Joseph Conrad
SOUS LES YEUX D’OCCIDENT
(1911)
Traduit de l’anglais par Philippe Neel
Table des matières
À propos de cette édition électronique
Pour commencer, je veux me défendre de posséder les dons d’imagination et d’expression qui m’auraient permis de créer de toutes pièces, pour l’amusement du lecteur, le personnage qui s’appelait à la mode russe, Cyrile, fils d’Isidore, – Kirylo Sidorovitch Razumov.
Si j’ai jamais, au moindre titre, été gratifié de dons semblables, je les ai vus, depuis longtemps, étouffés sous l’exubérance des mots. Les mots, vous le savez, sont les plus grands ennemis de la réalité. J’ai été pendant de longues années professeur de langues étrangères, occupation qui finit par devenir fatale pour les qualités d’imagination, d’observation et d’intuition dont un homme ordinaire a pu se sentir doté à un degré quelconque. Le professeur de langues voit infailliblement arriver un moment où le monde ne lui apparaît plus qu’à l’état d’un marché de mots innombrables, et où l’homme fait simplement figure d’animal parlant, peu supérieur en somme à un perroquet.
Ceci dit, la simple observation aurait été insuffisante à me faire comprendre M. Razumov, pénétrer la réalité de son être, et bien plus encore à me le faire imaginer tel qu’il était. J’aurais été totalement incapable de me figurer seulement des événements semblables à ceux de sa vie. Je crois d’ailleurs que mes lecteurs n’auraient pas eu besoin de cette affirmation, pour découvrir dans les pages de mon récit tous les signes d’une évidence documentaire. Conclusion légitime : c’est bien en effet sur un document qu’est basée cette histoire, à la rédaction de laquelle je me suis contenté d’apporter ma connaissance de la langue russe, rôle suffisant pour ma tentative. Le document en question consiste, on l’a compris, en une sorte de journal. Ce n’est cependant pas un journal au sens propre du mot ; les notes, bien que toujours datées, n’en sont pas, en général, consignées jour à jour, et certaines d’entre elles, qui s’étendent sur des mois, couvrent des douzaines de pages. C’est ainsi que toute la première partie en est consacrée au récit rétrospectif d’un événement ancien d’un an.
Je mentionnerai d’abord ce fait que j’ai longtemps vécu à Genève, ville dont tout un quartier doit aux nombreux étudiants russes qui l’habitent le nom de Petite Russie. J’avais à cette époque de multiples relations dans la Petite Russie, ce qui ne m’empêche pas d’avouer mon incompréhension persistante du caractère russe. L’illogisme de l’attitude, l’arbitraire des conclusions, la fréquence de l’exceptionnel chez ces gens-là, ne seraient pas des obstacles pour un homme dont la vie tout entière s’est passée dans l’étude des diverses grammaires ; mais il y a sans doute un autre écueil, un trait particulier de leur nature, une de ces différences subtiles qui échappent à la compréhension d’un pauvre professeur. Ce qui peut au contraire frapper ce professeur, c’est l’extraordinaire amour des Russes pour les mots. Ils les recueillent et les caressent, mais ne savent pas les garder pour eux ; ils sont toujours prêts à les lâcher, pendant des heures ou pendant des nuits, avec un enthousiasme, une abondance torrentueuse, et une précision telle parfois, que l’on ne peut se défendre de croire, comme en face d’un perroquet remarquable, qu’ils comprennent réellement ce qu’ils disent.
Il y a, dans l’ardeur de leur parole, une générosité qui place leurs discours aux antipodes de la loquacité ordinaire, et ces discours restent trop décousus pourtant pour faire de la véritable éloquence. Mais je m’excuse d’une telle digression…
Il serait oiseux de chercher les raisons qui ont poussé M. Razumov à laisser derrière lui un tel document. On se refuse à croire qu’il ait pu désirer le voir lire par aucun œil humain. Nous nous trouvons ici en présence d’un besoin mystérieux de la nature humaine qui, sans parler de Samuel Pepys, entré par cette voie dans l’immortalité, a poussé des gens sans nombre, criminels, saints, philosophes, jeunes filles, hommes d’état ou simples imbéciles, à écrire des mémoires révélateurs, dictés sans doute par la vanité, mais aussi par d’autres motifs plus insondables.
Il doit y avoir, dans les mots, une merveilleuse puissance d’apaisement pour que tant d’hommes leur aient demandé de servir à leurs confessions. Paisible individu moi-même, je suppose que le véritable idéal poursuivi par les hommes est celui d’une forme, ou peut-être seulement d’une formule de paix. Au moins la réclament-ils avec assez de véhémence à l’heure actuelle. Mais je ne puis concevoir l’espèce d’apaisement que Kirylo Sidorovitch Razumov espérait trouver dans la rédaction de son journal.
Il n’en reste pas moins qu’il l’a écrit.
M. Razumov était un jeune homme bien proportionné, grand, et anormalement brun pour un Russe des Provinces centrales. Sa beauté eut paru incontestable, n’eût été un manque particulier de finesse dans les traits. On eût dit qu’une figure, vigoureusement modelée dans la cire (et même assez proche de la correction classique) avait été tenue près d’une flamme dont la chaleur, en ramollissant la matière, avait enlevé toute netteté aux lignes. Il ne manquait pas pour cela d’une suffisante bonne mine, et était doué au surplus de manières excellentes. Dans les discussions, il s’inclinait volontiers devant les arguments et l’autorité d’un interlocuteur, et prenait auprès de ses jeunes compatriotes l’attitude d’un auditeur impénétrable, d’un de ces auditeurs qui vous écoutent avec intelligence, – et changent de sujet.
Une telle attitude, qui peut être chez un homme la marque d’une insuffisance intellectuelle ou de convictions peu solides, avait pourtant valu à M. Razumov une réputation de profondeur. Au milieu de bavards exubérants, habitués à s’épuiser chaque jour en discussions ardentes, on est porté à attribuer à un personnage relativement taciturne, une certaine puissance de réserve. Pour ses camarades d’Université, Kirylo Sidorovitch Razumov, étudiant en philosophie de troisième année à Pétersbourg, était une nature vigoureuse, et un homme parfaitement digne de confiance. Et ceci, dans un pays où toute opinion peut être un crime légal entraînant la mort ou un sort pire que la mort, signifiait qu’on le tenait pour un adepte des opinions interdites. On l’aimait aussi pour son urbanité et pour sa complaisance à obliger ses camarades, au prix même de quelque gêne personnelle.
La rumeur publique attribuait pour père à M. Razumov un Archiprêtre, et pour protecteur un gentilhomme de haute famille, habitant peut-être de sa province lointaine. Mais son aspect extérieur cadrait mal avec une origine aussi humble, et il était difficile de croire à une telle paternité. En fait, on suggérait que M. Razumov avait eu pour mère la très jolie fille de l’Archiprêtre, hypothèse qui éclairait les choses d’un jour tout différent, et expliquait la protection du noble gentilhomme. Nul sentiment de malice ou de méchanceté n’avait d’ailleurs dirigé les recherches dans ce sens, et personne ne savait ou ne se souciait de savoir quel était le gentilhomme en question. Razumov recevait une pension modeste mais très suffisante, par l’entremise d’un avoué obscur qui semblait, en quelque sorte, jouer pour lui le rôle de tuteur. De temps en temps, le jeune homme assistait à la réception sans cérémonie d’un de ses professeurs ; c’étaient les seules relations sociales qu’on lui connût dans la ville. Il suivait régulièrement les cours obligatoires et passait, auprès des autorités, pour un étudiant plein de promesses. Il travaillait chez lui en homme décidé à faire son chemin, mais ne s’enfermait pas farouchement pour cela. Il restait toujours accessible, et il n’y avait rien de secret ou de réservé dans son existence…
Le début du journal de M. Razumov a trait à l’assassinat d’un homme d’État éminent, événement caractéristique de la Russie moderne, et plus caractéristique encore de la corruption morale d’une société opprimée où les plus nobles aspirations de l’humanité : désir de liberté, patriotisme ardent, amour de la justice, sens de la pitié, fidélité même des âmes simples, sont livrées aux frénésies de la haine et de la crainte compagnes inséparables d’un despotisme inquiet.
Le fait dont je veux parler est l’attentat, couronné de succès, contre la vie de M. de P…, Président de la fameuse commission de Répression d’il y a quelques années, et Ministre d’État investi de pouvoirs extraordinaires. Les journaux ont fait assez de bruit autour de ce personnage fanatique dont la poitrine étroite était serrée dans un uniforme brodé d’or ; dans sa figure de parchemin ridé, des yeux sans éclat s’abritaient derrière des lunettes et la croix de l’Ordre de Sainte-Procope pendait à son cou décharné. À une époque, si vous vous en souvenez, il ne se passait pas de mois sans que son portrait ne parût dans une des revues illustrées d’Europe. Il servait la monarchie en emprisonnant, en exilant ou en envoyant à l’échafaud, hommes et femmes, jeunes et vieux, avec une activité impitoyable et toujours égale. Dans son acceptation mystique du principe d’autocratie, il s’était appliqué à extirper du pays les derniers vestiges de ce qui pouvait, dans les institutions publiques, rappeler la liberté, et son impitoyable persécution de la génération nouvelle semblait viser à la destruction même de tout espoir de liberté.
On a dit que ce personnage exécré n’avait pas assez d’imagination pour concevoir la haine qu’il inspirait. C’est chose à peine croyable, mais le fait est qu’il prenait très peu de précautions pour sa sécurité. Dans le préambule d’un document officiel fameux, il avait un jour déclaré que « la pensée de la liberté n’était jamais apparue dans les actes du Créateur. La multitude des avis ne pouvait amener que révolte et désordre, et désordre et révolte sont des péchés dans un monde créé pour l’obéissance et la stabilité. Ce n’est pas la Raison mais l’Autorité qui exprimait l’Intention Divine. Dieu était l’Autocrate de l’Univers… » L’auteur d’une telle déclaration se croyait peut-être protégé par le ciel, lié envers l’impitoyable défenseur de l’Autocratie sur cette terre.
Il est probable que la vigilance de la police l’avait sauvé bien des fois, mais, lorsqu’au jour fixé il rencontra son destin, aucune précaution des autorités compétentes n’aurait pu le sauver. Elles ne surent rien de la conspiration tramée contre la vie du Ministre, ne reçurent de leurs informateurs ordinaires aucun avis de complot, n’eurent vent d’aucun symptôme, d’aucun mouvement suspect, d’aucune présence dangereuse.
M. de P… se rendait au chemin de fer, dans un traîneau découvert attelé de deux chevaux, avec un valet de pied et un cocher sur le siège. La neige, accumulée toute la nuit, rendait lourde aux pieds des chevaux la chaussée, non déblayée encore à cette heure matinale. Elle continuait à tomber à gros flocons. Mais on avait dû observer et signaler le traîneau. Comme l’attelage tirait à gauche pour prendre un tournant, le valet de pied remarqua un paysan qui marchait lentement au bord du trottoir, les mains dans les poches de sa touloupe en peau de mouton, et les épaules remontées jusqu’aux oreilles sous l’averse de neige. Lorsque le traîneau arriva à sa hauteur, le paysan se retourna brusquement et leva le bras. Il y eut au même instant un choc terrible, et une détonation assourdie par la masse des flocons ; les deux chevaux gisaient, déchiquetés, sur le sol, et le cocher précipité de son siège, avec un cri aigu, était mortellement blessé. Le valet de pied (seul survivant du drame) n’eut pas le temps de distinguer le visage de l’homme à la peau de mouton, qui avait fui après avoir jeté sa bombe, mais on suppose qu’en voyant surgir autour de lui, dans la neige, une quantité de gens accourus sur le lieu de l’explosion, il jugea plus prudent d’y revenir avec eux.
En un temps incroyablement court, une foule frémissante s’était assemblée autour du traîneau. Le Ministre-Président sorti indemne de la voiture et descendu dans la neige profonde, se tenait près du cocher qui râlait, et répétait à la foule, de sa voix faible et sans timbre : « Je vous prie de vous écarter. Pour l’amour de Dieu, je vous prie, braves gens, de vous écarter ».
C’est alors qu’un jeune homme de haute taille, immobile jusque-là sous une porte cochère, à deux maisons plus bas, s’avança rapidement dans la rue, et lança une seconde bombe par-dessus la tête des badauds. L’engin frappa à l’épaule le Ministre-Président penché sur son serviteur mourant, et, tombant entre ses pieds, fit explosion avec une violence effroyable ; il coucha mort sur le sol le Ministre, acheva le blessé, et réduisit en miettes, en un clin d’œil, le traîneau vide. La foule se dispersa avec un cri d’horreur, et s’enfuit dans toutes les directions ; seuls restaient sur place les morts et les mourants qui gisaient près du Ministre-Président, et deux ou trois blessés qui tombèrent à quelque distance.
La première explosion avait, comme par enchantement, fait assembler une foule ; la seconde transforma aussi rapidement la rue en désert sur une étendue de plusieurs centaines de mètres. Les gens regardaient de loin, à travers le rideau de neige, le monceau de cadavres entassés près de la carcasse des deux chevaux. Personne n’osa s’approcher à nouveau, avant l’arrivée d’une patrouille de Cosaques accourus au galop ; sautant à bas de leurs chevaux, les soldats commencèrent à retourner les morts. Parmi les victimes innocentes que la seconde explosion avait couchées sur le sol, on releva un cadavre revêtu d’une touloupe de paysan en peau de mouton, mais ses traits étaient méconnaissables, et l’on ne trouva absolument rien dans les poches de ses pauvres vêtements ; ce fut le seul corps dont l’identité ne put être établie.
Ce jour-là, M. Razumov, levé à son heure ordinaire, avait passé la matinée à l’Université, suivant les cours et travaillant quelque temps à la bibliothèque. Il entendit confusément parler de bombes et d’attentat à la cantine des étudiants, où il avait coutume de prendre son repas de deux heures. Mais ce bruit n’était fait que de chuchotements, comme il sied à une table de Russie, où il n’est pas toujours prudent, surtout pour un étudiant, de paraître apporter un intérêt trop vif à des bruits d’une certaine nature. Razumov était de ces hommes, qui, vivant à une époque de perturbation politique et d’inquiétude mentale, se cramponnent instinctivement à la vie normale et terre-à-terre de chaque jour. Il avait conscience de la tension émotive de son époque, et savait même y prendre une certaine part. Mais il s’intéressait, avant tout, à son travail, à ses études et à son propre avenir.
Officiellement et pratiquement sans famille, (car la fille de l’Archiprêtre était morte depuis longtemps), il n’avait subi, dans le développement de ses opinions ou de ses sentiments, aucune influence familiale. Il était aussi isolé dans le monde qu’un nageur perdu au milieu d’une mer immense. Le nom de Razumov n’était qu’une étiquette attachée à un individu solitaire. Il n’y avait nulle part d’autres Razumov ayant rien de commun avec lui. Sa plus proche parenté était celle que lui valait sa qualité de Russe, et c’est à cette seule qualité qu’il pouvait demander la réalisation ou l’envol des espoirs qu’il attendait de la vie. Cette immense famille connaissait les tortures des dissensions intestines, et il avait horreur de ces dissensions, comme un homme affable, qui recule à l’idée de prendre nettement parti dans une violente querelle entre proches parents.
Tout en marchant, Razumov songeait qu’il en avait fini maintenant avec les matières du prochain examen, et qu’il pourrait dorénavant consacrer son temps au sujet du concours des prix. Il convoitait la médaille d’argent offerte par le Ministre de l’Instruction, à qui seraient soumis directement les noms des compétiteurs. Le simple fait d’y prétendre serait tenu pour méritoire en haut lieu, et le gagnant du prix pouvait espérer, au sortir de l’Université, un poste d’importance dans l’Administration.
L’étudiant Razumov, dans un élan d’enthousiasme, oubliait les dangers qui menacent la stabilité des institutions d’où dépendent récompenses et postes d’honneur. Mais au souvenir du lauréat de l’année précédente, Razumov, le jeune homme sans famille se sentit dégrisé. Il se trouvait, avec quelques autres étudiants, dans la chambre de leur camarade au moment où ce dernier avait reçu l’avis officiel de son succès. C’était un garçon tranquille et simple : « Excusez-moi », avait-il dit, avec un léger sourire, en prenant sa casquette. « Je sors pour faire monter quelques bouteilles de vin. Mais il faut d’abord que j’envoie une dépêche chez moi. Quel festin mes vieux vont offrir à tous leurs voisins, à dix lieues à la ronde ! »
Razumov se disait qu’il n’avait rien de tel à attendre du monde, et que personne ne se réjouirait de son succès ! Mais il n’en ressentait aucune amertume contre son noble protecteur, qui n’était pas un hobereau de province, comme on le croyait généralement, mais bien en fait le prince K… lui-même ; c’était un homme qui avait fait un jour grande figure dans le monde, mais n’était plus maintenant, ses jours de splendeur passés, qu’un vieux sénateur invalide et goutteux. Il menait une vie brillante encore, mais plus rangée, avec ses jeunes enfants, et une femme aussi aristocratique et aussi fière que lui-même.
Dans toute son existence, Razumov n’avait eu qu’une seule fois, l’honneur de se trouver en présence du Prince.
On avait donné à cette entrevue l’apparence d’une rencontre fortuite dans le bureau du petit avoué. Mandé chez l’homme d’affaires, Razumov trouva un jour un étranger, un grand personnage à mine aristocratique, dont le visage s’ornait de favoris gris et soyeux. L’homme de lois, chauve et chafouin, fit signe à l’étudiant : « Entrez, entrez, M. Razumov », avec une sorte de cordialité ironique. Et se tournant avec déférence vers l’étranger de marque : « Je vous présente un de mes pupilles, Excellence. Un des meilleurs étudiants de sa faculté à l’Université de Pétersbourg ».
À son immense surprise, Razumov se vit tendre une main blanche et fine. Il la prit avec confusion, (elle était douce et molle), et entendit un murmure de condescendance, où il distingua seulement les mots de « Satisfaisant » et « Persévérer ». Mais il ressentit une impression plus stupéfiante encore en sentant, tout à coup, avant qu’elle ne lui fût reprise, une pression nette de la main élégante, une pression légère comme un signe secret. L’émotion de ce geste fut terrible pour Razumov, qui sentit son cœur sauter dans sa gorge. Lorsqu’il leva les yeux, le personnage aristocratique, écartant d’un geste le petit avoué, avait ouvert la porte et sortait de la pièce.
L’avoué fourragea quelques instants dans ses papiers, puis, brusquement : « Savez-vous quel était cet homme ? » demanda-t-il.
Razumov, dont le cœur continuait à battre violemment, fit un geste de tête silencieux.
« C’était le prince de K… Vous vous demandez ce qu’il pouvait bien faire dans le trou d’un pauvre rat de lois comme moi, n’est-ce pas ? Ces grands personnages ont parfois des curiosités sentimentales comme le commun des mortels. Mais si j’étais à votre place, Kirylo Sidorovitch » poursuivit-il, avec un regard oblique et un ton d’emphase particulière sur le patronyme, « je ne me targuerais pas en public de cette présentation. Ce ne serait pas prudent, Kirylo Sidorovitch. Oh non certes ! Ce serait même compromettant pour votre avenir ».
Les oreilles de Razumov brûlaient comme du feu et ses yeux s’embrumaient. « Cet homme ! » se disait-il, en lui-même. « Lui ! »
C’est par ce monosyllabe qu’il prit dès lors l’habitude de désigner dans son esprit l’étranger aux favoris gris de soie. De ce jour aussi, il regarda avec intérêt, au cours de ses promenades dans les quartiers élégants, les chevaux et les voitures magnifiques conduits par le cocher à la livrée du prince K… Il vit une fois sortir la Princesse qui faisait des emplettes dans les magasins, suivie de deux fillettes dont l’une était plus grande que l’autre de près d’une tête. Leurs cheveux blonds tombaient librement sur le dos à la manière anglaise ; elles avaient des yeux rieurs, des manteaux, des manchons et de petites toques de fourrure exactement semblables ; leurs joues et leur nez étaient gaiement teintés de rose par le froid. Elles traversèrent le trottoir devant Razumov qui poursuivit sa route avec un timide sourire intérieur. « Ses filles » « Lui » ressemblaient. Le jeune homme sentit monter en lui une bouffée chaude de tendresse pour ces enfants qui ignoreraient toujours son existence. Elles allaient épouser bientôt des généraux ou des gentilshommes de la Chambre, et elles auraient des garçons et des filles qui connaîtraient peut-être un jour Razumov comme un vieux professeur célèbre et décoré, Conseiller Privé même et gloire de la Russie ; voilà tout !
Mais un professeur célèbre, c’est quelqu’un, et son mérite mettrait sur l’étiquette Razumov un nom honoré ! Il n’y avait rien d’étrange, en somme, dans ce désir de notoriété qu’éprouvait l’étudiant, car la véritable vie d’un homme est celle que lui assignent dans leurs pensées les autres hommes, guidés par le respect ou l’amour naturel. En rentrant chez lui, le jour de l’attentat contre M. de P…, Razumov était décidé à faire tous ses efforts pour gagner la médaille d’argent.
En gravissant lentement les quatre étages de l’escalier sombre et crasseux qui montait à sa chambre, il sentait croître sa confiance dans le succès. Le nom du lauréat serait publié dans les journaux du jour de l’An, et la pensée qu’« Il » l’y verrait probablement obligea Razumov à s’arrêter court pendant une seconde ; puis il reprit son ascension, en souriant de son émotion. « Ce n’est là qu’une ombre », se dit-il, « mais le métal de la médaille sera une réalité palpable et un heureux début. »
La chaleur de sa chambre parut agréable et encourageante à son appétit de travail. « J’ai devant moi quatre heures de bonne besogne », se disait-il. Mais à peine avait-il fermé la porte qu’il tressaillit violemment. Noire contre la blancheur du grand poêle de porcelaine qui brillait dans l’ombre, se détachait une étrange silhouette, revêtue d’un manteau de drap brun à basques, ajusté et serré à la taille, les jambes prises dans de hautes bottes, et la tête couverte d’une petite toque d’Astrakhan. L’allure générale était souple et martiale. Razumov restait confondu et c’est seulement lorsque l’homme eut fait deux pas en avant, en lui demandant d’une voix calme et grave si la porte était bien fermée, qu’il retrouva la parole.
« Haldin !… Victor Victorovitch… Est-ce bien vous ? Oui la porte est fermée. Mais voici qui est pour le moins inattendu ».
Victor Haldin, plus âgé que la plupart de ses camarades d’Université, ne faisait pas partie du clan des étudiants laborieux. On ne le voyait presque jamais aux cours, et les autorités le cataloguaient comme « esprit inquiet et faux », – notes détestables. Mais il jouissait auprès de ses camarades d’un grand prestige personnel et exerçait sur leur pensée une véritable influence. Razumov n’avait jamais été intime avec lui. Ils s’étaient rencontrés, de loin en loin, dans des réunions privées d’étudiants et avaient même entamé une discussion, une de ces discussions sur les grands principes, chères aux esprits ardents de la jeunesse.
Razumov aurait été heureux de voir son camarade choisir un autre moment pour venir bavarder. Il se sentait en train pour s’attaquer à la composition du concours. Mais conscient de l’impossibilité qu’il y avait à renvoyer sans égards un homme comme Haldin, il usa de son ton le plus hospitalier pour le prier de s’asseoir et de fumer.
« Kirylo Sidorovitch », fit l’autre, en enlevant sa toque, « nous ne faisons peut-être pas exactement partie du même camp. Votre intelligence est plutôt tournée vers la spéculation. Vous ne parlez guère, mais je n’ai jamais vu personne qui pût mettre en doute la générosité de vos sentiments. On sent dans votre caractère une fermeté qui ne saurait aller sans courage ».
Razumov se sentit flatté et balbutia quelques mots pour exprimer sa satisfaction d’une opinion aussi heureuse, mais Haldin leva la main.
« C’est ce que je me disais », poursuivit-il, « en m’avançant à travers le chantier de bois, au bord de la rivière. C’est un caractère bien trempé, pensais-je, que celui de ce jeune homme qui ne laisse pas son âme voler au vent ! Votre réserve m’a toujours intéressé, Kirylo Sidorovitch. Aussi ai-je cherché votre adresse dans ma mémoire. Et voyez ma chance : votre dvornik avait quitté sa loge pour traverser la rue et causer avec un conducteur de traîneau. Je n’ai rencontré personne dans le vestibule, pas une âme. En montant l’escalier, j’ai vu votre logeuse sortir de votre chambre, mais elle ne m’a pas aperçu. Elle a traversé le palier pour rentrer chez elle… et j’ai pu me glisser chez vous. Voici deux heures que je vous attends, d’un instant à l’autre ».
Razumov avait écouté ces paroles avec surprise, mais sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche, Haldin ajouta, résolument : « C’est moi qui ai supprimé de P… ce matin… »
Razumov réprima un cri d’effroi. La sensation de la ruine de sa vie, due à la seule rencontre d’un semblable crime, s’exprima en lui par cette exclamation à demi ironique : « C’en est fait de ma médaille d’argent ! »
Haldin reprit, après un instant de silence :
« Vous ne dites rien, Kirylo Sidorovitch ! Je comprends votre silence, et à vrai dire, je ne pouvais m’attendre, connaissant la froideur de vos manières anglaises à ce que vous me serriez dans vos bras. Mais qu’importe votre attitude ? Vous avez assez de cœur pour entendre le bruit des pleurs et des grincements de dents que cet homme a suscités dans le pays. C’en était assez pour détruire tous nos rêves philosophiques. Il arrachait la plante nouvelle, et c’est ce qu’il fallait empêcher. C’était un homme dangereux, un convaincu. Trois années de plus de son œuvre nous auraient replongés dans un demi-siècle de servage ! Songez à toutes les vies gâchées, à toutes les âmes perdues, pendant ce temps ! »
Sa voix brève et assurée perdit brusquement son timbre, et c’est d’un ton sourd qu’il ajouta : « Oui, frère, je l’ai tué !… Et c’est une exténuante besogne ! »
Razumov s’était affalé sur une chaise. Il s’attendait à toute minute à voir une foule de policiers faire irruption dans la chambre. Des milliers d’agents devaient être à la recherche de cet homme qui marchait là, de long en large… Haldin s’était remis à parler d’une voix ferme et contenue. De temps en temps, il faisait un geste, posément et sans hâte.
Il dit à Razumov sa pensée tendue pendant un an, ses semaines d’insomnie. « Lui » et « Un Autre » avaient été avertis, très tard dans la soirée précédente, par une « certaine personne », des déplacements du Ministre. Lui et « Un Autre » avaient préparé leurs « engins », décidés à ne plus dormir jusqu’à ce que « la chose » fut faite. Ils avaient marché dans les rues, toute la nuit, sous la neige, en portant leurs « engins »… sans échanger une parole. Lorsqu’ils voyaient venir une patrouille de police, ils se prenaient par le bras, affectant l’allure de deux paysans en goguette, titubant et parlant d’une voix rauque et avinée. Seuls, ces singuliers intermèdes coupaient leur silence et leur marche incessante. Leurs plans étaient faits à l’avance. À l’aube, ils se dirigèrent vers l’endroit où ils savaient que le traîneau devait passer. En le voyant venir, ils échangèrent un adieu assourdi, et se séparèrent. « L’Autre » resta au coin de la rue, tandis que Haldin se postait un peu plus loin.
Après avoir lancé sa bombe, il s’enfuit, immédiatement entouré par la foule affolée que la seconde explosion avait dispersée. Bousculé par des gens ivres de terreur, il ralentit le pas pour laisser passer le flot, puis tourna à gauche, dans une rue étroite, où il se trouva seul.
Il était stupéfait de cette fuite immédiate. Sa tâche était accomplie : il pouvait à peine y croire. Il lutta contre un désir presque irrésistible de se coucher sur la chaussée et d’y dormir. Mais cette faiblesse, faite d’une demi-torpeur, se dissipa rapidement ; il hâta le pas et se dirigea vers un des quartiers les plus pauvres de la ville, à la recherche de Ziemianitch.
Ce Ziemianitch, comprit Razumov, était une sorte de demi-paysan, à qui la location de quelques traîneaux et de leurs attelages avait procuré une petite aisance. Haldin s’arrêta dans son récit, pour s’écrier :
« Ah, le garçon brillant, l’âme courageuse ! C’est le meilleur cocher de Pétersbourg… Ah ! voilà un homme ! »
Ziemianitch consentait à conduire une ou deux personnes, en toute sécurité, et à n’importe quel moment, jusqu’à la deuxième ou troisième station d’une des lignes du Midi. Seulement on n’avait pas eu le temps de le prévenir la veille. On le trouvait, en général, dans un restaurant de bas-étage des faubourgs. C’est là que Haldin avait été le chercher, mais en vain ; l’homme était absent et on ne l’attendait pas avant le soir. Haldin avait repris sa marche à l’aventure.
Il vit ouverte devant sa course errante la porte d’un chantier de bois, et y pénétra pour échapper au vent qui balayait l’avenue glaciale. Sous la couche de neige, les grandes piles rectangulaires de bois coupé prenaient l’aspect de huttes de village. Le gardien du chantier qui trouva l’étudiant blotti entre deux de ces piles commença par lui parler d’un ton cordial. C’était un vieillard desséché qui portait l’un sur l’autre deux manteaux de soldat, en loques. Il avait une figure comique de vieux sorcier, entourée d’un mouchoir rouge crasseux qui passait sous son manteau et par-dessus ses oreilles. Mais sa bonne humeur fit place tout à coup à la maussaderie, et il se mit, sans rime ni raison, à pousser des cris furieux.
« N’allez-vous pas déguerpir d’ici, espèce de badaud ? On les connaît les ouvriers de votre espèce ! Un grand diable, jeune et vigoureux ! Il n’est même pas ivre !… Qu’est-ce que vous me voulez ? Vous ne me faites pas peur. Allez-vous-en, avec votre sale regard ! »
Haldin s’arrêta devant le siège de Razumov. La souplesse de son corps, et la blancheur du front au-dessus duquel les cheveux blonds montaient tout droit, lui donnaient un aspect d’audace fière.
« Il n’aimait pas mon regard », dit-il. « Alors… me voici… »
Razumov fit un effort pour parler avec calme.
« Mais, pardonnez-moi, Victor Victorovitch… Nous nous connaissons si peu… Je ne vois pas pourquoi vous… »
« La Confiance », fit Haldin.
Ce mot scella les lèvres de Razumov comme une main appliquée sur sa bouche, malgré les arguments venus en foule à son esprit.
« Alors… vous voici », murmura-t-il entre ses dents.
L’autre ne perçut et ne soupçonna même pas le ton de colère.
« Oui, me voici. Et personne ne sait que je suis chez vous. Vous êtes le dernier homme que l’on puisse soupçonner, si je venais à être pris. Et c’est un avantage, n’est-ce pas ? D’ailleurs, en m’adressant à un esprit supérieur comme le vôtre, je puis bien avouer la vérité. Je me suis dit que vous… que vous n’avez personne qui tienne à vous, aucun lien, aucun être qui puisse pâtir de ma découverte dans votre logis. Il y a déjà assez de maisons russes en ruines ! Je ne vois pas non plus comment on pourrait jamais se douter de mon passage ici. Si l’on m’arrête, je saurai tenir ma langue, quoiqu’on veuille faire de moi », conclut-il d’un ton farouche.
Il se remit à marcher, tandis que Razumov restait assis, épouvanté.
« Vous avez pensé… » balbutia-t-il, écœuré d’indignation.
« Oui, Razumov. Oui, frère. Un jour vous nous aiderez dans notre œuvre. Vous me prenez maintenant pour un terroriste, un destructeur de tout ce qui existe. Mais dites-vous bien que ceux-là sont les vrais destructeurs, qui attentent à l’esprit de progrès et de vérité,… et non les vengeurs qui s’attaquent seulement aux persécuteurs même de la dignité humaine. Il faut des hommes comme moi pour faire de la place aux froids penseurs comme vous. Et ces hommes-là ont fait le sacrifice de leur vie… ce qui ne m’empêche pas cependant de désirer me sauver, si je le puis. Ce n’est pas ma vie que je veux mettre à l’abri, mais la puissance d’action qu’il y a encore en moi. Je ne vivrai pas dans l’oisiveté. Oh non ! Ne vous y trompez pas, Razumov ; les hommes comme moi sont rares. Et puis, un exemple comme celui-ci est plus terrible pour les oppresseurs quand son auteur disparaît sans laisser de traces. Ils restent tremblants, tapis dans leurs bureaux et leurs palais. Tout ce que je vous demande, c’est de m’aider à disparaître. Ce n’est pas bien difficile. Il vous suffira d’aller tout à l’heure voir Ziemianitch de ma part, à l’endroit où j’ai été moi-même ce matin. Vous lui direz simplement : « Celui que vous savez voudrait trouver un traîneau bien attelé à la hauteur du septième réverbère de gauche, à partir du haut de la rue Karabelnaya. Soyez là à minuit et demie, et, s’il n’y avait personne à cette heure, que le traîneau descende deux ou trois maisons plus loin, pour revenir au même endroit dix minutes plus tard ! »
Razumov cherchait la raison qui l’avait empêché d’interrompre depuis longtemps ce flot de paroles pour dire à l’autre de s’en aller. Était-ce faiblesse, ou quoi ?
Il eut l’impression d’obéir à un instinct profond. Haldin devait avoir été vu. Il était inadmissible que personne n’eût remarqué les traits et l’aspect général de l’homme qui avait lancé la seconde bombe. Haldin était facile à reconnaître, et l’on avait dû, sur l’heure, donner son signalement à des milliers de policiers. Chaque minute rendait le péril plus imminent, et renvoyé à sa course errante dans la rue, il ne pouvait manquer d’être arrêté bientôt.
La police saurait bien vite tout ce qui le concernait et échafauderait une conspiration dont la découverte supposée mettrait en grand péril tous les amis et connaissances du meurtrier. Des expressions inconsidérées, de petits faits innocents en soi, seraient tenus pour autant de crimes. Razumov se rappelait certaines paroles qu’il avait prononcées, des discours entendus, des réunions inoffensives auxquelles il avait pris part ; un étudiant ne pouvait guère se tenir systématiquement à l’écart, sans devenir suspect à ses camarades.
Razumov se vit dans une forteresse, interrogé, tourmenté, maltraité peut-être, puis déporté par ordre de l’administration. Sa vie serait brisée, vide de tout espoir. Il se vit, – et c’est ce qu’il pouvait attendre de mieux, – menant, sous l’œil de la police, une existence misérable, dans quelque pauvre et lointaine ville de province, – sans amis pour subvenir à ses besoins ou tenter quelques démarches susceptibles d’adoucir son sort, sans aucune des connaissances qui venaient en aide aux autres. Les autres ! ils avaient des pères, des mères, des frères, des parents, des amis, prêts à remuer pour eux ciel et terre ; lui, il n’avait personne ! Les juges mêmes qui l’auraient condamné le matin, auraient oublié son existence avant la nuit.
Il vit sa jeunesse se faner dans la misère et le dénuement, ses forces s’en aller, son esprit devenir une chose vile. Il se vit, rasant les murs, misérable et râpé, et finissant par mourir seul, dans un taudis sordide, ou sur le lit ignoble d’un hôpital du Gouvernement.
Il frissonna, mais sentit descendre en lui le calme de l’amertume. Mieux valait en somme garder cet homme à l’abri des dangers de la rue, jusqu’au moment où il pourrait s’en aller avec quelque chance de salut. Oui, décidément, c’est ce qu’il y avait de mieux à faire. Razumov n’en sentait pas moins qu’un danger perpétuel planerait sur son existence solitaire. On pourrait aussi longtemps que le criminel vivrait, lui reprocher les événements de ce soir, aussi longtemps que dureraient les institutions présentes. Et ces institutions lui paraissaient, en ce moment, raisonnables et indestructibles, aussi harmonieuses qu’était discordante et atroce la présence de cet homme. Il le haïssait cet homme ! Et il dit doucement :
« Oui, bien entendu ; j’irai là-bas. Vous me donnerez des instructions précises… et pour le reste… comptez sur moi. »
« Ah ! vous êtes un homme ! Calme, froid comme la glace ! Un vrai Anglais. D’où tenez-vous votre âme ? Il n’y a pas beaucoup d’hommes comme vous. Écoutez, frère. Les hommes comme moi ne laissent pas de postérité, mais leur âme n’est pas perdue. Il n’y a jamais d’âme tout à fait perdue. Elle travaille dans l’ombre ;… à quoi serviraient sans cela ses souffrances : le martyre, le sacrifice, la conviction, la foi ? Que deviendra mon âme lorsque je mourrai de la mort qui m’attend, bientôt, très tôt, peut-être ? Elle ne périra pas. Ne vous y trompez pas, Razumov ; ce n’est pas du meurtre ; c’est de la guerre… de la guerre ! Mon esprit animera des cœurs russes jusqu’au jour où le mensonge sera balayé du monde. La civilisation moderne est construite sur le mensonge, mais une vérité nouvelle sortira de la Russie. Ah ! vous ne dites rien ; vous êtes sceptique. Je respecte votre scepticisme philosophique, Razumov, mais ne touchez pas à l’âme, à l’âme russe qui vit en nous tous. Elle a un avenir, elle a une mission, je vous le dis ; aurais-je été amené sans cela à faire cette chose atroce… comme un boucher… au milieu de tous ces innocents… à jeter la mort… moi ! moi !… moi qui ne ferais pas de mal à une mouche ! »
« Pas si fort », fit rudement Razumov.
Haldin s’assit brusquement, et, appuyant sa tête sur ses bras croisés, éclata en sanglots. Il pleura longuement.
Le crépuscule s’était épaissi dans la chambre. Razumov écoutait les sanglots, immobile, perdu dans une stupeur sombre.
L’autre redressa la tête, et se releva, maîtrisant sa voix avec effort.
« Oui. Les hommes comme moi ne laissent pas de postérité », reprit-il, d’un ton plus calme. « Mais j’ai une sœur qui vit avec ma vieille mère. Grâce à Dieu, j’ai pu les décider à partir cette année pour l’étranger. Ce n’est pas une mauvaise petite fille que ma sœur. Il y a dans ses yeux plus de loyauté que dans ceux d’aucun être humain qui ait vécu sur cette terre. Elle se mariera bien, je l’espère. Elle aura des enfants, des fils peut-être. Regardez-moi : Mon père était un fonctionnaire provincial du Gouvernement et possédait aussi un petit domaine. C’était un bon serviteur de Dieu, un vrai Russe à sa manière. Il avait l’âme de l’obéissance. Mais je ne tiens pas de lui. Il paraît que je ressemble au frère aîné de ma mère, un officier, fusillé en 1828… sous Nicolas, vous savez. Ne vous ai-je pas dit que c’est la guerre… la guerre ? Mais Dieu de Justice ! C’est une exténuante besogne ! »
Razumov, de sa chaise où il était assis, la tête appuyée sur la main, éleva une voix qui paraissait sortir du fond d’un abîme.
« Vous croyez en Dieu, Haldin ? »
« Vous voici accroché à des mots qu’on laisse échapper. Qu’importe ! Quelles étaient donc les paroles de cet Anglais : « Il y a une âme dans les choses… » Le diable l’emporte ; je ne me souviens plus. Mais il disait vrai. Lorsque se lèvera le jour des penseurs tels que vous, n’oubliez pas ce qu’il y a de divin dans l’âme russe… et cela, c’est la résignation. Respectez-la, au moins, dans votre agitation intellectuelle, et ne laissez pas l’arrogance de votre sagesse intercepter le message qu’elle adresse au monde. Je vous parle maintenant comme un homme qui a une corde autour du cou. Pour qui me prenez-vous ? Pour un révolté ? Non, c’est vous, les penseurs, qui êtes les éternels révoltés. Moi je suis un résigné. Lorsque s’est imposée à moi la nécessité de cette lourde tâche, et que j’ai compris qu’il fallait l’accomplir, qu’ai-je fait ? Ai-je exulté, ai-je été fier de mes projets… en ai-je pesé la valeur et les conséquences ? Non ! je me suis résigné ! J’ai pensé : « Que la volonté de Dieu soit faite ! »
Il se jeta tout de son long sur le lit de Razumov, et appuyant sur ses yeux le dos de ses mains, il resta parfaitement immobile et silencieux. On n’entendait même pas le bruit de sa respiration. La paix morte de la chambre resta absolue, jusqu’au moment où, dans l’ombre, s’éleva la voix morne de Razumov :
« Haldin »
« Oui », fit l’autre, sans bouger, dans l’obscurité dense qui le rendait maintenant invisible.
« N’est-il pas temps pour moi de partir ? »
« Oui, frère. » La voix de Haldin résonnait comme s’il eut parlé dans un rêve, au-dessus du lit où il restait immobile, dans l’ombre. « L’heure est venue de tenter la destinée ».
Il s’arrêta, puis donna à Razumov quelques instructions, avec la voix calme et impersonnelle d’un sujet endormi. Razumov se préparait, sans un mot de réponse. Comme il quittait la chambre, la voix s’éleva du lit, à nouveau :
« Dieu soit avec toi, âme silencieuse ».
Sorti sur le palier, avec précaution, Razumov ferma la porte et mit la clef dans sa poche.
On croirait les paroles et les événements de cette soirée gravés à l’aide d’un instrument d’acier dans le cerveau de M. Razumov, pour qu’il ait pu, plusieurs mois après, en écrire le récit avec tant de détails et tant de précision.
Il note avec plus de minutie et d’abondance encore, les pensées qui l’assaillirent une fois dans la rue. Elles affluèrent sans doute avec une force nouvelle, pour n’être plus contenues par la présence d’Haldin, la conscience terrifiante d’un grand crime et la puissance stupéfiante d’un fanatisme exalté. En parcourant les pages du journal de M. Razumov, je dois avouer cependant que l’expression « afflux de pensées » n’est pas une image heureuse.
La description exacte, la réplique fidèle de l’état de ses sentiments seraient rendues par ces mots : « Un tumulte de pensées ». Non que ces pensées fussent nombreuses ; elles étaient, comme celles de la plupart des êtres humains, simples et en petit nombre,… mais il serait impossible de donner ici une idée de leurs répétitions, de leurs exclamations, qui se poursuivaient en un tourbillon lassant et sans fin… – car la course était longue.
Si le lecteur d’Occident les trouve choquantes ou mal appropriées, voire nettement impropres à la situation, il devra peut-être s’en prendre d’abord à la maladresse de mon récit. Mais je lui ferai observer aussi qu’il ne s’agit pas, dans cette histoire, de notre Europe Occidentale.
Il est possible que les nations aient imposé une forme à leurs gouvernements, mais les gouvernements les ont, en retour, payées de la même monnaie. Il est absurde de supposer un jeune Anglais dans la situation de M. Razumov. Ce serait donc une entreprise vaine que d’imaginer ses pensées en semblable occurrence. La seule conjecture plausible que l’on puisse hasarder, c’est, qu’en face d’une telle crise, il ne penserait pas comme M. Razumov. Il n’aurait pas comme lui, l’expérience héréditaire et personnelle des moyens employés par une autocratie historique, pour la répression des idées, la sauvegarde de son pouvoir et la protection de sa propre existence. Seule une imagination fantaisiste pourrait lui faire concevoir la possibilité d’une arrestation et d’un emprisonnement arbitraires, mais il lui faudrait des idées délirantes (et serait-ce encore suffisant) pour envisager le knout comme moyen pratique d’interrogatoire ou de punition.
Ce n’est là qu’un exemple brutal et palpable des conditions si différentes de notre pensée d’Occidentaux. Je ne saurais dire si l’idée vint à Razumov de cette menace précise, mais sans doute faisait-elle inconsciemment partie de l’ensemble de terreurs et d’épouvantes, suscitées par la crise. Razumov, nous l’avons vu, connaissait des moyens plus subtils dont sait user un gouvernement despotique pour détruire la vie d’un individu. La moindre des calamités qui le menaçaient, la simple expulsion de l’Université et l’impossibilité de poursuivre nulle part ses études, brisaient net l’existence d’un jeune homme qui attendait du seul développement de ses dons naturels une place dans le monde. En sa qualité de Russe, être impliqué dans une conspiration, c’était, pour lui, sombrer dans les bas-fonds de la société, parmi les désespérés et les miséreux, oiseaux de nuit de la ville.
Ajoutez à cela, pour concevoir les pensées de Razumov, ses conditions spéciales de famille, ou plutôt l’absence totale de famille dont il souffrait, souvenir cuisant rappelé de façon particulièrement brutale par les paroles de ce fatal Haldin.
« Est-ce parce que je n’ai pas de parents qu’on doit encore m’enlever tout le reste ? » pensait-il.
Il se raidit, en un effort nouveau pour continuer sa route. Des traîneaux glissaient sur la chaussée au son de leurs grelots, apparitions fantastiques qui se détachaient dans la nuit noire, au milieu d’un halo de blancheur frémissante.
« Car c’est un crime », se disait-il. « Un meurtre est un meurtre. Bien qu’à vrai dire, des institutions libérales… »
Une sensation de nausée l’arrêta. « Il faut que je sois courageux », s’exhorta-t-il. Toute sa force avait disparu, comme si on la lui avait prise, d’un geste. Mais un puissant effort de volonté lui fit surmonter cette défaillance ; il avait peur de s’évanouir dans la rue et d’être ramassé par la police avec la clef de sa chambre dans la poche. Chez lui, on trouverait Haldin, et alors vraiment, tout serait fini.
C’est, chose assez singulière, cette crainte même qui paraît l’avoir soutenu jusqu’au bout. Les rares passants surgissaient brusquement devant lui, tout noirs parmi les flocons de neige, et s’évanouissaient aussitôt, sans bruit de pas.
Razumov se trouvait dans un quartier misérable ; il aperçut sous la lumière d’un réverbère une vieille femme à laquelle des châles en loques donnaient un aspect de mendiante en fin de journée. Elle marchait paresseusement dans le brouillard, comme si nul foyer ne l’avait attendue, et serrait sous le bras à la façon d’un trésor inestimable, une miche ronde de pain noir. Razumov détourna les yeux, jaloux de la paix de cet esprit et de la sérénité de cette destinée.
On s’étonne, à lire le journal de M. Razumov, qu’il ait pu continuer sa marche au long des rues interminables, sur des trottoirs que la neige bloquait peu à peu. C’est la pensée de Haldin enfermé dans sa chambre, et le désir éperdu d’en finir avec lui, qui le poussaient. Il n’y avait, dans ses efforts, aucun motif de raison. Aussi, lorsqu’en arrivant au misérable restaurant, il apprit l’absence de Ziemianitch, l’homme aux chevaux, resta-t-il muet de stupeur.
Le garçon, jeune homme aux cheveux en désordre, vêtu d’une blouse rose et de bottes goudronnées cria, avec un ricanement stupide qui découvrait ses gencives pâles, qu’au début de l’après-midi, Ziemianitch après s’être rempli la panse, était parti avec une bouteille sous chaque bras « sans doute pour se donner du cœur en compagnie de ses chevaux », ajouta-t-il.
Le tenancier du taudis, petit homme osseux dont le caftan de drap sale tombait sur les talons, se tenait tout près, les mains passées dans la ceinture, et hochait la tête en signe d’affirmation.
Les vapeurs d’alcool, le relent graisseux des mets rances saisirent Razumov à la gorge. Il frappa la table de son poing fermé, et cria violemment :
« Vous mentez ».
Des faces sordides se tournaient vers lui. Un vagabond loqueteux, aux yeux doux, qui buvait son thé à la table voisine, s’en alla plus loin. Un murmure d’étonnement monta, souligné d’inquiétude. Un rire s’éleva aussi, en même temps qu’une exclamation railleuse : « Voyons ! Voyons ! » Le garçon regardait autour de lui, prenant les assistants à témoins.
« Ce Monsieur ne veut pas croire que Ziemianitch est saoul ! »
D’un coin éloigné, un être innommable, horrible et hirsute, dont la face noire ressemblait à un museau d’ours, grogna rageusement, d’une voix rauque :
« Sacré conducteur de voleurs ! Est-ce que nous avons besoin de ses clients ? Nous sommes tous d’honnêtes gens ici ! »
Razumov se mordait les lèvres jusqu’au sang, et se contenait pour ne pas éclater en imprécations, mais en entendant à son oreille le murmure du gargotier : « Venez, petit père », il le suivit dans un trou minuscule situé derrière le comptoir de bois, et d’où sortait un bruit d’éclaboussures. Une créature mouillée, crottée et frissonnante, sorte d’épouvantail sans sexe, se penchait au-dessus d’un cuveau de bois, où elle lavait des verres à la lueur d’une chandelle.
« Oui, petit père », fit d’un ton larmoyant l’homme au long caftan. Il avait une petite figure bonne et rusée, semée d’une maigre barbe grisâtre. Tout en essayant d’allumer une lanterne de fer-blanc qu’il serrait contre sa poitrine, il bavardait sans trêve.
Il montrerait Ziemianitch au Monsieur, pour lui prouver qu’il ne disait pas de mensonges. Et il le lui montrerait ivre. La femme du cocher s’était enfuie, paraît-il, la veille au soir. « Et la vieille sorcière que c’était ! Maigre ! Pfui ! » Il cracha. Elles filaient toutes de chez ce cocher du diable !… Il avait soixante ans pourtant… Mais il ne pouvait jamais s’y faire. « À chacun, n’est-ce pas, ses peines selon son cœur… et Ziemianitch a toujours été un vieux fou. Alors, il se jetait sur la boisson. Qu’est-ce qui pourrait vivre dans notre pays sans la boisson ? Ah, c’est un vrai Russe, le petit cochon !… Veuillez me suivre. »
Sur un épais tapis de neige, Razumov traversa une cour entourée de hauts murs aux fenêtres innombrables. Çà et là brillait confusément, dans la masse d’ombre carrée, un lumignon jaunâtre. La maison ne formait qu’un immense taudis, une ruche de vermine humaine, formidable repaire de miséreux sur lesquels planaient la famine et le désespoir.
Dans un coin de la cour, le terrain s’inclinait en pente rude, et guidé par la lanterne, Razumov s’engagea par une petite porte, dans un sous-sol allongé, sorte de boyau souterrain et sordide. Vers le fond du caveau, trois petits chevaux au poil broussailleux, attachés à des anneaux, groupaient leurs têtes. Immobiles et sombres sous la lueur confuse de la lanterne, ils devaient constituer le fameux attelage convoité par Haldin. Razumov scrutait anxieusement l’ombre, tandis que son guide fouillait la paille du bout du pied.
« Le voici. Ah le petit pigeon. Un vrai Russe ! » « Pas de peines de cœur pour moi », qu’il dit : « Apportez-moi la bouteille et enlevez-moi ce sale gobelet ! Ah ! Ah ! Ah ! voilà l’homme ! »
Il élevait sa lanterne au-dessus du corps allongé d’un individu manifestement habillé pour une sortie. La tête se perdait dans un capuchon de drap, et d’un tas de paille émergeait une paire de pieds chaussés d’énormes bottes.
« Toujours prêt à conduire tout le monde », poursuivait l’homme au caftan. « Un vrai cocher russe ! Saint ou diable, nuit ou jour, c’est tout un pour Ziemianitch quand son cœur est libre de chagrins. Je ne vous demande pas qui vous êtes, mais où vous voulez aller ! qu’il dit. Il conduirait Satan à son domicile, et reviendrait en chantant pour ses chevaux. Il en a conduit plus d’un qui fait aujourd’hui sonner ses chaînes dans les mines de Nertchinsk. »
Razumov frissonna.
« Appelez-le ; réveillez-le », fit-il d’une voix trouble.
L’autre posa sa lanterne sur le sol, et recula d’un pas pour lancer un coup de pied dans le corps inanimé. Le dormeur frémit, mais ne bougea pas. Au troisième coup de pied, il grogna, mais resta toujours inerte.
Le gargotier n’insista pas,… et avec un profond soupir :
« Vous voyez vous-même ce qu’il en est. Nous avons fait notre possible pour vous. »
Il reprit sa lanterne. Des ombres noires dansaient dans le cercle de lumière. Une fureur terrible, l’aveugle et instinctive rage de la conservation, saisit Razumov.
« Ah la sale bête », gronda-t-il d’une voix furieuse qui faisait sauter et trembler la flamme de la lanterne. « Je te réveillerai ! Donnez-moi… Donnez-moi… »
Il chercha autour de lui, les yeux égarés, et saisissant le manche d’une fourche d’écurie, il se mit, avec des cris inarticulés, à frapper le corps inerte. Puis ces cris cessèrent, tandis que les coups continuaient à pleuvoir, dans l’ombre silencieuse de l’écurie souterraine. Razumov rossait Ziemianitch avec une fureur inlassable, à grandes volées de coups retentissants.
Mais seul il s’agitait, en mouvements violents ; ni l’homme ni les ombres du mur ne bougeaient. Et l’on n’entendait que le bruit des coups ; c’était une scène lugubre.
Tout à coup, il y eut un craquement sec ; le manche se brisa, et son extrémité vola dans l’ombre, au delà du cercle de lumière. En même temps, Ziemianitch se redressa. Razumov resta immobile, rigide comme l’homme à la lanterne, mais sa poitrine se soulevait, comme si elle allait éclater.
Une sensation obscure de douleur avait dû finir par pénétrer les ténèbres de l’ivresse consolante appesanties sur « la brillante âme russe », objet de l’admiration enthousiaste de Haldin. Mais Ziemianitch ne voyait évidemment rien. Ses yeux clignèrent, tout blancs dans l’ombre, une fois…, deux fois…, puis toute lueur s’en effaça. Pendant un instant, les paupières closes, il resta assis sur la paille, avec un air étrange de méditation lasse, puis il se laissa couler sur le côté… sans un bruit. Seule la paille eut un petit craquement. Razumov regardait, les yeux fous, la respiration haletante ; après une seconde ou deux, il entendit un léger ronflement.
Alors, jetant au loin le fragment du manche resté dans sa main, il partit à grandes enjambées, sans regarder derrière lui.
À peine avait-il fait cinquante pas dans la rue, la tête vide, qu’il s’enfonça dans un monceau de neige où il se trouva bientôt engagé jusqu’aux genoux.
Cet incident lui fit retrouver ses sens, et il vit, en regardant autour de lui qu’il s’était trompé de côté. Il revint sur ses pas, mais cette fois à une allure plus modérée. En repassant devant la maison qu’il venait de quitter, il tendit le poing vers ce sombre refuge de la misère et de l’abjection, dont la masse sinistre se détachait sur la blancheur du sol et paraissait couver le crime. Il laissa retomber son bras avec découragement.
Le total abandon de Ziemianitch au chagrin et à l’ivresse, source de toutes consolations, l’avait confondu. C’était bien là le peuple ! Un vrai Russe ! Razumov se sentait heureux d’avoir battu la brute, « l’âme brillante » louée par Haldin ! Le voilà bien le peuple ; les voilà bien les enthousiastes ! Entre ces deux folies, tout était fini pour Razumov, victime de l’ivresse du paysan incapable d’agir et de l’ivresse d’un idéaliste rêveur, incapable de voir la raison des choses et le vrai caractère des hommes ! C’était une sorte d’enfantillage terrible ! Mais aux enfants on donnait des maîtres ! « Ah le bâton, le bâton… la main rude », pensait Razumov avec un désir ardent de coups distribués et de destruction.
Il était satisfait d’avoir rossé l’ivrogne. L’effort physique avait fait courir dans son corps une chaleur vivifiante. Le tumulte de son esprit s’était apaisé, comme si son accès de violence en avait éteint la fièvre. Il ne sentait plus en lui, à côté du sentiment persistant d’un danger terrible, qu’une haine froide et irrésistible.
Il ralentissait le pas de minute en minute, et si l’on songe à l’hôte qui l’attendait dans sa chambre, on conçoit les raisons de son peu d’empressement. Cet homme chez lui c’était une maladie subtile, une infection pestilentielle qui, si elle ne lui coûtait pas la vie, en retrancherait tout ce qui la rend digne d’être vécue, et changerait pour lui la terre en un véritable enfer.
Que faisait-il, l’autre, maintenant ? Restait-il toujours allongé comme un cadavre, le dos des mains sur les yeux ? Razumov eut une vision morbide du corps couché sur le lit, la tête creusant l’oreiller,… les jambes dans les hautes bottes, les pieds en l’air… Et, emporté par un élan de haine, il se dit : « Je le tuerai en rentrant ». Mais il savait bien que ce serait là un geste inutile ; le cadavre pendu à son cou serait presque aussi compromettant que l’homme vivant. Il aurait fallu pouvoir l’anéantir totalement… et c’était chose impossible. Alors, n’avait-il plus qu’à se tuer pour sortir de cette impasse ?
Mais il y avait trop de haine dans le désespoir de Razumov pour lui permettre d’accepter une telle solution.
Et pourtant, c’était du désespoir qu’il sentait en lui, à l’idée de devoir vivre, à côté de Haldin, des jours sans nombre, de ressentir des alarmes mortelles, au moindre bruit. Peut-être, en apprenant que « l’âme brillante » de Ziemianitch avait sombré dans les fumées de l’ivresse, l’homme emporterait-il autre part son infernale résignation ! Mais ce n’était guère probable.
« On m’écrase », se disait Razumov, « et je n’ai même pas la ressource de la fuite ! » D’autres possédaient quelque part un coin de terre, une petite maison de province, où ils pouvaient porter leurs chagrins. Un refuge matériel ! Lui, n’avait rien, pas même un refuge moral, le refuge des confidences. À qui pourrait-il aller conter son histoire, dans l’immense pays ?
Razumov frappa du pied, et sous le tapis doux de la neige, il sentit le sol dur de la Russie, le sol froid, inanimé, inerte, comme le visage morose et tragique d’un cadavre de mère caché sous un linceul ;… sa patrie… sa patrie à lui, sans un foyer, sans un cœur !…
Il leva les yeux et resta stupéfait. La neige avait cessé de tomber, et le ciel noir des hivers du Nord, éclairci comme par miracle, étincelait au-dessus de sa tête de la splendeur des étoiles allumées. C’était un dais adapté à la pureté resplendissante de la neige.
Razumov ressentit une impression presque physique des espaces sans limite et des millions sans fin…
Et il y répondit avec l’aptitude d’un Russe, à qui vient en naissant la notion des nombres et de l’espace. Sous l’immensité somptueuse du ciel, la neige couvrait les forêts sans fin, les rivières gelées, les plaines immenses, effaçait les traces des chemins et les accidents du sol, nivelait tout sous sa blancheur uniforme et faisait de la terre une formidable page blanche, offerte au récit d’une inconcevable histoire. Elle recouvrait le sol mort, la vie d’êtres sans nombre comme Ziemianitch, et la poignée d’agitateurs, meurtriers imbéciles du genre de cet Haldin.
Il y avait, dans cette terre, une sorte d’inertie sacrée, pour laquelle Razumov se sentait pénétré de respect : « N’y touchez pas », semblait crier en lui une voix ; « N’attentez pas à cette garantie de durée, de sécurité… » C’était le lent travail poursuivi par la destinée, l’œuvre de paix qui n’avait rien à voir avec la légèreté passionnée des révolutions et leurs impulsions changeantes. Ce qu’il fallait, ce n’étaient pas les aspirations contradictoires d’un peuple, mais une volonté forte et unique, ce n’était pas le tumulte confus de voix innombrables, mais un homme, un homme fort et seul !…
Razumov était mûr pour la vraie conversion ; il en sentait l’approche et restait fasciné devant sa logique toute puissante. Car une suite de pensées n’est jamais illogique. L’illogisme tient aux nécessités profondes de l’existence, à nos terreurs secrètes et à nos ambitions mal avouées, à notre foi en nous, à laquelle se mêle une secrète méfiance de nous-mêmes, à l’espoir que nous caressons et à l’appréhension des jours incertains.
En Russie, dans la patrie des idées sans corps et des aspirations vaines, bien des esprits solides ont fini par renoncer aux conflits stériles et sans fin, pour se tourner vers la seule grande tradition historique du pays. Ils ont demandé à l’autocratie la paix de leur conscience de patriotes, comme un incrédule, touché un jour par la grâce, demande à la foi de ses pères, la douceur du repos moral. Ainsi que d’autres Russes avant lui, Razumov sentait, à l’issue de sa lutte avec lui-même, la grâce le toucher au front.
« Un Haldin », pensait-il en reprenant sa marche, « rêve de destruction. Où le mènent ses indignations, ses discours sur la servitude et la justice divine ? Tout cela ne tend qu’à la ruine. Plutôt voir souffrir des millions d’individus qu’un peuple tout entier, transformé en une masse confuse, impuissante comme un flot de poussière dans le vent. Plutôt l’obscurantisme que la lueur des torches incendiaires. La graine germe dans la nuit et c’est de l’obscurité du sol que sort la plante tout entière. Mais une éruption volcanique est stérile, et détruit le sol le plus riche. Et moi qui aime mon pays, moi qui n’ai rien d’autre à aimer, rien d’autre en quoi mettre ma foi, dois-je voir mon avenir, mon utilité peut-être, réduits à néant par un fanatique sanguinaire ? »
La grâce envahissait Razumov. Il croyait maintenant à l’homme qui viendrait au jour désigné. Qu’est-ce que c’est qu’un trône ? Quelques morceaux de bois recouverts de velours. Mais c’est aussi le siège du pouvoir. La forme d’un gouvernement ne représente qu’un instrument, un outil de travail. Mais vingt mille vessies gonflées des plus nobles sentiments et agitées dans l’air, ne produisent qu’un encombrement misérable, sans procurer puissance, volonté ou faveurs.
Il marchait, insoucieux du chemin, écoutant en lui-même un flot de paroles extraordinairement abondantes et faciles. En général pourtant, les phrases lui venaient lentement, avec un effort conscient et laborieux. Mais une puissance supérieure semblait lui dicter une série d’arguments magistraux, et lui donner l’éloquence écrasante de certains pécheurs convertis.
Il se sentait plein d’un orgueil austère.
« Que sont, auprès de la claire puissance de mon intelligence, les élucubrations sombres et brumeuses de cet individu ? Ne suis-je pas ici dans mon pays ? N’ai-je pas quarante millions de frères ? » se disait-il, dans le silence de son âme, en manière d’argument sans réplique. Et la terrible raclée qu’il avait donnée à Ziemianitch, lui semblait le symbole d’une union intime, la triste et rude nécessité de l’amour fraternel. « Non ! si je dois souffrir, que je souffre au moins pour mes convictions et non pas pour un crime que ma raison,… ma raison froide et supérieure, se refuse à admettre ! »
Il cessa un instant de penser ; le silence se fit complet en lui. Puis il sentit monter une inquiétude suspecte, semblable à celle que nous éprouvons en pénétrant dans l’obscurité d’un lieu inconnu, crainte irraisonnée de l’invisible, appréhension absurde d’une chose qui va sauter sur nous.
Il restait, bien entendu, très loin des réactionnaires moisis, et ne voulait pas prétendre que tout fût pour le mieux. Bureaucratie despotique…, abus…, corruption…, tout cela… Il fallait des hommes capables, des intelligences éveillées, des cœurs dévoués. Mais il fallait aussi sauver le pouvoir absolu, l’instrument tout prêt pour le grand autocrate de l’avenir. Razumov croyait à sa venue, que rendait inévitable la logique de l’histoire, et que l’état du peuple réclamait. « Quelle autre puissance », se demandait-il ardemment « pourrait faire mouvoir toute cette masse dans une même direction ? Aucune, aucune autre qu’une volonté unique ! »
Il était persuadé de faire le sacrifice de ses propres aspirations au libéralisme en rejetant des erreurs séduisantes, pour adopter l’austère vérité russe. « C’est du patriotisme », se disait-il ; puis il ajoutait : « Il n’y a pas à s’arrêter à mi-chemin ; je ne suis pas un lâche ! »
Il y eut à nouveau, dans son esprit, un silence de mort ; il marchait la tête basse, sans s’écarter devant personne. Il allait lentement, et ses pensées, revenues, se faisaient entendre en lui avec une gravité solennelle.
« Qu’est-ce donc que cet Haldin ? et qui suis-je moi-même ? Deux grains de sable. Mais la plus haute des montagnes est faite de ces grains insignifiants. Et la mort d’un homme, ou de nombreux hommes est chose sérieuse. Nous combattons une épidémie pestilentielle. Je ne désire pas sa mort, certes ! je le sauverais, si je le pouvais, mais c’est chose impossible ; il est le membre gangrené qu’il faut amputer ! Si je dois périr par lui, que je ne périsse pas au moins avec lui, associé contre mon gré à sa sombre folie, qui ne comprend rien aux hommes ni aux choses. Pourquoi laisserais-je de moi un souvenir trompeur ? »
L’idée passa dans son esprit que personne au monde ne pourrait se soucier du souvenir qu’il laisserait derrière lui. Et il s’écria soudain : « Périr vainement pour un mensonge !… Quel destin misérable ! »
Il se trouvait maintenant dans un quartier plus animé de la ville. Il ne vit pas la collision bruyante de deux traîneaux au ras du trottoir. L’un des cochers cria en larmoyant, à son camarade :
« Sale coquin ! »
Le cri rauque, lancé presque dans son oreille, troubla Razumov. Il secoua la tête avec impatience, et poursuivit son chemin, en regardant droit devant lui. Tout à coup, il aperçut en travers de la route, Haldin allongé sur le dos, massif, distinct, réel, les mains retournées sur les yeux, avec son vêtement de drap brun ajusté et ses longues bottes. Il était couché à l’écart du point le plus fréquenté comme s’il avait choisi sa place… et la neige, autour de lui, restait immaculée.
Cette hallucination avait un tel caractère de réalité, que le premier mouvement de Razumov fut de fouiller dans sa poche, pour s’assurer que la clef de sa chambre s’y trouvait encore. Mais il résista à cette impulsion avec un sourire dédaigneux. Il comprenait. L’intense concentration de sa pensée sur l’homme couché là-bas dans son logis, avait fini par évoquer cette apparition extraordinaire. Razumov considérait le phénomène avec calme. La figure sévère, le regard fixé plus loin que la vision, il continua sa marche sans une hésitation et n’éprouva rien d’autre qu’un léger et court serrement de cœur. Après avoir passé, il retourna la tête en un coup d’œil rapide, mais ne vit que la trace continue de ses pas, à l’endroit où reposait, un instant avant, le corps du fantôme.
L’étudiant poursuivit son chemin, grommelant avec stupeur, après quelques instants :
« On l’aurait cru vivant ! Il semblait respirer ! Et en plein sur mon chemin ! Singulière sensation !… »
Il fit quelques pas, puis murmura, entre ses dents serrées :
« Je vais le dénoncer ! »
Alors pendant vingt mètres ou plus, ce fut le vide ! Il s’enveloppa de plus près dans son manteau et tira sa casquette sur ses yeux.
« Trahison ! C’est un grand mot ! Qu’est-ce qu’une trahison ? On dit d’un homme qu’il trahit ses amis, sa patrie, sa fiancée. Mais on ne saurait parler de trahison sans qu’il y ait à l’origine, un lien moral. Tout ce qu’un homme peut trahir, c’est sa conscience. Et comment ma conscience interviendrait-elle ici ? Quel est le lien de foi, de convictions communes qui m’attache à cet idiot fanatique, et m’oblige à me laisser entraîner par lui ? C’est de l’autre côté que sont toutes les indications du vrai courage ».
Il eut sous sa casquette un regard circulaire.
« Qu’est-ce que le monde pourra me reprocher ? Ai-je légitimé la confiance de ce fou ? Non ! Lui ai-je, par un seul mot, un seul regard, un seul geste, donné lieu de supposer que j’adoptais la foi qu’il m’attribuait ? Non ! J’ai consenti, c’est vrai, à aller voir Ziemianitch. Et bien j’ai été le voir ! Et je lui ai brisé un bâton sur le dos, par-dessus le marché, à cette brute ! »
Il y eut dans sa tête une sorte de mouvement inconscient qui lui fit voir un aspect singulièrement net et clair de son cerveau.
« Mieux vaudrait tout de même », réfléchit-il avec un accent intérieur tout différent, « mieux vaudrait garder pour moi cet incident. »
Il avait franchi le dernier tournant qui précédait sa rue, et marchait maintenant dans une avenue large et luxueuse où tous les restaurants et quelques boutiques restaient ouverts. Des lumières tombaient sur le trottoir où marchaient paresseusement des hommes vêtus de riches manteaux de fourrures, et de temps en temps une femme élégante. Razumov regardait ces gens avec le mépris d’un croyant austère pour la foule frivole. C’était cela le monde,… ces officiers, ces dignitaires, ces esclaves de la mode, ces fonctionnaires, ces membres du Yacht-Club. L’événement de la matinée les menaçait tous. Qu’auraient-ils dit s’ils avaient connu les intentions de cet étudiant, enveloppé dans son manteau ?
« Il n’y en a pas un qui sache sentir et penser aussi profondément que moi. Combien d’entre eux seraient-ils capables d’accomplir un acte de conscience ? »
Razumov s’attardait dans la rue lumineuse. Il avait pris une décision ferme. Ce n’était même pas une décision : il venait simplement de comprendre ce qu’il avait toujours voulu faire. Et pourtant, il éprouvait un besoin d’approbation.
Il se dit, avec une sorte d’angoisse :
« Je veux être compris ! » Cet éternel désir, avec sa signification profonde et mélancolique pesait lourdement sur Razumov qui, parmi quatre-vingt millions de ses proches, n’avait pas un seul cœur à qui se confier !
Il n’avait pas à songer à l’avoué ; il méprisait trop le petit agent de chicanes ! Impossible aussi d’aller étaler sa conscience devant l’agent de police du coin. Il n’avait aucun désir non plus de s’adresser au commissaire de son district, personnage à l’aspect commun qu’il rencontrait parfois sur le trottoir, dans son uniforme râpé, une cigarette éteinte pendue à la lèvre. « Il commencerait par me boucler, probablement ; en tous cas, il se mettrait en fureur, et ferait un affreux vacarme », se disait Razumov.
« Un acte de conscience ne pouvait s’accomplir sans une certaine dignité !… »
Razumov ressentait le besoin désespéré d’un conseil, d’un appui moral. Qui sait en quoi consiste la vraie solitude, non pas ce que l’on désigne banalement par ce mot, mais la solitude avec toutes ses terreurs ? Pour le déshérité même, la solitude porte un masque ; le plus misérable des réprouvés chérit quelque souvenir ou quelque illusion. Mais de temps en temps, une rencontre fatale d’événements lève un coin du voile pendant une seconde. Une seconde seulement ! Aucun être humain ne pourrait supporter, sans devenir fou, la claire perspective d’une solitude morale absolue…
Et Razumov en était là. Pour fuir cette obsession, il envisagea pendant une longue minute l’idée délirante de se précipiter dans son logis et de tomber à genoux au pied du lit sur lequel gisait la figure sombre ; il ferait une confession totale, avec des paroles passionnées qui remueraient l’homme jusqu’au plus profond de son être, et tout finirait par des larmes et des embrassements ; ce serait une incroyable fusion d’âmes, telle que le monde n’en avait jamais contemplée. Ce serait sublime !
Il pleurait et tremblait déjà dans son cœur. Mais il se rendait compte qu’aux yeux des passants il avait la mine d’un étudiant paisible, sorti avec son manteau pour une vague promenade. Il sentit l’éclat du regard oblique d’une jolie femme ; elle avait des traits délicats, et, comme une frêle et belle sauvagesse, des peaux de bêtes l’enveloppaient jusqu’aux pieds ; ses yeux se posèrent un instant avec une sorte de tendresse ironique sur la rêverie profonde du bel étudiant.
Tout à coup Razumov s’immobilisa. La vision de favoris gris, aperçus et disparus en une seconde, avait évoqué en son esprit l’image du prince K…, de l’homme qui avait un jour serré sa main comme nul autre ne l’avait jamais serrée,… paraissant mettre dans sa pression faible mais insistante un sens secret, une caresse à demi-involontaire.
Et Razumov restait stupéfait ! Comment n’avait-il pas encore songé à cet homme ?
« Un sénateur, un dignitaire, un grand personnage, l’homme même qu’il me faut ! Lui ! »
Une émotion étrange, une sorte d’attendrissement envahit Razumov et fit trembler ses genoux. Il lutta contre elle avec une austérité nouvelle. Toute cette sentimentalité était une absurdité pernicieuse. Il fallait faire vite !… Il monta dans un traîneau, en criant au cocher :
« Au palais K…, et rapidement ! Allons, vole !… »
Étonné, le moujik, barbu jusqu’au blanc des yeux, répondit avec obséquiosité :
« J’entends, j’entends, Votre Haute Noblesse ».
Il était heureux pour Razumov que le prince K… ne fut pas un homme timoré. Au jour du meurtre de M. de P…, la terreur et l’abattement régnaient dans les hautes sphères officielles.
Le prince K…, tristement assis dans son bureau solitaire, fut avisé par des domestiques alarmés qu’un jeune homme mystérieux entré de force dans le vestibule, refusait de dire son nom et le motif de sa visite, et affirmait qu’il ne bougerait pas avant d’avoir vu Son Excellence en particulier. Au lieu de s’enfermer et de téléphoner à la police, comme l’auraient fait, ce soir-là, neuf sur dix de ses collègues, le Prince, cédant à sa curiosité, s’avança sans bruit jusqu’à la porte de son bureau.
Dans le vestibule, dont la porte d’entrée restait grande ouverte, il reconnut tout de suite Razumov qui se tenait, pâle comme un mort, et les yeux étincelants, au milieu de la foule des laquais anxieux.
Le Prince fut démesurément vexé et même indigné. Mais ses instincts d’humanité, en même temps qu’un sens de subtil amour-propre lui interdisaient de faire jeter ce jeune homme à la porte par de vils domestiques. Aussi rentra-t-il doucement dans la chambre pour frapper sur un timbre après un instant d’attente. Razumov entendit, du vestibule, une voix qui sonnait froide et menaçante, dire dans le lointain :
« Faites entrer ce jeune homme. »
Razumov s’avança sans trembler ; il se sentait invulnérable, emporté bien au-dessus de la futilité des jugements humains. Malgré le mécontentement visible et le regard sombre du Prince, la lucidité de son esprit, dont il se rendait parfaitement compte, lui donnait une extraordinaire assurance. Le Prince ne lui offrit pas de siège.
Une demi-heure plus tard, ils sortaient ensemble dans le vestibule. Les laquais se levèrent pour aider le Prince qui marchait péniblement sur son pied goutteux, à endosser ses fourrures. La voiture avait été commandée à l’avance. Lorsque s’ouvrit la grande porte, dans le fracas de ses deux battants, Razumov qui restait silencieux et le regard perdu, mais avec toutes ses facultés tendues, entendit la voix du Prince :
« Votre bras, jeune homme. »
L’esprit mobile et superficiel de l’ex-officier des Gardes du Corps, de l’homme qui n’avait connu que l’art des missions brillantes et des succès mondains, avait été frappé, autant que par l’évidente difficulté de la situation, par la dignité tranquille avec laquelle l’exposait Razumov.
« Non, après tout », lui avait-il dit, « je ne puis condamner votre démarche ; vous avez eu raison de venir me raconter votre histoire ; ce n’est pas une affaire de policiers subalternes. On attache la plus grande importance… Mais tranquillisez-vous ; je resterai près de vous jusqu’au bout dans cette situation extraordinaire et si difficile. »
Il s’était levé pour sonner, tandis que Razumov, avec un salut bref, disait d’un ton déférent :
« Je me suis fié à mon instinct ; un jeune homme qui n’a personne au monde à qui s’adresser, est venu, à l’heure d’une épreuve qui touchait à ses convictions politiques les plus profondes, vers un Russe illustre,… voilà tout ! »
Et le Prince s’était écrié :
« Vous avez bien fait. »
Dans la voiture, petit coupé monté sur patins de traîneau, Razumov rompit le silence, d’une voix qui tremblait légèrement :
« Ma gratitude est plus grande que ma présomption ! »
Il tressaillit en sentant, tout à coup, une main presser son bras, dans l’ombre.
« Vous avez bien fait », répéta le Prince.
Comme la voiture s’arrêtait, le Prince murmura pour Razumov, qui n’avait pas hasardé la moindre question :
« La maison du Général T… ».
Sur la chaussée couverte de neige brillait un grand feu autour duquel se chauffaient des Cosaques, la bride de leurs chevaux passée sur le bras. Deux sentinelles veillaient devant la maison ; de nombreux gendarmes se tenaient sous la vaste porte cochère et sur le palier du premier étage, deux officiers de service se levèrent, en une attitude respectueuse. Razumov marchait à côté du Prince.
Une quantité prodigieuse de plantes de serre chaude encombraient le sol de l’antichambre. Des domestiques s’avancèrent. Un jeune homme en vêtements civils se précipita, écouta avec un salut profond le murmure du Prince, et s’écriant d’un ton obséquieux : « Mais certainement,… tout de suite », disparut quelque part. Le Prince fit signe à Razumov.
Ils traversèrent une suite de salons d’apparat, à demi éclairés. Dans l’un de ces salons, on voyait des préparatifs de bal, réception que la femme du Général avait décommandée. Une atmosphère de consternation pesait sur toutes ces pièces. Mais dans le bureau du Général, toutes les lumières brillaient, sur les tentures sombres et lourdes, sur les deux tables massives, et sur les fauteuils profonds. Le laquais ferma la porte derrière eux, et ils attendirent.
Un feu de charbon brûlait dans une grille anglaise ; Razumov n’avait encore jamais vu pareil feu ; le silence de la pièce était un silence de tombe, silence absolu et sans mesure, car la pendule même de la cheminée ne faisait aucun bruit. Dans un coin, sur un piédestal noir, une statue de bronze poli, représentait au quart de la grandeur naturelle, un adolescent courant.
Le Prince la désigna, à mi-voix :
« C’est de Spontini : La Course de la Jeunesse. Adorable. »
« Admirable », approuva Razumov, sans chaleur.
Ils ne dirent plus rien, le Prince silencieux et fier, Razumov les yeux fixés sur la statue. Il éprouvait une sensation gênante qui le tourmentait comme un rongement de faim.
Il ne se retourna pas, en entendant s’ouvrir une porte intérieure, tandis que s’avançait un pas rapide, étouffé par le tapis.
La voix du Prince s’éleva tout de suite, tremblante d’excitation.
– Nous le tenons, ce misérable[1]. « Voici un digne jeune homme qui est venu me trouver. Non ! c’est incroyable ! »
Razumov restait tourné vers le bronze et retenait son souffle, comme s’il se fut attendu à une explosion. Derrière lui, une voix inconnue prononça avec politesse :
« Asseyez-vous donc. »
Le Prince eut un cri : « Mais comprenez-vous, mon cher ! L’assassin ; le meurtrier ; nous le tenons ! »
Razumov se retourna. Les larges joues glabres du Général reposaient sur le col raide de son uniforme. Sans doute avait-il déjà regardé l’étudiant, car celui-ci vit les yeux bleu-pâles qui le dévisageaient froidement.
Le Prince eut, de son siège, un geste aimable de la main :
« Monsieur Razumov…, un jeune homme très honorable, que la Providence elle-même… »
Le Général accueillit la présentation avec un froncement de sourcils ; il regardait toujours Razumov qui ne faisait pas le plus léger mouvement.
Assis devant son bureau, le Général écoutait le Prince, les lèvres serrées ; il était impossible de déceler sur son visage le moindre signe d’émotion.
Razumov contemplait l’immobilité du profil charnu. Mais quand le Prince eut achevé son récit, cette impassibilité disparut, et lorsque le Général se tourna vers le jeune homme providentiel, son teint fleuri, ses yeux bleus sans foi, et l’éclair pâle d’un sourire automatique, disaient la cruauté insouciante et joviale. Il ne manifesta devant l’étrange histoire aucun étonnement, aucun plaisir, aucune fièvre, aucune incrédulité non plus. Il ne laissa paraître aucun sentiment. Seulement il suggéra avec une politesse presque déférente que « l’oiseau avait pu s’envoler pendant que M… M. Razumov courait dans les rues ».
Razumov s’avança au milieu de la pièce : « La porte est fermée, et j’ai la clef dans ma poche », dit-il.
Il ressentait pour cet homme une horreur profonde ; poussée si brutalement en lui que l’expression en passa dans le son de sa voix. Le Général le regardait avec des yeux pensifs, et Razumov souriait.
Tout ceci se passait au-dessus de la tête du Prince K…, très las, très impatient dans son profond fauteuil.
« Un étudiant nommé Haldin… », fit le Général, rêveur.
Razumov cessa de sourire.
« C’est bien le nom », fit-il d’une voix inutilement forte, « Victor Victorovitch Haldin, étudiant. »
Le Général changea légèrement de position.
« Comment est-il vêtu ? Voulez-vous avoir la bonté de me le dire ? »
Razumov décrivit le costume de Haldin, en quelques mots saccadés et rageurs. Le Général le regardait toujours ; puis, s’adressant au Prince :
« Nous n’étions pas sans indications », dit-il en français. « Une bonne femme qui était dans la rue nous a décrit un homme porteur d’un costume de ce genre, qui aurait lancé la seconde bombe. Nous l’avons gardée au Secrétariat, et nous avons amené devant elle tous les individus en manteau de Tcherkesse. Mais devant chacun de ceux qui lui ont été présentés, elle s’est signée en secouant la tête. C’était exaspérant ! »
Il se tourna vers Razumov et lui dit en russe, sur un ton de reproche aimable :
« Prenez une chaise, M. Razumov, je vous en prie. Pourquoi restez-vous debout ? »
Razumov s’assit négligemment, les yeux fixés sur le Général.
« Cet imbécile aux yeux louches ne comprend rien », pensait-il.
Le Prince éleva la voix :
« M. Razumov est un jeune homme de hautes capacités ; je tiens à cœur de voir son avenir… »
« Bien entendu », interrompit le Général, avec un mouvement de la main. « Croyez-vous qu’il ait une arme sur lui, M. Razumov ? »
Le Général parlait d’une voix douce et musicale ; Razumov répondit avec une irritation contenue :
« Non ; mais il y a mes rasoirs qui traînent dans la chambre ; vous comprenez ? »
Le Général baissa la tête en signe d’approbation.
« Oui, je comprends. »
Puis, s’adressant au Prince, sur un ton déférent :
« Nous voulons prendre l’oiseau vivant. Ce sera bien le diable si nous n’arrivons pas à le faire chanter un peu, avant d’en finir avec lui ! »
Le silence sépulcral de la pièce à la pendule muette retomba sur les modulations polies de cette phrase atroce.
Le Prince, enfoui dans son fauteuil, n’eut pas un geste.
Soudain le Général reprit, développant une pensée nouvelle :
« La fidélité aux institutions menacées dont dépend le salut d’un trône et d’un peuple, n’est pas un jeu d’enfants ! Nous savons cela n’est-ce pas, mon Prince, et tenez » poursuivit-il avec une sorte de flatterie brutale, « M. Razumov que voici commence à s’en apercevoir aussi. »
Les yeux qu’il tournait vers le jeune homme semblaient lui sortir de la tête. Mais le grotesque de sa personne ne choquait plus Razumov, qui dit, avec une sombre conviction :
« Haldin ne parlera jamais ! »
« C’est ce qu’il nous reste à voir ! » murmura le Général.
« J’en suis certain », insista Razumov. « Un homme de cette trempe ne parle jamais… Croyez-vous que ce soit la crainte qui m’ait amené ici ?… » ajouta-t-il avec violence. Il se sentait prêt à défendre jusqu’au bout son opinion sur Haldin.
« Oh non, certes », protesta le Général, avec une grande simplicité. « Je n’hésite même pas à vous avouer, M. Razumov, que si le meurtrier n’était pas venu raconter son histoire à un Russe ferme et loyal comme vous, il aurait disparu comme une pierre dans l’eau… ce qui aurait produit un effet détestable », ajouta-t-il, avec un sourire clair et cruel sous le regard figé. « Nous sommes donc bien loin, vous le voyez, de vous soupçonner d’avoir obéi à la crainte. »
Le Prince intervint dans la conversation, en regardant Razumov par-dessus le dossier de son fauteuil.
« Personne ne met en doute la valeur morale de votre action. Ne vous tourmentez pas à ce sujet, je vous en prie. »
Il se tourna vers le Général, et sur un ton où perçait l’inquiétude :
« C’est cette raison même qui m’a amené ; vous pouvez vous étonner de me voir… »
Le Général l’interrompit vivement :
« Pas du tout ! Rien de plus naturel… Vous avez compris l’importance… »
« Oui », répondit le Prince. « Et je demande avec insistance que mon intervention, ni celle de M. Razumov ne soient rendues publiques. C’est un jeune homme d’avenir, d’aptitudes remarquables… »
« Je n’en doute pas », murmura le Général, « il inspire confiance ».
« Il y a, de nos jours, tant d’opinions pernicieuses, répandues dans les milieux les plus inattendus, que l’on peut craindre, malgré la monstruosité d’une telle idée, de le voir pâtir… Ses études… Ses… »
Les coudes sur le bureau, le Général se prit la tête dans les mains.
« Oui, oui ! laissez-moi penser !… Combien y a-t-il de temps que vous l’avez laissé dans votre chambre, M. Razumov ? »
Razumov indiqua l’heure qui correspondait à peu près au moment de sa fuite éperdue de l’immense maison populaire. Il avait décidé de laisser entièrement dans l’ombre l’affaire Ziemianitch. Parler de l’ivrogne, c’était condamner cette « brillante âme russe » à l’emprisonnement, au knout peut-être, et pour finir, à un voyage en Sibérie, dans les chaînes. Razumov, qui avait battu Ziemianitch, se sentait maintenant pour lui une tendresse confuse, faite de remords.
Le Général laissa, pour la première fois, percer ses sentiments intimes, en s’écriant avec mépris :
« Et vous dites qu’il est venu vous faire ses confidences, comme cela, sans raison, à propos de bottes ? »
Razumov sentit le danger dans l’air. Le despotisme soupçonneux et sans merci s’était enfin démasqué. Une crainte soudaine scella les lèvres du jeune homme. Le silence de la chambre pesait maintenant comme celui d’un donjon profond, où le temps ne compte plus, et où peut-être, pour toujours, oublié un suspect. Mais le Prince vint à la rescousse :
« C’est la Providence même qui a conduit, dans un moment d’aberration, ce misérable chez M. Razumov ; il s’en rapportait à de vagues spéculations, à des conversations anciennes de plusieurs mois et totalement oubliées par notre jeune ami, au cours desquelles ils avaient échangé des pensées que l’autre a mal interprétées ».
« M. Razumov », interrogea le Général, d’un ton méditatif, après un instant de silence, « vous laissez-vous souvent entraîner à des conversations philosophiques ? »
« Non, Excellence », répondit froidement Razumov, avec un besoin soudain d’expansion. « Je suis un homme aux convictions solides. Il y a dans l’air des opinions brutales qui ne valent pas toujours la peine d’être combattues. Mais le mépris silencieux d’un esprit pondéré peut être mal interprété par des utopistes exaltés. »
Le Général le regardait entre ses mains écartées ; le Prince K… murmura : « Voilà bien un jeune homme sérieux. Un esprit supérieur ».
« D’accord, mon cher Prince », fit le Général. « M. Razumov peut être tranquille à mon égard ; je m’intéresse à lui et il paraît doué de cette qualité précieuse de savoir inspirer confiance. Ce qui m’étonne, c’est que l’autre soit venu raconter son histoire, soit venu avouer quoi que ce soit, le meurtre même, s’il ne cherchait qu’un asile de quelques heures. Car après tout rien n’était plus simple pour lui que de ne rien dire du tout… à moins qu’il n’ait tenté, poussé par une incompréhension absurde de vos vrais sentiments, de s’assurer de votre aide, hein, M. Razumov ? »
Razumov eut la sensation que le sol remuait ; cet homme grotesque à l’uniforme collant était terrible ; c’était son devoir d’être terrible.
« Je devine la pensée de Votre Excellence. Mais je ne puis que vous dire mon ignorance à ce sujet. »
« Je n’ai aucune idée particulière », murmura le Général avec une surprise bien jouée.
« Je suis dans ses mains, livré sans défense à cet homme », songeait Razumov. Les fatigues et les dégoûts de cet après-midi, le besoin d’oubli, la terreur qu’il ne pouvait chasser tout à fait, réveillèrent sa haine pour Haldin.
« Alors je ne puis aider Votre Excellence. Je ne sais pas ce qu’il voulait. Je sais seulement que l’envie m’est venue d’abord de le tuer. Puis, un instant après, j’aurais voulu mourir moi-même. Je n’ai rien dit ; j’étais accablé ; je n’ai provoqué aucune confidence, exigé aucune explication. »
Razumov paraissait hors de lui, mais son esprit restait lucide ; en réalité cette explosion était volontaire.
« Il est regrettable », dit le Général, « que vous n’ayez rien su de plus. Mais n’avez-vous aucune idée de ses intentions ? »
Razumov s’apaisa, voyant là une porte de sortie.
« Il m’a dit son espoir de trouver vers minuit et demi un traîneau, qui l’attendrait à la hauteur du septième réverbère en partant de l’extrémité supérieure de la rue Karabelnaya. En tout cas il voulait se trouver là au temps fixé ; il ne m’a même pas demandé à changer de vêtements. »
« Ah voilà », dit le Général en se tournant vers le Prince K… avec un air de satisfaction. « Voici le moyen de mettre votre protégé à l’abri de tout soupçon à propos de cette arrestation. Nous attendrons le Monsieur dans la rue Karabelnaya ».
Le Prince exprima sa gratitude ; il y avait une vraie émotion dans sa voix. Razumov restait assis, immobile et silencieux, les yeux fixés sur le tapis. Le Général se tourna vers lui :
« À minuit et demi. Jusque-là, il faut que nous nous reposions sur vous, M. Razumov. Vous ne pensez pas qu’il ait l’intention de modifier ses projets ? »
« Comment puis-je le savoir ? » fit Razumov. « Pourtant des hommes de cette trempe n’ont pas l’habitude d’oublier leurs projets. »
« De quels hommes voulez-vous parler ? »
« Des amoureux fanatiques de la liberté en général, de la Liberté avec un grand L, Excellence, de la Liberté qui n’a aucun sens précis, de la Liberté au nom de laquelle on commet tant de crimes ! »
Le Général murmura :
« Je déteste tous les rebelles ; je n’y puis rien ; c’est dans ma nature. »
Il ferma le poing et l’agita, le bras ramené en arrière :
« On les détruira ».
« Ils ont, à l’avance, fait le sacrifice de leur existence », fit Razumov avec un âpre plaisir, en regardant en face le Général. « Si Haldin changeait d’idée ce soir, soyez sûr que ce ne serait pas pour fuir et pour chercher un autre moyen de sauver sa vie. C’est qu’il aurait songé à quelque nouvelle entreprise. Mais c’est peu probable. »
Le Général répéta, comme pour lui-même : « On les détruira ».
Razumov resta impassible, tandis que le Prince s’écriait :
« Quelle terrible nécessité ! »
Le Général laissa lentement retomber son bras.
« Il y a une consolation : ces gens-là ne laissent rien derrière eux… Je l’ai toujours dit : un effort impitoyable, persistant, vigoureux, et nous en aurons fini pour toujours avec eux ! »
Razumov pensa qu’il fallait, à l’homme investi d’un pouvoir arbitraire aussi redoutable, une véritable conviction, en effet, pour pouvoir supporter le poids de ses responsabilités.
