Arthur Conan Doyle
CONTES DE TERREUR
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Table des matières
I L’Horreur du plein ciel (The Horror of the Heights)
II L’entonnoir de cuir (The Leather Funnel)
III De nouvelles catacombes (The New Catacomb)
IV L’affaire de Lady Sannox (The Case of Lady Sannox)
V Le trou du Blue John (The Terror of Blue John Gap)
VI Le chat brésilien (The Brazilian Cat)
À propos de cette édition électronique
Tous ceux qui ont eu à connaître de cette affaire ont renoncé à croire que le récit extraordinaire, appelé le « Fragment de Joyce-Armstrong », soit une mystification forgée par un inconnu sous l’inspiration d’un humour dépravé. Le plus macabre et le plus fécond des farceurs y aurait regardé à deux fois avant de consacrer sa fantaisie morbide aux faits tragiquement incontestables qui étayent ce document. Bien que celui-ci soit truffé d’assertions stupéfiantes et même monstrueuses, il n’en est pas moins convaincant, et il nous oblige à réviser certaines idées qui paraissent aujourd’hui dépassées. Seule une marge insignifiante de sécurité protège le monde contre un danger inattendu. Avant de reproduire le document original dans sa forme malheureusement incomplète, je vais soumettre au lecteur tous les faits connus à ce jour. En premier lieu j’avertis les sceptiques qui mettraient en doute le récit de Joyce-Armstrong que les faits concernant le lieutenant Myrtle, de la Marine Royale, et Monsieur Hay Connor, ont été vérifiés : ils sont bien morts comme l’a décrit le narrateur.
Le « Fragment de Joyce-Armstrong » a été trouvé dans le champ connu sous le nom de Lower Haycock, à quinze cents mètres à l’ouest du village de Withyham, sur la frontière du Kent et du Sussex. Le 15 septembre dernier un ouvrier agricole, James Flynn, au service du fermier Mathew Dodd, de Chauntry Farm, à Withyham, a aperçu une pipe de bruyère à côté du chemin qui longe la haie de Lower Haycock. Quelques mètres plus loin, il a trouvé une paire de lunettes cassées. Finalement, il a découvert parmi les orties du fossé un livre plat endossé de toile : c’était un carnet de notes ; quelques feuillets s’étaient détachés et voletaient au pied de la haie. Il a ramassé le tout ; trois feuillets malheureusement, dont les deux premiers, n’ont pu être retrouvés. L’ouvrier agricole a rapporté son butin à son maître ; celui-ci, à son tour, l’a montré au docteur J. H. Atherton, de Hartfield. Ce gentleman s’est tout de suite rendu compte qu’une expertise était indispensable : le manuscrit a donc été remis à l’Aéro-Club de Londres, où il se trouve encore.
Les deux premières pages du manuscrit manquent. Une autre a été également arrachée à la fin du récit. Mais la cohérence de l’ensemble n’en souffre pas. On suppose que le début retraçait le palmarès de Monsieur Joyce-Armstrong ; palmarès aisément reconstituable et qui demeure inégalé dans l’aviation anglaise. Pendant de nombreuses années Joyce-Armstrong a été considéré comme l’un des hommes volants les plus audacieux et les plus savants ; cette combinaison de talents lui a permis d’inventer et d’expérimenter divers procédés auxquels son nom reste attaché. Tout son manuscrit est correctement écrit à l’encre, sauf les dernières lignes : griffonnées au crayon, elles sont presque illisibles ; on dirait qu’elles ont été tracées en toute hâte sur le siège d’un avion en vol. Ajoutons que des taches maculent la dernière page et la couverture ; les experts du ministère de l’Intérieur ont déclaré qu’il s’agissait de taches de sang, probablement d’un sang humain, à coup sûr d’un sang de mammifère. Le fait que l’analyse de ce sang ait révélé quelque chose ressemblant fortement au virus de la malaria (Joyce-Armstrong souffrait de fréquents accès de fièvre) est un exemple remarquable des armes nouvelles que la science moderne met entre les mains de nos détectives.
Un mot maintenant sur la personnalité de l’auteur d’un document qui fera époque. Joyce-Armstrong, si l’on en croit les quelques amis qui l’ont bien connu, était un rêveur et un poète autant qu’un inventeur et un technicien de la mécanique. Il avait dépensé la plus grande partie d’une fortune considérable pour satisfaire sa marotte de l’aviation. Dans ses hangars près de Devizes, il possédait quatre avions personnels et, au cours de l’année précédente, il n’avait pas pris l’air moins de cent soixante-dix fois. Il était souvent d’humeur sombre ; en ces occasions il s’isolait et évitait tout contact avec la société. Le capitaine Dangerfield, qui était son compagnon le plus intime, affirme qu’en certaines circonstances son excentricité frisait la démence : n’avait-il pas l’habitude d’emporter en avion un fusil de chasse ?
D’autre part l’accident survenu au lieutenant Myrtle l’avait déplorablement impressionné. S’attaquant au record d’altitude, Myrtle était tombé d’une hauteur d’environ dix mille mètres. Fait horrible : sa tête avait complètement disparu ; cependant ses membres et tout le reste de son corps avaient conservé leurs formes originelles. Chaque fois que des pilotes se réunissaient, Joyce Armstrong demandait avec un sourire énigmatique : « S’il vous plaît, avez-vous retrouvé la tête de Myrtle ? ».
Un soir après dîner, au mess de l’école de pilotage de Salisbury, il avait provoqué un débat sur le thème suivant : quel est le plus grand et le plus constant des dangers des aviateurs ? Après avoir écouté les opinions émises à propos des trous d’air, des vices de construction, des orages, il avait haussé les épaules en refusant de donner son avis personnel ; mais il avait fait comprendre qu’il différait radicalement de ceux qu’il venait d’entendre.
Il n’est pas inutile de signaler qu’au lendemain de sa disparition, on a découvert qu’il avait mis ses affaires en ordre, avec une minutie qui autorise à croire qu’il pressentait la fin qui l’attendait.
Ces indications préalables étaient nécessaires. Je vais maintenant transcrire exactement le récit, tel qu’il figure à partir de la page 3 du carnet de notes ensanglanté.
« … Néanmoins, quand j’ai dîné à Reims avec Coselli et Gustave Raymond, force m’a bien été de constater que ni l’un ni l’autre n’avaient conscience de l’existence d’un danger particulier aux hautes couches de l’atmosphère. Je ne leur ai pas dit tout à fait ce que j’avais dans la tête ; mais j’ai procédé par allusions, et s’ils avaient eu des idées analogues aux miennes ils n’auraient pas manqué de les exprimer. Hélas, ces deux vaniteux sans cervelle ne pensent à rien d’autre qu’à voir leurs noms imprimés dans le journal ! J’ai noté avec intérêt que ni l’un ni l’autre n’avaient volé beaucoup plus haut que sept mille, sept mille cinq cents mètres. Ce doit être carrément au-dessus de cette altitude que l’avion pénètre dans la zone de danger (toujours en supposant que mes hypothèses soient justes).
« Voilà plus de vingt ans que les hommes volent en avion ; si quelqu’un me demandait pourquoi ce péril ne se révélerait qu’à présent, la réponse serait simple. Au temps des moteurs modestes, quand on estimait qu’un 100 CV Gnome ou Green suffisait à couvrir tous les besoins, les avions ne pouvaient pas dépasser certaines limites. Maintenant, les 300 CV sont la règle plutôt que l’exception, et les séjours dans les hautes couches de l’atmosphère sont devenus plus faciles, plus fréquents. Certains parmi nous se rappellent que, lorsque nous étions jeunes, Garros s’acquit une réputation mondiale en atteignant l’altitude de six mille mètres, et le survol des Alpes passa pour un exploit tout à fait formidable. Depuis, notre moyenne s’est considérablement améliorée, et il y a vingt vols en altitude là où jadis il n’y en avait qu’un. Certes, la plupart ont été effectués en parfaite impunité, et les dix mille mètres ont été atteints bien des fois sans autres obstacles que le froid et la suffocation. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Un visiteur pourrait descendre un millier de fois sur notre planète et ne jamais voir un tigre. Pourtant les tigres existent, et si par hasard notre visiteur se posait dans la jungle il pourrait être dévoré. Il y a des jungles dans l’air supérieur, habitées par plus terribles que des tigres. Je crois qu’un temps viendra où ces jungles seront reportées avec précision sur les cartes. Dès à présent je peux en situer deux. L’une au-dessus de la région Pau-Biarritz en France. L’autre au-dessus de ma tête pendant que j’écris chez moi dans le Wiltshire. Je croirais assez qu’il en existe une troisième dans la région de Wiesbaden.
« Ce sont certaines disparitions d’aviateurs qui m’en ont donné l’idée. Bien sûr, on admet généralement qu’ils sont tombés en mer, mais cette explication ne me satisfait pas du tout. D’abord il y a eu Verrier, en France ; son appareil a bien été retrouvé près de Bayonne, mais jamais on n’a découvert son cadavre. Il y a eu aussi le cas de Baxter, qui a disparu, bien que son moteur et quelques débris de ferraille aient été identifiés dans un bois du Leicestershire. Le docteur Middleton, d’Amesbury, qui suivait le vol de l’avion à la lunette, a déclaré que juste avant que les nuages n’obscurcissent son champ visuel, il avait vu l’appareil, qui se trouvait à une altitude considérable, se cabrer soudain perpendiculairement dans une série de secousses d’une violence incroyable. Voilà la dernière image enregistrée de l’avion de Baxter. Il y a eu ensuite plusieurs autres cas analogues, et puis il y a eu la mort de Hay Connor. Que de vains bavardages sur ce mystère non élucidé ! Que de colonnes dans les journaux ! Mais on s’est bien gardé d’aller au fond des choses. Il est descendu en vol plané d’une altitude inconnue. Il n’est pas sorti de son appareil : il était mort sur son siège. De quoi est-il mort ? « Crise cardiaque », ont répondu les médecins. Absurde ! Le cœur de Connor était aussi robuste que le mien. Qu’a déclaré Venables ? Venables était le seul homme qui se trouvait à côté de lui quand il est mort. Il a affirmé que Hay Connor était secoué de frissons et qu’il avait l’air épouvanté. « Mort de peur », a dit Venables sans parvenir à imaginer ce qui lui avait fait peur. Connor n’a murmuré qu’un mot à Venables. Un mot qui ressemblait à « monstrueux ». Au cours de l’enquête, personne n’a pu préciser à quoi ce « monstrueux » pouvait s’appliquer. Moi, j’en serais capable ! Des monstres ! Tel a été le dernier mot du pauvre Harry Hay Connor. Et il est réellement mort de peur ; Venables avait raison.
« Et puis il y a eu la tête de Myrtle. Croyez-vous vraiment (quelqu’un croit-il vraiment) qu’une tête d’homme puisse être complètement renfoncée dans son corps à la suite d’une chute ? Moi, en tout cas, je n’ai jamais cru en cette explication pour Myrtle. Et la graisse sur ses vêtements ! « Tout gluants de graisse », a déposé quelqu’un à l’enquête. Étrange, que personne n’ait réfléchi là-dessus ! J’ai réfléchi, moi. Il est vrai que depuis longtemps je réfléchissais déjà. J’ai fait trois tentatives (et Dangerfield qui me taquinait parce que j’emportais mon fusil de chasse !) mais je ne suis pas monté assez haut. Maintenant, avec mon nouveau Paul Veroner léger et son Robur de 175 CV, je devrais demain atteindre facilement les 10.000 mètres. Je tenterai le record. Possible que je tente aussi le diable !… Je ne nie pas le danger. Mais si un homme veut éviter le danger, il n’a qu’à s’abstenir de voler et à passer sa vie en pantoufles et en robe de chambre. Demain j’explorerai la jungle de l’air. S’il y a quelque chose dedans, je le saurai. Si j’en reviens, je serai un personnage célèbre, une vedette. Si je n’en reviens pas, ce carnet de notes attestera ce que j’essaie de faire, et comment j’aurai perdu la vie en essayant. Mais de grâce, pas de radotages sur un « accident » ou un « mystère » !
« J’ai choisi mon monoplan Paul Veroner pour ce petit travail. Rien de tel qu’un monoplan quand on veut vraiment réussir quelque chose : Beaumont s’en est aperçu tout au début. Par exemple l’humidité ne l’affecte pas ; or le temps actuel laisse prévoir que nous serons constamment dans les nuages. C’est un joli petit prototype qui répond à ma main comme un cheval à bouche tendre. Le moteur est un Robur de dix cylindres qui fait 175 CV. L’appareil est pourvu des derniers progrès de la technique : fuselage blindé, patins d’atterrissage aux courbes hautes, freins puissants, stabilisateurs gyroscopiques, trois vitesses actionnées par une altération de l’angle des plans d’après le principe des jalousies à lames mobiles. J’ai emporté un fusil de chasse et une douzaine de cartouches de gros plomb ; vous auriez dû voir la tête de Perkins, mon vieux mécano, quand je l’ai prié de les mettre dans l’avion. Je me suis habillé en explorateur de l’Arctique, avec deux chandails sous ma combinaison, des bas épais à l’intérieur de mes bottes fourrées, une casquette à rabats et mes lunettes en mica. Dehors, près des hangars, j’étouffais ; mais comme je voulais dépasser en ascension la hauteur du sommet de l’Himalaya, il fallait bien que je porte le costume de mon rôle. Perkins se doutait de quelque chose et il m’a supplié de l’emmener. Si j’avais utilisé un biplan, j’aurais peut-être accédé à sa requête ; mais un monoplan dont on veut tirer le maximum de force ascensionnelle est l’affaire d’un homme seul. Naturellement j’ai pris une vessie d’oxygène ; l’aviateur qui voudrait tenter de battre un record d’altitude sans oxygène serait gelé ou suffoquerait, ou cumulerait les deux inconvénients.
« Avant de prendre place j’ai vérifié les plans, le palonnier et le guignol. Satisfait de mon inspection, j’ai mis en marche et j’ai roulé en douceur. J’ai décollé en première, j’ai fait deux fois le tour du terrain pour chauffer un peu le moteur ; avec un geste de la main j’ai dit au revoir à Perkins et aux autres, puis je me suis enlevé et j’ai poussé le moteur à fond. L’avion a glissé dans le vent comme une hirondelle pendant une quinzaine de kilomètres. Je l’ai mis nez en l’air, et il a commencé à grimper en dessinant une grande spirale vers le banc de nuages. Il est très important de s’élever lentement pour s’adapter à la pression.
« Il faisait lourd et chaud pour un jour de septembre en Angleterre ; la pluie menaçait. Des bouffées de vent soufflaient du sud-ouest ; l’une d’elles, particulièrement violente, m’a pris au dépourvu et m’a brutalement déporté. Je me rappelle le temps où les rafales et les trous d’air représentaient de graves dangers, parce que nos moteurs manquaient de puissance. Juste au moment où j’ai atteint la couche de nuages, il s’est mis à pleuvoir ; mon altimètre marquait mille mètres. Ma parole, quelle pluie ! Elle tambourinait sur les ailes, me fouettait le visage, brouillait mes lunettes ; je n’y voyais presque plus rien. Elle contrariait ma moyenne, mais qu’y faire ? Pendant que je prenais de la hauteur, elle s’est transformée en grêle, et j’ai dû chercher à la contourner. L’un de mes cylindres ne fonctionnait plus : une bougie encrassée, sans doute ; néanmoins j’ai pu continuer à grimper sans rien perdre de ma puissance. D’ailleurs peu de temps après, mon ennui mécanique a pris fin, et j’ai réentendu le vrombissement plein, profond des dix cylindres qui chantaient d’une seule voix en parfaite harmonie. Voilà où intervient le miracle de nos silencieux modernes : nous pouvons enfin contrôler nos moteurs par l’oreille. Quand ils ne tournent pas rond, comme ils crient, protestent, sanglotent ! Autrefois tous ces appels au secours étaient perdus, engloutis par l’épouvantable vacarme de la machine. Ah, si seulement les pionniers de l’aviation pouvaient ressusciter pour admirer la perfection mécanique qui a été payée du prix de leur vie !
« Vers neuf heures et demie je suis arrivé tout près des nuages. Au-dessous de moi, toute brouillée et barbouillée de pluie, s’étendait la vaste plaine de Salisbury. Une demi-douzaine d’appareils se traînaient à trois ou quatre cents mètres d’altitude ; on aurait dit des moineaux. J’ai eu l’impression qu’ils se demandaient ce que j’allais faire dans les nuages. Brusquement un rideau gris s’est étiré sous moi et des tortillons de vapeur humide ont dansé autour de ma figure. C’était froid et triste. Mais j’avais vaincu la grêle, et c’était autant de gagné. Le nuage était aussi sombre et épais qu’un brouillard londonien. Désireux d’en sortir, j’ai tiré sur le manche jusqu’à ce que résonne la sonnette d’alarme automatique : je commençais à glisser à reculons. Mes ailes détrempées m’avaient alourdi plus que je ne l’aurais cru. Mais bientôt je suis parvenu dans une zone nuageuse moins dense, puis j’ai émergé. Une deuxième couche, opaline et cotonneuse, m’attendait à une grande altitude au-dessus de moi ; elle constituait un plafond blanc uni, tandis qu’en bas s’étalait un plancher noir et aussi lisse ; entre les deux mon monoplan se frayait son chemin vers le plein ciel. On se sent mortellement seul dans ces vastes espaces ! J’ai vu une grande troupe d’oiseaux aquatiques volant à tire d’ailes vers l’ouest. J’avoue que leur présence m’a fait plaisir. Je pense que c’étaient des sarcelles, mais je suis un piètre zoologue. Maintenant que les hommes se sont faits oiseaux, nous devrions apprendre à reconnaître nos frères du premier coup d’œil.
« Le vent brassait sous moi la grande plaine de nuages. À un moment donné il a déclenché un grand remous, un gouffre s’est creusé et, par le trou de sa cheminée, j’ai aperçu la terre. Un gros avion blanc volait beaucoup plus bas. C’était sans doute le service régulier du matin Bristol-Londres. Puis le tourbillon s’est mis à tournoyer dans l’autre sens, et j’ai retrouvé ma solitude.
« Un peu après dix heures, j’ai pris contact avec le bord inférieur de la couche nuageuse du dessus. Ces stratus étaient de la fine vapeur diaphane qui dérivait lentement vers l’est. La force du vent avait régulièrement augmenté. Déjà la température était très froide, bien que mon altimètre n’indiquât que trois mille mètres. Le moteur tournait admirablement rond. Plus épais que je ne l’escomptais, le nuage s’est finalement aminci en une brume dorée, et j’ai été accueilli par un ciel absolument pur et un soleil radieux. Au-dessus de moi, rien que du bleu et de l’or ; au-dessous, rien que de l’argent étincelant. Il était dix heures et quart ; l’aiguille du barographe indiquait quatre mille deux cents mètres. J’ai continué mon ascension, les oreilles attentives au ronronnement du moteur, les yeux constamment fixés sur le chronomètre, le compte-tours, le niveau d’essence, la pompe à huile. Rien d’étonnant que les aviateurs soient considérés comme des gens qui n’ont peur de rien : ils ont à penser à tellement de choses qu’ils n’ont pas le temps de penser à eux-mêmes. C’est à ce moment-là que j’ai remarqué comme une boussole est peu digne de foi quand on dépasse une certaine altitude au-dessus de la terre. Le soleil et le vent, heureusement, me donnaient mes véritables coordonnées.
« J’avais espéré trouver une éternité de calme en prenant toujours plus de hauteur ; mais au fur et à mesure que je grimpais, la tempête croissait, elle, en violence. Mon monoplan gémissait, tremblait dans tous ses rivets, se faisait balayer comme une feuille de papier quand je voulais virer, glissait dans le vent plus vite, peut-être, qu’aucun mortel n’avait jamais volé. Il me fallait redresser constamment l’appareil et louvoyer dans l’épi du vent, car je n’ambitionnais pas seulement un record d’altitude : d’après tous mes calculs, c’était au-dessus du petit Wiltshire qu’était située ma jungle de l’air ; je perdrais donc le bénéfice de tous mes efforts si j’attaquais ailleurs les hautes couches de l’atmosphère.
« Je suis arrivé à six mille mètres aux environs de midi. Le vent était si violent que je regardais anxieusement les haubans de mes ailes ; je m’attendais d’un moment à l’autre à les voir détendus ou rompus. J’avais dégagé le parachute derrière moi et je l’avais accroché à l’anneau de ma ceinture de cuir, afin d’être paré pour le pire. C’est dans des moments pareils qu’un travail bâclé par un mécanicien peut coûter la vie à un pilote ! Mais l’appareil se comportait courageusement. Ses cordages, ses supports bourdonnaient et vibraient comme autant de cordes de harpe ; j’étais pourtant émerveillé de voir, comment, malgré les coups et les secousses qui lui étaient assénés, il poursuivait son entreprise de domination du ciel. Il faut qu’il y ait quelque chose de divin dans l’homme pour qu’il s’élève ainsi au-dessus des limites que le Créateur a paru lui assigner, et pour qu’il s’élève grâce à cette continuité désintéressée, héroïque, dont témoigne la conquête de l’air. On parle de dégénérescence humaine ! Quand donc une histoire comparable a-t-elle été écrite dans les annales de notre race ?
« C’est avec ces idées en tête que je poussais toujours plus haut mon avion ; tantôt le vent me lacérait la figure, tantôt il sifflait derrière mes oreilles ; la plaine de nuages au-dessous de moi avait pris ses distances ; ses replis, ses boursouflures d’argent s’étaient fondus dans une platitude éblouissante. Mais tout à coup j’ai été victime d’un avatar sans précédent. Certes je savais déjà ce qu’il en coûtait de se trouver dans ce que nos voisins d’Outre-Manche appellent un tourbillon ; mais à une échelle pareille je n’en avais jamais vu. Ce formidable fleuve de vent qui balaie tout contient, semble-t-il, des remous en son sein qui sont aussi terrifiants que lui-même. Sans le moindre avertissement, j’ai été happé brutalement par l’un d’eux. Pendant une ou deux minutes j’ai tourné en rond à une vitesse telle que j’ai failli perdre connaissance, puis je suis tombé, l’aile gauche la première, dans le trou de la cheminée centrale. Le vide m’a entraîné en chute libre, comme une pierre, pendant près de trois cents mètres. Je ne suis demeuré sur mon siège que grâce à ma ceinture : la secousse m’avait coupé le souffle et déporté à demi évanoui par-dessus le bord du fuselage. Mais (et c’est là mon grand mérite d’aviateur) je suis toujours capable de fournir l’effort suprême. J’ai pris conscience que ma chute se ralentissait. En fait le tourbillon était plutôt un cône qu’une cheminée cylindrique, et je me rapprochais du sommet de ce cône. Au prix d’une terrible torsion, en jetant tout mon poids d’un côté, j’ai remis mes ailes d’aplomb et j’ai repris le contrôle de l’avion pour sortir des remous. Brisé mais victorieux, j’ai à nouveau tiré sur le manche et j’ai recommencé à grimper. Vers treize heures je me trouvais à sept mille mètres au-dessus du niveau de la mer. À ma grande satisfaction j’étais arrivé au-dessus de la tempête ; plus je montais, plus l’air se faisait calme ; par contre il était très froid, et je commençais à éprouver la nausée particulière qui accompagne la raréfaction de l’air : alors j’ai dévissé la capsule de ma vessie d’oxygène et j’ai aspiré à intervalles réguliers ce gaz miraculeux. Je le sentais couler comme un cordial dans mes veines, et j’étais émoustillé, au bord de l’ivresse. Je criais, je chantais tout en dessinant mes orbes dans le ciel glacé.
« Je suis sûr que la défaillance dont ont été victimes Glaisher et, à un degré moindre, Coxwell quand en 1862 ils atteignirent en ballon l’altitude de dix mille mètres a été provoquée par la rapidité extrême avec laquelle s’accomplit une ascension perpendiculaire en ballon. Quand on monte selon un angle modéré et que l’on s’accoutume lentement à la diminution de la pression atmosphérique, on évite ce genre de troubles. Moi, à altitude égale, je me suis aperçu que, même sans mon inhalateur d’oxygène, je pouvais respirer sans malaise intolérable. Le froid devenait diablement vif, cependant, et mon thermomètre marquait -18° centigrades. À treize heures trente, j’étais presque à onze mille mètres au-dessus de la surface du globe et je continuais à grimper régulièrement. Toutefois l’air raréfié soutenait moins bien mes ailes, et mon angle d’ascension s’était considérablement réduit. J’ai compris que, même avec un appareil aussi léger et un moteur ultra-robuste, je ne tarderais pas à atteindre mon plafond. Comble de malchance : une bougie s’étant déréglée, mon moteur s’est mis à tousser.
« Au moment où je redoutais un échec un incident tout à fait extraordinaire est survenu. Un objet m’a dépassé en vrombissant et en dégageant de la fumée à sa suite, puis a explosé dans un grand sifflement au milieu d’un nuage de vapeur. Sur le moment je suis resté interloqué. Et puis je me suis rappelé que la terre était continuellement bombardée par des pierres météoriques, et qu’elle serait difficilement habitable si presque tous ces météorites ne se transformaient pas en vapeur au contact des couches supérieures de l’atmosphère. Voilà bien un nouveau danger pour l’amateur du plein ciel, car deux autres météorites sont passés près de moi quand j’ai approché des douze mille mètres ! Aux confins de l’enveloppe terrestre, le risque doit être très grand et très réel.
« L’aiguille de mon barographe marquait douze mille trois cents mètres quand je me suis rendu compte que je ne pourrais pas monter plus haut. Physiquement j’aurais pu supporter un effort supplémentaire, mais ma machine avait atteint sa limite. L’air raréfié ne soutenait plus suffisamment mes ailes : à la moindre inclinaison l’appareil glissait sur l’aile, et n’obéissait plus aux commandes. Peut-être, si le moteur n’avait pas cafouillé, aurais-je grignoté trois ou quatre cents mètres de plus ; mais les ratés se faisaient de plus en plus nombreux, et deux cylindres sur dix me paraissaient en panne. Si je ne me trouvais pas déjà dans la zone que je recherchais, il me serait impossible de l’atteindre à présent ! Mais n’y avais-je pas pénétré ? Dessinant des cercles et planant comme un gigantesque faucon à l’altitude de douze mille trois cents mètres, j’ai laissé le monoplan se diriger tout seul ; et avec mes jumelles, j’ai soigneusement inspecté les alentours. Le ciel était d’une clarté parfaite. Rien ne laissait prévoir l’existence des dangers que je soupçonnais.
