Anne Brontë
AGNÈS GREY
1847
Traduction par MM. Ch. Romey et A. Rolet
Table des matières
CHAPITRE PREMIER. Le presbytère.
CHAPITRE II. Premières leçons dans l’art de l’enseignement.
CHAPITRE III. Quelques leçons de plus.
CHAPITRE VI. Encore le presbytère.
CHAPITRE VIII. L’entrée dans le monde.
CHAPITRE XIII. Les primevères.
CHAPITRE XVI. La substitution.
CHAPITRE XVIII Allégresse et deuil.
À propos de cette édition électronique
Toutes les histoires vraies portent avec elles une instruction, bien que dans quelques-unes le trésor soit difficile à trouver, et si mince en quantité, que le noyau sec et ridé ne vaut souvent pas la peine que l’on a eue de casser la noix. Qu’il en soit ainsi ou non de mon histoire, c’est ce dont je ne puis juger avec compétence. Je pense pourtant qu’elle peut être utile à quelques-uns, et intéressante pour d’autres ; mais le public jugera par lui-même. Protégée par ma propre obscurité, par le laps des ans et par des noms supposés, je ne crains point d’entreprendre ce récit, et de livrer au public ce que je ne découvrirais pas au plus intime ami.
Mon père, membre du clergé dans le nord de l’Angleterre, était justement respecté par tous ceux qui le connaissaient. Dans sa jeunesse, il vivait assez confortablement avec les revenus d’un petit bénéfice et d’une propriété à lui. Ma mère, qui l’épousa contre la volonté de ses amis, était la fille d’un squire et une femme de cœur. En vain on lui représenta que, si elle devenait la femme d’un pauvre ministre, il lui faudrait renoncer à sa voiture, à sa femme de chambre, au luxe et à l’élégance de la richesse, toutes choses qui pour elle n’étaient guère moins que les nécessités de la vie. Elle répondit qu’une voiture et une femme de chambre étaient, à la vérité, fort commodes ; mais que, grâce au ciel, elle avait des pieds pour la porter et des mains pour se servir. Une élégante maison et un spacieux domaine n’étaient point, selon elle, à mépriser ; mais elle eût mieux aimé vivre dans une chaumière avec Richard Grey, que dans un palais avec tout autre.
À bout d’arguments, le père, à la fin, dit aux amants qu’ils pouvaient se marier si tel était leur plaisir, mais que sa fille n’aurait pas la plus mince fraction de sa fortune. Il espérait ainsi refroidir leur ardeur, mais il se trompait. Mon père connaissait trop bien la valeur de ma mère pour ne pas penser qu’elle était par elle-même une précieuse fortune, et que, si elle voulait consentir à embellir son humble foyer, il serait heureux de la prendre, à quelques conditions que ce fût ; tandis que ma mère, de son côté, eût plutôt labouré la terre de ses propres mains que d’être séparée de l’homme qu’elle aimait, dont toute sa joie serait de faire le bonheur, et qui de cœur et d’âme ne faisait déjà qu’un avec elle. Ainsi, sa fortune alla grossir la bourse d’une sœur plus sage, qui avait épousé un riche nabab ; et elle, à l’étonnement et aux regrets de tous ceux qui la connaissaient, alla s’enterrer dans le presbytère d’un pauvre village, dans les montagnes de… Et pourtant, malgré tout cela, malgré la fierté de ma mère et les bizarreries de mon père, je crois que vous n’auriez pas trouvé dans toute l’Angleterre un plus heureux couple.
De six enfants, ma sœur Mary et moi furent les seuls qui survécurent aux périls du premier âge. Étant la plus jeune de cinq ou six ans, j’étais toujours regardée comme l’enfant, et j’étais l’idole de la famille : père, mère et sœurs, tous s’accordaient pour me gâter ; non pas que leur folle indulgence me rendît méchante et ingouvernable ; mais, habituée à leurs soins incessants, je restais dépendante, incapable de me suffire, et peu propre à lutter contre les soucis et les troubles de la vie.
Mary et moi fûmes élevées dans la plus stricte retraite. Ma mère, à la fois fort instruite et aimant à s’occuper, prit sur elle tout le fardeau de notre éducation, à l’exception du latin, que mon père entreprit de nous enseigner, de sorte que nous n’allâmes jamais à l’école ; et, comme il n’y avait aucune société dans le voisinage, nos seuls rapports avec le monde se bornaient à prendre le thé avec les principaux fermiers et marchands des environs (afin que l’on ne nous accusât pas d’être trop fiers pour frayer avec nos voisins), et à faire une visite annuelle à notre grand-père paternel, chez lequel notre bonne grand’mère, une tante et deux ou trois ladies et gentlemen âgés, étaient les seules personnes que nous vissions. Quelquefois notre mère nous racontait des histoires et des anecdotes de ses jeunes années, qui, en nous amusant étonnamment, éveillaient souvent, chez moi du moins, un secret désir de voir un peu plus de monde.
Je pensais que ma mère avait dû alors être fort heureuse ; mais elle ne paraissait jamais regretter le temps passé. Mon père, cependant, dont le caractère n’était ni tranquille ni gai par nature, souvent se chagrinait mal à propos en pensant aux sacrifices que sa chère femme avait faits à cause de lui, et se troublait la tête avec toutes sortes de plans destinés à augmenter sa petite fortune pour notre mère et pour nous. En vain ma mère lui donnait l’assurance qu’elle était entièrement satisfaite et que, s’il voulait épargner un peu pour les enfants, nous aurions toujours assez, tant pour le présent que pour l’avenir. Mais l’économie n’était pas son fort. Il ne se fût pas endetté (du moins ma mère prenait bon soin qu’il ne le fît pas) ; mais pendant qu’il avait de l’argent, il le dépensait ; il aimait à voir sa maison confortable, sa femme et ses filles bien vêtues et bien servies, et, en outre, il était fort charitable et aimait à donner aux pauvres suivant ses moyens, ou plutôt, comme pensaient quelques-uns, au delà de ses moyens.
Un jour, un de ses amis lui suggéra l’idée de doubler sa fortune personnelle d’un coup. Cet ami était un marchand, un homme d’un esprit entreprenant et d’un talent incontestable, qui était quelque peu gêné dans son négoce et avait besoin d’argent. Il proposa généreusement à mon père de lui donner une belle part de ses profits, s’il voulait lui confier seulement ce qu’il pourrait économiser. Il pensait pouvoir promettre avec certitude que toute somme que mon père placerait entre ses mains lui rapporterait cent pour cent. Le petit patrimoine fut promptement vendu et le prix déposé entre les mains du marchand, qui, aussi promptement, se mit à embarquer sa cargaison et à se préparer pour son voyage.
Mon père était heureux, et nous l’étions tous, avec nos brillantes espérances. Pour le présent, il est vrai, nous nous trouvions réduits au mince revenu de la cure ; mais mon père ne croyait pas qu’il y eût nécessité de réduire scrupuleusement nos dépenses à cela, et avec un crédit ouvert chez M. Jackson, un autre chez Smith, et un troisième chez Hobson, nous vécûmes même plus confortablement qu’auparavant, quoique ma mère affirmât qu’il eût mieux valu se renfermer dans les bornes ; qu’après tout nos espérances de richesse n’étaient que précaires, et que, si mon père voulait seulement tout confier à sa direction, il ne se sentirait jamais gêné. Mais il était incorrigible.
Quels heureux moments nous avons passés, Mary et moi, quand, assises à notre travail à côté du feu, ou errant sur les montagnes couvertes de bruyères, ou nous reposant sous le saule pleureur (le seul gros arbre du jardin), nous parlions de notre bonheur futur, sans autres fondations pour notre édifice que les richesses qu’allait accumuler sur nous le succès des opérations du digne marchand ! Notre père était presque aussi fou que nous ; seulement il affectait de n’être point aussi impatient, exprimant ses espérances par des mots et des saillies qui me frappaient toujours comme étant extrêmement spirituels et plaisants. Notre mère riait avec bonheur de le voir si confiant et si heureux ; mais cependant elle craignait qu’il ne fixât trop exclusivement son cœur sur ce sujet, et une fois je l’entendis murmurer en quittant la chambre : « Dieu veuille qu’il ne soit pas désappointé ! je ne sais comment il pourrait le supporter. »
Désappointé il fut ; et amèrement encore. La nouvelle éclata sur nous comme un coup de tonnerre : le vaisseau qui contenait notre fortune avait fait naufrage ; il avait coulé bas avec toute sa cargaison, une partie de l’équipage, et l’infortuné marchand lui-même. J’en fus affligée pour lui ; je fus affligée de voir nos châteaux en Espagne renversés ; mais, avec toute l’élasticité de la jeunesse, je fus bientôt remise de ce choc.
Quoique les richesses eussent des charmes, la pauvreté n’avait point de terreurs pour une jeune fille inexpérimentée comme moi. Et même, à dire vrai, il y avait quelque chose d’excitant dans l’idée que nous étions tombés dans la détresse et réduits à nos propres ressources. J’aurais seulement désiré que mon père, ma mère et Mary, eussent eu le même esprit que moi. Alors, au lieu de nous lamenter sur les calamités passées, nous nous serions mis joyeusement à l’œuvre pour les réparer, et, plus grandes eussent été les difficultés, plus dures nos présentes privations, plus grande aurait été notre résignation à endurer les secondes, et notre vigueur à lutter contre les premières.
Mary ne se lamentait pas, mais elle pensait continuellement à notre malheur, et elle tomba dans un état d’abattement dont aucun de mes efforts ne pouvait la tirer. Je ne pouvais l’amener à regarder la chose sous le même point de vue que moi ; et j’avais si peur d’être taxée de frivolité enfantine ou d’insensibilité stupide, que je gardais soigneusement pour moi la plupart de mes brillantes idées, sachant bien qu’elles ne pouvaient être appréciées.
Ma mère ne pensait qu’à consoler mon père, à payer nos dettes et à diminuer nos dépenses par tous les moyens possibles ; mais mon père était complètement écrasé par la calamité. Santé, force, esprit, il perdit tout sous le coup, et il ne les retrouva jamais entièrement. En vain ma mère s’efforçait de le ranimer en faisant appel à sa piété, à son courage, à son affection pour elle et pour nous. Cette affection même était son plus grand tourment. C’était pour nous qu’il avait si ardemment désiré accroître sa fortune ; c’était notre intérêt qui avait donné tant de vivacité à ses espérances, et qui donnait tant d’amertume à son malheur actuel. Il se reprochait d’avoir négligé les conseils de ma mère, qui l’eussent empêché au moins de contracter des dettes. La pensée qu’il l’avait enlevée à une existence aisée et au luxe de la richesse pour les soucis et les labeurs de la pauvreté lui était amère, et il souffrait de voir cette femme autrefois si admirée, si élégante, transformée en une active femme de ménage, de la tête et des mains continuellement occupée des soins de la maison et d’économie domestique. Le contentement même avec lequel elle accomplissait ses devoirs, la gaieté avec laquelle elle supportait ses revers, sa bonté inépuisable et le soin qu’elle prenait de ne jamais lui adresser le moindre blâme, tout cela était pour cet homme ingénieux à se tourmenter une aggravation de ses souffrances. Ainsi l’âme agit sur le corps ; le système nerveux souffrit et les troubles de l’esprit s’accrurent ; sa santé fut sérieusement atteinte, et aucune de nous ne pouvait le convaincre que l’aspect de nos affaires n’était pas aussi triste, aussi désespéré que son imagination malade se le figurait.
L’utile phaéton fut vendu, ainsi que le cheval, ce vieux favori gras et bien nourri que nous avions résolu de laisser finir ses jours en paix, et qui ne devait jamais sortir de nos mains ; la petite remise et l’écurie furent louées ; le domestique et la plus coûteuse des deux servantes furent congédiés. Nos vêtements furent raccommodés et retournés jusqu’au point où allait la plus stricte décence. Notre nourriture, déjà simple, fut encore simplifiée (à l’exception des plats favoris de mon père) ; le charbon et la chandelle furent économisés ; la paire de chandeliers réduite à un seul, employé dans la plus absolue nécessité ; le charbon soigneusement arrangé dans la grille à moitié vide, surtout lorsque mon père était dehors pour le service de la paroisse, ou retenu dans son lit par la maladie. Quant aux tapis, ils furent soumis aux mêmes reprises et raccommodages que nos habits. Pour supprimer la dépense d’un jardinier, Mary et moi entreprîmes de tenir en ordre le jardin ; et tout le travail de cuisine et de ménage, qui ne pouvait être aisément fait par une seule servante, fut accompli par ma mère et ma sœur, aidées un peu par moi à l’occasion ; je dis un peu, parce que, quoique je fusse une femme à mon avis, je n’étais encore pour elles qu’une enfant. D’ailleurs ma mère, comme toutes les femmes actives et bonnes ménagères, aimait à faire par elle-même ; et, quel que fût le travail qu’elle eût à faire, elle pensait que personne n’était plus apte à le faire qu’elle. Aussi, toutes les fois que j’offrais de l’aider, je recevais cette réponse : « Non, mon amour, vous ne pouvez ; il n’y a rien ici que vous puissiez faire. Allez aider votre sœur, ou faites-lui faire une petite promenade avec vous ; dites-lui qu’elle ne doit pas rester assise si longtemps, qu’elle ne doit pas rester à la maison aussi constamment qu’elle le fait, que sa santé en souffre. »
« Mary, maman dit que je dois vous aider, ou vous faire faire une petite promenade avec moi ; que votre santé s’altérera si vous demeurez aussi longtemps sans sortir.
– M’aider, vous ne le pouvez, Agnès ; et je ne puis sortir avec vous, j’ai beaucoup trop à faire.
– En ce cas, laissez-moi vous aider.
– Vous ne pouvez vraiment, chère enfant. Allez travailler votre musique ou jouer avec le chat. »
Il y avait toujours beaucoup d’ouvrage de couture à faire ; mais on ne m’avait pas appris à couper un seul vêtement, et, à l’exception des grosses coutures et de l’ourlet, il y avait peu de chose que je pusse faire : car ma mère et ma sœur affirmaient toutes deux qu’il leur était plus facile de faire le travail elles-mêmes que de me le préparer. D’ailleurs, elles aimaient mieux me voir poursuivre mes études ou m’amuser ; il serait toujours assez tôt de me courber sur mon ouvrage, comme une grave matrone quand mon favori petit minet serait devenu un fort et gros chat. Dans de telles circonstances, quoique je ne fusse guère plus utile que le petit chat, mon désœuvrement n’était pas tout à fait sans excuse.
Au milieu de tous nos embarras, je n’entendis qu’une seule fois ma mère se plaindre du manque d’argent. Comme l’été approchait, elle nous dit à Mary et à moi : « Combien il serait à désirer que votre papa pût passer quelques semaines aux bains de mer ! Je suis convaincue que l’air de la mer et le changement de scène lui feraient beaucoup de bien. Mais vous savez que nous n’avons pas d’argent, » ajouta-t-elle avec un soupir. Nous eussions fort désiré toutes deux que la chose pût se faire, et nous nous lamentions grandement qu’elle fût impossible. « Les plaintes ne sont bonnes à rien, nous dit ma mère ; peut-être, après tout, ce projet peut-il être exécuté. Mary, vous dessinez fort bien ; pourquoi ne feriez-vous pas quelques nouveaux dessins qui, encadrés avec les aquarelles que vous avez déjà, pourraient être vendus à quelque libéral marchand de tableaux qui saurait discerner leur mérite ?
– Maman, je serais fort heureuse de penser qu’ils puissent être vendus n’importe à quel prix.
– Cela vaut la peine d’essayer, au moins. Fournissez les dessins, et j’essayerai de trouver l’acheteur.
– Je voudrais bien pouvoir aussi faire quelque chose, dis-je.
– Vous, Agnès ! Eh bien, vous dessinez assez bien aussi. En choisissant un sujet simple, j’ose dire que vous êtes capable de produire une œuvre que nous serions tous fiers de montrer.
– Mais j’ai un autre projet dans la tête, maman, et je l’ai depuis longtemps ; seulement, je n’ai jamais osé vous en parler.
– Vraiment ! dites-nous ce que c’est.
– J’aimerais à être gouvernante. »
Ma mère poussa une exclamation de surprise et se mit à rire. Ma sœur laissa tomber son ouvrage dans son étonnement, et s’écria :
« Vous une gouvernante, Agnès ! Pouvez-vous bien rêver à cela ?
– Eh bien, je ne vois là rien de si extraordinaire. Je ne prétends pas être capable de donner de l’instruction à de grandes filles ; mais assurément je peux en instruire de petites. J’aimerais tant cela ! J’aime tant les enfants ! Maman, laissez-moi être gouvernante.
– Mais, mon amour, vous n’avez pas encore appris à avoir soin de vous-même ; et il faut plus de jugement et d’expérience pour gouverner de jeunes enfants que pour en gouverner de grands.
– Pourtant, maman, j’ai dix-huit ans passés, et je suis parfaitement capable de prendre soin de moi et des autres aussi. Vous ne connaissez pas la moitié de la sagesse et de la prudence que j’ai, car je n’ai jamais été mise à l’épreuve.
– Mais pensez donc, dit Mary, à ce que vous feriez dans une maison pleine d’étrangers, sans moi ou maman pour parler ou agir pour vous, ayant à prendre soin de plusieurs enfants et de vous-même, et n’ayant personne à qui demander conseil ! Vous ne sauriez pas seulement quels vêtements mettre.
– Vous pensez, parce que je ne fais que ce que vous me commandez, que je n’ai pas un jugement à moi ? mais mettez-moi à l’épreuve, et vous verrez ce que je peux faire. »
En ce moment mon père entra, et on lui expliqua le sujet de la discussion.
« Vous gouvernante, ma petite Agnès ! s’écria-t-il ; et, en dépit de son mal, cette idée le fit rire.
– Oui, papa ; ne dites rien contre cet état ; je l’aimerais tant, et je crois que je pourrais l’exercer admirablement.
– Mais, ma chérie, nous ne pouvons nous passer de vous. » Et une larme brilla dans ses yeux quand il ajouta : « Non, non, quelque malheureux que nous soyons, nous n’en sommes sûrement pas encore réduits là.
– Oh ! non, dit ma mère. Il n’y a aucune nécessité de prendre un tel parti ; c’est purement un caprice à elle. Ainsi, retenez votre langue, méchante enfant : car, si vous êtes si disposée à nous quitter, vous savez bien que nous ne le sommes pas à nous séparer de vous. »
Je fus réduite au silence pour ce jour-là et pour plusieurs autres ; mais je ne renonçai pas à mon projet favori. Mary prit ses instruments de peinture et se mit ardemment à l’œuvre. Je pris les miens aussi ; mais, pendant que je dessinais, je pensais à autre chose. Quel délicieux état que celui de gouvernante ! Entrer dans le monde ; commencer une nouvelle vie ; agir pour moi-même ; exercer mes facultés jusque-là sans emploi ; essayer mes forces inconnues ; gagner ma vie, et même quelque chose de plus pour aider mon père, ma mère et ma sœur, en les exonérant de ma nourriture et de mon entretien ; montrer à papa ce que sa petite Agnès pouvait faire ; convaincre maman et Mary que je n’étais pas tout à fait l’être impuissant et insouciant qu’elles croyaient. En outre, quel charme de se voir chargée du soin et de l’éducation de jeunes enfants ! Quoi qu’en pussent dire les autres, je me sentais pleinement à la hauteur de la tâche. Les souvenirs de mes propres pensées pendant ma première enfance seraient un guide plus sûr que les instructions du plus mûr conseiller. Je n’aurais qu’à me remémorer ce que j’étais moi-même à l’âge de mes jeunes élèves, pour savoir aussitôt comment gagner leur confiance et leur affection ; comment faire naître chez eux le regret d’avoir mal fait ; comment encourager les timides, consoler les affligés ; comment leur rendre la Vertu praticable, l’Instruction désirable, la Religion aimable et intelligible. Quelle délicieuse tâche que d’aider les jeunes idées à éclore, de soigner ces tendres plantes et de voir leurs boutons éclore jour par jour !
Je persévérais donc dans mon projet, quoique la crainte de déplaire à ma mère et de tourmenter mon père m’empêchât de revenir sur ce sujet pendant plusieurs jours. Enfin, j’en parlai de nouveau à ma mère en particulier, et avec quelque difficulté j’obtins la promesse qu’elle m’aiderait de tout son pouvoir. Le consentement de mon père fut ensuite obtenu, et, quoique ma sœur Mary n’eût pas encore donné son approbation, ma bonne mère commença à s’occuper de me trouver une place. Elle écrivit à la famille de mon père, et consulta les annonces des journaux ; elle avait depuis longtemps cessé toute relation avec sa propre famille, et n’eût pas voulu avoir recours à elle dans un cas de cette nature. Mais ses parents avaient vécu depuis si longtemps séparés et oubliés du monde, que plusieurs semaines s’écoulèrent avant que l’on me pût procurer une place convenable. À la fin, à ma grande joie, il fut décidé que je prendrais charge de la jeune famille d’une certaine mistress Bloomfield, que ma bonne grand’tante Grey avait connue dans sa jeunesse, et assurait être une femme très-bien. Son mari était un négociant retiré, qui avait réalisé une fortune assez considérable, mais qui ne pouvait se décider à donner plus de vingt-cinq guinées par an à l’institutrice de ses enfants. Je fus pourtant heureuse d’accepter ce mince salaire, plutôt que de réfuter la place, ce que mes parents semblaient croire préférable.
Quelques semaines me restaient pour me préparer. Combien ces semaines me parurent longues et ennuyeuses ! Et pourtant, à tout prendre, elles étaient heureuses, pleines de brillantes espérances. Avec quel plaisir je vis préparer mes nouveaux vêtements et aidai à faire mes malles ! Mais un sentiment d’amertume se mêla aussi à cette dernière occupation, et, lorsqu’elle fut terminée, que tout fut prêt pour mon départ le lendemain, et que la dernière nuit que j’allais passer à la maison approcha, une soudaine angoisse me gonfla le cœur. Mes chers amis paraissaient si tristes, ils me parlaient avec tant de bonté, que je pouvais à peine retenir mes larmes ; pourtant, j’affectais de paraître gaie. J’avais fait ma dernière excursion avec Mary sur les marais, ma dernière promenade dans le jardin et autour de la maison ; j’avais donné à manger avec elle, pour la dernière fois, à nos pigeons favoris, que nous avions accoutumés à venir prendre leur nourriture dans notre main ; j’avais caressé leur dos soyeux pendant qu’ils se pressaient devant moi ; j’avais tendrement baisé mes favoris particuliers, une paire de pigeons blancs comme la neige, à la queue en éventail ; j’avais joué mon dernier air sur le vieux piano de la famille, et chanté ma dernière chanson à papa ; non la dernière, j’espérais, mais la dernière au moins pour un long temps. « Et peut-être, pensais-je, quand je pourrai de nouveau faire toutes ces choses, ce sera avec d’autres sentiments : les circonstances peuvent être changées et cette maison n’être plus jamais mon foyer. » Ma chère petite amie, la jeune chatte, ne serait certainement plus la même ; déjà, elle commençait à devenir une jolie chatte, et lorsque je reviendrais faire à la hâte une visite à Noël, elle aurait très-probablement oublié sa compagne de jeux et ses jolis tours. J’avais joué avec elle pour la dernière fois, et, lorsque je caressai sa douce et soyeuse fourrure, pendant qu’elle dormait sur mes genoux, j’éprouvai un sentiment de tristesse que je ne pus déguiser. Puis, quand vint le moment de se coucher, quand je me retirai avec Mary dans notre tranquille petite chambre, où déjà mes tiroirs et le casier destiné à mes livres étaient vides, et où ma sœur allait dormir seule, dans une triste solitude, ainsi qu’elle disait, mon cœur se fendit plus que jamais. Il me sembla que j’avais été égoïste et méchante en persistant à vouloir la quitter ; et, quand je m’agenouillai devant notre petit lit, j’appelai sur elle et sur mes parents la bénédiction de Dieu avec plus de ferveur que je ne l’avais jamais fait. Pour ne pas laisser voir mon émotion, je cachai mon visage dans mes mains, qui furent à l’instant baignées de pleurs. Je m’aperçus, en me relevant, qu’elle avait pleuré aussi ; mais nous ne parlâmes ni l’une ni l’autre, et nous nous couchâmes en silence, nous serrant plus étroitement l’une contre l’autre, à l’idée que nous allions sitôt nous séparer.
Mais le matin ramena l’espérance et le courage. Je devais partir de bonne heure, afin que la voiture qui devait me conduire (le cabriolet de M. Smith, drapier, épicier et marchand de thé de notre village) pût revenir le même jour. Je me levai, m’habillai, pris à la hâte mon déjeuner, reçus les tendres embrassements de mon père, de ma mère et de ma sœur, baisai la chatte, et, au grand scandale de Sally, la servante, lui donnai une cordiale poignée de main, montai dans le cabriolet, tirai mon voile sur ma figure, et alors, mais seulement alors, je fondis en larmes. La voiture roula ; je regardai derrière moi : ma mère et ma sœur étaient toujours debout sur la porte, me regardant et me faisant des signes d’adieu. Je les leur rendis, et priai Dieu pour leur bonheur du fond de mon âme. Nous descendîmes la colline, et je ne pus plus voir.
« Il fait bien froid pour vous ce matin, miss Agnès, me dit Smith, et le temps est bien sombre aussi. Mais j’espère que vous serez arrivée à destination avant que la pluie ne tombe.
– Oui, je l’espère, » répondis-je avec autant de calme que je le pus.
Là se borna notre colloque. Nous traversâmes la vallée et commençâmes à monter la colline opposée. Je regardai de nouveau derrière moi. Je vis le clocher du village et, derrière, la vieille maison du presbytère éclairée par un rayon de soleil ; ce rayon était le seul, car tout le village et les collines environnantes étaient dans l’ombre formée par les nuages. Je saluai ce rayon de soleil comme un heureux présage pour ma maison. J’implorai avec ferveur la bénédiction du ciel pour ses habitants et me détournai vivement, car je voyais les rayons du soleil disparaître. J’évitai avec soin de reporter mes yeux sur le presbytère, craignant de le voir dans l’ombre comme le reste du paysage.
À mesure que nous avancions, mon naturel revint, et je tournai avec plaisir ma pensée vers la nouvelle vie dans laquelle j’allais entrer. Quoique l’on ne fût encore qu’au milieu de septembre, les nuages sombres et un fort vent de nord-est rendaient le temps extrêmement froid et triste. Le voyage nous paraissait long : car, ainsi que le disait Smith, les routes étaient « très-lourdes, » et assurément son cheval était très-lourd aussi ; il rampait aux montées et se traînait aux descentes, et ne consentait à se mettre au trot que lorsque la route était de niveau ou en pente très-douce, ce qui était rare dans ces régions accidentées. Il était près d’une heure lorsque nous arrivâmes à notre destination ; et pourtant, quand nous franchîmes la grande porte de fer, quand, roulant doucement sur l’avenue sablée et unie, bordée de chaque côté par des pelouses plantées de jeunes arbres, nous approchâmes de la splendide résidence de Wellwood s’élevant au-dessus des peupliers qui l’environnaient, le cœur me manqua, et j’aurais voulu en être encore à un mille ou deux. Pour la première fois de ma vie, j’allais me trouver livrée à moi-même ; il n’y avait plus de retraite possible. Il me fallait entrer dans cette maison, et m’introduire moi-même parmi ses habitants inconnus. Comment fallait-il m’y prendre ? Il est vrai que j’avais près de dix-neuf ans ; mais, grâce à ma vie retirée et aux soins protecteurs de ma mère et de ma sœur, je savais bien que beaucoup de jeunes filles de quinze ans et au-dessous étaient douées de plus d’adresse, d’aisance et d’assurance que moi. « Pourtant, me disais-je, si mistress Bloomfield est une femme bonne et bienveillante, je m’en tirerai fort bien ; quant aux enfants, je serai bientôt à l’aise avec eux, et j’espère n’avoir guère affaire avec M. Bloomfield. »
« Sois calme, sois calme, quoi qu’il arrive, » me dis-je à moi-même ; et vraiment, je tins si bien cette résolution, j’étais si occupée de calmer mes nerfs et de réprimer les rebelles battements de mon cœur, que, lorsque je fus en présence de mistress Bloomfield, j’oubliai presque de répondre à sa salutation polie, et le peu que je dis, je le dis du ton d’une personne à moitié morte ou à moitié endormie. Cette dame aussi avait quelque chose de glacial dans ses manières, ainsi que je m’en aperçus lorsque j’eus le temps de réfléchir. C’était une femme grande, mince, avec des cheveux noirs abondants, des yeux gris et froids, et un teint extrêmement pâle.
Avec une politesse convenable, pourtant, elle me montra ma chambre à coucher, et m’y laissa pour prendre quelque repos. Je fus un peu effrayée en me regardant dans la glace : le vent avait gonflé et rougi mes mains, débouclé et emmêlé mes cheveux, et teint mon visage d’un pourpre pâle ; ajoutez à cela que mon col était horriblement chiffonné, ma robe souillée de boue, mes pieds chaussés de bottines neuves grossières ; et, comme mes malles n’étaient pas encore apportées, il n’y avait pas de remède. Aussi, ayant lissé de mon mieux mes cheveux rebelles et tiré à plusieurs reprises mon obstiné collet, je descendis l’escalier en philosophant, et avec quelque difficulté trouvai mon chemin vers la chambre où mistress Bloomfield m’attendait.
Elle me conduisit dans la salle à manger, où le goûter de la famille avait été servi. Des biftecks et des pommes de terre à moitié froides furent placés devant moi, et, pendant que je dînai, elle s’assit en face de moi, m’observant (ainsi que je le pensais), et s’efforçant de soutenir un semblant de conversation qui consistait principalement en une suite de remarques communes, exprimées avec le plus froid formalisme ; mais cela pouvait être plus ma faute que la sienne, car réellement je ne pouvais converser. Mon attention était presque entièrement absorbée par mon dîner ; non que j’eusse un appétit vorace, mais les biftecks étaient si durs, et mes mains, presque paralysées par une exposition de cinq heures au vent glacé, étaient si maladroites, que je ne pouvais venir à bout de les couper. J’eusse volontiers mangé les pommes de terre et laissé la viande ; mais j’en avais pris un gros morceau sur mon assiette, et je ne voulais pas commettre l’impolitesse de le laisser. Aussi, après plusieurs efforts infructueux et maladroits pour le couper avec le couteau, ou le déchirer avec la fourchette, ou le diviser avec les dents, sentant que lady Bloomfield me regardait, je saisis avec désespoir le couteau et la fourchette avec mes poings, comme un enfant de deux ans, et me mis à l’œuvre de toute ma petite force. Mais cela demandait quelque excuse ; essayant de sourire, je dis : « Mes mains sont si engourdies par le froid que je peux à peine tenir mon couteau et ma fourchette.
– Je pensais bien que vous le trouveriez froid, répliqua-t-elle avec une froide et immuable gravité qui ne servit point à me rassurer.
Lorsque j’eus fini, elle me conduisit de nouveau au salon, et elle sonna et envoya chercher les enfants.
« Vous ne les trouverez pas fort avancés, dit-elle : car j’ai si peu de temps pour m’occuper moi-même de leur éducation ! et nous avons pensé jusqu’à ce moment qu’ils étaient trop jeunes pour une gouvernante ; mais je pense que ce sont deux enfants remarquables, et qu’ils ont beaucoup de facilité pour apprendre, surtout le petit garçon ; c’est, je crois, la fleur du troupeau, un garçon au cœur noble et généreux, qui se laissera diriger, mais non contraindre, et remarquable pour dire toujours la vérité. Il semble mépriser le mensonge (c’était là une bonne nouvelle). Sa sœur Mary-Anne demandera à être surveillée, continua-t-elle ; mais après tout c’est une très-bonne fille : pourtant je désire qu’on la tienne éloignée de la chambre des enfants, autant que possible, car elle a presque six ans, et pourrait acquérir de mauvaises habitudes auprès des nourrices. J’ai ordonné que son lit fût placé dans votre chambre, et, si vous voulez être assez bonne pour l’aider à se laver et à s’habiller et prendre soin de ses vêtements, elle n’aura plus désormais rien à faire avec la bonne d’enfants. »
Je répondis que je le voulais bien, et à ce moment mes jeunes élèves entrèrent dans l’appartement avec leurs deux jeunes sœurs. M. Tom Bloomfield était un garçon de sept ans, d’une belle venue, cheveux blonds, yeux bleus, nez un peu retroussé, et teint rosé. Mary-Anne était une grande fille aussi, un peu brune comme sa mère, mais avec un visage rond et plein et des joues colorées. La seconde sœur, Fanny, était une fort jolie petite fille. Mistress Bloomfield m’assura que c’était une enfant d’une gentillesse remarquable et qui demandait à être encouragée ; elle n’avait encore rien appris, mais dans quelques jours elle aurait quatre ans, et alors elle pourrait prendre sa première leçon d’alphabet et être admise dans la salle d’étude. La troisième et dernière était Henriette, une petite enfant de deux ans, grasse, joyeuse et vive, que j’aurais préférée à tout le reste, mais avec laquelle je n’avais rien à faire.
Je parlai à mes petits élèves le mieux que je pus, et essayai de me rendre agréable, mais avec peu de succès, car la présence de leur mère me gênait beaucoup. C’étaient pourtant des enfants vifs et sans gêne, et j’espérais être bientôt en bons termes avec eux, avec le petit garçon particulièrement, dont j’avais entendu vanter le caractère par la mère. Chez Mary-Anne, il y avait un certain sourire affecté et un désir d’attirer l’attention que je fus fâchée d’observer. Mais son frère attira toute mon attention : il se tenait droit entre moi et le feu, les mains derrière le dos, parlant comme un orateur, et s’interrompant quelquefois pour adresser d’aigres reproches à ses sœurs quand elles faisaient trop de bruit.
« Oh ! Tom, quel chéri vous êtes ! s’écria sa mère. Venez embrasser chère maman ; et ensuite ne voudrez-vous pas montrer à miss Grey votre salle d’étude et vos jolis livres neufs ?
– Je ne veux pas vous embrasser, maman, mais je montrerai à miss Grey ma salle d’étude et mes livres neufs.
– Et ma salle d’étude et mes livres neufs, Tom, dit Mary-Anne. Ce sont les miens aussi.
– Ce sont les miens, répliqua-t-il avec décision. Venez, miss Grey, je veux vous escorter. »
Quand la chambre et les livres m’eurent été montrés, avec quelques disputes entre le frère et la sœur que j’apaisai ou adoucis de mon mieux, Mary-Anne m’apporta sa poupée, et commença à devenir très-loquace sur le sujet de ses habits, de sa commode et de ses autres affaires ; mais Tom lui ordonna de se taire, afin que miss Grey pût voir son cheval de bois, qu’avec le plus grand empressement il tira au milieu de la chambre, en réclamant hautement mon attention. Puis, commandant à sa sœur de tenir les rênes, il monta à cheval, et me fit rester là dix minutes pour admirer comme il savait se servir de la cravache et de l’éperon. Pourtant j’admirai la jolie poupée de Mary-Anne et tout le reste ; puis je dis à Tom qu’il était un parfait cavalier, mais que j’espérais qu’il ne se servirait pas autant de la cravache ni de l’éperon lorsqu’il monterait un vrai cheval.
« Oh, certainement que je m’en servirai, dit-il en frappant avec un redoublement d’ardeur. Je le couperai comme de la fumée ! Eh ! ma parole, je le ferai suer. »
Cela était très-mal ; mais j’espérais avec le temps parvenir à le changer.
« Maintenant, il vous faut mettre votre chapeau et votre châle, me dit le petit héros, et je vous montrerai mon jardin.
– Et le mien, » dit Mary-Anne.
Tom leva son poing avec un geste menaçant ; elle poussa un cri perçant, courut se placer à mon côté et lui fit face.
« Assurément, Tom, vous ne voudriez pas frapper votre sœur ! j’espère que je ne vous verrai jamais faire cela.
– Vous me le verrez faire quelquefois ; j’y suis obligé de temps en temps pour la corriger.
– Mais ce n’est pas votre affaire de la corriger, vous savez, c’est…
– Bien, partons et mettez votre chapeau.
– Je ne sais… le temps est si couvert et si froid, il paraît qu’il va pleuvoir ; et vous savez que je viens de faire une longue route.
– N’importe, vous viendrez ; je ne souffrirai aucune excuse, » répliqua le petit gentleman. Et, comme c’était le premier jour de notre connaissance, je pensai que je pouvais bien lui passer cela. Il faisait trop froid pour que Mary-Anne nous accompagnât : aussi resta-t-elle avec sa mère, au grand contentement de son frère, qui aimait à m’avoir entièrement à lui.
Le jardin était grand et disposé avec goût ; outre de splendides dahlias, il y avait encore d’autres belles plantes en fleur. Mais mon compagnon ne voulait pas me les laisser examiner. Il me fallut le suivre à travers l’herbe mouillée, jusqu’à un endroit éloigné, le plus important du domaine, puisqu’il contenait son jardin. Là étaient deux espaces ronds, semés d’une variété de plantes. Dans l’un se trouvait un joli petit rosier. Je m’arrêtai pour admirer ses belles fleurs.
« Oh ! ne faites pas attention à cela, dit-il avec mépris. Ceci n’est que le jardin de Mary-Anne. Regardez, voici le mien. »
Après que j’eus observé chaque fleur et écouté la description de chaque plante, il me fut permis de partir ; mais auparavant, avec grande pompe, il arracha un polyanthus et me le présenta, comme quelqu’un qui confère une grande faveur. Je remarquai, sur l’herbe autour de son jardin, certain appareil de bâtons et de cordes, et je demandai ce que c’était.
« Des pièges pour les oiseaux.
– Pourquoi les attrapez-vous ?
– Papa dit qu’ils font du mal.
– Et qu’en faites-vous quand vous les avez pris ?
– Différentes choses. Quelquefois je les donne au chat ; quelquefois je les coupe en morceaux avec mon canif. Mais le prochain, j’ai l’intention de le rôtir vivant.
– Et pourquoi pensez-vous à faire une aussi horrible chose ?
– Pour deux raisons : d’abord pour voir combien de temps il vivra ; ensuite pour voir quel goût il aura.
– Mais vous ne savez donc pas que c’est très-mal de faire de telles choses ? Souvenez-vous donc que les oiseaux sentent aussi bien que vous ; et pensez si vous aimeriez qu’on vous fît la même chose à vous !
– Oh ! je ne suis pas un oiseau, et je ne puis sentir ce que je leur fais souffrir.
– Mais vous aurez à le sentir un jour, Tom. Vous savez où vont les méchants lorsqu’ils meurent ; et, si vous ne renoncez pas à torturer d’innocents oiseaux, souvenez-vous que vous irez là aussi, et que vous souffrirez ce que vous leur aurez fait souffrir.
– Oh ! peuh ! je ne cesserai pas. Papa sait comment je les traite, et il ne m’a jamais blâmé pour cela : il dit que c’est justement ce qu’il faisait lorsqu’il était petit garçon. L’été dernier il me donna une nichée de jeunes moineaux, et il me vit leur arracher les pattes, les ailes et la tête, et il ne me dit rien ; excepté que ce sont des choses malpropres, et que je ne dois pas leur laisser souiller mes pantalons. Et l’oncle Robson était là aussi, et il riait, disant que j’étais un beau garçon.
– Mais votre maman, que dit-elle ?
– Oh ! elle ne s’occupe guère de cela ! Elle dit que c’est dommage de tuer de jolis oiseaux qui chantent, mais que les malfaisants moineaux, ainsi que les souris et les rats, je peux en faire ce que je veux. Ainsi, maintenant, miss Grey, vous voyez que ce n’est pas une méchante action.
– Je crois toujours que c’en est une, Tom ; et peut-être votre papa et votre maman penseraient-ils comme moi, s’ils voulaient bien y réfléchir. Cependant, ajoutai-je intérieurement, ils peuvent dire ce qui leur plaira, je suis déterminée à ne vous laisser faire rien de pareil, aussi longtemps que je pourrai l’empêcher. »
Il me fit ensuite traverser la pelouse pour voir sa taupière, puis passer dans le bûcher pour voir ses pièges à belettes, dont l’un, à sa grande joie, contenait une belette morte ; puis à l’écurie pour voir, non les beaux chevaux, mais un petit poulain assez laid qu’il me dit avoir été élevé pour lui, et qu’il devait monter aussitôt qu’il serait convenablement dressé. Je m’efforçais d’amuser mon petit compagnon, et j’écoutais son babillage avec autant de complaisance que possible : car je pensais que, s’il était susceptible d’affection, il me fallait d’abord le gagner, et que plus tard je pourrais lui faire voir ses erreurs ; mais je cherchais en vain en lui ce généreux et noble cœur dont parlait sa mère, bien que je pusse remarquer qu’il n’était pas sans un certain degré de vivacité et de pénétration.
Lorsque nous rentrâmes à la maison, il était presque l’heure de prendre le thé. M. Tom me dit que, son papa étant sorti, lui et moi et Mary-Anne aurions l’honneur de prendre le thé avec leur mère : car dans de telles occasions, elle dînait toujours avec eux, à l’heure du goûter, au lieu de six heures. Aussitôt après le thé, Mary-Anne alla se coucher, mais Tom nous favorisa de sa compagnie et de sa conversation jusqu’à huit heures. Après qu’il fut parti, mistress Bloomfield revint de nouveau sur les dispositions et les qualités de ses enfants, sur ce qu’il faudrait leur faire apprendre, comment il fallait les gouverner, et m’engagea à ne parler de leurs défauts qu’à elle seule. Ma mère m’avait averti déjà de les lui mentionner le moins possible, car les mères n’aiment point à entendre parler des défauts de leurs enfants, et je résolus de n’en rien dire même à elle. Vers neuf heures et demie, mistress Bloomfield m’invita à partager un frugal souper composé de viande froide et de pain. Ce fut avec plaisir que je la vis ensuite prendre son flambeau pour aller se coucher : car, quoique j’eusse désiré trouver du plaisir auprès d’elle, sa compagnie m’était extrêmement désagréable, et je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elle était froide, grave, rebutante, tout l’opposé de la matrone bienveillante et au cœur aimant que j’avais rêvée.
Je me levai le lendemain avec un vif sentiment d’espoir, malgré les désappointements que j’avais déjà éprouvés ; mais je trouvai que ce n’était pas besogne légère que de faire la toilette de Mary-Anne : car son abondante chevelure était graissée de pommade, tressée en trois longues nattes et attachée avec des nœuds de ruban. Elle me dit que sa nourrice l’habillait en moitié moins de temps, et son impatience me rendit encore la tâche plus longue. Lorsque tout fut fini, nous entrâmes dans la salle d’étude, où je trouvai mon autre élève, et je causai avec eux deux jusqu’au moment du déjeuner. Ce repas terminé, et après avoir échangé quelques mots de politesse avec mistress Bloomfield, nous retournâmes de nouveau à la salle d’étude et commençâmes les exercices de la journée. Je trouvai mes élèves fort peu avancés, il est vrai ; mais Tom, quoique ennemi de toute espèce d’effort mental, n’était pas sans aptitude. Mary-Anne pouvait à peine lire un mot, et était si insouciante et si inattentive, que je perdais à peu près ma peine avec elle. Pourtant, à force de travail et de patience, je parvins à leur faire faire quelque chose dans le cours de la matinée, puis je les conduisis dans le jardin prendre une petite récréation avant le dîner. Tout se passa assez bien, excepté que je m’aperçus qu’ils n’avaient point du tout l’idée que je les conduisais, mais que c’était moi au contraire qui étais obligée de les accompagner partout où il leur plaisait de me mener. Il me fallait courir, marcher, m’arrêter, absolument selon leur caprice. Cela renversait l’ordre des choses, et je le trouvais d’autant plus désagréable qu’ils semblaient affectionner les endroits les plus sales et les occupations les plus grossières. Mais il n’y avait pas de remède ; il me fallait les suivre ou me séparer tout à fait d’eux et paraître ainsi les négliger. Ce jour-là, ils manifestèrent un attachement tout particulier pour une espèce de mare située au fond d’une pelouse, dans laquelle ils persistèrent à barbotter avec des bâtons et des pierres pendant plus d’une demi-heure. J’étais dans une frayeur continuelle que leur mère ne les vit de la fenêtre et ne me blâmât de les laisser ainsi souiller leurs habits, mouiller leurs pieds et leurs mains, au lieu de prendre de l’exercice ; mais ni arguments, ni ordres, ni prières, ne purent les tirer de là. Si leur mère ne les vit pas, une autre personne les vit ; un gentleman à cheval était entré dans le parc ; arrivé à quelques pas de nous, il s’arrêta et, s’adressant aux enfants d’un ton sec et colère, leur ordonna de sortir de l’eau. « Miss Grey, dit-il (car je suppose que vous êtes miss Grey), je suis surpris que vous leur permettiez de souiller leurs habits de cette façon ; ne voyez-vous pas comment miss Bloomfield a sali sa robe ? La chaussure de monsieur Bloomfield est toute mouillée ; et tous deux sans gants ! Ma chère, ma chère ! permettez-moi de vous prier de les tenir à l’avenir dans un état décent. » Sur ce, il tourna bride et se dirigea vers la maison. Ce gentleman était M. Bloomfield. Je fus surprise qu’il appelât ses enfants monsieur et miss Bloomfield, et davantage encore qu’il me parlât d’une manière si impolie, à moi leur gouvernante et tout à fait une étrangère pour lui. À l’instant la cloche nous appela. Je dînai avec les enfants, pendant que lui et mistress Bloomfield prenaient leur goûter à la même table. Sa conduite là ne contribua guère à le relever dans mon estime. C’était un homme de stature ordinaire, plutôt au-dessous qu’au-dessus de la moyenne, plutôt mince que gros, entre trente et quarante ans ; il avait une grande bouche, le teint pâle, les yeux bleus et les cheveux couleur de chanvre. Il y avait devant lui un gigot de mouton ; il servit mistress Bloomfield, les enfants et moi, me priant de couper la viande des enfants ; puis, après avoir retourné le mouton en divers sens et l’avoir examiné sur différents points, il dit qu’il n’était pas mangeable et demanda le bœuf froid.
« Et qu’a donc le mouton, mon cher ? demanda sa femme.
– Il est trop cuit. Ne sentez-vous pas, mistress Bloomfield, que toute sa saveur a disparu ? Et ne voyez-vous pas qu’il a perdu ce beau suc rouge qui fait toute sa qualité ?
– Eh bien, j’espère que le bœuf vous conviendra. »
Le bœuf lui fut apporté ; il se mit à le couper avec la plus terrible expression de mécontentement.
« Eh bien, qu’a donc ce bœuf ? demanda mistress Bloomfield ; je vous assure que je le croyais très-beau.
– Et certes, il était très-beau, la plus belle pièce qui se puisse voir. Mais elle est complètement perdue, répondit-il avec tristesse.
– Comment cela ?
– Comment ? Eh ! ne voyez-vous pas comment on l’a coupé ? Ma chère ! ma chère ! c’est abominable !
– Alors c’est à la cuisine qu’ils l’auront mal coupé, car je suis sûre de l’avoir préparé fort convenablement ici hier.
– Sans doute, c’est à la cuisine ; les sauvages ! Ma chère ! ma chère ! Vîtes-vous jamais une si belle pièce de bœuf si complètement perdue ? Mais veillez qu’à l’avenir, lorsqu’un plat décent aura été préparé, ils ne le touchent pas à la cuisine. Souvenez-vous de cela, mistress Bloomfield. »
Nonobstant le mauvais état du bœuf, le gentleman réussit à s’en couper quelques tranches délicates qu’il mangea en silence. Lorsqu’il rouvrit la bouche, ce fut pour demander d’un ton colère ce qu’il y avait pour le dîner.
« Une dinde et un coq de bruyère, lui fut-il répondu.
– Et quoi encore ?
– Du poisson.
– Quelle sorte de poisson ?
– Je ne sais.
– Vous ne savez ? s’écria-il, levant solennellement les yeux de dessus son assiette, et suspendant le mouvement de son couteau et de sa fourchette dans son étonnement.
– Non. J’ai dit au cuisinier d’acheter du poisson, sans lui dire quelle sorte de poisson.
– Ah ! voilà qui surpasse tout ! Une lady qui tient la maison et ne sait pas même quel poisson il y a pour le dîner ! qui commande d’acheter du poisson et ne désigne pas quelle espèce de poisson !
– Peut-être, monsieur Bloomfield, vous jugerez convenable de commander vous-même à l’avenir votre dîner. »
Il n’en fut pas dit davantage, et je fus très-aise de sortir de la salle à manger avec mes élèves ; car jamais je ne m’étais trouvée si honteuse et si mal à mon aise dans ma vie, pour quelque chose qui ne me concernait point.
Dans l’après-midi, nous nous remîmes aux leçons ; puis mes élèves sortirent encore, puis ils prirent le thé dans la salle d’étude ; ensuite j’habillai Mary-Anne pour le dessert, et, lorsqu’elle et son frère furent descendus dans la salle à manger, je saisis l’occasion pour commencer une lettre à mes chers parents. Mais les enfants revinrent avant que je ne l’eusse terminée. À sept heures, il me fallut coucher Mary-Anne, puis je jouai avec Tom jusqu’à huit. Il partit aussi, et je pus finir ma lettre et déballer mes effets, ce que je n’avais encore pu faire ; et finalement j’allai moi-même me coucher.
Ce qu’on vient de lire n’est qu’un spécimen très-affaibli de l’occupation d’une journée.
Ma tâche d’institutrice et de surveillante, au lieu de devenir plus aisée à mesure que mes élèves et moi devînmes plus accoutumés les uns aux autres, devint au contraire plus ardue, à mesure que leurs caractères se montrèrent. Je trouvai bientôt que mon titre de gouvernante était une pure dérision. Mes élèves n’avaient pas plus de notions d’obéissance qu’un poulain sauvage et indompté. La peur qu’ils avaient du caractère irritable de leur père, et des punitions qu’il avait coutume de leur infliger, les tenait en respect en sa présence. La petite fille aussi craignait la colère de sa mère, et le petit garçon se décidait à lui obéir quelquefois devant l’appât d’une récompense. Mais je n’avais aucune récompense à offrir, et, pour ce qui est des punitions, il m’avait été donné à entendre que les parents se réservaient ce privilège ; et pourtant, ils attendaient de moi que je misse leurs enfants à la raison. D’autres élèves eussent pu être guidés par la crainte de me mettre en colère ou par le désir d’obtenir mon approbation ; mais il n’en était pas de même avec ceux-ci.
