Arthur Conan Doyle

 

 

 

CONTES D’AVENTURES

 

 

 

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Table des matières

 

LES DÉBUTS DU BIMBASHI JOYCE.. 3

LE MÉDECIN DU GASTER FELL.. 11

Une arrivée inattendue à Kirkby Malhouse. 11

Comment je partis pour le Gaster Fell 13

La villa grise du vallon. 19

Un visiteur nocturne. 23

SCÈNES DE BORROW... 27

L’HOMME D’ARKHANGELSK.. 38

LE GRAND MOTEUR BROWN-PERICORD.. 54

LA CHAMBRE SCELLÉE.. 62

À propos de cette édition électronique. 75

 

LES DÉBUTS DU BIMBASHI JOYCE[1]

Ceci se passait à l’époque où la marée du mahdisme qui avait balayé les grands lacs et le Darfour jusqu’aux confins de l’Égypte commençait enfin à être étale, et même à montrer des signes de reflux. Terrible à son origine, elle avait englouti l’armée de Hick, pris Khartoum, où Gordon trouva la mort, roulé sur les arrières des troupes anglaises pendant qu’elles se repliaient en descendant le fleuve, et projeté des rezzous jusqu’à Assouan au nord. Puis elle avait atteint d’autres buts à l’est et à l’ouest, vers l’Afrique centrale et l’Abyssinie, avant de se retirer légèrement sur le flanc de l’Égypte. Une accalmie dura dix ans. Les garnisons de la frontière se contentèrent de surveiller de loin les collines bleutées du Dongola. Derrière les brumes violettes qui les coiffaient s’étendait un pays de sang et d’horreurs. De temps à autre, un aventurier tenté par le caoutchouc et l’ivoire se hasardait vers le sud en direction de ces montagnes ; aucun n’en revint jamais. Une fois, un Égyptien mutilé, une autre fois une Grecque, tous deux fous de soif et de terreur, parvinrent jusqu’aux avant-postes, ce furent les seuls rescapés de cette région de ténèbres. Parfois, le soleil couchant transformait les brumes lointaines en un nuage cramoisi, les sommets sombres se posaient sur lui comme des îles sur une mer de sang. Ce paysage du ciel méridional semblait sinistre aux occupants des forts de Ouadi Halfa, tout proches.

 

Après dix années de convoitise à Khartoum et de travail silencieux au Caire, la civilisation pouvait repartir en excursion vers le sud dans un convoi militaire, comme elle le faisait volontiers. Tout était prêt, jusqu’au dernier bât du dernier chameau. Et pourtant personne ne le soupçonnait, tant sont réels les avantages d’un gouvernement inconstitutionnel. Un grand administrateur avait discuté, prévu, convaincu ; un grand soldat avait tout organisé en faisant faire aux piastres le travail de la livre. Un soir, ces deux hommes éminents avaient tenu une conférence, après une poignée de main, le soldat avait disparu pour une tâche de son ressort. Au lendemain de ce départ, le bimbashi Hilary Joyce, détaché du Royal Mallows et temporairement affecté au 9e soudanais, fit sa première apparition au Caire.

 

Napoléon avait dit, et Hilary Joyce l’avait noté, que c’était seulement en Orient que s’établissaient les grandes réputations. Il se trouvait donc en Orient, avec quatre malles en fer-blanc, un sabre, un revolver et un exemplaire de l’Introduction à l’Étude de l’Arabe de Green. Avec ce bagage et le sang de la jeunesse qui bouillonnait dans ses veines, tout paraissait facile. Il avait un peu peur du général ; il avait entendu parler de sa sévérité envers les jeunes officiers mais il espérait qu’avec du tact et de la souplesse il s’en tirerait. Aussi, ayant laissé ses bagages à l’Hôtel Shepheard, il alla se présenter au quartier général.

 

Ce ne fut pas le général qui le reçut, puisqu’il était parti, mais le chef du service des renseignements. Hilary Joyce se trouva en présence d’un officier petit et gros, dont la voix aimable et l’expression placide masquaient une intelligence remarquablement alerte et un tempérament plein d’énergie. Avec son sourire tranquille et ses manières candides, il avait mis dans sa poche des Orientaux très malins. Tenant une cigarette entre ses doigts, il dévisagea le nouvel arrivant.

 

– J’ai su que vous étiez arrivé. Désolé que le général ne soit pas ici pour vous recevoir. Il est allé à la frontière, vous savez.

 

– Mon régiment est à Ouadi Halfa. Je suppose, monsieur, que je dois le rejoindre immédiatement ?

 

– Non. J’ai des ordres pour vous…

 

Il se dirigea vers une carte murale et indiqua un point du bout de sa cigarette.

 

« Vous voyez cet endroit ? C’est l’oasis de Kurkur, un peu calme, j’en ai peur, mais l’air y est excellent. Vous allez vous y rendre le plus vite possible. Vous y trouverez une compagnie du 9e et un demi-escadron de cavalerie. Vous en prendrez le commandement.

 

Hilary Joyce regarda le nom imprimé à l’intersection de deux lignes noires ; il n’y avait pas d’autre point sur la carte à moins de plusieurs centimètres.

 

– C’est un village, monsieur ?

 

– Non. Un puits. L’eau n’y est pas fameuse, mais vous vous y habituerez vite. C’est un poste important, à la jonction de deux routes de caravanes. Certes, toutes les routes sont maintenant fermées, mais on ne sait jamais.

 

– Nous sommes là, je pense, pour empêcher les razzias ?

 

– De vous à moi, il n’y a vraiment rien à razzier. Vous êtes là pour intercepter des messagers. Ils s’arrêtent obligatoirement aux puits. Naturellement, vous ne faites qu’arriver, mais vous en savez déjà assez, je suppose, sur l’état du pays pour ne pas ignorer qu’un certain mécontentement se fait jour, et que le calife essaie de se maintenir en rapport avec ses partisans. D’autre part, Senoussi habite par là…

 

Il déplaça sa cigarette vers l’ouest.

 

« Il est donc possible que le calife lui dépêche des messagers par cette route. De toute manière, votre devoir consiste à arrêter tout voyageur et à lui tirer les vers du nez avant de le relâcher. Vous ne parlez pas arabe, probablement ?

 

– Je suis en train de l’apprendre, monsieur.

 

– Bien, bien ! Vous aurez le temps de l’étudier à fond. Vous bénéficierez du concours d’un officier indigène, Ali je ne sais quoi, qui parle anglais et qui vous servira d’interprète. Voilà. Au revoir. Je dirai au général que vous vous êtes présenté ici. Rejoignez votre poste sans perdre une heure.

 

Chemin de fer jusqu’à Baliani. Bateau poste jusqu’à Assouan. Deux jours à dos de chameau dans le désert de Libye avec un guide et trois chameaux insupportablement lents. Le troisième soir cependant, du sommet d’une colline noire comme un crassier qui s’appelait Jebel Kurkur, Hilary Joyce aperçut une palmeraie, et il se dit que cette tache verte et fraîche dans un décor de noirs et de jaunes était le plus bel effet de couleurs qu’il eût jamais vu. Une heure plus tard, il pénétra dans le campement, la garde lui rendit les honneurs, son adjoint indigène le salua en un anglais excellent. Tout allait bien.

 

Pour une résidence de longue durée, l’endroit ne prêtait guère à rire. Une sorte de grande cuvette herbeuse descendait vers trois fosses d’eau brune et saumâtre. La palmeraie était très belle à regarder, mais assez désolante si l’on songeait que la nature avait disposé ses arbres les moins feuillus là où l’ombre était le plus nécessaire. Un acacia, unique en son genre et assez ample, faisait ce qu’il pouvait pour rétablir un juste équilibre. Pendant la grande chaleur, Hilary Joyce sommeillait, quand la fraîcheur tombait, il passait en revue ses Soudanais. Ils avaient des épaules carrées, des mollets de coq, un visage noir et joyeux, et ils étaient coiffés d’un petit bonnet de police aplati en rond. Joyce, à l’exercice, se montra à cheval sur la discipline, mais les Noirs aimaient faire l’exercice, et ils adoptèrent leur bimbashi avec enthousiasme. Hélas ! les jours se suivaient et se ressemblaient ! Le temps, le paysage, les occupations, la nourriture ne comportaient aucune variante. Au bout de trois semaines, Joyce eut l’impression qu’il était là depuis quantité d’années. Enfin un événement exceptionnel se produisit.

 

Un soir, alors que le soleil déclinait, Hilary Joyce monta à cheval et sortit sur la vieille piste des caravanes. Elle le fascinait, cette route étroite qui serpentait parmi de grosses pierres, car il se rappelait avoir vu sur la carte qu’elle se prolongeait jusqu’au cœur inconnu de l’Afrique. D’innombrables pattes de chameaux s’y étaient doucement appuyées au cours des siècles, maintenant encore, inutilisée et abandonnée, elle continuait de s’étirer, large d’un pied mais longue peut-être de trois mille kilomètres. Joyce était en train de se demander depuis combien de temps elle n’avait pas été fréquentée par un voyageur du Sud quand il leva les yeux et vit un homme s’avancer vers lui.

 

Pendant quelques secondes, Joyce crut qu’il s’agissait de l’un de ses soldats, mais un examen plus attentif le détrompa. L’inconnu était vêtu de la robe flottante des Arabes et non de l’uniforme kaki des militaires. Il était de haute stature, avec son turban il avait l’air d’un géant. Il marchait d’un pas rapide et il levait la tête comme un homme qui n’avait rien à craindre.

 

Qui pouvait être ce géant formidable surgissant de l’inconnu ? Peut-être le précurseur d’une horde de sauvages. Et d’où venait-il ? Le puits le plus proche était situé à plus de cent cinquante kilomètres de là. En aucun cas le poste frontière de Kurkur ne pouvait s’offrir le luxe d’accueillir des hôtes d’occasion. Hilary Joyce fit pivoter son cheval, galopa vers le camp et donna l’alerte. Puis, suivi de vingt cavaliers, il ressortit en reconnaissance.

 

L’homme continua d’avancer, en dépit de ces préparatifs hostiles. Il hésita un moment quand il aperçut la cavalerie, mais comme il n’avait aucune chance de lui échapper, il alla au-devant de l’escouade, faisant contre mauvaise fortune bon cœur. Il n’offrit aucune résistance et ne protesta pas quand les mains de deux soldats se posèrent sur ses épaules, il marcha tranquillement entre les cavaliers qui l’emmenèrent au camp. Des patrouilles rentrèrent peu après, elles n’avaient trouvé nulle trace de derviches. L’homme était un isolé. À une certaine distance de la piste, elles avaient découvert le cadavre d’un magnifique chameau trotteur. Le mystère de l’arrivée de l’inconnu s’expliquait ainsi. Mais pourquoi voyageait-il ? D’où venait-il ? Telles étaient les questions auxquelles un officier zélé devait trouver une réponse.

 

Hilary Joyce fut déçu quand il apprit qu’il n’y avait pas de derviches dans les environs. Une petite action militaire menée dans son secteur aurait constitué pour lui d’excellents débuts dans l’armée égyptienne. Mais, en tout état de cause, il tenait une splendide occasion d’impressionner ses supérieurs. Il allait montrer ses capacités au chef du service des renseignements, et plus encore à ce général sévère qui n’oubliait jamais un succès mais qui ne pardonnait jamais une faiblesse. La robe et l’allure du prisonnier attestaient qu’il était un personnage d’importance. Des vagabonds ne voyagent pas à dos d’un chameau trotteur de pure race. Joyce s’inonda la tête d’eau froide, but une tasse de café fort, se coiffa d’un tarbouche imposant, et se constitua lui-même en tribunal à l’ombre de l’acacia.

 

Il aurait aimé que les siens le vissent, encadré par deux plantons noirs, avec son officier indigène à côté de lui. Il s’assit derrière une table du camp, il ordonna que le prisonnier, sous bonne garde, lui fût amené. L’Arabe était bel homme ; il avait de hardis yeux gris et une longue barbe noire.

 

– Comment ! s’exclama Joyce. Ce bandit me fait de l’œil ?

 

Une contraction bizarre avait traversé le visage du prisonnier, mais si rapidement qu’il pouvait s’agir d’un tic nerveux. À présent, il personnifiait la gravité orientale.

 

« Demandez-lui qui il est, et ce qu’il vient faire par ici.

 

L’officier indigène traduisit ces questions mais l’inconnu ne répondit rien. Simplement la même petite contraction passa encore une fois sur sa figure.

 

« Voilà bien ma chance ! s’écria Joyce. Je suis tombé sur le plus impudent des Arabes ! Il me fait de l’œil, décidément ! Qui es-tu, bandit ? Dis-nous qui tu es ! Entends-tu ?

 

Mais le grand Arabe était aussi imperméable à l’anglais qu’à l’arabe. L’Égyptien essaya à plusieurs reprises de le faire parler. Le prisonnier regardait Joyce avec des yeux impénétrables ; par intermittence, un spasme déformait ses traits ; mais il n’ouvrit pas la bouche. Stupéfait, le bimbashi se gratta la tête.

 

« Voyons ! Mahomet Ali, il faut que nous tirions quelque chose de ce gaillard. Vous m’avez dit qu’il n’avait pas de papiers sur lui ?

 

– Aucun papier, monsieur.

 

– Aucun indice quelconque ?

 

– Il vient de loin, monsieur. Un chameau trotteur ne meurt pas facilement. Il vient au moins du Dongola.

 

– Il faut que nous le fassions parler.

 

– Peut-être est-il sourd et muet ?

 

– Certainement pas. Il n’a rien d’un homme accablé d’infirmités.

 

– Vous pourriez l’envoyer à Assouan.

 

– Et reporter sur un autre le crédit de l’affaire ? Non, merci ! Cet oiseau-là m’appartient. Mais comment l’aiderons-nous à trouver sa langue ?

 

Les yeux sombres de l’Égyptien firent le tour du campement et s’arrêtèrent sur le feu du cuisinier.

 

– Peut-être, dit-il, si le bimbashi y consent…

 

Il désigna successivement le prisonnier et le bois qui brûlait.

 

– Non, voyons ! Non, par Jupiter, ce serait aller trop loin !

 

– Rien qu’un petit peu…

 

– Non. Ici cela passerait encore, mais quelle histoire si la presse l’apprenait ! Par exemple, nous pourrions lui faire un peu peur. Il n’y aurait aucun mal à cela.

 

– Non, monsieur.

 

– Dites aux plantons de défaire sa gandoura. Donnez des ordres pour faire rougir à blanc un fer à cheval.

 

Le prisonnier assista à ces préparatifs avec un visage plus amusé qu’apeuré. Il ne sourcilla pas quand le sergent noir s’approcha avec le fer brûlant tenu sur deux baïonnettes.

 

– Parleras-tu, maintenant… cria férocement le bimbashi.

 

Le prisonnier sourit avec infiniment de gentillesse et se frappa la barbe.

 

–… Oh ! retirez-moi ce fer à cheval ! soupira Joyce. Ce n’est pas la peine d’essayer de bluffer un type pareil. Il sait que nous ne le torturerons pas. Mais je peux le fustiger d’importance, et je le ferai. Dites-lui de ma part que si demain matin il n’a pas retrouvé sa langue, je lui pèlerai le dos, aussi sûr que je m’appelle Joyce !… Vous le lui avez dit ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Eh bien ! dors là-dessus, mon bonhomme ! Et tâche de faire de beaux rêves !

 

Il leva l’audience. Le prisonnier, toujours aussi imperturbable, fut convié par ses gardes à prendre un plat de riz à l’eau.

 

Hilary Joyce avait bon cœur. Il dormit mal. La perspective de la punition qu’il avait juré d’infliger le lendemain troubla son sommeil. Il espérait que la vue du chat à neuf queues prévaudrait sur l’obstination du prisonnier. Ce châtiment ne serait-il pas terriblement choquant pour le cas où l’Arabe, après tout, serait muet ? Il en envisagea l’hypothèse avec beaucoup de sérieux, et, au moment où il décidait de l’envoyer préalablement à Assouan, Ali Mahomet se précipita dans sa tente.

 

– Monsieur ! s’écria-t-il. Le prisonnier s’est évadé !

 

– Évadé ?

 

– Oui, monsieur. Et votre meilleur chameau trotteur a disparu. Il a fendu la toile de tente ; il s’est faufilé par là au petit matin.

 

Le bimbashi réagit énergiquement. Des détachements de cavalerie s’élancèrent sur les diverses pistes ; des éclaireurs examinèrent le sable pour déceler des traces du fugitif, mais tout se révéla inutile. L’Arabe s’était volatilisé. Le cœur gros, Hilary Joyce écrivit un rapport officiel sur l’affaire et le fit parvenir à Assouan. Cinq jours plus tard, il reçut du général un ordre bref d’avoir à se présenter au quartier général. Il redouta le pire, car son chef ne badinait pas sur les principes.

 

Ses pressentiments se réalisèrent le soir de son arrivée. Derrière une table encombrée de papiers et de cartes, le célèbre général et son chef du service des renseignements étaient plongés dans des calculs et des plans. Leur accueil fut plutôt frais.

 

– Je crois, capitaine Joyce, commença le général, que vous avez laissé un prisonnier très important glisser entre vos doigts.

 

– Je le regrette, monsieur.

 

– Bien entendu. Mais vos regrets ne réparent rien. Aviez-vous tiré quelque chose de lui avant son évasion ?

 

– Non, monsieur.

 

– Comment cela ?

 

– Je n’ai pas pu le faire parler, monsieur.

 

– Avez-vous essayé ?

 

– Oui, monsieur. J’ai fait tout ce que j’ai pu.

 

– C’est-à-dire ?

 

– Eh bien ! monsieur, j’ai menacé d’user de contrainte physique.

 

– Qu’a-t-il dit alors ?

 

– Il n’a rien dit.

 

– À quoi ressemblait-il ?

 

– C’était un homme de grande taille, monsieur. Un tempérament de fanatique, je pense.

 

– Aucun indice qui nous permette de l’identifier ?

 

– Une grande barbe noire, monsieur. Des yeux gris. Et un tic nerveux.

 

– Eh bien ! capitaine Joyce, dit le général de sa voix sévère et inflexible, je ne peux pas vous féliciter de votre premier exploit dans l’armée égyptienne. Vous n’êtes pas sans savoir que les officiers anglais qui servent dans cette armée sont tous des sujets d’élite. L’armée anglaise entière est à ma disposition pour que j’y puise les meilleurs. Il est donc indispensable que j’obtienne de mes subordonnés un maximum d’efficacité. Je commettrais une injustice à l’égard des autres si je fermais les yeux sur un manque évident de zèle ou d’intelligence. Vous êtes détaché des Royal Mallows, m’a-t-on dit ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Je pense que votre colonel sera heureux de vous récupérer dans son unité…

 

Hilary Joyce avait le cœur trop lourd pour parler. Il se tut.

 

– Je vous ferai connaître ma décision définitive demain matin…

 

Joyce salua et pivota sur ses talons.

 

– Eh bien ! dors là-dessus, mon bonhomme ! Et tâche de faire de beaux rêves !

 

Joyce se retourna, stupéfait. Où avait-il entendu ces mots-là ? Qui les avait prononcés ?

 

Le général s’était levé. Il riait. Et le chef du service des renseignements riait également. Joyce contempla, ahuri, la haute stature du général, les yeux gris…

 

– Mon Dieu ! balbutia-t-il.

 

– Allons, capitaine Joyce, nous voilà quittes ! dit le général, en lui tendant la main. Vous m’avez fait passer dix mauvaises minutes avec votre fer à cheval rougi à blanc. Je vous les ai rendues. Je ne crois pas que nous puissions nous priver si tôt de vos services et vous expédier aux Royal Mallows avant quelque temps.

 

– Mais, monsieur ! Mais…

 

– Moins vous me poserez de questions, mieux cela vaudra. Mais naturellement vous devez être assez étonné. J’avais une petite affaire personnelle en train de l’autre côté de la frontière. Il fallait que j’y aille moi-même. J’y suis allé, et je suis revenu en passant par votre poste. Je n’ai pas cessé de cligner de l’œil pour vous faire comprendre que je désirais vous parler seul à seul.

 

– Oui. Je commence à deviner.

 

– Je ne pouvais pas me trahir devant tous ces Noirs. Autrement, je n’aurais plus jamais pu me resservir de ma fausse barbe et de ma gandoura. Vous m’avez placé dans une situation très délicate. Finalement, j’ai pu dire deux mots en tête à tête avec votre officier égyptien, il a parfaitement manigancé mon évasion.

 

– Lui ! Mahomet Ali !

 

– Je lui avais donné l’ordre de ne rien vous dire. J’avais un compte à régler avec vous. Mais nous dînons à huit heures, capitaine Joyce. Nous menons ici une existence frugale, néanmoins je pense pouvoir vous offrir un repas un peu plus abondant que celui que vous m’avez offert à Kurkur.

 

LE MÉDECIN DU GASTER FELL[2]

Une arrivée inattendue à Kirkby Malhouse

Triste et battue par le vent est la petite ville de Kirkby Malhouse, rudes et rébarbatives les roches sur lesquelles elle s’étire. Ses maisons en pierre grise et aux toits d’ardoise jalonnent en ligne droite la côte couverte d’ajoncs qui remonte de la lande à la crête.

 

C’est dans ce bourg isolé que moi, James Upperton, je me suis trouvé au début de l’été de 1885. Il n’avait pas grand-chose à m’offrir, sauf ce que je convoitais par-dessus tout, la solitude et la liberté ; dans cette retraite, il m’était possible de me consacrer aux problèmes supérieurs, considérables, qui sollicitaient mon esprit. Mais l’indiscrétion de ma propriétaire m’obligea à chercher un nouveau logis.

 

Au hasard d’une promenade, j’avais découvert au cœur de la lande ondulée une habitation très distante des autres. Je résolus de m’y établir. Cette petite maison de deux pièces avait jadis appartenu à un berger ; depuis longtemps, elle avait été abandonnée, et elle tombait en ruine. Un hiver, le ruisseau torrentiel qui s’appelait le Gaster et qui serpentait le long de la colline de Gaster (le Gaster Fell) où elle était située, avait débordé, et une partie du mur s’était effondré. Le toit était en mauvais état, l’herbe était jonchée d’ardoises. Ces dégâts mis à part, la maison constituait un abri solide. Je pus faire procéder sans difficulté aux réparations nécessaires.

 

J’aménageai les deux pièces dans un style très différent. Mes goûts étant volontiers spartiates, ma chambre les respecta. Pour faire ma cuisine, j’installai un poêle à pétrole ; deux grands sacs de farine et de pommes de terre assurèrent mon indépendance pour la nourriture. Mon régime alimentaire était celui d’un disciple de Pythagore, les moutons efflanqués qui paissaient l’herbe rare de la colline n’avaient rien à redouter de leur nouveau compagnon. Un tonneau d’huile me servit de buffet. Une table carrée, une chaise en bois blanc et un lit bas à roulettes complétaient mon mobilier. À la tête de ce lit, j’avais accroché deux étagères, la plus basse pour mes assiettes et mes ustensiles de cuisine, la plus haute pour quelques portraits ; ils me rappelaient le peu d’agrément que j’avais cueilli au cours de cette longue quête épuisante de fortune et de plaisir qui avait été l’essentiel de mon existence.

 

Si cette chambre paraissait d’une simplicité qui frôlait le dénuement, celui-ci était rendu encore plus frappant par le luxe de la pièce dont j’avais fait mon bureau. J’avais toujours soutenu que l’esprit se trouvait mieux d’être entouré d’objets en harmonie avec les études qui l’occupaient, et que les pensées vraiment élevées et éthérées avaient besoin, pour se faire jour, d’une ambiance qui satisfît l’œil et contentât les sens. La pièce que j’avais installée en vue de mes recherches spirituelles relevait donc d’un style aussi sombre et imposant que les idées et les inspirations qu’elle devait abriter. Les murs et le plafond étaient recouverts d’un papier noir, brillant, que parcourait une arabesque d’or mat. L’unique fenêtre était protégée par un rideau de velours noir ; également en velours noir, un tapis épais et élastique absorbait le bruit de mes pas pendant que j’arpentais la pièce, et permettait à ma pensée de demeurer dans l’état de concentration désirable. Aux corniches pendaient des baguettes d’or qui soutenaient six tableaux où s’était déchaînée l’imagination la plus sinistre (celle qui s’accordait le mieux à ma fantaisie).