« J’ai dit que je planais en dessinant des cercles. J’ai réfléchi que je ferais beaucoup mieux de prospecter une zone plus étendue. Un chasseur qui se rend dans l’une des jungles de la terre ne la traverse-t-il pas d’un bout à l’autre dans l’espoir de découvrir son gibier ? Or, selon mes déductions, la jungle de l’air que je visais devait se situer quelque part au-dessus du Wiltshire, c’est-à-dire sur mon sud-ouest. J’ai effectué un relèvement d’après le soleil, puisque le compas était hors d’usage et que je ne distinguais plus la terre, et j’ai foncé dans la direction voulue. Tout droit, parce que j’avais calculé qu’il ne me restait plus d’essence que pour une heure. Mais je pouvais m’offrir le luxe de l’épuiser jusqu’à la dernière goutte, car un magnifique vol plané me ramènerait sans encombre au sol.
« Soudain, j’ai senti quelque chose de neuf. Devant moi l’air avait perdu sa limpidité de cristal. Il contenait de longues formes tordues d’une matière que je ne pouvais comparer qu’à de la très fine fumée de cigarette. Leurs guirlandes, leurs couronnes roulaient lentement dans la lumière du soleil. Quand le monoplan a traversé cette matière inconnue, j’ai eu sur les lèvres un vague goût d’huile et la charpente de mon appareil s’est recouverte d’une écume graisseuse. Une matière organique infiniment subtile semblait être en suspension dans l’atmosphère. Était-ce de la vie ? Cette matière inconsistante, rudimentaire, s’étirait sur plusieurs hectares puis s’effrangeait dans le vide. Non, ce n’était pas de la vie ! Mais peut-être des vestiges de vie ? Quelque chose comme une pâture de vie, la pâture d’une vie monstrueuse ? La modeste graisse de l’océan est bien la pâture de la puissante baleine ! J’étais en train d’y réfléchir quand, levant les yeux, j’ai été gratifié d’une vision absolument unique. Puis-je espérer vous la rapporter telle qu’elle m’est apparue mardi dernier ?
« Imaginez une méduse telle qu’on en trouve dans les mers tropicales, en forme de cloche mais d’une taille énorme : beaucoup plus grosse, selon moi, que le dôme de l’église Saint-Paul. D’une couleur rose tendre veinée d’un vert délicat, elle avait une essence si subtile qu’elle n’était qu’une configuration féerique sur le ciel bleu foncé. Elle vibrait à une cadence paisible et régulière. Deux longues tentacules vertes, tombantes, qui se balançaient lentement d’avant en arrière et d’arrière en avant, la complétaient. Cette splendide vision est passée au-dessus de ma tête avec une dignité silencieuse ; légère et fragile comme une bulle de savon, elle a poursuivi majestueusement sa route.
« J’avais fait virer mon appareil afin de mieux la contempler, mais tout à coup je me suis découvert escorté par une escadre de créatures analogues, de tailles diverses, la première étant de loin la plus grosse. Certaines me parurent très petites ; mais la majorité avait la taille d’un ballon de taille moyenne. La délicatesse de leur contexture et de leurs teintes me rappelait le verre de Venise. Le rose et le vert pâle étaient les couleurs dominantes, mais elles s’irisaient quand le soleil jouait avec leurs formes graciles. Plusieurs centaines sont ainsi passées près de moi. Leurs formes et leur substance s’harmonisaient si parfaitement avec la pureté de ces altitudes qu’il était impossible de concevoir rien de plus beau.
« Mais bientôt mon attention a été captivée par un autre phénomène : les serpents de l’air extérieur. Imaginez de longs rouleaux minces, fantastiques, d’une matière qui ressemblait à de la vapeur : ils tournaient et se tordaient à une vitesse incroyable ; l’œil pouvait à peine suivre leurs évolutions. Certains de ces animaux fantômatiques pouvaient avoir huit ou dix mètres de long, mais il était malaisé de chiffrer leur diamètre, tant leur contour était brumeux et semblait se fondre dans l’air. Ces serpents de l’air, d’un gris très clair, étaient striés à l’intérieur de lignes plus foncées qui donnaient l’impression d’un organisme réel. L’un d’entre eux m’a frôlé le visage : j’ai senti un contact froid et humide. Ils avaient l’air si peu matériels que je n’ai nullement pensé à un danger physique possible en les observant d’aussi près. Leurs formes étaient aussi dépourvues de consistance que l’écume d’une vague qui se brise.
« Une expérience plus terrible m’était réservée. Descendant d’une grande altitude, une tache de vapeur de pourpre m’a d’abord paru petite, mais elle a grossi rapidement en se rapprochant de moi. Bien que constituée par une sorte de substance transparente qui ressemblait à de la gelée, elle n’en avait pas moins un contour bien précis et une consistance plus solide que ce que j’avais vu jusqu’ici. J’ai relevé également des traces plus nettes d’un organisme physique : en particulier deux plaques rondes, assez larges, ombreuses, de chaque côté, qui pouvaient être des yeux, et entre eux un objet blanc très solide qui faisait saillie, et qui était aussi recourbé et paraissait aussi cruel que le bec d’un vautour.
« L’aspect global de ce monstre était formidable, menaçant. Il changeait constamment de couleur, virant d’un mauve très clair à un rouge sombre inquiétant. Je ne pouvais nier sa densité puisqu’il avait projeté une ombre en s’intercalant entre le soleil et l’avion. Sur la courbure supérieure de son corps il y avait trois grosses bosses que je ne saurais mieux décrire qu’en les comparant à des bulles énormes ; j’ai pensé qu’elles devaient contenir une sorte de gaz extrêmement léger destiné à soutenir cette masse informe et demi-solide dans l’air raréfié. Se déplaçant rapidement, le monstre suivait sans effort la vitesse de mon monoplan ; pendant une trentaine de kilomètres, il a plané au-dessus de moi, tel l’oiseau de proie qui se prépare à fondre sur sa victime. Pour progresser, sa méthode consistait à lancer devant lui quelque chose comme un long serpentin glutineux qui à son tour semblait tirer le reste du corps ; il était si élastique, si gélatineux, qu’il ne conservait jamais la même forme pendant deux minutes consécutives ; mais chaque modification le rendait plus menaçant, plus affreux.
« Je savais qu’il était mon ennemi. Chaque élément de son corps tout rouge proclamait son hostilité. Ses gros yeux imprécis ne me quittaient pas : ils étaient froids, impitoyables, animés d’une haine viscérale. J’ai baissé le nez de l’avion pour descendre et le fuir. Aussitôt, rapide comme l’éclair, une longue tentacule a jailli de cette masse flottante, et elle s’est abattue comme un coup de fouet sur le devant de mon appareil. Au contact du moteur brûlant j’ai entendu un sifflement aigu, et la tentacule a remonté dans l’air tandis que le corps du monstre se recroquevillait comme sous l’emprise d’une douleur subite. J’ai voulu plonger en piqué, mais à nouveau une tentacule est tombée sur l’avion : l’hélice l’a arrachée avec la même facilité que si elle avait fendu un tortillon de fumée. Un long rouleau gluant, poisseux, s’est alors posé derrière moi, s’est enroulé autour de ma taille pour me tirer hors du fuselage. Mes doigts se sont enfoncés dans une surface lisse comme de la glu, l’ont déchirée, et je me suis libéré un instant ; mais immédiatement un autre rouleau m’a enlacé la jambe avec une brutalité telle que je suis presque tombé en arrière.
« Devant cette attaque, j’ai déchargé les deux canons de mon fusil. Certes je devais ressembler à un chasseur d’éléphants attaquant son gibier avec une petite sarbacane de poche ; comment pouvais-je espérer qu’une arme humaine paralyserait une masse aussi monstrueuse ? J’ai tout de même été bien inspiré car, dans un grand fracas, l’une des grosses bosses de la bête a explosé sous la décharge de mes plombs. J’avais deviné juste : ces bosses étaient bien gonflées de gaz. En effet mon ennemi a roulé sur le côté en se tordant désespérément pour retrouver son équilibre ; le bec blanc s’entrouvrait et claquait de rage. Mais déjà j’avais entamé le piqué le plus audacieux que je pouvais me permettre, à pleins gaz ; autrement dit, j’ai chu littéralement comme un aérolithe. Loin derrière moi une tache rouge terne se rapetissait rapidement, s’est fondue enfin dans le bleu du ciel. Ouf ! J’étais sorti sain et sauf de cette terrible jungle de l’air extérieur.
« Une fois hors de danger, j’ai coupé les gaz, car rien n’abîme plus une machine que de piquer avec toute la puissance du moteur. Depuis une altitude voisine de douze mille mètres j’ai exécuté un merveilleux vol plané en spirales, d’abord jusqu’à la couche nuageuse argentée, puis jusqu’aux nuages orageux du dessous, et enfin, à travers une pluie battante, jusqu’au sol. En émergeant des nuages j’ai vu la Manche au-dessous de moi ; comme il me restait encore un peu d’essence j’ai franchi une trentaine de kilomètres à l’intérieur des terres et j’ai atterri dans un champ, à un demi-kilomètre du village d’Ashcombe où je suis allé acheter trois bidons. À six heures dix du soir je me posais sur mon terrain de Devizes après un voyage que nul mortel sur la terre avant moi n’avait mené à bonne fin pour en faire le récit. J’ai vu la beauté et l’horreur du plein ciel : beauté et horreur qui dépassent tout ce que l’homme en connaît sur la terre.
« Mon plan est maintenant de remonter encore une fois avant de communiquer mes résultats au monde. Il le faut. Il faut que je ramène une sorte de preuve avant d’accabler mes compatriotes d’une pareille histoire ! Naturellement, d’autres aviateurs confirmeront bientôt mes dires ; mais je voudrais emporter du premier coup la conviction du public. Ces jolies bulles d’air irisées devraient se laisser capturer ; elles vont lentement leur chemin ; un monoplan rapide pourrait les intercepter. Il est vraisemblable qu’elles se dissoudront dans les couches plus lourdes de l’atmosphère, et que je ne ramènerai au sol qu’un petit tas de gelée amorphe. N’importe : j’aurai au moins quelque chose qui authentifiera mon récit. Oui, je remonterai, même si je cours les plus grands risques ! Ces monstres rouges n’ont pas l’air nombreux. Je n’en verrai sans doute pas un seul. Si j’en aperçois un, je piquerai immédiatement. Au besoin je me servirai de mon fusil et de ma connaissance de… »
Ici manque malheureusement une page du manuscrit. À la page suivante, ces mots étaient griffonnés :
« Treize mille cents mètres. Je ne reverrai plus jamais la terre. Ils sont trois au-dessous de moi. Que Dieu m’aide : mourir ainsi est atroce ! »
Voilà donc, intégralement, le récit de Joyce-Armstrong. Du pilote, on n’a plus jamais rien appris. Des débris de son monoplan fracassé ont été identifiés dans la réserve de chasse de Monsieur Budd-Lushington, sur la frontière du Kent et du Sussex, à quelques kilomètres du lieu où le carnet de notes a été découvert. Si la théorie du malheureux aviateur est exacte, si cette jungle de l’air, comme il l’appelle, existe seulement au-dessus du sud-ouest de l’Angleterre, il a dû chercher à s’enfuir à tire d’ailes, mais il a été rattrapé et dévoré par ces horribles monstres au-dessus de l’endroit où l’avion s’est abattu. L’image de ce monoplan dévalant le plein ciel, avec ces Terreurs innommables lui barrant la route de la terre et refermant progressivement le cercle sur leur victime, est de celles sur lesquelles un homme qui tient à son équilibre mental préfère ne pas s’éterniser. Je sais que des sceptiques ricaneront devant l’exposé des faits ; mais enfin ils devront bien admettre la disparition de Joyce-Armstrong ! Je leur recommande de méditer sur ses deux phrases : « Ce carnet de notes attestera ce que j’essaie de faire, et comment j’aurai perdu la vie en essayant. Mais de grâce, pas de radotages sur un « accident » ou un « mystère ! »
Mon ami Lionel Dacre habitait avenue de Wagram, à Paris, la petite maison avec la grille en fer et la modeste pelouse qui se trouve sur le trottoir de gauche quand on descend de l’Arc de Triomphe. Je suppose qu’elle existait bien avant la construction de l’avenue, car il y avait de la mousse sur ses tuiles grises, et les murs étaient moisis, décolorés. De la rue elle paraissait petite : cinq fenêtres de façade, si je me rappelle bien ; mais elle se prolongeait derrière par une longue salle où Dacre avait aménagé sa collection de livres d’occultisme et rassemblé les bibelots ou les objets curieux qui étaient sa marotte et qui divertissaient ses amis. Riche, raffiné, excentrique, il avait consacré une partie de sa vie et de sa fortune à réunir une collection privée unique d’ouvrages sur le Talmud, la Khabale et la Magie, dont beaucoup étaient rares et d’un grand prix. Ses goûts l’inclinaient vers le merveilleux et l’extraordinaire ; on m’a assuré que ses expériences en direction de l’inconnu franchissaient toutes les bornes de la civilisation et de la bienséance. À ses amis anglais il n’en soufflait mot, mais un Français qui partageait ses penchants m’a affirmé que les pires excès des messes noires avaient été perpétrés dans cette grande salle garnie de livres et de vitrines.
L’aspect physique de Dacre révélait la nature de l’intérêt qu’il vouait aux problèmes psychiques : avant tout, d’ordre intellectuel. Son visage lourd n’avait rien d’un ascète, mais son crâne énorme, en forme de dôme, qui se dressait parmi les mèches rares de ses cheveux comme un pic au-dessus d’un bois de sapins, indiquait une puissance mentale considérable. Ses connaissances étaient plus grandes que sa sagesse, et ses facultés, nettement supérieures à son caractère. Ses petits yeux clairs, profondément enfoncés dans sa figure charnue, pétillaient d’intelligence et d’une curiosité jamais assouvie ; mais c’étaient les yeux d’un sensuel et d’un égocentriste. En voilà assez sur son compte, car il est mort aujourd’hui, le pauvre diable : mort au moment précis où il était persuadé qu’il avait enfin découvert l’élixir de vie. D’ailleurs mon propos n’est pas de vous entretenir de son tempérament complexe ; je voudrais vous raconter un incident inexplicable qui s’est produit au cours d’une visite que je lui ai rendue au début du printemps de 1882.
J’avais connu Dacre en Angleterre, puisque j’avais commencé mes recherches dans la salle assyrienne du British Museum à l’époque où il s’efforçait de donner un sens mystique et ésotérique aux tables de Babylone, et cette communauté d’intérêts nous avait rapprochés. Des remarques de hasard avaient entraîné des discussions quotidiennes, et nous nous étions, en somme, liés d’amitié. Je lui avais promis que j’irais le voir à mon prochain passage à Paris. Quand j’ai été à même de tenir mon engagement, j’avais pris pension à Fontainebleau ; les trains du soir n’étant guère pratiques, il m’avait prié de passer la nuit chez lui.
– Je n’ai que ce lit à vous offrir, m’a-t-il dit en désignant un large divan dans sa grande salle. J’espère que vous pourrez néanmoins y dormir confortablement.
Singulière chambre à coucher, avec ses hauts murs tout recouverts de volumes bruns ! Mais pour le bouquineur que j’étais, ce décor était fort agréable, et j’adorais l’odeur subtile que dégage un vieux livre. Je lui ai répondu que je ne souhaitais pas de chambre plus plaisante ni d’ambiance plus sympathique.
– Si cette installation est aussi peu pratique que conventionnelle, du moins m’a-t-elle coûté cher, m’a-t-il dit en jetant un regard circulaire sur ses rayons. J’ai bien dépensé le quart d’un million pour acquérir tout ce qui vous entoure. Des livres, des armes, des pierres précieuses, des sculptures, des tapisseries, des tableaux… Chaque objet a sa propre histoire, et, généralement, une histoire intéressante.
Il était assis d’un côté de la cheminée, et moi de l’autre. La table qui lui servait de bureau était à sa droite ; elle supportait une lampe puissante qui dessinait un cercle de lumière dorée. Un palimpseste à demi-déroulé s’étalait en son milieu, entouré de diverses choses dignes d’un bric-à-brac. Entre autres, un entonnoir, comme on en utilise pour remplir les fûts de vin. Il avait l’air d’être en bois noir, et il était cerclé d’un rond de cuivre décoloré.
– Voilà un objet curieux, lui ai-je dit. Quelle est son histoire ?
– Ah ! C’est exactement la question que je me suis posée plusieurs fois. Prenez-le dans votre main et examinez-le…
J’ai fait ce qu’il me disait, et je me suis aperçu que l’entonnoir était non pas en bois mais en cuir, que le temps avait séché à un degré extrême. Il était de bonne taille ; une fois plein, il devait contenir un litre de liquide. L’anneau de cuivre encerclait la partie la plus large, mais le bas du col était également pourvu d’une garniture métallique.
– … Qu’en pensez-vous ? m’a demandé Dacre.
– Je suppose qu’il a appartenu à un négociant en vins ou à un malteur du moyen âge. J’ai vu en Angleterre des grosses bouteilles ventrues en cuir datant du XVIIe siècle : on les appelait des « black-jacks », des assommoirs ; elles étaient de la même couleur et de la même robustesse que cet entonnoir.
– Je pense qu’il remonte approximativement à la même époque, m’a répondu son propriétaire, et qu’il servait sans doute à remplir un récipient. Mais sauf erreur de ma part, c’est un négociant bien particulier qui s’en servait pour remplir un tonneau non moins particulier. Ne remarquez-vous rien d’anormal au bas du col ?
Je l’ai regardé à la lumière de la lampe, et j’ai constaté alors qu’à un endroit situé à une dizaine de centimètres au-dessus de l’étroit anneau de cuivre le col de l’entonnoir était éraflé, strié, comme si quelqu’un l’avait encoché avec un couteau émoussé. Sur cet endroit seulement, la surface noire manquait de rugosité.
– Quelqu’un a essayé de trancher le col.
– Trancher, vous croyez ?
– Il est comme lacéré, déchiré. Quel qu’ait été l’instrument employé, il a fallu de la force pour imprimer ces marques sur une matière aussi dure ! Mais vous, quelle est votre opinion ? Je jurerais que vous en savez davantage que vous ne le dites.
Dacre a souri, et ses petits yeux malicieux m’ont révélé que je ne me trompais pas.
– Dans vos études de philosophie, m’a-t-il demandé, vous êtes-vous intéressé à la psychologie des rêves ?
– J’ignorais qu’il existât une psychologie de ce genre.
– Mon cher Monsieur, voyez-vous ce rayon au-dessus de la vitrine des pierres précieuses ? Il est surchargé de livres qui, depuis Albert le Grand, traitent de ce sujet. La psychologie des rêves est une science, tout comme les autres.
– Une science de charlatans !
– Le charlatan est toujours un pionnier. De l’astrologue est issu l’astronome ; de l’alchimiste le chimiste ; du mesmérien, le psychologue expérimental. Le charlatan d’hier est le professeur de demain. Un jour viendra où même ces choses subtiles et insaisissables que nous appelons rêves seront classées, cataloguées, systématisées. Ce jour-là, les recherches de nos amis, qui occupent tout ce rayon, ne seront plus un sujet de plaisanterie pour le mystique, mais les fondements d’une science.
– En supposant qu’il en soit ainsi, qu’a à voir la science des rêves avec un grand entonnoir de cuir cerclé de cuivre ?
– Je vais vous le dire. Vous savez que je rémunère un agent qui est toujours à l’affût de raretés et de curiosités pour ma collection, Voici quelques jours, il a appris qu’un marchand des quais s’était procuré un certain nombre de vieilleries : elles avaient été trouvées dans le buffet d’une maison ancienne située dans le fond d’une rue du Quartier Latin. La salle à manger de cette maison est décorée d’un écusson avec armoiries : chevrons et barres rouges sur champ d’argent ; une rapide enquête a prouvé qu’il s’agissait du blason de Nicolas de la Reynie, l’un des hauts fonctionnaires de Louis XIV. Aucun doute n’est permis : les autres vieilleries du buffet remontent au début du règne du Roi-Soleil. J’en déduis donc qu’ils appartenaient tous à ce Nicolas de la Reynie, lequel était lieutenant de police, donc chargé d’appliquer et de surveiller l’exécution des lois draconiennes de cette époque.
– Et alors ?
– Je vous demande maintenant de reprendre l’entonnoir et d’examiner l’anneau supérieur en cuivre. N’y voyez-vous pas quelque chose qui ressemble à une lettre ?…
Il y avait certainement diverses éraflures sur l’anneau de cuivre ; le temps les avait presque effacées. Oui, il pouvait s’agir en effet de lettres ; la dernière ressemblait vaguement à un B.
– … Vous distinguez bien un B ?
– Oui.
– Moi aussi. Je suis certain d’ailleurs que c’est un B.
– Mais le gentilhomme dont vous avez mentionné le nom a un R comme initiale ?
– Exact ! Voilà le passionnant de l’affaire. Il possédait cet objet curieux, et cependant ledit objet portait les initiales de quelqu’un d’autre. Pourquoi ?
– Je n’en sais rien. Et vous ?
– Essayons de deviner. Un peu plus loin sur l’anneau de cuivre, ne voyez-vous pas une sorte de dessin ?
– Si. Une couronne, n’est-ce pas ?
– Incontestablement, c’est une couronne. Mais si vous la regardez au jour, vous vous apercevrez qu’il ne s’agit pas d’une couronne ordinaire. C’est une couronne blasonnée, symbole d’une dignité sociale. Elle est constituée par une alternance de quatre perles et de feuilles de fraisier : c’est la couronne d’un marquis. Nous pouvons par conséquent inférer que la personne dont la dernière initiale est un B avait le droit de porter cette petite couronne.
– Ce banal entonnoir en cuir aurait donc appartenu à un marquis ?
Dacre a souri.
– Ou à un membre de la famille d’un marquis. Nous avons déduit tout cela de cet anneau gravé.
– Mais encore une fois, quel rapport avec les rêves ?
Dois-je attribuer le subit sentiment de répulsion, d’horreur irraisonnée, qui m’a envahi alors à un certain regard que j’ai cru détecter chez Dacre, ou à je ne sais quel sous-entendu dans son comportement ?
– J’ai reçu plus d’une fois des informations très importantes par l’entremise d’un rêve, m’a répondu mon compagnon sur le ton didactique qu’il affectionnait. J’ai maintenant pour règle, lorsque j’hésite sur un détail matériel, de placer l’objet en question à côté de moi pendant mon sommeil, et d’espérer fermement une illumination. Cette méthode ne me semble pas très ténébreuse, bien qu’elle n’ait pas été gratifiée à ce jour de la bénédiction de la science officielle. Selon ma théorie, tout objet ayant été intimement associé à n’importe quel paroxysme d’émotion humaine, joyeuse ou douloureuse, conserve une certaine atmosphère ou imprégnation qui peut se communiquer à un esprit sensible et réceptif. Par esprit sensible, je n’entends point un esprit anormal ; je parle simplement d’un esprit exercé et cultivé, comme vous ou moi en possédons un.
– Vous voulez dire, par exemple, que si je dormais à côté de cette vieille épée qui est suspendue au mur, je pourrais rêver d’un incident sanglant auquel cette épée aurait participé ?
– Vous avez fort bien choisi votre exemple ! En fait j’ai utilisé à propos de cette épée la méthode dont je vous ai parlé, et j’ai assisté pendant mon sommeil à la mort de son propriétaire : il a péri au cours d’une escarmouche que je n’ai pu situer avec précision mais qui a eu lieu à l’époque de la Fronde. Si vous voulez bien réfléchir, certaines de nos croyances populaires prouvent que nos ancêtres déjà avaient reconnu cette vérité que nous, avec notre sagesse, nous avons classée dans la catégorie des superstitions.
– Par exemple ?
– Hé bien, lorsqu’on place le gâteau de noces sous l’oreiller afin que le dormeur ait des rêves agréables. Vous trouverez d’autres cas analogues dans une petite brochure que je suis en train d’écrire. Mais pour en revenir à notre problème, j’ai dormi une nuit avec cet entonnoir à côté de moi, et j’ai eu un rêve qui a projeté une étrange clarté sur son origine et l’usage qui en a été fait.
– Qu’avez-vous rêvé ?
– J’ai rêvé…
Il s’est interrompu, et il a eu l’air soudain très intéressé.
– … Par saint George, voici une idée que je crois bonne ! a-t-il repris. Ce serait en vérité une expérience fort instructive. Vous êtes un sujet psychique ; vous avez des nerfs qui réagissent promptement à n’importe quelle impression…
– Je ne me suis jamais livré à des tests là-dessus.
– Hé bien, nous allons vous tester ce soir ! Puis-je vous demander comme un grand service, puisque vous coucherez ici cette nuit, de dormir avec ce vieil entonnoir placé à côté de votre oreiller ?
La requête me sembla absurde, grotesque ; mais l’un de mes complexes est un appétit insatiable pour tout ce qui touche au fantastique ou au bizarre. Je ne croyais nullement à la théorie de Dacre, et je ne comptais guère sur le succès de son expérience ; toutefois il ne me déplaisait pas que l’expérience fût tentée. Dacre, avec une grande gravité, a approché de la tête de mon divan un tabouret sur lequel il a installé l’entonnoir. Nous avons encore bavardé quelques instants ; puis il m’a souhaité une bonne nuit et il m’a laissé seul.
Je suis resté un moment au coin du feu pour fumer une cigarette, et j’ai réfléchi à notre conversation. J’avais beau être sceptique, il y avait quelque chose de troublant dans l’assurance de Dacre ; je me sentis impressionné par l’ambiance peu banale où je me trouvais, par cette chambre immense garnie d’objets tous étranges et parfois sinistres. Finalement je me suis déshabillé, j’ai éteint la lampe et je me suis couché. Après m’être tourné et retourné, je me suis endormi. Permettez-moi d’essayer de vous décrire avec le plus de précision possible le rêve que j’ai fait ; ses péripéties subsistent dans ma mémoire plus nettement que n’importe quelle scène à laquelle j’aurais réellement assisté.