Maître Tom, non content de refuser de se laisser gouverner, se posait lui-même en maître, et manifestait sa détermination de mettre à l’ordre non-seulement sa sœur, mais encore sa gouvernante ; ses pieds et ses mains lui servaient d’arguments, et, comme il était grand et fort pour son âge, sa manière de raisonner n’était pas sans inconvénients. Quelques bonnes tapes sur l’oreille, en de semblables occasions, eussent facilement arrangé les choses ; mais, comme il n’aurait pas manqué d’aller faire quelque histoire à sa mère, qui, avec la foi qu’elle avait dans sa véracité (véracité dont j’avais déjà pu juger la valeur) n’eût pas manqué d’y croire, je résolus de m’abstenir de le frapper, même dans le cas de légitime défense. Dans ses plus violents accès de fureur, ma seule ressource était de le jeter sur son dos et de lui tenir les pieds et les mains jusqu’à ce que sa frénésie fût calmée. À la difficulté de l’empêcher de faire ce qu’il ne devait pas faire, se joignait celle de le forcer de faire ce qu’il fallait. Il lui arrivait souvent de se refuser positivement à étudier, à répéter ses leçons, et même à regarder sur son livre. Là encore, une bonne verge de bouleau eût été d’un bon service ; mais mon pouvoir étant limité, il me fallait faire le meilleur usage possible du peu que j’avais.
Les heures d’étude et de récréation n’étant point fixées, je résolus de donner à mes élèves une certaine tâche, qu’avec une application modérée ils pussent exécuter dans un temps assez court. Jusqu’à ce que cette tâche fût accomplie, quelque fatiguée que je fusse, quelque pervers qu’ils se montrassent, rien, excepté l’ordre formel des parents, ne pourrait me forcer à les laisser sortir de la salle d’étude, dussé-je me placer avec ma chaise en faction devant la porte. La patience, la fermeté, la persévérance, étaient mes seules armes, et j’étais bien décidée à m’en servir jusqu’au bout. Je résolus de tenir toujours strictement les menaces et les promesses que j’aurais faites, et pour cela d’être prudente et de ne faire que des menaces et des promesses que je pusse accomplir. Je m’abstiendrais donc soigneusement de toute irritation inutile. Quand ils se conduiraient bien, je serais aussi bonne et aussi obligeante que possible, afin de leur faire apercevoir la distinction entre la bonne et la mauvaise conduite. Je raisonnerais avec eux de la manière la plus simple et la plus efficace. Quand je les réprimanderais ou refuserais de me prêter à leurs désirs après quelque grosse faute, ce serait plutôt d’un air triste que colère. Je rendrais leurs petites hymnes et leurs prières claires et intelligibles pour eux ; quand ils diraient leurs prières le soir et demanderaient pardon de leurs offenses, je leur rappellerais les fautes de la journée, solennellement, mais avec une parfaite bonté, pour éviter d’éveiller en eux un esprit d’opposition. Les hymnes pénitentielles seraient dites par celui qui aurait été méchant ; les hymnes d’allégresse par celui qui aurait été sage. Toute espèce d’instruction leur serait ainsi donnée, autant que possible, sous forme de conversation familière, et avec nul autre objet apparent en vue que leur amusement.
J’espérais, par ces moyens, faire le bien des enfants et obtenir l’approbation des parents, et prouver à mes amis du presbytère que je n’étais pas aussi dénuée d’habileté et de prudence qu’ils le supposaient. Je savais que les difficultés que j’avais à combattre étaient grandes ; mais je savais aussi (du moins je le croyais) qu’une patience et une persévérance incessantes pouvaient les vaincre, et matin et soir j’implorais la Providence dans ce but. Mais, soit que les enfants fussent absolument incorrigibles, les parents déraisonnables, moi trompée dans mes plans ou incapable de les mettre à exécution, mes meilleures intentions et mes plus vigoureux efforts ne me parurent produire d’autre effet que la risée des enfants, le mécontentement des parents et beaucoup de tourment pour moi.
Ma tâche était aussi ardue pour le corps que pour l’esprit. Il me fallait courir après mes élèves pour les saisir, les amener ou les traîner à la table, et souvent les retenir là de force jusqu’à ce que la leçon fût finie. Je poussais fréquemment Tom dans un coin, m’asseyant devant lui sur une chaise, tenant dans la main le livre qui contenait le petit devoir qu’il devait réciter ou lire avant d’être mis en liberté. Il n’était pas assez fort pour me renverser avec ma chaise ; aussi il restait là, se démenant et faisant les contorsions les plus singulières, risibles sans doute pour tout spectateur désintéressé, mais non pour moi, et poussant des hurlements et des cris lamentables qu’il voulait faire passer pour des pleurs, mais sans l’accompagnement de la moindre larme. Je savais que tout cela n’avait d’autre but que de me tourmenter, et, quoique intérieurement je tremblasse d’impatience et d’irritation, je m’efforçais de ne laisser paraître aucun signe de contrariété, et d’attendre avec une calme indifférence qu’il lui plût de cesser sa comédie et d’obtenir sa liberté en jetant les yeux sur le livre ou en récitant les quelques mots que je lui demandais. Quelquefois il lui prenait fantaisie de mal écrire, et il me fallait lui tenir la main pour l’empêcher de salir à dessein son papier. Souvent je le menaçais, s’il ne faisait pas mieux, de lui donner une autre ligne ; alors il refusait obstinément d’écrire la première ; et, pour tenir ma parole, il me fallait finalement lui tenir la main sur la plume et la lui conduire jusqu’à ce que la ligne fût écrite.
Et pourtant Tom n’était pas le plus ingouvernable de mes élèves : quelquefois, à mon grand contentement, il avait le bon sens de voir que le plus sage parti était de terminer sa tâche, pour sortir et s’amuser jusqu’à ce que moi et sa sœur allassions le rejoindre, ce qui souvent n’avait pas lieu, car Mary-Anne ne suivait guère son exemple sous ce rapport ; il paraît que l’amusement qu’elle préférait à tous les autres était de se rouler sur le parquet. Elle se laissait tomber comme une balle de plomb, et quand avec beaucoup de peine j’étais parvenu à la relever, il me fallait encore la tenir d’une main, pendant que de l’autre je tenais le livre dans lequel elle devait épeler ou lire. Lorsque le poids de cette grosse fille de six ans devenait trop lourd pour une main, je le transférais à l’autre ; ou, si les deux mains étaient fatiguées du fardeau, je la portais dans un coin, et lui disais qu’elle sortirait quand elle aurait retrouvé l’usage de ses pieds. Mais elle préférait demeurer là comme une bûche jusqu’à l’heure du dîner ou du thé, et, comme je ne pouvais la priver de son repas, il me fallait la mettre en liberté, et elle descendait avec un air de triomphe sur sa face ronde et rouge. Quelquefois elle refusait opiniâtrement de prononcer certains mots, dans la leçon, et maintenant je regrette la peine que j’ai perdue à vouloir triompher de son obstination. Si j’avais glissé là-dessus comme sur une chose sans importance, c’eût été mieux pour tous les deux, que de m’obstiner à la vaincre : mais je croyais de mon devoir d’écraser cette tendance vicieuse dans son germe, et, si mon pouvoir eût été moins limité, je l’aurais certainement réduite à l’obéissance : mais, dans l’état des choses, c’était une lutte entre elle et moi, de laquelle elle sortait généralement victorieuse, et chaque victoire servait à l’encourager et à la fortifier pour un nouveau combat. En vain je raisonnais, je flattais, je priais, je menaçais ; en vain je la privais de récréation, ou refusais de jouer avec elle, de lui parler avec douceur ou d’avoir rien à faire avec elle ; en vain je lui faisais voir les avantages qu’il y avait pour elle à faire ce qu’on lui commandait, afin d’être aimée et bien traitée, et les désavantages qu’elle rencontrait à persister dans son absurde méchanceté. Quelquefois, si elle me demandait de faire quelque chose pour elle, je lui répondais :
« Oui, je le ferai, Mary-Anne, si vous voulez seulement dire ce mot. Allons, vous ferez mieux de le dire tout de suite, afin qu’il n’en soit plus question.
– Non !
– Dans ce cas, je ne puis rien faire pour vous. »
Lorsque j’étais à son âge, ou plus jeune, la punition que je redoutais le plus était que l’on ne s’occupât pas de moi et que l’on ne me fît aucune caresse ; mais sur elle cela ne faisait aucune impression. Quelquefois, exaspérée au dernier point, il m’arrivait de la secouer violemment par les épaules, de tirer ses longs cheveux, ou de l’emprisonner dans le coin de la chambre, ce dont elle se vengeait par des cris perçants qui me traversaient la tête comme un coup de poignard. Elle savait que cela me faisait mal ; et, quand elle avait ainsi crié de toutes ses forces, elle me regardait d’un air de vengeance satisfaite et me disait : « Maintenant, êtes-vous contente ? voilà pour vous ! » Et elle se mettait de nouveau à crier si fort, que j’étais obligée de me boucher les oreilles. Souvent ces clameurs horribles étaient entendues de mistress Bloomfield, qui venait demander quelle en était la cause.
« Mary-Anne est une méchante fille.
– Mais quels sont ces cris agaçants ?
– Ce sont des cris de rage.
– Je n’ai jamais entendu pareil bruit ! On dirait que vous la tuez. Pourquoi n’est-elle pas dehors avec son frère ?
– Je ne puis obtenir qu’elle finisse sa leçon.
– Mais Mary-Anne doit être une bonne fille et finir ses leçons, disait-elle avec douceur à l’enfant. J’espère que je n’entendrai plus ces horribles cris. »
Et fixant sur moi son œil froid avec une expression sur laquelle je ne pouvais me méprendre, elle sortait et fermait la porte. Quelquefois j’imaginais de prendre la petite créature par surprise, et de lui demander le mot lorsqu’elle pensait à autre chose ; souvent elle commençait à le dire, puis s’interrompait tout à coup et me lançait un regard provocant qui semblait me dire : « Ah ! je suis trop fine pour vous, vous ne me prendrez pas ainsi par surprise ! »
En d’autres occasions, je faisais semblant d’oublier toute l’affaire ; je jouais et causais avec elle comme d’habitude jusqu’au soir, au moment de la coucher ; alors me penchant sur elle pendant qu’elle était toute gaie et souriante, et au moment de la quitter, je lui disais avec autant de bonté et de gaieté qu’auparavant :
« Maintenant, Mary-Anne, dites-moi ce mot avant que je vous embrasse et vous souhaite le bonsoir. Vous êtes une bonne fille, et certainement vous allez le dire.
– Non ! je ne veux pas.
– Alors, je ne puis vous embrasser.
– Eh bien ! cela m’est égal. »
Vainement j’exprimais mon chagrin ; vainement j’attendais qu’elle manifestât quelques symptômes de contrition ; elle me prouvait que « cela lui était égal, » et je la laissais seule et dans l’obscurité, plus étonnée que de tout le reste par cette dernière preuve d’obstination insensée. Dans mon enfance je ne pouvais imaginer une punition plus cruelle que le refus de ma mère de m’embrasser le soir. L’idée seule en était terrible. Je n’en eus, il est vrai, jamais que l’idée, car heureusement je ne commis jamais de faute qui fût jugée digne d’une telle punition ; mais je me souviens qu’une fois, pour une faute de ma sœur, notre mère jugea à propos de la lui infliger : ce que ma sœur ressentit, je ne pourrais le dire ; mais je n’oublierai jamais les pleurs que je répandis pour elle.
Un autre défaut de Mary-Anne était son incorrigible propension à courir dans la chambre des nourrices pour jouer avec ces dernières et avec ses plus jeunes sœurs. Cela était assez naturel ; mais, comme c’était contraire au désir formellement exprimé de sa mère, je lui défendais de le faire, et faisais tout ce que je pouvais pour la retenir avec moi ; mais je ne parvenais qu’à accroître son désir d’aller auprès des nourrices, et plus je cherchais à l’en empêcher, plus elle y allait et plus longtemps elle y restait, à la grande contrariété de mistress Bloomfield, qui, je le savais, m’imputerait tout le blâme. Une autre de mes épreuves était de l’habiller le matin : tantôt elle ne voulait pas être lavée, tantôt elle ne voulait pas être habillée autrement qu’avec certaine robe que sa mère ne voulait point qu’elle portât. D’autres fois, elle poussait des cris et se sauvait si je voulais toucher à ses cheveux : de façon que souvent, lorsque après beaucoup d’efforts et d’ennuis j’étais parvenue à la faire descendre, le déjeuner était presque fini, et les regards sombres de maman, les observations aigres de papa, dirigés contre moi, sinon à moi directement adressés, ne manquaient pas d’être mon partage ; car rien n’irritait tant M. Bloomfield que le défaut de ponctualité aux heures des repas. Puis, au nombre de mes ennuis de second ordre, était mon incapacité de contenter mistress Bloomfield dans l’habillement de sa fille ; les cheveux de l’enfant « n’étaient jamais présentables. » Quelquefois, comme un puissant reproche à mon adresse, elle accomplissait elle-même l’office de dame d’atour, puis se plaignait amèrement du trouble que cela lui donnait.
Quand la petite Fanny vint dans la salle d’étude, j’espérai qu’elle serait au moins douce et inoffensive ; mais quelques jours, si ce n’est quelques heures, suffirent pour détruire cette illusion. Je trouvai en elle une malfaisante et indocile petite créature, adonnée à la dissimulation et au mensonge, toute jeune qu’elle fût, et aimant d’une façon alarmante à exercer ses deux armes de prédilection, d’offensive et de défensive, c’est-à-dire de cracher au visage de ceux qui encouraient son déplaisir, et de beugler comme un taureau lorsque ses désirs déraisonnables n’étaient pas accomplis. Comme elle était généralement assez tranquille en présence de ses parents, ceux-ci, persuadés que c’était une enfant très-douce, croyaient tous ses mensonges, et ses cris leur faisaient supposer quelque dur et injuste traitement de ma part ; et, quand à la fin ses mauvaises dispositions devinrent manifestes, même à leurs yeux prévenus, je sentis que tout le mal m’était attribué.
« Quelle méchante fille Fanny devient ! disait mistress Bloomfield à son mari. Ne remarquez-vous pas, mon cher, combien elle est changée depuis qu’elle a mis le pied dans la salle d’étude ? Elle sera bientôt aussi méchante que les deux autres ; et, je suis fâchée de le dire, ils se sont tout à fait corrompus depuis peu.
– Vous avez parfaitement raison ; lui répondait-on. J’ai pensé la même chose moi-même. J’espérais qu’en prenant une gouvernante, les enfants s’amenderaient ; mais, au lieu de cela, ils deviennent plus méchants. Je ne sais ce qu’il en est de leur instruction ; mais leurs habitudes, je le sais, ne s’améliorent pas ! Ils deviennent plus sales, plus grossiers chaque jour. »
Je savais que ces paroles étaient dites à mon intention, et elles m’affectaient beaucoup plus que ne l’eussent fait des accusations directes ; car, contre ces dernières, j’aurais pu me défendre. Je pensai que le plus sage était de réprimer toute pensée de ressentiment, de vaincre mes répugnances et de persévérer à faire de mon mieux : car, quelque pénible que fût ma position, je désirais vivement la conserver. Il me semblait que, si je pouvais continuer à lutter avec fermeté et sagesse, ces enfants finiraient avec le temps par s’humaniser ; que chaque mois contribuerait à les rendre plus sages, et par conséquent plus gouvernables, car un enfant de neuf ou dix ans aussi indocile que ceux-ci l’étaient à six ou sept, serait un maniaque.
Je me flattais d’être utile à mes parents et à ma sœur en demeurant chez M. Bloomfield : car, si petit que fût mon salaire, je gagnais pourtant quelque chose, et, avec une stricte économie, je pouvais aisément mettre de côté quelque chose pour eux, s’ils voulaient me faire le plaisir de l’accepter. Puis, c’était de mon plein gré que j’avais accepté la place : je m’étais créé toutes ces tribulations, et j’étais décidée à les supporter ; bien plus, je n’avais aucun regret de ce que j’avais fait. Je désirais montrer à mes amis que j’étais capable d’entreprendre la tâche, et déterminée à m’en acquitter honorablement jusqu’au bout ; et, s’il m’arrivait de trouver trop dégradant de me soumettre si tranquillement, ou intolérable de lutter si constamment, je me tournais alors vers ma maison et me disais à moi-même : « Ils peuvent t’écraser, ils ne te dompteront pas ; c’est à toi que je pense, et non à eux. »
Vers Noël, il me fut permis de faire une visite à mes parents ; mes vacances ne furent que d’une quinzaine : « Car, dit mistress Bloomfield, je pense qu’ayant vu vos parents si récemment, vous ne tenez pas à faire au milieu d’eux un long séjour. » Je me gardai bien de la détromper ; mais elle ne pouvait s’imaginer combien ces quatorze semaines d’absence avaient été ennuyeuses pour moi, avec quelle anxiété j’attendais mes vacances, et quel fut mon désappointement de les voir écourtées. Pourtant, elle n’était nullement à blâmer en ceci ; je ne lui avais jamais dévoilé mes sentiments, et ne pouvais espérer qu’elle les devinât. Je n’avais pas demeuré avec elle un terme entier, et elle avait le droit de ne pas m’accorder des vacances entières.
Je fais grâce à mes lecteurs du récit de ma joie en revoyant la maison paternelle, du bonheur dont je jouis pendant les quelques jours de repos ou de liberté que je passai dans ce cher séjour parmi ceux que j’aimais et dont j’étais aimée, et du chagrin que j’éprouvai lorsqu’il me fallut leur dire un long adieu.
Je retournai pourtant avec courage à mon œuvre, tâche plus ardue que vous ne pouvez l’imaginer si jamais vous n’avez été chargé de la direction et de l’instruction de ces petits rebelles turbulents et malfaisants, qu’aucun effort ne peut attacher à leurs devoirs, pendant que vous êtes responsable de leur conduite envers des parents qui vous refusent toute autorité. Je ne connais pas de situation comparable à celle de la pauvre gouvernante qui, désireuse de réussir, voit tous ses efforts réduits à néant par ceux qui sont au-dessous d’elle, et injustement censurés par ceux qui sont au-dessus.
Je n’ai pas énuméré tous les détestables penchants de mes élèves, ni la moitié des déboires résultant de ma responsabilité, dans la crainte d’abuser de la patience du lecteur, comme je l’ai peut-être déjà fait ; mais mon but en écrivant ces quelques dernières pages n’était point d’amuser, mais d’être utile : celui pour qui ces matières ne sont d’aucun intérêt les aura peut-être lues à la hâte et en maudissant la prolixité de l’écrivain ; mais si des parents y ont puisé quelques notions utiles et si une malheureuse gouvernante en a retiré le plus mince avantage, je suis bien récompensée de mes peines.
Pour éviter l’embarras et la confusion, j’ai pris mes élèves un par un et j’ai exposé leurs diverses qualités ; mais cela ne peut donner l’idée du mal qu’ils me faisaient tous les trois ensemble, quand, ainsi qu’il arrivait souvent, tous étaient déterminés à être méchants, à tourmenter miss Grey et à la faire mettre en colère.
Quelquefois, dans ces occasions, cette pensée se présentait tout à coup à mon esprit : « Si mes parents pouvaient me voir en ce moment !… » Et l’idée qu’ils n’auraient pu s’empêcher d’avoir pitié de moi me faisait me plaindre moi-même, au point que j’avais peine à retenir mes larmes. Mais je me contenais jusqu’à ce que mes petits bourreaux fussent descendus pour le dessert, ou qu’ils fussent couchés, et je pleurais sans contrainte. Toutefois c’était là une faiblesse que je me permettais rarement ; mes occupations étaient trop nombreuses, mes moments de loisir trop précieux, pour que je pusse consacrer beaucoup de temps à d’inutiles lamentations.
Je me souviens tout particulièrement d’une triste et neigeuse après-midi, peu de temps après mon retour, en janvier. Les enfants étaient tous remontés bruyamment après le dîner, déclarant qu’ils voulaient être méchants, et ils avaient bien tenu leur promesse, quoique j’eusse fatigué tous les muscles de mon larynx dans un vain effort pour leur faire entendre raison. J’avais cloué Tom dans un coin, lui disant qu’il ne s’échapperait point de là avant d’avoir accompli la tâche que je lui avais donnée. Pendant ce temps, Fanny s’était emparée de mon sac à ouvrage, en mettait au pillage le contenu et crachait dedans par-dessus le marché. Je lui dis de le laisser, mais en vain. « Brûle-le, Fanny, » s’écriait Tom, et elle se hâtait d’obéir. Je m’élançai pour l’arracher au feu, et Tom courut vers la porte. « Mary-Anne, jette son pupitre par la fenêtre, » cria-t-il ! Et mon précieux pupitre, contenant mes lettres, mes papiers, mon peu d’argent et tout ce que je possédais, allait être précipité par la fenêtre de la hauteur de trois étages. Je m’élançai pour le sauver. Pendant ce temps Tom avait fui et descendait les escaliers, suivi de Fanny. Ayant mis en sûreté mon pupitre, je courus après eux, et Mary-Anne me suivit. Tous trois m’échappèrent et s’enfuirent dans le jardin, où ils se vautrèrent dans la neige en poussant des cris de joie et de triomphe.
Que devais-je faire ? Si je les suivais, il me serait sans doute impossible de les saisir et je ne ferais que les faire courir plus loin. Si je ne les suivais pas, comment les faire rentrer à la maison ? Et que penseraient de moi les parents, s’ils voyaient leurs enfants courir sans chapeau, sans gants et sans bottines, dans la neige épaisse ? Pendant que j’étais là debout sur la porte dans cette perplexité, m’efforçant par un visage et des paroles sévères de les ramener à l’obéissance, j’entendis une voix aigre et perçante s’écrier derrière moi :
« Miss Grey ! est-il possible ? à quoi diable pouvez-vous donc penser ?
– Je ne puis les faire rentrer, monsieur, dis-je en me retournant et en apercevant M. Bloomfield les cheveux hérissés et les yeux sortant de leur orbite.
– Mais j’insiste pour que vous les fassiez rentrer ! s’écria-t-il en s’approchant davantage et paraissant furieux.
– Alors, monsieur, veuillez les rappeler vous-même, car ils ne veulent pas m’écouter, lui dis-je en me reculant.
– Rentrez à l’instant, méchants vauriens, ou je vous cravache tous ! leur cria-t-il d’une voix de tonnerre, et les enfants obéirent à l’instant. Vous voyez, ils viennent au premier mot.
– Oui, quand vous parlez.
– Il est fort étrange que vous, qui prenez soin d’eux, n’ayez pas plus de pouvoir sur eux ! Là, les voilà qui montent l’escalier avec leurs pieds gelés ! Suivez-les, et pour Dieu, veillez à ce qu’ils soient plus décents dans leur mise et dans leurs habitudes. »
La mère de M. Bloomfield était alors dans la maison ; en montant l’escalier et en passant devant la porte du salon, j’eus la satisfaction d’entendre la vieille dame déclamer contre moi auprès de sa bru :
« Juste ciel ! s’écriait-elle, jamais de ma vie… ! elle causera leur mort aussi sûr que… ! Croyez-vous, ma chère, qu’elle soit la personne qu’il faut pour… ? Croyez-moi… »
Je n’en entendis pas davantage ; mais cela suffisait.
La vieille mistress Bloomfield avait été pleine d’attention et très-polie pour moi ; et jusqu’alors je l’avais tenue pour une très-bonne personne, aimant à causer. Elle venait souvent à moi et me parlait en confidence, agitant sa tête et gesticulant des mains et des yeux comme une certaine classe de vieilles ladies ont coutume de faire, quoique je n’en aie jamais vu pousser cette particularité aussi loin. Il lui arrivait même de me témoigner sa sympathie pour la peine que me donnaient les enfants, et d’exprimer parfois, par quelques mots émaillés de signes de tête et de clignements d’yeux, un blâme sur la conduite peu judicieuse de leur mère, restreignant ainsi mon pouvoir et négligeant de me prêter l’appui de son autorité. Une telle façon de faire voir sa désapprobation n’était pas trop de mon goût, et généralement je refusais de comprendre autre chose que ce qui m’était exprimé clairement ; du moins, je me bornais toujours à lui donner à entendre que, si les choses étaient autrement ordonnées, ma tâche serait moins difficile, et que je serais mieux à même de guider et d’instruire mes jeunes élèves. Mais, cette fois, il me fallait être doublement prudente. Auparavant, quoique je visse que la vieille lady avait des défauts (dont le principal était son penchant à se proclamer parfaite), j’avais toujours cherché à les excuser, à la gratifier des vertus dont elle se parait, et même à lui en imaginer dont elle ne parlait pas. La bienveillance à laquelle j’avais été accoutumée depuis tant d’années m’avait été si entièrement refusée depuis ma sortie de la maison paternelle, que j’en saluais avec la joie la plus reconnaissante le moindre semblant. Il n’est donc pas étonnant que mon cœur affectionnât la vieille lady, qu’il se réjouît à son approche et regrettât son départ.
Mais maintenant, les quelques mots que j’avais heureusement ou malheureusement entendus en passant avaient complètement changé mes idées sur elle. Maintenant, je la considérais comme une hypocrite et une dissimulée, une flatteuse, une espionne de mes paroles et de mes actes. Sans doute, il eût été de mon intérêt de l’accueillir avec le même sourire, avec la même cordialité respectueuse qu’auparavant ; mais je ne le pouvais pas, l’eussé-je voulu. Mes manières s’altérèrent avec mes sentiments, et devinrent si froides et si réservées qu’elle ne pouvait manquer de s’en apercevoir. Elle s’en aperçut bientôt, et ses manières changèrent aussi : le signe de tête familier devint un salut roide, le gracieux sourire fit place à un regard de Gorgone ; sa loquacité m’abandonna tout à fait pour « le petit garçon et la petite fille chéris, » qu’elle se mit à flatter et à gâter plus que leur mère n’avait jamais fait.
Je confesse que je fus un peu troublée à ce changement : je craignais les conséquences de son déplaisir ; je fis même quelques efforts pour regagner le terrain que j’avais perdu, et avec plus de succès apparent que je n’eusse pu l’espérer. Une fois, comme par pure civilité, je m’informai de sa toux ; immédiatement son long visage s’illumina d’un sourire, et elle me raconta l’histoire de cette infirmité et des autres, histoire suivie du récit de sa pieuse résignation, dans ce style emphatique et déclamatoire que la plume ne peut rendre.
« Mais il y a un remède pour tout, ma chère, c’est la résignation (un mouvement de tête), la résignation à la volonté du ciel (élévation des mains et des yeux). Elle m’a toujours soutenue dans mes épreuves, et elle me soutiendra toujours (suite de mouvements de tête). Tout le monde n’en peut dire autant (mouvement de tête) ; mais je suis une de ces pieuses personnes, miss Grey (mouvement de tête très-significatif) ; et grâce au ciel, je l’ai toujours été, et je m’en fais gloire ! (joignant les mains avec ferveur). » Et avec plusieurs textes de l’Écriture, mal cités ou mal appliqués, et des exclamations religieuses si singulières par la façon dont elles étaient dites, sinon par les expressions elles-mêmes, que je ne veux pas les répéter, elle se retira, agitant sa grosse tête très-satisfaite d’elle même, et me laissant espérer qu’après tout elle était peut-être plutôt faible que méchante.
À sa première visite à Wellwood-House, j’allai jusqu’à exprimer ma joie de lui voir si bonne mine. L’effet fut magique ; mes paroles, qui n’étaient qu’une marque de politesse, furent prises pour un compliment flatteur. Son visage s’illumina, et depuis ce moment elle devint aussi gracieuse, aussi bienveillante qu’on pouvait le désirer, en apparence du moins. D’après ce que je connaissais d’elle, et ce que j’entendais dire par les enfants, je savais que, pour gagner sa cordiale amitié, il me suffisait de prononcer un mot de flatterie toutes les fois que l’occasion s’en présenterait ; mais cela était contre mes principes, et, faute de le faire, je me vis bientôt de nouveau privée de la faveur de la capricieuse vieille dame, et je crois qu’elle me fit secrètement beaucoup de mal.
Elle ne pouvait avoir grande influence contre moi auprès de sa belle-fille, car entre celle-ci et elle il existait une mutuelle aversion, qui se trahissait chez la vieille lady par de secrètes médisances ou par des calomnies ; chez la jeune, par une froideur excessive de manières ; aucune flatterie ne pouvait fondre le mur de glace que mistress Bloomfield avait élevé entre elle et sa belle-mère. Mais celle-ci avait plus de succès auprès de son fils. Pourvu qu’elle pût adoucir son caractère agité, et ne pas l’irriter par les aspérités de son caractère à elle, il écoutait tout ce qu’elle voulait lui dire, et j’ai toute raison de croire qu’elle augmenta considérablement les préventions qu’il avait contre moi. Elle lui disait sans doute que je négligeais honteusement les enfants, et que sa femme même ne veillait pas sur eux comme elle aurait dû le faire ; qu’il fallait qu’il fît lui-même attention à eux, ou qu’ils se perdraient tous.
Ainsi excité, il se donnait fréquemment le souci de les surveiller de la fenêtre pendant leurs jeux ; quelquefois il les suivait à travers le jardin et le parc, et souvent tombait sur eux au moment où ils barbottaient dans la mare défendue, ou parlaient au cocher dans l’écurie, ou se vautraient dans l’ordure au milieu de la cour de la ferme, pendant que je les regardais faire, épuisée par les vains efforts que j’avais faits pour les ramener. Souvent aussi il lui arrivait de se montrer tout à coup dans la salle d’étude au moment des repas, et de les trouver répandant leur lait sur la table et sur eux-mêmes, plongeant leurs doigts dans leur tasse, ou se querellant à propos de leurs aliments comme de petits tigres. Si j’étais tranquille dans ce moment, je favorisais leur conduite désordonnée ; si, ce qui arrivait souvent, j’élevais la voix pour rétablir l’ordre, j’usais de violence et donnais aux petites filles un mauvais exemple par une semblable vulgarité de ton et de langage.
Je me souviens d’une après-midi de printemps, où, à cause de la pluie, ils n’avaient pu sortir. Par quelque bonne fortune inespérée, ils avaient tous achevé leurs devoirs, et pourtant s’abstenaient de descendre pour ennuyer leurs parents, ce qui me déplaisait fort, mais ce que je ne pouvais guère empêcher les jours de pluie, car ils trouvaient en bas de la nouveauté et de l’amusement, surtout lorsqu’il y avait des visiteurs ; dans cette dernière occasion, leur mère, quoiqu’elle me commandât de les retenir dans la salle d’étude, ne les grondait jamais lorsqu’ils la quittaient, et ne se donnait aucune peine pour les renvoyer. Mais ce jour-là ils paraissaient satisfaits de rester, et, ce qui est plus étonnant encore, ils semblaient disposés à jouer ensemble, sans compter sur moi pour leur amusement et sans se quereller. Leur occupation était quelque peu singulière : ils étaient tous assis sur le parquet auprès de la fenêtre, sur un monceau de jouets brisés, ayant devant eux une quantité d’œufs d’oiseaux, ou plutôt de coques d’œufs, car le contenu heureusement en avait été extrait. Ils avaient brisé ces coques et les réduisaient en petits fragments ; à quelle fin, c’est ce que je ne pouvais imaginer ; mais, pendant qu’ils étaient calmes et ne faisaient rien de mal, je ne m’en préoccupais pas, et, dans un sentiment de bien-être inaccoutumé, je me tenais assise devant le feu, faisant les derniers points à la robe de la poupée de Mary-Anne, et me disposant, cela fait, à commencer une lettre à ma mère. Tout à coup la porte s’ouvrit, et la terrible tête de M. Bloomfield regarda à l’intérieur.
« Tout est bien tranquille ici ! que faites-vous donc ? dit-il. – Pas de mal aujourd’hui, au moins, » pensai-je en moi-même.
Mais il était d’une opinion différente. S’avançant vers la fenêtre et voyant l’occupation des enfants, il s’écria avec humeur :
« Que diable faites-vous donc là ?
– Nous pulvérisons des coques d’œufs, papa, cria Tom.
– Vous osez faire une telle chose, petits démons ? Ne voyez-vous pas dans quel état vous mettez le tapis ? (Le tapis était en droguet brun et tout à fait commun.) Miss Grey, saviez-vous ce qu’ils faisaient ?
– Oui, monsieur.
– Vous le saviez !
– Oui.
– Vous le saviez ! et vous étiez là assise et les laissiez faire, sans un mot de reproche !
– Je ne pensais pas qu’ils fissent du mal.
– Du mal ! mais regardez donc, jetez les yeux sur ce tapis et voyez. A-t-on jamais vu pareille chose dans une maison chrétienne ? Ne dirait-on pas que les porcs ont séjourné dans cette chambre, et quoi d’étonnant que vos élèves soient sales comme de petits porcs ? Oh ! je le déclare, je suis à bout de patience ! »
Puis il partit, fermant la porte avec un fracas qui fit rire les enfants.
« Je suis à bout de patience aussi, moi, » murmurai-je en me levant ; puis, saisissant le fourgon, je le lançai dans les charbons à plusieurs reprises, les retournant avec une énergie inaccoutumée, et donnant carrière à mon irritation sous prétexte de tisonner le feu.
À partir de ce jour, M. Bloomfield venait continuellement voir si la salle d’étude était en bon ordre ; et, comme les enfants jonchaient continuellement le parquet avec des fragments de joujoux, des bâtons, des feuilles et autres débris, que je ne pouvais les empêcher d’apporter ou les obliger de ramasser, et que les domestiques ne voulaient pas enlever, il me fallait passer une grande partie de mes moments de loisir à genoux sur le tapis, occupée à remettre péniblement les choses en ordre. Une fois, je leur dis qu’ils ne goûteraient pas à leur collation avant d’avoir ramassé tout ce qu’ils avaient répandu sur le tapis : Fanny devait en ramasser une certaine quantité ; Mary-Anne le double, et Tom devait enlever le reste. Chose étonnante, les filles firent leur part ; mais Tom se mit dans une telle fureur qu’il s’élança vers la table, jeta le pain et le lait par terre, frappa ses sœurs, essaya de renverser la table et les chaises, et semblait disposé à saccager la chambre. Je le saisis, et, envoyant Mary-Anne chercher sa maman, je le tins en dépit de ses coups de pieds, de ses coups de poing, de ses hurlements et de ses malédictions, jusqu’à l’arrivée de mistress Bloomfield.
« De quoi s’agit-il ? » dit-elle.
Et, lorsque la chose lui eut été expliquée, tout ce qu’elle fit fut d’envoyer chercher la servante pour réparer le désordre et apporter à M. Bloomfield son souper.
« Eh bien ! s’écriait Tom triomphant et la bouche pleine de viande, eh bien ! miss Grey, vous voyez que j’ai eu mon souper malgré vous, et que je n’ai pas ramassé la moindre chose ! »
La seule personne dans la maison qui eût quelque sympathie réelle pour moi était la nourrice, car elle avait souffert les mêmes afflictions, quoique à un moindre degré : comme elle n’avait pas la mission d’enseigner, elle n’était pas responsable de la conduite des enfants confiés à ses soins.
« Oh ! miss Grey ! me disait-elle, combien vous avez de mal avec ces enfants !
– Oui, j’en ai, Betty, et je vois que vous savez ce que c’est.
– Ah ! oui, je le sais ; mais je ne me tourmente pas à propos d’eux comme vous le faites. Et puis, voyez, je leur donne une tape de temps à autre ; pour ce qui est des petits, une bonne fessée par-ci, par-là ; rien n’y fait que cela, comme ils disent. Et pourtant cela me fait perdre ma place.
– Est-ce vrai, Betty ? J’ai, en effet, entendu dire que vous alliez nous quitter.
– Eh ! mon Dieu, oui ! mistress m’a avertie il y a trois semaines. Elle me dit avant Noël que cela arriverait si je continuais à les frapper. Mais il m’était impossible de retenir mes mains. Je ne sais pas comment vous faites, car Mary-Anne est encore une fois plus méchante que ses sœurs ! »
Outre la vieille lady, il y avait un autre parent de la famille dont les visites m’étaient fort désagréables : c’était l’oncle Robson, le frère de mistress Bloomfield ; un grand garçon plein de suffisance, aux cheveux noirs et au teint jaune comme sa sœur, avec un nez qui avait l’air de mépriser la terre, et de petits yeux gris fréquemment demi-fermés, avec un mélange de stupidité réelle et de dédain affecté pour tout ce qui l’environnait. D’une forte corpulence et solidement bâti, il avait pourtant trouvé le moyen de réduire sa taille dans une circonférence remarquablement petite ; et cela, ajouté à sa raideur peu naturelle, prouvait que le fier M. Robson, le contempteur du sexe féminin, ne dédaignait pas le service du corset. Rarement il daignait faire attention à moi, et, quand il le faisait, c’était avec une certaine insolence de ton et de manières qui me prouvaient qu’il n’était point un gentleman, quoiqu’il visât à produire l’effet contraire. Mais ce n’était point tant pour cela que je haïssais ses visites, que pour le mal qu’il faisait aux enfants, encourageant toutes leurs mauvaises inclinations, et détruisant en quelques minutes le peu de bien qui m’avait coûté des mois de labeur à accomplir.
Il ne condescendait guère à s’occuper de Fanny et de la petite Henriette ; mais Mary-Anne était en quelque sorte sa favorite. Il ne cessait d’encourager ses tendances à l’affectation, que j’avais mis tous mes efforts à réprimer, parlant de sa jolie figure, et lui remplissant la tête de toutes sortes d’idées vaniteuses sur sa beauté, que je l’avais instruite à regarder comme poussière en comparaison de la culture de l’esprit ; et jamais je ne vis enfant plus sensible qu’elle à la flatterie. Tout ce qu’il y avait de mauvais chez elle et chez son frère, il l’encourageait en riant, sinon par ses louanges directes. On ne sait pas le mal que l’on fait aux enfants en riant de leurs défauts, et en trouvant matière à plaisanterie dans ce que de vrais amis se sont efforcés de leur apprendre à tenir en grande horreur.
Quoiqu’il ne fût point positivement un ivrogne, M. Robson ingurgitait habituellement de grandes quantités de vin, et prenait de temps en temps avec plaisir un verre d’eau mêlée d’eau-de-vie. Il apprenait à son neveu à l’imiter du mieux qu’il pouvait, et à croire que, plus il pourrait prendre de vin et de spiritueux, plus il manifesterait son fier et mâle caractère et s’élèverait au-dessus de ses sœurs. M. Bloomfield n’avait pas grand’chose à dire là contre : car son breuvage favori était le gin et l’eau, dont il absorbait chaque jour une quantité considérable, et c’est à quoi j’attribuais son teint pâle et son caractère irascible.
M. Robson encourageait également Tom à persécuter les animaux, à la fois par le précepte et par l’exemple. Comme il venait souvent dans le but de chasser sur le domaine de son beau-frère, il avait coutume d’amener avec lui ses chiens favoris ; et il les traitait si brutalement que, toute pauvre que je fusse, j’aurais volontiers donné une guinée pour voir un de ces animaux le mordre, pourvu toutefois que ce fût avec impunité. Quelquefois, lorsqu’il était fort bien disposé, il allait chercher des nids avec les enfants, chose qui m’irritait et me contrariait considérablement : car je me flattais, par mes efforts répétés, de leur avoir montré le mal de ce passe-temps, et j’espérais un jour les amener à quelque sentiment général de justice et d’humanité ; mais dix minutes passées à dénicher des oiseaux avec l’oncle Robson suffisaient pour détruire le fruit de tous mes raisonnements. Heureusement pourtant, ce printemps-là, ils ne trouvèrent jamais, à l’exception d’une seule fois, que des nids vides ou des œufs, et ils étaient trop impatients pour attendre que les petits fussent éclos. Cette fois-là, Tom, qui était allé avec son oncle dans la plantation voisine, revint tout joyeux en courant dans le jardin, avec une nichée de petits oiseaux dans les mains. Mary-Anne et Fanny, que je menais prendre l’air en ce moment, coururent pour admirer sa prise et demander chacune un oiseau pour elles. « Non, pas un, s’écria Tom, ils sont tous à moi : l’oncle Robson me les a donnés ; un, deux, trois, quatre, cinq ; vous n’en toucherez pas un ; non, pas un ! Sur votre vie ! continua-t-il d’un air de triomphe, posant le nid à terre, et se tenant debout les jambes écartées, les mains dans les poches de son pantalon, le corps penché en avant et le visage contracté par les contorsions d’une joie poussée jusqu’au délire.
« Vous allez voir comment je vais les arranger ! Ma parole, je vais les faire bouillir. Vous verrez si je ne le fais pas. Il y a dans ce nid un rare passe-temps pour moi.
– Mais, Tom, lui dis-je, je ne vous permettrai pas de torturer ces oiseaux. Il faut les tuer tout de suite ou les reporter à l’endroit où vous les avez pris, afin que leurs parents puissent continuer à les nourrir.
– Mais vous ne savez pas où c’est, madame ; il n’y a que moi et l’oncle Robson qui le sachions.
– Si vous ne voulez pas me le dire, je les tuerai moi-même, quelque horreur que j’aie de cela.
– Vous n’oserez pas ! vous n’oserez les toucher, sur votre vie ! parce que vous savez que papa, maman et l’oncle Robson seraient fâchés. Ah ! ah ! je vous ai prise là, miss !
– Je ferai ce que je crois juste en une circonstance de cette sorte, sans consulter personne. Si votre papa et votre maman ne m’approuvent pas, je serai fâchée de les offenser ; mais l’opinion de votre oncle Robson n’est rien pour moi. »
Poussée par le sentiment du devoir, au risque de me rendre malade et d’encourir la colère des parents de mes élèves, je m’emparai d’une large pierre plate qui avait été placée là comme souricière par le jardinier ; puis, non sans avoir de nouveau essayé vainement d’amener le petit tyran à laisser remporter les oiseaux, je lui demandai ce qu’il voulait en faire. Avec une joie diabolique, il m’énuméra sa liste de tourments. Je laissai alors tomber la pierre sur les oiseaux et les écrasai d’un seul coup. Violents furent les cris, terribles les malédictions qui suivirent cet acte hardi. L’oncle Robson venait de monter l’allée avec son fusil, et s’arrêtait en ce moment pour corriger son chien. Tom s’élança vers lui, jurant et lui criant de me corriger à la place de Junon. M. Robson s’appuya sur son fusil et rit beaucoup de la violence de son neveu, ainsi que des malédictions et des outrageantes épithètes dont il m’accablait.
« Bien, vous êtes un bon diable ! s’écria-t-il à la fin en prenant son fusil et se dirigeant vers la maison. Il y a quelque chose chez ce garçon-là. Je veux être maudit si jamais je vis plus noble petit vaurien que celui-là. Il s’est déjà affranchi du gouvernement des jupons ; il brave mère, grand’mère, gouvernante et toutes… Ah ! ah ! ah ! Ne pensez plus à cela, Tom, je vous trouverai une autre nichée demain.
– Si vous le faites, monsieur Robson, je la tuerai aussi, dis-je.
– Hum ! » répondit-il. Et, m’ayant honoré d’un regard hautain que, contre son attente, je soutins sans sourciller, il tourna les talons d’un air de suprême mépris et entra dans la maison.
Tom le suivit et alla tout raconter à sa mère. Il n’était pas dans les habitudes de celle-ci de parler beaucoup sur aucun sujet ; quand je parus, je trouvai sa figure et ses manières doublement sombres et glaciales. Après quelques remarques banales sur le temps, elle dit :
« Je suis fâchée, miss Grey, que vous jugiez nécessaire d’intervenir dans les amusements de monsieur Bloomfield. Il a été très-désespéré de vous avoir vue détruire ses oiseaux.
– Quand les amusements de monsieur Bloomfield consistent à torturer des créatures qui sentent et souffrent, répondis-je, je pense qu’il est de mon devoir d’intervenir.
– Vous semblez avoir oublié, répondit-elle avec calme, que les créatures ont été toutes créées pour notre usage et notre plaisir. »
Je pensais que cette doctrine admettait quelque doute, mais je me bornai à répondre :
« En admettant qu’il en soit ainsi, nous n’avons aucun droit de les torturer pour notre amusement.
– Je pense, répondit-elle, que l’amusement d’un enfant ne peut être mis en balance avec la vie d’une créature sans âme.
– Mais, pour le bien même de l’enfant, il ne faut pas l’encourager dans de tels amusements, répondis-je d’un ton aussi humble que possible, pour me faire pardonner ma fermeté inaccoutumée. Bienheureux les miséricordieux, ils obtiendront miséricorde.
– Oh ! c’est vrai ; mais cela se rapporte à notre conduite les uns envers les autres.
– L’homme miséricordieux est rempli de pitié pour la bête, osai-je ajouter.
– Il me semble que vous n’avez pas montré beaucoup de pitié, reprit-elle avec un rire sec et amer, en tuant ces pauvres bêtes d’un seul coup et d’une si choquante façon, et en faisant tant de peine à ce cher enfant pour un simple caprice. »
Je jugeai prudent de ne rien ajouter. C’était la première fois que j’arrivais aussi près d’une querelle avec mistress Bloomfield, et la première fois aussi que j’échangeais autant de paroles de suite avec elle depuis mon entrée dans sa maison.
Mais M. Robson et la vieille mistress Bloomfield n’étaient pas les seuls hôtes dont l’arrivée à Wellwood-House m’ennuyât ; tous visiteurs me causaient plus ou moins de trouble ; non pas tant parce qu’ils me négligeaient (quoique je trouvasse leur conduite étrange et désagréable sous ce rapport), que parce que je ne pouvais éloigner d’eux mes élèves, ainsi que Tom me le recommandait à chaque instant. Tom voulait leur parler, et Mary-Anne voulait être remarquée par eux. Ni l’un ni l’autre ne savaient ce que c’était que rougir, et n’avaient la moindre idée de la plus vulgaire modestie. Ils interrompaient bruyamment la conversation des visiteurs, les ennuyaient par les plus impertinentes questions, colletaient grossièrement les gentlemen, grimpaient sur leurs genoux sans y être invités, se pendaient à leurs épaules ou saccageaient leurs poches, froissaient les robes des ladies, dérangeaient leurs cheveux, tournaient leurs colliers et leur demandaient avec importunité leurs colifichets.
Mistress Bloomfield était choquée et contrariée de tout cela, mais ne faisait rien pour l’empêcher : elle se reposait sur moi de ce soin. Mais comment l’aurais-je pu, quand les hôtes, avec leurs beaux habits et leurs faces nouvelles, les flattaient continuellement et les gâtaient pour plaire aux parents ? comment moi, avec mes habits communs, mon visage qu’ils voyaient tous les jours, et d’honnêtes paroles, aurais-je pu les éloigner des visiteurs ? J’usais toute mon énergie à cela : en m’efforçant de les amuser, je cherchais à les attirer auprès de moi ; au moyen du peu d’autorité que je possédais et par la sévérité que j’osais employer, j’essayais de les empêcher de tourmenter les étrangers, et, en leur reprochant leur conduite grossière, je voulais les en faire rougir et les empêcher de recommencer. Mais ils ne connaissaient pas la honte ; ils se moquaient de l’autorité qui ne pouvait s’appuyer sur la correction. Pour ce qui est de la bonté et de l’affection, ou ils n’avaient pas de cœur, ou, s’ils en avaient un, il était si fortement gardé, et si bien caché, qu’avec tous mes efforts je n’avais pas encore trouvé le moyen d’aller jusqu’à lui.
Bientôt mes épreuves de ce côté arrivèrent à fin, plus tôt que je ne l’espérais ou ne le désirais. Un soir d’une belle journée de la fin de mai, comme je me réjouissais de voir approcher les vacances et me congratulais d’avoir fait faire quelques progrès à mes élèves, car j’étais parvenue à leur faire pénétrer quelque chose dans la tête, et à leur faire accomplir leurs devoirs pendant le temps donné à l’étude, un soir, dis-je, mistress Bloomfield me fit demander et m’annonça qu’après les vacances elle n’aurait plus besoin de mes services. Elle m’assura qu’elle n’avait qu’à se louer de mon caractère et de ma conduite, mais que les enfants avaient fait si peu de progrès depuis mon arrivée, que M. Bloomfield et elle croyaient de leur devoir de chercher quelque autre mode d’instruction ; que, supérieurs à beaucoup d’enfants de leur âge comme intelligence, ils laissaient fort à désirer sous le rapport de l’instruction ; que leurs manières étaient grossières, leur caractère turbulent : ce qu’elle attribuait à un manque de fermeté, de persévérance et de soins diligents de ma part.
Une fermeté inébranlable, une persévérance infatigable et des soins de tous les instants étaient précisément les qualités dont je m’enorgueillissais secrètement, et par lesquelles j’avais espéré, avec le temps, surmonter toutes les difficultés et arriver enfin au succès. Je voulais dire quelque chose pour ma justification ; mais je sentis que la voix me manquait, et, plutôt que de manifester aucune émotion et de laisser voir les larmes que je me sentais venir aux yeux, je préférai garder le silence, comme un coupable convaincu en lui-même de la justice de l’arrêt qui le condamne.
Ainsi j’étais renvoyée, et j’allais revoir la maison paternelle. Hélas ! qu’allaient-ils penser de moi ? Incapable, après toutes mes vanteries, de tenir même pendant une année la place de gouvernante auprès de trois jeunes enfants, dont la mère, au dire de ma tante, était une femme très-bien ; ayant été ainsi mise dans la balance et trouvée trop légère, pouvais-je espérer qu’ils me laisseraient faire un second essai ? Cette pensée m’était fort pénible : car, si vexée, fatiguée et désappointée que je fusse, et quoique j’eusse appris chèrement à aimer et apprécier la maison paternelle, je n’étais point encore dégoûtée des aventures ni disposée à me relâcher de mes efforts. Je savais que tous les parents ne ressemblaient point à M. et à Mme Bloomfield, et j’étais assurée que tous les enfants n’étaient point comme les leurs. La famille dans laquelle j’entrerais serait différente, et un changement, quel qu’il fût, ne pouvait qu’être avantageux. J’avais été éprouvée par l’adversité, instruite par l’expérience, et je brûlais de relever mon honneur aux yeux de ceux dont l’opinion pour moi était plus que tout au monde.
Pendant quelques mois je demeurai paisible à la maison paternelle, jouissant de la liberté, du repos et d’une véritable amitié, toutes choses dont j’avais été sevrée si longtemps. Je me remis à l’étude pour recouvrer ce que j’avais perdu pendant mon séjour à Wellwood-House, et afin de faire une nouvelle provision d’instruction pour un usage prochain. La santé de mon père était encore bien mauvaise, mais non matériellement pire que la dernière fois que je l’avais vu, et j’étais heureuse de pouvoir le réjouir par mon retour et le distraire en lui chantant ses airs favoris.
Nul ne triompha de mon échec, ou ne me dit que j’aurais mieux fait de suivre son avis et de rester à la maison. Tous furent heureux de me revoir, et me témoignèrent plus de tendresse que jamais, comme pour me faire oublier les souffrances que j’avais endurées. Mais nul ne voulut toucher un schelling de ce que j’avais gagné avec tant de joie et économisé avec tant de soin dans l’espoir de le partager avec eux. À force d’épargner par-ci et de se priver par-là, nos dettes étaient déjà presque payées. Mary avait fort bien réussi avec son pinceau ; mais notre père avait voulu qu’elle gardât pour elle tout le produit de son talent. Tout ce que nous pouvions économiser sur l’entretien de notre humble garde-robe et sur nos petites dépenses casuelles, il nous le faisait placer à la caisse d’épargne. « Vous serez malheureusement trop tôt forcées d’avoir recours à cette épargne pour vivre, nous disait-il ; car je sens que je n’ai pas longtemps à être avec vous, et ce qu’il adviendra de votre mère et de vous quand je ne serai plus, Dieu seul le sait ! »
Cher père ! s’il ne s’était point tant tourmenté du malheur que sa mort devait amener sur nous, je suis convaincue que ce terrible événement ne fût point arrivé sitôt. Ma mère faisait tous ses efforts pour l’empêcher de réfléchir sur ce triste sujet.
