Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski
LE JOUEUR
(1866)
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » - http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
À propos de cette édition électronique
Je suis enfin revenu de mon absence de deux semaines. Les nôtres étaient depuis trois jours à Roulettenbourg. Je pensais qu’ils m’attendaient avec Dieu sait quelle impatience, mais je me trompais. Le général me regarda d’un air très indépendant, me parla avec hauteur et me renvoya à sa sœur. Il était clair qu’ils avaient gagné quelque part de l’argent. Il me semblait même que le général avait un peu honte de me regarder.
Maria Felipovna était très affairée et me parla à la hâte. Elle prit pourtant l’argent, le compta et écouta tout mon rapport. On attendait pour le dîner Mézentsov, le petit Français et un Anglais. Comme ils ne manquaient pas de le faire quand ils avaient de l’argent, en vrais Moscovites qu’ils sont, mes maîtres avaient organisé un dîner d’apparat. En me voyant, Paulina Alexandrovna me demanda pourquoi j’étais resté si longtemps, et disparut sans attendre ma réponse. Évidemment elle agissait ainsi à dessein. Il faut pourtant nous expliquer ; j’ai beaucoup de choses à lui dire.
On m’assigna une petite chambre au quatrième étage de l’hôtel. – On sait ici que j’appartiens à la suite du général. – Le général passe pour un très riche seigneur. Avant le dîner, il me donna entre autres commissions celle de changer des billets de mille francs. J’ai fait de la monnaie dans le bureau de l’hôtel ; nous voilà, aux yeux des gens, millionnaires au moins durant toute une semaine.
Je voulus d’abord prendre Nicha et Nadia pour me promener avec eux. Mais de l’escalier on m’appela chez le général : il désirait savoir où je les menais. Décidément, cet homme ne peut me regarder en face. Il s’y efforce ; mais chaque fois je lui réponds par un regard si fixe, si calme qu’il perd aussitôt contenance. En un discours très pompeux, par phrases étagées solennellement, il m’expliqua que je devais me promener avec les enfants dans le parc. Enfin, il se fâcha tout à coup, et ajouta avec roideur :
– Car vous pourriez bien, si je vous laissais faire, les mener à la gare, à la roulette. Vous en êtes bien capable, vous avez la tête légère. Quoique je ne sois pas votre mentor, – et c’est un rôle que je n’ambitionne point, – j’ai le droit de désirer que… en un mot… que vous ne me compromettiez pas…
– Mais pour perdre de l’argent il faut en avoir, répondis-je tranquillement, et je n’en ai point.
– Vous allez en avoir, dit-il un peu confus.
Il ouvrit son bureau, chercha dans son livre de comptes et constata qu’il me devait encore cent vingt roubles.
– Comment faire ce compte ? Il faut l’établir en thalers… Eh bien, voici cent thalers en somme ronde ; le reste ne sera pas perdu.
Je pris l’argent en silence.
– Ne vous offensez pas de ce que je vous ai dit. Vous êtes si susceptible !… Si je vous ai fait cette observation, c’est… pour ainsi dire… pour vous prévenir, et j’en ai bien le droit…
En rentrant, avant le dîner, je rencontrai toute une cavalcade.
Les nôtres allaient visiter quelques ruines célèbres dans les environs : mademoiselle Blanche dans une belle voiture avec Maria Felipovna et Paulina ; le petit Français, l’Anglais et notre général à cheval. Les passants s’arrêtaient et regardaient : l’effet était obtenu. Seulement, le général n’a qu’à se bien tenir. J’ai calculé que, des cinquante-quatre mille francs que j’ai apportés, – en y ajoutant même ce qu’il a pu se procurer ici, – il ne doit plus avoir que sept ou huit mille francs ; c’est très peu pour mademoiselle Blanche.
Elle habite aussi dans notre hôtel, avec sa mère. Quelque part encore, dans la même maison, loge le petit Français, que les domestiques appellent « Monsieur le comte ». La mère de mademoiselle Blanche est une « Madame la comtesse ». Et pourquoi ne seraient-ils pas comte et comtesse ?
À table, M. le comte ne me reconnut pas. Certes, le général ne songeait pas à nous présenter l’un à l’autre ; et quant à M. le comte, il a vécu en Russie et sait bien qu’un outchitel[1] n’est pas un oiseau de haut vol. – Il va sans dire qu’il m’a réellement très bien reconnu. – Je crois d’ailleurs qu’on ne s’attendait même pas à me voir au dîner. Le général a sans doute oublié de donner des ordres à cet effet, mais son intention était certainement de m’envoyer dîner à la table d’hôte. Je compris cela au regard mécontent dont il m’honora. La bonne Maria Felipovna m’indiqua aussitôt ma place. Mais M. Astley m’aida à sortir de cette situation désagréable, et, malgré le général, M. le comte et madame la comtesse, je parvins à être de leur société. J’avais fait la connaissance de cet Anglais en Prusse, dans un wagon où nous étions assis l’un près de l’autre. Je l’avais revu depuis en France et en Suisse. Je ne vis jamais d’homme aussi timide ; timide jusqu’à la bêtise, mais seulement apparente, car il s’en faut de beaucoup qu’il soit sot. Il est d’un commerce doux et agréable. Il était allé durant l’été au cap Nord et désirait assister à la foire de Nijni-Novgorod. Je ne sais comment il a fait la connaissance du général. Il me semble éperdument amoureux de Paulina. Il était très content que je fusse à table auprès de lui et me traitait comme son meilleur ami.
Le petit Français dirigeait la conversation. Hautain avec tout le monde, il parlait finances et politique russes et ne se laissait contredire que par le général, qui le faisait d’ailleurs avec une sorte de déférence.
J’étais dans une très étrange disposition d’esprit. Dès avant le milieu du dîner, je me posai ma question ordinaire : « Pourquoi me traîner encore à la suite de ce général et ne l’avoir pas depuis longtemps quitté ? » Je regardai Paulina Alexandrovna ; mais elle ne faisait pas la moindre attention à moi. Je finis par me fâcher et me décidai à être grossier.
De but en blanc je me mêlai à la conversation ; j’avais la démangeaison de chercher querelle au petit Français. Je m’adressai au général et, tout à coup, lui coupant la parole, je lui fis observer que les Russes ne savent pas dîner à une table d’hôte. Le général me regarda avec étonnement.
– Par exemple, dis-je, un homme considérable ne manque pas dans ces occasions de s’attirer une affaire. À Paris, sur le Rhin, en Suisse, les tables d’hôte sont pleines de petits Polonais et de petits Français qui ne cessent de parler et ne tolèrent pas qu’un Russe place un seul mot.
Je dis cela en français.
Le général me regardait toujours avec étonnement, ne sachant s’il devait se fâcher.
– Cela signifie qu’on vous aura donné une leçon quelque part, dit le petit Français avec un nonchalant mépris.
– À Paris, je me suis querellé avec un Polonais, répondis-je, puis avec un officier français qui soutenait le Polonais ; une partie des Français passa de mon côté quand je leur racontai que j’avais voulu cracher dans le café d’un « Monseigneur ».
– Cracher ! s’exclama le général avec un étonnement plein d’importance.
Le petit Français me jeta un regard méfiant.
– Précisément, répondis-je. Comme j’étais convaincu que, deux jours après, je serais obligé d’aller à Rome pour nos affaires, je m’étais rendu à l’ambassade du Saint-Père pour faire viser mon passeport. Là, je rencontrai un petit abbé d’une cinquantaine d’années, sec, à la figure compassée. Il m’écouta avec politesse, mais me pria très sèchement d’attendre. J’étais pressé ; je m’assis pourtant et me mis à lire L’Opinion nationale. Je tombai sur une terrible attaque contre la Russie. Pourtant j’entendis de la chambre voisine quelqu’un entrer chez le Monsignore. J’avise mon abbé et je lui demande si ce ne sera pas bientôt mon tour. Encore plus sèchement il me prie d’attendre. Survient un Autrichien, on l’écoute et on l’introduit aussitôt. Alors je me mets en colère, je me lève, et, m’approchant de l’abbé, je lui dis avec fermeté : « Puisque Monseigneur reçoit, introduisez-moi ! » L’abbé fait un geste d’extraordinaire étonnement. Qu’un simple Russe prétendît être traité comme les autres, cela dépassait la jugeote du frocard. Il me regarda des pieds à la tête et me dit d’un ton provocant, comme s’il se réjouissait de m’offenser : « C’est cela ! Monseigneur va laisser refroidir son café pour vous ! » C’est alors que je me mis à crier d’une voix de tonnerre : « Je crache dans le café de Monseigneur, et si vous n’en finissez pas tout de suite avec mon passeport, j’entrerai malgré vous ! – Comment ! mais il y a un cardinal chez Monseigneur ! » s’écria le petit abbé en frémissant d’horreur, et, se jetant sur la porte, il se tourna le dos contre elle, les bras en croix, me montrant ainsi qu’il mourrait plutôt que de me laisser passer. Alors je répondis que j’étais hérétique et barbare, et que je me moquais des archevêques et des cardinaux. L’abbé me regarda avec le plus singulier des sourires, un sourire qui exprimait une rancune et une colère infinies, puis arracha de mes mains le passeport. Un instant après il était visé.
– Pourtant vous… commença le général.
– Ce qui vous a sauvé, remarqua le petit Français en souriant, c’est le mot « hérétique ». Hé, hé ! ce n’était pas si bête.
– Vaut-il mieux imiter nos Russes ? Ils ne se remuent jamais, n’osent proférer un mot et sont tout prêts à renier leur nationalité. On me traita avec plus d’égards quand on connut ma prouesse avec l’abbé. Un gros pane[2], mon plus grand ennemi à la table d’hôte, me marqua dès lors de la considération. Les Français mêmes ne m’interrompirent pas quand je racontai que deux ans auparavant, en 1812, j’avais vu un homme contre lequel un soldat français avait tiré, uniquement pour décharger son fusil. Cet homme n’était alors qu’un enfant de dix ans.
– Cela ne se peut ! s’écria le petit Français. Un soldat français ne tire pas sur un enfant.
– Pourtant cela est, répondis-je froidement.
Le Français se mit à parler beaucoup et vivement. Le général essaya d’abord de le soutenir, mais je lui recommandai de lire les notes du général Perovsky, qui était en 1812 prisonnier des Français. Enfin, Maria Felipovna se mit à parler d’autre chose pour interrompre cette conversation. Le général était très mécontent de moi, et, de fait, le Français et moi, nous ne parlions plus, nous criions, je crois. Cette querelle avec le Français parut plaire beaucoup à M. Astley.
Le soir, j’eus un quart d’heure pour parler à Paulina, pendant la promenade. Tous les nôtres étaient à la gare. Paulina s’assit sur un banc en face de la fontaine. Les enfants jouaient à quelques pas, nous étions seuls. Nous parlâmes d’abord d’affaires. Paulina se fâcha net, quand je lui remis sept cents guldens[3]. Elle comptait qu’on m’en eût donné deux mille comme prêt sur ses diamants…
– Il me faut de l’argent coûte que coûte ou je suis perdue.
Je lui demandai ce qui s’était passé durant mon absence.
– Rien, sauf qu’on a reçu de Pétersbourg deux nouvelles ; d’abord que la grand’mère était au plus mal, puis, deux jours après, qu’elle était morte. Cette dernière nouvelle émanait de Timothée Petrovitch, un homme très sûr.
– Ainsi tout le monde est dans l’attente.
– Depuis six mois on n’attendait que cela.
– Avez-vous des espérances personnelles ?
– Je ne suis pas parente, je ne suis que la belle-fille du général. Pourtant, je suis sûre qu’elle ne m’a pas oubliée dans son testament.
– Je crois même qu’elle vous aura beaucoup avantagée, répondis-je affirmativement.
– Oui, elle m’aimait. Mais pourquoi avez-vous cette idée ?
Je lui répondis par une question :
– Notre marquis n’est-il pas dans ce secret de famille ?
– En quoi cela vous intéresse-t-il ?
– Mais, si je ne me trompe, dans le temps, le général a dû lui emprunter de l’argent.
– En effet.
– Eh bien ! aurait-il donné de l’argent s’il n’avait pu compter sur la babouschka ? Avez-vous remarqué qu’à table, à trois reprises, en parlant de la grand’mère il l’a appelée la babouschka ? Quelles relations intimes et familières !
– Oui, vous avez raison. Mais dès qu’il apprendra que j’ai une part dans le testament, il me demandera en mariage. C’est cela, n’est-ce pas, que vous voulez savoir ?
– Seulement alors ? Je croyais que c’était déjà fait.
– Vous savez bien que non ! dit avec impatience Paulina… Où avez-vous rencontré cet Anglais ? reprit-elle après un silence.
– Je me doutais bien que vous m’interrogeriez à son sujet.
Je lui racontai ma rencontre avec M. Astley.
– Il est amoureux de vous, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Et il est dix fois plus riche que le Français ? Qui sait même si le Français a de la fortune !
– Pas sûr. Un château quelque part.
– À votre place, j’épouserais l’Anglais.
– Pourquoi ?
– Le Français est mieux, mais plus vil ; l’Anglais est honnête et dix fois plus riche ! dis-je d’un ton tranchant.
– Le Français est marquis et plus intelligent.
– Qu’en savez-vous ?
Mes questions déplaisaient à Paulina. Je voyais qu’elle voulait m’irriter par l’impertinence de ses réponses. Je lui exprimai aussitôt cette pensée.
– Je m’amuse en effet de vos colères, répliqua-t-elle. Il faut que vous me payiez l’impertinence de vos questions.
– J’estime, en effet, que j’ai le droit de vous poser toute sorte de questions, répondis-je très tranquillement, puisque je suis prêt à payer mes impertinences et à vous donner ma vie pour rien.
Paulina se mit à rire à gorge déployée.
– Dernièrement, à Schlagenberg, vous étiez prêt, sur une parole de moi, à vous jeter, tête baissée, dans le précipice ; et il avait, je crois, mille coudées. Je la dirai quelque jour, cette parole que vous attendiez, et nous verrons comment vous vous exécuterez. Je vous hais pour toutes les libertés de langage que je vous ai laissé prendre avec moi, et davantage encore parce que j’ai besoin de vous. D’ailleurs, soyez tranquille, je vous ménagerai tant que vous me serez nécessaire.
Elle se leva ; elle parlait avec irritation ; depuis quelque temps, nos conversations finissaient toujours ainsi.
– Permettez-moi de vous demander quelle personne est mademoiselle Blanche ?
– Vous le savez bien. Rien n’est survenu depuis votre départ. Mademoiselle Blanche sera certainement « madame la générale », si le bruit de la mort de la babouschka se confirme ; car mademoiselle Blanche, sa mère et le marquis (son cousin au troisième degré) savent très bien que nous sommes ruinés.
– Et le général est amoureux fou ?
– Il ne s’agit pas de cela. Tenez, voici sept cents florins, allez à la roulette et gagnez pour moi le plus possible. Il me faut de l’argent.
Elle me quitta et rejoignit à la gare toute notre société. Moi, je pris un sentier et me promenai en réfléchissant. L’ordre d’aller jouer à la roulette me laissait abasourdi. J’avais bien des choses en tête, et pourtant je perdais mon temps à analyser mes sentiments pour Paulina. Parole, je regrettais mes quinze jours d’absence. Je m’ennuyais alors, j’étais agité comme quelqu’un qui manque d’air, mais j’avais des souvenirs et une espérance.
Un jour, cela se passait en Suisse, dormant dans un wagon, je me surpris à parler haut à Paulina. Ce furent, je crois, les rires de mes voisins qui m’éveillèrent.
Et une fois de plus, je me demandai : « L’aimé-je ? » et, pour la centième fois, je me répondis : « Je la hais. » Parfois, surtout à la fin de nos conversations, j’aurais donné, pour pouvoir l’étrangler, toutes les années qu’il me reste à vivre. Oh ! si j’avais pu enfoncer lentement dans sa poitrine mon couteau bien aiguisé ! Il me semble que je l’aurais fait avec plaisir. Et pourtant, je puis jurer aussi que si, là-haut, sur le Schlagenberg, la montagne à la mode, elle m’avait dit : « Jetez-vous en bas ! », je l’aurais fait avec bonheur. D’une ou d’autre façon, il faut que cela finisse. Elle se rend très bien compte de tout ce qui se passe en moi. Elle sait que j’ai conscience de l’absolue impossibilité de réaliser le rêve dont elle est le terme, et je suis sûr que cette pensée lui procure une joie extrême. Et c’est pourquoi elle est avec moi si franche, si familière. C’est un peu l’impératrice antique qui se déshabillait devant un esclave. Un outchitel n’est pas un homme…
Pourtant, j’avais mission de gagner à la roulette. Dans quel but ? Il était évident que durant les quinze jours de mon absence, une foule d’événements étaient survenus dont je n’avais pas connaissance. Il fallait tout deviner, et je n’avais pas seulement le temps de réfléchir. Je devais aller à la roulette.
Cela m’était très désagréable. J’étais décidé à jouer, mais non pas pour le compte des autres. Même cela dérangeait mes plans. J’eus, en entrant dans le salon de jeu, une sensation de dépit, et, du premier regard, tout me déplut. Je ne puis supporter cet esprit de laquais qui dicte tous les feuilletons dans le monde entier, surtout chez nous, et qui, chaque printemps, impose au feuilletoniste ces deux thèmes : « La magnificence des salons de jeu dans les villes à roulette des bords du Rhin, et les tas d’or amoncelés sur les tables… » Les feuilletonistes ne sont pourtant pas payés pour dire cela. C’est pure servilité. En réalité, ces salons sont dégoûtants, et, pour des tas d’or, on n’en voit guère. Je sais bien que, parfois, un riche étranger, Anglais, Asiatique, Turc, s’arrête deux jours dans la ville, couche au salon et y perd ou gagne des sommes énormes ; mais quant au mouvement normal, il se compose de quelques florins, et il n’y a que très peu d’argent sur les tables.
Une fois entré, – c’était ma première soirée de jeu, – je fus quelque temps sans oser me mettre à jouer. Il y avait beaucoup de monde ; mais eussé-je été seul, je crois que je n’aurais pas été plus courageux. Mon cœur battait fort, et je n’avais pas de sang-froid.
J’étais sûr depuis longtemps que je ne quitterais pas Roulettenbourg sans qu’il m’y fût arrivé quelque chose de décisif. Il le faut et ce sera. Ce sera peut-être du ridicule ? Qu’est-ce que ça me fait ? En tout cas, l’argent n’est jamais ridicule. Il n’y en a qu’un sur cent qui gagne, mais il y en a un. Je résolus toutefois de bien examiner et de ne rien commencer de sérieux ce soir-là. Dût-il m’arriver ce soir même quelque chose d’important, j’étais résolu à le considérer comme négligeable.
J’avais décidé cela. De plus, ne fallait-il pas étudier le jeu lui-même ? Car, malgré les traités de roulette que j’avais lus avec avidité, je ne compris les combinaisons du jeu qu’en les pratiquant moi-même. Mais d’abord tout me parut sale, repoussant. Je ne parle pas des visages inquiets qui se pressaient autour des tables par dizaines, par centaines, attendu que je ne vois rien de repoussant dans le désir de gagner par le plus court moyen la plus grosse somme possible. Cette pensée d’un moraliste bien repu qui disait à un joueur, arguant de ce qu’il n’exposait que peu de chose : « C’est donc une cupidité médiocre », m’a toujours paru stupide. N’est-ce pas ? C’est une affaire d’appréciation : une cupidité médiocre et une grande cupidité ; un zéro pour Rothschild, un million pour moi ! Qu’y a-t-il de mauvais dans le système équilibré des gains et des pertes ?
Ce qui me parut, à moi, réellement laid et vil, – surtout au premier abord, – dans toute cette canaille qui compose le public de la roulette, c’est l’intolérable gravité des gens assis autour des tables. Il y a deux jeux : celui des gentlemen et celui de la crapule. On les distingue très sévèrement, et pourtant, à vrai dire, quelle sottise que cette distinction ! Un gentleman risque cinq ou dix louis, rarement plus, quoiqu’il puisse, s’il est très riche, jouer mille francs, mais pour l’amour du jeu seulement, pour s’amuser, pour étudier le processus du gain et de la perte. Quant au gain lui-même, c’est chose indifférente. En ramassant son gain, il convient que le gentleman fasse à quelqu’un de ses voisins une plaisanterie. Il peut rejouer son gain, le doubler même, mais uniquement par curiosité, pour voir les chances, pour faire des combinaisons, jamais pour le désir plébéien de réaliser un profit. Il ne doit voir, dans le salon de jeu, qu’un amusement. Et ne devrait-ce pas être la pensée aussi de toute cette canaille qui l’entoure ? Elle aussi, ne devrait-elle pas jouer pour le plaisir ? Ce dédain des questions d’intérêt serait, de sa part, très aristocratique… Je vis des mamans donner des pièces d’or à de gracieuses jeunes filles de quinze à seize ans et leur apprendre à jouer.
Notre général s’approcha solennellement de la table. Les laquais se précipitèrent pour lui donner une chaise ; mais il négligea de les voir. Il prit trois cents francs en or dans sa bourse, les posa sur le noir et gagna. Il fit paroli ; le noir sortit de nouveau. Mais, au troisième coup, le rouge sortit, et il perdit douze cents francs d’un coup. Il s’en alla avec un sourire et tint bon. – Je dois dire que, devant moi, un Français gagna et perdit gaiement trente mille francs. Un gentleman doit tout perdre sans agitation ; l’argent lui est si inférieur qu’il ne peut s’en apercevoir. De plus, il est très aristocratique de ne pas remarquer combien tout cet entourage est vulgaire et crapuleux. Il serait pourtant tout aussi aristocratique de le remarquer et de l’examiner avec une lorgnette ; le tout à titre de distraction. La vie est-elle autre chose que l’amusement des gentlemen ? Le gentleman ne vit que pour observer la foule. La trop regarder pourtant ne convient pas. C’est un spectacle qui ne mérite pas une grande attention. Eh ! quel spectacle mérite l’attention des gentlemen ? Seulement, je parle pour les gentlemen, car, personnellement, j’estime que tout cela vaut un examen attentif, non seulement pour l’observateur, mais aussi pour les acteurs de ce petit drame, pour ceux qui, franchement et simplement, se mêlent à toute cette canaille. Mais mes convictions personnelles n’ont que faire ici. J’ai dit par conscience ce qu’il en était ; voilà l’important. Depuis quelque temps, il m’est très désagréable de conformer mes actions et mes pensées aux règles de morale. Je suis une autre direction…
La canaille jouait en canaille. Je ne suis pas loin de croire que ce prétendu jeu cache de simples vols. Les croupiers, au bout des tables, vérifient les mises et font les comptes. Voilà encore de la canaille ! des Français pour la plupart. Si je note ces observations, ce n’est pas pour décrire la roulette, c’est pour moi-même, pour me tracer une ligne de conduite. Il n’est pas rare, il est très commun, veux-je dire, qu’une main s’étende à travers la table et prenne ce que vous avez gagné. Une discussion s’élève, on crie, et, je vous prie, le moyen de prouver à qui appartient la mise ?
D’abord, tout cela était pour moi de l’hébreu. Je comprenais seulement qu’on pontait sur des chiffres, sur pair et impair et sur des couleurs. Je me décidai à ne risquer ce soir-là que deux cents des florins de Paulina.
La pensée que je débutais par jouer pour un autre me troublait. C’était une sensation très désagréable. Je voulais en finir tout de suite. Il me semblait qu’en jouant pour Paulina je ruinais mes propres chances. Il suffit donc de toucher à une table de jeu pour devenir superstitieux ! Je déposai cinquante florins sur pair. La roue tourna et le chiffre treize sortit. Maladivement, pour en finir plus vite, je mis encore cinquante florins sur le rouge. Le rouge sortit. Je laissai les cent florins sur le rouge, qui sortit encore. Je laissai le tout et je gagnai derechef. Je mis deux cents florins sur la douzaine du milieu, sans savoir ce que cela pourrait me donner. On me paya deux fois ma mise. Je gagnai donc sept cents florins. J’étais en proie à d’étranges sentiments. Plus je gagnais, plus j’avais hâte de m’en aller. Il me semblait que je n’aurais pas joué ainsi pour moi. Je mis pourtant les huit cents florins sur pair.
– Quatre, dit le croupier.
On me donna encore huit cents florins ; et, prenant le tout, je m’en allai trouver Paulina.
Ils se promenaient tous dans le parc, et je ne pus la voir qu’au souper. Le Français n’était pas là, et le général put profiter de cette absence pour me dire tout ce qu’il avait sur le cœur. Entre autres choses, il me fit observer qu’il ne désirait pas me voir à la table de jeu. D’après lui, il était très dangereux pour moi que j’y parusse.
– Et en tout cas, moi, je serais compromis, répéta-t-il avec importance. Je n’ai pas le droit de régler votre conduite. Mais, comprenez vous-même…
Ici, selon son habitude, il ne finit pas. Je lui répondis très sèchement que j’avais fort peu d’argent et que je ne risquais pas d’en perdre beaucoup. En rentrant chez moi, j’eus le temps d’apprendre son gain à Paulina, et je lui déclarai que désormais je ne jouerais plus pour elle.
– Pourquoi donc ? demanda-t-elle avec inquiétude.
– Cela me dérange… je veux jouer pour moi.
– Vous avez raison. La roulette est votre salut ! dit-elle avec un sourire moqueur.
– Pré-ci-sé-ment.
Quant à l’espoir de gagner toujours, c’est peut-être ridicule, j’en conviens. Et puis ?… Je demande seulement qu’on me laisse tranquille.
Paulina Alexandrovna m’offrit de partager le gain du jour, en me proposant de continuer à jouer dans ces conditions. Je refusai ; je déclarai qu’il était impossible de jouer pour les autres, que je sentais que je perdrais, que je perdrais sûrement.
– Et pourtant, tout sot que cela soit, moi aussi je n’ai d’espoir que dans la roulette. Il faut donc absolument jouer pour moi. Et je veux que vous partagiez. Vous le ferez.
Elle sortit sans écouter davantage mes observations.
Hier, de toute la journée, elle ne me dit pas un mot à propos du jeu. Elle évitait d’ailleurs de me parler. Ses manières étaient changées. Elle me traitait négligemment, me marquant à peine son mépris. Je compris qu’elle se trouvait offensée. Mais, comme elle m’en a averti, elle me ménage encore parce que je lui suis encore nécessaire. Étranges relations, incompréhensibles souvent pour moi, eu égard surtout à son orgueil ordinaire. Elle sait que je l’aime à la folie. Elle me permet même de lui parler de mon amour. Quelle plus profonde marque de mépris que celle-là !
« Tes sentiments me sont si indifférents, que tu peux me les dire ou les taire, cela m’est égal ! »
N’est-ce pas ?
Elle m’entretient souvent de ses propres affaires, mais jamais avec une entière franchise. C’est encore un raffinement de dédain. Elle me sait au courant de certaines circonstances de sa vie, de celles qui l’inquiètent le plus. Elle-même m’a donné certains détails, juste assez pour pouvoir m’utiliser, m’employer comme commissionnaire. Quant à l’enchaînement des événements, je l’ignorerai toujours. Pourtant, si elle me voit inquiet de ses propres inquiétudes, elle daigne me tranquilliser par des demi-franchises, voire par des trois quarts de franchises. Comme si elle ne devait pas, m’employant à des commissions très dangereuses, être avec moi d’une sincérité absolue !
Je connaissais depuis trois semaines son intention de me faire jouer à la roulette, car il n’était pas convenable qu’elle jouât elle-même. À sa physionomie je compris qu’il ne s’agissait pas d’un désir vague, mais d’un besoin très sérieux de gagner de l’argent. Pourtant, à quoi peut donc lui servir l’argent ? Elle doit avoir un but, quelque projet qui m’échappe, c’est-à-dire que j’entrevois, mais dont je ne suis pas sûr. Certes, l’humiliant esclavage qu’elle m’impose me donne le droit de la questionner catégoriquement. Puisque je suis pour elle si peu de chose, elle ne peut s’offenser de ma grossière curiosité. Mais elle me permet bien de la questionner ; seulement, elle ne me répond pas. Quelquefois, elle ne paraît même pas s’apercevoir que je l’interroge.
Hier, nous avons beaucoup parlé du télégramme envoyé, il y a quatre jours, à Pétersbourg et qui est resté jusqu’ici sans réponse. Le général était visiblement inquiet et pensif ; il s’agit évidemment de la babouschka. Le Français s’inquiète aussi. Hier soir, après le dîner, il s’est entretenu longuement et sérieusement avec le général. Avec nous tous il a un ton extraordinairement hautain et méprisant. Vous connaissez le proverbe : « Quand on te permet de t’asseoir à table, tu y mets les pieds. » Même avec Paulina, il montre un sans-gêne qui va jusqu’à la grossièreté. Pourtant, il prend part avec plaisir aux promenades communes, aux cavalcades, aux excursions hors de la ville. Il est lié depuis longtemps avec le général. En Russie, ils avaient le projet d’exploiter ensemble une fabrique. Je ne sais si ce projet est tombé dans l’eau ou s’ils y songent encore. De plus, et c’est un secret de famille que j’ai surpris par hasard, le Français a tiré le général d’embarras, l’an dernier, en lui prêtant trente mille roubles qui lui manquaient. Certes, le général était alors entre ses mains ; il lui fallait une certaine somme pour obtenir le droit d’abandonner son emploi, et sans de Grillet… Mais, maintenant, c’est mademoiselle Blanche qui tient le rôle principal.
Qui est cette mademoiselle Blanche ? Une Française du très grand monde, dit-on ; sa mère et elle posséderaient une fortune colossale. On la dit aussi parente de notre marquis, mais parente très éloignée, quelque chose comme… sœur au troisième degré. On dit qu’avant mon voyage à Paris, mademoiselle Blanche et le Français avaient des rapports plus cérémonieux. Enfin, leurs relations étaient délicates. Tandis que, maintenant, leur connaissance, ou leur amitié, ou leur parenté, est plus libre et, par conséquent, plus intime. Est-ce le mauvais état de nos affaires qui leur fait juger inutile de dissimuler davantage ?
Il y a trois jours, j’ai remarqué que M. Astley examinait attentivement mademoiselle Blanche et sa mère. Il semble les connaître. Il me semble aussi que l’Anglais et le Français ne sont pas inconnus l’un à l’autre. Du reste, M. Astley est un homme si discret qu’il attire les confidences ; on devine qu’il garde les secrets par tempérament. C’est à peine si le Français l’a salué. Il ne le craint donc pas. Cela se comprend encore. Mais pourquoi mademoiselle Blanche affecte-t-elle aussi de ne pas le regarder, d’autant plus que le marquis s’est trahi hier soir ? Pendant la conversation générale, je ne sais à quel propos, il a dit que M. Astley est immensément riche, « qu’il le sait ». Ce serait donc pour mademoiselle Blanche le moment de regarder M. Astley… Le général ne cache plus son inquiétude. Il attend le télégramme de Saint-Pétersbourg.
Paulina m’évite comme avec préméditation. Moi-même j’affecte l’indifférence. Je pensais toujours qu’elle finirait par se rapprocher de moi. En revanche, hier et aujourd’hui, j’ai porté toute mon attention sur mademoiselle Blanche. Pauvre général ! Il est tout à fait perdu.
