René Bazin
LA BARRIÈRE
(1910)
Table des matières
À propos de cette édition électronique
Sur la pelouse rectangulaire et longue, roulée, taillée en brosse, où vingt parties de tennis venaient d’être jouées à la fois, deux équipes seulement, huit jeunes hommes, huit jeunes filles, continuaient de lutter et de se disputer la victoire dans le tournament de Westgate on Sea. Des équipes, en vérité. Aucun terme ne convenait mieux que celui-là à ces groupements que l’habileté sportive avait formés, à ces amateurs de la raquette et de la balle que, dans l’ordinaire de la vie, la fortune distinguait d’avec les professionnels, mais qui leur ressemblaient à cette heure, par la précision et la vigueur des mouvements, par l’absorption de l’esprit dans l’effort physique, l’oubli de toute coquetterie et de toute politesse vaine. Ils jouaient avec le sentiment passionné que donne un art longtemps étudié. Chez eux, l’orgueil d’un coup heureux, l’appréhension, le dépit, l’admiration jalouse, le désir de vaincre, dominaient l’instinct même de la jeunesse. Pas un mot n’était échangé. À l’ouest de la prairie, assemblé dans une allée, le long de la haie, un public assez nombreux, choisi, presque entièrement féminin, regardait. C’étaient quelques grandes dames qui avaient leur habitation aux environs, des baigneuses installées pour l’été dans les villas de la côte, de vieilles filles pauvres, errantes et dignes, comme il en abonde en Angleterre, et qui venaient de Westgate, de Birchington, de Minster, de Deal, d’autres coins encore de ce Kent réputé pour son climat tiède et pour son air excitant et léger. Toutes ces personnes avaient été présentées les unes aux autres, soit qu’elles fussent des invitées, soient qu’elles fissent partie du club de tennis de Westgate. Elles formaient un groupe fermé, lié par un rite, une sorte d’aristocratie passagère où beaucoup d’entre elles étaient fières de se montrer. Le ton de la conversation était enjoué. Les jeunes filles et les joueurs qui avaient été éliminés du tournoi s’arrêtaient un moment, et se mêlaient à cette petite cour mondaine, où une femme surtout était entourée, adulée et comme royale. Puis, ils se dirigeaient vers une cabane, située au milieu du rectangle que divisait une haie de fusains, et autour de laquelle étaient disposées des tables pour le thé.
– À tout à l’heure, lady Breynolds ?… Je suis sûre, chère lady Breynolds, que Réginald va gagner !…
Assise dans un fauteuil de jardin, habillée d’une robe de serge bleue très serrée, qui faisait valoir sa taille demeurée mince, les cheveux encore châtain blond et séparés en bandeaux, mode de coiffure qu’elle avait adopté dans sa jeunesse, et qu’elle n’avait jamais changé, les traits du visage parfaitement réguliers, cette grande femme était grande dame, non pas sans le savoir, mais sans s’y appliquer. Bien qu’elle approchât de la cinquantaine, elle demeurait belle et intéressante à regarder, exemplaire parfait d’une race, d’un milieu, d’une influence consciente d’elle-même et acceptée. Son visage, peu mobile, avait une expression réservée, et l’on devinait que la maîtrise de soi, la réflexion, l’exacte bienséance, le sentiment du rang, – non pas l’orgueil, ni la vanité, mais le sentiment de la hiérarchie, – formaient chez elle une habitude de toute la vie. Son accueil n’était pas sans grâce. Elle avait dû avoir dès la jeunesse cette jolie façon d’incliner la tête, et d’arrêter, sur celui qu’elle saluait, ce regard attentif et rapide qui signifiait : « Vous êtes reconnu ; votre nom, votre famille, les conversations échangées il y a huit jours, deux mois, trois ans, cinq ans, tout cela est inscrit dans l’honorable mémoire de Cecilia Fergent, lady Breynolds. »
Avec quelques dames, qui avaient mis leur chaise près de la sienne, en demi-cercle, et qui pouvaient se croire, en ce moment, de son intimité, elle se montrait gaie et vraiment jeune encore. Elle causait avec vivacité. La belle droiture de sa vie riait dans son rire. Conversation banale d’ailleurs, et qui avait pour sujet tout ce monde passant des promeneurs. Parfois, souvent même, lady Breynolds regardait son fils, qui ne la regardait jamais, absorbé par la passion du jeu où il voulait vaincre. Alors, les deux yeux d’un bleu si clair, auxquels des cils très menus ne faisaient point d’ombre, ces yeux dont le regard était tout d’un jet, tout d’une coulée, s’emplissaient d’une admiration vive, intrépide et maternelle. Ils finirent même par ne plus quitter le carré d’herbe où Réginald disputait la suprême partie contre un élève de Cambridge. Les spectateurs se taisaient au bord de la pelouse ; des ombrelles se relevaient, des bustes se tendaient en avant. Des femmes, une à une ou se donnant la main, s’avançaient pour mieux voir, et passaient entre les filets tendus, sans hâte pour ne rien troubler, graves, le cœur battant. Quelques joueurs novices, assis sur l’herbe, les coudes sur les genoux relevés, le menton dans les paumes des mains, avaient les lèvres pincées par l’émotion et le front barré par une ride. On entendait nettement le bruit des raquettes frappant les balles. Une automobile passa au large, sur la route, et son ronflement grossit, diminua, fusa et s’éteignit sans que personne eût tourné la tête. Tout à coup des cris de victoire s’élèvent, clairsemés parce que le lieu est « select » ; on agite les mains en l’air ; des amis traversent la pelouse au galop de course, d’autres au grand pas militaire.
– Bien joué ! Bien joué, Réginald !
Personne n’est plus occupé à causer, à boire le thé, personne ne somnole. Un homme rassemble toute l’attention éparpillée. Il est le héros. Les joueurs et les joueuses du club, leurs amis et amies, le considèrent avec émotion. Son nom est prononcé par tous ceux qui n’ont pas voulu crier : « Réginald ! » Quelqu’un dit : « Il me rappelle le jeu du plus remarquable champion que j’aie connu. Même souplesse. C’est dommage qu’il appartienne à l’armée des Indes. Il deviendrait célèbre. » Lui, à peine la dernière balle lancée, entendant : « Hurrah ! », il a eu un sourire bref et plein, une sorte de remerciement à la vie, à la lumière du printemps, à l’air qui vient tout vierge de la mer, par-dessus la barrière de petits sapins, de fusains et de lauriers ; il a cherché, un instant, autour de lui, la jeune fille qui lui a servi de second, bien inférieure, évidemment, mais de bonne volonté, adroite, aimable, il l’a remerciée d’un geste de la main, et aussitôt après, le visage redevenu grave, Réginald Osberne Breynolds a rapidement saisi la veste que lui tendait un collégien émerveillé. Par-dessus la chemise, il a endossé un vêtement de flanelle ample, rayé noir, jaune et rouge ; il a resserré la ceinture de soie noire qui retenait le pantalon de flanelle blanche, et à pas allongés, entouré d’une douzaine de jeunes gens et de jeunes filles qu’il dépassait d’une demi-tête, il est venu saluer sa mère. Il a serré la main que celle-ci lui tendait ; il a mis, dans son empressement à saisir cette main et à la lever jusqu’à la hauteur du cœur, dans la pression respectueuse de ses doigts, dans la durée de cette caresse, dans son regard très fier, très heureux, il a mis ce qu’il avait à dire. Elle, de son côté, n’a pas donné souvent une poignée de main aussi énergique. Mais le visage n’a reflété que le sentiment qu’il est permis de laisser voir à la foule, que la fierté d’avoir un fils très beau et très fêté, et elle a simplement dit :
– Mon cher enfant, je suis contente que vous ayez gagné ! Je suis fière de vous !
Et le jeune homme, reprenant sa souple et longue allure, s’est dirigé vers la cabane, là-bas, le long de la haie de fusains. Lady Breynolds s’est levée, a fermé son face-à-main d’écaille qu’elle a passé à sa ceinture, a fait un signe des yeux à quelques intimes, et, prenant congé des autres, escortée d’une partie de sa cour, elle s’est mise à marcher lentement vers les tables de thé.
Autour des tables, les joueurs étaient déjà groupés, quatre ou six ensemble. Les jeunes filles servaient le thé ; les jeunes gens, depuis qu’ils avaient laissé tomber la raquette, commençaient à s’apercevoir qu’ils avaient de jolies voisines. L’heure du dîner n’étant pas venue, ils échappaient encore à l’étiquette, ils étaient moins des hommes du monde que des camarades de sport, libres de s’asseoir de travers, les jambes croisées ou étendues, le buste renversé sur le dossier du fauteuil, ou bien penché en avant ; de se taire ou de parler ; de partir sans prendre congé. Aucun d’eux ne témoignait un zèle excessif de conversation. Ils restaient graves avec nonchalance ; ils écoutaient les joueuses coiffées de bérets, et répondaient d’un mot juste, drôle, chuchoté le plus souvent, et qui faisait rire tout le cercle ; ils laissaient s’agiter les femmes, créatures faibles et nerveuses, qui diminuent toujours le sérieux d’un sport, et dont le vrai rôle est de charmer les vainqueurs. Pas de galanteries trop directes, d’ailleurs ; pas de phrases étudiées à l’adresse d’une voisine. Mais si l’une des jeunes filles, un peu jolie ou d’allure hautaine, levait les bras pour rattacher ses cheveux, vantait le jeu d’un partenaire ou d’un adversaire, ou s’approchait pour tendre une assiette de gâteaux ou de toasts, alors un éclair passait, dans les prunelles de ces jeunes léopards aux aguets.
– Je suppose, Réginald, que vous avez félicité mademoiselle Marie Limerel ? Elle a très bien joué.
Et comme Réginald répondait, simplement, sans le moindre pathétique : « Oh ! yes ! » lady Breynolds, ne jugeant pas la louange assez complète, ajouta :
– Oui, très bien, très bien.
– Comme une Anglaise, madame ? dit une voix d’un beau timbre, souple, presque basse, où la nuance d’ironie était indiquée à peine, tandis qu’éclataient la jeunesse, la gaieté saine, l’aisance d’un esprit exercé et prompt.
C’est peu de chose que la musique de quatre mots. Mais une âme peut s’y révéler harmonieuse et maîtresse.
Réginald qui causait avec son ami Thomas Winnie, un lourd garçon, coiffé d’une casquette à carreaux, visage de palefrenier sans avenir et esprit scientifique tout à fait éminent, jeta un regard sur sa mère, assise à la droite de la table, puis sur mademoiselle Limerel assise à gauche. En passant de l’une à l’autre, ses yeux ne changèrent pas d’expression. Ils n’exprimaient que l’attention rapide d’un homme qui est obligé de répondre et veut se montrer bien élevé.
– Pas mieux qu’une Anglaise, dit-il ; autrement, mais très bien, en effet.
Et il se pencha vers son ami, auquel il racontait des incidents de la vie de garnison aux Indes. On entendit quelques mots : « J’avais acheté à un coolie, pour presque rien, un gros chien pariah jaune, difficile à apprivoiser… » Une jeune Anglaise redemanda du thé. Deux jeunes gens vinrent prendre congé de lady Breynolds. L’officier ne fut plus mêlé à la conversation générale, souvent brisée, qui se tenait autour de la table.
La lumière faiblissait à peine et s’attardait dans le ciel, car on était à la fin du printemps. Mais ses rayons tenaient obliquement et ne touchaient plus que la pointe des vagues de la mer, la courbe des collines, les branches des arbres, le dos élargi d’une haie où frissonnaient des feuilles nouvelles. Les jeunes filles qui se levaient, dans cette coulée ardente du soir, si elles étaient blondes, devenaient subitement couleur d’or, et elles riaient en se détournant. Mademoiselle Limerel, s’étant dressée pour prendre un sac, sur le dossier d’un banc voisin, fit trois pas, la tête et les épaules baignant dans cette nappe de soleil couchant. Lady Breynolds, qui n’était pas artiste, mais qui était facile à amuser, malgré son air majestueux, dit :
– Oh ! regardez ! La brune Mary transformée en Vénitienne ! Vous êtes étrange ainsi. N’est-ce pas, Dorothy ?
Oui, la couleur de ces cheveux traversés de soleil était extraordinaire, mais l’admirable, c’était autre chose : c’était l’harmonie du geste, la souplesse de la taille qui se dressait et se penchait, des épaules, des bras tendus, l’espèce de consentement de tout le corps pour exprimer, dans le plus simple mouvement, la grâce d’un être fier et d’une race vieille et fine. Personne n’en fit la remarque, même tout bas, bien que plusieurs eussent senti le charme. La jeune fille à laquelle s’adressait lady Breynolds, une Anglaise d’une vingtaine d’années, qui avait des yeux de gazelle rêveuse, un teint d’orchidée rose, mais qui venait de jouer cinq parties de tennis avec une fougue et une endurance extrêmes, Dorothy Perry, à demi couchée dans le fauteuil d’osier, la nuque appuyée, répondit dédaigneusement :
– Je ne trouve pas que cette étrangeté lui aille bien.
– Vous êtes difficile !
Marie Limerel paraissait avoir, en effet, une chevelure de pourpre. Elle avait des cheveux d’un châtain sombre et secrètement ardent, d’un ton de vieux cœur de noyer, relevés en couronne, un peu ondés, et que la lumière transperçait et changeait en or rouge ; on l’eût dite coiffée de fougères d’automne ou d’algues marines. Ce ne fut qu’un moment. La jeune fille se courba de nouveau en riant, les yeux tout éblouis, et, pour dire adieu, pour serrer les mains tendues, resta volontairement dans la nappe d’ombre que la haie projetait sur la pelouse.
Réginald se leva quand mademoiselle Limerel salua lady Breynolds, et, avant de lui serrer la main, enleva prestement la minuscule casquette de laine rayée qui faisait partie de sa tenue de sportsman, et qu’il ne quittait que par égard pour les usages français.
– À demain soir, dit-il. Good bye !
Trois ou quatre autres good bye partirent du groupe ; d’autres des groupes voisins, et tel est le pouvoir d’une certaine grâce, qu’il y eut une accalmie, un silence dans la bande diminuée des buveurs et des buveuses de thé, qui accompagnèrent du regard, avec des pensées différentes, mademoiselle Limerel retournant à Westgate. Elle était assez grande, sans égaler pourtant la haute taille de lady Breynolds. À l’angle de la cabane, elle s’inclina sans s’arrêter devant quelques personnes qui lui faisaient un signe d’amitié. La flamme du jour et sa joie avaient quitté les arbres. On vit encore un peu de temps mademoiselle Limerel s’éloigner et diminuer dans la clarté sans éclat, le long de la haie ; on vit sa nuque mince, d’une blancheur mate et dorée comme un pétale de magnolia, la courbe ferme de sa joue, sa main qui tenait la raquette et la faisait tourner. La jeune fille marchait vite. La richesse de son sang, raffinement de sa race, la décision de son esprit, étaient inscrits dans le rythme de sa marche. Elle disparut, au bout de la pelouse, là où l’avenue se perd entre les massifs. Quelques joueurs s’attardèrent encore auprès des tables desservies. Mais le nombre en fut bientôt très petit. Réginald et son ami demeurèrent, même après que lady Breynolds, qu’un valet de pied était venu prévenir, eut quitté le terrain du club. Les deux jeunes hommes causaient librement, ou plutôt, l’un parlait, et l’autre écoutait avec une passion contenue et sans geste. Thomas Winnie se bornait à encourager son ami d’un « yes » approbatif, ou à jeter une interrogation. Il écoutait, les yeux baissés, le visage congestionné, tant son imagination, peu exercée, peinait pour suivre le récit. Par moments, son émotion s’exprimait en mouvements brefs du menton et des lèvres, tirés en bas par un mors invisible. Rarement il levait les paupières, et on aurait pu voir alors son admiration, son amitié dévouée, à la vie et à la mort, pour ce Réginald, assis sur le même banc à dossier, et qui disait ses souvenirs de l’Inde, d’une voix ferme, la tête haute, les yeux clairs à l’horizon.
– Alors, ç’a été rude ?
– Très rude. J’étais envoyé, seul officier blanc, avec un détachement du 10e Rajput Regiment, pour faire une reconnaissance dans les hautes vallées qui sont à l’extrémité de la province d’Assam. Le pays était entièrement ignoré, magnifique, terrible aussi, à cause des pluies qui ont l’air de vouloir fondre la montagne, et des peuplades mongoles, qui sont d’une extrême cruauté, ennemies de l’Angleterre, ennemies des Hindous, ennemies entre elles. Région de jungle et de forêts, région des lianes, du caoutchouc, du camélia, du laurier, de la végétation à feuilles coriaces et luisantes. Je m’avançai dans cet inconnu, et, après trois semaines, je pus établir un camp, pour reposer mes hommes, sur une éminence autrefois fortifiée, au milieu d’une vallée ronde comme une cuve et peu boisée. Un des côtés de cette sorte de réduit de guerre était formé de blocs massifs d’un édifice ruiné, temple sans doute, et les trois autres côtés, que je fis réparer, étaient défendus par des pieux fichés en terre, et des troncs d’arbres reliés par des lianes. Au bas coulait un torrent. Nous avions eu des alertes jusque-là, mais depuis le jour où nous avions pris possession de cette position abandonnée, aucun incident. Les rapports signalaient quelques huttes seulement, le long du torrent, et des indigènes isolés, qui avaient fui à la vue de nos soldats. J’en profitai pour explorer les environs. Je laissai le commandement de mes trente hommes à un sous-officier, un certain Mulvaney, qui porte justement le nom d’un des héros de Kipling.
– Ah ! oui, Kipling : a-t-il été là ?
– Non, personne que moi n’y a pénétré. Accompagné de deux hommes, j’allai devant moi, en chassant ; je traversai un col de montagnes, et je descendis dans une vallée bien plus vaste, peuplée, en partie cultivée, où je fus accueilli par un Européen, un missionnaire qui vivait là, depuis vingt ans, sans que personne, du moins dans l’Assam, s’en doutât.
– Anglais ?
– Non, Français, et de l’Église romaine. Il avait civilisé une population de plusieurs milliers d’hommes ; il avait construit une église, tracé des routes, défriché un large espace autour du village ; il était le chef, non seulement de fait, mais de droit, reconnu par les populations voisines, que ses hommes avaient repoussées par la force. C’était un homme très grand, très maigre, il avait une longue barbe brune, grisonnante. Je passai deux jours avec lui, non pas sous son toit, car il logeait dans la plus pauvre hutte de tout le village, mais chez un habitant riche, et puis, dans la jungle. Ah ! la belle chasse qu’il me fit faire ! Je ne sais pas, mon cher, si vous avez entendu parler de ces chasses où les rabatteurs, portant chacun un panneau de filet, se répandent sur une circonférence immense, et, marchant tous vers le centre, arrivent à former une véritable clôture, un parc où toutes sortes de bêtes sont enfermées. L’arche de Noé ! Nous étions postés à l’unique ouverture par où le gibier, repoussé par les cris, les filets, et les drapeaux des traqueurs, pouvait fuir. Et, en vérité, nous n’avions que le temps de prendre des carabines chargées et de faire feu : bêtes féroces et pauvres rongeurs effarés, bêtes souples, bêtes hurlantes, bêtes qui se dressaient contre nous et bondissaient, tous les pelages, toutes les ailes coulant comme une rivière…
– Il tirait, lui aussi ?
– Sans manquer un coup de carabine. J’ai vu des cerfs et des loups-cerviers, des lièvres et un tigre que j’ai tué, moi qui vous parle ; j’ai vu des renards, des sangliers, tous les oiseaux des herbes ; j’ai vu aussi deux hommes, qui s’étaient glissés jusqu’à nous, et qui se levèrent, à trois pas dans la jungle. S’ils avaient voulu !… Mais j’étais protégé. Ce fut un plaisir royal, que peu de grands chasseurs ont connu ou connaîtront… Mais deux jours après !
– Une chasse plus sérieuse, n’est-ce pas ?
– Terrible ! Je regagnai mon poste. Il était temps. Une peuplade s’était réunie, en arrière, et se préparait à nous attaquer. L’attaque eut lieu, en effet : nous fûmes enveloppés par des ennemis plus féroces que les bêtes que je venais d’abattre. Pendant deux semaines, nous avons tenu dans ce blockhaus, abrités derrière des troncs d’arbres ou des pierres disjointes. Nous avions contre nous la saison chaude, la soif, la faim, l’attaque répétée d’ennemis nombreux, agiles, et je voyais venir la dernière heure, quand un matin, une troupe d’alliés inespérés se jeta sur les barbares et pénétra jusqu’à nous, ayant à sa tête l’abbé, que j’avais reconnu à sa taille et à ses gestes. Il amenait avec lui des vivres. Je lui dois d’être ici. Mais quand j’ai voulu le remercier, je me suis heurté au refus le plus singulier que j’aie éprouvé dans ma vie.
– Que lui proposiez-vous ?
– Ce qu’il aurait voulu. J’ai parlé d’indemnités.
– Eh bien ?
– Il a ri. J’ai parlé de faire un rapport à mes chefs, d’obtenir une lettre officielle du gouvernement anglais. Il est devenu grave, et il a dit : « Non, monsieur, aucun honneur pour moi. »
Je lui ai proposé de signaler sa belle action au gouvernement français : alors, il m’a mis la main sur le bras, il m’a interrompu rudement, et il avait des larmes en même temps dans les yeux… Nous voyez-vous, tous deux, dans une sorte de niche, réduit à chauves-souris, creusé au sommet d’un temple si vieux que les blessures de la pierre ne se distinguaient plus des sculptures ; nous voyez-vous, assis, les pieds pendant au dehors, dominant tout le creux de la vallée d’où montait une odeur de fleur et de pourriture ? Nous étions les chefs. J’étais dans la joie de la délivrance ; mes soldats chantaient sous les arbres, à cinquante pieds plus bas. Ils se turent, parce que l’heure de manger était enfin venue, et j’avais devant moi la nuit bleue commençante. Je me sentais une si grande reconnaissance pour ce sauveur si brave, si courageux, si dénué de toute ambition, que je fus offensé de ses refus, et que je le pressai, parlant de mon honneur qui ne permettait pas que le salut de mes hommes et le mien fût considéré comme peu de chose ; je m’emportai ; je dus lui dire des mots qui le froissaient. Quand j’eus fini, il me dit : « C’est bien, vous m’obligez à la confession la plus cruelle. Je l’ai mérité. Gardez-moi le secret de mon nom. Voilà vingt ans que je vis parmi ce peuple, et j’espère mourir à son service. Mais, avant de venir aux Indes, pendant plusieurs mois, en Europe, j’ai été un prêtre indigne ; j’ai péché contre les vœux de mon sacerdoce. Toute ma vie depuis lors est une expiation. Vous comprenez, maintenant, jeune homme, que je ne veux pas diminuer la rigueur de cette pénitence ; que ce que vous me proposez va contre mon salut. Laissez-moi vous dire adieu. Vous ne pourrez plus vous souvenir de moi sans vous souvenir de ma faute, et vous m’avez contraint, à jamais, à garder de la confusion, plus que de l’orgueil, du service que je vous ai rendu. C’est bien ainsi. Adieu. » Et il repartit, le lendemain, sans que je l’eusse revu. Je vous avoue, mon ami, que je suis resté très fortement impressionné par cette rencontre.
– Qu’est-ce qu’elle prouve ? Que les Romains ont des prêtres qui ne peuvent tenir leurs vœux.
– Elle prouverait plutôt le contraire, puisque de telles expiations suivent la faute, et qu’elles sont volontaires. Non, vous ne me comprendrez pas. Il faudrait avoir vu ces yeux que tant de larmes avaient lavés et creusés. C’étaient comme les galets au bord des cavernes où la mer a passé. J’étais devant un mystère de purification. Je me sentais infiniment au-dessous de cet être renouvelé. Je voyais quelque chose de plus héroïque et de plus émouvant que l’innocence : le pardonné. J’avais envie de m’agenouiller, de lui demander de me bénir.
– Lui, un sacrilège !
– Qui est celui qui n’est pas un repenti ?
Le visage carré de l’ami de Réginald fut secoué par un rire bref et sans gaieté. Un peu de flamme passa, dans l’ombre des sourcils.
– Vous plaisantez, je suppose ?
– Non.
– Je ne vous croyais pas poète à ce degré-là, Réginald ! Et qu’est-ce que vous avez fait ? Avez-vous plié les genoux, devant ce prêtre ?
– Non, j’ai dit une prière, avec lui.
– Laquelle ? Je serais curieux de le savoir.
– Je ne sais plus… Il y a de cela quinze mois, et, depuis lors…
– Eh bien ? depuis lors ?
– J’ai des idées que je n’avais pas.
Thomas Winnie se tut un long moment. Il était peiné, mécontent, humilié un peu, et cependant, toute l’amitié de ces deux jeunes hommes s’était avivée dans leur dissentiment même. Il chercha une formule, eut de la peine à la trouver, et tendant la main :
– Il y a des accidents de voyage. Vous êtes ici pour vous en remettre. Ça passera. Combien de temps encore avant de retourner aux Indes ?
– Cinq mois. Peut-être obtiendrai-je un supplément de congé.
L’ami dut songer que cinq mois étaient un remède. Il n’avait pas à s’immiscer plus avant dans les secrets de la liberté d’autrui. Il ajouta seulement :
– Moi, je déteste leur prêtraille.
La poignée de main la plus cordiale qu’ils se fussent jamais donnée, ils l’échangèrent un peu plus loin, à l’entrée de Westgate, car chacun d’eux était invité à dîner, ce soir-là, dans une maison différente. Il faisait un commencement de nuit, mais très claire, et l’ombre était scintillante, et les nuages allongés au-dessus de la mer charriaient encore de la lumière. Peut-être étaient-ce les vagues, partout soulevées par le vent frais, qui rejetaient à la nuit tant de rayons brisés.
Marie Limerel était rentrée chez elle, c’est-à-dire dans la villa très modeste, un seul étage élevé sur un rez-de-chaussée, un minuscule jardin devant, un carré de gazon tondu en arrière, que sa mère avait louée, pour huit guinées par semaine, dans Westgate bay avenue. Elle était montée dans la principale chambre qu’allongeaient un peu les bow-windows ouvrant sur la rue, et elle avait trouvé sa mère qui retirait d’un placard, et étalait sur le lit, avec une complaisance tendre, une robe de mousseline blanche. La pensée maternelle, qui modelait si souvent le visage de madame Limerel, qui le faisait grave, inquiet, rêveur, s’épanouit en douceur lorsque Marie entra.
– Bonjour, maman ! Vous avez vu la petite au couvent ?
– Oui.
– Va bien ?
– Parfaitement.
– Pauvre chou ! Je l’ai abandonnée aujourd’hui. Tiens ! vous avez une lettre ?
– Assez curieuse.
– De qui ?
– Ton oncle.
– Ah !
Marie embrassa sa mère, et lui tendit l’enveloppe qu’elle avait aperçue en entrant sur la table de toilette. Toutes deux, elles s’assirent, d’un même geste souple, serrées l’une contre l’autre, sur le divan recouvert de cretonne, tout près de la fenêtre. Le bec de gaz, allumé au-dessus d’elles, en arrière, éclairait les pages blanches, et laissait dans une demi-lumière, qui les rendait presque du même âge, le visage de la mère et celui de l’enfant. Elles ne lurent pas tout de suite.
– Félicien est reçu, dit la mère.
– Ah ! tant mieux !
– Le premier au concours.
– Que je suis contente pour lui ! Il a tant travaillé pour entrer dans cette carrière diplomatique ! Mon oncle a tant fait de démarches, tant invité à dîner !
– S’il n’avait fait que cela ! Hélas ! il a aussi tant changé d’opinions !
– Que voulez-vous ? maman, il essayait d’être différent de lui-même pour servir son fils… À présent, il me semble qu’on vient de m’annoncer que « l’opération a parfaitement réussi ». Je ne suis pas ravie, mais je suis contente. Vous ne le croyez pas ?
Madame Limerel rabattit sur ses genoux la main qui tenait la feuille de papier, et considéra un instant sa fille, le temps infiniment court qu’il faut à une mère pour lire sur le visage de son enfant ; puis, ayant acquis la certitude qu’elle cherchait, et dissipé un doute, elle sourit. Elle n’avait gardé de son bonheur passé que cette manière tendre de sourire à ses deux enfants. Elle aurait pu être encore très jolie, si elle l’avait voulu. Mais elle ne le voulait plus. Elle n’était jeune que pour Marie et pour Édith.
En ce moment, la parenté était éclatante entre l’enfant et la mère. Ces deux fronts droits, si purs et si fermes, enveloppés de cheveux sombres, qu’elles relevaient presque de la même façon, et qui avaient des reflets en spirale, d’un or profond, comme des traînées de sève ; ces beaux sourcils étroits dont l’arc était parfait ; ces dents d’un émail laiteux ; cette blancheur de la peau où le sang n’affleurait nulle part et se devinait partout riche et ardent ; cette bouche fine, spirituelle, florentine par la courbe nette et longue, parisienne par le retroussis naturel, aux deux coins, et ces cous menus, aisés, et cette souveraineté d’un regard qui n’est jamais sans pensée : que de signes qui affirmaient, sous les ressemblances physiques, le partage des mêmes dons de l’esprit et de la même sensibilité ! La jeune fille était cependant beaucoup plus robuste que sa mère, et elle était plus grande, bien que, assises et pressées l’une contre l’autre, elles parussent en ce moment presque de la même taille.
– Eh bien ? dit madame Limerel, pourquoi ne lis-tu pas ?
La jeune fille ne changea pas d’expression ; aucun mouvement ne modifia l’harmonie de son visage au repos, mais quelque chose de la lumière intérieure qui l’éclairait se retira, et ce fut comme lorsque la mer quitte une plage. Elle dit :
– Je devine.
– Tu attendais cette lettre ?
– Non, simplement elle ne m’étonne pas.
– Il est question de toi, en effet.
Marie se mit à lire, vite, la lettre où son oncle, M. Victor Limerel, donnait d’abord des détails sur les santés qui lui étaient chères, la sienne, celles de sa femme, de son fils, et sur le concours pour les carrières diplomatiques et consulaires, où Félicien Limerel venait d’être classé premier. Les yeux devinrent alors plus attentifs, et firent plus lentement le chemin qui les menait et les ramenait d’un bord à l’autre des pages. « Félicien est donc un homme à présent, continuait M. Limerel ; il a un métier, la jeunesse, toutes les aptitudes qui peuvent assurer le succès ; nous sommes disposés, moi et sa mère, à le laisser se marier. Il a toujours déclaré qu’il se marierait dès qu’il serait sorti de la période des examens. Nous y voici. Qui épousera-t-il ? Vous pensez bien que je m’en suis déjà préoccupé, et que notre embarras n’est que celui du choix. Je souhaite, je veux qu’il fasse un beau mariage, et vous me connaissez trop bien pour croire que j’hésiterai à définir l’expression. J’entends par là un mariage très riche, qui réunira, en outre, bien entendu, les conditions de monde et d’honorabilité que nous pouvons exiger, mais très riche. J’ai trop travaillé pour ne pas vouloir cette récompense de ma vie : le bonheur de mon fils. Ma femme, je ne vous le cache pas, serait moins exigeante que moi ; c’est une sentimentale. Que n’êtes-vous à Paris, ma chère Madeleine ? Je serais heureux de causer avec vous de cette question grave, et de faire appel à votre raison si droite. Nous ne sommes pas d’accord, bien souvent, sur des points de détail, mais je suis certain qu’au fond vous serez ici de mon sentiment. Vous avez trop d’expérience, vous avez trop d’affection pour Félicien, pour que je doute, un seul moment, que votre conseil, éclairé et désintéressé, ne me seconde dans cette circonstance. Il aura beaucoup d’influence sur l’esprit de ma femme. Il en aurait aussi peut-être sur celui de mon fils. Quand revenez-vous ? J’espère que vous ne vous éterniserez pas au bord de la mer anglaise ? Rassurez-moi là-dessus, et dites notre meilleur souvenir à mes nièces, qui doivent être roses à l’envi l’une de l’autre. Six semaines de Westgate ! Reconnaîtrons-nous encore Marie après ce long séjour ? etc. »
– Eh bien ! qu’est-ce que tu penses ?
– Que mon oncle est un homme d’affaires, qui, comme tel, se croit toujours très fort, et croit les autres très naïfs. C’est cousu de fil et même de cordonnet blanc.
– Dis toute la pensée, que je voie si nous devinons la même chose ?
– J’en suis sûre. On essaye de marier Félicien, mais mon cousin ne montre pas d’enthousiasme pour la jeune fille très riche que lui présente mon oncle. Il fait des objections, et on compte sur vous pour les réfuter. Il aime ailleurs, c’est infiniment probable.
Madame Limerel mit la main sur le bras de Marie ; leurs yeux se rencontrèrent, et leurs âmes mêmes.
– Marie, Félicien ne t’a jamais dit qu’il t’aimait ?
– Jamais nettement. Avec les cousins, on ne sait pas, au moins pendant longtemps. C’est une espèce à part, entre frères et amoureux. Il a toujours été très affectueux avec moi. Quand nous sommes parties, il était très triste, et c’est pour cela que je crois qu’il m’aime.
– Son père a l’air de le croire aussi.
– Évidemment.
– Eh bien ! petite, si Félicien te disait qu’il t’aime, est-ce que… est-ce que tu l’épouserais ?
La jeune fille se leva. Elle était délicieuse d’émotion et de jeune gravité, de trouble avoué et combattu tout ensemble. Elle imaginait celle scène, elle entendait les mots de tendresse, et elle voyait le visage mince, étrangement inquiet, de l’homme qui les disait. Mais une puissance souveraine luttait contre ces apparences. Quelque chose de très fort, de très subtil, de très noble, disait d’autres mots, et dans l’âme jeune allait encore plus avant. Marie répondit :
– Il y aurait une question bien grave entre nous.
La mère fit un signe d’assentiment. Elle devait avoir une confiance entière dans la droiture et l’énergie de cette fille de vingt ans ; elle devait être de celles à qui peu de paroles suffisent, parce qu’une longue habitude de penser en commun les explique et les garantit, car elle ne chercha pas à interroger au delà. Elle dit simplement :
– Eux et nous, est-ce bien une famille que nous formons ? Nous nous recevons, nous dînons les uns chez les autres, mais nous ne nous entendons sur rien d’essentiel. Le bruit des querelles est supprimé, mais le malaise, l’argument, le reproche ne sont-ils pas vivants au fond de chacun ? En vérité, nous sommes liés par les convenances, c’est-à-dire par la puissance des autres sur nous. Je crois qu’après un certain nombre d’années, toute famille s’est accrue de quelques amis qui sont devenus des parents, et se diminue de quelques parents, qui deviennent des relations.
L’appel du petit gong japonais pendu dans le vestibule, et que rudoyait une cuisinière irlandaise, venue de Londres, fit descendre dans la salle à manger madame Limerel et sa fille.
Pour la première fois depuis trois ans qu’Édith était pensionnaire, elles avaient loué une villa, elles faisaient un séjour à Westgate. La raison qui avait déterminé madame Limerel à faire cette dépense révélait une habitude de compter, et de « raisonner son plaisir », qui est un trait de la vieille bourgeoisie de France. Madame Limerel, devenue veuve à vingt-huit ans, – son mari, capitaine d’artillerie, avait été tué par une explosion, dans l’incendie d’une usine de pyrotechnie, – était revenue, de la ville méridionale qu’elle habitait alors, à Paris, où elle avait été élevée, où elle avait presque tous ses parents et toutes ses relations. La fortune, non pas grande, mais suffisante, qu’elle possédait, lui avait permis de vivre largement, de donner beaucoup, plus tard de recevoir un peu, et de conserver le seul luxe qu’elle eût regretté : une voiture. « L’équipage », comme disait M. Victor Limerel, grand amateur d’automobiles, passait comme un souvenir dans les rues de Paris, et ceux qui le voyaient devaient songer à quelque douairière, ample et poudrée, que n’était pas du tout madame Limerel. C’était un coupé de bonne fabrique, capitonné de soie grenat, et traîné par une jument gris pommelé, qui n’avait jamais eu de poulain, mais si maternelle d’œil, d’allure, de ventre et de croupe, qu’on la déclarait nécessairement poulinière, quand on l’apercevait dans les rues, sur les boulevards, trottant de l’avant, galopant de l’arrière, saluant en mesure, de son encolure puissante, Paris indifférent. Or, au commencement de l’année, la poulinière s’étant couronnée, madame Limerel s’était décidée à la vendre ; elle avait vendu aussi le coupé grenat, licencié Joseph, et déclaré à Marie : « Petite, je prendrai désormais des fiacres, et nous ferons des voyages. »
Le voyage à Westgate, la location de la villa de Westgate bay avenue inauguraient le régime nouveau.
Après le dîner, les deux femmes voulurent se promener, et, comme elles faisaient presque chaque soir, gagnèrent le bord de la mer. La petite ville qui n’a point de pauvres et qui écarte systématiquement le peuple des trains de plaisir, s’assoupissait dans la paix soigneusement entretenue dont elle vit, comme d’autres vivent du bruit. Les avenues, plantées d’arbres et bordées de maisons basses, n’avaient guère de passants. Mais presque partout, au milieu de chaque habitation, les grandes baies avançantes du salon, toutes leurs glaces baissées et comme dépolies par l’écran des stores, luisaient d’une lueur de veilleuse. Là chaque famille achevait le rite du dîner, en prenant du café et en consultant le journal. De loin en loin, au coin d’une rue, un terrain rectangulaire et tout en herbe rase, avec une mince plate-bande de fleurs, comme un liseré, le long des murs. L’air venait du large. Il était frais, il avait une verdeur agréable, une saveur piquante, remontante et grisante. De grandes écharpes de brume, verticales, et qu’on aurait dites suspendues aux étoiles, balayaient de leurs plis extrêmes, silencieusement, la terre et la mer qui était devenue calme.
Madame Limerel et Marie gagnèrent la route qui suit la côte, et qui monte, depuis la plage jusqu’à Ledge Point, entre de belles villas et les pelouses plantées de massifs de fusains. Elles aimaient ce haut observatoire au-dessus de l’estuaire de la Tamise. À des distances inappréciables, dans les brumes, sur le gris lamé des courants qui aiguisent les proues, des navires étaient assemblés, invisibles : flottes du roi, flottes de pêcheurs, cargos qui attendaient l’heure pour se diriger vers Chatham, ou vers Londres. Une grappe de faibles étincelles remuait dans les ténèbres. Seules, elles indiquaient qu’il y avait là des bateaux, des hommes, la vie. Tout en arrière, les lampes électriques des quais de Margate illuminaient une mince surface de la mer et un palais fantastique, dont les colonnes, les fenêtres, les dômes étaient en feu, et semblaient flotter sur les eaux. Madame Limerel avait coutume de penser tout haut quand elle se promenait avec Marie. Leur intimité parfaite laissait à chacune la liberté des mots, des gestes, des jugements, par où s’affirmaient deux natures voisines, mais non semblables. Elles se comprenaient à merveille, et les silences ne les séparaient pas.
– Je suis lasse du confortable anglais, Marie ; ces gens-là recherchent trop leurs aises.
– Peut-être, mais nous les voyons à la retraite ou en vacances, ici. Il faudrait les voir au travail pour les juger. Ils ont gagné audacieusement ce qu’ils dépensent en rentiers égoïstes. Tenez, je suis entrée, hier, avec Dorothy, chez Mrs Milney… Vous voyez, là-bas, la belle villa de briques dont les cheminées sont blanches… et j’ai compris l’origine de ce luxe.
– La business, comme toujours…
– Oui, mais à Honolulu. Le petit salon est tapissé de belles aquarelles qui représentent les exploitations de la famille Milney. Le vieux Samuel, que nous voyons, chaque après-midi, partir avec son groom pour les terrains de golf, dépense dans le sport les restes d’une vigueur qui a résisté trente ans à la vie de planteur océanien ; deux de ses frères sont encore là-bas, et John Prim, le neveu, va partir… Ils mangent, mais ils ont fait la chasse, la chasse dangereuse souvent.
– Tu les aimes, avoue-le donc !
– Je les comprends, ou du moins je commence à les comprendre, ce qui n’est pas la même chose, maman.
– Plus que moi.
– Vous ne jouez pas au tennis, et vous refusez des thés. Moi, je vais partout, et je m’y habitue très bien, à cette liberté-là.
– Et eux, les Anglais, comment les trouves-tu ?
– Pareils à nous.
– Ne fais pas de paradoxe, ma petite : tous les livres que j’ai lus disent le contraire. Pareils à nous !
– Avec des habitudes qui diffèrent, oui. Parmi les hommes surtout, j’ai reconnu plusieurs Normands, ce qui n’est pas étonnant ; plus de Gascons que vous ne le croiriez ; des Auvergnats ; peu de gens de l’Île-de-France, mais quelques-uns. Un Anglais de bonne famille et qui est sorti de l’île, c’est souvent un beau type d’homme.
– Ah ! Marie, que je te sens Française, quand je te vois au milieu d’eux !
– Et moi donc !
– Pas autant que moi, j’en suis sûre ! Moi, je pense avec délice à notre appartement de l’avenue d’Antin ; je rêve d’entendre passer le tramway de Montrouge.
– Le rêve sera vite réalisé : nous allons partir. Moi, je regretterai un peu tout ceci ;… voyez…
Elles étaient arrivées à la pointe de Ledge, là où la route tourne et descend. La seconde plage de Westgate, celle qui est à l’ouest, et les autres qui suivent, découpant en festons les falaises crayeuses, fuyaient à peine dessinées par le clair des étoiles. Le roulement de la mer montante emplissait la nuit, et courbait en mesure les herbes des talus. Madame Limerel fit un geste de la main, désignant ces belles villas, bâties en retraite le long de la pente.
– Le plus intéressant, partout, ce sont les âmes. En découvres-tu, toi qui joues et qui causes depuis six semaines avec tout ce monde d’Anglais et d’Anglaises désœuvrés ?
– J’en devine quelques-unes.
– C’est beaucoup. Par exemple ?
– La petite Dorothy. C’est clair comme une fontaine.
– Qu’est-ce que cela durera ? Et puis ?
– Réginald Breynolds.
– Oh ! celui-là, un cow-boy bien élevé ! Il a été merveilleux, m’as-tu dit, cet après-midi. Mais tu crois que c’est une conscience ? Tu es sûre ?
– Tourmentée, maman.
– Oh ! mademoiselle ! Est-ce qu’il vous a fait des confidences ?
Un rire léger répondit d’abord. Puis les lèvres qui ne mentaient pas reprirent la courbe longue accoutumée.
– Il faudrait qu’il fût bien malheureux pour se confier à une femme. Nous n’avons échangé que des balles de tennis. Cependant, j’ai su par Dorothy qu’il était mal avec son père, ou du moins qu’il y avait eu des scènes très vives entre eux.
– Et la cause ? Tu la sais ?
– Religieuse.
– Toujours. Plus tu vivras, plus tu reconnaîtras que la lutte la plus âpre, dans le monde, n’est pas pour l’argent, mais pour ou contre les âmes. Je me dis souvent qu’il n’y a pas eu d’époque plus théologique que celle-ci, plus travaillée, dans les profondeurs, par les courants qui se contrarient ou se côtoient. Où est la famille qui a la paix complète, religieuse ou irréligieuse ?
– C’est vous, moi et Édith.
– Pauvre chérie ! Elle dort déjà, à cette heure-ci.
– Pas encore, voyez : les fenêtres sont éclairées.
Madame Limerel et Marie avaient traversé la ville, à cette extrémité ouest où elle a peu d’épaisseur, et elles revenaient par la route qui franchit la ligne du chemin de fer, et que bordent des terrains gazonnés, loués pour le sport. Au delà, loin encore, sur le ciel pâle, se levait la longue silhouette du pensionnat et du couvent des Oiseaux, maison de France en exil ; puis, c’était une grande bâtisse de brique rouge, une pension anglaise ; puis des lignes d’arbres faisant draperie, et qu’on aurait pu prendre pour une forêt si, parmi les hachures sombres, ça et là, une lucarne n’avait lui, un reflet, un rayon, indiquant une habitation cachée dans les parcs.
– Un autre regret, disait Marie, c’est de quitter Édith en quittant Westgate. Elle sera délicieuse, cette petite.
– Je le crois. Elle est habituée maintenant. Elle comprend que nous achetons très cher, au prix d’une souffrance, toi et moi, l’abri qu’elle a ici, l’air qu’elle respire, la pleine santé de son âme et de son corps. Oui, cette Édith menue, longue et blonde…
– Tandis que je suis menue, longue et brune…
– Elle ressemble à ton père. Et toute rousselée.
– Tiens ! la lampe s’éteint. Édith dort entre les rideaux blancs… Mère Noémi doit passer, comme une petite ombre, aux pieds de feutre, et regagner sa chambre… Édith bien-aimée !
