Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski
L’IDIOT
TOME II
1868-1869
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
À propos de cette édition électronique
On déplore continuellement chez nous le manque de gens pratiques ; on dit qu’il y a, par exemple, pléthore d’hommes politiques ; qu’il y a également beaucoup de généraux ; que si l’on a besoin de gérants d’entreprises, quel que soit le nombre exigé, on en peut trouver immédiatement dans tous les genres ; mais des gens pratiques, on n’en rencontre point. Du moins, tout le monde se plaint de n’en point rencontrer. On va jusqu’à assurer que, sur certaines lignes de chemin de fer, les employés tant soit peu à leur affaire font totalement défaut ; on prétend qu’il est absolument impossible à une compagnie quelconque de navigation de disposer d’un personnel technique même passable. Tantôt on apprend que, sur une ligne récemment livrée à la circulation, des wagons se sont télescopés ou ont culbuté en passant un pont ; tantôt on écrit qu’un train est resté en panne au milieu d’un champ de neige et qu’il a failli n’en pouvoir démarrer de tout l’hiver, si bien que les voyageurs, qui croyaient ne s’absenter que pour quelques heures, sont restés cinq jours dans la neige. Tantôt l’on raconte que de nombreux milliers de pouds de marchandises pourrissent sur place pendant des deux ou trois mois, en attendant qu’on les achemine ; tantôt l’on rapporte (chose à peine croyable) qu’un administrateur, c’est-à-dire un surveillant, aurait, en guise de réponse, envoyé une gifle au commis d’un commerçant qui le pressait d’expédier ses marchandises et que, mis en demeure d’expliquer ce geste administratif, il a simplement déclaré avoir pris la mouche. Les bureaux sont si nombreux dans les services de l’État que l’on frémit en y pensant ; tout le monde a servi, sert et compte encore servir ; ne paraît-il pas invraisemblable que, d’une pareille pépinière de fonctionnaires, l’on ne puisse tirer un personnel convenable pour une société de navigation ?
À cette question on donne parfois une réponse excessivement simple, – si simple même qu’on a peine à l’admettre. On dit : il est exact que tout le monde a servi et sert encore dans notre pays ; cela dure en effet depuis deux cents ans, depuis le trisaïeul jusqu’à l’arrière-petit-fils, à l’imitation du meilleur des exemples donnés par les Allemands. Mais ce sont précisément les gens rompus au service qui sont les moins pratiques ; à tel point que l’esprit d’abstraction et l’absence de connaissance pratique passaient naguère encore, même parmi les fonctionnaires, pour une vertu éminente et un titre de recommandation.
Au reste, à quoi bon parler des fonctionnaires quand, au fond, nous avions en vue les gens pratiques en général ? Sous cette forme, la question n’est plus douteuse : la pusillanimité et la parfaite absence d’initiative personnelle ont toujours été considérées chez nous comme le principal et meilleur signe auquel on puisse reconnaître l’homme pratique ; même actuellement, on n’en juge pas autrement. Mais pourquoi n’en faire grief qu’à nous-mêmes, si toutefois grief il y a ? Le manque d’originalité a, de tous temps et en tous pays, passé pour la première qualité et la plus sûre introduction d’un individu capable, apte aux affaires et de sens pratique ; du moins les 99 % des hommes (au bas mot) ont toujours pensé ainsi, et 1 %, tout au plus, a toujours pensé et pense encore autrement.
Les inventeurs et les génies ont presque toujours été regardés par la société au début de leur carrière (et fort souvent jusqu’à la fin) comme de purs imbéciles ; cette observation est si banale qu’elle est devenue un lieu commun. Ainsi, par exemple, pendant des dizaines d’années, tout le monde a mis son argent au Lombard[1], en y accumulant des milliards à 4 %, le jour où le Lombard a cessé de fonctionner et où chacun s’est vu réduit à sa propre initiative, la plupart de ces millions se sont inévitablement volatilisés entre les mains des aigrefins dans une fièvre de spéculation, ceci étant l’aboutissement logique des convenances et des bonnes mœurs. Je dis « des bonnes mœurs » parce que, du moment qu’une timidité de bon aloi et un manque pertinent d’originalité ont passé jusqu’ici, dans notre société, selon la conviction générale, pour la qualité inhérente à tout homme sérieux et comme il faut, il y aurait eu une extrême incohérence, voire de l’incongruité, à changer subitement de manière d’être.
Quelle est, par exemple, la mère qui, par tendresse pour ses enfants, ne s’effraie pas à en tomber malade si elle voit son fils ou sa fille sortir tant soit peu des rails ? « Ah non ! pas d’originalité ! j’aime mieux qu’il soit heureux et vive dans l’aisance », pense chaque mère en dorlotant son enfant. Quant à nos nounous, elles ont de tout temps bercé les enfants de leur sempiternel refrain : « tu seras entouré d’or et tu deviendras général ! » Ainsi nos bonnes elles-mêmes ont toujours considéré le titre de général comme la mesure extrême du bonheur russe ; c’est dire que ce grade passe pour l’idéal national le plus populaire et le symbole d’une charmante et quiète félicité. Et, de fait, quel était, en Russie, l’homme qui ne fût pas assuré d’atteindre un jour au rang de général et d’accumuler un certain pécule au Lombard, pour peu qu’il eût passé, les uns après les autres, les examens requis et servi l’État durant trente-cinq ans ? C’est ainsi que le Russe finissait par acquérir, presque sans effort, la réputation d’un homme capable et pratique. Au fond, il n’y a qu’une catégorie d’hommes en Russie qui ne puissent arriver au généralat ; ce sont les esprits originaux, en d’autres termes les inquiets. Peut-être existe-t-il ici un malentendu ; mais, d’une manière générale, cette constatation paraît exacte et la société russe était parfaitement fondée à définir ainsi son idéal de l’homme pratique. Mais nous voici fort loin de notre sujet, qui était de donner quelques éclaircissements sur la famille des Epantchine.
Les Epantchine, ou du moins les membres de cette famille les plus portés à la réflexion, souffraient d’un trait commun, qui était précisément l’opposé des qualités dont nous venons de parler. Sans se rendre pleinement compte du fait (d’ailleurs difficile à saisir), ils soupçonnaient parfois que les choses n’allaient pas chez eux comme chez tout le monde. La voie, plane pour les autres, était pour eux hérissée d’aspérités ; le reste du monde glissait comme sur des rails, eux déraillaient à chaque instant. Chez les autres régnait une pusillanimité de bon aloi ; chez eux rien de pareil. Elisabeth Prokofievna était, il est vrai, sujette à des appréhensions démesurées mais qui n’avaient rien de commun avec cette timidité mondaine et bienséante dont ils s’affligeaient d’être exempts. Peut-être du reste était-elle la seule à s’en faire du mauvais sang. Les demoiselles, bien qu’encore jeunes, étaient déjà douées d’un esprit frondeur et très perspicace ; quant au général, il pénétrait le fond des choses (non sans une certaine lenteur), mais, dans les cas embarrassants, il se bornait à faire : « hum ! » et finissait par s’en remettre entièrement à Elisabeth Prokofievna, si bien que toute la responsabilité retombait sur celle-ci.
On ne pouvait néanmoins pas dire que cette famille se distinguât à un degré quelconque par une initiative propre, ni qu’elle se laissât égarer par un penchant conscient à l’originalité, ce qui eût été la dernière des inconvenances. Oh ! non. Il n’y avait en vérité rien de semblable, rien qui impliquât de sa part une préméditation ; et cependant, au bout du compte, cette famille, toute respectable qu’elle fût, n’était pas exactement ce qu’elle aurait dû être pour répondre à la définition courante de la famille respectable. Dans les derniers temps, Elisabeth Prokofievna avait cru découvrir que c’était elle seule et son « malheureux » caractère qui étaient cause de cette anomalie, et cette découverte n’avait fait qu’accroître ses tourments. Elle se reprochait à tout moment sa « sotte et inconvenante extravagance » ; angoissée de défiance, elle perdait sans cesse la tête, ne trouvait pas d’issue aux moindres complications et mettait toujours les choses au pis.
Dès le début de notre récit nous avons dit que les Epantchine jouissaient d’une considération unanime et effective. Le général Ivan Fiodorovitch lui-même, malgré son origine obscure, était reçu partout avec une indubitable déférence. Il méritait d’ailleurs cette déférence, d’abord parce qu’il n’était pas le « premier venu » et avait de la fortune, ensuite parce qu’il était galant homme, sans avoir pour cela inventé la poudre. Mais une certaine épaisseur d’esprit est, paraît-il, une qualité presque indispensable sinon à tout homme mêlé aux affaires, ou moins à tout profiteur sérieux. Enfin il avait de bonnes manières ; il était modeste et savait se taire, sans toutefois se laisser marcher sur le pied ; il ne tenait pas seulement son rang, mais se comportait encore en homme au cœur bien placé. Et, ce qui est plus, il était puissamment protégé.
Quant à Elisabeth Prokofievna, elle était, comme nous l’avons dit, d’une bonne famille. La naissance ne pèse pas lourd dans notre pays, si elle ne se double pas des relations indispensables ; ces relations, elle avait fini par les avoir aussi. On la respectait et elle avait réussi à gagner l’affection de gens à l’exemple desquels tout le monde devait nécessairement la révérer et la recevoir. Il est superflu d’ajouter que ses chagrins de famille ne reposaient sur rien, ou se rapportaient à des causes insignifiantes ridiculement exagérées. Il est vrai que, si vous avez une verrue sur le nez ou sur le front, vous vous imaginez toujours que tout le monde ne pense qu’à la regarder, à en rire et à vous critiquer, quand bien même vous auriez découvert l’Amérique. Il n’est pas douteux, non plus, qu’en société Elisabeth Prokofievna passait positivement pour une « originale » a, sans d’ailleurs que cela diminuât en rien le respect dont on l’entourait ; mais elle avait fini par douter de ce respect, et là était son malheur. Quand elle regardait ses filles, elle se représentait avec douleur que son caractère ridicule, inconvenant et insupportable nuisait en quelque sorte à leur établissement ; et, en bonne logique, c’était à celles-ci et à Ivan Fiodorovitch qu’elle s’en prenait, se querellant avec eux durant des journées entières, sans cesser de les aimer jusqu’à l’abnégation et presque jusqu’à la passion.
Elle était surtout tourmentée à la pensée que ses filles, elles aussi, devenaient des « originales » comme elle-même et qu’il n’existait ni ne devait exister dans le monde de jeunes personnes dans leur genre. « Ce sont de vraies nihilistes en herbe ! » se répétait-elle à tout bout de champ. Depuis un an et surtout dans les tout derniers temps cette triste pensée s’était enracinée de plus en plus profondément dans son esprit. « Et d’abord pourquoi ne se marient-elles pas ? », se demandait-elle. « C’est pour tourmenter leur mère ; voilà le but de leur existence ; d’ailleurs rien d’étonnant à cela ; c’est la conséquence des idées nouvelles et surtout de cette maudite question féminine ! Aglaé n’a-t-elle pas imaginé, il y a six mois, de couper sa magnifique chevelure ? (Mon Dieu ! mais je n’en avais même pas une aussi belle dans mon jeune temps !) Elle avait déjà les ciseaux en main ; il a fallu que je la supplie à genoux pour qu’elle renonce à sa lubie… Et encore ! admettons que celle-là ait voulu se tondre par malice, rien que pour faire enrager sa mère, car, c’est une fille méchante, volontaire, gâtée, mais surtout méchante, oui, méchante ! Mais est-ce que ma grosse Alexandra n’a pas été sur le point de l’imiter et de se couper les cheveux ? Chez elle, ce n’était pas de la malice ni du caprice, mais de la simplicité ; Aglaé avait fait accroire à cette sotte qu’en se rasant la tête elle dormirait mieux et n’aurait plus de migraines ! Et Dieu sait combien de partis convenables se sont présentés à elles depuis cinq ans ! Il y en a eu qui étaient vraiment très bien, même magnifiques ! Qu’attendent-elles donc, et pourquoi ne se marient-elles pas, si ce n’est pour fâcher leur mère ? Elles n’ont pas, absolument pas, d’autre raison ! »
Mais voilà qu’enfin un beau jour avait lui pour son cœur de mère ; une de ses filles, ne fût-ce qu’Adélaïde, allait être casée. « Une de moins sur les bras ! », disait-elle quand elle avait l’occasion de s’exprimer à haute voix (mais dans son for intérieur elle trouvait des termes bien plus tendres). La chose s’était si bien arrangée, et si convenablement ! Même dans le monde, on en avait parlé avec considération. Le prétendant était un homme connu, un prince ; il avait de la fortune, un bon caractère et, par surcroît, il avait gagné sa sympathie ; que pouvait-on désirer de mieux ? Au reste, l’avenir d’Adélaïde lui avait toujours inspiré moins d’appréhension que celui de ses autres filles, bien que les goûts artistiques de la puînée eussent parfois jeté un trouble profond dans son cœur torturé par un doute perpétuel. « En revanche elle a l’humeur gaie, et avec cela beaucoup de bon sens ; donc elle réussira ! » concluait-elle par manière de consolation.
C’était surtout pour Aglaé qu’elle craignait. Pour Alexandra, l’aînée, elle ne savait pas au juste elle-même si elle devait ou non s’inquiéter. Tantôt il lui semblait que « cette fille n’avait plus d’avenir » ; elle avait vingt-cinq ans, elle resterait vieille fille. « Et belle comme elle l’est ! » Elle allait jusqu’à pleurer pendant des nuits entières en pensant à Alexandra, tandis que celle-ci passait ces mêmes nuits à dormir du sommeil le plus paisible. « Mais qu’est-elle donc après tout ? Est-ce une nihiliste ou tout simplement une sotte ? » Qu’elle ne fût pas sotte, Elisabeth Prokofievna le savait de reste, car elle prisait fort les raisonnements d’Alexandra et la consultait volontiers. Mais, à n’en pas douter, c’était une poule mouillée : « Elle est si calme qu’il n’y a pas moyen de la dégeler ! Il est vrai qu’il y a aussi des poules mouillées qui manquent de calme. Ah ! elles me font perdre la tête ! » Elle éprouvait pour Alexandra un sentiment de tendre et d’indéfinissable compassion, plus vif même que celui que lui inspirait Aglaé, qui pourtant était son idole. Mais ses humeurs atrabilaires (qui étaient la principale manifestation de sa sollicitude maternelle et de son affection), ainsi que ses apostrophes mortifiantes, comme celle de « poule mouillée », n’avaient d’autre effet que de faire sourire Alexandra.
Parfois les choses les plus futiles l’exaspéraient et la mettaient hors d’elle. Par exemple, Alexandra Ivanovna aimait à dormir longtemps et faisait habituellement beaucoup de rêves ; mais ces rêves se distinguaient toujours par une rare insignifiance ; ils étaient aussi innocents que ceux d’un enfant de sept ans ; or, cette innocence même irritait, on ne sait trop pourquoi, sa maman. Un jour elle vit en songe neuf poules ; il en résulta une véritable brouille entre elle et sa mère ; pour quelle raison ? on serait en peine de le dire. Une fois, une seule fois, il lui était arrivé de faire un rêve tant soit peu original ; elle avait vu un moine seul dans une sorte de chambre obscure, où elle avait eu peur de pénétrer ; ses deux sœurs en rirent aux éclats et s’empressèrent d’aller triomphalement raconter ce rêve à Elisabeth Prokofievna. La maman se fâcha de nouveau et les traita toutes les trois de « pécores ». – « Hum ! pensa-t-elle, elle est apathique comme une bête ; c’est tout à fait une « poule mouillée » ; pas moyen de la dégourdir. Et puis elle est triste ; son regard se voile parfois de mélancolie. D’où provient son chagrin ? » Quelquefois elle posait cette question à Ivan Fiodorovitch ; elle le faisait, selon son habitude, avec un air hagard et sur un ton menaçant qui exigeait une réponse immédiate. Le général grommelait hum ! hum ! fronçait les sourcils, haussait les épaules et finissait par déclarer en écartant les bras :
– Il lui faut un mari !
– Dieu veuille du moins qu’il ne soit pas comme vous, Ivan Fiodorovitch ! répliquait Elisabeth Prokofievna en éclatant comme une bombe. – Je souhaite qu’il ne vous ressemble ni dans ses raisonnements ni dans ses jugements, Ivan Fiodorovitch ! bref, que ce ne soit pas un rustre comme vous, Ivan Fiodorovitch !…
Le général prenait aussitôt la tangente et Elisabeth Prokofievna se calmait après son éclat. Bien entendu, le soir même, elle ne manquait pas de se montrer d’une prévenance inaccoutumée ; elle témoignait de la douceur, de l’affabilité et de la déférence à Ivan Fiodorovitch, à son « rustre » d’Ivan Fiodorovitch, à son bon, son cher, son adorable Ivan Fiodorovitch. Car elle l’avait aimé toute sa vie, et aimé d’amour, ce que savait fort bien ce même Ivan Fiodorovitch qui manifestait en retour à son Elisabeth Prokofievna une considération sans bornes.
Mais le principal, le perpétuel tourment de celle-ci était Aglaé.
« Elle est tout à fait comme moi ; c’est mon portrait sous tous les rapports, se disait-elle ; un méchant petit démon autoritaire ! Nihiliste, extravagante, écervelée et méchante, méchante, méchante ! Oh ! mon Dieu ! comme elle sera malheureuse ! »
Cependant, le soleil s’était levé et avait, comme nous l’avons dit, tout adouci et éclairé, du moins pour un moment. Il y eut dans la vie d’Elisabeth Prokofievna presque un mois entier pendant lequel elle se remit de toutes ses angoisses. À propos du prochain mariage d’Adélaïde on commença à parler aussi d’Aglaé dans le monde. Celle-ci se tenait partout si gentiment ! Elle avait autant de tact que d’esprit ; son petit air conquérant rehaussé d’un brin de fierté lui seyait si bien ! Depuis un grand mois elle s’était montrée si caressante et si prévenante pour sa nièce ! (« Vraiment il faut encore bien examiner cet Eugène Pavlovitch ; il faut le comprendre ; d’autant qu’Aglaé ne semble pas lui marquer plus de bienveillance qu’aux autres ! ») Mais elle est devenue soudain une si charmante et si belle jeune fille ! Dieu ! qu’elle est belle ! Elle embellit chaque jour davantage ! Et voilà…
Et voilà qu’il a suffi que ce méchant petit prince, ce piètre idiot se montre pour que tout soit de nouveau bouleversé et mis sens dessus dessous dans la maison !
Que s’était-il donc passé ?
Pour toute autre personne qu’Elisabeth Prokofievna, rien assurément. Mais celle-ci se singularisait précisément en ceci : la combinaison et l’enchaînement des événements les plus ordinaires causaient à son esprit toujours inquiet des frayeurs d’autant plus pénibles qu’elles étaient plus imaginaires et plus inexplicables. Elle en tombait parfois malade. On peut se figurer ce qu’elle dut éprouver lorsqu’au milieu d’un tas de ridicules et chimériques alarmes surgit un incident qui paraissait revêtir une réelle gravité et justifiait positivement le trouble, le doute et la défiance.
Mais comment a-t-on osé m’écrire cette maudite lettre anonyme qui prétend que cette créature est en relations avec Aglaé ? pensa Elisabeth Prokofievna tout le long du chemin, tandis qu’elle emmenait le prince, puis chez elle, quand elle l’eut fait asseoir à la table ronde autour de laquelle était réunie toute la famille. – Comment a-t-on pu même avoir cette idée-là ? Je mourrais de honte si j’en croyais un seul mot, ou si je montrais cette lettre à Aglaé ! Se moquer ainsi de nous, les Epantchine ! Et tout cela à cause d’Ivan Fiodorovitch ; tout cela à cause de vous, Ivan Fiodorovitch ! Ah ! pourquoi ne sommes-nous pas allés habiter notre villa d’Iélaguine[2] ? J’avais bien dit qu’il fallait aller à Iélaguine ! Peut-être est-ce Barbe qui a écrit cette lettre ; oui, je le sais, ou bien peut-être… Tout cela, c’est la faute d’Ivan Fiodorovitch ! Cette créature a imaginé de lui jouer un pareil tour en souvenir de relations anciennes, afin de le mettre dans une posture ridicule ; cela rappelle le temps où il lui portait des perles tandis qu’elle se gaussait de lui et le menait par le bout du nez comme un imbécile… Mais à la fin du compte, nous voilà compromises nous aussi ; oui, Ivan Fiodorovitch, elles sont compromises, vos filles, les demoiselles du meilleur monde, des jeunes filles à marier ; elles étaient présentes, elles sont restées là, elles ont tout entendu, elles ont même été mêlées à l’histoire de ces garnements ; soyez content ! là aussi elles étaient présentes et elles ont entendu. Je ne pardonnerai jamais à ce misérable petit prince ; jamais je ne lui pardonnerai ! Et pourquoi Aglaé est-elle depuis trois jours si nerveuse ? Pourquoi est-elle à demi brouillée avec ses sœurs, même avec Alexandra, à qui elle baisait toujours les mains comme à une mère, tant elle la révérait ? Pourquoi pose-t-elle depuis trois jours des énigmes à tout le monde ? Que vient faire ici Gabriel Ivolguine ? Pourquoi, hier et aujourd’hui, s’est-elle mise à faire son éloge et à éclater en sanglots ? Pourquoi le billet anonyme parle-t-il de ce maudit « chevalier pauvre », alors qu’elle n’a pas même montré à ses sœurs la lettre du prince ? Et pourquoi… me suis-je précipitée chez lui comme une folle et l’ai-je traîné moi-même ici ? Mon Dieu, j’ai perdu la tête ; qu’est-ce que je viens de faire ? Comment ai-je pu parler avec un jeune homme des secrets de ma fille, surtout… lorsque ces secrets le concernaient ou presque ? Mon Dieu, c’est heureux qu’il soit idiot et… et… ami de la maison. Mais se peut-il qu’Aglaé se soit entichée d’un pareil avorton ? Seigneur, qu’est-ce que je dis là ? Fi ! Nous sommes des originaux… on devrait nous mettre sous verre et nous montrer tous, à commencer par moi, pour dix kopeks d’entrée. Je ne vous pardonnerai pas cela, Ivan Fiodorovitch, jamais je ne vous le pardonnerai ! Et pourquoi ne le malmène-t-elle pas ? Elle avait promis de le malmener, et elle n’en fait rien ! Tenez, elle le dévore des yeux, elle reste muette et ne se décide pas à s’éloigner. Et pourtant c’est elle-même qui lui a défendu de revenir… Quant à lui, il est tout pâle. Et ce maudit bavard d’Eugène Pavlovitch qui accapare toute la conversation ! Devant son flux de paroles personne ne peut placer un mot. Je tirerais tout au clair si je pouvais seulement amener l’entretien… »
Assis à la table ronde, le prince avait en effet l’air assez pâle. Il paraissait dominé par un sentiment d’extrême frayeur, auquel se mêlait, par instant, une sorte d’extase, incompréhensible pour lui-même, qui envahissait son âme. Combien il redoutait de glisser un regard oblique vers ce coin, où une paire d’yeux noirs bien connus le fixait ! Pourtant il se pâmait de bonheur à la pensée de se retrouver dans cette famille et d’entendre une voix familière, et cela après ce qu’elle lui avait écrit. « Mon Dieu, que va-t-elle dire maintenant ? » Il n’avait pas encore desserré les dents et prêtait grande attention aux propos d’Eugène Pavlovitch qui « parlait d’abondance », se sentant ce soir-là en proie à un accès exceptionnel de contentement et d’effusion. Il l’écouta longtemps sans comprendre, autant dire, un mot à ce qu’il disait. La famille était au complet, à l’exception d’Ivan Fiodorovitch qui n’était pas encore revenu de Pétersbourg. Le prince Stch… était au nombre des assistants qui avaient apparemment l’intention d’aller un peu plus tard, avant le thé, écouter de la musique[3]. La conversation roulait sur un sujet qui semblait avoir été mis sur le tapis avant l’arrivée du prince. Bientôt Kolia surgit, on ne sait d’où, sur la terrasse. « Tiens ! on continue à le recevoir comme par le passé ! » pensa le prince.
La résidence des Epantchine était une magnifique villa, construite dans le style des chalets suisses. Elle était aménagée avec goût et entourée de fleurs et de verdure qui composaient des parterres de modeste dimension, mais ravissants. Toute la société était réunie sur la terrasse, comme chez le prince, mais ici la terrasse était un peu plus étendue et plus agréablement disposée.
Le sujet de la conversation n’avait pas l’air d’être du goût de tout le monde. L’entretien avait débuté, selon toute conjecture, par une discussion assez âpre, et il aurait certainement dérivé sur un autre objet si Eugène Pavlovitch n’avait pas affecté de s’entêter sur la même question sans faire cas de l’impression produite. L’apparition du prince semblait l’avoir excité davantage. Elisabeth Prokofievna s’était renfrognée bien qu’elle ne comprît pas tout ce qui se disait. Aglaé ne s’en allait pas, assise à l’écart, presque dans un coin, elle écoutait et gardait un silence obstiné.
– Permettez, répliquait avec feu Eugène Pavlovitch, – je n’ai rien contre le libéralisme ! Le libéralisme n’est pas un mal ; il fait partie intégrante d’un ensemble qui, sans lui, se décomposerait et dépérirait. Il a les mêmes droits à l’existence que le conservatisme le plus pur. Mais je critique le libéralisme russe et je vous répète que, si je le combats, c’est parce que le libéral russe est un libéral qui n’a rien de russe. Montrez-moi un libéral qui soit russe et je l’embrasserai aussitôt devant vous.
– À supposer qu’il veuille bien vous embrasser, dit Alexandra Ivanovna qui était particulièrement nerveuse et dont les joues étaient plus colorées qu’à l’ordinaire.
« En voilà une – pensa Elisabeth Prokofievna – que rien n’émeut et qui ne pense qu’à dormir et à manger ; mais, une fois l’an, elle a de ces réparties qui vous déconcertent. »
Le prince observa incidemment qu’Alexandra Ivanovna paraissait fort mécontente de voir Eugène Pavlovitch traiter un sujet sérieux sur un ton aussi badin, et affecter en même temps l’emportement et la plaisanterie.
– Je soutenais il y a un moment, avant votre arrivée, prince, – continua Eugène Pavlovitch, – que l’on n’a connu jusqu’ici en Russie que deux sortes de libéraux issus, les uns de la classe (abolie) des « pomiestchik »[4], les autres de celle des séminaristes. Or, comme ces deux classes ont fini par se transformer en castes complètement isolées de la nation et que leur isolement s’accentue d’une génération à l’autre, il s’ensuit que tout ce que les libéraux ont fait ou font ne présente aucun caractère national…
– Comment cela ? Alors ce qu’ils ont fait n’a rien de russe ? répliqua le prince Stch…
– Rien de national, en tout cas. Même si leur œuvre est russe, elle n’est pas nationale. Nos libéraux, d’ailleurs, n’ont rien de russe, absolument rien… Vous pouvez être assuré que la nation ne reconnaîtra ni maintenant ni plus tard ce qui aura été fait par les « pomiestchik » et les séminaristes…
– C’est du propre ! Comment pouvez-vous soutenir un pareil paradoxe, si toutefois vous parlez sérieusement ? Je ne puis laisser passer de semblables sorties sur les pomiestchik russes. Vous êtes vous-même un pomiestchik russe, riposta le prince Stch, en s’échauffant.
– Mais je ne parle pas du pomiestchik russe dans le sens où vous paraissez l’entendre. C’est une classe honorable, ne serait-ce que pour la raison que j’en fais partie. Surtout maintenant qu’elle a cessé d’exister…
– Est-il bien vrai que, même en littérature, nous n’ayons rien eu de national ? interrompit Alexandra Ivanovna.
– Je ne suis pas très ferré sur la littérature, mais, à mon sens, la littérature russe elle-même n’a rien de russe, exception faite, peut-être, de Lomonossov, de Pouchkine et de Gogol.
– Hé mais ! c’est déjà quelque chose ; et puis, si l’un de ces auteurs était un enfant du peuple, les deux autres étaient des pomiestchik, dit Adélaïde en riant.
– C’est exact, toutefois ne vous dépêchez pas de triompher. Jusqu’à présent ces trois auteurs sont les seuls qui aient réussi à dire quelque chose qui ne soit pas emprunté, mais tiré de leur propre fonds. Qu’un Russe quelconque dise, écrive ou fasse quelque chose de véritablement personnel, quelque chose qui soit bien de lui et ne constitue ni une imitation ni un emprunt, il devient nécessairement national, lors même qu’il baragouinerait. Je pose ceci en axiome. Toutefois, ce n’est pas de littérature que nous avons commencé à parler, mais des socialistes ; c’est à propos de ceux-ci que la discussion s’est engagée. Or, j’affirmais que nous n’avons pas eu et n’avons pas un seul socialiste russe. Pourquoi ? Parce que tous nos socialistes sont sortis, eux aussi, de la classe des pomiestchik ou de celle des séminaristes. Tous nos socialistes déclarés, ceux qui s’affichent comme tels, soit dans le pays, soit à l’étranger, ne sont que des libéraux sortis du rang des pomiestchik au temps du servage. Pourquoi riez-vous ? Montrez-moi leurs livres, montrez-moi leurs doctrines, leurs mémoires ; sans être un critique professionnel, je m’engage à vous écrire la plus probante des thèses littéraires pour vous démontrer clair comme le jour que chaque page de leurs livres, de leurs brochures et de leurs mémoires est avant tout l’œuvre d’un ci-devant pomiestchik russe. Leur fiel, leur indignation, leur humour sentent le pomiestchik (et même d’un type aussi suranné que celui de Famoussov[5]) ; leurs enthousiasmes, leurs larmes, de vraies larmes, sont peut-être sincères, mais ce sont des enthousiasmes et des larmes de pomiestchik ! De pomiestchik ou de séminariste… Vous riez encore ? Vous aussi, prince, vous riez ? Vous n’êtes donc pas de mon avis ?
Il est de fait que le rire était général. Le prince lui-même souriait.
– Je ne saurais encore vous dire catégoriquement si je suis oui ou non de votre avis, articula le prince qui, cessant soudain de sourire, avait sursauté comme un écolier pris en faute, – mais je vous assure que je prends un plaisir extrême à vous écouter…
On aurait dit qu’il étouffait en prononçant ces mots ; une sueur froide perlait sur son front. C’étaient les premières paroles qu’il proférait depuis qu’il était là. Il fut tenté de jeter un coup d’œil autour de lui, mais n’osa point. Eugène Pavlovitch surprit son geste et sourit.
– Je vous citerai un fait, messieurs, poursuivit-il sur le même ton d’emportement et de chaleur affectés, où perçait l’envie de rire même de sa propre faconde, – un fait que je crois avoir eu le mérite de découvrir et d’observer ; du moins n’en a-t-on parlé ni écrit nulle part jusqu’ici. Ce fait définit toute l’essence du libéralisme russe tel que je le montre. Et d’abord, qu’est le libéralisme en général, sinon la tendance à dénigrer (à tort ou à raison, c’est une autre affaire) l’ordre des choses existant ? C’est bien cela ? Maintenant, le fait que j’ai observé est le suivant : le libéralisme russe ne s’attaque pas à un ordre de chose établi ; ce qu’il vise, c’est l’essence de la vie nationale ; c’est cette vie elle-même et non les institutions, c’est la Russie et non l’organisation russe. Le libéral dont je vous parle va jusqu’à renier la Russie elle-même ; autrement dit il hait et frappe sa propre mère. Tout incident malheureux, tout échec pour la Russie le porte à rire et lui inspire de la joie, ou peu s’en faut. Coutumes populaires, histoire de Russie, tout cela lui est odieux. Sa seule excuse, s’il en a une, c’est qu’il ne se rend pas compte de ce qu’il fait et qu’il prend sa russophobie pour le libéralisme le plus fécond. (Combien de libéraux ne rencontre-t-on pas chez nous qui se font applaudir par les autres et qui sont peut-être, au fond et à leur insu, les plus ineptes, les plus obtus, et les plus pernicieux des conservateurs ! La haine de la Russie était considérée naguère comme le véritable amour de la patrie par certains libéraux qui se targuaient de voir plus clairement que les autres en quoi doit consister cet amour. Mais avec le temps on est devenu plus explicite ; désormais l’expression même d’« amour de la patrie est regardée comme inconvenante, en sorte que la notion qui y correspond a été proscrite comme nuisible et vide de sens. Je donne ce fait pour certain. Il fallait bien se décider à dire la vérité en toute simplicité et sincérité ; nous sommes ici en présence d’un phénomène auquel on ne trouve de précédent en aucun temps et en aucun lieu. Aucun siècle, aucun peuple n’en a jamais offert d’exemple. Ce qui signifie qu’il est accidentel et peut, par conséquent, n’être qu’éphémère ; je n’en disconviens pas. Mais, de libéral qui haïsse sa propre patrie, on n’en peut trouver nulle part ailleurs. Comment expliquer que le cas se soit présenté dans notre pays si ce n’est par la raison que j’ai énoncée tout à l’heure, à savoir que le libéral russe est jusqu’ici un libéral qui n’a rien de russe ? Je n’aperçois pas de meilleure explication.
– Je prends tout ce que tu viens de dire pour une plaisanterie, Eugène Pavlovitch, répliqua gravement le prince Stch…
– Je n’ai pas vu tous les libéraux et je ne m’érige pas en juge, dit Alexandra Ivanovna, mais j’ai été indigné en écoutant votre exposé : partant d’un cas particulier, vous avez généralisé et vous êtes ainsi tombé dans la calomnie.
– Un cas particulier ? Ah ! voilà bien le mot que j’attendais ! S’agit-il ou non d’un cas particulier ? riposta Eugène Pavlovitch.
– Prince, qu’en pensez-vous ? S’agit-il ou non d’un cas particulier ?
– Je dois avouer, moi aussi, que j’ai peu d’expérience et que je n’ai guère fréquenté… les libéraux, dit le prince. Mais il me semble que vous avez peut-être raison et que ce libéralisme russe dont vous avez parlé est, de fait, enclin à haïr la Russie pour elle-même et non pas seulement pour le régime qui y est en vigueur. Certes, cela n’est vrai qu’en partie… on ne saurait en bonne justice étendre ce reproche à tous les libéraux…
Il resta court. En dépit de toute son émotion, il avait suivi la conversation avec un extrême intérêt. Un de ses traits caractéristiques était l’air de profonde naïveté avec lequel il écoutait les sujets qui sollicitaient son attention. Cette naïveté se retrouvait dans les réponses qu’il faisait à ceux qui le questionnaient sur ces mêmes sujets. Elle s’exprimait sur son visage et même dans ses attitudes ; elle y révélait une foi à l’abri des atteintes de la raillerie et de l’humour. Eugène Pavlovitch avait pris depuis longtemps l’habitude de ne s’adresser à lui qu’avec un petit sourire de circonstance.
Mais cette fois, en entendant sa réponse, il le regarda, comme pris au dépourvu, avec beaucoup de gravité.
– Ah çà ! vous me surprenez, proféra-t-il. Voyons, prince, m’avez-vous répondu sérieusement ?
– Votre question n’était-elle pas sérieuse ? repartit le prince avec étonnement.
Un rire général accueillit ces paroles.
– Ayez donc confiance en Eugène Pavlovitch, dit Adélaïde ; il a la manie de la mystification ! Si vous saviez quelles questions il est parfois capable de débattre sérieusement !
– M’est avis que cette conversation est pénible et qu’il aurait mieux valu ne pas l’engager, observa Alexandra d’un ton cassant. – On avait projeté une promenade…
– Allons, la soirée est superbe ! s’écria Eugène Pavlovitch. Mais je tiens à vous prouver que, cette fois-ci, j’ai parlé très sérieusement. Je veux surtout le démontrer au prince (vous m’avez vivement intéressé, prince, et je vous jure que je suis moins frivole que j’en ai l’air, bien qu’à vrai dire, la frivolité soit mon défaut). Aussi poserai-je au prince, avec la permission de l’assistance, une dernière question pour satisfaire ma curiosité personnelle, après quoi nous en resterons là. Cette question m’est, comme par un fait exprès, venue à l’esprit il y a deux heures (vous voyez, prince, qu’il m’arrive aussi de penser à des choses sérieuses). Je lui ai trouvé une solution, mais nous allons voir ce qu’en dira le prince. On parlait, il y a un moment, de « cas particulier ». Cette locution joue un grand rôle dans notre société, qui aime à l’employer. Dernièrement, un attentat épouvantable a défrayé la presse et l’opinion : il s’agissait de six personnes assassinées par un jeune homme. On a beaucoup parlé alors de l’étrange plaidoirie de l’avocat qui a déclaré que, le meurtrier se trouvant dans la misère, l’idée de tuer ces six personnes avait dû lui venir naturellement à l’esprit. Ce ne sont pas les termes dont il s’est servi, mais le sens est, je crois, à peu près celui-là. Je pense que le défenseur, en émettant une idée aussi singulière, croyait sincèrement s’inspirer des plus hautes conceptions de notre siècle en fait de libéralisme, d’humanitarisme et de progrès. Eh bien, qu’en pensez-vous ? Faut-il voir un cas particulier ou un phénomène général dans une pareille dépravation de l’intelligence et de la conscience, dans une perversion aussi caractérisée du jugement ?
Tout le monde s’esclaffa.
– C’est un cas particulier, cela va de soi, firent Alexandra et Adélaïde en riant.
– Permets-moi de te rappeler, Eugène Pavlovitch, dit le prince Stch…, que ton badinage commence à perdre de son sel.
– Qu’en pensez-vous, prince ? poursuivit Eugène Pavlovitch qui n’avait pas écouté cette réflexion et sentait peser sur lui le regard grave et scrutateur du prince Léon Nicolaïévitch. Que vous en semble ? Un cas particulier ou un phénomène général ? J’avoue avoir imaginé cette question à votre intention.
– Non, ce n’est pas un cas particulier, dit le prince doucement mais avec fermeté.
– Allons, Léon Nicolaïévitch, s’exclama le prince Stch… avec un certain dépit, ne voyez-vous pas qu’il vous tend un piège ? Il est évident qu’il se moque et vous prend comme tête de Turc.
– Je pensais qu’il parlait sérieusement, dit le prince en rougissant ; et il baissa les yeux.
– Mon cher prince, reprit le prince Stch…, rappelez-vous donc l’entretien que nous avons eu il y a trois mois. Nous constations justement que, bien que de création récente, nos jeunes tribunaux avaient déjà révélé des avocats remarquables et pleins de talent. Et combien de verdicts dignes d’éloges ont été rendus par nos jurys d’assises. J’étais alors si heureux de vous voir vous réjouir de ce progrès… Nous convenions que nous avions lieu d’être fiers… Cette plaidoirie maladroite, et cet étrange argument ne sont certainement qu’un accident, un cas sur mille.
Le prince Léon Nicolaïévitch réfléchit un instant, puis répondit de l’accent le plus convaincu, quoique sans élever le ton et avec une nuance de timidité dans la voix :
– J’ai seulement voulu dire que cette dépravation des idées et de l’intelligence (pour me servir de l’expression d’Eugène Pavlovitch) se rencontre très fréquemment et constitue, hélas ! beaucoup plus un phénomène général qu’un cas particulier. Si elle n’était pas si commune, on ne verrait peut-être pas de crimes inimaginables comme ces…
– Des crimes inimaginables ? Mais je vous assure que les crimes d’autrefois étaient tout aussi monstrueux et peut-être encore plus atroces. Il y en a toujours eu, non seulement dans notre pays, mais partout, et je crois qu’il s’en commettra pendant bien longtemps encore. La différence réside en ceci qu’autrefois il n’y avait pas chez nous une si grande publicité ; à présent la presse et l’opinion s’en emparent ; de là l’impression que nous sommes en présence d’un phénomène nouveau. C’est votre erreur, votre très naïve erreur, prince ; vous pouvez m’en croire, conclut le prince Stch…, avec un sourire moqueur.
– Je sais parfaitement, dit le prince, que les crimes étaient autrefois tout aussi nombreux et tout aussi effroyables. J’ai visité des prisons, il n’y a pas longtemps, et j’ai eu l’occasion de faire la connaissance de quelques condamnés et inculpés. Il y a même des criminels plus monstrueux que ceux dont nous avons parlé. Il y en a qui, ayant tué une dizaine de personnes, ne ressentent pas l’ombre d’un remords. Mais voici ce que j’ai observé : le scélérat le plus endurci et le plus dénué de remords se sent cependant criminel, c’est-à-dire que, dans sa conscience, il se rend compte qu’il a mal agi, bien qu’il n’éprouve aucun repentir. Et c’était le cas de tous ces prisonniers. Mais les criminels dont parle Eugène Pavlovitch ne veulent même plus se considérer comme tels ; dans leur for intérieur, ils estiment qu’ils ont eu le droit pour eux et qu’ils ont bien agi ou peu s’en faut. Il y a là, à mon sens, une terrible différence. Et remarquez que ce sont tous des jeunes gens, c’est-à-dire que leur âge est celui où l’homme est le plus désarmé contre l’influence des idées démoralisantes.
Le prince Stch… avait cessé de rire et écoutait le prince d’un air perplexe. Alexandra Ivanovna, qui avait depuis longtemps une remarque à placer, garda le silence comme si une considération particulière l’eût retenue. Quant à Eugène Pavlovitch, il regardait le prince avec une surprise manifeste et, cette fois, sans la moindre ironie.
– Mais qu’avez-vous, mon cher monsieur, à le fixer avec cet air ébahi ? intervint soudain Elisabeth Prokofievna. – Vous le croyiez donc plus bête que vous et incapable de raisonner à votre manière ?
– Non, madame, je ne croyais pas cela, fit Eugène Pavlovitch ; mais une chose m’étonne, prince (excusez ma question) ? si vous saisissez et pénétrez ainsi le sens de ce problème, comment avez-vous pu (encore une fois, excusez-moi), dans cette étrange affaire, il y a quelques jours… l’affaire Bourdovski, si je ne me trompe… comment, dis-je, avez-vous pu remarquer la même dépravation des idées et du sens moral ? Le cas était cependant identique. J’ai cru observer à ce moment-là que vous ne vous en aperceviez pas du tout.
– Eh ! sachez, mon cher monsieur, dit en s’échauffant Elisabeth Prokofievna, que, si nous tous qui sommes ici l’avons remarqué et avons tiré de notre sagacité un sentiment de supériorité sur le prince, c’est cependant lui qui a reçu aujourd’hui une lettre de l’un des compagnons de Bourdovski, le plus marquant, celui qui avait la figure bourgeonnée ; tu te rappelles, Alexandra ? Dans cette lettre, il lui demande pardon – à sa manière naturellement – et déclare avoir rompu avec le camarade qui lui avait monté la tête ce jour-là ; tu te souviens, Alexandra ? Et il ajoute que c’est maintenant au prince qu’il accorde le plus de confiance. Aucun de nous n’a encore reçu une lettre pareille, bien que nous soyons habitués à traiter de haut son destinataire.
– Et Hippolyte aussi a déménagé pour venir s’installer chez nous ! s’écria Kolia.
– Comment ! Il est déjà ici ? demanda le prince, non sans une certaine inquiétude.
– Il est arrivé aussitôt après votre départ avec Elisabeth Prokofievna. C’est moi qui l’ai amené en voiture.
Oubliant tout à fait qu’elle venait de faire l’éloge du prince, Elisabeth Prokofievna partit comme une soupe au lait.
– Je parie qu’il est monté hier dans le grenier de ce mauvais garnement pour lui demander pardon à genoux et venir s’installer ici ! As-tu été le voir hier ? Tu l’as toi-même avoué ce tantôt. Y es-tu allé oui ou non ? T’es-tu mis à genoux, oui ou non ?
– Il ne s’est pas du tout mis à genoux, s’écria Kolia. C’est tout le contraire ! Hippolyte a pris hier la main du prince et l’a baisée à deux reprises. J’ai été témoin de la scène ; à cela s’est bornée leur explication ; le prince ayant simplement ajouté qu’il se porterait mieux dans la villa, Hippolyte a répondu sur-le-champ qu’il s’y installerait dès qu’il se sentirait moins mal.
– Vous avez tort, Kolia, balbutia le prince en se levant et en prenant son chapeau ; pourquoi racontez-vous cela ? Je…
– Où vas-tu ? demanda Elisabeth Prokofievna en l’arrêtant.
– Ne vous tourmentez pas, prince, reprit Kolia avec animation ; n’allez pas le voir et troubler son repos ; il s’est endormi à la suite des fatigues du voyage. Il est enchanté. Franchement, prince, je crois qu’il vaut beaucoup mieux que vous ne vous retrouviez pas aujourd’hui ; remettez cela à demain pour ne pas le rendre encore confus. Il a dit ce matin qu’il y a six bons mois qu’il ne s’était senti aussi dispos et aussi fort. Il tousse même trois fois moins.
Le prince remarqua qu’Aglaé avait brusquement changé de place pour se rapprocher de la table. Il n’osait pas la regarder, mais tout son être sentait qu’à cet instant les yeux noirs de la jeune fille étaient posés sur lui ; ces yeux exprimaient sûrement l’indignation, peut-être la menace ; le visage d’Aglaé devait s’être empourpré.
– Il me semble, Nicolas Ardalionovitch, que vous avez eu tort de l’amener ici, si c’est ce jeune homme poitrinaire qui s’est mis l’autre jour à fondre en larmes et qui a invité les assistants à son enterrement, fit observer Eugène Pavlovitch. – Il a parlé avec tant d’éloquence du mur qui se dresse devant sa maison, qu’il regrettera ce mur, croyez-m’en !
– Rien de plus vrai : il te cherchera noise, il en viendra aux mains avec toi et s’en ira ; c’est comme si c’était fait.
Et Elisabeth Prokofievna, d’un geste plein de dignité, attira à elle sa corbeille à ouvrage, oubliant que tout le monde était déjà levé pour partir en promenade.
– Je me rappelle l’emphase avec laquelle il a parlé de ce mur, reprit Eugène Pavlovitch ; il a prétendu que, sans ce mur, il ne pourrait pas mourir avec éloquence. Et il tient à mourir avec éloquence.
– Eh bien, après ? murmura le prince. Si vous ne voulez pas lui pardonner, il se passera de votre pardon et mourra quand même… C’est à cause des arbres qu’il est venu s’installer ici.
– Oh ! pour ce qui est de moi, je lui pardonne tout ; vous pouvez le lui dire.
– Ce n’est pas ainsi qu’il faut comprendre la chose, dit le prince doucement et comme à contre-cœur, les yeux toujours fixés sur un point du plancher. – Il faut que vous-même consentiez à accepter son pardon.
– En quel honneur ? Quel tort lui ai-je fait ?
– Si vous ne comprenez pas, je n’insiste pas… Mais vous comprenez parfaitement. Son désir était alors… de nous bénir tous et de recevoir aussi votre bénédiction. Voilà tout.
Le prince Stch… échangea un rapide coup d’œil avec quelques-unes des personnes présentes.
– Mon bon et cher prince, dit-il assez vivement mais en pesant ses mots, le paradis n’est guère facile à réaliser sur terre, et ce que vous cherchez, c’est en somme le paradis. La chose est difficile, prince, bien plus difficile que ne se le figure, votre excellent cœur. Tenons-nous-en là, croyez-moi ; sans quoi nous retomberons tous dans la confusion et alors…
– Allons écouter la musique, fit Elisabeth Prokofievna d’un ton impératif. Et, dans un mouvement de colère, elle se leva.
Tout le monde l’imita.
Le prince s’approcha soudain d’Eugène Pavlovitch et le saisit par la main.
– Eugène Pavlovitch, dit-il sur un ton d’étrange exaltation, soyez convaincu que je vous considère malgré tout comme un noble cœur et comme le meilleur des hommes ; je vous en donne ma parole.
Eugène Pavlovitch fut si surpris qu’il fit un pas en arrière. Pendant un instant il réprima une violente envie de rire ; mais, en examinant le prince de plus près, il constata qu’il ne paraissait pas dans son assiette ou du moins se trouvait dans un état tout à fait inhabituel.
– Je gage, prince, s’écria-t-il, que ce n’est pas là ce que vous aviez l’intention de me dire et que ce n’est peut-être même pas à moi que ces paroles s’adressent !… Mais qu’avez-vous ? Ne seriez-vous pas souffrant ?
– C’est possible, très possible. Vous avez fait preuve de beaucoup de finesse en observant que ce n’est peut-être pas à vous que je m’adresse.
Sur ce il eut un sourire singulier et même comique. Puis il parut soudain s’échauffer :
– Ne me rappelez pas ma conduite d’il y a trois jours ! s’écria-t-il. Je n’ai pas cessé d’en avoir honte depuis ce temps… Je sais que j’ai eu tort.
– Mais… qu’avez-vous donc fait de si affreux ?
– Je vois que vous êtes peut-être plus honteux pour moi que tous les autres, Eugène Pavlovitch. Vous rougissez, c’est l’indice d’un excellent cœur. Je vais m’en aller tout de suite, croyez-le bien.
– Mais qu’est-ce qui lui prend ? Ne serait-ce pas ainsi que commencent ses accès ? demanda, d’un air effrayé, Elisabeth Prokofievna à Kolia.
– Ne faites pas attention, Elisabeth Prokofievna ; je n’ai pas d’accès et je ne vais pas tarder à partir. Je sais que je… suis un disgracié de la nature. J’ai été malade durant vingt-quatre ans, ou, plus exactement, jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans. Considérez-moi comme encore malade à présent. Je m’en irai tout de suite, tout de suite, soyez-en sûrs. Je ne rougis pas, car ce serait, n’est-ce pas ? une chose étrange de rougir de mon infirmité. Mais je suis de trop dans la société. Ce n’est pas par amour-propre que j’en fais la remarque… J’ai bien réfléchi pendant ces trois jours et j’ai conclu que mon devoir était de vous prévenir sincèrement et loyalement à la première occasion. Il y a certaines idées, certaines idées élevées dont je me garderai de parler pour ne pas me mettre tous les rieurs à dos ; le prince Stch… a fait tout à l’heure une allusion à cela… Je n’ai pas un geste qui ne détonne, j’ignore le sentiment de la mesure. Mon langage ne correspond pas à mes pensées et, par là, il les ravale. Aussi n’ai-je pas le droit… En outre je suis soupçonneux. Je… je suis convaincu que nul ne peut m’offenser dans cette maison et que j’y suis aimé plus que je ne le mérite. Mais je sais (et à n’en pouvoir douter) que vingt-quatre années de maladie ne sont pas sans laisser des traces et qu’il est impossible que l’on ne se moque pas de moi… de temps en temps… n’est-il pas vrai ?
Il promena sur l’assistance un regard circulaire comme s’il attendait une réponse et une décision. Tout le monde avait été, péniblement surpris par cette sortie inattendue et maladive, que rien ne motivait et qui donna naissance à un singulier incident.
– Pourquoi dites-vous cela ici ? s’exclama brusquement. Aglaé. – Pourquoi leur dites-vous cela… à ces gens-là ?
Elle paraissait au paroxysme de l’indignation ; ses yeux fulguraient. Le prince, qui était resté muet devant elle, fut envahi par une pâleur soudaine. Aglaé éclata :
– Il n’y a pas ici une seule personne qui soit digne d’entendre ces paroles ! Tous, tant qu’ils sont, ne valent pas votre petit doigt, ni votre esprit, ni votre cœur. Vous êtes plus honnête qu’eux tous ; vous l’emportez sur eux tous en noblesse, en bonté, en intelligence. Il y a ici des gens indignes de ramasser le mouchoir qui vient de vous tomber des mains… Alors pourquoi vous humiliez-vous et vous mettez-vous au-dessous d’eux tous ? Pourquoi avez-vous tout bouleversé en vous ? Pourquoi manquez-vous de fierté ?
– Mon Dieu ! qui aurait cru cela ! fit Elisabeth Prokofievna en joignant les mains.
– Hourra pour le chevalier pauvre ! s’écria Kolia enthousiasmé.
– Taisez-vous !… Comment ose-t-on m’offenser ici, dans votre maison ! dit brutalement à sa mère Aglaé en proie à un de ces éclats de surexcitation où l’on ne connaît ni bornes ni obstacles. – Pourquoi me persécutent-ils tous, du premier au dernier ? Pourquoi, prince, me harcèlent-ils depuis trois jours à cause de vous ? Pour rien au monde je ne vous épouserai ! Sachez que je ne le ferai jamais ni à aucun prix ! Mettez-vous bien cela dans la tête ! Est-ce qu’on peut épouser un être aussi ridicule que vous ? Regardez-vous donc en ce moment dans une glace et voyez la tournure que vous avez !… Pourquoi me taquinent-ils en prétendant que je vais vous épouser ? Vous devez le savoir ! Sans doute êtes-vous de connivence avec eux ?
– Personne ne l’a jamais taquinée ! balbutia Adélaïde effrayé.
– Jamais personne n’en a eu l’idée. Jamais il n’en a été question ! s’exclama Alexandra Ivanovna.
– Qui l’a taquinée ? Quand l’a-t-on taquinée ? Qui a pu lui dire une chose semblable ? Délire-t-elle ou a-t-elle son bon sens ? demanda Elisabeth Prokofievna frémissante de colère et s’adressant à tout l’auditoire.
– Tous l’ont dit ; tous sans exception m’ont rebattu les oreilles avec cela pendant ces trois jours ! Eh bien, jamais, jamais je ne l’épouserai ! proféra Aglaé sur un ton déchirant.
Là-dessus elle fondit en larmes, se cacha le visage dans son mouchoir et se laissa tomber sur une chaise.
– Mais il ne t’a même pas dem…
– Je ne vous ai pas demandée en mariage, Aglaé Ivanovna, dit le prince comme involontairement.
– Quoi ? Qu’est-ce à dire ? s’écria Elisabeth Prokofievna sur un ton où se mêlaient la surprise, l’indignation et l’effroi.
Elle n’en pouvait croire ses oreilles. Le prince se mit à prononcer des paroles entrecoupées :
– J’ai voulu dire… j’ai voulu dire… J’ai seulement voulu expliquer à Aglaé Ivanovna… ou plutôt avoir l’honneur de lui expliquer que je n’ai nullement eu l’intention… d’avoir l’honneur de demander sa main… et même à l’avenir… Je n’ai en cette affaire aucune faute à me reprocher, aucune, Aglaé Ivanovna, Dieu m’en est témoin ! Jamais je n’ai eu l’intention de demander votre main ; l’idée même ne m’en est jamais venue et elle ne me viendra jamais, vous le verrez ; n’en doutez pas ! Quelque méchant homme a dû me calomnier auprès de vous. Mais vous pouvez être tranquille !
En parlant il s’était rapproché d’Aglaé. Elle écarta le mouchoir qui cachait son visage et jeta sur lui un rapide coup d’œil. Elle vit sa mine effrayée, comprit le sens de ses paroles et partit à son nez d’un brusque éclat de rire. Ce rire était si franc et si moqueur qu’il gagna Adélaïde ; après avoir, elle aussi, regardé le prince, celle-ci prit sa sœur dans ses bras et s’esclaffa avec la même irrésistible et enfantine gaîté. En les voyant, le prince se mit lui-même à sourire. Il répétait avec une expression de joie et de bonheur :
– Ah ! Dieu soit loué ! Dieu soit loué !
Alors, à son tour, Alexandra n’y tint plus et se prit à pouffer de rire, et de tout son cœur. L’hilarité des trois sœurs semblait ne pas devoir prendre fin.
– Voyons, elles sont folles ! bougonna Elisabeth Prokofievna. Tantôt elles vous font peur, tantôt…
Mais le rire avait gagné le prince Stch…, Eugène Pavlovitch et même Kolia qui ne pouvait plus se contenir et regardait alternativement les uns et les autres. Le prince faisait comme eux.
– Allons nous promener ! Allons ! s’écria Adélaïde. Que tout le monde vienne, et que le prince se joigne à nous ! Vous n’avez aucune raison de vous retirer, prince, gentil comme vous l’êtes. N’est-ce pas qu’il est gentil, Aglaé ? N’est-ce pas vrai, maman ? Au surplus il faut absolument que je l’embrasse pour… pour son explication de tout à l’heure avec Aglaé. Il le faut. Maman, chère maman, vous me permettez de l’embrasser ? Aglaé, permets-moi d’embrasser ton prince ! s’écria la jeune espiègle.
Et, joignant le geste à la parole, elle s’élança vers le prince et l’embrassa sur le front. Celui-ci lui prit les mains et les serra avec tant de vigueur qu’Adélaïde faillit pousser un cri. Il la regarda avec une joie infinie et, portant brusquement la main de la jeune fille à ses lèvres, il la lui baisa trois fois.
– Allons, en route ! fit Aglaé. Prince, vous serez mon cavalier. Tu permets, maman ? N’est-il pas un fiancé qui vient de me refuser ? N’est-ce pas, prince, que vous avez renoncé à moi pour toujours ? Mais ce n’est pas ainsi qu’on donne le bras à une dame. Est-ce que vous ne savez pas comment on doit donner le bras ? C’est bien, maintenant ; allons et prenons les devants. Voulez-vous que nous marchions les premiers et en tête à tête[6] ?
Elle parlait sans arrêt et riait encore par accès.
– Loué soit Dieu ! Loué soit Dieu ! répétait Elisabeth Prokofievna, sans savoir au juste de quoi elle se réjouissait.
« Voilà des gens bien étranges ! » pensa le prince Stch… pour la centième fois peut-être depuis qu’il les fréquentait, mais… ces gens étranges lui plaisaient. Peut-être n’éprouvait-il pas tout à fait le même sentiment à l’égard du prince ; lorsqu’on partit en promenade, il prit un air renfrogné et une mine soucieuse.
C’était Eugène Pavlovitch qui paraissait le mieux disposé ; tout le long de la route et jusqu’au vauxhall[7] il amusa Alexandra et Adélaïde ; celles-ci riaient avec tant de complaisance de son badinage qu’il finit par les soupçonner de ne peut-être même plus écouter ce qu’il disait. Sans qu’il s’expliquât pourquoi, cette idée le fit partir d’un soudain éclat de rire où il entrait autant de franchise que de spontanéité (tel était son caractère !). Les deux sœurs, animées de la meilleure humeur, ne quittaient pas des yeux leur cadette, qui marchait en avant avec le prince. L’attitude d’Aglaé leur paraissait évidemment une énigme. Le prince Stch… s’appliquait sans relâche à entretenir Elisabeth Prokofievna de choses indifférentes. Peut-être voulait-il la distraire de ses pensées, mais il ne réussissait qu’à l’ennuyer terriblement. Elle semblait n’être pas dans son assiette ; elle répondait de travers ou ne répondait pas du tout.
Aglaé Ivanovna n’avait cependant pas fini d’intriguer son entourage ce soir-là. Sa dernière énigme fut réservée au prince seul. Elle était à cent pas de la villa lorsqu’elle chuchota rapidement à son cavalier qui demeurait obstinément muet :
– Regardez à droite.
Le prince obéit.
– Regardez plus attentivement. Voyez-vous un banc, dans le parc, là-bas près de ces trois grands arbres… un banc vert ?
Le prince répondit affirmativement.
– Est-ce que l’endroit vous plaît ? Je viens parfois de bonne heure, vers les sept heures, lorsque tout le monde dort encore, m’asseoir ici toute seule.
Le prince convint en balbutiant que l’endroit était charmant.
– Et maintenant écartez-vous ; je ne veux plus marcher bras-dessus bras-dessous avec vous. Ou plutôt donnez-moi le bras, mais ne me dites plus un mot. Je veux rester en tête à tête avec mes pensées…
La recommandation était en tout cas superflue ; même sans qu’on le lui prescrivît, le prince n’aurait sûrement pas proféré un mot au cours de la promenade. Son cœur battit très violemment quand il entendit la réflexion relative au banc. Mais une minute après il se ravisa et chassa avec honte la sotte pensée qui lui était venue à l’esprit.
Comme on le sait, ou du moins comme tout le monde l’affirme, le public qui fréquente le vauxhall de Pavlovsk est « plus choisi » en semaine que les dimanches ou jours de fête, où y viennent de Pétersbourg « toutes sortes de gens ». Pour n’être pas endimanché, le public des jours ouvrables n’en est que vêtu avec plus de goût. Il est de bon ton d’y venir écouter la musique. L’orchestre est peut-être le meilleur de tous ceux qui jouent chez nous dans les jardins publics, et son répertoire comprend les nouveautés. L’atmosphère de famille et même d’intimité qui règne dans ces réunions n’en exclut ni la correction ni la plus cérémonieuse étiquette. Le public étant presque exclusivement composé de familles en villégiature à Pavlovsk, tout le monde vient là pour se retrouver. Beaucoup de gens prennent un véritable plaisir à ce passe-temps qui est le seul motif de leur présence, mais d’autres ne sont attirés que par la musique. Les scandales y sont extrêmement rares, mais enfin il en éclate parfois, même en semaine ; c’est d’ailleurs une chose inévitable.
Ce jour-là la soirée était charmante et le public assez nombreux. Toutes les places voisines de l’orchestre étant occupées, notre société s’installa sur des chaises un peu éloignées, près de la sortie de gauche. La foule et la musique avaient un peu distrait Elisabeth Prokofievna et diverti ses filles ; elles avaient échangé des coups d’œil avec certaines de leurs connaissances et envoyé, de la tête, de petits saluts aimables à d’autres. Elles avaient aussi eu le temps d’examiner les toilettes et de relever quelques extravagances qu’elles commentaient avec des sourires ironiques. Eugène Pavlovitch prodiguait, lui aussi, de nombreux saluts. On avait déjà remarqué qu’Aglaé et le prince étaient ensemble. Des jeunes gens de connaissance s’approchèrent bientôt de la maman et de ses filles ; deux ou trois restèrent à bavarder ; c’étaient des amis d’Eugène Pavlovitch. L’un d’eux était un jeune officier, fort beau garçon, plein d’entrain et de verve ; il s’empressa de lier conversation avec Aglaé et fit tous ses efforts pour captiver l’attention de la jeune fille, qui se montrait avec lui très affable et encore plus enjouée. Eugène Pavlovitch demanda au prince la permission de lui présenter cet ami ; bien que le prince n’eût compris qu’à demi ce qu’on voulait de lui, la présentation eut lieu : les deux hommes se saluèrent et se serrèrent la main. L’ami d’Eugène Pavlovitch posa une question à laquelle le prince ne répondit pas ou répondit en marmonnant d’une façon si étrange que l’officier le fixa dans le blanc des yeux, puis regarda Eugène Pavlovitch ; ayant alors compris pourquoi celui-ci l’avait présenté, il eut un sourire presque imperceptible et se tourna de nouveau vers Aglaé. Eugène Pavlovitch fut le seul à observer que la jeune fille avait soudainement rougi à cet instant.
Quant au prince, il ne remarquait même pas que d’autres causaient avec Aglaé et lui contaient fleurette. Bien mieux : il y avait des moments où il avait l’air d’oublier qu’il était assis à côté d’elle. Parfois l’envie le prenait de s’en aller n’importe où, de disparaître complètement ; il souhaitait une retraite sombre et solitaire où il resterait seul avec ses pensées et où personne ne saurait le retrouver. À tout le moins il aurait voulu être chez lui, sur la terrasse, mais sans personne à ses côtés, ni Lébédev, ni les enfants ; il se serait jeté sur son divan, le visage enfoncé dans le coussin et serait resté ainsi un jour, une nuit, puis un autre jour. À d’autres instants il rêvait aux montagnes, surtout à un certain site alpestre qu’il aimait toujours à évoquer et qui était sa promenade de prédilection quand il vivait là-bas ; de cet endroit on découvrait le village au fond de la vallée, le filet neigeux à peine visible de la cascade, les nuages blancs et un vieux château abandonné. Combien il aurait voulu se trouver maintenant là-bas et n’y avoir en tête qu’une pensée… une seule pensée pour toute sa vie, dût-elle durer mille ans ! Peu importait en vérité qu’on l’oubliât tout à fait ici. C’était même nécessaire ; mieux aurait valu qu’on ne le connût jamais et que toutes les images qui avaient passé devant ses yeux ne fussent qu’un songe ! D’ailleurs, rêve ou réalité, n’était-ce pas tout un ? Puis il se mettait soudain à observer Aglaé et restait cinq minutes sans détacher son regard du visage de la jeune fille, mais ce regard était tout à fait insolite : on eût dit qu’il fixait un objet situé à deux verstes de là, ou bien un portrait et non la personne elle-même.
– Pourquoi me dévisagez-vous ainsi, prince ? demandait-elle en s’arrêtant subitement de parler et de rire avec son entourage. – Vous me faites peur ; j’ai toujours l’impression que vous voulez étendre votre main pour me toucher le visage et le tâter. N’est-ce pas, Eugène Pavlovitch, que sa façon de regarder donne cette impression ?
Le prince écouta ces paroles et eut l’air surpris de voir qu’elles s’adressaient à lui. Il parut en saisir le sens, bien que, peut-être, d’une manière imparfaite. Il ne répondit point, mais, ayant constaté qu’Aglaé riait et tous les autres avec elle, sa bouche s’élargit et il se mit à faire comme eux. L’hilarité redoubla alors autour de lui ; l’officier, dont le naturel devait être fort gai, s’esclaffa. Aglaé murmura en aparté dans un brusque mouvement de colère :
– Idiot !
– Mon Dieu ! Est-il possible qu’elle choisisse un pareil… Ne perd-elle pas complètement la tête ? murmura rageusement Elisabeth Prokofievna.
– C’est une plaisanterie. C’est la répétition de la plaisanterie de l’autre jour avec le « chevalier pauvre » ; rien de plus, chuchota avec assurance Alexandra à l’oreille de sa mère. Elle recommence à le taquiner à sa façon. Seulement cette plaisanterie passe la mesure, il faut y mettre un terme, maman ! Tantôt elle a fait des contorsions comme une comédienne et ses simagrées nous ont effrayées.
– C’est encore heureux qu’elle ait affaire à un pareil idiot, murmura Elisabeth Prokofievna, que la réflexion de sa fille avait tout de même soulagée.
Le prince cependant avait entendu qu’on l’appelait idiot. Il tressaillit, mais nullement à cause de ce qualificatif qu’il oublia sur-le-champ. C’est que, dans la foule, non loin de la place où il était assis, de côté (il n’aurait pu indiquer exactement ni l’endroit ni la direction), il venait d’entrevoir un visage pâle, aux cheveux foncés et bouclés, et dont le sourire comme le regard lui étaient bien connus. Ce visage ne fit qu’apparaître. Peut-être était-ce un effet de son imagination. Il ne resta de cette vision dans sa mémoire qu’un sourire grimaçant, deux yeux et une cravate vert-clair dénotant une certaine prétention à l’élégance de la part du personnage entrevu. Ce dernier s’était-il perdu dans la foule ou bien faufilé dans le vauxhall ? C’est ce que le prince n’aurait pu préciser.
Mais un moment après il commença soudain à scruter anxieusement les alentours. Cette première apparition pouvait en présager ou en annoncer une seconde. C’était même certain. Comment avait-il oublié la possibilité d’une pareille rencontre quand on s’était mis en route pour le vauxhall ? Il est vrai qu’il ne s’était pas rendu compte alors où il allait, vu la disposition d’esprit où il se trouvait. S’il avait su ou pu se montrer plus attentif, il aurait remarqué depuis un bon quart d’heure qu’Aglaé se retournait de temps en temps avec inquiétude et paraissait chercher des yeux quelque chose autour d’elle. Maintenant que sa propre nervosité devenait plus visible, l’émoi et le trouble d’Aglaé s’accentuaient et, chaque fois qu’il regardait derrière lui, elle faisait aussitôt le même mouvement. Ces alarmes ne devaient pas tarder à trouver leur justification.
Par l’issue latérale près de laquelle le prince et les Epantchine avaient pris place on vit soudain déboucher une bande d’au moins dix personnes. À la tête du groupe marchaient trois femmes, dont deux étaient d’une si insigne beauté qu’il n’était pas surprenant qu’elles traînassent à leur suite autant d’adorateurs. Mais ceux-ci, comme elles-mêmes, avaient un air particulier qui les différenciait complètement du public réuni autour de la musique. Presque toute l’assistance les remarqua dès leur apparition, mais le plus grand nombre affecta de ne pas s’apercevoir de leur présence, à l’exception de quelques jeunes gens qui sourirent et échangèrent des remarques à voix basse. Il était d’ailleurs impossible de ne pas voir les nouveaux venus, car ils se manifestaient avec ostentation, parlaient bruyamment et riaient. On pouvait supposer qu’il y avait parmi eux des gens en état d’ébriété, bien que plusieurs fussent vêtus avec élégance et distinction. Mais on y remarquait encore des individus aussi étranges d’allure que de costume et dont le visage semblait singulièrement enflammé. Enfin il y avait dans cette bande quelques militaires et même des gens d’un certain âge. Quelques personnages étaient habillés avec recherche dans des vêtements larges et de bonne coupe ; ils portaient des bagues et des boutons de manchette magnifiques ; leurs perruques et leurs favoris étaient noirs de jais ; ils affectaient un air de noblesse bien que leur physionomie exprimât plutôt la morgue ; c’étaient de ces gens que, dans le monde, on fuit comme la peste. Sans doute, parmi nos centres suburbains de réunion, il en est qui se distinguent par un souci exceptionnel de bienséance et une réputation spéciale de bon ton. Mais l’homme le plus circonspect n’est jamais assuré qu’à aucun moment de sa vie il ne recevra sur la tête une brique détachée de la maison voisine. C’est cette brique qui allait tomber sur le public de choix réuni autour de la musique.
Pour se rendre du casino au terre-plein où est installé l’orchestre il faut descendre trois marches. La bande s’arrêta devant ces marches, hésitant à les descendre. Une des femmes s’étant portée de l’avant, il ne se trouva que deux de ses compagnons pour s’enhardir à la suivre. L’un était un homme entre deux âges dont l’air était assez modeste et l’extérieur correct sous tous les rapports, mais on discernait en lui un de ces déracinés qui ne connaissent jamais personne et que personne ne connaît. L’autre était fort mal vêtu et avait une allure des plus équivoques. Hormis ces deux-là, personne n’accompagna la dame excentrique ; celle-ci d’ailleurs, en descendant les marches, ne se retourna même pas, montrant par là combien il lui était indifférent qu’on la suivît ou non. Elle continuait à rire et à parler bruyamment ; l’extrême élégance et la richesse de sa mise péchaient par ostentation. Elle passa devant l’orchestre pour se rendre à l’autre extrémité du terre-plein, où une calèche garée le long de la route semblait attendre quelqu’un.
Il y avait plus de trois mois que le prince ne l’avait vue. Depuis son retour à Pétersbourg il ne s’était pas passé de jour sans qu’il eût projeté de lui rendre visite ; peut-être un secret pressentiment l’avait-il retenu. Il n’arrivait pas, du moins, à se rendre compte du sentiment qu’il éprouverait en sa présence, quoiqu’il s’efforçât, non sans appréhension, de se représenter cette entrevue. La seule chose qui lui apparaissait clairement, c’est qu’elle serait pénible. Plusieurs fois au cours de ces six mois il avait évoqué la première impression qu’avait faite sur lui le visage de cette femme ; même lorsqu’il n’avait eu sous les yeux que son portrait, cette impression, il se le rappelait, lui avait été très douloureuse. Le mois qu’il avait passé en province et pendant lequel il l’avait vue presque tous les jours lui avait apporté de si vives alarmes qu’il chassait parfois de son esprit jusqu’au souvenir même de ce passé récent. Il y avait toujours eu dans la physionomie de cette femme quelque chose qui le tourmentait. Dans une conversation avec Rogojine il avait décrit ce qu’il éprouvait comme « un sentiment de compassion infinie ». Et c’était la vérité : la seule vue du portrait de la jeune femme éveillait dans son cœur toutes les affres de la pitié. Ce sentiment de commisération poussé jusqu’à la douleur ne l’avait jamais quitté et le tenait encore maintenant sans relâche. Bien mieux : il allait en s’accentuant.
Et pourtant l’explication qu’il avait donnée à Rogojine ne le satisfaisait plus. Maintenant seulement son apparition inopinée lui révélait, comme dans une intuition immédiate, la lacune de cette explication, lacune qui ne pouvait être comblée que par les mots exprimant l’épouvante, oui, l’épouvante ! Dans cette minute il s’en rendait pleinement compte. Il avait ses raisons pour être convaincu, absolument convaincu qu’elle était folle. Imaginez un homme aimant une femme plus que tout au monde ou pressentant la possibilité d’une pareille passion, qui verrait soudain cette femme enchaînée derrière une grille de fer, sous le bâton d’un gardien : voilà à peu près la nature de l’émotion à laquelle le prince était en proie.
– Qu’avez-vous ? lui chuchota à la hâte Aglaé en le regardant en en le tirant naïvement par la main.
Il tourna la tête vers elle, la dévisagea et vit luire dans ses yeux noirs une flamme qu’il ne s’expliqua pas alors. Il fit un effort pour sourire à la jeune fille puis, l’oubliant soudain, détourna son regard vers la droite, fasciné de nouveau par une extraordinaire vision.
À ce moment Nastasie Philippovna passait tout à côté des chaises occupées par les demoiselles. Eugène Pavlovitch était en train de raconter à Alexandra Ivanovna une histoire qui devait être intéressante et fort drôle, à en juger par la vivacité et l’animation de son débit. Le prince se rappela par la suite qu’Aglaé avait soudain dit à mi-voix : « Ah ! quelle… »
Cette interjection resta en l’air. La jeune fille s’arrêta net, laissant sa phrase inachevée. Mais ce qu’elle en avait dit suffisait. Nastasie Philippovna, qui passait sans avoir l’air de remarquer personne, se retourna tout à coup de leur côté et fit semblant de découvrir la présence d’Eugène Pavlovitch.
– Ah bah ! mais le voilà ! s’écria-t-elle en s’arrêtant brusquement. Tantôt on n’arrive pas à mettre la main sur lui, même en lui envoyant des exprès, tantôt on le trouve là où on s’y attendrait le moins… Je te croyais là-bas, chez ton oncle !
Eugène Pavlovitch devint tout rouge. Il lança à Nastasie Philippovna un regard plein de rage, puis se hâta de tourner les yeux d’un autre côté.
– Quoi ? Tu ne sais pas ? Il ne sait encore rien ! Non, mais croyez-vous cela ! Il s’est suicidé ! Ton oncle s’est brûlé la cervelle ce matin ! Je l’ai appris tantôt, à deux heures ; maintenant la moitié de la ville le sait. Il a fait un trou de 350. 000 roubles dans la caisse de l’État ; d’autres parlent de 500. 000. Et moi qui avais toujours compté qu’il te laisserait une fortune ! Il a tout mangé. C’était un vieux polisson… Enfin adieu, bonne chance[8] ! Est-ce que vraiment tu n’iras pas ? Tu as eu le nez de quitter le service au bon moment ! Mais où ai-je la tête ? Tu savais tout, tu le savais déjà, peut-être même depuis hier…
En prenant ce ton d’impudente provocation et en affichant une intimité imaginaire avec l’interpellé, Nastasie Philippovna avait évidemment un but ; il ne pouvait plus subsister là-dessus l’ombre d’un doute. Au premier abord Eugène Pavlovitch avait cru pouvoir se tirer d’affaire sans esclandre en affectant de ne prêter aucune attention à la provocatrice. Mais les paroles de celle-ci le frappèrent comme un coup de foudre : à la nouvelle de la mort de son oncle il devint blanc comme un linge et se tourna vers l’insolente. Sur quoi Elisabeth Prokofievna se leva rapidement et, emmenant tout son monde, partit presque en courant. Seuls le prince Léon Nicolaïévitch et Eugène Pavlovitch restèrent encore un moment : le premier semblait perplexe, le second n’était pas remis de son émotion. Mais les Epantchine n’avaient pas fait vingt pas qu’un formidable scandale se produisit.
L’officier, grand ami d’Eugène Pavlovitch, qui causait avec Aglaé, manifesta la plus vive indignation.
– Ce qu’il faut ici, c’est tout simplement la cravache. Pas d’autre moyen de calmer cette créature ! fit-il presque à haute voix. (Eugène Pavlovitch l’avait apparemment mis dans ses confidences.)
Nastasie Philippovna se tourna aussitôt vers lui, les yeux étincelants. Elle arracha des mains d’un jeune homme qui se tenait à deux pas et qu’elle ne connaissait pas une fine badine de jonc et elle en cingla de toutes ses forces le visage de l’insulteur. La scène fut rapide comme l’éclair… L’officier, hors de lui, se jeta sur la jeune femme que venaient d’abandonner ses suivants : le monsieur entre deux âges avait réussi à s’éclipser totalement et son compagnon, s’étant mis à l’écart, riait à gorge déployée. La police se serait sans doute interposée une minute plus tard, mais, en attendant, Nastasie Philippovna aurait passé un mauvais moment si un secours inespéré ne lui était venu : le prince, qui se tenait lui aussi à deux pas d’elle, parvint à saisir par derrière les bras de l’officier. En se dégageant, celui-ci décocha dans la poitrine du prince un coup violent qui l’envoya tomber à trois pas de là sur une chaise. Mais déjà Nastasie Philippovna avait à ses côtés deux nouveaux défenseurs. Face à l’officier agresseur venait de se camper le boxeur, auteur de l’article que le lecteur connaît et ancien membre actif de la bande de Rogojine. Il se présenta avec aplomb :
– Keller, lieutenant en retraite ! Si vous voulez en venir aux mains, capitaine, et m’agréer comme défenseur du sexe faible, je suis à vos ordres. Je suis de première force à la boxe anglaise. Ne poussez pas, capitaine ; je compatis à l’affront sanglant que vous avez essuyé, mais ne puis permettre qu’on joue des poings en public contre une femme. Si vous préférez régler l’affaire d’une autre manière, comme il convient à un gen… à un gentilhomme, en ce cas, capitaine, vous devez naturellement me comprendre…
Mais le capitaine s’était ressaisi et ne l’écoutait plus.
À cet instant Rogojine sortit de la foule, prit rapidement Nastasie Philippovna par le bras et l’entraîna. Lui aussi paraissait très ému : il était pâle et tremblait. En emmenant jeune femme il trouva le temps de ricaner sous le nez de l’officier et de dire sur un ton de boutiquier triomphant :
– Hein ! qu’est-ce qu’il a pris ! Il a la trogne en sang !
Complètement maître de lui et ayant compris à quels gens il avait affaire, l’officier s’était couvert le visage de son mouchoir et, se tournant poliment vers le prince, qui venait de se remettre sur pied, il lui dit :
– Le prince Muichkine, dont j’ai eu le plaisir de faire la connaissance ?
– Elle est folle ! C’est une aliénée ! Je vous l’assure ! répondit le prince d’une voix entrecoupée en lui tendant machinalement ses mains tremblantes.
– Je n’en sais certes pas autant que vous là-dessus, mais il m’est nécessaire de connaître votre nom.
Il le salua d’un mouvement de tête et s’éloigna. La police arriva juste cinq secondes après que les derniers acteurs de cette scène eurent disparu. Le scandale n’avait d’ailleurs pas duré plus de deux minutes. Une partie du public s’était levée et s’en était allée. Certaines personnes s’étaient contentées de changer de place. D’autres étaient enchantées de l’incident. D’autres enfin y trouvaient un sujet passionnant de conversation. Bref l’affaire se termina comme à l’ordinaire. L’orchestre recommença à jouer. Le prince suivit la famille Epantchine. Si, après avoir été bousculé et être tombé assis sur une chaise, il avait eu l’idée ou le temps de regarder à sa gauche, il aurait vu, à vingt pas de lui, Aglaé arrêtée pour observer la scène en dépit des appels de sa mère et de ses sœurs qui étaient déjà à quelque distance. Le prince Stch… avait couru vers elle et avait fini par obtenir qu’elle s’en allât au plus vite. Elle les avait rejoints – Elisabeth Prokofievna se le rappela par la suite – dans un tel état de trouble qu’elle n’avait pas dû entendre leurs appels. Mais deux minutes plus tard, en entrant dans le parc, elle dit du ton indifférent et désinvolte qui lui était habituel :
– J’ai voulu voir comment finirait la comédie ».
L’événement du Vauxhall avait pour ainsi dire atterré la mère et les jeunes filles. Sous l’empire du trouble et de l’émotion, Elisabeth Prokofievna avait ramené celles-ci à la maison dans une sorte de fuite précipitée. D’après ses idées et sa manière de voir, cet événement avait été trop révélateur pour ne pas faire germer des pensées décisives dans son esprit, nonobstant le désarroi et la frayeur auxquels elle était en proie. Toute la famille comprenait d’ailleurs que quelque chose d’anormal s’était passé et que peut-être même un secret extraordinaire commençait à se révéler. Malgré les précédentes assurances et explications du prince Stch…, Eugène Pavlovitch apparaissait maintenant « sous son vrai jour » et à découvert ; il était démasqué et « sa liaison avec cette créature était formellement établie ». Telle était l’opinion d’Elisabeth Prokofievna et même de ses deux filles aînées. Mais cette déduction n’avait d’autre effet que d’accumuler encore davantage les énigmes. Sans doute les jeunes filles avaient été choquées, dans leur for intérieur, de la frayeur excessive et de la fuite trop peu déguisée de leur mère ; toutefois, dans la confusion du premier moment, elles n’avaient pas voulu l’alarmer encore par leurs questions. En outre, elles avaient l’impression que la cadette, Aglaé Ivanovna, en savait peut-être plus sur cette affaire qu’elles deux et leur mère. Le prince Stch… était sombre comme la nuit et abîmé, lui aussi, dans ses réflexions. Tout le long de la route Elisabeth Prokofievna ne lui adressa pas une seule parole, sans d’ailleurs qu’il parût s’apercevoir de ce mutisme. Adélaïde eut beau lui poser cette question : « De quel oncle s’agissait-il tout à l’heure, et que s’est-il donc passé à Pétersbourg ? », il marmonna du ton le plus aigre une réponse fort vague alléguant certains renseignements à demander et l’absurdité de toute cette affaire, « Cela ne fait aucun doute ! » répliqua Adélaïde, qui renonça à en savoir davantage. Aglaé faisait preuve d’un calme extraordinaire ; tout au plus observa-t-elle, en chemin, que l’on allait trop vite. À un moment elle regarda derrière elle et aperçut le prince qui s’efforçait de les rattraper ; elle sourit d’un air moqueur et ne se retourna plus de son côté.
Presque au seuil de la villa ils rencontrèrent Ivan Fiodorovitch qui, à peine rentré de Pétersbourg, se portait à leur rencontre. Son premier mot fut pour s’enquérir d’Eugène Pavlovitch. Mais sa femme passa à côté de lui d’un air farouche, sans lui répondre ni même le regarder. Il lut aussitôt dans les yeux de ses filles et du prince Stch… qu’il y avait de l’orage dans la maison. D’ailleurs, même avant cette constatation, son propre visage reflétait une expression insolite d’inquiétude. Il prit incontinent le prince Stch… par le bras, l’arrêta devant la villa et échangea avec lui quelques mots à demi-voix. À en juger par le trouble que trahissait leur physionomie lorsqu’ils montèrent sur la terrasse pour rejoindre Elisabeth Prokofievna, on pouvait conjecturer qu’ils venaient d’apprendre quelque nouvelle extraordinaire.
Toute la société finit par se réunir en haut, dans l’appartement d’Elisabeth Prokofievna ; seul le prince resta sur la terrasse, où il s’assit dans un coin avec l’air d’attendre quelque chose. Lui-même ne savait pas ce qu’il faisait là et l’idée ne lui était pas venue de se retirer en voyant le désarroi qui régnait dans la maison. On aurait dit qu’il avait oublié l’univers entier et qu’il était prêt à rester planté pendant deux années de suite à l’endroit où on le mettrait. D’en haut lui arrivaient, de temps à autre, les échos d’une conversation agitée. Il n’aurait pu dire combien de temps il passa assis dans ce coin » Il se faisait tard et la nuit était tombée. Tout à coup Aglaé parut sur la terrasse ; elle semblait calme, mais un peu pâle. Elle eut un sourire nuancé de surprise en apercevant le prince qu’elle ne s’attendait évidemment pas à rencontrer là, assis sur une chaise.
– Que faites-vous ici ? demanda-t-elle en s’approchant de lui.
Le prince, confus, balbutia quelque chose et se leva précipitamment ; mais, Aglaé s’étant aussitôt assise auprès de lui, il reprit sa place. Elle le dévisagea d’un coup d’œil rapide mais scrutateur, puis regarda à travers la fenêtre sans aucune intention apparente, et finalement se remit à le fixer.
Le prince pensa :
« Peut-être a-t-elle envie de se mettre à rire ? Mais non, si c’était le cas, elle ne se serait pas retenue ! »
– Désirez-vous prendre du thé ? fit-elle après un silence. Je dirai qu’on vous en serve.
– Non… je ne sais…
– Comment pouvez-vous ne pas savoir si vous en voulez ou non ? Ah ! à propos : si quelqu’un vous provoquait en duel, que feriez-vous ? C’est une question que je voulais vous poser.
– Mais… qui donc… personne n’a l’intention de me provoquer en duel.
– Enfin si cela arrivait, est-ce que vous auriez peur ?
– Je crois que oui… je serais très effrayé.
– Sérieusement ? Alors vous êtes un poltron ?
– N… non, peut-être pas. Le poltron est celui qui a peur et prend la fuite. Celui qui a peur mais ne fuit pas n’est déjà plus un poltron, dit en souriant le prince après un moment de réflexion.
– Et vous, vous ne fuiriez pas ?
– Il se pourrait que je ne fuie pas, fit-il en riant enfin aux questions d’Aglaé.
– Moi, bien que je sois une femme, je ne fuirais pour rien au monde, observa-t-elle avec une pointe de dépit. D’ailleurs vous vous moquez de moi et vous faites vos grimaces habituelles pour vous rendre plus intéressant. Dites-moi : c’est ordinairement à douze pas que l’on tire dans les duels ? Parfois même à dix ? On est sûr, dans ce cas-là, d’être tué ou blessé.
– Dans les duels il est rare qu’on ne se manque pas.
– Comment cela ? Pouchkine a été tué.
– Peut-être fut-ce un hasard.
– Pas du tout : c’était un duel à mort et il a été tué.
– La balle l’a certainement atteint beaucoup plus bas que le point visé par Dantès, qui devait être la poitrine ou la tête[9]. Personne ne vise à l’endroit où il a été touché ; sa blessure a donc été l’effet d’un hasard, d’une erreur de tir. Ce sont des gens compétents qui me l’ont dit.
– Et moi, j’en ai parlé à un soldat qui m’a déclaré que, d’après le règlement, les troupes doivent viser à mi-corps quand elles se déploient en tirailleurs. C’est le terme réglementaire « à mi-corps ». On ne vise donc ni à la poitrine ni à la tête mais à mi-hauteur d’homme. Un officier que, par la suite, j’ai questionné là-dessus m’a confirmé l’exactitude de cette assertion.
– C’est en effet juste pour le tir à grande distance.
– Et vous savez tirer ?
– Je n’ai jamais tiré.
– Se peut-il que vous ne sachiez même pas charger un pistolet.
– Je ne le sais pas. Ou plutôt je connais la manière dont il faut s’y prendre, mais je n’ai jamais essayé de le faire moi-même.
– Autant dire que vous ne savez pas, car c’est une opération qui demande de la pratique ! Écoutez-moi bien et retenez ce que je vous dis : vous achetez d’abord de la bonne poudre à pistolet ; il faut qu’elle ne soit pas humide mais très sèche (c’est, paraît-il, indispensable). Elle doit être d’un grain très fin : demandez-la de cette sorte et n’allez pas acheter de la poudre à canon. Quant aux balles, il faut, dit-on, les couler soi-même. Avez-vous des pistolets ?
– Non, et je n’en ai que faire, répondit le prince en riant soudainement.
– Ah ! quelle sottise ! Ne manquez pas d’en acheter, et de bons ; choisissez une marque française ou anglaise ; on dit que ce sont les meilleurs. Ensuite vous prenez de la poudre, de quoi remplir un dé à coudre, deux peut-être, et vous la versez dans le canon du pistolet. Forcez plutôt la dose. Bourrez avec du feutre (il paraît que le feutre est indispensable, je ne sais pas pourquoi) ; on peut s’en procurer n’importe où, d’un matelas par exemple, ou de certains bourrelets de porte. Après avoir enfoncé la bourre, vous glisserez la balle. Vous m’entendez bien ; la poudre d’abord et la balle ensuite ; autrement le coup ne part pas. Pourquoi riez-vous ? Je veux que vous vous exerciez chaque jour et plusieurs fois par jour au tir et que vous appreniez à faire mouche. Vous le ferez ?
Le prince riait toujours. Aglaé frappa du pied avec dépit. Son air de gravité dans une pareille conversation intrigua quelque peu le prince. Il sentait vaguement qu’il aurait dû s’enquérir de certains points, poser des questions sur des sujets en tout cas plus sérieux que la manière de charger un pistolet. Mais cela lui était sorti de la tête : il n’avait plus d’autre sensation que celle de la voir assise seule devant lui et de la regarder. Ce dont elle pouvait l’entretenir en ce moment lui était à peu près indifférent.
Enfin Ivan Fiodorovitch lui-même descendit de l’étage supérieur et parut sur la terrasse ; il allait sortir et semblait maussade, préoccupé et résolu.
– Ah ! Léon Nicolaïévitch, c’est toi… Où vas-tu maintenant ? lui demanda-t-il, bien que le prince n’eût aucune velléité de bouger. Viens, j’ai un petit mot à te dire.
– Au revoir, fit Aglaé, qui tendit la main au prince.
La terrasse était déjà assez sombre, en sorte que ce dernier ne put voir distinctement en cet instant les traits de la jeune fille. Une minute après, alors que le général et lui étaient déjà sortis de la villa, il rougit soudain affreusement et crispa avec force la main droite.
Il se trouva qu’Ivan Fiodorovitch devait suivre le même chemin que lui. En dépit de l’heure tardive, il avait hâte d’aller rejoindre quelqu’un pour traiter une affaire. En attendant il se mit à parler au prince d’un ton précipité, confus et passablement incohérent ; le nom d’Elisabeth Prokofievna revenait souvent dans ses propos. Si le prince avait été plus capable d’attention en ce moment, il aurait peut-être deviné que son interlocuteur cherchait à lui tirer quelques renseignements ou plutôt à lui poser carrément une question, mais sans réussir à aborder le point essentiel. Constatons-le à sa honte, il était si distrait qu’il n’entendit pas le premier mot de ce que lui dit le général et, lorsque celui-ci se planta devant lui pour lui poser une question brûlante, force lui fut de confesser qu’il n’avait rien compris.
Le général haussa les épaules.
– Quels drôles de gens vous faites tous, à tous les points de vue ! reprit-il en donnant libre cours à sa faconde. Je te dis que je ne comprends goutte aux idées et aux frayeurs d’Elisabeth Prokofievna. Elle se met dans tous ses états, elle pleure, elle dit qu’on nous a vilipendés, déshonorés. Qui ? Comment ? Avec qui ? Quand et pourquoi ? J’ai eu des torts, je le reconnais, de graves torts, mais enfin l’acharnement de cette femme agitée (qui au surplus se conduit mal) est de ceux auxquels la police peut couper court ; je compte même aujourd’hui aller voir quelqu’un et faire prendre des mesures. Tout peut se régler tranquillement, en douceur, voire avec des ménagements, en faisant agir des relations et sans aucun esclandre. Je conviens encore que l’avenir est gros d’événements et que bien des choses restent à éclaircir ; nous sommes en présence d’une intrigue. Mais si personne ici ne sait rien et si là-bas on n’y comprend pas davantage, si moi je n’ai rien entendu dire, ni toi non plus, ni un troisième, ni un quatrième, ni un cinquième, alors, je te le demande, qui au bout du compte est au courant de l’affaire ? Comment expliques-tu cela, à moins d’admettre que nous soyons en face d’un demi-mirage, d’un phénomène irréel, comme qui dirait la clarté de la lune… ou toute autre vision fantomatique ?
– Elle est folle, balbutia le prince dans une soudaine et douloureuse évocation de tout ce qui s’était passé dans la journée.
– Admettons, si c’est de celle-là que tu parles ! J’ai pensé à peu près comme toi et me suis reposé sur cette idée. Mais je constate maintenant que leur façon de voir est plus juste, et je ne crois plus à la folie. Évidemment cette femme n’a pas le sens commun, mais elle n’est pas folle ; elle a même beaucoup de finesse. Sa sortie d’aujourd’hui à propos de Capiton Alexéïévitch ne le prouve que trop. Elle agit avec canaillerie ou du moins avec jésuitisme pour atteindre un but précis.
– Quel Capiton Alexéïévitch ?
– Ah ! mon Dieu, Léon Nicolaïévitch ! mais tu ne m’écoutes pas du tout ! J’ai commencé par te parler de Capiton Alexéïévitch ; j’en suis si bouleversé que les bras et les jambes m’en tremblent encore. C’est pour cela que je suis revenu aujourd’hui si tard de la ville. Capiton Alexéïévitch Radomski, l’oncle d’Eugène Pavlovitch…
– Eh bien ? s’écria le prince.
– Il s’est brûlé la cervelle ce matin, à l’aube, à sept heures. C’était un respectable septuagénaire, un épicurien. Et, tout comme elle l’a dit, il a fait un trou, un trou considérable dans la caisse !
– Mais d’où a-t-elle pu…
– Savoir cela ? ha ! ha ! Mais il lui a suffi de se montrer pour que tout un état-major se groupe autour d’elle. Tu sais quels personnages la fréquentent maintenant ou briguent « l’honneur de faire sa connaissance ». Il n’y a rien d’étonnant à ce que ceux de ses visiteurs qui viennent de la ville l’aient mise au courant de quelque chose, car tout Pétersbourg connaît déjà la nouvelle, comme d’ailleurs la moitié ou peut-être la totalité de Pavlovsk. Mais quelle réflexion futée elle a faite, selon ce que l’on m’a rapporté, au sujet de l’uniforme d’Eugène Pavlovitch, c’est-à-dire de l’à-propos avec lequel celui-ci a donné sa démission ! Quelle insinuation infernale ! Non, cela ne décèle pas la folie. Certes, je me refuse à croire qu’Eugène Pavlovitch ait pu prophétiser la catastrophe, autrement dit savoir qu’elle aurait lieu à telle date, à sept heures du matin, etc. Mais il a pu en avoir le pressentiment. Quand je pense que le prince Stch… et moi, et nous tous, nous étions persuadés qu’il hériterait de lui ! C’est terrible, terrible ! Au reste, comprends-moi bien, je ne porte aucune accusation contre Eugène Pavlovitch ; je m’empresse de te le déclarer. Néanmoins il y a là quelque chose de suspect. Le prince Stch… est au comble de la consternation. Tout cela est survenu d’une manière si étrange !
– Mais qu’y a-t-il donc de suspect dans la conduite d’Eugène Pavlovitch ?
– Absolument rien ! Il s’est comporté de la façon la plus correcte. Je n’ai d’ailleurs fait aucune allusion. Sa fortune personnelle est, je pense, hors de cause. Il va de soi qu’Elisabeth Prokofievna ne veut même pas entendre parler de lui… Mais le plus grave, ce sont toutes ces catastrophes domestiques ou, pour mieux dire, toutes ces anicroches, enfin… on ne sait même pas quel nom leur donner… Toi, Léon Nicolaïévitch, tu es, à proprement parler, un ami de la maison ; eh bien ! figure-toi que nous venons d’apprendre (encore que la chose ne soit pas sûre) qu’Eugène Pavlovitch se serait expliqué avec Aglaé, il y a déjà plus d’un mois, et aurait, paraît-il, essuyé un refus catégorique !
– Ce n’est pas possible ! s’écria le prince avec feu.
– Mais est-ce que tu en sais quelque chose ? fit le général qui tressaillit d’étonnement et resta comme cloué sur place. –Vois-tu, mon bien cher ami, j’ai peut-être eu tort et manqué de tact en te parlant de cela, mais c’est parce que tu… tu es… un homme à part. Peut-être sais-tu quelque chose de particulier ?
– Je ne sais rien… sur le compte d’Eugène Pavlovitch, murmura le prince.
– Moi non plus ! Moi… mon cher ami, on a juré de m’enterrer, de m’ensevelir ; on ne veut pas se rendre compte que cela est pénible pour un homme et que je ne le supporterai pas. Tout à l’heure il y a eu une scène terrible ! Je te parle comme à mon propre fils. Et le plus fort c’est qu’Aglaé a l’air de se moquer de sa mère. Quant au refus qu’elle aurait opposé il y a un mois à Eugène Pavlovitch et à l’explication assez décisive qu’ils auraient eue, ce sont là des conjectures de ses sœurs… conjectures d’ailleurs plausibles. Mais il s’agit d’une créature autoritaire et fantasque à un point qu’on ne saurait dire. Elle a tous les nobles élans de l’âme, toutes les qualités brillantes du cœur et de l’esprit, elle a tout cela, je l’admets ; mais elle est si capricieuse, si moqueuse ! Bref c’est un caractère diabolique et qui a ses lubies. Tout à l’heure elle s’est ouvertement moquée de sa mère, de ses sœurs, du prince Stch… Je ne parle même pas de moi, qui suis rarement à l’abri de ses railleries, mais moi, que suis-je ? Tu sais combien je la chéris, jusque dans ses moqueries, et j’ai l’impression que, pour cette raison, cette petite diablesse m’aime tout particulièrement, je veux dire plus que tous les autres. Je gage qu’elle a déjà eu l’occasion d’exercer aussi sur toi son persiflage. Je vous ai trouvés tout à l’heure en train de converser après l’orage qui a éclaté là-haut ; elle était assise à côté de toi comme si de rien n’était.
Le prince devint affreusement rouge et crispa la main, mais ne souffla mot.
– Mon cher, mon bon Léon Nicolaïévitch ! fit tout à coup le général avec chaleur et effusion, moi… et même Elisabeth Prokofievna (qui, du reste, a recommencé à te tomber dessus et qui me traite aussi de la même façon à cause de toi, je ne m’explique pas pourquoi), nous t’aimons quand même, nous t’aimons sincèrement et nous t’estimons en dépit de tout ; je veux dire en dépit des apparences. Mais conviens-en, mon cher ami, conviens-en toi-même, quelle soudaine énigme ! quelle mortification d’entendre tout à coup cette petite diablesse (elle était là, plantée devant sa mère, et affectait le plus profond mépris pour toutes nos questions, surtout pour celles que je lui posais, car j’ai fait la bêtise de prendre le ton sévère du chef de famille ; le diable m’emporte ! j’ai été sot)… de l’entendre, dis-je, nous donner froidement et d’un air moqueur une explication aussi inopinée : « Cette « folle » (c’est le mot qu’elle a employé, et j’ai eu la surprise de la voir répéter ta propre phrase : « est-ce que vous n’avez pas pu vous en apercevoir plus tôt ? ») s’est mis en tête de me marier à tout prix avec le prince Léon Nicolaïévitch, et c’est la raison pour laquelle elle cherche à faire déguerpir Eugène Pavlovitch de chez nous ! » C’est tout ce qu’elle a dit ; sans plus d’explications, elle est partie d’un éclat de rire ; nous sommes restés bouche bée tandis qu’elle sortait en faisant claquer la porte. Puis on m’a raconté l’incident d’aujourd’hui avec elle et avec toi et… et… Écoute, mon cher ami, tu n’es pas un homme susceptible et tu es très sensé, je l’ai remarqué, mais… ne te fâche pas si je te dis qu’elle se moque de toi. Ma parole ! Elle se moque de toi comme une enfant, aussi ne dois-tu pas lui en vouloir, mais la chose est ainsi. Ne te fais pas de fausses idées ; elle s’amuse à tes dépens comme aux nôtres, par simple oisiveté. Allons, adieu ! Tu connais nos sentiments ? Tu sais combien ils sont sincères à ton égard. Ils sont immuables, rien ne les fera jamais varier… mais… je dois entrer, ici, au revoir ! J’ai rarement été aussi peu dans mon assiette qu’aujourd’hui (c’est bien ainsi que l’on dit ?)… En voilà une villégiature !
Resté seul dans un carrefour, le prince inspecta les alentours, traversa rapidement une rue et s’approcha de la fenêtre éclairée d’une villa ; il déplia alors un petit papier qu’il avait serré fortement dans la main droite pendant toute sa conversation avec Ivan Fiodorovitch et, à la faible lueur qui émanait de cette fenêtre, il lut ceci :
« Demain à sept heures du matin je serai sur le banc vert, dans le parc, et vous attendrai. Je me suis décidée à vous parler d’une affaire très importante et qui vous concerne directement.
« P. S. – J’espère que vous ne montrerez ce billet à personne. J’ai éprouvé un scrupule en vous faisant une pareille recommandation, mais à y bien réfléchir, vous la méritez. En l’ajoutant j’ai songé à votre caractère ridicule et j’ai rougi de honte.
« Deuxième P. S. – C’est ce même banc vert que je vous ai montré tantôt. Vous devriez avoir honte que je sois encore obligée de préciser cela. »
Le billet avait été écrit à la hâte et plié négligemment, sans doute un instant avant la descente d’Aglaé sur la terrasse. Saisi d’une émotion indicible et qui confinait à l’effroi, le prince serra de nouveau avec force le petit papier dans sa main et s’éloigna de la fenêtre éclairée avec la précipitation d’un voleur surpris. Mais ce brusque mouvement le jeta contre un monsieur qui se trouvait juste derrière lui.
– Je vous guette, prince, dit ce dernier.
– C’est vous, Keller ? s’écria le prince avec étonnement.
– Je vous cherche, prince. Je vous ai attendu aux abords de la villa des Epantchine, où naturellement je ne pouvais pénétrer. Je vous ai emboîté le pas quand vous avez fait route avec le général. Je suis à vos ordres, prince ; disposez de Keller. Je suis prêt à me sacrifier et même à mourir, s’il le faut.
– Mais… pourquoi ?
– Eh bien, mais il va sûrement y avoir un duel ! Ce lieutenant Molovtsov, je le connais, c’est-à-dire pas personnellement… il n’empochera pas cet affront. Les gens comme Rogojine et moi, il les regarde comme de la racaille, cela va de soi et n’est peut-être pas immérité ; c’est donc à vous seul de répondre vis-à-vis de lui. Il va falloir payer la casse, prince ! Selon ce que j’ai entendu, il a pris des renseignements sur vous, et demain sans faute un de ses amis ira vous trouver, s’il ne vous attend pas déjà à la maison. Si vous me faites l’honneur de me choisir comme témoin, je suis prêt même à risquer le bagne. C’est pour vous dire cela, prince, que je vous cherchais.