 

Et cependant, il était écrit qu’avant même que j’eusse gagné ce havre de paix, j’apprendrais que j’appartenais encore à l’humanité, et qu’il est bien inutile de vouloir briser les liens qui nous relient au monde. Un soir (deux jours avant la date que j’avais fixée pour mon déménagement), j’entendis un brouhaha dans la maison, au-dessous de ma chambre ; on transporta des colis sur l’escalier qui gémit ; la voix revêche de ma propriétaire poussa des exclamations de joie et de bienvenue. Par intermittence, je distinguai dans le tourbillon des phrases une voix aux modulations douces et aimables, je peux dire qu’elle charma mes oreilles car, depuis plusieurs semaines, je n’entendais que le rude patois des gens du Nord. Pendant une heure, le dialogue se poursuivit au rez-de-chaussée entre la voix aiguë et la voix douce, parmi des bruits de tasses et de cuillers. Enfin un pas vif et léger glissa devant la porte de mon bureau, ma nouvelle locataire se retirait dans sa chambre.

 

Le lendemain matin, je me levai de bonne heure, comme d’habitude. Mais, regardant par la fenêtre, je m’aperçus avec étonnement que ma voisine avait été encore plus matinale. Elle descendait le petit chemin qui zigzaguait le long de la colline rocheuse. Elle était grande et mince. Elle marchait la tête baissée et elle avait les bras chargés de fleurs sauvages qu’elle venait de cueillir. Le blanc et le rose de sa robe, ainsi que le rouge foncé du ruban de son chapeau à larges bords tranchaient agréablement sur le paysage brun foncé. Quand je la vis, elle se trouvait à une certaine distance de la maison, mais je compris tout de suite, à son allure pleine de grâce et de raffinement, qu’elle n’était pas une habitante des environs. Pendant que je la regardais, elle arriva devant la petite porte à claire-voie qui ouvrait sur l’autre bout du jardin, la poussa, s’assit sur le banc vert en face de ma fenêtre et, posant les fleurs devant elle, se mit en devoir de les disposer en bouquet.

 

Le soleil levant l’éclairait, la lumière du matin auréolait sa tête majestueuse et fière. J’eus tout loisir de constater que sa beauté personnelle était extraordinaire. Son type était plutôt espagnol qu’anglais, elle avait le visage ovale, le teint mat, des yeux noirs, brillants, une bouche adorablement sensible. Du large chapeau de paille s’échappaient deux nattes de cheveux noir bleuté qui dessinaient leurs rouleaux de chaque côté de son cou gracile. En l’examinant plus attentivement, je remarquai non sans surprise que ses souliers et sa robe portaient les traces d’une véritable excursion, et non d’une simple promenade. Sa robe légère était tachée, mouillée, chiffonnée, la terre jaune de la lande collait à ses chaussures. Elle avait l’air lasse, sa jeune beauté semblait contrariée par l’ombre d’un ennui. D’ailleurs, elle ne tarda pas à fondre en larmes. Tout en pleurs, elle jeta ses fleurs et rentra en courant dans la maison.

 

Désœuvré comme je l’étais, et fatigué des manières du monde, je sentis un élan de sympathie nuancée de ce chagrin au spectacle de cette explosion de désespoir qui bouleversait une femme aussi peu banale. J’eus beau me plonger dans mes livres, je ne parvenais pas à oublier sa jolie figure, sa robe souillée, son air las et la douleur que reflétait chacun de ses traits.

 

Ma propriétaire, Mme Adams, me montait mon frugal petit déjeuner chaque matin, cependant il était rare que je lui permisse d’interrompre le cours de mes pensées et de me distraire par son bavardage stupide des choses sérieuses de l’existence. Ce matin-là toutefois (et par extraordinaire), elle me trouva d’humeur attentive, aussi se hâta-t-elle de me confier ce qu’elle savait de notre belle visiteuse.

 

– Mlle Eva Cameron, qu’elle s’appelle ! me dit-elle. Mais qui elle est, ou d’où qu’elle vient, j’en sais à peine plus que vous. Peut-être bien que si elle est venue à Kirkby Malhouse, c’est pour la même raison que vous, monsieur ?

 

– Possible ! répondis-je en négligeant le sous-entendu. Mais je n’aurais jamais cru que Kirkby Malhouse pouvait présenter un attrait quelconque pour une jeune personne.

 

– Eh ! monsieur, s’écria-t-elle. Voilà bien le miracle ! La jeune personne, comme vous dites, arrive de France. Et c’est un vrai miracle que sa famille me connaisse. La semaine dernière, un homme frappe à ma porte. Un bel homme, monsieur ! Un gentleman, ça se devinait les yeux fermés ! « Vous êtes Madame Adams ? » qu’il me dit. « Je loue une chambre pour Mlle Cameron », qu’il me dit. « Elle arrivera dans une semaine », qu’il me dit. Là-dessus, il s’en va, sans même me demander mon prix. Hier soir, la voilà qui arrive, la jeune demoiselle, toute abattue, et douce, douce !… Quand elle parle, elle a un petit accent français. Mais allons, il faut que j’aille lui préparer un peu de thé, car elle se sentira bien seulette, pauvre agnelle, quand elle se réveillera sous un toit étranger !

 

Comment je partis pour le Gaster Fell

Je n’avais pas terminé mon petit déjeuner que j’entendis un bruit d’assiettes et le pas de ma propriétaire, elle se dirigeait vers la chambre de sa nouvelle locataire. Un instant plus tard, elle refluait en hâte dans le couloir et se précipitait chez moi, les yeux hors de la tête.

 

– Dieu me pardonne ! cria-t-elle. Et vous aussi, monsieur, parce que je vous dérange ! Mais j’ai peur pour la jeune demoiselle, monsieur. Elle n’est pas dans sa chambre.

 

– Eh bien ! elle est dehors ! répondis-je en me levant et en allant me poster derrière la fenêtre. Elle est retournée chercher les fleurs qu’elle avait laissées sur le banc.

 

– Oh ! monsieur, regardez ses souliers et sa robe ! s’exclama la propriétaire consternée. Ah ! je voudrais que sa mère soit ici ! Oui, je le voudrais bien ! Je me demande où qu’elle est allée, car cette nuit elle n’a pas couché dans son lit.

 

– Elle n’avait probablement pas envie de dormir et elle est sortie se promener, à une heure inhabituelle j’en conviens.

 

Mme Adams se mordit les lèvres et hocha la tête. Mais la jeune fille leva la tête et lui sourit tout en lui faisant gaiement signe d’ouvrir la fenêtre.

 

– Est-ce que mon thé est prêt ? demanda-t-elle d’une voix claire, avec un soupçon d’accent français.

 

– Il est dans votre chambre, mademoiselle.

 

– Regardez mes souliers, madame Adams ! fit-elle en les découvrant sous sa robe. Vos collines sont terribles, effroyables ! Il y a cinq, dix centimètres de boue. Jamais je n’en avais vu autant ! Et ma robe… Voilà !

 

– Mais, mademoiselle, vous êtes une enfant terrible ! cria la propriétaire, en contemplant la robe toute crottée. Vous devez être fatiguée, avoir envie de dormir !

 

– Non, répondit-elle en riant. Je n’ai pas envie de dormir. Qu’est-ce que le sommeil ? Une petite mort. Mais marcher, respirer à pleins poumons, voilà ce que j’appelle vivre. Je n’étais pas fatiguée. Aussi, toute la nuit, j’ai exploré ces collines du Yorkshire.

 

– Dieu me pardonne, mademoiselle, mais où êtes-vous allée ?

 

Elle désigna d’un large geste tout l’horizon de l’ouest.

 

– Par là ! dit-elle. Oh ! comme elles sont tristes et sauvages, ces collines ! Mais j’ai rapporté des fleurs. Vous me donnerez bien un peu d’eau ? Autrement, elles se faneraient.

 

Elle ramassa son bouquet, le serra contre elle, et nous entendîmes son pas rapide et léger gravir prestement l’escalier.

 

Ainsi, elle était restée toute la nuit dehors, cette jeune fille ? Pour quels motifs avait-elle délaissé sa chambre douillette et lui avait-elle préféré les collines mornes et balayées par le vent ? Était-ce simple nervosité, goût de l’aventure ? Ou bien cette excursion nocturne avait-elle une signification plus profonde ?

 

Aussi mystérieux que les problèmes que mes études m’avaient appris à résoudre, voici qu’un problème humain se posait devant moi, et échappait pour l’instant à ma compréhension. Je sortis pour faire un tour sur la lande avant le déjeuner ; en revenant, alors que j’escaladais la hauteur qui dominait la petite ville, je reconnus ma voisine au milieu des ajoncs. Elle avait dressé un petit chevalet sur lequel elle avait disposé une planche à dessin, et elle se préparait à peindre le très beau paysage de roches et de lande qui s’étendait devant elle. Je remarquai qu’elle inspectait les environs comme si elle cherchait quelque chose. Près de moi, il y avait une mare. J’y plongeai le gobelet de mon flacon de poche, et je le lui portai.

 

– Mademoiselle Cameron, je crois ? dis-je. Je suis votre voisin. Je m’appelle Upperton. Dans ce pays sauvage, nous sommes obligés de nous présenter l’un l’autre sans cérémonie si nous ne voulons pas demeurer éternellement des étrangers.

 

– Oh ! vous habitez donc aussi chez Mme Adams ? s’exclama-t-elle. Moi qui croyais que dans un endroit pareil il n’y avait que des paysans !

 

– Je suis de passage, comme vous. J’étudie, et je suis venu ici pour trouver du calme et de la tranquillité.

 

– Du calme, oui ! répéta-t-elle en embrassant du regard la vaste lande silencieuse.

 

– Et cependant pas si calme que cela, répondis-je en riant. Car j’ai été obligé de chercher un endroit plus isolé pour la tranquillité absolue qui m’est indispensable.

 

– Auriez-vous par hasard construit une maison sur les collines ? me demanda-t-elle en relevant les sourcils.

 

– En effet. J’espère pouvoir l’occuper dans quelques jours.

 

– Ah ! c’est triste ! s’écria-t-elle. Et où est-elle donc, cette maison que vous avez construite ?

 

– Par là-bas. Vous voyez ce ruisseau qui dessine un fil d’argent sur la lande ? C’est le Gaster, qui serpente à travers le Gaster Fell.

 

Elle tressaillit. Elle posa sur moi ses grands yeux noirs, interrogateurs. La surprise, l’incrédulité et un sentiment voisin de l’horreur s’y exprimaient.

 

– Et vous habiterez sur le Gaster Fell ? murmura-t-elle.

 

– C’est mon intention. Mais que connaissez-vous du Gaster Fell, mademoiselle Cameron ? demandai-je. Je croyais que vous veniez dans ce pays pour la première fois.

 

– En vérité, je n’y étais jamais venue, me répondit-elle. Mais mon frère m’a souvent parlé de ces landes du Yorkshire. Et si je ne me trompe pas, il m’a cité le Gaster Fell comme l’un des endroits les plus sauvages de la région.

 

– Cela ne me surprend pas, dis-je avec insouciance. C’est en effet un endroit sinistre.

 

– Alors pourquoi l’habiter ? s’écria-t-elle avec passion. Réfléchissez à son isolement, à son aridité, au manque de confort et de secours, si vous avez besoin de secours un jour.

 

– Du secours ! De quel secours pourrais-je avoir besoin au Gaster Fell ?

 

Elle fixa le sol et haussa les épaules.

 

– On peut tomber malade partout, dit-elle. Si j’étais un homme, je crois que je n’habiterais pas seul sur le Gaster Fell.

 

– J’ai bravé de pires dangers que celui-là, répondis-je en riant. Mais je crains que vous ne puissiez peindre, car les nuages se condensent, déjà je sens quelques gouttes de pluie.

 

De fait, il était temps que nous rentrions pour nous mettre à l’abri, à peine avais-je fini ma phrase qu’une averse subite se déclencha. Avec bonne humeur, la jeune fille mit son foulard sur sa tête, saisit son chevalet et sa planche à dessin, et descendit avec toute la grâce d’une biche la côte couverte d’ajoncs. Je suivis en portant son tabouret et sa boîte à couleurs.

 

La veille de mon départ de Kirkby Malhouse, nous étions assis sur le banc vert du jardin. Elle regardait d’un œil sombre et mélancolique les collines. Moi, un livre sur les genoux, je contemplais son beau profil à la dérobée, et je me demandais comment vingt années de vie avaient pu y imprimer tant de tristesse.

 

– Vous avez beaucoup lu, me décidai-je à lui dire. Les femmes d’aujourd’hui disposent de facilités que leurs mères n’ont jamais connues. Avez-vous envisagé de poursuivre des études, voire d’embrasser une carrière culturelle ?

 

Elle eut un sourire las.

 

– Je n’ai aucun but, aucune ambition. Mon avenir est noir, confus, un vrai chaos. Ma vie ressemble à l’un de ces sentiers sur les collines. Vous les avez vus, monsieur Upperton. À leur début, ils sont droits, lisses, nets. Et puis bientôt ils deviennent tortueux, ils s’insinuent à droite ou à gauche, parmi les rochers et les pierres, pour se terminer dans un marécage. À Bruxelles, mon sentier était tout droit, mais à présent, mon Dieu, qui pourrait me dire où il mène ?

 

– Il n’est pas nécessaire d’être grand prophète pour le prévoir, répondis-je du ton paternel que l’on peut employer vis-à-vis d’un être deux fois moins âgé. Si je devais prédire votre vie, je me risquerais à déclarer que vous aurez une existence semblable à celle de beaucoup de femmes : vous rendrez heureux un honnête homme et vous déploierez dans un cercle plus vaste le charme que votre compagnie m’a procuré depuis que je vous ai vue.

 

– Je ne me marierai jamais ! fit-elle d’un ton résolu qui me surprit et m’amusa.

 

– Vous ne vous marierez jamais ? Et pourquoi donc ?

 

Ses traits sensibles frémirent, elle arracha nerveusement quelques brins d’herbe.

 

– Je n’oserai pas me marier, répondit-elle, d’une voix qui tremblait d’émotion.

 

– Vous n’oserez pas ?

 

– Le mariage n’est pas pour moi. J’ai autre chose à faire. Le sentier dont je parle est un sentier de solitaire.

 

– Mais voici qui est très morbide ! m’exclamai-je. Pourquoi votre destin, mademoiselle Cameron, serait-il distinct de celui de mes propres sœurs ou de ces milliers d’autres jeunes filles qui, chaque saison, font leur entrée dans le monde ? Peut-être éprouvez-vous pour l’humanité de l’aversion ou de la crainte ? Le mariage est évidemment un risque autant qu’une bonne chose.

 

– Le risque serait pour l’homme qui m’épouserait ! s’écria-t-elle. L’air est frais, le soir, monsieur Upperton…

 

Comme si elle m’en avait trop dit, elle se leva et s’enveloppa de son manteau, puis elle s’éloigna de son pas alerte, me laissant méditer sur les mots étranges qu’elle avait prononcés.

 

Décidément, il était temps de partir ! Je serrai les dents et jurai qu’une journée ne s’écoulerait pas avant que j’eusse rompu ce nouveau lien avec le monde, et que je me fusse réfugié dans la retraite qui m’attendait sur la lande. Le lendemain matin, pendant que j’achevais mon petit déjeuner, un paysan amena devant la porte la charrette qui devait transporter mes bagages personnels à mon nouveau domicile. Ma voisine était restée dans sa chambre. Tout cuirassé que je fusse contre son influence, je ressentis la pointe d’une déception, me laisserait-elle partir sans une phrase d’adieu ? Ma charrette et mes livres étaient déjà en route, je serrais la main de Mme Adams, je m’apprêtais à sortir quand je l’entendis descendre en toute hâte.

 

– Vous… Vous vous en allez donc ? me demanda-t-elle.

 

– Mes travaux m’y obligent.

 

– Et vous allez au Gaster Fell ?

 

– Oui. Dans la maison que j’ai installée.

 

– Et vous vivrez seul là-bas ?

 

– Avec les cent compagnons qui sont dans cette charrette.

 

– Ah ! des livres ! s’exclama-t-elle en haussant les épaules. Mais voulez-vous me promettre quelque chose ?

 

– Quoi donc ? interrogeai-je avec étonnement.

 

– Une toute petite chose. Vous ne me la refuserez pas ?

 

– Vous n’avez qu’à la formuler.

 

Elle pencha en avant son joli visage, qui prit soudain une intense expression de gravité.

 

– Vous mettrez les verrous chaque soir, n’est-ce pas ?

 

Là-dessus, elle disparut sans me permettre de répondre à cette requête inattendue.

 

Ce fut pour moi une chose étrange que de me trouver enfin vraiment installé dans ma demeure solitaire. À présent, mon horizon était cerné par un cercle d’herbes folles parsemées d’ajoncs et de rocs de granit. Jamais je n’avais eu sous les yeux paysage plus morne, plus monotone. Mais c’était justement pour cela qu’il me plaisait.

 

Et cependant, au cours de la première nuit que je passai sur le Gaster Fell, il se produisit un incident qui ramena encore une fois mes pensées vers le monde que je venais de quitter.

 

La soirée avait été très lourde, maussade, de gros nuages livides se rassemblaient à l’ouest. À la tombée de la nuit, l’atmosphère de ma petite maison devint suffocante. J’avais l’impression d’étouffer avec un poids sur mon front et sur ma poitrine. De très loin, le grondement du tonnerre vint déferler sur la lande. Incapable de dormir, je m’habillai et, devant la porte, me plongeai dans la contemplation de la nuit qui m’entourait.

 

Je m’engageai sur l’étroit sentier de chèvres qui longeait le ruisseau, je marchai pendant quelques centaines de mètres ; je venais de faire demi-tour pour rentrer quand la lune se dissimula derrière un nuage noir comme de l’encre, l’obscurité devint telle que subitement je ne pus plus distinguer ni le sentier sous mes pieds, ni le ruisseau sur ma droite, ni les rochers sur ma gauche. Un coup de tonnerre heureusement s’accompagna d’un éclair si éblouissant que toute la colline et chaque buisson en furent illuminés, que chaque roc se détacha dans cette lumière fugitive. Mais ce qu’il me montra aussi sur le sentier, à une vingtaine de mètres devant moi, me confondit de surprise et de frayeur, je vis une femme que je reconnus à son visage et à sa robe.

 

Impossible de me méprendre sur ces yeux noirs, sur cette silhouette grande et mince. C’était elle, Eva Cameron, que j’avais cru avoir quittée pour toujours. Pendant quelques instants, je demeurai pétrifié, me demandant si c’était vraiment elle ou une fiction surgie de mon cerveau surexcité. Je courus dans la direction d’où elle m’était apparue. Je l’appelai, mais elle ne me répondit pas. J’appelai, j’appelai encore, seul me répondit le hululement d’une chouette. Un deuxième éclair illumina le paysage, et la lune émergea du nuage. J’escaladai une petite hauteur qui dominait la lande, mais je n’aperçus aucune trace de cette étrange promeneuse de minuit. Pendant plus d’une heure, j’arpentai la colline avant de regagner ma petite maison, et je rentrai sans savoir en fin de compte si j’avais vu une femme ou une ombre.

 

La villa grise du vallon

Le quatrième ou le cinquième jour après mon installation sur la lande, j’entendis au-dehors un bruit de pas sur l’herbe, que suivit bientôt un coup sec comme celui d’une canne contre ma porte. L’explosion d’une machine infernale ne m’aurait pas plus étonné ni déconcerté. J’avais espéré en avoir terminé avec les intrus, et voilà que quelqu’un cognait à ma porte sans plus de cérémonie qu’à une taverne de village. Furieux, je refermai mon livre et ôtai le verrou au moment précis où mon visiteur levait une deuxième fois sa canne pour solliciter avec la même grossièreté la permission d’entrer chez moi. Il était grand et musclé, il portait une barbe tirant sur le roux ; il était vêtu d’un ample costume de tweed coupé pour le confort davantage que pour l’élégance. Comme il se tenait en plein soleil, j’enregistrai le moindre détail de son visage : le gros nez charnu, les yeux bleus et sérieux, les sourcils épais et retombants, le large front sillonné de rides qui s’accordait mal avec sa jeunesse apparente. En dépit de son chapeau de feutre abîmé, du mouchoir de couleur qui était noué autour de son cou puissant et bronzé, c’était visiblement un homme cultivé et de bonne éducation. Je m’attendais à un berger ou à un vagabond. Son aspect me décontenança.

 

– Vous semblez surpris, me dit-il en souriant. Auriez-vous cru que vous étiez le seul être au monde qui possédât le goût de la solitude ? Il y a d’autres ermites du désert dans les environs.

 

– Est-ce à dire que vous habitez par ici ? m’enquis-je d’une voix peu aimable.

 

– Là-haut, me répondit-il en me désignant la colline d’un mouvement de tête. J’ai pensé, monsieur Upperton, que du moment que nous étions voisins, je ne pouvais moins faire que venir voir si je pouvais vous rendre un service quelconque.

 

– Je vous remercie, répondis-je non sans froideur, et en gardant ma main sur la poignée de la porte. Mes goûts sont simples, et vous ne pouvez me rendre aucun service. Vous avez sur moi l’avantage de connaître le nom de votre voisin.

 

Il sembla déçu par mes manières peu courtoises.

 

– Je tiens votre nom du maçon qui a travaillé ici, me dit-il. Quant à moi, je suis médecin, le médecin du Gaster Fell. Tel est le nom que l’on m’a donné dans le pays, et il me convient aussi bien que n’importe quel autre.

 

– La clientèle doit être rare ? demandai-je.

 

– En dehors de vous, pas une âme sur des kilomètres de chaque côté.

 

– Il me semble que c’est vous qui avez besoin de certains services, dis-je en regardant une large tache blanche sur sa joue hâlée.

 

Cette tache faisait penser à la récente action d’un acide puissant.

 

– Ce n’est rien du tout, répondit-il sèchement, en se tournant à demi pour cacher sa tache. Je vais rentrer, car quelqu’un m’attend. Si jamais je puis faire quelque chose pour vous, prévenez-moi. Vous n’aurez qu’à suivre la côte pendant quinze cents mètres environ pour trouver ma demeure. Avez-vous un verrou intérieur ?

 

– Oui.

 

J’étais assez surpris par la question.

 

– Alors verrouillez-vous bien, me dit-il. Le Fell est un endroit bizarre. On ne sait jamais qui s’y promène. Il vaut mieux se tenir sur ses gardes. Au revoir.

 

Il souleva son chapeau, pivota sur ses talons et remonta le sentier qui longeait le petit torrent.

 

Ma main n’avait pas quitté la poignée de la porte. Je regardai s’éloigner mon visiteur imprévu. Mais je ne tardai pas à déceler dans mon désert la présence d’un autre habitant. À une certaine distance sur le chemin qu’avait pris le médecin du Gaster Fell, un petit vieillard s’appuyait contre une grosse roche grise, il se mit en marche pour aller à sa rencontre. Tous deux échangèrent quelques mots. Le plus grand tourna plusieurs fois la tête dans ma direction, comme s’il racontait ce qui s’était passé entre nous. Puis ils remontèrent ensemble le chemin, disparurent dans un creux, reparurent un peu plus haut. Le médecin du Gaster Fell avait passé un bras autour de son ami, soit par affection soit pour l’aider dans leur ascension. Sa silhouette trapue et carrée, celle menue et ratatinée de son compagnon se détachèrent sur l’horizon. Ils se retournèrent pour me regarder encore une fois. Alors je claquai la porte, pour le cas où ils auraient eu envie de revenir. Mais lorsqu’un peu plus tard je me postai derrière ma fenêtre, je ne les vis plus.