La lueur pâle qui barrait la façade, au deuxième étage et au premier, avait disparu. La pensée d’Édith demeura entre la mère et la sœur aînée qui rentraient, calmes, dans la nuit tendre. Elles s’aimaient d’un amour presque égal, l’une étant mère, et l’autre n’ayant pas encore d’amour.
Le lendemain soir, vers quatre heures, dans le bel éclat adouci d’un jour qui avait été clair depuis l’aube, dans le silence alangui d’un dimanche anglais, une automobile vint prendre les deux Françaises, à la porte de leur villa, et les emmena dans la direction du sud. Madame Limerel, en souvenir de « l’équipage », recommanda au chauffeur d’aller lentement. À peine trois quarts d’heure de voyage, sur de belles routes étroites : d’abord, un plateau cultivé, presque sans arbres, dont les pentes lointaines, de deux côtés, s’abaissaient vers la mer ; puis une dépression du sol, de grands espaces d’herbes divisés en pâtures par des lignes de fil de fer et de poteaux, chenal abandonné anciennement par l’Océan aux graminées ; enfin des collines solidement nouées les unes aux autres, quelques-unes boisées, d’autres labourées et où le vent, passant sur les guérets en arc, lève de la poussière comme sur le dos des houles. La limousine, arrivée au bas d’une de ces collines, s’engage dans un chemin montant que bordent des tailles clairsemées ; elle entre sous la futaie, passe devant une porterie plus moussue que la forêt, et plus humide ; elle roule sur le sable fin, dans le demi-jour des branches, et, subitement, une maison apparaît, au fond d’une grande clairière verte qu’enveloppent des futaies bleues : un quadrilatère de murs en brique, très ajourés par les fenêtres, très estompés par les coulures de pluie, et que dominent des tours carrées, rouges aussi, trois sur chaque façade, plus hautes d’un étage, et crénelées à leur sommet qui est en pierre blanche.
Douceur des pierres anciennes et des lointains boisés ! Joie étonnée des yeux, qui reçoivent tout à coup la lumière des hauteurs ! C’est Redhall. L’automobile vient se ranger devant le perron ; madame Limerel et Marie traversent le vestibule, puis la galerie, qui ressemble à une serre où il y aurait des tableaux anciens et des bibelots au lieu de fleurs. Elle n’est séparée des pelouses que par de larges vitrages, tantôt de verre blanc, tantôt de verre coloré, fragments de verrières gothiques. On voit, très loin, un groupe de joueurs de golf, à la lisière des bois, à l’entrée large d’une ligne. Quelqu’un joue du piano, dans le salon, une médiocre musicienne : les doigts sautillent et l’air est tout à fait pauvre. Le valet de chambre ouvre la porte, et la musique continue un moment, et Dorothy se dresse et se retourne. Elle est plus rouge que si elle venait de gagner le « tournament » de tennis. « Oh ! Marie ! oh ! madame Limerel ! Je joue si mal ! » Elle accourt, elle embrasse son amie française, elle donne la main à madame Limerel. Son corsage blanc est remonté, et ses cheveux ont l’air de vagues qui déferlent.
– Et je suis seule ! dit-elle. Tout le monde est dehors : lady Breynolds doit se promener aux environs du lac, avec Mr et Mrs Hunter Brice, et Mrs Donald Hagarty ; sir George montre ses chiens à Fred Land.
– Ça doit amuser Mr Land !
– Oh ! quelle chose l’amuse et quelle chose l’ennuie vraiment ?
– Ses confrères.
– Peut-être. Mr Robert Hargreeve, Cuthbert Hagarty jouent au golf avec les deux filles de Mrs William Hunter Brice. Et je suis ici. Voulez-vous que nous rejoignions ceux qui se promènent ?
Elles sortirent, par l’une des portes vitrées de la galerie, tournèrent la façade nord de Redhall, passèrent le long du saut-de-loup qui défend, de ce côté, le jardin de fleurs des Breynolds, puis s’engagèrent parmi les châtaigniers géants, contemporains du château, et elles descendirent, ombres menues et sans bruit, perdues dans le grand espace, sous les arbres qui avaient été plantés pour ne croiser leurs branches qu’après deux siècles. Les feuilles de l’an passé achevaient de mourir, rassemblées par le vent, moulées par l’hiver sur la surface de l’avenue verte, où elles demeuraient blondes. Madame Limerel marchait entre les deux jeunes filles. Elles prirent la première allée qui coupait la châtaigneraie et qui s’enfonçait, en ligne courbe, dans les futaies de chênes. En un quart d’heure, elles étaient auprès de lady Breynolds, qui avait voulu venir jusque-là pour voir le progrès de ses rhododendrons. Celle-ci, du haut de la berge, montrait le lac, en forme d’ellipse, autour duquel les rhododendrons s’étageaient en houles, en gradins inégalement épais, mais sans brisure. Ils avaient étouffé toute autre végétation. Ils enserraient l’eau verdâtre des plis soulevés de leurs feuilles et du fouillis de leurs racines où les renards sont à l’abri.
– Malgré le soleil de ces jours derniers, pas une pointe violette encore ! En juin, et même à la fin de mai quelquefois, à l’époque où nous sommes, c’est une vision de paradis, ces pentes toutes violettes, cette eau, ces futaies qui font cadre, et le ciel au-dessus !
– Je suis sûr que l’Inde n’a pas de merveille égale, dit Mr Hunter Brice, personnage athlétique, qui traînait la jambe en marchant, et que ce rappel de goutte empêchait de se livrer à d’autres sports que la promenade… Je trouve que notre ami Réginald n’a pas une admiration assez vive… Il est muet aujourd’hui.
– Oh ! il a ses jours, répondit lady Breynolds ; il admire, il aime ce coin du parc…
Mais en disant cela, elle éprouvait sûrement quelque ennui, car la physionomie, devenue sérieuse, ne répondait plus au ton de la phrase. Cette femme, si bien habituée au commandement, n’était pas parvenue à se faire obéir de tout son corps à la fois, et la voix avait suivi l’ordre, tandis que le visage exprimait une souffrance. Heureusement, madame Limerel arrivait. Une voix de fauvette en fête, celle de Dorothy, faisait se retourner lady Breynolds, qui reprit aussitôt la complète maîtrise de ses nerfs, et accueillit madame Limerel et Marie avec sa belle courtoisie simple, qui plaisait comme une œuvre d’art et comme une attention.
– Nous avons le temps de faire avant le dîner le tour des futaies. Si madame Limerel ne craint pas la marche, partons. Je vais vous montrer mon troupeau de bœufs d’Écosse et mes antilopes.
Dorothy retint Marie par le bras, et, montrant Réginald, qui remontait la berge du lac, parmi les rhododendrons, elle dit, assez haut :
– Vous serez peut-être plus heureuse que moi, Marie : je n’ai pas pu dérider Monsieur, depuis ce matin.
Elle murmura, à l’oreille de son amie :
– Il y a sûrement quelque chose de grave dans cette maison. Réginald est malheureux. Et moi, voyez-vous, il ne me croit pas assez sérieuse pour se confier à moi… Bonjour, Hamlet ! Je vous amène une belle étrangère, qui est digne de connaître les tristesses du royaume de Danemark.
Réginald serra vigoureusement la main des deux jeunes filles, et offrit à Dorothy une branche cueillie à la cime d’un arbuste, et qui portait, la première de toute l’immense bordure, une fleur non épanouie, pareille à une pomme de pin toute ponctuée de flammèches pourpres. Déjà Mrs Hunter Brice, qui avait deux filles, se détournait pour voir quelle petite comédie de jeunesse, amoureuse peut-être, se jouait derrière elle. Dorothy partit en courant pour rattraper le groupe des promeneurs. Et Réginald demeura en arrière, avec Marie.
– Je serais content de causer avec vous, en effet.
Marie ne répondit pas. Mais elle se mit à marcher à côté de Réginald, lentement, sur la terre sablonneuse et légère de l’avenue. Le groupe formé par lady Breynolds, madame Limerel, Mr et Mrs Hunter Brice, Mrs Donald Hagarty et Dorothy, était déjà à la distance où un chasseur ordinaire ne tire plus un perdreau. Elle regardait la nappe des eaux, vivantes de reflets et de vent, dont elle s’écartait peu à peu, et que voilait l’épaisseur grandissante des futaies. Réginald se tenait à sa gauche, et assurément ce n’était pas de sa voisine qu’étaient occupés ses yeux, qui semblaient suivre, dans le lointain et en avant, un de ces songes tristes qui passent toujours là-bas, un peu au-dessus de la terre. Marie ne pouvait deviner quelle souffrance il allait lui avouer, mais le don inné de la pitié, la crainte de ne pas savoir répondre, une gratitude qui était plus grande que le reste, formaient son émotion et occupaient tour à tour son esprit. Réginald croisa les bras, geste qui lui était familier quand il discutait, et il dit :
– Thomas Winnie n’est pas venu, aujourd’hui.
Cela signifiait, et Marie le comprit aussitôt : « Thomas Winnie aurait reçu mes confidences, s’il avait été ici. Je vous parle, à vous, parce qu’il n’est pas près de moi. » Elle répondit, sans qu’il se fût expliqué davantage :
– Il est votre ami le meilleur.
– Oui… Il s’est passé quelque chose de grave, ici, ce matin.
– Quoi donc ?
– J’ai refusé d’aller à l’office avec ma famille.
Marie leva les yeux vers son compagnon de promenade. Depuis qu’il avait commencé de parler, tous les traits de cette figure d’homme, si régulière au repos, s’étaient ramassés et durcis. Il regardait maintenant à terre.
– Pardonnez-moi. Je ne comprends pas pourquoi cela est grave. Nous sommes obligés, nous catholiques, d’aller à l’église chaque dimanche, mais vous ne l’êtes pas, vous, d’aller au temple.
– Sans doute ; mais mon père voulait. Je n’ai pas voulu.
– Et alors ?
– Nous étions déjà en lutte, depuis un temps. Il est autoritaire. C’est son caractère, et son droit, d’ailleurs. Je ne l’accuse pas, croyez-le…
Il marcha plusieurs pas, sans achever sa pensée, puis il dit :
– La mésintelligence, l’incompréhension entre nous s’est aggravée. Le moment approche où je serai en demeure de céder ou de rompre.
– Vous craignez qu’il ne revienne sur ce sujet ?
– Pas de la même manière. Il ne se répète jamais. J’ai peur que ce soir, dimanche, il ne se passe autre chose.
– Mais, que puis-je faire pour vous ?
Il répondit, d’un ton mécontent, et la tête tournée vers les broussailles de gauche :
– Je ne demande jamais conseil, veuillez en être sûre, j’aime à agir par moi-même, sous ma responsabilité. Et cela est bien ainsi. Mais la difficulté où je me trouve est nouvelle pour moi… Votre avis me servirait peut-être…
Marie eut un geste de doute, la main levée, effaçant les mots.
– Pourquoi pas votre mère ?
– Elle ne comprendrait pas.
– Miss Violette Hunter Brice, qui me semble sérieuse, ou Dorothy Perry, que vous connaissez d’enfance ?
– Non. Je vous ai choisie parce que vous avez une conscience lumineuse.
Il eut une espèce de rire intérieur, qui ne modifia pas l’expression du visage, mais qui changea le ton de la voix.
– … Et aussi parce que vous nous quitterez, et que cette faiblesse ne me sera pas rappelée.
Elle sourit, d’un sourire léger, qui ne dura pas.
– Bien, dit-elle, vous pouvez me parler.
Mais Réginald avait eu tant de mal à se décider à prendre conseil, et conseil d’une femme, qu’il ne dit rien, et continua de marcher jusqu’à un banc de bois placé au carrefour de quatre avenues de la futaie. Il s’assit, et Marie se mit à côté de lui. Les avenues étaient désertes, descendantes tout autour, et la brume, toujours voisine en pays anglais, effaçait vite les lointains, sauf en avant, où la lumière des espaces libres, le reflet des prairies ensoleillées, pénétrait sous les voûtes, et dorait les feuilles. Il se courba, les deux mains appuyées sur ses genoux. Il était ainsi plus petit qu’elle, qui demeura droite. Et elle attendit, priant pour ne pas se tromper.
– Voici, dit-il, comment cela est venu. J’ai été élevé ici, d’abord. Mon père, très rude comme il convient à un homme, mais plus peut-être qu’il ne convient à un père, – je vous demande pardon de vous exprimer cette pensée ; ne croyez pas que je veuille manquer de respect, mais il faut que vous compreniez ; – ma mère, très tendre, mais occupée par ses devoirs de maîtresse de maison, d’une maison ancienne ; des domestiques stylés à la manière d’autrefois, mais presque tous indifférents à tout, sous l’appareil de la déférence ; des fermiers qui sont de simples entrepreneurs, qui n’ont rien de cet attachement pour le sol que vous devez croire, vous autres Français, une vertu très répandue dans nos domaines féodaux : tel a été le milieu de ma petite jeunesse. Je ne parle pas de mon frère, qui n’est venu au monde qu’au moment où je quittais Redhall. Dans ce monde de vieille Angleterre, et aussi dans l’autre domaine de mon père, la terre du Lancashire, j’ai eu la formation première d’un lord du XVIIIe siècle : le cheval, le bain, le jeu, les psaumes. Religieusement, j’ai été voué à l’exactitude dans les rites de la religion anglicane, et à la détestation, non pas de toute autre religion, mais du catholicisme. Mon père et ma mère laissaient faire, simplement, pour moi, ce qu’on avait fait pour eux. Ils eussent approuvé qu’on me donnât, comme un de mes premiers livres de lectures, le Book of martyrs, de Fox ; ils eussent renchéri, de très bonne foi, sur les commentaires que faisait ma gouvernante, essayant de m’expliquer la Story of liberty.
Je ne sais pas si vous connaissez ces deux livres ?
– J’ai vu le premier sur des tables ; je ne sais que le nom du second.
– Tous deux représentent les catholiques comme des hommes sanguinaires, persécuteurs, dangereux, vraiment barbares. L’Histoire de la Liberté est une longue accusation contre eux. Bien que je fusse très jeune, j’avais parfaitement commencé à haïr les catholiques. Mon père, d’ailleurs, ne prononçait ce mot qu’avec mépris. Il disait « la sanguinaire Mary ». Je m’étonnais de voir que nous avions à la maison une lingère irlandaise. Et, comme elle était très bonne avec moi, et depuis de longues années au service de ma mère, je m’imaginais qu’elle était bien heureuse d’avoir fui son pays de misère et d’horreur. Entre elle et une négresse achetée sur un marché d’esclaves et amenée en Europe, il y avait, dans ma pensée d’alors, une grande ressemblance de destinée… Je m’excuse de vous dire ces idées d’enfant. Je suis venu de l’injustice ; j’entends d’une injustice involontaire, d’une grande prévention contre les idées catholiques. Mon père est demeuré tel qu’il a toujours été.
– Et lady Breynolds ?
– Ma mère aussi ; mais elle n’a pas le même caractère. Je l’ai fait souffrir, cela est sûr, mais devant mon père, elle prend ma défense. Elle vit en souriant au monde, avec le drame de ma vie au fond du cœur… Tenez, en ce moment, là-bas, si elle a rencontré la harde de cerfs, elle les montre, elle dit : « Voyez, nous avons reçu les premiers animaux, il y a dix-sept ans, de notre ami lord Llandovery ; » elle pense, au fond de son cœur : « Quel doute affreux ! Réginald contre son père, contre le passé de la race ! Est-ce possible ? » Elle souffre, elle ne me comprendrait pas ; elle me pardonnerait plutôt. Je lui ai échappé bien jeune, à treize ans, quand il a été décidé que j’irais à Eton. J’étais déjà depuis longtemps résolu à être soldat, quand j’ai dit : « Je veux être officier. Je veux me battre, je veux traverser l’Afrique comme Stanley. » Mon père approuvait. Ma mère essayait d’être aussi fière que lui ; elle l’était avec beaucoup de peine.
– Je la comprends.
– Vous voyez donc que j’ai eu la mère la plus droite, la plus affectueuse, mais que la séparation a eu lieu trop tôt pour que l’intimité s’établît entre nous sur des questions de conscience, à supposer même que cela pût s’établir. Tout le reste a été commun : j’ai deux cents lettres de ma mère. J’ai été la plus tendrement suivie de ses relations, son orgueil, plus d’une fois sa joie. Le travail intérieur que je vais vous dire est demeuré mon secret.
Marie vit passer très loin, dans la clarté des prairies, le groupe des promeneurs et des promeneuses qui revenaient sans doute vers le château, et elle étendit la main comme pour dire : « Pourquoi n’êtes-vous pas ici, vous à qui cette âme angoissée devrait appartenir ? » Puis le bras retomba lentement, et elle ne parla pas.
– Pendant mon séjour à Eton, et un peu plus tard quand je fus à l’École militaire de Sandhurst, j’ai eu des heures de foi très vive. Les êtres jeunes aspirent à Dieu. J’entendais quelquefois les discours des meilleurs pasteurs de l’Église officielle, et d’autres aussi. J’y trouvais de l’éloquence, et des pensées élevées ; mais je constatais que la vie du Christ sur la terre ne se rapprochait pas de moi, que rien ne me la faisait imitable et voisine. Je vivais moralement sur les principes que j’avais entendu développer et que j’avais vu appliquer chez nous, il est juste de le dire, et dont le principal était : « Chercher la vérité ; suivre la vérité ; s’attacher à la vérité. » Ces belles formules ennoblissaient ma volonté, mais je les sentais vagues, imprécises. Je me demandais : « Où est la vérité, puisque je n’agis pas toujours comme les autres ? Puis-je en tout la déterminer ? Elle ne peut recevoir de moi son caractère, et ce n’est donc que ma bonne foi, et sans doute mon aveuglement qui est mon principe ? » Je souffris, par moments, dans ma raison, et aussi dans mon cœur, comme je vous l’ai dit, parce que le modèle divin ressemblait trop à une idée, et n’était pas assez un ami présent.
– C’est beau, ce que vous dites.
– Ne vous hâtez pas de me juger, car vous seriez déçue. Je suis entré dans une église catholique, pour la première fois, à Farnborough, qui est près de Sandhurst, et pour la première fois j’ai vu des religieuses catholiques à l’hôpital italien de Queen’s Square : des grandes cornettes…
– Des filles de charité de Saint-Vincent ?
– Oui. Et ce qui m’a le plus ému, ce sont les religieuses, parce qu’elles étaient naturelles dans la pureté et dans la charité. Elles n’avaient pas la préoccupation de paraître virginales : elles l’étaient ; ni dévouées de tout leur être au service des pauvres malades : elles l’étaient. Les chants de votre Église, et la discipline que j’apercevais en toute chose, que je savais être identique par toute la terre, m’ont donné l’impression d’une organisation très grande, très forte, dont je ne faisais pas partie. Vers cette même époque, pendant les vacances de l’École militaire, j’ai lu des livres de controverse, surtout de ceux qui réfutent l’erreur romaine. Ils ne m’ont pas tiré de l’angoisse, aussi tenace que les fièvres des pays d’Orient. Je suis parti pour rejoindre mon régiment aux Indes, mon régiment blanc, vous comprenez ? Et un an après, j’obtenais mon « transfert » dans un régiment indigène, ce qui avait été mon désir. Eh bien ! j’ai eu là, sans doute, beaucoup de fortes journées d’action, sans une idée ou un rêve. Mais j’ai eu tant d’heures inactives aussi, toutes de souvenir, de méditation ! Vous ne sauriez imaginer quelle a été la plus torturante préoccupation de mon esprit ; vous avez vécu dans la quiétude de la foi…
– La paix, oui ; la quiétude, non : ce n’est pas de notre temps.
– Je veux dire que rien ne vous a paru digne d’être sérieusement défendu, parmi les idées qui fondent votre croyance. Une jeune fille, chez vous surtout, reçoit sa foi toute faite, et n’en change pas.
– Vous vous trompez : si elle en change moins que les hommes, c’est qu’elle la connaît mieux, et qu’elle la défend mieux.
– Alors, vous soupçonnez l’état d’une âme qui ruine elle-même la foi qui lui a été transmise. Je m’efforçais là-bas, dans la jungle, et dans les montagnes infestées d’ennemis sauvages, de me faire une opinion sur le point qui a été tant débattu entre vous et nous, sur votre dogme de la présence réelle. Cela me semble être le cœur, anémié ou chaud, de la religion. J’étais très ému de ce fait que notre Église anglicane n’enseigne pas officiellement la présence réelle. Certains fidèles y croient, s’écartant en cela, plus ou moins, de l’enseignement officiel de l’Église. Et cependant, je lisais dans saint Jean : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et je demeure en lui. » Je lisais dans le même apôtre, vous vous souvenez : « Le pain que je donnerai pour la vie du monde est ma chair. » Mon angoisse était grande. Pourquoi retrancher ces textes ? Comment les expliquer autrement que par la présence réelle ? J’en arrivais, peu à peu, à ce dilemme qui a occupé mon esprit, l’a troublé, l’a brisé pendant des mois de solitude : si le catholicisme n’est pas la vérité, toutes les Églises chrétiennes sont fausses, à plus forte raison ; tout le christianisme est une illusion de centaines de millions d’hommes, parce qu’il m’apparaissait, ce catholicisme, non comme l’objet de ma foi, mais comme la perfection certaine du christianisme, son maximum d’énergie, son maximum dans la familiarité divine, son achèvement et sa fleur.
– Avez-vous prié, pour que Dieu vous aidât ?
Réginald répondit, après un moment d’hésitation :
– Oui, mais je n’ai pas votre croyance. Dieu n’a pas répondu. J’ai détruit la foi que j’avais, et je ne l’ai pas, l’autre. Il m’est impossible de me considérer comme faisant partie de la communauté religieuse dans laquelle j’ai été élevé, et, en même temps, si je songe à ce que je viens de nommer la perfection du christianisme, à votre foi romaine, toutes les images, toutes les défiances, toutes les imprécations dont j’ai été pénétré, surgissent et revivent. Et, – je vous fais mes excuses de vous dire cela, mais il faut que vous connaissiez mon état d’esprit, – je me demande si le signe de la croix n’est pas le signe de la Bête ; je pense à la Babylone corrompue ; je vois se dresser le fantôme de la Scarlet woman ; je récite de mémoire l’apostrophe de George Borrow, le distributeur de Bibles, dans un autre livre de ma jeunesse, The Bible in Spain, quand il dit : « Pape de Rome ! Je crois que vous êtes aussi méchant que jamais ; mais vous n’avez plus de puissance. Vous êtes devenu paralytique, et votre massue a dégénéré en béquille. » Puis je m’effraie, je m’épouvante, en songeant que peut-être les hommes ont enduré tant de souffrances, soutenu des guerres, bravé des haines, accepté des humiliations, obéi, aimé, levé les yeux au ciel, pour une illusion magnifique et vaine… Pardonnez-moi mon langage…
Les lèvres sérieuses, les lèvres qui avaient déjà remué tout bas, dirent simplement :
– Je prierai pour vous.
Il ne s’occupait pas d’elle, mais de lui-même. Elle tenait la place de Thomas Winnie, et sa qualité de femme, son âge, son charme ne changeaient ni le cours des pensées de cet homme troublé d’une inquiétude supérieure, ni leur logique, ni leur expression âpre. Cependant, quelque sensibilité profonde s’émut en lui, – sensibilité religieuse aussi, – quand Marie Limerel eut dit. « Je prierai. » Il répondit, le regard encore tout plein de ses pensées en détresse :
– Je vous suis très reconnaissant, oui, très. Et, à présent que vous connaissez que je ne fais plus partie de l’Église de mon père, ni même d’aucune Église, donnez-moi le conseil. Supposez que ce soir, ou demain, peu importe, mon père me demande d’affirmer par un mot, ou par un geste, que je suis encore attaché à cette Église, que devrai-je faire ? Où est la loyauté ?
Il attendit, s’écartant un peu pour mieux voir le profil recueilli de cette jeune fille qui allait juger, et ces lèvres qui allaient prononcer un arrêt. Elles s’ouvrirent, et elles dirent :
– Pourquoi ne pas vous abstenir, puisque votre conscience vous a déjà dicté cette solution-là, ce matin ?
– Ce serait la rupture définitive avec mon père. Il ne comprendra pas, il ne pardonnera pas mon insubordination.
– Votre liberté.
– Oui, ma liberté. Mais elle lui paraîtra un aveuglement, une ingratitude. Et moi, je n’aurai pas même la joie d’avoir sacrifié un bien tel que l’affection de mon père à une vérité dont je serais convaincu. Je serai celui qui dira : « Je ne vois pas la vérité où vous croyez la voir, et je ne la vois pas ailleurs. » N’est-ce pas rude, cette attitude que rien de positif ne commande ?
– Vous avez l’obligation, avant tout, de ne pas mentir.
– C’est juste.
– Moi, je ferais comme je vous ai dit.
Réginald se tut un moment, et, dit, lentement :
– Je le ferai.
Il demeura un peu de temps le regard fixé à terre, puis le visage se détendit, par ordre d’une volonté qui avait repris sa hardiesse. Réginald se leva, et sa voix sonna sous les arbres.
– Nous aurons manqué le thé, et je vous fais bien mes excuses. Revenons vite. Misses Hunter Brice avaient tellement le désir de vous connaître ! Elles m’en voudront. Elles vont m’accabler. Et il y en a une qui doit être une personne vindicative : miss Violette ressemble à une fée…
– Vraiment ?
– À une fée enveloppée dans le nuage des tulles changeants. Vous verrez…
Par l’avenue, sous les dômes aigus des chênes, les deux jeunes gens revenaient vers le château. Ils essayaient d’oublier, en reprenant la conversation du monde, les mots si intimes et si nobles qu’ils venaient d’échanger, le sujet émouvant dont leur esprit ne pouvait encore se déprendre. Ils marchaient vite ; ils exagéraient l’admiration que leur causait le soir tombant ; ils tâchaient de rire, et toutes ces paroles vaines, et ces gestes, et ces éclats inutiles, tout cela voulait dire : « Nous sommes désormais redevenus étrangers. » Ils ne pouvaient cependant plus l’être, tout à fait, l’un pour l’autre.
Personne ne fut surpris de l’absence prolongée de Marie Limerel. Il y eut quelques présentations, car les joueurs de golf étaient rentrés. Le thé avait été servi, et les domestiques enlevaient et rangeaient, le long des murs, les petites tables encore chargées de buttered toasts, de muffins, de sandwiches, et de tous les tea-cakes, au carvi, au chocolat, au madère, au sherry. On commença de causer, mais la conversation fut vite interrompue par l’entrée du maître de la maison et de Fred Land. Mrs Donald Hagarty demanda :
– Est-ce que, par hasard, sir George a osé soutenir son vieux paradoxe, que le Kent est un pays favorable à la chasse au renard ?
– Non, je deviens vieux, je me range.
– Je suis sûre, du moins, que vous avez présenté vos chiens comme supérieurs aux meilleures meutes du Kent et du Sussex, à l’East Kent, à la Tickham, à la meute célèbre de lord Leconfield ? Oui, n’est-ce pas ? Avez-vous convaincu notre ami ?
– Lui ? il comprend tout, et il n’aime rien.
– Excepté les livres ?
– Les siens !
La voix du vieux gentleman farmer, rouillée par la brume, la pipe et le porto, riait encore, bonnement, en cascade discrète, lorsque les fortes lèvres d’orateur de Fred Land répliquèrent :
– Pas même. Je ne me relis pas, de peur de me trouver illisible. La pensée n’est qu’un moment, que le moment d’après recouvre : tombeaux qui se superposent. Je vous assure, mon ami, que je considère un de mes livres comme une chose beaucoup moins importante que la recette d’un gâteau pour le thé, que j’aurais eu le bonheur d’apprendre à lady Breynolds.
En parlant, le célèbre professeur de l’Université de Londres s’inclinait et fermait les yeux, mais sa tête magnifique ne se modelait jamais entièrement selon les mots qu’il disait, et toujours quelque trait du visage, soit le regard, soit les lèvres, soit les plis du front, abritait une pensée autre, une réserve, une contradiction, une indifférence, un mépris. Qui le voyait avait le sentiment d’une puissance grande et mal connue. Il avait dans le port de la tête, dans le modelé impérieux des arcades sourcilières et du front, dans le large nez, dans le désordre des cheveux en couronne, quelque chose du lion. Son large masque rasé était si dominateur, si exceptionnel d’intelligence et de force, qu’on oubliait de regarder le corps qui portait ce chef monumental. Et ce corps était de moyenne taille, un peu gros, épaissi par l’âge, sauf les mains fines, minces et blanches, si jolies encore qu’il les ornait l’une et l’autre d’une bague précieuse. Avec lui, sir George faisait le tour de l’hôte, dans le salon où ses invités étaient maintenant au complet. Il ne donnait pas l’impression de profondeur, mais d’une vigueur de corps entretenue jusqu’à la limite où elle devient surprenante, d’un esprit caustique, pratique, pour qui la politesse est un office, une charge héréditaire, le premier sport de noblesse, et qui s’en acquitte avec l’aisance des longues habitudes, et le regret léger de ne plus être en plein air. On ne remarquait point en lui ce quelque chose de ralenti dans la parole ou dans le geste, qui est la marque de la mort. Il était habillé d’un complet de grosse laine verdâtre, veston, gilet, culotte, qu’il appelait son armure, et chaussé de brodequins à clous. Des bandes de laine chamois serraient ses mollets nerveux, qu’on voyait frémir d’un petit tremblement à chaque pas qu’il faisait, comme les jambes d’une bête de sang dont on modère l’allure. Il s’arrêta, un instant, à l’angle du salon, devant Réginald, et, d’un regard, avec un orgueil secret, il mesura cette haute stature de son fils.
– Qu’avez-vous fait, cette après-midi ? Je ne vous ai pas vu ?
– Je me suis promené avec mademoiselle Limerel.
– Vous ne pouviez mieux faire.
Il continua son inspection mondaine, trouvant un mot de plaisanterie facile et un peu distante toujours, pour les deux filles de Mrs W. Hunter Brice, qui causait du Labour party avec Fred Land résigné ; pour Mrs Donald Hagarty, couperosée, solitaire, et souriant à tous les mots qu’on lui disait ; pour ses amis qu’il plaisanta plus librement, le maigre Robert Hargreeve qui professait le tamoul et parlait mal l’anglais, en bégayant ; pour le jeune Cuthbert Hagarty, fiancé depuis quelques jours, et qui écoutait une conversation sévère bien qu’animée, entre son père, membre des Communes, libéral, et le vieux W. Hunter Brice, protectionniste, tory, guerrier et administrateur de deux compagnies de chemins de fer. Sir George prit part à la discussion, non seulement sans effort, mais avec plaisir. On le vit au feu de son regard. C’était un combatif, un entêté, et vraiment un homme complet dans un mérite borné. Il avait vingt ans de plus que lady Breynolds. On eût dit que sa tête était de marbre blanc, coloré d’un peu de rose aux lèvres et de beaucoup de bleu pâle par les veines saillantes du cou, du front, des tempes dégarnies. Physionomie bourrue, autoritaire, impatiente : un nez comme une figue, gros du bout ; une bouche tirée en bas, et des plissures nombreuses, des moulures, des bourrelets mobiles dans la peau flasque sous le menton ; un collier de barbe courte rejoignant les cheveux en couronne, jaunes et blancs, plantés en houppes, et, sous les sourcils très longs, très fournis, deux petites perles bleues, frémissantes, vibrantes, vernies souvent par une larme qui ne tombait jamais, et qui était de vieillesse et non d’attendrissement. Ses amis disaient de lui : « Quand sir George mourra, l’Angleterre perdra le plus anglais de ses fils. » Il était de la vieille Angleterre, attaché à tout usage, à son rang, à son Église, parce que tout cela, pour lui, faisait partie de la Constitution. Le « plus vieux que lui » le dominait. Il refusait une nouveauté, dès qu’elle lui semblait opposée à cet ensemble, et l’épithète de national lui suffisait pour ne pas examiner les raisons qu’on invoquait autour de lui contre ce qu’il avait vu faire ou penser. Son amitié était fidèle, son inimitié également. Personne, dans sa maison, ne discutait ses ordres, ou ne s’avisait même de se les faire expliquer, car il pardonnait les négligences, mais non l’indiscipline, les protestations, les observations, ce qu’il nommait la révolte. Sa confiance dans son pays était d’ailleurs sans bornes et émouvante. Lisant chaque jour le Times, afin de mieux connaître toutes les supériorités de l’Angleterre, et le progrès de l’Empire dans le monde, il refusait, d’ordinaire, de reconnaître les fautes de son parti, ou de son pays. Quand, par exception, il apercevait une fissure du temple, il la bouchait aussitôt avec un aphorisme, et disait : « Je n’ai aucune crainte, aucune ; le peuple, ici, a du bon sens. » On ne l’avait jamais vu pleurer. Dans les quelques circonstances douloureuses qu’il avait traversées, mort de sa mère, – la vieille femme était morte à Redhall, – maladie grave de lady Breynolds après la naissance de son second fils, sir George s’était enfermé dans ses appartements, il n’avait parlé à personne, et quand il était sorti enfin, on avait remarqué qu’il avait changé, maigri, pâli, et que la souffrance morale, par conséquent, avait prise sur ce cœur très caché.
Le soir tombait. À travers les baies du salon, on voyait, sur les cimes et sur les lisières des futaies, la gerbe fauve du soleil. Lady Breynolds se leva, et les invités montèrent dans les chambres qui leur avaient été désignées, pour se reposer et s’habiller. Quelques minutes avant huit heures et demie, ils traversèrent de nouveau la galerie illuminée, et se réunirent dans le salon, les hommes en habit, les femmes en robe ouverte, et, sans doute, toutes les robes n’étaient pas à la dernière mode de Paris ; miss Violette Hunter Brice avait jugé bon de s’envelopper dans les plis mousseux d’une écharpe de tulle de soie vert d’eau, qui criblaient de reflets ses épaules, son cou, sa longue figure blonde, et qui lui donnaient une ressemblance voulue avec les fées et les héroïnes de l’imagerie romantique ; sa mère exhibait des manches trop bouffantes ; mais, si le goût n’était pas toujours parfait, les toilettes, les bijoux, les coiffures avaient quelque chose de personnel et d’habituel ; les hommes portaient le frac noir avec la même aisance que la veste de sport, et leurs pantalons, un peu courts sur leurs souliers découverts, laissaient voir des chaussettes de nuances nouvelles dont il était évident que plusieurs d’entre eux étaient fiers. Le puissant M. Fred Land, lui-même, n’avait point dédaigné d’appliquer son intelligence à ces menus détails de sa tenue d’homme du monde. Il avait dû dormir. Son visage, qui n’était jamais vide de pensée, semblait avoir fait son plein d’expression, de malice, d’ironie, de grognerie, d’humour et de paradoxe. Comme un manomètre, il indiquait que l’esprit était sous bonne pression. L’hon. Donald Hagarty arriva le dernier, un peu rouge, suivant sa femme qui se mordait les lèvres de confusion, et les serrait jusqu’à les réduire à l’état de petit noyau. Le butler se présenta, entre les deux battants de la porte qu’un valet de pied venait d’ouvrir, et les invités, traversant la salle où l’on servait chaque jour le premier déjeuner, se rendirent dans la salle à manger.
Marie, placée à l’un des bouts de la table, entre Cuthbert Hagarty qui parlait peu et le maigre bibliothécaire Hargreeve, que l’écharpe verte de miss Violette Hunter Brice attirait et rendait loquace, eut le loisir d’observer, et elle le fit en songeant aux confidences qu’elle avait reçues. Depuis le moment où Réginald l’avait quittée, en rentrant de la promenade, il ne lui avait pas adressé la parole, et ne s’était plus même occupé d’elle. Elle l’apercevait, devant elle, à l’autre extrémité de la table, causant avec Dorothy Perry. Il ne semblait ni inquiet, ni même distrait. Il parlait avec cette gravité tranquille, cette impassibilité apparente qui est un résultat de l’éducation anglaise, et considérée comme une preuve de maîtrise de soi-même ; il avait l’air, penché vers sa voisine, d’une grande puissance qui met sa force au service d’une petite principauté, qui condescend à écouter, à dire une partie infime, mais précieuse, de ce qu’elle pense ; puis, tout à coup, la jeunesse détendait ce masque d’homme ; pour un mot, une idée, un souvenir, elle accourait, elle passait sur cette bouche solide qui devenait fine, songeuse ; elle passait dans les yeux bleus, qui s’ouvraient plus largement, et tantôt rieuse, tantôt impatiente, contredisante, elle donnait son complément de vie et de beauté à ce visage si nettement sculpté. En vérité, Réginald était un des trois hommes de forte personnalité assis autour de la table. Les deux autres étaient son père et Fred Land. Son père, qui mangeait copieusement et avec allégresse, entre deux bouchées levait sa tête menue, mal commode, impérieuse, relançant d’un mot sans profondeur, mais bien trouvé, chacun des convives, comme il faisait, à cheval, au milieu de sa meute, quand il malmenait un piqueur. Fred Land, muet pendant le premier service, entretenait sa voisine, la belle Mrs W. Hunter Brice, d’un sujet qui l’intéressait sûrement lui-même, puisque tout l’intéressait, et il était prêt, on le devinait au regard vif qu’il promenait autour de la table, à saisir ou à provoquer l’occasion de parler pour tous. Il y avait en lui de l’universel, tandis que sir George était, comme les sociétés du pays, « limited », d’une nature aussi passionnée, mais plus insulaire et réduite, en toute chose, à des vues plus étroites.
– Certainement, lady Breynolds, dit le bibliothécaire Hargreeve, et ses longues dents demeurèrent à nu pendant plus de deux secondes, comme s’il plaisantait ; certainement, le livre de Demeter Keiromenos sur les écrivains grecs contemporains est un livre estimable.
– Épithète pauvre, dit Fred Land, mais juste.
– Écrit en anglais ! demanda sir George.
– Pas encore.
– Alors, j’attendrai pour ne pas le lire. Eh ! eh ! que pensez-vous de ce temps perdu ? Les affaires pourraient aller aussi bien qu’elles vont, si toute cette littérature n’existait pas.
– Platon l’avait dit pour les poètes, répliqua Fred Land : on peut le répéter pour les critiques de monsieur Keiromenos. Il y a des pays trop petits pour nourrir une littérature. La Grèce contemporaine en est un. Mais l’art en général, cher sir George, c’est la première force d’un État, avant l’armée, avant la marine, avant le commerce. Aucun État n’est tout à fait grand, s’il n’a reçu d’un art ses lettres de civilisation. Il y a des lords parmi les nations, sir George, et des baronnets, et des gentlemen, comme il y a des porteurs de fardeaux et des cokneys.
– Vous croyez au pouvoir des écrivains ?
– Si je n’y croyais pas, je ne serais pas l’un d’eux.
– Bien répondu ! Mais alors, pourquoi les attaquez-vous ? Pas un de nos romanciers, j’en suis sûr, n’a trouvé grâce devant vous.
– Parce que je les aime, sir George. Je les avertis, je leur donne de bons avis gratuits ; je suis le whip de leur corporation. D’ailleurs, je ne les critique pas tous. Vous exagérez mes mérites.
Plusieurs voix de femmes protestèrent. En riant, lady Breynolds jeta deux noms ; miss Violette Hunter Brice trois ; la petite Dorothy un. Et ce fut un moment de grande satisfaction pour Fred Land, que rien ne réjouissait plus que le témoignage de son impopularité. Il répéta les noms, lentement, comme s’il goûtait et savourait ses victimes.
– Il se pourrait, fit-il. J’avoue que chacun de ceux-là n’a guère à se louer de moi.
– Que leur reprochez-vous ? demanda Hargreeve. Plusieurs ont du style, un style aisé…
– Ils écrivent comme ils parlent, n’est-ce pas ? Et c’est une bonne manière, en effet, quand on ne parle pas mal, mon cher…
Pendant que toute la table écoutait, le critique improvisa un paradoxe amusant sur la prose anglaise, « langue de sport et langue d’affaires, où presque rien ne résonne plus de la musique du vers » ; puis, s’interrompant au milieu d’une période, et redevenant grave tout à coup :
– Tenez, vous demandez ce que je reproche à ceux-là ? Eh bien ! je souhaiterais qu’ils vissent mieux nos périls !
– Parce que ?
Les domestiques mettaient sur la table les assiettes de vieux Chine rapportées par un ancêtre de sir George, et un des trésors de Redhall.
– Parce que, sir George, nous sommes touchés par l’esprit de sédition.
Le baronnet se mit à rire, à petits coups, et il arrêta ses deux perles bleues dans la direction de Fred Land.
– Adam l’était déjà. Tranquillisez-vous. Nous ne sommes pas, comme nos voisins, – je vous demande pardon, madame, – des esprits de peu d’équilibre. J’ai toujours eu confiance dans le bon sens anglais, et n’ai jamais été trompé. Quelle nouveauté si grande apercevez-vous ? L’agitation des masses, je l’ai toujours connue, plus ou moins. De quelle espèce est-elle donc pour que vous la croyiez nouvelle ?
– Elle n’est plus pour le bien-être seulement, dit Hargreeve.
– Elle est politique, dit Fred Land.
– Elle est aussi religieuse, dit une voix.
Tout le monde se tourna vers Réginald Breynolds. Il ne songeait pas à plaire ou à paraître brillant ; il était sur la défensive, impassible et le front un peu haut, les yeux devant lui, cherchant qui le contredirait, comme il eût attendu une balle au jeu, avec la même tension d’esprit, et de tout le buste penché en avant. Sir George fit une moue dédaigneuse.
– Quelle sottise dites-vous, Réginald ? Les ouvriers ne s’agitent pas pour un Credo. Le schilling tient la place d’honneur, en tout cela. Je ne comprends pas.
– Je ne parle pas des revendications populaires, d’ordre économique ou social, pour lesquelles j’éprouve une sympathie naturelle…
– Pas moi ! Naturelle ? Si elle l’était, je la partagerais !
– Si vous lui permettiez de s’expliquer ? interrompit lady Breynolds.
– Il y a autre chose, reprit la voix un peu frémissante de son fils, un désordre, un élément mauvais, qui fermente plus ou moins partout. Il est chez nous aussi. Je le vois. C’est la conjuration contre les âmes, l’effort pour les tirer toutes en bas, la colère contre celles qui montent, ce que je nomme la Révolution essentielle. Je pense quelquefois que si l’Angleterre est attaquée, c’est à cause de l’Hostie qu’elle voit déjà se lever sur les collines…
– Poète ! interrompit Fred Land ; vous êtes poète, et la poésie mène loin.
– Jusque-là, elle était laissée à sa torpeur. Mais elle avance dans le divin. Les sacrements s’y multiplient. Et la guerre est commencée à la grâce qui la pénètre. Voilà ce que je crois !
– Il n’est pas poète, mon cher, dit sir George s’adressant à Fred Land ; il est fou. Dites-moi, Réginald, serait-ce le papisme que vous appelez divin ?
– J’ignore de quelles vérités l’entière vérité est faite, et j’ignore son nom. Mais certaines choses auxquelles je n’avais pas pris garde, je les vois à présent. Pour moi, la question religieuse prime tout, non seulement en droit, mais dans la vie universelle, dans celle de chacun. Lui, toujours Lui, injurié, nié, adoré ! Jamais Il n’a été plus présent dans le monde. Le nom de Jésus-Christ est moins souvent prononcé qu’à d’autres époques ; il est sous-entendu dans les moindres actes, il est là, en amour ou en haine. Ne croyez-vous pas que ce drame nouveau du Calvaire doive s’achever par la Résurrection glorieuse ?
La bravoure de ce jeune homme, qui parlait selon son âme inquiète, était si simple, elle se produisait dans un domaine où les convives l’avaient si fréquemment rencontrée, qu’ils écoutèrent gravement, plus ou moins remués. Marie Limerel aurait voulu qu’il la regardât, en ce moment, et qu’il comprît combien elle l’approuvait. Mais il avait achevé sa réponse, et s’était remis à causer, sans le moindre trouble apparent, avec Dorothy Perry.
Fred Land, qui avait peu de goût pour les controverses religieuses, s’était penché, lui aussi, vers sa voisine. Sir George se borna à dire :
– Il aurait fait un pasteur excellent, ne trouvez-vous pas ?
Mais le ton avec lequel il disait cela prouvait que la contrariété était vive, le ressentiment très profond. L’effort commun ne parvint pas à ramener la banalité première des conversations. Sir George se hâta, plus que d’ordinaire, d’interroger du regard lady Breynolds ; le maître et la maîtresse de maison se levèrent ensemble. Toutes les femmes se levèrent aussi de table, et, conduites par le baronnet, quittèrent la salle à manger. Les hommes, debout, regardaient ces toilettes en mouvement, qui se rassemblèrent en grappe lumineuse, près de la porte, et disparurent. Sir George revint à sa place. Les domestiques apportèrent une bouteille de porto, et la boîte d’argent où étaient empilées, dans des compartiments égaux, les cigarettes d’Égypte, de Turquie et de Russie, l’heure du cigare ne devant venir que beaucoup plus tard.