Devenir amoureux à cinquante-cinq ans et si éperdument, lui, veuf, père de trois enfants, accablé de dettes, complètement ruiné, et amoureux d’une telle femme, c’est bien le pire des malheurs. Mademoiselle Blanche est jolie, mais me comprendra-t-on si je dis qu’elle a un de ces visages dont on peut avoir peur ? J’ai du moins toujours eu peur de ce genre de beauté. Elle peut avoir vingt-cinq ans ; haute de taille, large d’épaules, la gorge opulente, le teint doré, des cheveux très noirs et très abondants, de quoi coiffer deux têtes ; la sclérotique des yeux jaunâtre et la prunelle noire, le regard insolent ; des dents très blanches, les lèvres toujours peintes. Le musc est son odeur favorite ; elle s’habille avec beaucoup de richesse et de goût ; elle a des mains et des pieds ravissants ; sa voix est un contralto un peu enroué. Quelquefois elle éclate de rire en montrant toutes ses dents, mais elle est plus souvent silencieuse, surtout devant Paulina. Elle est sans instruction, sans esprit peut-être, mais très rusée ; je crois qu’elle a dû avoir beaucoup d’aventures. Le marquis n’est pas son parent, et quant à sa mère !… Pourtant, il est certain qu’à Berlin elle frayait avec le vrai monde. Quant au marquis, quoique je doute de sa noblesse, il est certainement du monde, comme on dit à Moscou. Je ne sais ce qu’il est en France. On prétend qu’il y possède un château. Avant quinze jours bien des événements se seront passés ; mais je ne crois pas que rien de décisif ait été conclu jusqu’ici entre mademoiselle Blanche et le général. Que, par exemple, on apprenne que la babouschka est morte, mademoiselle Blanche… Comme tout cela me dégoûte ! Comme je les planterais là volontiers, tous ! Mais puis-je laisser Paulina ? Puis-je cesser d’espionner autour d’elle pour essayer de la sauver ? L’espionnage, certes, est vil : qu’est-ce que ça me fait ?
M. Astley m’a paru aussi très anxieux. Il est certainement amoureux de Paulina. Que de choses parfois peut dire le regard d’un homme timide quand l’amour l’a touché ! C’est curieux et risible. Assurément, cet homme préférerait se cacher sous terre que de laisser entendre par un mot ce que son regard dit si clairement. M. Astley nous rencontre souvent à la promenade, il se découvre et passe, bien qu’il meure, cela va sans dire, du désir de se joindre à nous. L’invite-t-on, il refuse aussitôt. À la gare, à la musique, il s’arrête à quelque distance de nous, et si on lève les yeux pour regarder autour de soi, on est sûr de découvrir, dans le sentier le plus voisin ou derrière quelque bouquet d’arbres, un morceau de M. Astley.
Jusqu’ici, je pensais qu’il cherchait depuis longtemps l’occasion de me parler. Ce matin, nous nous sommes rencontrés et nous avons échangé quelques mots. Sans même m’avoir dit bonjour, il a commencé par cette phrase :
– J’ai vu beaucoup de femmes comme mademoiselle Blanche.
Il se tut et me regarda significativement. Que voulait-il dire ? Je ne sais ! Car à ma question : Qu’entendez-vous par là ? il hocha la tête d’un air fin et répondit :
– C’est comme ça… Mademoiselle Paulina aime beaucoup les fleurs ?
– Je n’en sais rien.
– Comment ! vous ne savez même pas cela ?
– Mon Dieu, non !
– Hum ! cela me donne à penser.
Puis il me salua de la tête et s’éloigna.
Une journée absurde. Il est onze heures du soir. Je reste dans ma chambre. Je repasse mes souvenirs.
Ce matin, il a fallu aller jouer à la roulette pour Paulina. J’ai pris ses seize cents florins, mais à deux conditions : que je ne consens pas à partager le gain, et qu’elle m’expliquera ce soir même pourquoi elle veut de l’argent et combien elle en veut, car c’est évidemment dans un but particulier. Elle m’a promis des explications, et je suis parti.
Il y avait foule au salon de jeu. Oh ! les avides et insolentes créatures ! Je me suis faufilé jusqu’auprès du croupier, puis j’ai commencé timidement, en risquant deux ou trois pièces. Cependant je faisais des observations. À proprement parler, il n’y a pas de calcul dans ce jeu. Du moins, le calcul n’y a pas l’importance que lui attribuent les joueurs de profession, qui ne manquent pas de noter les coups sur un petit papier, de faire d’interminables calculs de probabilités et de perdre comme les simples mortels qui jouent au hasard. M. Astley m’a donné beaucoup d’explications sur les sortes de rythmes qu’affecte le hasard, en s’obstinant à préférer tantôt le rouge au noir, tantôt le noir au rouge, pendant des suites incroyables de coups. Chaque matin, M. Astley s’assied à une table de jeu, mais sans jamais rien risquer lui-même.
J’ai perdu toute la somme et assez vite. D’abord j’ai joué sur le pair deux cents florins, et j’ai gagné, puis rejoué et regagné trois fois.
C’était le moment de m’en aller. Mais un étrange désir s’empara de moi. J’avais comme un besoin de provoquer la destinée, de lui donner une chiquenaude, de lui tirer la langue. J’ai risqué la plus grosse somme permise, quatre mille florins, et j’ai perdu. Alors j’ai mis tout ce qui me restait sur pair et j’ai quitté la table comme étourdi. Je ne pus apprendre à Paulina cette perte qu’un instant avant le dîner, ayant jusque-là erré tout le temps dans le parc.
À dîner j’étais très surexcité. Le Français et mademoiselle Blanche étaient là. On connaissait mon aventure. Mademoiselle Blanche se trouvait le matin dans le salon de jeu. Elle me marqua cette fois plus d’attention. Le Français vint droit à moi et me demanda tout simplement si c’était mon propre argent que j’avais perdu. Il me semble qu’il soupçonne Paulina. J’ai répondu affirmativement.
Le général fut très étonné. Où avais-je pu trouver tant d’argent ? J’expliquai que j’avais commencé par cent florins. Que six ou sept coups de suite en doublant m’avaient amené à cinq ou six mille et que j’avais perdu le tout en deux coups. Tout cela était assez vraisemblable. En donnant ces explications je regardai Paulina, mais je ne pus rien lire sur son visage. Pourtant, elle ne m’interrompit pas, et j’en conclus que je devais cacher nos conventions. En tout cas, pensais-je, elle me doit une explication, elle me l’a promise. Le général ne me fit pas d’autres observations. Je soupçonne qu’il venait d’avoir avec le Français une chaude discussion. Ils s’étaient enfermés dans une pièce voisine d’où on les entendait parler avec beaucoup d’animation. Le Français en était sorti, laissant voir une grande irritation.
Il me dit, dans le courant de la soirée, qu’il fallait être plus sage, et ajouta :
– D’ailleurs, la plupart des Russes sont incapables de jouer.
– Je crois, au contraire, que les Russes seuls savent jouer ! répondis-je.
Il me jeta un regard de mépris.
– Remarquez, ajoutai-je, que la vérité doit être de mon côté, car, en vantant les Russes comme joueurs, je les maltraite plus que je ne les loue.
– Mais sur quoi fondez-vous votre opinion ? demanda-t-il.
– Sur ce fait, que le catéchisme des vertus de l’homme occidental a pour premier commandement qu’il faut savoir acquérir des capitaux. Or le Russe non seulement est incapable d’acquérir des capitaux, mais il les dissipe sans système et d’une manière révoltante. Pourtant, il a besoin d’argent comme tout le monde, et les moyens, comme celui de la roulette, de s’enrichir en deux heures le séduisent. Mais il joue tout à fait au hasard et il perd.
– C’est juste ! dit le Français.
– Non, ce n’est pas juste, et vous devriez être honteux d’avoir une telle opinion de vos compatriotes ! observa sévèrement le général.
– Mais, de grâce, lui répondis-je, la négligence des Russes n’est-elle pas plus noble que la sueur honnête des Allemands ?
– Quelle absurde pensée ! s’écria le général.
– Quelle pensée russe ! ajouta le Français.
J’étais très content, je voulais les exaspérer tous deux. Je repris :
– Pour moi, j’aimerais mieux errer toute ma vie et coucher sous la tente des Khirghiz que de m’agenouiller devant l’idole des Allemands.
– Quelle idole ? demanda le général, qui commençait à se fâcher pour de bon.
– L’enrichissement ! Il n’y a pas longtemps que je suis né ; mais ce que j’ai vu chez ces gens-là révolte ma nature tartare. Par Dieu ! je ne veux pas de telles vertus ! J’ai eu le temps de faire dans les environs un bout de promenade vertueux. Eh bien, c’est tout à fait comme dans les petits livres de morale, vous savez, ces petits livres allemands, avec des images ? Ils ont dans chaque maison un vater très vertueux et extraordinairement honnête, si honnête et si vertueux qu’on ne l’approche qu’avec effroi ; le soir, on lit en commun des livres de morale. Autour de la maison, on entend le bruit du vent dans les châtaigniers ; le soleil couchant enflamme le toit et tout est extraordinairement poétique et familial… Ne vous fâchez pas, général. Permettez-moi de prendre le ton le plus touchant possible. Je me souviens moi-même que feu mon père, sous les tilleuls, dans son jardinet, pendant les beaux soirs, nous lisait aussi, à ma mère et à moi, de pareils livres… Eh bien ! chaque famille ici est réduite par son vater à l’esclavage absolu. Tous travaillent comme des bœufs, tous épargnent comme des Juifs. Le vater a déjà amassé un certain nombre de florins qu’il compte transmettre à son fils aîné avec sa terre ; pour ne rien détourner du magot, il ne donne pas de dot à sa fille, à sa pauvre fille qui vieillit vierge. De plus, le fils cadet est vendu comme domestique ou comme soldat, et c’est autant d’argent qu’on ajoute au capital. Ma parole ! c’est ainsi ; je me suis informé. Tout cela se fait par honnêteté, par triple et quadruple honnêteté ; le fils cadet raconte lui-même que c’est par honnêteté qu’on l’a vendu. Quoi de plus beau ? La victime se réjouit d’être menée à l’abattoir ! D’ailleurs, le fils aîné n’est pas plus heureux. Il a quelque part une Amalchen avec laquelle il est uni par le cœur, mais il ne peut pas l’épouser parce qu’il n’a pas assez de florins. Et ils attendent tous deux sincèrement et vertueusement. Ils vont à l’abattoir avec le sourire sur les lèvres ; les joues de l’Amalchen commencent à se creuser ; elle sèche sur pied. Encore un peu de patience ; dans vingt ans la fortune sera faite, les florins seront honnêtement et vertueusement amassés. Alors, le vater bénira son fils, un jeune homme de quarante ans, et l’Amalchen, une jeunesse de trente-cinq, à la poitrine plate et au nez rouge. À ce propos, il pleurera, il lira de la morale et puis… il mourra. L’aîné deviendra à son tour un vater vertueux, et la même histoire recommencera. Dans cinquante ou soixante-dix ans, le petit-fils du premier vater continuera l’œuvre, amassera un gros capital et alors… le transmettra à son fils ; celui-ci au sien, et, après cinq ou six générations, naît enfin le baron de Rothschild, ou Hoppe et Cie, ou le diable sait qui. Quel spectacle grandiose ! Voilà le résultat de deux siècles de patience, d’intelligence, d’honnêteté, de caractère, de fermeté… et la cigogne sur le toit ! Que voulez-vous de plus ? Ces gens vertueux sont dans leur droit quand ils disent : ces scélérats ! en parlant de tous ceux qui n’amassent pas, à leur exemple. Eh bien ! j’aime mieux faire la fête à la russe ; je ne veux pas être Hoppe et Cie dans cinq générations ; j’ai besoin d’argent tout de suite ; je me préfère à mon capital… Après ça, j’ai peut-être tort, mais telles sont mes convictions.
– Cela m’est égal, remarqua pensivement le général. Ce qu’il y a de sûr, c’est que vous posez horriblement. Pour peu qu’on vous laisse vous oublier…
Comme d’ordinaire, il n’acheva pas. Le Français l’écoutait négligemment ; il ne m’avait certainement pas compris. Paulina me regardait avec une indifférence hautaine, elle n’écoutait ni moi ni personne.
Elle était très absorbée ; dès qu’on se leva de table, elle m’ordonna de sortir avec elle. Nous prîmes les enfants et nous allâmes dans le parc. J’étais très énervé ; je ne pus me retenir de faire à Paulina cette sotte question :
– Pourquoi votre marquis de Grillet, le petit Français, ne vous accompagne-t-il plus quand vous sortez et passe-t-il des jours sans vous adresser la parole ?
– C’est un misérable ! dit-elle d’une voix étrange.
Je ne l’avais jamais entendue s’exprimer sur le marquis ; je n’insistai pas, je craignais de trop comprendre.
– Et avez-vous remarqué qu’il est en bons termes aujourd’hui avec le général ?
– Vous voulez tout savoir ? Le général est entre ses mains ; tout est au Français, et si la babouschka ne se dépêche pas de mourir, le Français deviendra propriétaire de toutes les valeurs que le général lui a engagées.
– Je l’avais entendu dire, je ne croyais pourtant pas qu’il s’agissait de choses si graves. Mais, alors, adieu, mademoiselle Blanche ; elle ne sera pas « madame la générale » ; elle abandonnera le général, et il se tuera.
– Possible !
– Comme c’est bien ! Quelle franchise ! Au moins elle n’aura pas dissimulé qu’elle ne l’eût épousé que pour son argent. Pas de cérémonies. Et la babouschka ! « Es-tu morte ? » Télégramme sur télégramme. Qu’en pensez-vous ?
– Vous êtes bien gai ! Est-ce votre perte d’argent qui vous rend si gai ?
– Ne me l’aviez-vous pas donné pour le perdre ? Je ne puis jouer pour les autres, moins pour vous que pour personne. Je vous avais prévenue que nous ne réussirions pas. Dites-moi, vous êtes très en peine d’avoir tout perdu ? Et pourquoi voulez-vous tant d’argent ?
– Et pourquoi ces questions ?
– Mais vous avez promis de m’expliquer… Écoutez ! je suis absolument convaincu que si je joue pour moi je gagnerai. J’ai cent vingt florins. Et alors vous prendrez tout ce que vous voudrez…
Elle fit une moue dédaigneuse.
– Que mon offre ne vous offense pas. Je suis pour vous si peu de chose que vraiment vous pouvez accepter de moi même de l’argent ! Un présent de moi est sans conséquence. D’ailleurs, j’ai perdu votre argent.
Elle me jeta un rapide coup d’œil. Mon ton sarcastique l’irritait ; elle interrompit la conversation.
– Mes affaires ne vous regardent pas. Si vous exigez des renseignements, j’ai des dettes, voilà tout. J’ai emprunté, il faut que je rende. J’avais la folle pensée qu’en jouant je gagnerais à coup sûr. Pourquoi ? Je ne le sais pas moi-même, mais je le croyais. Qui sait ? c’était peut-être ma dernière chance, je n’avais peut-être pas le choix.
– Peut-être vous fallait-il gagner comme il faut qu’un noyé se raccroche à une paille flottante. Mais ce n’est qu’au moment de se noyer qu’on prend les pailles pour des poutres.
– Pourquoi donc y comptez-vous vous-même ? Il y a quinze jours, vous me répétiez sur tous les tons que vous gagneriez « nécessairement », qu’il ne fallait pas vous prendre pour un fou, que c’était très sérieux. Et, en effet, vous parliez sérieusement et on ne pouvait rien trouver de plaisant dans vos paroles.
– C’est vrai, répondis-je, absorbé. Je suis sûr de gagner quand je jouerai pour moi.
– Pourquoi cette certitude ?
– Peut-être parce qu’il faut que je gagne ! C’est peut-être aussi ma seule issue.
– Il vous faut donc aussi beaucoup d’argent ? Mais quelle croyance superstitieuse !
– N’est-ce pas ? Que puis-je faire de beaucoup d’argent, moi ?
– Cela m’est égal ! Mais si vous voulez, eh bien ! oui. Quel motif sérieux pouvez-vous avoir de désirer une fortune ? Qu’en feriez-vous ? Vous êtes un homme sans ordre, instable ; je ne vous ai jamais vu sérieux.
– À propos ! interrompis-je, vous avez une dette, et une jolie dette ! Au Français, n’est-ce pas ?…
– Vous êtes particulièrement insupportable aujourd’hui ! N’êtes-vous pas ivre ?
– Vous savez qu’il m’est permis de vous parler très franchement et même de vous interrompre. Je vous le répète, je suis votre esclave, et on ne rougit pas devant un esclave.
– Quelle sottise ! Je n’admets pas du tout votre théorie.
– Je ne vous ai pas dit, remarquez-le, que je suis heureux d’être votre esclave. J’en parle comme d’un fait indépendant de ma volonté.
– Soyez franc ! Pourquoi avez-vous besoin d’argent ?
– Pourquoi avez-vous besoin de le savoir ?
– Comme vous voudrez !
Elle releva la tête avec une inexprimable fierté.
– Vous n’acceptez pas ma théorie de l’esclavage, mais vous la pratiquez : « Réponds et ne raisonne pas ! » Soit ! Vous me demandez pourquoi j’ai besoin d’argent ? Parce que l’argent est la seule puissance irrésistible.
– Je comprends. Mais, prenez garde ! Vous allez devenir fou. Vous allez jusqu’au fatalisme. Il y a d’ailleurs certainement un but plus particulier. Parlez sans ambages, je le veux.
Elle paraissait près de se fâcher et cela me plaisait infiniment ; j’étais ravi qu’elle me questionnât avec tant d’insistance.
– Oui, j’ai un but, dis-je, mais je ne puis vous dire lequel. Ou plutôt… c’est tout simplement parce que, avec de l’argent, je deviendrai, même pour vous, un homme !
– Bah ! Comment cela ?
– Comment ? Vous ne comprenez pas comment je pourrais parvenir à être pour vous autre chose qu’un esclave ?
– Ne me disiez-vous pas que cet esclavage faisait votre bonheur ? Moi-même je le pensais.
– Ah ! vous le pensiez ? m’écriai-je avec une joie étrange. Qu’une telle naïveté me plaît de votre part ! Eh bien, oui, cet esclavage fait ma joie. Il existe, il est réel, ce délice de descendre au dernier degré de l’avilissement. Je pense souvent que le knout doit receler de mystérieuses jouissances. Mais je veux essayer d’autres plaisirs. Tout à l’heure, à table, devant vous, le général me faisait des remontrances. Les sept cents roubles par an, qu’il ne me payera peut-être pas, lui en donnent le droit. Le marquis de Grillet lève très haut les sourcils quand il me voit, tout en faisant semblant de ne pas me remarquer. Mais savez-vous que j’ai une envie folle de le tirer un jour par le nez ?
– Quelle gaminerie ! Il n’y a pas de situation où l’on ne puisse se tenir avec dignité. La douleur doit nous relever au lieu de nous avilir.
– Le beau cliché ! Mais êtes-vous bien sûre que je puisse me tenir avec dignité ? Je suis peut-être un homme digne ; mais me tenir avec dignité, c’est autre chose. Tous les Russes sont ainsi, parce qu’ils sont trop richement et trop universellement doués pour trouver aussitôt l’attitude exigée par les circonstances. C’est une question de place publique. Il nous faut du génie pour concentrer nos facultés et les fixer dans l’attitude qu’il faut. Et le génie est rare. Il n’y a peut-être que les Français qui sachent paraître dignes sans l’être. C’est pourquoi, chez eux, la place publique a tant d’importance. Un Français laisse passer une offense réelle, une offense de cœur, sans la relever, pourvu qu’elle soit secrète ; mais une pichenette sur le nez, voilà ce qu’il ne tolère jamais, car cela constitue une dérogation aux lois des convenances. C’est pourquoi nos jeunes filles aiment tant les Français, c’est à cause de leur jolie attitude. Le coq gaulois ! Pour moi, vous savez, cette attitude-là… Du reste, je ne suis pas une femme, et peut-être le coq a-t-il du bon. Mais est-ce que je ne vais pas trop loin ? Aussi, vous ne m’arrêtez pas ! Quand je vous parle, je voudrais vous dire tout, tout, tout, et je perds un peu le respect. Je n’ai pas d’attitude, moi, je vous le confesse ; je n’ai même aucune qualité. Tout est arrêté en moi ; tout est mort, vous savez pourquoi. Je n’ai aucune pensée humaine dans la tête ; je ne sais plus ce qu’on fait sur la terre, ni en Russie, ni ici. Je viens de Dresde, n’est-ce pas ? Eh bien ! je n’ai pas vu cette ville ; vous savez ce qui m’occupe. Comme je n’ai aucune espérance, comme je suis à vos yeux un zéro, je ne crains pas de vous parler franchement. Je ne vois que vous partout, et le reste m’est égal. Sans que je sache pourquoi, je vous aime ; il se peut très bien que vous ne soyez pas jolie du tout. Imaginez-vous que je ne sais vraiment pas si vous êtes jolie ou laide. Pour le cœur, il est certainement mauvais, et pour l’intelligence elle est sans noblesse.
– C’est sans doute pour cela que vous comptez m’acheter.
– Vous acheter ! m’écriai-je ; que dites-vous ?
– Vous vous êtes oublié. Si ce n’est pas moi que vous voulez acheter avec les grosses sommes que vous gagnerez à la roulette, c’est au moins ma considération.
– Ce n’est pas tout à fait cela. Je vous ai déjà dit qu’il m’est difficile de m’expliquer. Ne vous fâchez pas de mon bavardage ; vous savez bien qu’on ne se fâche pas avec moi, je ne suis qu’un fou ; et puis… fâchez-vous s’il vous plaît. Chaque soir, là-haut, dans ma chambre, il me suffit de me rappeler le frôlement de votre robe pour être près de me ronger les poings. Cela vous fâche encore ? Bon ! je suis votre esclave. Profitez-en, profitez… Il est probable que je vous tuerai un jour. Je vous tuerai, non pas parce que j’aurai cessé de vous aimer, ou parce que je serai jaloux, mais simplement parce que j’ai parfois envie de vous manger. Vous riez !
– Je ne ris pas du tout, dit-elle avec indignation, et je vous ordonne de vous taire.
Elle s’arrêta, suffoquée par la colère. Ô Dieu ! je ne sais pas si elle est jolie ; mais que j’aime à la voir, droite, immobile ainsi devant moi, tout irritée ! Et c’est pourquoi je me plais souvent à provoquer sa colère. Peut-être l’avait-elle remarqué et peut-être se fâchait-elle par complaisance. Je lui soumis aussitôt cette observation :
– Vous êtes un être de boue ! s’écria-t-elle avec dégoût.
– Ça m’est égal ! Mais savez-vous qu’il est dangereux pour vous de vous promener seule avec moi ? Je suis souvent tenté de vous battre, de vous estropier, de vous étrangler. Croyez-vous que j’en viendrai là ? Ou bien j’aurai un accès de fièvre chaude. Que peut me faire votre colère ? J’aime sans espoir, et, si je vous tue, il faudra que je me tue aussi. Je me tuerais alors le plus lentement possible, pour avoir à moi, je veux dire pour ne pas partager avec vous, au moins, cette douleur. Après cela, comment ne serais-je pas fataliste ? Vous vous rappelez que, sur le Schlagenberg, je vous ai dit : Un mot de vous et je me jette en bas. Croyez-vous que je m’y serais jeté ?
– Quel bavardage stupide !
– Stupide ou spirituel, c’est tout un, pourvu que je parle. Car auprès de vous il faut que je parle, que je parle… Quand vous êtes là, je perds tout orgueil.
– Pourquoi vous aurais-je forcé à vous précipiter du Schlagenberg ? C’était tout à fait inutile.
– Oh ! quelle superbe intonation ! comme vous avez bien dit cela ! Que d’offense dans ce magnifique « inutile » ! Je vous comprends très bien. Inutile, dites-vous ? Mais le plaisir est toujours utile. Et n’est-ce pas un plaisir que l’abus du pouvoir ? On écrase une mouche, on jette un homme du haut du Schlagenberg, voilà des plaisirs. L’homme est despote par nature et la femme bourreau. Vous, particulièrement, vous aimez beaucoup à torturer.
Elle m’observait avec une attention profonde. Ma physionomie exprimait sans doute toutes les sensations absurdes qui me possédaient. Je sentais mes yeux se gonfler de sang et l’écume mouiller mes lèvres. Certes, je me serais jeté du Schlagenberg ! Certes ! Certes ! Si ses lèvres avaient prononcé le mot « faites », sans que sa conscience s’en fût doutée, eh ! je me serais jeté… Je me rappelle mot pour mot cette conversation.
– Pourquoi vous croirais-je ? dit-elle sur un ton où il y avait tant de mépris, de ruse et de vanité que, mon Dieu ! mon Dieu ! je l’aurais tuée sans peine, en ce moment. Je l’aurais très volontiers assassinée.
– N’êtes-vous pas très lâche ? reprit-elle tout à coup.
– Peut-être bien. Je ne me suis jamais demandé cela.
– Si je vous disais : « Tuez cet homme ! » le tueriez-vous ?
– Qui ?
– Qui je voudrais.
– Hum ! le petit Français, n’est-ce pas ?
– Ne m’interrogez pas, répondez ! Tueriez-vous celui que je vous désignerais ? Je veux savoir si vous parliez sérieusement tout à l’heure.
Elle attendait si sérieusement, avec tant d’impatience, ma réponse que je me sentis troublé.
– Me direz-vous enfin ce qui se passe ici ! m’écriai-je. Avez-vous peur de moi ! Je vois très bien qu’une catastrophe est imminente. Vous êtes la belle-fille d’un homme ruiné, fou et avili par une passion irrésistible ; et vous voilà sous l’influence mystérieuse de ce misérable Français ! Et maintenant vous me posez sérieusement une pareille question… Encore faut-il que je sache… Ne pouvez-vous me parler une fois avec franchise ?
– Il ne s’agit pas de cela ; Je vous pose une question, répondez-moi.
– Eh bien ! oui, oui, oui ; certainement oui, je tuerais… mais… l’ordonnez-vous aujourd’hui ?
– Qu’en pensez-vous ? Croyez-vous que j’aurais pitié de vous ? Non, je donnerai l’ordre, et je resterai cachée. Acceptez-vous ? Pourrez-vous supporter cela ? Ah ! pas vous, pas un être comme vous !… Vous tuerez peut-être si je vous l’ordonne, mais ensuite vous perdrez la tête. Une si faible tête ! Et puis vous me tuerez pour avoir osé vous envoyer…
Quelque chose comme un coup me frappa au cerveau. Certes, même alors, je considérais sa question comme une plaisanterie, comme une provocation. Et pourtant, elle avait parlé trop sérieusement. J’étais tout de même stupéfait qu’elle en fût venue à s’avouer à ce point son pouvoir sur moi, à oser me dire : « Cours à ta perte ! Moi, je resterai dans l’ombre. » Il y avait dans ces paroles un cynisme vraiment inouï. Mais comment se comporterait-elle ensuite avec moi ? Une telle complicité élève l’esclave jusqu’au maître et, quoique notre conversation me parût chimérique, mon cœur tressaillait.
Tout à coup elle éclata de rire. Nous étions assis sur un banc, les enfants jouaient auprès de nous, non loin des équipages qui stationnaient. La foule circulait devant nous.
– Voyez-vous cette grosse femme, reprit Paulina. C’est la baronne Wourmergelm ; il n’y a que trois jours qu’elle est arrivée. Voyez-vous son mari, ce Prussien long et sec, armé d’une canne ? Vous rappelez-vous comme il nous toisait avant-hier ? Allez tout de suite aborder cette baronne, ôtez votre chapeau et dites-lui quelque chose en français.
– Pour quoi faire ?
– Vous juriez de vous jeter du Schlagenberg ! Vous juriez que vous étiez prêt à tuer qui je voudrais ! Au lieu de toutes ces tragédies, je ne vous demande qu’une comédie. Allez, sans aucun prétexte, je veux voir le baron vous donner des coups de canne.
– Vous me défiez, vous pensez que je ne le ferai pas ?
– Oui ! je vous défie. Allez ! je le veux.
– C’est une fantaisie ridicule, mais j’y vais. Pourvu que cela ne cause pas des désagréments au général et que le général ne vous ennuie pas à cause de cela ! Ma parole, j’y vais. Mais quelle fantaisie ! Aller offenser une femme !
– Je vois bien que vous n’êtes qu’un bavard ! dit-elle avec mépris. Vous avez les yeux gonflés de sang, et c’est tout. Peut-être avez-vous trop bu à dîner. Croyez-vous donc que je ne comprenne pas combien c’est bête et que le général se fâchera ? Mais je veux rire, voilà tout. Vous faire offenser une femme, oui ; et vous faire battre, oui, je le veux.
Lentement, j’allai accomplir ma mission. Certes, c’était très bête, mais pouvais-je ne pas me soumettre ?
En m’approchant de la baronne, un souvenir me revint. Et puis j’étais comme ivre… un écolier ivre, comprenez-vous.
Voilà deux jours de passés depuis cette fameuse sottise. Que de bruit ! que de cris ! Et je suis la cause de tout cela ! Mais j’y ai trouvé mon profit. Que j’ai ri ! Je ne puis pourtant m’expliquer comment tout cela est arrivé. Suis-je fou ? Je le crois. Et puis, je ne suis pas encore bien loin des bancs de l’école, et j’ai pris plaisir, je suppose, à cette grossière espièglerie.
Cette Paulina ! toujours elle !
Peut-être ai-je agi par désespoir. En somme, qu’est-ce que j’aime en elle ? Elle me semble jolie. Elle est svelte, un peu trop mince peut-être ; on pourrait la ployer en deux et la nouer comme un ruban ; elle a tout ce qui fait souffrir, précisément tout ce qui fait souffrir ! Ses cheveux sont d’un blond roux. Ses yeux sont de véritables yeux de chat ; mais quelle fierté dans son regard !
Il y a quatre mois, quand je suis entré dans la famille, un soir, elle causait seule dans le salon avec de Grillet, et elle le regardait avec un tel air que… quand je suis rentré chez moi pour me coucher, je me suis imaginé qu’elle venait de le souffleter. C’est depuis ce soir-là que je l’aime.
Mais, arrivons au fait. Je descends donc dans le sentier, je m’arrête au beau milieu, attendant la baronne et le baron. À cinq pas, j’ôte mon chapeau et je salue.
Je me rappelle que la baronne portait une robe de soie gris perle d’une ampleur extraordinaire, avec des volants, une crinoline et une traîne. Toute petite, cette baronne, très grosse, avec un menton si prodigieux qu’il couvrait toute sa gorge. Le visage rouge, les yeux petits, méchants, insolents. Elle marchait comme si elle faisait honneur à la terre en la touchant du pied. Le baron a un visage composé de mille petites rides, des lunettes, quarante-cinq ans ; ses jambes commencent à sa poitrine, signe de race. Orgueilleux comme un paon et maladroit. Type de mouton.
Je vis tout cela en trois secondes ; mon salut et mon coup de chapeau arrêtèrent à peine leur attention. Le baron fronça légèrement le sourcil, la baronne venait droit à moi sans me voir.