 

Toute la journée, je me penchai sur le papyrus égyptien dont je m’occupais. Mais ni les subtils raisonnements de l’ancien philosophe de Memphis ni le sens mystique de ses écrits ne purent détacher mon esprit des choses de la terre. Lorsque le soir tomba, je repoussai mon travail avec désespoir. J’étais très en colère contre l’auteur de cette intrusion. Je me rendis auprès du ruisseau qui coulait devant ma porte et je rafraîchis mon front pour mieux réfléchir à l’affaire. De toute évidence, c’était le petit mystère qui entourait mes voisins qui me hantait. Une fois ce mystère éclairci, plus rien ne contrarierait le cours de mes travaux. Qu’est-ce qui m’empêchait, après tout, de me diriger vers leur habitation et d’observer sans être vu pour savoir quel genre d’hommes c’était ? Sans doute découvrirais-je d’ailleurs une explication à leur mode de vie simple et prosaïque… De toute façon, la soirée s’annonçait belle, une petite marche me délasserait le corps et l’esprit. J’allumai ma pipe et je me mis en route.

 

À peu près à mi-côte, dans un vallon sauvage, il y avait un bosquet de chênes rabougris, derrière lequel une mince colonne de fumée noire s’élevait dans l’air tranquille. J’avais trouvé la maison de mes voisins. En prenant sur la gauche, je gagnai l’abri d’une rangée de roches d’où je pus avoir une vue d’ensemble sur la demeure sans risquer d’être repéré. C’était une petite villa au toit d’ardoise, à peine plus importante que les grosses pierres parmi lesquelles elle était située. Comme ma propre maison, elle avait dû être construite pour un berger. Mais ses locataires n’y avaient rien fait pour la réparer ou l’embellir. Deux fenêtres minuscules, une porte fendillée et décolorée, un baquet pour recueillir l’eau de pluie, tels étaient les seuls signes extérieurs à partir desquels je pouvais opérer des déductions sur mes voisins. Encore ces objets banaux autorisaient-ils des réflexions sérieuses car, m’approchant le long de la ligne de roches, je découvris que les fenêtres et la porte étaient défendues par de grosses barres de fer. Ces précautions insolites, au sein d’une solitude inviolée, me donnèrent fort à penser ; j’y vis des indices de mauvais augure. Je mis ma pipe dans ma poche, et je rampai à quatre pattes dans les ajoncs et la fougère jusqu’à une centaine de mètres de leur porte. Comme je ne pouvais pas approcher davantage sans me trouver à découvert, je m’accroupis pour exercer ma surveillance.

 

Je venais de m’installer dans ma cachette quand la porte de la villa s’ouvrit toute grande, l’homme qui s’était présenté à moi comme le médecin du Gaster Fell sortit, tête nue, une bêche à la main. Devant la porte, un petit jardin potager contenait des pommes de terre, des pois et divers légumes verts. Il se mit au travail, creusant, sarclant, cueillant, et il entonna une chanson d’une voix plus puissante que musicale. Pendant qu’il était en plein labeur, le dos tourné à la villa, le vieux bonhomme que j’avais aperçu le matin apparut sur le seuil. Je constatai alors que c’était un individu d’une soixantaine d’années, tordu, courbé, affaibli, pâle, aux cheveux gris mais rares. Il s’avança vers son compagnon, qui ne l’avait pas vu. Sa démarche avait quelque chose de furtif, d’oblique. Fut-ce le léger bruit de ses pas ? Fut-ce sa respiration ? Toujours est-il que le médecin du Gaster Fell se retourna d’un bond et lui fit face. Ils avancèrent tous deux d’un pas l’un vers l’autre, comme pour se serrer la main, puis (je n’oublierai jamais l’horreur que j’éprouvai à cet instant) le plus jeune et le plus fort s’élança, frappa l’autre d’un formidable coup de poing, le projeta au sol, se baissa, ramassa le corps inerte et courut à toutes jambes vers la maison où il disparut avec son fardeau.

 

J’avais beau être endurci par l’existence que j’avais menée, la soudaineté et la violence de cette scène me firent frémir. L’âge de la victime, sa faiblesse, son attitude, humble et suppliante, autant de motifs de honte pour l’agresseur. Bouillant de colère, j’allais sortir de ma cachette et marcher vers la maison quand un bruit de voix à l’intérieur m’apprit que la victime avait repris connaissance. Le soleil avait disparu derrière l’horizon, le ciel était gris, la lumière baissait rapidement. J’en profitai pour me rapprocher et tenter d’entendre ce qui se disait. Le vieil homme parlait d’une voix aiguë et dolente, l’autre avait des accents rudes, graves. Au dialogue se mêlaient des bruits métalliques étranges. Peu après le médecin sortit, ferma la porte derrière lui, et je le vis aller et venir dans la pénombre en tapant du pied, en s’arrachant les cheveux et en agitant les bras comme un dément. Puis il s’éloigna pour remonter la vallée, je le perdis bientôt de vue au milieu des roches.

 

Quand son pas mourut au loin, je me dirigeai vers la maison grise. Le prisonnier continuait à parler, par moments, il gémissait comme un homme qui souffre. Les phrases qu’il prononçait, à ce que je compris, étaient des prières, des prières scandées d’une voix stridente, avec une grande volubilité et la gravité intense de quelqu’un que menace un danger imminent. Il y avait quelque chose de terrible dans cet élan solennel d’adjurations qui ne s’adressaient pas à des oreilles humaines et qui trouaient le silence de la nuit. Je me demandai si je devais intervenir ou non. Alors que j’hésitais encore, j’entendis les pas du médecin qui revenait. Avant de me cacher, je voulus jeter un coup d’œil à l’intérieur et je me suspendis aux barreaux de fer pour regarder par la fenêtre. La pièce était éclairée par une lueur blafarde qui provenait (je le découvris ultérieurement) d’un fourneau chimique. J’aperçus une grande quantité de cornues, d’éprouvettes, de distillateurs qui jonchaient la table et qui projetaient sur les murs des ombres fantastiques. Dans un angle de la pièce, une carcasse de bois ressemblait à une cage à poules : au-dedans était agenouillé l’homme qui priait encore. La lueur rouge qui éclairait en plein son visage levé au milieu des ombres faisait songer à un tableau de Rembrandt, toutes ses rides se dessinaient sur sa peau parcheminée. Je n’avais pas le temps de m’attarder. Je me laissai tomber de la fenêtre et je partis très vite à travers les roches et les ajoncs. Je ne ralentis point avant de me retrouver chez moi. Là, je me jetai sur mon lit, plus bouleversé et distrait que je ne l’avais jamais été.

 

Si j’avais pu avoir des doutes quant à ma vision de la nuit d’orage, ils furent dissipés dès le lendemain matin. En me promenant sur le sentier, je vis à un endroit où le sol était mou l’empreinte d’un soulier de femme. Ce petit talon ne pouvait appartenir qu’à ma voisine de Kirkby Malhouse. Je suivis sa trace pendant quelque temps, elle se dirigeait, tant que je pus la repérer, vers la villa du médecin. Quel pouvoir attirait donc cette tendre jeune fille, en dépit du vent, de la pluie et de l’obscurité à travers la lande redoutable, vers cet étrange rendez-vous ?

 

J’ai dit qu’un petit ruisseau de montagne coulait dans la vallée et passait près de ma porte. Une semaine environ après les événements que je viens de décrire, j’étais assis auprès de ma fenêtre quand j’aperçus quelque chose de blanc qu’emportaient lentement les eaux. Je crus d’abord qu’il s’agissait d’un mouton noyé. Je sortis avec ma canne et je ramenai l’objet sur la berge. C’était un grand drap, déchiré et rapiécé, qui portait dans un angle les initiales J. C. D’un bout à l’autre, il était trempé et décoloré.

 

Je refermai la porte de ma demeure et je partis dans la direction de la maison du médecin. Au bout de quelques pas, je l’aperçus en personne. Il marchait à grandes enjambées, à flanc de colline. Il battait les buissons avec un bâton et beuglait comme un fou. Je m’étais déjà demandé si cet homme jouissait de toutes ses facultés mentales, à le voir déambuler ainsi, je n’hésitai plus à répondre par la négative.

 

Je remarquai qu’il avait le bras gauche en écharpe. Lorsqu’il me vit, il s’arrêta. Visiblement, il ne tenait pas à m’aborder. Comme de mon côté je ne désirais pas causer avec lui, je pressai le pas et le laissai derrière moi. Il continua à beugler et à battre les buissons avec son bâton. J’étais résolu à trouver le début d’une explication. En m’approchant, je constatai avec étonnement que la porte bardée de fer était ouverte. À l’extérieur, le sol portait des traces évidentes de lutte. Les appareils chimiques et le mobilier étaient brisés et éparpillés devant la porte. Le fait qui me frappa le plus fut que la sinistre cage de bois était toute tachée de sang et que son occupant avait disparu. Je me dis avec consternation que je ne reverrais jamais plus le petit vieillard.

 

Il n’y avait rien dans la villa qui pût m’apprendre l’identité de mes voisins. La pièce était encombrée d’appareils de chimie. Dans un coin, une petite bibliothèque contenait quelques livres scientifiques. Dans un autre étaient entassés des échantillons géologiques.

 

En regagnant ma demeure, je ne rencontrai point le médecin. Mais lorsque je pénétrai chez moi, je fus étonné et indigné, quelqu’un s’était introduit en mon absence. Des valises avaient été tirées de dessous mon lit, les rideaux déplacés, les chaises éloignées du mur. Mon bureau n’avait pas été épargné, l’empreinte d’un gros soulier se détachait nettement sur mon tapis noir.

 

Un visiteur nocturne

Cette nuit-là, le vent souffla en tempête, la lune était entourée de nuages déchiquetés. Des rafales déversaient sur la lande sanglots et soupirs, faisaient gémir tous les buissons d’ajoncs. De temps à autre, une petite pluie fine crépitait contre mes vitres. Je demeurai assis jusqu’à minuit en méditant sur le morceau dédié à l’immortalité par Iamblichus, platonicien d’Alexandrie, dont l’empereur Julien disait qu’il venait après Platon selon la chronologie, mais non selon le génie. Finalement, je refermai mon livre, j’allai ouvrir ma porte et je jetai un dernier regard sur cette colline sinistre et sur le ciel encore plus lugubre. Je passai ma tête à l’extérieur, un coup de vent me surprit et balaya les cendres rouges de ma pipe qui s’enfuirent en dansant dans l’obscurité. Au même moment, la lune émergea entre deux nuages et j’aperçus, assis sur la colline, à deux cents mètres de ma porte, l’homme qui se disait le médecin du Gaster Fell. Il était recroquevillé dans la fougère, les coudes sur les genoux, le menton sur les mains, immobile comme une pierre, le regard fixé sur la porte de ma maison.

 

À la vue de cette sentinelle de mauvais aloi, je fus d’abord secoué d’un frisson d’horreur et de frayeur. Mais je me ressaisis et me dirigeai hardiment vers lui. Il se leva à mon approche. La lune éclairait son visage barbu.

 

– Que signifie cela ? m’écriai-je. De quel droit m’espionnez-vous ?

 

La colère empourpra son visage.

 

– Votre séjour dans ce pays vous a fait oublier les bonnes manières, me répondit-il. La lande appartient à tout le monde.

 

– Vous direz bientôt que ma maison aussi appartient à tout le monde. Vous avez eu l’impertinence de la fouiller cet après-midi en mon absence.

 

Il sursauta. Une immense surexcitation s’empara de lui.

 

– Je vous jure que je n’ai pris aucune part à cela ! s’exclama-t-il. Je n’ai jamais pénétré chez vous. Oh ! monsieur, monsieur, si vous m’en croyez, un danger vous menace ! Vous feriez bien d’être prudent !

 

– J’en ai assez ! J’ai été le témoin de votre lâcheté quand vous avez frappé un être plus faible que vous alors que vous pensiez que personne ne vous voyait. Je me suis rendu, moi aussi, chez vous, et je saurai quoi dire. S’il y a une loi en Angleterre, vous serez pendu pour ce que vous avez fait. En ce qui me concerne, monsieur, je suis un vieux militaire, et je suis armé. Je ne verrouillerai pas ma porte. Mais si vous, ou un autre bandit, tentez de franchir mon seuil, ce sera à vos risques et périls !

 

Sur ces mots, je fis demi-tour et rentrai chez moi.

 

Pendant deux jours, le vent fraîchit et augmenta de violence. Finalement, au cours de la troisième nuit, une tempête éclata, je ne me rappelle pas en avoir jamais vu une aussi forte en Angleterre. Je compris qu’il était parfaitement inutile que je me misse au lit. De même, je ne pouvais pas me concentrer suffisamment pour lire. Je baissai ma lampe pour en modérer la lumière, et je m’adossai dans mon fauteuil en m’abandonnant à la rêverie. Je devais avoir perdu toute notion du temps, car je suis dans l’impossibilité de me rappeler jusqu’à quand je demeurai assis, aux frontières du sommeil et de la réflexion. Enfin, vers trois ou quatre heures, j’eus une sorte de sursaut, et tous mes sens se mirent en alerte. Je regardai autour de moi, rien ne justifiait pourtant cet émoi soudain. La pièce confortable, la fenêtre barbouillée de pluie, la porte de bois étaient dans le même état. Je pensai qu’un cauchemar m’avait secoué les nerfs. Mais non ! J’entendis un bruit. Le bruit d’un pas d’homme au-dehors.

 

Au sein du tonnerre, de la pluie et du vent, je l’entendis. C’était un pas furtif, étouffé, foulant tantôt l’herbe, tantôt les pierres. Il s’arrêtait, repartait, se rapprochait. Je demeurai immobile, retenant mon souffle, l’oreille tendue. Le pas s’arrêta juste derrière ma porte. Le bruit changea. J’entendis maintenant une respiration haletante. La respiration de quelqu’un qui a marché vite et qui vient de loin.

 

À la lueur tremblante de ma lampe, je vis la poignée de ma porte tourner, tourner lentement. Il y eut un arrêt de quelques secondes. J’avais tiré mon sabre et j’attendais, les yeux dilatés. Maniée avec des précautions infinies, la porte commença à pivoter sur ses gonds, et l’air frais de la nuit pénétra en sifflant à travers l’entrebâillement. Elle s’ouvrit tout à fait. Les gonds rouillés ne gémirent pas. J’entrevis une silhouette sombre, une figure blême qui me regardait. Les traits étaient ceux d’un homme, pas les yeux. Les yeux semblaient, dans l’obscurité, brûler d’un éclat verdâtre. J’y lus le meurtre. Je bondis de ma chaise, je levai mon sabre nu. Mais un deuxième personnage poussa un cri et se précipita du dehors vers ma porte. Le premier émit alors une sorte de piaillement aigu, puis s’enfuit à travers les roches, glapissant comme un chien battu.

 

Maîtrisant mes nerfs, j’allai à la porte. Les cris des deux fugitifs résonnaient encore dans mes oreilles. Un éclair illumina tout le décor. Au loin, je vis deux silhouettes sombres qui se poursuivaient parmi les rochers. Même à cette distance, leur contraste physique me révéla leur identité sans doute possible. Le premier était le petit vieillard que je croyais mort, le deuxième était mon voisin, le médecin. L’instant d’après, la nuit les avait enveloppés de ses ténèbres ; ils avaient disparu. Quand je voulus rentrer dans ma maison, mon pied buta contre un objet. Je le ramassai, et je découvris que c’était un couteau droit, entièrement fait de plomb, si mou et si fragile que je m’étonnai qu’un meurtrier eût choisi une arme pareille. Pour la rendre plus inoffensive, le bout avait été coupé net en carré. Le tranchant toutefois avait été soigneusement aiguisé contre une pierre, cela se voyait d’après certaines marques qui subsistaient. Tel quel, c’était un instrument dangereux dans la main d’un homme déterminé.

 

Que signifie tout cela ? me demanderez-vous. Bien des drames ont traversé ma vie aventureuse ; plusieurs aussi étranges, aussi peu ordinaires ; beaucoup ne m’ont pas fourni l’ultime explication que vous me réclamez. Le destin tisse quantité de contes, mais il les conclut généralement en dehors de toutes les lois artistiques, sans se soucier de la propriété littéraire. Néanmoins, je possède une lettre qui se trouve devant moi pendant que j’écris, que je vais recopier sans commentaires, et qui éclaircira tout ce qui vous paraîtrait obscur.

 

Asile de fous de Kirkby,

4 septembre 1885.

 

Monsieur,

 

Je suis absolument certain que je vous dois des excuses et une explication, relativement aux événements récents qui ont dû vous surprendre et vous sembler très mystérieux. Événements qui ont gravement compromis l’existence retirée que vous désiriez mener. Il aurait été correct de ma part de vous rendre visite le lendemain matin, après avoir rattrapé mon père, mais je connaissais votre aversion pour les intrus ainsi que (permettez-moi de le dire) votre très mauvais caractère. Aussi ai-je pensé préférable de communiquer avec vous par lettre.

 

Mon pauvre père a été un médecin de médecine générale ; il a beaucoup travaillé à Birmingham, où son nom est encore l’objet du respect unanime. Il y a près de dix ans, il a commencé à manifester des symptômes d’aliénation mentale, que nous avons attribués au surmenage et à un coup de soleil. Comme je me jugeais incompétent pour me prononcer sur un cas d’une telle importance, j’ai recherché des avis autorisés à Birmingham et à Londres. Entre autres, nous avons consulté l’éminent aliéniste Fraser Brown, il m’a déclaré que le mal serait intermittent, mais très dangereux pendant les crises : « Il peut revêtir soit un aspect homicide, soit un aspect religieux, m’a-t-il dit, à moins qu’il ne revête les deux aspects simultanément. Pendant des mois, il pourra être aussi équilibré que vous et moi, mais un jour il déraillera. Vous encourriez une lourde responsabilité si vous le laissiez sans surveillance. »

 

Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage, monsieur. Vous comprendrez quelle tâche terrible a incombé à ma pauvre sœur et à moi-même, essayer de lui épargner l’asile qui, dans ses heures saines, le remplit d’horreur. Je ne puis que regretter que votre repos ait été troublé par nos malheurs, et je vous présente, au nom de ma sœur et au mien, les excuses qui vous sont dues.

 

Sincèrement à vous,

 

J. Cameron.

 

SCÈNES DE BORROW[3]

« Rien à faire. Impossible.

Je le sais parce que j’ai essayé. »

 

(Extrait d’un article non publié

sur George Borrow et son œuvre.)

 

Oui, j’ai essayé. Et mon expérience peut intéresser d’autres personnes. Imaginez donc que je me suis imbibé de George Borrow, spécialement de son Lavengro et de son Romany Rye, que j’ai modelé ma pensée, mon langage, mon style sur ceux du maître, et que finalement je suis parti un jour d’été pour mener la vie que mes lectures m’avaient révélée. Me voici, par conséquent, sur la route de campagne qui va de la gare au village de Swinehurst (Sussex).

 

Tout en marchant, je n’avais garde d’oublier les fondateurs du Sussex, Cerdic, ce formidable écumeur des mers, et Ella, son fils, dont le barde disait qu’il dépassait d’une longueur de tête de lance le plus grand de ses compatriotes. Je mentionnai le fait à deux paysans que je croisai en chemin. Le premier, fort gaillard au visage marqué de taches de rousseur, fit un écart et courut à toutes jambes vers la gare. Le deuxième, plus petit et plus âgé, demeura en extase quand je lui récitai le passage de la chronique saxonne qui commence ainsi : « Alors vint Leija avec quarante-quatre longs vaisseaux… » J’étais en train de lui indiquer que la chronique avait été écrite moitié par les moines de Saint-Albans et moitié par les moines de Peterborough quand il se précipita soudain derrière une porte et disparut.

 

Le village de Swinehurst est constitué par une suite irrégulière de maisons partiellement en bois, dans le style primitif anglais. L’une d’elles me parut plus importante que les autres, par l’enseigne qui pendait devant sa porte, je compris que c’était l’auberge. Je m’y rendis, car je n’avais rien mangé depuis mon départ de Londres. Un homme assez robuste et de bonne taille, portant une veste noire et des pantalons grisâtres, se tenait au-dehors. Je m’adressai à lui.

 

– Pourquoi une rose, et pourquoi une couronne ? lui demandai-je en levant mon index.

 

Il me dévisagea bizarrement. D’ailleurs, tout était bizarre, chez cet homme.

 

– Pourquoi pas ? me répondit-il.

 

Il recula légèrement.

 

– L’emblème d’un roi, lui dis-je.

 

– Certainement. Que peut-on attendre d’autre d’une couronne ?

 

– Et de quel roi ? insistai-je.

 

– Excusez-moi, fit-il en essayant de s’en aller.

 

– Quel roi ? répétai-je.

 

– Comment le saurais-je ?

 

– Vous devriez le savoir d’après la rose, répondis-je. Elle est le symbole de ce Tudor-ap-Tudor qui, venu des montagnes galloises, a assis sa postérité sur le trône d’Angleterre. Tudor…

 

Je continuai en me glissant entre l’inconnu et la porte de l’auberge.

 

« … était du même sang qu’Owen Glendower, le célèbre chef de clan, qu’il ne faut surtout pas confondre avec Owen Gwynedd, père de Madoc de la Mer, dont le barde a écrit…

 

J’allais réciter la fameuse stance de Dafydd-ap-Gwilyn quand mon interlocuteur, qui m’avait observé d’un regard fixe et bizarre (je le maintiens), me poussa pour entrer dans l’auberge.

 

« C’est sûrement à Swinehurst que je me trouve, dis-je à haute voix, puisque ce nom signifie une porcherie.

 

Sur ces mots, je suivis mon homme dans la salle ; il s’assit dans un coin. Quatre personnes de conditions diverses buvaient de la bière à une table centrale, tandis qu’un petit homme alerte et vêtu de noir se tenait debout devant la cheminée vide. Le prenant pour le tavernier, je lui demandai ce que je pourrais avoir pour déjeuner.

 

Il sourit et me dit qu’il n’en savait rien.

 

– Mais au moins, mon ami, vous pouvez me dire ce qui est prêt ?

 

– Pas davantage, répondit-il, mais je suis sûr que le patron pourra vous renseigner.

 

Il tira une sonnette, quelqu’un survint, je répétai ma question.

 

– Que voudriez-vous manger ? me demanda-t-il.

 

Je pensai à mon maître, et je commandai un jambon froid avec du thé et de la bière.

 

– Vous avez dit du thé et de la bière ? interrogea le patron.

 

– Oui.

 

– Depuis vingt-cinq ans que je suis dans le métier, déclara le tavernier, c’est la première fois qu’on me demande du thé et de la bière ensemble !

 

– Ce gentleman plaisante, hasarda l’homme au complet noir.

 

– À moins que… fit l’homme âgé dans le coin.

 

– Que quoi, monsieur ? demandai-je.

 

– Rien, répondit-il. Rien !

 

Vraiment, cet homme dans le coin était très bizarre. C’était celui à qui j’avais parlé de Dafydd-ap-Gwilyn.

 

– Donc vous plaisantez ! enchaîna le patron.

 

Je lui demandai s’il avait lu les œuvres de mon maître George Borrow. Il me dit qu’il ne les avait pas lues. Je lui déclarai que, dans ses cinq volumes, il n’aurait pas décelé, d’une couverture à l’autre, la moindre trace d’une plaisanterie. Par contre, il aurait trouvé que mon maître buvait de la bière et du thé ensemble. Je n’avais jamais lu quoi que ce fût sur du thé dans les sagas ou dans les poèmes des bardes. Mais, une fois le patron sorti pour préparer mon repas, je récitai à la compagnie des stances islandaises qui vantent la bière de Gunnar, fils aux longs cheveux de Harold l’Ours. Puis, de peur que l’islandais fût une langue inconnue à certains de mes auditeurs, je récitai ma propre traduction, dont voici le dernier vers :

 

Que si la bière est faible, que le pot soit grand !

 

Ensuite je demandai aux gens qui étaient là s’ils allaient à l’église ou au temple. Ma question les étonna, et en particulier l’individu bizarre dans le coin, que je fixai d’un regard sévère. J’avais percé son secret. Pendant que je l’observais, il essaya de se réfugier derrière l’horloge.

 

– L’église ou le temple ? lui demandai-je.

 

– L’église, balbutia-t-il.

 

– Quelle église ?

 

Il recula carrément derrière l’horloge.

 

– Jamais on ne m’a pareillement questionné ! s’écria-t-il.

 

Je lui montrai que je connaissais son secret.

 

– Rome n’a pas été construite en un jour, lui dis-je.

 

– Eh ! Eh ! fit-il.