Pour décor, une salle voûtée. Des angles, quatre tympans grimpaient vers un toit à l’arête vive. L’architecture était fruste, mais solide. Cette salle faisait certainement partie d’un grand bâtiment.
Trois hommes en noir, coiffés de chapeaux de velours noir curieusement trop lourds de la calotte, étaient assis en rang sur une estrade à tapis rouge. Ils avaient l’air très solennels, très tristes. À gauche, deux hommes en robe longue tenaient chacun un portefeuille apparemment bourré de papiers. À droite, une petite blonde avec de bizarres yeux bleu clair, des yeux d’enfant, regardait de mon côté. Elle n’était plus dans la fleur de l’âge, mais elle était jeune encore. Potelée, rondelette, elle avait un maintien fier et assuré, le visage pâli mais serein. Curieux visage, avenant avec quelque chose de félin, comme un soupçon de cruauté, sur la petite bouche mince et droite et le menton bien en chair. Elle se drapait dans une sorte de robe ample et blanche. À côté d’elle un prêtre maigre et passionné lui parlait à l’oreille et levait continuellement un crucifix pour qu’elle l’eût en face des yeux. Elle tourna la tête, et regarda fixement, au-delà du crucifix, les trois hommes en noir qui étaient, je le pressentais, ses juges.
Les trois hommes se levèrent et dirent quelques mots que je n’entendis pas ; c’était celui du milieu qui parlait. Puis ils sortirent de la pièce ; les deux hommes aux portefeuilles les suivirent. Au même instant plusieurs individus vulgaires en justaucorps entrèrent dans la salle, retirèrent le tapis rouge, puis les planches qui constituaient l’estrade, bref mirent un peu d’ordre. Une fois cet écran disparu, je constatai la présence de meubles extraordinaires : l’un ressemblait à un lit avec des roulettes de bois à chaque bout et une manivelle pour en régler la longueur ; un autre était un cheval de bois ; il y avait également plusieurs cordes qui se balançaient par-dessus des poulies. On aurait dit un gymnase moderne.
Quand la salle fut prête, un nouveau personnage apparut sur la scène. C’était un homme grand et maigre, tout de noir vêtu. Sa figure décharnée et austère me fit frissonner. Ses habits luisaient de graisse et étaient couverts de taches. Il se comportait avec une dignité mesurée, impressionnante, comme si depuis son entrée il avait pris la direction des opérations. En dépit de son air de brute et de ses habits sordides, c’était maintenant son affaire à lui, sa salle à lui, et c’était à lui de commander. Son avant-bras gauche portait un rouleau de cordelettes, La dame le toisa d’un regard inquisiteur, mais sa physionomie ne s’altéra point : à l’assurance vint seulement s’ajouter un peu de défi. Le prêtre, lui, avait pâli ; je vis la sueur perler sur son front haut et bombé ; il joignit les mains pour prier ; constamment il se penchait vers la dame pour lui murmurer des paroles d’exhortation.
L’homme en noir s’avança, prit l’une de ses cordelettes et noua ensemble les mains de la dame. Elle les lui avait tendues avec douceur. Puis il la saisit rudement par l’épaule et il la conduisit devant le cheval de bois, qui lui arrivait un peu au-dessus de la taille. Il la hissa dessus, l’y étendit sur le dos ; elle regardait le plafond. Le prêtre, tremblant de tous ses membres, se rua hors de la salle. Les lèvres de la dame bougeaient rapidement ; je n’entendais rien, mais je savais qu’elle priait. Ses jambes pendaient de chaque côté du cheval ; je m’aperçus que les aides en justaucorps avaient ligoté ses chevilles et attaché les extrémités des cordes à des anneaux de fer enchâssés dans les salles du plancher.
Devant ces sinistres préparatifs, mon cœur défaillit. Fasciné cependant par l’horreur, je ne pouvais détourner mes yeux de ce tableau vivant. Un homme était entré, tenant un seau d’eau dans chaque main. Un deuxième pénétra à son tour, avec un troisième seau. Ils posèrent les seaux à côté du cheval de bois. Le deuxième avait apporté également une cuvette en bois avec un manche droit. Il la remit à l’homme en noir. Au même moment l’un des valets s’approcha ; il tenait un objet foncé, dont la vue, même dans mon rêve, me rappela quelque chose. C’était un entonnoir de cuir. Avec une énergie abominable il l’enfonça… Mais je fus incapable d’en supporter davantage. Mes cheveux se dressèrent d’horreur. Je me tordis, je me débattis, je rompis les liens du sommeil et j’émergeai à la conscience en poussant un grand cri…
Je me suis découvert grelottant de terreur dans la grande bibliothèque ; la lune répandait sa lumière blême par la fenêtre et projetait des nervures de noir et d’argent sur le mur opposé. Oh, quel soulagement que de se sentir de retour au XIXe siècle, de constater que j’avais quitté cette salle médiévale pour un monde dont les habitants avaient un cœur capable de leur inspirer des sentiments d’humanité ! Je me suis assis sur mon divan, tremblant encore, l’esprit partagé entre la gratitude et l’épouvante. Penser que de telles choses s’accomplissaient, avaient pu s’accomplir, sans que Dieu eût frappé les scélérats qui les exécutaient ! S’agissait-il d’une fiction née de mon imagination, ou d’un événement qui s’était réellement produit aux sombres jours de cruauté de l’histoire du monde ? J’ai enfoui ma tête dans mes mains frémissantes. Et puis, tout à coup, mon cœur s’est arrêté de battre, et je n’ai même pas pu crier tant j’étais terrorisé. À travers l’obscurité de la bibliothèque, quelqu’un s’avançait vers moi.
Une accumulation d’horreurs démolit la raison humaine. Incapable de raisonner, de prier, je suis resté glacé en regardant de tous mes yeux la silhouette sombre qui s’approchait. Elle a traversé un rayon de lune ; alors j’ai retrouvé mon souffle. C’était Dacre ; sur sa figure je lus qu’il était aussi effrayé que moi.
– Était-ce vous ? Au nom du Ciel, qu’y avait-il ? m’a-t-il demandé d’une voix bouleversée.
– Oh, Dacre ! Je suis content de vous voir ! Je suis descendu en enfer. C’était terrible !
– C’est donc vous qui avez crié ?
– Je le suppose.
– Le cri a retenti dans toute la maison. Les domestiques sont épouvantés…
Il a frotté une allumette et a allumé la lampe.
– … Je pense que nous pouvons faire repartir le feu… Il a jeté quelques bûches sur les braises encore rouges.
– … Mon Dieu, comme vous voilà blême, cher ami !
On jurerait que vous venez de voir un fantôme.
– J’en ai vu… Plusieurs !
– L’entonnoir de cuir a donc bien joué son rôle ?
– Pour tout l’or du monde je ne voudrais pas dormir encore une fois auprès de cet objet infernal.
Dacre a émis un petit rire.
– J’avais escompté que vous auriez une nuit un peu animée, m’a-t-il dit. Mais vous avez pris votre revanche, car votre hurlement n’était pas très agréable à entendre à deux heures du matin. D’après ce que vous avez dit, j’imagine que vous avez vu toute cette chose effroyable ?
– Quelle chose effroyable ?
– Le supplice de l’eau. La « question extraordinaire », comme on disait sous le Roi-Soleil. Avez-vous tenu le coup jusqu’au bout ?
– Non, Dieu merci ! Je me suis réveillé avant que tout cela ne commence pour de bon.
– Ah, tant mieux pour vous ! Moi j’ai résisté jusqu’au troisième seau. Après tout, c’est une vieille histoire ; les héros sont tous enterrés maintenant ! Vous n’avez sans doute pas la moindre idée de la scène à laquelle vous avez assisté ?
– Le supplice d’une criminelle quelconque. Elle avait dû commettre des crimes abominables pour mériter un tel châtiment !
– Le fait est que nous bénéficions de cette petite consolation, m’a répondu Dacre en s’enveloppant dans sa robe de chambre et en se rapprochant du feu. Ses crimes furent en proportion de son châtiment. Du moins si je ne me trompe pas sur l’identité de la dame.
– Comment avez-vous pu découvrir son identité ?
Pour toute réponse, Dacre a tiré d’un rayon un volume ancien.
– Écoutez ceci, m’a-t-il dit. Vous jugerez vous-même si j’ai trouvé la solution de l’énigme :
« La prisonnière fut traduite devant la Grand’Chambre du Parlement, siégeant en cour de justice, sous l’inculpation d’avoir assassiné Monsieur Dreux d’Aubray, son père, et ses deux frères, Messieurs d’Aubray, l’un étant lieutenant civil et l’autre conseiller au Parlement. Il semblait difficile de croire qu’elle était l’auteur de crimes aussi monstrueux, car elle avait l’air doux, elle était petite, elle avait un teint de blonde et les yeux bleus. Cependant la cour, l’ayant déclarée coupable, la condamna à la question ordinaire et à la question extraordinaire afin de lui arracher le nom de ses complices. Puis à être conduite en charrette place de Grève pour y avoir la tête tranchée, le corps brûlé et les cendres éparpillées aux quatre vents ».
« La date de cet acte d’enregistrement est du 16 juillet 1676.
– Intéressant ! ai-je répondu. Mais pas convaincant.
Comment prouvez-vous qu’il s’agit de la même femme ?
– J’y arrive. Le récit relate le comportement de la femme pendant la question : « Quand l’exécuteur s’approcha d’elle, elle le reconnut par les cordelettes qu’il tenait, et aussitôt elle lui tendit ses propres mains en le toisant des pieds à la tête sans prononcer un mot ». Était-ce comme cela ?
– Oui.
– « Elle regarda sans sourciller le cheval de bois et les anneaux qui avaient tordu tant de membres et provoqué tant de cris d’agonie. Quand ses yeux se posèrent sur les trois seaux d’eau qui avaient été préparés, elle dit en souriant : « Toute cette eau a dû être amenée ici dans le dessein de me noyer, Monsieur. Vous ne songez pas, je pense, à la faire toute avaler à une personne aussi petite que moi ? ». Vous lirai-je les détails du supplice ?
– Non, pour l’amour du Ciel !
– Voici une phrase qui vous prouvera que ce qui est relaté dans ce livre est bien la scène à laquelle vous avez assisté cette nuit : « Le bon abbé Pirot, incapable de contempler les souffrances qui allaient être endurées par la suppliciée, se précipita hors de la pièce ». Cela vous convainc-t-il ?
– Tout à fait. Il est hors de doute qu’il s’agit bien du même événement. Mais alors qui est cette dame si charmante qui connut une fin si horrible ?
Dacre s’est approché de moi, et il a placé la petite lampe sur la table de chevet. Levant l’entonnoir maudit, il a tourné l’anneau de cuivre pour que la lumière l’éclaire en plein. Vues ainsi, les gravures m’ont paru plus claires que la veille au soir.
– Nous avions déjà constaté que ceci était l’emblème d’un marquis ou d’une marquise. Nous avions également établi que la dernière lettre était un B.
– Incontestablement.
– Je vous fais maintenant une suggestion : les autres lettres ne sont-elles pas, de gauche à droite, un M, un autre M, un petit d, un A, un petit d, puis le B final ?
– Oui, je pense que vous avez raison. Je discerne les deux petits d tout à fait nettement.
– Ce que je viens de vous lire, a déclaré Dacre, est l’enregistrement officiel du procès de Marie-Madeleine d’Aubray, marquise de Brinvilliers, l’une des plus célèbres empoisonneuses de tous les temps.
Je me suis tu. J’étais bouleversé par le caractère extraordinaire de l’incident, et par la nature formelle de la preuve que Dacre m’avait fournie. Je me rappelais vaguement quelques détails de la carrière de cette femme, sa débauche effrénée, les tortures délibérées et préméditées qu’elle avait infligées à son père malade, l’assassinat de ses deux frères pour des motifs d’intérêt domestique. Je me rappelais aussi le courage qu’elle avait manifesté à ses derniers moments et qui avait quelque peu racheté ses crimes, ainsi que la sympathie que tout Paris lui avait manifestée lors de son exécution : quelques jours après l’avoir maudite comme empoisonneuse, les Parisiens l’avaient en effet bénie comme une martyre. Une objection, et une seule, s’est levée dans ma tête :
– Comment ses initiales et son blason ont-ils pu être gravés sur l’entonnoir ? Je suppose qu’on ne poussait pas le respect médiéval dû aux nobles au point de décorer de leurs titres les instruments de leur supplice ?
– Ce point m’a également intrigué, a admis Dacre. Mais il ne souffre qu’une seule explication. Le cas avait suscité à l’époque un intérêt considérable ; rien de plus naturel que ce La Reynie, lieutenant de police, ait gardé l’entonnoir en guise de souvenir. Il n’arrivait pas souvent qu’une marquise de France eût à subir la question extraordinaire ! Il a sans doute fait graver dessus les initiales de la Brinvilliers à l’intention des curieux ; il devait avoir l’habitude de ces procédés-là.
– Et ceci ? ai-je demandé en désignant les marques sur le col de cuir.
– La Brinvilliers était une tigresse cruelle, m’a répondu Dacre en s’en allant. Je pense que, comme les autres tigresses, elle avait des dents pointues, et solides.
– Dites donc, Burger ! lança Kennedy. J’aimerais bien recevoir vos confidences…
Les deux célèbres archéologues, spécialistes l’un comme l’autre de l’antiquité romaine, étaient assis dans la chambre de Kennedy, sur le Corso. La soirée était froide. Ils avaient rapproché leurs fauteuils du mauvais poêle italien qui dégageait plus de fumée que de chaleur. Dehors, sous les claires étoiles de l’hiver, c’était la Rome moderne, la double et longue rangée des lampadaires électriques, les cafés brillamment éclairés, les voitures qui fonçaient, une foule dense sur les trottoirs. Mais à l’intérieur de la chambre somptueuse du jeune et riche archéologue anglais, la Rome antique exhibait ses trésors.
Aux murs pendaient des frises fendillées, abîmées. De vieux bustes grisâtres de sénateurs et de soldats, avec leurs têtes de boxeurs aux traits cruels, étaient nichés dans tous les coins : ils avaient l’air de surveiller ce qui se disait dans la chambre. Sur la table centrale, parmi un fouillis d’inscriptions, de fragments brisés, d’ornements divers, se dressait la fameuse reconstitution par Kennedy des Thermes de Caracalla qui, lorsqu’elle fut exposée à Berlin, suscita autant d’intérêt que d’admiration. Des amphores étaient accrochées au plafond. Un véritable bric-à-brac s’étalait sur un très beau tapis rouge de Turquie. Tous les objets qui se trouvaient ainsi rassemblés étaient d’une authenticité irréprochable, d’une grande rareté et d’une valeur immense. Kennedy en effet avait à peine dépassé la trentaine, mais il avait acquis dans cette spécialité de recherches une réputation européenne. Hâtons-nous de dire qu’il possédait une bourse bien garnie, ce qui peut constituer un handicap fatal ou un avantage considérable dans la course à la renommée. Souvent Kennedy s’était laissé distraire par les fantaisies du plaisir. Mais il avait l’esprit incisif, capable d’efforts prolongés et concentrés auxquels succédaient de brusques réactions de sensualité. Son beau visage, son front dégagé et pâle, son nez agressif, un je ne sais quoi de relâché dans la bouche traduisaient assez bien le compromis qui s’était établi chez lui entre la force et les faiblesses.
Son compagnon Julius Burger était d’un type très différent. Un curieux mélange présidait à ses origines. Né d’un père allemand et d’une mère italienne, il était pourvu des robustes qualités du Nord que tempéraient les grâces plus tendres du Sud. Des yeux bleus de Teuton éclairaient son visage bronzé par le soleil. Des boucles blondes encadraient son front carré. Il était imberbe, ce qui accentuait la puissance et la solidité de la mâchoire ; Kennedy avait fréquemment remarqué qu’elle ressemblait aux mâchoires romaines de ses bustes. Sous cette rude force allemande une sorte de subtilité italienne affleurait constamment. Mais son sourire honnête et son regard franc laissaient entendre qu’elle n’influençait pas son tempérament. Pour l’âge et la réputation il était à égalité avec son camarade anglais ; toutefois son existence et son travail s’étaient heurtés à beaucoup plus de difficultés. Douze ans plus tôt il était arrivé à Rome en qualité d’étudiant pauvre ; depuis lors il y avait vécu sur une maigre dotation pour recherches que lui avait allouée l’Université de Bonn. Péniblement, lentement, opiniâtrement, avec une ténacité et une force de caractère peu communes, il avait gravi les uns après les autres les échelons de la renommée. À présent il était membre de l’Académie de Berlin, et il y avait tout lieu de croire qu’il ne tarderait pas à être appelé à occuper une chaire dans la plus grande Université allemande. Mais si, en se fixant un seul but, il avait pu parvenir, sur le plan de l’archéologie, au même niveau supérieur que l’Anglais, sur tous les autres il lui était demeuré nettement inférieur. Jamais il n’avait distrait une minute de ses études pour cultiver une grâce mondaine. Ce n’était que lorsqu’il parlait de sa profession qu’il semblait vivre et avoir une âme. Autrement il restait silencieux, embarrassé, trop conscient de ses propres insuffisances, et il supportait malaisément les petites histoires où se réfugient toujours ceux qui n’ont aucune idée à exprimer.
Cependant depuis quelques années, entre ces deux concurrents si dissemblables, des rapports s’étaient noués qui paraissaient évoluer lentement vers l’amitié. Rien d’étonnant à cela : ils se trouvaient être les seuls parmi les jeunes à posséder suffisamment de connaissances et d’enthousiasme pour s’apprécier réciproquement. La communauté de leurs intérêts comme de leurs études les avait d’autant plus rapprochés que chacun était attiré par le savoir de l’autre. Et puis quelque chose de plus s’était glissé en leurs relations : Kennedy avait été amusé par la franchise et la simplicité de son rival, tandis que Burger, par contre, avait été fasciné par la vivacité d’esprit et le brio intellectuel qui avaient fait de Kennedy la coqueluche de la société romaine. Je dis à dessein « avaient fait » car pour l’heure le jeune Anglais subissait un certain ostracisme. Une affaire d’amour dont les détails n’avaient jamais été tout à fait connus avait révélé un manque de cœur et même une insensibilité que beaucoup de ses amis jugèrent choquants. Mais dans les cercles d’artistes et d’étudiants qu’il fréquentait de préférence, le code de l’honneur n’était pas très strict pour ce genre d’affaires : la curiosité et l’envie y prévalaient sur la réprobation.
– Dites donc, Burger ! lança Kennedy en regardant fixement le visage placide de son camarade. J’aimerais bien recevoir vos confidences.
Tout en parlant il agita une main vers une carpette. Sur la carpette il y avait l’un de ces paniers d’osier à fruits, allongé et peu profond, qui sont si communs en Campanie. Or, ce panier était rempli de pierres gravées, d’inscriptions, de morceaux de mosaïques, de papyrus déchirés, d’objets métalliques couverts de rouille. Le non-initié aurait juré que ces articles venaient en droite ligne du marché aux puces. Mais le spécialiste voyait tout de suite qu’il s’agissait de curiosités uniques au monde. Dans ce panier en osier il y avait de quoi remplacer un maillon manquant dans la chaîne du développement social de l’humanité. C’était l’Allemand qui avait apporté cette récolte dans la chambre de l’Anglais. Le regard de Kennedy brillait d’impatience.
– Sans vouloir être indiscret ni intervenir dans votre course au trésor, reprit-il pendant que Burger allumait un cigare, j’aimerais vraiment beaucoup vous entendre ! Apparemment vous avez découvert quelque chose de très important. Vous allez révolutionner toute l’Europe !
– Il y a bien un million de ces bagatelles pour chaque archéologue d’ici ! répondit l’Allemand. Il y en a tellement qu’une douzaine de savants pourraient consacrer toute leur existence à les étudier et à se bâtir une réputation aussi solide que le Château Saint-Ange.
Kennedy demeura méditatif. Des rides creusèrent son front. Ses doigts jouèrent avec sa longue moustache blonde.
– Vous vous êtes trahi, Burger ! fit-il enfin. Vos paroles ne cadrent qu’avec une seule hypothèse : vous avez découvert de nouvelles catacombes.
– Je pensais bien que vous seriez parvenu à cette conclusion au premier coup d’œil sur ma collection.
– C’est-à-dire que mon coup d’œil me l’avait fait supposer ; mais votre remarque transforme ma supposition en certitude. Il n’y a pas d’endroits, en dehors des catacombes, qui pourraient contenir une telle quantité de vestiges, de reliques…
– D’accord ! Là-dessus, pas de mystère… J’ai découvert de nouvelles catacombes.
– Où cela ?
– Ah, cher Kennedy, c’est mon secret ! Qu’il me suffise de vous dire que leur emplacement est si invraisemblable qu’il n’y a pas une chance sur un million pour qu’un autre curieux mette le nez dessus. Elles datent d’une époque différente de toutes celles qui sont déjà connues ; elles étaient réservées à l’ensevelissement des chrétiens les plus considérables ; d’où il s’ensuit que les vestiges et les reliques qui s’y trouvent ne ressemblent absolument pas à tout ce qui a été découvert jusqu’ici. Si je ne connaissais pas votre savoir et votre énergie, mon ami, je n’hésiterais pas, sous le sceau du secret, à tout vous dire. Mais étant donné votre personnalité, je pense que je ferais mieux de préparer mon rapport personnel avant de m’exposer à une concurrence aussi formidable !
Kennedy aimait son métier d’un amour qui confinait à la manie (un amour auquel il restait fidèle au sein de toutes les distractions à portée d’un jeune homme riche et sensuel). Il était également ambitieux ; mais son ambition passait après le plaisir et l’intérêt purement abstraits qu’il vouait à tout ce qui concernait la vie et l’histoire de la Rome antique. Il avait une envie folle de voir ce nouveau souterrain qu’avait découvert son camarade.
– Écoutez, Burger ! reprit-il très sérieusement. Je vous assure que vous pouvez me faire aveuglément confiance. Je n’écrirais rien sur ce que je verrais sans votre autorisation expresse. Je comprends vos sentiments. Ils sont tout à fait naturels. Mais vous n’auriez absolument rien à redouter de moi. Par contre, si vous ne me mettez pas dans la confidence, je vais me livrer à une recherche systématique, et je finirai bien par découvrir vos nouvelles catacombes. Dans ce cas, bien sûr, j’en ferai l’usage qui me plaira, puisque je ne serai pas votre obligé.
Burger sourit par-dessus son cigare.
– J’ai observé, ami Kennedy, dit-il, que lorsque j’ai besoin d’un renseignement quelconque, vous n’êtes pas toujours disposé à me le fournir aussi vite.
– Quand vous ai-je jamais refusé quelque chose ?
Rappelez-vous, au contraire : c’est moi qui vous ai remis tout le matériel pour votre article sur le temple des vestales…
– Oui, mais l’affaire n’était pas aussi importante ! Si je vous questionnais sur un sujet intime, je me demande si vous me répondriez ! Or, ces nouvelles catacombes sont pour moi un sujet très intime, et en échange j’aimerais bien recevoir de vous quelques confidences…
– Je ne vois pas où vous voulez en venir, fit l’Anglais. Mais si vous sous-entendez que vous ne répondrez à ma question sur ces nouvelles catacombes qu’à la condition que je réponde moi-même à toute question qu’il vous plairait de me poser, je vous dis : d’accord !
– Eh bien alors, déclara Burger en prenant ses aises dans son fauteuil et en soufflant un grand anneau de fumée bleue, racontez-moi donc la vérité sur vos relations avec Mademoiselle Mary Saunderson.
Kennedy sauta sur ses pieds et lança un regard furieux à son camarade impassible.
– Qu’est-ce que diable cela signifie ? s’écria-t-il. En voilà une question ! Vous avez peut-être cru faire une bonne plaisanterie : vous n’en avez jamais fait de plus mauvaise !
– Non, répliqua Burger avec simplicité. Les détails de cette affaire m’intéressent. Je ne connais pas grand-chose du monde, des femmes, de la vie mondaine, et de ce genre d’histoires ; un incident pareil exerce sur moi la fascination de l’inconnu. Vous, je vous connais. Elle, je la connaissais de vue… je lui avais même parlé une ou deux fois. Vraiment je désirerais beaucoup entendre de votre propre bouche le récit exact de ce qui s’est passé entre vous.
– Je ne vous en dirai pas un mot !
– À votre guise. Mettons qu’il s’agissait d’un caprice. Je voulais voir si vous divulguiez un secret aussi facilement que moi, selon vous, j’allais livrer celui de mes catacombes. Vous voulez garder votre secret ? Soit ! Je m’y attendais. Mais pourquoi pensiez-vous que moi, je ne garderais pas le mien ?… Allons, dix heures sonnent à l’église Saint-Jean : il est temps que je rentre chez moi.
– Non, attendez un moment ! supplia Kennedy. De votre part ce caprice m’étonne, Burger ! Vouloir connaître une histoire d’amour dont le dénouement remonte à plusieurs mois… Savez-vous comment nous considérons l’homme qui publie ses bonnes fortunes ? comme le plus beau salaud du monde.
– Naturellement ! approuva l’Allemand en reprenant son panier. Quand un homme commet une indiscrétion à l’égard d’une femme que nul ne soupçonnait, cet homme-là est ce que vous avez dit. Mais vous n’ignorez pas que tout Rome a parlé de votre histoire. Je ne vois donc pas le tort que vous feriez à Mademoiselle Mary Saunderson en me la racontant. Enfin je respecte vos scrupules… et je vous souhaite une bonne nuit.
– Attendez ! Attendez un peu !…
Kennedy posa une main sur le bras de Burger et ajouta :
– Cette affaire de catacombes m’excite beaucoup, et je ne vous lâcherai pas aussi facilement ! Vous ne voudriez pas me poser une autre question en échange ?… Une question moins excentrique ?