Le Général répéta, avec fureur :
« Je déteste les rebelles… ces esprits subversifs… ces débauchés intellectuels. Mon existence est toute faite de fidélité. C’est aussi une conviction, et pour la défendre, je suis prêt à faire le sacrifice de ma vie, de mon honneur même, au besoin. Mais faut-il, je vous le demande, parler d’honneur quand on a affaire à des gens qui nient Dieu lui-même, à des athées, à des brutes ? On a la nausée, rien que d’y penser ! »
Pendant cette tirade, Razumov qui regardait le Général, avait approuvé de la tête, une ou deux fois ; le prince K…, majestueux dans son fauteuil, leva les yeux au ciel avec un murmure :
« Hélas ! »
Puis, le regard baissé, et d’un ton décidé :
« Ce jeune homme, Général, est parfaitement fait pour comprendre la portée de vos paroles mémorables. »
La colère sombre du Général fit place à une expression d’urbanité parfaite :
« Je vais prier maintenant M. Razumov de retourner chez lui. Notez que je ne lui demande pas s’il a expliqué son absence à son hôte. Il est probable qu’il n’a pas oublié de le faire. Mais je ne lui demande rien. M. Razumov possède le don précieux d’inspirer la confiance. Je ferai seulement remarquer qu’une absence plus prolongée risquerait d’éveiller les soupçons du criminel et de l’amener à modifier ses projets. »
Il se leva pour reconduire, avec une scrupuleuse courtoisie, ses visiteurs jusqu’au vestibule encombré de fleurs.
Razumov quitta le Prince au coin d’une rue. Dans la voiture, il avait écouté des paroles où le sentiment naturel entrait en lutte avec la prudence nécessaire. Le Prince craignait évidemment d’entretenir chez le jeune homme un espoir de commerce ultérieur. Mais la voix qui proférait dans l’ombre de sages paroles, des paroles de bonne volonté banale, avait une note de tendresse, et le Prince avait dit, à son tour :
« J’ai en vous une confiance parfaite, M. Razumov ».
« Ils ont donc tous confiance en moi », se disait sourdement Razumov. Il éprouvait un mépris indulgent pour l’homme serré contre lui dans la voiture étroite. Le vieillard devait craindre des scènes de ménage ; on disait sa femme orgueilleuse et violente.
Il lui semblait bizarre de faire au mystère une si large part dans le bonheur et la sécurité de la vie. Mais il voulait tranquilliser le Prince, et lui dit avec l’émotion nécessaire, que conscient de ses moyens modestes, et sûr de sa puissance de travail, il saurait se créer un avenir. Il exprima sa gratitude pour l’aide qu’il avait rencontrée. On ne se trouvait pas deux fois en présence de situations aussi exceptionnelles, ajouta-t-il.
« Et vous vous êtes comporté cette fois avec une fermeté et une correction qui me donnent une haute idée de votre valeur », fit le Prince, gravement. « Il ne vous reste plus qu’à persévérer,… à persévérer. »
En descendant sur le trottoir, Razumov se vit tendre par la portière du coupé, une main dégantée dont l’étreinte se prolongea un instant. La lumière d’un réverbère tombait sur la figure longue et les favoris gris à l’ancienne mode du Prince :
« J’espère que vous êtes tout à fait rassuré maintenant sur les conséquences… »
« Après ce que Votre Excellence a bien voulu faire pour moi, je ne puis que m’en rapporter à ma conscience. »
« Adieu », fit l’homme aux favoris, avec sentiment.
Razumov s’inclina ; le traîneau glissa sur la neige avec un petit crissement ; l’étudiant restait seul sur le bord du trottoir.
Il se dit qu’il n’avait plus à s’occuper de rien, et se mit en route vers son domicile.
Il marchait lentement. Il lui était arrivé souvent de rentrer ainsi, à une heure tardive, après une soirée passée chez des camarades, ou dans un théâtre aux places modestes. Après quelques pas, il retrouva une impression d’habitudes familières. Il n’y avait rien de changé : il apercevait, en tournant le coin bien connu, la lumière confuse du magasin de comestibles tenu par une Allemande. Il voyait, derrière la petite vitrine, les miches de pain rassis, les bottes d’oignons et les chapelets de saucisses. On fermait justement la boutique. Le petit boiteux chétif, qu’il connaissait si bien de vue, trébuchait dans la neige, un large volet aux bras.
Il n’y avait rien de changé. Il retrouvait la porte familière, au vide de laquelle brillaient de faibles lueurs, indiquant l’entrée des divers escaliers.
Le sentiment de la continuité de la vie se basait sur de futiles impressions physiques. Les trivialités de l’existence quotidienne étaient la meilleure protection de l’âme. Cette pensée ajoutait au calme moral de Razumov, tandis qu’il commençait à grimper, dans la nuit, la main sur la crasse trop connue de la rampe, les marches si familières à ses pieds. L’exceptionnel ne pouvait rien contre les mille faits matériels, qui font de chaque jour la répétition des jours précédents. Demain serait comme hier.
C’est seulement sur le palier de sa chambre qu’il se sentit rentré dans le domaine de l’anormal.
« Je suppose », pensait-il, « que si j’étais décidé à me faire sauter la cervelle devant ma porte, j’aurais la même tranquillité pour monter l’escalier. Mais pourquoi en serait-il autrement ? Ce qui est écrit doit arriver ! Des événements extraordinaires surviennent, puis ils passent comme les autres. De même, quand on a pris une résolution, il n’y a plus qu’à laisser les choses suivre leur cours. Les soucis quotidiens, les pensées banales viennent tout submerger,… et la vie se poursuit comme auparavant, en laissant dans l’ombre, comme il convient, tous ses côtés mystérieux et secrets. L’existence est une chose qui doit être vue de tous. »
Razumov ouvrit sa porte et en retira la clef ; il entra tout doucement et verrouilla soigneusement la porte derrière lui.
« Il m’entend », se disait-il, et il restait l’haleine coupée devant la porte refermée. Il ne perçut aucun bruit et s’avança délibérément dans l’ombre de l’antichambre nue. Dans sa chambre, il tâtonna sur la table, à la recherche de la boîte d’allumettes. Le bruit de sa main troublait seul le silence. L’homme dormait-il donc si profondément ?
Il frotta une allumette et regarda le lit. Haldin s’y trouvait toujours, allongé encore sur le dos, mais avec les deux mains sous la tête ; il avait les yeux ouverts et regardait le plafond.
Razumov leva sa lumière : les traits nets, le menton ferme, le front blanc et la masse des cheveux blonds se détachaient sur la blancheur de l’oreiller. Oui, c’était bien lui, couché sur le dos ; et Razumov pensa tout à coup : « J’ai pourtant marché sur sa poitrine, tout à l’heure !
Il regarda le lit jusqu’à ce que s’éteignît la flamme ; alors, il détourna les yeux et alluma sa lampe.
Il pendait son manteau au mur, le dos vers le lit, lorsqu’il entendit Haldin soupirer profondément, et demander, d’une voix lasse :
« Eh bien ; qu’avez-vous arrangé ? »
L’émotion fut si forte que Razumov fut heureux de pouvoir appuyer ses mains contre le mur. Une impulsion diabolique l’épouvanta, le besoin presque irrésistible de dire : « Je viens de vous dénoncer à la police ». Mais il retint ses paroles, et sans se retourner, d’une voix sourde :
« C’est fait », dit-il.
Il entendit un nouveau soupir de Haldin, s’assit à sa table, la lampe devant lui, et seulement alors leva les yeux vers le lit.
Dans le coin éloigné de la vaste chambre, sous la faible lueur de la petite lampe tamisée par un abat-jour très épais de porcelaine, Haldin apparaissait comme une forme sombre et longue, rigide d’une rigidité de cadavre. Son corps semblait moins matériel que le fantôme couché dans la neige, sur lequel Razumov avait marché. L’immobilité de cette silhouette obscure était plus alarmante que la vision distincte et vite évanouie.
La voix s’éleva à nouveau, presque suppliante :
« Quelle course vous avez dû faire !… Par ce temps… »
Razumov l’interrompit violemment :
« Atroce ! Un cauchemar ! »
Il eut un frisson perceptible. Haldin soupira encore, puis :
« Alors, frère ; vous avez vu Ziemianitch ? »
« Oui, je l’ai vu ».
Razumov, au souvenir du temps passé avec le Prince, crut prudent d’ajouter : « J’ai dû l’attendre assez longtemps. »
« C’est un caractère, n’est-ce pas ? Cet homme a un sens extraordinairement net de notre besoin de liberté ! Et il a des mots aussi, des mots simples, appropriés, tels qu’en peut seule trouver la sagesse fruste du peuple. Ah oui, c’est un caractère !
« Je n’ai pas eu beaucoup l’occasion…, vous comprenez ? » grommela Razumov entre ses dents.
Haldin regardait toujours le plafond.
« Voyez-vous, frère, j’ai beaucoup fréquenté dans cette maison, depuis quelque temps ; j’y portais des livres, des brochures. Il y a pas mal de ces pauvres gens qui savent lire. Et pour trouver des hôtes au banquet de la liberté, il faut battre les buissons et les chemins obscurs. Au fait j’ai presque uniquement vécu là pendant les dernières semaines ; je couchais dans l’écurie ; il y a une écurie… »
« C’est là que j’ai trouvé Ziemianitch », interrompit doucement Razumov. Un esprit d’ironie l’inspirait, et il ajouta :
« Entrevue satisfaisante, et qui m’a laissé l’esprit très apaisé. »
« Ah, c’est un homme », reprit Haldin d’une voix lente, les yeux toujours fixés sur le plafond. « Voici comment j’ai fait sa connaissance Depuis quelques semaines, résigné à ce que je devais faire, j’essayais de m’isoler. Je n’allais plus dans ma chambre. Pourquoi risquer d’exposer une pauvre veuve aux tracasseries de la police ? J’ai cessé de voir tous nos camarades… »
Razumov tira vers lui une feuille de papier et se mit à y faire des dessins, au crayon.
« Ma parole », pensait-il avec colère, « il a pensé à mettre tout le monde à l’abri… sauf moi ! »
« Ce matin… poursuivait Haldin, « ah ! ce matin, c’était différent ! Comment vous expliquer ? Avant que la chose fut faite, je me promenais la nuit et me cachais le jour, en y songeant sans cesse. Mais je me sentais très calme…, oui, très calme, malgré l’absence de sommeil. De quoi aurais-je pu me tourmenter ? Mais ce matin… après… ! C’est alors que l’agitation m’a pris. Je n’aurais pas pu rester dans cette grande bâtisse, pleine de misère. On ne trouve pas la paix, en ce monde, auprès des malheureux. Alors, dans le chantier, en entendant crier cet imbécile de gardien, je me suis dit : « Il y a dans cette ville, un jeune homme qui domine, de la tête et des épaules, la mesquinerie des préjugés vulgaires… »
« Se moquerait-il de moi ? » se demanda Razumov, qui continuait automatiquement ses dessins de carrés et de triangles. Et soudain, il pensa : « Ma conduite doit lui paraître étrange. S’il allait s’effrayer maintenant et s’enfuir quelque part !… Tout serait fini pour moi. Ce maudit Général !… »
Il laissa tomber son crayon et se tourna brusquement vers le corps étendu dans l’ombre du lit, ce corps tellement plus indistinct que celui dont il avait, sans hésitation, écrasé la poitrine. Était-ce un fantôme encore ?… »
Le silence avait pesé longuement. « Il n’est plus ici… » Cette pensée se faisait jour dans l’esprit de Razumov, qui la repoussait désespérément, effrayé de son absurdité. « Il est parti…, et ceci n’est plus… »
Cette angoisse était intolérable. Il sauta sur ses pieds en disant à voix haute : « J’ai affreusement peur. » Et en quelques pas résolus, il se trouva au pied du lit. Sa main se posa doucement sur l’épaule de Haldin, et le sentiment de la vie réelle de l’homme lui mit au cœur une tentation folle de saisir la gorge qui s’offrait ; il aurait arraché le souffle à ce corps, pour l’empêcher de s’évanouir entre ses mains et de ne laisser derrière lui qu’un fantôme.
Haldin ne fit pas un mouvement, mais ses yeux, un instant détournés, se portèrent vers Razumov, avec une gratitude pensive pour sa manifestation de sympathie.
Razumov s’éloigna du lit et se mit à arpenter la chambre à grands pas. « C’eût peut-être été le meilleur service à lui rendre », se disait-il, effrayé de trouver semblable excuse à la frénésie de meurtre qu’il avait sentie monter en lui, et que malgré tout il ne pouvait pas repousser. Et raisonnant son impulsion : « Qu’est-ce qui l’attend ? » Songeait-il. La potence, en définitive… et moi… »
Ses pensées furent interrompues par la voix de Haldin :
« Pourquoi vous tourmenter à mon sujet ? On pourra me tuer, mais on ne pourra pas chasser mon âme de ce monde. Écoutez ! j’ai une telle foi dans le monde, que je ne puis concevoir l’éternité que comme une très longue vie ! Peut-être est-ce la raison qui me rend la mort si facile ! »
« Hum ! » murmura Razumov, qui se mordit la lèvre et continua sa promenade, tout en ruminant ses étranges pensées.
« … Oui, pour un homme dans une telle situation… ce serait une charité. » Pourtant il ne s’agissait pas ici de charité, mais de justice… Et l’homme était tellement insaisissable !
« Moi aussi, Victor Victorovitch, j’ai foi dans notre monde », dit-il d’un ton ferme. « Moi aussi… tant que je vis… Mais vous paraissez résolu à revenir le visiter… après… Vous ne croyez pas sérieusement… ? »
Toujours immobile, Haldin l’interrompit :
« Si ! bien sûr… Je reviendrai… Il faut que nos esprits viennent hanter les oppresseurs de la pensée qui anime le monde des bourreaux des âmes qui aspirent à la perfection de la dignité humaine. Quant aux bourreaux de mon pauvre corps, je leur ai pardonné à l’avance !… »
Razumov s’était arrêté comme pour écouter, mais il analysait, cependant, ses propres sensations. Il s’en voulait d’attacher autant d’importance aux paroles de Haldin.
« Il est fou », se dit-il avec décision, sans que cette pensée apaisât sa colère. C’était une forme de folie particulièrement dangereuse…, et quand de tels fous s’attaquent à la vie publique d’un pays, c’est évidemment le devoir de tout bon citoyen…
Le cours de ses pensées subit un temps d’arrêt, mais fit place à un nouvel accès de haine silencieuse contre Haldin, de haine si violente qu’il se mit à parler à tort et à travers…
« Oui… en effet… l’Éternité… Moi non plus je ne me la représente pas très bien ;… mais je me l’imagine comme une chose morne et grise… Il n’y aurait plus rien d’inattendu, n’est-ce pas ?… La notion du temps ferait défaut… »
Il tira sa montre et regarda l’heure tandis que Haldin se tournait sur le côté, pour fixer sur lui un regard d’attention passionnée…
Ce mouvement effraya Razumov. L’homme insaisissable !… le fantôme !… Il n’était pas minuit encore…
Il poursuivit avec fièvre :
« C’est un mystère insondable ! Pouvez-vous concevoir l’idée de coins secrets dans l’Éternité ? Impossible ! Tandis que la vie en est pleine. Il y a des secrets qu’on apporte en naissant… et qu’on emporte dans la tombe. Et il y a quelque chose de comique… mais peu importe… Nous avons des mobiles secrets qui dictent notre conduite et nos actes les plus transparents. Tout cela est intéressant et si parfaitement insondable ! Voici un homme qui sort pour faire un tour : rien de plus banal. Et l’importance, pourtant que cette sortie prendra peut-être dans sa vie ! Il revient ; il a pu rencontrer un ignoble ivrogne,… observer un effet singulier de neige sur le sol… et c’en est assez ; il n’est plus le même homme. Les choses les plus improbables exercent leur action mystérieuse sur les pensées : les favoris gris d’un personnage, les yeux louches d’un autre… »
Razumov avait le front humide ; il fit un tour ou deux dans la chambre, la tête basse, un sourire amer sur les lèvres…
« Avez-vous jamais pensé à l’influence d’un regard torve ou de favoris gris… Pardonnez-moi : vous devez me croire fou de bavarder ainsi en un tel moment. Mais ce n’est pas à la légère que je parle : Je connais des exemples… J’ai causé avec un individu dont la vie fut bouleversée par des faits matériels de ce genre. Et cela sans qu’il s’en doutât ! Il s’agissait, bien entendu, d’un cas de conscience, mais ce sont des petits faits de cet ordre qui décidèrent de sa solution… Et vous me dites, Victor Victorovitch, de ne pas me tourmenter ! Songer donc que je réponds de vous !… » Razumov criait à demi…
Il réfréna avec peine un éclat de rire diabolique… Haldin, très pâle, se souleva sur le coude.
« Et les surprises de la vie », poursuivit l’étudiant avec un regard d’inquiétude. « Considérez leur nature singulière. Une impulsion mystérieuse vous amène ici : je ne dis pas que vous ayez eu tort ; au contraire, je crois qu’à un certain point de vue, vous ne pouviez faire mieux. Vous auriez pu chercher asile chez un homme pourvu d’affections et d’attaches familiales, comme celles que vous possédez vous-même… Pour moi, vous le savez, j’ai été élevé dans un établissement où l’on ne nous donnait pas assez à manger. Parler d’affection dans de telles conditions !… Jugez vous-même… Quant aux attaches, les seules que je possède au monde sont d’ordre social. Il faut que je me fasse agréer de façon quelconque, avant de pouvoir agir… Et je reste assis à ma table de travail… Ne croyez-vous pas que je collabore aussi au progrès ? Il faut que je cherche moi-même mon idéal et la voie droite… » Razumov eut une longue inspiration, puis, avec un rire bref et rauque : « Pardonnez-moi », fit-il, « mais je n’ai pas eu d’oncle pour me transmettre le souffle révolutionnaire, en même temps que ses traits ! »
Il regarda une fois de plus sa montre, et vit avec une insurmontable terreur qu’il s’en fallait de nombreuses minutes encore que ne sonnât l’heure fatale. Il arracha chaîne et montre de son gilet et les posa sur la table, en évidence dans le cercle de lumière de la lampe. Haldin, penché sur le coude, ne faisait pas le moindre mouvement. Cette attitude inquiéta Razumov. « Quel coup médite-t-il donc si tranquillement ? » pensa-t-il. « Il faut m’y opposer… Il faut que je continue à lui parler… »
Et élevant la voix :
« Vous êtes, pour une foule de gens, un fils, un frère, un neveu, un cousin, que sais-je ? Moi je suis un homme seul, seul comme je suis là, devant vous… seul en face de mon esprit ! Avez-vous jamais songé à ce que peuvent être les pensées d’un homme, qui n’a jamais connu un mot de chaude affection ou de louange, sur des sujets qui vous tiennent à cœur, du fait de vos traditions de caste ou de famille… de vos préjugés domestiques ? Avez-vous jamais songé à ce que peuvent être les sentiments de cet homme ?… Je n’ai pas de traditions de famille, rien à aimer ou à haïr… Ma seule tradition, c’est celle de l’histoire. C’est vers le passé national seul que je puis me tourner, ce passé auquel, vous, Messieurs, vous voulez soustraire votre avenir… Vais-je laisser frustrer, au gré d’enthousiastes violents, de la seule chose sur quoi elles puissent s’étayer, mon intelligence et mes aspirations vers un sort meilleur ? Vous sortez de votre province, mais moi, je possède tout ce pays, ou rien du tout. Sans doute vous considèrera-t-on, un jour, comme un martyr… une sorte de héros… un saint politique. Mais ne m’en demandez pas autant. Il me suffit de me préparer au travail. Et qu’obtiendrez-vous d’ailleurs, avec quelques gouttes de sang jetées sur la neige ? Sur cette Immensité ! sur cette Immensité malheureuse ! Je vous le dis », cria-t-il d’une voix contenue et vibrante, en faisant un pas vers le lit, « ce dont elle a besoin, ce n’est pas de vains fantômes sur lesquels je pourrais marcher… mais d’un homme ! »
Haldin leva les bras, en un geste d’horreur, comme pour écarter l’autre :… « Je vois », fit-il d’un ton désemparé, « je comprends… enfin ! »
Razumov chancela et dut se cramponner à la table ; la sueur perlait sur son front et un frisson courut le long de son dos.
« Qu’ai-je dit ? » se demanda-t-il. « Vais-je donc le laisser filer entre mes doigts ? »
Il se sentait les lèvres sèches comme du parchemin, et le sourire rassurant qu’il tentait d’esquisser s’acheva en une grimace incertaine… « Que voulez-vous » ? fit-il sur un ton de conciliation et d’une voix qui s’affermit après deux ou trois mots. « Que voulez-vous ? Voyez… un homme de travail, d’habitudes paisibles… et sur lequel… tout d’un coup… Je ne suis pas rompu à l’élégance des paroles. Mais… »
Il sentit la colère, une colère sournoise, pénétrer en lui à nouveau.
« Qu’aurions-nous pu faire ensemble jusqu’à minuit ? Rester assis en face l’un de l’autre et penser à vos… à vos… exploits ? »
Haldin gardait une attitude résignée et douloureuse, la tête baissée, les mains entre les genoux. Sa voix, quand il parla, était basse et attristée, mais calme.
« Je vois maintenant ce qu’il en est, Razumov, mon frère. Vous êtes une âme généreuse mais vous avez horreur de mon geste !… Hélas ! »
Razumov le regardait fixement. La terreur avait serré ses dents avec une telle force que toute sa face en était douloureuse. Il se sentait incapable de proférer un son.
« Et moi-même, je vous suis odieux aussi, peut-être ? » fit Haldin, avec accablement, après un silence. Il leva un instant les yeux, puis les reporta sur le sol. « Bien entendu, si l’on ne… »
Il s’arrêta, attendant évidemment une parole. Razumov resta silencieux. Haldin eut un mouvement de tête découragé.
« Oui…, oui… », murmura-t-il. « Ah !… l’exténuante besogne ! »
Il resta un instant immobile, puis fit bondir le cœur lourd de Razumov en sautant avec vivacité sur ses pieds :
« Soit !… », fit-il tristement d’une voix basse et distincte. « Adieu alors… »
Razumov fit un pas, mais Haldin l’arrêta, d’un geste.
Razumov resta près de la table, sur laquelle il s’appuyait lourdement, écoutant le son étouffé d’une horloge qui sonnait l’heure. Déjà sur le seuil de la porte, grand et droit comme une flèche, Haldin aurait pu, avec sa figure pâle et sa main levée en un geste d’adieu, servir de modèle pour la statue de la jeunesse audacieuse, attentive à une voix intérieure. Razumov regarda machinalement sa montre ; quand il leva les yeux vers la porte, Haldin avait disparu. Il y eut un frôlement furtif dans l’antichambre, le bruit léger d’un verrou doucement tiré. Il était parti… silencieux comme un fantôme…
Razumov, chancelant, les lèvres écartées et la voix éteinte, courut à la porte du palier. Elle était restée ouverte. Il sortit et se pencha au-dessus de la rampe. Incliné sur le haut puits noir dont une petite lueur tremblotante éclairait le fond, il entendait le bruit des pas pressés d’un être qui descendait la spirale de l’escalier sur la pointe des pieds.
C’était un son léger, rapide et net, qui s’évanouit dans les profondeurs ; une ombre furtive passa dans le cercle de lumière ; la petite flamme tremblota… Il n’y eut plus que du silence…
Razumov restait penché, aspirant l’air froid chargé des relents de l’escalier crasseux… Tout était tranquille…
Il revint lentement, à sa chambre, fermant les portes derrière lui. La lueur paisible de la lampe brillait sur sa montre. Razumov tenait les yeux fixés sur le petit cadran blanc où les aiguilles marquaient minuit moins trois minutes… Il prit la montre dans sa main, maladroitement.
« Elle retarde », murmura-t-il, et une crise étrange de dépression l’accabla. Ses genoux tremblaient ; la montre et la chaîne glissèrent entre ses doigts et tombèrent sur le sol. Sa stupeur fut telle qu’il faillit tomber lui-même. Quand il eut retrouvé assez de force pour se pencher et la ramasser, il la porta à son oreille.
« Elle est arrêtée », grogna-t-il ; et après un long silence, il murmura sourdement :
« C’est fini… Et maintenant à l’ouvrage ! »
Il s’assit, prit le premier livre venu, l’ouvrit au hasard, et se mit à lire ; mais après avoir lu attentivement deux lignes, il vit les caractères danser devant ses yeux, et n’insista plus… Il pensait :
« Il y avait certainement un agent de police, de l’autre côté de la rue, pour surveiller la maison. »
Il imaginait, sous l’ombre d’une porte, un homme aux aguets, les yeux louches, enveloppé jusqu’au nez dans son manteau, un bicorne emplumé de général sur la tête. Cette idée absurde le fit convulsivement tressaillir. Il dut, pour la chasser, secouer violemment la tête. L’homme était déguisé peut-être en paysan…, en mendiant. Ou bien c’était un affreux individu aux yeux fuyants, boutonné jusqu’au cou dans un pardessus sombre, nanti d’une canne plombée, puant l’oignon et l’eau-de-vie.
Cette évocation causa une nausée à Razumov. « Pourquoi m’occuper de cela ? » se dit-il avec dégoût. « Je ne suis pas un gendarme ! D’ailleurs, tout est fini maintenant ! »
Il se leva avec agitation. Non, tout n’était pas fini ! Pas encore… pas avant minuit et demie… Et sa montre était arrêtée. Impossible de savoir l’heure ! Cette idée le désespérait. La logeuse et tous les voisins étaient endormis. Il ne pouvait pas aller… Dieu sait ce qu’ils imagineraient ou ce qu’ils devineraient. Il n’osait pas non plus sortir dans la rue. « Je suis suspect maintenant ; inutile de me le dissimuler », se dit-il, amèrement. Si, pour une raison ou l’autre, Haldin avait dépisté les policiers et n’arrivait pas rue Karabelnaya à l’heure dite, on viendrait perquisitionner dans le logis de Razumov. Et si l’on ne trouvait pas le meurtrier, il ne pourrait jamais se disculper. Jamais ! Razumov jetait autour de lui des regards égarés, comme pour trouver un indice de l’heure. Le temps ne marchait plus, et il ne se souvenait pas d’avoir, avant ce soir, jamais entendu de sa chambre, cette horloge sonner… Et maintenant, il se demandait même s’il l’avait entendue, réellement.
Il alla vers la fenêtre, l’oreille tendue, pour déceler le moindre son. « Je resterai jusqu’à ce que j’entende quelque chose », se dit-il. Il se tenait immobile, le visage près des vitres. Un engourdissement douloureux, coupé d’élancements dans le dos et les jambes, le torturait. Mais il ne bougeait pas. Son esprit était à moitié délirant. Il entendit soudain sa propre voix : – « J’avoue », disait-il, comme un condamné sur la roue. « Je suis à la torture ». Il se sentait prêt à s’évanouir. Le battement sourd et lointain de l’horloge lui parut éclater dans sa tête, tant il l’entendit violemment… Une heure !…
Si Haldin avait pu s’échapper, la police serait arrivée déjà pour explorer la maison. Aucun bruit ne se faisait entendre… Cette fois, c’était fini…
Il se traîna péniblement jusqu’à la table, et s’affala sur sa chaise. Il jeta au loin le livre ouvert, et prit une grande feuille de papier. C’était une page semblable à celle des piles de notes couvertes de sa petite écriture nette, mais une page blanche encore. Il saisit brusquement sa plume, avec le désir de poursuivre la rédaction de son essai, mais elle resta immobile sur le papier. Après quelques instants, il se mit à tracer de grandes lettres irrégulières.
Les traits figés et les lèvres fermées, Razumov écrivait. La grandeur de ses lettres ôtait tout caractère à son écriture si nette, qui prenait un aspect tremblé et presque enfantin. Il écrivit cinq lignes, les unes sous les autres :
Histoire, et non Théorie.
Patriotisme, et non Internationalisme.
Évolution, et non Révolution.
Direction, et non Destruction.
Unité, et non Désordre.
Il les contempla, d’un œil confus. Puis son regard se porta sur le lit, et y resta rivé pendant plusieurs minutes, tandis que sa main droite cherchait à tâtons son canif sur la table.
Il se leva alors, et, à pas comptés, alla clouer avec la lame la feuille de papier dans le mur de bois et de plâtre, à la tête du lit. Puis, reculant d’un pas, il embrassa la chambre d’un regard, avec un geste de la main.
Ceci fait, il ne regarda plus le lit. Prenant au mur son grand manteau, pour s’en envelopper frileusement, il alla s’allonger, à l’autre bout de la chambre, sur le canapé de crin. Un sommeil de plomb ferma immédiatement ses paupières. Plusieurs fois dans la nuit, il sortit, en frissonnant, d’un rêve, qui le faisait marcher à travers les champs de neige d’une Russie, où il se trouvait aussi seul qu’un autocrate trahi… une Russie immense et morne dont son regard pouvait cependant embrasser l’énormité, comme une carte… Mais après chacun de ces sursauts, ses paupières lourdes retombaient sur ses yeux ternes… et il se rendormait.
Arrivé à ce point de l’histoire de M. Razumov, mon esprit correct de vieux professeur se rend de mieux en mieux compte de la difficulté de sa tâche.
Cette difficulté ne consiste pas dans la rédaction d’une sorte de précis d’un étrange document humain, mais, je le vois bien maintenant, dans la compréhension des conditions morales qui président à la vie d’une partie importante de notre globe. Ces conditions, on a besoin, pour les saisir, et plus encore pour les retrouver, dans les limites d’un récit comme celui-ci, d’une sorte de clef. Il faut un mot qui puisse s’appliquer à toutes les lignes, un mot qui, s’il n’est pas toute la vérité, en contienne assez pourtant pour faire ressortir la morale à tirer de toute l’histoire.
Je tourne, pour la centième fois, les pages du journal de M. Razumov je le mets de côté ; je prends ma plume… et ma plume, au moment d’écrire, hésite. Car le mot qui s’impose à elle, avec persistance, n’est autre que le mot « Cynisme ».
Et c’est bien en effet le terme caractéristique de l’autocratie comme de la rébellion russes. Dans son orgueil des nombres immenses, dans ses étranges, prétentions à la sainteté, dans son acceptation des souffrances et de l’abaissement, l’esprit russe est un esprit de cynisme. Il modèle les déclarations des hommes d’État, les théories des révolutionnaires, les vaticinations mystiques des prophètes, au point de faire de la liberté une sorte de débauche, et de donner un aspect d’indécence réelle aux vertus chrétiennes elles-mêmes… Mais je m’excuse de cette digression… Ces pensées me sont venues, en lisant le journal de M. Razumov, à partir du moment où ses opinions conservatrices, jusque-là atténuées par le vague libéralisme naturel à l’ardeur de son âge, se trouvèrent cristallisées par le choc violent de sa rencontre avec Haldin.
Razumov s’éveilla, pour la dixième fois peut-être, avec un grand frisson. En voyant la lumière du jour entrer par la fenêtre, il résista à la tentation de se recoucher. Il ne se souvenait plus de rien, mais n’éprouvait aucune surprise à se trouver sur le canapé, enveloppé dans son manteau, et transi jusqu’aux os. Le jour qui passait à travers les vitres lui paraissait singulièrement morne, sans aucune des promesses joyeuses que la lumière d’un matin nouveau devrait apporter à une vie jeune. Son réveil était celui d’un homme mortellement malade, d’un homme de quatre-vingt-dix ans. Il regarda la lampe, qui s’était éteinte, faute d’huile. Elle était là, comme un objet glacé de cuivre et de porcelaine, phare éteint de ses travaux, parmi les feuillets semés de ses notes et les piles de ses livres, litière inutile de papier noirci… choses mortes… sans signification et sans intérêt.
Il se leva, retira son manteau, et l’accrocha au mur, accomplissant machinalement tous ces gestes. Il avait conscience d’une incroyable tristesse, d’une stagnation de mare croupissante, comme si la vie se fût retirée de toutes choses, et même de ses propres pensées. Il n’y avait pas un son dans la maison.
Il se détourna du mur et se dit, avec la même songerie morne, qu’il devait être très tôt ; mais en regardant sa montre sur la table, il vit les deux aiguilles arrêtées à midi… ou à minuit ? « Ah oui », grommela-t-il en lui-même, et, comme au sortir d’un rêve, il jeta un regard circulaire sur sa chambre. Le papier fixé au mur attira son attention. Il le contempla de loin, sans approbation comme sans perplexité, mais quand il entendit le bruit que faisait dans l’antichambre la servante en préparant le samovar, pour son thé du matin, il alla le décrocher, avec un air de profonde indifférence.
Ce geste fit tomber ses yeux sur le lit où il n’avait pas couché la nuit précédente. Le creux, imprimé dans l’oreiller par la tête de Haldin, restait très apparent, mais ce signe même du passage de l’autre, n’éveilla en lui qu’une colère refroidie, qu’il ne tenta pas de ranimer.
Il ne fit rien de tout le jour, négligeant même de brosser ses cheveux. L’idée de sortir ne lui vint pas, et s’il n’eût pendant ces heures, aucune suite de pensées définies, ce ne fut pas par incapacité de pensée, mais par défaut total d’intérêt.
Il bâillait fréquemment. Il buvait de grandes rasades de thé, se levait pour marcher sans but, puis se rasseyait pour rester longtemps immobile. Il tambourina quelque temps sur les vitres, du bout des doigts, sans bruit. Au cours de sa promenade errante par la chambre, il aperçut sa propre figure, dans la glace, et cette vision l’arrêta. Les yeux qui répondirent à son regard, étaient les yeux les plus malheureux qu’il eut jamais vus. Et ce fut la première chose qui troubla dans la journée, la stagnation de son esprit.
Il ne se sentait pas atteint personnellement. Il se disait seulement qu’une vie sans bonheur est impossible. Et qu’est-ce donc que le bonheur ? Il bâilla et poursuivit sa course entre les murs de la chambre. Le bonheur, c’est de regarder devant soi, rien de plus. Regarder devant soi, attendre la réalisation d’un désir, d’une passion, de l’amour, de l’ambition, de la haine… de la haine, oui, certainement. L’amour et la haine ! Échapper aux périls, vivre sans crainte, c’était aussi du bonheur. Il n’y avait rien d’autre ! L’absence de crainte et l’attente ! « Oh, le misérable lot de l’humanité ! » s’écriait-il en lui-même, ajoutant aussitôt : « Et après tout, j’ai toutes raisons d’être heureux ! » Mais cette assurance ne le déridait pas. Il recommençait à bâiller, comme il avait bâillé tout le jour. Il fut surpris de voir la nuit venue… La chambre s’assombrissait rapidement, bien que le temps eût semblé suspendre sa marche. Comment ne s’était-il pas aperçu de la fuite des heures ? Cela tenait évidemment à l’arrêt de sa montre…
Il n’alluma pas sa lampe, mais alla, sans hésiter, se jeter sur le lit. Couché sur le dos, il mit les mains sous sa tête, les yeux levés vers le plafond. Après un instant, il se dit : « Je suis couché ici, comme lui !… Je me demande s’il a dormi pendant que je courais dans la neige ? Non, il n’a pas dormi. Mais pourquoi, moi, ne dormirais-je pas ? » Et il sentait le silence de la nuit peser sur ses membres… »
Dans l’air glacé du dehors, les coups nets de l’horloge sonnant minuit, interrompirent un instant sa rêverie.
Puis il se remit à penser. Il y avait vingt-quatre heures que l’homme était sorti de sa chambre. Razumov sentait que, dans la forteresse, Haldin devait dormir, cette nuit. Cette idée excitait sa colère, car il ne voulait pas penser à Haldin, mais il la justifiait par des raisons psychologiques et physiologiques. Le meurtrier, de son propre aveu, avait à peine dormi, pendant de longues nuits, et maintenant, c’en était fini pour lui des incertitudes. Il attendait, évidemment, la consommation de son sacrifice. L’homme qui se résigne à tuer, n’a pas à chercher bien loin pour se résigner à mourir. Haldin dormait peut-être plus profondément que le Général T… dont la tâche… lourde tâche aussi, n’était pas encore terminée, et sur la tête de qui, pendait la menace de l’épée révolutionnaire.
Au souvenir du gros homme, dont les joues lourdes tombaient sur le col d’uniforme, de ce champion de l’autocratie qui n’avait pas laissé échapper un geste de surprise, d’incrédulité ou de joie, mais dont les yeux louches exprimaient une haine mortelle de toute rébellion, Razumov s’agitait avec malaise sur son lit.
« Il me soupçonnait », pensait-il. « Je suppose qu’il doit soupçonner tout le monde. Il serait capable de soupçonner sa femme, si un Haldin allait la trouver dans son boudoir, pour lui raconter une histoire. »
Angoissé, Razumov s’assit sur le lit. Allait-il, toute sa vie, rester un suspect politique ? Serait-il, toujours, un objet de méfiance, un homme signalé à la police par une note secrète de son dossier ? Sur quel avenir pouvait-il donc tabler ?
« Me voici suspect », se dit-il de nouveau ; mais l’habitude de la réflexion, et le besoin, si bien ancré en lui, d’une vie rangée et d’une sécurité totale, vinrent à son secours, à mesure que s’avançait la nuit. Son existence paisible, sage et laborieuse, plaiderait en faveur de sa loyauté. Il y avait bien des moyens licites de servir le pays. On pouvait faire preuve d’une activité qui, sans être révolutionnaire, tendait pourtant au progrès. Le champ des influences était immense et infiniment varié, une fois que l’on avait conquis un nom…
Comme un oiseau qui tourne dans le ciel, sa pensée revint après vingt-quatre heures, au sujet de la médaille d’argent… et s’y cramponna…
Quand vint le jour, il n’avait pas dormi une seule minute ; il se leva pourtant sans trop de fatigue et se trouva suffisamment dispos pour les besoins de la vie pratique.
Il sortit et assista à trois cours dans la matinée. Mais, à la bibliothèque, son travail ne fut qu’un vain simulacre. Il restait assis, essayant de prendre des notes et des extraits dans de nombreux volumes ouverts devant lui. La paix qu’il venait de retrouver n’était qu’un vêtement trop mince et menaçait de s’envoler au moindre mot… Trahison ! Mais l’autre avait fait tout ce qu’il fallait pour se trahir lui-même. Il avait suffi de bien peu de chose pour le tromper.
« Je ne lui ai pas dit un seul mot qui ne fut strictement exact », songeait Razumov, « pas un seul… »
Une fois engagée dans cette voie, sa pensée ne pouvait évidemment lui permettre aucun travail. Les mêmes idées passaient et repassaient sans cesse dans sa tête, et il prononçait en lui-même, les mêmes paroles, cent fois redites. Animé d’une rage secrète contre Haldin, il saisit ses livres et bourra ses papiers dans sa poche, avec des mouvements convulsifs.
Comme il quittait la bibliothèque, il entendit courir après lui un grand étudiant maigre, vêtu d’un pardessus râpé, qui se mit à marcher à ses côtés d’un air morne. Razumov répondit, sans le regarder, à ses paroles confuses de salutation.
« Que me veut-il donc ? » pensait-il avec une étrange terreur de l’inattendu, terreur qu’il essayait de secouer, de peur de la voir entrer en lui pour le reste de ses jours. Et l’autre, les yeux baissés, lui dit à mots couverts qu’il avait dû avoir vent de l’arrestation, au cours de la nuit précédente, de l’exécuteur… c’est le mot dont il se servit… de M. de P…
« J’ai été malade ;… je suis resté enfermé dans ma chambre… », grogna Razumov entre ses dents.
Le grand étudiant haussa les épaules et enfonça les mains dans ses poches. Il avait un menton glabre, carré et graisseux qui tremblotait quand il parlait, et son nez, teint de rouge vif par la fraîcheur de l’air, prenait entre ses joues blêmes, l’aspect d’un nez de carton peint. On voyait, imprimé sur tout son être, le sceau du froid et de la faim. Il marchait à grands pas, aux côtés de Razumov, les yeux fixés sur le sol.
« C’est une note officielle… », poursuivait-il, en chuchottant avec précaution. « C’est peut-être un mensonge. Mais il y a certainement eu une arrestation, Mardi matin, entre minuit et une heure, certainement. »
Et d’un ton négligent, qui contrastait avec le flot rapide de ses paroles, il dit à Razumov que cette information avait été fournie par un petit fonctionnaire du Gouvernement, employé au Secrétariat central. L’homme faisait partie d’un des cercles révolutionnaires. « Le même que celui auquel je suis affilié », remarqua l’étudiant.
Ils traversaient une vaste cour. Une détresse immense pesa sur Razumov et brisa son énergie. Devant ses yeux, tout paraissait s’évanouir dans un brouillard confus. Il n’avait pas quitté son camarade. « Il fait peut-être partie de la police », pensait-il. « Comment le savoir ? » Mais un regard sur les traits de son compagnon, sur la figure mordue par le froid et creusée par la faim, lui monta l’absurdité de sa supposition.
« Mais… vous savez… Moi, je n’appartiens à aucun cercle… »
Il n’osait pas en dire davantage, pas plus qu’il n’osait hâter le pas. Et l’autre, posant et levant avec une régularité tranquille ses gros souliers ferrés, protestait à voix basse qu’il n’était pas nécessaire d’appartenir à une organisation. Les personnalités les plus remarquables restaient en dehors, et c’est en dehors d’elles encore qu’on faisait souvent la meilleure besogne. Puis, très vite, dans un murmure de ses lèvres fébriles :
« L’homme qu’on a arrêté dans la rue était Haldin. »
Et il ajouta, sans s’étonner du silence angoissé de Razumov, qu’il n’y avait pas d’erreur possible. L’employé en question avait son service de nuit au Secrétariat. Entendant un grand bruit de pas dans le vestibule, et sachant qu’on amenait parfois la nuit les prisonniers politiques de la forteresse, il avait ouvert brusquement la porte de la pièce où il travaillait. Avant que le planton n’eût eu le temps de le repousser et de lui claquer la porte à la figure, il avait pu voir un prisonnier, à demi porté, à demi traîné dans le vestibule, par une troupe de policiers. On le traitait avec brutalité… Et l’employé n’avait pas eu de peine à reconnaître Haldin. Moins d’une heure après, le général T. était arrivé en personne pour interroger le prisonnier. « Cela ne vous étonne pas ? » conclut l’étudiant famélique.
« Non », fit rudement Razumov avec un immédiat regret de ses paroles.
« Nous croyions tous Haldin en province, dans sa famille… Pas vous ? »
Et l’étudiant fixait de ses grands yeux le visage de Razumov qui dit imprudemment :
« Sa famille est à l’étranger ».
Il se serait mordu la langue de vexation. L’étudiant déclara, d’un ton profondément significatif :
« Alors ! Vous étiez seul à savoir… » Il s’arrêta.
« Ils ont juré ma ruine ! », pensa Razumov. « Avez-vous parlé de cela à quelqu’un d’autre ? » demanda-t-il avec une curiosité amère.
Le grand étudiant hocha la tête.
« Non, à vous seul. Nous avons pensé, au cercle, que, comme on avait entendu souvent Haldin exprimer une appréciation chaleureuse de votre caractère… »
Razumov ne put retenir un geste de désespoir rageur, que l’autre dut mal interpréter, car il cessa de parler, et détourna le regard sombre de ses yeux ternes.
Ils marchaient côte à côte, en silence. Puis le grand garçon blême se mit à murmurer, les yeux au loin :
« Comme nous n’avons en ce moment aucun allié à l’intérieur de la forteresse, pour lui faire passer un paquet de poison, nous avons projeté un nouvel attentat, qui viendrait bientôt, en manière de vengeance… »
Razumov l’interrompit :
« Vous connaissiez Haldin ? Savait-il où vous habitiez ? »
« J’ai eu le bonheur de l’entendre parler deux fois », répondit son compagnon sur le ton fébrile qui contrastait avec la sombre apathie de ses traits et de son allure. « Il ne savait pas où j’habite ;… je n’ai qu’un pauvre logis… dans une famille d’artisans ;… un coin dans une chambre. Il n’est pas très commode de venir me voir, mais si vous avez jamais besoin de moi, je suis prêt à… »
Razumov tremblait de dégoût et de crainte. Il était hors de lui, mais réussit à maîtriser sa voix.
« Il ne faut pas que vous veniez chez moi ! Il ne faut pas que vous me parliez ! Ne me dites jamais un mot ! Je vous le défends ! »
« Très bien ! » fit l’autre, avec soumission, et sans témoigner aucune surprise de cette interdiction brutale. « Vous ne désirez pas… pour des raisons secrètes… parfaitement… Je comprends ! »
Il s’éloigna aussitôt, sans un regard, et Razumov le vit traverser obliquement la rue, grande figure minable, usée par la faim, qui s’en allait la tête basse, avec un mouvement régulier des pieds lourds.
Il le regardait, comme on poursuit une vision au sortir d’un cauchemar, puis il suivit sa route, en s’efforçant de ne pas penser. Sur le palier de sa chambre, la logeuse semblait guetter sa venue. C’était une petite femme, massive et informe, dont la large figure jaune s’enveloppait éternellement d’un châle de laine noire. Quand elle le vit arriver, elle jeta les bras en l’air, nerveusement, puis se mit les mains sur la figure :
« Kirylo Sidorovitch, petit père, qu’avez-vous fait ? Vous, un jeune homme si tranquille ! La police vient de partir, après avoir perquisitionné dans votre chambre ! »
Razumov fixa sur elle un regard silencieux d’attention interrogative. La grosse figure bouffie tressaillait d’émotion. Elle leva sur lui des yeux suppliants.
« Un homme si raisonnable ! On le voit bien, que vous êtes raisonnable ! Et maintenant… comme cela… tout d’un coup ! À quoi bon vous mêler à ces Nihilistes ? Laissez-les, petit père… Ce sont des malheureux ! »
Razumov haussa les épaules, imperceptiblement.
« Ou bien, est-ce un ennemi secret qui vous a calomnié, Kirylo Sidorovitch ? Le monde est si plein, de nos jours, de cœurs faux et de vils dénonciateurs ! Il y a tant de terreur, partout ! »
« Vous a-t-on dit que j’aie été dénoncé par quelqu’un ? » demanda Razumov, sans quitter des yeux le visage tremblant.
Non ! elle n’avait rien appris. Elle avait pourtant demandé au chef des policiers pourquoi ses agents fouillaient dans la chambre de l’étudiant. Ce commissaire du district qui la connaissait depuis onze ans, était un brave homme. Mais il lui avait dit sur le palier, avec la mine d’un homme vexé :
« Ne me demandez rien, ma bonne femme ! Je ne sais rien moi-même ; ce sont des ordres venus de haut… »
Il y paraissait, en effet, car très vite après les policiers, était arrivé un Monsieur important, en manteau de fourrure et en chapeau de soie, qui s’était assis dans la chambre, et avait inspecté lui-même les papiers. Il était venu et s’en était allé seul, sans rien emporter. Elle avait essayé de remettre un peu d’ordre, après le départ de la police.
Razumov lui tourna brusquement le dos pour entrer dans sa chambre.
Tous ses livres avaient été ouverts et jetés sur le sol. La logeuse l’avait suivi, et se baissant avec peine, commençait à tout ramasser dans son tablier. Les papiers et les notes que Razumov tenait toujours en ordre parfait, (et qui avaient trait à ses seules études) se trouvaient mêlés et jetés en tas au milieu de la table.
Ce désordre l’affecta profondément et de façon déraisonnable. Il restait assis, le regard fixe, avec la conscience nette de sa vie brisée et de la disparition progressive de tous ses soutiens moraux. Il éprouvait même un véritable étourdissement, et étendit la main, comme pour trouver un point d’appui.
La vieille femme se releva avec un gémissement étouffé, et jeta sur le canapé tous les livres recueillis dans son tablier, puis elle quitta la chambre en marmottant et en soupirant.
C’est alors seulement que Razumov vit, en évidence sur la pile des notes, la feuille de papier qu’il avait, pour une nuit, fixée à la tête de son lit vide.
En la déclouant, la veille, il l’avait machinalement pliée en quatre, avant de la poser sur la table. Et maintenant, il la trouvait largement ouverte, dépliée au-dessus de la pile confuse de ces notes qui représentaient le résumé de sa vie intellectuelle au cours des trois dernières années. On ne l’avait pas jetée sur les papiers qu’elle recouvrait : on l’y avait étalée, aplatie même… Et il voyait dans ce geste une signification profonde… ou peut-être une inexplicable ironie.
Il restait immobile, fixant sur le papier un regard dont l’intensité devenait douloureuse. Il ne tenta de mettre aucun ordre dans ses notes, ni ce soir-là ni le lendemain ; il passa chez lui la journée dans un état d’irrésolution singulière. Cette irrésolution à poursuivre sa vie, tout simplement, n’avait rien pourtant de l’hésitation d’un homme qui songe au suicide. L’idée d’attenter à ses jours ne vint pas au jeune homme. L’être isolé, le porteur de l’étiquette Razumov qui marchait, qui respirait, qui portait ses vêtements n’intéressait personne, sauf la logeuse peut-être. Le vrai Razumov ne pouvait développer sa personnalité que dans un avenir réglé et sage, dans cet avenir menacé par l’anarchie autocratique (car l’autocratie ne connaît pas de lois) aussi bien que par l’anarchie révolutionnaire. L’impression de sentir son être moral à la merci de ces forces anarchiques retentissait de façon si aiguë en lui qu’il se demanda sérieusement s’il valait la peine de continuer à accomplir les fonctions mentales d’une existence qui semblait ne plus lui appartenir.
« À quoi bon », pensait-il, « user de mon intelligence et poursuivre le développement systématique de mes facultés et le plan de mes travaux ? Je veux diriger mes actions au nom de convictions raisonnables…, mais quelle sécurité me reste-t-il contre ce quelque chose, cette horreur destructrice, qui pénètre en moi, quand je reste assis à ma table ? »
Razumov jeta un regard inquiet sur la porte de l’escalier, comme s’il se fut attendu à en voir tourner le bouton devant un esprit malin, silencieusement entré.
« Le dernier des bandits », se disait-il, « trouve plus de garanties dans les lois qu’il transgresse, et une brute même, comme Ziemianitch, a ses consolations ! » Razumov enviait le matérialisme du criminel, et la passion de l’incorrigible amoureux. Les conséquences de leurs actes apparaissaient toujours clairement, et leur vie au moins leur appartenait.
Il dormit pourtant cette nuit-là aussi profondément, que s’il s’était consolé à la manière de Ziemianitch. Il tomba brusquement dans un sommeil de brute, d’où il s’éveilla sans souvenirs de rêves. Mais il semblait que son âme fut sortie de son corps, pendant la nuit, pour cueillir les fleurs d’une sagesse rageuse. Il se leva, avec un accès de résolution farouche, et une connaissance nouvelle de sa propre nature. Il eut un regard ironique pour le tas des papiers accumulés sur la table et quitta sa chambre pour aller à l’Université, en grommelant au-dedans de lui-même : « Nous verrons bien ! »
Il n’était pas d’humeur à parler à personne, ou à s’entendre questionner sur les raisons de son absence aux cours de la veille. Il lui fut pourtant difficile de repousser brutalement les avances d’un très bon camarade, à la fraîche figure rose et aux cheveux blonds, à qui les étudiants avaient donné le surnom de « Kostia l’écervelé ». Fils unique et adoré d’un fournisseur du Gouvernement, très riche et illettré, le jeune homme n’assistait aux cours que pendant des accès périodiques de contrition, dus aux larmes et aux remontrances paternelles. Agité et bruyant comme un petit chien en liberté, il remplissait des éclats de sa joie et de ses grands gestes les longs couloirs nus de l’Académie, y apportant l’ardeur d’une vie animale et insouciante qui provoquait chez ses camarades des sourires indulgents. Il parlait avec une candeur désarmante de courses de chevaux, de parties fines dans les restaurants élégants et des mérites de jeunes personnes à la vertu facile. Vers midi, il courut à Razumov, avec moins de véhémence que de coutume, et le tira à l’écart.
« Un instant, Kirylo Sidorovitch. Quelques mots dans ce coin tranquille. »
Et comme il sentait la répugnance de Razumov, il lui glissa familièrement la main sous le bras.
« Non, venez, je vous en prie. Je ne veux pas vous parler de mes frasques. Qu’est-ce que c’est d’ailleurs, que mes frasques ? Rien du tout. Purs enfantillages ! L’autre nuit, j’ai flanqué un type par la fenêtre d’une maison où l’on ne s’ennuyait pas ! Un sale petit gratte-papier tyrannique des bureaux du Trésor. Il voulait brutaliser les gens !… Ah je l’ai rembarré !… « Vous ne vous conduisez pas humainement avec des créatures de Dieu qui sont autrement estimables que vous ! » lui ai-je dit. Je ne puis pas supporter la tyrannie, Kirylo Sidorovitch. Ma parole, je ne le puis pas ! Mais il n’a pas pris la chose du bon côté ! « Qu’est-ce que c’est que ce roquet impudent ? » criait-il. Je me trouvais en excellente forme et il a passé assez vivement par la fenêtre. Il a roulé au loin dans la cour. Je rageais comme un… comme un Minotaure. Les femmes criaient et s’accrochaient à moi ; les musiciens s’étaient cachés sous la table. Ah, c’était drôle ! Mais il a fallu que la main de mon père s’enfonce bien avant dans sa poche… vous pouvez le croire ! »
Il riait convulsivement.
« Mon père est un homme précieux… Et si gentil pour moi ! Je me mets dans de tels draps !… »
Sa joie tomba. C’était bien cela ! Qu’était-ce que sa vie ? Une chose insignifiante et inutile, une noce perpétuelle ! Il finirait un jour dans une rixe d’ivrognes, le crâne fendu par une bouteille de champagne ! Et pendant ce temps-là, il y avait des hommes qui se sacrifiaient pour des idées. Mais les idées, il ne pouvait pas les garder dans la tête. Sa tête ne valait qu’un coup de bouteille de champagne qui la briserait un jour.
Razumov protesta qu’il n’avait pas de temps à perdre, et tenta de se libérer. Mais son compagnon prit un ton nouveau de mystère :
« Je vous en prie, Kirylo, ma chère âme, donnez-moi l’occasion de faire un sacrifice. Ce ne serait pas un sacrifice, d’ailleurs. J’ai mon père derrière moi. Et l’on ne peut pas voir le fond de son sac… »
Et repoussant avec véhémence l’insinuation de Razumov, qui l’accusait de faire un rêve d’ivrogne, il lui offrit de l’argent pour fuir à l’étranger. Il lui était facile d’en demander à son père ; il lui suffisait de dire qu’il l’avait perdu au jeu ou dans quelque aventure, et de promettre solennellement de ne pas manquer un seul cours de trois mois. Avec cela il était sûr d’attendrir le vieillard, et lui, Kostia, se sentait capable du sacrifice demandé. Bien qu’à vrai dire, il ne vit pas bien l’intérêt qu’il pouvait y avoir pour lui à suivre les cours… Peine bien inutile.
« Ne voulez-vous pas me permettre de vous aider ? » suppliait-il. Razumov, silencieux, gardait les yeux sur le sol ; incapable de pénétrer les intentions de son camarade, il se sentait une répugnance étrange à en éclaircir le mystère.
« Qu’est-ce qui vous fait croire que je veuille partir pour l’étranger ? » demanda-t-il enfin, d’un ton calme.
Kostia baissa la voix.
« La police est venue chez vous hier. Trois ou quatre de nos camarades l’ont su. Peu importe comment. Il suffit que nous le sachions. Et nous nous sommes consultés… »
« Ah vous avez appris cela tout de suite ? » murmura Razumov, d’un ton négligent.
« Oui, tout de suite. Et nous avons pensé qu’un homme tel que vous… »
« Un homme tel que moi ! Quelle espèce d’homme voyez-vous donc en moi ? » interrompit Razumov.
« Un homme d’idées, et un homme d’action aussi. Vous êtes un homme profond, Kirylo. On ne peut connaître le fond de votre esprit ; au moins n’est-ce pas donné à des gens comme moi. Mais nous sommes tombés d’accord sur la nécessité de vous conserver au pays. Cela, c’est notre désir à tous, à tous ceux d’entre nous, au moins, qui avons, en certaines occasions, entendu Haldin parler de vous. La police ne vient pas fouiller dans la chambre d’un individu, sans qu’il y ait quelque menace diabolique suspendue sur sa tête. Aussi, si vous jugez bon de vous enfuir, sans tarder… »
Razumov se détourna brusquement, et partit à grands pas dans le couloir, laissant l’autre immobile et bouche bée. Mais presque aussitôt, il revint en arrière, et s’approcha de Kostia qui restait muet de stupeur, et dont les lèvres se refermaient lentement. Razumov le regarda dans les yeux, et prononça avec décision, ces mots qu’il espaçait :
« Je – vous – remercie – de – tout – cœur – ».
Et il repartit en hâte, cependant que Kostia, remis de son étonnement, courait derrière lui, avec un accent suppliant :
« Non ! arrêtez,… écoutez… C’est bien sincère. Ce serait de votre part un geste de pitié pour un homme qui meurt de faim ! Entendez-vous Kirylo ? Et nous pourrions nous procurer, chez un Juif de ma connaissance, le déguisement que vous choisiriez. Laissez un fou se rendre utile selon sa folie ! Vous pourriez avoir besoin d’une fausse barbe ou de quelque article de ce genre… »
Razumov se retourna vers lui.
« Il n’est pas question de fausses barbes dans cette affaire, Kostia, pauvre fou ! Que savez-vous de mes idées ? Mes idées seraient peut-être un poison pour vous ! »
L’autre secoua la tête en manière de protestation énergique.
« Pourquoi vous occuper d’idées ? Il y en a qui suffiraient vite à vider le sac de votre père. Ne vous occupez donc pas de ce que vous ne pouvez pas comprendre. Retournez à vos chevaux et à vos filles : vous serez sûr, comme cela, au moins, de ne faire de mal à personne, et à peine à vous-même… »
Le jeune enthousiaste parut accablé par ce dédain.
« Vous me renvoyez à mon auge ; Kirylo. C’est entendu. Je suis une triste brute, et comme une brute je finirai. Mais écoutez : c’est votre mépris qui m’aura achevé ! »
Razumov s’éloignait à grands pas. Que cette âme simple, éprise de joies grossières, fût, elle aussi, touchée par l’esprit maudit de la Révolution, cela lui paraissait un signe fatidique des temps. Il s’en voulait de se sentir troublé. Personnellement, il avait lieu d’être rassuré. Cette conspiration de l’erreur, cette obstination à le prendre pour ce qu’il n’était pas, étaient manifestement à son avantage. Mais quel étrange aveuglement !
Il eut à nouveau l’impression que la conduite de sa vie lui était soustraite par la tyrannie révolutionnaire de Haldin. C’en était fait de son existence solitaire et laborieuse, seule chose qui dépendit réellement de lui sur cette terre. « De quel droit ? » se demandait-il furieusement. « En quel nom ? »
Ce qui l’enrageait le plus, c’était de sentir que les « penseurs » de l’Université l’associaient à Haldin, faisant de lui, sans doute, une sorte de confident d’arrière-plan… Ah le mystère de leurs relations ! Ha ! ha !… On avait fait de lui un personnage, à son insu. Comme ce misérable Haldin avait dû parler de lui ! Pourtant il est probable qu’il avait dit peu de choses. Mais ses pensées les plus banales avaient sans doute été ramassées, caressées, couvées par tous ces imbéciles. Toute l’action révolutionnaire secrète n’était-elle pas ainsi fondée sur la folie, la suggestion et le mensonge ?
« Impossible de penser à autre chose », se disait Razumov. « Je deviendrai idiot si cela continue. Ces coquins et ces imbéciles vont détruire mon intelligence ! »
Et il voyait sombrer tout espoir d’un avenir qui reposait justement sur le libre jeu de son intelligence.
Il atteignit la porte de sa maison dans un tel état de découragement qu’il se vit, avec une apparente indifférence, remettre une enveloppe d’aspect officiel, confiée aux mains sales du dvornik.
« C’est un gendarme qui l’a apportée », dit l’homme. « Il m’a demandé si vous étiez à la maison. Je lui ai dit : « Non ; il n’y est pas ! Alors il l’a laissée. Vous lui remettrez ce pli en mains propres » qu’il m’a dit. Maintenant je vous l’ai donné, hein ? »
L’homme retourna à son balai, et Razumov grimpa l’escalier, l’enveloppe à la main. Arrivé dans sa chambre, il ne se hâta pas de l’ouvrir. Naturellement, cette missive officielle émanait de la Direction supérieure de la Police. Suspect ! il était suspect !
Il envisageait avec stupeur l’absurdité de sa situation. Il rêvait, en proie à une mélancolie sèche, dépourvue d’émotion. C’en était fini de ses trois années de bon travail ; son avenir, quarante années de vie peut-être, se trouveraient compromis ; tout espoir se muait en terreur, parce que des événements dus à la folie des hommes s’enchaînaient en une série de faits qu’aucune sagesse ne pouvait prévoir qu’aucun courage ne pouvait briser ! La fatalité se glisse dans votre chambre derrière le dos tourné de la logeuse ; on entre, pour l’y trouver installée, sous un nom d’homme, et un aspect humain ; elle porte un habit de drap brun et de longues bottes, et s’appuie contre le poêle… Elle vous demande : « La porte est-elle bien fermée ?… » et l’on n’a pas la sagesse de la prendre à la gorge pour la jeter dehors. On ne sait pas. On fait bon accueil au monstrueux destin. « Asseyez-vous… », dit-on. Et tout est fini ; impossible de desserrer son étreinte ; la fatalité s’agrippe pour toujours ! Ni la corde, ni la potence d’exécution ne vous rendront la liberté de la vie ou la rectitude de la pensée… Il y a de quoi se briser la tête contre le mur…
Razumov regardait autour de lui comme pour chercher un endroit où se précipiter, la tête en avant. Puis il ouvrit la lettre. Elle intimait l’ordre à l’étudiant Kirylo Sidorovitch Razumov de se présenter sans délai au Secrétariat général.
Razumov eut une vision des yeux louches du général T…, de cette personnification grotesque et terrible, de la puissance autocratique. Il représentait cette puissance parce qu’il en était le protecteur. Il était l’incarnation du soupçon, de la colère, de l’impitoyable rigueur d’un régime politique et social toujours aux aguets. Il avait une horreur instinctive de la rébellion. Et Razumov se disait qu’un tel homme était parfaitement incapable de comprendre une adhésion raisonnée à la cause de l’absolutisme.
« Que me veut-il au juste ; je me le demande ? »
Comme si cette muette interrogation avait évoqué le fantôme familier, il vit soudain Haldin debout devant lui, dans la chambre, avec une netteté singulière de détails. Bien que le jour d’hiver eut fait place déjà au crépuscule sinistre d’un ciel de neige, Razumov distingua nettement l’étroite ceinture de cuir qui serrait le manteau tcherkesse. L’illusion de la présence exécrée était si parfaite qu’il attendait à demi la question : « La porte est-elle bien fermée ? » Il eut pour l’apparition un regard de haine et de mépris. Les âmes ne réapparaissent pas avec des vêtements. Haldin n’était donc pas mort encore. Razumov fit un pas, avec un geste de menace : la vision s’évanouit… Pivotant sur les talons, il sortit de la chambre avec dédain… Mais, après avoir descendu un étage, il s’avisa que les autorités voulaient peut-être le confronter avec Haldin, en chair et en os. Cette idée le frappa comme une balle, et s’il ne s’était accroché des deux mains à la rampe, il aurait sans doute roulé jusqu’au palier suivant. Ses jambes ne voulaient plus le porter… Mais pourquoi ?… Pour quelle raison plausible ?… Dans quel but ?…
Il ne pouvait trouver de réponse raisonnable à ces questions. Razumov se souvint pourtant de la promesse faite au prince K… par le général T… Son nom devait rester dans l’ombre.
Il descendit l’escalier, degré par degré, en se soutenant de toute sa force à la rampe. Sous la porte, il retrouva une certaine vigueur de pensée et d’allure. Il sortit dans la rue sans trébucher. Et son esprit s’affermissait de minute en minute. Il se disait pourtant que le général T… était parfaitement capable de le faire enfermer dans la forteresse pour un laps de temps indéfini. Son tempérament était fait pour l’impitoyable tâche, et sa toute-puissance le rendait inaccessible aux arguments de la raison.
Mais, en arrivant au Secrétariat, Razumov s’aperçut qu’il n’allait pas avoir affaire au général T… Il apparaît clairement, d’après le journal de l’étudiant, que ce terrible personnage voulait rester dans l’ombre. C’est un fonctionnaire civil de rang très élevé qui reçut Razumov dans son bureau particulier, après l’avoir fait attendre dans un service, où de nombreux scribes écrivaient sur des tables, au milieu d’une atmosphère chaude et étouffante.
L’employé en uniforme qui conduisait l’étudiant lui dit dans le couloir :
« Vous allez être reçu par Gregory Matvieitch Mikulin ».
Il n’y avait rien de redoutable dans la mine de l’homme qui portait ce nom. Son regard doux et attentif était à l’avance tourné vers la porte par où pénétra Razumov. Il lui désigna tout de suite, de la plume qu’il tenait à la main, un canapé profond situé entre deux fenêtres, et suivit du regard le jeune homme qui traversait la pièce pour aller s’asseoir. C’était un regard paisible où ne se lisait ni curiosité, ni soupçon, ni hostilité…, un regard presque dépourvu d’expression. Il y avait dans son insistance douce une espèce de sympathie.
Razumov qui avait tendu sa volonté et préparé son esprit pour une rencontre avec le général T… lui-même, fut profondément troublé. La vigueur morale dont il avait fait provision à l’avance, pour lutter contre les abus possibles de la puissance et de la passion, n’avait plus de raison d’être en face de cet homme pâle, à la longue barbe déployée. Elle était blonde, clairsemée, et très fine. Le jour tombait en reflets de cuivre sur les saillies d’un front haut et sévère. Et les traits larges et doux donnaient au visage un aspect si paisible et si familier que l’on s’étonnait, comme d’une affectation prétentieuse, de la raie très soignée qui séparait les cheveux sur le milieu de la tête.
Le journal de M. Razumov témoigne d’une certaine irritation de sa part. Je dirai, en passant, que le journal proprement dit, consistant en notes plus ou moins quotidiennes, semble commencer ce soir-là, au moment où l’étudiant revint à sa chambre.
M. Razumov était donc irrité ; sa volonté tendue se brisait tout à coup.
« Il faut être très prudent », se disait-il en échangeant avec le fonctionnaire un regard muet… Le silence se prolongea pendant quelques minutes et fut caractérisé (car un silence peut avoir une physionomie spéciale) par une sorte de tristesse, due peut-être à la douceur pensive dont paraissait faire montre l’homme barbu. Razumov sut plus tard qu’il était chef de direction au Secrétariat général et qu’il avait, dans la hiérarchie civile, un rang équivalent à celui de colonel dans l’armée.
La méfiance de Razumov s’accentuait. Il fallait se garder surtout de trop parler. On ne l’avait pas appelé là sans une raison valable. Quelle était cette raison ? On voulait lui laisser entendre qu’il était suspect. Et le faire parler aussi, sans doute. Mais parler de quoi ? Il n’y avait rien à dire… À moins que Haldin n’eut raconté des histoires… Toutes ces incertitudes dangereuses obsédaient Razumov. Et le silence lui pesait tant, qu’il prit le premier la parole, en se maudissant de sa faiblesse, après s’être promis de n’en rien faire.
« Je n’ai pas perdu un instant », fit-il d’un ton rude et provocant ; et l’on eut dit qu’il perdait toute faculté de langage pour en faire part à son interlocuteur ; le conseiller Mikulin murmura, d’un ton d’approbation :
« Parfait ! parfait !… Bien, qu’à vrai dire… »
Mais le charme était rompu, et Razumov interrompit hardiment le fonctionnaire, avec la conviction soudaine que c’était là, pour lui, la plus sûre attitude. Il se plaignit avec un flot impétueux de paroles, d’être absolument incompris. Et tout en sentant son audace, il se disait que le mot « incompris » était plus juste que le mot « soupçonné » et le répétait avec insistance. Tout à coup, il s’arrêta, saisi de terreur devant l’immobilité attentive du bureaucrate.
« Qu’est-ce que je lui raconte ? » se dit-il, en jetant sur l’homme un regard trouble. Avec de telles gens, on était soupçonné et non pas incompris… C’était là l’expression juste ! Être incompris c’était encore une autre espèce d’horreur ! Et tout cela, il le devait au misérable Haldin ! Oh que la tête lui faisait mal ! Il passa la main sur son front, en un geste involontaire de souffrance, qu’il n’avait plus la force de réprimer. À ce moment précis, il se vit lui-même à la torture… grand corps pâle, allongé sur un chevalet, sous une voûte sombre, écartelé avec une force terrible… corps dont il ne pouvait distinguer le visage. C’était un sombre tableau d’Inquisition, aperçu en rêve, pendant une seconde.
Nous ne pouvons croire sérieusement pourtant que Razumov se fut assoupi auprès de M. Mikulin, pour voir en rêve une scène de l’Inquisition. En fait, il était absolument épuisé, et il mentionne comme une circonstance singulière, propre à intensifier l’angoisse de son rêve, qu’il n’y avait personne près du corps pâle et allongé. Cette solitude de la victime était particulièrement horrible. De même, note-t-il aussi, la mystérieuse impossibilité de distinguer ses traits, lui inspirait une sorte d’épouvante. Il éprouvait toutes les terreurs d’un cauchemar atroce. Et pourtant, il reste persuadé de n’avoir pas un seul instant perdu la notion de sa présence sur le canapé où il restait assis, le buste penché en avant, les mains entre les genoux, la casquette tournée machinalement dans les doigts. Mais tout s’évanouit à la voix du conseiller Mikulin, et Razumov lui fut profondément reconnaissant de la simplicité de son accent :
« Oui ;… je vous ai écouté avec intérêt… Je comprends, jusqu’à un certain point votre… Mais réellement vous vous trompez… » Le conseiller Mikulin proféra une série de phrases inachevées. Au lieu de les terminer, il baissait les yeux sur sa barbe. Et c’était une abréviation volontaire qui semblait donner plus de poids à ses paroles. Mais il savait aussi parler d’abondance, comme il le montra en changeant d’attitude, et en prenant un ton persuasif : « En vous écoutant comme je l’ai fait, je pense vous avoir prouvé que je ne veux pas donner à notre entrevue un caractère strictement officiel. En fait, je ne voudrais pas qu’elle eût rien d’officiel. Oh oui ! j’admets que votre convocation pouvait effaroucher… Mais je vous demande si on l’aurait rédigée ainsi pour s’assurer de la présence d’un… »
« Suspect… », s’écria Razumov en plongeant son regard dans les yeux du fonctionnaire. C’étaient de grands yeux aux lourdes paupières, dont la hardiesse de l’étudiant ne fit pas détourner le regard terne et assuré. « Un suspect » : la répétition à voix haute du mot qui avait troublé ses heures d’insomnie causait à Razumov une satisfaction étrange. Le conseiller Mikulin hocha légèrement la tête. « Vous ne savez certainement pas que la police a perquisitionné dans ma chambre ?
« J’allais dire d’un incompris, quand vous m’avez interrompu », insinua doucement le conseiller Mikulin.
Razumov sourit sans amertume. La conscience retrouvée de sa supériorité intellectuelle le soutenait à l’heure du danger. Il dit, avec une nuance de dédain :
« Je sais que je ne suis qu’un roseau. Mais vous voudrez bien convenir de la supériorité du « roseau pensant » sur les forces brutes qui vont l’écraser. Sa pensée ne peut alors s’exprimer que dans un sens critique. Vous me permettrez peut-être de vous dire ma surprise du retard apporté par la police à cette visite domiciliaire, de ces deux jours pendant lesquels j’aurais pu anéantir tout objet compromettant en le brûlant par exemple, et en me débarrassant de ses cendres mêmes. »
« Vous êtes irrité ! » remarqua le Conseiller, avec une inexprimable simplicité de ton et de manière. « Est-ce bien raisonnable ? »
Razumov se sentit rougir de vexation.
« Oui, je suis raisonnable. Je suis même, permettez-moi de le dire, un penseur, bien que ce terme semble être de nos jours l’apanage exclusif des colporteurs de denrées révolutionnaires, esclaves de la pensée française ou allemande, et le diable sait de quelles notions étrangères encore… Mais je ne suis pas un métis intellectuel ; je pense en Russe, je pense avec fidélité et je me permets de m’appliquer ce terme de « penseur ». Ce n’est pas une expression interdite, que je sache ».
« Non certes. Pourquoi serait-elle interdite ? » Le conseiller Mikulin se tourna sur son siège, les jambes croisées, et posa son coude sur la table, en appuyant sa tête sur le dos de sa main à demi-fermée. Razumov vit à son index un large anneau d’or serti d’une pierre rouge-sang, bague à cachet qui paraissait peser une demi-livre et semblait le bijou le plus seyant pour l’homme imposant dont luisaient les cheveux divisés par une raie impeccable, au-dessus d’un front sévère de Socrate.
« Serait-ce une perruque ? » se demanda Razumov, surpris du détachement inattendu avec lequel il se posait la question. Sa confiance en lui-même était fort ébranlée. Il décida de ne plus bavarder. De la réserve ! de la réserve ! Tout ce qu’il avait à faire, c’était de tenir résolument secrète l’histoire de Ziemianitch, quand on l’interrogerait. Il ne ferait en aucun cas mention de Ziemianitch dans ses réponses.
Le conseiller Mikulin fixait sur lui un regard brumeux. La confiance de Razumov l’abandonnait complètement. Il paraissait impossible de ne pas parler de Ziemianitch : toutes les questions l’amèneraient fatalement à cette histoire… puisqu’il n’y avait rien d’autre à dire ! il fit un effort pour retrouver son courage…, mais en vain. D’ailleurs le conseiller Mikulin paraissait faire montre, de son côté, d’un détachement singulier.
« Pourquoi serait-elle interdite ? », reprit-il. « Moi aussi, je me considère comme un homme de pensée, je vous l’affirme. Le tout est de penser correctement. J’admets que c’est souvent chose difficile, au début, pour un jeune homme abandonné à lui-même, livré à ses impulsions généreuses et indisciplinées… à la merci, si je puis dire, de tous les vents qui soufflent d’aventure. Bien entendu les convictions religieuses peuvent… »
Le conseiller Mikulin regarda sa barbe, et Razumov, dont la tension nerveuse se trouvait relâchée par ce ton inattendu de conversation familière, grogna d’une voix sourde :
« Cet homme, cet… Haldin… croyait en Dieu. »
« Ah ! vous saviez cela ? » murmura le conseiller Mikulin en marquant doucement le point, avec une sorte de discrétion, mais avec intention, cependant, comme s’il avait été, lui aussi, pris au dépourvu par la remarque de Razumov. Le jeune homme conserva une attitude impassible et morne, bien qu’il se reprochât comme une inepte stupidité des paroles qui avaient pu donner une impression si fausse d’intimité. Il gardait les yeux baissés sur le sol. « Il faut absolument que je tienne ma langue, tant qu’on ne m’obligera pas à parler », se dit-il. Et au même moment une question involontaire se faisait jour, dans son esprit : « Ne vaudrait-il pas mieux tout lui dire ? » avec une telle force qu’il dut se mordre les lèvres. Mais le conseiller Mikulin ne devait avoir nourri aucun espoir de confession ; il poursuivit :
« Vous m’en dites plus que les juges n’en ont pu savoir. Haldin a été jugé par une commission de trois membres. Et il n’a absolument rien voulu dire. J’ai ici le compte rendu de l’interrogatoire. Après chacune des questions se trouve la note : « Refuse de répondre, refuse de répondre. » Il en est ainsi page après page. Vous voyez, on m’a chargé d’investigations sur cette affaire. Et il ne m’a rien laissé pour diriger mes premières recherches. C’est un misérable endurci. Et ainsi, me dites-vous… il croyait… »
Le conseiller Mikulin eut pour sa barbe un nouveau regard, accompagné d’une légère moue, mais son silence fut bref. Il fit observer avec une nuance de mépris, que les blasphémateurs eux-mêmes témoignaient d’une telle croyance, et conclut que Razumov avait dû s’entretenir souvent avec Haldin sur ce sujet.
« Non », fit Razumov, d’une voix forte, sans lever les yeux ; « Il parlait et j’écoutais ; ce n’est pas là une conversation. »
« Savoir écouter est un grand art », observa Mikulin, en manière de parenthèse.
« Et savoir faire parler les gens en est un autre », murmura Razumov.
« Oh non, cela n’est pas bien difficile ! » fit Mikulin, avec simplicité, « en dehors de certains cas, bien entendu, tels que celui de cet Haldin… Rien n’a pu le décider à parler. Quatre fois il a été amené devant ses juges ; quatre interrogatoires secrets ; et même pendant le dernier, lorsqu’il a été question de vous… »
« Question de moi ? » répéta Razumov en levant brusquement la tête. « Je ne comprends pas. »
Le conseiller Mikulin se tourna vers la table et saisit quelques feuilles de papier gris qu’il laissa retomber l’une après l’autre, pour ne garder à la main que la dernière ; il la tenait devant ses yeux tout en parlant :
« Nous avons considéré la chose comme nécessaire, vous pouvez le comprendre. Dans un cas de cette gravité, on n’a le droit de négliger aucun moyen d’action sur le coupable. Vous vous en rendez compte, j’en suis certain… »
Razumov fixait des yeux dilatés sur le profil du conseiller Mikulin, qui ne le regardait plus.
« Aussi a-t-on décidé (j’ai été consulté par le général T…) de poser à l’accusé une certaine question. Mais, pour répondre au désir exprimé par le prince K…, votre nom n’a pas paru dans les documents, restant ainsi ignoré des juges eux-mêmes. Le prince K… a reconnu la logique, la nécessité de nos intentions, mais il s’inquiétait à votre sujet. Tout peut se savoir, il faut bien l’avouer. On ne peut pas répondre toujours de la discrétion des subalternes. Il y avait, naturellement, dans la pièce, le secrétaire du tribunal spécial, ainsi qu’un ou deux gendarmes. Aussi, comme je vous l’ai dit, les juges eux-mêmes devaient-ils rester dans l’ignorance. La question à poser leur fut envoyée par le général T… (je l’avais rédigée de ma propre main) avec ordre de la poser au prisonnier en tout dernier lieu. La voici » :
Le conseiller Mikulin rejeta la tête en arrière, pour trouver une position commode, et se mit à lire d’une voix monotone :
« Question : L’homme que vous connaissez bien, dans la chambre de qui vous avez passé plusieurs heures lundi, et sur la dénonciation duquel vous avez été arrêté… avait-il eu connaissance de votre intention de commettre un meurtre politique ? – Le prisonnier refuse de répondre… La question est réitérée. – Le prisonnier garde le même silence obstiné. »
« Le vénérable chapelain de la Forteresse est alors introduit, et exhorte le prisonnier au repentir ; il le supplie de racheter son crime par une confession totale et sans réticence, qui pourrait aider à libérer notre pays, si attaché au Christ, du péché de rébellion contre les lois divines et la Majesté sacrée de son Chef ; – le prisonnier, pour la première fois, au cours de l’audience, ouvre la bouche, et repousse d’une voix haute et claire, les exhortations du vénérable chapelain. »
« À onze heures, la Cour rend une sentence de mort. L’exécution est fixée pour quatre heures de l’après-midi, sauf instructions ultérieures des autorités suprêmes. »
Le conseiller Mikulin laissa tomber la feuille de papier, regarda sa barbe, et se tournant vers Razumov, ajouta d’un ton calme, en manière d’explication :
« Nous n’avons pas vu de raison de différer l’exécution. Ordre a été envoyé par le télégraphe, à midi, de donner suite à la sentence. J’ai rédigé la dépêche moi-même. Le condamné a été pendu à quatre heures, cet après-midi. »
L’annonce certaine de la mort de Haldin valut à Razumov la sensation de lassitude profonde qui accompagne un violent effort ou une grosse émotion. Il resta immobile sur le canapé, mais un murmure lui échappa :
« Il croyait à une existence future. »
Le conseiller Mikulin haussa légèrement les épaules ; et Razumov se leva avec un effort. Il n’avait plus maintenant aucune raison de rester dans cette chambre : Haldin avait été pendu à quatre heures, le fait était certain. Il était entré tout entier, dans son existence future, avec ses longues bottes, sa toque d’Astrakhan et toute sa défroque, avec la ceinture même de cuir qui lui serrait la taille. Dans une existence confuse et vacillante. Ce n’était pas son âme, c’était son fantôme seul qu’il avait laissé sur la terre, pensait Razumov avec un sourire ironique en traversant la pièce, dans un oubli total de l’endroit où il se trouvait et de la présence du conseiller Mikulin. Celui-ci aurait pu sans quitter sa chaise, mettre en branles un jeu de sonnettes dans tout l’édifice. Mais il laissa Razumov aller jusqu’à la porte, avant d’élever la voix :
« Eh bien, Kirylo Sidorovitch ! Que faites-vous donc ? »
Razumov tourna la tête et le regarda en silence. Il n’était nullement décontenancé. Le conseiller Mikulin tenait les bras allongés devant lui sur la table, et penchait légèrement le corps en avant, en forçant le regard de ses yeux troubles.
« Allais-je réellement partir ainsi ? » se demandait Razumov avec une contenance impassible. Mais il sentait, sous ce calme affecté, un étonnement se faire jour :
« Évidemment, je serais sorti, s’il n’avait pas parlé », pensait-il. « Qu’aurait-il fait alors ? Il faut en finir, d’une façon ou de l’autre, avec cette affaire ! Il faut que je l’oblige à me montrer son jeu. »
Il réfléchit encore un instant, derrière le masque de sa physionomie impénétrable, puis lâcha le bouton de la porte pour revenir au milieu de la pièce.
« Je vais vous dire ce que vous pensez », fit-il brusquement, mais sans élever la voix. « Vous croyez avoir affaire à un complice de ce malheureux homme. Non, je ne sais pas s’il était malheureux ; il ne m’en a rien dit. À mon sens, c’était un misérable ! parce que c’est un crime plus grand de perpétuer une idée fausse que de supprimer un homme. Je pense que vous ne nierez pas cela ! Je l’ai haï ! Les visionnaires propagent dans le monde une éternité de misère. Leurs utopies sèment, dans la masse des esprits médiocres, le dégoût de la réalité et le mépris de la logique séculaire du développement humain ! »
Razumov eut un mouvement d’épaules et un regard inquiet. « Quelle tirade », pensait-il, impressionné par le silence et l’immobilité de Mikulin. Le bureaucrate barbu restait assis à son poste, maître de lui comme une idole mystérieuse aux yeux vagues et impénétrables.
Le ton de Razumov se modifia involontairement.
« Si vous me demandez la raison de ma haine pour Haldin, je vous répondrai qu’elle n’a rien à voir avec le sentiment. Je ne l’ai pas haï d’avoir commis un crime, un meurtre ; l’horreur n’est pas la haine. Je l’ai haï simplement parce que j’ai l’esprit sain. C’est par là qu’il m’a fait souffrir… Sa mort… »
Razumov sentit sa voix s’enrouer dans sa gorge. La brume semblait descendre des yeux du conseiller Mikulin sur tout son visage, et le rendre indistinct à la vue du jeune homme. Mais il s’efforçait de ne pas s’arrêter à de tels phénomènes.
« Oui, vraiment », poursuivit-il, en scandant chacune de ses paroles, « que m’importe sa mort ? S’il gisait ici sur le sol, je marcherais sur sa poitrine. Cet homme n’est plus qu’un fantôme… »
La voix de Razumov s’éteignit, malgré lui. Mikulin, derrière sa table, ne faisait pas le plus petit mouvement. Le silence pesa quelque temps, avant que Razumov pût continuer.
« Il parlait de moi, à droite et à gauche ; les intellectuels tiennent dans leurs logis des séances où ils se grisent d’idées venues du dehors, au même titre que les officiers des Gardes se grisent avec des vins étrangers. Simple débauche !… Ma parole », et Razumov, enragé par le souvenir de Ziemianitch, brusquement surgi dans son esprit, baissa la voix, pour poursuivre avec emphase : « Ma parole, nous autres Russes sommes une nation d’ivrognes ! Il nous faut toujours une ivresse quelconque, pour devenir fous de douleur ou abrutis de résignation, pour tomber inertes comme une souche, ou mettre le feu à la maison… Je voudrais savoir ce que doit faire un homme sobre. On ne peut pas se tenir absolument à l’écart de ses concitoyens. Il faut être un saint pour vivre dans un désert ! Et si un ivrogne, au sortir d’un café, se pend à votre cou et vous embrasse sur les deux joues, parce qu’il y a dans votre aspect quelque chose qui lui a plu, que pouvez-vous faire, je vous le demande ? Vous lui briserez peut-être un gourdin sur le dos, sans réussir pour cela à le chasser… »
Le conseiller Mikulin leva la main, et la passa sur son visage, avec un geste délibéré.
« Oui… en effet… », fit-il, à mi-voix.
Razumov eut un sursaut devant la gravité tranquille de ce geste si inattendu, et qui masquait une indifférence alarmante. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Et l’étudiant se souvint qu’il voulait obliger son interlocuteur à montrer son jeu.
« J’ai dit tout cela au prince K… », reprit-il avec une tranquillité feinte ; mais il se troubla à nouveau, en voyant le conseiller Mikulin faire un geste léger d’assentiment… « Vous le saviez ?… Vous avez appris ?… Pourquoi alors m’avoir appelé… pour me dire l’exécution de Haldin ? Vouliez-vous donc me confronter avec son silence, maintenant qu’il est mort ? Que m’importe son silence ? Tout ceci est incompréhensible ! Vous voulez ébranler mon équilibre moral ! »
« Non. Pas du tout », murmura le conseiller Mikulin, d’une voix à peine perceptible. « Nous savons apprécier le service que vous avez rendu… »
« Ah vraiment ?… » interrompit Razumov avec ironie.
« … Et la difficulté de votre position… » Mikulin n’élevait toujours pas la voix. « Mais songez un peu ! Vous tombez du ciel, dans le bureau du prince K…, avec votre histoire stupéfiante… Vous étudiez encore, M. Razumov, mais nous, nous savons déjà ; n’oubliez pas cela… Et c’était une curiosité bien légitime… »
Le Conseiller regarda sa barbe ; les lèvres de Razumov tremblèrent.
« Un événement semblable impose sa marque à un homme », continuait la voix douce. « J’avoue que j’étais curieux de vous connaître. Le général T… a jugé lui aussi, que ce serait chose utile… Ne me croyez pas inapte à comprendre vos sentiments. À votre âge j’étais étudiant aussi… »
« Oui, vous désiriez me voir », interrompit Razumov avec un accent de répugnance profonde. « Naturellement, vous en aviez le droit, c’est-à-dire le pouvoir, ce qui revient au même ! Mais vous ne gagneriez rien à me regarder et à m’écouter pendant un an… Je commence à croire qu’il y a quelque chose en moi, que les gens ne peuvent pas comprendre. C’est regrettable. Il me semble pourtant que le prince K… ait compris… Au moins en avait-il l’air… »
Le conseiller Mikulin fit un léger mouvement.
« Le prince K… est au courant de tout ce que nous faisons, et je préfère vous dire qu’il a acquiescé à mon désir de faire votre connaissance. »
Razumov dissimula son immense désappointement sous un accent de surprise ironique.
« Alors… c’est un curieux, lui aussi. Eh bien ! après tout, le prince K… me connaît fort peu. C’est vraiment très malheureux pour moi ;… mais… ce n’est pas tout à fait ma faute ! »
Le conseiller eut un geste rapide de la main, levée en manière de protestation, et pencha légèrement sa tête sur l’épaule…
« Voyons, M. Razumov ! Pourquoi prendre les choses ainsi ? Je suis certain que tout le monde… »
Il jeta rapidement les yeux sur sa barbe, et lorsqu’il les releva, il y eut, pendant un instant, une expression d’intérêt dans son regard brumeux. Mais Razumov n’y répondit que par un sourire froid et hostile.
« Non. Tout cela est évidemment sans importance ; seul importe au moins l’éveil de toute cette curiosité pour un fait si simple. Et maintenant que faire ? Comment apaiser cette curiosité ; avec quoi, veux-je dire, l’apaiser ? Je me trouve être né Russe, et animé d’instincts patriotiques… dont je ne saurais dire s’ils sont ou non héréditaires… »
Razumov parlait nettement, avec une assurance affectée.
« Oui, j’ai des instincts patriotiques, développés par des habitudes de pensée indépendante, de pensée libre. À cet égard, je jouis d’une liberté plus grande que ne pourrait m’en valoir aucune révolution sociale. Il est infiniment probable que je ne pense pas exactement comme vous. Comment serait-ce possible ? Il vous appartient de croire, à cette minute, que je mens de propos délibéré, pour cacher mon repentir ! »
Razumov s’arrêta. Son cœur était devenu trop gros pour sa poitrine. Le conseiller Mikulin ne bronchait pas.
« Pourquoi cela ? » fit-il simplement. J’ai assisté, en personne, à la perquisition faite dans votre chambre. J’ai parcouru moi-même tous vos papiers, et j’ai été fort impressionné par une sorte de profession de foi politique. C’était un document bien remarquable. Et puis-je vous demander la raison ?… »
« C’était le désir de tromper la police, naturellement ! » fit Razumov, d’un ton furieux… « Pourquoi tant d’histoires ? Bien entendu vous pouvez m’envoyer tout droit en Sibérie : cela serait compréhensible, au moins, et je me soumets à ce que je puis comprendre. Mais je proteste contre cette comédie de persécution. Toute cette affaire devient trop comique à mon goût… Comédie de quiproquos, de fantômes et de soupçons… C’est positivement indécent… »
Le conseiller Mikulin eut un mouvement d’attention :
« Vous avez parlé de fantômes ? » murmura-t-il.
« J’en écraserais des douzaines sur ma route », poursuivit résolument Razumov, avec un geste impatient de la main. « Mais vraiment je puis bien demander d’en avoir fini, une fois pour toutes, avec cet homme… Et dans cette idée… je prendrai la liberté… »
Razumov s’inclina légèrement devant le bureaucrate, assis de l’autre côté de la table.
« … De me retirer… de me retirer purement et simplement »… conclut-il d’un ton résolu.
Il se dirigea vers la porte, en pensant : « Maintenant, il va abattre son jeu. Il faut qu’il sonne et me fasse arrêter avant ma sortie du Secrétariat, ou qu’il me laisse aller… Et de toutes façons… »
Une voix calme s’éleva :
« Kirylo Sidorovitch… »
Razumov arrivé à la porte, tourna la tête.
« De me retirer… », répéta-t-il.
« Où cela ? » demanda le conseiller Mikulin, très doucement.