 

Pendant que je me détournais, il sortit la tête de sa cachette et se frappa le front avec l’index. L’homme au costume noir l’imita.

 

Après avoir mangé mon jambon froid (y a-t-il meilleur plat, à l’exception du mouton bouilli aux câpres ?) et bu mon thé avec ma bière, j’informai la compagnie que mon maître avait baptisé ce repas « une gifle au diable », et qu’il avait remarqué la faveur dont il jouissait auprès des commerçants de Liverpool. Sur ce renseignement suivi d’une strophe de Lope de Vega, je quittai l’Auberge de la Rose et de la Couronne, non sans avoir payé ma note. À la porte, le patron me demanda mon nom et mon adresse.

 

– Pourquoi donc ?

 

– Dans le cas où il y aurait une enquête sur votre compte.

 

– Mais pourquoi y aurait-il une enquête sur mon compte ?

 

– Ah ! qui sait ! soupira le patron.

 

Quand je m’éloignai, j’entendis de grands éclats de rire derrière moi. « Assurément, pensai-je, Rome n’a pas été construite en un jour. »

 

Je descendis la rue principale de Swinehurst, et je repris la route de campagne en me préparant à ces aventures de voyageurs qui sont, selon le maître, aussi serrés que des mûres quand on les cherche sur une grand-route d’Angleterre. J’avais déjà pris quelques leçons de boxe avant de quitter Londres. Il me sembla que si par hasard je rencontrais un voyageur dont la taille et l’âge seraient propices, je pourrais le prier de tomber la veste et de régler un différend quelconque selon la vieille coutume anglaise. J’attendis donc auprès d’un échalier le premier passant à venir, et ce fut pendant que je me tenais là qu’une panique à en hurler fondit sur moi, tout comme elle fondit sur le maître dans le vallon. Je me cramponnai au barreau de l’échalier, il était en bon chêne anglais. Oh ! qui peut décrire les terreurs consécutives à cette panique à en hurler ? Voilà ce que je pensais en me cramponnant au barreau de l’échalier. Était-ce la bière ? Était-ce le thé ? Ou bien le tavernier avait-il raison ? Le tavernier et l’autre, l’individu au costume noir, celui qui avait répondu au signe de l’homme bizarre dans le coin ? Pourtant le maître buvait son thé avec de la bière. Oui, mais le maître aussi avait été en proie à une panique à en hurler. Je méditai sur tout cela en me cramponnant au barreau de chêne anglais, le barreau supérieur de l’échalier. Pendant une demi-heure, la panique fut en moi. Puis elle passa. Et je demeurai dans un grand état de faiblesse, toujours cramponné au barreau de chêne anglais.

 

J’étais encore auprès de l’échalier où m’avait saisi la panique à en hurler quand j’entendis un bruit de pas derrière moi. Me retournant, je vis qu’un sentier traversait le champ de l’autre côté de l’échalier. Une femme venait dans ma direction. Elle marchait sur ce sentier. Il me parut évident qu’elle était l’une de ces Bohémiennes dont le maître avait tant parlé. Je regardai d’où elle venait, et je vis la fumée d’un feu dans une petite vallée, cette fumée indiquait certainement l’endroit où campait sa tribu. La femme qui approchait était d’une taille moyenne, ni grande ni petite, elle avait un visage hâlé et couvert de taches de rousseur. Je dois avouer qu’elle n’était pas belle, mais je ne crois pas que quelqu’un, sauf le maître, ait jamais rencontré de très belles femmes déambulant sur les grand-routes d’Angleterre. Telle qu’elle était, je devais m’en accommoder. Je savais bien comment lui adresser la parole, car en de nombreuses occasions j’avais admiré le mélange de courtoisie et d’audace usité en pareil cas. Donc, quand la femme arriva près de l’échalier, je lui tendis la main pour l’aider à l’enjamber.

 

– Que dit le poète Calderon ? demandai-je. Je suis sûr que vous avez lu les deux vers dont voici la traduction :

 

Oh ! jeune fille, puis-je vous prier humblement

De me permettre de vous aider sur votre chemin ?

 

La femme rougit, mais ne répondit rien.

 

« Où sont donc, repris-je, les romanis ?

 

Elle tourna la tête et ne dit mot.

 

– Bien que je sois un gorgio, continuai-je, je connais un peu le folklore romani.

 

Et, pour le lui prouver, je chantai une strophe gitane.

 

La femme se mit à rire. Je déduisis de son allure qu’elle pouvait être une diseuse de bonne aventure.

 

– Dites-vous la bonne aventure ? lui demandai-je.

 

Elle me donna une tape sur le bras.

 

– Mais vous êtes un vrai rigolo ! me dit-elle.

 

Cette tape me fit plaisir, car elle me rappela l’incomparable Belle.

 

– Vous pouvez utiliser le Long Melford, lui répondis-je.

 

C’était une expression qui, selon le maître, signifiait qu’elle pouvait me battre.

 

– Laissez-moi tranquille, avec vos boniments ! répliqua-t-elle en me flanquant une nouvelle tape.

 

– Vous êtes une très jolie femme, dis-je. Et vous me faites penser à Grunelda, la fille de Hjalmar, qui vola le bol d’or au roi des îles.

 

La comparaison parut l’ennuyer.

 

– Soyez poli, jeune homme !

 

– Je ne vous veux aucun mal, Belle. Je ne faisais que vous comparer à celle dont la saga dit que ses yeux étaient comme l’éclat du soleil sur les icebergs.

 

Cette citation sembla lui plaire. Elle me sourit.

 

– Je ne m’appelle pas Belle, dit-elle.

 

– Comment vous appelez-vous ?

 

– Henriette.

 

– Le prénom d’une reine.

 

– Allez-y !

 

– De la femme de Charles, lui dis-je. Dont Waller, le poète (car les Anglais aussi ont leur poètes, quoique à cet égard ils soient fort inférieurs aux Basques), dont, je disais, Waller le poète chantait :

 

Qu’elle fût Reine était l’acte du Créateur,

Un aveugle ne pouvait qu’en admettre le fait.

 

– Dites donc ! s’écria la femme. Comment que vous y allez !

 

– Ainsi maintenant, dis-je, puisque je vous ai démontré que vous étiez une reine, vous me donnerez sûrement un « choomer », autrement dit un baiser en langue bohémienne.

 

– Je vais vous en administrer un sur le trou de l’oreille ! cria-t-elle.

 

– Alors je lutterai avec vous, lui dis-je. Si par hasard vous me faites toucher les deux épaules, je ferai pénitence en vous enseignant l’alphabet arménien. Le mot alphabet nous montre, comme vous vous en apercevez bien, que nos lettres viennent de Grèce. Si, par contre, je vous fais toucher les deux épaules, vous me donnerez un choomer.

 

J’en étais arrivé là. Elle escalada l’échalier avec l’intention probable de s’enfuir. Mais sur ces entrefaites une voiture survint. Elle appartenait, comme je m’en aperçus, à un boulanger de Swinehurst. Le cheval était marron. Il ressemblait aux chevaux de la Nouvelle-Forêt, poilu et mal tenu. Comme j’en sais moins que le maître sur les chevaux, je ne dirai rien d’autre de celui-là. Je me contenterai de répéter qu’il était de couleur marron (et pourtant ni le cheval ni la couleur du cheval ne présentent la moindre importance dans mon récit). J’ajouterai toutefois qu’il pouvait passer pour un petit cheval ou pour un gros poney, car il était un peu petit pour un cheval, mais un peu gros pour un poney. J’en ai dit maintenant assez sur ce cheval, qui n’a rien à voir avec mon histoire, et je reporte mon attention sur le conducteur.

 

Il était bien bâti. Il avait une grosse tête rougeaude, des favoris bruns, des épaules arrondies, un grain de beauté rougeâtre au-dessus des sourcils gauches. Il portait une veste de velours, et il était chaussé de gros souliers ferrés qu’il perchait sur le pare-boue devant lui. Il arrêta la voiture à hauteur de l’échalier devant lequel je me trouvais en compagnie de la jeune femme de la vallée, et il me demanda poliment si je pouvais lui donner du feu pour sa pipe. Comme je tirais de ma poche une boîte d’allumettes, il jeta les rênes par-dessus le pare-boue et, agitant ses gros souliers ferrés, se mit en devoir de descendre sur la route. C’était un homme bien bâti, mais il avait une certaine propension à l’obésité et à l’essoufflement. Je me dis que je tenais là l’occasion de l’une de ces aventures de route qui étaient si banales au bon vieux temps. Mon intention était de livrer au boulanger un vrai combat de boxe : la jeune femme de la vallée me dirait quand je devrais me servir de mon droit ou de mon gauche, me relèverait au besoin pour le cas où j’aurais la malchance d’être knock-outé par l’homme qui était chaussé de gros souliers ferrés et qui avait un grain de beauté au-dessus des sourcils gauches.

 

– Utilisez-vous le Long Melford ? lui demandai-je.

 

Il me considéra avec étonnement, et me répondit qu’il fumait n’importe quel tabac.

 

– Le Long Melford, expliquai-je, n’est pas, comme vous paraissez le croire, une sorte de tabac. J’entendais par là cet art et cette science de la boxe que nos ancêtres tenaient en telle estime que certains professeurs de boxe, le grand Gully, par exemple, ont été appelés aux plus hautes charges de l’État. Il y a eu des hommes du plus noble caractère parmi les boxeurs d’Angleterre. Je citerai en particulier Tom de Hereford, plus connu sous le nom de Tom le Printemps, bien que son père s’appelât Hiver. Cela n’a toutefois rien à voir avec l’affaire présente, qui est que nous allons nous battre.

 

L’homme à la tête rougeaude parut ahuri. Si complètement ahuri que je ne crois pas que des aventures semblables soient aussi fréquentes que mon maître l’avait donné à entendre.

 

– Nous battre ! s’exclama-t-il. Pourquoi ?

 

– C’est une bonne vieille coutume anglaise, répondis-je. Nous verrons qui de nous deux est le plus fort.

 

– Je n’ai rien contre vous, protesta-t-il.

 

– Moi non plus. Voilà pourquoi nous nous battrons pour l’amour, expression qui était très usitée au bon vieux temps. Harold Sygvynson raconte que chez les anciens Danois on se battait fréquemment à la hache d’armes. Par conséquent, vous allez tomber la veste et vous battre.

 

Tout en parlant, j’avais retiré ma veste.

 

La tête de mon boulanger perdit de son teint florissant.

 

– Je ne me battrai pas ! déclara-t-il.

 

– Mais si, répondis-je. Et cette jeune femme vous rendra probablement le service de garder votre veste.

 

– Vous êtes complètement toqué ! dit Henriette.

 

– En outre, dis-je, si vous ne vous battez pas contre moi pour l’amour, vous vous battrez peut-être pour ceci…

 

Je lui tendis un souverain.

 

– Voulez-vous tenir sa veste ? répétai-je à Henriette.

 

– Je tiendrai la grosse pièce, dit-elle.

 

– Non, répliqua le boulanger, en mettant le souverain dans la poche de son pantalon en velours. Maintenant, dites-moi ce qu’il me faut faire pour gagner le souverain.

 

– Vous battre.

 

– Comment voulez-vous que je me batte ? demanda-t-il.

 

– Tendez vos bras ! commandai-je.

 

Il les tendit. Mais il demeura immobile. Il ressemblait à un gros mouton. Il ne se souciait pas de me frapper. Il me sembla que si je pouvais le mettre en colère, son esprit offensif s’améliorerait. Alors je flanquai un coup de poing à son chapeau, qui était noir et dur, du genre chapeau melon.

 

– Hé ! patron ! cria-t-il. Que cherchez-vous ?

 

– Je cherche à vous mettre en colère, répondis-je.

 

– Ma foi, je suis en colère ! fit-il.

 

– Alors voici votre chapeau, dis-je. Ensuite, nous allons nous battre.

 

Je me tournai pour ramasser son chapeau, qui avait roulé derrière moi. Au moment où je me baissai, je reçus un tel coup que je ne pus ni me redresser ni tomber assis. Ce coup que je reçus pendant que je me baissais pour ramasser le chapeau melon ne provenait pas de ses poings, mais de son soulier ferré, celui que j’avais remarqué sur le pare-boue. Étant donc incapable de me redresser comme de tomber assis, je m’appuyai sur le barreau de chêne de l’échalier, et je poussai un sourd gémissement consécutif à la douleur que m’avait procurée le coup que j’avais reçu. La panique à en hurler m’avait été moins douloureuse que ce coup de soulier ferré. Quand finalement je pus me redresser, je m’aperçus que le boulanger à la tête rougeaude était parti avec sa voiture, et qu’il était déjà invisible. La jeune fille de la vallée se tenait de l’autre côté de l’échalier. Un homme en haillons, qui venait du côté du feu, traversait le champ en courant.

 

– Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu, Henriette ? demandai-je.

 

– Je n’ai pas eu le temps. Pourquoi avez-vous été assez bête pour lui tourner le dos ?

 

L’homme en haillons nous avait rejoints à l’endroit où je parlais à Henriette auprès de l’échalier. Je n’essaierai pas de transcrire la conversation qu’il me tint, parce que j’ai remarqué que le maître n’a jamais voulu déroger en utilisant le patois. Je préfère montrer sa manière de parler par une phrase ici ou là.

 

– Pourquoi qu’il t’a frappé ? me demanda l’homme en haillons.

 

Il était vraiment très en haillons. Il avait une charpente solide, un visage brun en lame de couteau, et un gourdin à la main. Sa voix était épaisse et rude, comme l’ont souvent les gens qui vivent au grand air.

 

– Pourquoi que le boulanger, il t’a frappé ?

 

– C’est lui qui l’a voulu. Il le lui a demandé, répondit Henriette.

 

– Il a demandé quoi ?

 

– Eh bien ! il lui a demandé un coup. Il lui a donné une grosse pièce pour ça.

 

L’homme en haillons parut étonné.

 

– Dis donc, patron ! fit-il. Si tu en fais collection, je pourrais t’en fournir à moitié prix.

 

– Il m’a pris en traître, dis-je.

 

– Et que pouvait faire d’autre le boulanger, quand vous lui avez flanqué son chapeau par terre ? dit Henriette.

 

Pendant cette conversation, j’avais pu me redresser en m’aidant du barreau de chêne au haut de l’échalier. Je récitai quelques vers du poète chinois Lo Tun-an, qui a dit que, quelque dur que soit un coup, il aurait pu être beaucoup plus fort. Je cherchai ma veste. Mais je ne l’aperçus point.

 

– Henriette, dis-je, qu’avez-vous fait de ma veste ?

 

– Dis donc, patron ! dit l’homme de la vallée. Pas tant d’Henriette, si ça ne te fait rien ! Cette femme, c’est la mienne. Qui te crois-tu pour l’appeler Henriette ?

 

Je certifiai à l’homme de la vallée que je n’avais pas voulu manquer de respect à sa femme.

 

– Je l’avais prise pour une jeune fille, dis-je. Mais la femme d’un romani est toujours sacrée à mes yeux.

 

– Complètement loufoque ! soupira la femme.

 

– Quelque autre jour, dis-je, j’irai vous rendre visite dans votre camp de la vallée, et je vous lirai le livre du maître sur les romanis.

 

– Qu’est-ce que c’est que les romanis ? interrogea l’homme.

 

– Les romanis sont des bohémiens.

 

– On n’est pas des bohémiens.

 

– Qu’êtes-vous donc, alors ?

 

– Des cueilleurs de houblon.

 

Je demandai à Henriette :

 

– Comment se fait-il, dans ce cas, que vous ayez compris tout ce que j’ai dit sur les bohémiens ?

 

– Moi ? Je n’ai rien compris !

 

Je réclamai à nouveau ma veste. Mais je me rappelai soudain qu’avant de proposer un match au boulanger à la tête rougeaude et au grain de beauté sur le sourcil gauche, j’avais suspendu ma veste au pare-boue de sa voiture. Je récitai donc un verset du poète persan Ferideddin Atar, selon lequel il est plus important de sauver sa peau que ses habits. Je fis mes adieux à l’homme de la vallée et à sa femme, et je retournai au vieux village anglais de Swinehurst, où je pus acheter une veste d’occasion qui me permit de me diriger vers la gare, car je voulais rentrer à Londres. Je constatai non sans surprise que j’étais suivi à la gare par de nombreux habitants, parmi lesquels l’homme au complet noir et cet autre, l’individu bizarre, celui qui s’était dissimulé derrière l’horloge. De temps à autre, je me retournai et allai au-devant d’eux dans l’espoir d’amorcer une conversation intéressante ; mais chaque fois que je tentai de m’approcher, ils se débandaient. Seul l’agent de police du village consentit à me tenir compagnie. Il marcha à côté de moi, et il prêta une oreille attentive au récit que je lui fis touchant l’histoire de Hunyadi Janos et des événements qui eurent lieu au cours des guerres entre ce héros, connu également sous le nom de Corvinus, et Mahomet II, qui prit Constantinople, c’est-à-dire Byzance. Accompagné de l’agent de police, j’entrai dans la gare. Je m’assis dans un compartiment, je pris une feuille de papier dans ma poche et je me mis à écrire sur ce papier tout ce qui m’était arrivé, afin de pouvoir montrer qu’il n’est pas facile, de nos jours, de suivre l’exemple du maître. Tandis que j’écrivais, j’entendis l’agent de police causer avec le chef de gare (petit, gros, cravaté de rouge) et lui narrer mes propres aventures dans le vieux village anglais de Swinehurst.

 

– C’est aussi un gentleman, conclut l’agent de police. Et je suis sûr qu’il habite à Londres, dans une grande maison.

 

– Une très grande maison, si chaque homme a ce qu’il mérite ! fit le chef de gare, en hochant la tête et en agitant son drapeau pour que le train pût démarrer.

 

L’HOMME D’ARKHANGELSK[4]

Le 4 mai 1867, âgé alors de vingt-cinq ans, j’écrivis sur mon carnet de notes les lignes suivantes (résultat d’une grande fermentation intellectuelle) :

 

« Le système solaire, parmi un nombre incalculable d’autres systèmes aussi considérables, roule toujours en silence à travers l’espace en direction de la constellation d’Hercule. Les grandes sphères qui le composent tournent sur elles-mêmes, tournent sans cesse et sans bruit dans le vide éternel. La plus petite et la plus insignifiante de ces sphères est ce conglomérat de particules solides et liquides que nous avons appelé la Terre. Elle tourne maintenant comme elle tournait déjà avant ma naissance et tournera après ma mort. Mystérieuse rotation, sans commencement ni fin. Sur la croûte extérieure de cette masse en mouvement rampent de nombreux vermisseaux au nombre desquels je figure, moi, John M’Vittie, faible, impuissant, traîné sans but à travers l’espace. Cependant l’état de choses qui nous régit est tel que la petite énergie et l’étincelle de raison que je possède sont entièrement consacrées aux travaux qu’il faut accomplir pour me procurer quelques disques métalliques, grâce auxquels je peux acheter les éléments chimiques nécessaires à fortifier mes tissus en désagrégation constante et à me conserver un toit qui me mette à l’abri des inclémences du temps. Voilà pourquoi je n’ai pas d’idée à dépenser à propos des problèmes vitaux qui me cernent. Néanmoins, en dépit de ma misère, je puis parfois ressentir un certain degré de bonheur et éventuellement même, Dieu me pardonne, me gonfler d’importance. »

 

Comme je l’ai dit, ces phrases ont été consignées sur mon carnet, elles reflétaient exactement les pensées enracinées au plus profond de mon âme, toujours présentes et jamais affectées vers les émotions passagères du moment. Enfin vint l’époque où mon oncle mourut. Mon oncle s’appelait M’Vittie de Glencairn ; il fut président des commissions de la Chambre des communes. Il avait, par testament, divisé son immense fortune entre ses nombreux neveux. Je reçus largement de quoi subvenir à mes besoins jusqu’à la fin de mes jours, et je devins en même temps propriétaire d’un bout de terrain désert sur la côte de Caithness. Je crois que le vieil homme m’en fit cadeau pour se moquer de moi, car il s’agissait de quelques arpents de sable sans valeur, et il eut toujours un sens sinistre de l’humour. Jusqu’à cette date, j’avais été avoué dans une ville d’Angleterre. Je découvris que je pouvais réaliser mes aspirations et, abandonnant des buts mesquins et sordides, m’élever l’esprit par l’étude des secrets de la nature. Mon départ d’Angleterre fut un tant soi peu précipité, car j’avais quasiment tué un homme dans une querelle ; j’avais en effet un tempérament ardent et, quand j’étais en colère, j’oubliais parfois que j’étais fort. Il n’y eut pas d’action légale entreprise, mais les journaux aboyèrent à mes chausses, et les gens me regardaient de travers quand ils me rencontraient. Cela se termina par la malédiction que je leur lançai, à eux et à leur ville sale, polluée par la fumée. Je partis en hâte pour ma propriété du Nord. Là, au moins, je pourrais jouir de la paix et de conditions idéales pour le travail solitaire et la contemplation. Avant de partir, j’empruntai sur mon capital, afin d’emporter une sélection de livres et d’instruments philosophiques ultramodernes, ainsi que des produits chimiques et diverses autres choses qui me seraient utiles dans ma retraite.

 

Le terrain dont j’avais hérité était une bande côtière étroite, composée essentiellement de sable, et qui s’étendait sur près de quatre kilomètres le long de la baie de Mansie. Sur ce terrain s’élevait une bâtisse de pierre grise. Quand avait-elle été construite, et pour quelles raisons ? Personne ne put me renseigner. Je la fis réparer, et elle devint une demeure très convenable pour quelqu’un ayant la simplicité de mes goûts. Une pièce fut mon laboratoire, une autre mon petit salon. Dans une troisième, juste sous le toit en pente, je suspendis le hamac où j’avais l’habitude de dormir. Il y avait trois autres chambres, mais je ne les meublai pas, à l’exception de celle que j’attribuai à la vieille commère qui tenait mon ménage. En dehors des Young et des M’Leod, pêcheurs qui habitaient de l’autre côté de Fergus Ness, les environs étaient déserts à plusieurs kilomètres à la ronde. Devant ma façade, la grande baie dessinait sa cuvette. Derrière la maison se dressaient deux montagnes dénudées, que dominaient d’autres sommets plus éloignés. Une vallée étroite s’insérait entre les montagnes. Quand le vent soufflait de la terre, il s’y engouffrait et faisait chuchoter et soupirer les pins sous la fenêtre de ma mansarde.

 

Je n’aime pas les autres mortels. La justice m’oblige à ajouter que les autres mortels, pour la plupart, ne m’aiment pas davantage. Je déteste leurs petites mesquineries, leurs conventions, leur fourberie, leur façon étroite d’avoir raison ou tort. Eux prennent ombrage de mon franc-parler, de mon dédain de leurs lois sociales, de mon impatience devant toute contrainte. Avec mes livres et mes drogues, dans mon repaire isolé de Mansie, je pouvais laisser vagabonder le grand troupeau de la race humaine au sein de sa politique, de ses inventions, de ses potins, je le regardais progresser, je restais derrière lui, stagnant et heureux. Pas si stagnant que cela après tout, car je cultivais mon propre petit jardin et je progressais moi aussi. J’ai mes raisons pour croire que la théorie atomiste de Dalton est basée sur une erreur, et je sais que le mercure n’est pas un élément.

 

Pendant la journée, je m’affairais sur des distillations et des analyses. J’oubliais souvent l’heure de mes repas, et quand la vieille Madge me convoquait pour mon thé, je trouvais mon déjeuner intact sur la table. La nuit, je lisais Bacon, Descartes, Spinoza, Kant, tous ceux qui ont fouillé dans le domaine de l’inconnaissable. Stériles et vides, n’ayant obtenu aucun résultat, ils sont prodigues de polysyllabes. Ils me font penser aux chercheurs d’or qui, ayant retourné un ver, l’exhibent triomphalement comme s’ils avaient trouvé ce qu’ils cherchaient. Parfois le démon de la bougeotte me possédait, et j’abattais alors à pied quarante ou cinquante kilomètres sans me reposer ni me restaurer. Lorsque cette fantaisie me prenait et que je promenais dans des villages de campagne ma silhouette maigre, mal rasée, ébouriffée, les mères se précipitaient sur la route et ramenaient chez elles leurs enfants, tandis que les paysans sortaient de leurs tavernes pour me contempler. Je crois que j’étais connu dans le pays comme « le maître fou de Mansie ». Il était rare, cependant, que je fisse ces marches dans la campagne, je me livrais en effet sur ma plage aux exercices physiques indispensables ; là j’apaisais mon esprit avec du tabac noir très fort, et l’océan était mon confident, mon ami.