Les verres furent remplis, les invités se rapprochèrent de sir George, les voix prirent immédiatement un autre ton, le ton majeur des hommes qui sont délivrés d’une contrainte, et qui n’oseraient pas le dire, et qui affirment cependant de quelque manière leur satisfaction. Fred Land redoutait-il l’humeur de son hôte ? Cherchait-il à distraire les esprits d’une querelle entre père et fils, dont il devinait, mieux que personne, que la violence s’accroîtrait dans le silence ? Il se hâta de taquiner Robert Hargreeve, à propos de certaines révélations scandaleuses qui avaient paru dans les journaux. On assurait que la moralité des étudiants, ici et là, dans certains collèges célèbres, avait singulièrement diminué. Le bibliothécaire prit aussitôt la défense des collèges ; l’hon. Donald Hagarty, son fils qui venait d’achever ses études, Mr W. Hunter Brice qui avait été, – il y avait longtemps, – un brillant élève d’Eton et d’Oxford, protestèrent également. Réginald écoutait, comme ceux qui suivent leur propre pensée, en ayant l’air de goûter ce que disent les autres, tandis qu’ils reçoivent seulement les sons et laissent tomber le sens. Sir George, droit, le dos appuyé au dossier de sa chaise, regardait obstinément, devant lui, sur la table, ce gobelet de cristal, coloré de rouge, de fauve et de feu par le vin, et de vingt étoiles tremblantes par la flamme des bougies. Contrairement à tous les usages, il se recueillait à la fin du repas. Tout à coup, quelqu’un le vit prendre le verre, et, d’un mouvement rectiligne et rapide, l’élever à la hauteur des yeux. Et ce quelqu’un pâlit. C’était Réginald. Sir George dit :
– C’est aujourd’hui dimanche, et selon le vieil usage d’Angleterre, entre amis, je porterai deux santés.
Il s’arrêta un instant. Sa main ne tremblait pas plus que celle d’un jeune homme. Il reprit :
– Gentlemen, the King !
Tous les gobelets, pleins de porto, répondirent, et formèrent une couronne portée par sept bras d’hommes, sept bras d’Anglais loyaux. Les convives burent d’un trait, et, sur un signe, les domestiques remplirent encore les verres. D’un geste plus lent, sir George leva de nouveau son verre, et il dit, avec une force plus grande, chaque mot effaçant au passage les rides de sa mâchoire et les rejetant jusqu’aux joues :
– And now, the Church !
Cette fois, tous les gobelets répondirent, moins un. Tous, moins un, furent levés en l’honneur de l’Église d’Angleterre. Et sir George n’approcha pas son verre de ses lèvres, et il continua de le tenir haut, et de regarder en avant, mais tout son esprit, tout son sang se jetaient à droite, du côté où était le convive qui n’avait fait qu’allonger la main, et n’avait pas touché son verre. Plusieurs, qui avaient commencé de boire, s’arrêtèrent. Il n’y eut que le vieux W. Hunter Brice qui but jusqu’au fond, et qui dit : « Excellent ! » mais d’un ton si bas, que le mot tomba comme mort sur la table, dans le silence. Tout geste cessa. La petite face pâle de sir George était devenue livide. Au bout de son bras, la liqueur fauve commença de trembler, et deux gouttes tombèrent. Alors il abaissa le bras, posa le verre sur la nappe, et, sans baisser la tête, il ferma un moment les paupières. Tous, précautionneux ou hardiment, ils regardaient Réginald Breynolds, son visage jeune, que la volonté rendait impassible, et la main allongée sur la nappe et qui demeurait entr’ouverte, arrêtée dans son élan, les doigts prêts à se replier sur la tige de cristal. Le baronnet ne se détourna pas. Il se dressa debout, repoussa la chaise violemment, et dit :
– Rentrons !
Mais aussitôt, il se ressaisit. Il songea qu’il manquait aux convenances, passa la main sur son front, et essaya de sourire.
– Pardon, mes amis, dit-il, j’oubliais que vous n’avez pas fumé.
Il prit une allumette, et l’ayant frottée sur une plaque de grès, l’approcha de la cigarette que son plus proche voisin tenait entre les doigts. Il y eut un grand silence. Quelques bribes de tabac flambèrent. L’ami ne porta pas la cigarette à ses lèvres. L’allumette s’éteignit. Tous les hommes se levèrent alors.
Par respect de lui-même et de ses hôtes, sir George avait maté sa colère. Mais il ne pouvait effacer la trace de ces minutes cruelles, qui avaient surmené tous les nerfs transmetteurs de commandements et mis la fièvre dans ses veines. En le voyant rentrer, le dernier, les femmes qui attendaient au salon devinèrent qu’il y avait eu une suite à la discussion, et que ni le père ni le fils n’avaient cédé ; et comme elles causaient, entre elles, de sujets féminins, de ces petites choses faciles dont elles peuvent parler sans penser, elles ne s’interrompirent pas, mais elles furent saisies, glacées, énervées, chacune selon son tempérament, par l’apparition de ce vieil homme atteint dans le profond de son être. Elles n’eurent pas de repos qu’elles ne connussent ce qui s’était passé. Elles eurent vite fait d’élever la voix et de rendre la conversation plus animée et plus parfaitement futile. Puis, sous le couvert du bruit, dans chaque groupe, des mots s’échangèrent à voix basse, et des regards cherchèrent sir George, Réginald ou lady Breynolds. Sir George avait pris par le bras, au moment où il entrait dans le salon, son ami Fred Land ; il l’avait entraîné près de la fenêtre, de la dernière fenêtre de cette vaste pièce illuminée, et il demeurait droit, les yeux bien ouverts, mais tout vides de pensée, tandis que l’écrivain, avec une verve qui ne semblait pas forcée, racontait des souvenirs de jeunesse : « Vous étiez là, George, vous aviez dit à l’homme de vous attendre en promenant le cheval à la porte de l’auberge, nous étions huit chasseurs fourbus… » Quelquefois, les lèvres du baronnet se desserraient et murmuraient un mot, toujours le même, « yes », qui signifiait : « continuez, l’heure passe », mais que n’accompagnait aucune flamme, aucun signe d’attention. Lady Breynolds, comme si elle avait pu ne se douter de rien, remplissait exactement ses devoirs de maîtresse de maison ; elle allait d’un groupe à l’autre, avec la même amitié calme, le même souci de faire valoir chacun de ses hôtes et de prolonger, un soir de plus, la légende du bonheur de Redhall, du bonheur des riches. Réginald, assis à l’extrémité du salon, près du piano, montrait à Cuthbert Hagarty de gros albums tout pleins de croquis au crayon et d’aquarelles rapportées de Chine et d’Océanie par sir George. Pas une fois il ne se rapprocha de Marie. Sa volonté, aiguillée par un mot de femme, suivait la voie, et, s’il souffrait, ce n’était pas le lieu de le montrer. Parmi les mots chuchotés ce soir-là, autour de lui, deux étaient comme un refrain. « Il a fait tout ce que le loyalisme exigeait… » « Sir George règlera bien l’affaire sans nous. »
De bonne heure, madame Limerel et Marie se retirèrent. L’automobile qui les avait amenées arriva en écrasant le sable des allées. Un valet de chambre chargea la malle sur le toit de la limousine, borda la couverture de fourrure que les deux femmes avaient jetée sur leurs genoux, et ferma la portière qui fit un bruit net de serrure neuve et ajustée. Dorothy Perry, qui écoutait près de la fenêtre du salon la plus rapprochée, dit :
– Voilà l’adieu. Comme c’est sec ! Elle est pourtant sympathique, cette Française. Vous la reverrez ?
– Je ne pense pas, répondit Réginald.
La voiture fut bientôt sortie du parc, et roula dans les campagnes. Le temps avait changé. Un vent du sud-ouest passait en fleuve rapide et d’un mouvement égal au-dessus de la Grande-Bretagne. Il n’avait de remous que tout en bas, là où il se brisait aux collines, aux maisons, et courbait les arbres, les petits tout entiers et la pointe des plus vieux. Toutes les feuilles baignaient et bruissaient dans son courant. Un nuage dont on ne voyait pas la fin, uniforme, épais, noir, tendait les deux tiers du ciel, tandis que l’orient avait encore quelques étoiles, pâles dans le bord du vent. Le nuage, qui couvrait plusieurs comtés du royaume, emportait la fumée de centaines et de centaines de villes et de villages ; il était lourd de poussière, de débris, de misère humaine, de tous les miasmes vomis par les rues ; mais bientôt il flotterait au-dessus de l’Océan Glacial, et il serait, perdu dans l’immensité des lames froides, aussi négligeable qu’une fumée de pipe tordue au coin de la bouche d’un matelot. Marie le regardait ; elle songeait aux confidences de Réginald, au drame dont elle avait entendu parler à mots couverts. Madame Limerel lui demanda :
– Cette longue promenade avec Réginald Breynolds a dû te permettre de comprendre la scène qui s’est passée, quand nous avons eu quitté la salle à manger ? Il paraît que cela fut très impressionnant, ce toast du père, ce refus de Réginald.
– Oui, il craignait, je ne savais quoi, mais cela sans doute. Il me l’avait dit.
Madame Limerel ajouta, un moment après :
– Je trouve qu’il ressemble aux portraits de Newman très jeune.
– Tiens ! voilà une comparaison qui me paraît plus juste qu’une autre que vous aviez faite, à Westgate. Vous vous rappelez le cow-boy ?
La belle tête fine de Marie Limerel était posée sur le drap gris de la limousine ; elle y touchait par l’épais rouleau de ses cheveux et par ses voiles qui faisaient ressort et la berçaient, presque endormie. Seule, la mère continua de regarder, par la vitre, la campagne divisée en larges plans d’ombres inégales. Les buissons avaient l’air de bêtes à l’attache, qui se débattent et tirent sur la chaîne en rampant. De deux côtés, au nord et à l’est, des phares, des entrées de port, des feux de navires, des lignes d’étincelles indiquant des jetées ou des quais, formaient un demi-cercle immense, sous la nuée noire emportée vers le large.
À Redhall, la soirée s’était achevée de bonne heure, très peu de temps après le départ de madame Limerel. Tous les invités logeaient au château. Un peu avant onze heures, les domestiques avaient pu éteindre les lustres du salon. Mais ils avaient aussitôt allumé les lampes du fumoir. Et, dans la salle meublée et décorée de bibliothèques, à droite et à gauche, les hommes étaient descendus, marchant avec précaution parce que le couvre-feu officiel avait sonné, délivrés de la contrainte des conversations obligées, libres de se taire, libres de fumer, et libérés aussi de l’uniforme de soirée. Fred Land avait seulement remplacé les souliers vernis par des pantoufles, mais Mr W. Hunter Brice portait un complet de flanelle couleur chamois, et Mr Hagarty avait quitté l’habit noir pour un veston de velours. Les jeunes gens étaient restés en habit. On avait fumé, causé, bu le wisky and soda, et recommencé à rire, comme on avait coutume de le faire sous le toit des Breynolds. Sir George, assis dans un large fauteuil, près de son ami Hagarty, tourné, comme lui, vers les deux fenêtres ouvertes sur le parc, parlait selon son habitude par petites phrases jetées entre deux bouffées de fumée ; et il y avait des silences voulus, goûtés, pendant lesquels on entendait, en arrière, la voix des autres fumeurs qui parlaient vite et mêlaient leurs voix. Oui, tout semblait se passer selon les rites ordinaires de cette maison. Mais personne ne croyait à la paix. Au milieu des conversations, souvent, le regard d’un ami cherchait furtivement, avec inquiétude, le vieux seigneur de Redhall. Des mots de pitié discrète, des mots dits à voix basse, l’enveloppaient. Vers minuit un quart, Fred Land, Robert Hargreeve et Cuthbert Hagarty étant venus prendre congé du baronnet, celui-ci fit signe, de la main, à Réginald qui se trouvait en arrière, de ne pas quitter le fumoir, et continua de converser avec l’hon. Hagarty, et de combattre, en opposant sentence à sentence, ce libéral qui n’était point partisan du programme naval de l’Amirauté. Les cigares s’étaient éteints. Mr Hagarty en aurait allumé volontiers un troisième, mais sir George le prévint, et, prenant lui-même un havane à bague d’or, il dit gravement :
– Emportez cela, mon ami, vous le fumerez dans votre chambre : j’ai quelque affaire à traiter avec mon fils.
Rappelé au sentiment du drame familial qu’il avait oublié, Hagarty eut un soubresaut, et il considéra une demi-minute le cigare qu’il tournait et retournait entre ses doigts, se demandant s’il ne serait pas bon d’exhorter son ami à l’indulgence… Mais la réserve, la crainte d’empiéter sur le droit d’autrui, l’emportèrent. Il se tut, et serra seulement la main du père et du fils, qui demeurèrent seuls. Les pas s’éloignèrent, plaintes diminuantes, sur le parquet du corridor et de l’escalier. Sir George, sans se lever, fit faire demi-tour à son fauteuil et se trouva en face de Réginald, qui était debout, les jambes touchant la table de milieu. En voyant que son père allait lui parler, Réginald s’écarta un peu de la table.
Le baronnet leva la tête, d’un mouvement brusque, et regarda fixement son fils. Toute la maison était silencieuse. Il mit un peu de temps avant d’ouvrir ses minces lèvres, et il parla très bas, pour montrer à quel point il se possédait.
– Je ne me souviens pas d’une plus triste journée.
– Moi non plus, dit Réginald.
– Ni plus honteuse.
– Vous me permettrez de ne pas le penser.
– C’est une honte que vous m’avez faite. Refuser de boire à la prospérité de l’Église, ici, chez moi, sur cette terre qui nous a été donnée par la reine Élisabeth ! Jamais, vous entendez, depuis que les Breynolds boivent à Redhall, jamais un étranger ne leur a fait l’affront que vous m’avez fait, vous, mon fils, devant mes hôtes. Que pouvez-vous dire pour expliquer votre refus, après que ce matin vous avez refusé l’office ?
– Vous savez le respect que j’ai pour vous.
– Pas de mots inutiles ! Des raisons !… En avez-vous ?
– Une, la même pour les deux circonstances : j’ai étudié les questions religieuses…
– Il m’importe peu ! Pensez à part vous tout ce que vous voudrez. Mais en Angleterre, la religion anglicane est affaire nationale ; le respect s’en confond avec le respect dû à l’État ; l’offense qu’on lui adresse est une offense au pays…
– Voilà ce que vous me permettrez de ne pas admettre. Le Roi, toujours ; les croyances, si je peux : elles ne me sont pas imposées. Je suis libre. J’invoque ma liberté d’examen…
– Non pas ! La tradition commande, et aussi l’unité de la famille. Vous pouvez vous séparer sur un point ou sur un autre de l’Église établie, mais, refuser d’honorer une institution essentielle de l’Angleterre, cela est une honte pour un Anglais, et pour quelqu’un de ma race… Croyez-vous que je sois homme à le supporter ?
Réginald secoua la tête, comme ceux qui doutent qu’il soit possible de s’expliquer, tant la distance est grande, de leur pensée à celle des autres. Sir George reprit :
– Expliquez-vous ! Je ne demande que cela. Mais vous ne vous en tirerez pas par des mots…
– Je n’ai pas l’ambition de m’en tirer. Je me suis mis dans un cas que je redoutais depuis ce matin : je vous ai déplu. Mais je me devais à moi-même, avant tout, d’être un homme sincère, et de ne pas faire un geste qui ne correspondît pas à ma pensée. Or, j’ai changé. Je ne me sens plus attaché par le lien de la foi commune à notre Église. Ne craignez pas que j’invective contre ceux qui lui demeurent fidèles. Beaucoup me sont trop chers. Mais affirmer une foi que je n’ai plus, faire un geste, oui, même un geste qui serait faux, et formuler un vœu de perpétuité, quand rien, dans ma pensée, n’y correspond, je ne le puis pas !
La voix de sir George monta d’un ton.
– Papiste, alors ?
– Si cela était, mon père, je ne ferais que rejoindre les plus anciens des Breynolds, ceux d’avant Élisabeth.
– Ils n’étaient pas nobles, Réginald.
– Ils étaient hommes, et libres, et leur foi était, en effet, romaine.
– Pas anglaise.
– Si vous voulez ; romaine, c’est-à-dire mondiale, pas anglaise. Mais rassurez-vous. Je ne suis pas le papiste que vous supposez. C’est justement ce qui m’a rendu plus difficile l’acte que j’ai fait, plus méritoire.
– Allons donc !
– Je ne crois pas à l’Église romaine ; je suis même, je crois être, loin de sa foi ; je suis seulement détaché de notre Église, et dans le doute douloureux.
– Eh bien ! mon cher, je vais ajouter à votre douleur.
– Cela m’étonnera.
– Du tout.
Sir George leva son poing, habitué à retenir ses chevaux de chasse irlandais, et frappa la table qui sonna en se déplaçant sur le parquet.
– Je ne souffrirai pas que ce bien vous passe après ma mort, à vous qui insultez tous ceux dont je le tiens !
Réginald se tut.
– Je vous prie, Réginald, d’ouvrir la bibliothèque, le panneau de droite… Bien… En bas, deuxième rayon… Vous voyez la collection des lois d’Angleterre ? les volumes reliés en maroquin ?…
– Oui, mon père.
– Cherchez les lois du roi Guillaume IV… Bien. Donnez-moi le livre.
Sir George décroisa les jambes, et, sur ses genoux, établit le volume in-4° relié en maroquin rouge, timbré aux armes des Breynolds. D’une main très sûre de ses gestes, même de celui-là, il l’ouvrit, feuilleta, trouva le Fines and recoveries act de 1833, chapitre 74. Et son vieux visage se releva vers Réginald, et, de nouveau, toute la prodigieuse vie s’amassa dans les petits yeux bleus. Il jugeait, il prononçait, au nom de sa maison, et, sans qu’il l’eût cherché, il avait, dans la physionomie, l’ironie secrète, la violente satisfaction des juges très loyaux qui décident un procès politique, et qui punissent le coupable. Il ne se vengeait pas ; il représentait et faisait respecter la vieille Angleterre.
– Le texte est formel ; j’ai le droit et j’en userai, de vous déposséder de ma terre de Redhall, qui est bien de substitution, et de la faire passer à votre frère. Il suffit que, dans les six mois, voyez, la rédaction soit enregistrée au Central Office de la suprême Cour de Justice…
Le vieux gentilhomme ricana, bien qu’il n’eût aucune envie de rire, et dit :
– Il m’en coûtera un impôt d’un shilling par soixante-douze mots… Que pensez-vous de cela ?
Réginald, toujours debout devant lui, impassible, répondit :
– Que vous avez le pouvoir de faire ce que vous dites.
– Il faut ajouter que vous êtes certain que je le ferai, car vous me connaissez.
– Oui.
– Il faut ajouter encore que cela est juste.
– Dans votre esprit, je n’en doute pas.
– Non, en soi. Je ne veux point de changement dans Redhall : ni les arbres abattus, ni les limites diminuées, ni les tenanciers renvoyés, ni la foi commune et antique abandonnée. Mon troupeau de daims fuirait, en vérité, s’il avait un maître papiste. Ah ! ah ! cela ne se verra pas !
– Je vous ferai de nouveau remarquer, mon père, que je ne suis pas devenu catholique romain.
– Je vous ferai remarquer, moi, que vous y viendrez. Je ne suis pas de ceux qui se laissent tromper ! Je vois où vous en êtes. Aussi je me contenterai de votre promesse, Réginald. Vous me promettez, le jour où vous aurez adhéré à cette foi romaine, de me prévenir, où que vous soyez, et où que je sois ?
Les yeux du jeune homme cherchaient une hésitation, une pitié, un secours, dans ces petits yeux vifs qui interrogeaient, pressaient, ordonnaient. Il pensait : « Quelle dure condition ! Vous menacez cette conscience malade, incertaine, et vous augmentez la puissance déjà si grande de la coutume, du milieu, de la nature… Je l’aime, ce domaine dont vous voulez me dépouiller !… » Il ne dit rien de ces choses, mais seulement :
– Si vous croyez cela juste, je vous préviendrai.
– Bien, je compte que cela sera.
Le mot fut dit avec une âpreté singulière, comme une sentence de condamnation. Et l’expression du visage devint plus dédaigneuse.
– Je pense, Réginald, que les voyages pourraient utilement remplir votre congé.
– Je pars, en effet, dit froidement l’officier. J’avais l’intention de voyager plus tard. J’ai avancé l’heure.
– Quand vous mettez-vous en route ?
– Cette nuit même.
Sir George ajouta :
– Pardon : vous éviterez de faire atteler Vulcain, qui boitait légèrement cette après-midi. Mes autres chevaux sont à votre disposition.
Il se leva, et, droit, sans un regard, s’appliquant à marcher, le vieux gentilhomme quitta le fumoir.
Réginald demeura debout, tourné vers la porte ; puis, quand son père fut sorti, le jeune homme se détourna et ferma les yeux. Tous les gestes, toutes les paroles de cette journée, il les vit, il les entendit de nouveau. Comment une journée avait-elle suffi ? Tant et tant de choses ! La vie, les projets, l’avenir, mots pleins de sens le matin, et vides à présent ! Il fut sur le point de pleurer, mais l’habitude de se contraindre et d’être homme, la crainte de voir entrer le valet de chambre qui veillait dans l’office, empêchèrent cette faiblesse. Il s’approcha de la fenêtre. Les stores, comme de coutume, étaient levés. À travers les glaces, le parc, un peu court de ce côté, avait pris, sous la lune, un ton bleu et luisant, qui révélait l’abondance de la rosée. L’allée qui s’en allait, tournante et si nette entre les gazons, vers le cottage du jardinier chef, là, tout près, avait l’air d’une mosaïque de nacre. Et voici justement qu’à travers les vitres apparaît William, le riche, gros et très anglais William, marchant sur le sable, sans plus faire de bruit que s’il était une ombre. La lune, sculpteur en haut relief, accentue sur le corps épais du jardinier tous les pleins, toutes les courbes, grossit les joues, bombe la poitrine, arrondit les cuisses, lui donne un air de vieux Silène. Il revient des cuisines, où il n’avait que faire, mais c’est son habitude, quand il y a du monde, d’être invité au salon des domestiques supérieurs, et de boire loyalement, à la santé de sir George, un verre de porto que le baronnet laissera passer et paiera parmi les abus nécessaires. Il est doucement ivre ; il se balance sur ses gros mollets qu’il avait dodus seulement quand il était piqueur, vers la vingtième année. Son toit de tuiles, verni par la rosée, ses chèvrefeuilles et ses jasmins l’appellent. Il a sur la tête la casquette plate, à carreaux, qui ne le quitte guère. Quelle étrange idée vient parfois à un homme malheureux ! Réginald a ouvert la fenêtre, et le chef jardinier a tressauté au bruit, puis a reconnu son maître, puis a touché de ses doigts potelés le bord de la casquette, mais sans l’enlever, et s’est mis à sourire d’un air embarrassé, ne sachant pas s’il rêvait, s’il n’entendait pas des paroles imaginaires, comme le vin en sème et fait lever dans les esprits, la nuit.
– William, vous allez vous coucher ?
– Mais oui, Mr Réginald, bonne nuit.
– William, n’est-ce pas que c’est joli Redhall ?
– Oh ! oui, joli bien sûr, depuis le matin jusqu’à cette heure tardive… Vous voyez, je me promène encore…
La jovialité de l’homme s’accrut, et l’émotion fit battre ses lourdes paupières, aussi mouillées que le gazon. Depuis le retour de Réginald, c’était la première fois qu’il causait un peu librement avec lui, comme au temps où le jeune homme venait d’Eton ou du camp d’Aldershot. Il passa la main sur son menton rasé, du même geste que s’il avait eu de la barbe et qu’il l’eût tirée. Et, du coin de la bouche, parlant pour la seule fenêtre qui fût ouverte dans le château, il dit :
– Figurez-vous que la renarde avait fait une portée sous la haie du jardin. J’ai tout de suite pensé au plaisir qu’aurait Mr Réginald, en octobre, à chasser le petit renard. Eh ! eh ! les diablotins, ils ont vite poussé ! Ils ont mangé déjà plus de lapins et de faisandeaux que je ne saurais dire… Quand vous galopez dans le parc, Mr Réginald, je suis content… Ce sera pour octobre…
– Je crains que non, William. Mais je vous remercie. Adieu ! Bonne nuit !
– Bonne nuit !
Il regarda s’éloigner vers le logis tranquille, ouaté par la brume, ce serviteur assuré du lendemain, et aussi fortement que les murailles attaché au domaine. Ayant fermé la fenêtre, il sonna le valet de chambre, et lui donna l’ordre de tout préparer pour un voyage, et de prévenir l’écurie.
– Ce sera un voyage long, dit-il, voici ce que vous mettrez dans mes valises…
Il écrivit quelques lignes sur la table, où se trouvaient les boîtes de cigares et le volume aussi des lois anglaises. Puis il monta, prenant garde de ne pas faire de bruit, de peur que les invités ne vinssent, comme il arrivait quelquefois, lui proposer une promenade par la nuit claire, ou une course en bateau sur le lac. Il suivit le couloir de l’aile droite, puis celui qui se trouvait au-dessus de la galerie, et, faisant exprès de marcher un peu plus fortement, il s’arrêta net, au tournant de l’aile gauche, devant la porte au-dessus de laquelle étaient écrits ces mots, en bleu : « Princess Mary’s room. » Il y avait longtemps, la fille d’un roi avait dormi au château. La porte s’entr’ouvrit ; un petit cri angoissé passa par l’ouverture, et lady Breynolds apparut, en toilette de soirée, un châle jeté sur les épaules.
– Ah ! c’est vous ? Que s’est-il passé ? Je suis morte de peur. Venez vite. Aucune violence, j’espère ?
– Évidemment. Rien que des mots, mais décisifs. Il faut que je m’éloigne.
– Ce que je redoutais ! Vous l’avez donc mérité ?
– Non, je l’ai décidé.
– Pauvre, pauvre enfant !
Elle ouvrit ses bras, et tendre, effarée, tragédienne involontaire et superbe, elle embrassa ce grand enfant, et elle le fit asseoir près d’elle, et puis elle l’écouta. Elle tâchait de faire taire ses propres indignations, les reproches que sa conscience et ses habitudes lui suggéraient, car elle était aussi attachée que son mari à l’Église établie, pour n’écouter que sa pitié maternelle. Près d’elle, Réginald pouvait être triste. Il ne pleurait pas. Mais, tandis que devant son père, qui luttait, il était demeuré respectueux et froid, ici, sans témoin, près de partir, il ne cachait pas sa peine profonde. Jeunesse qui inspirait la compassion la plus véritable, enfant qui se sentait regretté, âme cependant qui ne trouvait d’écho que pour son chagrin, et dont l’angoisse intellectuelle, la noblesse, le haut honneur étaient ignorés de celle qui l’aimait, de celle qui était la mère, et qui disait : « Mon Réginald, que vous êtes cruel, pour nous aussi bien que pour vous ! » Il abandonnait une de ses mains entre les mains de sa mère, et la mère était fière, secrètement, de voir ce bel homme, ce beau fils, plus grand qu’elle d’une tête, et qui avait besoin de confidence et d’appui, ce soir, comme autrefois. Elle ne cherchait pas à le détourner de ce projet de départ, non, les résolutions de Réginald étaient celles d’un homme qui sait ce qu’il veut. Même elle entrait dans le détail de l’itinéraire, en femme qui a beaucoup voyagé, pour qui les noms de villes et de pays ont un sens précis. Elle s’inquiétait.
– Comment vivrez-vous ? Vous avez vos économies que je vous ai reproché quelquefois d’avoir faites ?
– Oui, je les dépenserai. J’espère ne rien demander à personne.
– Moi, Réginald, je puis vous aider un peu. Je le ferai, car votre père ne m’a jamais blâmée, ou interrogée même au sujet de l’emploi de ce qui m’appartient : peu de chose, vous le savez.
Ses yeux, ses très beaux yeux, cernés par la fatigue, l’émotion, la fièvre, rougissaient, à mesure qu’elle approfondissait cette aventure soudaine, mais dont les causes étaient trop anciennes, hélas ! Ils pleurèrent vraiment lorsque Réginald eut avoué que Redhall pourrait échapper un jour au fils aîné de sir George.
– Ah ! quelle défense de vous puis-je faire, puisque c’est vous-même qui vous condamnerez ? Et je ne serai pas là pour empêcher cette folie et cette action mauvaise !
– Que savez-vous de l’avenir ? Je ne serai pas prisonnier, même de la fortune, voilà ce qui est sûr. En dehors de cette promesse et du moment présent, rien ne saurait être affirmé par moi. Je chasse les discussions et les théories, loin, loin… Je n’appartiens à aucune… Dites-moi que mon nom sera quelquefois prononcé ici, quand vous serez seule, ou avec mes amis ? Vous me donnerez souvent des nouvelles de Redhall ?
Il se mit debout, et essaya de sourire, ce qui est rude quelquefois.
– Près de deux heures du matin ! dit-il, quelle mauvaise nuit vous aurez passée !
– J’en voudrais d’autres pareilles, puisque vous êtes encore là, Réginald. Quand reviendrez-vous ?
– Quand mon cœur aura changé, ou les vôtres…
– Hélas !
Ils se séparèrent, mais lady Breynolds voulut que son fils emportât plusieurs souvenirs de la terre patrimoniale, des choses qui ornaient sa chambre ou d’anciennes chambres d’enfants. Et elle mit, dans les bras de Réginald, pêle-mêle, des photographies, une miniature, deux ou trois livres qu’elle aimait, et qui portaient sa longue signature.
À trois heures du matin, la voiture était avancée, lanternes allumées, devant la porte. Il faisait froid. Le jour qui naissait, dans les espaces infinis, entre les étoiles et la terre, semblait avoir diminué la lumière de la lune ; les prairies étaient blanches autour du château, et les futaies ressemblaient à ces grandes arabesques pâles, fixées dans les pierres d’onyx. Réginald fit signe à la voiture de le suivre, et il remonta à pied l’avenue. Des buissons, d’espace en espace, bordaient l’allée, et sur leurs feuilles mouillées, il posait ses mains, et les laissait traîner comme sur des vagues ; et, d’autres fois, il caressait des branches pendantes, et de toutes ces frondaisons remuées, des gouttes d’eau roulaient, avec un bruit léger. « Merci, murmura-t-il, merci, arbres de ma maison. » À l’endroit où le bois se fait plus épais, et va cacher le carré de pierre de Redhall, il s’arrêta, face au château ; il considéra longuement les pentes des pelouses, les lignes enveloppantes des bois, le dessin des avenues, pâles sur le sol et qui creusaient dans la forêt des cavernes brumeuses, puis il ne regarda plus qu’une fenêtre, un moment, et il rejoignit sa voiture qui l’avait devancé. Il n’avait pas, sur son jeune visage blond, la trace d’une seule larme, mais tout son cœur pleurait silencieusement.
– Vous préviendrez madame, dès qu’elle sera rentrée, que je l’attends ici, dans mon cabinet de travail.
– Bien, monsieur.
– Je n’y suis pour personne.
M. Victor Limerel avait, en ce moment, sa physionomie normale d’homme d’affaires, laquelle différait sensiblement du masque de l’homme du monde. Sa formidable mâchoire de bouledogue portait en avant la lèvre inférieure et les incisives d’en bas, qu’on voyait, quand il parlait, solides, et blanches ; elle creusait, en se déplaçant, deux dépressions à la naissance des tempes qui étaient dégarnies ; elle constituait le trait maître de ce visage, auquel elle donnait une expression de force, d’insolence et d’opiniâtreté. Dans le monde, elle rentrait un peu ; M. Victor Limerel surveillait cette terrible charpente mobile. Les yeux s’harmonisaient avec elle ; ils étaient légèrement sortis de l’orbite, vifs, sombres, dominés par l’arc très épais des sourcils, qui se rencontraient à la naissance du nez, s’y heurtaient, et se redressaient en épi. Cet homme de cinquante ans passés, s’il avait des cheveux de moins, n’avait pas un poil blanc. Sa moustache, tombant au coin des lèvres, courte et fournie, était d’un noir nuancé de jaune par le cigare. Il avait peu de cou, les épaules larges, puis le buste s’amincissait, et les jambes, nerveuses, portaient allègrement ce corps mal fait. Le Tout Paris de l’industrie et de la finance connaissait la « Société française des filatures de laine », qui avait deux usines principales, à Lille et à Mazamet ; on la savait prospère ; on rendait justice aux rares qualités de son fondateur et président. Grand travailleur, M. Victor Limerel l’était à sa manière, qui est celle des créateurs de tout ordre : il voyait une affaire en un instant, comme s’il avait pu en faire le tour ; il jugeait de même les hommes, donnait des ordres précis, ne se reprenait jamais ; il possédait un pouvoir de combiner, de prévoir, de se souvenir, qui eût fatigué une demi-douzaine de têtes ordinaires. La sienne résistait. Elle demeurait parfaitement libre et aisée. Sorti de ses bureaux et de ses salles de conseil, dans les salons, dans la rue, au théâtre, il semblait avoir oublié, il oubliait les affaires, et défendait qu’il en fût question devant lui, mais, du même coup, il devenait banal. Il parlait bien, jamais de source. Sa conversation était faite de coupures de journaux et de réminiscences de dialogues entendus. Si on le contredisait, il affirmait plus nettement, pourvu qu’il vît quelque intérêt à soutenir son opinion. Et alors, il avait beau sourire, simuler l’empressement, l’ardente curiosité des arguments de l’adversaire, plusieurs signes, sa mâchoire avancée, ses doigts qui remuaient nerveusement, ses sourcils rapprochés, le son de sa voix, le battement et le relief des veines de ses tempes, disaient l’âpre volonté de l’homme, l’orgueil d’un succès constant, l’expérience de l’immense faiblesse des caractères. Mais, s’il avait des avis cassants, ce n’était que sur un petit nombre de sujets, et lorsque sa personne, ses goûts, sa famille, paraissaient être en jeu. Sur beaucoup d’autres questions, et des plus graves, ou des plus hautes, on était surpris de le voir, au contraire, abandonner son avis à la première objection, adopter le sentiment opposé, et s’en faire un mérite, car il appelait cela sa large tolérance. Quelques-unes de ses relations, dans le monde politique, s’expliquaient et duraient grâce à cette facilité de compromission. On le sentait indifférent à l’essentiel, ombrageux et jaloux seulement dans les questions personnelles. Beaucoup d’esprits dominateurs sont ainsi, tyrans partiels, et, pour le reste, d’une faiblesse qui est due à l’absence de passion. M. Victor Limerel avait toujours refusé de se présenter à la députation. Il passait pour conservateur, on ne sait pourquoi, mais ceux qu’il nommait ses adversaires ne s’y trompaient pas, reconnaissant, dans les critiques qu’il leur adressait, l’humeur alarmée d’un homme riche plutôt que l’opposition d’une conscience. Sa femme avait, d’ailleurs, l’ordre formel de ne négliger aucune relation, et elle observait la consigne, voyant et recevant tous ceux ou toutes celles qui pouvaient servir, de près ou de loin, – de très loin souvent, – l’une des deux ambitions de son mari : être promu officier de la Légion d’honneur, entrer dans le Conseil d’administration du Canal de Suez.
Mademoiselle Elsa Pommeau, fille de banquier, qu’il avait épousée toute jeune, lui avait apporté 45.000 livres de rente, de superbes cheveux, des épaules à l’abri du temps, et un sourire qui venait au commandement, toujours le même. Elle n’était pas nulle, surtout elle n’était pas mauvaise ; elle manquait presque entièrement de personnalité. Vingt années de visites, de dîners et soirées, l’avaient complètement farcie d’idées, d’admirations, de préjugés, de pudeurs, de formules, de goûts qui étaient ceux de son monde. Elle répétait des médisances, et elle était sans méchanceté ; elle dépensait beaucoup d’argent et de ruses mondaines pour garder un peu de fraîcheur, de brillant, d’entrain, pour compter dans l’arrière-garde des jolies femmes, et elle n’était pas coquette. Ses amies disaient : « La correcte Limerel », et elles l’aimaient toutes. Qu’elle parlât avec l’une ou avec l’autre, elle n’était pas différente, et la longueur des bavardages en faisait toute l’intimité. Madame Victor Limerel avait entendu parler trop de femmes et trop d’hommes pour qu’une sottise, un peu plus grosse que de coutume, la scandalisât. Les formes seules, quand elles étaient brutales, la choquaient. Cependant, tout opprimée qu’elle fût par son mari et par le monde, quelque chose d’elle-même, de la femme qu’elle aurait pu être, bonne, tendre et enthousiaste, subsistait, et vivait en dessous, pauvrement. Lorsqu’elle était seule, avec son mari ou son fils, il lui arrivait d’être elle-même, de penser ou de parler selon des préférences qui étaient des débris de principes et des épaves de conscience. Elle usait de phrases vagues, toujours les mêmes. Elle disait : « Je crois que vous vous trompez… Vous allez trop loin. Je n’ai pas été élevée dans ces idées-là… Non, je n’admets pas cela… Faites ce que vous voudrez, moi, je ne partage pas votre sentiment, je m’abstiens. » L’abstention était le plus grand effort de son courage. Dans les églises où elle entrait quelquefois pour attendre que l’heure sonnât d’un rendez-vous de couturière ou d’amie, elle s’inclinait profondément, et immobile, cachée sous son chapeau, elle soupirait, elle formait quelques résolutions, recommandait à Dieu les êtres qu’elle aimait, son fils surtout, un examen, un projet de mariage, une amie malade ou ruinée. Ceux qui la voyaient ainsi la jugeaient pieuse, et elle n’eût pas protesté, si on eût dit devant elle : « Vous qui êtes si pieuse, ma chère… » Elle avait la bonne foi de l’énorme ignorance.
Telle était la compagne dont M. Limerel administrait souverainement la fortune, les démarches, les conversations et la plupart des pensées. Elle redoutait la forte voix de son mari, son assurance, ses arguments, ses citations, ses objurgations, ses plaisanteries, son mépris, et, quand elle ne cédait pas, ses colères. Elle le trouvait tyrannique, et elle l’aimait. Sa timidité, l’habitude et un peu d’admiration, la faisaient céder très vite, et aisément, et sans regret. Elle n’était pas toujours convaincue, mais puisque M. Victor Limerel commandait, ne fallait-il pas obéir, maintenir la paix, au prix d’un sacrifice ? D’autres sacrifient leur plaisir ; elle sacrifiait quelques opinions, mais avec l’espérance de les voir triompher une autre fois, à la conservation du ménage.
Rien ne lui avait plus coûté que de voir avec quelle méconnaissance de l’autorité maternelle, sans l’avoir d’abord consultée, son mari avait pris des renseignements, fait des avances, engagé des pourparlers pour le mariage de Félicien. M. Limerel considérait cette négociation comme une affaire de premier ordre, et par conséquent, dans son esprit, réservée à lui seul. Le mariage de Félicien pouvait et devait favoriser cette ascension que M. Limerel appelait familiale parce qu’elle servait le chef de la famille. Celui-ci avait discerné, parmi les jeunes filles dont le père était influent, mademoiselle Tourette, et il avait dit à Félicien : « Je la trouve charmante. » Il aurait pu lui dire : « Je trouve que le père est très en vue. Le baron Tourette, dans les affaires, est une force. Épouse la fille. Tu me rendras service. Elle est, d’ailleurs, fort bien. » Il ne se trompait sur aucun des deux points. Mais sur un autre, qu’il n’avait prévu, il s’était trompé. Dans son calcul, il oubliait de faire entrer un élément important. Mademoiselle Tourette était une jolie fille, riche et bien apparentée, mais Félicien refusait de se laisser dicter un choix ; il priait qu’on attendit, avant de faire la moindre démarche, qu’il fût décidé à se marier. « Timidité, avait répondu M. Limerel ; crainte de ne pas plaire, je te connais, mon ami ; laisse-moi seulement te présenter : je crois être sûr de sa réponse à elle ; je suis sûr de ta réponse à toi. La petite est exquise. » De guerre lasse, Félicien avait dit : « J’irai. C’est bien. »
Et en effet, les négociations, menées discrètement, entre M. Limerel et la baronne Tourette, avaient abouti à cet accord : « Marguerite ne saura rien ; nous irons faire un tour au Salon ; à trois heures, exactement, nous serons devant la grande machine de Wambez, vous vous rappelez, où les professeurs de la Sorbonne sont représentés, faisant des effets de robe sur un escalier… Vous nous rencontrerez. Je ne sais pas si je m’abuse ; mais le voisinage de ces portraits de vieux messieurs ne doit pas nuire à Marguerite. La chère petite aura tout le loisir de causer avec votre fils, et c’est ce qu’il faut, n’est-ce pas, puisque nous pouvons faire l’occasion, mais non la sympathie. – Évidemment. – Vous y serez ? – Trois heures précises, madame. Et la suite est aisée à prévoir. »
M. Victor Limerel venait précisément d’assister à cette entrevue. Il avait tenu à aller seul avec Félicien. « Vous compromettriez tout, ma chère ; vous auriez de l’émotion sur les joues, dans la voix. Je vous reviendrai avec le vainqueur, et vous n’aurez pas de regret, quand l’affaire aura réussi, de m’avoir écouté. » Elle devait ne jamais avoir de place dans les succès diplomatiques de M. Limerel. L’habitude était prise. Il revenait donc, et, ne trouvant pas sa femme, il s’impatientait. Deux fois, il avait cru entendre le bruit de l’ascenseur s’arrêtant au premier ; deux fois, dans le cabinet de travail, tendu d’étoffe claire et qui n’avait qu’une tache sombre, la réduction en bronze du Penseroso avec plaque de cuivre et inscription : « Donné par les ouvriers des usines, » – il s’était levé, appuyé sur le coin de cuivre de la table, prêt à dire : « Ah ! vous voilà enfin ! Ce n’est pas trop tôt ! »
Le choc de l’ascenseur ébranla réellement le parquet. La belle madame Limerel, quelques secondes après, – elle avait couru, – entr’ouvrit la porte, et, avant même d’entrer :
– Eh bien ? Et mon fils ?
Elle avait jeté si vite, d’un ton si angoissé, ce cri maternel, que M. Limerel en fut ému, au point d’oublier le reproche tout préparé, et qu’il dit, levant les bras :
– Manquée, l’entrevue ! Entièrement manquée ! Et par votre faute !
– Je le pense bien. Tant que je vivrai, toutes les fautes sont à moi. Cependant, je n’y étais pas et vous y étiez. Mais peu importe… Racontez-moi d’abord… Où les avez-vous vus ?… Mon pauvre Félicien !… Comme il doit souffrir !… C’est cette péronnelle qui n’a pas voulu de lui ?
– Mais non, ma chère, c’est lui, c’est lui ! Comment pouvez-vous supposer ? Ah ! je vous reconnais bien là : un échec vous enlève tout jugement !
– Mais racontez donc ! Racontez ! Vous voyez que je ne puis pas supporter le retard. Où étiez-vous ?
– Tournant le dos au tableau de ce peintre, vous savez bien, la Sorbonne, dans la grande galerie. J’avais l’air de m’intéresser à une mer démontée, qui se trouvait là ; mais, du coin de l’œil, en expliquant à Félicien mon admiration qu’il ne partageait pas, je guettais. À trois heures quatre, les Tourette surgissent du grand escalier, au complet. Ils viennent. Ils vont passer tout près de nous. Je me rapproche encore de l’entrée, les mains au-dessus des yeux, de l’air d’un homme qui veut éviter un faux jour. Ils nous aperçoivent : « C’est vous, mon cher Limerel ? Quelle bonne surprise !… »
– Comment disait-il cela ?
– Essoufflé, mais très courtois, cordial même. Je suis sûr qu’il désirait ce mariage-là. Un air qui ne trompe pas. J’ai l’habitude des hommes.
– La mère ?
– Très digne toujours. Mais elle était venue, malgré la migraine.
– Et mademoiselle Marguerite ?