Il y a, sans doute, dans la composition d’un roman, certaines règles à observer, pour en conserver la clarté et en ménager les effets. Même dénué de toute expérience dans l’art du conteur, un homme d’imagination a son instinct pour le guider dans le choix des mots et le développement de l’action. Une parcelle de talent fait pardonner bien des erreurs. Mais il ne s’agit pas ici d’une œuvre d’imagination ; je n’ai aucun talent, et ce n’est pas l’art de la composition, mais au contraire l’absence de tout art qui pourra valoir à mon ouvrage une certaine indulgence. Convaincu de mon peu de moyens, et fort de la sincérité de mes intentions, je ne voudrais, même si j’en étais capable, inventer aucun fait. Je pousse les scrupules au point de ne pas chercher la moindre transition entre les deux premières parties de mon récit.
Je mettrai donc de côté le journal de M. Razumov au moment précis où le conseiller Mikulin lui posait, comme un insoluble problème sa question : « Où cela ? », et je dirai simplement que j’avais fait la connaissance de ces dames six mois environ avant cette époque. Par « ces dames » je veux désigner, on l’a deviné, la mère et la sœur de l’infortuné Haldin.
De quels arguments il avait pu user pour décider sa mère à vendre leur petite propriété et à s’expatrier pour une période de temps indéterminé, je ne saurais le dire exactement. Je crois que Madame Haldin, pour complaire à un désir de son fils, aurait mis le feu à la maison et émigré dans la lune, sans montrer aucun signe de surprise ou d’appréhension, et que Mlle Haldin, – Nathalie ou Natalka pour les intimes – aurait, sans hésitation, consenti à la suivre.
Je me rendis très vite compte du total dévouement et de la fierté dont ces dames faisaient preuve à l’égard du jeune homme. C’est pour obéir à ses instructions qu’elles avaient gagné tout droit la Suisse et avaient passé à Zurich une année presque entière. De Zurich, qu’elles n’aimaient pas, elles vinrent à Genève. Un de mes amis, professeur d’histoire à l’Université de Lausanne (il avait épousé une Russe, parente éloignée de Mme Haldin) m’écrivit au sujet de ces dames, et me conseilla de leur faire une visite. C’était là un avis bienveillant, propre à m’intéresser en tant que professeur. Mlle Haldin désirait, en effet, lire les meilleurs auteurs anglais avec un maître compétent.
Mme Haldin me reçut très cordialement. La mauvaise qualité de son français, qu’elle avouait en souriant, simplifia entre nous les formalités d’une première entrevue. C’était dans sa robe de soie noire, une grande femme, dont le front large, les traits réguliers et les lèvres finement modelées disaient la beauté passée. Assise très droite dans une bergère, elle me déclara d’une voix douce et un peu faible que sa Natalka avait une véritable soif de connaissances. Elle gardait ses mains frêles sur les genoux, et l’immobilité de ses traits avait quelque chose de monacal. « En Russie, poursuivit-elle, toute connaissance est entachée de mensonge, je ne parle pas, bien entendu, de la chimie et des sciences de ce genre, mais de l’instruction en général. Le Gouvernement a corrompu l’enseignement dans un but d’intérêt personnel. C’est ainsi, d’ailleurs, que pensent mes enfants. » Sa Natalka avait obtenu le diplôme d’une école supérieure de jeunes filles, et son fils était étudiant à l’Université de Pétersbourg. Intelligence brillante, nature noble et généreuse, il était l’oracle de ses camarades. Dans tout autre pays que le leur, elle aurait eu la certitude d’un brillant avenir pour un homme doué des qualités extraordinaires et du caractère élevé de son fils…, mais en Russie !…
La jeune fille, assise à la fenêtre, tourna la tête pour dire : « Allons, Maman ! Même chez nous, les choses changent avec les années ! »
Sa voix profonde, presque rude, était caressante pourtant dans sa rudesse. Elle avait le teint mat, des lèvres rouges et des formes pleines. Elle donnait une impression de forte vitalité. La vieille dame soupira :
« Vous êtes jeunes, tous les deux ; l’espoir vous est facile. Moi non plus, d’ailleurs, je ne désespère pas. Comment pourrais-je désespérer avec un fils comme celui-là ! »
Je m’adressai à Mlle Haldin pour savoir quels auteurs elle désirait lire. Elle tourna vers moi ses yeux gris bordés de cils noirs, et je me rendis compte, malgré le nombre de mes années, de l’attraction physique que pouvait exercer sa personne sur un homme capable d’apprécier dans une femme autre chose que la simple grâce féminine. Elle avait un regard droit et loyal comme celui d’un jeune homme que n’ont pas encore gâté les sages leçons de la vie. Un regard intrépide aussi, mais sans rien d’agressif dans son intrépidité. Je le définirai mieux en disant qu’il montrait une assurance ingénue bien que réfléchie. Elle avait pensé déjà (en Russie les jeunes gens commencent à penser de bonne heure) mais elle n’avait pas connu de déceptions, sans doute pour n’être pas tombée encore sous l’empire de la passion. On la sentait… il suffisait pour cela de la regarder… très capable de s’exalter pour une idée ou simplement pour une personne. Au moins est-ce ainsi que je la jugeai, avec un esprit que je crois impartial… car évidemment ma personne ne pouvait pas être la personne…, et quant à mes idées !…
Nous devînmes très bons amis, au cours de nos lectures, qui me valurent des heures charmantes. Je puis avouer, sans crainte de provoquer un sourire, que je m’attachai fort à cette jeune fille. Au bout de quatre mois, je lui dis qu’elle pouvait fort bien, à l’avenir, continuer à lire l’anglais sans mon aide. Il était temps pour le professeur de se retirer. Mon élève parut fâcheusement surprise.
Madame Haldin, toujours assise dans son fauteuil, tourna vers moi ses traits immobiles et l’expression bienveillante de ses yeux, en me disant dans son français douteux : « Mais l’ami reviendra ». Et il en fut ainsi décidé : je revins dans la maison, non plus quatre fois par semaine, comme auparavant, mais assez fréquemment. En automne, nous fîmes ensemble quelques courtes excursions en compagnie d’autres Russes, et mes relations avec ces dames me valurent dans la colonie russe une place que je n’aurais pu trouver autrement.
Le jour où je vis dans les journaux la nouvelle de l’assassinat de M. de P… (c’était un Dimanche), je rencontrai les deux dames dans la rue, et marchai quelque temps à leurs côtés. Mme Haldin portait, je m’en souviens, un lourd manteau gris sur sa robe de soie noire et ses beaux yeux rencontrèrent les miens avec une expression de calme parfait.
« Nous avons assisté au dernier service », me dit-elle. « Natalka est venue avec moi. Naturellement, ses amies, les étudiantes de Genève ne… Chez nous, en Russie, l’église est si bien identifiée avec l’oppression, qu’il paraît presque nécessaire, à ceux qui ont désir de vivre libres, de renoncer à tout espoir d’une existence future. Mais je ne saurais me passer de prier pour mon fils. »
Elle eut une légère rougeur, et ajouta, en français, avec une sorte de froideur attristée : « Ce n’est peut-être qu’une habitude ! »
Mlle Haldin portait le livre de prières, et dit, sans regarder sa mère :
« Victor et toi, vous êtes tous deux des croyants fervents ».
Je fis part à ces dames des nouvelles de leur pays que je venais de lire dans un café. Pendant une minute, nous marchâmes côte à côte, d’un pas rapide, en silence. Puis Mme Haldin murmura :
« Ce sera un prétexte à de nouveaux troubles, à de nouvelles persécutions. Peut-être même fermera-t-on l’Université. En Russie, on ne peut trouver de paix ou de repos que dans la tombe. »
« Oui, la route est rude », fit la jeune fille, en regardant droit devant elle, vers la chaîne neigeuse du Jura qui se dressait comme un mur à l’extrémité de la rue. « Mais la concorde n’est plus bien loin… »
« Voilà ce que pensent mes enfants », remarqua Mme Haldin.
Je fis observer, sans cacher mon sentiment, que le temps me paraissait mal choisi pour parler de concorde. Mais Nathalie Haldin me surprit, en disant, comme si elle avait mûrement étudié le sujet, que les Occidentaux ne comprenaient pas la situation. Elle était très calme et parlait avec l’assurance d’une supériorité juvénile.
« Vous croyez à quelque conflit de classes et d’intérêts, analogue à vos luttes sociales d’Europe, alors qu’il ne s’agit pas du tout de cela ; c’est chose absolument différente. »
« Il est possible que je ne comprenne pas », finis-je par admettre.
Cette propension à placer, par une sorte de mysticisme, tous les problèmes au-dessus du monde des choses compréhensibles, est essentiellement russe. Je connaissais assez la jeune fille pour m’être aperçu de son mépris pour toutes les formes pratiques de libertés politiques familières au monde occidental. Je suppose qu’il faut être Russe soi-même, pour comprendre la simplicité russe, cette simplicité terrible et corrosive, qui habille de phrases mystiques un cynisme naïf et désespéré… Je me dis quelquefois que le secret de la différence psychologique qui nous sépare de ces gens-là, c’est qu’ils détestent la vie, la vie irrémédiable de notre terre, la vie telle qu’elle est, tandis que nous, Occidentaux, la chérissons, en nous exagérant peut-être autant, en sens inverse, sa valeur sentimentale. Mais voici une vraie digression…
J’aidai ces dames à monter dans le tramway et elles m’engagèrent à aller leur faire une visite, l’après-midi. Au moins, Mme Haldin m’en pria-t-elle, en grimpant dans la voiture, cependant que sa Natalka adressait, de la plate-forme arrière du véhicule en marche, un sourire indulgent à l’Occidental obtus. La lumière claire de l’après-midi d’hiver s’adoucissait dans ses yeux gris.
Le journal de M. Razumov, comme le livre ouvert de la destinée, fait revivre dans ma mémoire cette journée, singulièrement cruelle pour n’avoir été assombrie par aucun pressentiment. Victor Haldin était encore parmi les vivants, mais parmi ces vivants dont le seul rapport avec la vie est l’attente de la mort. Il avait sans doute consacré déjà aux dernières de ses affections terrestres, les heures de ce silence obstiné, qui devait se prolonger pour lui dans l’éternité. Cet après-midi-là, les dames Haldin reçurent la visite de nombreux compatriotes, plus nombreux qu’elles n’avaient coutume d’en voir en un seul jour, et le salon, situé au rez-de-chaussée de la vaste maison du boulevard des Philosophes, était très rempli.
Je restai le dernier, et quand je me levai, Mlle Haldin en fit autant : Je pris sa main et fus poussé à revenir sur notre conversation du matin, dans la rue.
« En admettant », commençai-je, « que nous autres Occidentaux ne sachions pas comprendre le caractère de vos concitoyens… »
On aurait dit qu’une prescience mystérieuse l’avait préparée à mes paroles. Elle m’arrêta doucement :
« Leurs impulsions… leurs… » Elle cherchait le mot propre et le trouva, mais en français… « leurs mouvements d’âme. »
Sa voix n’était qu’un murmure.
« Si vous voulez », dis-je. « Mais tout de même, nous assistons à un conflit. Vous prétendez que ce n’est pas une lutte de classes ou d’intérêts. Je veux bien l’admettre. Faut-il admettre aussi que le sang et la violence puissent réconcilier les champions des idées les plus éloignées, et puissent cimenter leur union pour amener cette ère de concorde dont vous proclamez la venue prochaine ? »
Elle eut pour moi un regard scrutateur de ses yeux gris, mais ne répondit pas à ma question si raisonnable, à ma question trop claire, et qui n’admettait pas de réplique.
« C’est inconcevable », ajoutai-je, avec une sorte de dépit.
« Tout est inconcevable », dit-elle ; « le monde entier est inconcevable pour la stricte logique des idées. Et pourtant le monde existe pour nos sens, et nous existons aussi. Il doit y avoir une nécessité supérieure à nos conceptions. C’est chose très misérable et très décevante que d’appartenir à la majorité. Nous autres Russes saurons trouver une forme de liberté nationale plus intéressante qu’une lutte artificielle de partis,… laquelle est mauvaise en tant que lutte, et méprisable parce qu’artificielle. À nous, Russes, de découvrir une voie nouvelle. »
Mme Haldin, qui avait jusque-là regardé par la fenêtre, tourna vers moi la beauté presque morte de ses traits et le doux regard très vivant de ses grands yeux sombres.
« Voilà ce que pensent mes enfants », déclara-t-elle.
« Je crains », dis-je à Mlle Haldin, « que vous ne soyez froissée si je vous avoue que je n’ai pas compris… je ne dirai pas un seul mot… car j’ai compris tous les mots… mais votre idée au sujet de cette ère de concorde désincarnée que vous attendez. La vie comporte une forme extérieure. Elle suppose une sorte de matière plastique en même temps qu’un aspect intellectuel défini. Les conceptions les plus idéalistes d’amour et de tolérance doivent, pour ainsi dire, se revêtir de chair, pour tomber sous nos sens ».
Je pris congé de Mme Haldin, dont les lèvres sculpturales n’eurent pas un mouvement. Elle me sourit des yeux seulement. Nathalie Haldin, très aimable, m’accompagna jusqu’à la porte.
« Ma mère ne veut entendre en moi qu’un écho servile de mon frère Victor. Mais elle se trompe. Il me comprend mieux que je ne sais le comprendre. Quand il viendra nous rejoindre, et que vous le connaîtrez, vous verrez quelle âme exceptionnelle il possède ! » Elle fit une pause. « Ce n’est pas un homme fort, au sens conventionnel du mot », poursuivit-elle, « mais il a un caractère sans défaut. »
« Je crois qu’il ne me sera pas difficile de me faire un ami de votre frère Victor. »
« Ne vous attendez pas à le comprendre tout à fait », me dit-elle, un peu malicieusement. « Il n’est pas du tout… mais pas du tout Occidental, au fond ! »
Sur cet avis superflu je quittai la pièce, jetant du seuil de la porte, un dernier regard sur Mme Haldin, assise dans son fauteuil, près de la fenêtre. Je ne sentais pas l’ombre de l’autocratie qui s’appesantissait déjà sur le boulevard des Philosophes, dans cette ville libre, indépendante et démocratique de Genève, dont un des quartiers s’appelle la Petite Russie. Dès que deux Russes se réunissent, l’ombre de l’autocratie pèse sur eux, imprégnant leurs pensées, leurs désirs, leurs sentiments les plus intimes, leur vie privée et leurs paroles publiques, hantant le secret de leur silence.
Je fus encore frappé, au cours de la semaine qui suivit, par le mutisme de ces dames. J’avais coutume de les rencontrer au cours de leur promenade dans le Jardin Public, près de l’Université. Elles m’accueillirent, pendant ces jours, avec leur cordialité habituelle, où je ne pouvais pas m’empêcher cependant de discerner une certaine taciturnité. À cette époque le bruit se répandit que l’assassin de M. de P… avait été pris, jugé et exécuté. C’est au moins ce qui avait été officiellement déclaré aux agences de nouvelles. Mais pour le monde en général, l’homme restait anonyme. Le secret des bureaux avait empêché son nom d’être livré au public,… pour quelle raison, je ne puis vraiment l’imaginer.
Un jour je vis Mlle Haldin, qui se promenait seule dans l’allée principale des Bastions sous les arbres dénudés.
« Ma mère n’est pas très bien », m’expliqua-t-elle.
Comme Mme Haldin n’avait, semblait-il, jamais connu de sa vie un jour de maladie, cette indisposition était inquiétante. Il n’y avait d’ailleurs rien de défini.
« Je crois qu’elle se tourmente parce que nous n’avons pas eu de nouvelles de mon frère depuis un temps assez long ».
« Pas de nouvelles, bonnes nouvelles », fis-je gaîment… et nous nous mîmes à marcher lentement, côte à côte.
« Pas en Russie ! », soupira-t-elle, si bas que je pus à peine saisir ses paroles. Je la regardai avec plus d’attention.
« Vous êtes inquiète aussi ? »
Elle admit le fait, après un instant d’hésitation.
« Il y a vraiment si longtemps que nous n’avons rien reçu… »
Et sans me laisser le temps de proférer des paroles banalement rassurantes, elle poursuivit :
« Oh ! il y a bien pis que cela. J’ai écrit à des gens que nous connaissons à Pétersbourg. Ils ne l’ont pas vu depuis plus d’un mois. Ils le croyaient déjà auprès de nous et étaient même un peu fâchés qu’il eût quitté Pétersbourg sans venir prendre congé d’eux. Le mari de mon amie est allé tout de suite au logis de Victor. Mais il en était parti, et l’on ne savait pas son adresse. »
Je l’entendais respirer convulsivement, par saccades douloureuses. On n’avait pas non plus, depuis longtemps, vu son frère aux cours. Il venait seulement de temps en temps à la porte de l’Université pour demander ses lettres au portier. Et l’on avait dit à l’ami qui s’inquiétait de lui que l’étudiant Haldin n’était pas venu réclamer ses deux dernières lettres. Mais la police avait fait une enquête pour savoir si l’étudiant Haldin recevait jamais des lettres à l’Université, et avait emporté sa correspondance.
« Mes deux dernières lettres », dit-elle.
Nous nous regardâmes. Quelques flocons de neige voltigeaient sous les branches dénudées. Le ciel était sombre.
« Que pensez-vous qui ait pu arriver ? » demandai-je.
Elle eut un mouvement léger des épaules.
« On ne peut jamais dire… en Russie ! »
Je vis alors l’ombre de l’autocratie qui pèse sur les épaules des Russes, sur leur soumission comme sur leur révolte. Je la vis sur la belle figure ouverte qui sortait du col de fourrure, je la vis assombrir les yeux clairs dont le regard gris et brillant luisait pour moi sous la lumière morne de l’après-midi nuageux et inclément.
« Marchons », dit-elle ; « il fait froid à rester immobiles…, aujourd’hui ! »
Elle eut un léger frisson, et frappa le sol de son petit pied. Nous marchâmes rapidement jusqu’au bout de l’allée, revenant ensuite à la grande porte du jardin.
« Avez-vous dit cela à votre mère ? » hasardai-je.
« Non, pas encore ; je suis venue me promener pour chasser l’impression de cette lettre. »
J’entendis un bruit vague de papier froissé. Cela venait de son manchon. Elle avait apporté la lettre et la tenait là…
« Que craignez-vous donc ? » demandai-je.
Pour nous, Européens de l’Ouest, toutes les idées de complots, de conspirations politiques, paraissent enfantines, simples inventions de théâtre ou de romans. Je ne voulais pas poser une question plus précise.
« Pour nous… pour ma mère surtout… ce que je crains, c’est l’incertitude. Il y a des gens qui disparaissent. Oui ! qui disparaissent. Je vous laisse à imaginer la cruauté de cela…, de semaines…, de mois…, d’années de silence. Cet ami dont je vous parlais, n’a pas poursuivi son enquête lorsqu’il a su que la police s’était emparée des lettres. Il aura eu peur de se compromettre. Il a une femme, des enfants ; pourquoi, après tout, irait-il au-devant du danger ?… D’ailleurs il n’a pas de relations influentes et n’est pas riche. Que pourrait-il faire ? Oui, j’ai peur du silence… pour ma pauvre mère. Elle ne pourra pas le supporter… Pour mon frère, j’ai peur… » Son ton devint presque imperceptible : « j’ai peur de tout… ! »
Nous étions arrivés à la porte qui regarde le théâtre. Elle éleva la voix :
« Mais il y a des gens perdus qui reviennent, même en Russie. Savez-vous quel est mon dernier espoir ? Peut-être en guise de nouvelles le verrons-nous entrer dans notre appartement ? »
Je levai mon chapeau, et avec une légère inclinaison de la tête, elle sortit du jardin, gracieuse et forte, les mains dans le manchon, froissant la lettre cruelle de Pétersbourg.
Rentré chez moi, j’ouvris le journal que je reçois de Londres, pour jeter un coup d’œil sur la correspondance de Russie… la correspondance et non les dépêches : la première chose qui arrêta mon regard fut le nom de Haldin. La mort de M. de P… n’était plus un fait d’actualité, mais un correspondant fureteur était fier d’avoir déniché une information de source privée, concernant ce chapitre d’histoire contemporaine. Il avait pu trouver le nom de Haldin et construire le récit de son arrestation nocturne dans la rue. Mais au point de vue journalistique l’intérêt de ces faits appartenait au domaine du passé : aussi n’y consacrait-il qu’une vingtaine de lignes. C’en était assez pourtant pour me valoir une nuit d’insomnie. Je sentais que ç’eut été, à l’endroit de Mlle Haldin, une sorte de trahison, que de la laisser tomber sans préparation sur une telle nouvelle, qui serait infailliblement reproduite le lendemain dans les journaux français et suisses. Je passai jusqu’au matin des heures pénibles, tenu éveillé par la tension nerveuse, et hanté de cauchemars, avec la sensation douloureuse de me trouver mêlé à des évènements dramatiques et morbides. L’incongruité d’une telle complication dans la vie de ces deux femmes se fit sentir à moi, tout au long de la nuit comme une véritable angoisse. Il me semblait que leur simplicité exquise aurait dû écarter pour toujours une telle douleur de leur vie. En arrivant, à une heure ridiculement matinale, à la porte de leur maison, j’avais l’impression de commettre un acte de vandalisme !…
La vieille servante m’introduisit dans le salon, où un plumeau était posé sur une chaise et un balai s’appuyait contre la table centrale. Des poussières volaient dans un rayon de soleil ; je regrettais de n’avoir pas écrit une lettre au lieu de venir moi-même, mais je m’applaudissais de la beauté du jour. Mlle Haldin, vêtue d’une robe noire toute simple, sortit légèrement de la chambre de sa mère, avec un sourire incertain figé sur les lèvres.
Je sortis le journal de ma poche. Je n’aurais pas cru qu’un numéro du Standard put produire l’effet d’une tête de Méduse. Les traits de la jeune fille, ses yeux, ses membres, se pétrifièrent instantanément. Ce qu’il y a de plus terrible, c’est que dans son immobilité de pierre, elle restait vivante ! On sentait les palpitations de son cœur. J’espère qu’elle m’a pardonné l’attente que lui valurent mes explications maladroites : ce ne fut pas très long ; elle n’aurait pas pu rester ainsi figée de la tête aux pieds, plus d’une ou deux secondes ; je l’entendis enfin faire une longue inspiration. Comme si le choc avait paralysé sa résistance morale et compromis la fermeté de ses muscles, les contours de sa figure semblaient s’être fondus. Elle était affreusement changée. Elle paraissait vieillie, brisée. Mais cela ne dura qu’un instant : elle dit avec décision :
« Je vais avertir ma mère tout de suite. »
« Serait-ce prudent, dans son état ? » observai-je.
« Quel état peut être pire pour elle que celui de ce dernier mois ? Nous avons une compréhension différente de ces choses. Il ne s’agit pas ici d’un crime… Ne croyez pas que je veuille le défendre devant vous. »
Elle se dirigea vers la porte de la chambre, puis revint à moi pour me prier en un murmure très bas de ne pas partir avant son retour. Pendant vingt interminables minutes, aucun son ne me parvint. À la fin, Mlle Haldin sortit de la chambre et traversa le salon de son pas rapide et léger. Quand elle atteignit le fauteuil, elle s’y laissa tomber lourdement, comme si elle eut été complètement épuisée. « Madame Haldin, me dit-elle, n’avait pas versé une larme. Elle était restée assise dans son lit et son immobilité, son silence, étaient très alarmants. À la fin elle s’était recouchée doucement, en faisant signe à sa fille de se retirer.
« Elle va m’appeler tout à l’heure », ajouta Mlle Haldin ; « j’ai laissé une sonnette près de son lit. »
Je dois avouer que ma très réelle sympathie ne savait sur quoi s’appuyer. Les lecteurs d’Occident pour qui j’écris cette histoire sauront me comprendre. C’était, si je puis dire, manque d’expérience. La mort est une voleuse sans pitié. L’angoisse d’une perte irréparable nous est familière à tous. Il n’y a pas de vie assez solitaire pour pouvoir se sentir à l’abri de coups semblables. Mais la douleur dont j’avais été le messager pour ces dames avait de redoutables associations. Avec son accompagnement de bombes et d’échafaud, elle faisait le fond d’un tableau sombre et russe qui valait quelque incertitude à la nature de ma sympathie.
Je fus reconnaissant à Mlle Haldin de ne m’avoir pas embarrassé par l’étalage de ses sentiments intimes. Je l’admirais de sa merveilleuse maîtrise d’elle-même, tout en m’en sentant un peu effrayé. C’était le calme indicateur d’une tension profonde. Qu’arriverait-il s’il cédait tout à coup ? La porte même de la chambre de Mme Haldin, et l’idée de la vieille mère toute seule, avaient un aspect redoutable.
Nathalie Haldin murmura tristement :
« Je suppose que vous vous demandez ce que je puis éprouver ? »
Elle avait raison. Mon incertitude même troublait ma sympathie d’Occidental obtus. Je ne pouvais trouver que des phrases banales, de ces phrases futiles qui nous donnent la mesure de notre impuissance devant les épreuves du voisin. Je marmottai des mots confus disant qu’aux jeunes gens, la vie réservait des espoirs et des compensations. Elle comportait des devoirs aussi, mais cela, je savais qu’il n’y avait pas besoin de le lui rappeler.
Elle tenait un mouchoir dans les mains et le tordait nerveusement.
« Je ne suis pas près d’oublier ma mère », dit-elle. « Nous étions trois. Maintenant nous restons deux… deux femmes. Elle n’est pas si vieille. Elle peut vivre encore longtemps. Qu’avons-nous à demander à l’avenir ? Quel espoir et quelle consolation ? »
« Il faut voir plus loin », dis-je avec décision, pensant qu’avec cette créature exceptionnelle c’est la corde du devoir qu’il fallait faire vibrer. Elle me regarda avec fermeté pendant un instant, puis les larmes qu’elle avait retenues jusque-là se mirent à couler sans contrainte. Elle bondit, et se tint devant la fenêtre, le dos tourné.
Je m’esquivai sans essayer même de l’approcher. Le lendemain on me dit à la porte que Mme Haldin allait mieux. La servante m’apprit que beaucoup de gens – des Russes – étaient venus à la maison, mais que Mlle Haldin n’avait reçu personne. Quinze jours plus tard, au moment de ma visite quotidienne, on me pria d’entrer et je trouvai Mme Haldin assise à sa place ordinaire, près de la fenêtre.
On aurait pu croire, au premier abord, que rien n’était changé. Je vis à l’autre bout de la chambre le profil familier, un peu plus ferme de dessin, et couvert de la pâleur uniforme, que l’on pouvait s’attendre à trouver chez une malade. Mais aucune maladie n’aurait pu expliquer le regard nouveau des yeux noirs qui ne souriaient plus avec une douce ironie. Elle les leva en me donnant la main. J’aperçus sur la petite table, aux côtés du fauteuil, le numéro du Standard vieux de trois semaines, plié de façon à laisser voir l’article du correspondant de Russie. La voix de Mme Haldin était singulièrement faible et sourde. Les premières paroles qu’elle m’adressa formulèrent une question :
« A-t-on donné quelque nouveau détail dans vos journaux ? »
Je laissai aller sa main longue et amaigrie, secouai négativement la tête, et pris un siège.
« La presse anglaise est merveilleuse. On ne peut rien lui cacher… et elle répand les nouvelles dans le monde entier. Seulement nos nouvelles russes ne sont pas toujours faciles à comprendre. Pas toujours faciles… Il est vrai que les mères anglaises n’attendent pas des nouvelles de ce genre… »
Elle mit la main sur le journal, puis la retira. Je dis :
« Nous aussi, nous avons eu des heures tragiques dans notre histoire. »
« Il y a longtemps ; il y a bien longtemps… »
« C’est vrai. »
« Il y a des nations qui ont fait un pacte avec la destinée », dit Mlle Haldin qui s’était approchée de nous. « Nous n’avons pas à les envier. »
« Pourquoi ce mépris ? » demandai-je doucement. « Peut-être notre marché n’était-il pas très généreux. Mais les conditions que le Destin accorde aux hommes et aux nations sont consacrées par leur prix même. »
Mme Haldin détourna la tête pour regarder par la fenêtre pendant quelque temps, avec le regard nouveau, sombre et éteint de ses yeux creusés, qui avait fait d’elle une femme si complètement changée.
« Cet Anglais… ce correspondant », me dit-elle brusquement. « Croyez-vous possible qu’il ait connu mon fils ? »
Je répondis à cette étrange question que c’était évidemment chose possible. Elle vit ma surprise.
« Si l’on savait quelle espèce d’homme c’est, on pourrait peut-être lui écrire », murmura-t-elle.
« Ma mère pense », m’expliqua Mlle Haldin, qui vint se placer entre nous, une main posée sur le dos de ma chaise, « que mon pauvre frère n’a peut-être pas essayé de se sauver. »
Je levai vers Mlle Haldin un regard de sympathie consternée, mais elle fixait sur sa mère le regard de ses yeux calmes. Mme Haldin continua :
« Nous ne savons l’adresse d’aucun de ses amis. À la vérité nous ne savons rien de ses camarades de Pétersbourg. Il avait une foule de jeunes amis, mais il n’en parlait jamais beaucoup. On sentait qu’ils étaient ses disciples et l’idolâtraient. Mais il était si modeste… On aurait pu penser qu’avec tant de dévouements… »
Elle tourna à nouveau les yeux vers le boulevard des Philosophes, avenue singulièrement aride et poussiéreuse, où l’on ne distinguait pour l’instant que deux chiens, une petite fille en tablier qui sautait à cloche-pied, et un ouvrier poussant sa bicyclette.
« Même parmi les apôtres du Christ, il s’est trouvé un Judas… » murmura-t-elle, comme pour elle-même, mais avec l’intention évidente d’être entendue de moi.
Les visiteurs russes, assemblés par petits groupes, causaient entre eux, pendant ce temps, à voix basse, avec des regards furtifs dans notre direction. Leur retenue faisait un singulier contraste avec la volubilité bruyante habituelle à ces réunions. Mlle Haldin me suivit dans l’antichambre.
« Tous ces gens insistent pour venir », me dit-elle. « Nous ne pouvons pas les laisser à la porte. »
Pendant que je passais mon pardessus, elle se mit à me parler de sa mère. Mme Haldin voulait entendre parler encore de son malheureux fils, et ne pouvait se décider à l’abandonner, pour toujours, dans l’inconnu muet. Elle persistait à y poursuivre son image pendant ses longues journées de silence immobile, en face du boulevard désert. Elle ne pouvait comprendre qu’il ne se fut pas échappé, comme avaient réussi à le faire dans des circonstances analogues tant d’autres révolutionnaires ou de conspirateurs. Il était inconcevable que les ressources des organisations secrètes eussent failli, d’aussi inexcusable façon, au salut de son fils. Mais en réalité ce qui paraissait inadmissible à son esprit chancelant, c’était l’audace cruelle de la Mort qui avait passé par-dessus sa tête, pour frapper ce cœur précieux et jeune.
Mlle Haldin me tendit machinalement mon chapeau, avec un regard dans le vide. Je comprenais, en l’écoutant, que la pauvre mère était torturée par l’idée sombre et simple, que son fils avait dû périr, faute de vouloir se sauver. Ce n’était pas, chose impossible, parce qu’il désespérait de l’avenir de son pays. Était-ce donc parce que sa mère et sa sœur n’avaient pas su mériter sa confiance, et avait-il senti, pour avoir fait ce qu’il avait à faire, son âme écrasée par un doute intolérable, son esprit déchiré par une méfiance soudaine ?
Je fus douloureusement frappé par l’ingénuité d’une telle pensée. « Nos trois vies étaient comme ceci ! » me dit la jeune fille, en nouant devant mes yeux les doigts de ses deux mains ; puis elle les sépara lentement avec un regard droit vers mon visage. – « Voilà ce que ma pauvre mère a trouvé, pour nous torturer toutes les deux au cours des années à venir », ajouta l’étrange fille. À ce moment, dans cette rencontre de la passion et du stoïcisme, son charme indéfinissable éclatait à mes yeux. Et je comprenais ce que pourrait être son existence, en face de l’immobilité terrifiante de Mme Haldin, hantée par cette idée fixe. Mais mon douloureux intérêt était condamné au silence par mon ignorance du mode de sa souffrance. L’abîme qui sépare certaines nationalités constitue pour nos natures complexes d’Occidentaux, un obstacle redoutable. Mlle Haldin était sans doute trop droite pour soupçonner mon embarras. Elle n’attendait de moi aucune parole, et reprit courageusement, comme si elle avait lu mes pensées sur mon visage :
« Au commencement, ma pauvre mère s’est engourdie », comme disent nos paysans ; « puis elle s’est mise à penser, et elle continuera, à l’avenir, à penser, et à penser encore, de cette affreuse façon ! Vous voyez vous-même la cruauté… »
Avec quelle sincérité je convenais avec elle de l’atroce misère de semblables rêveries ! La jeune fille eut un soupir anxieux :
« Mais tous ces détails étranges, dans votre journal… », s’écria-t-elle brusquement. « Que signifient-ils donc ? Ils doivent dire la vérité. Mais n’est-il pas terrible de penser que mon pauvre frère a été arrêté, errant à l’aventure, et seul, comme un désespéré, dans les rues, la nuit… »
Nous étions si près l’un de l’autre que je pus, malgré l’obscurité de l’antichambre, la voir mordre sa lèvre pour contenir un sanglot. Elle reprit, après un instant de silence :
« J’ai suggéré à ma mère l’idée d’une trahison, par quelque faux ami, ou peut-être simplement par un lâche. Cette pensée lui serait peut-être moins lourde. »
Je compris alors l’allusion de la pauvre femme à Judas.
« Vous avez peut-être raison », fis-je, en admirant en mon for intérieur la sagesse et la subtilité de cette sollicitude filiale.
Elle devait se résoudre à la vie que lui imposaient les conditions politiques de son pays. Ce qu’elle avait à envisager c’étaient des réalités cruelles, et non des imaginations morbides nées dans son esprit. Je ne pus me défendre d’un certain sentiment de respect, lorsqu’elle ajouta, simplement :
« On dit que le temps adoucit toutes les amertumes. Mais je ne puis croire qu’il ait aucune action sur le remords. Il vaut mieux que ma mère puisse attribuer à la culpabilité d’une personne quelconque la mort de Victor, que de croire à une faiblesse de son fils, ou à une faute commise par elle… »
« Mais vous, vous ne supposez pas… », commençais-je.
Elle serra les lèvres et secoua la tête. Elle ne nourrissait de mauvaises pensées contre personne, me dit-elle, et peut-être rien de ce qui était arrivé n’était-il sans utilité. Sur ces mots proférés à voix basse, et qui prenaient un son de mystère dans la demi-obscurité de l’antichambre, nous nous séparâmes, avec une poignée de mains, expressive et chaleureuse. L’étreinte de sa main ferme et élégante avait une franchise séduisante, une sorte de virilité exquise. J’ignore ce qui pouvait me valoir, de sa part, une amitié aussi sincère. Peut-être pensait-elle que je la comprenais beaucoup mieux que je ne le faisais en réalité. Les plus précises de ses paroles me paraissaient comporter toujours des sous-entendus énigmatiques, qui dépassaient ma compréhension. J’en suis réduit à supposer qu’elle appréciait mon attention et mon silence. De mon attention elle pouvait constater la sincérité, ce qui l’empêchait de taxer mon silence de froideur. Et ceci semblait la satisfaire. L’on notera d’ailleurs que si elle se confiait à moi, ce n’était manifestement pas dans l’attente d’un conseil, qu’elle ne m’avait, en fait, jamais demandé.
Nos relations quotidiennes subirent à cette époque, une interruption d’une quinzaine de jours. Je dus, à l’improviste, m’absenter de Genève. À mon retour, je dirigeai, sans tarder, mes pas vers le boulevard des Philosophes.
J’eus le regret d’entendre, à travers la fenêtre ouverte du salon, la voix onctueuse et profonde d’un visiteur, qui parlait sur un ton assuré.
Devant la fenêtre, le fauteuil de Mme Haldin était vide. Je vis Mlle Haldin assise sur le canapé, et je distinguai dans ses yeux gris un regard d’accueil, et l’ombre d’un sourire de bienvenue. Mais elle ne fit pas un mouvement. Elle tenait sur ses genoux, renversées sur sa robe de deuil, ses mains blanches vigoureuses, en face d’un homme qui présentait à mes yeux un large dos couvert de drap noir et bien assorti à sa voix profonde. Il tourna vivement la tête par-dessus son épaule, mais pendant une seconde seulement.
« Ah votre ami Anglais ! Je sais ; je sais… Ce n’est rien ! »
Il portait des lunettes à verres fumés, et un haut chapeau de soie était posé sur le sol, à portée de sa chaise. Avec des gestes légers de sa grosse main molle, il poursuivit son discours dont il précipitait légèrement le débit :
« Je n’ai jamais senti s’altérer la foi née en moi, pendant ma course errante à travers les forêts et les fondrières de la Sibérie. Elle m’a soutenu alors, comme elle me soutient aujourd’hui. Les grandes puissances de l’Europe sont appelées à disparaître, et la cause de leur ruine sera très simple. Elles s’épuiseront dans la lutte contre leur prolétariat. En Russie, il n’en est pas de même. En Russie, nous n’avons pas de classes qui puissent se combattre, l’une détenant la puissance de la richesse, l’autre forte de la force du nombre. Nous n’avons qu’une bureaucratie malpropre, en face d’un peuple aussi grand et aussi incorruptible que l’océan. Non, nous n’avons pas de classes. Mais nous avons la femme Russe… l’admirable femme Russe ! Je reçois des lettres extraordinaires signées par des femmes. Des lettres si élevées de ton, si courageuses, et respirant un si noble désir de servir ! La meilleure partie de notre espoir repose sur les femmes. Je vénère leur soif de connaissance. Admirable chose ! Voyez comment elles absorbent, comment elles assimilent toute connaissance ! C’est miraculeux ! Mais qu’est-ce que la connaissance ?… On m’a dit que vous n’aviez suivi aucune branche particulière d’études… la médecine par exemple. Non ?… C’est bien. Si vous m’aviez fait l’honneur de me consulter sur l’usage de votre temps, à votre arrivée ici, je me serais fortement élevé contre ce genre d’études. La connaissance en elle-même n’est que poison. »
L’homme avait une de ces figures russes, barbues et sans forme, simple masse de chair et de poils, où l’on ne décelait aucun trait caractéristique. Ses yeux, cachés derrière les verres sombres, étaient entièrement dénués d’expression. Je l’avais aperçu déjà. C’était un réfugié russe de marque. Tout Genève connaissait sa volumineuse personne, vêtue de noir. À un moment donné, l’Europe tout entière avait été au courant de l’histoire de sa vie écrite par lui-même, et qui avait été traduite en sept ou huit langues. Dans sa jeunesse il menait une existence oisive et dissolue. Puis une jeune fille de la société, qu’il allait épouser, étant morte soudainement, il avait abandonné le monde, et commencé à conspirer dans un esprit de repentir. L’autocratie de son pays ne manqua pas de lui réserver le sort habituel : il fut emprisonné dans une forteresse, knouté presque à mort, et condamné à travailler aux mines, avec des criminels de droit commun. Mais le grand succès de son livre fut l’histoire de sa chaîne.
Je ne me souviens pas exactement maintenant du poids et de la longueur des fers qu’un ordre de l’« Administration » avait fait river à ses membres, mais il y avait dans le nombre de livres et dans l’épaisseur des chaînons une affirmation terrifiante du principe divin de l’autocratie. Terrifiante et puérile aussi, car le gros homme avait réussi à emporter avec lui, dans les bois, cet engin gouvernemental. Le cliquetis impressionnant de ces fers retentit tout au long des chapitres qui racontent sa fuite, sujet d’émerveillement pour les deux continents. Il avait d’abord réussi à se cacher aux yeux de ses gardiens dans un trou de la berge d’une rivière. C’était à la fin du jour : avec une peine infinie il avait pu libérer une de ses jambes. La nuit tombait cependant. Il allait s’attaquer à l’autre jambe lorsqu’un terrible malheur lui arriva : il laissa tomber sa lime.
Tout ceci est précis et pourtant symbolique, et la lime a son histoire pathétique. Elle lui avait été donnée un soir, à l’improviste, par une jeune fille à la figure calme et pâle. La pauvre créature était venue aux mines pour rejoindre un de ses camarades forçats, un jeune homme délicat, mécanicien et social-démocrate, aux pommettes saillantes et aux grands yeux fixes. Elle avait, à grand’peine, traversé la moitié de la Russie et presque toute la Sibérie pour venir le trouver, avec l’espoir, semble-t-il, de l’aider à s’échapper. Mais elle était arrivée trop tard ; son fiancé était mort une semaine auparavant.
C’est, comme le dit l’auteur, cet épisode obscur dans l’histoire des idées de la Russie, qui lui procura une lime, et lui inspira l’ardente résolution de regagner la liberté. Lorsque l’instrument glissa entre ses doigts on aurait dit qu’il s’était, du coup, enfoncé dans la terre. Il ne put malgré tous ses efforts mettre la main dessus dans l’obscurité. Il tâtonna systématiquement dans la terre meuble, dans la boue, dans l’eau ; la nuit passait cependant, la nuit précieuse sur laquelle il comptait pour s’enfuir dans la forêt, sa seule chance de salut. Pendant un instant, le désespoir lui suggéra l’idée de renoncer à son dessein, mais au souvenir de la figure triste et calme de la jeune fille héroïque, il eut une honte profonde de sa faiblesse. Elle l’avait choisi pour lui faire don de la liberté, et il devait se montrer digne de cette faveur que lui accordait l’âme féminine et indomptable. C’était une sorte de confiance sacrée : succomber eut été une véritable trahison envers la sainteté du sacrifice et de l’amour féminin.
Il y a dans son livre des pages entières d’auto-analyse d’où émerge comme une blanche figure, au-dessus de l’ombre d’une mer confuse, la conviction de la supériorité spirituelle de la femme, foi nouvelle qu’il a proclamée depuis dans de nombreux ouvrages. Le premier tribut qu’il paya à cette foi, le grand acte de sa conversion, c’est l’extraordinaire existence qu’il mena dans les forêts sans fin de la province d’Okhotsk, avec l’extrémité libre de sa chaîne roulée autour de la taille. Une bande, arrachée à sa chemise de forçat, en fixait le bout de façon ferme. D’autres bandes la maintenaient de loin en loin sur sa jambe gauche, pour en assourdir le bruit, et pour empêcher les anneaux de pendre et de s’accrocher aux buissons. Il devint tout à fait farouche et acquit un génie insoupçonné dans l’art de mener une existence sauvage et pourchassée. Il apprit à se glisser dans les villages sans trahir sa présence autrement que par un cliquetis rare et étouffé. Il faisait irruption dans les maisons isolées avec une hache dérobée dans un chantier de bûcherons. Dans les régions désertes du pays, il vivait de baies sauvages, et cherchait du miel. Ses vêtements l’abandonnaient peu à peu. Des visions confuses de son corps à demi-nu et basané, aperçu à travers les buissons, au milieu d’une nuée de moustiques et de mouches qui volaient autour de sa tête broussailleuse, suscitaient des légendes de terreur dans des districts entiers. Son humeur se faisait sauvage avec le cours des jours, et il était heureux de s’apercevoir qu’il y eût tant de la brute en lui. C’était sa seule raison d’espérer. Car il semblait qu’il y eut deux êtres humains indissolublement liés dans cette entreprise : l’homme civilisé, l’enthousiaste épris d’idées humanitaires et avancées, avide du triomphe de l’amour spirituel et des libertés politiques, et l’être primitif, furtif et sans pitié, rusant de jour en jour, comme une bête traquée, pour conserver sa liberté.
La bête sauvage se dirigeait instinctivement vers l’Orient, vers la côte du Pacifique, et l’humanitaire civilisé, dans sa dépendance anxieuse et tremblante, assistait avec effroi à ses progrès. Au long de toutes ces semaines, il ne put jamais se décider à faire appel à la pitié des hommes. Une telle réserve, naturelle à la prudence du sauvage primitif s’était développée chez l’autre aussi, chez l’être civilisé, chez le penseur, chez le « politique » en fuite, comme une forme absurde de pessimisme morbide, comme une sorte de démence passagère, née peut-être de l’affliction perpétuelle et du tourment de la chaîne. Cette chaîne, lui semblait devoir faire de lui un objet d’horreur pour le reste du monde. C’était un fardeau répugnant et suggestif. Quel homme aurait pu s’apitoyer, au spectacle hideux d’un fugitif à la chaîne brisée ? La hantise de ces fers finit par faire naître dans son esprit une image précise et concrète. Il lui semblait impossible que l’on sût résister à la tentation d’en fixer l’extrémité libre à un crampon, en attendant l’arrivée d’un agent de police, requis à la hâte. Blotti dans des trous, ou caché dans des buissons, il avait tenté de lire sur les traits des colons qui travaillaient dans les clairières ou passaient, sans soupçons, à deux pas de sa cachette, sur les sentiers de la forêt. Et il sentait qu’à aucun homme au monde, il ne pouvait, sans danger, offrir la tentation de cette chaîne.
Un jour, cependant, le hasard lui fit rencontrer une femme solitaire ; c’était sur la pente d’une prairie découverte, à la lisière de la forêt. Assise sur la berge d’une rivière étroite, elle portait un mouchoir rouge sur la tête, et gardait, à portée de la main un petit panier posé sur le sol. On apercevait, à quelque distance, un groupe de cabanes en bois, et un moulin se mirait dans un étang maintenu par une digue ; ombragée par des bouleaux, la pièce d’eau brillait comme une glace dans le crépuscule. Le fugitif s’approcha silencieusement, un gros gourdin à la main, et la hache passée dans sa ceinture de fer. Il y avait des feuilles et des brindilles dans sa barbe broussailleuse et dans ses cheveux hirsutes ; les lambeaux de chiffons dont il avait garni sa chaîne pendaient autour de sa taille. Un léger cliquetis des fers fit tourner la tête à la femme. Trop terrifiée par cette apparition farouche pour bondir ou appeler à l’aide, elle avait aussi trop de cœur pour s’évanouir… Elle s’attendait à être massacrée à l’instant, et se cacha les yeux dans les mains, pour ne pas voir la hache s’abattre sur sa tête. Lorsqu’elle eut retrouvé assez de courage pour ouvrir les yeux, elle vit, à six pieds d’elle, le sauvage velu assis sur la berge. Il avait passé autour de ses jambes nues ses bras maigres et musclés ; sa longue barbe recouvrait les genoux sur lesquels il posait son menton : les membres ramassés et pliés, les épaules nues, la tête farouche aux yeux rouges et fixes, étaient agités d’un tremblement convulsif, tandis que la créature bestiale s’efforçait de parler. Il y avait six semaines qu’il n’avait entendu le son de sa propre voix. Il semblait qu’il eût perdu la faculté de la parole, et ne fût plus qu’une brute muette et désespérée. C’est un cri soudain et inattendu de la femme, cri de pitié profonde, c’est l’intuition de la compassion féminine qui avait su découvrir la misère complexe de l’homme sous l’aspect terrifiant du monstre, qui le ramenèrent au rang de l’humanité. Cette idée est développée dans l’ouvrage avec une éloquence très émouvante. Elle finit, dit-il, par verser des larmes sur lui, larmes saintes, larmes de rédemption, tandis qu’il pleurait de joie, de son côté, à la façon d’un pécheur converti. Elle lui conseilla de rester caché dans les buissons et d’attendre son retour avec patience (car on avait signalé l’arrivée prochaine d’une patrouille de police dans la colonie). Et elle partit vers sa maison en promettant de revenir le soir.
Comme par une faveur spéciale de la Providence, elle se trouvait être la jeune femme d’un forgeron du village. Elle put décider son mari à venir avec elle et à apporter des outils de sa profession : un marteau, un ciseau et une petite enclume. « Mes fers », dit le livre, « furent brisés sur la rive du ruisseau, à la lueur des étoiles d’une nuit calme, par un jeune homme du peuple, athlétique et taciturne, agenouillé à mes pieds, tandis que, près de lui, comme un génie libérateur, la femme se tenait debout, les mains jointes. » C’était évidemment un couple symbolique. Ils procurèrent en même temps au fugitif des vêtements, adéquats à son humanité retrouvée et rendirent du cœur à l’homme nouveau, en l’informant que la côte du Pacifique n’était éloignée que de quelques milles. On pouvait l’apercevoir du sommet de la crête voisine.
Le reste de sa fuite ne prête plus à des conceptions mystiques ou à des interprétations symboliques. Il finit par gagner l’Occident, à la façon commune, par le canal de Suez. En débarquant sur les rives de l’Europe Méridionale, il se mit à écrire son autobiographie. Ce livre, le grand succès littéraire de l’année, fut suivi d’autres ouvrages écrits dans le but avoué d’élever l’humanité. Dans ces volumes, il prêchait en général le culte de la femme, que, pour sa part, il pratiquait selon les rites d’une dévotion particulière aux vertus d’une certaine Mme de S. ; c’était une dame, d’un certain âge déjà, et qui faisait montre d’idées avancées, après avoir été autrefois l’épouse intrigante d’un diplomate défunt et oublié. Elle abritait sur le territoire républicain de Genève (comme Voltaire et Mme de Staël) ses prétentions hautement affichées à la domination de la pensée et du sentiment modernes. Elle parcourait les rues dans son vaste landau, en exhibant à l’indifférence des indigènes et à la curiosité des touristes, la raideur hiératique d’un buste juvénile à la taille basse, et l’éclat de deux grands yeux qui roulaient sans trêve derrière un voile court de dentelle noire ; ce voile ne descendait pas plus bas que les lèvres d’un rouge vif et prenait un aspect de masque. En général, « l’héroïque fugitif » (ce nom lui avait été octroyé dans une critique de l’édition anglaise de son œuvre), « l’héroïque fugitif » l’accompagnait, la barbe déployée et les yeux masqués de verres sombres, assis non point à ses côtés, mais devant elle, et tournant le dos aux chevaux. Placés ainsi en face l’un de l’autre, sans personne d’autre qu’eux dans la grande voiture, ils donnaient à leur promenade un aspect volontaire de manifestation publique. Peut-être n’était-ce là pourtant qu’un geste involontaire. La simplicité russe, même animée par les plus nobles aspirations, côtoie souvent le cynisme avec une ingénuité parfaite. Mais c’est une entreprise vaine, pour les Européens pourris que nous sommes, de tenter de comprendre ces choses. À considérer l’air de gravité qui inspirait le visage même du cocher et les mouvements des chevaux magnifiques, on pouvait peut-être attribuer à cette étrange exhibition une signification mystique, mais, à la frivolité corrompue d’un esprit occidental comme le mien, elle paraissait à peine décente.
Cependant il ne sied guère à un obscur professeur de langues de critiquer un « héroïque fugitif » de célébrité mondiale. La renommée faisait de lui un homme remuant et actif qui pourchassait ses compatriotes dans les hôtels ou les appartements privés et – m’avait-on dit – leur accordait l’honneur de son attention dans les jardins publics, chaque fois que se présentait une occasion convenable. Je croyais me souvenir qu’après une ou deux visites, anciennes de plusieurs mois, il avait renoncé à catéchiser les dames Haldin, avec regret sans doute, car on n’aurait su l’accuser de ne pas se montrer homme de décision. On pouvait s’attendre à lui voir faire une nouvelle tentative, en cette terrible circonstance, pour venir, comme Russe et comme révolutionnaire, dire les paroles nécessaires et faire vibrer la note juste et peut-être consolante. Mais il me fut pénible de le trouver assis là. Je ne crois pas que ce sentiment eût rien à faire avec une jalousie déplacée ou avec le désir de conserver dans la maison ma situation privilégiée. Je ne réclamais aucune faveur spéciale pour mon amitié silencieuse. La différence de nos âges et de nos nationalités me repoussait, semble-t-il, dans une autre sphère d’existence, et je me faisais à moi-même l’effet d’un fantôme muet et impuissant, d’un être immatériel qui ne pouvait que montrer son anxiété, sans accorder à ceux qu’il aimait la moindre protection ou même le murmure d’un conseil.
Comme Mlle Haldin, avec son instinct si sûr, avait omis de me présenter au gros révolutionnaire, je me serais retiré doucement pour revenir plus tard, si je n’avais cru saisir dans les yeux de la jeune fille une expression particulière où je vis une prière de prolonger ma visite, et d’abréger peut-être une conversation déplaisante.
Le gros homme reprit son chapeau, mais seulement pour le poser sur ses genoux.
« Nous nous rencontrerons à nouveau, Nathalia Victorovna. Je ne suis venu aujourd’hui que pour témoigner à votre honorée mère et à vous même des sentiments dont la nature ne pouvait être douteuse. Je n’avais pas besoin qu’on me pousse, mais Éléonore – Madame de S. – elle-même m’a pour ainsi dire envoyé ici. Elle vous tend une main de fraternité féminine. Il n’y a vraiment, dans tout le domaine des sentiments humains, aucune joie ou aucun chagrin que la femme ne sache comprendre, anoblir et spiritualiser par son interprétation. Ce jeune homme dont je vous ai parlé, et qui est arrivé récemment de Pétersbourg, est déjà sous le charme ».
Là-dessus, Mlle Haldin se leva brusquement. J’en fus heureux. L’homme ne s’attendait évidemment pas à un mouvement aussi décidé, et, rejetant un instant la tête en arrière, il leva vers elle ses lunettes sombres, avec un geste de curiosité intéressée. À la fin pourtant il se ressaisit et se leva à la hâte, prenant avec adresse son chapeau sur ses genoux.
« Comment se fait-il, Natalia Victorovna, que vous vous soyez si longtemps tenue à l’écart de ce qui constitue après tout – malgré ce qu’en peuvent dire les mauvaises langues – un centre unique des libertés intellectuelles, et des efforts qui visent à donner forme aux conceptions les plus élevées de notre avenir ? Pour votre honorée mère, je le conçois encore. À son âge, de nouvelles idées…, de nouvelles figures… ne sont pas toujours… Mais vous… Est-ce méfiance ou indifférence ? Il faut sortir de votre réserve. Nous autres, Russes, n’avons pas le droit de nous tenir à l’écart les uns des autres. Dans les circonstances où nous vivons, c’est presque un crime contre l’humanité. La douceur du chagrin solitaire nous est refusée. De nos jours on ne combat pas le Diable avec des prières et des jeûnes. Car jeûner, après tout, c’est se laisser mourir de faim. Vous n’avez pas le droit de vous laisser mourir, Natalia Victorovna. C’est de force que nous avons besoin ; de force spirituelle, j’entends. Quant à l’autre force, qui pourrait nous résister, à nous Russes, si nous savions l’utiliser ? Le péché, de nos jours, connaît des formes nouvelles, et la voie du salut, pour les âmes pures, est nouvelle aussi. On ne la trouve plus dans les cloîtres, mais dans le monde, dans le… »
La voix profonde semblait monter du sol, et l’on se sentait baigné tout entier dans ses accents. L’interruption de Mlle Haldin eut quelque chose de l’effort d’une personne qui se noie, pour se maintenir au-dessus de l’eau. Elle lança, avec un accent d’impatience :
« Mais, Pierre Ivanovitch, je n’ai pas envie de me retirer dans un cloître. Qui penserait à y chercher le salut ? »
« Je parlais au figuré », claironna-t-il.
« Eh bien, je parle au figuré, moi aussi. Mais le chagrin reste le chagrin, et la douleur reste la douleur, à l’ancienne manière. Ils ont des exigences auxquelles il faut, de son mieux, faire face. Je sais que le coup, tombé sur nous de façon brutale, n’est qu’un épisode dans l’histoire d’un peuple. Croyez bien que je n’oublie pas cela. Mais pour le moment il faut que je songe à ma mère. Pensez-vous donc que je puisse la laisser seule ?… »
« C’est prendre mes paroles de façon trop positive », protesta-t-il de sa grosse voix calme.
Mlle Haldin n’attendit pas que le son s’en fût éteint.
« Aller faire des visites à une foule d’étrangers ? L’idée m’en déplaît fort, et je ne vois pas ce que vous pouvez vouloir dire d’autre… »
Il la dominait de sa haute taille, énorme, déférent, la tête rasée comme celle d’un forçat, et cette grosse tête rose évoquait pour moi l’aspect d’une tête sauvage aux cheveux en broussaille, aperçue à travers le trou d’un buisson, et la vision fugitive de membres nus et tannés, fuyant derrière des masses de feuillages rouillés, au milieu d’une nuée de mouches et de moustiques. C’était un hommage involontaire à la vigueur de son style. Personne ne pouvait douter qu’il n’eût erré à travers les forêts de la Sibérie, nu et ceint d’une chaîne. Le manteau de drap noir conférait à sa personne un caractère de décence austère, et faisait penser au missionnaire.
« Savez-vous ce que je voudrais, Natalia Victorovna ? » prononça-t-il solennellement : « Je voudrais vous voir devenir une fanatique ! »
« Une fanatique ? »
« Oui. La foi seule ne suffit pas. »
Il baissa la voix et éleva pendant un instant un de ses gros bras, pendant que l’autre pendait contre sa cuisse, tenant le fragile chapeau de soie.
Je vais vous dire une parole que je vous supplie de peser avec soin. Écoutez ! nous avons besoin d’une force qui puisse remuer ciel et terre, d’une semblable force… rien de moins ! »
La note profonde, souterraine, de ce « rien de moins » faisait frémir comme les vibrations profondes d’un gros tuyau d’orgue.
« Est-ce donc dans le salon de Mme de S. que nous trouverons cette force ? Pardonnez-moi, Pierre Ivanovitch, d’oser en douter. Cette dame n’est-elle pas une femme du grand monde, une aristocrate ? »
« Jugement téméraire », s’écria-t-il. « Vous m’étonnez ! Et à supposer le fait exact ? C’est aussi une femme de chair et de sang. Il y a toujours quelque chose qui pèse sur nous pour abaisser notre essor spirituel. Mais que vous en fassiez un reproche, c’est ce que je n’aurais pas attendu de vous. On dirait que vous avez prêté l’oreille à des potins malveillants. »
« Je n’ai entendu aucun bavardage, croyez-le. Comment seraient-ils venus jusqu’à nous, dans notre province ? Mais le monde parle d’elle. Et que peut-il d’ailleurs y avoir de commun entre une dame de cette sorte et une obscure fille de la campagne comme moi ? »
« Elle représente », interrompit-il, « la manifestation perpétuelle d’un esprit noble et hors de pair. Son charme… non ! je ne veux pas parler de son charme !… Mais cela n’empêche pas tous ceux qui l’approchent d’en subir l’ascendant. On sent, près d’elle, les doutes s’envoler, le trouble se dissiper… Si je ne me trompe… et je ne me trompe jamais dans ce qui touche aux choses de l’esprit… vous avez l’âme troublée, Nathalia Victorovna. »
Les yeux de Mlle Haldin regardaient droit dans l’énorme figure molle de l’homme, et j’eus l’impression que, derrière l’abri de ses lunettes noires, il pouvait se permettre toutes les impudences.
« Pas plus tard que l’autre soir, en rentrant en ville, du château Borel, avec ce nouveau venu si intéressant de Pétersbourg, j’ai pu constater la puissance de cette influence calmante, apaisante même, pourrais-je dire. Je le voyais, tout au long de la rive du lac, silencieux comme un homme à qui l’on a montré le chemin de la paix. Je sentais dans son âme le travail du levain, comprenez-vous ? En tout cas m’écoutait-il avec patience. J’étais d’ailleurs inspiré moi-même par le génie ferme et subtil d’Éléonore… de Madame de S., vous savez, et sous la clarté de la lune pleine, je pouvais observer la figure du jeune homme. Et l’on ne me trompe pas !…
Mlle Haldin, les yeux baissés, semblait hésiter.
« Eh bien, je réfléchirai à ce que vous m’avez dit, Pierre Ivanovitch. Et je tâcherai d’aller là-bas, dès que je pourrai, sans crainte, quitter ma mère pendant une ou deux heures. »
Malgré la froideur avec laquelle elle prononça ces paroles, je restai stupéfait de cette concession. Le gros homme saisit avec une telle ferveur la main de la jeune fille, que je crus qu’il allait la porter à ses lèvres ou à sa poitrine. Mais il se contenta d’en retenir les doigts dans sa grosse patte, en les élevant et en les abaissant tour à tour pendant qu’il lâchait sa dernière bordée de paroles.
« Très bien, très bien ! Je n’ai pas encore toute votre confiance, Nathalia Victorovna, mais cela viendra. Chaque chose a son temps ! La sœur de Victor Haldin ne peut pas rester dans l’ombre… C’est chose impossible, tout simplement… Et aucune femme ne doit rester assise sur le seuil… Les fleurs, les larmes, les applaudissements appartiennent au passé : c’est une conception moyenâgeuse. L’arène, c’est dans l’arène que les femmes doivent descendre, de nos jours !… »
Il laissa tomber la main de la jeune fille, avec un geste de grâce, comme pour lui en faire présent et il restait immobile, la tête inclinée en une attitude déférente, devant la féminité qu’elle représentait.
« L’arène ! il faut descendre dans l’arène, Nathalia ! » Il fit un pas en arrière, inclina son énorme masse et sortit rapidement. La porte battit derrière lui. Mais aussitôt on entendit dans l’antichambre sonner bruyamment sa voix, adressée à la servante, qui lui montrait le chemin. Je ne puis dire s’il l’exhortait aussi à descendre dans l’arène. Ses paroles prenaient un ton de prédication qu’interrompit brusquement le bruit léger de la porte donnant sur la rue.
Nous nous regardâmes pendant un instant.
« Connaissez-vous cet homme ? »
Mlle Haldin, en s’avançant vers moi, me posait cette question, en anglais.
Je pris la main qu’elle me tendait.
« Tout le monde le connaît. C’est un féministe, un révolutionnaire, un grand écrivain… si l’on veut, et… comment dire ?… le… l’hôte familier du salon mystico-révolutionnaire de Mme de S. »
Mlle Haldin passa une main sur son front.
« Il était depuis plus d’une heure déjà avec moi, quand vous êtes arrivé. J’étais si heureuse que ma mère fut couchée. Elle a bien des nuits d’insomnie, et quelquefois, au milieu du jour, elle peut reposer pendant quelques heures. C’est seulement un sommeil d’épuisement, je le sais, mais je m’en réjouis tout de même. N’étaient ces heures de repos… »
Elle me regarda, et avec cette pénétration extraordinaire qui me déconcertait, secoua la tête :
« Non ! Elle ne deviendra pas folle ! »
« Ma chère enfant ! » m’écriai-je, en manière de protestation, d’autant plus frappé que j’étais, bien au fond, loin de croire Mme Haldin tout à fait saine d’esprit.
« Vous ne savez pas quelle belle et lucide intelligence possédait ma mère, » poursuivit Mlle Haldin avec son regard clair et la simplicité calme où il me semblait voir toujours une touche d’héroïsme.
« Je suis sûr… » murmurai-je.
« J’ai fermé les rideaux dans sa chambre et je suis venue ici. Il y a si longtemps que je voulais rêver en paix. »
Elle fit une pause, puis ajouta, sans aucun accent de détresse : « C’est si difficile ! » en me regardant avec une fixité étrange, comme si elle avait attendu de ma part un geste de dénégation ou de surprise.
Mais je ne fis pas ce geste, et fus irrésistiblement poussé à dire :
« Je crains que la visite de ce Monsieur n’ait pas rendu la chose plus facile. »
Mlle Haldin restait devant moi, avec une expression singulière dans les yeux.
« Je ne prétends pas comprendre absolument Pierre Ivanovitch. Il faut avoir un guide, même si on ne veut pas lui abandonner tout à fait la conduite de sa vie. Je suis une fille sans expérience, mais je ne suis pas une de ces âmes d’esclave dont il y a eu trop en Russie. Pourquoi ne l’écouterais-je pas ? Il n’y a aucun mal à laisser diriger sa pensée. Pourtant je puis vous avouer que je n’ai pas été absolument sincère avec Pierre Ivanovitch. Je ne saurais dire ce qui m’en empêchait sur le moment… »
Elle s’éloigna brusquement pour aller, dans un coin éloigné de la chambre, ouvrir et fermer un tiroir de bureau. Elle revint, un morceau de papier à la main. C’était une feuille mince et couverte d’une écriture serrée, une lettre, évidemment.
« Je voulais vous lire ces lignes », me dit-elle. « C’est une des lettres de mon pauvre frère. Il ne doutait jamais, lui. Comment aurait-il douté ? Ils sont une si petite poignée, ces misérables oppresseurs, en face de la volonté unanime de notre peuple ! »
« Votre frère croyait la volonté populaire capable de venir à bout de tout ? »
« C’était sa religion », déclara Mlle Haldin.
Je regardai son visage calme et l’animation de ses yeux.
« Il va sans dire qu’il faut éveiller, inspirer, concentrer cette volonté », poursuivit-elle. « C’est la véritable tâche des vrais agitateurs, la tâche à laquelle on doit sacrifier sa vie. Il faut déraciner et balayer la dégradation de la servitude et les mensonges de l’absolutisme. Ne comptons pas sur une réforme impossible : il n’y a rien à réformer ! Il n’y a, chez nous, ni légalité, ni institutions. Il n’y a qu’une poignée de fonctionnaires cruels… peut-être simplement aveugles, contre une nation. »
Elle froissait légèrement la lettre dans sa main. J’en regardais les pages minces et noircies, dont l’écriture même avait un aspect cabalistique, incompréhensible à notre expérience d’Européens de l’Ouest.
« Ainsi posé », concédai-je, « le problème paraît assez simple. Mais j’ai peur de n’en pas voir la solution. Et si vous retournez en Russie, je sais que je ne vous reverrai plus. Cela ne m’empêche pas de répéter : « Retournez-y ! » Ne croyez pas que je songe à votre salut. Non ; je sais que vous n’irez pas chercher une sécurité personnelle. Mais j’aime mieux vous savoir en danger, là-bas, qu’exposée à certains périls que vous pouvez rencontrer ici. »
« Je vais vous dire », fit Mlle Haldin après un moment de réflexion. « Je sens que vous détestez la révolution. Vous ne la croyez pas légitime. Vous appartenez à un peuple qui a fait un pacte avec la destinée et n’aimerait pas y faillir. Mais nous, nous n’avons pas conclu de marché de ce genre ; on ne nous a pas fait cette proposition : tant de liberté pour tant d’argent comptant. L’idée d’une action révolutionnaire vous fait horreur quand il s’agit de gens que vous estimez comme s’il s’agissait d’une chose… comment dire ?… d’une chose un peu malhonnête ! »
J’inclinai la tête.
Vous avez raison », dis-je. « Et je vous estime très fort… »
« Ne croyez pas que je l’ignore », commença-t-elle, en hâte… « Votre amitié nous a été très précieuse. »
« Je n’ai guère été qu’un spectateur. »
Une légère rougeur envahit son visage.
« On peut être précieux comme spectateur. Votre présence m’a fait sentir moins solitaire. C’est difficile à expliquer. »
« Vraiment ? Eh bien, moi aussi je me suis senti moins seul ; et cela me paraît facile à expliquer. Mais tout cela ne durera plus bien longtemps. Voici la dernière chose que je voulais vous dire : dans une vraie révolution… non pas simple changement de dynastie ou réforme constitutionnelle… dans une vraie révolution, ce ne sont pas les plus belles figures qui se montrent au premier plan. Une révolution violente appartient bien vite aux fanatiques étroits et aux hypocrites tyranniques. Après eux se montrent tous les prétentieux ratés intellectuels de l’époque. Ce sont les chefs et les meneurs. Notez que je ne parle pas des vulgaires coquins. Les natures scrupuleuses et justes, nobles et dévouées, les généreux et les intelligents peuvent mettre en branle le mouvement, mais ils sont vite dépassés : ils ne sont pas les chefs de la révolution, ils en sont les victimes, victimes du dégoût, du désenchantement, souvent du remords. Leurs espoirs hideusement trahis, la caricature de leur idéal, telle est la définition du succès révolutionnaire. Il y a eu des cœurs brisés par de tels succès, à la suite de chaque révolution… Mais cela suffit. Comprenez seulement que je ne voudrais pas vous voir une victime. »
« Si je croyais à tout ce que vous dites, je ne penserais pas encore à moi-même », protesta Mlle Haldin. « J’accepterais la liberté de n’importe quelle main, comme un affamé prendrait un morceau de pain. Le vrai progrès viendra plus tard. Et l’on trouvera alors les hommes nécessaires. Nous les avons déjà parmi nous. On les rencontre qui se préparent dans l’ombre, inconnus… »
Elle étala la lettre qu’elle tenait encore à la main, et abaissa sur elle son regard.
« Oui », reprit-elle, « on rencontre de tels hommes ; et elle lut ces mots : « Des existences pures, nobles et solitaires. »
Elle replia sa lettre, et m’expliqua pour répondre à mon interrogation muette :
« Ce sont les termes dont use mon frère à l’endroit d’un jeune homme qu’il avait connu à Pétersbourg. Ce devait être un de ses amis intimes ; au moins c’est chose probable, car c’est le seul homme dont mon frère ait jamais mentionné le nom dans les lettres qu’il m’adressait. Absolument le seul. Et le croiriez-vous ? cet homme est ici. Il est arrivé récemment à Genève. »
« L’avez-vous vu ? » demandai-je. « Oui, vous devez l’avoir vu, naturellement. »
« Non, non ! je ne l’ai pas vu. Je ne savais pas qu’il fût ici ; c’est Pierre Ivanovitch lui-même qui vient de me l’apprendre. Vous l’avez entendu parler d’un nouveau venu de Pétersbourg. Eh bien c’est cet homme-là dont mon frère proclame « l’existence pure, noble et solitaire ! » Un ami de mon frère ! »
« Il est sans doute compromis au point de vue politique ? » remarquai-je.
« Je ne sais pas. Mais c’est bien probable. Qui sait ? Peut-être est-ce son amitié même pour mon frère qui… Mais non, ce n’est guère possible. En somme je n’ai d’autres renseignements que ceux de Pierre Ivanovitch. Ce jeune homme a présenté une lettre d’introduction du Père Zozime ; vous savez, le prêtre démocrate ; vous avez entendu parler du Père Zozime ? »
« Oh oui, le fameux Père Zozime qui, l’an dernier, a passé deux mois à Genève », repris-je. « Après son départ, il semblait avoir disparu de la scène du monde. »
« Il paraît qu’il s’est remis à l’œuvre en Russie, du côté du Centre », dit Mlle Haldin, avec animation. « Mais, je vous en prie, n’en dites rien à personne ; ne laissez rien échapper, car si les journaux s’emparaient de cette nouvelle, le Père pourrait être en danger. »
« Vous avez évidemment un grand désir, de rencontrer cet ami de votre frère ? » demandai-je.
Mlle Haldin remit la lettre dans sa poche. Ses yeux se dirigèrent par dessus mon épaule vers la porte de la chambre maternelle.
« Pas ici », murmura-t-elle. « Pas pour la première fois, au moins. »
Après un moment de silence, je lui dis au revoir, mais Mlle Haldin me suivit dans l’antichambre, en fermant soigneusement la porte derrière nous.
« Vous devinez où je veux aller demain ?… »
« Vous vous êtes décidée à faire une visite à Mme de S… ? »
« Oui ; j’irai au château Borel ; il le faut. »
« Que pensez-vous donc y apprendre ? » demandai-je à voix basse, craignant qu’elle ne se berçât de quelque impossible espoir. Mais je me trompais.
« Songez un peu ! un tel ami ! Le seul homme dont mon frère ait jamais parlé dans ses lettres. Il aura bien quelque chose à me donner, quand ce ne seraient que quelques pauvres paroles. Peut-être un mot, une pensée des derniers jours. Voudriez-vous me voir tourner le dos à tout ce qui me reste de mon pauvre frère… à son ami ? »
« Certes non », protestai-je, « et je puis parfaitement comprendre votre pieuse curiosité. »
« Des hommes à l’existence pure, noble et solitaire », murmura-t-elle doucement. « Il y en a ; il y en a ! Eh bien c’est l’un d’eux que je pourrai interroger sur notre cher mort ! »
« Mais pourquoi croyez-vous devoir le rencontrer au château ? Pensez-vous qu’il y habite en qualité d’hôte ? »
« Je ne saurais le dire », avoua-t-elle. « Il a apporté une lettre d’introduction du Père Zozime, qui est aussi, paraît-il, un ami de Mme de S… Il faut croire que ce n’est pas une femme aussi méprisable, en somme. »
« On a fait courir bien des bruits sur le compte du Père Zozime lui-même », observai-je.
Elle haussa les épaules.
« La calomnie est encore une arme de notre gouvernement ; c’est un fait bien connu ! Oui, je sais : le Père Zozime a été protégé par un gouverneur général de Province. Je me souviens d’avoir discuté ce sujet avec mon frère, il y a deux ans. Mais son œuvre était bonne. Et il est proscrit aujourd’hui. Peut-on exiger preuve meilleure ? Peu importe d’ailleurs ce que fut ou ce qu’est ce prêtre : cela n’a rien à voir avec l’ami de mon frère. Si je ne le rencontre pas au Château, je demanderai son adresse. Et naturellement, il faudra qu’il vienne voir ma mère aussi, plus tard. Comment deviner ce qu’il pourra nous dire ? Quelle grâce, si ses paroles devaient apaiser ma mère ! Vous savez les idées qu’elle se forge. Peut-être pourrait-on lui donner une explication, l’inventer au besoin. Ce ne serait pas une faute !… »
« Certes », répliquai-je, « ce ne serait pas une faute. Mais ce pourrait être une erreur. »
« Je voudrais seulement lui voir retrouver son courage. Tant qu’elle restera dans son état actuel, je ne pourrai penser à rien avec calme. »
« Songez-vous donc à inventer quelque pieux mensonge, pour la tranquillité de votre mère ? » demandai-je.
« Pourquoi un mensonge ? Il est bien certain qu’un tel ami connaîtra bien des détails sur la vie et les derniers jours de mon frère. Il pourra nous renseigner… Il y a, dans les faits matériels, quelque chose qui m’enlève toute quiétude. Je suis sûre qu’il avait l’intention de nous rejoindre à l’étranger, qu’il avait en vue un projet, un grand acte de patriotisme, non pas pour lui seul, mais pour nous deux. J’avais confiance ; j’attendais l’heure fixée. Oh ! avec quel espoir, avec quelle impatience ! J’aurais pu l’aider ! Et maintenant, tout à coup, cette insouciance apparente ! comme s’il n’y avait plus eu d’intérêt pour lui dans la vie… »
Elle resta un instant silencieuse, puis conclut avec obstination : « Je veux savoir ! »
En revenant sur ces paroles, au cours de la lente promenade, qui me ramenait du boulevard des Philosophes, je me demandais avec curiosité ce qu’elle désirait précisément savoir. Ma rêverie trouvait un point de départ dans ce que je connaissais de son histoire. Mlle Haldin était considérée avec une certaine méfiance dans l’établissement d’éducation pour jeunes filles, où elle avait achevé ses études. On la soupçonnait d’opinions indépendantes sur des sujets réglés par l’enseignement officiel. Plus tard, la mère et la fille revenues dans leur campagne natale, s’attirèrent, en donnant ouvertement leur avis sur les événements publics, une réputation de libéralisme. La troïka du chef de la police du district commença à rouler souvent dans leur village. « Il faut que je tienne les paysans à l’œil », disait-il pour expliquer ses visites. « Il faut veiller un peu sur deux femmes seules. » Il inspectait les murs de la maison, comme s’il avait voulu les percer du regard, examinait les photographies, retournait négligemment les livres du salon, et prenait congé après la collation familière. Mais, un soir, tout agité, et avec un accent de détresse, le vieux prêtre du village vint avouer, qu’il avait reçu l’ordre de surveiller tout ce qui se passait dans la maison, et de s’en assurer à tout prix, à l’aide de son autorité spirituelle sur les domestiques par exemple.
Il devait surtout espionner les visiteurs que recevaient ces dames, connaître leur identité, la durée de leur séjour, la partie du pays d’où ils venaient, et ainsi de suite. Le pauvre et simple vieillard mourait d’angoisse, d’humiliation et de terreur. « Je suis venu vous prévenir ; soyez prudentes, pour l’amour de Dieu ! La honte me dévore, mais je suis pris dans un filet d’où l’on ne peut se tirer ! Je serai obligé de dire ce que j’ai vu, car autrement, mon diacre pousserait les choses au noir, pour s’insinuer dans les bonnes grâces de l’autorité. Et puis, il y a aussi mon gendre, le mari de ma Paresko, qui est expéditionnaire au bureau des domaines ; on le mettrait bien vite à la porte… pour l’envoyer peut-être quelque part ! » Le vieillard se lamentait, en essuyant ses larmes, sur les rigueurs d’un temps, là où les gens semblaient ne pouvoir s’accorder ». Il n’avait pas envie de passer le soir de sa vie, la tête rasée, dans la cellule pénitentiaire d’un monastère ; « où il serait soumis à toutes les rigueurs de la discipline ecclésiastique ; car ils n’auraient aucune pitié pour un pauvre vieillard », gémissait-il. Il avait failli en avoir une attaque de nerfs, et les deux dames, pleines de commisération, l’avaient consolé de leur mieux, avant de lui laisser regagner sa chaumière. D’ailleurs, elles avaient fort peu de visiteurs. Les voisins, dont certains amis de longue date, commençaient à se tenir à l’écart, quelques-uns par timidité, d’autres avec le dédain marqué de hobereaux qui venaient seulement à la campagne pour l’été ; ce n’étaient, au demeurant, d’après Mlle Haldin, que des aristocrates et des réactionnaires. La jeune fille menait donc une existence solitaire. Ses relations avec sa mère étaient des plus tendres et des plus libres, mais Mme Haldin avait connu les expériences de sa propre génération, ses souffrances, ses déceptions, et ses apostasies. C’est en étouffant tout signe d’anxiété et en gardant une réserve héroïque qu’elle manifestait son affection pour ses enfants.
Pour Nathalie Haldin, son frère, dont l’existence de Pétersbourg, bien qu’un peu mystérieuse, n’était nullement énigmatique (car on ne pouvait douter de ses sentiments ou de ses pensées), son frère était le seul représentant visible d’une liberté proscrite. Ils avaient, dans de longues discussions, pleines de nobles espoirs d’action et de foi dans le succès, contemplé à l’avance l’avènement de la liberté et ses promesses infinies. Et brusquement toute action, tout espoir sombraient devant les révélations qu’était allé chercher le journaliste anglais. Seul demeurait le fait positif de la mort du frère, mais ses causes profondes restaient dans l’ombre. La jeune fille se sentait abandonnée sans explication. Elle ne doutait pas de son frère, cependant, et ce qu’elle désirait c’était d’apprendre, à tout prix, le moyen de rester fidèle à l’esprit du mort.
Plusieurs jours s’écoulèrent sans que je rencontrasse à nouveau Nathalie Haldin. Je traversais un jour la place du théâtre, lorsque j’aperçus sa silhouette élégante au seuil de la peu attrayante promenade des Bastions. Elle en franchissait la porte et me tournait le dos mais je savais que nous devions nous rencontrer, lorsqu’elle redescendrait l’allée principale, si toutefois elle ne regagnait pas son logis. Je crois que dans ce cas je n’aurais pas encore été la voir. Mon désir restait aussi fort que jamais de la tenir à l’écart des révolutionnaires, mais je ne m’illusionnais pas sur mon influence. Je n’étais qu’un Occidental et, manifestement, Mlle Haldin ne pouvait ni ne voulait écouter ma sagesse ; quant à mon désir d’entendre sa voix, c’était un plaisir auquel il valait mieux, pensais-je, ne pas trop m’abandonner. Non, je ne serais pas allé Boulevard des Philosophes, mais lorsque je vis, vers le milieu de la grande allée, Mlle Haldin venir à moi, la curiosité et l’honnêteté aussi peut-être, m’empêchèrent de fuir.
Il y avait dans l’air une certaine rudesse de printemps ; le ciel bleu était dur, mais les jeunes feuilles mettaient un brouillard léger sur la rangée banale des arbres, et le soleil clair allumait de petits points d’or dans le gris des yeux francs que Mlle Haldin tournait vers moi, en un regard d’accueil amical.
Je m’enquis de la santé de sa mère.
Elle eût un léger haussement d’épaules et un soupir attristé… puis :
« Vous voyez pourtant que je suis venue faire une promenade, un peu d’exercice, comme vous dites en Angleterre. »
J’eus un sourire approbateur, tandis qu’elle ajoutait, de façon inattendue :
« Quelle journée splendide ! »
Sa voix un peu rude, mais captivante, avec son timbre masculin et ses accents d’oiseau, avait un accent de conviction profonde, qui me rendit heureux. On aurait dit qu’elle avait pris enfin conscience de sa jeunesse, car la gloire printanière n’éclairait guère le rectangle enclos de grilles, où pelouses et arbres s’encadraient des pentes régulières des toits de cette ville dont la correction est sans grâce et l’hospitalité sans chaleur. Dans l’air même qui nous baignait, il n’y avait que peu de tiédeur, et le ciel, le ciel de ce pays sans horizon, balayé et lavé par les averses d’avril, n’était qu’une nappe de bleu cruel et froid, étendue sans profondeur, brusquement rétrécie par le mur sombre et terne du jura, où s’attardaient, çà et là, quelques misérables traînées et quelques plaques de neige. Toute la gloire de la saison devait émaner de la jeune fille, et j’étais heureux de sentir cette impression dans sa vie, fût-ce pour un temps très court.
« J’ai plaisir à vous entendre parler ainsi. »
Elle me jeta un regard rapide, rapide, mais non furtif.
S’il y a une chose dont elle fût parfaitement incapable, c’était d’une dissimulation quelconque. Sa sincérité s’exprimait dans le rythme même de sa marche. C’est moi, au contraire, qui la regardais presque à la dérobée. Je savais où elle avait été, mais je ne savais pas ce qu’elle avait pu voir ou entendre dire dans ce repaire de conspirateurs aristocratiques qu’était le château Borel. Je me sers du mot aristocratique, faute d’un terme meilleur.
Le château Borel, niché parmi les arbres et les buissons de son parc négligé, connaissait de nos jours une certaine célébrité, analogue à celle dont s’auréolait, au temps de Napoléon, la résidence d’une autre dangereuse exilée, Mme de Staël. Seulement le despotisme d’un Napoléon, héritier botté de la Révolution, qui tenait pour ennemie digne de surveillance, cette femme intellectuelle, ne ressemblait en rien à l’autocratie mystique engendrée par la servitude d’une conquête tartare. Et Mme de S. était fort loin de ressembler à la femme de talent qui écrivit Corinne. Elle se vantait fort des persécutions dont elle aurait été la victime. J’ignore si, dans certains cercles, on la tenait pour dangereuse. En tous cas la surveillance du château Borel ne pouvait guère s’exercer que de façon très lointaine. Sa situation écartée en faisait un séjour idéal pour l’éclosion de complots transcendants, qu’ils fussent d’ailleurs sérieux ou futiles. Mais tout cela ne m’intéressait guère, et je voulais seulement savoir l’effet que les extraordinaires habitants du château, et son atmosphère spéciale, avaient pu produire sur une jeune fille comme Mlle Haldin, si droite, si honnête, mais si dangereusement inexpérimentée. En face des instincts vils de l’humanité, l’inconsciente noblesse de son ignorance la laissait désarmée contre ses propres impulsions. Et il y avait aussi cet ami de son frère, cet intéressant voyageur arrivé de Russie ! Je me demandais si elle avait pu le rencontrer.
Nous marchâmes quelque temps à pas lents, en silence.
« Vous savez », lançai-je brusquement, « si vous ne voulez rien me raconter, dites-le franchement, et ce sera, bien entendu, chose réglée. Mais je ne veux pas jouer au plus fin, et je vous demande nettement tous les détails de votre visite. »
Elle sourit faiblement de mon accent énergique.
« Vous êtes curieux comme un enfant ! »
« Non, je ne suis qu’un vieil homme inquiet », répliquai-je, avec un ton de conviction.
Elle posa son regard sur moi, comme pour s’assurer du degré de mon inquiétude, ou de ma vieillesse. Ma physionomie n’a, je crois, jamais été bien expressive, et le nombre de mes années n’est pas suffisant pour me valoir un aspect marqué de décrépitude. Je n’ai ni la longue barbe d’un bon ermite de ballade romantique, ni le pas vacillant ou la mine d’un sage courbé et vénérable. Je ne puis prétendre à ces avantages pittoresques et ne suis vieux, hélas, qu’avec vigueur et banalité. Je crus saisir une nuance de pitié dans le regard prolongé que Mlle Haldin laissait tomber sur moi. Elle marcha un peu plus vite.
« Vous me demandez tous les détails. Voyons ; je devrais les avoir présents à l’esprit ; tout cela est assez nouveau pour… une petite provinciale comme moi. »
Après un instant de silence, elle commença par me dire que le château Borel était presque aussi négligé à l’intérieur qu’à l’extérieur. Rien d’étonnant à cela, d’ailleurs. C’était, me semble-t-il, un banquier de Hambourg, retiré des affaires, qui l’avait fait construire, pour charmer ses derniers jours devant le spectacle de ce lac, dont la beauté nette, régulière et « comme il faut » devait paraître attrayante à l’imagination pondérée d’un homme de chiffres. Mais le banquier était mort très vite, et sa femme était partie aussi (seulement pour l’Italie), si bien que cette bâtisse, où l’on avait voulu acheter la paix, était restée vide pendant plusieurs années, et ne semblait jamais devoir se vendre. On y accédait par une route de graviers, qui contournait une vaste pelouse naturelle, et donnait au visiteur tout loisir pour observer les dégradations de la façade en stuc.
L’impression générale, me dit Mlle Haldin, était déplaisante et devenait même oppressante à mesure que l’on s’approchait davantage.
Elle avait vu des taches de mousse verdie sur les degrés de la terrasse ; la grande porte était large ouverte ; on n’apercevait personne. Elle était entrée dans un grand vestibule, très haut de plafond et absolument vide, où s’alignaient de nombreuses portes, toutes fermées. Dans le fond débouchait un vaste escalier de pierre nue. L’effet produit sur la jeune fille était celui d’une maison abandonnée, et déconcertée par cette solitude, elle restait immobile, lorsqu’elle finit par percevoir confusément le son d’une voix qui parlait quelque part… sans trêve.
« On devait », hasardai-je, « Vous observer pendant tout ce temps-là ; il y avait sans doute des yeux ouverts. »
« Je ne crois guère que ce fût possible », répliqua-t-elle. « Je n’ai pas vu un oiseau dans le parc, pas entendu un gazouillement dans les arbres. Tout aurait paru absolument désert, si l’on n’avait entendu cette voix. »
Elle n’avait pas su en reconnaître l’idiome : Russe, Français ou Allemand. On ne distinguait pas de réponse. Il semblait que la voix eût été laissée là par les habitants au moment de leur départ, pour s’adresser aux murs nus. Elle parlait avec volubilité, et faisant une pause de temps à autre ; elle était solitaire et triste. Le temps paraissait très long à Mlle Haldin ; une invincible répugnance l’empêchait d’ouvrir une des portes du vestibule. Elle sentait l’inutilité de ce geste ; personne ne viendrait et la voix ne se tairait pas. Elle m’avoua qu’elle avait dû résister au désir de tourner le dos et de s’en aller comme elle était venue, sans avoir vu personne.
« Vraiment ? Vous avez éprouvé ce désir ? » m’écriai-je avec un ton du regret. « Il est dommage que vous n’ayez pas suivi votre impulsion. »
Elle secoua la tête.
« Quel étrange souvenir j’en aurais conservé. Ce parc désert ; ce vestibule vide ; cette voix impersonnelle, parlant sans trêve… et personne, personne, pas une âme. »
C’eût été un souvenir unique et inoffensif. Mais Mlle Haldin n’était pas fille à fuir devant une impression glaçante de solitude et de mystère. « Non, je ne me suis pas sauvée », dit-elle. « Je suis restée où j’étais, et j’ai fini par voir un être… un être si étrange ! »
Comme elle regardait la cage du large escalier, en songeant que la voix devait venir des étages supérieurs, son attention avait été attirée par le froufrou d’une robe. Ses yeux baissés étaient tombés sur la silhouette d’une femme, sortie sans doute par une des nombreuses portes ; elle traversait le vestibule, et regardant droit devant elle ne s’était pas aperçue d’abord de la présence de Mlle Haldin.
En tournant la tête, elle parut très saisie de voir une étrangère. À la sveltesse de sa tournure, Mlle Haldin l’avait prise pour une jeune fille, mais si son visage avait une rondeur presque enfantine, il était aussi blême et creusé, avec des cercles sombres sous les yeux. La masse épaisse de ses cheveux bruns et poussiéreux était comme une chevelure de jeune homme, divisée par une raie latérale, et se soulevait en vague au-dessus d’un front sec et ridé. Après un moment de muette stupeur, la femme s’était brusquement accroupie sur le sol.
« Qu’entendez-vous par s’accroupir » ? demandai-je avec surprise. « Quel étrange détail. »
Mlle Haldin me donna l’explication de ces mots. La dame portait un petit bol à la main, et s’était baissée pour le poser sur le sol, à portée d’un gros chat qui apparut alors derrière ses jupes et plongea dans le bol une tête gourmande. La femme se redressa et, s’approchant de Mlle Haldin, lui demanda, avec une brusquerie nerveuse : « Que voulez-vous ; qui êtes-vous ? »
Mlle Haldin dit son nom, et aussi celui de Pierre Ivanovitch La vieille femme-enfant hocha la tête et fit une moue de sympathie. Elle portait une vieille jupe de soie noire, élimée par endroits et sa jupe de serge également noire était courte et râpée. Elle continuait à fixer de près sur Mlle Haldin des yeux clignotants dont les cils et les sourcils paraissaient aussi râpés. Mlle Haldin, lui expliqua avec des paroles douces, comme on en adresse à une personne malheureuse et sensible, que sa visite ne pouvait pas être tout à fait inattendue pour Mme de S.
« Ah, c’est Pierre Ivanovitch qui vous a invitée. Comment pouvais-je le savoir ? On ne consulte pas une « dame de compagnie », comme vous pouvez bien le penser ! »
La femme fanée eut un petit rire. Ses dents, remarquablement blanches, et admirablement égales, semblaient absurdement déplacées dans sa bouche, comme un collier de perles au cou d’un vagabond loqueteux. « Pierre Ivanovitch est peut-être le plus grand génie de ce siècle, mais c’est aussi le plus oublieux des hommes. Ne vous étonnez donc pas, s’il vous a donné un rendez-vous ici, d’apprendre qu’il est absent. »
Mlle Haldin expliqua qu’elle n’avait aucun rendez-vous avec Pierre Ivanovitch. Elle avait senti tout de suite s’éveiller son intérêt pour cette personne bizarre.
« Pourquoi se dérangerait-il, pour vous ou pour quiconque ? Oh ces génies ! Si vous saviez ! Oui !… Et leurs livres ! J’entends, naturellement, ces livres que le monde entier admire, les livres inspirés… Mais il faut connaître les coulisses ! Attendez seulement d’avoir à vous tenir, la plume à la main, une demi-journée, devant une table. Pierre Ivanovitch arpente sa chambre, pendant des heures et des heures. J’étais à la fin, si raide et si engourdie, que j’avais peur de perdre l’équilibre, et de tomber de ma chaise, comme une masse ! »
Elle gardait les mains croisées devant elle, et ses yeux, fixés sur le visage de Mlle Haldin, ne trahissaient aucune animation. Supposant que la « dame de compagnie », comme elle s’intitulait, était fière d’avoir servi de secrétaire à Pierre Ivanovitch, Mlle Haldin, fit une remarque aimable dans ce sens.