– Alors vous aussi, vous venez me parler de duel ! s’exclama le prince en éclatant de rire, pour la plus grande surprise de Keller. Il riait à se tenir les côtes. Keller, qui avait eu l’air ; d’être sur des pointes d’aiguilles tant qu’il ne s’était pas acquitté de sa mission en se proposant comme témoin, parut presque offensé par une hilarité aussi exubérante.
– Cependant, prince, vous l’avez empoigné par les bras cet après-midi ? Un gentilhomme ne peut guère supporter cela, encore moins en public.
– Mais il m’a décoché un coup dans la poitrine ! s’écria le prince toujours en riant. Il n’y a pas de raison pour que nous nous battions ! Je m’excuserai auprès de lui et tout sera dit. Et s’il faut se battre, on se battra ! Qu’il recoure aux armes ; je ne demande pas mieux. Ha ! ha ! je sais maintenant charger un pistolet. Figurez-vous que l’on vient de m’apprendre cela il y a un instant. Savez-vous charger un pistolet, Keller ? Il faut d’abord acheter de la poudre à pistolet, c’est-à-dire de la poudre qui ne soit pas humide, ni grosse comme celle dont on se sert pour les canons. On commence par mettre la poudre, on arrache du feutre au bourrelet d’une porte, puis on place la balle par-dessus. Il faut se garder de mettre la balle avant la poudre, parce qu’alors le coup ne partirait pas. Vous m’entendez, Keller ? le coup ne partirait pas. Ha ! ha ! N’est-ce pas là une raison magnifique, ami Keller ? Ah ! Keller, savez-vous que je vais à l’instant vous embrasser ? Ha ! ha ! ha ! Comment avez-vous fait tantôt pour vous trouver tout à coup devant lui ? Venez donc dès que vous pourrez chez moi boire du champagne. Nous nous enivrerons de champagne ! Savez-vous que j’en ai douze bouteilles dans la cave de Lébédev ? Il me les a proposées avant-hier comme une « occasion » et je les lui ai toutes achetées ; c’était le lendemain de mon arrivée. Je réunirai toute une société ! Dites donc, est-ce que vous dormirez cette nuit ?
– Comme d’habitude, prince.
– Eh bien, faites de beaux rêves ! ha ! ha !
Le prince traversa la route et disparut dans le parc, laissant Keller perplexe et quelque peu désappointé. Ce dernier n’avait pas encore vu le prince dans un état d’esprit aussi bizarre et ne se le serait même jamais figuré ainsi.
« Peut-être a-t-il la fièvre, car c’est un homme nerveux sur lequel tout cela a fait impression, mais il n’aura sûrement pas peur. Pardieu ! les gens de sa sorte n’ont pas froid aux yeux ! pensa Keller. Hum ! du champagne ! La nouvelle ne manque pas d’intérêt. Douze bouteilles ; une douzaine, c’est déjà une garnison respectable. Je parie que Lébédev a reçu ce champagne d’un de ses emprunteurs à titre de gage. Hum. « Il est au fond assez gentil, ce prince ; c’est, ma foi, le genre d’homme qui me plaît ; en tout cas ce n’est pas le moment de barguigner… s’il y a du champagne, il faut saisir l’occasion… »
Il était exact en effet que le prince était dans un état voisin de la fièvre.
Il erra longtemps dans les ténèbres du parc et finit par se « surprendre » en train d’arpenter une certaine allée. Il gardait conscience d’avoir déjà parcouru trente ou quarante fois cette allée entre le banc et un vieil arbre, élevé et facile à reconnaître, qui se trouvait à cent pas plus loin. Quant à se rappeler à quoi il avait pensé au cours de cette déambulation d’au moins une heure dans le parc, cela lui aurait été impossible même s’il l’eût voulu. Il se découvrit d’ailleurs une idée qui le fit soudain éclater de rire ; elle n’avait cependant rien de risible, mais tout lui inspirait de l’hilarité. Il lui vint à l’esprit que l’hypothèse d’un duel avait pu naître dans d’autres têtes que celle de Keller et que, partant, l’exposé qu’on lui avait fait sur la manière de charger un pistolet n’était peut-être pas l’effet du hasard… « Tiens ! se dit-il soudain en s’arrêtant, comme frappé d’une autre idée, tout à l’heure, quand elle est descendue sur la terrasse et m’a trouvé dans le coin, elle a été stupéfaite de me voir là ; elle a souri… elle m’a parlé du thé. Pourtant elle avait déjà ce billet en main. Elle savait donc à n’en pas douter que j’étais sur la terrasse. Alors de quoi était-elle surprise ? Ha ! ha ! ha ! »
Il tira le billet de sa poche et le baisa, mais aussitôt après s’arrêta et redevint songeur :
« C’est bien étrange ! Oui, bien étrange ! » proféra-t-il au bout d’une minute avec un accent de tristesse : dans les moments de joie intense, il se sentait toujours gagné par la tristesse sans savoir lui-même pourquoi. Il jeta autour de lui un regard intrigué et s’étonna d’être venu en cet endroit. Envahi par une grande lassitude il s’approcha du banc et s’y assit. Autour de lui régnait un profond silence. La musique avait cessé au vauxhall. Peut-être n’y avait-il plus personne dans le parc ; il devait être plus d’onze heures et demie. La nuit était calme, tiède, claire ; une nuit de Pétersbourg au début de juin ; mais dans le parc touffu et ombragé, dans l’allée où il se trouvait, les ténèbres étaient presque complètes.
Si à ce moment quelqu’un lui avait dit qu’il était amoureux, passionnément amoureux, il aurait repoussé cette pensée avec stupeur et peut-être même avec indignation. Et si ce quelqu’un avait ajouté que le petit mot d’Aglaé était un billet d’amour, une invitation à un rendez-vous d’amour, il aurait rougi de confusion pour l’auteur d’une pareille supposition et l’aurait peut-être provoqué en duel. Il était en cela parfaitement sincère, n’ayant jamais eu un seul doute à cet égard et n’admettant pas la moindre équivoque quant à la possibilité d’être aimé de cette jeune fille, voire de l’aimer lui-même. Une semblable idée l’aurait rempli de honte : la possibilité d’aimer un « homme comme lui » lui serait apparue comme une chose monstrueuse. À ses yeux, ce qu’il pouvait y avoir de réel dans cette affaire se réduisait à une simple espièglerie de la jeune fille, espièglerie qu’il acceptait avec une souveraine indifférence, la trouvant trop dans l’ordre des choses pour s’en émouvoir. Sa préoccupation et ses soucis portaient sur un tout autre objet. Il avait accordé une entière confiance aux paroles du général lorsque, dans son émoi, celui-ci lui avait incidemment révélé qu’elle se moquait de tout le monde et de lui, le prince, en particulier. Il ne s’en était aucunement senti froissé ; selon lui, il n’en pouvait aller autrement. L’essentiel se ramenait pour lui au fait que le lendemain, de bon matin, il la reverrait, s’assiérait à côté d’elle sur ce banc vert et la contemplerait en l’écoutant expliquer comment on charge un pistolet. Il ne lui en fallait pas davantage. Une ou deux fois il se demanda de quel sujet elle désirait l’entretenir et ce que pouvait être cette affaire importante qui le concernait directement. Il n’eut d’ailleurs à aucun moment le moindre doute sur la réalité de cette affaire « importante » pour laquelle on lui donnait rendez-vous ; mais pour l’instant il n’y songeait presque pas et n’était pas même tenté d’y arrêter sa pensée.
Un bruit de pas lents sur le sable de l’allée lui fit lever la tête. Un homme, dont il était malaisé de distinguer les traits dans l’obscurité, s’approcha du banc et s’assit à son côté. Le prince se pencha vers lui, presque jusqu’à le toucher, et reconnut le pâle visage de Rogojine.
– Je me doutais bien que tu rôdais quelque part par là. Je n’ai pas été long à te trouver, marmonna Rogojine entre ses dents.
C’était la première fois qu’ils se revoyaient depuis leur rencontre dans le corridor de l’hôtel. Le prince fut si frappé de l’apparition inopinée de Rogojine qu’il lui fallut un certain temps pour pouvoir ressaisir ses idées ; une sensation poignante s’aviva dans son cœur. Rogojine se rendit visiblement compte de l’impression qu’il avait produite ; bien qu’au premier moment il parût troublé, il s’exprima avec une aisance qui avait l’air affectée ; toutefois le prince ne tarda pas à observer qu’il n’y avait en lui pas plus d’affectation que de trouble ; si une certaine gaucherie perçait dans ses gestes et sa conversation, c’était une simple apparence ; au fond de l’âme, cet homme ne pouvait changer.
– Comment m’as-tu… découvert ici ? demanda le prince pour dire quelque chose.
– C’est Keller qui m’a renseigné (je suis passé chez toi) en me disant : « il est allé dans le parc ». Bon, pensai-je ; j’y suis !
– Que veux-tu insinuer par ce « j’y suis) » ? demanda le prince avec inquiétude.
Rogojine sourit d’un air sournois, mais esquiva l’explication.
– J’ai reçu ta lettre, Léon Nicolaïévitch ; inutile de te donner tant de mal… en pure perte ! Maintenant, c’est de sa part que je viens te trouver, elle veut absolument que tu ailles la voir ; elle a quelque chose d’urgent à te dire. Elle t’attend aujourd’hui même.
– J’irai demain. Je rentre tout de suite à la maison ; viens-tu… chez moi ?
– Pourquoi faire ? Je t’ai tout dit ; adieu.
– Alors tu ne viendras pas ? demanda doucement le prince.
– Tu es un homme étrange, Léon Nicolaïévitch, on ne peut s’empêcher de te trouver surprenant.
Et Rogojine sourit malignement.
– Pourquoi cela ? D’où te vient maintenant cette animosité à mon égard ? reprit le prince avec chaleur, mais non sans tristesse. Tu vois toi-même à présent que toutes tes conjectures étaient dénuées de fondement. D’ailleurs, je me doutais bien que ta haine à mon endroit n’avait pas désarmé, et sais-tu pourquoi ? Parce que tu as attenté à ma vie ; voilà la raison pour laquelle ton aversion persiste. Je te dis, moi, que je ne me rappelle qu’un Parfione Rogojine : celui avec lequel j’ai fraternisé ce jour-là en échangeant nos croix. Je t’ai écrit cela dans ma lettre d’hier pour que tu oublies même ce moment de délire et ne m’en reparles plus du tout. Pourquoi t’écartes-tu de moi ? Pourquoi caches-tu ta main ? Je te répète que, pour moi, la scène de l’autre fois n’a été qu’un moment de délire. Je lis maintenant en toi tout ce qui s’est passé ce jour-là comme je le lirais en moi-même. Ce que tu t’es figuré n’existait pas et ne pouvait exister. Alors pourquoi y aurait-il de l’inimitié entre nous ?
– Mais es-tu capable d’avoir de l’inimitié ? ricana de nouveau Rogojine en réponse aux paroles chaleureuses et spontanées du prince. (Il se tenait en effet à deux pas de lui et dissimulait ses mains.) Il m’est désormais complètement impossible de te fréquenter, Léon Nicolaïévitch, ajouta-t-il en manière de conclusion, sur un ton lent et sentencieux.
– Tu me hais donc à ce point, dis-moi ?
– Je ne t’aime pas, Léon Nicolaïévitch ; pourquoi donc te fréquenterais-je ? Eh ! prince, tu as tout d’un enfant : quand il veut un jouet, il le lui faut tout de suite, mais il n’y comprend rien. Tout ce que tu me dis, tu me l’as écrit tel quel dans ta lettre, mais est-ce que je n’ai pas foi en toi ? Je crois à chacune de tes paroles, je sais que tu ne m’as jamais trompé et que tu ne me tromperas point. Et malgré cela je ne t’aime pas. Tu m’écris que tu as tout oublié, que tu te souviens du Rogojine avec lequel tu as échangé ta croix, et non du Rogojine qui a levé un couteau sur toi. Mais d’où connais-tu mes sentiments ? (Il eut un nouveau ricanement.) Peut-être depuis ce jour ne me suis-je pas repenti une seule fois de mon acte, alors que toi, tu m’as déjà envoyé ton pardon fraternel. Il se peut que, le soir de cette scène, j’aie pensé à tout autre chose et que cela…
– Tu l’aies oublié ! acheva le prince. Je le pense bien ! Je parie même que tu es allé incontinent prendre le train pour Pavlovsk, que tu es venu à la musique et que tu l’as suivie et épiée dans la foule, comme tu l’as fait aujourd’hui. Tu crois m’avoir étonné ? Mais si tu n’avais pas été alors dans un état d’esprit qui ne te permît de penser qu’à une seule chose, tu n’aurais peut-être pas pu lever le couteau sur moi… J’ai eu le pressentiment, de ton acte dès le matin, en voyant ta figure ; sais-tu de quoi tu avais l’air ? C’est sans doute au moment d’échanger nos croix que cette idée a commencé à me travailler. Pourquoi m’as-tu conduit à ce moment-là auprès de ta vieille mère ? Espérais-tu arrêter ainsi ton bras ? Mais non, tu ne peux pas avoir pensé à cela ; comme moi, tu n’as eu qu’un sentiment… Nous avons eu tous deux le même sentiment. Si tu n’avais pas levé ton bras contre moi (c’est Dieu qui l’a détourné), comment soutiendrais-je aujourd’hui ton regard ? J’avais ce soupçon bien ancré dans l’esprit : bref nous avons tous deux péché par défiance (ne fronce pas le sourcil ! Allons, pourquoi ris-tu ?) « Je ne me suis pas repenti », dis-tu. Mais tu aurais voulu te repentir que tu en aurais peut-être été incapable, d’autant que tu ne m’aimes pas. Même si j’étais, vis-à-vis de toi, innocent comme un ange, tu ne pourrais me souffrir, et il en sera ainsi tant que tu croiras que ce n’est pas toi mais moi qu’elle aime. Cela, c’est de la jalousie. Mais voici l’idée à laquelle j’ai réfléchi cette semaine et dont je tiens, Parfione, à te faire part : sais-tu qu’elle t’aime maintenant plus que n’importe qui, et son amour est tel que plus elle te fait souffrir, plus elle t’aime. Jamais elle ne te dira cela, mais il faut savoir le comprendre. Pourquoi, malgré tout, veut-elle en somme t’épouser ? Elle te le révélera un jour à toi-même. Il y a des femmes qui veulent être aimées ainsi, et c’est justement son cas. Ton caractère et ton amour doivent la fasciner ! Sais-tu bien qu’une femme est capable de torturer cruellement un homme, de le tourner en dérision, sans en éprouver le moindre remords de conscience ? Car, chaque fois qu’elle te regarde, elle se dit : « à présent je lui ferai souffrir mille morts ; mais après, mon amour le dédommagera… »
Rogojine, qui avait écouté le prince jusqu’au bout, partit d’un éclat de rire.
– Dis donc, prince, ne serais-tu pas tombé toi-même sur une femme du même genre ? Ce que j’ai entendu raconter sur ton compte serait-il vrai ?
Le prince eut un brusque tressaillement.
– Quoi ? Qu’as-tu pu entendre dire ? fit-il. Il s’arrêta, en proie à un trouble extrême.
Rogojine continuait à rire. Il avait écouté le prince avec une certaine curiosité, peut-être même avec un certain plaisir : la bonne humeur et le chaleureux entrain de son interlocuteur lui faisaient une vive impression et le réconfortaient.
– Je ne l’ai pas seulement entendu dire ; je me convaincs en te voyant que c’est la vérité, ajouta-t-il. Voyons, as-tu jamais parlé comme tu viens de le faire ? On dirait qu’un autre homme parle par ta bouche. Si je n’avais pas entendu une chose pareille sur ton compte, je ne serais pas venu ici te chercher jusque dans le parc, et à minuit.
– Je ne te comprends pas du tout, Parfione Sémionovitch.
– Il y a déjà longtemps qu’elle m’a donné des explications à ton sujet et, ces explications, j’ai pu les vérifier tantôt en voyant la personne à côté de qui tu étais assis à la musique. Hier et aujourd’hui elle m’a juré que tu étais amoureux comme un chat d’Aglaé Epantchine. Pour moi c’est indifférent, prince, ce n’est pas mon affaire ; si tu ne l’aimes plus, elle n’a pas cessé de t’aimer. Sais-tu bien qu’elle veut à tout prix te marier avec l’autre ? Elle se l’est juré, hé ! hé ! Elle me dit : « Je ne t’épouserai pas sans cela ; le jour où ils iront à l’église, nous irons aussi. » C’est une chose qui est et a toujours été incompréhensible pour moi : ou elle t’aime éperdument, ou… Mais si elle t’aime, comment peut-elle vouloir te marier à une autre ? Elle dit encore : « Je veux le voir heureux. » Donc elle t’aime.
– Je t’ai dit et écrit qu’elle… n’était pas dans son bon sens, dit le prince qui avait écouté Rogojine avec un sentiment douloureux.
– Dieu le sait ! Peut-être te trompes-tu en cela… au reste, aujourd’hui, quand je l’ai ramenée de la musique, elle a fixé le jour : « nous nous marierons sûrement dans trois semaines, et peut-être avant », a-t-elle dit. Elle l’a juré sur l’icône, qu’elle a baisée. Ainsi c’est maintenant de foi que dépend l’affaire, prince, hé ! hé !
– Tout cela, c’est du délire ! Ce que tu me prédis n’arrivera jamais, jamais ! Demain j’irai vous voir…
– Comment peux-tu dire qu’elle est folle ? fit observer Rogojine. Pourquoi serait-elle saine d’esprit pour tout le monde et folie exclusivement pour toi ? Comment serait-elle à même d’écrire des lettres là-bas ? Si elle était folle, on s’en serait aperçu à la lecture de ces lettres.
– Quelles lettres ? demanda le prince avec effroi.
– Elle écrit là-bas, à l’autre, qui lit ses lettres. Ne le sais-tu pas ? Alors, tu le sauras : elle te les montrera sûrement elle-même.
– Il est impossible de croire cela, s’écria le prince.
– Eh ! je vois bien, Léon Nicolaïévitch, que tu n’en es encore qu’à tes débuts. Patience : tu en viendras à avoir ta police particulière, tu monteras toi-même la garde jour et nuit, tu connaîtras chaque pas qui se fera, si seulement…
– Brisons là, et ne me reparle jamais de cela ! s’exclama le prince. Écoute-moi, Parfione : un moment avant ton arrivée, je me promenais par ici ; soudain je me suis mis à rire, sans savoir pourquoi. Je venais de me rappeler que c’est justement demain l’anniversaire de ma naissance. Il n’est pas loin de minuit. Viens attendre avec moi l’aube de ce jour. J’ai du vin, nous le boirons ; tu me souhaiteras ce que moi-même je ne parviens pas à me souhaiter en ce moment ; il faut que ce soit de toi que me vienne ce souhait ; moi, je ferai des vœux pour ton parfait bonheur. Si tu ne veux pas, rends-moi ma croix ! Cette croix, tu ne me l’as pas renvoyée le lendemain. L’as-tu sur toi ? La portes-tu encore maintenant ?
– Oui, je la porte, répondit Rogojine.
– Alors partons ! Je ne veux pas m’engager sans toi dans une vie nouvelle, car c’est pour moi une vie nouvelle qui a commencé ! Tu ne sais pas, Parfione, que ma vie nouvelle a commencé aujourd’hui ?
– À présent je vois et sais par moi-même qu’elle a commencé. Je vais lui en rendre compte. Tu n’es pas dans ton état normal, Léon Nicolaïévitch.
Ce fut avec un vif étonnement qu’en s’approchant de sa villa en compagnie de Rogojine, le prince vit la terrasse brillamment éclairée et occupée par une nombreuse et bruyante société. Cette société était pleine d’entrain, riait aux éclats et vociférait ; elle semblait discuter à grands cris ; du premier coup d’œil on pouvait se rendre compte que le temps se passait là joyeusement. Et en effet, quand il monta sur la terrasse, le prince trouva tout le monde en train de boire, et du champagne encore ; cette petite fête devait durer déjà depuis un bon moment, car beaucoup d’assistants avaient eu le loisir de se mettre en assez belle humeur. Tous étaient des connaissances du prince, mais l’étrange était de les voir réunis comme si on les eût invités, alors qu’il n’avait fait aucune invitation et que c’était même par hasard qu’il venait de se rappeler le jour de son anniversaire.
– Tu as dû dire à quelqu’un que tu offrirais le champagne ; alors ils sont accourus, murmura Rogojine en suivant le prince sur la terrasse. Nous connaissons cela ; il suffît de les siffler… ajouta-t-il sur un ton d’aigreur, sans doute en évoquant mentalement un passé peu éloigné.
La bande tout entière entoura le prince après l’avoir accueilli par des cris et des souhaits. Quelques convives étaient fort bruyants, d’autres beaucoup plus calmes ; mais, dès qu’on sut que c’était son anniversaire, tous s’approchèrent à tour de rôle et s’empressèrent de le congratuler. La présence de certaines personnes, par exemple de Bourdovski, intrigua le prince ; mais ce qui l’étonna le plus, ce fut de trouver Eugène Pavlovitch en pareille compagnie ; il n’en croyait pas ses yeux et fut presque effrayé de le reconnaître.
Sur ces entrefaites Lébédev, très rouge et plutôt allumé, accourut pour donner des explications ; il était passablement mûr. Il exposa avec volubilité que tout ce monde s’était réuni de la manière la plus naturelle du monde, et même par hasard. Le premier de tous avait été Hippolyte qui était arrivé dans la soirée ; se sentant beaucoup mieux et voulant attendre sur la terrasse le retour du prince, il s’était couché sur un divan. Puis Lébédev était venu se joindre à lui, bientôt suivi de toute sa famille, ou, pour mieux dire, de ses filles et du général Ivolguine. Bourdovski était arrivé avec Hippolyte auquel il tenait compagnie. Gania et Ptitsine, passant près de la villa, étaient entrés, semblait-il, depuis peu de temps (leur arrivée avait coïncidé avec l’incident du vauxhall) ; puis Keller avait fait son apparition en annonçant que c’était l’anniversaire du prince et en réclamant du champagne. Eugène Pavlovitch n’était là que depuis une demi-heure. Kolia avait insisté de toutes ses forces pour qu’on servît du champagne et qu’on organisât une fête. Lébédev s’était empressé d’apporter du vin.
– Mais c’est mon vin, mon vin ! bafouilla-t-il en s’adressant au prince ; c’est moi qui fais les frais, afin de vous fêter et de vous féliciter, et il y aura aussi un petit festin, un souper froid ; ma fille s’en occupe. Ah ! prince, si vous connaissiez le thème que nous discutons ! Vous vous rappelez cette phrase de Hamlet : « être ou ne pas être » ? Voilà un thème moderne, bien moderne ! Questions et réponses… Et monsieur Térentiev est au comble de l’animation… il ne veut pas se coucher ! D’ailleurs il n’a bu qu’une gorgée de champagne, une seule gorgée, cela ne peut lui faire de mal… Approchez-vous, prince, et tranchez le débat ! Tout le monde vous attendait, tout le monde comptait sur votre finesse d’esprit…
Le prince remarqua le regard doux et caressant de Véra Lébédev qui, elle aussi, se frayait vivement passage pour arriver jusqu’à lui. Ce fut la première à qui il tendit la main ; elle rougit de plaisir et lui souhaita « une vie heureuse à partir de ce jour-là ». Là-dessus elle courut à la cuisine où elle était en train de préparer la collation. Mais, même avant le retour du prince, dès qu’elle avait pu se libérer un instant de sa besogne, elle était venue sur la terrasse pour écouter de toutes ses oreilles les discussions passionnées et sans fin que les convives, mis en verve par le vin, consacraient aux questions les plus abstraites et les plus étrangères à la jeune fille. Sa sœur cadette s’était endormie bouche bée dans la pièce à côté, assise sur un coffre. Quant au jeune fils de Lébédev, il restait auprès de Kolia et d’Hippolyte ; à l’expression ravie de son visage on devinait qu’il serait bien resté là sans bouger de place encore dix heures de suite à jouir de la conversation.
– Je vous attendais tout particulièrement et suis enchanté de vous voir arriver si heureux, dit Hippolyte lorsque le prince lui prit la main aussitôt après avoir serré celle de Véra.
– Et comment savez-vous que je suis « si heureux » ?
– Cela se voit sur votre figure. Saluez ces messieurs et dépêchez-vous de venir vous asseoir ici, près de nous. Je vous attendais tout particulièrement, répéta-t-il en appuyant significativement sur cette phrase.
Le prince lui demanda s’il n’était pas dangereux pour sa santé de veiller si tard. Il répondit qu’il s’étonnait lui-même de ne s’être jamais senti mieux portant que ce soir, alors qu’il était à la mort trois jours avant.
Bourdovski se leva brusquement et marmonna qu’il était venu « comme cela », en « accompagnant » Hippolyte ; il était enchanté, lui aussi ; dans sa lettre il avait « écrit des bêtises » mais était maintenant « tout bonnement enchanté »… Il n’acheva pas sa phrase, serra avec vigueur la main du prince et se rassit.
Quand il eut salué tout le monde, le prince s’approcha d’Eugène Pavlovitch. Celui-ci le prit aussitôt par le bras :
– Je n’ai que deux mots à vous dire, fit-il à demi-voix ; il s’agit d’un événement très important ; isolons-nous une minute.
– Deux mots, chuchota une seconde voix à l’autre oreille du prince, tandis qu’une autre main lui prenait le bras resté libre.
Le prince eut la surprise de voir une face ébouriffée, rouge, joviale et clignotante, qu’il reconnut aussitôt être celle de Ferdistchenko. Celui-ci avait surgi on ne savait d’où.
– Vous vous souvenez de Ferdistchenko ? demanda-t-il ?
– D’où sortez-vous ? s’écria le prince.
– Il se repent ! s’exclama Keller qui s’était approché précipitamment. Il s’était caché, il ne voulait pas paraître devant vous. Il se dissimulait là-bas dans un coin. Il se repent, prince, il se sent coupable.
– Mais de quoi, de quoi donc ?
– C’est moi qui l’ai rencontré, prince, je l’ai amené aussitôt ; c’est un de mes meilleurs amis, mais il se repent.
– Enchanté, messieurs ; allez prendre place avec le reste de la société, je reviens tout de suite, dit enfin le prince pour se débarrasser d’eux ; il avait hâte de s’entretenir avec Eugène Pavlovitch.
– On se distrait chez vous, remarqua ce dernier, et j’ai passé à vous attendre une agréable demi-heure. Voici ce dont il s’agit, mon très cher Léon Nicolaïévitch ; j’ai tout arrangé avec Kourmichev et je suis venu pour vous tranquilliser ; vous n’avez pas à vous inquiéter ; il a pris la chose avec beaucoup, beaucoup de bon sens ; d’autant qu’à mon avis, c’était plutôt lui qui avait tort.
– Quel Kourmichev ?
– Eh bien, mais… celui que vous avez empoigné tantôt par les bras… Il était si furieux qu’il voulait vous envoyer demain ses témoins vous demander raison.
– Allons donc, quelle bêtise !
– Évidemment c’est une bêtise et cela aurait certainement fini par une bêtise ; mais il y a chez nous de ces gens…
– Vous êtes peut-être venu encore dans une autre intention, Eugène Pavlovitch ?
– Oh ! naturellement ! j’avais encore une autre intention, repartit celui-ci en riant. – Demain, mon cher prince, au point du jour, je me rends à Pétersbourg pour cette malheureuse histoire (l’affaire de mon oncle, vous vous rappelez ?). Figurez-vous que tout cela est exact et que tout le monde le savait, sauf moi. J’en ai été tellement bouleversé que je n’ai même pas eu le temps d’aller là-bas (chez les Epantchine) ; je ne pourrai y aller davantage demain, puisque je serai à Pétersbourg ; vous comprenez ? Peut-être n’en reviendrai-je pas de trois jours ; bref mes affaires vont de travers. Sans exagérer l’importance de l’événement, j’ai tout de même pensé que je devais m’en expliquer avec vous en toute sincérité sans différer davantage, c’est-à-dire avant mon départ. Maintenant, si vous permettez, je resterai ici et j’attendrai que la société se disperse ; je n’ai d’ailleurs pas mieux à faire, je suis si agité que je ne saurais dormir. Enfin, bien qu’il y ait de l’impudence et de l’incorrection à s’accrocher ainsi à un homme, je vous dirai franchement que je suis venu solliciter votre amitié, mon bien cher prince. Vous êtes un homme sans égal, en ce sens que vous ne mentez pas à tous les instants et que, peut-être même, vous ne mentez jamais. Or, il y a une affaire pour laquelle j’ai besoin d’un ami et d’un conseiller, car à présent je suis positivement au nombre des gens malheureux…
Il se remit à rire.
– Il n’y a qu’un ennui, dit le prince après une minute de réflexion : vous voulez attendre leur départ, mais Dieu sait quand ce sera ! N’est-il pas préférable que nous allions maintenant dans le parc ? Franchement ils peuvent bien m’attendre ; je m’excuserai.
– Non, non, j’ai mes raisons pour ne pas vouloir qu’on nous soupçonne de chercher à avoir une conversation extraordinaire. Il y a ici des gens qui sont très intrigués par nos relations, vous ne le savez pas, prince ? Il vaut beaucoup mieux que l’on constate que nous entretenons les meilleurs rapports dans la vie courante et pas seulement dans des circonstances exceptionnelles, vous comprenez ? Ils se retireront dans deux heures environ ; je vous prendrai à peu près vingt minutes, une demi-heure tout au plus…
– De grâce, je vous en prie ! Je suis très content ; il était superflu de vous expliquer. Je tiens en outre à vous remercier vivement pour votre bonne parole touchant nos rapports d’amitié. Excusez-moi si je suis distrait aujourd’hui ; savez-vous qu’il m’est absolument impossible de faire preuve d’attention en ce moment ?
– Je le vois, je le vois, murmura Eugène Pavlovitch avec un léger sourire. Il était ce soir-là d’une humeur très enjouée.
– Qu’est-ce que vous voyez ? demanda le prince avec un tressaillement.
– Vous ne soupçonnez donc pas, mon cher prince, poursuivit Eugène Pavlovitch en continuant à sourire et sans répondre directement à la question, – vous ne soupçonnez donc pas que ma visite puisse n’avoir d’autre but que de vous circonvenir et vous tirer, sans en avoir l’air, quelques renseignements, hein ?
– Que vous soyez venu pour me faire parler, cela ne fait aucun doute, dit le prince en se mettant également à rire Peut-être même vous êtes-vous promis d’abuser un peu de ma candeur. Mais à dire vrai, je ne vous crains pas ; en outre, en ce moment, tout cela m’est indifférent, le croiriez-vous ? Et puis… comme je suis avant tout convaincu que vous êtes un excellent homme, nous finirons toujours, au bout du compte, par devenir des amis. Vous m’avez beaucoup plu, Eugène Pavlovitch. Vous êtes… à mon avis un homme très, très comme il faut !
– Allons, en tout cas, il est fort agréable d’avoir affaire à vous, pour quelque motif que ce soit, conclut Eugène Pavlovitch. Je viderai une coupe à votre santé. Je suis ravi de vous avoir mis la main dessus. Ah ! fit-il soudain en s’interrompant : ce monsieur Hippolyte s’est installé chez vous ?
– Ouï.
– Il ne va pas mourir tout de suite, je pense ?
– Pourquoi cette question ?
– Pour rien ; j’ai passé une demi-heure en sa compagnie…
Pendant toute cette conversation en aparté, Hippolyte, qui attendait le prince, n’avait quitté des yeux ni ce dernier ni Eugène Pavlovitch. Il s’anima fiévreusement quand ils revinrent vers la table. Il était inquiet et surexcité ; la sueur, perlait sur son front. Ses yeux étincelants et égarés exprimaient une alarme incessante, une impatience mal définie. Son regard allait d’un objet à un autre, d’une personne à une autre, sans se fixer nulle part. Bien qu’il eût pris jusque-là une part active à la bruyante conversation qui se poursuivait autour de lui, son entrain était purement fébrile ; au fond il n’était pas à cette conversation ; sa manière de raisonner était décousue et il s’exprimait sur un ton moqueur, négligent et paradoxal. Il n’achevait pas ses phrases et s’arrêtait au beau milieu d’une discussion qu’il avait lui-même engagée avec feu une minute plus tôt. Le prince apprit avec surprise et regret qu’on lui avait permis ce soir-là de boire deux coupes de champagne ; la coupe entamée qu’il avait devant lui était déjà la troisième. Mais il ne sut cela que plus tard ; pour le moment il n’était guère en mesure d’observer quoi que ce fût.
– Savez-vous que je suis enchanté que ce soit justement aujourd’hui votre anniversaire ? s’écria Hippolyte.
– Pourquoi ?
– Vous le verrez ; mettez-vous vite à table. D’abord pour cette raison que tout votre… monde est ici au grand complet. J’ai bien pensé qu’on viendrait en nombre ; pour la première fois de ma vie mon calcul est tombé juste ! Quel dommage que je n’aie pas su plus tôt le jour de votre naissance, j’aurais apporté mon cadeau… ha ! ha ! Mais qui sait ? Je l’ai peut-être en poche ? Y a-t-il encore longtemps jusqu’au jour ?
– Jusqu’à l’aube il y a tout au plus deux heures, constata Ptitsine après avoir regardé sa montre.
– Mais qu’importe l’aube, puisqu’on peut se passer d’elle en ce moment pour lire dehors[10] ? remarqua quelqu’un.
– C’est que je désire voir encore un petit bout de soleil. Peut-on boire à la santé du soleil, prince, qu’en pensez-vous ?
Hippolyte posait ces questions sur un ton dur, s’adressant à tout le monde cavalièrement, comme s’il donnait des ordres ; mais lui-même ne semblait pas s’en apercevoir.
– Soit, buvons. Seulement vous feriez bien de vous calmer, Hippolyte, n’est-ce pas ?
– Vous me dites toujours d’aller dormir, prince ; vous êtes pour moi une bonne d’enfant. Dès que le soleil paraîtra et commencera à « retentir dans les cieux » (de qui est ce vers ; « le soleil a retenti dans les cieux[11] ? » Cela n’a pas de sens, mais c’est joli !), alors nous nous coucherons. Lébédev ! Le soleil est-il la source de vie ? Que veulent dire ces mots « sources de vie » dans l’Apocalypse ? Vous avez entendu parler de l’« Étoile Absinthe »[12], prince ?
– On m’a dit que Lébédev reconnaît dans cette « Étoile Absinthe » le réseau européen des chemins de fer.
– Ah ! non, permettez ! cela n’est pas de jeu ! s’écria Lébédev en sursautant et en agitant les bras, comme s’il voulait refréner le rire général qui se déchaînait – Permettez ! Avec ces messieurs… tous ces messieurs, fit-il en se tournant brusquement vers le prince, il y a des questions sur lesquelles…, voilà ce que c’est…
Et, sans façon, il donna deux petits coups secs sur la table, ce qui fit redoubler l’hilarité de l’assistance.
Lébédev était dans le même état que chaque soir, mais cette fois il avait été échauffé et monté plus que de coutume par la longue discussion « savante » qui avait précédé ; en pareil cas il affichait un mépris sans bornes pour ses contradicteurs.
– Ce n’est pas bien, messieurs ! Nous avons convenu, il y a une demi-heure, de ne pas interrompre et de ne pas rire pendant que l’un de nous parlerait et de laisser à chacun complète latitude d’exprimer toute sa pensée ; libre ensuite aux athées eux-mêmes d’énoncer leurs objections s’ils y tiennent. Nous avons donné au général la présidence des débats, voilà ! Qu’est-ce que ce c’est que ce procédé ? On pourrait ainsi mettre à quia l’homme qui exposerait les idées les plus hautes, les plus profondes !…
– Mais parlez, parlez donc ! personne ne vous en empêchera ! s’exclamèrent plusieurs voix.
– Parlez, mais ne divaguez pas !
– Qu’est-ce que cette « Étoile Absinthe » ? demanda quelqu’un.
– Je n’en ai pas la moindre idée ! répondit le général qui avait regagné d’un air important sa place de président.
– J’adore ces discussions et ces querelles, prince, lorsqu’elles ont un objet scientifique, bien entendu, balbutia alors Keller en se trémoussant sur sa chaise avec un air de véritable extase et d’impatience ; – un objet scientifique et politique, ajouta-t-il en se tournant inopinément vers Eugène Pavlovitch qui était assis auprès de lui.
– Tenez, je trouve passionnant de lire dans les journaux le compte-rendu des débats au Parlement anglais. Entendons-nous : ce n’est pas le fond de ces débats qui me charme (je ne suis pas un politicien, vous le savez), mais la façon dont les orateurs se traitent entre eux et se comportent, pour ainsi dire, dans leur rôle de politiciens : « le noble vicomte qui siège en face de moi », « le noble comte qui partage ma manière de voir », « mon noble contradicteur dont la proposition a étonné l’Europe » ; toutes ces petites locutions, tout ce parlementarisme d’un peuple libre, voilà ce qui m’enchante ! Je m’en délecte, prince. J’ai toujours été un artiste dans le fond de l’âme, je vous le jure, Eugène Pavlovitch !
– Alors, vous en concluez que les chemins de fer sont maudits ? s’écria de son coin Gania sur un ton agressif ; – ils seraient la perdition de l’humanité, le poison tombé sur la terre pour corrompre « les sources de vie » ?
Gabriel Ardalionovitch était ce soir-là dans un état exceptionnel de nervosité où perçait, selon l’impression du prince, une sorte d’exultation. Il était évident que sa question n’était qu’une plaisanterie pour provoquer Lébédev, mais lui-même ne tarda pas à s’échauffer.
– Non, pas les chemins de fer ! répliqua Lébédev qui se sentait à la fois entraîné hors de lui-même et enivré de plaisir. Par eux-mêmes les chemins de fer ne peuvent corrompre les sources de vie. Ce qui est maudit, c’est l’ensemble ; c’est, dans ses tendances, tout l’esprit scientifique et pratique de nos derniers siècles. Oui, il se peut que tout cela soit bel et bien maudit !
– La malédiction est-elle certaine, ou seulement possible ? Il est ici très important de savoir à quoi s’en tenir, s’informa Eugène Pavlovitch.
– La malédiction est certaine, tout ce qu’il y a de plus certaine ! confirma Lébédev avec emportement.
– Ne vous emballez pas, Lébédev ; le matin vous êtes bien mieux disposé, fit observer Ptitsine avec un sourire.
– Oui, mais le soir je suis plus franc ! Le soir je suis plus cordial, plus sincère ! repartit avec feu Lébédev en se tournant vers lui. – Je suis plus simple, plus précis, plus honnête, plus respectable. Par là sans doute je prête le flanc à vos critiques, messieurs, mais je m’en moque. Je vous lance maintenant un défi à vous tous, athées que vous êtes : comment sauverez-vous le monde ? Quelle route normale lui avez-vous ouverte vers le salut, vous autres, savants, industriels, défenseurs de l’association, du salariat et de tout le reste ? Par quoi sauverez-vous le monde ? Par le crédit ? Qu’est-ce que le crédit ? À quoi vous mènera-t-il ?
– Vous êtes bien curieux ! observa Eugène Pavlovitch.
– Et mon avis est que celui qui ne s’intéresse pas à ces questions n’est qu’un chenapan du grand monde, oui monsieur !
– Le crédit mènera du moins à la solidarité générale, à l’équilibre des intérêts, fit remarquer Ptitsine.
– Mais rien de plus ! Vous n’avez pas d’autre fondement moral que la satisfaction de l’égoïsme individuel et des besoins matériels. La paix universelle, le bonheur collectif résultant du besoin ! Permettez-moi de vous le demander : est-ce bien ainsi que je dois vous comprendre, mon cher monsieur ?
– Mais la nécessité commune à tous les hommes de vivre, de boire et de manger, unie à la conviction absolue et scientifique que ces besoins ne peuvent être satisfaits que par l’association universelle et la solidarité des intérêts : voilà, ce me semble, une conception assez puissante pour servir de point d’appui et de « source de vie » à l’humanité des siècles à venir, observa Gania qui commençait à se monter sérieusement.
– La nécessité de boire et de manger, c’est-à-dire le seul instinct de conservation…
– Mais cet instinct n’est-il pas déjà beaucoup ? Il est la loi normale de l’humanité…
– Qui vous a dit cela ? s’exclama brusquement Eugène Pavlovitch. C’est une loi, soit, mais ni plus ni moins normale que la loi de destruction, voire d’autodestruction. Est-ce que la conservation constitue la seule loi normale de l’humanité ?
– Eh ! eh ! s’écria Hippolyte en se tournant vivement du côté d’Eugène Pavlovitch.
Il l’examina avec une profonde curiosité, mais, s’étant aperçu qu’il riait, il se mit à rire aussi, puis, poussant Kolia qui était assis à côté de lui, il lui redemanda l’heure ; il tira même à lui la montre d’argent du jeune garçon et regarda avidement les aiguilles. Enfin, comme pour s’abîmer dans l’oubli, il s’allongea sur le divan, se passa les mains derrière la tête et se prit à fixer le plafond. Mais une demi-minute après il était de nouveau assis à table, redressant le buste et écoutant pérorer Lébédev au paroxysme de l’exaltation.
– Voilà une pensée astucieuse et ironique, une pensée provocante ! dit ce dernier en se jetant avec passion sur le paradoxe d’Eugène Pavlovitch. Mais cette pensée est juste, bien que vous ne l’ayez lancée que pour attiser la controverse. Sceptique comme vous l’êtes, en votre qualité d’homme du monde et d’officier de cavalerie (d’ailleurs fort doué), vous ne vous rendez pas compte vous-même de toute la profondeur et de toute la justesse de cette idée ! Oui, monsieur ! La loi d’autodestruction et la loi d’autoconservation ont dans le monde une égale puissance. Le diable se servira encore de l’une comme de l’autre pour dominer l’humanité pendant un temps dont la limite nous est connue. Vous riez ? Vous ne croyez pas au diable ? La négation du diable est une idée française, une idée frivole. Savez-vous qui est le diable ? Connaissez-vous son nom ? Et, ignorant jusqu’à son nom, vous vous moquez de sa forme, à l’exemple de Voltaire ; vous riez de ses pieds fourchus, de sa queue et de ses cornes qui sont votre propre invention ; car l’Esprit impur est un esprit grand et terrible, qui n’a que faire des pieds fourchus et des cornes que vous lui avez attribués. Mais ce n’est pas de lui qu’il s’agit pour le moment…
– Qu’en savez-vous ? s’exclama soudain Hippolyte, qui partit d’un éclat de rire convulsif.
– Voilà une réflexion judicieuse et suggestive ! approuva Lébédev. Mais, je le répète, il ne s’agit pas de cela. La question était de savoir si les « sources de vie » n’ont pas été affaiblies par le développement…
– Des chemins de fer ? s’écria Kolia.
– Non pas des chemins de fer, jeune outrecuidant, mais de la tendance à laquelle les chemins de fer peuvent servir, pour ainsi dire, d’image et de figuration plastique. On se dépêche, on se démène à grand bruit, on se bouscule, on force l’allure, soi-disant pour le bonheur de l’humanité. Un penseur retiré du monde déplore cette trépidation : « L’humanité devient trop bruyante et trop industrielle, aux dépens de sa quiétude morale. » – « Soit ; mais le bruit des charrettes qui apportent le pain aux hommes affairés vaut peut-être mieux que la quiétude morale », réplique triomphalement un autre penseur qui circule partout et se détourne du premier avec superbe. Et moi, l’abject Lébédev, je ne crois pas aux charrettes qui apportent le pain à l’humanité ! Car, si une idée morale ne les dirige pas, ces charrettes peuvent froidement exclure du droit au pain qu’elles transportent une bonne partie du genre humain ; cela s’est déjà vu.
– Ce sont les charrettes qui peuvent froidement exclure… ? objecta quelqu’un.
– Cela s’est déjà vu, répéta Lébédev sans daigner prêter attention à la question. – Malthus était un philanthrope. Mais, avec une base morale vacillante, un philanthrope est un cannibale. Et je ne dis rien de sa vanité, car si vous blessez l’orgueil de n’importe lequel de ces innombrables amis de l’humanité, il sera prêt à mettre sur-le-champ le feu aux quatre coins du globe pour satisfaire sa mesquine rancune. D’ailleurs, pour être impartial, il faut ajouter que nous en sommes tous là, à commencer par moi, le plus abject de tous ; je serais peut-être le premier à porter mon fagot et à me sauver ensuite. Mais ce n’est pas non plus de cela qu’il s’agit !
– De quoi s’agit-il donc, à la fin ?
– Il nous ennuie !
– Il s’agit de l’anecdote suivante qui remonte aux siècles passés, car je suis dans l’obligation de vous parler d’un temps lointain. À notre époque, dans notre patrie que vous aimez, je l’espère, comme je l’aime, messieurs, car, en ce qui me concerne, je suis prêt à verser pour elle jusqu’à la dernière goutte de mon sang…
– Au fait ! au fait !
– Dans notre patrie, comme en Europe, de redoutables famines générales visitent à présent l’humanité, pour autant qu’on a pu le calculer et que ma mémoire est fidèle, une fois au plus tous les quarts de siècle, autrement dit tous les vingt-cinq ans. Je ne discute pas l’exactitude du chiffre, mais le fait est que les famines sont relativement rares.
– Relativement à quoi ?
– Au XIIe siècle, et aux siècles qui l’ont précédé et suivi, Car, à cette époque, selon le témoignage des auteurs, les famines générales s’abattaient sur l’humanité tous les deux ou au moins tous les trois ans, si bien qu’en pareilles circonstances, l’homme recourait à l’anthropophagie, mais en se cachant. Un parasite de ce temps-là, approchant de la vieillesse, déclara spontanément et sans nulle contrainte que, dans le cours de sa longue et misérable existence, il avait, pour sa part, tué et mangé, dans le plus profond secret, soixante moines et quelques enfants, six tout au plus, nombre infime par rapport à la quantité de religieux consommés. Quant aux laïcs adultes, il paraît qu’il n’y avait jamais touché.
– Cela n’est pas possible ! s’écria sur un ton à demi offensé le président lui-même, le général. Je raisonne et discute souvent avec lui, messieurs, toujours sur des questions de ce genre, mais la plupart du temps il me sort des bourdes à même, plus un événement est réel, moins il est vraisemblance !
– Général, rappelle-toi le siège de Kars ! Et vous, messieurs, sachez que mon anecdote est la pure vérité. J’ajouterai pour ma part que la réalité, bien que soumise à des lois immuables, est presque toujours incroyable et invraisemblable. Parfois même, plus un événement est réel, moins il est vraisemblable.
– Mais est-ce qu’on peut manger ainsi soixante moines ? demandèrent en riant les auditeurs.
– Il va de soi qu’il ne les a pas mangés d’un coup ; il y a peut-être mis quinze ou vingt ans ; dans ces conditions la chose est parfaitement compréhensible et naturelle…
– Et naturelle ?
– Oui, naturelle ! riposta Lébédev avec une obstination de pédant. – D’ailleurs le moine catholique est, de sa nature, communicatif et curieux ; rien de plus facile que de l’attirer dans un bois ou dans quelque lieu écarté et, là, de lui faire subir le sort décrit plus haut. Toutefois je ne conteste pas que le nombre des personnes mangées soit excessif et trahisse même une tendance à l’intempérance.
– C’est peut-être vrai, messieurs, observa tout à coup le prince.
Il avait jusque-là gardé le silence et suivi la discussion sans intervenir. Il avait ri de bon cœur à maintes reprises dans les moments d’hilarité générale. On voyait qu’il était ravi de se sentir entouré de toute cette gaîté, de tout ce bruit, et même de constater que l’on buvait avec autant d’entrain, il aurait pu ne pas desserrer les dents de toute la soirée. Mais l’idée lui vint subitement de placer son mot, et il le fit avec tant de gravité que tous les convives tournèrent vers lui un regard intrigué.
– Je veux préciser un point, messieurs : la fréquence des famines dans le passé. Bien que je connaisse mal l’histoire, j’en ai moi aussi entendu parler. Mais il semble qu’il n’en ait pu être autrement. Lors de mon séjour dans les montagnes suisses, j’ai beaucoup admiré les ruines de vieux châteaux féodaux, perchés à flanc de montagne, sur des rocs abrupts et à une hauteur d’au moins une demi-verste[13] (c’est-à-dire plusieurs verstes en suivant les sentiers). On sait ce qu’est un château : un véritable massif de pierres. Cela représente un travail effroyable, inimaginable, travail qui, sans doute, a été exécuté par tous ces pauvres gens qu’étaient les vassaux. Ceux-ci étaient en outre astreints à acquitter toutes sortes de redevances et à entretenir le clergé. Comment trouvaient-ils le temps de se subvenir à eux-mêmes et de cultiver la terre ? Ils étaient alors peu nombreux à pouvoir le faire ; la plupart mouraient de faim et n’avaient, à la lettre, pas de quoi manger. Il m’est même parfois arrivé de me demander comment ces populations ne se sont pas complètement éteintes, comment elles ont résisté et pu supporter cette existence. En affirmant qu’il y a eu des cas d’anthropophagie, et peut-être en très grand nombre, Lébédev est certainement dans le vrai ; seulement je ne vois pas pourquoi il a mêlé les moines à cette affaire, ni où il veut en venir par là.
– Il a sûrement voulu dire qu’au XIIe siècle on ne pouvait manger que les moines, car c’étaient les seuls qui fussent gras, remarqua Gabriel Ardalionovitch.
– Voilà une réflexion magnifique et tout à fait juste, s’exclama Lébédev, car notre homme n’avait pas même touché aux laïcs ! Pas un seul laïc en regard de soixante échantillons du clergé : c’est une constatation terrible, de portée historique et de valeur statistique ; un de ces faits à l’aide desquels un homme intelligent reconstitue le passé, car il prouve, avec une précision arithmétique, que le clergé était alors au moins soixante fois plus prospère et mieux nourri que tout le reste de l’humanité. Peut-être même était-il soixante fois plus gras.
– Quelle exagération, Lébédev, quelle exagération ! s’écria-t-on dans l’assistance avec des éclats de rire.
– J’admets que l’idée ait une portée historique, mais où voulez-vous en venir ? repartit le prince. (Il parlait avec un tel sérieux, une telle absence d’ironie ou de raillerie à l’égard de Lébédev, dont s’égayait toute l’assistance, que du contraste entre son accent et celui des autres se dégageait un involontaire effet comique ; pour un peu il aurait lui aussi prêté à rire, mais il n’y prenait garde.)
– Ne voyez-vous pas, prince, que c’est un fou ? lui chuchota Eugène Pavlovitch. On m’a dit tout à l’heure, ici, que le goût de l’avocasserie et de la faconde judiciaire lui a tourné la tête et qu’il veut passer ses examens. Je m’attends à une jolie parodie !
– J’aboutis à une conclusion énorme, continua Lébédev d’une voix tonnante. – Mais analysons, avant tout, la situation psychologique et juridique de ce criminel. Nous voyons que celui-ci (appelons-le, si vous voulez, mon client), malgré la complète impossibilité de trouver une autre alimentation, manifeste à diverses reprises, dans le cours de sa curieuse carrière, le propos de se repentir et de renoncer à la chair monacale. Cela se dégage clairement des faits : on nous dit qu’il s’est mis cinq ou six petits enfants sous la dent. Comparativement ce chiffre est insignifiant ; mais à un autre point de vue, il a son éloquence. Il est évident que mon client est assailli de terribles remords (car c’est un homme religieux, un homme de conscience, je me charge de le prouver) : désireux d’atténuer son péché, dans la mesure du possible, il a, à titre d’essai, substitué par six fois le régime laïc au régime monacal. Qu’il s’agisse là d’essais, cela aussi est hors de conteste ; car, s’il ne s’était proposé que de varier son menu, le chiffre de six serait dérisoire ; pourquoi six plutôt que trente ? (Je prends la moitié : moitié moines, moitié laïcs.) Mais s’il s’agit d’un essai uniquement inspiré par le désespoir et l’épouvante en face du sacrilège et de l’offense faite aux gens d’église, alors le chiffre six devient plus que compréhensible, six tentatives pour apaiser ses remords de conscience étaient plus que suffisantes, vu qu’elles ne pouvaient donner de résultat satisfaisant. D’abord, à mon avis, l’enfant est trop petit, ou pour mieux dire trop chétif : mon client aurait dû, pour un temps donné, ingérer trois ou cinq fois plus d’enfants que de moines ; diminuer qualitativement, son péché, au bout du compte, se serait trouvé accru quantitativement. Assurément, messieurs, je me place, pour raisonner ainsi, dans l’état d’âme d’un criminel du XIIe siècle. Pour moi, homme du XIXe siècle, j’aurais peut-être raisonné autrement : je vous en préviens, en sorte que vous n’avez, messieurs, aucun sujet de vous moquer de moi ; de votre part, général, cela devient tout à fait inconvenant. En second lieu, l’enfant constitue – c’est une opinion toute personnelle – une chair peu nutritive, peut-être même douceâtre et fade à l’excès, qui ne sustente pas celui qui la consomme et ne lui laisse que des remords de conscience.
« Voici maintenant ma conclusion, messieurs, ma péroraison ; elle vous donnera la solution d’un des plus grands problèmes d’alors et d’aujourd’hui. Le criminel finit par aller se dénoncer au clergé et se remettre aux mains de l’autorité. Demandons-nous quels supplices de ce temps-là l’attendaient, quelle roue, quel bûcher, quels feux ! Qui donc l’obligeait à aller se dénoncer ? Pourquoi, s’étant tout simplement arrêté au chiffre de soixante, n’avoir pas gardé son secret jusqu’au dernier soupir ? Pourquoi ne pas s’être borné à renoncer aux moines et à faire pénitence en menant la vie d’un ermite ? Pourquoi enfin ne pas s’être fait moine lui-même ? Voilà le mot de l’énigme ! Il existait donc une force supérieure à celle du bûcher et du feu, à celle même d’une habitude de vingt ans ! Il y avait donc une idée plus puissante que toutes les calamités, les disettes, la question, la peste, la lèpre, et tout cet enfer que l’humanité n’aurait pu supporter sans cette même idée par laquelle les cœurs étaient assujettis et guidés, les sources de vie fertilisées !
« Montrez-moi donc quelque chose qui approche de cette force dans notre siècle de vices et de chemins de fer… Il faudrait dire « dans notre siècle de bateaux à vapeur et de chemins de fer » ; je dis « dans notre siècle de vices et de chemins de fer[14] parce que je suis ivre mais véridique. Montrez-moi une idée exerçant sur l’humanité actuelle une action qui ait seulement la moitié de la force de celle-là. Et osez dire après cela que les sources de vie n’ont pas été affaiblies, troublées, sous cette « étoile », sous ce réseau dans lequel les hommes se sont empêtrés. Et ne croyez pas m’en imposer par votre prospérité, par vos richesses, par la rareté des disettes et par la rapidité des moyens de communication ! Les richesses sont plus abondantes, mais les forces déclinent ; il n’y a plus de pensée qui crée un lien entre les hommes ; tout s’est ramolli, tout a cuit et tous sont cuits ! Oui, tous, tous, tous nous sommes cuits !… Mais suffit ! ce n’est pas de cela qu’il s’agit maintenant ; il s’agit de faire servir le souper froid préparé pour nos hôtes, n’est-ce pas, très honorable prince ? »
Lébédev avait failli provoquer chez quelques-uns de ses auditeurs une véritable indignation (il est juste de remarquer que l’on continuait pendant tout ce temps à déboucher des bouteilles). Mais il désarma sur-le-champ tous ses adversaires par cette conclusion inattendue qui annonçait la collation, conclusion qu’il qualifia lui-même d’« habile manœuvre d’avocat pour retourner une affaire ». Un rire joyeux jeta une nouvelle animation dans la société ; tous se levèrent de table et se mirent à marcher sur la terrasse pour se dégourdir les membres. Seul Keller resta mécontent du discours de Lébédev et manifesta une extrême turbulence.
– Il attaque l’instruction, il exalte le fanatisme du XIIe siècle et il fait des contorsions sans même avoir la moindre pureté de cœur ; je vous demande un peu avec quel argent il s’est rendu propriétaire de cette maison ? disait-il à haute voix en arrêtant tous les convives les uns après les autres.
– J’ai connu un véritable interprète de l’Apocalypse, dit, dans le coin opposé, le général à d’autres personnes de la société, et notamment à Ptitsine qu’il avait attrapé par un bouton de son habit. – C’était feu Grégoire Sémionovitch Bourmistrov. Celui-là perçait les cœurs comme d’un trait de feu. Il commençait par mettre ses lunettes, puis ouvrait un grand et vieux livre relié de cuir noir. Il avait une barbe grise et portait deux médailles obtenues pour des œuvres de bienfaisance. Il se mettait à lire d’un ton rude et sévère ; devant lui les généraux se courbaient et les dames tombaient en syncope. Mais celui-ci conclut sur l’annonce d’un souper froid ! Cela n’a ni queue ni tête !
En écoutant le général, Ptitsine souriait et gardait l’air d’un homme qui va prendre son chapeau pour s’en aller ; mais il ne s’y résolvait pas ou oubliait toujours sa résolution. Avant qu’on eût quitté la table, Gania avait brusquement cessé de boire et repoussé son verre loin de lui ; un nuage avait assombri son visage. Quand on se leva, il s’approcha de Rogojine et s’assit à côté de lui. On aurait pu les croire dans les meilleurs termes. Rogojine, qui, au début, avait été plusieurs fois sur le point de filer à l’anglaise, se tenait maintenant assis immobile et tête baissée ; lui aussi semblait avoir oublié ses velléités de fugue. De toute la soirée il n’avait pas bu une goutte de vin. Il était abîmé dans ses réflexions. Par moments il levait les yeux et dévisageait un à un tous les assistants. Maintenant son attitude donnait à penser qu’il différait son départ dans l’attente de quelque chose d’extrêmement important pour lui.
Le prince n’avait vidé que deux ou trois coupes ; il était gai, sans plus. Quand il se leva de table, ses yeux rencontrèrent ceux d’Eugène Pavlovitch ; il se rappela qu’il devait avoir une explication avec lui et sourit d’un air avenant. Eugène Pavlovitch lui fit un signe de tête et lui montra brusquement Hippolyte qui dormait ; étendu sur le divan et sur lequel il fixait à ce moment un regard scrutateur.
– Dites-moi, prince, pourquoi ce gamin s’est-il glissé chez vous ? fit-il à brûle-pourpoint et avec une expression si visible de dépit et même de haine que le prince en fut surpris.
– Je pense qu’il a un mauvais dessein en tête !
– J’ai remarqué, ou du moins il m’a semblé, Eugène Pavlovitch, répondit le prince, que vous vous intéressiez beaucoup à lui aujourd’hui ; est-ce vrai ?
– Ajoutez encore que, dans les circonstances particulières où je me trouve, j’ai autre chose en tête ; aussi suis-je le premier étonné de n’avoir pu, de toute la soirée, détourner mes yeux de cette repoussante physionomie.
– Son visage est joli…
– Voilà ! voilà, regardez ! s’écria Eugène Pavlovitch en tirant le prince par le bras. – Voilà !
De nouveau le prince jeta sur son interlocuteur un regard ébahi.
Hippolyte, qui s’était soudain endormi sur le divan vers la fin de la dissertation de Lébédev, se réveilla en sursaut comme si quelqu’un lui avait donné une bourrade dans le côté. Il tressaillit, se mit sur son séant, regarda autour de lui et pâlit. À la vue de l’entourage, son visage exprima une certaine frayeur ; mais lorsque la mémoire lui revint et qu’il eut ressaisi ses esprits, cette frayeur dégénéra presque en épouvante.
– Quoi, ils s’en vont ? C’est fini ? Tout est terminé ? Le soleil est levé ? demanda-t-il avec angoisse en saisissant le prince par la main, – Quelle heure est-il ? Pour Dieu, dites-moi l’heure ! J’ai dormi. Ai-je dormi longtemps ? ajouta-t-il avec une expression voisine du désespoir, comme s’il avait manqué, en dormant, une affaire d’où dépendait pour le moins toute sa destinée.
– Vous avez dormi sept ou huit minutes, lui répondit Eugène Pavlovitch.
Hippolyte le regarda avidement et réfléchit quelques instants.
– Ah ! seulement ! Donc je…
Là-dessus il aspira l’air avec force comme s’il se sentait soulagé d’un poids extraordinaire. Il avait enfin compris que rien « n’était terminé », que l’aube n’avait pas encore lui, que l’assistance n’avait quitté la table que pour aller prendre une collation et que la seule chose qui eût cessé était le bavardage de Lébédev. Il sourit et ses pommettes se colorèrent de deux taches rouges, révélatrices de la phtisie.
– Quant à vous, Eugène Pavlovitch, vous avez même compté les minutes pendant que je dormais, lança-t-il d’un ton moqueur ; – vous ne m’avez pas quitté des yeux toute la soirée, je m’en suis aperçu… Ah ! Rogojine ! Je viens de le voir en rêve, chuchota-t-il au prince en fronçant le sourcil et en montrant d’un signe de tête l’endroit de la table où était assis Parfione Sémionovitch. – Ah ! oui, à propos, fit-il en sautant brusquement d’un sujet à l’autre, où est l’orateur, où est Lébédev ? Il a donc fini son discours ? De quoi a-t-il parlé ? Est-il vrai, prince, que vous ayez dit un jour que la « beauté » sauverait le monde ? Messieurs, s’écria-t-il en prenant toute la société à témoin, le prince prétend que la beauté sauvera le monde ! Et moi je prétends que, s’il a des idées aussi folâtres, c’est qu’il est amoureux. Messieurs, le prince est amoureux ; tout à l’heure, aussitôt qu’il est entré, j’en ai acquis la conviction. Ne rougissez pas, prince ! vous me feriez pitié. Quelle beauté sauvera le monde ? C’est Kolia qui m’a répété le propos… Vous êtes un fervent chrétien ? Kolia dit que vous-même, vous vous donnez ce nom de chrétien.
Le prince le contempla attentivement et ne répliqua point.
– Vous ne me répondez pas ? Vous pensez peut-être que je vous aime beaucoup, ajouta à l’improviste Hippolyte, comme si cette réflexion lui échappait.
– Non, je ne pense pas cela. Je sais que vous ne m’aimez pas.
– Comment ! Même après ce qui s’est passé hier ! Ai-je été sincère avec vous hier ?
– Je savais, hier aussi, que vous ne m’aimiez pas.
– Vous voulez dire que c’est parce que je vous envie, parce que je vous jalouse ? Vous l’avez toujours cru et vous le croyez encore, mais… pourquoi vous parler de cela ? Je veux boire encore du champagne ; Keller, versez-m’en.
– Il ne faut plus boire, Hippolyte ; je ne vous laisserai pas…
Et le prince éloigna la coupe de lui.
– C’est vrai, après tout… acquiesça-t-il immédiatement d’un air songeur ; ils diraient sans doute que… mais que m’importe ce qu’ils diraient ! N’est-ce pas, voyons ? Qu’ils disent ensuite ce qu’ils voudront, n’est-ce pas, prince ? Et que nous chaut, à nous tous tant que nous sommes, ce qui sera après ?… Au reste je sors d’un songe. Quel affreux songe j’ai fait ! c’est seulement maintenant que je me le rappelle. Je ne vous souhaite pas de pareils rêves, prince, bien qu’effectivement je ne vous aime peut-être guère. D’ailleurs, si on n’aime pas quelqu’un, ce n’est pas une raison pour lui vouloir du mal, n’est-il pas vrai ? Mais pourquoi fais-je toutes ces questions ? Pourquoi toutes ces interrogations ? Donnez-moi votre main, je vous la serrerai bien fort ; voilà, comme cela… Vous m’avez quand même tendu la main. Donc vous sentez que je vous la serre sincèrement… Soit, je ne boirai plus. Quelle heure est-il ? Inutile de me le dire, d’ailleurs ; je le sais. L’heure a sonné. Le moment est venu. Eh quoi ? on sert la collation dans ce coin ? Alors cette table est libre ? Parfait ! Messieurs, je… Tout ce monde n’écoute même pas… J’ai l’intention de lire un article, prince, la collation est certainement plus intéressante, mais…
Brusquement et de la manière la plus inattendue il tira de sa poche de côté un large paquet de format administratif, scellé d’un grand cachet rouge, et le posa devant lui sur la table.
Ce geste imprévu produisit son effet sur la société, qui était mûre, mais… pas pour une lecture. Eugène Pavlovitch se leva de sa chaise en sursaut ; Gania se rapprocha vivement de la table ; Rogojine fit de même, mais avec la moue dégoûtée et maussade de l’homme qui sait de quoi il retourne. Lébédev, qui se trouvait près de là, s’avança avec un regard fouinard et se mit à examiner le paquet en essayant d’en deviner le contenu.
– Qu’est-ce que vous avez là ? demanda le prince d’un ton inquiet.
– Aux premières lueurs du soleil je me coucherai, prince ; je l’ai dit ; parole d’honneur, vous verrez ! s’écria Hippolyte. Mais… mais… est-ce que vous me croyez hors d’état de décacheter ce paquet ? ajouta-t-il en jetant autour de lui un regard de défi qui paraissait s’adresser à tout le monde sans distinction.
Le prince remarqua qu’il tremblait de tous ses membres. Il prit la parole au nom de l’assistance.
– Aucun de nous n’a cette pensée. Pourquoi nous l’attribuez-vous et croyez-vous que… Quelle drôle d’idée de vouloir nous faire une lecture ! Qu’avez-vous là, Hippolyte ?
– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui lui prend encore ? demandait-on autour de lui. Tous s’approchèrent : quelques-uns mangeaient déjà. Le paquet et son cachet rouge attiraient les convives comme un aimant.
– C’est ce que j’ai écrit moi-même hier, aussitôt après vous avoir donné ma parole que je viendrais m’installer chez vous, prince. J’y ai passé toute la journée d’hier, puis la nuit ; je l’ai terminé ce matin. Avant le petit jour, j’ai fait un rêve…
– Ne vaut-il pas mieux remettre cela à demain. ? interrompit timidement le prince.
– Demain « il n’y aura plus de temps », repartit Hippolyte avec un ricanement convulsif. Au demeurant n’ayez aucune crainte, la lecture prendra quarante minutes ou, au plus, une heure… Et voyez l’intérêt que tout le monde y porte : chacun s’approche, chacun regarde mon cachet. Si je n’avais pas mis cet article sous pli cacheté, il n’aurait éveillé aucune curiosité. Ha ! ha ! Voilà l’attrait du mystère ! Décachetterai-je ou non, messieurs ? s’écria-t-il en riant de son rire singulier et en dardant sur l’auditoire des yeux étincelants. Mystère ! mystère ! Vous rappelez-vous, prince, qui a annoncé qu’« il n’y aurait plus de temps » ? C’est l’Ange immense et puissant de l’Apocalypse.
– Mieux vaut ne pas lire, s’exclama brusquement Eugène Pavlovitch avec un air d’inquiétude tel que beaucoup de personnes en furent frappées.
– Ne lisez pas ! s’écria également le prince, en posant la main sur le paquet.
– Comment, lire maintenant ? Mais on va souper, observa quelqu’un.
– Un article ? C’est sans doute pour une revue ? demanda un autre.
– Il est peut-être ennuyeux ? ajouta un troisième.
– Mais de quoi donc s’agit-il ? questionnèrent les autres.
Le geste d’appréhension du prince avait effrayé Hippolyte lui-même.
– Alors,… on ne lit pas ? lui chuchota-t-il d’un ton craintif, tandis qu’un sourire grimaçant contractait ses lèvres bleuies. – On ne lit pas ? murmura-t-il en scrutant autour de lui tous les yeux et tous les visages, et en cherchant à s’attacher les gens, comme tout à l’heure, avec un avide besoin d’épanchement. Vous… avez peur ? demanda-t-il en se tournant de nouveau vers le prince.
– Peur de quoi ? répliqua celui-ci dont la physionomie s’altérait de minute en minute.
– Quelqu’un aurait-il une pièce de vingt kopeks ? fit soudain Hippolyte en bondissant comme si on l’avait arraché de sa chaise ; une menue monnaie quelconque ?
– Voilà ! dit aussitôt Lébédev en tendant une pièce ; l’idée que le malade avait perdu la tête venait de s’emparer de son esprit.
– Véra Loukianovna ! appela précipitamment Hippolyte ; prenez cette pièce et jetez-la sur la table : pile ou face ? Si c’est pile, on lira !
Véra regarda avec effroi la monnaie, puis Hippolyte, puis bon père et, levant la tête avec l’idée qu’elle ne devait pas regarder la pièce, elle lança celle-ci sur la table d’un geste gauche. C’était pile.
– Il faut lire ! murmura Hippolyte comme écrasé sous le décret du sort ; il n’aurait pas été plus pâle s’il avait entendu son arrêt de mort. – D’ailleurs, s’écria-t-il en frissonnant après une demi-minute de silence, qu’est-ce à dire ? Se peut-il que je vienne de jouer ma destinée ?
Il jeta sur l’assistance un regard circulaire où se traduisait le même désir de s’épancher et de quémander l’intérêt ; puis, se tournant brusquement vers le prince, il s’écria avec un accent de sincère étonnement.
– Voici un étrange trait de psychologie… un trait incompréhensible, prince ! répéta-t-il en s’animant et du ton d’un homme qui se ressaisit ; – notez cela et rappelez-vous-le, puisque vous recueillez, paraît-il, des documents sur la peine de mort… On me l’a dit, ha ! ha ! Oh Dieu ! quel absurde non-sens !
Il s’assit sur le divan, s’appuya des deux coudes sur la table et se prit la tête entre les mains.
– Quelle honte, même !… poursuivit-il. Mais que m’importe que ce soit honteux ? Et, relevant aussitôt la tête, il parut obéir à une résolution soudaine : Messieurs ! messieurs, je décachette mon paquet, je… je ne force d’ailleurs personne à écouter !
Les mains tremblantes d’émotion, il décacheta le paquet et en tira quelques feuilles de papier à lettre couvertes d’une fine écriture, qu’il plaça devant lui et se mit à déplisser.
– Mais qu’est-ce là ? qu’y a-t-il ? Que va-t-on lire ? murmurèrent plusieurs assistants d’un air sombre. D’autres gardaient le silence, mais tous s’étaient assis et observaient la scène avec curiosité. Peut-être s’attendaient-ils en effet à un événement extraordinaire. Véra s’était accrochée à la chaise de son père et avait une telle peur qu’elle retenait ses larmes avec peine. Kolia n’était guère moins effrayé. Lébédev, qui était déjà assis, se releva subitement, prit les bougies et les rapprocha d’Hippolyte pour que celui-ci vît plus clair en lisant.
– Messieurs, c’est… vous allez voir tout de suite ce que c’est, ajouta, on ne sait trop pourquoi, Hippolyte ; et sans transition il commença à lire : « Explication indispensable ». Épigraphe : Après moi le déluge[15] Au diable ! s’exclama-t-il sur le ton d’un homme qui vient de se brûler : comment ai-je pu placer sérieusement une aussi sotte épigraphe ?… Écoutez, messieurs !… je vous assure que tout cela n’est, peut-être, au bout du compte, qu’une affreuse bagatelle ! Ce sont seulement quelques pensées à moi… Si vous croyez qu’il y a là quelque chose de mystérieux ou… de défendu… en un mot…
– Vous feriez mieux de lire sans préambule, interrompit Gania.
– Il cherche un biais ! ajouta un autre.
– Voilà bien du bavardage ! lança Rogojine qui jusque-là était resté muet.
Hippolyte le regarda tout à coup ; au moment où leurs yeux se croisèrent, Rogojine eut un sourire amer et fielleux, puis articula ces paroles étranges :
– Ce n’est pas ainsi qu’il faut se comporter en cette affaire, mon garçon, non…
Certes, personne ne comprit ce que Rogojine voulait dire. Mais sa phrase fit sur l’assistance une impression plutôt singulière : la même idée parut effleurer tous les esprits. Sur Hippolyte, l’effet de cette phrase fut terrible : il se mit à trembler si fort que le prince fut sur le point de lui tendre la main pour l’empêcher de tomber ; et il aurait certainement poussé un cri si la voix ne lui était restée dans le gosier. Il fut une minute entière sans pouvoir articuler un mot. Il respirait péniblement et ne quittait pas Rogojine des yeux. Enfin, reprenant son haleine au prix des plus grands efforts, il proféra :
– Alors c’est vous… c’est vous qui étiez… vous…
– Qui étais quoi ? Que veux-tu dire ? répliqua Rogojine avec l’air de ne pas comprendre.
Mais Hippolyte devint tout rouge et, emporté par une sorte de rage subite, il lança d’une voix cassante et brutale.
– C’est vous qui êtes venu chez moi la semaine dernière, de nuit, après une heure, le lendemain de cette matinée où j’étais allé vous voir. C’est vous ! Avouez-le : c’est vous ?
– La semaine dernière, de nuit ? Est-ce que tu n’as pas perdu le sens, mon garçon ?
Le « garçon » se tut encore un instant, porta l’index à son front et eut l’air de se recueillir. Mais sous son pâle sourire, dont la peur faisait un rictus, perça soudain une expression de ruse et même de triomphe.
– C’est vous ! répéta-t-il presque à demi-voix mais avec l’accent de la plus entière conviction. – Vous êtes venu chez moi et vous êtes resté assis une heure et même plus, sans dire mot, sur une chaise, près de la fenêtre : c’était entre minuit et deux heures ; vous êtes parti avant trois heures… Oui, c’était bien vous ! Pourquoi m’avez-vous fait peur ? Pourquoi êtes-vous venu me tourmenter ? je ne me l’explique pas, mais c’était vous !
Dans son regard s’alluma soudain un immense éclair de haine, mais il n’en continua pas moins à frissonner de frayeur.
– À l’instant, messieurs, vous allez tout savoir, je… je… écoutez…
Et de nouveau il saisit avec précipitation les feuillets de son manuscrit qui s’étaient déplacés et intervertis ; il s’efforça de les remettre en ordre ; ces feuillets tremblaient entre ses doigts frémissants et il fut longtemps à pouvoir les ranger.
– Il est fou ou il délire ! murmura Rogojine d’une voix à peine intelligible.
Enfin la lecture commença. Pendant les cinq premières minutes l’auteur de cet article inattendu eut peine à retrouver le souffle et lut d’une manière décousue et inégale. Mais sa voix s’affermit peu à peu et il arriva à rendre pleinement le sens de ce qu’il lisait. Parfois seulement une toux assez violente l’interrompait ; arrivé à la moitié de sa lecture, il fut pris d’un fort enrouement. Son exaltation qui croissait graduellement finit par atteindre le paroxysme, tandis que s’accentuait à la même allure l’impression morbide ressentie par l’auditoire. Voici tout cet article :
« Explication indispensable »
« Après moi le déluge ! »[16]
« Hier matin, le prince est venu me voir ; entre autres choses il m’a proposé de m’installer dans sa villa. Je savais qu’il ne manquerait pas d’insister sur ce point ; j’étais certain qu’il me déclarerait sans ambage que « je serais mieux pour mourir au milieu des hommes et des arbres », pour reprendre son expression. Mais aujourd’hui il n’a pas employé le mot mourir ; il a dit que « je serais mieux pour y continuer mon existence », ce qui, d’ailleurs, dans mon cas, revient à peu près au même. Je lui ai demandé ce qu’il voulait dire par ces « arbres » dont il parle si souvent, et pourquoi il m’en rebattait ainsi les oreilles. J’ai eu la stupeur de l’entendre me répondre que c’était moi-même qui, l’autre soir, avais déclaré être venu à Pavlovsk pour voir les arbres une dernière fois. Je lui ai fait observer que, pour mourir, il m’était parfaitement égal d’être sous les arbres ou de regarder un mur de briques devant ma fenêtre ; pour deux semaines qui me restaient à vivre, ce n’était pas la peine de faire tant de façons. Il tomba aussitôt d’accord là-dessus, mais il pensait que la verdure et le grand air amèneraient certainement une modification dans mon état physique et changeraient mes rêves et les effets de ma surexcitation, peut-être au point de les rendre tolérables. Je lui objectai de nouveau, en riant, qu’il parlait comme un matérialiste. Il me répliqua avec son habituel sourire qu’il avait toujours été matérialiste. Comme il ne ment jamais, ce n’était pas là une parole en l’air. Son sourire est bon ; je l’ai examiné alors avec plus d’attention. Je ne sais si maintenant je l’aime ou ne l’aime pas ; je n’ai pas le temps pour le moment de me tracasser l’esprit avec cette question. La haine que je lui portais depuis cinq mois, remarquez-le bien, a commencé à tomber complètement dans le cours du dernier mois. Qui sait ? Je suis peut-être allé à Pavlovsk surtout pour le voir. Mais… pourquoi ai-je alors déserté ma chambre ? Le condamné à mort ne doit pas quitter son coin ; si je n’avais pas pris maintenant une résolution définitive et si je m’étais, au contraire, résigné à attendre ma dernière heure, je n’aurais certainement abandonné ma chambre pour rien au monde et je n’aurais pas accepté la proposition de venir « mourir » chez lui à Pavlovsk.
« Il faut que je me hâte pour terminer sans faute avant demain toute cette « explication ». C’est dire que je n’aurai pas le temps de la relire ni de la corriger ; je la relirai demain en la communiquant au prince et à deux ou trois témoins que je compte trouver chez lui. Comme il n’y aura pas ici un seul mot qui ne soit la pure, la suprême et solennelle vérité, je suis curieux de savoir quelle impression j’éprouverai moi-même au moment où je ferai cette lecture. D’ailleurs j’ai eu tort d’écrire ces mots « suprême et solennelle vérité » ; pour quinze jours, cela ne vaut pas la peine de vivre ; c’est la meilleure preuve que je n’écrirai que la vérité. (N. B. – Une idée à ne pas perdre de tue : ne suis-je pas fou en ce moment, ou pour mieux dire : à certains moments ? On m’a positivement affirmé qu’arrivés à la dernière phase de leur maladie, les phtisiques ont des instants d’égarement. Vérifier cela demain par l’impression que produira la lecture sur les auditeurs. Cette question doit être à tout prix résolue de la façon la plus exacte ; sans quoi on ne peut rien entreprendre.)
« Il me semble que je viens d’écrire une sottise énorme ; mais, comme je l’ai dit, je n’ai pas le temps de corriger ; en outre, je me promets de laisser intentionnellement ce manuscrit sans la moindre correction, même si je m’aperçois que je me contredis toutes les cinq lignes. Je veux justement soumettre demain, à l’épreuve de la lecture, la logique de ma pensée, et m’assurer que je remarque mes erreurs ; je saurais ainsi si toutes les idées que j’ai mûries dans cette chambre au cours de ces derniers mois sont véritables, ou s’il ne s’agît que d’un délire.
« Si j’avais dû, il y a deux mois, abandonner complètement ma chambre, comme je vais le faire, et dire adieu au mur de Meyer, je suis sûr que j’aurais éprouvé de la tristesse. Maintenant je ne ressens plus rien, bien que je doive quitter demain pour toujours cette chambre et ce mur ! Donc, mon être est aujourd’hui dominé par la conviction que, pour deux semaines, ce n’est pas la peine d’avoir des regrets ou de s’abandonner à aucun sentiment. Et tous mes sens obéissent peut-être déjà à cette conviction. Mais est-ce bien vrai ? Est-il vrai que ma nature soit complètement domptée ? Si l’on m’infligeait la torture en ce moment, je me mettrais certainement à crier ; je ne dirais pas que ce n’est pas la peine de crier et de ressentir la douleur quand on n’a plus que quinze jours à vivre.
« Toutefois est-il exact qu’il ne me reste que quinze jours à vivre et pas davantage ? Ce que j’ai raconté à Pavlovsk était mensonger : B…ne[17] ne m’a rien dit du tout et ne m’a même jamais vu ; mais il y a une semaine on m’a amené l’étudiant Kislorodov ; c’est un matérialiste, un athée et un nihiliste ; c’est justement pour cela que je l’ai fait venir ; j’avais besoin d’un homme qui me dise enfin la vérité toute nue, sans ménagement ni formes. C’est ce qu’il a fait, non seulement avec empressement et sans circonlocutions, mais même avec un visible plaisir (qui, à mon avis, passait la mesure). Il m’a déclaré brutalement qu’il me restait environ un mois à vivre ; peut-être un peu plus, si les circonstances étaient favorables, peut-être aussi beaucoup moins. Il se peut, selon lui, que je meure subitement, demain par exemple ; cela s’est vu. Pas plus tard qu’avant-hier, une jeune dame phtisique, qui demeure dans le quartier de Kolomna et dont le cas ressemble au mien, se préparait à aller au marché pour faire ses provisions ; se sentant soudainement indisposée, elle s’est étendue sur un divan, a poussé un soupir et rendu l’âme. Kislorodov, m’a rapporté tous ces détails avec une certaine affectation d’insensibilité et d’indifférence, comme s’il me faisait l’honneur, (de me considérer, moi aussi, comme un être supérieur, pénétré du même esprit de négation que lui et n’ayant naturellement aucune peine à quitter la vie. Finalement, un fait demeurait établi, c’est que j’avais un mois à vivre et pas davantage ! Sous ce rapport je suis tout à fait convaincu qu’il ne s’est pas trompé.
« J’ai été très surpris quand le prince a deviné que j’avais des cauchemars ; il a dit, à la lettre, qu’à Pavlovsk « les effets de ma surexcitation et mes rêves » changeraient. Pourquoi a-t-il parlé de mes rêves ? Ou il est médecin, ou c’est un esprit d’une pénétration extraordinaire, capable de deviner bien des choses. (Mais que, tout compte fait, il soit un « idiot », cela n’offre pas de doute.) Juste avant son arrivée, je venais de faire un joli rêve en vérité (comme j’en fais maintenant des centaines). Je m’étais endormi une heure, je crois, avant sa visite et je me voyais dans une chambre qui n’était pas la mienne. Elle était plus grande et plus haute, mieux meublée, claire ; le mobilier se composait d’une armoire, d’une commode, d’un divan et de mon lit, qui était long et large, avec une couverture verte en soie piquée. Dans cette chambre j’aperçus un animal effrayant, une sorte de monstre. Il ressemblait à un scorpion, mais ce n’était pas un scorpion ; c’était quelque chose de plus repoussant et de bien plus hideux. Je crus voir une sorte de mystère dans le fait qu’il n’existait point d’animaux de ce genre dans la nature et qu’il en était néanmoins apparu un exprès chez moi. Je l’examinai à loisir : c’était un reptile brun et squameux, long d’environ quatre verchoks[18] ; sa tête avait la grosseur de deux doigts, mais son corps s’amincissait graduellement vers la queue, dont le bout n’avait pas plus d’un dixième de verchok d’épaisseur. À un verchok de la tête deux pattes se détachaient de part et d’autre du tronc, avec lequel elles formaient un angle de quarante-cinq degrés, si bien que, vu de haut, l’animal prenait l’aspect d’un trident. Je ne vis pas très distinctement sa tête, mais j’y remarquai deux petites tentacules très courtes et également brunes qui ressemblaient à deux grosses aiguilles. On retrouvait deux petites tentacules identiques au bout de la queue et à l’extrémité de chaque pattes ; soit huit en tout. Cette bête courait très vite à travers la chambre en s’appuyant sur ses pattes et sa queue ; pendant sa course, son corps et ses pattes se tordaient comme des serpents avec une prodigieuse vélocité malgré sa carapace ; c’était une chose affreuse à voir. J’avais une peur atroce que l’animal ne me piquât, car on m’avait dit qu’il était venimeux. Mais ce qui me tourmentait le plus, c’était de savoir qui l’avait envoyé dans ma chambre, quel dessein on poursuivait contre moi et que cachait ce mystère. La bête se dissimulait sous la commode, sous l’armoire, et se réfugiait dans les coins. Je m’assis sur une chaise et repliai mes jambes sous moi. L’animal traversa prestement la chambre en diagonale et disparut quelque part près de ma chaise. Je le cherchai des yeux avec épouvante, mais, comme j’étais assis les jambes ramenées sous le corps, j’espérais qu’il ne grimperait pas après la chaise. Tout à coup, j’entendis un léger crépitement derrière moi, non loin de ma nuque. Je me retournai et vis le reptile qui grimpait le long du mur ; il se trouvait déjà à la hauteur de ma tête et frôlait même mes cheveux avec sa queue qui tournait et ondulait avec une agilité extrême. Je fis un bond et le monstre disparut. Je n’osais me mettre au lit, de peur qu’il ne se glissât sous l’oreiller. Ma mère et je ne sais quelle autre personne de sa connaissance entrèrent alors dans la chambre. Elles se mirent à donner la chasse au reptile. Elles étaient plus calmes que moi et ne manifestaient même aucune frayeur, mais n’y comprenaient rien. Soudain le monstre réapparut ; il rampait cette fois d’un mouvement très lent comme s’il avait une intention particulière ; ses nonchalantes contorsions lui donnaient un air encore plus repoussant ; il traversa de nouveau la chambre comme la première fois, se dirigeant vers le seuil. À ce moment ma mère ouvrit la porte et appela Norma, notre chienne ; c’était un énorme terre-neuve au poil noir et frisé ; il y a cinq ans qu’elle est morte. Elle se précipita dans la chambre et s’arrêta comme pétrifiée en face du reptile, qui, lui aussi, cessa d’avancer mais continua à se tordre et à frapper le plancher de ses pattes et de l’extrémité de sa queue. Les animaux sont inaccessibles, si je ne me trompe, aux terreurs mystiques ; mais à ce moment il me sembla qu’il y avait quelque chose de tout à fait étrange et de mystique dans l’épouvante de Norma ; c’était à croire qu’elle devinait, comme moi, dans cet animal une apparition fatale et mystérieuse. Elle recula lentement tandis que le reptile s’avançait prudemment et à pas comptés ; il avait l’air de se disposer à sauter sur elle pour la piquer. Mais en dépit de sa frayeur et bien qu’elle tremblât de tous ses membres, Norma fixait sur l’animal des yeux pleins de rage. À un moment donné, elle découvrit progressivement ses redoutables crocs, ouvrit son énorme gueule rouge, prit son élan et se jeta résolument sur le monstre qu’elle happa. La bête fit, semble-t-il, un violent effort pour se dégager, car Norma dut la ressaisir et cette fois au vol. À deux reprises elle l’engloutit dans sa gueule, la tenant toujours en l’air comme si elle voulait l’avaler. La carapace craqua sous ses dents ; la queue et les pattes de l’animal dépassaient et s’agitaient d’une manière effroyable. Brusquement Norma poussa un hurlement plaintif ; le reptile avait malgré tout réussi à lui piquer la langue. En geignant de douleur la chienne desserra les crocs. Je vis alors dans sa gueule le reptile à moitié broyé qui continuait à se débattre ; de son corps mutilé coulait sur la langue de la chienne un liquide blanc et abondant semblable à celui qui sort d’un cafard quand on l’écrase… C’est à ce moment que je m’éveillai et que le prince entra. »
Hippolyte interrompit subitement sa lecture comme sous l’empire d’une sorte de confusion.
– Messieurs, dit-il, je n’ai pas relu cet article et il me semble, je l’avoue, que j’ai écrit bien des choses inutiles. Ce rêve…
– C’est la vérité, s’empressa d’observer Gania.
– Je conviens qu’il y a là trop d’impressions personnelles, je veux dire : se rapportant exclusivement à ma personne…
En proférant ces mots Hippolyte paraissait exténué ; il essuyait avec son mouchoir la sueur de son front.
– Oui ! monsieur, vous vous intéressez par trop à vous-même, fit Lébédev d’une voix sifflante.
– Mais, messieurs, encore une fois, je ne force personne ; ceux qui ne veulent pas m’écouter peuvent se retirer.
– Il chasse les gens… de la maison d’autrui, marmonna Rogojine sur un ton à peine perceptible.
– Et si nous nous levions tous pour nous en aller ? fit inopinément Ferdistchenko, qui jusque-là n’avait pas osé hausser la voix.
Hippolyte baissa soudain les yeux et saisit son manuscrit. Mais il redressa aussitôt la tête ; ses prunelles brillaient, deux taches rouges coloraient ses joues ; il regarda fixement Ferdistchenko :
– Vous ne m’aimez pas du tout, dit-il.
Des rires éclatèrent, mais la majorité n’y fit point écho. Hippolyte rougit affreusement.
– Hippolyte, dit le prince, ramassez votre manuscrit et donnez-le-moi ; allez vous coucher, ici dans ma chambre. Nous causerons avant de nous endormir et nous reprendrons demain la conversation, mais à condition que vous ne reveniez pas sur ces feuilles. Voulez-vous ?
– Est-ce possible ? fit Hippolyte en lui jetant un regard de réelle surprise. – Messieurs, s’écria-t-il dans un nouvel accès d’excitation fébrile, il s’agit d’un sot épisode où je n’ai pas su garder contenance. Je n’interromprai plus ma lecture. Que celui qui veut écouter, écoute…
Il avala en hâte une gorgée d’eau, s’accouda prestement à la table pour échapper aux regards et reprit avec obstination sa lecture. Sa confusion ne tarda d’ailleurs pas à se dissiper…
« L’idée qu’il ne vaut pas la peine de vivre pour quelques semaines commença, je crois, à m’obséder il y a un mois, lorsque je comptais n’avoir plus que quatre semaines devant moi. Mais elle ne m’a complètement dominé qu’il y a trois jours, le soir où je rentrai de Pavlovsk. La première fois que j’ai senti cette idée me pénétrer jusqu’au plus profond de moi-même, j’étais sur la terrasse chez le prince et je venais justement de me décider à faire de la vie une dernière expérience. J’avais voulu voir les hommes et les arbres (admettons que ce soit moi qui me soit exprimé ainsi) ; je m’étais échauffé et avait pris la défense de Bourdovski, « mon prochain » ; je m’étais laissé aller à l’illusion que tous les assistants m’ouvriraient les bras pour me donner une accolade, qu’ils solliciteraient mon pardon et que je leur demanderais le leur ; en un mot j’avais fini comme un piètre imbécile. Et c’est alors que se révéla en moi cette « suprême conviction ». Cette « conviction », je me demande maintenant comment j’ai pu vivre six grands mois sans l’avoir ! Je savais pertinemment que j’étais atteint de phtisie et incurable ; je ne m’illusionnais pas et voyais clairement mon état. Mais plus je le voyais clairement, plus j’étais avide de vivre ; je m’accrochais à l’existence et voulais la prolonger à tout prix. J’admets que j’aie pu alors m’emporter contre le destin ténébreux et sourd à ma voix, qui avait, sans savoir pourquoi, décidé de m’écraser comme une mouche. Mais pourquoi ne me suis-je pas exclusivement confiné dans cette rage ? Pourquoi ai-je, en fait, commencé à vivre, alors que je savais que cela ne m’était plus permis ? Pourquoi me suis-je livré à cette tentative, la prévoyant sans issue ? Et cependant j’en étais arrivé à ne plus pouvoir lire de livres et à renoncer à la lecture ; à quoi bon lire, à quoi bon s’instruire pour six mois ? Plus d’une fois cette réflexion m’a fait jeter le livre commencé.
« Oui, ce mur de la maison Meyer pourrait en dire long, J’y ai inscrit bien des choses. Il n’y avait pas sur ce mur sale une seule tache que je ne connusse de mémoire. Maudit mur ! Et malgré tout, il m’est plus cher que tous les arbres de Pavlovsk, ou plutôt il devrait l’être, si à présent tout ne m’était égal.
– Je me rappelle maintenant arec quel avide intérêt je me suis mis à suivre leur vie ; je n’avais jamais éprouvé auparavant une pareille curiosité. J’attendais parfois avec impatience et aigreur le retour de Kolia, lorsque j’étais malade au point de ne pouvoir quitter la chambre. J’approfondissais tellement toutes les vétilles, je m’intéressais si vivement à tous les on-dit que j’en devins, je crois, un cancanier. Je ne comprenais pas, par exemple, comment les gens qui avaient en eux tant de vie ne réussissaient pas à s’enrichir (je ne le comprends d’ailleurs pas davantage aujourd’hui). J’ai connu un pauvre diable dont, par la suite, on m’a dit qu’il était mort de faim ; je me souviens que cette nouvelle m’a mis hors de moi ; si on avait pu ressusciter ce malheureux, je l’aurais, je crois, exterminé.
« Il m’arrivait parfois de me sentir mieux pendant de longues semaines et de pouvoir même descendre dans la rue ; mais la rue finit par m’excéder au point que je restais volontairement claustré des journées entières, alors que j’aurais pu sortir comme tout le monde. Je ne pouvais supporter la vue des gens qui grouillaient autour de moi sur les trottoirs, toujours soucieux, moroses, inquiets. À quoi bon leur sempiternelle tristesse, leur incessante et vaine agitation, leur morne et perpétuelle aigreur (car ils sont méchants, méchants, méchants) ? À qui la faute s’ils sont malheureux et ne savent pas vivre, alors qu’ils ont une perspective de soixante années d’existence ? Pourquoi Zarnitsine s’est-il laissé mourir de faim ayant soixante années devant lui ? Et chacun, en montrant ses haillons et ses mains calleuses, se fâche et se récrie : « Nous travaillons comme des bêtes de somme, nous trimons, nous sommes faméliques comme des chiens et traînons la misère ! D’autres ne travaillent pas, ne se donnent aucun mal et sont riches ! » (L’éternel refrain !) À côté d’eux se décarcasse du matin au soir un pauvre hère, tout ratatiné mais de « naissance noble », comme Ivan Fomitch Sourikov, qui demeure au-dessus de chez nous ; il a toujours les coudes percés et ses boutons décousus. Il fait des commissions pour un tas de gens et remplit on ne sait quel office : cela le tient du matin à la nuit. Liez conversation avec lui : il vous dira qu’il est « pauvre, nécessiteux, misérable ; sa femme a trépassé, il n’avait pas de quoi lui acheter des médicaments ; l’hiver, son petit garçon est mort de froid ; sa fille aînée se fait entretenir… » Il geint et pleurniche sans cesse. Oh ! je n’ai ressenti, ni alors ni maintenant, aucune pitié pour ces imbéciles, je le dis avec fierté ! Pourquoi cet individu n’est-il pas un Rothschild ? À qui la faute s’il n’a pas des millions comme Rothschild, s’il n’a pas une montagne d’impériales[19] et de napoléons d’or, une montagne aussi haute que celle que l’on voit à la foire pendant le carnaval ? Puisqu’il lui est donné de vivre, tout est en son pouvoir. À qui la faute s’il ne le comprend pas ?
« Oh ! désormais tout m’est égal ; je n’ai plus le temps de me fâcher. Mais alors, alors, je le répète, je mordais littéralement mon oreiller la nuit et déchirais de rage ma couverture. Oh ! quel rêve je faisais à ce moment et quel souhait ! Je souhaitais de gaîté de cœur que l’on me jetât sur-le-champ à la rue, malgré mes dix-huit ans, à peine vêtu, à peine couvert ; qu’on me laissât absolument seul, sans logis, sans travail, sans un morceau de pain, sans parents, sans une seule connaissance, dans la ville immense, affamé et battu (tant mieux), mais avec la santé. Alors j’aurais montré…
« Qu’est-ce que j’aurais montré ?
« Pouvez-vous me croire inconscient du degré d’abaissement auquel je me suis déjà ravalé, avant de dire cela, par mon « Explication » ? Qui donc ne me prendra pas pour un malheureux blanc-bec, étranger à la vie, en oubliant que je n’ai plus dix-huit ans, car vivre comme j’ai vécu depuis six mois, c’est atteindre l’âge où les cheveux blanchissent ! Mais que l’on se moque si l’on veut et que l’on traite tout ceci de contes ! Car ce sont réellement des contes que je me suis débités à moi-même. J’en ai peuplé des nuits entières et je me les rappelle tous actuellement.
« Mais dois-je les répéter maintenant que, même pour moi, le temps des contes est passé ? Et pour qui ? J’y ai pris plaisir lorsque j’ai vu clairement qu’il m’était même interdit d’étudier la grammaire grecque comme j’en avais eu l’idée ; ayant réfléchi que je mourrais avant d’arriver à la syntaxe, je me suis arrêté dès la première page et j’ai jeté le livre sous la table. Il y est resté ; j’ai défendu à Matriona de le ramasser.
« Il se peut que celui entre les mains de qui mon « Explication » tombera et qui aura la patience de la lire jusqu’au bout me prenne pour un fou ou même pour un collégien, ou plus vraisemblablement pour un condamné à mort, auquel il semble, comme de juste, que, sauf lui, aucun homme ne fait assez de cas de la vie, qu’on la gaspille avec trop de légèreté, qu’on en jouit avec trop de nonchalance et pas assez de conscience, et que, partant, du premier au dernier, tous les hommes en sont indignes. Et après ? Je déclare que mon lecteur se sera trompé et que mes opinions ne sont influencées en rien par ma condamnation à mort. Demandez, demandez-leur seulement comment tous, sans exception, ils comprennent le bonheur ? Ah ! soyez certains que ce n’est pas, quand il a découvert l’Amérique mais quand il a été sur le point de la découvrir que Colomb a été heureux. Soyez persuadés que le monument culminant de son bonheur s’est peut-être placé trois jours avant la découverte du Nouveau-Monde, lorsque l’équipage au désespoir s’est rebellé et a été sur le point de faire demi-tour pour revenir en Europe. Il ne s’agissait pas ici du Nouveau-Monde, qui aurait pu s’effondrer. Colomb est mort l’ayant à peine vu et sans savoir, au fond, ce qu’il avait découvert. Ce qui compte, c’est la vie, la vie seule ; c’est la recherche ininterrompue, éternelle de la vie, et non sa découverte ! Mais à quoi bon ce verbiage ? Je conjecture que tout ceci a une telle apparence de lieux communs que l’on me prendra sans doute pour un collégien des basses classes qui fait un devoir sur le « lever du soleil ». On dira que j’ai peut-être voulu exprimer quelque chose, mais qu’en dépit de tout mon désir je ne suis pas arrivé à… « m’expliquer ». Toutefois j’ajouterai que, dans toute idée de génie, dans toute pensée neuve ou même simplement sérieuse qui naît en un cerveau humain, il y a toujours un reliquat qu’il est impossible de communiquer aux autres, quand bien même on y consacrerait des volumes entiers et l’on ressasserait la chose durant trente-cinq ans. Ce reliquat ne sortira à aucun prix de votre cerveau et il y demeurera à tout jamais ; vous mourrez sans l’avoir transmis à personne, et il enclora peut-être l’essentiel de votre pensée. Si, moi non plus, je ne réussis pas présentement à vous faire ressentir tout ce que j’ai souffert pendant ces six mois, du moins comprendra-t-on que j’aie peut-être payé trop cher la « suprême conviction » à laquelle je suis arrivé maintenant. Voilà ce que j’ai cru nécessaire de mettre en lumière dans mon « Explication », pour une fin connue de moi.
« Mais je reprends le fil de mon récit.
« Je ne veux pas mentir ; pendant ces six mois la réalité m’a plus d’une fois ressaisi et entraîné au point de me faire oublier ma condamnation, ou plutôt de m’amener à n’y plus vouloir penser et à me mettre au travail. À ce propos je rappellerai les conditions dans lesquelles je vivais alors. Il y a environ huit mois, quand mon mal empira, je rompis toutes mes relations et cessai de voir mes anciens camarades. Comme j’avais toujours été d’humeur assez chagrine, ceux-ci n’eurent pas de peine à m’oublier ; ils m’auraient d’ailleurs oublié même si j’avais été autrement. Ma vie à la maison, c’est-à-dire « en famille », était celle d’un solitaire. Il y a environ cinq mois, je m’enfermai une fois pour toutes et m’isolai complètement des miens. On avait coutume de se plier à mes volontés et nul ne se permettait d’entrer dans ma pièce, sauf aux heures fixées pour faire le ménage et m’apporter mon dîner. Ma mère tremblait devant mes ordres et n’osait même pas larmoyer en ma présence quand parfois je me décidais à la laisser entrer. Elle battait continuellement les enfants pour qu’ils ne fissent pas de bruit et ne me dérangeassent point ; c’est vrai, je me plaignais souvent de leurs cris ; je m’imagine comme ils doivent m’aimer maintenant ! Je crois avoir aussi pas mal tourmenté le « fidèle Kolia », pour lui garder le surnom que je lui ai donné. Dans ces derniers temps il m’a rendu la pareille : tout cela était dans l’ordre des choses, les hommes ayant été créés pour se faire souffrir les uns les autres. Toutefois j’ai remarqué qu’il supportait ma mauvaise humeur comme s’il s’était juré de ménager un malade. Cela m’a naturellement irrité ; j’eus aussi l’impression qu’il s’était mis en tête d’imiter l’« humilité chrétienne » du prince, ce qui ne laissait pas d’être quelque peu ridicule. Ce garçon a l’enthousiasme de la jeunesse ; aussi imite-t-il tout ce qu’il voit. Mais il m’a parfois semblé que le moment était venu de l’inviter à se faire une personnalité. Je l’aime beaucoup. J’ai aussi tourmenté Sourikov, qui demeure au-dessus de chez nous et qui fait, du matin au soir, Dieu sait quelles commissions ! J’ai passé mon temps à lui démontrer que sa misère n’était imputable qu’à lui, si bien qu’il a fini par prendre peur et n’a plus mis les pieds chez moi. C’est un homme très humble, excessivement humble. (N. B. – On prétend que l’humilité est une force terrible ; il faut demander au prince des explications là-dessus, car l’expression est de lui.) Mais quand je montai, au mois de mars, chez eux pour voir comment ils avaient laissé « geler », comme ils disaient, leur petit garçon, je souris involontairement devant le cadavre de l’enfant et recommençai à expliquer à Sourikov que « c’était sa faute ». Alors les lèvres de ce bonhomme rabougri se mirent soudain à trembler ; il me posa une main sur l’épaule et, de l’autre, me montra la porte : « Sortez, monsieur ! » me dit-il doucement, presque dans un chuchotement. Je sortis ; son geste me plut beaucoup, il me plut même au moment où je fus mis à la porte ; toutefois ses paroles me laissèrent longtemps après, quand je me les remémorais, une impression étrange et pénible, quelque chose comme un sentiment de méprisante commisération à son égard, sentiment que j’aurais bien voulu ne pas éprouver. Même sous le coup d’une pareille offense (car je sens bien que, sans en avoir eu l’intention, je l’avais offensé), cet homme n’avait pas été capable de se fâcher ! Si ses lèvres s’étaient mises à frissonner, ce n’avait nullement été sous l’empire de la colère, je vous le jure ; il m’avait saisi le bras et lancé sa superbe apostrophe « Sortez, monsieur ! » sans le moindre courroux. Il était à ce moment-là plein de dignité, au point même que cette dignité contrastait avec sa mine (ce qui était en vérité d’un effet fort comique), mais il n’y avait en lui pas une ombre d’irritation. Peut-être s’était-il senti un soudain mépris à mon égard. Depuis lors, je l’ai rencontré deux ou trois fois dans l’escalier ; il m’a salué aussitôt en levant son chapeau, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. Mais il ne s’arrêtait plus comme autrefois ; il passait rapidement à côté de moi avec un air confus. Même s’il me méprisait, c’était encore à sa manière : « avec humilité ». Peut-être me donnait-il ces coups de chapeau par simple crainte, parce que j’étais le fils de sa créancière : il doit toujours de l’argent à ma mère et il est dans l’incapacité absolue de s’acquitter. Cette supposition est même la plus probable. J’ai eu l’idée de m’en expliquer avec lui ; je suis sûr qu’au bout de dix minutes il m’aurait demandé pardon ; mais j’ai réfléchi qu’il valait mieux le laisser tranquille.