« Oh ! Richard, s’écriait-elle un jour, si vous vouliez éloigner ces tristes pensées de votre esprit, vous vivriez aussi longtemps que nous. Au moins, vous pourriez vivre jusqu’à ce que nos filles fussent mariées ; vous seriez un heureux grand-père, avec une bonne vieille femme pour votre compagne. »
Ma mère riait, et mon père rit aussi ; mais son rire expira bientôt dans un soupir.
« Elles mariées, pauvres filles, sans un schelling ! dit-il. Qui voudra d’elles ?
– Eh ! il se trouvera des hommes très-heureux de les prendre. N’étais-je pas sans fortune lorsque vous m’avez épousée ? et ne vous disiez-vous pas fort content de votre acquisition ? Mais peu importe qu’elles trouvent ou non à se marier ; nous pouvons trouver mille moyens honnêtes de gagner notre vie. Et je m’étonne, Richard, que vous puissiez vous tourmenter à propos de la pauvreté qui serait notre lot si vous veniez à mourir ; comme s’il pouvait y avoir quelque chose de comparable à la douleur que nous aurions de vous perdre, affliction qui, vous le savez bien, absorberait toutes les autres. Vous devez donc faire tous vos efforts pour nous en préserver, et il n’y a rien comme un esprit joyeux pour tenir le corps en santé.
– Je sais, Alice, que c’est mal de se tourmenter ainsi ; mais je ne puis m’en empêcher, et vous devez l’endurer de ma part.
– Je ne veux pas l’endurer si je peux vous changer, » répliqua ma mère.
Mais la rudesse de ses paroles était démentie par la tendre expression de sa voix et de son sourire ; mon père sourit donc de nouveau, d’une façon moins triste que d’habitude.
« Maman, dis-je aussitôt que je me trouvai seule avec elle, mon argent est bien peu de chose et ne peut durer longtemps ; si je pouvais l’augmenter, cela diminuerait l’anxiété de mon père, au moins sur un point. Je ne puis peindre comme Mary, et le mieux que je puisse faire, ce serait de chercher un autre emploi.
– Ainsi, vous feriez un nouvel essai, Agnès ?
– Je le ferais.
– Ma chère enfant, j’aurais cru que vous en aviez assez.
– Je sais que tout le monde ne ressemble pas à M. et à Mme Bloomfield.
– Il y en a qui sont pires, interrompit ma mère.
– Mais ils sont rares, je pense, et je suis sûre que tous les enfants ne sont pas comme les leurs : car Mary et moi ne leur ressemblions pas ; nous faisions toujours ce que vous nous commandiez, n’est-ce pas vrai ?
– Assez généralement ; mais je ne vous avais pas gâtées, et après tout vous n’étiez pas des anges pour la perfection : Mary avait un fond d’obstination calme, et vous aviez aussi quelques défauts de caractère ; mais, en somme, vous étiez de très-bonnes enfants.
– Je sais que j’étais quelquefois morose et de mauvaise humeur, et j’aurais été heureuse de voir les enfants confiés à mes soins de mauvaise humeur aussi : car alors, j’aurais pu les comprendre ; mais cela n’arrivait jamais, car rien ne les touchait et ne leur faisait honte : ils ne sentaient rien.
– S’ils ne sentaient rien, ce n’était pas leur faute : vous ne pouvez espérer que la pierre soit maniable comme l’argile.
– Non, mais il est toujours fort désagréable de vivre avec des créatures que l’on ne comprend pas et que rien n’impressionne. Vous ne pouvez les aimer ; et, si vous les aimez, votre affection est perdue : ils ne peuvent ni la rendre, ni l’apprécier, ni la comprendre. En admettant, ce qui est peu probable, que je tombe encore sur une famille pareille, j’ai l’expérience pour guide, et je m’en tirerai mieux une autre fois. Laissez-moi de nouveau essayer.
– Ma fille, vous ne vous découragez pas facilement, je le vois, et j’en suis charmée. Mais permettez-moi de vous dire que vous êtes beaucoup plus pâle et plus frêle que lorsque vous avez quitté la maison la première fois ; et nous ne pouvons souffrir que vous compromettiez ainsi votre santé pour amasser de l’argent, soit pour vous, soit pour d’autres.
– Mary me dit aussi que je suis changée, et je ne m’en étonne guère, car j’étais tout le jour dans un état constant d’agitation et d’anxiété ; mais, à l’avenir, je suis déterminée à prendre froidement les choses. »
Après quelques nouvelles discussions, ma mère promit encore une fois de m’aider, à la condition que j’attendrais et serais patiente. Je lui laissai donc le soin d’agiter la question avec mon père, de la façon qu’elle croirait la plus convenable, me reposant sur elle pour obtenir son consentement. De mon côté, je parcourus avec soin les annonces des journaux, et écrivis à toutes les personnes qui demandaient des gouvernantes. Toutes mes lettres, aussi bien que les réponses lorsque j’en recevais, étaient montrées à ma mère, qui, à mon grand chagrin, rejetait toutes les places les unes après les autres : ceux-ci étaient des gens de la basse classe ; ceux-là étaient trop exigeants dans leurs demandes et trop parcimonieux dans la rémunération.
« Vos talents sont de ceux que possède toute fille d’un pauvre membre du clergé, me disait-elle, et vous ne devez pas les dépenser en vain. Souvenez-vous que vous m’avez promis d’être patiente : rien ne presse ; vous avez du temps devant vous, et vous avez encore beaucoup de chances. »
À la fin, elle me conseilla de faire insérer moi-même dans le journal un avis énumérant mes talents, etc.
« La musique, le chant, le dessin, le français, le latin, l’allemand, ne sont pas choses à dédaigner, me disait-elle ; beaucoup de personnes seront enchantées de trouver tant de talents réunis chez une seule institutrice, et cette fois vous pourrez peut-être tenter votre fortune dans une famille d’un rang plus élevé, dans celle de quelque gentleman noble et bien élevé, où vous aurez plus de chances d’être traitée avec respect et considération que chez des commerçants enrichis ou d’arrogants parvenus. J’ai connu des gentlemen du rang le plus élevé, qui traitaient leur gouvernante comme une personne de la famille ; bien qu’il y en ait aussi, j’en conviens, d’aussi insolents et d’aussi exigeants que puissent être ceux dont vous avez fait l’expérience, car il y a des bons et des mauvais dans toutes les classes. »
L’avis fut promptement écrit et expédié. Des deux familles qui répondirent, une seule consentit à me donner cinquante guinées, la somme que ma mère m’avait fait fixer comme salaire. J’hésitais à m’engager, craignant que les enfants ne fussent trop grands, et que les parents ne voulussent une personne qui représentât davantage, ou plus expérimentée, sinon plus instruite que moi. Mais ma mère combattit mes craintes : je m’en tirerais fort bien, me dit-elle, si je voulais me défaire de ma timidité et prendre un peu plus de confiance en moi-même. Je n’avais qu’à donner une explication claire et vraie de mes talents et de mes titres, stipuler les conditions, puis attendre le résultat. La seule condition que je proposai fut d’avoir deux mois de vacances dans l’année pour visiter mes amis : au milieu de l’été et à Noël. La dame inconnue répondit qu’elle ne faisait à cela aucune objection ; que, pour l’instruction, elle ne doutait pas que je ne fusse capable de lui donner toute satisfaction ; mais, selon elle, ce point n’était que secondaire, car, habitant près de la ville d’O…, elle pouvait se procurer facilement des maîtres pour suppléer à ce qui me manquerait. Dans son opinion, une moralité parfaite, un caractère doux, gai et obligeant, étaient les choses les plus nécessaires.
Ma mère n’aimait pas beaucoup tout cela, et me fit alors beaucoup d’objections, dans lesquelles ma sœur se joignit à elle. Mais, ne voulant pas être désappointée de nouveau, je surmontai leurs résistances, et, après avoir obtenu le consentement de mon père, auquel on avait, peu de temps auparavant, donné connaissance du projet, j’écrivis à ma correspondante inconnue une très-belle épître, et le marché fut conclu.
Il fut décidé que, le dernier jour de janvier, je prendrais possession de mes nouvelles fonctions de gouvernante dans la famille de M. Murray, d’Horton-Lodge, près d’O…, à environ soixante-dix milles de notre village, distance formidable pour moi, qui, pendant mon séjour de vingt ans sur cette terre, ne m’étais jamais éloignée de plus de vingt milles de la maison paternelle.
Dans cette famille et dans le voisinage, il n’y avait personne qui fût connu de moi ni des miens, et c’est ce qui rendait la chose plus piquante. Je me trouvais, jusqu’à un certain point, débarrassée de cette mauvaise honte qui m’avait tant oppressée précédemment. Il y avait quelque chose d’excitant dans l’idée que j’allais entrer dans une région inconnue, et faire seule mon chemin parmi ses habitants étrangers. Je me flattais que j’allais voir enfin quelque chose du monde. La résidence de M. Murray était près d’une grande ville, et non dans un de ces districts manufacturiers où l’on ne s’occupe que de gagner de l’argent. Son rang, d’après mes informations, me paraissait plus élevé que celui de M. Bloomfield, et, sans aucun doute, c’était un de ces gentlemen de bonne souche et bien élevés dont parlait ma mère, qui traitent leur gouvernante avec considération et respect, comme l’institutrice et le guide de leurs enfants, et non comme une simple domestique. Puis, mes élèves, étant plus âgés, seraient plus raisonnables, plus faciles à diriger et moins turbulents que les derniers. Ils seraient moins confinés dans la salle d’étude et ne demanderaient pas un travail constant et une surveillance incessante ; finalement, à mes espérances se mêlaient de brillantes visions avec lesquelles le soin des enfants et les devoirs d’une gouvernante n’avaient que peu ou rien à faire. Le lecteur voit donc que je n’avais aucun droit au titre de martyre prête à sacrifier mon repos et ma liberté pour le bien-être et le soutien de mes parents, quoique assurément le bien-être de mon père et l’existence future de ma mère eussent une large part dans mes calculs. Cinquante guinées ne me paraissaient pas une somme ordinaire. Il me faudrait, il est vrai, des vêtements appropriés à ma situation ; il me faudrait en outre subvenir à mon blanchissage et aux frais de mes deux voyages d’Horton-Lodge à la maison paternelle. Mais, avec une stricte économie, assurément vingt guinées ou peu de chose au delà suffiraient à ces dépenses, et il m’en resterait encore trente ou à peu près pour la caisse d’épargne. Quelle précieuse addition à notre avoir ! Oh ! il me faudrait faire tous mes efforts pour conserver cette place, quelle qu’elle fût, pour mon honneur auprès de mes amis d’abord, et pour les services réels que cette position me permettait de leur rendre.
Le 31 janvier fut un jour d’orage et de tempête : il soufflait un vent violent du nord, et des tourbillons de neige obscurcissaient les cieux. Mes parents auraient voulu me faire retarder mon départ ; mais, craignant de donner, par ce manque de ponctualité, mauvaise opinion de moi à la famille dans laquelle j’allais entrer, je voulus partir.
Pour ne point abuser de la patience de mes lecteurs, je ne m’étendrai pas sur mon départ de la maison par cette froide matinée d’hiver ; sur les tendres adieux, le long voyage, sur les attentes solitaires, dans les auberges, des voitures ou des convois : car il y avait déjà quelques chemins de fer ; sur ma rencontre à O… avec le domestique de M. Murray, qui avait été envoyé avec le phaéton pour me conduire de là à Horton-Lodge. Je dirai seulement que l’abondance de la neige avait formé de tels obstacles pour les chevaux et les locomotives, que la nuit était venue depuis plusieurs heures, lorsque j’atteignis le but de mon voyage, et qu’un ouragan des plus formidables vint à la fin, qui nous rendit très-difficile le trajet de quelques milles qui séparait O… d’Horton-Lodge. Je me tenais assise et résignée ; la neige froide traversait mon voile et couvrait mes habits ; je ne voyais rien et m’étonnais que le pauvre cheval et son conducteur pussent se diriger comme ils le faisaient. À la fin, la voiture s’arrêta et, à la voix du cocher, quelqu’un ouvrit et fit tourner sur leurs gonds rouillés ce qui me parut être les portes du parc. Puis nous nous avançâmes le long d’une route plus unie, de laquelle, de temps en temps j’apercevais, se détachant de l’obscurité, quelque masse sombre et gigantesque que je prenais pour un arbre couvert de neige. Après un temps assez considérable, nous nous arrêtâmes de nouveau devant le majestueux portique d’une grande maison, dont les vastes fenêtres descendaient jusqu’au sol.
Je me levai avec difficulté sous la neige qui me couvrait, et descendis de la voiture, espérant qu’une bonne et hospitalière réception me dédommagerait des fatigues du jour. Un monsieur vêtu de noir ouvrit la porte et me fit entrer dans une pièce spacieuse, éclairée par une lampe suspendue au plafond et répandant une lumière ambrée ; il me conduisit ensuite par un corridor vers une chambre qu’il ouvrit et qu’il me dit être la salle d’étude. J’entrai, et je trouvai deux jeunes ladies et deux jeunes gentlemen, mes futurs élèves, supposai-je. Après un salut cérémonieux, l’aînée des filles, qui jouait avec une pièce de canevas et un petit panier contenant des laines allemandes, me demanda si je désirais monter chez moi. Je répondis affirmativement, comme on pense.
« Mathilde, prenez un flambeau et montrez-lui sa chambre, » dit-elle.
Miss Mathilde, une grande fille d’environ quatorze ans, en jupe courte et en pantalon, haussa les épaules et fit une légère grimace, mais prit un flambeau, monta l’escalier devant moi, et me conduisit, à travers un long et étroit corridor, dans une chambre petite, mais assez confortable. Elle me demanda alors si je désirais prendre un peu de thé ou de café. Je fus sur le point de répondre : « Non ; » mais, me souvenant que je n’avais rien pris depuis sept heures du matin, et me sentant faible en conséquence, je dis que je prendrais une tasse de thé. En disant que Brown allait être prévenue, la jeune lady me quitta. Lorsque je me fus débarrassée de mon manteau lourd et mouillé, de mon châle et de mon chapeau, une demoiselle au maintien affecté vint me dire que les jeunes ladies désiraient savoir si je prendrais mon thé en haut ou dans la salle d’étude. Sous prétexte de la fatigue, je répondis que je le prendrais dans ma chambre. Elle sortit, et un instant après revint avec un plateau à thé, qu’elle plaça sur une commode qui servait de table de toilette. Après l’avoir poliment remerciée, je lui demandai à quelle heure on désirait que je fusse levée le matin.
« Les jeunes ladies et gentlemen déjeunent à huit heures et demie, madame, dit-elle ; ils se lèvent de bonne heure, mais comme ils prennent rarement des leçons avant le déjeuner, je crois qu’il sera assez tôt de vous lever à sept heures. »
Je la priai d’avoir la bonté de m’éveiller à sept heures, et elle se retira en me promettant de le faire. Alors je pris une tasse de thé et un peu de pain et de beurre, puis je m’assis auprès du feu et pleurai de bon cœur. Je dis ensuite mes prières, et, me sentant considérablement soulagée, je me disposai à me mettre au lit. Voyant que l’on ne m’avait rien apporté encore de mon bagage, je me mis en quête d’une sonnette ; ne trouvant aucun vestige de cet objet dans ma chambre, je pris mon flambeau et m’aventurai à travers le long corridor, puis je descendis l’escalier pour aller à la découverte. Je rencontrai sur mon chemin une femme fort bien vêtue, et lui dis ce que je cherchais, non sans une grande hésitation, car je n’étais pas sûre si je parlais à une des premières domestiques de la maison ou à mistress Murray elle-même. Il arriva pourtant que ce n’était que la femme de chambre de cette lady. Avec un air de grande protection, elle me promit qu’elle allait s’occuper de me faire monter mes effets, et je retournai dans ma chambre. J’avais attendu fort longtemps, et je commençais à craindre qu’elle n’eût oublié sa promesse, lorsque mes espérances furent ravivées par un éclat de voix et de rires accompagnés de bruit de pas, le long du corridor. Une servante et un domestique entrèrent, portant mes bagages ; ni l’un ni l’autre ne se montrèrent fort respectueux envers moi. Après que j’eus fermé ma porte sur leurs talons et déballé quelques-uns de mes effets, je me mis au lit avec plaisir, car j’étais à la fois harassée d’esprit et de corps.
Ce fut avec un étrange sentiment de désolation que je m’éveillai le lendemain matin. Je sentais fortement la nouveauté de ma situation, et ma curiosité des choses inconnues n’était rien moins que joyeuse ; ma position était celle d’une personne enlevée par un charme magique, tombant tout à coup des nues sur une terre lointaine et ignorée, complétement isolée de tout ce qu’elle a vu et connu auparavant ; ou bien encore celle d’une semence emportée par le vent dans quelque coin d’un sol aride, où elle doit demeurer longtemps avant de prendre racine et de germer. Mais cela ne peut donner une juste idée de mes sentiments, et celui qui n’a pas mené une vie retirée et stationnaire comme la mienne ne peut imaginer ce qu’ils étaient, se fût-il même réveillé un malin à Port-Nelson, dans la Nouvelle-Zélande, avec l’Océan entre lui et tous ceux qui l’avaient connu.
Je n’oublierai pas de sitôt le sentiment particulier avec lequel j’ouvris mes persiennes et regardai ce monde inconnu. Un désert vaste et couvert de neige fut tout ce que rencontrèrent mes yeux.
Je descendis à la salle d’étude sans beaucoup d’empressement, mais avec un certain sentiment de curiosité de ce qu’une plus ample connaissance de mes élèves allait me révéler. Je résolus d’abord une chose, parmi beaucoup d’autres de plus grande importance, à savoir, de commencer par les appeler miss et monsieur. Cela me paraissait, il est vrai, une étiquette froide et peu naturelle entre les enfants d’une famille et leur précepteur et compagnon de chaque jour, surtout quand les élèves sont dans la première enfance, comme à Wellwood-House. Mais là même, ma coutume d’appeler les petits Bloomfield par leur nom avait été regardée comme une liberté offensante, ainsi que leurs parents avaient eu le soin de me le faire remarquer en les appelant eux-mêmes monsieur et miss. J’avais été longtemps à comprendre l’avertissement, tant la chose me paraissait absurde ; mais cette fois, j’étais bien déterminée à me montrer plus sage, et à commencer avec autant de formes et de cérémonie que l’on pût le désirer. À la vérité, les enfants étant beaucoup plus âgés, cela serait moins difficile, quoique les petits mots de miss et de monsieur me parussent avoir le surprenant effet de réprimer toute familiarité et d’éteindre tout éclair de cordialité qui pourrait s’élever entre nous.
Je n’infligerai pas à mon lecteur un minutieux détail de tout ce que je fis et découvris ce jour-là et le jour suivant. Nul doute qu’il ne se trouve amplement satisfait d’une légère esquisse des différents membres de la famille et d’un coup d’œil général sur la première et la seconde année que je passai parmi eux.
Je commence par la tête : M. Murray était, d’après tous les récits, un bruyant et remuant squire campagnard, un enragé chasseur de renard, un habile jockey et maréchal ferrant, un fermier actif et pratique, et un cordial bon vivant. Je dis, d’après tous les récits : car, excepté le dimanche, quand il allait à l’église, je ne le voyais guère que de mois en mois ; à moins qu’en traversant la grande salle ou en me promenant dans le domaine, un grand et fort gentleman, aux joues colorées et au nez rouge, ne se trouvât sur mon passage. Dans ces occasions, s’il était assez près pour m’adresser la parole, il m’accordait un petit salut accompagné d’un : « Bonjour, miss Grey. » Souvent, à la vérité, son gros rire m’arrivait de loin, et plus souvent encore je l’entendais jurer et blasphémer contre les laquais, le groom, le cocher, ou quelque autre pauvre domestique.
Mistress Murray était une belle et élégante lady de quarante ans, dont les charmes n’avaient assurément besoin ni de rouge ni de ouate. Son principal plaisir était ou paraissait être de recevoir et de rendre des visites, et de s’habiller à la mode la plus nouvelle. Je ne l’aperçus point le lendemain de mon arrivée avant onze heures du matin, moment où elle m’honora d’une visite, tout comme ma mère se serait rendue à la cuisine, pour voir une nouvelle servante, moins l’empressement toutefois : car ma mère serait allée voir la servante à son arrivée, et n’aurait pas attendu au lendemain. Ma mère aurait parlé à sa servante d’une manière bienveillante et amicale, lui aurait adressé quelques paroles d’encouragement, et lui aurait fait une simple exposition de ses devoirs ; mais mistress Murray ne fit ni l’un ni l’autre. Elle entra dans la salle d’étude en revenant de commander son dîner, me dit bonjour, resta quelques minutes debout auprès du feu, dit quelques mots du temps et du rude voyage que je venais de faire, caressa son plus jeune enfant, un garçon de dix ans, qui venait d’essuyer sa bouche et ses mains avec sa robe, après avoir mangé quelques friandises ; me dit quel doux et bon garçon c’était, puis s’en alla avec un sourire sur son visage, pensant sans doute qu’elle avait assez fait pour le présent, et m’avait donné une grande marque de condescendance. Ses enfants avaient aussi la même opinion, et j’étais seule à penser autrement… Après cela, elle vint me voir une ou deux fois pendant l’absence de mes élèves, pour me tracer mes devoirs. Pour les filles, ce qu’elle paraissait désirer était qu’elles fussent mises à même de produire de l’effet, sans beaucoup de peine et de travail. Il me fallait donc agir en conséquence, m’étudier à les amuser en les instruisant, à les raffiner, à les polir avec le moins possible d’efforts de leur part et aucun exercice d’autorité de la mienne. Quant aux garçons, c’était à beaucoup près la même chose : seulement, au lieu d’arts d’agrément, il me fallait leur fourrer dans la tête la plus grande quantité possible de la grammaire latine et du Delectus de Valpy, la plus grande quantité possible, du moins sans les tourmenter. « John est peut-être un peu bouillant et Charles un peu nerveux et difficile ; mais dans tous les cas, miss Grey, dit-elle, j’espère que vous vous contraindrez et serez douce et patiente toujours, surtout avec ce cher petit Charles : il est si nerveux et si susceptible, et si peu accoutumé à tout ce qui n’est pas le plus tendre traitement ! Vous m’excuserez de vous dire tout cela ; mais le fait est que j’ai jusqu’ici trouvé toutes les gouvernantes, même les meilleures, en défaut sur ce point. Elles manquaient de cet esprit doux et calme que saint Matthieu, ou tout autre évangéliste, dit être meilleur ; que… vous savez bien le passage auquel je fais allusion, car vous êtes la fille d’un ecclésiastique. Mais je ne doute pas que vous ne me donniez satisfaction sur ce point aussi bien que sur tout le reste. Dans toute occasion, s’il arrivait que l’un de vos élèves fît quelque chose d’inconvenant, et que la persuasion et les douces remontrances fussent impuissantes, envoyez-moi chercher par un autre ; car je puis leur parler plus librement qu’il ne serait convenable pour vous de le faire. Rendez-les le plus heureux que vous pourrez, miss Grey, et je ne crains pas de dire que vous réussirez très-bien. »
Je remarquai que, pendant que mistress Murray se montrait si remplie de sollicitude pour le bien-être et le bonheur de ses enfants, dont elle parlait constamment, elle ne dit jamais un mot de mon bien-être et de mon bonheur à moi. Pourtant ils étaient dans la maison paternelle, entourés de parents et d’amis, et moi, j’étais étrangère au milieu d’étrangers ; je ne connaissais pas encore assez le monde pour n’être point considérablement surprise de cette anomalie.
Miss Murray, autrement Rosalie, avait environ seize ans à mon arrivée, et était une fort jolie fille. En deux années, le temps développant ses formes et ajoutant de la grâce à ses manières et à sa démarche, elle devint positivement belle. Elle était grande et mince sans être maigre, ses formes étaient d’une délicatesse exquise, et pourtant elle avait les couleurs fraîches et roses de la santé ; ses cheveux, qu’elle portait en longues boucles, étaient abondants et d’un châtain clair inclinant au jaune ; ses yeux étaient d’un bleu pâle, mais si limpides et si brillants, qu’on ne les eût pas voulus d’une couleur plus foncée ; ses traits, du reste, étaient petits, et sans être tout à fait réguliers, on ne pouvait dire qu’ils ne l’étaient pas. En somme, on ne pouvait s’empêcher de la proclamer une fort jolie fille. Je voudrais pouvoir dire de son esprit et de son caractère ce que je viens de dire de sa personne et de son visage.
N’allez pas croire pourtant que j’aie quelque effroyable révélation à faire : elle était vive et gaie, et pouvait être fort agréable avec ceux qui ne contrariaient pas ses volontés. À mon égard, elle fut d’abord froide et hautaine, puis insolente et tyrannique ; mais, lorsqu’elle me connut mieux, elle mit de côté peu à peu ses airs, et par la suite me devint aussi profondément attachée qu’elle pouvait l’être à une personne de mon rang et de ma position : car rarement elle perdait de vue pour plus d’une demi-heure que j’étais la fille salariée d’un pauvre ecclésiastique. Et cependant je crois qu’elle me respectait plus qu’elle ne le croyait : car j’étais la seule personne dans la maison qui professât fermement de bons principes, qui dît habituellement la vérité, et qui essayât généralement de faire plier l’inclination devant le devoir. Je dis ceci non pour me louer, mais pour montrer le malheureux état de la famille à laquelle, pour le moment, étaient voués mes services. Il n’était aucun membre de cette famille chez lequel je regrettasse avec plus d’amertume ce manque de principes, que chez miss Murray elle-même, non-seulement parce qu’elle m’avait prise en affection, mais parce qu’il y avait en elle tant de qualités agréables et engageantes, qu’en dépit de ses imperfections je l’aimais réellement, quand elle n’excitait pas mon indignation ou n’irritait pas mon caractère par un trop grand étalage de ses défauts. Ces défauts, cependant, me persuadais-je volontiers, étaient plutôt le fruit de son éducation que de sa disposition naturelle. On ne lui avait jamais parfaitement enseigné la distinction entre le bien et le mal ; on lui avait permis, depuis son enfance, de même qu’à ses frères et à sa sœur, d’exercer une tyrannie sur les nourrices, les gouvernantes et les domestiques ; on ne lui avait pas appris à modérer ses désirs, à dominer son caractère, à mettre un frein à ses volontés, ou à sacrifier son propre plaisir pour le bien des autres. Son caractère étant généralement bon, elle ne se montrait jamais violente ni morose ; mais l’indulgence constante avec laquelle elle avait été traitée, et son mépris habituel de la raison, faisaient que souvent elle se montrait fantasque et capricieuse. Son esprit n’avait jamais été cultivé ; son intelligence était quelque peu superficielle ; elle possédait une grande vivacité, une certaine rapidité de perception et quelques dispositions à apprendre la musique et les langues ; mais jusqu’à quinze ans elle ne s’était donné aucune peine pour s’instruire, puis le désir de briller avait émoustillé ses facultés et l’avait poussée à l’étude, mais seulement des talents qui font briller. Lorsque j’arrivai, ce fut la même chose : tout fut négligé, à l’exception du français, de l’allemand, de la musique, du chant, de la danse et de quelques essais de dessin, essais de nature à produire le plus d’effet possible sans grand travail, et dont les parties principales étaient généralement exécutées par moi. Pour la musique et le chant, outre mes instructions, elle avait les leçons des meilleurs professeurs du pays, et dans ces arts, aussi bien que dans la danse, elle devint assurément fort habile. Elle donnait beaucoup trop de temps à la musique, ainsi que je le lui disais ; mais sa mère pensait que, si elle l’aimait, elle ne pouvait consacrer trop de temps à l’acquisition d’un art si attrayant. Pour ce qui était du travail de fantaisie, je ne savais autre chose que ce que j’avais appris de mes élèves et par ma propre observation ; mais je ne fus pas plutôt initiée qu’elle m’utilisa de différentes façons : toutes les parties ennuyeuses du travail me furent jetées sur les épaules : comme tendre les métiers, piquer les canevas, assortir les laines et les soies, faire les fonds, compter les points, rectifier les erreurs, et finir les pièces dont elle était fatiguée.
À seize ans, miss Murray aimait encore à badiner, pas plus pourtant qu’il n’est naturel et permis à une jeune fille de cet âge ; mais à dix-sept ans, cette propension, comme toute autre chose, fit place à la passion dominante, et fut bientôt absorbée par le désir d’attirer et d’éblouir l’autre sexe. Mais en voilà assez sur elle ; arrivons à sa sœur.
Miss Mathilde Murray était une véritable fillette dont il y a peu de chose à dire. Elle était d’environ deux ans et demi plus jeune que sa sœur ; ses traits étaient plus larges, son teint plus brun. Elle promettait d’être un jour une belle femme, mais elle avait les os trop gros et était trop rustique pour faire une jolie fille, ce dont elle se préoccupait peu. Rosalie connaissait tous ses charmes et les croyait même plus grands qu’ils n’étaient ; elle les estimait plus qu’elle n’eût dû le faire, eussent-ils été trois fois plus grands. Mathilde pensait qu’elle était assez bien, mais se préoccupait peu de ce sujet ; encore moins se souciait-elle de cultiver son esprit et d’acquérir des talents d’agrément. La façon dont elle étudiait ses leçons et exécutait sa musique était faite pour désespérer toutes ses gouvernantes. Si aisées et si courtes que fussent ses leçons, elle ne pouvait les apprendre, si elle les apprenait, avec régularité et dans le temps voulu ; elle les apprenait dans le temps le moins convenable et de la façon la moins utile pour elle et la moins agréable pour moi. La petite demi-heure de pratique était horriblement gaspillée. Elle en passait une partie à m’invectiver, tantôt parce que je l’interrompais pour des corrections, tantôt parce que je ne rectifiais pas ses erreurs avant qu’elle les eût commises, ou pour tout autre motif aussi déraisonnable. Une fois ou deux je me hasardai à lui faire des remontrances sérieuses à ce sujet ; mais, dans chacune de ces occasions, la mère me parla de façon à me convaincre que, si je voulais conserver ma place, il me fallait laisser miss Mathilde agir à sa guise.
Quand ses leçons étaient finies, pourtant, c’était généralement fait aussi de sa mauvaise humeur. Lorsqu’elle montait son fringant poney, ou courait avec les chiens ou avec ses frères et sa sœur, mais surtout avec son cher John, elle était heureuse comme l’alouette. Sous le rapport physique, Mathilde était parfaite, pleine de vie, de vigueur et d’activité ; sous le rapport moral, elle était d’une ignorance barbare, indocile, indolente, déraisonnable, et faite pour désespérer la personne chargée de cultiver son esprit, de réformer ses manières, et de l’aider à acquérir ces agréments extérieurs que, tout au contraire de sa sœur, elle méprisait autant que le reste. Sa mère la connaissait assez bien, et me dit plus d’une fois comment je devais essayer de former ses goûts, m’efforcer d’éveiller et d’entretenir sa vanité endormie, et, par une flatterie habile et insinuante, captiver son attention, ce que je ne me sentais pas disposée à faire ; comment je devais lui préparer et lui aplanir le sentier de la science, de façon à ce qu’elle pût y marcher sans la moindre fatigue, ce qui était impossible, car on n’apprend rien sans travail et sans peine.
Mathilde était de plus étourdie, entêtée, violente, et incapable de céder à la raison. Une preuve du déplorable état de son intelligence, c’est que, à l’exemple de son père, elle avait appris à jurer comme un soldat. Sa mère se montrait grandement choquée de ce grossier défaut, et s’étonnait qu’elle eût pu le contracter. « Mais vous pourrez l’en corriger promptement, miss Grey, me disait-elle ; ce n’est qu’une habitude, et, si vous voulez la reprendre doucement chaque fois qu’elle jurera, je suis sûre que bientôt elle ne le fera plus. » Non-seulement je la repris doucement, je m’efforçai aussi de lui faire comprendre combien c’était mal et choquant pour les oreilles des gens bien élevés de jurer ainsi ; mais ce fut en vain. Elle me répondait en riant avec insouciance : « Oh ! miss Grey, comme vous vous fâchez ! Que je suis contente ! » Ou bien : « Je ne puis m’en empêcher ; papa n’aurait pas dû m’apprendre cela ; c’est de lui que j’ai retenu tout cela, et peut-être un peu du cocher. »
Son frère John, alias M. Murray, avait environ onze ans lorsque j’entrai dans la famille. C’était un beau garçon, fort et plein de santé, franc et d’une bonne nature, et qui eût fait un charmant sujet s’il avait été convenablement élevé ; mais pour le moment il était aussi peu civilisé qu’un jeune ourson, bouillant, turbulent, indocile, ne sachant rien et ne pouvant rien apprendre, surtout d’une gouvernante et sous les yeux de sa mère. Ses maîtres au collège en tirèrent peut-être meilleur parti, car il fut envoyé au collège, à mon grand soulagement, dans le courant de l’année. Il y entra, il est vrai, dans un scandaleux état d’ignorance quant au latin, aussi bien que pour une foule de choses plus utiles, quoique plus négligées, et cela, sans nul doute, fut rejeté sur le défaut de sa première éducation, confiée à une femme ignorante qui avait trop présumé de ses forces, et avait entrepris d’enseigner ce qu’elle ne savait pas elle-même. Je ne fus délivrée que douze mois plus tard de son frère, qui fut aussi expédié au collège, dans le même état d’ignorance que le premier.
M. Charles était particulièrement l’enfant gâté de sa mère. Il était plus jeune que son frère d’un peu plus d’une année, mais était beaucoup plus petit, plus pâle, moins actif et moins robuste. C’était un méchant, couard, capricieux et égoïste petit bonhomme, actif seulement à faire le mal, habile seulement à inventer des mensonges, non toujours pour cacher ses fautes, mais par pure méchanceté et pour mieux nuire aux autres. Dans le fait, M. Charles était un grand tourment pour moi : il fallait une patience d’ange pour vivre en paix avec lui ; veiller sur lui était pire encore, et lui apprendre quelque chose, ou prétendre lui apprendre quelque chose, était chose impossible. À dix ans, il ne pouvait lire correctement une ligne dans le livre le plus simple ; et comme, d’après le principe de sa mère, je devais lui dire chaque mot avant qu’il eût le temps d’hésiter et d’examiner l’orthographe, comme il m’était même interdit, pour le stimuler, de lui dire que les autres garçons de son âge étaient ordinairement plus avancés que lui, il n’y a rien d’étonnant qu’il n’eût fait que peu de progrès pendant les deux ans que je fus chargée de son éducation. Il fallait lui répéter ses petites leçons de grammaire latine et autres, jusqu’à ce qu’il dît qu’il les savait, puis ensuite l’aider à les réciter ; s’il faisait des erreurs dans ses petits exercices d’arithmétique, les lui corriger, au lieu de le laisser exercer ses facultés en cherchant à les rectifier lui-même : de sorte qu’il ne prenait aucune peine pour éviter les erreurs, et souvent posait ses chiffres au hasard et sans aucun calcul.
Je ne me renfermai pas pourtant invariablement dans ces règles : c’était contraire à ma conscience ; mais rarement j’en pus dévier sans exciter la colère de mon petit élève, et par suite celle de sa mère, à qui il racontait mes transgressions, malicieusement exagérées et embellies par lui. Plus d’une fois je fus sur le point de perdre ou de résigner ma place. Mais pour l’amour de ceux que j’avais laissés à la maison, j’étouffai mon orgueil, je réprimai mon indignation, et résolus de lutter jusqu’à ce que mon petit bourreau fût envoyé au collège, son père déclarant qu’il était clair que l’éducation de famille n’était pas ce qu’il lui fallait, que sa mère le gâtait scandaleusement, et que ses gouvernantes n’en pouvaient rien faire.
Encore quelques mots sur Horton-Lodge et ses hôtes, et j’en aurai fini pour le moment avec cette aride description. La maison était fort respectable, supérieure à celle de M. Bloomfield par l’ancienneté, les dimensions et la magnificence. Le jardin n’était pas tracé avec autant de goût ; mais au lieu des pelouses unies, des jeunes arbres protégés par des tuteurs, des peupliers et des plantations de sapins, il y avait un vaste parc, peuplé de daims et formé de beaux gros arbres. Les environs étaient aussi agréables que peuvent l’être des champs fertiles, de beaux arbres, des pelouses vertes, des haies le long desquelles s’épanouissent les fleurs sauvages ; mais ce pays était affreusement plat pour moi, nourrie et élevée dans les montagnes de…
Horton-Lodge était situé à près de deux milles de l’église du village, et, en conséquence, la voiture de la famille était mise en réquisition tous les dimanches, et quelquefois plus souvent. M. et mistress Murray pensaient généralement qu’il était suffisant pour eux de se montrer une fois à l’église ; mais les enfants aimaient souvent mieux y retourner une seconde fois que d’errer dans le parc ou le jardin tout le reste du jour, sans but et sans occupation. J’étais fort heureuse lorsque quelques-uns de mes élèves préféraient aller à pied et me prenaient avec eux : car ma position dans la voiture, placée dans le coin le plus éloigné de la fenêtre et le dos tourné aux chevaux, ne manquait jamais de me rendre malade ; et, si je n’étais pas obligée de quitter l’église au milieu du service, mes dévotions étaient troublées par une sensation de langueur et de malaise, et par la crainte de me trouver plus mal. Une migraine me tenait ordinairement compagnie tout le reste du jour, qui, sans cela, eût été un jour de repos bienfaisant, de saint et calme plaisir.
« C’est bien singulier, miss Grey, que la voiture vous rende toujours malade ; elle ne me produit jamais le même effet, dit un jour miss Mathilde.
– Ni moi, dit sa sœur ; mais il n’en serait pas de même, je ne crains pas de le dire, si j’étais assise au même endroit qu’elle. C’est une affreuse place, miss Grey, et je m’étonne que vous puissiez y rester.
– J’y suis bien obligée, puisque je n’ai pas le choix, aurais-je pu répondre ; mais, pour ne leur point faire de peine, je me bornai à dire : « Oh ! la route est très-courte, et, si je ne suis pas malade à l’église, je n’y pense plus. »
Si l’on me demandait une description des divisions habituelles et des arrangements du jour, je trouverais la chose fort difficile. Je prenais tous mes repas dans la salle d’étude, avec mes élèves, à l’heure qui convenait à leur caprice : quelquefois ils sonnaient pour le dîner avant qu’il fût à moitié cuit ; d’autres fois, ils le laissaient sur la table pendant plus d’une heure, puis ils se mettaient en colère parce que les pommes de terre étaient froides, et le jus couvert d’une couche de graisse refroidie ; quelquefois ils voulaient que le thé fût servi à quatre heures ; souvent ils grondaient les domestiques parce qu’il n’était pas servi à cinq heures précises. Et lorsque ces ordres étaient exécutés, par manière d’encouragement à la ponctualité, ils le laissaient sur la table jusqu’à sept ou huit heures.
Il en était à peu près de même pour les heures d’étude ; mon jugement et mes convenances n’étaient jamais consultés. Quelquefois Mathilde et John décidaient que toute la besogne serait faite avant le déjeuner, et envoyaient la servante me faire lever à cinq heures et demie ; quelquefois on me faisait dire d’être prête à six heures précises, et, après m’être habillée à la hâte, je descendais dans une chambre vide, j’attendais longtemps et je m’apercevais qu’ils avaient changé d’idée et étaient encore au lit ; ou même, si c’était par un beau matin d’été, Brown venait me dire que les jeunes ladies et les gentlemen avaient pris vacances et étaient sortis : dans ce cas, on me faisait attendre mon déjeuner jusqu’à ce que je fusse prête à me trouver mal, mes élèves ayant fortifié leur estomac avant de sortir.
Souvent ils voulaient apprendre leurs leçons au grand air ; ce à quoi je n’avais à faire aucune objection, excepté que je m’enrhumais souvent en m’asseyant sur l’herbe humide ou en m’exposant à la rosée du soir, ce qui semblait ne produire aucun mauvais effet sur eux. C’était fort bien qu’ils fussent robustes ; pourtant on eût pu leur apprendre à avoir quelque considération pour ceux qui l’étaient moins. Mais je ne dois point les blâmer pour ce qui peut-être était ma propre faute : car je ne fis jamais une objection pour m’asseoir où ils voulaient, préférant follement en subir les conséquences, plutôt que de les contrarier. La manière indécente dont ils exécutaient leurs leçons était aussi remarquable que le caprice qu’ils montraient dans le choix du temps et de la place. Pendant qu’ils recevaient mes instructions ou répétaient ce qu’ils avaient appris, ils s’étendaient sur le sofa, se roulaient sur le tapis, s’étiraient, bâillaient, se parlaient l’un à l’autre, ou regardaient par la fenêtre. Quant à moi je ne pouvais tisonner le feu ou ramasser le mouchoir que j’avais laissé tomber, sans être taxée d’inattention par un de mes élèves, ou m’entendre dire que « maman n’aimerait pas que je fusse aussi insouciante. »
Les domestiques, voyant le peu de cas que parents et élèves faisaient de la gouvernante, réglaient leur conduite en conséquence. J’ai souvent pris parti pour eux contre la tyrannie de leurs jeunes maîtres et maîtresses, et je m’efforçais toujours de leur causer le moins de dérangement possible. Eh bien ! ils négligeaient entièrement mon bien-être, ne faisaient nulle attention à mes requêtes, et méprisaient mes conseils. Tous les domestiques, j’en suis convaincue, n’eussent pas agi comme ceux-là ; mais en général, étant ignorants et peu habitués à la réflexion et au raisonnement, ils sont aisément corrompus par le mauvais exemple de ceux qui sont au-dessus d’eux ; et ceux-ci, je pense, n’étaient pas des meilleurs.
Quelquefois je me sentais dégradée par la vie que je menais, et honteuse de me soumettre à tant d’indignités ; d’autres fois, je me reprochais de m’en trop affecter et de manquer de cette humilité chrétienne ou de cette charité qui « souffre longtemps et reste bonne, ne cherche point son propre contentement, ne s’irrite pas aisément, supporte tout, endure toutes choses. » Mais avec le temps et de la patience, la position commença à s’améliorer, lentement, il est vrai, et d’une manière imperceptible. Je fus débarrassée des deux garçons, ce qui n’était pas peu de chose, et les filles, ainsi que je l’ai déjà dit pour l’une d’elles, devinrent un peu moins insolentes, et commencèrent à me montrer quelque estime.
Miss Grey, disaient-elles, était une singulière créature : elle flattait et louait peu ; mais, quand elle parlait favorablement de quelqu’un, on pouvait être sûr que son approbation était sincère. Elle était très-obligeante, douce et paisible ordinairement, mais il y avait des choses qui la mettaient hors de son caractère. Quand elle était de bonne humeur, elle parlait à ses élèves, et se montrait quelquefois très-agréable et très-amusante à sa manière. Elle avait ses opinions arrêtées sur chaque sujet, et y tenait avec fermeté ; opinions très-ennuyeuses quelquefois, car elle pensait continuellement à ce qui était bien et à ce qui était mal, avait un étrange respect pour tout ce qui tenait à la religion, et un goût inexplicable pour les bonnes gens.
À dix-huit ans, miss Murray devait quitter la calme obscurité de la salle d’étude pour briller dans le monde fashionable, si toutefois un tel monde pouvait se trouver ailleurs qu’à Londres : car son père ne pouvait se décider à quitter, même pour quelques semaines de résidence dans la métropole, ses plaisirs et ses occupations champêtres. Il fut décidé qu’elle ferait son début le 3 janvier, dans un bal magnifique que sa mère se proposait de donner à toute la noblesse et à la classe supérieure d’O… et des environs, à vingt milles à la ronde. Naturellement elle attendait ce jour avec la plus vive impatience et les plus extravagantes espérances de plaisir.
« Miss Grey, dit-elle un soir, un mois environ avant le grand jour, au moment où je lisais une longue et intéressante lettre de ma sœur, lettre que j’avais parcourue le matin pour voir si elle ne contenait point de mauvaises nouvelles, et que je n’avais pu lire encore entièrement ; miss Grey, jetez donc cette ennuyeuse et stupide lettre, et écoutez-moi. Je suis sûre que ma causerie sera plus amusante que ce qu’elle peut contenir. »
Elle s’assit à mes pieds sur un petit tabouret, et, réprimant un soupir de vexation, je me mis à plier ma lettre.
« Vous devriez dire à ces bonnes gens de votre maison de ne plus vous ennuyer avec de si longues lettres, dit-elle, et par-dessus tout leur enjoindre de vous écrire sur du papier à lettre convenable, et non sur ces grandes feuilles grossières. Voyez donc le charmant petit papier à lettre de lady dont se sert maman pour écrire à ses amis.
– Les bonnes gens de ma famille, répondis-je, savent que plus leurs lettres sont longues, plus elles me font plaisir. Je serais très-fâchée de recevoir d’eux des lettres sur du charmant petit papier de lady, et je pensais que vous étiez trop lady vous-même pour trouver vulgaire que l’on écrive sur de grandes feuilles de papier.
– Je voulais dire seulement que cela vous ennuie. Mais maintenant j’ai besoin de vous parler du bal, et de vous dire que vous devez absolument différer vos vacances jusqu’à ce qu’il ait eu lieu.
– Et pourquoi ? Je n’assisterai pas au bal, moi.
– Non ; mais vous verrez les salons décorés avant qu’il ne commence, vous entendrez la musique, et par-dessus tout cela vous me verrez dans ma splendide toilette nouvelle. Je serai si charmante ! Il faut absolument que vous restiez.
– Je serais enchantée de vous voir, assurément ; mais j’aurai plus d’une occasion de vous voir aussi charmante dans les nombreux bals et réunions qui auront lieu plus tard, et je ne puis affliger mes amis en différant mon retour si longtemps.
– Oh ! ne songez pas à eux ; dites-leur que nous ne voulons pas vous laisser partir.
– Mais, pour dire vrai, ce serait un désappointement pour moi-même. Je désire les revoir autant qu’ils désirent me revoir, peut-être davantage.
– Mais il y a si peu de temps à attendre !
– Près de quinze jours, à mon compte ; en outre, je ne puis me faire à la pensée de passer les fêtes de Noël loin de ma famille, et ma sœur est sur le point de se marier.
– Vraiment ! et quand ?
– Pas avant le mois prochain ; mais j’ai besoin d’être là pour l’aider dans les préparatifs, et pour jouir encore de sa compagnie avant qu’elle ne nous quitte.
– Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de cela auparavant ?
– J’en ai reçu seulement la nouvelle dans cette lettre que vous traitiez d’ennuyeuse et de stupide, et que vous ne vouliez pas me laisser lire.
– Avec qui se marie-t-elle ?
– Avec M. Richardson, le curé d’une paroisse voisine.
– Est-il riche ?
– Non ; il est seulement dans une position aisée.
– Est-il beau ?
– Non ; seulement bien.
– Jeune ?
– Non ; entre deux âges.
– Oh ! grand Dieu ! Quelle pitié ! Quelle sorte de maison est la sienne ?
– Un calme petit presbytère, avec un porche tapissé de lierre, un jardin à l’ancienne mode, et…
– Oh ! assez… vous me rendez malade. Comment pourra-t-elle souffrir cela ?
– J’espère non-seulement qu’elle pourra le souffrir, mais qu’elle sera très-heureuse. Vous ne m’avez pas demandé si M. Richardson était un homme bon, sage et aimable ; j’aurais pu répondre à toutes ces questions : c’est au moins l’opinion de Mary, et j’espère qu’elle ne sera pas trompée.
– Mais, la malheureuse ! comment peut-elle penser à passer là sa vie, en compagnie de cet homme vieux et maussade, et sans espoir de changement ?
– Il n’est pas vieux, il n’a que trente-six ou trente-sept ans ; elle en a vingt-huit et elle est aussi raisonnable que si elle en avait cinquante.
– Oh ! c’est mieux, alors ils sont bien accouplés ; mais l’appellent-ils le digne curé ?
– Je ne sais ; mais à coup sûr il mérite l’épithète.
– Grand Dieu, comme c’est choquant ! Est-ce qu’elle portera un tablier blanc et fera des pâtés et des poudings ?
– Je ne sais rien du tablier blanc ; mais je n’hésite pas à dire qu’elle fera des pâtés et des poudings de temps en temps ; ce ne sera pas une grande peine pour elle, car elle les faisait auparavant.
– Est-ce qu’elle sortira avec un châle simple et un large chapeau de paille, portant des consolations et de la soupe aux os aux paroissiens pauvres de son mari ?
– Je n’en sais rien ; mais je puis affirmer qu’elle fera de son mieux pour les soulager de corps et d’esprit, suivant en cela l’exemple de notre mère. »
« Maintenant, miss Grey, s’écria miss Murray aussitôt que j’eus franchi la porte de la salle d’étude après avoir quitté mes habits de voyage, au retour de mes quatre semaines de vacances, maintenant, fermez la porte et asseyez-vous ; il faut que je vous raconte tout ce qui s’est passé dans le bal.
– Non, mordieu ! non ! vociféra miss Mathilde. Ne pouvez-vous retenir votre langue ? Laissez-moi lui parler de ma nouvelle jument ; quelle magnifique jument, miss Grey ! une jument pur sang…
– Taisez-vous, Mathilde, et laissez-moi d’abord dire mes nouvelles.
– Non, non, Rosalie, vous en aurez pour si longtemps ! il faut qu’elle m’entende d’abord ; je veux être pendue si elle ne m’écoute pas la première !
– Je suis fâchée d’entendre, miss Mathilde, que vous ne vous êtes point encore débarrassée de vos grossières habitudes.
– Ah ! je ne puis m’en empêcher ; mais je vous promets de ne plus jamais prononcer un méchant mot, si vous voulez m’écouter et dire à Rosalie de contenir sa maudite langue. »
Rosalie répliqua, et je pensai un moment être mise en pièces entre les deux. Mais miss Mathilde ayant la voix la plus haute, sa sœur finit par céder et lui laissa dire son histoire. Je fus ainsi forcée d’entendre une longue description de la splendide jument, de son sang et de sa généalogie, de ses pas, de son action, de son ardeur, etc., ainsi que du courage et de l’habileté qu’elle montrait en la montant. Elle finit en affirmant qu’elle pourrait franchir une barrière de cinq échelons aussi facilement que « cligner de l’œil, » que papa avait dit qu’elle pourrait chasser la première fois que l’on rassemblerait les chiens, et que maman avait commandé pour elle un bel habit de chasse écarlate.
« Oh ! Mathilde, quelles histoires vous contez là ! s’écria sa sœur.
– Oui, répondit-elle, sans être le moins du monde déconcertée, je sais que je pourrais franchir une barrière à cinq échelons, si je l’essayais, et papa dira que je puis chasser, et maman commandera l’habit quand je le lui demanderai.