 

Quel meilleur compagnon y a-t-il que la mer toujours en mouvement, toujours vivante ? De quelle humeur de l’homme ne s’accommode-t-elle point ? Il n’existe pas d’humeur gaie qui ne se sente plus gaie devant ce joyeux remous, ces longues vagues vertes qui font la course, ces jeux du soleil dans leurs crêtes éblouissantes. Mais quand les lames grises secouent la tête de colère, quand le vent gémit au-dessus d’elles et hurle pour les encourager à la violence, alors le plus triste des hommes éprouve qu’il y a dans la nature un principe de mélancolie qui est aussi lugubre que ses propres pensées. Quand l’eau était calme dans la baie de Mansie, sa surface était aussi claire et nette qu’une feuille d’argent ; elle ne se brisait qu’en un seul endroit, à une certaine distance du rivage : une longue ligne noire émergeait de la mer comme le dos inégal d’un monstre endormi ; c’était la crête d’un dangereux banc de rochers que les pêcheurs appelaient « les récifs de Mansie ». Quand le vent soufflait de l’est, les vagues déferlaient par-dessus dans un bruit de tonnerre, et l’écume en était projetée jusqu’à ma maison et aux flancs des montagnes derrière. La baie elle-même était belle et noble, mais elle était trop exposée aux coups de vent du nord et de l’est, trop redoutée aussi à cause de son banc de récifs pour être fréquentée des marins. Une sorte de légende circulait sur ce lieu isolé. Étendu dans mon canot par temps calme, et regardant par-dessus bord, j’ai vu dans les eaux profondes les formes scintillantes, spectrales, de grands poissons (poissons inconnus, à ce qu’il m’a semblé, des naturalistes, et que mon imagination transforma en génies de cette baie désolée). Une fois, me promenant au bord de l’eau pendant une nuit tranquille, j’ai entendu un grand cri, on aurait dit une femme désespérée, il s’est élevé du sein des profondeurs, s’est enflé dans l’air paisible, avec des crescendo et des diminuendo, pendant une trentaine de secondes. Je l’ai entendu moi-même, de mes propres oreilles.

 

Dans cet endroit étrange, avec les montagnes éternelles derrière moi et la mer éternelle devant moi, je travaillai et méditai pendant plus de deux années sans être dérangé par mes congénères. Progressivement, j’avais inculqué à ma vieille domestique des habitudes de silence. À présent, elle ouvrait rarement la bouche. Mais sans aucun doute elle se rattrapait de ce mutisme forcé lorsqu’elle allait à Wick, deux fois l’an, rendre visite aux siens. J’en étais presque arrivé à oublier que j’étais un membre de la famille humaine. Je vivais uniquement avec les morts dont je découvrais les œuvres. Et puis, tout à coup, un événement modifia le cours de mes pensées.

 

À trois journées de mauvais temps, en juin, avait succédé un jour pacifique. Le soir, il n’y avait pas un souffle de vent. Le soleil sombrait à l’ouest derrière une ligne de nuages empourprés, et la surface lisse de la baie était balafrée de raies écarlates. Le long du rivage, les petites flaques que la marée avait abandonnées en descendant ressemblaient à des gouttes de sang sur le sable doré, comme si un géant blessé était passé par là. Quand l’obscurité tomba, certains nuages déchiquetés qui étaient demeurés à basse altitude sur l’horizon de l’est se réunirent et formèrent un grand cumulo-nimbus irrégulier. Le baromètre était resté bas. Je compris qu’un mauvais coup se préparait. Vers neuf heures du soir, un sourd grondement ébranla le ciel au-dessus de la mer et se rapprocha. À dix heures, un fort vent se leva de l’est. À onze heures, il soufflait en tempête. À minuit se déchaîna le plus furieux orage que j’aie vu sur cette côte.

 

Pendant que je me couchais, des cailloux et des algues étaient projetés contre la fenêtre de ma mansarde, et le vent hurlait comme si chacune de ses rafales était une âme en perdition. À cette époque, les bruits de tempête ne faisaient que bercer mon sommeil. Je savais que les murs gris de la vieille maison résisteraient, et je me préoccupais peu de ce qui se passait dans le monde extérieur. D’habitude, la vieille Madge était aussi indifférente que moi aux orages. Je fus donc passablement surpris d’être réveillé vers trois heures du matin par de grands coups frappés à ma porte, et par les cris que poussait ma domestique. Je sautai à bas de mon hamac, et je lui demandai rudement la cause de ce vacarme.

 

– Eh ! maître, maître ! cria-t-elle dans son odieux patois. Descendez vite ! Il y a un grand bateau qui s’est échoué sur les récifs, et de pauvres gens appellent au secours. Ils vont se noyer, sûrement ! Oh ! maître M’Vittie, descendez !

 

– Taisez-vous, vieille sorcière ! lui répondis-je furieux. Que peut vous faire qu’ils se noient ou qu’ils ne se noient pas ? Regagnez votre lit, et laissez-moi tranquille !

 

Je me replongeai sous mes couvertures. « Ces hommes qui sont là-bas, me dis-je, ont déjà traversé une bonne moitié des horreurs de la mort. S’ils sont sauvés, il leur faudra les traverser encore une fois dans un délai plus ou moins bref. Il vaut donc mieux qu’ils meurent maintenant, puisqu’ils ont souffert cette anticipation qui est pire que la douleur née de la dissolution. »

 

Avec ces idées en tête, je m’efforçai de retrouver le sommeil, car la philosophie, qui m’avait appris à considérer la mort comme un petit incident banal dans la carrière éternelle et mouvante de l’homme, m’avait aussi guéri de ma curiosité à l’égard des affaires de ce monde. Toutefois, cette nuit-là, je découvris que le vieux levain fermentait encore dans mon âme. Pendant quelques minutes, je me tournai et me retournai en tâchant de vaincre l’impulsion du moment par les règles de conduite que j’avais édifiées pendant des mois de réflexion. Un sourd grondement éclata au milieu du concert infernal de la tempête. Je le reconnus, c’était un canon d’alarme. Poussé par une émotion incontrôlable, je me levai, m’habillai, allumai ma pipe et sortis sur la plage.

 

La nuit était noire comme de l’encre. Le vent m’attaquait avec une telle violence que je devais avancer l’épaule en avant. Des graviers me meurtrissaient le visage. Les cendres rouges de ma pipe s’enfuyaient derrière moi en dansant fantastiquement dans les ténèbres. Je descendis vers les grandes vagues mugissantes et, abritant mes yeux contre l’écume salée, je scrutai la surface des eaux. Je ne distinguai rien. Cependant, il me sembla entendre des cris inarticulés, des appels portés vers moi par les coups de vent.

 

Brusquement, une lueur bleue, très forte, éclaira la baie et toute la côte. À bord du bateau en perdition, un feu de Bengale avait été allumé. Le bateau était échoué juste au milieu du banc de récifs, et déséquilibré selon un angle tel que je voyais tout le planchéiage du pont. C’était une goélette à deux mâts, d’un gréement étranger ; elle se trouvait à cent quatre-vingts ou deux cents mètres du rivage. Je distinguais nettement, grâce au signal, les épars et les cordages. Derrière le bateau surgissaient inlassablement de l’obscurité de longues vagues noires, coiffées par places d’une touffe d’écume. Au fur et à mesure qu’elles se rapprochaient du cercle de lumière qui tombait du gaillard d’avant, elles semblaient croître en force et en volume, prendre un nouvel élan pour mieux sauter sur leur victime. Je vis très distinctement une douzaine de matelots épouvantés. Ils m’aperçurent. Tous se tournèrent vers moi, agitèrent des mains implorantes. Je sentis l’indignation me soulever contre ces pauvres vers misérables. Supposaient-ils donc qu’ils pourraient se dérober devant ce chemin étroit qu’empruntent tous les grands hommes et tous les héros de l’humanité ? L’un d’eux m’intéressa plus que les autres. Il était grand. Il se tenait à part. Il se balançait sur l’épave comme s’il dédaignait de se tenir à un cordage ou à la rambarde. Il avait croisé les mains derrière son dos. Il baissait la tête. Mais, même dans cette attitude découragée, perçait en lui une sorte de résolution et de souplesse indiquant qu’il n’était pas homme à céder facilement au désespoir. D’après les rapides coups d’œil qu’il lançait en haut, en bas et tout autour de lui, je comprenais qu’il était en train de peser ses chances de salut mais bien qu’il regardât souvent de mon côté et qu’il vît ma silhouette se détacher sur la plage, le respect humain ou une autre raison lui interdirent d’implorer mon aide. Il se tenait debout, sombre, silencieux, impénétrable, regardant la mer déchaînée, et il attendait stoïquement l’heure de son destin.

 

Il me parut évident que cette heure allait bientôt sonner. Pendant que j’observais le bateau, une énorme lame, dominant toutes les autres et les suivant comme le postillon suit ses chevaux emballés, déferla sur l’épave. Elle lui arracha un mât de misaine ; les matelots qui se cramponnaient aux haubans furent dispersés comme des mouches. Dans un bruit de déchirure, le bateau commença à se fendre en deux à l’endroit où la bosse pointue du récif sciait sa quille. L’homme solitaire sur le gaillard d’avant traversa le pont en courant et s’empara d’un paquet blanc que j’avais remarqué sans pouvoir en définir la nature. Quand il le souleva, la lumière l’éclaira, je vis alors que c’était une femme ; elle avait un épart attaché en travers de son corps et sous les bras, de telle sorte que sa tête pût se maintenir au-dessus des eaux. Il la porta tendrement vers le flanc du bateau, et j’eus l’impression qu’il lui expliquait qu’il était impossible de rester sur le bateau. Sa réponse fut inattendue. Je la vis qui levait une main et qui le souffletait au visage. Pendant un moment, il demeura silencieux, mais il s’adressa à elle de nouveau pour lui indiquer, ce que je crus comprendre d’après ses gestes, comment elle devrait se débrouiller dans l’eau. Elle s’écarta de lui, il la reprit dans ses bras. Il se pencha au-dessus d’elle, et je devinai qu’il la baisait passionnément au front. Une grande vague déferla sur le flanc du bateau. Il se courba et posa la femme sur la crête de la vague avec autant de délicatesse qu’il en aurait mis pour coucher un bébé dans son berceau. Je vis sa robe blanche voleter parmi l’écume de la lame puis le feu de Bengale s’éteignit graduellement, et le bateau sinistré, ainsi que son unique survivant, s’enfoncèrent dans les ténèbres.

 

À ce spectacle, mon sens de la solidarité humaine l’emporta sur ma philosophie. J’éprouvai la volonté désespérée de faire quelque chose. Je quittai mon cynisme comme un vêtement dont je pourrais m’envelopper ensuite à loisir, et je me précipitai vers mon canot et mes avirons. Mon canot n’était qu’un baquet qui prenait l’eau, mais qu’importait ? Était-ce à moi, qui avais lancé tant d’œillades à ma bouteille d’opium, de me mettre à peser mes chances et à ergoter parce qu’il y avait du danger ? Je le tirai jusqu’à la mer avec la force d’un dément, et sautai dedans. Pendant quelques instants, je me demandai s’il résisterait au remous bouillonnant, mais une douzaine de coups d’avirons me portèrent au-delà du ressac ; à demi plein d’eau, mon canot flottait encore. Je m’élançai sur les vagues, les escaladant et les dégringolant dans un toboggan infernal. Parfois je me trouvais entouré, cerné d’écume blanche, avec le ciel noir au-dessus de ma tête. Au loin derrière moi, j’entendais les bêlements sauvages de la vieille Madge qui, m’ayant suivi des yeux, croyait que j’étais devenu fou. Tout en ramant, je regardais par-dessus mon épaule, finalement, sur le ventre d’une grande lame qui roulait vers moi, j’aperçus le vague profil blanc d’une femme. Je la saisis au moment où elle allait m’échapper ; au prix d’un effort terrible, je la soulevai et la laissai retomber, toute trempée, dans mon canot. Je n’eus pas besoin de ramer pour regagner le rivage, car la lame suivante nous emporta et nous projeta sur la plage. Je mis le canot à l’abri. Je ramassai la femme et la portai chez moi. Ma domestique m’escortait en hurlant un concert de louanges et de félicitations.

 

Cela fait, j’eus une réaction. Je sentais que mon fardeau était en vie, car j’entendais les faibles battements de son cœur pendant que je le transportais, l’oreille collée à son côté. Je déposai donc cette femme auprès du feu que Madge avait allumé, avec aussi peu de sympathie que si elle avait été un tas de fagots. Je ne l’examinai même pas pour savoir si elle était belle ou non. Depuis de nombreuses années, je ne m’étais guère soucié d’un visage de femme. Je remontai me coucher dans mon hamac mais j’entendis la vieille Madge qui, pendant qu’elle la frictionnait pour la réchauffer, chantonnait des : « Oh ! la jolie fille ! Oh ! la mignonne fille ! » Voilà comment je sus que cette épave était à la fois jeune et belle.

 

Le lendemain matin, le calme avait succédé à la tempête. Le soleil brillait. J’allai faire un tour le long de la plage. J’entendais haleter la mer. Elle se creusait dans des remous autour du récif, mais près du rivage elle se plissait gentiment en petites ondulations. Je ne vis aucune trace de la goélette ni la moindre épave sur le sable, ce qui ne me surprit pas, car je connaissais l’existence d’un fort courant de fond. Deux mouettes aux grandes ailes tournoyaient au-dessus du théâtre du naufrage, comme si elles apercevaient sous les vagues des choses inhabituelles. Leurs voix rauques se racontaient sans doute ce qu’elles voyaient.

 

Quand je rentrai de ma promenade, la rescapée m’attendait devant la porte. Je me dis que je n’aurais jamais dû la sauver, que c’en était fini de ma retraite. Elle était très jeune, dix-neuf ans au plus, pâle mais distinguée : elle avait des cheveux blonds, de gais yeux bleus et des dents éblouissantes. Sa beauté était d’un type éthéré. Elle paraissait si blanche, si légère, si fragile qu’elle aurait pu être l’esprit de l’écume des vagues d’où je l’avais tirée. Elle s’était enveloppée de vêtements qui appartenaient à Madge, ce qui lui donnait un air étrange, mais nullement ridicule. Quand je remontai le chemin à pas pesants, elle tendit les mains dans un geste d’enfant et courut vers moi, sans doute pour me remercier de l’avoir sauvée mais je l’écartai d’un mouvement de mon bras et je passai à côté d’elle. Elle sembla peinée, des larmes jaillirent de ses yeux ; elle me suivit dans le salon et me considéra avec chagrin.

 

– De quel pays venez-vous ? lui demandai-je brusquement.

 

Elle sourit en m’entendant parler, et secoua la tête.

 

– De France ? De Hollande ? D’Espagne ?

 

À chaque fois elle secoua la tête, puis entama une longue déclaration dans une langue dont je ne compris pas un mot.

 

Après le petit déjeuner cependant, j’eus une indication sur sa nationalité. Refaisant le tour de la plage, je vis dans une crevasse du récif un morceau de bois qui s’y était coincé. Je sortis mon canot et allai le chercher. C’était une partie de l’étambot sur laquelle, ou plutôt sur le bout de bois qui y était attaché, je lus « Arkhangelsk » peint en lettres bizarres. « Ainsi, me dis-je en rentrant, cette pâle demoiselle est une Russe ? Tout à fait le sujet qui convient à un tsar blanc, et l’habitante idéale pour la mer Blanche ! » Il me parut extraordinaire que quelqu’un d’aussi distingué eût accompli un si long voyage sur un petit navire. Quand je la revis dans la maison, je prononçai le mot « Arkhangelsk » à plusieurs reprises, avec des prononciations différentes, mais elle n’eut pas l’air de le reconnaître.

 

Je m’enfermai toute la matinée dans mon laboratoire afin de poursuivre les recherches que j’avais commencées sur la nature des formes allotropiques du carbone et du soufre. Quand j’en sortis à midi pour déjeuner, elle était assise avec une aiguille et du fil, et elle procédait à quelques raccommodages dans ses vêtements qui étaient maintenant secs. Sa présence m’était désagréable, mais je ne pouvais pas la chasser sur la plage pour qu’elle se débrouille. Bientôt elle me révéla un nouveau trait de son caractère. Elle se désigna, puis elle me montra la scène du naufrage et elle leva un doigt, je compris qu’elle me demandait si elle était la seule rescapée. Je fis un signe de tête affirmatif. Alors elle bondit de sa chaise en poussant un grand cri de joie et, tenant au-dessus de sa tête le vêtement qu’elle raccommodait, elle se mit à danser dans la pièce avec la légèreté d’une plume, puis elle sortit tout en continuant ses entrechats au soleil. Pendant qu’elle tournoyait ainsi, elle entonna d’une voix rauque et plaintive une chanson barbare qui était un hymne de joie. Je l’appelai :

 

– Rentrez, jeune diablesse ! Rentrez et taisez-vous !

 

Mais elle n’interrompit pas tout de suite son explosion d’allégresse. Elle courut néanmoins vers moi, me prit la main avant que j’aie pu l’en empêcher et l’embrassa. Pendant le déjeuner, elle s’empara d’un crayon et écrivit sur une feuille de papier : Sophie Ramusine. Elle plaça la feuille de papier sur son jeune buste pour m’indiquer que c’était son nom. Elle me tendit le crayon, s’attendant sans doute à ce que je me montre aussi communicatif, mais je le mis dans ma poche pour lui faire comprendre que je ne tenais pas à entretenir des relations mondaines avec elle.

 

À chaque instant, je regrettais d’avoir cédé à l’impulsion non contrôlée qui m’avait fait sauver cette femme. De quel intérêt était pour moi sa vie ou sa mort ? Je n’étais plus un jeune écervelé ! Déjà la présence indispensable de Madge m’agaçait ; heureusement, elle était vieille et laide, je pouvais l’ignorer. Cette jeune fille par contre débordait de vie, et son charme indéniable avait de quoi distraire de sujets plus sérieux. Où pourrais-je l’envoyer ? Que devais-je faire d’elle ? Si je m’adressais à Wick, des fonctionnaires et des curieux viendraient chez moi, furèteraient, scruteraient, cancaneraient… Perspective odieuse ! Il valait mieux que j’endure sa présence.

 

Je découvris bientôt que l’avenir me réservait de nouvelles contrariétés. Il n’y a pas d’endroit sur la terre où l’on puisse être à l’abri de cette race agitée et brouillonne à laquelle j’appartiens. Le soir, alors que le soleil glissait derrière les montagnes, les recouvrant d’ombre mais projetant sur le sable et la mer une lumière glorieuse, je sortais sur la plage. Quelquefois, au cours de ces promenades, j’emportais un livre. Ce soir-là, je n’y manquai pas et, m’allongeant contre une dune, je me préparai à lire. Soudain, je m’aperçus qu’une ombre s’interposait entre le soleil et moi. Je me retournai et, à ma vive surprise, je vis un homme grand et fort qui se tenait à quelques mètres mais qui, au lieu de me regarder, ignorait complètement ma présence et contemplait d’un air grave par-dessus ma tête la baie et la ligne sombre des récifs. Il avait le teint foncé, des cheveux noirs, une courte barbe frisée, un profil d’aigle, des anneaux d’or aux oreilles. Son allure générale avait quelque chose de farouche mais de noble. Il portait une veste de velours passée, une chemise de flanelle rouge, de hautes bottes de marin. Un seul regard me suffit pour l’identifier, c’était l’homme qui était demeuré sur l’épave, la nuit précédente.

 

– Hello ! lui dis-je d’une voix chagrine. Vous avez donc pu gagner la côte ?

 

– Oui, me répondit-il en bon anglais. Je ne l’ai pas fait exprès. Les vagues m’ont porté. J’aurais bien préféré me noyer !

 

Il parlait avec un léger zézaiement étranger qui n’était pas désagréable.

 

– Deux braves pêcheurs, qui habitent de l’autre côté de la baie, m’ont recueilli et soigné. Et cependant je ne saurais honnêtement les en remercier.

 

Je pensai : « Tiens ! Voici un homme avec qui je pourrais sympathiser. » Et je lui demandai :

 

– Pourquoi auriez-vous préféré mourir ?

 

– Parce que, s’écria-t-il en tendant vers le ciel ses longs bras dans un geste passionné et désespéré, dans cette baie bleue souriante repose ma vie, mon trésor, mon âme, tout ce que j’aime enfin !

 

– Bah ! répondis-je. Chaque jour, il meurt quantité de gens, mais cela ne sert à rien d’en faire des tas d’histoires. Permettez-moi de vous informer que ce terrain sur lequel vous marchez m’appartient, et que plus tôt vous le quitterez, plus je serai content. L’un de vous deux me gêne déjà suffisamment.

 

– L’un de nous deux ? balbutia-t-il.

 

– Oui. Si vous pouviez l’emmener, je vous serais extrêmement reconnaissant.

 

Il me regarda comme s’il avait du mal à comprendre ce que je venais de lui dire, puis sur un hurlement de sauvage, il prit ses jambes à son cou et se dirigea vers ma maison. Jamais homme ne courut aussi vite ! Je le suivis comme je pus, furieux de l’invasion qui me menaçait mais avant que j’atteignisse ma porte, il s’était déjà engouffré à l’intérieur. J’entendis un grand cri. Puis, en m’approchant, je n’entendis plus que le monologue d’une voix d’homme s’exprimant avec force et rapidité. Quand j’entrai, la jeune Sophie Ramusine était tapie, recroquevillée dans un coin, son visage traduisait autant de peur que de dégoût. L’autre, les yeux étincelants et les mains tremblantes d’émotion, déversait un torrent de mots destinés à plaider sa cause. Il fit un pas vers elle, mais elle recula et poussa un cri aigu, celui du lapin que la belette saisit à la gorge.

 

– Holà ! fis-je en le tirant en arrière. Voici du joli ! Prenez-vous ma maison pour une taverne de village ou un lieu de rendez-vous public ?

 

– Oh ! monsieur, excusez-moi ! Cette femme est ma femme, et je craignais qu’elle n’eût été noyée. Vous m’avez rendu la vie.

 

– Qui êtes-vous ? lui demandai-je rudement.

 

– Je suis un homme d’Arkhangelsk, me répondit-il avec simplicité. Un Russe.

 

– Comment vous appelez-vous !

 

– Ourganev.

 

– Ourganev ! Et elle s’appelle Sophie Ramusine. Elle n’est pas votre femme. Elle ne porte pas d’alliance.

 

– Nous sommes mari et femme devant le ciel, me dit-il solennellement en regardant en l’air. Nous sommes unis par d’autres lois que celles de la terre, des lois supérieures…

 

Pendant qu’il parlait, la jeune fille se glissa derrière moi et me prit une main, la pressant entre les siennes comme pour implorer ma protection.

 

– Rendez-moi ma femme, monsieur ! poursuivit-il. Laissez-moi l’emmener d’ici.

 

– Écoutez-moi bien, vous, quel que soit votre nom ! dis-je avec fermeté. Je n’ai pas besoin de cette fille ici. Je voudrais ne l’avoir jamais vue. Si elle mourait, je n’en aurais nulle peine. Mais pour ce qui est de vous la remettre, alors qu’il est évident qu’elle vous craint et vous hait, je ne le ferai pas. C’est pourquoi vous allez expulser votre grand corps de cette maison, et me permettre de retourner à mes livres. J’espère n’avoir jamais le déplaisir de vous revoir.

 

– Vous ne me la remettez pas ? dit-il d’une voix rauque.

 

– Je vous verrais damné d’abord !

 

– Et si je l’enlevais ? cria-t-il.

 

Son visage s’était durci. Mais mon sang de tigre s’enflamma aussitôt. Je ramassai une bûche près de la cheminée.

 

– Filez ! dis-je à voix basse. Déguerpissez en vitesse, sinon je pourrais vous faire mal !