« À cette époque, c’est-à-dire vers la mi-mars, lorsque Sourikov laissa « geler » son enfant, je me sentis subitement beaucoup mieux, et ce mieux dura près de deux semaines. Je me mis à sortir, le plus souvent à la tombée de la nuit. J’aimais les crépuscules de mars, lorsque le gel commence et qu’on allume le gaz ; j’allais parfois me promener assez loin. Un jour, dans la rue des Six-Boutiques, un quidam qui avait un air de gentilhomme, mais dont je ne distinguais pas les traits, passa devant moi dans l’obscurité ; il portait un paquet enveloppé dans du papier et était vêtu d’un paletot misérable, fripé et trop léger pour la saison. Quand il fut à la hauteur d’un réverbère, à dix pas environ devant moi, je vis quelque chose tomber de sa poche. Je m’empressai de relever l’objet. Il était temps, car un individu affublé d’un long caftan s’était déjà précipité dessus ; mais, le voyant en ma possession, il en prit son parti, jeta un coup d’œil sur mes mains et passa son chemin. Cet objet était un grand portefeuille en maroquin de forme ancienne ; il était bourré de papiers à en craquer, mais, je ne sais pourquoi, je devinai au premier coup d’œil qu’il devait contenir de tout, sauf de l’argent. Le passant qui l’avait égaré était déjà à quarante pas devant moi ; il allait bientôt se perdre dans la foule. Je courus après lui et l’appelai ; mais, comme je ne pouvais crier autre chose que « eh ! », il ne se retourna même pas. Soudain il s’engouffra à gauche sous une porte cochère. Quand j’arrivai sous cette porte, où régnait une profonde obscurité, il n’y avait plus personne. La maison était une de ces immenses bâtisses que construisent les spéculateurs pour y aménager une quantité de petits logements ; il y a de ces immeubles qui en comptent jusqu’à une centaine En franchissant la porte cochère, je crus voir dans l’angle droit et au fond d’une vaste cour quelqu’un qui s’éloignait, mais les ténèbres m’empêchèrent d’en discerner davantage. Je courus jusqu’à ce coin et découvris l’entrée d’un escalier étroit, fort sale et sans éclairage. En entendant dans le haut les pas précipités d’un homme qui montait, je me lançai dans l’escalier, comptant rejoindre sa trace avant qu’on lui eût ouvert la porte. C’est ce qui advint. Les paliers étaient très rapprochés, mais le nombre m’en parut sans fin et j’y perdis le souffle. Une porte s’ouvrit et se referma au cinquième étage. Je le devinai quand j’étais encore trois paliers plus bas. Il me fallut quelques minutes pour arriver au cinquième, reprendre haleine et chercher la sonnette. Enfin une femme qui était en train d’attiser le feu d’un samovar dans une minuscule cuisine vint m’ouvrir. Elle écouta mes questions en silence, n’y comprit certainement rien et, toujours sans desserrer les dents, me fit entrer dans une pièce voisine. C’était une très petite chambre, tout à fait basse et dont le misérable ameublement se réduisait au strict nécessaire ; sur un immense lit à courtines était couché un personnage que la femme appela « Térentitch » et qui me fit l’effet d’être gris. Un bout de chandelle brûlait sur une table dans un bougeoir en fer, à côté d’un demi-stof[20] d’eau-de-vie presque vide. Sans se lever Térentitch meugla quelques sons inarticulés à mon adresse et me montra de la main la porte suivante. La femme avait disparu, en sorte qu’il ne me restait qu’à pousser cette porte. C’est ce que je fis et je pénétrai dans la chambre à côté.
Celle-ci était encore moins large et plus exiguë que la première, au point que je ne savais même pas comment m’y retourner. Un lit étroit placé dans l’angle obstruait presque toute la pièce ; le reste de l’ameublement se composait de trois chaises ordinaires, encombrées de toute sorte de haillons, et d’une grossière table de cuisine devant un vieux divan recouvert de toile cirée, le tout si rapproché qu’à peine pouvait-on se faufiler entre la table et le lit.
« Une chandelle de suif dans un bougeoir en fer, pareil à celui de l’autre chambre, était posée sur la table. Un bébé de trois semaines au plus vagissait, couché sur le lit ; une femme malade et pâle lui « changeait » ou plutôt lui rebandait ses langes. Elle paraissait jeune encore et était négligemment vêtue ; on voyait qu’elle commençait à relever de couches. Quant à l’enfant, il ne cessait de crier dans l’attente du maigre sein de sa mère. Sur le divan dormait un autre enfant, une fillette de trois ans sur laquelle on avait jeté un vêtement qui avait l’air d’un frac. Près de la table se tenait un homme habillé d’une redingote très fripée (il avait déjà ôté son paletot qu’il avait posé sur la lit), en train de défaire un paquet enveloppé de papier bleu et renfermant deux livres de pain blanc et deux petites saucisses. Il y avait encore sur la table une théière remplie et des restes de pain noir. Sous le lit on pouvait distinguer une valise ouverte et deux paquets contenant des hardes.
« En un mot c’était un effroyable fouillis. Le monsieur et la dame me firent à première vue l’effet d’être des gens convenables, mais réduits par la misère à cet état de dégradation où le désordre s’impose au point qu’on ne réagit plus contre lui, qu’on arrive à s’y habituer et qu’on finit même, non seulement par ne plus pouvoir s’en passer, mais encore par trouver ; dans son quotidien accroissement je ne sais quel amer plaisir de revanche.
« Lorsque j’entrai, le monsieur qui venait aussi d’arriver déballait ses provisions et s’entretenait avec sa femme sur un ton d’extrême nervosité ; celle-ci n’avait pas encore fini d’emmailloter le bébé et s’était déjà mise à pleurnicher ; il est probable que les nouvelles apportées par son mari étaient mauvaises comme à l’ordinaire. Le visage du monsieur me parut bienséant, voire agréable. C’était un homme d’environ vingt-huit ans, brun, sec, qui portait des favoris noirs et avait le menton rasé de près. Il avait l’air morose et son regard était morne, mais avec une nuance de fierté maladive, facilement irritable. Mon arrivée donna lieu à une scène étrange.
« Il y a des gens qui puisent une jouissance extrême dans leur irascibilité, surtout lorsqu’elle atteint (ce qui arrive toujours très vite) son diapason le plus élevé ; à ce moment-là on dirait même qu’ils trouvent plus de satisfaction à être offensés qu’à ne pas l’être. En retour, ces gens irascibles éprouvent par la suite les douleurs du repentir, bien entendu s’ils sont intelligents et en état de comprendre qu’ils se sont emportés dix fois plus que de raison. Ce monsieur une regarda un moment avec stupéfaction, tandis que le visage de sa femme exprimait la frayeur, comme si l’apparition d’un être humain dans leur chambre eût constitué un événement terrible. Mais soudain, avant que j’aie eu le temps de balbutier deux mots, il se jeta sur moi avec une sorte de rage. Il était profondément blessé de voir un homme bien vêtu se permettre d’entrer sans façon dans son bouge et de plonger ses regards sur le pitoyable intérieur dont lui-même avait honte. Certes il savourait en même temps une manière de joie à l’idée de passer sur quelqu’un le dépit que lui causaient ses insuccès. Je crus même un instant qu’il allait me battre ; il devint pâle comme une femme en proie à un accès d’hystérie, ce qui épouvanta sa compagne.
– Comment avez-vous osé entrer ainsi ! Sortez ! cria-t-il en tremblant au point de pouvoir à peine articuler.
« Mais tout à coup il vit son portefeuille dans mes mains.
– Je crois que vous avez laissé tomber ceci, dis-je d’un ton aussi calme et aussi sec que possible (c’était d’ailleurs le ton qui convenait).
« Debout devant moi, frappé d’effroi, l’homme fut quelque temps comme sans rien comprendre. Puis, d’un geste rapide, il tâta sa poche, ouvrit une bouche hébétée et se frappa le front.
– Mon Dieu ! où l’avez-vous trouvé ? De quelle façon ?
« Je lui expliquai en peu de mots et d’un ton encore plus sec comment j’avais ramassé le portefeuille, comment j’avais couru après lui en le hélant et enfin comment je l’avais suivi quatre à quatre dans l’escalier, en quelque sorte à l’aveuglette.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-il en s’adressant à sa femme, ce sont tous mes papiers, mes derniers instruments, enfin tout !… » Oh ! monsieur, savez-vous quel service vous venez de me rendre ? J’étais un homme perdu !
« Entre temps j’avais saisi le bouton de porte pour sortir sans répondre, mais j’étouffai et fus secoué d’un brusque accès de toux, si véhément qu’à peine pouvais-je rester debout. Je vis le monsieur tourner en tous sens pour me trouver une chaise libre ; il prit enfin les haillons qui traînaient sur un siège, les jeta par terre et me fit asseoir en toute hâte mais avec précaution. Ma quinte se prolongea encore pendant au moins trois minutes. Quand je revins à moi, il était assis à mon côté sur une autre chaise qu’il avait sans doute aussi débarrassée de ses hardes et il me regardait fixement.
– Vous avez l’air de… souffrir ? fit-il du ton que prennent habituellement les médecins en abordant leurs malades… – Je suis moi-même… médecin (il n’employa pas le mot « docteur »). Et, ce disant, il montra d’un geste la chambre, comme pour protester contre sa situation actuelle.
– Je vois que vous…
– Je suis phtisique, articulai-je laconiquement en me levant.
« Il se leva, lui aussi, d’un bond.
– Peut-être que vous exagérez… En vous soignant…
« Il était très troublé et n’arrivait pas à se ressaisir ; il tenait le portefeuille dans sa main gauche.
– Oh ! ne vous inquiétez pas ! l’interrompis-je de nouveau en saisissant le bouton de la porte ; j’ai été examiné la semaine dernière par B… ne[21] (là encore, je citai le nom de B… ne) et mon affaire est claire. Excusez-moi !
« J’avais derechef l’intention d’ouvrir la porte et de laisser le docteur confus, reconnaissant et écrasé de honte, mais ma maudite toux me reprit juste à ce moment. Mon docteur me fit alors rasseoir et insista pour que je me repose ; il se tourna vers sa femme qui, sans bouger de place, m’adressa quelques paroles affables de gratitude. Ce faisant elle se troubla tellement que ses joues sèches et décolorées s’empourprèrent. Je restai, mais pris l’air de quelqu’un qui désire laisser paraître à tout moment une crainte extrême d’être importun (c’était l’air qui convenait). Je remarquai que le repentir avait fini par torturer mon docteur.
– Si je…, commença-t-il en s’interrompant à chaque instant et en sautant d’une phrase à l’autre, je vous suis si reconnaissant et j’ai si mal agi avec vous… je… vous voyez – il montra de nouveau la chambre – en ce moment je me trouve dans une telle situation…
– Oh ! dis-je, c’est tout vu ; le cas n’a rien de nouveau ; vous avez probablement perdu votre place et vous êtes venu dans la capitale pour vous expliquer et en chercher une autre ?
– D’où… l’avez-vous appris ? demanda-t-il étonné.
– Cela se voit au premier coup d’œil, répondis-je sur un ton d’involontaire ironie. – Beaucoup de gens arrivent ici de province avec des espérances ; ils font des pas et des démarches et vivent ainsi au jour le jour.
« Il se mit à parler avec une chaleur soudaine ; ses lèvres tremblaient ; je dois dire que ses lamentations et son récit me touchèrent ; je restai chez lui près d’une heure. Il m’exposa son histoire qui, du reste, n’avait rien d’extraordinaire. Médecin en province, au service de l’État, il avait été victime d’intrigues auxquelles avait même été mêlé le nom de sa femme. Sa fierté s’était révoltée et il avait perdu patience. Là-dessus, un mouvement dans le personnel administratif ayant été favorable à ses ennemis, on avait travaillé en sous-main contre lui et il avait été l’objet d’une plainte ; il avait dû abandonner sa place et aller avec ses dernières ressources à Pétersbourg pour fournir des explications. Là, comme toujours, on le traîna en longueur avant de lui accorder audience ; puis on l’écouta, puis on l’éconduisit, puis on lui fit des promesses, puis on l’admonesta sévèrement, puis on lui ordonna d’exposer son affaire par écrit, puis on refusa de recevoir son mémoire et on l’invita à présenter une requête. Bref, il avait couru pendant cinq mois et mangé tout ce qu’il avait ; les robes de sa femme étaient engagées au mont-de-piété jusqu’à la dernière ; c’est à ce moment qu’un enfant leur était né et… et… « aujourd’hui on m’a signifié le rejet définitif de ma requête ; je n’ai pour ainsi dire plus de pain, je n’ai plus rien et ma femme relève de couches. Je, je… »
« Il se dressa brusquement et se détourna. Sa femme pleurait dans un coin ; l’enfant recommença à piailler. J’ouvris mon carnet et me mis à inscrire quelques notes. Lorsque j’eus fini et me levai, je le vis planté devant moi qui me regardait avec une curiosité craintive.
« J’ai noté votre nom, lui dis-je, et tout le reste : la localité où vous avez servi, le nom de votre gouverneur, les dates et les mois. J’ai un camarade d’école nommé Bakhmoutov dont l’oncle, Pierre Matvéïévitch Bakhmoutov, est conseiller d’État actuel et directeur de département…
– Pierre Matvéïévitch Bakhmoutov ! s’écria mon médecin dans une sorte de tremblement, mais c’est de lui que presque toute cette affaire dépend !
« Et, de fait, dans l’histoire de mon médecin et dans son dénouement, auquel je contribuai d’une façon si inopinée, tout s’enchaîna et s’arrangea, selon les prévisions, comme dans un roman. J’engageai ces pauvres gens à ne fonder aucune espérance sur moi, attendu que j’étais moi-même un pauvre collégien (j’exagérais à dessein l’humilité de ma situation, car il y avait longtemps que j’avais terminé mes études au collège). J’ajoutai qu’ils n’avaient pas besoin de savoir mon nom, mais que j’irais de ce pas au Vassili Ostrov[22] pour voir mon camarade Bakhmoutov. J’étais sûr que son oncle, le conseiller d’État actuel, vieux garçon, sans enfants, adorait mon camarade jusqu’à la passion, voyant en lui le dernier rejeton de sa famille. Peut-être, dis-je en terminant, que ce camarade pourra faire quelque chose pour vous et, comme de raison, à cause de moi, auprès de son oncle. »
– Si on me laissait seulement m’expliquer devant Son Excellence ! Si j’arrivais à pouvoir obtenir l’honneur de me justifier de vive voix ! s’écria-t-il en frissonnant comme s’il avait la fièvre, tandis que ses yeux étincelaient.
« C’est bien l’expression qu’il employa : « Si j’arrivais à pouvoir obtenir l’honneur… » Après avoir répété une fois de plus que l’affaire raterait sûrement et que tous nos efforts resteraient stériles, j’ajoutai que, si je ne venais pas chez eux le lendemain matin, cela voudrait dire que tout serait fini et qu’ils n’avaient plus rien à attendre. Ils me reconduisirent avec force saluts et semblaient presque avoir perdu la tête. Jamais je n’oublierai l’expression de leur visage. Je pris un fiacre et me rendis sur-le-champ au Vassili Ostrov.
« Nous avions vécu dans une continuelle inimitié, ce Bakhmoutov et moi, pendant plusieurs années de collège. On le tenait chez nous pour un aristocrate ; c’était du moins ainsi que je l’avais qualifié. Il était toujours très bien mis et arrivait dans son propre équipage. Il n’était pas fier ; c’était un excellent camarade, d’une perpétuelle bonne humeur, parfois même très spirituel, sans être d’une grande intelligence ; cependant il était toujours le premier de la classe, et moi je n’ai jamais été premier en rien. Tous ses condisciples l’aimaient, sauf moi. Pendant ces quelques années il m’avait à diverses reprises fait des avances, mais je m’étais chaque fois détourné de lui d’un air maussade et irrité. Il y avait environ un an que je ne l’avais revu ; il était à l’Université. Quand j’entrai chez lui, vers les neuf heures du soir (non sans formalités cérémonieuses, car des domestiques m’annoncèrent), il me reçut d’abord avec étonnement et même d’une manière assez peu affable. Mais il ne tarda pas à retrouver sa gaîté et partit d’un brusque éclat de rire en me regardant :
– Quelle idée vous a pris de venir me voir, Térentiev ? s’écria-t-il avec le cordial sans-façon qui lui était familier ; son ton était parfois cavalier mais jamais offensant ; c’était un trait que j’aimais en lui et qui pourtant était la cause de ma haine à son égard. – Mais quoi donc ? s’écria-t-il avec effroi, vous êtes si malade ?
« La toux m’avait repris ; je m’affaissai sur une chaise et pus à peine retrouver le souffle.
– Ne vous inquiétez pas, dis-je, je suis phtisique. J’ai une prière à vous adresser.
« Surpris, il s’assit, cependant que je lui racontais toute l’histoire du docteur, lui expliquant qu’il pourrait peut-être faire quelque chose de son côté, étant donné l’influence considérable qu’il avait sur son oncle.
– Je le ferai, je le ferai sans faute ; dès demain j’entreprendrai mon oncle ; je suis même très content, et vous avez si gentiment raconté tout cela…. Mais comment l’idée vous est-elle venue, Térentiev, de vous adresser à moi malgré tout ?
– Tout dépend de votre oncle en cette affaire ; en outre, Bakhmoutov, nous avons toujours été ennemis et, comme vous êtes un noble caractère, j’ai pensé que vous n’opposeriez pas un refus à un ennemi, ajoutai-je avec une pointe d’ironie.
– Tel Napoléon faisant appel à l’hospitalité de l’Angleterre ! s’écria-t-il dans un éclat de rire. – Oui, je ferai le nécessaire, je le ferai ! J’irai même tout de suite, si c’est possible ! s’empressa-t-il d’ajouter en me voyant me lever d’un air grave et sévère.
« Effectivement, cette affaire s’arrangea d’une manière tout à fait inattendue et à notre plus entière satisfaction. Au bout de six semaines notre médecin obtint une nouvelle place dans une autre province ; on le défraya de son déplacement et on lui alloua même un subside. Je soupçonne Bakhmoutov d’avoir amené le docteur à accepter de lui une avance à titre de prêt ; il allait le voir souvent (alors que moi-même je cessai à dessein mes visites ; quand, par hasard, le docteur venait chez moi, je le recevais presque sèchement) ; pendant ces six semaines je rencontrai Bakhmoutov une ou deux fois, et nous nous revîmes une troisième fois quand nous fêtâmes le départ du docteur. Bakhmoutov donna chez lui un dîner d’adieu avec du champagne ; la femme du docteur y assista aussi, mais elle nous quitta de bonne heure pour aller s’occuper du bébé. C’était au début de mai, la soirée était belle et le globe énorme du soleil descendait dans le golfe[23]. Bakhmoutov me reconduisit à la maison ; nous passâmes par le pont Nicolas et étions un tantinet éméchés tous les deux. Il me parla de sa vive satisfaction pour l’heureuse issue de l’affaire ; il me remercia de je ne sais trop quoi, m’expliqua le bien-être qu’il ressentait après avoir fait une bonne action et prétendît que tout le mérite m’en revenait. Il donna tort aux nombreuses personnes qui professent et prétendent aujourd’hui qu’une bonne œuvre individuelle n’a aucune signification.
« Une irrésistible envie de parler s’empara aussi de moi.
– Celui qui prend sur lui d’accomplir un acte individuel, de charité, commençai-je, attente à la nature de l’Homme et fait fi de la dignité personnelle de son obligé. Par contre, l’organisation de la « charité sociale » et la question de la liberté individuelle sont deux choses différentes, mais qui ne s’excluent point. La bonne action privée continue à exister parce qu’elle correspond à un besoin de l’homme : au besoin vital d’exercer une influence directe sur son prochain. Il y avait à Moscou un vieux général, j’entends un « conseiller d’État, actuel[24] », porteur d’un nom allemand. Il avait passé sa vie à visiter les prisons et les criminels ; chaque groupe de condamnés dont on préparait l’envoi en Sibérie savait d’avance qu’il aurait la visite de ce petit vieux au Mont-des-Moineaux[25]. Celui-ci s’acquittait de sa tâche avec beaucoup de sérieux et de piété ; il arrivait, passait en revue tous les forçats rangés autour de lui, s’arrêtant devant chacun d’eux, s’informant de leurs besoins, ne leur faisant presque jamais de morale et les appelant tous « mes pauvres amis ». Il distribuait de l’argent, leur envoyait les effets indispensables, du linge pour envelopper les pieds, de la toile ; quelquefois il leur apportait de petits livres religieux qu’il donnait à ceux qui savaient lire, profondément convaincu qu’ils les feuilletteraient durant la route et en feraient connaître le contenu à ceux qui ne savaient pas lire… Il les interrogeait rarement sur leurs forfaits ; tout au plus écoutait-il ceux qui entraient d’eux-mêmes dans la voie des confidences. Il ne faisait aucune différence entre les criminels, qu’il mettait tous sur le même pied. Il leur parlait comme à des frères ; eux-mêmes finissaient par le considérer comme un père. S’il remarquait dans un groupe une femme avec un enfant sur les bras, il s’en approchait, caressait le petit et faisait claquer ses doigts pour l’amuser. C’est ainsi qu’il, passa sa longue vie jusqu’à sa mort ; en fin de compte il arriva à être connu dans toute la Russie et dans toute la Sibérie, du moins chez les condamnés. Un homme qui avait été en Sibérie m’a raconté qu’il avait été lui-même témoin de la façon dont les criminels les plus endurcis se souvenaient du général, quoique celui-ci, en visitant les escouades de déportés, eût rarement les moyens de donner plus de vingt kopeks à chacun d’eux. Il est vrai que ces gens ne parlaient de lui ni en termes très chaleureux, ni même sur un ton très sérieux. Parfois, l’un de ces « malheureux », qui avait peut-être massacré une douzaine de personnes ou assassiné six enfants pour l’unique plaisir de tuer (on dit qu’il existait des scélérats de cette espèce), poussait un soupir et s’exclamait : « Que devient le vieux bonhomme de général ? Qui sait s’il est encore en vie ? » Cette réflexion lui venait sans raison apparente et peut-être une seule fois au cours des vingt années de sa peine. Il l’accompagnait même d’un sourire, qui sait ? Et rien de plus. Mais qui vous dit qu’une semence n’avait pas été jetée pour toujours dans cette âme par le « petit vieux » dont l’homme gardait encore le souvenir après vingt années ? Pouvez-vous connaître, Bakhmoutov, l’influence de cette communion d’un être humain avec un autre sur la destinée de ce dernier ?… Il y a là toute une vie, une possibilité infinie de ramifications qui nous échappe. Le meilleur et le plus sagace joueur d’échecs ne peut prévoir qu’un nombre restreint des coups de son adversaire ; on a parlé comme d’un prodige d’un joueur français qui pouvait calculer dix coups à l’avance. Or, combien y a-t-il ici de coups et de combinaisons qui nous échappent ? En lançant la semence, en faisant sous n’importe quelle forme votre « acte de charité », votre bonne action, vous donnez une partie de votre personnalité et vous recevez une partie de celle d’autrui ; il y a communion entre vos deux êtres ; un peu d’attention, et vous êtes déjà récompensé par le savoir, par les découvertes tout à fait inattendues. Vous finirez nécessairement par considérer votre bonne œuvre comme une science ; elle dominera toute votre vie et peut-être la remplira entièrement.
« D’autre part, toutes vos pensées, toutes les semences que vous avez jetées et peut-être déjà oubliées prendront racine et croîtront. Celui qui les a reçues de vous les communiquera à un autre. Et qui sait quelle part vous reviendra à l’avenir dans la solution des problèmes dont dépend le destin de l’humanité ? Et si votre savoir et toute une vie vouée à ce genre d’occupation vous élèvent enfin à des hauteurs d’où vous puissiez semer en grand et léguer à l’univers une pensée immense, alors… Et cætera : je parlai encore longuement sur ce thème.
– Et dire que la vie vous est refusée ! s’écria Bakhmoutov avec l’air d’adresser un véhément reproche à un tiers.
« À cet instant, nous étions accoudés au parapet du pont et nous regardions la Néva.
– Savez-vous la pensée qui m’est venue à l’esprit ? dis-je en me penchant davantage par-dessus la balustrade.
– Serait-ce de vous jeter à l’eau ? s’écria Bakhmoutov presque effrayé. (Peut-être avait-il lu cette pensée sur mon visage.)
– Non, pour le moment, je me borne au raisonnement suivant. Voici : il me reste maintenant deux ou trois mois à vivre, peut-être quatre ; mais prenons, par exemple, le moment où il ne me restera que deux mois et supposons qu’à ce moment-là, je veuille faire une bonne action qui exige un effort, des courses, des tracas dans le genre de ceux que m’a occasionnés l’affaire du docteur. Dans ce cas, il me faudrait renoncer à cette bonne action, faute de temps, et en chercher, une autre qui soit de moindre importance et rentre dans mes moyens (si, toutefois, la passion de faire de bonnes actions m’entraîne à ce point). Convenez que c’est là une idée plaisante !
« Le pauvre Bakhmoutov était fort inquiet sur mon compte ; il m’accompagna jusqu’à mon logis et eut la délicatesse de ne pas se croire obligé de me consoler ; il garda presque tout le temps le silence. En prenant congé de moi, il me serra chaleureusement la main et me demanda la permission de revenir me voir. Je lui répondis que, s’il voulait venir chez moi à titre de « consolateur » (car, même silencieuse, sa visite aurait un but de consolation ; et je lui expliquai), sa présence ne serait pour moi rien d’autre qu’un memento mori. Il haussa les épaules mais convint que j’avais raison ; nous nous séparâmes assez courtoisement, contre mon attente.
« C’est pendant cette soirée et au cours de la nuit suivante que je sentis germer en moi ma « dernière conviction ». Je m’attachai avidement à cette nouvelle pensée, je l’analysai avec ferveur dans tous ses détours et sous tous ses aspects (je ne dormis pas de la nuit). Et plus je l’approfondissais, plus je m’en pénétrais, plus elle me remplissait d’effroi. Une frayeur atroce finit par m’envahir ; elle ne me quitta plus les jours suivants. Parfois, sa seule évocation suffisait à me faire passer par les transes d’une nouvelle épouvante. J’en conclus que ma « dernière conviction » s’était ancrée en moi avec trop de force pour ne pas amener fatalement un dénouement. Mais, je n’avais pas assez d’audace pour me décider. Trois semaines plus tard, ces tergiversations cessèrent et l’audace me vint, grâce à une circonstance fort étrange.
« Je note ici, dans mon explication, tous ces chiffres, toutes ces dates. Certes, cela me sera plus tard indifférent, mais maintenant (et peut-être seulement en cet instant) je veux que ceux qui auront à juger mon action puissent se représenter clairement par quelle chaîne de déductions logiques je suis arrivé à ma « dernière conviction ».
« Je viens d’écrire que j’acquis l’audace décisive qui me faisait défaut pour mettre en pratique cette « dernière conviction » non point, à ce que je crois, par voie de déduction logique, mais à la suite d’un choc imprévu, d’un événement anormal qui pouvait n’avoir absolument aucun lien avec la cours de l’affaire.
« Il y a environ dix jours, Rogojine me fit une visite à propos d’une question qui le concernait et dont il n’y a pas lieu de parler ici. Je ne l’avais jamais vu auparavant, mais j’avais beaucoup entendu parler de lui. Je lui donnai tous les renseignements dont il avait besoin et il ne tarda pas à se retirer. Comme c’était l’unique objet de sa démarche, les choses auraient bien pu en rester là entre nous. Mais il m’avait vivement intéressé et, pendant toute la journée, je fus en proie à de si étranges pensées que je me décidai à lui rendre sa visite le lendemain. Il ne cacha pas son mécontentement de me voir et me laissa même « délicatement » entendre que nous n’avions pas à prolonger nos relations. Je n’en passai pas moins chez lui une heure qui ne manqua pas d’intérêt pour moi ni, je pense, pour lui. Le contraste était si absolu entre nous que nous ne pûmes pas ne pas nous en apercevoir, moi surtout. J’étais l’homme dont les jours sont comptés ; lui, au contraire, était plein de vie impulsive, tout entier à la passion du moment, sans souci des « dernières » déductions, des chiffres ou de quoi que ce fût, sans égard à ce qui… à ce qui… disons : à ce qui n’était pas l’objet de sa folie. Que M. Rogojine me passe cette expression et la mette sur le compte de la maladresse d’un médiocre écrivain à exprimer sa pensée. En dépit de son peu d’amabilité, il me donna l’impression d’un homme d’esprit, capable de comprendre bien des choses, bien qu’il ne s’intéressât guère à ce qui ne le touchait pas directement. Je ne lui fis aucune allusion à ma « dernière conviction », mais j’eus, à certains indices, le sentiment qu’il lui avait suffi de m’écouter pour la deviner. Il gardait le silence ; cet homme est prodigieusement taciturne. Au moment de partir, je lui suggérai qu’en dépit des différences et du contraste qui nous séparaient – les extrémités se touchent[26] – (je lui traduisis cela en russe), lui-même n’était peut-être pas aussi éloigné de cette « dernière conviction » qu’on pouvait le croire. À quoi il me répondit par une grimace hargneuse et pleine d’aigreur, puis il se leva et alla me chercher ma casquette en faisant mine de croire que je me disposais à partir ; sous couleur de me reconduire par politesse il me mit tout simplement hors de sa lugubre demeure. Celle-ci m’a frappé ; on dirait un cimetière ; cependant, je crois qu’elle lui plaît et cela se conçoit ; il vit d’une vie trop intense et trop directe pour éprouver le besoin d’une ambiance plus aimable.
« Cette visite à Rogojine m’avait harassé. D’ailleurs, je m’étais trouvé indisposé dès le matin ; vers le soir, je ressentis une grande faiblesse et m’étendis sur mon lit ; par moments, une fièvre intense m’envahissait et me faisait même délirer. Kolia resta près de moi jusqu’à 11 heures. Je me rappelle néanmoins tout ce qu’il me dit et tout ce dont nous parlâmes. Mais, lorsque, par intermittences, mes yeux se fermaient, je revoyais toujours Ivan Fomitch qui, dans mon rêve, était devenu millionnaire. Il ne savait que faire de ses millions, se creusait la tête pour leur trouver une place et, tremblant à l’idée d’être volé, finissait par se résoudre à les enfouir. Je lui conseillais de fondre plutôt cette fortune, au lieu de l’enterrer inutilement, et d’en confectionner un petit cercueil d’or pour l’enfant qu’il avait laissé « geler », après avoir préalablement exhumé le corps. Sourikov accueillait ce conseil ironique avec des larmes de gratitude et s’empressait de le mettre en pratique. Je faisais le geste de cracher par terre[27] et le plantais là. Quand j’eus repris complètement mes sens, Kolia m’assura que je n’avais pas dormi du tout et que, pendant tout ce temps, je n’avais cessé de lui parler de Sourikov. J’avais des minutes d’angoisse et d’agitation extraordinaires ; aussi Kolia s’en alla-t-il avec un sentiment d’inquiétude. Je me levai pour fermer la porte à clé derrière lui : à ce moment, je me rappelai brusquement un tableau que j’avais vu le matin chez Rogojine, dans une des salles les plus sombres de sa maison, au-dessus d’une porte. Lui-même me l’avait montré en passant et j’étais resté, je crois, environ cinq minutes devant ce tableau qui, bien que dénué de toute valeur artistique, m’avait jeté dans de singulières transes.
« Il représentait le Christ au moment de la descente de Croix. Si je ne me trompe, les peintres ont l’habitude de figurer le Christ soit sur la Croix, soit après la descente de Croix, avec un reflet de surnaturelle beauté sur son visage. Ils s’appliquent à Lui conserver cette beauté même au milieu des plus atroces tourments. Il n’y avait rien de cette beauté dans le tableau de Rogojine ; c’était la reproduction achevée d’un cadavre humain portant l’empreinte des souffrances sans nombre endurées même avant le crucifiement ; on y voyait les traces des blessures, des mauvais traitements et des coups qu’il avait essuyés de ses gardes et de la populace quand Il portait la croix et tombait sous son poids ; celles enfin du crucifiement qu’il avait subi pendant six heures (du moins d’après mon calcul). C’était, en vérité, le visage d’un homme que l’on venait de descendre de croix ; il gardait beaucoup de vie et de chaleur ; la rigidité n’avait pas encore fait son œuvre en sorte que le visage du mort reflétait la souffrance comme s’il n’avait pas cessé de la ressentir (ceci a été très bien saisi par l’artiste). Par surcroît, ce visage était d’une impitoyable vérité : tout y était naturel ; c’était bien celui de n’importe quel homme après de pareilles tortures.
« Je sais que l’Église chrétienne a professé, dès les premiers siècles, que les souffrances du Christ ne furent pas symboliques, mais réelles, et que, sur la croix, son corps fut soumis, sans aucune restriction, aux lois de la nature. Le tableau représentait donc un visage affreusement défiguré par les coups, tuméfié, couvert d’atroces et sanglantes ecchymoses, les yeux ouverts et empreints de l’éclat vitreux de la mort, les prunelles révulsées. Mais le plus étrange était la singulière et passionnante question que suggérait la vue de ce cadavre de supplicié : si tous ses disciples, ses futurs apôtres, les femmes qui L’avaient suivi et s’étaient tenues au pied de la croix, ceux qui avaient foi en Lui et L’adoraient, si tous ses fidèles ont eu un semblable cadavre sous les yeux (et ce cadavre devait être certainement ainsi), comment ont-ils pu croire, en face d’une pareille vision, que le martyr ressusciterait ? Malgré soi, on se dit : si la mort est une chose si terrible, si les lois de la nature sont si puissantes, comment peut-on en triompher ? Comment les surmonter quand elles n’ont pas fléchi alors devant Celui même qui avait, pendant sa vie, subjugué la nature, qui s’en était fait obéir, qui avait dit « Talitha cumil »[28] et la petite fille s’était levée, « Lazare, sors ! »[29] et le mort était sorti du sépulcre ? Quand on contemple ce tableau, on se représente la nature sous l’aspect d’une bête énorme, implacable et muette. Ou plutôt, si inattendue que paraisse la comparaison, il serait plus juste, beaucoup plus juste, de l’assimiler à une énorme machine de construction moderne qui, sourde et insensible, aurait stupidement happé, broyé et englouti un grand Être, un Être sans prix, valant à lui seul toute la nature, toutes les lois qui la régissent, toute la terre, laquelle n’a peut-être même été créée que pour l’apparition de cet Être !
« Or, ce que ce tableau m’a semblé exprimer, c’est cette notion d’une force obscure, insolente et stupidement éternelle, à laquelle tout est assujetti et qui vous domine malgré vous. Les hommes qui entouraient le mort, bien que le tableau n’en représentât aucun, durent ressentir une angoisse et une consternation affreuses dans cette soirée qui brisait d’un coup toutes leurs espérances et presque leur foi. Ils durent se séparer en proie à une terrible épouvante, bien que chacun d’eux emportât au fond de lui une prodigieuse et indéracinable pensée. Et si le Maître avait pu voir sa propre image à la veille du supplice, aurait-il pu Lui-même marcher au crucifiement et à la mort comme Il le fit ? C’est encore une question qui vous vient involontairement à l’esprit quand vous regardez ce tableau.
« Pendant l’heure et demie qui suivit le départ de Kolia, ces idées hantèrent mon esprit. Elles étaient décousues et sans doute délirantes, mais empruntaient parfois aussi une apparence concrète. L’imagination peut-elle revêtir d’une forme déterminée ce qui, en réalité, n’en a point ? Il me semblait, par moments, voir cette force infinie, cet être sourd, ténébreux et muet, se matérialiser d’une manière étrange et indescriptible. Je me souviens d’avoir eu l’impression que quelqu’un qui tenait une bougie me prenait par la main et me montrait une tarentule énorme, repoussante, en m’assurant que c’était bien là ce même être ténébreux, sourd et tout-puissant, et en riant de l’indignation que je manifestais.
« On allume toujours la nuit, dans ma chambre, une petite lampe devant l’icône ; quoique blafarde et vacillante, sa clarté permet de distinguer les objets et on peut même lire en se plaçant sous le luminaire. Je pense qu’il était un peu plus de minuit ; je ne dormais pas du tout et étais couché les yeux ouverts ; soudain, la porte de ma chambre s’entre-bâilla et Rogojine entra.
« Il entra, referma la porte, me regarda sans dire mot et se dirigea doucement vers la chaise qui se trouve dans l’angle de la pièce, presque en dessous de la lampe. Je fus fort surpris et l’observai dans l’attente de ce qu’il allait faire. Il s’accouda à une petite table et me fixa en silence. Deux ou trois minutes s’écoulèrent ainsi et son mutisme, je me le rappelle, m’offensa vivement et m’irrita. Pourquoi ne se décidait-il pas à parler ? Je trouvais, certes, étrange qu’il vînt à une heure aussi tardive, mais je ne me souviens pas que j’en fus autrement stupéfait. Au contraire : bien que je ne lui eusse pas, le matin, clairement exprimé ma pensée, je savais cependant qu’il l’avait comprise ; or, cette pensée était d’une nature telle qu’elle valait la peine que l’on vînt en reparler, même à une heure très avancée. Aussi pensai-je qu’il se présentait dans cette intention. Nous nous étions quittés le matin en assez mauvais termes et je me souviens même qu’il m’avait, à une ou deux reprises, regardé d’un air très sarcastique. C’était cette même expression de sarcasme que je lisais maintenant dans son regard et dont je me sentais offensé. Quant à avoir réellement devant moi Rogojine en personne et non une vision ou une hallucination du délire, cela ne me parut d’abord pas faire le moindre doute. L’idée ne m’en vint même pas à l’esprit.
« Cependant, il était toujours assis et continuait à me regarder avec son sourire moqueur. Je me retournai avec colère sur mon lit, m’accoudai sur mon oreiller et pris le parti d’imiter son silence, dût ce silence se prolonger indéfiniment. Je ne sais pourquoi, je voulais absolument qu’il parlât le premier. Je pense qu’une vingtaine de minutes passèrent ainsi. Tout à coup, une idée me vint : qui sait ? peut-être n’est-ce pas Rogojine mais seulement une apparition ?
« Je n’avais jamais eu la moindre apparition ni durant ma maladie ni auparavant. Et depuis mon enfance jusqu’à ce moment, c’est-à-dire jusqu’à ces derniers temps, bien que je ne crusse nullement aux apparitions, il m’avait toujours semblé que, si j’en voyais seulement une, je mourrais sur place. Pourtant, quand l’idée me vint que ce n’était pas Rogojine mais un fantôme, je me souviens que je n’en conçus aucune frayeur. Bien mieux, j’en fus même dépité. Chose étrange : la question de savoir si j’avais devant moi un fantôme ou Rogojine en personne ne me préoccupait ni ne me troublait, comme cela eût été naturel ; il me paraît que j’avais alors l’esprit ailleurs. Par exemple, j’étais beaucoup plus en peine de savoir pourquoi Rogojine, qui était dans la matinée en robe de chambre et en pantoufles, portait maintenant un frac, un gilet blanc et une cravate blanche. Je me dis : si c’est une apparition, je n’en ai pas peur ; alors pourquoi ne pas me lever et m’en approcher pour m’assurer moi-même de ce qui en est ? Peut-être du reste n’osais-je pas et avais-je peur. Mais à peine eus-je l’idée que j’avais peur que je me sentis soudain de la glace sur tout le corps ; un frisson me courut dans le dos et mes genoux tremblèrent. À ce moment même, Rogojine, comme s’il avait deviné ma frayeur, retira le bras sur lequel il était accoudé, se redressa et élargit la bouche comme s’il allait se mettre à rire. Il me fixait obstinément. Je me sentis envahi par une telle rage que l’envie me prit de me jeter sur lui ; mais, comme je m’étais juré de ne pas rompre le silence le premier, je ne bougeai pas de mon lit ; je n’étais d’ailleurs pas encore certain que ce fût un spectre et non Rogojine en personne.
« Je ne me rappelle plus combien de temps cette scène dura ; je ne saurai dire davantage si j’eus ou non des intermittences d’assoupissement. Rogojine finit par se lever et, après m’avoir posément, attentivement considéré, comme lorsqu’il était entré, mais cette fois sans ricaner, il se dirigea à pas feutrés, presque sur la pointe des pieds, vers la porte, l’ouvrit et sortit en refermant derrière lui. Je ne me levai pas ; je ne me rappelle pas combien de temps je restai encore allongé, les yeux ouverts et livré à mes pensées ; quelles pensées ? Dieu le sait ; je ne me souviens pas davantage comment je m’assoupis.
« Le lendemain, je me réveillai passé neuf heures, en entendant frapper à ma porte. Il est convenu chez moi que, si je n’ouvre pas moi-même ma porte après neuf heures et n’appelle pas pour qu’on me serve le thé, Matriona doit venir frapper. En lui ouvrant la porte, je me dis aussitôt : comment a-t-il pu entrer, puisque cette porte était fermée ? Je m’informai et acquis la certitude que le vrai Rogojine n’eût jamais pu pénétrer dans la chambre, toutes nos portes étant, la nuit, fermées à clé.
« C’est cet incident que je viens de décrire avec tant de détails, qui m’a déterminé à arrêter définitivement ma « résolution ». Celle-ci ne procède donc pas de la logique du raisonnement, mais d’un sentiment de répulsion. Je ne puis rester dans une existence qui revêt des formes aussi étranges et aussi blessantes pour moi. Ce fantôme m’a laissé sous le coup d’une humiliation. Je ne me sens pas le courage de me plier à une force qui emprunte les dehors d’une tarentule. Et ce ne fut que lorsque je me vis enfin, au crépuscule, en face d’une résolution entière et définitive, que j’éprouvai une impression de soulagement. Ce n’était toutefois qu’une première phase : j’allais traverser la seconde à Pavlovsk, mais, là-dessus, je me suis déjà suffisamment expliqué. »
« J’avais un petit pistolet de poche que je m’étais procuré étant encore enfant, à l’âge ridicule où l’on commence à se passionner pour les histoires de duels et d’attaques de brigands ; je rêvais que j’étais provoqué en duel et faisais fière contenance devant le pistolet de mon adversaire. Il y a un mois, j’ai examiné ce pistolet et l’ai armé. Dans la boîte où il était, j’ai retrouvé deux balles et une petite poire contenant deux ou trois charges de poudre. Ce pistolet ne vaut rien, il dévie et ne porte pas à plus de quinze pas, mais, appliqué directement sur la tempe, il peut sans doute suffire pour vous défoncer le crâne.
« J’ai décidé de mourir à Pavlovsk, au lever du soleil, après être descendu dans le parc pour ne pas jeter le trouble dans la villa. Mon « explication » suffira pour orienter l’enquête de la police. Les amateurs de psychologie et les intéressés pourront en déduire tout ce qui leur plaira ; toutefois, je ne voudrais pas que ce manuscrit soit livré à la publicité. Je prie le prince d’en garder un exemplaire chez lui et de remettre l’autre à Aglaé Ivanovna Epantchine. Telle est ma volonté. Je lègue mon squelette à l’Académie de médecine, dans l’intérêt de la science.
« Je ne reconnais à personne le droit de me juger et je sais que j’échappe maintenant à toute juridiction. Il y a peu de temps, une drôle d’idée m’est venue en tête : que la fantaisie me prenne soudain de tuer quelqu’un, voire de massacrer d’un coup une dizaine de personnes, ou de commettre quelque forfait atroce, le plus atroce qui puisse se perpétrer dans le monde, dans quel embarras ne placerais-je pas le tribunal vis-à-vis de moi qui n’ai plus que deux ou trois semaines à vivre, la question et la torture étant abolies ? Je mourrais confortablement et douillettement à l’hôpital, entouré de la sollicitude des médecins, peut-être beaucoup plus à l’aise et plus au chaud que chez moi. Je ne comprends pas comment cette pensée ne vient pas à l’esprit des gens qui se trouvent dans mon cas, ne serait-ce qu’à titre de plaisanterie. Peut-être bien l’ont-ils en effet ; chez nous comme ailleurs, ce ne sont pas les farceurs qui manquent.
« Mais, si je ne reconnais pas de juges au-dessus de moi, je n’en sais pas moins que l’on me jugera, quand même je serais devenu un inculpé sourd et muet. C’est pourquoi je ne veux pas partir sans laisser une réplique, une réplique libre et sans contrainte, non pour me justifier – oh ! non ! je n’ai pas l’intention de demander pardon à qui que ce soit – mais pour ma propre satisfaction.
« Voici d’abord une étrange réflexion : qui, en vertu de quel droit et pour quel motif, pourrait me contester la disposition de ma vie pendant ces deux ou trois semaines ? Quel tribunal serait compétent en cette matière ? À qui servirait-il que non seulement je sois condamné, mais que, dans l’intérêt de la morale, je subisse le temps de ma peine ? Est-ce que réellement cela peut être nécessaire à quelqu’un ? La cause de la morale y gagnerait-elle ? Passe encore si, dans la plénitude de la santé, j’attentais à une vie « qui aurait pu être utile à mon prochain », etc.… ; on pourrait me faire grief, au nom de la vieille morale routinière, d’avoir disposé de cette vie sans autorisation ou de quelque autre méfait. Mais maintenant, maintenant que j’ai déjà entendu mon arrêt de mort ? À quelle morale peut-on sacrifier mon reste de vie, le râle suprême avec lequel s’exhalera le dernier atome de mon existence, ce pendant que j’écouterai les consolations du prince, que ses raisonnements de chrétien ne manqueront pas d’amener à cette heureuse conclusion : il vaut même mieux, au fond, que je meure. (Les chrétiens de son espèce en arrivent toujours à cette idée, c’est leur marotte.) Et que me veulent-ils donc avec leurs ridicules « arbres de Pavlovsk » ? Adoucir les dernières heures de ma vie ? Ne comprennent-ils point que plus je m’oublierai, plus je me laisserai séduire par ce dernier fantôme de vie et d’amour derrière lequel ils espèrent dérober à mes yeux le mur de la maison Meyer et tout ce qui y est écrit avec tant de franchise et de naïveté, plus ils me rendront malheureux ? Que m’importent votre nature, votre parc de Pavlovsk, vos levers et vos couchers de soleil, votre ciel bleu et vos mines prospères, si je suis le seul à être regardé comme inutile, le seul exclu, dès le début, de ce banquet sans fin ? Quel besoin ai-je de toute cette splendeur quand, à chaque minute, à chaque seconde, je dois savoir, je suis contraint de savoir que, même cet infime moucheron, bourdonnant en ce moment autour de moi dans un rayon de soleil, a le droit de participer à ce banquet et à ce chœur de la nature ; il connaît la place qui lui est réservée, il l’aime, il est heureux ; tandis que moi, moi seul, je suis un rebut et ce n’est que la lâcheté qui m’a jusqu’à ce jour empêché de le comprendre.
« Oh ! je sais bien que le prince et tous les autres voudraient m’amener à renoncer à ces expressions « insidieuses et malignes » ; ils voudraient m’entendre entonner, au nom de la morale triomphante, la fameuse et classique strophe de Millevoye :
Oh ! puissent voir votre beauté sacrée
Tant d’amis, sourds à mes adieux !
Qu’ils meurent pleins de jours, que leur mort soit pleurée,
Qu’un ami leur ferme les yeux ![30]
Mais croyez-le, croyez-le bien, ô âmes simples ! dans cette strophe édifiante, dans cette bénédiction académique du monde en vers français, il y a tant de fiel caché, tant de haine implacable et qui se complaît en elle-même, que le poète lui-même a pu s’y tromper en prenant cette haine pour des larmes d’attendrissement. Il est mort dans cette illusion ; paix à ses cendres ! Sachez qu’il existe une limite à la mortification qu’inspire à l’homme la conscience de son propre néant et de son impuissance, limite au delà de laquelle cette conscience le plonge dans une jouissance extraordinaire.
« C’est vrai, l’humilité est, en ce sens, une force énorme, j’en conviens ; mais cette force-là n’est pas celle que la religion y trouve.
« Ah ! la religion ! J’admets la vie éternelle ; peut-être l’ai-je toujours admise. Je veux bien croire que la conscience soit un flambeau allumé par la volonté d’une force suprême, qu’elle reflète en elle l’univers et qu’elle ait dit : « Je suis ! » Je veux bien croire encore que cette même force suprême lui ordonne tout d’un coup de s’éteindre, pour une raison lointaine et obscure, et même sans ombre d’explication. Soit, j’admets tout cela. Mais reste l’éternelle question : quelle nécessité y a-t-il d’ajouter encore ma résignation à cette contrainte ? Ne peut-on pas me dévorer tout simplement, sans encore exiger que je chante les louanges de celui qui me dévore ? Est-il possible que quelqu’un là-haut soit réellement offensé de ce que je ne veuille pas attendre deux semaines de plus ? Je n’en crois rien ; je suppose avec infiniment plus de vraisemblance que ma fragile existence est un atome nécessaire à la perfection de l’harmonie universelle, qu’elle sert pour une addition ou un retranchement, pour un contraste ou pour autre chose ; de même que le sacrifice quotidien d’un million d’êtres est une nécessité ; sans ce sacrifice, le monde ne pourrait subsister (cette pensée, remarquons-le, n’est guère généreuse en elle-même). Mais passons ! Je conviens qu’autrement, c’est-à-dire si les hommes ne s’étaient pas mangés les uns les autres, il eût été impossible de construire le monde ; j’admets même que je ne comprenne rien à cette construction. Mais, en revanche, voici ce qu’à coup sûr je sais : du moment qu’il m’a été donné de prendre conscience que « je suis », en quoi ai-je à répondre du fait que le monde soit construit de travers et ne puisse exister autrement ? Qui donc me jugera après cela, et sur quoi me jugera-t-on ? Pensez-en ce que vous voudrez, c’est aussi inconcevable qu’injuste.
« Et cependant je n’ai jamais pu, malgré que j’en eusse, me figurer que la vie future et la Providence n’existaient point. Le plus probable, c’est que tout cela existe, mais que nous n’entendons rien à la vie future ni aux lois qui la régissent. Or, si c’est chose difficile et même impossible à comprendre, peut-on me tenir rigueur de mon incapacité à saisir l’inconcevable ? Ils prétendent, il est vrai, – et c’est certainement l’avis du prince, – qu’ici il est nécessaire de s’incliner et d’obéir sans raisonner, par pur sens moral, et ils ajoutent que ma docilité trouvera dans l’autre monde sa récompense. Nous ravalons trop la Providence en lui prêtant nos idées, par dépit de ne la pouvoir comprendre. Mais je répète que, si nous ne pouvons comprendre la Providence, il est difficile que l’homme porte la responsabilité d’une incompréhension dont on lui fait une loi. Et s’il en est ainsi, comment, comment me jugerait-on pour n’avoir pu comprendre la volonté véritable et les lois de la Providence ? Non ! laissons plutôt la religion de côté.
« D’ailleurs, c’en est assez. Quand j’arriverai à ces lignes, le soleil sera sûrement déjà levé et commencera à « retentir dans les cieux », dispensant à tout l’univers des forces immenses, incalculables ! Ainsi soit-il ! Je mourrai en contemplant de face cette source de vigueur et de vie, d’une vie dont je ne voudrai plus. S’il avait dépendu de moi de ne pas naître, je n’aurais certainement pas accepté l’existence à d’aussi dérisoires conditions. Mais il me reste encore la faculté de mourir, bien que je ne dispose que d’un reste de vie déjà condamné. Ce pouvoir est bien peu de chose, et ma révolte n’est guère davantage.
« Une dernière explication : si je meurs, ce n’est pas que je n’aie le courage de supporter ces trois semaines. Oh ! j’aurais certainement trouvé les forces nécessaires et, si je l’avais voulu, j’aurais puisé une consolation suffisante dans le sentiment de l’offense qui m’est faite. Mais je ne suis pas un poète français et je ne tiens pas à ce genre de consolation. Enfin, il y a là une tentation : en me condamnant à ne vivre que trois semaines, la nature a si rigoureusement limité mon champ d’action que le suicide est peut-être le seul acte que je puisse entreprendre et achever par ma propre volonté. Eh bien ! pourquoi ne voudrais-je pas profiter de la dernière possibilité d’agir qui s’offre à moi ? Une protestation peut parfois avoir sa valeur… »
La lecture de l’« Explication » étant enfin terminée, Hippolyte s’arrêta…
Dans des cas extrêmes, un homme nerveux, s’il est exaspéré et mis hors de lui, peut pousser la franchise au dernier degré du cynisme. Alors il ne craint plus rien et est prêt à provoquer n’importe quel scandale ; il en est même ravi. Il se jette sur les gens, avec l’intention confuse, mais arrêtée, de se précipiter une minute plus tard du haut d’un clocher et de liquider ainsi d’un coup tous les embarras que sa conduite aura pu lui créer. Cet état est habituellement annoncé par un épuisement graduel des forces physiques. La tension excessive, anormale, qui avait jusque-là soutenu Hippolyte, avait atteint ce paroxysme. Le corps de cet adolescent de dix-huit ans, épuisé par la maladie, semblait aussi faible que la feuille tremblante arrachée de l’arbre. Mais dès que – pour la première fois depuis une heure – il eut posé les yeux sur l’auditoire, son regard et son sourire traduisirent aussitôt le dégoût le plus hautain, le plus méprisant et le plus blessant. Il avait hâte de défier les assistants. Mais ceux-ci aussi étaient remplis d’indignation. Tous se levèrent de table dans le bruit et la colère. La fatigue, le vin, la tension des nerfs accentuaient le désordre et l’atmosphère délétère, si on peut s’exprimer ainsi, de cette réunion.
Hippolyte se leva de sa chaise d’un bond, aussi brusquement que si on l’en eût arraché.
– Le soleil est levé ! s’écria-t-il en voyant s’éclairer les cimes des arbres et en les montrant au prince comme si c’était un miracle. – Le soleil est levé !
– Vous pensiez peut-être qu’il ne se lèverait pas ? remarqua Ferdistchenko.
– Encore une journée brûlante qui s’annonce ! marmonna, avec une expression d’ennui et de nonchalance, Gania qui, son chapeau à la main, s’étirait et bâillait. – Allons-nous encore avoir un mois de sécheresse ?… Partons-nous ou restons-nous, Ptitsine ?
Hippolyte écouta ces paroles avec un étonnement voisin de la stupeur. Il devint soudain affreusement pâle et se mit à trembler de tous ses membres.
– Vous affectez pour m’offenser une très maladroite indifférence, dit-il à Gania en le fixant dans le blanc des yeux. – Vous êtes un vaurien !
– Ah ! par exemple, quel sans-gêne ! brailla Ferdistchenko, quel laisser-aller phénoménal !
– C’est un pur imbécile ! fit Gania.
Hippolyte reprit un peu de contenance.
– Je comprends, messieurs, commença-t-il, toujours en tremblant et en s’interrompant à chaque mot, que j’aie pu mériter votre ressentiment personnel et… je regrette de vous avoir infligé la lecture de cette œuvre de délire (il montra son manuscrit) ; d’ailleurs, je regrette aussi de ne pas vous avoir assommés davantage… (il se mit à sourire bêtement). N’est-ce pas, Eugène Pavlovitch, que j’ai été assommant ? fit-il en bondissant vers l’interpellé. – L’ai-je été, oui ou non ? Parlez !
– C’était un peu long, mais après tout…
– Dites toute votre pensée ! Ne mentez pas, au moins une fois dans votre vie ! lui intima Hippolyte sans cesser de trembler.
– Oh ! cela m’est parfaitement égal ! Faites-moi, je vous prie, la grâce de me laisser tranquille, dit Eugène Pavlovitch en se détournant avec dégoût.
– Bonne nuit, prince ! dit Ptitsine en s’approchant de l’hôte.
– Mais il va tout de suite se brûler la cervelle, que faites-vous ? Regardez-le ! s’écria Véra en se précipitant vers Hippolyte ; elle était au comble de la frayeur et lui saisit même les mains. – Il a dit qu’il se suiciderait au lever du soleil ; que faites-vous ?
– Il ne se tuera pas ! murmurèrent, sur un ton haineux, plusieurs voix, dont celle de Gania.
– Messieurs, prenez garde ! s’écria Kolia, qui saisit aussi la main d’Hippolyte. – Regardez-le seulement ! Prince ! Prince ! comment restez-vous indifférent ?
Autour d’Hippolyte se groupèrent Véra, Kolia, Keller et Bourdovski, qui tous quatre se cramponnèrent à lui.
– C’est son droit, son droit !… balbutiait Bourdovski, d’ailleurs avec l’air d’un homme qui a complètement perdu la tête.
– Permettez, prince : quelles dispositions comptez-vous prendre ? demanda Lébédev à son locataire ; il était aviné et son exaspération tournait à l’insolence.
– De quelles dispositions parlez-vous ?
– Non, permettez ; je suis le maître de céans, sans vouloir vous manquer d’égards… J’admets que vous aussi êtes chez vous ; mais je ne veux pas d’histoires pareilles sous mon propre toit… Non !
– Il ne se tuera pas ; ce gamin est un farceur ! s’écria inopinément le général Ivolguine avec autant d’assurance que d’indignation.
– Très bien, général ! acclama Ferdistchenko.
– Je sais qu’il ne se tuera pas, général, très respectable général, mais cependant… Car enfin je suis le maître ici.
Ptitsine, ayant pris congé du prince, tendit la main à Hippolyte.
– Écoutez, monsieur Térentiev, fit-il soudain, dans votre cahier il est, je crois, question de votre squelette ; vous le léguez à l’Académie de médecine ? C’est bien de votre propre squelette qu’il s’agit, ce sont vos os que vous léguez ?
– Oui, ce sont mes os…
– Ah ! bon. C’est qu’il peut y avoir des malentendus. Il paraît que le cas s’est déjà produit.
– Pourquoi le taquinez-vous ? intervint brusquement le prince.
– Vous l’avez fait pleurer, ajouta Ferdistchenko.
Mais Hippolyte ne pleurait pas du tout. Il fit le geste de s’échapper, mais les quatre personnes qui l’entouraient l’empoignèrent incontinent. Des rires éclatèrent.
– Il comptait bien qu’on lui paralyserait les mains ; c’est pour cela qu’il nous a lu son cahier, observa Rogojine. – Adieu, prince. On est resté trop longtemps assis ; les os vous font mal.
– À votre place, et dans le cas où vous auriez réellement l’intention de vous suicider, Térentiev, dit en riant Eugène Pavlovitch, je me garderais bien de mettre mon projet à exécution après de pareils compliments, quand ce ne serait que pour les faire enrager.
– Ils ont une atroce envie de voir comment je me suiciderai ! lui jeta Hippolyte avec l’air de vouloir fondre sur lui.
– Ils sont vexés de manquer un pareil spectacle.
– Alors vous aussi croyez qu’ils n’y assisteront pas ?
– Je n’ai pas l’intention de vous y inciter ; au contraire, je vous crois très capable de vous brûler la cervelle. Mais surtout ne vous fâchez pas… répondit Eugène Pavlovitch d’un ton traînant et protecteur.
– Ce n’est que maintenant que je me rends compte de l’erreur énorme que j’ai commise en leur lisant mon cahier ! dit Hippolyte en regardant Eugène Pavlovitch avec une si soudaine expression de confiance qu’il paraissait demander conseil à un ami.
– Votre situation est ridicule, mais… Franchement, je ne sais quel conseil vous donner, répliqua Eugène Pavlovitch dans un sourire.
Hippolyte fixa silencieusement sur lui un regard farouche et obstiné. On eût dit qu’il perdait par intervalles la conscience de ce qui se passait.
– Ah ! mais non ! permettez, messieurs, est-ce là une façon d’agir ? dit Lébédev. Il déclare qu’« il se brûlera la cervelle dans le parc pour ne déranger personne ». Alors il croit qu’il ne dérangera personne s’il va se tuer dans le jardin, à trois pas d’ici ?
– Messieurs… commença le prince.
– Non, permettez, très respectable prince, coupa Lébédev exaspéré ; vous voyez vous-même que ce n’est pas une plaisanterie : la moitié au moins de vos hôtes partagent cette conviction qu’après ce que nous venons d’entendre, l’honneur lui fait une obligation de se tuer. Donc, comme maître de la maison et en présence de témoins, je requiers votre concours !
– Que faut-il donc faire, Lébédev ? Je suis prêt à vous seconder.
– Voici : il faut d’abord qu’il nous remette le pistolet qu’il s’est vanté de porter sur lui, avec les munitions. S’il y consent, je veux bien qu’il passe la nuit ici, vu son état maladif, mais à la condition que j’exerce une surveillance sur lui. Mais, demain, il faudra qu’il file où bon lui semblera. Excusez-moi, prince ! S’il ne livre pas son arme, je l’empoigne par un bras, le général le prend par l’autre et j’envoie dare-dare chercher la police, dont ce deviendra dès lors l’affaire. À titre de connaissance, M. Ferdistchenko ira aviser le poste.
Ce fut un brouhaha : Lébédev s’échauffait et perdait la mesure ; Ferdistchenko s’apprêtait à aller à la police ; Gania répétait avec insistance qu’il n’y aurait aucune tentative de suicide. Quant à Eugène Pavlovitch, il gardait le silence.
– Prince, vous est-il jamais arrivé de tomber du haut d’un clocher ? demanda à voix basse Hippolyte.
– Mon Dieu non, répondit naïvement le prince.
– Pensez-vous donc que je n’aie pas prévu toute cette haine ? chuchota de nouveau Hippolyte dont les yeux étincelaient et qui regardait le prince avec l’air d’en attendre effectivement une réponse. – En voilà assez ! s’écria-t-il soudain en s’adressant à toute l’assistance. J’ai eu tort… plus que tout autre ! Lébédev, voici la clé (il tira son porte-monnaie et en sortit un anneau d’acier auquel pendaient trois ou quatre petites clés) ; c’est celle-là, l’avant-dernière… Kolia vous montrera… Kolia ! Où est Kolia ? s’exclama-t-il en regardant Kolia sans le voir… Ah ! oui ! Eh bien ! C’est lui qui vous montrera, il m’a aidé tantôt à faire mon sac. Allez avec lui, Kolia ; dans le cabinet du prince, sous la table… vous trouverez mon sac… avec cette petite clé… en bas, dans un coffret… mon pistolet et la poire à poudre. C’est Kolia lui-même qui l’a emballé tout à l’heure. Il vous le montrera, monsieur Lébédev. Mais j’y mets la condition que, demain matin, quand je partirai pour Pétersbourg, vous me rendiez le pistolet. Vous entendez ? Je ne fais pas cela pour vous, mais pour le prince.
– Cela n’en vaut que mieux, dit Lébédev en saisissant la clé.
Et avec un sourire fielleux, il courut à la chambre voisine. Kolia s’arrêta comme s’il avait une objection à placer, mais Lébédev l’entraîna avec lui.
Hippolyte regarda rire les assistants. Le prince observa qu’il claquait des dents comme sous l’effet d’un violent frisson.
– Quels vauriens que tous ces gens-là ! murmura-t-il de nouveau à l’oreille du prince sur un ton d’exaspération. Pour lui parler, il se penchait toujours de son côté et baissait la voix.
– Laissez-les ; vous êtes bien faible…
– Tout de suite, tout de suite… Je vais m’en aller tout de suite.
Brusquement, il embrassa le prince.
– Vous pensez peut-être que je suis fou ? fit-il en le regardant avec un singulier rire.
– Non, mais vous…
– Tout de suite, tout de suite, taisez-vous ; ne dites rien, attendez… Je veux vous regarder dans les yeux… Restez comme vous êtes, pour que je vous regarde. C’est à un homme que je vais faire mes adieux.
Il s’arrêta et, immobile et silencieux, le contempla pendant dix secondes. Il était tout pâle, la sueur perlait sur ses tempes et sa main agrippait étrangement le prince comme s’il eût craint de le laisser échapper.
– Hippolyte ! Hippolyte ! Qu’avez-vous donc ? s’écria le prince.
– Tout de suite… Cela suffit… Je vais me coucher. Je veux boire un coup à la santé du soleil… Je le veux, je le veux, laissez-moi !
De sa place il saisit rapidement la coupe, puis il se leva et se porta d’un bond à l’entrée de la terrasse. Le prince allait courir après lui mais, comme par un fait exprès, le hasard voulut qu’au même moment, Eugène Pavlovitch lui tendît la main pour prendre congé. Une minute s’écoula : soudain, une clameur générale s’éleva sur la terrasse, suivie d’une extraordinaire confusion.
Voici ce qui s’était passé.
En arrivant juste à la descente de la terrasse, Hippolyte s’était arrêté, tenant la coupe dans la main gauche, et avait plongé l’autre main dans la poche droite de son paletot. Keller affirma par la suite qu’il avait déjà la main dans cette poche au moment où il conversait avec le prince, dont il tenait l’épaule et le collet de la main gauche ; c’était même ce geste de la main gauche qui avait éveillé en lui, Keller, le premier soupçon. Quoi qu’il en fût, mû par une certaine appréhension, Keller s’était élancé lui aussi à la poursuite d’Hippolyte. Mais il n’était pas non plus arrivé à temps. Il avait seulement vu un objet brillant dans la main droite d’Hippolyte et, presque au même moment, le canon d’un petit pistolet de poche appuyé sur la tempe du malade. Il s’était précipité pour lui saisir le bras, mais à cette seconde, Hippolyte avait pressé sur la détente. On entendit le déclic sec et coupant du chien, mais le coup ne partit pas. Keller prit Hippolyte à bras-le-corps ; celui-ci se laissa choir comme privé de connaissance ; peut-être se croyait-il tué en effet. Le pistolet était déjà entre les mains de Keller. On s’empara d’Hippolyte, on lui avança une chaise, on l’assit et tous firent cercle autour de lui en criant et en posant des questions. Après avoir entendu le claquement de la détente, ils voyaient l’homme vivant, sans la moindre égratignure. Hippolyte lui-même était assis, sans aucune notion de ce qui se passait ; il promenait tout autour de lui un regard égaré. À ce moment, Lébédev et Kolia rentrèrent en coup de vent.
– L’arme a raté ? demandait-on de part et d’autre.
– Le pistolet n’était peut-être pas chargé ? insinuèrent quelques-uns.
– Il était chargé ! déclara Keller en inspectant l’arme ; mais…
– Comment le coup a-t-il pu rater ?
– Il n’y avait pas de capsule, déclara Keller.
Il est difficile de décrire la pénible scène qui s’ensuivit. La frayeur générale du premier moment ne tarda pas à faire place à l’hilarité ; quelques personnes même s’esclaffèrent, trouvant dans la situation une source de gaîté maligne. Hippolyte sanglotait et se tordait les bras, comme s’il était en proie à une crise de nerfs ; il se jetait sur tout le monde, même sur Ferdistchenko qu’il étreignit des deux mains et auquel il jura qu’il avait oublié de mettre la capsule, « oubli complètement accidentel et involontaire ». Il ajouta que « toutes les capsules », au nombre de dix, étaient là, dans la poche de son gilet (et il les montrait à tout venant, c’était de peur que le coup ne partît par hasard dans sa poche et avec l’idée qu’il avait toujours le temps de le faire au moment voulu, mais cela lui était soudain sorti de l’esprit. Il s’adressait alternativement au prince et à Eugène Pavlovitch ; il suppliait Keller de lui rendre le pistolet pour qu’il pût prouver que « son honneur, oui son honneur… » mais que, maintenant, il était « déshonoré pour toujours ! »…
Il finit par se laisser tomber, ayant positivement perdu connaissance. On l’emporta dans le cabinet du prince, et Lébédev, complètement dégrisé, envoya sur-le-champ chercher un médecin, restant lui-même au chevet du malade avec sa fille, son fils, Bourdovski et le général. Quand on eut emmené Hippolyte inanimé, Keller se campa au milieu de la pièce et, devant toute l’assistance, proclama sur un ton décidé, en détachant et scandant chaque mot :
– Messieurs, si l’un de vous émet encore une fois, à haute voix et en ma présence, la supposition que la capsule a pu être oubliée volontairement et s’il prétend que le malheureux jeune homme n’a fait que jouer la comédie, il aura affaire à moi !
Personne ne lui répondit. Les invités s’étaient enfin dispersés par groupes et s’en allaient à la hâte. Ptitsine, Gania et Rogojine partirent ensemble.
Le prince fut très surpris de voir Eugène Pavlovitch changer d’idée et se retirer avant l’explication demandée.
– Ne vouliez-vous pas avoir un entretien avec moi après le départ de la société ? lui demanda-t-il.
– C’est juste, dit Eugène Pavlovitch en s’asseyant brusquement et en faisant asseoir le prince à côté de lui. – Mais pour le moment, j’ai changé d’avis. Je vous avoue que je suis assez ému, comme vous-même d’ailleurs. Mes idées sont en désordre ; en outre, l’affaire sur laquelle je voulais m’expliquer avec vous est trop importante, pour moi comme pour vous. Voyez-vous, prince, je voudrais, au moins une fois dans ma vie, faire une action parfaitement honnête ; je veux dire exempte de toute arrière-pensée. Or, je crois qu’à présent, en cette minute, je ne suis pas tout à fait capable de cette action ; peut-être êtes-vous dans le même cas… en sorte que… et… enfin, nous remettrons cette explication à plus tard. Il se peut que la question s’éclaircisse pour vous et pour moi, si nous laissons s’écouler deux ou trois jours ; c’est le temps que je vais passer à Pétersbourg.
Il se leva derechef, en sorte qu’on ne comprenait plus pourquoi il s’était assis. Le prince eut l’impression qu’il était mécontent et courroucé, et il crut discerner dans son regard une expression d’hostilité qui n’y était pas auparavant.
– À propos, vous allez maintenant auprès du malade ?
– Oui… j’ai des craintes, dit le prince.
– N’en ayez point ; il vivra bien encore six semaines ; peut-être même se rétablira-t-il ici. Mais le mieux serait de le mettre dès demain à la porte.
– Peut-être l’ai-je excité, moi aussi, sans m’en rendre compte… en ne disant rien. Il a pu croire que je doutais également qu’il voulût se tuer. Qu’en pensez-vous, Eugène Pavlovitch ?
– Pas du tout. Vous êtes trop bon de vous préoccuper encore de cela. J’avais entendu dire, sans jamais avoir eu l’occasion de le vérifier, qu’un homme pouvait se tuer exprès pour s’attirer des compliments ou par dépit de n’en avoir pas reçu. Et surtout je n’aurais jamais cru que l’on pût manifester aussi franchement sa faiblesse. Mais, tout de même, mettez-le dès demain à la porte.
– Vous croyez qu’il renouvellera sa tentative de suicide ?
– Non ; il ne recommencera plus. Mais gardez-vous du type russe à la Lacenaire ! Je vous répète : le crime est le trop habituel refuge de ces impuissantes nullités, travaillées par l’impatience et l’envie.
– Serait-ce donc un Lacenaire ?
– Le fond est le même ; peut-être est-ce seulement la situation qui diffère. Vous verrez si ce monsieur n’est pas capable de massacrer dix personnes, ne serait-ce que pour « jouer un tour », selon l’expression dont il s’est lui-même servi quand il a lu son Explication[31]. Maintenant, ces paroles m’empêcheront de dormir.
– Vos appréhensions sont peut-être exagérées.
– Vous êtes étonnant, prince ; vous ne le croyez pas capable de tuer maintenant dix personnes ?
– Je craindrais de vous répondre ; tout cela est fort étrange, mais, mais…
– Bien, à votre guise ! conclut Eugène Pavlovitch sur un ton exacerbé. – Et puis vous êtes un homme si brave ! Tâchez seulement de ne pas être vous-même l’une des dix victimes !
– Le plus probable, c’est qu’il ne tuera personne, dit le prince en regardant Eugène Pavlovitch d’un air pensif.
Celui-ci ricana malignement.
– Au revoir, il est temps ! À propos, avez-vous remarqué qu’il a légué à Aglaé Ivanovna une copie de sa confession ?
– Oui, je l’ai remarqué et… cela me fait réfléchir.
– Voilà qui nous ramène aux dix victimes, dit Eugène Pavlovitch en riant de nouveau ; puis il sortit.
Une heure après, entre trois et quatre heures du matin, le prince descendit dans le parc. Il avait essayé de s’endormir chez lui, mais sans succès, à cause des violentes palpitations de son cœur. Au demeurant, tout à la maison était rentré dans l’ordre et aussi calme que possible ; le malade s’était endormi et le docteur qui était venu le voir avait déclaré qu’il ne courait aucun danger immédiat. Lébédev, Kolia, Bourdovski s’étaient couchés dans sa chambre pour le veiller à tour de rôle ; il n’y avait donc rien à redouter.
Cependant, l’inquiétude du prince croissait de minute en minute. Il erra dans le parc, jetant autour de lui des regards distraits, et s’arrêta, surpris, en arrivant à la clairière qui s’ouvre devant le vauxhall et en voyant les rangées de bancs vides et les pupitres de l’orchestre. Il fut frappé de l’aspect de ce lieu qu’il trouva, sans trop s’expliquer pourquoi, affreusement laid. Il retourna sur ses pas et prit la route qu’il avait suivie la veille avec les Epantchine pour se rendre au vauxhall. Arrivé au banc vert, qui était le lieu de rendez-vous indiqué, il s’assit et partit d’un brusque et bruyant éclat de rire, qu’il se reprocha aussitôt avec la plus vive indignation. Son angoisse ne le quittait pas ; il aurait voulu s’en aller n’importe où… sans but. Au-dessus de sa tête, un petit oiseau chantait ; il se mit à le chercher des yeux dans le feuillage. Soudain, l’oiseau s’envola à tire-d’aile ; il lui rappela, à l’instant même, ce moucheron « bourdonnant dans un brûlant rayon de soleil » à propos duquel Hippolyte avait écrit qu’il « connaissait sa place dans ce chœur de la nature », où lui seul, Hippolyte, était un intrus. Cette phrase, qui l’avait déjà frappé alors, lui revint maintenant à l’esprit. Et un souvenir depuis longtemps endormi se réveilla en lui et s’illumina d’une clarté soudaine.
C’était en Suisse, pendant la première année et même pendant les premiers mois de son traitement. On le regardait alors tout à fait comme un idiot ; il ne pouvait même pas s’exprimer correctement et ne comprenait parfois pas ce qu’on lui demandait. Il s’en alla un jour dans la montagne, par un clair soleil, et erra longtemps, tourmenté par une pensée poignante mais qu’il n’arrivait pas à se formuler. Il découvrait devant lui un ciel éclatant, à ses pieds un lac, tout autour un horizon lumineux et si vaste qu’il semblait sans bornes. Il avait longuement contemplé ce spectacle, le cœur étreint par l’angoisse. Il se rappelait maintenant avoir tendu les bras vers cet océan de lumière et d’azur et avoir versé des larmes. Il était torturé par l’idée d’être étranger à tout cela. Quel était donc ce banquet, cette fête sans fin vers laquelle il se sentait attiré depuis longtemps, depuis toujours, depuis son enfance, sans jamais pouvoir y prendre part ? Chaque matin, le soleil se lève aussi radieux ; chaque matin, l’arc-en-ciel se dessine au-dessus de la cascade ; chaque soir la cime neigeuse de la plus haute montagne des alentours s’embrase là-bas, à l’horizon, d’un feu de pourpre ; chaque « moucheron qui bourdonne autour de lui, dans un brûlant rayon de soleil, participe à ce chœur de la nature : il sait sa place, il l’aime, il est heureux ». Chaque brin d’herbe croît et est heureux ! Chaque être a sa voie et la connaît ; il arrive et repart en chantant ; mais lui, il est seul à ne rien savoir, à ne rien comprendre, ni les hommes, ni les voix de la nature, car il est partout un étranger et un rebut. Oh ! il n’avait pu alors s’exprimer en ces termes ni formuler ainsi sa question ; sa souffrance était sourde et muette ; mais, maintenant, il s’imaginait avoir à cette époque dit tout cela sous cette forme et il lui semblait qu’Hippolyte avait emprunté son « moucheron » à son langage et à ses larmes d’alors. Il en était convaincu sans trop savoir pourquoi, et cette pensée faisait palpiter son cœur.
Il s’assoupit sur le banc, mais son agitation le poursuivit jusque dans le sommeil. Au moment de s’endormir, il se remémora la supposition qu’Hippolyte tuerait dix personnes et il sourit de l’absurdité de cette idée. Autour de lui régnait un clair et majestueux silence ; le bruissement des feuilles semblait encore accentuer la sérénité et la solitude ambiantes. Il eut de nombreux songes, tous angoissants et qui le firent frissonner sans interruption. Enfin une femme s’approcha de lui ; il la connaissait, il la connaissait jusqu’à en souffrir ; il pouvait toujours la nommer, la désigner, mais – chose étrange – elle avait maintenant un tout autre visage que celui qu’il lui avait toujours vu, et il éprouvait une douloureuse répulsion à la reconnaître sous ces traits nouveaux. Il y avait sur ce visage une telle expression de repentir et d’effroi qu’on eût dit que cette femme était une grande criminelle et qu’elle venait de commettre un forfait atroce. Une larme tremblait sur sa joue blême. Elle l’appela d’un geste et posa un doigt sur ses lèvres, comme pour l’inviter à la suivre sans bruit. Son cœur défaillit ; pour rien, pour rien au monde il ne voulait voir en elle une criminelle, mais il sentait qu’un événement terrible allait survenir qui influerait sur toute sa vie. Elle paraissait désirer lui montrer quelque chose, non loin de là, dans le parc. Il se leva pour la suivre, mais un rire limpide et frais résonna soudain près de lui ; une main se trouva tout à coup dans la sienne ; il la saisit, la serra fortement et s’éveilla. Aglaé était devant lui qui riait aux éclats.
Elle riait, mais s’indignait en même temps.
– Il dort ! Vous dormiez ! s’écria-t-elle sur un ton d’étonnement et de mépris.
– C’est vous ! balbutia le prince, qui n’avait pas encore bien repris conscience et la reconnut avec surprise. Ah oui ! ce rendez-vous… Je me suis endormi ici.
– Je m’en suis bien aperçue.
– Personne d’autre que vous ne m’a réveillé ? Personne d’autre n’est venu ici ? Je pensais qu’il y avait ici… une autre femme.
– Une autre femme ici ?
Le prince se ressaisit enfin complètement.
– Ce n’était qu’un rêve, dit-il d’un air pensif. Mais en un pareil moment, ce rêve est étrange… Asseyez-vous.
Il l’attira par la main et la fit asseoir sur le banc ; lui-même prit place à côté d’elle et se plongea dans ses réflexions. Aglaé ne rompit pas la glace et se contenta de le regarder fixement. Il la regardait aussi, mais parfois avec l’air de ne pas la voir devant lui. Elle se mit à rougir.
– Ah ! oui, fit-il en tressaillant, Hippolyte s’est tiré un coup de pistolet.
– Quand ? Chez vous ? demanda-t-elle, sans paraître autrement surprise. – Hier soir, il était, je crois, encore en vie ? Comment avez-vous pu venir dormir ici après un pareil événement ? s’écria-t-elle en s’animant.
– Mais il n’est pas mort ; le pistolet n’est pas parti.
Sur la prière d’Aglaé, le prince dut sur-le-champ raconter, avec force détails, tout ce qui s’était passé la nuit précédente. Elle l’invitait continuellement à hâter son récit, mais l’interrompait elle-même par des questions incessantes et presque sans rapport avec l’affaire. Elle prêta notamment un vif intérêt à ce qu’avait dit Eugène Pavlovitch et l’interrogea même à diverses reprises sur ce point.
– En voilà assez ! Il faut que je me dépêche, conclut-elle quand cette relation eut pris fin. – Nous n’avons qu’une heure à passer ici, car je dois être à la maison à huit heures, sans faute, pour qu’on ne sache pas que je suis venue. Et je sais ici pour une affaire ; j’ai beaucoup de choses à vous communiquer. Mais vous m’avez fait perdre le fil. Pour ce qui est d’Hippolyte, je crois que son pistolet ne pouvait que rater ; cela va assez bien avec le personnage. Mais êtes-vous sûr qu’il ait vraiment voulu se suicider et que ce n’ait pas été une comédie ?
– Non, ce n’était pas une comédie.
– C’est en effet le plus probable. Alors il a stipulé par écrit que vous deviez m’apporter sa confession ? Pourquoi ne l’avez-vous pas apportée ?
– Mais voyons, puisqu’il n’est pas mort ! Je la lui demanderai.
– Apportez-la-moi sans faute et ne lui demandez rien. Cela ne peut que lui être très agréable, car il a peut-être voulu se tuer pour que je lise ensuite sa confession. Je vous en prie, Léon Nicolaïévitch, ne riez pas de ce que je dis : cette supposition peut fort bien être la bonne.
– Je ne ris pas, car je la tiens moi-même pour très vraisemblable.
– Vous aussi ? Se peut-il que vous ayez eu la même idée ? demanda-t-elle avec une brusque stupéfaction.
Elle le questionnait à la hâte et parlait vite, mais semblait parfois se troubler et laissait souvent sa phrase inachevée ; à tout instant, elle se pressait de le prévenir de ceci ou de cela ; en général, son agitation était extrême et, bien qu’elle eût un regard assuré, voire provocateur, elle était peut-être, au fond, assez intimidée. Assise à l’extrémité du banc, elle était vêtue de la façon la plus simple, et portait une robe de tous les jours qui lui seyait fort bien. À maintes reprises elle frissonna et rougit. Elle avait été profondément étonnée d’entendre le prince assurer qu’Hippolyte s’était tiré un coup de feu pour qu’elle lût sa confession.
– À n’en pas douter, expliqua le prince, il voulait qu’indépendamment de vous, nous tous fissions son éloge…
– Comment ! son éloge ?
– C’est-à-dire… comment vous expliquer cela ? C’est très difficile à exprimer. Il avait certainement le désir de voir tout le monde s’empresser autour de lui, protester de sentiments d’affection et d’estime, et le supplier de rester en vie. Il est fort possible qu’il ait pensé à vous plus qu’aux autres, puisqu’en un pareil moment, il vous a nommée… bien qu’il ne se soit peut-être pas rendu compte lui-même qu’il pensait à vous.
– Je n’y comprends plus rien : il pensait à moi sans se rendre compte qu’il pensait à moi. Tout de même si, je crois comprendre. Savez-vous que moi-même, quand j’étais une fillette de treize ans, j’ai eu peut-être trente fois l’idée de m’empoisonner et de tout expliquer dans une lettre à mes parents ? Je me voyais couchée dans le cercueil ; tous les miens pleuraient autour de moi et se reprochaient d’avoir été si durs à mon égard… Pourquoi souriez-vous encore ? ajouta-t-elle vivement en fronçant les sourcils. À quoi pensez-vous donc quand vous vous isolez dans vos rêveries ? Vous vous croyez peut-être maréchal et vous battez Napoléon ?
– Eh bien ! ma parole d’honneur, c’est justement à cela que je pense, surtout quand je m’endors ! répliqua le prince en riant ; seulement, ce n’est pas Napoléon que je bats, ce sont les Autrichiens.
– Je ne suis pas du tout en train de plaisanter avec vous, Léon Nicolaïévitch. Je verrai moi-même Hippolyte, je vous prie de le prévenir. Quant à vous, je trouve très mauvaise, parce que très grossière, la manière dont vous voyez et jugez l’âme d’un homme comme Hippolyte. Vous n’avez pas de tendresse. Vous ne voyez que la seule vérité ; donc vous êtes injuste.
Le prince se mit à réfléchir.
– C’est vous, semble-t-il, qui êtes injuste pour moi, car je ne trouve rien de mal à ce qu’il ait eu cette pensée, vu que tout le monde est enclin à l’avoir ; d’autant qu’il ne l’a peut-être pas eue du tout et qu’il a pu s’agir d’une simple velléité… Il désirait se trouver une dernière fois dans la société des hommes, mériter leur estime et leur affection ; ce sont là d’excellents sentiments ; seulement, ils ne lui ont guère réussi ; la maladie et je ne sais quoi encore en ont été la cause. D’ailleurs, il y a des gens à qui tout réussit et d’autres qui manquent tout ce qu’ils font…
– Vous avez sûrement pensé à vous en disant cela ? observa Aglaé.
– Oui, repartit le prince sans prêter attention à la malice de la question.
– En tout cas, à votre place, je ne m’endormirais pas. Alors, n’importe où vous vous trouviez, vous vous laissez aller au sommeil ? C’est fort mal de votre part.
– Mais je n’ai pas dormi de toute la nuit et puis je me suis promené de-ci, de-là, je suis allé à la musique…
– Quelle musique ?
– Là où on jouait hier soir ; ensuite je suis venu ici, je me suis assis, j’ai longuement réfléchi et je me suis assoupi.
– Ah ! vraiment ? Cela change les choses à votre avantage… Et pourquoi êtes-vous allé à la musique ?
– Je ne sais pas ; cela s’est trouvé ainsi…
– Bien, bien, nous en reparlerons ; vous m’interrompez tout le temps. Qu’est-ce que cela me fait que vous soyez allé à la musique ? De quelle femme avez-vous rêvé ?
– Il s’agissait de… de… vous l’avez vue…
– Je comprends, je comprends parfaitement. Vous avez pour elle beaucoup de… Comment vous est-elle apparue, sous quel aspect ? Au fait, je n’en veux rien savoir, ajouta-t-elle avec une brusque humeur. Ne m’interrompez pas !
Elle s’arrêta un moment, comme pour reprendre haleine ou pour essayer de réprimer un mouvement de dépit.
– Voici tout ce dont il s’agit et pourquoi je vous ai fait venir. Je veux vous proposer d’être mon ami. Qu’avez-vous à me regarder ainsi ? ajouta-t-elle à demi courroucée.
Le prince la regardait en effet, à ce moment, avec beaucoup d’attention, ayant remarqué qu’elle redevenait toute rouge. En pareil cas, plus elle rougissait, plus elle semblait se fâcher contre elle-même, ce qui se lisait dans les éclairs de ses yeux. D’ordinaire, au bout d’une minute, elle passait sa colère sur son interlocuteur, qu’il fût en faute ou non, en se mettant à lui chercher noise. Ayant conscience de son caractère farouche et de sa pudeur, elle intervenait habituellement peu dans la conversation ; plus taciturne que ses sœurs, elle péchait même par excès de mutisme. Dans des circonstances particulièrement délicates, comme celle-ci, où elle ne pouvait se dispenser de parler, elle engageait la conversation avec une hauteur affectée et un certain air de défi. Elle pressentait toujours le moment où elle allait rougir ou commencer à rougir.
– Vous ne voulez peut-être pas accepter ma proposition ? dit-elle au prince en le toisant avec arrogance.
– Oh ! Au contraire, je le veux bien. Seulement, cela n’était nullement nécessaire… c’est-à-dire que j’étais loin de me figurer qu’il fût nécessaire de formuler une pareille proposition, dit le prince confus.
– À quoi pensiez-vous alors ? Pourquoi vous aurais-je mandé ici ? Qu’avez-vous en tête ? Peut-être, du reste, me regardez-vous comme une petite sotte, ainsi que le fait tout le monde à la maison ?
– Je ne savais pas que l’on vous regardait comme une sotte ; moi… je ne vous considère pas ainsi.
– Vous ne me considérez pas ainsi ? Cela dénote beaucoup d’intelligence de votre part. Et c’est surtout dit très spirituellement.
– Pour moi, poursuivit le prince, vous êtes même peut-être parfois pleine d’esprit. Ainsi, vous avez dit tout à l’heure un mot fort sensé. C’était à propos de mon opinion sur Hippolyte : « Vous ne voyez que la seule vérité, donc vous êtes injuste. » Je me rappellerai cette réflexion et je la méditerai.
Aglaé rougit subitement de plaisir. Tous ces revirements s’opéraient en elle avec une rapidité extraordinaire et une grande spontanéité, Le prince fut enchanté lui aussi et se mit à rire de joie en la regardant.
– Écoutez-moi, reprit-elle. Je vous ai longtemps attendu pour vous raconter tout cela. Je vous ai attendu depuis le moment où vous m’avez écrit cette lettre de là-bas, et même avant… Vous avez déjà entendu hier soir la moitié de ce que j’avais à vous dire : je vous tiens pour l’homme le plus honnête et le plus droit ; si on dit de vous que vous avez l’esprit… enfin que vous êtes parfois malade d’esprit, c’est une injustice. Je m’en suis convaincue et j’ai défendu ma conviction. Car, si vous êtes effectivement malade d’esprit (ne m’en veuillez pas de dire cela ; je l’entends d’un point de vue supérieur), l’intelligence principale est, en revanche, plus développée chez vous que chez aucun d’eux, à un degré même dont ils n’ont aucune idée. Car il y a deux intelligences : l’une qui est fondamentale et l’autre qui est secondaire. N’est-ce pas ? C’est bien cela ?
– C’est peut-être ainsi, articula le prince d’une voix à peine perceptible ; son cœur battait et palpitait violemment.
– J’étais sûre que vous me comprendriez, continua-t-elle d’un ton solennel. – Le prince Stch… et Eugène Pavlovitch ne comprennent rien à cette distinction entre les deux intelligences. Alexandra pas davantage. Mais figurez-vous que maman l’a saisie !
– Vous ressemblez beaucoup à Elisabeth Prokofievna.
– Comment ? Vraiment ? fit Aglaé avec surprise.
– Je vous assure.
– Je vous remercie, dit-elle après un instant de réflexion. – Je suis ravie de ressembler à maman. Alors, vous l’estimez beaucoup ? ajouta-t-elle sans se rendre compte de la naïveté de sa question.
– Beaucoup, en effet, et je suis heureux de voir que vous aussi l’avez immédiatement compris.
– J’en suis également heureuse, car j’ai remarqué que, parfois, on… se moque d’elle. Mais écoutez-moi : l’essentiel, c’est que j’ai pris le temps de réfléchir avant de faire porter finalement mon choix sur vous. Je ne veux pas qu’on se moque de moi à la maison, ni qu’on m’y traite comme une petite écervelée ; je ne veux pas que l’on me taquine… J’ai compris tout cela d’emblée et j’ai refusé catégoriquement Eugène Pavlovitch, parce que je ne veux pas que l’on soit tout le temps à vouloir me marier ! Je veux… je veux… eh bien ! je veux m’enfuir de la maison ! Et c’est vous que j’ai choisi pour m’aider à le faire.
– Vous enfuir de la maison ! s’écria le prince.
– Oui, oui et oui : m’enfuir de la maison ! s’exclama-t-elle brusquement, dans un violent mouvement de colère. – Je ne veux plus, je ne veux plus que l’on m’y fasse continuellement rougir. Je ne veux rougir ni devant eux, ni devant le prince Stch…, ni devant Eugène Pavlovitch, ni devant qui que ce soit, et c’est pour cela que je vous ai choisi. Avec vous, je veux pouvoir parler de tout ; de tout, même des choses les plus importantes quand cela me plaira ; de votre côté, vous ne devrez jamais rien me cacher. Je veux qu’il y ait au moins un homme avec lequel je puisse parler de tout comme avec moi-même. Ils se sont mis tout à coup à dire que je vous attendais et que je vous aimais. C’était avant même votre arrivée, et je ne leur avais pas montré votre lettre. Maintenant, ils répètent tous la même chose. Je veux être hardie et n’avoir aucune crainte. Je ne veux pas aller aux bals où ils me conduisent ; je veux me rendre utile. Il y a déjà longtemps que je voulais partir. Voici vingt ans que l’on me tient cloîtrée et on ne pense plus qu’à me marier. Je n’avais que quatorze ans que, toute sotte que j’étais, je songeais déjà à m’échapper. Maintenant, j’ai tout combiné et je vous attendais pour vous demander toutes sortes de renseignements sur la vie à l’étranger. Je n’ai pas vu une seule cathédrale gothique ; je veux aller à Rome, visiter des cabinets scientifiques ; je veux étudier à Paris ; je me suis préparée et j’ai travaillé toute l’année dernière ; j’ai lu une quantité de livres, entre autres tous ceux qui sont défendus. Alexandra et Adélaïde peuvent tout lire, on le leur permet ; mais moi, on me l’interdit et on me surveille. Je ne veux pas me quereller avec mes sœurs, mais j’ai depuis longtemps déjà déclaré à ma mère et à mon père que j’entendais changer radicalement d’existence. J’ai décidé de m’occuper d’éducation et j’ai fait fonds sur vous parce que vous m’avez dit que vous aimiez les enfants. Croyez-vous que nous puissions nous occuper ensemble d’éducation, sinon maintenant, du moins plus tard ? Nous ferons tous deux œuvre utile ; je ne veux pas être une fille de général… Dites-moi, vous êtes un homme très instruit ?
– Oh ! pas du tout !
– C’est dommage ; moi qui croyais… comment me suis-je figuré cela ? N’importe, vous me guiderez quand même, puisque c’est vous que j’ai choisi.
– C’est absurde, Aglaé Ivanovna.
– Je veux, je veux fuir la maison ! s’écria-t-elle tandis que de nouveau, ses yeux étincelaient. – Si vous ne consentez pas, j’épouserai Gabriel Ardalionovitch. Je ne veux pas que, dans ma famille, on me regarde comme une vilaine femme et que l’on m’accuse Dieu sait de quoi !
– Mais avez-vous votre bon sens ou non ? s’exclama le prince qui avait failli bondir de sa place. – De quoi vous accuse-t-on et qui vous accuse ?
– Tout le monde à la maison : ma mère, mes sœurs, mon père, le prince Stch…, même votre vilain Kolia ! Si on ne me dit rien en face, on n’en pense pas moins. Je le leur ai déclaré ouvertement à tous, à ma mère et à mon père. Maman en a été malade toute la journée, et, le lendemain, Alexandra et papa m’ont dit que je ne me rendais même pas compte de mes divagations ni des mots que j’employais. Alors je leur ai carrément répliqué que, maintenant, je comprenais tout, que je saisissais le sens de tous les mots, que je n’étais plus une fillette et que j’avais déjà lu, deux ans auparavant, deux romans de Paul de Kock, exprès pour me mettre au courant de tout. En entendant cela, maman a failli se trouver mal.
Une idée étrange traversa l’esprit du prince. Il regarda fixement Aglaé et sourit. Il avait de la peine à croire qu’il avait devant lui cette même jeune fille hautaine qui lui avait lu naguère, avec tant de provocante fierté, la lettre de Gabriel Ardalionovitch. Il n’arrivait pas à comprendre comment, dans une belle fille d’humeur si arrogante et si revêche, pouvait se révéler une pareille enfant qui, en effet, ne saisissait peut-être pas tous les mots qu’elle employait.
– Avez-vous toujours vécu à la maison, Aglaé Ivanovna ? demanda-t-il – Je veux dire : n’êtes-vous jamais allée à l’école, n’avez-vous pas étudié dans un pensionnat ?
– Jamais je ne suis allée nulle part ; on m’a toujours tenue enfermée à la maison comme dans une bouteille et, de cette bouteille, je ne sortirai que pour me marier. Pourquoi encore ce sourire ironique ? Je remarque que, vous aussi, vous avez l’air de vous moquer de moi et de prendre leur parti, ajouta-t-elle en se renfrognant d’un air menaçant. – Ne m’irritez pas ; je ne sais moi-même ce qui se passe en moi… Je suis sûre que vous êtes venu ici tout convaincu que j’étais amoureuse de vous et que je vous donnais un rendez-vous ! ajouta-t-elle sur un ton de colère.
– Il est de fait qu’hier j’ai eu peur de cela, avoua candidement le prince (il était très ému) ; mais aujourd’hui, je suis persuadé que vous…
– Comment ! s’exclama Aglaé dont la lèvre inférieure se mit soudain à trembler, vous avez eu peur que je… vous avez osé penser que je… Seigneur ! Vous supposiez peut-être que je vous appelais ici pour vous prendre au filet, pour qu’on nous surprît et vous obligeât à m’épouser…
– Aglaé Ivanovna ! Comment n’avez-vous pas honte ? Comment une pensée aussi basse a-t-elle pu naître dans votre cœur pur et innocent ? Je parie que vous-même ne croyez pas un seul mot de ce que vous venez de dire et même… que vous ne savez pas le sens de vos paroles !
Aglaé resta tête basse, inerte, comme effarée de ce qu’elle avait dit.
– Je n’ai aucune honte, balbutia-t-elle. Du reste, d’où savez-vous que j’ai un cœur innocent ? Comment avez-vous, dans ce cas, osé m’adresser une lettre d’amour ?
– Une lettre d’amour ? Ma lettre, une lettre d’amour ! Cette lettre était l’expression du plus profond respect ; elle émanait du fond de mon cœur, à un des moments les plus pénibles de mon existence. J’ai alors pensé à vous comme à une lumière… je…
– Allons, c’est bon, c’est bon ! interrompit-elle brusquement, mais sur un tout autre ton qui dénotait un profond repentir et presque de l’effroi. Elle se pencha même vers lui et, toujours en s’efforçant de ne pas le regarder en face, fit le geste de lui toucher l’épaule pour l’inviter, d’une façon plus persuasive à ne pas se fâcher. – C’est bon, répéta-t-elle avec une extrême confusion ; je sens que je me suis servie d’une expression stupide. C’était seulement… pour vous éprouver. Mettez que je n’aie rien dit. Si je vous ai offensé, pardonnez-moi. Je vous en prie : ne me regardez pas dans les yeux ; détournez-vous. Vous venez de déclarer que c’était une idée très basse ; je l’ai exprimée à dessein pour vous piquer. Il m’arrive parfois d’avoir peur de ce que j’ai envie de dire, et tout à coup cela m’échappe. Vous avez ajouté que vous aviez écrit cette lettre dans un des moments les plus pénibles de votre existence. Je sais de quel moment vous voulez parler, proféra-t-elle en baissant la voix et en portant de nouveau les yeux vers la terre.
– Oh ! si vous pouviez tout savoir !
– Je sais tout ! s’écria-t-elle dans un nouvel accès d’émotion. – Vous avez partagé à cette époque votre appartement avec cette vilaine femme, en compagnie de laquelle vous vous étiez enfui…
Elle n’était plus rouge, mais blême en prononçant ces paroles. Elle se leva soudain, comme mue par une impulsion inconsciente, mais se ressaisit aussitôt et se rassit. Longtemps encore sa lèvre continua à trembler. Il y eut une minute de silence. Le prince était stupéfait de cette sortie inopinée et ne savait à quoi l’attribuer.
– Je ne vous aime pas du tout ! fit-elle soudain d’un ton tranchant.
Le prince ne répondit pas. Le silence régna de nouveau pendant une minute.
– J’aime Gabriel Ardalionovitch… dit-elle d’une voix précipitée et à peine intelligible, en baissant encore davantage la tête.
– Ce n’est pas vrai ! répliqua le prince, presque dans un chuchotement.
– Alors, je mens ? C’est pourtant la vérité ; je lui ai engagé ma parole avant-hier, sur ce même banc.
Le prince eut un geste d’effroi et resta un moment songeur.
– Cela n’est pas vrai, répéta-t-il d’un ton décidé. Vous avez inventé toute cette histoire.
– Vous êtes joliment poli. Sachez qu’il s’est amendé ; il m’aime plus que sa vie. Il s’est brûlé la main devant moi, uniquement pour me le prouver.
– Il s’est brûlé la main ?
– Oui, la main. Croyez-le ou ne le croyez pas, cela m’est tout un.
Derechef le prince se tut. Aglaé ne plaisantait pas ; elle était très montée.
– Voyons, est-ce qu’il aurait apporté ici une bougie pour se brûler la main ? Je ne vois pas de quelle autre manière il aurait pu…
– Oui… une bougie. Qu’est-ce qu’il y a d’invraisemblable à cela ?
– Une bougie entière, ou un bout de bougie dans un chandelier ?
– Eh bien ! oui… non… une demi-bougie… un bout de bougie… une bougie entière. Cela revient au même, n’insistez pas ! Il a même apporté des allumettes, si vous tenez à le savoir. Il a allumé la bougie et il a tenu, pendant une demi-heure, son doigt sur la flamme. Cela vous paraît impossible ?
– Je l’ai vu hier soir ; ses doigts ne portaient aucune trace de brûlure.
Aglaé partit d’un éclat de rire enfantin. Puis elle se tourna prestement vers le prince avec un air de confiance puérile, tandis qu’un sourire errait encore sur ses lèvres.
– Savez-vous pourquoi je viens de vous raconter ce mensonge ? Parce que j’ai remarqué que, quand on s’est mis à mentir, le meilleur moyen de rendre son invention vraisemblable, c’est d’y introduire adroitement un détail qui sorte de la banalité, un détail excentrique, exceptionnel ou même totalement inouï. J’ai observé cela. Seulement, cet expédient ne m’a pas réussi, parce que je n’ai pas su…
Elle se rembrunit subitement, comme à l’évocation d’un souvenir. Elle reprit en posant sur lui un regard grave et même attristé :
– Si je vous ai un jour récité la poésie du « Chevalier pauvre », c’était dans l’intention de… faire votre louange, mais en même temps de vous confondre pour votre conduite et de vous montrer que je savais tout…
– Vous êtes bien injuste envers moi… envers la malheureuse que vous avez traitée tout à l’heure en termes si cruels, Aglaé.