– Allons ! continuez, répliqua miss Murray, et tâchez, chère Mathilde, d’être un peu plus convenable. Miss Grey, je voudrais que vous pussiez lui dire de ne pas employer ces mots choquants: elle appelle son cheval une jument, c’est d’un mauvais goût inconcevable ; puis elle se sert de si horribles expressions pour la décrire, il faut qu’elle les ait apprises des grooms. Cela me fait presque tomber en syncope quand je l’entends.
– Je les ai apprises de papa, ânesse que vous êtes, et de ses amis, dit la jeune lady en faisant siffler vigoureusement une cravache qu’elle avait ordinairement à la main. Je suis aussi bon juge des qualités d’un cheval que le meilleur d’entre eux.
– Allons ! finissez, petite fille mal élevée ! Je vais me trouver mal si vous continuez ainsi. Maintenant, miss Grey, écoutez-moi ; je vais vous raconter le bal. Je sais que vous mourez d’envie d’en entendre le récit. Oh ! quel bal ! Vous n’avez jamais vu ni rêvé rien de pareil en votre vie. Les décorations, les rafraîchissements, le souper, la musique, étaient indescriptibles ! Et les invités ! Il y avait deux nobles, trois baronnets, cinq ladies titrées, et d’autres ladies et gentlemen en quantité innombrable. Les ladies, naturellement, m’importaient peu, excepté pour me réjouir en voyant combien la plupart étaient laides et gauches auprès de moi. Les plus belles d’entre elles, m’a dit maman, n’étaient rien, comparées à moi. Je suis fâchée que vous ne m’ayez pas vue, miss Grey ! J’étais charmante ! N’est-ce pas, Mathilde ?
– Médiocrement.
– Non, j’étais réellement charmante, du moins maman l’a dit, et aussi Brow et Williamson. Brow m’a affirmé qu’aucun gentleman ne pourrait jeter les yeux sur moi sans tomber amoureux de moi à la minute ; je puis donc bien me permettre un peu de vanité. Je sais que vous me regardez comme une fille frivole et engouée d’elle-même ; mais je n’attribue pas tout à mes attraits personnels. Je fais la part de mon coiffeur, et aussi un peu celle de mon exquise toilette, vous la verrez demain, gaze blanche sur satin rose, et si délicieusement faite ! et le collier, et les bracelets de belles et grosses perles !
– Je ne mets pas en doute que vous ne fussiez charmante ; mais est-ce que cela seulement vous fait tant de plaisir ?
– Oh ! non. Non pas cela seul : mais j’étais si admirée, et j’ai fait tant de conquêtes dans cette seule nuit, vous en serez étonnée…
– Mais quel bien cela peut-il vous faire ?
– Quel bien ? Est-ce qu’une femme peut demander cela ?
– Il me semble qu’une seule conquête est assez, trop même, si elle n’est pas mutuelle.
– Oh ! vous savez que je ne serai jamais d’accord avec vous sur ces points. Attendez un peu, et je vais vous nommer mes principaux admirateurs, ceux qui se sont montrés les plus empressés à cette soirée et aux suivantes, car nous en avons eu deux depuis. Malheureusement les deux nobles ; lord G… et lord R…, sont mariés ; sans cela j’aurais pu daigner me montrer aimable pour eux, ce que je n’ai pas fait : et pourtant lord R…, qui déteste sa femme, était évidemment fasciné par moi. Il me demanda deux fois de danser avec lui, c’est un charmant danseur, par parenthèse, et moi je danse aussi fort bien ; vous ne pouvez vous imaginer comme je dansai bien ce soir-là, j’en étais étonnée moi-même. Mon lord était très-complimenteur aussi, peut-être même trop ; mais j’avais le plaisir de voir sa maussade et méchante femme prête à mourir de dépit.
– Oh ! miss Murray, vous ne pouvez dire qu’une telle chose ait pu vous causer du plaisir. Quelque méchante ou…
– Eh bien, je sais que c’est mal ; n’y pensez plus ! Je serai bonne une autre fois ; seulement ne me faites pas de sermons aujourd’hui : me voilà bonne créature maintenant. Je ne vous ai pas encore dit la moitié de ce que j’ai à vous dire ; laissez-moi voir. Oh ! j’allais vous dire combien d’admirateurs j’avais : sir Thomas Ashby en était un, sir Hugues Meltham et sir Broadley Wilson sont de vieux cajoleurs, bons seulement à tenir compagnie à papa et à maman. Sir Thomas est jeune, riche et gai, mais une laide bête pourtant, quoique maman dise que je ne m’en apercevrai pas après quelques mois de connaissance. Puis il y avait Henry Meltham, le plus jeune fils de sir Hugues, un assez beau garçon et un agréable compagnon pour caqueter avec lui ; mais, comme c’est un cadet de famille, il n’est bon qu’à cela. Il y avait aussi le jeune M. Green, assez riche, mais de petite famille, et un grand stupide garçon, un vrai badaud de campagne ; puis notre bon recteur M. Hatfield. Celui-là devrait se considérer comme un humble admirateur au moins, mais je crains qu’il n’ait oublié de faire entrer l’humilité dans son trésor de vertus chrétiennes.
– Est-ce que M. Hatfield assistait au bal ?
– Oui, certes. Pensez-vous qu’il fût trop bon pour y aller ?
– Je pensais qu’il pouvait trouver cela peu clérical.
– En aucune façon. Il ne profana pas l’habit en dansant ; mais il eut de la peine à s’en empêcher, le pauvre homme. Il paraissait mourir d’envie de me demander ma main pour une figure, et… Oh ! par parenthèse, il a un nouveau vicaire. Le vieux M. Blight a enfin obtenu sa cure tant désirée, et il est parti.
– Et comment est le nouveau ?
– Oh ! une telle bête ! Weston est son nom. Je puis vous faire sa description en trois mots : un insensé, laid et stupide nigaud. J’en ai mis quatre, mais peu importe, en voilà assez sur lui pour le moment. »
Elle revint sur le bal, et me donna de nouveaux détails sur ce qui lui était arrivé, ainsi qu’aux parties qui avaient suivi ; de nouveaux détails sur sir Thomas Ashby et MM. Meltham, Green et Hatfield, et sur l’ineffaçable impression qu’elle avait produite sur eux.
« Eh bien, lequel des quatre aimez-vous le mieux ? dis-je en réprimant un troisième ou quatrième bâillement.
– Je les déteste tous ! répondit-elle en secouant les belles boucles de sa chevelure d’un air de profond mépris.
– Cela veut dire, je suppose, que vous les aimez tous. Mais lequel est le préféré ?
– Non, réellement je les hais tous ; mais Henry Meltham est le plus beau et le plus amusant, M. Hatfield le plus remarquable, sir Thomas le plus laid et le plus méchant, et M. Green le plus stupide. Mais celui que j’épouserai, je crois, si je suis condamnée à épouser l’un d’eux, est sir Thomas Ashby.
– Je ne le crois pas, s’il est si méchant ; et vous le détestez.
– Oh ! peu m’importe qu’il soit méchant : il n’en est que meilleur pour cela. Malgré l’aversion que j’ai pour lui, je ne serais pas fâchée de devenir lady Ashby d’Ashby-Park, si je dois me marier. Mais si je pouvais toujours être jeune, je demeurerais toujours célibataire. J’aimerais à m’amuser le plus possible et à coqueter avec le monde entier, jusqu’au moment où je me verrais sur le point d’être appelée vieille fille ; et alors, pour échapper à cette ignominie, après avoir fait dix mille conquêtes, je leur briserais le cœur à tous, un excepté, en prenant un mari noble, riche, indulgent, que cinquante ladies mouraient d’envie de posséder.
– Eh bien, tant que vous aurez ces idées-là, restez célibataire et ne vous mariez sous aucun prétexte, pas même pour échapper à l’ignominie de vous entendre appeler vieille fille. »
« Que pensez-vous de notre nouveau vicaire ? me demanda miss Murray en revenant de l’église le dimanche, après la reprise de nos exercices.
– Je n’en puis pas dire grand’chose, répondis-je, je ne l’ai pas même entendu prêcher.
– Mais vous l’avez vu ?
– Oui, mais je ne prétends pas juger le caractère d’un homme par un coup d’œil jeté à la hâte sur son visage.
– Mais ne le trouvez-vous pas laid ?
– Cela ne m’a pas particulièrement frappée, je ne déteste pas ce genre de physionomie ; mais la seule chose que j’ai remarquée, c’est sa manière de lire, qui me paraît bonne, infiniment meilleure du moins que celle de M. Hatfield. Il lit les leçons de façon à donner à chaque passage son plein effet ; les plus distraits ne peuvent s’empêcher de l’écouter, et les plus ignorants ne peuvent manquer de le comprendre. Quant aux prières, il les dit comme s’il ne lisait pas, mais comme s’il priait sincèrement et avec ferveur.
– Oh ! oui, il n’est bon qu’à cela ; il peut s’acquitter du service divin aussi bien ; mais il n’a aucune idée d’autre chose.
– Comment le savez-vous ?
– Oh ! je le sais parfaitement. Je suis excellent juge en ces matières. Avez-vous remarqué comme il est sorti de l’église, se démenant comme s’il n’y avait eu là que lui, ne regardant jamais à droite ni à gauche, et ne pensant évidemment qu’à sortir vite, et peut-être à dîner ? sa stupide tête ne pouvait certainement contenir d’autre idée.
– Je crois que vous auriez voulu le voir jeter un coup d’œil dans le banc du squire, dis-je, en riant de la violence de son hostilité.
– Vraiment ! j’aurais été indignée qu’il eût osé faire une chose pareille, » répondit-elle en relevant la tête avec hauteur. Puis, après un moment de réflexion, elle ajouta : « Bien, bien, je suppose qu’il est assez bon pour sa place ; mais je suis enchantée de ne pas dépendre de lui pour mon amusement, voilà tout. Avez-vous vu comme M. Hatfield s’est précipité au dehors pour recevoir un salut de moi, et pour arriver à temps pour nous aider à monter en voiture ?
– Oui, » répondis-je ; ajoutant intérieurement : « Et j’ai pensé qu’il dérogeait quelque peu à sa dignité ecclésiastique, en quittant la chaire avec tant de précipitation pour donner une poignée de main au squire, et aider sa femme et ses filles à monter en voiture. De plus, je lui en veux de m’avoir presque fermé la portière au nez : car, quoique je fusse debout devant lui, auprès du marchepied, et attendait pour entrer, il persistait à vouloir fermer la porte, jusqu’à ce que quelqu’un de la famille lui eût dit que la gouvernante n’était pas entrée ; alors, sans un mot d’excuse, il partit en leur souhaitant le bonjour, et laissant le laquais finir la besogne. »
Nota bene. – M. Hatfield ne m’adresse jamais la parole ; non plus que sir Hugues ou lady Meltham, M. Harry ou miss Meltham, M. Green ou ses sœurs, et tout autre gentleman ou lady qui fréquentaient cette église ; ni, en fait, aucun de ceux qui étaient reçus à Horton-Lodge.
Miss Murray commanda de nouveau la voiture dans l’après-midi, pour elle et pour sa sœur ; elle dit qu’il faisait trop froid pour se récréer dans le jardin, et d’ailleurs elle pensait que Harry Meltham serait à l’église. « Car, dit-elle en se souriant à elle-même dans la glace, il a été un des plus fidèles assistants à l’église ces quelques dimanches : vous auriez pensé qu’il était un excellent chrétien. Vous pouvez venir avec nous, miss Grey ; je, veux que vous le voyiez ; il est si changé depuis son retour de l’étranger ! vous ne pouvez vous en faire une idée. Et de plus, vous aurez ainsi l’occasion de voir de nouveau le beau M. Weston, et de l’entendre prêcher. »
Je l’entendis prêcher, et je fus charmée de la vérité évangélique de sa doctrine, aussi bien que de la fervente simplicité de sa manière, de la clarté et de la force de son style. On aimait à entendre un tel sermon, après avoir été si longtemps accoutumé aux discours secs et prosaïques du dernier vicaire, et aux harangues du recteur, moins édifiantes encore. M. Hatfield avait coutume de monter rapidement la nef, ou plutôt de la traverser comme un ouragan, avec sa riche robe de soie voltigeant derrière lui et frôlant la porte des bancs, et de monter en chaire comme un triomphateur monte dans le char triomphal ; puis, se laissant tomber sur le coussin de velours dans une attitude de grâce étudiée, de demeurer dans un silencieux prosternement pendant un certain temps ; ensuite, de marmotter une Collecte, ou de baragouiner la Prière du Seigneur, de se lever, de retirer un joli gant parfumé pour faire briller ses bagues aux yeux de l’assistance, passer ses doigts à travers ses cheveux bien bouclés, tirer un mouchoir de batiste, réciter un très-court passage ou peut-être une simple phrase de l’Écriture, comme texte de son discours, et finalement, débiter une composition qui, en tant que composition, pouvait être regardée comme bonne, quoique trop étudiée et trop affectée pour être de mon goût : les propositions en étaient bien établies, les arguments logiquement conduits ; et pourtant il était quelquefois difficile de l’entendre jusqu’au bout sans trahir quelques symptômes de désapprobation ou d’impatience.
Ses sujets favoris étaient la discipline ecclésiastique, les rites et les cérémonies, la tradition apostolique, le droit de révérence et d’obéissance au clergé, le crime atroce de dissidence, l’absolue nécessité d’observer toutes les formes de la dévotion, la coupable présomption de ceux qui pensaient par eux-mêmes dans les matières de religion, ou qui se guidaient d’après leurs propres interprétations de l’Écriture, et de temps en temps (pour plaire à ses riches paroissiens) la nécessité de l’obéissance et de la déférence du pauvre envers le riche, appuyant ses maximes et ses exhortations de citations des Pères, qu’il semblait beaucoup mieux connaître que les apôtres et les évangélistes, et auxquels il paraissait attacher autant d’importance qu’à ces derniers. Mais de temps à autre il nous donnait un sermon d’un ordre différent, que quelques-uns pouvaient trouver très-bon, mais sombre et sévère, représentant Dieu comme un terrible censeur plutôt que comme un père bienveillant. Pourtant, en l’entendant, j’inclinais à croire que cet homme était sincère dans tout ce qu’il disait : il fallait qu’il eût changé ses vues et fût devenu vraiment religieux, sombre et austère, mais pourtant dévot. Mais de telles illusions se dissipaient ordinairement à la sortie de l’église, en entendant sa voix dans un gai colloque avec quelques-uns des Meltham ou des Green, ou peut-être les Murray eux-mêmes ; riant peut-être de son propre sermon, et disant qu’il avait sans doute donné à penser à ce coquin de peuple ; se glorifiant peut-être à la pensée que la vieille Betty Holmes allait renoncer à sa pipe criminelle, qui était sa consolation quotidienne depuis plus de trente ans, que Georges Higgins serait effrayé de ses promenades le soir du sabbat, et que Thomas Jackson serait cruellement troublé dans sa conscience, et ébranlé dans son espoir certain d’une joyeuse résurrection au dernier jour.
Ainsi, je ne pouvais m’empêcher de conclure que M. Hatfield était un de ceux qui « attachent de lourds fardeaux et les placent sur les épaules des hommes, pendant qu’ils ne voudraient pas les toucher avec un de leurs doigts ; » et qui « par leurs traditions, ôtent tout effet à la parole de Dieu, enseignant pour doctrines les commandements des hommes. » J’étais heureuse d’observer que le nouveau vicaire, autant que j’en pouvais juger, ne lui ressemblait en aucun de ces points.
« Eh bien, miss Grey, que pensez-vous de lui maintenant ? me dit miss Murray, comme nous prenions nos places dans la voiture, après le sermon.
– Pas de mal encore, répondis-je.
– Pas de mal ! répéta-t-elle étonnée. Que voulez-vous dire ?
– Je veux dire que je ne pense pas plus mal de lui qu’auparavant.
– Pas plus mal ! je le crois bien, vraiment : tout au contraire. Est-ce qu’il n’a pas beaucoup gagné ?
– Oh ! oui, beaucoup, vraiment, répondis-je ; car je venais de découvrir que c’était de Harry Meltham qu’elle voulait parler, et non de M. Weston. Ce gentleman s’était avancé avec empressement pour parler aux jeunes ladies, chose qu’il n’eût pas peut-être osé faire si leur mère eût été présente ; il les avait aidées aussi à monter en voiture. Il n’avait pas essayé de me laisser dehors, comme M. Hatfield, et ne m’avait pas non plus offert son assistance (que je n’eusse pas acceptée) ; aussi longtemps que la portière avait été ouverte, il était resté debout, riant et babillant avec elles, puis leur avait tiré son chapeau et s’était dirigé vers sa demeure : mais je l’avais à peine remarqué pendant tout ce temps. Mes compagnes, pourtant, avaient mieux observé ; et, pendant que nous roulâmes vers la maison, elles discutèrent entre elles, non-seulement ses regards, ses paroles, ses actions, mais chaque trait de son visage, chaque article de sa toilette.
– Vous ne l’aurez pas pour vous seule, Rosalie, dit Mathilde à la fin de la discussion. Je l’aime ; je sais qu’il ferait un joli et joyeux compagnon pour moi.
– Eh bien ! soyez la bienvenue auprès de lui, répondit sa sœur, d’un air d’indifférence affectée.
– Et je suis sûre, continua l’autre, qu’il m’admire autant que vous ; n’est-ce pas vrai, miss Grey ?
– Je ne sais ; je ne connais pas ses sentiments.
– Eh bien ! c’est pourtant vrai.
– Ma chère Mathilde, personne ne vous admirera jamais si vous ne vous défaites de vos rudes et grossières manières.
– Oh ! sornettes ! Harry Meltham aime ces manières-là, et les amis de papa aussi.
– Vous pouvez captiver des vieillards et des cadets de famille ; mais nul autre, j’en suis sûre, ne tombera amoureux de vous.
– Je m’en moque ; je ne suis pas toujours courant après l’argent, comme vous et maman. Si mon mari peut tenir quelques bons chevaux et quelques chiens, je serai très-satisfaite. Tout le reste peut aller au diable !
– Ah ! si vous avez de si choquantes expressions, je suis sûre qu’aucun véritable gentleman ne voudra vous approcher. Réellement, miss Grey, vous ne devriez pas lui permettre de faire cela.
– Je ne puis l’en empêcher, miss Murray.
– Et vous êtes tout à fait dans l’erreur, Mathilde, en supposant que Harry Meltham vous admire ; je vous assure qu’il n’en est rien. »
Mathilde allait répondre avec colère ; mais heureusement notre voyage était arrivé à sa fin, et la dispute fut coupée court par le laquais ouvrant la portière et baissant le marchepied pour notre descente.
N’ayant plus qu’une élève, quoiqu’elle me donnât plus de peine que trois ou quatre, et quoique sa sœur prît encore des leçons d’allemand et de dessin, j’avais beaucoup plus de temps à ma disposition que je n’en avais jamais eu depuis que j’avais pris le joug de gouvernante ; temps que j’employais partie à correspondre avec mes amis, partie à lire, à étudier, à pratiquer la musique, le chant, etc. ; et partie à me promener dans le domaine ou les champs adjacents, avec mes élèves, si elles désiraient ma compagnie ; seule, si elles ne se souciaient point de m’avoir avec elles.
Souvent, quand elles n’avaient point sous la main de plus agréable occupation, les miss Murray s’amusaient à visiter les pauvres paysans qui demeuraient sur le domaine de leur père, pour recevoir leurs hommages flatteurs ou pour entendre les anciennes histoires et les commérages racontés par les vieilles femmes ; ou peut-être pour le plaisir plus pur de faire des heureux par leur présence et leurs dons, si aisément accordés, reçus avec tant de reconnaissance. Quelquefois j’étais priée d’accompagner l’une des deux sœurs ou toutes les deux dans ces visites, et quelquefois on me demandait d’y aller seule pour remplir quelque promesse qu’elles avaient été plus promptes à faire qu’à tenir, pour porter quelques petits dons, ou faire la lecture à ceux qui étaient malades ou tristes. De cette façon, je fis quelques connaissances parmi les paysans ; et, de temps en temps, j’allais leur rendre visite pour mon propre compte.
J’avais généralement plus de satisfaction à y aller seule qu’avec l’une ou l’autre des jeunes ladies : car, par suite de leur éducation défectueuse, elles se comportaient envers leurs inférieurs d’une manière qui m’était fort désagréable à voir. Elles regardaient ces pauvres créatures pendant leurs repas, faisant des remarques inciviles sur leur nourriture et leur façon de manger ; elles riaient de leur ignorance et de leur langage campagnard, au point que quelques-uns osaient à peine parler ; elles traitaient de graves vieillards des deux sexes, de vieux fous et de vieilles bêtes, à leur nez, et cela sans aucune intention de les offenser. Je pouvais voir que ces gens étaient souvent offensés et ennuyés de cette conduite, quoique leur crainte des « grandes ladies » les empêchât de montrer aucun ressentiment ; mais elles ne s’apercevaient de rien. Elles pensaient que ces paysans étant pauvres et ignorants, ils devaient être stupides et abrutis ; qu’aussi longtemps qu’elles, leurs supérieures, voudraient condescendre à leur parler, à leur donner des schellings, des demi-couronnes et des articles d’habillement, elles avaient le droit de s’amuser à leurs dépens ; que le peuple devait les adorer comme des anges de lumière s’abaissant à pourvoir à leurs besoins et à illuminer leur humble demeure.
Je fis de nombreuses et diverses tentatives pour débarrasser mes élèves de ces idées erronées sans alarmer leur orgueil, qui s’offensait vite et se calmait difficilement, mais avec peu de résultats, et je ne sais vraiment laquelle était le plus répréhensible des deux : Mathilde était plus rude et plus emportée ; mais Rosalie, que par son âge et son extérieur distingué on eût pu croire plus raisonnable, était aussi inconsidérée, aussi insouciante, aussi étourdie qu’une enfant de douze ans.
Par un beau soleil de la fin de février, je me promenais un jour dans le parc, jouissant du triple luxe de la solitude, d’un livre et d’un temps agréable : car miss Mathilde était montée à cheval, comme elle le faisait tous les jours ; et mis Murray était sortie en voiture avec sa mère pour faire quelques visites du matin. La pensée me vint alors de laisser là ces plaisirs égoïstes et le parc avec son magnifique ciel bleu, le vent de l’ouest soufflant doucement dans ses branches sans feuillage, la neige que l’on voyait encore dans les bas-fonds, mais qui fondait rapidement sous les chauds rayons du soleil, et les gracieux daims broutant l’herbe humide qui commençait à prendre la fraîcheur et la verdure du printemps, et d’aller jusqu’au cottage de Nancy Brown, une pauvre veuve dont le fils travaillait tout le jour dans les champs ; elle était affligée d’une inflammation des yeux qui, depuis quelque temps, la rendait incapable de lire, à son grand chagrin, car c’était une femme d’un esprit sérieux et réfléchi. J’allai donc, et la trouvai seule, comme d’habitude, dans sa petite cabane sombre, sentant la fumée et l’air renfermé, mais aussi propre qu’elle la pouvait tenir. Je la trouvai assise devant son petit feu, tricotant activement, avec un petit coussin à ses pieds, placé là pour la commodité de son gentil ami le chat, qui y était couché mollement, sa longue queue encerclant ses pattes veloutées et les yeux demi-clos regardant le feu d’un air rêveur.
« Eh bien, Nancy, comment allez-vous, aujourd’hui ?
– Doucement, miss. Mes yeux ne vont pas mieux, mais mon esprit est un peu plus tranquille, » répondit-elle en se levant et en me saluant d’un air content, ce qui me fit plaisir à voir, car Nancy avait été quelque peu atteinte de mélancolie religieuse.
Je la félicitai sur son changement. Elle convint que c’était un grand bienfait du ciel, et s’en montra très-reconnaissante, ajoutant :
« S’il plaît à Dieu de me conserver la vue et de me permettre de lire encore la Bible, je me croirai aussi heureuse qu’une reine.
– J’espère qu’il vous la conservera, Nancy, répondis-je ; et, en attendant, je viendrai vous faire la lecture de temps en temps, quand je pourrai disposer d’un moment. »
Avec des expressions de reconnaissance, la pauvre femme se leva pour m’offrir une chaise ; mais, comme je lui en avais épargné la peine, elle s’occupa de tisonner le feu et d’y jeter quelques morceaux de bois, puis alla prendre sa Bible sur le rayon, l’épousseta avec soin et me l’apporta. Lui ayant demandé s’il y avait quelque passage qu’elle désirât entendre de préférence, elle me répondit :
« Eh bien, miss Grey, si cela vous est égal, j’aimerais à entendre ce chapitre de la première épître de saint Jean, qui dit : « Dieu est amour, et celui qui habite dans l’amour, habite en Dieu, et Dieu en lui. »
En cherchant un peu, je trouvai ces mots dans le quatrième chapitre. Lorsque je fus au quatrième verset, elle m’interrompit, et, en me demandant pardon d’une telle liberté, me pria de lire très-lentement, afin qu’elle pût bien saisir le sens, et d’appuyer sur chaque mot, espérant que je voudrais bien l’excuser, attendu qu’elle était une simple créature.
« Les plus sages personnes, répondis-je, pourraient réfléchir sur chacun de ces versets pendant une heure, et en tirer profit, et j’aime mieux les lire lentement que vite. »
Je finis donc le chapitre avec autant de lenteur qu’elle le désirait, lisant, en outre, avec autant d’expression que je le pus. Mon auditeur m’écouta très-attentivement, et me remercia sincèrement lorsque j’eus terminé. Je demeurai sans rien dire environ une demi-minute, pour lui donner le temps de réfléchir sur cette lecture, quand, à ma surprise, elle rompit le silence en me demandant comment je trouvais M. Weston.
« Je ne sais, répliquai-je, un peu déconcertée par l’imprévu de la question ; je pense qu’il prêche fort bien.
– Oui ! et il cause bien aussi !
– Vraiment ?
– Oui. Mais peut-être ne l’avez-vous pas vu beaucoup et n’avez-vous encore guère causé avec lui ?
– Non ; je ne parle jamais à personne, excepté aux jeunes ladies du château.
– Ah ! ce sont de charmantes et bonnes ladies ; mais elles ne peuvent causer comme lui.
– Il vient donc vous voir, Nancy ?
– Oui, miss, et j’en suis bien reconnaissante. Il vient nous voir, nous autres pauvres créatures, un peu plus souvent que ne le faisait M. Blight, et que le recteur lui-même ; et il fait bien, car il est toujours le bienvenu. Nous n’en pourrions pas dire autant du recteur, car il y en a qui ont peur de lui. Quand il entre dans une maison, ils disent qu’il ne manque jamais de trouver tout mal, et il se met à réprimander aussitôt qu’il a passé la porte ; mais peut-être croit-il que c’est son devoir de leur dire ce qui est mal. Et souvent il vient pour gronder les gens de ce qu’ils ne vont pas à l’église, ou de ce qu’ils ne s’agenouillent pas et ne se lèvent pas quand les autres le font, ou de ce qu’ils vont à la chapelle des méthodistes, ou autre chose de cette sorte. Mais je ne puis dire qu’il ait trouvé beaucoup à réprimander avec moi. Il vint me voir une fois ou deux avant l’arrivée de M. Weston, quand j’avais l’esprit si malade ; comme ma santé allait très-mal aussi, j’osai l’envoyer chercher, et il vint tout de suite. J’étais bien cruellement affligée, miss Grey. Grâce à Dieu, c’est un peu passé maintenant ; mais quand je prenais ma Bible, je n’en pouvais tirer aucune consolation. Ce même chapitre que vous venez de me lire me troublait beaucoup. « Celui qui n’aime pas, ne connaît pas Dieu. » Cela me semblait terrible ; car je sentais que je n’aimais ni Dieu, ni le prochain, comme je l’aurais dû et comme je l’aurais voulu. Et le chapitre précédent, où il est dit : « Celui qui est né de Dieu ne peut commettre le péché. » Et un autre endroit où il est dit : « L’amour est l’accomplissement de la loi. » Et beaucoup, beaucoup d’autres, miss ; je vous fatiguerais si je vous les disais tous. Mais tout semblait me condamner, et me montrer que je n’étais pas dans la bonne voie. Et comme je ne savais pas comment y rentrer, j’envoyai Bill prier M. Hatfield d’être assez bon de venir me voir quelque jour ; et, quand il vint, je lui dis tous mes troubles.
– Et que vous dit-il, Nancy ?
– Il eut l’air de se moquer de moi, miss. Il se peut que je me trompe, mais il siffla d’une certaine façon et je vis un léger sourire sur son visage ; puis il dit : « Oh ! tout cela est de l’extravagance ! vous avez fréquenté les méthodistes, ma bonne femme. » Mais je lui dis que je n’étais jamais allée chez les méthodistes. Il me dit alors : « Eh bien, il vous faut venir à l’église, où vous entendrez les Écritures correctement expliquées, au lieu de méditer là sur votre Bible à la maison. » Je lui dis que j’avais toujours fréquenté l’église lorsque j’étais en bonne santé ; mais que par ce froid hiver, et avec mes rhumatismes et mes autres infirmités, je ne pouvais me hasarder à aller si loin. Mais il me répondit : « Cela fera du bien à votre rhumatisme de marcher jusqu’à l’église ; il n’y a rien comme l’exercice pour guérir le rhumatisme. Vous marchez assez bien dans les environs de cette maison ; pourquoi ne pourriez-vous pas marcher jusqu’à l’église ? Le fait est que vous devenez trop esclave de vos aises, dit-il. Il est toujours facile d’inventer des excuses pour éluder son devoir. » Vous savez, miss Grey, qu’il n’en était pas ainsi. Pourtant je lui dis que j’essayerais. « Mais, je vous prie, monsieur, dis-je, si je vais à l’église, en serai-je meilleure ? J’ai besoin de savoir que mes péchés sont effacés, de sentir qu’ils ne me seront jamais opposés, et que l’amour de Dieu est répandu dans mon cœur, et si je ne retire aucun bien en lisant la Bible et en faisant mes prières à la maison, quel bien trouverai-je en allant à l’église ? – L’église, dit-il, est le lieu désigné par Dieu pour son culte. Il est de votre de voir d’y aller aussi souvent que vous le pouvez. Si vous avez besoin de consolation, vous devez la chercher dans le sentier du devoir. » Et il dit beaucoup d’autres choses encore, mais je ne puis me souvenir de toutes ses belles paroles. Pourtant toutes se résumaient en ceci : que je devais aller à l’église aussi souvent que je le pourrais, et porter avec moi mon livre de prières, afin de lire tous les répons après le clerc, me lever, m’agenouiller, m’asseoir, aux moments indiqués, communier à toutes les occasions, écouter ses serments ou ceux de M. Blight, et que tout irait bien ; si je remplissais ainsi mon devoir, je finirais certainement par recevoir la bénédiction de Dieu. « Mais si vous ne trouvez pas de consolation en suivant cette voie, tout est fini, dit-il. – Vous penseriez donc, alors, que je serais réprouvée ? dis-je. – Eh, si vous faites tout ce que vous pouvez pour entrer au ciel et que vous ne puissiez y réussir, vous devez être de ceux qui cherchent à entrer par une porte étroite et qui ne peuvent y parvenir. » Et il me demanda alors si j’avais vu quelques-unes des ladies du château ce matin-là. Je lui dis que j’avais vu les jeunes miss aller sur la lande, et il renversa mon pauvre chat sur le plancher et courut après elles, aussi gai qu’une alouette : mais, moi, j’étais fort triste. Ses dernières paroles étaient tombées sur mon cœur et y restèrent comme une masse de plomb jusqu’à ce que je fusse fatiguée de la porter. Pourtant, je suivis son avis : je pensais qu’il avait de bonnes intentions, quoiqu’il eût une drôle de façon d’agir. Mais vous savez, miss, il est riche et jeune, et il ne peut guère comprendre les pensées d’une pauvre vieille femme comme moi. Je fis de mon mieux pour accomplir tout ce qu’il m’ordonnait… mais peut-être, miss, je vous ennuie avec mon bavardage ?
– Oh non ! Nancy, continuez, dites-moi tout.
– Eh bien ! mon rhumatisme alla mieux ; je ne sais si ce fut ou non parce que j’allais à l’église, mais un dimanche matin qu’il gelait fort je contractai cette inflammation aux yeux. Elle ne se déclara pas tout à coup, mais peu à peu… Mais je vois que je vous parle de mes yeux, c’est du trouble de mon esprit que je voulais vous parler ; et, pour vous dire la vérité, miss Grey, je ne crois pas qu’il ait été guéri par mes visites à l’église ; ma santé alla mieux, mais mon esprit n’y gagna rien. J’écoutai et écoutai encore les ministres, je lus et relus mon livre de prières ; c’était comme « de l’airain sonore et une cymbale qui tinte. » Les sermons, je ne pouvais les comprendre, et le livre de prières ne servait qu’à me montrer combien j’étais perverse, puisque je pouvais lire de si bonnes paroles et n’en être pas meilleure, et je sentais souvent que prier était pour moi un dur labeur et une lourde tâche, au lieu d’un bienfait et d’un privilège comme pour tous les bons chrétiens. Il me semblait que tout était sombre et aride devant moi. Puis, ces mots terribles : « Beaucoup chercheront à entrer et ne le pourront pas ! » glaçaient mon esprit d’épouvante.
« Cependant un dimanche, que M. Hatfield prêchait sur le sacrement, je remarquai qu’il dit : « S’il est quelqu’un parmi vous qui ne puisse calmer sa conscience, mais ait besoin de consolation et de conseils, qu’il vienne me trouver ou aille à quelque autre sage et savant ministre de la parole de Dieu, et qu’il découvre son tourment. » Aussi, le dimanche suivant, avant le service, je me rendis dans la sacristie et commençai à parler de nouveau au recteur. J’avais eu de la peine à prendre une telle liberté ; mais je pensai que, lorsque mon âme était en jeu, il ne me fallait pas hésiter. Il me dit qu’il n’avait pas alors le temps de m’entendre. « Et d’ailleurs, dit-il, je n’ai pas autre chose à vous dire que ce que je vous ai déjà dit auparavant. Recevez la communion, et allez remplir votre devoir, et si cela ne vous sert pas, rien ne vous servira. Ainsi ne m’ennuyez pas davantage. » Je m’en allai donc. Mais j’entendis M. Weston, M. Weston était là, miss, c’était son premier dimanche à Horton, vous savez, et il était en surplis dans la sacristie, aidant le recteur à passer sa robe.
– Oui, Nancy.
– Et je l’entendis demander à M. Hatfield qui j’étais, et il répondit : « Oh ! c’est une singulière vieille folle. » Et je fus bien affligée, miss Grey ; j’allai à mon siège, et m’efforçai de faire mon devoir comme auparavant ; mais je ne pus retrouver la tranquillité. Je communiai même, mais il me sembla que je buvais et mangeais ma condamnation. Aussi, je revins à la maison cruellement troublée.
« Mais le lendemain, avant que j’eusse fait le ménage, car, vraiment, miss, je n’avais pas le cœur à ranger, à balayer, et à laver les pots, et je m’étais assise dans l’ordure, qui vois-je entrer ?… M. Weston. Je me levai en sursaut et me mis à balayer et à faire quelque chose, et je m’attendais à ce qu’il allait me réprimander sur mon oisiveté, ainsi que M. Hatfield n’eût pas manqué de le faire. Mais je me trompais. Il me dit seulement bonjour d’une façon très-civile. Je lui époussetai une chaise, et arrangeai un peu le foyer ; mais je n’avais pas oublié les paroles du recteur, et je lui dis : « Je m’étonne, monsieur, que vous vous soyez donné la peine de venir si loin pour voir une singulière vieille folle comme moi. » Il parut surpris de cela ; mais il voulut me persuader que le recteur avait dit cela en plaisantant, et comme cela ne réussissait pas, il me dit : « Eh bien, Nancy, il ne faut plus autant vous affecter de cela. M. Hatfield était un peu de mauvaise humeur en ce moment-là : vous savez que nul de nous n’est parfait, et que Moïse même parla inconsidérément et contre l’esprit de Dieu de ses propres lèvres. Mais asseyez-vous une minute, si vous en avez le temps, et dites-moi tous vos doutes et vos craintes, et je m’efforcerai de les dissiper. » Ainsi je m’assis à côté de lui. Il était tout à fait un étranger, vous savez, miss Grey, et même plus jeune que M. Hatfield, je crois ; je lui avais vu une physionomie moins agréable que celle de M. Hatfield, et à première vue il paraissait plutôt un peu sévère ; mais il parlait avec tant de civilité ! et quand la chatte, pauvre créature, sauta sur ses genoux, il ne fit que sourire un peu et la caresser de la main ; je pensai que c’était là un bon signe : car, une fois qu’elle fit la même chose pour le recteur, il la jeta brusquement à terre, comme par mépris et par colère, la pauvre douce bête. Mais on ne peut attendre d’une chatte qu’elle connaisse la civilité comme une chrétienne, vous savez, miss Grey.
– Non, certainement, Nancy. Mais que dit alors M. Weston ?
– Il ne dit rien ; mais il m’écouta avec autant de calme et de patience qu’il est possible, et sans jamais faire paraître la moindre expression de mépris. Ainsi, je continuai et lui dis tout ce que je viens de vous dire, et même davantage. « Eh bien, dit-il, M. Hatfield avait tout à fait raison de vous dire de persévérer à remplir vos devoirs ; mais, en vous conseillant d’aller à l’église et d’assister au service, il n’a pas eu l’intention de vous dire que c’était là tout le devoir d’un chrétien ; il pensait que vous pourriez apprendre là ce qu’il faut faire en outre, et que vous seriez amenée peu à peu à prendre du plaisir à ces exercices, au lieu de les regarder comme une tâche et un fardeau. Et si vous lui aviez demandé de vous expliquer ces mots qui vous troublent tant, je crois qu’il vous eût dit que s’il y en a beaucoup qui cherchent à entrer par la porte étroite et qui ne le peuvent pas, ce sont leurs propres péchés qui les en empêchent ; absolument comme un homme chargé d’un gros sac, qui voudrait passer par une porte étroite et qui ne pourrait y parvenir qu’en laissant le sac derrière lui. Mais vous, Nancy, je ne crains pas de le dire, vous n’avez point de péchés dont vous ne seriez aise de vous débarrasser, si vous saviez comment. – Ah ! monsieur, vous dites la vérité, répondis-je. – Eh bien, continua-t-il, vous connaissez le premier et grand commandement, et le second qui est semblable au premier, commandements qui renferment toute la loi et les prophètes ? Vous dites que vous ne pouvez aimer Dieu. Mais je pense que, si vous pouviez sainement considérer ce que c’est que Dieu, vous trouveriez remède à cela. Dieu est votre père, votre meilleur ami ; tout bienfait, tout ce qui est bon, agréable ou utile, vient de lui ; tout ce qui est mal, tout ce que vous avez raison de haïr, de mépriser et de craindre, vient de Satan, son ennemi aussi bien que le nôtre. C’est pour cela que Dieu s’est manifesté dans la chair, afin de pouvoir détruire l’œuvre du démon. En un mot, Dieu est amour, et plus nous avons en nous d’amour, plus nous sommes rapprochés de lui, plus nous possédons de son esprit. – Ah ! monsieur, dis-je, si je peux toujours penser à ces choses, je crois que je pourrai toujours bien aimer Dieu ; mais, comment puis-je aimer mes semblables, lorsqu’ils me font du mal, et sont pour la plupart si méchants et si pécheurs ? – Cela peut sembler difficile, dit-il, d’aimer nos semblables, qui sont si imparfaits et dont les fautes souvent éveillent le mal qui est en nous. Mais souvenez-vous que c’est Dieu qui les a faits et qu’il les aime ; que quiconque aime celui qui a engendré, aime aussi celui qui a été engendré ; et que si Dieu nous a aimés au point de laisser mourir pour nous son Fils unique, nous devons aussi nous aimer les uns les autres. Mais si vous ne pouvez éprouver une affection positive pour ceux qui ne se soucient pas de vous, vous pouvez au moins tâcher de leur faire ce que vous voudriez qui vous fût fait. Vous pouvez vous efforcer de plaindre leurs chutes et d’excuser leurs offenses, de faire en un mot tout le bien que vous pourrez à ceux qui vous environnent. Et si vous vous accoutumez à cela, Nancy, cet effort même vous fera les aimer un peu, sans parler de la bonté que votre bienveillance engendrera en eux, quoiqu’ils puissent n’avoir pas grand’chose de bon en eux. Si vous aimons Dieu et voulons le servir, efforçons-nous d’être comme lui, de faire son œuvre, de travailler à sa gloire, qui est le bien de l’homme, de hâter l’avènement de son royaume, qui est la paix et le bonheur du monde entier. Dans ce but, quelque impuissants que nous paraissions être, en faisant tout le bien que nous pouvons dans le cours de notre vie, le plus humble de nous peut faire beaucoup. Vivons donc dans l’amour, afin qu’il puisse demeurer en nous et nous en lui. Plus nous accordons d’amour, plus nous en recevrons, même ici-bas, et plus grande sera notre récompense au ciel, à la fin de nos labeurs. Je crois, miss, que ce sont là ses propres paroles, car j’y ai pensé plus d’une fois. » Alors, il prit la Bible, en lut çà et là des passages qu’il m’expliquait aussi clairs que le jour. Il me sembla qu’une nouvelle lumière se faisait dans mon âme ; je sentais comme un rayon qui pénétrait mon cœur, et j’aurais désiré que le pauvre Bill et tout le monde fût là pour l’entendre et pour se réjouir avec moi.
« Après qu’il fut parti, Hannah Rogers, une de mes voisines, entra et me demanda si je voulais l’aider à laver. Je lui dis que je ne le pouvais pas en ce moment, car je n’avais pas encore mis sur le feu les pommes de terre pour le dîner, et n’avais pas lavé la vaisselle du déjeuner. Elle commença alors à me reprocher mon oisiveté. Je fus un peu vexée, mais je ne lui dis rien de mal ; je lui dis seulement, d’une manière très-calme, que je venais d’avoir la visite du nouveau vicaire, mais que j’allais faire mon ouvrage aussi vite que je le pourrais, et qu’ensuite j’irais l’aider. Elle s’adoucit alors, et je sentis mon cœur s’échauffer pour elle, et en un instant nous fûmes très-bonnes amies. Et c’est pourtant ainsi, miss Grey : une douce réponse fait tomber la colère, mais de dures paroles l’attisent, non-seulement en ceux à qui vous parlez, mais en vous-même.
– C’est bien vrai, Nancy, si nous pouvions toujours nous en souvenir !
– Oui, si nous pouvions !
– Et M. Weston vint-il jamais vous revoir depuis ?
– Oui, plusieurs fois ; et, depuis que mes yeux sont si malades, il s’assied et me lit la Bible pendant des demi-heures ; mais vous savez, miss, il a d’autres gens à voir et autre chose à faire. Dieu le bénisse ! Et le dimanche suivant il prêcha un si beau sermon ! Son texte était : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et lourdement chargés, et je vous donnerai le repos, » et les deux consolants versets qui suivent. Vous n’étiez pas là, miss, vous étiez auprès de vos amis alors, mais ce sermon me fit si heureuse ! Et je suis heureuse maintenant, grâce à Dieu, et je prends plaisir à faire quelque petite chose pour mes voisins, ce que peut faire une pauvre vieille créature à moitié aveugle comme moi, et ils se montrent reconnaissants et bons pour moi, comme il disait. Vous voyez, miss, je tricote en ce moment une paire de bas ; c’est pour Thomas Jackson ; c’est un pauvre vieillard assez querelleur ; nous avons eu beaucoup de difficultés ensemble, et quelquefois nous avons été bien ennemis l’un de l’autre. Aussi, j’ai pensé que je ne pouvais mieux faire que de lui tricoter une paire de bas bien chauds ; et, depuis que j’ai commencé, j’ai ressenti que je l’aimais un peu plus, le pauvre vieux. C’est arrivé juste comme l’a dit M. Weston.
– Je suis très-contente de vous voir si heureuse, Nancy, et si sage ; mais il faut maintenant que je m’en aille, on peut avoir besoin de moi au château, » dis-je ; et lui disant au revoir, je partis, lui promettant de revenir lorsque j’aurais le temps, et me sentant presque aussi heureuse qu’elle.
Une autre fois, j’allai faire la lecture à un pauvre laboureur qui était arrivé à la dernière période de consomption. Les jeunes ladies étaient allées le voir, et il leur avait fait promettre d’aller lui lire la Bible ; mais c’était trop de dérangement pour elles, et elles m’avaient prié de les remplacer, ce que je fis assez volontiers. Là aussi je fus gratifiée des éloges de M. Weston, par le malade et par sa femme. Le premier me dit qu’il avait reçu une grande consolation et un grand soulagement des visites du nouveau vicaire, qui venait fréquemment le voir, et qui était « une autre sorte d’homme » que M. Hatfield ; que ce dernier, avant l’arrivée de l’autre à Horton, lui avait de temps à autre fait une visite, pendant laquelle il voulait que la porte du cottage fût ouverte, afin de laisser entrer l’air, sans s’inquiéter si c’était nuisible au malade ; qu’après avoir ouvert son livre de prières et lu une partie du service pour les malades, il s’enfuyait avec précipitation, si toutefois il ne demeurait pas pour faire quelque dure réprimande à la pauvre femme, ou pour faire quelque observation stupide, pour ne pas dire cruelle, plutôt pour accroître que pour diminuer le tourment du pauvre couple souffrant.
« Au contraire, M. Weston prie avec moi d’une toute différente manière, et me parle avec la plus grande bonté ; et souvent aussi il me fait la lecture, et s’assied à côté de moi comme un frère.
– Tout cela est vrai ! s’écria la femme. Et il y a environ trois semaines, lorsqu’il vit le pauvre Jem trembler la fièvre et quel misérable feu nous avions, il me demanda si notre provision de charbon était bientôt épuisée. Je lui dis que oui, et que nous étions assez embarrassés pour en avoir d’autre : vous savez, je ne lui disais pas cela pour qu’il nous aidât ; cependant il nous envoya un sac de charbon le lendemain, et, depuis ce temps, nous avons toujours eu bon feu, ce qui est un grand bienfait par ce temps d’hiver. Mais c’est sa manière de faire, miss Grey : quand il va voir un malade chez de pauvres gens, il remarque ce dont ils ont besoin, et, s’il pense qu’ils ne peuvent se le procurer eux-mêmes, il ne dit rien, mais il l’achète pour eux. Et ce n’est pas le premier venu qui ferait cela, ayant aussi peu qu’il a : car vous savez, madame, il n’a pour vivre que ce que lui donne le recteur, et on dit que c’est assez peu de chose. »
Je me souvins alors, avec une espèce de triomphe, qu’il avait été qualifié de brute vulgaire par l’aimable miss Murray, parce qu’il avait une montre d’argent et portait des habits moins élégants et moins neufs que ceux de M. Hatfield.
En retournant à la maison, je me sentis très-heureuse et remerciai Dieu de ce que j’avais maintenant quelque chose pour occuper ma pensée, quelque chose pour rompre la triste monotonie, la pénible solitude de ma vie : car j’étais seule. Jamais, excepté de loin en loin, et durant mes courts instants de repos chez mes parents, je n’avais rencontré personne à qui je pusse ouvrir mon cœur, ou dire librement mes pensées avec l’espoir d’éveiller quelque sympathie ou même d’être comprise ; personne, excepté la pauvre Nancy Brown, avec qui je pusse avoir un moment de véritable commerce social ou dont la conversation pût me rendre meilleure, plus sage ou plus heureuse. Ma seule compagnie, jusque-là, avait été des enfants grossiers et ignorants, de jeunes filles à la tête écervelée, contre les fatigantes folies desquelles la solitude était un bienfait souvent désiré et hautement apprécié. Être réduite à une telle société était un mal sérieux, et dans ses effets immédiats, et dans les conséquences qui en devaient probablement découler. Jamais une idée nouvelle ou une pensée excitante ne m’arrivait du dehors ; et, s’il s’en élevait quelques-unes en moi, elles étaient, pour la plupart, misérablement étouffées, parce qu’elles ne pouvaient voir la lumière.
Nos compagnons habituels, on le sait, exercent une grande influence sur nos esprits et nos manières. Ceux dont les actions sont sans cesse devant nos yeux, dont les paroles résonnent toujours à nos oreilles, nous amènent inévitablement, même malgré nous, peu à peu, graduellement, imperceptiblement peut-être, à agir et à parler comme eux. Je n’ai pas la prétention de montrer jusqu’à quel point s’étend cette irrésistible puissance d’assimilation ; mais, si un homme civilisé était condamné à passer une douzaine d’années au milieu d’une race d’intraitables sauvages, à moins qu’il n’ait le pouvoir de les civiliser, je ne serais pas étonnée qu’à la fin de cette période il ne fut devenu quelque peu barbare lui-même. Ne pouvant donc rendre mes jeunes compagnons meilleurs, je redoutais fort qu’ils ne me rendissent pire, qu’ils n’amenassent peu à peu mes sentiments, mes habitudes, mes capacités, au niveau des leurs, sans me donner leur insouciance et leur joyeuse vivacité.
Déjà il me semblait que mon intelligence se détériorait, que mon cœur se pétrifiait, que mon âme s’endurcissait ; et je tremblais de voir mes perceptions morales s’affaiblir, mes idées du bien et du mal se confondre, et toutes mes plus précieuses facultés périr sous l’influence mortelle d’un tel mode de vie. Les grossières vapeurs de la terre s’élevaient autour de moi et allaient obscurcir mon ciel intérieur. Et c’est à ce moment que M. Weston apparaissait dans mon horizon comme l’étoile du matin, pour me sauver de la crainte des ténèbres qui allaient m’envelopper. Je me réjouissais d’avoir enfin un sujet de contemplation qui fût au-dessus de moi et non au-dessous. J’étais heureuse de voir que tout le monde n’était pas composé seulement de Bloomfields, de Murrays, d’Hatfields, d’Ashbys, etc., et que l’excellence humaine n’était pas un simple rêve de l’imagination. Lorsque nous entendons dire un peu de bien et aucun mal d’une personne, il est aisé et agréable d’en imaginer plus de bien encore ; il est donc inutile d’analyser toutes mes pensées ; qu’il me suffise de dire que le dimanche était devenu pour moi un jour de plaisir tout particulier, car j’aimais à l’entendre, et aussi à le voir ; et pourtant, je savais qu’il n’était pas beau, ni même ce que l’on est convenu d’appeler agréable d’extérieur, mais certainement il n’était pas laid.
Sa taille était un peu, bien peu, au-dessus de la moyenne. La coupe de sa figure aurait pu être trouvée trop carrée pour être belle, mais cela m’annonçait un caractère décidé. Ses cheveux, d’un brun foncé, n’étaient pas soigneusement bouclés comme ceux de M. Hatfield, mais simplement brossés sur le côté d’un front large et blanc ; les sourcils étaient, je crois, trop proéminents, mais au-dessous étincelait un œil d’une singulière puissance, brun de couleur, petit et un peu enfoncé, mais d’un éclat brillant et plein d’expression. Il y avait du caractère aussi dans la bouche, quelque chose qui annonçait la fermeté de dessein et le penseur ; et quand il souriait… mais je ne dirai rien de cela maintenant : car, au moment dont je parle, je ne l’avais jamais vu sourire, et son apparence générale ne me donnait point l’idée que ce fût un homme aussi simple et aussi affable que me l’avaient dépeint les paysans. J’avais depuis longtemps mon opinion formée sur lui ; et, quoi que pût dire miss Murray, j’étais convaincue que c’était un homme d’un sens ferme, d’une foi robuste, d’une piété ardente, mais réfléchi et sévère. Et quand je trouvai qu’à ces excellentes qualités il joignait aussi une grande bonté et une grande douceur, cette découverte me fit d’autant plus de plaisir que je m’y attendais moins.