« Vous ne sauriez imaginer plus rude épreuve », protesta la dame. « Il y a un journaliste anglo-américain, qui prend, en ce moment, une interview à Mme de S. », poursuivit-elle, avec un ton changé et un regard vers l’escalier. « Sans cela, je vous aurai fait monter. Je suis une espèce de « maître des cérémonies ! »
Mme de S. ne pouvait, paraît-il, supporter autour d’elle de domestiques suisses ; à vrai dire, les domestiques ne restaient jamais bien longtemps au château Borel ; il surgissait toujours des difficultés. Mlle Haldin s’était aperçue déjà que le vestibule de marbre et de stuc était une manière de grange poussiéreuse, aux angles tapissés de toiles d’araignées, et que des traces de boue souillaient la mosaïque de son sol blanc et noir.
« Je m’occupe aussi de cet animal », poursuivit la dame de compagnie, qui gardait toujours les mains croisées devant elle ; « cela ne me gêne pas du tout », fit-elle en abaissant sur le chat son regard lassé. « Les animaux ont leurs droits, bien qu’à vrai dire je ne voie pas de raison pour qu’ils ne souffrent pas comme les êtres humains. Et vous ? Mais, en somme, ils ne souffrent jamais autant ; c’est chose impossible. Seulement, dans leur cas, la douleur est plus atroce, parce qu’ils ne peuvent pas faire de révolution. J’étais républicaine ; je suppose que vous l’êtes, vous aussi ? »
La jeune fille m’avoua son embarras ; elle ne savait que répondre et s’était contentée de faire un léger signe de tête, en demandant, à son tour :
« N’êtes-vous donc plus républicaine, maintenant ? »
« Quand on a écrit pendant deux ans sous la dictée de Pierre Ivanovitch, il est bien difficile d’être encore quelque chose ! Il faut d’abord rester assise dans une immobilité parfaite, le plus petit mouvement mettant en fuite les idées du maître ! À peine ose-t-on respirer ! Et quant à tousser… Dieu vous en préserve ! Pierre Ivanovitch changea la position de ma table pour l’appliquer contre le mur, parce qu’au début je ne pouvais m’empêcher, pendant les longues pauses de sa dictée, de lever les yeux et de regarder par la fenêtre ! Et c’était chose interdite ; je regardais si stupidement, prétendait-il ! Défendu plus encore de jeter les yeux par-dessus mon épaule ; il tapait du pied et rugissait : « Regardez votre papier ! » Il paraît que mon expression et mon visage le dérangeaient. Je sais en effet que je ne suis pas belle et que mon expression ne promet guère ! Il disait que mon air d’attente inintelligente l’exaspérait ! C’étaient ses propres termes… »
Mlle Haldin était indignée, mais elle reconnut n’avoir pas été tout à fait surprise.
« Est-il possible que Pierre Ivanovitch ait pu traiter une femme avec une telle grossièreté ? » s’écria-t-elle.
La dame de compagnie hocha plusieurs fois la tête, avec un air de discrétion, puis elle affirma à Mlle Haldin que tout cela lui était parfaitement indifférent. Ce qu’il y avait de plus douloureux, c’était d’assister au secret de la composition, et de voir le grand auteur des évangiles révolutionnaires chercher péniblement ses mots, comme s’il n’avait pas très bien su ce qu’il voulait dire.
« Je consens à être l’instrument aveugle d’intérêts supérieurs. Donner sa vie pour la cause, cela n’est rien. Mais voir détruire ses illusions, c’est chose presque intolérable. Je n’exagère pas, je vous l’affirme », insista-t-elle ; « il me semblait sentir ma foi se glacer en moi, et cela d’autant plus que, lorsque nous travaillions en hiver, Pierre Ivanovitch qui arpentait la chambre n’avait besoin, pour se réchauffer, d’aucune chaleur artificielle. Et même dans le Midi de la France, il y a des jours de froid cruel, surtout lorsqu’il faut rester sur un siège pendant six heures de suite. Les murs de ces villas de la Riviera sont si minces ! Pierre Ivanovitch semblait ne se rendre compte de rien. Il est vrai que je réprimais mes frissons, de peur de le gêner. Je serrais les dents à en sentir mes mâchoires crispées. Dans les moments où Pierre Ivanovitch interrompait sa dictée, et ces intervalles étaient parfois fort longs, vingt minutes ou plus, il allait et venait derrière mon dos en marmottant à mi-voix, et je me sentais mourir peu à peu, je vous assure. Peut-être, si j’avais laissé mes dents claquer, Pierre Ivanovitch se serait-il aperçu de ma détresse, mais je doute qu’il en fût rien résulté de bon pour moi. Elle est très avare, pour tout ce qui touche à ce genre de choses. »
La dame de compagnie jeta un coup d’œil sur l’escalier. Le gros chat, qui avait achevé son lait, frottait avec des gestes souples sa joue moustachue contre la jupe de sa maîtresse. Elle se baissa pour le saisir.
« L’avarice, voyez-vous, est plutôt une qualité qu’un défaut », poursuivit-elle en serrant le chat dans ses bras croisés. « Chez nous, ce sont les avares qui peuvent économiser de l’argent pour des projets intéressants, et non pas les natures soi-disant généreuses. Mais ne me prenez pas pour une sybarite. Mon père était employé au ministère des Finances, et n’avait pas la moindre fortune. C’est vous dire que notre maison était loin d’être luxueuse ; pourtant l’on n’y souffrait pas du froid. Je quittai le foyer paternel dès que je commençai à penser par moi-même. Et ce n’est facile de penser par soi même ! Il faut quelqu’un pour vous mettre sur la voie, pour vous éveiller à la vérité. Je suis redevable de mon salut à une vieille marchande de pommes, qui tenait son étalage sous la porte de notre maison. Elle avait une bonne figure ridée, et la voix la plus affectueuse qui se puisse imaginer. Un jour, par hasard, nous vînmes à parler d’une enfant, d’une petite fille en loques, que nous avions vu mendier, dans les rues, au crépuscule, et qui s’approchait des hommes ; d’un fait à l’autre, mes yeux apprirent à s’ouvrir, peu à peu, sur toutes les horreurs, dont il faut que des innocents souffrent en ce monde, pour permettre aux gouvernements de vivre. Une fois que j’eus compris le crime des classes supérieures, il me fut impossible de continuer à vivre avec mes parents. On n’entendait pas, chez nous, d’un bout de l’année à l’autre, une seule parole de charité ; rien que des potins concernant de viles intrigues de bureau, les promotions, le salaire, la faveur recherchée auprès des chefs. La seule idée d’épouser un jour un homme comme mon père me faisait frissonner. Non pas que personne voulût m’épouser ; il n’y avait pas la moindre perspective d’un événement semblable. Mais n’était-ce pas déjà un crime que de vivre de l’argent du gouvernement, pendant que la moitié de la Russie mourait de faim ? Le ministère des Finances ! Oh ! l’atroce ironie ! Est-ce qu’un peuple affamé et ignorant a besoin d’un Ministère des Finances ? J’embrassai mes parents sur les deux joues et je les quittai pour habiter des caves, avec les prolétaires. J’essayai de me rendre utile aux désespérés. Vous comprenez ce que je veux dire, je pense ? Je parle des gens qui n’ont aucun refuge, rien à attendre de la vie ? Comprenez-vous l’horreur de cette pensée ?… rien à attendre de la vie !… C’est en Russie seulement, me paraît-il parfois, que l’on peut trouver de telles gens et atteindre à une telle profondeur de misère. Eh bien ! je me plongeai dans cette misère, et je m’aperçus – le croiriez-vous ? – qu’il n’y a pas grand’chose à faire chez ces gens là ! Non vraiment ! aussi longtemps au moins qu’on trouvera sur son chemin des Ministères des Finances, et des ironies atroces de ce genre. Je crois que je serais devenue folle, rien qu’à tenter de lutter contre la vermine, sans un certain homme. C’est encore mon amie, mon initiatrice, la pauvre sainte marchande de pommes, qui me mit sur son chemin par hasard. Un soir, très tard, elle vint me chercher, de son allure tranquille. Je la suivais où elle voulait me conduire : j’avais à cette époque remis entièrement ma vie entre ses mains et, sans elle, mon esprit aurait sombré misérablement. L’homme était un jeune ouvrier, un lithographe, compromis dans l’affaire des traités de tempérance ; vous devez vous en souvenir. On avait, à cette occasion, jeté beaucoup de gens en prison. Le Ministère des Finances encore ! Où serait-il, si les pauvres cessaient de se muer en brutes, sous l’empire de la boisson ? Ma parole, on croirait que ces Finances et tout le reste sont une invention du diable. Mais hélas, il n’est pas nécessaire d’attribuer au mal une source surnaturelle ! les hommes, à eux seuls, sont bien capables de toutes les vilenies ! Les Finances, vraiment ! »
La haine et le mépris éclataient dans son expression du mot « Finances », mais elle ne cessait pas de caresser doucement le chat qui reposait dans ses bras. Elle leva même les mains et inclina la tête pour frotter sa joue contre la fourrure de l’animal, qui accepta cette caresse, avec l’indifférence parfaite, si caractéristique de son espèce. Puis elle regarda Mlle Haldin, en s’excusant une fois de plus de ne pas la faire monter auprès de Mme de S. On ne pouvait interrompre le colloque. Mais le journaliste descendrait bientôt et, ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était d’attendre dans le vestibule ; d’ailleurs toutes les chambres (elle eût un regard circulaire sur les nombreuses portes), toutes ces chambres du rez-de-chaussée étaient vides de meubles.
« Vraiment, je n’ai pas une chaise à vous offrir », continua-t-elle, « mais, si vous préférez le cours de vos pensées à mon bavardage, je m’assiérai sur la dernière marche et ne dirai plus un mot. »
Mlle Haldin s’empressa d’affirmer qu’elle s’intéressait fort au contraire à l’histoire du jeune lithographe. C’était un révolutionnaire, bien entendu ?
« Un martyr, un simple », fit la dame de compagnie, avec un faible soupir et un regard rêveur à travers la porte ouverte. Elle tourna vers Mlle Haldin le regard embrumé de ses yeux bruns.
« J’ai vécu quatre mois avec lui. Et ce fut un vrai cauchemar ! ».
Pour répondre au regard interrogateur de Mlle Haldin, elle se mit à lui décrire le visage émacié de l’homme, ses membres dépourvus de chair, son total dénuement. La pièce dans laquelle la marchande de pommes l’avait conduite, était un pauvre galetas, misérable repaire juché sous les combles d’une maison sordide. Le plâtre détaché des murs couvrait le sol et, quand on ouvrait la porte, une horrible tapisserie de toiles d’araignées noires flottait dans le courant d’air. L’ouvrier, libéré quelques jours avant, avait été jeté de la prison dans la rue. Et, pour la première fois, Mlle Haldin croyait voir se dessiner un visage et un nom sur le corps de ce peuple souffrant, dont le sort rigoureux avait fait, entre son frère et elle, l’objet de tant de conversations, dans leur jardin de campagne.
Il avait été arrêté avec des centaines d’autres gens, pour cette affaire des traités de tempérance lithographiés. La police, malheureusement, avait mis la main sur de nombreux suspects, et cru pouvoir arracher à certains d’entre eux des informations concernant la propagande révolutionnaire.
« On le battit si cruellement, au cours des interrogatoires », continuait la dame de compagnie, « qu’on amena chez lui des lésions internes. Quand on le relâcha, son destin était scellé. Il ne pouvait plus rien faire pour lui-même. Je le trouvai couché sur un bois de lit, sans aucune literie, la tête appuyée sur un paquet de chiffons sales, dus à la charité d’un vieux chiffonnier, habitant de la maison. Il gisait là, sans couvertures, brûlant de fièvre, et n’avait même pas dans la chambre un pot à eau pour étancher sa soif. Il n’y avait rien, rien que le bois de lit… et le sol nu ! »
« Mais ne se trouvait-il donc pas, dans cette grande ville, un libéral, un révolutionnaire, pour tendre à un frère une main secourable ? » demanda Mlle Haldin avec indignation.
« Si, évidemment. Mais vous ne savez pas ce qu’il y avait de plus terrible dans la misère de cet homme. Écoutez : on l’avait, paraît-il, si cruellement maltraité, que sa fermeté avait fini par céder, et qu’il avait enfin laissé échapper quelques informations. Pauvre être ! la chair est faible, voyez-vous ! Je n’ai jamais su ce qu’il avait pu avouer. Ce n’était plus qu’une âme meurtrie dans un corps mutilé. Rien de ce que je pus lui dire ne le fit se retrouver tout entier. Après sa libération, il avait regagné son taudis, et supporté stoïquement son remords. Il ne voulait implorer aucune personne de connaissance. Je lui aurais cherché du secours, mais où pouvais-je en demander ; où trouver une personne qui eût quelque chose à donner ou quelques moyens d’assistance ? Autour de nous, les gens mouraient de faim ou d’ivrognerie. C’étaient des victimes du Ministère des Finances ! Ne me demandez pas comment nous vécûmes : je ne pourrais vous le dire moi même, ce fut un miracle de la misère ! Je n’avais rien à vendre, et l’état de mes vêtements m’interdisait toute sortie pendant le jour. J’étais indécente, positivement. Il me fallait attendre la nuit, pour me hasarder dans la rue et mendier une croûte de pain, ou ce que l’on pouvait nous donner, pour nous tenir en vie, tous les deux… Souvent je ne rapportais rien, et je me traînais alors vers le logis, pour me coucher sur le sol, à côté de son lit. Oh oui ! j’ai appris à très bien dormir sur des planches nues. Ce n’est rien, et si je vous en parle, c’est pour vous montrer qu’il ne faut pas me prendre pour une sybarite. C’était infiniment moins tuant que la tâche qui consiste à rester assise pendant des heures, dans un bureau glacial, devant une table, pour écrire sous la dictée les livres de Pierre Ivanovitch. Mais vous verrez vous-même ce qu’il en est, et je n’ai pas besoin de vous en dire plus long. »
« Il n’est pas du tout certain », protesta Mlle Haldin, « que j’écrive jamais sous la dictée de Pierre Ivanovitch. »
« Vraiment ? » s’écria l’autre avec incrédulité. « Ce n’est pas certain ? Voulez-vous donc dire que vous n’êtes pas encore décidée ? »
Et comme Mlle Haldin lui affirmait qu’il n’avait jamais été question de rien de semblable entre elle et Pierre Ivanovitch, la femme au chat serra fortement les lèvres pendant un instant.
« Oh, vous vous trouverez installée à la table avant même d’y penser ! Ne vous y trompez pas, s’il est décevant d’entendre Pierre Ivanovitch dicter ses livres, le travail comporte aussi une véritable fascination. C’est un homme de génie. Votre visage ne l’irritera certainement pas ; vous pourrez peut-être même favoriser son inspiration et aider à l’essor de ses idées. Plus je vous regarde et plus je me convaincs qu’une femme de votre espèce, ne gênerait en rien l’éclosion de sa pensée. »
Mlle Haldin jugea inutile de protester contre toutes ces présomptions.
« Mais cet homme, cet ouvrier, est-il mort entre vos bras ? » reprit-elle, après un court silence.
La dame de compagnie ne répondit pas tout de suite, l’oreille tendue vers les étages supérieurs où l’on entendait maintenant deux voix alterner avec quelque animation. Lorsque les éclats de la discussion se furent apaisés, pour faire place à un murmure indistinct, elle se tourna vers Mlle Haldin.
« Oui, il est mort, mais pas, comme vous pourriez le croire, à proprement parler entre mes bras. En fait, je dormais lorsqu’il rendit le dernier soupir. Si bien que je ne puis dire avoir jamais vu mourir personne. Quelques jours avant la fin, des jeunes gens nous avaient découverts dans notre extrême misère. C’étaient des révolutionnaires, vous le pensez bien. Il aurait dû avoir confiance dans ses amis politiques, à sa sortie de prison. On l’aimait et on le respectait auparavant ; personne n’aurait songé à lui reprocher des aveux arrachés par la police. Nous savons tous comment ils s’y prennent, et l’homme le plus fort a ses moments de faiblesse devant la douleur. La faim seule ne suffit-elle pas à donner de singulières idées sur ce qu’il convient de faire ? On appela un médecin ; on améliora notre sort physique, mais tout cela ne pouvait pas le consoler, le pauvre ! Je vous assure, Mlle Haldin, qu’il était digne d’être aimé !… Mais je n’avais plus la force de pleurer, à moitié morte moi-même ! Heureusement il y eut de braves cœurs, pour prendre soin de moi. On trouva une robe pour dissimuler ma nudité ;… je vous le répète, je n’étais pas décente… ; et après un certain temps les révolutionnaires me placèrent comme institutrice dans une famille juive qui partait pour l’étranger. Naturellement, je pouvais me charger de l’instruction des enfants ; j’eus à leur faire achever la sixième ; mais le véritable but que l’on se proposait, c’était de me faire emporter, par de là la frontière, des papiers importants. On me confia un paquet que je gardais sur mon cœur. Les gendarmes de la gare ne pouvaient guère soupçonner une gouvernante de famille juive, empressée auprès des trois enfants. Je crois que ces Hébreux ne se doutaient pas non plus de ma mission, car je leur avais été présentée, de façon détournée, par des personnes qui n’appartenaient pas au monde révolutionnaire, et l’on m’avait conseillé d’accepter un salaire très modique. Dès l’arrivée en Allemagne, je quittai la famille pour remettre mes papiers à un révolutionnaire de Stuttgart ; après quoi l’on m’employa à diverses missions, dont le récit ne vous intéresserait pas. Je ne me suis jamais sentie très utile, mais je vis dans l’espoir d’assister à la destruction de tous les Ministères, Finances ou autres… La plus grande joie de ma vie est due à l’exploit de votre frère… »
Elle leva ses yeux ronds vers le jardin ensoleillé, tandis que le chat reposait dans l’asile de ses bras, dans une béatitude dédaigneuse et une méditation de sphinx…
« Oui, je me suis réjouie », reprit-elle. « Pour moi, le seul nom de Haldin sonne d’héroïque façon. Ils ont dû trembler de crainte dans leurs Ministères, tous ces hommes au cœur de démons. Me voici près de vous, causant tranquillement, et quand je pense à toutes les cruautés, à l’oppression, aux injustices commises en ce moment même, je sens ma tête tourner. J’ai vu de près ce qui paraîtrait impossible si l’on ne devait en croire ses yeux. J’ai vu des choses qui m’ont fait me haïr moi-même de mon impuissance. J’ai haï mes mains qui n’avaient pas de force, ma voix qui ne savait pas se faire entendre, mon esprit même qui restait intact. Ah les choses que j’ai vues !… Et vous ?… »
Très émue, Mlle Haldin secoua légèrement la tête.
« Non ; je n’ai encore rien vu de mes propres yeux », murmura-t-elle. « Nous avons toujours vécu à la campagne, pour obéir au désir de mon frère. »
« Singulière rencontre que celle-ci », reprit l’autre. « Croyez-vous à la chance, Mlle Haldin ? Comment me serais-je attendue à vous voir devant moi, vous, sa sœur ? Savez-vous que lorsque la nouvelle est arrivée, les révolutionnaires d’ici ont été aussi surpris qu’heureux ? Personne ne semblait rien savoir de votre frère. Pierre Ivanovitch lui-même ignorait qu’un tel coup dût être frappé bientôt. Je suppose que votre frère a été tout simplement inspiré. Je crois moi-même à la nécessité de l’inspiration pour commettre de tels actes. C’est un grand privilège, d’avoir l’inspiration… et l’occasion. Est-ce qu’il vous ressemblait ? N’êtes-vous pas heureuse, Mlle Haldin ? »
« Il ne faut pas trop me demander », dit Mlle Haldin, en refoulant des larmes qui lui montaient brusquement aux yeux. Elle y réussit et reprit, posément : « Je ne suis pas une femme héroïque. »
« Vous croyez peut-être que vous n’auriez pas pu accomplir vous-même un tel exploit ? »
« Je ne sais pas ; il me faudrait, pour me poser seulement la question, avoir un peu plus vécu, un peu plus vu… »
L’autre eut un hochement de tête approbateur. Le ronronnement satisfait du chat résonnait dans le vide du vestibule ; on n’entendait plus, en haut, aucun son de voix. Mlle Haldin rompit le silence.
« Qu’avez-vous entendu dire au juste de mon frère ? Vous prétendez qu’on a été surpris. Cela paraît probable, en effet. On a pu trouver étrange qu’il n’ait pas réussi à se sauver, après avoir mené à bien la partie la plus difficile de sa tâche, et s’être échappé du lieu de l’attentat. Des conspirateurs doivent comprendre ces choses-là. J’ai des raisons pour désirer ardemment connaître les motifs de cet insuccès. »
La dame de compagnie s’était avancée vers la porte ouverte sur le jardin. Elle jeta par-dessus son épaule un regard furtif vers Mlle Haldin, restée dans le vestibule.
« Les motifs de son insuccès ?… » répéta-t-elle d’un ton distrait. « N’avait-il pas fait le sacrifice de sa vie ? N’était-il pas tout simplement inspiré ? N’était-ce pas un acte d’abnégation ? Cela ne vous paraît-il pas certain ? »
« Ce dont je suis certaine », dit Mlle Haldin, « c’est que ce ne fut pas un acte de désespoir. Mais n’avez-vous pas entendu exprimer ici quelque opinion sur sa misérable capture ? »
La dame de compagnie resta quelques instants pensive, sur le seuil de la porte.
« Si j’en ai entendu parler ? Oui, certes, car on discute tout ici, et le monde entier a d’ailleurs parlé de votre frère. Pour moi, la simple mention de son acte me plonge dans une extase jalouse. Comment un homme, assuré de l’immortalité, pourrait-il songer à sa vie ? »
Elle tournait toujours le dos à Mlle Haldin. En haut, derrière l’écran d’une grande porte blanc et or, perceptible à travers la balustrade du premier étage, le bourdonnement d’une voix profonde s’éleva ; elle semblait lire des notes ou quelque chose de semblable, faisait des pauses fréquentes, puis se tut tout à coup.
« Je crois ne pouvoir rester davantage », dit Mlle Haldin ; « je tâcherai de revenir un autre jour. »
Elle attendait que la dame de compagnie se rangeât pour la laisser passer, mais celle-ci semblait perdue dans la contemplation des taches d’ombre et de soleil, qui semaient le calme des jardins déserts. Elle cachait la route à Mlle Haldin, et s’écria soudain :
« Inutile ! Voici Pierre Ivanovitch lui-même. Mais il n’est pas seul. Il revient rarement seul, maintenant. »
Mlle Haldin ne fut pas aussi heureuse qu’on aurait pu le croire de cette arrivée de Pierre Ivanovitch. Elle paraissait avoir perdu toute envie de voir le « captif héroïque » ou Mme de S. ; peut-être fallait-il chercher la raison de cette répugnance soudaine, dans le manque de bonté dont ces deux êtres semblaient avoir fait preuve à l’égard de la femme au chat.
« Voulez-vous me laisser passer ? » fit-elle enfin en touchant légèrement l’épaule de sa compagne.
Mais l’autre, qui tenait toujours le chat serré contre sa poitrine, ne fit pas un mouvement.
« J’ai déjà vu le jeune homme qui est avec lui », dit-elle, sans même jeter un regard en arrière.
Mlle Haldin éprouva un désir violent, plus inexplicable que jamais de quitter la maison.
« Mme de S. va peut-être se trouver retenue assez longtemps encore, et je n’ai presque rien à dire à Pierre Ivanovitch ; une simple question que je pourrai facilement lui poser, dans le parc ; vraiment, il faut que je m’en aille ; il y a longtemps déjà que je suis ici, et j’ai hâte d’aller retrouver ma mère ; voulez-vous me laisser passer, s’il vous plaît ? »
La dame de compagnie tourna enfin la tête.
« Je ne vous ai jamais cru le désir réel de voir Mme de S. », fit-elle, avec une perspicacité inattendue. « Je n’y ai pas cru un seul instant. » Il y avait dans ses paroles quelque chose de mystérieux et de confidentiel. Suivie par la jeune fille, elle franchit la porte, et elles descendirent côte à côte les degrés moussus de la terrasse. On ne voyait personne encore sur la partie de la route déployée en vue de la maison.
« Ils sont cachés derrière ces arbres, là-bas », expliqua la nouvelle connaissance de Mlle Haldin, « mais vous allez les voir dans un instant. Je ne sais pas quel est le jeune homme dont Pierre Ivanovitch s’est si bien entiché. Ce doit être un ami ; on ne l’admettrait pas, sans cela, dans cette maison où viennent les autres. Vous comprenez qui je désigne par « les autres ». Mais il ne me paraît pas avoir d’inspiration mystique, et je ne crois pas avoir compris encore sa nature. Je ne reste jamais, il est vrai, bien longtemps dans le salon ; j’ai toujours quelque chose à faire. La maison n’est pas aussi vaste que celle de la Riviera, mais cela ne m’empêche pas de trouver bien des occasions de me rendre utile. »
À ce moment débouchèrent vers la gauche, près des écuries au mur couvert de lierre, Pierre Ivanovitch et son compagnon. Ils marchaient très lentement et causaient avec animation. Ils s’arrêtèrent un instant et Pierre Ivanovitch se mit à gesticuler, tandis que le jeune homme l’écoutait sans bouger, les bras tombants et la tête légèrement inclinée. Vêtu d’un complet brun sombre, il avait un chapeau noir sur la tête.
Les yeux ronds de la dame de compagnie restaient fixés sur les deux personnages, qui avaient repris leur marche lente.
« C’est un jeune homme extrêmement poli », dit-elle ; « vous verrez le salut qu’il va nous adresser, et qui n’aura rien d’exceptionnel, car il s’incline aussi profondément chaque fois qu’il me rencontre seule dans le vestibule. »
Elle fit quelques pas en avant. Mlle Haldin marchait à côté d’elle, et les choses se passèrent exactement comme sa compagne l’avait prédit. Le jeune homme souleva son chapeau, s’inclina et resta en arrière, tandis que Pierre Ivanovitch s’avançait d’un pas plus rapide. Il tendait en un geste de cordialité ses gros bras noirs et saisit les deux mains de Mlle Haldin. Il les serra en regardant la jeune fille à travers ses lunettes sombres.
« Voilà qui est bien, voilà qui est bien ! » s’écria-t-il, à deux reprises, d’un ton approbateur. « Ainsi vous êtes restée avec… » ; il eut un froncement de sourcils léger pour la dame de compagnie qui caressait toujours son chat. « J’en conclus qu’Éléonore… Mme de S… est occupée. Je sais qu’elle attendait quelqu’un aujourd’hui. Ce journaliste est venu, alors ? Elle est occupée ? »
Pour toute réponse, la dame de compagnie détourna la tête.
« C’est regrettable, très regrettable, vraiment, et je suis fâché que vous ayez… » Il baissa brusquement le ton : « Mais comment ?… vous n’allez pas partir, Natalia Victorovna ? Cette attente vous a paru longue ?… »
« Pas du tout », protesta la jeune fille. « Seulement je suis ici depuis longtemps déjà, et j’ai hâte d’aller retrouver ma mère. »
« Le temps vous a pesé, n’est-ce pas ? J’ai peur que notre digne amie… (Pierre Ivanovitch eut par-dessus l’épaule un geste brusque de la tête), que notre digne amie ne sache pas très bien alléger les moments d’attente. Non, certainement, c’est un art qu’elle ne possède guère et, à cet égard, les bonnes intentions seules ont peu de valeur. »
La dame de compagnie laissa tomber ses bras, et le chat se trouva précipité sur le sol. Il y resta tout à fait immobile, une de ses pattes étirées en arrière. Mlle Haldin se sentit indignée pour sa compagne.
« Croyez bien, Pierre Ivanovitch, que j’ai passé, dans le vestibule de cette maison, des moments fort intéressants et fort instructifs. Instants mémorables aussi. Je ne regrette pas mon attente, mais je vois que je puis atteindre le but de ma visite, sans prendre le temps de Mme de S. »
À ce moment, j’interrompis Mlle Haldin. Les pages qui précèdent ont été écrites d’après son récit, que je n’ai pas dramatisé autant qu’on pourrait le croire. Elle avait rendu, avec un sentiment et une animation extraordinaires, l’accent même de l’irréconciliable ennemie des Ministères, de la disciple de la vieille marchande de pommes, de la servante volontaire des pauvres. La pitié délicate et profonde de Mlle Haldin avait été froissée au plus haut point par le sort misérable de sa nouvelle connaissance : dame de compagnie, secrétaire, quoi encore ? Pour ma part, j’étais heureux de trouver, dans son indignation, un nouvel obstacle à une intimité possible avec Mme de S. J’ai un véritable dégoût pour l’Égérie peinte et parée de Pierre Ivanovitch, pour sa face figée et ses yeux morts. J’ignore l’attitude qu’elle adoptait en face de l’invisible, mais dans les affaires de ce monde, je la savais avare, rapace et sans scrupules. J’avais eu connaissance de sa défaite dans une mesquine et basse discussion d’argent, engagée avec la famille de son mari défunt, le diplomate. De très augustes personnages (que sa rage de scandale avait absolument voulu impliquer dans cette affaire) s’étaient attiré son animosité. Je crois sans beaucoup de peine qu’on avait été sur le point de la supprimer, par raison État, et de l’enfermer dans quelque discrète maison de santé, maison de fous, en d’autres termes. Mais certains personnages influents s’étaient opposés, disait-on, à cette mesure, pour des raisons que… »
Inutile d’ailleurs d’entrer dans ces détails.
On pourrait s’étonner de voir un humble professeur de langues en possession de faits aussi précis. Un romancier peut dire ce qu’il lui plaît de ses personnages et, pourvu qu’il le dise avec assez de persuasion, on ne le chicanera pas sur les créations de son esprit : il manifeste d’ailleurs sa propre conviction par une phrase à effet, une image poétique, un accent d’émotion. L’art est une grande chose ! Mais je ne suis doué d’aucune qualité d’art et, n’ayant rien inventé du personnage de Mme de S., je sens la nécessité d’expliquer comment j’avais pu posséder, sur son compte, autant de détails.
Je tenais mes informations d’une Russe, femme d’un professeur à l’Université de Lausanne, ami dont j’ai déjà parlé. C’est elle qui me raconta l’épisode de l’histoire de Mme de S. dont je vais faire part aux lecteurs. Elle me dit, avec la certitude d’une personne sûre de ses renseignements, la cause de la fuite de Mme de S. quelques années auparavant. Ce qui avait poussé la dame à quitter la Russie, ce n’étaient ni plus ni moins que les soupçons de la police, à la suite du meurtre de l’empereur Alexandre. Ces soupçons étaient basés sur des paroles imprudentes, échappées en public, ou sur une conversation entendue dans son salon. Entendue, probablement, par un hôte, un ami peut-être, qui s’était hâté, sans doute, de jouer le rôle de dénonciateur. En tous cas les paroles surprises semblaient-elles impliquer la connaissance de l’attentat, et je crois que la dame agit sagement en n’attendant pas l’enquête sur une accusation de ce genre. Certains de mes lecteurs peuvent garder le souvenir d’un opuscule, publié à Paris sous son nom. C’étaient des pages de violence mystique et déclamatoire, effroyablement décousues, où elle avouait à demi une connaissance anticipée du meurtre ; elle attribuait, il est vrai, à cette connaissance une origine surnaturelle, et insinuait, avec des considérations venimeuses, qu’il ne fallait pas chercher le coupable parmi les terroristes, mais parmi les fauteurs d’une intrigue de palais. Je faisais observer, à ce propos, à mon amie, la femme du professeur, que l’existence de Mme de S., avec sa diplomatie privée, ses intrigues, ses procès, ses faveurs, ses disgrâces, ses expulsions et son atmosphère de scandales, d’occultisme et de charlatanisme, eût été mieux faite pour le XVIIIe siècle que pour les conditions de notre temps. Elle m’approuva en souriant, mais reprit, un moment après, d’un ton pensif : « Charlatanisme ? oui ; jusqu’à un certain point. Pourtant, les temps sont changés. Il y a aujourd’hui des forces que l’on ne connaissait pas au XVIIIe siècle. Je ne suis pas éloignée de la juger plus dangereuse qu’un Anglais ne voudrait le croire. Et qui mieux est, il y a des gens chez nous qui la considèrent comme vraiment redoutable. »
« Chez nous », cela signifiait, dans ce cas, la Russie en général et la police politique russe en particulier.
C’est pour présenter au lecteur cette réflexion de mon amie, la femme du professeur, que j’ai ouvert cette parenthèse et abandonné le récit de la visite de Mlle Haldin au château Borel. Je voulais en faire part simplement, pour faire plus aisément admettre ce que je veux dire maintenant de la présence à Genève de M. Razumov. C’est ici, ne l’oubliez pas, une histoire russe, écrite pour des oreilles occidentales, oreilles mal préparées, je l’ai fait déjà remarquer, à certains accents de cynisme et de cruauté, de détresse et même de négation morales, inconnues désormais dans nos régions. Et c’est mon excuse pour avoir abandonné Mlle Haldin au milieu du petit groupe formé, devant la terrasse du château Borel, par la rencontre des deux femmes et des deux hommes.
Les faits que je viens de résumer s’imposaient à mon esprit, lorsque j’interrompis, comme je l’ai déjà dit, Mlle Haldin, en m’écriant, sur un ton de véritable joie :
« En somme, vous n’avez pas du tout vu Mme de S. ? » Mlle Haldin secoua la tête. Ce fut une grosse satisfaction pour moi. Elle n’avait pas vu Mme de S. Parfait ; parfait ! La conviction heureuse me vint à l’esprit que,… maintenant,… elle ne connaîtrait jamais Mme de S. Et cette conviction ne pouvait me venir que de l’idée de la rencontre de Mlle Haldin avec le remarquable ami de son frère. Je préférais cet ami à Mme de S. comme compagnon et comme guide d’une jeune fille, abandonnée à son inexpérience par la fin tragique de son frère. Fin misérable, mais qui avait clos au moins une vie sincère ; les pensées de Victor Haldin avaient pu être généreuses, ses souffrances morales profondes ; son acte suprême avait été un véritable sacrifice ! Ce n’est pas à nous, calmes amants, apaisés par la possession d’une liberté conquise, à condamner sans appel les fureurs d’un désir contrarié.
Je n’ai aucune honte à convenir de la chaleur de mon estime pour Mlle Haldin. C’était, on le comprend, un sentiment désintéressé qui portait en lui toute sa récompense. C’est à sa lumière que Victor Haldin m’apparaissait comme un pur enthousiaste, et non pas comme un conspirateur sinistre. Je n’aurais, certes, pas voulu le juger, mais le fait même qu’il n’avait pas fui, ce fait qui avait si douloureusement frappé sa mère et sa sœur, me parlait en sa faveur.
La crainte aussi de voir la jeune fille céder à l’influence révolutionnaire et féministe du Château Borel me prédisposait fort en faveur de l’ami de Victor Haldin. Il ne représentait pour moi qu’un nom, me direz-vous. D’accord ! Un nom ! Le seul nom même, le seul nom mentionné dans la correspondance du frère à la sœur. Le jeune homme était arrivé ; ils s’étaient rencontrés, et cela, heureusement, sans intervention directe de Mme de S… « Que sortira-t-il de cette rencontre ? Que va-t-elle me dire maintenant ? » me demandais-je.
Il était bien naturel que ma pensée s’attardât sur ce jeune homme, le seul être dont le nom fût mentionné parmi les rêves d’un avenir de révolution ! Et mes réflexions me suggérèrent cette question : pourquoi le jeune homme n’était-il pas venu voir encore ces dames ? Il était déjà depuis quelques jours à Genève, lorsque Mlle Haldin avait entendu, pour la première fois Pierre Ivanovitch parler de lui en ma présence. Je regrettais que le féministe eût assisté à la rencontre, que j’aurais souhaitée autre part, loin du regard des lunettes sombres. Mais, sans doute, en voyant les jeunes gens en présence, les avait-il présentés l’un à l’autre.
Je rompis le silence, pour m’enquérir : « Je suppose que Pierre Ivanovitch… »
Mlle Haldin donna libre cours à son indignation. Pierre Ivanovitch, après avoir écouté sa réponse, s’était adressé à la dame de compagnie avec une honteuse violence.
« Avec violence ? » m’étonnai-je, « à quel propos ? pour quelle raison ? »
« C’est inouï, scandaleux ! » poursuivit la jeune fille, avec des yeux de colère. « Il lui a fait une scène, comme cela, devant des étrangers. Et pourquoi ? Vous ne le devineriez jamais ! Pour des œufs !… Oh !… »
Je restais stupéfait. « Pour des œufs… dites-vous ? »
« Oui, des œufs… pour Mme de S. Cette dame qui suit, paraît-il, un régime particulier, s’était plainte, la veille, à Pierre Ivanovitch, que les œufs fussent mal préparés ! Il s’en est souvenu tout à coup, et en a profité pour faire à la dame de compagnie une scène atroce. C’était honteux, et je restais pétrifiée ! »
« Le grand féministe se serait-il permis un langage injurieux à l’égard d’une femme ? » demandai-je.
« Oh non ! pas un langage injurieux ! Vous ne pouvez pas vous figurer ! C’était odieux ! Imaginez-vous qu’il a commencé par lever son chapeau. Il prenait une voix douce et suppliante : « Ah vous n’êtes pas gentille pour nous !… Vous ne daignez pas vous souvenir… » Vous voyez le genre de paroles !… et le ton dont il usait !… La pauvre créature était démontée ; et ne savait où tourner ses yeux pleins de larmes. Je crois qu’elle aurait préféré des injures ou même des coups… » Je ne hasardai pas qu’elle était peut-être accoutumée aux uns et aux autres, dans l’intimité. Mlle Haldin marchait à mes côtés, la tête levée, et gardait un silence de colère méprisante.
« Les grands hommes ont des singularités surprenantes », fis-je assez inutilement observer, « au même titre que les moins grands personnages. Mais ce genre de choses ne peut durer toujours. Comment le grand féministe s’est-il tiré de cette scène si caractéristique ? »
Mlle Haldin, sans tourner les yeux de mon côté, me dit que la conclusion en avait été hâtée par l’apparition du journaliste, qui avait enfin quitté Mme de S.
Il s’était approché rapidement, sans être vu, et avait soulevé légèrement son chapeau, pour dire en français :
« La baronne m’a prié, si je rencontrais une dame en sortant, de lui demander d’aller la trouver tout de suite. »
Après s’être acquitté de sa mission, il descendit vivement la pente, tandis que la dame de compagnie se précipitait vers la maison et que Pierre Ivanovitch, l’air inquiet, la suivait d’un pas rapide. Mlle Haldin se trouva brusquement seule avec le jeune homme qui était évidemment le nouveau venu de Russie. Elle se demandait si l’ami de son frère n’avait pas déjà deviné qui elle était.
Ce jour là il l’avait bien deviné en effet ; je suis en mesure de le dire. Il semble bien qu’une raison quelconque eût empêcher Pierre Ivanovitch de faire allusion à la présence de ces dames à Genève. Mais Razumov avait deviné ! La jeune fille aux yeux de loyauté ! Il gardait vivantes dans sa mémoire toutes les paroles de Haldin : c’étaient autant de fantômes familiers qu’il ne pouvait exorciser et dont le plus insistant était l’allusion à la sœur du mort. L’image de la jeune fille était restée toujours présente à son esprit. Mais il ne l’avait pas reconnue tout de suite ; en marchant aux côtés de Pierre Ivanovitch, il ne l’avait pas remarquée, bien que leurs yeux se fussent rencontrés. Il avait été frappé, comme on ne pouvait s’empêcher de l’être, par le charme harmonieux de toute sa personne, par sa force, sa grâce, sa franchise tranquille,… puis il avait détourné son regard. Il se disait que tout cela ne l’intéressait pas ; la beauté des femmes et l’amitié des hommes n’étaient pas faites pour lui ! Il acceptait cette idée avec une froideur voulue, et essayait de passer outre. C’est seulement devant le geste de la main tendue que la vérité lui apparut. Il a noté, dans les pages de son journal, qu’il ressentit, devant cette révélation, une sorte de suffocation physique : il se sentit en proie à une réaction de haine et de terreur émotive, comme si l’apparition de la jeune fille avait fait partie d’une trahison machinée.
Il fit volte-face. L’élévation considérable de la terrasse dissimulait leur groupe aux yeux de toute personne attardée sur le seuil de la porte, et des fenêtres même des étages supérieurs on ne pouvait les voir. À travers les fourrés retournés à l’état sauvage et les arbres du parc en pente douce, on apercevait de petits coins du lac froid et tranquille. Les circonstances avaient ménagé aux jeunes gens un moment de solitude parfaite, et je me demandais comment ils avaient profité de cette heureuse rencontre.
« Avez-vous eu le temps d’échanger quelques paroles ? » demandai-je.
L’animation que la jeune fille avait apportée au récit des incidents de sa visite s’était complètement dissipée. Elle marchait doucement à côté de moi et regardait droit devant elle, mais je remarquai une légère rougeur sur ses joues. Elle ne répondit pas à ma question.
Je me dis, après un instant de réflexion, qu’ils ne pouvaient guère être restés longtemps oubliés, à moins que les deux autres n’eussent trouvé Mme de S. évanouie de fatigue, ou dans un état d’exaltation morbide, au sortir de sa longue conversation. Encore, dans ces deux cas, eût-on fait appel à leur aide dévouée. Je me représentais Pierre Ivanovitch sortant de la maison, l’air affairé, la tête nue peut-être, et traversant la terrasse de son allure balancée ; je voyais les basques de sa redingote noire flotter sur ses grosses jambes gris clair. Et les jeunes gens me paraissaient, je l’avoue, une proie trop désignée pour « l’héroïque fugitif ». Je pensais bien qu’on ne les laisserait pas se tirer du filet ! Mais je sus ne point faire part de mes réflexions à Mlle Haldin, et me contentai, devant son silence persistant, de la presser légèrement.
« Eh bien, vous pouvez au moins me dire votre impression ? »
Elle tourna la tête vers moi, puis reporta les yeux au loin.
« Mon impression ? » fit-elle lentement, presque rêveusement ;… puis, d’un ton plus décidé :
« On dirait que cet homme a plus souffert de ses pensées que de la fortune adverse. »
« De ses pensées, dites-vous ? »
« C’est chose trop naturelle chez un Russe », reprit-elle, « chez un de nos jeunes Russes surtout ; il y en a tant qui ne sont pas faits pour l’action et ne savent cependant jamais se reposer ! »
« Et vous croyez que c’est un de ces hommes-là ? »
« Non, je ne puis dire cela ; comment pourrais-je le juger aussi vite ? Vous m’avez demandé mon impression ; je vous la donne. Je… je… ne connais ni le monde ni les hommes. J’ai trop vécu dans la solitude ; je suis trop jeune pour me fier à ma propre impression. »
« Fiez-vous à votre instinct », conseillai-je. « C’est ainsi que font la plupart des femmes et elles ne se trompent pas plus que les hommes. Au moins avez-vous la lettre de votre frère pour vous guider. »
Elle eut une aspiration profonde, comme un soupir léger.
« Des existences pures, généreuses et solitaires », fit-elle à voix basse en un murmure discret et pensif, que je perçus nettement cependant.
« C’est un grand éloge », suggérai-je.
« Le plus grand de tous les éloges. »
« Si grand qu’il ne paraît guère, comme une promesse de bonheur, s’adresser qu’à la fin d’une vie. Pourtant un personnage banal ou tout à fait indigne n’aurait pu mériter une louange aussi excessive et une telle confiance. »
« Ah ! », interrompit-elle impétueusement, « si vous aviez pu connaître le cœur d’où sortait ce jugement ! »
Elle n’insista pas et, pendant un instant, je réfléchis au sens des paroles qui devaient évidemment guider les sentiments de la jeune fille en faveur de son compatriote. Ces paroles n’avaient rien d’une louange banale. Elles restaient imprécises pour mon esprit et mon jugement d’Occidental, mais il ne faut pas oublier qu’aux côtés de Mlle Haldin j’étais comme un voyageur en pays étranger. Il m’apparaissait clairement aussi que la jeune fille répugnait à me conter dans ses détails la partie essentielle de sa visite au Château Borel. Mais je n’en étais nullement blessé, et je me rendais compte que ce n’était point là manque de confiance à mon égard. Il y avait une autre difficulté, une difficulté dont je ne pouvais me froisser. Et c’est sans l’ombre d’acrimonie que je répliquai :
« Fort bien ! Mais dans ce domaine élevé que je ne veux pas discuter avec vous, vous aviez dû, comme nous le ferions tous en de telles circonstances, vous faire une image, une représentation mentale de cet ami exceptionnel, et je voudrais savoir si vous n’avez pas été déçue ? »
« Comment l’entendez-vous ? Déçue de son aspect extérieur ? »
« Non ; je ne veux pas parler exactement de sa mine ou des traits de son visage ! »
Arrivés au bout de l’allée nous fîmes volte-face et marchâmes quelque temps sans nous regarder.
« Il n’y a rien d’ordinaire dans son aspect », fit enfin Mlle Haldin.
« Non ; c’est bien ce que je puis inférer du peu que vous m’avez dit de votre première impression. Après tout, c’est à ce mot-là, à votre impression, qu’il faut nous en tenir ! Ce que j’entends, c’est ce quelque chose d’indescriptible qui doit frapper dans un homme « dont l’aspect n’a rien d’ordinaire ! »
Je m’aperçus que la jeune fille ne m’écoutait pas. Il n’y avait pas à se méprendre à son expression et, une fois encore, j’eus la sensation de me trouver bien loin,… non pas séparé d’elle par un âge qui me permettait au moins de formuler des jugements,… mais dans une autre sphère très distante d’où je pouvais seulement la contempler, de très loin !… Aussi cessai-je de parler pour la regarder marcher à mes côtés.
« Non », s’écria-t-elle tout à coup, « on ne saurait être déçue par un homme qui manifeste une telle force de sentiment ! »
« Ah vraiment ? une telle force de sentiments ? », murmurai-je en moi-même, d’un ton ironique, « comme cela, tout d’un coup, d’emblée ? »
« Que dites-vous ? » interrogea naïvement Mlle Haldin.
« Oh rien ! Je vous demande pardon. De la force de sentiments ? Je ne suis pas surpris… »
« Et vous ne sauriez croire avec quelle étourderie je me suis comportée à son égard », s’écria-t-elle, dans un élan de remords.
Je dus laisser paraître quelque surprise, car elle m’avoua, en me regardant avec une rougeur croissante, n’avoir pas, à sa honte, su rester assez calme ; elle n’avait pas gardé, sur ses paroles et sur ses gestes le contrôle exigé par la situation. Elle avait perdu la sérénité qui convenait avec de tels hommes, avec le vivant comme avec le mort, la force d’âme qui s’imposait au cours de cette rencontre entre la sœur et le seul ami connu de Victor Haldin. Le jeune homme fixait sur elle un regard pénétrant mais ne disait rien et, péniblement affectée par son manque de compréhension, elle ne sut que lui dire : « Vous êtes Monsieur Razumov ? » Il eut un léger froncement de sourcils et, après un instant de silence attentif, s’inclina en manière d’assentiment. Il attendait.
À l’idée d’avoir devant elle l’homme si hautement apprécié par son frère, l’homme qui avait connu sa valeur, lui avait parlé, l’avait compris, avait écouté ses confidences, l’avait encouragé peut-être, les lèvres de la jeune fille tremblèrent, ses yeux se remplirent de larmes ; elle tendit la main, et fit en avant un pas instinctif en disant, avec un effort pour contenir son émotion : « Ne pouvez-vous pas deviner qui je suis ? » Il ne prit pas la main offerte et recula même d’un pas, donnant à Mlle Haldin l’impression d’un homme douloureusement affecté. Mais elle excusait son geste et réservait pour elle-même son mécontentement. Elle s’était conduite de façon indigne, comme une petite Française nerveuse. Les manifestations de ce genre ne pouvaient pas plaire à un homme de caractère sévère et contenu.
Il fallait en effet qu’il fût bien sévère ou peut-être très timide devant les femmes, pensais-je en moi-même, pour ne pas répondre de façon plus humaine aux avances d’une fille comme Nathalie Haldin. Ces existences nobles et solitaires, (ces paroles me revinrent tout à coup), rendent souvent les jeunes gens timides et les vieillards sauvages.
« Eh bien » ? insistai-je, pour encourager Mlle Haldin.
Elle était encore très mécontente d’elle-même.
« Je me suis de plus en plus mal comportée », fit-elle, avec un air de découragement très rare chez elle. « J’ai fait tout ce que l’on pouvait faire d’absurde. J’ai pourtant évité de fondre en larmes : je suis heureuse de le dire. Mais je suis restée longtemps sans pouvoir parler ! »
Elle s’était tenue muette devant le jeune homme, réprimant des sanglots et, lorsqu’elle put prononcer un mot, c’est seulement le nom de son frère qu’elle soupira : « Victor… Victor Haldin ! » – puis la voix lui manqua de nouveau.
« Bien entendu », m’expliqua-t-elle, « ce nom lui causa une émotion violente. Il était tout à fait démonté ! Je vous ai dit mon opinion sur la profondeur de ses sentiments : il est impossible d’en douter. Si vous aviez vu sa figure ! Il chancelait, positivement, et dut s’appuyer contre le mur de la terrasse. Leur amitié était évidemment une véritable fraternité d’âmes ! Je lui ai su gré de cette émotion qui me faisait sentir moins vivement la honte de mon manque de tenue. Naturellement j’avais presque aussitôt retrouvé la parole. Tout cela ne dura que quelques secondes. « Je suis sa sœur », dis-je. « Peut-être avez-vous entendu parler de moi ? »
« Était-ce exact ? » interrompis-je.
« Je ne sais pas. Comment aurait-il pu en être autrement ? Et pourtant… Mais qu’importe ? Je restais là, en face de lui ; et certainement je n’avais pas un air d’imposture. Tout ce que je puis dire c’est qu’il me tendit alors les deux mains, me les jeta, pour mieux dire, en un geste de chaleur et d’empressement parfaits, et que je les saisis et les serrai avec l’impression de retrouver un peu de ce que j’avais cru perdu pour toujours avec mon frère, un peu de cet espoir, de cette inspiration, de ce soutien moral qui me venaient de mon cher mort… »
Je comprenais trop bien le sens de ses paroles. Nous marchions à pas lents ; j’évitais de regarder la jeune fille, et c’est pour répondre à mes propres pensées que je murmurai :
« Ce devait être une amitié profonde, comme vous le dites. Alors, ce jeune homme a fini par accueillir votre nom à deux mains… si je puis dire. Après cela vous avez dû vous comprendre ; oui vous avez dû vous comprendre très vite ? »
Pendant un instant je n’entendis plus sa voix.
« M. Razumov fait l’effet d’un homme peu loquace, d’un homme très réservé, même lorsqu’il est fortement ému. »
Comme je ne pouvais oublier, non plus que pardonner l’exubérance tonitruante de Pierre Ivanovitch, Grand Maître des partis révolutionnaires, j’affirmai à Mlle Haldin qu’une telle réserve constituait, à mon sens, un trait favorable de caractère, et disait la sincérité.
« D’ailleurs », poursuivit la jeune fille, « d’ailleurs nous n’avons pas eu beaucoup de temps à nous. »
« Non, je le crois volontiers ». Je gardais, à l’endroit du féministe et de son Égérie une méfiance et une crainte si indéracinables que je ne pus m’empêcher de demander avec une anxiété réelle, dissimulée sous un sourire :
« Mais vous avez pu vous sauver tout de même ? »
Elle me comprit et sourit aussi de mon inquiétude.
« Oh oui ! j’ai pu me sauver, pour me servir de votre expression ; je me suis éloignée d’un pas rapide, car il n’y avait pas besoin de courir. Je ne suis ni épouvantée, ni même encore fascinée comme la pauvre femme qui m’a fait une si singulière réception. »
« Et M… M. Razumov… ? »
« Il resta dans le jardin. Je suppose qu’après mon départ il est entré dans la maison. Vous vous souvenez qu’il est venu ici avec une chaude recommandation pour Pierre Ivanovitch, chargé peut-être de quelque message important à son adresse… »
« Ah oui ! De ce prêtre qui… »
« Du Père Zozime, oui… Ou d’autres, peut-être… »
Alors vous l’avez quitté ainsi ? Mais puis-je vous demander si vous l’avez revu depuis ? »
Mlle Haldin laissa un instant sans réponse ma question très directe, puis, tranquillement :
« J’espérais le rencontrer ici même aujourd’hui », dit-elle.
« Vraiment. C’est donc dans ce jardin que vous vous retrouvez ? Mais alors mieux vaut que je vous quitte tout de suite… »
« Non ; pourquoi me quitter ? Ne croyez pas que nous ayons l’habitude de nous retrouver ici ; je n’ai pas revu M. Razumov depuis cette première rencontre ; pas une seule fois. Mais je l’ai attendu… »
Elle s’arrêta, et je me demandai en moi-même pourquoi le jeune révolutionnaire montrait si peu d’empressement.
« Avant de le quitter, je dis à M. Razumov que je venais tous les jours faire à cette heure une promenade dans ce jardin. Je ne pouvais pas lui dire les raisons qui m’empêchaient de le prier de venir nous voir tout de suite. Il faut préparer ma mère à une telle visite. Et puis, voyez-vous, je ne sais pas moi-même ce que M. Razumov peut avoir à nous dire. À lui aussi, il faut parler d’abord de l’état de ma pauvre mère. Toutes ces pensées affluèrent à la fois à mon esprit et m’amenèrent à lui dire en hâte que j’avais une raison pour ne pas le voir encore à la maison, mais que je passais régulièrement ici tous les jours. C’est un lieu public, mais peu fréquenté d’ordinaire à cette heure, et j’ai pensé qu’il nous serait un très précieux asile… Ce jardin est aussi tout près de notre maison… et je n’aime pas m’éloigner trop de ma mère. Notre servante saurait où me trouver, au cas où l’on aurait tout à coup besoin de ma présence. »
« Oui, c’est très commode, à ce point de vue », opinai-je.
Et, en fait, je trouvais que ces Bastions constituaient un endroit bien choisi pour ces entrevues, tant que la jeune fille trouverait imprudent d’amener le jeune homme à sa mère. C’était donc ici, pensais-je, avec un regard circulaire sur la banalité déplorable de cette promenade, que leur connaissance se nouerait et se poursuivrait dans l’échange des indignations généreuses et des sentiments extrêmes, trop poignants peut-être pour la conception d’un esprit non russe. Je les voyais ces deux jeunes gens, qui avaient échappé au sort de quatre-vingt millions de leurs concitoyens broyés entre deux meules de moulin, je les voyais marcher sous ces arbres, leurs jeunes têtes toutes proches. Oui, c’était un endroit parfait pour se promener et pour bavarder. Je m’avisai même, tandis que nous tournions une fois encore le dos aux larges portes de fer, que s’ils étaient fatigués ils trouveraient beaucoup de commodités pour se reposer. Il y avait une quantité de tables et de chaises, entre le chalet restaurant et la plateforme de la musique, qui formaient sous les arbres un véritable radeau de bois peint. J’aperçus un couple solitaire de Suisses dont la vie était protégée depuis le berceau jusqu’à la tombe, par le mécanisme parfait des institutions démocratiques de cette république qui aurait presque tenu dans la paume de la main. L’homme, rude et sans caractère, buvait de la bière dans un verre étincelant ; la femme, rustique et placide, le dos appuyé à une chaise grossière, regardait autour d’elle avec des yeux vagues.
Il ne faut pas s’attendre à trouver ici-bas beaucoup de logique dans le domaine de la pensée ou dans celui du sentiment. Je fus surpris de me sentir mécontent de la conduite de ce jeune homme. Une semaine s’était écoulée depuis leur rencontre. Était-il insensible, timide ou très stupide ? Je ne comprenais pas.
« Pensez-vous », demandai-je à Mlle Haldin, après que nous eûmes parcouru une certaine distance dans la grande allée, « que M. Razumov ait saisi vos intentions ? »
« S’il m’a comprise ? » dit-elle. « Au moins était-il très ému, j’en suis sûre ; j’ai pu m’en apercevoir malgré ma propre agitation. Mais j’ai parlé distinctement ; il m’a entendue et paraissait même boire mes paroles. »
Elle avait inconsciemment hâté le pas, et ses paroles aussi se faisaient plus rapides…
J’attendis un instant avant de dire, d’un ton pensif :
« Et pourtant il a laissé passer tous ces jours ! »
« Nous ne pouvons présumer de la tâche qu’il doit accomplir ici. Ce n’est pas un oisif voyageant pour son plaisir. Son temps… comme ses pensées… peuvent ne pas lui appartenir. »
Elle ralentit tout à coup le pas, et ajouta d’une voix plus basse :
« Ni sa vie même, peut-être !… » puis elle se tut et resta immobile. Qui sait s’il ne devait pas quitter Genève le jour même de notre entrevue ? »
« Sans vous le dire ? » m’écriai-je avec incrédulité.
« Je ne lui en ai pas laissé le temps. J’ai agi jusqu’au bout sans réflexion, et je suis partie brusquement. J’en suis fâchée ; si même je lui avais fourni l’occasion de me témoigner sa confiance, il aurait été excusable de m’en croire indigne. On ne se fie pas à une petite fille nerveuse et larmoyante. Mais je suis certaine que son absence temporaire de Genève ne nous empêchera pas de nous rencontrer à nouveau. »
« Ah ! vous en êtes certaine ;… cela se comprend… Mais qu’est-ce qui vous fait croire ?… »
« Je lui ai dit mon besoin d’un être, d’un compatriote, d’un compagnon de foi, vers qui je puisse aller en toute confiance, pour parler de certains sujets. »
« Je comprends ; je ne vous demande pas ce qu’il a répondu ; mais j’avoue que vous avez des raisons sérieuses de croire au retour prochain de M. Razumov. Il n’est pas venu aujourd’hui ; pourtant ? »
« Non », dit-elle, tranquillement, « pas aujourd’hui ; » et nous restâmes un instant silencieux comme des gens qui n’ont plus rien à se dire, et laissent leurs pensées s’envoler bien loin l’un de l’autre, avant de s’éloigner eux-mêmes par des chemins différents. Mlle Haldin consulta la montre qu’elle portait au poignet et fit un brusque mouvement. Elle devait avoir dépassé déjà le temps qu’elle s’accordait.
« Je n’aime pas laisser ma mère seule », murmura-t-elle en hochant là tête. « Non qu’elle soit très malade maintenant, mais je me sens toujours plus inquiète, lorsque je suis loin d’elle. »
Mme Haldin n’avait, depuis plus d’une semaine, pas fait la moindre allusion à son fils. Elle restait toujours assise dans son fauteuil, près de la fenêtre, et regardait silencieusement la triste perspective du boulevard des Philosophes. Quand elle parlait, en paroles brèves et mornes, c’était pour dire des choses indifférentes et banales.
« Pour nous qui connaissons les pensées de la pauvre âme, de telles paroles sont plus douloureuses que son silence. Mais ce silence est pénible aussi ; je puis à peine le supporter, et je n’ose pas le rompre. »
Mlle Haldin soupira et fixa un bouton de son gant qui s’était défait. Je concevais durement la rigueur de l’épreuve qu’elle subissait, épreuve dont sa cause, sa nature auraient pesé d’un poids trop lourd sur les épaules d’une jeune fille d’Occident ; mais les âmes Russes ont un singulier pouvoir de résistance à l’endroit de l’injustice et des coups de la vie ! Droite et souple dans la jaquette courte, ouverte sur la robe noire qui faisait paraître plus svelte sa silhouette et plus pâle sa figure fraîche et mate, Mlle Haldin forçait mon admiration et mon respect.
« Je ne puis rester davantage, pas un instant. Vous devriez venir voir bientôt ma mère. Vous savez qu’elle vous appelle l’ami. C’est un nom excellent qui traduit parfaitement sa pensée. Et maintenant au revoir ; il faut que je me sauve. »
Elle jeta un regard vague sur la large promenade et me tendit la main ; mais, comme j’allais la serrer, elle l’éleva, en un geste inattendu, et la posa sur mon épaule. Ses lèvres rouges s’écartaient légèrement, non pas en un sourire précis, mais avec une expression de surprise heureuse. Elle regardait vers la porte et me dit très vite, dans un soupir :
« Là ! je le savais bien ! le voici qui vient. »
Je compris qu’elle désignait M. Razumov. Un jeune homme s’avançait dans l’allée, d’un pas nonchalant. Il portait un vêtement d’un brun terne, et s’appuyait sur une canne. Quand je l’aperçus, il avait la tête penchée sur la poitrine, dans une attitude de méditation profonde. Mon regard lui fit lever les yeux et il s’arrêta court. Je suis sûr de l’avoir vu s’arrêter, mais cette pause fut à peine perceptible ; ce fut dans son allure une simple hésitation, instantanément réprimée. Il poursuivit sa marche en fixant sur nous un regard assuré. D’un geste, Mlle Haldin me pria de rester à ma place, tandis qu’elle faisait un ou deux pas à sa rencontre.
Je détournai la tête et ne la relevai qu’en entendant Mlle Haldin prononcer, en manière de présentation le nom du jeune homme. À M. Razumov elle dit, d’une voix chaude et basse, que j’étais, outre un merveilleux professeur, un grand soutien moral « dans leur chagrin et leur détresse. »
Elle dit aussi, bien entendu, ma qualité d’Anglais. Elle parlait rapidement, plus vite que jamais, et cette volubilité contrastait, de façon expressive, avec le calme de ses yeux.
« Je lui ai accordé ma confiance », poursuivit-elle, sans cesser de regarder M. Razumov. Le jeune homme, lui aussi, tenait son regard posé sur Mlle Haldin, mais ses yeux ne plongeaient certainement pas dans ceux qui s’offraient si volontiers aux siens. Puis il nous dévisagea tour à tour, avec un pauvre essai de sourire suivi d’un léger froncement de sourcils. Je surpris ces deux expressions vite évanouies, qui eussent pu passer inaperçues d’une personne moins appliquée que je ne l’étais, à lire dans cet esprit. Je ne sais ce qu’avait pu observer Nathalie Haldin, mais mon attention saisit ces nuances fugitives. Le sourire forcé se détendit, les sourcils reprirent leur position naturelle, et il n’y eut plus aucune expression sur le visage, où je pouvais déceler cependant l’exclamation intérieure du jeune homme :
« Sa confiance ! à ce vieil individu ! à cet étranger ! »
Je comprenais ces termes, parce qu’à moi aussi il paraissait si singulièrement étranger. Cependant, au total, il m’impressionnait de façon plutôt favorable. Il y avait, chez ce jeune homme, un air d’intelligence et même de distinction très supérieur à celui de la moyenne des étudiants et des autres habitants de la Petite Russie. Ses traits étaient plus nets que ceux de la plupart des Russes ; il avait une mâchoire bien dessinée, des joues pâles et rasées de près ; son nez formait une crête et non pas une simple protubérance. Il portait son chapeau baissé sur les yeux ; ses cheveux noirs bouclés tombaient sur sa nuque ; on devinait des membres vigoureux sous le vêtement brun mal ajusté ; la voussure légère des épaules leur donnait un air de largeur avantageuse. En somme, je ne fus pas désappointé. Studieux… robuste… timide…
Je sentis, à peine éteinte la voix de Mlle Haldin, la main du jeune homme serrer la mienne ; c’était une main musclée et ferme, mais singulièrement chaude et sèche aussi. Brève et dénuée de cordialité, cette poignée de mains ne s’accompagna pas du moindre mot ou du plus léger murmure.
Je me préparais à laisser les jeunes gens, mais Mlle Haldin me toucha légèrement le bras, avec un geste significatif qui impliquait un désir manifeste. Sourie qui voudra, mais je n’étais que trop disposé à rester près de Nathalie Haldin, et je n’ai pas honte d’avouer qu’il n’y avait pas là, pour moi, matière à sourire. Je ne restais pas comme serait resté un jeune homme, soulevé au-dessus de la terre, et en équilibre, pour ainsi dire, dans l’air, mais avec calme, les pieds sur le sol et l’esprit appliqué à pénétrer les intentions de la jeune fille.
Elle s’était tournée vers Razumov :
« Oui, c’est bien ici l’endroit,… l’endroit même où j’espérais vous rencontrer ; je suis venue m’y promener tous les jours. Ne vous excusez pas ; je comprends. Je vous remercie d’être venu aujourd’hui, mais je ne puis rester davantage. C’est impossible : il faut que je rentre bien vite à la maison. Oui, malgré votre présence, il faut que je me sauve. Je suis restée déjà trop longtemps dehors… Vous comprenez ?… »
Ces dernières paroles s’adressaient à moi. Je remarquai que M. Razumov passait le bout de sa langue sur ses lèvres, comme aurait pu le faire un homme altéré et fiévreux. Il prit la main gantée de noir, tendue vers lui, et cette main se referma sur la sienne, la saisit et la retint en s’opposant à un geste de recul très manifeste.
« Merci une fois encore, de… de m’avoir comprise ! » reprit la jeune fille avec chaleur. Il l’interrompit de façon presque brutale, et je lui en voulus de parler à cette créature de loyauté comme s’il s’était caché derrière le bord de son chapeau : on entendit une voix faible et râpeuse, la voix d’un homme qui aurait la gorge sèche.
« Pourquoi vous remercier ?… Vous comprendre ?… En quoi vous ai-je comprise ?… Sachez donc… et cela vaudra mieux… que je ne comprends rien du tout ! Je savais que vous désiriez me voir dans ce jardin. Je n’ai pas pu venir avant ; j’en ai été empêché,… et même aujourd’hui, vous le voyez… je suis en retard. »
Elle tenait toujours la main du jeune homme.
« Au moins puis-je vous remercier de ne pas m’avoir chassée de votre esprit comme une enfant faible et nerveuse. Certes, j’ai besoin d’un appui moral. Je suis très ignorante. Mais on peut se fier à moi. Oh oui, on le peut ! »
« Ignorante ? » reprit-il, d’un ton pensif. Il avait levé la tête et regardait maintenant tout droit dans le regard de la jeune fille, qui tenait toujours sa main. Ils restèrent un long moment ainsi, puis elle desserra enfin son étreinte.
« Oui, vous êtes venu tard. C’est aimable à vous d’avoir compté que je pourrais m’être attardée… Je causais avec cet excellent ami. Je lui parlais de vous. Oui, Kirylo Sidorovitch… de vous. Il était près de moi lorsque j’ai appris votre présence à Genève, et pourra vous dire le soulagement que cette nouvelle apporta dans le désarroi de mon esprit. Il savait mon désir de me mettre à votre recherche. C’est la seule raison qui m’avait amenée à accepter l’invitation de Pierre Ivanovitch… »
« Pierre Ivanovitch vous a donc parlé de moi ? » interrompit le jeune homme de cette voix incertaine et rauque qui semblait accuser une atroce sécheresse de sa gorge.
« Oh très brièvement. Il a seulement mentionné votre nom et votre arrivée à Genève. Pourquoi lui en aurais-je demandé davantage ? Qu’aurait-il pu me dire que je n’aie appris déjà par la lettre de mon frère ? Il n’y avait que trois lignes dans cette lettre,… mais quelle signification ces lignes prenaient pour moi ! Je vous les montrerai un jour, Kirylo Sidorovitch. Seulement, aujourd’hui, il faut que je parte. La première de nos conversations ne peut pas tenir en cinq minutes, aussi vaut-il mieux ne pas la commencer… »
J’étais resté légèrement à l’écart, et les voyais tous deux de profil. Je me dis à ce moment que la figure de M. Razumov accusait plus que son âge.
« Si ma mère… » la jeune fille s’était tournée brusquement vers moi… « Si ma mère s’éveillait en mon absence, (prolongée beaucoup plus que de coutume), elle pourrait me poser des questions embarrassantes. On dirait qu’elle a plus besoin de moi depuis quelque temps. Elle voudrait connaître la cause de mon retard, et vous comprenez qu’il me serait pénible de dissimuler devant elle… »
Je comprenais très bien ses raisons, les mêmes qui la poussèrent à s’opposer au mouvement que M. Razumov semblait faire pour l’accompagner.
« Non ! non ! je m’en vais seule ; mais venez me retrouver ici dès que vous le pourrez. » Puis, s’adressant à moi, sur un ton bas et significatif :
« Ma mère est peut-être en ce moment assise à sa fenêtre, et regarde dans la rue. Il ne faut pas qu’elle se doute de la présence à Genève de M. Razumov avant que… nous n’ayons arrangé quelque chose. » Elle fit une pause, puis ajouta plus haut, en s’adressant encore à moi : « M. Razumov ne comprend pas tout à fait nos difficultés, mais vous savez ce qu’il en est… »
Mlle Haldin nous quitta avec un salut rapide à mon adresse et un regard profond et amical vers le jeune homme ; nous restions, la tête découverte, les yeux fixés sur la figure droite et souple qui s’éloignait vivement. Sa démarche n’affectait pas ce glissement incertain et bâtard adopté par maintes femmes ; c’était un mouvement franc, vigoureux et sain. Nous vîmes sa silhouette s’estomper dans le lointain puis disparaître tout à coup. Je m’aperçus seulement alors que M. Razumov avait enfoncé son chapeau sur son front et me regardait de la tête aux pieds. Je devais, sans doute, constituer pour le jeune homme un obstacle fort inattendu. Je surpris, dans sa physionomie et dans toute son attitude, une expression faite de curiosité et de mépris, avec une ombre d’alarme, comme s’il avait retenu son souffle pendant que je ne le voyais pas. Mais ses yeux rencontraient les miens avec un regard assez droit, et je vis pour la première fois qu’ils étaient de couleur brun clair et frangés d’épais cils noirs. Ils formaient le trait le plus jeune de son visage et n’étaient, en somme, pas de mauvais yeux… Légèrement incliné et penché en avant, le jeune homme se tenait appuyé sur sa canne. Je sentis qu’en nous laissant ensemble, Mlle Haldin avait une intention, et qu’elle profitait du hasard qui m’avait amené là, pour me donner une mission de confiance. Cette réflexion me fit adopter mon ton le plus cordial et je cherchais les paroles nécessaires pour atteindre mon but, lorsque, tout à coup, la dernière phrase de Mlle Haldin me fournit la transition cherchée :
« Non », dis-je avec une gravité que tempérait mon sourire, « non, on ne peut guère espérer que vous compreniez ! »
La lèvre rasée du jeune homme eut un frémissement, et il me répondit sur un ton d’ironie amère :
« Vous n’avez donc pas entendu, tout à l’heure, cette jeune fille me remercier d’avoir si bien compris ? »
Je le regardai fixement. Y avait-il, dans cette riposte, une raillerie cachée et inexplicable ? Non, ce n’était pas cela. On aurait pu croire à un accent de colère. Oui ! mais quelle raison avait-il de nous en vouloir ? On aurait dit qu’il n’avait pas bien dormi, depuis quelque temps. Il me semblait sentir le poids de son regard fiévreux et immobile, le regard d’un homme qui reste les yeux fixes dans la nuit, rageusement livré à des pensées désastreuses. Je sais maintenant combien ma supposition était fondée, mais je puis honnêtement affirmer avoir eu cette impression dès l’abord, impression douloureuse et singulièrement vague d’ailleurs, car c’est aujourd’hui seulement, assis à ma table, avec tous les documents en mains, que je puis la bien définir ! Mais je ne la ressentis pas moins, en ce temps de totale ignorance. J’essayai de secouer une espèce de malaise en affectant un air de familiarité, et en m’adressant au jeune homme sur un ton enjoué :
« Cette jeune fille si charmante et parfaitement admirable (vous voyez que je suis assez vieux pour ne pas craindre une parfaite liberté de langage), cette jeune fille faisait allusion à ses propres sentiments. Je suppose au moins que vous avez compris cela ? »
Il fit un mouvement si brusque qu’il chancela :
« Si j’ai compris cela ? On suppose que j’ai compris cela ? J’ai sans doute autre chose à faire ! La jeune fille est charmante et admirable… Eh bien… qu’importe ? Je suis peut-être capable de m’en apercevoir seul… »
Cette sortie aurait été insultante, si la voix du jeune homme n’avait été absolument éteinte, étouffée dans sa gorge ; l’effort de ses paroles apparaissait comme trop douloureux pour que l’on pût s’en offenser.
Je restais silencieux, l’esprit partagé entre la brutalité des mots et mon impression subtile ; j’aurais pu m’éloigner sur-le-champ, mais je gardais nettement le souvenir du regard de Mlle Haldin et, désireux de remplir ma mission, je repris après un moment de silence :
« Voulez-vous que nous marchions un peu ? »
Il eut à nouveau ce mouvement violent d’épaule qui le faisait chanceler. Je le vis du coin de l’œil trébucher en se préparant à me suivre ; il était resté légèrement en arrière, à demi soustrait à ma vue ; il m’aurait fallu tourner la tête pour le voir en face, et je ne voulais pas indisposer davantage, par une curiosité excessive, ce jeune et mystérieux exilé, chassé de l’ombre pestilentielle, sous laquelle se dissimulaient les traits véritables et bienveillants de son pays. Cette ombre qui pesait sur ses compatriotes et s’étendait sur la moitié de l’Europe, j’en voyais la trace sur le visage, qu’elle assombrissait devant moi… « Sans doute », me disais-je, « est-ce un révolutionnaire farouche et même furieux ; mais il est jeune, il est peut-être généreux et humain, capable de compassion, de… »
Je l’entendis racler sa gorge sèche et devins tout attention :
« Voilà qui dépasse tout ! » s’écria-t-il, « qui dépasse tout ! Je vous trouve ici, sans pouvoir deviner la raison de votre présence, en possession de faits que l’on ne s’attend pas à me voir comprendre ! Un confident ! un étranger ! Vous me parlez d’une admirable jeune fille Russe. Mais cette admirable jeune fille serait-elle une sotte ; je commence à me le demander ? Que voulez-vous ? quel est votre but ? »
On l’entendait à peine ; on aurait dit que sa gorge ne résonnait pas plus qu’un chiffon desséché, qu’un morceau d’amadou. C’était une impression si pitoyable que je n’eus pas de peine à maîtriser mon indignation.
« Quand vous aurez un peu plus vécu, M. Razumov, vous apprendrez qu’une femme n’est jamais tout à fait une sotte. Je ne suis pas féministe comme cet illustre auteur, Pierre Ivanovitch, lequel, à dire vrai, me paraît fort suspect… »
Il m’interrompit avec un singulier accent de surprise :
« Il vous est suspect ? Pierre Ivanovitch vous est suspect ! À vous !… »
« Oui, sous certains rapports », répondis-je, sans paraître attacher d’importance à la remarque. « Comme je vous le disais, M. Razumov, vous apprendrez, quand vous aurez assez vécu, à ne pas confondre la noble confiance d’une nature étrangère à toute mesquinerie, avec la crédulité flattée de certaines femmes ; notez pourtant que les plus crédules, malgré toute leur niaiserie et la tristesse qui doit sûrement les accabler un jour, ne sont jamais absolument des sottes. Je suis convaincu que l’on ne peut jamais tromper tout à fait une femme. Si l’on se donnait la peine de chercher la vérité, on verrait que beaucoup de celles qui se sentent perdues, gardent les yeux ouverts pour sauter dans l’abîme. »
« Ma parole », cria-t-il près de moi, « que m’importent la sottise ou la folie des femmes ? Que m’importe votre opinion à leur endroit ? Elles ne m’intéressent pas… je les laisse tranquilles. Je ne suis pas un héros de roman. Que savez-vous de mon désir d’apprendre quelque chose sur l’âme féminine ? Que signifie tout cela ?
« Vous me demandez le but d’une conversation, que je reconnais vous avoir pour ainsi dire imposée ? »
« Le but ?… imposée ?… » répéta-t-il, toujours légèrement en arrière. « Vous vouliez parler des femmes, apparemment… C’est un sujet, en effet… Mais il ne m’intéresse pas… Je n’ai jamais… D’ailleurs j’ai d’autres projets dans l’esprit… »
« Je ne m’occupe ici que d’une seule femme, d’une jeune fille, Mlle Haldin, la sœur de votre cher ami. Il me semble que vous pourriez penser un peu à elle. Ce que j’ai voulu dire, depuis le début, c’est que vous ne deviez sans doute pas bien comprendre la situation… »
J’écoutai, quelques instants, le bruit de ses pas incertains à mon côté.
« J’espère, en vous parlant, faciliter votre prochaine entrevue avec Mlle Haldin et je crois répondre à son désir intime. En nous laissant ensemble, elle m’a incité à vous mettre au courant de la situation particulière, à laquelle j’ai fait allusion. Cette situation est née de la détresse et du chagrin causés par l’exécution de Victor Haldin. Il y a quelque chose de mystérieux dans les circonstances de son arrestation. Sans doute connaissez-vous toute la vérité… »
Je me sentis saisir le bras au-dessus du coude et imprimer une secousse qui me fit pivoter ; je me trouvai face à face avec M. Razumov.
« Ainsi c’est pour venir me raconter cela que vous surgissez du sol devant moi ! Mais qui diable êtes-vous donc ? C’est intolérable !… Quelles sont vos raisons ? Votre but ? Que savez-vous des mystères auxquels vous faites allusion ? Que vous importent ces maudites circonstances ou quoi que ce soit de ce qui peut arriver en Russie ? »
Il s’appuyait de sa main libre sur sa canne, lourdement, et lorsqu’il lâcha mon bras, je sentis qu’il pouvait à peine se tenir sur ses pieds.
« Asseyons-nous à une de ces tables », proposai-je, sans m’attacher à cette surprenante explosion d’une émotion profonde. Je dois avouer cependant qu’elle ne me laissait pas indifférent. J’en ressentais de la peine pour lui.
« Quelles tables ? Que voulez-vous dire ? Ah ! ces tables vides ! ces tables là ? Parfaitement. Asseyons-nous à une de ces tables… »
Je le menai, loin du chemin, au centre même du groupe de tables, en face du chalet. Le couple Suisse avait disparu, et nous nous trouvions isolés sur l’espèce de radeau… M. Razumov s’affala sur une chaise, laissa tomber sa canne et, appuyant ses coudes sur une table, prit sa tête entre ses mains ; il fixa sur moi un long regard droit et insistant, tandis que j’appelais le garçon pour commander de la bière… Je ne pouvais guère m’irriter de cette attention silencieuse car, à dire vrai, je me sentais un peu coupable de m’être imposé à lui avec tant de brusquerie, d’avoir « surgi » du sol, devant lui, comme il le disait.
En attendant la boisson commandée, je lui expliquai que né de parents établis à Pétersbourg, j’avais appris le russe dans mon enfance. De la ville, définitivement quittée à l’âge de neuf ans, je n’avais gardé nul souvenir, mais j’avais plus tard renoué connaissance avec la langue. Il m’écoutait sans me quitter un instant des yeux. Il dut changer pourtant de position lorsqu’on apporta la bière ; il vida son verre d’un trait, et parut réconforté. Il s’adossa à sa chaise et croisa les bras sur sa poitrine, pour me regarder, à nouveau, fixement. Je m’avisai alors que les traits de sa figure glabre et presque basanée étaient singulièrement mobiles, et que son calme absolu était le résultat d’une habitude acquise, nécessaire au révolutionnaire, au conspirateur qui devait toujours craindre de se trahir, au milieu d’une foule d’espions déguisés.
« Mais vous êtes Anglais… professeur de littérature anglaise », murmura-t-il, d’une voix qui ne paraissait plus sortir d’une gorge parcheminée. « J’ai entendu parler de vous. On m’a dit que vous aviez passé des années ici. »
« C’est exact. J’ai vécu plus de vingt ans à Genève. Et j’ai aidé Mlle Haldin dans ses études d’anglais. »
« Vous avez lu de la poésie anglaise avec elle », dit-il d’un ton parfaitement calme. Il était tout à coup transformé, sans rapports avec l’homme dont j’avais, un instant auparavant, entendu à mes côtés le pas lourd et incertain.
« Oui, de la poésie anglaise », répondis-je. « Mais c’est la lecture d’un journal anglais qui a provoqué la détresse dont je parle. »
Il continuait à me regarder, ignorant sans doute que l’histoire de l’arrestation nocturne avait été découverte et annoncée au monde par un journaliste anglais. Il accueillit mes explications avec un murmure de mépris :
« Ce n’est peut-être qu’un mensonge d’un bout à l’autre ! »
« Il me semble que vous êtes à même d’en juger mieux que personne », ripostai-je, un peu déconcerté. « J’avoue que les faits de ce récit me donnent dans leur ensemble une impression d’exactitude… »
« Comment distinguez-vous la vérité du mensonge ? » reprit-il sur le ton imperturbable qu’il venait d’adopter.
« Je ne sais pas comment vous faites en Russie… » commençai-je, un peu piqué de son attitude… mais il m’interrompit :
« Il en est en Russie comme partout ailleurs, comme dans un journal par exemple… La couleur de l’encre et la forme des lettres sont toujours les mêmes… »
« Il y a de petits détails auxquels on peut se fier pourtant ; on peut se baser sur le caractère de la publication, sur la vraisemblance générale des nouvelles, sur la considération des motifs, sur d’autres faits encore… Je ne m’en remets pas, les yeux fermés, à la conscience des correspondants particuliers, mais pourquoi celui-là aurait-il pris la peine d’élaborer un mensonge circonstancié, sur un sujet dont le monde ne se soucie guère ?… »
« C’est bien cela », grommela-t-il ; « ce qui se passe chez nous est sans importance ! On en fait des récits à sensation pour amuser les lecteurs de journaux de votre Europe supérieure et méprisante ! Oh l’odieuse pensée !… Mais attendons un peu !… »
Il se tut sur cette sorte de menace lancée à l’adresse du monde occidental. Sans m’arrêter à la colère de son regard, je lui fis observer que nous ne nous attachions guère à l’exactitude ou à l’inexactitude des informations d’un journaliste ; ce dont se préoccupaient les amis de ces dames, c’était de l’effet produit par l’article en question, et de cet effet seulement. Et sûrement le jeune homme devait faire partie de ces amis, ne fût-ce qu’en souvenir de son camarade, du compagnon intime de ses menées révolutionnaires. Je m’attendais, à ce moment, à l’entendre à nouveau éclater en paroles véhémentes, mais je ne constatai, avec surprise, qu’un tressaillement convulsif de tout son corps. Il se contint, serra plus ferme ses bras croisés sur sa poitrine, et se renversa sur son siège, avec un sourire grimaçant fait de malice et de mépris.
« Oui !… Un camarade et un intime… Très bien », fit-il.
« C’est cette idée qui m’a amené à vous parler. Elle ne peut être mal fondée. J’étais présent lorsque Pierre Ivanovitch fit part à Mlle Haldin de votre arrivée à Genève, et j’ai été témoin de son soulagement et de sa joie, à la mention de votre nom. Un autre jour, elle m’a montré la lettre de son frère, et m’a lu les quelques mots qui se rapportaient à vous… Comment pourriez-vous n’être pas un ami pour ces dames ? »
« Évidemment… Très bien déduit… Un ami… Bien sûr !… Continuez… Vous parliez d’un effet… »
« Il affecte la froideur d’un révolutionnaire rigide, inaccessible aux émotions communes, et l’insensibilité d’un homme qui s’est consacré aux idées de destruction », me disais-je. « Il est jeune, et sa sincérité ne l’empêche pas de poser devant l’étranger, l’inconnu, le vieillard… Il faut faire la part de la jeunesse… » Je lui expliquai aussi brièvement que possible l’état d’esprit dans lequel la pauvre Mme Haldin avait été plongée par l’annonce de la mort prématurée de son fils. Il m’écoutait avec une attention profonde. Son regard fixe se détournait peu à peu, quittait mon visage et s’abaissait pour se reposer enfin sur le sol, à ses pieds.
« Vous pouvez concevoir les sentiments de Mlle Haldin. Comme vous l’avez dit, je l’ai seulement aidée à lire quelques poètes anglais, et je ne me rendrai pas ridicule à vos yeux en essayant de vous parler d’elle. Mais vous l’avez vue. Elle fait partie de ces êtres trop rares que l’on n’a pas besoin d’expliquer. Au moins est-ce mon opinion. Ces dames n’avaient que ce fils, que ce frère, pour les rattacher au monde et à l’avenir. Avec lui sombre pour Nathalie Haldin tout espoir d’existence active. Vous ne pouvez donc vous étonner de la voir se tourner avec ardeur vers le seul homme dont son frère ait mentionné le nom dans ses lettres : votre nom constitue pour elle une sorte de legs… »
« Qu’a-t-il donc pu dire sur mon compte ? » s’écria-t-il avec un accent de sourde exaspération.
« Il s’est exprimé en quelques mots seulement ; ces mots, il ne m’appartient pas de vous les redire, M. Razumov, mais ils ont assez de poids, vous pouvez m’en croire, pour donner à la mère et à la sœur une foi entière dans la valeur de votre jugement et dans la vérité de tout ce que vous pourrez leur dire. Aussi me paraît-il impossible pour vous de passer près d’elles comme un étranger. »
Je me tus, écoutant pendant un instant les pas des rares promeneurs qui allaient et venaient sur la grande allée centrale. Pendant que je parlais, la tête du jeune homme était tombée sur sa poitrine, au-dessus de ses bras croisés. Il la releva tout à coup :
« Alors faut-il donc que j’aille mentir à cette vieille femme ? »
Ce n’était plus de la colère ; c’était quelque chose d’autre, quelque chose de plus poignant et de plus complexe. Je m’en rendis compte par sympathie et me sentis profondément troublé par son exclamation.
« Mon Dieu ! La vérité est-elle donc impossible à dire ? J’espérais que vous pourriez apporter quelque consolation. C’est à la pauvre mère que je pense, maintenant. Ah oui ! votre Russie est bien un pays cruel ! »
Il eut un léger mouvement sur sa chaise.
« Oui », répétai-je, « je pensais que vous auriez quelque chose de consolant à leur dire. »
Il fit, avant de parler, une curieuse grimace du bout des lèvres.
« Et s’il était préférable de ne rien dire ? »
« S’il était préférable ?… à quel point de vue ?… Je ne comprends pas… »
« À tous les points de vue… »
Je mis dans le ton de ma voix une certaine âpreté.
« Il me semble que tout ce qui pourrait expliquer les circonstances de cette arrestation nocturne… »
« Racontée par un journaliste pour l’amusement de l’Europe civilisée… » interrompit-il avec mépris.
« Oui, racontée… Mais ces détails ne sont-ils pas exacts ? Je ne puis comprendre votre attitude ! Ou bien l’homme est un héros pour vous… ou bien… »
Il approcha si brusquement du mien son visage aux narines furieusement dilatées, que j’eus grand’peine à ne pas me rejeter en arrière.
« Vous me demandez ?… Je suppose que tout cela vous amuse !… Écoutez ! Je suis un travailleur. J’étudiais. Oui ! j’étudiais ferme… Il y a de l’intelligence ici » (il se frappait le front du bout des doigts). « Ne croyez-vous pas qu’un Russe puisse avoir des ambitions raisonnables ? Oui, j’avais même en vue de belles perspectives… C’est vrai ! Vous me voyez ici… à l’étranger ! Tout est parti, perdu, sacrifié ! Vous me voyez ici… et vous demandez !… Vous me voyez, n’est-ce pas, assis devant vous ? »
Il se rejeta violemment en arrière ; je m’efforçais de garder mon calme.
« Oui, je vous vois bien, et je suppose que c’est l’affaire Haldin qui vous a conduit ici… »
Il changea de ton.
« Vous appelez cela l’affaire Haldin ; ah vraiment ? » fit-il avec indifférence.
« Je n’ai aucun droit à vous rien demander », fis-je, « et je ne veux pas me mêler de vos affaires. Mais vous ne sauriez regarder avec indifférence la mère et la sœur de celui qui dut être un héros à vos yeux. La jeune fille est une créature franche et généreuse, pleine… disons… de nobles illusions. Vous ne lui direz rien… ou vous lui direz tout. Mais, pour en venir au but de cette conversation, il faut d’abord songer à l’état maladif de sa mère. Peut-être pourrions-nous, avec votre aide, trouver un moyen d’apporter quelque soulagement à cette âme bouleversée et souffrante, à cette âme débordante de tendresse maternelle. »
Il parut accentuer à dessein son air d’indifférence lassée.
« Oui, ce serait possible », marmotta-t-il d’un ton insouciant.
Il mit la main sur sa bouche pour dissimuler un bâillement. Il y avait sur ses lèvres, lorsqu’il les découvrit, une ombre de sourire.
« Excusez-moi ; cette conversation a été longue, et je n’ai guère dormi, les deux dernières nuits ».
Cette singulière excuse, pour être inattendue et un peu insolente, avait au moins le mérite de la sincérité. Il n’avait presque plus connu de repos nocturne depuis le jour où, dans le parc du Château Borel, la sœur de Victor Haldin lui était apparue. Dans le document que je devais avoir plus tard entre les mains, document sur lequel se fonde surtout ce récit, j’ai trouvé notées les perplexités et les terreurs complexes de ces nuits sans sommeil. Sur le moment, M. Razumov me parut manifestement fatigué, profondément affaibli, comme un homme qui vient de traverser une crise.
« J’ai eu beaucoup de choses importantes à écrire », ajouta-t-il.
Je me levai aussitôt de ma chaise et il suivit mon exemple, sans hâte, un peu lourdement.
« Je m’excuse de vous avoir retenu si longtemps ».
« Pourquoi vous excuser ? On ne peut guère se coucher avant la nuit. Vous ne m’avez pas retenu, d’ailleurs ; j’aurais pu vous quitter à mon gré. »
Je n’étais pas resté près de lui pour me laisser blesser gratuitement.
« Je suis heureux de vous avoir suffisamment intéressé, » dis-je avec calme. « Mais il n’y a là nul mérite de ma part. J’ai agi par égard pour la mère de votre ami. Quant à Mlle Haldin, elle avait pu croire à un moment donné que son frère avait été livré à la police. »
À ma grande surprise, M. Razumov se rassit brusquement. Je le regardai fixement, et ses yeux se plantèrent dans les miens sans bouger, pendant un long moment.
« Livré à la police ! » marmotta-t-il, comme s’il n’avait pas compris mes paroles ou n’en pouvait croire ses oreilles.
« Peut-être fût-ce un événement fortuit, un simple accident », poursuivis-je, « ou, comme le supposait, avec sa générosité bien caractéristique, Mlle Haldin, la folie ou la faiblesse d’un malheureux camarade révolutionnaire… »
« La folie… ou la faiblesse », répéta-t-il avec amertume.
« C’est une créature très généreuse », observai-je après un moment de silence… tandis que l’ami tant prisé par Victor Haldin gardait les yeux rivés sur le sol. Je me détournai et m’éloignai sans qu’il parût y prendre garde. Je ne concevais nulle rancune de la mauvaise humeur brutale dont il avait fait montre à mon égard. De cette conversation j’emportais seulement le sentiment que tout espoir était inutile. À peine avais-je pourtant franchi les rangées de tables et de chaises, que j’entendis sa voix toute proche ; il m’avait rejoint.
« Hum ! oui ! » disait-il. « Mais vous, que pensez-vous ?
Je ne tournai même pas la tête.