– Madame la baronne, dis-je très distinctement, très haut et en détachant chaque mot, j’ai l’honneur d’être votre esclave.
Puis je saluai, je remis mon chapeau sur ma tête, et, en passant auprès du baron, je tournai poliment mon visage vers lui et lui adressai un sourire significatif.
Paulina m’avait ordonné d’ôter mon chapeau, mais l’espièglerie était de mon initiative. Le diable sait qui me poussait. Je me sentais comme précipité d’une montagne.
– Hein ? grogna le baron en se tournant vers moi avec un étonnement mêlé de colère.
Je m’arrêtai en continuant de sourire. Il était stupéfait et levait ses sourcils jusqu’à la racine des cheveux. La baronne se retourna aussi de mon côté, très surprise, encore plus courroucée. Les passants commençaient à s’attrouper.
– Hein ? grogna de nouveau le baron en redoublant d’étonnement et de colère.
– Ja wohl ! (c’est cela !) traînai-je en continuant à le regarder dans le blanc des yeux.
– Sind Sie rasend ? (êtes-vous fou ?) s’écria-t-il en brandissant sa canne. Mais il resta le bras en l’air, plus tremblant de peur que de colère.
C’était, je crois, ma toilette qui l’embarrassait. J’étais mis à la dernière mode, comme un homme du meilleur monde.
– Ja wa-o-o-hl ! criai-je tout à coup et de toutes mes forces, en appuyant à la façon des Berlinois qui emploient à chaque instant dans la conversation cette locution et qui traînent sur la lettre a pour exprimer les différentes nuances de leur pensée.
Le baron et la baronne se retournèrent vivement et s’enfuirent épouvantés.
Je revins sur mes pas et allai, sans me presser, vers Paulina. Mais, cent pas avant de l’atteindre, je la vis se lever avec les enfants et se diriger vers l’hôtel.
Je la rejoignis près du perron.
– J’ai accompli la… bêtise ! lui dis-je.
– Eh bien ! maintenant, débrouillez-vous ! répondit-elle sans me regarder, et elle disparut dans le corridor.
Toute la soirée je me promenai dans la forêt ; dans une petite izba je mangeai une omelette. On me prit pour cette idylle un thaler et demi.
À onze heures seulement je rentrai. On me demanda aussitôt de la part du général ; il m’attendait dans la grande chambre, celle où il y a un piano. Il se tenait debout ; de Grillet était nonchalamment assis sur le divan.
– Qu’avez-vous fait, monsieur ? commença le général en prenant une attitude très majestueuse. Permettez-moi de vous le demander.
– Abordez donc directement l’affaire, général ; vous parlez probablement de ma rencontre d’aujourd’hui avec un Allemand ?
– Avec un Allemand ! Mais le baron Wourmergelm est un personnage important, et vous avez offensé sa femme.
– Pas le moins du monde.
– Vous leur avez fait peur, monsieur ! s’écria le général.
– Pas le moins du monde. Déjà, à Berlin, mon oreille s’était habituée à cet interminable ja wohl, qu’ils traînent d’une manière si dégoûtante. En rencontrant dans l’allée cette nichée de barons, je ne sais pourquoi le ja wohl me revint à l’esprit et m’enragea… De plus, voilà déjà trois fois que la baronne me rencontre, et trois fois qu’elle marche droit vers moi comme si je devais nécessairement m’effacer sur son passage. Eh ! j’ai mon amour-propre… J’ai ôté mon chapeau très poliment, très poliment, je vous jure, et j’ai dit : « Madame la baronne, je suis votre esclave ! » Et quand le baron s’est mis à crier : « Hein ? » je n’ai pu faire autrement que de me mettre à hurler : Ja wohl ! Et je l’ai dit deux fois, la première fois très simplement et la seconde en criant de toutes mes forces.
J’étais ravi de mon explication, j’avais plaisir à tartiner toute cette histoire aussi stupidement que possible, et plus ça durait, plus j’y prenais goût.
– Ah çà ! s’écria le général, vous moquez-vous de moi ?
Il expliqua en français à de Grillet que décidément je cherchais une affaire. De Grillet sourit avec mépris et haussa les épaules.
– Pour Dieu ! n’ayez pas cette pensée. J’ai fait une sottise, j’en conviens ! c’est une inconvenante espièglerie, mais ce n’est rien de plus. Je m’en repens d’ailleurs, mais j’ai une excuse. Voilà deux ou trois semaines que je ne vais pas bien. Je me sens nerveux, irrité, fantasque, malade, et je perds tout empire sur moi-même. Ma parole, j’ai parfois envie de prendre à partie le marquis de Grillet, qui est là, et… mais je ne terminerai pas ; ça pourrait l’offenser. En un mot, ce sont des symptômes morbides. J’ignore si la baronne voudra bien accepter ces excuses, car j’ai l’intention de lui faire des excuses. Je ne pense même pas, entre nous, qu’elle les accepte, d’autant plus que, ces derniers temps, on a beaucoup abusé, au point de vue criminel, de la maladie comme circonstance atténuante. L’avocat et le médecin s’entendent pour découvrir un fou sous le masque d’un meurtrier. Mais le baron et la baronne sont de l’ancien temps. De plus, ce sont de grands seigneurs ; ils ignorent les progrès de la science juridico-médicale, et de telles explications seraient malvenues auprès d’eux. Qu’en pensez-vous, général ?
– Assez, monsieur. Je vais une fois pour toutes me débarrasser de vous. Je vous défends de faire aucune excuse à la baronne ; ce serait de votre part une nouvelle offense. Le baron a appris que vous étiez de ma maison, et nous nous sommes expliqués ensemble. Un peu plus, il me demandait satisfaction. Comprenez-vous à quoi vous m’exposiez, monsieur ? Je lui ai donné ma parole qu’aujourd’hui même vous auriez cessé de m’appartenir.
– Permettez, général. Est-ce bien lui qui exige que vous… vous défassiez de moi, puisque je suis de votre maison, comme vous daignez l’avouer ?
– Non, mais je me suis cru en devoir de lui fournir cette réparation, et il s’en est contenté. Nous nous séparons, monsieur. Je vous devais encore quarante-trois florins, les voici ; adieu. À partir d’aujourd’hui, nous sommes l’un pour l’autre des étrangers. Excepté des ennuis, je n’ai rien eu de vous. Je vais avertir le majordome que dorénavant je ne répondrai plus de vos dépenses à l’hôtel. J’ai l’honneur d’être votre serviteur.
Je pris l’argent, je saluai le général et lui dis très sérieusement :
– Général, la chose ne peut se terminer ainsi. Je regrette beaucoup de vous avoir causé des désagréments, mais veuillez observer que vous avez eu tort de répondre de moi devant le baron. Que signifie l’expression : « Cet homme est de ma maison ? » Je suis précepteur chez vous ; je ne suis ni votre fils ni votre pupille ; vous n’avez pas à répondre de mes actions. J’ai vingt-cinq ans ; je suis licencié et noble ; je vous suis étranger ; je constitue moi-même une individualité juridiquement responsable. Il faut tout le cas que je fais de vos innombrables qualités pour que je renonce à vous demander, à vous-même et tout de suite, une réparation pour l’audace que vous avez eue de répondre pour moi.
Le général était tellement abasourdi qu’il ouvrit la bouche, fit effort pour parler, étendit les mains, puis tout à coup se tourna vers le Français et lui expliqua que je parlais de le provoquer en duel. Le Français se mit à ricaner.
– Mais quant au baron, continuai-je sans me laisser déconcerter par l’attitude de M. de Grillet, je n’ai pas du tout l’intention de laisser passer les choses ainsi. Et puisque vous vous êtes mêlé de cette affaire, général, en consentant à écouter les plaintes du baron, j’ai l’honneur de vous annoncer que, pas plus tard que demain matin, j’irai demander au baron, en mon nom, pourquoi, ayant affaire à moi, il s’est adressé à une autre personne, comme si je n’étais pas digne de lui répondre.
Ce que je pressentais arriva. Ce nouveau projet mit le comble à l’effroi du général.
– Comment ! vous avez l’intention de continuer cette maudite affaire ! N’ayez pas cette audace, monsieur, ou bien je vous jure… Il y a des autorités ici, et moi… moi… en un mot, mon rang… et celui du baron… enfin, on vous ar-rê-te-ra, on vous expulsera par voie de police, comprenez-vous ?
– Général ; répondis-je toujours calme, on ne peut pas m’arrêter sans motif. Vous ne savez pas encore dans quels termes je parlerai au baron ; vous vous inquiétez inutilement.
– Pardieu ! pardieu ! Alexis Ivanovitch, renoncez à cette intention ridicule ! dit le général, devenu tout à coup suppliant, – il avait même pris mes mains dans les siennes, – qu’en sortira-t-il ? des désagréments ! Convenez vous-même que je suis forcé de me tenir ici d’une certaine façon, surtout maintenant que… enfin, surtout maintenant ! Oh ! vous ne connaissez pas, vous ne pouvez connaître ma position !… Quand nous partirons d’ici, je suis tout disposé à vous reprendre chez moi, mais pour l’instant… Eh bien ! en un mot, vous comprenez la chose !… s’écria-t-il en faisant un geste de désespoir, Alexis Ivanovitch, vous comprenez la chose !…
Je me retirai en priant le général de ne pas s’inquiéter, en l’assurant que tout se passerait très bien.
À l’étranger, les Russes sont quelquefois lâches ; ils craignent trop le qu’en-dira-t-on. Ils s’inquiètent beaucoup de savoir si une chose est convenable ou non. Ils ont l’âme dans un corset, surtout ceux qui prétendent à une situation en vue. Mais le général m’a laissé entendre que sa situation personnelle est particulièrement difficile. C’est précisément à cause de cette situation particulièrement difficile qu’il était devenu tout à coup si lâche et avait changé de ton avec moi. Mais le lendemain ce sot pouvait changer encore et s’adresser aux autorités ; il fallait donc me tenir sur mes gardes. Je n’avais d’ailleurs aucun intérêt à irriter le général. Mais je voulais me venger de Paulina et l’amener à me prier elle-même de m’arrêter, car mes imprudences pouvaient finir par la compromettre… De plus, je ne voulais pas, devant elle, reculer et passer pour une poule mouillée. Ce n’était pas au baron à se servir de sa canne avec moi. Je tenais à me moquer d’eux tous et à me tirer en homme de cette affaire.
Ce matin j’ai appelé le garçon et demandé que désormais on fît un compte à part pour moi. J’ai conservé ma chambre, qui n’était pas trop chère. D’ailleurs, je possède six cents florins, et… qui sait ?… peut-être une fortune. Chose étrange ! je n’ai encore rien gagné, et je ne puis m’empêcher d’avoir des pensées de millionnaire.
Je me proposais, malgré l’heure matinale, d’aller chez M. Astley, à l’hôtel d’Angleterre, quand de Grillet entra chez moi. C’était la première fois qu’il me faisait tant d’honneur. Pendant ces derniers temps, nous avions eu des rapports un peu tendus. Il me méprisait et je le détestais. J’avais des motifs particuliers pour le détester. Sa visite m’étonna donc beaucoup.
Il me salua très poliment, me fit des compliments banals sur mon installation, et, me voyant le chapeau à la main, me demanda si j’allais me promener. Je lui répondis que je me rendais chez M. Astley pour affaires. Aussitôt son visage devint soucieux.
De Grillet est, comme tous les Français, gai, aimable quand il le faut ou quand cela rapporte, et terriblement ennuyeux quand la gaieté et l’amabilité ne sont pas nécessaires. Le Français est très rarement aimable par tempérament ; il ne l’est presque jamais que par calcul. S’il sent la nécessité d’être original, sa fantaisie est ridicule et affectée ; au naturel, c’est l’être le plus banal, le plus mesquin, le plus ennuyeux du monde. Il faut être une jeune fille russe, je veux dire quelque chose de très neuf et de très naïf, pour s’éprendre d’un Français. Il n’y a pas d’esprit sérieux qui ne soit choqué par l’affreux chic de garnison qui fait le fond de ces manières convenues une fois pour toutes, par cette amabilité mondaine, par ce faux laisser-aller et cette insupportable gaieté.
– Je viens pour affaires, commença-t-il d’un ton dégagé, je suis l’envoyé ou, si vous préférez, l’intermédiaire du général. Il m’a expliqué la chose en détail, et je vous avoue…
– Écoutez, monsieur de Grillet, interrompis-je, je vous agrée comme intermédiaire : je ne suis qu’un outchitel, je ne suis pas l’ami de la maison, et l’on ne me fait pas de confidences. Mais, dites-moi, êtes-vous de la famille ? Car enfin, vous prenez intérêt à tout et à tous, vous êtes mêlé à tout, et tout de suite c’est vous qu’on choisit pour l’intermédiaire !…
Ma question lui déplut.
– Je suis lié avec le général par des intérêts communs et par d’autres considérations particulières, dit-il sèchement. Le général m’a envoyé vous prier de renoncer à vos intentions d’hier. Vos inventions sont très spirituelles, mais aussi très malencontreuses. Le baron ne vous recevra pas, et ce ne sont pas les moyens de se débarrasser de vous qui lui manqueront. Dès lors, pourquoi vous entêter ? Le général vous a promis hier de vous reprendre à la première occasion favorable ; il vous autorise aujourd’hui à lui réclamer vos appointements sans le servir. C’est assez convenable, n’est-ce pas ?
Je lui répondis avec calme qu’il se trompait, que le baron m’écouterait. Je le priai ensuite de me dire franchement s’il était venu chez moi dans un autre but encore, et s’il ne désirait pas apprendre quel parti j’avais pris.
– Mais sans doute, il est assez naturel que le général veuille savoir comment vous agirez.
Et, pour m’écouter, il s’assit dans une position très commode, la tête renversée sur le dossier de son fauteuil. Je fis tous mes efforts pour lui laisser croire que je prenais la chose au sérieux ; je lui expliquai que le baron m’avait offensé en s’adressant au général comme si je n’étais qu’un domestique, qu’il m’avait fait priver de ma place, que, naturellement, je me sentais blessé, mais que je savais comprendre les différences de position sociale et d’âge… Je me tenais à grand’peine pour ne pas éclater de rire.
– Je ne veux pas commettre une légèreté de plus, ajoutai-je. Je n’irai pas demander réparation au baron ; mais je crois avoir le droit d’offrir mes excuses à la baronne. Pourtant, je renonce même à cela, les procédés offensants du général et du baron ne me le permettant plus. Tout le monde croirait que j’ai fait des excuses dans le but de rattraper ma place. Tout compte fait, il faudra donc que j’exige, moi, des excuses du baron ; mais dans une forme assez modérée. Par exemple, qu’il me dise : « Je n’ai pas voulu vous offenser. » Et alors, à mon tour, les mains libres et le cœur ouvert, je lui offrirai mes excuses. En un mot, terminai-je, je demande que le baron me délie les mains.
– Fi ! quelle subtilité ! quelle finesse exagérée ! Mais avouez donc, monsieur, que vous faites tout cela pour ennuyer le général… ou peut-être avez-vous quelque autre projet, mon cher monsieur… monsieur… pardon ; monsieur Alexis, n’est-ce pas ?…
– Mais, mon cher marquis, en quoi cela vous intéresse-t-il ?
– Eh bien ! le général…
– Et le général, en quoi cela l’intéresse-t-il ? Il manifestait hier quelque inquiétude ; mais comme il ne m’a rien expliqué…
– Il y a ici… il existe ici une circonstance particulière, interrompit M. de Grillet sur un ton suppliant où le mécontentement perçait de plus en plus. Vous connaissez mademoiselle de Comminges ?
– C’est-à-dire mademoiselle Blanche ?
– Mademoiselle Blanche de Comminges et sa mère, madame veuve de Comminges. Vous savez que le général est amoureux et que le mariage est proche. Imaginez l’effet désastreux d’un scandale, d’une histoire…
– Je ne vois ici ni scandale ni histoire concernant ce mariage.
– Mais le baron est si irascible ! Un caractère prussien, vous savez ; il fera une querelle d’Allemand.
– Alors, cela ne me regarde plus. Je ne suis plus de la maison du général.
Je faisais tout mon possible pour qu’il ne comprît rien à ce que je lui disais.
– Et d’ailleurs, s’il est entendu que mademoiselle Blanche épouse le général, qu’attend-on ? Et pourquoi cachait-on ce projet aux gens de la maison ?
– Je ne peux pas vous… enfin, ce n’est pas encore… enfin… vous savez qu’on attend des nouvelles de Russie. Le général a besoin d’arranger ses affaires.
– Ah ! la babouschka !
De Grillet me regarda avec haine.
– En tout cas, reprit-il, je compte sur votre obligeance, sur votre esprit, sur votre tact… Certainement, vous ferez cela pour cette famille, où vous êtes aimé comme un parent, estimé…
– Mais enfin, j’ai été chassé. Vous prétendez maintenant que c’est pour la forme ; mais convenez que si on vous disait : « Je ne veux pas te tirer les oreilles, mais tu dois dire partout que je te les ai tirées », vous n’en seriez pas très flatté.
– Alors, si aucune prière n’a d’effet sur vous, reprit-il sévèrement et avec hauteur, permettez-moi de vous dire qu’on prendra d’autres mesures. Il y a ici un gouvernement ; on vous chassera aujourd’hui même, que diable ! Un blanc-bec tel que vous provoquer en duel un personnage comme le baron ! Et soyez convaincu que personne ici ne vous craint. Mais, j’en suis sûr, vous ne croyez pas que le général ose jamais vous faire jeter à la porte par ses laquais ?
– D’abord, je ne m’y exposerai pas ! répondis-je avec un calme extraordinaire. Vous vous trompez, monsieur de Grillet, tout se passera mieux que vous ne pensez. J’irai chez M. Astley, je le prierai d’être mon second ; il m’aime et ne refusera pas. Il ira chez le baron, qui le recevra. Je ne suis qu’un outchitel, un subalterne, mais M. Astley est le neveu de lord Peebrock, tout le monde sait cela, et lord Peebrock est ici. Soyez sûr que le baron sera poli avec M. Astley. D’ailleurs, s’il manquait aux convenances, M. Astley en ferait une affaire personnelle, et vous savez comme les Anglais sont entêtés. Il enverra au baron un ami, et vous savez qu’il a de très bons amis. Quant à maintenant…
De Grillet avait tout à fait peur ; car ce que je disais était très vraisemblable et prouvait que j’avais vraiment l’intention d’avoir une affaire.
– Mais je vous en supplie, laissez donc cela, reprit-il très doucement. On croirait vraiment que ça vous amuse ! Ce n’est pas une satisfaction, c’est un scandale que vous cherchez. Je conviens d’ailleurs que c’est amusant et spirituel ; c’est peut-être même ce qui vous plaît. Mais, enfin, se hâta-t-il d’ajouter en voyant que je prenais mon chapeau, j’ai une lettre à vous remettre de la part d’une personne… Lisez. On m’a enjoint d’attendre la réponse.
Et il me remit un petit billet plié et cacheté où je reconnus l’écriture de Paulina.
« Il me revient, m’écrivait-elle, que vous avez l’intention d’éterniser cette histoire. Je vous prie d’y renoncer. Tout cela, sottises ! J’ai besoin de vous et vous avez juré de m’obéir. Souvenez-vous du Schlagenberg. Obéissez, je vous prie. S’il le faut, je vous l’ordonne.
« Votre
« P.
« P.-S. : Si je vous ai offensé hier, pardonnez-moi. »
Tout était changé. Je me sentais pâlir et trembler. Le Français me regardait en dessous et évitait de rencontrer mon regard pour ne pas ajouter à ma confusion. J’aurais préféré qu’il recommençât à se moquer de moi.
– Bien ! dites à mademoiselle Paulina qu’elle se tranquillise. Mais permettez-moi de vous demander pourquoi vous m’avez fait attendre si longtemps ce billet. Au lieu de tant bavarder, il me semble que vous auriez mieux fait de commencer par là…
– Oh ! je voulais… Tout cela est si étrange que vous devez m’excuser ! Je pensais connaître plus vite vos intentions… En tout cas, j’ignore la teneur du billet et je pensais que j’aurais toujours le temps de vous le remettre.
– Allons donc ! On vous a dit de ne me remettre ce billet qu’à la dernière extrémité, et vous pensiez tout arranger de vive voix. C’est cela, n’est-ce pas ? Parlez franchement, monsieur de Grillet.
– Peut-être ! dit-il en me regardant d’un air très singulier.
Je pris mon chapeau ; il s’inclina et sortit. Il me sembla voir un sourire sur ses lèvres.
– Nous réglerons un jour nos comptes, Frantsouzichka[4] ! grognai-je en descendant.
Je ne pouvais réfléchir à rien. Il me semblait qu’on venait de me frapper à la tête. L’air me rafraîchit un peu.
Deux minutes après, deux pensées me saisirent. La première, qu’on faisait une tragédie de toutes ces bagatelles, pourquoi ? La seconde, que le petit Français avait décidément sur Paulina une étrange influence. Il suffit d’un mot de lui, elle fait tout ce qu’il veut. Elle écrit, elle descend jusqu’à me prier ; naturellement, leurs relations sont très mystérieuses. Elles ont été telles dès le premier jour, mais, depuis quelque temps, j’observe que Paulina me méprise davantage ; son mépris va jusqu’au dégoût. Et j’ai observé aussi que de Grillet la regarde à peine ; il est tout juste poli ; cela signifie tout simplement qu’il la tient, qu’il la domine, qu’il l’a enchaînée…
À la promenade, comme on dit ici, c’est-à-dire dans l’allée des Châtaigniers, j’ai rencontré mon Anglais.
– Oh ! oh ! fit-il en m’apercevant, j’allais chez vous et vous alliez chez moi ! Vous avez donc quitté les vôtres ?
– Dites-moi d’abord comment vous êtes au courant de cette affaire ? Tout le monde s’en occupe donc ?
– Oh ! non, il n’y a pas de quoi occuper tout le monde. Personne n’en parle.
– Comment le savez-vous, alors ?
– Un hasard… Et où pensez-vous aller ? Je vous aime, et voilà pourquoi j’allais chez vous.
– Vous êtes un excellent homme, M. Astley, lui dis-je. (J’étais pourtant très intrigué de le voir si bien informé.) Au fait, je n’ai pas encore pris mon café, j’espère que vous ne refuserez pas d’en prendre avec moi ? Allons donc au café de la gare. Nous causerons en fumant, je vous conterai tout, et… vous me conterez aussi…
Le café était à cent pas. Nous nous installâmes, j’allumai une cigarette. M. Astley ne m’imita pas, et, me regardant bien en face, se disposa à m’écouter.
– Je ne pars pas, commençai-je.
– J’étais sûr que vous resteriez, dit M. Astley avec un air d’approbation.
En allant chez lui, je n’avais pas du tout l’intention de lui parler de mon amour pour Paulina. Je m’étais depuis longtemps aperçu de l’effet qu’elle avait produit sur lui, mais jamais il ne la nommait devant moi. Pourtant, chose étrange, aussitôt qu’il se fut assis, aussitôt qu’il eut fixé sur moi son regard de plomb, il me vint le désir de lui confier mon amour et toutes ses subtilités si compliquées. Je lui en parlai donc, pendant toute une heure, et cela me fut extrêmement agréable, car c’était ma première confidence à ce sujet. Je m’aperçus qu’aux moments où je me laissais emporter par ma passion, il ne pouvait dissimuler une certaine gêne ; et je ne sais pourquoi, en vérité, cela m’excitait à exagérer encore l’ardeur de mon récit. Je ne regrette qu’une chose : peut-être ai-je un peu trop parlé du Français.
M. Astley m’avait écouté jusque-là immobile, taciturne, en me regardant dans le fond des yeux. Mais quand je vins à parler du Français, il m’arrêta net et me demanda sévèrement de quel droit je faisais des suppositions oiseuses sur un point indifférent au sujet de mon récit.
– Vous avez raison, lui dis-je.
– Car vous n’avez le droit de faire sur ce marquis et sur miss Paulina que des suppositions, n’est-ce pas ?
M. Astley posait toujours ses questions d’une manière très étrange. Mais, cette fois, une question si catégorique m’étonna de la part d’un être aussi timide.
– En effet, répondis-je.
– Vous avez donc mal agi, non seulement en me communiquant vos suppositions, mais même en les concevant.
– Bien, bien ! j’en conviens, mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit, interrompis-je encore étonné.
Je lui racontai ensuite l’histoire de la veille dans tous ses détails, la sortie de Paulina, mon aventure avec le baron, ma démission, la lâcheté extraordinaire du général, et enfin je lui fis part de la visite du marquis de Grillet et lui montrai le billet.
– Qu’en pensez-vous ? lui demandai-je. Je venais précisément vous demander votre opinion. Quant à moi, j’ai envie de tuer ce petit Français. Hé ! je le tuerai peut-être… Qu’en pensez-vous ?
– Je suis de votre avis. Quant à miss Paulina… vous savez qu’on est parfois obligé d’avoir des rapports avec des gens qu’on déteste… Il y a des nécessités… Il est vrai que sa sortie d’hier est étrange ; non pas que je croie qu’elle ait voulu se défaire de vous en vous ordonnant d’offenser ce baron armé d’une canne dont il n’a pas su se servir, mais parce que cette excentricité ne convient pas à l’excellente distinction de ses manières. Il est d’ailleurs évident qu’elle pensait que vous n’accompliriez pas ses ordres à la lettre…
– Savez-vous, m’écriai-je tout à coup en regardant fixement M. Astley, je suis convaincu que vous connaissiez déjà cette histoire, et que vous la tenez… de mademoiselle Paulina elle-même !
Il me regarda avec étonnement.
– Vos yeux sont étincelants et j’y lis un soupçon, reprit-il en se maîtrisant aussitôt. Mais vous n’avez pas le moindre droit de me marquer des soupçons de cette nature, je ne vous en donne aucun droit, entendez-vous ? et je me refuse absolument à vous répondre.
– Bien ! assez ! C’est inutile… m’écriai-je avec agitation, sans pouvoir m’expliquer comment cette pensée m’était venue.
En effet, où et quand Paulina aurait-elle pu prendre M. Astley pour confident ? Il est vrai que, ces temps derniers, je voyais moins M. Astley et que Paulina était devenue pour moi de plus en plus énigmatique, – énigmatique au point que, en racontant mon amour à M. Astley, je n’avais rien pu dire de précis sur mes relations avec elle. Tout y était fantastique, bizarre, anormal.
– Je suis confus, dis-je encore, je ne puis rien comprendre nettement à toute cette affaire…
– Je suffoquais. Du reste, je vous tiens pour un très galant homme… Autre chose : je vais vous demander non pas un conseil, mais votre opinion…
Je me tus, puis, après quelques instants, je repris :
– Que dites-vous de la lâcheté du général ? Il a fait toute une affaire de mon escapade, toute une affaire ! De Grillet lui-même, qui ne s’occupe que de choses graves, s’en est mêlé ; il a daigné me faire une visite, me prier, me supplier, lui ! moi ! Enfin, remarquez ceci : il est venu chez moi à neuf heures du matin, et il avait déjà entre les mains le billet de mademoiselle Paulina. Quand donc avait-elle écrit ce billet ? L’avait-on réveillée pour cela ? Elle obéit à toutes les suggestions qui émanent de lui, et, s’il le veut, elle descend jusqu’à me demander pardon ; mais je ne vois pas quel intérêt la pousse. Pourquoi ont-ils peur de ce baron, et qu’est-ce que cela leur fait que le général épouse mademoiselle Blanche de Comminges ? Ils disent qu’ils doivent, pour ce motif, avoir une tenue particulière ; mais convenez que tout cela est déjà beaucoup trop particulier. Qu’en dites-vous ? Je lis dans vos yeux que vous êtes mieux informé que moi.
M. Astley sourit et hocha la tête en signe d’affirmation.
– Oui, dit-il, je suis mieux informé que vous. Mademoiselle Blanche est l’unique cause de tous ces ennuis, voilà toute la vérité.
– Mais quoi ! mademoiselle Blanche !… m’écriai-je avec impatience, car j’espérais apprendre quelque chose de précis sur Paulina.
– Ne vous semble-t-il pas que mademoiselle Blanche a un intérêt particulier à éviter une rencontre avec le baron, comme si cette rencontre devait nécessairement être désagréable ou, pis encore, scandaleuse ?
– Et puis ? et puis ?
– Il y a trois ans, mademoiselle Blanche était déjà ici, à Roulettenbourg. J’y étais aussi. Elle ne s’appelait pas encore mademoiselle de Comminges, et la veuve de Comminges n’existait pas ; du moins personne n’en parlait. De Grillet n’y était pas non plus. Je suis convaincu qu’il n’y a aucune parenté entre eux et qu’ils ne se connaissent que depuis peu de temps. Je suis même fondé à croire que le marquisat de De Grillet est assez récent ; son nom de de Grillet doit être de la même date. Je connais ici quelqu’un qui l’a rencontré jadis sous un autre nom.
– Il a pourtant des relations très sérieuses.
– Qu’importe ? Mademoiselle Blanche aussi !… Or, il y a trois ans, sur la demande de la baronne en question, mademoiselle Blanche a été invitée par la police à quitter la ville, – et c’est ce qu’elle fit.
– Comment ?…
– Elle était arrivée ici avec un certain prince italien décoré d’un nom historique, – quelque chose comme… Barbarini, – un homme tout constellé de bijoux, de pierreries très authentiques. Il sortait dans un magnifique attelage. Mademoiselle Blanche jouait au trente-et-quarante, d’abord avec succès, puis avec chance contraire. Un soir, elle perdit une grosse somme. Mais le vrai malheur, c’est que le lendemain matin le prince disparut, et avec lui disparurent chevaux et voitures. La note de l’hôtel s’élevait à un chiffre énorme. Mademoiselle Zelma, – au lieu de madame Barbarini, elle était devenue mademoiselle Zelma, – était dans un désespoir extrême. Elle pleurait, criait, et, dans sa rage, déchirait ses vêtements. Il y avait dans le même hôtel un comte polonais. À l’étranger, tous les Polonais sont comtes. Mademoiselle Zelma, qui lacérait ses robes et se déchirait le visage de ses ongles roses et parfumés, produisit sur lui une certaine impression. Ils eurent un entretien, et, à l’heure du dîner, elle était consolée. Le soir, le comte polonais se montra dans les salons de jeu ayant à son bras mademoiselle Zelma. Elle riait très haut, comme à l’ordinaire, plus libre même que d’habitude dans ses manières. Elle était de la catégorie de ces joueuses qui, à la roulette, écartent de vive force les gens assis, pour se faire place. C’est le chic particulier de ces dames ; vous l’aurez certainement remarqué.
– Oh ! oui.