– La plus jolie Parisienne de toutes celles qui étaient là, vivantes ou dans les cadres d’or, un Greuze coiffé à la mousquetaire, un petit nez relevé, sablé d’un peu de rousseur, des lèvres spirituelles et éclatantes, des yeux vifs sous des paupières langoureuses : vous la connaissez. Elle savait tout. Pas une émotion. Elle est très forte. Tout de suite une liberté, un entrain, des mots drôles. Elle emmène Félicien : « Je suis chez moi, au Salon, monsieur, venez par ici. » Nous suivons. D’un commun accord, tacite, nous nous laissons distancer. Elle causait beaucoup ; son joli bras, armé de l’ombrelle, se levait quelquefois ; Félicien parlait peu ; nous pensions : « Cela va normalement, » mais nous ne pouvions pas nous le dire encore…
M. Limerel continuait le récit de l’entrevue. Et, sans doute, il exagérait le rôle de la personne qu’il aimait le mieux, et de beaucoup ; cependant, il ne parlait pas que de lui-même, de ses habiletés, de ses réflexions, de ses reparties. Par exception, il s’efforçait de raconter ce qu’avaient dit ou fait les autres. L’attention passionnée de madame Limerel, l’interrogation pressante, continue, de ce regard fixe, de cette bouche entr’ouverte, de tout ce visage tendu en avant, agissaient sur l’homme le moins indulgent qui fût à ce qu’il appelait le romanesque des mères. Cette mère-là, les yeux creusés, assise dans la bergère près de la cheminée, ployée en deux, sans égard pour le corset neuf, ni pour la robe qu’elle froissait, la voilette relevée d’un geste brusque et roulée en bourrelet, le chapeau de fleurs déplacé, n’était plus la belle madame Limerel, la blonde régulière et fade qu’il était accoutumé de dominer, mais un être en qui vivait et s’exprimait une force primitive : la pitié pour l’enfant.
– Oui, dit-elle, je vois bien la promenade, et vos haltes, et leurs gestes à eux ; mais la fin ? la fin ?
– Quand j’ai eu pris congé du baron et de la baronne Tourette, en bas, dans le hall, après trois quarts d’heure, – j’avais peur d’abuser, n’est-ce pas ? – ils ont fait, pour la forme, le tour de deux ou trois statues, puis ils ont quitté le Grand Palais. J’ai demandé à Félicien : « Qu’en penses-tu ? » Il m’a répondu, j’ai toutes les syllabes gravées dans le cerveau : « Délicieuse pour un autre, mon père : moi, je n’épouse pas. Je vous avais prévenu. – Et la raison, s’il te plaît ? – Je pourrais en dire plusieurs. Je préfère ne vous en donner qu’une, qui suffira pour empêcher toute autre tentative comme celle-ci, que j’ai eu la faiblesse d’accepter : je suis résolu à épouser Marie ! »
– Il a dit ?…
– Il a dit : « Je suis résolu à épouser Marie. » J’ai répondu : « Marie Limerel, ta cousine ? Je ne veux pas, entends-tu ? – Je vous dis que j’y suis résolu. » Et alors, ma chère, nous sommes sortis. J’étais outré ! J’ai dit tout ce qu’on peut dire. J’ai montré à Félicien quelle sottise il ferait, en épousant une fille qui ne lui apportera pas même quatre cent mille francs, en s’alliant à une famille sans chef, qui n’a de relations que dans un seul monde et dans celui qui ne compte pas. Je lui ai montré que, quand on prétendait faire son chemin dans la diplomatie, on ne commençait pas par cette maladresse. À un certain état de fortune et d’élévation sociale, tel qu’est le nôtre, correspondent des obligations spéciales. J’ose dire qu’un grand bourgeois est limité dans le choix de sa femme, comme un prince, à moins qu’il ne veuille déchoir. Félicien déchoit. Il n’arrivera pas. Il veut se mettre en route avec un paroissien romain ; c’est un Machiavel qu’il lui faut. Je lui ai dit tout cela, et d’autres choses encore… Il m’a répondu par des phrases de sentiment ; il m’a répété que Marie était jolie.
– Elle l’est, en effet.
– Mademoiselle Tourette ne l’est-elle pas, par hasard ?
– Et puis, tant de hauteur morale, mon ami, tant de distinction !…
– Définissez-la donc, la distinction ? La petite Tourette a cent fois plus de chic, et c’est la distinction d’aujourd’hui, ma chère. Et, lors même qu’elle ne posséderait pas toutes les qualités dont rêve Félicien, elle est très jeune, il la formerait selon l’idéal qu’il entrevoit. Une femme de vingt ans, est-ce qu’un mari intelligent n’en est pas l’éducateur véritable ? Est-ce qu’il ne peut pas l’affiner ?
– Nous sommes l’exemple du contraire : j’avais vingt ans moins trois mois, lorsque vous m’avez épousée.
– Je vous en prie ! Je ne suis pas d’humeur à plaisanter.
– Ni moi, je vous assure. Je ne veux pas même vous contredire sérieusement. Ce sont seulement des objections que je fais, aux lieu et place de ce pauvre enfant qui n’est pas là… Pourquoi faites-vous ces yeux durs ?
Limerel se leva, jeta sur le bureau un coupe-papier d’ivoire avec lequel il faisait volontiers, en parlant, le geste de trancher, et il se mit à marcher très lentement, les bras croisés, entre la porte et la fenêtre, et sans cesser de regarder sa femme, qui se levait, elle aussi, et qui s’apprêtait à céder, en se retirant.
– Parce que, dit-il, vous êtes au fond la vraie coupable. Vous êtes cause que Félicien a des goûts ridicules, puisqu’ils combattent les miens…
– Il s’agit de son mariage, Victor !
– Il s’agit de son avenir, et il le compromet. Si vous ne lui aviez pas donné une passion pour l’idéal, qui m’inquiète… parfaitement, qui m’inquiète, une piété excessive…
– Qu’est-ce que vous appelez excessive ?
– Celle qui gêne, parbleu !
– Hélas ! il ne pratique plus ; vous le savez bien : c’est même un de mes chagrins.
– Je ne m’occupe pas de cela. Ce que je lui reproche, c’est d’être un esprit essentiellement romanesque et mystique.
– Pauvre enfant, un peu d’enthousiasme, qu’il tient peut-être de moi.
– Mais, non, ma chère : mystique, je soutiens qu’il vit, qu’il nage dans l’irréel. Il a le goût des femmes dévotes. Il se représente Marie comme une espèce d’archange ou de madone.
– Il l’aime.
– J’appelle cela déraisonner, être malade, ignorer le monde, faire une sottise. Choisissez.
Madame Limerel, lasse d’être debout, plus lasse encore de contredire, sachant l’inutilité des discussions, reprit le ton de visite, qu’elle avait aimable et d’un joli timbre.
– Je voudrais ne pas vous déplaire. Que désirez-vous que je fasse, mon ami ?
– Ce que je veux ? C’est que vous parliez à votre fils. C’est que vous le détourniez de cette idée folle. Il vous écoutera mieux qu’il ne m’a écouté. Vous avez une influence sur lui.
– Je le ferai d’autant plus souffrir… Puisque vous le voulez, j’essaierai. Où est-il allé, en vous quittant ?
– Au ministère, où il avait rendez-vous… Il ne peut tarder. Je vous laisse. Il croira me trouver, et il vous trouvera…
– Vous ne craignez pas qu’il ne soit soutenu bien fortement ?
– Par qui ? Par ma belle-sœur ? Je lui ai écrit en Angleterre, et j’ai reçu d’elle une réponse…
– Que vous ne m’avez pas montrée…
– C’est vrai. Mais excellente. Oh ! celle-là ne fera rien pour capter mon fils. La sévérité de ses principes est encore plus grande que la vôtre. Elle m’exaspère. Du moins elle me rassure : elle me garantit contre des manœuvres déloyales. Madeleine n’attirera pas Félicien. Je ne crains que Marie, qui est une passionnée, sous ses airs de retenue. Elle a toujours vécu avec nous, avec Félicien, dans une intimité dont je ne calculais pas les dangers. Elle ne peut pas ne pas l’aimer.
– D’une amitié de cousine.
– Oui, oui, connu, d’une de ces amitiés qui sont de l’amour intimidé par sa légalité même… Marie a des yeux, Marie a du jugement ; elle sait que mon fils est un parti flatteur et charmant, qu’il a une grosse dot, qu’il ira très loin… C’est contre elle qu’il faut que vous travailliez. Dites simplement que vous trouvez ce mariage impossible, qu’il vous peinera… J’entends qu’on ferme la porte de l’hôtel. C’est Félicien… Vous direz que vous ne m’avez pas vu… Ne pâlissez pas comme vous faites, voyons ! C’est ridicule. Quand serez-vous une vraie femme ? une volonté ?
Elle demeura le visage tourné vers le couloir par où son mari disparaissait ; elle pensait : « Vous, quand serez-vous un vrai homme ? Quand serez-vous un cœur ? » Elle sentait que, dans cette minute grave, tout un passé avait sa répercussion ; elle souffrait d’être seule, contrainte d’agir contre son instinct, et sans doute contre la justice.
Félicien entra. Elle eut un geste qui fut toute son habileté. Pendant qu’il entrait, et qu’il la regardait, tendrement, de ses yeux interrogateurs, madame Limerel enlevait une à une, avec régularité, les grandes épingles dorées et strassées, déposait sur la table son chapeau de fleurs, et, du bout de ses doigts, à petits coups, disciplinait ses cheveux.
– Mon père n’est donc pas rentré ?
– Non, mon chéri, pas encore. Tu reviens du Salon, de…, enfin, es-tu content ?
Il avait de clairs yeux fermes, qui devenaient tout à coup humides, spirituels, railleurs ou câlins, des yeux de France, mais où passaient trop d’idées en voyage ; son jeune visage pâle, ses cheveux bruns en brosse, ses moustaches naissantes, son menton un peu avançant comme celui du père, en proue armée, les touffes de poils frisants qui estompaient la mâchoire et les joues sans avoir encore une forme artificielle, lui donnaient un air d’étudiant convaincu, de bûcheur bien doué. Quelque chose d’élégant dans le port de la tête et la cambrure des reins, la souplesse de ses mouvements, faisaient songer à des portraits de jeunes Italiens de la Renaissance, porteurs de dagues et vêtus de pourpoints ajustés. Il embrassa sa mère, et ne répondit pas tout de suite, mais il dit :
– Venez ? Voulez-vous ? Asseyez-vous tout près de moi : j’ai besoin de votre secours.
– Ah ! quand vous êtes grands, nous sommes si peu de chose ! Moi, te secourir ? Tu crois que je puis encore te secourir ? Comme cela fait du bien !
Il prenait sa mère par la main, et la conduisait jusqu’au canapé qui était en face du bureau de M. Limerel, le long du mur. Quand elle fut assise près de lui, Félicien se pencha en avant, et il avait les yeux errants devant lui, ne voyant que son chagrin. Elle l’écoutait, droite, devenue grave, comme une poupée très sérieuse, et elle continuait, par moments, de refaire sa coiffure déséquilibrée. Mais elle écoutait bien. Elle baissait les paupières, à certains mots, comme s’ils lui faisaient mal. D’autres fois, elle tournait la tête pour dire quelque chose de négatif : impossible, trop tard, illusion… La belle madame Limerel souffrait de voir souffrir, et elle souffrait aussi de ne pas être libre de consoler.
– Maman, je suis très malheureux.
– Qu’as-tu, mon enfant ?
– Nous ne sommes que trois chez nous. Vous ne vous entendez guère avec mon père…
– Qu’en sais-tu ? Mais si ! Tu te trompes, Félicien, je…
– Moi, sur une question très grave, je ne m’entends pas avec lui, et je ne sais pas si je m’entendrai avec vous.
– Dis ; il s’agit de ce projet ? Si la fille du baron Tourette ne te plaît pas, ton père et moi nous chercherons une autre jeune fille…
– Elle est trouvée.
– Ô mon Dieu ! Qui est-ce ?
– Elle a toujours vécu près de nous.
– Marie ?
– Oui, elle qui a toujours été si affectueuse pour vous.
– Cela est vrai.
– Et que vous avez toujours défendue… Qui pourriez-vous souhaiter qui fût meilleur qu’elle ? Elle n’a pas même besoin d’apprendre à vous aimer. Si vous voulez m’aider…
– Non, tu parles trop vite, mon Félicien ; c’est impossible.
– Pourquoi impossible ?
À ce moment, il la regarda, mais elle n’osa pas le regarder, et elle dit :
– Ta carrière, notre fortune aussi, te commandent de faire un autre mariage…
– Ma pauvre maman, vous avez vu mon père. Vous le récitez.
Elle n’osa pas nier une seconde fois. Il s’écarta un peu.
– Je ne sais pas si, dans l’avenir, ton père changera de sentiment. Peut-être. Mais le moyen n’est pas de heurter son opinion.
– Vous voulez que j’attende, vous aussi ?
– Oui.
– J’attendrai, mais quand je serai sûr que Marie m’aime. Cela, il faut que je le sache, et, dans une heure, je le saurai. Je vais le lui demander.
– Toi ?
– À l’instant.
– Tu ne lui as donc jamais rien dit ?
– Non ; avant de lui parler, je voulais être l’homme que je suis, délivré des concours.
– Et cependant, tu as accepté d’aller au rendez-vous ?
– Pour avoir un argument de plus ; pour pouvoir dire à mon père : « Je les ai vues toutes deux, et je n’en aime qu’une : Marie. »
– Mais, c’est impossible ; un mariage ne se conclut pas ainsi, dans un coup de tête, en dix minutes.
– Il y a des années que je l’aime.
– Et sans que les parents…
– Puisque je vous ai tous les deux contre moi, je n’ai donc qu’à lui parler moi-même… J’irai… Mais, voudra-t-elle ?
Madame Limerel secoua sa tête blonde, et, malgré son trouble, elle sourit.
– Comment peux-tu douter ? Une jeune fille qui te connaît !
– Non, vous ne savez pas,… vous ne comprenez pas comme moi certaines choses… Marie est une femme très supérieure.
– Et toi, Félicien !
La mère passa le bras sur l’épaule de son fils, et elle attira cette tête maigre, dont tous les muscles étaient tirés, creusés et vibrants d’émotion.
– Je suis faible, dit-elle, en l’embrassant… Je ne devrais pas te laisser croire que je te pardonne. Je ne t’approuve pas. Je pense comme ton père… Tu ne peux croire à quel point je suis désemparée. Au moment où notre dernier vœu pour toi allait se réaliser, tu brises tout. Nous avons vécu si unis, si heureux !…
– Sans nous expliquer jamais sur rien d’essentiel, ma pauvre maman. J’ai bien peur que notre paix n’ait été faite que de nos lâchetés réciproques.
– Hélas ! est-ce que cela ne pouvait pas durer ?
– Vous voyez bien que non.
– Et que vais-je dire à ton père ?
– Que je suis parti.
Il se leva, et quitta l’hôtel, tandis que sa mère, assise sur le canapé, pleurait silencieusement des larmes dont elle n’aurait pas su dire la cause, mais qu’elle sentait venir d’une douleur profonde, profonde et qui, bientôt, allait avoir un nom.
La distance était courte, entre l’hôtel des Victor Limerel et l’appartement qu’habitaient madame Louis Limerel et sa fille, avenue d’Antin. Félicien marchait vite, enveloppé de pensées qui l’assaillaient toutes ensemble. Il songeait à ce qu’il allait dire, aux réponses possibles ; il bâtissait dix romans différents ; il se débattait contre les objections de son père ; il se rappelait tout le passé qui l’unissait à Marie : il revoyait Marie enfant, sur la plage de Saint-Lunaire, où les deux familles passaient un ou deux mois, autrefois ; les Tuileries, là-bas, au bout de la file des voitures qui descendaient l’avenue des Champs-Élysées, le jardin qu’il traversait, en revenant du collège, allongeant le chemin pour la voir sauter à la corde, ou courir, souple et folâtre, et l’œil long, comme une chèvre ; il la revoyait en jupe courte, à l’âge incertain où le sourire de Marie avait changé, petit fruit qui reste vert et qui se colore déjà, Marie qui avait des regards qui tiennent à distance, et la fierté du royaume des pensées virginales ; il l’aimait maintenant d’un amour craintif, inquiet, jaloux ; il la savait si différente de la plupart des jeunes filles avec lesquelles il flirtait dans les bals, cette cousine qui était instruite et qui n’avait aucun brevet, cette très jolie femme qui était simple, cette Parisienne épanouie dans un monde d’élite, religieuse, très décidée, très nette, et qui jugeait avec une sévérité jeune, et juste, il le comprenait bien, les relations mêlées de la famille Victor Limerel. Qu’une jeune fille de vingt ans, douée comme elle, restât longtemps sans être aimée, demandée, conquise, ce n’était pas possible. Il avait souffert de cette absence de six semaines, de ce voyage en Angleterre dont il n’avait rien connu. Qui avait-elle rencontré en route, qui là-bas, et quelles influences nouvelles s’étaient emparées peut-être de ce rêve qui cherche son maître, toujours, partout ? Cette crainte était une des causes secrètes qui avaient décidé Félicien à ne pas tarder et à interroger Marie.
À droite, dans l’avenue d’Antin, Félicien Limerel entra sous le porche de la maison dont les deux premiers étages avaient déjà toutes leurs persiennes fermées. Madame Louis Limerel habitait le troisième. Il demanda à la femme de chambre :
– Ma tante est chez elle ?
– Non, monsieur, mais mademoiselle est là. Monsieur veut-il que je la prévienne ?
Il eu une émotion si violente qu’il ne répondit pas immédiatement.
– Non, ne prévenez pas. Où est-elle ?
– Dans la salle à manger. Elle écrit.
Il ouvrit la porte.
– En effet, j’écris, dit Marie en venant au-devant de son cousin. Bonjour, Excellence ! Qu’est-ce qui me vaut l’honneur ?…
Elle faisait une révérence, elle riait, elle était claire de visage et de vêtement.
– Assieds-toi, Félicien. Je reprends ma place favorite. Tiens, ici, je suis en belle lumière pour écrire, et j’ai moins de bruit que du côté de l’avenue.
Marie s’asseyait près de la table qui avait été approchée de la fenêtre. Elle avait devant elle une boîte de papier et d’enveloppes, un encrier de poche, une lettre commencée. La très large baie de la salle à manger donnait sur une cour autour de laquelle les constructions étaient basses. On voyait des pointes d’arbres à gauche, un jardin de la rue du Faubourg-Saint-Honoré.
– Je t’ai à peine vue depuis ton retour d’Angleterre, Marie.
– C’est vrai, la réunion dite de famille, chez nous, l’autre soir, n’était guère intime : dix personnes, des amies de maman ; il y en a plusieurs qui sont vraiment accaparantes…
– Il en sera de même chez nous, après-demain. Nous serons presque seuls au dîner, mais le soir, au moins cent personnes. Grande musique… Toi, tu es toujours accaparée. Quand ce n’est pas une vieille dame, c’est un monsieur vieux ou jeune, qui vient s’asseoir à côté de toi, et qui trouve plaisir à causer avec une belle jeune fille, et qui dira ensuite, pour s’excuser : « Elle a vraiment de l’esprit, du jugement, une instruction rare… » Et c’est vrai, tout cela…
– Allons, Félicien, ménage-moi. Que veux-tu, mon cher, nous passons nos concours, nous aussi. Ils sont plus nombreux que les vôtres, et pas plus amusants. Te voilà un homme, tu as une carrière, la carrière par excellence. On a dû être ravi, chez toi ?
– Oui, mais ce sont des ravissements qui ne durent pas.
– Tu en connais qui durent ?
– Non, pas encore.
Et leurs yeux s’étant rencontrés, elle rougit, et se mordit les lèvres, comprenant qu’elle avait dit étourdiment une sottise, et amené la conversation, brusquement, au tournant dangereux. Sa main, appuyée sur la table, tourna et retourna la lettre commencée. Marie Limerel était de ces natures très braves, parfaitement franches, qui n’hésitent qu’au début et pour le choix de la route, et qui vont ensuite jusqu’au bout du devoir aperçu. Son profil fin s’enlevait en médaille sur le vitrage à croisillons de la fenêtre. Quand elle se retourna vers Félicien, elle leva cette main qui venait de feuilleter les pages blanches, et elle eut l’air de prononcer un serment.
– Si tu as à me parler, fais-le tout de suite, pendant que nous sommes seuls, et ne nous mentons pas l’un à l’autre.
– Tu me répondras avec une entière sincérité ?
– Entière.
– Marie, ma cousine Marie, m’aimes-tu un peu ?
– Je t’aime beaucoup, Félicien, et depuis ma petite enfance.
– Oui, je le sais, je te crois, mais ce n’est pas ce que je te demande. M’aimerais-tu assez pour devenir ma femme ? Moi, j’ai passé depuis longtemps de l’amitié de cousin au grand amour pour toi… Je t’ai comparée, et je t’ai trouvée supérieure à toutes celles qui m’ont été présentées, je puis bien le dire, toi sage et si droite, toi qui passes dans le monde stupide où nous sommes tous, et qui ne lui ressembles ni par ton regard, ni par tes mots, ni par ton cœur, toi qui es jeune.
– Jeune ! Félicien, je me suis demandé, moi, pourquoi tu ne l’es pas assez ?
– Tu as donc pensé à moi ? Oh ! même pour me blâmer, je te remercie de m’avoir fait une place dans ta pensée ! Avais-tu deviné ? Savais-tu ?
– Oui, j’ai cru deviner plusieurs fois. Mais écoute bien : je n’aimerai d’amour que celui qui me donnera un amour comme celui que j’ai rêvé…
– Enthousiaste ? ardent ? respectueux ? Marie, celui que j’ai pour toi est tout cela ensemble.
– Je veux plus, beaucoup plus.
– Pur alors ? Ah ! tu m’interroges sur mon passé de jeune homme ?… Tu me fais des crimes d’infidélités qui ne sont pas nombreuses, je t’assure.
– Tu te trompes… Je pardonnerais peut-être à celui qui me demanderait d’oublier…
– Peut-être seulement ?
– Oui, je n’ai pas encore à m’y résigner. Je ne sais pas. Mais ce que je veux, par-dessus tout, c’est qu’entre lui et moi il n’y ait pas de pensées qui séparent ; c’est que, lui et moi, nous n’ayons qu’une âme…
– Hélas ! nous y voilà ! Je tremble, Marie, que tu ne me demandes de te ressembler trop !
– Es-tu encore un chrétien ? Avons-nous la même foi ? Comprends bien ce que je veux dire. Je sais que tu continues d’aller à la messe, et que tu y accompagnerais ta femme ; je vois que, par tradition de famille, tu es, tu restes provisoirement respectueux de l’idée catholique, des cérémonies, des usages… Mais, respectueux, mon ami, ce n’est pas assez, ce n’est pas vivre de la foi, comme j’en veux vivre. Je souffre de te parler comme je fais ; je me suis dure à moi-même. Pourtant, il y aurait une telle désillusion, si mon mari ne priait pas avec moi, ne recevait pas mon Dieu, ne s’inspirait pas, pour le moindre de ses actes, de cette foi qui est vraiment tout moi-même ! Tu me trouves jolie, et cela me touche. Mais d’autres le sont. Pourquoi es-tu venu ? Ce que tu aimes en moi, Félicien, je crois bien que c’est elle ?
– Cela se peut. Il y a du mystère en toi, Marie.
– Non, il n’y a qu’une jeunesse protégée, une volonté qui serait faible d’elle-même, mais qui a été depuis l’enfance affermie et dirigée en hauteur, avec une tendresse admirable. Je vois tant de ruines ailleurs ! Je sens qu’avec la plupart des hommes, j’aventurerais mon âme et mon bonheur… Je voudrais… Ne te moque pas de moi…
– Dis, au contraire, dis : que j’aperçoive au moins le paradis de ton âme ! J’ai promis de répondre. Que voudrais-tu ?
– Que mon mariage eût quelque chose d’éternel. Je crois qu’ils sont médiocres, ceux qui ne sont pas faits pour la durée sans fin. Je pense qu’une famille qui se fonde a un retentissement infini, avant elle, après elle. Je voudrais être la mère d’une race sainte.
– Tu en serais digne, Marie. Mais l’autre, où le trouveras-tu ? J’en connais quelques-uns qui pensent comme toi et qui vivent comme tu le dis. Mais ceux-là ne t’aiment pas ! Ils sont meilleurs que moi, mais ils ne t’aiment pas ! Ils passeront près de toi, et ils ne sauront pas ce que tu vaux. Quelle œuvre d’ailleurs plus belle que de ramener à Dieu l’homme que tu aurais choisi ?
– Aujourd’hui, cela ne se peut plus guère, Félicien. J’aurais à lutter contre le monde entier. Je n’arriverais pas.
– Pourtant, petite Marie, les vierges chrétiennes épousaient des païens ?
– Elles étaient bien obligées. Et puis, ils étaient, eux, des païens excusables des ignorants de la vie vraie.
– Et nous ?
– Ceux d’aujourd’hui sont des chrétiens flétris. J’en suis sûre, je le sais, avant d’en avoir eu l’expérience : ça ne revient pas dans l’eau pure comme un brin de lilas.
– Dans les larmes alors ?
Et il essaya de rire.
– Oui, plutôt dans les larmes.
Et il se mit à pleurer. Il ne cacha pas ses larmes. Elles coulaient sur ses joues. Il penchait la tête, il regardait Marie, comme déjà lointaine. Et ne pouvant supporter tout l’amour douloureux qu’il lui disait ainsi, Marie le regardait un moment, et puis fermait les yeux, et puis le regardait encore. Une pitié grandissait en elle.
– Mon pauvre Félicien, comme je te fais du mal !
– Non, pas toi, Marie, pas toi ! Tu n’es pas coupable. Tu es celle pour qui je souffre, mais tu ne fais que me montrer quelle distance il y a entre nous… La faute est à ceux qui ne te valent pas… Je me défends parce que je t’aime… Au fond, les paroles que tu dis, je les sens justes… Tu dois avoir raison… Moi, je ne sais plus. C’est la chose la plus dure que j’aie à t’avouer… Je ne songe pas souvent à ce qui me reste de foi, parce que j’ai peur de trouver qu’il n’en reste plus.
– Ne dis pas cela, Félicien ; tu te trompes certainement !
– J’espère que je me trompe.
– Oh ! oui, ne me réponds pas tout de suite… Tu n’es pas sûr… Prends le temps d’examiner…
– Tu me voudrais meilleur, tu ne me croyais pas pire comme je le suis. Je te bénis, parce que tu souffres aussi.
– Vois, tu te sers d’un mot de la foi. Tu me dis : « Je te bénis. »
– C’est ce qu’il m’en reste, hélas ! des mots, des sons, des regrets…
– Attache-toi aux regrets. C’est le commencement du retour ! Ne me dis plus que tu ne crois pas. Ne t’accuse plus… Étudie-toi…
Elle s’était penchée, elle avait pris la main de Félicien. Elle le consolait, elle le plaignait de toute son âme jeune, angoissée, qui voyait pleurer d’amour.
– Oui, je le ferai. Mais comprendras-tu, toi qui n’as pas varié, ce que c’est qu’une âme malade ? J’admire cette religion que j’ai aimée, mais je ne vais plus à elle. Je me dis : « Cela est beau », et je n’adhère pas au précepte. Les facultés préhensives de mon âme sont comme inertes, ma volonté ne suit plus mon intelligence. Je regrette de ne pas croire, et je ne fais rien pour sortir de ce doute qui me pèse. Il y a en moi une puissance engourdie ou morte, je ne sais lequel, et c’est de ce problème que tu fais dépendre ma destinée !
– Comment cela se peut-il ? Toi, élevé dans un collège dirigé par des prêtres ? Toi, élevé par eux ?
– Non, instruit, ce n’est pas la même chose ; ils ont fait ce qu’ils ont pu, ou à peu près. Si leur œuvre n’avait pas été détruite, je serais ce chrétien que tu pourrais aimer, Marie. Ne recherchons pas qui a fait ces ruines. Évidemment, moi, moi d’abord. Mais… nous découvririons des coupables que je ne veux pas nommer. C’est un abîme que je redoute de parcourir.
Marie se leva, et fit un geste de supplication.
– Ne me réponds pas davantage ! Je puis être sûre que tu me diras l’entière vérité. Prends du temps pour t’étudier toi-même. Tu verras fondre plusieurs illusions qui t’aveuglent sur tes croyances. Va, Félicien, j’ai espoir !
– Chère cousine Marie, quel rêve tu es !
– Et pendant que tu songeras, moi, je prierai.
Il ne pleurait plus. Il était debout à côté de Marie aussi pâle que lui, mais il évitait de regarder le visage qu’il aimait, sentant qu’il ne serait plus maître de son chagrin, s’il rencontrait encore ces yeux pleins de pitié, et il regardait seulement le bas de la robe, et la main fine et ferme allongée sur la table.
– Marie, nous sommes victimes de ce temps. Je suis du monde qui meurt en s’amusant, et tu es, toi, de l’élite préservée, et réservée pour la résurrection… Je n’ai jamais vu comme ce soir ce qui a cessé de vivre en moi. Je vais t’obéir… Je vais tâcher de me reconnaître parmi les décombres.
– Si tu vois ton mal, renie-le donc !
– Ah ! Marie, combien voient leur mal, et n’ont pas la volonté, ou la grâce de guérir.
– Ou la grâce !
– Oui, tu ne peux comprendre cette pauvreté de l’âme, toi l’ardente, toi la non diminuée, toi la dévouée.
– Si mon amour pouvait te rattacher à la foi ! Mais non, ce n’est pas assez. La force doit venir d’ailleurs : je prierai.
– Dis, quand nous reverrons-nous ? Tu m’es chère désespérément.
– Chez ma tante, après-demain. Mais je te défends de rien me dire ce jour-là. Je ne veux pas que tu me parles. Je veux que tu me fuies ! Laisse passer des jours, des jours, encore des jours ! Ne nous condamne pas trop vite !
– Nous ! Ah ! que tu es bonne !
– Adieu.
– Prie bien, toi, Marie, prie pour deux.
Ils se donnèrent la main, et dans l’étreinte rapide de leurs doigts, tout l’honneur de leurs âmes jeunes et blessées s’exprima. Ce fut comme un serment d’attendre dans le silence l’avenir inconnu, prochain, menaçant.
Félicien ne voulut pas rentrer chez lui. Il était trop violemment troublé pour affronter les regards de son père. Il était trop irrité. Toute sa jeunesse se levait ; toutes les années, témoins successifs, venaient déposer. Elles disaient :
« Que crois-tu ? Comment pourrais-tu être un homme de foi ? Tout petit, tu as été laissé aux mains des domestiques, passantes de la maison, pour qui tu n’étais qu’une petite chose criante, qui fait veiller tard, quand la mère et le père sont sortis. Onze heures, minuit, une heure. Quels tristes anges gardiens ! Pour une qui joignait tes mains et t’apprenait une prière, combien t’ont couché en grondant, ou en chantant, sans appeler le ciel dont l’enfant a besoin, pour être tout l’enfant ?
» Quelle étude as-tu faite de ta religion ? Quelle immense place a tenue, dans ton adolescence, la pensée du baccalauréat ! Le collège où tu as été d’abord demi-pensionnaire, et, pour finir, externe, donnait à l’enseignement religieux une place mesurée, suffisante si les parents prenaient soin de faire répéter la leçon, de l’expliquer, de la montrer surtout vivante en eux. Il y avait plusieurs prêtres zélés, qui tâchaient de mettre un peu de divin dans ces esprits tout occupés du monde, saturés de bruit, troublés par la rue, les journaux, les affiches, les théâtres, les livres et par cette violente nature qui a des raisons de plaisir pour trouver acceptable le doute, si misérable qu’il soit, qui peut ébranler la règle. Ces hommes animés de la charité, et savants dans la science qui fortifie, gagnaient des âmes à la vérité, pour toujours ; ils avaient le respect rapide des autres ; Félicien, tu étais de ces autres ! Ah ! quelle compensation, quelle revanche de la messe du dimanche ! On pouvait tout dire et tout sous-entendre chez toi, dans les dîners, les soirées, les visites et les thés. Ta mère désapprouvait au fond, mais par politesse elle souriait quand un des passants du monde soutenait un paradoxe, attaquait le cléricalisme en se déclarant respectueux de la foi, plaisantait les dévots, le scapulaire ou les indulgences, se déclarait hostile aux Jésuites ou aux « moines d’affaires », comme il disait, ou racontait quelque histoire grasse. Monsieur Victor Limerel ne croyait pas avancer une sottise, quand il affirmait qu’il avait assez d’honnêteté pour se passer de philosophie. Il ne songeait pas à la petite âme qui entendait tout, qui voyait vivre, et apprenait à vivre à côté du credo qu’on récite. Et voilà ta jeunesse ! »
Félicien se souvenait, comme d’une date douloureuse, de l’époque, – il faisait alors ses études de droit, – où la conscience claire de sa volonté coupable, le sentiment de son indignité, l’avait fait s’abstenir de la communion pascale. Madame Victor Limerel avait seule communié. Au retour, pas de scène, pas d’explication : une parole de plainte seulement, craintive. Madame Limerel avait pleuré, le père avait semblé ignorer. Et voici que Marie ressuscitait ce passé, l’obligeait à comparaître jour par jour, et que beaucoup de mots et d’incidents, que Félicien croyait avoir oubliés, s’offraient à lui, et demandaient à décider l’avenir. Que crois-tu encore ? Quelle promesse peux-tu faire à cette âme sainte ? Quelle communauté véritable s’établirait entre elle et toi ? Descends encore plus avant dans ta trouble conscience, jeune homme ! Souffre ! Peut-être, tout au fond, retrouveras-tu, sans que tu puisses le prévoir, une force encore vivante dans son germe enseveli.
Après avoir erré dans les rues et les avenues du quartier de l’Étoile, Félicien se décida à rentrer. Huit heures étaient sonnées. Madame Limerel, dès qu’elle entendit s’ouvrir la porte du vestibule, sortit du petit salon, et vint au-devant de son fils.
– Eh bien ? Comme tu as été longtemps ! Je n’ai rien dit à ton père. Il est en haut.
– Ne lui dites rien.
– Je ne suppose pas un instant qu’elle t’ait refusé ?
– Ne m’interrogez pas. Laissez-moi réfléchir en silence, maman. J’ai besoin de repos, d’étude avant de donner la réponse que j’ai promise.
– Ah ! tant mieux, c’est toi qui décideras !
– Oui…
Il soupira, passa la main sur ce front maternel qu’il ne voyait jamais ainsi, ridé par le souci.
– Non, ne vous rendez pas malheureuse. Il n’est pas temps. Je puis vous dire seulement que le bonheur ou le malheur de ma vie tout entière est enfermé dans le petit mot que j’irai dire là-bas. Et vous n’y pouvez rien, rien.
Il se reprit et dit :
– Plus rien.
* *
*
Le matin du mardi 22 juin, madame Victor Limerel reçut un mot de sa belle-sœur, et elle y répondit immédiatement par le billet suivant :
« Mais oui, ma chère Madeleine, je serai charmée de connaître ton Anglais. Il verra chez nous pas mal de monde. Nos amis ont voulu fêter avec nous le succès de mon fils, – et tu remarqueras que la date est choisie, puisque nous sommes à la veille de la Saint-Félix, – ils ont répondu en nombre à l’invitation. Tu peux même nous amener M. Breynolds pour dîner ; il sera déjà habitué à nous quand les invités arriveront pour la soirée, et cela lui fera, dans la foule des inconnus, quelques îlots de conversation. Et puis, sans lui, nous serions treize à table. Ta sœur et amie :
POMMEAU VICTOR LIMEREL.
» P -S. – Félicien, à qui je viens de lire ce billet, se moque de ma superstition. Mais je persévère : amène-moi le 14°. »
Le jour même où il avait quitté Redhall, Réginald s’était embarqué pour Ostende. Il avait passé en Belgique, chez des amis, la première semaine, et même un peu plus, de son exil volontaire. Puis, muni de lettres de recommandation, il avait pris le train pour Paris, où l’attirait un dessein médité et précis. « Je les verrai chez eux, songeait-il, je les étudierai dans leurs œuvres vivantes, ces catholiques, j’assisterai à leurs réunions, je les entendrai parler, je les comparerai, et pour cela j’irai en France, dans le pays où la religion est la plus ancienne, la plus créatrice, la plus apostolique, la plus combattue. On ne me rencontrera pas dans les théâtres ou dans les musées. J’appartiens à une seule recherche. L’épreuve m’y attache, autant que mon inquiétude. Le reste m’est indifférent. À plus tard ! » Pour cette raison et pour une autre encore, il avait repoussé l’idée, qui plusieurs fois lui était venue, de rendre visite à ces deux Françaises, témoins du passé récent, et qui avaient été reçues dans la maison patrimoniale des Breynolds. Un mot le gênait, celui qu’il avait dit à la petite Dorothy, en parlant de Marie : « Je ne la reverrai pas. » Enfantillage sans doute, mais qui avait pouvoir sur cette nature tenace, peu habituée à se déjuger, même dans les petites choses. Un soir, cependant, comme il rentrait, triste, à l’hôtel, il avait vu de la lumière, là-haut, dans l’appartement qu’habitait madame Limerel, et la pensée de ne pas être impoli, un regain de sympathie, le jeune désir d’apercevoir encore cette jolie Marie Limerel, l’avaient emporté.
Bien que Marie et sa mère l’eussent accueilli avec la simplicité amicale qu’autorisaient les semaines passées à Westgate, il s’était montré d’abord d’une froideur extrême. Elles le sentaient aussi distant que le premier jour, quand lady Breynolds avait présenté son fils aux Françaises. On eût dit que l’espèce de confiance qui s’était établie, sur le sol anglais, entre Réginald et Marie, n’avait pas passé le détroit, et que ce jeune homme, correct et sérieux, qui répondait des mots ou des signes aux questions des deux femmes, n’avait jamais causé avec Marie dans le parc du domaine paternel. Un fragment de cette conversation, coupée de silences, avait aussi étonné madame Limerel.
Elle demandait :
– Vous désirez peut-être connaître quelques personnes à Paris, monsieur ?
– Je vous remercie, non, je ne désire pas.
– Alors, ce sont les monuments qui vous intéressent ?
Il avait ri, en disant :
– Pas beaucoup.
Et on avait vu dans ses yeux clairs, et dans le dessin tendu de ses lèvres, un peu de cette âme qui se livrait difficilement.
– Comprenez-moi bien. Je ne prétends pas que vous deviez monter dans les tapissières qui partent de la place de l’Opéra, et qui promènent vos compatriotes à travers Paris. Mais, venant ici pour la première fois, vous avez dû vous tracer un plan d’études, ou d’amusement. Vous connaissant, je suis sûre qu’il faut dire d’études.
– Oui. Des amis que j’ai, en Belgique, m’ont recommandé à plusieurs personnes.
Il n’en dit pas plus long sur ce sujet, et la manière dont il employait son temps, à Paris demeura son secret. Aucune allusion ne fut faite, naturellement, aux explications violentes qui avaient décidé Réginald à quitter subitement Redhall, et dont on avait parlé dans la petite colonie de Westgate. En demandant des nouvelles de sir George et de lady Breynolds, madame Limerel laissa supposer qu’elle ignorait tout, même ce qu’elle avait vu, entendu ou deviné. Réginald fut touché de cette réserve, et, s’il n’en témoigna d’aucune façon, il pensa : « Ce sont des personnes de très bon monde, puisque, chez elles, et dans ce Paris, elles agissent comme elles ont fait en Angleterre. » Il avait ce préjugé, tout au fond de lui-même, que le milieu anglais pouvait corriger une certaine exubérance, une sorte de légèreté de jugement et de paroles qu’il croyait très communes en France et comme nationales. Lorsque madame Limerel lui proposa de le faire inviter, pour le surlendemain, chez sa belle-sœur, il accepta, bien qu’il ne fût pas dans la disposition d’esprit d’un voyageur ordinaire, et l’empressement qu’il y mit fut la preuve secrète que sa visite l’avait charmé, et même un peu surpris.
– Je ne vous ferai pas inviter, ajouta madame Limerel, pour le monde que vous rencontrerez, puisque vous venez de nous faire une déclaration de sauvagerie…
– D’ailleurs, ce n’est pas tout à fait le nôtre, dit Marie.
– Mais pour la musique, qui est très bonne.
Voilà pourquoi, le 22 juin, huit heures sonnant, Réginald Breynolds était présenté aux convives des Victor Limerel. C’étaient : un jeune ménage Pommeau, apparenté à madame Limerel, le mari associé dans la maison d’automobiles Molh et Gerq, – et l’on disait : « Pommeau des automobiles », comme on dit à Rome : « Pietro dei Massimi » ; – un vieux conseiller d’État qui dînait dans tous les mondes, par tous les temps, racontait une histoire après le bourgogne, de quoi payer l’écot, terminait gaillardement son dîner, avec la satisfaction du devoir accompli, fumait, tenait un petit cercle, entre hommes, où il répétait une histoire salée, et filait en croisant le premier entrant de la soirée ; le banquier Ploute et sa femme, lui administrateur de plusieurs grandes sociétés, la richesse même, intelligent, elle, la richesse même, bête et très blonde, réputée pour la ligne de ses épaules, les plus tombantes comme les plus diamantées du vrai monde ; un secrétaire d’ambassade qui voulait bien faire au jeune attaché l’honneur de dîner ailleurs que dans une maison de ministre ou de conseiller, un homme qui avait la parole plate et modeste et une terrible collection d’anecdotes contre le prochain ; M. de Semoville, dont la femme avait dû refuser au dernier moment, statuaire amateur qui mettait tout son insuccès au compte de sa naissance, enviait en paroles les humbles non titrés, et portait une grande barbe carrée grise, sous des yeux de veilleur incorrigible, souvent mornes, quelquefois très vifs et très fins ; le cousin et la cousine Bourguillière, tous deux épais, elle seule imposante et « romaine », ménage qui passait pour habiter toute l’année la campagne, un grand domaine administré par madame, laquelle faisait, disait-on, 23.000 francs de bénéfices sur le lait de ses vaches, ménage renommé pour son expérience rurale, agricole, douanière, chevaline, ovine, etc., et qu’on voyait à Paris, toutes les fois qu’il y avait une occasion de quitter les champs, c’est-à-dire à tout moment.
Ce dîner, que madame Limerel qualifiait d’intime, groupait presque uniquement des professionnels de la « sortie » mondaine, habitués à se retrouver, par quatre ou six, autour des mêmes tables. Il fut remarquable par l’aisance rapide et silencieuse du service, autant que par l’absence totale d’imprévu dans les conversations. Au début, l’industriel parla beaucoup, comme il eût fait en présidant une commission, et pour amorcer, croyait-il, la discussion, l’échange des idées ; et il provoqua, en effet, sur des sujets variés, graves ou légers, toujours vite usés parce qu’ils étaient mal connus, des opinions contradictoires, dont la sincérité était faible également. Ceux qui ont fréquenté le monde savent que c’est là son train. Réginald, qui avait vécu en plusieurs pays, mais point en France, admirait secrètement, au contraire, la souplesse de dressage de tous ces esprits français, leur vivacité, l’éclat de certaines reparties, qui avaient pu servir mais qui reparaissaient en travesti. Il s’en amusait, ayant un goût de l’humour qui le rendait sensible à l’originalité d’une riposte, et aux trouvailles d’expressions. Il jugeait très amusant M. de Semoville, racontant ses impressions de l’Hôtel des ventes, dont il était un fervent, et quelques histoires du conseiller d’État, parmi lesquelles, ce soir-là, d’après le très « rosse » M. Pommeau, il y en avait une inédite. En anglais le plus souvent, il communiquait ses jugements à Marie, près de qui il était placé. Bientôt, il devint le personnage qui doit parler, de qui on attend quelque chose de nouveau. Car c’est une loi fréquemment vérifiée, que les personnes qui peuvent intéresser les dîneurs ne sont pas mises à contribution dès le début, et que leur rôle ne commence qu’après les premiers services. On tient, avant d’écouter, avant de questionner, à faire preuve de son petit talent, à caqueter, papoter, se montrer prévenant avec le voisin ou la voisine, à épuiser quelques idées ou quelques formules que tout esprit civilisé expose volontiers à sa devanture. On venait de servir la selle de Béhague ; M. Pommeau, des automobiles, répondant tout haut à une réflexion de la chaise à côté, dit :
– Mais oui, nous avons ici monsieur Breynolds, qui connaît admirablement les Indes.
– C’est vrai, dit M. Limerel, du ton d’un piqueur qui sonne le bien-aller ; admirablement ! Il exerce un commandement dans des régions très sauvages.
– Où donc, je vous prie, monsieur Breynolds ? demanda madame Ploute, qui avait un teint de plusieurs millions, – il lui avait valu l’amour de M. Ploute, – et qui ne remuait en parlant que ses très jolies lèvres roses, toutes les lignes de son visage et son regard même demeurant immobiles et indifférents.
Réginald, gêné de parler français devant tout ce monde, dit seulement :
– 16e Rajput régiment, dont la station est Manipur, dans l’Assam.
Il y eut un petit froid, le temps de chercher. Le premier qui parla fut le secrétaire d’ambassade.
– Ah ! très bien, l’Assam, une province des Indes anglaises, très sauvage, en effet, nord-est, frontière de Chine…
– C’est que, reprit madame Ploute, j’ai fait mon voyage de noces dans les Indes. Est-ce que vous trouvez que les femmes indoues sont si jolies, monsieur ?