« Je crois que dans votre pays les gens sont maudits. »
Il ne répondit rien, et c’est sur le trottoir seulement, à la sortie du jardin, qu’il reprit la parole :
« J’aimerais faire quelques pas avec vous. »
Je préférais, après tout, ce jeune homme énigmatique à son grand compatriote, le célèbre Pierre Ivanovitch. Mais je n’avais nulle raison de me montrer particulièrement aimable.
« Je me rends maintenant à la gare, par le plus court chemin, au devant d’un ami qui arrive d’Angleterre », répliqué-je à cette proposition inattendue, dont j’espérais pourtant voir sortir quelque éclaircissement. Comme nous nous tenions sur le bord du trottoir pour laisser passer un tramway, il me dit d’un ton las :
« J’aime ce que vous venez de dire. »
« Vraiment ? »
Nous descendîmes ensemble sur la chaussée.
« Toute la question », fit-il, « c’est de bien comprendre la nature de cette malédiction. »
« Cela ne me paraît pas très difficile. »
« À moi non plus », concéda-t-il, sans d’ailleurs que cette approbation le rendît moins énigmatique.
« Une malédiction, c’est un charme malfaisant », poursuivis-je, pour le mettre à l’épreuve, « et la grande question, la seule question qui importe, c’est de trouver le moyen de vaincre ce charme. »
« En effet, c’est ce moyen-là qu’il faudrait trouver ! »
C’était encore une approbation, mais tout en prononçant ces paroles, il semblait penser à autre chose. Nous avions traversé en diagonale l’espace ouvert devant le théâtre, et nous descendions une rue large et peu fréquentée qui conduit à l’un des petits ponts. Le jeune homme restait à mon côté, sans parler.
« Vous ne pensez pas quitter bientôt Genève ? » demandai-je, après une longue pause.
Il garda si longtemps le silence que je commençais à craindre d’avoir été indiscret et de n’obtenir aucune réponse. J’aurais pu croire même, en le regardant, que ma question lui avait causé une véritable angoisse, manifestée par la crispation des mains qu’il serrait avec force, à la dérobée. Il finit pourtant par maîtriser suffisamment son émotion douloureuse, et me dit n’avoir aucune intention de ce genre. Il devint même plus communicatif et n’affecta plus la sécheresse et le ton tranchant dont il avait usé jusqu’alors. Avec une certaine cordialité, il me dit son intention d’étudier et d’écrire ; il alla jusqu’à me faire part de son passage à Stuttgart… à Stuttgart que je savais être l’un des centres révolutionnaires. Le comité directeur d’un des partis russes (je ne sais plus maintenant lequel) se réunissait dans cette ville. C’est là qu’il avait pris contact avec l’œuvre active des révolutionnaires, en dehors de la Russie.
« Je n’avais jamais été à l’étranger auparavant », m’expliqua-t-il d’une voix maintenant apaisée. Puis après une légère hésitation, tout à fait différente de l’incertitude douloureuse, éveillée en lui par ma question si simple sur « ses intentions de séjour à Genève », il me fit un aveu inattendu :
« Le fait est qu’on m’a chargé d’une sorte de mission. »
« Une mission qui vous fera rester à Genève ? »
« Oui… ici. Dans cette odieuse… »
Je fus heureux de deviner que cette mission avait quelque chose à voir avec la personne du grand Pierre Ivanovitch. Mais je gardai, on le comprend, cette conclusion pour moi-même, et M. Razumov resta un long moment sans rien dire. C’est seulement aux abords du pont vers lequel nous nous dirigions, qu’il desserra brusquement les lèvres :
« Croyez-vous que je puisse trouver quelque part ce fameux article ? »
Je dus réfléchir un instant pour comprendre à quel article il faisait allusion.
« Vous le verrez reproduit en partie dans les journaux locaux dont il existe des collections en divers endroits. Je me souviens d’avoir laissé le numéro de mon journal anglais chez Mme Haldin, au lendemain du jour où je l’avais reçu. Et j’ai été bien navré de le voir, pendant des semaines sur la table, près de la chaise de cette pauvre mère. Puis il a disparu, à mon grand soulagement, comme vous pouvez le croire. »
Il s’était arrêté court.
« Je suppose », continuai-je, « que vous aurez, ou que vous saurez trouver le temps, de voir assez fréquemment ces dames. »
Il me regarda de façon si singulière que je ne pourrais guère définir la qualité de ce regard, dont la cause m’échappait totalement. De quoi souffrait-il ? me demandais-je. Quelle étrange pensée lui était venue dans la tête ? Quelle vision d’horreur, quelle image de son pays désolé s’étaient-elles présentées à son esprit ? Si c’était un souvenir concernant le sort de Victor Haldin, j’espérais de tout mon cœur qu’il saurait le garder pour lui, à jamais. J’étais, à vrai dire, si troublé, que j’essayai – Dieu me pardonne – de dissimuler mon émotion sous un sourire, et que j’affectai un ton enjoué, pour lui dire :
« Certainement, de telles visites ne peuvent pas vous coûter un gros effort ! »
Il se détourna pour se pencher au-dessus du parapet, le dos tourné vers moi. J’attendis un instant, mais à ce moment-là je n’avais aucun désir, je puis bien l’affirmer, de revoir son visage. Il ne bougeait pas ; il ne voulait pas bouger. Je poursuivis lentement mon chemin vers la gare et, arrivé au bout du pont, je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Non, le jeune homme n’avait pas bougé. Il restait penché au-dessus du parapet, captivé, semblait-il, par le cours égal de l’eau qui passait sous ses yeux. Le courant, à cet endroit, est rapide, excessivement rapide, et donne le vertige à bien des gens ; je ne puis moi-même le regarder longuement sans éprouver la crainte de me voir brusquement emporté par sa force destructrice. Il y a des cerveaux qui ne peuvent résister à la suggestion d’une puissance irrésistible et d’un mouvement continu.
Mais il faut croire qu’il y avait là un charme pour M. Razumov. Je le laissai penché très avant au-dessus du parapet. Il était impossible d’attribuer au seul défaut d’éducation la façon dont il s’était comporté à mon égard. Il y avait quelque chose d’autre sous ses manifestations de mépris et d’impatience. Peut-être, pensais-je en touchant brusquement à la vérité cachée, peut-être était-ce la même raison qui l’avait empêché, pendant plus d’une semaine, pendant près de dix jours de venir trouver Mlle Haldin. Mais quelle pouvait être cette raison, je n’aurais su le dire.
Sous le pont, l’eau coulait, rapide et profonde. Son courant légèrement moutonneux semblait, au regard, de force à se creuser un lit à travers une montagne de granit. Mais il aurait pu couler à travers la poitrine de Razumov, sans en balayer l’amas d’amertumes accumulées par le naufrage de sa vie.
« Que signifie tout cela ? » se demandait-il, en contemplant le courant impétueux, si uni et si clair que seuls le passage d’une légère bulle d’air ou la fuite d’une raie d’écume, fine comme un cheveu blanc, en révélaient la vertigineuse vitesse et la force terrifiante. « Pourquoi cet intrigant d’Anglais est-il venu me harceler avec son histoire stupide de vieille toquée ? »
Il se forçait à dessein à cette brutalité de pensée, mais il évitait tout allusion mentale à la jeune fille.
« Une vieille toquée ! », se répétait-il. « C’est une fatalité ! Mais ne vaudrait-il pas mieux mépriser toutes ces absurdités ? Non, pourtant ! J’ai tort. Je ne puis me permettre aucune négligence. Une absurdité peut amener les complications les plus dangereuses. Et comment s’en défendre ? C’est un défi porté à l’intelligence. Plus on est intelligent, et moins l’on se méfie d’une absurdité. » Une vague de colère submergea pendant un instant ses pensées, et l’ébranla au point de faire trembler son corps, penché au-dessus du parapet. Puis il reprit, sous forme de dialogue intérieur, le cours de ses rêveries silencieuses. Mais, dans le secret de son cœur, sa pensée comportait des restrictions, dont il avait vaguement conscience.
« Non, tout cela n’est pas absurde, en somme ; c’est insignifiant, absolument insignifiant ! La folie d’une vieille femme, l’importunité et les histoires d’un lourdaud d’Anglais ! Qu’est-ce qui, diable, a pu le mettre sur mon chemin, celui-là ? Je l’ai pourtant traité assez cavalièrement ! Ah oui ! Voilà comment il faut parler à ces touche-à-tout ! Mais serait-il encore derrière moi, à m’attendre ? »
Razumov sentit, à cette pensée, un léger frisson courir le long de son dos. Ce n’était pas de la crainte, non certes, pas de la crainte pour lui-même, mais une sorte d’appréhension à l’endroit d’une autre personne, d’une personne qu’il aurait connue sans pouvoir la désigner par son nom. Il se souvint pourtant du train attendu par le trop complaisant Anglais, et cette pensée le rassura un instant. Comment le croire capable de perdre ainsi son temps ? C’était absurde, et il était inutile de se retourner pour constater son départ.
Mais que pouvait vouloir dire cet homme avec ses racontars fantastiques de journal et de vieille folle, se demanda-t-il tout à coup. Il avait fait preuve, en tout cas, d’une odieuse indiscrétion, dont seul un Anglais pouvait se montrer capable. Tout cela, c’était une manière d’amusement pour lui ; c’était un jeu, le jeu de la révolution, qu’il contemplait du haut de sa supériorité. Et que pouvait-il bien insinuer avec son exclamation : « La vérité est-elle donc impossible à dire ? »
Razumov pressa ses bras croisés contre la balustrade de pierre, et se pencha très loin : « La vérité ! Dire la vérité à cette vieille folle, « à cette mère de… »
Le jeune homme frissonna de nouveau. Oui, il pourrait avouer la vérité ! Évidemment c’était possible. La vérité toute nue ! On l’en remercierait même, pensait-il, en formulant cyniquement les paroles indicibles. « On se pendrait, sans doute, de gratitude, à mon cou », ricanait-il. Mais il ne persista pas dans cette attitude ; il éprouva tout à coup une tristesse profonde, comme si, brusquement, son cœur s’était vidé. « Eh bien, soyons prudent », conclut-il, revenu à lui-même comme au sortir d’un rêve. « Il n’y a chose ni personne trop insignifiante ou trop absurde pour être méprisée », songeait-il avec lassitude. « Il faut être prudent ».
Razumov repoussa des mains la balustrade ; il revint sur ses pas et traversa à nouveau le pont pour gagner tout droit son logis où, pendant quelques jours, il mena une existence solitaire et recluse. Il n’alla voir ni Pierre Ivanovitch, près duquel l’avait accrédité le groupe de Stuttgart, ni les réfugiés révolutionnaires auxquels il avait été présenté dès son arrivée. Il restait entièrement à l’écart du monde, tout en se rendant compte de ce qu’une telle conduite pouvait causer de surprise, éveiller de soupçons et constituer pour lui de danger.
Cela ne veut pas dire pourtant que pendant ces quelques jours il ne sortit jamais ; je le rencontrai plusieurs fois dans les rues, mais il ne fit pas mine de me reconnaître. Un soir, en rentrant chez moi, à la suite d’une visite tardive aux dames Haldin, je le vis traverser la chaussée obscure du boulevard des Philosophes. Il portait un chapeau mou, à larges bords, et le col de son manteau était relevé. Il se dirigeait résolument vers la maison, mais au lieu d’entrer, il se posta en face des fenêtres, encore éclairées, resta quelques instants immobile, puis s’éloigna par une rue latérale.
Je savais qu’il n’avait pas encore été voir Mme Haldin. Il paraissait répugner à cette visite, me disait Mlle Haldin. D’ailleurs l’état mental de la pauvre femme s’était modifié ; elle semblait croire maintenant à la survivance de son fils, et espérait peut-être le voir arriver un jour. Dans le grand fauteuil de la fenêtre, son immobilité prenait un air d’attente, même avec les rideaux tirés et la lampe allumée.
Pour ma part, j’étais convaincu qu’elle avait reçu un coup mortel. Mlle Haldin à qui, naturellement je me gardais bien de dire mes pressentiments, jugeait qu’il n’y avait aucun intérêt à présenter encore M. Razumov, opinion que je partageais pleinement. Je savais qu’elle rencontrait le jeune homme aux Bastions. Je les vis une ou deux fois se promener lentement ensemble, dans la grande allée. Pendant des semaines, ils se virent tous les jours. J’évitais de passer de ce côté à l’heure où Mlle Haldin y faisait sa promenade. Un jour pourtant, une crise de distraction me fit franchir les grilles et rencontrer la jeune fille qui se trouvait seule. Je m’arrêtai, pour échanger quelques mots avec elle. M. Razumov ne se montrait pas et, tout naturellement, nous nous mîmes à parler de lui.
« Vous a-t-il dit rien de précis sur les faits et gestes de votre frère ou sur sa fin ? » hasardai-je.
« Non », avoua Mlle Haldin, avec une certaine hésitation. « Rien de précis. »
Je comprenais facilement que toutes leurs conversations dussent avoir trait au mort qui les avait rapprochés ; c’était inévitable. Mais c’était au vivant que la jeune fille s’intéressait, et cela aussi, sans doute, était inévitable. En poursuivant mon enquête, j’appris que Razumov s’était révélé sous les traits d’un révolutionnaire fort éloigné du type convenu ; il méprisait la réclame, les théories, les hommes aussi. Cette idée me plaisait, tout en m’intrigant.
« Son esprit, toujours en alerte, devance de beaucoup les nécessités « de la lutte », m’expliquait Mlle Haldin. « Ce qui ne l’empêche pas, d’ailleurs, de faire œuvre effective. »
« Mais, en définitive, le comprenez-vous bien ? » demandai-je brusquement.
Elle eut une nouvelle hésitation. « Pas tout à fait », murmura-t-elle.
Je m’aperçus que M. Razumov l’avait séduite par l’affectation d’une réticence pleine de mystère.
« Savez-vous ce que je crois ? » poursuivit-elle, en se départant d’une attitude réservée et presque méfiante. « Je crois qu’il m’observe et m’étudie pour savoir si je suis digne de sa confiance… »
« Et cela vous fait plaisir ? »
Elle garda, pendant un instant, un silence énigmatique, puis, avec énergie, mais sur un ton de confidence :
« Je suis convaincue », déclara-t-elle, « que cet homme extraordinaire médite quelque vaste projet, quelque grande entreprise. C’est une idée qui le possède et dont il souffre, comme il souffre aussi de se sentir seul au monde. »
« Alors il cherche de l’aide ? » commentai-je, en détournant la tête.
Il y eut un nouveau silence.
« Pourquoi pas ? » fit-elle à la fin.
Le frère mort, la mère mourante, l’ami étranger se trouvaient dorénavant relégués bien loin à l’arrière plan. Mais, du même coup, il n’y avait plus du tout de Pierre Ivanovitch, et cette pensée me consolait. Pourtant je voyais s’épaissir autour de la jeune fille, comme l’obscurité de la nuit qui tombe, l’ombre immense de la vie russe, qui allait l’engloutir bientôt. Je m’enquis de Mme Haldin, cette autre victime de l’ombre mortelle.
Un malaise, nuancé de remords, parut dans les yeux francs de la jeune fille. Sa mère n’allait pas plus mal, mais quelles étranges idées lui venaient quelquefois ! Sur quoi, elle consulta sa montre, m’affirma ne pas pouvoir rester un instant de plus et, après une poignée de mains rapides, s’enfuit légèrement.
Décidément M. Razumov ne viendrait pas ce jour-là. Incompréhensible jeune homme !
Pourtant, moins d’une heure après, je le vis, en traversant la place Molard, monter dans un tramway de la rive Sud.
« Il va au Château Borel », pensai-je.
* *
*
Après avoir déposé Razumov à la porte du château Borel, à un demi-mille environ de Genève, la voiture se remit en marche, entre une double rangée d’arbres touffus. Au bord de la route, dans le soleil, une petite jetée de bois s’avançait sur le lac ; peu profonde et pâle en cet endroit, l’eau prenait plus avant une teinte intense, dont le bleu cru tranchait brutalement sur les berges vertes et peignées de la rive opposée. Le paysage tout entier, avec les quais de pierre blanche du port, qui soulignaient à gauche d’un trait livide la masse sombre de la ville, et avec la banalité de ses promontoires lancés à droite sur la vaste étendue d’eau, donnait une impression froide et luisante de chromolithographie toute neuve. Razumov tourna le dos avec mépris. Il trouvait ce paysage odieux et accablant dans sa perfection glaciale, perfection définitive de la médiocrité, gagnée par des siècles sans fin de labeur et de culture. Il lui tourna le dos et se trouva devant l’entrée du parc du Château Borel.
Les barreaux de la grille centrale et l’arc de fer forgé jeté sur les piliers de pierre sombre, salis par le temps, étaient rongés de rouille et, malgré des traces de roues récemment imprimées sur le sol, la porte semblait n’avoir pas été ouverte depuis très longtemps. Mais près d’une loge de concierge, aux fenêtres closes de planches, et bâtie des mêmes pierres grises que les piliers, il y avait une petite entrée latérale. Elle possédait aussi des barreaux rouillés, restait entr’ouverte et semblait n’avoir pas été fermée depuis des années. Razumov s’aperçut même, en voulant la pousser plus avant, qu’elle ne bougeait plus.
« Vertu des démocraties », grommela-t-il rageusement entre ses dents. « Il n’y a pas de voleurs ici, faut-il croire ? » Et avant d’entrer dans le parc, il jeta un regard de mépris vers un ouvrier, paresseusement allongé sur l’un des bancs de l’avenue large et nette. Les pieds en l’air, l’homme laissait pendre un de ses bras par-dessus le dossier bas. Il consacrait paisiblement l’une des ses journées au repos, comme s’il avait été maître et seigneur de tout ce qui l’entourait.
« Voilà un électeur ! un éligible ! un citoyen éclairé ! Ce qui ne l’empêche pas d’être une brute », murmura Razumov.
Il pénétra dans le parc et marcha d’un pas décidé sur la large route qui montait en tournant. Il essayait de ne penser à rien, de laisser reposer sa tête, de laisser s’apaiser ses émotions. Mais devant la maison, au pied de la terrasse, il hésita, comme s’il eût été physiquement arrêté par une présence invisible. La sensation mystérieuse des battements accélérés de son cœur le fit tressaillir. Il s’arrêta court et contempla la terrasse, avec son mur de briques aux cintres surbaissés, sa parure pauvre de maigres plantes grimpantes, et son étroite bordure de fleurs négligées.
« C’est ici ! » pensait-il, avec une sorte de terreur ; « c’est ici ! en cet endroit même !… »
Il fut tenté de fuir, au seul souvenir de sa première rencontre avec Nathalie Haldin. Il s’avoua ce désir, mais n’y céda point, moins pour résister à une faiblesse indigne que faute de savoir où chercher un refuge. Il ne pouvait pas quitter Genève. Point n’était besoin de réflexion pour comprendre l’impossibilité de la chose : c’eût été un aveu fatal, un véritable suicide moral ; c’eût été aussi un danger physique. Et, d’un pas lent, il gravit les degrés de la terrasse, entre deux urnes de pierre souillée et verdâtre, à l’aspect funéraire.
Au bout de la large plateforme, dont le gravier décoloré laissait percer quelques brins d’herbe, s’ouvrait toute grande la porte de la maison, flanquée des fenêtres aux volets clos du rez-de-chaussée. Razumov jugea que son arrivée avait dû être signalée, en voyant tête nue, dans l’embrasure, Pierre Ivanovitch qui semblait l’attendre.
L’aspect cérémonieux de la redingote noire et l’absence de chapeau étaient faits pour jeter un doute nouveau sur le rôle joué dans cette maison, louée à Mme de S., son Égérie, par le plus grand féministe de l’Europe. Son attitude disait le formalisme du visiteur et la liberté du propriétaire. Barbu, le teint fleuri et les yeux masqués de verres sombres, il vint à la rencontre de Razumov et passa familièrement son bras sous celui du jeune homme.
Razumov fit, pour réprimer tout signe de répugnance, un effort rendu presque instinctif chez lui par la nécessité d’une constante prudence. Cette nécessité même avait figé son expression en un masque d’orgueil austère et quasi fanatique. Le détachement sévère de ce nouvel émissaire de la Russie révoltée, impressionna une fois de plus le « fugitif héroïque ». Il adopta un ton conciliant et confidentiel pour lui dire que Mme de S. reposait, après une mauvaise nuit ; elle avait souvent de mauvaises nuits. Mais il avait laissé son chapeau là-haut sur le palier pour descendre sur la terrasse ; il voulait mener son jeune ami dans une des allées ombreuses qui couraient derrière la maison et avoir avec lui une bonne conversation, à cœur ouvert.
En faisant cette proposition, le grand féministe scrutait les traits immobiles de son interlocuteur et ne put s’empêcher de s’écrier :
« Ma parole, mon jeune ami, vous êtes un homme extraordinaire ! »
« Je crois que vous faites erreur, Pierre Ivanovitch. Si j’étais vraiment un homme extraordinaire, je ne serais pas ici ; je ne me promènerais pas avec vous dans un jardin suisse du canton de Genève, de la commune de… Comment s’appelle donc la commune dont dépend cette propriété ?… Peu importe ! elle est située au cœur de la démocratie en tout cas, cœur bien digne de la démocratie, gros comme un pois chiche et sans plus de valeur. Je n’ai rien de plus extraordinaire que les autres Russes, exilés comme moi sur une terre étrangère.
Mais Pierre Ivanovitch protesta avec véhémence :
« Non, non ! vous n’êtes pas un homme ordinaire ! J’ai quelque expérience des Russes qui… disons… qui vivent à l’étranger. Eh bien, vous nous faites, à moi et à d’autres aussi, l’impression d’une personnalité remarquable. »
« Qu’entend-il par là ? » se demandait Razumov, en regardant en face de son compagnon, dont le visage exprimait une méditation profonde.
« Vous pensez bien, Kirylo Sidorovitch, que les différents cercles traversés par vous avant de venir ici m’ont fourni des renseignements sur votre compte. On m’a écrit. »
« Oh, nous sommes forts pour parler les uns des autres », lança Razumov qui écoutait son compagnon avec une attention soutenue. « Bavardages, racontars, soupçons, tout cela, nous savons en user à la perfection. La calomnie même… ! »
En se permettant cette sortie, Razumov réussit à masquer le sentiment d’angoisse qui l’étreignait. Il se disait bien qu’il n’y avait pas pour lui de motif plausible d’anxiété, mais il n’en fut pas moins soulagé par l’évidente sincérité de Pierre Ivanovitch.
« Ciel ! » protesta le gros homme. « Que dites-vous là ? Et quelle raison pouvez-vous avoir, vous ?… »
L’illustre exilé leva les bras, comme si les paroles lui avaient fait défaut pour exprimer sa pensée. Rassuré, le jeune homme ne s’en sentit que plus porté à poursuivre sur le même ton :
« Oui ! Je parle de ces plantes empoisonnées qui prospèrent dans le monde des conspirateurs, comme des champignons vénéneux dans une cave obscure. »
« Voilà des accusations », protesta Pierre Ivanovitch, « qui du moins en ce qui vous concerne… »
« Non ! » interrompit froidement Razumov, « je ne lance point d’accusations, mais mieux vaut ne nourrir aucune illusion. »
Pierre Ivanovitch lui jeta, à travers ses lunettes sombres, un regard énigmatique, qu’éclairait un léger sourire.
« L’homme qui se vante de n’avoir pas d’illusions a du moins celle-là », fit-il d’un ton amical. « Mais je vois ce qu’il en est, Kirylo Sidorovitch. Vous visez au stoïcisme. »
« Le stoïcisme ! C’est une pose des Grecs et des Romains ! Laissons-leur cela. Nous sommes des Russes, c’est-à-dire des enfants, des naïfs, des cyniques, si vous préférez. Au moins tout cela n’est pas de la pose. »
Un long silence suivit. Les deux hommes marchaient lentement sous les tilleuls. Pierre Ivanovitch avait passé les mains derrière son dos ; Razumov se sentait glisser sur le sol humide et sans gravier de l’allée trop ombragée. Il se demandait avec inquiétude s’il disait bien les paroles voulues. Il aurait dû, se disait-il, mener plus à son gré la conversation. Le grand homme, de son côté, paraissait réfléchir. Il s’éclaircit la gorge, et Razumov sentit un réveil douloureux de mépris et de crainte.
« Je suis surpris… », commença doucement Pierre Ivanovitch. « À supposer fondées vos accusations, il paraît déraisonnable, dans votre cas, de parler de calomnies ou de bavardages. Oui, c’est déraisonnable. Le fait est, Kirylo Sidorovitch, que rien de ce que l’on sait sur votre compte ne pourrait prêter à bavardages ou même à calomnie. Jusqu’ici, vous êtes pour nous l’homme associé à un acte remarquable, l’acte que l’on avait attendu, que l’on avait tenté aussi, mais sans succès. Des gens ont péri, pour avoir essayé ce que Haldin et vous avez fini par faire. C’est avec ce prestige que vous nous arrivez de Russie. Mais vous n’avez pas été très communicatif, Kirylo Sidorovitch, avouez-le. Les gens que vous avez rencontrés m’ont fait part de leurs impressions ; l’un m’écrit ceci, l’autre cela ; mais je veux me faire une opinion personnelle, et j’ai attendu pour cela de vous voir. Vous n’êtes pas un homme ordinaire, voilà ce qui est absolument certain. Vous êtes renfermé, très renfermé. Cette taciturnité, ce front sévère, ce quelque chose d’inflexible et de mystérieux que l’on décèle en vous, légitiment tous les espoirs, tout en provoquant une certaine curiosité sur le fond de votre pensée. Il y a quelque chose d’un Brutus… »
« Épargnez-moi ces allusions classiques, je vous en supplie, s’écria nerveusement Razumov. « Junius Brutus n’a rien à faire ici. C’est ridicule ! Voulez-vous inférer… », poursuivit-il d’un ton sarcastique mais plus modéré, « voulez-vous inférer que les révolutionnaires russes soient tous des patriciens, et que je sois, moi, un aristocrate ? »
Pierre Ivanovitch, qui avait ponctué ses paroles de quelques gestes, remit les mains derrière son dos et marcha, un instant, l’air pensif.
« Non, ce ne sont pas tous des patriciens ! » murmura-t-il enfin. « Mais vous, en tout cas, vous êtes l’un des nôtres. »
Razumov sourit amèrement.
« Évidemment, je ne m’appelle pas Guggenheim », fit-il d’un ton railleur. Je ne suis pas un Juif démocratique. Est-ce ma faute ? Ce n’est pas une chance accordée à tout le monde. Je n’ai pas de nom, pas de… »
Le grand révolutionnaire parut très affecté de ces paroles. Il recula de quelques pas, pour étendre les bras devant lui, en un geste de prière et presque de supplication. Sa voix de basse taille était pleine d’une émotion douloureuse.
« Mais mon cher jeune ami… », s’écria-t-il. « Mon cher Kirylo Sidorovitch… »
Razumov hocha la tête.
« Ce nom même, dont vous avez l’amabilité de me gratifier, je n’y ai aucun droit légal. Peu importe d’ailleurs. Je n’y veux pas prétendre. Je n’ai pas de père ; tant mieux. Mais écoutez ceci ; le grand-père de ma mère était un paysan, un serf. Voyez donc si je suis l’un des vôtres. Je ne demande à personne de me réclamer. Mais au moins la Russie, elle, ne peut pas me désavouer. Elle ne le peut pas ! »
Et Razumov se frappa la poitrine du poing.
« La Russie ; voilà ce que je suis ! »
Pierre Ivanovitch marchait lentement, la tête basse, et Razumov le suivait, mécontent de lui-même. Ce n’était pas la conversation qu’il avait souhaitée ; toute explosion de sincérité était une imprudence de sa part. Pourtant, songeait-il avec désespoir, on ne pouvait renoncer à jamais rien dire de la vérité. Il se sentit soudain une telle haine pour Pierre Ivanovitch, méditatif derrière ses verres sombres, que s’il avait eu un couteau, il l’aurait poignardé, non seulement sans remords, mais avec une satisfaction atroce et triomphante. Comme celle d’un dément, son imagination s’attardait malgré lui à cette pensée frénétique. « Ce n’est pas ce que l’on me demande », se répétait-il. « Ce n’est pas… Je pourrais forcer pour m’enfuir cette petite porte du mur de clôture. La serrure est peu solide. Personne dans la maison ne se doute que cet homme soit ici, avec moi. Ah si ! le chapeau ! Les femmes trouveraient bien vite le chapeau qu’il a laissé sur le palier ; elles tomberaient sur le cadavre couché dans cette ombre humide et triste. Mais je serais parti, et personne ne pourrait jamais… Seigneur ! Est-ce que je deviens fou ? » se demanda-t-il avec terreur.
Il entendit tout à coup la voix du grand homme, rêveuse et assourdie.
« Hum ! Oui. Sans doute ; sous certains rapports… » Puis, plus haut : « Il y a beaucoup d’orgueil en vous. »
Le ton de Pierre Ivanovitch se fit simple et familier, comme s’il avait voulu l’adapter à l’origine paysanne proclamée par Razumov.
« Beaucoup d’orgueil, frère Kirylo. Je ne prétends pas d’ailleurs que ce soit un orgueil injustifié ; je vous ai déjà dit le contraire. Si j’ai hasardé cette allusion à votre naissance, c’est que je n’y attache pas la moindre importance. Vous êtes un des nôtres, et c’est à cela seulement que je songe avec satisfaction. »
« Pour moi aussi c’est chose importante », rétorqua tranquillement Razumov, qui poursuivit, après un court silence : « et je reconnais qu’il en peut être de même pour vous. » Il sentait passer dans sa voix une nuance d’irritation qui le gênait, mais qu’il espérait devoir échapper à Pierre Ivanovitch. « Si nous ne parlions plus de cela… »
« Soit ! C’est entendu ; nous n’en parlerons plus dorénavant, Kirylo Sidorovitch », concéda noblement le grand prêtre de la révolution. « Ce sera ma dernière allusion à ce sujet. Mais vous ne croyez pas un instant que j’aie eu la moindre intention de vous froisser. Vous êtes manifestement une nature d’élite ; voilà comment je vous juge, et vos… capacités sont évidemment fort au-dessus de la moyenne. Pourtant ces capacités, Kirylo Sidorovitch, je ne les connais guère. En dehors de la Russie, personne n’a su grand’chose de vous, jusqu’ici. »
« Vous m’avez surveillé ? » interrogea Razumov.
« Certes. ».
Le grand homme avait parlé sur un ton de parfaite franchise, mais, comme leurs yeux se cherchaient, Razumov se sentit dérouté par les lunettes sombres. Pierre Ivanovitch hasarda, sous leur protection, qu’il avait, depuis quelque temps, besoin, pour certain projet, d’un homme d’énergie et de caractère. Il n’ajouta, d’ailleurs, rien de plus précis et, après quelques remarques critiques sur les personnages qui composaient le comité révolutionnaire de Stuttgart, il laissa tomber la conversation pendant un temps très long. Ils arpentaient l’allée d’un bout à l’autre. Silencieux aussi, Razumov levait de temps en temps les yeux sur le dos de la maison. Rien ne semblait indiquer qu’elle fût habitée. Ses murs lépreux, souillés par les intempéries, et ses fenêtres aux volets clos du haut en bas, lui donnaient un aspect d’humidité, de tristesse et d’abandon. On la voyait très bien livrée à quelque fantôme traditionnel et banal, qui l’aurait troublée de ses plaintes et de ses gémissements. Mais les ombres qu’à en croire la rumeur publique, Mme de S. évoquait avec des hommes État, des diplomates et des députés de divers Parlements européens, devaient être d’une autre nature. Razumov n’avait jamais vu la dame que dans son landau.
Pierre Ivanovitch sortit de sa rêverie.
« Il y a deux choses que je puis vous dire tout de suite. D’abord, je ne crois pas que l’on voie jamais sortir de la lie d’un peuple ni un chef, ni aucune action décisive. Maintenant, si vous me demandez ce que j’entends par la lie d’un peuple, hum !… ; ce serait trop long à expliquer. Vous seriez surpris de la variété des éléments qui, à mon sens, constituent cette lie, des éléments qui devraient, et doivent rester au fond du vase. D’ailleurs une telle affirmation pourrait prêter matière à discussion. Au moins puis-je vous dire ce qui ne fait pas partie de la lie et, sur ce point, il est impossible que nous ne soyons pas d’accord. Les paysans, dans un peuple, n’appartiennent pas à la lie, pas plus que les classes élevées, la noblesse, si vous voulez. Songez à cela, Kirylo Sidorovitch, vous que je crois porté à la réflexion. Tout ce qui, dans un peuple, n’est pas naturel, tout ce qu’il n’a pas acquis de naissance ou au cours de son développement, n’est que boue. L’intelligence mal placée, de la boue ! Les doctrines étrangères : de la boue, de la lie ! Et voici la seconde pensée que je veux proposer à votre méditation : il y a pour nous, en ce moment, un abîme creusé entre le présent et l’avenir, un abîme que ne peut nous faire franchir aucun libéralisme étranger. Toute tentative dans ce sens n’est que folie ou tromperie. On ne peut franchir un tel abîme ! Il faut le combler ! »
Une sorte de jovialité sinistre perçait sous les accents du gros féministe. Il saisit le bras de Razumov au-dessus du coude, pour le secouer légèrement.
« Comprenez-vous, énigmatique jeune homme ? Il faut le combler ! »
Razumov gardait une contenance impassible.
« Ne croyez-vous pas que j’aie fait mieux que de méditer sur ce sujet ? » fit-il en libérant doucement son bras et en s’écartant légèrement de Pierre Ivanovitch pour poursuivre la lente promenade. Ce n’était pas, ajouta-t-il, avec des charretées de mots et de théories que l’on comblerait cet abîme. Point n’était besoin de méditations. Seul, le sacrifice de vies nombreuses pourrait… Il se tut sans achever sa phrase.
Pierre Ivanovitch inclina lentement sa grosse tête velue. Puis, au bout d’un instant, il proposa au jeune homme de rentrer, pour voir si Mme de S. pouvait les recevoir.
« Nous prendrons le thé », dit-il, en hâtant le pas, pour sortir de la triste allée d’ombre.
La dame de compagnie guettait la venue des deux hommes, qui virent, en tournant l’angle de la maison, sa jupe sombre s’envoler sous la porte d’entrée ; elle s’était sauvée quelque part et avait disparu lorsqu’ils pénétrèrent dans le vestibule. Dans la lumière crue, qui tombait à travers la poussière d’un plafond vitré sur la mosaïque blanche et noire d’un sol maculé de boue, leurs pas résonnaient faiblement. Le grand féministe passa devant son compagnon pour monter l’escalier. Sur la balustrade du premier étage était posé, le bord en l’air, un grand chapeau brillant ; au milieu du palier s’ouvrait la double porte du salon, hanté, disait-on, par les esprits évoqués, et fréquenté sans doute par des révolutionnaires en exil. La peinture craquelée des panneaux blancs, l’or terni des moulures ne laissaient imaginer à l’intérieur que poussière et vide. Avant de tourner le bouton de cuivre massif, Pierre Ivanovitch lança à son jeune compagnon un regard significatif, à demi-critique et à demi-implorant.
« Personne n’est parfait », murmura-t-il discrètement, comme le possesseur d’un bijou de prix avertit le profane, avant d’ouvrir l’écrin, qu’il n’y a peut-être pas de gemme sans défaut.
Il garda si longtemps la main sur le bouton de la porte, que Razumov finit par approuver sa réflexion d’un « Non » morose.
« La perfection même n’aurait pas une telle valeur », poursuivit Pierre Ivanovitch, « dans un monde auquel elle n’est pas destinée. Mais vous allez vous trouver en présence d’un esprit… je dis mal : de la quintessence de l’esprit féminin, dont l’irrésistible et lumineuse sympathie saura comprendre toutes les perplexités qui peuvent vous tourmenter. Rien ne pourrait rester obscur pour cette intuition inspirée, oui, c’est bien le mot, inspirée pour cette véritable lumière de la nature féminine. »
La fixité luisante du regard aux lunettes sombres donnait aux traits de Pierre Ivanovitch un air de si parfaite conviction que Razumov eut, devant la porte fermée, un brusque mouvement de recul.
« Intuition ; lumière ? » balbutia-t-il. « Est-ce d’une sorte de lecture de pensée que vous voulez parler ? »
Pierre Ivanovitch parut scandalisé de cette idée.
« Oh non ! c’est quelque chose d’absolument différent », répliqua-t-il, avec un léger sourire apitoyé.
Razumov commençait à sentir monter en lui une irritation bien involontaire.
« Voilà qui est bien mystérieux ! » grommela-t-il, entre ses dents.
« Vous ne voyez pourtant pas d’objection à ce que l’on vous comprenne et à ce que l’on vous dirige ? » interrogea le grand féministe.
Razumov eut une explosion de colère.
« Dans quel sens ? » fit-il d’une voix sourde. « Comprenez donc que je suis un homme sérieux. Pour qui me prenez-vous ? »
Les deux hommes se regardaient en face. La colère de Razumov fut calmée par l’impénétrable fixité des verres bleus qui défiaient son regard, et Pierre Ivanovitch finit par se décider à tourner le bouton.
« Vous allez le savoir tout de suite », fit-il en ouvrant la porte, tandis que, dans la pièce s’élevait une voix rude et basse :
« Enfin ! Vous voilà ! »
« Oui, me voici », lança Pierre Ivanovitch d’un ton cordial, où perçait une nuance de satisfaction ; il était resté sur le seuil de la porte, dont sa masse noire masquait la lumière.
Puis, jetant par-dessus l’épaule, un coup d’œil sur Razumov, qui attendait de le voir avancer :
« Et je vous amène un conspirateur éprouvé. Un vrai, celui-là ! »
Cette halte devant la porte donna au « conspirateur éprouvé » le temps d’effacer de ses traits la curiosité rageuse et le dégoût intime qu’ils auraient pu trahir. Les expressions même que j’emploie ici se trouvent consignées en des lignes dont on ne saurait guère suspecter la sincérité. Le journal de M. Razumov ne pouvait être destiné à personne qu’à son auteur. Sa rédaction ne répondait pas, à mon sens, à l’étrange besoin d’épanchement propre aux hommes qui mènent une vie secrète, et par où s’explique, dans tous les complots et conspirations de l’histoire, l’existence de « documents compromettants ». M. Razumov s’adressait, me semble-t-il, à son journal, comme un homme s’adresse à son miroir, avec étonnement, et parfois avec angoisse, avec colère ou désespoir. C’était bien l’homme menacé qui jette sur ses traits un regard de crainte dans une glace, en cherchant des excuses rassurantes pour les marques parues sur son visage, touches insidieuses d’un mal héréditaire et sournois.
Au premier abord, l’Égérie du « Mazzini russe » produisait un gros effet, par l’immobilité cadavérique d’un visage manifestement fardé. Ses yeux brillaient d’un éclat singulier. Sa silhouette, dans une robe moulée et admirablement faite, mais très fanée, avait une raideur élégante. L’âpreté de la voix qui l’invitait à s’asseoir, la rigidité du buste redressé, l’immobilité du bras allongé sur le dos du sofa, l’éclat blanc des yeux qui accentuaient le regard sombre et insondable de pupilles dilatées, firent sur Razumov une impression plus profonde que tout ce qu’il avait vu depuis son départ précipité et furtif de Pétersbourg. « C’est une sorcière habillée à Paris », se dit-il ; « mauvais présage ! » Il resta un instant hésitant, sans comprendre, tout d’abord, ce que lui disait la voix rude :
« Asseyez-vous ! Tirez votre chaise à côté de moi. Là !… »
Il s’assit. Vues de près, les pommettes rougies, les rides, les petites lignes qui creusaient, de chaque côté, des lèvres trop colorées, le remplirent de stupeur. On lui faisait bon accueil, et il se vit adresser un sourire qui le fit songer à un rictus de squelette.
« Nous avons entendu parler de vous, depuis quelque temps. »
Ne sachant que répondre, il balbutia des paroles décousues. Le rictus de squelette s’effaçait.
« Et savez-vous que l’on se plaint en général de vous avoir trouvé bien réservé ? »
Razumov resta un instant silencieux, méditant sa réponse.
« Je suis un homme d’action, voyez-vous ! » fit-il d’une voix sourde, les yeux dans le vide.
Énorme, Pierre Ivanovitch se tenait debout, près de la chaise de Razumov, dans un silence d’attente.
Le jeune homme eut un léger sentiment de nausée. Quelles pouvaient être les relations de ces deux êtres, de ce cadavre galvanisé, sorti d’un conte d’Hoffmann et de ce mondial prédicateur de l’évangile féministe, maître en révolutions aussi ? Cette vieille momie peinte aux yeux impénétrables,… et ce gros homme déférent, au cou de taureau ? Qu’y avait-il entre eux ? Sorcellerie ? Fascination ? « C’est pour son argent », conclut-il. « Elle possède des millions… »
Les murs et le sol de la pièce étaient nus comme ceux d’une grange. On avait descendu et mis en service, sans même les épousseter convenablement, les quelques meubles dénichés sous les combles, rebut du mobilier abandonné par la femme du banquier. Les fenêtres sans rideaux avaient un air indigent et las. Sur d’eux d’entre elles tombaient des stores malpropres, d’un blanc jaunâtre. Le tout ne disait pas la pauvreté, mais l’avarice sordide.
La voix rauque s’éleva au-dessus du canapé, d’un ton rageur :
« Vous regardez autour de vous, Kirylo Sidorovitch ! J’ai été honteusement volée ; positivement ruinée ! »
Un rire croassant qu’elle ne semblait pas pouvoir réprimer, interrompit un instant ses paroles.
« Une âme servile se consolerait, à la pensée que le principal voleur était un grand personnage, un être quasi sacro-saint, un Grand Duc, enfin ! Non, vous ne pouvez pas vous faire une idée des voleurs que sont ces gens-là. Des voleurs fieffés ! »
Sa poitrine se soulevait, mais son bras gauche restait immuablement étendu sur le dos du fauteuil.
« Vous allez vous faire mal ! » soupira une voix profonde, qui parut, au regard surpris de Razumov, sortir des lunettes insondables de Pierre Ivanovitch, plutôt que des lèvres qui avaient à peine bougé.
« Que m’importe ? Je dis que ce sont des voleurs ! Des voleurs, des voleurs ! »
Razumov restait confondu de cette clameur soudaine, qui tenait de la plainte et du croassement, et plus encore d’une crise hystérique.
« Voleurs ! voleurs ! Vol… »
« Il n’y a pas de puissance sur terre, capable de vous voler votre génie ! » cria Pierre Ivanovitch d’une voix dominatrice, mais sans un mouvement, sans le moindre geste. Un profond silence tomba.
Razumov gardait une contenance impassible. « Que signifie cette comédie ? » se demandait-il.
Au même instant, il entendit un coup frappé contre une porte située derrière son dos, et il vit entrer rapidement la dame de compagnie ; vêtue d’une jupe noire râpée et d’une blouse élimée, elle marchait sur les talons et portait à deux mains un gros samovar russe, manifestement trop lourd pour elle. Razumov fit, pour l’aider, un mouvement instinctif et la stupéfia si fort, qu’elle faillit en lâcher son fardeau trépidant. Elle réussit pourtant à le poser sur la table, mais avec un air d’effroi tel, que Razumov se rassit hâtivement. Elle apporta ensuite, d’une pièce voisine, quatre verres, une théière et un sucrier sur un plateau de fer noir.
La voix rude s’éleva brusquement, pour demander :
« Les gâteaux ? Avez-vous pensé aux gâteaux ? »
Sans un mot, Pierre Ivanovitch sortit sur le palier, pour en revenir immédiatement, avec un paquet enveloppé de papier blanc glacé, qu’il avait dû extraire de l’intérieur de son chapeau. Avec une gravité imperturbable, il dénoua la ficelle, ouvrit le papier et l’aplatit sur la table, à portée de la main de Mme de S. La dame de compagnie versa le thé, puis se retira dans un coin éloigné, à l’abri des regards. De temps en temps, Mme de S. étendait comme une griffe, vers le paquet de gâteaux, une main étincelante de bagues précieuses, en prenait un et le dévorait goulûment, en exhibant une rangée de grandes dents fausses. Elle parlait, en même temps, à voix rauque, de la situation politique des Balkans, disant son ferme espoir de voir une complication quelconque, dans la Péninsule, soulever en Russie un grand mouvement d’indignation nationale contre « ces voleurs, voleurs, voleurs. »
« Vous allez vous faire mal », intervint Pierre Ivanovitch, avec un regard des verres sombres. Il ne disait rien, mais fumait des cigarettes et buvait du thé sans interruption. Quand il avait vidé son verre, il faisait un geste de la main, par-dessus son épaule. Au signal, la dame de compagnie bondissait du coin où elle se cachait, avec des yeux ronds d’animal aux aguets, et se précipitait vers la table, pour lui verser un nouveau verre.
Razumov la regarda une ou deux fois : elle paraissait anxieuse et tremblante, bien que ni Mme de S. ni Pierre Ivanovitch ne fissent la moindre attention à elle. « Qu’ont-ils pu, entre eux deux, faire à cette misérable créature ? » se demandait Razumov. « Lui ont-ils fait perdre l’esprit, à force de terreur, avec tous leurs fantômes, ou l’ont-ils battue, tout simplement ? » Quand elle lui versa son second verre de thé, il vit trembler ses lèvres, comme celles d’une personne chez qui l’épouvante va déterminer une explosion de paroles. Mais elle ne dit rien, et retourna dans son coin, comme pour caresser dans son cœur le sourire qu’il lui avait adressé en guise de remerciement.
« Peut-être vaudrait-il la peine de cultiver cette connaissance », se dit tout à coup Razumov.
Il se calmait peu à peu et pour la première fois peut-être, depuis que Victor Haldin avait pénétré dans sa chambre… et en était sorti, se pliait aux nécessités que la vie lui imposait. Il se rendait bien compte qu’il était l’objet des amabilités redoutables de la fameuse, ou trop connue… Mme de S.
Celle-ci était heureuse de découvrir en Razumov un type différent de celui des autres révolutionnaires ; elle en avait tant vu de ces membres de comités, de ces émissaires secrets, de ces professeurs vulgaires, réfugiés sans éducation, étudiants mal dégrossis, anciens savetiers aux faces d’apôtres, enthousiastes phtisiques et loqueteux, jeunes Hébreux, êtres communs de toute sorte, qui gravitaient autour de Pierre Ivanovitch. Il lui plaisait de causer avec un jeune homme de bonne mine, car elle n’était pas toujours dans une disposition mystique. La réserve de Razumov ne faisait que l’exciter à plus de volubilité. Sa conversation rapide portait toujours sur les Balkans. Elle connaissait tous les hommes d’État de cette région : Turcs, Bulgares, Monténégrins, Roumains, Grecs, Arméniens, et d’autres encore, de nationalité mal définie, jeunes et vieux, vivants et morts. On pourrait, avec quelque argent, fomenter une intrigue qui mettrait la Péninsule en feu et constituerait un outrage pour le sentiment national russe. On pousserait le cri d’alarme en faveur des frères abandonnés et, la nation une fois frémissante d’indignation, il suffirait de deux ou trois régiments pour déchaîner à Pétersbourg une révolution militaire et venir à bout de ces voleurs…
« Je n’ai évidemment qu’à me tenir tranquille et à écouter », se disait Razumov. « Quant à cette ignoble brute velue… » (c’est en ces termes que M. Razumov faisait mentalement allusion à l’apôtre de l’état social féministe), quant à lui, toute sa malice ne l’empêchera pas de se livrer aussi, un jour. » Razumov cessa un instant de penser. Puis, dans son esprit, se formula tristement une réflexion amère et ironique : « J’ai le don d’inspirer confiance ! » Il s’entendit pousser un rire bruyant, qui parut agir comme un coup de fouet sur la bête fardée aux yeux luisants.
« Libre à vous de rire ! » cria-t-elle de sa voix rauque. « Que voulez-vous faire d’autre ? Ces gens-là sont de vrais escrocs, et de vils escrocs, encore ! Des petits Allemands… des Holstein Gottorps ! Évidemment, on aurait de la peine à dire ce qu’ils sont et d’où ils viennent ! Une famille qui compte parmi ses ancêtres, une créature comme la Grande Catherine ! Concevez-vous cela ? »
« Vous vous faites mal », fit Pierre Ivanovitch, d’un ton patient, mais ferme. Ce rappel à l’ordre eut son effet ordinaire sur l’Égérie. Elle laissa tomber ses lourdes paupières décolorées, et changea de position sur le canapé. Anguleux et sans vie, tous ses mouvements paraissaient absolument automatiques, dès qu’elle fermait les yeux. Après un instant elle les rouvrit tout grands. Pierre Ivanovitch buvait paisiblement son thé, sans hâte.
« Eh bien, on peut le dire ! » fit-elle, en s’adressant directement à Razumov. « Ceux qui vous ont vu au cours de votre voyage, n’ont pas tort. Vous êtes fort réservé. Vous n’avez pas proféré vingt paroles en tout, depuis que vous êtes ici. Et vous ne laissez rien lire non plus de vos pensées sur votre visage. »
« J’ai écouté, Madame », dit Razumov, en français, pour la première fois, avec une hésitation due à l’incertitude de son accent. Mais l’effet produit n’en parut pas moins excellent. Mme de S. lança vers les lunettes de Pierre Ivanovitch un coup d’œil significatif, comme pour lui faire partager sa conviction, touchant les mérites du jeune homme. Elle eut même, à l’adresse de Razumov, un petit geste de tête, et il l’entendit murmurer à mi-voix ces paroles : « À employer plus tard dans le service diplomatique », qui résumaient l’impression favorable produite par lui. La fantastique absurdité d’une telle idée le révolta : cette vision dérisoire d’une carrière impossible lui faisait l’effet d’un outrage à ses espoirs brisés. Pierre Ivanovitch continuait cependant à boire son thé, impassible comme un sourd. Razumov sentit qu’il fallait dire quelque chose.
« Oui », commença-t-il, d’un ton délibéré, comme s’il avait formulé une opinion très mûrie ; « c’est évident ! Même dans la préparation d’une révolution purement militaire, il faut tenir compte du sentiment populaire. »
« Vous m’avez parfaitement comprise. Il faut spiritualiser le mécontentement. C’est ce que ne veulent pas comprendre les chefs ordinaires des comités révolutionnaires. Ils en sont incapables. Prenez, par exemple, Mordatiev, qui était à Genève, le mois dernier, et que Pierre Ivanovitch m’a amené. Vous connaissez Mordatiev ? Oui, vous en avez entendu parler. On en fait un aigle, un héros ! Et pourtant il n’a jamais fait la moitié de ce que vous avez fait ; pas la moitié… Il n’a même jamais essayé… »
Mme de S. s’agita sur le canapé avec des mouvements anguleux.
« Bien entendu, nous avons causé. Et savez-vous ce qu’il m’a dit ? Pourquoi nous mêler de ces intrigues balkaniques ? Nous n’avons qu’à détruire les scélérats, tout simplement ! » Détruire, c’est très bien mais après ? L’imbécile ! Je lui ai crié : « Mais il faut spiritualiser, ne comprenez-vous pas, spiritualiser le mécontentement… »
Elle fouilla nerveusement dans sa poche, pour y chercher un mouchoir, et le pressa contre ses lèvres.
« Spiritualiser ? » fit, d’un ton interrogateur, Razumov, les yeux fixés sur la poitrine haletante. Les deux bouts d’une vieille écharpe de dentelle noire que Mme de S. portait sur la tête tombèrent de ses épaules pour pendre de chaque côté des joues roses et mortes.
« L’odieux individu ! » s’écria-t-elle avec une nouvelle explosion. « Imaginez un homme qui prend cinq morceaux de sucre dans son thé ! Oui, j’ai dit, « spiritualiser » ; comment voulez-vous rendre, autrement, les rancœurs effectives et universelles ? »
« Écoutez ceci, jeune homme », fit entendre solennellement Pierre Ivanovitch : « Effectives et universelles ! »
« D’aucuns pensent que la faim y suffirait ! », remarqua Razumov en le regardant d’un œil soupçonneux.
« Oui, je sais. Chez nous on meurt de faim en masses. Mais on ne peut rendre la famine universelle, et ce n’est pas du désespoir que nous voulons faire naître. Il n’y a pas de soutien moral à chercher dans le désespoir. C’est de l’indignation… »
Mme de S. laissa tomber sur ses genoux, le bras décharné qu’elle avait étendu.
« Je ne suis pas un Mordatiev… », commença Razumov.
« Bien sûr… », murmura Mme de S.
« Et je suis pourtant prêt à crier comme lui : « Détruisons, détruisons ! » Mais permettez une question à mon ignorance des choses politiques… Une intrigue balkanique, ne risque-t-elle pas de prendre beaucoup de temps ? »
Pierre Ivanovitch se leva doucement pour aller se poster contre la fenêtre, les yeux au dehors. Razumov entendit une porte se fermer, tourna la tête, et vit que la dame de compagnie s’était esquivée.
« En matière de politique, je m’intéresse au surnaturel », fit Mme de S. en rompant le silence.
Pierre Ivanovitch s’éloigna de la fenêtre et vint frapper Razumov à l’épaule. C’était un signal de départ. Mais il s’adressait en même temps à Mme de S. sur un ton particulier de remontrance :
« Éléonore ! »
Quelque fut le sens de cet appel, elle ne parut pas l’entendre. Elle s’appuyait au dos du canapé, comme une statue de bois. L’immobile maussaderie de son visage, encadrée par la dentelle molle et fanée, prenait un air de cruauté.
« Pour ce qui est de la destruction », croassa-t-elle devant Razumov attentif, « il n’y a qu’une classe à détruire, en Russie. Une seule. Et cette classe se compose d’une seule famille. Vous me comprenez ? C’est cette seule famille qu’il faut détruire. »
Elle avait une rigidité terrible, la raideur d’un cadavre qu’aurait galvanisé une haine meurtrière, pour en tirer des paroles atroces et des regards fulgurants. Cette vision fascinait Razumov qui se sentait pourtant plus maître de lui-même, qu’il ne l’avait encore été, depuis son entrée dans la sinistre pièce vide. Son intérêt était éveillé. Mais, à côté de lui, le grand féministe réitéra son appel.
« Éléonore ! »
Elle ne l’écoutait pas. Ses lèvres rougies vaticinaient avec une volubilité extraordinaire. L’esprit libérateur saurait trouver des armes devant lesquelles se sépareraient les eaux des rivières comme celles du Jourdain, et tomberaient les remparts, comme les murs de Jéricho. C’étaient des fléaux et des miracles, des prodiges et des guerres qui libéreraient les hommes du servage. Les femmes…
« Éléonore !… »
Elle s’arrêta. Elle avait entendu, cette fois. Elle appuya la main contre son front.
« Qu’y a-t-il ? Ah oui ! cette jeune fille !… la sœur de… »
C’est de Mlle Haldin qu’elle voulait parler. La jeune fille et sa mère menaient une vie très retirée. C’étaient des provinciales, n’est-ce pas ? La mère avait dû être remarquable, et gardait des traces de beauté, dont Pierre Ivanovitch, lors de sa première visite, avait été très frappé… Mais la froideur de leur réception était vraiment singulière.
« Pierre Ivanovitch est une de nos gloires nationales ! » cria Mme de S. avec une véhémence soudaine. » Le monde entier a les yeux fixés sur lui… »
« Je ne connais pas ces dames », fit très haut Razumov, en se levant.
« Que dites-vous, Kirylo Sidorovitch ? J’ai su qu’elle vous avait parlé ici même, dans le jardin, l’autre jour… »
« Oui, dans le jardin », avoua Razumov, d’une voix sombre. Puis, avec un effort : « Elle s’est présentée à moi. »
« Et puis elle s’est enfuie sans nous voir », poursuivit Mme de S. avec une vivacité sinistre. « Après être venue jusqu’à la porte ! Ce sont d’assez singulières façons ! Mais j’ai été aussi, dans un temps, une petite provinciale timide. Oui Razumov ! » Elle se faisait intentionnellement familière, et adressait au jeune homme une grimace atroce, qu’elle voulait faire gracieuse et qui le fit visiblement tressaillir ; « oui, telle est mon origine ! Une simple famille de province ! »
« Vous êtes prodigieuse », déclara Pierre Ivanovitch, du plus profond de sa voix.
Mais c’était à Razumov qu’allait le sourire de squelette. Elle prit un ton impérieux.
« Vous nous amènerez ici cette jeune sauvage. On a besoin d’elle. Je compte sur votre succès, notez-le… »
« Ce n’est pas une jeune sauvage », grommela Razumov, d’un ton bourru.
« Bon ! peu importe !… cela revient au même. Peut-être est-ce une de nos jeunes démocrates vaniteuses. Savez-vous ce que je pense ? Je vois beaucoup d’analogie entre vos caractères. On sent couver en vous le feu de l’orgueil. Vous êtes sombre et plein de vous-même, mais je vois bien votre âme ! »
Les yeux luisants avaient un regard intense et dur, qui ne s’arrêtait pas sur Razumov, et lui donnait l’impression absurde de regarder un objet visible derrière lui. Il s’en voulut de se montrer ridiculement impressionnable et demanda, avec un calme affecté :
« Que voyez-vous donc ? Quelque chose qui me ressemble ? »
Elle tourna de droite et de gauche, en un geste de dénégation, son visage aux traits figés.
« Une espèce de fantôme à mon image ? » insista lentement Razumov, « Car une âme que l’on voit, ce doit être cela. Une chose vaine. Les vivants ont leurs fantômes, aussi bien que les morts. »
La tension du visage de Mme de S. s’était relâchée, et elle regardait maintenant Razumov dans un silence qui devenait déconcertant.
« J’ai eu moi-même l’expérience d’un cas de ce genre », balbutia-t-il, comme s’il avait obéi à une contrainte. « J’ai vu un fantôme, un jour. »
Les lèvres trop rouges s’agitèrent, pour formuler une question brève.
« Un mort ? »
« Non ; un vivant. »
« Un ami ? »
« Non ! »
« Un ennemi ? »
« Je le détestais ! »
« Ah ! Ce n’était pas une femme, alors ? »
« Une femme ! » répéta Razumov, les yeux plantés droit dans ceux de Mme de S. Pourquoi n’eût-ce pas été une femme ? Et pourquoi cette conclusion ? Pourquoi n’aurais-je pas pu détester une femme ? »
À vrai dire, l’idée de haïr une femme était nouvelle pour lui. À ce moment là, il haïssait Mme de S. Mais était-ce bien de la haine ce qu’il éprouvait, et n’était-ce pas plutôt le sentiment d’horreur que peut causer l’aspect repoussant d’un masque de bois ou de plâtre ? Mme de S. ne bougeait pas plus qu’une effigie de ce genre ; ses yeux mêmes, dont le regard fixe plongeait dans ceux du jeune homme restaient sans vie, malgré l’éclat particulier qui leur donnait un aspect aussi artificiel qu’à ses dents. Pour la première fois, Razumov eut conscience d’un parfum léger, qui, malgré sa sensibilité, lui causa une nausée. Pierre Ivanovitch lui tapa légèrement à nouveau sur l’épaule. Le jeune homme s’inclina et se préparait à tourner le dos, lorsqu’il se vit tendre, par insigne faveur, une main osseuse et sans vie, tandis que la voix rauque prononçait deux mots en français :
« Au revoir. »
Il s’inclina sur la main de squelette, et quitta la pièce, escorté par le grand homme, qui le fit sortir le premier. Derrière eux, la voix s’éleva, du canapé :
« Vous restez ici, Pierre ? »
« Certainement, ma chère amie. »
Mais il quitta la pièce avec Razumov, en tirant la porte sur eux. Le palier se prolongeait, à droite et à gauche, en un couloir nu, morne perspective de décors blanc et or, sans trace de tapis. La lumière même, qui pénétrait au fond, par une large fenêtre, paraissait poussiéreuse, et, sur la balustrade de marbre blanc, le haut chapeau de soie du grand féministe sautait aux yeux, comme une tache isolée, noire et brillante dans toute cette blancheur blafarde.
Pierre Ivanovitch accompagnait le visiteur sans ouvrir les lèvres. Il ne rompit même pas le silence, en atteignant l’extrémité du palier. Razumov sentit brusquement l’abandonner son désir de descendre l’escalier et de quitter la maison sans le moindre signe. Il fit halte sur la première marche, et s’adossa au mur. Au-dessous de lui, le grand vestibule au sol carrelé de blanc et de noir, paraissait absurdement vaste ; on aurait dit d’un lieu public, dont les puissantes résonnances se seraient offertes au bruit des pas et des voix. Comme s’il avait eu peur d’éveiller les échos bruyants de cette maison vide, Razumov se mit à parler à voix basse.
« Je n’ai aucune envie de devenir un dilettante du spiritisme », fit-il.
Très sérieux, Pierre Ivanovitch eut un léger mouvement de tête. « Ni de perdre mon temps en extases spirituelles ou en méditations sublimes sur l’évangile féministe », poursuivit Razumov. Je suis venu ici pour prendre part à l’action… à l’action, très respecté Pierre Ivanovitch ! Ce n’est pas le renom du grand écrivain européen qui m’a attiré ici, dans cette odieuse ville de liberté. C’est quelque chose de beaucoup plus grand, c’est l’idée du chef ! Il y a, en Russie, des jeunes gens qui meurent de faim, mais que leur foi en vous semble seule faire vivre, dans leur misère. Pensez à cela, Pierre Ivanovitch ! Oui ! Pensez un peu à cela ! »
Cette objurgation laissa le grand homme immobile et muet, comme une statue de la respectabilité placide et silencieuse.
« Je ne parle pas, bien entendu, du peuple », poursuivit Razumov, du même ton contenu, mais emphatique, « de notre peuple de brutes ! » Ce qualificatif souleva un mouvement de protestation, un murmure impératif qui sortit de la barbe de l’« héroïque fugitif ».
« Dites plutôt de notre peuple d’enfants ».
« Non, de brutes », insista Razumov avec violence.
Mais ils ont l’esprit droit, ils sont innocents ! » insista le grand homme à voix basse.
« Une brute peut avoir l’esprit droit, je vous le concède », fit Razumov en élevant le ton, « et l’on ne peut lui refuser une certaine innocence naturelle. Mais à quoi bon ergoter sur des mots ? Essayez seulement de donner à ces enfants une force et une taille d’hommes, et vous verrez ce qu’ils deviendront ! Oui, essayez, pour voir !… Peu importe d’ailleurs !… Je vous le dis, Pierre Ivanovitch, il est impossible de trouver, de nos jours, dans une pauvre chambre d’étudiant, une réunion d’une demi-douzaine de jeunes gens, sans y entendre murmurer votre nom ! Et ce nom n’est pas pour eux celui d’un semeur d’idées, mais représente le centre des énergies révolutionnaires, le centre de l’action. C’est cela seulement, ne le sentez-vous pas, qui m’a attiré vers vous : ce n’est pas, naturellement, ce que le monde entier sait de vous, mais justement ce qu’il ignore en général. J’ai été irrésistiblement attiré, ou si vous voulez mené, saisi, plutôt forcé, poussé… oui poussé… » répéta Razumov à voix haute ; puis il se tut, comme s’il avait été frappé par la résonnance creuse du mot « poussé » dans l’étendue des couloirs nus, et du grand vestibule vide.
Pierre Ivanovitch ne laissa paraître aucune émotion. Le jeune homme ne put retenir un rire sec et contraint, devant le grand féministe, qui restait impassible, avec un air de supériorité tranquille et simple.
« Maudit individu ! » se dit Razumov ; « il attend, derrière ses lunettes, de me voir me trahir ». Puis, à haute voix, et cédant à la joie satanique de témoigner son dédain pour la gloire du grand homme :
« Ah ! Pierre Ivanovitch, si vous saviez la force qui m’attirait, non qui me poussait vers vous ! La force irrésistible ! »
Il ne se sentait plus aucune envie de rire, cette fois. Pierre Ivanovitch pencha légèrement la tête de côté, avec un air ironique qui semblait dire : « Croyez-vous que je ne le sache pas ? » Ce mouvement expressif fut à peine perceptible. Razumov poursuivit avec un intime besoin de raillerie secrète :
« Vous avez essayé de me déchiffrer, tous ces jours-ci, Pierre Ivanovitch. C’est chose naturelle ; je m’en suis aperçu et me suis montré franc. Vous avez pu ne pas me trouver très expansif, mais avec un homme comme vous, les expansions sont superflues et pourraient prendre un air d’impertinence. D’ailleurs, nous autres Russes, ne sommes que trop portés en général au bavardage. Je m’en suis toujours rendu compte. Et pourtant, la nation que nous formons est muette. Je vous assure qu’il ne m’arrivera plus de vous en dire autant, ha ! ha ! »…
Toujours sur la seconde marche de l’escalier, Razumov se rapprocha légèrement du grand homme.
« Vous avez apporté, dans nos relations, une grande condescendance. J’ai bien compris que c’était un encouragement. Rendez-moi cette justice, que je n’ai rien fait pour vous plaire. J’ai été attiré, poussé, ou plutôt envoyé… oui… disons, envoyé, vers vous, pour une œuvre que seul, je puis accomplir. Voyez là, si vous voulez, une illusion inoffensive, une illusion ridicule, dont vous ne vous donnez même pas la peine de sourire. Il est absurde à moi de parler ainsi, et pourtant j’espère qu’un jour, vous vous souviendrez de ces paroles. Mais assez sur ce sujet. Me voici devant vous, tout entier. À mon aveu, j’ajouterai un mot encore, pour le compléter ! Je ne consentirai jamais à être un instrument aveugle ! »
Razumov n’était pas prêt, quoiqu’il pût attendre, à se voir saisir les deux mains en manière de réponse. La brusquerie, la soudaineté de l’étreinte du grand homme, étaient faites pour surprendre. Le gros féministe n’aurait pas eu un mouvement plus vif s’il avait voulu abattre traîtreusement son interlocuteur sur le palier, pour jeter son cadavre derrière une des portes closes de l’étage. Cette pensée traversa l’esprit de Razumov, et en se sentant les mains libérées après une éloquente et muette pression, il adressa le cœur battant, un sourire à la barbe et aux lunettes, derrière lesquelles se cachait l’homme impénétrable.
« Il faudra » se disait-il (et cette pensée se trouve notée dans son journal), « il faudra qu’il se démasque ou qu’il s’en aille, avant de me voir partir moi-même. C’est un duel entre nous ». Plusieurs secondes s’écoulèrent, sans un geste ou sans un mot de part ni d’autre.
« Oui, oui », fit enfin vivement le grand homme, d’une voix contenue, et comme s’il s’était agi d’une entrevue furtive et rapide. « Oui, oui ; c’est cela ! Venez nous voir ici, dans quelques jours. Il faut examiner tout cela sérieusement, sérieusement, entre vous et moi. À fond… tout à fait à fond… Et, à propos… : il faudra amener Natalia Victorovna, vous savez, la jeune demoiselle Haldin. »
« Faut-il considérer ceci comme un premier ordre de votre part ? » demanda Razumov avec raideur.
Pierre Ivanovitch parut embarrassé de cette attitude nouvelle :
« Ah ? hum ! Évidemment, vous êtes l’homme, la personne indiquée. Nous aurons besoin de tout le monde, bientôt. De tout le monde ! »
Et se penchant, par dessus la balustrade, vers Razumov, qui avait baissé les yeux :
« Le moment de l’action est proche », murmura-t-il. Razumov ne leva point les yeux et ne quitta sa place qu’en entendant se refermer la porte du salon derrière le plus grand des féministes, retourné vers son Égérie peinte. Il descendit alors doucement dans le vestibule. La porte était ouverte et l’ombre de la maison tombait obliquement sur la majeure partie de la terrasse. En la traversant, à pas lents, le jeune homme leva son chapeau, essuya son front humide, et respira avec force pour chasser les dernières bouffées de l’air qu’il venait de respirer dans ce lieu. Il regarda les paumes de ses mains, et les frotta doucement contre ses cuisses.
Il lui semblait, malgré l’apparente bizarrerie de la chose, qu’un autre lui-même, un être indépendant et doué d’une partie de son esprit avait plongé un regard attentif dans toute sa personne. « Voilà qui est curieux ! » pensait-il. Puis il eut, pour l’étrange impression, cette appréciation mentale : « Odieux ! » Mais ce dégoût fit bientôt place à une inquiétude marquée ; « c’est un effet de l’épuisement nerveux », conclut-il avec une sagacité lasse. « Mais comment pourrai-je tenir, jour après jour, si je n’ai pas plus de force de résistance, de résistance morale ? »
Il suivait le sentier qui longeait la terrasse.
« Résistance morale, résistance morale ! », se répétait-il, en lui-même. C’est de la patience morale qu’exigeait la situation. Il se sentait envahi par un immense désir, de quitter ce parc, de gagner l’autre bout de la ville, de se jeter sur son lit, pour y dormir pendant des heures, et ce désir chassa, pendant un instant, toute autre idée de son esprit.
« Ne serais-je après tout qu’un être faible ? » se demanda-t-il avec une angoisse soudaine.
« Eh ? Qu’y a-t-il ? »
Il tressaillait, comme au sortir d’un rêve, et chancela même légèrement avant de recouvrer sa présence d’esprit.
« Ah ! vous vous êtes esquivée tout doucement pour venir vous promener ici ? », dit-il.
La dame de compagnie se tenait devant lui, sans qu’il pût comprendre comment elle était arrivée là ; elle serrait tendrement le chat entre ses bras croisés.
« J’avais évidemment perdu toute conscience, en marchant », se dit Razumov stupéfait, en soulevant son chapeau avec une politesse marquée.
Les joues blêmes de la dame se couvrirent d’une rougeur intense. Elle gardait toujours l’expression d’épouvante d’une personne qui vient d’apprendre quelque terrible nouvelle, mais elle se présentait pourtant sans timidité, comme le remarqua Razumov. « Quelle allure d’incroyable pauvreté », songeait-il. Verdâtre dans le soleil, le costume noir étalait çà et là des empiècements râpés où l’usure avait réduit l’étoffe à l’état de loques veloutées, pelucheuses et noirâtres. Les cheveux même et les sourcils avaient un aspect minable et Razumov se demanda si la pauvre femme n’avait pas soixante ans. Elle conservait pourtant dans la silhouette, une certaine allure de jeunesse. Razumov remarqua qu’elle ne paraissait pas souffrir de la faim, mais qu’elle avait la mine d’une personne nourrie de déchets malsains et de fonds d’assiettes.
Le jeune homme s’effaça devant elle, en lui adressant un sourire aimable. Mais elle tourna la tête pour garder sur lui ses yeux effarés.
« Je sais ce que l’on vous a dit, là-haut ! » affirma-t-elle, sans préambules. Il y avait dans ses paroles un caractère d’assurance qui contrastait singulièrement avec son attitude, et qui mit Razumov à l’aise.
« Ah oui ? Vous avez dû, entendre toutes sortes de conversations, dans cette maison. »
La réponse de la dame lui donna, sous une nouvelle forme, la même impression surprenante de netteté.
« Je sais, de façon certaine, ce que l’on vous a dit de faire ! »
« Vraiment ? » et Razumov se préparait, avec un léger haussement d’épaules, à saluer et à passer son chemin, lorsqu’une pensée soudaine l’arrêta : « Oui, c’est certain ! Votre poste de confiance vous vaut de savoir bien des choses… », murmura-t-il en regardant le chat.
La dame de compagnie étreignit convulsivement l’animal.
« Il y a longtemps que je suis fixée sur tout… », dit-elle.
« Sur tout ? », répéta Razumov, l’esprit absent.
« Pierre Ivanovitch est un terrible despote ! »
Razumov fixait son attention sur les raies grises de la bête soyeuse.
« Il faut toujours une volonté de fer pour étayer un tel caractère », fit-il. « Comment autrement serait-il un chef ? Et je crois que vous vous trompez… »
« Là ! » s’écria-t-elle. « Vous prétendez que je me trompe ! Mais je ne vous en affirme pas moins qu’il ne se soucie de personne ». Et, redressant la tête : « N’amenez pas cette jeune fille ici ! C’est ce que l’on vous demande, d’amener cette jeune fille. Eh bien, croyez-moi ! Vous feriez mieux de lui attacher une pierre au cou et de la jeter dans le lac ! »
Razumov ressentit une impression d’ombre glaciale, comme si un lourd nuage était passé sur le soleil.
« La jeune fille ? » dit-il. « Qu’ai-je à faire avec elle ? »
« On vous a dit d’amener ici Nathalie Haldin ? N’est-ce pas vrai ? Si, c’est vrai. Je n’étais pas dans la pièce, mais je le sais. Je connais assez Pierre Ivanovitch. C’est un grand homme ! Les grands hommes sont abominables. Eh bien voilà ! Ne vous occupez pas d’elle. C’est ce que vous avez de mieux à faire, si vous ne voulez pas la voir devenir comme moi, et lui faire perdre ses illusions ! Ses illusions !… »
« Comme vous ! » répéta Razumov, les yeux fixés sur un visage aussi dénué de tout charme de dessin ou de couleur que peut l’être d’argent le plus misérable des mendiants. Il souriait, mais il éprouvait toujours cette sensation de froid, dont la persistance l’agaçait.
« Des illusions sur le compte de Pierre Ivanovitch ? Est-ce là tout ce que vous avez perdu ? »
« Pierre Ivanovitch résume tout ! » s’écria-t-elle, d’un ton effaré, mais avec une conviction parfaite. Puis, avec un accent nouveau ! « Empêchez la jeune fille de venir dans cette maison ! »
« Me conseillez-vous donc, de façon aussi nette, de désobéir à Pierre Ivanovitch… à cause de… à cause de la perte de vos illusions ? »
Elle se mit à cligner des yeux.
« Du premier moment où je vous ai vu, je me suis sentie consolée. Vous avez levé votre chapeau devant moi. J’ai senti que l’on pouvait se fier à vous… Oh !… »
Elle eut un mouvement de recul devant le grondement furieux de Razumov : « J’ai déjà entendu des paroles semblables ! »
Confondue, elle put seulement pendant un certain temps, clignoter des paupières.
« Vous aviez des manières humaines, » expliqua-t-elle, d’un ton plaintif. « Il y a si longtemps que j’avais soif, je ne dirai pas de bonté, mais seulement d’un peu de politesse. Et maintenant vous voilà fâché… »
« Mais non ! » protesta-t-il, « au contraire. Je suis très heureux que vous ayez confiance en moi. Il est possible que je puisse, un jour… »
« Oui, si vous tombiez malade… » interrompit-elle, ardemment, « ou si vous vous trouviez accablé de quelque lourde peine, vous verriez que je ne suis pas une sotte inutile. Faites-le moi savoir seulement. Je viendrai à vous ; oui, je viendrai ! Et je resterai près de vous. La misère et moi sommes de vieilles connaissances ; mais il est plus dur de vivre ici que de souffrir de la faim ! »
Elle fit une pause, l’air anxieux, puis d’une voix où perçait pour la première fois une note de vraie timidité, elle ajouta :
« Ou, si vous vous trouviez engagé dans quelque tâche dangereuse. Quelquefois, une humble compagne… Je ne demanderais à rien savoir. Je vous suivrais avec joie. Je pourrais exécuter des ordres… J’ai le courage nécessaire… »
Razumov regardait attentivement les gros yeux effarés et les joues rondes, blêmes et flétries qu’agitait, près des coins de la bouche, un tremblement léger.
« Elle veut s’évader d’ici », pensa-t-il. Puis, à haute voix, et lentement : « Et si je vous avouais que je suis, en effet, engagé dans une aventure périlleuse ? »
Elle pressa le chat sur son corsage râpé avec une exclamation haletante : « Ah !… » ; puis dans un murmure : « Sous les ordres de Pierre Ivanovitch ?… »
« Non, sans Pierre Ivanovitch. »
Il lut de l’admiration dans ses yeux, et fit un effort pour sourire.
« Alors… seul ? »
Il leva sa main fermée, en dressant l’index.
« Comme ce doigt ! » fit-il.
Elle tremblait légèrement. Mais Razumov s’avisa qu’on pouvait les observer de la maison, et il sentit un grand désir de s’éloigner. La femme clignotait toujours, et levait vers lui son visage ridé, dont le regard de muette prière mendiait quelques paroles encore, un mot d’encouragement pour son dévouement famélique, grotesque et touchant.
« Est-ce que l’on peut nous voir de la maison ? » s’enquit Razumov, sur un ton de mystère.
Elle répondit sans manifester la moindre surprise. « Non, c’est impossible, à cause de cette aile des écuries. » Puis, avec une pénétration qui surprit le jeune homme :
« Mais, en regardant par les fenêtres du premier, on peut voir que vous n’avez pas encore franchi la grille. »
« Et qui s’amuserait donc à espionner par les fenêtres ? » interrogea Razumov. « Pierre Ivanovitch ? »
Elle eut un hochement de tête approbateur.
« Pourquoi se donnerait-il cette peine ? »
« Il attend quelqu’un cet après-midi. »
« Une personne que vous connaissez ? »
« Plusieurs. »
Elle avait baissé les paupières ; Razumov la regarda curieusement.
« Naturellement, vous entendez tout ce que l’on dit. »
Elle murmura, sans la moindre animosité :
« Oui, comme les tables et les chaises. »
Il comprit que l’amertume accumulée dans le cœur de cette malheureuse créature était passée dans ses veines, pour détruire, comme un poison subtil, sa fidélité à l’égard de l’odieux couple. Chance inespérée pour lui, réfléchissait-il, car les femmes sont rarement vénales à la façon des hommes, toujours prêts à se laisser acheter pour des considérations matérielles. Elle ferait une précieuse alliée, bien qu’on ne dût pas, en fait, lui laisser entendre autant de colloques qu’aux tables et aux chaises du Château Borel. Il ne fallait pas compter là-dessus. Mais tout de même… En tout cas, pouvait-on la faire parler.
En relevant les yeux, la dame de compagnie rencontra le regard fixe de Razumov, qui se hâta de dire :
« Eh bien ! Eh bien ! chère… Mais, ma parole, je n’ai pas encore le plaisir de savoir votre nom ! N’est-ce pas curieux ? »
Pour la première fois, elle haussa légèrement les épaules.
« Curieux ? On ne dit mon nom à personne, et personne n’en a cure. Personne ne me parle ; personne ne m’écrit. Mes parents même ignorent mon existence. Je n’ai que faire d’un nom, et je l’ai presque oublié moi-même ! »
« Oui, mais pourtant… » murmura gravement Razumov.
Elle poursuivit, d’un ton plus calme, avec indifférence :
« Vous pouvez m’appeler Tekla, alors. C’est ainsi que m’appelait mon pauvre Andréï. Je lui étais dévouée. Il a vécu dans la pauvreté et la souffrance, pour mourir dans la misère. C’est notre sort, à nous autres Russes, Russes sans nom. Il n’y a rien d’autre à attendre pour nous, aucun espoir nulle part, à moins de… »
« À moins de quoi ?… »
« À moins d’en finir avec ceux qui ont des noms », conclut-elle, en clignotant et en pinçant les lèvres.
« Il me sera plus facile de vous donner ce nom de Tekla, que vous m’indiquez, » fit Razumov, « si vous voulez bien m’appeler Kirylo, lorsque nous causerons comme ceci, tranquillement, seul à seule. »
« Voici un être », se disait-il, « qui doit avoir une bien grande terreur du monde, pour ne s’être pas encore enfuie d’ici ». Puis, il réfléchit que le seul fait de quitter brusquement le grand homme la rendrait suspecte. Elle ne pouvait attendre, de quiconque, appui ou encouragement. Cette révolutionnaire-là n’était pas faite pour une existence indépendante.
Elle fit quelques pas aux côtés du jeune homme, clignant des yeux, et balançant d’un léger mouvement le chat qu’elle tenait toujours dans les bras.
« Oui, seul à seule ! C’est ainsi que j’étais avec mon pauvre Andreï, quand il est mort, tué par ces brutes de fonctionnaires. Mais quelle différence avec vous ! Vous êtes fort, vous ! Vous tuez les monstres. Vous avez accompli une grande œuvre. Pierre Ivanovitch lui-même doit avoir de la considération pour vous. Eh bien, ne m’oubliez pas, surtout si vous retournez en Russie pour la cause. Je pourrais vous suivre, en portant tout ce qui serait nécessaire… à distance, bien entendu. Ou, s’il le fallait, je ferais le guet pendant des heures, au coin d’une rue, sous la pluie ou la neige, oui, toute la journée. Je pourrais encore écrire pour vous des documents compromettants, des listes de noms, ou des ordres, pour qu’en cas de malheur, l’écriture ne pût pas vous trahir. Et vous n’auriez rien à craindre, si l’on venait à m’arrêter. Je saurais rester muette. Il n’est pas facile de dompter une femme par la douleur. J’ai entendu Pierre Ivanovitch affirmer que c’est chez nous défaut d’acuité nerveuse. En tout cas, nous supportons mieux la souffrance que les hommes. C’est vrai ! je me couperais la langue avec les dents, et je la leur jetterais à la face sans regrets. À quoi me sert la parole ? Qui se soucierait d’entendre ce que j’ai à dire ? Depuis que j’ai fermé les yeux de mon pauvre Andréï, je n’ai jamais vu un homme qui parût s’inquiéter du son de ma voix ! Je ne vous aurais jamais adressé la parole, si, lors de votre première visite, vous n’aviez, si aimablement, fait attention à moi. Je n’ai pu m’empêcher de vous parler de cette charmante et délicieuse fille. Ah l’exquise créature ! Et quelle force ! Cela se voit tout de suite. Si vous avez du cœur, ne lui laissez pas mettre le pied ici. Au revoir !… »
Razumov la saisit par le bras. Elle eut, devant ce geste, une émotion intense, qui se traduisit par une lutte brève. Puis elle resta immobile, les yeux détournés.
« Mais vous pouvez me dire… », il lui parlait à l’oreille, « pourquoi ils… pourquoi ces gens-là, dans la maison, ont un tel désir de mettre la main sur cette jeune fille ? »
Elle libéra son bras, puis se tourna vers lui, comme si la question l’avait irritée.
« Ne comprenez-vous pas ce besoin de Pierre Ivanovitch, d’inspirer, de diriger, d’influencer ? C’est l’essence même de sa vie. Il ne peut jamais avoir trop de disciples. L’idée que quelqu’un échappe à son autorité lui est intolérable. Et une femme encore ! Il n’y a rien à faire sans les femmes, dit-il. Il l’a écrit. Il… »
Le jeune homme la regardait, surpris de cette subite véhémence, lorsque soudain elle se tut, et s’enfuit derrière les écuries.
Resté seul, Razumov se dirigea vers la porte du jardin. Mais ce jour, fertile en conversations, semblait devoir lui en ménager une encore, avant sa sortie du parc.
Il aperçut tout à coup les visiteurs attendus par Pierre Ivanovitch ; trois personnes, dont deux hommes et une femme, surgirent derrière la loge, et s’arrêtèrent brusquement, comme pour se consulter, en voyant Razumov. Après un court colloque, la femme s’effaça, en faisant, du bras, un signe aux deux hommes qui quittèrent la route ; ils s’engagèrent sur la pelouse négligée, ou plutôt sur la prairie, pour se diriger tout droit vers la maison, tandis que leur compagne restait sur le chemin, pour attendre Razumov, qu’elle avait reconnu. Lui aussi avait reconnu cette femme au premier coup d’œil. Il lui avait été présenté, à Zurich, où il s’était arrêté, en venant de Dresde, et pendant les trois jours qu’il y avait passés, ils étaient restés longuement ensemble.
Elle portait le même costume que lors de cette première rencontre. On distinguait de loin sa blouse de soie cramoisie, sa courte jupe brune, et sa ceinture de cuir. Très droite, elle avait le teint café au lait clair, et des yeux noirs brillants. Ses cheveux, presque blancs, se nouaient négligemment en une masse épaisse, sous un chapeau tyrolien poussiéreux, dont l’étoffe brune semblait avoir perdu la moitié de sa garniture.
Elle avait une expression sérieuse et grave, si grave même que Razumov se crut obligé de sourire pour l’aborder. Elle l’accueillit avec une poignée de main virile.
« Eh quoi ? Vous partez ? s’écria-t-elle. « Comment cela se fait-il, Razumov ? »
« Je m’en vais, parce que l’on ne m’a pas prié de rester », répondit Razumov, en lui rendant son étreinte, avec beaucoup moins de chaleur.
Elle hocha la tête, comme pour dire qu’elle comprenait. Cependant Razumov suivait des yeux les deux hommes, qui traversaient obliquement la pelouse, sans hâte. Le plus petit des deux était boutonné dans un pardessus étriqué, dont la mince étoffe grise lui battait presque les talons. Beaucoup plus grand et plus large, son compagnon portait une veste courte ajustée et un pantalon collant dont les jambes s’enfonçaient dans des bottes à revers éculées.
La femme qui avait, apparemment, éloigné ses compagnons, prit la parole d’un ton posé :
« Je suis accourue de Zurich, pour rencontrer ces deux camarades à leur descente du train et les amener à Pierre Ivanovitch. J’ai pu arranger la chose. »
« Ah vraiment ? » fit négligemment Razumov, très ennuyé de la voir s’arrêter pour causer avec lui. « De Zurich ? c’est vrai !… Et ces deux-là viennent de ?… »
Elle l’interrompit avec calme :
« D’une toute autre direction. De loin aussi, de très loin ! »
Razumov haussa les épaules. Les deux hommes venus de loin avaient atteint le mur de la terrasse, et disparurent subitement comme si la terre s’était ouverte, au pied de la maison, pour les engloutir.
« Oh… après tout ! Ils arrivent d’Amérique. » La femme à la blouse rouge eut aussi un léger haussement d’épaules avant de donner cette information. « Les temps sont proches », ajouta-t-elle, comme si elle s’était parlé à elle-même. « Je ne leur ai pas dit qui vous étiez : Yakovlicht aurait voulu vous embrasser ! »
« C’est celui qui a une touffe de poils au menton, et un long pardessus ? »
« Vous avez deviné juste. C’est Yakovlicht. »
« Et ils n’auraient pas su trouver le chemin de la gare ici, sans que vous accouriez de Zurich, pour le leur montrer ? Vraiment nous ne pouvons rien faire sans les femmes ! La chose est écrite, et il faut bien croire à son exactitude ! »
Il avait conscience de laisser percer sous son ironie affectée, une immense lassitude, qu’il sentait perceptible au regard lucide des yeux noirs, calmes et brillants fixés sur lui.
« Qu’avez-vous donc ? »
« Je ne sais pas. Rien. Je viens d’avoir une diable de journée ! »
Elle attendait, en gardant toujours sur Razumov ses yeux sombres. Puis :
« Et quand cela serait, en effet ? Vous autres hommes, vous êtes si impressionnables, et si personnels ! Chaque jour ressemble aux autres : c’est une rude journée… et rien de plus !… jusqu’à la venue du grand jour ! J’ai eu de bonnes raisons d’accourir. Ils avaient écrit, pour prévenir Pierre Ivanovitch de leur arrivée. Mais d’où ? De Cherbourg seulement, sur une feuille de papier du bord. Tout le monde aurait pu en faire autant. Yakovlicht a passé des années et des années en Amérique. Je suis la seule ici qui l’aie bien connu autrefois ; bien, très bien connu même. Aussi Pierre Ivanovitch m’a-t-il télégraphié pour me prier de venir. C’est assez naturel, n’est-ce pas ? »
« En somme vous êtes venue témoigner de son identité ? » suggéra Razumov.
« Oui, si vous voulez. Quinze ans d’une vie comme celle-ci changent un homme. Il a vécu seul, comme un corbeau, dans un pays étranger. Quand je pense au Yakovlicht d’avant son départ pour l’Amérique !… »
Surpris par la douceur de la voix basse, Razumov jeta sur la femme un regard oblique ; elle soupirait, les yeux au loin. Elle avait plongé profondément les doigts de la main droite dans la masse de ses cheveux, presque blancs, et les agitait doucement, l’esprit absent. Lorsqu’elle retira sa main, le petit chapeau perché sur le sommet de sa tête resta légèrement incliné, et son aspect un peu ridicule contrastait singulièrement avec le murmure mélancolique :
« Nous n’étions pas de la première jeunesse, même dans ce temps-là ! Mais un homme reste toujours enfant ! »
« Ils ont vécu ensemble », se dit tout à coup Razumov. Puis, à haute voix, et de but en blanc :
« Pourquoi ne l’avez-vous pas suivi en Amérique ? »
Elle leva les yeux sur lui, avec un air d’agitation.
« Ne vous rappelez-vous plus les événements d’il y a quinze ans ? C’était un temps d’activité. La Révolution a son histoire maintenant. Vous en faites partie, et vous ne paraissez pas la connaître. Yakovlicht partit en mission, et je retournai en Russie : il le fallait ! Plus tard, il n’y avait plus rien pour le faire revenir. »
« Ah vraiment ! » murmura Razumov, avec une surprise affectée. « Rien ? »
« Que voulez-vous insinuer ? » s’écria-t-elle vivement. « Ne pouvez-vous pas admettre qu’il ait eu son heure de découragement ? »
« Il a l’air d’un parfait Yankee avec ce bouc pendu au menton. Un vrai oncle Sam », grogna Razumov. « Mais vous ? Vous qui êtes retournée en Russie ? Vous n’avez pas connu le découragement ? »
« Cela n’a pas d’importance ! Yakovlicht est un homme dont on ne peut pas douter. Celui-là, au moins, est de la bonne espèce ! »
Elle fixait, en parlant, ses yeux noirs et pénétrants sur Razumov, et les y maintint quelques instants.
« Je vous demande pardon », dit froidement le jeune homme, « mais voulez-vous inférer par là que vous, entre autres, ne me considériez pas comme de la bonne espèce ? »
Elle ne fit aucun geste de protestation, aucun signe pour indiquer qu’elle eût entendu ces paroles. Elle continuait à poser sur Razumov un regard, où se lisait un certain intérêt amical. Pendant son bref séjour à Zurich, elle s’était, chargée de lui, en lui tenant compagnie du matin au soir. Elle l’avait mené chez plusieurs personnes, et lui avait d’abord parlé longuement et presque sans réserve, évitant seulement les allusions personnelles ; mais vers le milieu du second jour, elle s’était faite silencieuse ; elle avait continué pourtant à se consacrer à lui avec zèle, l’accompagnant même à la gare et lui serrant la main avec force, à travers la portière du wagon pour reculer ensuite sans un mot, jusqu’au départ du train. Il avait remarqué qu’on la traitait avec une considération tranquille. Il ne savait rien de sa naissance, rien de sa vie privée ou de son rôle politique, mais il la jugeait, à son propre point de vue, comme un être dangereux, placé sur son chemin. « Jugeait » n’est peut-être d’ailleurs pas le mot exact : son sentiment était fait d’une accumulation d’impressions subtiles auxquelles s’ajoutait la gêne de ne pouvoir la mépriser, comme il méprisait les autres. Il n’avait pas pensé la revoir si tôt.