Ce ne fut que dans la première semaine de mars que je fis une nouvelle visite à Nancy Brown. Quoique j’eusse beaucoup de minutes de loisir dans le cours de la journée, je ne pouvais guère disposer d’une heure entièrement à moi ; car là où tout était laissé au caprice de miss Mathilde et de sa sœur, il ne pouvait y avoir ni ordre ni régularité. Quelque occupation que je choisisse, quand je n’étais pas occupée autour d’elles ou pour elles, il me fallait être toujours comme le pèlerin, la ceinture aux reins, les sandales aux pieds et le bâton à la main ; car, ne point arriver aussitôt que l’on m’appelait, était regardé comme une grave et inexcusable offense, non-seulement par mes élèves et par leur mère, mais aussi par les domestiques mêmes, qui arrivaient tout essoufflés me chercher, et me criaient :
« Allez tout de suite à la salle d’étude, madame ; les jeunes ladies ATTENDENT ! »
Comble d’horreur ! de jeunes ladies attendant leur gouvernante !
Mais, ce jour-là, j’étais sûre de pouvoir disposer d’une heure ou deux ; car Mathilde se préparait pour une longue promenade à cheval, et Rosalie s’habillait pour un dîner chez lady Ashby. Je saisis donc cette occasion pour me rendre au cottage de la pauvre veuve, que je trouvai dans une grande inquiétude à propos de sa chatte qui était disparue depuis le matin. Je la consolai avec toutes les anecdotes que je pus me rappeler sur les penchants de ces animaux. « J’ai peur des gardes-chasse, dit-elle, voilà tout ce que je redoute. Si les jeunes gentlemen étaient au château, je craindrais qu’ils n’eussent lancé leurs chiens après elle, la pauvre bête, comme ils ont fait souvent pour beaucoup de pauvres chats ; mais je n’ai pas à craindre cela maintenant. » Les yeux de Nancy allaient mieux, mais ils étaient loin encore d’être tout à fait bien ; elle avait essayé de faire une chemise du dimanche pour son fils, mais elle me dit qu’elle n’y pouvait travailler que très-peu, de temps à autre, et qu’elle n’avançait que lentement, quoique le pauvre garçon en eût bien besoin. Je lui proposai d’y travailler un peu après que je lui aurais fait la lecture, car j’avais du temps à moi et ne voulais rentrer qu’à la nuit. Elle accepta avec reconnaissance. « Et cela me tiendra un peu compagnie, me dit-elle, car je me sens bien seule sans ma chatte. » Mais lorsque j’eus fini de lire et fait la moitié d’une couture avec le large dé de Nancy, adapté à mon doigt au moyen d’une bande de papier roulée, je fus dérangée par l’entrée de M. Weston avec la chatte dans ses bras. Je vis alors qu’il pouvait sourire, et même très-agréablement.
« Je viens de vous rendre un bon service, Nancy, » commença-t-il ; puis, m’apercevant, il me fit un léger salut. J’aurais été invisible pour Hatfield ou pour tout autre gentleman de la contrée. « J’ai sauvé votre chatte, continua-t-il, des mains ou plutôt du fusil du garde-chasse de M. Murray.
– Que Dieu vous bénisse, monsieur ! s’écria la reconnaissante vieille femme, prête à pleurer de joie en recevant sa chatte favorite.
– Ayez soin d’elle, dit-il, et ne la laissez pas aller du côté de la garenne aux lapins, car le garde-chasse a juré de lui tirer un coup de fusil s’il l’y retrouve encore. Il l’eût déjà fait aujourd’hui, si je n’étais arrivé à temps pour l’en empêcher. Je crois qu’il pleut, miss Grey, ajouta-t-il plus doucement, en voyant que j’avais mis de côté mon ouvrage et que je me préparais à partir. Que je ne vous dérange pas, je ne veux rester que deux minutes.
– Vous resterez tous deux jusqu’à ce que l’averse soit passée, dit Nancy en tisonnant le feu et en approchant une chaise ; eh ! il y a de la place pour tous.
– J’y verrai mieux ici, je vous remercie, Nancy, » répondis-je en emportant mon ouvrage vers la fenêtre, où elle eût la bonté de me laisser tranquille pendant qu’elle prenait une brosse pour enlever les poils que sa chatte avait laissés sur l’habit de M. Weston, qu’elle essuyait avec soin la pluie qui avait mouillé son chapeau, et qu’elle donnait à souper à la chatte ; parlant sans cesse, tantôt remerciant son ami le vicaire de ce qu’il avait fait, s’étonnant que la chatte eût trouvé le chemin de la garenne, tantôt se lamentant sur les conséquences probables d’une telle découverte. Il écoutait avec un sourire calme et plein de bienveillance, et finit par prendre un siège pour complaire à ses pressantes invitations, mais en répétant qu’il n’entendait pas rester.
« J’ai une autre maison à visiter, dit-il, et je vois (regardant la Bible sur la table) qu’un autre que moi vous a fait la lecture.
– Oui, monsieur, miss Grey a en la bonté de me lire un chapitre ; et maintenant elle m’aide un peu à faire une chemise pour notre Bill. Mais je crains qu’elle n’ait froid là. Pourquoi ne venez-vous pas auprès du feu, miss ?
– Je vous remercie, Nancy, j’ai assez chaud. Il faut que je m’en aille aussitôt que la pluie aura cessé.
– Oh ! miss, vous m’avez dit que vous pouviez rester jusqu’à la nuit ! s’écria-t-elle ; et M. Weston saisit son chapeau.
– Non monsieur, je vous en prie, ne partez pas en ce moment, pendant qu’il pleut si fort.
– Mais je m’aperçois que j’empêche votre visiteuse de s’approcher du feu.
– Non, monsieur Weston, répondis-je, espérant qu’il n’y avait point de mal dans un mensonge de cette sorte.
– Non assurément ! s’écria Nancy. Eh quoi, n’y a-t-il pas assez de place ?
– Miss Grey, dit-il d’un ton à demi plaisant, soit qu’il voulût changer le tour de la conversation, soit qu’il eut ou non quelque chose de particulier à dire, je voudrais que vous pussiez faire ma paix avec le squire quand vous le verrez. Il était présent quand j’ai sauvé la chatte de Nancy, et ne m’a pas tout à fait approuvé. Je lui ai dit qu’il pouvait plutôt se passer de tous ses lapins que Nancy de sa chatte, et pour cette audacieuse assertion, il m’a parlé avec un langage un peu brutal auquel j’ai répondu peut-être avec un peu trop de chaleur.
– Oh ! monsieur, j’espère que vous ne vous serez pas fait un ennemi de M. Murray à cause de ma chatte, s’écria Nancy.
– Ne vous tourmentez pas, Nancy : je ne m’en préoccupe vraiment pas ; je ne lui ai rien dit de bien rude, et je suppose que M. Murray a l’habitude de se servir d’un langage un peu fort quand il est en colère.
– Ah ! monsieur, c’est une pitié !
– Et maintenant, il faut réellement que je parte. J’ai à visiter une maison à un mille d’ici, et vous ne voudriez pas que je revinsse la nuit. D’ailleurs il ne pleut presque plus ; ainsi bonsoir, Nancy ; bonsoir, miss Grey.
– Bonsoir, monsieur Weston ; mais ne comptez pas sur moi pour faire votre paix avec M. Murray, car je ne le vois jamais, du moins pour lui parler.
– Vraiment ! Tant pis alors, » reprit-il d’un ton de douloureuse résignation ; puis avec un sourire tout particulier, il ajouta : « Mais n’y pensez plus. J’imagine que le squire a plus besoin de se faire excuser que moi. » Et il quitta le cottage.
Je continuai ma couture aussi longtemps que je pus, et dis ensuite bonsoir à Nancy ; je réprimai sa trop vive gratitude en l’assurant que je n’avais fait pour elle que ce qu’elle aurait fait pour moi si je me fusse trouvée dans sa position, et elle dans la mienne. Je me hâtai de retourner à Horton-Lodge ; en entrant dans la salle d’études, je trouvai la table à thé dans la plus complète confusion, et miss Mathilde dans l’humeur la plus féroce.
« Où êtes-vous donc allée, miss Grey ? Il y a une demi-heure que l’on a servi le thé, et il m’a fallu le faire moi-même et le prendre seule ! J’aurais voulu que vous revinssiez plus tôt.
– J’étais allée voir Nancy Brown. Je pensais que vous ne seriez pas revenue encore de votre promenade.
– Comment pourrait-on se promener à cheval par cette pluie ? J’aimerais à le savoir. Cette damnée averse a été assez fâcheuse, arrivant juste au milieu de ma promenade ; puis, rentrer et ne trouver personne au thé ! et vous savez que je ne puis pas faire le thé comme je l’aime.
– Je n’avais pas pensé à la pluie, répondis-je ; et vraiment la pensée qu’elle eût pu interrompre sa promenade ne m’était jamais entrée dans la tête.
– Non, c’est tout naturel ; vous étiez à couvert et vous ne pensiez pas aux autres. »
Je supportai ses durs reproches avec une merveilleuse placidité et même avec gaieté, car j’avais la conviction d’avoir fait beaucoup plus de bien à la pauvre Nancy que je ne lui avais fait de mal à elle. Peut-être aussi d’autres pensées soutenaient mes esprits, donnaient du goût à la tasse de thé froid que je pris, du charme au désordre de la table, et j’allais presque dire à la figure peu aimable de miss Mathilde. Mais elle se rendit bientôt aux écuries, et me laissa jouir toute seule de mon solitaire repas.
Miss Murray allait maintenant toujours deux fois à l’église, car elle aimait tant l’admiration qu’elle ne pouvait négliger aucune occasion de l’obtenir, et elle était si sûre de l’attirer, que partout où elle se montrait (que M. Harry Meltham et M. Green y fussent ou non) il y avait toujours quelqu’un qui n’était pas insensible à ses charmes, sans compter le recteur, que ses fonctions obligeaient tout naturellement à s’y trouver. Ordinairement aussi, quand le temps le permettait, elle et sa sœur préféraient revenir à pied : Mathilde, parce qu’elle détestait d’être emprisonnée dans la voiture ; miss Murray, parce qu’elle aimait la compagnie, qui ordinairement égayait le premier mille de la route, de l’église aux portes du parc de M. Green, où commençait le chemin particulier conduisant à Horton-Lodge, situé dans une direction opposée, tandis que la grande route conduisait tout droit à la demeure plus éloignée de sir Hugues Meltham. Elle y avait ainsi toute chance d’être accompagnée jusque-là, soit par Harry Meltham, avec ou sans miss Meltham, soit par M. Green, avec une ou peut-être deux de ses sœurs, ou quelques gentlemen qui se trouvaient en visite chez eux.
Il dépendait absolument de leur capricieuse volonté que je fisse à pied le chemin avec elles, ou que j’allasse en voiture avec leurs parents. Si elles voulaient me prendre avec elles, j’allais ; si, pour des raisons mieux connues d’elles que de moi, elles préféraient être seules, je prenais ma place dans la voiture. J’aimais mieux marcher ; mais la pensée de gêner par ma présence quelqu’un qui ne la désirait pas, me faisait toujours adopter un rôle passif en cette circonstance comme en toute autre, et je ne m’enquis jamais de la cause de leurs caprices. Et vraiment, c’était la meilleure politique, car se soumettre et obliger était le rôle de la gouvernante ; ne consulter que leurs plaisirs était celui des élèves. Mais, quand je revenais à pied, la première moitié du chemin m’était toujours fort pénible. Comme aucun des gentlemen et des ladies que j’ai mentionnés ne faisait attention à moi, il m’était désagréable de marcher à côté de ces personnes comme si j’avais voulu entendre leur conversation ou faire croire que j’étais l’une d’elles ; et si, en parlant, leurs yeux venaient à tomber sur moi, il semblait qu’ils regardassent dans le vide, comme s’ils ne me voyaient pas ou étaient très-désireux de paraître ne pas me voir. Il était désagréable aussi de marcher derrière et de paraître ainsi reconnaître ma propre infériorité : car, à dire vrai, je me considérais comme aussi bonne que les meilleurs d’entre eux, et voulais le leur faire voir, afin qu’ils ne pussent s’imaginer que je me regardais comme une simple domestique qui connaissait trop bien sa place pour marcher à côté de belles ladies et de gentlemen comme eux, quoique ses jeunes élèves pussent condescendre à converser avec elle lorsqu’elles n’avaient pas meilleure compagnie sous la main. Ainsi, je suis presque honteuse de le confesser, je me donnais beaucoup de mal, si je marchais à côté d’eux, pour paraître ne me soucier nullement de leur présence, comme si j’eusse été entièrement absorbée dans mes pensées ou dans la contemplation des objets environnants ; ou, si je restais en arrière, c’était quelque oiseau ou quelque insecte, un arbre ou une fleur, qui attiraient mon attention, et, après les avoir examinés, je continuais seule ma promenade d’un pas lent, jusqu’à ce que mes élèves eussent dit adieu à leurs compagnons et eussent tourné par la route calme qui conduisait à la maison.
Je me souviens tout particulièrement d’une de ces occasions : c’était par une charmante après-midi, vers la fin de mars ; M. Green et ses sœurs avaient renvoyé leur voiture vide, afin de jouir du beau soleil, de l’air embaumé et d’une promenade agréable avec leurs visiteurs, le capitaine un tel et le lieutenant un tel (une paire de damoiseaux militaires), et les misses Murray, qui tout naturellement s’étaient jointes à eux. Une telle société était des plus agréables pour Rosalie ; mais, ne la trouvant pas autant de mon goût, je demeurai en arrière et me mis à herboriser et à pratiquer l’entomologie le long des verts talus et des haies bourgeonnantes, jusqu’à ce que la compagnie fût considérablement en avance sur moi. Je pus entendre la douce chanson de la joyeuse alouette ; alors ma misanthropie commença à se fondre à l’air pur et sous les rayons doux et bienfaisants du soleil ; mais de tristes pensées de ma première enfance, des aspirations à des joies passées, ou vers une future destinée meilleure, s’élevèrent en moi. Comme mes yeux erraient sur les talus escarpés couverts d’herbes naissantes, de plantes au vert feuillage, et surmontés de haies, je me mis à désirer vivement quelque fleur familière qui pût me rappeler les vallées boisées et les vertes collines du pays natal ; les sombres marais, tout naturellement, étaient hors de question. Une telle découverte eût rempli mes yeux de larmes, sans doute ; mais c’était alors un de mes plus grands plaisirs. À la fin je découvris, à un endroit élevé, entre les racines tordues d’un chêne, trois belles primevères, sortant si doucement de leur cachette, que mes larmes coulèrent à leur vue ; mais elles étaient situées si haut, que j’essayai en vain d’en cueillir une ou deux pour rêver sur elles et les emporter : je ne pouvais les atteindre sans grimper sur le talus, ce que je fus empêchée de faire en entendant des pas derrière moi, et j’allais m’en aller, quand je tressaillis à ces mots : « Permettez-moi de les cueillir pour vous, miss Grey, » dits d’une voix grave bien connue. Aussitôt les fleurs furent cueillies et dans ma main. C’était M. Weston, tout naturellement ; quel autre se fût donné la peine d’en faire autant pour moi ?
Je le remerciai ; avec chaleur ou froidement, je ne pourrais le dire : mais je suis sûre que je n’exprimai pas la moitié de la gratitude que je ressentais. C’était folie, peut-être, de ressentir de la gratitude pour cela ; mais il me semblait alors que c’était un remarquable exemple de sa bonne nature, un acte de complaisance que je ne pouvais récompenser, mais que je n’oublierais jamais, tant j’étais peu accoutumée à recevoir de telles marques de politesse ; tant j’étais peu préparée à en attendre de qui que ce fût à Horton-Lodge et à cinquante milles à la ronde ! Pourtant cela ne m’empêcha pas d’éprouver un sentiment de contrainte en sa présence, et je me hâtai de presser le pas pour rejoindre mes élèves, quoique j’eusse été fâchée que M. Weston me laissât passer sans m’adresser d’autres paroles. Mais une marche rapide pour moi n’était qu’un pas ordinaire pour lui.
« Vos jeunes ladies vous ont laissée seule ? dit-il.
– Oui ; elles sont occupées d’une plus agréable compagnie.
– Alors, ne vous donnez pas tant de peine pour les rattraper. »
Je ralentis le pas, mais un instant après je m’en repentis : mon compagnon ne parlait point ; je ne trouvais absolument rien à dire, et craignais qu’il ne fût comme moi. À la fin, pourtant, il rompit le silence en me demandant, avec une certaine brusquerie calme qui lui était particulière, si j’aimais les fleurs.
« Oui, beaucoup, répondis-je, et surtout les fleurs sauvages.
– J’aime aussi les fleurs sauvages, dit-il ; je me soucie peu des autres, parce que je n’ai aucune association particulière avec elles, excepté avec une ou deux. Quelles sont vos fleurs favorites ?
– Les primevères, les campanules et la fleur de bruyère.
– Et les violettes ?
– Non, parce que, comme vous le dites, je n’ai aucune association particulière avec elles ; car il n’y a point de douces violettes sur les collines et dans les vallées qui environnent la maison de mon père.
– Ce doit être une grande consolation pour vous d’avoir une maison paternelle, miss Grey, dit mon compagnon après un court silence. Si éloignée qu’elle soit, et si rarement qu’on y retourne, c’est quelque chose de pouvoir y penser.
– C’est si précieux, que je crois que je ne pourrais pas vivre sans cela, répondis-je avec un enthousiasme dont je me repentis aussitôt ; car je craignis de m’être montrée essentiellement extravagante.
– Oh ! vous le pourriez, dit-il avec un sourire mélancolique. Les liens qui nous attachent à la vie sont plus forts que vous ne l’imaginez. Qui n’a pas senti combien rudement ils peuvent être tirés sans se rompre ? Vous seriez malheureuse sans famille, mais vous pourriez vivre, et pas aussi misérablement que vous le supposez. Le cœur humain est comme le caoutchouc : un faible effort l’allonge, un grand ne le rompt pas. Si un peu plus que rien peut le troubler, il ne faut guère moins que tout pour le briser. Comme les membres extérieurs de notre corps, il a un pouvoir vital inhérent à lui, qui le fortifie contre la violence externe. Chaque coup qui le frappe sert à l’endurcir contre un coup futur. De même qu’un travail constant épaissit la peau de la main et fortifie ses muscles, ainsi un labeur qui pourrait excorier la main d’une lady ne produit aucun effet sur celle d’un rude laboureur. Je parle par expérience, expérience en partie personnelle ; il y eut un temps où je pensais comme vous ; au moins étais-je pleinement persuadé que la famille et ses affections étaient les seules choses qui pussent rendre l’existence tolérable ; que si l’on s’en trouvait privé, la vie deviendrait un fardeau lourd à porter. Maintenant je n’ai pas de maison, à moins que vous n’appeliez de ce nom les deux chambres que je loue à Horton ; et il n’y a pas un an que j’ai perdu mon dernier et mon plus ancien ami ; et pourtant non-seulement je vis, mais je ne suis pas totalement dénué d’espoir et de bonheur, même pour cette vie, quoique je reconnaisse que je n’entre jamais dans une humble chaumière, à la chute du jour, lorsque ses paisibles habitants sont réunis autour du foyer, sans éprouver un sentiment d’envie de leur bonheur.
– Vous ne savez pas encore quel bonheur vous attend, dis-je ; vous n’êtes qu’au début de votre voyage.
– Le plus grand des bonheurs m’appartient déjà, répondit-il : le pouvoir et la volonté d’être utile. »
Nous arrivions près d’une barrière communiquant avec un sentier qui conduisait à une ferme, où je supposai que M. Weston avait dessein de se rendre utile ; car il prit congé de moi, passa la barrière, et suivit le sentier de ce pas ferme et léger qui lui était habituel, me laissant réfléchir sur ses paroles en continuant seule ma route. J’avais entendu dire qu’il avait perdu sa mère quelques mois avant son arrivée à Horton. C’était donc elle qui était « ce dernier et plus cher de ses amis, » et il n’avait plus de famille. Je le plaignis du fond de mon cœur ; je pleurai presque de sympathie. Cela expliquait, selon moi, cet air soucieux qui obscurcissait si souvent son front, et qui lui avait valu auprès de la charitable miss Murray la réputation d’avoir un caractère morose et sévère. « Mais, pensai-je, il n’est pas aussi malheureux que je le serais après une telle perte : il mène une vie active ; il a devant lui un vaste champ pour se rendre utile ; il peut se faire des amis, et il peut se donner une famille s’il le veut, et sans doute il le voudra un jour. Que Dieu lui accorde une compagne digne de son choix, et que le bonheur habite sa maison ! Oh ! quelle joie ce serait pour… »
Mais peu importe à quoi je pensai.
J’ai commencé ce livre avec l’intention de ne rien cacher, afin que ceux qui le voudraient pussent lire dans le cœur d’une de leurs semblables ; mais nous avons des pensées que nous ne voudrions laisser voir qu’aux anges du ciel, et non à nos frères les hommes, pas même aux meilleurs et aux plus bienveillants d’entre eux.
Pendant ce temps, les Green s’étaient dirigés vers leur demeure, et les Murray avaient tourné par le chemin privé, où je me hâtai de les suivre. Je trouvai les deux jeunes filles échauffées par une discussion animée touchant les mérites respectifs des deux jeunes officiers ; mais en me voyant, Rosalie s’arrêta au milieu d’une phrase pour s’écrier avec une joie malicieuse :
« Oh ! oh ! miss Grey, vous êtes enfin venue ? Il n’est pas étonnant que vous restiez si longtemps en arrière, ni que vous souteniez si vigoureusement M. Weston quand je parle mal de lui. Ah ! ah ! je vois tout maintenant.
– Allons, miss Murray, ne dites pas d’extravagances, dis-je en essayant de rire de bon cœur ; vous savez que de semblables non-sens ne font aucune impression sur moi. »
Mais elle continua à dire de si intolérables balivernes, sa sœur l’aidant avec des mensonges inventés pour la circonstance, que je crus devoir dire quelque chose pour ma justification.
« Quelle folie que tout cela ! m’écriai-je. Si la route de M. Weston est la même que la mienne, et s’il juge à propos de m’adresser quelques paroles en passant, qu’y a-t-il là de si extraordinaire ? Je vous assure que je ne lui avais jamais parlé auparavant, excepté une seule fois.
– Où ? où, et quand ? demandèrent-elles vivement.
– Dans la chaumière de Nancy.
– Ah ! ah ! vous l’avez rencontré là, vrai ? s’écria Rosalie d’un air de triomphe. Maintenant, Mathilde, nous savons pourquoi elle aime tant à aller chez Nancy Brown. Elle y va pour coqueter avec M. Weston.
– Vraiment, cela ne mérite pas qu’on y réponde. Je ne l’ai vu là qu’une fois ; et comment aurais-je su qu’il devait y venir ? »
Irritée que j’étais de leur folle gaieté et de leurs blessantes imputations, la conversation ne put continuer longtemps sur ce sujet. Quand elles eurent fini de rire, elles retournèrent au capitaine et au lieutenant ; et, pendant qu’elles discutaient et commentaient sur eux, mon indignation se refroidit promptement ; la cause en fut bientôt oubliée, et je donnai à mes pensées un cours plus agréable. Nous traversâmes ainsi le parc et entrâmes à la maison. En montant à ma chambre, je n’avais en moi qu’une pensée ; mon cœur débordait d’un seul désir. Lorsque je fus entrée et que j’eus fermé la porte, je tombai à genoux et offris à Dieu une fervente prière : « Que votre volonté soit faite, mon Père. Mais toutes choses vous sont possibles : faites que ma volonté soit aussi la vôtre. Ce vœu, cette prière, les hommes et les femmes se moqueraient de moi s’ils m’entendaient les faire. Mais, mon Père, vous ne me mépriserez pas, » dis-je ; et je sentis que c’était vrai. Il me semblait que le bonheur d’un autre était au moins aussi ardemment imploré que le mien ; bien plus, que c’était le principal vœu de mon cœur. Je pouvais me tromper, mais cette idée m’encouragea à demander, et me donna la puissance d’espérer que je ne demandais pas en vain. Quant aux primevères, j’en conservai deux dans un verre jusqu’à ce qu’elles fussent complètement desséchées, et la femme de service les jeta. Je plaçai les pétales de l’autre entre les feuillets de ma Bible, où ils sont encore, et où j’ai l’intention de les conserver toujours.
Le jour suivant, le temps fut aussi beau que la veille. Aussitôt après le déjeuner, miss Mathilde, ayant galopé sans profit à travers quelques leçons, et martyrisé le piano pendant une heure, en colère contre lui et contre moi, parce que sa mère ne voulait pas lui accorder de vacances, s’était rendue à ses endroits de prédilection : la cour, les écuries et le chenil. Miss Murray était sortie pour une calme promenade avec un nouveau roman à la mode pour compagnon, me laissant à la salle d’étude travailler sans relâche à une aquarelle que j’avais promis de faire pour elle, et qu’elle voulait que je finisse ce jour-là.
À mes pieds était un petit chien terrier. C’était la propriété de miss Mathilde ; mais elle détestait cet animal et voulait le vendre, alléguant qu’il était complètement gâté. C’était réellement un excellent chien de son espèce ; mais elle affirmait qu’il n’était bon à rien et n’avait pas seulement le sens de connaître sa maîtresse.
Le fait est qu’elle l’avait acheté lorsqu’il était tout petit, et avait tout d’abord voulu, que personne ne le touchât qu’elle. Mais, bientôt fatiguée d’un nourrisson si ennuyeux, elle avait facilement consenti à me permettre d’en prendre soin. J’avais donc nourri la pauvre petite créature de l’enfance à l’adolescence, et tout naturellement j’avais obtenu son affection ; récompense que j’eusse fort appréciée, et considérée comme compensant et au delà la peine que j’avais eue, si la reconnaissance du pauvre Snap ne l’avait exposé à de dures paroles et à des coups de la part de sa maîtresse, et s’il n’eût en ce moment même couru risque d’être vendu à quelque maître dur et méchant. Mais comment pouvais-je empêcher cela ? Je ne pouvais, par de mauvais traitements, m’en faire haïr, et elle ne voulait pas se l’attacher en le traitant avec bonté.
Pendant que j’étais là assise, le pinceau à la main, mistress Murray entra dans la salle.
« Miss Grey, dit-elle, chère, comment pouvez-vous rester à votre dessin par un jour comme celui-ci ? (Elle pensait que je peignais pour mon propre plaisir.) Je m’étonne que vous ne mettiez pas votre chapeau et ne sortiez pas avec les jeunes ladies.
– Je pense, madame, que miss Murray est occupée à lire, et que miss Mathilde s’amuse avec ses chiens.
– Si vous vouliez essayer d’amuser vous-même miss Mathilde un peu plus, je crois qu’elle ne serait pas forcée de chercher de l’amusement en la compagnie des chiens, des chevaux, des grooms, autant qu’elle le fait ; et si vous vouliez être un peu plus gaie, plus expansive avec miss Murray, elle ne s’en irait pas si souvent dans les champs avec un livre à la main. Je n’ai pas l’intention de vous faire de la peine ; pourtant, ajouta-t-elle en voyant, je suppose, que mes joues étaient brûlantes et que ma main tremblait d’émotion, je vous en prie, ne soyez pas si affectée ; je n’ai pas autre chose à vous dire sur ce sujet. Dites-moi si vous savez où est allée Rosalie, et pourquoi elle aime tant à être seule.
– Elle dit qu’elle aime à être seule lorsqu’elle a un livre nouveau.
– Mais pourquoi ne peut-elle lire dans le parc ou dans le jardin ? pourquoi va-t-elle dans les champs et dans les prairies ? Et comment se fait-il que M. Hatfield la rencontre si souvent ? Elle m’a dit la semaine dernière qu’il avait fait marcher son cheval à côté d’elle tout le long de Mos-Lane ; et maintenant je suis sûre que c’est lui que j’ai vu traversant si lestement les portes du parc et se dirigeant vers les champs où elle a coutume d’aller si fréquemment. Je voudrais que vous allassiez voir si elle est là, et lui rappeler avec douceur qu’il n’est pas convenable pour une jeune lady de son rang et de sa fortune de s’en aller seule de cette façon, exposée aux attentions du premier venu qui osera s’adresser à elle, comme une pauvre fille négligée qui n’a ni parc pour se promener, ni amis pour prendre soin d’elle ; dites-lui que son père serait extrêmement irrité s’il savait qu’elle traite M. Hatfield avec familiarité, comme je crains fort qu’elle ne le traite. Oh ! si vous saviez, si aucune gouvernante pouvait avoir la moitié de la vigilance, la moitié des soucis anxieux d’une mère, ce tourment m’aurait été épargné, et vous verriez la nécessité de tenir vos yeux sur elle et de lui rendre votre société agréable. Eh bien ! allez, allez donc ; il n’y a pas de temps à perdre, » s’écria-t-elle, voyant que j’avais mis de côté mes instruments de dessin et que j’attendais sur la porte la conclusion de son discours.
Suivant ses prévisions, je trouvais miss Murray dans son champ favori, en dehors du parc, et malheureusement elle n’était pas seule ; car M. Hatfield marchait lentement à côté d’elle.
Je me trouvais dans un assez grand embarras. Il était de mon devoir de faire cesser le tête-à-tête ; mais comment m’y prendre ? M. Hatfield ne pouvait être mis en fuite par une personne aussi insignifiante que moi ; et aller me placer de l’autre côté de miss Murray, la gratifier de ma présence malencontreuse sans avoir l’air de faire attention à son compagnon, était une grossièreté dont je ne pouvais me rendre coupable ; je n’avais pas non plus le courage de l’appeler de l’autre bout du champ en lui criant qu’on la demandait ailleurs. Je pris donc le parti intermédiaire de marcher lentement, mais fermement, vers eux, résolue, si ma présence ne mettait pas en fuite le damoiseau, de passer auprès d’eux et de dire à miss Murray que sa mère la demandait.
Elle était vraiment charmante, se promenant lentement sous les marronniers verdoyants qui étendaient leurs longs bras par-dessus les palissades du parc, avec son livre fermé dans une main, et dans l’autre une gracieuse branche de myrte qui lui servait de jouet ; ses boucles dorées qui s’échappaient à profusion de son petit chapeau, doucement agitées par la brise ; ses joues roses enluminées par le plaisir de la vanité satisfaite ; son œil bleu, tantôt jetant un regard timide sur son admirateur, tantôt s’abaissant sur la branche de myrte. Mais Snap, courant devant moi, l’interrompit au milieu d’une repartie moitié impertinente, moitié enjouée, en la saisissant par sa robe et la tirant violemment, ce qui irrita M. Hatfield, qui, de sa canne, administra un coup sonore sur le crâne de l’animal, et l’envoya glapissant auprès de moi avec un bruit qui amusa beaucoup le révérend gentleman. Mais, me voyant si proche, il pensa, je suppose, que ce qu’il avait de mieux à faire c’était de s’en aller ; et, comme je me baissais pour caresser le chien afin de montrer que je désapprouvais sa sévérité, je l’entendis dire :
« Quand vous reverrai-je, miss Murray ?
– À l’église, je suppose, répondit-elle, à moins que vos affaires ne vous amènent ici au moment précis où je me promène de ce côté.
– Je pourrais m’arranger de façon à avoir toujours à faire ici, si je savais le moment précis et le lieu où vous rencontrer.
– Mais, quand même je voudrais vous en informer, je ne le pourrais pas : je suis si peu méthodique ! je ne puis jamais dire aujourd’hui ce que je ferai demain.
– Alors donnez-moi, en attendant, cela pour me consoler, dit-il d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux, et, en étendant la main pour s’emparer de la branche de myrte.
– Non, vraiment, non je ne le puis.
– Donnez-le-moi, je vous en prie. Je serai le plus infortuné des hommes si vous ne me le donnez pas. Vous ne pouvez avoir la cruauté de me refuser une faveur qui vous coûtera si peu et que j’estime à si haut prix ! » disait-il avec autant d’ardeur que si sa vie en eût dépendu.
Pendant ce temps, j’étais à quelques pas d’eux, attendant qu’il s’en allât.
« Allons, prenez-le et partez, » dit Rosalie.
Il reçut le don avec joie, murmura quelque chose qui la fit rougir et secouer la tête, mais avec un petit sourire qui montrait que son déplaisir n’était qu’affecté ; puis il se retira en faisant une salutation polie.
« Vîtes-vous jamais un homme pareil, miss Grey ? dit-elle en se tournant vers moi. Je suis si contente que vous soyez venue ! je croyais ne jamais pouvoir m’en débarrasser, et j’avais si peur que papa ne vint à le voir !
– Est-il resté longtemps avec vous ?
– Non, pas longtemps ; mais il est si impertinent ! il est toujours à se promener par ici, prétendant que les devoirs de son ministère l’y appellent, mais en réalité pour me guetter, et venir m’ennuyer toutes les fois qu’il me voit.
– Eh bien, votre mère pense que vous ne devriez jamais sortir du parc ou du jardin sans être accompagnée par quelque personne raisonnable comme moi, pour tenir à distance tous les importuns. Elle a vu M. Hatfield passer en courant devant les portes du parc, et elle m’a envoyée aussitôt en me recommandant de vous chercher et de prendre soin de vous, et également de vous avertir…
– Oh ! maman est si ennuyeuse ! comme si je ne pouvais prendre soin de moi-même ! Elle m’a ennuyée déjà à propos de M. Hatfield, et je lui ai répondu qu’elle pouvait se fier à moi ; je n’oublierai jamais mon rang ni ma position pour un homme, fût-il le plus aimable et le plus charmant de tous. Je voudrais qu’il se jetât demain à mes genoux, en me suppliant de vouloir bien consentir à être sa femme, afin de montrer à ma mère combien elle s’est trompée en croyant que j’aie pu avoir cette pensée. Oh ! cela me met en fureur ! Penser que je pourrais être assez folle pour aimer ! Une telle chose est tout à fait au-dessous de la dignité d’une femme. L’amour, je déteste ce mot ! Appliqué à une personne de notre sexe, je le tiens pour une parfaite insulte. Je pourrais avoir une préférence, mais jamais pour le pauvre M. Hatfield, qui ne jouit pas même de sept cents guinées par an. J’aime à causer avec lui, parce qu’il a de l’esprit et qu’il eut amusant ; je voudrais que Thomas Ashby fût seulement moitié aussi bien. D’ailleurs, j’ai besoin de quelqu’un pour me courtiser, et nul autre n’a l’idée de venir ici. Quand nous sortons, maman ne veut pas que je coquette avec un autre que sir Thomas Ashby, s’il est présent ; et, s’il est absent, je suis liée pieds et mains par la crainte que quelqu’un n’aille faire à ma mère quelque histoire exagérée et ne lui mette dans la tête que je suis engagée, ou très-probablement prête à m’engager à un autre ; ou plutôt encore par la crainte que la vieille mère de sir Thomas ne puisse me voir et m’entendre et en conclure que je ne suis pas une femme convenable pour son fils : comme si ce fils n’était pas le plus grand vaurien de la chrétienté, et si une femme de la plus vulgaire honnêteté n’était pas encore beaucoup trop bonne pour lui !
– Est-ce vrai, miss Murray ? est-ce que votre mère sait cela, et persiste pourtant à vouloir vous le faire épouser ?
– Certainement elle le sait. Elle en sait plus sur lui que moi, je crois ; elle me le cache, de peur de me décourager ; elle ne sait pas combien je fais peu de cas de ces sortes de choses. Car ce n’est pas réellement grand’chose : il se rangera quand il sera marié, comme dit maman ; et les débauchés réformés sont les meilleurs maris, chacun le sait. Je voudrais seulement qu’il ne fût pas si laid ; voilà tout ce qui me préoccupe. Mais je n’ai pas le choix dans ce pays-ci, et papa ne veut pas nous permettre d’aller à Londres !
– Mais il me semble que M. Hatfield serait de beaucoup préférable.
– Certainement ; s’il était propriétaire d’Ashby-Park, vous avez raison. Mais il faut que j’aie Ashby-Park, n’importe qui doive le partager avec moi.
– Mais M. Hatfield croit que vous l’aimez. Vous ne pensez donc pas combien il va être désappointé quand il reconnaîtra son erreur ?
– Non vraiment ! ce sera la juste punition de sa présomption, d’avoir osé penser que je pourrais l’aimer. Rien ne pourrait me faire plus de plaisir que de lui ôter le voile qu’il a sur les yeux.
– Le plus tôt sera le mieux, alors.
– Non, j’aime à m’amuser de lui ; du reste, il ne pense pas sérieusement que je l’aime ; je prends bien soin qu’il ne puisse le penser ; vous ne savez pas avec quelle habileté je mène la chose. Il peut avoir la présomption de m’amener à l’aimer, voilà tout ; et c’est de cela que je veux le punir comme il le mérite.
– Eh bien, faites attention de ne pas trop donner raison à sa présomption, voilà tout, » répondis-je.
Mais toutes mes observations furent vaines : elle ne servirent qu’à lui faire prendre plus de soin de me déguiser ses désirs et ses pensées. Elle ne me parlait plus du recteur ; mais je pouvais voir que son esprit, sinon son cœur, était toujours fixé sur lui, et qu’elle désirait obtenir une nouvelle entrevue : car, bien que pour complaire à la prière de sa mère je me fusse constituée pour quelque temps la compagne de ses excursions, elle persistait toujours à se diriger du côté des champs et des prairies qui bordaient la route ; et, soit qu’elle me parlât, soit qu’elle lût le livre qu’elle tenait à la main, elle s’arrêtait à chaque instant pour regarder autour d’elle, ou jeter un coup d’œil sur la route pour voir si personne ne venait ; et, si un homme à cheval venait à passer, je voyais par la façon dont elle le traitait, quel qu’il fût, qu’elle le haïssait parce qu’il n’était pas M. Hatfield.
« Assurément, pensai-je, elle n’est pas aussi indifférente pour lui qu’elle le croit ou qu’elle voudrait le persuader aux autres ; et l’inquiétude de sa mère n’est pas tout à fait sans cause, ainsi qu’elle l’affirme. »
Trois jours se passèrent, et il ne parut pas. Dans l’après-midi du quatrième, comme nous marchions le long de la barrière du parc, dans le champ mémorable, avec chacune un livre à la main (car j’avais soin de toujours me munir de quelque chose pour m’occuper dans les moments où elle ne me demandait pas de causer avec elle), elle interrompit tout à coup mes études en s’écriant :
« Oh ! miss Grey, soyez donc assez bonne pour aller voir Marc Wood, et remettre à sa femme une demi-couronne de ma part. J’aurais dû la lui remettre ou la lui envoyer il y a une semaine, mais j’ai complètement oublié. Voilà, dit-elle en me jetant sa bourse et en parlant avec beaucoup de précipitation. Ne vous donnez pas la peine d’ouvrir la bourse maintenant, emportez-la et donnez-leur ce que vous voudrez ; je voudrais pouvoir aller avec vous, mais il faut que je finisse ce volume. J’irai à votre rencontre quand j’aurai fini. Allez vite, et… oh ! attendez… Ne vaudrait-il pas mieux aussi lui faire un bout de lecture ? Courez à la maison et prenez quelque bon livre. Le premier venu fera l’affaire. »
Je fis ce qu’elle désirait ; mais, soupçonnant quelque chose d’après sa précipitation et l’imprévu de la requête, je regardai derrière moi avant de quitter le champ, et je vis M. Hatfield s’avancer de son côté. En m’envoyant prendre un livre à la maison, elle m’avait empêché de le rencontrer sur la route.
« Bah ! pensai-je, il n’y aura pas grand mal de fait. Le pauvre Marc sera bien content de la demi-couronne, et peut-être du bon livre aussi ; et, si le recteur vole le cœur de miss Rosalie, cela humiliera son orgueil. S’ils se marient à la fin, elle sera sauvée d’un sort pire. Après tout, elle est un assez bon parti pour lui, et lui pour elle. »
Marc Wood était le laboureur malade de consomption dont j’ai déjà parlé. Il s’en allait maintenant rapidement. Miss Murray, par sa libéralité, obtint la bénédiction « de celui qui était près de mourir ; » car, quoique la demi-couronne lui fût inutile à lui, il fut content de la recevoir pour sa femme et ses enfants, qui allaient être sitôt, l’une veuve, les autres orphelins. Après être restée quelques minutes et avoir lu quelques passages, pour sa consolation et pour celle de sa femme affligée, je les quittai. Mais je n’avais pas fait cinquante pas, que je rencontrai M. Weston, se rendant probablement auprès du malade que je venais de quitter. Il me salua, s’arrêta pour s’enquérir de la position du malade et de sa famille, et sans cérémonie me prit des mains le livre dans lequel je venais de lire, tourna les feuillets, fit quelques remarques brèves et pleines de sens, et me le rendit ; il me parla ensuite de quelques pauvres malades qu’il venait de visiter, me donna des nouvelles de Nancy Brown, fit quelques observations sur mon ami le petit terrier qui sautillait à ses pieds et sur la beauté du temps, et partit.
J’ai omis de rapporter ses paroles en détail, parce que je pense qu’elles n’intéresseraient pas le lecteur comme elles m’intéressaient, mais non parce que je les ai oubliées. Oh ! non, je me les rappelle bien. J’ai réfléchi bien des fois depuis sur ces paroles ; je me souviens de chaque intonation de sa voix grave et claire ; de chaque étincelle de son œil vif et brun, de chaque rayon de son sourire agréable, mais trop passager. Une semblable confession, je le crains, paraîtra bien absurde ; mais que m’importe ! je l’ai écrite, et ceux qui la liront ne connaîtront pas l’écrivain.
Pendant que je revenais, heureuse et enchantée de tout ce qui m’entourait, miss Murray vint en courant à ma rencontre. Son pas léger, ses joues colorées, son sourire radieux, me montrèrent qu’elle aussi était heureuse à sa façon. Se précipitant vers moi, elle passa son bras sous le mien, et, sans prendre le temps de respirer, elle commença :
« Miss Grey, tenez-vous pour fort honorée, car je vais vous raconter mes nouvelles avant d’en avoir soufflé un mot à qui que ce soit.
– Eh bien ! qu’y a-t-il ?
– Oh ! quelles nouvelles ! D’abord, il faut que vous sachiez que M. Hatfield est tombé sur moi aussitôt que vous avez été partie. J’avais si peur que papa ou maman ne l’aperçût ! mais vous savez que je ne pouvais vous rappeler, et ainsi… Oh ! chère, je ne puis vous dire tout ce qui s’est passé, car je vois Mathilde dans le parc, et il faut que j’aille lui ouvrir mon sac. Mais je puis vous dire qu’Hatfield a été plus audacieux que d’habitude, plus complimenteur et plus tendre que jamais : il l’a essayé du moins ; il n’a pas été très-heureux en cela, parce que ce n’est pas sa veine. Je vous raconterai tout ce qu’il m’a dit une autre fois.
– Mais que lui avez-vous dit ? c’est ce qui m’intéresse le plus.
– Je vous dirai aussi cela une autre fois. Je me trouvais de très-bonne humeur en ce moment-là ; mais, quoique j’aie été complaisante et assez gracieuse, j’ai pris soin de ne me compromettre en aucune façon. Et pourtant, le présomptueux coquin a interprété l’amabilité de mon caractère à son avantage, et, le croiriez-vous ? il a osé me faire l’offre de son amour.
– Et vous…
– Je me suis fièrement redressée, et avec le plus grand sang-froid je lui ai exprimé l’étonnement que sa conduite me causait ; je lui ai dit que je ne croyais pas qu’il eût rien vu dans ma tenue qui pût justifier ses espérances. Je voudrais que vous eussiez pu voir comment son assurance est tombée. Son visage est devenu blême. Je l’ai assuré que je l’estimais, mais que je ne pouvais consentir à ses propositions ; que, si je le faisais, jamais papa et maman ne voudraient donner leur consentement. « Mais s’ils le donnaient, a-t-il dit, refuseriez-vous le vôtre ? – Certainement, je le refuserais, monsieur Hatfield, » ai-je répondu avec une froide décision qui a anéanti d’un coup toutes ses espérances. Oh ! si vous aviez vu comme il a été écrasé, et quel a été son désappointement ! Vraiment, j’en avais presque pitié moi-même.
« Il a fait pourtant une nouvelle tentative désespérée. Après un long silence, pendant lequel il s’était efforcé d’être calme et moi d’être grave, car je me sentais une forte envie de rire, ce qui eût tout gâté, il m’a dit avec un sourire contraint : « Mais dites-moi franchement, miss Murray, si j’avais la fortune de sir Hugues Meltham et les espérances de son fils aîné, me refuseriez-vous encore ? Répondez-moi sincèrement, sur votre honneur. – Certainement, je vous refuserais, cela ne ferait aucune différence. »
« C’était un grand mensonge ; mais il paraissait si confiant encore dans son propre mérite, que je voulais démolir l’édifice de sa présomption jusqu’à la dernière pierre. Il m’a regardée dans les yeux ; mais j’ai si bien soutenu son regard, qu’il n’a pu s’imaginer que je disais autre chose que la vérité. « Alors tout est donc fini ? » a-t-il dit en baissant la tête, et comme s’il allait succomber à la violence de son désespoir. Mais il était irrité aussi bien que désappointé. Je m’étais montrée, moi l’auteur sans pitié de tout cela, si inébranlable contre l’artillerie de ses regards et de ses paroles, si froidement calme et fière, qu’il ne pouvait manquer d’avoir quelque ressentiment ; et c’est avec une singulière amertume qu’il a repris : « Je n’attendais certainement pas cela de vous, miss Murray ; je pourrais dire quelque chose de votre conduite passée, et des espérances que vous m’avez fait nourrir, mais je veux bien oublier cela, à la condition… – Pas de condition, monsieur Hatfield, ai-je dit, cette fois vraiment indignée de son insolence. – Alors laissez-moi solliciter comme une faveur, a-t-il répondu en baissant la voix et en prenant un ton plus humble ; laissez-moi vous supplier de ne parler de cette affaire à qui que ce soit. Si vous gardez le silence, je m’efforcerai de ne rien laisser paraître de ce qui s’est passé entre nous. J’essayerai de renfermer en moi-même mes sentiments, si je ne puis les anéantir, et de pardonner, si je ne puis oublier la cause de mes souffrances. Je ne veux pas supposer, miss Murray, que vous sachiez combien profondément vous m’avez blessé ; j’aime mieux que vous l’ignoriez ; mais si au mal que vous m’avez déjà fait… pardonnez-moi, innocente ou non, vous l’avez fait… vous ajoutez la publicité, vous verrez que moi aussi je puis parler, et, quoique vous méprisiez mon amour, vous ne mépriserez peut-être pas ma… »
« Il s’est arrêté, mais il a mordu sa lèvre blême et a paru si terrible, que j’en ai été tout à fait effrayée. Pourtant mon orgueil m’a soutenue, et je lui ai répondu dédaigneusement : « Je ne sais pas quel motif vous pourriez me supposer pour parler de ceci à quelqu’un, monsieur Hatfield ; mais, si j’étais disposée à le faire, vous ne m’en détourneriez pas par des menaces ; ce n’est guère digne d’un gentleman de l’essayer, – Pardonnez-moi, miss Murray, m’a-t-il dit : je vous ai aimée si vivement, je vous adore encore si profondément, que je ne voudrais pas volontiers vous offenser ; mais, quoique je n’aie jamais aimé et ne puisse jamais aimer une autre femme comme je vous aime, il est également certain que je ne fus jamais aussi maltraité par aucune. Au contraire, j’ai toujours trouvé votre sexe le plus doux, le plus tendre, le plus bienfaisant de la création, jusqu’à présent (quelle présomption !) ; et la nouveauté et la rudesse de la leçon que vous m’avez donnée aujourd’hui, l’amertume de me voir rebuté par celle dont le bonheur de ma vie dépendait, doivent excuser jusqu’à un certain point l’aspérité de mon langage. Si ma présence vous est désagréable, miss Murray, a-t-il dit (car je regardais autour de moi pour lui montrer combien peu je me souciais de lui, et il a pu penser qu’il m’ennuyait, je crois) ; si ma présence vous est désagréable, vous n’avez qu’à me faire la promesse que je vous ai demandée, et je vous quitte à l’instant. Nombre de ladies, même dans cette paroisse, seraient flattées d’accepter ce que vous venez de fouler si orgueilleusement sous vos pieds. Elles seraient naturellement disposées à haïr celle dont les charmes supérieurs ont si complètement captivé mon cœur et m’ont rendu aveugle pour leurs attraits ; un seul mot de moi à l’une d’elles suffirait pour faire éclater contre vous un orage de médisances qui nuirait sérieusement à vos espérances, et diminuerait fort vos chances de succès auprès de tout autre gentleman que vous ou votre mère pourriez avoir dessein d’empaumer. – Que voulez-vous dire, monsieur ? ai-je répondu, prête à trépigner de colère. – Je veux dire que cette affaire, du commencement à la fin, me paraît une manœuvre d’insigne coquetterie, pour ne rien dire de plus, manœuvre que vous ne devez pas beaucoup vous soucier de voir divulguée dans le monde ; surtout avec les additions et exagérations de vos rivales, qui seraient trop heureuses de publier cette aventure, si je leur en touchais seulement un mot. Mais je vous promets, foi de gentleman, que pas une parole, pas une syllabe qui pourrait tendre à votre préjudice, ne s’échappera jamais de mes lèvres, pourvu que vous… – Bien, bien, je n’en parlerai pas, ai-je répondu. Vous pouvez compter sur mon silence, si cela peut vous apporter quelque consolation. – Vous me le promettez ? – Oui, ai-je dit, car je désirais alors être débarrassée de lui. – Adieu donc, » a-t-il dit, du ton le plus dolent. Et, après un regard dans lequel l’orgueil luttait vainement avec le désespoir, il est parti, pressé, sans doute, d’arriver chez lui, afin de s’enfermer dans son cabinet et de pleurer, si toutefois il a pu retenir ses larmes jusque-là.
– Mais vous avez déjà violé votre promesse, dis-je, frappée vraiment d’horreur de sa perfidie.
– Oh ! c’est seulement à vous. Je sais que vous ne le répéterez pas.
– Certainement, je ne le répéterai pas ; mais vous dites que vous allez raconter cela à votre sœur ; elle le redira à vos frères quand ils arriveront, et à Brown immédiatement, si vous ne le lui dites pas vous-même ; et Brown le publiera ou le fera publier dans tous le pays.
– Non, vraiment, elle ne le publiera pas. Nous ne le lui dirons pas, à moins qu’elle ne nous promette le secret le plus absolu.
– Comment pouvez-vous espérer qu’elle tienne sa promesse mieux que sa maîtresse plus éclairée qu’elle ?