– Non, pas du tout ! répondit Burger en suspendant son panier à son bras. Vous avez refusé ; n’en parlons plus ! Sans aucun doute avez-vous tout à fait le droit de vous taire. Et sans aucun doute j’ai moi aussi tout à fait le même droit ! Donc encore une fois bonne nuit, mon cher Kennedy.
L’Anglais regarda Burger traverser la pièce. L’Allemand avait la main sur le loquet de la porte quand son hôte le rappela avec l’air de quelqu’un qui essaie de faire bonne figure devant l’inévitable.
– Arrêtez, mon vieux ! Je vous trouve complètement ridicule, mais puisque c’est le sine qua non, il faut bien que je me soumette à vos conditions, n’est-ce pas ? Je déteste parler d’une femme ; néanmoins vous avez raison : tout Rome est au courant, et je ne crois pas vous apprendre quelque chose que vous ne sachiez déjà. Qu’est-ce que vous désirez savoir ?
L’Allemand revint lentement près du poêle, posa à terre son panier, et retomba dans son fauteuil.
– Puis-je avoir un autre cigare ? demanda-t-il. Merci beaucoup ! Je ne fume jamais quand je travaille, mais je profite davantage d’une conversation quand je suis sous l’influence du tabac. Maintenant, venons-en à la jeune demoiselle avec qui vous avez eu cette petite aventure. Qu’est-elle devenue ?
– Elle est dans sa famille.
– Tiens, tiens ! En Angleterre ?
– Oui.
– Dans quelle partie de l’Angleterre ? À Londres ?
– Non, à Twickenham.
– Pardonnez à ma curiosité, mon cher Kennedy ! Inscrivez-la au compte de mon ignorance du monde. Sans doute est-il courant de persuader une jeune fille de partir avec vous pendant trois semaines, et de la restituer ensuite à sa famille à… Comment avez-vous appelé l’endroit ?
– Twickenham.
– C’est cela : Twickenham. Mais il s’agit là de choses absolument neuves pour moi, et je suis incapable de me représenter comment vous avez agi. Voyons, si vous aviez aimé cette jeune fille, votre amour ne se serait pas évaporé en trois semaines : je déduis donc que vous ne l’aimiez pas du tout. Mais si vous ne l’aimiez pas, à quoi bon ce grand scandale qui vous a fait un peu de mal, et à elle beaucoup ?
Kennedy fixa maussadement l’œil rouge du poêle.
– C’est sûrement une manière logique de résumer l’affaire. L’amour est un grand mot, qui interprète d’innombrables nuances de sentiment. Je l’aimais, et… Au fait, vous dites l’avoir vue. Donc vous connaissez son charme. Mais toutefois, avec le recul, j’incline à penser que je ne l’ai jamais réellement aimée.
– Alors, mon cher Kennedy, pourquoi avoir agi ainsi ?
– Par passion de l’aventure, je pense…
– Comment ! Vous avez un tel goût pour les aventures ?
– Sans aventures, où serait la diversité de la vie ? J’ai commencé à m’intéresser à elle en vue d’une aventure. J’ai chassé toute sorte de gibier, mais aucun gibier ne vaut les jolies femmes. Ajoutez à cela l’aiguillon de la difficulté, car elle était l’amie de Lady Emily Rood et il était quasi-impossible de la voir en particulier. Mais surtout, entre tous les obstacles qui m’ont passionné, voici celui qui m’a décidé : tout au début de nos relations, j’ai appris de sa bouche qu’elle était fiancée.
– Mein Gott ! À qui ?
– Elle n’a prononcé aucun nom.
– Je crois que tout le monde l’ignore ! Ainsi c’est ce détail qui, pour vous, a corsé l’aventure ?
– Une épice, comprenez-vous ?
– Oh, croyez·moi : je suis très ignorant de ces choses-là !
– Mon cher ami, la pomme que vous dérobiez sur le pommier du voisin n’était-elle pas toujours plus savoureuse que celle qui tombait de votre arbre ?… J’ai ensuite découvert que je ne lui étais pas indifférent.
– Quoi !… Tout de suite ?
– Oh non ! Au bout de trois mois d’un siège abondamment pourvu de sapes et de mines… Mais en fin de compte je l’ai séduite. Elle a compris que, séparé judiciairement de ma femme, j’étais dans l’impossibilité de conclure normalement les choses. Mais néanmoins elle est venue avec moi, et nous avons passé quelques jours délicieux.
– Et… l’autre homme ? demanda Burger. Kennedy haussa les épaules.
– Nous nous trouvons en face, je crois, de la survivance du plus apte. Si l’autre avait été le plus fort de nous deux, elle ne l’aurait pas abandonné. Maintenant parlons d’autre chose ; j’en ai par-dessus la tête de cette histoire !
– Seulement une autre question. Comment vous êtes-vous débarrassé d’elle en trois semaines ?
– Hé bien, nous avions un peu tous les deux étanché notre soif, comprenez-vous ? Elle refusait obstinément de revenir à Rome où elle se serait trouvée dans l’obligation d’affronter les gens qu’elle y avait connus. Or, bien sûr, Rome m’était indispensable, et déjà j’avais la nostalgie de mon travail. C’était une première cause normale de rupture. Par ailleurs son vieux père est arrivé inopinément à l’hôtel, et il nous a fait une scène… Bref, l’affaire a pris un tour tellement déplaisant que vraiment, bien qu’elle m’ait terriblement manqué quelque temps, j’ai été ravi de me libérer. À présent je me fie à vous pour ne rien répéter de ce que je vous ai dit !
– Mon cher Kennedy, jamais je ne m’aviserais de le faire ! Mais tout ce que vous m’avez raconté m’a vivement intéressé, car me voilà éclairé sur votre façon de considérer la vie. Elle diffère totalement de la mienne, puisque j’ai vu si peu de choses… Et maintenant, vous désirez que je vous mette au courant de mes nouvelles catacombes ? Il est inutile que vous vous efforciez de me les faire décrire ; vous ne les trouveriez jamais par une simple description. La seule chose à faire serait que je vous y mène.
– Merveilleux !
– Quand voudriez-vous y aller ?
– Le plus tôt sera le mieux. Je suis très impatient…
– Le fait est que la nuit est très belle, bien qu’un peu fraîche. Voulez-vous que nous partions dans une heure ? Prenons toutes nos précautions pour ne pas être suivis. Si quelqu’un nous voit partir en chasse ensemble, il flairera immédiatement une affaire nouvelle.
– D’accord pour un maximum de précautions, répondit Kennedy. Est-ce loin ?
– Plusieurs kilomètres.
– Pas trop loin pour y aller à pied ?
– Oh non ! Nous pouvons marcher facilement jusque-là.
– Il serait préférable d’aller à pied, alors. Un cocher bavarderait s’il nous déposait au milieu de la nuit dans un endroit isolé.
– Très juste ! Nous pourrions nous retrouver à minuit à la porte de la Voie Appienne. Il faut que je rentre chez moi pour prendre des allumettes, des bougies et divers objets.
– Parfait, Burger ! Je pense que vous êtes très chic de me mettre dans votre secret, et je vous promets de ne rien écrire avant que vous n’ayez publié votre rapport. Pour l’instant, bonsoir ! Vous me trouverez à minuit à la porte de la Voie Appienne.
L’air froid et clair retentissait des carillons musicaux de cette cité d’horloges quand Burger, enveloppé dans un manteau italien, une lanterne à la main, arriva au lieu du rendez-vous. Kennedy sortit de l’ombre pour aller au-devant de lui.
– Ardent au travail comme à l’amour ! s’écria l’Allemand en riant.
– Oui. Je suis là depuis près d’une demi-heure.
– J’espère que vous n’avez communiqué à personne la moindre indication sur le but de notre excursion ?
– Pas si bête ! Par Jupiter, je suis glacé jusqu’aux os ! Allons, Burger, réchauffons-nous par une bonne petite marche.
Ils s’engagèrent d’un pas bien cadencé sur la chaussée de pierres qui est tout ce qui reste de la plus célèbre avenue du monde. Quelques paysans sortaient des auberges pour rentrer chez eux : des chariots chargés des produits de la campagne montaient vers Rome. Ils ne firent pas d’autres rencontres. Sur leur droite, sur leur gauche, de grands tombeaux surgissaient dans l’obscurité. Ils allèrent ainsi jusqu’aux catacombes de Saint-Calixte et en face d’eux ils virent se détacher contre la lune qui se levait le grand bastion circulaire de Cecilia Metella. Burger porta une main à son côté et s’arrêta.
– Vos jambes sont plus longues que les miennes et vous êtes meilleur marcheur, dit-il en riant. Je crois que l’endroit où nous bifurquerons n’est pas loin d’ici. Oui, nous y sommes : après la trattoria. Voyez, le sentier n’est pas large ; je passe le premier : vous me suivrez.
Il avait allumé sa lanterne. Étroit et tortueux, le chemin déroulait ses méandres parmi les marais de la Campanie. Le grand aqueduc de l’ancienne Rome reposait comme une chenille monstrueuse sur le paysage éclairé par la lune. Ils passèrent sous l’une de ses hautes arches, et longèrent le mur circulaire qui marque l’emplacement de l’ancienne arène. Enfin Burger s’arrêta devant une étable à vaches, isolée en pleine campagne, et il tira une clé de sa poche.
– Vous n’allez pas me faire croire que vos catacombes sont à l’intérieur d’une maison ! s’écria Kennedy.
– L’entrée, si. Voilà ce qui nous protège contre les curieux.
– Le propriétaire est-il au courant ?
– Non. Il avait trouvé un ou deux objets dont la nature m’avait donné à penser que cette étable avait été construite juste sur une entrée de catacombes. Aussi la lui ai-je louée, et j’ai procédé moi-même aux fouilles. Entrez, et refermez la porte derrière vous…
Ils se trouvaient dans un bâtiment long et vide ; les auges et les mangeoires garnissaient l’un des murs. Burger posa sa lanterne sur le sol et l’enveloppa de son manteau, sauf sur un côté.
– … Si quelqu’un voyait de la lumière dans cet endroit isolé, les langues iraient bon train, dit-il. Aidez-moi simplement à déplacer ces planches…
Les planches d’un angle étaient déclouées ; les deux savants les dressèrent les unes après les autres contre le mur. Sous leurs yeux bâillait un trou carré, à l’intérieur duquel un escalier en vieilles marches de pierre descendait vers les entrailles de la terre.
– … Prenez garde ! cria Burger à Kennedy qui, dans son impatience, dégringolait les premières marches. En bas, c’est une vraie garenne : si vous vous égariez, il y aurait cent chances contre une pour que vous ne retrouviez jamais votre chemin. Attendez que j’apporte la lanterne.
– Comment vous êtes-vous dirigé tout seul si c’est tellement compliqué ?
– Au début j’ai plusieurs fois manqué me perdre, mais j’ai appris à m’y reconnaître. Ce labyrinthe a été construit selon un plan assez systématique, mais quelqu’un qui s’égarerait sans lumière serait incapable de le découvrir. Même encore maintenant je déroule toujours une pelote de ficelle derrière moi quand je m’enfonce. Voyez : chacun de ces couloirs se divise et se subdivise une douzaine de fois par centaine de mètres…
À six ou sept mètres en-dessous du plancher de l’étable, ils étaient arrivés dans une salle carrée taillée dans un calcaire tendre. La lanterne projetait une petite lueur tremblotante sur les murs bruns tout craquelés. Dans toutes les directions s’ouvraient de noirs couloirs qui partaient de ce carrefour.
– … Il faut que vous me suiviez de très près, mon ami ! ordonna Burger. Ne lambinez pas pour regarder quelque chose en route, car je vais vous mener en un lieu où vous verrez plus de choses que tout ce que vous pourriez voir dans les couloirs. Si nous y allons directement, cela nous économisera du temps.
Il s’engagea dans l’un des couloirs. L’Anglais était sur ses talons. À chaque instant le couloir bifurquait, mais Burger ne s’arrêtait ni n’hésitait jamais : sans doute avait-il des repères secrets. Tout le long des murs, empilés les uns au-dessus des autres comme des couchettes sur un bateau d’émigrants, gisaient des chrétiens de la Rome antique. La lueur jaune de la lanterne éclairait les visages ratatinés des momies, faisait miroiter les crânes arrondis et les longs bras blancs croisés sur des poitrines décharnées. Kennedy lançait des regards pleins de regret et de désir vers les innombrables inscriptions, urnes funéraires, ornements picturaux, vêtements, ustensiles qui étaient demeurés dans l’état où des mains pieuses les avaient disposés tant de siècles auparavant. Il lui sembla évident, même à première vue, qu’il s’agissait de catacombes d’une richesse exceptionnelle qui contenaient une énorme quantité de vestiges romains.
– Que se passerait-il si votre lanterne s’éteignait ? demanda-t-il pendant qu’ils se hâtaient vers la destination indiquée par Burger.
– J’ai une bougie en réserve et une boîte d’allumettes dans ma poche. À propos, Kennedy, avez-vous des allumettes sur vous ?
– Non. Vous devriez bien m’en donner quelques-unes.
– Oh, ce n’est pas la peine ! Il n’y a aucune raison pour que nous nous séparions.
– Jusqu’où allons-nous ? Il me semble que nous avons dû marcher pendant quatre cents mètres, non ?
– Davantage, je crois. Ces rangées de tombes sont interminables… Du moins je n’en ai pas vu la fin. Mais comme nous arrivons à un endroit difficile, je vais dérouler ma pelote.
Il attacha un bout de la ficelle à une pierre qui faisait saillie et il plaça la pelote dans son manteau, en la dévidant au fur et à mesure qu’il avançait. Kennedy s’aperçut que cette précaution n’était pas inutile, car les couloirs se compliquaient de plus en plus pour former un réseau de chemins qui s’entrecoupaient constamment. Mais tous aboutissaient à une grande salle circulaire au fond de laquelle il y avait un socle carré recouvert sur un côté par une dalle de marbre.
– Mon Dieu ! s’écria Kennedy en extase. Voilà un autel des chrétiens : probablement le premier en date. La petite croix de la consécration est gravée sur ce coin. Sans doute cette salle circulaire servait d’église !
– Exactement ! répondit Burger. Si j’avais plus de temps, j’aimerais vous montrer tous les corps qui sont enterrés dans ces niches le long des murs : ce sont ceux des premiers papes et évêques de l’Église, avec leurs mitres, leurs crosses, leurs vêtements sacerdotaux. Tenez, regardez celui-là, par exemple…
Kennedy avança et contempla la tête blême qui reposait sur une mitre tombant en poussière.
– Passionnant ! s’exclama-t-il d’une voix qui sembla rebondir contre les parois de la voûte. D’après mon expérience personnelle, c’est unique. Approchez la lanterne, Burger : je veux les voir tous.
Mais l’Allemand était allé à l’autre bout de la salle et il se tenait au milieu du cercle de lumière jaune.
– Savez-vous combien il y a de bifurcations trompeuses entre ici et l’escalier ? demanda-t-il. Plus de deux mille ! C’était sans doute l’un des moyens qu’avaient adoptés les chrétiens pour se protéger. En admettant qu’un homme, ici, ait une lanterne, il aurait une chance sur deux mille de trouver la sortie. Et sans lanterne ce serait encore plus difficile.
– Certes !
– L’obscurité est terrible ! Je l’ai expérimentée une fois. Essayons une autre fois !
Il se pencha vers la lanterne et ce fut aussitôt comme si une main invisible s’était refermée sur chaque œil de Kennedy. Avant cet instant il n’avait jamais su ce que c’était que l’obscurité. Maintenant il avait l’impression qu’elle collait à lui, qu’elle l’étouffait, qu’elle était un obstacle solide qui empêchait son corps de bouger, d’avancer. Il étendit les bras pour la repousser.
– Cela suffit, Burger ! Redonnez-nous un peu de lumière.
Mais son camarade se mit à rire : dans cette salle ronde, le bruit de son rire semblait provenir de tous les côtés à la fois.
– On dirait que vous êtes mal à l’aise, ami Kennedy ?
– Ça va, mon vieux ! Rallumez la lanterne !
– C’est très curieux, Kennedy. Par le son je ne peux absolument pas repérer le côté où vous êtes. Et vous, pouvez-vous deviner où je suis ?
– Non. J’ai l’impression que vous êtes partout autour de moi.
– Si je ne tenais pas ma ficelle, je ne saurais pas du tout comment sortir d’ici.
– Je m’en doute. Allez, mon vieux, grattez une allumette ! Et finissons-en avec cette absurdité !
– Dites, Kennedy, je crois qu’il y a deux choses que vous aimez particulièrement : l’aventure, et un obstacle à surmonter. L’aventure va consister pour vous à trouver un chemin pour sortir de ces catacombes. L’obstacle sera l’obscurité et les deux mille bifurcations trompeuses. Mais vous n’avez pas besoin de vous presser ; prenez tout votre temps. Quand vous ferez une petite halte pour vous reposer un brin, j’aimerais que vous pensiez un peu à Mademoiselle Mary Saunderson, et que vous examiniez en conscience si vous avez été tout à fait loyal envers elle.
– Espèce de démon, que voulez-vous dire ? rugit Kennedy.
L’Anglais courait en rond, dessinait de petits cercles, mais avec ses mains il n’attrapait que les ténèbres…
– Bonsoir ! fit la voix ironique de Burger qui avait déjà pris de la distance. En vérité je ne crois pas, Kennedy, même après avoir écouté votre version des faits, que vous vous soyez conduit correctement avec la jeune fille en question. Et puis il me semble que vous ignorez un petit détail : je suis en mesure de combler cette lacune. Mademoiselle Mary Saunderson était fiancée à un pauvre diable d’étudiant pas très brillant ; il s’appelait Julius Burger.
Quelque part il y eut un bruissement indistinct, le son assourdi d’un pied heurtant une pierre, et puis le silence retomba sur cette vieille église chrétienne : un silence immobile et lourd qui se referma sur Kennedy comme l’eau se referme sur un noyé.
Deux mois plus tard, l’entrefilet suivant fit le tour de la presse européenne :
« L’une des découvertes les plus intéressantes de ces dernières années concerne de nouvelles catacombes à Rome, à quelque distance vers l’Est des voûtes bien connues de Saint-Calixte. La trouvaille de cette importante nécropole, extraordinairement riche en vestiges du début de l’ère chrétienne, est due à l’énergie et à la sagacité du docteur Julius Burger, le jeune archéologue allemand qui est en train de conquérir la première place chez les savants spécialisés dans l’étude de la Rome antique. Bien qu’étant le premier à publier le compte rendu de sa découverte, le docteur Burger semble avoir été devancé par un chercheur moins heureux. Voici quelques semaines Monsieur Kennedy, l’archéologue anglais bien connu, disparaissait soudainement de son appartement sur le Corso. On établit un lien entre sa disparition et un récent scandale, qui aurait pu l’inciter à quitter Rome. Il apparaît maintenant qu’en réalité il a été victime de son amour fervent pour l’archéologie. Son cadavre a été découvert au milieu des nouvelles catacombes ; d’après l’état de ses pieds et de ses chaussures, il est certain qu’il a dû marcher des jours et des jours dans ces couloirs tortueux qui rendent si périlleuse l’exploration des nécropoles. Le défunt, dans une inconcevable étourderie, avait pénétré dans ce labyrinthe sans bougies ni allumettes (du moins selon les premières constatations) et sa mort est une conséquence de sa témérité. Ce qui rend cette triste affaire encore plus douloureuse, c’est que le docteur Julius Burger était l’ami intime de Monsieur Kennedy. La joie qu’il éprouvait légitimement de sa découverte extraordinaire s’est trouvée très assombrie par le terrible destin de son confrère et ami. »
Les relations qui existaient entre Douglas Stone et la célèbre Lady Sannox étaient connues aussi bien des salons à la mode dont elle était une brillante vedette, que des collèges scientifiques qui le comptaient parmi leurs plus illustres membres. On conçoit donc l’intérêt que suscita, un matin, la nouvelle que la dame avait pris le voile, résolument et pour toujours, et que le monde ne la reverrait jamais. Quand, pour corser cette information, se répandit le bruit que le grand chirurgien, l’homme aux nerfs d’acier, avait été trouvé le même matin par son valet de chambre assis au bord de son lit, souriant gentiment à tout l’univers, ses deux jambes enfoncées dans le même côté de son pantalon, avec un cerveau aussi ramolli qu’une bouillie de porridge, alors l’affaire se révéla assez sensationnelle pour passionner des gens qui n’auraient jamais cru que leur sensibilité blasée pût s’émouvoir encore.
Douglas Stone, à la fleur de l’âge, était l’un des hommes les plus remarquables d’Angleterre. Mais avait-il réellement atteint la fleur de l’âge quand ce petit ennui lui arriva ? Il n’avait que trente-neuf ans. Ses amis les plus intimes assuraient que dans une douzaine de carrières il aurait acquis la même réputation que dans la chirurgie. Il aurait pu conquérir la gloire sur un champ de bataille, l’arracher à force d’explorations audacieuses, l’obtenir sur un court de tennis, ou la forger en ingénieur avec de la pierre et du fer. Il était né pour un destin hors série, car il était capable de projeter ce que nul autre n’oserait accomplir, et d’accomplir ce que personne n’oserait projeter. En chirurgie il n’avait pas de rivaux. Son équilibre nerveux, son jugement, son intuition étaient exceptionnels. Maintes et maintes fois, en chassant la mort, son bistouri effleurait les sources mêmes de la vie, et ses assistants devenaient aussi blancs que le patient. Le souvenir de son énergie, de son audace, de sa robuste confiance en soi erre encore au Sud de Marylebone Road et au Nord d’Oxford Street !
Ses défauts étaient aussi conséquents que ses qualités, mais infiniment plus pittoresques. Ses revenus considérables (dans tout Londres il n’y avait que deux confrères pour gagner plus d’argent que lui) étaient bien inférieurs au luxe de son style de vie. Au fond de sa nature complexe circulait un puissant courant de sensualité dont l’action donnait à son existence tout son prix. Ses maîtres s’appelaient l’œil, l’oreille, la main, le palais. Les flots d’or qui se déversaient chez lui se transformaient en un bouquet de vins vieux, en parfums exotiques rares, en vaisselle dont le raffinement des teintes et des formes n’avait pas son pareil en Europe. Et puis survint cette folle passion subite pour Lady Sannox : une seule entrevue, deux regards de défi, un mot chuchoté… le voilà embrasé. Elle était la plus jolie femme de Londres (selon lui l’unique femme de Londres). Il était l’un des plus beaux hommes de Londres (pour elle, pas le seul homme de Londres). Comme elle avait un penchant pour les expériences nouvelles, elle se montrait indulgente à l’égard de la plupart des hommes qui la courtisaient. Fut-ce la cause, ou l’effet ? Lord Sannox, qui n’avait que trente-six ans, en paraissait cinquante.
Un homme tranquille, silencieux, banal, ce Lord Sannox. Il avait les lèvres minces et les paupières lourdes. Il s’adonnait beaucoup au jardinage et il aimait rester chez lui. Jadis il avait fait du théâtre ; il avait même loué une salle dans Londres. C’était sur les planches qu’il avait rencontré pour la première fois Mademoiselle Marion Dawson ; il lui avait offert son nom, son titre, et le tiers d’un comté. Depuis son mariage, il avait renoncé à cette fantaisie ; il n’en éprouvait plus que du dégoût. Même dans les cercles privés, il refusait de faire applaudir un incontestable talent d’amateur. Il était heureux, avec un sarcloir et un arrosoir, au milieu de ses orchidées et de ses chrysanthèmes.
Un problème très intéressant consistait à se demander s’il était absolument idiot, ou misérablement dépourvu de courage. Connaissait-il la conduite de sa femme et la tolérait-il ? Ou bien fallait-il le prendre pour un gâteux aveugle ? On en discutait beaucoup dans les douillets salons londoniens au-dessus des tasses de thé, et aux embrasures des fenêtres des clubs en fumant le cigare. Les hommes parlaient de lui avec une sévérité amère. Il n’y en avait qu’un pour ne pas faire chorus et il restait muet comme une carpe : il l’avait vu mâter un cheval à l’Université, et il en avait gardé un souvenir durable.
Quand Douglas Stone devint le favori, le doute ne fut plus permis : Stone ignorait les subterfuges de l’hypocrisie ; ses manières tyranniques et impétueuses défiaient toutes les précautions, bafouaient la discrétion. Le scandale s’afficha. Une association culturelle signifia à l’amant comblé que son nom avait été rayé de la liste des vice-présidents. Deux amis le supplièrent en vain, au nom de sa réputation professionnelle. Il jeta à la porte les moralistes et il alla acheter un bracelet de cinquante guinées qu’il offrit à la reine de son cœur. Chaque soir il se rendait chez elle. L’après-midi il lui prêtait sa voiture. Ni l’un ni l’autre ne tentèrent le moindre effort pour dissimuler leurs relations. Mais un léger incident les interrompit.
Par une lugubre soirée d’hiver, le vent soufflait en rafales : il toussait dans les cheminées, il cognait aux volets. La pluie gargouillait dans les gouttières. Douglas Stone avait fini de dîner ; il était assis dans son bureau au coin du feu ; sur une table en malachite un verre de bon porto était à portée de sa main ; il l’éleva contre la lumière de la lampe et apprécia en connaisseur les minuscules pellicules qui flottaient dans les profondeurs de son rubis. Le feu, dans un suprême éclat, vint illuminer son visage rasé, hardi, ses yeux gris grand ouverts, ses lèvres grasses et cependant fermes, sa mâchoire carrée qui avait quelque chose de romain dans son hostilité. Il souriait. En vérité il avait gagné le droit d’être content de lui : contre l’avis de six collègues, il venait en effet de réussir une opération qui n’avait eu que deux précédents dans le monde, et le résultat avait dépassé les espérances. Personne dans Londres n’aurait eu l’audace de projeter et l’habileté d’accomplir un exploit aussi héroïque.
Mais il avait promis à Lady Sannox d’aller la voir, et il était déjà huit heures et demie. Au moment où il allongeait le bras vers la sonnette pour commander sa voiture, il entendit le bruit mat du heurtoir à la porte d’entrée. Un instant après des pas traînèrent dans le vestibule ; une porte se referma.