Non, décidément, elle n’avait pas une expression malveillante. Il sentait pourtant son cœur battre plus vite. On ne pouvait laisser tomber la conversation sur des paroles semblables, et il poursuivit sur un ton d’enquête scrupuleuse :
« Est-ce donc parce que je ne semble pas accepter aveuglément, tous les développements de la doctrine générale, tels par exemple que le féminisme de notre grand Pierre Ivanovitch ? Si c’est là ce qui me rend suspect, j’aime mieux vous avouer que je ne veux pas être esclave, même esclave d’une idée. »
Elle avait tenu les yeux sur lui, mais son regard n’était pas celui que l’on fixe sur un interlocuteur ; on aurait dit que les mots qu’il prononçait n’avaient pour elle qu’un intérêt secondaire. Quand il eût fini, elle passa brusquement, d’un geste décidé, son bras sous celui du jeune homme, et l’entraîna doucement vers la grille du parc. Conscient de sa fermeté, il céda tout de suite à cette impulsion, comme les deux hommes avaient un instant auparavant, obéi sans hésiter au signe de sa main.
Ils firent ainsi quelques pas.
« Non Razumov ; vos idées sont probablement justes », dit-elle. « Vous pouvez être précieux, très précieux ! Mais ce qu’il y a, au fond de vous, c’est que vous ne nous aimez pas ! »
Elle lui lâcha le bras, tandis qu’il lui adressait un sourire glacial.
« Exige-t-on de moi de l’amour, en même temps que des convictions ? »
Elle haussa les épaules.
« Vous savez bien ce que je veux dire ! Il y a des gens qui n’ont pas cru à la loyauté de votre cœur : c’est une opinion que j’ai entendu exprimer de côté et d’autre. Mais moi, je vous ai compris, dès la fin du premier jour ; et… »
Razumov l’interrompit d’un ton ferme.
« Je vous assure que, pour une fois, votre perspicacité se trouve en défaut. »
« Quelles phrases il fait ! » s’écria-t-elle ; « Ah, Kirylo Sidorovitch, vous êtes dédaigneux, égoïste, et vous vous épouvantez de bagatelles, comme les autres hommes. D’ailleurs vous n’aviez pas d’expérience. Ce qu’il vous faut, c’est d’être pris en mains par une femme. Je regrette de ne pas passer quelques jours ici. Je repartirai demain pour Zurich, en emmenant sans doute Yakovlicht avec moi. »
Ces paroles réconfortèrent Razumov.
« Je le regrette aussi », dit-il. « Mais, malgré tout, je ne crois pas que vous me compreniez. »
Il respirait plus librement, tandis qu’elle reprenait, sans protester : « Et comment cela va-t-il avec Pierre Ivanovitch ? Vous vous êtes beaucoup vus. Faites-vous bon ménage ? »
Ne sachant que répondre, Razumov baissa lentement la tête.
Elle referma, en un mouvement de réflexion, les lèvres qu’elle avait gardées ouvertes, dans l’attente.
« Très bien », dit-elle.
Ces paroles semblaient définitives, mais elle ne quitta pourtant pas le jeune homme, qui ne pouvait deviner l’objet de sa préoccupation. Il murmura :
« Ce n’est pas à moi que vous auriez dû poser une telle question. Dans un instant, vous allez voir Pierre Ivanovitch lui-même, et le sujet s’imposera tout naturellement. Il sera curieux de savoir ce qui a pu vous retenir si longtemps dans le parc. »
« Il n’est pas douteux que Pierre Ivanovitch n’ait à me dire quelque chose ; bien des choses même. Il est possible qu’il me parle de vous qu’il m’interroge sur votre compte. Pierre Ivanovitch est assez enclin en général, à se fier à moi. »
« Vous interroger ? C’est assez probable. »
Elle sourit, à demi-sérieuse.
« Eh bien ! Que faudra-t-il lui dire ? »
« Je ne sais pas. Vous pouvez lui parler de votre découverte… »
« Quelle découverte ? »
« Mais… mon défaut d’amour, pour… »
« Oh, cela, c’est entre nous », interrompit-elle, sans que l’on pût savoir si elle plaisantait ou parlait sérieusement.
« Je crois que vous voulez parler à Pierre Ivanovitch en ma faveur », fit Razumov, d’un ton moitié plaisant, moitié bourru. « Eh bien vous pouvez lui dire que je prends ma mission tout à fait au sérieux, et que j’ai le ferme désir de la mener à bien. »
« On vous a chargé d’une mission ? » s’écria-t-elle vivement.
« Oui, à peu près. On m’a prié de susciter certain événement… »
Elle le regarda d’un œil inquisiteur.
« Une mission », répétait-elle, très grave et subitement intéressée. « Quelle espèce de mission ? »
« Une mission qui a trait à la propagande. »
« Ah ! très loin d’ici ? »
« Non ; pas très loin », dit Razumov, en refrénant une soudaine envie de rire, sans sentir pourtant aucune joie.
« Vraiment », fit-elle, d’un ton pensif. « Eh bien, je ne veux pas poser de questions. Il suffit que Pierre Ivanovitch connaisse la tâche assignée à chacun de nous. Tout cela finira bien. »
« Vous croyez ? »
« Je ne le crois pas, jeune homme. J’en ai la conviction, tout simplement ! »
« Et c’est à Pierre Ivanovitch que vous devez cette foi ? »
Elle laissa la question sans réponse, et ils restèrent immobiles et silencieux, comme s’ils n’avaient pu se résoudre à un adieu.
« Voilà bien les hommes », murmura-t-elle enfin. « Comme s’il était possible de dire comment vous vient la foi ! » Les minces sourcils méphistophéliques eurent un léger frémissement. « Vraiment, il y a, en Russie, des millions de gens qui envieraient la vie des chiens de ce pays-ci. C’est une horreur et une honte d’avouer cela, même entre nous. Il faut avoir la foi, au nom même de la pitié. Tout cela ne peut pas durer ; non cela ne peut pas durer ! Pendant vingt ans, je suis allée et venue, sans regarder à droite ni à gauche… Qu’est-ce qui vous fait sourire ? Vous n’êtes qu’au début ! Vous avez bien commencé, mais attendez seulement d’avoir broyé sous vos pieds, votre être tout entier au cours de vos pérégrinations. Et c’est à cela qu’il faut en venir. Vous devrez broyer le moindre de vos sentiments, car vous ne pourrez pas vous arrêter… vous ne le pourrez pas ! J’ai été jeune, moi aussi ! Mais vous allez peut-être croire que je me plains. »
« Je ne crois rien de semblable », protesta Razumov, avec indifférence.
« Je le pense bien, ô grand homme ! être supérieur ! Cela vous est bien égal ! »
Elle plongea les doigts, sur le côté gauche de sa tête, dans le paquet de ses cheveux, et ce brusque mouvement eût pour résultat de remettre d’aplomb le chapeau tyrolien. Elle fronça les sourcils sans animosité, à la façon d’un juge d’instruction. Razumov détourna négligemment les yeux.
« Vous êtes tous les mêmes, vous autres hommes ! Vous confondez la chance et le mérite. Et vous êtes de bonne foi ! Je ne puis pas vous en vouloir : c’est la nature masculine ! Vous avez une aptitude ridicule et pitoyable à nourrir, jusqu’à la tombe, des illusions enfantines. Il y a beaucoup, parmi nous, de femmes, qui sommes restées attelées à la cause pendant quinze ans, quinze ans sans rémission, qui avons abordé une voie après l’autre, travaillant sous terre ou au grand jour, sans regarder à droite ou à gauche ! Je puis en parler : je suis une de celles qui ne se sont jamais reposées… Là !… À quoi bon tant de paroles ? Regardez mes cheveux gris ! Et vous voilà…, deux enfants… Haldin et vous… qui venez, et qui pour votre premier essai savez frapper un grand coup ! »
Au nom de Haldin, tombé des lèvres décidées et énergiques de la révolutionnaire, Razumov eut, comme d’ordinaire, le brusque sentiment de l’irrévocable. Mais les derniers mois passés sur sa tête l’avaient cuirassé contre cette impression. Elle ne s’accompagnait plus, comme aux premiers jours, d’une folle épouvante et d’une colère aveugle. Il s’était, à force de raisonnements, fait de nouvelles croyances, et entouré d’une atmosphère mentale de rêverie sombre et sardonique ; dans ce milieu obscur, il ne percevait plus l’événement que comme une ombre confuse, vaguement douée d’une forme humaine. Cette forme, parfaitement familière, restait sans expression, mais prenait, au crépuscule, un air de discrète attente, sans rien d’alarmant, d’ailleurs.
« À quoi ressemblait-il ? » demanda brusquement la révolutionnaire.
« À quoi il ressemblait ? » répéta Razumov, avec un douloureux effort pour ne pas se répandre en imprécations furieuses. Pour se donner une contenance il se força à un rire bref, tout en jetant à sa compagne un regard du coin de l’œil. Elle parut troublée de voir ainsi accueillir sa question.
« Quelle question bien féminine ! » poursuivit-il « À quoi bon vous occuper de son aspect ? Qu’importe ce qu’il fut, puisqu’il est bien loin, dorénavant, des influences féminines ? »
Une légère contraction qui creusait trois plis à la racine de son nez, accentua chez la révolutionnaire l’obliquité méphistophélique des sourcils.
« Vous souffrez Razumov ? » hasarda-t-elle, de sa voix basse et ferme.
« Quelle absurdité ! » rétorqua le jeune homme, en la regardant tout droit. « D’ailleurs, maintenant que j’y pense, je ne suis pas même sûr qu’il soit à l’abri de l’influence d’une certaine femme au moins… De celle-là, Mme de S. vous savez !… Dans le temps on laissait au moins les morts dormir en paix, mais il paraît que maintenant, il leur faut répondre au moindre signe, au moindre appel d’une vieille sorcière ! Nous autres révolutionnaires, nous faisons de merveilleuses découvertes ! À la vérité, elles ne sont pas notre apanage exclusif. Nous ne possédons rien qui soit tout à fait à nous ! Mais l’amie de Pierre Ivanovitch ne pourrait-elle pas satisfaire votre curiosité féminine ? Ne pourrait-elle pas évoquer, à votre intention, l’ombre que vous désirez voir ? »
Il raillait comme un homme qui souffre. L’expression tendue de la femme s’adoucit, et ses sourcils retrouvèrent leur place, tandis qu’elle disait, d’un ton un peu las : « Espérons au moins qu’elle fera l’effort d’évoquer, pour nous, une tasse de thé. Mais ce n’est rien moins que sûr ! Je suis fatiguée, Razumov ! »
« Vous, fatiguée ! Quel aveu ! Eh bien, il y avait du thé, là-haut, tout à l’heure. J’en ai bu, et si vous vous hâtiez de courir après Yakovlicht, au lieu de perdre votre temps avec un sceptique aussi déconcertant que moi, vous pourriez en retrouver une ombre, une ombre refroidie, attardée dans le temple. Mais vous voir fatiguée me paraît chose quasi impossible. Nous sommes censés ne l’être jamais ; nous ne devons pas, nous ne pouvons pas l’être ! J’ai trouvé, l’autre jour, dans un journal quelconque, un cri d’alarme sur l’inlassable activité des partis révolutionnaires. Cette réputation en impose au monde et fait notre prestige ! »
« Toujours des sarcasmes et des railleries ! » fit doucement la femme à la blouse rouge, comme si elle s’était adressée à une troisième personne, mais sans quitter pourtant des yeux le visage de Razumov. « Et à quel propos, on se le demande ? Simplement parce qu’il s’est senti blessé dans certaines de ses notions conventionnelles, dans certaines de ses mesquines idées masculines. On pourrait le prendre pour un de ces nerveux excités qui finissent misérablement ! « Et pourtant », poursuivit-elle, après un instant de réflexion, et avec une voix changée, « et pourtant, je viens d’apprendre une nouvelle qui fait de vous, à mes yeux, un homme de caractère, Kirylo Sidorovitch. Oui ! vraiment, un homme de caractère ! »
Le ton positif de cette affirmation mystérieuse fit tressaillir Razumov. Il détourna ses yeux, qui avaient rencontré ceux de son interlocutrice, et les porta, à travers les barreaux de la grille rouillée, sur la route large et nette, ombragée par des arbres touffus. Un tramway électrique, complètement vide, courait sur l’avenue avec un froissement métallique. Le jeune homme se disait qu’il aurait donné tout au monde pour s’y trouver assis, seul. Il était inexprimablement las, las de toutes les fibres de son être, mais il avait une raison pour ne vouloir pas, le premier, interrompre cette conversation. Il pouvait, à chaque instant, parmi les bavardages chimériques ou criminels des révolutionnaires, recueillir un mot d’importance ; il pouvait l’entendre tomber des lèvres de cette femme, comme de toute autre bouche. Tant qu’il saurait garder sa lucidité d’esprit et refréner son irritabilité, il n’aurait rien à craindre. Sa seule chance de succès et de sécurité, dépendait d’une volonté indomptable. Il avait soif de se retrouver de l’autre côté de la porte : il se sentait prisonnier dans ce parc, dans ce centre de complots révolutionnaires, dans ce repaire de folies, d’aveuglements, d’infamies et de crimes. Et il laissait en silence s’envoler son esprit douloureux, se complaisant à l’idée d’une immense solitude morale et spirituelle. Il n’eut même pas un sourire en entendant la femme répéter :
« Oui, un caractère bien trempé ! »
Il regardait toujours à travers les barreaux, captif mélancolique, qui ne songerait pas à s’enfuir, mais rêverait aux souvenirs flétris d’un passé d’indépendance.
« Si vous ne faites pas attention », gronda-t-il, les yeux toujours au loin, « vous ne trouverez même plus l’ombre de ce thé ! »
Mais elle n’entendait pas se laisser congédier ainsi, et il n’avait guère compté non plus la voir partir.
« Tant pis ! ce ne sera pas une grosse perte que celle d’une tasse de thé ou de l’ombre que l’on aurait pu m’en offrir ! Quant à la dame elle-même, vous comprenez bien qu’elle a son utilité positive. Vous comprenez cela, Razumov ? »
Cet appel impérieux fit tourner la tête au jeune homme, qui vit la révolutionnaire faire le geste de compter de l’argent dans la paume de sa main.
« C’est pour cela, voyez-vous !… »
« Oui, je vois ! » fit lentement Razumov, avec un nouveau regard de prisonnier vers la route paisible et ombragée.
« Il faut, d’une façon ou de l’autre, trouver des ressources matérielles, et c’est un moyen plus pratique que le cambriolage des banques, plus pratique et plus sûr aussi… Mais me voici partie à plaisanter… Qu’est-ce qu’il marmotte entre ses dents, maintenant ? » s’écria-t-elle d’une voix étouffée.
« Je proclame mon admiration pour le sacrifice et le dévouement de Pierre Ivanovitch ! cela fait mal au cœur ! »
« Oh l’être délicat, et bien masculin ! Mal au cœur, cela lui fait mal au cœur ! Et que savez-vous de la vérité profonde ? Prétendez-vous pénétrer dans le secret des âmes ? Pierre Ivanovitch a connu cette femme, voici bien des années, au temps de sa vie mondaine, lors qu’il était jeune officier des Gardes. Il ne nous appartient pas de juger un homme inspiré. C’est ce qui fait votre privilège, à vous autres hommes. Vous êtes parfois inspirés, dans vos pensées et dans vos actes ! J’ai toujours concédé que lorsque vous êtes réellement inspirés, et lorsque vous savez vous départir de votre lâcheté et de votre pruderie masculines, vous ne pouvez être égalés par aucune femme ! Seulement, comme c’est chose rare !… Tandis que la plus sotte des femmes sait toujours se rendre utile !… Et pourquoi ? Parce que nous brûlons d’une inextinguible passion !… Je voudrais bien savoir ce qui le fait sourire ?… »
« Je ne souris pas », protesta Razumov, avec raideur.
« Ah ! Eh bien, comment faut-il appeler l’espèce de grimace que vous avez faite ? Oui, je sais ! Vous êtes susceptibles, vous autres hommes, d’amour d’un côté, de haine de l’autre, de désirs quelconques… et c’est cela dont vous faites grand cas, et que vous appelez de la passion ! Oui, tant que cela dure ! Mais nous, les femmes, nous sommes amoureuses de l’amour, de la haine, de toutes ces choses que je vous dis, amoureuses du désir même ! C’est pour cela que nous ne nous laissons pas acheter aussi facilement que vous. Dans la vie, voyez-vous, il n’y a pas beaucoup de choix : il faut se résigner à être brûlé ou à tomber en pourriture ! Et il n’y a pas une d’entre nous, peinte ou non peinte, qui ne préfère le bûcher à la pourriture ! »
Elle parlait avec énergie, mais sans exaltation. Razumov, l’esprit parti dans un rêve, au-delà des barreaux de la grille, prêtait pourtant l’oreille à ses paroles. Il enfonça les mains dans les poches de son manteau.
« Le bûcher ou la pourriture… Image vigoureuse ! Peinte ou non peinte !… Très fort !… Peinte ou… Dites-moi ! Elle doit être effroyablement jalouse de lui, n’est-ce pas ?… »
« Qui cela… ? Comment ? La baronne… ? Éléonore Maximovne… ? Jalouse de Pierre Ivanovitch ? Ciel ! Voilà les vétilles aux quelles cet homme attache son esprit ! Comment penser même à de pareilles absurdités ? »
« Eh quoi ? Est-ce qu’une vieille richarde ne peut pas être jalouse ? Ou ne forment-ils tous qu’une réunion de purs esprits ? »
« Mais où prenez-vous l’idée de questions semblables ? s’étonna-t-elle.
« Nulle part ; je vous pose la question, et voilà tout. Frivolité masculine, cela vous plait ! »
« Cela ne me plait pas du tout », riposta-t-elle vivement. « Et ce n’est pas le moment d’être frivole ! Pourquoi chercher ainsi à vous briser le cœur ? À moins que vous ne jouiez la comédie ? »
Razumov avait conscience de la pénétration de cette femme comme d’un véritable contact physique, comme d’une main posée légèrement sur son épaule. Sentant confusément, à ce moment précis, qu’elle s’était décidée à le serrer de près, il se raidit intérieurement pour supporter sans faiblir de nouveaux assauts.
« Moi, jouer la comédie ? » répéta-t-il en opposant à son adversaire un profil impassible. « Je la joue bien mal, alors, puisque vous voyez à travers le personnage ! »
Elle le regardait, le front barré de plis perpendiculaires, les minces sourcils noirs divergeant, comme les antennes d’un insecte. Il ajouta, d’une voix à peine perceptible :
« Vous vous trompez. Je ne joue pas plus la comédie que les autres ! »
« Quels autres ?… » s’exclama-t-elle.
« Quels autres ? Tout le monde ! » fit-il d’un ton d’impatience. « Vous êtes matérialiste, n’est-ce pas ? »
« Moi ? ma chère âme, j’ai trop vécu pour m’occuper encore de ces futilités ! »
« Mais vous vous souvenez de la définition de Cabanis ? « L’homme est un tube digestif… » J’imagine donc… »
« Je crache dessus ! »
« Sur qui ? Sur Cabanis ? Si vous voulez ! Mais vous ne pouvez nier l’importance d’une bonne digestion ! La joie de la vie… vous la connaissez la joie de la vie ?… dépend d’un bon estomac, alors qu’une digestion défectueuse conduit au scepticisme, suscite les imaginations lugubres et les pensées de mort ! Ce sont là des faits constatés par les physiologistes. Eh bien, je vous assure que, depuis mon arrivée de Russie, j’ai été bourré d’une cuisine étrangère, de l’espèce la plus indigeste et la plus nauséabonde ! Pouah !… »
« Vous voulez plaisanter », murmura-t-elle, avec incrédulité.
Et lui, d’un air détaché :
« Oui, c’est une plaisanterie ! Inutile de causer avec un homme tel que moi ! Et c’est pourtant pour cela que l’on a vu des hommes donner leur vie !… »
« Au contraire, je trouve tout à fait intéressant de causer avec vous ! »
Il la regardait du coin de l’œil. Elle paraissait chercher une riposte cinglante, mais finit par hausser les épaules.
« Conversation creuse ! Je suppose pourtant qu’il faut vous pardonner cette faiblesse, à vous ? » fit-elle avec une insistance particulière sur le dernier mot. Il y avait une nuance d’inquiétude dans sa conclusion indulgente.
Razumov avait noté les plus minces détails de cette conversation à laquelle il ne s’attendait pas, pour laquelle il ne s’était pas préparé. Oui, c’était bien cela ; « Je n’étais pas prêt ! » se disait-il ; « j’ai été pris à l’improviste ! » Il lui semblait que si on l’avait laissé souffler une minute, comme un chien hors d’haleine, son oppression aurait disparu. « On ne me trouvera jamais prêt ! » songea-t-il avec désespoir. Puis, se forçant à un rire bref, il ajouta, aussi légèrement qu’il le pouvait :
« Merci, je ne demande pas grâce ! » Et sur un ton d’inquiétude feinte : « Mais n’avez-vous pas peur que Pierre Ivanovitch nous soupçonne de tramer ici, près de la porte, un complot sans son autorisation ? »
« Non, je n’en ai pas peur ; vous êtes parfaitement à l’abri des soupçons, tant que vous êtes avec moi, mon cher jeune homme ! » La lueur d’amusement qui brillait dans les yeux noirs s’éteignit. « Pierre Ivanovitch a confiance en moi », poursuivit-elle, d’un ton sévère. « Il se rend à mes avis, et en certaines occasions, des plus importantes, je lui sers pour ainsi dire de bras droit… Cela vous amuse ?… Croyez-vous donc que je me vante ? »
« Dieu m’en garde ! Je me disais seulement que Pierre Ivanovitch semble avoir assez complètement résolu la question féminine. »
Il se reprochait, au même moment, ses paroles, aussi bien que le ton sur lequel il les proférait. Toute la journée, il avait parlé à tort et à travers. C’était de la folie, plus que de la folie : c’était de la faiblesse ; c’était le démon de la perversité qui triomphait de sa volonté. Était-ce ainsi qu’il aurait dû accueillir une conversation où s’affirmait certainement la promesse de confidences futures ? Et cette femme, en même temps qu’une grande influence, possédait apparemment un trésor de connaissances secrètes. Pourquoi l’intriguer de la sorte ? Elle ne paraissait pas hostile cependant, et il n’y avait pas d’animosité dans sa voix qui gardait un accent singulièrement rêveur.
« Impossible de connaître le fond de votre pensée, Razumov. Vous avez dû mordre quelque chose d’amer, au berceau ! »
Razumov lui lança un coup d’œil oblique.
« Hum ! Quelque chose d’amer ? C’est une explication », murmura-t-il. « Seulement, c’est beaucoup plus tard ! Mais ne croyez-vous pas, Sophia Antonovna, que nous soyions tous deux sortis du même berceau ? »
La femme, dont il s’était enfin décidé à prononcer le nom (il avait éprouvé une répugnance profonde à le laisser tomber de ses lèvres), la révolutionnaire murmura, après un silence :
« C’est de la Russie que vous voulez parler ? »
Il ne daigna pas faire le moindre geste d’assentiment. Elle parut s’apaiser ; ses yeux noirs restaient immobiles, comme si elle avait suivi, dans son cœur, l’idée évoquée, avec toutes les pensées tendres qu’elle faisait surgir. Mais, tout à coup, ses sourcils se rapprochèrent, en un froncement méphistophélique.
« Oui, c’est peut-être cela ! c’est une explication ! Oui ! On vit là-bas au sein du mal, à la merci d’êtres pires que les ogres, les goules et les vampires ! Il faut les chasser, les détruire jusqu’au dernier ! Voilà la seule tâche nécessaire. Peu importe tout le reste, si les hommes et les femmes sont décidés et fidèles. Voilà ce que j’ai fini par comprendre. La première question, c’est de ne pas nous quereller, entre nous, à propos de futilités conventionnelles. Rappelez-vous cela, Razumov. »
Mais Razumov n’écoutait pas. En proie à une sorte de tranquillité lasse, il n’avait même plus conscience d’une surveillance dangereuse. Ses inquiétudes, ses exaspérations, ses dédains, avaient fini par s’émousser dans ces heures d’épreuve, par s’émousser, lui semblait-il, pour toujours. « Je leur tiendrai tête à tous ! » se disait-il, avec une conviction trop ferme pour être triomphante.
La révolutionnaire avait cessé de parler. Il ne la regardait pas ; personne ne passait sur la route. Il avait presque oublié qu’il n’était plus seul, lorsqu’il entendit à nouveau la voix de son interlocutrice, voix brève et nette, où perçait pourtant l’hésitation qui lui avait fait prolonger son silence.
« Dites-moi, Razumov ? »
Razumov, dont le regard se perdait au loin, fit la grimace de l’homme qui entend une fausse note.
« Dites-moi : est-il exact qu’au matin même de l’attentat, vous ayez réellement assisté aux cours de l’Université ? »
Pendant une fraction appréciable de seconde, il ne sut pas se rendre compte de la portée véritable de la question, partie comme une balle qui frappe quelques instants seulement après le coup de feu. Sa main, heureusement libre, était prête à saisir un barreau de la grille. Il s’y cramponna avec une force terrible, mais sa présence d’esprit l’avait abandonné, et il ne sut proférer qu’un murmure sourd et confus.
« Allons, Kirylo Sidorovitch », insista sa compagne. « Je sais que vous n’êtes pas un vantard : cela on peut vous l’accorder ! Vous êtes silencieux, trop silencieux peut-être, et vous ruminez des pensées amères, qui vous sont propres. Vous n’êtes pas un enthousiaste ; peut-être n’en êtes-vous que plus fort. Mais vous pourriez me dire… On aimerait vous comprendre un peu mieux. J’ai été prodigieusement frappée… prodigieusement ! Est-ce vrai ? Y êtes-vous réellement allé ? »
Il retrouva la voix. La balle avait manqué son but. C’était un coup tiré à l’aventure, le signal d’une bataille prochaine, d’un nouveau combat à livrer pour sa propre sécurité. Rude combat, contre un adversaire dangereux. Mais il se sentait prêt à la bataille, si bien prêt que lorsqu’il se tourna vers sa compagne, aucun muscle de son visage n’avait bougé.
« Certainement », répondit-il sans hâte, et avec une secrète angoisse, mais sur un ton d’assurance parfaite. « Aux cours ? en effet ! Mais pourquoi me demander cela ? »
C’est la femme qui faisait montre maintenant d’un intérêt avide.
« Je l’ai su par une lettre, la lettre d’un jeune Pétersbourgeois, l’un des nôtres, bien entendu. On vous a regardé, on vous a vu, impassible, prendre des notes sur votre cahier. »
Il l’enveloppa d’un regard inquisiteur :
« Eh bien ? »
« Pour moi, un tel sang-froid est magnifique, voilà tout. C’est la marque d’une force de caractère peu banale. Mon correspondant m’écrit qu’à voir votre visage et votre attitude, nul n’aurait pu deviner le rôle que vous veniez de jouer deux heures auparavant, le grand, le formidable, le glorieux rôle… »
« Oh non, personne n’aurait pu deviner », approuva gravement Razumov, « parce que, vous le comprenez, personne à ce moment-là… »
« Oui, oui ! Mais cela ne vous empêche pas d’avoir fait montre d’une force d’âme exceptionnelle ! Vous aviez exactement votre mine habituelle. On s’en est souvenu, plus tard, avec étonnement. »
« Cela ne m’a coûté aucun effort, » déclara Razumov, avec la même gravité tranquille.
« La chose n’en est que plus merveilleuse ! » s’écria la révolutionnaire. Puis elle se tut, tandis que Razumov se demandait s’il n’avait pas prononcé des paroles absolument inutiles, voire dangereuses.
Mais elle levait à nouveau vers lui un regard ardent.
« Votre intention était de rester en Russie ? Vous aviez décidé ?… »
« Non », interrompit posément Razumov. « Je n’avais fait aucune espèce de projets… »
« Alors vous vous êtes éloigné, tout simplement ? » s’écria-t-elle.
Il baissa lentement la tête, en manière d’assentiment « Tout simplement ! »
Il avait, peu à peu, cessé de se cramponner au barreau de la porte, comme s’il avait eu la conviction qu’aucun coup, tiré à l’aventure, ne pouvait l’abattre, désormais. Et, brusquement, il se sentit poussé à ajouter : « La neige tombait très drue, vous savez. »
Elle fit, de la tête, un léger mouvement d’approbation, comme si l’expérience de telles entreprises l’avait amenée à s’y mieux intéresser et à en apprécier tous les détails, en professionnelle.
Razumov entendit dans sa tête l’écho de paroles anciennes :
« J’ai pris une petite rue latérale, comprenez-vous ? » poursuivit-il d’un ton détaché. Puis il se tut un instant, comme si ces détails ne valaient pas d’être rapportés. Pourtant, il en retrouva un dans son souvenir, dont il fit part à sa compagne, en manière d’aumône dédaigneuse consentie à sa curiosité.
« J’éprouvais le besoin de m’allonger par terre pour dormir ! »
Très frappée de ses paroles, elle fit claquer sa langue.
« Mais ce cahier, ce cahier stupéfiant ! » ajouta-t-elle. « Vous ne me direz pas que vous l’aviez, à l’avance, fourré dans votre poche ? »
Razumov eut un tressaillement, que l’on aurait pu prendre pour un signe d’impatience.
« Je suis passé chez moi. J’ai regagné mon logis tout droit », répondit-il, sans hésitation.
« Eh bien vous avez du sang-froid ! Vous avez osé… ? »
« Pourquoi pas ? Je vous assure que j’étais parfaitement calme. Oui ! Plus calme que maintenant, peut-être ! »
« Je vous aime beaucoup mieux comme ceci, que lorsque vous vous laissez aller à votre humeur amère, Razumov. Et dans la maison, personne ne s’est aperçu de votre retour ? On aurait pu trouver étrange… »
« Personne », fit Razumov, d’un ton ferme. « Dvornik, logeuse, servante, je n’ai rencontré personne sur mon chemin. J’ai gravi l’escalier comme une ombre. C’était une matinée obscure, et tout était sombre. Je glissais comme un fantôme. Destin ? Chance ? Qu’en pensez-vous ? »
« Il me semble vous voir », répondit la révolutionnaire, dont les yeux brillaient d’un feu sombre. « Et après ?… vous avez réfléchi ?… »
Razumov avait ses réponses toutes prêtes, maintenant.
« Non. J’ai regardé ma montre, puisque vous voulez tout savoir. J’avais juste le temps. J’ai saisi mon cahier de notes, et suis descendu sur la pointe des pieds. Avez-vous jamais entendu le « pit pat » d’un homme, qui descend en courant les spirales d’un escalier profond ? Il y a, en bas, un bec de gaz qui brûle jour et nuit. Je suppose qu’il continue à luire dans l’ombre. Le son s’éteint…, la flamme vacille… »
Il vit paraître une certaine surprise dans le ferme regard des yeux noirs avidement fixés sur son visage : il semblait que la révolutionnaire perçut le son de sa voix avec ses pupilles plutôt qu’avec ses oreilles. Il se contint et se passa la main sur le front, avec la confusion d’un homme qui vient de rêver à haute voix.
« Où pouvait courir un étudiant, le matin, si ce n’est à l’Université ? Le soir c’est autre chose ! Peu m’importait que toute la maison fût là, à me regarder. Mais je crois qu’il n’y avait personne, et mieux vaut encore n’être ni vu ni entendu. Ah ! ce sont les heureux, en Russie, ceux que l’on ne voit ni n’entend. Vous n’admirez pas ma chance ? »
« Chance surprenante, en effet », fit-elle. « Si vous avez autant de chance que de résolution, vous serez une acquisition remarquable pour l’œuvre à laquelle nous nous consacrons. »
Elle parlait sérieusement, et son ton posé semblait déjà, dans son esprit, assigner à Razumov sa part de la besogne commune. Elle tenait les yeux baissés, et le jeune homme attendait, sans forfanterie, avec un air de gravité attentive. Il sentait le danger toujours imminent ; qui donc avait pu parler de lui, dans cette lettre de Pétersbourg ? Un camarade d’études, sans doute, quelque victime imbécile de la propagande révolutionnaire, quelque sot esclave d’un idéal exotique et subversif ? Une longue silhouette famélique, au nez rouge, s’offrit à sa recherche silencieuse. Oui, ce devait être ce garçon-là !
Il sourit en lui-même : « Oh, l’absurdité de toute cette affaire, l’illusion d’un idéaliste criminel, dont la vie se brisait avec la brutalité d’un coup de tonnerre dans un ciel serein, dont le bruyant sacrifice éveillait des échos dans les esprits faussés d’autres imbéciles ! Et le pauvre être, piteux et affamé qui livrait à la curiosité des révolutionnaires en exil, de fantastiques détails. Ces détails ne pouvaient pas constituer un danger pour Razumov, au contraire ! En ce moment, leur révélation était plutôt pour lui un avantage, un coup de chance sinistre, qu’il fallait seulement accepter avec toute la prudence voulue.
« Et pourtant, Razumov », poursuivait d’une voix rêveuse la femme à la blouse rouge, « vous n’avez pas le visage d’un homme heureux ! » Elle leva les yeux sur lui, avec un intérêt nouveau. « Ainsi donc, voilà comment les choses se sont passées. Après avoir accompli votre tâche, vous êtes parti, tout simplement, et vous avez regagné votre domicile. Ce genre de choses réussit quelquefois ! Vous aviez convenu à l’avance, sans doute, d’aller chacun de votre côté, une fois l’affaire terminée ? »
Razumov gardait son expression sérieuse, et parlait d’un ton décidé, mais prudent :
« N’était-ce pas ce qu’il y avait de mieux à faire ? » demanda-t-il, avec calme ; puis après un instant d’attente : « Nous ne songions guère, d’ailleurs, à ce qui pourrait arriver après. Nous ne discutions jamais formellement nos projets d’avenir. Tout était sous-entendu, me semble-t-il. »
Elle approuvait ces remarques de légers hochements de tête.
« Vous vouliez rester en Russie, sans doute ? »
« À Pétersbourg même », précisa Razumov. « C’était, à mon sens, la ligne de conduite la plus sûre. Et puis, je n’aurais su où aller, autre part. »
« Oui, oui. Je vois. C’est évident. Et l’autre, ce merveilleux Haldin, qui ne s’est fait connaître que pour se mieux faire regretter, vous ne savez pas quelles étaient ses intentions ? »
Razumov avait prévu qu’on lui poserait, tôt ou tard, une question de ce genre. Il leva légèrement les mains, pour les laisser retomber à ses côtés, en un geste d’ignorance…
C’est la conspiratrice à cheveux blancs qui rompit la première le silence.
« Très curieux », fit-elle, lentement. « Et n’avez-vous pas pensé, Kirylo Sidorovitch, qu’il pût désirer vous rencontrer… après ? »
Razumov sentit qu’il ne pouvait réprimer le tremblement de ses lèvres. Mais il se dit qu’il fallait parler, et qu’il ne pouvait se contenter d’un nouveau signe de dénégation. Oui, il fallait parler, ne fût-ce que pour savoir ce qu’il y avait au fond de cette lettre de Pétersbourg.
« Je suis resté chez moi, le lendemain », fit-il en se penchant pour plonger son regard dans les yeux noirs de la femme, et l’empêcher de voir le tremblement de ses lèvres. « Je suis resté chez moi. Puisque l’on se souvient si bien de mes faits et gestes, et que l’on vous en a écrit, vous devez savoir que l’on ne m’a pas vu aux cours, le lendemain. Comment ? Vous ne le saviez pas ? Eh bien, je suis resté chez moi, toute la sainte journée ! »
Émue, sans doute, de l’agitation décelée par la voix de Razumov, elle l’encouragea d’un murmure sympathique : « Je vois ! Et cela doit avoir été bien dur ! »
« Vous paraissez comprendre ce genre de sentiments », fit Razumov, d’un ton mesuré. « C’était dur en effet. C’était atroce. Ce fut un jour abominable. Et ce ne fut pas le dernier. »
« Oui, je conçois !… Après ! quand vous avez su qu’on l’avait arrêté !… Est-ce que je ne sais pas ce que l’on éprouve, quand on a perdu un camarade, dans le bon combat ? On a honte de rester ! Et il y en a tant, dont je me souviens ! Mais qu’importe ? Ils seront bientôt vengés ! Qu’est-ce que la mort d’ailleurs ? Ce n’est point, en tout cas, une chose honteuse, comme certaines vies ! »
Razumov perçut, dans sa poitrine, une sorte de commotion, un tremblement léger et déplaisant.
« Comme certaines vies ?… » répéta-t-il, avec un regard scrutateur.
« Comme les vies de résignation et de soumission ! Mais peut-on appeler vies, de telles existences ? Non ! C’est une végétation sur ce fumier d’iniquités qu’est le monde ! La vie, Razumov, pour n’être pas vile, doit être une révolte, une protestation incessante et impitoyable ! »
Elle se calma ; l’ardeur de la passion éteignit instantanément dans ses yeux l’éclat des larmes qui s’y étaient amassées, et c’est de son ton précis et positif qu’elle poursuivit :
« Vous me comprenez, Razumov ? Vous n’êtes pas un enthousiaste, mais il y a en vous une immense force de révolte. Je l’ai sentie du premier coup, dès que j’ai posé les yeux sur vous, à Zurich, vous vous en souvenez ? Oui, vous êtes plein d’un amer sentiment de révolte ! Et cela est bon ! L’indignation faiblit quelquefois, la soif de vengeance même peut s’éteindre, mais le sens absolu de la nécessité et de la justice, ce sens qui arma votre bras et celui de Haldin pour abattre cette brute sanguinaire…, car c’était bien cela, n’est-ce pas, rien que cela ?… J’ai bien réfléchi : ce ne pouvait être autre chose !… »
Razumov fit un léger salut, dont l’immobilité presque sinistre de ses traits masquait l’ironie.
« Je ne saurais parler pour celui qui est mort. Mais, pour moi, je puis vous avouer que ma conduite fut dictée, en effet, par la nécessité, et par le sens de… comment dire ?… d’une justice rétributive ! »
« Bien cela ! » se dit-il, en sentant peser sur lui le regard noir et impénétrable de la femme, dont les yeux semblaient être le repaire mental de la pensée révolutionnaire, tapie là pour y ourdir ses rêves violents de transformation. Comme si l’on pouvait transformer quelque chose ! Dans ce monde des hommes, rien ne change,… ni le bonheur, ni la misère. On ne peut que les déplacer, au prix de consciences corrompues et de vies brisées, par un jeu futile de philosophes arrogants et de badauds sanguinaires !
Ces pensées se pressaient dans la tête de Razumov, en face de la vieille révolutionnaire, de cette Sophia Antonovna respectée, écoutée, influente, dont la parole pesait d’un tel poids dans les sections « actives » des divers partis. Beaucoup mieux que le grand Pierre Ivanovitch, elle représentait le pur esprit de la révolution destructrice, dépouillé de théories, de rhétorique et de mysticisme. Tel était l’adversaire personnel que Razumov devait affronter. Il éprouvait une satisfaction triomphante à user, pour la tromper, de ses propres paroles, et ce dicton ironique s’imposait à son esprit, que le langage nous fut donné, pour cacher notre pensée. Leur conservation même illustrait de façon subtile et dédaigneuse le proverbe cynique : pour bafouer l’esprit impitoyable de la révolution, incarné dans la femme aux cheveux blancs, le jeune homme se servait de ses expressions mêmes et provoquait le froncement pensif des sourcils noirs, rapprochés par les plis perpendiculaires du front, en une ligne légèrement sinueuse, qui paraissait tracée à l’encre de Chine.
« C’est cela ! Justice rétributive. Pas de pitié ! » conclut-elle, en rompant le silence. Puis, sur un ton exalté, en phrases brèves et vibrantes :
« Écoutez mon histoire, Razumov !… » Son père était un artisan habile, mais misérable. Aucune joie n’avait illuminé son existence laborieuse. Il était mort à cinquante ans, après avoir haleté, toute sa vie, sous la main de maîtres dont la rapacité lui arrachait le prix de l’eau, du sel, de l’air même qu’il respirait, taxait la sueur de son front et réclamait le sang de ses fils. Aucune protection, aucun conseil ! Qu’est-ce que la société trouvait à lui dire ? Soumets-toi ; sois honnête ! Si tu te révoltes, je te tuerai ; si tu voles, je te jetterai en prison ! Mais si tu souffres, je n’ai rien pour toi, rien que l’aumône misérable d’une croûte de pain ; pas de consolation pour ta misère, pas de respect pour ton humanité, pas de pitié pour les douleurs de ta pauvre existence ! »
« C’est ainsi qu’il avait travaillé, souffert, et qu’il était mort. Mort à l’hôpital ! Debout, près de la fosse commune, elle pensait à cette existence de tourments, et la revoyait tout entière. Elle songeait à toutes les joies de la vie, aux droits innés des plus humbles êtres, dont ce cœur tendre avait été frustré par le crime d’une société que rien ne pouvait absoudre.
« Oui Razumov », poursuivait-elle d’une voix basse et pénétrante ; « c’est une lumière lugubre qui a frappé mon esprit, au seuil de l’enfance, et ce que j’ai maudit, ce n’était pas la rude tâche, ce n’était pas la misère auxquelles il avait été condamné, mais la profonde iniquité d’un système social qui exigeait qu’une telle tâche restât sans récompense, et une telle misère sans pitié. De ce moment là, je fus révolutionnaire. »
Razumov, qui se raidissait contre les faiblesses redoutables du mépris ou de la compassion, avait gardé une contenance impassible. La femme poursuivit, avec une nuance sincère d’amertume, la première qu’elle eut laissé percer depuis leur rencontre :
« Comme je ne pouvais m’adresser à l’Église, dont les prêtres officiels exhortaient à la résignation la pauvre vermine que j’étais, je me tournai dès que je sus me diriger, vers les sociétés secrètes. J’avais seize ans, Razumov… seize ans seulement ! Et… regardez mes cheveux blancs ! »
Il n’y avait, dans ces derniers mots, ni orgueil ni tristesse. Toute trace même d’amertume même en avait disparu.
« Il y en a beaucoup ! J’ai toujours eu des cheveux magnifiques, même au temps où je n’étais qu’un petit bout de fille. Seulement, dans ce temps-là, nous les coupions courts, et croyions faire ainsi le premier pas vers l’écrasement de l’infamie sociale. L’Écrasement de l’Infamie ! Le beau mot d’ordre ! Je voudrais le placarder sur les murs des prisons et des palais, le graver sur les rochers les plus durs, l’écrire en lettres de feu dans le ciel vide, comme un signe d’espérance et de terreur, comme un présage des temps… »
« Vous êtes éloquente, Sophia Antonovna », interrompit brusquement Razumov. « Seulement, jusqu’ici, vous semblez n’avoir écrit que sur de l’eau… »
Elle parut interdite, mais non froissée. « Qui sait ? », murmura-t-elle d’un ton significatif. « Bientôt, peut-être, verra-t-on la chose réalisée dans notre immense pays. Et alors, nous aurons assez vécu. Qu’importent les cheveux blancs ? »
Razumov regardait ces cheveux dont la blancheur, en témoignant de tant d’années d’activité inquiète, lui semblait proclamer l’indicible puissance de la révolte. Elle mettait singulièrement en relief la plénitude du visage sans rides, l’éclat du regard noir, la rectitude et la fermeté du corps, la vigueur d’une personnalité sincère et simple ; on aurait dit que cette femme avait, au cours de son pèlerinage révolutionnaire, découvert le secret d’une endurance éternelle, sinon d’une éternelle jeunesse.
Comme elle paraissait peu Russe, songeait Razumov ; sa mère devait être Juive, Arménienne…, ou le diable sait quoi… Le type révolutionnaire, est rarement conforme au type commun, se disait-il. Toute révolte est l’expression d’un vigoureux individualisme, et les révoltés de ce genre, se reconnaissaient à un mille de distance, dans n’importe quelle société, dans n’importe quel entourage. Il était étonnant que la police… »
« Nous ne nous reverrons sans doute plus, avant quelque temps. » Ces paroles vinrent interrompre la rêverie vague de Razumov. « Je pars demain. »
« Pour Zurich ? » fit avec indifférence le jeune homme, malgré le soulagement que lui causait la suppression d’un effort douloureux, comme celui d’une lutte, sinon d’une crainte positive.
« Oui, pour Zurich, et pour plus loin, beaucoup plus loin peut-être. Encore un voyage ! Quand je songe à tous mes voyages ! Le dernier viendra bien, un jour ! Allons, Razumov ! voilà une bonne et longue conversation. J’aurais certainement cherché à vous voir, si je ne vous avais pas rencontré. Pierre Ivanovitch connaît votre adresse ? Oui, je voulais la lui demander, mais les choses sont mieux ainsi. Vous voyez, nous attendons encore deux hommes, et j’ai préféré rester ici, à causer avec vous, que là haut, dans la maison avec… »
Elle jeta un regard vers la porte et s’interrompit : « Les voici », fit-elle vivement. « Eh bien, Kirylo Sidorovitch, il va falloir nous dire adieu. »
Dans son incertitude du terrain offert à ses pas, Razumov se sentit troublé. Il tourna brusquement la tête, et aperçut deux hommes de l’autre côté de la route. Décidés par le regard de Sophia Antonovna, ils traversèrent l’avenue, et franchirent, l’un derrière l’autre, la petite porte qui flanquait la loge vide. Ils regardaient l’étranger avec curiosité, mais sans méfiance, car la blouse rouge constituait, pour eux, un signe éclatant de sécurité. Le premier, grave figure blême et glabre, double menton, ventre proéminent, qu’il semblait étaler avec satisfaction sous un pardessus fortement distendu, fit un signe de tête bref, et détourna les yeux d’un air maussade. Son compagnon, qui avait un visage maigre, aux pommettes ardentes, et des moustaches rousses, de coupe militaire, sous la forte saillie d’un nez osseux, aborda au contraire Sophia Antonovna, avec des paroles de chaleureux accueil. Très forte, mais inarticulée, sa voix résonnait comme un bourdonnement sourd. La révolutionnaire faisait montre d’une cordialité paisible.
« Voici Razumov », annonça-t-elle, d’une voix claire.
L’homme maigre fit un mouvement brusque. « il va vouloir m’embrasser », pensa notre héros, avec un recul marqué de tout l’être, mais sans que ses membres, trop pesants, lui permissent de bouger. Alarme vaine, d’ailleurs : il avait affaire à une génération de conspirateurs, qui ne s’embrassent plus sur les deux joues. Il leva un bras qui lui parut en plomb, et laissa retomber sa main dans une paume largement ouverte ; chaude, osseuse, et comme brûlée par la fièvre, cette main serra la sienne avec une étreinte ferme et expressive, qui semblait dire : « Entre nous, il n’y a pas besoin de paroles. »
L’homme avait de grands yeux très ouverts, dont Razumov crut voir un sourire tempérer la tristesse.
« Voici Razumov », répéta à voix haute, Sophia Antonovna, à l’intention du gros homme, qui profilait, à quelque distance, la courbe de son ventre.
Mais rien ne bougea : l’attitude des personnages, leurs paroles, leurs mouvements et leur immobilité même, tout semblait former une scène concertée, qui aboutit à cette conclusion, lancée sur un ton hargneux et risible, par une petite voix de fausset suraigu :
« Ah oui, Razumov ! Voici des mois que l’on ne nous parle que de M. Razumov ! En ce qui me concerne, j’avoue que j’aurais préféré voir ici Haldin, au lieu de M. Razumov. »
L’insistance criarde avec laquelle il lançait le nom de « Razumov… M. Razumov », perçait les oreilles, ridicule comme le fausset d’un clown de cirque qui commence une histoire. Razumov en ressentit d’abord un étonnement, auquel fit place une indignation soudaine.
« Que signifie ceci ? » demanda-t-il d’un ton sévère.
« Laissez donc ! Sottises ! Toujours le même ! » fit Sophia Antonovna, manifestement vexée. Puis elle laissa tomber de ses lèvres, juste assez haut pour permettre à Razumov de l’entendre, le nom de « Nécator ! » Les cris aigus du gros homme paraissaient sortir d’un ballon, qu’il aurait porté sous son manteau. Sa lourde masse, ses mains pendantes et exsangues, ses grands pieds, ses énormes joues blêmes, les mèches pauvres de cheveux épars sur sa nuque grasse, fascinaient Razumov, partagé entre l’horreur et l’ironie méprisante.
Nikita, dit Nécator, nom qui prêtait de façon sinistre à l’allitération ! Razumov avait entendu parler de cet homme, comme de tant d’autres célébrités de la révolution militante, depuis qu’il avait franchi la frontière, comme de ces légendes, de ces histoires, de ces chroniques plus ou moins authentiques, auxquelles de temps à autre, un mot de demi-incrédulité donne l’essor. Oui Razumov connaissait les exploits de Nécator : on lui attribuait plus de meurtres de gendarmes et de policiers qu’à tout autre révolutionnaire vivant, et on le chargeait des exécutions.
Une feuille de papier, fixée sur la poitrine transpercée d’un espion notoire, et les lettres N. N., pseudonyme même du meurtre (ce détail pittoresque d’un crime sensationnel avait paru dans les journaux), signaient son œuvre. « Par ordre du Comité. N. N. » C’était un coin de rideau levé, pour frapper l’imagination d’un monde indifférent. On disait de lui qu’il avait fait d’innombrables voyages en Russie, Nécator des bureaucrates, des gouverneurs de provinces, des délateurs obscurs. Il vivait, entre temps, avait-on conté à Razumov, au bord du lac de Côme, avec une charmante femme, dévouée à la cause, et deux jeunes enfants. Mais comment cet être, si grotesque que les chiens aboyaient à ses trousses, pouvait-il vaquer à ses missions de mort, et passer à travers les filets de la police ?
« Quoi donc ? quoi donc ? » grinçait la voix. Je ne suis que sincère. Tout le monde sait bien que c’est l’autre qui était l’esprit dirigeant. Alors, des deux, il aurait été préférable de le voir épargné, lui : préférable et plus avantageux. Je ne suis pas un sentimental. Je dis ce que je pense… c’est assez naturel ! »
Aiguës, aigres, grinçantes, ses paroles sortaient sans un geste, sans un mouvement, avec l’acrimonie atroce et burlesque de la jalousie professionnelle : cet homme, dont le surnom n’était qu’un « à peu près » sinistre, cet exécuteur des verdicts révolutionnaires, ce terrifiant N. N., ressentait l’exaspération d’un ténor à la mode, devant l’attention accordée à l’exploit d’un amateur obscur. Sophia Antonovna haussa les épaules, tandis que le camarade à la martiale moustache rousse se précipitait vers Razumov avec des accents conciliants, de sa grosse voix bourdonnante :
« Que le diable l’emporte ! Et ici encore, dans un lieu quasi-public. Mais vous voyez vous-même ce dont il s’agit : sortie fantastique et absolument sans importance ! »
« Ne vous tourmentez pas, je vous en prie », cria Razumov, avec un long éclat de rire. « Cela n’en vaut pas la peine. »
L’autre, un instant interdit, le regardait, les pommettes brûlant d’une rougeur fiévreuse. Puis il éclata de rire à son tour. Mais Razumov, dont l’hilarité céda tout à coup, fit un pas en avant, et, d’une voix claire et incisive, malgré le tremblement des jambes qu’il pouvait à peine réprimer :
« Cela suffit ! » commença-t-il. « J’en ai assez ! Je ne permettrai à personne… Je vois très bien où tendent toutes vos allusions… Faites vos enquêtes ; cherchez. Je vous mets au défi ; mais je ne veux pas vous servir de jouet ! »
Il avait déjà prononcé de semblables paroles, arrachées par d’autres suspicions. C’était un cercle infernal qui ramenait dans sa bouche cette protestation, comme une nécessité fatale de son existence. Rien n’y pouvait faire cependant : il serait toujours le jouet de quelqu’un. La vie, heureusement, n’est pas éternelle.
« Non, je ne supporterai pas cela ! » cria-t-il, en frappant du poing dans la paume de sa main gauche.
« Kirylo Sidorovitch !… qu’est-ce qui vous prend ? » La révolutionnaire intervint avec autorité. Les trois personnages regardaient maintenant le jeune homme ; le tueur d’espions et de gendarmes s’était tourné vers lui, et présentait en face son ventre énorme, comme un bouclier.
« Ne criez pas ; il y a des gens qui passent ! », fit Sophia Antonovna, qui redoutait une explosion nouvelle. Un vapeur venu de Monrepos, avait accosté au débarcadère situé en face de la porte, sans qu’aucun des quatre interlocuteurs eût entendu son sifflet enroué, ou le battement de son hélice. Un petit groupe de voyageurs de la localité en étaient descendus, pour se disperser dans diverses directions. L’un d’eux, touriste précoce, que désignaient à l’attention des culottes courtes et un étui à lorgnettes en cuir fauve flambant neuf, s’attarda un instant ; il flairait quelque chose d’anormal dans le groupe de ces quatre personnes, réunies près de la grille d’un parc retourné à l’état sauvage, et d’un domaine en apparence inhabité. Ah ! s’il avait pu deviner ce que lui avait fait rencontrer le hasard d’une banale promenade ! Mais en homme bien élevé, il détourna les yeux, et s’éloigna sur l’avenue, à petits pas, en quête d’un tramway.
D’un geste, Sophia Antonovna avait congédié les deux hommes : « Laissez-moi faire ! » Le bourdonnement de la voix inarticulée s’atténuait peu à peu, et les cris aigres : « Eh bien ?… eh puis ? »… prenaient dans le lointain un son de jouet grinçant. Ils laissaient Razumov à la révolutionnaire, dont ils avaient éprouvé, en tant de circonstances, la sûre expérience. Ses yeux se fixèrent tout de suite sur le jeune homme, comme pour pénétrer la raison profonde de son explosion de colère. Cette sortie devait avoir un sens. Il n’y a pas de révolutionnaire né. La vocation se manifeste de façon troublante, brutale comme un appel soudain, entraînant tout un cortège de doutes poignants, de violences, de revendications, et suscitant un état instable de l’esprit, jusqu’au jour où l’ardeur farouche d’une conviction parfaite amène l’apaisement final. La révolutionnaire avait connu, ou parfois seulement deviné, chez des séries de jeunes gens ou de jeunes femmes, des crises émotionnelles de ce genre. Mais ce Razumov lui faisait l’effet d’un égoïste quinteux… À vrai dire, il représentait un type spécial, unique même. Jamais elle n’avait rencontré personnalité qui l’intéressât et l’intriguât autant.
« Prenez garde, Razumov, mon bon ami. Si vous continuez comme cela, vous deviendrez fou. Plein de colère contre tout le monde, et d’amertume contre vous-même, vous vous acharnez à chercher des sujets de torture. »
« C’est intolérable », fit Razumov, d’une voix haletante. « Vous admettrez qu’une telle attitude ne peut me laisser d’illusions… ; tout cela n’est pas clair… ou plutôt… seulement trop clair… »
Il fit un geste de désespoir. Ce n’était pas le courage qui lui manquait. Les relents suffocants du mensonge l’avaient pris à la gorge et l’étouffaient, la pensée d’avoir à lutter éternellement dans cette atmosphère empoisonnée, sans l’espoir de puiser jamais la moindre force nouvelle dans une bouffée d’air pur.
« Un verre d’eau fraîche, voilà ce dont vous avez besoin. » Et Sophia Antonovna jeta un coup d’œil vers la maison, par-dessus le parc, mais elle secoua la tête, et reporta son regard, à travers les barreaux de la grille sur la placidité du lac débordant. Avec un haussement d’épaule à demi-ironique, elle devait renoncer, en face de cette abondance, au remède proposé.
« C’est vous, ma chère âme, qui foncez tête baissée, contre des ombres vaines. Qu’est-ce qui vous tourmente ? Un remords, peut-être ? C’est absurde ! Vous ne pouviez pas aller vous livrer, parce que l’on avait arrêté votre camarade. »
Elle s’étendait en remontrances très sages. Il n’avait pas eu à se plaindre de sa réception. On discutait toujours, plus ou moins les nouveaux venus ; on voulait les bien connaître, avant de les agréer. On n’avait jamais, à sa connaissance, témoigné du premier coup autant de confiance à nul autre qu’à lui. Bientôt, très tôt, plus tôt peut-être qu’il ne le croyait, on mettait à l’épreuve son dévouement à la cause, à la cause sacrée qui poursuivait l’écrasement de l’Infamie.
Razumov écoutait tranquillement. « Peut-être cherche-t-elle à endormir mes soupçons », se disait-il. « Pourtant, il est certain que ces gens-là, pour la plupart, sont des imbéciles. « Il fit deux pas de côté, et, croisant les bras sur sa poitrine, s’adossa à l’un des piliers de pierre de la grille.
« Quant à ce qui reste obscur dans le sort de ce pauvre Haldin, poursuivit Sophia Antonovna, en détaillant lentement ses paroles, qui tombaient une à une sur Razumov, comme des gouttes de plomb fondu, « personne n’a jamais insinué que vous vous soyez, par crainte ou négligence, conduit de façon répréhensible. D’ailleurs, je viens d’avoir à ce sujet certaines informations… »
Razumov ne put s’empêcher de lever les yeux, et Sophia Antonovna hocha légèrement la tête.
« Oui ! Vous vous souvenez de cette lettre de Pétersbourg, dont je vous parlais tout à l’heure ? »
« La lettre ? Parfaitement. La lettre d’un touche-à-tout quelconque, qui relate mes faits et gestes d’un certain jour. C’est assez écœurant, et notre police doit être fort édifiée, en ouvrant des lettres aussi intéressantes… et aussi oiseuses. »
« Oh, mon Dieu non ! La police ne met pas, aussi facilement que vous le croyez, la main sur notre correspondance. La lettre en question n’a quitté Pétersbourg qu’après la débâcle des glaces. Elle est partie par la Neva, sur le premier bateau anglais du printemps. Il y a à bord un chauffeur… l’un des nôtres. Elle m’est arrivée par Hull… »
La fixité du regard morne de Razumov parut la surprendre ; elle s’arrêta, un instant, puis reprit, beaucoup plus vite :
« Il y a là de nos amis qui… Mais peu importe. Mon correspondant nous fait part d’un incident qu’il croit lié à l’arrestation de Haldin, et que j’allais vous conter quand ces deux hommes sont arrivés. »
« Incident aussi », grommela Razumov, « incident de la plus charmante espèce… pour moi ! »
« Laissez donc cela ! » cria Sophia Antonovna. « Est-ce qu’on se soucie des aboiements de Nikita ? Il n’est pas méchant, au fond ! Écoutez ce que j’ai à vous dire ; vous pourrez peut-être jeter un peu de lumière sur les faits. Il y avait, à Pétersbourg, une sorte de demi-paysan, un propriétaire de chevaux, venu en ville depuis bien des années, pour servir de cocher à l’un de ses parents ; il avait fini par louer une ou deux voitures.
Elle aurait pu s’épargner le léger effort de son geste. « Attendez ! » Razumov ne songeait pas à l’interrompre ; il n’aurait pas pu, même au prix de sa vie, proférer une parole. La contraction des muscles de son visage avait été involontaire, simple mouvement de surface, qui ne modifiait en rien son attitude d’attention maussade.
« Ce n’était, paraît-il, pas tout à fait un homme de sa classe », poursuivit-elle. « Mon informateur a causé avec plusieurs des gens de la maison, vous savez, une de ces énormes maisons de honte et de misère !… »
Sophia Antonovna n’avait pas besoin d’insister sur l’aspect de cette maison. Derrière elle, Razumov voyait clairement se dresser la masse sombre d’une bâtisse, estompée par les flocons de neige, et la lueur des fenêtres du restaurant, tapies en longue file graisseuse, au ras du sol. L’ombre de cette nuit le poursuivait, et il la défiait, avec rage et lassitude.
« Haldin vous avait-il, par hasard, jamais parlé de cette maison ? » demanda anxieusement Sophia Antonovna.
« Oui ! » En faisant cet aveu, Razumov se demandait s’il tombait dans un piège. Mais c’était pour lui une telle humiliation de mentir à ces gens-là, qu’il n’aurait probablement pas pu dire non. « Il m’avait parlé un jour », poursuivit-il, en simulant un effort de mémoire, « d’une maison de ce genre. Il allait y visiter des ouvriers ! »
« C’est bien cela ! »
Sophia Antonovna triomphait. Son correspondant avait découvert la chose par hasard, en écoutant bavarder des gens de la maison, dont un ouvrier avec lequel il s’était lié, occupait une chambre. Ils avaient donné le signalement exact de Haldin, qui apportait à leur misère des paroles de consolation et d’espoir. Il venait irrégulièrement, mais très souvent, et passait de temps à autre une nuit dans cette demeure, où il couchait, selon eux, dans une écurie ouverte sur la cour intérieure.
« Notez cela, Razumov ! Dans une écurie. »
Razumov avait écouté avec une attention passionnée, mais à demi-ironique.
« Oui, dans la paille. C’était probablement, de toute la maison, l’endroit le plus propre. »
« Sans doute », acquiesça la femme avec le froncement marqué des sourcils qui semblait, de sinistre façon, rapprocher ses yeux noirs. « Il n’y a pas de bête qui puisse supporter la crasse et la misère, où tant d’êtres humains sont condamnés à souffrir en Russie. Le point le plus intéressant établi par mon correspondant, c’est la connaissance familière de Haldin et du paysan aux chevaux, individu insouciant, indépendant et libre, qui n’était guère aimé des autres habitants de la maison. On le soupçonnait d’avoir fait partie d’une bande de cambrioleurs, dont certains avaient été arrêtés. Il ne les conduisait pourtant pas à ce moment-là, mais on l’accusait sous main d’avoir donné des renseignements à la police, et… »
La femme s’interrompit tout à coup.
« Et vous ? Avez-vous jamais entendu votre ami parler d’un certain Ziemianitch ? »
Razumov attendait ce nom, et s’était préparé à la question.
« Quand on me parlera de lui, j’avouerai », s’était-il dit. Mais il prit son temps.
« Oui, je crois bien ! » fit-il à voix basse. « Ziemianitch, un paysan qui possédait un attelage de chevaux ! Oui… Une fois… Ziemianitch ! Certainement ! Ziemianitch, l’homme aux chevaux ! Comment ce nom avait-il pu sortir de ma mémoire ?… C’est au cours d’une de nos dernières conversations… »
« Ce qui veut dire… », interrompit Sophia Antonovna, l’air très grave, « ce qui veut dire, Razumov, que c’était peu avant… hein ?… »
« Avant quoi ? » s’écria Razumov, en s’avançant vers la femme, qui parut surprise, mais ne recula point. « Avant… Oh naturellement, c’était avant ! Comment aurait-ce pu être après ?… Quelques heures avant, seulement. »
« Et il en parlait avec estime ? »
« Avec enthousiasme ! Les chevaux de Ziemianitch ! L’âme libre de Ziemianitch ! »
Razumov éprouvait une joie sauvage à proférer, à voix haute, ce nom qu’il n’avait encore jamais laissé sortir de ses lèvres. Et il fixait son regard ardent sur la femme, dont l’expression d’attention passionnée le rappela à lui-même.
« Le regretté Haldin », fit-il, en se contenant, et en baissant les yeux, était porté à s’éprendre de certaines gens, sur… sur ce que j’appellerai des données insuffisantes. »
« C’est bien cela ! » fit Sophia Antonovna, en frappant des mains. « Voilà qui, pour moi, est décisif. Les soupçons de mon correspondant ont été éveillés… »
« Ah ! Votre correspondant ! » fit Razumov, sur un ton d’ironie à peine dissimulée. « Quels soupçons ? Éveillés par qui ? Par ce Ziemianitch ? Un ivrogne sans doute, un bavard, un hâbleur… »
« Vous parlez comme si vous l’aviez connu ? »
Razumov leva les yeux.
« Non, mais je connaissais Haldin ! »
Sophia Antonovna baissa gravement la tête.
« Je comprends !… Toutes vos paroles confirment pour moi les soupçons dont me fait part, cette lettre si intéressante. On a trouvé un matin ce Ziemianitch mort… pendu à un crochet de son écurie… »
Razumov éprouva une émotion profonde, qu’il laissa paraître, et Sophia Antonovna observa vivement :
« Ah ! Vous commencez à voir !… »
Il ne voyait que trop ! À la lueur d’une lanterne, projetant des rayons d’ombre dans une écurie souterraine, un corps pendait contre la muraille, vêtu d’une touloupe en peau de mouton et de longues bottes. Un capuchon, aux pointes rabattues sur les yeux, cachait le visage. « Mais cela ne m’intéresse pas », pensait-il, « cela ne peut en rien modifier ma situation. Il n’a jamais su qui l’avait rossé. Il ne pouvait pas le savoir. » Razumov regrettait pourtant la fin tragique du vieil amant de la bouteille et des femmes.
« Oui », murmura-t-il. « Il y en a qui finissent ainsi. Quelle est votre impression, Sophia Antonovna ? »
La révolutionnaire avait en réalité, adopté tout simplement l’idée de son correspondant, qu’elle résuma d’un seul mot : « le Remords ! »
Razumov ouvrit des yeux très grands.
L’informateur de Sophia Antonovna, en écoutant des conversations, et en tenant compte d’éléments divers, avait réussi à côtoyer la vérité de très près, et à découvrir les relations d’Haldin et de Ziemianitch.
« C’est moi qui puis vous dire ce dont vous n’étiez pas certain : votre ami avait conçu un plan de fuite, ou comptait, du moins, sortir de Pétersbourg après l’attentat. Peut-être n’avait-il pas d’autre dessein, et voulait-il, pour le reste, s’en remettre à la chance. Les chevaux de cet individu jouaient un rôle dans son projet. »
« Ils sont arrivés à deviner la vérité », s’étonnait Razumov tout en hochant la tête d’un air sagace. « Oui, c’est possible, très possible ! »
Mais la révolutionnaire était persuadée de ce qu’elle avançait. D’abord, on avait surpris entre Haldin et Ziemianitch, un fragment de conversation où il était question de chevaux. Puis les soupçons des habitants de la maison s’étaient éveillés en ne voyant plus revenir leur « jeune Monsieur » (ils ne connaissaient pas Haldin par son nom). Certains d’entre eux accusaient Ziemianitch de connaître les raisons de cette absence, ce dont il se défendait avec exaspération, mais le fait est que depuis la disparition de Haldin, il n’était plus le même : il avait maigri et s’était assombri. Enfin, pendant une querelle avec une femme qu’il courtisait, querelle où presque tous les habitants de la maison semblaient avoir pris part, son principal adversaire, un colporteur taillé en hercule, l’avait ouvertement accusé d’être un délateur et d’avoir mené « notre jeune Monsieur » en Sibérie, comme il l’avait fait pour les cambrioleurs. Ces paroles avaient soulevé une rixe, et l’on avait jeté Ziemianitch en bas des escaliers.
Sophia Antonovna tirait ses conclusions de l’histoire, et accusait Ziemianitch. Il avait pu, dans un bavardage d’ivrogne, faisant allusion à quelque course précise, avoir été entendu par un espion des cabarets de bas étage, peut-être même du restaurant de sa maison. Ou bien, peut-être s’agissait-il d’une véritable dénonciation, suivie de remords. Un homme de ce genre était capable de tout. On en parlait comme d’un vieil étourdi. Et s’il avait, une fois, eu maille à partir avec la police à propos de l’affaire des cambrioleurs,… ce qui paraissait acquis, malgré ses dénégations… il devait être resté en relations avec quelque mouchard, toujours à l’affût des moindres bruits. Peut-être n’avait-on d’abord tenu aucun compte de ses racontars, jusqu’au jour où le misérable de P. avait été traité selon ses mérites. Ah ! mais alors, on s’était accroché à la plus petite piste, à la moindre information, et la devait fatalement mettre la main sur Haldin.
Sophia Antonovna étendit le bras : « Fatalement ! »
La Fatalité !… la Chance !… En proie à un étonnement silencieux, Razumov méditait sur la singulière vraisemblance de telles déductions, si manifestement à son avantage.
« Il est juste que nous fassions part à tous nos amis de ces conclusions », reprit Sophia Antonovna, d’un ton calme et décidé. Elle avait reçu la lettre depuis trois jours, mais n’avait pas écrit tout de suite à Pierre Ivanovitch, sachant devoir, en une occasion prochaine, rencontrer plusieurs militants réunis pour discuter un projet d’importance.
« J’ai pensé donner plus de poids à mes paroles, en produisant la lettre même, que j’ai maintenant dans la poche. Vous pouvez deviner combien j’ai été heureuse de vous rencontrer. »
« Elle ne m’offrira pas de me montrer la lettre », se disait Razumov. « Certainement non ! M’a-t-elle dit seulement tout ce qu’a découvert son correspondant ? » Malgré son grand désir de voir cette lettre, il sentait qu’il n’en devait pas parler.
« Mais dites-moi, je vous en prie. S’agissait-il donc là d’une sorte d’enquête ? »
« Non, non ! » protesta-t-elle. « Vous voilà encore avec cette sensibilité, qui vous rend stupide. Il n’y avait, comprenez-le, aucune piste à suivre pour une enquête, même si l’on y avait songé. La nuit totale ! C’est la raison qui incitait certaines gens à vous accueillir avec prudence. Le hasard a tout fait, hasard singulier qui a mis mon informateur en rapports avec un ouvrier fourreur intelligent, habitant de cette maison de misère. C’est une coïncidence merveilleuse. »
« Une personne pieuse », insinua Razumov avec un pâle sourire, prétendrait y voir la main de Dieu. »
« C’est ainsi qu’aurait parlé mon pauvre père ! » répondit gravement Sophia Antonovna en baissant les yeux. « Son Dieu ne l’a jamais aidé pourtant ! Il y a longtemps que Dieu ne fait plus rien pour le peuple ! En tout cas, la chose est arrangée. »
« Tout ceci serait concluant », fit Razumov, avec un accent d’impartialité réfléchie, « si l’on avait la certitude que le « jeune Monsieur » de ces gens-là, fût bien Victor Haldin. Mais avez-vous cette certitude ? »
« Oui, il n’y a pas d’erreur possible. Mon correspondant connaissait Haldin de vue, aussi bien que vous-même », affirma la femme d’un ton péremptoire.
« C’est l’homme au nez rouge, sans aucun doute », se dit Razumov, avec un renouveau d’inquiétude. Sa propre visite dans cette maudite maison avait-elle passé inaperçue ? C’était à la rigueur possible, mais bien improbable. Une telle démarche devait fournir un aliment précieux aux potins populaires, que ce grand touche-à-tout avait été ramasser. Pourtant la lettre ne paraissait y faire aucune allusion. À moins que la révolutionnaire n’en eût pas parlé encore. Mais pourquoi ? Si le fait avait réellement échappé à la curiosité de ce démocrate famélique, si diaboliquement doué pour reconnaître les gens d’après une description, ce ne pouvait être qu’un répit temporaire. Il en serait bientôt avisé, se hâterait d’écrire une autre lettre… et alors !…
Toute sa haineuse insouciance, renforcée d’aigreurs et de dédains, n’empêchait pas Razumov de trembler intérieurement. Elle le mettait à l’abri des craintes vulgaires, mais ne le défendait pas contre le dégoût que lui inspirait la surveillance de ces gens-là. C’était une sorte de terreur superstitieuse. Depuis qu’il sentait sa situation consolidée par leur folle erreur sur le compte de Ziemianitch, il éprouvait un intense besoin de sécurité totale ; il aurait voulu pouvoir s’abstenir de mensonges honteux, et passer parmi eux comme l’ombre même de leurs crimes et de leur folie, silencieux, attentif, impénétrable. Pouvait-il, dès maintenant, compter sur cette situation avantageuse ? Allait-il la connaître bientôt, ou n’en jouirait-il jamais ».
« Eh bien, Sophia Antonovna », fit-il sur un ton d’approbation réservée, où perçait une certaine sincérité, car il répugnait à la quitter, sans connaître le fond de sa pensée, et sans poser la question redoutable ; « eh bien, Sophia Antonovna, s’il en est ainsi… »
« L’homme s’est fait justice à lui-même », observa-t-elle, comme si elle avait pensé tout haut.
« Quoi ? Ah oui ! le Remords ! » murmura Razumov avec un accent équivoque de mépris.
« Ne vous faites pas méchant, Kirylo Sidorovitch, parce que vous avez perdu un ami ! » Il n’y avait plus aucune nuance de douceur dans la voix de Sophia Antonovna, mais l’éclat noir de ses yeux semblait, pour un instant, ne plus contempler de visions vengeresses. « C’était un homme du peuple. L’âme des Russes simples n’est jamais tout à fait endurcie. C’est quelque chose de sentir cela. »
« Quelque chose de consolant ? » insinua Razumov sur un ton interrogateur.
« Cessez de railler », répliqua-t-elle violemment. « Souvenez-vous, Razumov, que les femmes, les enfants et les révolutionnaires exècrent l’ironie, négation de tous les instincts généreux, de toute foi, de tout dévouement, de toute action ! Ne raillez pas… Cessez de… Je ne sais pas comment cela se fait, mais il y a des moments où vous m’êtes odieux… »
Elle détourna les yeux. Un silence apaisé tomba, et se prolongea quelques instants, comme si toute l’électricité de la situation s’était dégagée, dans cet éclair de passion. Razumov n’avait pas bronché. Tout à coup elle posa le bout de ses doigts sur le bras du jeune homme :
« Ne faites pas attention. »
« Que m’importe ? » répondit-il, d’un ton très calme.
Il était fier de songer qu’elle ne pouvait rien lire sur son visage. Il se sentait vraiment adouci, apaisé, soulagé, ne fût-ce que pour un moment, d’une oppression obscure. Et tout à coup, il se demanda : « Pourquoi, diable, suis-je allé dans cette maison ? C’était une ineptie ! »
Il éprouva, à nouveau, un dégoût profond. Sophia Antonovna s’attardait, bavardant sur un ton amical, avec des intentions manifestement conciliantes. Elle parlait toujours de la fameuse lettre, et des divers détails minutieusement fournis par son informateur, qui n’avait jamais vu Ziemianitch. On avait enterré la « victime du remords » plusieurs semaines avant qu’il n’eût commencé à fréquenter dans la maison. Cette maison était une pépinière de bons éléments révolutionnaires. En passant sur ce repaire de la noire misère, l’esprit de l’héroïque Haldin y avait apporté une promesse de rédemption universelle, d’allègement de toutes les souffrances qui accablent l’humanité. Razumov écoutait sans entendre, rongé par son désir nouveau de totale sécurité, et par son espoir d’échapper aux mensonges dégradants qui lui paraissaient à certains moments, impossibles à proférer.
Non, il ne pouvait aiguiller la conversation vers le point qu’il désirait tant élucider ; c’était impossible. Il regrettait de n’avoir pas forgé, à l’usage des réfugiés, une histoire plausible qui lui aurait permis d’avouer sa fatale visite dans la maison. Mais, en quittant la Russie, il ignorait que Ziemianitch se fût pendu. Et comment prévoir d’ailleurs que « l’informateur » de cette femme dût tomber précisément sur ce bouge-là, ce bouge-là entre tous les bouges, qui attendaient de la révolution sociale leur destruction par la flamme purificatrice ? Qui aurait pu le prévoir ? Personne ! « C’est une prodigieuse, une diabolique surprise ! » songeait Razumov, avec le visage calme d’une supériorité impénétrable ; il faisait, avec froideur des gestes d’assentiment, approuvait d’un « Oui, certainement », les remarques de Sophia Antonovna sur la psychologie du peuple, et ressentait un désir frénétique de lui fouiller la gorge avec les doigts, pour en arracher un aveu quelconque.
Puis, au dernier moment, comme ils allaient se séparer et qu’il se sentait déjà détendu, il entendit Sophia Antonovna faire allusion au sujet de son inquiétude. Il n’aurait guère su dire comment la chose se produisit, car son esprit, en cet instant précis, était bien loin : ce fut sans doute une suite des regrets exprimés par Sophia Antonovna sur l’absurde illogisme du peuple. Ce Ziemianitch, par exemple, bien que notoirement irréligieux, ne s’en était pas moins imaginé, pendant les dernières semaines de sa vie, avoir été battu par le diable.
« Par le diable ? » répéta Razumov, comme s’il avait mal entendu.
« Le diable lui-même ; le diable en personne ! Je conçois votre étonnement, Kirylo Sidorovitch. Le soir même de l’arrestation du pauvre Haldin, un inconnu, venu de bonne heure, avait donné une effroyable raclée à Ziemianitch, qu’il avait trouvé ivre-mort dans son écurie. Le corps du malheureux ne formait plus qu’une meurtrissure, dont il se plaignait aux gens de la maison.
« Mais vous, Sophia Antonovna, vous ne croyez pas à la visite du diable en personne ? »
« Et vous ? » riposta-t-elle sèchement, en continuant entre ses dents : « Non certes ! mais il y a ici-bas bien des hommes qui s’entendent mieux que des diables à faire un enfer de cette terre ! »
Razumov la regardait, contemplait le corps vigoureux, les cheveux blancs, le pli profond qui séparait les sourcils minces, et le regard noir perdu dans le vague. Évidemment, si son attitude n’était pas le comble de la duplicité, elle ne faisait pas grand cas de cette histoire. « Un jeune homme brun », expliquait-elle, « que l’on n’avait encore jamais vu, et qui n’était jamais revenu. Pourquoi souriez-vous, Razumov ? »
« Je m’étonne que le diable soit resté jeune, après tant de siècles », répondit-il, posément. « Mais qui donc a pu le décrire, puisque la victime, à vous entendre, était ivre-morte, à ce moment précis ? »
« Oh, c’est le gargotier. Un jeune homme arrogant, au teint basané, vêtu d’un manteau d’étudiant, était entré à la hâte, avait demandé Ziemianitch, l’avait rossé avec rage, et s’était éloigné au galop, laissant le tenancier paralysé de stupeur. »
« Et lui ? croit-il aussi que ce fût le diable ? »
« Je ne saurais vous le dire. Il se montre, paraît-il, très réservé sur ce sujet. Ces marchands d’alcool sont en général de parfaits coquins, et m’est avis qu’il en doit savoir plus que quiconque. »
« Eh bien, et vous, Sophia Antonovna ? » s’enquit Razumov, d’un ton de profond intérêt ; « quelle est votre conclusion ; la vôtre, et celle de votre correspondant, qui se trouve sur les lieux ? »
« Je suis d’accord avec lui : il devait s’agir d’un limier de police déguisé. Comment trouver un autre individu pour battre aussi cruellement un homme sans défense ? On peut admettre d’ailleurs, que, suivant ce jour-là toutes les pistes, anciennes ou nouvelles, la police ait jugé utile d’avoir Ziemianitch sous la main, pour un supplément d’enquête, pour une identification, que sais-je ? Un misérable mouchard envoyé à sa recherche, et furieux de le trouver dans un tel état, lui brisa sur les côtes une fourche d’écurie. Plus tard, une fois le filet serré sur le gros gibier, on ne s’est plus soucié du paysan. »
Telles furent les dernières paroles de la révolutionnaire. Au cours de cette conversation, elle s’était fort approchée de la vérité, pour s’en éloigner encore, et suivre la vraisemblance des pensées et des conclusions ; elle obéissait en cela à l’invincible nature de l’erreur humaine, simple regard jeté dans les profondeurs extrêmes de l’illusion personnelle. Razumov lui serra la main, quitta le parc, traversa la route, et gagna l’embarcadère du bateau, pour se pencher au-dessus du garde-fou.
Il se sentait l’esprit en paix, pour la première fois depuis bien des jours, depuis cette nuit… la nuit !… Sa conversation avec Sophia Antonovna lui avait donné la vision très nette d’un péril, au moment même où ce péril s’évanouissait. « J’aurais dû prévoir les doutes qui surgiraient dans l’esprit de ces gens-là », pensait-il. Puis son attention fut captivée par une pierre, dont il distinguait nettement, au fond du lac, la forme particulière, et il se mit à supputer la profondeur de l’eau à cet endroit. Mais bientôt, il reprit le cours de ses pensées, avec un sursaut de surprise, devant cette preuve singulière d’une indifférence intempestive. « J’aurais dû, d’emblée, leur débiter des mensonges très détaillés, » se disait-il, mais le dégoût mortel que lui inspirait cette seule idée, suspendit pendant un temps appréciable, le cours de sa rêverie. « Heureusement, tout cela est arrangé, maintenant », réfléchit-il, après un instant, puis il reprit à mi-voix, avec un rire bref : « Grâce au diable ! »
Sa pensée vagabonde s’attacha ensuite à la fin de Ziemianitch. L’interprétation de Sophia Antonovna, sans l’amuser précisément, ne laissait pas, pourtant, de lui paraître piquante. Il s’avouait qu’il n’aurait pas su, en eût-il été informé avant son départ de Russie, faire aussi bien servir ce suicide à ses desseins. Il devait à l’homme au nez rouge une obligation infinie pour sa patience et son ingéniosité. « Merveilleux psychologue, évidemment », se dit-il avec ironie. Le Remords ! c’était la meilleure démonstration de l’aveuglement des vrais conspirateurs, de la subtilité stupide de ces gens obsédés par une idée fixe. « Il s’agissait d’un drame d’amour, et non pas de conscience », ricanait Razumov. Une femme à qui le vieux faisait la cour ! Un colporteur vigoureux, un rival évidemment, l’avait jeté au bas des escaliers… Et à soixante ans, pour l’éternel amoureux, c’était une humiliation difficile à digérer ! Ce n’était pas un féministe de la même trempe que Pierre Ivanovitch. La consolation même de la bouteille pouvait se montrer insuffisante, dans cette crise suprême. À cet âge, le nœud coulant restait le seul remède à une inextinguible passion. D’ailleurs l’exaspération sauvage soulevée en lui par le mépris et les calomnies de la maison, et l’affolante impossibilité d’expliquer sa rossée mystérieuse, devaient ajouter à l’amertume de son chagrin. « Le diable, tiens ! » s’écria Razumov, avec vivacité, comme s’il venait de faire une découverte intéressante. « Ziemianitch a fini par sombrer dans le mysticisme ! Il y a tant de vraies âmes russes qui finissent ainsi ! C’est bien caractéristique ! » Il éprouvait de la pitié pour Ziemianitch, pitié banale et impersonnelle, pitié que l’on peut ressentir pour une multitude inconsciente, pour une masse populaire contemplée de très haut, pour un peuple de fourmis rampant sur le chemin de la destinée. Il lui semblait que Ziemianitch n’aurait pu agir autrement. Et l’assurance méprisante de Sophia Antonovna, son idée d’un « limier de police » était, à sa façon, bien caractéristique aussi de la Russie. Mais ici, il ne s’agissait plus de tragédies : c’était la comédie des quiproquos. On aurait dit que le diable lui-même, était venu se jouer d’eux tour à tour, de Razumov d’abord, puis de Ziemianitch, et enfin de ces révolutionnaires. C’était bien en effet un jeu diabolique… Le jeune homme interrompit le cours de son monologue intérieur, pour se railler lui-même : « Tiens ! voici que je tombe, moi aussi, dans le mysticisme ! »
Il se sentait l’esprit plus libre que jamais. Il se retourna, pour s’adosser commodément à la barrière. « Tout cela », poursuivait-il en lui-même, « s’arrange de merveilleuse façon. L’incertitude du sort de mon prétendu collègue, ne ternit plus la gloire de l’exploit que l’on m’attribue. On en rend responsable le mystique Ziemianitch. J’ai été servi par une chance incroyable. Plus besoin de mensonges. Je n’aurai qu’à écouter, et qu’à empêcher mon mépris de l’emporter sur ma prudence. »
Il soupira, croisa les bras, laissa son menton tomber sur sa poitrine, et resta longtemps immobile ; puis tout à coup il se redressa, en sentant qu’il avait ce jour là une importante besogne à accomplir. Il ne put se rappeler tout de suite de quoi il s’agissait, mais ne fit aucun effort de mémoire, avec la confuse certitude de s’en souvenir bientôt.
À peine avait-il fait, vers la ville, une centaine de pas qu’il ralentit le pas et resta presque sur place en apercevant un homme qui venait dans sa direction. C’était, sous les plis d’un manteau drapé, et sous les larges bords du chapeau mou, une apparition pittoresque, que l’on aurait cru voir par le gros bout d’une lorgnette. Il était impossible à Razumov d’éviter le petit homme, car nul chemin ne s’offrait à la retraite.
« Encore un qui se rend à cette assemblée mystérieuse », pensa-t-il. Sa conjecture était fondée, mais à l’inverse des autres révolutionnaires, venus de loin, celui-là, il le connaissait. Il espérait néanmoins passer avec un simple salut, mais il ne put refuser la petite main maigre au poignet velu et aux jointures saillantes qu’on lui tendait avec un geste amical. Elle sortait du manteau drapé à l’espagnole, un pan jeté sur l’épaule, porté malgré la chaleur relative du jour.
« Et comment va Herr Razumov ? » Ces mots prononcés en allemand, n’étaient que plus odieux à l’objet du salut cordial. Vu de près, le personnage faisait l’effet d’un homme en miniature, avec son front haut, découvert par le chapeau momentanément levé, et la grande barbe poivre et sel déployée sur une poitrine bien proportionnée. Son nez fin et hardi surplombait une bouche mince, cachée dans la masse d’une moustache soyeuse. Ses traits accentués, ses membres vigoureux, malgré leurs dimensions réduites, donnaient une impression de délicatesse, sans le moindre signe de débilité. Seuls, les yeux, bruns et taillés en amande étaient trop grands, et l’excès du travail sous la lampe les avait injectés de sang. L’obscure célébrité du petit homme était bien connue de Razumov. Polyglotte, d’origine inconnue et de nationalité mal définie, anarchiste au tempérament pédant et forcené, à la stupéfiante capacité pour les invectives enflammées, il constituait une puissance d’arrière-plan, ce pamphlétaire violent, qui réclamait à grands cris la justice révolutionnaire, ce Julius Lespara, éditeur du Monde Vivant, confident des conspirateurs, auteur d’articles et de manifestes sanguinaires, soupçonné d’être au courant de tous les complots. Lespara vivait au cœur de la vieille ville, dans une maison étroite et sombre, qui lui avait été offerte par un bourgeois naïf, admirateur de son éloquence humanitaire. Près de lui habitaient ses deux filles, qui le dominaient de la tête et des épaules, et un garçon maigriot de six ans, au teint de papier mâché, qui traînait dans les pièces obscures ses combinaisons de coton bleu et ses lourdes bottines. Était-ce l’enfant de l’une des deux filles, ou n’appartenait-il à aucune, nul n’aurait pu le dire. Julius Lespara savait sans doute laquelle de ces dames, après une disparition fortuite de quelques années, était tranquillement revenue chez lui, en possession de ce rejeton, mais avec une admirable pédanterie, il s’était abstenu d’exiger d’elle aucun détail, aucun, pas même le nom du père, parce que la maternité doit être une fonction anarchiste. Razumov avait été reçu deux fois dans l’appartement aux pièces sombres situé au dernier étage de la maison ; les carreaux des fenêtres étaient poussiéreux ; il y avait sur le sol une véritable litière de balayures ; des verres de thé, à demi pleins, restaient oubliés sur les tables ; les deux filles de Lespara rôdaient silencieuses et énigmatiques, les yeux lourds de sommeil, sans corset, prenant, avec le désordre de leurs vêtements froissés et leur manque de tenue, l’aspect de vieilles poupées ; le grand, mais obscur Julius, les pieds enroulés autour d’un tabouret à trois pieds, se montrait toujours prêt à accueillir les visiteurs. La plume aussitôt posée, il pivotait pour montrer son front singulièrement haut et sa grande barbe austère. En dégringolant de son tabouret, il paraissait descendre des hauteurs de l’Olympe. Sa petite taille devenait plus frappante à côté de ses filles, des meubles, de tout visiteur de stature normale. Mais il quittait rarement son siège, et on le voyait plus rarement encore dans la rue, en plein jour.
Il avait fallu quelque affaire d’importance, pour l’amener, cet après-midi, aussi loin de la ville. Il voulait évidemment faire preuve d’amabilité pour le jeune homme, dont l’arrivée avait fait sensation dans le monde des réfugiés politiques. Il demanda en russe cette fois, car il parlait le russe, comme il parlait cinq ou six autres langues d’Europe, sans distinction et sans vigueur (autrement que dans l’invective), il demanda à Razumov s’il ne s’était pas encore fait inscrire à l’Université. Et comme le jeune homme secouait négativement la tête :
« Vous avez bien le temps ! Mais en attendant, n’allez-vous pas nous donner un article ? »
Il ne comprenait pas que l’on pût se refuser à écrire sur un sujet quelconque ; social, économique, historique ou autre. Toute idée valait d’être traitée selon le bon esprit, et en vue de la révolution sociale. L’un de ses amis de Londres venait justement d’entrer en relations avec les rédacteurs d’une revue aux idées avancées. « Nous devons être des éducateurs, des éducateurs pour le monde entier, et développer la grande pensée de la liberté absolue et de la justice révolutionnaire. »
Razumov grommela d’un ton bourru qu’il ne savait même pas l’anglais.
« Écrivez en russe ; nous ferons traduire votre article ; ce ne sera pas une difficulté. Tenez, sans chercher bien loin, il y a Mlle Haldin ; mes filles vont la voir quelquefois. » Puis, hochant la tête d’un air significatif : « Elle ne fait rien ; elle n’a jamais rien fait de sa vie. Elle serait tout à fait compétente, avec un peu d’aide. Écrivez seulement, il le faut, vous savez. Et maintenant, adieu pour l’instant. »
Il leva le bras et poursuivit sa route. Razumov, adossé au mur bas, le regarda s’éloigner, cracha violemment, et reprit sa marche, en murmurant d’un ton de colère !
« Maudit Juif ! »
Pure conjecture de sa part. Julius Lespara aurait pu être Transylvain, Turc, Andalou, ou citoyen des villes Hanséatiques, pour ce qu’il savait de lui. Mais cette histoire n’a rien à voir avec les Occidentaux, et je ferai remarquer à propos de cette exclamation, que c’était la plus parfaite expression de haine et de mépris dont Razumov put user à ce moment-là. Il bouillait de rage, comme s’il avait subi une insulte grossière. Il marchait en aveugle, longeant instinctivement le quai qui bordait le port en miniature ; il se trouvait maintenant dans un jardin élégant et terne, dont les arbres abritaient des gens également ternes, assis sur des chaises. Tout à coup, sa fureur tomba, et il se vit au milieu d’un pont long et large. Il ralentit le pas. À sa droite, au-delà de jetées pareilles à des jouets d’enfants, il voyait l’encadrement des pentes vertes du Petit Lac, au pittoresque merveilleusement banal de carton-pâte, tandis que plus loin, l’eau immobile s’étalait comme une nappe brillante d’étain.
Il détourna les yeux de ce spectacle destiné aux touristes, et poursuivit lentement son chemin, les yeux au sol. Une ou deux personnes durent s’écarter devant lui, et se retournèrent avec un regard de surprise, devant la profondeur de sa méditation. L’insistance du célèbre journaliste révolutionnaire avait éveillé dans son esprit un écho singulier. Écrire ! il fallait écrire. Mais oui ! Écrire ! Ce fut un éclair qui traversa son cerveau. Écrire ! voilà ce qu’il avait décidé de faire, ce jour-là. Irrévocablement décidé, pour l’oublier entièrement ensuite. Cette incorrigible tendance à fuir les difficultés de sa situation était réellement dangereuse, et il s’en voulait sincèrement. Était-ce, de sa part, légèreté, faiblesse profonde, ou crainte inconsciente ?