Désormais tout le monde se sentit le droit d’interroger. La détente avait été produite, l’assurance reconquise. Breynolds devint l’homme qu’on va juger. Il se défendit tant qu’il put, répondant d’abord par phrases très courtes. Quelqu’un parla de Sisowath et de ses danseuses. Madame Ploute, qui avait plus souvent le plaisir d’être regardée que celui d’être écoutée, jouissait vivement de tenir, de diriger une conversation, elle avait un sourire permanent et stérilisé à l’adresse des yeux clairs de Réginald, qui se tenait droit, attentif, comme à la parade. Elle disait aimablement une foule de sottises et d’enfantillages auxquels il répondait sérieusement, quelquefois même après un moment de réflexion. Il était « charmant », ce jeune homme. On le considéra beaucoup, quand il eut raconté que l’uniforme du 16e Rajput, qui s’appelle le Luknow régiment, comportait la tunique rouge à parements blancs, le casque wolseley, blanc, avec le pugaree, la torsade de mousseline blanche, et qu’avec l’uniforme khaki, les officiers avaient la culotte et des bandes d’étoffe, les « putties », autour de la jambe. Chacun, en imagination, l’habilla ainsi, soit en rouge, soit en brun, et le trouva bien. Il fut forcé de dire plusieurs traits de mœurs des peuplades mishmis, parmi lesquelles il avait vécu, et quelque chose de la considération due aux héros, une lueur attendrie et soumise flotta, plusieurs minutes, dans les yeux de madame Pommeau, qui était malheureuse en ménage, de madame Ploute, qui avait rêvé quelquefois d’être aimée par un très beau guerrier. Madame Victor Limerel songeait avec gratitude que son dîner « marchait bien ». Réginald ayant vu, d’autre part, que son français était compris par tout le monde, hésitait moins, et s’animait.
– Paris doit vous faire un drôle d’effet, après les Mishmis ! interrompit le banquier Ploute, que les Indes n’amusaient pas.
– Qu’est-ce que vous avez vu à Paris, depuis plus d’une semaine que vous y êtes ? demanda M. Limerel.
Des voix de femmes reprirent :
– Oui, oui, qu’avez-vous vu, monsieur Breynolds ?
– D’autres Mishmis, murmura Félicien.
Les têtes étaient toutes tournées ou penchées du côté de l’Anglais, et les maîtres d’hôtel, qui passaient une salade, jugeaient peu favorablement ce convive qui gênait le service.
– Moi, dit tranquillement Réginald, j’ai interrogé des prêtres et des directeurs d’œuvres, sur la charité à Paris ; j’ai visité une communauté religieuse, une des dernières qui n’aient point été chassées de chez vous, et les ateliers d’apprentissage pour les infirmes, chez les Frères de Saint-Jean de Dieu. C’est une œuvre qui dépasse, je crois, le pouvoir de l’homme sur lui-même…
– Ce n’est pas pour votre plaisir, je suppose ? demanda avec sollicitude madame Ploute. Vous avez une mission de votre gouvernement ?
– Non, pas de mission. Je fais cela pour moi.
– Comme c’est curieux ! Vous ne trouvez pas, chère amie, – la belle madame Ploute s’adressait à la jolie madame Pommeau, – que c’est très curieux ! Monsieur Breynolds n’a pas du tout l’air…
– De quoi, chère amie ?
– Mais… de ça…
– Alors, reprit M. Limerel, vous refaites, à votre usage, le livre de Maxime Du Camp ?
– Précisément, répondit Réginald, et je constate que les œuvres de charité à Paris sont tout un monde très vaste, sans cesse renouvelé, admirable…
– Vous devez avoir… aussi fort chez vous ?
– Sans doute, des institutions prospères, fortes, si vous voulez… Cependant, il y a ici une force qui me frappe beaucoup.
L’approbation fut générale, et l’abandon du bel officier des Indes immédiat. Les hommes sourirent à leur voisine : « Eh bien ? vous avais-je prévenue ? » Les voisines, les jeunes, répondirent : « Vous aviez raison. Il paraissait pourtant intéressant ; il était bien parti. » Madame Limerel jugea qu’il n’y avait point de temps à perdre pour sortir de la charité, et trouva une diversion quelconque. Marie observa que Félicien n’avait pas eu l’attitude ironique de M. Pommeau, de M. de Semoville, du secrétaire d’ambassade, de son père lui-même.
Le dîner achevé, et comme elle rentrait au salon, au bras de Réginald, M. Bourguillière, qui n’avait pas dit un mot de tout le repas, s’approcha :
– Monsieur Breynolds, permettez-moi de vous dire que les opinions que vous avez exprimées sont, de tout point, les miennes. Nulle part, autant que chez nous, la matière première humaine n’est supérieure.
Et il s’inclina.
Réginald fut aussitôt interrogé par le diplomate, qui avait préparé, en silence, quelques questions à poser. Félicien vint près de Marie. Elle était debout, le long de la tapisserie des Gobelins qui ornait magnifiquement le grand panneau du salon.
– Je ne puis te parler de moi, dit-il, j’ai promis… Mais j’ai le droit de te demander : qu’est-ce que fait à Paris cet Anglais, que vous avez l’air de connaître beaucoup, ta mère et toi ? Que cherche-t-il ? Toi peut-être ?
– Non, beaucoup mieux que moi, beaucoup plus.
– Un livre à faire ? Quelle misère !
– La vérité à croire…
– Tu ne me le rends pas sympathique… Je me défie des recherches, dès que je devine un intérêt…
– Comme tu es dur pour moi, et injuste pour lui !
– Sois tranquille, en tout cas ! Je vais faire l’éducation de votre Hindou ! Je lui apprendrai, pour refroidir son enthousiasme, ce qu’est un salon qui passe pour réactionnaire. Ma parole ! le ministre a failli voir dans le salon de mon père un obstacle à mon entrée…
– À quoi bon nous diminuer, Félicien ?
Il s’était déjà éloigné, sur un signe de son père, qui emmenait les hommes au fumoir. Quand ils rentrèrent, ils trouvèrent les salons envahis par les invités qu’une file interminable d’automobiles versait devant le perron. Obligé de saluer beaucoup de personnes, il ne reprit sa liberté qu’assez tard, près d’une heure après que le concert eut commencé. Alors il chercha Réginald, et il l’aperçut, dans l’embrasure d’une porte, entre le grand salon et le petit salon bleu. Réginald se tenait appuyé aux boiseries, les bras croisés, et considérait, avec un flegme observateur, les quatre demi-cercles de femmes, presque toutes jeunes, en toilette de bal, autour du piano, et les groupes d’hommes massés en arrière. Félicien cherchait à deviner, en s’approchant, quelle pensée pouvait bien être celle de cet Anglais, tout à coup transporté dans un monde si nouveau. Il ne remarqua pas un mouvement de physionomie, et la conclusion la plus nette de son examen fut que Réginald Breynolds était vraiment un bel exemplaire de la race anglo-saxonne. Dans son esprit malade, la souffrance en fut avivée. Sans qu’il se rendît un compte exact de ce qu’il éprouvait, il avait une crainte vague qu’il ne s’établit une comparaison, dans une âme très chère, entre ce jeune étranger et lui-même, et il avait peur que Réginald Breynolds n’emportât, de cette soirée, l’image de Marie, délicieuse dans un décor d’une élégance raffinée. Et c’est pourquoi il s’apprêtait à dissiper, s’il y avait lieu, l’illusion du cadre. Il dut, pour arriver jusqu’à Réginald, faire un détour, entrer dans le premier salon, presque désert, et pénétrer, de là, dans le petit salon où se trouvait l’Anglais. Celui-ci, pendant que Félicien venait à lui, entendait, mêlée aux premiers raclements d’un violoncelle et d’un violon qui s’accordaient, une conversation rapide entre M. Pommeau, ce griffon noir, tout barbu, aux dents éclatantes, et une toute jeune femme qui avait le visage d’un ange du Pérugin et un corps de statue de la Renaissance moulé dans de la soie rose. Ils parlaient à voix prudente et dressée à ce manège, très près l’un de l’autre, mais tournés vers l’orchestre et occupés, en apparence, de ce qui se passait sous leurs yeux.
LUI. – Je voudrais bien savoir ce qu’il y a dans ce petit cœur ?
ELLE. – Ce n’est pas si curieux que vous le croyez.
LUI. – Raison de plus pour ne pas refuser de vous confesser à moi.
ELLE. – Quel directeur !
LUI. – Pourquoi pas ?
ELLE. – Vous seriez trop indulgent.
LUI. – Je le suis pour moi, pas pour les autres.
ELLE. – Naturellement. Mais je préfère garder mes secrets.
LUI. – De gros péchés, alors ?
ELLE. – Gros ! Ne dirait-on pas que je suis une fille repentie ?
LUI. – Repentie ? Non, vous êtes trop jeune.
ELLE. – Taisez-vous, impertinent ! On peut entendre.
LUI. – Qu’importe ?
ELLE. – Il y a des principes ici.
LUI. – Si peu ! Des restes…
ELLE. – Ça se ressert, les restes.
LUI. – Oui, aux invités. Alors, vous ne voulez pas ?
ELLE. – Un autre jour.
Ils s’écartèrent, d’un mouvement lent, vers la droite.
– Quelle est cette dame ? demanda Réginald à Félicien qui arrivait.
Le violoncelle chantait quelque chose de champêtre et de frais, une mélodie naïve qui devenait grave, et d’où le piano, faisant l’orchestre, commençait à dégager un motif de prière.
– C’est le flirt de monsieur Pommeau, une femme qui a un mari charmant, et bon, et intelligent, et dont elle est adorée, tenez… ce grand joli homme qui la regarde, là-bas, si inquiet… Elle a peu de fortune, et il lui faut du luxe… C’est de tous les pays, n’est-ce pas ?… Et cela fait penser au mot que Blumentel, le conseiller, a dit pendant le dîner.
– Lequel ?
– En effet, il en sert toujours plusieurs, mais assez bas pour que la moitié de la table rie, et que l’autre voie seulement rire. Il a dit : « Ce qui est plus rare qu’un mariage de sentiment, c’est un adultère d’amour. La plupart sont de convenance. » C’est joli, n’est-ce pas ?
L’Anglais n’eut pas l’air de trouver cela drôle. Son visage rasé n’eut pas même ce léger mouvement des lèvres qui voudraient rire et qui sont retenues.
Le morceau finissait. Les mains se levaient et applaudissaient, et toutes les femmes, penchant la tête à gauche ou à droite, se hâtaient de reprendre le papotage si malheureusement interrompu par la musique, tandis que le violoncelliste, son instrument d’une main, son archet de l’autre, faisait des révérences à madame Victor Limerel, qui le félicitait. Un vieux monsieur passa, murmurant : « Rasant, n’est-ce pas, madame ? »
– Tenez, continua Félicien, ce jeune homme chauve, à monocle, près du piano, c’est un professeur d’anarchie extrêmement distingué, auquel on songe pour le Collège de France ou l’École Polytechnique. Le choix lui appartiendra, naturellement. Il n’y a point de titres qui vaillent la maîtrise en démolition, chez nous. Mon père l’invite parce que ce jeune homme est une puissance à ménager, pour moi peut-être, pour lui sûrement…
– Ah !
– Je ne vous présenterai pas, parce que, en votre qualité d’Anglais, vous seriez immédiatement entrepris et obligé de convenir…
– Non…
– De la fraternité des peuples. Mais si, monsieur, vous ne connaissez pas cette tyrannie des fous diplômés. Vous l’écouteriez, vous ne seriez pas de son avis, et il vous quitterait, persuadé que vous l’admirez. Car, au fond, je devine vos idées là-dessus. Quand tous les peuples auront décrété qu’ils vont devenir frères, le dernier qui mettra sa main dans la main des autres, c’est le peuple anglais ?
Cette fois, Réginald sourit, et dit :
– Très vrai, cela, très vrai.
– Regardez encore cette femme d’un âge incertain, au premier rang… non, pas si loin, à droite, celle qui a une tête chevaline… Vous y êtes. C’est une grande dame, qui reçoit beaucoup et très bien, avec tant de bonne grâce qu’elle se juge dispensée de rendre les visites.
– Je ne trouve pas cela mauvais, si on retourne chez elle.
– Tenez, à côté d’elle, la grosse, qui a l’air si digne…
Un baryton, le gilet largement ouvert, tout en poitrine, attaquait un grand air de Ivan le Terrible.
– Elle s’est imposée à la bonne société, à la nôtre tout au moins, par la solidité de son vice, la constance de son irrégularité, la permanence de ses torts. Elle serait étonnée qu’on la fit souvenir qu’on ne prescrit ni contre les maris, ni contre les enfants… Près d’elle, ce vieux monsieur dont la colonne vertébrale ne tient plus, ce crâne jaune et piriforme, est un homme très ruiné, qui vit largement, un homme de beaucoup d’esprit, qui n’a aucun jugement et est recherché des femmes…
– Et celle-ci ? demanda Réginald.
– Où ? la bleue ?
– Non, la jeune, brune.
– En tulle pailleté noir ?
– Oui, qui cause depuis si longtemps avec deux messieurs.
– Elle doit les quêter pour quelque bonne œuvre.
– Vous voulez rire : il y a, j’ai contrôlé, vingt-deux minutes qu’elle sourit, parlemente, explique…
– Je vous affirme que celle-là est une femme dont on ne doit rien dire. Elle est moins jeune qu’elle ne semble l’être ; elle est veuve depuis dix ans ; elle s’appelle la comtesse de Soret ; elle n’a pas quitté le monde afin de le faire servir à la charité ; elle passe, et personne ne lui a dit un mot libre ; elle est assez forte, croiriez-vous, pour refuser de conseiller les autres, et pour ne pas s’apitoyer, en public, sur son chagrin. Une vertu, une tristesse, mais une vaillance ; à la voir, un étranger peut s’y méprendre. C’est de la sainteté de Paris, un article tout à fait supérieur, croyez-m’en, qui ne se fabrique qu’ici.
Réginald esquissa un geste de doute poli : « Admettons, je ne veux pas vous contredire, mais je n’y crois pas. »
M. Victor Limerel, affairé, les lèvres souriantes au-dessus du terrible menton, traversait le salon, avec peine : « Pardon, pardon, chère madame, cher ami… » Il aperçut son fils et Réginald.
– Eh bien ! je suppose que mon fils vous a nommé à quelques-uns de nos invités, monsieur, et que vous commencez à vous reconnaître parmi nous ?
– Je fais l’éloge de tous, dit Félicien, tandis que son père continuait le difficile parcours du salon.
En même temps il observa que le regard de Réginald Breynolds s’était arrêté sur Marie.
– En somme, reprit-il avec une âpreté de ton singulière, tout ce monde que vous voyez n’a d’autre unité que celle du salon de mon père. On cherche les consciences. La plupart de ces gens-là ont renoncé à en avoir une, parce que c’est une cause de souffrance. Ils ne frémissent que pour leurs plaisirs menacés, et n’ont de pensée alors que pour le pompier de service.
– En avez-vous ? demanda Réginald, dont les yeux brillèrent d’une ironie rapide.
– Tout est convention chez eux ; ils sont composés, comme les laques de Chine, d’une série de couches de vernis qui recouvre un peu de bois commun. Beaucoup d’esprit ; beaucoup de savoir dans les sciences ou les arts secondaires, je veux dire en finances, mécanique, politique, littérature, mais pas de bon sens, et des idées roseaux qui plient tout le temps.
– Ils manquent de religion, dit Réginald.
– Cela ne se trouve plus guère, mon cher monsieur.
– Je vous demande pardon : depuis que je suis à Paris, j’en ai rencontré.
Il disait cela avec une assurance tranquille.
À ce moment, la plupart des femmes se levèrent, et un mouvement d’ensemble se produisit, de droite à gauche. On allait au buffet dressé au fond du salon, dans une pièce dont le parquet était surélevé de deux marches, et où un orchestre pouvait se grouper, un soir de bal. Marie passa l’une des dernières. Elle marchait à côté d’une jeune fille de son âge, plus petite qu’elle, et assez jolie, mais qui n’avait pas ce même reflet d’âme sur le visage. Elle cherchait quelqu’un. Avec la même simplicité que si elle eût été dans une réunion intime, elle cherchait Félicien, non pour lui parler, mais pour lui dire, d’un regard, aussi clairement que par des mots : « Je ne cesse de penser que tu souffres. Prends courage. Espère. Dans cette foule qui s’amuse, bien des fois j’ai songé à l’angoisse que je t’ai imposée, à ton esprit qui s’interroge et qui déjà monte peut-être, se reprend, s’enhardit… » Il comprit. Elle vit qu’un autre homme, de qui elle avait reçu la confidence d’un secret du même ordre, la regardait aussi, et elle rougit. Sa tête souveraine, sa nuque précieuse, se mêlèrent à d’autres qui n’avaient pas le même pouvoir, et elle disparut.
Réginald profita de ce moment favorable pour se retirer.
– J’espère vous revoir, dit Félicien. Nous sommes si différents l’un de l’autre, que nous avons quelque chose à apprendre, quand nous nous rencontrons… J’irai vous rendre visite. Où logez-vous ?
– Power’s Hôtel.
– Avenue d’Antin ? C’est singulier !
– Pourquoi singulier ? Je ne suis pas le premier officier de mon régiment qui ait habité là. Est-ce que ?…
– Non, non… Au revoir ! À bientôt ! Réginald n’avait pu comprendre le soupçon de Félicien Limerel. Il ne chercha pas, et s’en alla convaincu qu’il avait eu affaire à un esprit léger, d’équilibre douteux. Félicien rentra dans le salon. Les invités reprenaient leurs places pour entendre des chanteurs russes. Il se jugea sévèrement. Il comprit qu’en dénigrant les hôtes de son père, devant un étranger, il avait obéi à un vil sentiment, à une jalousie insultante pour Marie. Le trouble de son cœur en fut accru. Quand, à la fin de la soirée, Marie et madame Limerel se retirèrent, Félicien ne se trouva pas là pour les saluer. Il avait peur des yeux de femme qui, dans les yeux des hommes, reconnaissent les courants troubles.
* *
*
Cinq heures du soir, dans le quartier de Grenelle, rue Lourmel. Parmi des maisons basses que séparent des murs d’usine et des terrains entourés de palissades, à l’angle d’une rue en construction, la voiture de Réginald Breynolds s’arrête. Il pénètre dans un jardin qui s’élargit, et au fond duquel s’élèvent deux grands bâtiments que relie une galerie vitrée. Une femme tricote sous des tilleuls, le silence est extrême, et il marque plus sûrement qu’un poteau frontière la limite de Paris. C’est la maison du Calvaire, où sont recueillies, soignées et aimées les femmes pauvres cancérées, celles qui ont des plaies vives apparentes et incurables. Réginald monte les marches du perron qui donne accès dans la galerie, au bout du jardin. Une répugnance violente, et qu’il maîtrise difficilement, le fait balbutier et oublier son français, quand une dame en deuil, coiffée d’un bonnet noir, lui demande ce qu’il veut. Il tend une lettre d’introduction. Pendant qu’il parle à l’infirmière, il a l’impression que des germes du mal terrible voltigent dans l’air, qu’il va les respirer, qu’ils se fixeront sur ses lèvres, ou qu’ils se logeront dans les glandes de ses yeux. Il s’étonne de ne sentir qu’une odeur légère, d’iodoforme, pas l’autre odeur, l’horrible, celle de la chair humaine pourrie, celle de la destruction. Plusieurs réponses l’émeuvent aussi vivement que ces répulsions et ces instincts en révolte, mais d’une autre manière. L’infirmière est une femme d’une quarantaine d’années, au visage clair, et tout illuminé parla santé morale. Elle parle bien, en Parisienne qui a peu de temps à perdre, mais qui en a toujours à donner par charité. Elle doit avoir une manière maternelle de plaindre ses malades, car ses mains à moitié jointes écoutent aussi bien que la tête levée, et elles se pressent l’une contre l’autre avec compassion. Comme elle est petite devant Réginald si grand ! Mais comme elle est calme près de lui qui ne peut, malgré l’habitude qu’il en a depuis l’enfance, conserver l’impassibilité de visage qui convient à un homme, à un gentleman !
– Combien avez-vous ici de femmes cancérées ?
– Trois dortoirs de vingt et un lits chacun.
– Toujours pleins ?
– Toujours. La mort seule fait les vides. Nous voudrions avoir plus de place. Il est dur de refuser !
– Ce sont des pauvresses que vous prenez ?
– Des femmes du peuple de Paris, oui.
– Elles paient quelque chose ?
– Non, rien. Nous vivons par la charité de Paris, qui est bien grande, monsieur.
– Alors, vous n’êtes pas… rétribuées ?
– Au contraire, monsieur. Nous payons notre pension, vous comprenez, pour ne pas être une charge.
– Et vous habitez tous les jours, toute votre vie, avec…
– Sans doute. Nous sommes plusieurs dames, qui vivons ici, avec nos malades. Mais nous avons des dames agrégées qui nous viennent du dehors, toutes veuves comme nous.
– Oui, je comprends : la plus grande douleur morale soignant la plus grande souffrance. C’est très beau. Pourrais-je voir une de vos salles de malades ?
Elle tira sa montre, et dit :
– Vous ne pourrez jeter qu’un coup d’œil : l’heure du pansement va sonner.
Vivement, précédant Réginald, elle sortit de la galerie, et elle entra dans le couloir qui faisait suite, et qui desservait le bâtiment de gauche. Puis ses pas se ralentirent. Elle approchait de la souffrance qui n’a pas de répit. Elle s’arrêta, près de la muraille, à droite.
– Regardez par la porte vitrée, fit-elle. Nos amies du dehors, les dames qui viennent nous aider, sont déjà entrées.
Il vit deux files de lits très blancs, séparées par une large avenue de parquet ciré. Autour des quatre montants de chaque lit, les rideaux blancs étaient liés. Au pied du lit et suspendu à la tringle de fer, un petit crucifix noir. Des formes allongées, repliées, soulevaient les draps, et, sur chaque oreiller, une tête pâle reposait. Aucun bruit. Beaucoup de lumière qui venait de l’un et de l’autre côté. Quelques femmes, vêtues de blouses d’infirmières, étaient agenouillées auprès des malades, immobiles.
– Elles prient ? demanda Réginald.
– Pour que leurs soins soient acceptés, et leurs mains très douces.
– Et aussi pour que leur courage ne défaille pas ?
– Oui.
– Voyez encore, dit l’infirmière : tous les lits sont disposés de telle sorte que nos malades puissent apercevoir la chapelle, qui est seulement séparée par des fenêtres, là, à gauche de la salle. C’est une consolation.
Les femmes qui étaient à genoux se relevèrent, et elles se penchèrent au-dessus des infortunées. Réginald entendit quelques gémissements. Il vit des mains qui déroulaient des bandes, des mains qui tenaient des galettes de ouate ou de charpie rouges de sang ; il vit, tout près de lui, à gauche, une malade vieille, assise dans le lit, tournée de profil, et dont la tête était emprisonnée dans des linges. L’enveloppe de toile, détachée, tomba comme un plâtras, et, sous la lumière crue, les joues apparurent, broyées jusqu’aux dents, boursouflées et purulentes tout autour de la plaie, qui allait du coin des lèvres jusque vers l’oreille. L’agrégée qui la soignait tournait le dos à la porte ; mais, au moment où elle appliqua de nouvelles compresses sur les chairs vives, il lui fallut se détourner légèrement. Elle touchait cette souffrance avec une pitié, une tendresse qui semblaient avoir appelé toute son âme dans ses doigt craintifs et sûrs cependant. Ils voulaient, ils imploraient, ils aimaient. Et les deux femmes étaient si près l’une de l’autre, que le profil pur et jeune de l’infirmière paraissait baiser la joue ravagée, et se dessinait, pâle, sur le chancre sanglant. Réginald se redressa dans un sursaut d’horreur et d’étonnement.
– Ce n’est pas possible ? Qui est cette dame ?
– Une femme du monde, je vous l’ai dit.
– C’est la comtesse de Soret, je la reconnais ; n’est-ce pas que c’est elle ?
– Oui.
– Étrange pays, en effet !
Il se retira. Il avait l’âme toute frémissante. En faisant le long chemin de retour, il se disait : « Voilà les véritables dessous de Paris, ceux qui soutiennent l’édifice. Pays incompréhensible, tant qu’on n’a pas découvert ses sauveurs permanents. Quelles femmes sublimes ! Et si simples ! Mais qui les anime ? Qui les fait, à ce point, victorieuses ? Toute force en suppose une autre. Aucune n’est de soi. De quelle puissance initiale procède celle-là, qui dépasse toute la pitié humaine ? » Il se rappelait les fenêtres ouvrant sur la chapelle, et il voyait les doigts et le profil de madame de Soret.
* *
*
Le jeudi 24 juin, il demanda à l’hôtel qu’on lui préparât un dîner pour six heures et demie, ce qui fit rire le gérant et grogner le chef de cuisine. Il ne perçut ni le rire, ni le grognement, – limites entre lesquels tous nos actes coulent et passent, tout le long du jour ; – à sept heures, il s’acheminait vers la station du métropolitain la plus voisine, celle des Champs-Élysées. L’habitude de la vie de Londres le servait. Il avait des renseignements détaillés, et, de la station des Champs-Élysées à celle de l’Étoile, de l’Étoile à la place d’Italie, et de là par le tramway jusqu’à Bicêtre, il fit le voyage qu’il aimait, celui où l’on ne parle pas. Les maisons de Paris, de quartier en quartier, diminuèrent de hauteur, et la longue banlieue, avec ses usines, ses terres vagues et lépreuses, ses rues plus rouges, – les tuiles se mêlant aux ardoises, – ses dépôts de ferrailles, de charbon, de bonbonnes d’huile, de matériaux empilés, et ses jardinets, petites plumes d’autruche, vertes entre des cloisons de brique, lui rappelèrent les faubourgs de tant de villes. Puis, les fortifications franchies, des champs apparurent, où l’herbe avait assez d’air pour vivre, des restes de champs troués en leur milieu et découpés sur les bords par des bâtisses récentes ; et aussi, le long de la voie, formant village, des roulottes dételées, d’autres privées de roues et posées sur le sol, des files de masures, de cabanes, d’appentis, de baraques, comme si plusieurs centaines de nomades s’étaient groupés là, pour un temps. Le tramway continuait un peu au delà, et des maisons succédaient aux baraquements, des maisons à peu près bourgeoises, mais que n’habitaient que des ouvriers et des retraités de la vie difficile. Réginald, selon l’indication qu’on lui avait donnée, reprit la voie à contresens et, au bout de cent mètres, demanda à une forte matrone en cheveux :
– L’église, s’il vous plaît ?
– Vous venez de loin, dit la femme : un accent pareil ! Mais l’église, c’est autre chose. Vous êtes dessus : traversez.
En face, quand il eut traversé, Réginald trouva un mur crépi de gris, divisé en panneaux, et surmonté de treillages verts. À droite, dans le dernier des panneaux, une porte de fer dépeinte, rouillée, au-dessus de laquelle on lit cette inscription : « Église paroissiale. » En même temps que Réginald, des femmes entrèrent. Avec elles il suivit un couloir étroit, sablé, que bordait à gauche l’église du Kremlin, c’est-à-dire une longue construction de brique, coiffée d’un toit de tôle à double pente, une salle pareille à celles des jeux de boules, dans les campagnes. On entrait par l’extrémité opposée à la rue, et cette salle provisoire n’occupait qu’un tiers du terrain, qui se relevait et s’élargissait au-delà, entouré de barricades. Réginald interrogea une femme qui répondit :
– On l’a inaugurée le 18 mars 1907. Avant, il y en avait une petite, ailleurs, mais pas depuis beaucoup d’années, et encore avant, il n’y en avait pas. C’est pauvre ici ; on y gîte ; on n’y travaille pas ; tous les matins et tous les soirs, c’est des volées de pierrots qui sortent ou qui rentrent… Oui, je vous assure qu’on est content de l’avoir, notre église… Celle d’avant, la petite, ils l’avaient mise autrefois sous scellés : ah ! les cochons ! les cochons !
Réginald était déjà dans la salle décorée de faisceaux de drapeaux tricolores, et il crut entendre, en arrière, la réflexion finale de la femme :
– Il faut qu’ils aient peur pour penser aux pauvres… ah ! les cochons !
Elle prenait de l’eau bénite. Réginald avait parcouru les deux tiers de l’église, quand il rencontra un prêtre jeune, très grand, qui avait de profonds yeux noirs et tant d’ombre autour que la double caverne des têtes de morts était dessinée sur sa face, et cependant, les yeux vivaient, et ils étaient bons. Le prêtre, voyant un étranger, lui dit : « Ils seront nombreux ; vous prendriez leur place ; venez, monsieur, mettez-vous ici, vous verrez très bien. » Et il le plaça près de la table de communion, dans le chœur, où il y avait une chaise et un prie-Dieu, sans doute ceux de l’abbé.
L’assistance devenait foule ; un appoint régulier d’éléments tout semblables la grossissait de minute en minute. Les têtes alignées, femmes du côté de l’évangile, hommes du côté de l’épître, formaient des espèces de sillons vivants, mottes humaines, de la même chair souffrante, fronts levés ou penchés, cheveux mal peignés, et là-dessous âmes de bonne volonté, qui attendaient la graine jetée à la volée, et qui se refermeraient sur elle, et qui l’attiédiraient. Réginald les voyait tous, étant placé un peu plus haut que les fidèles du Kremlin, sur le plancher surélevé du chœur. Des mères arrivaient, le nourrisson dans le nid, entre le coude et la poitrine ; des anciens, qui avaient une moustache conquérante et passée de mode, poussaient des petits de quatre ans, bien habillés et frisés ; de jeunes ouvriers, efflanqués, entraient, le visage en lame de couteau, se balançant, cherchaient une chaise, et s’y jetaient, sans penser à s’agenouiller d’abord : ils ignoraient les politesses du lieu. Les enfants, le long de la table de communion, s’entassaient, piaulant un peu, et cela ressemblait à une garderie. Il y avait sur les degrés de l’autel, dans le chœur, assis et tournant le dos au tabernacle, des hommes et des jeunes gens, qui tenaient dans leurs bras, ou sur leurs genoux, des instruments de musique. Un missionnaire monta en chaire. L’abbé aux yeux d’ombre, qui s’était assis près de Réginald, se pencha et dit :
– Ceux-ci, dans le chœur, sont venus du Grand-Montrouge ; c’est la « Diane » du Grand-Montrouge, qui vient embellir notre fête religieuse. Ils se sont dépêchés ! C’est loin ! À peine l’atelier ou le magasin les a lâchés, ils sont venus.
Six de ces musiciens s’étaient levés, et subitement une fanfare éclata, rapide, juste, militaire, et qui secouait la peau. L’Anglais, quand ils se furent rassis, quand la trombe fut finie, dit en manière de réponse :
– Ils ont de rudes poitrines, pour des Français.
– Nous en avons quelques-unes, je vous remercie, dit l’abbé.
Le missionnaire parlait déjà. Il ne faisait pas de la littérature, mais à ce peuple ignorant, il exposait clairement quelques points de doctrine ; à ces êtres las, intelligents et que la plaisanterie faubourienne réveillait et ne scandalisait pas, il disait des mots drôles parmi d’autres, plus nombreux, qui allaient au cœur. Un autre missionnaire, de temps en temps, se levait et proposait une objection à réfuter.
Réginald écoutait, mais surtout il regardait, tantôt les assistants et tantôt ce prêtre qui, depuis trois semaines, chaque jour, parlait à ces âmes hésitantes, groupées par le mystérieux attrait, comme les oiseaux de tant d’espèces diverses, qui volètent, dès qu’un homme souffle sur une feuille de lierre pliée, linottes, geais, merles, vieux pierrots, jeunes bruants, pinsons au col tendu, bêtes de vol ou de sautillement, pauvres de toutes ailes.
« Celui qui a quitté pour ces pauvres sa famille, – qui était de la middle class au moins, et peut-être de la gentry, – celui-là est un ardent, songeait Réginald, un dévoué, un homme vierge, qui leur appartient entièrement. Il est l’ami de l’indifférent, hostile, oublieux faubourg. Quelle immolation de soi ! Il est volontairement comme l’un d’eux, sauf par la richesse de sa croyance, qu’il leur donne ; partageur d’espérance et de force… »
Plus souvent encore, Réginald étudiait les visages de ces ouvriers de Paris. Et, peu à peu, toute son attention observa, enveloppa, et tâcha de comprendre ce grand jeune, aux joues plates, à la petite moustache en sourcil, courte et tombante, et qui avait des yeux de rêve. Réginald se sentait devenir l’ami de cet inconnu à jamais, de ce passant dont personne peut-être ici ne savait le nom, et qui, pour la première fois sans doute, – car l’étonnement, la lutte, l’émotion modelaient, faisaient et défaisaient sa physionomie, – entendait des paroles qui révèlent aux âmes leur noblesse et leur misère.
« D’où venez-vous, petit ? songeait-il. Vous avez l’âge où les femmes qui passent font trembler le cœur. Toute la vie l’écarte de l’église, le retient, le veut. Ce jeune homme lui a échappé, pour venir. Il est entré seul ; il n’a regardé personne ; il est assis entre une sorte de vagabond déprimé, dégrisé, dont la sauvagerie agonise, et un gros réjoui, une sorte de bon animal, prompt à servir Dieu, comme le bœuf de la crèche, dont le souffle est égal et chaud. Mais le petit ! Cet être de passion, quelle puissance l’a ému plus que le plaisir ? Comme cela est beau ! Saint Jean, ami du Cœur du Christ, vous aviez ces yeux-là, qui pénètrent, guidés par l’amour, très loin dans le monde invisible. »
Il y eut des violons et des cornets à pistons qui jouèrent ensemble.
– C’est toujours la « Diane » du Grand-Montrouge ? demanda Réginald.
– Oui…
– Et ce jeune homme, là, au quatrième rang… Je l’ai observé… Il a tout compris ; il est malade de saisissement ; il a une âme profonde.
– Cela est fréquent, dans la jeunesse de nos faubourgs, dit, le prêtre après avoir regardé, – et Réginald vit que les yeux d’ombre étaient bordés de larmes, – oui, cela est fréquent. Mais s’il est pâle, c’est qu’il a faim aussi… Voilà dix heures qui sonnent.
– Pas mangé depuis midi ?
– Non, ils sont beaucoup qui sont venus à jeun… Ils n’avaient pas le temps de rentrer, vous comprenez… Ils sont arrivés, directement, de l’atelier à l’église… Je les compterais, en comptant les joues blanches…
– Cela est bien, monsieur… Vous faites du bien… Je sais que votre paroisse est nouvelle.
– L’église est plus nouvelle encore… Treize ont été ouvertes depuis la séparation… Regardez : votre ami s’en va.
Le pâle ouvrier s’était levé nonchalamment ; il étirait ses bras ; un sourire allongeait ses lèvres ; il considérait autour de lui, d’un air amusé, cette foule qui se retirait et qui l’emportait, et cependant son front, son cœur baignaient encore sûrement dans les vagues divines… Des adieux, des appels, des rires, se croisaient dans l’ombre, à la porte où le sombre courant des hommes et des femmes se resserrait, puis s’élargissait. Dehors, l’air fouettait les visages las d’attention, et toutes les bouches s’ouvraient pour le respirer mieux.
– Dis donc, Leroux, il fait faim ! j’ai pas dîné !
– Moi non plus !
– Viens-tu avec moi ? J’ai des cerises.
– C’est pas assez !
– Et puis du veau. Et puis nous sommes copains. Où es-tu ? Je ne te vois plus !
– Par ici.
La nuit était noire ; sur la route, le vent travaillait la poussière, et semblait faire une œuvre inutile. En quelques minutes, Réginald fut tout seul sur le trottoir. Le tramway était comme une île claire dans les ténèbres.
Réginald descendit du métropolitain à la station de l’Étoile, et revint à pied à l’hôtel de l’avenue d’Antin. Il avait dans l’âme cette lumière diffuse et embellissante qu’y laissent les grandes pensées ou les grands spectacles. La beauté de ce paysage de Paris, qu’il connaissait bien, lui apparut comme une chose nouvelle. Il jouissait fortement d’être seul dans le mouvement des groupes et des voitures, et de sentir durer l’émotion de tout à l’heure. Il se félicitait d’être venu dans cette ville, et, en lui-même, il argumentait contre plusieurs de ses camarades, soit de l’armée des Indes, soit de Londres, dont il entendait les propos, les sarcasmes contre Paris corrupteur. « Vous n’avez pas tout vu, disait-il ; il y a une autre vie dès cette vie, et ceux qui ne sont pas élus pour la voir jugent le monde incomplètement. » La joie de la jeunesse s’épanouissait dans sa poitrine, à chaque respiration, comme s’il avait bu l’air des montagnes ; l’excitation de la marche renouvelait son sang épaissi dans l’atmosphère des wagons et de l’église, là-bas. Il eut du regret, quand il abandonna les Champs-Élysées, au rond-point, et il suivit naturellement, dans l’avenue d’Antin, le trottoir de gauche. Alors il aperçut au troisième étage, de l’autre côté, les fenêtres éclairées d’un appartement. Il s’arrêta. Derrière l’une de ces fenêtres, veillait la jeune fille qu’il avait connue en Angleterre, la seule Française avec laquelle il eût longuement causé. N’était-elle pas quelque chose de plus pour lui ? Oui, elle était l’unique femme à laquelle, dans un jour d’angoisse, il avait confié un secret. Elle n’avait, d’ailleurs, jamais fait allusion, depuis, à cet entretien dans les futaies de Redhall. Elle était digne de la confiance témoignée. Une pensée de tendresse, très pure et très vive, remplit ce cœur dont la jeunesse était chaste. Ce ne fut qu’une pensée. Il se la reprocha très vite, non comme une chose coupable, mais comme une diversion à la recherche supérieure qui devait occuper toute sa volonté. Une sorte de respect pour l’inquiétude dont il était possédé, et l’instinct de l’homme pratique, qui ne veut pas mêler deux affaires, le firent continuer sa route. Il passa la main sur ses yeux, pour chasser la vision douce. Une phrase des psaumes lui vint en mémoire, car il avait vécu familièrement avec l’Écriture.
– Spiritu principali confirma me. Oui, c’est bien cela ce qu’il me faut, être confirmé dans l’esprit principal, l’esprit royal.
Et il se remit à songer à ce qu’il avait vu, ce soir-là, dans l’église pauvre du Kremlin-Bicêtre.
* *
*
Le samedi 26 juin, Félicien Limerel descendait l’avenue des Champs-Élysées. Il revenait de faire une visite à l’un des juges du concours diplomatique, qui demeurait dans un hôtel de l’Avenue du Bois-de-Boulogne. L’accueil avait été flatteur, la conversation toute dans l’avenir, toute pleine de prophéties qui n’obligent point le prophète à de grands efforts de dévouement : « Vous êtes le premier, et le concours était très brillant. Laissez-moi vous dire ce que m’a dit le ministre, que je voyais ce matin. Ceci entre nous, n’est-ce pas ? Il se félicitait de votre succès. Un nom sans coupure, me disait-il, et des façons de gentilhomme : c’est ce qu’il faut dans une démocratie. Les vieilles familles sont précieuses, mais jamais assez sûres. Elles ne nous doivent pas tout. Ce jeune homme m’a fait la meilleure impression… » Des mots servis à beaucoup d’autres, un verre de cerisette officielle. Félicien les avait goûtés. Il était jeune. Mais très vite, à peine sorti de l’hôtel, il était revenu à d’autres pensées, à d’autres mots, dont le pouvoir dépassait celui même des éloges. Angoisse du cœur, inquiétudes pour l’amour menacé, il souffrait cela d’abord ; mais la pire torture, c’est qu’il se demandait : « Devrai-je me condamner moi-même ? Me déclarer déchu ?
Et deux fois, puisque, si je dois renoncer à elle, c’est que j’ai renoncé à la foi catholique… Marie m’a interrogé en honneur. J’ai promis. Ah ! quelle cruauté ! M’obliger à cet examen, devant lequel, en somme, reculent tant d’hommes plus âgés que moi, qui vivent sans vouloir établir le bilan de leurs défaites morales et de leurs défaillances religieuses ! Ils n’y pensent qu’en mourant. Quelques-uns n’y pensent jamais. Et moi, il faut que je fasse avant l’heure l’examen et l’aveu, et si je me condamne, je ne serai pas pardonné… Marie est sûre de ma sincérité, et voilà le plus affreux. Ne pas pouvoir mentir, ne pas savoir ! Non, Marie, je ne mentirai pas… Mais pourquoi cette question entre nous est-elle devenue si impérieuse ? Depuis le retour à Paris, depuis le séjour ici de cet Anglais. Que veut-il ? Je le soupçonne d’aimer, lui aussi. Ah ! s’il était capable de cette fourberie ! d’avoir joué les cafards ! d’avoir feint la bigoterie, pour se faire bien voir de Marie et de ma tante ! Que sait-on de lui, en vérité ? Lui et moi, on nous compare silencieusement. S’il n’est pas le rival, il est l’idéal, le modèle dont je diffère sensiblement. Il commence à m’irriter, et je ne crois pas qu’il s’en doute, mais il y aurait un moyen facile de le lui faire savoir. Je lui ai promis une visite… »
Le jeune homme descendit la rue La Boétie. « Je devinerai ce qu’il pense, et ce qu’il veut. » Et il entra à l’hôtel Powers. Le gérant téléphona, et reçut l’ordre de faire monter Félicien Limerel.
Réginald, à côté de sa chambre, avait loué un petit salon. Il vint au-devant de Félicien, la main tendue, sans la moindre expression de surprise.
– Je vous prie de ne pas faire attention, dit-il, le domestique n’a pas eu le temps d’achever la malle…
Quelques vêtements, pliés, formaient une pile rectangulaire sur le canapé. La conversation s’engagea, mais Réginald, se souvenant de l’accueil ironique qu’on avait fait, chez les Victor Limerel, au récit de ses excursions à travers les œuvres charitables de Paris, opposa, aux premières questions de Félicien, cette réserve savante qui serait de l’impolitesse, si le geste, la physionomie, si l’exactitude même des réponses ne manifestaient pas l’intention de se maintenir dans les limites du droit strict. Impatienté, Félicien demanda :
– À propos, vous avez dû voir ma tante, hier ?
– Non.
– Avant-hier ?
– Non… J’espère qu’elle se porte bien ? Vous n’avez pas de mauvaises nouvelles ?
– En aucune façon, repartit Félicien avec humeur… D’ailleurs, vous habitez tout près d’elle, et vous les sauriez sans doute avant nous.
– Il faudrait que le commissionnaire se trompât de chemin, répondit l’Anglais.
La sincérité, la fermeté du ton empêchèrent Félicien de continuer. Il sentait devant lui un homme qui pouvait avoir un secret, mais qui ne le laisserait pas échapper pour une attaque légère, pour une ironie.
– Eh bien ! dit-il, changeant de sujet avec la souplesse qui était un des attraits et un des dangers de sa nature, je pense que vous avez fini votre enquête pieuse ?…
– Non.
– Comment, non ? C’est une gageure, savez-vous ? Passer deux semaines à Paris, à votre âge, et n’y visiter que des églises, des hôpitaux…
– Pardon, s’il y a plus de drame, en moi, et plus d’idées, par la puissance de ce spectacle, que si je visitais des musées, si j’assistais à des pièces de théâtre, pourquoi pas ? Nous ne sommes pas obligés de comprendre les mêmes choses. En ce moment, les essentielles m’occupent exclusivement… Vous êtes, vous, sans inquiétude religieuse.
– Vous vous trompez.
L’Anglais fit signe de la main : « Alors, je n’insiste pas. Je regretterais de m’être trop avancé. Je croyais affirmer une différence certaine entre vous et moi. » Il repartit, avec une courtoisie émue, qui était nouvelle :
– Je me prépare à monter ce soir à Montmartre. Je passerai la nuit dans la basilique.
– Cela se peut faire ?
Un sourire de l’autre côté du détroit, un allongement d’un millimètre des lèvres rasées, un sourire qui n’aurait paru, chez un Français à moustache, que dans la forme des yeux, montra l’étonnement de Réginald, qui ne répondit pas. Mais Félicien songeait bien à expliquer quoi que ce fût, ou à demander une explication ! Il avait changé d’expression. Dominé par une puissance que son interlocuteur ne pouvait deviner, devenu très grave, et toute irritation étant tombée, pour un temps, il demanda :
– Voulez-vous me permettre d’y aller avec vous ?
– À Montmartre ? Mais oui, vous me servirez de guide. Là-bas, je trouverai quelqu’un à qui j’ai écrit. Avec plaisir.
– Je ne vous gênerai pas ?
– Non, pas du tout.
Comme s’il se parlait à lui-même, Félicien dit encore :
– C’est une chose étrange : vous allez là-bas pour chercher là foi ; et moi, j’irai pour voir si je l’ai encore.