 

Il hésita un moment, puis il quitta la maison. Peu après cependant, il revint et se tint sur le seuil en nous regardant.

 

– Prenez garde ! dit-il. Cette femme m’appartient, et je l’aurai. Si l’on en vient aux coups, un Russe vaut bien un Écossais.

 

– C’est ce que nous allons voir ! m’écriai-je.

 

Je m’élançai, mais il disparut. Je distinguai vaguement sa grande silhouette s’enfuyant dans la nuit.

 

Pendant un mois, la vie reprit son cours normal. Je ne parlai jamais à la Russe, et elle ne m’adressa jamais la parole. Parfois, quand je travaillais dans mon laboratoire, elle se faufilait derrière la porte et m’observait avec ses grands yeux. D’abord cette intrusion me déplut, mais progressivement je supportai sa présence, d’autant plus qu’elle ne faisait rien pour accaparer mon attention. Encouragée par cette concession, elle amena l’escabeau sur lequel elle s’asseyait de plus en plus près de ma table, si bien qu’elle finit par se percher à côté de moi chaque fois que je travaillais. Dans cette position, elle prit l’habitude, mais sans jamais me gêner, de se rendre très utile en tenant mes porte-plumes, mes tubes à essai ou mes diverses bouteilles et en me tendant ce dont j’avais besoin avec une perspicacité jamais en défaut. En ignorant délibérément qu’elle était un être humain et en la considérant comme une machine automatique utile, je m’habituai à elle au point que je ressentis son absence les rares fois où elle ne venait pas. J’ai pour manie de parler à haute voix pendant que je travaille, afin de mieux inscrire les résultats dans mon esprit. La jeune fille devait posséder une mémoire auditive extraordinaire, car elle répétait les mots que je prononçais ainsi sans, naturellement, en comprendre le sens. Je m’amusai fréquemment à l’écouter tirer une salve d’équations chimiques ou de symboles algébriques pour la vieille Madge, et à entendre son rire en cascade quand ma domestique hochait la tête en s’imaginant sans doute qu’elle lui parlait en russe.

 

Elle ne s’éloignait jamais de la maison. Même elle n’en franchissait pas le seuil sans avoir préalablement regardé par toutes les fenêtres s’il n’y avait pas quelqu’un dehors. Je savais par ce manège qu’elle soupçonnait son compagnon de se trouver encore dans le voisinage, et qu’elle craignait qu’il ne l’enlevât. Elle fit une autre chose non moins significative. Je possédais un vieux revolver et quelques cartouches, que j’avais jeté au rebut. Elle le découvrit et se mit aussitôt en devoir de le nettoyer et de le graisser. Elle le suspendit près de la porte, mit les cartouches à côté dans un petit sac. Chaque fois que je sortais pour me promener, elle me le tendait et insistait pour que je le prisse avec moi. En mon absence, elle verrouillait la porte. En dehors de ces appréhensions, elle avait l’air presque heureuse, et elle aidait Madge quand elle ne s’installait pas à côté de moi. Elle témoignait d’une grande dextérité manuelle dans tous les travaux ménagers.

 

Je ne tardai pas à m’apercevoir que ses soupçons étaient fondés, et que l’homme d’Arkhangelsk n’avait pas quitté le pays. Une nuit où le sommeil me fuyait, je me levai et me postai à la fenêtre. Le ciel était nuageux, le bord de la mer à peine distinct, et j’eus du mal à repérer mon canot sur la plage. À force de fouiller la nuit, mes yeux finirent par s’accoutumer à l’obscurité, et je distinguai sur la plage une tache sombre, juste en face de ma porte, or je savais bien que la veille, il n’y avait pas eu quoi que ce fût à cet endroit. Pendant que je m’évertuais à deviner, un grand nuage dériva suffisamment pour que la lune projetât sa lumière froide et claire. Alors je le reconnus. C’était le Russe. Il était accroupi comme un crapaud géant, jambes croisées à l’orientale. Il avait les yeux fixés sur la fenêtre de la chambre où dormaient la jeune fille et ma domestique. La lune éclairait en plein son visage, et je vis à nouveau son profil d’oiseau de proie, son front soucieux et la barbe en pointe qui complétait son physique passionné. J’eus envie de l’abattre comme un vulgaire cambrioleur, mais mon ressentiment céda à une sorte de pitié méprisante.

 

« Pauvre imbécile ! me dis-je. Toi, que j’ai vu regarder la mort en face, tu concentres donc toutes tes pensées et tes ambitions sur cette épave de femme qui, au surplus, t’a fui et te déteste ? La plupart des femmes t’aimeraient, ne serait-ce que pour ta peau brune et ton grand corps. Et cependant te voilà hanté par le désir de posséder celle qui entre mille ne veut pas de toi ! »

 

Je me remis au lit, non sans rire. Je savais que mes barreaux étaient solides et mes verrous résistants. Il m’importait peu que ce bizarre individu passât sa nuit devant ma porte ou à mille lieues de là, du moment qu’il n’y serait plus le matin. Comme je m’y attendais, il avait disparu quand je me levai.

 

Mais je le revis bientôt. J’étais sorti un matin pour faire un tour, car j’avais mal à la tête, migraine causée en partie parce que j’étais resté trop longtemps la tête penchée, et en partie par les effets d’une drogue nocive que j’avais aspirée la veille au soir. Je pris mon canot et ramai le long du rivage pendant quelques kilomètres, jusqu’à ce que la soif m’incitât à aborder à un endroit où je savais qu’un ruisseau d’eau douce se déversait dans la mer. Ce ruisseau passait par mes terres, mais son embouchure était située, là où je me trouvais ce jour-là, hors de mon domaine. Je fus ennuyé quand, me relevant après avoir étanché ma soif, je vis le Russe en face de moi. J’étais dans mon tort comme il l’avait été en s’introduisant chez moi, un regard suffit pour m’apprendre qu’il ne l’ignorait point.

 

– Je voudrais vous dire quelques mots, commença-t-il d’un air grave.

 

– Alors dépêchez-vous ! répondis-je en regardant ma montre. Je n’ai pas de temps à perdre en bavardages.

 

– Des bavardages ! répéta-t-il, froissé. Ah ! là, vous autres Écossais, vous êtes vraiment d’étranges gens ! Vous avez le visage rude, vous me parlez durement, tout comme les braves pêcheurs chez qui j’habite, et, malgré cela, je découvre chaque jour derrière ces apparences rébarbatives des trésors d’honnêteté. Sans doute êtes-vous aimable et bon vous aussi, malgré votre rudesse.

 

– Au nom du diable, m’exclamai-je, dites ce que vous avez à dire, et passez votre chemin ! Je suis fatigué de vous voir.

 

– Ne puis-je donc pas vous attendrir ? s’écria-t-il. Ah ! regardez ! Regardez cela !

 

Il me montra une petite croix grecque qu’il tira de la poche intérieure de sa veste de velours.

 

– Nos religions peuvent revêtir des formes différentes, mais au moins nous possédons quelques idées communes, quelques sentiments communs devant ce symbole.

 

– Je n’en suis pas sûr !

 

Il me regarda d’un air pensif.

 

– Vous êtes un homme peu banal, me dit-il. Je n’arrive pas à vous comprendre. Vous persistez à vous interposer entre moi et Sophie. C’est une position dangereuse, monsieur. Oh ! écoutez-moi, avant qu’il soit trop tard ! Si vous vous doutiez de ce que j’ai fait pour conquérir cette femme !… J’ai risqué ma vie, j’ai perdu mon âme… Vous ne représentez qu’un minuscule obstacle en comparaison de ceux que j’ai surmontés. Vous, qu’un coup de couteau ou qu’un jet de pierre pourrait ôter de mon chemin à jamais… Mais que Dieu m’en préserve ! Je suis tombé très bas, déjà ! Trop bas ! Tout, plutôt que cela !

 

– Vous feriez mieux de rentrer dans votre pays, dis-je, que de hanter ces dunes et de troubler mes loisirs. Quand j’aurai la preuve que vous serez parti, je remettrai cette jeune fille sous la protection du consulat russe d’Édimbourg. Jusque-là, je la garderai moi-même, et ni vous ni aucun Moscovite ne me l’enlèvera.

 

– Mais à quel mobile obéissez-vous en m’éloignant de Sophie ? me demanda-t-il. Vous imaginez-vous que je lui ferais du mal ? Voyons, mon cher, je sacrifierais ma vie de bon cœur pour lui épargner la plus légère peine. Pourquoi agissez-vous ainsi ?

 

– Parce que tel est mon bon plaisir, répondis-je. Je ne rends compte de ma conduite à personne.

 

– Attention ! cria-t-il en se laissant emporter par une subite vague de fureur et en s’avançant sur moi. Si je pensais que vous aviez envers cette fille la moindre intention malhonnête – car pour l’instant je ne crois pas que vous la reteniez pour un motif bas – aussi sûr qu’il y a un dieu dans le ciel, je vous arracherais le cœur de mes propres mains !

 

Rien qu’en l’énonçant, cette idée sembla mettre en transe mon interlocuteur ; il avait le visage ravagé de passion, ses mains s’ouvraient et se refermaient convulsivement. Je crus qu’il allait me sauter à la gorge.

 

– Du large ! fis-je en posant une main sur mon revolver. Si vous me touchez, je vous tue !

 

Il enfouit une main dans sa poche. Mais ce ne fut pas une arme qu’il sortit, il tira une cigarette, l’alluma et en aspira la fumée à pleins poumons. Sans doute savait-il par expérience que c’était là le meilleur remède qui lui permît d’apaiser ses nerfs.

 

– Je vous ai déclaré, me dit-il d’une voix plus calme, que je m’appelais Ourganev. Alexis Ourganev. Je suis Finlandais de naissance, mais j’ai passé mon existence à courir le monde. Je ne suis pas de ceux qui sont capables de se tenir tranquilles, de vivre dans la paix. Quand j’ai pu avoir un bateau à moi, il n’y a pas eu beaucoup de ports, d’Arkhangelsk à l’Australie, où je n’aie mouillé. J’étais rude, farouche, libre. Mais au pays, monsieur, il y avait quelqu’un qui avait les mains blanches et le parler doux, qui faisait le joli cœur, qui était expert dans les petites fantaisies et les traits d’esprit dont raffolent les femmes. Par ses artifices, ce jeune garçon me déroba l’amour de celle que j’aimais depuis toujours et qui, jusqu’alors, avait paru répondre à ma passion. J’étais parti pour Hammersfest afin de conclure un marché d’ivoire. Je revins plus tôt que prévu, ce fut pour apprendre que mon trésor, mon orgueil, allait épouser ce garçon à la peau douce, et que le cortège nuptial était déjà parti pour l’église. Dans de tels moments, monsieur, il y a quelque chose qui craque dans ma tête, et je ne sais plus ce que je fais. J’avais un équipage d’une fidélité absolue, tous des hommes qui naviguaient avec moi depuis des années. Nous montâmes à l’église. Elle et lui se tenaient devant le prêtre, mais ils n’étaient pas encore unis. Je me précipitai, la saisis par la taille. Mes matelots rossèrent consciencieusement le fiancé et les témoins. Nous l’emmenâmes au port, je la fis monter dans le canot, puis sur mon bateau, et nous levâmes l’ancre aussitôt. Nous partîmes à travers la mer Blanche, et les clochers d’Arkhangelsk descendirent derrière l’horizon. Je lui donnai ma cabine, tout le confort possible. Je dormais avec les matelots. J’espérais qu’avec le temps l’aversion qu’elle me témoignait s’atténuerait, et qu’elle consentirait à m’épouser soit en Angleterre soit en France. Nous avons navigué des jours et des jours. Nous avons vu le cap Nord disparaître au loin, nous avons longé la côte grise de Norvège, mais en dépit de toutes les attentions que je lui prodiguais, elle ne me pardonnait pas de l’avoir arrachée à son amant blême. Puis survint cette maudite tempête, elle brisa mon bateau et mes espérances, elle me priva aussi de voir la femme pour laquelle j’avais tant risqué. Peut-être apprendra-t-elle encore à m’aimer. Vous, monsieur, qui semblez bien connaître le monde, ne pensez-vous pas qu’elle en arrivera à oublier cet homme et à m’aimer ?

 

– Je suis las de vos histoires, répondis-je en me détournant. Pour ma part, je vous considère comme un grand dadais. Si vous croyez que votre amour passera, alors amusez-vous, en attendant, du mieux que vous le pourrez. Si au contraire vous croyez qu’il ne passera pas, vous feriez mieux de vous trancher la gorge, car c’est le meilleur moyen d’en sortir. Je n’ai pas le temps de m’intéresser davantage à cette affaire.

 

Sur ces mots, je regagnai rapidement mon canot. Je ne me retournai pas une seule fois, mais j’entendais le bruit mat de ses pas derrière moi.

 

– Je vous ai raconté le début de mon histoire, me dit-il, et un jour vous en connaîtrez la fin. Vous feriez bien de laisser partir la jeune fille.

 

Sans répondre, je mis mon canot à l’eau. Quand j’eus ramé quelque temps, je regardai dans la direction du rivage et je vis sa grande silhouette immobile, il réfléchissait tout en me suivant des yeux. Un peu plus tard, je regardai à nouveau, il n’était plus là.

 

Une assez longue période s’écoula ensuite, aussi régulière et monotone qu’avant le naufrage. Certains jours, j’espérais que l’homme d’Arkhangelsk était parti, mais des empreintes que je relevai sur le sable, et plus spécialement un petit tas de cendres de cigarette que je découvris derrière un tertre d’où ma maison était bien visible m’avertirent qu’il n’avait pas quitté le pays. Mes relations avec la jeune Russe demeurèrent les mêmes. Au début, la vieille Madge avait été un peu jalouse de sa présence, et elle avait craint que la mince autorité dont elle disposait lui fût retirée. Par degrés toutefois, comme elle était le témoin de ma plus profonde indifférence, elle accepta la situation et, ainsi que je l’ai déjà dit, en profita du fait que notre pensionnaire accomplissait une bonne part du travail domestique.

 

Et maintenant, j’en viens à la fin de ce récit, que j’écris bien plus pour mon plaisir que pour l’amusement d’autrui. La conclusion de cet étrange épisode dans lequel les deux Russes avaient joué leur rôle fut aussi imprévue et brutale que le commencement. Une seule nuit me délivra de tous mes ennuis, et je restai seul en tête à tête avec mes livres et mes travaux. Je vais essayer de décrire les événements.

 

Après une journée de travail pénible et fatigant, je décidai, le soir, de faire une longue marche. Quand je sortis, l’aspect de la mer retint mon attention. Elle s’étalait comme une feuille de verre, absolument lisse, sans l’ombre d’une ride. Et pourtant l’air retentissait de ce son plaintif indescriptible auquel j’ai déjà fait allusion : le son qu’auraient émis les âmes de tous les naufragés du monde s’ils avaient voulu avertir leurs frères dans la chair d’un danger imminent. Les femmes des pêcheurs de la côte connaissaient bien ce cri inhumain, et elles guettaient anxieusement l’apparition des voiles brunes qui rentraient. Quand je l’entendis, je regagnai ma maison et je regardai le baromètre, il baissait rapidement. Alors je compris que la nuit serait mauvaise.

 

À la base des montagnes que je longeai ce soir-là, il faisait frais et sombre, mais les sommets étaient roses, et la mer miroitait sous les rayons du soleil couchant. Dans le ciel, il n’y avait pas de gros nuages, et cependant le gémissement des eaux augmentait de puissance. Je vis au loin vers l’est un brick qui faisait voile vers Wick avec un ris dans son hunier. Son capitaine avait lu comme moi dans le livre de la nature. Derrière le brick, une brume fauve s’allongeait au-dessus de la mer et dissimulait l’horizon.

 

« Je ferais bien d’avancer, me dis-je. Sinon le vent se lèvera avant que je sois rentré. »

 

Je suppose que je devais être à moins de huit cents mètres de chez moi quand je m’arrêtai tout à coup et écoutai en retenant mon souffle. Mes oreilles étaient accoutumées aux bruits de la nature, aux soupirs du vent comme aux sanglots des vagues mais ce fut un tout autre son que j’entendis à une grande distance. J’attendis, aux aguets. Oui, je l’entendis encore une fois, c’était un long cri aigu de désespoir qui avait roulé sur la plage, et dont l’écho m’était renvoyé par les montagnes derrière moi. Ce pitoyable appel au secours venait de ma demeure. Je courus à toutes jambes pour rentrer, m’enfonçant dans le sable, sautant par-dessus les galets. Je me doutais vaguement de ce qui avait dû se produire.

 

À quatre cents mètres de chez moi, il y a une dune assez haute d’où les alentours sont parfaitement visibles. Quand je l’eus gravie, je fis halte un instant. Tout paraissait dans l’état où je l’avais laissé : là, la vieille maison grise, là le canot. Pendant que j’observais, j’entendis une nouvelle fois le cri perçant, plus fort que les premiers, et je vis une grande silhouette sortir de ma maison, celle du marin russe. Sur son épaule, il portait la jeune fille en robe blanche. Sa hâte ne l’empêchait pas de la traiter avec tendresse, et respect. J’entendais les cris farouches qu’elle poussait, je la voyais se débattre désespérément dans ses bras. Ma vieille domestique suivait le couple, dévouée et fidèle comme le vieux chien qui ne peut plus mordre mais qui gronde en montrant ses gencives édentées au cambrioleur. Elle titubait sur les talons du ravisseur, agitait ses longs bras maigres et lui décochait, certainement, une volée de malédictions écossaises. Tout de suite, je devinai qu’il se dirigeait vers le canot. J’eus l’espoir que je pourrais l’intercepter à temps. Je me remis à courir vers la plage. Tout en courant, je glissai une cartouche dans mon revolver. Son intrusion, cette fois, serait la dernière.

 

J’arrivai trop tard. Quand j’atteignis le bord de l’eau, il était déjà à une centaine de mètres en mer, et il ramait de toute la vigueur de ses bras musclés. Je poussai un grand cri de rage impuissante, tapai du pied comme un enfant. Il se retourna et me vit. Il se souleva de son banc de nage et m’adressa une gracieuse révérence. Il ne s’agissait pas d’un geste de triomphe ou de moquerie. J’avais beau être fou de colère, je dus admettre qu’il me saluait civilement pour prendre congé de moi. Il se courba ensuite sur ses avirons, et la petite embarcation s’éloigna vers la baie. Le soleil avait sombré, il avait laissé sur l’eau un unique filet rouge qui allait se perdre dans la brume pourpre de l’horizon. Mon canot rapetissait au fur et à mesure qu’il s’enfonçait dans la nuit, lorsqu’il eut traversé cette bande rouge, il ne fut plus qu’une tache confuse sur la mer. Puis cette tache se fondit dans les ténèbres. Des ténèbres qui ne devaient jamais se dissiper.

 

Pourquoi arpentai-je le rivage, bouillant et furieux comme un loup à qui on aurait arraché sa proie ? Aimais-je donc cette Moscovite ? Non. Non, mille fois non ! Je ne suis pas homme à démentir ma propre vie pour l’amour d’une peau blanche ou d’un œil bleu. Mais mon orgueil !… Ah ! comme mon orgueil souffrait ! Je pensais que j’avais été incapable d’assurer la protection de la malheureuse qui me l’avait réclamée, qui s’était fiée à moi ! Voilà ce qui me donnait la nausée et qui faisait bourdonner mes oreilles.

 

Pendant la nuit, un grand vent se leva de la mer, et la fureur des vagues se jeta sur le rivage comme si elles voulaient l’emporter avec elles dans l’océan. Cette tempête, ce vacarme s’accordaient admirablement bien avec mon état d’esprit. Toute la nuit, je demeurai sur la plage, trempé d’écume de mer et de pluie, à regarder les reflets blancs des brisants, à écouter les grands cris de la tempête. Mon cœur débordait d’amertume contre le Russe. Au mugissement ininterrompu de la nature, j’ajoutai mes soupirs : « Ah ! si seulement il pouvait revenir ! S’il revenait ici ! » m’écriai-je en serrant les poings.

 

Il revint. Quand les lueurs grises de l’aube se répandirent à l’est et éclairèrent la grande masse d’eaux jaunâtres qui se projetaient en l’air, alors je le revis. À quelques centaines de mètres, sur le sable, un long objet noir avait été rejeté par les vagues : c’était mon canot, très abîmé, fendu, fracassé. Un peu plus loin, une forme bizarre flottait sur de l’eau peu profonde, parmi des algues et des cailloux. Je reconnus le Russe. Il gisait sur le ventre, mort. Je me hâtai de le tirer sur la plage. Ce ne fut que lorsque je le retournai que je la découvris sous lui : il l’encerclait de ses bras morts, son corps mutilé s’interposait encore entre elle et la tempête. La féroce mer du Nord avait pu lui arracher la vie, mais malgré toute sa violence, elle avait été impuissante à lui arracher la femme qu’il aimait. Certains signes m’incitèrent à penser qu’au cours de cette nuit épouvantable, l’inconstante avait enfin appris à apprécier le cœur fidèle et le bras vigoureux qui luttaient pour elle et la protégeaient si tendrement. Sinon, pourquoi sa petite tête aurait-elle été amoureusement blottie contre le large torse du Russe ? Pourquoi ses cheveux blonds auraient-ils été emmêlés dans sa barbe noire ? Pourquoi aussi le visage du noyé arborait-il un clair sourire de bonheur ineffable et de triomphe ? La mort n’avait pas pu le bannir de ses traits rigides. J’imagine que cette fin dut lui sembler plus belle que toute sa vie passée.

 

Madge et moi les enterrâmes là, sur le rivage de la mer du Nord. Tous deux sont ensevelis dans le même tombeau, très profondément sous le sable jaune. Bien des choses peuvent survenir dans le monde qui les entoure. Des empires naîtront, d’autres mourront, des dynasties s’éteindront, de grandes guerres dérouleront leurs sanglants épisodes, mais insensibles à toute cette agitation, ces deux êtres resteront à jamais enlacés dans leur cercueil solitaire auprès de l’océan. Leurs âmes survolent-elles comme les mouettes les eaux sauvages de la baie ? Aucune croix, aucun symbole ne marque le lieu de leur éternel repos ; mais la vieille Madge y dépose de temps à autre des fleurs sauvages. Et moi, quand je me promène et quand je vois des fleurs fraîches éparpillées sur le sable, je pense à ce couple étrange venu de si loin et qui bouscula quelque temps le cours monotone de ma sombre existence.

 

LE GRAND MOTEUR BROWN-PERICORD[5]

C’était une sinistre soirée de mai, froide avec du brouillard. Dans le Strand, des lueurs indistinctes indiquaient les réverbères. Les vitrines des magasins, pourtant éblouissantes d’habitude, ne faisaient que scintiller confusément dans l’air lourd et épais.

 

Les maisons hautes qui descendaient vers l’Embankment étaient toutes plongées dans l’obscurité, à l’exception de trois fenêtres d’un deuxième étage, puissamment illuminées. Les passants levaient les yeux avec curiosité et se montraient entre eux la lumière rougeâtre, elle éclairait en effet les bureaux de Francis Pericord, inventeur et ingénieur électricien. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, ses lampes allumées attestaient l’infatigable énergie et la volonté de travail qui l’avaient rapidement porté à la tête de la profession.

 

Dans une pièce, deux hommes étaient assis. L’un était Pericord en personne : visage anguleux, nez crochu, cheveux noirs, vivacité de gestes, tout son extérieur attestait son origine celtique. L’autre, trapu, gras, avec des yeux bleus, s’appelait Jeremy Brown, c’était un mécanicien connu. Ils s’étaient associés pour réaliser diverses inventions, le génie créateur de l’ingénieur avait été secondé par les capacités pratiques du mécanicien. Leurs amis se demandaient lequel, dans cette association, était le meilleur.

 

Ce n’était pas par hasard que Brown était resté si tard dans l’atelier de Pericord. Il y avait un travail à faire. Et ce travail-là devait décider de la réussite ou de l’échec de plusieurs mois d’efforts, pouvait transformer leur carrière. Ils étaient séparés par une longue table brune, tachée et corrodée par des acides puissants, encombrée de bonbonnes géantes, d’accumulateurs de Faure, de piles de Volta, de rouleaux de fils et de grands blocs de porcelaine non conductrice. Au milieu de tout ce fatras bourdonnait une machine singulière que les deux associés ne quittaient pas des yeux.