– Elle joua et perdit plus encore que la veille… Pourtant ces dames sont ordinairement heureuses au jeu, comme vous le savez. Elle eut un sang-froid étonnant… D’ailleurs, mon histoire finit là. Le comte disparut comme le prince, un beau matin, sans prendre congé. Le soir de ce jour-là, mademoiselle Zelma vint seule au jeu et ne rencontra pas de cavalier de bonne volonté. En deux jours elle fut « nettoyée ». Quand elle eut perdu son dernier louis, elle regarda autour d’elle et aperçut à ses côtés le baron Wourmergelm, qui la considérait très attentivement et avec une indignation profonde. Elle ne prit pas garde à cette indignation, décocha au baron un sourire de circonstance et le pria de mettre pour elle dix louis sur la rouge. La baronne se plaignit, et, le soir même, mademoiselle Zelma recevait la défense de paraître désormais à la roulette. Vous vous étonnez que je sois au fait de toute cette chronique scandaleuse ? Je la tiens d’un de mes parents, M. Fider, qui conduisit mademoiselle Zelma, dans sa voiture, de Roulettenbourg à Spa. Maintenant, elle veut devenir « générale », probablement ! pour éviter les notifications de la police. Elle ne joue plus, elle doit prêter sur gages aux joueurs. C’est beaucoup plus lucratif. Je soupçonne même que le pauvre général est son débiteur, et peut-être aussi de Grillet, à moins que ce dernier ne soit, au contraire, son associé. Vous comprenez maintenant qu’elle doit éviter, au moins jusqu’à son mariage, d’attirer l’attention de la baronne et du baron.
– Non, je ne comprends pas ! criai-je en frappant de toutes mes forces sur la table, de sorte qu’un garçon accourut tout effaré. Dites-moi, monsieur Astley, si vous saviez depuis longtemps toute cette histoire et, par conséquent, qui est mademoiselle Blanche de Comminges, pourquoi n’avez-vous prévenu ni moi, ni le général, ni surtout, surtout, mademoiselle Paulina, qui se montre à la gare, en public, avec mademoiselle Blanche, bras dessus bras dessous ? Est-ce admissible ?
– Je n’avais pas à vous prévenir, vous ne pouviez rien changer à la situation, répondit tranquillement M. Astley ; du reste, de quoi vous prévenir ? Le général connaît peut-être miss Blanche mieux que je ne la connais, et il se promène pourtant avec elle et avec miss Paulina. C’est un bien pauvre homme, ce général. J’ai vu hier miss Blanche sur un beau cheval, en compagnie de De Grillet et du prince russe, tandis que le général suivait à quelque distance. Le matin, je lui avais entendu dire qu’il avait mal aux jambes ; il se tenait bien en selle pourtant. D’ailleurs, tout cela ne me regarde pas ; il n’y a pas longtemps que j’ai l’honneur de connaître miss Paulina. Enfin, je vous ai déjà dit que je ne vous reconnais pas le droit de me poser certaines questions, quoique je vous aime sincèrement.
– Bien ! dis-je en me levant. Il est pour moi clair comme le jour que mademoiselle Paulina sait tout ce qui concerne mademoiselle Blanche, mais qu’elle ne peut se séparer de son Français, et que c’est pour cette raison qu’elle consent à la compagnie de mademoiselle Blanche. Aucune autre influence ne peut l’y déterminer ; et c’est sous cette influence aussi qu’elle me suppliait de ne pas toucher le baron, après m’avoir pourtant elle-même excité contre lui ! Du diable si j’y comprends quelque chose !
– Vous oubliez d’abord que cette miss de Comminges est la fiancée du général et que miss Paulina a un frère et une sœur, les enfants du général dont elle est la pupille. Ces enfants sont abandonnés par ce fou et ne manqueront pas d’être exploités.
– Oui, oui, c’est cela. Abandonner les enfants, c’est les perdre ; rester, c’est veiller à leurs intérêts, et sauver peut-être une partie de leur fortune. Oui, oui ; mais tout de même… Oh ! je comprends maintenant qu’ils s’intéressent tous à la santé de la babouschka.
– De qui parlez-vous ?
– De cette vieille sorcière de Moscou qui se meurt. On attend impatiemment une dépêche annonçant que c’est chose faite, que la vieille est morte.
– En effet, tout l’intérêt se concentre sur elle. Tout gît dans l’héritage. Aussitôt que le testament sera ouvert, le général se mariera, miss Paulina sera libre et de Grillet…
– Eh bien ! de Grillet ?
– On lui payera tout ce qu’on lui doit, et il ne reste ici que pour être payé.
– Seulement pour être payé ? Vous pensez ?
– Je ne sais rien de plus.
– Eh bien ! moi, j’en sais davantage ! Il attend aussi sa part de l’héritage, car alors Paulina aura une dot et se jettera aussitôt à son cou. Toutes les femmes sont ainsi ; les plus orgueilleuses deviennent les plus viles esclaves. Paulina n’est capable que d’aimer passionnément ; voilà mon opinion sur elle. Regardez-la, quand elle est seule, plongée dans ses pensées. Il y a en elle quelque chose de fatal, d’irrémédiable, de maudit. Elle est capable de tous les excès de la passion… Elle… elle… Mais qui m’appelle ? m’écriai-je tout à coup. Qui est-ce qui crie ? J’ai entendu crier en russe : Alexeï Ivanovitch ! Une voix de femme, entendez-vous ? Entendez-vous ?
En ce moment, nous approchions de l’hôtel. Nous avions quitté le café depuis longtemps sans nous en apercevoir.
– En effet, j’ai entendu une voix de femme, mais je ne sais qui elle appelle. Maintenant je vois d’où viennent ces cris, dit M. Astley en m’indiquant notre hôtel. C’est une femme assise dans un grand fauteuil que plusieurs laquais viennent de déposer sur le perron. On apporte des malles. Elle vient sans doute d’arriver.
– Mais pourquoi m’appelle-t-elle ? Voyez, elle crie encore et elle fait des signes.
– Je vois, dit M. Astley.
– Alexeï Ivanovitch ! Alexeï Ivanovitch ! Ah ! Dieu ! Quel imbécile !
Ces cris venaient du perron de l’hôtel.
Nous nous mîmes à courir. Mais, en arrivant, les bras me tombèrent de stupéfaction et je demeurai cloué sur place.
Sur le perron de l’hôtel se tenait la babouschka ! On l’avait apportée dans un fauteuil. Elle était entourée de valets et de servantes. Le majordome était allé en personne à la rencontre de la nouvelle venue, qui amenait ses domestiques personnels et des voitures encombrées de bagages. – Oui, c’était elle-même, la terrible, la riche Antonida Vassilievna Tarassevitcheva, avec ses soixante-quinze ans ; c’était bien la pomiestchitsa[5], la barina de Moscou, la baboulinka, pour qui l’on avait tant fait jouer le télégraphe, toujours mourante, jamais morte. Elle arrivait à l’improviste, comme il pleut, comme il neige. Privée de l’usage de ses jambes, elle était venue, dans son fauteuil, que depuis cinq ans elle n’avait jamais quitté, vivante pourtant, contente d’elle-même, se tenant droite, le verbe haut et impératif, grondant toujours, toujours en colère ; en un mot, tout à fait la même personne que j’avais eu déjà l’honneur de voir deux fois depuis que j’étais au service du général en qualité d’outchitel.
Je me tenais devant elle immobile, comme pétrifié. Elle me regardait de ses yeux perçants. Elle m’avait reconnu et m’avait appelé par mon nom et celui de mon père.
Et c’était cette vivace créature qu’on croyait déjà dans la bière et qu’on ne considérait plus que comme un héritage ! Elle nous enterrera tous, pensais-je, et l’hôtel avec nous ! Et les nôtres, maintenant, que deviendront-ils ? – Le général ? – Elle va mettre tout l’hôtel sens dessus dessous…
– Eh bien, mon petit père, pourquoi te tiens-tu ainsi devant moi, les yeux écarquillés ? me cria la babouschka. Tu ne sais donc pas souhaiter la bienvenue ? Ou bien ne m’as-tu pas reconnue ? Entends-tu, Potapitch ? – dit-elle à un petit vieillard orné d’une cravate blanche étalée sur un frac, et d’un crâne déplumé, son majordome, qu’elle avait emmené avec ses bagages. – Entends-tu ? Il ne me reconnaît pas ! On m’a déjà couchée dans mon tombeau !… On envoyait télégramme sur télégramme : « Morte ? ou : Pas encore ? » Je sais tout. Pourtant je suis encore de ce monde.
– Mais permettez, Antonida Vassilievna, pourquoi souhaiterais-je votre mort ? répondis-je assez gaiement et revenu de ma stupeur. J’étais seulement étonné…
– Qu’y a-t-il donc de si étonnant ? J’ai pris le train ; je suis partie. On est très bien dans le train. Tu es allé te promener ?
– Oui, je reviens de la gare.
– Il fait bon ici, et chaud. Et quels beaux arbres ! J’aime cela… Les nôtres sont-ils à la maison ? Où est le général ?
– À la maison certainement, à cette heure-ci.
– Ah ! ah ! ils ont leurs heures ! Que de cérémonie ! C’est le grand genre. N’ont-ils pas leur voiture, ces grands seigneurs ? Une fois leur fortune gaspillée, ils sont allés à l’étranger. Et Praskovia aussi est avec eux ?
– Oui, Paulina Alexandrovna est ici.
– Et le petit Français ? Enfin, je les verrai tous moi-même. Alexis Ivanovitch, montre-moi le chemin, mène-moi vers eux. Et toi, te trouves-tu bien ici ?
– Comme ci, comme ça, Antonida Vassilievna.
– Et toi, Potapitch, dis à cet imbécile de maître d’hôtel qu’on me donne un appartement commode, pas trop haut. Tu y feras porter les bagages… Eh ! qu’ont-ils tous à vouloir me porter ? tas d’esclaves !… Qui est avec toi ?
– M. Astley, répondis-je.
– Quel M. Astley ?
– Un voyageur, un de mes amis. Il connaît aussi le général.
– Un Anglais ? C’est bien ça, il ne lève pas les yeux de dessus ma personne et ne desserre pas les dents. D’ailleurs, je ne déteste pas les Anglais… Maintenant, portez-moi à l’appartement du général.
On enleva la babouschka. Je m’engageai le premier dans le large escalier de l’hôtel. Notre marche était très solennelle. Tous ceux qui nous rencontraient s’arrêtaient sur notre passage et nous regardaient de tous leurs yeux. Notre hôtel passait pour le meilleur, le plus cher et le plus aristocratique de l’endroit. Dans le corridor nous passions auprès de dames élégantes et de richissimes lords. Plusieurs demandaient au maître d’hôtel des renseignements sur l’inconnue qui semblait elle-même très impressionnée. Il ne manquait pas de répondre que c’était « une étrangère de marque, une Russe, une comtesse, une grande dame, qui allait prendre l’appartement occupé huit jours auparavant par la duchesse de N… » La mine orgueilleuse de la babouschka produisait surtout grand effet. Elle regardait du haut en bas, curieusement, tous ceux qui passaient auprès d’elle, les toisait, et demandait à haute voix : « Qui est-ce ? » Elle était de haute taille (cela se devinait, quoiqu’elle ne se levât pas de son fauteuil). Son dos était droit comme une planche et ne touchait pas le dossier. Sa tête grise, aux traits accentués, se dressait orgueilleusement sur son cou. Il y avait de l’arrogance et même de la provocation dans son regard. Mais, ni dans son regard ni dans son geste, on ne démêlait aucun artifice. Malgré ses soixante-quinze ans, elle avait le visage frais, et presque toutes ses dents. Elle portait une robe de soie noire et un bonnet blanc.
– Elle m’intéresse extrêmement, me dit tout bas M. Astley en montant à côté de moi.
– Elle connaît l’histoire des télégrammes, lui répondis-je. Elle connaît aussi de Grillet, mais très peu mademoiselle Blanche.
Méchant homme que je suis ! Une fois mon premier étonnement passé, j’étais tout au plaisir du coup de foudre que nous allions ménager au général. J’étais aiguillonné, et j’allais en avant, tout joyeux.
La famille du général occupait un appartement au troisième étage. Je ne fis prévenir personne, je ne frappai même pas aux portes ; j’ouvris brusquement, et la babouschka fut introduite comme en triomphe. Le hasard fit bien les choses. Ils étaient tous réunis dans le cabinet du général. Il était midi ; on se disposait pour une partie de plaisir. Les uns devaient aller en voiture, les autres à cheval. Tout le monde était là ; sans compter Paulina, les enfants et leurs bonnes et le général lui-même, il y avait de Grillet, mademoiselle Blanche en amazone, sa mère, madame veuve de Comminges, le petit prince et un savant, un Allemand que je voyais ce jour-là pour la première fois.
On déposa le fauteuil de la babouschka juste au milieu du cabinet, à trois pas de son neveu. Dieu ! je n’oublierai jamais cette scène ! Le général était en train de faire un récit que de Grillet rectifiait. Depuis deux ou trois jours, j’avais remarqué que mademoiselle Blanche et de Grillet faisaient la cour au petit prince à la barbe du pauvre vieux. Tout le monde était de bonne humeur, – factice pourtant.
À la vue de la babouschka, le général resta comme foudroyé, et, la bouche bée, s’arrêta au milieu d’un mot les yeux agrandis, comme fasciné. La babouschka restait aussi silencieuse, immobile. Mais quel regard ! quel regard triomphant, provocant et railleur ! Ils se regardèrent ainsi durant à peu près dix secondes. Ce silence était extraordinaire. De Grillet laissa voir le premier un trouble singulier. Mademoiselle Blanche levait les sourcils, ouvrait la bouche et contemplait la babouschka d’un air effarouché. Le prince et le savant, très surpris, considéraient ce tableau. Les yeux de Paulina exprimèrent d’abord un profond étonnement ; tout à coup elle devint pâle comme un linge. Une minute après, le sang afflua à son visage et empourpra ses joues, puis elle pâlit encore.
Oui, c’était une catastrophe pour tous.
M. Astley se tenait à l’écart, tranquille, impassible comme toujours.
– Eh bien ! me voici, au lieu du télégramme, dit enfin la babouschka. Quoi ? Vous ne m’attendiez pas ?
– Antonida Vassilievna… chère tante… mais comment donc ?… murmura le pauvre général.
Si la babouschka avait plus longtemps gardé le silence, le malheureux homme serait certainement tombé frappé d’apoplexie.
– Comment ? Eh ! j’ai pris le train. Pourquoi donc sont faits les chemins de fer ? Vous me croyiez tous déjà morte ? Vous croyiez déjà palper l’héritage ! Je sais tous les télégrammes que tu as envoyés. Que d’argent ils ont dû te coûter ! Eh bien, j’ai pris mes jambes à mon cou et me voici… C’est le Français, M. de Grillet, je crois ?
– Oui, madame, dit aussitôt de Grillet. Et croyez bien… je suis si enchanté… Votre santé… c’est un miracle !… Vous voir ici… une surprise charmante !…
– Oui, oui, charmante. Je te connais, comédien ! Mais je ne fais pas plus cas de tes paroles que… – Elle fit claquer avec le pouce l’ongle de son petit doigt. – Et ça, qui est-ce ? demanda-t-elle en désignant de la main mademoiselle Blanche.
Cette jeune et élégante amazone avec sa cravache intriguait visiblement la babouschka.
– Est-elle d’ici ?
– C’est mademoiselle Blanche de Comminges, et voici sa mère, madame de Comminges. Elles habitent ici, lui répondis-je.
– Elle est mariée, la demoiselle ? demanda-t-elle sans autre cérémonie.
– Mademoiselle de Comminges est une jeune fille, répondis-je le plus humblement possible et à demi-voix.
– Elle est gaie ?
Je fis semblant de n’avoir pas compris la question.
– On ne doit pas s’ennuyer avec elle… Sait-elle le russe ? De Grillet, lui, sait un peu notre langue…
Je lui expliquai que mademoiselle de Comminges n’était venue qu’une fois en Russie.
– Bonjour, fit soudainement la babouschka, adressant la parole à mademoiselle Blanche.
– Bonjour, madame, dit mademoiselle Blanche en faisant une gracieuse révérence. Elle affectait la plus extrême politesse, sans pouvoir dissimuler l’étonnement, presque l’effroi, que lui avait causé une interpellation aussi imprévue.
– Oh ! elle baisse les yeux et fait la grimace ! On devine vite quel oiseau c’est là ! Quelque actrice… J’ai pris mon appartement dans ton hôtel, continua-t-elle en s’adressant au général. Je suis ta voisine. Cela te va-t-il ?
– Oh ! ma tante ! Croyez à la sincérité de mon dévouement… de ma satisfaction…
Le général commençait à reprendre ses esprits. Il savait, à l’occasion, affecter une certaine solennité qui ne manquait pas son effet.
– Nous étions si inquiets au sujet de votre santé… Nous recevions des télégrammes si désespérés ! Mais vous voici…
– Mensonges ! mensonges ! interrompit brusquement la babouschka.
– Mais comment avez-vous pu ?… se hâta de reprendre le général en faisant comme s’il n’avait pas entendu ce catégorique « mensonges ! » – comment avez-vous pu vous décider à entreprendre un tel voyage ? Convenez qu’à votre âge, dans l’état de votre santé… Certes, il y a lieu de s’étonner, et notre stupéfaction est pardonnable. Mais que me voilà content !… et nous sommes tous contents, et nous nous efforcerons de vous rendre la saison agréable…
– Bon, bon ! assez ! Tout ce bavardage est inutile. Je n’ai pas besoin de vous tous pour avoir une « saison agréable ». Pourtant je ne vous fuis pas, j’oublie le mal… Bonjour, Praskovia ! Et toi, que fais-tu ici ?
– Bonjour, babouschka, dit Paulina en s’avançant. Y a-t-il longtemps que vous êtes partie ?
– Voici la première question raisonnable qui m’ait été adressée, entendez-vous, vous autres ? Ha ! ha ! ha ! Vois-tu, je m’ennuyais. Rester couchée, être soignée, attendre la guérison, non, j’en avais assez. J’ai mis tout mon monde à la porte, et j’ai appelé le sacristain de l’église de Saint-Nicolas. Il avait guéri du même mal dont je souffre une certaine dame avec une liqueur extraite du foin. Et il m’a guérie, moi aussi. Le troisième jour, après une transpiration abondante, je me suis levée. Mes médecins allemands se sont de nouveau réunis, ont mis leurs lunettes et ont commencé de longues consultations : « Maintenant, me dirent-ils, allez aux eaux, et vous serez tout à fait guérie. » Pourquoi pas ? pensai-je. En un jour je fus prête, et c’est la semaine dernière que je me suis mise en route avec Potapitch et Fédor, mon laquais, dont je me suis défaite à Berlin, car il m’était inutile. En effet, je prenais toujours un wagon à part, et quant à des porteurs, on en a partout pour vingt kopecks. – Hé ! hé ! quel bel appartement ! Avec quoi payes-tu ça, mon petit père ? Toute ta fortune est engagée, je le sais. Rien qu’au petit Français, combien dois-tu ? Je sais tout, je sais tout.
– Mais, chère tante… commença le général tout confus. Mais… je suis étonné… Il me semble que je n’ai pas de contrôle à subir… et d’ailleurs mes dépenses ne dépassent pas mes moyens.
– Vraiment ? Mais tu as volé jusqu’à tes enfants, toi, leur tuteur !
– Après de telles paroles… commença le général indigné, je ne sais vraiment plus…
– En effet, tu ne dois guère savoir que dire. Tu ne quittes pas la roulette, n’est-ce pas ? On t’a mis à sec ?
Le général était si ému que la respiration allait lui manquer.
– À la roulette ! moi ! avec mon grade ! Moi ! Mais vous êtes sans doute encore malade, ma tante. Revenez donc à vous !
– Comédie ! comédie ! Je suis sûre qu’on ne peut pas t’arracher de la roulette. Je veux voir, moi aussi, ce que c’est que cette roulette, et dès aujourd’hui. Voyons, Praskovia, raconte-moi ce qu’il y a à voir, et toi aussi, Alexis Ivanovitch. Et toi, Potapitch, note bien tous les endroits où il faut aller.
– Il y a, tout près d’ici, les ruines d’un château, répondit Paulina, puis il y a le Schlagenberg.
– Qu’est-ce que c’est, ce Schlagenberg ? Une forêt ?
– Non, une montagne.
À ce moment, Fédossia vint présenter à la babouschka les enfants du général.
– Oh ! pas d’embrassades ! Tous les enfants ont la morve au nez ! Et toi, Fédossia, que deviens-tu ?
– Mais je suis très heureuse ici, ma petite mère Antonida Vassilievna, répondit Fédossia. Comme nous étions affligés de votre maladie !
– Oui, je sais, tu es une âme naïve et bonne, toi. Et tout ça, reprit-elle en s’adressant à Paulina, ce sont des hôtes ? Ce vilain petit monsieur à lunettes, qui est-ce ?
– Le prince Nilsky, – souffla Paulina à l’oreille de la babouschka.
– Ah ! un Russe ? Je pensais qu’il ne me comprendrait pas. Il ne m’aura pas entendue. Eh ! toi, continua-t-elle en parlant au général, es-tu toujours fâché ?
– Comment donc, chère tante, se hâta de répondre le général tout joyeux. Je comprends si bien qu’à votre âge…
– Cette vieille est en enfance, dit tout bas de Grillet.
– Veux-tu me donner Alexis Ivanovitch ? – continua-t-elle.
– Volontiers. Et moi-même, et Paulina, et M. de Grillet, nous sommes tous à vos ordres…
– Mais, madame, ce sera un plaisir, dit de Grillet avec un sourire aimable.
– Un plaisir ? Tu es ridicule, mon petit père… D’ailleurs, dit-elle brusquement au général, ne compte pas que je te donne de l’argent… Et maintenant, portez-moi chez moi, et puis nous ressortirons.
On souleva de nouveau la babouschka, et tous descendirent derrière le fauteuil. Le général marchait comme un homme assommé. De Grillet méditait. Mademoiselle Blanche fit d’abord mine de rester, puis se joignit au groupe. Le prince suivit. Il ne resta dans l’appartement du général que l’Allemand et madame de Comminges.
Aux eaux, les maîtres d’hôtel, quand ils assignent un appartement aux voyageurs, se fondent bien moins sur le désir de ceux-ci que sur leur propre appréciation, et il faut remarquer qu’ils se trompent rarement. L’appartement de la babouschka était d’un luxe vraiment excessif. Quatre magnifiques salons, une chambre de bain, deux chambres pour les domestiques, une autre pour la dame de compagnie. On fit voir à la babouschka toutes ces chambres, qu’elle examina sévèrement.
On avait inscrit sur le livre de l’hôtel : « Madame la générale princesse de Tarassevitcheva ».
De temps en temps, la babouschka se faisait arrêter, indiquait quelque meuble qui lui déplaisait et posait des questions inattendues au maître d’hôtel qui commençait à perdre contenance. Par exemple, elle s’arrêtait devant un tableau, une médiocre copie de quelque célèbre composition mythologique, et disait :
– De qui ce portrait ?
Le maître d’hôtel répondait que ce devait être celui d’une certaine comtesse.
– Comment ? De qui ? Pourquoi ne le sais-tu pas ? Et pourquoi louche-t-elle ?
Le maître d’hôtel ne savait que dire.
– Sot ! dit la babouschka en russe.
Enfin, la babouschka concentra toute son attention sur le lit de sa chambre à coucher.
– C’est bien, dit-elle, c’est riche. Faites donc voir.
On défit un peu le lit.
– Davantage. Ôtez les oreillers, soulevez les matelas.
La babouschka examina tout attentivement.
– Pas de punaises ? Bien ! Enlevez tout le linge, et qu’on mette le mien et mes oreillers. Tout ça est trop riche, qu’en ferais-je ? Je m’ennuierais, seule là dedans.
– Alexis Ivanovitch, tu viendras chez moi souvent, quand tu auras fini de donner ta leçon aux enfants.
– Mais, répondis-je, depuis hier je ne suis plus au service du général. Je vis ici à mon compte.
– Pourquoi donc ?
– Voici. Il y a quelques jours sont arrivés de Berlin un illustre baron et sa femme. Hier, à la promenade, je leur ai dit quelques paroles en allemand, mais sans arriver à reproduire exactement la prononciation de Berlin.
– Et alors ?
– Le baron a pris cela pour une injure et s’est plaint au général, qui m’a donné congé.
– Mais quoi ? Tu l’as donc réellement injurié ? Et puis, quand tu l’aurais injurié !
– Non ; c’est, au contraire, le baron, qui m’a menacé de sa canne.
– Mais es-tu donc si lâche, toi, que tu permettes de traiter ainsi ton outchitel, dit-elle violemment au général. Et tu l’as chassé ! Imbécile ! Vous êtes tous des imbéciles, tous !
– Ne vous inquiétez pas, ma tante, répondit le général, non sans hauteur. Je sais me conduire. D’ailleurs, Alexis Ivanovitch ne vous a pas raconté la chose très exactement.
– Et toi, tu as supporté cela ! continua-t-elle en revenant à moi.
– Moi ? Je voulais demander au baron une réparation d’honneur, répondis-je avec tranquillité. Le général s’y est opposé.
– Et pourquoi t’y es-tu opposé ?
– Mais, excusez, ma tante, les duels ne sont pas permis, dit le général en souriant.
– Comment, pas permis ? Et le moyen d’empêcher les hommes de se battre ! Vous êtes des sots. Vous ne savez pas défendre le nom de Russe que vous portez. – Allons ! soulevez-moi. Et toi, Alexis Ivanovitch, ne manque pas de me montrer ce baron à la promenade, ce fon[6] baron ! Et la roulette où est-elle ?
J’expliquai que la roulette se trouvait dans le salon de la gare. Elle me demanda alors s’il y avait beaucoup de joueurs, si le jeu durait toute la journée, en quoi consistait le jeu. Je répondis enfin qu’il valait mieux qu’elle vît la chose de ses propres yeux, car la meilleure explication n’en pourrait donner qu’une idée très imparfaite.
– Eh bien ! menez-moi tout de suite à la gare. Marche devant, Alexis Ivanovitch.
– Comment, ma tante, vous ne prendrez pas d’abord un peu de repos ?
Le général et tous les siens semblaient inquiets. Ils redoutaient quelque excentricité publique de la babouschka. Cependant ils avaient tous promis de l’accompagner.
– Je ne suis pas fatiguée. Voilà cinq jours que je n’ai pas bougé. Nous irons visiter les sources, et puis ce Schlagenberg… C’est bien cela, dis, Praskovia ?
– Oui, babouschka.
– Et qu’y a-t-il encore à voir ?
– Beaucoup de choses, babouschka, dit Paulina avec un air embarrassé.
– Oui, je vois, tu ne sais pas toi-même. Marfa, tu viendras avec moi à la roulette, dit-elle à sa dame de compagnie.
– Mais cela ne se peut pas, ma tante. On ne laissera entrer ni Marfa ni Potapitch.
– Quelle bêtise ! parce que c’est un domestique ? Mais c’est un homme tout de même. Et je suis sûre qu’il désire aussi voir tout cela. Et avec qui pourraient-ils y aller si ce n’est avec moi ?
– Mais, babouschka…
– As-tu honte de moi ? Reste. On ne te demande pas de venir. Vois-tu ce général ! Mais je suis générale moi-même ! Et en effet, tu as raison, je n’ai pas besoin de toute cette suite. Alexis Ivanovitch me suffira.
Mais de Grillet insista pour que tout le monde accompagnât la babouschka, et il trouva quelques mots aimables sur le plaisir tout particulier, etc.
On se mit en route.
– Elle est tombée en enfance, répétait de Grillet au général. Si on la laisse aller seule, elle fera des folies…
Je n’entendis pas le reste de la conversation. Mais, évidemment, de Grillet avait déjà de nouveaux projets et reprenait espoir.
Il y avait une demi-verste de l’hôtel jusqu’à la gare.
Le général était un peu rassuré ; pourtant il craignait visiblement la roulette. Qu’allait faire là une vieille impotente ? Paulina et mademoiselle Blanche marchaient chacune d’un côté du fauteuil. Mademoiselle Blanche était gaie, ou du moins affectait de l’être. Paulina s’efforçait de satisfaire la curiosité de la vieille dame, qui l’accablait de questions. M. Astley me dit à l’oreille : « La matinée ne s’achèvera pas sans incident. » Potapitch et Marfa se tenaient derrière le fauteuil. Le général et de Grillet, un peu à l’écart, causaient avec animation ; ce dernier semblait donner des conseils. Mais que faire contre la terrible phrase de la babouschka : « Je ne te donnerai rien ! » Et le général connaissait bien sa tante, il n’avait plus d’espoir. De Grillet et mademoiselle Blanche se faisaient des signes.
Nous fîmes à la gare une entrée triomphale. Les domestiques de l’endroit montrèrent autant d’empressement que ceux de l’hôtel. La babouschka commença par ordonner qu’on la portât dans tous les salons. Enfin, on arriva à la salle de jeu. Les laquais qui gardaient les portes les ouvrirent à deux battants.
À l’extrémité de la salle où se trouvait la table de trente-et-quarante se pressaient de cent à deux cents joueurs. Ceux qui parvenaient jusqu’aux chaises de cette table sacrée ne quittaient guère leur place avant d’avoir perdu tout leur argent. Car il n’était pas permis d’occuper ce rang en simple spectateur. Ceux qui se tenaient debout attendaient leur tour ; quelques-uns même pontaient par-dessus les têtes des joueurs assis ; du troisième rang il y avait des habiles qui réussissaient à poser leur mise. On se disputait à propos de mises égarées ; car il arrive qu’un filou se glisse parmi tous ces honnêtes gens et prenne sous leurs yeux une mise qui ne lui appartient pas, en disant : « C’est la mienne. » Les témoins sont indécis, le voleur est habile et surtout effronté ; il empoche la somme.
La babouschka regardait tout cela de loin avec la curiosité d’une paysanne presque sauvage. Ce fut surtout la roulette qui lui plut. Enfin, elle voulut voir le jeu de plus près. Comment cela se passa-t-il ? je ne sais ; le fait est que les laquais, très empressés, – des Polonais ruinés pour la plupart, – lui trouvèrent aussitôt une place malgré l’affluence extraordinaire des joueurs. On posa le fauteuil à côté du principal croupier. On se pressa contre la table pour mieux voir la babouschka. Les croupiers fondaient quelque espérance sur un joueur si excentrique, une vieille femme paralysée ! Je me mis auprès d’elle. Les nôtres restèrent parmi les spectateurs.
La babouschka regarda d’abord les joueurs. Un jeune homme surtout l’intéressa. Il jouait gros jeu, de fortes sommes, et avait déjà gagné une quarantaine de mille francs amoncelés devant lui en pièces d’or et en billets. Il était pâle, ses yeux étincelaient, ses mains tremblaient, il pontait sans compter, à pleines mains, et il gagnait toujours. Les laquais s’agitaient derrière lui, lui offraient un fauteuil, lui faisaient de la place, dans l’espérance d’un riche pourboire. Près de lui était assis un petit Polonais qui se démenait de toutes ses forces et humblement ne cessait de lui parler à l’oreille, le conseillant sans doute pour ses mises, régularisant son jeu, lui aussi dans l’espérance d’une rémunération. Mais le joueur ne le regardait ni ne l’écoutait, pontait au hasard et gagnait. La babouschka l’observa pendant quelques instants.
– Dis-lui donc, fit-elle tout à coup en s’adressant à moi, dis-lui donc de quitter le jeu et de s’en aller avec son gain, car, s’il continue, il va perdre tout, il va tout perdre d’un coup.