L’Anglais inclina légèrement la tête, très touché, au fond, de cette sorte de ressemblance morale, et frappé de la gravité avec laquelle Félicien venait de parler. Ils ne s’expliquèrent pas davantage. Ils savaient seulement que cette nuit aurait, sur leur destinée, une influence, et comme une autorité. Quelque chose de noble, un secret d’ordre religieux les réunissait pour quelques heures ; malgré la dissemblance de leurs natures, il y avait là une raison d’estime réciproque. Mais Réginald, bien plus que Félicien, en éprouva la force et s’y abandonna : il n’était pas jaloux ; l’incertitude religieuse qui l’agitait n’était mêlée d’aucun remords ; il souffrait de ne pas voir où était la vérité, mais aucun intérêt humain ne diminuait l’amour qui le portait vers elle. L’angoisse de Félicien Limerel avait d’autres origines, moins hautes. Il ne cherchait pas la lumière pour elle-même. Il souffrait moins de ne pas croire que des conséquences possibles d’un tel aveu. Le motif qui le faisait agir le laissait en proie au trouble, sans élan ; il suffisait seulement à jeter cette âme malade dans la compagnie des saints, à la faire vivre quelques heures dans le milieu où les prodiges silencieux de la grâce sont fréquents.
– Alors, c’est convenu ! dit l’Anglais. À huit heures un quart, vous me trouverez dans le salon de l’hôtel ; j’aurai dîné, nous prendrons une voiture…
– Mon père se moquerait de moi, si je lui disais où je passe la nuit. Il n’y croirait pas ; et, en effet, c’est invraisemblable. Je ne puis donc lui demander son automobile. Excusez-moi… Pourtant, il m’arrive de découcher pour de moins belles raisons. Allons, à ce soir !
Félicien avait un autre motif pour ne pas parler à son père du projet de passer la nuit à Montmartre. M. Limerel, très habitué, en homme d’affaires, à deviner les intentions, et à construire des romans d’intérêt, d’après de menus indices, aurait compris, au premier mot, que Montmartre et Marie Limerel étaient deux termes en corrélation, et que Félicien ne montait là-haut que pour elle, et peut-être eût-il pensé « par elle. »
Vers neuf heures moins un quart, en costume de promenade, chapeau rond et pardessus d’été, Félicien et Réginald arrivaient en haut des escaliers de la Butte. Il avait plu. Un vent froid, dernier coup d’aile d’un orage en retraite, balayait les nuages et les refoulait, les tassait en demi-cercle ravagé, du côté du Sud. Les coupoles blanches de la basilique se levaient dans l’azur renouvelé. Les deux jeunes hommes, avant de s’engager dans la rue de la Barre, pour gagner la petite porte d’entrée au milieu des échafaudages, se détournèrent un moment. Paris, au-dessous d’eux, figurait une plaine d’un rose roux, barrée en travers, sur toute la longueur, par une écharpe droite de vapeurs molles, grisâtres, dont l’extrémité amincie s’appuyait aux coteaux de Belleville et de Ménilmontant. Et par-dessus le banc de brume et de fumée, c’était le ciel clair, le chemin sans poussière de la lune à son premier quartier. Heure indécise dans les hauteurs, où mourait lentement l’extrême lueur du jour, tandis qu’en bas, dans la vallée de pierre bâtie, les lignes d’étincelles menues des becs de gaz commençaient à dessiner, jusqu’à l’horizon, le réseau prodigieux des rues. Les deux jeunes gens pénétrèrent ensemble dans l’enceinte de l’église, et, dans les constructions provisoires, trouvèrent un homme qui avait été prévenu de la visite de l’Anglais.
– Je suis confus, messieurs, de n’avoir personne qui me présente à vous. Vous m’excuserez : Louis Proudon, président des Pauvres du Sacré-Cœur.
« C’est un gentleman », pensa Réginald ; et il considéra un moment cet homme de moyenne taille, maigre, un peu voûté, qui avait, éclairant sa face barbue, fine et qui aurait pu être sévère, le sourire de ceux qui font, par volonté, la volonté des autres, douceur des grands forts.
– Je vous conduirai ; nous irons tout à l’heure à l’adoration des Pauvres, puis je vous mènerai dans la chapelle où se fait, chaque nuit, l’adoration commune. Et, quand vous le désirerez, vous gagnerez vos chambres, pour vous reposer. Vous êtes jeunes ; une nuit de faction : il faut avoir l’habitude. Vous n’êtes jamais venus ?
– Moi, dit Félicien, pas depuis l’avant-veille de mon bachot. Et vous, monsieur, vous ne vous couchez pas de toute la nuit ?
Le président des Pauvres sourit.
– Mais non. Il est nécessaire, n’est-ce pas, qu’il y ait quelqu’un à chaque heure qui sonne, pour réveiller l’escouade nouvelle, ceux qui viennent relever les adorateurs et « prendre l’adoration ». Ça coûte un peu, dans les premiers temps, mais on s’y fait, je vous assure.
Il dit cela simplement, et emmena ses hôtes dans le dortoir bas, où quelques hommes, miséreux et graves, assis sur le bout d’un lit de camp, comme des soldats, attendaient la soupe, la miche de pain blanc et le verre de vin rouge. Félicien aurait aimé prolonger la visite qui lui était une distraction ; il redoutait ce qui allait suivre ; mais Réginald, à qui la même inquiétude d’esprit ne faisait pas craindre la solitude dans l’église, sortit presque aussitôt. Heureusement, l’épreuve ne commençait pas encore. Entre cette salle, à laquelle attient une petite cuisine, et la basilique, il y a un espace vague, un chemin clos par des planches, mauvais sentier de poterne, moisi, piétiné, herbeux, pavé de décombres. Là, le long des assises énormes qui plongent dans le sol de la colline, et sous le pâle ciel, Réginald secoua la tête, et dit en riant :
– Je vous demande pardon : nous ne pourrons plus tout à l’heure fumer une cigarette…
Il ouvrit son étui de métal, timbré aux armes d’Oxford, et la fumée de trois cigarettes de tabac anglais monta le long des murs énormes.
Un peu après neuf heures, dans la crypte, debout, appuyés au même pilier, Félicien et Réginald contemplaient un spectacle également nouveau pour chacun d’eux. Réginald se trouvait en avant, dans la demi-lumière, et Félicien, derrière lui, près de l’escalier qui conduit du souterrain à la nef supérieure. Ils étaient immobiles, à peine visibles, en dehors du demi-cercle, fortement éclairé, que forment devant l’autel les colonnes trapues et rapprochées. Or, dans cette niche lumineuse, à leur droite, quarante hommes adoraient. Leur chef, le fraternel Louis Proudon, debout à côté de la balustrade de l’autel, clignant les yeux, orientant vers la lampe électrique le livre qu’il tenait à la main, lisait la prière du soir. Et soudain, les quarante voix répondaient, si rudes, si éraillées, si peu pareilles aux voix des salons : voix de la foule qui crie, qui boit, qui jure, qui menace, et qui priait.
Puis les hommes chantèrent un cantique, et, agenouillés ou assis, ils adorèrent avec des mots muets, qu’ils ne devaient pas inventer, mais recevoir de Celui qu’ils regardaient, ou retrouver dans leur mémoire des temps lointains. Comment auraient-ils inventé ? Que savaient-ils au delà de la misère et du besoin d’un cœur qui peut encore aimer ? Ils étaient fixés dans l’attention, comme ceux qui attendent le passage d’une noce sous les porches. Ils avaient les paupières levées, mais pas tout à fait, à cause de la lumière éblouissante et aussi de la fatigue.
Réginald et Félicien observaient ces physionomies peu mobiles, ces visages dont les rides changeaient de place cependant, lorsqu’une pensée un peu émouvante, un souvenir, montait clair, du fond de l’âme obscure. Ils comprenaient mieux, ils apercevaient nettement, que c’étaient non seulement des pauvres authentiques, mais des misérables, de ceux qui font plus peur que pitié : barbes taillées par le vent et usées par la pierre qui sert d’oreiller ; chemises sans col, redingotes qui furent portées par d’autres, et qui ont des couches superposées de taches de graisse ; foulards, malgré la chaleur, parce qu’on a sur soi toute sa garde-robe. Les deux larrons du Calvaire étaient peut-être là. Mais l’extrême abandon surtout, l’espèce qui n’a pas de pain, pas de gîte, pas de famille, et qui n’a plus de courage, veillait aux pieds du Maître deviné. Beaucoup de ces yeux tristes, de ces yeux où la colère est à demeure, s’adoucissaient, un court moment, levés, et puis la porte rouillée se fermait. Derrière les deux jeunes hommes, le président des Pauvres était venu, silencieusement, s’accouder. Il murmura, et, bien que la voix fût à peine timbrée, on y sentait la tendresse :
– Celui qui est tout au bout du demi-cercle, le brun, chauve, qui a un peu de couleur, par hasard, sur les joues, celui-là est presque un riche… Il a couché sous les ponts. Il a vécu des déchets des restaurants… C’est une sorte d’aristocrate à présent ; il a un petit emploi dans la publicité : colleur de bandes, adressier, timbreur. Il peut vivre, ce qui est une exception ici. Mais il est bon, il se souvient. Depuis qu’il ne mendie plus, il n’a jamais manqué de venir, chaque samedi, parmi les compagnons de la rue…
Quelques-uns bâillaient, sans précaution. Un commençait à dormir. Il y avait des lueurs de pierres fauves, de diamant, et des pensées suppliantes au bord des paupières, çà et là. Le président des Pauvres reprit :
– Les deux qui sont côte à côte, vers le milieu, et qui ont les joues creuses, – tenez, l’un des deux s’endort justement, pauvre ami, c’est trop juste ! – eh bien ! vous ne sauriez croire leur mérite. Deux ouvriers de verrerie, figurez-vous. Ils travaillent toutes les nuits pour entretenir les fours. Ils n’ont de libre que celle du samedi au dimanche. Et ils viennent la passer ici ! Le plus vieux est venu d’abord, et il a dit à l’autre, le dimanche, en reprenant son travail : « Je ne me suis jamais si bien reposé que cette nuit, et cependant je n’ai dormi que des petites minutes, et dans une chaise. Je t’emmènerai samedi prochain. »
L’odeur de fauve et de soupe moisie se levait, et flottait au-dessus de cette assemblée. Les saints ne s’en offusquent pas. Un des pauvres étant assis, le pantalon, de forme négligée, remonta d’un côté jusqu’à la moitié du mollet, et laissa voir qu’il n’y avait pas de chaussettes sur les pieds de l’homme, ni de cordon à ses souliers. Réginald se détourna.
– La place d’un gentleman n’est pas ici, dit-il. Montons, s’il vous plaît ?
Il obéissait à une répulsion naturelle, et à une idée de classification que toute l’éducation et toute la vie anglaise avaient fortifiée en lui. Cependant, il était très généreux, et il n’eût pas voulu manquer de politesse, vis-à-vis d’un pauvre. Les procédés égalitaires lui semblaient peu raisonnables, et le séjour prolongé parmi des hommes d’une autre classe, chose inutile, gênante pour les uns et pour les autres.
– Le parfum est médiocre, en effet, dit tout bas Félicien.
Louis Proudon montait déjà les marches qui conduisent de la crypte dans le chœur de la basilique. L’immense nef était dans l’ombre. Il tourna du côté où la vie s’était réfugiée, et conduisit les deux jeunes hommes derrière le maître-autel, dans la chapelle de la Sainte Vierge, où était exposé le Saint-Sacrement. Il les plaça vers la droite, presque à l’entrée, et les laissa, après leur avoir dit : « Vos chambres sont prêtes, vous vous retirerez quand il vous plaira. Et comptez sur moi pour le réveil, demain matin. »
Réginald était le second, et Félicien occupait la première place au bord de l’allée. Ils se tenaient debout. Autour d’eux, ils comptèrent les hommes, et obtinrent le chiffre approximatif de deux cent trente. On ne chantait pas. Mais deux cent trente âmes humaines étaient absorbées dans la contemplation du même objet. Elles le désignaient invinciblement, plus impérieusement que si elles eussent crié son nom, par la puissance unanime des pensées qui s’échappaient d’elles, et qui se rassemblaient au-dessus de l’autel, flèches vivantes dirigées toutes ensemble vers l’heure éternelle.
Cette force mystérieuse, qui sort des foules attentives, incline comme le vent ; elle fait frissonner ; elle ébranle ; elle sollicite au mouvement. Félicien, moins que Réginald, avait besoin d’être porté par ce courant. Des souvenirs, une sorte de regret et de défi tout ensemble, le firent regarder l’ostensoir, et dans l’ostensoir, l’hostie. Il assura sur elle son regard déshabitué, et qui ne demandait rien, qui poursuivait seulement une expérience, et il eut le sentiment, la certitude, que rien en lui n’avait remué, et que cette rencontre, depuis quelque temps évitée, le laissait insensible. Il eut la douleur de n’être pas ému. Il songea, regardant cette hostie blanche dans les rayons d’or : « Marie ne sait pas que je suis ici ; mais je devrai lui avouer que je ne frémis pas, que je ne prie pas, que je ne pleure pas, sauf sur elle, c’est-à-dire sur moi… Suis-je obligé de raconter cela ? Est-ce qu’il n’y a pas des heures de sécheresse pour les saints eux-mêmes ? » Il détourna les yeux, avec plaisir, les ramenant vers cette assistance qui ne l’obligeait pas à un effort de l’esprit. Mais des pensées non moins cruelles l’assaillirent : « Je n’ai pas été ainsi toujours. Une source est tarie en moi. Des mots qui ont été pleins se sont vidés de leur contenu. Je sens, à la froideur de mon cœur, que la fraternité est détendue entre moi et tous ceux-ci qui adorent. Je ne suis plus l’un d’eux. Ce n’est pas de ce soir que je constate le changement, mais quelle évidence, pour la première fois ! » Et alors, la question revenait, insistante, cruelle : « Devrai-je avouer à Marie cette expérience que je tente aujourd’hui et cette inertie de mon âme ? » Il n’était pas distrait ; il aurait voulu ne pas être seul indifférent, et tantôt il considérait un des hommes ou des jeunes gens agenouillés, tantôt un autre. Tout adorait. Parmi les assistants, il y en avait un tout près, qui ne remuait pas les lèvres, mais qui ne cessait de tenir la tête levée vers l’ostensoir. Il ne bougeait pas. Dans ses yeux, que Félicien pouvait voir, des voiles passaient, comme de l’encens. Et puis la limpidité, la bonté attentive et épanouie reparaissait. Mais l’expression recueillie du visage demeurait invariable.
À la dérobée, Félicien observait Réginald, qui avait croisé les bras, et qui ne bougeait plus. Réginald pensait, de son côté : « Ceux-ci appartiennent à toutes les classes, sauf la plus pauvre. Ils viennent ici sans ambition, sans aucune récompense d’ordre humain. Cependant ils reçoivent une récompense pour le repos sacrifié de leur corps. Leur âme trouve une confiance que reflète leur visage. Ils ont la paix ; quelque chose au moins de cette paix, gibier de nous tous, et qui a peur de nous. Elle est ici, au moins en apparence, pour ceux-ci. Oui, vraiment, ils sont sincères… Toutes les nuits, des hommes veillent, au-dessus de Paris, priant sur la montagne. Ils gardent peut-être mystérieusement la cité. Quelle contrepartie de la corruption d’en bas !… Cela manquait aux civilisations anciennes… » Les choses qu’il avait lues sur la corruption de Babylone lui revinrent en mémoire. Il pensa aux adultères, aux dépravations de la chair, à l’insolence de la luxure, à la dure barbarie qui tenait asservies tant de femmes pauvres et tant de femmes riches, pour lesquelles il n’y a pas la vie, mais seulement un printemps profané, sans âge mûr, sans vieillesse tolérable… Il songeait encore : « Serait-ce possible que, par les prières de ceux-ci, d’autres hommes fussent rachetés ? Leurs proches ? Leurs amis ? Leurs ennemis ? Ressemblent-elles aux nuages qui portent leur pluie jusqu’aux extrémités de la terre ? En tout cas, quelle belle idée de puissance ! Quel domaine plus grand que tous les empires !… Le monde serait tout peuplé de fraternités effectives, à jamais ignorées… » Félicien se pencha.
– Je m’en vais. Venez-vous ?
– Non.
– Vous me retrouverez demain matin, à trois heures.
– Bien.
Félicien attendit un moment, croyant que Réginald se retirerait quand même avec lui. Puis, il passa derrière l’Anglais, et on entendit son pas s’éloigner sur les dalles. La songerie continua.
« Ils ne doutent pas qu’ils ne soient en présence du Christ transfiguré par amour. Partout des présences divines, le Christ mêlé à la foule, proche de la misère. Ce serait une grande consolation, en effet. Toutes les détresses humaines appellent cette présence… Elle nous manque, à nous et à d’autres. Il y a plus de distance entre Jésus-Christ et nous qu’entre ces adorateurs et Lui. Peut-être quelques-uns Le voient-ils ? Ils ont des visages ravis… Pourquoi des temples, si nous n’y tenons pas notre Dieu prisonnier ? Là où le Christ est le plus près, là doit être la vérité. Avoir Jésus-Christ en soi… avoir Jésus-Christ ! Non la simple grâce, mais la vie ! » Il se rappelait des mots qu’il avait lus dans la Bible, dans le volume dont la reliure, en cuir vert, avait été brunie par la main des aïeux, des oncles, des tantes qui essayaient de comprendre ce qui est écrit pour tous.
Les souvenirs de Redhall l’assaillirent. Comme ils blessaient ce cœur qui ne se détournait pas d’eux ! Futaies, rhododendrons fleuris, lierres, étangs, maison, visages surtout, le domaine passait devant ce jeune homme qui, depuis longtemps debout, n’avait pas plus bougé que s’il eût été près du Roi, en service de Cour, un jour de lever. Les images étaient si nettes, les mots échangés avant le départ avaient si bien gardé leur ordre et leur accent, qu’une grande douleur lui vint avec eux et par eux. Il était donc là, dans une église de France, dans la nuit, sans qu’aucun des êtres chers pût seulement l’y retrouver en pensée, perdu, oublié, seul étranger peut-être et sûrement seul hérétique. Pourquoi demeurait-il là ? Il se le demandait, et il eût été incapable de donner une réponse précise. Il regardait avec insistance ce pain enveloppé d’or ; une sorte d’attirance maintenait ses yeux levés ; une volonté secrète, douce, qu’il sentait parfaitement raisonnable, commandait en lui, et tenait le cœur et l’esprit tout ouverts, comme les maisons au printemps. Réginald retrouvait, dans ce décor catholique, l’émotion première de l’enfant qui sent qu’il a une âme, et qui la tient avec respect devait Dieu, celle-là même qu’il avait éprouvée plusieurs fois au temps de sa petite jeunesse, quand le père lisait le Livre à haute voix, le soir, dans la chapelle de Redhall.
Mais il s’y mêlait un frémissement nouveau, un élan vers quelque chose de plus, une aspiration magnifique. Il pensait : « C’est le renversement de la raison murmurante, mais le triomphe de la plus haute sagesse et de l’amour. S’il était ici, Lui, tout proche, impossible à reconnaître avant qu’il ait parlé, comme en Judée, dans le jardin du sépulcre, lorsque Madeleine Le prenait pour le jardinier ! « L’avez-vous vu ? » Elle Le voyait, et elle Le cherchait encore… Lui demander la force, la voie, la vie !… »
Il n’était point fatigué d’être debout, et cependant ses genoux plièrent, et il resta un peu de temps agenouillé, sans que ses yeux eussent quitté l’hostie autour de laquelle son doute priait, comme la foi des autres.
Il se releva. Ses compagnons n’avaient fait nulle attention à son geste ; quelques hommes arrivaient pour prendre leur heure de garde ; l’horloge sonna ; il sortit de sa place, sans plus regarder rien, troublé d’un trouble heureux, et, dans les constructions accolées à la basilique, il alla essayer de dormir. Le lit était court, et le matelas cruel. Réginald exalta, en esprit, les lits d’Angleterre. Il supposait que, placé à cette hauteur, au-dessus de Paris, il entendrait l’inégal grondement de la ville, comme une chanson de la mer, et cette imagination n’avait pas été sans influence sur sa détermination de passer la nuit à Montmartre. Il fut déçu. Au lieu de la rumeur des marées, qui s’enfle et qui décroît, c’était autour de lui un silence absolu, tout à coup déchiré par les sifflets des locomotives de la gare du Nord. Engourdi par la fatigue, Réginald croyait être en voyage, couché dans les huniers d’un navire, et c’étaient les commandements des officiers qui se croisaient tout en bas sur le pont. Parfois, une chaise tremblotait dans la cellule ; ou bien le petit miroir pendu près du lit oscillait au bout de la ficelle et égratignait la cloison ; un mugissement sourd et bref se levait des profondeurs de l’océan, sans qu’on pût deviner où déferlait la vague monstrueuse qu’il avait vomie, à gauche, à droite, en avant. Et l’autre appel, là-bas, si loin, désespéré, n’était-ce pas la sirène d’un navire dans les brumes ? Puis tout s’apaisait. L’idée de la mer s’évanouissait dans le sommeil. Le vent glissait sur les pierres. Les millions d’hommes, veillant ou endormis autour de Montmartre, ne faisaient pas plus de bruit qu’un cimetière.
Réginald dormait d’un profond sommeil, quand M. Louis Proudon frappa à sa porte, en disant :
– Trois heures un quart, monsieur l’Anglais dont j’ai oublié le nom, levez-vous !
Un quart d’heure plus tard, ils suivaient le chemin d’ascension qui passe sur les toits de pierre de la basilique. Félicien les rejoignit. Il était pâle, et cette flamme du regard, qui lui donnait une physionomie si intéressante, la fatigue ou quelque autre cause l’avait voilée.
– Glorious day ! dit Réginald en montrant l’horizon.
– Non, glaciale matinée, répondit Félicien. Si vous le voulez bien, nous resterons peu de temps.
– Comme il vous plaira.
Félicien serra la main que Réginald lui tendait. Mais il le fit avec si peu d’empressement que l’Anglais le remarqua, bien qu’il eût l’esprit occupé des choses toutes nouvelles qui l’environnaient. Réginald pensa : « Un peu de sommeil en moins ; son humeur passera. » Il conclut que les Français avaient peu de résistance, puis continua de marcher dans les gouttières, au bord de la toiture faite de belles dalles blanches imbriquées. Précédé par le président des Pauvres, il s’engagea dans l’escalier intérieur qui devait aboutir à la galerie du dôme central, au-dessus des grandes verrières. Bientôt, sa voix appela :
– Monsieur Limerel ? Venez voir ! Splendide, vraiment splendide !
Il faisait le tour, lentement, de ce chemin de ronde porté si haut dans les airs, et s’arrêtait à chacune des baies ménagées dans la muraille.
– Rare matin sans doute ! murmurait-il. Paris est tout entier visible… jamais Londres… Oui, la ville n’est pas si grande qu’on ne puisse apercevoir des campagnes. Qu’est-ce que ceci, au nord ?
– La plaine au delà de Saint-Denis, répondait M. Proudon ; et voici les lignes sombres, tout là-bas, à gauche, de la forêt de Saint-Germain.
– Dernière minute du crépuscule du matin, reprenait Réginald. Voyez, Paris n’a plus de lumière de fabrication humaine, excepté dans les gares, où les signaux et les feux de quais veillent encore. Paris est de couleur khaki. On dirait une grande fourmilière plate, une clairière de terre forée, coupée, ravinée, sur laquelle seraient répandus en désordre des cailloux qui sont les monuments, et des feuilles vertes qui sont les jardins. Et quel ciel !
De longues écharpes de brouillard, transparentes, flottaient au-dessus des maisons. Elles fondaient un peu dans le vent du côté de l’ouest ; mais, vers l’orient, elles se soudaient à un bourrelet de lourdes brumes violettes qui reposait sur Belleville. Là, l’extrême sommet du nuage, à l’endroit où la lumière allait naître, devenait rose, couleur de sang qui court. Ailleurs, l’espace était libre, traversé par un vent vif, mainteneur de clarté. Et, près de Réginald, de Félicien et de l’autre, se levait une île aérienne, laiteuse, faite de toitures, d’arêtes blanches ajourées, de dômes qui portaient des clochetons élancés.
– Ils dépassent la zone des fumées salissantes, dit Réginald qui était accoudé non loin de Félicien. Toute cette pierre a une blancheur transparente. La basilique est comme bâtie en pierre azyme, – est-ce qu’on ne peut pas dire cela ? – Elle domine Paris de sa bénédiction. Elle est levée dans la splendeur de l’aube… Ah ! voici le jour !
– Le jour ! dit Félicien. Pourquoi le saluez-vous ?
Réginald n’entendait pas. Il regardait.
Le bord des brumes roulées, maintenues par le vent, était devenu comme une fleur de grenade, puis, comme une fleur de souci, et maintenant, si magnifique, si étincelant qu’il fût, il n’était plus rien, car au-dessus de lui, le soleil levait son arc. En un instant, le globe tout entier se dégagea. Quelques hauts monuments de la ville, toutes les maisons restant dans l’ombre, commencèrent à vivre, et leur forme revint à eux. Tout près, au sommet d’un des petits dômes de l’église, une touffe de pierre parut s’épanouir et demeura vermeille.
– Vous parlez comme un croyant, dit Félicien ; vous êtes lyrique.
Sa voix était plus âpre qu’il n’eût fallu, et elle révélait une souffrance. Il s’était redressé, une épaule appuyée au mur, du côté gauche d’une des baies à double colonne, tandis que Réginald se tenait debout, à droite de la même ouverture. Son jeune visage, pâli encore par le reflet des pierres, recevait toute la joie du matin, et il était triste.
– Vous devenez catholique !
Réginald, qui n’avait pas répondu la première fois, riposta vivement :
– Je ne puis pas vous laisser dire ce qui n’est pas. Je suis ému… Un tel matin après une telle nuit ! Mais l’autre chose n’est pas vraie. Si elle l’était, est-ce que vous n’en seriez pas heureux ?…
– Non, très franchement.
– Vous m’étonnez.
– Il est possible que je vous étonne, mais il est bon que vous me compreniez ; je le veux même…
Le ton de Félicien Limerel était si violent, que, lentement, Réginald tourna la tête. Dans l’étroit espace, dans la cellule de lumière où ils étaient montés pour voir le soleil se lever sur Paris, les deux hommes s’observaient l’un l’autre, comme deux adversaires, Félicien décidé à provoquer une explication, Réginald surpris, tiré brusquement de son admiration pour le paysage matinal.
– Oui, je veux que vous connaissiez le fond de mon cœur. Ne protestez pas ; je vous dis que je veux ! Il n’est peut-être pas aussi beau que le vôtre, mon cœur, aussi pur, aussi sublime ; il n’est sûrement pas aussi joyeux, mais il vous intéressera sans aucun doute. Vous saurez donc que j’ai songé toute la nuit à ce même problème de la foi qui vous préoccupe si fort, en apparence…
– Non, pas en apparence, en toute vérité.
– Eh bien ! pour moi, aucun espoir ne s’est levé, aucune force neuve ne m’a aidé.
– Le contraire de moi !
– Mes doutes se sont accrus ; j’ai refait ma route, avec une lucidité effrayante, à travers la vie, et je me suis trouvé beaucoup plus loin que je ne pensais de ma jeunesse pieuse.
– Je vous plains.
– Vous devriez vous réjouir.
– Comment le voudriez-vous ? Je vous vois souffrir.
– Peut-être, mais vous me voyez vaincu déjà. Vous pouvez croire que vous aurez l’avantage. Car nous sommes deux joueurs, n’est-ce pas ? Et si je perds, vous gagnez.
– Je ne sais ce que vous voulez dire.
– Oh ! je vais vous l’expliquer… Vous vous défendez inutilement… Je connais votre secret, à vous, et, dès le premier jour, j’ai compris votre manège…
– Quel manège ?
– Vos assiduités près de ma cousine Marie, et vos dévotions à travers toute la ville. Ce sont des termes qui sont liés, n’est-il pas vrai ?
Il s’approcha ; il se pencha. Les muscles de la mâchoire, ceux du front et des tempes, saillirent sous la peau, et firent leur partie dans la colère du visage. Il cria :
– Vous devez avoir hâte de descendre, d’être seul avec votre joie ! On vous attend. Dès qu’il sera grand jour, vous courrez chez ma tante Limerel, vous rendrez compte de vos méditations… Et vous savez qu’elles seront bien accueillies… Ne niez pas !… Vous avez la dévotion qui plaît à Marie…
Réginald avait à peine bougé, même quand Félicien le touchait du bout de ses doigts tremblants. Très droit, les épaules appuyées au mur, impassible de visage, il avait seulement rapproché ses deux poings de sa poitrine, pour le cas où il serait attaqué. Il laissa tomber les derniers mots dans le silence, et dit :
– Vous inventez.
– C’est facile à dire : prouvez-le !
– La preuve est également aisée. Je ne verrai pas madame Limerel, parce que je pars ce matin.
– Vous dites ?
– Je dis que je quitte Paris, ce matin, par le train de 11 heures 39.
Félicien considéra, les yeux dans les yeux, l’homme qui repoussait ainsi, d’un mot, tout soupçon de trahison. Il devina, il vit que cette jeunesse qui avait côtoyé la sienne, un moment, était d’une absolue sincérité, qu’il l’avait offensée injustement. Il devint extrêmement pâle ; une larme gonfla ses paupières ; il tendit la main.
– Pardonnez-moi… Je vous ai mal jugé. Je suis très malheureux…
Puis, ne voulant pas pleurer, sentant que les mots qu’il pensait étaient tout noyés de larmes, il se rapprocha de l’ouverture par où entrait le matin rayonnant. Réginald fit de même, et ils se turent. Le soleil mettait entre eux une barrière de rayons. Louis Proudon, appuyé à quelques mètres plus loin, dans le chemin de ronde, n’avait peut-être pas entendu, et n’avait sûrement pas compris. Il songeait à ses pauvres qui allaient venir, de toutes les banlieues et de toutes les ruelles de Paris, pour la messe de huit heures et demie, et pour la distribution du pain. « Je n’aurai pas assez de deux mille livres de pain, un jour pareil… Il fait si beau ! Le jour clair fait marcher… Ils monteront comme des fourmis, par ici, par la surtout… » Il se réjouissait, et il imaginait déjà les escaliers de l’est, en bas, tout noirs de foule. Le silence de la coupole blanche, la vague d’air qui passait sans plus apporter le murmure des voix, le fit sortir de son rêve.
– Venez, messieurs, que je vous montre la forêt de Saint-Germain. On la voit comme un ruban bleu… Vous avez de la chance, d’être montés aujourd’hui !
Les deux jeunes gens vinrent. Mais ils ne prirent aucun intérêt aux explications qu’il leur donna, et ne firent aucune question. Ils descendirent donc, par les escaliers en spirale, puis sur les toits, et se retrouvèrent dans la basilique, où leur guide obligeant les quitta. Quelques instants après, Félicien et Réginald, ayant suivi la rue qui contourne l’église, s’arrêtaient sur l’esplanade, au delà du funiculaire. Ils ne s’étaient pas dit une seule parole depuis l’explication violente, terminée par un mot de regret, qu’ils avaient eue là-haut. Réginald voulait, une dernière fois, regarder Paris, tout illuminé maintenant par le soleil. Félicien se tenait à quelques pas de lui. Il avait repris toute son énergie, et son mince visage penché, son regard qui reconnaissait Paris et le parcourait lentement, lui donnaient l’air d’un poète triste, qui compose une chanson. Il remuait les lèvres, comme pour essayer les mots qu’il devait dire. Enfin il dit, sans cesser de considérer la ville ; il dit avec un accent de douleur si vraie que Réginald en tressaillit :
– Tant d’hommes mêlent un intérêt humain à la recherche de la vérité !… Pas vous, je vous en félicite… Croyez-moi, puisque nous allons nous séparer : vous devriez revoir Marie…
– Mais…
– Je vous assure… Pas ce matin… Ce soir. Vous devriez lui faire visite à la fin de l’après-midi. Il y aura, ce soir, quelque chose de changé dans sa vie, comme dans la mienne… Oh ! vous êtes trop fier… Je le comprends, et je plaisante, vous voyez… C’est que je lui dois la vérité. J’ai promis de la dire… C’est une chose affreuse, monsieur, d’aimer une femme d’un amour désespéré comme le mien… Tenez, disons-nous adieu.
Ils se donnèrent la main, rapidement. Réginald répondit :
– Je vous souhaite plus de bonheur, oh ! bien vraiment !
Ils descendirent, chacun de son côté, et, au bas de la butte, trouvèrent deux fiacres en maraude, qui les ramenèrent dans le centre de Paris.
À huit heures du matin, Félicien sonnait à la porte de la maison où habitait sa tante. Le concierge lui ayant dit que ces dames étaient à la messe et qu’elles ne pouvaient tarder à rentrer, il monta, et déclara qu’il attendrait dans le vestibule. La femme de chambre insistait pour qu’il entrât dans le salon.
– Non, dit-il. Je n’ai qu’une réponse à donner, et je pars. Laissez-moi ici.
Il ne voulait pas entrer dans ce salon où il y avait le portrait de Marie ; il ne voulait pas, non plus, qu’il y eût trop de distance à parcourir, quand les mots auraient été dits, qu’on le vit trop longtemps. Déjà il se sentait à bout de forces. Il lui semblait entendre des voix dans l’escalier.
– Allez, répéta-t-il, voici ma tante qui revient de Saint-Philippe.
Il resta debout, près du coffre à bois, à quelques pas de la porte. Les voix, calmes, se rapprochaient. La clé tourna dans la serrure, la porte s’ouvrit, et madame Limerel entra, suivie de Marie. Deux interrogations, presque ensemble, mais si différentes de ton :
– C’est toi, Félicien ? De si bonne heure ?
– Ah ! c’est toi ! Je comprends, viens vite ! Elle s’approcha, dans le demi-jour, relevant sa voilette ; elle aperçut le visage de Félicien, et aussitôt elle se recula :
– Non ! non ! ne viens pas ! Et elle s’enfuit dans le salon.
– Non, pas aujourd’hui ! Je ne veux pas ! Et comme Félicien la suivait et arrivait à l’extrémité du vestibule, près de la porte du salon :
– Je ne veux pas que tu parles déjà ! Maman, empêchez-le de parler !
Marie s’était retirée jusqu’à la fenêtre, là-bas, et elle avait mis ses mains devant ses yeux.
– Pas aujourd’hui. Je ne veux pas !
Madame Limerel se plaça devant Félicien, et l’arrêta.
– Fais ce qu’elle te demande, Félicien ! Pas aujourd’hui !
– Il le faut.
– Demain si tu veux. Mon enfant, attends jusqu’à demain !
– Non ; demain, je n’aurais plus la force.
– Tu n’as pas eu le temps ! Tu ne sais pas ce que tu vas lui dire…
– Hélas ! si. Je lui dirai que personne ne l’aimera autant que moi, puisque je renonce à elle, et que je me reconnais indigne d’elle.
– Tu vas lui faire trop de mal !
– Le mal est fait puisqu’elle m’a vu !… Laissez-moi !…
Madame Limerel avait attiré la porte, au moment où Félicien allait entrer. Elle la tenait fermée. Son neveu était devant elle, tous les traits creusés et tirés par une douleur plus cruelle qu’une maladie. Mais elle vit que la résolution avait été mûrie, et que la volonté ne défaillait pas.
– Va donc, dit-elle, mon pauvre enfant !
Il s’avança jusqu’au bout du salon, où était Marie, près de la fenêtre. On eût dit qu’il avait fait une longue course, tant il était à bout de souffle. Il s’appuya contre le rideau de damas rouge. Elle avait ses deux mains encore posées sur ses yeux. Et ses lèvres, dans l’intervalle des poignets rapprochés, remuaient. Priait-elle ? Continuait-elle de dire, d’une voix épuisée : « Pas aujourd’hui ! Je ne veux pas ? » Il était tout près d’elle. Leurs deux agonies épuisaient un dernier répit, leurs deux courages essayaient de rassembler ce qu’il fallait de force pour souffrir davantage. Félicien dit, très bas :
– Marie, je ne suis pas digne de t’aimer comme tu veux être aimée : je ne crois plus.
Elle abaissa ses deux mains, lentement. Elle était aussi blanche que lui. Elle avait les paupières à demi fermées.
– Quelle preuve as-tu ? Je t’en prie, ne te trompe pas.
Alors, il dit, nerveusement, rapidement :
– J’ai réfléchi toute une semaine ; et la dernière nuit, cette nuit, j’ai veillé, en examinant toute mon âme, devant ce que j’ai appelé avec toi le Saint-Sacrement…
– Ah ! tais-toi ! N’en dis pas plus !
– Marie, je ne puis prier que toi : je ne crois plus.
Et ils se regardèrent, les yeux dans les yeux, tout près, les âmes se voyant. Il vit la douleur, il vit aussi l’abîme, il vit la vierge forte, la foi vivante qui disait non.
Brusquement, il se détourna, il traversa le salon, il ouvrit la porte de l’appartement, et descendit, tandis que madame Limerel, accourue, soutenait sur son épaule la tête de sa fille, qui pleurait à chaudes larmes, et qui répétait, entre ses sanglots :
– C’est affreux, maman ! c’est affreux ! Ne lui ai-je pas demandé trop ? Dites-moi si je ne lui ai pas demandé trop ?
* *
*
M. Victor Limerel venait de se lever. Vêtu de son pyjama gris bordé de rouge, qui était son costume du matin, il était assis devant son bureau ; les lettres qu’il venait d’ouvrir, après avoir été soigneusement remises dans les enveloppes et classées, reposaient, formant quatre piles d’inégale hauteur, en attendant l’arrivée d’un secrétaire de la Société française des filatures de laine. M. Limerel prit un des journaux apportés avec le courrier du matin, brisa la bande de l’un d’eux, et le déplia, et Félicien entra.
– Ah çà ! d’où viens-tu, mon ami ?
– Je viens vous le dire.
– De Montmartre, je le sais, ta mère m’a prévenu, hier soir. Ce n’est pas un mauvais lieu, mais tu avoueras qu’on ne va pas là, passer toute une nuit, hors de chez soi, sans raison… Explique…
– J’en avais deux, qui n’en font guère qu’une, à la vérité : j’ai été étudier un projet de mariage.
Le père, qui, jusque-là, avait continué, tout en parlant, de parcourir les nouvelles du jour, posa le journal sur la table. Félicien avait l’air froid, très décidé, très maître de lui, à force d’énergie.
– Un projet ? Lequel ? Veux-tu parler de celui…
– Parfaitement ; celui d’épouser ma cousine Marie.
– Tu connais ma volonté : ce mariage n’aura pas lieu.
– Il n’aura pas lieu, en effet, mon père, parce que j’y renonce.
– Ah ! tant mieux, tant mieux, te voilà devenu raisonnable !
– Non, me voici désespéré, et résolu à vous parler.
Le père jouissait malgré lui de se reconnaître dans cette décision d’attitude et cette sûreté des mots.
– Évidemment, il est naturel que tu regrettes. Je n’ai jamais compris l’idée. Je l’ai combattue. Mais les sentiments… Tu es libre.
– Vous dites bien. Je viens, à l’instant même, de déclarer à ma cousine que je l’aimerai toute la vie, mais que je ne peux l’épouser.
– Parbleu ! ce n’est pas elle qui t’aurait refusé ! Elle aurait eu trop de chance, vraiment…
– Je me suis trouvé indigne.
– Tu dis ?
– Indigne d’elle. C’est à m’étudier moi-même que je travaille depuis huit jours, et c’est à cette conclusion que je suis arrivé cette nuit. Indigne, parce qu’elle est décidée à n’épouser qu’un chrétien, et que, moi, je n’en suis plus un.
– Que veux-tu que j’y fasse ?
– Vous n’y pouvez plus rien ; mais la faute est à vous !
– Quelle sottise ! Je te permets de souffrir…
– Vous êtes trop bon.
– Mais je ne te permets pas de prononcer des mots blessants.
– À vous qui m’avez mal élevé !
– Félicien !
M. Limerel frappa du poing la table, et se leva, en repoussant le fauteuil.
– Sors d’ici !
– Non pas ! Je dois vous expliquer le mal que vous m’avez fait. Je suis venu pour cela. Je me venge, entendez-vous ?
– Mais qu’est-ce que vous avez, Victor, Félicien ? Qu’est-ce que cette scène et ce bruit ?
Madame Limerel, coiffée, mais en peignoir du matin, s’était avancée, de l’autre côté de la table, vers son fils dont elle prenait la main.
– Comme tu as froid ! Comme tu trembles ! Mais il est malade, cet enfant !
– Non, dit le père en avançant de deux pas : il est insolent, et je l’ai prié de sortir d’ici…
– Mon Félicien, je ne comprends pas…
– J’aurais mieux aimé que vous ne fussiez pas là, maman. Je vous aurais parlé plus doucement, à vous.
– Il nous accuse de l’avoir mal élevé, d’avoir fait son malheur…
– Ah ! par exemple !…
– Il me déclare, ma chère, qu’il se juge indigne de notre dévote nièce Marie, qu’il ne se sent pas assez chrétien pour l’épouser, et que, s’il n’est pas ce qu’il devrait être, paraît-il, le tort en est à nous deux, Elsa, à vous et à moi !
Elle laissa retomber la main de son fils, et s’écarta, revenant à son mari dont la colère l’avait toujours gouvernée.
– Il souffre, il est injuste : c’est naturel. Laissez-le s’expliquer, mon ami. Comme nous n’avons eu aucun tort, grand Dieu ! il vaut mieux que ce petit ne garde pas en lui-même, sans réponse, les reproches qu’il croit avoir à nous faire… Voyons, Félicien, nous voulons bien t’écouter, ton père et moi, à condition que tu y mettes des formes… Comment peux-tu nous accuser de ne pas t’avoir élevé chrétiennement ? Rappelle-toi l’éducation que nous t’avons donnée.
– Oui, Félicien, ta mère a raison. Il eût été préférable, à certains égards, si je n’avais consulté que mes intérêts, que tu fusses élevé par des professeurs de l’Université officielle. J’aurais obtenu certains avantages, certaines protections…
– La rosette ! Nommez-la donc par son nom !
– Laissez-moi répondre pour vous, Victor !… Eh bien ! oui, la rosette, je ne vois pas ce que tu blâmes, mon enfant, dans l’ambition de ton père. La rosette, c’est quelque chose. Il y a droit. Il pouvait faire, pour l’obtenir, ce que font tant de gens qui affichent plus de principes que nous, et te mettre dans un lycée. Il y a renoncé, à ma demande. Nous avons choisi, pour toi, une maison d’éducation dirigée par des ecclésiastiques. Est-ce cela que tu nous reproches ?
– Non, j’ai été chrétiennement préparé au baccalauréat. Je le reconnais. J’ai eu plus d’instruction religieuse, plus d’exhortations à la piété, plus d’exemples de foi, parmi mes maîtres, que beaucoup d’hommes de ma génération ; cela aurait suffi, cela suffit pour faire un croyant solide, mais à une condition : c’est que la famille soit en harmonie avec l’enseignement qu’elle fait donner.
– Eh bien ! et la nôtre ?
– Moi, j’ai vu, en rentrant à la maison, trop d’exemples qui ne concordaient pas avec la leçon de l’école, et j’ai douté.
– Tu as vu de braves gens, Félicien !
– J’ai vu que vous faisiez passer beaucoup de choses avant la religion.
– Lesquelles ? Dis lesquelles ?
– L’énumération serait longue, si je voulais ; c’est toute la vie, ou ce qu’on appelle de ce nom-là : l’innombrable amusement, le repos, les honneurs, l’avenir, le vôtre et le mien peut-être. J’ai vu que vous ne souteniez pas plusieurs des idées que j’avais appris d’abord à vénérer, et des hommes qu’on m’avait cités comme modèles, et que vous laissiez parler, chez vous, librement, contre des préceptes formels…
– Quelque liberté de conversation : la belle affaire ! dit M. Limerel.
– Laissez-le achever, Victor.
– J’ai vu que vous approuviez même ce langage qui la première fois m’avait choqué ; j’ai été comme un abandonné parmi tous vos soins superflus ; je n’ai pas souvent rencontré à votre table et dans vos salons des vertus qui eussent influé sur moi… Qui donc s’est préoccupé de me donner des goûts de piété ou de les entretenir ?
– C’est trop fort ! Est-ce que ta mère ne t’a pas fait faire ta première communion, et magnifiquement, je puis dire ! avec quelle solennité affectueuse !
– Oh ! je vous en prie, ne me rappelez pas la cravache à pomme d’or !
– Que veux-tu dire ?