– Un malade pour Monsieur dans le cabinet de consultation ! annonça le maître d’hôtel.
– Vient-il pour lui-même ?
– Non, Monsieur. Je crois qu’il désire que Monsieur aille en ville.
– Il est trop tard ! s’écria Douglas Stone avec irritation. Je n’irai pas.
– Voici sa carte, Monsieur.
Le maître d’hôtel la présenta sur le plateau en or que la femme d’un Premier Ministre avait offert à son maître.
– Hamil Ali, Smyrne… Hum ! C’est un Turc, je suppose ?
– Oui, Monsieur. Il donne l’impression de venir de loin. Il a l’air bien inquiet.
– Tut, tut ! J’ai un rendez-vous. Il faut que je sorte. Mais auparavant je le verrai. Introduisez-le ici, Pim.
Le maître d’hôtel alla donc chercher un homme de petite taille et passablement décrépit, qui marcha sur Douglas Stone avec, comme, le font beaucoup de myopes, la tête penchée en avant et les yeux clignotants. Il avait le teint basané, des cheveux et une barbe d’un noir éclatant. Dans une main il tenait un turban de mousseline blanche rayée de rouge ; de l’autre un petit sac en peau de chamois.
– Bonsoir ! fit Douglas Stone quand le maître d’hôtel eut refermé la porte. Vous parlez anglais, j’imagine ?
– Oui, Monsieur. Je suis originaire d’Asie Mineure, mais je parle anglais lentement.
– Vous désirez que j’aille en ville, je crois ?
– Oui, Monsieur. Je tiendrais beaucoup à ce que vous voyiez ma femme.
– Je pourrai la voir demain matin. Mais ce soir un rendez-vous m’empêche de me rendre auprès d’elle.
La réponse du Turc fut inattendue. Il tira le cordon qui fermait l’ouverture du sac en peau de chamois, et il déversa sur la table un flot d’or.
– Voilà cent livres, expliqua-t-il. Je vous affirme que l’affaire ne vous prendra pas plus d’une heure. J’ai à la porte une voiture qui nous attend.
Douglas Stone regarda sa montre. S’il acceptait, il n’arriverait pas trop tard chez Lady Sannox (il lui avait déjà fait visite à une heure plus indécente). Et puis, ces honoraires étaient exceptionnellement élevés ; récemment des créanciers l’avaient quelque peu harcelé. Allait-il laisser passer une chance pareille ? Il n’en avait pas le droit !
– De quoi s’agit-il ?
– Oh, d’une triste affaire ! D’une si triste affaire ! Vous n’avez peut-être pas entendu parler des poignards des Almohades ?
– Jamais.
– Ah, ce sont des poignards orientaux très anciens et d’une forme particulière ! Le manche ressemble à ce que vous appelez un étrier. Je suis un marchand de bibelots, comprenez-vous ? Et c’est pour affaires que je suis venu en Angleterre, mais la semaine prochaine je retourne à Smyrne. J’avais apporté beaucoup d’articles curieux et il ne m’en reste plus guère ; mais, malheureusement, j’avais conservé l’un de ces poignards…
– Veuillez vous rappeler que j’ai un rendez-vous ! coupa le chirurgien non sans impatience. Je vous serais reconnaissant de vous limiter aux détails indispensables.
– Ce que je vous ai dit était indispensable : vous allez en juger. Aujourd’hui ma femme s’est évanouie dans la chambre où je dépose mes articles, et en tombant elle s’est entaillé la lèvre inférieure avec ce maudit poignard des Almohades.
– Je comprends, fit Douglas Stone en se levant.
Vous voudriez que je recouse la blessure ?
– Oh non ! C’est pire que cela.
– Quoi alors ?
– Ces poignards sont empoisonnés.
– Empoisonnés !
– Oui. Et personne au monde, ni en Orient ni en Occident, n’est capable de préciser la nature du poison, ni d’indiquer un contre-poison. Mais j’en connais les effets, car mon père était dans le commerce avant moi, et ces armes empoisonnées nous ont donné beaucoup de mal.
– Quels sont les symptômes ?
– Un sommeil profond, puis, au bout de trente heures, la mort.
– Et vous dites qu’il n’y a pas de remède. Alors, pourquoi me payez-vous des honoraires aussi considérables ?
– Ce qu’un contre-poison ne peut faire, le bistouri le peut.
– De quelle manière ?
– Le poison n’est que lentement absorbé par l’organisme. Il reste pendant plusieurs heures dans la blessure.
– Et en nettoyant la plaie ?…
– Autant mettre un cautère sur une jambe de bois. Le poison est trop subtil et trop violent.
– Une excision de la plaie, peut-être ?
– Une excision, c’est cela. Si la blessure est sur le doigt, coupez le doigt. C’était toujours ce que disait mon père. Mais songez au siège de la blessure, songez qu’il s’agit de ma femme… C’est affreux !
La sympathie s’émousse facilement chez un homme familiarisé avec beaucoup de cas douloureux. Douglas Stone trouvait surtout que l’affaire était peu banale : il rejeta comme non pertinentes les faibles objections du mari.
– Il semble en effet que ce doive être cela ou rien ! prononça-t-il brusquement. Mieux vaut perdre la lèvre que la vie.
– Oui, vous avez raison ! Après tout, c’est le destin : il faut y faire face. J’ai une voiture. Venez avec moi, et opérez !
Douglas Stone sortit d’un tiroir une boîte de bistouris, et il la rangea avec une bande de pansements et une compresse de charpie dans sa poche. S’il voulait arriver à temps chez Lady Sannox il n’avait plus une minute à perdre.
– Je suis prêt, déclara-t-il en enfilant son pardessus. Voudriez-vous prendre un verre de porto avant d’affronter cet air glacé ?
Son visiteur fit un pas en arrière et leva une main pour protester.
– Vous oubliez que je suis musulman et fidèle disciple du prophète ! répondit-il. Mais dites-moi : quelle est la bouteille verte que vous avez mise dans votre poche ?
– Chloroforme.
– Ah, cela aussi nous est interdit. Le chloroforme contient de l’alcool. Nous ne prenons jamais d’alcool.
– Comment ! Vous accepteriez que votre femme subisse une opération sans être anesthésiée ?
– Hélas, elle ne sentira rien, la pauvre chère âme ! Le sommeil s’est déjà abattu sur elle, le poison commence à travailler. Et puis je lui ai donné un peu de notre opium de Smyrne. Venez, Monsieur ! Une heure s’est écoulée depuis son accident…
Comme ils se glissaient dans l’obscurité de la rue, la pluie leur fouetta le visage. Dans le vestibule la lampe s’éteignit, bien qu’elle fût suspendue au bras d’une cariatide de marbre. Pim, le maître d’hôtel, dut s’arc-bouter des deux épaules pour refermer la lourde porte, tant le vent soufflait avec violence. Les deux hommes avancèrent à tâtons vers la faible lueur jaune qui leur indiquait la voiture. Moins d’une minute plus tard ils roulaient vers leur destination.
– Est-ce loin ? interrogea Douglas Stone.
– Oh non ! Nous habitons un petit endroit tout à fait tranquille après Euston Road.
Le chirurgien appuya sur le ressort de sa montre à sonnerie et il écouta les petits tintements destinés à lui dire l’heure. Neuf heures et quart. Il calcula les distances, le temps qu’il lui faudrait pour son intervention… Il arriverait probablement chez Lady Sannox vers dix heures. À travers les vitres couvertes de buée, il apercevait les lampadaires brouillés qui dansaient sur son passage, et, de-ci de-là, l’éclairage plus puissant d’une devanture ou d’une vitrine. La pluie tambourinait sur la capote ; les roues faisaient jaillir de la boue et de la glaise. En face de lui le turban blanc de son compagnon de route miroitait faiblement dans la pénombre. Le chirurgien fouilla dans ses poches et prépara ses aiguilles, ses agrafes, ses pinces. Il commençait à s’énerver ; sur le plancher du fiacre ses pieds tambourinaient avec impatience.
La voiture ralentit et s’arrêta. Douglas Stone descendit aussitôt ; le marchand smyrniote le suivait sur ses talons.
– Attendez-moi ! commanda-t-il au cocher.
Dans une rue sordide il se trouvèrent devant une maison minable. Le chirurgien connaissait son Londres sur le bout du doigt ; il essaya de percer l’obscurité, mais il n’aperçut rien qui lui permit de se repérer : pas de boutiques, pas de promeneurs ; rien d’autre qu’une double rangée de maisons tristes, qu’un double alignement de pavés détrempés et luisants, qu’une double douche tombant des gouttières vers les grilles des égouts. La porte devant laquelle ils s’étaient arrêtés était d’une couleur indéfinissable. Une pauvre lumière qui passait par le vasistas éclairait surtout la poussière et la saleté qui le recouvraient : En haut, derrière l’une des fenêtres de la chambre à coucher, brillait une lampe jaune. Le marchand cogna vigoureusement. Quand il tourna son visage vers la lumière, Douglas Stone constata qu’il avait les traits tirés par l’anxiété. On déplaça un verrou ; une femme âgée qui tenait une bougie s’encadra dans la porte ; elle protégeait la flamme de ses doigts noueux.
– Est-ce que tout va bien ? haleta le marchand.
– Elle est dans l’état où vous l’avez laissée, Monsieur.
– Elle n’a pas parlé ?
– Non, elle dort profondément.
Le marchand ferma la porte d’entrée ; Douglas Stone avança dans le couloir étroit et ne fut pas peu surpris de ce qu’il observa autour de lui. Il n’y avait par terre ni linoleum, ni tapis-brosse. Pas de porte-manteau au mur. Par contre des toiles d’araignées en lourds festons et d’épaisses couches de poussière grise partout où il portait le regard. Pour gravir un escalier en colimaçon, la vieille femme passa la première. Douglas Stone la suivit, avec le vieux marchand sur ses talons. Leurs pas résonnèrent sinistrement sur les marches que ne recouvrait aucun tapis.
La chambre à coucher était au deuxième étage. Là, au moins, il y avait du mobilier ! Le plancher était jonché de coffrets turcs, de tables en marqueterie, de cottes de mailles, de tuyaux bizarres et d’armes grotesques. Ces objets hétéroclites s’entassaient dans les coins. Sur une console brûlait une lampe. Douglas Stone s’en empara, se fraya un chemin vers le lit qui était placé dans un angle et sur lequel une femme habillée à la mode turque, avec le yachmak et le voile, était étendue. La partie inférieure du visage était découverte ; le chirurgien vit une entaille qui zigzaguait le long du pli de la lèvre inférieure.
– Vous voudrez bien excuser le yachmak, fit le Turc. Vous connaissez nos principes sur les femmes.
Mais le chirurgien ne pensait pas au yachmak. Devant lui il n’avait pas une femme, mais un cas. Il se pencha pour examiner soigneusement la blessure.
– Il n’y a aucun signe d’irritation, murmura-t-il. Nous pourrions retarder l’intervention jusqu’à ce que les symptômes se précisent.
Le mari se tordit les mains dans un état d’agitation fébrile.
– Oh, Monsieur ! s’écria-t-il. Ne plaisantez pas ! Vous ne savez pas : il s’agit d’un cas mortel. Je le sais, moi ! Et je vous certifie qu’une opération est absolument nécessaire. Il n’y a que le bistouri qui puisse la sauver !
– Et cependant j’ai bien envie d’attendre ! répondit Douglas Stone.
– En voilà assez ! protesta le Turc en colère. Chaque minute compte. Et je ne veux pas rester ici et laisser ma femme sombrer dans la mort. Monsieur, je vous remercie d’être venu ; je vais aller chercher un autre chirurgien avant qu’il ne soit trop tard.
Douglas Stone hésita. Rendre cent livres n’avait rien d’agréable. Et s’il refusait d’intervenir, il serait bien obligé de restituer ses honoraires. Par ailleurs si le Turc avait raison et si sa femme mourait, il pourrait être traduit devant un magistrat, et quel scandale pour sa réputation !
– Avez-vous eu une expérience personnelle de ce poison ? demanda-t-il.
– Oui.
– Et vous m’affirmez qu’une opération est indispensable ?
– Je le jure par ce qu’il y a de plus sacré.
– Votre femme sera abominablement défigurée…
– Je pense que sa bouche ne sera plus très bonne à embrasser…
Douglas Stone se tourna, furieux, vers son interlocuteur ; cette réflexion lui avait déplu. Mais il réfléchit que les Turcs ont leurs propres manières de penser et de s’exprimer. Et puis l’heure n’était pas aux querelles. Douglas Stone tira de sa boîte un bistouri, l’ouvrit et il en éprouva le fil sur son index. Il rapprocha la lampe du lit. Deux yeux noirs le fixaient à travers la fente du yachmak. Il ne distinguait que leurs iris, et à peine les pupilles.
– Vous lui avez administré une très forte dose d’opium.
– Oui, elle a eu une bonne dose !
Il contempla un instant ces yeux noirs qui regardaient droit vers les siens. Ils étaient ternes, sans éclat ; pourtant son regard fit naître une petite étincelle qui vacilla, et les lèvres frémirent.
– Elle n’est pas tout à fait sans connaissance, dit-il.
– Ne vaudrait-il pas mieux intervenir tant qu’elle ne ressent rien ?
Le chirurgien avait eu la même idée. Il serra la lèvre blessée avec une pince. De deux rapides coups de bistouri il excisa un large morceau de chair en V. La femme bondit en poussant un hurlement épouvantable. Elle arracha son masque. C’était un visage qu’il connaissait. En dépit de la lèvre supérieure saillante et de cette bave sanguinolente au-dessous, oui, c’était un visage qu’il connaissait ! Elle gardait la main posée sur la plaie et elle hurlait toujours. Douglas Stone s’assit au pied du lit avec sa pince et son bistouri. La chambre tourna autour de lui ; il sentit derrière son oreille quelque chose comme une couture qui se déchirait. Un spectateur aurait dit que d’elle et de lui, c’était lui qui était le plus pâle. Comme dans un rêve, ou comme s’il avait assisté à une scène de théâtre, il s’aperçut que les cheveux et la barbe du Turc étaient posés sur la table, et que Lord Sannox s’appuyait au mur, en se tenant les côtes tant il riait. Il riait sans bruit. Les hurlements s’étaient affaiblis, puis avaient cessé. À présent l’horrible visage était retombé sur l’oreiller. Mais Douglas Stone ne bougea pas ; Lord Sannox gloussait encore dans sa gorge.
– Elle était réellement très nécessaire pour Marion, cette petite intervention ! dit-il enfin. Pas physiquement, mais moralement, vous comprenez ? Moralement !…
Douglas Stone s’inclina en avant et se mit à jouer avec la frange du couvre-lit. Son bistouri lui échappa des mains : il tinta bruyamment sur le plancher.
– … Il y avait longtemps que j’avais l’intention de faire un petit exemple, dit suavement Lord Sannox. Votre billet de mercredi s’est trompé de destinataire, et je l’ai ici dans mon portefeuille. Pour exécuter cette idée je me suis donné un peu de peine… À propos, la blessure : c’est avec ma chevalière que je l’avais faite. Rien de dangereux, comme vous voyez…
Il jeta un regard aigu à son compagnon toujours silencieux, puis arma le petit revolver qu’il avait dans la poche de sa veste. Mais Douglas Stone s’était mis à mâchonner le couvre-lit.
– … Après tout, vous avez été fidèle au rendez-vous ! murmura Lord Sannox.
Ce fut cette phrase qui déclencha le rire de Douglas Stone. Il partit d’un rire retentissant, interminable… Lord Sannox, lui, ne riait plus. Une sorte de frayeur durcit et accentua ses traits. Il sortit de la chambre sur la pointe des pieds. La vieille femme attendait devant la porte.
– Prenez soin de votre maîtresse quand elle se réveillera ! commanda Lord Sannox.
Puis il sortit dans la rue. La voiture était toujours là.
Le cocher porta une main à son chapeau.
– John, dit Lord Sannox, vous ramènerez d’abord le docteur chez lui. Il aura besoin qu’on l’aide à descendre l’escalier, je crois. Vous direz à son maître d’hôtel qu’il s’est trouvé mal pendant une opération.
– Très bien, Monsieur.
– Puis, vous ramènerez à la maison Lady Sannox.
– Et pour Monsieur ?…
– Oh, pendant quelques mois mon adresse sera Hotel di Roma, à Venise ! Veillez à ce que l’on me fasse suivre le courrier. Et dites à Stevens qu’il organise pour lundi prochain l’exposition des chrysanthèmes pourpres. Il m’en câblera le résultat.
Le récit qui va suivre a été trouvé parmi les papiers du docteur James Hardcastle, mort de phtisie le 4 février 1908 au 36 des Upper Coventry Flats, South Kensington. Ses meilleurs amis se sont refusés à exprimer une opinion sur cette relation d’un genre particulier, mais ils ont été unanimes à déclarer que le défunt possédait une tournure d’esprit scientifique et pondérée, qu’il n’avait rien d’un imaginatif et qu’il aurait été incapable d’inventer des événements sortant plus ou moins de l’ordinaire. Le récit était enfermé dans une enveloppe portant la suscription suivante : « Bref compte rendu des événements qui se sont déroulés aux environs de la ferme de Mademoiselle Allerton, dans le Derbyshire du nord-ouest, au cours du printemps de l’année dernière ». L’enveloppe était cachetée à la cire. Sur le verso, figuraient ces lignes, écrites au crayon :
« Mon cher Seaton,
« Vous apprendrez certainement avec intérêt, peut-être avec chagrin, que l’incrédulité avec laquelle vous avez accueilli mon histoire m’a empêché de rouvrir la bouche sur ce sujet. Je laisse donc ce document dans mes papiers ; après ma mort, des étrangers me témoigneront peut-être plus de confiance que mon ami. »
Les recherches entreprises pour identifier ce Seaton n’ont pas abouti. Je me permets d’ajouter que le séjour du défunt à la ferme Allerton, ainsi que l’exposé général des circonstances (je ne parle pas de l’explication qu’il en donne) ont été formellement vérifiés. J’arrête là cet avant-propos pour transcrire son récit tel qu’il a été trouvé.
*
**
17 avril. – Déjà je sens le bénéfice que m’apporte cet air miraculeux des hautes terres. La ferme des Allerton est située à cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer : le climat est donc tonifiant. En dehors de mes quintes habituelles du matin, je n’éprouve aucun malaise ; avec le lait frais et le mouton du pays, je vais probablement prendre du poids. Je crois que Saunderson sera satisfait.
Les deux demoiselles Allerton sont délicieusement originales et aimables : vieilles filles l’une comme l’autre, également petites mais aussi également laborieuses, elles sont disposées à prodiguer à un étranger malade tout le cœur qu’elles auraient consacré à un mari et à des enfants. Vraiment, la vieille fille est un être bien utile ! L’une des forces que la société tient en réserve… On a tendance à considérer les vieilles filles comme des femmes inutiles ; mais que ferait le pauvre homme inutile sans leur assistance dévouée ? À propos, elles ont très rapidement laissé échapper dans leur simplicité le motif pour lequel Saunderson m’avait recommandé leur maison. Le Professeur, qui s’est fait tout seul a été dans sa jeunesse garçon de ferme aux environs.
L’endroit est très isolé ; les promenades ne manquent pas de pittoresque. La ferme comporte des pâturages sis au fond d’une vallée accidentée. De chaque côté se dressent des collines fantastiques de calcaire ; leurs rocs en sont si fins que l’on peut les casser avec les mains. Toute cette campagne sonne creux. Si je pouvais la frapper avec un marteau gigantesque, elle résonnerait comme un tambour, à moins qu’elle ne s’effondre et n’expose au jour une mer souterraine. Oui, il doit certainement exister une mer importante, car de tous côtés des ruisseaux serpentent à flanc de montagne, disparaissent sous terre et ne reparaissent jamais. Partout au milieu des roches il y a des excavations ; si l’on s’y engage, on pénètre dans de grandes cavernes qui s’enfoncent avec mille détours jusqu’aux entrailles de la terre. J’ai une petite lanterne de bicyclette ; et c’est toujours pour moi une grande joie de l’emporter dans ces solitudes mystérieuses, et d’admirer les effets de noir et de blanc quand je projette sa lumière sur les stalactites qui drapent leurs voûtes élevées. Éteignez la lampe : vous voilà dans les ténèbres les plus sombres. Allumez-la : c’est une féerie des Mille et Une Nuits.
L’une de ces bizarres excavations m’intéresse particulièrement, car elle est un chef-d’œuvre de l’homme, et non de la nature. Avant de venir ici, je n’avais jamais entendu parler du Blue John. C’est le nom donné à un minéral d’une magnifique couleur de pourpre, qu’on ne trouve que dans deux ou trois régions du monde. Il est si rare qu’un simple vase de Blue John vaudrait très cher. Les Romains, avec leur instinct extraordinaire, l’avaient découvert dans cette vallée, et ils avaient creusé un puits horizontal très profond à flanc de montagne. Leur mine a été appelée le trou du Blue John : une arche taillée dans le roc sert d’ouverture ; des buissons la recouvrent. Les mineurs romains ont creusé là un beau couloir qui traverse plusieurs grandes cavernes rongées par l’eau, si bien que si l’on s’enfonce dans le trou du Blue John, il vaut mieux marquer ses repères et être muni d’une bonne provision de bougies ; sinon on risquerait fort de ne plus revoir la lumière du jour. Je ne m’y suis pas encore risqué ; mais aujourd’hui je me suis arrêté à l’entrée de la voûte et, fouillant du regard les recoins sombres que j’entrevoyais à l’intérieur, je me suis promis que, sitôt rétabli, je consacrerais des vacances à explorer ces mystères souterrains pour voir jusqu’à quelle profondeur les Romains avaient pénétré dans les collines du Derbyshire.
Comme les paysans sont superstitieux ! Le jeune Armitage m’avait pourtant fait une excellente impression : il a du caractère et il est instruit ; je le situais au-dessus de sa situation sociale réelle. Or, pendant que je me trouvais devant le trou du Blue John, il a traversé le pré pour venir me dire :
– Hé bien, docteur, vous n’avez pas peur, vous au moins !
– Peur ? Et de quoi aurais-je peur ?
– D’elle, m’a-t-il répondu en désignant du pouce la voûte noire. De la Bête qui habite la caverne du Blue John !
La facilité avec laquelle les légendes se propagent dans une région isolée est incroyable ! Je l’ai interrogé sur l’origine de sa conviction. Il semble établi que de temps en temps des moutons disparaissent des herbages. Armitage affirme qu’ils sont enlevés. Il se refuse absolument à croire qu’ils se soient éloignés tout seuls, et égarés dans les montagnes. Une fois on aurait découvert une mare de sang et quelques touffes de laine. Mais là encore une explication naturelle s’impose ! En outre, les moutons ne disparaissent que pendant des nuits sans lune, très noires ; j’ai objecté, bien entendu, qu’un banal voleur de bétail choisirait de préférence des nuits bien noires pour exercer sa coupable industrie. Une autre fois, un trou aurait été creusé dans un mur, et des pierres auraient été transportées et dispersées à une distance considérable ; à mon avis, c’était aussi l’œuvre d’un homme ou de plusieurs. Finalement Armitage a résumé toute son argumentation en me racontant qu’il avait bel et bien entendu la Bête, et que n’importe qui pourrait l’entendre à condition de se poster assez longtemps auprès du trou. C’était un rugissement lointain, d’une puissance formidable. Je n’ai pu que sourire, puisque je connais les échos extraordinaires que produit une canalisation d’eau courante souterraine, circulant parmi les gouffres d’une formation calcaire. Mon incrédulité a déconcerté Armitage, qui m’a quitté un peu brusquement.
Mais voici le plus étrange de cette affaire. J’étais demeuré debout à l’entrée de la caverne, et je réfléchissais à toutes les explications qu’autorisaient les faits cités par Armitage, quand tout à coup, des profondeurs du trou, a surgi un son absolument extraordinaire. Comment le décrire ? En premier lieu, il semblait provenir d’une grande distance, jaillir du centre même du globe. Deuxièmement, malgré cet éloignement, il était assurément très puissant. Enfin, il ne s’agissait pas d’un grondement ni d’une débâcle qui évoquent aussitôt une cascade ou la chute d’un rocher ; c’était une sorte de geignement aigu, frémissant, vibrant, qui ressemblait au hennissement d’un cheval. Sans contestation possible je me trouvais devant quelque chose de tout à fait remarquable, et il me fallait accorder un sens nouveau aux propos d’Armitage. J’ai attendu pendant une bonne demi-heure devant le trou du Blue John, mais je n’ai plus rien entendu ; aussi suis-je reparti pour la ferme, fort intrigué par l’incident. Décidément, j’explorerai cette caverne quand j’aurai repris des forces ! Certes l’explication d’Armitage est trop absurde pour mériter une discussion ; il n’empêche que ce son était bien étrange. Il résonne encore dans mes oreilles pendant que j’écris.
20 avril. – Ces trois derniers jours, je me suis livré à quelques expéditions autour du trou du Blue John ; j’ai même pénétré dans l’intérieur, mais sans m’engager bien loin, car la lanterne de ma bicyclette n’est vraiment pas assez puissante. Je veux procéder à une exploration systématique. Je n’ai entendu aucun bruit comparable à celui que j’ai surpris l’autre jour, si bien que j’en viens à me demander si je n’ai pas été victime d’une hallucination provoquée, peut-être, par mon entretien avec Armitage. Bien sûr, son idée ne tient pas debout ! Néanmoins je dois avouer que les buissons qui bouchent plus ou moins l’entrée du trou ont bien l’air d’avoir été écartés et foulés par une grosse bête. Je commence à me passionner. Je n’en ai pas soufflé mot aux demoiselles Allerton : elles sont déjà bien assez superstitieuses ! Mais j’ai acheté des bougies et j’enquêterai tout seul.