– C’est parce que je sais tout, tout, que je me suis exprimée en ces termes ! Je sais que vous lui avez offert votre main devant tout le monde, il y a six mois. Ne m’interrompez pas : vous voyez que je constate, mais ne commente pas. C’est après cela qu’elle s’est enfuie avec Rogojine ; ensuite, vous avez vécu avec elle dans je ne sais quel village ou bourg ; puis elle vous a quitté pour en rejoindre un autre. (Aglaé devint affreusement rouge.) Par la suite, elle s’est remise avec Rogojine qui l’aime comme… comme un fou. Enfin vous, en homme également fort intelligent, vous êtes arrivé dare-dare ici, derrière elle, aussitôt que vous avez appris qu’elle était revenue à Pétersbourg. Hier soir, vous vous êtes précipité pour la défendre et, il y a un instant, vous rêviez d’elle… Vous voyez que je sais tout. C’est pour elle, n’est-ce pas, pour elle que vous êtes revenu ici ?
Le prince courba tristement, pensivement la tête, sans se douter du regard fulgurant qu’Aglaé dardait sur lui.
– C’est pour elle, répondit-il à voix basse ; c’est pour elle, mais seulement afin d’apprendre… Je ne crois pas qu’elle puisse être heureuse avec Rogojine, bien que… bref, je ne vois pas ce que je pourrais faire pour elle, mais je suis venu.
Il tressaillit et regarda Aglaé. Celle-ci l’avait écouté d’un air hostile.
– Si vous êtes venu sans savoir pourquoi, c’est que vraiment vous l’aimez beaucoup, articula-t-elle enfin.
– Non ! répliqua le prince ; non, je ne l’aime pas. Oh ! si vous saviez avec quelle terreur j’évoque le temps que j’ai passé avec elle !
Ces seules paroles lui firent courir un frisson â travers le corps.
– Dites-moi tout, riposta Aglaé.
– Il n’y a rien là que vous ne puissiez entendre. Je ne sais pourquoi, c’était justement à vous, et à vous seule, que je voulais raconter tout cela ; peut-être parce qu’en effet j’avais pour vous beaucoup d’affection. Cette malheureuse femme est profondément convaincue qu’elle est la créature la plus déchue et la plus perverse qui soit au monde. Oh ! ne lui faites pus honte, ne lui jetez pas la pierre ! Elle ne s’est que trop torturée elle-même par le sentiment de son infamie imméritée ! Et en quoi est-elle coupable, grands dieux ! Dans ses accès d’exaltation, elle crie sans cesse qu’elle ne se reconnaît aucune faute, qu’elle est la victime des hommes, la victime d’un débauché et d’un scélérat. Mais, quoi qu’elle vous déclare, sachez qu’elle est la première à ne pas croire ce qu’elle dit ; au contraire, en toute conscience, c’est… elle-même qu’elle accuse. Quand je m’efforçais de dissiper ces ténèbres, elle éprouvait de telles souffrances que jamais mon cœur ne guérira tant qu’il gardera le souvenir de ces atroces moments. J’ai la sensation qu’on m’a percé le cœur une fois pour toujours. Elle m’a fui, savez-vous pourquoi ? Uniquement pour me prouver son ignominie. Mais le plus affreux de tout, c’est qu’elle-même ignorait peut-être que son mobile était de me fournir cette preuve à moi seul ; elle croyait s’enfuir pour obéir à l’irrésistible envie de commettre une action honteuse qui lui permît de se dire ensuite : « Encore une ignominie à ta charge ; tu es bien une infâme créature ! » Oh ! peut-être ne comprendrez-vous pas cela, Aglaé ! Savez-vous que, dans cette perpétuelle conscience de son ignominie, se dissimule peut-être une volupté atroce et contre nature, l’assouvissement d’une sorte de vengeance contre quelqu’un ? Parfois j’ai réussi à lui rendre en quelque sorte la vue de la lumière ambiante. Mais bientôt elle se rebellait et en venait à m’accuser de vouloir m’élever au-dessus d’elle (ce qui était fort loin de ma pensée) ; finalement, elle me déclarait sans ambages, quand je lui proposais le mariage, qu’elle ne demandait à personne ni pitié condescendante, ni assistance, et se refusait à ce que quelqu’un l’élevât jusqu’à lui ». Vous l’avez vue hier ; croyez-vous donc qu’elle soit heureuse en pareille compagnie et que ce soit là l’entourage qui lui convienne ? Vous ne savez pas comme elle est cultivée et combien son intelligence est ouverte ! Elle m’a même parfois étonné !
– Est-ce que vous lui teniez là-bas des… sermons comme celui que vous venez de faire ?
– Oh ! non ! poursuivit le prince d’un air songeur, sans remarquer le ton de la question. – Je me taisais presque tout le temps. Je voulais souvent parler, mais, en vérité, je ne trouvais, souvent, pas quoi dire. Vous savez qu’il y a des circonstances où le mieux est de se taire. Oh ! je l’aimais ; oui, je l’aimais beaucoup ; mais après… après… elle a tout deviné.
– Deviné quoi ?
– Que je n’avais pour elle que de la pitié, que… je ne l’aimais plus.
– Qu’en savez-vous ? Peut-être aimait-elle réellement ce… ce propriétaire avec lequel elle est partie ?
– Non : je sais tout. Elle n’a fait que se moquer de lui.
– Et de vous, ne s’est-elle jamais moquée ?
– Mon Dieu, non ! C’est-à-dire que, parfois, elle s’est moquée par malignité ; dans ces moments-là, elle m’accablait de reproches furieux, et elle-même souffrait ! Mais… ensuite… Oh ! n’évoquez pas ces souvenirs, ne me les rappelez pas !
Il se cacha le visage dans les mains.
– Et savez-vous qu’elle m’écrit presque chaque jour ? dit-elle.
– Alors, c’est vrai ! s’écria le prince bouleversé. – On me l’a dit, mais je me refusais à le croire.
– Qui vous l’a dit ? demanda Aglaé d’un air apeuré.
– C’est Rogojine qui m’en a parlé hier, mais en termes vagues.
– Hier ? Hier matin ? À quel moment de la journée ? Avant ou après la musique ?
– Après ; c’était dans la soirée, entre onze heures et minuit.
– Ah ! bien ! si c’est Rogojine… Mais savez-vous de quoi elle me parle dans ces lettres ?
– Je ne m’étonne de rien ; c’est une folle !
– Voici ces lettres (Aglaé tira de sa poche trois lettres sous enveloppes qu’elle jeta devant le prince). Depuis une semaine entière, elle me supplie, m’implore, m’adjure de vous épouser. Elle est… soit, elle est intelligente, encore que démente, et vous avez raison quand vous dites qu’elle a beaucoup plus d’esprit que moi… Elle m’écrit qu’elle est entichée de moi, qu’elle cherche tous les jours l’occasion de me voir, ne serait-ce que de loin. Elle m’assure que vous m’aimez, qu’elle le sait, qu’elle l’a remarqué depuis longtemps et que vous lui avez parlé de moi quand vous étiez là-bas. Elle veut vous voir heureux ; elle se dit certaine que je peux seule faire votre bonheur… Elle écrit d’une manière si bizarre… si étrange… Je n’ai montré ses lettres à personne, je vous attendais. Savez-vous ce que cela signifie ? Vous ne le devinez pas ?
– C’est de la folie. Cela prouve qu’elle a perdu le sens, proféra le prince dont les lèvres se mirent à trembler.
– Est-ce que vous ne pleurez pas ?
– Non, Aglaé, non, je ne pleure pas, dit le prince en la regardant.
– Que dois-je faire ? Que me conseillez-vous ? Je ne peux pas continuer à recevoir ces lettres.
– Oh ! laissez-la, je vous en conjure ! s’écria le prince. Que pouvez-vous faire dans ces ténèbres ? Je m’efforcerai d’obtenir qu’elle ne vous écrive plus.
– Si vous parlez ainsi, c’est que vous êtes un homme sans cœur ! s’exclama Aglaé. Ne voyez-vous donc pas que ce n’est pas de moi qu’elle est entichée, mais de vous ? C’est vous seul qu’elle aime ! Se peut-il que vous soyez parvenu à tout remarquer en elle, sauf cela ? Savez-vous ce qu’il y a là-dessous, ce que trahissent ces lettres ? De la jalousie, et même pis que de la jalousie ! Elle… Vous croyez qu’elle épousera réellement Rogojine, comme elle le dit dans ses lettres ? Elle se tuerait le lendemain de notre mariage !
Le prince frissonna et son cœur défaillit. Il regarda Aglaé avec surprise : il éprouvait une singulière impression en constatant que cette enfant était depuis longtemps devenue une femme.
– Dieu m’est témoin, Aglaé, que je sacrifierais ma vie pour lui rendre la paix de l’âme et le bonheur ! Mais… je ne puis plus l’aimer, et elle le sait !
– Eh bien ! sacrifiez-vous, puisque cela vous sied si bien ! Vous êtes un si grand philanthrope. Et ne m’appelez pas « Aglaé »… Tout à l’heure, vous avez déjà dit « Aglaé » tout court… Vous devez travailler à sa résurrection ; vous y êtes obligé ; votre devoir est de repartir avec elle, pour apaiser et calmer son cœur. C’est d’ailleurs bien elle que vous aimez !
– Je ne puis me sacrifier, bien qu’une fois j’en aie eu l’intention… et que peut-être je l’aie encore maintenant. Mais je sais à n’en pas douter qu’avec moi elle serait perdue ; c’est pourquoi je m’écarte d’elle. Je devais la voir aujourd’hui à sept heures ; peut-être n’irai-je pas. Sa fierté ne me pardonnera jamais mon amour, et nous succomberons tous les deux ! Cela n’est pas naturel, mais ici tout est contre nature. Vous dites qu’elle m’aime ; mais est-ce là de l’amour ? Un pareil sentiment peut-il exister après ce que j’ai enduré ? Non, ce n’est pas de l’amour ; c’est autre chose !
– Comme vous avez pâli ! fit Aglaé avec un soudain effroi.
– Ce n’est rien ; je n’ai guère dormi ; je me sens faible… C’est la vérité ; nous avons alors parlé de vous. Aglaé…
– Alors, c’est vrai ? Vous avez réellement pu parler de moi avec elle. Et… et comment avez-vous pu m’aimer, ne m’ayant vue qu’une seule fois en tout ?
– Je ne le sais. Dans mes ténèbres d’alors, j’ai eu comme un rêve… peut-être une aurore nouvelle a-t-elle lui à mes yeux. Je ne sais pourquoi c’est d’abord à vous que ma pensée est allée. Je ne vous ai pas menti quand je vous ai écrit que j’ignorais comment cela s’était fait. Ce n’était qu’un rêve par où j’échappais à mes frayeurs d’alors… Je me suis ensuite remis à travailler ; mon intention était de ne pas revenir avant trois ans…
– Donc vous êtes revenu pour elle ?
Il y avait un tremblement dans la voix d’Aglaé.
– Oui, pour elle.
Deux minutes de morne silence s’écoulèrent, Aglaé se leva.
– Si vous dites, reprit-elle d’une voix hésitante, si vous croyez vous-même que cette… que votre malheureuse est une folle, ses extravagances ne me regardent pas… Je vous prie, Léon Nicolaïévitch, de prendre ces trois lettres et de les lui jeter de ma part ! Et – s’écria-t-elle brutalement – si elle se permet de m’écrire encore une seule ligne, dites-lui que je me plaindrai à mon père qui la fera mettre dans une maison de correction…
Le prince eut un sursaut et considéra avec effroi la fureur inattendue d’Aglaé ; puis une sorte de brouillard tomba brusquement devant lui…
– Vous ne pouvez pas avoir de pareils sentiments… Ce n’est pas vrai ! balbutia-t-il.
– C’est vrai ! C’est la vérité ! s’exclama Aglaé presque hors d’elle.
– Qu’est-ce qui est vrai ? Quelle vérité ? fit tout près de là une voix effrayée.
Elisabeth Prokofievna était devant eux.
– La vérité, c’est que je suis décidée à épouser Gabriel Ardalionovitch, que je l’aime et que demain je m’enfuirai de la maison avec lui ! lança Aglaé à sa mère. – Vous avez entendu ? Votre curiosité est-elle satisfaite ? Cela vous suffit-il ?
Et elle partit en courant vers la maison.
– Ah ! non, mon bon ami, vous n’allez pas filer maintenant, fit Elisabeth Prokofievna en retenant le prince. Faites-moi le plaisir de venir vous expliquer chez moi… Ah ! que d’arias ! et cela après une nuit blanche !…
Le prince la suivit.
Arrivée à la maison, Elisabeth Prokofievna s’arrêta dans la première pièce ; n’ayant pas la force d’aller plus loin, elle se laissa tomber, à bout de résistance, sur une couchette et oublia même d’inviter le prince à s’asseoir. C’était une assez grande salle avec une table ronde au milieu et une cheminée ; des fleurs s’amoncelaient sur des étagères au bas de la fenêtre ; au fond, une porte vitrée donnait sur le jardin. Aussitôt survinrent Adélaïde et Alexandra, dont les regards étonnés parurent questionner le prince et leur mère.
À la campagne, les demoiselles avaient l’habitude de se lever vers neuf heures ; seule Aglaé se levait depuis deux ou trois jours un peu plus tôt et allait se promener dans le jardin, non pas du reste à sept heures, mais à huit ou même plus tard. Elisabeth Prokofievna, en proie à ses divers soucis, n’avait en effet pas fermé l’œil de la nuit ; elle était sur pied depuis huit heures dans le dessein d’aller au jardin retrouver Aglaé, qu’elle croyait déjà levée ; mais elle ne la trouva ni dans le jardin ni dans sa chambre à coucher. Vivement alarmée elle réveilla ses deux autres filles. La domestique déclara qu’Aglaé Ivanovna était partie pour le parc avant sept heures. Ses sœurs rirent malicieusement en apprenant cette nouvelle fantaisie de leur extravagante cadette et firent observer à leur mère qu’Aglaé serait encore bien capable de se fâcher si on allait à sa recherche dans le parc ; à leur avis, elle était assise, un livre à la main, sur le banc vert dont elle avait parlé trois jours avant et au sujet duquel elle avait failli se quereller avec le prince Stch… ; celui-ci avait en effet déclaré ne rien trouver de remarquable au site devant lequel ce banc était placé. Tombant en plein rendez-vous et surprenant les étranges paroles de sa fille, Elisabeth Prokofievna avait éprouvé une frayeur intense qui se justifiait par bien des raisons. Mais, après avoir entraîné le prince avec elle, elle redouta les conséquences de son initiative, « car Aglaé ne pouvait-elle pas avoir rencontré le prince dans le parc et engagé la conversation avec lui, sans parler de la possibilité qu’ils se fussent donné rendez-vous au préalable » ?
– N’allez pas croire, mon cher prince, dit-elle en s’efforçant de se dominer, que je vous aie amené ici pour vous faire subir un interrogatoire… Mon bon ami, après ce qui s’est passé hier soir, j’aurais peut-être préféré ne pas te revoir de longtemps…
Elle allait s’arrêter court.
– Mais je présume que vous voudriez bien savoir comment Aglaé Ivanovna et moi nous sommes rencontrés aujourd’hui ? acheva le prince.
– Eh ! bien sûr que je voudrais le savoir ! répartit Elisabeth Prokofievna avec emportement. – Je n’ai pas peur qu’on me parle en face ; je n’offense personne, je n’ai voulu offenser, personne…
– Mais naturellement : il n’y a rien d’offensant à vouloir, savoir cela ; vous êtes mère. Nous nous sommes rencontrés aujourd’hui, Aglaé Ivanovna et moi, auprès du banc vert, juste à sept heures du matin, à la suite d’un avis qu’elle m’a donné hier. Elle m’a remis hier soir une lettre où elle me disait qu’il fallait qu’elle me vît et m’entretînt d’une affaire importante. Nous avons donc eu une entrevue et nous avons parlé pendant une heure de questions qui la concernaient exclusivement. Voilà tout.
– C’est évidemment tout, mon ami ; aucun doute que ce ne soit tout ! proféra d’un ton digne Elisabeth Prokofievna.
– Très bien, prince ! dit Aglaé en entrant brusquement dans la pièce ; je vous remercie de tout cœur de m’avoir jugée incapable de m’abaisser ici à un mensonge. Êtes-vous satisfaite, maman, ou avez-vous l’intention de pousser plus loin l’interrogatoire ?
– Tu sais bien qu’il ne m’est jamais arrivé jusqu’ici d’avoir à rougir devant toi… quoique, peut-être, tu y eusses pris plaisir, répliqua Elisabeth Prokofievna, du ton de quelqu’un qui donne une leçon. – Adieu, prince ! Excusez-moi de vous avoir dérangé. J’espère que vous resterez convaincu de mon invariable estime à votre égard.
Le prince fit aussitôt un salut à la mère et à la fille, puis se retira sans dire mot. Alexandra et Adélaïde esquissèrent un sourire et se mirent à chuchoter entre elles. Elisabeth Prokofievna leur décocha un regard sévère.
– Ce qui nous met en gaîté, fit en riant Adélaïde, c’est de voir le prince saluer d’un air aussi majestueux ; il a généralement l’air d’un sac et tout d’un coup le voilà qui vous prend des manières… des manières à la Eugène Pavlovitch.
– La délicatesse et la dignité sont des qualités qui émanent du cœur et que n’enseignent pas les maîtres de danse, conclut sentencieusement Elisabeth Prokofievna.
Et elle monta dans sa chambre sans même jeter les yeux sur Aglaé.
Quand le prince rentra chez lui, vers les neuf heures, il trouva sur la terrasse Véra Loukianovna et une servante. Elles venaient de ranger et de balayer après la soirée tumultueuse de la veille.
– Dieu merci, nous avons pu terminer le ménage avant votre retour ! dit gaiement Véra.
– Bonjour. J’ai un peu de migraine ; j’ai mal dormi ; je ferais volontiers un somme.
– Voulez-vous vous reposer ici, sur la terrasse, comme hier ? C’est bien. Je dirai à tout le monde de ne pas vous réveiller. Papa est sorti.
La servante se retira ; Véra fit mine de la suivre, mais elle se ravisa et s’approcha du prince avec un air soucieux.
– Prince, ayez pitié de ce… malheureux. Ne le chassez pas aujourd’hui.
– Je ne le chasserai pour rien au monde. Il fera ce qui lui plaira.
– Il ne fera rien pour le moment… Ne soyez pas sévère avec lui.
– Certes non ; pourquoi le serais-je ?
– Et puis… ne riez pas de lui ; c’est l’essentiel.
– Assurément non.
– Je suis ridicule de dire cela à un homme comme vous, fit Véra en rougissant. – Quoique vous soyez fatigué, ajouta-t-elle en riant et déjà à demi tournée vers la porte, vous avez en ce moment des yeux si bons… si heureux.
– Sont-ils vraiment si heureux ? demanda le prince avec vivacité.
Et il partit d’un franc éclat de rire.
Mais Véra, qui avait la simplicité et le sans-façon d’un garçon, devint soudain toute confuse et encore plus rouge ; elle fit, sans cesser de rire, une brusque sortie.
« Quelle… charmante jeune fille… » pensa le prince, et il l’oublia aussitôt. Il se retira dans le coin de la terrasse où était la couchette, en face d’une petite table, s’assit, se couvrit la figure de ses mains et resta dans cette posture une dizaine de minutes. Brusquement, il plongea avec inquiétude la main dans sa poche de côté et en sortit trois lettres.
Mais de nouveau la porte s’ouvrit et Kolia apparut. Le prince se sentit presque joyeux de cette occasion de rempocher les lettres et d’en différer la lecture.
Kolia s’assit sur la couchette.
– En voilà un événement ! dit-il en entrant d’emblée dans son sujet, avec la rondeur habituelle à ses pareils ; quelle opinion avez-vous maintenant d’Hippolyte ? A-t-il perdu votre estime ?
– Pourquoi donc ?… Mais, Kolia, je suis fatigué… En outre, ce serait trop pénible de revenir là-dessus… Comment va-t-il, cependant ?
– Il dort et ne se réveillera sans doute pas avant deux heures. Je comprends ; vous n’avez pas couché à la maison ; vous êtes allé au parc… naturellement, vous étiez ému… On le serait à moins !
– Comment savez-vous que je suis allé au parc et n’ai pas dormi à la maison ?
– Véra vient de me le dire. Elle m’a recommandé de ne pas entrer ; mais je n’ai pu y tenir, je voulais vous voir, ne fût-ce qu’une minute. J’ai passé ces deux heures au chevet du malade ; maintenant, c’est au tour de Kostia Lébédev. Bourdovski est reparti. Enfin, couchez-vous, prince, bonne… non, bon jour ! Mais, vous savez, je suis stupéfait !
– Évidemment… tout cela…
– Non, prince, non ; ce qui me stupéfie, c’est la « confession ». Et surtout le passage où il parle de la Providence et de la vie future. Il y a là une pensée gi-gan-tesque !
Le prince regarda affectueusement Kolia qui était, sans aucun doute, venu pour l’entretenir de la pensée gigantesque.
– Mais l’essentiel, l’essentiel, ce n’est pas tant cette pensée que les circonstances au milieu desquelles elle a germé. Si elle avait été formulée par Voltaire, Rousseau, Proudhon, je l’aurais lue, remarquée, toutefois elle ne m’aurait pas frappé au même degré. Mais qu’un homme qui est sûr de n’avoir plus que dix minutes à vivre s’exprime ainsi, c’est un rude exemple de fierté ! C’est la plus haute manifestation d’indépendance de la dignité humaine ; cela équivaut à braver ouvertement… Non, cela dénote une force d’âme gigantesque ! Et venir soutenir après cela qu’il a fait exprès d’oublier la capsule, c’est de la bassesse, c’est un non-sens ! Mais vous savez, hier, il nous a trompés ; c’est un malin ; je n’ai pas du tout fait son sac avec lui et je n’ai jamais vu son pistolet, c’est lui-même qui a tout emballé ; si bien qu’il m’a interloqué en racontant cette histoire. Véra dit que vous le laisserez ici ; je vous jure qu’il n’y aura aucun danger, d’autant que nous exerçons tous sur lui une surveillance de chaque instant.
– Et qui de vous l’a veillé cette nuit ?
– Kostia Lébédev, Bourdovski et moi. Keller est venu un moment, mais n’a pas tardé à aller dormir chez Lébédev, parce qu’il n’avait pas où coucher dans notre chambre. C’est aussi là que Ferdistchenko a passé la nuit ; il est sorti à sept heures. Le général est toujours chez Lébédev ; maintenant, lui aussi est sorti… Je crois bien que Lébédev a l’intention de venir vous trouver dans un moment ; il vous a cherché, je ne sais pourquoi, et a demandé à deux reprises où vous étiez. Faut-il le laisser entrer ou le faire attendre, si vous vous reposez ? Je vais moi-même dormir. Ah ! oui, que je n’oublie pas cela : j’ai été témoin tout à l’heure d’une excentricité du général. Bourdovski m’a réveillé un peu après six heures, ou plutôt juste à six heures, pour que je prenne mon tour au chevet du malade ; je suis sorti une minute et j’ai eu la surprise de rencontrer le général qui était gris au point de ne pas me reconnaître ; il est resté planté devant moi comme un poteau, puis s’est ressaisi et m’a assailli de questions : « Eh ! bien, que devient le malade ? Je venais prendre de ses nouvelles… » Je l’ai mis au courant. « Tout cela est bel et bon, ajouta-t-il, mais je me suis levé et suis venu surtout pour te prévenir ; j’ai des raisons de croire qu’on ne peut pas tout dire en présence de M. Ferdistchenko et… qu’il faut se tenir sur ses gardes avec lui. » Comprenez-vous, prince ?
– Est-ce possible ? D’ailleurs… pour nous c’est indifférent.
– Oui, sans doute, c’est indifférent ; nous ne sommes pas des francs-maçons ! J’ai même été surpris de voir que le général voulait venir me réveiller cette nuit exprès pour cela.
– Ferdistchenko est sorti, dites-vous ?
– À sept heures ; il m’a rejoint au chevet du malade et m’a dit qu’il allait finir la nuit chez Vilkine – un fameux ivrogne, ce Vilkine ! – Allons, je m’en vais ! Mais voilà Loukiane Timoféïévitch… Le prince veut dormir, Loukiane Timoféïévitch, retournez d’où vous venez !
– Rien qu’une minute, très honoré prince ! Il s’agit d’une affaire qui a pour moi de l’importance, proféra Lébédev avec un salut cérémonieux.
Il s’exprimait à mi-voix sur un ton gourmé, mais pénétré de la gravité de ce qu’il avait à dire. Il venait de rentrer et, n’ayant même pas eu le temps d’aller chez lui, tenait encore son chapeau à la main. Son visage était soucieux, avec une expression exceptionnelle de gravité. Le prince le pria de s’asseoir.
– Vous m’avez demandé deux fois. Vous êtes peut-être toujours inquiet à propos des incidents d’hier soir ?…
– Vous voulez parler de ce jeune homme d’hier soir, prince ? Oh ! non : hier mes idées étaient en désordre… mais aujourd’hui je n’ai pas l’intention de contrecarrer vos intentions en quoi que ce soit.
– Contreca… comment avez-vous dit ?
– J’ai dit : contrecarrer ; c’est un mot français comme tant d’autres qui ont passé dans la langue russe ; mais je n’y tiens pas particulièrement.
– Qu’avez-vous aujourd’hui, Lébédev, pour être si grave et si solennel ? Vous avez l’air de scander vos mots, fit le prince avec un léger sourire.
– Nicolas Ardalionovitch ! dit Lébédev en s’adressant à Kolia sur un ton presque attendri, – je dois communiquer, au prince une affaire qui concerne plus spécialement…
– Bon, c’est compris ; elle ne me regarde pas ! Au revoir, prince ! fit Kolia, qui se retira sur-le-champ.
– J’aime bien ce garçon parce qu’il a l’intelligence éveillée, dit Lébédev en le suivant des yeux. Bien qu’un peu crampon, il est dégourdi. Un grand malheur m’est arrivé, très honoré prince, hier soir ou ce matin au point du jour… je ne puis encore préciser le moment exact.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Quatre cents roubles ont disparu de la poche intérieure de mon vêtement. Très honoré prince, j’ai été refait ! ajouta Lébédev avec un sourire amer.
– Vous avez perdu quatre cents roubles ? C’est dommage.
– Surtout pour un pauvre homme qui vit noblement de son travail.
– Sans doute, sans doute. Comment la chose est-elle arrivée ?
– La faute en est au vin. Je m’adresse à vous comme à la providence, très honoré prince. Cette somme de quatre cents roubles m’a été remise hier soir à cinq heures par un débiteur. Je suis rentré ici par le train. Mon portefeuille était dans ma poche. En ôtant mon uniforme pour passer ma redingote, j’ai placé mon argent dans celle-ci, avec l’intention de le garder sur moi. Je comptais le remettre dans la soirée à quelqu’un qui me l’avait demandé… J’attendais l’homme d’affaires.
– À propos, Loukiane Timoféïévitch, est-il exact que vous ayez fait annoncer dans les journaux que vous prêtiez sur les objets d’or et d’argent ?
– Cette annonce a été passée par l’entremise d’un homme d’affaires ; elle ne porte ni mon nom ni mon adresse. Comme je n’ai qu’un tout petit capital et que ma famille s’est accrue, vous conviendrez qu’un honnête intérêt…
– Mais oui, mais oui ! il ne s’agit que d’un renseignement ; excusez-moi de vous avoir interrompu.
– L’homme d’affaires n’est pas venu. Là-dessus on a amené ici ce malheureux. Après le dîner j’étais déjà pas mal en train. Puis sont venus nos visiteurs ; on a bu… du thé et… pour mon malheur je suis tombé dans un excès de gaieté. Quand Keller est arrivé, tard dans la soirée, il nous a annoncé que c’était votre anniversaire et qu’il fallait servir du champagne ; alors, mon cher et très honoré prince, moi qui ai un cœur (vous l’avez sans doute déjà remarqué, car je le mérite) je ne dirai pas sentimental mais reconnaissant, ce dont je m’enorgueillis, j’ai cru devoir enlever mes vieilles frusques et remettre mon uniforme pour attendre le moment de vous féliciter en personne et vous fêter d’une manière plus solennelle. Ainsi ai-je fait, prince, et vous avez bien dû remarquer que je suis resté en uniforme toute la soirée. Mais en changeant de vêtement j’ai oublié le portefeuille dans ma redingote…. On a raison de dire que, lorsque Dieu veut punir quelqu’un, il commence par lui ôter la raison. Ce matin, à sept heures et demie, en me réveillant, j’ai sauté comme un fou pour aller prendre ma redingote. La poche était vide ! Pas trace de portefeuille.
– Ah ! c’est désagréable !
– Voilà le mot : c’est désagréable. Avec le tact qui vous caractérise, vous avez tout de suite trouvé l’expression appropriée, ajouta Lébédev non sans malice.
– Mais pourtant, comment… fit après un instant de réflexion le prince inquiet, – cela est sérieux ?
– C’est le mot : sérieux ; encore une expression heureuse, prince, pour caractériser…
– Voyons, Loukiane Timoféïévitch, à quoi bon éplucher, les mots ? Ce ne sont pas les mots qui importent… Admettez-vous qu’étant en état d’ivresse, vous ayez pu laisser tomber le portefeuille de votre poche ?
– C’est possible. Tout est possible dans l’état d’ivresse, pour employer l’expression dont vous vous êtes servi avec tant de franchise, très honoré prince. Mais jugez-en vous-même ; si j’ai fait tomber mon portefeuille de ma poche en ôtant ma redingote, l’objet aurait dû se retrouver sur le parquet. Où est-il donc ?
– Ne l’auriez-vous pas serré dans le tiroir de quelque table ?
– J’ai tout fouillé, tout exploré. D’ailleurs je ne l’ai mis nulle part et n’ai ouvert aucun tiroir ; je m’en souviens parfaitement.
– Avez-vous regardé dans la petite armoire ?
– C’est la première chose que j’ai faite et j’y ai même regardé plusieurs fois ce matin… Et puis, pourquoi aurais-je été le fourrer dans la petite armoire, très honoré prince ?
– J’avoue, Lébédev, que cela me tracasse. Quelqu’un l’aurait donc trouvé par terre ?
– Ou bien tiré de ma poche ! Il n’y a pas d’autre explication.
– Cela m’inquiète vivement, car qui a bien pu faire cela ?… Voilà la question !
– À n’en pas douter, c’est la question essentielle. Vous tombez avec une étonnante justesse, illustre prince, sur les mots, les idées et les définitions qui peignent la situation.
– Ah ! Loukiane Timoféïévitch, trêve de moquerie ! ici…
– Des moqueries ! s’écria Lébédev en levant les bras.
– Allons, allons ! c’est bon, je ne me fâche pas. Ma préoccupation est tout autre… Je crains de voir accuser les gens. Qui soupçonnez-vous ?
– La question est très délicate et… fort compliquée ! Je ne puis soupçonner la servante ; elle est restée tout le temps dans sa cuisine. Mes enfants sont, eux aussi, hors de soupçon…
– Cela va sans dire.
– Par conséquent, ce ne peut être qu’un des visiteurs.
– Mais est-ce possible ?
– C’est de la plus absolue et de la plus complète impossibilité. Cependant la chose n’a pu se passer autrement. Je veux bien admettre toutefois et je suis même convaincu que le vol, si vol il y a eu, a été commis, non pas dans la soirée, lorsque tout le monde était réuni, mais plutôt la nuit ou même vers le matin, par une des personnes qui ont passé la nuit ici.
– Ah ! mon Dieu !
– Je mets naturellement hors de cause Bourdovski et Nicolas Ardalionovitch, qui ne sont d’ailleurs pas même entrés chez moi.
– Cela irait de soi, même s’ils y étaient entrés ! Qui a passé la nuit chez vous ?
– En me comptant, nous sommes quatre à avoir passé la nuit dans deux chambres contiguës : le général, Keller, M. Ferdistchenko et moi. C’est donc l’un de nous quatre qui a fait le coup.
– Vous voulez dire l’un des trois ; mais lequel ?
– Je me suis compté pour être juste et faire les choses régulièrement ; mais vous conviendrez, prince, que je n’ai pu me voler moi-même, bien qu’on ait déjà vu des cas de ce genre dans le monde…
– Ah ! Lébédev, que votre bavardage est ennuyeux ! s’écria le prince impatienté ; allez donc au fait ; pourquoi lanternez-vous ainsi ?…
– Restent donc trois personnes. Commençons par M. Keller, homme versatile, adonné à la boisson et dans certains cas suspect de libéralisme, tout au moins en ce qui concerne la poche d’autrui ; au demeurant il a plutôt le caractère d’un chevalier d’autrefois que celui d’un libéral. Il a passé la première partie de la nuit dans la chambre du malade et ce n’est qu’à une heure assez avancée qu’il s’est rendu auprès de nous sous, prétexte qu’il ne pouvait pas dormir sur le plancher.
– Vous le soupçonnez ?
– Je l’ai soupçonné. Lorsqu’après sept heures du matin j’ai bondi comme un fou et me suis frappé le front, je suis allé réveiller sur-le-champ le général qui dormait du sommeil de l’innocence. Prenant en considération l’étrange disparition de Ferdistchenko, circonstance qui était déjà de nature à faire naître nos soupçons, nous décidâmes tous deux de fouiller Keller qui était étendu comme… comme… presque comme un clou. Nous explorâmes consciencieusement ses poches sans y trouver un centime ; il n’y en avait pas même une qui ne fût percée. Un mouchoir en coton bleu à carreaux à ne pas prendre avec des pincettes ; un billet doux écrit par quelque femme de chambre qui réclamait de l’argent et formulait des menaces ; enfin des pages détachées du feuilleton que vous savez ; voilà tout ce que nous découvrîmes. Le général décida que Keller, était innocent. Pour mieux tirer la chose au clair, nous le réveillâmes, non sans difficulté ; c’est à peine s’il comprit de quoi il s’agissait ; il était là, la bouche grande ouverte, avec sa face d’ivrogne, son air bête et innocent, même stupide ; ce n’était pas lui !
– Ah ! que je suis content ! s’écria le prince avec un joyeux soupir de soulagement. Je craignais pour lui !
– Vous craigniez pour lui ? Donc vous aviez des raisons pour cela ? insinua Lébédev en plissant les paupières.
– Oh ! non, j’ai dit cela sans réfléchir, reprit le prince. Je me suis très sottement exprimé en disant que je craignais. Je vous prie, Lébédev, de ne répéter à personne…
– Prince, prince ! Vos paroles resteront dans mon cœur… dans le fond de mon cœur. Elles y sont dans un tombeau ! proféra Lébédev avec solennité en pressant son chapeau contre sa poitrine.
– C’est bon, c’est bon… Donc c’est Ferdistchenko ? Je veux dire que vous soupçonnez Ferdistchenko ?
– Qui pourrais-je soupçonner en dehors de lui ? fit Lébédev en baissant la voix et en regardant fixement le prince.
– Oui, cela va de soi… quel autre soupçonner ? Néanmoins, où sont les preuves ?
– Les preuves existent. D’abord, sa disparition à sept heures ou même avant sept heures du matin.
– Je sais : Kolia m’a raconté que Ferdistchenko était entré chez lui pour lui annoncer qu’il allait finir la nuit chez… j’ai oublié le nom, enfin un de ses amis.
– Vilkine. Ainsi Nicolas Ardalionovitch vous avait déjà parlé de cela ?
– Il ne m’a rien dit du vol.
– Il ne le connaît pas parce que, pour l’instant, je tiens la chose secrète. Donc Ferdistchenko se rend chez Vilkine ; il n’y a rien de surprenant, semble-t-il, à ce qu’un ivrogne aille chez un autre ivrogne, même au point du jour et sans motif plausible, n’est-ce pas ? Mais ici une piste se dessine ; en partant il indique où il va… Maintenant, prince, suivez-moi bien : pourquoi a-t-il fait cela ? Pourquoi entre-t-il exprès chez Nicolas Ardalionovitch, en faisant un détour, pour lui annoncer qu’il « va finir la nuit chez Vilkine » ? Qui peut avoir intérêt à savoir qu’il sort et, plus précisément, qu’il va chez Vilkine ? À quoi bon faire part de cela ? Non, c’est une finauderie, une finauderie de voleur ! Cela veut dire : « Voyez, je m’applique à ne pas dissimuler ma trace ; comment pourrais-je après cela être suspecté de vol ? Est-ce qu’un voleur indique l’endroit où il va ? » C’est un excès de précaution pour détourner les soupçons et effacer, pour ainsi dire, ses pas sur le sable… M’avez-vous compris, très honoré prince ?
– J’ai compris, fort bien compris. Mais c’est une preuve bien mince.
– En voici une seconde : la piste se révèle fausse et l’adresse donnée inexacte. Une heure après, c’est-à-dire à huit heures, je suis allé frapper chez Vilkine ; il demeure par ici, dans la Cinquième rue ; d’ailleurs je le connais. Pas de Ferdistchenko. J’ai réussi, il est vrai, à savoir d’une servante sourde comme un pot qu’une heure auparavant quelqu’un avait en effet fait de violents efforts pour entrer et même arraché la sonnette. Mais la domestique n’avait pas ouvert, soit qu’elle ne voulût pas éveiller M. Vilkine, soit peut-être qu’elle n’eût guère envie de sortir du lit. Cela se voit.
– Et ce sont là toutes vos preuves ? C’est peu.
– Prince, sur qui donc porter mes soupçons ? Réfléchissez, conclut Lébédev sur un ton de larmoyante obséquiosité, mais avec un sourire légèrement insidieux.
– Vous devriez effectuer une nouvelle recherche dans les chambres et les tiroirs, articula le prince d’un air préoccupé après un instant de réflexion.
– C’est déjà fait ! soupira Lébédev avec une expression encore plus attendrissante.
– Hum !… Mais pourquoi, pourquoi avoir ôté votre redingote ? s’écria le prince en frappant avec colère sur la table.
– On entend cette question-là dans une vieille comédie. Mais, excellent prince, vous prenez mon infortune trop à cœur ! Je n’en mérite pas tant. Je veux dire qu’à moi seul, je ne mérite pas cela. Toutefois, vous vous faites aussi du mauvais sang pour le coupable… pour l’être insignifiant qu’est M. Ferdistchenko ?
– Eh ! oui, en effet ! vous m’avez rendu soucieux, interrompit le prince d’un air distrait et mécontent. – En somme, que comptez-vous faire… si vous êtes aussi convaincu de la culpabilité de Ferdistchenko ?
– Prince, très honoré prince, quel autre accuser ? dit Lébédev en faisant des contorsions et en prenant un ton toujours plus pathétique. – On ne peut pas penser à un autre, et l’impossibilité absolue de soupçonner personne hormis M. Ferdistchenko constitue, pour ainsi dire, une charge de plus contre celui-ci ; c’est la troisième preuve ! Car, encore une fois, quel autre accuser ? Je ne peux pourtant pas soupçonner M. Bourdovski, hé, hé ?
– Allons, quelle absurdité !
– Pas davantage le général, hé, hé ?
– Quelle sottise est-ce là ! dit le prince presque d’un ton de colère, en se retournant avec impatience sur sa couchette.
– Bien sûr que c’est une sottise ! Hé ! hé ! hé ! Quel original que ce général, et comme il m’a fait rire ! Nous sommes allés tout à l’heure ensemble en quête de Ferdistchenko chez Vilkine… Il faut vous dire qu’il a été encore plus surpris que moi quand je suis allé le réveiller, aussitôt ma perte constatée. C’est au point qu’il a changé de figure, rougi, pâli, et qu’enfin il a été saisi d’un si noble accès d’indignation que je n’en revenais pas. C’est un bien beau caractère ! Il ment continuellement, par faiblesse, mais c’est un homme de sentiments très élevés ; avec cela il est si ingénu que son innocence même inspire la plus entière confiance. Je vous ai déjà dit, très honoré prince, que j’ai pour lui non seulement un faible, mais même de l’affection. Il s’est arrêté brusquement en pleine rue, il a entr’ouvert son vêtement et montré sa poitrine. « Fouille-moi ! me dit-il ; tu as fouillé Keller, pourquoi ne me fouilles-tu pas ? La justice l’exige ! » Ses bras et ses jambes tremblaient, son visage était tout pâle et faisait même peur à voir. Je me mis à rire et lui dis : « Écoute, général, si un autre m’avait dit cela de toi, je me serais sur-le-champ tranché la tête de mes propres mains, je l’aurais mise sur un grand plat et je l’aurais moi-même présentée à tous ceux qui t’auraient soupçonné : « Voyez-vous cette tête, leur aurais-je dit : je réponds « sur elle de sa probité. Et non seulement je donne ma tête en gage, mais même je me mettrais au feu pour lui. » Voilà, ajoutai-je, comment je répondrais de toi ! » Alors il s’est jeté dans mes bras, toujours au milieu de la rue, il a versé quelques larmes et, en tremblant, il m’a serré si fort sur sa poitrine que j’ai failli étouffer d’une quinte de toux. « Tu es, m’a-t-il dit, l’unique ami qui me reste dans mon infortune ! » C’est un homme si sensible ! Naturellement il en a profité pour me raconter, chemin faisant, une anecdote de circonstance : on l’avait aussi une fois soupçonné, dans sa jeunesse, d’avoir volé cinq cent mille roubles ; mais, le lendemain même, il s’était jeté dans une maison en flammes et avait sauvé le comte qui l’avait soupçonné, en même temps que Nina Alexandrovna, alors jeune fille. Le comte l’avait embrassé, et c’est à la suite de cet événement qu’il avait épousé Nina Alexandrovna. Le jour suivant on avait découvert dans les décombres la cassette de fer qui contenait l’argent disparu. De fabrication anglaise, avec une fermeture à secret, cette cassette s’était glissée, on ne sait comment, sous le plancher, en sorte que jusqu’à l’incendie personne ne l’avait retrouvée. Cette histoire est inventée de toutes pièces, mais il ne s’en est pas moins mis à larmoyer en parlant de Nina Alexandrovna. C’est une bien digne femme que Nina Alexandrovna, encore qu’elle ait une dent contre moi !
– Vous n’avez pas de relations avec elle ?
– Presque pas, mais je désirerais de tout cœur en avoir, ne serait-ce que pour me justifier à ses yeux. Nina Alexandrovna m’en veut parce qu’elle croit que je pousse maintenant son mari à l’ivrognerie. Or, je ne le débauche pas, je le réfrène plutôt ; je lui évite peut-être des fréquentations plus dangereuses. En outre, c’est pour moi un ami et je vous avoue que je ne l’abandonnerai plus désormais ; c’est au point que, là où il ira, j’irai, car on ne peut agir sur lui que par le sentiment. Il a maintenant cessé tout à fait de fréquenter sa « capitaine », bien qu’il brûle en secret d’aller la voir et parfois même soupire après elle, surtout le matin, quand il se lève et passe ses bottes ; je ne saurais dire pourquoi cela le prend juste à ce moment-là ; le malheur est qu’il n’a pas le sou et il ne peut se montrer chez elle sans argent. Ne vous a-t-il pas demandé de l’argent, très honoré prince ?
– Non, il ne m’a rien demandé.
– Il est gêné. Il voulait vous en demander ; il m’a même avoué son intention de vous importuner à ce sujet, mais il n’a pas osé, car vous lui avez prêté récemment et il a pensé que vous lui refuseriez. Il m’a confié cela en ami.
– Et vous-même, ne lui donnez-vous pas de l’argent ?
– Prince ! très honoré prince ! Ce n’est pas seulement de l’argent, c’est pour ainsi dire ma vie que je donnerais pour cet homme… Quand je dis ma vie, j’exagère ; sans donner ma vie je serais prêt à endurer la fièvre, ou un abcès, ou un rhume, dans le cas d’absolue nécessité bien entendu ; car je le tiens pour un grand homme, mais déclassé. Voilà. À plus forte raison s’il s’agit d’argent…
– Donc vous lui en donnez !
– Pour cela non ; je ne lui ai pas donné d’argent et il sait lui-même que je ne lui en donnerai pas ; mais c’est uniquement afin de le modérer et de le corriger. Maintenant, son idée fixe est de se rendre avec moi à Pétersbourg, où je vais aller suivre la piste de M. Ferdistchenko, car je suis sûr qu’il y est. Le générai est tout feu tout flamme, mais je prévois qu’aussitôt arrivé à Pétersbourg il me lâchera pour aller retrouver sa capitaine. J’avoue que je le laisserai partir à dessein et que nous sommes convenus de nous séparer dès l’arrivée pour mieux réussir, par des voies différentes, à pincer M. Ferdistchenko. Je le laisserai donc filer, puis tout à coup tomberai sur lui à l’improviste et le surprendrai chez la capitaine ; mon intention est surtout de lui faire honte en lui rappelant ses devoirs de père de famille et sa dignité d’homme en général.
– Seulement ne faites pas de bruit, Lébédev ; pour l’amour de Dieu, pas de bruit ! dit à demi-voix le prince, en proie à une vive inquiétude.
– Oh ! non ; tout juste pour le confondre et voir la tête qu’il fera, car la physionomie peut révéler bien des choses, très honoré prince, notamment chez un homme comme lui ! Ah ! prince, si grand que soit mon malheur, je ne puis, même en ce moment, m’empêcher de penser à lui et à son amendement. J’ai une très grande prière à vous adresser, très honoré prince ; c’est même, je l’avoue, l’objet particulier de ma démarche. Vous connaissez la famille du général et vous en avez même été l’hôte ; si vous acceptiez, excellent prince, de me faciliter la tâche, dans le seul intérêt du général et pour son bonheur…
Lébédev joignit les mains dans une attitude implorante.
– De quoi s’agit-il ? En quoi puis-je vous aider ? Soyez convaincu que je désire vivement saisir toute votre pensée, Lébédev.
– C’est cette seule conviction qui m’a amené auprès de vous ! On pourrait agir par l’entremise de Nina Alexandrovna afin d’instituer une surveillance et, en quelque sorte, une filature de tous les instants auprès de Son Excellence dans le sein même de sa famille. Je ne suis malheureusement pas en relation… En outre Nicolas Ardalionovitch, qui vous adore, pour ainsi dire, de toute l’ardeur de sa jeune âme, pourrait sans doute aider également…
– Ah ! non !… Mêler Nina Alexandrovna à cette affaire… Dieu nous en préserve ! Et Kolia pas davantage… Peut-être d’ailleurs que je ne pénètre pas encore votre pensée, Lébédev.
– Mais il n’y a rien à pénétrer ! s’écria Lébédev en faisant un bond sur sa chaise ; – rien d’autre qu’un sentiment de délicatesse et de sollicitude à son égard ! C’est tout le remède qu’il faut à notre malade. Vous me permettez, prince, de le considérer comme un malade ?
– Cela prouve même votre bon cœur et votre esprit.
– Je vais m’expliquer à l’aide d’un exemple, tiré de la pratique pour plus de clarté. Vous voyez à quel homme nous avons affaire : son seul faible est pour le moment cette capitaine à laquelle il lui est interdit de se présenter sans argent et chez qui je compte le surprendre aujourd’hui, pour son bien. Admettons même qu’il ne s’agisse plus seulement de cette faiblesse, mais d’un véritable crime ou de quelque acte contraire à l’honneur (encore qu’il en soit tout à fait incapable) : même dans ce cas, je dis que l’on arriverait à tout avec lui par ce qu’on pourrait appeler un noble sentiment de tendresse, car c’est un homme d’une extrême sensibilité. Croyez bien qu’avant cinq jours il n’y tiendrait plus, se mettrait à parler et avouerait tout au milieu des larmes ; surtout si l’on agit avec autant d’habileté que de noblesse et si sa famille et vous exercez une surveillance, en quelque sorte, sur tous ses pas… Oh ! excellent prince ! fit Lébédev en sursautant comme sous le coup d’une inspiration, je n’affirme certes pas qu’il soit sans aucun doute… Je reste, pour ainsi dire, prêt à verser sur-le-champ tout mon sang pour lui ; mais convenez que l’inconduite, l’ivresse, la capitaine, tout cela réuni peut mener fort loin.
– Assurément je suis toujours disposé à vous aider en cette affaire, dit le prince en se soulevant. Mais je vous avoue, Lébédev, que j’ai une terrible appréhension. Voyons : vous avez toujours l’idée… en un mot vous-même dites que vous soupçonnez M. Ferdistchenko ?
– Mais qui soupçonner, si ce n’est lui ? Qui, très sincère prince ? reprit Lébédev en souriant et en joignant de nouveau les mains avec un air de componction.
Le prince se rembrunit et se leva.
– Voyez-vous, Loukiane Timoféïévitch, en pareil cas c’est une chose terrible que de se tromper. Ce Ferdistchenko… je ne voudrais pas dire du mal de lui… mais ce Ferdistchenko… ma foi, qui sait ? c’est peut-être bien lui !… Je veux dire qu’il serait en effet peut-être plus capable… qu’un autre de faire cela. Lébédev ouvrit tout grands les yeux et les oreilles. Le prince, de plus en plus sombre, arpentait la pièce de long en large et s’efforçait de ne pas regarder son interlocuteur.
– Voyez-vous, fit-il en s’embrouillant davantage, on m’a fait savoir… on m’a dit de M. Ferdistchenko qu’en plus de cela, ce serait un homme devant lequel il faut se tenir sur ses gardes et ne rien dire… de trop, vous me comprenez ? Je vous le répète parce que peut-être il est, en effet, plus capable qu’un autre de… enfin pour éviter une erreur, car c’est là le principal, Vous comprenez ?
– Mais qui vous a fait part de cette remarque sur M. Ferdistchenko ? demanda Lébédev avec vivacité.
– On me l’a chuchotée comme cela ; du reste je n’en crois rien moi-même… je suis très contrarié de m’être trouvé dans l’obligation de vous rapporter ce propos ; je vous assure que je ne lui accorde aucune créance… c’est quelque on-dit absurde… Oh ! que j’ai été sot de le répéter !
– C’est que ce détail est important, prince, dit Lébédev tout tremblant d’émotion ; – très important en ce moment, non pas en ce qui touche M. Ferdistchenko, mais quant à la source par laquelle il est venu à votre connaissance. (Ce disant Lébédev courait autour du prince et s’efforçait de régler son pas sur le sien.) Voici, prince, ce que je dois aussi vous faire savoir maintenant : ce matin, comme nous allions ensemble chez ce Vilkine, le général, après m’avoir raconté l’histoire de l’incendie, tout frémissant encore d’une indignation bien naturelle, s’est livré inopinément à des insinuations sur le compte de M. Ferdistchenko. Mais il l’a fait avec tant d’incohérence et de maladresse que je n’ai pu m’empêcher de lui poser quelques questions ; ses réponses m’ont convaincu que toutes ces informations étaient du cru de Son Excellence… C’était un simple effet de son expansibilité ; car s’il ment, c’est uniquement faute de savoir contenir les épanchements de son cœur. Maintenant jugez vous-même : s’il a menti, ce dont je suis persuadé, comment son mensonge a-t-il pu arriver jusqu’à vos oreilles ? Comprenez, prince, que ce propos lui est venu sous l’inspiration du moment ; qui donc a pu vous le faire connaître ? Ce point est important et… pour ainsi dire…
– C’est Kolia qui vient de me répéter cela ; la réflexion lui a été faite par son père qui l’avait rencontré dans l’antichambre entre six et sept heures, au moment où il sortait on ne sait pourquoi.
Et le prince de tout raconter en détail.
– Eh bien ! voilà ce qu’on peut appeler une piste ! dit Lébédev en se frottant les mains et en riant en sourdine. – C’est ce que je pensais ! Cela veut dire que, vers les six heures du matin, Son Excellence a interrompu exprès son innocent sommeil pour aller éveiller son fils bien-aimé et l’aviser du danger extraordinaire qu’on court en la compagnie de M. Ferdistchenko ! Après cela, force est de reconnaître que M. Ferdistchenko est un homme dangereux et d’admirer la sollicitude paternelle de Son Excellence, hé, hé !
– Écoutez, Lébédev, dit le prince sur le ton de la plus vive inquiétude, écoutez : il faut aller doucement ! Ne faites pas de bruit ! Je vous en prie, Lébédev, je vous en supplie… À cette condition, je vous jure que je vous aiderai. Mais que personne ne sache rien, personne !
– Soyez convaincu, très bon, très sincère et très généreux prince, s’écria Lébédev sous le coup d’une inspiration décisive, – soyez convaincu que tout cela mourra dans mon noble cœur ! Marchons à pas de loup et la main dans la main ! À pas de loup et la main dans la main ! Je donnerais même tout mon sang… Très illustre prince, j’ai l’âme basse, l’esprit bas. Mais demandez à un homme bas, mieux encore : à n’importe quel gredin, s’il préfère avoir affaire à un gredin de son espèce ou à un être de la plus parfaite grandeur d’âme tel que vous, très sincère prince ? Il répondra qu’il préfère la grandeur d’âme ; c’est là que la vertu triomphe ! Au revoir, très honoré prince ! À pas de loup… à pas de loup et… la main dans la main !
Le prince comprit enfin pourquoi il s’était senti glacé toutes les fois qu’il avait porté la main sur ces trois lettres et pourquoi il avait différé de les lire jusqu’au soir. Le matin, quand il s’était étendu sur sa couchette sans avoir pu se décider à ouvrir aucune des trois enveloppes, il avait dormi d’un sommeil agité ; un rêve pénible l’avait derechef oppressé, dans lequel il avait vu cette même « criminelle » s’avancer vers lui. Elle le regardait, tandis que des larmes brillaient sur ses longs cils ; elle l’invitait de nouveau à la suivre. Et, comme la veille, il s’était réveillé dans la douloureuse évocation de ce visage. Il voulut aller incontinent chez elle, mais n’en trouva pas la force ; alors, presque au désespoir, il finit par ouvrir les lettres et se mit à les lire.
Ces lettres aussi ressemblaient à un rêve. Parfois on fait des songes étranges, inimaginables, contraires à la nature ; au réveil on les évoque avec netteté, et alors une anomalie vous frappe. Vous vous souvenez surtout que la raison ne vous a manqué à aucun moment de votre rêve. Vous vous rappelez même avoir agi avec infiniment d’astuce et de logique pendant un temps fort long, cependant que des assassins vous entouraient, vous tendaient des embûches, dissimulaient leurs desseins et vous faisaient des avances amicales, alors que leurs armes étaient déjà prêtes et qu’ils n’attendaient plus qu’un signal. Vous vous remémorez enfin la ruse grâce à laquelle vous les avez trompés en vous dissimulant à leurs yeux ; mais vous avez deviné qu’ils avaient déjoué votre stratagème et qu’ils faisaient seulement semblant d’ignorer votre cachette ; alors vous avez eu recours à un nouveau subterfuge et réussi encore une fois à leur donner le change. Tout cela vous revient clairement en mémoire. Mais comment concevoir que, dans ce même laps de temps, votre raison ait pu admettre des absurdités et des invraisemblances aussi manifestes que celles dont fourmillait votre rêve ? Un de vos assassins s’est transformé en femme sous vos yeux, puis cette femme en un petit nain rusé et repoussant. Et vous, vous avez accepté aussitôt tout cela comme un fait, presque sans la moindre surprise, au moment même où votre entendement se livrait, par ailleurs, à un vigoureux effort et à des prodiges d’énergie, d’astuce, de pénétration et de logique.
Pourquoi encore, lorsque vous vous éveillez et réintégrez la vie réelle, sentez-vous presque toujours, et parfois avec une extraordinaire intensité d’impression, que vous venez de laisser, avec le domaine du rêve, une énigme non résolue ? Vous souriez de l’absurdité de votre rêve et vous avez en même temps le sentiment que ce fatras d’extravagances enserre une sorte de pensée, une pensée réelle appartenant à votre vie actuelle, quelque chose qui existe et a toujours existé dans votre cœur. C’est comme si une révélation prophétique, attendue par vous, vous était apportée dans votre songe ; il vous en reste une forte émotion, joyeuse ou douloureuse, mais vous n’arrivez ni à comprendre ni à vous rappeler nettement en quoi elle consistait.
C’est à peu près ce qui se passa dans l’esprit du prince après la lecture de ces lettres. Mais, avant même de les ouvrir, il avait senti que leur seule existence, la seule possibilité de cette existence tenaient déjà du cauchemar. Comment s’était-elle décidée à lui écrire ? se demandait-il en se promenant le soir tout seul (parfois même sans se rappeler où il était). Comment avait-elle pu écrire à ce sujet et comment un rêve aussi insensé avait-il pu naître dans sa tête ? Mais ce rêve était devenu réalité et, ce qui l’étonnait davantage en lisant ces lettres, c’est que lui-même n’était pas éloigné de croire à la possibilité et même à la légitimité de ce rêve. Oui, nul doute que ce fût un songe, un cauchemar, une folie ; mais il y avait aussi là quelque chose de douloureusement réel, de cruellement juste qui légitimait songe, cauchemar et folie.
Pendant plusieurs heures de suite, il fut dans un état voisin du délire en pensant à ce qu’il avait lu ; il se remémorait sans cesse certains passages, y arrêtait sa pensée et les méditait. Parfois même il était tenté de se dire qu’il avait pressenti et conjecturé tout cela ; il lui semblait avoir lu, dans un passé lointain, ces lettres et y avoir trouvé le germe de toutes les angoisses, de toutes les souffrances et de toutes les craintes qu’il avait éprouvées depuis.
La première missive commençait ainsi :
« Quand vous ouvrirez cette lettre, cherchez d’abord la signature. Cette signature vous dira tout et vous fera tout comprendre ; je n’ai donc ni à me justifier à vos yeux ni à m’expliquer. Si j’étais tant soit peu votre égale, vous pourriez vous formaliser de ma hardiesse ; mais que suis-je et qui êtes-vous ? Nous sommes si opposées et je suis si en dehors de votre orbe qu’il me serait impossible de vous offenser, même si j’en avais l’intention. »
Plus loin, elle écrivait :
« Ne voyez pas dans mes paroles l’exaltation morbide d’un esprit déséquilibré si je vous dis que vous êtes pour moi la perfection. Je vous ai vue, je vous vois chaque jour. Remarquez que je ne vous juge pas ; ce n’est pas le raisonnement, mais un simple acte de foi qui m’amène à vous regarder comme parfaite. Mais j’ai un tort à votre égard : je vous aime. Il est défendu d’aimer la perfection ; on doit se borner à la reconnaître pour telle, n’est-il pas vrai ? Et cependant j’éprouve de l’amour pour vous. Sans doute, l’amour institue une égalité entre les êtres ; mais soyez sans inquiétude : même dans mes plus secrètes pensées, je ne vous ai pas ravalée à mon niveau. Je viens d’écrire « soyez sans inquiétude », mais est-ce que vous pouvez ressentir de l’inquiétude ?… Si cela était possible, je baiserais les traces de vos pas. Oh ! je ne me considère nullement comme votre égale… Regardez la signature, dépêchez-vous de la regarder ! »
« Je remarque toutefois (écrivait-elle dans une autre lettre) que je vous unis à lui sans avoir jamais posé cette question : l’aimez-vous ? Il vous a aimée alors qu’il ne vous avait encore vue qu’une seule fois. Il vous a évoquée comme « la lumière » ; c’est sa propre expression, je l’ai recueillie de sa bouche. Mais je n’avais pas besoin de cela pour comprendre que vous êtes pour lui la lumière. J’ai vécu tout un mois auprès de lui et c’est alors que j’ai compris que vous l’aimiez aussi ; vous et lui ne faites qu’un à mes yeux. »
« Qu’est-ce à dire ? (écrivait-elle encore). Hier, j’ai passé près de vous et il m’a semblé que vous rougissiez ? C’est impossible ; il s’agit d’une apparence. Si l’on vous amenait dans le plus sordide des bouges et qu’on vous y montrât le vice à nu, vous ne sauriez rougir : vous ne pouvez vous fâcher d’une offense. Vous pouvez haïr tous les gens bas et abjects, mais par sollicitude pour les autres, pour ceux qu’ils outragent, non par ressentiment personnel. Car vous, nul ne peut vous blesser. J’ai l’impression, voyez-vous, que vous devez même m’aimer. Vous êtes pour moi ce que vous êtes pour lui : un esprit de lumière ; or, un ange ne peut haïr, mais il ne peut pas ne pas aimer. Peut-on aimer tous les hommes sans exception, tous ses semblables ? Voilà une question que je me suis souvent posée. Certainement non ; c’est même contre nature. L’amour de l’humanité est une abstraction à travers laquelle on n’aime guère que soi. Mais si cela nous est impossible, il n’en va pas de même pour vous ; comment pourriez-vous ne pas aimer n’importe qui, alors que vous n’êtes au niveau de personne et qu’aucune offense, aucune indignation ne saurait vous effleurer ? Vous seule pouvez aimer sans égoïsme ; vous seule pouvez aimer non pour vous, mais pour celui que vous aimez. Oh ! qu’il me serait cruel d’apprendre que vous éprouvez, à cause de moi, de la honte ou de la colère ! Ce serait votre perte ; vous tomberiez du coup à mon niveau…
« Hier, après vous avoir rencontrée, je suis rentrée chez moi et j’ai imaginé un tableau. Les artistes peignant toujours le Christ d’après les données de l’Évangile ; moi je l’aurais figuré autrement. Je l’aurais représenté seul, car, enfin, il y avait des moments où ses disciples le laissaient seul. Je n’aurais placé auprès de lui qu’un petit enfant. Cet enfant aurait joué à ses côtés ; peut-être lui aurait-il raconté quelque chose dans son langage ingénu. Le Christ l’a d’abord écouté, mais maintenant il médite. Sa main repose encore, dans un geste d’oubli involontaire, sur les cheveux clairs de l’enfant. Il regarde au loin, vers l’horizon ; une pensée vaste comme l’univers se reflète dans ses yeux ; son visage est triste. L’enfant s’est tu ; accoudé sur les genoux du Christ et la joue appuyée sur sa petite main, il a la tête levée et le regarde fixement, de cet air, pensif qu’ont parfois les tout petits. Le soleil se couche… Voilà mon tableau ! Vous êtes pure et toute votre perfection est dans votre pureté. Oh ! rappelez-vous seulement cela ! Que vous importe ma passion à votre égard ? Vous m’appartenez désormais et, toute ma vie, je serai auprès de vous… Je mourrai bientôt. »
Enfin, on lisait dans la dernière lettre :
« Pour l’amour de Dieu, ne pensez rien de moi. Ne croyez pas non plus que je m’humilie en vous écrivant ainsi, vu que je suis de ces êtres qui éprouvent à s’abaisser une volupté et même un sentiment d’orgueil. Non ; j’ai mes consolations, mais c’est une chose qu’il m’est difficile de vous expliquer ; il me serait même malaisé de m’en rendre moi-même clairement compte, bien que cela me tourmente. Mais je sais que je ne puis m’humilier, même par accès d’orgueil. De l’humilité que donne la pureté de cœur, je suis incapable. Donc, je ne m’humilie ni d’une façon ni d’une autre.
« Pourquoi ai-je la volonté de vous unir : pour vous ou pour moi ? Pour moi, naturellement ; tout se résout à cela en ce qui me concerne, il y a longtemps que je me le suis dit… J’ai appris que votre sœur Adélaïde a déclaré un jour, en regardant mon portrait, qu’avec une pareille beauté on pouvait révolutionner le monde. Mais j’ai renoncé au monde. Il vous paraît ridicule de me voir écrire cela quand vous me rencontrez couverte de dentelles et parée de diamants, en compagnie d’ivrognes et de gens sans aveu ? N’y prêtez pas attention ; je n’existe déjà presque plus et ne l’ignore point ; Dieu sait ce qui a pris en moi la place de ma personnalité. Je lis mon sort chaque jour dans des yeux terribles toujours braqués sur moi, même quand ils ne sont pas devant moi. Ces yeux, maintenant, se taisent (ils se taisent toujours), mais je connais leur secret. Sa maison est sombre et morne d’ennui ; elle cache un mystère. Je suis convaincue qu’il a, dans un tiroir, un rasoir dont la lame est enveloppée de soie, comme celui de cet assassin de Moscou qui, lui aussi, vivait avec sa mère et méditait de trancher une gorge. Tout le temps que j’ai demeuré dans leur maison, j’ai eu constamment l’impression qu’il devait y avoir quelque part, sous le plancher, un cadavre caché peut-être par son père, recouvert de toile cirée, comme celui qu’on a trouvé à Moscou, et également entouré de flacons d’élixir de Jdanov ; je pourrais même vous montrer le coin où doit être ce cadavre. Il se tait toujours, mais je sais bien que sa passion pour moi est telle qu’elle ne pouvait pas ne pas tourner à la haine. Votre mariage et le mien auront lieu le même jour ; il en a été décidé ainsi avec lui. Je n’ai pas de secret pour lui. Je serais capable de le tuer par peur… Mais il me tuera avant que je m’y résolve… Il vient de rire en me voyant écrire cela et il prétend que je divague. Il sait que c’est à vous que j’écris. »
Il y avait dans ces lettres encore bien d’autres pensées délirantes. L’une de ces lettres, la seconde, couvrait d’une écriture très fine deux feuilles de papier de grand format.
Le prince sortit enfin du parc obscur où, comme la veille, il avait longuement erré. La nuit pâle et transparente lui parut plus claire que de coutume. « Se peut-il qu’il soit encore si tôt ? » pensa-t-il. (Il avait oublié de prendre sa montre.) Il crut entendre une musique lointaine « C’est probablement au vauxhall, se dit-il encore ; ils n’y sont sûrement pas allés aujourd’hui. » Au moment où il faisait cette réflexion, il s’aperçut qu’il était devant leur maison, il s’était bien douté qu’il finirait par aboutir là. Le cœur défaillant, il gravit la terrasse.
Elle était déserte ; personne ne vint au-devant de lui. Il attendit un moment, puis ouvrit la porte qui donnait accès à la salle. « Cette porte n’est jamais fermée », pensa-t-il rapidement. La salle aussi était vide ; l’obscurité y était presque complète. Debout au milieu de la pièce, le prince se tenait indécis. Soudain, une porte s’ouvrit et Alexandra Ivanovna entra, une bougie à la main. À la vue du prince, elle eut un mouvement de surprise et s’arrêta dans une attitude interrogative. Évidemment, elle ne faisait que traverser la pièce d’une porte à l’autre, et ne s’attendait pas à trouver quelqu’un.
– Comment se fait-il que vous soyez ici ? dit-elle enfin.
– Je… suis entré en passant…
– Maman n’est pas très bien, Aglaé non plus. Adélaïde est en train de se mettre au lit et je vais faire de même Nous sommes restées seules toute la soirée à la maison. Papa et le prince Stch… sont à Pétersbourg.
– Je suis venu… je suis venu chez vous… maintenant…
– Vous savez quelle heure il est ?
– Ma foi non…
– Minuit et demi. Nous nous couchons toujours à une heure.
– Ah ! Moi qui croyais qu’il était… neuf heures et demie.
– Cela ne fait rien ! dit-elle en riant. – Mais pourquoi n’êtes-vous pas venu tantôt ? Peut-être vous a-t-on attendu.
– Je… pensais…, balbutia-t-il en s’en allant.
– Au revoir ! Tout le monde en rira demain.
Il s’en retourna chez lui par le chemin qui contournait le parc. Son cœur battait, ses idées se brouillaient et tout revêtait autour de lui l’apparence du rêve. Tout à coup, cette même vision qui lui était déjà apparue deux fois au moment où il s’éveillait s’offrit à ses regards. La même femme sortit du parc et se campa devant lui, comme si elle l’avait attendu à cet endroit. Il tressaillit et s’arrêta ; elle lui prit la main et la lui serra avec force. « Non, ce n’est pas une apparition ! »
Et voici qu’elle était enfin face à face avec lui pour la première fois depuis leur séparation. Elle lui parlait, mais il la regardait en silence ; son cœur gonflé lui faisait mal. Jamais il ne devait oublier cette rencontre et il éprouverait toujours la même douleur en l’évoquant. Comme une folle, elle se mit à genoux devant lui, au beau milieu de la route. Il recula avec épouvante, tandis qu’elle cherchait à ressaisir sa main pour l’embrasser. Et, de même que naguère dans son rêve, il voyait maintenant perler des larmes sur ses longs cils.
– Lève-toi ! Lève-toi ! lui chuchota-t-il avec effroi en cherchant à la redresser. – Lève-toi vite !
– Tu es heureux ? Es-tu heureux ? demanda-t-elle. Dis-moi seulement un mot : es-tu heureux maintenant ? Aujourd’hui, en ce moment ? Tu es allé chez elle ? Que t’a-t-elle dit ?
Elle ne se relevait pas, elle ne l’écoutait pas. Elle l’interrogeait fébrilement et parlait d’un ton précipité, comme si quelqu’un l’eût poursuivie.
– Je pars demain, comme tu l’as ordonné. Je ne reparaîtrai plus… C’est la dernière fois que je te vois, la dernière ! C’est bien maintenant la dernière fois !
– Calme-toi. Relève-toi ! proféra-t-il sur un ton de désespoir.
Elle le contemplait avidement en lui étreignant les mains.
– Adieu ! dit-elle enfin.
Elle se leva et s’éloigna en toute hâte, presque en courant. Le prince vit surgir soudain, à côté d’elle, Rogojine qui la prit par la main et l’emmena.
– Attends-moi, prince ! cria ce dernier ; je reviens dans cinq minutes.
Il réapparut en effet au bout de cinq minutes. Le prince patientait au même endroit.
– Je l’ai mise en voiture, dit Rogojine ; la calèche attendait là-bas, au coin de la route, depuis dix heures. Elle se doutait que tu passerais toute la soirée chez l’autre. Je lui ai communiqué exactement ce que tu m’as écrit tantôt. Elle ne lui adressera plus de lettres ; c’est promis. Et, suivant ton désir, elle quittera demain Pavlovsk. Elle voulait te voir une dernière fois, bien que tu lui eusses refusé une entrevue ; c’est ici que nous t’avons attendu, sur ce banc auprès duquel tu devais passer en revenant.
– C’est elle qui t’a amené ?
– Et puis après ? fit Rogojine avec un sourire. – Ce que j’ai vu ici ne m’a rien appris. N’as-tu donc pas lu les lettres ?
– Et toi, vraiment, tu les as lues ? demanda le prince, frappé de cette idée.
– Je crois bien ! Elle-même me les a toutes montrées. Tu te rappelles l’allusion au rasoir, hé ! hé !
– Elle est folle ! s’exclama le prince en se tordant les main…
– Qui sait ? peut-être pas, murmura Rogojine à demi-voix, comme en aparté.
Le prince ne répliqua point.
– Allons, adieu ! dit Rogojine ; moi aussi je pars demain. N’aie pas un mauvais souvenir de moi ! Mais, dis-moi, mon cher, ajouta-t-il en faisant une brusque volte-face, – pourquoi n’as-tu pas répondu à sa question ? Es-tu heureux ou non ?
– Non, non et non ! s’écria le prince avec l’expression d’un immense chagrin.
– Il ne manquerait plus que tu me dises « oui » ! fit Rogojine en ricanant.
Et il s’éloigna sans se retourner.
Une semaine s’était écoulée depuis l’entrevue des deux héros de notre récit sur le banc vert. C’était par une radieuse matinée, Barbe Ardalionovna Ptitsine était allée faire quelques visites à des connaissances. Elle rentra, d’humeur fort chagrine, sur les dix heures et demie.
Il y a des gens dont il est malaisé de dire quelque chose qui les dépeigne d’emblée sous leur aspect le plus typique et le mieux caractérisé. Ce sont ceux qu’on est convenu d’appeler les gens « ordinaires », le « commun » et qui constituent, en effet, l’immense majorité de la société. Dans leurs romans et leurs nouvelles, les littérateurs s’évertuent en général à choisir des types sociaux et à les représenter sous la forme la plus pittoresque et la plus esthétique. Dans la vie, ces types ne se rencontrent aussi complets qu’à l’état d’exception, ce qui ne les empêche pas d’être presque plus réels que la réalité elle-même. Podkoliossine[32], en tant que type, est peut-être exagéré, mais ce n’est point une fiction. Combien de gens d’esprit, quand ils ont connu le Podkoliossine de Gogol, ont immédiatement trouvé, dans leurs amis et connaissances, des dizaines, voire des centaines d’individus qui ressemblaient à ce personnage comme une goutte d’eau à une autre goutte d’eau ? Même avant Gogol, ils savaient que leurs amis ressemblaient à Podkoliossine ; ce qu’ils ignoraient, c’était le nom à donner à ce type. Dans la réalité, il est bien rare que les fiancés se sauvent en sautant par la fenêtre au moment de se marier, car, toute autre considération à part, c’est un geste qui n’est pas à la portée de chacun. Cependant, beaucoup de fiancés, entre les gens estimables et non dépourvus d’esprit, se sont sentis, au moment de se marier, dans l’état d’âme de Podkoliossine. Tous les maris ne crient pas non plus, à tout propos : « Tu l’as voulu, George Dandin[33] ». Mais, mon Dieu, combien de millions et de millions de fois les maris de tout l’univers n’ont-ils pas répété ce cri du cœur après leur lune de miel, quand ce n’était pas le lendemain de leur noce ?
Ainsi, sans nous étendre davantage sur cette question, bornons-nous à constater que, dans la vie réelle, les reliefs caractéristiques de ces personnages s’estompent, mais que tous ces George Dandin et tous ces Podkoliossine existent en vérité : ils s’agitent et circulent quotidiennement devant nous, mais sous des traits atténués. Ajoutons, pour en finir et épuiser ce sujet, que le type intégral de George Dandin, tel que l’a créé Molière, peut bien se rencontrer dans la vie, mais rarement ; et terminons là-dessus ce développement qui commence à tourner à la critique littéraire de revue.
Néanmoins, une question se pose toujours à nous : que doit faire un romancier qui présente à ses lecteurs des types tout à fait « ordinaires » pour les rendre tant soit peu intéressants ? Il est absolument impossible de les exclure du récit, car ces gens ordinaires constituent à chaque instant, et pour la plupart, une trame nécessaire aux divers événements de la vie ; en les éliminant, on nuirait à la véracité de l’œuvre. D’autre part, peupler les romans de types ou simplement de personnages étranges et extraordinaires, serait tomber dans l’invraisemblance, voire dans l’insipidité. À notre avis, l’auteur doit s’efforcer de découvrir des nuances intéressantes et suggestives, même chez les gens ordinaires. Mais lorsque, par exemple, la caractéristique même de ces gens réside dans leur sempiternelle vulgarité, ou, mieux encore, lorsqu’en dépit de tous leurs efforts pour sortir de la banalité et de la routine, ils y retombent irrémédiablement, alors ils acquièrent une certaine valeur typique ; ils deviennent représentatifs de la médiocrité qui ne veut pas rester ce qu’elle est et qui vise à tout prix à l’originalité et à l’indépendance, sans disposer d’aucun moyen pour y parvenir.
À cette catégorie de gens « vulgaires » ou « ordinaires » appartiennent quelques personnages de notre récit, sur lesquels (je l’avoue) le lecteur n’a guère été éclairé. Ce sont notamment Barbare Ardalionovna Ptitsine, son époux M. Ptitsine et son frère Gabriel Ardalionovitch.
Il n’y a rien de plus vexant que d’être, par exemple, riche, de bonne famille, d’extérieur avenant, passablement instruit, pas sot, même bon, et de n’avoir néanmoins aucun talent, aucun trait personnel, voire aucune singularité, de ne rien penser en propre ; enfin, d’être positivement « comme tout le monde ». On est riche, mais pas autant que Rothschild ; on a un nom honorable, mais sans lustre ; on se présente bien, mais sans produire aucune impression ; on a reçu une éducation convenable, mais qui ne trouve pas son emploi ; on n’est pas dénué d’intelligence, mais on n’a pas d’idées à soi ; on a du cœur, mais aucune grandeur d’âme ; et ainsi de suite sous tous les rapports.
Il y a, de par le monde, une foule de gens de cet acabit, plus même qu’on ne le saurait croire. Ils se divisent, comme tous les hommes, en deux catégories principales : ceux qui sont bornés et ceux qui sont « plus intelligents ». Ce sont les premiers les plus heureux. Un homme « ordinaire » d’esprit borné peut fort aisément se croire extraordinaire et original, et se complaire sans retenue dans cette pensée. Il a suffi à certaines de nos demoiselles de se couper les cheveux, de porter des lunettes bleues et de se dire nihilistes pour se persuader aussitôt que ces lunettes leur conféraient des « convictions » personnelles. Il a suffi à tel homme de découvrir dans son cœur un atome de sentiment humanitaire et de bonté pour s’assurer incontinent que personne n’éprouve un sentiment pareil et qu’il est un pionnier du progrès social. Il a suffi à un autre de s’assimiler une pensée qu’il a entendue formuler ou lue dans un livre sans commencement ni fin, pour s’imaginer que cette pensée lui est propre et qu’elle a germé dans son cerveau. C’est un cas étonnant d’impudence dans la naïveté, s’il est permis de s’exprimer ainsi ; pour invraisemblable qu’il paraisse, on le rencontre constamment. Cette foi candide et outrecuidante d’un soi qui ne doute ni de lui ni de son talent a été admirablement rendue par Gogol dans le type étonnant du lieutenant Pirogov[34]. Pirogov ne doute pas qu’il soit un génie et même plus qu’un génie ; il en doute si peu qu’il ne se pose même pas la question ; d’ailleurs, il n’y a pas de questions pour lui. Le grand écrivain s’est vu obligé, au bout du compte, de lui administrer une correction pour donner satisfaction au sentiment moral de son lecteur. Mais il a constaté que son héros n’en avait pas été autrement affecté et que, s’étant secoué après sa correction, il avait tout bonnement mangé un petit pâté pour se remettre. Aussi a-t-il perdu courage et planté là ses lecteurs. J’ai toujours regretté que Gogol ait pris son Pirogov dans un grade aussi bas, car ce personnage est si plein de lui-même que rien ne pourrait l’empêcher de se croire, par exemple, un grand capitaine, à mesure que grossiraient ses épaulettes, selon le temps de service et l’avancement Que dis-je, se croire ? Il n’en douterait point : si on le nomme général, que lui manque-t-il pour être grand capitaine ? Et combien de guerriers de cette trempe n’aboutissent-ils pas à d’épouvantables fiascos sur les champs de bataille ? Et combien de Pirogov, n’y a-t-il pas eu parmi nos littérateurs, nos savants, nos propagandistes. J’ai dit : « n’y a-t-il pas eu » ; mais il en existe certainement encore à présent…
Gabriel Ardalionovitch Ivolguine, qui est un des héros de notre roman, appartenait à la seconde catégorie, celle des médiocres « plus intelligents », encore que, de la tête aux pieds, il fût travaillé du désir d’être original. Nous avons observé plus haut que cette seconde catégorie est beaucoup plus malheureuse que la première. Cela tient à ce qu’un homme « ordinaire » mais intelligent, même s’il se croit à l’occasion (voire pendant toute sa vie) doué de génie et d’originalité, n’en garde pas moins dans son cœur le ver du doute qui le ronge au point de finir parfois par le jeter dans un complet désespoir. S’il se résigne, il reste néanmoins définitivement intoxiqué par le sentiment de la vanité refoulée.
Du reste, nous avons pris un cas extrême : la plupart du temps, le sort de cette catégorie intelligente d’hommes médiocres est loin d’être aussi tragique ; tout au plus leur arrive-t-il de souffrir peu ou prou du foie au bout d’un certain nombre d’années : à cela se réduit leur malheur. Toutefois, avant de se calmer et de prendre leur parti, ces gens font parfois des bêtises pendant très longtemps, depuis leur jeunesse jusqu’à leur maturité, et sans autre mobile que leur désir de déployer de l’originalité.
On rencontre même des cas étranges ; on voit de braves gens, en mal d’originalité, devenir parfois capables d’une bassesse. Voici un de ces malheureux qui est un homme honnête et même bon, qui est la providence de sa famille, qui entretient et fait vivre avec son travail non seulement les siens, mais encore des étrangers. Que lui advient-il ? Il n’a pas de tranquillité pendant toute sa vie ! La conscience d’avoir si bien rempli ses devoirs d’homme n’arrive pas à le rasséréner ; au contraire, cette pensée l’irrite : « Voilà, dit-il, à j’ai gâché mon existence ; voilà ce qui m’a lié bras et jambes ; voilà ce qui m’a empêché d’inventer la poudre ! Sans ces obligations, j’aurais peut-être découvert la poudre ou l’Amérique, je ne sais pas au juste quoi, mais j’aurais sûrement découvert quelque chose ! »
Le plus caractéristique chez ces gens-là, c’est qu’ils passent en effet leur vie sans parvenir à savoir exactement ce qu’ils doivent découvrir et qu’ils sont toujours à la veille de découvrir : la poudre ou l’Amérique ? Mais la souffrance où les plonge l’attente angoissée de cette découverte eût suffi à la destinée d’un Colomb ou d’un Galilée.
Gabriel Ardalionovitch s’était engagé dans cette voie, mais n’y avait jamais fait que les premiers pas. Il avait devant lui une longue perspective d’incohérences. Presque depuis l’enfance, son cœur avait été ulcéré par le sentiment profond et constant de sa médiocrité, joint à un désir irrésistible de se convaincre de sa pleine indépendance. C’était un jeune homme envieux, d’appétits violents, qui semblait être né avec une nervosité exacerbée. Il prenait pour de l’énergie la fougue de ses impulsions. Son ambition effrénée de se distinguer le portait parfois aux incartades les plus inconsidérées, mais, au moment de faire le saut, sa raison reprenait toujours le dessus. Cela le tuait. Peut-être se serait-il, à l’occasion, résolu à commettre la plus basse des vilenies pour réaliser tel ou tel de ses rêves ; mais, comme par un fait exprès, dès qu’il touchait au moment décisif, le sentiment de l’honnêteté reprenait en lui le dessus et le détournait d’une pareille turpitude. (Les petites vilenies, il est vrai, le trouvaient toujours consentant.) La pauvreté et la déchéance dans lesquelles était tombée sa famille lui inspiraient du dégoût et de l’aversion. Même à l’égard de sa mère, il affectait la hauteur et le mépris, tout en se rendant parfaitement compte que la réputation et le caractère de celle-ci étaient pour le moment le meilleur épaulement de sa carrière. Aussitôt entré au service d’Epantchine, il s’était dit : « Puisqu’il faut faire des bassesses, faisons-les jusqu’au bout, pourvu que j’en tire parti ! » Mais il ne les faisait presque jamais jusqu’au bout. Pourquoi même s’être mis en tête qu’il lui fallait absolument faire des bassesses ? Aglaé, par son refus, l’avait simplement effrayé ; il n’avait pas renoncé pour cela à ses vues sur la jeune fille et il patientait à tout hasard, sans cependant jamais croire sérieusement qu’elle pût condescendre jusqu’à agréer ses avances.
Puis, lors de son histoire avec Nastasie Philippovna, il s’était soudain avisé que l’argent était le moyen d’arriver à tout. À cette époque-là, il ne se passait pas de jour qu’il ne se répétât : « S’il faut faire une vilenie, faisons-la ! » Il éprouvait à se tenir ce langage une satisfaction mêlée d’une certaine appréhension. « Si une vilenie est nécessaire, qu’elle soit au moins poussée à fond ! » se disait-il à chaque instant pour se donner du cœur. « La routine hésite en pareil cas ; mais nous, nous n’hésiterons point ! »
Ayant échoué auprès d’Aglaé et se sentant accablé par les circonstances, il avait perdu tout courage et porté au prince l’argent que lui avait jeté une femme démente après l’avoir reçu d’un homme non moins fou. Par la suite, il se repentit mille fois de cette restitution, mais sans jamais cesser d’en tirer vanité. Il pleura sans répit pendant les trois jours que le prince passa à Pétersbourg. Mais ce fut aussi pendant ces trois jours que mûrit sa haine à l’égard de celui-ci ; il ne lui pardonnait point la commisération déplacée avec laquelle il l’avait regardé faire un acte – la restitution d’une pareille somme – « dont bien des gens n’auraient pas eu le courage ».
Il s’avouait noblement que l’unique cause de toute son angoisse était le déchirement incessant de sa vanité, et ce sentiment le torturait. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il se rendit compte et se convainquit de la tournure sérieuse qu’auraient pu prendre ses affaires avec une créature aussi pure et aussi étrange qu’Aglaé. Alors le repentir le rongea ; il abandonna son service et tomba dans la mélancolie et l’abattement.
Il vivait maintenant chez Ptitsine, qui l’entretenait ainsi que son père et sa mère. Il affichait du mépris pour lui, mais écoutait ses conseils et était presque toujours assez prudent pour les solliciter. Une chose entre autres le fâchait, c’était de voir que Ptitsine ne se souciait pas de devenir un Rothschild et n’assignait pas ce but à son ambition. « Puisque tu es un usurier, sois-le au moins jusqu’au bout ; pressure les gens, soutire-leur de l’argent, sois un caractère, deviens roi en Israël ! »
Ptitsine était un homme modeste et paisible : il se contentait de sourire ; un jour cependant, il jugea nécessaire d’avoir une explication sérieuse avec Gania et s’en acquitta avec une certaine dignité. Il lui démontra qu’il ne faisait rien que d’honnête et qu’il n’y avait aucune raison de le traiter de juif ; que si l’argent était à ce taux-là, il n’y était pour rien ; que sa façon de procéder était correcte et probe ; qu’en somme, il n’était qu’un courtier dans ces sortes de transactions et qu’enfin, grâce à sa ponctualité en affaires, il commençait à jouir d’une excellente réputation auprès de gens tout à fait distingués, si bien que la champ de ses opérations s’élargissait. « Je ne deviendrai pas Rothschild, ajoutait-il en souriant, et n’ai pas de motif de le devenir ; j’aurai une maison, peut-être même deux, sur la Liteinaia, et je m’en tiendrai là. » Il pensait à part soi : « qui sait ? peut-être bien trois aussi ! » mais il n’exprimait jamais ce rêve et le gardait dans son for intérieur. La nature aime et choie les gens de cette espèce ; elle gratifiera Ptitsine non de trois mais de quatre maisons, précisément parce que, dès son enfance, il s’est rendu compte qu’il ne serait jamais un Rothschild. Par contre, elle n’ira certainement pas au delà de quatre maisons ; ce sera la limite de la fortune de Ptitsine.
D’un caractère tout différent était la sœur de Gabriel Ardalionovitch. Elle aussi avait de véhéments désirs, mais plus opiniâtres encore que fougueux. Elle avait beaucoup de bon sens dans la conduite d’une affaire et ne s’en départait point quand cette affaire touchait à son terme. Elle aussi, à la vérité, était de ces gens « médiocres » qui rêvent d’être originaux ; mais, en revanche, elle s’était très vite rendu compte qu’elle n’avait pas une ombre d’originalité personnelle et elle ne s’en affligeait pas outre mesure ; qui sait ? peut-être par l’effet d’un sentiment particulier d’orgueil. Elle fit, avec beaucoup de décision, ses premiers pas dans la vie pratique en épousant M. Ptitsine. Mais, à cette occasion, elle ne se dit point : « puisqu’il faut faire des bassesses, faisons-les jusqu’au bout, pourvu que j’atteigne mon but », comme n’eût pas manqué de s’exprimer en pareil cas Gabriel Ardalionovitch (c’étaient même presque les termes dont il s’était servi en donnant, comme frère aîné, son approbation au mariage). Bien loin de là : Barbe Ardalionovna s’était mariée après s’être positivement assurée que son futur époux était un homme modeste, agréable, presque cultivé et incapable pour rien au monde de commettre une grosse vilenie. Des petites vilenies, Barbe Ardalionovna n’avait cure : ce sont des bagatelles, et qui, d’ailleurs, en est exempt ? On ne peut prétendre à l’idéal ! En outre, elle savait qu’en se mariant, elle assurerait un asile à sa mère, à son père et à ses frères. Voyant son frère malheureux, elle voulait lui venir en aide, en dépit de tous les précédents malentendus de famille. Ptitsine poussait Gania, amicalement cela va de soi, à entrer dans l’administration. Il lui disait parfois, sur un ton de plaisanterie : « Tu méprises les généraux et le généralat, mais regarde bien : « ils » finiront tous par devenir généraux à leur tour ; si tu vis, tu le verras. » – « Mais, pensait sarcastiquement Gania, où prennent-ils que je méprise les généraux et le généralat ? »
Pour pouvoir aider son frère, Barbe Ardalionovna avait résolu d’élargir son champ d’action ; elle s’introduisit chez les Epantchine en se prévalant surtout de souvenirs d’enfance ; elle et son frère avaient joué, quand ils étaient en bas âge, avec les demoiselles Epantchine. Remarquons ici que, si elle avait poursuivi quelque chimère en se faisant recevoir chez les Epantchine, elle serait peut-être sortie de la catégorie dans laquelle elle-même s’était confinée ; mais ce n’était pas une chimère qu’elle poursuivait ; elle se guidait d’après un calcul assez raisonnable qu’elle fondait sur la manière d’être de cette famille. Elle avait étudié sans relâche le caractère d’Aglaé. Elle s’était assigné pour tâche de les ramener tous deux, Aglaé et son frère, l’un vers l’autre. Peut-être obtint-elle quelque résultat. Peut-être aussi commit-elle l’erreur de faire trop de fond sur Gania et d’attendre de lui ce qu’il ne pouvait donner en aucun temps ni sous aucune forme. En tout cas, elle manœuvra assez adroitement du côté des Epantchine : des semaines se passaient sans qu’elle prononçât le nom de son frère ; elle se montrait toujours d’une droiture et d’une sincérité parfaites ; sa contenance était simple, mais digne. Elle ne craignait point de scruter le fond de sa conscience, car elle n’y trouvait rien à se reprocher, et c’était pour elle un surcroît de force. Parfois seulement elle se découvrait un certain penchant à la colère, un très vif amour-propre et peut-être même une vanité piétinée ; elle en faisait l’observation surtout à certains moments, entre autres presque chaque fois qu’elle sortait de chez les Epantchine.
Et voici que, cette fois encore, elle était d’humeur chagrine en revenant de chez eux. Sous cette humeur perçait une expression d’arrière raillerie. Ptitsine habitait à Pavlovsk une maison de bois de piètre apparence mais spacieuse, qui donnait sur une route poussiéreuse. Cette maison allait bientôt devenir sa propriété, si bien qu’il était déjà en train de la revendre à un tiers. En gravissant le perron, Barbe Ardalionovna entendit un tapage extraordinaire à l’étage supérieur ; c’étaient son frère et son père qui vociféraient. Elle entra dans la salle et aperçut Gania qui courait d’un bout de la pièce à l’autre, pâle de colère et prêt à s’arracher les cheveux. À cette vue, son visage s’assombrit et elle se laissa tomber d’un air las sur le divan, sans ôter son chapeau. Elle savait que, si elle se taisait une minute de plus et ne s’enquérait pas de la cause de cette agitation, son frère ne manquerait pas de se fâcher ; aussi s’empressa-t-elle de le questionner :
– Toujours la même histoire ?
– Comment, la même histoire ! s’écria Gania. La même histoire ? Non, ce n’est plus la même histoire ; c’est maintenant le diable sait quoi ! Le vieux est en train de devenir enragé… La mère hurle. Par Dieu ! Barbe, tu le prendras comme tu voudras, mais je le flanquerai à la porte, ou bien… ou bien je vous quitterai moi-même ! ajouta-t-il, sans doute en s’avisant qu’on ne peut chasser les gens d’un logis qui n’est pas le sien.
– Il faut avoir de l’indulgence, murmura Barbe.
– De l’indulgence pour quoi ? pour qui ? repartit Gania, enflammé de colère. Pour ses turpitudes ? Non, dis ce que tu voudras, c’est impossible ! Impossible, impossible, impossible ! Et quelles manières ! c’est lui qui se met dans son tort et il le prend d’encore plus haut : « Je ne veux pas passer par la porte, abats la muraille ! »… Qu’as-tu ? Ton visage est tout défait.
– Mon visage n’a rien d’extraordinaire, répliqua Barbe avec humeur.
Gania la regarda plus attentivement.
– Tu as été là-bas ? demanda-t-il soudain.
– Oui.
– Attends un instant, les cris recommencent. Quelle honte, et dans un pareil moment encore !
– Un pareil moment ? Le moment présent n’a rien de particulier.
Gania fixa sur sa sœur un regard encore plus pénétrant.
– Tu as appris quelque chose ? demanda-t-il.
– Bien d’inattendu, du moins. J’ai appris que tout ce que l’on supposait était vrai. Mon mari a été plus clairvoyant que nous deux ; ce qu’il a prédit dès le début est un fait accompli. Où est-il ?
– Il est sorti. Qu’est-ce qui est un fait accompli ?
– Le prince est officiellement fiancé ; c’est une affaire réglée. Ce sont les aînées qui me l’ont dit. Aglaé a donné son consentement ; on a même cessé de faire des cachotteries. (Jusqu’ici tout était là-bas entouré de mystère.) Le mariage d’Adélaïde est encore différé afin que les deux noces puissent être célébrées simultanément, le même jour ; quelle poésie ! Un vrai poème ! Tu ferais mieux de composer un épithalame que de courir inutilement à travers la chambre. La Biélokonski sera ce soir chez eux ; elle est arrivée à propos ; il y aura des invités. On le présentera à la princesse, bien qu’elle le connaisse déjà ; on annoncera, semble-t-il, à cette occasion la nouvelle des fiançailles. On craint seulement qu’en entrant dans le salon où se tiendront les invités il ne fasse tomber et ne casse quelque objet, ou bien que lui-même ne s’étale par terre ; il en est bien capable.
Gania écouta avec beaucoup d’attention, mais, au grand étonnement de sa sœur, cette nouvelle si accablante pour lui n’eut pas autrement l’air de l’accabler.
– Eh bien ! c’était clair ! dit-il après un moment de réflexion. – Ainsi tout est fini ! ajouta-t-il avec un sourire étrange en regardant la figure de sa sœur d’un air astucieux et en continuant à arpenter la chambre de long en large, quoique avec moins d’agitation.
– C’est encore heureux, que tu prennes la chose avec philosophie ; vraiment j’en suis bien aise, dit Barbe.
– Oui, on en est débarrassé ; toi du moins.
– Je crois t’avoir servi sincèrement, sans discuter ni t’importuner ; je ne t’ai pas demandé quel bonheur, tu comptais trouver auprès d’Aglaé.
– Mais est-ce que j’ai… cherché le bonheur auprès d’Aglaé ?
– Allons, je t’en prie, ne joue pas au philosophe ! Il en était certainement ainsi. Mais notre compte est réglé : nous avons été des dupes. Je t’avouerai que je n’ai jamais regardé ce mariage comme une affaire sérieuse ; si je m’en suis occupée, c’est seulement « à tout hasard » et en tablant sur le drôle de caractère d’Aglaé ; je voulais surtout t’être agréable. Il y avait quatre-vingt-dix chances sur cent pour que ce projet avortât. Maintenant encore, je ne sais pas moi-même ce que tu en attendais.
– À présent vous allez me pousser, ton mari et toi, à prendre du service ; je vais entendre des sermons sur la persévérance et la force de volonté, sur la nécessité de me contenter de peu, et ainsi de suite ; je connais cela par cœur, fit Gania en éclatant de rire.
« Il a une nouvelle idée en tête ! » pensa Barbe.
– Et là-bas, comment les parents prennent-ils la chose ? Ils sont contents ? demanda brusquement Gania.
– Ils n’en ont guère l’air. D’ailleurs, tu peux en juger par toi-même ; si Ivan Fiodorovitch est satisfait, la mère a des appréhensions ; déjà auparavant elle répugnait à voir en lui un fiancé pour sa fille ; c’est chose connue.
– Ce n’est pas ce qui m’intéresse ; le prince est un fiancé impossible, inimaginable, c’est clair. Je parle de la situation présente : où en est-on maintenant ? A-t-elle donné son consentement formel ?
– Jusqu’ici elle n’a pas dit « non » ; voilà tout. Mais avec elle il n’en pouvait être autrement. Tu sais à quelles extravagances l’ont portée jusqu’ici sa timidité et sa pudeur. Dans son enfance elle se fourrait dans les armoires et y restait blottie deux ou trois heures, rien que pour éviter de paraître devant le monde. Depuis elle a grandi comme une perche, mais le caractère est resté le même. Tu sais, j’ai des raisons de croire qu’il y a en effet dans cette affaire quelque chose de sérieux, même de son côté. Il paraît que du matin au soir elle rit à gorge déployée en pensant au prince ; c’est pour donner le change ; elle trouve sûrement l’occasion de lui glisser chaque jour un petit mot dans le creux de l’oreille, car il est aux anges, il rayonne… On dit qu’il est impayable. C’est d’eux que je le tiens. Il m’a semblé aussi que les aînées se moquaient ouvertement de moi.
La figure de Gania finit par s’assombrir. Peut-être Barbe s’était-elle à dessein étendue sur ce chapitre pour sonder les véritables pensées de son frère. Mais à ce moment les vociférations reprirent à l’étage supérieur.
– Je le mettrai à la porte, rugit Gania, comme enchanté de trouver un dérivatif à son dépit.
– Et alors il recommencera à déblatérer partout contre nous, comme il l’a fait hier ?
– Comment hier ? Qu’est-ce à dire ? Hier ? Mais est-ce que… demanda Gania avec une soudaine épouvante.
– Ah ! mon Dieu ! est-ce que tu ne sais pas ! se reprit Barbe.
– Comment… alors, c’est vrai qu’il est allé là-bas ? s’exclama Gania, pourpre de honte et de colère. – Mon Dieu, mais, toi qui en reviens, as-tu appris quelque chose ? Le vieux y est-il allé ? Oui ou non ?
Et il se précipita vers la porte. Barbe s’élança derrière lui et le saisit de ses deux mains.
– Eh bien ! quoi ? Où vas-tu ? dit-elle. Si tu le mets dehors en ce moment, il nous en fera encore voir de pires. Il ira chez tout le monde !…
– Qu’a-t-il fait là-bas ? Qu’a-t-il dit ?
– Elles n’ont pas su me le répéter clairement parce qu’elles ne l’ont pas compris. Je sais seulement qu’il leur a fait peur à toutes. Il venait pour Ivan Fiodorovitch, mais celui-ci était absent ; alors il a demandé Elisabeth Prokofievna. Il a commencé par la prier de lui trouver une place, de le faire entrer dans l’administration ; puis il s’est mis à se plaindre de nous, de moi, de mon mari, de toi surtout… Il a débité un tas de choses.
– Tu n’as pas pu savoir lesquelles ? demanda Gania, secoué d’un tremblement convulsif.
– Ce n’était guère aisé ! Lui-même ne devait pas bien comprendre ce qu’il disait ; peut-être aussi ne m’ont-elles pas tout raconté.
Gania se prit la tête dans les mains et courut vers une fenêtre. Barbe s’assit auprès de l’autre fenêtre.
– Elle est drôle, cette Aglaé ! observa-t-elle à brûle-pourpoint. – Elle m’a arrêtée pour me dire : « Présentez à vos parents l’hommage particulier de ma considération personnelle ; je trouverai certainement ces jours-ci l’occasion de voir votre papa. » Et elle a proféré cela sur un ton si sérieux ! C’est bien étrange…
– N’était-ce pas une moquerie ? En es-tu sûre ?
– Non, ce n’était pas une moquerie, et c’est ce qu’il y a d’étrange.
– Est-elle ou non au courant de l’affaire du vieux ? qu’en penses-tu ?
– On ignore cette affaire chez eux ; cela ne fait aucun doute pour moi. Mais tu me donnes l’idée qu’Aglaé, elle, pourrait bien la connaître. Elle est seule au courant, car ses sœurs ont également été surprises de l’entendre me charger avec autant de sérieux de saluer notre père. Et pourquoi serait-ce justement à lui qu’elle enverrait ses salutations ? Si elle connaît l’affaire, c’est que le prince la lui a racontée !
– Point n’est besoin d’être malin pour savoir qui la lui a racontée ! Un voleur ! Il ne manquait plus que cela. Un voleur dans notre famille, et le « chef de familier !
– Allons, c’est un enfantillage ! s’écria Barbe en se fâchant pour tout de bon. – Une histoire d’ivrognes, rien de plus. Et qui l’a inventée ? Lébédev, le prince… de jolis personnages eux-mêmes, des phénix d’intelligence ! Je n’attache pas la moindre importance à cet incident.
– Le vieux est un voleur et un ivrogne, poursuivit Gania en épanchant sa bile ; – moi, je suis un gueux ; le mari de ma sœur est un usurier. Il y avait chez nous de quoi séduire Aglaé : une belle famille en vérité !
– Ce mari de ta sœur, cet usurier te…
– Me nourrit, n’est-ce pas ? Ne te gêne pas, je t’en prie.
– Pourquoi t’emportes-tu ? fit Barbe en se ressaisissant. Tu ne comprends rien ; tu es comme un écolier. Tu crois que tout ceci a pu te nuire aux yeux d’Aglaé ? Tu ne connais pas son caractère ; elle est capable de repousser le parti le plus magnifique pour s’enfuir avec un étudiant et accepter de mourir de faim auprès de lui dans un grenier ; voilà son rêve ! Tu ne t’es jamais avisé à quel point tu te serais rendu intéressant à ses yeux si tu avais été capable de supporter notre situation avec fermeté et fierté. Le prince l’a empaumée d’abord parce qu’il ne l’a pas cherchée, ensuite parce qu’il passe auprès de tout le monde pour un idiot. La seule perspective de mettre sa famille sens dessus dessous à cause de lui, voilà ce qui l’enchante à présent ! Ah ! vous autres hommes, vous ne comprenez rien !
– C’est bien, nous verrons si nous comprenons ou ne comprenons pas, murmura Gania d’un air énigmatique. Mais j’aurais tout de même bien voulu qu’elle ne connût pas l’affaire du vieux. Je pensais que le prince tiendrait sa langue et n’ébruiterait rien, Il avait réussi à contenir Lébédev ; même à moi, en dépit de mon insistance, il n’a pas voulu tout raconter…
– Tu vois donc toi-même que l’affaire a été colportée sans qu’il y ait contribué. Mais que t’importe maintenant ? Qu’espères-tu ? Et s’il te restait une espérance, cela ne pourrait que te donner à ses yeux l’auréole du martyre.
– Allons, malgré tout son romantisme elle aurait peur du scandale ! Tout a ses limites, et nul ne s’engage au delà d’une certaine mesure ; vous êtes toutes les mêmes.
– Peur, Aglaé ? s’écria Barbe en lançant à son frère un regard de mépris. – Ton âme est bien basse ! Vous ne valez pas plus cher les uns que les autres. Qu’on la regarde comme ridicule et extravagante, passe ! Mais elle est en revanche mille fois plus noble de caractère que nous tous.
– Bon, cela va bien, ne te fâche pas ! murmura de nouveau Gania d’un air suffisant.