– Une malheureuse histoire dont il m’a rebattu les oreilles, répondit madame Limerel. Parce que, pour sa première communion, il a reçu d’une de nos amies une cravache et d’une autre des soldats de plomb, il semble que toute la fête ait été manquée. Évidemment, nos amies auraient pu faire un choix meilleur…
– Mais non, ma pauvre maman ; elles n’y comprenaient rien, et tant d’autres avec elles ! Que venaient-elles faire en ce jour-là ? Au lieu d’être l’enfant attendri et recueilli, autour duquel toute la maison se resserre, j’ai été la petite idole étourdie de visites et de cadeaux, bourrée de bonbons, flattée par toutes les mains, embrassée par tous les péchés du monde. J’en ai encore mal au cœur, quand j’y pense.
– Ingrat, qui nous reprochez nos gâteries !
– Oui, amèrement. Je ne veux pas insister là-dessus. Vous avez cru être bonne. Vous vous êtes trompée, maman. Mais après, dans les années qui ont suivi, qui donc a achevé de m’instruire religieusement ? Qui m’a soutenu dans mes résolutions naïves d’apostolat ? Qui a essayé de deviner mes doutes, et de me donner les réponses ? Qui donc s’est préoccupé de mes lectures ? J’ai lu tout ce que j’ai voulu.
– Cela est vrai.
– Sans choix, sans gradation, sans le guide qu’il m’aurait fallu.
– Félicien !
– Enfin, je n’ai pas compris, à vous voir vivre, que la religion fût la loi à laquelle on doit tout soumettre. Voilà ce que je vous reproche. Voilà ce que je nomme votre faute. Si vous êtes croyant, tout au fond, mon père…
M. Limerel était atteint par les mots violents de son fils, et il ne protestait que faiblement. Il l’écoutait du même air qu’il eût écouté un supérieur. Mais quand il entendit douter de sa foi, il cria vivement :
– Mais oui, je suis croyant !
– Alors, il fallait l’être à fond, et faire de ma foi d’enfant, de ma foi de jeune homme, la règle, l’illumination, la force, la joie de ma vie… Je n’ai rien de tout cela, ni règle, ni force, ni joie. Si vous êtes croyant, et si ce que vous croyez existe, de quel paradis m’avez-vous chassé ?
– Tu déraisonnes, Félicien… Tu n’es pas tel que tu dis, je t’assure… Réfléchis aux mots excessifs que tu jettes à ton père et à ta mère…
Il ne parlait plus d’un ton irrité. Il s’avançait, incertain et inquiet, dans le monde insoupçonné que le fils venait d’ouvrir.
– Je me suis aperçu, en effet, reprit-il, que tu abandonnais la pratique religieuse.
– Et vous n’en avez pas souffert ?
– Je ne te l’ai pas dit. Je l’ai attribué à des erreurs de conduite ; j’ai pensé que je n’avais guère le droit d’être difficile sur des questions de dévotion ; que je ne devais pas gêner ta liberté…
– Vous appelez ainsi ne pas secourir ma détresse, ne rien soupçonner, ne pas interroger, ne pas voir que, si j’ai une âme, elle a d’abord été à vous, et qu’elle se perdait…
– Si nous avions compris, interrompit la mère, nous aurions essayé…
– Ta mère a raison, Félicien, si nous avions su…
Ils venaient tous deux pour lui prendre la main. Mais il se recula jusqu’à la porte.
– Non, vous n’auriez rien changé à votre vie, vous n’en avez pas la volonté ; vous n’auriez rien changé à la mienne, il était trop tard déjà… À présent, c’est fini de mon âme chrétienne ; c’est fini de l’amour que j’avais au cœur : mais vous aussi, vous et vous, mon père, ma mère, – et il les désignait, – c’est fini entre nous !
– Est-ce que tu nous quitterais, Félicien ? Madame Limerel se jeta en avant, les bras tendus :
– Non, n’est-ce pas, non ? Il ne sait pas ce qu’il dit, cet enfant ; il était tout pâle tout à l’heure, il est rouge à présent, il n’a pas son bon sens.
– Je ne vous quitte pas encore, mais je vous quitterai dès que je le pourrai. Vous aurez ma présence, mais elle vous donnera plus de regret que de joie… Je suis le témoin, désormais, que cette maison a été mauvaise, mauvaise ! Adieu !
– Va, dit le père, cela vaut mieux. Je ne me serais pas cru capable de te supporter si longtemps… Mais va, va-t’en vite !
Félicien ouvrait la porte, et sortait sans se hâter.
Le père et la mère écoutaient ses pas dans le couloir. La mère appela :
– Reviens ! Mon enfant, reviens !
– Non, qu’il s’en aille ! Laissez-le ! Je vous défends !…
Ils écoutèrent tous deux, retenant leur souffle. Les pas continuèrent de s’éloigner, et le bruit se perdit.
– Je vous défends d’aller le chercher, et de combiner avec lui de ces phrases de théâtre qui sont pleines de réticences, et que le père doit accepter comme une expiation suffisante de toutes les injures qu’il a reçues. C’est moi qui dicterai les conditions de pardon. Je n’entends pas que votre faiblesse intervienne. J’ai été gravement, odieusement outragé… Mais parlez donc ! Qu’avez-vous à vous taire, et à me regarder comme vous faites ?…
Elle n’était pas, comme d’habitude, effarée et ployante d’admiration et de crainte devant lui. La violence de la douleur avait éveillé une autre femme, qui ne paraissait plus obéir aux mêmes mots, ni même y prêter attention. Oui, une autre femme qui avait une pensée, et une sorte de courage exalté.
– Mon ami, il nous a jugés !
– Comment osez-vous dire une chose pareille ? Jugés ?
– Il a peut-être raison.
– Félicien ? Raison contre nous ? Vous avez une manière que je connais de soutenir votre mari !… Mais vous ne comprenez donc rien à rien ? Si j’ai été relativement faible avec Félicien…
– C’est que vous avez, comme moi, le sentiment qu’une partie de ce qu’il disait était juste ?
– Non pas. J’ai laissé passer la colère parce qu’elle me donne barre sur lui. Je le materai, à présent ; quand il me parlera de mes prétendus torts envers lui, moi, je lui reprocherai ses torts certains envers moi. Je le tiens, si vous ne venez pas vous jeter en travers, avec votre étourderie ordinaire. Il aura besoin d’argent… Avez-vous pensé à cela ?
– Erreur ! L’argent que vous lui donnerez ou que vous lui refuserez ne changera pas son jugement sur nous ! Il ne nous estime pas, lui, notre fils ; et il nous l’a dit ! et nous l’avons supporté !
Elle suivit son mari qui, haussant les épaules, retournait s’asseoir devant les journaux et les lettres ; elle resta debout près de lui, au coin de la table ; elle posa une main sur le bras de M. Limerel.
– Je vous assure, Victor, que nous sommes coupables.
– Allons donc !
– Oui, je le voyais pendant que Félicien parlait ; je me disais qu’en effet nous avons eu une religion de façade…
– Différente de la bigoterie de Madeleine, oui, heureusement. À quoi voulez-vous en venir ?
Avec une énergie croissante, Elsa Limerel répondit :
– Nous ne sommes pas les chrétiens que nous paraissons être. Quand toutes nos fantaisies sont satisfaites, nos ambitions préservées ou pourvues, notre fortune à l’abri, ce qui subsiste de la religion qu’on a sacrifiée à tout cela, nous l’appelons religion, christianisme, principes. Quelle est la vérité qui n’a pas été attaquée, chez nous, en effet, et quelle est celle qui a été sérieusement défendue ? Elle est belle, notre religion, mon pauvre ami ! elle est respectable !
– Elle est celle de bien d’autres. J’ai travaillé, voilà mon rôle, pour vous qui me le reprochez aujourd’hui !
– Religion de façade ; religion du dimanche dont on fait bon marché pendant la semaine ; religion de jour, dont on ne se souvient pas la nuit.
– Vraiment, ma chère, vous avez de ces mots !
– Oh ! pas de plaisanteries, je vous le dis à mon tour. Je crois, moi, que nous n’avons plus de fils, et je pense que si nous avions été des chrétiens, nous aurions d’autres enfants. Quand j’ai vu Félicien nous quitter, tout à l’heure, j’ai pensé : « C’est le châtiment. »
– Vous perdez jusqu’à la mémoire ! Des enfants ? Vous désiriez des enfants ! Qui est-ce qui désirait conserver sa taille ? Qui est-ce qui avait peur des grossesses, et qui se moquait avec tant d’esprit des familles nombreuses ? Qui est-ce qui ne voulait pas d’enfants et qui me le disait ?
– Moi ! Eh bien, oui ! Mais il fallait me faire taire, et m’aimer vraiment, et me faire comprendre le crime et la folie où nous vivions. J’aurais vite cédé, je vous le jure. Au fond, vous ne m’avez pas aimée. Vous n’avez que l’excuse de ma faiblesse, et elle n’est pas à votre honneur. Je suis complice ; mais l’auteur, c’est vous ; le vrai coupable, c’est vous. Je vois se lever contre nous les âmes qui auraient pu naître, qui devaient naître, et qui ne sont pas nées, et qui nous condamnent dans celui qui a reçu la naissance privilégiée… Elles se lèvent, elles protestent, les poussières accusatrices des corps qui auraient eu la vie et l’âme. Si on me disait qu’il y a du meurtre entre nous, je ne saurais que répondre ! Nous avons diminué volontairement le nombre des justes, et Dieu frappe… Tenez, à mesure qu’on vieillit, on voit, sur les ménages, la lumière de Dieu, ou bien l’ombre, la menace, et déjà la pourriture… Je nous vois tous deux condamnés !
– C’est tout votre catéchisme qui vous revient en mémoire. Assez, ma chère ! Je vous engage à modérer votre voix, car voici la femme de chambre qui vient. Essuyez vos yeux. Vite !
On venait en effet. La porte s’ouvrit. Marie Limerel entra. Elle s’était assurée que Félicien n’était plus à la maison. Très courageuse, elle voulait une explication avec le père et la mère de Félicien, estimant que rien n’est pire que les brouilles silencieuses. Elle s’arrêta sur le seuil.
– Je viens vous dire, dit-elle, que je suis malheureuse…
M. Limerel, qui de nouveau s’était levé, montra sa femme.
– Je le comprends ! Tu vois, ma pauvre Marie, le mal que tu as fait !
– Viens ! dit madame Limerel, en prenant la jeune fille par la main et en l’attirant, viens et regarde-le !
Elle lui montrait, à son tour, l’homme qui se dérobait à une explication, et qui fuyait, pour la première fois de sa vie.
– Regarde-le bien. Devant lui, moi je veux te dire que tu as bien fait, Marie ! Tu ne veux épouser qu’un chrétien fervent, tu as raison ! Là est la vérité, là le bonheur et l’entente profonde. Ta famille et la mienne, qu’on croit parentes, ne le sont pas. Il y a entre nous l’abîme divin. Ah ! ne faiblis pas ! N’épouse pas un demi-croyant ! Tu pleures à présent, mais c’est alors surtout que tu souffrirais !
– Tu vois, Marie, dit M. Limerel, elle est complètement folle.
Il sortit en levant les épaules ; le bourrelet de chair qui surplombait son faux-col était cramoisi.
Les deux femmes rentrèrent dans la chambre de madame Victor Limerel. Marie disait :
– Il a été admirable de loyauté… Il n’a pas voulu m’acheter au prix d’un mensonge… Vous lui direz que je l’estimerai toujours pour avoir été victorieux de lui-même.
La mère murmura :
– Quand ils sont tout jeunes, ils ont encore des moments de courage, de noblesse… Ils ne sont eux-mêmes que plus tard…
– Nous nous reverrons, mais dans un long temps. Vous lui expliquerez que je ne serais pas assez sûre d’être brave, à présent ; que je suis au supplice de le faire souffrir… Moi, faire tant souffrir !…
Madame Victor Limerel caressa le front moite de Marie.
– Tu as bien de la peine, ma pauvre Marie !
– Oh oui !
– Mais, crois-moi, la plus grande, c’est celle d’après, celle qu’aucun témoignage de la conscience, qu’aucun souvenir d’énergie n’adoucit…
Elle dit encore :
– Tu l’aimes, tu l’as aimé…
La jeune fille ne répondit pas, mais la grande ombre qui cernait ses yeux répondait.
– Tu l’aimes, et moi, sa mère, je ne me sens pas le droit de te prier pour lui, de te dire : « Marie, continue de l’aimer » ; non, je ne te dis pas cela… Et ce silence-là est ma condamnation. Je suis coupable.
Elles causèrent encore un peu. Marie embrassa madame Limerel plus affectueusement qu’elle ne l’avait fait jusque-là.
– Ma tante, dit-elle, je ne vous connaissais pas.
– Ma pauvre petite, tant de femmes ne sont elles-mêmes que bien tard, trop tard !
– Marie, comme je m’habituerais vite à cette vie romaine !
– Vous voulez dire à cette vie à Rome, car nous sommes à l’hôtel, maman. La vie romaine, nous ne la vivons pas.
– Peu m’importe. Je parle de nos matinées et de nos après-midi, de nos pèlerinages dans les églises, de nos courses dans la ville où je ne suis plus l’étrangère étonnée de tout, qui collectionne les cartes postales. Est-ce que tu es comme moi ? Il me semble que j’ai dans le cœur, à présent, le regard de Rome, qu’on ne découvre pas tout de suite, son expression qui achève les images… Pas toi ? Ah ! ma chérie, ce sont des heures précieuses !
– Croyez-vous que je ne le sente pas ?
– Elles me renouvellent l’âme.
– Vous êtes plus jeune que moi, maman.
– Je suis plus libre d’espérances, plus abandonnée, moins exigeante… C’est quelquefois meilleur.
Elles étaient venues s’asseoir dans les jardins du Pincio, qui dominent si bellement la ville, et qui font face au soleil couchant. Plusieurs fois depuis leur arrivée à Rome, elles avaient passé là les dernières heures du jour, lisant à demi-voix, tantôt l’une, tantôt l’autre. La tiédeur des terrasses, l’abri des arbres qui font des cadres aux lointains des collines opposées, le silence, l’heure si romaine du couchant glorieux, les ravissaient. Même, elles avaient choisi un banc sur lequel elles s’asseyaient d’habitude, non pas dans la partie des jardins qui est proche de la Villa Médicis, mais tout à l’extrémité, sous une voûte de chênes verts déjà anciens, et qui ouvre son arc au-dessus de la piazza del Popolo.
La jeune fille, qui avait cessé de lire depuis plusieurs minutes, mais qui tenait le livre à demi relevé sur ses genoux, prête à reprendre la lecture, le laissa retomber, et posa la main sur les pages ouvertes. Elle se redressa en même temps, les épaules appuyées au dossier du banc, et elle hocha la tête plusieurs fois, comme celles qui ont de grandes objections à faire. Mais elle ne dit aucune parole, et elle soupira seulement. Madame Limerel, assise à la droite de sa fille, caressa la main encore pliée, qui s’allongea sous la caresse.
– Marie, je voudrais tant te voir reprendre ta belle humeur vaillante ! Tu as de bons jours, de très bons. Tiens ! hier, à Albano. Et puis, tu redeviens triste. Quand tu es triste, tu es moins jolie.
– Jolie ? Je n’y pense guère. Pour qui ?
– Pour moi, qui ai besoin de ta joie, comme d’une preuve que je t’ai élevée, aimée comme il fallait, que je t’ai rendue forte contre toi-même.
– Oh ! ne craignez pas ! je n’ai pas changé. Mais j’ai été si forte contre d’autres, et contre moi-même, que je suis lasse par moments. Il me semble quelquefois que je ne pourrais plus refaire ce que j’ai fait, tant cela m’a coûté. Mais je ne regrette pas de l’avoir fait. Au contraire, je vois, d’une vue très claire, de plus en plus claire, que j’ai eu raison…
– Tant mieux !
– Que j’ai échappé, grâce à une espèce de promptitude dans le devoir, que vous m’avez apprise, ou transmise, à une vie qui eût été très malheureuse, ou très coupable, probablement les deux ensemble. Non, mon esprit ne doute pas. Mais la peine que j’ai causée… qui la guérira ?
– Le temps.
– En moi, dans mon cœur, qui la guérira ? Notre amour, à nous autres femmes, est presque entièrement fait de la volonté de rendre heureux. Moi, j’ai fait souffrir, au contraire… Comprenez-vous ?… J’ai fait souffrir…
– Il n’y a pas eu l’ombre d’une faute, Marie, et tu viens de le dire.
– Je ne me reproche rien non plus : je suis troublée par la douleur d’un autre, troublée par le passé.
– Que pense Félicien ? Le sais-tu ?
– Oui.
– Il t’a écrit ?
– Deux lettres, que j’ai reçues en Bourgogne.
– Je ne le savais pas.
– J’ai même répondu à l’une d’elles. C’est vrai : j’ai eu le tort de ne pas vous les montrer. Je vous demande pardon… Je vois que je vous fais de la peine.
– Une peine que tu peux regretter d’avoir causée, celle-là ; je ne l’ai en rien méritée.
– C’est vrai ! J’ai eu grand tort. Vous les verrez, je vous le promets.
– Que disait-il ?
– Que je l’avais rejeté vers le doute, à jamais.
– Tu as simplement refusé de l’y suivre.
– Il me disait encore une foule de choses tristes. Je n’ai pas répondu la seconde fois. Tout est fini.
Marie se pencha vers madame Limerel.
– Voyez-vous, il m’aimait ; je n’avais jamais été aimée : la puissance de ce mot-là, sur nous, s’efface lentement… Que pensez-vous ?
– Que tu es femme.
Elles s’embrassèrent, puis elles se turent l’une et l’autre, et leurs esprits, dans le silence, s’avancèrent sur les routes voisines où ils s’étaient engagés. Elles avaient parlé à voix si basse, et leurs gestes avaient si peu troublé l’harmonie du groupe d’ombre et de lumière qu’elles formaient, que trois femmes assises sur un autre banc, sous la même voûte de chênes verts, une jeune mère, une nourrice de la Campagne, toute fleurie de ruban rouge et de mousseline blanche, une grande pensionnaire exsangue et indifférente, n’observaient plus ces étrangères immobiles et enveloppées de songe. Les passants les regardaient à peine, car elles se trouvaient à l’angle extrême des jardins, en dehors des allées suivies par les promeneurs. Ceux-ci, presque tous, descendaient vers la ville. Ils marchaient dans la splendeur du soir, sous la voûte des feuilles que l’automne ne jaunit pas, ou le long du mur qui enclôt la colline, en plein soleil, gênés et réjouis par la lumière horizontale, fraîche et dorée, et ils tournaient avant d’être arrivés près du banc : femmes tenant des petits à l’attache, employés échappés du bureau, soldats, étudiants, séminaristes à ceinture écarlate ou bleue, tous ramenés par l’approche de l’Ave Maria, berger antique du peuple, et qui, entre le 13 et le 22 octobre, sonne à cinq heures trois quarts. Les grands rayons du couchant, par-dessus la ville, touchaient les écorces des arbres et la moitié du visage de Marie. Cette dernière douceur du jour allait jusqu’au fond des âmes.
– Tu as échappé à un danger que tu vois clairement, Marie ; il faut désormais que rien de déraisonnable n’altère plus en toi le don magnifique de vivre, rien de mesquin, rien d’indigne de toi…
– Oh ! comment appelez-vous ainsi mes regrets ? Pourquoi me défendez-vous de les avoir ? Quel mal vous font-ils ?
– Ils te diminuent. Tu n’es pas leur prisonnière, comme tu le crois ; tu les appelles ; tu les rassembles ; tu donnes aux moindres mots, à des souvenirs d’enfance, une puissance qu’ils n’ont pas eue sur ton âme d’autrefois, et tout cela, Marie, pour que ta résolution de ne pas épouser Félicien t’apparaisse à toi-même plus difficile encore qu’elle n’a été, plus rude pour toi.
– Non, pas pour moi !
– Si, pour toi d’abord, plus exceptionnelle, plus héroïque. Tu te composes une douleur en partie factice et adulatrice. Tu t’y cherches. Je te connais, va, je connais le pauvre cœur qui se trompe lui-même si souvent. Il y a de l’orgueil dans ta peine.
– Il y a bien de la pitié, je vous assure !
– Eh bien ! garde la pitié, mais devant Dieu seulement : elle est juste. Et chasse le reste : tout le bourdonnement de ce qui aurait pu être, tout ce qui a pu te faire hésiter, tout ce qui est toi-même, tout ce qu’a repoussé déjà, dans une heure de souffrance et de salut, ta chère âme victorieuse… Sacrifie l’histoire de ton amour, Marie, puisque l’amour, tu l’as condamné…
Marie prit dans sa main gauche les premières pages du livre posé sur ses genoux, et très lentement le ferma. Elle le fit machinalement, sans mettre dans le geste aucune intention symbolique. Puis elle dit, de ce ton pénétré par où se manifeste la présence totale de l’esprit dans les mots :
– J’essaierai. Je crois que vous avez raison en toute chose…
– Il faut que tu montes plus haut, Marie, il faut monter jusqu’où est la paix.
– Où est-elle, maman ?
– Là où nous ne sommes pas. Oublie-toi ! Madame Limerel se leva, et, montrant le couchant à travers les branches, dit en souriant :
– Tiens, là-haut !… Viens voir la dernière minute du jour… Nous avons causé de tant de choses sérieuses, que j’ai besoin de respirer. Si les Romains et les Romaines, qui font ici la passegiata, avaient entendu notre conversation, ils seraient indignés de nous voir employer si gravement des heures pareilles !
Marie était déjà debout.
– Pas moi ! Elles ont été bonnes… Ah ! nous n’avons pas de temps à perdre, en effet ! Le soleil tombe derrière le portique de Saint-Pierre. Comme cette ville est bien faite pour recevoir la lumière ! Elle en fait, dans le jour, une telle provision que, le soir, elle reste un moment transparente. Regardez au-dessous de nous, et là-bas, les quartiers nouveaux, de l’autre côté du Tibre…
Elle disait juste. Madame Limerel s’accouda sur la balustrade de la terrasse, tandis que Marie demeurait droite. Toutes deux elles étaient dans la pleine clarté, et dans le vent qui venait aussi de l’occident. Elles avaient dans les yeux la même joie étonnée, toute l’âme ouverte et avide, mais l’une d’elles seulement songeait encore à une autre chose, et remerciait, parce que l’enfant, l’âme très chère, commençait à reprendre vigueur. Des hauteurs du Pincio, la ville apparaissait, serrée entre ses collines d’horizon, creusée un peu en son milieu, plus houleuse, couronnée de plus de dômes, de clochers, de ruines vers le sud, partout ardente de couleur et chaude au toucher du regard. Les toitures plates et blanchies à la chaux, les tuiles, les façades peintes en jaune roux, tout ce qui avait été fait pour les hommes et les abritait, n’était plus éclairé que par reflet. Mais ces vallées de pierres bâties et pressées devaient émettre des rayons innombrables, car l’air au-dessus était comme un champ d’épis transparents. La nuit s’y glissait, rapide. Les premières ombres, qui sont bleu mauve, gagnaient de proche en proche.
– Le jour meurt, dit madame Limerel.
– Non, tout le front des jardins est encore dans la lumière… Voyez, maman, les pins parasols sont comme des houppes d’or…
– Ils s’éteignent. C’est fini. Mais le dôme de Saint-Pierre voit encore le soleil.
– Et celui de Sainte-Marie-Majeure… Quelques moments encore elles demeurèrent là, silencieuses. Un grand souffle froid se heurta aux terrasses et coula, divisé, parmi les feuilles qui remuèrent. Il y eut une accalmie, puis un second souffle chargé de l’humidité des espaces d’herbes et des marais. Les cloches des églises, voix de tous les âges, tintèrent l’Ave Maria. Le jardin était déjà désert.
– Le ciel reste clair, dit madame Limerel. Viens. C’est une belle soirée.
Elles longèrent la balustrade de la colline, et, arrivées près de la Villa Médicis, elles descendirent par un chemin profond, tournant entre des jardins et des murs, et qui aboutit à la place d’Espagne.
– Nous voici chez nous, dit Marie ; dans le coin le plus jaune de Rome, dans le domaine de la terra rossa. Toutes ces maisons qui se sont vieillies pour ressembler aux vieux palais… Vous ne trouvez pas que c’est une belle coquetterie ?… Maman, c’est demain dimanche. Où irons-nous à la messe ?
– Où tu voudras.
– Dans une église que nous n’avons pas vue…
– Autant que possible.
– Alors, à la Trinité-du-Mont, notre voisine, qui n’est ouverte que le dimanche matin.
Elles regardèrent instinctivement les marches du grand escalier, là, tout près, qu’elles monteraient le lendemain, tournèrent la plate-bande plantée de cinq gros palmiers, et entrèrent à l’hôtel de Londres, où elles logeaient.
On était au 16 octobre. Il y avait près de deux semaines qu’elles étaient arrivées à Rome. Elles y trouvaient une diversion dont elles avaient besoin l’une et l’autre, et une solitude à deux qui leur faisait mieux voir à quel point elles s’aimaient, et qui donnait un pouvoir nouveau, que rien ne combattait ni ne troublait, à la moindre parole, aux émotions partagées, aux silences mêmes.
Madame Limerel ne se trompait pas. Dans l’âme de Marie, la puissance du passé diminuait. Le lendemain du jour où Marie avait reçu la réponse de Félicien, et crié : « Tais-toi ! n’en dis pas plus ! » et laissé partir celui qui pleurait aussi, M. Victor Limerel était venu, très ému, très correct, dans l’appartement de l’avenue d’Antin. Il n’apportait aucun regret. Il imposait une volonté, comme toujours. Et il avait dit : « Madeleine, je vous ai demandée, vous seule, parce que je ne veux pas de scène, et qu’il me serait pénible de faire des reproches. Ce qui s’est passé, je l’avais prévu. Je savais bien, et les raisons, je les connaissais toutes, qu’un mariage était impossible entre votre fille et mon fils. Votre faute, à vous, ou à Marie, ou à toutes les deux, ç’a été de ne pas le comprendre assez tôt. Votre faiblesse a produit un très grand mal, comme toujours. Je n’ai pas à vous faire de confidences. Mais mon fils nous a manqué gravement, à sa mère et à moi : il a parlé de prendre un appartement dans une autre maison que la mienne ; il le fera peut-être, et peut-être lui en fournirai-je les moyens. Nous en sommes là. Voilà l’œuvre… Oh ! ne vous défendez pas ! Vous savez qu’avec moi c’est inutile. Je vous ai dit ce qui a été, il me reste à vous dire ce qui sera, et ce qui ne sera pas. Ce qui n’aura jamais lieu, c’est ce mariage parfaitement déraisonnable… Vous êtes de mon sentiment ? Tant mieux. Je tiens à vous confirmer la résolution de Félicien, que ma femme approuve autant que moi. Oui, ma femme… Elle a pu différer d’avec moi, au début. Elle a été hésitante. Je l’ai ramenée à mon avis… Et, comme conséquence, si vous le voulez bien, ma chère belle-sœur, nous espacerons nos visites. Le monde n’a pas besoin d’être mêlé à nos querelles de famille. Je me tairai. Vous vous tairez. Nous nous saluerons, nous nous rencontrerons chez des amis communs. Mais pour le reste, n’est-ce pas ? à plus tard ! » Madame Limerel avait simplement répondu : « Je suis moins dure que vous. Nos enfants sont désormais séparés irrémédiablement. C’est une nécessité, c’est une chance, si vous voulez. Mais je regrette que la souffrance soit pour eux, et que la faute soit à vous. Je regrette ce qui aurait pu être. Adieu. »
Presque tout de suite, au commencement de juillet, elle avait quitté Paris. Deux mois de campagne, chez des parents, en Bourgogne, n’avaient pas rétabli, comme elle l’espérait, la santé ébranlée de Marie. Les chers yeux de Marie, les yeux « couleur de thé » n’avaient pas perdu cette belle habitude de regarder en face, d’écouter merveilleusement, d’être limpides, d’être fermes, et de s’adoucir dès qu’elle parlait ; mais l’ombre s’était amassée autour d’eux. Les longues lèvres fines continuaient de sourire, mais si léger que fût l’effort, on le devinait, et la volonté d’être aimable ne ressemblait plus à l’élan de la jeunesse. Avec la paix les forces avaient diminué. Madame Limerel s’inquiétait. Elle s’était trop hâtée d’accepter l’invitation de la cousine bourguignonne. Le séjour dans un château, les promenades, les jeux, les visites aux environs, la monotonie agitée des vacances, la gaieté d’enfants nombreux, les prévenances d’une tante, l’inutile tendresse de plusieurs grandes cousines, inoccupées, jalouses d’être préférées, attirées toutes ensemble vers Marie, par le pressentiment d’un secret d’amour à connaître, ne pouvaient guérir une âme fière et capable de vie intérieure. Toutes les distractions du monde n’ont jamais eu raison d’une douleur qu’on aime. Elles y rejettent l’esprit, au contraire. Elles l’exaspèrent par leur médiocrité, et sans cesse il compare, secrètement, la noblesse de son mal qu’il n’a pas le loisir de juger, avec ces amusements qui lui semblent encore plus vides qu’ils ne le sont. La mère le comprit, et emmena ses deux enfants dans une vallée du canton de Fribourg, puis, lorsque le temps fut venu de renvoyer la plus jeune en Angleterre, elle continua de voyager, seule avec Marie. La solitude fit son œuvre. Elle remit tout le passé devant la conscience de Marie. Dans le silence, les raisons qui avaient déterminé la jeune fille, qui s’étaient portées à son secours, en troupe, n’ayant chacune que le temps d’apparaître et de crier ! « Refuse ! » parlèrent abondamment. Elle les interrogeait, et il y avait un dialogue entre ce cœur douloureux et les puissances directrices de l’esprit, combattantes aux yeux clairvoyants, dispensatrices de la paix difficile. « Nous ne t’avons pas trompée, disaient-elles. Nous avions été mises autour de toi pour protéger ta faiblesse… Vois comme ta force est peu assurée, puisque, après nous avoir obéi, tu as pu douter !… Les hommes jugent légèrement, et leur légèreté est cruelle. Ils disent qu’un mariage est mal assorti s’ils aperçoivent quelque différence entre les familles, les éducations, les fortunes, et ils se préoccupent peu des distances infinies, des mésalliances d’âmes… Petite, aucune tendresse humaine ne vaut le prix que tu aurais donné pour celle-là… Nous sommes la miséricorde première : la souffrance que nous imposons ne dure qu’un temps. »
Marie écoutait, et tous les sommets commençaient à être clairs.
* *
*
Le dimanche, un peu avant neuf heures, madame Limerel sortit de l’hôtel avec sa fille. Elles dirent ensemble : « Quelle belle matinée ! » Et elles firent, dans la joie de cette lumière, la respirant et la regardant, le court chemin qui les séparait de l’église. Le « coin le plus jaune de Rome » étincelait. Le jet d’eau de la fontaine, au milieu de la place, avait un arc-en-ciel dans sa retombée d’écume, et le célèbre escalier qui monte en face, d’un seul mouvement d’abord, puis en deux branches qui se courbent autour de deux terrasses, donnait l’impression que cette belle cascade de pierre blanche avait été bâtie pour le plaisir du soleil. On n’y voyait pas d’ombre. La pierre travertine, si poreuse qu’elle soit, avait partout des lueurs, comme un marbre poli. Marie mit la main sur l’appui d’une balustrade, et le trouva tiède. Tout le long de cette coupure radieuse de la colline, des passants montaient ou descendaient. En bas, les marchands de fleurs exposaient les fleurs de la saison, des œillets, quelques roses, des chrysanthèmes, des gerbes d’anémones du Japon. En haut, la Trinité-du-Mont dressait sa haute façade et ses deux clochetons badigeonnés de jaune, anciennement, pour que les lignes fussent moins offensantes sur le bleu du ciel. Il fallut encore gravir un perron pour entrer dans l’église. Elle était presque pleine. Une grille la coupait en deux. Toute la partie supérieure était réservée aux élèves des Dames du Sacré-Cœur. Assises sur des bancs, pressées l’une contre l’autre, leurs voiles à la vierge tombant sur leurs épaules, elles formaient une grande tache blanche qu’encadraient les religieuses noires, sur un rang. Marie reconnut la France au premier regard, et elle en fut d’abord tout occupée. Elle se rappelait tant de visions pareilles ! Ce voile de mousseline, elle l’avait vu porter par beaucoup de ses amies, pensionnaires dans les grands couvents de Paris ; il devait envelopper, à cette heure même, bien loin, la tête peu monacale d’Édith. Dans la partie inférieure, les fidèles étaient nombreux aussi, parents des élèves pour la plupart, ou bourgeois du quartier, auxquels se mêlaient des pauvres, comme il en prie toujours quelqu’un dans un sanctuaire de Rome, agenouillés sur les dalles, immobiles, les yeux levés. Marie traversa vivement cette foule, et trouva place du côté gauche, près de la grille. Le prêtre arrivait au pied de l’autel. Il y avait des fleurs vivantes, des feuillages, des bouquets disposés avec goût, orientés avec amour, de chaque côté des degrés. Un homme n’eût pas manqué de songer aux mains très pures qui avaient décoré l’autel : il eût évoqué l’image d’une jeunesse transparente, résignée, un peu fade, et il se fût montré ainsi parfaitement ignorant de la vie monastique. Marie Limerel, mieux instruite, et bien faite pour comprendre la cité des âmes, songeait au contraire à la magnifique énergie dont la moindre de ces femmes avait fait preuve. « Elles peuvent bien être appelées nos maîtresses, pensa-t-elle. Toutes elles ont lutté, toutes elles ont souffert ; avant de cueillir des fleurs, de manier les linges sacrés, celles-ci ont vu l’impérieuse clarté du devoir, et elles l’ont suivie. » Puis, elle pria, elle lut les prières liturgiques de la fête du jour, qui était celle du XXe dimanche après la Pentecôte, et elle s’arrêta, un long temps, sur ces mots du Graduel : « Les yeux de toutes les créatures sont tournés vers vous, Seigneur, et vous leur donnez leur nourriture au temps marqué. » Que de paroles semblables, semées tout le long de l’année, afin que la pauvre espérance humaine ne défaille pas ! Elle est une force nécessaire, inégale, toujours tremblante, si vite en désarroi ! Quel profond connaisseur des âmes celui qui avait mis là, pour les siècles, pour les temps écoulés et pour ceux qui viendront, la réponse dont le bonheur même a besoin puisqu’il demande la durée ! « Vous leur donnerez leur nourriture, » mais au jour marqué, quand ils auront renoncé enfin à l’obtenir de la terre toute seule, et de ceux qui ne vivent que d’elle…
Au moment de la communion, plusieurs personnes se levèrent dans l’assistance. Marie et sa mère suivirent deux femmes, qui étaient demeurées jusque-là le long de la grille, assises à contresens, et elles se dirigèrent vers les chapelles de gauche, qu’un étroit couloir, percé dans les murs de séparation, réunit l’une à l’autre. Elles s’avancèrent ainsi jusqu’auprès du chœur de l’église, et s’agenouillèrent devant la balustrade. Près de Marie, un homme s’agenouilla aussi. Elle ne le regarda pas. Mais quand elle se releva, ayant reçu la communion, et qu’elle se détourna pour regagner sa place, si bas que ses yeux fussent baissés, elle perçut une image vague, rapide. Et cependant elle eut une certitude. Une émotion puissante la saisit. Il était là, lui, à Rome, il avait la même foi, il venait de recevoir le même Dieu ; il marchait derrière elle, dans son ombre ! Par respect, elle combattait les pensées qui l’assaillaient. Elle retraversa les chapelles, elle revint près de la grille, et se courba, troublée, humiliée de ce galop de pensées étrangères à travers l’adoration.
Une partie des assistants avaient quitté l’église ; d’autres, par groupes, sortaient, élevaient la voix en franchissant le seuil, et le bruit des conversations revenait en arrière, avec l’air du dehors qui soufflait dans la nef. La petite place du Pincio n’est en rumeur qu’une fois la semaine. Marie se releva la première, avant madame Limerel. Il lui tardait de s’assurer qu’elle ne s’était pas trompée. Elle chercha autour d’elle si quelqu’un ressemblait à celui qu’elle avait reconnu. Elle vit des Italiens qui causaient avec une sœur du tour, quelques femmes encore assises, et des Français en voyage qui tâchaient de voir une fresque. Sa déception fut vive. Parmi ces Romains et ces étrangers que le soleil réjouissait, Marie s’avança et elle s’appuya à la rampe, au faîte du perron. Personne, non, personne, puisqu’elle ne trouvait pas celui qu’elle cherchait. Elle avait oublié de regarder tout près d’elle, le long du portail. Au moment où elle descendait la première marche, quelqu’un lui tendit la main. Il était si ému qu’il ne parlait pas. Elle leva ses yeux vers lui, qui était comme transfiguré par une joie supérieure à toute joie humaine. Elle fut tentée de dire : » Ah ! Réginald, que je suis contente ! » Mais elle se tut. Elle était petite à côté de lui. Et ils descendirent toutes les marches du perron, sans se dire un mot, le front haut, leurs regards au-dessus de la foule et le cœur plus haut encore. Ceux qui les virent purent croire qu’ils s’aimaient. Quelque chose d’infiniment plus grand que l’ordinaire tendresse les exaltait tous deux, ils chantaient le même cantique silencieux, ils pouvaient regarder au-dessus de la foule, ou la regarder, ils ne la voyaient pas. Marie était la première sans doute à saluer ce fils nouveau de l’Église, et lui, qui croyait s’en aller dans la joie, mais dans la joie solitaire, il trouvait une main amie, une âme fraternelle, une mémoire toute pleine des souffrances passées. Dans la Rome endormie à présent sous les herbes, là-bas, le long des voies antiques, dans les premiers temps où l’élite du monde païen était attirée vers la pureté des mystères chrétiens, ce même spectacle avait du plus d’une fois étonner et émouvoir vaguement les fidèles. Ils avaient vu apparaître au grand jour, hors de l’ombre des églises, à côté d’une vierge depuis l’enfance instruite des choses divines, marchant près d’elle, un jeune patricien, qui portait sur le visage toute la gloire heureuse des âmes renouvelées.
Au bas des marches, madame Limerel rejoignit Marie. Elle venait seulement d’apercevoir Réginald. Elle eut un autre sentiment que cette sorte de surprise attendrie qu’elle était trop bonne pour ne pas éprouver en ce moment. Voulut-elle prolonger d’une seconde ce rêve très pur où vivait Marie ? Voulut-elle graver en elle-même l’image qui s’offrait à elle, ou s’assurer qu’elle ne se trompait pas ? Avant d’aborder les deux jeunes gens, qui déjà inclinaient vers la droite, où s’ouvre le grand escalier du Pincio, elle attendit un instant. Puis elle dit :
– Monsieur Breynolds ?
Réginald et Marie se détournèrent. Ils avaient la même expression, le même rayonnement de visage, comme ceux qui ont causé ensemble longuement, et se sont mis d’accord. Cependant ils ne s’étaient rien dit. Réginald salua madame Limerel.
– Je suis comme vous, à présent, tout à fait comme vous !
Elle lui fit plusieurs questions, très vite :
– D’où venez-vous ? Depuis combien de temps êtes-vous ici ? Nous aviez-vous déjà rencontrées ? Expliquez-moi ?
Mais, comme la foule était grande autour d’eux, ils descendirent jusqu’à la première terrasse de l’escalier, et se retirèrent dans cette loge ouverte, bâtie sur le côté, et qu’une balustrade enveloppe. Marie était adossée à la rampe. Le soleil criblait de rayons tout ce décor de pierres taillées, où les groupes en mouvement faisaient glisser des ombres claires.
– Nous sommes, ma mère et moi, extrêmement heureuses, dit Marie. Je ne puis vous dire l’émotion qui m’a saisie quand je vous ai reconnu…
– C’est la deuxième semaine depuis que j’ai été reçu dans l’Église… Cette fois-là, il n’y avait personne… Je veux dire personne de ceux qui m’ont connu ailleurs.
Il parlait avec une simplicité hardie qui était un des traits de son caractère, et en même temps il considérait ces deux témoins inattendus. Ses yeux disaient : « Vous êtes ma famille ;… à l’heure où tant d’autres s’écartent de moi, il m’est doux de vous rencontrer. »
– Quelle étrange rencontre ! reprit Marie… Quand je vous ai vu pour la dernière fois, vous étiez loin, de toute façon.
– Moins que vous ne pensiez. Paris m’avait décidé à venir à Rome. J’avais vu des merveilles : j’ai voulu voir la source. Les mois ont passé bien vite.
– En plein été, vous avez habité Rome ?
– Oui… Je n’aurai pas l’hiver à moi.
– C’est juste.
– Je ne regrette rien de ces mois-là, je vous assure, pas même la chaleur…
Le sourire de Réginald s’épanouit.
– J’ai fait le plus grand voyage qu’un homme puisse faire : je suis venu à la vérité…
– Le plus dur peut-être ? demanda madame Limerel.
– Non… Il n’a pas été dur. C’est à présent que l’épreuve va être rude, pour d’autres et pour moi.
Réginald détourna la tête vers la place d’Espagne. Sa physionomie changea, et de même le son de sa voix. Madame Limerel et Marie eurent de nouveau devant elles l’homme du monde, l’officier de l’armée des Indes.
– Est-ce que vous logez dans ce quartier ? demanda-t-il.
– Ici même, en bas, dans l’hôtel le plus proche. Nous voyons l’escalier quand nous sortons et que nous rentrons…
– Vous avez voulu être tout près de la maison de Keats ? Est-ce cela ?
– La maison de Keats ?
– Tenez, en face de nous, cette loggia avec une tonnelle… Il est venu mourir dans ce petit palais d’angle… Je l’aime beaucoup, ce poète, qui a dit tant de choses émouvantes en si peu de temps… Vous vous souvenez ?
Et il cita quelques vers bien connus :
Les mélodies qu’on entend sont douces,
Mais celles qu’on n’entend pas plus douces encore.
– Est-ce bien à cause de lui que vous avez choisi ce quartier de Rome ?
– Non ! n’en croyez rien. Nous sommes venues un peu au hasard. Mais nous aurions plutôt choisi le quartier parce que c’est un quartier de France : Villa Médicis, Trinité-du-Mont, deux établissements de France ; l’escalier a été bâti par un cardinal de Polignac, ambassadeur de Louis XV. Voyez !
Marie désignait la plaque de marbre qui porte une inscription.
Et les deux jeunes gens se mirent tous deux à sourire de ces rappels de leurs nationalités. Mais aussitôt Réginald redevint grave ; un souvenir traversa son esprit.
– Je dois prendre congé de vous, dit-il à madame Limerel. J’ai une chose importante à faire, ce matin même… Me permettrez-vous de vous rendre visite cette après midi ?
– Volontiers, monsieur. Nous ne sortirons pas avant deux heures.
– Je serai libre : c’est presque toujours très vite fait de faire souffrir.
– Vous dites bien, repartit Marie : une parole, et puis la douleur est née.
Il salua, et remonta les marches, tandis que madame Limerel et sa fille descendaient. Au bas de l’escalier, elles achetèrent des fleurs, et allèrent prendre le thé dans une pâtisserie de la via Condotti.
– Quelle belle nature d’homme ! dit Marie. Il est pour moi comme une sorte de frère étranger, si cela peut se dire. Avoir été témoin du doute, mais du doute de bonne volonté, de celui qui veut bien croire, qui aime ce qu’il n’a pas encore, et puis assister à cet acte de la foi parfaite, voilà ce qui peut me toucher, moi, plus qu’une autre.
– Il lui a fallu une grande bravoure.
– Oui, plus grande, certainement, que nous ne pouvons l’imaginer !
– Depuis la soirée de Redhall, nous n’avons pas eu de nouvelles des Breynolds… Ou à peine.
– Celles que nous a écrites Dorothy.
– Ses parents ne lui pardonneront pas, c’est probable. Il devait penser à eux tout à l’heure… Il te le dira peut-être.
– Non, maman, parce qu’il est Anglais, un homme anglais, et que je ne suis qu’une femme. Et puis…
Elle effaça, en regardant sa mère, ce que le mot aurait pu avoir de blessant :
– Et puis, parce que vous serez présente, ma chère maman. Je prévois une réception classique, un mélange de camaraderie et de réticences. Après quoi, comme à Paris, nous nous séparerons.
* *
*
Madame Limerel avait loué, au premier étage de l’hôtel de Londres, le dernier appartement à gauche, composé de deux chambres, et d’un salon ouvrant sur la place. C’est dans ce salon, meublé de chaises et de fauteuils aux bois lourds et dorés, et recouverts de satin rouge, qu’elle reçut la visite de Réginald. Il était distrait avec gravité, et faisait effort pour répondre aux questions de madame Limerel. Elle avait cru qu’il parlerait volontiers de Rome, et elle s’étonnait qu’il montrât une indifférence polie pour les monuments, les tableaux, les ruines, les paysages qu’elle énumérait avec l’ardeur de sa nature française et de la voyageuse qui débute un peu tard, et qui découvre l’Italie. Les noms qui la ravissaient, qui l’encombraient d’images et d’idées, il les laissait tomber : la vue de Rome du haut du Janicule, Saint-Pierre, Saint-Paul-hors-les-Murs, la petite église de San Onofrio, les jardins, la campagne, les charretiers des Castelli Romani, abrités dans leur soffietto… Cet Anglais n’avait-il donc pas compris Rome qu’il habitait depuis plus de trois mois ?