J’ai remarqué ce matin que parmi les nombreuses touffes de laine de mouton éparpillées sur les buissons près de la caverne, il y en avait une qui était tachée de sang. Naturellement, ma raison me dit que si des moutons s’aventurent dans des endroits pareils, ils risquent de se blesser aux anfractuosités des rocs. Cependant quand j’ai vu cette tache écarlate, j’ai été secoué, et j’ai reculé horrifié. Une haleine fétide semblait émaner des noires profondeurs que j’ai encore une fois interrogées du regard. Serait-il réellement possible qu’une bête innommable, terrible, se tapisse là-dedans ? J’aurais été incapable d’éprouver ce genre d’impression au temps où j’avais toute ma force ; mais quand on est en mauvaise santé, on devient plus nerveux, et l’imagination se fait fantasque.
Sur l’instant ma résolution a faibli et je me suis senti prêt à renoncer au secret de la vieille mine, en admettant qu’elle en ait un. Mais ce soir j’ai retrouvé mon ardeur, et mes nerfs se sont calmés. J’espère que demain j’approfondirai davantage le problème.
22 avril. – Il faut que j’essaie de raconter par écrit avec le maximum d’exactitude mon extraordinaire aventure d’hier. Je suis parti dans l’après-midi, et je me suis rendu au trou du Blue John. Je confesse que mes pressentiments étaient revenus : quand j’ai scruté ses profondeurs, j’aurais préféré avoir un compagnon d’exploration. Mais je me suis ressaisi, j’ai allumé ma bougie, j’ai franchi la barrière de bruyères, et je suis entré dans le trou.
Pendant une vingtaine de mètres, le tunnel descendait en pente douce ; le sol était couvert de débris de pierres. Un long couloir horizontal, taillé dans du roc solide, venait ensuite. Je ne suis pas géologue, mais la voûte intérieure était certainement faite d’une matière moins friable que le calcaire : en certains endroits d’ailleurs j’ai bien vu les traces d’outils, laissées par les mineurs d’autrefois quand ils avaient creusé cette excavation, aussi fraîches et aussi nettes que si elles dataient d’hier. Je trébuchais à chaque pas dans ce couloir vieux comme le monde ; la faible flamme de ma bougie ne projetait qu’un cercle de lumière confuse autour de moi, et elle rendait les ombres encore plus noires, encore plus menaçantes. Enfin, je suis arrivé à un endroit où le couloir des Romains débouchait dans une caverne rongée par l’érosion, immense, tendue de longues chandelles de dépôts calcaires. De cette salle centrale, je me suis vaguement rendu compte que plusieurs corridors creusés par des ruisseaux souterrains s’enfonçaient profondément dans la terre. J’ai hésité : reviendrais-je sur mes pas, ou me risquerais-je plus avant dans ce dangereux labyrinthe ? Soudain j’ai aperçu à mes pieds quelque chose d’extraordinaire.
La majeure partie du sol de la caverne était recouverte par des morceaux de rocher ou de solides incrustations de chaux. Mais à l’endroit précis où je me tenais, la voûte très haute avait laissé s’égoutter un suintement qui avait entraîné la formation d’une plaque de boue molle. Et voici qu’au centre de cette plaque, je découvrais une empreinte d’une surface considérable : une sorte de tache ou d’éclaboussure aux contours imprécis, profonde, large, irrégulière, comme si une grosse pierre était tombée là. Or aucune pierre ne se trouvait dans les alentours immédiats, et je ne voyais rien qui pût me renseigner sur son origine. Elle était beaucoup trop large pour provenir d’un animal quelconque ; en outre, elle était unique, et la plaque de boue n’aurait pu être franchie d’une seule foulée. Après l’avoir bien examinée, j’ai interrogé les ombres noires qui m’entouraient, et je dois avouer que pendant quelques instants mon cœur a battu plus vite et que la bougie, en dépit de mes efforts, tremblait dans ma main.
J’ai bientôt récupéré mon sang-froid, cependant, en réfléchissant que cette empreinte, vu sa forme et sa taille anormales, ne se rapportait à aucun animal connu : elle était même beaucoup trop grande pour avoir été faite par un éléphant. J’ai donc décidé que des frayeurs absurdes ne m’empêcheraient pas de poursuivre mon exploration. Avant d’aller plus loin, j’ai soigneusement noté une curieuse formation rocheuse dans le mur qui me permettrait de reconnaître l’entrée du couloir des Romains. Précaution indispensable, car la grande caverne était un point d’intersection de corridors multiples. Après avoir posé mes repères, j’ai vérifié ma provision de bougies et d’allumettes ; ainsi rassuré j’ai lentement repris ma progression sur la surface inégale et rocheuse de la caverne.
Et maintenant j’en viens au désastre subit qui m’a accablé. Un ruisseau, large de cinq ou six mètres, coulait en travers de mon chemin ; je l’ai d’abord longé pendant quelque temps afin de trouver un endroit où le franchir à pied sec. J’ai enfin aperçu une pierre plate qui formait gué et que je pouvais atteindre d’une enjambée. Mais la roche, mal équilibrée dans l’eau courante, a basculé quand j’ai atterri, et je me suis retrouvé dans l’eau glacée. Ma bougie s’est éteinte ; je barbotais au sein d’une obscurité totale.
Je me suis relevé, plus amusé qu’alarmé par cette mésaventure. La bougie m’avait échappé des mains et elle avait été emportée par le ruisseau. Mais j’en avais deux autres dans ma poche. L’incident ne revêtait donc aucune importance. Jusqu’au moment toutefois où j’ai voulu allumer ma deuxième bougie. J’ai alors mesuré tout l’inconfort de ma position. La boîte d’allumettes était trempée à la suite de ma chute. Impossible d’en enflammer une seule.
J’ai eu l’impression qu’une main de glace se refermait sur mon cœur. Les ténèbres étaient d’une opacité effrayante. Au prix d’un gros effort je me suis ressaisi, et j’ai tenté de reconstituer mentalement le plan du sol de la caverne tel que je venais de le voir. Hélas ! Les repères que j’avais en tête se trouvaient hauts sur les murs, et il m’était impossible de les retrouver par contact. Je me rappelais assez bien la situation générale des parois du corridor ; j’ai donc espéré qu’en tâtonnant j’arriverais quand même à l’entrée du couloir des Romains. Me déplaçant très lentement, frappant constamment contre les parois, je me suis mis en marche.
J’ai bien vite compris que cette méthode ne me mènerait à rien. Dans le velours noir des ténèbres, j’ai immédiatement perdu toute notion d’orientation. Après une douzaine de pas, je ne savais plus où j’étais. Le clapotis de l’eau, qui était le seul bruit audible, me montrait bien où coulait le ruisseau ; mais dès que je quittais sa rive, je m’égarais. Il fallait que je renonce à trouver, mon chemin dans cette obscurité totale.
Je me suis assis sur une grosse pierre et j’ai médité sur mon sort peu enviable. Personne n’était au courant de mon projet d’exploration ; il y avait donc peu de chances pour qu’une équipe de sauveteurs s’aventurât dans le trou du Blue John. Je ne devais compter que sur mes seules ressources.
Quand j’étais tombé à l’eau, une seule moitié de mon corps s’était trempée. Mon épaule droite avait émergé et elle était sèche. J’ai pris la boîte d’allumettes, et je l’ai placée sous mon aisselle gauche. L’action de l’air humide de la caverne serait peut-être contrebalancée par la chaleur de mon corps ; mais, même dans ce cas, je n’aurais pas de lumière avant quelques heures. Il ne me restait qu’à attendre.
Par bonheur, j’avais glissé quelques biscuits dans ma poche avant de quitter la ferme. Je les ai dévorés, en les humectant d’une gorgée de cette maudite eau qui avait été la cause de tous mes malheurs. Puis j’ai cherché un siège plus confortable parmi les rochers ; après avoir tâtonné, j’ai découvert un endroit où je pouvais m’adosser ; je me suis installé et j’ai allongé mes jambes. Misérablement mouillé et glacé, j’ai essayé de me réconforter en pensant que la science moderne prescrivait pour ma maladie des fenêtres ouvertes et des promenades par tous les temps. Bercé par le glouglou monotone du ruisseau, assommé par la nuit noire, j’ai sombré dans un sommeil peuplé d’inquiétudes.
Combien de temps ai-je dormi ? Je n’en sais rien. Peut-être une heure, peut-être plusieurs. Tout à coup je me suis redressé sur mon séant, nerfs tendus et sens en alerte. Sans aucun doute j’avais entendu un bruit. Un bruit tout à fait distinct du gargouillement de l’eau. Le bruit avait cessé, mais j’en avais encore l’écho dans l’oreille. Était-ce une équipe de sauveteurs ? Ils auraient certainement crié. Or le bruit que j’avais entendu, bien que vague, n’émanait pas d’une voix humaine. Mon cœur s’est mis à battre la chamade ; j’osais à peine respirer… Encore ce bruit ! Et encore lui ! Maintenant, il était devenu continu. C’était un pas. Oui, sûrement c’était le pas d’une créature vivante ! Mais quel pas ! À l’entendre, j’avais l’impression qu’un poids énorme était supporté par des pieds spongieux, dont le déplacement ne produisait qu’un bruit étouffé. Dans l’obscurité toujours aussi totale, le pas s’affirmait régulier, décidé. Et il se dirigeait assurément dans ma direction.
Mes cheveux se sont dressés sur ma tête, et tout mon corps est devenu froid comme du marbre. Une Bête habitait donc ce labyrinthe ? Étant donné la rapidité avec laquelle elle avançait, elle voyait certainement de nuit comme en plein jour. Je me suis recroquevillé sur mon rocher ; j’aurais voulu m’y incruster. Les pas se rapprochaient. Je les ai entendus s’arrêter. Bientôt j’ai deviné à certains lappements[1] que la Bête buvait au ruisseau. Puis le silence s’est rétabli. Interrompu seulement par des reniflements et des ébrouements formidables. La Bête m’avait-elle senti ? Dans mes narines commençait à s’insinuer une lourde odeur méphitique, fétide. À nouveau des pas ont retenti dans l’ombre, cette fois sur la rive où je me trouvais. À quelques mètres de moi, des pierres roulaient, s’écrasaient, éclataient. Osant à peine respirer, je me suis fait le plus petit possible. Enfin les pas se sont éloignés. J’ai entendu de grands éclaboussements d’eau quand la Bête a traversé le ruisseau ; puis les pas se sont étouffés au loin dans la direction d’où ils avaient surgi.
Je suis demeuré longtemps sur mon rocher, bien trop horrifié pour remuer. Je pensais au son qui avait jailli des profondeurs de la caverne, aux frayeurs d’Armitage, à l’empreinte dans la boue. Finalement, j’avais eu la preuve déterminante, qu’habitait dans le trou un monstre inconcevable, qui ne ressemblait à rien de ce que nous connaissions sur la terre, et qui vivait tapi dans le fond de la montagne. Quant à sa nature ou à sa forme, je ne pouvais m’en faire aucune représentation ; je savais uniquement que cette Bête gigantesque avait le pied léger. Un combat s’est alors engagé entre ma raison, qui me disait que des créatures semblables ne pouvaient pas exister, et mes sens, qui me disaient qu’elles existaient bel et bien. En conclusion, je me suis senti prêt à admettre que cette aventure n’avait été qu’un mauvais rêve, et que mon état de maladie avait pu susciter une hallucination. Mais un dernier incident n’allait pas tarder à bannir de mon esprit toute possibilité de doute.
J’ai retiré mes allumettes de mon aisselle ; en les tâtant, elles m’ont paru tout à fait sèches. Me baissant vers une crevasse entre les rochers, j’en ai essayé une. À ma grande joie, elle a flambé du premier coup. J’ai allumé une bougie et, non sans lancer derrière moi un regard terrifié, je me suis hâté vers le couloir des Romains. Sur ma route, je suis passé auprès de la plaque de boue où j’avais vu l’empreinte. Je suis resté pétrifié : il n’y en avait plus une seule, mais trois. Trois empreintes identiques, de la même taille formidable, d’un contour aussi imprécis, d’une profondeur qui en disait long sur le poids qui les avait creusées. Une épouvante indicible m’a envahi. Courbé en deux, camouflant ma bougie avec ma main, j’ai couru jusqu’au seuil du trou du Blue John. À bout de souffle ; je me suis jeté sur l’herbe fraîche, sous la clarté loyale des étoiles. Il était trois heures du matin quand je suis rentré à la ferme. Aujourd’hui je suis encore tout tremblant. Je n’ai rien dit. Il faut que je me conduise courageusement. Si je racontais mon aventure à de pauvres femmes isolées ou à des rustres, Dieu sait quelle serait leur réaction ! Je ne m’adresserai qu’à quelqu’un qui puisse me comprendre.
25 avril. – Pendant deux jours je n’ai pas quitté le lit. Aventure incroyable ! C’est à dessein que j’emploie cet adjectif. Depuis mon exploration du trou du Blue John, je me suis livré à une expérience qui m’a bouleversé presque autant que ma découverte de la Bête. J’ai dit que je chercherais dans les environs quelqu’un capable de me comprendre et de me conseiller. Or, un certain docteur Mark Johnson exerce à quelques kilomètres d’ici, et le professeur Saunderson m’avait remis un mot de recommandation auprès de lui. Lorsque je me suis senti assez solide pour faire une promenade en voiture, je me suis rendu à son domicile et je lui ai raconté toute mon histoire. Il m’a écouté avec une très vive attention ; après quoi il m’a examiné avec grand soin en accordant un intérêt particulier à mes réflexes et aux pupilles de mes yeux. Cela fait, il a refusé de discuter plus avant de mes aventures, mais il m’a donné la carte d’un Monsieur Picton à Castleton, en insistant pour que j’aille le trouver sans perdre un instant, et pour que je lui narre les faits exactement comme je venais de les décrire. Selon ce docteur, Monsieur Picton était tout à fait l’homme dont j’avais besoin. Je me suis donc dirigé vers la gare et j’ai pris le train pour la petite ville qui est à une quinzaine de kilomètres. Monsieur Picton devait avoir une situation importante, car sa plaque de cuivre s’étalait sur la porte d’un grand bâtiment à la lisière de la ville. J’allais sonner, quand un pressentiment a retenu ma main : j’ai traversé la rue et j’ai interrogé un commerçant : « Pouvez-vous me dire qui est Monsieur Picton ? » lui ai-je demandé. – « Oh, oui ! C’est le meilleur aliéniste de tout le Derbyshire, et il dirige l’asile que vous voyez là ! » m’a répondu ce brave homme. On devine avec quelle hâte j’ai secoué de mes pieds la poussière de Castleton ! Je suis retourné à la ferme, non sans maudire en chemin tous ces pédants dépourvus d’imagination qui sont incapables de concevoir dans la création autre chose que ce qu’ils ont vu eux-mêmes de leurs yeux de taupe. Après tout, maintenant que je suis plus calme, je conviens que le docteur Johnson ne m’a pas accordé un crédit moindre que celui que j’avais accordé à Armitage.
27 avril. – Lorsque j’étais étudiant, j’avais la réputation d’avoir du courage et d’être entreprenant. Je me rappelle que pour une chasse au fantôme à Coltbridge, c’est moi qui me suis installé dans la maison hantée. Est-ce parce que j’ai pris de l’âge (pourtant, je n’ai que trente-cinq ans !) ou est-ce parce que je suis malade que j’ai laissé entamer mes qualités d’autrefois ? En tout cas, il suffit que je pense à cette horrible caverne dans la montagne et que je me dise qu’elle est habitée par un monstre pour que mon cœur s’arrête de battre. Que vais-je faire ? Une heure ne s’écoule pas sans que je me pose cette question. Si je ne dis rien, le mystère demeurera entier. Mais si je parle, je serai placé devant l’alternative que l’on me prenne pour un fou et que l’on m’enferme, ou que j’alarme toute la campagne. En résumé, je crois que je ferais mieux d’attendre, et de me préparer en vue d’une expédition qui serait mieux réfléchie et aussi plus concluante que la dernière. Mes premières démarches m’ont ramené à Castleton ; je me suis procuré des choses essentielles : une forte lampe à acétylène et un gros fusil de chasse à deux canons. J’ai loué cette arme à feu, mais j’ai acheté une douzaine de cartouches pour gros gibier : elles abattraient un rhinocéros. Maintenant je me sens prêt à affronter mon ami troglodyte. Si je disposais d’une meilleure santé et si j’avais un sursaut d’énergie, j’en terminerais au plus vite avec cette affaire. Mais de qui ou de quoi s’agit-il ? Ah ! Voilà le problème qui m’empêche de dormir. Combien de théories défilent dans ma tête, et que j’écarte les unes après les autres ! Tout est tellement invraisemblable ! Et pourtant ce cri, l’empreinte, les pas dans la caverne, je suis bien obligé de les admettre comme autant de faits. Je pense aux dragons des vieilles légendes… Ces monstres existeraient-ils ailleurs que dans les contes de fées ? Se peut-il que je sois destiné, moi entre tous les hommes, à révéler leur réalité vivante ?
3 mai. – Je suis resté alité plusieurs jours en raison des caprices d’un printemps anglais, et, pendant ce temps, certains événements se sont produits ; en dehors de moi, nul ne peut en apprécier le véritable caractère. J’ajoute que nous avons eu des nuits nuageuses et sans lune ; de ces nuits au cours desquelles, d’après ce que l’on m’avait dit, des moutons disparaissaient. Hé bien, des moutons ont bel et bien disparu ! Deux appartenaient aux demoiselles Allerton, un au vieux Pearson, et un autre à Madame Mourton. Quatre en trois nuits. Ils n’ont laissé aucune trace ; tout le pays voit partout des bohémiens et des voleurs de bétail.
Mais il y a plus grave. Le jeune Armitage a également disparu. Tôt dans la soirée de mercredi, il a quitté sa cabane sur la lande, et depuis lors on n’a plus entendu parler de lui. Comme c’était un homme sans attaches, sa disparition n’a suscité qu’une émotion relative. Les bonnes langues racontent qu’il avait des dettes, qu’il a trouvé une situation ailleurs, et qu’il donnera bientôt de ses nouvelles, ne serait-ce que pour récupérer ce qu’il a laissé chez lui. Mais j’ai d’autres pressentiments, plus inquiétants. N’est-il pas beaucoup plus probable que la disparition des moutons l’ait incité à se lancer dans une aventure qui aurait causé sa perte ? Par exemple, qu’il ait guetté la Bête, et qu’elle l’ait surpris, emmené dans un recoin caché au fond de la montagne ? Quel inimaginable destin, pour un Anglais civilisé du XXème siècle ! Inimaginable, mais que je devine possible et même vraisemblable. Seulement dans ce cas, jusqu’à quel point suis-je responsable de sa mort ? Jusqu’à quel point ne serais-je pas responsable d’autres malheurs éventuels ? Le doute n’est plus permis : sachant ce que je sais déjà, je ne peux pas me dérober ; mon devoir consiste à m’assurer que quelque chose sera fait, et au besoin à le faire moi-même. Fort bien. Je n’ai pas le choix. Ce matin je suis descendu au commissariat de police pour raconter mon histoire. L’inspecteur l’a enregistrée dans un gros livre, m’a salué avec infiniment de gravité, mais à peine avais-je refermé la porte que j’ai entendu de grands éclats de rire. Il devait certainement se faire des gorges chaudes de ma naïveté. Je me débrouillerai seul.
10 juin. – C’est de mon lit que je reprends ce journal, après six semaines d’interruption. J’ai subi un choc terrible, à la fois mental et physique, à la suite d’une aventure comme en ont rarement vécu des êtres humains. Mais au moins j’ai atteint le but que je m’étais fixé. Le danger émanant de la Bête du Blue John est à jamais écarté. Voilà ce que moi, un malade à bout de forces, j’ai accompli pour la société. Je vais raconter le plus clairement possible ce qui s’est produit.
Vendredi 3 mai, la nuit était très noire. C’était la nuit idéale pour une sortie du monstre. Vers onze heures du soir j’ai quitté la ferme avec ma lampe à acétylène et mon fusil, après avoir laissé sur la table de ma chambre un billet où j’indiquais que, si mon absence se prolongeait, il faudrait me chercher du côté du trou du Blue John. Je me suis dirigé vers l’entrée de la voûte romaine, je me suis penché sur un rocher qui surplombait l’entrée, j’ai éteint ma lanterne et j’ai guetté, le fusil chargé à la main.
Faction mélancolique ! Sur les pentes de la vallée, je distinguais les lumières des fermes isolées ; la cloche de l’église de Chapel-le-Dale égrenait faiblement les heures. Ces manifestations de la présence lointaine de mes compatriotes ne faisaient qu’accroître mon sentiment de solitude, que m’obliger à maîtriser davantage la terreur qui me donnait envie de revenir à la ferme et de renoncer définitivement. Mais chaque homme possède un respect de soi-même bien enraciné, qui s’oppose à ce qu’il abandonne une entreprise commencée. Ce sentiment de fierté personnelle m’a bien soutenu ; c’est à lui seul que je dois d’avoir tenu bon, alors que tous mes instincts me poussaient à fuir. Maintenant, je suis heureux d’avoir eu cette force. En dépit de tout ce qu’elle m’a coûté, ma dignité d’homme ne me fait aucun reproche.
Minuit avait sonné. Une heure. Deux heures. C’était au plus sombre de la nuit. Les nuages bas couraient au-dessus de la terre ; il n’y avait pas une étoile dans le ciel. Quelque part sur les rochers une chouette hululait ; le doux soupir intermittent du vent était l’unique bruit qu’enregistraient mes oreilles. Et puis tout à coup je l’ai entendue. ! Au loin, en bas dans la caverne a retenti le pas étouffé de la Bête, à la fois léger et pesant. J’ai entendu aussi rouler les pierres que foulait ce monstre. Le pas s’est rapproché. La Bête est arrivée tout près de moi. J’ai entendu le craquement des buissons qu’elle écartait, qu’elle écrasait autour de l’entrée ; et puis, confusément, dans l’obscurité, j’ai distingué une masse énorme, une sorte d’animal informe, monstrueux qui sortait rapidement et silencieusement du trou. La peur et la stupéfaction m’ont paralysé. J’étais pourtant depuis longtemps à l’affût ; mais devant mon gibier, je suis resté immobile, sans forces. La Bête a pris son élan ; elle est passée tout près de moi et elle s’est évanouie dans la nuit.
Je me suis armé de courage pour son retour. Dans la campagne endormie, aucun bruit ne révélait sa présence. Il m’était impossible d’estimer la distance à laquelle elle se trouvait, de deviner ce qu’elle faisait, de supputer l’heure de sa rentrée. Mais m’étant juré que mes nerfs ne flancheraient pas une deuxième fois, j’ai calé mon fusil chargé sur les rochers.
J’ai néanmoins failli laisser passer l’occasion. Je n’avais absolument pas entendu la Bête qui traversait le pré. Tout à coup j’ai distingué sa masse gigantesque qui se dirigeait vers l’entrée de la caverne. Une nouvelle défaillance de ma volonté m’a empêché d’appuyer sur la gâchette. J’ai dû faire un effort de tout mon être pour bouger mon index. Pendant que les buissons se froissaient sous le passage de la Bête (elle se confondait déjà avec l’obscurité du trou), j’ai tiré. À la lueur du coup de fusil, j’ai aperçu une masse à longs poils hirsutes ; leur couleur grise virait au blanc dans la partie inférieure du corps qui se terminait par des pattes torses et épaisses. Je ne l’ai vue que le temps d’un éclair. Ensuite j’ai entendu rouler des pierres : la Bête battait en retraite dans son terrier. Aussitôt, par un revirement triomphal de mes sentiments, j’avais rejeté toutes mes frayeurs : j’ai démasqué ma lanterne, j’ai sauté de mon rocher et, le fusil en main, j’ai foncé dans le couloir des Romains à la poursuite de la Bête.
Ma lampe à acétylène projetait devant moi une lumière puissante qui n’avait rien de comparable avec le scintillement jaune de la bougie qui m’avait guidé douze jours plus tôt sous cette même voûte. Tandis que je courais, je voyais le monstre qui fuyait en titubant ; sa masse remplissait tout l’espace libre entre les parois ; son poil ressemblait à de l’étoupe grossière et pendait en grosses touffes serrées qui se balançaient à chaque pas ; on aurait dit la toison d’un gigantesque mouton non tondu ; mais il était nettement plus gros que le plus gros des éléphants, et il paraissait aussi large que grand. Je suis encore stupéfait quand je pense que j’ai osé pourchasser un monstre pareil jusque dans les entrailles de la terre ; mais quand le sang est échauffé et quand la proie cherche à s’échapper, le vieil instinct du chasseur se réveille, et adieu la prudence ! Fusil en main, j’ai donc galopé de toute la vitesse de mes jambes derrière la Bête.
J’avais constaté qu’elle était prodigieusement véloce.
Mais j’allais constater à mes dépens qu’elle n’était pas moins rusée. Je m’étais imaginé que sa fuite était dictée par la panique et qu’il ne me restait qu’à la poursuivre. Pas une seconde je n’avais réfléchi qu’elle pourrait faire demi-tour et se jeter sur moi. J’ai indiqué plus haut que le couloir des Romains aboutissait à une grande caverne centrale. Je m’y suis précipité, hanté par la crainte de perdre ses traces. Mais la Bête venait de se retourner ; elle était revenue sur ses pas, et nous nous sommes trouvés face à face.
Cette scène puissamment éclairée par ma lanterne, restera pour toujours gravée dans ma mémoire. Le monstre s’était dressé sur ses pattes postérieures comme un ours, et il se tenait penché au-dessus de moi, énorme, menaçant ; aucun cauchemar ne saurait le représenter. J’ai dit qu’il s’était cabré comme un ours : de fait il y avait quelque chose d’un ours dans son attitude (en admettant qu’il pût exister un ours dix fois plus gros qu’un ours normal), dans ses grandes pattes antérieures recourbées aux griffes blanches comme de l’ivoire, dans sa fourrure rude, dans sa gueule rouge, béante, bordée de crocs formidables. Sur un seul point il se différenciait de l’ours ou de n’importe quel animal foulant la terre ; quand je l’ai découvert, j’ai frémi de tous mes membres : les yeux qui luisaient à la lueur de ma lanterne étaient d’énormes boules saillantes, blanches et privées de vue. Pendant quelques secondes il a balancé ses grandes pattes au-dessus de ma tête. Puis il est tombé en avant sur moi ; ma lanterne et moi, nous nous sommes écrasés sur le sol, et je ne me souviens plus de rien.