« Est-ce que je reculerais ? C’est impossible ! Reculer maintenant serait pis qu’un suicide moral ; ce ne serait rien moins qu’une damnation morale », pensait-il. « Se pourrait-il donc que j’aie une conscience conventionnelle ? »
Mais il repoussa dédaigneusement une telle supposition, et, arrêté au bord de la chaussée, se prépara à traverser la route, et à suivre la large rue qui débouchait au bout du pont : il n’avait d’autre raison d’ailleurs de s’y engager que de la trouver devant lui. Mais à ce moment, deux voitures et une lente charrette barrèrent son chemin, et il tourna brusquement à gauche, pour suivre à nouveau le quai, en tournant cette fois le dos au lac.
« Serais-je donc malade ? » se demandait-il avec un doute anormal sur l’état de sa santé, car en dehors d’une ou deux affections enfantines, il n’avait jamais connu la maladie.
Mais c’était encore un danger possible. Pourtant, il semblait qu’on veillait sur lui de façon toute spéciale. « Si je croyais à une Providence agissante », se disait Razumov d’un ton sarcastique, « je verrais ici l’œuvre d’une main ironique… Trouver sur mon chemin un Julius Lespara, sorti de terre, pourrait-on dire, pour me rappeler, de façon expresse, mon projet !… Écrivez, m’a-t-il conseillé… Il faut que j’écrive ; il le faut en effet ! J’écrirai, soyez en sûrs… J’écrirai certainement ! Et j’aurai, dorénavant, quelque chose à écrire ! »
Il s’exaltait, au cours de ce monologue intérieur… Mais l’idée même d’écrire éveillait l’idée d’un endroit où écrire, d’un asile discret, de son logis, naturellement. Pourtant il éprouvait une répugnance à la pensée de l’effort nécessaire pour s’y rendre et l’on aurait dit qu’il craignait de trouver une présence hostile entre les quatre murs qu’il exécrait.
« Et s’il prenait fantaisie à l’un de ces révolutionnaires, de venir me voir pendant que j’écrirai ? » se disait-il. La seule idée d’une telle intrusion le faisait frissonner. Il pouvait bien fermer sa porte, ou prier le marchand de tabac du rez-de-chaussée (espèce de réfugié lui-même) de dire qu’il n’était pas chez lui. Mais ce n’étaient pas là d’heureuses précautions. Il sentait que sa vie ne devait pas donner prise au moindre soupçon, à la plus légère surprise ; l’incident le plus futile, tel que le retard apporté à tirer son verrou, pouvait paraître suspect. « Je voudrais me trouver au milieu d’un champ, à des lieues de tout endroit habité », pensait-il.
Il avait, sans s’en rendre compte, tourné encore une fois à gauche, et se vit tout à coup sur un nouveau pont. Beaucoup plus étroit que le précédent, ce pont, au lieu d’être tout droit, faisait une sorte de coude ou d’angle. Du sommet de cet angle, partait un bras très court, menant vers un îlot hexagonal au sol couvert de gravier, dont les berges se revêtaient de pierres savamment disposées, avec un puéril souci d’élégance. Deux hauts peupliers et quelques autres arbres groupaient leur feuillage au-dessus du sol sombre et net ; ils abritaient des bancs de jardin, et une statue en bronze de Jean-Jacques Rousseau, assis sur son piédestal.
En débouchant du pont, Razumov s’aperçut qu’à l’exception de la femme chargée du chalet de rafraîchissements, il allait se trouver seul sur l’îlot. Il y avait une sorte de simplicité enfantine, odieuse et naïve, dans ce lopin de terre désert, qui devait son nom à Jean-Jacques Rousseau, quelque chose de prétentieux et de vieillot aussi. Le jeune homme demanda un verre de lait qu’il but d’un trait, debout (il n’avait depuis le matin pris qu’une tasse de thé) et s’éloignait d’un pas hésitant et las, lorsqu’une pensée l’arrêta net. Il avait découvert ce qu’il cherchait. Si l’on pouvait, au sein d’une ville, trouver en plein air un coin de solitude, c’est bien ici qu’il fallait le chercher, sur cet îlot absurde où l’on avait aussi la faculté d’observer les rares promeneurs.
Il revint vers un banc du jardin et s’y laissa tomber lourdement. C’était bien l’endroit où commencer la rédaction du rapport demandé. Il avait sur lui tout ce qu’il fallait. « Je viendrai toujours ici », se dit-il, puis il se tint longuement immobile, sans rien voir et sans rien entendre, sans pensée et presque sans vie. Le soleil déclinant plongeait déjà derrière les toits de la ville, allongeant par-dessus l’îlot l’ombre des maisons sur la surface du lac, lorsqu’il sortit de sa torpeur. Il prit un stylographe dans sa poche, ouvrit un petit cahier sur ses genoux, et se mit à écrire rapidement, levant de temps en temps les yeux sur le tronçon de pont qui aboutissait à l’îlot. Mais c’était une peine inutile ; les gens qui passaient dans le lointain n’avaient pas un regard pour le jardin où l’effigie exilée de l’auteur du Contrat social trônait dans l’immobilité sombre du bronze, au-dessus de la tête penchée de Razumov. Lorsqu’il eut achevé son griffonnage, le jeune homme arracha, d’un mouvement brusque et presque convulsif, les pages qu’il venait de noircir, puis remit plume et cahier dans sa poche, avec une sorte de hâte fébrile. Mais il plia le léger paquet sur ses genoux, avec une minutie rêveuse. Ceci fait, il se renversa sur son siège, et resta immobile, les feuilles de papier dans la main gauche. Le crépuscule s’était assombri : Razumov se leva pour marcher lentement, en long et en large, sous les arbres.
« Il est évident que je suis maintenant tout à fait à l’abri », se disait-il. Son oreille fine décelait le faible murmure du courant contre la pointe de l’île, et il s’oubliait à écouter ce bruit avec attention. Mais même pour son ouïe exercée, le son était trop subtil.
« Singulière occupation pour moi ! » grommela-t-il, en s’avisant pourtant que c’était presque le seul bruit qu’il pût écouter sans remords, par plaisir, pour ainsi dire. Oui, le murmure de l’eau, la voix du vent, ces bruits totalement étrangers aux passions humaines. Tous les autres sons du monde venaient déposer leur souillure sur une âme solitaire.
Telles étaient les pensées de M. Razumov. C’est de son âme, bien entendu, qu’il s’agissait, et il ne se servait pas du mot au sens théologique ; ce qu’il désignait ainsi, me semble-t-il, c’est cette partie de lui-même qui n’était pas son corps, et que les feux de la terre mettaient particulièrement en péril. Et l’on peut bien admettre que dans le cas de M. Razumov, l’amertume de la solitude ne fût pas un phénomène tout à fait morbide.
Si je reviens, au début de ce chapitre rétrospectif, sur l’affirmation qu’au cours de son adolescence M. Razumov n’avait eu personne au monde vers qui se tourner, et s’était trouvé aussi complètement dénué de relations qu’on puisse honnêtement l’affirmer d’aucun être humain, ce n’est que l’énoncé d’un fait par un homme qui croit à la valeur psychologique des faits. Peut-être est-ce aussi désir scrupuleux de justice. Sans rapports avec aucun des personnages de ce récit, où les idées d’honneur et de honte sont si éloignées de nos conceptions occidentales, je me place sur le terrain de l’humanité en général, et c’est cette raison même qui me fait éprouver une singulière répugnance à dire tout crûment ici ce que chacun de mes lecteurs a très probablement deviné déjà. Une telle répugnance peut paraître absurde si l’on ne songe pas que l’imperfection du langage vaut quelque chose de déplaisant et même de douloureux, au seul exposé de la vérité toute nue. Mais à ce moment de notre récit, nous ne pouvons plus laisser dans l’ombre le Conseiller Mikulin. La question si simple : « Où cela ? » sur laquelle nous avons laissé M. Razumov à Pétersbourg, éclaire d’un jour singulier son cas particulier, et en dégage le sens général.
« Où cela ? » c’était sous la forme d’une question aimable, la réponse à ce que nous pourrions appeler la déclaration d’indépendance de M. Razumov. Question qui n’avait en soi rien de menaçant et affectait même un ton d’intérêt amical. Mais à la prendre simplement au sens topographique, la réponse qu’elle exigeait pouvait déjà paraître assez redoutable à M. Razumov. Où cela ? Dans son logis où la Révolution était venue le chercher pour mettre brusquement à l’épreuve ses instincts assoupis, sa pensée à demi-ignorée et ses ambitions presque inconscientes ; la Révolution qui s’était imposée à lui comme une religion furieuse et dogmatique avec son appel aux sacrifices monstrueux, avec ses résignations tendres, ses rêves et ses aspirations qui soulèvent les âmes, en même temps qu’avec les plus sombres manifestations du désespoir ? Et M. Razumov avait lâché le bouton de la porte pour revenir au milieu de la chambre, en demandant d’un ton de colère au Conseiller Mikulin : « Qu’entendez-vous par là ? »
Le Conseiller Mikulin, à ma connaissance, ne répondit pas à cette question. Il entraîna M. Razumov dans une conversation familière. C’est un trait particulier aux natures russes que leur propension, même au plus fort de l’action, à prêter l’oreille au moindre murmure d’idées abstraites. Il est inutile de rapporter ici cette conversation ou d’autres ultérieures du même genre. Il suffira de dire qu’elles amenèrent M. Razumov, à s’abandonner à une foi nouvelle. Il n’y avait chez lui rien d’officiel dans l’expression de cette foi, et il persistait à protester de son désir d’indépendance. Mais le Conseiller Mikulin réfutait tous ses arguments. « Pour un homme comme vous… », ce furent les dernières paroles dont il jeta le poids dans la discussion… « une telle attitude est impossible. N’oubliez pas que j’ai eu sous les yeux votre si intéressante profession de foi. Je comprends votre libéralisme, et mon intelligence est en cela proche de la vôtre. Les réformes, pour moi, ne sont qu’une question de méthode. Mais le principe de la révolte est une intoxication physique, une sorte de folie hystérique dont il faut préserver les masses. Nous sommes bien d’accord là-dessus ? Sans réserves, n’est-ce pas ? Parce que dans certaines situations la réserve et l’abstention sont singulièrement proches, voyez-vous, du crime politique. C’est ce que comprenaient très bien les anciens Grecs. »
M. Razumov, qui écoutait avec un léger sourire, demanda brusquement au Conseiller Mikulin s’il devait conclure de ces paroles qu’on allait le faire surveiller.
Le haut fonctionnaire ne parut nullement formalisé de la brutalité de cette question.
« Non, Kirylo Sidorovitch », répondit-il gravement, « non, je ne veux pas vous faire surveiller ».
Razumov soupçonnait un mensonge, mais n’en affecta pas moins la plus parfaite liberté d’esprit pendant les quelques instants consacrés encore à cette conversation. Le Conseiller s’exprima jusqu’au bout en termes familiers, avec une sorte de simplicité pénétrante. Razumov comprit qu’il fallait renoncer à lire au fond de cet esprit. Une grande inquiétude accélérait les battements de son cœur. Le fonctionnaire finit par quitter l’asile de son bureau et vint vers l’étudiant, la main tendue.
« Au revoir M. Razumov. On éprouve toujours une satisfaction à se comprendre entre hommes intelligents. Ne trouvez-vous pas ? Et vous m’accorderez bien que ces Messieurs les rebelles n’ont pas le monopole de l’intelligence. »
« Je suppose que l’on n’aura plus besoin de moi ? » demanda brusquement Razumov, la main prise encore dans celle du Conseiller, qui la laissa retomber doucement.
« Cela dépend des circonstances, M. Razumov », fit le bureaucrate d’un ton très sérieux. « Dieu seul connaît l’avenir ! Mais dites-vous bien que je n’ai jamais songé à vous faire surveiller. Vous êtes un jeune homme très indépendant. Oui. Vous partez d’ici libre comme l’air, mais vous finirez par nous revenir. »
« Moi ! Moi ! » fit Razumov avec un murmure de protestation effrayée. « Et dans quel but ? » ajouta-t-il, d’une voix faible.
« Oui vous ! Vous-même, Kirylo Sidorovitch », insista le haut fonctionnaire sur un ton pénétré de conviction sévère. « Vous nous reviendrez, comme ont dû finir par le faire certains de nos plus grands esprits. »
« De nos plus grands esprits ? » répéta Razumov, d’une voix tremblante.
« Oui, je dis bien : de nos plus grands esprits !… Au revoir. » Mikulin reconduisit à la porte Razumov, qui s’éloigna lentement ; mais à peine était-il au bout du couloir qu’il entendit retentir un pas lourd, tandis qu’une voix lui criait de s’arrêter. Il tourna la tête et fut surpris de voir le Conseiller lui-même qui le hélait. Très simple, le fonctionnaire hâtait sa marche et soufflait légèrement.
« Une minute ! Il en sera comme Dieu voudra de ce que nous disions à l’instant. Mais je puis trouver l’occasion de vous convoquer à nouveau… Vous paraissez surpris Kirylo Sidorovitch ? Oui, à nouveau… pour éclaircir certains faits qui pourraient survenir. »
« Mais je ne sais rien » balbutia Razumov. « Comment pourrais-je savoir quoi que ce soit ? »
« Peut-on le dire ? Les choses s’arrangent de si extraordinaire façon. Qui sait ce que vous pourriez découvrir avant la fin du jour ? Vous avez été déjà l’instrument de la Providence. Vous souriez, Kirylo Sidorovitch ; vous êtes un esprit fort » (Razumov n’avait nullement conscience d’avoir souri). « Mais moi je crois fermement à la Providence. Un tel aveu peut vous paraître étrange dans la bouche d’un vieux fonctionnaire endurci comme moi. Mais vous reconnaîtrez vous-même quelque jour… Comment expliquer autrement ce qui vous est arrivé ? Oui, décidément, j’aurai l’occasion de vous revoir, mais pas ici. Ce ne serait pas tout à fait… hum !… On vous indiquera un endroit commode. Et même il vaudrait mieux que toute communication écrite entre nous, sur ce sujet ou sur tout autre, fut transmise par les soins de notre ami commun… si j’ose ainsi parler… le Prince K… Non, je vous en prie, Kirylo Sidorovitch ! Je suis sûr qu’il y consentira… et je sais ce que je dis… vous pouvez le croire. Vous n’avez pas de meilleur ami que le Prince K… et, en ce qui me concerne, il y a longtemps qu’il m’honore de son… »
Il regarda sa barbe.
« Je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Nous vivons dans des temps difficiles, dans des temps de chimères monstrueuses, de rêves néfastes, et de folies criminelles. Nous nous rencontrerons certainement à nouveau, mais peut-être pas avant un certain temps. Puisse, d’ici là, le ciel vous envoyer des réflexions fécondes. »
Une fois dans la rue, Razumov s’éloigna rapidement, sans se préoccuper de sa direction. Il marcha d’abord sans penser à rien, mais bientôt la conscience de sa position envahit son esprit avec un tel sentiment d’horreur, de péril et d’absurdité, il conçut si bien l’impossibilité définitive d’échapper jamais à l’étreinte du filet serré autour de lui, que l’idée passa dans sa tête de retourner sur ses pas, et, comme il se le disait, de faire sa confession au Conseiller Mikulin.
Retourner ? Pourquoi ? Se confesser ? De quoi ? « Je lui ai parlé avec la plus grande franchise », se disait-il avec un accent de conviction profonde. « Que lui dirais-je de plus ? Que je m’étais chargé d’un mensonge pour cette brute de Ziemianitch ? J’irais lui donner pour rien une fausse impression de complicité ? Je détruirais toutes les chances de salut dont j’ai pu m’assurer. Quelle folie ! »
Il ne pouvait se défendre pourtant de songer que le Conseiller Mikulin était peut-être le seul homme au monde capable de comprendre sa conduite. Et c’était une grosse tentation que celle de se sentir compris !
En regagnant son logis, il dut s’arrêter plusieurs fois ; toute sa force semblait abandonner ses membres ; isolé comme dans un désert au milieu de l’animation d’une rue bruyante, il restait tout à coup immobile pendant une ou deux minutes, avant de pouvoir poursuivre son chemin. Il finit pourtant par atteindre son domicile.
Alors survint une maladie, une sorte de fièvre lente qui l’arracha tout à coup aux inquiétudes de l’heure et au cadre de sa chambre même. Il ne perdit jamais conscience ; il lui semblait seulement mener une vie ralentie quelque part, très loin de tout ce qu’il avait connu jusque-là. Il sortit de cet état lentement, ou, pour mieux dire avec une impression de lenteur extrême, car, au fait, sa maladie ne fut pas très longue. – Et quand il se retrouva au milieu des choses, elles lui parurent changées, de façon subtile et irritante : changés les objets inanimés et les visages humains, changés la logeuse, la servante rustique, l’escalier, les rues, l’air même. Il jugeait ces conditions de vie nouvelle avec un esprit sévère. Il allait à l’Université et en revenait, montait des escaliers, arpentait des couloirs, écoutait des conférences, prenait des notes, traversait des cours avec une expression d’irritation hautaine, les dents serrées et les mâchoires douloureuses.
Il avait parfaitement conscience du regard repentant que fixait de loin sur lui Kostia l’écervelé, du soin scrupuleux avec lequel s’écartaient de son chemin, comme il en avait exprimé le désir, l’étudiant famélique au nez rouge et flétri, et vingt autres camarades qu’il connaissait assez pour leur parler. Et chez tous, il remarquait l’air de curiosité et d’intérêt des gens qui attendent un événement particulier. « Cela ne peut pas durer plus longtemps », se disait souvent Razumov. Il avait peur parfois de se laisser aller, devant une personne qui lui adresserait tout à coup la parole, à des injures ignobles, à des cris forcenés. Souvent, en rentrant chez lui, il s’affalait sur une chaise, sans ôter sa casquette ou son manteau, et il y restait immobile pendant des heures en gardant à la main le livre qu’il avait rapporté de la bibliothèque ; ou bien, il sortait son petit canif et se grattait les ongles, indéfiniment, avec une impression continuelle de rage, de rage froide et simple. « C’est impossible » murmurait-il, tout à coup, dans la chambre vide.
Fait à noter : on aurait pu concevoir que sa chambre lui causât une répulsion physique, une émotion intolérable, et lui devint moralement inhabitable. Mais il n’en était rien, et à l’inverse de ce qu’il avait d’abord redouté lui-même, il n’éprouvait aucun sentiment de ce genre. Au contraire, il préférait ce logis à tous les abris de fortune qu’avait connus jusque-là sa jeunesse sans foyer. Il l’aimait si bien, ce logis, qu’il éprouvait souvent de la peine à le quitter, et ne s’y décidait qu’avec répugnance, retenu par une sorte d’attraction physique, analogue à celle qui nous fait hésiter à quitter le voisinage d’un feu par un jour très froid.
Il ne bougeait guère à cette époque, que pour aller à l’Université (qu’aurait-il pu faire d’autre ?) et chacune de ses sorties le mettait face à face avec les conséquences morales de son acte. C’est à l’Université que s’appesantissait sur lui, que s’attachait inéluctablement à lui comme une robe empoisonnée, le sombre prestige du mystère Haldin. Cette impression le faisait atrocement souffrir aussi bien que les conversations banales, inévitables dans les rapports quotidiens, qu’il fallait entretenir avec d’autres étudiants. « Ils doivent s’étonner du changement survenu en moi », se disait-il avec anxiété. Il se souvenait avec inquiétude d’avoir envoyé au diable, sur un ton de fureur, un ou deux braves garçons, bien inoffensifs. Un jour, un professeur marié chez qui il avait jusque-là fréquenté, lui avait dit en passant : « Comment se fait-il qu’on ne vous voie plus à nos mercredis, Kirylo Sidorovitch ? » Et Razumov avait conscience d’avoir répondu à cette amabilité par un marmonnement d’odieuse grossièreté. Le professeur avait été évidemment trop surpris pour se sentir blessé… mais tout cela n’était pas moins fâcheux.
Et la cause de tout c’était Haldin, toujours Haldin, rien que Haldin, partout Haldin, spectre moral infiniment plus terrifiant qu’une apparition visible du mort. C’est seulement dans la chambre où l’homme s’était étourdiment arrêté, sur le chemin qui le menait du crime à l’échafaud, que son spectre paraissait ne pouvoir plus s’affirmer. Non pas, à vrai dire, qu’il en fût jamais complètement absent, mais il semblait y perdre toute puissance. Là, Razumov pouvait lui commander, avec un sens précis de sa propre supériorité. Là, ce n’était plus qu’un fantôme vaincu…, rien de plus. Souvent, au soir, avec le faible tic-tac de sa montre réparée, posée à côté de lui sous la clarté de la lampe,… Razumov levait les yeux par-dessus son livre, et fixait sur le lit un regard de froide attention. Mais il n’y voyait rien : il n’avait jamais pensé d’ailleurs y rien voir réellement. Après un instant, il haussait légèrement les épaules, et se penchait à nouveau sur son ouvrage. Car il s’était remis au travail, et même avec un certain succès de prime abord. Sa répugnance à quitter le seul endroit où il ne craignit rien de Haldin était devenue si forte, qu’il finit par renoncer à toute sortie. Depuis l’aube jusqu’à une heure avancée de la nuit, il écrivait ; il écrivit ainsi pendant près d’une semaine, sans jamais s’occuper de l’heure, ne se jetant sur son lit que lorsqu’il ne pouvait plus garder les yeux ouverts. Puis un soir, ses yeux tombèrent par hasard sur sa montre, et il posa doucement sa plume.
« Voici l’heure même », pensait-il, « ou l’autre s’est glissé sans être vu, dans ma chambre, en profitant de mon absence. Et c’est ici qu’il s’est assis, tranquille comme une souris… sur cette chaise même peut-être… »
Razumov se leva et se mit à arpenter la pièce d’un pas régulier, jetant de temps à autre un coup d’œil sur sa montre. « Voici l’heure où je suis rentré pour le trouver adossé au poêle », se dit-il. Quand la nuit tomba, il alluma sa lampe. Un peu plus tard, il suspendit encore une fois sa marche pour chasser d’un geste rageur la servante qui voulait entrer dans la chambre, avec un plateau chargé de thé et de victuailles. Et bientôt il vit sa montre marquer l’heure précise de son départ pour la mission terrible, sous les rafales de neige.
« Complicité », murmurait-il faiblement, en reprenant sa promenade, les yeux fixés sur la montre où, lentement, les aiguilles s’avançaient vers l’heure de son retour.
« Et après tout », pensa-t-il tout à coup. « Je n’ai peut-être été que l’instrument choisi par la Providence. Ce n’est là qu’une façon de parler, mais il y a une part de vérité dans l’expression la plus banale. Et si ces paroles absurdes étaient exactes, au fond ? »
Il médita quelque temps, puis s’assit, les jambes étendues, les yeux morts, les bras pendants de chaque côté de sa chaise, comme un homme totalement abandonné de la Providence… – comme un désespéré…
Il vit arriver l’heure du départ de Haldin, et resta immobile encore pendant un long moment ; puis il murmura : « Et maintenant à l’ouvrage ! » et s’approcha de la table pour saisir sa plume ; mais il la reposa aussitôt sur la table, l’esprit envahi brusquement par une réflexion inquiétante : « Voici plus de trois semaines écoulées, et je n’ai rien reçu de Mikulin… » Qu’est-ce que cela signifiait ? L’avait-on oublié ? Peut-être. Pourquoi ne pas rester alors dans cet oubli et disparaître quelque part ? Se cacher… Mais où ? Comment ? Avec qui ? Dans quel trou ? Et faudrait-il alors se cacher pour toujours… ou pour combien de temps ?… D’ailleurs une disparition était grosse de dangers obscurs. L’œil de la Révolution sociale était sur lui, et Razumov éprouva, pendant un instant, une crainte confuse et désespérante à laquelle se mêlait un sentiment odieux d’humiliation. Était-il donc possible qu’il ne s’appartint plus ? C’était une pensée atroce ! Mais pourquoi ne pas poursuivre son effort antérieur ? Étudier ; avancer ; travailler ferme, comme si rien n’était arrivé ; gagner d’abord la médaille d’argent… – puis conquérir des honneurs, devenir, dans le plus grand des États, un grand serviteur, dispensateur de réformes. Le serviteur aussi du groupe le plus puissamment homogène de l’humanité, d’un groupe qui saurait se laisser guider dans la voie d’un développement logique et y atteindrait, grâce à la solidarité fraternelle de forces et d’aspirations telles que le monde n’en avait jamais rêvées… de la nation russe !…
Calme, résolu, affermi dans ce vaste dessein, il étendait la main vers sa plume, lorsque son regard tomba sur le lit. Il s’y rua, plein de rage, avec un cri intérieur : « C’est toi, fanatique furieux, qui encombres ma route. » Il jeta violemment l’oreiller à terre, arracha les couvertures… Rien ! En se retournant, il vit très nettement en l’air, pendant une seconde, dans la brume indistincte de deux visages, les yeux du Général T… et ceux du Conseiller intime Mikulin ; ces yeux étaient fixés sur lui, et malgré leur aspect différent, ils avaient la même expression inflexible, lasse et résolue… Serviteurs de la nation !…
Tout chancelant, épouvanté de son état, Razumov atteignit la table de toilette pour y boire un verre d’eau et baigner son front, « Tout cela passera sans laisser de traces », se disait-il avec confiance. « Ce n’est rien du tout ». Mais croire qu’on avait pu l’oublier, c’était une absurdité ! Pour ces gens-là, il était un homme marqué, et cela n’avait en somme aucune importance. Ce dont il fallait se débarrasser, c’est de la pensée que ramenait toujours ce misérable fantôme… « Si l’on pouvait seulement aller leur cracher toute la vérité… et en subir les conséquences ! »
Il se voyait accostant l’étudiant au nez rouge, le poing brusquement brandi dans sa figure. « Pourtant », se disait-il, « de celui-là, il n’y a rien à tirer ; il n’a pas l’esprit à lui ; il vit dans un rêve sanglant de démocratie. Ah tu veux te frayer un chemin vers le bonheur universel, mon garçon ! Je t’en donnerai du bonheur universel, espèce de songe-creux imbécile ! Et mon bonheur à moi, hein ? N’y ai-je plus aucun droit, pour vouloir penser par moi-même ? »
Et une fois encore, mais avec un accent différent, Razumov se dit : « Je suis jeune ; je puis vivre et oublier tout cela. » À ce moment, il traversait lentement sa chambre pour s’asseoir sur le canapé, et remettre de l’ordre dans ses pensées. Mais avant d’y arriver, il sentit tout s’effondrer en lui, espoir, courage, foi en lui-même, confiance dans les hommes. Son cœur semblait s’être vidé brusquement ; il était inutile de lutter davantage ! Repos, travail, solitude, commerce loyal avec les autres êtres, tout cela lui était interdit ; tout était fini ! Son existence n’était plus qu’un vide énorme et glacial, quelque chose comme l’immense plaine de la Russie tout entière, nivelée par la neige, et noyée peu à peu dans l’ombre et dans la brume…
Il s’assit, la tête perdue, les yeux clos, et il resta ainsi, le reste de la nuit, tout droit sur son canapé, parfaitement éveillé… Au matin, la servante qui avait préparé le samovar dans l’antichambre, frappa du poing à la porte, en criant : « Kirylo Sidorovitch, il est temps de vous lever, s’il vous plaît !… »
Alors, pâle comme un mort qui répond à l’appel redoutable du jugement dernier, Razumov ouvrit les yeux et se leva…
* *
*
Personne ne s’étonnera, je le suppose, d’apprendre que, lorsqu’il y fût convié, il alla voir le Conseiller Mikulin. La convocation lui arriva ce matin même, alors que, pâle et tremblant, comme un convalescent au sortir du lit, il essayait de se raser. La suscription de l’enveloppe avait été rédigée par le petit avoué. Cette enveloppe en contenait une seconde, à l’adresse de Razumov, avec cette note dans un coin, de la main du Prince K… « Prière de faire suivre au plus tôt, sous pli fermé. » Il y avait à l’intérieur un billet autographe du Conseiller Mikulin, qui avouait ingénument n’avoir aucun point nouveau à élucider, mais n’en fixait pas moins à Razumov un rendez-vous en ville, dans une maison qui semblait être celle d’un oculiste.
Razumov lut le billet, acheva de se raser, s’habilla, lut à nouveau les lignes brèves, et murmura d’un ton morne : « Un oculiste. » Il rêva quelque temps et brûla soigneusement avec une allumette les deux enveloppes et leur contenu. Puis il s’assit, attendant sans rien faire, et sans même regarder autour de lui, que s’approchât l’heure du rendez-vous. Alors il sortit. Il est difficile de savoir s’il aurait pu s’autoriser du caractère privé d’une telle convocation pour s’abstenir d’y répondre. C’est peu probable. En tout cas, il y répondit, et bien mieux il y répondit avec un certain empressement, auquel on aurait peine à croire, si l’on ne se souvenait que le Conseiller Mikulin était le seul être au monde sachant à quoi s’en tenir sur l’affaire Haldin, avec qui Razumov pût causer. Et regarder en face l’affaire Haldin, c’était bannir un fantôme indiscret et menteur. Malgré la puissance troublante dont son fantôme pouvait être doué dans tous les autres lieux du monde, Razumov savait bien que, chez l’oculiste, Haldin ne serait plus que l’assassin de M. de P., l’assassin pendu – et rien de plus… Car c’est seulement la qualité et l’intensité de vie que leur prêtent les vivants qui font vivre les morts. C’est pourquoi M. Razumov, confiant dans le soulagement attendu, apportait à son entrevue avec le Conseiller Mikulin, l’empressement d’une personne traquée qui se précipite dans le premier asile rencontré.
Ceci dit, il n’y a pas lieu de nous étendre davantage sur cette première entrevue et sur celles qui suivirent. Le récit d’une de ces visites pourrait évoquer dans l’esprit d’un lecteur occidental, le caractère sinistre d’une des anciennes légendes où l’on voit l’ennemi du genre humain aux prises avec une âme tentée, qu’il entretient de discours mensongers et subtils. Ce n’est pas mon rôle de protester mais je voudrais seulement faire remarquer ici que, poussé par la seule passion de son orgueil satanique, le Malin n’apparaît plus sous des traits aussi noirs, à nos esprits modernes et plus tolérants. Ne nous convient-il donc pas d’apprécier avec plus d’indulgence encore le caractère d’un simple mortel, pauvre être livré à ses passions multiples, à l’ingénuité misérable de ses erreurs, toujours ébloui par l’éclat faux de motifs divers, éternellement trahi par sa sagesse trop courte.
Le Conseiller Mikulin était un de ces fonctionnaires puissants, dont la situation n’est ni mystérieuse ni occulte, mais simplement peu en vue, et dont la grande influence s’exerce sur les méthodes de travail plutôt que sur la conduite même des affaires. Le dévouement au trône et à l’autel n’est pas en soi un sentiment criminel et la préférence marquée pour la volonté d’un seul, plutôt que pour la volonté de tous, n’implique pas forcément la noirceur du cœur et la stupidité native de l’esprit. Le Conseiller Mikulin n’était pas seulement un habile fonctionnaire ; c’était aussi un homme fidèle. Dans la vie privée, c’était un célibataire, épris de ses aises, qui habitait seul un appartement de cinq pièces luxueusement meublées ; ses intimes connaissaient son goût éclairé pour la danse féminine. Le monde entier entendit parler de lui plus tard, à l’heure même de sa chute, à l’occasion d’un de ces procès d’État qui font la stupeur des lecteurs de journaux, en leur dévoilant brusquement des intrigues insoupçonnées. C’est dans l’agitation de monstruosités confusément aperçues, dans le trouble mystérieux et momentané d’eaux boueuses, que sombra le conseiller Mikulin ; il fit preuve d’une dignité parfaite et ne se permit qu’une calme et énergique protestation d’innocence ; rien de plus. Il n’y eut pas de révélations compromettantes pour une autocratie aux abois ; il garda fidèlement les secrets des misérables arcana imperii confiées à son patriotisme, et fit montre, dans son indéracinable et presque sublime mépris de fonctionnaire russe pour la vérité, d’un véritable stoïcisme bureaucratique, stoïcisme du silence qui ne fut compris que de très rares initiés et qui, chez un sybarite, ne manquait pas de la grandeur cynique du sacrifice. Car une sentence terrible équivalut pour le Conseiller Mikulin à une véritable condamnation à mort, au point de vue civil, et le fit traiter presque en forçat de droit commun.
Il semble que l’autocratie sauvage, pas plus que la divine démocratie ne sachent borner leur appétit au corps de leurs ennemis ; elles dévorent aussi bien amis et serviteurs. La chute de son Excellence Gregory Gregorievitch Mikulin (qui survint seulement quelques années plus tard) termina l’histoire officielle de ce personnage. Mais, au moment du meurtre, ou de l’exécution, de M. de P. le Conseiller Mikulin, sous le titre modeste de chef dé service au Secrétariat Général, exerçait une influence profonde, et agissait comme confident et comme bras droit du Général T., son camarade d’école, et son ami de tout temps… On peut s’imaginer la conversation, au sujet de M. Razumov, de ces deux hommes conscients de leur puissance illimitée sur la vie de tous les Russes, et leur dédain pour ce petit individu, égal au mépris, pour un ver de terre, de deux habitants de l’Olympe. Ses rapports avec le Prince K. suffisaient pourtant pour mettre Razumov à l’abri de mesures froidement arbitraires, et sans doute aurait-on pu le laisser tranquille après sa visite au Secrétariat. Le Conseiller Mikulin ne l’aurait pas oublié, (il n’oubliait jamais aucun des hommes sur qui s’était un jour posé son regard), mais il ne se serait plus occupé de lui. C’était un homme bienveillant qui ne voulait de mal à personne. D’ailleurs sa propension même aux idées de réforme lui faisait regarder avec quelque faveur ce jeune étudiant, fils du Prince K. qui semblait loin d’être un imbécile.
Mais le hasard voulut qu’au moment même où M. Razumov sentait tous les chemins fermés devant lui, le Conseiller Mikulin vit récompenser ses talents discrets par l’attribution d’un poste de haute importance, la Direction générale même de la surveillance policière sur toute l’Europe. C’est alors, et alors seulement, qu’en cherchant à perfectionner les services commis à l’étranger à l’espionnage des révolutionnaires actifs, il songea à nouveau à M. Razumov. Il entrevit le parti remarquable qu’il pouvait tirer de ce jeune homme intéressant, sur lequel il avait déjà prise, et dont le tempérament particulier, l’esprit indécis et la conscience ébranlée se débattaient dans les filets d’une situation fausse. On aurait dit que les révolutionnaires eux-mêmes lui avaient mis dans la main un outil infiniment plus perfectionné que les instruments grossiers dont on usait jusqu’alors ; le jeune homme, serait merveilleusement adapté, une fois nanti d’un crédit suffisant pour s’introduire dans des cercles inaccessibles aux espions ordinaires. C’était providentiel ! Providentiel ! Et le Prince K. mis au courant de cette idée, était tout prêt à adopter ce point de vue mystique. « Il faudra lui assurer une carrière plus tard », avait-il cependant stipulé avec sollicitude. « Oh, bien entendu !… nous en ferons notre affaire », avait répondu M. Mikulin. Le mysticisme du Prince K. était ingénu, mais le Conseiller Mikulin avait assez de finesse pour deux.
Choses et hommes ont toujours un côté particulier, un certain sens par lequel il faut les saisir pour les perdre solidement ou acquérir sur eux une autorité parfaite. La puissance du Conseiller Mikulin consistait dans son adresse à trouver le sens, le côté des hommes qu’il utilisait. Peu lui importait la nature de ce côté particulier : vanité, désespoir, haine, avarice, orgueil intelligent ou suffisance puérile, tout lui était bon pourvu qu’il pût arriver à se servir d’un homme. À ce jeune Razumov, à l’étudiant obscur et sans appuis, on laissa entendre en un moment de grande solitude morale, qu’il était un objet d’intérêt pour un petit groupe de personnages haut situés. On décida le Prince K. à intervenir en personne, et il donna, en une certaine occasion, libre cours à une émotion virile, dont la manifestation inattendue troubla profondément M. Razumov. L’étreinte soudaine de cet homme, que poussaient sa loyauté au trône et son affection paternelle longtemps contenue, fit sentir au jeune homme quelque chose d’inconnu dans sa poitrine.
« C’était donc cela ! » s’écria-t-il en lui-même. Une sorte de tendresse méprisante lui paraissait adoucir l’horreur de sa situation, lorsqu’il réfléchissait à cette entrevue émouvante avec le Prince K. Cet ex-Garde Noble, ce mondain candide, ce sénateur qui avait frotté contre les joues de l’étudiant ses favoris gris et soyeux à la coupe officielle, ce père aristocratique et convaincu, avait-il rien de moins estimable ou de plus absurde que le révolutionnaire famélique et fanatique, l’étudiant au nez rouge ?…
On usa de pression d’ailleurs autant que de persuasion. On faisait toujours sentir à M. Razumov qu’il était compromis. Il n’aurait pu échapper à cette impression, non plus que répondre à la question si simple du Conseiller Mikulin : « Où cela ? » Mais on sut respecter sa susceptibilité : Il s’agissait d’une mission dangereuse à Genève, mission d’où l’on attendait, en un moment critique des renseignements absolument sûrs touchant un coin très fermé du cercle révolutionnaire central. On avait des raisons de croire à l’organisation d’un complot très sérieux… Le calme indispensable à l’existence d’une grande nation était en jeu, et cette agitation risquait de compromettre un projet remarquable de sages réformes. Les personnages les plus influents du pays ressentaient une émotion patriotique… Et ainsi de suite… En somme le Conseiller Mikulin savait ce qu’il fallait dire. Et nous retrouvons les marques de son adresse dans le journal de M. Razumov, auto-analyse, auto-confession mentale et psychologique, ressource pitoyable d’un jeune homme qui ne pouvait se fier à aucune amitié, s’adresser à aucune affection de famille.
Il est inutile de raconter ici la façon dont on s’y prit pour dissimuler tout ce travail préliminaire. Nous en voyons un exemple suffisant dans l’expédient de l’oculiste. Le Conseiller Mikulin était homme de ressource, et la tâche, au surplus, n’était pas difficile. Il n’y avait aucun inconvénient à ce que les camarades d’études de M. Razumov, à ce que l’étudiant au nez rouge lui-même, le vissent entrer dans une maison particulière pour consulter un oculiste. Le succès final de l’entreprise était lié à l’erreur même des révolutionnaires, qui attribuaient à Razumov une complicité mystérieuse dans l’affaire Haldin. C’en était assez pour la gloire d’un homme que de se trouver compromis dans une telle affaire… – et c’est eux qui lui conféraient cette gloire. Leur aveuglement faisait de M. Razumov un homme providentiel, et le plaçait aux antipodes du type ordinaire de l’agent préposé à la « Surveillance Européenne ». C’est cette illusion même que le Secrétariat s’attachait à cultiver par une série d’indiscrétions trompeuses et calculées, avec un tel succès qu’un soir Razumov reçut à l’improviste la visite d’un des « penseurs »… d’un des étudiants qu’avant l’affaire Haldin, il avait eu l’occasion de rencontrer à diverses reprises dans des réunions privées ; c’était un grand garçon aux façons tranquilles et simples et à la voix douce.
En reconnaissant dans l’antichambre le son de la voix qui demandait : « Puis-je entrer ? » Razumov bondit de son lit où il restait paresseusement allongé : « S’il venait me poignarder ? » se dit-il avec un rire sardonique ; il dissimula son œil gauche sous un écran vert, et cria d’un ton sévère : « Entrez. »
L’autre paraissait embarrassé ; il espérait n’être pas indiscret.
« On ne vous a pas vu depuis quelques jours ; et je me suis demandé… » Il toussota. « Votre œil va mieux ? »
« Oui, il est presque guéri. »
« Bon ! Je ne reste qu’une minute ; mais… – voyez-vous… – j’ai… c’est-à-dire nous… Voici ! je me suis chargé de vous prévenir, Kirylo Sidorovitch, que vous vivez peut-être dans une sécurité trompeuse… »
Razumov restait immobile, la tête appuyée sur sa main, et cachait presque entièrement son œil libre.
« Je sais, moi aussi, que c’est une sécurité précaire. »
« Allons tout va bien. Le calme paraît régner pour l’instant, mais ces gens-là préparent un projet de répression générale ; c’est dans l’ordre des choses. Pourtant ce n’est pas là ce que je suis venu vous dire. » Il approcha sa chaise et baissa la voix : « Nous craignons de vous voir arrêter bientôt,… » Un scribe obscur du Secrétariat avait saisi quelques mots d’une conversation et pu jeter, sur un certain rapport, un coup d’œil furtif. Il ne fallait pas négliger cet avis.
Razumov eut un rire bref, et son camarade parut fort troublé.
« Ah, Kirylo Sidorovitch, il n’y a pas de quoi rire ! On vous a laissé tranquille jusqu’ici, mais !… Oui, vraiment, vous devriez essayer de quitter le pays, Kirylo Sidorovitch, pendant qu’il en est temps encore. »
Razumov se leva et remercia l’étudiant de ses avis avec tant d’effusion ironique, que l’autre rougit et emporta l’impression que le mystérieux Razumov n’était pas homme à se laisser conseiller ou diriger par de simples mortels.
Informé de l’incident le lendemain, le Conseiller Mikulin en exprima sa satisfaction : « Hum ! Ha ! c’est bien ce que nous cherchions… » et il regarda sa barbe.
« J’en conclus », dit Razumov, « que le moment est venu pour moi d’entreprendre ma mission. »
« Oui, c’est le moment psychologique », insista doucement le Conseiller Mikulin, d’un ton très grave, comme s’il avait été effrayé…
On avait pris toutes les dispositions nécessaires pour donner au départ de Razumov l’allure d’une fuite difficile. Le Conseiller Mikulin ne comptait pas revoir l’étudiant avant son départ : de telles entrevues n’allaient pas sans péril, et il n’y avait plus d’ailleurs aucun détail à régler.
« Nous nous sommes tout dit, maintenant, Kirylo Sidorovitch », fit d’un ton pénétré le haut fonctionnaire, en serrant la main de Razumov avec la cordialité expansive qu’un Russe sait mettre dans ses gestes.
« Il n’y a plus rien d’obscur entre nous. Et je puis bien vous l’avouer : je m’estime fort heureux d’avoir fait… hum… »
Il regarda sa barbe et, après un moment de silence méditatif, tendit à Razumov une demi-feuille de papier ; c’était un résumé de sujets déjà discutés, quelques points à élucider, la ligne de conduite dont ils étaient convenus, des renseignements sommaires sur certaines personnalités, seul document peut-être compromettant, mais facile à détruire, comme le fit remarquer le Conseiller Mikulin. Il valait mieux que M. Razumov ne vit plus personne avant d’avoir franchi la frontière ; mais alors, bien entendu, il faudrait… Ouvrir les yeux et les oreilles… et…
Il regarda sa barbe, mais ne put cacher une inquiétude soudaine, lorsque Razumov lui dit son intention de voir une personne encore avant de quitter Pétersbourg. Il connaissait bien la vie solitaire, studieuse et austère du jeune homme. C’était la meilleure garantie de sa valeur. Le Conseiller se fit suppliant : son cher Kirylo Sidorovitch ne croyait-il pas qu’il vaudrait mieux peut-être, en présence d’une aventure si hasardeuse… – sacrifier tout sentiment ?… »
Razumov l’interrompit d’un ton dédaigneux. Ce n’était pas une jeune femme, c’était un jeune imbécile qu’il voulait voir ; et il avait un but en faisant cela. Mikulin fut rassuré, mais témoigna quelque surprise.
« Vraiment ? Et quel est votre but, exactement ?… »
« Je veux ajouter encore à la vraisemblance des faits », fit sèchement Razumov, désireux d’affirmer son indépendance. « Il faut avoir confiance en moi. »
Avec beaucoup de tact, le Conseiller Mikulin battit en retraite :
« Oh certainement, certainement, » murmura-t-il « Votre jugement… »
Et ils se quittèrent sur une nouvelle poignée de mains.
L’imbécile auquel avait fait allusion M. Razumov était le riche et joyeux étudiant connu sous le nom de Kostia l’écervelé. Tête de linotte, bavard et excitable, on pouvait se fier à son absolue et totale indiscrétion. Mais l’exubérance ordinaire à ce jeune débauché fit place à une dépression sans bornes lorsque Razumov lui rappela ses offres de service récentes.
« Oh, Kirylo Sidorovitch, mon très cher ami, mon sauveur, comment faire ? J’ai jeté la nuit dernière jusqu’au dernier des roubles que mon père m’avait donnés l’autre jour. Ne pouvez-vous pas m’accorder jusqu’à jeudi ? Je courrai chez tous les usuriers de ma connaissance !… Mais non !… bien sûr c’est impossible ! Ne me regardez pas comme cela !… Qu’est-ce que je vais faire ? Inutile de demander au vieux : je vous dis qu’il m’a donné une poignée de gros billets il y a trois jours… Misérable que je suis ! »
Il se tordait les mains de désespoir. Impossible de dire la vérité au vieillard. « Ils » lui avaient donné une décoration l’an dernier, lui avaient pendu une croix au cou, et depuis ce temps-là, il maudissait toutes les tendances modernes. Il aurait vu pendre, en rang, tous les intellectuels de la Russie, plutôt que de lâcher un seul rouble.
« Kirylo Sidorovitch, attendez un instant ! ne me méprisez pas… J’ai trouvé ! Oui, voilà ce que je ferai. Je forcerai sa caisse ; il n’y a pas d’autre moyen. Je connais le tiroir où il garde son trésor, et j’achèterai un ciseau en chemin. Il sera bouleversé, mais vous savez, au fond, le vieux brave homme m’adore. Il faudra bien qu’il s’en remette, et moi aussi… Kirylo, ma chère âme, si vous pouvez me donner quelques heures… – jusqu’à ce soir… – je volerai tout le magot sur lequel je pourrai mettre la main. Vous en doutez ? Eh bien, vous n’avez qu’un mot à dire… »
« Il faut voler, bien entendu », fit Razumov, en fixant sur lui un regard glacial.
« Au diable les dix commandements ! » cria l’autre avec une grande animation. « C’est la loi de l’avenir ! »
Mais lorsque, le soir même, très tard, il entra dans la chambre de Razumov, son attitude était anormalement sérieuse, et presque solennelle.
« C’est fait ! » dit-il.
Razumov, assis les mains entre les jambes et le buste penché en avant, frémit au son familier de ces paroles. Kostia déposa lentement dans le cercle de lumière répandu par la lampe un petit paquet, enveloppé de papier brun et noué avec un bout de ficelle.
« Comme je vous l’avais promis, j’ai pris tout ce que j’ai pu trouver. Le pauvre vieux croira que la fin du monde est arrivée ! »
Razumov hocha la tête sans se lever, contemplant avec un sentiment de plaisir malicieux la gravité du jeune écervelé…
« J’ai fait mon petit sacrifice », soupira le pauvre fou, « et je vous dois des remerciements, Kirylo Sidorovitch, pour m’en avoir fourni l’occasion. »
« Cela vous a coûté quelque chose ? »
« Oui certes. Vous savez, le pauvre vieux m’aime vraiment ; il en souffrira ! »
« Et vous croyez tout ce que l’on vous raconte sur un avenir nouveau, et sur la volonté sacrée du peuple ? »
« Implicitement. Je donnerais ma vie… Seulement voyez-vous, je suis comme un cochon devant son auge. Je ne suis bon à rien ! C’est ma nature… »
Razumov, perdu dans ses pensées, avait oublié l’existence de son compagnon ; il fut tiré brutalement de son rêve par la voix du jeune homme, qui le suppliait de fuir, sans perdre de temps.
« Oui… très bien… Allons, adieu ! »
« Je ne vous quitterai pas avant de vous avoir vu sortir de Pétersbourg », déclara tout à coup Kostia, d’un ton calme et résolu. « Vous ne pouvez pas me refuser cela maintenant ! Pour l’amour de Dieu !… Kirylo, mon âme ! La police peut entrer ici d’un moment à l’autre et vous jeter pour des années dans une prison où vos cheveux blanchiront. J’ai en bas le meilleur trotteur de l’écurie paternelle et un traîneau léger. Nous aurons fait trente milles avant le coucher de la lune, et nous aurons trouvé quelque station de chemin de fer, au bord de la route… »
Razumov leva les yeux avec stupeur. Son voyage était décidé, inévitable. Il avait fixé son départ au lendemain, et brusquement il s’apercevait qu’il n’y avait pas cru ! Il avait écouté, parlé, pensé, préparé sa fuite simulée, avec la conviction croissante que tout cela était absurde. Est-ce qu’on faisait des choses pareilles ? C’était une comédie de mensonges ! Et tout à coup, il se sentait éperdu ! Il avait devant lui quelqu’un qui croyait désespérément à tout cela ! « Si je ne pars pas maintenant… – à l’instant même… – pensa Razumov avec un sursaut de terreur, « je ne partirai jamais ! » Il se leva sans un mot, et si Kostia ne lui avait, avec sollicitude, tendu sa casquette et passé son manteau, il serait sorti de la chambre, tête nue. Il quittait la pièce sans mot dire, lorsqu’un cri brusque l’arrêta :
« Kirylo ! »
« Qu’y a-t-il ? » Il se retourna avec répugnance sur le seuil de la porte.
Tout droit, le bras raidi, le visage immobile et pâle, Kostia tendait un doigt éloquent vers le petit paquet brun, oublié sur la table, dans le cercle de lumière. Razumov hésita, puis revint le chercher avec un sourire forcé sous l’œil sévère de son compagnon. Mais le jeune fou gardait les sourcils froncés. « C’est un rêve », pensait Razumov, en mettant le paquet dans sa poche, et en descendant l’escalier. « On ne fait pas de telles choses. » Son compagnon glissa son bras sous le sien, en lui signalant les dangers possibles, et en lui faisant part de ses intentions en cas d’incidents imprévus. « Absurde », murmurait Razumov, tandis que son compagnon le bordait dans le traîneau. Il se mit à contempler, avec une attention extrême, le développement de son rêve, qui se poursuivait de façon imprévue, mais avec une logique inexorable : c’était la longue course en traîneau, l’attente dans une petite gare, près du poêle. Il n’échangea pas dix paroles en tout avec son compagnon, qui, morne autant que lui, ne cherchait pas à rompre le silence. En se quittant, ils s’embrassèrent deux fois… ; il le fallait !… Et il n’y eut plus de Kostia dans le rêve !
… Au petit jour, dans le wagon chaud et étouffant, où, sous la lueur confuse des veilleuses, des dormeurs s’allongeaient d’un bout à l’autre sur leurs couchettes, Razumov, qui s’était tenu très tranquille jusque-là, se leva doucement, abaissa légèrement une glace et jeta sur l’immense plaine neigeuse, un petit paquet enveloppé de papier brun. « Pour le peuple », pensait-il, en regardant par la fenêtre. Devant ses yeux le grand désert blanc, la terre dure et glacée filait, sans trace d’habitation humaine.
Il était un instant sorti de son rêve, puis il s’y trouva replongé : la Prusse, la Saxe, le Wurtemberg, des visages, des spectacles nouveaux, des paroles… tout un rêve, contemplé avec une attention obstinée et rageuse. Zurich, Genève, un rêve encore, soigneusement poursuivi, un rêve risible et brutal, un rêve qui le poussait à la folie et à la mort… un rêve dont il redoutait le définitif réveil…
« La vie, après tout, ce n’est peut-être que cela », se disait Razumov, en marchant de long en large sous les arbres de la petite ville, seul en face de la statue de bronze de Rousseau. « Un rêve et une crainte constante. » La nuit s’épaississait. Les pages qu’il avait écrites et arrachées à son cahier étaient les premiers fruits de sa « mission ». Cela au moins, ce n’était pas un rêve. Il y disait sa certitude de prochaines révélations importantes. « Je crois que rien ne m’empêchera plus d’être tout à fait accepté dans les milieux révolutionnaires. »
Il avait, dans ces pages, résumé ses impressions et quelques-unes des conversations entendues. Il avait même écrit : « Je vous signale en passant que j’ai découvert le personnage sous lequel se dissimule le terrible N. N. C’est une brute massive et ignoble. Si j’entends parler de ses intentions prochaines, je vous avertirai. »
La futilité de toutes ces choses l’accablait comme une malédiction. Il ne pouvait croire encore à la réalité de sa mission. Il cherchait autour de lui, sans espoir, un moyen d’en finir avec ce sentiment écrasant, d’en débarrasser sa vie. Il froissa dans sa main, d’un geste rageur, les pages du cahier. « Il faut mettre cela à la poste, » pensait-il.
Il revint au pont et gagna la rive Nord, où il se souvenait d’avoir vu, dans une rue étroite, une pauvre boutique obscure, revêtue de bois découpé ; les livres au cartonnage très crasseux, d’une bibliothèque circulante s’y alignaient contre les murs, et l’on y vendait aussi des articles de papeterie. Derrière le comptoir somnolait un vieillard morose et sale ; une femme maigre et vêtue de noir, au visage maladif, tendit à Razumov, sans même le regarder, l’enveloppe qu’il avait demandée. Le jeune homme songea que l’on pouvait en toute sécurité s’adresser à ces gens qui ne s’intéressaient plus à rien au monde. Il s’appuya sur le comptoir pour écrire l’adresse d’une personne au nom allemand qui habitait Vienne. Mais il savait que ce premier rapport adressé au Conseiller Mikulin serait porté à l’Ambassade, copié en chiffre par un secrétaire de confiance et envoyé à destination, en toute sécurité, avec la correspondance diplomatique. Telles étaient les décisions prises pour soustraire les lettres du jeune homme à tous les yeux curieux, pour éviter toute indiscrétion, tout incident malheureux et toute trahison. Grâce à de tels arrangements, il pouvait être tranquille, absolument tranquille.
Il sortit de la misérable boutique et se dirigea vers le bureau de poste. C’est alors que je l’aperçus pour la seconde fois ce jour-là. Il traversait la rue du Mont-Blanc avec l’allure d’un promeneur désœuvré. Il ne me reconnut pas, mais moi je l’avais vu d’assez loin. Il avait très bon air, me disais-je, ce remarquable ami du frère de Mlle Haldin. Je le vis se diriger vers la boîte aux lettres, puis revenir sur ses pas. Il passa de nouveau tout près de moi, mais je suis certain que cette fois encore, il ne remarqua pas ma présence. Il portait la tête droite, mais il avait l’expression d’un somnambule, en lutte avec le rêve même qui le pousse à errer dans des endroits périlleux. Ma pensée revint à Mlle Haldin, à sa mère. Ce jeune homme représentait tout ce qu’il leur restait d’un fils, d’un frère…
Je me sentais troublé dans mon âme d’Occidental. Il y avait quelque chose d’anormal dans l’expression de ce visage. Si j’avais été moi-même un conspirateur, un réfugié politique Russe, j’aurais peut-être pu, de cette vision fortuite, tirer quelque déduction pratique. Mais je n’en fus que fortement ému, au point de sentir s’éveiller en moi une confuse appréhension touchant Nathalie Haldin. Tout ceci peut paraître inexplicable, et ce sont pourtant ces sentiments qui me décidèrent, sur-le-champ, à faire le soir même une visite à ces dames, après mon dîner solitaire. J’avais bien rencontré Mlle Haldin quelques heures auparavant, mais je n’avais pas vu sa mère depuis un certain temps. À vrai dire, j’avais reculé, récemment, devant l’idée d’une visite. Pauvre Mme Haldin ! J’avoue qu’elle m’effrayait un peu. C’était une de ces natures, heureusement rares, que l’on ne peut s’empêcher de regarder avec intérêt, parce qu’elles provoquent à la fois de la terreur et de la pitié. On redoute leur contact pour soi-même, et plus encore pour les êtres que l’on chérit, tant on sent clairement qu’elles sont faites pour souffrir et pour faire souffrir les autres. Il paraît étrange qu’un simple désir de liberté, ou pour mieux dire de libéralisme, affaire chez nous de bavardage, d’ambition ou de vote, et qui n’a guère à voir avec nos sentiments intimes, ou n’atteint jamais en tous cas nos affections profondes, puisse, pour d’autres êtres, très proches de nous et vivant sous le même ciel, être une rude épreuve de courage, en même temps qu’une source d’angoisses, de larmes et de sang. Mme Haldin avait connu les tourments de sa génération. Elle avait vu, sous le règne de Nicolas, fusiller son frère, cet enthousiaste de frère ! Une résignation teintée d’ironie ne constitue pas une cuirasse suffisante pour un cœur vulnérable. Frappée dans la personne de ses enfants, Mme Haldin devait à nouveau souffrir du passé et connaître l’angoisse de l’avenir. Elle était de ces êtres qui ne peuvent pas guérir, qui sentent trop fortement leur cœur, qui, sans égoïsme ni lâcheté, en contemplent douloureusement les blessures, et en subissent les tortures.
Telles sont les pensées que je ruminais au cours de mon repas modeste et solitaire. À ceux qui me diront que c’était là une façon détournée de penser à Nathalie Haldin, je répondrai qu’elle était bien digne de quelque affectueux intérêt… Elle avait toute la vie devant elle. Je veux bien admettre qu’en scrutant le caractère de Mme Haldin, je songeais surtout à l’existence de sa Natalka. C’est une façon de penser à une jeune fille, bien permise à un vieillard dont le cœur n’est pas trop vieux encore pour être fermé à toute pitié. Elle avait sa jeunesse presque entière devant elle, une jeunesse arbitrairement dépouillée de toute légèreté et de toute joie naturelle, assombrie par un despotisme qui n’avait rien d’Européen, une jeunesse obscure, livrée aux hasards d’une lutte furieuse, entre des antagonismes également féroces.
Je m’attardais, plus que je n’aurais dû le faire, à ces pensées. Je me sentais impuissant, et plus encore, éloigné de ces dames. Au dernier moment j’hésitai à me rendre chez elles. À quoi bon ?
La soirée était avancée déjà, lorsqu’en débouchant sur le Boulevard des Philosophes, je vis de la lumière à la fenêtre familière. Les rideaux étaient baissés, mais je me figurais, derrière leur abri, Mme Haldin assise dans son fauteuil ; je la voyais le regard tendu vers la fenêtre, dans cette attitude habituelle d’attente, qu’elle avait prise depuis quelque temps, un aspect de manie.
Je me dis que cette lumière m’autorisait à frapper à la porte. Ces dames n’avaient donc pas encore quitté le salon, où j’espérais ne rencontrer aucun de leurs compatriotes. Elles recevaient parfois, le soir, la visite d’un vieux fonctionnaire Russe retraité, dont le seul aspect lugubre et découragé, engendrait une impression profonde d’ennui et de lassitude. Je crois que ces dames toléraient ses nombreuses visites en souvenir d’une amitié ancienne avec M. Haldin le père, ou pour quelque raison de ce genre. Je décidai, si j’entendais le débit monotone de sa voix faible, de ne rester que quelques minutes. Je fus surpris de voir la porte s’ouvrir devant moi, avant d’avoir tiré la sonnette. Mlle Haldin parut sur le seuil avec son chapeau et sa jaquette, évidemment prête à sortir. À cette heure ! Allait-elle chercher un médecin ?
Son exclamation de surprise heureuse me rassura. On aurait dit que j’étais l’homme même dont elle avait besoin. Ma curiosité s’éveilla. Elle me fit entrer, et la fidèle Anna, la vieille bonne allemande, ferma la porte sans s’éloigner, comme si elle s’était attendue à me voir presque aussitôt ressortir. Mlle Haldin me déclara qu’elle se préparait à venir me chercher.
Elle parlait de façon précipitée, fait anormal chez elle. Elle avait eu l’intention d’aller sonner tout droit à la porte de Mme Ziegler, malgré l’heure tardive et les habitudes de cette dame…
Mme Ziegler, veuve d’un professeur distingué, ami intime à moi, me loue trois pièces dans le vaste et bel appartement qu’elle n’a pas voulu quitter à la mort de son mari ; mais j’ai une entrée particulière sur le palier. C’est un arrangement qui date de dix ans. Je dis à Mlle Haldin combien j’étais heureux d’avoir eu l’idée…
Elle gardait son manteau. Je remarquai la rougeur de ses joues et l’accent de ferme résolution de sa voix. Savais-je où habitait M. Razumov ?
Où habitait M. Razumov ? On avait besoin de M. Razumov ? À cette heure ? de façon aussi urgente ? Je levai les bras en signe d’ignorance totale. Je n’avais pas la moindre idée de son adresse. Si j’avais prévu cette question, trois heures avant, j’aurais pu me risquer à la poser au jeune homme lui-même sur le trottoir de la nouvelle poste ; il m’aurait répondu peut-être, ou bien aurait pu me prier rudement de me mêler de mes affaires. À moins, pensais-je en me souvenant de mon extraordinaire expression hallucinée, angoissée et absente, à moins qu’il ne fût tombé à la renverse, en proie à une attaque, pour s’être entendu adresser la parole… Je ne dis rien de tout cela à Mlle Haldin, et n’avouai même pas ma rencontre récente ; j’en avais retiré une impression si profondément déplaisante, que j’aurais préféré l’oublier entièrement.
« Je ne vois pas où je pourrais m’informer », murmurai-je d’un ton d’impuissance. J’aurais été heureux de me rendre utile, et serais avec joie parti à la recherche de n’importe quel homme, jeune ou vieux, car j’avais foi entière dans le bon sens de la jeune fille. « Qu’est-ce qui vous a fait penser à venir me demander ce renseignement ? » lui dis-je.
« Ce n’était pas exactement cela qui me conduisait chez vous », répondit-elle à voix basse, avec l’air d’une personne condamnée à une tâche pénible.
« Dois-je comprendre que vous avez besoin de voir M. Razumov ce soir-même ? »
Nathalie Haldin hocha la tête affirmativement, puis avec un regard sur la porte du salon, me dit en français : « C’est Maman », avec un air de perplexité.
La sachant toujours sérieuse et mal portée à se laisser démonter par des difficultés imaginaires, je demeurais suspendu à ses lèvres, plein de curiosité. Mais elle resta un instant silencieuse… Que venait faire le nom de M. Razumov, dans cette allusion à Mme Haldin ? On n’avait pas dit encore à la pauvre femme l’arrivée à Genève de l’ami de son fils…
« Pourrai-je voir votre mère, ce soir ? » m’informai-je. Mlle Haldin étendit le bras, comme pour me barrer le chemin.
Elle est dans un état d’agitation terrible. Oh ! vous ne vous en apercevriez pas… ; tout se passe en dedans… mais moi qui connais ma mère, je suis épouvantée… Je n’ai plus le courage de résister. C’est ma faute ! Je ne sais pas jouer mon rôle sans doute ; je n’avais jamais rien eu de caché pour elle, je n’en avais jamais eu l’occasion. Mais vous savez, vous-même, les raisons qui m’ont empêché de lui dire l’arrivée de M. Razumov. Vous comprenez n’est-ce pas ? C’est à cause de son malheureux état de santé… Et puis… je ne suis pas une comédienne… Mes sentiments sont trop engagés pour me permettre… Elle a remarqué quelque chose d’anormal dans mon attitude ; elle a cru que je voulais me cacher d’elle. Elle s’est aperçue de la longueur de mes absences, et je dois avouer, en effet, que mes rencontres quotidiennes avec M. Razumov, m’ont tenue dehors plus longtemps que de coutume. Dieu sait quels soupçons ont pu naître dans son esprit !… Vous savez que ma pauvre mère n’est plus la même, depuis… Alors ce soir, sortant de ce silence terrible qui s’est prolongé pendant des semaines, elle s’est mise tout à coup à parler !… Elle me disait qu’elle ne voulait pas me faire de reproches ; j’avais mon caractère, comme elle avait le sien ; elle ne voulait pas se mêler de mes affaires, ni même de mes pensées ; mais au moins n’avait-elle jamais rien eu de caché pour ses enfants !… Elle disait des choses cruelles,… de sa voix monotone, avec sa pauvre figure usée, immobile comme de la pierre… C’était intolérable… »
Mlle Haldin parlait à mi-voix plus vite que je ne le lui avais jamais entendu faire, et cela même était troublant. Dans l’antichambre très claire, je pouvais, sous la voilette, voir l’animation de son teint. Elle se tenait très droite, la main gauche légèrement appuyée sur une petite table ; l’autre main pendait immobile à son côté. De temps en temps elle avait une inspiration brève…
« C’était affreux… Songez donc ! Elle s’imaginait que je faisais des préparatifs pour la quitter sans rien dire. Je me suis agenouillée près de sa chaise, en la suppliant de penser à ce qu’elle disait. Elle a posé sa main sur ma tête, mais n’en a pas moins persévéré dans son erreur. Elle s’était toujours crue digne de la confiance de ses enfants, mais il n’en était pas ainsi, apparemment. Son fils n’avait voulu se fier ni à son amour, ni même à son intelligence. Et voilà que, moi aussi, je méditais de l’abandonner, de la même façon cruelle et injuste… Et ainsi de suite… Toutes mes protestations… C’est une obstination morbide. Elle m’a dit sentir quelque chose en moi… un changement… Si mes convictions m’appelaient au loin… pourquoi ce mystère ? était-elle donc un être débile et lâche à qui l’on ne pût se fier ?… Comme si mon cœur pouvait trahir mes enfants », disait-elle… Je n’avais plus la force de l’écouter… Et elle me caressait toujours la tête… À quoi bon protester ?… Elle est malade. Son âme même… »
Je ne me risquai pas à rompre le silence tombé entre nous. Je regardais les yeux de la jeune fille, qui brillaient à travers le voile.
« Moi ! changée ! » s’écria-t-elle, toujours à voix basse. « Mes convictions m’appeler au loin !… Oh la cruauté de paroles semblables !… Car je suis faible… – et je ne sais pas de quel côté se trouve mon devoir. Vous vous en êtes bien aperçu. Pour en finir, j’ai fait une chose égoïste ; dans mon désir d’écarter ses soupçons, je lui ai parlé de M. Razumov… Oui, c’était de l’égoïsme. Nous avions eu raison, vous le savez, de ne pas lui en vouloir parler encore… Tout à fait raison !… et je m’en suis bien aperçue dès que je lui ai dit que l’ami de notre pauvre Victor était ici. Il aurait fallu la préparer à cette idée, mais dans ma détresse, j’ai laissé échapper la vérité… Cette révélation a tout de suite horriblement secoué ma pauvre mère ! Depuis quand M. Razumov était-il ici ? Que savait-il ? Pourquoi n’était-il pas venu nous voir tout de suite, cet ami de son Victor ? Que signifiait tout cela ? Ne pouvait-on pas lui dire seulement ce que l’on savait de son fils, et les derniers souvenirs qu’il avait laissés !… Songez à mon émotion, en face de ma mère, blanche comme un linge, parfaitement immobile, mais agrippée de ses mains maigres aux bras de son fauteuil. Je me suis déclarée seule coupable… »
Je m’imaginais, dans son fauteuil, derrière la porte près de laquelle me parlait la jeune fille, la silhouette immobile et muette de cette mère. Le silence même de la pièce semblait crier vengeance contre un fait historique et ses conséquences logiques. Cette idée traversa mon esprit, mais ne m’empêcha pas de sentir l’horreur des moments que venait de traverser Mlle Haldin. Je concevais bien qu’elle ne pût songer à passer la nuit sur une impression semblable. Mme Haldin s’était laissée entraîner à des imaginations atroces, à des soupçons fantastiques et cruels. Il fallait l’apaiser à tout prix et sans perdre de temps. Je ne fus pas surpris d’apprendre que Mlle Haldin lui avait déclaré : « Je vais le chercher, pour l’amener ici. » Il n’y avait dans ces paroles aucune absurdité, aucune exagération de sentiment. Et je ne mis pas l’ombre d’ironie dans ma réponse : « C’est très bien ;… mais maintenant ? »
C’était très bien, en effet, de songer à moi, mais que pouvais-je faire dans mon ignorance de l’adresse de M. Razumov ?
« Penser qu’il habite peut-être près de nous… à quelques pas d’ici ! » s’écria-t-elle.
J’en doutais, mais c’est avec joie que j’aurais été chercher le jeune homme à l’autre bout de Genève. Et Mlle Haldin était évidemment certaine à l’avance de mon empressement, puisque sa première pensée avait été de s’adresser à moi. En fait, elle venait me trouver pour me prier de l’accompagner au château Borel.
Je me figurai de façon déplaisante la route sombre, le parc obscur, l’aspect morne et suspect de cette maison de nécromancie, d’intrigues et d’adoration féministe. J’objectai que Mme de S. ne pourrait sans doute rien nous dire de ce qui nous intéressait… et je ne croyais guère probable non plus que nous y trouvions le jeune homme. Je me souvenais de son visage, aperçu au passage, et j’étais persuadé qu’un homme dont les traits avaient l’air de terreur de ceux qui ont vu les morts devait chercher à s’enfermer quelque part et à y rester seul. J’étais convaincu qu’au moment où je l’avais vu, M. Razumov rentrait chez lui.
« C’est à Pierre Ivanovitch que je pensais, en réalité », dit tranquillement Mlle Haldin.
« Ah ! » Celui-là, en effet, devait savoir ! Je consultai ma montre. Il n’était que neuf heures vingt… Pourtant !…
« Ne vaudrait-il pas mieux aller à son hôtel ? », conseillai-je. « Il a une chambre au Cosmopolitain, à l’un des étages supérieurs. »
Je ne proposai pas d’y aller moi-même, peu confiant dans l’accueil que l’on pourrait me réserver. Mais ne pourrait-on pas envoyer la fidèle Anna, avec un mot demandant l’adresse requise ?
Anna se tenait toujours près de la porte, à l’autre bout de la pièce, et nous avions baissé la voix pour discuter la question. Mlle Haldin protesta qu’elle devait aller elle-même à l’hôtel. Anna, qui était timide et lente, perdrait du temps pour rapporter la réponse ; il se faisait tard, et nous n’étions pas du tout certains que M. Razumov habitât dans les environs.
« En y allant moi-même », insistait Mlle Haldin, « je pourrai courir tout droit de l’hôtel à l’adresse indiquée. En tout cas, il faut que je sorte pour expliquer la situation à M. Razumov, pour le préparer, en somme… Vous n’avez pas idée de l’état d’esprit de ma mère !… »
Elle rougissait et pâlissait tour à tour. Elle croyait préférable, d’ailleurs, pour elles deux, de ne pas rester près de sa mère, pendant quelque temps. Anna, que Mme Haldin aimait, la remplacerait.
« Elle pourra aller coudre dans la chambre », poursuivit Mlle Haldin, en se préparant à sortir. Puis elle s’adressa en allemand à la bonne qui nous ouvrait la porte : « Vous direz à ma mère que ce Monsieur est venu, et est reparti avec moi, pour chercher M. Razumov. Qu’elle ne s’inquiète pas, si je reste un peu longtemps dehors. »
Nous sortîmes dans la rue, marchant d’un pas rapide ; elle aspirait profondément l’air frais de la nuit. « Je ne vous ai même pas demandé si cela vous convenait », murmura-t-elle.
« Je l’espère bien », fis-je en riant. Je ne m’inquiétais plus de la réception que me ferait le grand féministe. Qu’il dût être agacé de me voir et me traiter avec une certaine insolence hautaine, je n’en doutais pas, mais je supposais qu’il n’oserait tout de même pas me fermer la porte au visage, et c’est tout ce que je demandais. « Voulez-vous prendre mon bras ? » proposai-je.
Elle s’appuya en silence, et nous n’échangeâmes que de rares paroles banales jusqu’à notre arrivée à l’hôtel. Je la fis entrer la première dans le grand vestibule, brillamment éclairé, où s’attardaient de nombreuses personnes.
« Je puis très bien monter sans vous », lui dis-je.
« Non ; je ne veux pas vous attendre ici », me répondit-elle, à voix basse, « je préfère aller avec vous. »
Je la menai vers l’ascenseur ; au dernier étage, un domestique nous indiqua le chemin : « Au bout du couloir, à droite. »
Sur l’éclat des murs blancs et des tapis rouges, d’innombrables lampes électriques répandaient leur lumière ; le vide, le silence, l’uniformité de toutes ces portes closes et numérotées, me faisaient penser à l’ordre parfait et sévère d’une luxueuse prison modèle, construite selon les données du système cellulaire. Tout en haut, sous le toit de ce bâtiment énorme, destiné à loger les voyageurs, aucun son ne montait ; l’épaisseur du feutre rouge éteignait complètement le bruit de nos pas. Nous nous hâtions sans nous regarder. Nous nous trouvâmes enfin devant la dernière porte du long corridor. Nos yeux se rencontrèrent, et nous restâmes un moment immobiles, prêtant l’oreille à un murmure assourdi de voix, venues de l’intérieur.
« Cela doit être ici », chuchotai-je machinalement. Je vis remuer les lèvres de Mlle Haldin sans entendre sa réponse, et je frappai vigoureusement. Le murmure des voix se tut ; le profond silence se prolongea quelques secondes, puis la porte s’ouvrit brusquement devant une petite femme aux yeux noirs, vêtue d’une blouse rouge, et la tête casquée d’une masse de cheveux presque blancs, noués sans soin et sans grâce. Elle fronçait ses sourcils minces et très noirs. J’appris plus tard avec intérêt que c’était la révolutionnaire bien connue, la fameuse Sophia Antonovna, mais sur le moment je fus surtout frappé du singulier caractère méphistophélique de son regard interrogateur ; singulier, car ses yeux n’avaient rien de méchant, non plus que de diabolique, si je puis dire. Et ce regard s’adoucit encore en se posant sur Mlle Haldin, qui lui faisait, de sa voix pleine de calme, part de son désir de voir un instant Pierre Ivanovitch.
« Je suis Mlle Haldin », ajouta-t-elle.
À ces mots, le front de la femme à la blouse rouge se dérida complètement ; sans mot dire, elle alla s’asseoir sur le canapé, les mains posées sur les genoux, laissant la porte largement ouverte devant nous et nous regardant pénétrer dans la chambre, de ses yeux noirs et brillants.
Mlle Haldin s’avança au milieu de la pièce ; moi, fidèle à mon rôle d’humble acolyte, je restai près de la porte, après l’avoir refermée derrière moi. La chambre, très vaste sous le plafond bas, était peu meublée ; une lampe électrique, nantie d’un abat-jour en porcelaine, était abaissée au-dessus d’une grande table où s’étalait une large carte, et laissait dans un demi-jour confus les coins éloignés de la pièce. Ni Pierre Ivanovitch ni Razumov ne se trouvaient là. Mais sur le canapé, un homme à la face osseuse et au menton orné d’un bouc, se penchait en avant, les mains aux genoux, avec une expression de sympathie dans les yeux. Dans mon coin éloigné, je distinguai un visage pâle et large, qui surmontait un corps massif et lourd, mal équilibré, semblait-il, sur un siège bas. Je ne reconnus, dans l’assistance, que le petit Julius Lespara, qui se penchait, avant notre entrée, sur la carte, et gardait encore les jambes enroulées autour des pieds de son siège. Il se leva vivement et s’inclina devant Mlle Haldin, avec la grâce ridicule d’un petit garçon qui aurait un nez aquilin et une belle barbe poivre et sel. Il s’avança pour offrir sa chaise, que Mlle Haldin refusa. Elle n’était entrée que pour rester un instant et dire quelques mots à Pierre Ivanovitch.
La voix aiguë du petit homme résonna dans la chambre de façon déplaisante.
« C’est assez singulier ; je pensais à vous cet après-midi même,… Nathalia Victorovna. J’ai rencontré M. Razumov, et je l’ai prié de me donner un article sur un sujet qui pût l’intéresser. Il vous serait facile de le traduire en anglais… – avec un tel professeur. »
Il eut un geste aimable à mon adresse. Au nom de Razumov, un bruit singulier se fit entendre, sorte de grincement faible, comme le cri d’un petit animal rageur ; cela venait du coin où se tenait le gros homme qui paraissait trop lourd pour son siège. Je n’entendis pas la réponse de Mlle Haldin, et Lespara reprit :
« Il est temps de vous mettre à l’œuvre, Natalia Victorovna. Vous devez, d’ailleurs, avoir vos idées. Pourquoi ne pas écrire un article aussi ? Venez donc nous voir un ce ces jours ; nous pourrions causer de tout cela… Tout avis… »
Je ne saisis pas, cette fois encore, la réponse de Mlle Haldin, mais la voix de Lespara s’élevait à nouveau :
« Pierre Ivanovitch ? Il s’est retiré un instant dans la pièce voisine. Nous l’attendons tous. »
Le grand homme qui entrait à ce moment même, me parut plus grand et plus gros encore qu’à l’ordinaire ; il était tout à fait imposant dans la longue robe de chambre d’étoffe sombre, qui tombait en plis droits sur ses pieds, et lui donnait un aspect de moine ou de prophète, de robuste habitant du désert ; il y avait en lui quelque chose d’asiatique et sous la lumière tamisée, le costume particulier et les verres sombres le faisaient paraître plus que jamais mystérieux.
Le petit Lespara revint à sa chaise pour regarder la carte, seul objet lumineux de la pièce. L’éloignement de la porte ne m’empêchait pas de voir, à la forme de la partie bleue qui représentait la mer, que c’était une carte des provinces Baltiques. Pierre Ivanovitch s’avançait vers Mlle Haldin avec une légère exclamation, mais il s’arrêta en m’apercevant confusément dans la demi-obscurité et fixa sur moi le regard sombre de ses lunettes. Sans doute me reconnut-il à mes cheveux gris, car il eut un haussement d’épaules manifeste, et se tourna vers la jeune fille avec un air d’indulgence bienveillante. Il saisit sa main dans sa grosse paume grasse et posa dessus, comme un couvercle, son autre énorme patte.
Ils restaient tous les deux au milieu de la chambre, échangeant à voix basse des paroles que nous n’entendions pas et personne ne bougeait dans la pièce. Lespara nous tournait le dos, à genoux sur sa chaise et les coudes appuyés sur la grande carte ; l’individu énorme et sombre, exilé dans son coin, l’homme au bouc dont le regard loyal m’avait frappé, la femme à la blouse rouge, assise près de lui sur le canapé, aucun d’eux ne faisait le moindre mouvement. Ils n’en auraient guère eu le loisir d’ailleurs, car très vite Mlle Haldin dégageait sa main, s’éloignait de Pierre Ivanovitch, et se dirigeait vers la porte sans que j’eusse eu le temps de la prévenir. Je me précipitai cependant pour l’ouvrir et personne ne fit attention à l’Occidental que j’étais. Je sortis derrière la jeune fille, en jetant dans la chambre un dernier regard qui me fit voir tous ces personnages immobilisés dans leurs poses diverses ; Pierre Ivanovitch était seul debout, semblable avec ses lunettes sombres à un énorme professeur aveugle, et derrière lui, sur la nappe de lumière vive de la carte en couleurs, se penchait le minuscule Lespara.
Plus tard, beaucoup plus tard, lorsque courut dans les journaux le bruit, d’ailleurs vague et bientôt étouffé, d’une conspiration militaire avortée en Russie, je me souvins de cette vision du groupe immobile et de son personnage central. On ne connut jamais les détails du complot, mais on sut que les partis révolutionnaires de l’étranger y avaient apporté leur concours ; ils avaient à l’avance envoyé des émissaires, avaient même trouvé de l’argent pour fréter un navire chargé d’armes et de conspirateurs, qui devaient envahir les provinces Baltiques… Et tout en parcourant les révélations incomplètes (auxquelles le monde d’ailleurs ne s’intéressait guère), je me disais que l’humble compagnon d’une jeune fille Russe, avait, en cette occasion représenté la vieille et sage Europe, et pu jeter pour elle un rapide coup d’œil sur l’envers d’un complot. Vision brève et singulière, inattendue dans cet appartement d’hôtel ; le grand homme lui-même, la masse immobile dans un coin, du tueur d’espions et de gendarmes ; Yakovlicht, le vétéran des anciennes campagnes terroristes ; la femme aux cheveux blancs comme les miens, et aux yeux noirs si vivants… ; tous ces gens dans un demi-jour de mystère, devant la carte de Russie, toute claire sur la table. La femme, j’eus l’occasion de la revoir. Comme nous attendions l’ascenseur, elle courut après nous, dans le couloir, les yeux fixés sur le visage de Mlle Haldin, et la tira à l’écart, comme pour lui faire une communication confidentielle. Ce ne fut pas long d’ailleurs : le temps seulement de quelques paroles.
Dans l’ascenseur, Nathalie Haldin resta muette. Nous gagnâmes la rue, pour suivre le quai dont les lumières trouaient la nuit, et se reflétaient à notre gauche dans l’eau noire du petit port, tandis qu’à notre droite, les hautes masses des hôtels s’élevaient vers le ciel ; c’est seulement alors qu’elle rompit le silence :
« Cette femme était Sophia Antonovna ; vous la connaissez ? »
« Oui, j’ai entendu parler d’elle ; c’est la fameuse… ? »
« Elle-même. Il paraît qu’après notre sortie Pierre Ivanovitch leur a conté le motif de ma visite. C’est pour cela qu’elle a couru après moi. Elle m’a dit son nom, en ajoutant : « Vous êtes la sœur d’un brave, dont le souvenir restera vivant. Vous pourrez voir des temps meilleurs. » Je lui ai répondu que j’espérais voir un temps où tout ceci serait oublié, dût l’être aussi le nom de mon frère ! Quelque chose me poussait, semble-t-il, à parler ainsi, et vous devez me comprendre ? »
« Certes », dis-je, « vous pensez à l’ère de concorde et de justice ? »
« Oui ! Il y a trop de haine et trop de vengeance dans notre tâche. Il faut l’accomplir pourtant ! C’est un sacrifice ; faisons-le le plus grand possible. La destruction est œuvre de colère. Que les tyrans et les exécuteurs tombent dans le même oubli,… et sachons ne nous souvenir que des constructeurs. »
« Sophia Antonovna est-elle d’accord avec vous sur ce point ? » demandai-je avec un certain scepticisme.
« Elle ne m’a dit que ces mots : « Il est bon pour vous de croire à l’amour ! Mais il me semble qu’elle m’a comprise. Puis elle m’a demandé si j’allais voir M. Razumov ce soir-même. J’ai répondu que j’espérais pouvoir l’amener tout de suite à la maison, pour répondre à l’impatience morbide de ma mère, si désireuse depuis qu’elle a connu sa présence à Genève, de savoir s’il pourrait lui dire quelque chose de Victor. C’était le seul ami de mon frère dont nous ayions jamais entendu parler… un ami très intime. Elle m’a dit : « Oh ! votre frère… oui !… Voulez-vous dire à M. Razumov que j’ai fait connaître en public l’histoire dont m’a avisée mon correspondant de Pétersbourg. Elle a trait à l’arrestation de votre frère », ajouta-t-elle. « Il a été trahi par un homme du peuple qui s’est pendu depuis. M. Razumov vous expliquera tout cela ; je lui ai conté la chose tout au long cet après-midi. Voulez-vous dire aussi à M. Razumov que Sophia Antonovna lui envoie son meilleur souvenir. Je dois partir demain matin, à la première heure… très loin ! »
Mlle Haldin ajouta, après un instant de silence :
« J’ai été si émue de cette nouvelle inattendue, que je n’ai pas pu vous parler avant… Un homme du peuple ! Oh notre pauvre peuple… »
Elle marchait lentement, la tête basse, comme si elle s’était sentie brusquement épuisée. Des fenêtres d’un bâtiment à terrasses et à balcons sortaient les échos d’une musique banale d’hôtel ; devant les portes basses et pauvres du Casino, deux affiches rouges brillaient sous les lumières électriques, d’un éclat mesquin et provincial, et l’abandon des quais, l’aspect désert des rues avaient un air d’honorabilité hypocrite et d’inexprimable tristesse.
Je supposais que Mlle Haldin avait trouvé l’adresse cherchée et je me laissais guider par elle. Sur le pont du Mont Blanc, où semblaient perdues quelques silhouettes sombres, dans la vaste et longue perspective délimitée par les réverbères, elle me dit :
« Ce n’est pas très loin de chez nous ; je ne sais pas pourquoi j’en avais l’intuition. M. Razumov habite rue de Carouge, sans doute dans une de ces grandes maisons ouvrières récemment construites. »
Familière et confiante, elle prit mon bras, et accéléra le pas. Il y avait dans notre façon d’agir quelque chose de primitif et nous ne songions pas aux ressources de la civilisation ; un tramway nous dépassa ; une rangée de fiacres stationnaient près des grilles du jardin ; nous n’eûmes même pas l’idée d’user d’un de ces véhicules. La jeune fille était trop pressée peut-être et moi… je la sentais s’appuyer à mon bras avec confiance ! Comme nous montions la pente douce de la Corraterie, avec ses boutiques closes et ses fenêtres obscures (comme si toute la population commerçante l’avait désertée à la fin du jour), elle me dit, d’un ton interrogateur :
« Si je courais un instant, jeter un coup d’œil sur ma mère ?… cela ne serait pas un grand détour. »
Je l’en dissuadai ; si Mme Haldin espérait réellement voir Razumov ce soir, il aurait été peu sage à la jeune fille de revenir sans lui. Plus tôt nous pourrions mettre la main sur le jeune homme et l’amener à la mère pour calmer son agitation, mieux cela vaudrait. Mlle Haldin se rendit à mes raisons, et nous traversâmes en diagonale la place du Théâtre, dont le sol dallé prenait, sous la lumière électrique, un éclat gris bleu. Au centre, une statue équestre se dressait, solitaire et toute noire. En pénétrant dans la rue de Carouge, nous arrivions aux limites de la ville pour en aborder les faubourgs populaires. Des terrains vagues alternaient avec de hautes bâtisses neuves. Au coin d’une rue s’étalait dans la nuit un éventail de lumière crue, sortie par la large porte d’une boutique badigeonnée en blanc. On voyait de loin, contre les murs intérieurs, des rayons peu garnis, et dans un coin s’élevait un comptoir de bois peint en brun. C’était la maison que nous cherchions et que précédait la masse sombre d’une palissade en planches goudronnées. La bâtisse présentait un pan coupé très haut et grisâtre, fait d’une seule rangée de fenêtres où n’apparaissait aucune lumière ; elle était couronnée par l’ombre lourde d’un toit en pente, débordant.
« Il faut nous renseigner dans la boutique », me dit Mlle Haldin. Un homme au teint blafard et aux maigres favoris, le cou entouré d’un col sale et d’une cravate élimée, posa son journal sur le comptoir nu et s’y appuya familièrement des deux coudes ; il nous répondit que le jeune homme en question était en effet son locataire du troisième, mais qu’il était sorti pour l’instant.
« Pour l’instant », répétai-je, après un regard vers Mlle Haldin. « Cela veut-il dire que vous pensiez le voir rentrer bientôt ? »
Très aimable, les yeux doux et les lèvres bienveillantes, il eut un léger sourire, comme pour dire qu’il était au courant de tout. M. Razumov, absent toute la journée, était rentré ce soir de bonne heure. Aussi le boutiquier avait-il été très surpris de le voir redescendre une demi-heure plus tard. M. Razumov avait dit, en accrochant sa clef au mur, qu’il sortait parce qu’il avait besoin d’air.
La tête entre les mains, l’homme continuait à nous sourire ; par-dessus le comptoir vide. De l’air ! de l’air !… Mais cela voulait-il dire que le jeune homme dût rester peu ou longtemps dehors, il était difficile de le savoir. Il faisait très lourd, ce soir, en effet.
Après un silence, il reprit, les yeux tournés vers la porte :
« L’orage va le ramener. »
« Vous croyez qu’il va y avoir de l’orage ? » demandai-je.
« Oh oui ! bien sûr ! »
Comme pour confirmer ces paroles, nous entendîmes un grondement sourd, très lointain.
Je consultai du regard Mlle Haldin et je vis dans ses yeux une telle répugnance à l’idée de renoncer à notre recherche, que je demandai au boutiquier, s’il voyait M. Razumov avant une demi-heure, de le prier de nous attendre dans le magasin. Nous y reviendrions nous-mêmes bientôt.
Il eût pour toute réponse un hochement de tête imperceptible, et Mlle Haldin exprima son approbation par son silence même. Nous descendîmes lentement la rue, en tournant le dos à la ville. Par-dessus les murs des jardins de modestes villas vouées à la destruction, passaient des branches d’arbres et des masses de feuillage, éclairées en-dessous par les réverbères. Le bruit violent et monotone d’une chute de l’Arve, dont les eaux glacées franchissaient une digue basse, montait vers nous dans un courant d’air froid, à travers un grand espace morne où une double rangée de becs de gaz délimitait une rue vide encore de maisons. Mais sur l’autre rive, au-dessous de la masse noire et menaçante d’un ciel d’orage, une lumière solitaire et confuse semblait nous guetter d’un regard las. Nous marchâmes jusqu’au pont, et je dis alors :
« Il vaut mieux retourner maintenant… »
Dans la boutique, l’homme au teint blafard lisait toujours son journal crasseux, maintenant étalé largement sur le comptoir. Il leva la tête lorsque j’entrai dans la boutique, et se contenta de la secouer avec une moue significative. Je rejoignis aussitôt Mlle Haldin et nous nous éloignâmes d’un pas rapide. Elle me dit qu’elle enverrait Anna, le lendemain matin, à la première heure, avec une lettre. Je respectai sa taciturnité, ne sachant mieux lui prouver que par mon silence la part que je prenais à sa peine.
La rue à demi-villageoise que nous suivîmes au retour se transformait peu à peu, pour prendre un aspect d’avenue large et déserte. Nous ne rencontrâmes pas quatre personnes en tout, et le chemin me parut interminable, car l’anxiété naturelle de ma compagne m’avait gagné par sympathie. Enfin nous débouchâmes sur le boulevard des Philosophes, plus vide, plus large, plus mort que jamais, image désolante de l’honorabilité assoupie. En apercevant les deux fenêtres éclairées, visibles de très loin, je me représentai Mme Haldin dans son fauteuil et l’attente horrible et torturante de cette malheureuse femme, livrée au pouvoir néfaste de l’arbitraire, victime de la tyrannie et de la révolution !… Vision cruelle et absurde à la fois…
« Voulez-vous monter un instant ? » demanda Nathalie Haldin. J’hésitais devant l’heure tardive, mais elle insista : « Vous savez combien ma mère vous aime », me dit-elle.
« Je vais entrer une minute, pour savoir comment va Mme Haldin. »
Elle dit à mi-voix, comme en se parlant à elle-même :
« Voudra-t-elle croire seulement que je n’ai pas pu trouver M. Razumov, puisqu’elle s’est mise dans la tête que je lui cache quelque chose ? Peut-être pourrez-vous la convaincre… ? »
« Votre mère va se méfier de moi aussi », observai-je.
« De vous ?… pourquoi ?… Que pourriez-vous avoir à lui cacher ? Vous n’êtes ni Russe, ni conspirateur… »
J’avais trop vivement conscience de mon indignité d’Européen pour faire une objection, mais je résolus de jouer jusqu’au bout mon rôle de spectateur impuissant. Les roulements lointains du tonnerre descendaient le long de la vallée du Rhône, vers la ville endormie, vers la cité des prosaïques vertus et de l’hospitalité universelle. Nous traversâmes la rue en face de la grande porte sombre, et Mlle Haldin ayant sonné, nous vîmes la porte s’ouvrir presque aussitôt, comme si la vieille bonne s’était tenue dans l’antichambre, pour attendre notre retour. Sa figure pâle avait un air de satisfaction. Le Monsieur était là, nous dit-elle, en refermant la porte.