La respiration lui manquait, tant elle était agitée.
– Où est Potapitch ? Envoie-lui Potapitch. Entends-tu ?
Elle me poussait du coude.
– Où est-il donc, ce Potapitch ? Sortez ! Allez-vous-en ! cria-t-elle elle-même au jeune homme.
Je me penchai vers elle, et lui dis d’un ton assez bref que ces manières n’étaient pas admises à la table de jeu, qu’il n’y est même pas permis de parler à haute voix, qu’on allait nous mettre à la porte…
– Quel dommage ! Il est perdu, ce pauvre garçon ! Mais il y travaille, certes, lui-même… Je ne puis pas le regarder sans dépit. Quel sot !
Et la babouschka se tourna d’un autre côté. À gauche, à l’autre extrémité de la table, on remarquait parmi les joueurs une jeune dame accompagnée d’un très petit homme. Qui était cette espèce de nain ? Peut-être un parent, ou bien s’en faisait-elle suivre pour attirer l’attention ? J’avais déjà vu cette dame. Elle venait régulièrement à la gare à une heure de l’après-midi et partait ensuite à deux. Elle avait son fauteuil marqué. Elle sortait de sa poche une certaine quantité de pièces d’or, plusieurs billets de mille et pontait tranquillement, froidement, en calculant et en cherchant, au moyen d’opérations tracées au crayon sur son calepin, à supputer les probabilités de perte ou de gain. Ses mises étaient grosses. Elle gagnait tous les jours deux mille, quelquefois trois mille francs et s’en allait aussitôt. La babouschka la regarda longtemps.
– Ah ! celle-ci ne perdra pas ! dit-elle. Qui est-ce ?
– Une Française, probablement, lui répondis-je tout bas.
– Ah ! cela se voit… Explique-moi maintenant la marche du jeu.
Je lui donnai les explications le plus claires possible sur les nombreuses combinaisons de rouge et noir, pair et impair, manque et passe et sur les diverses nuances des systèmes de chiffres. Elle écoutait attentivement, questionnait sans cesse et se pénétrait de mes réponses.
– Et que signifie le zéro ? Le croupier principal a crié tout à l’heure : « Zéro », et a ramassé toutes les mises. Qu’est-ce que ça signifie ?
– Le zéro, babouschka, est pour la banque ; toutes les mises lui appartiennent quand c’est sur le zéro que tombe la petite boule.
– Et personne alors ne gagne ?
– Le banquier seulement. Pourtant, si vous aviez ponté sur le zéro on vous payerait trente-cinq fois votre mise.
– Et cela arrive souvent ? Pourquoi ne pontent-ils donc jamais sur le zéro, ces imbéciles ?
– Parce qu’on n’a qu’une chance contre trente-cinq.
– Quelle bêtise !… Potapitch !… Mais non, j’ai mon argent sur moi.
Elle tira de sa poche une bourse bien garnie et y prit un florin.
– Là, mets-le tout de suite sur le zéro.
– Babouschka, le zéro vient de sortir ; c’est un mauvais moment pour jouer sur ce chiffre. Attendez.
– Qu’est-ce que tu racontes ! Mets où je te dis.
– Soit, mais le zéro peut ne plus sortir aujourd’hui, et si vous vous entêtez, vous pouvez y perdre mille florins.
– Des bêtises ! Quand on craint le loup on ne va pas au bois[7]. C’est perdu ? Mets encore.
Le deuxième florin fut perdu comme le premier. J’en mis un troisième. La babouschka ne tenait pas en place. Elle semblait vouloir fasciner la petite boule qui sautait sur les rayons de la roue. Le troisième florin fut encore perdu. La babouschka était hors de soi. Elle donna un coup de poing sur la table quand le croupier appela trente-six au lieu du zéro attendu.
– Canaille ! s’écria-t-elle. Ce maudit petit zéro ne veut donc pas sortir ? Je veux rester jusqu’à ce qu’il sorte ! C’est ce scélérat de croupier qui l’empêche de sortir !… Alexis Ivanovitch, mets deux louis d’or à la fois, autrement nous ne gagnerions rien, même si le zéro sortait.
– Babouschka !
– Mets ! mets ! Ce n’est pas ton argent !
Je mis les deux louis. La petite boule roula longtemps et enfin se mit à sauter plus doucement sur les rayons ; la babouschka était comme hypnotisée et serrait ma main. Tout à coup, boum !
– Zéro ! cria le croupier.
– Tu vois ! Tu vois ! dit vivement la babouschka toute rayonnante. C’est Dieu lui-même qui m’a donné l’idée de mettre deux louis. Combien vais-je avoir ? Pourquoi ne me donne-t-il pas d’argent ? Potapitch ! Marfa ! Où sont-ils ? Où sont les nôtres, Potapitch !
– Babouschka, Potapitch est à la porte ; on ne l’a pas laissé entrer. Voyez, on vous paye, prenez.
On jetait à la babouschka un gros rouleau de cinquante louis enveloppés dans du papier bleu, vingt louis en monnaie. Je ramassai le tout devant la babouschka.
– Faites le jeu, messieurs, faites le jeu… Rien ne va plus ! cria le croupier au moment de mettre en branle la roulette.
– Dieu ! nous sommes en retard. Mets ! mets donc vite !
– Où ?
– Sur le zéro, encore sur le zéro ! Et mets le plus possible. Combien avons-nous gagné ? Soixante-dix louis ? Pourquoi garder cela ? Mets vingt louis à la fois.
– Mais vous n’y pensez pas, babouschka ! Il peut rester deux cents fois sans sortir. Vous y perdrez votre fortune !
– Mensonges ! bêtises ! Mets, te dis-je ! Assez parlé, je sais ce que je fais.
– D’après le règlement, on ne peut mettre plus de douze louis sur le zéro. Voilà, j’ai mis les douze.
– Pourquoi ? Ne me fais-tu pas des histoires ? – Moussieu, cria-t-elle en poussant le coude du croupier, combien sur le zéro ? Douze ? Douze ?
Je me hâtai d’expliquer la chose en français.
– Oui, madame, répondit avec politesse le croupier. De même que chaque mise ne doit pas dépasser quatre mille florins. C’est le règlement.
– Alors, c’est bien, va pour douze !
– Le jeu est fait ! cria le croupier.
La roue tourna et le nombre treize sortit.
– Perdu !
– Encore ! encore ! encore !
Je ne résistai plus, je ne fis que hausser les épaules et je mis douze nouveaux louis.
La roue tourna longtemps. La babouschka tremblait.
Espère-t-elle sérieusement que le zéro va encore sortir ? me demandai-je avec étonnement. L’assurance décisive du gain rayonnait sur son visage. La petite boule tomba dans la cage.
– Zéro ! cria le croupier.
– Quoi ! ! ! Eh bien ! tu vois ? me dit la babouschka avec une indescriptible expression de triomphe.
J’étais moi-même joueur. Jamais je ne le sentis plus qu’en cet instant. Mes mains frémissaient, la tête me tournait. Certes, le cas était rare : trois zéros sur dix coups ! Pourtant cela n’était pas extraordinaire. Trois jours auparavant, j’avais vu le zéro sortir trois fois de suite.
Tout le monde rivalisa d’amabilité pour la babouschka ; on lui régla son gain avec humilité. Elle avait à recevoir quatre cent vingt louis, c’est-à-dire quatre mille florins et vingt louis.
Cette fois-ci, la babouschka n’appela plus Potapitch. Elle ne tremblait plus, extérieurement du moins ; elle tremblait, pour ainsi dire, intérieurement.
– Alexis Ivanovitch, il a dit qu’on peut mettre quatre mille florins, n’est-ce pas ? Eh ! mets les quatre mille sur le rouge.
La roue tourna.
– Rouge ! cria le croupier.
Cela faisait donc en tout huit mille florins.
– Donne-m’en quatre mille et mets les quatre autres mille sur le rouge.
J’obéis.
– Rouge !
– Ça fait douze ; donne-les-moi. Mets l’or dans ma bourse et cache les billets. En voilà assez. Rentrons.
On roula vers la porte le fauteuil de la babouschka. Elle était rayonnante. Tous les nôtres la félicitèrent. Malgré son excentricité, son triomphe semblait lui avoir fait une auréole, et le général ne craignait plus de se montrer en public avec elle. Avec une familiarité souriante, il adressa à la babouschka des compliments pareils à ceux qu’on donne à un enfant. Visiblement, il était étonné, comme tous les autres assistants, qui parlaient entre eux en se montrant la babouschka. Plusieurs s’approchèrent pour la mieux voir. M. Astley parlait d’elle avec deux de ses compatriotes. Les dames l’examinaient avec curiosité. De Grillet était aux petits soins pour elle.
– Quelle victoire ! disait-il.
– Mais, madame, c’était du feu ! ajouta avec un sourire obséquieux mademoiselle Blanche.
– Eh ! oui, voilà. J’ai gagné douze mille florins. Sans compter l’or : avec l’or ça doit faire treize. Six mille roubles de notre monnaie, hein !
– Plus de sept mille, lui dis-je ; peut-être huit au cours actuel.
– Ce n’est pas une plaisanterie, huit mille roubles ! Potapitch, Marfa, avez-vous vu ?
– Ma petite mère ! mais comment avez-vous fait ? s’exclamait Marfa. Huit mille roubles !
– Voilà cinq louis pour chacun de vous.
Potapitch et Marfa se précipitèrent pour lui baiser les mains.
– Donne un louis à chacun des porteurs, Alexis Ivanovitch. Ce sont des laquais, ces gens-là qui me saluent ? Donne-leur un louis à chacun.
– Madame la princesse… un pauvre expatrié… malheurs continuels… Ces princes russes sont si généreux !
C’était un homme vêtu d’un veston usé, d’un gilet de couleur, qui tournait autour du fauteuil en tenant sa casquette très haut au-dessus de sa tête.
– Donne-lui aussi un louis… non, deux louis. Assez maintenant, nous n’en finirions plus. Levez-moi et marchons ! Praskovia, je t’achèterai demain une robe ; et à l’autre… comment donc ? mademoiselle Blanche, je lui achèterai aussi une robe. Dis-le-lui en français, Praskovia.
– Merci, madame, fit mademoiselle Blanche avec un sourire ironique et gracieux en clignant de l’œil à de Grillet et au général.
Le général ne dissimulait pas son embarras, et poussa un soupir de soulagement quand nous arrivâmes à l’hôtel.
– Et Fédossia ! s’écria la babouschka en se rappelant la vieille bonne du général, elle aussi va être étonnée ! Je veux aussi lui acheter une robe. Alexis Ivanovitch, donne donc quelque chose à ce mendiant… Et toi, Alexis Ivanovitch, tu n’as pas encore tenté la chance ?
– Non.
– Je voyais pourtant bien tes yeux étinceler.
– J’essayerai, babouschka, plus tard.
– Et ponte seulement sur le zéro ; tu verras… Combien as-tu d’argent ?
– Vingt louis, babouschka.
– Ce n’est pas assez. Je t’en prêterai cinquante, moi, si tu veux. Prends ce rouleau-là. Et toi, mon petit père, dit-elle tout à coup au général, n’y compte pas, c’est inutile, tu n’auras rien.
Le général eut une crispation singulière. De Grillet fronça le sourcil.
– La terrible vieille ! dit-il entre ses dents au général.
– Un autre mendiant ! Un mendiant ! cria la babouschka. Donne-lui aussi un florin.
Cette fois-ci, c’était un personnage très vieux, avec une jambe de bois, une longue redingote bleue et qui s’appuyait sur une canne pour marcher. On eût dit un vieux soldat. Mais quand je lui offris un florin il fit un pas en arrière et me regarda avec colère.
– Was ist’s ? Der Teufel ! (Qu’est-ce que c’est ? Que diable !) dit-il, et il me gratifia d’une dizaine d’injures.
– L’imbécile ! cria la babouschka en me faisant signe de le laisser là. Allons ! j’ai faim. Il faut dîner tout de suite. Je dormirai un peu, et puis nous retournerons à la roulette.
– Vous voulez y retourner, babouschka ! m’écriai-je.
– Pourquoi pas ? Parce que vous restez ici à vous ennuyer, il faut que je fasse comme vous ?
– Mais, madame, dit de Grillet, les chances peuvent tourner. Vous pouvez tout perdre d’un seul coup… Surtout avec votre jeu… C’était terrible !…
– Vous perdrez certainement, miaula mademoiselle Blanche.
– Et qu’est-ce que ça vous fait ? Ce n’est pas votre argent que je perdrai, c’est le mien !… Et où est M. Astley ?
– Il est resté à la gare, babouschka.
– C’est dommage. C’est un brave garçon.
En arrivant, à l’hôtel, la babouschka appela le majordome et lui apprit son gain. Puis elle appela Fédossia, lui donna trois louis et demanda à dîner.
– Alexis Ivanovitch, sois prêt vers quatre heures ; nous irons ensemble à la roulette. En attendant, au revoir. Et n’oublie pas de m’amener quelque docteur, il faut que je prenne les eaux.
Je sortis de chez la babouschka comme étourdi. Je tâchais de m’imaginer quelle tournure allaient prendre les affaires. Le général et les autres étaient déconcertés. L’arrivée inattendue de la babouschka avait détruit toutes leurs espérances. Cependant, l’aventure de la roulette était pour eux plus importante encore ; car, quoique la babouschka eût dit deux fois qu’elle ne donnerait pas d’argent au général, du moins il conservait encore un dernier espoir ; mais maintenant, après les exploits de la vieille dame à la roulette, maintenant peut-être tout était bien compromis. Chaque louis qu’elle risquait était comme un coup de couteau dans le cœur du général. C’était extrêmement dangereux.
Toutes ces réflexions m’agitaient tandis que je regagnais ma chambre au dernier étage de l’hôtel. Et je ne connaissais pas tous les facteurs du problème que je voulais résoudre. Paulina ne m’avait jamais parlé avec une entière franchise. Presque toujours, après m’avoir fait quelques confidences, elle les tournait en ridicule et me jurait que tout cela était faux. Toutefois, je pressentais que le mystère touchait à sa fin.
Ma propre destinée ne m’intéressait presque pas. Étrange disposition d’esprit : je ne possédais que vingt louis ; j’étais parmi des étrangers, sans position, sans moyens d’existence, sans espérances ; et pourtant je n’avais à mon propre sujet aucun souci. N’eût été mon inquiétude à propos de Paulina, j’aurais ri bien volontiers en me demandant quel devait être le dénouement de tout ceci. Je sentais que la destinée de cette jeune fille était en jeu, mais je dois avouer que ce n’était pas sa destinée qui m’inquiétait le plus : c’était son secret. J’aurais voulu la voir venir à moi et me dire : « Tu sais bien que je t’aime ! » Mais s’il n’en est rien, alors… alors, que désirer désormais ? Eh ! sais-je au juste ce que je désire ? Je voudrais ne jamais la quitter, vivre dans son orbite, dans sa lumière, pour toujours, pour toute la vie. Je n’ai plus une seule autre pensée. Je ne pourrais même pas vivre loin d’elle.
Au troisième étage, dans le corridor du général, je ressentis comme une secousse intérieure. Je me retournai, et, à vingt pas, j’aperçus Paulina. Évidemment, elle m’attendait. Dès qu’elle me vit, elle me fit signe de m’approcher.
– Paulina Alexandrovna…
– Chut !
– Imaginez-vous, dis-je à voix basse, que je viens de sentir une secousse : je me retourne, je vous vois : est-ce qu’il émane de vous un fluide électrique ?
– Prenez cette lettre, dit-elle d’un air soucieux, probablement sans avoir entendu mes paroles, et remettez-la à M. Astley, tout de suite, je vous en prie. N’attendez pas de réponse ; lui-même…
Elle n’acheva pas.
– À M. Astley ? demandai-je avec étonnement.
Mais Paulina avait déjà disparu.
« Ah ! ah ! ils s’écrivent ! » Je courus, cela va sans dire, chez M. Astley. Il n’était ni à son hôtel ni à la gare. Enfin, je le rencontrai au milieu d’une cavalcade d’Anglais et d’Anglaises. Je lui fis signe ; il s’arrêta, et je lui remis la lettre. Nous n’eûmes pas même le temps de nous regarder ; mais je soupçonne M. Astley d’avoir fouetté exprès son cheval.
Étais-je torturé par la jalousie ? En tout cas mon humeur était exécrable. Je n’aurais pas voulu connaître le sujet de leur correspondance. Un ami ! pensai-je, c’est clair… Un amant ?… Certainement non, me disait la raison. Mais la raison est peu de chose dans ces sortes d’affaires. Il y avait encore un point à élucider ; l’affaire se compliquait.
À peine eus-je le temps de rentrer à l’hôtel que le concierge et le majordome m’informèrent qu’on était déjà venu me chercher trois fois de la part du général. Chez le général, je trouvai, outre le général lui-même, de Grillet et mademoiselle Blanche, celle-ci sans sa mère. Décidément, cette mère n’était qu’un personnage de parade. Tous les trois discutaient avec chaleur ; la porte du cabinet, chose anormale, était fermée. J’entendis, avant d’entrer, de Grillet qui parlait à haute voix et d’un ton persifleur ; mademoiselle Blanche avait le verbe injurieux ; le général suppliait, son accent était larmoyant. À ma vue, ils se turent subitement. De Grillet sourit tout à coup, de ce sourire français, officiellement aimable, que je déteste. Le général se redressa machinalement. Seule mademoiselle Blanche conserva sa physionomie irritée ; pourtant elle fixa sur moi un regard d’attente impatiente. D’ordinaire elle faisait semblant de ne pas me voir.
– Alexis Ivanovitch, commença le général avec une bienveillance marquée, permettez-moi de vous déclarer qu’il est étrange, très étrange… en un mot, que votre conduite à mon égard et à l’égard de toute ma famille… en un mot, c’est étrange, excessivement étrange…
– Ce n’est pas cela, interrompit de Grillet avec mépris et dépit. Non, cher monsieur, notre cher général se trompe en prenant ce ton, il voulait vous dire… c’est-à-dire vous prévenir… ou, pour parler plus justement, vous prier instamment de ne pas consommer sa perte. Eh bien ! oui, de ne pas le perdre. J’emploie avec intention ce mot.
– Mais comment ? interrompis-je. Que voulez-vous dire ?
– Eh bien ! vous vous êtes constitué le… le… comment dirais-je ? le mentor de cette terrible vieille ; considérez donc qu’elle va se ruiner ! Vous avez vu vous-même comment elle joue. Si elle commence à perdre, elle ne quittera plus la roulette, par entêtement. Elle jouera toujours, et vous savez qu’on ne répare pas ainsi ses pertes, et alors… alors…
– Et alors, reprit le général, vous me perdez, moi et ma famille, qui sommes ses héritiers… Elle n’a pas de plus proches parents que nous. Je vous parle franchement, nos affaires vont mal, très mal. Vous deviez d’ailleurs vous en douter déjà. Si elle fait des pertes considérables, ô Dieu ! que deviendrons-nous ?
Le général se tourna vers de Grillet.
– Alexis Ivanovitch, sauvez-nous ! sauvez-nous !
– Mais, général, que puis-je en tout ceci ?…
– Refusez-vous à la guider, abandonnez-la.
– Mais un autre prendra ma place !
– Ce n’est pas ça, ce n’est pas ça, interrompit de Grillet, que diable ! Non, ne l’abandonnez pas, mais plutôt persuadez-la… Ne la laissez pas risquer trop d’argent.
– Mais comment le pourrais-je faire ? Essayez donc, vous-même, monsieur de Grillet, ajoutai-je avec l’expression la plus naïve que je pus.
Je surpris à ce moment un regard expressif et interrogateur de mademoiselle Blanche à de Grillet. De Grillet lui-même laissa voir une émotion qu’il ne put maîtriser.
– Allons donc ! Elle ne m’écouterait pas maintenant, s’écria-t-il avec un geste désespéré. Ah ! si… après…
– Ô mon cher Alexis, soyez assez bon… – me dit à son tour mademoiselle Blanche elle-même, en me serrant fortement les deux mains.
Que le diable l’emporte ! Cette figure de démon savait changer en un instant. Elle était alors si charmante, si enfant, si espiègle ! Elle me lança encore un regard furtif, que les autres ne purent voir… Que voulait-elle ?… Mais c’était un peu trop primitif et trop simple…
– Alexis Ivanovitch, reprit le général, pardonnez-moi le ton que j’ai pris tout à l’heure. Ce n’est pas ainsi que je voulais vous parler. Je vous en prie, je vous en supplie, laissez-moi vous saluer jusqu’à la ceinture, à la russe. Vous seul pouvez nous sauver. Mademoiselle de Comminges et moi nous vous supplions. Comprenez, comprenez donc ! ajouta-t-il en me montrant du coin de l’œil mademoiselle Blanche.
Il était dégoûtant !
Trois coups discrets furent frappés à la porte. C’était un domestique qui précédait Potapitch. Tous deux étaient envoyés par la babouschka. On me cherchait, on me voulait tout de suite, on se fâche, me dit Potapitch.
– Mais il n’est pas trois heures et demie !
– Elles[8] n’ont pas pu s’endormir, elles étaient agitées, puis elles se sont levées, ont demandé le fauteuil et ont envoyé vous chercher. Elles vous attendent sur le perron…
– Quelle mégère ! s’écria de Grillet.
En effet, la babouschka m’attendait. Elle était hors d’elle-même d’impatience. Nous allâmes aussitôt à la roulette.
La babouschka semblait très excitée. Tout ce qui ne concernait pas la roulette lui était indifférent.
À la gare, on l’attendait déjà, comme une victime. Et, en effet, les craintes des nôtres se réalisèrent.
La babouschka s’attaqua de nouveau au zéro : tout de suite douze louis. Une fois, deux fois, trois fois. Le zéro ne sortait pas.
– Mets ! mets ! me commandait-elle.
J’obéissais.
– Combien de mises déjà ? me demanda-t-elle en grinçant des dents d’impatience.
– Douze déjà. Cela fait cent quarante-quatre louis. Je vous répète, babouschka, que peut-être jusqu’au soir…
– Tais-toi. Ponte sur le zéro et mets en même temps mille florins sur le rouge.
Le rouge sortit, mais le zéro ne vint pas.
– Tu vois ! tu vois ! Nous avons presque tout regagné. Encore sur le zéro, encore une dizaine de fois, et puis nous l’abandonnerons.
Mais, à la cinquième fois, la babouschka se découragea.
– Envoie le zéro au diable ! et mets quatre mille florins sur le rouge.
– Babouschka ! c’est trop !
Je faillis être battu. Je mis quatre mille florins sur le rouge. La roue tourna. La babouschka ne semblait pas douter du succès.
– Zéro ! appela le croupier.
D’abord, la babouschka ne comprit pas ; mais quand elle vit le croupier ramasser les quatre mille florins avec toutes les mises, et que le zéro sortait juste au moment où elle l’abandonnait, elle fit « Ha ! » et frappa ses mains l’une dans l’autre. On rit autour d’elle.
– Mon Dieu ! cria-t-elle, c’est justement maintenant qu’il sort ! C’est ta faute, me dit-elle, c’est toi qui m’as conseillé d’abandonner le zéro.
– Mais, babouschka, je vous ai dit ce qui est vrai. Puis-je répondre des hasards ?
– Va-t’en ! cria-t-elle avec colère.
– Adieu, babouschka.
Je fis mine de m’en aller.
– Alexis Ivanovitch, reste ! Où vas-tu ? Voilà qu’il se fâche, l’imbécile ! Reste, ne te fâche pas ; c’est moi qui ai tort. Dis-moi ce qu’il faut faire.
– Je ne vous conseille plus, babouschka. Vous m’accuseriez encore si vous perdiez. Jouez seule ; ordonnez ; je ferai ce que vous voudrez.
– Allons ! mets encore quatre mille florins sur le rouge. Tiens ! (Elle me tendit son portefeuille.) J’ai là vingt mille roubles.
– Babouschka !
– Je veux regagner mon argent ! Ponte.
J’obéis ; nous perdîmes.
– Mets ! Mets-en huit mille.
– Cela ne se peut pas, babouschka. La plus grosse mise est de quatre mille.
– Va donc pour quatre !
Cette fois, nous gagnâmes. Elle reprit courage.
– Tu vois ! tu vois !… Encore quatre mille.
J’obéis, nous perdîmes ; puis encore, et puis encore.
– Babouschka, tous les douze sont partis !
– Je vois bien, dit-elle avec une sorte de rage tranquille. Je vois bien, mon petit père, je vois bien ! Mets encore quatre mille florins.
– Mais il n’y a plus d’argent, babouschka. Il n’y a plus que des obligations et des chèques dans le portefeuille.
– Et dans la bourse ?
– Il n’y a que de la menue monnaie.
– Y a-t-il ici des changeurs ? On m’a dit qu’on peut escompter ici toute espèce de papiers.
– Oh ! tant que vous voudrez ! Mais vous perdrez à l’escompte des sommes énormes.
– Bêtises ! Je regagnerai tout ce que j’ai perdu. Roule-moi vers eux !… Qu’on appelle ces imbéciles !
Les porteurs vinrent.
– Vite ! commanda-t-elle. Montre la route, Alexis Ivanovitch. Est-ce loin ?
– À deux pas, babouschka.
À un coude d’une allée nous rencontrâmes tous les nôtres, le général, de Grillet et mademoiselle Blanche avec sa mère. Paulina Alexandrovna et M. Astley seuls manquaient.
– Allons ! ne t’arrête pas, criait la babouschka. Que veulent-ils ? Je n’ai pas le temps de m’occuper d’eux.
Je la suivais derrière son fauteuil. De Grillet courut à moi.
– Elle a perdu tout son gain et douze mille florins en plus. Nous « roulons » maintenant pour aller changer les obligations, lui dis-je à voix basse.
De Grillet frappa du pied avec rage et se précipita vers le général. Nous continuâmes notre route.
– Arrêtez ! arrêtez ! me criait le général, hors de lui.
– Essayez donc ! lui répondis-je.
– Ma tante, dit le général, ma tante !… – Tout à l’heure… – sa voix tremblait, – nous allons louer des chevaux pour faire une promenade hors de la ville… Une vue splendide… Le Schlagenberg… Nous venions vous chercher.
– Que le diable t’emporte avec ton Schlagenberg ! dit la babouschka avec fureur.
– C’est la campagne tout à fait ; nous y boirons du thé, ajouta encore le général, absolument désespéré.
– Nous y boirons du lait sur l’herbe fraîche, renchérit de Grillet, avec une colère concentrée de bête fauve.
Du lait, de l’herbe fraîche (n’est-ce pas l’idylle idéale des bourgeois de Paris ? C’est pour eux le seul aspect de la nature véritable).
– Va-t’en donc avec ton lait ! Mets-t’en jusqu’aux yeux ; moi, j’en ai déjà trop… Et puis, que voulez-vous de moi ? Je vous dis que je n’ai pas le temps.
– Nous sommes arrivés, babouschka, lui dis-je ; c’est ici.
Nous arrivions à la banque. J’entrai pour faire faire l’escompte ; la babouschka resta à la porte avec le général, de Grillet et Blanche, qui ne savaient quelle contenance prendre. Enfin, ils reprirent le chemin de la roulette.
On me proposa des conditions d’escompte si terribles que je ne pus prendre sur moi de les accepter. Je revins à la babouschka.
– Ah ! les brigands ! cria-t-elle. Eh bien ! tant pis ! change… Non, appelle ici le banquier.
– Un employé, babouschka ?
– Soit ! Ah ! les brigands !
L’employé consentit à sortir quand il sut que c’était une vieille comtesse impotente qui le demandait. La babouschka lui fit de longs reproches, le traita de voleur, essaya de marchander avec lui, en lui parlant une étrange langue composée de mots russes, allemands et français. L’employé, très grave, nous examinait tous deux en hochant silencieusement la tête, sans cacher assez sa curiosité : il en était impoli. Enfin il sourit.
– Eh bien ! va-t’en, cria la babouschka. Change, Alexis Ivanovitch.
Je changeai douze mille florins. Je portai le compte à la babouschka.
– Bien ! bien ! nous n’avons pas le temps de compter. Allons vite ! Plus jamais ni sur le zéro ni sur le rouge !
Cette fois, je tâchai de modérer ses mises en lui persuadant que nous serions toujours à temps pour hasarder davantage quand la chance aurait tourné. Mais elle était si impatiente qu’on ne pouvait la retenir. Dès qu’elle gagnait une douzaine de louis elle disait :
– Tu vois ! ça revient pour nous. Si nous avions mis quatre mille florins au lieu de douze louis, nous aurions gagné quatre autres mille florins. C’est toujours toi…
Tout à coup de Grillet se rapprocha. Je remarquai, en me retournant, que mademoiselle Blanche, à l’écart avec sa mère, faisait la cour au petit prince. Il était clair que le général était en disgrâce ; Blanche ne le regardait même pas. Il pâlissait, rougissait, tremblait, ne suivait même plus le jeu de la babouschka. Enfin, Blanche et le petit prince sortirent. Le général les suivit.
– Madame, madame, dit d’une voix doucereuse de Grillet. Babouschka, madame, on ne joue pas ainsi, vraiment !
– Et comment, alors ? Apprends-moi à jouer.
De Grillet se mit à lui donner des conseils, à calculer les chances : la babouschka n’y comprenait rien. Enfin, il prit un crayon et se mit à écrire des combinaisons. La babouschka perdit patience.
– Va-t’en, tu dis des bêtises ! « Madame ! Madame ! » et quand il faut agir, alors il ne sait plus, le conseilleur ! Va-t’en !
– Mais, madame !
Et il recommença ses explications.
– Eh bien ! mets donc une fois comme il dit, m’ordonna-t-elle ; nous allons voir.
De Grillet voulait seulement la détourner de jouer trop gros jeu. Il conseillait de jouer à la fois sur un chiffre à part et sur un système de chiffres. Je misai suivant ses conseils : un louis sur chaque série de nombres impairs dans la première douzaine et cinq louis sur le groupe de nombres de douze à dix-huit et de dix-huit à vingt-quatre : en tout seize louis.
– Zéro ! cria le croupier.
Nous perdions tout.
– Quel imbécile ! s’écria la babouschka. Ah ! le vilain Français ! Va-t’en ! va-t’en ! Il n’y comprend rien et il se mêle de conseiller !
De Grillet, très vexé, leva les épaules, regarda la babouschka avec mépris et s’éloigna.
En une heure nous avions perdu les douze mille florins.
– Rentrons ! cria la babouschka.
Elle ne dit pas un mot jusqu’à l’allée qui conduisait à l’hôtel. Là, elle s’écria tout à coup : « Vieille sotte !… » À peine entrée, elle cria :
– Du thé ! et préparez tout : nous partons.
– Où daignez-vous aller, ma petite mère ? demanda Marfa.
– Est-ce que ça te regarde ? Potapitch, fais les malles, nous retournons à Moscou. J’ai perdu quinze mille roubles !
– Quinze mille roubles, ma petite mère !
– Allons ! imbécile ! as-tu fini de pleurnicher ? Vite la note et en route !
– Le premier train ne part qu’à neuf heures et demie, babouschka, lui dis-je pour calmer un peu son ardeur.
– Quelle heure est-il ?
– Sept heures et demie.