Quand j’ai repris connaissance, je me trouvais dans la ferme des Allerton. Deux jours s’étaient écoulés depuis ma terrible aventure dans le trou du Blue John. Il semble que je sois resté évanoui toute la nuit dans la caverne, à la suite d’une commotion cérébrale, avec de mauvaises fractures à mon bras gauche et à deux côtes. Au matin les demoiselles Allerton avaient découvert mon billet ; une douzaine de fermiers s’étaient réunis ; leur équipe avait suivi mes traces et j’avais été ramené dans ma chambre en proie à un fort délire. Ils n’avaient relevé aucun indice attestant la présence de la Bête ; ils n’avaient pas vu de tache de sang, qui aurait prouvé que ma balle l’avait bien transpercée. En dehors de mes blessures et des empreintes sur la boue, rien n’étayait mes dires.
Six semaines ont passé, et je peux aller dehors m’asseoir au soleil. Juste en face de moi se dresse un flanc de colline tout gris, et je distingue la crevasse noire qui marque l’ouverture du trou du Blue John. Mais celui-ci n’est plus une source d’épouvante. Plus jamais de ce sinistre couloir une Bête extraordinaire n’émergera dans le monde des hommes. Les esprits cultivés, les savants, le docteur Johnson et bien d’autres pourront sourire en lisant mon récit ; mais les campagnards des environs n’ont jamais douté qu’il fût vrai. Dès le lendemain du jour où j’ai pu parler, ils se sont réunis à plusieurs centaines autour du trou du Blue John. Je cite le Castleton Courier :
« Notre envoyé spécial et de hardis gentlemen venus de Matlock, Buxton, etc.… se sont vainement proposés pour descendre, dans la caverne, pour l’explorer jusqu’au bout, bref, pour vérifier l’exactitude du récit sensationnel du docteur James Hardcastle. Les gens du pays ont pris l’affaire en mains, et dès les premières heures de la matinée ils ont durement travaillé pour bloquer le trou du Blue John. Le trou s’ouvre sur un couloir en pente raide, et de grosses pierres, charriées par quantité de volontaires, ont été précipitées à l’intérieur jusqu’à ce que l’ouverture soit hermétiquement bouchée. Tel est le dernier chapitre d’une histoire qui a passionné tout le pays. L’opinion locale reste farouchement divisée. D’un côté, il y a ceux qui soulignent le mauvais état de santé du docteur Hardcastle, et qui suggèrent que des lésions cérébrales d’origine tuberculeuse aient pu donner naissance à ces étranges hallucinations ; selon ces mêmes autorités, une idée fixe aurait pu amener le docteur à excursionner dans le trou, et une simple chute grave aurait été la cause de ses blessures. D’un autre côté, la légende d’un monstre vivant dans le trou était répandue bien avant l’arrivée du docteur Hardcastle dans le pays ; les fermiers estiment qu’elle se trouve corroborée par le récit du docteur, ainsi que par ses blessures. L’affaire en restera là, car on ne voit guère comment une solution décisive pourrait intervenir maintenant. »
Avant la publication de cet article par le Courier, ce journal aurait peut-être été bien avisé de m’adresser son correspondant. J’ai réfléchi à l’affaire plus que quiconque, et j’aurais sans doute pu élucider scientifiquement l’énigme qui, pour le public, subsiste. Je vais livrer ici la seule explication qui me semble rendre compte de tous les faits. Ma théorie peut paraître invraisemblable ; personne en tout cas ne se hasardera à la qualifier d’impossible.
Je crois (et ce journal montre que mon point de vue était déjà formé avant le début de mes aventures personnelles) que dans cette partie de l’Angleterre il existe un grand lac ou une mer souterraine, qu’alimentent les nombreux ruisseaux qui circulent et disparaissent dans le calcaire. Où il y a un important réservoir d’eau, une évaporation se produit, des brumes ou de la pluie ; il s’ensuit une possibilité de végétation. Ce raisonnement suggère à son tour qu’une vie animale a pu surgir, imitant en cela la vie végétale, de ces lignées et de ces types apparus au début de l’histoire du monde, quand la communication avec l’air extérieur était plus facile. En cet endroit donc, une flore et une faune particulières s’étaient développées, y compris des monstres semblables à celui que j’ai vu : peut-être le vieil ours des cavernes, considérablement amplifié et modifié en raison de son nouveau milieu. Pendant des éternités les deux créations, celle de l’intérieur et celle de l’extérieur, ont vécu à part, croissant régulièrement loin l’une de l’autre. Puis une fissure quelconque s’est produite dans les profondeurs de la montagne ; elle a permis à l’un de ces monstres de remonter vers la surface de la terre et, grâce au couloir des Romains, d’atteindre l’air libre. Comme toutes les créatures souterraines, la Bête avait perdu la vue ; mais cette infirmité avait évidemment reçu de la nature des compensations dans d’autres directions. Elle disposait certainement d’un moyen de se diriger et de chasser les moutons sur les pentes de la montagne. Quant à sa prédilection pour les nuits noires, ma théorie est que la lumière affectait douloureusement ses grandes boules blanches et que la Bête ne s’accommodait que d’un monde noir comme de l’encre. Peut-être est-ce ma lampe à acétylène qui m’a sauvé la vie quand nous nous sommes trouvés face à face. Voilà comment je lis le rébus. Je livre ces faits à la postérité ; si vous pouvez les expliquer, n’y manquez pas ; si vous haussez les épaules, tant pis.
Ni votre incrédulité ni votre approbation ne sauraient les altérer ; et pas davantage influer sur un homme dont la mission terrestre est presque terminée.
*
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Tel était l’étrange récit du docteur James Hardcastle.
Il est bien pénible pour un jeune homme de posséder des goûts de luxe, de grandes espérances, des aristocraties dans sa famille, mais de ne pas avoir un sou en poche ni de métier lui permettant de gagner de l’argent. Or mon père, brave homme insouciant, avait une telle confiance dans la richesse et la bienveillance de Lord Southerton, son frère aîné (qui était célibataire), qu’il s’était mis dans la tête que moi, son fils unique, je n’aurais jamais besoin de travailler pour vivre. Il s’était imaginé qu’à défaut d’une vacance pour moi dans les conseils d’administration des affaires Southerton il me serait offert un poste dans les services diplomatiques qui demeurent encore l’apanage de nos classes privilégiées. Il mourut trop tôt pour mesurer toute l’inexactitude de ses calculs. Ni mon oncle ni l’État ne se soucièrent de moi le moins du monde. De temps à autre une paire de faisans ou un panier de lièvres, voilà tout ce qui me parvenait pour me rappeler que j’hériterais d’Otwell House, l’un des plus riches domaines de l’Angleterre. J’étais célibataire, j’habitais Londres, j’occupais un appartement dans Grosvenor Mansions, et je passais mes journées au tir au pigeon et au polo de Hurlingham. De mois en mois, mes difficultés financières s’accumulaient. La ruine me guettait ; chaque jour elle se dessinait plus claire et plus nette ; elle s’annonçait absolument inévitable.
Je ressentais d’autant plus ma pauvreté que, sans parler de l’immense richesse de Lord Southerton, l’aisance régnait dans toute ma famille. Après mon oncle, mon plus proche parent était Edward King, neveu de mon père et cousin germain à moi, qui avait mené une vie aventureuse au Brésil et qui venait de regagner l’Angleterre pour jouir de sa fortune. Nous n’avions jamais su comment il avait gagné son argent, mais il devait en avoir beaucoup, car il acheta dès son arrivée la propriété des Greylands, près de Clipton-on-the-Marsh, dans le Suffolk. Pendant sa première année en Angleterre, il ne s’intéressa pas à moi davantage que mon pingre d’oncle ; et puis, un certain matin d’été, je reçus une lettre me demandant de descendre le jour même à Greylands Court pour un petit séjour. Comme je prévoyais ma prochaine banqueroute, cette invitation me parut l’œuvre de la Providence en personne. Si seulement je nouais de bonnes relations avec ce cousin inconnu, je lui soutirerais bien quelque chose : pour l’honneur de la famille, il ne me laisserait pas tomber. J’ordonnai donc à mon valet de chambre de préparer ma valise, et je partis dans l’après-midi pour Clipton-on-the-Marsh.
Après avoir changé à Ipswich pour prendre un petit train d’intérêt local, je descendis à une gare minuscule, déserte, située au milieu de pâturages accidentés, avec une rivière paresseuse qui serpentait dans un dédale de vallées entre des berges hautes et enduites de vase : la marée faisait sentir ses effets jusque-là. Aucune voiture ne m’attendait (je découvris ultérieurement que mon télégramme avait été retardé). J’en louai donc une à l’auberge de l’endroit. Sur la route, le cocher, un brave type, ne cessa de me chanter les louanges de mon cousin ; et j’appris ainsi que Monsieur Edward King était déjà devenu une puissance dans le pays ; il avait organisé une fête pour les enfants des écoles, ouvert son domaine aux visiteurs, versé de l’argent aux œuvres de charité… Bref, mon cocher ne s’expliquait sa générosité universelle que par l’hypothèse qu’il voulait être élu député.
Mon attention se trouva détournée de ce panégyrique par l’apparition d’un très bel oiseau qui s’était perché sur un poteau télégraphique à côté de la route. Au premier coup d’œil, je crus que c’était un geai ; mais il était plus gros, et son plumage plus clair. Le cocher m’expliqua qu’il appartenait à mon cousin dont une manie était l’acclimatation d’animaux étrangers : il avait ramené du Brésil des oiseaux et diverses bêtes qu’il s’efforçait d’élever en Angleterre. Une fois franchies les grilles de Greylands Park, je pus constater que le cocher ne m’avait pas menti. Des cerfs de petite taille, un bizarre porc sauvage qui s’appelle, je crois, pécari, un loriot au plumage magnifique, un animal de la famille des tatous, et une sorte de très gros blaireau daignèrent se montrer pendant que nous roulions sur l’allée.
Monsieur Edward King se tenait sur le perron, car il nous avait aperçus de loin et il avait deviné qui j’étais. Il avait l’air aimable, bienveillant ; trapu et robuste, il devait avoir quarante-cinq ans ; sa bonne tête ronde, brûlée par le soleil des tropiques, était sillonnée de mille petites rides. À la manière des planteurs il portait un costume de toile blanche. Avec son cigare entre les dents et ce grand panama rejeté en arrière, il aurait été plus à sa place devant un bungalow à véranda que devant cette large maison anglaise datant des George.
– Ma chérie ! s’écria-t-il en se retournant. Voici notre hôte ! Soyez le très-bienvenu aux Greylands, cousin Marshall ! Je suis ravi de faire votre connaissance, et je considère comme un grand compliment que vous honoriez de votre présence cette petite campagne somnolente.
La chaleur de son accueil me mit immédiatement à l’aise. Mais toute cette cordialité n’était pas de trop pour compenser la froideur, je dirai même l’impolitesse que m’opposa sa femme. Grande et décharnée, elle était, je crois, d’origine brésilienne, bien qu’elle parlât excellemment l’anglais. Tout d’abord j’attribuai son attitude à son ignorance de nos mœurs. Elle n’essayait vraiment pas de me dissimuler que ma présence à Greylands Court ne lui plaisait nullement ; son langage était toujours courtois ; mais elle possédait une paire d’yeux noirs particulièrement expressifs, où je ne tardai pas à lire qu’elle souhaitait de tout son cœur que je repartisse pour Londres le plus tôt possible.
Cependant mes dettes étaient trop pressantes, et trop importants les projets que j’avais échafaudés sur la générosité de ce riche cousin, pour que le mauvais caractère de Madame King modifiât mes plans. Je fis semblant de ne pas avoir remarqué sa froideur, et, m’adressant au mari, je répondis par une cordialité égale à la sienne. Il n’avait rien épargné pour mon confort. Ma chambre était charmante. Il me supplia de lui indiquer tout ce qui pourrait ajouter à mon agrément. Je lui aurais bien répliqué qu’un chèque en blanc comblerait mes désirs, mais ma franchise aurait sans doute été un peu prématurée, puisque nous venions de faire connaissance. Le dîner fut excellent. Nous nous assîmes ensuite ensemble pour fumer un havane et boire un café ; l’un et l’autre provenaient, me dit-il, de ses plantations. Vraiment, tous les éloges de mon cocher me semblaient justifiés : jamais je n’avais rencontré d’homme plus hospitalier.
Son grand cœur et son amabilité naturelle ne l’empêchaient pourtant pas d’avoir de la volonté et un tempérament fougueux. J’en eus un exemple dès le lendemain matin. La bizarre aversion de Madame Edward King prit au petit déjeuner des proportions presque offensantes. Dès que son mari eut quitté la salle à manger, elle ne se contint plus.
– Le meilleur train de jour part à midi quinze, me dit-elle.
– Mais je ne pensais pas partir aujourd’hui ! répondis-je en toute sincérité.
Sincérité à laquelle s’ajoutait un soupçon de défi, car j’étais bien résolu à ne pas me laisser mettre à la porte par cette femme.
– Oh, puisque c’est vous qui décidez…
Elle s’interrompit ; l’insolence étincelait dans son regard.
– Je suis sûr, répondis-je, que Monsieur Edward King me préviendrait si je lassais l’amabilité de mes hôtes.
– Quoi ? Comment ? fit une voix.
Il était revenu dans la salle à manger. Il avait surpris mes derniers mots ; un coup d’œil lui suffit pour deviner le reste. Instantanément sa figure poupine, gaie, devint féroce.
– Puis-je vous demander d’aller faire un petit tour dehors, Marshall ?
(J’ai oublié de préciser que je m’appelle Marshall King).
Il ferma la porte derrière moi ; puis je l’entendis parler à voix basse, mais sur un ton de passion concentrée, à sa femme. Cette grave entorse aux lois de l’hospitalité l’avait évidemment touché au point sensible. Comme je n’ai pas pour habitude d’écouter aux portes, je sortis dans le jardin. Peu après, j’entendis quelqu’un courir dans ma direction : c’était Madame Edward King, toute pâle, les yeux rougis par les larmes.
– Mon mari m’a demandé de vous présenter mes excuses, Monsieur Marshall King, me dit-elle en baissant la tête.
– Je vous en prie, Madame King, n’ajoutez pas un mot !
Soudain ses yeux noirs s’embrasèrent.
– Espèce d’idiot ! siffla-t-elle entre ses dents.
Pivotant sur ses talons, elle rentra chez elle.
L’offense était si outrageante, si brutale, que je demeurai pétrifié. Je n’avais pas bougé de place quand mon hôte me rejoignit. Il était redevenu jovial.
– J’espère que ma femme s’est excusée de ses propos stupides ? me dit-il.
– Oh oui !… oui, bien entendu !
Il me saisit par le bras et nous fîmes les cent pas sur la pelouse.
– Il ne faut pas que vous preniez cela au sérieux, insista-t-il. Je serais désolé au-delà de toute expression si vous écourtiez d’une heure votre séjour. Le fait est (il n’y a aucune raison pour que nous jouions à cache-cache entre parents) que ma pauvre chère femme est incroyablement jalouse. Elle déteste que quelqu’un, homme ou femme, s’interpose l’espace d’un instant entre nous. Son idéal serait un tête-à-tête éternel dans une île déserte. Voilà qui vous explique certaines réactions qui sont, je l’avoue, assez proches de la folie. Promettez-moi que vous n’y penserez plus !
– Entendu. Je n’y penserai plus.
– Alors, allumez ce cigare ; je vais vous montrer ma petite ménagerie.
Toute la matinée fut consacrée à cette visite ; il me présenta ses oiseaux, ses animaux et même des serpents qu’il avait importés. Les uns étaient en liberté, d’autres en cage, quelques-uns dans la maison. Il me parla avec enthousiasme de ses succès et de ses échecs, de ses mises bas et de ses décès ; c’est tout juste s’il ne criait pas de joie comme un écolier quand à notre approche un oiseau éclatant prenait son vol ou quand une bête bizarre débouchait. Finalement il m’emmena dans un long couloir qui prolongeait une aile de la maison et qui se terminait sur une lourde porte munie d’un volet à glissière ; à côté de la porte une manivelle en fer reliée à une roue et à un tambour de treuil sortait du mur. Une rangée de barreaux solides traversait le couloir.
– Je vais vous montrer le joyau de ma collection, me dit-il. Il n’y en a qu’un autre spécimen en Europe, maintenant que le petit de Rotterdam est mort. C’est un chat brésilien.
– En quoi diffère-t-il d’un autre chat ?
– Vous allez voir, me répondit-il en riant. Voudriez-vous faire glisser le guichet et regarder à l’intérieur ?
J’obéis. J’avais vue sur une grande salle nue, dallée, qui avait de petites fenêtres à barreaux sur le mur d’en face. Au milieu de cette salle, une grosse bête de la taille d’un tigre, mais noire et luisante comme de l’ébène, était couchée dans un rayon de soleil. C’était tout simplement un chat gigantesque et très bien soigné. Pelotonné sur lui-même, il se chauffait béatement comme n’importe quel chat. Il était si gracieux, si musclé, et si gentiment, si paisiblement diabolique que je demeurai au guichet un bon moment à le contempler.
– N’est-il pas splendide ? me demanda mon hôte avec enthousiasme.
– Magnifique ! Je n’ai jamais vu un plus bel animal.
– On l’appelle parfois un puma noir, mais en réalité il n’est pas un puma. De la tête à la queue il mesure trois mètres cinquante. Il y a quatre ans, il n’était qu’une petite boule de poils noirs d’où émergeaient deux yeux jaunes. On me l’a vendu tout de suite après sa naissance dans une région sauvage située près des sources du Rio Negro. Sa mère avait été abattue à coups de lance parce qu’elle avait tué une douzaine d’indigènes.
– Ce sont donc des bêtes féroces ?
– Les plus sanguinaires et les plus traîtres des animaux vivant sur cette terre ! Parlez d’un chat brésilien à un Indien des hauts plateaux, et vous le verrez sursauter… Les chats brésiliens préfèrent l’homme à n’importe quel gibier. Celui-ci n’a pas encore goûté au sang d’un être vivant ; mais le jour où il y goûtera, il deviendra une terreur. Actuellement il ne supporte personne d’autre que moi dans sa cage. Même Baldwin, le groom, n’ose pas l’approcher. Mais moi, je suis à la fois son père et sa mère…
Tout en parlant il ouvrit brusquement la porte, à mon grand étonnement, et il se glissa à l’intérieur après l’avoir aussitôt refermée derrière lui. Au son de sa voix, le gros animal souple se leva, bailla, et alla frotter affectueusement sa tête ronde et noire contre la taille de son maître qui lui rendit ses caresses.
– … Maintenant, Tommy, en cage !…
Le chat monstrueux se dirigea vers un côté de la pièce et se rencoigna sous un grillage. Edward King sortit, et commença à tourner la manivelle de fer dont j’ai parlé. La rangée de barreaux du couloir se mit alors en mouvement et glissa à travers une fente dans le mur pour fermer le devant du grillage. Quand cette cage mobile se trouva fermée, il rouvrit la porte et m’invita à entrer dans la pièce où l’atmosphère lourde était imprégnée de l’odeur âcre particulière aux grands carnivores.
– … Voilà comment nous opérons, me dit-il. Nous lui laissons l’usage de la pièce pour qu’il prenne de l’exercice, mais le soir nous l’enfermons dans sa cage. Nous pouvons le faire sortir en tournant la manivelle du couloir, ou bien nous pouvons, comme vous l’avez vu, le cloîtrer de la même façon. Non, non, ne faites pas cela !…
J’avais passé ma main entre les barreaux pour caresser le flanc lustré de la bête. Il la tira en arrière.
–… Je vous assure qu’il faut se méfier. Ne vous imaginez pas que, parce que j’ai pris certaines libertés avec lui, n’importe qui peut se permettre des familiarités. Il est très exclusif dans le choix de ses amis, n’est-ce pas, Tommy ? Ah, il entend son repas qui arrive ! Hein, mon garçon ?…
Un pas résonnait dans le couloir dallé ; le chat brésilien s’était levé d’un bond ; les yeux jaunes étincelants, la langue rouge passant et repassant sur ses dents blanches et acérées, il se mit à arpenter sa cage étroite. Un groom entra avec un quartier de viande sur un plateau et le lui lança à travers les barreaux. L’animal le saisit au vol dans sa gueule et l’emporta dans un coin ; là, le maintenant entre ses griffes, il le déchira et le lacéra, non sans lever de temps à autre son museau plein de sang pour nous regarder. C’était un spectacle pervers, mais fascinant.
– … Vous ne vous étonnez plus que je l’aime beaucoup, n’est-ce pas ? me dit mon cousin quand nous quittâmes la pièce. C’est moi qui l’ai élevé. Le ramener du centre de l’Amérique du Sud n’a pas été une petite affaire ! Mais enfin, le voilà bien portant, robuste : je vous l’ai dit, le plus beau spécimen de l’Europe ! Au Zoo, on meurt d’envie de me l’acheter, mais réellement je n’ai pas le cœur de m’en séparer. Voyons, je crois que je vous ai suffisamment ennuyé avec mes manies ; nous ferions mieux d’imiter Tommy, et d’aller déjeuner.
Mon parent d’Amérique du Sud était si absorbé par son domaine et ses étranges locataires, que je ne pensais pas qu’il pût s’intéresser à autre chose. Je fus bientôt détrompé : il recevait de nombreux télégrammes, ce qui signifiait clairement qu’il avait d’autres intérêts, et des intérêts pressants. Les télégrammes arrivaient à n’importe quelle heure ; c’était toujours lui qui les ouvrait, et il les déchiffrait avec avidité. Ses affaires relevaient-elles du turf, de la Bourse ? Elles n’avaient en tout cas aucun rapport avec les Downs du Sussex. Pendant les six jours que je passai aux Greylands, il ne reçut jamais moins de trois ou quatre dépêches par jour ; le plus souvent c’était sept ou huit.
J’avais si bien manœuvré pendant ces six journées que mes rapports avec mon cousin étaient devenus extrêmement cordiaux. Chaque soir, nous avions veillé tard dans la salle de billard, et il m’avait conté les plus extraordinaires de ses aventures en Amérique : ses histoires étaient si horribles, si épouvantables, il les disait avec une telle insouciance que j’avais du mal à m’imaginer que leur héros était le petit homme joufflu qui était assis à côté de moi. En échange j’avais tiré de mes souvenirs diverses anecdotes sur la vie londonienne ; elles l’avaient tellement intéressé qu’il m’avait juré qu’il viendrait me voir à Londres et qu’il logerait à Grosvenor Mansions chez moi. Il avait très envie d’être introduit dans le monde des viveurs de la capitale ; à quel guide plus compétent aurait-il pu s’adresser ? J’attendis néanmoins le dernier jour pour aborder le sujet qui me tenait à cœur. Je le mis franchement au courant de mes ennuis financiers et de la ruine qui me guettait ; après quoi, je lui demandai son avis, en espérant quelque chose de plus concret. Il m’écouta en tirant véhémentement sur son cigare.
– Mais voyons, me dit-il, vous êtes bien l’héritier de notre parent, Lord Southerton ?
– J’ai tout lieu de le croire, mais il ne m’a jamais versé un sou.
– J’ai entendu parler de son avarice. Mon pauvre Marshall, vous êtes dans de vilains draps ! À propos, avez-vous des nouvelles récentes de la santé de Lord Southerton ?
– Depuis ma plus tendre enfance, il a toujours été plus ou moins malade.
– Exactement. Votre héritage peut tarder longtemps encore. Mon Dieu, mais votre situation est ridicule !
– J’avais espéré, Monsieur, que, connaissant les faits, vous pourriez être enclin à m’avancer…
– N’ajoutez rien, mon cher garçon ! s’écria-t-il avec chaleur. Nous en reparlerons ce soir, et je vous donne ma parole que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir !
Je n’étais pas mécontent de voir mon séjour tirer à sa fin, car rien n’est plus désagréable que de se sentir importun auprès de la maîtresse de la maison. La figure jaunâtre et les yeux réfrigérants de Madame King m’étaient devenus de plus en plus haïssables. Elle n’était plus ouvertement impolie : elle avait trop peur de son mari pour risquer une offensive. Mais elle poussait sa stupide jalousie au point de m’ignorer : jamais elle ne m’adressait la parole ; et elle s’ingéniait à rendre mon séjour aux Greylands le plus déplaisant possible. Au cours de mon dernier jour, notamment, elle adopta une attitude si offensante que je serais parti sur-le-champ, si je n’avais pas espéré beaucoup de l’entrevue que je devais avoir dans la soirée.
Cette entrevue eut lieu très tard. Mon cousin avait reçu dans la journée plus de télégrammes que de coutume, et il s’était enfermé dans son bureau après dîner ; il n’en était sorti que lorsque la maisonnée était allée se coucher. Je l’entendis faire le tour de la maison pour verrouiller les portes, comme il en avait l’habitude ; finalement, drapé dans une robe de chambre et chaussé de mules rouges, il vint me rejoindre dans la salle de billard. Il se laissa tomber sur un fauteuil et se versa un whisky à l’eau gazeuse : je ne pus faire autrement que remarquer que le whisky prédominait largement.
– Ma parole ! soupira-t-il. Quelle nuit !…
C’était vrai. Le vent hurlait, gémissait tout autour de la maison ; les fenêtres craquaient et grinçaient comme si elles allaient être forcées. La clarté des lampes et le parfum de nos cigares créaient une ambiance d’autant plus agréable.
– … À présent, mon garçon, reprit mon hôte, la maison et la nuit sont à nous. Voulez-vous m’indiquer exactement l’état de vos affaires ? Je verrai comment agir pour les remettre en ordre. Donnez-moi tous les détails.