 

Un petit récipient carré, en métal, était relié par de nombreux fils à une large ceinture d’acier pourvue de chaque côté de deux puissantes articulations saillantes. La ceinture était immobile, mais les articulations et les bras courts dont elles étaient pourvues tournaient comme des éclairs, à intervalles réguliers. La force motrice provenait évidemment de la boîte métallique. Une odeur subtile d’ozone flottait dans l’air.

 

– Les ailettes, Brown ? interrogea l’inventeur.

 

– Elles étaient trop grosses pour que je les apporte. Elles mesurent deux mètres cinquante sur un mètre. Le moteur est assez fort pour elles, j’en réponds.

 

– En aluminium avec un alliage de cuivre ?

 

– Oui.

 

– Regardez comme elle fonctionne magnifiquement ! Pericord tendit sa fine main nerveuse et pressa sur un bouton de la machine. Les articulations tournèrent plus lentement, bientôt elles s’arrêtèrent tout à fait. Puis il toucha un ressort, et les bras frémirent et s’éveillèrent à nouveau à leur vie métallique.

 

– L’utilisateur n’a pas besoin d’employer sa force physique, dit-il. Il n’a qu’à rester passif en se contentant de se servir de son intelligence.

 

– Grâce à mon moteur, dit Brown.

 

– À notre moteur ! protesta l’autre sèchement.

 

– Oh ! bien sûr ! s’écria Brown, impatienté. Le moteur que vous avez conçu et que j’ai construit. Appelez-le comme vous voudrez !

 

– Je l’appelle le moteur Brown-Pericord ! cria l’inventeur, dont les yeux noirs étincelèrent de colère. Vous avez mis au point les détails, mais l’idée abstraite est de moi, de moi seul.

 

– Une idée abstraite ne fait pas tourner une machine, répondit Brown, qui s’entêtait.

 

– Voilà pourquoi je vous ai pris comme associé, répliqua Pericord, qui se mit à tambouriner sur la table avec ses doigts. J’invente. Vous réalisez. C’est une équitable division du travail.

 

Brown se mordit les lèvres. Il n’avait pas l’air satisfait. Comme il lui sembla inutile de discuter plus avant, il reporta son attention sur la machine qui frémissait et se balançait à chaque tour de ses bras. Elle donnait l’impression qu’en tournant un peu plus vite, elle quitterait la table.

 

– N’est-ce pas splendide ? s’écria Pericord.

 

– C’est satisfaisant, répondit le flegmatique Anglo-Saxon.

 

– Il y a de l’immortalité là-dedans !

 

– De l’argent là-dedans !

 

– Nos noms passeront à la postérité avec celui de Montgolfier.

 

– Avec celui de Rothschild, j’espère !

 

– Non, Brown ! Vous avez une vue trop matérialiste de la situation, dit l’inventeur. Notre fortune n’est qu’un petit détail. L’argent est une chose que n’importe quel ploutocrate à cervelle épaisse peut partager avec nous. Mes espoirs visent plus haut. Notre vraie récompense sera tirée de la gratitude que nous vouera l’humanité.

 

Brown haussa les épaules.

 

– Vous pourrez prendre ma part de cette gratitude. Je suis un homme pratique. Nous devons procéder à un essai.

 

– Où pouvons-nous le faire ?

 

– C’est ce dont je voulais vous parler. Il faut que cet essai soit tenu rigoureusement secret. Si nous possédions un terrain privé, l’affaire ne soulèverait aucune difficulté, mais à Londres il n’y a pas de terrain privé.

 

– Emportons la machine à la campagne.

 

– J’ai une proposition à vous faire, dit Brown. Mon frère est propriétaire d’un terrain dans le Sussex, près de Breachy Head. Si je me souviens bien, il y a à côté de la maison une grange large et haute. Will est en Écosse, mais j’ai toujours la clé à ma disposition. Pourquoi ne pas emmener demain la machine et l’expérimenter dans la grange ?

 

– Ce serait parfait !

 

– Il y a un train pour Eastbourne à une heure.

 

– Je serai à la gare.

 

– Apportez-moi la machine. Moi, je me charge des ailettes, conclut le mécanicien en se levant. Demain nous saurons si nous avons suivi une chimère ou si la fortune est à nos pieds. À une heure, à Victoria.

 

Il descendit l’escalier et se laissa absorber par le flot humain qui montait et descendait le Strand.

 

 

Le lendemain matin, le ciel était clair, une journée de printemps s’annonçait. À onze heures, on aurait pu voir Brown pénétrer dans l’office des brevets avec un grand rouleau de papiers, de diagrammes et de plans sous le bras. À midi, il en sortit tout souriant, ouvrit son portefeuille et y glissa soigneusement une petite feuille de papier bleu officiel. À une heure moins cinq, son fiacre s’arrêta devant la gare de Victoria. Deux gigantesques paquets enveloppés dans de la toile (on aurait dit d’énormes cerfs-volants) furent descendus du toit de la voiture et confiés à un porteur. Sur le quai, Pericord faisait les cent pas, ses joues creuses et jaunâtres étaient légèrement colorées.

 

– Tout va bien ? demanda-t-il.

 

Pour toute réponse, Brown désigna ses colis.

 

– Le moteur et la ceinture sont déjà dans le fourgon des bagages. Faites attention, porteur, car il s’agit d’une machine délicate d’une grande valeur. Là ! Maintenant, nous pouvons partir la conscience tranquille.

 

À Eastbourne, ils transportèrent le précieux moteur sur une voiture de louage à quatre roues, et les grandes ailettes furent hissées sur le toit. Une longue course les mena à l’endroit où les clés étaient entreposées ; puis ils repartirent à travers les Downs. La maison vers laquelle ils se dirigeaient était une bâtisse banalement blanchie à la chaux, assortie de dépendances et d’écuries, et située au milieu d’une cuvette gazonnée au pied des falaises crayeuses. Quand elle était habitée, la maison ne devait pas être bien gaie, mais avec ses cheminées sans fumée et ses volets fermés, elle paraissait lugubre. Son propriétaire avait planté un bosquet de jeunes mélèzes et des sapins ; hélas ! les embruns les avaient flétris, et ils baissaient mélancoliquement la tête !

 

Mais les inventeurs n’étaient pas disposés à se laisser déborder par l’ambiance. Plus ils étaient isolés, mieux cela valait. Le cocher les aida à transporter leurs colis dans l’allée, et ils les déposèrent dans la salle à manger obscure. Le soleil se couchait lorsque, à un bruit de roues au loin, ils surent qu’ils étaient enfin seuls.

 

Pericord avait ouvert les volets. La douce lumière du soir filtrait à travers les vitres. Brown tira de sa poche un couteau et coupa le fil poissé qui renforçait la toile. Quand l’enveloppe brune fut défaite, deux grands ventilateurs en métal jaune apparurent. Il les plaça contre le mur. La ceinture, les raccords, le moteur furent successivement déballés. La nuit était tombée. Ils allumèrent une lampe pour pouvoir visser les écrous, ajuster les rivets et terminer tous leurs préparatifs.

 

– Ça y est ! fit enfin Brown en reculant pour contempler la machine.

 

Pericord ne dit rien, mais son visage n’exprimait que de la fierté et la fièvre de l’attente.

 

– Il faut que nous mangions quelque chose, dit Brown, en étalant quelques provisions qu’il avait apportées.

 

– Après !

 

– Non, maintenant ! répondit le mécanicien. Je suis à moitié mort de faim.

 

Il tira la table et mangea de bon appétit, tandis que son camarade arpentait la pièce d’un pas impatient.

 

– Paré ! déclara Brown en se levant et en secouant ses miettes de pain. Qui monte dedans ?

 

– Moi ! cria l’inventeur. Ce que nous faisons ce soir sera immortalisé par l’Histoire !

 

– Mais tout danger n’est pas écarté, dit Brown. Nous ne savons pas tout à fait comment la machine fonctionnera.

 

– Aucune importance !

 

– Il n’est pas nécessaire que nous allions délibérément au-devant d’un danger.

 

– Comment cela ? L’un de nous deux doit tenter l’expérience, voyons.

 

– Pas du tout. Le moteur marchera aussi bien s’il est attaché à un objet inanimé.

 

– C’est exact, répondit Pericord en réfléchissant.

 

– Il y a des briques près de la grange. J’ai ici un sac. Pourquoi un sac de briques ne prendrait-il pas notre place ?

 

– Bonne idée ! Je ne vois pas d’objection.

 

– Venez, alors !

 

Ils sortirent tous deux, emportant les diverses pièces de leur machine. La lune brillait dans un ciel presque sans nuages. Sur les Downs, tout était calme et silencieux. Ils s’arrêtèrent un moment devant la grange et écoutèrent, aucun bruit ne parvint à leurs oreilles, sauf le sourd grondement de la mer. Pendant que Pericord faisait la navette pour apporter tout ce dont ils avaient besoin, Brown remplit de briques un grand sac étroit.

 

Quand tout fut prêt, ils fermèrent la porte de la grange et posèrent la lampe sur une malle vide. Le sac de briques fut installé sur deux tréteaux, et la large ceinture d’acier bouclée autour de lui. Puis ils attachèrent à la ceinture les grandes ailettes, les fils et la boîte métallique contenant le moteur. En dernier lieu, ils ajustèrent un gouvernail plat en acier, en forme de queue de poisson, au bas du sac.

 

– Nous allons être obligés de le faire tourner sur un cercle restreint, dit Pericord, en examinant les murs hauts et nus.

 

– Bloquez le gouvernail sur un côté, suggéra Brown. Maintenant, nous sommes parés. Pressez le bouton. Nous verrons bien.

 

Pericord se pencha en avant. Ses mains nerveuses plongèrent parmi les fils. Brown demeurait impassible devant la surexcitation de son compagnon. La machine se mit à geindre. Les grandes ailettes jaunes battirent convulsivement une fois. Puis une deuxième fois. Puis une troisième fois, avec plus de lenteur mais aussi plus de puissance. Un quatrième coup d’ailes remplit la grange d’un souffle d’air chassé. Au cinquième, le sac de briques commença à danser sur les tréteaux. Au sixième, il se souleva en l’air, et il serait retombé par terre si un septième ne l’avait redressé et ne l’avait fait voleter en suspension. La machine s’éleva en battant lourdement des ailes et dessina un cercle ; on aurait dit un grand oiseau maladroit qui remplissait la grange de son bourdonnement et de son ronron. À la lueur incertaine de la lampe jaune, le spectacle de ces cercles n’était pas banal.

 

Les deux hommes demeurèrent quelques instants silencieux. Puis Pericord leva ses bras en l’air.

 

– Elle marche ! cria-t-il. Le moteur Brown-Pericord fonctionne !

 

De joie, il se mit à danser dans la grange. Les yeux de Brown pétillaient, il sifflota doucement.

 

– Regardez comme il vole en douceur, Brown ! reprit l’inventeur. Et le gouvernail, comme il est bien réglé ! Il faut prendre le brevet dès demain !

 

Le visage de son camarade s’assombrit et se crispa.

 

– Le brevet est déposé, dit-il d’un rire forcé.

 

– Déposé ? dit Pericord. Déposé ?…

 

Il avait prononcé le mot presque à voix basse la première fois, il le répéta en hurlant.

 

« Qui a osé déposer le brevet de mon invention ?

 

– Moi. Ce matin. Il est inutile de vous exciter pareillement. Tout va bien.

 

– Vous avez déposé le brevet du moteur ! Sous quel nom ?

 

– Sous mon nom, répondit Brown, maussade. Je considère que j’en avais le droit.

 

– Et mon nom n’apparaît pas ?

 

– Non, mais…

 

– Coquin ! cria Pericord. Voleur, scélérat ! Vous m’avez volé mon œuvre ! Vous voulez me chiper tout le crédit de l’affaire ! Vous allez me rendre ce brevet, même si pour cela je dois vous trancher la gorge !

 

Un feu sombre couvait dans ses yeux noirs, il se tordait passionnément les mains. Brown n’était pas un lâche, mais il recula quand l’autre avança sur lui.

 

– À bas les pattes ! dit-il en tirant de sa poche son couteau. Si vous m’attaquez, je me défendrai !

 

– Vous me menacez ? cria Pericord, blanc de colère. Vous êtes une brute et un tricheur. Donnez-moi le brevet.

 

– Non, je ne vous donnerai pas le brevet.

 

– Brown, attention ! Donnez-moi le brevet !

 

– Non. C’est moi qui ai fait le travail.

 

Pericord, yeux flamboyants et mains en avant, bondit sur Brown. Celui-ci se libéra de son étreinte, mais il fut précipité contre la malle et bascula par-dessus. La lampe s’éteignit. La grange fut plongée dans les ténèbres. Un rayon de lune filtrait à travers une étroite fente.

 

– Allez-vous me donner ce brevet, Brown ?

 

Pas de réponse.

 

– Donnez-le moi !

 

Brown ne répondit rien. À part le vrombissement de la machine qui volait toujours au-dessus de leurs têtes, le silence était total. Pericord hésita. Il eut peur. Il tâtonna dans l’obscurité. Ses doigts de refermèrent sur une main. Elle était froide et insensible. Toute sa colère se transforma en un sentiment d’horreur. Il frotta une allumette, remit la lampe debout et l’alluma.

 

Brown gisait en boule derrière la malle. Pericord le saisit dans ses bras et le souleva. Ce fut alors que le mutisme du mécanicien s’expliqua. Brown était tombé sur son bras droit replié sous lui, et son propre poids avait profondément enfoncé le couteau dans son dos. Il était mort sans une plainte. Le drame avait été soudain, horrible, définitif.

 

Pericord s’assit sur le bord de la malle. Il tremblait comme s’il avait la fièvre. Pendant ce temps, le grand moteur Brown-Pericord grondait et tournait au-dessus de lui. Combien de temps demeura-t-il sans bouger ? Personne ne le saura jamais. Mille idées folles germèrent dans sa cervelle étourdie. Certes, il n’avait été que la cause indirecte de cette mort. Mais qui le croirait ? Il regarda son costume taché de sang. Tout était contre lui. Mieux vaudrait fuir, ne pas se présenter à la police en se fiant à son innocence. Personne, à Londres, ne savait où ils étaient. S’il pouvait se débarrasser du cadavre, il disposerait de quelques jours avant que s’éveillent les premiers soupçons.

 

Tout à coup, un grand bruit se fit entendre. Le sac volant s’était progressivement élevé au fur et à mesure qu’il tournait, et il avait heurté les combles. Le coup déplaça une courroie de transmission, et la machine retomba lourdement à terre. Pericord déboucla la ceinture. Le moteur n’avait aucun mal. Une inspiration soudaine, étrange, lui vint. La machine lui était devenue odieuse. Il pourrait se débarrasser d’elle et du cadavre d’une manière qui défierait toute enquête humaine.

 

Il ouvrit la porte de la grange et porta au-dehors le corps de son compagnon sous la lumière de la lune. Un monticule se dressait à une dizaine de mètres. Il le transporta jusque-là et l’allongea sur le sommet avec précaution. Puis il alla chercher le moteur, la ceinture et les ailettes. Avec des doigts qui tremblaient, il attacha la large ceinture d’acier autour de la taille du mort. Puis il vissa les ailettes. Il suspendit au-dessus la boîte du moteur, relia les fils, mit le moteur en route. Pendant deux ou trois minutes, les grandes ailes jaunes s’agitèrent sur place. Bientôt le cadavre commença à exécuter de petits bonds et descendit la pente du monticule. Il acquit progressivement de la vitesse. Enfin il se souleva en l’air et plana au clair de lune. Pericord avait tourné le gouvernail plein sud. L’appareil fantastique prit de la hauteur, accéléra, passa au-dessus de la ligne des falaises crayeuses, s’engagea au-dessus de la mer. Pericord, blanc comme un linge, le regardait. Et puis l’appareil ressembla à un oiseau noir qui aurait eu des ailes d’or et qui s’ensevelirait dans la brume flottant sur les eaux.

 

 

L’asile de fous de l’État de New York compte un pensionnaire à l’œil farouche dont le nom et le lieu de naissance sont inconnus. Les médecins disent qu’il a eu la raison dérangée par un choc brutal, mais la nature de ce choc leur échappe. Ils affirment que c’est toujours la machine la plus délicate qui se détraque le plus vite, et, pour prouver cet axiome, ils exhibent les moteurs électriques compliqués et les remarquables moteurs d’avion que le malade aime dessiner dans ses meilleurs moments de lucidité.

 

LA CHAMBRE SCELLÉE[6]

Un avoué possédant des habitudes d’activité et des goûts sportifs, et que l’attente de clients éventuels contraint à rester entre les quatre murs de son bureau de dix heures du matin à cinq heures de l’après-midi, doit prendre le soir tout l’exercice possible. Voilà pourquoi je m’étais adonné à de longues promenades nocturnes. Pendant que j’arpentais les hauteurs de Hampstead et de Highate, je nettoyais mon organisme de l’air impur d’Abchurch Lane. C’est au cours de l’une de ces randonnées sans but précis que j’ai rencontré Felix Stanniford pour la première fois, et que j’ai été amené à vivre la plus extraordinaire aventure de mon existence.

 

Un soir (c’était en avril ou au début de mai 1894), je m’étais dirigé vers la lisière nord de Londres, et arpentais l’une de ces larges avenues bordées de hautes villas en brique que la capitale pousse toujours plus avant dans la campagne. La nuit était belle, la lune brillait dans un ciel sans nuages. Comme j’avais déjà marché pendant plusieurs kilomètres, j’ai ralenti mon pas et je me suis soudainement intéressé à ce qui m’environnait. Dans cette humeur contemplative, je me suis arrêté pour regarder l’une des maisons devant lesquelles je passais.

 

C’était un grand immeuble, bâti sur son propre terrain, un peu en arrière de la route. Il paraissait moderne, et pourtant il l’était beaucoup moins que ses voisins qui tous étaient crûment et péniblement neufs. La perspective des maisons se trouvait interrompue par le trou creusé par une pelouse garnie de lauriers, et au fond de laquelle se dressait la masse noire et confuse du grand immeuble. Il avait certainement servi de maison de campagne à un riche négociant, et il avait dû être construit à l’époque où la rue la plus proche était à un ou deux kilomètres de là et puis il avait été rattrapé, cerné par les tentacules de brique rouge de la pieuvre londonienne. Le prochain stade serait sans doute consacré à son absorption et à sa digestion par la pieuvre, et des entrepreneurs de maisons à bon marché élèveraient sur le jardin une douzaine de villas à quatre-vingts livres l’année. Mais, alors que toutes ces pensées me traversaient l’esprit, un accident s’est produit sous mes yeux, et j’ai été bientôt préoccupé par tout autre chose.

 

Un fiacre à quatre roues (cet opprobre de Londres) survenait en grinçant et cahotant ; dans la direction opposée avançait le phare jaune d’un cycliste. Sur cette chaussée éclairée par la lune, ils étaient les deux seuls véhicules en marche. Et pourtant ils se sont tamponnés avec la précision maligne qui permettrait à deux paquebots de s’emboutir en plein milieu de l’Atlantique. C’était la faute du cycliste, il avait essayé de traverser devant le fiacre, il avait mal calculé la distance, et le cheval l’avait envoyé rouler sur le sol. Il s’est relevé en geignant. Le cocher l’a d’abord accablé de jurons ; puis il s’est rendu compte que son numéro n’avait pas été relevé, il a fouetté son cheval et s’est éloigné. Le cycliste a voulu saisir le guidon de son vélo, mais il est retombé assis par terre et il a poussé un gémissement.

 

J’ai traversé la chaussée en courant et je me suis approché de lui.

 

– Vous êtes blessé ? lui ai-je demandé.

 

– C’est ma cheville. Seulement une foulure, je crois. Mais c’est assez douloureux. Voulez-vous me donner la main, s’il vous plaît ?

 

Pendant que je l’aidais à se remettre debout, j’ai remarqué qu’il s’agissait d’un jeune homme comme il faut, qui avait une petite moustache brune et de grands yeux foncés, sensibles, je dirais même nerveux, ses joues creuses n’indiquaient pas une bonne santé, le travail ou un chagrin avait marqué son visage maigre et jaune. Une fois debout, il s’est tenu sur un pied, et il a fait la grimace quand il a essayé de remuer l’autre.

 

– Je ne peux pas le poser à terre ! a-t-il soupiré.

 

– Où habitez-vous ?

 

– Ici !

 

Il a fait un signe de tête vers le grand immeuble noir au fond du jardin.

 

– Je coupais pour arriver à la grille quand ce maudit fiacre s’est jeté sur moi. Pourriez-vous m’aider à aller jusque-là ?

 

J’ai rangé sa bicyclette de l’autre côté de la grille, puis je l’ai aidé à suivre l’allée et à monter les marches du perron. Il n’y avait aucune lumière, la maison semblait aussi sombre et déserte que si personne ne l’avait jamais habitée.

 

– Cela ira. Je vous remercie beaucoup, m’a-t-il dit en introduisant sa clé dans la serrure.

 

– Non ! Permettez-moi de vous savoir tout à fait hors de danger.

 

Il a commencé par protester faiblement, mais il s’est vite rendu compte qu’il ne pourrait rien faire sans moi. La porte s’était ouverte sur un vestibule obscur. Il s’est avancé en boitant, toujours à mon bras.

 

– Cette porte sur la droite…

 

J’ai ouvert la porte pendant qu’il frottait une allumette. Une lampe était placée sur la table ; nous l’avons allumée.

 

– Maintenant, ça va très bien. Vous pouvez me laisser ici ! Bonsoir !

 

Sur ces mots, il s’est assis sur un fauteuil, et il s’est évanoui.

 

Je me trouvais dans une situation peu banale. Ce jeune homme paraissait si blême que je me demandais s’il n’était pas mort. Bientôt pourtant, ses lèvres ont frémi et sa poitrine s’est soulevée mais ses yeux n’étaient que deux fentes minces et blanches, et il avait une mine épouvantable. Après avoir pesé mes responsabilités, j’ai tiré sur un cordon de sonnette. J’ai entendu une cloche lointaine battre furieusement. Mais personne ne s’est présenté, la cloche a continué de vibrer dans le silence de l’immeuble. J’ai sonné une deuxième fois sans plus de résultat. C’était invraisemblable, il devait y avoir quelqu’un quelque part ; ce jeune homme ne vivait sûrement pas seul dans cette grande maison ! Il fallait que sa famille fût mise au courant de son état. Puisque mes coups de sonnette restaient sans réponse, je n’avais qu’à aller moi-même chercher du monde. J’ai pris la lampe et j’ai quitté la chambre.

 

Ce que j’ai vu alors m’a étonné. Le vestibule était vide. Les marches de l’escalier n’avaient pas de tapis et étaient jaunes de poussière. Trois portes ouvraient sur de vastes pièces, toutes étaient absolument nues, des toiles d’araignée pendaient du plafond, des champignons pourrissaient sur les murs. L’écho de mes pas résonnait bruyamment. Je suis descendu dans les cuisines avec l’espoir d’y trouver un domestique endormi. Erreur, l’office était désert. J’ai suivi alors un autre couloir, et j’ai découvert quelque chose qui m’a surpris plus que tout le reste.

 

Ce couloir aboutissait à une grande porte brune, dont la serrure était recouverte d’un sceau de cire rouge qui avait la taille d’une pièce de cinq shillings. Le sceau devait être posé là depuis longtemps, car le rouge était déteint et sale. J’étais en train de le considérer et de supputer ce que cette pièce pouvait contenir quand j’ai entendu une voix qui m’appelait ; je suis revenu sur mes pas, et j’ai trouvé mon jeune homme assis sur son fauteuil, tout étonné de la disparition de sa lampe.

 

– Pourquoi diable aviez-vous emporté la lampe ? m’a-t-il demandé.

 

– Je cherchais du secours pour vous.

 

– Vous auriez pu en chercher longtemps. Je suis seul dans cette maison.

 

– Fâcheux quand vous tombez malade !

 

– J’ai été stupide de m’évanouir. J’ai hérité de ma mère un cœur assez faible, une souffrance, une émotion et je perds connaissance. Un jour, je ne me réveillerai pas, comme elle. Seriez-vous médecin ?