– Quel ennui ! Tant pis ! Alexis Ivanovitch, je n’ai pas un kopeck. Va me changer encore deux obligations, autrement je n’aurai pas de quoi partir.
Une demi-heure après, ma commission faite, je trouvai tous les nôtres, – à l’exception de Paulina, – chez la babouschka. La nouvelle de son départ les consternait plus encore que ses pertes. Il est vrai que son départ sauvait sa fortune ; mais qu’allait devenir le général ? Qui payerait de Grillet ? Mademoiselle Blanche attendrait-elle la mort de la babouschka ? N’allait-elle pas partir avec le petit prince ou quelque autre ?…
Tout le monde s’efforçait donc de retenir la vieille dame ; mais elle criait à pleine voix :
– Fichez-moi la paix, tas de diables ! Ça ne vous regarde pas ! Et que me veulent ces quatre poils de bouc ? (Elle montrait de Grillet.) Et toi, bel oiseau, que me veux-tu ? (Elle parlait à mademoiselle Blanche.)
– Diantre !… murmura mademoiselle Blanche, dont les yeux étincelaient de colère. Puis elle éclata de rire et sortit en criant au général : « Elle vivra cent ans ! »
– Ah ! ah ! c’est sur ma mort que tu comptais ? dit la babouschka au général. Va-t’en !… Alexis Ivanovitch, mets-les tous à la porte ! Mais de quoi vous mêlez-vous ? C’est mon argent, à moi, que j’ai perdu !
Le général haussa les épaules et sortit. De Grillet le suivit.
– Qu’on appelle Praskovia, commanda la babouschka à Marfa.
Cinq minutes après, Marfa revint avec Paulina, qui était restée dans sa chambre avec les enfants. Son visage était triste et soucieux.
– Praskovia, est-il vrai que cet imbécile, ton beau-père, veut épouser cette sotte petite Française, une actrice ou peut-être pis encore ? Hein ?
– Je ne sais pas, babouschka, mais… on peut croire…
– Assez ! interrompit énergiquement la babouschka, je comprends tout. Ç’a toujours été le plus futile, le plus vide des hommes. Il se targue de son grade ; et moi, je sais l’histoire des télégrammes envoyés à Moscou : « La vieille va-t-elle bientôt mourir ? » On attendait l’héritage ! Sans argent, cette ignoble fille… cette… de Comminges, n’est-ce pas ?… n’en voudrait pas même pour valet, de ce fameux général avec ses fausses dents. Et elle est riche elle-même, dit-on ; elle prête sur gages. Elle a du l’acquérir proprement, cet argent ! Toi, Praskovia, je ne t’accuse de rien. Je ne veux pas réveiller de vieux griefs. Tu as mauvais caractère, tu es un vrai taon, et tes piqûres sont mauvaises. Mais je te plains quand même, car j’aimais ta mère, Katia. Veux-tu les laisser tous et venir avec moi ? Tu ne sais où aller, et, d’ailleurs, il n’est pas convenable que tu restes avec eux dans ces conditions. Tais-toi, – continua la babouschka en imposant silence à Paulina, qui voulait répondre, – je n’ai pas fini. Je ne te demande rien. J’ai un palais à Moscou, tu le sais. Je t’offre un étage entier. Tu resteras dans ton appartement sans même me voir, si ça te plaît. Veux-tu, oui ou non ?
– Permettez-moi d’abord de vous demander si vous êtes irrévocablement décidée à partir tout de suite ?
– Ai-je donc l’air de plaisanter, ma petite mère ? Je l’ai dit et je le ferai. J’ai été nettoyée aujourd’hui de quinze mille roubles à votre roulette mille fois maudite. Dans mon district, j’ai promis depuis longtemps de faire construire en pierre une église de planches, et je me suis laissé souffler ici la somme que je destinais à cela ! Eh bien ! je ferai quand même mon église.
– Et les eaux, babouschka ? Vous êtes venue ici pour suivre un traitement.
– Et va donc avec tes eaux ! Ne me mets pas en colère, Praskovia ! Je crois que tu as pris à tâche de m’irriter ! Viens-tu avec moi, oui ou non ?
– Je vous remercie beaucoup, beaucoup, babouschka, pour l’asile que vous m’offrez. Vous avez compris ma situation, je vous en suis reconnaissante ; j’irai chez vous, et bientôt peut-être. Mais, maintenant, pour des motifs… importants… je ne puis me décider tout de suite. Si vous restiez encore une quinzaine…
– Cela veut dire que tu refuses !
– Cela veut dire que je ne peux pas. Puis-je laisser ici mon frère et ma sœur ? Et comme… comme… il se peut qu’on les abandonne… alors… Si vous me preniez moi et les enfants, babouschka, j’irais certainement avec vous, et je tâcherais de mériter vos bontés, ajouta-t-elle avec chaleur. Mais sans les enfants, je ne puis accepter.
– C’est bien ! Ne pleure pas ! (Paulina ne semblait pas avoir l’intention de pleurer, et, de fait, elle ne pleurait jamais.) Je trouverai de la place aussi pour les poussins. Ma maison est assez grande. D’ailleurs, il est temps de les envoyer à l’école. Et alors, tu ne viens pas tout de suite ? Prends garde, Praskovia, je te veux du bien, et je n’ignore pas pourquoi tu restes. Je sais tout, Praskovia ; le petit Français ne te conduira pas au bien.
Paulina prit feu. Je tressaillis.
« Tous sont au courant, excepté moi ! » pensai-je.
– Allons ! ne te fâche pas ; je ne veux pas appuyer là-dessus. Seulement, prends garde… tu comprends ? Tu es intelligente, ce serait dommage. Et assez ! Je voudrais n’avoir vu personne d’entre vous. Va-t’en. Adieu !
– Je voudrais vous accompagner, babouschka, dit Paulina.
– C’est inutile. Vous m’ennuyez tous, à la fin !
Paulina baisa la main de la babouschka ; mais celle-ci retira vivement sa main et embrassa Paulina sur la joue.
En passant auprès de moi, Paulina me jeta un coup d’œil rapide et se détourna aussitôt.
– Eh bien ! adieu, toi aussi, Alexis Ivanovitch. Je pars dans une heure. Tu dois être las de rester toujours avec moi. Prends donc ces cinquante louis.
– Merci, babouschka, mais…
– Allons ! allons !
Sa voix était si sévère, si énergique que je n’osai refuser.
– Quand tu seras à Moscou, si tu cherches une place, viens chez moi. Et maintenant, fiche-moi le camp.
Je montai dans ma chambre et m’étendis sur mon lit. Je restai une demi-heure sur le dos, les mains croisées derrière la tête. La catastrophe avait éclaté. Il y avait de quoi réfléchir. Je résolus de parler dès le lendemain avec décision à Paulina.
« Ah ! ce petit Français ! me disais-je. C’est donc vrai ? Mais quoi ! Paulina et de Grillet ! quelle antithèse ! »
C’était incroyable. Je me levai, hors de moi, pour aller chercher M. Astley et, coûte que coûte, l’obliger à dire ce qu’il savait. Car il devait en savoir plus que moi. Et ce M. Astley, en voilà encore une énigme !
Tout à coup, j’entendis frapper à ma porte.
– Potapitch !
– Mon petit père Alexis Ivanovitch, on vous demande chez la babouschka.
– Eh ! qu’y a-t-il ? Elle part ? Mais il y a encore vingt minutes à attendre.
– On est très inquiet, mon petit père, on ne tient pas en place. « Vite ! vite ! » C’est vous, mon petit père, qu’on demande. Au nom de Jésus-Christ, hâtez-vous.
Je descendis vivement. La babouschka était déjà dans le corridor ; elle avait son portefeuille à la main.
– Alexis Ivanovitch, viens ! Allons !…
– Où, babouschka ?
– Je ne resterai pas vivante si je ne regagne pas mon argent. Ne m’interroge pas, marche. Le jeu ne cesse qu’à minuit, n’est-ce pas ?
J’étais stupéfait. Je réfléchis un instant, et me décidai aussitôt.
– Comme vous voudrez, Antonida Vassilievna, mais je n’irai pas.
– Et pourquoi cela ? Qu’est-ce qui te prend ? Vous avez donc tous le diable au corps ?
– Comme vous voudrez, mais je ne veux pas avoir de reproches à me faire. Je ne serai ni témoin ni complice. Épargnez-moi, Antonida Vassilievna. Voici vos cinquante louis, et adieu.
Je déposai le rouleau sur une petite table près de laquelle on avait déposé le fauteuil, je saluai et partis.
– Quelle bêtise ! cria la babouschka. Eh bien ! j’irai seule. Viens, Potapitch, en route !
Je ne pus trouver M. Astley. Je rentrai chez moi. Vers une heure du matin, j’appris de Potapitch que la babouschka avait perdu dix mille roubles : tout ce que je lui avais changé.
Voilà un mois que je n’ai pas touché à ces notes.
La catastrophe dont je pressentais alors l’approche a été plus prompte encore que je n’avais pensé. Tout cela a été passablement tragique, du moins pour moi. Je ne puis encore comprendre ce qui m’est arrivé. C’est comme un rêve ; ma passion même a passé ; elle était pourtant forte et réelle. Où est-elle maintenant ?… Me voilà seul, tout seul. L’automne commence, les feuilles jaunissent. J’habite toujours la même petite ville, triste. (Oh ! qu’elles sont tristes, ces villes allemandes !) Au lieu de réfléchir à ce qu’il convient que je fasse, je vis sous l’influence des événements accomplis, pris encore dans le récent tourbillon qui m’a rejeté loin de mon centre naturel… D’ailleurs, peut-être arriverai-je à voir clair dans l’avenir, si je parviens à me rendre compte de ma vie durant tout ce mois passé. La démangeaison d’écrire me reprend. Et pourtant je prends à la pauvre petite bibliothèque de l’endroit les volumes de Paul de Kock (dans la traduction allemande !) que je déteste, mais que je lis : pourquoi donc ? Est-ce pour conserver le souvenir du cauchemar qui vient de finir, que je fuis toute occupation sérieuse ? M’est-il donc si cher ? Eh ! certes ! dans quarante ans j’y songerai encore…
Je reprends donc mes notes.
Finissons-en d’abord avec la babouschka.
Le lendemain, elle perdit, d’après le compte de Potapitch, quatre-vingt-dix mille roubles. Cela ne pouvait manquer d’arriver. Quand un pareil tempérament s’engage dans une telle voie, il n’en peut plus sortir ; c’est un traîneau lancé sur une pente de glace : toujours plus vite, plus vite, jusqu’à l’abîme. La seule chose qui m’étonna fut que cette vieille femme eût pu rester assise dans son fauteuil pendant huit heures. Mais Potapitch m’expliqua que, plusieurs fois, elle réalisa des gains importants ; exaltée alors par une nouvelle espérance, elle ne songeait plus à s’en aller. Du reste, les joueurs savent qu’un homme peut rester vingt-quatre heures à la table de jeu sans que les cartes se brouillent devant ses yeux.
Cependant, ce même jour, des événements décisifs s’étaient passés à l’hôtel. Le matin déjà, avant onze heures, le général et de Grillet s’étaient décidés à faire une dernière tentative. Ayant appris que la babouschka ne songeait plus à partir et retournait à la gare, ils vinrent lui parler franchement. Le général tremblait. Il avoua tout, ses dettes, sa passion pour mademoiselle Blanche… puis, tout à coup, il prit un ton menaçant, se mit à crier, à frapper du pied. Il lui reprochait d’être la honte de sa famille, d’être la fable de toute la ville et qu’enfin… « Enfin, vous faites honte à toute la Russie, madame, et la police n’a pas été inventée pour rien ! » – La babouschka le mit à la porte en le menaçant avec une canne.
Le général et de Grillet eurent, cette même matinée-là, plusieurs conciliabules. Ils songèrent sérieusement à employer en effet la police, sous prétexte que la babouschka était folle, prodigue, etc. Mais de Grillet haussait les épaules, se moquait du général, qui allait et venait dans son cabinet, la tête perdue. Enfin, le petit Français fit un geste désespéré et s’en alla. On apprit le même soir qu’il avait quitté l’hôtel, après avoir eu avec mademoiselle Blanche un long entretien. Quant à cette dernière, elle avait pris à l’avance ses mesures. Elle avait donné congé au général en bonne et due forme : « elle ne voulait plus le voir » ! Le général courut après elle et la retrouva à la gare ; elle s’en allait bras dessus bras dessous avec son prince. Ni elle ni madame de Comminges ne le reconnurent. Le petit prince ne le salua pas non plus. Néanmoins, celui-ci ne s’était pas encore prononcé ; mademoiselle Blanche faisait les derniers efforts pour obtenir qu’il prît une décision. Mais, hélas ! elle s’était cruellement trompée. Le soir même, elle apprit que le petit prince était « nu comme un ver », et qu’il comptait sur elle, comme elle-même avait compté sur lui, pour pouvoir jouer à la roulette. Blanche le chassa de chez elle et s’enferma dans son appartement.
Dans la matinée de ce jour mémorable, je cherchai vainement M. Astley. Il ne déjeuna même pas à l’hôtel. Vers cinq heures, je l’aperçus inopinément à la station du chemin de fer, se dirigeant vers l’hôtel d’Angleterre. Il marchait vite, semblait soucieux. Il me tendit la main cordialement, avec son « ha ! » ordinaire, et sans s’arrêter. Mais je n’obtins de lui aucun renseignement. Il m’eût été d’ailleurs très pénible de parler avec lui de Paulina, et, de son côté, il ne fit aucune allusion à elle. Je lui racontai l’histoire de la babouschka. Il haussa les épaules.
– Elle achèvera de se ruiner, remarquai-je.
– Évidemment, répondit-il. Si j’ai le temps, j’irai la voir jouer… C’est très curieux…
– Où étiez-vous donc, toute la journée ?
– À Francfort.
– Pour affaires ?
– Oui.
Qu’avais-je encore à lui demander ? Pourtant je ne le quittai pas ; mais, arrivé à la porte de l’hôtel des Quatre-Saisons, il me salua et disparut.
En revenant chez moi, je me persuadai qu’une conversation de deux heures avec l’Anglais ne m’en aurait pas appris davantage, car je n’avais, en somme, rien à lui demander, assurément.
Paulina passa la journée à se promener avec la bonne et les enfants dans le parc. Elle évitait le général. D’ailleurs, j’avais déjà remarqué cela, rien ne pouvait la troubler ; tous les tracas parmi lesquels elle vivait n’avaient pas altéré son calme habituel. Elle répondit à mon salut par un hochement de tête.
Je rentrai chez moi très irrité.
Certes, je ne cherchais pas à lui parler, et depuis l’incident Wourmergelm nous ne nous étions pas revus. Certes, je jouais l’orgueilleux, et plus le temps passait, plus ma colère montait. Qu’elle ne m’aimât pas du tout, passe ; mais du moins elle ne devait pas me fouler ainsi aux pieds et accueillir avec tant de dédain mes protestations de dévouement. Elle sait que je l’aime, elle m’a permis de lui parler de mon amour ! Cela a commencé étrangement, il est vrai.
Il y a longtemps de cela, déjà deux mois, je m’aperçus qu’elle voulait faire de moi son ami, son homme de confiance. Elle essaya. Mais cela réussit mal et n’aboutit qu’à nos singulières relations actuelles. Si mon amour lui déplaît, pourquoi ne pas me défendre de lui en parler ? Mais elle me le permet, elle me provoque même à ces entretiens et… ce n’est que pour se moquer de moi ! Elle prend plaisir, après m’avoir mis hors de moi, à m’abattre d’un seul coup, avec quelque sarcasme d’indifférence méprisante. Elle sait pourtant bien que je ne puis pas exister sans elle ! Voilà trois jours passés depuis l’histoire du baron, et je ne puis plus supporter notre séparation. En la rencontrant, tout à l’heure, dans le parc, le cœur me battait avec une indicible violence. Elle non plus ne peut vivre sans moi ! Je lui suis nécessaire, mais serait-ce seulement à titre de bouffon ?
Elle a un mystère dans sa vie, c’est clair. Sa conversation avec la babouschka m’a douloureusement ému. Je l’ai pourtant mille fois suppliée d’être franche avec moi ; elle savait que j’étais prêt à donner ma vie pour elle, mais elle ne me marquait que du mépris ! Au lieu de ma vie, que je lui offrais, elle n’exigeait de moi que de ridicules incartades, celle avec le baron, par exemple. C’était révoltant ! C’est donc ce Français qui résume le monde à ses yeux !
– Et M. Astley ? Ici, la chose devenait décidément incompréhensible.
En rentrant, dans un transport de rage, je saisis ma plume et j’écrivis ceci :
« Paulina Alexandrovna, je vois clairement que le dénouement approche. Pour la dernière fois je vous demande : Voulez-vous, oui, ou non, ma vie ? Si je vous suis utile à n’importe quoi, disposez de moi. J’attends votre réponse ; je ne sortirai pas avant de l’avoir. Écrivez-moi ou appelez-moi ! »
Je cachetai la lettre, je la fis porter par le garçon, avec l’ordre de la remettre en mains propres. Je n’attendais pas de réponse, mais, trois minutes après, le garçon vint me dire « qu’on lui avait commandé de me saluer ».
Vers sept heures, on m’appela chez le général.
Il était dans son cabinet, tout prêt pour sortir. Il se tenait au milieu de la chambre, les jambes écartées, la tête penchée et se parlait à lui-même à haute voix. Dès qu’il m’eut aperçu, il se précipita à ma rencontre avec un tel cri que je reculai machinalement. Mais il saisit mes deux mains et m’entraîna vers le divan, où il s’assit. Il me força à m’asseoir dans un fauteuil, en face de lui, sans lâcher mes mains. Ses lèvres tremblaient, ses yeux étaient humides de larmes. Il me dit d’une voix suppliante :
– Alexis Ivanovitch, sauvez-moi, sauvez-nous !…
Longtemps je fus sans rien comprendre. Lui parlait toujours, répétant sans cesse :
– De grâce ! de grâce !
Enfin, je compris qu’il attendait de moi quelque chose comme un conseil, ou, pour mieux dire, que, abandonné de tous, inquiet et désolé, il avait pensé à moi, et m’avait appelé seulement pour parler, parler, parler !
Il était fou. Du moins, il avait momentanément perdu la tête. Il joignait les mains, voulait se jeter à genoux devant moi pour… pour quoi, à votre avis ? – Pour que j’allasse tout de suite chez mademoiselle Blanche, la supplier de revenir auprès de lui et de l’épouser.
– Voyons, général, mademoiselle Blanche ne se soucie pas de moi. Que puis-je pour vous auprès d’elle ?
Mais rien n’y fit. Il ne m’entendait même pas.
En pleurant presque, il me conta que mademoiselle Blanche refusait de l’épouser parce qu’elle était convaincue qu’il n’hériterait pas de la babouschka. Il semblait croire que tout cela était nouveau pour moi. Je fis une allusion à de Grillet ; mais il me répondit, avec un geste désespéré :
– Parti ! Je lui ai engagé tous mes biens ! Cet argent que vous avez apporté… combien reste-t-il ? Sept cents francs, je crois… C’est tout ce que je possède…
– Et comment réglerez-vous votre note d’hôtel ? Et puis… après, que ferez-vous ?
Il me considéra d’un air absorbé. Il ne m’avait pas compris. J’essayai de lui parler de Paulina et des enfants. Il répondit vivement :
– Oui, oui…
Et aussitôt il se mit à parler du prince ; que Blanche s’en allait avec lui, et qu’alors, alors…
– Que vais-je faire, Alexis Ivanovitch ? Je vous jure, par Dieu !… Dites. N’est-ce pas de l’ingratitude ? Mais… oui, oui, c’est de l’ingratitude !…
Il fondit en larmes.
Il n’y avait rien à faire avec lui. Je fis savoir à la bonne dans quel état il était ; je fis avertir aussi le garçon, afin qu’on le surveillât, et je sortis.
Juste en ce moment Potapitch vint me prévenir que la babouschka me demandait. Il était huit heures ; elle revenait de la gare, où elle avait perdu tout l’argent qu’elle avait apporté de Moscou. Je la trouvai dans son fauteuil, lasse, malade. Marfa lui présentait une tasse de thé qu’elle la forçait presque de boire. Le ton de la pauvre dame était tout à fait changé.
– Bonjour, mon petit père, dit-elle lentement. Pardonne-moi de t’avoir dérangé encore une fois, pardonne cela à une vieille femme. J’ai perdu là-bas, mon petit père, près de cent mille roubles. Tu avais raison de ne pas vouloir m’accompagner. Je suis maintenant sans un kopeck.
» J’ai envoyé chez ton Anglais, Astley ; je lui demande de me prêter trois mille francs pour huit jours. Persuade-lui de ne pas me refuser. Je suis encore assez riche. J’ai trois villages et deux maisons. Il me reste aussi de l’argent ; je n’ai pas tout pris sur moi. – Tiens ! le voici justement ! On voit bien vite quand un homme sait vivre.
Au premier appel de la vieille dame, M. Astley s’était donc hâté de se rendre auprès d’elle. Sans trop parler, il lui compta aussitôt trois mille francs en échange d’un billet que la babouschka signa ; puis il salua et sortit.
– Tu peux t’en aller aussi, Alexis Ivanovitch. Il ne me reste qu’une heure, je vais me reposer un peu. Ne sois pas fâché contre moi, je suis une vieille sotte. Je n’accuserai plus les jeunes gens de légèreté… Et le général ? Ce pauvre général ! lui aussi, c’est péché de l’accuser. Mais, quant à de l’argent, il n’en aura pas. Il est trop bête ! Mais je ne suis pas plus intelligente que lui. Vraiment, Dieu punit les vieux comme les jeunes du péché d’orgueil… Adieu.
Je voulus reconduire la babouschka. Il me semblait que quelque chose de grave allait se passer. Je ne pus rester chez moi.
Ma lettre à elle était décisive ; mais la catastrophe actuelle était plus décisive encore. Les gens de l’hôtel me confirmèrent le départ de De Grillet, que m’avait annoncé le général. Si elle ne veut pas de moi comme ami, me disais-je, qu’elle m’agrée au moins pour domestique ; je pourrai toujours faire ses commissions.
Au bout d’une heure, je retournai donc chez la babouschka et je l’accompagnai jusqu’au train ; je l’installai même dans un wagon.
– Merci, mon petit père, pour ton obligeance désintéressée, me dit-elle. Répète à Praskovia ce que je lui ai dit hier. Je l’attends à Moscou.
Je repris le chemin de l’hôtel. En passant devant l’appartement du général, je rencontrai la bonne, qui me dit tristement qu’il n’y avait rien de nouveau.
J’entrai pourtant. Mais, à la porte du cabinet, je m’arrêtai stupéfait. Mademoiselle Blanche et le général riaient à gorge déployée, à qui des deux rirait le plus fort. La dame Comminges était là, elle aussi. Le général était évidemment fou de joie ; il bredouillait des paroles incohérentes. Je sus par la suite, et de mademoiselle Blanche elle-même, qu’après avoir chassé le prince, elle avait appris le désespoir du général et qu’elle était allée un moment chez lui « pour le consoler ». Mais le pauvre homme ignorait que son sort n’en était pas moins décidé, que, pendant qu’il riait ainsi à se tordre, on faisait les malles de Blanche, et qu’elle devait le lendemain, par le premier train, prendre son vol vers Paris.
Après être resté quelques minutes sur le seuil du cabinet, je renonçai à entrer et je m’esquivai sans être vu. Je remontai chez moi. En ouvrant la porte, j’entrevis dans la demi-obscurité de la chambre la silhouette indécise d’une femme assise sur une chaise, dans un coin, près de la fenêtre. Elle ne se leva pas à mon entrée ; je m’approchai vivement, je regardai… La respiration me manqua.
Je poussai un cri.
– Mais quoi ? mais quoi ? dit-elle d’un air étrange.
Elle était pâle et morne.
– Comment ! mais quoi ? Vous ! Ici ! Chez moi !
– Si je suis venue, c’est tout entière. C’est mon habitude. Vous en jugerez tout à l’heure. Allumez la bougie.
J’allumai la bougie.
Elle se leva, s’approcha de la table, posa devant moi une lettre décachetée en me disant : « Lisez ! »
– C’est… c’est l’écriture de De Grillet ! m’écriai-je en saisissant le papier.
Mes mains tremblaient, les lignes dansaient devant mes yeux. J’ai oublié les termes précis de la lettre, mais en voici le sens :
« Mademoiselle, – des circonstances malheureuses m’obligent à partir sur-le-champ. Vous ne serez pas sans avoir remarqué que j’ai expressément évité toute explication avec vous. L’arrivée de la vieille dame et sa folie ont mis fin à toutes mes hésitations. Mes propres affaires compromises m’interdisent de continuer à me bercer d’espérances qui jusqu’ici ont été ma seule joie. Je regrette le passé, mais j’espère que vous ne trouverez rien dans ma conduite qui ne soit digne d’un galant homme et d’un honnête homme. À peu près ruiné par la débâcle de votre beau-père, je suis obligé de profiter du peu qui me reste. J’ai déjà chargé mes amis de Pétersbourg de vendre tous les biens qu’il m’avait engagés. Connaissant pourtant la légèreté d’esprit du général, qui a perdu sa fortune par sa faute, j’ai résolu de lui laisser cinquante mille francs et de lui rendre ses engagements, de sorte que vous pouvez maintenant lui reprendre tout ce qu’il vous a fait perdre, en exigeant par voie judiciaire la restitution de vos biens. J’espère, mademoiselle, que le parti que j’ai pris vous sera profitable. J’espère aussi par là avoir rempli les obligations d’un galant homme. Soyez convaincue que votre souvenir est à jamais gravé dans mon cœur. »
– Eh bien ! c’est clair, dis-je en m’adressant à Paulina… Attendiez-vous de lui autre chose ? ajoutai-je avec indignation.
– Je n’attendais rien, répondit-elle très calme, mais sa voix tremblait. Je suis résolue à tout depuis longtemps. Je le connais. Il a pensé que je chercherais… que j’insisterais… (Elle s’arrêta, sans achever sa phrase, se mordit la lèvre et se tut.) J’avais redoublé de mépris à son égard, attendant ce qu’il ferait. Si le télégramme annonçant l’héritage était venu, je lui aurais jeté à la tête l’argent que lui devait cet idiot… que lui devait mon beau-père, et je l’aurais chassé. Il y a longtemps que je le hais. Oh ! ce n’était pas le même homme auparavant, mille fois non ! Et maintenant, maintenant !… Avec quel bonheur je lui aurais jeté sur sa vile figure ses cinquante mille francs ! Je les lui aurais crachés à la face !…
– Mais, ce papier, cet engagement des cinquante mille francs rendus, il est chez le général, n’est-ce pas ? Prenez-le et rendez-le à de Grillet.
– Oh ! ce n’est pas cela ! ce n’est pas cela !…
– Oui, c’est vrai, ce n’est pas cela. Et la babouschka ? m’écriai-je tout à coup.
Paulina me regarda d’un air distrait et impatient.
– Quoi ? la babouschka ? Je ne puis pas aller chez elle… Et d’ailleurs je ne veux demander pardon à personne, ajouta-t-elle avec irritation.
– Mais que faire ? Comment pouviez-vous aimer un tel homme ? Voulez-vous que je le provoque en duel ? Je le tuerai. Où est-il maintenant ?
– Il est à Francfort pour trois jours.
– Un mot de vous, et j’y vais par le premier train, dis-je avec un stupide enthousiasme.
Elle se mit à rire.
– Et s’il vous dit : « Rendez-moi d’abord les cinquante mille francs » ? Et puis, pourquoi se battrait-il ?… Quelle sottise !
– Où prendre ces cinquante mille francs ? répétai-je en grinçant des dents, comme si on pouvait les ramasser par terre ! – Écoutez, et M. Astley ?
Ses yeux jetèrent des éclairs.
– Eh bien, est-ce que toi-même, tu veux que je te quitte pour cet Anglais ? dit-elle avec un regard qui me transperça et un sourire triste. (C’était la première fois qu’elle me disait toi.)
Il semblait que la tête lui tournât. Elle se laissa tomber sur le divan.
J’étais comme foudroyé. Je n’en croyais ni mes yeux ni mes oreilles. – Quoi donc ? Elle m’aimait ! Elle était venue à moi et non pas à M. Astley, elle, seule, une jeune fille, dans ma chambre, elle s’était délibérément compromise aux yeux de tous, et moi j’étais là, devant elle, sans rien comprendre !
Une pensée étrange me vint.
– Paulina, donne-moi seulement une heure, et… je reviendrai. C’est… c’est nécessaire. Tu verras. Reste ici, attends-moi.
Je m’enfuis sans répondre à la question qu’elle me jeta.
Oui, parfois, une pensée bizarre, impossible, s’enfonce si fortement dans l’esprit qu’on finit par la prendre pour une réalité. Plus encore, – cette pensée est fortifiée par le désir, un désir irrésistible et fatal.
Quoi qu’il en soit, cette soirée est pour moi inoubliable. Un vrai miracle, – bien justifié par l’arithmétique, mais un miracle tout de même.
Il était déjà dix heures un quart. Je cours à la gare avec le ferme espoir, l’assurance presque de gagner. Jamais je n’avais été autant ni si étrangement ému.
Il y avait encore du monde ; car c’est l’heure où les vrais joueurs, ceux pour qui il n’y a au monde que la ROULETTE, commencent leur journée.
Je m’assieds à la table même où la babouschka avait d’abord gagné puis perdu tant d’argent. Juste en face de moi, sur le tapis vert, était écrit le mot passe. Je tire de ma poche mes vingt louis et je les jette sur ce mot : passe.
– Vingt-deux, crie le croupier.
Je gagnais. Je remets de nouveau le tout, mise et premier gain.
– Trente et un.
Encore gagné.
J’avais déjà quatre-vingts louis. Je remets le tout sur la douzaine du milieu. (Le gain est triple, mais on a deux chances de pertes contre une.)
– Vingt-quatre.
On me donne trois rouleaux de cinquante louis et dix pièces d’or. J’avais en tout deux cents louis. J’étais comme dans une hallucination. Je mets le tout sur le rouge, – et voilà que, brusquement, je reviens à moi et suis pris de terreur. Mais ce sentiment s’effaça vite et ne reparut pas. – Je comprenais tout ce que je risquais à perdre : tout, ma vie…
– Rouge.
Je respirai. Puis des frissons enflammés m’envahirent quand je retirai les billets de banque. J’avais, en tout, quatre mille florins et quatre-vingts louis.
Je mets deux mille florins sur la douzaine du milieu et les perds. Mon or et quatre-vingts louis sur les mêmes numéros : perdu encore. La rage me prit. Je saisis les autres deux mille florins et les mis sur la première douzaine, sans réflexion, sans calcul. Pourtant, je me rappelle que j’eus une sensation… une sensation qui ne me semble comparable qu’à celle que dut éprouver madame Blanchard quand elle tomba de son ballon.
– Quatre.
De nouveau j’avais six mille florins. Je m’estimais déjà certain de la victoire. Je jetai quatre mille florins sur le noir. Neuf joueurs m’imitèrent. Les croupiers se regardaient. Tout autour on causait, dans l’attente.
– Noir.