– Je plains seulement ma mère, poursuivit Barbe. Je crains que l’histoire de mon père ne soit arrivée à ses oreilles. J’en ai bien peur !
– Elle la connaît sûrement, fit observer Gania.
Barbe s’était levée pour monter à l’étage supérieur, chez Nina Alexandrovna. Elle s’arrêta et regarda son frère d’un air intrigué.
– Qui donc a pu le lui dire ?
– Hippolyte, probablement. Je présume qu’aussitôt installé chez nous, il n’aura rien eu de plus pressé que de raconter cela à notre mère.
– Mais dis-moi, je te prie, comment il peut connaître cette affaire ? Le prince et Lébédev sont convenus de n’en parler à personne, et Kolia lui-même l’ignore.
– Hippolyte ? Il a appris cela tout seul. Tu ne peux te figurer combien cet être-là est rusé et cancanier, ni quel flair il possède pour découvrir toutes les histoires malpropres, tout ce qui a un caractère scandaleux. Tu peux le croire ou ne pas le croire, moi je suis convaincu qu’il a déjà réussi à prendre de l’ascendant sur Aglaé. Si ce n’est pas, ce sera. Rogojine est également entré en rapport avec lui. Comment le prince ne s’en aperçoit-il pas ? Et quelle envie cet Hippolyte a maintenant de me jouer un mauvais tour ! Il me regarde comme un ennemi personnel ; je l’ai compris depuis longtemps, mais je me demande à quoi cela rime de la part d’un moribond ! Il a affaire à forte partie ; tu verras : ce n’est pas à lui mais à moi que restera le dernier mot.
– Pourquoi l’avoir fait venir ici, si tu le hais à ce point ? Et est-ce la peine de vouloir avoir le dernier mot avec lui ?
– C’est toi-même qui m’as conseillé de l’amener ici.
– Je pensais qu’il serait utile. Mais sais-tu qu’il est lui-même tombé amoureux d’Aglaé et qu’il lui a écrit ? On m’a interrogée… C’est tout juste s’il n’a pas écrit à Elisabeth Prokofievna.
– Sous ce rapport il n’est pas dangereux ! dit Gania en ricanant malignement. – D’ailleurs il doit s’agir d’autre chose. Qu’il soit amoureux, c’est bien possible, car c’est un gamin ! Mais… il ne se mettra pas à écrire des lettres anonymes à la vieille. C’est une nullité si fielleuse, si infatuée d’elle-même !… Je suis certain, je sais à n’en pas douter qu’il m’a dépeint à elle comme un intrigant, c’est par là qu’il a commencé. J’ai été assez bête, je l’avoue, pour avoir au début la langue trop longue avec lui ; je pensais qu’il servirait mes intérêts, ne fût-ce que pour se venger du prince ; c’est un individu si sournois ! Oh ! maintenant, je sais à quoi m’en tenir sur lui ! Quant à ce vol, c’est par sa mère, la capitaine, qu’il en a eu connaissance. C’est pour elle que le vieux s’est décidé à faire le coup. De but en blanc Hippolyte m’a appris que le « général » avait promis quatre cents roubles à sa mère. Il a dit cela tout de go, sans circonlocutions. Alors j’ai tout compris. Il me regardait dans les yeux avec une sorte de volupté. Il l’a sûrement répété à maman, rien que pour le plaisir de lui déchirer le cœur. Et pourquoi ne meurt-il pas, dis-le-moi, je t’en prie ? Ne s’était-il pas engagé à mourir dans les trois semaines ? Et depuis qu’il est ici, il a engraissé ! Sa toux commence à passer ; il a même dit hier soir que, depuis deux jours déjà, il ne crachait plus le sang.
– Mets-le dehors.
– Je ne le hais pas, je le méprise, fit Gania d’un air superbe. – Et puis, oui, je le hais, soit ! s’exclama-t-il subitement dans un transport de colère. – Et je le lui dirai en face, même s’il est sur son lit d’agonie ! Si tu pouvais lire sa confession, Dieu ! quelle naïve impudence ! C’est le lieutenant Pirogov, c’est Nozdriov[35] au tragique, et surtout c’est un gamin ! Avec quel plaisir je l’aurais fessé à ce moment-là, justement pour l’étonner. Maintenant il veut se venger sur tout le monde d’avoir raté son effet l’autre jour… Mais qu’est-ce qu’il y a ? le vacarme recommence là-haut ! Voyons, à la fin, qu’est-ce que cela signifie ? je ne tolérerai pas cela ! s’écria-t-il en s’adressant à Ptitsine qui rentrait dans la pièce. – Qu’est-ce que c’est ? À quoi n’en arrivera-t-on pas chez nous ?… C’est… c’est…
Mais le bruit se rapprochait rapidement. La porte s’ouvrit soudain et le vieil Ivolguine, plein de colère, congestionné, bouleversé, hors de lui, s’élança lui aussi vers Ptitsine. À sa suite entrèrent Nina Alexandrovna, Kolia et, en dernier, Hippolyte.
Hippolyte s’était installé depuis déjà cinq jours dans la maison de Ptitsine. La séparation s’était arrangée assez naturellement, sans tiraillements ni brouille, entre le prince et lui ; non seulement ils n’avaient pas eu de discussion, mais encore ils donnaient l’impression de s’être quittés en bons termes. Gabriel Ardalionovitch lui-même, si hostile à l’égard d’Hippolyte dans la soirée que nous avons relatée, était allé lui rendre visite deux jours après l’événement ; il obéissait sans doute à une arrière-pensée qui lui était venue inopinément. Rogojine se mit aussi à fréquenter le malade, on ne sait trop pour quel motif. Au début, le prince avait pensé que le « pauvre garçon » trouverait lui-même avantage à déménager de chez lui. Mais, quand il changea de logis, Hippolyte souligna qu’il allait s’installer chez Ptitsine « qui avait eu la bonté de lui offrir un abri » ; comme à dessein, il ne souffla pas mot de Gania, bien que ce dernier eût insisté pour qu’on le reçût à la maison. Gania s’en était aperçu et cette offense lui était restée sur le cœur.
Il avait dit vrai quand il avait annoncé à sa sœur que le malade se rétablissait. En effet Hippolyte se sentait un peu mieux qu’auparavant et l’on pouvait s’en rendre compte au premier coup d’œil. Il entra dans la chambre sans se presser, à la suite de tous les autres, un sourire ironique et malveillant sur les lèvres. Nina Alexandrovna donnait les signes d’une vive frayeur. (Elle avait considérablement changé et maigri au cours des six derniers mois ; depuis qu’elle avait marié sa fille et était venue habiter chez elle, elle avait l’air de ne plus se mêler des affaires de ses enfants.) Kolia était soucieux et comme perplexe ; bien des choses lui échappaient dans cette « folie du général », comme il disait, car il ignorait naturellement les raisons véritables du nouveau désarroi qui régnait dans la maison. Mais, à voir son père manifester à tout moment et à tout propos une humeur si querelleuse, il devenait clair pour lui que celui-ci avait brusquement changé et n’était pour ainsi dire plus le même homme. Le fait même que le vieillard eût complètement cessé de boire depuis trois jours avivait son inquiétude. Il savait qu’il avait rompu avec Lébédev et avec le prince, et même qu’il s’était disputé avec eux. Il venait justement de rapporter un demi-stof[36] d’eau-de-vie acheté de ses propres deniers.
– Je t’assure, maman, affirmait-il à Nina Alexandrovna quand ils étaient encore à l’étage supérieur, je t’assure qu’il vaut mieux le laisser boire. Voilà trois jours qu’il n’a rien bu ; de là vient son humeur noire. Vraiment, cela vaudrait mieux ; je lui portais de l’eau-de-vie même quand il était à la prison pour dettes…
Le général ouvrit la porte toute grande et s’arrêta sur le seuil ; il avait l’air frémissant d’indignation.
– Mon cher monsieur, cria-t-il à Ptitsine d’une voix tonitruante, si réellement vous avez résolu de sacrifier à ce blanc-bec et à cet athée le respectable vieillard qui est votre père, ou du moins le père de votre femme, et qui a loyalement servi son souverain, sachez qu’à partir de maintenant mes pieds ne fouleront plus le sol de votre logis. Choisissez, monsieur, choisissez séance tenante : ou moi, ou… cette vis. Oui, cette vis ! Ce mot m’est venu par hasard ; mais c’est bien une vis ! Car il perce mon âme à la manière d’une vis et sans aucun égard… tout comme une vis !
– Pourquoi pas un tire-bouchon ? intervint Hippolyte.
– Non, pas un tire-bouchon, car tu n’as pas devant toi une bouteille, mais un général. J’ai des décorations, des distinctions honorifiques… et toi, tu n’as rien. Ou lui, ou moi ! Décidez-vous, monsieur, et sur-le-champ ! cria-t-il de nouveau à Ptitsine sur un ton d’exaspération.
Kolia lui approcha une chaise sur laquelle il se laissa choir, presque à bout de forces.
– En vérité, cela vous vaudrait mieux de faire un somme, marmonna Ptitsine abasourdi.
– Il a encore le toupet de proférer des menaces ! chuchota Gania à sa sœur.
– Faire un somme ! s’exclama le général. Je ne suis pas ivre, mon cher monsieur, et vous m’insultez. Je vois, poursuivit-il en se levant de nouveau, qu’ici tout et tous sont contre moi. J’en ai assez ! Je m’en vais… Mais sachez, mon cher monsieur, sachez…
On le fit rasseoir sans le laisser achever et on le supplia de se calmer. Gania, furieux, se retira dans un coin. Nina Alexandrovna tremblait et sanglotait.
– Mais que lui ai-je fait ? De quoi se plaint-il ? dit Hippolyte sur un ton de persiflage.
– Prétendez-vous ne lui avoir rien fait ? intervint soudain Nina Alexandrovna. – C’est surtout vous qui devriez avoir honte et… c’est de la cruauté de tourmenter un vieillard… plus spécialement quand on est dans votre situation.
– D’abord, madame, quelle est donc ma situation ? J’ai un vif respect pour vous, pour vous en particulier et personnellement, mais…
– C’est une vis ! s’écria le général. Il me perfore l’âme et le cœur ! Il veut me gagner à l’athéisme ! Sache, blanc-bec, que j’étais déjà comblé d’honneurs alors que tu n’étais pas né. Tu n’es qu’un ver travaillé par l’envie, un ver coupé en deux, un ver qui tousse… et qui se meurt de haine et d’impiété… Pourquoi Gabriel t’a-t-il amené ici ? Tout le monde est contre moi, depuis les étrangers jusqu’à mon propre fils !
– Assez joué la tragédie ! cria Gania ; si vous ne nous aviez pas déshonorés aux yeux de toute la ville, cela n’en eût que mieux valu !
– Comment ? moi, te déshonorer, blanc-bec ! Toi ? Je ne puis que te faire honneur, et nullement te déshonorer !
Il avait bondi ; on ne pouvait plus le retenir ; mais Gabriel Ardalionovitch avait, lui aussi, visiblement perdu la mesure.
– Il a le front de parler d’honneur ! s’écria malignement ce dernier.
– Qu’as-tu dit ? tonna le général, blême de colère, en faisant un pas vers lui.
– Je dis qu’il me suffirait d’ouvrir la bouche pour que… commença brusquement Gania, qui n’acheva point.
Ils étaient tous deux face à face, en proie à une véhémente commotion, surtout Gania.
– Gania, que fais-tu ? s’exclama Nina Alexandrovna en s’élançant pour retenir son fils.
– Ce ne sont que des bêtises de tous côtés, s’écria Barbe indignée. – Allons, maman, calmez-vous !
Et elle se cramponna à sa mère.
– Si je vous épargne, c’est par égard pour ma mère, proféra Gania sur un ton tragique.
– Parle ! hurla le général au comble de l’exaspération. Parle, sous peine d’être maudit par ton père… parle !
– Ah ouiche ! j’ai bien peur de votre malédiction ! À qui la faute si depuis huit jours vous êtes comme fou ? Je dis : depuis huit jours ; voyez, je connais la date… Prenez garde de me pousser à bout, je dirais tout… Pourquoi vous êtes-vous traîné hier chez les Epantchine ? Et vous voudriez encore qu’on respectât votre vieillesse, vos cheveux blancs, votre dignité de père de famille ? C’est du joli !
– Tais-toi, Gania ! s’écria Kolia. Tais-toi, imbécile !
– En quoi donc l’ai-je offensé ? insista Hippolyte, toujours sur un ton qui frisait l’insolence.
– Pourquoi me traite-t-il de vis, vous l’avez entendu ? C’est lui qui m’a harcelé : il est venu tout à l’heure me raconter l’histoire d’un certain capitaine Iéropiégov. Je ne tiens nullement à faire partie de votre société, général ; vous-même savez que je l’ai naguère évitée. Que m’importe le capitaine Iéropiégov ? avouez-le vous-même… Ce n’est pas pour le capitaine Iéropiégov que je suis venu m’installer ici. Je me suis borné à exprimer tout haut au général l’opinion que ce capitaine Iéropiégov pouvait bien n’avoir jamais existé. Là-dessus la moutarde lui est montée au nez.
– Il n’y a pas de doute : ce capitaine n’a jamais existé, fit Gania d’un ton tranchant.
Le général demeura interloqué. Il jeta autour de lui des regards hébétés. Les paroles de son fils l’avaient saisi par leur brutale assurance. Sur le moment il ne trouva pas un mot à répliquer. Mais la réflexion de Gania provoqua un éclat de rire d’Hippolyte.
– Vous l’avez entendu ? fit ce dernier. – Votre propre fils vous dit qu’il n’y a jamais eu de capitaine Iéropiégov.
Complètement décontenancé, le vieillard marmonna.
– J’ai parlé de Capiton Iéropiégov et non d’un capitaine… Capiton… lieutenant-colonel en retraite, Iéropiégov… Capiton.
– Il n’y a pas eu davantage de Capiton ! reprit Gania hors de lui.
– Comment… pourquoi n’y en aurait-il pas eu ? balbutia le général, tandis que le rouge lui montait au visage.
– Allons, calmez-vous ! intervinrent Ptitsine et Barbe.
– Tais-toi, Gania ! cria de nouveau Kolia.
Mais ces interventions rendirent au général son aplomb.
– Comment il n’a pas existé ? Pourquoi n’aurait-il pas existé ? jeta-t-il sur un ton de menace à son fils.
– Parce qu’il n’a pas existé, voilà tout. Il n’a pas existé, c’est tout à fait impossible ! Tenez-vous-le pour dit. N’insistez pas, je vous le répète.
– Et dire que c’est mon fils… c’est mon propre fils, celui que je… Oh ! mon Dieu ! Il ose prétendre que Iéropiégov, Iérochka[37] Iéropiégov n’a pas existé !
– Allons bon ! tout à l’heure c’était Capitochka[38], maintenant c’est Iérochka ! lança Hippolyte.
– Je parle de Capitochka, mon petit monsieur, et non de Iérochka ! Il s’agit de Capiton, Capitan Alexéïévitch, je veux dire Capiton… lieutenant-colonel… en retraite… qui a épousé Marie… Marie Pétrovna Sou… Sou… bref mon ami et mon camarade… Soutougov… Nous étions ensemble à l’école des cadets. J’ai versé pour lui… je l’ai protégé de mon corps… mais il a été tué. On ose dire qu’il n’y a pas eu de Capitochka Iéropiégov ! qu’il n’a pas existé !
Le général vociférait avec fureur, mais on sentait que son émoi procédait d’une tout autre cause que de la question en litige. À la vérité il aurait certainement toléré en d’autres temps une supposition beaucoup plus blessante que celle de l’inexistence de Capiton Iéropiégov. Il aurait crié, ergoté ; il se serait emporté, mais aurait fini par monter à l’étage au-dessus pour aller se coucher. Cette fois, par une singulière étrangeté du cœur humain, la coupe déborda du seul fait que l’on eût mis en doute l’existence d’Iéropiégov, si anodine que fût cette offense. Le vieillard devint pourpre, leva les bras au ciel et hurla :
– Assez ! Ma malédiction… Je sors de cette maison ! Nicolas, prends mon sac de voyage… je pars.
Il se précipita dehors, au paroxysme de la colère. Nina Alexandrovna, Kolia et Ptitsine s’élancèrent sur ses pas.
– Tu viens de faire un joli coup ! dit Barbe à son frère. Qui sait ? il va peut-être retourner là-bas. Quelle honte ! quelle honte !
– Il n’avait qu’à ne pas voler ! s’écria Gania, étranglant presque de rage.
Soudain son regard rencontra celui d’Hippolyte ; il fut pris d’une sorte de tremblement.
– Quant à vous, mon cher monsieur, s’écria-t-il, vous auriez dû vous rappeler qu’après tout vous êtes sous le toit d’autrui et… qu’y jouissant de l’hospitalité, ce n’était pas à vous d’irriter un vieillard évidemment devenu fou.
Hippolyte fut, lui aussi, sur le point de s’emporter ; mais il se contint aussitôt.
– Je ne suis pas tout à fait de votre avis quant à la prétendue folie de votre papa, dit-il avec calme. J’ai au contraire l’impression qu’il est plus sensé que dans ces derniers temps. Ma parole ! vous ne trouvez pas ? Il est devenu si cauteleux, si défiant, il a l’oreille aux aguets, il pèse chacun de ses mots… Quand il m’a parlé de ce Capitochka, il avait son idée : figurez-vous qu’il voulait m’amener à…
– Du diable si je tiens à savoir à quoi il voulait vous amener ! Je vous prie de ne pas faire le malin et de ne pas finasser avec moi, monsieur ! dit Gania d’un ton criard. Si vous connaissiez, vous aussi, la véritable raison pour laquelle ce vieillard se met dans un pareil état (et vous avez si bien espionné chez moi durant ces cinq jours que vous ne pouvez manquer de la connaître), vous deviez vous abstenir rigoureusement d’irriter ce… malheureux et de tourmenter ma mère en exagérant une affaire qui n’a rien de sérieux ; c’est une simple histoire d’ivrognes, rien de plus ; elle n’est nullement prouvée et je n’en fais aucun cas… Mais vous, il faut que vous rongiez, que vous espionniez, parce que vous… vous êtes…
– Une vis, ricana Hippolyte.
– Parce que vous êtes un vilain personnage ; vous avez tourmenté les gens pendant une demi-heure et cherché à les affoler en faisant le geste de vous tuer avec un pistolet qui n’était même pas chargé. Vous avez joué une comédie honteuse ; vous êtes un simulateur du suicide… un sac à bile monté sur deux jambes ! C’est moi qui vous ai donné l’hospitalité ; vous avez engraissé ici ; vous ne toussez plus, et voilà votre façon de reconnaître…
– Deux mots seulement, je vous prie ; je suis l’hôte de Barbe Ardalionovna et non le vôtre. Vous ne m’avez donné aucune hospitalité, et je crois de plus que vous-même bénéficiez de celle de M. Ptitsine. Il y a quatre jours, j’ai prié ma mère de me chercher un logement à Pavlovsk et de venir elle-même s’y installer, parce qu’en effet je me sens mieux ici, encore que je n’y aie pas engraissé et que je tousse toujours. Ma mère m’a fait savoir hier soir que le logement était prêt et je m’empresse de vous annoncer à mon tour que je vais m’y transporter aujourd’hui même, après avoir remercié votre maman et votre sœur ; ma décision est prise depuis hier soir. Excusez-moi de vous avoir interrompu ; vous aviez, si je ne me trompe, encore bien des choses à dire.
– Oh ! s’il en est ainsi… dit Gania dans un frémissement.
– S’il en est ainsi, permettez-moi de m’asseoir, ajouta Hippolyte, en prenant tranquillement la chaise qu’avait occupée le général. – Car enfin je suis malade. Là, maintenant je suis prêt à vous écouter, d’autant que ce sera notre dernier entretien et peut-être même notre dernière rencontre.
Gania eut soudain un scrupule.
– Croyez bien que je ne m’abaisserai pas à avoir un règlement de comptes avec vous, dit-il, et si vous…
– Vous avez tort de le prendre de si haut, coupa Hippolyte ; moi, de mon côté, je me suis promis, dès le jour de mon arrivée ici, de ne pas me refuser le plaisir de vous dire vos quatre vérités lorsque nous nous séparerions. Voici justement le moment de mettre ce projet à exécution, quand vous aurez fini de parler, bien entendu.
– Et moi, je vous prie de sortir de cette chambre.
– Mieux vaut que vous parliez ; après, vous vous repentiriez de ne pas avoir dit tout ce que vous aviez sur le cœur.
– Finissez, Hippolyte ; tout cela est profondément honteux ; faites-moi le plaisir de cesser ! dit Barbe.
Hippolyte se leva.
– Si je cesse, ce sera par pure déférence pour une dame, fit-il en riant. Comme il vous plaira, Barbe Ardalionovna ; pour vous je suis prêt à abréger, mais seulement à abréger cet entretien, car une explication entre votre frère et moi est devenue absolument indispensable et je ne me résignerais pour rien au monde à partir sur un malentendu.
– Disons le mot tout simplement : vous êtes un cancanier, s’écria Gania ; c’est pourquoi vous ne vous décidez pas à partir sans avoir débité vos commérages.
– Vous voyez que vous n’êtes plus maître de vous, fit observer froidement Hippolyte. – Franchement, vous aurez des regrets si vous n’exprimez pas tout ce que vous avez à dire. Encore une fois, je vous cède la parole. Je parlerai après vous.
Gabriel Ardalionovitch ne répondit point et le regarda avec mépris.
– Vous ne voulez pas ? Vous préférez jouer votre personnage jusqu’au bout ? À votre aise. Pour moi je serai aussi bref que possible. Deux ou trois fois aujourd’hui je me suis entendu reprocher l’hospitalité qui m’a été accordée. Cela n’est pas équitable. En m’invitant à m’installer ici, votre intention était de me prendre dans vos filets. Vous supposiez que je voulais me venger du prince. En outre, vous avez ouï dire qu’Aglaé Ivanovna m’a témoigné de la sympathie et qu’elle a lu ma confession. Là-dessus l’idée vous est venue que je me vouerais tout entier à vos intérêts ; vous avez eu l’espoir de trouver peut-être en moi un auxiliaire. Je n’en dis pas plus long. De votre part je ne demande pas non plus d’aveu ni de confirmation. Il me suffit de vous laisser en face de votre conscience et de savoir que, maintenant, nous nous comprenons à merveille l’un l’autre.
– Dieu sait quelle histoire vous faites avec la chose la plus simple ! s’exclama Barbe.
– Je te l’ai dit : c’est un « cancanier et un garnement », fit Gania.
– Permettez, Barbe Ardalionovna, je continue. Assurément, je ne puis ni aimer ni respecter le prince. Mais c’est un homme d’une réelle bonté, encore que… passablement ridicule ; je n’ai donc pas la moindre raison de le haïr. Je n’ai rien laissé voir à votre frère cependant qu’il m’excitait contre le prince ; je comptais sur le dénouement pour avoir l’occasion de rire. Je savais que votre frère aurait la langue trop longue et se mettrait dans la plus fausse des positions. C’est ce qui est arrivé… Je suis prêt maintenant à l’épargner, mais uniquement par égard pour vous, Barbe Ardalionovna. Toutefois, après vous avoir montré qu’il n’est pas si facile de me prendre au piège, je veux encore vous expliquer pourquoi je tenais tant à mettre votre frère dans une posture ridicule vis-à-vis de moi. Sachez que je l’ai fait par haine, je l’avoue sincèrement. Au moment de mourir (car je mourrai quand même, bien que j’aie engraissé, comme vous le prétendez), au moment de mourir, dis-je, j’ai senti que j’irais au paradis avec beaucoup plus de tranquillité si je réussissais à ridiculiser au moins un représentant de cette innombrable catégorie de gens qui m’ont persécuté pendant toute ma vie et que toute ma vie j’ai haïs. Votre estimable frère offre la frappante image de cette sorte de gens. Je vous hais, Gabriel Ardalionovitch, et – ceci vous surprendra peut-être – uniquement parce que vous êtes le type, l’incarnation, la personnification et la très parfaite expression de la médiocrité la plus impudente, la plus infatuée, la plus plate et la plus repoussante ! Vous êtes la médiocrité gonflée, celle qui ne doute de rien et se drape dans une sérénité olympienne ; vous êtes la routine des routines ! Jamais l’ombre d’une idée personnelle ne germera dans votre esprit ou dans votre cœur. Mais votre envie ne connaît point de bornes ; vous êtes fermement convaincu que vous êtes un génie de premier ordre. Toutefois, le doute vous hante dans vos moments de mélancolie et vous éprouvez alors des accès de colère et d’envie. Oh ! il y a encore des points noirs à votre horizon ; ils ne disparaîtront que le jour où vous serez devenu tout à fait bête, ce qui ne saurait tarder. Vous avez néanmoins une carrière encore longue et variée devant vous ; je ne prétends pas qu’elle sera joyeuse et je m’en réjouis. Pour commencer, je vous prédis que vous n’obtiendrez pas la main d’une certaine personne.
– Mais c’est intolérable ! s’écria Barbe. Aurez-vous bientôt fini, infâme insulteur ?
Pâle et frémissant, Gania gardait le silence. Hippolyte se tut, le regarda fixement en jouissant de son embarras, porta ses yeux sur Barbe, sourit, puis salua et sortit sans ajouter un seul mot.
Gabriel Ardalionovitch aurait été en droit de se plaindre de sa destinée et de sa malchance. Barbe fut quelques instants sans oser lui adresser la parole ; elle ne le regarda même pas, cependant qu’il arpentait devant elle la chambre à grands pas. Finalement il s’approcha d’une fenêtre et tourna le dos à sa sœur. Barbe pensa au proverbe russe : « un bâton a toujours deux bouts »[39]. Le vacarme reprit à l’étage supérieur.
– Tu y vas ? dit brusquement Gania à sa sœur en la voyant se lever. – Attends : regarde cela.
Il s’avança et jeta sur la chaise devant elle un petit papier plié en forme de billet.
– Mon Dieu ! s’exclama Barbe en levant les bras. Le billet avait juste sept lignes :
« Gabriel Ardalionovitch, m’étant convaincue de vos bons sentiments à mon égard, je me résous à vous demander conseil au sujet d’une affaire importante pour moi. Je désirerais vous rencontrer demain à sept heures précises du matin sur le banc vert. Ce n’est pas loin de notre villa. Barbe Ardalionovna, qui doit absolument vous accompagner, connaît très bien cet endroit. A. E. »
– Après cela, va donc la comprendre ! dit Barbe Ardalionovna qui marqua sa surprise en écartant les bras.
Si peu disposé qu’il fût à prendre des airs conquérants, Gania ne put cependant pas dissimuler son triomphe, surtout après les mortifiantes prédictions d’Hippolyte. Un sourire sincère de vanité satisfaite éclaira son visage ; Barbe elle-même était radieuse de joie.
– Et cela le jour même où on annonce chez eux les fiançailles ! Maintenant essaie donc de savoir ce qu’elle veut !
– À ton avis, de quoi va-t-elle me parler demain ? demanda Gania.
– Peu importe ; l’essentiel c’est que, pour la première fois depuis six mois, elle exprime le désir de te voir. Écoute-moi, Gania : quoi qu’il en soit et quelle que puisse être la tournure de cette entrevue, rappelle-toi que c’est une chose importante, excessivement importante ! Ne fais pas d’embarras cette fois ; ne commets pas de gaffe, mais ne sois pas non plus trop timide ; ouvre l’œil ! A-t-elle pu ne pas se douter du dessein que j’ai poursuivi en les fréquentant pendant ces six mois ? Figure-toi qu’elle ne m’en a pas soufflé mot aujourd’hui ; elle n’a fait semblant de rien. Il faut te dire que j’étais entrée à la dérobée ; la vieille ne savait pas que j’étais là ; sans cela elle m’aurait peut-être bien mise à la porte. C’est pour toi que j’ai couru le risque ; je voulais à tout prix savoir…
Les cris et le bruit reprirent de plus belle en haut ; plusieurs personnes descendaient l’escalier.
– Pour rien au monde on ne peut laisser faire cela ! s’écria Barbe hors d’haleine et épouvantée. – Il faut éviter même l’ombre d’un scandale. Va et demande-lui pardon !
Mais le père de famille avait déjà gagné la rue. Derrière lui, Kolia traînait sa valise. Nina Alexandrovna sanglotait debout sur le perron ; elle aurait voulu courir après son mari, mais Ptitsine la retenait.
– Vous ne ferez que l’exciter davantage, lui disait-il ; il n’a nulle part où aller ; dans une demi-heure on le ramènera ; j’ai déjà parlé à ce sujet avec Kolia ; laissez-le faire ses folies.
– Pourquoi ces rodomontades ? Où irez-vous comme cela ? cria Gania par la fenêtre. – Vous ne savez seulement pas où aller !
– Revenez, papa ! s’exclama Barbe. Les voisins entendent.
Le général s’arrêta, se retourna, étendit la main et s’écria emphatiquement :
– Que ma malédiction soit sur cette maison !
– Il faut encore qu’il dise cela sur un ton théâtral ! marmonna Gania en fermant la fenêtre avec fracas.
En effet les voisins étaient aux aguets. Barbe sortit précipitamment de la chambre.
Quand elle fut partie, Gania prit le billet sur la table, le porta à ses lèvres, fit claquer sa langue et esquissa un entrechat.
L’esclandre provoqué par le général eût été sans conséquence en tout autre temps. Il avait déjà été le héros d’incidents extravagants et imprévus du même ordre, quoique assez rarement, car c’était, au demeurant, un homme fort paisible et dont les penchants étaient plutôt bons. Cent fois peut-être il avait essayé de lutter contre les habitudes de dérèglement contractées par lui au cours des dernières années. Il se rappelait tout à coup qu’il était « père de famille », se réconciliait avec sa femme et versait des larmes sincères. Il avait pour Nina Alexandrovna un respect qui allait jusqu’à l’adoration parce qu’elle lui pardonnait tant de choses sans dire un mot et lui gardait sa tendresse en dépit de l’avilissement et du ridicule dans lesquels il était tombé. Mais cette lutte magnanime contre le désordre de sa vie ne durait généralement pas longtemps ; il était lui aussi, dans son genre, un homme trop « fougueux » pour supporter l’existence de pénitence et d’oisiveté qu’il menait au sein de sa famille, et il finissait par se révolter. Alors il avait des accès de fureur qu’il se reprochait peut-être à l’instant même où il s’y abandonnait, mais qu’il n’avait pas la force de surmonter ; il cherchait noise aux siens, se mettait à discourir avec une emphase qui prétendait à l’éloquence et exigeait qu’on lui témoignât un respect démesuré, inimaginable, puis en fin de compte s’éclipsait et restait même parfois longtemps sans reparaître chez lui. Depuis deux ans il n’avait plus qu’une idée assez vague de ce qui se passait à la maison ou n’en était informé que par ouï-dire ; il avait cessé d’entrer dans ces détails qui n’offraient plus le moindre intérêt pour lui.
Mais cette fois le scandale revêtait une forme inaccoutumée. C’était à croire qu’il s’était passé un événement que tout le monde connaissait, mais dont personne n’osait parler. Le général n’était revenu « officiellement » que depuis trois jours au sein de la famille, c’est-à-dire auprès de Nina Alexandrovna ; mais, au lieu de témoigner de l’humilité et du repentir comme lors de ses précédentes « réapparitions », il donnait au contraire les signes d’une extraordinaire irritabilité. Il était loquace, agité ; il adressait à tout venant des discours enflammés, avec l’air de foncer sur ses interlocuteurs ; mais il parlait de questions si variées et si inattendues qu’il était impossible de découvrir l’objet véritable de sa présente inquiétude. À part des moments de gaîté, il était le plus souvent absorbé, sans savoir au juste lui-même par quoi. Il commençait une histoire sur les Epantchine, sur le prince, sur Lébédev, et soudain s’interrompait, restait court et répondait par un sourire obtus et prolongé à ceux qui l’interrogeaient sur la suite de l’histoire ; il n’avait pas même l’air de remarquer qu’on le questionnait. Il avait passé la dernière nuit à soupirer et à geindre, harassant Nina Alexandrovna qui, par acquit de conscience, lui avait sans répit fait chauffer des cataplasmes. Vers le matin il s’était brusquement assoupi ; mais quatre heures plus tard son réveil avait donné lieu à l’accès violent et désordonné d’hypocondrie, qui avait abouti à la dispute avec Hippolyte et à la « malédiction de cette maison ».
On avait également remarqué au cours de ces trois jours qu’il était tombé dans un excès continuel de vanité, qui se traduisait par une susceptibilité anormale. Kolia affirmait à sa mère avec insistance que cette humeur chagrine était imputable à la privation de boisson, peut-être aussi à l’absence de Lébédev avec lequel le général s’était intimement lié ces derniers temps. Une brouille inopinée s’était élevée entre eux, trois jours auparavant, ce qui avait jeté le général dans une grande colère ; il avait même eu une sorte de scène avec le prince. Kolia avait prié ce dernier de lui en expliquer le motif et il avait fini par deviner que, lui aussi, lui cachait quelque chose. On pouvait supposer, comme l’avait fait Gania avec beaucoup de vraisemblance, qu’une conversation particulière avait eu lieu entre Hippolyte et Nina Alexandrovna ; mais il semblait alors étrange que ce méchant personnage, traité ouvertement de cancanier par Gania, ne se fût pas donné le plaisir de mettre aussi Kolia au courant. Il se pouvait fort bien qu’Hippolyte ne fût pas le mauvais « garnement » que Gania avait dépeint en parlant à sa sœur, et que sa méchanceté fût d’un tout autre genre. Si d’ailleurs il avait fait savoir quelque chose à Nina Alexandrovna, ce n’était probablement pas dans la seule intention de lui « déchirer le cœur ». N’oublions pas que les mobiles des actions humaines sont habituellement beaucoup plus complexes et plus variés qu’on ne se le figure après coup ; il est rare qu’ils se dessinent avec netteté. Le mieux est parfois, pour le narrateur, de se borner au simple exposé des événements. C’est ce que nous ferons dans nos éclaircissements ultérieurs sur la catastrophe qui vient de bouleverser la vie du général, puisque nous voici dans l’obligation absolue d’accorder malgré nous à ce personnage de second plan plus d’intérêt et de place que nous ne lui en avions réservé jusqu’ici dans notre récit.
Les événements s’étaient succédé dans l’ordre suivant :
Après sa course à Pétersbourg pour retrouver Ferdistchenko, Lébédev était rentré le même jour à Pavlovsk avec le général, il n’avait rien fait savoir de particulier au prince. Si ce dernier n’avait pas été alors aussi distrait et absorbé par d’autres préoccupations importantes pour lui, il n’aurait pas tardé à s’apercevoir que Lébédev, non seulement ne lui avait donné aucune explication dans les deux jours qui avaient suivi, mais encore avait eu l’air d’éviter sa rencontre. Quand il en eut enfin fait la remarque, il se rappela avec étonnement que, durant ces deux jours, dans ses rencontres accidentelles avec Lébédev, il avait vu celui-ci rayonnant de bonne humeur et presque toujours en compagnie du général. Les deux amis ne se quittaient pas un instant. Le prince entendait parfois, au-dessus de lui, des conversations bruyantes et animées, des discussions enjouées, entrecoupées d’éclats de rire. Une fois même, à une heure très avancée de la soirée, les échos inattendus d’un refrain militaire à boire parvinrent jusqu’à lui. Il reconnut la voix de basse enrouée du général. Mais la chanson s’interrompit net et un silence s’ensuivit. Puis une conversation s’engagea sur un ton aviné et se poursuivit avec une vive animation pendant près d’une heure. On put bientôt deviner que là-haut les deux amis en goguette s’embrassaient et que finalement l’un d’eux avait fini par se mettre à pleurer. Tout à coup une violente querelle éclata, qui s’apaisa très peu d’instants après.
Pendant tout ce temps Kolia était dans un état d’esprit particulièrement soucieux. Le prince n’était presque jamais chez lui le jour et ne rentrait parfois que fort tard ; on lui rapportait alors que toute la journée Kolia l’avait cherché et demandé. Mais lorsqu’il le rencontrait, le jeune homme n’avait rien de spécial à lui communiquer, si ce n’est qu’il était franchement « mécontent » du général et de sa conduite actuelle. « Ils battent le pavé, disait-il ; ils s’enivrent dans un cabaret du voisinage ; en pleine rue ils s’embrassent et se chamaillent tour à tour ; ils s’excitent l’un l’autre et ne peuvent se séparer. » Le prince lui ayant fait observer que ce n’était là que la répétition de ce qui se passait auparavant presque chaque jour, Kolia ne sut positivement que répondre et fut incapable de définir l’objet de sa présente inquiétude.
Le lendemain du jour où il avait entendu la chanson à boire et la dispute, le prince se disposait à sortir vers les onze heures lorsque le général surgit brusquement devant lui. Il était en proie à une vive émotion et tremblait presque.
– Il y a longtemps que je cherche l’honneur et l’occasion de vous rencontrer, très honoré Léon Nicolaïévitch. Oui, il y a longtemps, très longtemps, marmonna-t-il en serrant la main du prince presque au point de lui faire mal, – très, très longtemps !
Le prince l’invita à s’asseoir.
– Non, je ne m’assiérai pas, et puis je vous retiens, ce sera pour une autre fois. Je crois que je puis vous féliciter de… l’accomplissement… des vœux de votre cœur.
– Quels vœux de mon cœur ?
Le prince se troubla. Il lui sembla, comme à la plupart des gens placés dans son cas, que personne ne voyait, ne devinait et ne comprenait rien.
– Tranquillisez-vous ! Je ne vous froisserai pas dans vos sentiments les plus délicats. J’ai passé par là et je sais qu’un nez étranger… pour m’exprimer ainsi… selon le proverbe… ne doit pas se fourrer là où il n’a que faire. C’est une vérité que j’expérimente tous les matins. Je viens pour une autre affaire, une affaire importante, très importante, prince.
L’ayant de nouveau prié de s’asseoir, le prince lui donna l’exemple.
– Soit ! pour un instant… Je suis passé vous demander un conseil. Assurément mon existence manque de buts positifs, mais, par respect pour moi-même… et, d’une manière générale, par souci de cet esprit pratique dont le Russe est si dépourvu… je désire me créer une situation, pour moi, ma femme et mes enfants… Bref, prince, je cherche un conseil.
Le prince applaudit chaleureusement à cette intention.
– Mais tout cela est sans importance, s’empressa d’ajouter le général. – Je suis venu pour une question autrement grave. Je me suis décidé à vous ouvrir mon cœur, Léon Nicolaïévitch, comme à un homme dans la sincérité et la générosité duquel j’ai autant de confiance que… que… Mes paroles ne vous surprennent pas, prince ?
S’il n’était pas autrement surpris, le prince n’en observait pas moins son hôte avec beaucoup d’attention et de curiosité. Le vieillard était un peu pâle, un léger frémissement passait par instants sur ses lèvres, ses mains remuaient sans répit. Assis depuis quelques minutes il s’était déjà levé brusquement à deux reprises, puis s’était rassis aussitôt, sans paraître se rendre compte de son agitation. Il y avait des livres sur la table ; tout en continuant à parler il en prit un, l’ouvrit, y jeta un coup d’œil, le referma sur-le-champ et le remit en place. Puis il en saisit un autre qu’il n’ouvrit pas mais garda tout le reste du temps dans sa main droite en le brandissant sans cesse.
– Suffit ! s’écria-t-il soudain, je vois que je vous ai beaucoup dérangé.
– Mais pas du tout, je vous en prie, faites donc ; je vous écoute au contraire avec intérêt et j’essaie de deviner…
– Prince ! je désire avoir une position qui force le respect… Je veux avoir l’estime de moi-même… et de mes droits.
– Un homme qui a un pareil désir est déjà digne de tout respect.
Le prince avait prononcé cette phrase empruntée à un manuel avec la ferme conviction qu’elle serait du plus heureux effet. Il sentait d’instinct qu’en plaçant à propos une phrase de ce genre, à la fois creuse et agréable, on pouvait subjuguer subitement et calmer l’âme d’un homme comme le général, surtout dans la situation où se trouvait celui-ci. En tout cas il fallait ne prendre congé d’un tel visiteur qu’après lui avoir soulagé le cœur ; là était le problème.
La phrase plut beaucoup au général qui la trouva flatteuse et touchante. Il s’attendrit, changea instantanément de ton et se lança dans de longues et enthousiastes explications. Mais, en dépit des efforts et de l’attention qu’il déploya, le prince n’y comprit goutte. Le général discourut pendant près de dix minutes, s’exprimant avec chaleur et volubilité, comme un homme qui n’arrive pas à libérer à son gré la foule d’idées dont il est assailli. Les larmes finirent même par lui venir aux yeux. Cependant il ne proférait que des phrases sans queue ni tête, des paroles inattendues, des pensées décousues qui se pressaient et se bousculaient les unes les autres dans l’incohérence de son débit.
– En voilà assez ! Vous m’avez compris et je me sens tranquille, conclut-il brusquement en se levant. – Un cœur comme le vôtre ne peut pas ne pas comprendre un homme qui souffre. Prince, vous avez la noblesse de l’idéal. Que sont les autres auprès de vous ? Mais vous êtes jeune et je vous bénis. Au bout du compte je suis venu vous prier de me fixer une heure pour un entretien important : c’est dans cet entretien que réside mon principal espoir. Je ne cherche qu’une amitié et un cœur, prince ; jamais je n’ai pu dominer les exigences du mien.
– Mais pourquoi pas maintenant ? Je suis prêt à vous écouter…
– Non, prince, non ! interrompit avec fougue le général ; pas maintenant ! Maintenant est un rêve ! L’affaire est trop, beaucoup trop importante ! Cette heure d’entretien décidera de mon sort. Cette heure sera à moi et je ne voudrais pas que, dans un instant aussi sacré, nous puissions être interrompus par n’importe qui, par le premier insolent venu. – Il se pencha vers le prince et lui chuchota avec une étrange expression de mystère, presque d’effroi : – un impudent qui ne vaut pas le talon… le talon de votre pied ! prince bien aimé ! Or, je ne dis pas de mon pied. Remarquez bien que ce n’est pas de mon pied qu’il s’agit, car je me respecte trop pour en parler sans détours ! Mais vous seul êtes capable de comprendre qu’en m’abstenant, dans un pareil cas, de parler de mon talon, je fais peut-être preuve d’une fierté et d’une dignité extraordinaires. Hormis vous, personne ne comprendra cela, et lui moins que tout autre. Il ne comprend rien, prince ; il est dans une incapacité absolue de comprendre ! Il faut avoir du cœur pour comprendre.
Le prince finissait par éprouver un malaise voisin de la frayeur. Il fixa rendez-vous au général pour le lendemain à la même heure. Celui-ci sortit ragaillardi, réconforté et presque apaisé. Le soir, entre six et sept heures, le prince envoya prier Lébédev de venir un instant chez lui.
Lébédev accourut avec le plus grand empressement : c’était pour lui « un honneur de déférer à cette invitation », dit-il en entrant ; il avait l’air de ne plus se souvenir qu’il s’était caché du prince pendant trois jours et avait ostensiblement esquivé sa rencontre. Il s’assit au bord d’une chaise en faisant des grimaces et des sourires ; ses yeux fureteurs prirent une expression riante ; il se frotta les mains et se donna la contenance d’un homme tout à fait naïf qui se dispose à entendre une nouvelle capitale attendue depuis longtemps, mais pressentie par tout le monde. Cette attitude eut le don de crisper le prince ; il lui devenait clair que tout l’entourage s’était soudain pris à espérer quelque chose de lui et le regardait avec l’intention de le féliciter pour un certain événement auquel se rapportaient les allusions, les sourires et les clignements d’yeux. Keller était déjà passé trois fois à la hâte, lui aussi, avec le visible désir de le congratuler ; il s’était lancé chaque fois dans une tirade pompeuse et obscure, mais s’était éclipsé sans l’achever. (Depuis ces derniers jours il buvait de plus belle et on l’entendait faire du vacarme dans quelque salle de billard.) Kolia lui-même, malgré sa tristesse, s’était à deux ou trois reprises livré à des allusions énigmatiques en parlant avec le prince.
Celui-ci demanda carrément et non sans irritation à Lébédev ce qu’il pensait de l’état présent du général et d’où provenait l’inquiétude que ce dernier manifestait. Il lui rapporta en quelques mots la scène précédente.
– Chacun a ses soucis, prince… surtout dans un siècle aussi étranger et aussi tourmenté que le nôtre ; voilà ! répondit Lébédev d’un ton assez sec. Et il se tut avec l’air offensé d’un homme dont on a cruellement déçu l’attente.
– Quelle philosophie ! fit le prince en souriant.
– La philosophie serait nécessaire, très nécessaire à notre siècle, au point de vue pratique, mais on la néglige, c’est un fait ! Pour ce qui est de moi, très honoré prince, vous m’avez accordé votre confiance dans un cas que vous connaissez, mais en la limitant à un certain degré et aux faits connexes à ce cas… Je le comprends et ne m’en plains nullement.
– On dirait, Lébédev, que quelque chose vous a fâché ?
– Du tout, pas le moins du monde, mon très honoré et très resplendissant prince ! s’écria Lébédev avec exaltation et en portant la main à son cœur. – Au contraire, j’ai immédiatement compris que je ne méritais d’être honoré de votre haute confiance, à laquelle j’aspire, ni par ma position dans le monde, ni par mon développement intellectuel et moral, ni par ma fortune, ni par mon passé, ni par mes connaissances. Et si je puis vous servir, ce sera seulement comme un esclave ou un mercenaire, pas autrement… Je ne suis pas fâché, je suis attristé.
– Allons donc, Loukiane Timoféïévitch !
– Pas autrement ! Il en va de même maintenant, dans le cas présent. Comme mon cœur et ma pensée vous suivent, je me suis dit en vous rencontrant : « je suis indigne d’un épanchement amical, mais peut-être qu’en qualité de maître de la maison je pourrai recevoir, au moment opportun et à date prévue, pour ainsi dire, un ordre ou du moins un avis en vue de certains changements imminents et attendus »…
En prononçant ces mots Lébédev dardait ses petits yeux perçants sur le prince qui le considérait avec surprise. Il n’avait pas perdu l’espoir d’assouvir sa curiosité.
– Je n’y comprends décidément rien, s’exclama le prince, presque sur un ton de colère ; et… vous êtes le plus terrible des intrigants ! conclut-il dans un franc et brusque éclat de rire.
Lébédev s’empressa de rire avec lui. À son regard radieux on devinait que ses espérances s’étaient rassérénées et même accrues.
– Savez-vous ce que je vais vous dire, Loukiane Timoféïévitch ? Ne vous fâchez pas : je m’étonne de votre naïveté et de celle de quelques autres personnes encore ! Vous vous attendez avec tant de candeur à une révélation de ma part, en ce moment précis, à cette minute, que j’éprouve du scrupule et de la confusion à n’avoir rien à dire pour vous satisfaire. Cependant je vous jure que je n’ai absolument aucune confidence à vous faire. Vous pouvez vous mettre cela dans la tête !
Et le prince recommença à rire.
Lébédev prit un air digne. Certes sa curiosité le faisait parfois pécher par excès de naïveté et par indiscrétion, mais ce n’en était pas moins un homme assez rusé, tortueux, et même, dans certains cas, capable de garder un silence plein d’astuce. Par ses rebuffades continuelles, le prince s’en était presque fait un ennemi. Cependant, si ce dernier l’éconduisait, ce n’était pas par mépris mais parce que la curiosité de Lébédev se portait sur un sujet délicat. Peu de jours auparavant le prince regardait encore certain de ses rêves comme un crime, alors que Loukiane Timoféïévitch, ne voyant dans son refus de parler qu’une marque d’aversion personnelle et de défiance à son égard, s’en allait le cœur ulcéré et jalousait à cause de lui non seulement Kolia et Keller, mais encore sa propre fille, Véra Loukianovna. En cet instant même, il avait peut-être le sincère désir de communiquer au prince une nouvelle qui l’eût intéressé au plus haut degré, mais il se renferma dans un sombre mutisme et garda ses confidences pour lui.
– En quoi puis-je donc vous être utile, très honoré prince, puisque enfin c’est vous qui venez de… me faire appeler ? dit-il après un silence.
Le prince resta, lui aussi, songeur pendant un instant.
– Voilà : je voulais parler du général et de… ce vol dont vous m’avez entretenu…
– Quel vol ?
– Allons, on dirait maintenant que vous ne me comprenez plus ! Mon Dieu, Loukiane Timoféïévitch, quelle comédie jouez-vous toujours ? Je parle de l’argent, l’argent, les quatre cents roubles que vous avez perdus l’autre jour avec votre portefeuille et dont vous êtes venu me parler ici, le matin, avant de vous rendre à Pétersbourg. M’avez-vous compris, à la fin ?
Lébédev prit une voix traînante comme s’il venait seulement de se rendre compte de ce qu’on lui demandait.
– Ah ! vous voulez parler de ces quatre cents roubles ! Je vous remercie, prince, du sincère intérêt que vous me portez ; il est excessivement flatteur pour moi, mais… je les ai retrouvés il y a déjà longtemps.
– Vous les avez retrouvés ? Ah ! loué soit Dieu !
– Cette exclamation part d’un noble cœur, car quatre cents roubles ne sont pas une petite affaire pour un misérable qui a gagné péniblement sa vie et celle de ses nombreux orphelins…
– Ce n’est pas de cela que je vous parle ! Assurément je suis enchanté que vous ayez retrouvé cet argent, rectifia aussitôt le prince, mais… comment l’avez-vous retrouvé ?
– De la manière la plus simple : sous la chaise à laquelle était accrochée ma redingote ; évidemment le portefeuille aura glissé de la poche.
– Comment ! sous la chaise ? C’est impossible, puisque vous m’avez dit avoir cherché dans tous les coins. Comment ne l’auriez-vous pas vu à l’endroit où il était le plus en évidence ?
– C’est que justement j’y ai regardé ! Je me rappelle fort bien y avoir regardé. Je me suis mis à quatre pattes sur le parquet, et sans me fier à mes propres yeux, j’ai écarté la chaise et tâté à cet endroit avec mes mains. Je n’ai vu qu’une place aussi nette que la paume de ma main, et cependant j’ai continué à tâter. Ces hésitations s’emparent toujours de l’esprit d’un homme qui veut absolument retrouver quelque chose… lorsque l’objet perdu est important ou que sa disparition lui cause du chagrin : il voit bien qu’il n’y a rien à la place où il cherche, et cependant il y regardera une quinzaine de fois.
– Admettons ; mais comment cela a-t-il pu se faire ?… Je ne comprends toujours pas, murmura le prince interloqué. – Vous avez commencé par dire qu’il n’y avait rien en cet endroit, et tout à coup c’est là qu’il s’est retrouvé ?
– Oui, c’est là qu’il s’est retrouvé tout à coup.
Le prince fixa sur Lébédev un regard étrange.
– Et le général ? demanda-t-il soudain.
– Le général ? Que voulez-vous dire ? fit Lébédev en affectant de nouveau l’air de ne pas comprendre.
– Bon Dieu, je vous demande ce qu’a dit le général lorsque vous avez retrouvé votre portefeuille sous la chaise. N’aviez-vous pas fait précédemment les recherches ensemble ?
– Oui, auparavant. Mais cette fois j’avoue que je ne lui ai rien dit ; j’ai préféré lui laisser ignorer que j’avais retrouvé tout seul mon portefeuille.
– Mais… pourquoi cela ?… Et l’argent était au complet ?
– J’ai vérifié le contenu du portefeuille ; tout y était, il n’y manquait pas un rouble.
– Vous auriez pu au moins m’en faire part, remarqua le prince d’un air songeur.
– Je craignais de vous déranger, prince, en raison de vos préoccupations personnelles qui, peut-être, étaient extraordinaires, si j’ose m’exprimer ainsi. J’ai du reste fait moi-même semblant de n’avoir rien trouvé. Après avoir ouvert le portefeuille et vérifié son contenu, je l’ai refermé et replacé sous la chaise.
– Pourquoi ?
– Une idée comme cela ; j’étais curieux de voir ce qui se passerait ensuite, fit Lébédev en ricanant brusquement et en se frottant les mains.
– Alors il est sous la chaise depuis deux jours ?
– Oh ! non ! il n’y est resté que vingt-quatre heures. Mon désir, voyez-vous, était que le général le retrouvât aussi. Je me disais en effet : si j’ai fini par le découvrir, il n’y a pas de raison pour que le général ne remarque pas, lui aussi, un objet placé en évidence sous une chaise et qui crève en quelque sorte les yeux. J’ai enlevé et déplacé cette chaise à diverses reprises, si bien que le portefeuille forçait l’attention, mais le général ne s’est aperçu de rien. Cela a duré vingt-quatre heures. Il faut croire qu’il est maintenant fort distrait ; c’est à n’y rien comprendre : il parle, il raconte des histoires, il rit, il s’esclaffe, et tout d’un coup le voilà qui entre dans une violente colère contre moi, j’ignore pour quelle raison. Finalement nous sommes sortis de la chambre ; mais j’ai laissé exprès la porte ouverte ; il a hésité un moment et paru vouloir dire quelque chose ; sans doute était-il effrayé à l’idée de laisser là un portefeuille contenant une pareille somme, mais, au lieu d’y faire allusion, il s’est subitement fâché tout rouge. Dans la rue il m’a planté là au bout de deux pas et s’en est allé dans une autre direction. Nous ne nous sommes retrouvés que le soir à l’auberge.
– Mais enfin avez-vous retiré le portefeuille de dessous la chaise ?
– Pas du tout ; il a disparu de cet endroit pendant la nuit.
– Et où est-il maintenant ?
– Mais le voici, fit soudain Lébédev en se relevant de toute sa taille et en regardant le prince avec enjouement. – Il s’est tout à coup retrouvé ici, dans le pan de ma redingote. Tenez, si vous voulez vous en assurer vous-même, tâtez là.
En effet, dans le pan gauche de sa redingote, tout à fait par devant, un renflement attirait la vue ; en le palpant on pouvait aussitôt deviner la présence d’un portefeuille en cuir qui, par une poche trouée, avait glissé sous la doublure.
– Je l’ai sorti de là pour l’examiner. Tout l’argent y est. Je l’ai refourré au même endroit et c’est ainsi que je le porte depuis hier matin dans une de mes basques ; même il me bat les jambes.
– Et vous feignez de ne pas le remarquer ?
– Je ne remarque rien, hé ! hé ! Et figurez-vous, très honoré prince, bien que ce sujet soit indigne de retenir autant votre attention, que mes poches sont toujours en bon état. Il a suffi d’une nuit pour qu’un pareil trou s’y ouvre ! J’ai examiné ce trou avec curiosité ; c’est comme si on avait, déchiré l’étoffe avec un canif ; c’est à ne pas y croire, n’est-ce pas ?
– Et… le général ?
– Il n’a décoléré ni hier ni aujourd’hui ; son mécontentement est terrible. Par instant cependant l’allégresse et le vin le rendent obséquieux ; puis il devient sentimental jusqu’aux larmes, et soudain alors il s’emporte au point de me faire peur, ma parole ! Car enfin, prince, je ne suis pas un homme de guerre. Hier, pendant que nous étions ensemble à l’auberge, le pan de mon habit s’est mis comme par hasard sous ses yeux ; il dessinait une bosse tout à fait apparente. Le général le lorgnait du coin de l’œil et la colère l’envahissait. Depuis longtemps déjà il ne me regarde plus en face, sauf quand il est gris ou sentimental ; mais hier, il m’a fixé à deux reprises avec de tels yeux que j’en ai eu un frisson dans le dos. Au reste, j’ai l’intention de retrouver demain le portefeuille ; mais d’ici là je compte m’amuser encore une soirée avec lui.
– Pourquoi le tourmentez-vous ainsi ? s’exclama le prince.
– Je ne le tourmente pas, prince ! non ! repartit avec feu Lébédev ; je l’aime sincèrement et… je le respecte. Croyez-le ou ne le croyez pas, il m’est maintenant devenu encore plus cher ; je l’estime davantage.
Lébédev proféra ces paroles d’un air si sérieux et si sincère que le prince en fut indigné.
– Vous l’aimez et vous le tourmentez ainsi ! Voyons : rien qu’en replaçant l’objet perdu en évidence, d’abord sous la chaise, ensuite dans votre redingote, il vous a donné la preuve qu’il ne voulait pas ruser avec vous et qu’il vous demandait naïvement pardon. Vous entendez : il vous demande pardon ! C’est dire qu’il compte sur la délicatesse de vos sentiments et qu’il a foi dans votre amitié à son égard. Et vous humiliez pareillement un si… honnête homme !
– Oh ! très honnête, prince, très honnête ! reprit Lébédev dont les yeux étincelaient. Vous seul, très noble prince, étiez capable de prononcer un mot aussi juste ! C’est pourquoi je, vous suis dévoué jusqu’à l’adoration, tout pourri de vices que je sois ! Ma décision est prise. Je vais découvrir le portefeuille maintenant, à l’instant même, sans attendre à demain. Là : je le sors sous vos yeux ; le voici : voici tout l’argent au complet, tenez, prenez-le, très noble prince, et gardez-le jusqu’à demain. Demain ou après-demain je le reprendrai. Mais savez-vous bien, prince, que cet argent a dû passer la première nuit quelque part sous une pierre de mon petit jardin ? qu’en pensez-vous ?
– Gardez-vous de lui dire d’emblée que vous avez retrouvé le portefeuille. Laissez-le s’apercevoir tout bonnement qu’il n’y a plus rien dans la basque de votre vêtement ; il comprendra.
– Est-ce une bonne idée ? Ne vaut-il pas mieux lui dire que je l’ai trouvé et faire semblant de ne m’être aperçu de rien jusqu’ici ?
– Je ne crois pas, dit le prince d’un air pensif. – Non, maintenant il est trop tard ; ce serait plus dangereux ; vraiment vous feriez mieux de ne rien dire ! Soyez doux avec lui, mais… n’ayez pas trop l’air de jouer un rôle appris et… et… vous savez…
– Je sais, prince, je sais ; je veux dire que je prévois que je n’en ferai sans doute rien, car, pour agir ainsi, il faudrait avoir un cœur comme le vôtre. D’ailleurs lui-même est irritable et a pris de mauvaises manières ; il me regarde parfois maintenant de haut en bas ; tantôt il sanglote et m’embrasse, tantôt il m’humilie brusquement et me traite avec mépris ; à un de ces moments-là je lui étalerai à dessein le pan de mon habit sous le nez, hé ! hé ! Au revoir, prince, je vois bien que je vous retiens et que je trouble vos sentiments les plus intéressants, si je puis dire…
– Mais, pour l’amour de Dieu, gardez le secret, comme par le passé !
– À pas de loup, à pas de loup !
L’affaire avait beau être terminée, le prince restait soucieux, plus soucieux peut-être qu’auparavant. Il attendait impatiemment l’entrevue qu’il devait avoir le lendemain avec le général.
Le rendez-vous était fixé entre onze heures et midi, mais le prince fut mis en retard par une circonstance tout à fait imprévue. En rentrant chez lui, il trouva le général qui l’attendait. Au premier coup d’œil il remarqua qu’il était mécontent, peut-être justement à cause de cette attente. S’étant excusé, le prince s’empressa de s’asseoir, mais avec une sensation de timidité bizarre, comme si son visiteur était en porcelaine et qu’il craignît à chaque instant de le casser. Jusque-là il ne s’était jamais senti intimidé en présence du général et l’idée ne lui en serait même pas venue. Il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il avait devant lui un tout autre homme que la veille : la confusion et la distraction avaient fait place, chez le général, à une extraordinaire retenue ; c’était à croire qu’il avait pris quelque résolution irrévocable. Bien que ce sang-froid fût plus apparent que réel, son attitude n’en était pas moins noble et dégagée, avec une nuance de dignité contenue. Il commença même par parler au prince sur un certain ton de condescendance, comme celui qu’affectent les gens dont la désinvolture ou la superbe s’allie au sentiment d’une offense imméritée. Il s’exprimait sur un ton affable, mais avec une pointe d’amertume dans la voix.
– Voici la revue que je vous ai prise l’autre jour, fit-il d’un air grave en désignant un volume posé sur la table, – Je vous remercie.
– Ah ! oui, vous avez lu cet article, général ? Comment l’avez-vous trouvé ? C’est curieux, n’est-ce pas ? dit le prince, saisissant avec empressement l’occasion d’engager l’entretien sur un sujet aussi neutre que possible.
– C’est peut-être curieux, mais maladroitement écrit et certainement absurde. On peut même dire que les mensonges y fourmillent.
Le général parlait avec autorité, en laissant légèrement traîner la voix.
– Oui, mais c’est un récit si naïf : l’auteur est un vieux soldat qui a été témoin du séjour des Français à Moscou ; certains traits sont charmants. D’ailleurs les mémoires de témoins oculaires sont toujours précieux, quelle que soit la personnalité du narrateur. N’est-ce pas ?
– À la place du directeur de la revue, je n’aurais pas imprimé cela. Quant aux mémoires de témoins oculaires en général, on accorde plus de crédit à un imposteur grossier mais divertissant qu’à un homme qui a de la valeur et du mérite. Je connais tels mémoires sur l’année 1812 qui… Prince, j’ai pris une résolution : je quitte cette maison, la maison de M. Lébédev.
Le général regarda le prince d’un air solennel.
– Vous avez votre logement à Pavlovsk chez… chez votre fille, hasarda ce dernier, ne sachant que dire. Il se rappela à ce moment que le général était venu le consulter sur une affaire extraordinaire dont dépendait son sort.
– Chez ma femme ; en d’autres termes chez moi et dans la maison de ma fille.
– Excusez : je…
– Je quitte la maison de Lébédev, mon cher prince, parce que j’ai rompu avec cet homme. J’ai rompu hier soir, en regrettant de ne pas l’avoir fait plus tôt. J’exige le respect, prince, et je désire en recevoir les marques même des personnes auxquelles je donne, pour ainsi dire, mon cœur. Prince, je donne souvent mon cœur et je suis presque toujours trompé. Cet homme était indigne de mon amitié.
– Il y a chez lui bien du désordre, remarqua discrètement le prince, – et aussi certains traits… mais malgré tout cela il a du cœur, son esprit est malicieux et quelquefois amusant.
Les expressions recherchées du prince et son ton déférent flattèrent le général, bien qu’il y eût encore parfois dans le regard de celui-ci des éclairs de défiance. Mais l’accent du prince était si naturel et si sincère que le doute ne pouvait subsister.
– Qu’il ait aussi des qualités, reprit le général, j’ai été le premier à le reconnaître quand j’ai été sur le point de donner mon amitié à cet individu. Car je n’ai besoin ni de sa maison, ni de son hospitalité, ayant moi-même une famille. Je ne cherche pas à me disculper de mes défauts ; je suis intempérant ; j’ai bu du vin avec lui et maintenant je déplore peut-être cette erreur. Mais ce n’est pas l’unique attrait de la boisson (excusez, prince, la crudité de langage d’un homme ulcéré) qui m’a attaché à lui. J’ai été justement séduit par ces qualités auxquelles vous avez fait allusion. Mais il y a une limite à tout, même aux qualités. Quand il a l’impudence de vous affirmer tout d’un coup qu’en 1812, étant encore enfant, il a perdu sa jambe gauche et l’a inhumée au cimetière de Vagankovo[40] à Moscou, cela passe la mesure et témoigne de son manque de respect, de son insolence.
– Peut-être n’était-ce qu’une plaisanterie, une histoire pour faire rire.
– Je comprends. Une fable innocente, inventée pour faire rire, même si elle est grossière, ne blesse pas le cœur humain. Parfois même on voit des gens mentir par amitié, si vous voulez, pour être agréables à leur interlocuteur. Mais, si on laisse percer un manque de respect et si, par ce manque de respect, on veut vous montrer qu’on en a assez de vous, alors un homme qui a de la dignité n’a plus qu’à se détourner et à briser là, afin de remettre l’offenseur à sa place.
En prononçant ces paroles le général était devenu rouge.
– Mais Lébédev n’a pu être en 1812 à Moscou : il est trop jeune pour cela ; c’est ridicule !
– C’est déjà une raison. Mais admettons qu’il ait été au monde à cette époque. Comment ose-t-il affirmer qu’un chasseur français lui a tiré un coup de canon et lui a emporté la jambe, comme cela, par manière de passe-temps ? que cette jambe, il l’a ramassée et ramenée chez lui, qu’il l’a enterrée au cimetière de Vagankovo et qu’il a placé au-dessus un monument où l’on peut lire d’un côté : « Ci-gît la jambe du secrétaire de collège Lébédev » ; de l’autre : « Repose, chère dépouille, en attendant la résurrection » ? Comment peut-il prétendre que chaque année il fait dire un requiem pour cette jambe (ce qui est déjà un sacrilège) et effectue, à cette occasion, un voyage à Moscou ? Il m’invite même à l’accompagner dans cette ville pour me montrer la tombe et aussi le canon français, qui est au Kremlin avec les pièces conquises ; c’est, assure-t-il, la onzième pièce en partant de l’entrée, un fauconneau de type désuet.
– Sans compter qu’il a bien ses deux jambes ! dit en riant le prince. – Je vous assure que c’est une innocente facétie ; il ne faut pas vous fâcher.
– Mais permettez-moi d’avoir aussi mon opinion ; qu’il ait l’air d’avoir deux jambes, cela ne rend pas nécessairement son récit invraisemblable ; il assure qu’il a une jambe artificielle fournie par Tchernosvitov.
– C’est vrai : il paraît qu’on peut danser avec une jambe de Tchernosvitov.
– Je le sais de reste, puisque Tchernosvitov, quand il a inventé sa jambe artificielle, est accouru tout de suite pour me la montrer. Mais cette invention est beaucoup plus récente… En outre Lébédev affirme que sa défunte femme n’a jamais su, au cours de leur union, qu’il avait une jambe de bois. Je lui ai fait remarquer toutes les absurdités de cette histoire. Il m’a répliqué : « Si tu prétends avoir été page de la chambre auprès de Napoléon en 1812, permets-moi aussi d’avoir enterré ma jambe au cimetière de Vagankovo. »
– Comment, est-ce que… dit le prince, qui s’arrêta interloqué.
Le général eut, lui aussi, l’air un peu troublé, mais il se ressaisit tout de suite et, regardant le prince avec une hauteur où perçait une nuance d’ironie, il lui dit d’une voix persuasive :
– Achevez votre pensée, prince, achevez. Je suis indulgent ; dites tout. Avouez-le : il vous semble drôle de voir devant vous un homme tombé à ce degré d’humiliation et… d’inutilité et d’apprendre que cet homme a été personnellement le témoin… de grands événements. Il ne vous a pas encore fait de… cancans ?
– Non, Lébédev ne m’a rien dit, si c’est de Lébédev que vous parlez…
– Hum… j’aurais cru le contraire. En fait, notre conversation s’est engagée à propos de cet… étrange article paru dans les « Archives ». J’en ai souligné l’absurdité, ayant moi-même assisté aux événements relatés… Vous souriez, prince, et vous me dévisagez ?
– Mon Dieu non, je…
– J’ai l’air assez jeune, continua le général sur un ton très lent, mais je suis un peu plus vieux que je ne le parais. En 1812 j’avais dix ou onze ans. Je ne connais pas exactement mon âge ; on m’a rajeuni dans mon état de service et moi-même j’ai eu la faiblesse de me retrancher des années au cours de ma carrière.
– Je vous assure, général, que je ne vois rien d’étrange à ce que vous vous soyez trouvé à Moscou en 1812 et… naturellement vous pouvez avoir des souvenirs à raconter… comme tous ceux qui ont vécu à cette époque. Un de nos autobiographes commence son livre en racontant qu’en 1812 il était enfant à la mamelle et que les soldats français l’ont nourri de pain à Moscou.
– Vous le voyez bien, observa le général avec condescendance ; mon cas, sans avoir rien d’exceptionnel, sort tout de même de l’ordinaire. Il advient très souvent que la vérité paraisse invraisemblable. Page de la chambre ! Cela sonne étrangement, certes. Mais l’aventure d’un enfant de dix ans s’explique précisément par son âge. Elle ne me serait pas arrivée à quinze ans, pour la bonne raison qu’à cet âge je ne me serais pas enfui de notre maison de bois, rue Vieille-Basmannaïa, le jour de l’entrée de Napoléon à Moscou ; je n’aurais pas échappé à l’autorité de ma mère, qui s’était laissée surprendre par l’arrivée des Français et tremblait de peur. À quinze ans, j’aurais partagé sa frayeur ; à dix ans je ne craignais rien ; je me suis faufilé à travers la foule jusqu’au perron du palais, au moment où Napoléon descendait de cheval.
– En effet, vous avez très justement observé que c’est à dix ans qu’on peut se montrer le plus intrépide… approuva le prince avec timidité.
Il était tourmenté à l’idée qu’il allait rougir.
– Sans doute, et tout s’est passé avec la simplicité et le naturel qui n’appartiennent qu’à la vie réelle. Sous la plume d’un romancier, l’aventure serait tombée dans la baliverne et l’invraisemblance.
– Oh ! c’est bien cela ! s’écria le prince. Cette pensée m’a frappé moi aussi, et même récemment. Je connais une affaire véridique de meurtre dont le mobile était le vol d’une montre ; les journaux en ont parlé depuis. Si un auteur avait imaginé ce crime, les gens familiarisés avec la vie du peuple ainsi que les critiques auraient aussitôt crié à l’invraisemblance. Mais en lisant ce fait divers dans les journaux, vous sentez qu’il est de ceux qui vous éclairent sur les réalités de la vie russe. Vous avez très bien observé cela, général ! conclut avec feu le prince, enchanté de ne pas avoir l’air d’avoir rougi.
– N’est-ce pas que c’est bien cela ? s’écria le général dont les yeux brillaient de contentement. – Un gamin, un enfant, inconscient du danger, se faufile à travers la foule pour voir l’éclat du cortège, les uniformes et enfin le grand homme dont on lui a tant rebattu les oreilles. Car il y avait alors plusieurs années qu’on ne parlait que de lui. Le monde était rempli de son nom. Je l’avais bu pour ainsi dire avec le lait de ma nourrice. Napoléon passe à deux pas de moi ; il surprend par hasard mon regard. J’avais un costume d’enfant noble ; on m’habillait gentiment. Seul ainsi vêtu au milieu de cette foule, convenez vous-même…
– Sans doute, cela a dû le frapper et lui prouver que tout le monde n’était pas parti, que des nobles même étaient restés à Moscou avec leurs enfants.
– Justement ! C’était son idée d’attirer les boyards ! Quand il fixa sur moi son regard d’aigle, il dut voir briller une réplique dans mes yeux. « Voilà un garçon bien éveillé » dit-il. Qui est ton père ? »[41]. Je lui répondis aussitôt d’une voix presque étouffée par l’émotion : « Un général mort au champ d’honneur en défendant sa patrie ». – « Le fils d’un boyard et d’un brave par-dessus le marché ! J’aime les boyards. M’aimes-tu, petit ? »[42]. La question avait été rapide ; ma réponse ne le fut pas moins : « Le cœur russe est capable de distinguer un grand homme, même dans l’ennemi de sa patrie ! » À dire vrai je ne me rappelle pas si je me suis exprimé littéralement ainsi… j’étais un enfant… mais le sens de mes paroles était sûrement celui-là.
« Napoléon en fut frappé ; il réfléchit un instant et dit aux gens de sa suite : « J’aime la fierté de cet enfant ! Mais si tous les Russes pensent comme lui, alors… » Il n’acheva pas et entra dans le palais. Je me mêlai aussitôt à sa suite et courus derrière lui. Déjà les gens du cortège me frayaient le passage en me considérant comme un favori. Tout cela fut l’affaire d’un clin d’œil… Je me rappelle seulement qu’en arrivant dans la première salle, l’empereur s’arrêta soudain devant le portrait de l’impératrice Catherine, le contempla longuement d’un air songeur et s’écria finalement : « Ce fut une grande femme ! » Et il passa son chemin.
« Au bout de deux jours tout le monde me connaissait au palais et au Kremlin ; on m’appelait le petit boyard[43]. Je ne rentrais à la maison que pour la nuit ; les miens en étaient presque fous. Le surlendemain, le page de la chambre de Napoléon, baron de Bazancourt, mourut, épuisé par les fatigues de la campagne. Napoléon se souvint de moi ; on vint me chercher et on m’emmena sans aucune explication ; on m’essaya l’uniforme du défunt, qui était un enfant de douze ans, et on me présenta à l’empereur vêtu de cet uniforme. Il me fit un signe de tête ; sur quoi on me déclara que j’avais obtenu la faveur d’être nommé page de la chambre de Sa Majesté. Je fus heureux car j’éprouvais depuis longtemps déjà une ardente sympathie à son égard… et puis, vous en conviendrez, un brillant uniforme était bien fait pour séduire l’enfant que j’étais alors. Je portais un frac vert foncé, orné de boutons dorés, avec des basques étroites et longues et des manches à parements rouges ; des broderies d’or recouvraient les basques, les manches et le col qui était haut, droit et ouvert. J’avais une culotte collante blanche en peau de chamois, un gilet de soie blanc, des bas de soie et des souliers à boucles… Quand l’empereur faisait une promenade à cheval et que j’étais de la suite, j’étais chaussé de hautes bottes à l’écuyère. Bien que la situation ne fût pas brillante et que l’on prévît déjà d’immenses désastres, l’étiquette n’en restait pas moins en vigueur dans la mesure du possible. Elle était même d’autant plus ponctuellement observée que l’on pressentait avec plus de force l’approche de ces calamités.
– Oui, assurément… balbutia le prince d’un air presque décontenancé, – vos mémoires offriraient… un intérêt extraordinaire.
À n’en pas douter le général répétait ce qu’il avait raconté la veille à Lébédev ; aussi ses paroles coulaient-elles d’abondance. Cependant il lança à ce moment un nouveau regard de défiance au prince.
– Mes mémoires ? reprit-il avec un redoublement de fierté ; – vous me parlez d’écrire mes mémoires ? Cela ne m’a pas tenté, prince ! Si vous voulez, ils sont déjà écrits, mais… je les tiens sous clé. Qu’on les publie lorsque la terre recouvrira mes yeux, alors sans aucun doute ils seront traduits en plusieurs langues, non à cause de leur valeur littéraire, certes non ! mais pour l’importance des événements immenses dont j’ai été, quoique enfant, le témoin oculaire. Bien plus, c’est grâce à mon jeune âge que j’ai pénétré dans la chambre la plus intime, pour ainsi dire, du « grand homme » ! La nuit j’entendais les gémissements de ce « géant dans l’adversité » ; il n’avait pas de raison de cacher ses gémissements et ses larmes à un enfant, bien que je comprisse déjà que la cause de sa souffrance était le silence de l’empereur Alexandre.
– C’est vrai : il lui écrivit des lettres… pour lui proposer, la paix, insinua timidement le prince.
– Au fond nous ne savons pas quelles propositions contenaient ses lettres, mais il écrivait tous les jours, à chaque heure, et lettre sur lettre ! Il était terriblement agité. Une nuit où nous étions seuls, je me précipitai les larmes aux yeux vers lui (oh ! comme je l’aimais !) : « Demandez, demandez pardon à l’empereur Alexandre ! » lui criai-je. Évidemment j’aurais dû lui dire : « Faites la paix avec l’empereur Alexandre » ; mais, comme un enfant, j’exprimai naïvement toute ma pensée. « Oh ! mon enfant ! me répondit-il en arpentant la pièce de long en large, – oh ! mon enfant ! – il avait l’air d’oublier que je n’avais que dix ans et prenait même plaisir à parler avec moi, – oh ! mon enfant ! je suis prêt à baiser les pieds de l’empereur Alexandre, mais en revanche j’ai voué une haine éternelle au roi de Prusse et à l’empereur d’Autriche et… enfin… tu n’entends rien à la politique ! » Il avait brusquement paru se rappeler à qui il s’adressait. Il se tut, mais ses yeux jetèrent encore pendant longtemps des éclairs. Eh bien ! imaginez que je relate tous ces faits, moi qui ai été témoin des événements les plus considérables, et que je les publie maintenant : voyez d’ici tous les critiques, toutes les vanités littéraires, toutes les envies, l’esprit de parti et… ah ! non, grand merci !
– Pour ce qui est de l’esprit de parti, vous avez parfaitement raison et je vous approuve, répliqua le prince avec douceur après un instant de réflexion. – Par exemple j’ai lu récemment le livre de Charras[44] sur la campagne de Waterloo. C’est visiblement un livre sérieux et les spécialistes affirment qu’il est écrit avec beaucoup de compétence. Mais à chaque page perce la joie d’abaisser Napoléon. L’auteur aurait été ravi, semble-t-il, s’il avait pu dénier à Napoléon toute ombre de talent, même dans les autres campagnes. Or cet esprit de parti est déplacé dans un ouvrage aussi sérieux. Étiez-vous alors très tenu par votre service auprès de… l’Empereur ?
Le général était aux anges. La remarque du prince, par sa gravité et sa simplicité, avait dissipé ses derniers soupçons.
– Charras ! Oh ! moi aussi j’ai été indigné et je lui ai même écrit alors, mais… je ne me rappelle plus bien maintenant… Vous me demandez si mon service était très absorbant ? Oh ! non ! on m’avait nommé page de la chambre, mais déjà alors je ne prenais pas cela au sérieux. Puis Napoléon ne tarda pas à perdre tout espoir d’un rapprochement avec les Russes ; dans ces conditions il devait aussi m’oublier, vu qu’il m’avait attiré à lui par politique, si toutefois… si toutefois il ne s’était pas attaché à moi par affection personnelle, je le dis hardiment maintenant. Pour moi, c’était le cœur qui me portait vers lui. On n’était pas exigeant pour mon service ; je devais seulement paraître de temps à autre au palais et… accompagner l’Empereur dans ses promenades à cheval. C’était tout. Je montais assez bien à cheval. Il avait l’habitude de faire ses sorties avant le dîner ; sa suite était ordinairement composée de Davout, du mamelouk Roustan, de moi…
– De Constant, ajouta presque machinalement le prince.
– Non, Constant n’en était pas ; il était alors allé porter une lettre… à l’impératrice Joséphine ; sa place était occupée par deux officiers d’ordonnance et quelques uhlans polonais… C’était là toute sa suite, sans parler bien entendu des généraux et des maréchaux que Napoléon emmenait avec lui pour étudier le terrain, la répartition des troupes, et pour les consulter… Pour autant que je me le rappelle maintenant, c’était Davout qu’il avait le plus souvent auprès de lui : l’homme était énorme, corpulent ; il avait du sang-froid, portait des lunettes et vous regardait d’un air étrange. C’est avec lui que l’empereur aimait le mieux conférer. Il appréciait ses idées. Je me rappelle qu’en une circonstance ils tinrent conseils plusieurs jours de suite ; Davout venait matin et soir ; il y avait entre eux de fréquentes discussions ; enfin Napoléon parut sur le point de céder. Ils étaient tous deux dans le cabinet ; j’étais le troisième, mais ils ne faisaient guère attention à moi. Soudain le regard de Napoléon tomba par hasard sur moi et une pensée singulière se refléta dans ses yeux : « Enfant ! me dit-il brusquement, qu’en penses-tu : si je passais à la religion orthodoxe et libérais vos serfs, est-ce que les Russes me suivraient ? » – « Jamais ! » m’écriai-je avec indignation. Napoléon fut saisi de ma réponse. « Dans l’éclair de patriotisme qui a passé dans les yeux de cet enfant, dit-il, je viens de lire l’opinion de tout le peuple russe. Cela suffit, Davout ! Tout cela n’est que fantaisie ! Montrez-moi votre autre projet. »
– Mais il y avait une grande idée dans le projet qu’il abandonnait, fit le prince vivement intéressé. – Ainsi, vous croyez que ce projet était l’œuvre de Davout ?
– Du moins ils l’avaient concerté ensemble. L’idée venait certainement de Napoléon, c’était l’idée de l’aigle. Mais l’autre projet renfermait aussi une idée… C’était le fameux « conseil du lion »[45], comme Napoléon appela ce projet de Davout. Il consistait à s’enfermer dans le Kremlin avec toute l’armée, à y construire des baraquements, des redoutes fortifiées, à disposer des batteries, à tuer le plus grand nombre de chevaux pour en faire des salaisons, puis à enlever par maraude tout le blé possible aux habitants afin de tenir jusqu’au printemps. Les beaux jours venus, on essaierait de se frayer passage à travers les Russes. Ce plan séduisit vivement Napoléon. Nous faisions chaque jour des chevauchées autour des murailles du Kremlin ; il indiquait alors où il fallait abattre, où il fallait construire, l’emplacement d’une lunette, d’une demi-lune, d’une rangée de blockhaus : coup d’œil, rapidité, décision ! Tout fut enfin arrêté. Davout insistait pour obtenir une résolution définitive. Ils se retrouvèrent seuls avec moi. Napoléon recommença à arpenter la pièce, les bras croisés. Je ne pouvais détacher mes yeux de son visage ; mon cœur battait. « J’y vais », dit Davout. « Où ? » demanda Napoléon. « Faire préparer les salaisons de chevaux », répondit Davout. Napoléon tressaillit ; c’était sa destinée qui se jouait. « Enfant, me dit-il tout à coup, que penses-tu de notre projet ? » Bien entendu il me posait cette question à la manière d’un homme d’intelligence supérieure qui tire à la dernière minute sa décision à pile ou face. Au lieu de répondre à Napoléon, je me tournai vers Davout et lui dis comme sous le coup d’une inspiration : « Repartez en toute hâte pour votre pays, mon général ! » Le projet était ruiné. Davout haussa les épaules et sortit en murmurant : « Bah ! il devient superstitieux ! »[46]. Et le lendemain l’ordre était donné d’effectuer la retraite.
– Tout cela est d’un extraordinaire intérêt, articula le prince à voix très basse, – si les choses se sont passées ainsi… ou plutôt je veux dire… rectifia-t-il vivement.
Le général était grisé par son propre récit au point d’être peut-être incapable de reculer devant les pires impudences.
– Oh ! prince, s’écria-t-il, vous dites : « si les choses se sont passées ainsi ! » Mais, je vous en donne ma parole, mon récit est en-dessous, bien en-dessous de la réalité ! Tout ce que je vous ai raconté n’a trait qu’à des incidents politiques d’un maigre intérêt. Mais je vous répète que j’ai été témoin des larmes nocturnes et des gémissements de ce grand homme. Nul autre ne peut en dire autant ! Il est vrai que, vers la fin, il ne pleurait déjà plus ; il ne lui restait plus de larmes ; il ne faisait plus que gémir de temps à autre ; son visage se renfrognait de plus en plus. On eût dit que l’éternité étendait déjà sur lui son aile sombre. Parfois, la nuit, nous passions des heures entières seuls, dans le silence. Le mamelouk Roustan ronflait dans la pièce voisine ; c’est étonnant ce que cet homme-là avait le sommeil dur. « En revanche il m’est fidèle, à moi et à ma dynastie », disait Napoléon en parlant de lui.
« Un jour que j’avais le cœur bien gros, l’Empereur aperçut des larmes dans mes yeux. Il me regarda avec attendrissement, « Tu compatis à mes chagrins ! s’exclama-t-il ; tu es le seul, peut-être avec un autre enfant, mon fils, le roi de Rome[47], à partager ma peine ; tous les autres me haïssent ; quant à mes frères, ils seront les premiers à me trahir en face de l’adversité ! » Je me mis à sangloter et me précipitai vers lui ; alors il ne se contint plus : nous nous embrassâmes et mêlâmes nos larmes. « Écrivez, lui dis-je en pleurant, écrivez une lettre à l’impératrice Joséphine ! » Napoléon tressaillit, se recueillit un moment et me répliqua : « Tu viens de me rappeler le troisième cœur qui m’aime ; merci, mon ami ! » Et, sur-le-champ, il écrivit à Joséphine une lettre qui fut emportée le lendemain même par Constant.
– Vous avez très bien agi, dit le prince ; – au milieu des mauvaises pensées qui l’assaillaient vous avez éveillé en lui un bon sentiment.
– Justement, prince ! comme vous expliquez bien cela en vous laissant aller aux impulsions de votre cœur ! s’écria le général enthousiasmé ; et, chose étrange, de vraies larmes brillèrent dans ses yeux. – Oui, prince, ce spectacle avait sa grandeur. Et savez-vous que je fus sur le point de l’accompagner à Paris ? En ce cas je l’aurais sûrement suivi dans sa « déportation à l’île tropicale » ; mais hélas ! nos destinées divergèrent ! Nous nous quittâmes, il partit pour cette île tropicale où, peut-être, dans une minute de cruel chagrin, il se sera rappelé les larmes du pauvre enfant qui l’avait embrassé et lui avait pardonné à Moscou ; quant à moi, on m’envoya au corps des cadets où je ne trouvai qu’une rude discipline et des camarades grossiers… hélas ! tout s’écroula par la suite !
« Le jour de la retraite, Napoléon me dit : « Je ne veux pas t’enlever à ta mère en t’emmenant avec moi. Mais je désirerais faire quelque chose pour toi. » Il était déjà en selle. « Écrivez-moi un mot, comme souvenir, sur l’album de ma sœur », fis-je timidement, car il était sombre et, très agité. Il revint sur ses pas, demanda une plume, prit l’album. « Quel âge a ta sœur ? » me dit-il, la plume à la main. « Trois ans », répondis-je, « Petite fille alors[48] ». Et il écrivit sur l’album :
Ne mentez jamais.
Napoléon, votre ami sincère[49].
« Un tel conseil, dans un tel moment ! convenez, prince…
– Oui, c’est significatif.
– Ce feuillet d’album fut placé sous verre dans un cadre doré ; ma sœur le garda toute sa vie dans son salon, à la place d’honneur. Elle est morte en couches et depuis… je ne sais ce que cet autographe est devenu… mais… Ah ! mon Dieu ! déjà deux heures ! Comme je vous ai retenu, prince ! C’est impardonnable.
– Au contraire, balbutia le prince, vous m’avez tellement captivé et… enfin… cela offre tant d’intérêt, je vous suis si reconnaissant.
Le général serra de nouveau, et à lui faire mal, la main du prince. Il le fixa de ses yeux brillants avec l’air d’un homme qui s’est ressaisi brusquement et dont l’esprit est traversé par une pensée inopinée.
– Prince ! dit-il, vous êtes si bon, si simple d’esprit que vous m’en inspirez parfois de la pitié. Je vous contemple avec attendrissement. Oh ! que le bon Dieu vous bénisse ! Je souhaite que votre vie commence enfin et fleurisse… dans l’amour. La mienne est finie ! Oh ! pardon, pardon !
Il sortit précipitamment en se cachant le visage dans les mains. Le prince ne pouvait mettre en doute la sincérité de son émotion. Il comprenait aussi que le vieillard partait dans l’enivrement de son succès. Mais il sentait confusément qu’il avait affaire à un de ces hâbleurs qui, tout en se délectant dans leur mensonge jusqu’à s’en oublier eux-mêmes, n’en gardent pas moins, au plus fort de leur griserie, l’impression intime qu’on ne les croit pas et qu’on ne peut pas les croire. Dans sa présente disposition le vieillard pouvait faire un retour sur lui-même, avoir un accès de vergogne et se sentir offensé en soupçonnant le prince de lui avoir témoigné une excessive pitié. « N’ai-je pas eu tort de l’avoir laissé s’exalter ainsi ? » se demandait-il avec inquiétude. Soudain il n’y tint plus et partit d’un grand éclat de rire qui dura près de dix minutes. Il fut ensuite sur le point de se faire grief de cette hilarité, mais il se ravisa et comprit qu’il n’avait rien à se reprocher, vu l’immense commisération qu’il portait au général.
Ses pressentiments se réalisèrent. Le soir même il reçut un billet étrange, laconique, mais péremptoire. Le général lui faisait savoir qu’il rompait avec lui pour toujours, qu’il lui gardait son estime et sa reconnaissance, mais que, même de sa part, il se refusait à accepter « des témoignages de compassion mortifiants pour la dignité d’un homme déjà suffisamment éprouvé par ailleurs ».
Quand le prince apprit qu’il vivait en reclus, chez Nina Alexandrovna, il n’eut presque plus d’inquiétude sur son compte. Mais, comme nous l’avons déjà vu, le général alla faire un esclandre chez Elisabeth Prokofievna. Nous ne pouvons raconter ici cet incident par le menu ; relatons en deux mots l’objet de leur entretien. Elisabeth Prokofievna, d’abord effrayée par les divagations du général, fut saisie d’indignation en l’entendant faire d’amères réflexions sur Gania. Il fut honteusement mis à la porte. Aussi avait-il passé la nuit et la matinée dans un tel état de surexcitation que, perdant tout empire sur lui-même, il avait fini par s’élancer dans la rue presque comme un fou.
Kolia ne comprenait qu’à moitié ce qui se passait et gardait l’espoir d’agir sur son père par intimidation.
– Eh bien ! où allons-nous errer maintenant ? Qu’en pensez-vous, général ? dit-il. Vous ne voulez pas aller chez le prince ; vous êtes brouillé avec Lébédev ; vous n’avez pas d’argent, et moi je n’en ai jamais : nous voilà maintenant au beau milieu de la rue comme sur un tas de fèves[50].
– Il est plus agréable d’être avec des femmes que sur des fèves[51], murmura le général. Ce… calembour m’a valu le plus vif succès… au cercle des officiers en 44… Oui, en mil… huit cent… quarante-quatre !… Je ne me souviens plus… Ah ! ne m’en parle pas ! « Où est ma jeunesse ? Où est ma fraîcheur ? » comme s’écriait… Qui s’écriait cela, Kolia ?
– C’est une citation de Gogol, dans les Âmes mortes, papa, répondit Kolia en jetant sur son père un coup d’œil inquiet.
– Les Âmes mortes ? Ah ! oui, mortes ! Quand tu m’enterreras, inscris sur ma tombe : « Ci-gît une âme morte ! »
« L’opprobre me suit partout ! »
– Qui a dit cela, Kolia ?
– Je n’en sais rien, papa.
– Iéropiégov n’a pas existé ! Iérochka Iéropiégov !… s’exclama-t-il d’un ton exaspéré en s’arrêtant au milieu de la rue. – Et c’est mon fils, mon propre fils qui me donne ce démenti ! Iéropiégov, qui a été pendant onze mois un véritable frère pour moi et pour lequel j’ai eu ce duel… Un jour le prince Vygoretski, notre capitaine, lui dit pendant que nous buvions : « Toi, Gricha[52], je serais curieux de savoir où tu as décroché ta croix de Sainte-Anne ? » – « Sur les champs de bataille de ma patrie, voilà où je l’ai décrochée ! » Moi, je m’écrie : « Bravo, Gricha ! » Eh bien ! ce fut la cause d’un duel. Puis il épousa… Marie Pétrovna Sou… Soutouguine, et fut tué plus tard sur le champ de bataille… Une balle ricocha sur la croix que je portais à la poitrine et vint le frapper au front. « Je n’oublierai jamais ! » s’écria-t-il, et il tomba mort. Je… j’ai servi avec honneur, Kolia ; j’ai servi noblement, mais l’opprobre, « l’opprobre me suit partout ! » Ta mère et toi viendrez sur ma tombe… « Pauvre Nina ! » C’est ainsi que je l’appelais jadis, Kolia, il y a longtemps, dans les premiers temps, et cela lui faisait plaisir… Nina ! Nina ! qu’ai-je fait de ton existence ? Comment peux-tu m’aimer, âme résignée ! Ta mère a l’âme d’un ange, Kolia ; tu m’entends ? l’âme d’un ange !
– Je le sais, papa. Père chéri, retournons à la maison auprès de maman ! Elle voulait courir après nous. Pourquoi hésitez-vous ? On dirait que vous ne comprenez pas… Allons bon ! qu’avez-vous à pleurer ?
Kolia lui-même pleurait et baisait les mains de son père.
– Tu me baises les mains, à moi !
– Eh bien ! oui, à vous, à vous. Qu’y a-t-il là d’étonnant ? Allons, pourquoi vous mettez-vous à hurler en pleine rue, vous, un général, un homme de guerre ! Venez !
– Que le bon Dieu te bénisse, mon cher petit, pour le respect que tu as gardé à ton fichu vieillard de père, malgré l’opprobre, oui l’opprobre dont il est couvert… Puisses-tu avoir un fils qui te ressemble… Le roi de Rome…[53]. Oh ! « la malédiction soit sur cette maison » !
– Mais que se passe-t-il donc ? s’écria Kolia avec emportement. – Qu’est-il arrivé ? Pourquoi ne voulez-vous plus retourner à la maison ? Avez-vous perdu la raison ?
– Je t’expliquerai, je t’expliquerai… Je te dirai tout ; ne crie pas, on nous entendrait… Le roi de Rome…[54]. Oh ! que je me sens écœuré et triste !
« Ma nourrice, où est ta tombe[55] ? »
Qui a dit cela, Kolia ?
– Je ne sais, je ne sais qui a pu dire cela. Allons tout de suite à la maison, tout de suite ! Je mettrai Gania en pièces, s’il le faut… Mais où allez-vous encore ?
Le général l’entraînait vers le perron d’une maison voisine.
– Où allez-vous ? Cette maison n’est pas la nôtre !
Le général s’était assis sur le perron et attirait par le bras Kolia auprès de lui.
– Penche-toi, penche-toi ! murmura-t-il ; je te dirai tout… Ma honte… penche-toi… Tends ton oreille, je te dirai cela à l’oreille…
– Mais qu’avez-vous ? s’écria Kolia épouvanté mais tendant néanmoins l’oreille.
– Le roi de Rome…[56] articula le général qui paraissait aussi tout tremblant.
– Quoi ? qu’est-ce qui vous prend de parler tout le temps du roi de Rome ?… Qu’est-ce que cela signifie ?
– Je… je… balbutia de nouveau le général en s’agrippant de plus en plus à l’épaule de « son petit », – je… veux… je veux tout te… Marie, Marie… Pétrovna Sou… Sou… Sou…
Kolia se libéra de son étreinte, l’empoigna par les épaules et le regarda avec stupeur. Le vieillard était devenu pourpre, ses lèvres bleuissaient et de légères convulsions passaient sur son visage. Tout à coup il s’affaissa et se laissa doucement tomber dans les bras de Kolia.
– Une attaque d’apoplexie ! s’écria Kolia à tue-tête dans la direction de la rue. »
Il venait enfin de comprendre la réalité.
À vrai dire, Barbe Ardalionovna, en causant avec son frère, avait quelque peu exagéré la précision de ses informations sur les fiançailles du prince avec Aglaé Epantchine. Il se peut qu’en femme perspicace elle ait deviné ce qui devait se passer, dans un proche avenir. Il se peut aussi que, dépitée de voir s’évanouir un rêve (auquel elle-même n’avait en réalité jamais cru), elle n’ait pu se refuser la satisfaction bien humaine d’exagérer ce malheur et de verser une nouvelle goutte de fiel dans le cœur de son frère, bien qu’elle eût pour celui-ci une affection et une sympathie sincères. En tout cas, elle ne pouvait avoir reçu de ses amies, les demoiselles Epantchine, des renseignements aussi précis ; tout s’était limité à des allusions, des phrases inachevées, des silences, des énigmes. Peut-être aussi les sœurs d’Aglaé avaient-elles risqué intentionnellement une indiscrétion pour tirer quelque chose de Barbe Ardalionovna. Enfin il n’est pas non plus invraisemblable qu’elles aient cédé au plaisir très féminin de taquiner un peu leur amie, bien qu’elle fût une camarade d’enfance. Elles ne pouvaient pas ne pas avoir entrevu, au bout de tant de temps, au moins quelque chose du dessein que poursuivait la jeune femme.
D’autre part, le prince était peut-être lui aussi dans l’erreur, quoique de bonne foi, lorsqu’il affirmait à Lébédev qu’il n’avait rien à lui communiquer et que rien de particulier n’était survenu dans sa vie. En réalité, chacun se trouvait en présence d’un singulier phénomène : rien n’était arrivé et cependant tout se passait comme si quelque chose de très important était arrivé. C’est ce que, mue par son sûr instinct de femme, Barbe Ardalionovna avait deviné.
Il est toutefois très difficile d’exposer logiquement comment tous les membres de la famille Epantchine eurent, au même moment, la commune pensée qu’un événement capital était advenu dans la vie d’Aglaé et allait décider de son sort. Mais, dès que cette pensée fut entrée dans leur tête, tous convinrent sur-le-champ qu’ils avaient depuis longtemps déjà envisagé et prévu clairement une éventualité devenue évidente depuis l’incident du « chevalier pauvre » et même avant ; seulement on se refusait alors à croire pareille absurdité.
C’est ce qu’affirmaient les sœurs d’Aglaé. Il va de soi qu’Elisabeth Prokofievna avait tout prédit et tout compris avant les autres ; même « le cœur lui en avait fait mal ». Mais, que cette perspicacité lui fût venue depuis longtemps ou peu, le prince n’éveillait plus dans son esprit qu’une idée déplaisante, parce que déroutante pour sa raison. Il y avait ici une question à résoudre immédiatement ; or cette question, la malheureuse Elisabeth Prokofievna non seulement ne pouvait pas la trancher, mais encore n’arrivait même pas à se la poser avec netteté. Le cas était délicat : « Le prince était-il ou non un bon parti ? L’affaire était-elle bonne ou mauvaise ? Si elle était mauvaise (ce qui semblait hors de doute), quelle en était la raison ? Si elle était bonne (ce qui était également possible), sur quoi se fonder pour en juger ainsi ? »
Le chef de famille, Ivan Fiodorovitch, commença, bien entendu, par manifester son étonnement, puis il avoua qu’« en vérité, lui aussi s’était douté de quelque chose de ce genre pendant tout ce temps, bien que par intermittences ! » Sentant peser sur lui le regard sévère de son épouse, il se tut ; mais ce ne fut l’affaire que d’une matinée, car le soir, se trouvant en tête à tête avec elle, il fut mis en demeure de s’expliquer. Il risqua alors avec une certaine hardiesse quelques réflexions assez inattendues : « Au fond, de quoi s’agit-il ?… (Une pause.) Assurément tout cela est bien étrange si toutefois c’est vrai, je n’y veux point contredire, mais… (Nouvelle pause.) D’un autre côté, à considérer les choses bien en face, le prince est un très brave garçon, ma foi ! Et… et, voyons, il porte un nom qui appartient à notre famille ; tout cela pourrait paraître rehausser, en quelque sorte, notre patronymique déconsidéré aux yeux du monde, naturellement en se plaçant à ce point de vue, car… Enfin, le monde, le monde est le monde. Et puis, après tout, le prince n’est pas sans fortune, quoique sa fortune ne soit pas tellement considérable. Il a… et… et… »
Là-dessus Ivan Fiodorovitch, à bout d’éloquence, s’arrêta court.
Cette manière de voir de son mari fit sortir Elisabeth Prokofievna de ses gonds. À ses yeux tout ce qui s’était passé était « une sottise impardonnable et même criminelle, une fantasmagorie absurde et inepte ». D’abord « ce princillon est un malade, un idiot ; ensuite c’est un imbécile qui ne connaît pas le monde et n’est pas capable d’y tenir sa place : à qui le présenter ? où l’introduire ? C’est un inconvenant démocrate, dépourvu de tout grade hiérarchique et puis… que dirait la Biélokonski ? Est-ce là le mari que nous avions rêvé pour Aglaé ? » Ce dernier argument était naturellement décisif. Son cœur de mère saignait et frémissait à cette pensée qui lui arrachait les larmes des yeux, bien qu’au même instant de ce même cœur une voix montât qui lui disait : « en quoi le prince ne serait-il pas le gendre qu’il vous faut » ? C’étaient les objections de sa propre conscience qui donnaient à Elisabeth Prokofievna le plus de souci.
Les sœurs d’Aglaé ne voyaient pas d’un mauvais œil le projet de mariage avec le prince ; elles n’y trouvaient même rien de si étrange ; bref elles auraient très bien pu embrasser, brusquement le parti de celui-ci, si elles ne s’étaient promis de garder le silence. Une fois pour toutes, on avait remarqué dans l’entourage d’Elisabeth Prokofievna que plus celle-ci mettait d’insistance et d’acharnement à combattre un projet familial en discussion, plus on était fondé à la croire déjà éventuellement acquise à ce projet.
Alexandra Ivanovna ne pouvait pas ne pas avoir son mot à dire. Depuis longtemps sa mère, habituée à la prendre pour conseillère, s’adressait sans cesse à elle pour faire appel à son avis et surtout à ses souvenirs : « comment les choses en sont-elles venues là ? pourquoi personne ne s’en est-il aperçu ? comment n’en a-t-on pas parlé ? Que signifiait cette piètre plaisanterie du « chevalier pauvre » ? Pourquoi elle seule, Elisabeth Prokofievna, était-elle condamnée à se tracasser pour tout le monde, à tout remarquer, tout deviner, alors que les autres n’avaient qu’à bayer aux corneilles ? » etc., etc.
Alexandra Ivanovna se tint d’abord sur la réserve et se contenta de remarquer qu’elle était assez de l’avis de son père lorsque celui-ci disait que le mariage d’un prince Muichkine avec une demoiselle Epantchine pourrait être regardé dans le monde comme fort honorable. Peu à peu elle s’enhardit jusqu’à ajouter que le prince n’était nullement un « benêt » et ne l’avait jamais été ; quant à sa position sociale, nul ne pouvait prévoir sur quoi l’on jugerait, d’ici quelques années, la valeur d’un homme en Russie, ni si cette valeur dépendrait des succès d’une carrière officielle ou de toute autre base d’appréciation. À quoi la maman répliqua aussitôt, et vertement, qu’Alexandra « était une émancipée, et tout cela par la faute de leur maudite question féminine ». Une demi-heure après, elle se rendait en ville et de là au Kamenny Ostrov[57] pour y voir la Biélokonski, qui venait justement de rentrer à Pétersbourg mais n’y devait passer que peu de temps. La Biélokonski était la marraine d’Aglaé.
Cette « vieille dame » écouta toutes les confidences fiévreuses et désespérées d’Elisabeth Prokofievna, mais, loin d’être le moins du monde émue par les larmes et les angoisses maternelles de la visiteuse, elle la regarda d’un air moqueur. Son caractère était singulièrement despotique ; elle ne pouvait admettre sur un pied d’égalité les personnes auxquelles elle était liée, même par une amitié de longue date. Elle traitait délibérément Elisabeth Prokofievna en protégée[58], comme elle l’avait fait trente-cinq ans auparavant, et ne pouvait s’habituer à ses allures de brusquerie et d’indépendance. Elle observa, entre autres, que « ces dames paraissaient avoir, comme toujours, exagéré les choses et fait d’une mouche un éléphant » ; ce qu’elle venait d’entendre ne suffisait pas à la convaincre qu’un événement sérieux se fût effectivement produit ; ne valait-il pas mieux attendre et voir venir ? Le prince, à son avis, était « un jeune homme très convenable, bien que malade, fantasque et d’une excessive nullité. Le pis était qu’il entretenait ouvertement une maîtresse ». Elisabeth Prokofievna comprit fort bien que la Biélokonski avait sur le cœur l’insuccès essuyé par Eugène Pavlovitch, en dépit de sa recommandation.