– Eh bien ! alors, nous ne le lui dirons pas, répondit miss Murray avec un peu d’impatience.
– Mais vous le direz à votre maman, sans doute, continuai-je ; et elle le redira à votre papa.
– Naturellement, je le dirai à maman, c’est la chose qui cause le plus de plaisir. Je puis maintenant lui prouver combien étaient vaines ses craintes à mon égard.
– Oh ! est-ce là ce qui vous réjouit ? Je ne vois pas qu’il y ait de quoi.
– Oui ; puis il y a autre chose, c’est que j’ai humilié M. Hatfield d’une si charmante façon ! et autre chose encore : vous devez bien m’accorder un peu de la vanité féminine ; je n’ai pas la prétention de manquer du plus essentiel attribut de notre sexe ; et si vous aviez vu l’ardeur avec laquelle le pauvre Hatfield me faisait sa brûlante déclaration, et sa douleur qu’aucun orgueil ne pouvait cacher, quand je lui ai exprimé mon refus, vous auriez accordé que j’avais quelque cause d’être flattée du pouvoir de mes attraits.
– Plus son désespoir est grand, je pense, moins vous avez de raison de vous réjouir.
– Oh ! quelle absurdité ! s’écria la jeune lady en s’agitant d’impatience. Ou vous ne pouvez pas me comprendre, ou vous ne le voulez pas. Si je n’avais pas confiance en votre magnanimité, je croirais que vous me portez envie. Mais vous allez comprendre la cause de ce plaisir, aussi grand que pas un autre plaisir, à savoir que je suis enchantée de ma prudence, de mon sang-froid, de ma dureté de cœur, si vous voulez. Je n’ai pas été le moins du monde saisie par la surprise, ni confuse, ni embarrassée, ni étourdie ; j’ai agi et parlé comme je devais le faire, et j’ai été tout le temps complètement maîtresse de moi-même. Et là était un homme décidément fort bien. Jane et Susanne Green le trouvent d’une beauté irrésistible ; je suppose que ce sont deux des ladies dont il m’a parlé et qui seraient bien contentes de l’avoir ; mais cependant, il est certainement fort remarquable, rempli d’esprit, agréable compagnon. Non ce que vous appelez remarquable, vous ; mais un homme amusant, un homme dont on ne rougirait nulle part, et dont on ne se fatiguerait pas vite ; et pour dire vrai, je l’aimais un peu mieux même que Harry Meltham, et évidemment il m’idolâtrait ; et cependant, quoiqu’il soit venu me surprendre seule et non préparée, j’ai eu la sagesse et la fierté et la force de le refuser, et si froidement et d’une manière si méprisante que j’ai de bonnes raisons d’être fière de cela.
– Êtes-vous également fière de lui avoir dit que, eût-il la richesse de sir Hugues Meltham, cela ne changerait rien, et de lui avoir promis de ne parler à personne de sa mésaventure, apparemment sans la moindre intention de tenir votre promesse ?
– Naturellement ! que pouvais-je faire autre chose ? Vous n’auriez pas voulu que je… Mais je vois, miss Grey, que vous n’êtes pas bien disposée. Voici Mathilde ; je vais voir ce qu’elle et maman diront de la chose. »
Elle me quitta, offensée de mon manque de sympathie, et pensant que je l’enviais. Je crois fermement qu’il n’en était rien. J’étais affligée pour elle, j’étais étonnée, dégoûtée de sa vanité et de son manque de cœur… Je me demandais pourquoi tant de beauté avait été donnée à qui en faisait un si mauvais usage, et refusée à quelques-unes qui en eussent fait un bienfait pour elles et pour les autres.
« Mais Dieu sait ce qu’il fait, me dis-je. Il y a, je pense, des hommes aussi vains, aussi égoïstes, aussi dénués de cœur qu’elle, et peut-être de telles femmes sont nécessaires pour la punition de ces hommes-là. »
« Oh ! chère ! je voudrais qu’Hatfield n’eût pas été si pressé, dit Rosalie, le lendemain, à quatre heures de l’après-midi, avec un bâillement formidable, après avoir quitté sa tapisserie et avoir regardé nonchalamment par la fenêtre. Rien qui m’engage à sortir maintenant, et rien à espérer. Tous les jours seront aussi longs et aussi tristes que celui-ci, quand il n’y aura pas de parties pour les égayer, et il n’y en a aucune cette semaine, ni la semaine prochaine, que je sache.
– Quel malheur que vous ayez été si méchante pour lui ! dit Mathilde, à qui cette lamentation s’adressait. Il ne reviendra jamais ! et je soupçonne, après tout, que vous l’aimiez un peu. J’espérais que vous l’auriez pris pour votre galant, et que vous m’auriez laissé le cher Harry.
– Bah ! il faut que mon galant soit un Adonis, Mathilde, et admiré de tous, pour que je me contente de lui tout seul. Je suis fâché de perdre Hatfield, je l’avoue, et le premier homme convenable, ou les premiers, qui viendront prendre sa place, seront plus que bienvenus. C’est demain dimanche ; il me tarde de voir la figure qu’il va faire, et comment il pourra s’acquitter du service. Il est très-probable qu’il va prétexter un rhume et laisser tout faire à M. Weston.
– Lui ! oh ! non, s’écria Mathilde avec dédain ; tout sot qu’il soit, il n’est pas aussi tendre que cela. »
Sa sœur fut légèrement offensée, mais l’événement prouva que Mathilde avait raison. L’amoureux désappointé accomplit ses devoirs pastoraux comme d’habitude. Rosalie, il est vrai, affirma qu’il paraissait très-pâle et très-abattu ; il pouvait être un peu plus pâle, mais la différence, s’il y en avait, était à peine perceptible. Quant à son abattement, certainement je n’entendis pas son rire retentir de la sacristie, comme d’habitude, ni sa voix haute éclater en joyeux propos ; mais je l’entendis apostropher le sacristain d’une façon qui fit trembler l’assemblée. Seulement, dans son trajet de la chaire à la table de communion, il y avait chez lui plus de pompe solennelle, et moins de cette arrogance satisfaite d’elle-même avec laquelle il passait, de cet air qui semblait dire : « Vous tous me révérez et m’adorez, je le sais ; mais, s’il en est un qui ne le fait pas, je le brave en face. » Un autre changement remarquable aussi, fut qu’il ne jeta pas une seule fois les yeux sur le banc de la famille Murray, et ne quitta pas l’église avant qu’ils fussent partis.
M. Hatfield avait sans aucun doute reçu un coup très-violent ; mais son orgueil le poussait à faire tous ses efforts pour cacher les effets que ce coup avait produits. Il avait été trompé dans ses espérances certaines d’obtenir une femme non-seulement belle et remplie d’attraits pour lui, mais dont le rang et la fortune auraient pu rehausser des charmes bien inférieurs. Il était aussi sans doute vivement mortifié du refus qu’il avait éprouvé, et profondément offensé de toute la conduite de miss Murray. Ce n’eût pas été une mince consolation pour lui de savoir combien elle était désappointée de le trouver si peu ému, et de voir qu’il pouvait s’empêcher de lui jeter un seul regard pendant tout le service. Elle déclarait pourtant que c’était une preuve qu’il pensait à elle pendant tout le temps, sans quoi ses yeux se fussent dirigés au moins une fois de son côté, ne fût-ce que par hasard ; mais, si Hatfield l’eût regardée, elle aurait bien certainement affirmé qu’il n’avait pu résister à l’attraction qu’elle exerçait sur lui. Il eût été content aussi, sans doute, de savoir combien elle avait été triste et ennuyée pendant la semaine, combien de fois elle avait regretté de l’avoir « usé si vite, » comme un enfant qui, ayant dévoré trop avidement un gâteau, lèche ses doigts et se lamente de n’en plus avoir.
À la fin, je fus priée, un beau matin, de l’accompagner dans une promenade au village. Ostensiblement, elle allait assortir quelques laines de Berlin à une assez respectable boutique achalandée par les ladies des environs ; réellement, je crois qu’il n’y a aucun manque de charité à supposer qu’elle y allait avec l’idée de rencontrer le recteur lui-même, ou quelque autre admirateur, le long du chemin ; car, pendant la route, elle me disait : « Que ferait ou dirait Hatfield si nous le rencontrions ? » etc. ; et lorsque nous passâmes devant les portes du parc de M. Green, elle me dit : « Je voudrais bien savoir s’il est à la maison, ce grand et stupide nigaud ; » et, comme la voiture de lady Meltham passait près de nous, elle se demanda ce que pouvait faire Harry par une si belle journée ; puis elle commença à déblatérer sur le frère aîné de celui-ci, qui avait été assez fou pour se marier et pour aller habiter Londres.
« Pourtant, lui dis-je, je pensais que vous désiriez vivre à Londres vous-même ?
– Oui, parce que la vie est si triste ici ; mais il me l’a rendue plus triste encore en s’en allant, et, s’il ne s’était pas marié, j’aurais pu l’avoir à la place de cet odieux sir Thomas. »
Remarquant alors les empreintes des pieds d’un cheval sur la route, elle aurait voulu savoir, disait-elle, si c’était le cheval d’un gentleman ; et finalement elle conclut que c’était cela, car les empreintes étaient trop petites pour avoir été faites par un gros et lourd cheval de charretier. Elle se demandait ensuite quel pouvait être le cavalier, et si nous le rencontrerions à son retour, car elle était sûre qu’il n’avait passé que le matin même ; puis enfin, quand nous entrâmes dans le village et ne vîmes que quelques-uns de ses pauvres habitants allant de ci de là, elle se demanda pourquoi ces stupides gens ne restaient pas dans leurs maisons ; que ce n’était pas pour leurs laides figures, leurs vêtements sales et grossiers, qu’elle était venue à Horton !
Au milieu de tout cela, je le confesse, je me demandais aussi, en secret, si nous ne rencontrerions ou n’apercevrions pas une autre personne ; et, comme nous passions près de sa demeure, j’allai même jusqu’à regarder s’il n’était pas à sa fenêtre. En entrant dans la boutique, miss Murray me pria de demeurer sur la porte pendant qu’elle ferait ses achats, et de lui dire si quelqu’un passait. Mais, hélas ! il n’y avait personne de visible que les villageois, à l’exception pourtant de Jane et Suzanne Green descendant l’unique rue, et revenant apparemment de la promenade.
« Stupides créatures ! murmura miss Murray en sortant, après avoir fait ses achats. Pourquoi n’ont-elles pas leur mannequin de frère avec elles ? Il vaudrait encore mieux que rien. »
Elle les salua pourtant avec un joyeux sourire, et des protestations de plaisir égales aux leurs sur cette heureuse rencontre. Elles se placèrent l’une à sa gauche, l’autre à sa droite, et toutes les trois s’en allèrent babillant et riant, comme font, lorsqu’elles se rencontrent, de jeunes ladies, si elles sont dans les termes d’une certaine intimité. Mais moi, sentant que j’étais de trop dans leur société, je les laissai à leurs rires, et restai derrière, ainsi que j’avais coutume de faire en semblable occasion. J’avais peu d’envie de marcher à côté de miss Green ou de miss Suzanne, comme une sourde-muette à qui l’on ne parle pas et qui ne peut parler.
Cette fois pourtant je ne fus pas longtemps seule. Je fus frappée d’abord, comme d’une chose fort étrange, que, juste au moment où je pensais à M. Weston, il s’offrît à moi et m’accostât. Mais dans la suite, après réflexion ; je pensai qu’il n’y avait rien là d’extraordinaire, si ce n’est le fait qu’il m’eût adressé la parole : car, par une pareille matinée et si près de sa demeure, il était assez naturel qu’on le rencontrât. Quant à penser à lui, ainsi que je l’avais fait presque continuellement depuis notre départ le matin, il n’y avait rien là de remarquable.
« Vous êtes encore seule, miss Grey ? me dit-il.
– Oui.
– Quelle espèce de gens sont ces ladies, les miss Green ?
– Je n’en sais vraiment rien.
– Voilà qui est étrange, vivant si près d’elles et les voyant si souvent.
– Je suppose que ce sont de bonnes et joyeuses filles ; mais j’imagine que vous devez les connaître vous-même mieux que moi, car je n’ai jamais échangé une parole avec l’une où l’autre d’elles.
– Vraiment ! il ne me semble pas qu’elles soient fort réservées, pourtant.
– Très-probablement elles ne le sont pas autant pour les gens de leur classe ; mais elles se considèrent comme d’une tout autre sphère que la mienne. »
Il ne répondit rien à cela, mais, après une courte pause, il dit :
« Je suppose que ce sont ces choses, miss Grey, qui vous font penser que vous ne pourriez vivre sans une maison ?
– Non, pas précisément. Le fait est que je suis trop sociable pour pouvoir vivre contente sans un ami ; et comme les seuls amis que j’aie, et les seuls que j’aurai probablement jamais, sont à la maison, si je perdais cet ami, ou plutôt ces amis, je ne dis pas que je ne pourrais pas vivre, mais que j’aimerais mieux ne point vivre dans un monde si désolé.
– Mais pourquoi dites-vous les seuls amis que vous aurez probablement jamais ? Êtes-vous si peu sociable que vous ne puissiez vous faire des amis ?
– Non ; mais je n’en ai point encore fait un, et dans ma position présente il n’y a aucune possibilité non-seulement d’en faire un, mais même de former une connaissance vulgaire. La faute peut en être en partie à moi, mais pas entièrement, pourtant, je l’espère.
– La faute en est partie dans la société, et partie, je le pense, dans ceux qui vous entourent : partie aussi en vous-même, car beaucoup de ladies, dans votre position, se feraient remarquer et estimer. Mais vos élèves doivent en quelque sorte être des compagnes pour vous ; elles ne peuvent pas être de beaucoup d’années plus jeunes que vous ?
– Oh ! oui, c’est une bonne compagnie quelquefois ; mais je ne peux pas les appeler des amies, et elles ne pensent pas à m’appeler de ce nom ; elles ont d’autres compagnes plus appropriées à leurs goûts.
– Peut-être êtes-vous trop sage pour elles ? Comment vous amusez-vous quand vous êtes seule ? lisez-vous beaucoup ?
– La lecture est mon occupation favorite, quand j’ai du loisir et des livres à lire. »
Des livres en général, il passa à différents livres en particulier, et continua par de rapides transitions d’un sujet à l’autre, jusqu’à ce que plusieurs matières, tant de goût que d’opinions, eussent été discutées à fond, dans l’espace d’une demi-heure, non sans beaucoup d’observations de sa part : car il cherchait évidemment moins à me communiquer ses pensées et ses prédilections qu’à découvrir les miennes. Il n’avait pas le tact ou l’art d’arriver à ce but en tirant adroitement mes idées ou mes sentiments de l’exposition réelle ou apparente des siens, ni d’amener la conversation, par des gradations insensibles, sur les points qu’il voulait éclaircir ; mais il procédait avec une douce brusquerie et une franchise naïve qui ne pouvaient nullement m’offenser.
Et pourquoi s’intéressait-il à mes capacités morales et intellectuelles ? « Que peut lui faire ce que je pense ou ressens ? » me demandais-je. Et mon cœur battait en réponse à cette question.
Mais Jane et Susanne Green eurent bientôt atteint leur maison. Pendant qu’elles parlementaient à la porte du parc, essayant de persuader à miss Murray d’entrer, je désirais que M. Weston partît, afin qu’elle ne le vît pas avec moi en se retournant ; mais, malheureusement, il était sorti pour aller rendre encore une visite au pauvre Marc Wood, et il avait à suivre le même chemin que nous. Quand pourtant il vit que Rosalie avait pris congé de ses amies et que j’étais près de la rejoindre, il me quitta et se mit à marcher d’un pas plus pressé ; mais lorsqu’il ôta civilement son chapeau en passant auprès d’elle, à ma grande surprise, au lieu de lui rendre son salut avec une révérence roide et peu gracieuse, elle l’accosta avec son plus aimable sourire, et, marchant à côté de lui, commença à lui parler avec toute la gaieté et l’affabilité imaginables, et ainsi nous continuâmes le chemin tous les trois ensemble.
Après une courte pause dans la conversation, M. Weston fit une remarque adressée particulièrement à moi, et se référant à quelque chose dont nous avions parlé auparavant ; mais, avant que je pusse répondre, miss Murray prit la parole et répondit pour moi. Il répliqua, et de ce moment jusqu’à la fin du voyage elle l’accapara entièrement pour elle seule. Cela pouvait être dû en partie à ma propre stupidité, à mon manque de tact et d’assurance ; mais je me sentais mortifiée ; je tremblais d’appréhension, et j’écoutais avec envie sa conversation aisée et rapide, et voyais avec anxiété le radieux sourire avec lequel elle le regardait de temps en temps ; car elle marchait un peu en avant, afin (pensais-je) d’être vue aussi bien qu’entendue. Si sa parole était légère et triviale, elle était amusante, et elle n’était jamais embarrassée pour trouver quelque chose à dire, ou pour trouver les mots propres à rendre sa pensée. Il n’y avait maintenant rien dans sa manière d’impertinent et de babillard, comme lorsqu’elle se promenait avec M. Hatfield ; c’était seulement une douce et aimable vivacité, que je croyais devoir plaire particulièrement à un homme de la disposition et du tempérament de M. Weston.
Quand il fut parti, elle se mit à rire et à se murmurer à elle-même : « Je pensais que je pourrais faire cela !
– Faire quoi ? demandais-je.
– Fixer cet homme.
– Que voulez-vous donc dire ?
– Je veux dire qu’il va rentrer chez lui et rêver de moi. Je l’ai blessé au cœur.
– Comment le savez-vous ?
– Par beaucoup de preuves infaillibles, et spécialement par le regard qu’il m’a adressé lorsqu’il est parti. Ce n’était pas un regard impudent, je ne l’accuse pas de cela, c’était un regard de respectueuse et tendre adoration. Ah ! ah ! ce n’est point le stupide lourdaud que j’avais pensé ! »
Je ne répondis rien, car mon cœur était dans mon gosier, ou quelque chose comme cela, et je ne pouvais parler. « Oh ! que Dieu éloigne de lui ce malheur ! m’écriai-je intérieurement, pour l’amour de lui, non pour moi. »
En traversant le parc, miss Murray fit plusieurs observations triviales, auxquelles, malgré ma répugnance à faire voir mes sentiments, je ne pus répondre que par des monosyllabes. Avait-elle l’intention de me torturer, ou simplement de s’amuser, c’est ce que je ne pourrais dire, et cela m’importait peu ; mais je pensai au pauvre homme qui n’avait qu’un agneau, et au riche qui avait des milliers de troupeaux ; et je redoutai je ne sais quoi pour M. Weston, indépendamment de mes espérances ruinées.
Je fus très-contente de rentrer à la maison, et de me retrouver encore une fois seule dans ma chambre. Mon premier mouvement fut de me laisser tomber sur une chaise à côté de mon lit, de reposer ma tête sur l’oreiller et de chercher du soulagement dans d’abondantes larmes ; mais, hélas ! il me fallut encore réprimer ma douleur et refouler mes sentiments : la cloche, l’odieuse cloche sonnait le dîner, et il me fallut descendre avec un visage calme, et sourire, et rire, et dire des frivolités, oui, et manger aussi, si je le pouvais, comme si tout était bien, et comme si je revenais d’une agréable promenade.
Le dimanche suivant fut un des plus sombres jours d’avril, un jour de nuages épais et de grosses averses. Aucun des Murray n’était disposé à retourner à l’église l’après-midi, excepté Rosalie ; elle désirait y aller comme de coutume ; aussi elle commanda la voiture et j’allai avec elle. Je n’en étais nullement fâchée, d’ailleurs : car à l’église je pouvais, sans crainte de raillerie ou de mépris, regarder un être et un visage plus agréables pour moi que les plus belles créations de Dieu ; je pouvais écouter sans interruption une voix plus douce à mon oreille que la plus suave musique. Il me semblait que j’étais en communion avec cette âme à laquelle je m’intéressais tant, que j’étais imbue de ses plus pures pensées, de ses plus saintes aspirations, sans aucun alliage à une telle félicité que les secrets reproches de ma conscience, qui me murmuraient trop que je me trompais, et que j’offensais Dieu en le priant avec un cœur plus occupé de la créature que du créateur.
Quelquefois ces pensées me causaient assez de trouble ; mais quelquefois aussi je les apaisais en me disant que ce n’était pas l’homme, mais sa bonté que j’aimais. « Toutes les fois que des choses sont pures, belles, honnêtes et bonnes, pensez à ces choses. » Nous faisons bien d’adorer Dieu dans ses œuvres ; et je me disais que je n’en connaissais aucune qui eût autant des attributs de Dieu, de son esprit, que ce fidèle serviteur de Dieu ; que le connaître et ne pas l’apprécier serait insensibilité obtuse chez moi, qui avais si peu d’autres choses pour occuper mon cœur.
Presque immédiatement après la fin du service, miss Murray quitta l’église. Il nous fallut attendre sous le porche, car il pleuvait et la voiture n’était pas arrivée. Je me demandais pourquoi elle s’était tant hâtée de sortir, car ni le jeune Meltham ni le squire Green n’étaient là ; mais je vis bientôt que c’était pour se procurer une entrevue avec M. Weston quand il sortirait, ce qui eut lieu à l’instant. Nous ayant saluées toutes les deux, il allait passer ; mais elle le retint, d’abord avec des observations sur le mauvais temps, puis en lui demandant s’il voudrait être assez bon pour venir quelque matin visiter la petite-fille de la vieille femme qui tenait la loge du portier, car cette fille était malade et désirait le voir. Il promit d’y aller.
« Et à quelle heure viendrez-vous le plus probablement, monsieur Weston ? La vieille femme aimerait à savoir pour quel moment elle doit vous attendre. Vous savez que de telles gens tiennent, plus que nous ne le supposons, à avoir leur chaumière propre quand des personnes convenables viennent leur rendre visite. »
Il y avait là un merveilleux exemple de réflexion chez l’irréfléchie miss Murray. M. Weston dit une heure de la matinée à laquelle il s’efforcerait d’être là. Pendant ce temps la voiture était arrivée, et le laquais attendait, un parapluie ouvert à la main, pour escorter miss Murray à travers le cimetière. Je me disposais à les suivre ; mais M. Weston avait aussi un parapluie, et offrit de m’en faire profiter, car il pleuvait très-fort.
« Non, je vous remercie, je ne crains pas la pluie, » dis-je.
Je n’avais jamais le sens commun, quand j’étais prise à l’improviste.
« Mais je ne suppose pas que vous l’aimiez non plus ? un parapluie, dans aucun cas, ne peut vous nuire, » répondit-il avec un sourire qui montrait qu’il n’était point offensé, comme un homme d’un caractère moins égal et de moins de pénétration eût pu l’être en se voyant l’objet d’un semblable refus.
Je ne pouvais nier la vérité de son assertion, et ainsi j’allai avec lui jusqu’à la voiture. Il m’offrit même la main pour m’aider à y monter, marque de politesse que j’acceptai aussi, de peur de l’offenser. Il ne me donna qu’un regard, un petit sourire en partant ; mais, dans ce regard et dans ce sourire, je lus ou je crus lire une signification qui alluma dans mon cœur une flamme d’espérance plus brillante que toutes celles qui s’y jetaient jamais élevées.
« Je vous aurais renvoyé le laquais, miss Grey, si vous aviez attendu un moment ; vous n’aviez pas besoin de prendre le parapluie de M. Weston, fit observer Rosalie, avec un nuage très-sombre sur sa jolie figure.
– Je serais venue sans parapluie ; mais M. Weston m’a offert le sien, et je ne pouvais le refuser plus que je ne l’ai fait sans l’offenser, répondis-je avec un sourire calme ; car mon bonheur intérieur me faisait trouver amusant ce qui m’eût offensé dans un autre moment.
La voiture était en mouvement. Miss Murray se pencha en avant, et regarda par la portière lorsque nous passâmes auprès de M. Weston. Il se dirigeait tranquillement vers sa demeure et ne détourna pas la tête.
« Stupide âne ! s’écria-t-elle en se rejetant sur le siège. Vous ne savez pas ce que vous avez perdu en ne regardant pas de ce côté.
– Qu’a-t-il perdu ?
– Un salut de moi qui l’eût transporté au septième ciel. »
Je ne répondis rien. Je vis qu’elle était en colère, et je tirai un secret plaisir, non du fait qu’elle était vexée, mais de ce qu’elle croyait avoir lieu de l’être. Cela me faisait penser que mes espérances n’étaient point entièrement nées de mes vœux et de mon imagination.
« J’ai l’intention de prendre M. Weston au lieu de M. Hatfield, dit ma compagne après un moment de silence, et en reprenant quelque chose de sa gaieté ordinaire. Le bal d’Ashby-Park a lieu mardi, vous savez ; et maman croit qu’il est très-probable que sir Thomas me fera sa demande. Ces choses-là se font souvent dans la salle de bal, où les hommes sont plus facilement captivés et les ladies plus enchanteresses. Mais si je dois être mariée si promptement, il me faut tirer le meilleur parti du temps qui me reste ; et j’ai décidé qu’Hatfield ne serait pas le seul homme qui mettrait son cœur à mes pieds et m’implorerait en vain d’accepter son indigne offrande.
– Si vous voulez faire de M. Weston une de vos victimes, dis-je avec une indifférence affectée, il vous faudra lui faire vous-même de telles ouvertures, qu’il ne vous sera pas facile de reculer quand il vous demandera de réaliser les espérances que vous aurez fait naître.
– Je ne suppose pas qu’il me demande jamais de l’épouser ; ce serait trop de présomption ! mais je veux lui faire sentir mon pouvoir. Et il l’a déjà senti, vraiment ; mais il faut qu’il le reconnaisse aussi ; et, quelque ridicules que soient ses espérances, il faudra qu’il les garde pour lui, et que je m’en amuse pendant quelque temps.
– Oh ! si quelque bienveillant esprit pouvait murmurer ces paroles à son oreille ! » m’écriai-je intérieurement.
J’étais trop indignée pour répondre à ses paroles, et il ne fut plus question de M. Weston ce jour-là. Mais le lendemain matin, aussitôt après le déjeuner, miss Murray vint dans la salle d’étude, où sa sœur était occupée à ses études, ou plutôt à ses leçons, car ce n’étaient point des études, et dit :
« Mathilde, je désire que vous veniez vous promener avec moi, vers onze heures.
– Oh ! je ne peux, Rosalie ; il faut que je donne des ordres touchant ma nouvelle bride et le drap de ma selle, et que je parle au preneur de rats à propos de ses chiens : miss Grey ira avec vous.
– Non, c’est vous que je veux, » dit Rosalie.
Et appelant sa sœur auprès de la fenêtre, elle lui chuchota quelques mots à l’oreille, après quoi Mathilde consentit à la suivre.
« Je me souvins que onze heures étaient le moment où M. Weston se proposait de venir à la loge de la portière, et je vis toute l’intrigue. Aussi, au dîner, il me fallut entendre un long récit, comme quoi M. Weston les avait rejointes pendant qu’elles marchaient le long de la route ; comment elles avaient fait une longue promenade avec lui et l’avaient réellement trouvé un agréable compagnon ; comment il avait dû être et était évidemment enchanté d’elles et de leur extraordinaire condescendance, etc., etc.
Comme je suis dans la voie des confessions, je puis bien avouer que dans ce temps-là je donnai plus de soin à ma toilette que je n’avais fait auparavant. Il est vrai que j’avais été jusque-là assez insouciante sur ce point. Ce n’était donc pas de ma part, chose rare de passer jusqu’à deux minutes dans la contemplation de mon image au miroir, quoique je ne retirasse aucune consolation d’une semblable étude. Je ne pouvais découvrir aucune beauté dans ces traits marqués, dans ces joues pâles et creuses, et dans mes cheveux bruns ; il pouvait y avoir de l’intelligence dans le front, et de l’expression dans l’œil gris foncé ; mais que signifiait cela ? Un front grec bas et de grands yeux noirs privés de sentiment eussent été estimés de beaucoup préférables. C’est folie que de désirer la beauté ; les personnes sensées ne la désirent pas pour elles-mêmes, et en font peu de cas chez les autres. Pourvu que l’intelligence soit bien cultivée et le cœur bon, on ne s’occupe pas de l’extérieur. Ainsi nous disaient les précepteurs de notre enfance, et ainsi disons-nous à notre tour aux enfants de notre temps. Paroles fort judicieuses et fort convenables assurément ; mais sont-elles justifiées par l’expérience ?
Nous sommes naturellement disposés à aimer ce qui nous donne du plaisir, et quoi de plus agréable qu’un beau visage, au moins quand nous ne savons pas les défauts de celui qui le possède ? Une petite fille aime son oiseau : pourquoi ? Parce qu’il vit et sent ; parce qu’il est faible et impuissant. Un crapaud, également, vit et sent ; il est faible et impuissant aussi ; mais, quoiqu’elle ne voulût point faire de mal à un crapaud, elle ne pourrait l’aimer comme l’oiseau, avec ses gracieuses formes, son doux plumage, ses yeux brillants et intelligents. Si une femme est belle et aimable, elle est louée pour ces deux qualités, mais particulièrement pour la première, par tout le monde ; si elle est désagréable de visage et de caractère, sa laideur, par les observateurs ordinaires, est regardée comme son plus grand défaut, parce que c’est elle qui frappe le plus ; si elle est laide et bonne, et qu’elle mène une vie retirée et ait des manières réservées, nul ne s’apercevra de sa bonté, excepté ceux qui l’entourent immédiatement ; d’autres, au contraire, seront disposés à se former une idée défavorable de son esprit et de ses dispositions, ne fût-ce que pour s’excuser de l’aversion instinctive que leur inspire une personne si disgraciée de la nature ; et vice versa de celle dont les formes angéliques cachent un cœur vicieux, ou répandent un charme faux et trompeur sur des défauts et des faiblesses qui ne seraient point tolérés chez d’autres. Que ceux qui ont la beauté s’en montrent reconnaissants et en fassent bon usage, comme de tout autre talent ; que ceux qui ne l’ont pas s’en consolent et fassent de leur mieux pour s’en passer. Certainement, quoique sujette à être trop estimée, la beauté est un don de Dieu, et ne doit pas être méprisée. Beaucoup comprendront ceci, qui sentent qu’elles pourraient aimer, qu’elles sont dignes d’être aimées, et qui se voient privées, à défaut de beauté, de ce bonheur qu’elles semblent faites pour donner et recevoir. Aussi bien pourrait l’humble femelle du ver luisant déplorer d’être privée du pouvoir qu’elle a de répandre la lumière sans laquelle la mouche errante pourrait passer et repasser mille fois auprès d’elle sans s’arrêter ; elle entendrait son amant ailé bourdonner sur elle et autour d’elle ; lui la cherchant en vain, elle désirant être trouvée, nais n’ayant aucun pouvoir de lui faire connaître sa présence, aucune voix pour l’appeler, aucune aile pour suivre son vol ; la mouche devrait chercher un autre hymen, et le ver vivre et mourir seul.
Telles étaient quelques-unes de mes réflexions alors. Je pourrais m’étendre davantage là-dessus, je pourrais creuser plus profondément en moi et divulguer d’autres pensées, proposer des questions, auxquelles le lecteur serait bien embarrassé de répondre, déduire des arguments qui pourraient choquer ses préjugés ou peut-être provoquer sa raillerie, parce qu’il ne pourrait les comprendre ; mais je m’arrête.
Revenons maintenant à miss Murray. Elle accompagna sa mère au bal du mardi splendidement parée, et enchantée d’elle-même, tout naturellement. Comme Ashby Park était à près de dix milles de distance d’Horton-Lodge, elles devaient partir d’assez bonne heure, et j’avais formé le projet de passer la soirée avec Nancy Baron, que je n’avais pas vue depuis quelque temps ; mais ma bonne élève fit en sorte que je ne pusse la passer ailleurs que dans la salle d’étude, en me donnant à copier un morceau de musique qui me tint occupée jusqu’à l’heure du coucher. Vers onze heures, le lendemain, aussitôt qu’elle eut quitté sa chambre, elle vint me dire les nouvelles. Sir Thomas s’était en effet déclaré pendant le bal ; événement qui donnait raison à la sagacité de sa mère, sinon à son talent de mener les choses. J’incline à penser qu’elle avait d’abord préparé ses plans, et ensuite prédit leur succès. L’offre avait été acceptée, et le fiancé devait venir le jour même tout régler avec M. Murray.
Rosalie se réjouissait à la pensée de devenir maîtresse d’Ashby-Park ; elle pensait à la cérémonie nuptiale, à la splendeur et à l’éclat qui l’entoureraient, à la lune de miel passée à l’étranger, et aux plaisirs dont elle jouirait ensuite à Londres et ailleurs. Elle paraissait même pour le moment assez contente de sir Thomas lui-même, parce qu’elle l’avait vu si récemment, avait dansé avec lui, avait été flattée par lui. Mais pourtant elle semblait reculer devant l’idée de lui être sitôt unie ; elle eût voulu que la cérémonie fût différée au moins de quelques mois, et moi je l’aurais voulu aussi. Cela me semblait chose horrible que de précipiter ce funeste mariage, et de ne pas donner à cette pauvre créature le temps de penser et de réfléchir sur le parti irrévocable qu’elle allait prendre. Je n’avais aucune prétention à la « sollicitude vigilante et anxieuse de mère, » mais j’étais effrayée de l’insensibilité de mistress Murray, de son insouciance à propos du bien réel de son enfant, et par mes avertissements et mes exhortations, je m’efforçai vainement de remédier au mal. Miss Murray ne faisait que rire de mes paroles ; et je ne tardai pas à découvrir que sa répugnance pour une union immédiate venait du désir qu’elle avait de faire autant de malheureux qu’elle pourrait parmi les jeunes gentlemen de sa connaissance, avant que son mariage l’eût rendue incapable de nouveaux méfaits de ce genre. C’est pour cela qu’avant de me confier le secret de son engagement, elle m’avait fait promettre de n’en parler à personne. Et quand je connus cela, quand je la vis se plonger plus avant que jamais dans les abîmes d’une coquetterie sans cœur, je n’eus plus aucune pitié pour elle. « Arrive ce qu’il voudra, pensai-je, elle le mérite. Sir Thomas ne peut être trop mauvais pour elle, et le plus tôt qu’elle sera mise hors d’état d’en tromper d’autres et de les rendre malheureux, sera le mieux. »
La noce fut fixée au premier juin. Entre cette date et le bal critique, il n’y avait guère plus de six semaines. Mais avec l’habileté raffinée et les efforts résolus de Rosalie, beaucoup de choses pouvaient s’accomplir dans ce temps ; d’autant plus que sir Thomas en passait la plus grande partie à Londres, où il était allé, disait-on, régler ses affaires avec son homme de loi et faire les autres préparatifs pour le mariage prochain. Il essayait bien de suppléer à son absence par un feu constant de billets doux ; mais ceux-ci n’attiraient point l’attention des voisins et ne leur ouvraient point les yeux comme des visites personnelles l’eussent fait ; et l’esprit de réserve hautain et aigre de la vieille lady Ashby l’empêcha de répandre la nouvelle, pendant que sa mauvaise santé l’empêchait de venir rendre visite à sa future belle-fille : de sorte que cette affaire fut tenue beaucoup plus secrète que ne le sont ordinairement ces sortes de choses.
Rosalie me montrait quelquefois les épîtres de son amoureux, pour prouver quel bon et dévoué mari il ferait. Elle me montrait aussi les lettres d’un autre, de l’infortuné M. Green, qui n’avait pas le courage de plaider sa cause en personne, mais qu’un refus ne pouvait décourager, car il écrivait lettre sur lettre ; ce qu’il se fût bien gardé de faire, s’il avait pu voir les grimaces que sa belle idole faisait sur ses émouvants appels à ses sentiments, et entendre son rire moqueur et les épithètes injurieuses dont elle l’accablait pour sa persévérance.
« Pourquoi ne lui dites-vous pas tout de suite que vous avez donné votre parole ? lui demandai-je.
– Oh ! je n’ai pas besoin qu’il sache cela, répondit-elle. S’il le savait, sa sœur et tout le monde le sauraient, et ce serait fini de ma… hem ! Et de plus, si je lui disais cela, il croirait que mon engagement est le seul obstacle, et que je l’accepterais si j’étais libre ; ce que je ne veux pas qu’aucun homme puisse penser, et lui moins que tout autre. D’ailleurs, je me soucie fort peu de ses lettres, ajouta-t-elle avec mépris ; il peut écrire aussi souvent qu’il lui plaira, et ressembler autant qu’il voudra à un grand fou ; quand je le rencontre, cela ne fait que m’amuser. »
Pendant ce temps aussi, le jeune Meltham se montrait assez souvent à la maison ou dans les environs ; et, à en juger par les jurements et les reproches de Mathilde, sa sœur faisait plus d’attention à lui que la politesse n’en exigeait ; en d’autres termes, elle se livrait à une coquetterie aussi animée que pouvait le permettre la présence de ses parents. Elle fit quelques tentatives pour ramener Hatfield à ses pieds ; mais n’y réussissant pas, elle paya son orgueilleuse indifférence par un mépris plus orgueilleux encore, et parla de lui avec autant de dédain et de haine qu’elle avait parlé de son vicaire. Parmi tout cela, elle ne perdit pas un moment de vue M. Weston. Elle saisissait toute occasion de le rencontrer, mettait tout en œuvre pour le fasciner, et le poursuivait avec autant de persévérance que si elle l’eût réellement aimé et si le bonheur de sa vie eût dépendu d’une marque d’affection de sa part. Une telle conduite était complètement au-dessus de mon intelligence. Si je l’avais vue tracée dans un roman, elle m’eût paru contre nature ; si je l’avais entendu décrire par d’autres, je l’eusse prise pour une erreur ou une exagération ; mais, quand je la vis de mes yeux, et que j’en souffris aussi, je ne pus conclure autre chose que ceci : que l’excessive vanité, comme l’ivrognerie, endurcit le cœur, enchaîne les facultés et pervertit les sentiments, et que les chiens ne sont pas les seules créatures qui, gorgés jusqu’au gosier, peuvent s’attacher à ce qu’ils ne peuvent dévorer, et en disputer le plus petit morceau à un frère affamé.
Elle devint alors extrêmement charitable envers les pauvres paysans. Le cercle de ses connaissances parmi eux s’étendit beaucoup ; ses visites à leurs humbles demeures furent plus fréquentes qu’elles n’avaient jamais été. Elle ambitionnait parmi eux la réputation d’une très-bonne et très-charitable lady, et son éloge ne pouvait manquer d’être répété à M. Weston, qu’elle avait ainsi la chance de rencontrer chaque jour, soit dans l’une ou l’autre de ces chaumières, soit en chemin. Souvent aussi elle pouvait apprendre, en les faisant causer, en quel endroit il devait probablement se trouver à tel ou tel moment, soit pour baptiser un enfant, soit pour visiter les vieillards, les malades, les affligés ou les mourants, et elle dressait ensuite habilement ses plans. Dans ses excursions elle se faisait quelquefois accompagner par sa sœur, que d’une façon ou de l’autre elle parvenait à persuader ou à gagner ; quelquefois elle allait seule, jamais avec moi : de sorte que j’étais frustrée du plaisir de voir M. Weston, d’entendre sa voix même dans la conversation avec une autre, ce qui m’eût encore rendue très-heureuse, quelque jalousie que j’eusse pu en ressentir. Je ne pouvais même plus l’apercevoir à l’église : car miss Murray, sous quelque trivial prétexte, avait coutume de s’emparer de ce coin, dans le banc de la famille, qui avait toujours été à moi depuis mon entrée dans la maison ; et, à moins d’être assez présomptueuse pour me placer entre M. et mistress Murray, il fallait m’asseoir le dos tourné à la chaire, ce que je faisais.
Je ne retournais plus jamais à pied avec mes élèves ; elles disaient que leur mère pensait qu’il n’était pas bien de voir trois personnes de la famille marcher, pendant que deux seulement allaient en voiture ; et, comme elles préféraient aller à pied par le beau temps, j’avais l’honneur d’aller en voiture avec les parents. « D’ailleurs, disaient-elles, vous ne pouvez marcher aussi vite que nous ; vous savez que vous restez toujours en arrière. » Je savais que c’étaient de fausses excuses, mais je n’y faisais aucune objection, et ne les contredisais jamais, sachant les motifs qui les leur dictaient. Et pendant ces six semaines mémorables, je ne retournai pas une seule fois à l’église l’après-midi. Si j’avais un rhume ou une légère indisposition, elles en prenaient avantage pour me faire rester à la maison ; souvent elles me disaient qu’elles ne voulaient pas y retourner elles-mêmes, puis elles se ravisaient et partaient sans me le dire. Un jour, à leur retour, elles me firent un récit animé d’une conversation qu’elles avaient eue avec M. Weston en revenant. « Et il nous a demandé si vous étiez malade, miss Grey, dit Mathilde ; mais nous lui avons répondu que vous étiez très-bien portante, seulement que vous n’éprouviez pas le besoin d’aller à l’église, de sorte qu’il va croire que vous êtes devenue méchante. »
Toutes les chances de le rencontrer pendant la semaine étaient aussi écartées avec soin : car, de peur que je n’allasse voir la pauvre Nancy Brown ou toute autre personne, miss Murray s’arrangeait de façon à me donner un emploi suffisant pour mes heures de loisir. Il y avait toujours quelque dessin à finir, quelque musique à copier, ou quelque travail à faire ; de sorte que je ne pouvais me permettre autre chose qu’une courte promenade dans le jardin, soit que miss Murray ou sa sœur fussent ou non occupées.
Un matin, ayant cherché et rencontré M. Weston, elles revinrent en grande liesse me faire le récit de leur entrevue. « Et il a encore demandé de vos nouvelles, » dit Mathilde, malgré la silencieuse et impérative intimation de sa sœur de retenir sa langue. Il s’est étonné que vous ne fussiez jamais avec nous, et a pensé que vous deviez avoir une santé délicate, pour sortir si rarement.
– Il n’a pas dit cela, Mathilde ; quelle absurdité dites-vous là ?
– Oh ! Rosalie, quel mensonge ! Il l’a dit, vous le savez bien. Allons, Rosalie ! Que le diable… je ne veux pas être pincée comme cela ! Et, miss Grey, Rosalie lui a dit que vous vous portiez très-bien, mais que vous étiez toujours si enterrée dans vos livres que vous n’aviez de plaisir à aucune autre chose.
– Quelle idée il doit avoir de moi ! pensai-je ; et je demandai si la vieille Nancy s’informait toujours de moi.
– Oui ; et nous lui disons que vous aimez tant la lecture et le dessin, que vous ne pouvez faire rien autre chose.
– Ce n’est pas tout à fait cela, pourtant ; si vous lui aviez dit que j’étais trop occupée pour aller la voir, vous auriez été plus près de la vérité.
– Je ne le pense pas, répliqua miss Murray, se fâchant tout à coup ; je suis sûre que vous avez du temps à vous maintenant : vous avez si peu de chose à enseigner ! »
Il était inutile d’entamer une dispute avec des créatures si peu raisonnables ; aussi je me tus. J’étais maintenant accoutumée à garder le silence quand des choses désagréables à mon oreille étaient prononcées ; j’avais coutume aussi de garder un air calme et souriant quand j’avais le cœur plein d’amertume. Ceux-là seulement qui ont passé par la même épreuve peuvent se faire une idée de mes sentiments pendant que je paraissais écouter avec une indifférence souriante le récit qu’elles prenaient plaisir à me faire de ces rencontres et de ces entrevues avec M. Weston ; que je leur entendais dire de lui des choses que, d’après le caractère de l’homme, je savais être des faussetés ou des exagérations, des choses indignes de lui et flatteuses pour elles, surtout pour miss Murray. Je brûlais de les contredire, ou au moins d’exprimer mes doutes, mais je ne l’osais pas, de peur de montrer l’intérêt qui me faisait agir. J’entendais aussi d’autres choses que je sentais ou craignais être trop vraies ; mais il me fallait cacher les anxiétés que j’éprouvais à cause de lui, mon indignation contre elles, sous un air insouciant ; souvent aussi, entendant de simples allusions à ce qui avait été dit et fait, j’aurais bien voulu en apprendre davantage, mais je n’osais interroger. Ainsi passait le temps. Je ne pouvais même me consoler en disant : « Elle sera bientôt mariée ; alors j’aurai peut-être de l’espoir. »
Aussitôt après le mariage, en effet, viendraient les vacances ; et quand je reviendrais de la maison, très-probablement M. Weston serait parti, car on disait que lui et le recteur ne pouvaient s’entendre (par la faute du recteur, naturellement), et qu’il était sur le point d’aller ailleurs exercer son ministère.
Ma seule consolation, outre mon espérance en Dieu, était de penser que, quoiqu’il n’en sût rien, j’étais plus digne de son amour que Rosalie Murray, si charmante et si engageante qu’elle fût ; car j’étais prête à donner ma vie pour contribuer à son bonheur, tandis qu’elle eût sans pitié détruit ce même bonheur pour donner satisfaction à sa vanité. « Oh ! s’il pouvait connaître la différence de nos cœurs ! m’écriais-je quelquefois. Mais non, je n’oserais lui laisser voir le mien. Pourtant, s’il pouvait connaître seulement combien elle est frivole, indigne et égoïste, il serait sans danger contre ses séductions, et je serais presque heureuse, dussé-je même ne pas le revoir. »
Je crains bien que le lecteur ne soit ennuyé de la folie et de la faiblesse que je viens d’étaler si librement sous ses yeux. Je ne les laissai jamais voir alors, et ne les aurais jamais racontées même à ma mère ou à ma sœur. J’étais une dissimulée profonde et résolue, en cela du moins. Mes prières, mes pleurs, mes espérances, mes craintes, mes lamentations, n’étaient vus que de moi et de Dieu.
Quand nous sommes tourmentés par le chagrin ou les inquiétudes, ou longtemps oppressés par un sentiment puissant que nous devons concentrer en nous, pour lequel nous ne pouvons obtenir ni chercher aucune sympathie de nos semblables, et que pourtant nous ne voulons ou ne pouvons entièrement étouffer, nous sommes souvent portés à en chercher le soulagement dans la poésie, et souvent aussi nous l’y trouvons, soit dans les effusions des autres qui semblent s’harmonier avec notre état, soit dans nos propres efforts pour exprimer des pensées et des sentiments en vers moins mélodieux peut-être, mais plus appropriés aux circonstances et par conséquent plus pathétiques, et plus propres à alléger le cœur du fardeau qui l’écrase. Avant ce temps, à Wellwood-House et ici, lorsque je souffrais du mal du pays, j’avais cherché deux ou trois fois du soulagement dans cette secrète source de consolation. J’y recourus de nouveau avec plus d’avidité que jamais, parce qu’elle me semblait plus nécessaire. Je conserve encore ces reliques de la douleur et de l’expérience passées, comme des colonnes érigées par le voyageur dans la vallée de la vie pour marquer quelque circonstance particulière. Les pas sont effacés maintenant ; la face du pays peut être changée, mais la colonne est toujours là, debout, pour me rappeler dans quel état étaient les choses lorsque je l’ai élevée. Si le lecteur est curieux de lire quelques-uns de ces épanchements, je puis lui en donner un spécimen. Tout faibles et languissants que ces vers puissent paraître, c’est pourtant dans un paroxysme de douleur qu’ils furent écrits.
Hélas ! ils m’ont ravi l’espérance si chère
Que mon esprit tendrement caressait ;
Ils m’ont pris, sans pitié de ma douleur amère,
Ta douce voix que mon cœur chérissait.
Je ne reverrai plus ton calme et doux visage,
Qui d’un éclat chaste à mes yeux brillait ;
Ils m’ont pris ton sourire, autre divin langage,
Qui par son charme aux cieux me transportait.
Eh bien ! qu’ils prennent donc tout ce qu’ils pourront prendre ;
Un vrai trésor toujours restera mien :
Mon cœur, un cœur qui t’aime et qui peut te comprendre ;
Un cœur qui sait tout ce que vaut le tien.
Oui ! au moins ils ne pouvaient pas m’ôter cela. Je pouvais penser à lui nuit et jour ; je pouvais sentir à toute heure qu’il était digne d’occuper mes pensées. Personne ne le connaissait comme moi ; personne ne pouvait l’aimer comme… je l’aurais aimé ; mais là était le mal. À quoi me servirait-il de tant penser à quelqu’un qui ne pensait pas à moi ? N’était-ce pas insensé ? n’était-ce pas mal ? Pourtant, si je trouvais un plaisir si vif à penser à lui, et si je gardais pour moi mes pensées et n’en troublais personne, quel mal pouvait-il y avoir à cela ? me demandais-je. Et de tels raisonnements m’empêchaient de faire un effort suffisant pour secouer mes fers.
Mais si ces pensées m’apportaient de la joie, c’était une joie pénible et troublée, trop voisine de la douleur, une joie qui me faisait plus de mal que je ne croyais, et qu’une personne plus sage et plus expérimentée se fût assurément refusée. Et pourtant, comment aurais-je pu détourner mes yeux de la contemplation de ce brillant objet pour les arrêter sur la perspective triste, sombre et désolée qui m’environnait, sur le sentier solitaire et sans espérances qui s’étendait devant moi ? Il était mal d’être si triste, si désespérée ; j’aurais dû faire de Dieu mon ami, de sa volonté le plaisir de ma vie ; mais la foi était trop faible en moi et la passion trop puissante.
Dans ce temps de trouble, j’eus deux autres causes d’affliction. La première peut paraître une bagatelle, mais elle me coûta plus d’une larme. Snap, mon petit chien, muet et laid, mais à l’œil vif et au cœur affectueux, le seul être que j’eusse pour m’aimer, me fut enlevé et livré au preneur de rats du village, un homme connu pour sa brutalité envers ses esclaves de race canine. L’autre était assez sérieuse : les lettres que je recevais de la maison m’annonçaient que la santé de mon père déclinait. On ne m’exprimait aucune crainte ; mais j’étais devenue timide et découragée, et je ne pouvais m’empêcher de craindre quelque malheur de ce côté. Il me semblait voir les nuages noirs s’amonceler autour de mes montagnes natives, et entendre le grondement irrité d’un orage qui allait éclater et désoler notre foyer.
Le premier juin arriva enfin, et Rosalie Murray fut transformée en lady Ashby. Elle était d’une beauté splendide dans son costume de mariée. À son retour de l’église, après la cérémonie, elle courut à la salle d’études, le visage animé et riant moitié de joie moitié de désespoir, ainsi qu’il me parut.
« Maintenant, miss Grey, je suis lady Ashby ! s’écria-t-elle. C’est fait ! ma destinée est scellée ; il n’y a plus à reculer, maintenant. Je suis venue pour recevoir vos congratulations et vous dire au revoir ; puis je pars à l’instant pour Paris, Rome, Naples, la Suisse et Londres. Oh ! chère, que de choses je vais voir et entendre avant de revenir ! Mais ne m’oubliez pas, je ne vous oublierai pas moi, quoique j’aie été une mauvaise fille. Allons, pourquoi ne me félicitez-vous pas ?
– Je ne puis vous féliciter, répondis-je, avant de savoir si ce changement est réellement pour le mieux ; mais je l’espère sincèrement, et vous souhaite une véritable félicité et beaucoup de bonheur.