À partir de ce moment, je ne me souviens d’aucune mise, d’aucun compte. Je me rappelle seulement, comme dans un rêve, que je gagnai seize mille florins. Trois coups malheureux me firent perdre douze mille florins. Je mis les quatre derniers mille sur le passe. J’étais devenu insensible ; j’attendais et agissais mécaniquement, sans penser. Je gagnai de nouveau, et quatre fois de suite. Je me rappelle encore que j’avais devant moi des monceaux d’or, et que c’était surtout la douzaine du milieu qui sortait le plus souvent, trois fois sur quatre, puis disparaissait une ou deux fois pour revenir de nouveau trois ou quatre fois de suite. Cette régularité étonnante procède parfois par séries, et c’est ce qui fait perdre la tête aux vrais joueurs qui jouent le crayon à la main.
Il pouvait s’être passé une demi-heure depuis mon arrivée. Tout à coup les croupiers me firent observer que j’avais gagné trente mille florins et qu’on allait fermer la roulette jusqu’au lendemain. Je saisis tout mon or, je le mis dans mes poches, pêle-mêle avec les billets, et courus dans une autre salle, à une autre table de roulette. Toute la foule me suivit. On me donna une place et je me mis de nouveau à ponter au hasard, sans compter. Je ne puis comprendre ce qui me sauva.
Parfois, du reste, les numéros dansaient devant mes yeux et je m’attachais à certains de ces chiffres, mais toujours sans obstination, et je misais inconsciemment. Je devais être très distrait ; je me rappelle que le croupier corrigeait souvent mon jeu. Mes tempes étaient moites ; mes mains tremblaient. La chance ne cessait pas. Tout à coup on se mit à parler de tous côtés et à rire.
– Bravo ! bravo !
Il y en avait qui applaudissaient.
Là aussi j’avais gagné trente mille florins, et on fermait la roulette jusqu’au lendemain.
– Allez-vous-en ! me disait une voix à droite. – C’était un Juif de Francfort. Il ne me quittait pas ; il m’aidait parfois à faire mon jeu.
– Par Dieu ! allez-vous-en murmurait une autre voix à gauche. – C’était une dame très modestement et très correctement vêtue, d’une trentaine d’années, un peu fatiguée et d’une pâleur maladive, mais conservant encore les traces d’une beauté merveilleuse.
À ce moment, je bourrais mes poches de billets de banque et je ramassais l’or. J’eus le temps de glisser les deux derniers rouleaux de cinquante louis dans la main de la dame pâle sans que personne s’en aperçût. Ses doigts maigres serrèrent fortement les miens en signe de reconnaissance. Tout cela ne dura qu’un instant.
Ayant ramassé le tout, je me dirigeai vivement vers le trente-et-quarante. Là, le public est plus aristocratique. Ce n’est pas une roulette. C’est un jeu de cartes. Les banques répondent pour cent mille thalers chaque soir ; la plus grosse mise est aussi de quatre mille florins. J’ignorais le jeu, sauf ses combinaisons de rouge et de noir, auxquelles je m’attachai. Toute la foule qui m’avait suivi m’entourait. Je ne sais si j’eus une seule pensée pour Paulina. Je n’avais que l’instinct de saisir et d’empocher les billets de banque qui s’empilaient devant moi.
En effet, on eût dit qu’une force fatale me faisait agir. Cette fois, un fait, d’ailleurs assez fréquent, se produisit. Si la chance s’installe au rouge, il arrive qu’il passe dix ou quinze fois de suite. Trois jours auparavant le rouge était sorti vingt-deux fois sans interruption. Or il va sans dire qu’au bout de dix coups personne ne joue plus sur la même couleur ; pourtant on ne ponte pas davantage sur l’autre couleur, car on se défie des caprices du hasard. Après seize rouge, le dix-septième coup doit être noir ; les novices pontent double et triple sur le noir, et perdent.
Le rouge était donc sorti trois fois de suite. Je résolus de m’attacher à cette couleur. Il y avait de l’orgueil dans mon affaire ; je voulais « étonner » par mon audace. On criait autour de moi que j’étais fou. Le rouge venait de sortir pour la quatorzième fois !
– Monsieur a déjà gagné cent mille florins, fit une voix derrière moi.
Je revins brusquement à moi. Comment ! j’avais gagné en une seule soirée cent mille florins ! Mais cela me suffisait !…
Je me précipitai sur les billets, je les mis en paquets dans mes poches et m’enfuis de la gare. On riait sur mon passage, on se montrait mes poches gonflées, on commentait ma démarche, que le poids de l’or rendait inégale ; je portais plus d’un demi-pond[9]. Plusieurs mains étaient tendues vers moi ; je fis des distributions de poignées d’or. Deux Juifs m’arrêtèrent à la sortie.
– Vous avez du courage ! Allez-vous-en ; quittez la ville dès demain, ou vous perdrez tout, me dirent-ils.
Je ne leur répondis pas. L’heure était avancée. J’avais encore une demi-verste jusqu’à l’hôtel. Je n’avais jamais eu peur des voleurs, même dans mon enfance, et je n’y pensais pas davantage cette fois. Je ne pensais qu’à mon triomphe ; pourtant mes sensations étaient mêlées, presque pénibles : c’était un sentiment presque douloureux de victoire. Soudain, le visage de Paulina apparut à mon imagination. Je me souvins que j’allais la revoir, lui raconter, lui montrer… Mais je ne me rappelais plus ni ses récentes paroles, ni pourquoi j’étais allé à la gare, ni rien enfin de tout ce passé devenu pour moi si vieux en si peu de temps. Je ne devais plus m’en souvenir désormais, en effet, car voilà qu’une nouvelle vie commençait pour moi.
Presque au bout de l’allée, je fus pris subitement de terreur : « Et si on m’assassinait !… Si on me dévalisait !… » Ma terreur redoublait à chaque pas. Je courais presque.
Tout à coup, notre hôtel m’apparut, étincelant de toutes ses lumières.
– Grâces à Dieu ! me voici arrivé !
Je gravis vivement mes trois étages et j’ouvris la porte. Paulina était toujours là, sur le divan, les mains croisées sur la poitrine. Elle me regarda avec étonnement, et, certes, je dus lui paraître étrange. Je mis devant elle et posai sur la table tout mon argent.
Elle me regardait fixement, sans bouger.
– J’ai gagné deux cent mille francs, prononçai-je en jetant les derniers rouleaux sur la table.
Le tas de billets et les pièces couvraient la table. Je ne pouvais les quitter des yeux. J’en oubliais Paulina elle-même. J’essayais de les mettre en ordre, puis je mêlais tout, puis je me mettais à marcher à travers la chambre, rêveur, puis je recommençais à compter. Tout à coup, je me jetai vers la porte, que je fermai à double tour, et, allant me planter devant ma petite valise :
– Si j’enfermais tout ça là-dedans jusqu’à demain ? Jusqu’à demain, répétai-je en me tournant vers Paulina.
Je m’étais souvenu d’elle en cet instant même. Paulina restait toujours immobile, me suivant des yeux. Étrange était l’expression de son visage, une expression désagréable. Il y avait de la haine dans son regard.
Je m’approchai d’elle.
– Paulina, lui dis-je, voici vingt-cinq mille florins, plus de cinquante mille francs. Jetez-les-lui demain à la figure.
Elle ne me répondit pas.
– Si vous voulez, je les lui porterai moi-même, demain, de bonne heure. Voulez-vous ?
Elle se mit à rire, et elle rit longtemps. Je la regardais avec stupeur, avec douleur. C’était le rire qu’elle affectait à l’ordinaire quand je lui faisais mes déclarations les plus passionnées. Elle cessa enfin, devint morne et me regarda en dessous.
– Je ne veux pas de votre argent, dit-elle avec mépris.
– Pourquoi ? Pourquoi donc, Paulina ?
– Je ne veux rien pour rien.
– Je vous l’offre en ami, je vous offre aussi… ma vie.
Elle me jeta un long et perçant regard, comme si elle eût voulu lire au fond de mes pensées.
– Vous payez bien ! reprit-elle en souriant. La maîtresse de De Grillet ne vaut pas cinquante mille francs.
– Paulina, pouvez-vous me parler ainsi ? Suis-je donc un de Grillet ?
– Je vous hais ! Oui !… oui !… Je ne vous aime pas plus que de Grillet, s’écria-t-elle les yeux enflammés.
Elle cacha ensuite son visage dans ses mains et fut prise d’une crise de nerfs. Je me précipitai vers elle.
Je compris que, pendant mon absence, quelque chose d’anormal avait dû lui arriver. Elle était comme folle.
– Achète-moi, veux-tu ? veux-tu ? Pour cinquante mille francs comme de Grillet ? criait-elle d’une voix entrecoupée de sanglots.
Je la pris dans mes bras, je baisai ses mains, ses pieds ; j’étais agenouillé devant elle.
La crise passa.
Revenue à elle, elle posa ses deux mains sur mes épaules, et m’examina avec attention. Elle m’écoutait ; mais, visiblement, elle n’entendait pas ce que je lui disais. Son visage était devenu soucieux. Je craignais pour elle ; il me semblait que son intelligence se troublait. Tantôt elle m’attirait doucement vers elle et me souriait avec confiance ; tantôt elle me repoussait, et, de nouveau, m’examinait d’un air désespéré.
Tout à coup elle m’étreignit.
– Mais tu m’aimes ? tu m’aimes ? demandait-elle. Tu as donc voulu… te battre avec le baron pour moi ? …
Elle s’interrompit et se mit à rire comme si une idée comique lui avait passé par la tête. Elle pleurait et riait à la fois. Que faire ? Je me sentais venir la fièvre. Je ne comprenais plus ce qu’elle me disait. C’était une sorte de délire, comme si elle eût voulu me raconter tout en très peu de mots, un délire interrompu de folles gaietés qui m’épouvantaient,
– Non, non ! Tu es ma joie, répétait-elle, tu m’es fidèle, toi.
Et elle posait de nouveau ses mains sur mes épaules, me regardant au fond des yeux, et répétait :
– Tu m’aimes ! Tu m’aimes !… Tu m’aimeras ?
Je ne la quittais pas des yeux. Je ne l’avais jamais vue dans un tel accès d’amour. C’était du délire, il est vrai, mais… Elle souriait malicieusement à mon regard passionné. Tout à coup, à brûle-pourpoint, elle se mit à parler de M. Astley ; elle répétait sans cesse : « Qu’il attende ! qu’il attende ! » et me demandait si je savais qu’il était là sous la fenêtre.
– Oui, oui, sous la fenêtre. Ouvre. Regarde. Il y est ?
Elle me poussait vers la fenêtre ; mais aussitôt que je faisais un mouvement pour me lever, elle éclatait de rire et recommençait à m’étreindre.
– Nous partirons, nous partirons demain, dit-elle tout à coup.
Elle resta songeuse.
– Qu’en penses-tu ? Atteindrons-nous la babouschka ? Qu’en penses-tu ? Je crois que nous la trouverons à Berlin. Que crois-tu qu’elle dise en nous voyant ? Et M. Astley ?… Ce n’est pas lui qui sauterait du haut du Schlagenberg ! Qu’en penses-tu ?
Elle se mit à rire.
– Écoute. Sais-tu où il ira l’été prochain ? Au pôle Nord ! pour des recherches scientifiques ! et il me proposait de l’accompagner ! Ha ! ha ! ha ! ha ! Il dit que nous autres Russes, nous ne savons rien par nous-mêmes, que nous ne sommes capables de rien et que nous devons tout aux Européens… Mais il est très bon. Il excuse le général. Il dit que Blanche… la passion… Enfin, je ne sais pas moi-même, le pauvre ! Je le plains !… Écoute, comment tueras-tu de Grillet ? As-tu pensé que je te laisserai te battre avec lui ? Mais tu ne tueras personne, pas même le baron. Oh ! que tu étais drôle avec le baron ! Je vous regardais tous les deux ; comme tu étais ridicule ! C’est que tu ne voulais pas y aller, il a fallu pourtant ! Ah ! que j’ai ri alors !
Et, tout en riant encore, elle se mit de nouveau à m’embrasser, à me serrer dans ses bras, reprise d’une crise de tendresse. Je ne pensais plus à rien, je n’entendais plus rien ; c’est alors que la tête me tourna…
…………………………………………
Il devait être sept heures du matin quand je revins à moi. Le soleil éclairait la chambre. Paulina était assise près de moi et me regardait étrangement, se détournant parfois pour regarder la table et l’argent.
J’avais mal à la tête. Je voulus prendre la main de Paulina, mais elle me repoussa et se leva. Elle s’approcha de la fenêtre, l’ouvrit et resta appuyée à la croisée pendant trois minutes. Je me demandais : que va-t-il arriver ? comment tout cela finira-t-il ? Tout à coup, elle revint à la table et, me regardant avec une haine extraordinaire, me dit, les lèvres tremblantes de colère :
– Eh bien, rends-moi maintenant mes cinquante mille francs.
– Paulina, encore ? encore ?
– Tu as peut-être réfléchi ? Ha ! ha ! ha ! Tu les regrettes déjà ?
Les vingt-cinq mille florins étaient encore en tas sur la table ; je les pris et les lui remis.
– Ils sont bien à moi, n’est-ce pas ? me demanda-t-elle avec une physionomie méchante.
– Mais ils étaient à toi dès que je les eus.
– Eh bien ! les voilà, tes cinquante mille francs !
Elle leva la main, me jeta avec force les liasses de billets en plein visage et sortit en courant.
…………………………………………
Je sais qu’elle était en ce moment comme folle, mais je ne puis comprendre cet accès de folie. Il est vrai que, maintenant encore, un mois après cette soirée, elle n’est pas guérie. Qu’est-ce qui l’avait mise en cet état ? Était-ce le regret d’être venue à moi ? Lui ai-je laissé voir trop de vanité de ce bonheur ? A-t-elle cru que je voulais, comme de Grillet, me délivrer d’elle en lui donnant cinquante mille francs ? Il n’en était rien, certes. Je pense que son amour-propre était pour beaucoup dans tout cela. C’est cet amour-propre qui la dissuada de me croire. Elle m’offensait sans se rendre exactement compte de son offense. Elle s’est vengée de De Grillet sur moi. Il est vrai que tout cela n’était que l’effet du délire, et que je n’aurais pas dû l’oublier. Peut-être ne me pardonnera-t-elle pas de l’avoir oublié, maintenant : mais alors, alors ? Son délire ne lui enlevait donc pas la conscience de ses actes ? Elle savait donc ce qu’elle faisait en venant chez moi avec la lettre de De Grillet ?
Je ramassai tant bien que mal tous les billets et le tas d’or ; je mis le tout dans mon lit, sous mon matelas, et, dix minutes après le départ de Paulina, je sortis. J’étais convaincu qu’elle était rentrée chez elle, et je voulais m’introduire furtivement chez eux et demander à la bonne comment allait la barichnia[10]. Quel ne fut pas mon étonnement quand j’appris de la bonne que Paulina n’était pas encore rentrée et que la bonne elle-même était sur le point de venir la chercher chez moi.
– À l’instant même, lui dis-je, à l’instant même elle vient de sortir de chez moi, ou plutôt il y a dix minutes ! Où peut-elle être ?
La bonne me regarda sévèrement.
Cependant, on ne parlait dans tout l’hôtel que de Paulina. On se chuchotait chez le majordome que la Fraulein[11] était sortie dès six heures du matin de l’hôtel et qu’elle avait couru nu-tête du côté de l’hôtel d’Angleterre. On savait donc qu’elle avait passé la nuit dans ma chambre ? Du reste, les cancans sur la famille du général ne tarissaient pas. On savait le général presque fou ; on se disait qu’il remplissait l’hôtel de ses larmes ; on disait aussi que la babouschka, sa mère, était venue exprès de Russie pour l’empêcher d’épouser mademoiselle de Comminges, qu’elle l’avait déshérité parce qu’il n’avait pas voulu céder, et qu’elle avait perdu tout son argent exprès à la roulette.
– Diese Russen[12] ! répétait le majordome avec indignation en hochant la tête.
D’autres riaient. Le majordome préparait sa note. On savait aussi mon gain de la veille. Karl, le domestique de mon étage, me félicita le premier. Mais tout cela m’était égal. Je me mis à courir vers l’hôtel d’Angleterre.
Il était trop tôt ; M. Astley ne recevait personne. Quand on lui fit savoir qui le demandait, il sortit dans le corridor, vint silencieusement à ma rencontre et fixa sur moi son regard lourd, attendant ce que j’avais à lui dire. Je lui parlai aussitôt de Paulina.
– Elle est malade, répondit-il sans me regarder en face.
– Elle est donc réellement chez vous ?
– Oui, oui, chez moi.
– Mais comment ?… Vous avez l’intention de la garder chez vous ?
– Oui, oui, j’y suis disposé.
– Monsieur Astley ! mais c’est un scandale ! Cela ne se peut pas. De plus, elle est très malade ; vous avez dû vous en apercevoir.
– Oui, oui, je l’ai vu ; je vous ai déjà dit qu’elle est malade. Si elle n’était pas malade, elle n’aurait pas passé la nuit chez vous.
– Vous savez donc aussi cela ?
– Je le sais. Elle devait venir hier chez moi ; je l’aurais conduite chez ma parente. Mais elle était malade ; elle s’est trompée, et c’est pourquoi elle est allée chez vous.
– Voyez-vous cela ! Eh bien, je vous félicite, monsieur Astley. Vous me donnez même une idée. N’est-ce pas vous qui avez passé la nuit sous ma fenêtre ? Miss Paulina m’a forcé, la nuit, à ouvrir la fenêtre pour voir si vous n’étiez pas là. Elle riait beaucoup.
– Vraiment ? Non, je n’étais pas sous la fenêtre ; je l’attendais dans votre corridor, en me promenant.
– Mais il faut la soigner, monsieur Astley.
– Oh ! oui. J’ai déjà fait venir un médecin. Et si elle meurt, c’est vous qui me rendrez compte de sa mort !
Je restai muet de stupéfaction.
– Permettez, monsieur Astley, que dites-vous ?
– Est-il vrai que vous avez gagné hier deux cent mille thalers ?
– Pas tant ; cent mille florins.
– Vraiment ? Alors prenez le train de ce matin et partez pour Paris.
– Pourquoi ?
– Tous les Russes ne vont-ils pas à Paris dès qu’ils ont de l’argent ? dit M. Astley du ton d’un homme qui répète une phrase apprise par cœur.
– Mais que ferais-je à Paris maintenant ? Monsieur Astley, je l’aime ! Vous le savez déjà.
– Vraiment ? Je suis sûr que vous vous trompez. D’ailleurs, si vous restez ici vous perdrez certainement tout ce que vous avez gagné, et vous n’aurez plus de quoi aller à Paris. Mais, adieu ! Je suis convaincu que vous partirez aujourd’hui.
– Bon. Adieu ! Du reste, je n’irai pas à Paris. Réfléchissez, monsieur Astley, à ce qui va nécessairement se passer chez le général. Car, évidemment… cette aventure avec miss Paulina… Mais ça va être la fable de toute la ville !
– Oui, la fable de toute la ville. Quant au général, je crois qu’il a d’autres soucis. De plus, miss Paulina a le droit d’aller où bon lui semble. Quant à cette famille, il est permis de penser qu’elle est tout à fait dissoute.
Je partis en souriant à part moi de l’assurance qu’avait cet Anglais de mon prochain départ pour Paris.
« Pourtant il veut me tuer en duel si Paulina meurt. Quelle histoire ! »
Je plaignais Paulina. Mais je dois convenir que dès la veille, dès le moment où je m’étais assis à la table de jeu, mon amour avait été relégué au second plan. Je vois cela, maintenant ; mais alors les choses étaient loin d’être aussi claires. Suis-je donc vraiment un joueur ? Aimais-je donc… si étrangement Paulina ? Non, je le jure par Dieu, je l’aimais sincèrement. Je l’aime encore ! Mais… ici se place la plus singulière, la plus drôle de mes aventures.
…………………………………………
Je courais chez le général, quand une porte voisine de la sienne s’ouvrit et quelqu’un m’appela. C’était madame veuve Comminges qui m’appelait sur l’ordre de mademoiselle Blanche. J’entrai chez mademoiselle Blanche.
Son appartement se composait de deux pièces. Je l’entendis rire dans sa chambre à coucher. Elle se levait.
– Ah ! c’est lui ! ! Viens donc, bêta ! Est-il vrai que tu as gagné une montagne d’or et d’argent ?… J’aimerais mieux l’or[13].
– Oui, j’ai gagné, répondis-je en riant.
– Combien ?
– Cent mille florins.
– Bibi, comme tu es bête ! Mais viens donc ici, je n’entends rien. Nous ferons bombance, n’est-ce pas ?
J’entrai dans la chambre.
Elle était vautrée sous sa couverture de satin rose d’où sortaient ses épaules dorées, fermes, magnifiques, – de ces épaules qu’on voit seulement en rêve, – et sur lesquelles s’entr’ouvrait une chemise de fine dentelle ; – ce qui allait fort bien à son teint chaud.
– Mon fils, as-tu du cœur ? s’écria-t-elle en m’apercevant et en riant de plus belle.
Sa gaieté semblait même sincère !
– Tout autre que… – commençai-je en parodiant Corneille.
– Vois-tu ! vois-tu ! D’abord trouve-moi mes bas et aide-moi à les mettre. Ensuite, si tu n’es pas trop bête, je t’emmène à Paris. Tu sais que je pars à l’instant.
– À l’instant ?
– Dans une demi-heure.
En effet, les paquets étaient faits, les malles étaient bouclées. Le café servi depuis longtemps.
– Eh bien, veux-tu ? Tu verras Paris. Dis donc, qu’est-ce que c’est, un outchitel ? Tu étais bien bête quand tu étais outchitel. Où sont mes bas ? Allons, aide-moi donc !
Elle me montra un petit pied adorable, un pied de statue. Je me mis à rire et l’aidai à mettre un bas, tandis qu’elle restait au lit et continuait à bavarder.
– Eh bien ! que feras-tu si je t’emmène ? D’abord, je veux cinquante mille francs. Tu me les donneras à Francfort. Nous allons à Paris. Là, nous vivrons ensemble, et je te ferai voir des étoiles en plein jour. Tu verras des femmes telles que tu n’en as encore jamais vu. Écoute…
– Attends. Je te donne cinquante mille francs, soit ; mais alors que me restera-t-il ?
– Cent cinquante mille ! De plus, je reste avec toi, un mois, deux mois, je ne sais combien de mois !… Nous dépenserons pendant ces deux mois les cent cinquante mille francs, cela va sans dire. Tu vois, je suis bon enfant, et, je t’avertis d’avance, tu verras des étoiles !
– Comment ! nous dépenserons tout en deux mois ?
– Ça t’effraye. Ah ! vil esclave ! ne sais-tu donc pas qu’un mois de cette vie vaut mieux que toute ton existence ? Un mois ; et après, le déluge !… Mais tu ne peux comprendre. Va-t’en ! Tu ne vaux pas ce que je t’offre… Aïe ! que fais-tu ?
Je chaussais son second pied et, ne pouvant plus y tenir, je l’embrassais. Elle le retira prestement et m’en donna un coup en pleine figure. Là-dessus, elle me mit à la porte.
– Eh bien ! mon outchitel, je t’attends si tu veux. Dans un quart d’heure je pars, me cria-t-elle comme je m’en allais.
En rentrant chez moi, je me sentais comme étourdi. Était-ce ma faute si Paulina m’avait jeté mes billets de banque à la figure et m’avait préféré M. Astley ? Quelques-uns des billets traînaient encore à terre. Je les ramassai.
À ce moment, la porte s’ouvrit et le majordome lui-même apparut. Naguère, il ne me faisait pas même l’honneur d’un salut. Maintenant, il venait m’offrir l’appartement que le comte V… avait occupé et venait de quitter.
Je réfléchis quelques instants.
– Ma note ! m’écriai-je tout à coup. Je pars dans dix minutes.
« À Paris ? Soit, à Paris ! pensai-je. C’est probablement ma destinée. »
Un quart d’heure après, nous étions tous trois dans un wagon de famille, Blanche, la veuve Comminges et moi. Blanche riait aux éclats en me regardant. La veuve Comminges l’imitait, mais plus discrètement. J’étais le moins gai des trois. Ma vie se brisait là en deux parts ; mais j’avais pris, dès la veille, le parti de risquer tout l’avenir sur une carte. Peut-être étaient-ce cette fortune et cette bonne fortune inattendues qui submergeaient ma volonté. Peut-être, ne demandais-je pas mieux !… Il me semblait que le décor de la comédie de ma vie n’était d’ailleurs changé que pour peu de temps. Dans un mois, je serais de retour, et alors… et alors à nous deux, monsieur Astley ! Je me rappelle maintenant encore comme j’étais triste en ce moment ; ah ! profondément triste ! Et pourtant je tâchais de rire avec cette petite folle !…
– Mais que veux-tu encore ? Comme tu es bête ! criait-elle tout en riant. Eh bien ! oui, oui, nous allons les flamber, tes deux cent mille francs ! mais tu seras heureux comme un petit roi ! Je ferai moi-même le nœud de ta cravate et je te présenterai à Hortense. Et quand nous aurons tout dépensé, tu reviendras ici te refaire. Que t’ont dit les Juifs ? L’important, c’est d’être courageux, et tu l’es. Tu reviendras à Paris m’apporter de l’argent… plusieurs fois. Quant à moi, je veux cinquante mille francs de rente et alors…
– Et le général ? demandai-je.
– Le général ? Il va tous les jours me chercher un bouquet, à cette heure-ci, tu le sais bien ! Justement, aujourd’hui, je lui en ai demandé un des fleurs les plus rares. Quand il rentrera, il verra que le « bel oiseau », comme disait sa babouschka, s’est envolé. Parions qu’il nous suivra ? Ah ! ah ! ah ! Et j’en serai bien aise. Il me servira à Paris pendant qu’ici sa note sera soldée par M. Astley.
Et voilà comment je partis pour Paris !
Que dire de Paris ? Ce fut comme un délire. Je n’y vécus que trois semaines, durant lesquelles je dépensai mes cent mille francs. Les autres cent mille, je les avais donnés à Blanche en espèces sonnantes : cinquante mille à Francfort et cinquante mille, trois jours après, à Paris.
– Et les cent mille francs qui te restent, tu les mangeras avec moi, mon outchitel.
Elle m’appelait toujours son outchitel.
Il est difficile de s’imaginer une âme plus vénale et plus avare que celle de cette fille. Pour son propre argent, certes, elle en était peu prodigue. Quant à mes cent mille francs, elle me déclara catégoriquement, un beau jour, qu’elle en avait besoin pour son installation à Paris.
– De cette façon, dit-elle, je serai convenablement pourvue une fois pour toutes, et personne ne pourra plus entraver mes projets.
Du reste, c’était elle qui tenait la caisse, et de ces fameux cent mille francs je ne vis guère que l’ombre. Elle ne me laissait jamais garder sur moi plus de cent francs.
– Pour quoi faire, disait-elle, pourquoi veux-tu de l’argent dans ta poche ? Tu ne peux rien avoir à en faire !
Je ne discutais pas.
En revanche, elle dépensait cet argent sans compter pour son appartement. Quand nous y entrâmes, elle me dit solennellement :
– Vois ce que l’on peut faire quand on sait suppléer aux grands moyens par du goût et de l’économie !
Ce goût et cette économie valaient pourtant juste cinquante mille francs. Chevaux, voitures, bals, auxquels étaient invitées Hortense, Lisette, Cléopâtre (d’assez belles femmes), avaient pris l’autre moitié de mes cent mille francs. Pendant ces soirées, je jouais le rôle stupide de maître de maison, traitant avec politesse des marchands enrichis et idiots, de petits officiers d’une effronterie et d’une sottise intolérables, des écrivassiers misérables et des journalistes, qui, tous, vêtus de fracs à la mode, gantés à la couleur de la saison, me parurent plus fats que nos Pétersbourgeois, et pourtant… Ils essayèrent même, une fois, de s’amuser de moi ; mais je leur faussai compagnie, et en fus quitte pour aller faire un somme dans une chambre vide. Tout cela m’écœurait.
– C’est un outchitel, disait Blanche. Il a gagné deux cent mille francs, et sans moi il n’aurait pas su les dépenser. Dans quelques jours il redeviendra outchitel. Connaissez-vous une place qui lui convienne ? Il faut faire quelque chose pour lui !
Je buvais souvent du champagne, me sentant horriblement triste. Je vivais dans le plus bourgeois des mondes, où chaque sou était compté et pesé ! Blanche me détestait durant les quinze premiers jours, je m’en aperçus. Il est vrai qu’elle m’habillait en dandy et nouait elle-même ma cravate. Mais, entre quatre murs, elle ne me cachait pas son mépris. Je ne m’en souciais point. Ennuyé et morne, j’allais tous les jours au Château des Fleurs, où je m’enivrais régulièrement chaque soir et apprenais le cancan, qu’on danse très mal, soit dit en passant. J’y acquis un certain talent qui me valut de la célébrité.
Enfin, Blanche me comprit. Elle s’était imaginé que j’allais la suivre avec un crayon et du papier, pour noter combien elle dépensait, combien elle volait, et combien elle dépenserait ou volerait encore. Elle préparait des répliques pour chaque observation qu’elle attendait de moi, et comme je ne lui en faisais aucune, elle répliquait d’avance, parfois très violemment ; puis, voyant que je restais toujours silencieux, étendu sur la chaise longue et les yeux au plafond, elle fut profondément étonnée. Alors, cherchant l’explication de mon indifférence, elle l’attribua à la bêtise naturelle d’un outchitel, et elle cessa ses explications, pensant qu’elle chercherait vainement à me faire comprendre des choses qui dépassaient mon intelligence. Et elle me quittait, pour revenir dix minutes après.
Ces scènes demi-muettes commencèrent quand elle changea son attelage contre un plus beau qui coûtait seize mille francs.
– Eh bien ! bibi, tu ne te fâches donc pas ?
– Non ; tu m’ennuies ! disais-je en appuyant sur chaque syllabe.
Mais cela lui parut si curieux qu’elle s’assit auprès de moi.
– Vois-tu, ce qui m’a décidée, c’est que c’est une occasion. On peut revendre l’attelage pour vingt mille francs.
– Je te crois, je te crois. Les chevaux sont admirables ; ça te fait une très jolie sortie. Et puis, assez là-dessus !
– Alors, tu ne te fâches pas ?
– Et pourquoi me fâcherais-je ? Tu fais très bien de te pourvoir des choses qui te sont nécessaires. Tout cela te servira plus tard. Il faut que tu aies l’air de dépenser les rentes d’un million pour pouvoir en gagner le capital. Nos cent mille francs ne sont que le commencement, une goutte dans la mer.
Blanche ne s’attendait pas à de tels raisonnements. Elle tombait des nues.
– Comment ! c’est toi qui me dis ça ? Mais tu as donc de l’esprit ! Sais-tu, mon garçon ? tu n’es qu’un outchitel, mais tu aurais dû naître prince. Tu ne regrettes donc pas que l’argent ait été si vite dépensé ?
– Ah ! qu’il s’en aille plus vite encore !
– Mais… sais-tu ?… mais, dis donc, tu es donc riche ? Sais-tu ? tu méprises tout de même trop l’argent. Que feras-tu ensuite, hein ?