Elle rentra à Pavlovsk encore plus irritée qu’elle ne l’était en partant, et elle le montra aussitôt aux siens en disant qu’« ils avaient perdu l’esprit », que personne ne conduisait ses affaires de cette manière-là, qu’on ne voyait cela que dans sa famille. « Pourquoi cette hâte ? Que s’est-il passé ? J’ai beau chercher, je ne trouve aucune raison de penser que quelque chose soit réellement survenu ! Attendez pour voir les événements. Tant de choses peuvent traverser l’esprit d’Ivan Fiodorovitch ! Faut-il faire d’une mouche un éléphant ? » etc., etc.
La conclusion était qu’il fallait se calmer, envisager froidement la situation et patienter. Mais hélas ! le calme ne dura pas dix minutes. Le récit de ce qui était arrivé pendant que la maman était allée au Kamenny Ostrov fut l’occasion d’un premier manquement au sang-froid prescrit. (La visite d’Elisabeth Prokofievna à la princesse Biélokonski avait eu lieu le matin ; c’était la veille que le prince s’était présenté à minuit passé en croyant qu’il n’était pas dix heures.) Interrogées fébrilement à ce sujet par leur mère, les sœurs d’Aglaé lui donnèrent force détails. Elles commencèrent par dire « qu’il ne s’était rien passé du tout » ; le prince était venu ; Aglaé l’avait fait attendre une demi-heure avant de se montrer ; puis, à peine entrée, lui avait proposé une partie d’échecs ; le prince ne connaissait rien à ce jeu et avait été mat en un tournemain ; remplie de joie par ce succès, Aglaé lui avait fait honte de son ignorance et avait tellement ri de lui que c’était pitié de le voir. Puis elle lui avait proposé de faire une partie de cartes, de jouer « aux fous ». Mais ç’avait été cette fois l’inverse : le prince était si fort à ce jeu qu’il le jouait comme… comme un professeur. Il y apportait une véritable maestria. Aglaé avait beau tricher, truquer les cartes et lui souffler ses levées, il la battait à chaque partie. Il y en eut cinq. Elle en fut si fâchée qu’elle perdit toute contenance et jeta à la tête du prince des mots si mordants et si impertinents qu’il cessa de rire et devint même tout pâle en l’entendant dire qu’« elle ne remettrait plus les pieds dans cette pièce tant qu’il y serait et que ç’avait été une effronterie de sa part de venir les voir, et à minuit encore, après tout ce qui s’était passé. » Sur quoi elle était sortie en faisant claquer la porte. Le prince était parti avec une figure d’enterrement, malgré toutes les bonnes paroles des sœurs d’Aglaé.
Un quart d’heure après son départ, cette dernière était brusquement redescendue de l’étage supérieur sur la terrasse ; sa précipitation avait été telle qu’elle n’avait pas même pris le temps de s’essuyer les yeux, où se voyaient des traces de larmes. Elle était accourue parce que Kolia venait d’apporter un hérisson. Toutes se mirent à regarder le petit animal ; sur une question, Kolia leur expliqua qu’il ne lui appartenait pas, mais que son camarade Kostia Lébédev, un autre collégien, et lui l’avaient acheté, en même temps qu’une hache, à un paysan qu’ils avaient rencontré. Kostia était resté dans la rue parce qu’il n’avait pas osé entrer avec sa hache. Le paysan ne voulait d’abord vendre que le hérisson et en avait demandé cinquante kopeks, mais ils l’avaient persuadé de se défaire aussi de sa hache, qui pouvait leur être utile et était d’ailleurs fort bien conditionnée.
Aglaé se mit à supplier Kolia de lui vendre tout de suite le hérisson ; elle insista tellement qu’elle alla jusqu’à l’appeler « cher Kolia ». Celui-ci résista longtemps, mais à la fin, n’y pouvant tenir, il héla Kostia Lébédev qui monta, sa hache à la main, d’un air très gêné, alors on apprit soudain que le hérisson ne leur appartenait nullement, mais était la propriété d’un troisième collégien, Pétrov, qui leur avait confié une petite somme pour acheter l’Histoire de Schlosser[59], dont un quatrième collégien à court d’argent cherchait à se défaire à bas prix. Partis en quête de ce livre ils s’étaient laissé tenter chemin faisant et avaient acheté le hérisson, de sorte qu’à la place de l’histoire de Schlosser ils rapportaient à Pétrov l’animal et la hache. Mais Aglaé insista avec tant d’opiniâtreté qu’ils finirent par céder et lui vendirent le hérisson. À peine en eut-elle pris possession qu’elle l’installa, avec l’aide de Kolia, dans une corbeille tressée, le recouvrit d’une serviette et chargea le collégien de le porter de sa part sans délai chez le prince en priant celui-ci d’agréer ce présent « en témoignage de sa profonde estime ». Kolia accepta avec bonne humeur cette commission et promit de s’en acquitter, mais s’empressa de demander ce que signifiait ce cadeau et de quoi le hérisson était l’emblème. Aglaé lui répondit que cela ne le regardait point. Il riposta qu’à coup sûr un pareil présent cachait un sens allégorique. Aglaé se fâcha et lui dit qu’il était un galopin, et rien de plus. Sur quoi il répliqua que, s’il ne respectait pas en elle la femme et si ses principes ne le retenaient pas, il lui montrerait sur-le-champ comment il savait répondre à une pareille offense. Finalement il ne s’en acquitta pas moins avec enthousiasme de la commission en portant, suivi de Kostia Lébédev, le hérisson chez le prince. Aglaé ne lui garda pas rancune ; le voyant secouer trop fort la corbeille, elle lui cria de la terrasse : « Mon petit Kolia, je vous en prie, ne le faites pas tomber ! » Kolia ne parut pas se rappeler davantage qu’ils venaient d’avoir une pique : il s’arrêta pour lui répondre avec le plus vif empressement : « Non, je ne le laisserai pas tomber, Aglaé Ivanovna ; soyez tout à fait tranquille ! » Et il repartit à toutes jambes. Aglaé éclata de rire et remonta en courant dans sa chambre ; elle était rayonnante et garda sa bonne humeur toute la journée.
Ces nouvelles bouleversèrent Elisabeth Prokofievna. Il n’y avait guère de quoi, semblait-il. Mais tel était son état d’esprit qu’il lui faisait voir les choses autrement. Son inquiétude était excitée au plus haut point et ce qui l’avivait surtout, c’était ce hérisson. Que signifiait-il ? N’était-ce pas un signe conventionnel ? un sous-entendu ? Mais que voulait-il dire ? Était-ce une sorte de télégramme ? Le pauvre Ivan Fiodorovitch, qui avait assisté à l’interrogatoire de ses filles, acheva de la mettre hors d’elle par sa réponse. Pour lui, il n’y avait là-dessous aucun message conventionnel. « Le plus simple, dit-il, est de penser qu’un hérisson est un hérisson, et rien de plus. Ce peut être aussi un symbole d’amitié, d’oubli des offenses et de réconciliation, bref une facétie en tout cas innocente et vénielle. »
Remarquons entre parenthèses que le général était dans le vrai. Rentré chez lui après avoir été bafoué et chassé par Aglaé, le prince s’abandonnait depuis une demi-heure au plus sombre désespoir lorsqu’il vit soudain apparaître Kolia avec le hérisson. Aussitôt le ciel s’éclaircit devant ses yeux ; on eût dit qu’il revenait à la vie. Il interrogea Kolia, restant suspendu à ses lèvres, lui posant dix fois la même question, riant comme un enfant et serrant à tout propos les mains des deux collégiens, qui riaient eux aussi et le regardaient tout joyeux. Un fait était acquis : Aglaé pardonnait et il lui était loisible de retourner chez elle le soir même ; c’était pour lui plus que l’essentiel, c’était tout.
– Que nous sommes encore enfants, Kolia ! Et… et… que c’est bon d’être enfant ! finit-il par s’écrier dans son allégresse.
– Elle est simplement amoureuse de vous, prince, voilà tout, répondit Kolia sur un ton d’autorité et d’importance.
Le prince rougit, mais cette fois ne souffla mot. Kolia se mit à rire et à battre des mains ; au bout d’un instant le prince partagea sa gaîté et, depuis ce moment jusqu’au soir, il consulta sa montre toutes les cinq minutes pour voir combien de temps s’était écoulé et combien il lui en restait à attendre.
L’état d’âme du moment avait pris le dessus chez Elisabeth Prokofievna ; elle ne se contenait plus et était sur le point d’avoir une crise de nerfs. En dépit des objections de son mari et de ses filles elle envoya sur-le-champ chercher Aglaé pour lui poser une dernière question et en recevoir une réponse claire et décisive. « Il faut en finir une fois pour toutes, liquider cette affaire et ne plus avoir à en parler ! Sinon – ajouta-t-elle – je ne vivrai pas jusqu’à ce soir ! » C’est alors seulement que l’on comprit à quel imbroglio les choses en étaient arrivées. Il fut impossible de tirer d’Aglaé un seul mot : elle simula un profond étonnement, un accès d’indignation, puis rit aux éclats et se moqua du prince comme de tous ceux qui l’interrogeaient. Elisabeth Prokofievna alla se mettre au lit et ne reparut qu’à l’heure du thé, au moment où l’on supposait que le prince viendrait. Elle palpitait d’émotion en attendant l’arrivée de celui-ci, et lorsqu’il se présenta, peu s’en fallut qu’elle n’eût une attaque de nerfs.
Quant au prince, il fit son entrée avec un air craintif, comme quelqu’un qui s’avance à tâtons ; il avait un sourire étrange en regardant toutes les personnes présentes et semblait leur demander pourquoi Aglaé n’était pas dans la chambre. Il avait été consterné en remarquant dès son arrivée l’absence de la jeune fille. On était ce soir-là en famille ; il n’y avait aucun étranger. Le prince Stch… était retenu à Pétersbourg par les affaires consécutives au décès de l’oncle Eugène Pavlovitch. Elisabeth Prokofievna déplora son absence. « Il aurait certainement trouvé quelque chose à dire s’il avait été là ! » Ivan Fiodorovitch avait une mine profondément soucieuse. Les sœurs d’Aglaé étaient graves et gardaient le silence comme si elles s’étaient donné le mot. Elisabeth Prokofievna ne savait par quel bout engager la conversation. Brusquement elle déchargea son indignation à propos des chemins de fer et regarda le prince avec une expression de défi.
Hélas ! Aglaé ne venait toujours pas et le prince se sentait perdu. Déconcerté et balbutiant, il tenta d’exprimer l’idée qu’il y aurait le plus grand intérêt à améliorer le réseau ferré, mais, Adélaïde s’étant soudain mise à rire, il se vit de nouveau enlever ses moyens. À cet instant Aglaé entra d’un air calme et grave. Elle rendit cérémonieusement au prince son salut et vint s’asseoir avec une solennelle lenteur à la place la plus en vue de la table ronde. Elle fixa sur le prince un regard interrogateur. Tout le monde comprit que le moment était venu de dissiper les malentendus.
– Avez-vous reçu mon hérisson ? demanda-t-elle d’un ton assuré et presque acerbe.
– Oui, répondit le prince en rougissant et en se sentant défaillir.
– Expliquez-nous immédiatement ce que vous en pensez. C’est indispensable pour la tranquillité de maman et de toute notre famille.
– Voyons, Aglaé !… fit brusquement le général avec inquiétude.
– Cela passe toute mesure ! renchérit aussitôt Elisabeth Prokofievna dans un mouvement d’effroi.
– Il ne s’agit pas de mesure ici, maman, répliqua la jeune fille avec raideur. – J’ai envoyé aujourd’hui un hérisson au prince et je désire savoir sa façon de penser. Je vous écoute, prince.
– Qu’entendez-vous par ma façon de penser, Aglaé Ivanovna ?
– Mais… au sujet du hérisson.
– Autrement dit… je présume, Aglaé Ivanovna, que vous désirez savoir comment j’ai reçu… le hérisson… ou, plus exactement, comment j’ai compris… cet envoi… d’un hérisson ; en ce cas, je suppose… qu’en un mot…
Il perdit le souffle et se tut.
– Eh bien ! vous n’avez pas dit grand chose ! reprit Aglaé après une pause de cinq secondes. – C’est bien, je consens à laisser de côté le hérisson. Mais je suis bien aise de pouvoir enfin mettre un terme à tous les malentendus qui se sont accumulés. Permettez-moi d’apprendre de votre propre bouche si vous avez ou non l’intention de me demander en mariage ?
– Ah ! mon Dieu ! s’écria Elisabeth Prokofievna.
Le prince tressaillit et eut un mouvement de recul. Ivan Fiodorovitch était pétrifié. Les deux sœurs d’Aglaé froncèrent le sourcil.
– Ne mentez pas, prince, dites la vérité ! À cause de vous on me harcèle d’étranges questions. Ces inquisitions ont-elles une base quelconque ? Parlez !
– Je ne vous ai pas demandée en mariage, Aglaé Ivanovna, répondit le prince en s’animant brusquement, mais… vous savez bien vous-même à quel point je vous aime et quelle foi j’ai en vous… même en ce moment…
– Je vous ai posé une question : est-ce que vous demandez ma main, oui ou non ?
– Je la demande, répondit-il d’une voix éteinte.
Il y eut dans l’assistance une sensation profonde.
– Ce n’est pas ainsi que ces choses-là se traitent, mon cher ami, déclara Ivan Fiodorovitch vivement ému. C’est… c’est presque impossible, si c’est là que tu veux en venir, Glacha[60]… Excusez, prince, excusez, mon cher ami !… Elisabeth Prokofievna ! ajouta-t-il en appelant sa femme à la rescousse, il faudrait… approfondir…
– Je m’y refuse, je m’y refuse ! s’exclama Elisabeth Prokofievna avec un geste de dénégation.
– Permettez-moi, maman, de placer aussi mon mot ; je crois avoir également voix au chapitre dans une affaire de ce genre : il s’agit d’un moment décisif dans mon existence (ce fut l’expression même qu’employa Aglaé). Je veux savoir moi-même à quoi m’en tenir et je suis en outre bien aise de vous avoir tous pour témoins… Laissez-moi donc vous demander, prince, de quelle manière vous comptez assurer mon bonheur si vous « nourrissez de telles intentions » ?
– En vérité, je ne sais comment vous répondre, Aglaé Ivanovna… quelle réponse peut-on faire à semblable question ? Et puis… est-ce bien nécessaire ?
– Vous me paraissez troublé et oppressé ; reposez-vous un instant et reprenez des forces ; buvez un verre d’eau ; d’ailleurs on va tout de suite vous apporter du thé.
– Je vous aime, Aglaé Ivanovna, je vous aime beaucoup ; je n’aime que vous et… Ne plaisantez pas, je vous en prie, je vous aime beaucoup.
– Mais cependant l’affaire est d’importance ; nous ne sommes pas des enfants et il faut voir la chose sous un jour positif… Donnez-vous la peine de nous expliquer maintenant en quoi consiste votre fortune.
– Allons, allons, Aglaé ! qu’est-ce qui te prend ? Ce n’est pas ainsi, non vraiment… balbutia Ivan Fiodorovitch d’un air consterné.
– Quelle honte ! chuchota Elisabeth Prokofievna assez haut pour être entendue.
– Elle est folle ! ajouta Alexandra sur le même ton.
– Ma fortune… c’est-à-dire mon argent ? demanda le prince surpris.
– Précisément.
– J’ai… j’ai en ce moment cent trente-cinq mille roubles, murmura le prince en rougissant.
– Pas plus ? s’étonna Aglaé avec franchise et sans rougir le moins du monde. – D’ailleurs peu importe ; si l’on sait être économe… Avez-vous l’intention de prendre du service ?
– Je voulais passer l’examen pour devenir précepteur…
– Excellente idée ; c’est un moyen certain d’accroître nos ressources. Pensez-vous devenir gentilhomme de la chambre ?
– Gentilhomme de la chambre ? Je n’y ai jamais songé, mais…
Cette fois les deux sœurs n’y tinrent plus et s’esclaffèrent. Depuis longtemps déjà Alexandra avait remarqué, à certaines contractions nerveuses du visage d’Aglaé, les indices d’un rire qu’elle s’efforçait de réprimer, mais qui ne tarderait pas à éclater d’une manière irrésistible. Aglaé voulut prendre un air menaçant en face de l’hilarité de ses sœurs, mais elle ne put se retenir une seconde de plus et s’abandonna à un accès presque convulsif de fou rire. À la fin elle se leva d’un bond et sortit de la chambre en courant.
– Je savais bien que tout cela finirait par des éclats de rire, s’écria Adélaïde. Je l’ai prévu depuis le début, depuis l’histoire du hérisson.
– Non, cela, je ne le permettrai pas, je ne le permettrai pas ! s’écria Elisabeth Prokofievna dans un subit accès de colère ; et elle s’élança sur les pas d’Aglaé.
Ses filles la suivirent à la même allure. Il ne resta dans la chambre que le prince et le chef de la famille.
– Écoute, Léon Nicolaïévitch, te serais-tu figuré une chose pareille ? dit le général avec brusquerie, mais sans paraître savoir lui-même au juste ce qu’il voulait dire. – Non, sérieusement, mais là, sérieusement ?
– Je vois qu’Aglaé Ivanovna s’est moquée de moi, répondit le prince avec tristesse.
– Attends, mon ami, je vais y aller ; toi, reste ici… parce que… Explique-moi, du moins, toi, Léon Nicolaïévitch, comment tout ceci est arrivé et ce que signifie l’affaire, pour ainsi dire, dans son ensemble ? Avoue, mon ami, que je suis le père ; néanmoins, tout père que je suis, je n’y comprends goutte ; alors, toi du moins, explique-moi !
– J’aime Aglaé Ivanovna ; elle le sait… et, je crois, depuis longtemps.
Le général haussa les épaules.
– C’est étrange, étrange… Et tu l’aimes beaucoup ?
– Je l’aime beaucoup.
– C’est étrange ; tout cela me semble étrange. Je veux dire une pareille surprise, un tel coup de foudre… Vois-tu, mon cher ami, ce n’est pas ta fortune qui me préoccupe (encore que je la croyais plus élevée), mais… je pense au bonheur de ma fille… enfin… es-tu capable, pour ainsi dire, de faire ce… bonheur-là ? Et puis… de quoi s’agit-il : d’une plaisanterie de sa, part, ou d’une déclaration sincère ? De toi, je ne parle pas ; mais de sa part à elle ?
À ce moment on entendit derrière la porte la voix d’Alexandra Ivanovna : la jeune fille appelait son père.
– Attends-moi, mon ami, attends ! Attends et réfléchis, je reviens tout de suite…, fit-il à la hâte, et il courut presque effrayé répondre à l’appel d’Alexandra.
Il trouva sa femme et sa fille qui fondaient en larmes dans les bras l’une de l’autre. C’étaient des larmes de bonheur, d’attendrissement et de réconciliation. Aglaé baisait les mains, les joues, les lèvres de sa mère ; les deux femmes s’enlaçaient avec effusion.
– Voilà, Ivan Fiodorovitch, regarde-la maintenant, c’est elle, c’est elle tout entière ! dit Elisabeth Prokofievna.
Aglaé détourna de la poitrine de sa mère son visage baigné de pleurs, mais rayonnant de bonheur ; elle regarda son papa, partit d’un sonore éclat de rire, puis, s’élançant vers lui, le serra étroitement dans ses bras et l’embrassa à plusieurs reprises. Ensuite elle se jeta de nouveau sur sa mère, enfouit son visage dans sa poitrine afin que personne ne pût le voir, et se remit à pleurer. Elisabeth Prokofievna la recouvrit du bout de son châle.
– Eh bien ! quoi ? tu nous en fais voir de toutes les couleurs, cruelle petite fille que tu es ! dit-elle, mais cette fois avec une expression de joie et comme si elle respirait plus librement.
– Cruelle ! oui, cruelle ! s’écria soudain Aglaé. Je suis une mauvaise fille, une enfant gâtée ! Dites-le à papa. Ah ! tiens ! il est ici. Vous êtes ici, papa ? Vous entendez ! fit-elle en riant à travers ses larmes.
– Ma chérie, mon idole ! dit le général transporté d’allégresse en embrassant la main de sa fille, qui le laissa faire. – Alors, tu aimes ce… jeune homme ?…
– Non, non et non ! Je ne puis le souffrir… votre jeune homme ; je ne puis le souffrir ! s’écria-t-elle tout à coup en redressant la tête. Et si vous osez me dire cela encore une fois, papa… je vous parle sérieusement, vous entendez : je parle sérieusement !
Elle parlait en effet pour de bon ; elle était toute rouge et ses yeux fulguraient. Le papa, effrayé, resta court, mais, derrière Aglaé, Elisabeth Prokofievna lui fit un signe ; il comprit que ce signe voulait dire : « Ne la questionne pas. »
– S’il en est ainsi, mon ange, ce sera comme il te plaira ; fais à ta guise. Mais il est là, tout seul, à attendre ; ne faudrait-il pas lui faire délicatement entendre qu’il n’a qu’à s’en aller ?
À son tour le général fit, de l’œil, un signe d’intelligence à sa femme.
– Non, non, c’est inutile, et le « délicatement » est de trop. Allez-y vous-mêmes ; je viendrai aussitôt après. Je veux demander pardon à ce… jeune homme, car je l’ai offensé.
– Et même gravement offensé, renchérit d’un air sérieux Ivan Fiodorovitch.
– Alors… il vaut mieux que vous restiez tous ici ; j’irai d’abord seule ; vous viendrez ensuite, immédiatement après : ce sera préférable.
Elle était déjà à la porte quand elle fit soudain demi-tour.
– Je sens que je vais rire ! Je mourrai d’envie de rire ! déclara-t-elle tristement.
Mais sur l’instant elle se retourna et courut trouver le prince.
– Eh bien ! qu’est-ce que cela signifie ? Qu’en penses-tu ? demanda à la hâte Ivan Fiodorovitch.
– J’ai peur de le dire, répondit Elisabeth Prokofievna sur le même ton de précipitation. Pour moi, la chose est claire.
– Elle ne l’est pas moins pour moi. Claire comme le jour. Elle aime.
– C’est trop peu dire : elle est amoureuse, intervint Alexandra Ivanovna ; mais n’aurait-elle pas pu trouver quelqu’un de mieux ?
– Que Dieu la bénisse, si telle est sa destinée ! fit Elisabeth Prokofievna en se signant dévotement.
– C’est sa destinée, voilà le mot, confirma le général, et on n’échappe pas à sa destinée !
Ils retournèrent tous au salon où une nouvelle surprise les attendait.
Non seulement Aglaé n’avait pas éclaté de rire, comme elle le craignait, en abordant le prince, mais encore c’était presque avec un accent de timidité qu’elle lui avait adressé la parole :
– Pardonnez à une jeune fille sotte et écervelée, à une enfant gâtée (elle lui prit la main) et croyez bien que nous avons tous un immense respect pour vous. Si je me suis permis de tourner en ridicule votre belle… votre bonne candeur, il faut me le passer comme une espièglerie d’enfant. Pardonnez-moi d’avoir insisté sur une absurdité qui ne saurait, certes, tirer à conséquence…
Aglaé souligna ces dernières paroles par une intonation particulière.
Le père, la mère et les sœurs entrèrent à point nommé dans le salon pour assister à la scène et entendre cette phrase qui les frappa : « une absurdité, qui ne saurait, certes, tirer à conséquence… ». Ils furent plus impressionnés encore par le ton sérieux sur lequel Aglaé l’avait prononcée. Ils s’interrogèrent des yeux ; mais le prince n’avait pas l’air d’avoir compris et était radieux.
– Pourquoi parlez-vous ainsi ? murmura-t-il ; pourquoi est-ce vous qui… me demandez… pardon… ?
Il voulait même ajouter qu’il n’était pas digne qu’on lui demandât pardon. Qui sait ? peut-être avait-il saisi le sens de la phrase sur l’« absurdité qui ne saurait tirer à conséquence » ; mais sa tournure d’esprit était si singulière que peut-être ces paroles mêmes l’avaient comblé de joie. Sans aucun doute il était déjà au comble de la félicité à la seule pensée qu’il pourrait revenir voir Aglaé, qu’il lui serait permis de parler, avec elle, de rester à ses côtés, de se promener en sa compagnie. Peut-être cette perspective lui eût-elle suffi pour toute sa vie ! (Elisabeth Prokofievna semblait aussi redouter d’instinct cette humeur accommodante qu’elle devinait en lui ; elle éprouvait ainsi bien des appréhensions intimes qu’elle n’eût pas été capable d’exprimer.)
Il serait malaisé de dépeindre le degré d’entrain et de brio dont le prince fit preuve ce soir-là. Il était si gai que sa gaieté se communiquait à ceux qui le voyaient ; c’est ce que dirent par la suite les sœurs d’Aglaé. Il se montra loquace, ce qui ne lui était pas arrivé depuis six mois, depuis cette matinée où il avait fait la connaissance des Epantchine. Du jour où il était rentré à Pétersbourg, il s’était visiblement et de propos délibéré renfermé dans le mutisme. Peu de temps avant cette soirée, il avait dit devant tout le monde au prince Stch… qu’il se croyait tenu de garder le silence, parce qu’il n’avait pas le droit de ravaler la pensée par sa manière de l’exprimer. Il fut presque le seul à parler de toute la soirée. Il était très en verve et répondait aux questions avec clarté, bonne humeur et prolixité. Rien d’ailleurs dans sa conversation ne laissait percer, ses sentiments amoureux ; il n’émit d’abord que des pensées graves, parfois même abstruses. Il exposa aussi quelques-unes de ses vues et observations personnelles ; tout cela eût tourné au ridicule s’il ne s’était exprimé en termes « aussi choisis », comme en convinrent plus tard les assistants.
Certes, le général aimait les sujets de conversation sérieux ; néanmoins Elisabeth Prokofievna et lui trouvèrent, à part eux, ceux du prince beaucoup trop savants, à tel point que leur physionomie prit vers la fin de la soirée une expression maussade.
Mais le prince s’anima tellement qu’il finit par raconter, quelques anecdotes fort divertissantes dont il fut le premier, à rire, si bien que ses auditeurs en firent autant, moins à cause des anecdotes elles-mêmes que par l’effet de sa contagieuse gaieté.
Quant à Aglaé, elle desserra à peine les dents de toute la soirée ; en revanche elle n’arrêta pas de l’écouter et le contempla avec encore plus d’avidité.
– Vois comme elle le regarde ; elle ne le quitte pas des yeux ; elle boit chacune de ses paroles ; elle est comme fascinée ! disait Elisabeth Prokofievna à son mari ; – et si on lui disait qu’elle l’aime, elle mettrait tout sens dessus dessous.
– Que faire ? C’est la destinée ! répondit le général en haussant les épaules. Et longtemps encore il répéta cette sentence qu’il aimait à formuler. Ajoutons qu’en tant qu’homme d’affaires il voyait d’un très mauvais œil bien des aspects de la situation présente, à commencer par son manque de clarté. Mais il était décidé à se taire et à conformer sa manière de penser… à celle d’Elisabeth Prokofievna.
L’allégresse de la famille fut de courte durée. Le lendemain Aglaé eut une nouvelle altercation avec le prince, et il en fut ainsi chacun des jours qui suivirent. Pendant des heures entières elle tournait le prince en dérision et le traitait presque en bouffon. Il est vrai qu’ils passaient parfois une heure ou deux dans le jardin sous la tonnelle ; mais on remarqua que le prince lui lisait presque pendant tout ce temps un journal ou un livre.
– Voyez-vous, interrompit-elle, un jour qu’il lisait le journal, – j’ai remarqué que votre instruction laissait énormément à désirer. Vous ne savez rien d’une façon satisfaisante ; si on vous demande quelque chose, vous êtes incapable de dire ce qu’a fait tel personnage, la date de tel événement, l’objet de tel traité. Vous faites pitié.
– Je vous ai dit que j’avais peu d’instruction, répondit le prince.
– Alors, que vous reste-t-il ? Quelle estime puis-je avoir pour vous après cela ? Continuez votre lecture ; ou plutôt, non, en voilà assez, cessez de lire.
Ce même soir elle provoqua un nouvel et rapide incident qui parut à tout le monde très énigmatique. Le prince Stch… étant de retour, elle se montra très affable avec lui et le questionna longuement au sujet d’Eugène Pavlovitch. (Le prince Léon Nicolaïévitch n’était pas encore arrivé.) Soudain le prince Stch… se permit une allusion à « un nouveau et prochain changement dans la famille » ; il rappela une réflexion qui avait échappé à Elisabeth Prokofievna et dont le sens était qu’il vaudrait peut-être mieux différer encore le mariage d’Adélaïde pour célébrer les deux noces en même temps. À ces mots Aglaé entra dans une colère inimaginable : elle traita tout cela de « suppositions absurdes » et alla même jusqu’à dire, entre autres choses, qu’« elle n’avait pas l’intention de remplacer les maîtresses de qui que ce fût ».
Ces paroles frappèrent tout le monde, mais surtout ses parents. Elisabeth Prokofievna insista, au cours d’un conseil secret qu’elle tint avec son mari, pour qu’une explication décisive eût lieu avec le prince au sujet de Nastasie Philippovna.
Ivan Fiodorovitch jura que ce n’était là qu’une « sortie » provoquée chez Aglaé par un sentiment de « pudeur » ; cette sortie ne se serait pas produite si le prince Stch… n’avait pas parlé de mariage, car Aglaé savait elle-même pertinemment qu’il ne s’agissait que d’une calomnie émanant de gens mal intentionnés et que Nastasie Philippovna allait épouser Rogojine. Il ajouta, que le prince était hors de cause dans cette affaire, la liaison qu’on lui prêtait n’existant pas et n’ayant même jamais existé, pour dire toute la vérité.
Quant au prince, il ne perdait rien de sa belle humeur et continuait à jouir de sa félicité. Assurément il remarquait bien parfois une expression de tristesse et d’impatience dans les yeux d’Aglaé, mais il attribuait cette expression à un tout autre motif et ce nuage se dérobait de lui-même à sa vue. Une fois convaincu, rien ne pouvait plus ébranler sa conviction. Peut-être sa quiétude était-elle excessive ; c’était du moins l’impression d’Hippolyte, qui l’avait un jour rencontré par hasard dans le parc.
– Eh bien ! n’étais-je pas dans le vrai le jour où je vous ai dit que vous étiez amoureux ? commença-t-il en abordant et en arrêtant le prince.
Celui-ci lui tendit la main et le félicita de sa « bonne mine ». Le malade lui-même semblait avoir repris courage, ce qui arrive si fréquemment chez les phtisiques.
En accostant le prince, son intention était surtout de lui dire quelque chose de blessant au sujet de son air heureux ; mais il perdit aussitôt cette idée de vue et se mit à parler de lui-même. Il se répandit en jérémiades interminables et assez incohérentes.
– Vous ne sauriez croire, conclut-il, à quel point ils sont tous là-bas irritables, mesquins, égoïstes, vaniteux, ordinaires. Croiriez-vous qu’ils m’ont pris à la condition expresse que je meure le plus vite possible ; aussi sont-ils furieux de voir qu’au lieu de rendre l’âme je me sens mieux. Quelle comédie ! Je parie que vous ne me croyez pas !
Le prince s’abstint de répliquer.
– Parfois même l’idée me vient de retourner m’installer chez vous, ajouta négligemment Hippolyte. – Ainsi vous ne les croyez pas capables de recueillir un homme à la condition qu’il ne manque pas de mourir aussi vite que possible ?
– Je pensais qu’ils poursuivaient, en vous invitant, un dessein d’une autre nature.
– Hé ! hé ! Vous n’êtes pas du tout aussi simple d’esprit qu’on se plaît à le dire ! Le moment n’est pas venu, sans quoi je vous aurais révélé certaines choses sur ce petit Gania et sur les espérances qu’il caresse. On cherche à vous miner, prince ; on s’y emploie inexorablement et… c’est même pitié que de vous voir vous endormir dans une pareille sérénité. Mais hélas ! vous êtes incapable d’être autrement !
– C’est de cela que vous me plaignez ! dit le prince en riant. Alors, selon vous, je serais plus heureux si j’étais plus inquiet ?
– Mieux vaut être malheureux et savoir qu’être heureux et… dupe. Vous semblez ne pas prendre au sérieux une rivalité… de ce côté-là ?
– Vos allusions à une rivalité sont un peu cyniques, Hippolyte ; je regrette de ne pas avoir le droit de vous répondre. Quant à Gabriel Ardalionovitch, vous m’avouerez qu’il peut difficilement garder le calme après tout ce qu’il a perdu, si toutefois vous avez une connaissance même partielle de ses affaires. Il me semble qu’il est préférable d’envisager les choses sous cet angle. Il a encore le temps de s’amender ; il a de longues années devant lui et la vie est si riche en enseignements… mais du reste… du reste, balbutia le prince qui avait soudain perdu le fil, pour ce qui est de me miner… je ne comprends même pas de quoi vous parlez ; mieux vaut laisser de côté cette conversation, Hippolyte.
– Laissons-la de côté pour le moment ; d’autant que vous ne pouvez vous dispenser de faire montre de votre générosité. Oui, prince, il vous faut toucher du doigt, et même alors vous ne croyez pas. Ha ! ha ! Mais dites-moi : n’avez-vous pas maintenant un profond mépris à mon égard ?
– Pourquoi ? Serait-ce parce que vous avez souffert et souffrez plus que nous ?
– Non, mais parce que je suis indigne de ma souffrance.
– Celui qui a pu souffrir plus que les autres est, par le fait même, digne de ce surcroît d’épreuves. Quand Aglaé Ivanovna a lu votre confession, elle a désiré vous voir, mais…
– Elle ajourne… cela lui est impossible, je comprends, je comprends… interrompit Hippolyte comme pour détourner au plus vite la conversation. – À propos, on dit que c’est vous qui lui avez lu à haute voix tout mon galimatias ; en vérité cela a été écrit et… fait dans un accès de délire. Je ne conçois pas comment on peut être, je ne dis pas assez cruel (ce serait humiliant pour moi), mais assez puéril, vaniteux et vindicatif pour me reprocher cette confession et s’en servir comme d’une arme contre moi ! Soyez sans crainte, ce n’est pas de vous que je parle…
– Mais je regrette de vous voir désavouer ces feuillets, Hippolyte, car ils respirent la sincérité. Même les passages les plus ridicules, et ils sont nombreux (Hippolyte fit une forte grimace), sont rachetés par la souffrance, car c’était encore affronter la souffrance que de faire ces aveux et… peut-être était-ce un grand acte de courage. La pensée à laquelle vous avez obéi s’inspirait certainement d’un sentiment noble, quelles qu’aient pu être les apparences. Plus j’y réfléchis, plus je m’en convaincs, je vous le jure. Je ne vous juge pas ; je vous dis mon opinion et je regrette de m’être tu alors…
Hippolyte rougit. Il eut un moment l’idée que le prince jouait la comédie et lui tendait un piège ; mais en considérant son visage il ne put s’empêcher de croire à sa sincérité. Ses traits se rassérénèrent.
– Et dire qu’il me faut mourir ! proféra-t-il (il fut sur le point d’ajouter : « un homme comme moi ! ») Vous ne pouvez vous imaginer comme votre Gania m’horripile : il m’a sorti cette objection que, parmi les auditeurs de ma confession, il s’en trouverait peut-être trois ou quatre pour mourir avant moi ! En voilà une idée ! Il croit que c’est une consolation pour moi, ha ! ha ! D’abord ils ne sont pas encore morts ; ensuite, quand même ces gens-là trépasseraient en effet avant moi, vous conviendrez que ce serait pour moi un maigre réconfort. Il juge les gens à sa mesure. D’ailleurs il est allé encore plus loin ; il m’a tout simplement insulté en me disant qu’un homme qui se respecte doit en pareil cas mourir en silence et que, dans toute cette affaire, il n’y avait eu de ma part que de l’égoïsme ! C’est un peu fort ! Non, c’est chez lui que se trouve l’égoïsme ! Quel raffinement ou plutôt quelle épaisseur d’égoïsme ont ces gens-là, sans cependant s’en apercevoir !… Avez-vous lu, prince, la mort d’un certain Stépane Glébov[61] au XVIIIe siècle ? Elle m’est tombée hier sous les yeux par hasard…
– Qui était ce Stépane Glébov ?
– Un homme qui fut empalé sous le règne de Pierre le Grand.
– Ah ! mon Dieu, je vois qui c’est ! Il est resté quinze heures sur le pal, par un grand froid, une pelisse sur ses épaules, et il est mort avec la plus extraordinaire force d’âme. Oui, j’ai lu cela… Mais où voulez-vous en venir ?
– Dieu accorde de pareilles morts à certaines gens ; mais pas à nous. Vous croyez peut-être que je ne serais pas capable de mourir comme Glébov ?
– Oh ! nullement, dit le prince d’un air confus ; j’ai seulement voulu dire que vous… ou plutôt je n’ai pas voulu dire que vous ne ressembleriez pas à Glébov, mais… que vous… auriez plutôt été à cette époque…
– Je devine : vous voulez dire que j’aurais été un Ostermann[62] et non un Glébov ; c’est bien cela ?
– Quel Ostermann ? s’étonna le prince.
– Ostermann, le diplomate Ostermann, le contemporain de Pierre le Grand, balbutia Hippolyte, passablement interloqué.
Un silence de perplexité s’ensuivit.
– Oh ! mais non ! ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, dit le prince sur un ton traînant et après un moment de recueillement. – Je n’ai pas l’impression que… vous auriez jamais pu être un Ostermann.
Hippolyte fit la grimace.
– Au reste, je vais vous dire pourquoi j’ai cette idée, s’empressa d’ajouter le prince dans la visible intention de se rattraper ; c’est parce que les gens de cette époque-là (je vous jure que cela m’a toujours frappé) étaient très différents de ceux de la nôtre ; c’était comme une autre race ; oui, vraiment, une autre espèce humaine… En ce temps-là on était en quelque sorte l’homme d’une seule idée ; nos contemporains sont plus nerveux, plus développés, plus sensitifs, capables de suivre deux ou trois idées à la fois… L’homme moderne est plus large. Cela l’empêche, je vous en réponds, d’être tout d’une pièce, comme on l’était dans les siècles passés… Je… je n’ai songé qu’à cela en faisant ma remarque, je ne…
– Je comprends, vous essayez maintenant de me consoler, de la naïveté que vous avez mise à me contredire ; ha ! ha ! Vous êtes un parfait enfant, prince ! En somme, je remarque que vous me traitez tous comme… comme une tasse de porcelaine… Cela ne fait rien, je ne me fâche pas. En tout cas, notre conversation a pris un tour assez cocasse ; vous êtes parfois un véritable enfant, prince. Sachez cependant que j’ambitionnerais d’être tout autre chose qu’un Ostermann ; ce ne serait pas la peine de ressusciter d’entre les morts pour devenir un Ostermann… Du reste je vois qu’il me faut mourir le plus promptement possible, sans quoi moi-même je… Laissez-moi. Au revoir ! Allons, c’est bien : dites-moi vous-même quelle manière de mourir vous regardez comme préférable pour moi ? j’entends : comme la plus… vertueuse. Voyons, parlez !
– Passez auprès de nous en nous pardonnant notre bonheur ! dit le prince d’une voix douce.
– Ha ! ha ! ha ! C’est bien ce que je pensais ! Je m’attendais inévitablement à quelque chose dans ce goût ! Pourtant vous… pourtant vous… Allons, c’est bon. Ah ! les gens éloquents ! Au revoir, au revoir !
La nouvelle donnée par Barbe Ardalionovna à son frère était parfaitement exacte : il devait y avoir une soirée à la villa des Epantchine et on comptait y voir la princesse Biélokonski. Les invitations étaient justement pour ce soir-là. Mais elle en avait parlé avec plus d’humeur qu’il n’était nécessaire. Sans doute la soirée avait été décidée précipitamment et au milieu d’une agitation tout à fait superflue, mais la raison en était que, dans cette famille, « rien ne se faisait comme ailleurs ». Tout s’expliquait par l’impatience d’Elisabeth Prokofievna, qui « ne voulait plus rester dans l’incertitude », et par les palpitantes angoisses qu’inspirait aux parents le bonheur de leur fille chérie.
En outre, la princesse Biélokonski était vraiment sur son départ ; or, comme sa protection avait beaucoup de poids dans le monde et qu’on espérait qu’elle s’intéresserait au prince, les parents comptaient sur la toute-puissante recommandation de la « vieille dame » pour ouvrir au fiancé d’Aglaé les portes de la bonne société. À supposer donc qu’il y eût un côté insolite dans ce mariage, il paraîtrait beaucoup moins sous le couvert d’une pareille protection. Le hic était que les parents n’étaient pas capables de trancher eux-mêmes cette question : « le mariage projeté offre-t-il quelque chose d’insolite, et jusqu’à quel point ? ou n’a-t-il rien que de très naturel » ? L’opinion franche et amicale de personnes ayant de l’autorité et de la compétence aurait été fort opportune en ce moment où, par suite de l’attitude d’Aglaé, rien de décisif n’avait encore été conclu.
En tout cas il était indispensable d’introduire tôt ou tard le prince dans le monde, dont il ne se faisait pas la moindre idée. Autrement dit, on avait l’intention de le « montrer ». La soirée n’en devait pas moins garder un caractère de simplicité et ne réunir que « des amis de la maison », en tout petit comité. Outre la princesse Biélokonski, on comptait sur la femme d’un très grand personnage et haut dignitaire. En fait de jeunes gens on n’attendait guère qu’Eugène Pavlovitch qui devait, en venant, accompagner la princesse Biélokonski.
Le prince avait appris trois jours à l’avance que cette dame viendrait, mais il n’entendit parler de la soirée que la veille du jour où elle devait avoir lieu. Il remarqua naturellement la mine soucieuse des membres de la famille, et quelques allusions embarrassées lui firent comprendre que l’on n’était pas très rassuré sur l’effet qu’il pouvait produire. Mais, d’instinct et du premier au dernier, les Epantchine le considéraient comme incapable, dans sa simplicité, de se rendre compte des inquiétudes qu’il inspirait ; aussi le regardaient-ils tous avec un sentiment intérieur d’anxiété.
Il n’attachait d’ailleurs presque aucune importance à l’événement ; tout autre était sa préoccupation. Aglaé devenait d’heure en heure plus capricieuse et plus sombre ; cela le tuait. Quand il apprit qu’on attendait aussi Eugène Pavlovitch, il manifesta une vive joie et dit qu’il désirait le voir depuis longtemps. Pour une raison qu’il ne discerna pas, ces paroles déplurent à tout le monde. Aglaé sortit de la pièce avec dépit ; tard seulement dans la soirée, passé onze heures, au moment où le prince allait se retirer, elle saisit en le reconduisant l’occasion de lui dire quelques mots seule à seul.
– Je désirerais que vous ne veniez pas chez nous demain de toute la journée, et que vous n’y paraissiez que le soir, lorsque tous ces… invités seront déjà là. Vous savez que nous recevrons ?
Elle prononça ces paroles sur un ton d’impatience et de dureté ; c’était la première fois qu’elle faisait allusion à la « soirée ». À elle aussi l’idée de cette réception était presque insupportable ; tout le monde l’avait remarqué. Peut-être avait-elle eu une furieuse envie de chercher querelle à ses parents à ce propos, mais un sentiment de fierté et de pudeur l’avait retenue. Le prince comprit tout de suite qu’elle aussi avait des craintes sur son compte, mais ne voulait pas en avouer le motif. Il éprouva soudain lui-même une sensation de frayeur.
– Oui, je suis invité, répondit-il.
Elle ressentait une gêne visible à aller plus loin.
– Peut-on vous parler sérieusement, ne serait-ce qu’une fois dans votre vie ? dit-elle en éclatant de colère sans savoir pourquoi, mais sans pouvoir se maîtriser.
– Vous le pouvez, je vous écoute ; j’en suis ravi, balbutia le prince.
Aglaé se tut un instant, puis se décida à parler, mais avec une répugnance manifeste.
– Je n’ai pas voulu discuter avec eux à ce sujet ; il y a des cas où on ne peut leur faire entendre raison. J’ai toujours eu de l’aversion pour certaines règles de conduite mondaines auxquelles maman s’assujettit. Je ne parle pas de papa ; il n’y a rien à lui demander. Maman est assurément une femme d’un noble caractère ; essayez de lui proposer quelque chose de bas et vous verrez ! N’empêche qu’elle s’incline devant ce… vilain monde. Je ne parle pas de la Biélokonski : c’est une méchante vieille et une mauvaise nature, mais elle a de l’esprit et elle sait les tenir tous en main ; elle a du moins cela pour elle. Oh ! quelle bassesse ! Et c’est ridicule : nous avons toujours appartenu à la classe moyenne, à la plus moyenne qui soit ; pourquoi vouloir nous pousser dans le grand monde ? Mes sœurs tombent aussi dans ce travers ; c’est le prince Stch… qui leur a tourné la tête. Pourquoi êtes-vous si content de savoir qu’Eugène Pavlovitch viendra ?
– Écoutez, Aglaé, dit le prince, j’ai l’impression que vous avez grand peur que je sois recalé demain… dans cette société ?
– Peur pour vous ? dit Aglaé toute rouge. Pourquoi aurais-je peur pour vous ? Que m’importe… que vous vous couvriez de honte ? Qu’est-ce que cela peut me faire ? Et comment pouvez-vous employer de pareilles expressions ? Que signifie ce mot « recalé » ? C’est un terme bas et trivial.
– C’est un… mot d’écolier.
– Voilà : c’est un mot d’écolier ! un vilain mot. Vous avez apparemment l’intention d’employer des termes de ce genre demain dans la conversation. Cherchez encore à la maison dans votre dictionnaire d’autres mots du même goût : vous serez sûr de faire votre effet ! C’est dommage que vous sachiez vous présenter convenablement dans un salon ; où avez-vous appris cela ? Saurez-vous aussi boire décemment une tasse de thé quand tout le monde regardera comment vous vous y prenez ?
– Je crois que je le saurai.
– Tant pis : je perdrai une occasion de rire à vos dépens. Brisez au moins le vase de Chine qui est dans le salon. Il a de la valeur : faites-moi le plaisir de le briser ; c’est un cadeau ; maman en perdra la tête et se mettra à pleurer devant tout le monde, tellement elle y tient ! Faites un de ces gestes qui vous sont coutumiers : donnez un coup dans ce vase et cassez-le. Asseyez-vous exprès à côté.
– Au contraire, je tâcherai de m’asseoir aussi loin que possible ; merci de m’avoir mis en garde.
– Ainsi, d’avance, vous avez peur de vos gesticulations ! Je parie que vous allez choisir un « thème » pour discourir, un sujet sérieux, savant, élevé ? Comme ce sera… de bon goût !
– Je pense que ce serait bête… si cela ne tombait pas à propos.
– Écoutez une fois pour toutes, dit-elle enfin en perdant patience : si vous entamez un sujet comme la peine de mort, ou la situation économique de la Russie, ou la théorie selon laquelle « la beauté sauvera le monde », eh bien !… j’en serai ravie et m’en amuserai beaucoup, mais… je vous préviens : ne reparaissez plus devant moi après cela ! Vous m’entendez : je parle sérieusement ! Cette fois je parle sérieusement !
Elle proféra en effet cette menace sur un ton sérieux ; même il y avait dans ses paroles et dans son regard une expression inaccoutumée que le prince n’y avait jamais observée jusque-là et qui, certes, ne ressemblait guère à une envie de plaisanter.
– Eh bien ! vous vous y êtes prise de telle sorte que j’aurai sûrement un accès de « loquacité » et même… peut-être… que je briserai le vase. Il y a un moment je n’avais peur de rien, mais maintenant je crains tout. Je suis certain de rater mon effet.
– Dans ce cas, taisez-vous. Asseyez-vous et restez coi.
– Ce sera impossible ; je suis convaincu que la crainte me fera discourir et qu’elle me fera aussi briser le vase. Je m’étalerai peut-être au milieu du parquet ou commettrai quelque maladresse du même genre, car cela m’est déjà arrivé ; j’en rêverai toute cette nuit ; pourquoi m’avez-vous parlé de cela ?
Aglaé le regarda d’un air sombre.
– Savez-vous quoi ? J’aime mieux ne pas venir du tout demain ! Je me ferai porter malade et tout sera dit ! fit-il sur un ton décidé.
Aglaé frappa du pied et pâlit de colère.
– Mon Dieu ! a-t-on jamais vu pareille chose ! Il ne viendra pas alors que c’est spécialement pour lui que… Oh ! Dieu ! quel plaisir d’avoir affaire à un pareil… à un homme aussi déraisonnable que vous !
– C’est bien, je viendrai, je viendrai ! interrompit vivement le prince, et je vous donne ma parole d’honneur que je ne dirai pas un mot de toute la soirée. Ainsi ferai-je.
– Et ce sera très bien. Vous venez de dire : « Je me ferai porter malade » ; où allez-vous chercher de pareilles expressions ? Est-ce exprès que vous me parlez sur ce ton-là ? Vous cherchez à m’agacer, n’est-ce pas ?
– Pardon ; c’est aussi un mot d’écolier ; je ne l’emploierai plus. Je comprends très bien que vous… ayez des craintes à mon sujet… (Voyons, ne vous fâchez pas !), et cela me fait un plaisir énorme. Vous ne pouvez croire combien j’ai peur maintenant – et combien vos paroles me comblent de joie. Mais toute cette crainte est puérile ; c’est une billevesée, je vous le jure. Dieu m’en est témoin, Aglaé ! la joie seule restera. J’aime beaucoup vous voir si enfant, si brave et si bonne enfant ! Ah ! Aglaé, comme vous pouvez être charmante !
Aglaé était sur le point de se fâcher, mais à cet instant un sentiment auquel elle-même ne s’attendait pas envahit soudain toute son âme.
– Vous ne me reprocherez pas un jour… plus tard, les paroles grossières que je viens de vous adresser ? demanda-t-elle brusquement.
– Allons donc ! à quoi pensez-vous ? Et pourquoi rougissez-vous de nouveau ? Voilà votre regard redevenu sombre ! Il est parfois trop sombre, Aglaé ; vous n’aviez pas ce regard-là autrefois. Je sais d’où vient…
– Taisez-vous, taisez-vous !
– Non, il vaut mieux le dire. Il y a longtemps que je voulais le dire ; j’en ai déjà parlé, mais… cela n’a pas suffi, car vous ne m’avez pas cru. Entre nous, il y a quand même un être…
– Taisez-vous, taisez-vous, taisez-vous, taisez-vous ! l’interrompit vivement Aglaé en lui saisissant le bras avec véhémence et en le regardant sous l’empire d’une sorte de terreur.
À ce moment on l’appela. Enchantée de cette diversion, elle le laissa et s’enfuit précipitamment.
Le prince eut la fièvre pendant toute la nuit. Chose étrange, il avait la fièvre toutes les nuits depuis quelque temps. Cette fois-ci, dans un état voisin du délire, une idée le hanta : si le lendemain devant tout le monde, il allait avoir une attaque ? N’avait-il pas déjà eu des attaques à l’état de veille ? Cette pensée le glaça ; toute la nuit il se vit dans une société étonnante, inouïe, au milieu de gens étranges. Le fait capital était qu’il s’était mis à « discourir » ; il savait qu’il devait se taire, et cependant il parlait tout le temps en s’efforçant de contraindre ses auditeurs à quelque chose. Eugène Pavlovitch et Hippolyte étaient au nombre des invités et paraissaient en termes d’étroite intimité.
Il se réveilla après huit heures avec un mal de tête, des idées en désordre et de singulières impressions. Il avait un désir impétueux, mais irraisonné de voir Rogojine et de s’entretenir longuement avec lui ; à propos de quoi ? il n’en savait rien lui-même. Puis, sans plus de motif, il prit la résolution d’aller chez Hippolyte. Il avait dans le cœur quelque chose de si trouble que les incidents de cette matinée, tout en produisant sur lui une impression intense, n’arrivèrent cependant pas à épuiser toute son attention. Au nombre de ces incidents fut la visite de Lébédev.
Celui-ci vint le trouver d’assez bonne heure, un peu après neuf heures ; il était passablement gris. Bien que le prince eût été médiocre observateur dans les derniers temps, il n’en avait pas moins été frappé, comme d’une chose qui sautait aux yeux, de la mauvaise tenue de Lébédev depuis que le général Ivolguine était parti de chez lui, c’est-à-dire depuis trois jours. Il était maintenant sale et couvert de taches, sa cravate était mise de travers, le col de sa redingote laissait voir des déchirures. Il allait jusqu’à faire du vacarme chez lui et on l’entendait à travers la cour ; Véra était venue un jour tout en larmes et avait raconté différentes choses.
Devant le prince, il se mit à parler sur un ton tout à fait bizarre en se frappant la poitrine et en s’accusant d’on ne sait quel méfait…
– C’est fait… j’ai reçu la récompense de ma traîtrise et de ma bassesse… J’ai reçu un soufflet ! conclut-il enfin avec un accent tragique.
– Un soufflet ! Et de qui ?… De si bonne heure ?
– De si bonne heure ? repartit Lébédev avec un sourire sarcastique ; l’heure ne fait rien à l’affaire… même quand il s’agit d’un châtiment physique… mais c’est un châtiment moral… un soufflet moral, et non physique, que j’ai reçu !…
Il s’assit brusquement sans plus de cérémonie et commença à raconter son affaire. Comme ce récit était fort décousu, le prince fronça le sourcil et fit mine de s’en aller. Mais quelques mots soudain le frappèrent. Il resta comme pétrifié de surprise… M. Lébédev racontait des choses étranges.
Il avait d’abord parlé, semblait-il, d’une certaine lettre, à propos de laquelle il avait prononcé le nom d’Aglaé Ivanovna. Puis, inopinément, il s’était mis à accuser en termes amers le prince lui-même ; il laissait entendre qu’il avait été offensé par lui. À l’en croire, celui-ci l’avait, au début, honoré de sa confiance à propos d’affaires qui concernaient un certain « personnage » (c’était Nastasie Philippovna), puis il avait complètement rompu avec lui et l’avait écarté d’une manière ignominieuse et même outrageante, au point que, la dernière fois, il avait grossièrement éludé une « innocente question sur l’éventualité d’un changement prochain dans la maison ». Avec des larmes d’ivrogne, Lébédev avoua qu’après cet affront, il ne pouvait plus tolérer la situation, d’autant qu’il savait… un tas de choses… par Rogojine, par Nastasie Philippovna et par une amie de celle-ci, par Barbe Ardalionovna… et même… et par… et par Aglaé Ivanovna elle-même : « Figurez-vous que cela s’est fait par l’entremise de Véra, de ma bien-aimée Véra, ma fille unique… mais oui !…, du reste elle n’est pas unique, puisque j’en ai trois. Mais qui a écrit à Elisabeth Prokofievna pour la renseigner, et encore sous le sceau du plus profond secret ? hé ! hé ! Qui a porté à sa connaissance tous les faits et gestes… de Nastasie Philippovna ? hé ! hé ! hé ! Quel est ce correspondant anonyme, je vous le demande un peu ? »
– Se peut-il que ce soit vous ? s’écria le prince.
– Justement, répliqua avec dignité l’ivrogne. Et aujourd’hui même, à huit heures et demie, il y a une demi-heure… non, il y a trois quarts d’heure, j’ai fait savoir à cette très noble mère que j’avais à lui communiquer une aventure… suggestive. Je le lui ai annoncé dans un billet que la servante est allée porter par l’entrée de service. Elle l’a reçu.
– Vous venez de voir Elisabeth Prokofievna ? demanda le prince qui n’en croyait pas ses oreilles.
– Je viens de la voir et j’ai reçu un soufflet… moralement parlant. Elle m’a rendu la lettre, elle me l’a même jetée à la figure sans l’avoir décachetée… et elle m’a pris au collet et flanqué à la porte… au moral, pas physiquement…, d’ailleurs il s’en est fallu de peu que ce ne fût physiquement !
– Qu’est-ce que cette lettre qu’elle vous a jetée à la figure sans l’avoir décachetée ?
– Mais est-ce que… hé ! hé ! hé ! Comment ne vous l’ai-je pas encore dit ? Il me semble vous en avoir déjà parlé… J’avais reçu une petite lettre pour la faire parvenir…
– Une lettre de qui ? À qui ?
Certaines des « explications » de Lébédev étaient extrêmement difficiles à comprendre et on avait peine à y démêler quoi que ce fût. Le prince put seulement discerner que la lettre avait été remise de très bonne heure par une servante à Véra Lébédev pour que celle-ci la fît parvenir à sa destination… « comme précédemment… comme précédemment, à un certain personnage et de la part de la même personne… (à l’une je donne la qualification de « personne », à l’autre celle de « personnage », pour marquer la bassesse de celle-ci et la grande différence qu’il y a entre la très noble et ingénue fille d’un général et… une camélia). Quoi qu’il en soit, la lettre a été écrite par une « personne » dont le nom commence par la lettre A »…
– Est-ce possible ? Elle aurait écrit à Nastasie Philippovna ? C’est absurde, s’écria le prince.
– C’est ainsi : seulement les lettres ont été envoyées, sinon à Nastasie Philippovna, du moins à Rogojine, ce qui est tout un… Il y a même eu une lettre de la personne dont le nom commence par un A à l’adresse de M. Térentiev, pour qu’il la fasse parvenir, ajouta Lébédev avec un clignement d’yeux et un sourire.
Comme il sautait à chaque instant d’un sujet à un autre et oubliait ce qu’il avait commencé à dire, le prince se tut pour lui permettre de vider son sac. Mais un point restait très obscur : les lettres passaient-elles par ses mains ou par celles de Véra ? En assurant qu’écrire à Rogojine ou écrire à Nastasie Philippovna, c’était tout un, il laissait entendre que ces lettres, si elles existaient, ne passaient probablement pas par lui. Il restait difficile de comprendre par quel hasard celle-ci avait pu tomber entre ses mains ; le plus vraisemblable était qu’il l’avait soustraite d’une manière quelconque à Véra ;… s’en étant subrepticement emparé, il l’avait portée à Elisabeth Prokofievna avec une intention. Telle fut l’hypothèse à laquelle le prince finit par se ranger.
– Vous avez perdu l’esprit ! s’écria-t-il en proie à un trouble extrême.
– Pas tellement, très honoré prince, repartit Lébédev non sans malignité. – À vrai dire ma première idée était de vous la remettre en mains propres pour vous rendre service… mais j’ai réfléchi que ce service serait plus opportun là-bas et qu’il était préférable de porter tout à la connaissance de la plus noble des mères… d’autant que je l’avais déjà prévenue une fois par une lettre anonyme. Et dans le billet que j’ai envoyé tout à l’heure pour lui demander de me recevoir à huit heures vingt, j’ai également signé : « votre correspondant secret ». On m’a admis immédiatement et même avec un vif empressement, par l’escalier de service…, auprès de la très noble mère…
– Et puis ?…
– Vous le savez déjà : c’est tout juste si elle ne m’a pas battu ; il s’en est même fallu de si peu que je puis presque me regarder comme battu. Quant à la lettre, elle me l’a jetée au visage. Il est vrai qu’elle s’est demandé un moment si elle n’allait pas la garder, mais j’ai vu, j’ai remarqué qu’elle changeait d’idée ; elle me l’a lancée en disant : « Puisque l’on a chargé un individu comme toi de la transmettre, eh bien ! transmets-la !… » Elle était même offensée. Qu’elle n’ait pas eu honte de dire une chose pareille devant moi, cela prouve qu’elle était offensée. C’est une femme emportée !
– Où se trouve maintenant la lettre ?
– Je l’ai toujours : la voici.
Et il remit au prince le billet d’Aglaé à Gabriel Ardalionovitch. C’était ce billet que ce dernier devait montrer triomphalement à sa sœur deux heures plus tard.
– Cette lettre ne peut pas rester entre vos mains.
– Je vous la remets, je vous la remets, dit Lébédev avec feu. – Maintenant, je suis de nouveau à votre dévotion, je suis tout vôtre, de tête et de cœur ; je rentre à votre service après une trahison passagère ! Frappez au cœur, mais épargnez ma barbe, comme disait Thomas Morus[63]… en Angleterre, et en Grande-Bretagne. Mea culpa, mea culpa, comme dit le papa de Rome… c’est-à-dire le pape de Rome, mais moi je le nomme le « papa de Rome ».
– Cette lettre doit être immédiatement expédiée, insista le prince ; je m’en charge.
– Ne vaudrait-il pas mieux, prince très délicat, ne serait-il pas préférable de faire… comme cela.
Ce disant, Lébédev esquissa une étrange et obséquieuse mimique. Il se mit à s’agiter sur place comme si on l’avait piqué avec une aiguille ; il clignait des yeux d’un air madré et indiquait quelque chose avec ses mains.
– Quoi ? demanda le prince d’un air menaçant.
– Il aurait d’abord fallu ouvrir la lettre ! souffla Lébédev d’un ton insinuant et quasi confidentiel.
Le prince bondit avec une telle expression de colère que Lébédev fut sur le point de prendre la fuite ; mais ayant gagné la porte, il s’arrêta et attendit sa grâce.
– Ah ! Lébédev ! peut-on, peut-on en venir au degré de désordre et de bassesse où vous êtes tombé ? s’écria le prince avec un accent de profonde tristesse.
Les traits de Lébédev se rassérénèrent.
– Je suis bas ! je suis bas ! fit-il en se rapprochant aussitôt ; il avait les larmes aux yeux et se frappait la poitrine.
– Mais ce sont des infamies !
– Précisément : des infamies. C’est le mot juste.
– Pourquoi cette habitude d’agir aussi… singulièrement ? Au fond vous n’êtes… qu’un espion ! Pourquoi avoir écrit une lettre anonyme pour alarmer… une femme aussi noble et aussi bonne ? Pourquoi enfin Aglaé Ivanovna n’aurait-elle pas le droit d’écrire à qui bon lui semble ? Est-ce pour vous plaindre que vous y êtes allé aujourd’hui ? Qu’attendiez-vous de cette démarche ? Qu’est-ce qui vous a poussé à cette dénonciation ?
– Je n’ai obéi qu’à une engageante curiosité et… au désir d’obliger une âme noble, oui ! balbutia Lébédev. Mais maintenant je suis tout à vous, je suis de nouveau tout à vous. Pendez-moi si vous voulez !
– Est-ce que vous vous êtes présenté dans cet état-là chez Elisabeth Prokofievna ? demanda le prince avec une curiosité mêlée de dégoût.
– Oh ! non !… j’étais plus frais… et même plus correct ; c’est après avoir reçu cette humiliation que je me suis mis… dans l’état où vous me voyez.
– Allons, c’est bon ! laissez-moi.
Cependant il dut réitérer plusieurs fois cette prière avant que son hôte se décidât enfin à partir. Même après avoir ouvert la porte, Lébédev revint sur la pointe des pieds jusqu’au milieu de la pièce et recommença sa mimique sur la manière d’ouvrir une lettre ; mais il n’osa pas joindre la parole au geste et sortit, un sourire paisible et affable sur les lèvres.
De tout son bavardage, fort pénible à entendre, un fait capital, extraordinaire, se dégageait : Aglaé traversait une violente crise d’inquiétude, de perplexité ; quelque chose la tourmentait vivement (« la jalousie », se chuchotait le prince). Une autre constatation s’imposait, c’est qu’à coup sûr des gens mal intentionnés l’alarmaient et il était déjà fort étrange qu’elle mît tant de confiance en eux. Sans aucun doute des desseins particuliers, peut-être néfastes… en tout cas qui ne ressemblaient à rien avaient mûri dans cette petite tête inexpérimentée, mais ardente et fière…
Ces déductions plongèrent le prince dans une extrême frayeur et son trouble fut tel qu’il ne sut plus à quel parti s’arrêter. Il se sentait en face d’une éventualité qu’il fallait empêcher à tout prix. Il regarda encore l’adresse de la lettre cachetée : oh ! pour ce qui était de lui, il n’avait ni doute, ni inquiétude, car sa foi l’en préservait ; l’angoisse que lui inspirait cette lettre était d’un autre ordre : il n’avait pas confiance dans Gabriel Ardalionovitch. Et cependant il fut sur le point de lui remettre la lettre en mains propres ; il sortit même de chez lui avec cette intention, mais, en cours de route, il se ravisa. Par une sorte de fait exprès, il était presque à la maison de Ptitsine lorsqu’il rencontra Kolia ; il chargea celui-ci de remettre la lettre entre les mains de son frère comme si elle lui eût été personnellement confiée par Aglaé Ivanovna. Kolia ne posa aucune question et remit la lettre, en sorte que Gania ne se douta point qu’elle avait passé par tant d’intermédiaires.
Rentré à la maison, le prince pria Véra Loukianovna de venir le voir et lui dit ce qu’il fallait pour la calmer, car jusque-là elle avait cherché cette lettre en pleurant. Elle fut consternée d’apprendre qu’elle lui avait été prise par son père. (Par la suite elle lui confia s’être déjà plusieurs fois entremise en secret entre Rogojine et Aglaé Ivanovna ; il n’était pas venu à l’esprit de la jeune fille qu’il pût y avoir là quelque chose de contraire aux intérêts du prince…)
Ce dernier avait les idées en grand désarroi ; lorsqu’on accourut lui dire, de la part de Kolia, que le général était malade, ce fut à peine s’il comprit de quoi il s’agissait. Mais la forte diversion que cet événement provoqua dans son esprit lui fut salutaire. Il passa presque toute la journée, jusqu’au soir, chez Nina Alexandrovna (où naturellement on avait transporté le malade). Il ne fut presque d’aucun secours, mais il y a des gens qu’on aime à avoir auprès de soi dans certains moments pénibles. Kolia était terriblement affecté et pleurait comme s’il avait une crise de nerfs ; il n’en fut pas moins tout le temps en courses : il se mit en quête d’un médecin et en trouva trois, courut chez le pharmacien, chez le barbier. On ranima le général, mais il ne reprit pas connaissance ; les médecins opinèrent qu’« en tout cas il était en danger ». Barbe et Nina Alexandrovna ne quittaient pas le malade. Gania était bouleversé et abattu, mais ne voulait pas monter et craignait même de voir son père ; il se tordait les mains et, dans une conversation décousue qu’il eut avec le prince, il trouva le moyen de dire que « c’était un grand malheur qui, comme un fait exprès, survenait en un pareil moment » ! Le prince crut comprendre l’allusion renfermée dans ces derniers mots.
Hippolyte n’était déjà plus chez les Ptitsine. Vers le soir Lébédev accourut ; depuis l’« explication » du matin jusqu’à ce moment il avait dormi d’une seule traite. Il était maintenant à peu près dégrisé et versait des larmes sincères sur le sort du malade, comme s’il se fût agi de son propre frère. Il s’accusait à haute voix, sans préciser de quelle faute, et il fatiguait Nina Alexandrovna en lui répétant à chaque instant qu’il était cause de tout, et nul autre que lui… qu’il n’avait agi que par une aimable curiosité… et que le « défunt » (on ne sait pourquoi il s’obstinait à désigner ainsi le général qui vivait encore) était même un homme de génie ! Il insistait avec un sérieux particulier sur le génie du général, comme si cette constatation eût été à ce moment d’une énorme utilité. Voyant la sincérité de ses larmes, Nina Alexandrovna finit par lui dire sans aucun air de reproche et même sur un ton affable : « Allons ! que Dieu vous vienne en aide ! Ne pleurez pas, voyons ! le bon Dieu vous pardonnera ! » Ces paroles et l’accent sur lequel elles avaient été proférées firent sur Lébédev une telle impression que de toute la soirée il ne quitta plus Nina Alexandrovna (et pendant les jours qui suivirent, jusqu’à la mort du général, il resta presque du matin au soir chez eux). Deux fois dans le courant de la journée on vint chez Nina Alexandrovna demander des nouvelles du vieillard de la part d’Elisabeth Prokofievna.
Le soir, à neuf heures, quand le prince fit son apparition dans le salon des Epantchine, déjà rempli d’invités, Elisabeth Prokofievna se mit aussitôt à le questionner avec intérêt et en détails au sujet du malade ; elle répondit sur un ton d’importance à la princesse Biélokonski qui avait demandé : « De quel malade s’agit-il et qui est Nina Alexandrovna ? » Ce trait plut beaucoup au prince. Lui-même, dans les explications qu’il donna à Elisabeth Prokofievna fut « très bien », comme s’exprimèrent plus tard les sœurs d’Aglaé : il avait parlé « avec modestie, calme et dignité, sans mots inutiles ni gesticulation ; il avait fait une entrée très réussie et sa mise était irréprochable ». Non seulement il ne s’était pas « étalé au milieu du parquet », comme on le craignait la veille, mais il avait même produit sur tout le monde une bonne impression.
De son côté, après s’être assis et orienté, il avait tout de suite remarqué que cette société n’avait rien de commun avec les fantômes dont Aglaé l’avait effrayé la veille, ni avec ses cauchemars de la nuit précédente. C’était la première fois de sa vie qu’il découvrait un coin de ce que l’on appelle de ce nom effrayant : « le monde ». Il y avait longtemps déjà que, eu égard à ses intentions, projets et inclinations, il brûlait d’entrer dans ce cercle enchanté ; aussi était-il vivement intrigué par la première impression qu’il y éprouverait. Cette première impression fut charmante. Dès l’abord il lui sembla que tous ces gens étaient faits pour se trouver réunis ; que les Epantchine ne donnaient pas une « soirée » et qu’il n’avait pas devant lui des invités, mais uniquement des « intimes » ; lui-même se sentait dans la situation d’un homme qui retrouve après une courte séparation des personnes dont il est l’ami dévoué et dont il partage les idées. Le charme et la distinction de leurs manières, leur simplicité et leur apparente sincérité produisaient un effet presque féerique. Il ne pouvait même pas lui venir à l’esprit que bonhomie, noblesse de manières, bel esprit, sentiment élevé de dignité, tout cela n’était peut-être qu’une mise en scène. Dans leur majorité les invités étaient même, en dépit de leur imposant extérieur, des gens passablement insignifiants ; leur suffisance les empêchait d’ailleurs de se rendre eux-mêmes compte que nombre de qualités, étant chez eux inconscientes, empruntées ou héritées, n’impliquaient aucun mérite personnel. Dans l’enchantement de sa première impression, le prince ne fut même pas tenté de soupçonner cela. Il voyait par exemple ce vieillard, important dignitaire, qui eût pu être son grand-père, s’interrompre pour écouter un jeune homme inexpérimenté comme lui. Et ce vieux monsieur non seulement l’écoutait, mais encore semblait faire cas de son avis, tant il se montrait affable avec lui, tant sa bienveillance était sincère, quoiqu’ils fussent étrangers l’un à l’autre et se vissent pour la première fois. Peut-être fût-ce cette politesse raffinée qui agit sur la nature ardente et impressionnable du prince. Peut-être aussi était-il venu dans un état d’âme qui le prédisposait à l’optimisme.
Or les liens qui attachaient toutes ces personnes aux Epantchine, comme ceux qui les unissaient les unes aux autres, étaient au fond beaucoup plus lâches que ne l’avait cru le prince dès qu’il leur avait été présenté et avait fait leur connaissance. Il y avait là des gens qui n’auraient jamais et à aucun prix reconnu les Epantchine pour leurs égaux. Il y en avait même qui se détestaient foncièrement ; la vieille Biélokonski avait toute sa vie « méprisé » la femme du « vieux dignitaire » et tant s’en fallait que, de son côté, celle-ci aimât Elisabeth Prokofievna.
Le « dignitaire », qui avait été le protecteur des Epantchine depuis leur jeunesse et qui ce soir occupait chez eux la place d’honneur, revêtait aux yeux d’Ivan Fiodorovitch une importance si considérable qu’en sa présence le général eût été incapable d’éprouver aucun autre sentiment que celui de la vénération et de la crainte ; il se serait même sincèrement méprisé lui-même s’il s’était cru un instant son égal et avait cessé de voir dans le personnage un Jupiter Olympien.
Il y avait aussi là des gens qui ne s’étaient pas rencontrés depuis des années et ne ressentaient les uns pour les autres que de l’indifférence, sinon de l’inimitié ; ils ne s’en retrouvaient pas moins en ce moment comme s’ils s’étaient vus la veille dans la plus cordiale et la plus agréable des compagnies.
La réunion n’était d’ailleurs pas nombreuse. Hormis la princesse Biélokonski, le « vieux dignitaire » qui était en effet un gros personnage, et son épouse, on y remarquait encore un officier général, baron ou comte, qui portait un nom allemand ; cet homme extraordinairement taciturne avait la réputation d’entendre à merveille les affaires d’État et passait même pour une sorte de savant. C’était un de ces administrateurs olympiens qui connaissent « tout, sauf la Russie » et émettent tous les cinq ans « une pensée dont la profondeur fait sensation » et dont l’expression, devenue proverbiale, arrive aux oreilles des plus hautes personnalités ; un de ces fonctionnaires qui, après une carrière d’une longueur interminable (voire prodigieuse), meurent généralement dans une très belle situation et nantis d’émoluments considérables, bien qu’ils n’aient aucune action d’éclat à leur actif et même manifestent une certaine aversion pour les actions d’éclat. Ce général était, dans l’administration, le supérieur immédiat d’Ivan Fiodorovitch, qui, par élan d’un cœur reconnaissant et même par un amour-propre particulier, se regardait aussi comme son obligé, encore que l’autre ne se considérât nullement comme le bienfaiteur d’Ivan Fiodorovitch et professât à son endroit une certaine indifférence ; tout en agréant volontiers ses divers services, il l’eût remplacé sur l’heure si des considérations quelconques, même d’un ordre secondaire, lui en avaient fait sentir l’opportunité.
Il y avait encore dans l’assistance un personnage important, d’un certain âge, qui passait pour parent d’Elisabeth Prokofievna, bien qu’il n’en fût rien. Il avait un rang et une situation enviables ; c’était un homme riche et bien né, de carrure solide et de santé florissante. Il était grand parleur et avait la réputation d’un mécontent (au sens le plus licite du mot) et même d’un bilieux (trait qui, d’ailleurs, avait chez lui son charme). Ses manières étaient celles d’un aristocrate anglais ; ses goûts étaient anglais (par exemple, il aimait le rosbif saignant, les attelages, le service des laquais, etc.). Il était intime avec le « dignitaire », qu’il s’évertuait à distraire. Au demeurant Elisabeth Prokofievna caressait l’étrange idée que ce barbon (de mœurs un peu légères et assez amateur de beau sexe) pourrait s’aviser un jour de vouloir faire le bonheur d’Alexandra en demandant sa main.
Au-dessous de ces invités de la qualité la plus relevée et la plus imposante, venait une catégorie de convives beaucoup plus jeunes, mais qui brillaient également par la distinction. C’étaient, outre le prince Stch… et Eugène Pavlovitch, le charmant prince N., bien connu pour les succès féminins qu’il avait remportés dans toute l’Europe. Âgé d’environ quarante-cinq ans, il avait encore belle allure et possédait un surprenant talent de narrateur. Bien que son patrimoine fût passablement ébréché, il avait gardé l’habitude de vivre de préférence à l’étranger.
Enfin une troisième catégorie groupait ces gens qui n’appartiennent pas au « cercle fermé » de la société, mais que l’on peut parfois y rencontrer, tels les Epantchine eux-mêmes. Guidés par un certain tact qui leur servait de ligne de conduite, les Epantchine aimaient à mêler, dans les rares occasions où ils recevaient, la haute société avec les gens d’une couche moins élevée représentant l’élite de la « société moyenne ». On leur faisait honneur de ce calcul et on disait d’eux qu’ils s’entendaient à tenir leur rang et avaient du savoir-vivre, jugement dont ils étaient fiers.
Un des représentants de cette société moyenne était un ingénieur ayant rang de colonel, homme sérieux et très lié avec le prince Stch…, qui l’avait introduit chez les Epantchine ; il était d’ailleurs sobre de paroles dans le monde et portait ostensiblement à l’index de la main droite une grosse bague, sans doute un cadeau impérial.
Il y avait enfin un poète et littérateur d’origine allemande, mais d’inspiration russe ; c’était un homme d’environ trente-huit ans, d’allures parfaitement convenables : on pouvait sans appréhension l’introduire dans la bonne société. Il avait un air avantageux, bien qu’il y eût en lui quelque chose d’un peu antipathique. Sa mise était impeccable. Il appartenait à une famille allemande des plus bourgeoises, mais très considérée. Il savait profiter des circonstances pour se glisser sous la protection des hauts personnages et s’y maintenir en faveur. Il avait jadis traduit de l’allemand en vers russes l’œuvre d’un grand poète germanique et avait donné à cette traduction une dédicace utile. Il avait l’art de faire valoir ses relations d’amitié avec un célèbre poète russe aujourd’hui défunt (il y a toute une catégorie d’écrivains qui aiment ainsi à faire étalage de leur intimité avec un auteur illustre lorsque celui-ci est mort). Il avait été récemment introduit chez les Epantchine par la femme du « vieux dignitaire ». Cette dame passait pour la protectrice des hommes de lettres et des savants ; et, de fait, elle avait procuré une pension à un ou deux écrivains par l’entremise de gens haut placés sur lesquels elle exerçait de l’influence. Elle avait, en effet, dans son genre, un certain ascendant. Âgée d’environ quarante-cinq ans (donc jeune par rapport à son mari qui était un vieillard), elle avait été belle et aimait encore, par un travers commun à beaucoup de femmes de son âge, à s’habiller avec affectation. Son intelligence était médiocre et sa compétence en littérature fort discutable. Mais c’était chez elle une manie de protéger les hommes de lettres comme de se vêtir avec recherche. On lui dédiait beaucoup d’ouvrages et de traductions ; deux ou trois auteurs avaient, avec son autorisation, publié des lettres qu’ils lui avaient adressées sur des sujets très importants…
Telle était la société que le prince prit pour la monnaie du meilleur aloi et pour un or sans alliage. Au reste tous ces gens étaient ce soir-là, comme par un fait exprès, pleins d’optimisme et enchantés d’eux-mêmes. Chacun était persuadé que sa visite faisait grand honneur aux Epantchine. Mais hélas ! le prince ne se doutait même pas de ces subtilités. Il ne lui venait pas à l’esprit, par exemple, que les Epantchine, ayant pris une décision aussi grave que celle dont dépendait le sort de leur fille, n’auraient pas osé se dispenser de le présenter, lui, le prince Léon Nicolaïévitch, à ce vieux dignitaire, protecteur attitré de la famille. Et ce petit vieux, qui aurait appris avec le calme le plus parfait qu’une catastrophe s’était abattue sur les Epantchine, se serait sûrement regardé comme offensé si ceux-ci avaient marié leur fille sans le consulter et, pour ainsi dire, sans son agrément. Le prince N., ce charmant jeune homme, indiscutablement plein d’esprit et le cœur sur la main, avait la conviction absolue que son apparition cette nuit-là dans le salon des Epantchine était un événement comparable au lever du soleil. Il les mettait à cent pieds au-dessous de lui, et c’était justement dans cette candide et noble idée qu’il puisait son aimable désinvolture et son affabilité envers eux. Il savait très bien qu’il aurait ce soir-là à raconter quelque chose pour charmer la société et il s’y disposait même avec un certain air d’inspiration. Le prince Léon Nicolaïévitch, en écoutant un peu plus tard son récit, eut l’impression qu’il n’avait jamais rien entendu de comparable à cette verve étincelante et à cet humour dont l’ingénuité avait quelque chose de touchant dans la bouche d’un Don Juan comme le prince N. Il ne se doutait pas combien était vieille, défraîchie, ressassée, cette histoire, qui pouvait passer chez les naïfs Epantchine pour une nouveauté, pour improvisation brillante, spontanée et sincère d’un charmant et spirituel causeur, mais qui, dans tout autre salon, eût été jugée souverainement ennuyeuse. Le rimeur allemand lui-même, bien qu’il affectât autant d’amabilité que de modestie, n’en était pas moins enclin à croire que sa présence honorait la maison.
Mais le prince ne voyait ni l’envers ni les dessous de la situation. Aglaé n’avait pas prévu ce mécompte. Elle-même avait brillé de toute sa beauté pendant cette soirée. Les trois jeunes filles étaient en toilette, mais leur mise n’était pas trop recherchée et leur coiffure était même plutôt insolite. Assise à côté d’Eugène Pavlovitch, Aglaé parlait et plaisantait avec lui sur un ton d’extrême intimité. Il avait une contenance un peu plus grave qu’à l’ordinaire, sans doute par égard pour l’importance des dignitaires présents. Au reste on le connaissait depuis longtemps dans les réunions mondaines ; bien que jeune homme, il y était regardé comme faisant partie de la société. Il était venu ce soir-là avec un crêpe à son chapeau, ce qui lui avait valu les éloges de la princesse Biélokonski ; dans des circonstances semblables, un autre homme du monde n’en aurait peut-être pas fait autant pour la mort d’un pareil oncle. Elisabeth Prokofievna en manifesta également de la satisfaction, mais elle paraissait surtout en proie à un excès de préoccupation.
Le prince remarqua qu’Aglaé l’avait regardé une ou deux fois avec attention et avait paru contente de lui. Peu à peu il sentit son cœur se dilater de bonheur. Les pensées « fantastiques » et les appréhensions qui l’avaient naguère assailli (après son entretien avec Lébédev) lui apparaissaient maintenant, à travers de brusques mais fréquentes évocations, comme des rêves sans lien avec la réalité, invraisemblables et même ridicules ! (Déjà pendant toute la journée son désir le plus cher, bien qu’inconscient, avait été de se démontrer qu’il n’y avait pas lieu de croire à ces songes.) Il parlait peu et se bornait à répondre aux questions. À la fin il garda un silence complet et resta à écouter les autres avec l’air d’un homme qui est aux anges. Peu à peu une sorte d’inspiration s’empara de lui, prête à déborder à la première occasion… Cependant s’il reprit la parole, ce fut par hasard, pour répondre à une question et, selon toute apparence, sans aucune intention préméditée…
Tandis qu’il contemplait d’un air béat Aglaé poursuivant avec le prince N. et Eugène Pavlovitch une conversation enjouée, le personnage âgé aux allures d’anglomane s’entretenait, à l’autre bout du salon, avec le « dignitaire ». Au cours d’un récit animé il prononça tout à coup le nom de Nicolas Andréïévitch Pavlistchev. Le prince se tourna aussitôt de leur côté et se mit à suivre leur colloque.
Il s’agissait des nouveaux règlements et de certains troubles de jouissance qui en résultaient pour les grands propriétaires de la province de Z. Le récit de l’anglomane devait avoir en lui-même quelque chose de divertissant, car le petit vieux finit par se mettre à rire en entendant son interlocuteur épancher sa bile. Celui-ci exposait avec aisance, sur le ton traînant d’un homme grincheux et en accentuant mollement les voyelles, les raisons pour lesquelles il s’était vu obligé, sous le régime nouveau, de vendre à moitié prix un splendide domaine qu’il possédait dans cette province, encore qu’il n’eût pas particulièrement besoin d’argent. En même temps il lui fallait garder un bien ruiné, qui ne lui valait que des pertes et le contraignait en outre à soutenir un procès onéreux. « Pour éviter encore un procès au sujet du fonds provenant de la succession Pavlistchev, j’ai préféré m’en désintéresser. Encore un ou deux héritages comme celui-là et je serai ruiné. Il y avait pourtant là-bas trois mille déciatines d’excellente terre qui me revenaient ! »
Ivan Fiodorovitch avait remarqué l’extrême attention que le prince portait à cet entretien. S’étant soudain rapproché de lui, il lui dit à mi-voix :
– Écoute… Ivan Pétrovitch est apparenté à feu Nicolas Andréïévitch Pavlistchev… Tu recherchais, je crois, des parents ?
Ivan Fiodorovitch n’avait eu jusque-là d’yeux que pour son chef, le général. Mais s’étant aperçu depuis un moment que Léon Nicolaïévitch était particulièrement délaissé, il en avait éprouvé une certaine inquiétude. Aussi essayait-il de l’introduire plus ou moins dans la conversation en le présentant ainsi en quelque sorte une seconde fois et en le recommandant aux « personnalités ».
– Léon Nicolaïévitch a été élevé par Nicolas Andréïévitch Pavlistchev après la mort de ses parents, laissa-t-il tomber après avoir rencontré le regard d’Ivan Pétrovitch.
– En-chan-té, repartit ce dernier, – et je me souviens même très bien de vous. Dès le moment où Ivan Fiodorovitch nous a présentés l’un à l’autre, je vous ai tout de suite remis, même de figure. Vous n’avez en vérité pas beaucoup changé, bien que vous n’eussiez que dix ou onze ans lorsque je vous ai vu. Vos traits ont quelque chose qui m’est resté dans la mémoire…
– Vous m’avez connu enfant ? demanda le prince avec une sorte de stupeur.
– Oh ! il y a bien longtemps ! continua Ivan Pétrovitch. C’était à Zlatoverkhovo, où vous demeuriez alors chez mes cousines. J’y allais autrefois assez souvent ; vous ne vous souvenez pas de moi ? Cela n’a rien d’étonnant… Vous étiez alors… dans je ne sais quel état maladif, et je me rappelle même avoir été frappé une fois de vous voir…
– Je ne me souviens de rien ! affirma le prince avec chaleur.
Ivan Pétrovitch ajouta très posément quelques mots d’explication qui surprirent et émurent le prince : les deux vieilles demoiselles, parentes de feu Pavlistchev, qui vivaient dans son bien de Zlatoverkhovo et auxquelles il avait confié l’éducation du prince, se trouvaient être en même temps ses propres cousines. Comme tout le monde, Ivan Pétrovitch ne savait à peu près rien des motifs auxquels Pavlistchev avait obéi en s’intéressant ainsi au petit prince, son pupille. « Je n’ai pas pensé alors à me renseigner là-dessus », dit-il ; toutefois il montra qu’il avait une excellente mémoire, car il se rappelait même que l’aînée des cousines, Marthe Nikitichna, était très sévère avec le petit prince qui leur était confié ; « au point, ajouta-t-il, que je me suis disputé une fois avec elle à propos de vous, parce que je désapprouvais son système d’éducation qui consistait à prodiguer les verges à un enfant malade, ce qui… convenez-en vous-même… » Au contraire, la cadette, Natalie Nikitichna, était pleine de tendresse pour le pauvre enfant… « Elles doivent être maintenant toutes deux dans la province de Z. où elles ont hérité de Pavlistchev un très joli petit bien (mais sont-elles encore en vie ? je n’en sais rien). Marthe Nikitichna avait, je crois, l’intention d’entrer au couvent ; au reste je ne l’affirme pas ; il se peut que j’aie entendu cela à propos d’une autre personne… Ah ! j’y suis : on l’a dit en parlant de la femme d’un médecin…
Le prince écoutait ces paroles, les yeux brillants d’allégresse et d’attendrissement. Il déclara à son tour avec une vivacité extraordinaire qu’il ne se pardonnerait jamais d’avoir voyagé à l’intérieur du pays pendant les six derniers mois et de n’avoir pas trouvé l’occasion d’aller voir ses anciennes éducatrices. Chaque jour il avait eu l’intention de le faire, mais il en avait été constamment empêché par les circonstances… Cette fois cependant il était bien décidé à se rendre à tout prix dans la province de Z… « Ainsi vous connaissez Natalie Nikitichna ? Quelle admirable, quelle sainte femme ! Marthe Nikitichna aussi…, excusez-moi, mais il me semble que vous vous méprenez sur son compte. Elle était sévère, mais… comment ne pas perdre patience… avec l’idiot que j’étais alors ? (hi ! hi !) En vérité j’étais complètement idiot dans ce temps-là, vous ne le croyez pas ? (ha ! ha !) D’ailleurs… d’ailleurs vous m’avez vu à cette époque-là et… Comment se fait-il que je ne me souvienne pas de vous, dites-moi un peu ? De sorte que vous… ah ! mon Dieu ! est-il possible que vous soyez réellement parent de Nicolas Andréïévitch Pavlistchev ?
– Je vous le cer-ti-fie, fit avec un sourire Ivan Pétrovitch en examinant le prince.
– Oh ! je n’ai pas du tout voulu dire que j’en… doutais… et enfin peut-on douter de cela ? (hé ! hé !)… même si peu que ce soit ? Oui, même si peu que ce soit ! ! (hé ! hé !) Mais je voulais dire que le défunt Nicolas Andréïévitch Pavlistchev était un homme si admirable ! un homme si généreux ! Ma parole !
Le prince ne se sentait pas oppressé, mais en quelque sorte a pris à la gorge par le trop-plein de son cœur », selon l’expression dont se servit Adélaïde le lendemain en parlant avec son fiancé, le prince Stch…
– Mais, bon Dieu ! observa Ivan Pétrovitch en riant, pourquoi ne puis-je être le parent même d’un homme si gé-né-reux ?
– Dieu ! s’écria le prince dont la confusion se traduisait par une précipitation et une animation croissantes, je… j’ai encore dit une bêtise, mais… cela devait arriver, parce que je… je… je… ma parole a de nouveau trahi ma pensée ! Mais aussi quel poids peut avoir ma personne, je vous le demande, au regard de pareils intérêts… de si énormes intérêts ? Et en comparaison ; d’un homme aussi magnanime ! car Dieu est témoin que c’était le plus magnanime des hommes, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?
Le prince tremblait de tous ses membres. D’où lui venait ce brusque émoi, pourquoi tombait-il de but en blanc dans un pareil attendrissement, apparemment disproportionné avec le sujet de la conversation, c’est ce qu’il eût été difficile d’expliquer. Mais il était en ce moment dans un tel état d’émotivité qu’il éprouvait un sentiment de brûlante gratitude, sans trop savoir de quoi ni à l’égard de qui ; peut-être même était-ce à l’endroit d’Ivan Pétrovitch, peut-être aussi de toutes les personnes présentes. Il débordait de bonheur. Ivan Pétrovitch avait fini par le sonder d’un regard plus scrutateur ; le « dignitaire » le fixait lui aussi avec beaucoup d’attention. La princesse Biélokonski jetait sur lui des yeux courroucés et pinçait les lèvres. Le prince N., Eugène Pavlovitch, le prince Stch…, les demoiselles, tout le monde s’était arrêté de parler et prêtait l’oreille. Aglaé donnait des signes d’effroi et Elisabeth Prokofievna était positivement dans les transes. La mère et ses filles étaient étranges : après avoir délibéré et être arrivées à la conclusion que le prince ferait mieux de garder le silence toute la soirée, elles avaient éprouvé de l’appréhension en le voyant complètement seul dans un coin du salon et enchanté de son sort. Adélaïde avait déjà pensé à traverser toute la pièce pour s’approcher de lui avec précaution et l’amener dans son groupe où se trouvait le prince N., à côté de la princesse Biélokonski. Et maintenant que le prince s’était lancé dans la conversation, leur inquiétude redoublait.
– Vous avez raison de dire que c’était un homme admirable, fit Ivan Pétrovitch sur un ton sentencieux et en cessant de sourire. – Oui… c’était un excellent homme. Un excellent et un digne homme, ajouta-t-il après un silence. Digne même, peut-on dire, de toute estime, renchérit-il après une nouvelle pause… et… et il est fort agréable, de constater que, de votre côté…
– N’est-ce pas ce Pavlistchev qui a eu une histoire… singulière… avec un abbé… l’abbé… j’ai oublié son nom, mais cela a fait alors beaucoup de bruit ? proféra le « dignitaire » en s’efforçant de rappeler ses souvenirs.
– L’abbé Gouraud, un jésuite, repartit Ivan Pétrovitch. Oui, voilà bien nos hommes admirables et dignes d’estime ! Pourtant Pavlistchev avait de la naissance, de la fortune, il était chambellan et… s’il était resté au service… mais voilà que tout d’un coup il abandonne ses fonctions et toutes ses relations pour embrasser le catholicisme et se faire jésuite. Il y a mis une sorte d’enthousiasme et presque de l’éclat. Franchement il est mort à temps… oui ; tout le monde l’a dit alors…
Le prince ne se contint plus.
– Pavlistchev… Pavlistchev converti au catholicisme ? C’est impossible ! s’écria-t-il sur un ton d’épouvante.
– Comment « impossible » ? murmura Ivan Pétrovitch d’un ton posé, – c’est beaucoup dire, mon cher prince, et vous m’accorderez… Au reste, vous avez le défunt en si haute estime… c’était en effet un homme d’un très grand cœur, et c’est à cela que j’attribue surtout le succès de cet intrigant de Gouraud. Mais vous pouvez m’interroger, moi, sur les tracas et les soucis que j’ai eus par la suite à cause de cette affaire… et précisément avec ce même Gouraud ! Imaginez – ajouta-t-il en se tournant vers le petit vieux, – qu’ils voulaient même élever des prétentions sur la succession ; j’ai dû recourir aux mesures les plus énergiques… pour les amener à résipiscence… car ils savent ce qu’ils font. Ce sont des gens étonnants ! Mais Dieu merci ! cela se passait à Moscou ; je me suis immédiatement adressé au comte et nous leur avons… fait entendre raison…
– Vous ne sauriez croire combien vous m’avez peiné et bouleversé ! s’écria de nouveau le prince.
– Je le regrette ; mais au fond tout cela n’était pas sérieux et aurait fini, comme toujours, en queue de poisson. J’en suis convaincu. L’été passé – continua-t-il en s’adressant de nouveau au petit vieux – la comtesse K. s’est également retirée, dit-on, dans un couvent catholique à l’étranger ; nos compatriotes n’ont aucune force de résistance quand ils sont aux prises avec ces… enjôleurs… surtout à l’étranger.
– Tout cela, je pense, provient de notre… lassitude, dit le petit vieux sur un ton important ; – et puis ces gens-là ont une manière de prêcher qui a tant… d’élégance, tant de personnalité… et ils savent vous faire peur. Ils m’ont fait peur à moi-même, je vous l’avoue : c’était en 1832, à Vienne ; seulement je n’ai pas succombé, j’ai pris la fuite, ha ! ha ! Ma parole, j’ai dû prendre la fuite !
– Je me suis laissé dire, mon bon ami, que tu t’es enfui à cette époque-là de Vienne pour Paris en compagnie d’une jolie femme, la comtesse Lewicki ; c’est pour elle et non pour un jésuite que tu as lâché le service, intervient à brûle-pourpoint la princesse Biélokonski.
– Bon ! mais tout cela n’en est pas moins arrivé à cause d’un jésuite, répliqua le petit vieux en souriant à l’évocation d’un agréable souvenir. – Vous paraissez avoir des sentiments très religieux, ce qui est maintenant si rare chez les jeunes gens, ajouta-t-il d’un ton bienveillant à l’adresse du prince Léon Nicolaïévitch, qui écoutait bouche bée et semblait toujours atterré.
Il était clair que le petit vieux désirait mieux connaître le prince et avait ses raisons pour commencer à s’intéresser vivement à lui.
– Pavlistchev était un esprit lucide et un chrétien, un vrai chrétien, déclara brusquement le prince ; comment aurait-il pu adopter une confession… qui n’est pas chrétienne ? Car le catholicisme est une foi qui n’a rien de chrétien !
Ses yeux fulguraient et il regardait autour de lui comme pour embrasser toute l’assistance d’un seul coup d’œil.
– Allons, c’est aller un peu loin ! grommela le petit vieux en lançant à Ivan Pétrovitch un regard de surprise.
– Alors le catholicisme n’est pas une confession chrétienne ? demanda ce dernier en se tournant sur sa chaise. Qu’est-il donc ?
– C’est avant tout une religion qui n’a rien de chrétien, repartit le prince avec une vive émotion et sur un ton excessivement cassant. – Voilà le premier point. Le second, c’est qu’à mon avis le catholicisme romain est pire que l’athéisme même ! Oui, telle est mon opinion ! L’athéisme se borne à proclamer le néant, mais le catholicisme va plus loin : il prêche un Christ qu’il a défiguré, calomnié, vilipendé, un Christ contraire à la vérité. Il prêche l’Antéchrist, je vous le jure ! C’est depuis longtemps ma conviction personnelle et elle m’a fait souffrir moi-même… Le catholicisme romain croit que l’Église ne peut se maintenir sur terre sans exercer un pouvoir politique universel, et il décrit : Non possumus ! Pour moi il ne constitue même pas une religion ; c’est à proprement parler la continuation de l’Empire romain d’Occident ; tout en lui est subordonné à cette idée, à commencer par la foi. Le Pape s’est approprié un territoire, une souveraineté temporelle et il a brandi le glaive ; depuis lors, rien n’a changé si ce n’est qu’à ce glaive on a adjoint le mensonge, l’intrigue, l’imposture, le fanatisme, la superstition et la scélératesse ; on s’est joué des sentiments populaires les plus sacrés, les plus purs, les plus naïfs, les plus ardents ; tout, tout a été troqué contre de l’argent, contre un misérable pouvoir temporel. Et cela n’est pas la doctrine de l’Antéchrist ? Comment le catholicisme n’aurait-il pas engendré l’athéisme ? L’athéisme est sorti du catholicisme romain lui-même ! C’est par ses adeptes qu’il a commencé : pouvaient-ils croire en eux-mêmes ? Il s’est fortifié de l’aversion qu’ils inspiraient ; il est le produit de leurs mensonges et de leur impuissance morale. L’athéisme ! Chez nous l’incrédulité ne se rencontre encore que dans certaines castes, chez les « déracinés », selon la très heureuse expression d’Eugène Pavlovitch ; mais là-bas, en Europe, ce sont des masses énormes du peuple qui commencent à perdre la foi ; naguère leur irréligion procédait de l’ignorance et du mensonge ; aujourd’hui elle dérive du fanatisme et de la haine à l’égard de l’Église et du christianisme !
Le prince s’arrêta haletant. Il avait parlé avec une intense volubilité. Il était pâle et, oppressé. Les assistants échangeaient des regards étonnés ; enfin le petit vieux se mit à rire franchement. Le prince N. sortit son lorgnon et examina fixement Léon Nicolaïévitch. Le rimeur allemand quitta le coin où il s’était tenu jusque-là et se rapprocha de la table, un sourire hostile sur les lèvres.
– Vous e-xa-gé-rez beaucoup, dit Ivan Pétrovitch d’une voix traînante, avec un air d’ennui et même de gêne. – Cette Église-là compte aussi des représentants dignes de tout respect et qui sont gens vertueux…
– Je n’ai jamais parlé des représentants de l’Église en tant qu’individus. J’ai parlé du catholicisme romain dans son essence, de Rome. Est-ce que l’Église peut disparaître complètement ? Je n’ai jamais dit cela !
– D’accord, mais tout cela est connu et il est superflu d’y revenir ; en outre… c’est du domaine de la théologie…
– Oh ! non, non ! ce n’est pas exclusivement du domaine de la théologie, je vous en réponds ! Cela nous touche de beaucoup plus près que vous ne le pensez. Toute notre erreur est justement là : nous ne pouvons pas encore nous faire à l’idée que cette question n’est pas seulement théologique ! N’oubliez pas que le socialisme est, lui aussi, un produit du catholicisme et de son essence. Comme son frère, l’athéisme, il est né du désespoir ; il représente une réaction morale contre le catholicisme, il vise à s’approprier l’autorité spirituelle que la religion a perdue, à étancher la soif ardente de l’âme humaine et à chercher le salut, non pas dans le Christ, mais dans la violence ! Ici comme dans le catholicisme, nous voyons des gens qui veulent assurer la liberté par la violence, l’union par le glaive et par le sang ! « Défense de croire en Dieu, défense de posséder, défense d’avoir une personnalité, fraternité ou la mort[64] au prix de deux millions de têtes. » Il est dit : Vous les connaîtrez à leurs œuvres ! Et n’allez pas croire que tout cela soit anodin et sans danger pour nous. Oh ! il nous faut réagir, et au plus vite ! Il faut que notre Christ, que nous avons gardé et qu’ils n’ont même pas connu, resplendisse et refoule l’Occident ! Nous devons maintenant nous dresser devant eux, non pas pour mordre à l’hameçon du jésuitisme, mais pour leur infuser notre civilisation russe. Et que l’on ne vienne pas nous raconter qu’ils savent prêcher avec élégance comme quelqu’un l’a dit tout à l’heure…
– Mais permettez, permettez donc ! répliqua Ivan Pétrovitch d’un air très inquiet, en jetant des regards tout autour de lui et en manifestant même des signes de frayeur ; vos idées sont certainement louables et pleines de patriotisme, mais tout cela est exagéré au plus haut point et… mieux vaudrait s’en tenir là…
– Non, il n’y a aucune exagération ; je suis plutôt au-dessous de la vérité, précisément parce que je suis impuissant à exprimer toute ma pensée, mais…
– Ah ! per-met-tez !
Le prince se tut. Immobile sur sa chaise, la tête haute, il dardait sur Ivan Pétrovitch un regard enflammé.