– Comment se fait-il, monsieur, que vous soyez venu, ce matin, à la Trinité-du-Mont ? Vous logez, vous venez de nous le dire, dans le quartier de l’Aventin, près des ruines ?
– Simplement parce que je ne la connaissais pas.
– Comme nous.
– Je suis loin d’avoir tout vu. Je n’ai pas été un voyageur avant tout curieux de la ville. Il faudra que je revienne, à mon prochain congé, dans quelque cinq ans… Je retrouverai, j’espère, quelques-uns de mes amis nouveaux.
Il nomma un de ses compatriotes, un bénédictin, qui l’avait guidé, instruit, soutenu dans la période de doute et de travail.
– C’est Thomas Winnie sous le froc, reprit-il en regardant Marie : non pour le visage, mais pour la ténacité, pour la rigueur de la raison et pour l’amitié qu’il m’a vouée.
Mais, sur ce sujet, ni Marie, ni madame Limerel ne voulaient l’interroger, et ce qu’il dit fut court. Cependant, il demeurait, et Marie, qui devinait cette âme si pleine et si fermée, Marie consolatrice instinctive, qui avait le sentiment du voisinage des douleurs, demanda tout à coup :
– Je suis sûre que vous désirez faire une promenade avec nous ?…
– Oui ! C’est cela même !
– Et vous n’osiez pas nous le dire ! Pourquoi ? Vous avez dans Rome un endroit préféré ? Vous voulez nous le présenter, et voir si nous partagerons votre admiration ? Ai-je deviné !
– À peu près.
– À peu près seulement ?
Les yeux de Réginald étaient pleins d’une pensée unique, d’une extrême puissance, en qui s’abîmait et disparaissait toute autre préoccupation. Ils étaient ainsi le jour où, dans le parc de Redhall, le fils de sir George avait pris conseil de cette petite étrangère qu’il pensait ne jamais revoir. Elle éprouva quelque chose de cette reconnaissance attendrie et de cette inquiétude qu’elle avait éprouvées alors. L’ardente rayée du jour entrait par la fenêtre. Marie fit un geste de la main :
– Attendez-nous, dans cinq minutes nous serons prêtes.
Elle s’était déjà levée. Réginald eut l’air de revenir d’un pays de songe. Il se hâta de dire :
– Non, je vous prie, que ce soit demain… Demain est le dernier jour que je passerai ici.
– Vous quittez Rome ?
– Pas seulement Rome, mais l’Europe bientôt, et tout.
Il prononça ce dernier mot avec une tristesse émouvante, et il n’avait pas cessé de regarder Marie qui était près de la porte. Madame Limerel, prime-sautière et vite attendrie, s’approcha, comme si elle avait entendu l’annonce de quelque deuil imprévu. Il tâchait d’être brave, il essaya de sourire et de la remercier, et, bien qu’il ne ressemblât pas à son père, il avait l’ironie douloureuse, l’attitude de défi et de commandement à la mort, qui rendait parfois si tragique le visage de sir George.
– Demain, dit madame Limerel, je ne suis guère libre, j’ai donné rendez-vous à une vieille amie.
– Vous l’emmènerez, maman : elle n’est pas gênante, cette pauvre madame Villier ! Acceptez la promenade que veut faire avec nous monsieur Breynolds. Vous voyez qu’il y tient beaucoup.
– Soit, nous irons où il vous plaira, monsieur. Demain à trois heures, si vous voulez…
Réginald ne répondit rien, et il resta silencieux jusqu’à ce que son visage eût à peu près obéi à la volonté qui commandait : « Soyez plus calmes, mes yeux ; soyez moins dures, mes lèvres ; soyez moins blanches, mes joues ! » Et alors il dit avec une sorte d’enjouement qui faisait encore pitié :
– Aujourd’hui j’aurais voulu autre chose… Vous allez vous moquer de moi, madame…
– Oh ! non, sûrement.
– Nous sommes assez souvent superstitieux, en Angleterre. Je le suis peut-être encore… Il faut, voyez-vous, pardonner certaine faiblesse à un nouveau converti.
Dans la poche de sa jaquette, il prit une lettre.
– J’ai écrit cette lettre tout à l’heure, elle m’a plus coûté que toute autre dans ma vie. Non, je ne me rappelle pas avoir eu autant de peine à tracer des mots. Vous savez qu’il y en a de bien cruels, n’est-ce pas ?… Je demande dans cette lettre une grande faveur, très difficile à obtenir.
Il tendit la lettre à Marie.
– Je voudrais qu’une main très pure mît cette lettre à la poste. Il me semble que j’aurais plus de chances de ne pas être refusé par celui que je supplie, et qui est très rude, très rude… Faites ce que je vous demande ?
– Allez tous les deux, dit madame Limerel. Vous êtes jeune, et vous êtes malheureux. C’est une manière de vous plaindre. Tu sais, Marie, qu’il y a une boîte aux lettres sur la place, au bas de l’hôtel… Allez…
Marie prit la lettre, et courut mettre son chapeau. Elle rouvrit la porte, précéda Réginald, et ils descendirent sans se parler. Mais la détresse et la pitié étaient au fond des deux âmes, et elles s’entendaient vivre. En sortant de l’hôtel, ils tournèrent à droite. Au fond de la place, pendue au mur, était accrochée une grosse boîte de fonte peinte en rouge. Ils allèrent jusque-là.
– Lisez l’adresse, dit Réginald.
Marie leva l’enveloppe, dans le soleil, et elle lut :
SIR GEORGE O. BREYNOLDS, BART.
EDEN HOTEL,
PALLANZA.
– Votre père est à Pallanza ?
– Oui, avec Robert Hargreeve. Je compte sur Robert Hargreeve, qui sait déjà beaucoup de choses… Non, ne jetez pas encore la lettre. Écoutez… Vous avez le droit de connaître ce qu’il y a dans cette lettre, parce qu’elle est la suite, l’aboutissement de cette lutte douloureuse où vous avez eu votre part, un jour…
– Regrettez-vous ?
– Je vous remercie. Toute ma douleur est venue de là, mais aussi la joie qui la surpasse, et qui durera, celle de ce matin, tenez, celle d’à présent, car elle renaît comme une plante vivace, et elle étouffera ma peine.
Il parlait plus librement. Sa jeunesse avait pour confidente celle qui la première, en terre d’Angleterre, avait été mêlée au drame inachevé, la conseillère de bravoure, la fidèle qui, ensuite, n’avait rien demandé, et qui se taisait encore.
– Venez, reprit-il, venez avec moi ici, où il y a de l’ombre.
Ils firent quelques pas dans la via San Sebastiano, que les murs de l’hôtel protégeaient contre le soleil. Marie avait cette même expression recueillie des âmes fraîches auxquelles on demande secours, et qui savent qu’elles peuvent le donner, et qui ont peur parce qu’elles se sentent puissantes dans l’inconnu.
– Je puis la réciter par cœur, dit-il. Écoutez bien : « Mon cher père, toutes les paroles que vous m’avez dites, le jour où, par votre ordre, j’ai quitté Redhall, me sont demeurées présentes. Vous les disiez dans l’irritation que je vous causais, mais aussi pour ce que vous pensiez être mon bien et la vérité. Je ne vous reproche aucune d’elles. Vous étiez dans votre droit de père, et tel que je ne doutais point que je vous trouverais. Je me suis rendu compte que vous me connaissiez même mieux que je ne me connaissais. Il vous apparaissait que ma conduite, en plusieurs cas, quand je refusai d’aller avec vous au temple, quand je ne pus m’associer au toast en l’honneur de l’Église établie, était dictée par un commencement de croyance catholique, et non par le seul détachement de mes premières habitudes. J’ai souffert, avant même de savoir que je croyais, pour cette foi qui est devenue consciemment la mienne. Cette souffrance même doit vous être une sûre garantie, mon cher père, que mon adhésion à la plus grande Église n’a pas été prise sans beaucoup de réflexion, d’étude, de prière. Je suis sûr que vous ne penserez pas un seul moment que j’aie pu vous déplaire, encourir votre blâme, vous causer de grands regrets, sans y être contraint par la règle souveraine qui doit conduire un homme, à travers toute difficulté, et que vous m’avez appris à suivre : l’amour de la vérité. Je n’ai fait que développer le principe d’éducation et de direction que vous m’avez enseigné. Mon père, l’Hostie que je voyais se lever sur les collines d’Angleterre, elle est mienne. Depuis une semaine, je participe aux sacrements de l’Église romaine. C’est un religieux de notre nation qui a pris soin d’instruire mon âme. Il y avait, il y a huit jours, près de moi, quand j’ai été reçu dans l’Église, plusieurs de mes frères anglais. J’aurais donné ma vie pour que tous les êtres qui me sont chers fussent là, avec eux.
» Mon cher père, je pars pour retourner dans l’Assam. C’est un très long voyage, vous le savez, et je voudrais, de tout mon vouloir, ne pas l’entreprendre sans vous avoir revu. Je vous supplie de me recevoir. Vous ne m’approuverez pas parce que vous m’aurez reçu. Mais la peine que j’éprouve sera moins lourde, la vôtre aussi peut-être, si nous nous sommes revus. Je saurai votre réponse, mercredi, à Pallanza.
» Et maintenant, j’accomplis la promesse que je vous ai faite. Puisque vous avez jugé que Redhall devait m’être enlevé, vous pouvez faire l’acte.
» Votre fils affectionné,
» RÉGINALD O. BREYNOLDS. »
– Voilà ma lettre. Elle m’a été bien pénible à écrire. J’ai cru vraiment que moi, un homme, j’allais pleurer, en pensant que je pouvais partir sans le revoir. Mais, si vous la jetez dans la boîte, elle sera bénie parmi les autres. Il ne refusera pas. Allons, jetez-la !
Marie pressa du bout des doigts cette feuille de papier qui maintenant, pour elle, était vivante et parlante. Malgré la grande lumière, elle voyait les maisons en face, de l’autre côté de la place, comme à travers une petite brume.
– Vous n’aurez plus Redhall, désormais ?
– Non.
Elle ne voulut pas juger ce que Réginald ne jugeait pas. Elle était toute pâle, toute fière et tremblante.
– Vous êtes bien brave, dit-elle… Vraiment, je ne supposais pas, tout à l’heure, qu’il y eût tant de destinée dans cette petite enveloppe… Ce que vous venez de me dire, comme ce que vous m’aviez dit, autrefois, je ne l’oublierai jamais…
Elle fit, dans le soleil, les quatre pas qui la séparaient de la boîte rouge, glissa l’enveloppe dans la fente, attendit un instant, puis elle ouvrit la main, et elle écouta le bruit de glissement et de chute amortie que fit la lettre en tombant.
Réginald regardait Marie qui revenait.
– Demain donc, je vous dirai adieu, fit-il, en se mettant à marcher près d’elle… Cette fois, il me semble que nous ne nous retrouverons plus… Je vous souhaite d’être heureuse avec votre fiancé…
Brusquement, elle tourna la tête.
– Mais je ne suis pas fiancée !
– Je croyais que vous deviez vous marier, avec…
– Non ! Nous ne nous marierons pas. J’ai eu, moi aussi, de grandes peines. Au revoir !
Ils étaient devant l’hôtel. Marie entra, Réginald demeura dans la rue. Il crut voir que la jeune fille, de loin, lui faisait un signe d’amitié. Et il demeura plusieurs minutes en face de la porte et du vestibule par où elle venait de disparaître, comme s’il attendait qu’elle revînt. Une voiture arriva du bout de la place, amenant des voyageurs. Il se recula, et s’éloigna vers le centre de la ville, le cœur battant à grands coups, l’esprit secoué, harcelé par des souffles de tempête, par toute la peine qu’il avait prévue, et par une autre qui se levait. Il faisait tête à cette meute ; il entendait les cris qu’elle poussait : « Votre père vous a renié, Réginald, votre mère pleure, et Redhall est perdu ! Tant et tant d’affections qui sont blessées ! Vous n’avez qu’à fuir. L’œuvre d’amour bâtie pour vous et par vous, les parents, les amis, les camaraderies, le lierre de votre maison, l’étang qui fleurira pour d’autres, et jusqu’aux petits renards qu’ils prendront, tout a été sacrifié par vous, tout ! Insensé, qui avez méprisé toute la fortune d’amour dont vivait votre jeunesse ! » Il les connaissait. Il répétait, en marchant le long des rues : « J’ai bien fait. Je ne veux plus vous compter, mes chagrins ! Dieu a compté pour moi. Vous m’affaibliriez. Allez-vous en ! » Et une autre voix, nouvelle, et puissante comme toutes les autres ensemble, disait : « Marie était libre, et tu n’y as pas songé ! Marie était libre, libre, libre ! » Ah ! qu’il ne ressemblait guère aux promeneurs affairés ou curieux, à celui qu’il était, la veille encore, ou ce matin ! Par le Corso, par la place de Venise, puis par les petites rues qui tournent autour du Forum, il allait. Plus rien ne l’intéressait, aucune image ne descendait de ses yeux à son âme. Morte la ville, morts les souvenirs qui se relèvent devant nous quand nous repassons par les chemins. Il était séparé de cette saison si pleine de son été romain, de la foule en mouvement, des palais, des fontaines, de tout le connu et de l’inconnu qui l’enveloppait, par l’abîme de l’émotion présente. Elle seule occupait son cœur, elle seule était le monde, elle seule créait et détruisait, en un instant, des visions plus nettes, plus réelles, plus tyranniques que celles de la rue : tout un passé en larmes, et Marie libre et dont il aurait pu se faire aimer, Marie indifférente et qu’il fallait abandonner après tout le reste !
Il ne cédait point à tant d’assauts. Une sorte de colère l’animait, l’exaltation du lutteur qui ne veut pas être vaincu, et qui n’en est pas à sa première victoire. Il avait marché si vite que ses joues et son front étaient rouges, et mouillés de sueur, quand les rampes désertes de l’Aventin, serrées entre les hauts murs, étendirent devant lui leur ombre, et l’accueillirent dans leur silence. Il s’arrêta devant la porte de l’abbaye primatiale de Saint-Anselme, où est le collège de l’Ordre bénédictin. Le portier le reconnut. Et Réginald en fut réjoui, tant il avait besoin de sympathie, et il se souvint du vieux jardinier anglais, celui de la nuit d’exil.
– Dom Austin Vivian est-il ici ?
– Non.
– Ah ! tant pis… J’aurais désiré le voir. Je reviendrai un peu avant l’Ave Maria.
– Il n’est pas à Rome, dit le frère en se penchant. Il a été appelé, pour quelques jours, au dehors… Voici une lettre qu’il a écrite pour vous.
La lumière était à l’heure la plus dorée, celle où elle va mourir. En se retirant, Réginald voulait une dernière fois contempler les deux nobles perspectives qui furent là ménagées pour des âmes méditatives. Mais elles ne parlaient plus à son cœur trop troublé. Son dernier regard fut pour la porte qui s’était ouverte si souvent pour lui, la porte faite en bois de châtaignier, qui est presque incorruptible, la porte sculptée, encadrée dans le marbre blanc, et au front de laquelle il relut les mots de la liturgie : pax æterna ab æterno. La paix, le bien que tous les biens ne peuvent acheter, il l’avait eue, et il la cherchait, mais comme ceux qui savent qu’ils la retrouveront, qu’elle s’est éloignée à peu de distance afin d’être aimée mieux, et qu’elle nous entend pleurer.
Il s’en alla, songeant qu’il était tout à fait seul dans la vie, mais que demain il y aurait Marie. Les chemins étaient déserts, les murs lui renvoyaient l’écho de son pas. Il continua de monter jusqu’au sommet de la colline, jusqu’à l’auberge, précédée d’une petite vigne, et où il avait sa chambre, au-dessus de Rome. Il entra, mais il ne s’approcha pas de la fenêtre comme il faisait chaque soir. Il s’assit, devant la table de bois blanc, et mit la tête dans ses deux mains. Elles continuaient de l’assaillir, les pensées tenaces, les pensées cruelles. Mais il sentait par moment qu’il était secouru. Car il disait tout bas : « Dieu, viens à mon secours, au secours d’un pauvre ! Tous les êtres qui ont appuyé mon cœur, l’un après l’autre ont été écartés de moi. Je suis réduit à ma faiblesse et à ta puissance. Cela est bien. Mes parents se sont opposés à moi : Thomas Winnie, au jour où j’avais cru son conseil nécessaire, n’est pas venu. Dom Austin Vivian, mon ami, me manque aujourd’hui. Ils n’ont eu qu’une minute le rôle que je croyais durable. Et elle que je verrai demain ? Qu’en sera-t-il de nous ? Fais que j’aie le courage de parler à Marie, moi qui suis timide et secret ; fais qu’elle réponde selon ta volonté, à Toi, dispensateur de la paix souveraine et promise. » Il n’avait aucun sentiment de l’heure. Son enfance et sa jeunesse conversaient avec lui. Lorsqu’il se redressa et qu’il regarda les murs tout sombres de la chambre, les étoiles qui luisaient à travers les vitres, puis, tout en bas, la vallée profonde où dormaient des jardins, des cabanes et des ruines, la nuit calme, froide, silencieuse, avait déjà, sur toute la ville et sur toute la campagne, abattu la poussière du jour.
* *
*
Le lendemain, à trois heures, lorsque Réginald entra dans l’hôtel de Londres, il trouva, en bas, dans le salon de lecture, madame Limerel, Marie, et une vieille dame vêtue de deuil, à laquelle il fut présenté. Celle-ci, grande et maigre, bien assise sur le canapé, les épaules couvertes d’une écharpe de soie légère, qu’elle changeait souvent d’orientation, avait ce regard direct, sérieux et amusé, des personnes qui ont beaucoup voyagé, et qui comparent, instinctivement, tout ce qu’elles voient : les hommes, les vêtements, les paysages, les bijoux, le son de la voix.
– Vous me rappelez, monsieur Breynolds, un Anglais que j’ai rencontré sur le Bosphore. Il portait exactement ce costume de voyage, cette blouse à col droit, cette culotte courte, d’un ton si sérieux. Est-ce brun, ou est-ce vert ? On ne saurait le dire. Et comme ce doit être pratique ! Vos tailleurs n’ont rien trouvé d’aussi bien.
Il s’inclina, et ce fut surtout avec cette vieille « globe-trotteuse » qu’il causa, tandis qu’il montait l’escalier de la Trinité-du-Mont, et suivait la bordure des jardins en terrasse. Marie, silencieuse et séparée de lui, savait bien que ce n’était là qu’une diversion. Il prêtait une attention trop exacte à des questions banales, il s’appliquait à répondre, il détournait la conversation chaque fois qu’elle eût pu l’amener à une confidence. Il n’eut même aucun de ces mots vagues par lesquels la jeunesse dit à moitié sa peine, et cherche à se faire plaindre. Marie continuait le songe qui l’avait occupée la veille au soir et ce matin encore. Silencieuse et recueillie, elle repassait, dans son esprit, les circonstances où, à son insu, la destinée l’avait faite la conseillère, l’amie, l’appui de Réginald. Elle comprenait qu’elle aurait de nouveau cette âme cachée et souffrante devant elle, et que l’heure était toute proche.
Madame Limerel demanda :
– Où nous menez-vous ?
Les quatre promeneurs étaient arrivés à la moitié environ de la terrasse qui borde, au-dessus de la ville, les jardins du Pincio. Il jeta un regard autour de lui, comme ceux qui ont fait, sans y prendre garde, un long chemin.
– Je ne sais pas, répondit-il. Tout cela m’est indifférent.
– Vous aviez promis de nous montrer un de vos coins préférés.
Il chercha un moment.
– Avez-vous été jusqu’à la piazza di Siena ?
– Non.
– Alors, venez.
Le petit groupe tourna à droite, et traversa, en profondeur, le jardin, entre les massifs où des fleurs exténuées, à bout de sève, éclataient encore au sommet des tiges démesurées, dahlias, roses, œillets, sauges, dont la verdure était morte déjà. L’allée trouait des bosquets de grands arbres ; il y avait des cèdres d’où tombaient des draperies de vigne vierge alanguies par l’automne.
Marie causait avec madame Villier. Réginald allait devant et disait à madame Limerel quel long voyage il devrait faire pour regagner la province d’Assam. Au bout du jardin, ils passèrent le pont jeté sur un ravin, et entrèrent dans le parc de la villa Borghèse. L’horizon s’élargit, et la beauté romaine apparut de nouveau dans le relief des terres, et dans les lignes montantes des frondaisons durables. La route, simple levée d’abord, récemment jetée à travers une prairie, rencontra des avenues plus anciennes. Réginald s’engagea sous une voûte de chênes verts, et bientôt montra, sur la droite, une clairière ouvragée, une sorte de stade pour les courses et les jeux, creusé dans une pinède de grands pins parasols : deux hautes haies de buis taillé, décrivant une ellipse, un long tapis d’herbe tout autour, quelques ifs légers, s’élevant au-dessus des buis, et, de chaque côté, encadrant l’arène, des gradins disposés pour les spectateurs absents, quatre marches de pierre séparées par un peu de gazon et rongées par la mousse.
– Voilà la piazza di Siena, dit-il. J’y ai passé bien des heures. Voyez quel recueillement ! À quelle distance nous sommes de la rue et du bruit !
– C’est antique, évidemment ? dit la dame voyageuse.
– Un siècle à peine, madame, mais l’air romain a vite fait d’ennoblir.
Quelques promeneurs, lentement, menus parmi les arbres, suivaient des avenues lointaines.
Les bras tordus des pins, sur les tertres jumeaux, commençaient à rosir, mais tout le creux du cirque était hors du soleil, et les longues pierres couchées, étreintes par les mousses, n’étaient blanches, n’étaient pâles que de l’ardeur de l’ombre.
Pour mieux jouir de cette solitude, et pour se reposer, madame Limerel, son amie et Marie s’assirent sur le plus haut gradin, à droite de l’entrée. Réginald demeura debout, un peu en arrière. Une émotion trop forte s’emparait de lui. Il essayait de commander à cette expression de détresse qu’il sentait bien qu’il portait sur le visage. Mais il n’y parvint pas. Et il s’approcha de Marie qui était assise à quelques pas de sa mère.
– Voulez-vous venir avec moi ? Nous ferons notre dernière promenade.
Elle se leva aussitôt, et elle se mit à marcher près de Réginald, entre les lignes des grands pins, sur le sol renflé, couvert d’aiguilles sèches.
– Vous laissez faire ? demanda l’amie.
Madame Limerel répondit :
– Il est Anglais, et il part demain.
La dernière promenade ! Oh ! comme les souvenirs, les plus petits et les plus lointains, avaient entendu ce mot cruel ; comme ils s’étaient rassemblés autour des promeneurs ; comme ils les avaient séparés, tout d’un coup, d’avec le monde entier ! Réginald s’était déjà penché du côté de Marie, et il lui parlait. Émus l’un et l’autre d’une émotion différente, mais qui dominait tout leur être, ils allaient lentement, et ils n’avaient ni un geste, ni une inflexion de voix étudiée ou voulue. Les mots qu’ils échangeaient étaient dépouillés de toute comédie humaine, souffles de deux âmes qui ne mentaient point. Pour la première fois, Réginald dit : « Mary », et d’entendre prononcer son nom, Marie fut troublée plus encore. Elle comprit qu’elle n’avait point d’autre nom dans la pensée voisine.
– Mary, je vous remercie d’être venue. Vous avez eu dans ma vie un si grand rôle déjà !
– Je ne l’avais pas cherché.
– Non ! Rôle bienfaisant que le vôtre, rôle béni !
– Je le voudrais.
– Vous avez bien jugé toute chose, Mary. Je vous remercie encore.
– Et cependant, que d’épreuves vous sont venues par moi !
– Elles peuvent se multiplier ; je connais leur puissance, à présent : elle ne va pas jusqu’au sommet de l’âme.
– Cela est bien vrai.
– Et puis, quand je vous revois, il me semble que tout ce qui m’a fait souffrir est fini… Vous ne sauriez croire avec quelle impatience j’ai attendu cette heure où je vous retrouve.
– Moi aussi, j’étais désireuse de causer enfin librement avec vous.
– J’ai pensé à vous toute la soirée d’hier.
– Moi aussi ! J’admirais ce que vous aviez fait.
– Que je voudrais que nos pensées eussent été les mêmes ! Vous m’aviez appris une nouvelle qui a été une cause de regrets, de larmes, et d’espérances pour moi. Rappelez-vous vos derniers mots.
– Je me souviens.
– Vous m’avez dit que vous n’étiez pas fiancée. Pendant des heures et des heures, j’ai songé à vos paroles, et je me suis résolu à vous parler autrement que je n’aurais fait avant-hier, ou un jour d’autrefois.
– Vous avez tort, je le crains.
– Ne m’arrêtez pas ! Laissez-moi vous parler, moi qui serai bientôt si loin de vous. J’ai interrogé mes souvenirs, dans le grand trouble d’abord, et puis dans une espèce de calme et d’espérance. Je croyais me connaître, et je ne me connaissais pas bien. Vous étiez dans mon cœur plus anciennement que je ne le pensais, et sans doute depuis les premiers jours où je vous ai vue. Je ne le savais pas. J’en remercie Dieu. Quelle inquiétude vous auriez été, ajoutée à tant d’autres ! Quelle objection pour moi-même dans le grand œuvre de ma conversion ! Et cependant, je n’ai jamais agi envers vous comme envers d’autres jeunes filles. Vous n’étiez qu’une de mes partenaires au jeu de tennis, une étrangère, presque une inconnue, et je vous ai faite juge de la plus grande angoisse de ma vie. D’où me venait cette extraordinaire confiance ?
– Vous me l’avez dit : un peu de ce que vous me prêtiez une sûreté de jugement que je n’ai pas toujours pour moi-même, croyez-m’en, et beaucoup parce que vous supposiez que nous ne nous reverrions plus.
– Oui ! Mais je vous ai revue. Je vous ai revue comme malgré moi. J’ai manqué à mon dessein réfléchi. Et pourquoi ? Quelle force m’a fait monter chez votre mère, quand je m’étais obstiné, depuis plus d’une semaine, à ne pas lui rendre visite ? Expliquez-moi mon obéissance aux moindres paroles que vous avez dites, ma joie quand je suis près de vous, mon trouble comme en ce moment. Je ne l’ai compris que cette nuit, en songeant à cette demi-année qui a tout changé en moi et autour de moi. Mary, je suis sûr que je vous ai toujours aimée, au moins un peu, et moins que maintenant.
Marie ralentit encore le pas, et regardant bien droit, tristement, celui qui l’interrogeait :
– Réginald, dit-elle, ne parlez pas d’un amour que je ne peux pas partager.
– Vous ne pouvez pas ?
– Non, mon ami.
Elle disait cela avec une si grande pitié du mal qu’elle faisait qu’ils ne purent, ni l’un ni l’autre, ou continuer, ou répondre. Mais ils se tinrent tout voisins, marchant la tête baissée, et leurs ombres n’en formaient qu’une seule, qui allait devant eux, longue sur la pente. Car ils étaient arrivés à l’extrémité de la ligne des pins, et ils entraient sous les chênes verts qui barrent, tout au fond, la piazza di Siena, et qui suivent, plantés dans les terres inclinées, la courbe des gradins.
Réginald demanda le premier :
– Je m’étais trompé. Vous n’étiez donc pas celle que je croyais ?
Sa voix était plus rude. Il ne cherchait pas à vaincre sa colère, qui n’était que son chagrin.
– Vous dédaignez celui qui a tout le monde contre lui ! Hier, je pouvais être un homme de quelque intérêt. Aujourd’hui, je ne suis qu’un cadet, un pauvre officier subalterne !
– Ah ! ne dites pas cela ! Vous n’êtes pas généreux ! Vous n’êtes pas vous, en ce moment !… En vérité, vous pourriez avoir le droit de m’accuser, si j’avais essayé de me faire aimer de vous, si j’avais été imprudente, coquette… Je n’ai rien de pareil à me reprocher. Vous le savez bien !
– Oui, je le sais. Mais pourquoi me rejetez-vous ? Pourquoi agissez-vous comme d’autres femmes, que je n’ai pas aimées, vous que je croyais d’une autre sorte ? Vous ne voudriez pas épouser un Anglais ; vous êtes farouchement Française : est-ce cela ?
– Je le suis tendrement, ce n’est pas la même chose. Mais je pourrais aimer un étranger : n’en doutez pas.
– Il vous emmènerait si loin, si loin ! Vous avez peur ?
– En aucune façon.
– Je n’aurais pas une existence bien large à vous offrir. Tout le luxe, toute la vie attrayante et facile, à présent, j’y ai renoncé. Mais j’aurai le titre de mon père. Je pourrais permuter et revenir en Angleterre. Je pourrais…
– Réginald, vous vous méprenez. Je vous ai déjà répondu.
– Alors, c’est moi, c’est mon caractère, mon humeur, ma personne que vous ne pouvez pas aimer ? Ah ! j’espérais mieux de cette dernière entrevue ! Je suis décidément bien seul, puisque vous aussi, vous m’abandonnez !
– Jamais ! Écoutez-moi !
Marie parla d’une voix plus ferme, comme les mères qui reprennent un enfant. La lumière dorait son profil fin.
– Vous me comprendrez, vous qui pouvez juger une conscience religieuse. Vous m’avez dit vos secrets. Je vous dois les miens. J’ai aimé Félicien, qui était un ami d’enfance. Il y avait en lui d’admirables vertus, et tant de talents, et d’hérédités qui m’attachaient à lui ! Nous étions comme destinés l’un à l’autre. Mais, une condition que j’avais mise, la grande, l’essentielle pour moi, le partage de ma foi, il a du m’avouer, au milieu des larmes, qu’il ne la remplissait pas.
– Je me rappelle. Nous avions passé ensemble, là-bas, cette nuit de veillée…
– Nous nous sommes séparés. Je ne l’épouserai pas.
Réginald détourna la tête. Il hésita un peu. Mais l’impérieuse bonté et la jeunesse l’emportèrent.
– Mary, comment a-t-il pu abandonner une foi comme la sienne et un être comme vous ? Il est à l’âge où les hommes ont de si belles ressources d’énergie, et des retours si prompts !
– J’ai pu l’espérer. J’ai attendu.
Il vit qu’elle avait des larmes au bord des yeux, et qu’elle le remerciait. Dans la clarté plus chaude, elle continua de marcher près de Réginald, sous la seconde futaie de pins qui est de l’autre côté de l’arène. Ils revenaient vers l’entrée. Au loin, deux femmes assises faisaient une tache noire sur les pierres et l’herbe.
– Même après, j’ai essayé. Je lui ai écrit. J’ai fait l’expérience déjà du médiocre pouvoir de l’amour. Et c’est fini. Seulement…
Marie s’arrêta, elle appuya sa main gauche et son bras levé sur le tronc rouge d’un pin. Et Réginald se mit un peu en avant, afin de la mieux voir, et comme s’il eût voulu aussi l’empêcher de fuir.
– Seulement, j’ai souffert, Réginald.
– Je l’avais vu. J’ai comparé votre image à l’image ancienne.
– J’ai changé, n’est-ce pas ?
– Ce qui s’embellit change aussi.
– J’ai été si troublée que je ne me croirais pas le droit, en ce moment, d’accueillir l’amour d’un autre. Il faut, pour que je puisse écouter, que les souvenirs ne me parlent plus. Je croirais profaner la tendresse qu’on m’offrirait, si une ombre en moi s’y mêlait…
– Âme charmante que vous êtes !
– Je veux être forte tout à fait contre le passé. Je veux qu’il n’y ait pas un regret, comprenez-vous, pas une poussière d’amour brisé, dans l’âme que je donnerai à celui qui viendra.
– Il est venu, Mary.
Elle ne répondit pas.
– Dites que je puis vous aimer, je n’aurai plus de solitude ; je m’en irai dans la joie.
La main qui n’était que posée sur l’arbre s’y appuya.
– Dites que vous me permettez de vous écrire de là-bas. Et que vous m’écrirez, vous aussi ?
Elle fit un signe d’assentiment, et Réginald reprit :
– Alors, vous m’aimerez, j’en suis sûr !
– Je ne veux pas le savoir. Sommes-nous destinés l’un à l’autre ? Réginald, ne nous laissons pas aller à des paroles de faiblesse. Commandons à nos pauvres cœurs, troublés par l’épreuve, et qui cherchent une consolation. C’est à moi de vous avertir. Vous allez me quitter : gardez le droit de m’oublier.
– Je n’en veux pas !
– Non, ce n’est pas à cette dernière minute que vous pouvez me parler d’amour pour la première fois, me demander une promesse, m’en faire accepter une. Réginald, nous avons à nous faire des adieux encore plus nobles, plus grands, plus dignes de nous.
Marie avait repris l’expression qu’elle avait eue, dans les bois de Redhall, lorsqu’il lui demandait conseil. Sa belle tête fine s’enhardissait et se haussait de toutes les énergies de la race, de sa noblesse, de sa pureté, de sa pitié sans faiblesse, de son pouvoir de sacrifice, de sa confiance à l’heure des batailles difficiles. Les yeux qui avaient presque pleuré étaient clairs, graves, et ils ne regardaient plus Réginald pour comprendre, pour deviner, pour suivre la pensée d’autrui, mais pour commander, au nom d’une autorité qui était vraiment présente et souveraine. Comme celles à qui la pitié fait oublier leurs propres maux, elle était sortie du trouble, et elle voyait clair, pour elle-même et pour lui.
– Ne nous disons pas adieu dans l’illusion d’une tendresse imprudente, mais dans la belle estime d’une amitié entière.
Et à son tour, il ne répondit rien.
– Séparons-nous dans la reconnaissance, parce que nous nous sommes aidés l’un l’autre à monter.
– Vous, sûrement, vous m’avez aidé. Mais moi ?
– Vous aussi. Quels exemples de courage vous, m’avez donnés ! Hier soir encore, cette lettre ! Toute la nuit, j’y ai songé. Je me suis reproché ma faiblesse. Tenez, si j’ai la force de vous parler comme je fais, c’est à vous que je le dois. Vous m’avez ramenée dans la voie haute. Je vous remercie. Vous serez une pensée quotidienne pour moi. Rien ne diminuera le souvenir que nous garderons. Nous avons essayé de faire notre devoir jusqu’au bout. En le faisant, je crois que nous avons rempli nos destinées l’un envers l’autre. Réginald, allez dans la paix, librement, vers l’avenir.
D’un geste tendre, elle lui prit la main.
Il serra cette petite main vaillante. Il dit, à peine fut-il entendu :
– Oui… toute la vie… Vous êtes une âme plus admirable, beaucoup plus que je ne croyais… Vous avez raison… pour le moment présent. Mais laissez-moi l’avenir. Je vous obéis. Je pars sans une plainte… Adieu.
Marie demeura à la même place, et lui, à reculons, lentement pour la regarder encore, il se retirait, entre les pins. Quand il fut à plusieurs pas, il dit, essayant de paraître maître de lui-même :
– Vous ressemblez vraiment trop à celle qui avait partagé mon triomphe, le jour du tournament… Westgate… Petite Mary, adieu…
La rougeur du soleil illuminait les cheveux bruns, couleur de cœur de noyer. Réginald s’arrêta une fois encore. Il remua les lèvres. Mais les mots ne traversèrent plus la distance déjà trop grande.
* *
*
Deux jours plus tard, sur le quai tout fleuri de Pallanza, un étranger venait de débarquer. Le bateau quittait l’appontement pour doubler le cap de roches et de jardins en terrasses qui termine le golfe des îles Borromées, et partage en deux le lac Majeur. Réginald cherchait, dans la foule composée surtout d’Italiens de petit négoce, un homme qu’il s’étonnait de ne pas voir là. Le vent soufflait des Alpes, et, par moments, plongeant jusqu’à ces rives abritées, se relevait en tourbillons. Des feuilles volaient en troupes. Elles laissaient dans l’air une odeur de pharmacie. Réginald, qui savait que l’Eden Hotel est bâti tout à la pointe du cap, traversa la place en diagonale, devant les vieilles maisons à arcades, afin de monter par la rampe, large et bordée de villas, où déjà des voitures s’engageaient. À l’entrée de cette route, levant les bras, un Anglais apparut. Il accourait.
– Je suis en retard ! Bonjour, Réginald !
– Bonjour, Hargreeve !
Ils se considérèrent l’un l’autre. Hargreeve, plus long, plus maigre et plus gauche que jamais, hésitait à se montrer jovial, et retenait ce sourire à grandes dents qui lui était habituel.
– Vous interrogez ma mine comme si je sortais de maladie, mon cher, dit Réginald ; ne vous inquiétez pas de moi, je suis le même homme, et je vais reprendre du service. Je pars ce soir… à moins que mon père ne me retienne, et alors je partirais demain. Comment va-t-il ?
– Merveilleusement. Le climat lui convient.
– Tant mieux. Il n’a pas paru trop préoccupé ?
Rendu à lui-même, Hargreeve entraîna Réginald, et de ses gestes, en remontant la rampe, il animait tous ses mots.
– Lui ? Ses meilleurs amis, comme moi, ignorent la serrure compliquée de cet esprit-là. Je sais ce qu’il fait, mais savoir ce qu’il pense, quand il ne veut pas le dire ! Je puis vous certifier qu’il mène une vie active et conforme à ses goûts. Il a un petit bateau blanc, gréé en sloop, avec lequel nous courons d’un bord à l’autre du lac ; un fin voilier, Réginald, et qui peut servir pour la pêche. Nous pêchons l’ombre-chevalier, et la ferra, mais votre père est surtout passionné pour la truite. Il la juge cent fois plus délicate et plus jolie que celle du lac de Garde, qui est brune d’écaille, comme vous savez. Ici, la truite qui sort de l’eau : un rayon de soleil, et une chair fine, surtout quand elle est assaisonnée de vieux vin de Lesa. La montagne nous offre cent excursions, mais votre père se fatigue plus vite que les années passées. Il s’est fait recevoir du Club de patinage, car il y a un étang de glace artificielle, derrière la propriété de la Crocetta, Là-bas… En vérité, le séjour est favorable à la santé de votre père, Réginald. Mais je ne puis connaître la pensée de sir George en ce qui vous concerne, ni prévoir l’accueil qu’il vous fera.
– Il a reçu ma lettre ?
– En prenant le café, avant-hier, sur la terrasse. Le chasseur a apporté cette seule lettre, et j’ai reconnu l’écriture. Sir George a décacheté l’enveloppe, a lu quelques lignes, puis il a brusquement remis l’enveloppe et la lettre dans la poche de sa veste, en disant : « Hargreeve, je reçois de fâcheuses nouvelles. Vous ne me quitterez pas cette après-midi, voulez-vous ? » Nous avons fait une longue, une très longue promenade. Il était triste. J’ai cru, plusieurs fois, qu’il allait me parler de vous. Mais non, rien. Et cependant, il m’avait dit : « Vous ne me quitterez pas. »
Ils suivaient la route que bordait, à gauche, une pente très raide, plantée de toute sorte d’arbres, rassemblés là comme dans une serre. On commençait à voir le tournant, et, à travers les branches, en face, les montagnes bleues de l’autre côté du lac.
– J’irai le trouver, dit Hargreeve. Je lui annoncerai que vous attendez sa réponse.
Réginald mit la main sur le bras de son vieil ami.
– Ajoutez bien que je suis soumis à ses ordres, et que je ne demande qu’une seule chose : le voir, même en silence, le voir, même une minute.
Le visage d’Hargreeve exprimait un attendrissement mélangé de regret et de reproche, celui qu’on éprouve pour l’héroïsme inutile.
– Brave garçon ! fit-il. Je ne vous comprends pas ; mais j’ai tout de même un faible pour vous.
– Ajoutez encore que mon affection pour lui est la même, que mon respect n’a pas varié.
Hargreeve continua seul, et il disait, comme un refrain, en montant : « Redhall ! Redhall ! Le futur seigneur de Redhall qui attend la justice de son père ! »
Sir George était dans la galerie vitrée de l’hôtel, et il lisait un journal, le dos tourné au jour, les jambes croisées. Contre son habitude, il laissa Hargreeve ouvrir la porte et venir jusqu’à lui, sans l’interpeller, sans avoir l’air de s’apercevoir de la présence de son ami. Hargreeve s’approcha, levant les épaules et contractant les muscles de son long cou, ce qui était, chez lui, un signe d’embarras. Et il se tint debout, frôlant le bras du fauteuil.
– Il y a, dit-il, quelqu’un, mon cher, qui voudrait vous voir seulement, même en silence.
Les deux mains rabaissèrent le journal, et comme elles tremblaient, sir George lâcha le journal tout à fait, afin qu’on n’entendît plus le bruit de cassure de papier.
– Ah ! vraiment ? Je m’en doutais.
– Il est venu de loin.
– Je ne l’ai pas invité.
– Il attend dans le chemin. Si vous ne le recevez pas, il aura une grande peine…
– Il est plus jeune que moi pour la supporter, sa peine !
– Et il prendra le premier bateau…
– Libre à lui !
Le vieux baronnet se dressa sur ses pieds, et, rouge de colère :
– M’apporte-t-il des excuses ? Non, n’est-ce pas ? Vous ne pouvez pas me dire qu’il m’en apporte, et, si vous me le disiez, je ne vous croirais pas : il est mon fils. Alors, pourquoi voulez-vous que je change ? Il a su ce qu’il faisait. Moi aussi. Vous pouvez le faire entrer, Hargreeve, mais je ne serai plus ici. S’il vous demande où je suis, vous répondrez que le sang m’est monté à la tête, et que j’ai besoin de prendre l’air.
Sir George, à pas pressés, traversa la galerie, entra dans le salon voisin, et repoussa violemment la porte. Hargreeve sortit de l’hôtel, et il souffrait d’avoir accepté de porter un message d’une douleur à une autre. Il descendit à travers les palmiers et les fougères, par le petit sentier entre les massifs. Quand il aperçut Réginald, il sentit qu’il serait incapable de parler, de consoler, d’être témoin de cette autre peine, si jeune. Il fit avec ses bras, avec sa tête, avec ses yeux, de loin, un geste de désespoir, qui voulait dire :
– C’est inutile. J’ai mal fait la commission. Je n’ai pas réussi. Ne venez pas !
Et sur le pont du bateau à vapeur, une demi-heure plus tard, Réginald Breynolds chercha une place d’où il pût mieux voir, et plus longtemps, la maison où il n’avait pas été reçu. Il la trouva à l’arrière, en dehors de la tente que le vent secouait. Toute la surface du lac, hersée du nord au sud, frissonnait de vie et de lumière. Le soleil était près de disparaître derrière les montagnes. Le bateau siffla et prit sa route, en doublant la petite île de San Giovanni qui est en face de Pallanza, puis le cap, dont les verdures étagées remuaient à peine. Alors, il pointa droit dans le vent, à quelques centaines de mètres de la côte, dont les éperons se succédaient, aussi loin que la vue pouvait deviner les reliefs dans les brumes commençantes. Réginald, attentivement, cherchait quelle fenêtre fermée de ce grand hôtel carré, là-haut, pouvait cacher sir George, quel rideau serait soulevé, un moment, et retomberait.
Il n’était plus troublé. Il ne se révoltait pas. Il acceptait l’épreuve. Le Sempione allait rapidement. Il eût été difficile à présent de distinguer la silhouette d’un homme sur les balcons de l’hôtel. On avait dépassé les falaises desséchées, fleuries de géraniums, qui portent le parc et la villa de San Remigio ; la côte devenait toute plate, et on découvrait la plage et la petite ville d’Intra, lorsque Réginald, penché sur la balustrade, se redressa et, d’un geste rapide, enleva son chapeau. De l’abri d’une roche, un canot blanc à haute voilure se détachait, et courait sur le Sempione. Avec tant de toile et tant de vent, il était tout penché. Un homme tenait la barre, un homme assis, vieux, très droit. Tous les passagers se levèrent, pour voir à quelle distance le sloop croiserait le sillage du vapeur. Il passa à raser la coque. Réginald, un instant, vit les petits yeux bleus, bordés de cils blancs, fixés sur les siens. Et, aussitôt emporté dans la rafale de vent, le canot s’écarta du navire qui filait droit au nord, vers Locarno. Il ne revint pas. Mais, invisible, à demi couché sur le banc de barre, séparé déjà par la distance, par un peu de brume et un peu de nuit, le vieux sir George essayait de reconnaître encore la forme pâle du grand bateau. Puis, comme la nuit descendait, il ne vit plus qu’un feu de bord, comme une petite étoile, qui fuyait au ras de l’eau.
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Juillet 2010
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