 

– Non. Je suis juriste. Je m’appelle Frank Alder.

 

– Et moi Felix Stanniford. C’est amusant que je fasse la connaissance d’un homme de loi, car mon ami, M. Percival, me disait tout à l’heure que nous en aurions besoin d’un sous peu.

 

– Je serai très heureux de vous rendre service.

 

– Cela dépend de lui, comprenez-vous ? Avez-vous parcouru tout le rez-de-chaussée avec cette lampe ?

 

– Oui.

 

– Tout le rez-de-chaussée ? a-t-il insisté en me dévisageant attentivement.

 

– Je pense que oui. J’espérais découvrir quelqu’un.

 

– Êtes-vous entré dans toutes les pièces ?

 

– Celles où j’ai pu entrer, oui.

 

– Ah ! alors vous l’avez remarquée ? m’a-t-il dit.

 

Et il a haussé les épaules comme quelqu’un qui fait contre mauvaise fortune bon cœur.

 

– Remarqué quoi ?

 

– La porte avec le sceau dessus.

 

– Oui.

 

– Et vous ne vous êtes pas demandé ce que renfermait cette pièce ?

 

– Ma foi, j’ai trouvé cela un peu anormal.

 

– Croyez-vous que l’on peut vivre dans cette maison, pendant des années, en se demandant ce qu’il y a derrière cette porte, sans avoir regardé une fois ?

 

– Comment ! me suis-je écrié. Vous ne le savez pas ?

 

– Pas plus que vous.

 

– Pourquoi n’avez-vous pas regardé ?

 

– Parce que je ne dois pas regarder, m’a-t-il répondu.

 

Il m’a fait cette déclaration sur un ton contraint, et j’ai compris que je m’étais aventuré sur un terrain délicat. Je ne crois pas être plus curieux que n’importe qui, mais le côté bizarre de cette aventure excitait fortement ma curiosité. N’ayant cependant plus d’excuse pour m’incruster dans cette maison, puisque mon compagnon avait repris connaissance, je me suis levé pour partir.

 

– Êtes-vous pressé ? m’a-t-il demandé.

 

– Non. Je n’ai rien à faire.

 

– Eh bien ! je serais très heureux si vous consentiez à rester encore un peu avec moi. Le fait est que je mène une existence de reclus. Je ne crois pas qu’à Londres quelqu’un d’autre vive de la même manière. Je n’ai pas souvent l’occasion de bavarder.

 

J’ai jeté un coup d’œil autour de moi dans la petite chambre, elle était pauvrement meublée, un lit-divan était disposé sur un côté. Puis j’ai pensé à ce grand immeuble vide et à la sinistre porte scellée. Il y avait quelque chose de grotesque dans cette situation, et j’ai eu envie d’en savoir davantage. Si j’attendais un peu, peut-être obtiendrais-je des précisions ? Je lui ai répondu que je ne demandais pas mieux que de rester encore un peu avec lui.

 

– Sur la table latérale, vous trouverez de l’alcool et un siphon. Vous voudrez bien m’excuser si je ne peux pas me comporter en maître de maison mais je serais incapable de traverser ma chambre. Les cigares sont là. Je pense que je vais en fumer un. Ainsi, vous êtes avoué, monsieur Alder ?

 

– Oui.

 

– Et moi je ne suis rien. Je suis le plus misérable des êtres humains, le fils d’un millionnaire. J’ai été élevé avec la perspective d’une grosse fortune. Et me voici, pauvre homme sans métier. Pour comble, j’ai sur les bras ce grand immeuble que je suis incapable d’entretenir. N’est-ce pas absurde ? Que j’habite une maison pareille, c’est un peu comme si un marchand des quatre-saisons faisait tirer sa charrette par un pur-sang. Un âne lui serait plus utile et à moi une chaumière.

 

– Mais pourquoi ne vendez-vous pas la maison ? lui ai-je demandé.

 

– Je ne dois pas la vendre.

 

– Louez-la, alors !

 

– Non. Je ne dois pas louer non plus…

 

J’ai sans doute eu l’air intrigué, il a souri.

 

– Je vais vous mettre au courant de tout, si je ne vous ennuie pas.

 

– Au contraire. Vous m’intéresserez beaucoup.

 

– Je pense qu’étant donné votre sollicitude envers moi, je ne puis faire moins que satisfaire une curiosité légitime. Apprenez d’abord que mon père était Stanislaus Stanniford, le banquier…

 

Stanniford, le banquier ! Je me rappelais bien le nom. Il avait fui l’Angleterre sept ans plus tôt, avant d’avoir été l’un des sujets de scandale de l’époque.

 

– Je vois que vous avez de la mémoire, a poursuivi le jeune homme. Mon pauvre père a quitté le pays pour ne plus rencontrer de nombreux amis dont il avait investi les économies dans une spéculation malheureuse. C’était un homme sensible, tout en nerfs ! L’étendue de ses responsabilités lui a fait perdre la tête. Il n’avait commis aucun délit légal. C’était purement et simplement une question sentimentale. Il n’a même pas voulu revoir sa propre famille, et il est mort à l’étranger sans nous avoir dit où il se trouvait.

 

– Il est mort !

 

– Nous n’avons pas eu la preuve de son décès, mais nous en sommes sûrs, car la spéculation en question s’est finalement révélée excellente, et dès lors il n’avait plus aucune raison pour se cacher. S’il avait survécu, il serait rentré. Mais il a dû mourir au cours de ces deux dernières années.

 

– Pourquoi au cours de ces deux dernières années ?

 

– Parce que nous avons eu de ses nouvelles il y a deux ans.

 

– Ne vous disait-il pas où il vivait ?

 

– La lettre était postée de Paris, mais sans adresse. C’était au moment de la mort de ma pauvre mère. Il m’a écrit alors, pour me donner quelques instructions et des conseils. Depuis, je n’ai plus jamais entendu parler de lui.

 

– Mais auparavant vous étiez resté en relations ?

 

– Oh ! oui. Et voilà où nous en arrivons au mystère de la chambre scellée sur lequel vous avez trébuché ce soir. Passez-moi ce sous-main, je vous prie. J’y ai enfermé les lettres de mon père. Vous serez, avec M. Percival, le seul à en avoir pris connaissance.

 

– Puis-je vous demander qui est M. Percival ?

 

– Le secrétaire particulier de mon père. Il a continué d’être l’ami et le conseiller de ma mère, puis le mien. Je ne sais pas ce que nous aurions fait sans Percival. C’est lui qui est venu le premier nous voir, le jour même de la fuite de mon père, vous comprenez ? Lisez cette lettre.

 

J’ai lu la lettre suivante :

 

Ma femme à jamais chérie,

 

Depuis que sir William m’a informé de la faiblesse de votre cœur et des dangers que vous ferait courir le moindre choc, je ne vous ai jamais parlé de mes affaires. L’heure est venue où coûte que coûte je ne peux plus vous cacher que ma situation est très mauvaise. Elle m’oblige à vous quitter pour quelque temps, mais je vous donne l’assurance formelle que nous nous reverrons très bientôt. Vous pouvez en être absolument certaine. Notre séparation ne sera que très brève, mon cher amour ; aussi ne vous inquiétez pas, et ne mettez pas votre santé en péril, car elle m’importe le plus au monde.

 

J’ai une prière à vous adresser, et je vous supplie par tout ce qui nous unit de vous conformer scrupuleusement à mon désir. Il y a certaines choses dont je ne veux pas qu’elles soient vues par quiconque dans ma cabine noire, celle dont je me sers pour les photographies, au bout du couloir du jardin. Pour vous épargner la moindre pensée pénible, je vous certifie une fois pour toutes, ma chérie, qu’elle ne contient rien dont vous pourriez avoir honte. Cependant, je ne tiens pas à ce que vous ou Felix y pénétriez. Elle est fermée à clé, et je vous demande instamment, dès le reçu de cette lettre, de poser immédiatement un sceau sur la serrure et de l’y laisser. Ne vendez pas, ne louez pas la maison, autrement mon secret serait découvert. Tant que vous ou Felix habiterez la maison, je suis sûr que vous vous conformerez à mes désirs. Lorsque Felix aura vingt et un ans, il pourra entrer dans la chambre, pas avant.

 

Et maintenant, au revoir, la meilleure des épouses ! Pendant notre brève séparation, n’hésitez pas à consulter M. Percival. Il a toute ma confiance. Je suis terriblement au regret de vous abandonner, Felix et vous, même pour peu de temps, mais je n’ai vraiment pas le choix.

 

Toujours et à jamais votre mari aimant,

 

Stanislaus Stanniford.

 

4 juin 1887.

 

– Je vous ai importuné avec des affaires de famille en vérité très intimes, m’a dit pour s’excuser mon compagnon. Considérez cela de votre point de vue professionnel. Il y a des années que je désirais en parler à quelqu’un.

 

– Votre confiance m’honore, ai-je répondu. Et les faits m’intéressent prodigieusement.

 

– Mon père était connu pour son amour de la vérité, un amour presque morbide. Il était d’une précision mathématique. Quand il a écrit qu’il espérait revoir ma mère très bientôt, et quand il a ajouté qu’il n’y avait rien de honteux dans la chambre scellée, vous pouvez être absolument certain qu’il le pensait.

 

– Alors, que peut-il y avoir dedans ?

 

– Ni ma mère ni moi n’en avions la moindre idée. Nous avons suivi ses conseils à la lettre, et placé le sceau sur la serrure, il n’en a jamais bougé. Ma mère a vécu cinq ans après la disparition de mon père, bien qu’à l’époque tous les médecins eussent affirmé qu’elle ne survivrait pas au choc. Son cœur était en très mauvais état. Pendant les tous premiers mois, elle a reçu deux lettres de mon père, toutes deux timbrées de Paris et sans adresse. Elles étaient brèves et affirmaient la même chose, qu’ils seraient bientôt réunis et qu’en attendant elle ne se tracasse pas. Puis il y a eu un silence, qui s’est prolongé jusqu’à la mort de ma mère. Alors j’ai reçu une lettre de lui, mais d’un caractère si personnel, si privé que je ne puis vous la montrer, il me priait de ne jamais avoir mauvaise opinion de lui, il me donnait plusieurs bons conseils, et il ajoutait que le sceau sur la chambre avait moins d’importance depuis que ma mère n’était plus, mais que son ouverture pourrait causer de la peine à d’autres et que, par conséquent, il préférait que l’ouverture n’ait pas lieu avant ma vingt et unième année, ce laps de temps rendant les choses plus faciles. Jusque-là, il me confiait la garde de cette chambre. Vous comprenez à présent pourquoi, tout en étant très pauvre, je ne puis ni vendre ni louer cette grande maison.

 

– Vous pourriez l’hypothéquer.

 

– Mon père l’avait déjà fait.

 

– Votre situation n’est pas banale !

 

– Ma mère et moi, nous avons été obligés de vendre peu à peu le mobilier et de renvoyer les domestiques si bien que maintenant je vis seul, sans domestique, dans une chambre. Mais je n’en ai plus que pour deux mois.

 

– Qu’entendez-vous par là ?

 

– Eh bien ! dans deux mois j’aurai l’âge requis. La première chose que je ferai sera d’ouvrir cette porte. La deuxième de me débarrasser de la maison.

 

– Pourquoi votre père est-il demeuré à l’étranger quand ses investissements ont repris de la valeur ?

 

– Il devait être mort.

 

– Vous m’avez dit qu’il n’avait commis aucun délit légal avant de quitter l’Angleterre ?

 

– Aucun.

 

– Pourquoi n’a-t-il pas emmené votre mère ?

 

– Je l’ignore.

 

– Pourquoi cachait-il son adresse ?

 

– Je ne sais pas.

 

– Pourquoi a-t-il laissé enterrer votre mère sans revenir ?

 

– Je n’en sais rien.

 

– Mon cher monsieur, ai-je dit, si vous m’autorisez à parler avec la sincérité d’un conseiller professionnel, je dirai qu’il paraît évident que votre père avait de solides motifs pour fuir le pays et que, si rien n’a pu être prouvé contre lui, il pensait du moins le contraire et refusait de se placer sous le pouvoir de la loi. Cela me semble évident, je vous le répète, car comment expliquer les faits d’une autre façon ?

 

Ma suggestion n’a guère été prisée par mon compagnon.

 

– Vous n’avez pas eu l’avantage de connaître mon père, m’a-t-il répondu fraîchement. Je n’étais qu’un enfant quand il nous a quittés, mais je le considérai toujours comme le portrait de l’homme idéal. Son seul défaut était d’être trop sensible et trop désintéressé. Que quelqu’un ait perdu de l’argent par sa faute, voilà ce qui a déchiré son cœur. Son sens de l’honneur était extrême. Toute théorie contredisant ce point est absolument fausse.

 

J’ai été content d’entendre le jeune homme me parler aussi carrément. Mais je ne pouvais pas m’empêcher de penser que les faits lui donnaient tort, et qu’il était incapable de juger impartialement de la situation.

 

– Je vous ai parlé en profane, lui ai-je dit. Et maintenant je vais vous laisser, car une longue marche m’attend. Votre histoire m’a tellement intéressé que je serais heureux si vous me faisiez connaître la suite.

 

– Donnez-moi votre carte, m’a-t-il répondu.

 

Et nous nous sommes quittés là-dessus.

 

Pendant quelque temps, je n’ai plus eu de nouvelles, et je commençais à me demander si je ne m’étais pas trouvé mêlé à l’une de ces aventures éphémères qui, lorsqu’elles échappent à l’observation directe, n’ont comme conclusion qu’un espoir ou un soupçon. Un après-midi cependant, mon secrétaire m’a fait passer une carte au nom de M. J. H. Percival, et il a introduit peu après dans mon bureau un petit homme sec d’une cinquantaine d’années, aux yeux clairs.

 

– Je crois, monsieur, m’a-t-il dit, que mon nom vous a été mentionné par mon jeune ami M. Felix Stanniford.

 

– En effet. Je m’en souviens très bien.

 

– Il vous a parlé, me semble-t-il, des circonstances qui ont trait à la disparition de mon ancien directeur, M. Stanislaus Stanniford, et de l’existence d’une chambre scellée dans sa résidence.

 

– C’est exact.

 

– Et vous avez manifesté un certain intérêt pour cette affaire.

 

– Elle m’a très vivement intéressé.

 

– Vous n’êtes pas sans savoir que nous avons l’autorisation de M. Stanniford d’ouvrir cette porte pour le vingt et unième anniversaire de son fils ?

 

– Je me le rappelle.

 

– Ce vingt et unième anniversaire tombe aujourd’hui.

 

– L’avez-vous ouverte ? ai-je demandé aussitôt.

 

– Non, monsieur, pas encore. Je pense, non sans raisons, qu’il serait préférable d’avoir un témoin présent à l’ouverture. Vous êtes avoué, et vous connaissez les faits. Voudriez-vous nous servir de témoin ?

 

– Très certainement.

 

– Vous êtes occupé pendant la journée, et moi aussi. Voudriez-vous que nous nous retrouvions à neuf heures dans la maison ?

 

– J’irai avec plaisir.

 

– Nous vous attendrons donc là-bas. Au revoir, monsieur.

 

Il m’a adressé un salut solennel et il m’a laissé.

 

Jusqu’à l’heure du rendez-vous, mon cerveau a vainement cherché une explication plausible au mystère qui allait être éclairci. M. Percival et le jeune homme étaient réunis dans la chambre que je connaissais. Je n’ai pas été surpris devant la pâleur et la nervosité de Felix Stanniford, mais l’intense surexcitation du petit homme de la City, qu’il dominait mal, m’a étonné. Il avait les joues rouges, les mains crispées, et il était incapable de demeurer en place.

 

Stanniford m’a accueilli avec chaleur et m’a remercié d’être venu.

 

– Et maintenant, Percival, a-t-il dit en se tournant vers son compagnon, je suppose qu’il n’y a plus d’obstacle à l’élucidation de cette énigme ? Je serais heureux d’en avoir terminé avec la chambre scellée.

 

Le secrétaire du banquier a pris la lampe et nous a précédés. Mais il s’est arrêté dans le couloir, devant la porte, et sa main tremblait si fort que nos ombres dansaient sur le mur.

 

– Monsieur Stanniford, a-t-il déclaré d’une voix cassée, j’espère que vous vous êtes préparé pour le cas où vous subiriez un choc, une fois le sceau brisé et la porte ouverte.

 

– De quoi pourrait-il s’agir, Percival ? Vous essayez de me faire peur !

 

– Non, monsieur Stanniford. Mais je voudrais que vous soyez prêt… à vous ressaisir… à ne pas vous laisser aller…

 

Il était obligé d’humecter ses lèvres sèches entre chaque bribe de phrase. J’ai compris tout à coup qu’il savait ce qu’il y avait derrière cette porte fermée, et que c’était quelque chose de terrible.

 

– Voici les clés, monsieur Stanniford. Mais rappelez-vous mon avertissement !

 

Il avait un trousseau de clés dans la main ; le jeune homme le lui a arraché. Puis il a enfoncé un couteau sous le sceau décoloré et l’a brisé. La lampe vacillait tellement dans la main de Percival que je la lui ai prise et que je l’ai approchée moi-même de la serrure. Stanniford a essayé diverses clés. Enfin l’une d’entre elles a tourné, la porte s’est ouverte, il a fait un pas dans la chambre puis, poussant un cri horrible, il s’est effondré sans connaissance à nos pieds.

 

Si je n’avais pas pris garde à l’avertissement du secrétaire et si je ne m’étais pas préparé au pire, j’aurais certainement laissé tomber la lampe. La chambre, sans fenêtre et nue, était équipée pour servir de laboratoire photographique, avec un robinet et un évier sur un côté. J’ai entrevu sur une étagère des flacons, des bouteilles, des mesures. Et j’ai surtout respiré une odeur particulière, lourde, mi-chimique mi-animale. En face de nous, il y avait une table et une chaise ; sur cette chaise, devant cette table, un homme était assis dans l’attitude d’écrire. Il paraissait normalement en vie. Mais lorsque la lumière l’a éclairé, mes cheveux se sont dressés sur ma tête : il avait la nuque noire et ridée, pas plus grosse que mon poignet. Il était couvert de poussière : d’une poussière épaisse, jaune ; il en avait sur les cheveux, sur les épaules, sur ses mains ratatinées et couleur de citron. Sa tête était tombée en avant. Sa plume reposait sur une feuille de papier décolorée.

 

– Mon pauvre maître ! Mon pauvre, pauvre maître ! s’est écrié le secrétaire.

 

Des larmes coulaient sur ses joues.

 

– Comment ! me suis-je exclamé. M. Stanislaus Stanniford ?

 

– Il est assis depuis sept ans. Oh ! pourquoi a-t-il fait cela ? Je l’ai prié, supplié, je suis tombé à genoux. Il n’a rien voulu entendre. Vous voyez la clé sur la table. Il avait fermé la porte de l’intérieur. Et il a écrit quelque chose. Nous devons savoir ce qu’il a écrit.

 

– Oui. Prenez cette feuille de papier et sortons d’ici. L’air est empoisonné. Venez, Stanniford, venez !

 

Nous l’avons empoigné chacun par un bras et nous avons plus ou moins porté le jeune homme dans sa chambre.

 

– C’était mon père ! s’est-il écrié, quand il a repris connaissance. Il est mort sur sa chaise. Vous le saviez, Percival ! Voilà pourquoi vous m’aviez averti.

 

– Oui, je le savais, monsieur Stanniford. J’ai constamment agi pour le mieux, mais ma situation a été terriblement difficile. Depuis sept ans, je savais que votre père était mort dans cette chambre.

 

– Vous le saviez, et vous ne nous l’aviez pas dit !

 

– Ne me rudoyez pas, monsieur Stanniford ! Tenez compte du rôle que j’ai été obligé de jouer.

 

– Ma tête tourne. Je ne vois plus clair…

 

Il s’est levé avec difficulté, et il a bu quelques gorgées de cognac.

 

– Ces lettres à ma mère et à moi-même, c’étaient des faux ?

 

– Non, monsieur. C’est votre père qui les a écrites et qui m’a laissé le soin de les poster. J’ai exécuté loyalement ses instructions en toutes choses. Il était mon maître, je lui ai obéi.

 

Le cognac avait calmé les nerfs du jeune homme.

 

– Dites-moi tout. Maintenant je tiendrai le coup.

 

– Eh bien ! monsieur Stanniford, vous savez que votre père a eu de gros ennuis ; il pensait que beaucoup de gens allaient perdre leurs économies par sa faute. Il avait si bon cœur que cette idée lui était insupportable, elle le tourmentait, le torturait, finalement, il a décidé de mettre fin à ses jours. Oh ! monsieur Stanniford, si vous saviez comme je l’ai supplié, comme j’ai lutté contre lui, vous ne me blâmeriez jamais ! À son tour, il m’a supplié comme aucun homme ne l’aurait fait. Il avait pris son parti, il n’y renoncerait en aucun cas, m’a-t-il dit. Mais il dépendait de moi que sa mort fût légère et facile ou misérable et malheureuse. J’ai lu dans son regard ce qu’il entendait par là. Et finalement j’ai cédé devant ses prières ; j’ai consenti à exécuter ses instructions.

 

« Il était très affligé par ce que lui avait dit le meilleur médecin de Londres au sujet de sa femme, dont le cœur ne supporterait pas le moindre choc. Il envisageait avec horreur le risque de hâter sa fin, et cependant vivre lui était devenu intolérable. Comment attenterait-il à ses jours sans lui faire de mal ?

 

« Vous savez maintenant comment il s’y est pris. Il a écrit la lettre qu’elle a reçue. Il n’y avait dans ces lignes rien qui ne fût rigoureusement exact. Quand il parlait de la revoir bientôt, il songeait qu’elle n’avait plus longtemps à vivre, le médecin lui avait certifié qu’elle ne passerait pas le cap de l’année en cours. Il en était tellement convaincu qu’il n’a pas laissé plus de deux lettres pour elle, ces lettres devaient lui parvenir à des dates qu’il avait fixées. Elle a vécu cinq années et je n’avais plus de lettres à lui envoyer.

 

« Il a laissé une autre lettre pour vous, monsieur. Je devais vous l’adresser à l’occasion du décès de votre mère. Je les ai toutes fait partir de Paris afin d’accréditer l’idée qu’il se trouvait à l’étranger. Il avait désiré que je ne dise rien, je n’ai rien dit, j’ai agi comme un employé fidèle. Il pensait que sept ans après sa mort, le chagrin que causerait la découverte de son corps à ses amis survivants serait moins vif. Il a toujours songé aux autres.

 

Un silence est tombé. Le jeune Stanniford l’a rompu le premier.

 

– Je ne peux pas vous blâmer, Percival. Vous avez épargné à ma mère un choc terrible qui l’aurait certainement tuée. Qu’est ce papier ?

 

– C’est ce que votre père était en train d’écrire, monsieur. Vous le lirai-je ?

 

– Je vous en prie.

 

J’ai pris le poison. Je le sens qui œuvre dans mes veines. C’est une sensation étrange, mais non douloureuse. Quand ces lignes seront lues, je serai, si mes désirs ont été fidèlement respectés, mort depuis sept ans. Ceux à qui j’ai fait perdre de l’argent ne m’en voudront sans doute plus. Et vous, Felix, vous me pardonnerez ce scandale de famille. Que Dieu veuille accorder un peu de repos à une âme affreusement lasse !

 

– Ainsi soit-il ! nous sommes-nous écriés tous les trois.

 

 

 

 


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Février 2007

 

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[1] Titre original : The Debut of Bimbashi Joyce (1900).

[2] Titre original : The Surgeon of Gaster Fell (1890).

[3] Titre original : Borrowed Scenes (1918).

George Borrow (1803-1881) est un écrivain anglais d’une savoureuse originalité. Il a beaucoup voyagé en Europe et en Orient pour étudier les idiomes et les mœurs, en particulier des bohémiens et des tziganes. Il est malaisé de distinguer, dans ses récits de voyage, la part de la vérité et celle de son imagination extrêmement délicée. (Note du Traducteur).

[4] Titre original : The Man from Archangel (1889).

[5] Titre original : The Great Brown-Pericord Motor (1905).

[6] Titre original : The Sealed Room.