– Il me semble que vous avez pris au tragique l’aventure de votre bienfaiteur, observa le petit vieux d’un ton affable et sans se départir de son calme. – Vous êtes surexcité… peut-être à cause de l’isolement dans lequel vous vivez. Si vous fréquentiez davantage les hommes (et le monde, j’espère, fera bon accueil au remarquable jeune homme que vous êtes), vous calmeriez votre ardeur et verriez que tout cela est beaucoup plus simple… D’ailleurs ces cas sont si rares… mon avis est que les uns proviennent de notre satiété, les autres de… l’ennui…
– Oui, c’est exactement cela, s’écria le prince ; voilà une idée magnifique ! C’est « l’ennui », c’est « notre ennui » qui en est cause ; ce n’est pas la satiété ! Sur ce point vous vous trompez ; loin d’être assouvis, nous sommes assoiffés ! Ou pour mieux dire, nous sommes dévorés d’une soif fiévreuse ! Et… ne croyez pas que ce soit là un phénomène si négligeable qu’il n’y ait qu’à en rire ; excusez-moi, il faut savoir pressentir ! Quand nos compatriotes touchent ou croient avoir touché au rivage, ils éprouvent une telle allégresse qu’ils se portent aussitôt aux extrêmes ; pourquoi cela ? Le cas de Pavlistchev vous étonne ; vous pensez qu’il est devenu fou ou qu’il a succombé par excès de bonté ; or, ce n’est pas cela. Ce n’est pas seulement pour nous, c’est pour l’Europe tout entière que l’emportement de l’âme russe en pareilles circonstances est un sujet d’étonnement. Quand un Russe passe au catholicisme, il ne manque pas de se faire jésuite et se range parmi les membres les plus occultes de l’ordre. S’il devient athée, il n’hésite pas à demander qu’on extirpe par la force, c’est-à-dire aussi par le glaive, la croyance en Dieu ! D’où vient ce subit fanatisme ? Ne le savez-vous pas ? Il vient de ce que le Russe croit avoir trouvé une patrie nouvelle, faute de s’être aperçu qu’il en avait une ici, et de ce que cette découverte le comble de joie. Il a trouvé le rivage, la terre ; il s’y précipite et les couvre de baisers ! Ce n’est pas seulement par vanité, ce n’est pas sous l’empire d’un sentiment de mesquine infatuation que les Russes se font athées ou jésuites ; c’est par angoisse morale, par soif de l’âme, par nostalgie d’un monde plus élevé, d’une terre ferme, d’une patrie qui remplace celle à laquelle ils ont cessé de croire parce qu’ils ne l’ont jamais connue ! Le Russe passe très facilement à l’athéisme, plus facilement que n’importe quel autre peuple du monde. Et nos compatriotes ne deviennent pas simplement athées, ils ont foi dans l’athéisme, comme si c’était une nouvelle religion ; ils ne s’aperçoivent pas que c’est dans le néant qu’ils placent leur foi. Tant nous avons soif de croire ! « Celui qui n’a pas le sol sous ses pieds n’a pas non plus de Dieu. » Cette pensée n’est pas de moi. Elle m’a été exprimée par un marchand qui était vieux-croyant et que j’ai rencontré en voyage. À la vérité il ne s’est pas exprimé ainsi ; il a dit : « Celui qui a renié sa patrie, celui-là a aussi renié son Dieu ! » Songez donc qu’il s’est trouvé en Russie des hommes de haute culture pour entrer dans la secte des khlystes[65]… Au fond je me demande en quoi les khlystes sont pires que les nihilistes, les jésuites, les athées ? Peut-être même leur doctrine est-elle plus profonde Mais voilà à quoi aboutit l’angoisse de l’âme !… Montrez aux compagnons assoiffés et enflammés de Colomb les rives du « Nouveau Monde » ; découvrez à l’homme russe le « Monde » russe ; permettez-lui de trouver cet or, ce trésor que la terre dissimule à ses yeux ! Faites-lui voir la rénovation future de toute humanité et sa résurrection, qui peut-être ne lui viendra que de la pensée russe, du Dieu russe et du Christ russe. Et vous verrez quel géant puissant et juste, sage et doux, se dressera devant le monde stupéfait et terrifié ; car ils n’attendent de nous que le glaive, le glaive et la violence, et, en jugeant d’après eux-mêmes, ils ne peuvent se représenter notre puissance sous d’autres dehors que ceux de la barbarie. Il en a toujours été ainsi jusqu’à présent et ce préjugé ne fera que croître à l’avenir. Et…
Mais à ce moment un événement se produisit qui interrompit le discours de l’orateur de la manière la plus inattendue.
Toute cette tirade enfiévrée, tout ce flux de paroles passionnées et tumultueuses exprimant un chaos de pensées enthousiastes et désordonnées qui s’entre-heurtaient, c’était l’indice d’une disposition mentale particulièrement dangereuse chez le jeune homme, dont l’effervescence s’était déclarée soudain et sans raison apparente. Parmi les personnes présentes, toutes celles qui connaissaient le prince furent surprises (et certaines même honteuses) de sa sortie, si peu en harmonie avec son attitude habituellement réservée voire timide, empreinte en toute autre circonstance d’un tact rare et d’un sentiment instinctif des plus hautes convenances. On n’arrivait pas à comprendre la cause de cette incartade, qui n’était certainement pas la révélation relative à Pavlistchev. Dans le coin des dames on le considérait comme devenu fou, et la princesse Biélokonski avoua par la suite que « si cette scène avait duré un moment de plus elle aurait pris la fuite ». Les « petits vieux » avaient presque perdu contenance dès le premier instant de stupeur. Sans bouger de sa chaise, le général haut fonctionnaire avait pris une mine de mécontentement et de sévérité. Le colonel gardait une impassibilité complète. L’Allemand était devenu pâle, mais continuait à sourire d’un air faux en regardant autour de lui pour voir comment les autres réagiraient. Au reste tout ce « scandale » aurait pu se terminer de la manière la plus simple et la plus naturelle, peut-être même en une minute. Ivan Fiodorovitch, qui avait été frappé de saisissement, mais s’était remis plus vite que les autres, avait déjà fait plusieurs tentatives pour endiguer la faconde du prince ; n’ayant pas réussi, il s’approchait maintenant de lui avec fermeté et décision. Une minute de plus et, si cela était devenu nécessaire, il se serait peut-être résolu à le faire sortir amicalement en prétextant qu’il était malade, ce qui était peut-être vrai et ce dont, en tout cas, il était, lui, Ivan Fiodorovitch, tout à fait convaincu… Mais les choses prirent une autre tournure.
Dès son entrée dans le salon, le prince était allé s’asseoir le plus loin possible du vase chinois à propos duquel Aglaé l’avait tant effrayé. Chose à peine croyable : après ce qu’elle lui avait dit la veille, une conviction insurmontable, un étrange, un invraisemblable pressentiment l’avaient averti qu’il ne pourrait éviter de briser ce vase, quelque effort qu’il fît pour conjurer ce malheur. Or, voilà ce qui arriva. Dans le cours de la soirée d’autres impressions aussi fortes qu’agréables avaient envahi son âme ; nous en avons déjà parlé ; elles lui avaient fait oublier son pressentiment. Quand il avait entendu prononcer le nom de Pavlistchev et qu’Ivan Fiodorovitch l’avait amené vers Ivan Pétrovitch pour le présenter de nouveau à celui-ci, il s’était rapproché de la table et assis dans un fauteuil à côté de l’énorme et magnifique vase de Chine placé sur un piédestal, presque à la hauteur de son coude et un peu en arrière de lui.
Au moment où il prononçait les derniers mots de son discours, il se leva brusquement, fit du bras un geste ample et imprudent, eut un mouvement d’épaules involontaire et… un cri général rententit ! Le vase oscilla, parut d’abord indécis et prêt à tomber sur la tête de l’un des petits vieux ; puis il pencha soudain du côté opposé, où se trouvait l’Allemand, lequel eut tout juste le temps de faire un bond de frayeur, et il s’écroula sur le sol. Au fracas répondirent des exclamations ; de précieux débris jonchaient le tapis ! la frayeur et l’étonnement s’emparèrent de la société. Pour ce qui est du prince, il serait difficile et presque superflu de décrire ses sentiments ! Mais nous ne pouvons nous dispenser de signaler qu’une impression singulière l’envahit juste à ce moment et se différencia aussitôt d’une foule d’autres, pénibles ou terrifiantes : ce qui le saisissait le plus, ce n’était point la honte, ni le scandale, ni la frayeur, ni l’imprévu de l’incident, c’était l’accomplissement de la prophétie ! Il n’aurait pu s’expliquer à lui-même ce que cette constatation avait de si saisissant ; il sentait seulement qu’elle le frappait au cœur et le remplissait d’une épouvante presque mystique. Un instant se passa : il lui sembla que tout s’élargissait autour de lui et que l’épouvante s’évanouissait devant une sensation de lumière, de joie, d’extase ; il en perdit la respiration et… Mais ce phénomène fut de courte durée. Grâce à Dieu, ce n’était pas cela ! Il reprit haleine et regarda autour de lui.
Longtemps il fut comme inconscient du désarroi environnant. Ou plutôt, il comprenait et voyait bien tout ce qui se passait, mais il se sentait comme en dehors de l’événement, tel un personnage invisible de conte de fées, observant dans une pièce où il s’est introduit des gens étrangers mais qui l’intéressent. Il vit ramasser les débris, entendit des conversations rapides et aperçut Aglaé qui le fixait : elle était pâle et avait un air étrange, très étrange, mais sans aucune expression de haine et encore moins de colère ; elle le considérait avec effroi, mais ses yeux étaient pleins de sympathie, tandis qu’elle jetait sur les autres un regard étincelant… ; une délicieuse souffrance envahit subitement son cœur.
Enfin il remarqua avec stupeur que tous les assistants s’étaient rassis et même riaient comme si de rien n’était ! Une autre minute se passa : l’hilarité redoubla ; on s’amusait maintenant de son hébétement, mais avec bonne humeur et sur un ton cordial. Plusieurs personnes lui adressèrent la parole dans les termes les plus affables, surtout Elisabeth Prokofievna, qui riait en parlant et disait quelque chose de très gentil. Tout à coup il sentit Ivan Fiodorovitch lui tapoter amicalement l’épaule. Ivan Pétrovitch riait également. Mais le meilleur, le plus avenant et le plus sympathique fut le petit vieux : il prit le prince par la main et, en la lui pressant doucement et la frappant légèrement avec la paume de son autre main, il l’exhorta à se ressaisir comme il eût fait à l’égard d’un enfant apeuré, ce qui plut extrêmement au prince ; finalement il le fit asseoir tout près de lui. Le prince contemplait le visage du vieillard avec ravissement : il y prenait tant de plaisir qu’il avait peine à retrouver le souffle et n’avait pas la force de prononcer une parole.
– Comment ? balbutia-t-il enfin, – c’est bien vrai que vous me pardonnez ? et… vous aussi, Elisabeth Prokofievna ?
Les rires reprirent de plus belle et le prince en eut les larmes aux yeux ; il ne pouvait croire à un pareil enchantement.
– Certes, ce vase était superbe. Il y avait bien quinze ans que je le connaissais… oui, quinze ans… insinua Ivan Pétrovitch.
– Voilà un beau malheur ! L’homme est voué à disparaître, et on se désolerait pour un pot d’argile ! dit à haute voix Elisabeth Prokofievna. Est-ce que vraiment cela t’a tellement bouleversé, Léon Nicolaïévitch ? ajouta-t-elle avec une expression de crainte ; allons, mon ami, en voilà assez ! en vérité tu me fais peur.
– Et vous me pardonnez tout ? Non seulement le vase, mais tout ? demanda le prince. Il fit mine de se lever ; mais le petit vieux le reprit par la main ; il se refusait à le lâcher.
– C’est très curieux et c’est très sérieux ![66] chuchota-t-il par-dessus la table à Ivan Pétrovitch, assez haut d’ailleurs pour que le prince pût l’entendre.
– Ainsi je n’ai offensé aucun de vous ? Vous ne pouvez vous figurer combien cette pensée me rend heureux. D’ailleurs il n’en pouvait être autrement : est-ce que je pourrais offenser ici qui que ce soit ? Le supposer seulement serait vous faire affront.
– Calmez-vous, mon ami, vous exagérez. Vous n’avez pas même lieu de vous montrer si reconnaissant ; le sentiment est joli, mais il passe la mesure.
– Je ne vous suis pas reconnaissant, seulement… je vous admire, je suis heureux en vous contemplant ; peut-être que je m’exprime sottement, mais il faut que je parle, il faut que je m’explique… ne serait-ce que par égard pour moi-même.
Il était en proie à des mouvements impulsifs qui dénotaient le trouble et la fièvre ; très probablement ses paroles n’exprimaient-elles pas toujours ce qu’il aurait voulu dire. Il avait l’air de demander la permission de parler. Son regard tomba sur la princesse Biélokonski.
– Ne te gêne pas, mon cher, continue, continue, ne t’essouffle pas, observa-t-elle. Ce qui est arrivé tout à l’heure vient de ce que tu t’es essoufflé. Mais parle sans crainte ; ces messieurs en ont vu d’autres et de plus étranges que toi, tu ne les étonneras pas. Dieu sait que tu es difficile à comprendre ; mais tu as brisé ce vase et fait peur à tout le monde.
Le prince l’écoutait en souriant.
– C’est bien vous, demanda-t-il à brûle-pourpoint au petit vieux, qui avez sauvé de la déportation, il y a trois mois, l’étudiant Podkoumov et l’employé Chvabrine ?
Le petit vieux rougit légèrement et marmonna quelque chose pour l’inviter à se calmer.
– De vous j’ai entendu dire, continua-t-il en s’adressant à Ivan Pétrovitch, que, dans la province de N., vous avez accordé gratuitement du bois de construction à des paysans habitant sur vos terres et éprouvés par un incendie, bien qu’après leur émancipation ils eussent agi avec vous d’une façon désobligeante.
– Oh ! c’est de l’exagération ! murmura Ivan Pétrovitch, d’ailleurs avec un air agréablement flatté ; cette fois il avait raison de parler d’exagération, car il ne s’agissait que d’un faux bruit qui était parvenu aux oreilles du prince.
– Et vous, princesse, reprit le prince en se tournant incontinent vers la princesse Biélokonski avec un sourire radieux, ne m’avez-vous pas accueilli il y a six mois à Moscou et traité comme votre fils sur une lettre de recommandation d’Elisabeth Prokofievna ? Comme à votre fils aussi vous m’avez alors donné un conseil que je n’oublierai jamais. Vous souvenez-vous ?
– Quelle mouche te pique ? proféra la princesse Biélokonski avec dépit. Tu es un bon garçon mais ridicule ; quand on te donne deux sous tu remercies comme si on t’avait sauvé la vie. Tu crois que c’est bien ? en réalité c’est déplaisant.
Elle était sur le point de se fâcher pour tout de bon, mais se mit brusquement à rire, et cette fois avec une expression de bienveillance. Le visage d’Elisabeth Prokofievna se rasséréna également et Ivan Fiodorovitch devint rayonnant.
– Je disais bien que Léon Nicolaïévitch était un homme si… un homme que… bref à la condition de ne pas s’étouffer en parlant, comme l’a fait observer la princesse…, balbutia le général sur un ton de joyeuse satisfaction, en répétant les paroles de la princesse Biélokonski, qui l’avaient frappé.
Seule Aglaé paraissait triste ; cependant elle avait toujours le rouge au visage, peut-être par l’effet de l’indignation.
– Il est réellement très gentil, répéta le petit vieux à Ivan Pétrovitch.
Le prince était dans un état d’agitation croissante. Avec un débit de plus en plus précipité, anormal, exalté, il reprit :
– Je suis entré ici le cœur tourmenté, je… j’avais peur de vous et j’avais peur de moi. J’avais surtout peur de moi. À mon retour à Pétersbourg je m’étais promis de voir à tout prix nos hommes de premier plan, ceux qui appartiennent aux familles de vieille souche dont je suis moi-même, étant des premiers par la naissance. Car je suis maintenant avec des princes comme moi, n’est-ce pas ? Je voulais faire votre connaissance, c’était nécessaire, tout à fait nécessaire !… J’avais toujours entendu dire beaucoup de mal de vous, plus de mal que de bien ; on m’avait parlé de votre étroitesse d’esprit, de l’exclusivisme de vos intérêts, de votre mentalité rétrograde, de votre peu d’instruction, de vos habitudes ridicules ; oh ! on écrit et on dit tant de choses à votre sujet ! Aussi étais-je plein de curiosité et de trouble en venant ici aujourd’hui. Il me fallait voir par moi-même et me faire une conviction personnelle sur cette question : est-il vrai que la couche supérieure de la société russe ne vaut plus rien ; qu’elle a fait son temps, que sa vitalité d’antan est tarie et qu’elle n’est plus capable de mourir, tout en s’entêtant encore à lutter par mesquine jalousie contre les hommes… d’avenir et à leur barrer le passage, sans se rendre compte qu’elle est elle-même moribonde ? Précédemment déjà, je donnais assez peu de crédit à cette façon de voir, car nous n’avons jamais eu de véritable aristocratie, hormis une caste de courtisans qui se distinguait par son uniforme ou… par le hasard ; mais maintenant cette noblesse a complètement disparu, n’est-il pas vrai ?
– Allons donc ! ce n’est pas du tout cela, fit Ivan Pétrovitch en ricanant malignement.
– Bon, le voilà reparti ! murmura la princesse Biélokonski perdant patience.
– Laissez-le dire ![67] il est tout tremblant, dit à mi-voix le petit vieux.
Le prince était décidément hors de lui.
– Et qu’ai-je vu ici ? J’ai vu des gens pleins de délicatesse, de franchise et d’intelligence. J’ai vu un vieillard témoigner une affectueuse attention à un gamin comme moi et l’écouter jusqu’au bout. Je vois des gens capables de comprendre et de pardonner ; ce sont bien des Russes et des hommes bons, presque aussi bons et aussi cordiaux que ceux que j’ai rencontrés là-bas ; ils ne valent en tout cas guère moins. Jugez de mon agréable surprise ! Oh ! permettez-moi de l’exprimer ! J’avais souvent entendu dire et j’ai même souvent cru que, dans le monde, tout se réduisait à de belles manières, à un formalisme désuet, mais que la sève était desséchée. Or, je constate maintenant par moi-même que tel ne peut être le cas chez nous. Il peut en être ainsi ailleurs, mais pas chez nous. Peut-on croire que vous soyez maintenant tous des jésuites et des imposteurs ? J’ai entendu tout à l’heure le récit du prince N. : n’est-ce pas à un humour plein de sincérité et de spontanéité ? n’est-ce pas là de la véritable bonhomie ? Est-ce que de pareilles paroles peuvent sortir de la bouche d’un homme… mort, d’un homme dont le cœur et le talent serait desséchés ? Est-ce que des morts auraient pu m’accueillir comme vous m’avez accueilli ? Est-ce qu’il n’y a pas là un élément… pour l’avenir, un élément qui justifie les espérances ? Est-ce que des gens pareils peuvent ne pas comprendre et rester en arrière ?
– Je vous en prie encore une fois, calmez-vous, mon cher ami ; nous parlerons de tout cela un autre jour et c’est avec plaisir que je… dit le « dignitaire » avec un sourire légèrement moqueur.
Ivan Pétrovitch toussota et se retourna dans son fauteuil ; Ivan Fiodorovitch recommença à s’agiter ; son supérieur, le général, occupé à causer avec l’épouse du dignitaire, cessa de prêter la moindre attention au prince ; mais la dame écoutait celui-ci d’une oreille et portait fréquemment les yeux sur lui.
– Eh bien ! non ! il vaut mieux que je parle ! continua le prince dans un nouvel élan de fièvre, en s’adressant au petit vieux sur un ton de confiance, voire de confidence. – Aglaé Ivanovna m’a défendu hier de parler et m’a même indiqué les sujets à ne pas aborder ; elle sait que je suis ridicule quand je me mets à les traiter. Je suis dans ma vingt-septième année et je me rends compte cependant que je me conduis comme un enfant. Je n’ai pas le droit d’exprimer ma pensée ; il y a longtemps que je l’ai dit ; ce n’est qu’à Moscou, avec Rogojine, que j’ai pu parler à cœur ouvert… Nous avons lu Pouchkine ensemble, nous l’avons lu tout entier ; il ne le connaissait pas, même de nom… Je crains toujours que mon air ridicule ne compromette ma pensée et ne discrédite l’idée principale. Je n’ai pas le geste heureux. Les gestes que je fais sont toujours à contretemps, ce qui provoque les rires et avilit l’idée. Il me manque aussi le sentiment de la mesure, et ceci est grave, c’est même le plus grave… Je sais que le mieux que je puisse faire, c’est de rester coi et de me taire. Quand je me tiens tranquille et garde le silence, je parais même très raisonnable et j’ai, en outre, le loisir de réfléchir. Mais maintenant mieux vaut que je parle. Vous me regardez avec tant de bienveillance que je m’y suis décidé ; il y a tant de charme dans vos traits. Hier j’ai donné ma parole à Aglaé Ivanovna que je me tairais pendant toute la soirée.
– Vraiment ? fit le petit vieux en souriant.
– Mais il y a des moments où je me dis que j’ai tort de raisonner ainsi : la sincérité ne vaut-elle pas un geste ? N’est-ce pas ?
– Quelquefois.
– Je veux tout vous expliquer, tout, tout, tout ! Oh ! oui ! Vous me prenez pour un utopiste ? un idéologue ? Oh ! non : je vous jure que mes pensées sont toutes si simples… Vous ne me croyez pas ? Vous souriez ? Écoutez… je suis parfois lâche parce que je perds la foi en moi ; tout à l’heure, en venant ici, je pensais : « Comment leur adresserai-je la parole ? En quels termes engagerai-je la conversation pour qu’ils me comprennent tant soit peu ? » J’éprouvais une vive appréhension, mais c’est vous qui étiez surtout l’objet de ma terreur. Et cependant quelle raison avais-je de craindre ? Ma peur n’était-elle pas honteuse ? Qu’importe que pour un seul homme de progrès il y ait une telle foule de rétrogrades et de méchants ? Ma joie provient de ce que je suis maintenant convaincu qu’au fond cette foule n’existe pas et qu’il n’y a que des éléments pleins de vie. L’idée d’être ridicules ne doit d’ailleurs point nous troubler, n’est-ce pas ? Certes nous le sommes ; nous sommes frivoles, nous avons de fâcheuses habitudes, nous nous ennuyons, nous ne savons ni voir ni comprendra ; nous sommes tous ainsi, tous, vous, moi, et eux aussi ! Tenez, vous ne vous froissez pas de m’entendre vous dire en face que vous êtes ridicules ? S’il en est ainsi, ne peut-on pas voir en vous des artisans de progrès ? Je vous dirai même qu’il est parfois bon et même meilleur d’être ridicule : on est plus enclin au pardon mutuel et à l’humilité ; il ne nous est pas donné de tout comprendre d’emblée et la perfection ne s’atteint pas d’un coup ! Pour arriver à la perfection il faut commencer par ne pas comprendre beaucoup de choses. Celui qui saisit trop vite saisit sans doute mal. Je vous le dis, à vous qui avez déjà su comprendre tant de choses… sans les comprendre. Je n’éprouve maintenant plus de crainte à votre endroit ; vous écoutez sans colère un gamin comme moi vous parler sur ce ton, n’est-ce pas ? Certes oui ! Oh ! vous saurez oublier, vous saurez pardonner à ceux qui vous ont offensés et aussi à ceux qui ne vous ont pas offensés, car il est plus difficile de pardonner à ceux qui ne vous ont pas offensés, justement parce qu’ils n’ont aucun tort et que, par conséquent, votre ressentiment est dénué de fondement. Voilà ce que j’attendais de gens de la haute société, voilà ce que j’avais hâte de vous dire en arrivant ici, sans savoir en quels termes je le ferais… Vous riez, Ivan Pétrovitch ? Vous pensez que je suis un démocrate, un apologiste de l’égalité, que je suis ici leur avocat et que c’est pour eux que j’ai craint ? ajouta-t-il avec un rire convulsif (il avait à chaque instant un petit rire saccadé et extatique). – Non, c’est pour vous que je crains, pour vous tous et pour nous tous à la fois. Je suis moi-même un prince d’ancienne lignée au milieu d’autres princes. Je parle pour notre salut commun, afin que notre caste ne disparaisse pas sans aucun profit dans les ténèbres, pour n’avoir rien prévu, n’avoir fait que se quereller et avoir tout perdu. Pourquoi disparaître et céder la place aux autres, alors que nous pouvons garder nos positions à l’avant-garde et à la tête de la société ? Soyons des hommes de progrès et nous resterons les premiers. Devenons des serviteurs pour être des supérieurs.
Il eut une brusque velléité de se lever de son fauteuil, mais le petit vieux le retenait toujours et fixait sur lui des yeux où l’inquiétude croissait.
– Écoutez ! Je sais que parler ne signifie rien ; mieux vaut prêcher d’exemple et se mettre simplement à l’œuvre… J’ai déjà commencé… et… et est-ce que réellement on peut être malheureux ? Oh ! qu’importent mon affliction et mon malheur si je me sens la force d’être heureux ? Je ne comprends pas, sachez-le, qu’on puisse passer à côté d’un arbre sans éprouver à sa vue un sentiment de bonheur, ou parler à un homme sans être heureux de l’aimer. Oh ! les paroles me manquent pour exprimer cela… mais combien de belles choses nous voyons à chaque pas, dont l’homme le plus dégradé ressent lui-même la beauté ? Regardez l’enfant, regardez l’aurore du Créateur, regardez l’herbe qui pousse, regardez les yeux qui vous contemplent et qui vous aiment…
Au cours de cette tirade et, tout en parlant, le prince s’était levé. Le petit vieux le suivait déjà des yeux avec frayeur. Elisabeth Prokofievna agita les bras et s’écria : « Ah ! mon Dieu ! » Elle avait deviné avant tout le monde ce qui se passait. Aglaé se précipita vers le prince et arriva juste à temps pour le recevoir dans ses bras ; terrifiée, les traits bouleversés de chagrin, la jeune fille entendit le hurlement sauvage de l’« esprit qui avait fait chanceler et terrassé » le malheureux. Celui-ci gisait maintenant sur le tapis et quelqu’un lui avait à la hâte glissé un coussin sous la tête.
Personne ne s’était attendu à ce dénouement. Au bout d’un quart d’heure, le prince N., Eugène Pavlovitch et le petit vieux tentèrent de ranimer la soirée, mais une demi-heure plus tard tous les invités se séparèrent, non sans exprimer force paroles de condoléances et de regret entremêlées de commentaires sur l’incident. Ivan Pétrovitch émit, entre autres, l’avis que « ce jeune homme était un slavophile[68] ou quelque chose d’approchant, mais que son cas n’était pas dangereux ». Le petit vieux ne souffla mot. Il est vrai que, chez tous, le lendemain et le surlendemain, ces dispositions firent place à un mouvement d’humeur. Ivan Pétrovitch se sentit même offensé, quoique peu gravement. Le supérieur d’Ivan Fiodorovitch témoigna pendant quelque temps à celui-ci une certaine froideur. Le haut dignitaire, « protecteur » des Epantchine, fit aussi, de son côté, quelques réflexions sentencieuses à l’adresse du chef de famille, en ajoutant toutefois en termes flatteurs qu’il s’intéressait énormément au sort d’Aglaé. C’était un homme qui, en fait, ne manquait pas de bonté ; mais l’un des motifs de la curiosité qu’il avait témoignée ce soir-là au prince était l’histoire des rapports antérieurs de ce dernier avec Nastasie Philippovna ; le peu qu’il en avait entendu raconter l’avait vivement intrigué et il aurait voulu poser des questions à ce sujet.
Après la soirée, au moment de partir, la princesse Biélokonski dit à Elisabeth Prokofievna :
– Que te dirais-je ? Il est bien et il est mal ; si tu veux mon avis, il est plutôt mal. Tu vois toi-même quel genre d’homme c’est : un malade !
Elisabeth Prokofievna décida en son for intérieur que le prince était un fiancé « impossible » et, durant la nuit, elle se jura « qu’elle vivante, jamais il n’épouserait Aglaé ». Elle se leva le matin dans la même disposition. Mais un peu après midi, à l’heure du déjeuner, elle tomba dans une singulière contradiction avec elle-même.
À une question d’ailleurs fort discrète de ses sœurs, Aglaé riposta sur un ton froid mais arrogant :
– Je ne lui ai jamais engagé ma parole, je ne l’ai jamais regardé comme mon fiancé. Il m’est aussi indifférent que le premier venu.
Elisabeth Prokofievna prit aussitôt la mouche.
– Je ne m’attendais pas à ce langage de ta part, fit-elle sur un ton chagriné. Que ce soit un parti impossible, je le sais du reste, et Dieu soit loué que l’affaire se soit terminée de la sorte ! Mais je n’aurais pas cru que tu t’exprimerais ainsi ! Je m’étais fait de toi une tout autre idée. Moi, j’aurais mis à la porte tous les convives d’hier pour ne garder que lui. Voilà l’opinion que j’ai de lui !…
Elle s’arrêta court, effrayée de ce qu’elle venait de dire. Ah ! si elle avait pu savoir à quel point elle était en ce moment injuste envers sa fille ! Tout était déjà décidé dans l’esprit d’Aglaé : celle-ci aussi attendait son heure, l’heure décisive pour elle, et toute allusion, toute approche imprudente lui faisait au cœur une profonde blessure.
Pour le prince aussi, cette matinée débuta sous l’influence de pénibles pressentiments. On aurait pu les expliquer par son état morbide, mais il entrait dans sa tristesse quelque chose de si mal défini que c’était là la cause principale de sa souffrance. Sans doute il était en face de faits concrets d’une précision douloureuse et navrante, mais sa tristesse allait au delà de tout ce qu’il évoquait ou imaginait ; il comprenait qu’il n’arriverait pas tout seul à calmer son angoisse. Peu à peu s’enracina en lui l’attente d’un événement extraordinaire et décisif qui surviendrait pour lui ce jour-là. L’attaque qu’il avait eue la veille avait été plutôt bénigne ; il ne lui en restait pas d’autres troubles qu’une disposition à l’hypocondrie, une pesanteur dans la tête et des douleurs dans les membres. Son cerveau était relativement lucide bien que son âme fût endolorie. Il se leva assez tard, et aussitôt le souvenir de la soirée précédente lui revint avec netteté ; il reprit même plus ou moins conscience qu’on l’avait ramené à son domicile une demi-heure après son attaque.
Il apprit que les Epantchine avaient déjà fait demander des nouvelles de sa santé. À onze heures et demie on revint en prendre pour la seconde fois ; cela lui fit plaisir. Véra Lébédev fut l’une des premières personnes à lui rendre visite et à lui offrir ses services. Dès qu’elle le vit, elle fondit brusquement en larmes ; mais, quand le prince l’eut tranquillisée, elle se mit à rire. Il fut saisi de la vive compassion que la jeune fille lui témoignait ; il lui prit la main et la baisa, ce qui la fit rougir.
– Ah ! que faites-vous ! que faites-vous ! s’écria-t-elle avec effroi en retirant rapidement sa main.
Elle ne tarda pas à quitter la pièce en proie à un trouble singulier, non sans avoir eu le temps de raconter que son père avait couru de grand matin chez le « défunt » (comme il appelait le général), afin de s’informer s’il n’était pas mort dans la nuit. Elle avait ajouté que, de l’opinion commune, le malade n’en avait plus pour longtemps.
Avant midi Lébédev lui-même, rentrant chez lui, se présenta chez le prince, mais seulement « pour une minute et afin de prendre des nouvelles de sa précieuse santé », etc. ; en outre, il voulait faire une visite à la « petite armoire ». Il n’arrêtait pas de gémir et de pousser des exclamations, si bien que le prince ne fut pas long à le congédier, ce qui ne l’empêcha pas de hasarder des questions au sujet de l’accès de la veille, bien qu’il fût évident qu’il connaissait déjà l’affaire en détail.
Après lui accourut Kolia, qui ne venait aussi que pour une minute ; mais, lui, était réellement pressé ; il était en proie à une véhémente et sombre inquiétude. Il commença par demander carrément au prince, et avec insistance, de lui expliquer tout ce qu’on lui cachait et il ajouta qu’on lui avait déjà presque tout appris la veille. Son émotion était intense et profonde.
Le prince le mit au courant de la vérité avec toute la sympathie dont il était capable ; il exposa les faits avec une complète exactitude ; ce fut un coup de foudre pour le pauvre garçon qui ne trouva pas un mot à dire et se prit à pleurer silencieusement. Le prince sentit que c’était là une de ces impressions qui restent à tout jamais et marquent dans la vie d’un adolescent une solution de continuité. Il s’empressa de lui faire part de la façon dont il envisageait l’événement en ajoutant qu’à son avis, la mort du vieillard provenait peut-être surtout de l’épouvante que la mauvaise action commise avait laissée dans son cœur ; c’était une réaction dont tout le monde n’aurait pas été capable. Les yeux de Kolia étincelaient quand le prince eut fini de parler :
– Quels vauriens que Gania, Barbe et Ptitsine ! Je ne me querellerai pas avec eux, mais à partir de maintenant chacun de nous suivra sa voie ! Ah ! prince, j’ai éprouvé depuis hier bien des sentiments nouveaux ; c’est une leçon pour moi ! Je considère maintenant que je dois subvenir à l’existence de ma mère ; bien qu’elle soit chez Barbe à l’abri du besoin, ce n’est pas cela…
Il se rappela qu’on l’attendait et se leva précipitamment ; puis, s’étant enquis en hâte de la santé du prince et ayant reçu la réponse, il ajouta avec vivacité :
– N’y a-t-il pas encore autre chose ? J’ai entendu dire qu’hier… (d’ailleurs cela n’est pas mon affaire), mais si vous avez jamais besoin, pour quoi que ce soit, d’un serviteur fidèle, vous l’avez devant vous. Il me semble que ni l’un ni l’autre ne sommes heureux, n’est-ce pas ? Mais… je ne vous interroge pas, je ne vous interroge pas…
Quand il fut parti, le prince se plongea plus profondément encore dans ses réflexions. Tous lui prophétisaient le malheur, tous avaient déjà tiré leurs conclusions, tous avaient l’air de savoir une chose que lui ignorait. Lébédev posait des questions insidieuses, Kolia faisait des allusions directes, Véra pleurait. Il finit par esquisser un geste de dépit. « Maudite, maladive défiance ! » se dit-il.
Son visage se rasséréna vers les deux heures quand il vit les dames Epantchine venir lui rendre visite « pour une petite minute ». C’était bien en effet une visite d’une minute qui les amenait. Elisabeth Prokofievna avait déclaré aussitôt après le déjeuner que l’on irait tous ensemble faire une promenade. Elle avait dit cela d’un ton de commandement, coupant, sec et sans explication. Tout le monde sortit, c’est-à-dire la maman, les demoiselles et le prince Stch… Elisabeth Prokofievna s’engagea tout droit dans une direction opposée à celle que l’on prenait chaque jour. Tous comprirent ce dont il s’agissait, mais gardèrent le silence par crainte d’irriter la maman, qui marchait en tête sans se retourner, comme pour esquiver les reproches ou les objections. À la fin Adélaïde lui fit remarquer qu’il n’était pas nécessaire de courir si vite pour se promener et qu’on n’arriverait pas à la suivre.
– À propos, dit soudain Elisabeth Prokofievna en faisant volte-face, nous passons maintenant à proximité de chez lui. Quoi qu’en puisse penser Aglaé et quoi qu’il advienne par la suite, ce n’est pas un étranger pour nous ; encore moins maintenant qu’il est malheureux et malade. Pour ce qui est de moi du moins, je vais lui faire une visite. Me suive qui voudra ; libre à chacun de continuer sa promenade.
Naturellement tout le monde entra. Le prince, comme il convenait, s’empressa de s’excuser encore une fois pour le vase qu’il avait brisé la veille et… pour le scandale.
– Allons, ce n’est rien ! répondit Elisabeth Prokofievna ; ce n’est pas le vase qui me fait de la peine, c’est toi. Ainsi tu reconnais maintenant toi-même qu’il y a eu scandale : c’est toujours le lendemain matin que l’on s’en rend compte… mais cela non plus ne tire pas à conséquence, car chacun voit à présent que tu n’es pas responsable. Enfin au revoir ! Si tu en as la force, fais une promenade et ensuite un nouveau somme, c’est le conseil que je te donne. Si la fantaisie t’en prend, viens chez nous comme par le passé ; sois convaincu une fois pour toutes que, quoi qu’il advienne et quoi qu’il en résulte, tu resteras quand même l’ami de notre maison, ou du moins le mien. Je puis au moins répondre de moi…
En l’entendant protester ainsi de ses sentiments, tous s’empressèrent d’y faire écho. Ils se retirèrent. Mais dans leur hâte naïve à dire quelque chose d’aimable et de réconfortant ils avaient eu une cruauté dont Elisabeth Prokofievna ne s’était pas même avisée. L’invitation à revenir comme « par le passé » et la restriction « ou du moins le mien » sonnaient de nouveau comme un avertissement. Le prince se remémora l’attitude d’Aglaé ; sans doute elle lui avait adressé en entrant et en sortant un sourire charmant, mais elle n’avait pas proféré une parole, même lorsque tous les autres avaient protesté de leur amitié ; toutefois elle avait à deux reprises fixé son regard sur lui. Son visage était plus pâle qu’à l’ordinaire, comme après une mauvaise nuit. Le prince résolut d’aller sans faute les voir le soir même « comme par le passé » et il consulta fiévreusement sa montre.
Trois minutes après le départ des Epantchine Véra entra.
– Léon Nicolaïévitch, je viens de recevoir d’Aglaé Ivanovna une commission confidentielle pour vous.
Le prince fut si ému qu’il se mit à trembler.
– Un billet ?
– Non, une commission de vive voix ; elle a tout juste eu le temps de m’en faire part. Elle vous prie instamment de ne pas vous absenter de toute la journée, ne serait-ce qu’une minute, jusqu’à sept heures ou même neuf heures du soir, je ne l’ai pas bien entendue préciser ce point.
– Mais… pourquoi cela ? Qu’est-ce que cela signifie ?
– Je n’en sais rien ; seulement elle m’a chargé impérieusement de vous faire cette commission.
– Elle a employé ce terme : « impérieusement » ?
– Non, elle ne s’est pas exprimée avec autant de netteté ; elle a eu à peine le temps de me parler en se retournant ; heureusement que je me suis rapprochée d’elle. Mais à sa physionomie on voyait qu’il s’agissait d’un ordre, impérieux ou non. Elle m’a regardé d’une façon telle que le cœur m’en a défailli…
Le prince posa encore une ou deux questions, mais n’en apprit pas davantage ; par contre son inquiétude s’accrut. Resté seul il s’allongea sur le divan et retomba dans ses conjectures : « Il y aura peut-être quelqu’un chez eux avant neuf heures et elle a encore peur que je ne me livre à quelque excentricité en présence des visiteurs », se dit-il enfin et il se remit à attendre le soir avec impatience en regardant sa montre.
Mais l’explication de l’énigme lui fut donnée bien avant le soir, sous la forme d’une nouvelle visite et même d’une seconde et non moins angoissante énigme : juste une demi-heure après le départ des Epantchine, Hippolyte se présenta à lui ; il était si las et si exténué qu’il entra sans dire un mot, tomba littéralement dans un fauteuil comme privé de connaissance et fut secoué d’une intolérable quinte de toux accompagnée de crachements de sang. Ses yeux étincelaient et des taches rouges apparaissaient sur ses joues. Le prince lui murmura quelques mots auxquels il ne répondit pas, se bornant pendant un temps assez long encore à faire un geste de la main pour qu’on ne le troublât point. Enfin il se remit.
– Je m’en vais ! proféra-t-il avec effort et d’une voix rauque.
– Voulez-vous que je vous accompagne ?… dit le prince en se levant ; mais il s’arrêta et se rappela qu’on venait de lui interdire de sortir.
Hippolyte se prit à rire.
– Ce n’est pas de chez vous que je m’en vais, continua-t-il de la même voix râlante et essoufflée. Tout au contraire, j’ai jugé nécessaire de venir vous entretenir d’une affaire… sans quoi je ne vous aurais pas dérangé. C’est là-bas que je m’en vais, et cette fois pour de bon, je crois. Kapout ! Je ne dis pas cela pour solliciter la commisération, je vous l’assure… je me suis même mis au lit ce matin à dix heures dans, l’idée de ne plus me lever jusqu’à ce moment-là. Mais je me suis ravisé et me suis relevé encore une fois pour venir chez vous… c’est dire qu’il le fallait.
– Vous faites peine à voir, vous auriez dû m’appeler, plutôt que de vous donner ce mal.
– Bon : voilà qui est suffisant. Vous m’avez plaint, donc vous avez satisfait aux exigences de la politesse mondaine… Ah ! j’oubliais : comment allez-vous ?
– Je suis bien. Hier je ne l’étais pas… tout à fait.
– Je sais, on me l’a dit. Le vase de Chine s’en est ressenti. Dommage que je n’aie pas été là ! Mais j’arrive au fait. D’abord j’ai eu aujourd’hui le plaisir de voir Gabriel Ardalionovitch venir à un rendez-vous avec Aglaé Ivanovna près du banc vert. J’ai admiré à quel point un homme peut avoir l’air sot. Je l’ai fait remarquer à Aglaé Ivanovna elle-même après le départ de Gabriel Ardalionovitch… Vous, je crois que rien ne vous étonne, prince, ajouta-t-il en regardant d’un air sceptique le placide visage de son interlocuteur ; on dit que ne s’étonner de rien est la marque d’un grand esprit : à mon avis on pourrait tout aussi bien y voir l’indice d’une profonde bêtise… Du reste ce n’est pas à vous que je pense en disant cela, excusez-moi… Je suis très malheureux aujourd’hui dans le choix de mes expressions.
– Je savais depuis hier que Gabriel Ardalionovitch… commença le prince qui s’arrêta court, visiblement troublé, bien qu’Hippolyte fût outré de son peu d’émoi.
– Vous le saviez ? Voilà une nouvelle ! D’ailleurs ne vous donnez pas la peine de me raconter… Et vous n’avez pas assisté aujourd’hui à l’entrevue ? ?
– Vous avez dû le constater, puisque vous-même y étiez.
– Vous auriez pu être dissimulé derrière un buisson. Au reste je suis content, pour vous naturellement, car je vous croyais déjà supplanté par Gabriel Ardalionovitch !
– Je vous prie de ne pas me parler de cela, Hippolyte, surtout sur ce ton-là.
– D’autant que vous savez déjà tout.
– Vous vous trompez. On ne m’a presque rien appris et Aglaé Ivanovna sait à coup sûr que je ne suis au courant de rien. J’ignorais même tout de ce rendez-vous… Vous dites qu’il y a eu un rendez-vous ? Eh bien ! c’est bon, laissons cela…
– Mais comment vous comprendre ? Vous dites tantôt que vous saviez, tantôt que vous ne saviez pas. Vous ajoutez : « C’est bon, laissons cela. » Ah ! mais non, ne soyez pas si confiant ! Surtout si vous ne savez rien. Et c’est justement parce que vous ne savez rien que vous êtes confiant. Or connaissez-vous les calculs de ces deux personnages, le frère et la sœur ? Peut-être vous en doutez-vous ?… C’est bien, c’est bien, n’en parlons plus, ajouta-t-il en surprenant un geste d’impatience du prince. – Je suis venu ici pour une affaire personnelle sur laquelle je veux… m’expliquer. Le diable m’emporte, on ne peut même pas mourir sans s’expliquer ! c’est effrayant ce que j’ai d’explications à donner ! Voulez-vous m’écouter ?
– Parlez, je vous écoute.
– Néanmoins je change encore d’idée : je commencerai tout de même par ce qui concerne Gania. Imaginez-vous cela ? on m’avait donné aujourd’hui à moi aussi rendez-vous au banc vert ! Je ne veux d’ailleurs pas mentir : c’est moi qui avais insisté pour obtenir ce rendez-vous en promettant de révéler un secret. Je ne sais pas si je suis arrivé trop tôt (je crois en effet que j’ai devancé l’heure), mais je venais à peine de prendre place à côté d’Aglaé Ivanovna que j’ai vu apparaître Gabriel Ardalionovitch et Barbe Ardalionovna, bras dessus bras dessous comme à la promenade. Ils ont eu l’air d’être stupéfaits et même confondus de me voir là, car ils ne s’y attendaient pas. Aglaé Ivanovna a rougi, et croyez-en ce que vous voudrez, elle a même un peu perdu contenance, soit à cause de ma présence, soit simplement en voyant Gabriel Ardalionovitch qui était vraiment trop beau. Enfin le fait est qu’elle est devenue toute rouge et qu’elle a dénoué la situation en un clin d’œil de la manière la plus comique. Elle s’est levée à demi, elle a répondu au salut de Gabriel Ardalionovitch et au sourire obséquieux de Barbe Ardalionovna, puis leur a dit sur un ton brusque et décidé : « J’ai seulement voulu vous exprimer en personne la satisfaction que m’inspirent la sincérité et la cordialité de vos sentiments ; croyez bien que, le jour où j’aurai besoin d’y faire appel, je ne manquerai pas… » Là-dessus elle les a congédiés d’un signe de tête et ils s’en sont allés, déconfits ou triomphants, je ne saurais le dire. Pour ce qui est de Gania, aucun doute qu’il ait fait sotte contenance : il n’a rien compris et est devenu rouge comme une écrevisse (sa physionomie peut parfois prendre une expression étonnante !). Mais Barbe Ardalionovna a compris, je crois, qu’il fallait filer au plus vite et qu’on n’en pouvait demander davantage à Aglaé ; elle a entraîné son frère. Elle est plus sensée que lui et je suis convaincu que maintenant elle triomphe. Quant à moi, j’étais venu pour m’entendre avec Aglaé Ivanovna au sujet de l’entrevue projetée avec Nastasie Philippovna.
– Avec Nastasie Philippovna ! s’écria le prince.
– Eh ! eh ! il me semble que vous perdez votre flegme et que vous commencez à vous étonner ? Je suis ravi de voir que vous voulez ressembler à un homme. En retour je vais vous divertir. Voyez ce que l’on gagne à se montrer serviable envers les jeunes demoiselles d’âme noble : aujourd’hui j’ai reçu d’elle un soufflet.
– Au moral, s’entend ? demanda involontairement le prince.
– Oui, pas au physique. Je crois qu’il n’y aurait pas de main pour se lever contre un homme dans mon état ; même une femme, même Gania ne me frapperait pas ! Cependant hier, il y a eu un moment où j’ai bien cru qu’il allait se jeter sur moi… Je parie que je devine votre pensée en ce moment ? Vous vous dites : « Soit, il ne faut pas le battre ; en revanche on pourrait bien, on devrait même bien l’étouffer pendant son sommeil avec un oreiller ou un linge mouillé… » Je lis en ce moment cette pensée sur votre visage.
– Jamais je n’ai eu une pareille idée ! protesta le prince avec dégoût.
– Je ne sais… cette nuit j’ai rêvé qu’un individu m’étouffait avec un linge mouillé… Allons, je vous dirai qui c’était : figurez-vous que c’était Rogojine ! Qu’en pensez-vous ? Peut-on étouffer un homme à l’aide d’un linge mouillé ?
– Je l’ignore…
– J’ai entendu dire que la chose était possible. C’est bien, n’en parlons plus. Maintenant, voyons : pourquoi suis-je un cancanier ? Pourquoi m’a-t-elle aujourd’hui traité de cancanier ? Et remarquez qu’elle ne l’a fait qu’après m’avoir écouté jusqu’au dernier mot et m’avoir même questionné… Voilà bien les femmes ! C’est pour elle que je suis entré en relations avec Rogojine, personnage d’ailleurs intéressant ; pour elle que j’ai arrangé une rencontre avec Nastasie Philippovna. Peut-être l’ai-je froissée dans son amour-propre quand j’ai laissé entendre qu’elle voulait profiter des « restes » de Nastasie Philippovna ? Je ne le nie pas ; je lui ai toujours répété cela, mais je l’ai fait dans son intérêt ; je lui ai écrit deux lettres sur ce ton et je me suis exprimé de même aujourd’hui lors de notre entrevue… Tout dernièrement encore j’ai pris sur moi de lui dire que c’était mortifiant pour elle… Au surplus, ce mot « restes » n’est pas de mon cru ; je l’ai emprunté à d’autres ; du moins tout le monde l’employait chez Gania, elle-même l’a confirmé. Alors de quel droit me traite-t-elle de cancanier ? Je vois, je vois : vous avez en ce moment une furieuse envie de rire à mes dépens et je parie que vous m’appliquez ces vers stupides :
Peut-être qu’à mon triste déclin
L’amour brillera d’un sourire d’adieu.
Ha ! ha ! ha ! s’écria-t-il soudain dans un accès de rire convulsif suivi d’une quinte de toux. – Remarquez, ajouta-t-il d’une voix râlante, comme ce Gania est inconséquent : il parle de « restes » et lui-même, n’est-ce pas de « restes » qu’il cherche à profiter ?
Le prince resta longtemps silencieux. Il était atterré.
– Vous avez parlé d’une entrevue avec Nastasie Philippovna ? balbutia-t-il enfin.
– Allons, se peut-il que vous ignoriez vraiment qu’il y aura aujourd’hui une entrevue entre Aglaé Ivanovna et Nastasie Philippovna ? Grâce à mes démarches, cette dernière a été invitée par l’entremise de Rogojine et sur l’initiative d’Aglaé Ivanovna à venir exprès de Pétersbourg ; elle se trouve en ce moment tout près de chez vous, en compagnie de Rogojine, dans la maison qu’elle habitait précédemment chez la même dame, Daria Aléxéïevna… une amie à elle, de réputation fort douteuse ; c’est là, dans cette maison équivoque, qu’Aglaé Ivanovna se rendra aujourd’hui pour avoir un entretien amical avec Nastasie Philippovna et résoudre divers problèmes. Elles veulent parler arithmétique. Vous ne le saviez pas ? Parole d’honneur ?
– C’est invraisemblable !
– Tant mieux si c’est invraisemblable. Mais d’où le savez-vous ? Cependant, dans un trou comme celui où nous vivons, une mouche ne peut voler sans que tout le monde en soit informé. Enfin je vous ai prévenu et vous pouvez m’en être reconnaissant. Allons, au revoir ! dans l’autre monde probablement. Encore un mot : si j’ai agi bassement à votre égard, c’est que… je n’ai pas de raison de vous sacrifier mes intérêts. De grâce, convenez-en : pourquoi prendrais-je les vôtres ? C’est à elle que j’ai dédié ma « confession » (vous ne le saviez pas ?) Et avec quel empressement elle a accepté mon hommage ! Hé ! hé ! Mais vis-à-vis d’elle, j’ai agi sans bassesse ; je n’ai aucun tort à son endroit ; c’est elle qui m’a fait honte et mis dans une situation fausse… D’ailleurs, même envers vous, je n’ai aucun tort ; si je me suis permis vis-à-vis d’elle cette allusion aux « restes » et d’autres du même genre, en revanche je vous indique le jour, l’heure et le lieu du rendez-vous, je vous dévoile le dessous des cartes… Il va de soi que je le fais par dépit et non par grandeur d’âme. Adieu, je suis bavard comme un bègue ou comme un phtisique ; ouvrez l’œil, prenez vos mesures et au plus vile, si vous êtes digne d’être appelé un homme. L’entrevue aura lieu ce soir, c’est certain.
Hippolyte se dirigea vers la porte, mais, rappelé par le prince, il s’arrêta sur le seuil.
– Ainsi, selon vous, Aglaé Ivanovna se rendra aujourd’hui en personne chez Nastasie Philippovna ? demanda le prince. Des taches rouges coloraient ses joues et son front.
– Je ne le sais pas au juste, mais c’est probable, répondit Hippolyte en jetant un regard derrière lui. – D’ailleurs il n’en peut être autrement. Nastasie Philippovna n’ira pas chez elle, n’est-ce pas ? L’entretien ne peut pas davantage avoir lieu chez les parents de Gania, où il y a un moribond. Que dites-vous du général ?
– Tenez, rien que pour cette raison c’est impossible ! objecta le prince. Comment sortirait-elle, à supposer qu’elle le veuille ? Vous ne connaissez pas… les habitudes de cette maison. Elle ne peut aller seule chez Nastasie Philippovna ; c’est une plaisanterie !
– Je vous dirai ceci, prince : personne ne saute par la fenêtre ; mais en cas d’incendie le gentleman le plus correct et la dame la plus distinguée n’hésiteront pas à le faire. Si la nécessité s’en mêle, force sera à notre demoiselle d’en passer par là et de se rendre chez Nastasie Philippovna. Mais est-ce que, chez elles, on ne les laisse aller nulle part, vos demoiselles ?
– Non, ce n’est pas ce que je veux dire…
– Eh bien ! si ce n’est pas le cas, il lui suffira de descendre le perron et d’aller droit devant elle, dût-elle ne pas remettre les pieds à la maison. Il y a des circonstances où l’on brûle ses vaisseaux et où l’on s’interdit même le retour au foyer paternel ; la vie ne se compose pas seulement de déjeuners, de dîners et de princes Stch… ! Il me semble que vous prenez Aglaé Ivanovna pour une petite jeune fille ou pour une pensionnaire ; je le lui ai dit et je crois qu’elle est de mon avis. Attendez sept ou huit heures… Si j’étais à votre place, je mettrais là-bas quelqu’un en faction pour savoir à une minute près le moment où elle quittera la maison. Vous pourriez au moins envoyer Kolia ; il ferait volontiers l’espion, soyez-en convaincu, dans votre intérêt naturellement… tout cela est si relatif… Ha ! ha !
Hippolyte sortit. Le prince n’avait aucune raison de charger qui que ce fût d’espionner pour son compte, même s’il avait été capable d’un pareil procédé. Il comprenait maintenant plus ou moins pourquoi Aglaé lui avait intimé l’ordre de rester chez lui ; peut-être avait-elle l’intention de venir le chercher. Peut-être aussi voulait-elle le retenir à la maison justement pour qu’il ne tombât pas au milieu du rendez-vous… Ce pouvait bien être le cas. La tête lui tournait et il lui semblait voir toute la chambre danser autour de lui. Il s’étendit sur le divan et ferma les yeux.
D’une façon ou d’une autre, l’affaire prenait une tournure décisive, définitive. Non, il ne prenait pas Aglaé pour une petite jeune fille ni pour une pensionnaire. Il s’en rendait compte maintenant : il y avait longtemps déjà qu’il avait peur et c’était justement quelque chose de ce genre qu’il appréhendait. Mais pourquoi voulait-elle la voir ? Un frisson lui passa par tout le corps ; il était de nouveau tout en fièvre.
Non, il ne la considérait pas comme une enfant ! Ces derniers temps, certaines de ses manières de voir, certaines de ses paroles l’avaient épouvanté. D’autres fois il lui avait semblé qu’elle faisait un effort surhumain pour se dominer, pour se contenir, et il se rappelait en avoir éprouvé un sentiment d’effroi. Il est vrai que tous ces jours-ci, il s’était appliqué à ne pas évoquer ces souvenirs et à chasser les idées noires. Mais que se cachait-il au fond de cette âme ? La question le tourmentait depuis longtemps, bien qu’il eût foi dans Aglaé. Et voici que tout cela allait se résoudre et s’éclaircir le jour même ! Pensée terrible ! Et de nouveau « cette femme » ! Pourquoi lui avait-il toujours semblé qu’elle ne manquerait pas d’intervenir au moment décisif pour briser sa destinée comme un fil pourri ? Bien qu’à demi délirant, il était prêt à jurer que ce pressentiment ne l’avait jamais quitté. S’il s’était efforcé de l’oublier dans ces derniers temps, c’était uniquement parce qu’il en avait peur. Alors ? L’aimait-il ou la haïssait-il ? Il ne se posa pas une seule fois la question au cours de la journée ; en cela son cœur était pur, il savait qui il aimait… Ce qui l’effrayait, ce n’était pas tant la rencontre des deux femmes, ni l’étrangeté de cette rencontre, ni son motif encore inconnu de lui, ni l’incertitude qu’il éprouvait quant à l’issue de l’aventure ; c’était Nastasie Philippovna elle-même. Il se rappela quelques jours plus tard que, dans ces heures de fièvre, il avait presque continuellement cru voir ses yeux, son regard et entendre sa voix, sa voix qui proférait des paroles étranges, encore qu’il ne lui en fût resté que peu de chose dans la mémoire après ces moments de délire et d’angoisse. Il garda la vague impression que Véra lui avait apporté son dîner et qu’il l’avait mangé, mais il ne se rappela pas s’il avait ensuite dormi ou non. Il savait seulement que la netteté des perceptions ne lui était revenue ce soir-là qu’à partir du moment où Aglaé avait fait une brusque apparition sur la terrasse. Il s’était levé en sursaut de son divan et était allé au-devant d’elle jusqu’au milieu de la chambre. Il était sept heures un quart. Aglaé était toute seule ; vêtue simplement et comme à la hâte, elle portait un burnous léger. Son visage était pâle comme lors de leur dernière entrevue, mais ses yeux brillaient d’un éclat vif et froid ; jamais encore il n’avait surpris une pareille expression dans son regard. Elle le dévisagea attentivement.
– Vous êtes tout prêt, fit-elle à mi-voix et d’un ton qui paraissait calme ; – vous voilà habillé, le chapeau à la main ; j’en conclus que l’on vous a prévenu. Je sais qui : c’est Hippolyte ?
– Oui, il m’a parlé… balbutia le prince plus mort que vif.
– Eh bien ! partons : vous savez qu’il faut absolument que vous m’accompagniez. Je pense que vous avez la force de sortir.
– J’en ai la force, oui, mais… est-ce possible ?
Il s’arrêta soudainement et ne fut plus capable d’articuler un seul mot. Ce fut son unique tentative pour retenir cette insensée ; dès ce moment il la suivit comme un esclave. Quel que fût le désarroi de ses pensées, il n’en comprenait pas moins qu’elle irait là-bas même sans lui et qu’ainsi il était de toute façon obligé de l’accompagner. Il devinait la force de résolution de la jeune fille et ne se sentait pas capable d’arrêter cette farouche impulsion.
Ils cheminèrent en silence et n’échangèrent presque aucune parole le long de la route. Il remarqua seulement qu’elle connaissait bien le chemin ; lorsqu’il lui proposa d’emprunter une ruelle un peu plus éloignée mais moins fréquentée, elle l’écouta, sembla peser le pour et le contre et répondit laconiquement : « Cela revient au même ! »
Quand ils furent tout près de la maison de Daria Aléxéïevna (une vieille et vaste bâtisse en bois), une dame somptueusement mise en sortit accompagnée d’une jeune fille : toutes deux prirent place dans une superbe calèche qui attendait devant le perron ; elles riaient et causaient bruyamment et ne regardèrent pas plus les nouveaux venus que si elles ne les avaient pas aperçus. Dès que la calèche se fut éloignée, la porte s’ouvrit de nouveau et Rogojine, qui les attendait, les fit entrer puis referma derrière eux.
– Hormis nous quatre, il n’y a en ce moment personne dans toute la maison, fit-il à voix haute en jetant sur le prince un regard étrange.
Nastasie Philippovna les attendait dans la première pièce. Elle aussi était habillée avec la plus grande simplicité, tout en noir. Elle se leva pour venir à leur rencontre, mais ne sourit pas et ne tendit même pas la main au prince. Son regard inquiet se fixa avec impatience sur Aglaé. Elles s’assirent à distance l’une de l’autre : Aglaé sur le divan, dans un coin de la pièce, et Nastasie Philippovna près de la fenêtre. Le prince et Rogojine restèrent debout ; personne ne les invita d’ailleurs à s’asseoir. Le prince considéra de nouveau Rogojine avec une perplexité à laquelle se mêlait un sentiment de souffrance, mais celui-ci gardait aux lèvres le même sourire. Le silence se prolongea quelques instants encore.
Enfin un nuage sinistre passa sur la physionomie de Nastasie Philippovna : son regard, toujours fixé sur la visiteuse, prit une expression d’entêtement, de dureté, presque de haine. Aglaé était visiblement troublée, mais non intimidée. En entrant, elle avait à peine jeté un coup d’œil sur sa rivale et, les paupières baissées, dans une attitude d’attente, elle semblait réfléchir. À une ou deux reprises et pour ainsi dire par inadvertance, elle parcourut la pièce du regard ; son visage refléta le dégoût comme si elle eût craint de se salir en pareil lieu. Elle ajusta machinalement sa robe et changea même une fois de place d’un air inquiet pour se rapprocher. Il était douteux qu’elle eût conscience de tous ses mouvements, mais, pour être instinctifs, ceux-ci n’en étaient que plus blessants. Enfin elle se décida à affronter avec fermeté le regard fulgurant de Nastasie Philippovna, où sur-le-champ elle lut clairement la haine d’une rivale. La femme comprit la femme. Elle frissonna.
– Vous connaissez sans doute la raison pour laquelle je vous ai convoquée ? proféra-t-elle au bout d’un moment, mais à voix très basse et en se reprenant même à deux fois pour achever cette courte phrase.
– Non, je ne sais rien, répondit Nastasie Philippovna d’un ton sec et cassant.
Aglaé rougit. Peut-être lui paraissait-il soudain stupéfiant, invraisemblable, de se trouver maintenant assise auprès de cette femme, dans la maison de « cette créature », et éprouvait-elle le besoin d’entendre la réponse de Nastasie Philippovna. Aux premiers accents de la voix de celle-ci, une sorte de frémissement lui courut sur le corps. Naturellement rien de tout cela n’échappa à l’« autre ».
– Vous comprenez tout…, mais vous vous donnez exprès l’air de ne pas comprendre, fit presque à voix basse Aglaé en fixant sur le sol un regard morne.
– Pourquoi le ferais-je ? répliqua Nastasie Philippovna avec un sourire à peine perceptible.
– Vous allez abuser de ma situation… du fait que je suis sous votre toit, reprit Aglaé avec une maladresse qui frisait le ridicule.
– C’est vous qui êtes responsable de cette situation, ce n’est pas moi ! s’exclama avec vivacité Nastasie Philippovna. Ce n’est pas moi qui vous ai fait venir, c’est vous qui m’avez conviée à cette entrevue dont, jusqu’à présent, j’ignore la raison.
Aglaé releva la tête avec arrogance.
– Retenez votre langue ; je ne suis pas venue ici pour lutter au moyen de cette arme, qui est la vôtre…
– Ah ! Ainsi vous êtes tout de même venue ici pour « lutter » ? Figurez-vous que je vous croyais… plus spirituelle…
Elles échangèrent un regard dont elles n’essayèrent pas de dissimuler la haine. Pourtant, l’une de ces femmes était la même qui avait écrit peu auparavant à l’autre des lettres si émues. Toute cette sympathie s’était évanouie dès la première rencontre, dès les premiers mots. Comment expliquer cela ? On eût dit qu’à cette minute aucune des quatre personnes présentes dans cette chambre ne songeait à s’en étonner. Le prince qui, la veille encore, ne croyait pas à la possibilité d’une pareille scène, même en rêve, y assistait maintenant avec l’air de l’avoir pressentie depuis longtemps. Le songe le plus extravagant avait soudain revêtu la forme de la réalité la plus crue et la plus concrète. En ce moment, l’une des deux femmes éprouvait un tel mépris pour sa rivale et un si vif désir de lui témoigner ce mépris (peut-être même n’était-elle venue que pour cela, comme le prétendit Rogojine le lendemain) que l’autre n’eût pu se cantonner dans aucune attitude arrêtée d’avance, quels que fussent le caprice de son caractère, le dérèglement de son esprit et la morbidité de son âme ; rien n’eût résisté au dédain fielleux et tout féminin d’Aglaé. Le prince était sûr que Nastasie Philippovna ne parlerait pas des lettres la première ; à voir étinceler les yeux de la jeune femme, on devinait combien il lui en coûtait de les avoir écrites. Mais il aurait donné la moitié de sa vie pour qu’Aglaé n’en parlât pas non plus.
Cette dernière parut soudainement reprendre empire sur elle-même.
– Vous ne m’avez pas comprise, dit-elle. Je ne suis pas venue ici pour… me disputer avec vous, quoique je ne vous aime guère. Je… je suis venue… pour vous parler humainement. En vous invitant à cet entretien, j’en avais d’avance arrêté le sujet, et je ne me départirai pas de mon intention, dussiez-vous ne pas me comprendre du tout. Ce sera tant pis pour vous et non pour moi. Je voulais répondre au contenu de vos lettres et le faire de vive voix, parce que cela me semblait plus commode. Écoutez donc ma réponse à toutes vos lettres. J’ai eu pitié du prince Léon Nicolaïévitch dès le premier jour où j’ai fait sa connaissance, et ce sentiment s’est fortifié en moi lorsque j’ai appris tout ce qui s’était passé à votre soirée. J’ai eu pitié de lui, parce que c’est un homme d’une telle simplicité d’esprit qu’il a cru pouvoir être heureux… avec une femme… d’un pareil caractère. Ce que je craignais pour lui est arrivé : vous n’avez pas su l’aimer, vous l’avez fait souffrir, puis abandonné. Si vous n’avez pas su l’aimer, c’est à cause de votre excès d’orgueil… non, je me trompe, ce n’est pas orgueil qu’il faut dire, mais vanité… et même ce n’est pas encore cela : voue êtes égoïste jusqu’à… la folie ; les lettres que vous m’avez adressées en sont la preuve. Vous ne pouviez aimer un être aussi simple que lui ; peut-être même, en votre for intérieur, l’avez-vous méprisé et ridiculisé ; vous ne pouviez aimer que votre opprobre et cette idée fixe qu’on vous a déshonorée et outragée. Si vous étiez moins ignominieuse ou si même vous ne l’étiez pas du tout, vous n’en seriez que plus malheureuse… (Aglaé prononça ces mots avec une sorte de volupté ; son débit était précipité, mais elle employait des expressions qu’elle avait préméditées au temps où elle ne croyait pas, même en rêve, à la possibilité de l’entrevue actuelle ; elle suivait d’un regard haineux l’effet de ses paroles sur le visage bouleversé de Nastasie Philippovna.) – Vous vous souvenez, continua-t-elle, d’une certaine lettre qu’il m’a écrite et dont il m’a dit que vous la connaissiez et même que vous l’aviez lue ? C’est en lisant cette lettre que j’ai tout compris et bien compris ; il m’a lui-même dernièrement confirmé mot pour mot tout ce que je vous dis maintenant. Après cette lettre j’ai attendu. J’ai deviné que vous seriez obligée de venir ici, car vous ne sauriez vous passer de Pétersbourg : vous êtes encore trop jeune et trop belle pour la province… Ces mots ne sont d’ailleurs pas de moi non plus, ajouta-t-elle tandis que son visage devenait cramoisi ; le rouge ne devait plus disparaître de son front tout le temps qu’elle parla. – Quand j’ai revu le prince, j’ai ressenti pour lui une vive douleur et une offense. Ne riez pas ; si vous riez, c’est que vous êtes indigne de comprendre cela…
– Vous voyez bien que je ne ris pas, riposta Nastasie Philippovna d’un ton triste et sévère.
– D’ailleurs cela m’est indifférent, riez tant que vous voudrez. Quand je l’ai moi-même interrogé, il m’a dit qu’il ne vous aimait plus depuis longtemps déjà et même que votre souvenir lui était pénible, mais qu’il vous plaignait et qu’en pensant à vous il se sentait le cœur comme « à tout jamais percé ». Je dois ajouter encore que je n’ai jamais rencontré dans le cours de ma vie un homme qui l’égale par la noble simplicité de son âme et par sa confiance sans bornes. Après l’avoir entendu, j’ai compris que quiconque le voudrait pourrait le tromper, et que celui qui l’aurait trompé serait assuré de son pardon ; voilà pourquoi je l’ai aimé…
Aglaé s’arrêta un instant, atterrée, se demandant comment elle avait pu proférer ce mot ; mais en même temps une immense fierté brilla dans son regard ; il semblait que tout lui fût devenu désormais indifférent, dût « cette femme » se mettre à rire de l’aveu qui venait de lui échapper.
– Je vous ai tout dit, et maintenant vous avez sûrement compris ce que j’attends de vous ?
– Peut-être l’ai-je compris, mais dites-le vous-même, répondit doucement Nastasie Philippovna.
Le visage d’Aglaé s’enflamma de colère.
– Je voulais vous demander, articula-t-elle d’un ton ferme et en détachant les mots, de quel droit vous vous mêlez de ses sentiments à mon égard ? De quel droit vous avez osé m’écrire ces lettres ? De quel droit vous lui déclarez à tout moment, à lui et à moi, que vous l’aimez, après l’avoir vous-même abandonné et fui d’une manière aussi offensante et… aussi ignominieuse ?
– Je n’ai déclaré ni à vous ni à lui que je l’aimais mais, répliqua Nastasie Philippovna avec effort, mais… vous avez raison, je l’ai fui… ajouta-t-elle d’une voix presque éteinte.
– Comment ! Vous n’avez déclaré « ni à lui ni à moi » que vous l’aimiez ? s’écria Aglaé ; – et vos lettres ? Qui vous a priée de faire le courtier matrimonial et de me circonvenir pour que je l’épouse ? N’est-ce pas là une déclaration ? Pourquoi vous interposez-vous entre nous ? Je croyais d’abord que vous vouliez au contraire m’inspirer de l’aversion à son égard en vous immisçant dans nos rapports afin que je rompe avec lui. Ce n’est que plus tard que j’ai compris le fond de votre pensée : vous vous êtes simplement imaginé accomplir une action d’éclat en faisant toutes ces simagrées… Voyons, étiez-vous capable de l’aimer, vous qui aimez tant votre vanité ? Pourquoi n’êtes-vous pas tout bonnement partie d’ici, au lieu de m’écrire ces lettres ridicules ? Pourquoi n’épousez-vous pas maintenant cet honnête homme, qui vous aime tant et qui vous a fait l’honneur de vous offrir sa main ? La raison n’en est que trop claire : si vous épousez Rogojine, comment pourrez-vous poser à la femme outragée ? Vous en retireriez même un excès d’honneur ! Eugène Pavlovitch a dit de vous que vous aviez lu beaucoup trop de poésies et que vous étiez trop instruite pour votre… situation ; que vous aimiez mieux lire que travailler ; ajoutez-y la vanité, et voilà tous vos mobiles…
– Et vous n’êtes-vous pas aussi une oisive ?
Le dialogue avait pris trop vite un ton de crudité inattendue. Inattendue, car Nastasie Philippovna, en partant pour Pavlovsk, s’était fait encore quelques illusions, tout en augurant plutôt mal que bien de ce rendez-vous. Mais Aglaé avait tout de suite été entraînée comme dans une chute de montagne et elle n’avait pu résister à l’affreuse séduction de la vengeance. Nastasie Philippovna fut même surprise de la voir dans cet état ; interloquée dès le premier instant, elle la regardait sans en croire ses yeux. Était-ce une femme saturée de lectures poétiques, comme le supposait Eugène Pavlovitch, ou avait-elle simplement perdu la raison, comme le prince en était convaincu ? Le fait est qu’en dépit du cynisme insolent qu’elle affichait parfois, elle était beaucoup plus pudique, plus tendre, plus confiante qu’on n’aurait été tenté de le croire. À la vérité, il y avait en elle beaucoup de romanesque et de chimérique, mais à côté du caprice on trouvait aussi des sentiments forts et profonds… Le prince s’en était rendu compte : une expression de souffrance se peignit sur son visage. Aglaé s’en aperçut et frémit de haine.
– Comment osez-vous me parler sur ce ton ? fit-elle avec une intraduisible arrogance pour répondre à l’observation de Nastasie Philippovna.
– Vous avez probablement mal entendu, répliqua celle-ci avec surprise. Sur quel ton vous ai-je parlé ?
– Si vous vouliez être une femme honnête, pourquoi n’avez-vous pas rompu avec votre séducteur Totski, tout simplement… sans prendre d’attitude théâtrale ? lança Aglaé de but en blanc.
– Que savez-vous de ma situation pour vous permettre de me juger ? repartit Nastasie Philippovna toute frémissante et pâlissant affreusement.
– Je sais qu’au lieu d’aller travailler, vous avez filé avec Rogojine, l’homme aux écus, pour poser ensuite à l’ange déchu. Je ne m’étonne pas que Totski ait été sur le point de se brûler la cervelle à cause de cet ange déchu !
– Cessez ! proféra Nastasie Philippovna sur un ton de dégoût et avec une expression douloureuse ; vous m’avez tout autant comprise que… la femme de chambre de Daria Aléxéïevna qui a eu ces jours-ci un procès en justice de paix avec son fiancé. Celle-là vous aurait mieux comprise…
– Je suppose que e’est une fille honnête qui vit de son travail. Pourquoi parlez-vous avec tant de mépris d’une femme de chambre ?
– Je n’ai pas de mépris à l’égard de ceux qui travaillent, mais à votre égard lorsque vous parlez de travailler.
– Si vous aviez voulu être honnête, vous vous seriez faite blanchisseuse.
Les deux femmes se levèrent, toutes pâles, et se mesurèrent du regard.
– Aglaé, calmez-vous ! Vous êtes injuste, s’écria le prince atterré.
Rogojine ne souriait plus, mais écoutait, les lèvres serrées et les bras croisés.
– Tenez, regardez-la ! dit Nastasie Philippovna en tremblant de rage, voyez cette demoiselle ! Et moi qui la prenais pour un ange ! Comment êtes-vous venue ici sans votre gouvernante, Aglaé Ivanovna ?… Voulez-vous… voulez-vous que je vous dise tout de suite, bien en face, sans fard, pourquoi vous êtes venue me voir ? Vous avez eu peur, voilà pourquoi vous êtes venue !
– Peur de vous ? demanda Aglaé hors d’elle, dans sa naïve et insolente stupeur de voir sa rivale oser lui parler ainsi.
– Oui, peur de moi ! Si vous vous êtes décidée à venir ici, c’est que vous aviez peur de moi. On ne méprise pas les gens que l’on craint. Quand je pense que j’ai pu vous respecter, même jusqu’à ce moment ! Et voulez-vous que je vous dise la cause de vos appréhensions à mon égard et le but principal de votre visite ? Vous avez voulu vous enquérir par vous-même de celle de nous deux qu’il aime le plus. Car vous êtes terriblement jalouse…
– Il m’a déjà dit qu’il vous haïssait… balbutia Aglaé dans un souffle.
– Cela se peut ; il est possible que je ne sois pas digne de lui… seulement je pense que vous avez menti ! Il ne peut pas me haïr et il n’a pas pu vous dire cela ! D’ailleurs je suis disposée à vous pardonner… par égard pour votre situation… bien que j’aie eu une plus haute opinion de vous. Je vous croyais plus intelligente et plus belle aussi, ma parole !… Enfin, prenez votre trésor… Tenez, il vous regarde, il n’en revient pas ! Prenez-le, mais à une condition : sortez d’ici immédiatement ! Sortez à l’instant même !…
Elle se laissa tomber dans un fauteuil et fondit en larmes. Mais soudain ses yeux brillèrent d’un nouvel éclat ; elle regarda Aglaé avec fixité et se leva :
– Et veux-tu qu’à l’instant même… je lui donne un ordre, un ordre, tu entends ? Il n’en faudra pas plus pour qu’il t’abandonne sur-le-champ afin de rester auprès de moi à tout jamais et m’épouser ; quant à toi, tu rentreras en courant toute seule à la maison. Veux-tu ? Le veux-tu ? s’écria-t-elle comme folle et sans peut-être se croire capable de tenir un pareil langage.
Effrayée, Aglaé s’était élancée vers la porte, mais elle s’arrêta sur le seuil, pétrifiée, et écouta.
– Veux-tu que je chasse Rogojine ? Tu pensais que j’allais me marier avec Rogojine pour te faire plaisir ? Mais je vais crier devant toi : « Va-t’en Rogojine ! » et je dirai au prince : « Te souviens-tu de ta promesse ? » Mon Dieu ! pourquoi me suis-je tant ravalée à leurs yeux ? Toi, prince, ne m’as-tu pas assuré que, quoi qu’il advienne de moi, tu me suivrais et ne m’abandonnerais jamais ? ne m’as-tu pas affirmé que tu m’aimais, que tu me pardonnais tout et que tu me resp… Oui, cela aussi tu l’as dit ! Et c’est moi qui t’ai fui, uniquement pour te rendre ta liberté ; mais maintenant je ne veux plus ! Pourquoi m’a-t-elle traitée comme une dévergondée ? Demande à Rogojine si je suis une dévergondée, il te le dira ! Maintenant qu’elle m’a couverte de honte, et sous tes yeux encore, tu vas te détourner de moi et t’en aller avec elle bras dessus, bras dessous ? Sois donc maudit après une pareille action, car tu es le seul homme en qui j’aie eu confiance. Va-t’en ! Rogojine, je n’ai plus besoin de toi ! s’écria-t-elle dans un mouvement de démence.
Les paroles s’échappaient péniblement de sa poitrine ; ses traits étaient altérés, ses lèvres desséchées : évidemment elle ne croyait pas un mot de ce qu’elle venait de dire dans un accès de bravade, mais elle voulait prolonger l’illusion pendant un instant encore. La crise était si violente qu’elle eût pu entraîner la mort, au moins d’après le jugement du prince.
– Tiens ! regarde-le ! cria-t-elle enfin à Aglaé en lui montrant le prince d’un geste : s’il ne vient pas immédiatement à moi, s’il ne te lâche pas pour moi, alors prends-le, je te le cède, je n’en veux plus !…
Les deux femmes restèrent immobiles, comme dans l’attente de la réponse du prince, qu’elles regardaient d’un air égaré. Mais lui, peut-être, n’avait pas saisi toute la violence de cet appel. C’était même certain. Il ne discernait devant lui que ce visage où se lisaient le désespoir et la folie et dont la vue « avait percé son cœur à tout jamais. », comme il l’avait dit un jour à Aglaé. Il ne put tolérer plus longtemps ce spectacle et, en désignant Nastasie Philippovna, il se tourna vers Aglaé avec un ton de prière et de reproche :
– Est-ce possible ! Ne voyez-vous pas… comme elle est malheureuse ?
Il n’en put dire davantage ; un regard terrible d’Aglaé lui ôta l’usage de la parole. Il vit dans ce regard tant de souffrance et en même temps une haine si immense qu’il joignit les mains, poussa un cri et se précipita vers elle. Mais il était trop tard. Elle n’avait pas supporté qu’il hésitât même une seconde ; le visage caché dans ses mains elle s’était élancée hors de la pièce en s’exclamant : « Ah ! mon Dieu ! » Rogojine lui avait emboîté le pas pour lui ouvrir la porte de sortie.
Le prince se précipita aussi derrière elle, mais sur le seuil, deux bras l’étreignirent. Le visage défait, bouleversé, Nastasie Philippovna le regardait fixement ; ses lèvres bleuies balbutièrent :
– Tu cours après elle ? après elle P…
Elle tomba sans connaissance dans ses bras. Il la releva et la porta dans la chambre, où il l’installa sur un fauteuil. Puis il resta penché sur elle, dans une attente hébétée. Un verre d’eau se trouvait sur une petite table. Rogojine, qui était revenu, jeta un peu de son contenu au visage de la jeune femme. Elle ouvrit les yeux et resta une minute sans comprendre ; mais ayant soudain repris ses sens, elle tressaillit et se précipita vers le prince :
– Tu es à moi ! à moi ! s’écria-t-elle. Elle est partie, la fière demoiselle ? Ha ! ha ! ha ! fit-elle dans un accès de rire convulsif. – Ha ! ha ! ha ! je l’avais cédé à cette demoiselle ! Pourquoi cela ? Pourquoi ? J’étais folle ! oui, folle !… Rogojine, va-t’en ; ha ! ha ! ha !
Rogojine les regarda attentivement, prit son chapeau sans dire mot et sortit. Dix minutes plus tard le prince était assis à côté de Nastasie Philippovna et la couvait de son regard en lui caressant doucement le visage et les cheveux de ses deux mains, comme on fait à un enfant. Il riait aux éclats en l’entendant rire et il était prêt à fondre en larmes quand il la voyait pleurer. Il ne disait rien, il était attentif à son balbutiement exalté et incohérent, auquel il ne comprenait goutte, mais qu’il écoutait avec un doux sourire. Dès qu’il voyait poindre un nouvel accès de chagrin et de pleurs, de reproches et de plaintes, il recommençait à lui caresser la tête et à lui passer tendrement les mains sur les joues, en la consolant et en la raisonnant comme une petite fille.
Deux semaines s’étaient passées depuis l’épisode relaté au chapitre précédent. La situation des personnages de notre récit s’était modifiée dans cet intervalle à un tel point qu’il nous serait extrêmement malaisé d’aller plus loin sans entrer dans des explications particulières. Et cependant nous sentons que notre devoir est de nous borner à un simple exposé des faits et de nous abstenir, autant que possible, de ce genre d’explication. Ceci pour la raison bien simple que nous-même éprouvons dans bien des cas de la peine à tirer les événements au clair.
Pareil avertissement semblera sans doute au lecteur aussi étrange que peu intelligible : comment peut-on raconter des événements sur lesquels on ne se fait ni une idée nette ni une opinion personnelle ? Pour ne pas nous placer dans une position encore plus fausse, nous tâcherons d’éclairer notre pensée par un exemple, dans l’espoir de faire comprendre au lecteur bienveillant l’embarras devant lequel nous nous trouvons, avec cet avantage que l’exemple choisi ne constituera pas une digression mais au contraire la suite directe et immédiate du récit.
Ainsi, quinze jours plus tard, c’est-à-dire au début de juillet (et même dans le cours de ces deux semaines) l’histoire de notre héros, et surtout sa dernière aventure, prirent une tournure extravagante et tout à fait divertissante. Presque incroyable et cependant à peu près hors de doute, cette histoire se répandit progressivement dans toutes les rues avoisinant les villas de Lébédev, de Ptitsine, de Daria Aléxéïevna et des Epantchine ; bref dans presque toute la ville et même aux environs. Toute la société ou peu s’en faut – gens du pays, habitants des villas ou citadins venus pour entendre la musique – fit circuler la même anecdote avec mille variantes ; il en résultait qu’un prince avait fait un scandale dans une maison honorablement connue et délaissé une demoiselle de la famille avec laquelle il était déjà fiancé pour s’enticher d’une lorette. Rompant toutes ses relations, bravant les menaces et l’indignation du public, il avait manifesté, à rencontre de toutes les convenances, l’intention d’épouser prochainement cette femme perdue, à Pavlovsk même, au su et au vu de tout le monde, en redressant la tête et en fixant les gens dans les yeux.
Cette anecdote était enjolivée de force détails scandaleux et on y mêlait nombre de gens connus et considérables ; on la présentait sous des couleurs fantastiques et mystérieuses et, d’autre part, on l’appuyait sur des faits irréfutables et évidents ; si bien que la curiosité générale qu’elle éveillait et les potins qu’elle faisait naître étaient certes fort excusables.
L’interprétation la plus déliée, la plus subtile et en même temps la plus plausible de l’événement avait été mise en circulation par les commérages de certains de ces individus sérieux et raisonnables qui, dans chaque sphère de la société, découvrent toujours le moyen d’expliquer un événement aux autres et trouvent dans cet exercice non seulement leur vocation, mais souvent aussi leur consolation.
Selon leur version, il s’agissait d’un jeune homme de bonne famille, d’un prince, presque riche, pauvre d’esprit, mais démocrate et imbu de ce nihilisme contemporain que M. Tourguéniev a mis en lumière. Le jeune homme en question, qui savait à peine parler le russe, s’était épris de la fille du général Epantchine et avait réussi à se faire recevoir dans la maison comme fiancé. Mais il avait trompé cette famille par un procédé qui rappelait celui du séminariste français dont on a récemment publié l’aventure. Ce dernier, à sa sortie du séminaire, s’était laissé intentionnellement conférer le sacerdoce, s’était prêté à tous les rites, génuflexions, baisers liturgiques, etc., et avait prononcé tous les vœux ; puis, le lendemain, dans une lettre publique à son évêque, il avait déclaré qu’il ne croyait pas en Dieu et considérait comme une infamie de tromper le peuple en vivant à ses dépens ; aussi se démettait-il de sa récente dignité et faisait paraître sa lettre dans les journaux libéraux.
À l’exemple de cet athée, le prince, disait-on, avait attendu une soirée solennelle donnée par les parents de la jeune fille, au cours de laquelle on l’avait présenté à de nombreux et éminents personnages, pour faire une bruyante profession de foi, insulter de respectables dignitaires et répudier sa fiancée d’une manière publique et outrageante. Dans sa résistance aux domestiques chargés de l’expulser, il avait brisé un magnifique vase de Chine.
On ajoutait un trait caractéristique des mœurs contemporaines : ce jeune écervelé aimait en réalité sa fiancée, la fille du général, mais il avait rompu avec elle uniquement pour faire profession de nihilisme. Et, pour rendre le scandale plus éclatant, il s’était donné la satisfaction d’épouser à la face de tous une femme perdue, afin de démontrer par là que, selon sa conviction, il n’y avait ni femmes perdues ni femmes vertueuses, mais uniquement la femme affranchie. Il ne croyait pas aux vieilles classifications mondaines, mais seulement à la « question féminine ». Enfin il prétendait que la femme perdue avait à ses yeux encore plus de mérite que celle qui ne l’était pas.
Cette explication parut fort plausible et fut adoptée par la plupart des gens en villégiature à Pavlovsk avec d’autant plus de facilité qu’elle trouvait sa confirmation dans des faits quotidiens. Il est vrai que beaucoup de détails restaient incompréhensibles. On racontait que la pauvre jeune fille aimait tellement son fiancé (d’aucuns disaient « son séducteur ») qu’elle était accourue auprès de lui le lendemain du jour où il l’avait abandonnée et qu’elle l’avait rejoint chez sa maîtresse. D’autres assuraient, au contraire, qu’il l’avait exprès attirée chez cette femme, par pur nihilisme, c’est-à-dire pour la couvrir de honte et d’opprobre.
Quoi qu’il en fût, l’intérêt éveillé par cet incident s’avivait de jour en jour, d’autant qu’aucun doute ne subsistait sur l’imminence effective de ce scandaleux mariage.
Maintenant, si l’on nous demandait des éclaircissements – non pas sur l’empreinte nihiliste de l’événement, oh ! non, – mais simplement sur la mesure dans laquelle le mariage projeté répondait aux vœux du prince, sur l’objet réel des désirs de notre héros, sur son état d’âme à ce moment et sur d’autres questions du même genre, nous serions, avouons-le, fort embarrassé de répondre. Nous savons seulement que le mariage fut en effet décidé et que le prince chargea Lébédev, Keller et un ami de Lébédev, qu’on lui avait présenté à cette occasion, de prendre toutes les dispositions tant à l’église qu’à la maison. Ordre fut donné de ne pas regarder à la dépense. Nastasie Philippovna avait insisté pour que la cérémonie eût lieu le plus tôt possible. Sur la pressante demande de Keller, le prince choisit celui-ci comme garçon d’honneur. La mariée de son côté fit choix de Bourdovski, qui consentit avec enthousiasme. Et le mariage fut fixé au début de juillet.
Outre ces précisions de la plus grande exactitude, nous connaissons encore certains détails qui nous déconcertent positivement parce qu’ils sont en contradiction avec ce qui précède. C’est ainsi que nous avons tout lieu de croire que le prince, après avoir chargé Lébédev et consorts de faire tous les préparatifs, oublia presque aussitôt, maître de cérémonie, garçons d’honneur et mariage. Peut-être ne s’était-il hâté de se décharger de ces préoccupations sur d’autres qu’à seule fin de n’y plus penser lui-même, voire de les effacer au plus vite de sa mémoire.
Mais dans ce cas, à quoi pensait-il ? De quoi voulait-il garder le souvenir ? Quelles étaient ses intentions ? Il n’est pas douteux qu’il n’avait subi aucune contrainte (par exemple de la part de Nastasie Philippovna). C’était bien cette dernière qui avait voulu hâter la noce ; c’était elle et non le prince qui avait imaginé ce mariage ; mais il y avait donné son libre consentement, et même il l’avait fait d’un air distrait, comme s’il se fût agi d’une chose assez banale.
Nous connaissons un grand nombre de faits aussi étranges que celui-là, mais, à notre avis, loin de contribuer à éclaircir l’événement, ils ne peuvent, en s’accumulant, que l’obscurcir davantage. Citons cependant encore un exemple.
Nous savons pertinemment que, durant ces deux semaines, le prince passa des journées et des soirées entières avec Nastasie Philippovna, qu’il accompagnait à la promenade et à la musique. Chaque jour il sortait avec elle en calèche ; s’il était une heure sans la voir, il commençait à s’inquiéter d’elle (il y avait donc toutes les apparences qu’il l’aimât sincèrement). Pendant de longues heures, il l’écoutait parler avec un sourire doux et tendre, quel que fût le sujet dont elle l’entretenait ; lui-même se taisait presque toujours.
Mais nous savons aussi que plusieurs fois, voire souvent, pendant ces mêmes journées, il se rendit brusquement chez les Epantchine, sans en faire mystère à Nastasie Philippovna, que ces visites mettaient au désespoir. Nous savons que les Epantchine refusèrent de le recevoir jusqu’à la fin de leur séjour à Pavlovsk et s’opposèrent constamment à ce qu’il eût une entrevue avec Aglaé. Il se retirait sans mot dire et revenait le lendemain, comme s’il avait oublié la rebuffade de la veille, pour essuyer naturellement un nouveau refus.
Nous savons encore qu’une heure, peut-être même moins, après qu’Aglaé se fut enfuie de chez Nastasie Philippovna, le prince était déjà chez les Epantchine, convaincu qu’il y trouverait la jeune fille. Son arrivée jeta dans la maison l’émoi et la frayeur, car Aglaé n’était pas encore rentrée et on avait par lui la première nouvelle de la visite qu’elle venait de faire en sa compagnie à Nastasie Philippovna. On raconta depuis qu’Elisabeth Prokofievna, ses filles et même le prince Stch… l’avaient alors traité avec beaucoup de dureté et d’inimitié, et lui avaient signifié en termes courroucés qu’ils ne voulaient plus le fréquenter ni le connaître, surtout lorsque Barbe Ardalionovna fut venue inopinément annoncer à Elisabeth Prokofievna qu’Aglaé Ivanovna était chez elle depuis une heure, dans un état affreux, et qu’elle ne voulait plus, semblait-il, retourner à la maison.
Cette dernière nouvelle, qui bouleversa plus que tout le reste Elisabeth Prokofievna, fut reconnue parfaitement véridique. En effet, au sortir de chez Nastasie Philippovna, Aglaé aurait préféré mourir plutôt que de reparaître aux yeux des siens ; aussi s’était-elle réfugiée chez Nina Alexandrovna. Barbe Ardalionovna avait, de son côté, jugé nécessaire d’aviser sans retard Elisabeth Prokofievna de tout ce qui s’était passé. La mère et ses filles accoururent sur-le-champ chez Nina Alexandrovna et le père, Ivan Fiodorovitch, alla les y rejoindre dès qu’il rentra. Le prince Léon Nicolaïévitch emboîta le pas aux dames Epantchine, en dépit du congé et des paroles blessantes qu’il avait reçus ; mais, sur l’ordre de Barbe Ardalionovna, on l’empêcha là aussi d’arriver jusqu’à Aglaé.
L’affaire se termina de la manière suivante : quand Aglaé vit que sa mère et ses sœurs pleuraient à cause d’elle, mais ne lui faisaient pas de reproches, elle se jeta dans leurs bras et rentra aussitôt avec elles à la maison.
On raconta aussi – mais ce bruit resta assez imprécis – que Gabriel Ardalionovitch avait encore une fois joué de malchance : resté seul avec Aglaé pendant que Barbe Ardalionovna courait chez Elisabeth Prokofievna, il crut devoir profiter de l’occasion pour se mettre à lui parler de son amour. En l’entendant, Aglaé oublia son chagrin et ses larmes et partit d’un éclat de rire ; puis elle lui posa à brûle-pourpoint une question bizarre : serait-il prêt, pour prouver son amour, à se brûler le doigt à la flamme d’une bougie ? Il paraît que Gabriel Ardalionovitch fut interloqué et abasourdi par cette proposition et qu’en voyant sa mine perplexe, Aglaé fut prise d’un fou rire et s’enfuit à l’étage au-dessus, chez Nina Alexandrovna, où ses parents la trouvèrent un moment après. Cet incident fut rapporté le lendemain au prince par Hippolyte, qui, ne pouvant plus quitter sa couche, l’envoya chercher exprès pour le lui communiquer. Nous ignorons comment lui-même en était informé ; toujours est-il que le prince, lorsqu’il entendit raconter l’histoire du doigt et de la bougie, fut secoué d’une telle hilarité qu’Hippolyte lui-même n’en revenait pas. Mais un moment après il se mit à trembler et fondit en larmes…
En général, pendant ces journées, il se montra en proie à une vive inquiétude, à un trouble insolite, à une angoisse mal définie. Hippolyte déclara tout crûment qu’il lui avait donné l’impression d’un homme frappé d’aliénation mentale ; cependant on ne pouvait encore donner à cette conjecture une base positive.
En exposant tous ces faits, que nous nous refusons à expliquer, notre intention n’est nullement de blanchir la conduite de notre héros aux yeux du lecteur. Loin de là : nous sommes prêt à partager l’indignation que cette conduite provoqua même chez ses amis. Véra Lébédev elle-même en fut révoltée pendant quelque temps ; Kolia et Keller s’en montrèrent également outrés ; ce dernier ne revint sur sa manière de voir que lorsqu’il fut choisi comme garçon d’honneur. Quant à Lébédev, son indignation était si sincère qu’elle le poussa à ourdir contre le prince une intrigue dont nous reparlerons plus loin.
En principe, nous souscrivons sans réserve aux quelques paroles vigoureuses, voire empreintes d’une profonde psychologie, qu’Eugène Pavlovitch adressa sans ambages au prince, au cours d’un entretien familier, six ou sept jours après la scène chez Nastasie Philippovna. Remarquons à ce propos qu’outre les Epantchine, les personnes qui avaient avec eux des liens directs ou indirects se crurent obligées de rompre toute relation avec le prince. Le prince Stch…, par exemple, se détourna quand il le rencontra et ne lui rendit pas son salut. Toutefois Eugène Pavlovitch ne craignit pas de se compromettre en lui rendant visite, encore qu’il se fût remis à fréquenter chaque jour chez les Epantchine, où il était même reçu avec une cordialité manifeste.
Juste le lendemain du jour où ceux-ci quittèrent Pavlovsk, il se rendit chez le prince. Il était, en entrant, au courant des potins qui couraient en ville ; peut-être même avait-il contribué pour sa part à les propager. Le prince fut enchanté de le voir et mit tout de suite la conversation sur les Epantchine. Cette entrée en matière franche et directe délia la langue d’Eugène Pavlovitch et lui permit d’aller droit au fait.
Le prince ignorait encore le départ des Epantchine. Cette nouvelle le consterna et le fit pâlir ; mais au bout d’une minute il secoua la tête d’un air troublé et songeur et convint que « c’était chose inévitable » ; puis il s’empressa de s’enquérir de « leur nouvelle résidence ».
Pendant ce temps Eugène Pavlovitch l’observait avec attention ; il n’était pas peu surpris de la hâte que son interlocuteur mettait à l’interroger ; la candeur de ses questions, son émoi, son ton d’étrange sincérité, son inquiétude, sa nervosité, tout cela ne laissait pas de le frapper. Cependant, il renseigna le prince avec affabilité et d’une manière circonstanciée sur tous les événements : il lui apprit beaucoup de choses, car il était le premier informateur qui vînt de chez les Epantchine. Il confirma qu’Aglaé avait été réellement malade et qu’elle avait passé trois nuits dans la fièvre et l’insomnie ; elle allait mieux maintenant et était hors de danger, mais se trouvait dans un état d’extrême surexcitation… « Heureusement encore qu’une paix complète règne dans la maison ! On tâche de ne pas parler du passé, non seulement en présence d’Aglaé, mais même quand elle n’est pas là. Les parents ont déjà formé le projet de faire en automne un voyage à l’étranger, aussitôt après le mariage d’Adélaïde. Aglaé a accueilli en silence les premières allusions à ce projet. »
Quant à lui, Eugène Pavlovitch, il irait peut-être aussi à l’étranger. Même le prince Stch… pourrait se décider à s’absenter pour un mois ou deux avec Adélaïde, si ses affaires le lui permettaient. Seul le général resterait. Toute la famille était maintenant à Kolmino, à une vingtaine de verstes de Pétersbourg, dans une de ses propriétés où se trouvait une spacieuse maison de campagne. La princesse Biélokonski n’était pas encore partie pour Moscou et semblait s’attarder à dessein. Elisabeth Prokofievna avait vivement insisté sur l’impossibilité de rester à Pavlovsk après tout ce qui s’était passé ; Eugène Pavlovitch lui rapportait au jour le jour les rumeurs de la ville. Les Epantchine n’avaient pas non plus cru possible d’aller à la villa Elaguine.
– Voyons, ajouta Eugène Pavlovitch, vous conviendrez en effet vous-même, prince, que la situation n’était pas tenable… surtout pour qui savait ce qui se passait à chaque heure chez vous et après les visites quotidiennes que vous faisiez là-bas, malgré qu’on eût refusé de vous recevoir…
– Oui, oui, vous avez raison. Je voulais voir Aglaé Ivanovna…, répondit le prince qui se remit à hocher la tête.
– Ah ! mon cher prince, s’écria brusquement Eugène Pavlovitch d’un ton pathétique et attristé, comment avez-vous pu permettre alors… tout ce qui s’est passé ? Assurément c’était fort inattendu pour vous… J’admets volontiers que vous n’ayez pu vous empêcher de perdre la tête… ni retenir cette jeune fille dans son accès de démence ; c’était au-dessus de vos forces ! Mais vous deviez comprendre combien sérieux et puissant était le sentiment qui… poussait cette jeune fille vers vous. Elle n’a pas voulu partager avec une autre, et vous… vous avez pu délaisser et briser un pareil trésor !
– Oui, oui, vous avez raison ; j’ai été coupable, reprit le prince angoissé de chagrin. – Je vous le dis : Aglaé était seule, toute seule à considérer ainsi Nastasie Philippovna… Personne hormis elle ne la jugeait de cette façon…
– Mais justement, ce qui est exaspérant, c’est qu’il n’y avait dans tout cela rien de sérieux ! s’écria Eugène Pavlovitch en s’emportant. – Excusez-moi, prince, mais… je… j’ai réfléchi là-dessus ; j’ai longuement médité ; je connais tous les antécédents de l’affaire ; je sais ce qui s’est passé il y a six mois ; rien de tout cela n’était sérieux. Il n’y avait là qu’un entraînement de l’esprit et de l’imagination, une chimère, une fumée ; seule la jalousie apeurée d’une jeune fille sans expérience a pu prendre la chose au tragique !
Là-dessus Eugène Pavlovitch, se sentant tout à fait à l’aise, donna libre cours à son indignation. En termes sensés et clairs, et, répétons-le, avec une psychologie très pénétrante, il retraça sous les yeux du prince le tableau des rapports de celui-ci avec Nastasie Philippovna. Il avait toujours eu le don de la parole ; cette fois il s’éleva jusqu’à l’éloquence.
« Il y a eu en vous dès le début, dit-il, quelque chose de mensonger ; or, ce qui commence par le mensonge doit finir par le mensonge ; c’est une loi naturelle. Je ne partage pas la manière de voir des gens qui vous traitent d’idiot ; je suis même indigné de les entendre ; vous avez trop d’esprit pour mériter ce qualificatif ; mais, convenez-en vous-même, vous êtes d’une étrangeté qui vous différencie de tous les hommes. Je suis arrivé à cette conclusion que la cause de tout ce qui s’est passé réside avant tout dans ce que j’appellerai votre inexpérience congénitale (remarquez, prince, cette expression : « congénitale ») et dans votre anormale naïveté. J’y ajouterai votre phénoménale absence du sentiment de la mesure (défaut dont vous êtes vous-même maintes fois convenu) et enfin un énorme afflux d’idées spéculatives que votre extraordinaire sincérité a prises jusqu’ici pour des convictions authentiques, naturelles et immédiates ! Avouez vous-même, prince, que vos relations avec Nastasie Philippovna ont été fondées dès le début sur une notion de démocratie conventionnelle (je m’exprime ainsi pour abréger) et pour ainsi dire sous le charme de la « question féminine » (pour abréger encore davantage). Sachez que je connais dans tous ses détails l’étrange et scandaleuse scène qui s’est déroulée chez Nastasie Philippovna lorsque Rogojine a apporté son argent. Si vous le voulez, je vais vous analyser vous-même et vous montrer votre propre image comme dans un miroir, tant je connais le fond de l’affaire et la raison pour laquelle elle a tourné de la sorte ! Quand vous étiez jeune homme et viviez en Suisse, vous aviez la nostalgie de votre patrie et la Russie vous attirait comme un pays inconnu, une terre promise. Vous avez alors lu beaucoup de livres sur la Russie ; c’étaient peut-être d’excellents ouvrages, mais ils vous ont été nuisibles ; vous êtes revenu sur le sol natal plein d’ardeur et assoiffé d’activité ; vous vous êtes pour ainsi dire jeté à l’œuvre. Et voici que, dès le premier jour de votre arrivée, on vous raconte la triste et navrante histoire d’une créature outragée, à vous qui êtes chevaleresque et chaste, et il s’agit d’une femme ! Ce même jour, vous la voyez, vous êtes ensorcelé par sa beauté, sa beauté fantastique et démoniaque (vous voyez, je reconnais qu’elle est belle). Ajoutez à cela l’état de vos nerfs, votre épilepsie, l’influence déprimante de notre dégel à Pétersbourg ; ajoutez la circonstance que, durant cette première journée passée dans une ville inconnue et presque fabuleuse pour vous, vous avez été témoin de nombreuses scènes et rencontré beaucoup de gens ; vous avez fait connaissance d’une manière tout à fait inattendue de trois belles personnes, les demoiselles Epantchine, et parmi elles Aglaé ; tenez encore compte de la fatigue, du vertige, du salon de Nastasie Philippovna et de l’ambiance qui y régnait et… Voyons, que pouviez-vous attendre de vous-même à ce moment-là, dites-le-moi un peu ?
– Oui, oui, dit le prince en hochant la tête et en se mettant à rougir ; – oui, vous êtes presque dans le vrai. En effet, je n’avais pas dormi la nuit précédente, en wagon, ni celle d’avant et je ne me sentais pas du tout dans mon assiette…
– Eh bien ! oui, c’est là que je veux en venir ! continua Eugène Pavlovitch qui s’échauffait de plus en plus. – Il est clair que, grisé par l’enthousiasme, vous vous êtes en quelque sorte précipité sur l’occasion d’afficher publiquement votre magnanimité en déclarant que vous, prince de naissance et homme pur, vous ne considériez pas comme déshonorée une femme perdue non par sa faute, mais par celle d’un odieux libertin du grand monde. Mon Dieu, c’est si compréhensible ! Mais là n’est pas la question, mon cher prince ; ce qu’il s’agit de savoir, c’est si votre sentiment était véritable, sincère, naturel, ou s’il procédait seulement d’une exaltation cérébrale. Qu’en pensez-vous ? Si au temple on a pardonné à une femme de ce genre, on ne lui a tout de même pas dit qu’elle agissait bien, ni qu’elle était digne de tous les honneurs et de tous les respects ! Est-ce que votre bon sens n’a pas de lui-même mis les choses au point trois mois plus tard ? Admettons qu’elle soit innocente – c’est une question sur laquelle je ne veux pas insister, – il n’en est pas moins vrai que ses aventures ne justifient nullement son intolérable et diabolique orgueil, son impudence, son insatiable égoïsme. Excusez-moi, prince, si je me laisse entraîner, mais…
– Oui, tout cela est possible, il se peut que vous ayez raison… balbutia de nouveau le prince. Elle est en effet très surexcitée, et vous êtes certainement dans le vrai, mais…
– Vous voulez dire qu’elle est digne de pitié, mon bon prince ? Mais aviez-vous le droit, par pitié envers elle et pour lui complaire, de couvrir de honte une autre jeune fille, bien née et pure, et de l’humilier sous ces yeux méprisants et pleins de haine ? Où s’arrêtera la pitié, après cela ? N’est-ce pas là une incroyable exagération ? Quand on aime une jeune fille, peut-on la ravaler ainsi devant sa rivale, et l’abandonner pour une autre sous les yeux de cette dernière après l’avoir honnêtement demandée en mariage ?… Car vous avez demandé sa main, vous avez fait votre déclaration en présence de ses parents et de ses sœurs ! Après cela, prince, êtes-vous un homme d’honneur, permettez-moi de vous le demander ? Et… et n’avez-vous pas trompé une divine jeune fille en lui affirmant que vous l’aimiez ?