– Après ? J’irai à Hombourg, et je gagnerai encore cent mille francs.
– Oui, oui, c’est ça, c’est magnifique. Je suis convaincue que tu les gagneras… et que tu les apporteras ici !… Dis donc, mais je finirai par t’aimer pour tout de bon ! Puisque tu es ainsi, je t’aimerai et je te promets de ne pas te faire une seule infidélité. Vois-tu, je ne t’aimais pas jusqu’à présent, parce que je croyais que tu n’étais qu’un outchitel, quelque chose comme un laquais, n’est-ce pas ? Et, pourtant, je t’ai toujours été fidèle parce que je suis bonne fille.
– Tu mens ! et Albert, ce petit officier basané ?… je l’ai bien vu.
– Oh ! oh ! mais tu es…
– Allons ! allons ! ne mens pas. Crois-tu donc que je me fâche pour si peu ? Je m’en moque. Je ne pouvais pas le chasser ; tu le connaissais avant que nous nous fussions vus, et tu l’aimes. Seulement, ne lui donne pas d’argent, entends-tu ?
– Alors, tu ne te fâches pas pour cela non plus ? Mais tu es un vrai philosophe, sais-tu, un vrai philosophe ! s’écria-t-elle toute transportée. Eh bien ! je t’aimerai, je t’aimerai, tu verras, tu seras content…
Et, en effet, de ce moment elle s’attacha véritablement à moi, amoureusement, et ainsi se passèrent nos dix derniers jours.
Je ne m’étendrai pas là-dessus. Ce serait tout un autre roman, que je ne veux pas écrire ici.
Je ne songeais plus qu’à en finir le plus vite possible. Nos cent mille francs durèrent donc un mois, ce qui ne laissa pas que de m’étonner, car, Blanche en ayant dépensé quatre-vingt mille pour elle-même, il n’en restait que vingt mille pour la vie. Blanche, qui, vers la fin, était presque sincère avec moi, – du moins sur certaines questions, – m’avoua que les dettes qu’elle avait dû faire ne seraient pas à ma charge.
– Je n’ai pas voulu te faire payer toutes les notes, me dit-elle ; j’ai eu pitié de toi. Remarque bien qu’une autre n’aurait pas eu tant de scrupules, et que tu serais à cette heure en prison. Tu vois bien que je t’aime et que je suis bonne. Mais, que ce maudit mariage va me coûter !
En effet, il y avait un mariage à l’horizon. Cela survint à la fin du mois, et je pense que c’est là que passa le reste de mon argent. C’est alors que je donnai formellement ma démission.
Voici comment.
Une semaine après notre installation à Paris, le général arriva. Il se présenta aussitôt chez Blanche et n’en sortit plus guère, quoiqu’il eût quelque part un petit appartement. Blanche l’accueillit avec joie, riant et criant, et se jeta même à son cou. Elle ne le lâcha plus. Il la suivait partout, au Bois, au boulevard, au théâtre, chez ses amis. C’était un emploi que le général pouvait encore tenir. Il était présentable, convenable, d’une taille au-dessus de la moyenne, avec des favoris teints et ses grandes moustaches de cuirassier. D’excellentes manières d’ailleurs ; il portait très congrûment le frac et exhibait toutes ses décorations. Enfin, un tel cavalier était très bon à montrer au boulevard, très bon et très recommandable. Ce pauvre homme ne se tenait pas de joie, car il ne comptait guère sur un tel accueil ; il était dans un perpétuel transport de félicité fébrile que je me gardais bien de troubler. – Notre départ de Roulettenbourg l’avait laissé comme fou. On l’avait condamné à un traitement rigoureux ; mais, un beau jour, il s’échappa : servir de laquais à Blanche était pour lui le seul traitement efficace. Toutefois, les symptômes de son mal persistèrent encore longtemps après. Je pus m’en apercevoir durant les longues heures que je passai avec lui quand Blanche disparaissait pour tout un jour. (On l’eût retrouvée chez Albert.) Il jetait autour de lui d’étranges regards, comme s’il cherchait quelque chose. Mais, n’apercevant rien, il perdait le souvenir de ce qu’il désirait et tombait en torpeur jusqu’au moment où Blanche, gaie, vive, vêtue à miracle, apparaissait, après s’être annoncée par un frais éclat de rire. Elle courait à lui, le secouait, et même l’embrassait, – cela, toutefois, rarement.
Elle plaidait ensuite devant moi la cause du « bon homme » ; elle était même, je vous jure, très éloquente. Elle me rappelait que c’était pour moi qu’elle avait quitté le général, qu’elle était depuis longtemps sa fiancée, qu’elle s’était engagée à lui par serment, qu’il avait abandonné sa famille pour elle, qu’enfin j’étais son ancien serviteur, que je ne devais pas l’oublier, que je devais avoir honte… Je gardais le silence, je me mettais à rire, et tout finit par là ; c’est-à-dire qu’elle me crut d’abord sot, puis elle s’arrêta à la pensée que j’étais bon et d’humeur très coulante. En un mot, je sus mériter la bienveillance de cette respectable fille. Une bonne fille, d’ailleurs, en vérité, – à un certain point de vue. Je l’avais d’abord mal comprise.
– Tu es un homme intelligent et bon, me disait-elle vers la fin, et… et… je regrette seulement que tu sois si sot ; tu n’auras jamais rien. Un vrai Russe, quoi, un Kalmouk !
Elle me chargea plusieurs fois de promener le général, à peu près comme on l’ordonne à un laquais en livrée. Je menais donc le « bon homme » au théâtre, au bal Mabille, au restaurant. Blanche me donnait pour cela de l’argent. Pourtant, le général n’en manquait pas et aimait fort à étaler son portefeuille devant les gens. Peu s’en fallut, un jour, que je ne dusse employer la force pour l’empêcher d’acheter une broche de sept cents francs qu’il avait vue au Palais-Royal et qu’il voulait, coûte que coûte, offrir à Blanche. Qu’était-ce pour elle qu’une broche de sept cents francs ? Le général ne possédait pas plus de mille francs, et je ne sais même d’où cet argent lui venait. La générosité de M. Astley était l’explication la plus plausible, d’autant plus qu’il avait pu payer à l’hôtel la note du général. La conduite du « bon homme » à mon égard était de nature à me faire croire qu’il ne soupçonnait même pas mes relations avec Blanche. Je suppose qu’il s’expliquait ma présence chez elle en m’attribuant quelque emploi, comme de secrétaire particulier, voire de domestique. Il me traitait de haut, et même me réprimandait de temps en temps.
Un matin, à l’heure du café, il nous fit rire aux larmes, Blanche et moi. Il n’était pas susceptible, à son ordinaire ; mais, ce matin-là, il se fâcha contre moi, je ne sais pas encore pourquoi, et j’imagine qu’il ne le savait pas davantage lui-même. Brusquement, il se mit à proférer des paroles incohérentes, me traitant de gamin, disant qu’il m’apprendrait à vivre, etc. Blanche riait à se tordre. Enfin, on réussit à le calmer, et on l’emmena se promener. Depuis quelque temps, je le voyais triste, et j’avais le sentiment que, même quand Blanche était là, quelque chose ou quelqu’un lui manquait. Des mots lui échappaient où revenait le nom de sa femme. J’essayais alors de lui parler de ses enfants ; mais il se dérobait aussitôt à la conversation.
– Les enfants… oui… vous avez raison…
Un soir, pourtant, il fut expansif.
– Ces malheureux enfants ! me dit-il tout à coup. Oui, monsieur, il faut les plaindre ! Malheureux enfants ! répéta-t-il plusieurs fois encore durant la soirée.
Un jour, je lui parlai de Paulina. Il devint subitement furieux.
– C’est une ingrate ! s’écria-t-il, une méchante et une ingrate, la honte de notre famille ! S’il y avait des lois, je l’aurais réduite, oui, oui, je l’aurais soumise !
Quant à de Grillet, il ne voulait même pas entendre parler de lui.
– Il m’a perdu ! il m’a volé ! Il m’a égorgé ! Ç’a été mon cauchemar pendant deux années entières. C’était… c’était… Oh ! ne m’en parlez jamais.
Je m’aperçus qu’une intimité s’établissait entre Blanche et lui ; d’ailleurs, elle m’en parla elle-même, huit jours avant notre séparation.
– Il a de la chance, me disait-elle. La babouschka est, cette fois-ci, réellement malade et va mourir. M. Astley vient de le lui télégraphier, il est le seul héritier. N’eût-il pas même cet héritage, je l’épouserais quand même. Il a toujours sa pension ; il vivra dans une chambre à côté de la mienne et sera tout à fait heureux. Moi, je serai « madame la générale ». Je serai reçue dans le grand monde (c’était son rêve), je deviendrai plus tard une pomestchitsa[14] russe. J’aurai un château, des moujiks, sans compter mon million.
– Et s’il devient jaloux, s’il exige… Dieu sait quoi, tu comprends ?
– Oh ! non ; il n’osera. D’ailleurs, n’aie pas peur, j’ai pris mes précautions. Je l’ai déjà forcé de signer plusieurs billets au nom d’Albert. À la moindre peccadille, je saurais comment le punir. Mais non, il n’osera même pas.
– Eh bien ! épouse-le…
On célébra le mariage sans aucune solennité, en famille, sans bruit. On invita Albert et quelques amis. Hortense et Cléopâtre n’en étaient pas. Le fiancé paraissait très content de lui. Blanche lui noua elle-même sa cravate, le coiffa, le pommada, et, avec son habit de gala et son gilet blanc, il était très comme il faut.
– Très comme il faut, il est tout à fait bien, me déclara Blanche en sortant de la chambre du général, comme si cela l’étonnait elle-même.
Je m’intéressais si peu à tous ces détails, dont j’étais le spectateur distrait, que j’en ai presque perdu le souvenir. Je me rappelle seulement que Blanche ne s’appelait pas du tout de Comminges, que sa mère n’était pas du tout veuve Comminges. Son vrai nom était du Placet. Pourquoi de Comminges et pas du Placet ? Je l’ignore encore. Quant au général, cette révélation le combla de joie, et du Placet lui parut infiniment plus joli que de Comminges. Dans la matinée du jour du mariage, déjà tout habillé, il se promenait devant la cheminée du salon en se répétant : Mademoiselle Blanche du Placet ! À l’église, à la mairie, chez lui, ce n’était plus du bonheur qui éclatait sur son visage, c’était de l’orgueil. Tous deux semblaient transformés. Blanche avait aussi une dignité toute particulière.
– Il faut que je me compose un maintien tout nouveau, me disait-elle très sérieusement. Mais, vois-tu, je ne peux pas encore prononcer correctement mon nom, le nom de mon mari : Zagoriansky Zagoriansky. Madame la générale de Zago… Zago… Diable de nom russe ! Enfin, madame la générale a quatorze consonnes ! Comme c’est agréable, n’est-ce pas ?
Enfin, nous nous séparâmes, et Blanche, cette stupide Blanche, avait presque les larmes aux yeux en me faisant ses adieux.
– Tu as été bon enfant, me disait-elle en pleurant. Je te croyais bête, et tu en avais l’air, mais ça te va.
Et, en me serrant une dernière fois la main, elle s’écria : « Attends ! » Elle courut dans son boudoir, et, un instant après, elle m’apporta deux billets de mille francs. Je ne l’aurais pas crue capable de cela.
– Ça te servira. Tu es peut-être un très savant outchitel, mais tu es si bête ! Je ne veux pas te donner davantage, tu jouerais… Adieu ! nous serons toujours bons amis, et si tu gagnes de nouveau, viens chez moi, et tu seras heureux.
Il me restait encore cinq cents francs, une magnifique montre de mille francs, des boutons de chemise en diamant et quelques bijoux. J’aurais pu vivre quelque temps sans souci.
Je sais où trouver M. Astley, je vais à sa rencontre. Il m’apprendra tout lui-même. Et puis j’irai directement à Hombourg. Peut-être l’année prochaine passerai-je une saison à Roulettenbourg ; mais on dit qu’il n’est pas bon de courir deux fois la chance à la même table.
Voilà un an et six mois que je n’ai pas touché à ces notes. Aujourd’hui, triste et chagrin, je les rouvre pour me désennuyer ; je les relis, çà et là…
Comme j’avais le cœur léger en écrivant les derniers feuillets ! Du moins, sinon léger, j’avais le cœur plein d’espoir, de confiance. Voilà dix-huit mois de passés et qui me laissent plus misérable qu’un mendiant. Je suis perdu. Mais trêve de morale, il n’est plus temps.
– Les gens peuvent me mépriser ; s’ils savaient combien mieux qu’eux je comprends l’horreur de ma situation, ils m’épargneraient leur morale. Que la roue fasse en ma faveur un tour, un seul, les mêmes moralistes viendront me féliciter. Hé ! je puis ressusciter demain !
Je suis donc allé à Hombourg, mais… Puis à Roulettenbourg, à Spa, à Bade, où j’accompagnais le conseiller Hinze en qualité de subalterne. Le pire des gredins, ce conseiller. Subalterne ! ah ! ah ! Valet ! j’ai été valet, durant cinq mois, aussitôt après ma sortie de prison. Car j’ai été en prison, à Roulettenbourg, pour dettes. Un inconnu m’a racheté. Qui est-ce ? M. Astley ? Paulina ? Je ne sais. Mais les deux cents thalers que je devais se trouvèrent payés, et j’étais libre. Que pouvais-je faire ? Je me suis engagé chez Hinze. C’est un jeune homme frivole, paresseux ; mes talents lui étaient précieux, car je sais parler et écrire trois langues. J’étais d’abord quelque chose comme secrétaire à trente florins par mois ; mais j’ai fini par descendre au grade de laquais. Il n’avait plus les moyens d’entretenir un secrétaire, et il réduisait mes appointements. Ne sachant que faire, je dus rester malgré tout. En sept mois, j’ai amassé chez lui soixante-dix florins. Un soir, à Bade, je lui appris que j’allais le quitter, et, le soir même, j’allais à la roulette. Oh ! comme mon cœur battait ! Non, ce n’était pas l’argent que je désirais. Ce que je voulais, c’était me venger de toutes les humiliations que m’avaient infligées les grandes dames de Bade, et les majordomes, et ce Hinze. Je voulais les voir tous s’agenouiller devant mon succès. Rêves ! songes puérils ! Qui sait ? Peut-être rencontrerai-je Paulina et lui prouverai-je que je suis supérieur à tous ces hasards de ma destinée… Oh ! avec quels serrements de cœur j’écoutais les cris des croupiers : « Trente et un !… Pair ! Passe ! Manque !… » Avec quelle avidité je regardais la table de jeu, couverte de louis d’or, de frédérics d’or ; les thalers, les petits monceaux d’or quand ils s’écroulaient sous le râteau du croupier, brillants comme du feu !
Oh ! ce soir-là, en portant mes soixante-dix florins à la table de jeu, je savais que la date était pour moi importante. J’ai une préférence superstitieuse pour « passe ». Je mis donc dix florins sur « passe », et je les perdis. Il m’en restait soixante en monnaie d’argent. Je jetai mon dévolu sur le zéro, et pontai cinq florins. À la troisième mise, le zéro sortit ; je faillis mourir de joie en recevant cent soixante-quinze florins. J’étais moins heureux le fameux soir où j’en gagnai cent mille. Je mis aussitôt cent florins sur le rouge. Je gagnai. Deux cents sur le rouge. Je gagnai. Tous les quatre cents sur le noir. Je gagnai. Tous les huit cents sur « manque ». Je gagnai. Au total, j’avais mille sept cents florins en moins de cinq minutes. Oui, à ces moments-là, on oublie tous les insuccès passés… J’avais risqué ma vie, j’avais gagné, j’étais de nouveau un homme.
Je louai une chambre, je m’enfermai, et, jusqu’à trois heures du matin je restai debout, occupé à compter mon argent.
Je me réveillai homme libre.
Je décidai d’aller à Hombourg, où je n’avais jamais été ni domestique ni prisonnier.
Quelques instants avant de partir, je me rendis à la roulette pour ponter deux fois seulement, et je perdis quinze cents roubles. Je partis néanmoins, et voilà deux mois que je suis à Hombourg…
Je vis dans la fièvre. Je joue de très petites mises ; j’attends quelque événement qui ne vient pas. Je passe des journées entières près de la table de jeu et j’observe. Je joue même en rêvant. Je suis toujours comme engourdi ; j’en ai pu juger surtout par l’impression que j’ai produite sur M. Astley.
Nous nous sommes rencontrés par hasard.
Je marchais dans le jardin, calculant qu’il me restait cinquante florins et que je ne devais rien à l’hôtel où j’occupais un cabinet. Je puis donc aller au moins une fois à la roulette, me disais-je. Si je gagne, je pourrai continuer le jeu ; si je perds, il faudra m’engager comme domestique ou comme outchitel. Tout en rêvant à ces ennuis, je traversai la forêt et passai dans la principauté voisine. Il m’arrivait de marcher ainsi quatre heures de suite, et je revenais à Hombourg, harassé et affamé. Tout à coup, j’aperçus M. Astley qui me faisait signe de venir. Il était assis sur un banc. Je pris place auprès de lui. Il avait l’air préoccupé, ce qui diminua la joie que j’avais de le revoir.
– Vous étiez donc ici ? Je pensais bien vous rencontrer, me dit-il. Ne vous donnez pas la peine de me raconter votre vie durant ces dix-huit mois ; je la connais.
– Bah ! Vous espionnez donc vos amis ? Au moins, vous ne les oubliez pas… Ne serait-ce pas vous qui m’auriez libéré de prison à Roulettenbourg ?
– Non. Oh ! non. Je sais pourtant que vous avez été en prison pour dettes.
– Vous devez donc savoir qui m’a racheté.
– Non, je ne puis pas dire que je sache qui vous a racheté.
– C’est étrange. J’ai pourtant peu d’amis parmi les Russes. Et encore, n’est-ce qu’en Russie qu’on voit les orthodoxes se racheter entre eux ; mais ils ne le feraient pas à l’étranger. J’aurais plutôt cru à la fantaisie de quelque original Anglais.
M. Astley m’écoutait avec étonnement. Il semblait s’attendre à me trouver plus triste et plus abattu.
– Je ne vous félicite pas d’avoir conservé votre indépendance d’autrefois, reprit-il sur un ton désagréable.
– Vous préféreriez me voir plus humble, dis-je en riant.
Il ne comprit pas d’abord, puis, ayant saisi ma pensée, il sourit.
– Votre observation me plaît. Je reconnais mon ancien ami, si intelligent, si vif et un peu cynique. Il n’y a que les Russes pour réunir des qualités aussi contradictoires. Vous avez raison, l’homme aime toujours à voir son meilleur ami humilié devant lui, et c’est sur cette humiliation que se fondent les plus solides amitiés. Eh bien ! exceptionnellement, je suis enchanté de vous voir si courageux. Dites-moi, ne voulez-vous pas renoncer au jeu ?
– Oh ! je l’enverrai au diable dès que…
– Dès que… vous aurez gagné une fortune ? Vous l’avez dit malgré vous, et c’est bien votre sentiment. Dites-moi encore, vous n’avez rien en tête que le jeu ?
– Non… rien…
Il m’examina curieusement. Je n’étais au courant de rien ; je ne lisais pas les journaux et n’ouvrais jamais un livre.
– Vous êtes engourdi, remarqua-t-il. Vous vous êtes désintéressé de la vie sociale, des devoirs humains, de vos amitiés, – car vous en aviez, – et vous avez même abandonné vos souvenirs. Je me rappelle le temps où vous étiez dans toute l’intensité de votre développement vital. Eh bien, je suis sûr que vous avez oublié vos meilleures impressions d’alors. Vos rêves d’aujourd’hui ne vont pas plus loin que rouge et noir, j’en suis sûr.
– Assez, monsieur Astley, assez, je vous en prie ; ne me rappelez pas mes souvenirs, m’écriai-je avec rage. Sachez que je n’ai rien oublié. J’ai seulement chassé de ma mémoire le passé jusqu’au moment où ma situation aura changé, et alors, alors… alors vous verrez un ressuscité !
– Vous serez encore ici dans dix ans ; je vous offre d’en faire le pari, et, si je perds, je vous le payerai ici même, sur ce banc.
– Pour vous prouver que je n’ai pas tout oublié, permettez-moi de vous demander où est maintenant mademoiselle Paulina. Si ce n’est pas vous qui m’avez racheté, c’est certainement elle, et voilà longtemps que je suis sans nouvelles à son sujet.
– Non, je ne crois pas que ce soit elle qui vous ait racheté. Elle est maintenant en Suisse, et vous me ferez plaisir en cessant de me questionner sur mademoiselle Paulina, dit-il d’un ton ferme et légèrement irrité.
– Cela signifie qu’elle vous a blessé aussi, m’écriai-je en riant malgré moi.
– Mademoiselle Paulina est la plus honnête et la meilleure personne qui soit au monde. Je vous le répète, cessez vos questions. Vous ne l’avez jamais connue, et son nom prononcé par vous offense tous mes sentiments.
– Ah !… Vous avez tort. Jugez vous-même : de quoi parlerions-nous, si ce n’est d’elle ? Elle est le centre de tous nos souvenirs. Je vous demande seulement ce qui concerne… pour ainsi dire, la position… extérieure de mademoiselle Paulina, et cela peut se dire en deux mots.
– Soit ! à condition que ces deux mots vous suffiront. Mademoiselle Paulina a été longtemps malade. Elle n’est pas même encore guérie. Elle a vécu pendant quelque temps avec ma mère et ma sœur dans le nord de l’Angleterre. Il y a six mois, la babouschka, – vous vous rappelez cette folle ? – est morte en lui laissant sept mille livres. Elle voyage maintenant avec la famille de ma sœur, qui est mariée. Son frère et sa sœur sont aussi avantagés par le testament et font leurs études à Londres. Le général est mort il y a un mois, à Paris, d’une attaque d’apoplexie. Sa femme le traitait à merveille, mais avait fait passer à son propre nom toute la fortune de la babouschka. Voilà.
– Et de Grillet ? Voyage-t-il aussi en Suisse ?
– Non. De Grillet est je ne sais où. De plus, une fois pour toutes, je vous en préviens, évitez ces allusions et ces rapprochements tout à fait dépourvus de noblesse ; autrement vous auriez affaire à moi.
– Comment ! malgré nos anciennes relations amicales ?
– Oui.
– Mille excuses, monsieur Astley ; mais permettez pourtant. Il n’y a là rien d’offensant. Je ne fais aucune allusion malséante. D’ailleurs, comparer ensemble une jeune fille russe et un Français est impossible.
– Si vous ne rappelez pas à dessein le nom de De Grillet en même temps que… l’autre nom, je vous prie de m’expliquer ce que vous entendez par l’impossibilité de cette comparaison. Pourquoi est-ce précisément d’un Français et d’une jeune fille russe que vous parlez ?
– Vous voyez ! Vous voilà intéressé. Mais le sujet est trop vaste, monsieur Astley. La question est plus importante qu’on ne pourrait le croire au premier abord. Un Français, monsieur Astley, c’est une forme belle, achevée. Vous, en votre qualité d’Anglo-Saxon, vous pourrez n’en pas convenir, – pas plus que moi en qualité de Russe, – par jalousie, peut-être. Mais nos jeunes filles peuvent avoir une autre opinion. Vous pouvez trouver Racine parfumé, alambiqué, et vous ne le lirez même peut-être pas. Je suis peut-être de votre avis. Peut-être le trouverons-nous même ridicule. Il est pourtant charmant, monsieur Astley, et, que nous le voulions ou non, c’est un grand poète. Les Français, – que résument les Parisiens, – avaient déjà des élégances et des grâces quand nous étions encore des ours. La Révolution a partagé l’héritage de la noblesse au plus grand nombre. Il n’y a pas aujourd’hui si banal petit Français qui n’ait des manières, de la tenue, un langage et même des pensées comme il faut, sans que ni son esprit ni son cœur y aient aucune part. Il a acquis tout cela par hérédité. Or il est peut-être par lui-même vil parmi les plus vils. Eh bien ! monsieur Astley, apprenez qu’il n’y a pas au monde d’être plus confiant, plus intelligent et plus naïf qu’une jeune fille russe. De Grillet, se montrant à elle sous son masque, peut la séduire sans aucune peine. Il a la grâce des dehors, et la jeune fille prend ces dehors pour l’âme elle-même, et non pour une enveloppe impersonnelle. Les Anglais, pour la plupart, – excusez-moi, c’est la vérité, – sont gauches, et les Russes aiment trop la beauté, la grâce libre, pour se passer de ces qualités. Car il faut de l’indépendance morale pour distinguer la valeur du caractère personnel ; nos femmes, et surtout nos jeunes filles, manquent de cette indépendance, et, dites-moi, quelle expérience ont-elles ? Mademoiselle Paulina a dû pourtant beaucoup hésiter avant de vous préférer ce gredin de De Grillet. Elle peut être votre amie, vous accorder toute sa confiance, mais le gredin régnera toujours. Elle conservera son amour même par entêtement, par orgueil ; le gredin restera toujours un peu, pour elle, le marquis plein d’affable élégance, libéral, et que sa demi-ruine parait d’une grâce de plus. On a pu depuis percer à jour le faux bonhomme ; qu’importe ? Elle tient à l’ancien de Grillet, il vit encore pour elle, et elle le regrette d’autant plus qu’il n’a existé que pour elle. Vous possédez une fabrique de sucre, monsieur Astley ?
– Oui, je fais partie d’une entreprise de raffinerie, Lovel et Cie.
– Eh bien ! vous voyez, monsieur Astley, d’un côté un raffineur, de l’autre Apollon du Belvédère. Moi, je ne suis pas même un raffineur. Je suis un joueur à la roulette, j’ai été domestique. (Mademoiselle Paulina doit en être informée, car je vois qu’elle a une très bonne police.)
– Vous êtes irrité, me répondit monsieur Astley avec le plus grand calme. Vos saillies sont sans originalité.
– J’en conviens ; mais, mon noble ami, n’est-ce pas précisément ce qu’il y a de plus affreux, que ces clichés si vieux, si vieux, soient encore vrais ? Nous n’avons donc, nous autres gens modernes, rien inventé !
– Voilà des paroles ignobles… ; car, car… sachez, dit M. Astley, d’une voix tremblante et les yeux étincelants, sachez donc, ingrat, malheureux, homme perdu que vous êtes ! sachez que je suis venu à Hombourg exprès, parce qu’elle m’a chargé de vous voir, de vous entretenir longuement et sincèrement, et prié de lui communiquer vos pensées et vos espérances et… et vos souvenirs.
– Vraiment ! vraiment ! m’écriai-je.
Des larmes brûlantes coulaient de mes yeux ; je ne pouvais les retenir. Il me semblait que c’étaient mes premières larmes.
– Oui, malheureux, elle vous aimait, et je puis vous le révéler, car vous êtes un homme perdu. J’aurais beau vous dire qu’elle vous aime encore, vous resterez ici cependant ! Oui, vous êtes perdu ! Vous aviez certaines facultés rares, un caractère vif. Vous étiez un homme de valeur. Vous auriez pu être utile à votre patrie, qui a tant besoin d’hommes ! Mais vous resterez ici ; votre vie est finie. Je ne vous en fais pas un crime : à mon avis, tous les Russes sont comme vous. Ce n’est pas toujours la roulette qui les perd ; mais qu’importe le moyen ? Les exceptions sont rares. Vous n’êtes pas le premier à ne pas comprendre la loi du travail. La roulette est le jeu des Russes par excellence. Jusqu’ici vous étiez honnête, vous préfériez servir que voler. Mais votre avenir m’épouvante. Assez et adieu ! Vous avez probablement besoin d’argent. Voilà dix louis d’or, allez les jouer. Prenez… Adieu… Prenez donc !
– Non, monsieur Astley ; après tout ce que vous venez de me dire…
– Prenez ! s’écria-t-il. Je suis convaincu que vous êtes encore honnête, et je vous fais cette offre comme peut la faire un ami à un véritable ami. Si j’étais sûr que vous renoncerez au jeu et que vous retournerez dans votre patrie, je vous donnerais immédiatement mille livres pour le commencement de votre carrière. Mais non, mille livres ou dix louis sont aujourd’hui pour vous la même chose. Vous les perdrez en tout cas. Prenez, et adieu.
– Je les prends à condition que vous me permettrez de vous embrasser avant de vous quitter.
– Oh ! cela, avec plaisir.
Nous nous embrassâmes, et M. Astley partit.
Non, il a tort. Si j’ai parlé de Paulina et du petit Français sans assez de mesure, il en a tout à fait manqué en parlant des Russes. Je ne m’offense pas personnellement de ce qu’il m’a dit… Du reste, tout cela, ce ne sont que des paroles, des paroles… Il faut agir. Le principal est de courir en Suisse. Demain même… Oh ! si je pouvais partir tout de suite, me régénérer, ressusciter ! Il faut leur prouver que… Il faut que Paulina le sache, je puis être encore un homme. Il faut seulement… Aujourd’hui, il est déjà trop tard, mais demain… Oh ! j’ai le pressentiment, – et il n’en peut être autrement… – J’ai quinze louis, et j’avais commencé avec quinze florins ! Si je me conduis avec prudence, et je ne suis plus un enfant, il ne se peut… Ah ! je ne comprends donc pas moi-même que je suis perdu ! Mais qui m’empêche de me sauver ? De la raison, de la patience, et je suis sauvé… Je n’ai qu’à tenir bon une fois, et, en une heure, je puis changer ma destinée. Il faut avoir du caractère, c’est l’important…
Ah ! oui ! j’ai eu du caractère, cette fois !… J’ai perdu, cette fois, tout ce que possédais…
Je sors de la gare et je retrouve, dans mon gousset, encore un florin. J’ai donc de quoi dîner, pensai-je. Et je n’avais pas fait cent pas que je retournais au salon de jeu. Je mis mon florin sur « manque », et vraiment il y a quelque chose de particulier en ceci : un homme seul, loin de son pays natal, loin de ses amis, sans savoir s’il mangera aujourd’hui, risque son dernier florin, le dernier des derniers ! J’ai gagné, et, vingt minutes après, je sortais avec cent soixante-dix florins dans ma poche. C’est un fait ! Voilà mon dernier florin ! Et que serais-je devenu si j’avais manqué de courage ?…
Demain, demain, tout finira…
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :
Ebooks libres et gratuits
http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits
Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/
—
Juin 2005
—
– Dispositions :
Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…
– Qualité :
Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.
Votre aide est la bienvenue !
VOUS POUVEZ NOUS AIDER
À FAIRE CONNAÎTRE
CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.
[1] Précepteur.
[2] Pane : « monsieur », en polonais.
[3] Monnaie autrichienne.
[4] Diminutif injurieux pour : Français.
[5] Féminin de pomiestchik, propriétaire terrien.
[6] Fon, prononciation figurée de von, particule nobiliaire des Allemands.
[7] Dicton russe.
[8] Les domestiques russes parlent toujours de leur maître au pluriel.
[9] Seize livres.
[10] Fille de barine.
[11] Jeune fille.
[12] Ces Russes !
[13] En français dans le texte.
[14] Féminin de pomestchik, seigneur terrien.