Ainsi encouragé, je me lançai dans un copieux exposé où figuraient tous mes fournisseurs et mes créanciers, depuis mon propriétaire jusqu’à mon valet de chambre. Je lui dressai un bilan qui, je m’en flatte, était un modèle du genre. Mais je fus un peu déconcerté en constatant que mon compagnon avait le regard vide de quelqu’un dont l’attention se porte ailleurs. Chaque fois qu’il m’interrompait, c’était pour une observation superficielle qui ne rimait à rien ; j’étais sûr qu’il n’avait nullement suivi mes explications. Par instants il se redressait, semblait se réveiller, me priait de lui répéter une phrase ou de la compléter par une précision supplémentaire, puis il sombrait à nouveau dans ses réflexions personnelles. Finalement il se leva et jeta le bout de son cigare dans la cheminée.
– Je vais vous avouer quelque chose, mon garçon, me dit-il. Je n’ai jamais été fort en calcul mental, et je le regrette. Vous devriez mettre tout cela sur du papier, et faire votre addition par écrit. Je comprendrai les chiffres quand je les verrai noirs sur blanc…
La proposition n’avait rien de désobligeant. Je promis de m’exécuter.
– Et maintenant il est temps que nous allions nous mettre au lit. Sapristi, déjà une heure !
Le carillon de l’horloge du vestibule avait dominé un instant le vacarme de la tempête.
– Il faut que j’aille voir mon chat avant de monter me coucher. Un grand vent l’énerve. Voulez-vous m’accompagner ?
– Certainement.
– Alors marchez doucement et ne parlez pas, car tout le monde dort.
Nous traversâmes sans bruit le vestibule, puis, à l’extrémité de l’aile, la porte qui ouvrait sur le couloir dallé. Tout était sombre, mais une lanterne d’écurie était suspendue à un crochet ; mon cousin s’en empara et l’alluma. Les barreaux n’étaient pas visibles dans le couloir : la bête se trouvait donc en cage.
– Entrez ! me dit mon cousin en ouvrant la porte.
Un sourd grognement nous avertit que l’animal était effectivement énervé par le mauvais temps. À la lueur vacillante de la lanterne, nous l’aperçûmes. La grosse masse noire était recroquevillée dans un coin de son repaire et projetait une ombre trapue sur le mur blanchi à la chaux ; sa queue battait la paille avec irritation.
– Le pauvre Tommy n’est pas très content, déclara Edward King en levant la lanterne pour le regarder. Il ressemble à un véritable démon noir, n’est-ce pas ? Je vais lui offrir à souper pour le mettre de meilleure humeur. Voudriez~vous me tenir la lanterne un petit moment ?…
Je la lui pris des mains ; il se dirigea vers la porte.
– … Son garde-manger est à côté. Excusez-moi quelques secondes, vous voulez bien ?
Il sortit, et la porte se referma derrière lui avec un cliquetis métallique.
Je tressaillis. Une soudaine vague de terreur m’envahit. L’idée confuse d’une trahison abominable me glaça le sang. Je bondis sur la porte, mais à l’intérieur il n’y avait pas de loquet.
– Hé bien ! criai-je. Faites-moi sortir !
– Ne faites pas tant de chahut ! me répondit mon cousin dans le couloir. Vous avez la lanterne, n’est-ce pas ?
– Oui, mais je n’ai nulle envie d’être enfermé tout seul comme cela.
– Tiens ? Vous n’en avez pas envie ?…
J’entendis son petit rire amusé.
– … Vous ne resterez pas longtemps seul, je vous le promets !
– Laissez-moi sortir, Monsieur ! répétai-je furieux. Je vous assure que je ne suis pas homme à tolérer des plaisanteries pareilles.
– Plaisanteries est tout à fait le mot qui convient ! me répondit-il avec un nouveau petit rire.
Et tout à coup j’entendis, au milieu du vacarme de la tempête, le grincement et le geignement de la manivelle, et le bruit des barreaux qui commençaient à glisser par la fente. Grands dieux, il était en train de lâcher le chat brésilien !
À la lueur de ma lanterne, je vis les barreaux se mettre lentement en marche. Déjà un espace de trente centimètres de large les séparait du mur à l’autre bout. Poussant un cri, je m’agrippai au dernier barreau et je tirai dessus avec la rage d’un dément. (Il est vrai que j’étais devenu fou de fureur et d’horreur). Pendant deux minutes environ, je maintins le barreau immobile. Je savais que mon cousin appuyait de toute sa force sur la manivelle, et que la puissance du levier finirait par vaincre ma résistance. Je ne cédai que centimètre par centimètre ; mon pied glissait sur les dalles, mais je ne cessais de supplier ce monstre inhumain de m’épargner une mort aussi atroce. Je l’adjurais au nom de notre parenté. J’invoquais son hospitalité. Je l’implorais de me dire quel mal j’avais jamais pu lui faire. Ses seules réponses étaient les secousses qu’il imprimait à la manivelle ; or, à chaque secousse, un nouveau barreau disparaissait par la fente. Je me laissai ainsi traîner tout au long de la cage, jusqu’à ce qu’enfin, les poignets meurtris et les doigts ensanglantés, je dusse renoncer à cette lutte inégale. Quand je le lâchai, le mur des barreaux disparut tout d’une pièce. Un instant après, j’entendis les mules rouges s’éloigner dans le couloir ; la porte du fond se referma doucement. Tout alors fut silence.
Pendant ce temps, l’animal n’avait pas bougé. Il était resté étendu sur sa paille ; sa queue avait cessé de battre. Le spectacle d’un homme collé aux barreaux et traîné devant lui l’avait apparemment rempli de stupeur. Je vis ses grands yeux me regarder fixement. J’avais posé à terre la lanterne quand j’avais voulu me cramponner aux barreaux ; comme elle brûlait toujours, je voulus m’en saisir, avec l’idée que sa lumière pourrait me protéger ; mais dès que j’esquissai ce geste, l’animal émit un grondement menaçant. Je m’arrêtai et m’immobilisai, avec l’épouvante dans le cœur. Le chat (en admettant que l’on puisse appeler d’un nom aussi aimable une bête aussi terrifiante) n’était pas à plus de trois mètres de moi. Ses yeux luisaient comme deux disques de phosphore dans l’obscurité. Ils étaient fascinants. Je ne pouvais détacher d’eux les miens. Dans ces moments d’une telle intensité, la nature nous joue des tours étranges : ces lueurs croissaient et décroissaient selon un rythme régulier. Tantôt elles ressemblaient à deux points minuscules d’une luminosité extrême, à des étincelles électriques dans une chambre noire, tantôt elles s’élargissaient et s’agrandissaient jusqu’à ce que tout l’angle qu’il occupait fût rempli de leur lumière funeste. Et puis elles s’éteignirent soudainement.
L’animal avait fermé les yeux. Je ne sais pas ce qu’il y a de vrai dans l’antique idée de la domination du regard humain ; aussi bien le chat brésilien pouvait avoir sommeil. Toujours est-il qu’au lieu de manifester une intention agressive, il posa sa tête noire et lustrée sur ses grosses pattes antérieures, et m’eut tout l’air de vouloir dormir. N’osant pas bouger de peur d’altérer son humeur, au moins je pouvais réfléchir, puisque ces yeux épouvantables ne m’observaient plus. Donc, j’étais enfermé pour la nuit avec ce fauve. Mes instincts personnels se combinaient avec les propos du scélérat qui m’avait pris au piège pour m’avertir que j’avais affaire à un animal aussi féroce que son maître. Comment conjurer ce péril jusqu’au matin ? Du côté de la porte, aucun espoir ; quant aux fenêtres, elles étaient étroites, et munies de barreaux. Nulle part il n’y avait un refuge, un abri dans cette pièce nue. Appeler au secours aurait été absurde : je savais que ce repaire était une dépendance, et que le couloir qui le reliait à l’aile de la maison avait trente ou quarante mètres de long. En outre, avec la tempête qui se déchaînait à l’extérieur, mes cris ne seraient pas audibles. Je ne pouvais me fier qu’à mon courage et à mon astuce.
Hélas, une nouvelle vague de désespoir me submergea ! Dans dix minutes la lanterne allait s’éteindre. Il ne me restait plus que dix minutes pour agir. Je me rendais compte que je serais incapable de me défendre si je demeurais dans les ténèbres en compagnie de ce fauve. Y penser me paralysait. Mes yeux angoissés firent le tour de cette chambre de condamné à mort ; ils se posèrent sur le seul endroit qui ne me promettait pas une sécurité totale, mais où je me trouverais moins exposé que sur le plancher nu.
La cage avait un toit aussi bien qu’une façade ; ce toit était demeuré horizontal quand la façade avait glissé par la fente. Son armature était constituée par des barreaux séparés par quelques centimètres de treillage en fil de fer, et il reposait de chaque côté sur un gros étai. Il ressemblait à un grand dais tendu au-dessus de la silhouette tapie dans l’angle. Entre cette étagère de fer et le plafond il y avait soixante-dix ou quatre-vingts centimètres. Si seulement je parvenais à grimper là et à me coincer entre les barreaux et le plafond, je ne serais plus vulnérable que d’un côté, ma sécurité étant assurée par dessous, par derrière, à la tête et aux pieds. Je ne pourrais être attaqué que par la face libre, sur le devant. Là, il est vrai, je ne bénéficiais d’aucune protection. Du moins ne me trouverais-je pas sur le chemin de l’animal quand il commencerait à tourner dans son repaire. Il lui faudrait rompre avec ses habitudes pour m’atteindre. Mais si je voulais agir, ce devait être maintenant ou jamais, car une fois la lanterne éteinte, je n’en aurais plus la possibilité. Avec une boule d’anxiété dans la gorge, je m’élançai ; je saisis le rebord en fer du toit de la cage, et pantelant je fis un rétablissement pour me hisser au-dessus. En souplesse, je m’étendis sur le ventre, pour m’apercevoir que mon regard tombait droit dans les yeux terrifiants du chat. Il me soufflait son haleine puante dans la figure ; j’avais l’impression de me trouver au-dessus d’une marmite d’immondices.
Il parut, toutefois, plus étonné qu’irrité. Dépliant toute la longueur de son dos noir, il se leva, s’étira et bailla ; après quoi il se dressa sur ses pattes de derrière, appuya une patte antérieure contre le mur et leva l’autre pour faire passer ses griffes entre les fils de fer du treillage qui me supportait. Un crochet blanc, pointu, déchira mon pantalon (j’étais encore en costume de soirée) et creusa un sillon dans mon genou. Ce n’était pas, à proprement parler, une agression, mais plutôt une exploration. En effet, je laissai échapper un petit cri de douleur, et il retomba en arrière sur ses quatre pattes ; sautant avec légèreté, il commença à faire le tour de la pièce, en levant de temps à autre la tête dans ma direction. Je me reculai le plus possible pour coller mon dos contre le mur. Plus je m’éloignerais du bord, plus il lui serait difficile de m’attaquer.
Depuis qu’il avait commencé à s’agiter, il semblait plus nerveux. Il courait rapidement et silencieusement tout autour de la salle, passait et repassait sous mon abri. C’était merveilleux de voir une aussi grosse masse filer comme une ombre sans autre bruit que le léger martèlement mat de ses pattes de velours ! La flamme de la lanterne était presque invisible ; je distinguais à peine l’animal. Et puis, sur une ultime lueur, elle s’éteignit. J’étais seul dans l’obscurité avec la bête.
Quand on sait qu’on a tenté tout le possible et même l’impossible, on affronte mieux un péril : on n’a plus qu’à attendre paisiblement la suite des événements. Dans le cas présent, j’occupais l’unique endroit qui m’assurait une sécurité relative. Je m’allongeai donc et je me laissai bercer par l’espoir que l’animal pourrait oublier ma présence si je ne faisais rien pour la lui rappeler. Je calculai qu’il devait être déjà deux heures du matin. À quatre heures il ferait jour. Deux heures à attendre !
Dehors la tempête faisait encore rage, et la pluie fouettait les petites fenêtres. À l’intérieur, l’atmosphère était fétide. Je ne pouvais ni voir ni entendre le chat. J’essayai de ne plus penser à lui. Une seule chose parvint à me distraire de ma situation terrible : la félonie de mon cousin, son hypocrisie incomparable, la haine maligne qu’il me portait. Sous ce masque poupin, jovial, se dissimulait l’esprit d’un assassin du moyen âge. En y réfléchissant, je voyais plus nettement comment il avait préparé son plan. Ostensiblement, il était monté se coucher en même temps que les autres. Sans doute avait-il des témoins qui l’affirmeraient. Puis, en cachette, il était redescendu, il m’avait attiré dans cet antre et il m’y avait abandonné. Son histoire serait aussi simple : il dirait qu’il m’avait laissé terminer mon cigare dans la salle de billard, que de mon propre chef j’étais allé regarder le chat une dernière fois, que j’étais entré dans la salle sans avoir remarqué que la cage était ouverte, et que j’avais été dévoré. Comment un crime pareil pouvait-il lui être imputé ? On le soupçonnerait, peut-être ; mais quelle preuve l’accuserait ? Aucune !
Comme ces deux heures passaient lentement ! Une fois j’entendis un bruit de râpe ; je supposai que l’animal se léchait les poils. À plusieurs reprises ses yeux verdâtres se tournèrent dans ma direction, mais jamais pour me regarder fixement. Je commençais à espérer vraiment qu’il m’avait oublié ou qu’il voulait m’ignorer. Enfin, la première lueur de l’aube filtra par les fenêtres. Je vis d’abord deux carrés gris sur le mur noir, puis le gris devint blanc ; alors je distinguai à nouveau mon terrible compagnon. Mais lui aussi, hélas, pouvait me repérer !
Tout de suite je devinai que son humeur était beaucoup plus agressive, beaucoup plus dangereuse. Le froid du matin l’avait irrité, et il devait avoir faim. Grondant sans arrêt il arpentait le côté de la pièce qui me faisait face et qui était le plus éloigné de mon abri. Il avait les moustaches hérissées, sa queue se balançait furieusement. Quand il pivotait aux angles, ses yeux féroces se levaient vers moi ; j’y lisais clairement la plus terrible des menaces ; je savais qu’il voulait ma mort. Et pourtant, même à ce moment, je ne pouvais m’empêcher d’admirer la grâce ondoyante de cette créature démoniaque, ses mouvements longs et souples, le lustre de ses flancs, la palpitation de la langue rouge qui pendait de son museau noir. Il grondait de plus en plus fort. Je m’attendais d’une minute à l’autre à son assaut.
L’heure était bien triste pour mourir ainsi ! J’avais froid, je grelottais dans mon costume du soir, j’étais désespérément mal sur mon gril de torture. Je m’efforçais d’élever mon âme au-dessus du sort qui m’attendait, mais en même temps, avec la lucidité qui est l’apanage de l’homme prêt à tout, je cherchais du regard si rien ne pouvait me permettre de lui échapper. Il m’apparut, alors, que si l’armature de barreaux constituant la façade de la cage revenait se placer comme elle l’était avant que mon cousin eût actionné la manivelle, je pourrais moi-même me mettre dans la cage et trouver refuge derrière les barreaux. Mais comment tirer les barreaux sans éveiller l’attention de l’animal ? Et même, pourrais-je les faire glisser sans le concours de la manivelle extérieure ? Lentement, très lentement, j’avançai une main et je la posai sur le dernier barreau qui n’était pas rentré dans le mur. J’eus la bonne surprise de constater que l’armature de barreaux obéissait facilement à ma traction. Certes, il ne m’était pas commode de la tirer, puisque je m’y accrochais. Néanmoins j’opérai par petites tractions : dix centimètres de la façade de la cage sortirent du mur. Elle devait être montée sur roulettes. Je tirai encore… Et brusquement le chat bondit.
Ce bond fut si rapide, si soudain, que réellement je ne le vis pas. J’entendis uniquement un grondement sauvage et, dans la seconde suivante, les yeux jaunes étincelants, la tête noire aplatie avec sa langue rouge et ses dents blanches, se trouvèrent à portée de ma main. Le choc secoua le treillage sur lequel j’étais étendu ; je crus qu’il allait s’effondrer. Suspendu au rebord par les pattes antérieures, le chat commença par se balancer ; son museau et ses griffes me touchaient presque ; ses pattes postérieures griffaient le treillage pour trouver une prise. Son haleine me donnait la nausée. Mais il avait mal calculé son saut et il ne put pas exécuter son rétablissement. Grimaçant de rage, mordant follement les barreaux, il se balança en arrière avant de retomber lourdement sur le plancher. En grondant, il se retourna aussitôt et se ramassa pour bondir une deuxième fois.
Je savais que mon sort se jouerait dans les prochaines secondes. Une première expérience avait renseigné l’animal. Il ne se tromperait pas pour la deuxième. Il fallait que j’agisse rapidement, témérairement au besoin, si je voulais avoir une chance de survivre. J’eus une idée : je retirai mon veston et je le jetai sur la tête de la bête. En même temps je me laissai tomber par-dessus le bord, empoignai l’armature des barreaux de façade et la tirai de toutes mes forces vers l’intérieur.
Elle glissa plus facilement que je l’aurais cru. Je traversai toute la largeur de la pièce en l’entraînant derrière moi. Mais fatale erreur, je m’étais placé à l’extérieur des barreaux ! Si je m’étais trouvé à l’intérieur, je m’en serais tiré sans dommage. Toujours est-il que je dus m’arrêter un instant pour me faufiler dans l’ouverture que j’avais laissée libre entre le mur et les barreaux. Cet instant suffit à l’animal pour se libérer du veston avec lequel je l’avais encapuchonné, et pour bondir. Je me jetai dans l’ouverture et je poussai les barreaux ; mais avant que j’eusse pu les amener complètement jusqu’à l’autre mur, le chat brésilien m’attrapa une jambe. Un coup de son énorme patte déchira cruellement mon mollet. Ensanglanté, épuisé par l’émotion, je me laissai tomber sur la paille immonde ; une rangée de barreaux bien sympathiques me séparait du fauve qui, frénétiquement, multipliait contre eux de vains assauts.
Trop endolori pour bouger, trop faible pour éprouver de la peur, je ne pouvais que rester étendu, plus mort que vif, et surveiller mon ennemi. Il pressait les barreaux de son large poitrail noir, et essayait de me pêcher avec ses pattes en crochet, comme font les petits chats devant une souricière. Il grattait mes vêtements, mais il était incapable de me toucher. J’avais entendu parler du curieux effet d’engourdissement que provoquent les blessures infligées par de grands carnivores ; j’allais vérifier cette théorie ; en effet, je perdais graduellement tout sens de la personnalité, et je suivais les tentatives du chat comme si je n’étais pas la proie qu’il guettait. Et puis, mon esprit délira peu à peu dans des rêves confus où revenaient constamment cette tête noire et sa langue rouge. Finalement je sombrai dans le nirvana du délire, ce soulagement béni que la nature procure à ceux qu’elle soumet à une trop rude épreuve.
Repassant ultérieurement le cours des événements dans ma tête, je suis arrivé à la conclusion que j’ai dû demeurer évanoui pendant deux heures. Ce qui me tira du coma fut le cliquetis métallique de la serrure par lequel avait débuté mon aventure. Avant que je fusse suffisamment réveillé pour avoir une perception nette des choses, j’aperçus le visage rond et bienveillant de mon cousin qui regardait par la porte ouverte. Le spectacle qu’il eut sous les yeux dut évidemment le surprendre. Le chat était allongé par terre, tandis que moi, j’étais dans la cage couché sur le dos, en bras de chemise, le pantalon en lambeaux, et baignant dans une mare de sang. Je revois encore son air stupéfait, car il était bien éclairé par la lumière du soleil. Il regarda de mon côté. À plusieurs reprises. Puis il ferma la porte derrière lui, et il avança vers la cage pour voir si j’étais bien mort.
Je ne saurais dire exactement ce qui advint. Je n’étais pas en état de servir de témoin. Je peux certifier simplement que je me rendis compte qu’il me tournait le dos pour faire face à l’animal.
– Mon bon Tommy ! s’écria-t-il. Brave vieux Tommy !…
Il se rapprocha de la cage à reculons.
– … Bas les pattes, stupide animal ! gronda-t-il. Couchez, Monsieur ! Ne reconnaissez-vous plus votre maître ?…
Et alors, dans mon esprit brumeux, un souvenir s’éveilla. Il m’avait dit que le goût du sang transformerait ce chat en démon. Mon sang avait coulé. Il allait en payer le prix.
– … Allez-vous-en ! hurla-t-il. Allez-vous-en, démon ! Baldwin ! Baldwin ! Oh, mon Dieu !
Je l’entendis tomber, se relever, tomber encore. J’entendis aussi comme le bruit d’une toile que l’on déchire. Ses hurlements faiblirent, s’étranglèrent, s’éteignirent dans le grondement féroce du chat. Je croyais qu’il était mort. Mais je vis comme dans un cauchemar, une forme humaine défigurée, déguenillée, dégouttant de sang, courir follement tout autour de la pièce. Telle fut la dernière image que j’emportai de lui avant de m’évanouir à nouveau.
Je mis plusieurs mois à me rétablir. En fait, je ne peux pas dire que je suis rétabli, car je devrai marcher avec une canne jusqu’à la fin de mes jours, en souvenir de ma nuit avec le chat brésilien. Baldwin, le groom, et les autres domestiques furent incapables d’expliquer ce qui était arrivé, quand attirés par les cris d’agonie de leur maître, ils m’avaient trouvé derrière les barreaux, tandis que les restes de mon cousin (ce ne fut que plus tard qu’ils découvrirent que c’était ses restes) gisaient sous les griffes du fauve qu’il avait élevé. Ils acculèrent le chat dans un angle avec des barres de fer rougies à blanc, puis ils l’abattirent par le guichet de la porte ; ce n’est qu’ensuite qu’ils purent m’extraire de la cage. Je fus transporté dans ma chambre et là, sous le toit de celui qui aurait bien voulu être mon assassin, je demeurai plusieurs semaines entre la vie et la mort. Soigné par un médecin de Clipton et une infirmière de Londres, je pus être ramené à Grosvenor Mansions au bout d’un mois.
De cette maladie je garde une image qui participe peut-être du délire où se débattait mon cerveau. Un soir, pendant que l’infirmière était absente, la porte de ma chambre s’ouvrit : une femme de grande taille et en vêtements de deuil se glissa chez moi. Quand elle pencha au-dessus de mon lit son visage jaunâtre, je la reconnus : c’était la Brésilienne que mon cousin avait épousée. Elle me regarda avec une physionomie fort aimable.
– Avez-vous toute votre connaissance ?… me demanda-t-elle.
Je répondis par un léger signe de tête, car j’étais encore très faible.
– … Hé bien, je voulais seulement vous faire admettre que ce qui vous est arrivé est de votre faute. N’ai-je pas fait tout ce que je pouvais pour vous ? Depuis le début, je me suis efforcée de vous faire partir. Par tous les moyens au risque de trahir mon mari, j’ai essayé de vous sauver. Je savais qu’il avait un motif puissant pour vous faire venir aux Greylands. Je savais qu’il ne vous laisserait jamais repartir. Personne ne le connaissait mieux que moi, qui ai tant souffert à cause de lui. Je n’osais pas vous le dire. Il m’aurait tuée. Mais j’ai agi de mon mieux. Étant donné la tournure prise par les événements, vous avez été le meilleur ami que j’aie jamais eu. Vous m’avez rendu la liberté ; je croyais que seule la mort me libérerait. Je regrette que vous soyez blessé, mais je ne peux m’adresser aucun reproche. Je vous ai traité d’idiot. Vous vous êtes effectivement conduit comme un idiot !
Sur ce, cette femme bizarre, acide, sortit de ma chambre. Je ne devais plus jamais la revoir. Avec ce qu’elle retira des biens de son mari, elle regagna son pays natal ; j’appris par la suite qu’elle avait pris le voile à Pernambouc.
Quelque temps après mon retour à Londres, les médecins m’autorisèrent à reprendre le cours de mes affaires. Permission qui ne me plut guère, car je redoutais qu’elle ne précédât une ruée de mes créanciers. Mais la première visite que je reçus fut celle de Summers, mon notaire.
– Je suis très heureux de constater que Votre Seigneurie se porte beaucoup mieux ! me dit-il en guise d’exorde. J’ai attendu longtemps avant de vous présenter mes compliments.
– Que voulez-vous dire, Summers ? Ce n’est pas l’heure de plaisanter, croyez-moi !
– Je voulais dire exactement ce que j’ai dit. Depuis six semaines vous êtes Lord Southerton ; mais nous avions peur que la nouvelle compromît votre rétablissement.
Lord Southerton ! L’un des pairs les plus riches d’Angleterre ! Je ne pouvais en croire mes oreilles. Et puis, tout à coup, je réfléchis au laps de temps qui s’était écoulé, depuis son décès.
– Lord Southerton serait donc mort à peu près à l’époque de mon accident ?
– Il est mort le même jour…
Summers me regarda fixement. Très perspicace, il avait certainement deviné la véritable nature de mon « accident ». Il s’arrêta un moment, comme s’il attendait de moi une confidence, mais je ne voyais pas ce que je gagnerais à ébruiter un scandale de famille.
– … Oui, c’est une coïncidence étrange ! reprit-il avec le même regard pénétrant. Vous savez naturellement que votre cousin Edward King venait immédiatement après vous dans l’ordre de la succession. Si donc vous aviez été dévoré à sa place par ce tigre ou je ne sais quelle bête féroce, ce serait lui qui serait aujourd’hui Lord Southerton, et pas vous.
– Sans aucun doute !
– Cette perspective l’avait sans doute grandement intéressé, ajouta Summers. J’ai appris par hasard que le valet de feu Lord Southerton était à sa solde, et qu’il lui envoyait régulièrement des télégrammes plusieurs fois par jour pour le tenir au courant de l’état de santé du malade. Cela se passait à l’époque où vous vous trouviez aux Greylands. N’était-il pas bizarre qu’il souhaitât tellement être informé, puisqu’il savait qu’il n’était pas l’héritier direct ?
– Très bizarre ! répondis-je. Et maintenant, Summers, si vous aviez la bonté de m’apporter mes factures et un nouveau carnet de chèques, nous pourrions commencer à mettre un peu d’ordre dans mes affaires.
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Décembre 2007
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[1] Sic. Nous retrouvons cette orthographe dans divers textes de la fin du XIXe ou du début du XXe tel que le Journal des Goncourt 1870. (Note du correcteur – ELG.)