– Oui, oui, vous avez raison ; ah ! je sens que je suis coupable ! proféra le prince avec un accent d’indicible chagrin.
– Mais est-ce que cela suffit ? s’écria Eugène Pavlovitch avec indignation ; – est-ce qu’il suffît de s’écrier : « Ah ! je suis coupable ! » Vous êtes coupable, mais vous persistez dans vos torts. Où donc était alors votre cœur, votre cœur de « chrétien » ? Vous avez vu à ce moment-là l’expression de son visage : il reflétait moins de souffrance que celui de l’autre, de la vôtre, de celle qui vous séparait ? Comment, devant ce spectacle, avez-vous permis ce qui s’est passé ? Comment ?
– Mais… je n’ai rien permis du tout…, balbutia le malheureux prince.
– Comment ! vous n’avez rien permis ?
– Je vous en donne ma parole. Je ne comprends encore pas, à l’heure qu’il est, comment tout cela est arrivé… Je… j’ai couru alors après Aglaé Ivanovna, mais Nastasie Philippovna est tombée en syncope, et depuis on ne me laisse pas approcher Aglaé Ivanovna.
– Peu importe ! Vous deviez courir après Aglaé et laisser l’autre évanouie !
– Oui… oui, je devais… elle en serait morte ! Elle se serait tuée, vous ne la connaissez pas, et… cela revenait au même, j’aurais tout raconté ensuite à Aglaé Ivanovna et… Voyez-vous, Eugène Pavlovitch, je m’aperçois que vous n’avez pas l’air de tout savoir. Dites-moi pourquoi on ne me laisse pas approcher d’Aglaé Ivanovna ? Je lui expliquerais tout. Comprenez ceci : toutes deux ont parlé alors à côté, complètement à côté de la question ; de là est venu le malheur… Je n’arrive pas à vous expliquer cela clairement, mais peut-être réussirais-je à l’expliquer à Aglaé… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! vous me parlez de son visage à cette minute, lorsqu’elle s’est enfuie… Oh ! mon Dieu, je m’en souviens !… Allons, allons !
Le prince s’était levé subitement et cherchait à entraîner Eugène Pavlovitch par la manche.
– Où ?
– Allons chez Aglaé Ivanovna, allons-y à l’instant !…
– Mais je vous ai dit qu’elle n’était plus à Pavlovsk ; et d’ailleurs qu’irions-nous faire chez elle ?
– Elle comprendra, elle comprendra ! murmura le prince en joignant les mains dans l’attitude de la prière. – Elle comprendra que ce n’est pas cela, que c’est tout à fait autre chose !
– Comment tout à fait autre chose ? Vous allez pourtant bien vous marier ? Donc vous persistez… Vous mariez-vous, oui ou non ?
– Eh oui !… je me marie, oui, je me marie !
– Alors pourquoi dites-vous que ce n’est pas cela ?
– Non, ce n’est pas cela, ce n’est pas cela ! Peu importe que je me marie, ce n’est rien !
– Comment pouvez-vous dire que cela importe peu, que ce n’est rien ? Il ne s’agit pourtant pas d’une bagatelle ! Vous épousez une femme que vous aimez pour faire son bonheur. Aglaé Ivanovna le voit et le sait. Est-ce là une chose sans importance ?
– Son bonheur ? Oh ! non. Je me marie, tout simplement ; elle y tient ; et d’ailleurs qu’est-ce que cela fait que je me marie : je… Voyons, tout cela est indifférent ! Si j’avais agi d’une autre manière, elle serait certainement morte. Je vois maintenant que ce mariage avec Rogojine était une folie. J’ai maintenant compris tout ce que je ne comprenais pas naguère. Voilà, ce que je vous dirai : quand elles se sont dressées l’une contre l’autre, je n’ai pu supporter le visage de Nastasie Philippovna… Vous ne savez pas, Eugène Pavlovitch, ajouta-t-il en baissant mystérieusement la voix, je ne l’ai jamais dit à personne, jamais, pas même à Aglaé, mais je ne puis supporter le visage de Nastasie Philippovna… Tout à l’heure, vous avez très bien décrit la soirée chez elle ; mais il y a un détail qui vous a échappé parce que vous l’ignoriez : c’est que j’ai regardé son visage. Déjà le matin, en voyant son portrait, je n’avais pu en tolérer l’expression… Tenez, voyez Véra, la fille de Lébédev, elle a des yeux tout différents. Je… j’ai peur du visage de Nastasie Philippovna ! ajouta-t-il sur un ton d’extrême frayeur.
– Vous en avez peur ?
– Oui ; elle est folle ! chuchota-t-il en pâlissant.
– En êtes-vous bien sûr ? demanda Eugène Pavlovitch d’un air prodigieusement intrigué.
– Oui, sûr ; maintenant j’en suis sûr ; je m’en suis tout à fait convaincu ces jours-ci !
– Alors que faites-vous, malheureux ? s’écria Eugène Pavlovitch avec effarement. – Vous vous mariez donc sous l’empire d’une sorte de crainte ? C’est à n’y rien comprendre… Peut-être même ne l’aimez-vous pas ?
– Oh ! si, je l’aime de toute mon âme ! Songez donc… c’est une enfant ; elle est maintenant tout à fait comme une enfant ! Oh ! vous ne savez rien !
– Et, en même temps, vous avez assuré Aglaé Ivanovna de votre amour ?
– Oh ! oui, oui !
– Comment expliquez-vous cela ? Vous prétendez donc aimer l’une et l’autre ?
– Oh ! oui, oui !
– Allons, prince, réfléchissez à ce que vous dites !
– Sans Aglaé je… il faut absolument que je la voie ! Je… je mourrai bientôt en dormant ; je pensais mourir cette nuit pendant mon sommeil. Oh ! si Aglaé savait, si elle savait tout… je veux dire absolument tout ! Parce que l’essentiel, ici, c’est de tout savoir ! Pourquoi ne nous est-il jamais donné de tout savoir sur une autre personne, quand c’est nécessaire, quand cette autre personne est en faute !… Au reste je ne sais plus ce que je dis, je me suis embrouillé ; vous m’avez jeté dans un terrible émoi… Se peut-il qu’elle ait encore la même expression de physionomie que lorsqu’elle s’est enfuie ? Oh ! oui, je suis coupable ! Le plus probable, c’est que tous les torts sont de mon côté. Je ne sais pas encore au juste en quoi ils consistent, mais je suis coupable… Il y a là quelque chose que je ne saurais vous expliquer, Eugène Pavlovitch, faute de mots pour l’exprimer, mais… Aglaé Ivanovna comprendra ! Oh ! j’ai toujours pensé qu’elle comprendrait.
– Non, prince, elle ne comprendra pas ! Aglaé Ivanovna vous a aimé humainement, comme une femme et non comme… un pur esprit. Voulez-vous que je vous dise, mon pauvre prince : le plus vraisemblable, c’est que vous n’avez jamais aimé ni l’une ni l’autre !
– Je ne sais pas… peut-être, peut-être ; vous avez raison sur bien des points, Eugène Pavlovitch. Vous êtes supérieurement intelligent, Eugène Pavlovitch. Ah ! voilà la tête qui recommence à me faire mal ; allons chez elle ! allons-y, pour l’amour de Dieu ! pour l’amour de Dieu !
– Mais je vous dis qu’elle n’est plus à Pavlovsk ; elle est à Kolmino.
– Allons à Kolmino, partons sur-le-champ !
– C’est im-pos-sible ! dit Eugène Pavlovitch d’une voix traînante ; et il se leva.
– Écoutez, je vais écrire une lettre ; vous la lui porterez !
– Non, prince, non ! Dispensez-moi de pareilles commissions, je ne puis m’en charger.
Ils se quittèrent. Eugène Pavlovitch emportait une impression étrange ; il était arrivé à la conviction que le prince avait l’esprit un peu dérangé. « Que signifie ce visage qu’il craint et aime tant ? Et en même temps, il n’est pas impossible que, loin d’Aglaé, il meure en effet, de sorte que la jeune fille ne saura jamais à quel point il l’aime. Ha ! ha ! Et comment peut-il aimer deux femmes ? Et chacune d’un genre d’amour différent ? Voilà qui est curieux… Pauvre idiot ! Et que va-t-il devenir maintenant ? »
Cependant le prince ne mourut pas avant son mariage, ni à l’état de veille, ni « en dormant » comme il l’avait prédit à Eugène Pavlovitch. Peut-être dormait-il mal et faisait-il de mauvais rêves ; mais pendant le jour, dans le commerce de ses semblables, il paraissait bien et même satisfait ; s’il avait parfois l’air très absorbé, c’était quand il était seul. On hâta les préparatifs du mariage, qui devait avoir lieu une huitaine de jours après la visite d’Eugène Pavlovitch. Devant une pareille précipitation, les amis les plus intimes du prince, s’il en avait eu, auraient dû renoncer eux-mêmes à l’espoir de voir leurs efforts « sauver » le pauvre fou. Le bruit courut que la visite d’Eugène Pavlovitch avait eu lieu, dans une certaine mesure, à l’instigation du général Ivan Fiodorovitch et de sa femme, Elisabeth Prokofievna. Mais si tous deux, par un excès de leur bonté, avaient pu désirer « sauver » de l’abîme le malheureux dément, ils devaient se limiter à cette unique et timide tentative ; ni leur situation ni peut-être même leurs sentiments (chose naturelle) ne leur permettaient un effort plus sérieux. Nous avons déjà dit que même l’entourage du prince s’était dressé contre lui. Véra Lébédev se bornait à verser des larmes quand elle était seule ; elle restait d’ailleurs le plus souvent à la maison et venait plus rarement qu’autrefois lui rendre visite.
Sur ces entrefaites Kolia avait rendu les derniers devoirs à son père. Le vieillard était mort d’une nouvelle attaque survenue environ huit jours après la première. Le prince prit une grande part au deuil de la famille ; il passa, pendant les premiers jours, des heures entières auprès de Nina Alexandrovna ; il assista aux obsèques et à la cérémonie religieuse. Maintes personnes remarquèrent que son arrivée à l’église et son départ provoquèrent dans l’assistance des chuchotements involontaires. Il en allait de même dans la rue et dans le parc ; quand il passait, à pied ou en voiture, les conversations s’animaient, on se le montrait et on prononçait son nom ainsi que celui de Nastasie Philippovna. On chercha celle-ci aux obsèques du général, mais elle n’y était point. La « capitaine » n’y assista pas davantage, Lébédev ayant réussi à la retenir à la maison. Le service funèbre fit sur le prince une forte et douloureuse impression. À une question de Lébédev il répondit à voix basse que c’était la première fois qu’il assistait à un enterrement suivant le rite grec, hormis une cérémonie semblable qu’il se souvenait avoir vue, étant enfant, dans une église de village.
– Oui, comment croire que l’homme couché dans cette bière soit le même que celui auquel, il y a si peu de temps, nous avons donné la présidence de notre réunion ; vous vous rappelez ? dit à voix basse Lébédev. – Mais qui cherchez-vous ?
– Rien, il m’avait semblé que…
– Ce n’est pas Rogojine ?
– Est-il ici ?
– Il est dans l’église.
– Il m’a bien semblé en effet apercevoir ses yeux, murmura le prince d’un air troublé, mais qu’importe… Pourquoi est-il ici ?… L’a-t-on invité ?
– On n’y a même pas songé. D’ailleurs la famille ne le connaît pas. Tout le monde peut entrer dans l’église. Pourquoi êtes-vous si surpris ? Je le rencontre maintenant souvent ; la semaine passée je l’ai vu déjà quatre fois, ici à Pavlovsk.
– Je ne l’ai pas encore vu une seule fois… depuis lors, balbutia le prince.
Comme Nastasie Philippovna ne lui avait jamais dit non plus avoir rencontré Rogojine une seule fois « depuis ce temps-là », le prince en conclut que ce dernier avait ses raisons de ne pas se montrer. Durant toute cette journée il parut très absorbé ; par contre, Nastasie Philippovna fut d’une gaîté exceptionnelle, gaîté qui se prolongea pendant toute la soirée.
Kolia, qui avait fait sa paix avec le prince avant la mort de son père, lui proposa (l’affaire revêtant une pressante urgence) de prendre Keller[69] et Bourdovski pour garçons d’honneur. Il se porta garant de la bonne tenue du premier et ajouta qu’il serait peut-être « utile ». Quant à Bourdovski, toute recommandation était superflue, vu que c’était un homme « tranquille et modeste ». Nina Alexandrovna et Lébédev firent observer au prince que, si son mariage était déjà décidé, du moins pouvait-il se dispenser de le célébrer à Pavlovsk à une époque où la saison mondaine battait son plein. Pourquoi tant de publicité ? Ne valait-il pas mieux que la cérémonie eût lieu à Pétersbourg et même à domicile ? Le prince ne comprit que trop bien la préoccupation que reflétaient ces craintes, mais il se borna à répondre avec laconisme et simplicité que c’était le désir formel de Nastasie Philippovna.
Le lendemain, Keller ayant appris qu’il était choisi comme garçon d’honneur, vint à son tour se présenter au prince. Il s’arrêta sur le seuil ; aussitôt qu’il le vit, il leva la main droite et, l’index dressé en l’air, s’écria du ton d’un homme qui profère un serment :
– Je ne bois plus !
Puis il s’approcha du prince, lui serra les deux mains en les secouant avec force et déclara qu’à la vérité il avait d’abord éprouvé du dépit en apprenant ce qui s’était passé ; il avait même manifesté ce sentiment au cours d’une partie de billard ; mais ce dépit venait seulement de ce que son impatiente amitié aurait voulu voir le prince épouser une princesse de Rohan ou tout au moins de Chabot ; mais maintenant il se rendait compte que les pensées du prince étaient au moins douze fois plus nobles que celles de tout l’entourage « pris en bloc » ! Car ce qu’il recherchait, ce n’était ni l’éclat, ni la richesse, ni même l’honneur, mais seulement la vérité. Les sympathies des hautes personnalités ne sont que trop connues ; mais le prince est lui-même trop élevé par son éducation pour n’être pas, d’une manière générale, mis sur le même rang qu’elles ! « Mais la canaille et la fripouille sont d’un avis tout différent ; en ville, chez les particuliers, dans les réunions, dans les villas, au concert, dans les cabarets, les salles de billard, on ne parle, on ne jase que du prochain événement. J’ai même entendu dire que l’on vous prépare un charivari sous vos fenêtres, et cela, pour ainsi dire, la première nuit ! Si vous avez besoin, prince, du pistolet d’un honnête homme, je suis prêt à échanger noblement une demi-douzaine de coups de feu avant que vous ne quittiez, le lendemain matin, votre couche nuptiale. » Il donna même le conseil de disposer dans la cour une pompe à incendie comme mesure préventive contre la foule assoiffée revenant de l’église ; mais Lébédev s’y opposa en disant que, si on mettait cette pompe en action, sa maison serait détruite de fond en comble.
– Je vous assure, prince, que ce Lébédev ourdit des intrigues contre vous. Ils veulent vous faire mettre en tutelle ; pouvez-vous imaginer cela ? On vous priverait de l’exercice de votre volonté et de l’usage de votre argent, c’est-à-dire des deux biens qui distinguent chacun de nous d’un quadrupède ! Or, cela, je l’ai entendu dire, parfaitement entendu ! C’est la pure vérité.
Le prince se rappela confusément avoir déjà ouï-dire quelque chose de ce genre, mais il n’y avait naturellement pas prêté attention. Il se borna à rire de la réflexion de Keller et l’oublia aussi sur-le-champ. Le fait est que Lébédev se démenait depuis un certain temps ; cet homme tirait toujours des plans sous le coup d’une inspiration, mais, dans son ardeur à les exécuter, il dispersait ses efforts en tous sens et s’éloignait du but qu’il s’était d’abord assigné ; aussi n’avait-il guère réussi dans la vie. Plus tard, presque le jour du mariage, il vint se confesser au prince (c’était une manie chez lui de toujours venir exprimer son repentir à ceux contre lesquels il avait intrigué, surtout lorsque ses intrigues avaient échoué). Il lui déclara qu’il était né pour être un Talleyrand et que, par un sort inexplicable, il était resté un simple Lébédev. Là-dessus il découvrit tout son jeu, qui intéressa vivement le prince. À l’en croire, il avait commencé par se mettre en quête de hautes protections pour avoir un appui en cas de besoin, et il était allé trouver à cet effet le général Ivan Fiodorovitch. Celui-ci avait paru embarrassé et, tout en voulant beaucoup de bien « au jeune homme », il avait déclaré que, « si vif que fût son désir de le sauver, les convenances ne lui permettaient pas d’intervenir ». Elisabeth Prokofievna n’avait voulu ni le voir ni l’entendre. Eugène Pavlovitch et le prince Stch… s’étaient récusés d’un simple geste. Cependant lui, Lébédev, n’avait pas perdu courage : il avait consulté un homme de loi expérimenté, un vénérable vieillard dont il était l’ami intime et presque l’obligé ; ce juriste avait conclu que l’interdiction du prince était parfaitement possible, à condition que des témoins qualifiés certifiassent son désordre mental et sa complète démence ; l’essentiel était d’ailleurs de disposer de hautes influences. Lébédev n’avait pas perdu patience et avait même fait venir un jour un médecin chez le prince. Ce médecin était un autre vieillard respectable en villégiature à Pavlovsk ; il portait la cravate de l’ordre de Sainte-Anne. Lébédev l’avait amené sous prétexte de lui montrer sa propriété et il l’avait présenté au prince, étant entendu que ses conclusions lui seraient communiquées à titre amical, pour ainsi dire, et non sous une forme officielle.
Le prince se rappela cette visite du docteur ; il se souvint que, la veille, Lébédev avait insisté auprès de lui pour le convaincre qu’il était malade ; après avoir catégoriquement refusé les secours de la médecine, il s’était soudain trouvé en présence de ce docteur ; à en croire Lébédev, ils venaient de sortir tous deux de chez M. Térentiev, qui était très mal, et le médecin avait à son sujet une communication à lui faire. Il avait approuvé Lébédev et reçu le docteur avec beaucoup d’affabilité. La conversation avait porté aussitôt sur le malade, Hippolyte ; le docteur désirant connaître de plus amples détails sur la scène du suicide, le prince l’avait charmé par son récit et ses explications de l’événement On avait parlé du climat de Pétersbourg, de la maladie du prince lui-même, de la Suisse, de Schneider. Le prince avait tellement intéressé son interlocuteur par l’exposé du système thérapeutique de Schneider qu’il l’avait retenu pendant deux heures. Il lui avait fait en outre fumer d’excellents cigares et Lébédev lui avait servi une liqueur exquise apportée par Véra. Bien que marié et père de famille, le praticien s’était montré si entreprenant avec celle-ci qu’elle en avait été profondément indignée. On s’était séparé en amis. En sortant, le docteur avait déclaré à Lébédev : « Si l’on voulait mettre en tutelle tous les gens qui sont comme le prince, qui devrait-on prendre comme tuteurs ? » Lébédev lui avait répliqué sur un ton tragique en invoquant la proximité de l’événement, mais le docteur, ayant hoché la tête d’un air madré et finaud, avait conclu : « il faut laisser les gens se marier comme bon leur semble. » Au surplus, d’après ce qu’il avait entendu dire, la personne dont il s’agissait n’était pas seulement d’une incomparable beauté, motif déjà suffisant pour tourner la tête d’un homme riche, mais encore possédait des capitaux qui lui venaient de Totski et de Rogojine, ainsi que des perles, des diamants, des châles et des meubles. Somme toute, ce choix, loin de témoigner de la sottise et de l’étrangeté du prince, révélait au contraire chez ce cher garçon un esprit avisé et une intelligence d’homme du monde qui sait calculer. Le docteur s’était donc cru fondé à tirer de là un diagnostic entièrement favorable au prince…
Cette conclusion avait fait sur Lébédev une vive impression ; aussi termina-t-il ses confidences en déclarant au prince : « Dorénavant vous ne trouverez plus en moi qu’un homme dévoué et prêt à verser son sang pour vous ; c’est pour vous dire cela que je suis venu ».
Durant ces derniers jours le prince fut aussi distrait par Hippolyte, mais celui-ci l’envoyait trop souvent chercher. Sa famille occupait, non loin de là, une petite maisonnette. Les enfants, c’est-à-dire le frère et la sœur d’Hippolyte, avaient du moins l’agrément de la campagne ; ils pouvaient échapper au malade en descendant au jardin ; mais la malheureuse « capitaine » restait à sa merci et était sa victime. Le prince passait son temps à les raccommoder et à rétablir la paix entre eux ; le malade continuait à l’appeler sa « niania », tout en ne pouvant se retenir de le mépriser pour son rôle de médiateur. Il était très monté contre Kolia parce qu’il n’avait presque plus de visites de celui-ci, qui avait dû rester d’abord au lit de mort de son père, puis auprès de sa mère veuve. Enfin il prit pour cible de ses plaisanteries le prochain mariage du prince avec Nastasie Philippovna ; il fit si bien que le prince, indigné et hors de lui, cessa d’aller le voir. Deux jours après, la « capitaine » arriva de grand matin et, les larmes aux yeux, le supplia de venir chez eux, sans quoi il lui mangerait le sang. Elle ajouta qu’il désirait lui dévoiler un grand secret. Le prince céda. Hippolyte exprima le désir de se réconcilier et, ce disant, fondit en larmes ; mais, ses larmes séchées, il redevint naturellement encore plus acerbe, sans toutefois oser donner libre cours à sa colère. Il se sentait fort mal et tout indiquait qu’il ne tarderait plus à mourir. Il n’avait aucun secret à révéler, mais se répandait en objurgations outrancières et d’une émotion peut-être affectée pour mettre le prince « en garde contre Rogojine ». « C’est un homme qui ne lâche pas ce qui lui appartient ; il n’est pas à notre mesure, prince ; s’il veut dire quelque chose, aucun scrupule ne le retiendra »… etc., etc. Le prince se mit à le questionner plus en détail pour en tirer des faits précis. Mais Hippolyte n’invoqua d’autre argument que des sensations ou impressions personnelles. À la fin il eut l’immense satisfaction de jeter l’épouvante dans l’âme du prince. Ce dernier avait commencé par esquiver certaines questions d’un caractère spécial et il s’était borné à sourire en s’entendant donner un conseil comme celui-ci : « Fuyez, même à l’étranger ; vous pouvez vous y marier, on trouve partout des prêtres russes ». Mais au bout d’un moment Hippolyte conclut sur cette idée : « Je crains surtout pour Aglaé Ivanovna ; Rogojine sait combien vous l’aimez ; amour pour amour ; vous lui avez enlevé Nastasie Philippovna ; il tuera Aglaé Ivanovna ; bien qu’elle ne vous soit plus rien, cela ne vous en fera pas moins de peine, n’est-ce pas ? » Son but était atteint : le prince sortit bouleversé de chez lui.
Ces avertissements au sujet de Rogojine survinrent la veille du mariage. Ce soir-là, le prince eut avec Nastasie Philippovna la dernière entrevue avant la noce. La jeune femme n’avait plus le don de le calmer ; dans ces derniers temps même elle ne réussissait qu’à accroître son trouble. Quelques jours auparavant, au cours de leurs tête-à-tête, elle avait été effrayée de son air de tristesse. Elle avait fait tous ses efforts pour l’égayer ; elle avait même tenté de le distraire en chantant. Le plus souvent elle cherchait dans sa mémoire tout ce qui pouvait le divertir. Le prince faisait presque toujours semblant de s’amuser beaucoup ; parfois il riait pour tout de bon, entraîné par la vivacité d’esprit et la belle humeur avec lesquelles la jeune femme racontait lorsqu’elle était en verve, ce qui était souvent le cas. Quand elle le voyait rire, elle était ravie et se sentait fière d’elle-même en constatant l’impression produite sur lui. Mais maintenant elle devenait presque d’heure en heure plus chagrine et plus soucieuse. Le prince avait sur elle une opinion déjà arrêtée, sans quoi tout en elle lui eût naturellement semblé énigmatique et inintelligible. Il n’en demeurait pas moins foncièrement convaincu qu’elle pourrait encore ressusciter à la vie normale. Il avait eu raison de dire à Eugène Pavlovitch qu’il l’aimait d’un amour profond et sincère ; dans cet amour en effet il y avait comme un élan de tendresse pour un enfant chétif et malade qu’il eût été difficile et même impossible d’abandonner à sa propre volonté. Il ne s’ouvrait à personne sur les sentiments qu’elle lui inspirait et répugnait à aborder ce thème lorsque le cours de la conversation ne permettait plus de l’éviter. En tête à tête ils ne parlaient jamais « sentiment », comme s’ils s’étaient donné le mot. À leur conversation, habituellement enjouée et pleine d’entrain, tout le monde pouvait prendre part. Daria Aléxéïevna raconta par la suite qu’elle n’avait éprouvé, pendant tous ces jours-là, que du ravissement et de la joie à les contempler.
L’opinion que se faisait le prince de l’état moral et mental de Nastasie Philippovna écartait de son esprit, dans une certaine mesure, beaucoup d’autres incertitudes. C’était maintenant une femme tout à fait différente de celle qu’il avait connue trois mois plus tôt. Aussi n’éprouvait-il plus de surprise à la voir insister pour hâter la noce, après avoir naguère repoussé l’idée du mariage avec des larmes, des malédictions et des reproches. « Ainsi, se disait-il, elle n’a plus peur, comme dans ce temps-là, de faire mon malheur en m’épousant. » Un retour si rapide à la confiance en soi ne lui semblait pas naturel. Cette assurance, Nastasie Philippovna ne l’avait pas puisée seulement dans sa haine à l’égard d’Aglaé, car elle était capable de sentiments plus profonds. Elle ne lui venait pas non plus de la crainte de partager l’existence de Rogojine. Sans doute, ces mobiles et d’autres encore pouvaient avoir eu leur poids, mais, pour le prince, la raison la plus claire du revirement était justement celle qu’il soupçonnait depuis longtemps : la pauvre âme malade n’avait pas pu supporter cette épreuve.
Bien qu’elle mît fin à ses incertitudes, du moins jusqu’à un certain point, cette explication ne lui laissa néanmoins pendant tout ce temps ni trêve ni repos. Parfois il s’efforçait de ne penser à rien. Quant au mariage, il semble bien qu’à ce moment il l’ait en effet envisagé comme une formalité insignifiante ; il faisait trop bon marché de sa propre destinée pour en juger autrement. Aux objections et allégations du genre de celles que lui avait faites Eugène Pavlovitch, il n’aurait absolument rien trouvé à répondre, se sentant incompétent en pareille matière ; aussi esquivait-il toute conversation de cette nature.
Il remarqua d’ailleurs que Nastasie Philippovna ne savait et ne comprenait que trop bien ce qu’était pour lui Aglaé. Elle n’en parlait pas, mais il avait lu sur son « visage » lorsque parfois elle l’avait surpris (dans les premiers jours) se préparant à aller chez les Epantchine. Après le départ de ceux-ci, elle parut radieuse. Si médiocre observateur et si peu perspicace qu’il fût, il avait été tourmenté à l’idée que Nastasie Philippovna pût prendre le parti de se livrer à quelque scandale, afin d’obliger Aglaé à quitter Pavlovsk. Le bruit et les rumeurs qui couraient dans les villas au sujet du mariage étaient certainement entretenus pour une part par Nastasie Philippovna dans le dessein d’exaspérer sa rivale. Comme il était malaisé de rencontrer les Epantchine, elle fit monter un jour le prince dans sa calèche et donna ordre de passer juste sous les fenêtres de leur villa. Ce fut pour le prince une surprise affreuse ; il s’en aperçut, comme toujours, lorsqu’il était trop tard et que l’équipage avait déjà dépassé la maison. Il ne dit rien, mais, après cet incident, il fut malade pendant deux jours. Nastasie Philippovna se garda de renouveler l’expérience.
Durant les jours qui précédèrent le mariage, elle devint toute pensive. Elle finissait toujours par secouer sa tristesse et retrouver sa gaîté, mais cette gaîté était plus posée, moins expansive, moins rayonnante que naguère encore. Le prince redoublait d’attentions. Il était intrigué de ne jamais l’entendre parler de Rogojine. Une seule fois, cinq jours environ avant la noce, Daria Aléxéïevna lui fit dire de venir immédiatement parce que Nastasie Philippovna était très mal. Il trouva celle-ci dans un état voisin de la démence : elle criait, tremblait, clamait que Rogojine était caché dans le jardin attenant à la villa, qu’elle venait de le voir et qu’il la tuerait dans la nuit… il la tuerait au couteau ! Elle ne retrouva pas le calme de toute la journée. Mais le soir, étant allé passer un instant chez Hippolyte, le prince apprit de la « capitaine », qui rentrait de la ville où l’avaient appelée de menues affaires, que Rogojine était venu la voir chez elle, à Pétersbourg, et l’avait questionnée sur Pavlovsk. Il demanda à quelle heure avait eu lieu cette visite ; la « capitaine » lui indiqua à peu près l’heure à laquelle Nastasie Philippovna avait cru apercevoir Rogojine dans le jardin. La jeune femme avait donc simplement été le jouet d’un mirage. Nastasie Philippovna étant allée elle-même demander de plus amples détails à la « capitaine » en obtint les plus rassurantes précisions.
La veille du mariage, le prince laissa Nastasie Philippovna dans un état de vif enthousiasme : elle venait de recevoir de sa couturière de Pétersbourg la toilette qu’elle devait porter le lendemain, robe de mariée, coiffure, etc. Le prince ne s’attendait pas à la voir se passionner autant pour sa parure ; il en vanta tous les détails et aviva ainsi le bonheur de la jeune femme. Mais elle ne réussit pas à cacher le fond de sa pensée : elle avait déjà entendu dire que la population de Pavlovsk était indignée et que quelques polissons préparaient un charivari avec accompagnement de musique et audition d’une pièce de vers écrite pour la circonstance ; tous ces préparatifs étaient plus ou moins approuvés par le reste de la société. C’est justement pourquoi elle voulait redresser la tête et éblouir tout le monde par le goût et la somptuosité de sa toilette. « Qu’ils crient, qu’ils sifflent, s’ils l’osent ! » À cette seule pensée ses yeux dardaient des éclairs. Elle nourrissait en outre une secrète espérance qu’elle se gardait de formuler à haute voix ; elle se figurait qu’Aglaé, ou du moins une personne envoyée par elle, se trouverait incognito dans la foule, à l’église, et l’examinerait ; de là tous ses apprêts.
Telles étaient les pensées dans lesquelles elle était plongée à onze heures du soir, quand le prince la quitta. Mais minuit n’avait pas encore sonné que l’on accourut inviter ce dernier, de la part de Daria Aléxéïevna, à « venir au plus vite parce que cela allait très mal ». Il trouva sa fiancée tout en larmes ; enfermée dans sa chambre, elle était en proie à un accès de désespoir, à une crise de nerfs. Pendant longtemps elle n’entendit rien de ce qu’on lui disait à travers la porte close ; à la fin elle ouvrit, ne laissa entrer que le prince, referma la porte aussitôt et tomba à genoux devant lui. (Telle fut du moins la version que donna plus tard Daria Aléxéïevna, qui avait réussi à entrevoir une partie de la scène.)
– Qu’est-ce que je fais ! Qu’est-ce que je fais ! Qu’est-ce que je fais de toi ! s’écriait-elle en embrassant convulsivement ses pieds.
Le prince resta pendant toute une heure auprès d’elle ; nous ignorons ce qu’ils se dirent. Daria Aléxéïevna raconta qu’au bout de cette heure ils se séparèrent en termes affectueux et l’air heureux. Le prince envoya encore une fois dans la nuit prendre des nouvelles de sa fiancée, mais celle-ci était déjà endormie. Le matin, avant son réveil, deux envoyés du prince se présentèrent encore chez Daria Aléxéïevna ; un troisième leur succéda qu’on chargea de rapporter ceci : « Nastasie Philippovna est entourée en ce moment d’un véritable essaim de modistes et de coiffeurs venus de Pétersbourg ; elle ne se ressent plus de la crise d’hier ; elle est occupée de ses atours comme peut l’être une pareille beauté au moment de se marier ; en cet instant précisément, elle tient un conseil extraordinaire pour convenir des diamants dont elle doit se parer et de la manière dont elle les disposera ». Le prince fut complètement rassuré.
Le cours des incidents auxquels le mariage donna lieu a été retracé plus tard comme suit par des gens renseignés et dont le témoignage paraît véridique.
La cérémonie nuptiale devait avoir lieu à huit heures du soir. Nastasie Philippovna était prête depuis sept heures. Dès six heures, des groupes de flâneurs commencèrent à s’amasser autour de la villa de Lébédev et, plus encore, près de la maison de Daria Aléxéïevna. Vers sept heures l’église commença aussi à se remplir. Véra Lébédev et Kolia éprouvaient de vives appréhensions pour le prince ; ils avaient cependant beaucoup à faire à la maison, ayant été chargés de disposer son appartement pour la réception et la collation. Aucune réunion n’était, à vrai dire, prévue après la cérémonie religieuse ; outre les personnes dont la présence était requise pour la célébration du mariage, Lébédev avait invité Ptitsine, Gania, le médecin décoré de la cravate de Sainte-Anne et Daria Aléxéïevna. Quand le prince s’enquit de la raison pour laquelle ce médecin « que l’on connaissait à peine » avait été convié, Lébédev lui répondit de l’air d’un homme content de soi : « Une décoration au cou, un personnage considéré ; c’est pour la galerie ». Cette réflexion fit rire le prince.
Vêtus du frac et gantés, Keller et Bourdovski avaient un air fort convenable ; seul, Keller inspirait encore quelque crainte au prince et à son entourage par son humeur trop manifestement batailleuse ; il regardait d’un œil fort hostile les badauds attroupés autour de la maison.
Enfin, à sept heures et demie, le prince se rendit en voiture à l’église. Remarquons à ce propos qu’il avait tenu à ne négliger aucune des coutumes traditionnelles ; tout se passait publiquement, aux yeux de tous et « de la manière qui convenait ». À l’église il fendit tant bien que mal la foule, au milieu de chuchotements et d’exclamations répétées ; il était précédé de Keller, qui jetait à droite et à gauche des regards menaçants. Il se retira momentanément derrière l’autel, tandis que le boxeur allait chercher la mariée. Devant la maison de Daria Aléxéïevna ce dernier vit une foule deux ou trois fois plus dense et peut-être aussi deux ou trois fois plus insolente que celle qui stationnait autour de la villa du prince. En montant le perron, il entendit des exclamations d’une telle nature qu’il ne se contint plus et fut sur le point d’adresser au public une remontrance appropriée ; heureusement il en fut empêché par Bourdovski et Daria Alexéïevna elle-même qui était accourue sur le perron ; tous deux s’emparèrent de lui et l’emmenèrent de force à l’intérieur de la maison. Le boxeur, très surexcité, hâta le départ. Nastasie Philippovna se leva, jeta un dernier coup d’œil dans la glace et remarqua avec un « rictus », comme le raconta plus tard Keller, qu’elle était « pâle comme une morte » ; puis, s’étant inclinée pieusement devant l’icône, elle sortit sur le perron. Une rumeur salua son apparition. À vrai dire, au premier, moment, on entendit des rires, des applaudissements ironiques et peut-être des coups de sifflet ; mais au bout d’un instant d’autres exclamations éclatèrent :
– Quelle belle femme !
– Ce n’est ni la première ni la dernière ![70]
– Le mariage couvre tout, imbéciles !
– Non, trouvez donc une pareille beauté ! Hourra ! s’exclamaient les plus proches.
– Une princesse ! Pour une princesse comme celle-là je vendrais mon âme ! s’écria un employé de bureau. – Une nuit au prix de ma vie !…
Nastasie Philippovna s’avança ; son visage était pâle comme un linge, mais ses grands yeux noirs jetaient sur les curieux des regards brûlants comme des charbons ardents. Ces regards, la foule ne put les supporter ; l’indignation fit place à des clameurs d’enthousiasme. La portière de la voiture était ouverte et déjà Keller tendait la main à la mariée, lorsque celle-ci poussa un cri et, quittant le perron, piqua droit sur la foule. Les gens du cortège restèrent paralysés de stupeur ; le public s’écarta devant elle et à cinq ou six pas du perron apparut soudain Rogojine. Elle avait aperçu son regard parmi tout ce monde. Elle courut vers lui comme une folle et lui saisit les deux mains :
– Sauve-moi ! Emmène-moi ! Où tu voudras, à l’instant même !
Rogojine l’enleva presque à bras-le-corps et la porta pour ainsi dire vers sa voiture. Puis en un clin d’œil il sortit un billet de cent roubles de son porte-monnaie et le fendit au cocher.
– À la gare ! Si tu arrives avant le départ du train, tu auras encore cent roubles !
Il sauta dans la voiture à côté de Nastasie Philippovna et ferma la portière. Sans un instant d’hésitation le cocher fouetta ses chevaux. Plus tard, Keller, en racontant l’événement, s’excusa de s’être laissé prendre au dépourvu : « Une seconde de plus, et je me serais ressaisi ; je n’aurais pas laissé faire cela ! » Bourdovski et lui furent sur le point de prendre une autre voiture qui se trouvait là pour se lancer à la poursuite des fugitifs, mais presque aussitôt ils se ravisèrent en prétextant « qu’il était trop tard et qu’on ne la ferait pas revenir de force ».
– Et puis le prince n’en voudra plus ! décida Bourdovski tout bouleversé.
Rogojine et Nastasie Philippovna arrivèrent à temps à la gare. Après être descendus de voiture et presque au moment de monter en wagon, Rogojine arrêta à la hâte une jeune fille qui passait, coiffée d’un foulard et vêtue d’une mantille foncée, défraîchie, mais encore convenable.
– Voulez-vous accepter cinquante roubles pour votre mantille ? lui dit-il en lui tendant brusquement l’argent.
Avant qu’elle fût revenue de sa stupeur et eût compris de quoi il s’agissait, il avait glissé les cinquante roubles dans sa main, lui avait enlevé sa mantille et son foulard et les avait jetés sur les épaules et sur la tête de Nastasie Philippovna. La toilette trop fastueuse de celle-ci aurait attiré les regards et fait sensation dans le wagon. Ce n’est qu’ensuite que la jeune fille comprit la raison pour laquelle on lui avait acheté à un tel prix des hardes sans valeur.
Le bruit de l’aventure arriva à l’église avec une rapidité incroyable. Lorsque Keller se fraya passage jusqu’au prince, nombre de gens qu’il ne connaissait pas du tout se précipitèrent sur lui pour le questionner. On parlait tout haut, on hochait la tête, on riait même ; personne ne voulut sortir de l’église : tous désiraient voir comment le fiancé accueillerait la nouvelle.
Il pâlit, mais reçut cette nouvelle avec calme, en disant d’une voix à peine perceptible : « J’avais peur, mais je ne m’attendais tout de même pas à cela… » Puis, après un instant de silence, il ajouta : « Au reste… étant donné son état… c’est tout à fait dans l’ordre des choses ». Cette conclusion fit même qualifiée plus tard par Keller de « philosophie sans exemple ». Le prince sortit de l’église sans se départir de son calme et de sa sérénité : du moins beaucoup de gens le remarquèrent et commentèrent par la suite cette attitude. Il semblait avoir un vif désir de rentrer chez lui et de s’isoler le plus tôt possible ; mais on ne lui en donna pas la faculté. Plusieurs de ses invités le suivirent dans sa chambre, entre autres Ptitsine, Gabriel Ardalionovitch et le docteur, qui n’avait pas plus que les autres l’intention de s’en aller. En outre, toute la maison était littéralement assaillie par les badauds. Le prince entendit Keller et Lébédev soutenir une violente discussion avec des individus parfaitement inconnus qui avaient l’air de tchinovniks et voulaient à toute force envahir la terrasse. Il s’approcha et demanda de quoi il s’agissait, puis, écartant poliment Lébédev et Keller, il s’adressa sur un ton plein de courtoisie à un monsieur corpulent qui avait des cheveux gris et qui, monté sur les marches du perron, était à la tête d’un groupe d’envahisseurs ; il le pria de lui faire l’honneur de sa visite. Le monsieur devint confus, mais n’en accepta pas moins ; après lui vint un second, puis un troisième. Sept ou huit autres individus se détachèrent de la foule et rentrèrent également en se donnant les airs de la plus grande désinvolture ; leur exemple ne fut pas suivi et on entendit bientôt les badauds eux-mêmes blâmer ces intrus.
On offrit des sièges aux nouveaux venus, la conversation s’engagea et le thé fut servi ; tout cela se fit avec modestie, mais très convenablement, ce qui ne laissa pas de surprendre un peu ces hôtes inattendus. Il y eut bien certaines tentatives pour égayer la conversation et l’aiguiller vers le sujet « voulu » ; on risqua quelques questions indiscrètes et quelques remarques « malicieuses ». Le prince répondit à tout le monde avec tant de simplicité, de bonhomie et en même temps de dignité et de confiance dans la bienséance de ses hôtes que les questions déplacées cessèrent d’elles-mêmes. Peu à peu le tour de l’entretien devint presque sérieux. Un monsieur prit fait d’une réflexion pour affirmer soudain sur un ton outré qu’il ne vendrait pas ses terres, quoi qu’il advînt ; il attendrait, il verrait venir ; « les entreprises valent mieux que l’argent » ; « oui, mon cher monsieur, conclut-il, voilà en quoi consiste mon système économique, sachez-le ! » Comme il s’adressait au prince, celui-ci l’approuva avec chaleur, bien que Lébédev lui eût chuchoté à l’oreille que ce monsieur n’avait jamais eu le plus petit bien au soleil.
Près d’une heure s’écoula. On avait fini de prendre le thé : les visiteurs se firent scrupule de rester plus longtemps. Le docteur et le monsieur à cheveux gris adressèrent au prince des adieux touchants. Tous d’ailleurs prirent congé avec de bruyantes effusions. Ils accompagnèrent leurs vœux de pensées dans le genre de celle-ci : « il n’y a pas de quoi se désoler ; peut-être ce qui s’est passé est-il pour le mieux », et ainsi de suite. Il y eut des gens, il est vrai, qui se risquèrent à demander du champagne, mais les visiteurs plus âgés les rappelèrent aux convenances.
Quand tout ce monde fut parti, Keller se pencha vers Lébédev et lui dit :
– Si on nous avait laissés faire, toi et moi, nous aurions crié, engagé une lutte ; nous nous serions couverts de honte et aurions attiré la police. Mais lui, il s’est fait d’un coup de nouveaux amis, et encore quels amis ! Je les connais !
Lébédev, qui était passablement gris, proféra dans un soupir :
– Ce qui a été caché aux sages et aux esprits forts a été révélé aux enfants. Il y a longtemps que je lui ai appliqué cette parole, mais maintenant j’ajouterai que l’enfant lui-même a été préservé et sauvé de l’abîme par Dieu et par tous ses saints !
Vers dix heures et demie on laissa enfin le prince seul. Il avait mal à la tête. Kolia partit le dernier après l’avoir aidé à dévêtir son habit de marié. Ils se quittèrent avec de chaleureuses protestations d’amitié. Kolia ne s’appesantit pas sur l’événement de la journée, mais promit de revenir le lendemain de bonne heure. Il assura plus tard que le prince ne l’avait prévenu de rien et l’avait laissé dans l’ignorance de ses intentions en prenant congé de lui. Bientôt il ne resta presque plus personne dans la maison : Bourdovski était allé chez Hippolyte, Keller et Lébédev étaient partis on ne sait où. Seule Véra Lébédev demeura encore quelque temps pour rendre à l’appartement son aspect habituel. Au moment de se retirer elle alla voir ce que faisait le prince. Il était assis à sa table, les deux coudes appuyés et le visage caché dans ses mains. Elle s’approcha doucement et lui toucha l’épaule. Le prince la regarda avec surprise et mit près d’une minute à rassembler ses souvenirs ; quand il se fut ressaisi et eut tout compris, il manifesta une brusque et véhémente émotion. Il finit par la prier avec une vive insistance de venir frapper à sa porte le lendemain matin à l’heure du premier train, à sept heures. La jeune fille promit ; sur quoi il la conjura de ne parler de cela à personne, ce qu’elle promit également. Enfin lorsque, la porte grande ouverte, elle était déjà sur le point de s’en aller, il la retint pour la troisième fois, lui prit les mains, les baisa, puis l’embrassa elle-même sur le front et lui dit : « À demain ! » avec un accent « insolite ». Tel fut du moins le récit de Véra. Elle sortit en proie à de sérieuses appréhensions à son sujet. Le lendemain elle se tranquillisa plus ou moins quand elle eut, comme convenu, frappé un peu après sept heures pour le prévenir que le train de Pétersbourg partait dans un quart d’heure : il lui sembla en effet qu’en ouvrant la porte il avait l’air parfaitement dispos et même souriant. Il s’était à peine déshabillé pour passer la nuit, mais avait tout de même dormi. Il dit qu’il pensait pouvoir revenir dans la journée. Tout portait à croire que Véra était la seule personne à laquelle il eût alors jugé possible et nécessaire d’annoncer son intention de se rendre à Pétersbourg.
Une heure après, il était déjà dans cette ville et, entre neuf et dix heures, il sonnait chez Rogojine. Il avait passé par l’entrée principale et un long moment s’écoula avant qu’on lui répondît. Enfin la porte de l’appartement de la vieille Rogojine s’ouvrit et une servante âgée et d’extérieur respectable se montra.
– Parfione Sémionovitch n’est pas chez lui, déclara-t-elle sans ouvrir complètement la porte. Qui demandez-vous ?
– Parfione Sémionovitch.
– Il n’est pas là.
La servante dévisagea le prince avec une étrange curiosité.
– Pouvez-vous du moins me dire s’il a passé la nuit ici ? Et… est-il rentré seul hier ?
La domestique continua à le fixer et ne répondit point.
– Nastasie Philippovna n’a-t-elle pas été avec lui ici hier… hier soir ?…
– Mais permettez-moi au moins de vous demander qui vous êtes vous-même ?
– Le prince Léon Nicolaïévitch Muichkine ; nous nous connaissons bien, Parfione et moi.
– Il n’est pas à la maison.
La domestique baissa les yeux.
– Et Nastasie Philippovna ?
– Je n’en sais rien.
– Attendez, écoutez-moi ! Quand rentrera-t-il ?
– Je ne le sais pas davantage.
La porte se referma. Le prince décida de revenir une heure plus tard. Il jeta un coup d’œil dans la cour et rencontra le portier.
– Parfione Sémionovitch est-il chez lui ?
– Oui.
– Comment a-t-on pu me dire il y a un instant qu’il était absent ?
– On vous a dit cela à son appartement ?
– Non : c’est la servante de sa mère qui me l’a dit, mais j’ai sonné chez Parfione Sémionovitch et personne ne m’a ouvert.
– Il se peut qu’il soit sorti, conclut le portier, car il ne prévient pas quand il s’absente. Parfois même il emporte la clef avec lui, et l’appartement reste fermé trois jours de suite.
– Es-tu bien sûr qu’il soit rentré hier chez lui ?
– Oui. Il lui arrive parfois de passer par le grand escalier ; alors je ne le vois pas.
– Nastasie Philippovna n’était-elle pas hier avec lui ?
– Je n’en sais rien. Elle vient assez rarement. Si elle était venue, on l’aurait probablement remarquée.
Le prince sortit et arpenta quelque temps le trottoir d’un air perplexe. Les fenêtres de l’appartement de Rogojine étaient toutes fermées, celles de l’appartement occupé par sa mère presque toutes ouvertes. La journée était claire et chaude. Le prince traversa la rue et s’arrêta sur le trottoir opposé, pour regarder encore une fois les vitres ; non seulement elles étaient closes mais les stores blancs étaient presque partout baissés.
Il resta là une minute environ et, chose étrange, il lui sembla voir le bas d’un des stores se soulever et la figure de Rogojine se montrer pour disparaître aussitôt. Il attendit un peu et fut sur le point de remonter et sonner de nouveau, mais il se ravisa et convint de revenir une heure plus tard. « Qui sait ? peut-être n’était-ce qu’une illusion… ? »
L’essentiel était maintenant pour lui de se rendre en toute hâte dans le quartier du Régiment-Izmaïlovski, à la dernière adresse de Nastasie Philippovna. Il savait que, trois semaines auparavant, quand il l’avait priée de quitter Pavlovsk, elle était allée s’installer dans ce quartier chez une de ses amies, veuve d’un maître d’école ; c’était une honorable mère de famille qui louait un bel appartement meublé dont elle tirait le plus clair de ses ressources. Il y avait lieu de croire qu’en revenant se fixer à Pavlovsk, Nastasie Philippovna avait gardé ce logement. Et il était surtout probable qu’elle y avait passé la nuit après y avoir été sans doute ramenée la veille par Rogojine. Le prince prit un fiacre. Chemin faisant il réfléchit qu’il aurait dû commencer ses recherches par là, vu l’invraisemblance que la jeune femme se fût rendue, de nuit, directement chez Rogojine. Il se rappela alors qu’au dire du portier elle venait rarement en temps ordinaire. Si elle venait rarement en temps ordinaire, pourquoi serait-elle allée maintenant chez lui ? Tout en essayant de se remonter avec ces raisonnements consolants, le prince arriva plus mort que vif au quartier du Régiment-Izmaïlovski.
Là, il fut stupéfait d’apprendre que la veuve du maître d’école n’avait eu de nouvelles de Nastasie Philippovna ni de jour, ni la veille. Bien mieux : toute la famille accourut pour le voir comme s’il était un phénomène. Tous les enfants, des fillettes entre sept et quinze ans, séparées l’une de l’autre par une année de distance, vinrent à la suite de leur mère et entourèrent le prince, qu’elles regardèrent bouche bée. Après elles arriva une tante maigre et jaune, coiffée d’un mouchoir noir, et enfin, l’aïeule de la famille, une très vieille dame qui portait des lunettes. La veuve du maître d’école pria instamment le prince d’entrer et de s’asseoir, ce qu’il fit. Il comprit sur-le-champ que tous ces gens-là le connaissaient parfaitement et savaient qu’il avait dû se marier la veille ; il devina qu’ils brûlaient d’envie de le questionner sur ce mariage et d’apprendre par quel miracle il venait s’enquérir auprès d’eux d’une femme qui aurait dû en ce moment se trouver avec lui à Pavlovsk, mais que, par délicatesse, ils s’abstenaient de l’interroger.
Il satisfit en quelques mots leur curiosité touchant son mariage. Les exclamations de surprise furent telles qu’il dut raconter dans les grandes lignes presque tout ce qui s’était passé. Finalement ce conseil de dames pleines de sagesse et d’émoi décida qu’il devait, coûte que coûte et avant tout, aller de nouveau frapper chez Rogojine, se faire ouvrir et obtenir de lui tous les éclaircissements. Si celui-ci était réellement absent (ce qui demandait à être tiré au clair) ou se refusait à parler, alors le prince devait se rendre au quartier du Régiment-Sémionovski, chez une dame allemande amie de Nastasie Philippovna et qui vivait avec sa mère ; peut-être que, sous le coup de l’émotion et dans son désir de se cacher, la fugitive était allée passer la nuit chez ces personnes.
Quand le prince se leva il était très abattu et, comme les dames le dirent plus tard, « terriblement pâle » ; ses jambes fléchissaient littéralement sous lui. À travers leur jabotage il finit par comprendre qu’elles proposaient d’agir de concert avec lui et lui demandaient son adresse en ville. Comme il n’en avait pas, elles lui conseillèrent de prendre une chambre dans un hôtel. Le prince réfléchit et donna l’adresse de l’hôtel où il était précédemment descendu et où, cinq semaines avant, il avait eu une attaque. Sur quoi il retourna chez Rogojine.
Cette fois, non seulement on ne lui ouvrit pas la porte de l’appartement de Rogojine, mais même celle de l’habitation de la vieille dame resta close. Il descendit dans la cour et se mit, non sans mal, en quête du portier ; celui-ci, qui était affairé, le regarda et lui répondit à peine, mais lui fit néanmoins catégoriquement entendre que Parfione Sémionovitch « était parti de grand matin pour Pavlovsk et ne rentrerait pas de la journée ».
– J’attendrai ; peut-être rentrera-t-il dans la soirée ?
– Peut-être pas avant une semaine ; qui sait ?
– En tout cas il a passé la nuit ici ?
– Pour cela oui…
Il n’y avait rien là que de suspect et de louche. Le portier pouvait fort bien avoir reçu, dans l’intervalle, de nouvelles instructions. Tout à l’heure, il était loquace ; maintenant il desserrait à peine les dents. Le prince n’en décida pas moins de revenir encore une fois deux heures plus tard et même, si c’était nécessaire, de faire le guet devant la maison. Pour le moment, l’espoir lui restait d’aller s’enquérir auprès de l’Allemande. Il se rendit donc en toute hâte au quartier du Régiment-Sémionovski.
Mais il ne réussit même pas à se faire entendre de la belle Allemande. À quelques mots qu’elle laissa échapper, il crut comprendre qu’elle s’était brouillée quinze jours auparavant avec Nastasie Philippovna, en sorte qu’elle n’avait plus rien su d’elle depuis ce temps ; maintenant elle proclamait bien haut qu’elle ne lui portait plus le moindre intérêt, « quand bien même elle épouserait tous les princes du monde ». Le prince s’empressa de prendre congé. L’idée lui vint, entre autres, que la jeune femme était peut-être partie pour Moscou, comme naguère, et que Rogojine l’avait sans doute suivie, à supposer même qu’il ne fût pas parti avec elle. « Si du moins ou pouvait retrouver une trace quelconque de leur passage ! »
Il se rappela sur ces entrefaites qu’il devait retenir une chambre à l’hôtel. Il courut en chercher une rue de la Fonderie, où il trouva tout de suite ce qu’il lui fallait. Le domestique d’étage lui demanda s’il désirait manger ; par distraction il répondit « oui » et devint furieux contre lui-même, car le repas lui fit perdre une demi-heure ; il ne s’avisa qu’un peu plus tard que rien ne l’obligeait à prendre la collation servie. Dans l’air étouffant de ce corridor obscur il eut l’impression d’être envahi par une sensation étrange, angoissante et qui tendait, semblait-il, à se transformer en une pensée ; mais, cette pensée embryonnaire, il n’arrivait pas à la définir. Il sortit de l’hôtel en proie à un désarroi profond ; la tête lui tournait : où devait-il donc aller ? De nouveau il se précipita chez Rogojine.
Rogojine n’était pas rentré ; le prince eut beau sonner à son appartement, personne ne donna signe de vie ; il sonna alors chez la vieille ; on lui ouvrit et on lui déclara une fois de plus que Parfione Sémionovitch était absent et ne reparaîtrait peut-être pas de trois jours. Il éprouva un malaise en constatant qu’on le regardait toujours avec une expression insolite de curiosité. Le portier resta cette fois introuvable.
Le prince passa comme précédemment sur le trottoir opposé qu’il se mit à arpenter, par une chaleur accablante, pendant une demi-heure ou davantage, en tenant les yeux fixés sur les fenêtres. Cette fois rien ne bougea : les fenêtres restèrent closes et les stores blancs immobiles. Il fut décisivement convaincu qu’il s’était trompé la première fois ; d’ailleurs les vitres étaient si encrassées et n’avaient pas été lavées depuis si longtemps qu’il aurait été difficile de voir au travers, à supposer que quelqu’un se fût trouvé derrière.
Réconforté par cette idée, il retourna au quartier du Régiment-Izmaïlovski auprès de la veuve du maître d’école. On l’y attendait déjà. La dame était allée dans trois ou quatre endroits et même chez Rogojine, mais sans l’ombre d’un résultat. Le prince écouta en silence, entra dans la chambre, s’assit sur le divan et se mit à regarder l’entourage avec l’air d’un homme qui ne comprend pas de quoi on lui parle. Phénomène singulier : tantôt sa faculté d’observation paraissait suraiguë, tantôt il redevenait incroyablement distrait. Toute la famille déclara plus tard avoir été étonnée ce jour-là par l’étrangeté de son attitude ; « peut-être était-ce déjà son dérangement mental qui se manifestait ». Enfin il se leva et demanda à voir les pièces qu’avait occupées Nastasie Philippovna. C’étaient deux grandes chambres, hautes, claires et très joliment meublées, pour lesquelles elle avait dû payer assez cher. Ces dames racontèrent par la suite que le prince avait examiné chaque objet dans cet appartement ; ayant aperçu sur un guéridon un roman français, Madame Bovary, qui provenait d’un cabinet de lecture, il corna la page à laquelle le livre était resté ouvert et demanda la permission de l’emporter. Puis, bien qu’on lui eût fait remarquer que ce volume était emprunté, il le mit dans sa poche. Il s’assit près d’une fenêtre ouverte et, voyant sur une table de jeu des inscriptions à la craie, il demanda qui avait joué là. On lui répondit que Nastasie Philippovna faisait chaque soir une partie de cartes avec Rogojine ; ils jouaient au « sot », à la préférence, au « meunier », au whist, à « mes atouts », bref à tous les jeux, et ils avaient pris cette habitude tout récemment, depuis que Nastasie Philippovna avait quitté Pavlovsk pour s’installer à Pétersbourg. Elle s’était plainte un jour de s’ennuyer parce que Rogojine passait des soirées entières sans dire un mot et n’avait aucun sujet de conversation ; souvent elle pleurait. Le soir suivant, Rogojine tira tout à coup des cartes de sa poche ; là-dessus Nastasie Philippovna partit d’un éclat de rire et ils se mirent à jouer. Le prince demanda où étaient les cartes dont ils s’étaient servis. On ne put les lui montrer, car Rogojine empochait, en s’en allant, le jeu qui avait servi dans la soirée et en rapportait toujours un neuf le lendemain.
Les dames conseillèrent au prince de retourner encore une fois chez Rogojine et de frapper plus fort à sa porte ; mais « dans la soirée, pas maintenant ; peut-être qu’alors quelque chose aura été tiré au clair ». La veuve du maître d’école offrit d’aller elle-même dans la journée à Pavlovsk, chez Daria Aléxéïevna, pour voir si là-bas on n’avait rien appris. Le prince fut invité à revenir vers les dix heures du soir, ne serait-ce que pour concerter un plan d’action en vue du lendemain.
En dépit de toutes les consolations et de tous les encouragements, un désespoir total envahissait l’âme du prince. Accablé d’un indicible chagrin, il regagna à pied son hôtel. Il se sentait comme écrasé dans un étau à Pétersbourg, dont l’atmosphère est étouffante et chargée de poussière pendant l’été. Il coudoyait des gens grossiers ou ivres et dévisageait les passants sans savoir pourquoi ; peut-être fit-il beaucoup de pas et détours inutiles ; le soir tombait presque quand il rentra dans sa chambre. Il résolut de prendre un peu de repos et de retourner ensuite chez Rogojine comme on le lui avait conseillé. S’étant alors assis sur son divan, il s’accouda sur la table et se plongea dans ses réflexions.
Dieu sait combien de temps il resta dans cette position et tout ce qui lui passa par la tête. Il avait peur de beaucoup de choses et il sentait avec douleur et angoisse les affreux progrès de cette peur. Il pensa à Véra Lébédev ; puis il se demanda si Lébédev n’aurait pas eu vent de cette affaire ; il se dit que, même s’il n’en savait rien, il pourrait se renseigner plus vite et plus aisément que lui. Ensuite il évoqua le souvenir d’Hippolyte et se rappela que Rogojine l’allait voir. Enfin il se souvint de Rogojine lui-même : il l’avait vu récemment, à l’enterrement, puis dans le parc, et aussi tout près de sa chambre, dans ce corridor où il l’avait guetté un couteau à la main et caché dans un recoin. Il se rappela ses yeux, ses yeux qui le fixaient alors dans les ténèbres. Il frissonna : la pensée qui s’ébauchait tout à l’heure dans son esprit se dégageait maintenant avec netteté.
Cette pensée était à peu près celle-ci : si Rogojine était à Pétersbourg, il aurait beau se cacher plus ou moins longtemps, il finirait toujours par revenir trouver le prince, avec de bonnes ou de mauvaises intentions, probablement dans le même état d’esprit que l’autre fois. Du moins si Rogojine jugeait nécessaire, pour une raison quelconque, de venir le trouver, ce serait naturellement ici, dans ce même corridor. « Ne connaissant pas mon adresse, il est probable qu’il me supposera descendu dans le même hôtel que précédemment ; en tout cas c’est ici qu’il me cherchera… s’il a un véhément besoin de me voir. Et qui sait ? peut-être ce besoin va-t-il le talonner ? »
Ainsi raisonnait-il, et ce raisonnement lui semblait parfaitement plausible. S’il s’était mis à l’analyser, il n’aurait pu expliquer, par exemple, pourquoi il deviendrait soudain si nécessaire à Rogojine, ou pourquoi il était impossible de supposer qu’ils ne se rencontreraient plus. Mais une pensée lui était pénible : « s’il est heureux, il ne viendra pas, – se disait-il encore – il viendra plutôt s’il est malheureux ; or, il est certainement malheureux… »
Telle étant sa conviction, il aurait dû attendre Rogojine à l’hôtel, dans sa chambre ; mais, comme s’il ne pouvait supporter sa nouvelle idée, il s’élança, prit son chapeau et sortit précipitamment. L’obscurité était déjà presque complète dans le corridor. « S’il surgissait brusquement de ce coin et m’arrêtait dans l’escalier ? » songea-t-il en passant à côté de l’endroit fatal. Mais personne ne surgit. Il franchit la porte, passa sur le trottoir, regarda avec surprise le fourmillement de la foule dans les rues au moment du coucher du soleil (spectacle habituel à Pétersbourg pendant la canicule), puis se dirigea vers la rue aux Pois. À cinquante pas de l’hôtel, au premier carrefour, quelqu’un dans la foule lui toucha le coude et lui dit à mi-voix, tout près de l’oreille :
– Léon Nicolaïévitch, suis-moi, mon frère, il le faut.
C’était Rogojine.
Chose étrange : le prince se mit incontinent à lui raconter, avec une joyeuse volubilité et en prenant à peine le temps d’achever ses mots, comment il l’avait attendu un instant auparavant dans le corridor de l’hôtel.
– J’y étais, répondit inopinément Rogojine. Allons !
Le prince fut surpris de cette réponse, mais deux minutes au moins s’écoulèrent entre le moment où il la comprit et celui où il s’en étonna. Il prit alors peur et se mit à observer Rogojine. Celui-ci le précédait d’un demi-pas environ ; il regardait droit devant lui et ne prêtait aucune attention aux passants, à l’approche desquels il se garait machinalement.
– Pourquoi ne m’as-tu pas demandé à l’hôtel… puisque tu y es allé ? fit soudain le prince.
Rogojine s’arrêta, le regarda, réfléchit, puis dit, comme s’il n’avait pas bien saisi la question :
– Écoute, Léon Nicolaïévitch, marche droit devant toi jusqu’à ma maison, tu la connais ? Moi je prendrai l’autre côté de la rue. Mais fais attention que nous allions ensemble…
Sur ce, il traversa la chaussée et passa sur l’autre trottoir, tout en observant si le prince se mettait en route. Voyant qu’il était arrêté et le regardait de tous ses yeux, il lui indiqua de la main la direction de la rue aux Pois, puis repartit en se retournant sans cesse pour surveiller le prince et l’exhorter à le suivre. Il reprit assurance quand il constata que Léon Nicolaïévitch l’avait compris et ne traversait pas la rue pour le rejoindre. Le prince eut l’idée que Rogojine guettait le passage de quelqu’un et que, par crainte de le manquer, il avait pris l’autre trottoir. « Seulement pourquoi n’a-t-il pas désigné la personne qu’il faut guetter ? » Ils firent ainsi environ cinq cents pas. Tout à coup le prince se mit à trembler sans savoir pourquoi. Rogojine continuait à se retourner, mais à intervalles plus espacés. N’y tenant plus, le prince l’appela d’un geste. Rogojine traversa aussitôt la rue.
– Nastasie Philippovna est-elle chez toi ?
– Elle y est.
– Et tantôt, c’est toi qui m’as regardé à la fenêtre derrière le rideau ?
– Oui…
– Quoi, tu…
Mais le prince ne sut ni comment achever sa phrase, ni quelle question poser. En outre son cœur battait si violemment qu’il éprouvait du malaise à parler. Rogojine se tut, lui aussi, et le regarda du même air que précédemment, c’est-à-dire avec une expression de rêverie.
– Allons, j’y vais, dit-il subitement en s’apprêtant à retraverser la rue ; toi, avance aussi. Marchons séparément… c’est préférable… chacun de son côté… tu verras.
Quand, chacun sur un trottoir différent, ils débouchèrent enfin dans la rue aux Pois et approchèrent de la maison de Rogojine, le prince sentit de nouveau ses jambes se dérober sous lui au point d’avoir presque de la peine à avancer. Il était environ dix heures du soir. Les fenêtres de l’aile habitée par la vieille étaient restées ouvertes ; chez Rogojine tout était fermé et, dans l’ombre crépusculaire, les stores baissés paraissaient d’un blanc encore plus cru. Le prince se porta à la hauteur de la maison en restant sur le trottoir opposé ; voyant Rogojine gravir le perron et lui faire un signe, il l’y rejoignit.
– Le portier ne sait même pas que je suis rentré. J’ai dit tout à l’heure que j’allais à Pavlovsk et j’ai répété la même chose à la servante de ma mère, chuchota Rogojine avec un sourire madré et presque satisfait. – Nous entrerons sans que personne nous entende.
Il avait déjà la clef à la main. En montant l’escalier il se retourna vers le prince et lui fit signe de marcher plus doucement. Il ouvrit sans bruit la porte de son appartement, laissa passer le prince, s’avança avec circonspection derrière lui, referma la porte et mit la clef dans sa poche.
– Allons, dit-il à voix basse.
Il chuchotait depuis qu’il avait commencé à parler au prince sur le trottoir de la rue de la Fonderie. En dépit de son calme apparent on devinait en lui un profond trouble intérieur. Quand ils pénétrèrent dans la salle précédant le cabinet, il s’approcha de la fenêtre et, avec un air de mystère, appela le prince auprès de lui.
– Vois-tu, quand tu as sonné chez moi ce matin, j’étais ici et j’ai tout de suite deviné que ce devait être toi. Je me suis approché de la porte sur la pointe des pieds et je t’ai entendu parler avec la Pafnoutievna. Or, dès le point du jour je lui avais donné des ordres pour que, si l’on sonnait chez moi, que ce fût toi, quelqu’un de ta part ou toute autre personne, elle ne répondît sous aucun prétexte. Cette recommandation visait plus particulièrement le cas où tu viendrais toi-même t’enquérir de moi, et je lui avais donné ton nom. Puis, quand tu es sorti, l’idée m’est venue que tu t’étais peut-être posté aux aguets ou campé en faction dans la rue. C’est alors que je me suis approché de cette fenêtre et que j’ai écarté le rideau pour jeter un coup d’œil : tu étais là, debout, à me regarder… Voilà comment les choses se sont passées.
– Où donc est… Nastasie Philippovna ? fit le prince d’une voix étranglée.
– Elle est ici, articula lentement Rogojine après une brève hésitation.
– Où cela ?
Rogojine leva les yeux sur le prince et le regarda fixement.
– Allons, viens.
Il s’exprimait toujours à voix basse, lentement et avec le même air d’étrange distraction. Même en racontant comment il avait levé le store, il semblait, en dépit de son expansion, vouloir parler de tout autre chose.
Ils entrèrent dans le cabinet. On y avait fait certains changements depuis la dernière visite du prince. Un rideau de brocart partageait la pièce en deux et séparait, en ménageant deux passages aux extrémités, le cabinet proprement dit de l’alcôve où se trouvait le lit de Rogojine. Ce lourd rideau était rabattu et fermait les passages. Il faisait très sombre dans la pièce ; les nuits « blanches » de Pétersbourg étaient à leur déclin et, n’eût été la pleine lune, on aurait eu du mal à distinguer quoi que ce fût dans cet appartement dont les stores baissés accroissaient l’obscurité. À la vérité on pouvait encore discerner les figures, quoique assez confusément. Celle de Rogojine était pâle comme de coutume ; ses yeux fixaient sur le prince un regard étincelant, mais immobile.
– Tu devrais allumer une bougie, dit le prince.
– Non, il ne faut pas, répondit Rogojine qui, prenant son compagnon par la main, l’obligea à s’asseoir.
Lui-même s’assit devant lui ; sa chaise était si rapprochée que leurs genoux se touchaient presque. Un guéridon se trouvait entre eux, un peu sur le côté.
– Assieds-toi, reposons-nous un moment, fit-il d’un air engageant.
Il y eut une minute de silence. Puis il poursuivit du ton que l’on prend quand, pour ne pas aborder de front la question principale, on engage la conversation sur des détails oiseux :
– J’avais bien pensé que tu descendrais dans le même hôtel ; au moment où je suis entré dans le corridor, je me suis dit : qui sait, il est peut-être là, lui aussi, à m’attendre en cet instant comme je l’attends moi-même ? As-tu été chez la veuve du maître d’école ?
– Oui, articula avec peine le prince dont le cœur battait à se rompre.
– Je m’en suis également douté. Je me suis dit que cela ferait encore jaser… Puis j’ai eu l’idée de t’amener ici pour que nous passions cette nuit ensemble…
– Rogojine, où est Nastasie Philippovna ? murmura brusquement le prince en se levant. Il tremblait de tous ses membres.
Rogojine se leva aussi.
– Elle est là, fit-il à voix basse en montrant le rideau d’un mouvement de tête.
– Elle dort ? chuchota le prince.
De nouveau Rogojine le regarda fixement, comme au début.
–Eh bien ! alors, allons-y !… Seulement toi… mais allons !
Il souleva la portière, s’arrêta et se retourna vers le prince.
– Entre ! fit-il en l’invitant du geste à avancer.
Le prince passa devant.
– Il fait sombre ici, dit-il.
– On y voit ! marmonna Rogojine.
– Je distingue à peine… le lit.
– Approche-toi davantage, insinua Rogojine à voix basse.
Le prince fit encore un pas ou deux et s’arrêta. Il mit un instant à se reconnaître, cependant qu’auprès du lit les deux hommes restaient silencieux. Dans le calme de mort qui régnait en ce lieu, le prince eut l’impression que l’on entendait les battements de son cœur, tant ils étaient violents. Ses yeux finirent par discerner le lit tout entier : quelqu’un y dormait dans une immobilité rigide ; on ne percevait pas le moindre bruit, pas le plus léger souffle. Un drap blanc recouvrait le dormeur de la tête aux pieds et ne dessinait que très vaguement ses membres ; le relief des contours révélait seul la présence d’un corps humain. Sur le pied du lit, sur les fauteuils et même par terre étaient jetés en désordre des vêtements, une belle robe de soie blanche, des fleurs, des rubans. Sur une petite table de chevet scintillaient des diamants posés là négligemment. Au bout du lit un fouillis de dentelles blanches laissait passer l’extrémité d’un pied nu qui semblait sculpté dans le marbre et gardait une immobilité effrayante. Plus le prince regardait, plus le silence de cette pièce lui paraissait profond, mortel. Tout à coup une mouche s’éveilla, se mit à bourdonner, vola au-dessus du lit et se posa sur le chevet. Le prince eut un frisson.
– Sortons, dit Rogojine en lui touchant le bras.
Ils quittèrent l’alcôve et reprirent place sur leurs chaises, toujours l’un vis-à-vis de l’autre. Le prince tremblait de plus en plus et ne détachait pas du visage de Rogojine son regard interrogateur.
– Vois-tu, Léon Nicolaïévitch, fit enfin Rogojine, je remarque que tu trembles presque comme à l’approche de ton malaise ; tu te souviens, comme cela était à Moscou ? Ou bien comme cela a eu lieu une fois avant ton attaque ? Je me demande ce que je ferais maintenant de toi…
Le prince l’écoulait attentivement en s’évertuant à le comprendre et en continuant à l’interroger des yeux.
– C’est toi ? dit-il enfin en montrant la portière d’un signe de tête.
– C’est moi… chuchota Rogojine en baissant le front.
Ils furent cinq minutes sans échanger un mot.
Rogojine revint soudain à son idée, comme si la question du prince n’avait pas fait diversion.
– Tu comprends, si tu avais maintenant un accès de ton mal, ton cri risquerait d’être entendu dans la rue ou dans la cour et on devinerait qu’il y a du monde ici ; on viendrait cogner à la porte et on entrerait… car ils me croient tous absent. Si je n’ai même pas allumé de bougie, c’est pour que de la rue ou de la cour on ne voie rien. En effet, quand je m’absente, j’emporte mes clefs et personne n’entre ici, même pour mettre de l’ordre, pendant des trois et quatre jours. C’est la règle que j’ai établie. Ainsi arrangeons-nous pour qu’on ne sache pas que nous passons la nuit…
– Attends, dit le prince ; j’ai demandé tout à l’heure au portier et à la vieille servante si Nastasie Philippovna n’était pas venue passer la nuit ici… Ils sont donc déjà au courant.
– Je ne l’ignore pas. J’ai dit à Pafnoutievna que Nastasie Philippovna était venue ici hier et qu’elle était repartie au bout de dix minutes pour Pavlovsk. Personne ne sait qu’elle a passé la nuit ici, personne. Je suis rentré aussi furtivement hier avec elle qu’aujourd’hui avec toi. Chemin faisant je me disais qu’elle ne voudrait pas entrer à la dérobée, mais j’étais loin de compte ! Elle parlait bas, marchait sur la pointe des pieds et retroussait sa robe autour d’elle pour ne pas qu’elle bruisse ; elle m’a même d’un geste imposé silence dans l’escalier. C’était toujours de toi qu’elle avait peur. Dans le train ses affres tournaient à la folie ; c’est elle-même qui a demandé à passer la nuit ici. Ma première idée avait été de l’emmener chez la veuve du maître d’école, mais il n’y a rien eu à faire. « Là, m’a-t-elle dit, le prince me retrouvera au petit jour ; cache-moi et demain, à la première heure, je filerai à Moscou ! » De Moscou elle pensait se rendre à Orel. Elle s’est mise au lit en répétant que nous irions à Orel…
– Arrête : que comptes-tu faire maintenant, Parfione ?
– Voyons, tu m’inquiètes avec ton tremblement continuel ! Nous allons passer la nuit ici, ensemble. Je n’ai pas d’autre lit que celui-ci, mais j’ai combiné ceci : nous prendrons les coussins des deux divans et ferons pour toi et pour moi un lit par terre, près du rideau ; nous dormirons ainsi l’un près de l’autre. Si on vient, on examinera la pièce, on cherchera, on ne tardera pas à la découvrir et on l’emportera. On m’interrogera, je dirai que c’est moi et on m’emmènera aussitôt. Eh bien ! qu’elle repose pour le moment près de nous, près de toi et de moi !…
– Oui, c’est cela ! approuva le prince avec feu.
– Donc nous n’allons rien dire et nous ne la laisserons pas emporter.
– Pour rien au monde ! dit résolument le prince. – Non, non et non, nous ne la laisserons pas emporter !
– C’est bien mon intention, mon garçon : nous ne nous la laisserons enlever par personne ! Nous passerons cette nuit tranquillement. Je suis resté toute la journée auprès d’elle, sauf une absence d’une heure que j’ai faite ce matin, puis le soir je suis allé te chercher. J’ai une autre crainte, c’est qu’avec cette chaleur étouffante, le corps ne dégage de l’odeur. Sens-tu quelque chose ?
– Cela se peut, je n’en suis pas bien sûr. Mais au matin l’odeur s’accentuera certainement.
– Je l’ai recouverte d’une toile cirée, une bonne toile cirée américaine, et j’ai tiré le drap par-dessus. J’ai placé autour quatre flacons débouchés de liquide Jdanov ; ils y sont encore.
– Oui, comme là-bas… à Moscou ?
– À cause de l’odeur, mon cher. Si tu savais comme elle repose… Demain matin, quand le jour se lèvera, regarde-la. Eh bien ! quoi ? tu ne peux même plus te lever ? fit Rogojine avec surprise et appréhension, en voyant que le prince tremblait au point de ne pouvoir se remettre sur pied.
– Mes jambes se refusent, murmura le prince ; c’est l’effet de la frayeur, je le sais… Quand la frayeur sera passée, je me lèverai…
– Attends, je vais faire notre lit et alors tu t’étendras… je m’allongerai auprès de toi… et nous écouterons… car, mon ami, je ne sais pas, mon ami, je ne sais pas encore tout maintenant, c’est pourquoi je te préviens afin que toi, tu saches d’avance…
En balbutiant ces propos incohérents, Rogojine s’était mis à préparer le lit. Il était visible que, depuis le matin peut-être, il avait pensé à la manière de le disposer. Il avait passé la nuit précédente sur le divan ; mais sur le divan il n’y avait pas place pour deux et il tenait absolument à ce qu’ils reposassent ensemble ; aussi traîna-t-il à grand’peine d’un bout à l’autre de la pièce les coussins de toutes dimensions enlevés aux deux divans, afin de confectionner un lit devant la portière. Il y parvint tant bien que mal, puis, s’approchant du prince avec une expression de tendresse et d’exaltation, il le saisit sous les bras, le souleva et l’aida à gagner ce lit. Il s’aperçut alors que le prince avait retrouvé la force de marcher tout seul ; donc « sa frayeur commençait à passer » ; et cependant il continuait à trembler. Il lui céda le meilleur coussin, celui de gauche, et s’étendit tout habillé du côté droit, les mains croisées derrière la nuque.
– En effet, mon ami, reprit-il soudain, il fait chaud et l’odeur ne manquera pas de se dégager… Je crains d’ouvrir les fenêtres. Il y a bien chez ma mère des pots de fleurs, beaucoup de fleurs et d’un parfum exquis ; j’avais pensé à les apporter ici, mais cela aurait donné l’éveil à Pafnoutievna, car elle est curieuse.
– Elle est curieuse, confirma le prince.
– On aurait pu acheter des bouquets… l’entourer complètement de fleurs. Mais j’ai réfléchi, mon ami, que cela fendrait le cœur, de la voir ainsi couverte de fleurs !
– Dis-moi… demanda le prince en s’embrouillant comme un homme qui cherche dans sa mémoire ce qu’il a à demander mais l’oublie dès qu’il se l’est rappelé, – dis-moi, avec quoi as-tu fait cela ? Avec un couteau ? Avec le couteau que tu sais ?
– Oui, avec celui-là.
– Attends encore ! Je veux aussi te demander, Parfione… j’ai beaucoup de questions à te poser, sur toute sorte de sujets… mais dis-moi d’abord pour que je sache à quoi m’en tenir : avais-tu l’intention de la tuer avant notre mariage, d’un coup de couteau, sur le seuil de l’église ? Oui ou non ?
– Je ne sais si je le voulais ou non… fit sèchement Rogojine, surpris de la question et même avec l’air de ne pas la saisir.
– N’as-tu jamais pris le couteau sur toi quand tu es venu à Pavlovsk ?
– Jamais je ne l’ai emporté. Au sujet de ce couteau voici tout ce que je puis te dire, Léon Nicolaïévitch, ajouta-t-il après un silence : je l’ai pris ce matin dans un tiroir fermé à clef, car tout s’est passé entre trois et quatre heures. Il était toujours resté chez moi entre les pages d’un livre… Et… et… voilà encore une chose qui m’a étonné : le couteau a pénétré sous le sein gauche, à un verchok et demi ou deux verchoks de profondeur… et c’est à peine si la sang a jailli : une demi-cuillerée à soupe, pas davantage…
– Cela, oui, cela, je le sais, fit le prince en se redressant sous le coup d’une émotion terrible. – J’ai lu cela… c’est ce qu’on appelle une hémorragie interne… Il arrive même qu’il ne coule pas une seule goutte de sang. C’est quand le coup est droit au cœur…
– Arrête, tu entends ? l’interrompit soudain Rogojine en s’asseyant avec effroi sur sa couche. Tu entends ?
– Non ! répondit, en le regardant, le prince avec le même accent de brusque frayeur.
– On marche ! Tu entends ? Dans la salle…
Tous deux prêtèrent l’oreille.
– J’entends, chuchota le prince avec assurance.
– On marche ?
– On marche.
– Faut-il fermer la porte ?
– Oui…
Ils mirent le verrou et se recouchèrent. Un long silence s’ensuivit.
Soudain le prince se reprit à chuchoter sur le même ton de précipitation et de trouble : on eût dit qu’ayant ressaisi le fil de sa pensée, il craignait de le voir lui échapper de nouveau :
– Ah ! oui, fit-il en sursautant sur sa couche… oui, je voulais te demander… ces cartes ! Les cartes… On m’a dit que tu jouais aux cartes avec elle ?
– Oui, dit Rogojine au bout d’un moment.
– Où sont… ces cartes ?
– Les voici… dit Rogojine après un silence plus prolongé ; tiens…
Il tira de sa poche et tendit au prince un jeu de cartes enveloppé dans du papier et qui avait déjà servi. Le prince le prit, mais sans avoir l’air de se rendre compte de ce qu’il faisait. Un nouveau et navrant sentiment de tristesse lui étreignait le cœur ; il venait de comprendre qu’en ce moment et depuis pas mal de temps déjà il disait et faisait tout autre chose que ce qu’il aurait dû dire et faire. Ces cartes, par exemple, qu’il tenait en mains et avait été si heureux d’avoir ne serviraient plus de rien, de rien. Il se leva et joignit les mains dans un geste de détresse. Rogojine, étendu et immobile, ne parut pas remarquer ce mouvement, mais ses yeux fixes et grands ouverts flamboyaient dans l’obscurité. Le prince s’assit sur une chaise et regarda son compagnon avec effroi. Une demi-heure s’écoula ainsi ; brusquement Rogojine, oubliant qu’il fallait parler bas, s’exclama dans un bruyant éclat de rire :
– L’officier, tu te rappelles cet officier… comme elle l’a cravaché durant le concert ? Ha ! ha ! tu te rappelles ? Et le cadet… le cadet… le cadet qui a bondi…
Le prince sursauta, en proie à une nouvelle terreur. Rogojine s’étant tout d’un coup calmé, il se pencha doucement vers lui, s’assit à son côté et se mit à l’observer. Son cœur battait avec force et il respirait péniblement. Rogojine ne tournait plus la tête vers lui et avait même l’air de l’avoir oublié. Mais le prince le regardait toujours et attendait. Le temps passait, l’aube venait. Par instants Rogojine commençait subitement à bredouiller d’une voix perçante des mots dénués de suite et à pousser des cris entrecoupés de rires : alors le prince étendait sur lui sa main tremblante, lui touchait doucement la tête, lui caressait les cheveux et les joues… c’était tout ce qu’il pouvait faire ! Ses frissons l’avaient repris et une fois de plus ses jambes se dérobaient sous lui. Une sensation tout à fait nouvelle avait envahi son cœur et l’emplissait d’une angoisse infinie.
Il faisait maintenant grand jour. Enfin il s’étendit sur son coussin, accablé de fatigue et de désespoir, et appliqua son visage contre celui de Rogojine, blême et immobile. Des larmes coulèrent de ses yeux sur les joues de Rogojine, mais peut-être ne les sentait-il point jaillir et n’en avait-il pas même conscience…
Toujours est-il que, plusieurs heures plus tard, lorsque la porte s’ouvrit, on trouva le meurtrier dans le délire et privé de connaissance. Le prince était assis à côté de lui, immobile et silencieux sur son coussin : chaque fois que le malade criait ou délirait, il s’empressait de passer sa main tremblante sur ses cheveux et ses joues dans un geste de caresse et d’apaisement. Mais il ne comprenait déjà plus rien aux questions qu’on lui posait et ne reconnaissait plus les gens qui entraient et l’entouraient. Si Schneider lui-même était venu de Suisse à ce moment pour voir son ancien pensionnaire, il se serait rappelé l’état dans lequel se trouvait celui-ci lors de sa première année de traitement en Suisse, et avec un geste de découragement il aurait dit comme alors : « Idiot ! »
La veuve du maître d’école accourut à Pavlovsk et se rendit tout droit chez Daria Aléxéïevna, qui depuis la veille était dans la consternation. Elle lui raconta tout ce qu’elle savait et la jeta ainsi dans une frayeur que rien ne put calmer. Les deux dames résolurent sur-le-champ de s’aboucher avec Lébédev, bouleversé lui aussi en sa double qualité d’ami du prince et de propriétaire de l’appartement loué par celui-ci. Véra Lébédev communiqua tout ce dont elle avait connaissance. Daria Aléxéïevna, Véra et Lébédev convinrent, sur les conseils de ce dernier, de se rendre à Pétersbourg pour parer au plus tôt à « ce qui pouvait fort bien arriver ». C’est ainsi que dès le lendemain matin, vers onze heures, l’appartement de Rogojine fut ouvert par la police en présence de Lébédev, des dames et du frère de Rogojine, Sémione Sémionovitch, qui habitait l’autre aile de la maison. L’opération fut surtout facilitée par la déposition du portier, qui déclara avoir vu la veille au soir Parfione Sémionovitch rentrer à pas de loup par le perron avec un compagnon. Sur ce témoignage on n’hésita plus à enfoncer la porte d’entrée à laquelle on avait en vain sonné.
Rogojine fut alité pendant deux mois avec un transport au cerveau. Quand il fut rétabli, son affaire fut instruite et on le jugea. Il donna sur le crime les éclaircissements les plus sincères, les plus précis et les plus satisfaisants, sur la foi desquels le prince fut mis hors de cause dès le début du procès. À l’audience il se tut constamment. Il ne contredit pas l’habile et éloquent avocat chargé de sa défense lorsque celui-ci démontra avec autant de clarté que de logique que le crime avait été commis à la suite d’un accès de fièvre cérébrale dont les débuts étaient bien antérieurs au drame et où il fallait voir la conséquence des chagrins de l’inculpé. Mais il n’ajouta rien à l’appui de cette thèse et, comme à l’instruction, se borna à évoquer avec lucidité et précision les moindres détails de l’événement. Il bénéficia des circonstances atténuantes et fut condamné à quinze ans de travaux forcés en Sibérie. Il écouta le verdict sans broncher et d’un air « pensif ». Sauf une partie relativement insignifiante, gaspillée dans les débauches des premiers temps, son énorme fortune passa à son frère, Sémione Sémionovitch, qui en fut ravi. Sa vieille mère vit toujours et semble parfois se rappeler, bien que d’une manière confuse, son fils bien-aimé Parfione. Dieu a épargné à son esprit et à son cœur la conscience du malheur affreux qui a visité sa maison.
Lébédev, Keller, Gania, Ptitsine et bien d’autres personnages de notre roman continuent à vivre comme par le passé ; ils n’ont guère changé et nous ne trouvons à peu près rien à en dire. Hippolyte est mort dans une agitation terrible un peu plus tôt qu’il ne s’y attendait, quinze jours environ après le trépas de Nastasie Philippovna. Kolia a été profondément affecté par tous ces événements ; il s’est rapproché de sa mère d’une façon définitive. Nina Alexandrovna se fait du mauvais sang pour lui et le trouve trop méditatif pour son âge ; peut-être deviendra-t-il un homme de tête. Il a contribué pour sa part à faire adopter les mesures qui ont décidé du sort ultérieur du prince. Depuis longtemps déjà il avait distingué Eugène Pavlovitch Radomski entre toutes les connaissances qu’il avait faites dans les derniers temps. Il fut le premier à l’aller voir et lui raconta tout ce qu’il savait de l’événement et de la présente situation du prince. Il ne s’était pas trompé : Eugène Pavlovitch témoigna la plus chaude sollicitude pour le sort du malheureux « idiot » qui, grâce à ses efforts et à ses démarches, fut replacé dans l’établissement suisse de Schneider.
Eugène Pavlovitch lui-même s’est rendu à l’étranger dans l’intention de faire en Europe un séjour prolongé ; en toute sincérité il se qualifie d’« homme parfaitement inutile en Russie ». Il va voir assez souvent, au moins une fois tous les quelques mois, son ami malade chez Schneider, mais ce dernier se montre chaque fois plus soucieux ; il hoche la tête et donne à entendre que les organes de la pensée sont complètement altérés et, s’il ne juge pas encore le cas incurable, il ne s’en livre pas moins aux conjectures les plus pessimistes. Eugène Pavlovitch en paraît très affecté, car il a du cœur ; il l’a prouvé en acceptant que Kolia lui écrive et en répondant parfois même à ses lettres.
Une singularité de son caractère s’est en outre révélée en cette occurrence ; comme elle est tout à son avantage, nous nous empressons de la noter. Après chacune de ses visites à l’institut Schneider, outre ce qu’il écrit à Kolia, Eugène Pavlovitch envoie à une autre personne à Pétersbourg une lettre donnant un compte rendu aussi détaillé et aussi sympathique que possible de l’état de santé du prince. À côté des marques de la plus respectueuse déférence, cette correspondance exprime (avec une croissante liberté) certaines manières de voir exposées à cœur ouvert, certaines idées, certains sentiments ; en un mot c’est la première manifestation de quelque chose qui ressemble à un commerce d’amitié et d’intimité. La personne qui se trouve ainsi en correspondance (à vrai dire assez espacée) avec Eugène Pavlovitch et mérite de sa part tant d’attentions et de respect n’est autre que Véra Lébédev. Nous n’avons pu savoir au juste de quelle manière se sont nouées ces relations ; elles ont sûrement eu pour origine la mésaventure du prince, mésaventure dont Véra conçut un tel chagrin qu’elle en tomba malade ; quant aux autres circonstances de cette liaison elles nous sont inconnues.
Si nous avons parlé de cette correspondance, c’est principalement parce que l’on y trouva parfois des informations au sujet de la famille Epantchine, et en particulier d’Aglaé Ivanovna. Dans une lettre datée de Paris et un peu confuse, Eugène Pavlovitch annonça que, sous le coup d’une passion foudroyante pour un comte polonais émigré, Aglaé l’avait épousé contre la volonté de ses parents ; ceux-ci n’avaient fini par céder que pour éviter un scandale énorme. Puis, après environ six mois de silence, il apprit à sa correspondante, dans une longue lettre remplie de détails, qu’il avait rencontré en Suisse, lors de sa dernière visite au professeur Schneider, toute la famille Epantchine (moins, naturellement, Ivan Fiodorovitch retenu par ses affaires à Pétersbourg) ainsi que le prince Stch… Leur entrevue avait été singulière : ils avaient tous accueilli Eugène Pavlovitch avec transport ; Adélaïde et Alexandra lui avaient même exprimé leur gratitude pour sa « sollicitude angélique à l’égard du malheureux prince ». En constatant la maladie et la déchéance de celui-ci, Elisabeth Prokofievna s’était mise à pleurer de tout son cœur. Évidemment, sa rancune avait disparu. Le prince Stch… avait émis à cette occasion des vérités empreintes d’opportunité et de jugement. Eugène Pavlovitch avait eu l’impression que l’intimité n’était pas encore complète entre Adélaïde et lui ; mais, le temps aidant, le caractère impétueux de la jeune femme ne manquerait pas de se plier avec une affectueuse spontanéité au bon sens et à l’expérience du prince Stch… D’ailleurs la famille avait été terriblement affectée des leçons que lui avaient infligées les événements, surtout la dernière aventure d’Aglaé avec le comte polonais. En six mois, non seulement toutes les craintes qu’elles avaient éprouvées en accordant la main d’Aglaé s’étaient réalisées, mais encore des déboires étaient survenus auxquels on n’avait pas même songé. Il se trouva que le comte polonais n’était pas comte et que, si effectivement il était émigré, son passé était obscur et louche. Il avait séduit le cœur d’Aglaé par l’extraordinaire noblesse d’âme avec laquelle il ressentait les tortures de sa patrie et il l’avait enflammée au point qu’avant même de se marier, elle s’était affiliée à un comité d’émigrés pour la restauration de la Pologne. Elle était en outre devenue la pénitente assidue d’un père en renom, qui avait capté son esprit et fait d’elle une fanatique. Quant à la fortune colossale du comte, dont Elisabeth Prokofievna et le prince Stch… avaient eu des témoignages presque irrécusables, elle était passée à l’état de chimère. Bien mieux, six mois environ après le mariage, le comte et son ami, le célèbre confesseur, avaient réussi à brouiller complètement Aglaé avec sa famille : depuis quelques mois déjà la jeune femme avait cessé de voir les siens… Bref il y aurait eu bien des choses à raconter là-dessus si Elisabeth Prokofievna, ses filles et même le prince Stch…, « terrifiés » par tous ces événements, n’avaient craint de les aborder dans leurs conversations avec Eugène Pavlovitch, tout en sachant que celui-ci n’avait pas eu besoin d’eux pour connaître l’histoire des dernières lubies d’Aglaé Ivanovna.
La pauvre Elisabeth Prokofievna aurait voulu retourner en Russie ; au dire d’Eugène Pavlovitch, elle critiquait tout ce qui était étranger avec fiel et parti pris : « Ils ne savent nulle part cuire le pain convenablement, et l’hiver ils gèlent comme des souris dans une cave ; enfin j’ai du moins eu la satisfaction de pleurer à la russe sur ce malheureux ! » Ainsi s’exprima-t-elle en montrant avec émotion le prince qui ne la reconnaissait plus du tout.
Et, prenant congé d’Eugène Pavlovitch, elle conclut, presque sur un ton de colère :
– Assez d’engouements ! il est temps de revenir au bon sens. Tout cela, tous vos pays étrangers, toute votre fameuse Europe, ce n’est que fantaisie ; et nous tous, à l’étranger, nous ne sommes que fantaisie… rappelez-vous ce que je vous dis, vous verrez vous-mêmes !
1868-1869
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Novembre 2008
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[1] Institution d’État qui faisait office de Caisse d’épargne et de Mont-de-Piété et qui cessa de fonctionner lorsque les banques de type moderne firent leur apparition. – N. d. T.
[2] Une des îles formées par les bras de la Neva, où s’élevait un des palais impériaux et où se trouvaient de nombreuses villas de fonctionnaires que leur service empêchait de s’éloigner de Pétersbourg. – N. d T.
[3] Il y avait à Pavlovsk un vaste hall attenant à la gare et un parc, dépendant des domaines du grand-duc Constantin mais ouvert au publia où se donnaient pendant l’été des concerts symphoniques très réputés. – N. d. T.
[4] Propriétaires terriens, de la classe aux dépens de laquelle se fit la réforme agraire de 1861. – N. d. T.
[5] Personnage de la comédie de Griboïedov, Le malheur d’avoir trop d’esprit. – N. d. T.
[6] En français dans le texte. – N. d. T.
[7] Le mot « vokzal » qui, en russe, signifie actuellement gare peut se traduire ici, dans la terminologie du temps, par son étymologique « vaux-hall » ; le mot est justifié dans ses deux acceptions puisque le casino de Pavlovsk était à la fois une dépendance de la gare (qui fut un terminus pendant plus d’un demi-siècle et un jardin public où l’on donnait des concerts. – N. d. T.
[8] En français dans le texte. – N. d. T.
[9] Blessé en duel par Dantès le 27 janvier 1837 ancien style, Pouchkine mourut le 29 à trois heures de l’après-midi. La balle de son adversaire lui avait perforé les intestins. – N. d. T.
[10] La scène se passe à l’époque des « nuits blanches » de Pétersbourg. – N. d. T.
[11] Réminiscence du « Prologue dans le Ciel » de Faust :
Die Sonne tönt nach alter Weise
In Brudersphären Wettgesang.
N. d. T.
[12] VIII, 11. – N. d. T.
[13] La verste équivaut à 1067 mètres. – N. d. T.
[14] Cette équivoque repose sur un intraduisible à peu-près entre porok (vice) et parokhod (bateau à vapeur). - – N. d. T.
[15] En français dans le texte, – N. d. T.
[16] En français dans le texte. – N. d. T.
[17] Sans doute le docteur Botkine médecin d’Alexandre II. – N. d. T.
[18] Le verchok vaut un peu plus de 45 millimètres N. d. T.
[19] Pièce d’or de dix roubles. – N. d. T.
[20] Le « stof » ou cruche est une bouteille de forme carrée d’une contenance d’environ 125 centilitres – N. d. T.
[21] Sans doute le docteur Botkine médecin d’Alexandre II. – N. d. T.
[22] Le Vassilievski Ostrov (couramment appelé le Vassili Ostrov par la colonie étrangère de Pétersbourg) est le quartier universitaire de la ville, dans une grande île entre les bras de la Neva. – N. d. T.
[23] De Finlande. – N. d. T.
[24] Équivalent civil du grade militaire de major-général ; c’était le rang à partir duquel un fonctionnaire avait droit au titre d’Excellence. – N. d. T.
[25] Butte dans la banlieue S.-E. de Moscou, d’où Napoléon et son état-major contemplèrent la ville le 11 septembre 1812 ; on y concentrait les forçats avant de les acheminer vers la Sibérie. – N. d. T.
[26] En français dans le texte.
[27] Autrement dit : « Je constatais qu’il était incorrigible ». – N. d. T.
[28] Marc, V, 41. – N. d. T.
[29] Jean, XI, 43. – N. d. T.
[30] Ces vers ne sont pas de Millevoye, mais de Gilbert : ils terminent l’ode : Adieux à la vie. Le premier vers est à rétablir ainsi :
Ah ! puissent voir longtemps votre beauté sacrée… – N. d. T.
[31] Eugène Pavlovitch se réfère évidemment à l’« Explication » d’Hippolyte, au début du chapitre. Mais il est à noter qu’ici il emploie le mot « chtouka », qui signifie tour, alors qu’Hippolyte s’était servi du mot « choutka », plaisanterie. La presque identité des deux mots donne à penser que les éditeurs de Dostoïevski ont laissé passer une faute d’impression, l’auteur ayant probablement dû employer le même terme. – N. d. T.
[32] Héros de la comédie de Gogol, Un mariage ; c’est le type du caractère faible avec des soubresauts d’indépendance : il saute par la fenêtre au moment de se marier. – N. d. T.
[33] En français dans le texte.
[34] Personnage principal d’une nouvelle intitulée La perspective Nevski.
[35] Personnage comique des Âmes mortes de Gogol : type de bohème, hâbleur et malfaisant. – N. d. T.
[36] Le « stof » ou cruche est une bouteille de forme carrée d’une contenance d’environ 125 centilitres. – N. d. T.
[37] Diminutif de Jérôme. – N. d. T.
[38] Diminutif de Capiton. – N. d. T.
[39] Autrement dit : on finit toujours par être traité comme on a traité les autres. – N. d. T.
[40] Faubourg de Moscou. – N. d. T.
[41] En français dans le texte.
[42] En français dans le texte.
[43] En français dans le texte.
[44] Lieutenant-colonel Charras : Histoire de la campaane de 1815. Waterloo, Paris, 1864. – N. d. T.
[45] En français dans le texte.
[46] En français dans le texte.
[47] En français dans le texte.
[48] En français dans le texte.
[49] En français dans le texte.
[50] Locution russe, que rendait ici l’expression familière « en plan ». N. d. T.
[51] Le général fait un calembour intraduisible sur la similitude phonétique des mots bobami (fèves) et babami (femmes) – N. d. T.
[52] Diminutif de Grégoire. – N. d. T.
[53] En français dans le texte.
[54] En français dans le texte.
[55] Paraphrase de la strophe XLVI d’Eugène d’Onéguine, de Pouchkine. – N. d. T.
[56] En français dans le texte.
[57] Île de la Néva au nord de Pétersbourg. – N. d. T.
[58] En français dans le texte.
[59] Frédéric Schlosser (1776-1860), historien allemand, auteur d’une Histoire universelle. – N. d. T.
[60] Diminutif d’Aglaé. – N. d. T.
[61] Glébov, amant de la femme répudiée de Pierre le Grand, Eudoxie, prit part à la rébellion organisée par le clergé autour de cette princesse et de son fils, le tsarévitch Alexis. Inculpé dans le procès intenté en 1718 à Kikine, il fut condamné au pal. – N. d. T.
[62] André Ivanovitch Ostermann (1686-1747), fils d’un pasteur de Westphalie, vint à 18 ans en Russie où Pierre le Grand l’attacha aux Affaires étrangères. Il négocia la paix de Nystad en 1721 et le traité de 1723 avec la Perse. Chef du parti allemand sous le règne d’Anna Ivanovna, il reçut le titre de comte et la dignité de chancelier. Il fut déporté en Sibérie après le renversement d’Ivan VI par Elisabeth Pétrovna. – N. d. T.
[63] Condamné au dernier supplice, Thomas Morus pria, dit-on, le bourreau d’épargner sa barbe : « Il n’importe pas beaucoup pour moi, mais il importe pour toi que l’on puisse dire que tu entends fort bien ton métier, parce que l’arrêt porte que tu dois couper ma tête et non pas ma barbe ». – N. d. T.
[64] En français dans le texte.
[65] Les khlystes ou flagellants forment une secte qui date de la fin du XVIIIe siècle et dans laquelle un mysticisme grossier se mêle à des aberrations sexuelles. – N. d. T.
[66] En français dans le texte.
[67] En français dans le texte.
[68] ) Le courant slavophile auquel se rattachait Dostoïevski n’était pas seulement une doctrine visant à la renaissance politique de tous les Slaves, mais encore une philosophie nationale impliquant une solution russe des problèmes sociaux et moraux. – N. d. T.
[69] Il y a une apparente contradiction entre ce passage et celui où il est dit que c’est Keller qui s’imposa au choix du prince. – N. d. T.
[70] Sous-entendu : qui devient princesse après avoir mené une vie déréglée. – N. d. T.