– Eh bien ! au revoir ; la voiture m’attend, et ils m’appellent. »
Elle me donna un baiser à la hâte, et s’enfuit ; mais, revenant tout à coup, elle m’embrassa avec plus d’affection que je ne l’en aurais crue capable, et partit avec des larmes dans les yeux. Pauvre fille ! je l’aimais réellement alors, et lui pardonnais du fond de mon cœur tout le mal qu’elle m’avait fait, et aux autres aussi : elle n’en avait pas connu la moitié, j’en suis sûre, et je priai Dieu de lui pardonner aussi.
Pendant le reste de ce jour de triste fête, je fus laissée à mon libre arbitre. Étant trop bouleversée pour me livrer à aucune occupation suivie, j’errai aux alentours pendant plusieurs heures avec un livre à la main, pensant plutôt que lisant, car j’avais l’imagination remplie de beaucoup de choses. Le soir, je profitai de ma liberté pour aller voir ma vieille amie Nancy, m’excuser de ma longue absence en lui disant combien j’avais été occupée, pour causer, lire ou travailler avec elle, selon qu’elle le préférerait, et aussi, naturellement, pour lui conter les nouvelles de ce jour important, et obtenir peut-être d’elle, en retour, quelques informations sur le prochain départ de M. Weston. Mais elle me parut n’en rien savoir, et j’espérai, comme elle, que tout cela n’était qu’une fausse rumeur. Elle fut très-contente de me voir ; mais, par bonheur, ses affaires allaient si bien qu’elle pouvait presque se passer tout à fait de mes services. Elle s’intéressait profondément au mariage ; mais, pendant que je l’amusais avec les détails et les splendeurs de la fête, elle secoua plus d’une fois la tête en disant : « Puisse le bien en advenir ! » Elle semblait, comme moi, regarder cette union plutôt comme un sujet de tristesse que comme un sujet de réjouissance. Je restai longtemps à causer avec elle de cela et d’autre chose, mais personne ne vint.
Confesserai-je que je tournai plusieurs fois mes regards vers la porte, avec le désir plein d’espoir de la voir s’ouvrir et donner passage à M. Weston, ainsi que cela était arrivé auparavant ? qu’en revenant à travers les prairies et les champs, je m’arrêtai souvent pour regarder autour de moi et marchai plus lentement qu’il n’aurait fallu : car, quoique la soirée fût belle, elle n’était pas chaude ; qu’enfin, j’éprouvai un sentiment de vide et de désappointement en arrivant à la maison sans avoir rencontré ou aperçu personne que quelques pauvres laboureurs revenant de leur travail ?
Cependant, le dimanche approchait ; je pourrais le voir alors, car maintenant que miss Murray était partie, je pouvais reprendre mon coin dans le banc. Je le verrais, et sur son visage, dans sa parole, dans son attitude, je pourrais juger si le mariage de miss Murray l’avait beaucoup affecté. Heureusement, je ne vis pas l’ombre d’une différence ; il avait le même aspect que deux mois auparavant ; voix, physionomie, maintien, rien n’était changé : c’était le même regard vif, la même clarté dans sa parole, la même pureté de style, la même simplicité fervente dans tout ce qu’il disait et faisait, qui allait droit au cœur de ses auditeurs.
Je revins à pied avec miss Mathilde ; mais il ne nous accosta point. Mathilde était triste et ne savait où prendre de l’amusement ; elle avait grand besoin d’un compagnon : ses frères à l’école, sa sœur mariée et partie, elle trop jeune pour être admise dans la société, pour laquelle, à l’exemple de Rosalie, elle commençait jusqu’à un certain point à prendre goût, au moins pour la société d’une certaine classe de gentlemen ; aucune chasse en ce triste temps de l’année, ce qui était pour elle un passe-temps : car, si elle n’en pouvait faire partie, elle avait le plaisir de voir partir son père et les gardes-chasse avec les chiens, et de causer avec eux à leur retour sur les différents oiseaux qu’ils avaient tués. Elle n’avait plus même la consolation qu’aurait pu lui procurer la compagnie du cocher, du groom, des chevaux, des chiens : car sa mère, qui avait, malgré le désavantage de la vie de campagne, disposé si avantageusement de sa fille aînée, l’orgueil de son cœur, avait commencé à tourner sérieusement son attention vers la plus jeune, et, véritablement alarmée de la grossièreté de ses manières et pensant qu’il était grand temps d’opérer une réforme, elle avait enfin usé de son autorité et lui avait interdit tout à fait les cours, les écuries, les chenils et la maison du cocher. On ne lui obéissait pas toujours ; mais, quelque indulgente qu’elle se fût montrée auparavant, sa volonté ne pouvait être méprisée avec impunité, comme celle d’une gouvernante. Après plusieurs scènes entre la mère et la fille, plusieurs violentes altercations qui me rendaient honteuse et dans lesquelles, plus d’une fois, le père fut appelé à confirmer, avec des jurements et des menaces, les prohibitions de la mère, car il commençait à s’apercevoir que « Tilly, quoi qu’elle eût fait un charmant garçon, n’était pas tout à fait ce qu’une jeune lady devait être, » Mathilde comprit enfin que le meilleur parti pour elle, était de s’éloigner des régions défendues, à moins qu’elle ne pût de temps à autre y faire une visite furtive à l’insu de sa vigilante mère.
Au milieu de tout cela, que l’on ne s’imagine pas que je pouvais échapper à mille réprimandes, à mille reproches, qui ne perdaient rien de leur aiguillon pour n’être pas ouvertement formulés, mais qui, pour cette même raison, n’en étaient que plus profondément blessants, car ils n’admettaient aucune défense. Souvent l’on me disait que je devais amuser miss Mathilde avec d’autres choses, et lui rappeler les préceptes et les défenses de sa mère. Je faisais de mon mieux, mais je ne pouvais l’amuser contre son gré, ni avec des choses qui n’étaient point de son goût ; et, quoique je fisse plus que de lui rappeler les ordres de sa mère, les douces remontrances que je pouvais faire demeuraient sans effet.
« Chère miss Grey ! c’est une étrange chose ! Je suppose que vous n’y pouvez rien et que ce n’est pas dans votre nature ; mais je m’étonne que vous ne puissiez gagner la confiance de cette fille, et lui rendre votre société au moins aussi agréable que celle de Robert ou de Joseph.
– Ils peuvent causer mieux que moi des choses auxquelles elle s’intéresse le plus, répondais-je.
– Ah ! voilà une étrange confession, venant de sa gouvernante ! Qui donc doit former les goûts des jeunes ladies, sinon les gouvernantes ? J’ai connu des gouvernantes qui s’étaient si complètement identifiées avec la réputation de leurs jeunes ladies pour l’élégance des manières et les qualités de l’esprit, qu’elles auraient rougi de dire un mot contre elles, qu’entendre le moindre blâme imputé à leurs élèves leur eût semblé pire que d’être censurées dans leur propre personne ; et vraiment, pour ma part, je trouve cela très-naturel.
– Vous pensez, madame ?
– Oui, certainement ; les talents et l’élégance des jeunes ladies importent plus à la gouvernante que les siens propres. Si elle veut prospérer dans sa vocation, il faut qu’elle consacre toute son énergie, toutes ses capacités à son état ; toutes ses idées, toute son ambition, tendront à l’accomplissement de ce seul objet. Quand nous voulons décider du mérite d’une gouvernante, nous jetons naturellement les yeux sur les jeunes ladies qu’elle a élevées, et nous jugeons en conséquence. La gouvernante judicieuse sait cela ; elle sait que, pendant qu’elle vit elle-même dans l’obscurité, les vertus et les défauts de son élève seront visibles pour tous les yeux, et que, à moins de faire abnégation d’elle-même dans son enseignement, elle ne peut espérer le succès. Vous voyez, miss Grey, c’est absolument la même chose que tout autre commerce ou profession ; ceux qui veulent réussir doivent se vouer corps et âme à leur état ; et, dès qu’une gouvernante commence à se laisser aller à l’indolence, elle ne tarde pas à être distancée par de plus sages compétiteurs. Je ne sais laquelle vaut le mieux, de celle qui gâte les enfants par sa négligence, ou de celle qui les corrompt par son exemple. Vous m’excuserez de vous donner ces petits avis ; vous savez que tout cela est pour votre propre bien. Beaucoup de ladies vous parleraient plus ferme que je ne le fais ; beaucoup ne se donneraient pas la peine de vous parler, mais s’occuperaient tranquillement de vous chercher une remplaçante. Cela, vraiment, serait le plan le plus aisé ; mais je connais les avantages d’une place comme celle-ci pour une jeune personne dans votre situation, et je n’ai nul désir de me séparer de vous, certaine que je suis que vous pourriez faire très-bien, si vous vouliez penser à ce que je viens de vous dire et vous donner un peu plus de peine. Je suis convaincue que vous auriez bientôt acquis ce tact délicat qui seul vous manque pour avoir une influence convenable sur l’esprit de votre élève. »
J’allais donner à cette lady une idée de la fausseté de ses espérances, mais elle s’enfuit aussitôt qu’elle eut terminé sa tirade. Elle m’avait dit ce qu’elle voulait me dire, et attendre ma réponse ne faisait point partie de son plan : mon rôle était d’écouter, non de parler.
Cependant, comme je l’ai dit, Mathilde, à la fin, céda jusqu’à un certain point à l’autorité de sa mère (pourquoi cette autorité ne s’est-elle exercée plus tôt ?) et étant ainsi privée de presque tous ses sujets d’amusements, elle ne pouvait tuer le temps qu’en faisant de longues courses à cheval avec le groom, de longues promenades à pied avec la gouvernante, et en visitant les cottages et les fermes du domaine de son père. Dans une de ces promenades, nous eûmes la chance de rencontrer M. Weston. C’était ce que j’avais longtemps désiré ; mais, pendant un moment, je souhaitai que nous ne l’eussions pas rencontré ; je sentais mon cœur battre si violemment, que je craignais de laisser apparaître quelque émotion intérieure ; mais je crois qu’il me regarda à peine, et je devins bientôt calme. Après une brève salutation à toutes deux, il demanda à Mathilde si elle avait eu récemment des nouvelles de sa sœur.
« Oui, répondit-elle, elle était à Paris lors de sa dernière lettre ; elle va très-bien, et elle est très-heureuse. »
Elle prononça ce dernier mot avec emphase, et avec un regard impertinemment rusé. Il ne parut pas y faire attention, mais répondit avec une égale emphase et très-sérieusement :
« J’espère que son bonheur durera.
– Pensez-vous que ce soit probable ? me hasardai-je à demander ; car Mathilde était partie à la suite de son chien qui chassait un levraut.
– Je ne puis le dire, répondit-il. Sir Thomas peut être un meilleur homme que je ne le suppose ; mais d’après tout ce que j’ai entendu et vu, il me semble malheureux qu’une jeune fille si jeune et si gaie, si intéressante, pour exprimer plusieurs choses d’un seul mot, dont le plus grand, sinon le seul défaut, paraissait être l’insouciance, défaut important à coup sûr, puisqu’il rend celui qui le possède sujet à presque tous les autres, et l’expose à un si grand nombre de tentations ; il me semble, dis-je, malheureux qu’elle ait été sacrifiée à un pareil homme. C’était la volonté de sa mère, je suppose ?
– Oui ; et la sienne aussi, je crois, car elle riait toujours quand je m’efforçais de l’en dissuader.
– Vous l’avez essayé ? Alors, vous aurez du moins la satisfaction, si cette union est malheureuse, de savoir que ce n’est pas votre faute. Quant à mistress Murray, je ne sais comment elle peut justifier sa conduite ; si j’étais assez connu d’elle, je le lui demanderais.
– Cette conduite paraît peu naturelle ; mais il y a des gens qui regardent le rang et la richesse comme le principal bien ; et, s’ils peuvent les assurer à leurs enfants, ils croient avoir fait leur devoir.
– C’est vrai ; mais il est étrange que des personnes d’expérience, qui ont été mariées elles-mêmes, puissent juger si faussement ! »
Mathilde revint tout essoufflée, avec le corps lacéré du jeune lièvre à la main.
« Votre intention était-elle de tuer ce lièvre ou de le sauver, miss Murray ? demanda M. Weston, apparemment étonné de sa contenance radieuse.
– J’aurais peut-être voulu le sauver, répondit-elle avec assez de franchise, il est si jeune ; et pourtant j’ai eu du plaisir à le voir tuer : vous pouvez, d’ailleurs, tous deux voir que je n’ai pu rien y faire ; Prince voulait l’avoir, il l’a saisi par les reins et l’a tué en une minute ! N’était-ce pas une noble chasse ?
– Très-noble ! une jeune lady courant après un levraut ! »
Il y avait un tranquille sarcasme dans le ton de sa réponse qui ne fut pas perdue pour elle ; elle haussa les épaules, et se détournant, me demanda comment j’avais trouvé le divertissement. Je répondis que je n’avais vu aucun divertissement dans l’affaire ; mais j’admis que je n’y avais pas donné une attention bien suivie.
« N’avez-vous pas vu comme il a doublé, absolument comme un vieux lièvre ? et n’avez-vous pas entendu son cri ?
– Je suis heureuse de pouvoir dire que je ne l’ai pas entendu.
– Il pleurait absolument comme un enfant.
– Pauvre petite bête ! Qu’en voulez-vous faire ?
– Venez, je le laisserai à la première maison où nous entrerons. Je ne veux pas l’emporter, de peur que papa ne me gronde pour avoir laissé le chien le tuer. »
M. Weston était parti, et nous continuâmes notre chemin ; mais en revenant, après avoir déposé le lièvre dans une ferme, en échange d’un peu de gâteau d’épice et de vin de groseille, nous le rencontrâmes au retour de sa mission, quelle qu’elle pût être. Il portait à la main un beau bouquet de campanules qu’il m’offrit, me disant avec un sourire que, quoiqu’il m’eût vue si peu pendant les deux derniers mois, il n’avait pas oublié que les campanules étaient au nombre de mes fleurs favorites. Cela fut fait comme un simple acte de bienveillance, sans compliments ou courtoisie remarquables, sans aucun regard qui pût être pris pour de « la respectueuse et tendre adoration ; » mais pourtant c’était quelque chose, que de trouver qu’il se fût si bien souvenu d’une de mes paroles, si peu importante ; c’était quelque chose de savoir qu’il avait remarqué avec tant d’exactitude le temps où j’avais cessé de paraître à sa vue.
« L’on m’a dit, miss Grey, que vous dévorez les livres, et vous vous absorbez si complètement dans vos études, que vous êtes perdue pour tout autre plaisir.
– Oui, et c’est très-vrai ! s’écria Mathilde.
– Non, monsieur Weston, ne croyez pas cela ; c’est un scandaleux mensonge. Ces jeunes ladies aiment trop à faire des assertions à tort et à travers aux dépens de leurs amis ; et vous devez vous montrer très-circonspect en les écoutant.
– J’espère que cette assertion est sans fondement, dans tous les cas.
– Pourquoi ? avez-vous quelque objection sérieuse à ce que les ladies étudient ?
– Non ; mais j’en ai une à ce qu’elles étudient au point de perdre de vue toute autre chose. Excepté dans des circonstances spéciales, je considère une étude très-constante comme une perte de temps, et comme nuisible à l’esprit aussi bien qu’au corps.
– Je n’ai ni le temps ni l’inclination de commettre de tels méfaits. »
Nous nous séparâmes de nouveau.
Eh bien ! qu’y a-t-il de remarquable dans tout cela ? Pourquoi l’ai-je rapporté ? Parce que, lecteur, c’était assez important pour me donner une soirée joyeuse, une nuit de rêves agréables et un lendemain d’heureuses espérances. Gaieté de tête sans cervelle, rêves absurdes, espérances sans fondement, direz-vous ; et je ne vous démentirai pas : des soupçons semblables ne s’élevaient que trop souvent dans mon propre esprit. Mais nos désirs sont comme l’amadou : le silex et l’acier des circonstances font continuellement jaillir des étincelles qui s’évanouissent aussitôt, à moins qu’elles n’aient la chance de tomber sur l’amadou de nos désirs ; alors, il prend feu à l’instant, et la flamme d’espérance est allumée en un moment.
Mais, hélas ! ma vacillante flamme d’espérance fut tristement éteinte par une lettre de ma mère, qui me parlait si sérieusement de l’aggravation de la maladie de mon père, que je craignis qu’il n’y eût que peu ou point d’espoir qu’il se rétablît ; et, si proches que fussent les vacances, je tremblais qu’elles ne vinssent trop tard pour que je pusse le revoir encore en ce monde. Deux jours après, une lettre de Mary me dit que l’on désespérait de lui, et que sa fin semblait approcher rapidement. Je demandai aussitôt la permission d’anticiper sur les vacances et de partir sans délai. Mistress Murray ouvrit de grands yeux et s’étonna de l’énergie et de la hardiesse avec laquelle je présentai ma requête ; elle pensait qu’il n’y avait pas lieu de tant se presser, mais enfin elle me donna la permission de partir. Elle me dit pourtant qu’il n’était pas besoin de me mettre dans une telle agitation, que ce pouvait être, après tout, une fausse alarme ; que, s’il arrivait le contraire, eh bien, c’était le cours de la nature ; que nous devions tous mourir, et que je ne devais pas me supposer la seule personne au monde qui fût affligée. Elle conclut en me disant que je pourrais avoir le phaéton pour me conduire jusqu’à O… « Et au lieu de vous plaindre, miss Grey, ajouta-t-elle, soyez reconnaissante des privilèges dont vous jouissez. Il est plus d’un pauvre membre du clergé dont la famille serait plongée dans la ruine par sa mort ; tandis que vous, vous le voyez, vous avez des amis influents prêts à vous continuer leur patronage et à vous montrer toute considération. »
Je la remerciai pour sa « considération, » et montai rapidement à ma chambre pour faire mes préparatifs de départ. Mon chapeau et mon châle mis, et quelques objets entassés à la hâte dans ma plus grande malle, je descendis. Mais j’aurais pu prendre mon temps, car personne ne se pressait, et il me fallut attendre pendant un temps assez considérable le phaéton. À la fin il parut à la porte, et je partis ; mais quel triste voyage je fis, et qu’il fut différent de mes autres retours à la maison paternelle ! Arrivant trop tard pour la diligence à…, je fus obligée de louer un cabriolet pendant dix milles, puis un chariot pour me transporter dans les montagnes. Il était dix heures et demie quand j’arrivai à la maison. On n’était pas couché.
Ma mère et ma sœur vinrent toutes deux à ma rencontre dans le passage, tristes, silencieuses et pâles ! Je fus tellement émue et frappée de terreur que je ne pus ouvrir la bouche pour demander la nouvelle tant désirée et que maintenant je redoutais d’apprendre.
« Agnès ! dit ma mère, s’efforçant de comprimer une violente émotion.
– Oh ! Agnès, s’écria Mary, et elle fondit en larmes.
– Comment va-t-il ? demandai-je avec angoisse.
– Mort. »
C’était la réponse que j’attendais : mais le coup n’en fut pas moins terrible.
Les restes mortels de mon père venaient d’être confiés à la tombe, et nous, avec de tristes visages et de noirs vêtements, nous restions assises à la table après le frugal déjeuner, faisant des plans pour notre vie future. L’âme ferme de ma mère avait résisté à cette affliction ; son esprit, quoique abattu, n’était point brisé. L’opinion de Mary était que moi je devais retourner à Horton-Lodge, et notre mère aller demeurer avec elle et M. Richardson au presbytère ; elle assurait que son mari le désirait autant qu’elle et qu’un tel arrangement ne pouvait qu’être agréable à tous, car la société et l’expérience de ma mère leur seraient d’un prix inestimable, et ils feraient de leur côté tout ce qu’ils pourraient pour la rendre heureuse. Mais tous les arguments, toutes les prières furent inutiles ; ma mère était déterminée à n’y point aller. Non qu’elle mît un instant en question les vœux et les intentions de sa fille ; mais elle dit qu’aussi longtemps qu’il plairait à Dieu de lui conserver la force et la santé, elle s’en servirait pour gagner sa vie et n’être à charge à personne ; soit que sa dépendance fût ou non considérée comme un fardeau. Si elle pouvait habiter comme locataire le presbytère de M. Richardson, elle choisirait cette maison avant toute autre pour le lieu de sa résidence ; dans le cas contraire, elle n’y viendrait jamais qu’en visite ; à moins que la maladie ou le malheur ne rendissent son assistance réellement nécessaire, ou que l’âge et les infirmités ne la fissent incapable de gagner sa vie.
« Non, Mary, dit-elle, si Richardson et vous pouvez économiser quelque chose, vous devez le mettre à part pour votre famille. Agnès et moi devons ramasser le miel pour nous-mêmes. Dieu merci, ayant eu des filles à élever, je n’ai pas perdu mes talents. Avec l’aide du ciel, je réprimerai cette vaine douleur, » dit-elle, pendant que les pleurs coulaient sur ses joues en dépit de ses efforts ; mais elle les essuya, et redressant résolument la tête, elle continua : « Je vais me mettre à l’œuvre et chercher une petite maison commodément située dans quelque district populeux, mais salubre, où nous prendrons quelques jeunes ladies comme pensionnaires, si nous pouvons les trouver, et autant d’élèves externes qu’il nous en viendra ou que nous pourrons en instruire. Les parents et les anciens amis de votre père pourront nous envoyer quelques élèves, ou nous appuyer de leurs recommandations, sans doute : je ne m’adresserai pas aux miens. Que dites-vous de cela, Agnès ? Êtes-vous disposée à quitter votre place actuelle et à essayer ?
– Tout à fait disposée, maman ; et l’argent que j’ai amassé servira à meubler la maison. Je vais le retirer à l’instant de la Banque.
– Quand on en aura besoin ; il faut d’abord louer la maison et prendre toutes nos dispositions. »
Mary offrit de prêter le peu qu’elle possédait ; mais ma mère le refusa, disant que nous devions commencer sur un plan économique, et qu’elle espérait que tout ou partie de mon épargne, ajouté à ce que nous pouvions réaliser par la vente de notre mobilier, et au peu que notre cher père avait réussi à mettre de côté après le payement de nos dettes, suffirait pour nous mener jusqu’à Noël, moment où, elle l’espérait, nous pourrions accroître ces ressources par notre travail uni. Il fut finalement décidé que ce serait là notre plan ; que ma mère s’occuperait des informations et des préparatifs, et que je retournerais après mes quatre semaines de vacances à Horton-Lodge, où je demeurerais jusqu’à ce que tout fût prêt pour ouvrir notre école.
Nous discutions ces affaires le matin dont j’ai parlé, environ quinze jours après la mort de mon père, quand une lettre fut apportée à ma mère. En jetant les yeux sur l’adresse, son visage, pâle de fatigue et de chagrin, se colora tout à coup. « De mon père ! » murmura-t-elle ; et elle déchira l’enveloppe. Il y avait bien des années qu’elle n’avait reçu aucune nouvelle de sa famille. Naturellement curieuse de savoir ce que pouvait contenir cette lettre, j’examinai sa contenance pendant qu’elle la lisait, et fus quelque peu surprise de la voir mordre sa lèvre et froncer le sourcil comme si elle était en colère. Quand elle en eut fini la lecture, elle la jeta brusquement sur la table, disant, avec un sourire de mépris :
« Votre grand-père a été assez bon pour m’écrire. Il me dit qu’il ne doute pas que je ne me sois depuis longtemps repentie de mon infortuné mariage, et que si je veux reconnaître cela et confesser que j’ai eu tort de mépriser ses conseils, et que j’ai justement souffert à cause de cela, il fera de nouveau de moi une lady, si c’est possible, après une longue dégradation, et se souviendra de mes filles dans son testament. Apportez-moi mon pupitre, Agnès, et débarrassez la table. Je veux répondre à cette lettre sur-le-champ. Mais d’abord, comme je peux vous priver toutes deux d’un héritage, il est juste que je vous dise ce que j’entends répondre. Je veux lui dire qu’il se trompe en supposant que je puisse regretter la naissance de mes filles, qui ont été l’orgueil de ma vie, et qui seront très-probablement le soutien et la consolation de mes vieux jours, ou les trente années que j’ai passées en la société de mon meilleur et de mon plus cher ami ; que nos malheurs, eussent-ils été trois fois plus grands, à moins que je n’en eusse été la cause, je ne m’en réjouirais que plus de les avoir partagés avec votre père, et de lui avoir apporté toute la consolation que je pouvais lui donner ; que ses souffrances, dans sa maladie, eussent-elles été dix fois plus grandes, je ne pourrais regretter d’avoir veillé sur lui et travaillé à les soulager ; que s’il eût épousé une femme riche, les malheurs et la maladie lui fussent tout aussi bien arrivés, mais que j’étais assez égoïste pour croire qu’aucune autre femme n’eût pu lui apporter autant de soulagement et de consolation que moi : non que je sois supérieure aux autres, mais parce que j’étais faite pour lui, et lui pour moi ; et que je ne peux pas plus regretter les heures, les jours, les années de bonheur que nous avons passés ensemble, et que nul de nous n’eut pu avoir sans l’autre, que je ne puis regretter le privilège de l’avoir soigné dans la maladie et consolé dans l’affliction.
« Faut-il lui écrire cela, mes enfants ? ou lui dirai-je que nous sommes tous très-fâchés de ce qui s’est passé depuis trente ans ; que mes filles voudraient n’être pas nées ; mais que, puisqu’elles ont eu ce malheur, elles seront très-reconnaissantes de tout ce que leur grand-papa voudra bien faire pour elles ? »
Naturellement, nous applaudîmes à la résolution de ma mère ; Mary enleva le service ; j’apportai le pupitre ; la lettre fut promptement écrite et expédiée ; et, depuis ce jour, nous n’entendîmes plus parler de notre grand-père, jusqu’au jour où, longtemps après, nous vîmes sa mort annoncée dans les journaux, et apprîmes qu’il laissait toute sa fortune à des cousins riches et inconnus.
Une maison à A…, la ville des bains de mer à la mode, fut louée pour notre pensionnat, et nous obtînmes la promesse de deux ou trois élèves pour commencer. Je retournai à Horton-Lodge vers le milieu de juillet, laissant à ma mère le soin de conclure le marché pour la maison, d’obtenir de nouvelles pensionnaires, de vendre le mobilier de notre vieille demeure, et d’acheter le nouveau.
Nous plaignons souvent les pauvres de ce qu’ils n’ont pas le temps de porter le deuil de leurs parents morts, la nécessité les obligeant à travailler pendant leurs plus cruelles afflictions ; mais le travail incessant n’est-il pas le meilleur remède à un chagrin accablant, le plus sûr antidote contre le désespoir ? Ce peut être un rude consolateur ; il peut sembler dur d’être harassé par les soucis de la vie quand nous n’avons aucun goût pour ses plaisirs ; d’être accablé de travail quand on sent son cœur près d’éclater et que l’esprit ne demande le repos que pour pouvoir pleurer en silence : mais le labeur ne vaut-il pas mieux encore que le repos que nous convoitons, et ces misérables soucis ne sont-ils pas moins cruels que de réfléchir sans cesse sur le grand malheur qui nous accable ? Et, d’ailleurs, nous ne pouvons avoir des soucis, des anxiétés, des tourments, sans espérance, ne fût-ce que de mettre à exécution quelque projet utile, ou d’échapper à quelque nouvel ennemi. J’étais donc contente que ma mère eût un emploi pour chacune de ses facultés. Nos bons voisins déploraient de la voir réduite à une telle extrémité ; mais je suis persuadée qu’elle eût souffert trois fois autant, si elle était restée dans l’abondance avec la liberté de demeurer dans cette maison, scène de son bonheur d’autrefois et de sa récente affliction, et sans la dure nécessité qui l’empêchait de réfléchir et de se lamenter sur la perte qu’elle venait de faire.
Je ne m’étendrai pas sur les sentiments avec lesquels je quittai la vieille maison, le jardin si connu, la petite église du village, qui m’était doublement chère, parce que mon père, qui avait enseigné et prié pendant trente ans dans ses murs, y reposait maintenant en paix ; les vieilles montagnes dénudées, pittoresques dans leur désolation même, enserrant les étroites et riantes vallées couvertes de bois verdoyants et d’eaux limpides ; la maison où j’avais vu le jour, l’asile de mes premières années, l’endroit où, depuis ma naissance, toutes mes affections avaient été concentrées : je les quittais pour ne plus les revoir. Il est vrai que je retournais à Horton-Lodge, où, parmi des maux nombreux, une source de plaisir me restait encore ; mais c’était un plaisir mêlé d’excessive douleur, et mon séjour, hélas ! était limité à six semaines. Et même, pendant ce précieux temps, les jours fuyaient les uns après les autres, et je ne le voyais point : excepté à l’église, je ne le vis pas une seule fois dans la quinzaine qui suivit mon retour. Ce temps me parut une éternité ; et, comme j’étais souvent dehors avec ma vagabonde élève, naturellement, mes espérances étaient excitées, et le désappointement suivait. Puis je me disais : « Voilà une preuve convaincante, si vous aviez le sens de la voir et la franchise de la reconnaître, qu’il ne pense point à vous. S’il s’occupait seulement moitié autant de vous que vous vous occupez de lui, il aurait trouvé déjà le moyen de vous rencontrer plus d’une fois ; vous devez savoir cela, si vous consultez vos propres sentiments. Finissez-en donc avec cette folie ; vous n’avez aucun sujet d’espérer. Bannissez vite de votre cœur ces pensées qui vous rendent malade, et ces vœux insensés, et revenez à votre devoir et à la vie triste et isolée que vous avez devant vous. Vous auriez dû savoir qu’un tel bonheur n’était pas fait pour vous. »
Mais à la fin je le vis. Il tomba sur moi tout à coup lorsque je traversais un champ, en revenant de chez Nancy Brown, à laquelle j’avais fait une visite pendant que Mathilde Murray montait sa jument sans pareille. Il devait avoir appris le malheur affreux qui m’avait frappée ; il ne me dit aucune parole de condoléance ; mais les premiers mots qu’ils prononça furent : « Comment va votre mère ? » Et cela n’était pas une question naturelle, car jamais je ne lui avais dit que j’avais une mère : s’il le savait, il devait l’avoir appris par d’autres. Il y avait dans le ton et la manière dont il m’adressa cette question une sincère et profonde sympathie. Je le remerciai avec politesse et lui dis que ma mère allait aussi bien qu’on pouvait l’espérer. « Que va-t-elle faire ? » me demanda-t-il ensuite. Beaucoup eussent trouvé la question impertinente et fait une réponse évasive ; mais une telle idée n’entra jamais dans mon cerveau, et je lui exposai d’une manière claire et en peu de mots les plans et les espérances de ma mère.
« Alors vous quitterez bientôt ce pays ? dit-il.
– Oui, dans un mois. »
Il sembla réfléchir une minute. Quand il reprit la parole, j’espérai que c’était pour exprimer son chagrin de mon départ ; mais ce fut seulement pour me dire :
« Je pense que vous partirez avec assez de plaisir ?
– Oui, pour quelques raisons, répondis-je.
– Pour quelques raisons seulement ! Je me demande ce qui pourrait vous faire regretter Horton-Lodge. »
Sa question me contraria un peu, parce qu’elle m’embarrassait. Je n’avais qu’une raison pour regretter de partir ; et c’était un profond secret que je ne lui croyais pas le droit de chercher à connaître.
« Pourquoi, lui dis-je, pourquoi supposez-vous que je déteste ce lieu ?
– Vous me l’avez dit vous-même, me répondit-il. Vous m’avez dit, du moins, que vous ne pouviez vivre contente sans un ami, et que vous n’aviez aucun ami ici et aucune possibilité d’en faire un ; et d’ailleurs, je sais que vous devez avoir ce lieu en aversion.
– Mais, si vous vous en souvenez bien, je vous ai dit, ou j’ai eu l’intention de vous dire que je ne pourrais vivre heureuse sans un ami au monde : je ne suis pas si déraisonnable que de le vouloir toujours près de moi. Je crois que je pourrais vivre heureuse dans une maison remplie d’ennemis, si… » Je sentis que j’allais trop loin. Je coupai là ma phrase et ajoutai vite : « Et, du reste, on ne peut quitter un lieu où l’on a vécu deux ou trois ans sans quelque sentiment de regret.
– Est-ce que vous aurez regret de vous séparer de miss Murray, la seule élève et compagne qui vous reste ?
– Je conviens que j’en aurai quelque regret ; ce ne fut pas sans chagrin que je me séparai de sa sœur.
– Je comprends cela.
– Eh bien, miss Mathilde est aussi bonne, meilleure que sa sœur, sous un rapport.
– Et lequel ?
– Elle est honnête.
– Et l’autre ne l’est pas ?
– Je ne puis dire qu’elle n’est pas honnête ; mais je dois confesser qu’elle est un peu artificieuse.
– Artificieuse ? J’ai vu d’abord qu’elle était légère et vaine ; et, maintenant, ajouta-t-il après une pause, je puis croire qu’elle était rusée et adroite aussi, et si profondément, qu’elle pouvait prendre les dehors de l’extrême simplicité et de la candeur. Oui, continua-t-il comme en réfléchissant, cela m’explique de petites choses qui m’intriguaient un peu auparavant. »
Après cela, il tourna la conversation sur des sujets plus généraux. Il ne me quitta que lorsque nous eûmes presque atteint les portes du parc : il s’était certainement un peu écarté de son chemin pour m’accompagner si loin, car il retourna en arrière et disparut derrière Moss-Lane, endroit devant lequel nous avions passé. Assurément je ne regrettai pas cette circonstance : si le chagrin avait pu trouver place dans mon cœur, c’eût été qu’il fût parti, qu’il ne marchât plus à mon côté, et que le délicieux moment que nous venions de passer ensemble fût écoulé. Il n’avait pas soupiré un mot d’amour, ou laissé voir un indice de tendresse ou d’affection, et pourtant j’avais été suprêmement heureuse. Être près de lui, l’entendre parler comme il m’avait parlé, sentir qu’il me croyait digne de l’écouter et capable de comprendre et d’apprécier sa parole, c’était assez pour moi.
Oui, Édouard Weston, je pourrais vraiment être heureuse dans une maison remplie d’ennemis, si seulement j’avais un ami qui m’aimât profondément et fidèlement ; et, si cet ami était vous, fussions-nous bien loin l’un de l’autre, ne pussions-nous que rarement nous écrire, et plus rarement encore nous voir, le travail dût-il m’accabler, les tourments et les vexations m’environner, ce serait trop de bonheur pour moi ! « Et pourtant, qui peut dire, me répétais-je à moi-même en traversant le parc, qui peut dire ce que ce mois que j’ai encore à demeurer ici peut amener ? Pendant près de vingt-trois ans que j’ai vécu, j’ai beaucoup souffert et goûté peu de plaisir ; est-il probable que ma vie doive toujours rester aussi sombre ? N’est-il pas possible que le ciel entende mes prières, disperse ces nuages et m’accorde enfin quelques rayons de bonheur ? Me refusera-t-il ces félicités si libéralement accordées à d’autres qui ne les lui demandent point ni ne l’en remercient ? Ne puis-je encore espérer et avoir confiance ? » J’espérai et j’eus confiance quelque temps ; mais, hélas ! hélas ! les jours s’écoulaient ; une semaine suivait l’autre, et, à l’exception d’une fois que je l’aperçus de loin, et de deux rencontres où il ne fut presque rien dit, pendant que je me promenais avec miss Mathilde, je ne le vis point, si ce n’est à l’église.
Le dernier dimanche était enfin arrivé, et le dernier service. Je fus sur le point de fondre en larmes durant le sermon, le dernier que j’allais entendre de lui ; le meilleur que j’entendrais jamais, assurément. La fin du service était venue, l’assistance se retirait, et il me fallait suivre. Je venais de le voir et d’entendre sa voix probablement pour la dernière fois. Dans le cimetière, Mathilde fut accostée par les deux miss Green. Elles avaient beaucoup de questions à lui adresser touchant sa sœur, et je ne sais quoi encore. J’aurais voulu qu’elles eussent fini, afin de nous en retourner vite à Horton-Lodge. Il me tardait de pouvoir me retirer dans ma chambre ou dans quelque coin du jardin pour m’abandonner à mes sentiments, pleurer une fois encore mes espérances vaines et mes illusions détruites ; puis dire adieu à mer rêves, et revenir pour toujours avec courage à la triste réalité. Mais, pendant que je formais cette résolution, une voix grave, tout près de moi, me dit :
« Je crois que c’est cette semaine que vous partez, miss Grey ?
– Oui, » répondis-je.
J’avais été vivement frappée ; et, si j’avais été sujette aux syncopes, je me serais certainement évanouie. Mais, Dieu merci, je n’y étais pas sujette.
« Eh bien, dit M. Weston, j’ai besoin de vous dire adieu, car il n’est guère probable que je vous revoie avant votre départ.
– Adieu, monsieur Weston, » dis-je.
Oh ! combien d’efforts il me fallut pour lui dire cela avec calme ! Je lui donnai ma main ; il la retint quelques secondes dans la sienne.
« Il est possible que nous nous revoyions, dit-il. Cela vous ferait-il ou non plaisir ?
– Oui, je serais très-heureuse de vous revoir. ».
Je ne pouvais dire moins. Il me pressa tendrement la main et partit. Cette fois, j’étais heureuse, quoique j’eusse plus envie de pleurer que jamais. Si j’avais été forcée de parler en ce moment, une suite de sanglots eussent inévitablement trahi mon émotion ; je ne pouvais empêcher mes pleurs de couler. Je partis avec miss Murray, détournant la tête et négligeant de répondre à plusieurs remarques, jusqu’au moment où elle m’apostropha en me disant que j’étais sourde ou stupide. Alors je repris mon sang-froid, et, comme quelqu’un qui vient d’être arraché à une méditation profonde, je levai les yeux et lui demandai ce qu’elle avait dit.
Je quittai Horton-Lodge, et j’allai rejoindre ma mère dans notre nouvelle résidence, à A… Je la trouvai bien de santé, résignée d’esprit, quoique grave et un peu triste. Nous n’avions que trois pensionnaires et une demi-douzaine d’externes pour commencer ; mais, avec des soins et de la diligence, nous avions espoir d’accroître le nombre des unes et des autres avant peu.
Je me mis avec une salutaire énergie à l’accomplissement des devoirs de ce nouveau mode de vie. Je l’appelle nouveau, parce qu’il y avait certes une différence considérable entre enseigner avec ma mère, dans une école à nous, et être institutrice salariée au milieu d’étrangers, méprisée et bafouée par les jeunes et les vieux. Pendant les premières semaines, je me trouvai très-heureuse. « Il est possible que nous nous revoyions ; cela vous ferait-il ou non plaisir ? » Ces paroles me tintaient encore à l’oreille et reposaient dans mon cœur. Elles étaient mon soutien et ma secrète consolation. « Je le reverrai. Il viendra ou il écrira. » Il n’était point de promesse trop brillante ni trop extravagante pour l’espérance qui me parlait à l’oreille. Je ne croyais pas la moitié de ce qu’elle me disait ; je prétendais même rire de tout ; mais j’étais beaucoup plus crédule que je ne le supposais : car, pourquoi mon cœur tressaillait-il lorsque j’entendais frapper à la porte extérieure, et que la servante venait nous dire qu’un gentleman désirait me voir ? Et pourquoi étais-je de mauvaise humeur tout le reste de la journée, parce que ce visiteur n’était autre qu’un maître de musique qui venait nous offrir ses services ? Qu’est-ce qui suspendait pendant un moment ma respiration, lorsque le facteur ayant apporté une couple de lettres, ma mère me disait : « Tenez, Agnès, voilà pour vous, » et m’en jetait une ? Qu’est-ce qui me faisait refluer le sang au visage, quand je voyais que l’adresse était de la main d’un homme ? Et pourquoi ce sentiment de désespoir qui m’accablait quand, ayant déchiré l’enveloppe, je m’apercevais que ce n’était qu’une lettre de Mary, dont, pour une raison ou pour une autre, son mari avait écrit l’adresse ?
En étais-je donc arrivée à ce point, d’être désappointée en recevant une lettre de ma propre sœur, et parce que cette lettre n’était pas écrite par un homme que, jusqu’à un certain point, je ne pouvais regarder que comme un étranger ? Chère Mary ! elle l’avait écrite avec tant d’affection, pensant que je serais heureuse de la recevoir ! Je n’étais pas digne de la lire ! Et je crois que, dans mon indignation contre moi-même, je l’aurais mise de côté, jusqu’à ce que je fusse revenue à un meilleur état d’esprit et que je me sentisse plus digne de l’honneur et du privilège d’en connaître le contenu. Mais ma mère était là, qui me regardait et désirait savoir les nouvelles que cette lettre contenait. Je la lisais donc et la lui donnais, puis j’allais dans l’école m’occuper des élèves ; mais en m’occupant des copies et des devoirs, pendant que je corrigeais des erreurs par-ci, des manquements à la discipline par-là, je me réprimandais intérieurement moi-même avec beaucoup plus de sévérité. « Quelle folle vous êtes ! me disais-je. Comment avez-vous pu rêver qu’il devait vous écrire ? Sur quoi fondez-vous une telle espérance ? Comment pouvez-vous croire qu’il cherche à vous voir, qu’il s’occupe de vous, qu’il pense à vous ? » Puis l’Espérance me montrait encore cette dernière et courte entrevue, et me répétait les paroles que j’avais si fidèlement conservées dans ma mémoire. « Eh bien ! qu’est-ce que cela signifie, et a-t-on jamais suspendu son espoir à une branche aussi fragile ? Y a-t-il là autre chose que ce que deux personnes qui se connaissent à peine peuvent se dire ? Il peut se faire, d’ailleurs, que vous vous rencontriez encore. Il aurait pu vous parler ainsi quand même vous auriez été sur le point de vous embarquer pour la Nouvelle-Zélande ; mais cela n’impliquait nullement l’intention de vous revoir. Quant à la question qui a suivi, le premier venu aurait pu vous la faire. Et comment avez-vous répondu ? Par un stupide lieu commun, comme vous auriez répondu à M. Murray ou à tout autre qui eût été dans des termes de vulgaire politesse avec vous. – Mais, continuait l’Espérance, le ton et l’expression de sa parole ? – Oh ! cela ne signifie rien ! Il parle toujours avec expression ; et, d’ailleurs, les Green et miss Mathilde étaient immédiatement devant vous ; d’autres personnes passaient à vos côtés, et il était obligé de se tenir tout près de vous et de vous parler très-bas, à moins d’être entendu de tout le monde, ce que, quoiqu’il ne dît rien de bien particulier, il ne voulait certainement pas. – Mais alors, pourquoi cette cordiale et douce pression de main, qui semblait dire : Fiez-vous à moi, et mille autres choses encore, trop flatteuses pour qu’on les répète, même à soi ? – Folie insigne, trop absurde pour mériter contradiction ; pure invention de votre imagination, et dont vous devriez rougir ! Si vous vouliez seulement regarder votre extérieur peu attrayant, votre réserve peu aimable, votre timidité absurde, qui doivent vous faire paraître froide, triste, originale et peut-être d’un mauvais caractère ; si vous aviez réfléchi à tout cela depuis le commencement, vous n’auriez jamais donné accès à des pensées si présomptueuses. Puisque vous avez été si insensée, il vous faut vous repentir et vous amender, et ne plus penser à cela. »
Je ne puis dire que j’obéissais à mes propres injonctions ; mais des raisonnements pareils devenaient de plus en plus efficaces à mesure que le temps s’écoulait et que je n’entendais point parler de M. Weston, et à la fin je cessai d’espérer, car mon cœur lui-même reconnut que c’était chose vaine. Cependant je continuais à penser à lui ; je chérissais son image dans mon esprit ; je me souvenais de ses paroles, de ses gestes, de ses regards ; je m’entretenais de ses qualités et de ses habitudes, en un mot de tout ce que j’avais vu, entendu ou imaginé de lui.
« Agnès, l’air de la mer et le changement de scène ne vous sont pas favorables, je pense ; jamais je ne vous ai vu si mauvaise mine. Vous restez sans doute trop assise et les soins de l’école vous absorbent trop. Il vous faut prendre les choses plus légèrement et vous montrer gaie et active. Il vous faut prendre de l’exercice toutes les fois que vous le pourrez, et me laisser les plus durs labeurs : ils ne serviront qu’à exercer ma patience et peut-être à éprouver un peu mon caractère. »
Ainsi parla un matin ma mère, pendant que nous étions toutes deux au travail durant les vacances de Pâques. Je l’assurai que mes occupations ne me faisaient aucun mal, que je me portais bien, et que si j’étais un peu pâle, c’était l’effet de l’hiver ; qu’il n’y paraîtrait plus aussitôt que les mois de printemps seraient passés ; que lorsque l’été serait venu, je serais aussi forte et aussi gaie qu’elle pourrait le désirer : mais son observation me frappa. Je savais que mes forces s’en allaient, que mon appétit avait disparu, et j’étais devenue insouciante et triste. S’il ne devait plus penser à moi, si je ne devais pas le revoir, s’il m’était interdit de faire son bonheur, si les joies de l’amour m’étaient refusées, si je ne pouvais aimer et être aimée, la vie serait pour moi un fardeau, me disais-je, et, si le Père céleste m’appelait à lui, je serais heureuse de trouver le repos. Mais que deviendrait ma mère ? Fille indigne et égoïste, pouvais-je l’oublier un moment ? Son bonheur n’était-il pas remis à ma garde ? Et nos jeunes élèves, ne me devais-je pas à leur bonheur aussi ? Devais-je reculer devant la tâche que Dieu m’avait confiée, parce qu’elle n’était pas conforme à mes goûts ? Ne savait-il pas mieux que moi ce que je devais faire et où je devais travailler ? Pouvais-je désirer de quitter son service avant que d’avoir accompli ma tâche, et espérer entrer dans son repos avant d’avoir travaillé pour le gagner ? « Non ; avec son aide je veux me relever et me mettre courageusement à l’œuvre qui m’a été confiée. Si le bonheur en ce monde n’est pas pour moi, je m’efforcerai du moins de faire celui des autres, et ma récompense sera dans l’éternité. » Ainsi parlai-je à mon cœur ; et depuis ce temps, je ne permis à mes pensées de se reporter sur Edward Weston que de loin en loin, et comme un régal pour de rares occasions. Aussi, soit que ce fût l’effet de l’été, ou de ces bonnes résolutions, ou du temps écoulé, soit toutes ces choses ensemble, ma tranquillité d’âme revint bientôt, et la santé et la vigueur commencèrent aussi à revenir lentement, mais sûrement.
Dans les premiers jours de juin, je reçus une lettre de lady Ashby, autrefois miss Murray. Elle m’avait écrit déjà deux ou trois fois, des différents endroits qu’elle avait visités ; elle était toujours gaie et se disait fort heureuse. Je m’étonnais chaque fois qu’elle ne m’eût pas oubliée, au milieu de tant de gaieté et de changements de scène. Il y eut pourtant une interruption, et elle semblait ne plus penser à moi, car plus de six mois s’étaient écoulés sans que je reçusse une de ses lettres. Naturellement, je ne m’en affligeais guère, quoique je n’eusse pas été fâchée de savoir comment elle allait ; et, quand sa dernière lettre très-inattendue m’arriva, je fus assez contente de la recevoir. Elle était datée d’Ashby-Park, où elle était venue enfin se fixer, après avoir partagé son temps entre le continent et la métropole. Elle me faisait mille excuses pour m’avoir si longtemps négligée, réassurant qu’elle ne m’avait pas oubliée, qu’elle avait souvent eu l’intention de m’écrire, etc., etc., mais qu’elle en avait toujours été empêchée par quelque chose. Elle reconnaissait qu’elle avait mené une vie très-dissipée », et que je pourrais la croire très-méchante et très-oublieuse ; que cependant elle pensait beaucoup à moi, et désirait surtout fort me revoir. « Il y a déjà plusieurs jours que nous sommes ici, m’écrivait-elle. Nous n’avons aucun ami auprès de nous et nous sommes menacés d’une vie fort triste. Vous savez que je n’ai jamais eu beaucoup de goût pour vivre avec mon mari comme deux tourterelles dans un nid, fût-il la plus délicieuse créature qui eût jamais porté un habit ; ayez donc pitié de moi et venez. Je suppose que vos vacances d’été commencent en juin, comme celles de tout le monde ; vous ne pouvez donc prétexter le défaut de temps. Vous devez venir et vous viendrez, car je mourrai si vous ne venez pas. Je veux que vous me visitiez en amie et que vous demeuriez longtemps. Il n’y a personne avec moi, ainsi que je vous l’ai déjà dit, que sir Thomas et la vieille lady Ashby ; mais vous ne devez pas vous occuper d’eux : ils ne vous troubleront guère avec leur compagnie. Vous aurez une chambre à vous, où vous pourrez vous retirer, et beaucoup de livres à lire, quand ma société ne vous semblera pas suffisamment amusante. J’ai oublié si vous aimez les enfants ; si vous les aimez, vous aurez le plaisir de voir le mien, le plus charmant du monde, assurément ; et d’autant plus charmant que je n’ai pas l’ennui de le nourrir, car je n’aurais pu me résoudre à cela. Malheureusement c’est une fille, et sir Thomas ne me l’a jamais pardonné ; mais, pourtant, si vous voulez venir, je vous promets que vous serez sa gouvernante aussitôt qu’elle pourra parler : vous pourrez l’élever comme elle doit l’être et faire d’elle une meilleure femme que ne l’est sa mère. Vous verrez les deux tableaux que j’ai rapportés d’Italie, tableaux de grande valeur ; j’ai oublié le nom de l’artiste. Vous leur découvrirez sans doute de grandes beautés que vous me ferez remarquer, et que je n’admire que d’après ouï-dire ; vous verrez en outre beaucoup d’élégantes curiosités que j’ai achetées à Rome et ailleurs, et enfin vous verrez ma nouvelle maison, le splendide manoir et le parc que je convoitais tant. Hélas ! combien l’espoir de posséder l’emporte quelquefois sur le plaisir de la possession ! Voilà un beau sentiment ! Je vous assure que je suis tout à fait devenue une grave matrone ; je vous en prie, venez, ne fût-ce que pour être témoin de ce merveilleux changement. Écrivez-moi par le retour du courrier, dites-moi quand vos vacances commencent ; vous vous mettrez en route le jour suivant et demeurerez ici jusqu’à la veille du jour où elles finiront, prenant pitié de
Votre affectionnée,
ROSALIE ASHBY. »
Je montrai cette étrange épître à ma mère et la consultai sur ce que je devais faire. Elle me conseilla d’aller, et je partis assez désireuse de voir Lady Ashby et aussi son enfant, et de faire pour elle tout ce que je pourrais, en manière de consolation ou d’avis ; j’imaginais qu’elle ne devait pas être heureuse, car elle ne se fût pas adressée à moi ainsi. En acceptant son invitation, on le comprendra aisément, je faisais un grand sacrifice pour elle ; je faisais violence à mes sentiments de plus d’une façon, au lieu de me réjouir de l’honorable distinction que croyait me faire la femme du baronnet en m’invitant à l’aller voir en qualité d’amie. Je résolus de ne pas faire durer ma visite plus de quelques jours, et je ne nierai pas que je tirais quelque consolation de l’idée qu’Ashby-Park n’étant pas très-éloigné d’Horton, je pourrais peut-être voir M. Weston, ou au moins apprendre de ses nouvelles.