Nous n’avions pas compris ; Mlle Haldin se tourna brusquement vers la domestique… « Qui cela ? »
« Herr Razumov », expliqua-t-elle.
Elle avait saisi assez de notre conversation pour comprendre le motif de la sortie de sa jeune maîtresse. Aussi lorsque le Monsieur lui avait dit son nom, l’avait-elle fait entrer sans tarder.
« Qui aurait pu prévoir cela ? » murmura Mlle Haldin, en fixant sur les miens le regard grave de ses yeux gris. Et moi, en me rappelant l’expression des traits du jeune homme, aperçus quelques heures auparavant, et son aspect de somnambule halluciné, j’éprouvais une surprise mêlée d’effroi.
« Avez-vous au moins demandé à ma mère l’autorisation d’introduire ce Monsieur ? » demanda Mlle Haldin à la servante.
« Non ; je l’ai annoncé, simplement », répondit-elle, étonnée de l’inquiétude parue sur nos visages.
« En somme », fis-je à mi-voix, « votre mère était préparée… »
« Oui, mais M. Razumov, lui, n’avait pas d’idées… »
On aurait dit qu’elle doutait de son tact. Interrogée sur la durée de la visite du jeune homme, la servante nous dit que « Der Herr » n’était guère depuis plus d’un petit quart d’heure dans le salon.
Elle attendit un instant, puis se retira, l’air intrigué. Mlle Haldin me regardait en silence.
« Les choses se sont arrangées de telle façon », dis-je, « que vous savez exactement ce que l’ami de votre frère peut avoir à dire à votre mère. Et après cela, sûrement… »
Nous restâmes silencieux, l’oreille tendue, mais aucun son ne nous parvenait à travers la porte close. Les traits de Mlle Haldin exprimaient une indécision douloureuse ; elle fit un mouvement, comme pour entrer dans le salon, puis s’arrêta. Elle avait entendu des pas de l’autre côté de la porte. Cette porte s’ouvrit, et sans s’arrêter sur le seuil, Razumov sortit dans le vestibule. Les fatigues de la journée, et la lutte qu’il avait soutenue contre lui-même, l’avaient changé à tel point que j’aurais hésité à reconnaître le visage, qui devant le bureau de poste, quelques heures auparavant, était bien effrayant déjà, mais tout différent. Il n’était plus aussi livide ; les yeux n’étaient plus aussi sombres. Ils n’avaient plus leur regard de folie, mais la conscience d’un crime faisait peser son ombre sur eux. Je dis cela, parce que, tout de suite, ce regard tomba sur moi, sans que rien montrât que le jeune homme me reconnût ou s’aperçût même de ma présence. J’étais seulement dans la ligne de ses yeux. Je ne crois pas qu’il eût entendu la sonnette ou s’attendit à voir quelqu’un dans l’antichambre. Je suppose qu’il se préparait à sortir, et il ne parut apercevoir Mlle Haldin, que lorsqu’elle eût fait vers lui un ou deux pas. Il ne prit pas la main qu’elle lui tendait.
« C’est vous, Natalia Victorovna… Vous pouvez être surprise… à une heure aussi tardive… Mais voyez-vous, je me suis souvenu de notre conversation du jardin. J’ai pensé que vous désiriez réellement que… sans perdre de temps… je… Alors je suis venu… Il n’y a pas d’autre raison. Je voulais dire, tout simplement… »
Il s’exprimait avec peine, et je m’en aperçus en me souvenant des paroles qu’il avait dites au boutiquier : il sortait parce qu’il « avait besoin d’air ». Si tel était son désir, il avait évidemment échoué piteusement. Les yeux détournés et la tête basse, il faisait des efforts douloureux pour proférer des paroles qui s’étranglaient dans sa gorge.
« … Dire ce que j’ai appris moi-même seulement aujourd’hui ; aujourd’hui… »
J’eus, à travers la porte qu’il n’avait pas fermée, une vision du salon. Il était confusément éclairé par une lampe voilée, les yeux de Mme Haldin ne pouvant supporter ni le gaz, ni l’électricité. C’était une pièce relativement grande, qui, à côté de l’antichambre très claire, se noyait dans une demi-obscurité avec des coins d’ombre dense. Sur ce fond de nuit, je distinguais la silhouette immobile de Mme Haldin, légèrement penchée en avant, et sa main pâle posée sur le bras du fauteuil.
Elle ne faisait pas un geste. Devant la fenêtre, elle n’avait plus son attitude d’attente. Le store était baissé ; il n’y avait au dehors que le ciel nocturne et chargé de nuées d’orage, et la ville indifférente et hospitalière, froide et presque méprisante dans sa tolérance, respectable cité d’asile qui comptait pour rien toutes ces douleurs et tous ces espoirs. La pauvre femme avait la tête baissée…
La pensée me vint, au moment où, éternel spectateur, je jetais ce nouveau coup d’œil sur les coulisses, que le vrai drame de l’autocratie ne se joue pas sur la scène politique et qu’il y a quelque chose de plus profond que les paroles et les gestes des acteurs. J’avais la conviction que, malgré tout, cette mère se refusait au fond de son cœur à renoncer à son fils. Plus que le deuil inconsolable de Rachel, sa souffrance était profonde et inaccessible, dans son immobilité terrifiante. On aurait dit, à voir se détacher son profil pâle et incliné sur l’ombre indistincte de son fauteuil à haut dossier, qu’elle contemplait un objet placé sur ses genoux, une tête bien aimée qu’elle y aurait posée.
J’eus cette vision rapide, puis Mlle Haldin passa près du jeune homme pour fermer la porte. Elle ne le fit pas toutefois, sans hésitation. Je crus un instant qu’elle allait entrer près de sa mère, mais elle se contenta de jeter dans la pièce un regard inquiet. Peut-être si Mme Haldin avait fait un mouvement ;… mais non. Cette figure pâle disait l’isolement effroyable d’un cœur qui souffre sans espoir.
Le jeune homme, cependant, tenait les yeux fixés sur le sol. La pensée de redire l’histoire qu’il venait de raconter lui était intolérable. Il avait cru trouver les deux femmes ensemble. Alors, s’était-il dit, c’en serait fini, pour toujours. « Il est heureux que je ne croie pas à un autre monde », songeait-il cyniquement.
Seul dans sa chambre, après avoir mis à la poste sa missive secrète, il avait retrouvé un certain calme dans la rédaction de son journal particulier. Il sentait le danger de cette étrange faiblesse, et y fait allusion lui-même dans ses notes, mais il ne pouvait renoncer à cette habitude qui l’apaisait et le réconciliait avec l’existence. Il écrivait donc, assis à la lueur d’une chandelle solitaire, lorsqu’il s’avisa qu’il ferait bien d’aller lui-même donner à ces dames l’explication de l’arrestation de Haldin, telle que la lui avait fournie Sophie Antonovna. Elles ne pouvaient manquer d’en entendre le récit de quelque autre part, et son abstention paraîtrait singulière, non seulement à la mère et à la sœur de Haldin, mais à d’autres personnes aussi. Arrivé à cette conclusion, il ne se sentit aucune répugnance particulière pour la démarche nécessaire, mais fut tourmenté bientôt par un désir angoissant d’en avoir fini. Il consulta sa montre. Non, en somme, il n’était pas trop tard.
Les quinze minutes qu’il passa près de Mme Haldin furent comme une revanche de l’inconnu ; cette figure pâle, cette voix faible et distincte, cette tête, d’abord tournée vers lui avec empressement, puis peu à peu retombée et revenue à son immobilité, le demi-jour paisible de la pièce où les paroles qu’il tentait de contenir résonnaient trop brutalement, tous ces détails l’avaient troublé comme autant de singularités imprévues. Il semblait y avoir aussi une obstination secrète au fond de cette douleur, quelque chose qu’il ne pouvait pas comprendre, quelque chose au moins qu’il n’avait pas pensé rencontrer. Était-ce de l’hostilité ? Peu importait d’ailleurs. Rien ne pouvait plus le toucher, et aux yeux des révolutionnaires, nulle ombre n’obscurcissait plus son passé. Cette fois le fantôme avait bien été écrasé et gisait, impuissant et passif sur le trottoir couvert de neige. Mais, blanche comme le fantôme lui-même, et rongée de chagrin, la mère se dressait maintenant devant lui. Il en avait ressenti une surprise apitoyée, sans d’ailleurs y attacher d’autre importance. Qu’importaient les mères ? Il ne pouvait secouer l’impression poignante qu’avait produite sur lui cette femme silencieuse, et immobile, cette femme aux cheveux blancs…, mais il y avait une dureté méprisante dans ses pensées.
« Voilà bien les conséquences !… Eh bien, après ? Suis-je donc sur un lit de roses ? » se disait-il, tandis qu’assis à quelque distance, il gardait les yeux fixés sur le visage douloureux. Il avait raconté tout ce qu’il voulait dire, et elle l’avait laissé parler sans prononcer un mot, en détournant peu à peu la tête. Lorsqu’il s’était tu, le silence était retombé, pendant cinq minutes ou davantage. Qu’est-ce que cela signifiait ?… Devant l’inattendu de ce silence, il avait senti renaître en lui la colère, qui venait remplacer sa dureté de tout à l’heure, l’ancienne colère contre Haldin, réveillée par le spectacle de la mère du mort. N’était-ce pas une sorte de jalousie qui le pinçait au cœur, l’envie jalouse de ce privilège qui lui était refusé à lui, à lui seul entre tous les hommes ? C’est l’autre qui avait trouvé le repos et qui n’en continuait pas moins à vivre dans l’affection de cette vieille femme en deuil, dans la pensée de tous ces gens qui se posaient en champions de l’humanité. Il ne pourrait jamais se débarrasser de lui. « C’est moi seul que j’ai voué à la destruction », pensait Razumov. « Voilà où il m’a mené ! Impossible d’en finir jamais avec lui ! »
Épouvanté de cette découverte, il se leva pour sortir de la chambre obscure et silencieuse, où silencieuse aussi restait assise dans son fauteuil cette vieille femme, cette mère… Il sortit sans un regard en arrière ; il fuyait, véritablement. Mais, en ouvrant la porte, il se vit la retraite coupée. La sœur maintenant ! Il ne l’avait pas oubliée, mais il ne comptait pas la voir tout de suite, la voir jamais peut-être. La présence de la jeune fille dans l’antichambre était aussi imprévue que l’avait été l’apparition de son frère. Razumov tressaillit comme un animal pris au piège. Il s’efforça de sourire, mais n’y put réussir, et baissa les yeux. « Faut-il redire cette stupide histoire ? » se demandait-il avec un sentiment d’angoisse… Il n’avait rien mangé depuis la veille, mais n’était pas en état de rechercher la cause de sa faiblesse. Il aurait voulu soulever son chapeau, et passer avec le moins de paroles possible, mais le geste rapide de Mlle Haldin pour fermer la porte le prit au dépourvu. Il se retourna à-demi vers elle, sans lever les yeux, passivement, comme une plume emportée dans l’air agité. Elle revint, aussi, à son point de départ, et Razumov fit une volte nouvelle qui les ramena à leur position primitive, en face l’un de l’autre.
« Oui, oui », dit-elle hâtivement. « Je vous suis très reconnaissante, Kirylo Sidorovitch, d’être venu tout de suite, comme cela… Seulement j’aurais voulu… Ma mère vous a-t-elle dit ?… »
« Je me demande ce qu’elle aurait pu me dire que je n’aie su avant ? », fit-il, manifestement pour lui-même, mais d’une voix parfaitement perceptible. « Je l’ai toujours su… », ajouta-t-il plus haut, d’un ton désespéré…
Il laissa tomber sa tête. Il éprouvait une impression si intense, en face de Nathalie Haldin, qu’il savait trouver un soulagement dans un simple regard jeté sur elle. C’est son image qui le hantait maintenant, et l’avait poursuivi avec insistance, depuis qu’elle lui était apparue brusquement dans le jardin de la Villa Borel, la main tendue et le nom de son frère aux lèvres… Sur le mur de l’antichambre, près de la porte d’entrée, il y avait une rangée de crochets, et contre la paroi opposée, une petite table noire et une chaise. Le papier, semé d’un dessin léger, était presque blanc. La lumière d’une ampoule électrique, juchée très haut sous le plafond, fouillait jusque dans ses coins nus, brutalement, sans ombres, cette boîte carrée et claire, et en faisait un théâtre étrange pour le drame obscur qui s’y jouait.
« Que voulez-vous dire ? » demanda Mlle Haldin. « Qu’est-ce donc que vous avez toujours su ? »
Il leva un visage pâle plein d’une souffrance inexprimée. Pourtant le regard distrait de morne obstination qui dans ses yeux frappait et étonnait l’observateur, commençait à disparaître. On aurait dit qu’il revenait à lui et reprenait conscience de l’ensemble merveilleusement harmonieux, des traits, des lignes, du regard, de la voix, qui faisaient de la jeune fille, debout devant lui une créature si rare, en dehors, pour ainsi dire, et bien au-dessus de toute notion commune de la beauté. Il la regarda si longuement qu’elle rougit légèrement.
« Oui ; que saviez-vous donc ? » répéta-t-elle, machinalement. Il réussit cette fois à grimacer un sourire.
« Eh bien » en dehors d’une ou deux paroles d’accueil, je ne saurais dire si votre mère s’est même aperçue de ma présence ! Vous comprenez ? »
Nathalie Haldin fit un léger signe de tête : ses mains tremblaient doucement à son côté.
« Oui. C’est à fendre le cœur, n’est-ce pas ? Elle n’a pas encore versé une larme ; pas une seule larme ! »
« Pas une larme ? Et vous, Natalia Victorovna ? Vous avez pu pleurer ? »
« Oui, j’ai pu pleurer ! Et puis, je suis assez jeune, Kirylo Sidorovitch pour croire à l’avenir. Mais, quand je vois ma mère, si affreusement bouleversée, j’oublie tout ; je me demande s’il faut éprouver de la fierté ou seulement de la résignation. Il est venu tant de gens pour nous voir. C’étaient de parfaits étrangers qui écrivaient pour nous demander la permission de venir nous présenter leurs hommages. Il était impossible de toujours garder notre porte close. Vous savez que Pierre Ivanovitch lui-même… Oh oui ! on a fait montre d’une grande sympathie à notre égard, mais il y a des gens qui exprimaient devant cette mort un enthousiasme trop manifeste. Et lorsque je restais seule avec ma pauvre mère, tout cela me paraissait faux ; cela ne valait pas le prix qu’elle avait payé ! Mais, dès que j’ai appris votre présence à Genève, Kirylo Sidorovitch, j’ai compris que vous étiez le seul être capable de venir à mon secours… »
« En consolant une mère à qui l’on a pris son fils ? Oui ! » interrompit-il avec un accent qui fit ouvrir tout grands à la jeune fille ses yeux clairs et confiants. « Mais encore faudrait-il être désigné pour ce rôle !… Ne vous en êtes vous pas avisée ? »
Il avait prononcé ces paroles sur un ton haletant qui contrastait avec la monstrueuse ironie qu’elles semblaient impliquer.
« Comment ? murmura Nathalie Haldin, du fond du cœur. « Qui pourrait donc être mieux désigné que vous ? »
Il eut un mouvement convulsif d’impatience, mais sut se maîtriser.
« Ah vraiment ? Dès que vous avez appris ma présence à Genève… avant même de m’avoir vu ?… C’est encore une preuve de cette confiance… »
Son ton se modifia tout à coup, pour se faire plus incisif et plus détaché.
« Les hommes sont de pauvres êtres, Nathalia Victorovna ; ils savent mal inventer des sentiments inconnus. Pour parler à une mère, de façon convenable, du fils qu’elle a perdu, il faudrait avoir quelque expérience des relations entre une mère et un fils. Et ce n’est pas mon cas, à vous parler franchement. Vous êtes tombée sur un homme dont « nulle affection ne réchauffa jamais la poitrine… », comme dit le poète… « Ce qui ne signifie pas qu’il soit insensible », ajouta-t-il, en baissant la voix.
« Je suis certaine que vous n’avez pas le cœur insensible », fit doucement Mlle Haldin.
« Non ; mon cœur n’est pas dur comme un roc », poursuivit-il de la même voix de rêve. On aurait dit que ce cœur pesait comme une pierre dans la poitrine froide dont il avait parlé. « Non… pas aussi dur ! Mais comment manifester les sentiments dont vous me faites crédit ? C’est une autre question. On ne m’avait jamais rien demandé de semblable. Personne ne paraissait se soucier de ma tendresse ! Et maintenant, vous voici ! Vous ! Maintenant ! Non, Nathalia Victorovna… Il est trop tard ! vous venez trop tard ! n’attendez rien de moi… »
Elle eut, malgré l’immobilité de Razumov, un léger recul, comme si elle avait surpris sur son visage une expression qui donnait à ses paroles un sens mystérieux, connu d’eux seuls. À mes yeux de spectateur silencieux, les jeunes gens apparaissaient comme deux êtres qui commencent à prendre conscience du charme magique dont ils ont été victimes dès leur première rencontre. Si l’un d’eux avait jeté les yeux sur moi, j’aurais doucement ouvert la porte pour m’esquiver. Mais ils ne me regardaient pas, et je restais immobile, toute crainte d’indiscrétion noyée chez moi dans le sentiment de notre prodigieux éloignement ; j’étais si loin du sombre horizon des problèmes russes, qui les tenait captifs, si loin des limites mêmes de leurs regards et de leurs sentiments, si loin de la prison de leurs âmes.
Franche et courageuse dans sa peine, Mlle Haldin maîtrisa sa voix.
« Que peut-il vouloir dire ? » demanda-t-elle, comme si elle s’était parlé à elle-même.
« Je veux dire que vous vous êtes abandonnée à des imaginations vaines, tandis que moi, je me suis contraint à rester dans la vérité des choses et les réalités de la vie… de notre vie russe… ces réalités que nous connaissons !… »
« Ce sont des réalités cruelles… », murmura-t-elle.
« Et laides, ne l’oubliez pas, laides aussi. Regardez où vous voulez. Regardez près de vous, ici, à l’étranger où vous êtes, et puis regardez là-bas, le pays d’où nous sommes venus. »
« Il faut regarder plus loin que le présent », répliqua la jeune fille sur un ton de conviction ardente.
« C’est aux aveugles à le faire. J’ai le malheur d’être né avec mes deux yeux. Et si vous saviez les choses singulières que j’ai vues. Des apparitions stupéfiantes et inattendues ! Mais pourquoi parler de tout cela ? »
« Au contraire, c’est de tout cela que je veux parler avec vous », protesta-t-elle, avec une sérénité chaleureuse. Elle n’était pas émue par l’humeur sombre de l’ami de son frère, et ne voyait dans son amertume et ses colères contenues que les marques d’un esprit droit et d’une indignation généreuse. Elle sentait que ce n’était point un homme ordinaire et n’aurait peut-être pas voulu le voir différent de ce qu’il se montrait à ses yeux confiants. « Oui, avec vous tout particulièrement », insista-t-elle. « Avec vous plutôt qu’avec tout autre Russe au monde… » Un faible sourire fleurit un instant sur ses lèvres. « Je suis comme ma pauvre mère, sous certains rapports. À moi aussi, il semble impossible de renoncer pour toujours au cher mort qui, ne l’oubliez pas, était tout pour nous. Je ne veux pas abuser de votre sympathie, mais comprenez bien que c’est en vous seul que nous pouvons trouver tout ce qui reste de son âme généreuse. »
Je regardais le jeune homme dont le visage n’avait pas eu un tressaillement. Et pourtant, même alors, je ne l’accusai pas d’insensibilité. Il était plongé dans une sorte de rêverie lointaine. Enfin, il fit un léger mouvement.
« Vous partez, Kirylo Sidorovitch ? » demanda-t-elle.
« Moi ? Partir ? Pour où ? Ah oui… mais il faut que je vous dise d’abord… » Sa voix s’était assourdie, et il se forçait à parler avec une répugnance visible, comme s’il se fût agi d’une chose dégoûtante ou mortelle. « Cette histoire, vous savez… l’histoire qu’on m’a contée cet après-midi… »
« Je la connais déjà », fit-elle, tristement.
« Vous la connaissez ? Vous avez donc, vous aussi, des correspondants à Pétersbourg ? »
« Non. C’est Sophia Antonovna. Je viens de la voir. Elle vous envoie un salut amical. Elle doit partir demain matin. »
Il avait enfin baissé son regard fasciné ; elle aussi fixait les yeux sur le sol et tous deux en face l’un de l’autre, sous la lumière crue, entre les quatre murs nus, paraissaient sortis de l’immensité confuse des frontières de l’Orient et venus là pour s’exposer cruellement au regard de mes yeux d’Occidental. Et je les regardais. Qu’aurais-je fait d’autre ? Je me sentais si totalement oublié par ces deux êtres que je n’osais plus faire un mouvement. Et je me disais qu’ils devaient inéluctablement se rapprocher, la sœur et l’ami du mort. Les idées, les espoirs, les aspirations, la cause de la liberté, tous les sentiments exprimés par leur affection commune pour Victor Haldin, victime morale de l’autocratie,… les attiraient invinciblement l’un vers l’autre. L’ignorance même de la jeune fille et la solitude à laquelle le jeune homme avait fait une allusion si singulière, devaient travailler dans ce sens. Je voyais bien, d’ailleurs, que tout était fait déjà. C’était trop naturel. Il était évident qu’ils avaient dû penser l’un à l’autre longtemps avant de se rencontrer. Le ferme éloge que dans sa lettre un frère bien aimé accordait à ce seul ami avait, exalté l’imagination de la jeune fille ; et pour lui, il avait suffi de se trouver en présence de cette nature exceptionnelle. Si l’on pouvait s’étonner, c’était de le voir rester sombre et fermé devant la cordialité d’un accueil si clairement exprimée. Mais il était jeune et toute son austérité, tout son dévouement à l’idéal révolutionnaire, ne le rendaient pas aveugle. C’en était fini de la période de réserve ; il faisait des avances à sa manière. Il n’y avait pas à se méprendre au sens de cette visite tardive, car ce qu’il voulait dire, n’avait rien d’urgent. La véritable cause, je la sentais : il avait pris conscience de son besoin d’elle… et c’est le même sentiment qui l’avait guidée, elle aussi… C’est la seconde fois que je les voyais ensemble, et je comprenais qu’à leur prochaine rencontre je ne serais plus là. Ils pourraient se souvenir de moi ou m’avoir oublié ; mais j’aurais virtuellement cessé d’exister pour ces deux jeunes gens.
Toutes ces réflexions me vinrent à l’esprit en quelques instants. Cependant Nathalie Haldin racontait brièvement à Razumov nos pérégrinations d’un bout à l’autre de Genève. Tout en parlant elle levait les mains au-dessus de sa tête pour détacher son voile, et ce mouvement accentuait la grâce séduisante de son corps juvénile, revêtu d’un costume de deuil très simple. Dans l’ombre transparente que le bord du chapeau faisait tomber sur son visage, ses yeux gris brillaient d’un éclat attrayant. Sa voix au timbre si peu féminin et pourtant si adorable, était ferme, et elle parlait rapidement, franchement, sans embarras. Comme elle invoquait l’état mental de sa mère pour justifier ses démarches, une contraction douloureuse altéra l’harmonie de ses traits confiants et nobles. Lui d’ailleurs, avec ses yeux baissés avait l’air d’un homme qui écoute un morceau de musique, plutôt que des paroles articulées. Et lorsqu’elle cessa de parler, il parut écouter encore, immobile, comme s’il eût été sous le charme d’un bruit séduisant. Il revint à lui pourtant, et murmura :
« Oui, oui. Elle n’a pas versé une larme. Elle ne semblait pas entendre ce que je disais. J’aurais pu lui raconter n’importe quoi. On aurait cru qu’elle n’appartenait plus à ce monde. »
Mlle Haldin fit montre d’une détresse profonde. Sa voix sombra : « Vous ne savez pas jusqu’où elle en est arrivée. Elle s’attend maintenant à le voir ! » Le voile glissa entre ses doigts, et elle se tordit les mains d’angoisse. « Elle finira par le voir ! », s’écria-t-elle.
Razumov redressa brusquement la tête, pour attacher sur elle un regard prolongé et pensif.
« Hum ! c’est bien possible », murmura-t-il d’un ton singulier, comme s’il avait donné son avis sur une chose toute simple. « je me demande… » Il s’arrêta.
« Ce serait la fin de tout ! sa raison sombrerait tout à fait… et son intelligence même disparaîtrait bientôt ! »
Mlle Haldin détacha ses mains, pour les laisser pendre à ses côtés.
« Croyez-vous ? » demanda-t-il, d’un ton profond. Les lèvres de Mlle Haldin étaient légèrement séparées. Il y avait dans le caractère du jeune homme quelque chose d’inattendu et d’insondable qui l’avait fascinée tout de suite. « Non ! il n’y a ni vérité ni consolation à attendre des fantômes des morts », ajouta-t-il, après un silence pesant. « J’aurais pu lui dire une partie de la vérité ; le désir, par exemple, de votre frère, de sauver sa vie et de s’enfuir. Cela, c’est un fait certain. Mais je ne lui ai rien dit. »
« Vous ne lui avez rien dit de cela ? Et pourquoi ?
« Je ne sais pas ; d’autres pensées me sont venues à l’esprit », répondit-il. Il paraissait se surveiller attentivement ; on aurait dit qu’il essayait de compter les battements de son cœur, mais ses yeux ne se détachaient pas un instant du visage de la jeune fille. « Vous n’étiez pas là », poursuivit-il ; « je m’étais décidé à ne plus jamais vous voir. »
Ces paroles semblèrent, pendant un instant, couper la respiration de Nathalie Haldin.
« Vous… Comment, serait-ce possible ? »
« Oui ; vous pouvez bien me le demander… Mais c’est la prudence, je crois, qui m’a empêché de parler à votre mère. J’aurais pu lui dire aussi que son fils, au cours de sa dernière conversation d’homme libre, avait fait allusion à vous deux… »
« Cette dernière conversation, c’est avec vous qu’il l’a eue », interrompit-elle, de sa voix profonde et émouvante : « Il faudra quelque jour… »
« C’est avec moi, en effet… De vous, il a dit que vous aviez des yeux de loyauté. Je ne sais pas ce qui m’a empêché d’oublier cette phrase… Elle signifiait qu’il n’y avait en vous ni artifice ni tromperie, pas de fausseté ni de soupçon, qu’il n’y avait rien dans votre cœur pour vous faire reconnaître un mensonge vivant, un mensonge actif, un mensonge parlant, si vous veniez jamais à le rencontrer. Que vous êtes une victime prédestinée… Ah ! la suggestion diabolique ! »
Le ton convulsif et violent de ces dernières paroles montrait toute la peine qu’il avait à se maîtriser. Il était comme un homme qui, sur un sommet, veut braver le vertige, et chancelle soudain au bord du précipice. Mlle Haldin appuya sa main contre sa poitrine. Le voile qu’elle avait laissé tomber, gisait à terre, entre eux. Le mouvement qu’elle avait fait parut calmer Razumov : il tint ses yeux fixés sur la main qui retombait doucement, puis les reporta sur le visage de la jeune fille. Mais il ne lui laissa pas le temps de parler.
« Non ? Vous ne comprenez pas ? Très bien. » Par un miracle de volonté, il avait retrouvé sa maîtrise. « Alors vous avez causé avec Sophie Antonovna ? »
« Oui ; Sophie Antonovna m’a dit… » Mlle Haldin s’arrêta avec une surprise croissante dans ses grands yeux.
« Hum ! Celle-là, c’est mon honorable ennemie », murmura-t-il, comme s’il s’était trouvé seul.
« Elle m’a parlé de vous sur un ton parfaitement amical », remarqua Mlle Haldin, après un instant de silence.
« C’est votre impression ? C’est la plus intelligente de tous, évidemment. Alors tout va aussi bien que possible. Tout conspire pour… Ah ! ces conspirateurs », fit-il, lentement, avec un accent de mépris ; « ils vous mettraient la main dessus en un rien de temps ! Savez-vous, Nathalia Victorovna, que j’éprouve la plus grande difficulté à me soustraire à la croyance superstitieuse en une Providence active ? Croyance irrésistible !… Sans elle, il faudrait croire au Diable personnifié de nos très simples ancêtres. Mais alors il aurait exagéré, le vieux Père des Mensonges, notre patron national, notre dieu domestique que nous emmenons avec nous à l’étranger. Il a exagéré ! Peut-être ne suis-je pas assez simple… Oui ! c’est cela ! J’aurais dû savoir… Et je savais… », ajouta-t-il sur un ton de détresse poignante, qui m’accabla de stupeur.
« Cet homme-là est fou », me dis-je, très effrayé.
Puis, immédiatement, je ressentis devant lui une impression très particulière, impossible à définir en temps ordinaire. On aurait dit qu’il venait de se poignarder dans la rue et était rentré nous montrer sa blessure,… mieux que cela, qu’il retournait le couteau dans la plaie, et contemplait l’effet produit par son geste. Telle fut ma sensation, exprimée en termes concrets. On ne pouvait se défendre d’une certaine pitié. Mais c’est surtout à Mlle Haldin, déjà si atteinte dans ses affections profondes, qu’allait ma sollicitude émue. Son attitude, ses traits, exprimaient la lutte de la compassion avec un doute voisin de la terreur.
« Qu’y a-t-il Kirylo Sidorovitch ? » Il perçait une nuance de tendresse dans ce cri. Lui se contenta de la regarder, avec un abandon complet de tout son être, que chez un amant heureux on aurait nommé de l’extase.
« Pourquoi me regardez-vous comme cela, Kirylo Sidorovitch ? » Je suis venue à vous franchement. J’ai besoin, en ce moment, de voir clair en moi-même… » Elle fit une pause, comme pour lui donner l’occasion de prononcer une parole digne de la confiance exaltée qu’elle avait accordée à l’ami de son frère. Mais il gardait un silence impressionnant, comme s’il avait pris une résolution suprême.
À la fin, Mlle Haldin poursuivit, d’un ton suppliant :
« Je vous ai attendu anxieusement. Mais maintenant que votre bonté vous a amené chez nous, vous m’effrayez… Vous avez des paroles obscures… On dirait que vous m’avez caché quelque chose. »
« Dites-moi, Nathalie Victorovna », fit-il enfin, d’une voix étrange et sans timbre, « qui avez-vous vu, là-bas ? »
Elle tressaillit, comme si son attente avait été déçue.
« Où cela ? Chez Pierre Ivanovitch ? Il y avait M. Lespara et trois autres personnes. »
« Ah oui, l’avant-garde, le triste espoir du grand complot », murmura-t-il, en lui-même. « Les hommes qui veulent allumer la mèche et déchaîner une explosion, destinée à transformer de fond en comble la vie de millions d’autres hommes, pour permettre à Pierre Ivanovitch d’être à la tête de l’État. »
« Vous voulez me taquiner », protesta-t-elle. « Notre cher mort me disait un jour de me souvenir que les hommes sont toujours au service de quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes… de l’idée. »
« Notre cher mort !… », répéta-t-il, lentement. L’effort qu’il faisait pour ne pas laisser paraître d’émotion, absorbait toute la puissance de son être. Il restait devant elle comme un homme à peine animé d’un souffle de vie. Ses yeux, creusés comme par une grande souffrance physique, avaient perdu tout éclat.
« Ah, votre frère… Mais, dans votre bouche… avec votre voix… cela paraît ;… en fait, chez vous, tout est divin… je voudrais connaître, jusque dans leurs profondeurs les plus reculées, vos sentiments, vos pensées… »
« Et pourquoi, Kirylo Sidorovitch ? » s’écria-t-elle, alarmée par ces paroles, sorties de lèvres étrangement inertes.
« Ne craignez rien. Ce n’est pas pour vous trahir ! Alors vous êtes allée chez Pierre Ivanovitch ?… Et Sophia Antonovna ? Que vous a-t-elle donc dit ?… »
« Peu de choses, à la vérité. Elle savait que j’apprendrais tout de votre bouche, et n’a pris le temps de me dire que quelques mots ». La voix de Mlle Haldin sombra, et elle resta un instant silencieuse. « L’homme s’est tué, paraît-il », fit-elle tristement.
« Dites-moi, Natalia Victorovna », demanda-t-il, après un silence. « Croyez-vous au remords ? »
« Quelle question ! »
« Comment pourriez-vous le connaître, vous ! » murmura-t-il, d’une voix sourde. Il n’y a pas de remords pour des êtres tels que vous… Ce que je voulais vous demander, c’est si vous croyez à l’efficacité du remords ? »
Elle hésita, comme si elle n’avait pas compris, puis son visage s’éclaira.
« Oui, certainement ! » dit-elle, d’un ton ferme.
« Alors Ziemianitch est absous. D’ailleurs c’était une brute, une simple brute, un ivrogne… »
Un frisson secoua Mlle Haldin.
« C’était », poursuivit Razumov, « un homme du peuple, à qui les révolutionnaires venaient parler de sublimes espoirs… Il faut pardonner au peuple… Et il ne faut pas croire non plus tout ce que l’on vous a dit là… », conclut-il, avec une sorte de répugnance sinistre.
« Vous me cachez quelque chose ! » s’écria la jeune fille.
« Croyez-vous, Nathalia Victorovna, que la vengeance s’impose comme un devoir ? »
« Écoutez, Kirylo Sidorovitch. Je crois que l’avenir nous sera clément à tous. Révolutionnaires et réactionnaires, victimes et exécuteurs, traîtres et trahis, la grande pitié s’étendra sur eux tous, quand le jour se lèvera enfin, dans notre ciel sombre ! La pitié et l’oubli, sans lesquels il ne saurait y avoir d’union ni d’amour ! »
« Je comprends. Alors vous ne réclamez pas de vengeance ? Pas la moindre vengeance ? Jamais ? » Un sourire amer parut sur ses lèvres décolorées. « On dirait que vous représentez l’esprit même de ce généreux avenir. Il est étrange que cela ne facilite pas… Non ! Mais supposons que l’homme qui a réellement trahi votre frère – Ziemianitch eut une part dans cette trahison, mais une part insignifiante et tout à fait involontaire – supposons que ce fût un jeune homme bien élevé, un travailleur intellectuel, un esprit réfléchi, un homme à qui votre frère aurait pu se fier à la légère peut-être…, mais pourtant supposez… Il y a tout une histoire dans ce que je vous dis là… »
« Et vous connaissez cette histoire ? Mais alors, pourquoi ?… »
« Je l’ai entendue raconter. On y parle d’un escalier et même de fantômes… mais qu’importe… puisqu’un homme est toujours au service de quelque chose de plus grand que lui-même… de l’idée ? Je me demande quelle est, dans cette aventure, la plus grande victime ? »
« Dans cette aventure ? » répéta Mlle Haldin qui semblait pétrifiée.
« Savez-vous pourquoi je suis venu à vous ? Simplement parce qu’il n’y a, dans le vaste monde, nulle autre personne vers qui je puisse aller ! Comprenez-vous ce que je dis ? Personne vers qui aller ! Concevez-vous la désolation de cette pensée : personne – vers – qui – aller ? »
La jeune fille, totalement trompée par son interprétation enthousiaste de deux lignes d’une lettre de visionnaire, poussée par la crainte de jours solitaires, dans un monde assombri par les luttes ardentes, n’arrivait pas à voir la vérité qui luttait pour sortir de la bouche de Razumov. Ce dont elle avait conscience, c’était de la forme obscure de sa souffrance. Elle se préparait à lui tendre la main, en un geste impulsif, lorsqu’il éleva la voix à nouveau :
« Une heure après vous avoir vue, j’ai compris ce qu’allait être ma vie. Les terreurs du remords, les aveux, la vengeance, la colère, la haine, la crainte, ne sont rien à côté de la tentation atroce que vous avez mise en mon être, au jour où vous m’êtes apparue, avec votre voix, avec votre visage, dans le jardin de cette villa maudite ! »
Elle eut vers lui un regard éperdu, puis tout à coup, avec une sorte d’intuition désespérée, elle alla droit au fait :
« L’histoire, Kirylo Sidorovitch ; l’histoire ! »
« Il n’y a plus rien à dire ! » Il fit un pas en avant, et elle posa la main sur son épaule pour le repousser, mais la force lui manqua, et le jeune homme resta en place, tremblant de la tête aux pieds. « L’histoire finit ici, en ce lieu même ». Il appuya avec force un doigt dénonciateur sur sa poitrine, puis garda une immobilité absolue.
Je me précipitai, saisissant une chaise, et pus arriver à temps pour recevoir Mlle Haldin dans mes bras, et l’y laisser doucement tomber. En s’affaissant sur le siège, elle fit un demi-tour sur elle-même et resta affalée, la tête penchée au-dessus du dossier, nous tournant le dos à tous deux. Razumov la regardait avec une impassibilité effrayante. L’incrédulité, la colère, la stupeur et le dégoût m’empêchèrent un instant de proférer une parole. Puis je me tournai vers lui avec un murmure de rage.
« Voilà qui est monstrueux ! Pourquoi restez-vous là ? Qu’attendez-vous ? Qu’elle ne vous voie plus ! Allez-vous-en ! » Il ne bougeait pas. « Ne comprenez-vous pas que votre présence est intolérable, même pour moi ! Si vous avez gardé le moindre sentiment de pudeur… »
Ses yeux mornes se tournèrent lentement vers moi. « Comment cet homme-là est-il ici ? » murmura-t-il stupéfait.
Brusquement, Mlle Haldin bondit sur ses pieds, fit quelques pas, et chancela. Oubliant mon indignation et la présence même de Razumov je courus à son secours. Je la saisis par le bras, et elle se laissa conduire dans le salon. Loin de la lampe, dans l’ombre plus dense d’un coin reculé, le profil de Mme Haldin, ses mains, sa personne tout entière, avaient l’immobilité d’un tableau sombre. Mlle Haldin s’arrêta, et me désigna douloureusement la mère impassible et tragique qui semblait contempler une tête chérie posée sur ses genoux.
Cette attitude avait une puissance d’expression inégalable, et disait si bien tout l’humaine détresse, qu’on avait de la peine à y voir le seul résultat d’institutions politiques barbares. Après avoir mené Mlle Haldin jusqu’au canapé, je revins sur mes pas pour fermer la porte. Mes yeux tombèrent sur Razumov, qui, encadré dans l’embrasure, debout devant la chaise vide, immobile sous la lumière blafarde de l’antichambre blanche, paraissait rivé pour toujours au lieu de son horrible confession. Je m’étonnais que la force mystérieuse qui lui avait arraché son aveu n’eût pas, en même temps, brisé sa vie et détruit son corps. Il restait là, tout entier, intact. Je regardais fixement ses larges épaules, sa tête sombre, l’immobilité stupéfiante de ses membres. À ses pieds tranchait en noir intense, sous la blancheur crue de la lumière, le voile échappé à Mlle Haldin. Il le regardait, comme fasciné. Puis brusquement, avec une prestesse incroyable et sauvage, il se baissa pour le saisir et le presser des deux mains contre son visage. Je sentis mes yeux s’embrumer, du fait peut-être de mon extrême étonnement…, et il avait disparu, avant que je ne lui eusse vu faire un mouvement.
Le bruit de la porte d’entrée, violemment refermée, éclaircit ma vision, et je contemplais la chaise vide, dans l’antichambre nue. La signification de ce que je venais de voir se faisait jour, brutalement, dans mon esprit. Je saisis Nathalie Haldin par l’épaule :
« Le misérable a emporté votre voile », criai-je avec l’accent sourd et épouvanté de l’homme qui vient de faire une horrible découverte… Il… »
Je n’en dis pas plus long. Je reculai, en fixant sur elle un regard d’horreur silencieuse. Ses mains restaient ouvertes sur ses genoux, la paume en l’air. Elle leva lentement ses yeux gris, où des ombres semblaient passer, comme si la flamme toute droite de son âme s’était mise enfin à vaciller, sous des souffles délétères, souffles venus de l’immensité sombre et corrompue, qui la réclamait comme une de ses enfants, et où les vertus mêmes se transformaient en crimes sous l’empire d’un égal cynisme dans l’oppression et dans la révolte.
« Il est impossible d’être plus malheureuse !… » Le murmure languissant de sa voix me frappa de stupeur. « C’est impossible… je sens que mon cœur se glace… »
Razumov regagnait tout droit son logis, marchant sur le trottoir brillant et humide. Une lourde averse tomba sur lui dans la rue de Carouge ; des éclairs lointains mettaient de faibles lueurs sur les façades des maisons et des boutiques aux vitrines closes ; et de temps en temps, l’éclat fugitif était suivi d’un roulement faible et assourdi ; mais la lourde masse des nuages orageux restait groupée au-dessus de la vallée du Rhône, comme si elle avait hésité à venir assombrir la patrie respectable et impassible des libertés démocratiques, la ville sérieuse des hôtels mornes, la cité qui accordait la même hospitalité indifférente aux touristes de tous les pays, et aux conspirateurs internationaux de toutes les nuances.
Le propriétaire se préparait à fermer sa boutique lorsque Razumov en franchit la porte, tendant la main sans un mot pour demander la clef de sa chambre. L’homme la décrochait et préparait une innocente plaisanterie sur le plaisir que l’on peut trouver à sortir pour prendre l’air sous un orage, mais un regard jeté sur le visage du jeune homme le réduisit au silence, et il se contenta de faire observer, pour dire quelque chose :
« Vous êtes très mouillé ».
« Oui, je suis trempé », murmura Razumov, qui ruisselait de la tête aux pieds, en franchissant la porte qui conduisait à l’escalier de sa chambre.
Il ne changea pas de vêtements, mais après avoir allumé sa bougie, sortit sa montre et sa chaîne, les posa sur la table et s’assit pour écrire. Il gardait son journal compromettant dans un tiroir fermé à clef qu’il tira violemment, et ne prit même pas la peine de refermer.
Dans ces pages, œuvre d’un pédant qui a toujours lu, vécu, pensé, la plume à la main, on sent l’effort sincère d’un homme qui veut user du même procédé pour s’attaquer à une science plus profonde. Après quelques passages dont j’ai fait usage déjà dans la rédaction de ce récit, ou d’autres qui ne donnent aucun aperçu nouveau sur la psychologie du jeune homme (il y a même dans sa dernière note une allusion suprême à la médaille d’argent), vient une page et demie de phrases incohérentes où l’on sent l’écrivain dérouté par le mystère et la nouveauté d’une partie de notre vie psychique, que son existence solitaire ne l’avait pas préparé à connaître. C’est alors seulement, et pour la première fois, qu’il s’adresse directement à la lectrice, toujours proche de sa pensée, et qu’il s’efforce d’exprimer, en phrases hachées, pleines de stupeur et d’effroi, l’empire souverain (c’est l’expression même dont il use) qu’elle exerçait sur son imagination, au fond de laquelle avaient germé, comme une semence, les paroles de Victor Haldin…
« … Les yeux les plus loyaux du monde, m’a dit de vous votre frère, lorsqu’il n’était déjà presque plus qu’un cadavre. Et en vous voyant devant moi, la main tendue, j’ai retrouvé dans ma tête le son même de ses paroles ; j’ai regardé dans vos yeux… et cela a suffi… Je savais qu’il était arrivé quelque chose, mais je ne savais pas encore quoi… Ne vous y trompez pas, cependant, Nathalia Victorovna ; je croyais n’avoir dans le cœur qu’un fond inépuisable de colère et de haine contre vous deux. Je me souvenais que c’est à vous qu’il pensait pour continuer son œuvre de visionnaire. Lui ! cet homme qui avait brisé mon existence laborieuse et utile. Moi aussi j’avais un idéal, et vous savez qu’il est plus difficile chez nous de mener une vie de travail et de renoncement que de sortir dans la rue et de tuer par conviction… Mais en voilà assez !… Haine ou non, j’ai senti dès le premier jour que tous mes efforts pour vous fuir ne sauraient pas chasser votre image de mon cœur… Je pouvais bien crier au mort : « Vas-tu donc persister à me hanter ainsi ? » Mais c’est plus tard, aujourd’hui seulement, voici quelques heures… que j’ai compris. Comment aurais-je pu deviner ce qui me déchirait, ce qui, toujours, attirait invinciblement mon secret sur mes lèvres ? Le destin vous avait désignée pour conjurer le mal, pour m’amener à une pleine confession, pour m’arracher la vérité et me rendre la paix ! Vous ! Et vous vous y êtes prise de la même façon que lui ; vous m’avez imposé votre confiance, comme il l’avait fait pour briser ma vie. Seulement, ce qui me faisait le détester, finissait par m’apparaître, en vous, comme généreux et sublime. Ne vous y trompez pas, cependant, je vous le répète. L’esprit du mal était en moi. J’exultais d’avoir amené ce pauvre innocent, ce pauvre imbécile, à voler l’argent de son père ! C’était un imbécile, mais pas un voleur. Je l’avais poussé au vol, sans nécessité, pour me confirmer dans le mépris et la haine de ceux que j’avais trahis. J’avais senti mon cœur mordu par autant de vipères qu’aucun de leurs démocrates, par les vanités, les ambitions, les jalousies, les désirs honteux, les viles passions d’envie et de vengeance. On m’avait volé ma sécurité, des années de bon travail, le meilleur de mes espoirs… Écoutez maintenant ma véritable confession ! L’autre ne compte pas… Pour me sauver, il fallait que vos yeux confiants attirassent ma pensée au bord de l’abîme, à la veille de la trahison la plus noire. Je les voyais me regarder constamment, avec la foi de votre cœur pur, que le mal n’avait pas touché. Victor Haldin m’avait volé la droiture de ma vie, à moi qui ne possédais rien d’autre au monde, et il se vantait de revivre en vous sur cette terre, où je n’avais aucun lieu pour poser ma tête. « Elle se mariera un jour », m’avait-il dit ! et vos yeux étaient confiants ! Savez-vous ce que je me disais ? À sa sœur, je volerai son âme. Le premier matin où nous nous sommes rencontrés, dans le parc, lorsque vous me parliez avec confiance, dans la générosité de votre âme, je pensais : « Oui, c’est lui-même qui me l’a livrée, en me parlant de ses yeux confiants ! » Si vous aviez pu voir à ce moment là dans mon cœur, vous auriez crié d’horreur et de dégoût ! »
« Personne ne voudra croire peut-être à la possibilité d’une intention aussi basse. Et pourtant je la contemplais, en vous quittant, ce matin-là. Je rêvais au meilleur moyen d’arriver à mes fins. Le vieillard que vous m’avez présenté insista pour rester avec moi. Je ne sais pas qui il était. Il me parla de vous, de votre solitude, de votre abandon, et toutes ses paroles me poussaient à ce crime impardonnable qu’est le vol d’une âme. Était-ce donc le Diable lui-même, déguisé en Anglais ? Nathalia Victorovna…, j’étais possédé ! Je suis venu tous les jours vous revoir et boire en votre présence le poison de mes désirs infâmes. Mais, je prévoyais des difficultés. C’est alors que Sophie Antonovna, à qui je ne pensais pas, – j’avais oublié son existence – est arrivée brusquement avec cette histoire de Pétersbourg… C’est tout ce qui manquait à ma sécurité complète, pour faire de moi un révolutionnaire bon teint !… »
« On aurait dit que Ziemianitch s’était pendu pour me faciliter de nouveaux crimes. La puissance du mensonge semblait irrésistible. Tous ces gens étaient aveuglés par la folie, et l’illusion, était en eux, tous ces gens, esclaves eux-mêmes du mensonge ! Nathalia Victorovna, je me livrais à cette puissance du mensonge ; j’en exultais ; je m’y abandonnai tout entier pendant un certain temps. Comment y résister ? C’est vous-même qui en étiez le prix ! Je restais assis dans ma chambre, édifiant les plans d’une vie dont la seule pensée me fait aujourd’hui frissonner, comme un croyant qui a senti la tentation de commettre un sacrilège atroce. Mais je n’en rêvais pas moins ardemment aux visions de cette vie. La seule chose qui m’y parût manquer, c’était l’air… Et j’avais peur aussi de votre mère. Je n’ai jamais connu la mienne, jamais connu aucune sorte d’amour. Et il y a quelque chose dans ce seul mot… De vous, je n’avais pas peur, pardonnez-moi de vous le dire. Non, pas de vous. Vous étiez la vérité même ; vous ne pouviez pas me soupçonner. Quant à votre mère, vous aviez déjà la crainte que son esprit n’eût sombré sous le flot de la douleur. Qui pouvait m’accuser de quelque chose ? N’est-ce pas le remords qui avait poussé Ziemianitch à se pendre ? Je me suis dit : « Il faut en faire l’expérience, et en finir, une fois pour toutes. » Je tremblais en entrant, mais votre mère écoutait à peine ce que je lui disais, et parut après quelques instants, avoir oublié mon existence même. Je la regardais : Il n’y avait plus rien entre vous et moi. Vous étiez sans défense, et bientôt, très tôt sans doute, vous seriez seule… Je pensais à vous. Sans défense !… Pendant des jours, vous m’avez parlé, vous m’avez ouvert votre cœur. Je revoyais l’ombre de vos cils sur vos yeux gris, sur vos yeux de loyauté ! Et votre front pur ! Il est bas comme le front des statues, calme et sans tache. On aurait dit que de votre pur visage, émanait une lumière qui tombait sur moi, et pénétrait dans mon cœur, pour me sauver de l’ignominie, du méfait suprême. Et pour vous sauver aussi ! Excusez ma présomption. Il y avait quelque chose dans vos yeux, qui semblait me dire, que vous aussi… La lumière sortie de vous !… Je sentais que je finirais par vous dire mon amour. Et pour vous le dire, il me faudrait d’abord tout avouer !… Avouer, partir… et périr ! »
« Tout à coup, je vous ai vue devant moi ! Vous seule, vous la seule personne au monde à qui je devais faire ma confession ! Vous m’avez fasciné, vous m’avez arraché à la nuit de la colère et de la haine ; la vérité qui paraissait en vous a forcé la vérité sur mes lèvres… Et maintenant, tout est fini ; c’est du fond de l’angoisse que je vous écris, mais je retrouve enfin de l’air à respirer, de l’air ! Et à propos… le vieil Anglais a surgi de quelque part, tandis que je vous parlais, et s’est jeté sur moi, comme un démon désappointé… Je souffre terriblement, mais je ne suis pas désespéré. Il n’y a plus pour moi qu’une chose à faire… Après quoi… s’ils me le permettent, je m’en irai, pour m’enfouir dans une misère obscure. En dénonçant Victor Haldin, c’est moi-même en somme que j’ai trahi le plus lâchement. Croyez bien maintenant ce que je vous dis ; vous ne pouvez pas vous refuser à le croire ; le plus lâchement ! C’est vous qui m’avez fait sentir cela si profondément. Après tout, c’est eux qui ont le droit de leur côté, et non pas moi… C’est pour eux que travaille la force des puissances invisibles. Soit !… Pourtant, ne vous y trompez pas, Nathalia Victorovna ; je ne suis pas un convaincu. Ai-je donc une âme d’esclave ? Non ! je suis un indépendant, et comme tel, je suis voué à la perdition !… »
Là-dessus il cessa d’écrire, ferma le cahier et l’enveloppa dans le voile noir qu’il avait emporté. Il fouilla ses tiroirs pour y trouver du papier et de la ficelle, fit un paquet qu’il adressa à Mlle Haldin, boulevard des Philosophes, et jeta sa plume loin de lui, dans un coin de la chambre.
Ceci fait, il resta assis, la montre devant les yeux. Il aurait pu sortir tout de suite, mais l’heure n’était pas encore venue : c’est à minuit qu’il voulait partir. Il n’avait d’autre raison pour se fixer cette heure précise que le souvenir des faits et des paroles d’un certain soir de son passé, qui guidaient aujourd’hui sa conduite. C’est à la même cause qu’il attribuait la puissance soudaine prise sur lui par Nathalie Haldin. « On ne marche pas impunément sur la poitrine d’un fantôme ! » murmura-t-il. « C’est donc ainsi qu’il me sauve ! » se dit-il tout à coup, « lui, l’homme que j’ai trahi ! » Très nette, l’image de Mlle Haldin restait à ses côtés pour le surveiller inexorablement. Elle n’était pas gênante cependant. Il en avait fini avec la vie, et même en présence de cette image, sa pensée s’efforçait à un examen impartial de la situation. Son mépris, maintenant retombait sur lui-même. « Je n’avais ni la simplicité ni le courage nécessaires pour être un coquin ou un homme exceptionnel. Qui donc peut, chez nous, en Russie, distinguer un coquin d’un homme exceptionnel ? »
Il était bien le jouet du passé, car au coup de minuit, il bondit et descendit rapidement l’escalier, comme s’il avait pensé que la porte dût s’ouvrir d’elle-même devant la puissance du destin et la nécessité absolue de sa démarche. Et en fait, elle lui fut ouverte, au moment où il atteignait le bas de l’escalier, par des habitants de la maison, deux hommes et une femme qui rentraient dans la nuit. Il se glissa entre eux et fut emporté dans la rue par une rafale de vent. Les locataires attardés, très saisis de son apparition soudaine, purent, à la lueur d’un éclair, le voir s’éloigner rapidement. L’un des hommes le héla et se lançait à sa poursuite, mais la femme avait reconnu Razumov : « Il n’y a rien à craindre ; c’est le jeune Russe du troisième. » L’obscurité retomba, après un coup de tonnerre bref, comme un coup de feu tiré pour célébrer la fuite du jeune homme, hors de la prison du mensonge.
Il se souvenait confusément maintenant, d’avoir, un jour ou l’autre, entendu parler d’une assemblée de révolutionnaires qui devait se tenir ce soir-là, dans la maison de Julius Lespara.
En tout cas se dirigeait-il vers cette maison et se vit-il, sans surprise, sonner à la porte du publiciste. Elle était, bien entendu, hermétiquement close. À ce moment l’orage avait éclaté avec violence. La forte pente de la rue laissait ruisseler l’eau, et la pluie torrentielle formait autour du jeune homme, sous le jeu des éclairs, un voile lumineux. Il était parfaitement calme et prêtait une oreille attentive, entre les éclats du tonnerre, au faible tintement de la sonnette, qui résonnait quelque part dans la maison.
On ne le laissa pas entrer sans difficultés. Celui des hôtes qui s’était dévoué pour descendre et s’enquérir de ce que voulait le visiteur attardé, ne connaissait pas Razumov. Le jeune homme discuta patiemment avec lui. Il ne pouvait y avoir d’inconvénient à le laisser entrer. Il avait une communication à faire aux camarades réunis là-haut.
« Une communication importante ? »
« Ce sera aux auditeurs d’en juger. »
« Urgente ? »
« Je ne puis attendre un instant. »
Cependant, une des filles de Lespara descendait l’escalier, une petite lampe à la main, vêtue d’une robe noirâtre et fripée qui ne semblait tenir à elle que par miracle ; elle avait plus que jamais l’air d’une vieille poupée à la perruque brune et poussiéreuse, qu’on aurait trouvée derrière un canapé. Elle reconnut tout de suite Razumov.
« Comment allez-vous ? Vous pouvez entrer, naturellement ».
Guidé par la lueur de la lampe, Razumov monta derrière elle deux étages, dans l’ombre profonde. Arrivée sur le palier, elle posa la lumière sur une console et ouvrit une porte. Elle la franchit, suivie par l’hôte sceptique et par Razumov, qui entra le dernier, ferma la porte derrière lui, et fit un pas de côté, pour s’adosser au mur.
Les trois petites pièces en suite, avec leur plafond bas et fumeux et leurs lampes à pétrole, étaient bourrées de gens. On parlait haut dans les trois chambres, et partout on voyait des verres à thé, des verres pleins, demi-pleins ou vides, partout, jusque sur le plancher. La seconde fille de Lespara, échevelée et languissante, se tenait assise derrière un énorme samovar. Par l’embrasure d’une porte, Razumov vit saillir un ventre colossal dont il reconnut la protubérance. À quelques pas de lui, Lespara descendait à la hâte de son haut tabouret.
L’arrivée du visiteur tardif produisit une grosse sensation. Lespara passe très rapidement, dans son récit, sur les événements de la soirée. Après quelques mots de bienvenue auxquels Razumov ne fit pas attention, Lespara (qui affectait de ne pas s’apercevoir de l’état de son hôte et de son extraordinaire façon de se présenter) lui glissa quelques mots sur la nécessité d’écrire un article. Il semblait inquiet, et Razumov gardait un air absent. « J’ai écrit déjà tout ce que je pourrai écrire », dit-il enfin, avec un rire bref.
L’assemblée tout entière tenait les yeux rivés sur le nouveau venu, tout raide contre le mur, les vêtements ruisselants et le visage mortellement pâle.
Razumov poussa doucement Lespara de côté, comme pour permettre à chacun des assistants de le voir, de la tête aux pieds. À ce moment, le brouhaha des conversations s’était complètement apaisé, même dans la plus éloignée des trois pièces. Dans le jour de la porte que regardait Razumov, des hommes et des femmes se pressaient, le cou tendu, dans l’attente manifeste d’un événement extraordinaire.
Une voix s’éleva de ce groupe, insolente et criarde :
« Je connais cet individu et sa ridicule vanité. »
« Quel individu ? » demanda Razumov en relevant la tête et en interrogeant du regard tous les yeux fixés sur lui. Un silence de stupeur plana un instant :
« Si c’est moi… »
Il s’arrêta, cherchant le moyen de la confession nécessaire ; il en trouva tout à coup la voie, inévitablement suggérée par les souvenirs de la soirée fatale.
« Je suis venu ici », commença-t-il, d’une voix claire, « pour parler d’un individu appelé Ziemianitch. Sophia Antonovna m’a dit son intention de faire connaître partout une lettre qu’elle a reçue de Petersbourg… »
« Sophie Antonovna nous a quittés ce matin, de bonne heure », interrompit Lespara. « Tout est parfaitement correct. Nos camarades ont tout appris… »
« Très bien », interrompit Razumov, avec une certaine impatience, car son cœur battait très fort. Puis, maîtrisant sa voix au point de mettre une nuance d’ironie dans ses paroles claires et nettes :
« Un désir de justice envers cet individu, envers le pauvre paysan trop calomnié, Ziemianitch, me pousse à déclarer ici que les conclusions de cette lettre accusent faussement un homme du peuple…, une brillante âme russe. Ziemianitch n’a rien eu à voir avec l’arrestation de Victor Haldin. »
Razumov appuya lourdement sur le nom, puis attendit que s’apaisât le murmure léger et douloureux qui avait accueilli ses paroles.
« Victor Victorovitch Haldin », reprit-il, « guidé sans aucun doute par l’imprudence d’un noble esprit, s’est réfugié chez un étudiant dont il ne connaissait des opinions, que ce que suggéraient ses propres illusions à son cœur généreux. C’était une marque de confiance assez déraisonnable. Mais je ne suis pas ici pour apprécier les actes de Victor Haldin. Faut-il vous dire les sentiments de cet étudiant que l’on venait chercher dans sa solitude obscure et que mettait en péril une complicité imposée ? Faut-il vous dire ce qu’il fit ? C’est une histoire peu compliquée. Il finit par aller chez le Général T… en personne, et lui dit : « j’ai chez moi, enfermé dans ma chambre, l’homme qui a tué M. de P…, Victor Haldin, un étudiant comme moi. »
Un murmure violent s’éleva ; Razumov haussa la voix pour le dominer.
« Remarquez que cet homme était mû par un certain idéal. Mais je ne suis pas venu ici pour expliquer les raisons de son geste. »
« Non ; mais il faut que vous nous expliquiez comment vous avez pu savoir tout cela ? » fit une voix grave, sortie de la foule.
« L’ignoble lâche ! » Ce cri était empreint d’une indignation vibrante. « Le nom ? » appelèrent d’autres voix.
« Pourquoi crier ainsi ? » fit dédaigneusement Razumov, au milieu du profond silence tombé devant le geste de sa main levée. « N’avez-vous pas compris que cet homme-là, c’est moi ? »
Lespara s’écarta brusquement et grimpa sur son siège.
En voyant le premier élan de tous ces gens qui se ruaient sur lui, Razumov s’attendait à être mis en pièces, mais ils reculèrent sans le toucher, s’agitant seulement à grand bruit. Razumov était étourdi ; la tête le faisait horriblement souffrir. Parmi le brouhaha confus, il distingua plusieurs fois le nom de Pierre Ivanovitch, le mot de « jugement », et cette phrase : « Mais c’est une confession ! », lancée par un des assistants du haut de sa voix. Au milieu du tumulte, un jeune homme, plus jeune que lui-même, s’approcha, les yeux étincelants :
« Je vous prierai », fit-il avec une politesse fielleuse, « d’avoir la bonté de ne point bouger d’ici, avant que l’on ne vous ait dit ce que vous deviez faire. »
Razumov haussa les épaules.
« Je suis venu de mon plein gré ! »
« C’est possible. Mais vous ne partirez pas, sans qu’on vous le permette », répliqua l’autre.
Il fit un signe de la main, appelant « Louisa, Louisa ! venez ici, s’il vous plaît ! » et l’une des filles de Lespara (celle qui était assise derrière le samovar, et de là regardait Razumov), s’avança entraînant derrière elle les volants tachés de sa robe en loques ; elle apportait une chaise qu’elle appliqua contre la porte, et s’y assit, les jambes croisées. Le jeune homme la remercia avec effusion et alla rejoindre un groupe d’individus qui poursuivaient à voix basse une discussion animée. Razumov eut un instant d’absence.
Une voix aiguë s’écria : « Confession ou non, vous n’en êtes pas moins un espion de la police ! »
Le révolutionnaire Nikita s’était frayé un chemin jusqu’à Razumov et se tenait devant lui, avec ses grosses joues blêmes, son ventre lourd, son cou de taureau et ses mains énormes. Razumov eut pour le fameux tueur de gendarmes un regard de dégoût silencieux.
« Et vous, qu’êtes-vous donc ? » fit-il très bas, puis il ferma les yeux et appuya contre le mur le dos de sa tête.
« Vous feriez mieux de vous en aller maintenant », fit près de lui une voix douce et triste ; Razumov ouvrit les yeux : son bienveillant interlocuteur était un homme âgé dont les cheveux dressés en longue brosse formaient autour de là figure fine et intelligente, un halo d’argent. « Pierre Ivanovitch sera informé de votre conduite, et l’on vous dira… »
Puis se tournant vers Nikita, surnommé Nécator, qui se tenait à ses côtés, il en appela à lui, en murmurant :
« Qu’est-ce que nous pourrions faire d’autre ? Après un tel aveu, il ne peut plus être dangereux. »
L’autre grommela : « Il vaudrait mieux s’en assurer, avant de le laisser partir. Laissez-moi arranger la chose. Je sais ce qu’il faut faire avec des Messieurs de ce genre. »
Il échangea des regards significatifs avec deux ou trois hommes, qui répondirent par un signe de tête, puis, se tournant vers Razumov, il lui dit rudement : « Vous avez entendu ? On n’a plus besoin de vous ici. Pourquoi ne partez-vous pas ? »
La fille de Lespara, qui montait la garde devant la porte, se leva en emportant sa chaise, d’un air indifférent. Elle posa un regard endormi sur Razumov qui tressaillit, explora la pièce des yeux, et passa lentement près de la jeune fille, comme s’il avait été frappé par une pensée soudaine.
« Je vous prie de remarquer », fit-il, déjà sorti sur le palier, « qu’il m’aurait suffi de tenir ma langue. C’est aujourd’hui même que j’ai vu, mieux que jamais depuis ma venue parmi vous, ma sécurité assurée, et c’est aujourd’hui aussi, que je me suis, en dehors de toute intervention humaine, déchargé du poids du mensonge et du remords ».
Il tourna le dos à la pièce et se dirigea vers l’escalier, mais le battement violent de la porte lui fit regarder par-dessus son épaule et voir Nikita qui l’avait suivi avec trois autres hommes : « Ils vont donc me tuer, après tout ! » se dit-il.
Sans lui donner le temps de se retourner et de leur faire face, ils se ruèrent sur lui. Il fut précipité contre le mur, la tête en avant. « Comment vont-ils s’y prendre ? » se demandait-il. Nikita lui cria, en pleine figure, avec un rire aigu : « On va vous rendre inoffensif. Attendez un instant ! »
Razumov ne luttait pas. Les trois hommes l’appliquaient et le maintinrent contre le mur, tandis que Nikita se plaçait légèrement de côté et levait délibérément son énorme bras. Razumov qui croyait sa main armée d’un couteau la vit descendre large ouverte et sans arme ; il reçut un coup formidable, au côté de la tête, un peu au-dessus de l’oreille. Il percevait en même temps le bruit léger et étouffé d’une détonation, semblable au bruit d’un coup de pistolet tiré de l’autre côté du mur. Cet outrage éveilla en lui une rage furieuse. Les assistants, réunis dans l’appartement de Lespara, retenaient leur souffle, écoutant la lutte désespérée des quatre hommes sur le palier ; on entendit des coups contre les murs ; un choc terrible ébranla la porte elle-même, puis les combattants s’effondrèrent tous ensemble avec une violence qui parut faire trembler la maison tout entière. Razumov, vaincu, hors d’haleine, écrasé sous le poids de ses assaillants, vit le monstrueux Nikita s’accroupir près de sa tête, sur les talons, tandis que les autres le tenaient allongé, agenouillés sur sa poitrine, lui serrant la gorge, couchés sur ses jambes.
« Tournez-lui la figure de l’autre côté », ordonna le terroriste ventru, avec un ricanement de joie satisfaite.
Razumov ne pouvait plus lutter ; il était épuisé et dut voir retomber la lourde main ouverte de la brute, sentir à nouveau un coup dégradant au-dessus de sa seconde oreille. Il eut l’impression que sa tête éclatait, et brusquement, les hommes qui le tenaient devinrent parfaitement silencieux comme des ombres. C’est en silence qu’ils le remirent brutalement sur ses pieds, sans bruit qu’ils descendirent en trombe l’escalier avec lui, qu’ils ouvrirent la porte et le jetèrent dans la rue.
Il tomba la tête la première et roula comme une loque sur la courte pente avec le torrent des eaux de pluie. Il finit par s’arrêter au bas de la chaussée ; il était couché sur le dos, et vit au-dessus de lui le ciel zébré d’un grand éclair, un éclair livide et silencieux qui l’aveugla complètement. Il se releva et porta la main à ses yeux pour retrouver la vue. Aucun son ne lui parvenait, et il se mit en marche, tout chancelant, descendant une longue rue vide. La foudre dardait autour de lui ses flammes silencieuses ; l’eau du déluge tombait, courait, sautait, ruisselait, sans plus de bruit qu’un nuage de brume. Au milieu de ce calme inouï, ses pas tombaient en silence sur le trottoir et un vent muet le poussait toujours plus loin, comme un mortel perdu dans un monde de fantômes qu’aurait ravagé un silencieux orage. Dieu seul peut savoir où le menèrent cette nuit-là ses pas silencieux, de côté et d’autre, en avant et en arrière, sans trêve ni repos. Au moins sûmes-nous plus tard l’endroit particulier où ils avaient fini par le conduire ; au matin le conducteur de la première voiture des tramways de la rive Sud, sonna désespérément sa cloche d’alarme en voyant un homme en loques, trempé et sans chapeau, qui marchait sur la route, la tête basse et d’un pas mal assuré, et qui vint se placer juste devant la voiture. Il roula dessous.
Lorsqu’on le releva, avec deux membres brisés, et les côtes enfoncées, Razumov n’avait pas perdu connaissance. Il lui semblait être tombé, pour s’y briser, dans un monde de muets. Des hommes silencieux qui s’agitaient sans qu’il les entendît, le relevèrent et le déposèrent sur le trottoir, en exprimant, autour de lui, par des gestes et des grimaces, leur alarme, leur horreur et leur compassion. Une figure rouge et moustachue se pencha sur lui, en remuant les lèvres et en roulant les yeux. Razumov s’efforçait de comprendre la raison de cette pantomime. Pour les assistants, les traits de cet étranger, si grièvement blessé, paraissaient figés dans la méditation. Puis il y eut, à leur adresse un regard de terreur dans les yeux qu’il ferma lentement. Ils le contemplaient. Razumov fit un effort pour retrouver quelques mots de français :
« Je suis sourd », eut-il le temps de murmurer, d’une voix faible, avant de s’évanouir.
« Sourd ! » s’écrièrent-ils. « Voilà pourquoi il n’entendait pas venir le tramway. »
On l’emporta dans la voiture même, mais, avant qu’elle ne fût repartie, une femme vêtue d’une robe noire râpée était accourue de la porte d’un parc privé situé un peu plus haut sur la route, et avait grimpé sur la plate-forme d’arrière, sans en vouloir bouger.
« Je suis une parente de ce jeune homme », insistait-elle en mauvais français ; « c’est un Russe et je suis sa parente ».
Devant cette affirmation on la laissa en paix. Elle s’assit silencieusement et prit sur ses genoux la tête du jeune homme ; ses yeux lavés et pleins de terreur se détournaient du visage à l’aspect de mort. Au coin d’une rue, à l’autre bout de la ville, une civière attendait le tramway. La jeune femme suivit le convoi jusqu’à la porte de l’hôpital où on la laissa pénétrer pour accompagner le blessé à son lit. La soi-disant parente de Razumov ne versait pas une larme, mais les employés de l’hôpital eurent quelque peine à la faire partir. Le concierge la vit s’attarder longuement sur le trottoir opposé. Brusquement, comme si elle s’était souvenue d’un détail oublié, elle s’enfuit.
L’ardente exécratrice de tous les Ministres des Finances, l’esclave de Mme de S. s’était décidée à résilier ses fonctions de dame de compagnie, près de l’Égérie de Pierre Ivanovitch. Elle avait trouvé une tâche qui convenait à son cœur.
Quelques heures auparavant, tandis que l’orage se déchaînait encore dans la nuit, il y avait eu une grosse émotion dans la maison de Julius Lespara. Le terrible Nikita, qui avait achevé sa besogne sur le palier, éleva sa voix criarde pour lancer à l’assemblée avec un accent de joie atroce :
« Razumov ! M. Razumov ! Le prodigieux Razumov ! Il ne pourra plus servir d’espion. Il ne parlera plus, parce que, de sa vie, il n’entendra plus rien !… plus rien ! Je lui ai crevé les tympans. Oh, vous pouvez me croire ! Je sais m’y prendre ! Ha ! ha ! ha !… Je sais m’y prendre ! »
C’est quinze jours environ après l’enterrement de sa mère que je vis pour la dernière fois Nathalie Haldin.
Pendant ces jours sombres et silencieux, les portes de l’appartement du boulevard des Philosophes étaient restées closes pour tout le monde, sauf pour moi : Je crois que je me montrai utile, peut-être d’abord pour avoir connu seul tout ce que la situation comportait d’incroyable. Mlle Haldin voulut jusqu’au dernier moment soigner sa mère sans aide. Si la visite de Razumov avait eu quelque chose à voir avec la fin de Mme Haldin (et je ne puis m’empêcher de croire qu’elle l’avait considérablement hâtée), c’est parce que l’homme à qui le malheureux Haldin s’était imprudemment confié, n’avait pas su conquérir la confiance de sa mère. Nous ne pouvions pas savoir l’histoire qu’il lui avait exactement racontée…, au moins moi, ne la connaissais-je point… mais elle me parut mourir de la secousse d’un ultime désappointement, supporté en silence. Elle n’avait pas cru Razumov. Peut-être ne pouvait-elle plus croire personne, et n’avait-elle, par suite, rien à dire à personne, pas même à sa fille. Je pense que Mlle Haldin vécut auprès de ce lit de silencieuse agonie les heures les plus lourdes de sa vie. J’avoue que je me sentais irrité contre cette vieille femme au cœur brisé, qui persistait, en mourant, à témoigner à l’égard de sa fille, une muette défiance.
Lorsque tout fut fini, je me tins à l’écart. Mlle Haldin était entourée de ses compatriotes qui assistèrent en grand nombre à la cérémonie funèbre. Je m’y trouvais aussi ; mais les jours suivants, je restai loin de Mlle Haldin ; jusqu’à la réception d’un mot bref qui fut la récompense de mon sacrifice : « Il en sera comme vous le désiriez. Je vais repartir tout de suite pour la Russie. J’y suis décidée. Venez me voir. »
C’était là vraiment le prix de ma discrétion, et je n’attendis pas pour courir le réclamer. L’appartement du boulevard des Philosophes présentait tous les signes attristants d’un départ prochain. Il avait un air de solitude, et à mes yeux, il parut déjà vide.
Debout, nous échangeâmes d’abord quelques paroles sur nos santés, quelques remarques sur certains membres de la colonie russe… puis Nathalie Haldin me fit asseoir sur le canapé pour me parler à cœur ouvert de son œuvre future et de ses plans. Il en serait entièrement comme je l’avais désiré ; et ce serait pour la vie. Nous ne nous reverrions plus jamais… ; jamais !
Je me réjouissais dans mon cœur de mon succès. Nathalie Haldin paraissait mûrie par les épreuves avouées et secrètes qu’elle venait de traverser. Les bras croisés, elle arpentait la pièce, parlait à voix lente, le front pur, le profil résolu. Elle se montrait à moi sous un nouvel aspect et je m’émerveillais de cette nuance de gravité et de pondération, qui apparaissait dans sa voix, dans ses gestes, dans son attitude tout entière. C’était un modèle de calme indépendance. Tout ce qu’il y avait de vigoureux dans sa nature était remonté à la surface, depuis qu’en avaient été agitées les profondeurs obscures.
« Nous pouvons bien en parler tous les deux maintenant », fit-elle après un silence, en s’arrêtant court devant moi : « Êtes-vous allé aux informations à l’hôpital, ces jours-ci ? »
« Oui, j’y suis allé. » Elle me regardait fixement : « Il vivra, au dire des médecins. Mais je croyais que Tekla… »
« Je n’ai pas vu Tekla depuis plusieurs jours. » interrompit vivement Mlle Haldin ; « comme je ne lui ai jamais proposé de l’accompagner à l’hôpital, elle croit que je n’ai pas de cœur. Elle éprouve une désillusion à mon égard. »
Mlle Haldin eut un léger sourire.
« Oui ; elle reste à ses côtés aussi souvent et aussi longtemps qu’on veut bien le tolérer », dis-je. « Elle affirme qu’elle ne l’abandonnera jamais tant qu’il vivra. Et il aura bien besoin de quelqu’un près de lui, pauvre infirme impuissant, et sourd comme une pierre… »
« Tout à fait sourd ? » Je ne savais pas murmura Nathalie Haldin.
« C’est un fait pourtant, et cela paraît étrange. On m’a dit qu’il n’avait aucune blessure apparente à la tête. On m’a dit aussi que sans doute il ne vivrait guère, et Tekla n’aura pas longtemps à le soigner. »
Mlle Haldin hocha la tête.
« Tant qu’il y aura des voyageurs prêts à tomber sur la route, notre Tekla saura s’occuper. Elle a une irrésistible vocation de bon Samaritain. Les révolutionnaires ne la comprenaient pas. Songez un peu ! Avoir employé une créature aussi dévouée à porter des documents cousus dans sa robe, ou à écrire sous la dictée ! »
« Il n’y a pas beaucoup de perspicacité dans le monde. »
À peine avais-je proféré ces paroles que je les regrettai. Nathalie Haldin me regarda en face et m’approuva d’un léger signe de tête. Elle n’était pas blessée, mais elle se détourna, et se remit à marcher dans la pièce. À mes yeux d’Occidental, elle paraissait se faire de plus en plus lointaine ; elle était déjà hors de ma portée, et cette distance croissante ne la faisait pourtant pas paraître moins grande. Je restai silencieux, comme si j’avais senti l’inutilité d’élever la voix. Le son de la sienne, toute proche de moi, me fit légèrement tressaillir.
« Tekla l’a vu relever après l’accident. La bonne âme n’a jamais pu m’expliquer comment elle s’était trouvée là. Elle affirme qu’il y avait entre eux une entente, une sorte de pacte, et qu’en cas de besoin urgent, de malheur, de difficulté ou de peine, il devait aller la trouver. »
« Vraiment ? » dis-je : « C’est une chance pour lui. Il aura besoin de tout le dévouement de cette âme de bon Samaritain. »
En fait, Tekla, qu’une raison quelconque avait amenée à sa fenêtre, à cinq heures du matin, avait aperçu, dans le parc du Château Borel, Razumov, immobile au pied de la terrasse, et tête nue sous la pluie. Elle avait crié et l’avait appelé par son nom, pour savoir ce qu’il voulait. Mais il n’avait pas même levé la tête : pendant qu’elle s’habillait pour pouvoir descendre l’escalier, il était parti. Elle s’était lancée à sa poursuite, et s’était précipitée sur la route, pour tomber presque aussitôt sur le tramway arrêté, et sur le petit groupe des gens qui relevaient Razumov. Voilà ce que m’avait raconté Tekla, sans aucune espèce de commentaires, un après-midi, comme nous nous étions rencontrés à la porte de l’hôpital. Et je ne me souciais guère d’attacher longuement mon esprit à ce que cet épisode particulier révélait sur l’intimité de l’âme de Razumov.
« Oui, Nathalia Victorovna, il aura besoin de quelqu’un, quand on le renverra de l’hôpital avec des béquilles, et sa surdité totale. Mais je ne crois pas qu’en se précipitant comme un fou échappé dans le parc du Château Borel, il songeât à demander l’aide de la bonne Tekla. »
« Non », dit Nathalie, qui s’arrêta court devant moi : « non, peut-être pas ! » Elle s’assit et appuya pensivement sa tête sur sa main.
Le silence se prolongea plusieurs minutes, et pendant ce temps, je songeais à la soirée de l’horrible confession, à la plainte que la jeune fille paraissait avoir à peine la force de proférer : « Il est impossible d’être plus malheureuse… » Ce souvenir m’aurait fait frissonner, si je n’avais été stupéfait de sa force et de sa tranquillité. Il n’y avait plus de Nathalie Haldin, parce qu’elle avait cessé complètement de penser à elle-même. C’était une grande victoire, un exploit caractéristique de l’âme russe que ce renoncement absolu.
Elle me rappela à la réalité en se levant brusquement, comme une personne qui vient de prendre une décision. Elle alla vers son secrétaire, maintenant dépouillé de tous les petits objets qui faisaient partie de sa vie quotidienne, simple pièce sans vie d’un mobilier banal ; il contenait pourtant encore quelque chose de vivant ; car elle prit dans un tiroir un paquet plat qu’elle m’apporta.
« C’est un cahier », me dit-elle un peu nerveusement. « Je l’ai reçu enveloppé dans mon voile. Je ne vous en ai rien dit sur le moment, mais maintenant je me suis décidée à le laisser entre vos mains. J’ai le droit de le faire. Il m’a été envoyé et m’appartient. Vous pourrez le garder ou le détruire, après l’avoir lu. Mais en le lisant, souvenez-vous que j’étais, en effet, sans défense… Et que lui… »
« Sans défense ? » répétai-je avec surprise, en la regardant fixement.
« Vous trouverez le mot dans ces pages, « murmura-t-elle. « Eh bien, c’est vrai ! J’étais sans défense. Mais peut-être avez-vous pu vous en rendre compte. » Ses joues se colorèrent, puis devinrent mortellement pâles. « Je veux, pour être juste à l’égard de cet homme, que vous vous rappeliez cela. Oh oui, c’était bien vrai ! »
Je me levai, un peu tremblant.
« Croyez bien que je ne suis pas près d’oublier aucune de vos paroles, en cette dernière rencontre. »
Sa main tomba dans la mienne.
« Il est difficile de croire que nous devions nous dire adieu. »
Elle me rendit mon étreinte, et nos mains se séparèrent.
« Oui, je dois partir demain. Mes yeux sont ouverts enfin… et mes mains libres… Quant au reste… est-il un des nôtres qui puisse n’entendre pas le cri étouffé de notre profonde détresse ? Le monde, lui, peut bien s’en désintéresser… »
« Le monde s’aperçoit plutôt de la discordance de vos voix », dis-je. « Voilà ce qui l’intéresse. »
« C’est vrai ». Elle baissa la tête, en manière d’assentiment ; puis, après un instant d’hésitation : « Je dois vous avouer que je ne renoncerai jamais à attendre le jour où toute discorde s’apaisera. Songez seulement à l’aube d’un pareil jour ! C’en est fini de la tempête, des coups et des haines ; tout est paisible ; le soleil nouveau se lève, et unis enfin, les hommes las prennent conscience de la fin de leurs luttes et connaissent la tristesse de leur victoire ! Tant d’êtres ont péri pour le triomphe d’une idée ; tant de croyances les ont laissés en route… Ils se sentent seuls sur la terre, et se serrent les uns contre les autres. Oui ! il y aura bien des heures amères ! Mais l’angoisse finira par être submergée au fond des cœurs, sous les flots d’amour. »
C’est sur ces dernières paroles de sagesse, paroles si douces, si amères, si cruelles parfois, que je dis adieu à Nathalie Haldin. Il est dur de penser que je ne regarderai plus dans les yeux loyaux de cette jeune fille, invinciblement attachée à sa foi dans la venue d’un règne de concorde et d’amour, qui sortira comme une fleur divine de la terre des hommes, de la terre trempée de leur sang, déchirée par leurs luttes, arrosée de leurs larmes.
* *
*
Il faut bien comprendre que je ne savais rien, à ce moment-là, de la confession de M. Razumov devant l’assemblée des révolutionnaires. Nathalie Haldin avait pu sentir peut-être ce qu’était « cette dernière démarche » qui lui restait à faire, mais mon esprit d’Occidental n’avait pu me le faire deviner.
Tekla, l’ex-dame de compagnie de Mme de S. restait constamment à l’hôpital, au chevet de Razumov. Je la rencontrai, une ou deux fois, à la porte de l’établissement, mais, dans ces occasions, elle se montra peu communicative. Elle me donnait, aussi brièvement que possible, des nouvelles du jeune homme. Il se rétablissait lentement, mais était destiné à rester, toute sa vie, invalide. Je n’allai jamais le voir moi-même ; je ne l’aperçus plus après la soirée terrible où j’avais été le témoin attentif mais insoupçonné de son entrevue avec Mlle Haldin. Au bout d’un certain temps, il sortit de l’hôpital, et sa « parente », me dit-on, l’emmena quelque part.
C’est environ deux ans plus tard que j’eus, à son sujet, des informations plus complètes. C’est un hasard et non mon désir qui me les valut, en me faisant accidentellement rencontrer une révolutionnaire très loyale chez un gentilhomme russe qui était venu abriter quelque temps à Genève ses convictions libérales.
Dans sa célébrité, cet homme était tout à fait différent de Pierre Ivanovitch ; brun, avec des yeux bienveillants, il était courtois, avait les épaules légèrement voûtées, et, dans son attitude, quelque chose d’effacé et de circonspect. Il choisit, pour m’aborder, le moment où je n’avais personne près de moi ; une femme alerte, sous la masse de ses cheveux gris et sa blouse écarlate l’accompagnait.
« Notre Sophia Antonovna désire vous être présentée », me dit-il de sa voix prudente. « Et je vais vous laisser causer ensemble… »
« Je ne me serais jamais imposée à votre attention », commença tout de suite la dame aux cheveux gris, « si je n’avais été chargée d’un message pour vous. »
Ce message consistait en quelques paroles amicales de Nathalie Haldin. Sophia Antonovna l’avait rencontrée au cours d’une expédition secrète qu’elle venait de faire en Russie. Elle vivait dans une ville « du Centre » et consacrait les efforts de son œuvre de pitié, aux horreurs de prisons trop pleines et à l’atroce misère de taudis sans espoir… Elle ne ménageait pas sa peine, et rendait d’immenses services, me dit Sophia Antonovna.
« C’est une âme fidèle au service d’un esprit indomptable et d’un corps infatigable », me dit, pour la définir, la révolutionnaire, avec une nuance d’enthousiasme.
Une conversation ainsi engagée ne pouvait pas s’interrompre, faute d’intérêt de ma part. Nous allâmes nous asseoir dans un coin écarté où personne ne vint nous déranger. Au cours de notre conversation, touchant Mlle Haldin, Sophia Antonovna s’écria tout à coup :
« Je pense que vous vous souvenez de m’avoir vue déjà ? Le soir où Nathalie est venue demander à Pierre Ivanovitch l’adresse d’un certain Razumov, du jeune homme qui… »
« Je m’en souviens très bien », dis-je. Lorsque Sophia Antonovna apprit que je possédais le journal de Razumov, donné par Mlle Haldin, elle fit montre d’un intérêt profond. Elle ne me cacha pas sa curiosité, à l’égard de ce document.
Je m’offris à le lui faire voir, et elle me proposa tout de suite, de venir chez moi le lendemain, dans ce but.
Elle tourna les pages du cahier avec passion, pendant plus d’une heure, puis me le rendit avec un léger soupir. Au cours de ses pérégrinations en Russie, elle avait aussi vu Razumov. Il n’habitait pas « le Centre », mais « le Midi ». Elle me décrivit sa pauvre maison de bois, composée de deux pièces, cachée dans les faubourgs d’une très petite ville, au fond d’une cour entourée de hautes planches et semée d’orties. Il était infirme, malade, et s’affaiblissait de jour en jour ; Tekla accomplissait près de lui, sans lassitude, sa besogne de bon Samaritain, avec la pure joie d’un dévouement total. Dans cette tâche-là, elle n’avait rencontré aucune désillusion !
Je ne cachai pas à Sophia Antonovna la surprise que me causait sa visite à Razumov ; je n’en concevais même pas le motif. Mais elle me dit n’être pas la seule à agir ainsi.
« Certains d’entre nous vont toujours le voir, au passage. Il est intelligent ; il a des idées… et il parle bien. »
C’est alors que j’entendis, pour la première fois, mentionner la confession publique de Razumov chez Lespara. Sophia Antonovna me fit un récit détaillé de tout ce qui s’était passé ce soir-là. C’est Razumov lui-même qui le lui avait conté, très minutieusement.
Alors fixant sur moi le regard de ses yeux brillants : « Toute vie comporte de mauvais moments. Une impression fausse entre dans l’esprit et fait naître la crainte, la crainte de soi-même, la crainte pour soi-même. Ou bien, c’est un faux courage… qui sait ? Peu importe ! appelez cela comme vous voudrez, mais dites-moi, combien connaissez-vous de gens capables de marcher délibérément à leur perte (comme il le dit lui-même dans ce cahier) plutôt que de continuer à vivre, secrètement avilis à leurs propres yeux. Combien ? Et veuillez bien remarquer ceci ; il était en sécurité quand il a pris sa décision. C’est au moment précis où il se sentait libéré de toute suspicion, bien plus encore, au moment où il voyait poindre l’espoir d’être aimé par cette admirable fille, c’est à ce moment même qu’il s’est avisé que ses sarcasmes les plus amers, que ses pires malices, que l’œuvre diabolique de sa haine et de son orgueil, seraient impuissants à lui cacher l’ignominie de l’existence ouverte devant lui… Il faut du caractère, pour faire une telle découverte ! »
J’écoutais ces paroles en silence. Qui voudrait discuter quand il s’agit de pardon ou de compassion ? Je m’aperçus d’ailleurs que la charité témoignée par les révolutionnaires au traître Razumov, était faite aussi pour une part, de remords. Sophia Antonovna continua, d’un ton un peu gêné :
« Il faut avouer qu’il avait été la victime d’une sorte d’attentat, d’une violence déloyale. On n’avait rien décidé, touchant son sort. Sa confession était volontaire. Et ce Nikita qui lui avait crevé les tympans sur le palier, de propos délibéré…, tout en jouant l’indignation…, eh bien, on l’a convaincu d’être un coquin de la pire espèce, un traître lui-même, un vendu, un espion ! Razumov m’a dit qu’une sorte d’inspiration l’avait poussé à l’accuser… »
« J’ai aperçu cette brute », interrompis-je. « Et je ne conçois pas comment il a pu tromper l’un des vôtres pendant plus d’une heure !… »
Elle m’arrêta.
« Là ! là ! Ne parlez pas de cela ! Moi aussi, il m’a épouvantée, lors de notre première rencontre. Mais on m’a fait taire. Nous nous disions toujours, entre nous : « Oh ! il ne faut pas se fier aux apparences ! » Et puis, il était toujours prêt à tuer ! Cela, c’était hors de doute. Il tuait… oui ! Dans les deux camps !… le démon ! »
Sophia Antonovna, après avoir maîtrisé le tremblement de colère de ses lèvres, me conta une histoire singulière. Peu après la disparition de Razumov, le conseiller Mikulin, au cours d’un voyage en Allemagne, s’était trouvé, dans un wagon de chemin de fer, en présence de Pierre Ivanovitch. Seuls dans leur compartiment, les deux hommes avaient causé pendant la moitié de la nuit, et c’est alors que Mikulin, le Chef de la Police, avait fait pour le Chef de la Révolution, une allusion au caractère véritable du grand tueur de gendarmes. On peut supposer que Mikulin voulait se débarrasser de cet agent compromettant. Peut-être s’en était-il lassé, ou s’épouvantait-il de ses actes. Il faut dire aussi que le sinistre Nikita faisait partie de l’héritage transmis à Mikulin par son prédécesseur…
Je me laissai conter cette histoire encore, sans aucun commentaire, jouant une fois de plus mon rôle de témoin muet, devant toutes ces choses de la Russie qui, déployaient pour mes yeux d’Occidental leur logique Orientale. Mais je me permis une question :
« Dites-moi, je vous en prie, Sophia Antonovna : est-ce que Mme de S. a laissé toute sa fortune à Pierre Ivanovitch ?… »
« Pas du tout ». La révolutionnaire haussa les épaules avec dégoût. Elle est morte sans faire de testament. Une bande de neveux et de nièces sont accourus de Pétersbourg, comme un troupeau de vautours, et se sont disputés son argent. Tous, odieux Gentilshommes de la Chambre, Demoiselles d’Honneur, abominables valets de cour ! Pouah !… »
« On n’entend plus guère parler de Pierre Ivanovitch », remarquai-je, après un silence.
« Pierre Ivanovitch », me dit gravement Sophia Antonovna, « a épousé une paysanne ! »
Je témoignai d’une véritable surprise.
« Quoi ? Sur la Riviera ? »
« Allons donc ! Bien sûr que non ! »
Le ton de Sophia Antonovna était un peu mordant.
« Vivrait-il donc réellement en Russie ? Mais c’est un danger terrible », m’écriai-je. « Et cela pour une paysanne ? » Ne croyez-vous pas qu’il ait tort d’agir ainsi ? »
Sophia Antonovna garda pendant un instant un silence énigmatique, puis elle me déclara :
« Il l’adore, tout simplement ! »
« Ah vraiment, il l’adore ! Eh bien alors, j’espère qu’elle n’hésitera pas à le battre ! »
Sophia Antonovna se leva et me dit adieu, comme si elle n’avait pas entendu l’expression de mon espoir impie, mais sur le seuil de la porte, où je l’avais reconduite, elle se retourna, pour déclarer d’un ton ferme :
« Pierre Ivanovitch est un homme inspiré !… »
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Janvier 2009
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