Ashby-Park était assurément une délicieuse résidence. La maison était majestueuse au dehors, commode et élégante au dedans ; le parc était vaste et magnifique, surtout par ses beaux vieux arbres, ses troupeaux de daims, ses larges pièces d’eau, et l’ancienne forêt qui s’étendait au delà ; car il n’y avait aucun de ces accidents de terrain qui donnent de la variété au paysage, et très-peu de ces ondulations qui ajoutent tant au charme de la vue d’un parc. C’était là le domaine que Rosalie Murray avait tant désiré appeler sien, dont elle voulait avoir sa part, à quelque condition qu’elle lui fût offerte, quel que fût le prix mis au titre qu’elle ambitionnait, et quel que dût être son partner dans l’honneur et la félicité d’une telle possession !… Mais je ne suis pas disposée à la censure en ce moment.
Elle me reçut avec beaucoup de cordialité ; et, quoique je fusse la fille d’un pauvre ecclésiastique, une gouvernante, une maîtresse d’école, elle me fit avec un plaisir non affecté les honneurs de sa maison, et, ce qui me surprit davantage, se donna même quelque peine pour m’en rendre le séjour agréable. Je pourrais remarquer, il est vrai, qu’elle s’attendait à me voir grandement frappée de la magnificence qui l’environnait ; et, je le confesse, je fus un peu ennuyée des efforts qu’elle faisait pour que je ne fusse pas écrasée, par tant de grandeur, que je ne fusse pas trop effrayée à l’idée de paraître devant son mari et sa belle-mère, et que je ne rougisse pas trop de mon humble situation. Je n’en rougissais nullement : car, quoique simplement vêtue, j’avais pris soin de n’être ni ridicule, ni basse, et j’aurais été assez à mon aise, si elle n’avait pris tant de peine pour m’y mettre. Pour ce qui était de la magnificence qui m’environnait, rien de ce que je vis ne me frappa moitié autant que ne le fit le changement qui s’était accompli en elle. Soit que ce fût la suite des dissipations et des fatigues de la vie du grand monde, soit de quelque autre mal, il avait suffi d’un peu plus d’une année pour opérer en elle un changement notable, et diminuer l’embonpoint de ses formes, la fraîcheur de son teint, la vivacité de ses mouvements et l’exubérance de sa gaieté.
J’aurais voulu savoir si elle était malheureuse, mais je sentis que ce n’était pas mon affaire de m’en enquérir. Je pouvais m’efforcer de gagner sa confiance ; mais, si elle jugeait convenable de me cacher ses peines de ménage, je ne la fatiguerais pas d’indiscrètes questions. Je me renfermai en conséquence dans quelques questions générales sur sa santé et son bonheur, quelques compliments sur la beauté du parc et sur la petite fille, qui aurait dû être un garçon, délicate petite enfant de sept à huit semaines, que sa mère paraissait regarder avec un intérêt et une affection qui n’avaient rien d’extraordinaires, quoique aussi vifs qu’on les pouvait attendre d’elle.
Un moment après mon arrivée, elle chargea sa femme de chambre de me conduire à ma chambre. C’était un petit appartement sans prétention, mais assez confortable. Lorsque j’en descendis, après m’être débarrassée de mes habits de voyage et avoir fait une toilette digne de lady Ashby, elle me conduisit dans la chambre que je devais occuper lorsque je voudrais être seule, ou qu’elle serait obligée de recevoir des visites, ou de demeurer avec sa belle-mère, ou privée de toute autre façon de jouir du plaisir de ma société. C’était un joli et tranquille petit salon, et je ne fus pas fâchée d’être pourvue d’un tel endroit de refuge.
« Une autre fois, me dit-elle, je vous montrerai la bibliothèque. Je n’ai jamais examiné ses rayons, mais je puis dire qu’elle est pleine de bons livres. Vous pourrez aller vous y enterrer toutes les fois qu’il vous plaira. Maintenant, il faut que vous preniez un peu de thé. Il sera bientôt l’heure de dîner ; mais j’ai pensé que, comme vous étiez habituée à dîner à une heure, vous aimeriez mieux prendre une tasse de thé à ce moment-là, et dîner lorsque nous goûtons. Puis, vous savez, vous pouvez vous faire servir votre thé dans cette chambre, et vous éviterez ainsi de dîner avec lady Ashby et sir Thomas, ce qui serait impoli… non, pas précisément impoli… mais… vous savez ce que je veux dire. J’ai pensé que vous n’aimeriez pas à dîner avec eux, d’autant plus que nous avons quelquefois d’autres ladies et gentlemen à dîner.
– Certainement, dis-je, j’aimerai mieux dîner comme vous dites ; et, si vous n’y voyez pas d’objection, je préférerais prendre tous mes repas dans cette chambre.
– Pourquoi ?
– Parce que, j’imagine, ce serait plus agréable à lady Ashby et à sir Thomas.
– Mais nullement.
– Dans tous les cas, cela me serait plus agréable, à moi. »
Elle fit quelques petites objections, mais céda bientôt ; et je pus voir que la proposition lui apportait un grand soulagement.
« Maintenant, venez au salon, dit-elle. Voilà la cloche qui sonne la toilette ; mais je ne pars pas encore : il est inutile que vous fassiez de la toilette quand il n’y a personne pour vous voir, et j’ai besoin de causer encore un peu avec vous. »
Le salon était assurément une pièce imposante et très-élégamment meublée. Je vis le regard de sa jeune propriétaire se porter sur moi lorsque nous y entrâmes, comme pour remarquer si j’étais éblouie par cette magnificence, et je résolus alors de garder un air de froide indifférence, comme si je ne voyais rien de remarquable. Mais ce fut seulement pour un instant. Pourquoi la désappointerais-je pour épargner ma fierté ? Non, il vaut mieux faire le sacrifice de cette fierté pour lui donner cette innocente satisfaction. Je regardai donc autour de moi, lui dis que c’était une magnifique pièce, meublée avec beaucoup de goût. Elle répondit peu de chose, mais je vis qu’elle était contente.
Elle me montra ses deux tableaux italiens, mais elle ne me donna pas le temps de les examiner, me disant que j’aurais le temps de les revoir un autre jour. Elle voulût me faire admirer une petite montre qu’elle avait achetée à Genève, puis elle me fit faire le tour du salon pour me montrer divers objets qu’elle avait rapportés d’Italie ; entre autres des bustes, de gracieuses petites figurines, et des vases tous en marbre blanc et magnifiquement ciselés. Elle en parla avec animation, et entendit mes commentaires louangeurs avec plaisir. Bientôt pourtant elle poussa un soupir mélancolique, comme si elle eût voulu exprimer l’insuffisance de semblables bagatelles pour faire le bonheur du cœur humain.
S’étendant alors sur un sofa, elle m’engagea à m’asseoir aussi dans un large fauteuil qui se trouvait placé en face, non devant le feu, mais devant une large fenêtre ouverte, car on était en été, il ne faut pas l’oublier, une douce et chaude après-midi de la fin de juin. Je demeurai un instant assise en silence, jouissant de l’air calme et pur, et de la vue délicieuse du parc qui s’étendait devant moi, riche de verdure et de feuillage, et coloré par les chauds rayons du soleil. Mais il me fallait tirer avantage de cette pause ; j’avais des questions à faire, et, comme dans le post-scriptum d’une lettre de femme, le plus important devait venir à la fin. Je commençai donc par m’informer de M. et de mistress Murray, de miss Mathilde et des jeunes gentlemen.
On me répondit que papa avait la goutte, ce qui le rendait féroce ; qu’il ne voulait point renoncer à ses whists favoris, ni à ses dîners et à ses soupers substantiels ; qu’il s’était querellé avec son médecin, parce que celui-ci avait osé lui dire qu’aucune médecine ne pourrait le guérir s’il continuait à vivre ainsi ; que maman et les autres allaient bien. Mathilde était encore sauvage et turbulente, mais elle avait une gouvernante fashionable et avait déjà beaucoup gagné sous le rapport des manières ; elle allait bientôt faire son entrée dans le monde. John et Charles (en ce moment en vacances) étaient de tous points de beaux, hardis, ingouvernables et méchants garçons.
« Et comment vont les autres personnes, demandai-je, les Green, par exemple ?
– Ah ! M. Green a le cœur brisé, vous savez ? répondit-elle avec un sourire langoureux : il n’a pas encore surmonté son désespoir, et ne le surmontera jamais, je pense. Il est condamné à rester garçon, et ses sœurs font de leur mieux pour trouver à se marier.
– Et les Meltham ?
– Oh ! ils continuent à se trémousser comme de coutume, je suppose ; mais je ne sais pas grand’chose d’eux, à l’exception de Harry, dit-elle en soupirant légèrement et en souriant de nouveau. Je l’ai vu beaucoup pendant que nous étions à Londres : car, aussitôt qu’il apprit que nous étions arrivés dans la métropole, il vint sous prétexte de voir son frère, et se mit ou à me suivre comme mon ombre partout où j’allais, ou à me rencontrer à chaque détour de rue. Oh ! ne vous scandalisez pas de cela, miss Grey, j’ai été très-sage, je vous assure ; mais, vous savez, je ne peux pas empêcher que l’on m’admire. Pauvre garçon ! il n’était pas mon seul adorateur, quoiqu’il fût certainement le plus ardent, et, je le crois, le plus dévoué de tous. Et ce détestable… Lem… Sir Thomas prit offense de ses poursuites, ou de mes dépenses prodigues, ou de toute autre chose, je ne sais pas exactement de quoi, et m’emmena brusquement et sans m’avertir dans cette campagne, où je dois jouer le rôle d’ermite pendant toute ma vie. »
Elle se mordit la lèvre, et parut adresser un froncement de sourcil vindicatif à ce beau domaine qu’elle avait tant convoité.
« Et M. Hatfield, demandai-je, qu’est-il devenu ? »
Elle reprit son sourire et me répondit avec gaieté :
« Oh ! il fit la cour à une vieille fille et l’épousa quelque temps après ; mettant en balance sa lourde bourse avec ses charmes fanés, et espérant trouver dans l’or le contentement que lui avait refusé l’amour.
– Eh bien ! je crois que voilà tout, excepté pourtant M. Weston : que fait-il ?
– Je n’en sais absolument rien. Il n’est plus à Horton.
– Depuis combien de temps ? et où est-il allé ?
– Je ne sais absolument rien de lui, répondit-elle en baillant, excepté qu’il partit il y a à peu près un mois. Je n’ai jamais demandé pour où ; et les gens firent grand bruit de son départ, continua-t-elle, au grand déplaisir de M. Hatfield : car Hatfield ne l’aimait pas, parce qu’il avait trop d’influence sur les gens du bas peuple, et parce qu’il n’était pas assez maniable ni assez soumis envers lui, et aussi pour d’autres impardonnables défauts, je ne sais quoi. Mais maintenant il faut positivement que j’aille m’habiller ; le second coup de cloche va sonner, et si j’arrivais au dîner dans cette toilette, lady Ashby ne finirait pas ses rabâchages. C’est une chose étrange que de ne pouvoir être maîtresse dans sa propre maison. Sonnez, et je vais envoyer chercher ma femme de chambre, et leur dire de vous apporter du thé. Que je vous dise encore que cette intolérable femme…
– Qui ? votre femme de chambre ?
– Non, ma belle-mère… et ma malheureuse bévue ! Au lieu de la laisser se retirer dans quelque autre maison, comme elle offrit de le faire lorsque je me mariai, je fus assez sotte pour la prier de rester ici et de diriger la maison à ma place, parce que d’abord j’espérais que nous passerions une grande partie de l’année à Londres ; en second lieu, j’étais si jeune et si inexpérimentée que je frémissais à l’idée d’avoir des domestiques à gouverner, des dîners à commander, des parties à organiser, et tout le reste ; et je pensai qu’elle pourrait m’assister de son expérience. Je ne songeai jamais qu’elle se montrerait une usurpatrice, un tyran, une sorcière, une espionne, et tout ce qu’il y a de plus détestable. Je la voudrais voir morte ! »
Elle se tourna alors pour donner des ordres au laquais qui, resté debout sur la porte pendant une demi-minute, avait entendu la dernière partie de ses malédictions, et qui naturellement faisait ses réflexions là-dessus, malgré l’impassible et immobile contenance qu’il croyait convenable de garder dans le salon. Quand je lui fis remarquer que cet homme avait dû l’entendre, elle me répondit :
« Oh ! que m’importe ? Je ne m’occupe pas des laquais : ce sont de vrais automates ; ils ne font nulle attention à ce que disent et font leurs maîtres ; ils n’oseraient le répéter. Quant à ce qu’ils peuvent penser, s’ils se permettent de penser quelque chose, personne ne s’en préoccupe. Ce serait vraiment joli, si nous devions nous interdire de parler devant nos domestiques ! »
Ce disant, elle s’en alla promptement faire sa toilette, me laissant seule retrouver mon chemin pour me rendre à mon petit salon, où, au temps voulu, l’on me servit le thé. Après que je l’eus pris, je restai à réfléchir sur la position passée et présente de lady Ashby, sur le peu que j’avais appris touchant M. Weston, et le peu de chance que j’avais de le revoir ou d’entendre parler de lui pendant ma vie calme et triste. À la fin, pourtant, ces pensées commencèrent à me fatiguer, et je désirai savoir où était la bibliothèque dont lady Ashby m’avait parlé. Je me demandai si je serais obligée de demeurer là à rien faire jusqu’à l’heure du coucher.
Comme je n’étais pas assez riche pour avoir une montre, je ne pouvais savoir le temps qui s’écoulait autrement qu’en observant les ombres qui s’étendaient lentement. Par ma fenêtre, je découvrais un coin du parc renfermant un bouquet d’arbres dont les hautes branches avaient été occupées par une innombrable compagnie de bruyants corbeaux, et un mur élevé avec une massive porte en bois, qui communiquait sans doute avec les écuries, car un large chemin s’étendait de cette porte vers le parc. L’ombre de ce mur prit bientôt possession de tout le sol aussi loin que je pouvais voir, forçant la lumière dorée du soleil à reculer pouce par pouce et à se réfugier enfin au sommet des arbres. Bientôt ces arbres même furent noyés dans l’ombre, l’ombre des montagnes éloignées ou de la terre elle-même ; et, par sympathie pour les actifs corbeaux, je regrettai de voir leur habitation, tout à l’heure dorée par les rayons du soleil, plongée comme le reste dans l’ombre. Pendant un moment, ceux de ces oiseaux qui volaient au-dessus des autres recevaient encore les rayons du soleil sur leurs ailes, ce qui donnait à leur noir plumage la couleur fauve et l’éclat de l’or. Enfin ces derniers rayons disparurent. Le crépuscule vint ; les corbeaux devinrent plus calmes ; je me sentis moins fatiguée, et désirai que mon départ pût avoir lieu le lendemain. À la fin il fit tout à fait nuit, et je pensais déjà à sonner pour avoir de la lumière, afin de me mettre au lit, lorsque lady Ashby parut, s’excusant fort de m’avoir abandonnée si longtemps, et en faisant retomber le blâme sur cette maussade vieille femme, ainsi qu’elle appelait sa belle-mère.
« Si je ne restais avec elle dans le salon pendant que sir Thomas prend son vin, dit-elle, elle ne me pardonnerait jamais ; et si je quitte la chambre à l’instant où il vient, comme je l’ai fait une fois ou deux, c’est une offense impardonnable contre son cher Thomas. Jamais elle ne se rendit coupable d’un tel manque de respect envers son époux, dit-elle ; et pour ce qui est de l’affection, les femmes de nos jours ne pensent point à cela ; mais de son temps, les choses étaient différentes. Comme s’il était bien utile de rester dans la chambre quand il ne fait que murmurer et jurer lorsqu’il est en colère, dire des plaisanteries dégoûtantes lorsqu’il est de bonne humeur, ou se coucher sur un sofa lorsqu’il est trop stupide pour faire l’un ou l’autre ! ce qui est fréquemment le cas, maintenant qu’il n’a pas autre chose à faire que de s’enivrer.
– Mais ne pouvez-vous chercher à occuper son esprit de choses meilleures, et l’engager à renoncer à de telles habitudes ? Je suis sûre que vous avez des moyens de persuasion et des talents pour amuser un gentleman que beaucoup de ladies seraient heureuses de posséder.
– Et vous pensez que je voudrais me consacrer à son amusement ? Non, ce n’est point là l’idée que j’ai des devoirs d’une femme. C’est au mari à plaire à la femme, et non à la femme à plaire au mari ; et s’il n’est pas satisfait de la sienne telle qu’elle est, s’il ne se croit pas très-heureux de la posséder, il n’est pas digne d’elle : voilà tout. Pour ce qui est de la persuasion, je vous assure que je ne me tourmenterai pas de cela ; j’ai bien assez à faire de le supporter comme il est, sans que j’essaye encore d’opérer une réforme. Mais je suis fâchée de vous avoir laissée seule si longtemps, miss Grey. Comment avez-vous passé le temps ?
– Principalement à regarder les corbeaux.
– Grand Dieu ! combien vous avez dû vous ennuyer ! Il faut que je vous montre la bibliothèque ; et vous devez, à l’avenir, sonner toutes les fois que vous aurez besoin de quelque chose, absolument comme si vous étiez dans une auberge, et ne vous laissez manquer de rien. J’ai des raisons égoïstes pour vouloir vous faire heureuse, parce que j’ai besoin que vous demeuriez avec moi, et que vous n’accomplissiez pas votre horrible menace de partir dans un jour ou deux.
– Eh bien, permettez que je ne vous retienne pas plus longtemps éloignée du salon ce soir ; car à présent je me sens fatiguée et désire me mettre au lit. »
Je descendis de ma chambre le lendemain un peu avant huit heures, ainsi que j’en pus juger par une horloge éloignée que j’entendis sonner. Il n’y avait aucune apparence de déjeuner. J’attendis plus d’une heure qu’on l’apportât, désirant toujours vainement d’avoir accès à la bibliothèque ; et, après que j’eus terminé mon repas solitaire, j’attendis encore une heure et demie dans un grand découragement, et ne sachant ce que je devais faire. À la fin, lady Ashby vint me souhaiter le bonjour. Elle m’apprit qu’elle venait seulement de déjeuner, et qu’elle avait besoin de moi pour faire avec elle une promenade matinale dans le parc. Elle me demanda depuis combien de temps j’étais levée, et, sur ma réponse, elle exprima un profond regret, et me promit de nouveau de me montrer la bibliothèque. Je lui dis qu’elle ferait bien de me la montrer tout de suite, et qu’elle n’aurait plus l’ennui, ou de se souvenir, ou d’oublier. Elle consentit, à la condition que je ne penserais ni à lire ni à feuilleter les livres nouveaux en ce moment-là ; car elle avait besoin de me montrer le jardin et de faire une promenade dans le parc avec moi, avant que la chaleur du jour fût trop grande, ce qui était presque déjà le cas. J’y consentis volontiers, et nous commençâmes notre promenade aussitôt.
Comme nous parcourions le parc, parlant de ce que ma compagne avait vu ou appris dans ses voyages, un gentleman à cheval vint à passer auprès de nous. Il se détourna pour me regarder en plein visage, et j’eus une excellente occasion de le voir. Il était grand, mince et usé ; ses épaules étaient un peu voûtées, son visage était pâle, mais bourgeonné et désagréablement rouge autour des yeux ; ses traits étaient communs, et sa physionomie avait une apparence générale de langueur et d’abattement relevée par une sinistre expression dans la bouche ; il avait les yeux ternes et sans âme.
« Je déteste cet homme ! murmura lady Ashby avec une expression amère, pendant qu’il trottait lentement à côté de nous.
– Qui est-il ? demandai-je, ne pouvant supposer qu’elle parlât ainsi de son mari.
– Sir Thomas Ashby, répondit-elle avec un triste sang-froid.
– Et vous le détestez, miss Murray ? lui dis-je ; car j’étais trop scandalisée pour me souvenir de son nom en ce moment-là.
– Oui, je le déteste, miss Grey, et je le méprise aussi ; et si vous le connaissiez, vous ne me blâmeriez pas.
– Mais vous saviez ce qu’il était avant de l’épouser ?
– Non, je ne savais pas la moitié de ce que je sais maintenant sur lui. Je sais que vous m’avez avertie, et je voudrais bien vous avoir écoutée ; mais il est trop tard maintenant pour regretter de n’avoir pas suivi vos conseils. Et d’ailleurs maman eût dû le connaître mieux que l’une ou l’autre de nous, et elle ne m’a jamais rien dit contre lui ; au contraire. Puis, je pensais qu’il m’adorait et me laisserait faire ce que je voudrais. Il eut l’air de le faire dans les commencements, mais maintenant il ne s’occupe nullement de moi. Je ne me chagrinerais pas de cela, pourtant ; il pourrait faire ce qu’il voudrait, si j’étais libre de m’amuser et de rester à Londres, ou d’avoir quelques amis ici avec moi. Mais il veut faire ce qui lui plaît, et il faut que je sois une prisonnière et une esclave. Dès le moment où il vit que je pouvais m’amuser sans lui, et que d’autres connaissaient mieux que lui ma valeur, le misérable égoïste commença à m’accuser de coquetterie et d’extravagance, et à dire du mal d’Harry Meltham, dont il n’était pas digne de décrotter les souliers. Et maintenant il veut que je vive à la campagne et que je mène l’existence d’une nonne, de peur que je ne le déshonore ou que je ne le ruine, dit-il ; comme s’il avait besoin de moi pour cela, avec son carnet de paris, sa table de jeu, ses filles d’Opéra, sa lady une telle, sa mistress une telle, ses bouteilles de vin et ses verres d’eau-de-vie et de gin ! Oh ! je donnerais dix mille mondes pour être encore miss Murray ! C’est trop douloureux de sentir sa vie, sa santé, sa beauté, se consumer pour une brute pareille ! » s’écria-t-elle en fondant en larmes dans le paroxysme de sa douleur.
Je la plaignais sincèrement, aussi bien pour sa fausse idée du bonheur et son mépris du devoir, que pour le misérable partner auquel son sort était lié. Je dis ce que je pus pour la consoler, et lui offris les conseils que je crus les plus nécessaires, l’engageant d’abord à essayer par le raisonnement, par la bonté, l’exemple, la persuasion, d’améliorer son époux ; puis, lorsqu’elle aurait fait tout ce qu’elle pourrait faire, si elle le trouvait incorrigible, de chercher à se séparer de lui, de s’envelopper dans sa propre intégrité, et de ne se tourmenter à propos de lui que le moins possible. Je l’exhortai à chercher sa consolation dans l’accomplissement de ses devoirs envers Dieu et envers les hommes, à mettre sa confiance dans le ciel, à s’occuper des soins que réclamait sa petite fille, l’assurant qu’elle serait amplement récompensée en la voyant croître en force et en sagesse, et en s’assurant de sa véritable affection.
« Mais je ne puis me vouer entièrement à cette enfant, dit-elle ; elle peut mourir, ce qui n’est point du tout improbable.
– Mais, avec des soins, beaucoup d’enfants délicats sont devenus des hommes ou des femmes pleins de force.
– Mais elle peut devenir si semblable à son père, que je la détesterai aussi.
– Cela n’est guère probable : c’est une petite fille, et elle ressemble fortement à sa mère.
– N’importe, j’aimerais mieux que ce fût un garçon, car son père ne lui laissera que ce qu’il lui sera impossible de dissiper. Quel plaisir pourrais-je avoir en voyant ma fille grandir pour m’éclipser, et jouir de ces plaisirs dont je suis à tout jamais privée ? Mais en supposant que je puisse être assez généreuse pour prendre du plaisir à cela, elle n’est qu’une enfant, et je ne puis concentrer toutes mes espérances sur une enfant ; c’est seulement un peu mieux que de mettre toutes ses affections sur un chien. Quant à la sagesse que vous avez la bonté de chercher à faire pénétrer en moi, tout cela est très-bien, très-convenable, je l’avoue, et, si j’avais vingt ans de plus, j’en pourrais faire mon profit ; mais il faut jouir de sa liberté pendant qu’on est jeune ; et, si d’autres vous en empêchent, il est tout naturel de les haïr.
– Le meilleur moyen d’être heureux est de faire le bien et de ne haïr personne. Le but de la religion n’est pas de nous apprendre comment il faut mourir, mais comment il faut vivre ; et plus tôt l’on devient sage et bon, mieux on assure son bonheur. Maintenant, lady Ashby, j’ai un avis à vous donner : c’est de ne pas vous faire une ennemie de votre belle-mère ; ne continuez point à la tenir à distance et à la regarder avec une défiance jalouse. Je ne l’ai jamais vue, mais j’en ai entendu dire du bien aussi bien que du mal ; et, quoiqu’elle soit froide et hautaine généralement, et parfois exigeante, je crois qu’elle a de puissantes affections pour ceux qui les peuvent gagner. Quoiqu’elle soit si aveuglément attachée à son fils, elle n’est point sans bons principes, ni incapable d’entendre raison. Si vous vouliez seulement vous la concilier un peu, adopter envers elle des formes ouvertes et amicales, lui confier même vos griefs, vos vrais griefs, ceux dont vous avez droit de vous plaindre, je crois fermement qu’elle deviendrait votre amie fidèle, qu’elle vous consolerait et vous soutiendrait, au lieu d’être pour vous le cauchemar que vous dites. »
Mais mes avis, je le crains bien, n’avaient que peu d’effet sur la malheureuse jeune lady, et, trouvant que je ne pouvais lui être plus utile, ma résidence à Ashby-Park me devint doublement pénible. Pourtant il me fallait rester ce jour-là et le jour suivant, ainsi que je l’avais promis. Résistant donc à toutes les prières, je voulus partir le lendemain matin, assurant que ma mère s’attristait de mon absence, et qu’elle attendait impatiemment mon retour. Pourtant, ce ne fut pas sans un serrement de cœur que je dis adieu à la pauvre lady Ashby ; ce n’était pas une faible preuve de son infortune, qu’elle s’attachât ainsi à la consolation que lui donnait ma présence, et désirât si ardemment la compagnie d’une personne dont les goûts et les idées étaient si peu en harmonie avec les siens, qu’elle avait complètement oubliée dans ses jours de prospérité, et dont la présence lui eût plutôt causé de l’ennui que du plaisir, si seulement la moitié des désirs de son cœur eussent été satisfaits.
Notre école n’était pas située au cœur de la ville. En entrant à A… du côté nord-ouest, il y a une ligne de maisons d’un respectable aspect de chaque côté de la route large et blanche, avec de petits jardins au devant, des jalousies aux fenêtres, et quelques marches d’escalier conduisant à chaque porte élégante et à poignée de cuivre bien luisante. Dans l’une des plus grandes de ces habitations, nous vivions, ma mère et moi, avec les jeunes ladies que nos amis ou le public voulaient bien confier à nos soins. En conséquence, nous étions à une distance considérable de la mer, dont nous étions séparées par un labyrinthe de rues et de maisons. Mais la mer faisait mes délices, et je traversais volontiers la ville pour avoir le plaisir de me promener sur la grève, soit avec les élèves, soit avec ma mère ou seule pendant les vacances. La mer faisait mes délices en tout temps et en toute saison, mais principalement lorsqu’elle était agitée par une violente brise et dans la brillante fraîcheur matinale d’un jour d’été.
Je m’éveillai de bonne heure le matin du troisième jour après mon retour d’Ashby-Park ; le soleil brillait à travers les jalousies, et je pensai combien il serait agréable de traverser la ville calme et de faire une promenade solitaire sur la plage pendant que la moitié du monde était encore au lit. Je ne fus pas longtemps à former ce désir ni lente à l’accomplir. Naturellement je ne voulais pas déranger ma mère ; je descendis donc sans bruit et j’ouvris doucement la porte. J’étais habillée et dehors quand l’horloge sonna six heures moins un quart. J’éprouvai un sentiment de vigueur et de fraîcheur en traversant les rues ; et lorsque je fus hors de la ville, quand mes pieds foulèrent le sable, quand mon visage se tourna vers l’immense baie, aucun langage ne peut décrire l’effet produit sur moi par le profond et pur azur du ciel et de l’Océan, le soleil dardant ses rayons sur la barrière semi-circulaire de rochers escarpés surmontés de vertes collines, la plage douce et unie, les rochers au loin dans la mer, semblables, avec leur vêtement de mousse et d’herbes marines, à des îles de verdure, et par-dessus tout la vague étincelante. Puis, quelle pureté et quelle fraîcheur dans l’air ! il y avait juste assez de chaleur pour faire aimer la fraîcheur de la brise, et juste assez de vent pour tenir toute la mer en mouvement, pour faire bondir les vagues sur la grève, écumantes et étincelantes, et se pressant joyeusement les unes sur les autres. La solitude était complète ; nulle créature animée que moi ; mon pied était le premier à fouler ce sable ferme et uni, sur lequel le flux avait effacé les plus profondes empreintes de la veille, ne laissant çà et là que de petites mares et de petits courants.
Délassée, enchantée et pleine de vigueur, je marchais, oubliant tous mes soucis ; il me semblait que j’avais des ailes aux pieds et que j’aurais pu parcourir quarante milles sans fatigue ; j’éprouvais un sentiment de joie auquel, depuis les jours de ma première jeunesse, j’avais été complètement étrangère. Vers six heures et demie pourtant, les grooms commencèrent à descendre pour faire prendre l’air aux chevaux de leurs maîtres.
Il en vint d’abord un, puis un autre, jusqu’à ce qu’il y eut une douzaine de chevaux et cinq ou six cavaliers ; mais cela ne me troublait pas, car ils ne devaient pas venir aussi loin que les rochers dont j’approchais. Quand je fus arrivée à ces rochers sous-marins, et que je m’avançai sur la mousse et les herbes marines glissantes (au risque de tomber dans une des flaques d’eau claire et salée qui les séparaient) vers un petit promontoire que battait la vague, je me retournai pour regarder derrière moi. Je vis toujours les grooms et leurs chevaux, puis un gentleman seul avec un petit chien semblable à un point noir courant devant lui, et un chariot descendant de la ville et venant chercher de l’eau pour les bains. Dans une minute ou deux les voitures de bains allaient se mouvoir, et les vieux gentlemen d’habitudes régulières, les ladies méthodiques et graves allaient commencer leur salutaire promenade du matin. Mais, quelque intéressant que fût pour moi ce spectacle, je ne pouvais attendre pour le voir, car le soleil et la mer éblouissaient tellement mes yeux quand je regardais de ce côté, que je fus obligée de les détourner aussitôt. Je me laissai donc de nouveau aller au plaisir de voir et d’entendre la mer battre mon petit promontoire, sans grande force toutefois, car la vague était amortie par les herbes marines épaisses et les rochers à fleur d’eau ; autrement, j’aurais été promptement inondée d’écume. Mais la marée montait, l’eau s’élevait, les lacs et les gouffres se remplissaient, les détroits s’élargissaient ; il était temps de chercher un lieu plus sûr. Aussi, je marchai, sautai, enjambai et revins enfin sur la plage, vaste et unie ; je résolus alors de pousser ma promenade jusqu’à certains rochers, et à me retourner ensuite.
Au même moment, j’entendis un bruit derrière moi, et un chien vint bondir et frétiller à mes pieds. C’était mon propre Snap, le petit terrier noir au poil rude ! Quand je prononçai son nom, il me sauta au visage et hurla de joie. Presque aussi joyeuse que lui, je le pris dans mes bras et l’embrassai plusieurs fois. Mais comment se trouvait-il là ? Il ne pouvait être tombé du ciel, ni être venu seul ; ce devait être son maître le preneur de rats, ou quelque autre personne qui l’avait amené ; donc, réprimant mes extravagantes caresses, et m’efforçant aussi de réprimer les siennes, je regardai autour de moi et je vis… M. Weston.
« Votre chien se souvient de vous, miss Grey, dit-il en saisissant avec chaleur la main que je lui offris sans trop savoir ce que je faisais. Vous êtes matinale.
– Pas toujours autant qu’aujourd’hui, répondis-je avec un sang-froid étonnant pour la circonstance.
– Jusqu’où avez-vous dessein de pousser votre promenade ?
– Je pensais à m’en retourner… il doit être temps, je pense. »
Il consulta sa montre, une montre en or cette fois, et me dit qu’il était sept heures cinq minutes.
« Mais sans doute votre promenade a été assez longue, dit-il en se retournant vers la ville, du côté de laquelle je me mis à ramener lentement mes pas, et il se mit à marcher à côté de moi. Dans quelle partie de la ville demeurez-vous ? je n’ai jamais pu vous découvrir. »
Il n’avait jamais pu nous découvrir ! il l’avait donc tenté ? Je lui dis le lieu de notre résidence ; il me demanda comment allaient nos affaires : je lui dis qu’elles allaient très-bien, que nous avions eu une grande augmentation d’élèves après les vacances de Noël, et que nous en attendions une nouvelle à la fin de celles où nous étions.
« Vous devez être une institutrice accomplie ? me dit-il.
– Non pas moi, mais ma mère, répondis-je ; elle mène si bien les choses, elle est si active, si instruite, si bonne !
– J’aimerais à connaître votre mère ; voudriez-vous me présenter à elle quelque jour, si je vous le demande ?
– Oui, avec plaisir.
– Et me donnerez-vous le privilège d’un vieil ami, de venir vous voir de temps à autre ?
– Oui, si… je le suppose… »
C’était là une sotte réponse ; mais la vérité est que je ne me croyais aucun droit d’inviter quelqu’un à venir dans la maison de ma mère sans qu’elle le sût, et si j’avais dit : « Oui, si ma mère n’y fait pas d’objection, » il aurait semblé que par sa question je comprenais plus qu’il n’avait voulu dire. J’ajoutai donc : « Je le suppose ; » mais j’aurais pu, si j’avais eu ma présence d’esprit ordinaire, dire quelque chose de plus sensé et de plus poli. Nous continuâmes notre promenade pendant une minute dans un silence, qui fut bientôt rompu (à mon grand soulagement) par M. Weston, s’extasiant sur la beauté de la matinée, sur le beau panorama de la baie, et sur l’avantage que possédait la ville d’A… sur beaucoup d’autres bains de mer à la mode.
« Vous ne me demandez pas ce qui m’amène à A… ? me dit-il. Vous ne pouvez supposer que je sois assez riche pour y être pour mon plaisir.
– J’ai entendu dire que vous aviez quitté Horton.
– Vous n’avez pas entendu dire, alors, que j’ai obtenu la cure de F… ? »
F… était un village à deux milles de A…
« Non, dis-je ; nous vivons si complètement en dehors du monde, même ici, que les nouvelles ne nous arrivent que rarement, excepté au moyen de la Gazette. Mais j’espère que vous aimez votre nouvelle paroisse, et que je puis vous féliciter de l’acquisition ?
– J’espère aimer mieux ma paroisse dans une année ou deux, lorsque j’aurai opéré certaines réformes que j’ai projetées, ou que du moins j’aurai fait quelques pas dans cette voie. Mais vous pouvez me féliciter maintenant, car je trouve qu’il est très-agréable d’avoir une paroisse entièrement à moi, sans personne qui contrôle mes actes, détruise mes plans ou anéantisse mes efforts. En outre, j’ai une jolie maison dans une situation agréable, et trois cents guinées par an. En somme, je n’ai à me plaindre que de ma solitude et à désirer qu’une compagne. »
Il me regarda en prononçant ces derniers mots, et l’éclair de son œil noir sembla mettre mon visage en feu, à mon grand chagrin : car montrer de la confusion en un tel moment, était pour moi chose intolérable. Je fis donc un effort pour remédier au mal, et rejeter toute application de ses paroles à ma personne, en lui répondant que, s’il voulait attendre qu’il fût suffisamment connu dans les environs, il ne manquerait pas de trouver ce qu’il désirait parmi les ladies qui habitaient F…, ou celles qui venaient prendre les eaux à A…, s’il lui fallait un si ample choix. Je ne compris pas ce que le compliment impliquait, jusqu’à ce que sa réponse me le fît voir.
« Je ne suis pas assez présomptueux pour croire cela, quoique ce soit vous qui le disiez, répondit-il. Mais, en admettant qu’il en fût ainsi, je suis un peu exigeant dans le choix d’une compagne de toute ma vie, et peut-être n’en trouverais-je pas une qui me convienne parmi les ladies dont vous parlez.
– Si vous demandez la perfection, vous ne la trouverez jamais.
– Je ne la demande pas ; je n’ai aucun droit de la demander, étant si loin moi-même d’être parfait. »
Notre conversation fut alors interrompue par un chariot de bains qui roulait à côté de nous, car nous étions arrivés à l’endroit de la plage où il y avait le plus de mouvement, et pendant huit ou dix minutes nous marchâmes au milieu de chariots, de chevaux, d’ânes et d’hommes, et nous ne pûmes reprendre notre causerie que lorsque nous fûmes arrivés à la route rapide qui monte vers la ville. Mon compagnon m’offrit alors son bras, que j’acceptai, sans avoir pourtant l’intention de m’en servir comme appui.
« Vous ne venez pas souvent sur la plage, me dit-il, car je m’y suis promené bien des fois, matin et soir, depuis mon arrivée ici, et jamais je ne vous ai aperçue avant ce jour. Souvent aussi, en traversant la ville, j’ai cherché votre école, mais je ne pensais pas aux maisons qui bordent la route à l’entrée de la ville, et une fois ou deux je me suis informé, sans obtenir la réponse que je cherchais. »
Quand nous fûmes arrivés au haut de la pente, je voulus dégager mon bras du sien, mais une légère pression du coude me fit voir qu’il ne le voulait pas, et j’y renonçai. En discourant sur divers sujets, nous entrâmes dans la ville et traversâmes plusieurs rues. Je vis qu’il se détournait de son chemin pour m’accompagner, quoiqu’il eût encore une longue marche devant lui ; et, craignant qu’il ne se retardât pour un motif de politesse, je lui dis :
« Je crains de vous détourner de votre chemin, monsieur Weston ; je crois que la route de F… est dans une direction tout opposée.
– Je vous quitterai au bout de la prochaine rue.
– Et quand viendrez-vous voir maman ?
– Demain, s’il plaît à Dieu. »
Le bout de la prochaine rue était à peu près la fin de ma promenade. Il s’arrêta là pourtant, me souhaita le bonjour, et appela Snap, qui parut un instant embarrassé de savoir s’il suivrait son ancienne maîtresse ou son nouveau maître ; mais qui finit par obéir au commandement de ce dernier.
« Je ne vous offre pas de vous le rendre, miss Grey, dit M. Weston en souriant, parce que je l’aime.
– Oh ! je ne le désire pas, répondis-je ; maintenant qu’il a un bon maître, je suis contente.
– Vous admettez donc comme chose reconnue que je suis un bon maître ? »
L’homme et le chien partirent, et je rentrai à la maison pleine de reconnaissance envers le ciel pour tant de bonheur, et lui demandant que mes espérances ne fussent pas encore une fois anéanties.
« Agnès, vous ne devriez pas faire d’aussi longues courses avant le déjeuner, » me dit ma mère, remarquant que j’avais pris une seconde tasse de café, et que je n’avais rien mangé, prenant pour prétexte la chaleur du jour et ma longue promenade. Assurément j’avais la fièvre, et j’étais fatiguée aussi. « Vous poussez toujours les choses à l’extrême ; si vous vous contentiez de faire une petite promenade chaque matin, sans interruption, cela vous ferait beaucoup de bien.
– Eh bien ! maman, c’est ce que je ferai à l’avenir.
– Mais ce que vous venez de faire est pire que de demeurer au lit, ou de vous tenir constamment penchée sur vos livres : vous avez gagné un véritable accès de fièvre.
– Je ne le ferai plus, » dis-je.
Je me cassais la tête pour trouver comment lui parler de M. Weston, car il fallait lui apprendre qu’il devait venir le lendemain. Cependant j’attendis que le service du déjeuner fût enlevé, et je devins plus calme ; m’étant assise à mon dessin, je commençai ainsi :
« J’ai rencontré aujourd’hui sur la plage un ancien ami, maman.
– Un ancien ami ! qui peut-il être ?
– Deux amis, même : l’un est un chien ; » et je lui rappelai alors Snap, dont je lui avais autrefois raconté l’histoire ; je lui dis comment je l’avais retrouvé et comment il m’avait reconnue. « L’autre, continuai-je, est M. Weston, le vicaire d’Horton.
– M. Weston ! je n’ai jamais entendu parler de lui.
– Je vous en ai parlé plusieurs fois, je crois ; mais vous ne vous en souvenez pas.
– Je vous ai entendu parler de M. Hatfield.
– M. Hatfield était le recteur, et M. Weston le vicaire : j’avais coutume de parler de lui quelquefois en opposition avec M. Hatfield, et comme étant un bien meilleur ecclésiastique que ce dernier. Quoi qu’il en soit, il était sur la plage ce matin, avec le chien, qu’il a, je suppose, acheté du preneur de rats, et il m’a parfaitement reconnue aussi. J’ai eu une petite conversation avec lui, dans le cours de laquelle, parlant de notre école, j’ai été amenée à lui dire quelque chose de vous et de votre bonne administration. Il m’a dit qu’il aimerait à vous connaître, et m’a demandé si je voulais vous le présenter. Je lui ai répondu que oui. Il m’a dit alors qu’il prendrait la liberté de venir demain. Ai-je bien fait ?
– Certainement ! Quelle espèce d’homme est-ce ?
– Un homme très-respectable, je pense, mais vous le verrez demain. Il est maintenant curé à F…, et, comme il n’y est arrivé que depuis quelques semaines, je suppose qu’il n’a pu encore s’y faire d’amis, et qu’il sent le besoin d’avoir un peu de société. »
Le lendemain arriva : dans quel état de fiévreuse anxiété et d’attente je fus depuis le déjeuner jusqu’à midi, moment où il parut ! L’ayant introduit auprès de ma mère, je me retirai avec mon ouvrage près de la fenêtre, où je m’assis en attendant le résultat de l’entrevue. Ils furent enchantés l’un de l’autre, à ma grande satisfaction, car j’avais été très-inquiète sur ce que ma mère penserait de lui. Il ne resta pas longtemps cette fois ; mais quand il se leva et prit congé, elle lui dit qu’elle serait enchantée de le revoir toutes les fois qu’il lui plairait de revenir ; et lorsqu’il fut parti, je fus heureuse de l’entendre dire :
« Je crois que c’est un homme de beaucoup de sens. Mais pourquoi êtes-vous restée là assise, Agnès, et avez-vous si peu parlé ?
– Vous parliez si bien, maman ! j’ai pensé que vous n’aviez nul besoin de mon assistance ; et, d’ailleurs, c’était votre visiteur et non le mien. »
Après cela, il vint souvent nous voir, plusieurs fois dans le cours d’une semaine. Généralement il conversait avec ma mère, et il n’y avait là rien d’étonnant, car elle savait soutenir une conversation. J’enviais presque la facilité et la force de sa parole, et le grand sens qu’elle montrait dans tout ce qu’elle disait ; mais, quoique je regrettasse quelquefois mon insuffisance sous ce rapport, j’éprouvais un grand plaisir à entendre les deux êtres que j’aimais et que j’honorais par-dessus tout le monde discourir si amicalement, si sagement et si bien. Je n’étais pas toujours silencieuse pourtant, ni tout à fait négligée. On faisait attention à moi, juste autant que je pouvais le désirer. Les mots tendres, les regards plus tendres encore, les délicates attentions que la parole ne peut rendre, mais qui m’allaient directement au cœur, m’étaient libéralement prodigués.
Toute cérémonie fut bientôt abandonnée entre nous. M. Weston arrivait comme un hôte attendu, toujours bienvenu, et ne dérangeant jamais l’économie de nos affaires de ménage. Il m’appelait toujours Agnès ; le nom avait d’abord été prononcé avec timidité ; mais trouvant qu’il n’offensait personne, il parut le préférer beaucoup à l’appellation de « miss Grey, » et moi aussi. Combien étaient tristes et sombres les jours où il ne venait pas ! Et pourtant je n’étais pas malheureuse, car je me souvenais de la dernière visite, et j’avais pour me consoler l’espoir de la prochaine. Mais quand je passais deux ou trois jours sans le voir, je me sentais certainement dans une grande anxiété : c’était absurde, déraisonnable, car naturellement il avait à vaquer à ses affaires et aux affaires de sa paroisse. Je redoutais aussi la fin des vacances, quand mon travail allait recommencer : quelquefois alors je ne pourrais le voir, et d’autres fois, lorsque ma mère serait occupée dans l’école, il me faudrait demeurer seule avec lui ; position que je ne désirais nullement dans la maison, quoique sa rencontre au dehors et les longues promenades avec lui ne m’eussent certes pas été désagréables.
Un soir, pendant la dernière semaine des vacances, il arriva sans être attendu ; car une averse violente et prolongée pendant l’après-midi avait presque détruit toutes mes espérances de le voir ce jour-là. Mais en ce moment l’orage était passé et le soleil brillait d’un pur éclat.
« Voilà une belle soirée, mistress Grey ! dit-il en entrant ; Agnès, je désire que vous veniez faire une promenade, avec moi à… (Il nomma un certain point de la côte, une colline élevée, du sommet de laquelle on a une très-belle vue). La pluie a abattu la poussière et rafraîchi l’air, et la perspective sera magnifique. Voulez-vous venir ?
– Puis-je aller, maman ?
– Oui, certainement. »
J’allai m’apprêter, et fus revenue dans quelques minutes, quoique naturellement j’eusse mis plus de soin à ma toilette que je n’en mettais pour sortir seule. La pluie avait eu certainement un très-bon effet sur le temps, et la soirée était délicieuse. M. Weston m’offrit son bras ; il dit peu de chose pendant que nous traversâmes les rues encombrées de monde, mais il marchait très-vite et paraissait rêveur, et distrait. Je m’en étonnais, et craignais qu’il n’eût quelque chose de désagréable à m’annoncer ; une vague conjecture de ce que ce pouvait être me troubla fort, et me rendit triste et silencieuse aussi. Mais ces fantaisies s’évanouirent lorsque nous atteignîmes les tranquilles limites de la ville : car aussitôt que nous aperçûmes la vieille et vénérable église, et la colline avec la mer bleue au delà, je retrouvai mon compagnon assez gai.
« Je crains que nous n’ayons marché trop vite pour vous, Agnès, dit-il ; dans mon impatience d’être hors de la ville, j’ai oublié de consulter votre convenance ; mais maintenant, nous marcherons aussi lentement que vous le voudrez. Je vois, par ces légers nuages à l’ouest, qu’il y aura un brillant coucher de soleil, et en marchant doucement nous arriverons à temps pour en voir l’effet sur la mer. »
Quand nous fûmes environ à moitié de la montée, nous retombâmes de nouveau dans le silence. Ce fut lui qui le rompit le premier.
« Ma maison est toujours solitaire, miss Grey, dit-il en souriant, et je connais maintenant toutes les ladies de ma paroisse, un grand nombre de celles de cette ville, et beaucoup d’autres que j’ai vues ou dont on m’a parlé ; mais aucune d’elles ne me convient pour ma compagne. Il y a une seule personne au monde qui puisse me convenir, et cette personne c’est vous. J’ai besoin de connaître votre décision.
– Parlez-vous sérieusement, monsieur Weston ?
– Sérieusement ! Pouvez-vous penser que je plaisanterais sur un pareil sujet ? »
Il plaça sa main sur la mienne qui reposait sur son bras ; il dut la sentir trembler.
« J’espère n’avoir pas été trop précipité, dit-il avec calme. Vous avez dû voir qu’il n’est pas dans mes habitudes de flatter, de dire de tendres bagatelles, ni même d’exprimer toute l’admiration que j’éprouve, et qu’un simple mot ou un regard de moi en disent plus que les phrases meilleures et les protestations plus ardentes de beaucoup d’autres hommes. »
Je dis quelque chose sur le regret que j’aurais de quitter ma mère, et mon intention de ne rien faire sans son consentement.
« J’ai tout arrangé avec votre mère pendant que vous mettiez votre chapeau, répondit-il. Elle m’a dit que j’avais son consentement si je pouvais obtenir le vôtre. Je lui ai demandé, dans le cas où je serais assez heureux pour être agréé de vous, de venir habiter avec nous, car j’étais sûr que cela vous ferait plaisir. Mais elle a refusé, disant qu’elle pouvait maintenant employer une aide, et continuerait son école jusqu’à ce qu’elle pût acheter une annuité suffisante pour vivre confortablement chez elle ; qu’en attendant, elle passerait ses vacances alternativement avec nous et avec votre sœur, et serait très-contente de nous voir heureux. J’ai donc levé toutes vos objections à propos de votre mère ; en avez-vous d’autres ?
– Non, aucune !
– Vous m’aimez donc ? dit-il en me pressant tendrement la main.
– Oui. »
*
* *
Je m’arrête ici. Mon journal, dans lequel j’ai recueilli la matière de ces pages, ne va guère plus loin. Je pourrais passer en revue encore plusieurs années de ma vie ; mais je me contenterai de dire en finissant que je n’oublierai jamais cette belle soirée d’été, que je me souviendrai toujours avec plaisir de cette colline abrupte, du bord de ce précipice où nous nous tenions tous deux, regardant le splendide soleil couchant réfléchi dans l’onde calme à nos pieds ; nos cœurs remplis de reconnaissance envers le ciel, et débordant de bonheur et d’amour au point de ne pouvoir parler.
Quelques semaines après, quand ma mère se fut procuré une assistante, je devins la femme d’Édouard Weston. Je n’ai jamais eu lieu de m’en repentir, et suis sûre de ne m’en repentir jamais. Nous avons eu des épreuves à soutenir, et nous savons que nous en aurons encore ; mais nous les supportons ensemble, et tâchons de nous fortifier l’un l’autre contre la dernière séparation, la plus grande des afflictions pour le survivant. Mais si nous songeons au ciel, où nous nous rejoindrons, où le péché et l’affliction sont inconnus, certainement nous pourrons supporter cette dernière épreuve. En attendant, nous nous efforçons de vivre pour la gloire de Celui qui a répandu tant de bénédictions sur notre chemin.
Édouard, par ses persévérants efforts, a accompli de surprenantes réformes dans sa paroisse, et il y est estimé et aimé comme il le mérite : car, quels que soient ses défauts comme homme (et nul n’en est complètement exempt), je défie qui que ce soit de le blâmer comme pasteur, comme époux ou comme père.
Nos enfants, Édouard, Agnès et la petite Mary, promettent beaucoup ; leur éducation, en ce moment, m’est particulièrement confiée, et rien de ce que peuvent donner les tendres soins d’une mère ne leur manque. Notre modeste revenu suffit amplement à nos besoins, et en pratiquant l’économie que nous avons apprise dans des temps plus durs, en ne cherchant pas à marcher de pair avec nos riches voisins, non-seulement nous pouvons vivre dans l’aisance, mais nous trouvons chaque année quelque chose à mettre en réserve pour nos enfants, et aussi quelque chose à donner à ceux qui sont dans le besoin.
Et maintenant, je pense en avoir dit assez.
FIN.
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Juin 2011
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