Alexandre Dumas

 

 

 

LA COMTESSE DE CHARNY


Tome III

 

 

 

(1852 - 1855)

 

 

 

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Table des matières

 

Chapitre LXXV  Ce que le roi avait dit ; ce qu’avait dit la reine. 4

Chapitre LXXVI  Vive Mirabeau ! 24

Chapitre LXXVII  Fuir ! Fuir ! Fuir ! 37

Chapitre LXXVIII  Les funérailles. 47

Chapitre LXXIX  Le messager. 54

Chapitre LXXX  La promesse. 69

Chapitre LXXXI  Double vue. 79

Chapitre LXXXII  La soirée du 20 juin.. 93

Chapitre LXXXIII  Le départ. 108

Chapitre LXXXIV  Une question d’étiquette. 125

Chapitre LXXXV  La route. 138

Chapitre LXXXVI  Fatalité. 149

Chapitre LXXXVII  Fatalité. 161

Chapitre LXXXVIII  Fatalité. 171

Chapitre LXXXIX  Jean-Baptiste Drouet. 182

Chapitre XC  La tour de péage du pont de Varennes. 193

Chapitre XCI  La maison de M. Sausse. 206

Chapitre XCII  Le conseil du désespoir. 218

Chapitre XCIII  Pauvre Catherine ! 230

Chapitre XCIV  Charny. 242

Chapitre XCV  Un ennemi de plus. 251

Chapitre XCVI  La haine d’un homme du peuple. 260

Chapitre XCVII  M. de Bouillé. 274

Chapitre XCVIII  Le départ. 290

Chapitre XCIX  La voie douloureuse. 303

Chapitre C  La voie douloureuse. 313

Chapitre CI  La voie douloureuse. 330

Chapitre CII  La voie douloureuse. 344

Chapitre CIII  La voie douloureuse. 358

Chapitre CIV  Le calvaire. 373

Chapitre CV  Le calice. 389

Chapitre CVI  Le coup de lance. 399

Chapitre CVII  Date Lilia. 411

Chapitre CVIII  Un peu d’ombre après le soleil 428

Chapitre CIX  Les premiers républicains. 437

Chapitre CX  L’entresol des Tuileries. 450

Chapitre CXI  La journée du 15 juillet. 468

Chapitre CXII  Où nous arrivons, enfin, à cette protestation que recopiait Mme Roland  480

À propos de cette édition électronique. 493

 

Chapitre LXXV

Ce que le roi avait dit ; ce qu’avait dit la reine

 

Gilbert s’acquitta scrupuleusement de la double promesse faite à Mirabeau.

 

En rentrant dans Paris, il rencontra Camille Desmoulins, la gazette vivante, le journal incarné du temps.

 

Il lui annonça la maladie de Mirabeau, qu’il fit, avec intention, plus grave, non pas qu’elle ne pouvait devenir si Mirabeau faisait quelque nouvelle imprudence, mais qu’elle n’était en ce moment.

 

Puis il alla aux Tuileries, et annonça cette même maladie au roi.

 

Le roi se contenta de dire :

 

– Ah ! ah ! pauvre comte ! et a-t-il perdu l’appétit ?

 

– Oui, sire, répondit Gilbert.

 

– Alors, c’est grave, dit le roi.

 

Et il parla d’autre chose.

 

Gilbert, en sortant de chez le roi, entra chez la reine, et lui répéta la même chose qu’il avait dite au roi.

 

Le front hautain de la fille de Marie-Thérèse se plissa.

 

– Pourquoi, dit-elle, cette maladie ne l’a-t-elle point pris le matin du jour où il a fait son beau discours sur le drapeau tricolore ?

 

Puis, comme si elle se repentait d’avoir laissé échapper devant Gilbert l’expression de sa haine pour ce signe de la nationalité française :

 

– N’importe, dit-elle, ce serait bien malheureux pour la France et pour nous si cette indisposition faisait des progrès.

 

– Je croyais avoir eu l’honneur de dire à la reine, répéta Gilbert, que c’était plus qu’une indisposition, que c’était une maladie.

 

– Dont vous vous rendrez maître, docteur, dit la reine.

 

– J’y ferai mon possible, madame, mais je n’en réponds pas.

 

– Docteur, dit la reine, je compte sur vous, vous entendez bien ? pour me donner des nouvelles de M. de Mirabeau.

 

Et elle parla d’autre chose.

 

Le soir, à l’heure dite, Gilbert montait l’escalier du petit hôtel de Mirabeau.

 

Mirabeau l’attendait couché sur une chaise longue ; mais, comme on l’avait fait demeurer quelques instants au salon sous prétexte de prévenir le comte de sa présence, Gilbert jeta en entrant un regard autour de lui, et ses yeux s’arrêtèrent sur une écharpe de cachemire oubliée sur un fauteuil.

 

Mais, soit pour détourner l’attention de Gilbert, soit qu’il attachât une grande importance à la question qui devait suivre les premières paroles échangées entre lui et le docteur :

 

– Ah ! dit Mirabeau, c’est vous ! J’ai appris que vous aviez déjà tenu une partie de votre promesse. Paris sait que je suis malade, et le pauvre Teisch n’a pas, depuis deux heures, été dix minutes sans donner de mes nouvelles à mes amis, qui viennent voir si je vais mieux, et peut-être à mes ennemis, qui viennent voir si je vais plus mal. Voilà pour la première partie. Maintenant, avez-vous été aussi fidèle à la seconde ?

 

– Que voulez-vous dire ? demanda Gilbert en souriant.

 

– Vous le savez bien.

 

Gilbert haussa les épaules en signe de négation.

 

– Avez-vous été aux Tuileries ?

 

– Oui.

 

– Avez-vous vu le roi ?

 

– Oui.

 

– Avez-vous vu la reine ?

 

– Oui.

 

– Et vous leur avez annoncé qu’ils seraient bientôt débarrassés de moi ?

 

– Je leur ai annoncé que vous étiez malade du moins.

 

– Et qu’ont-ils dit ?

 

– Le roi a demandé si vous aviez perdu l’appétit.

 

– Et sur votre réponse affirmative ?

 

– Il vous a plaint très sincèrement.

 

– Bon roi ! le jour de sa mort, il dira à ses amis comme Léonidas : « Je soupe ce soir chez Pluton. » Mais la reine ?

 

– La reine vous a plaint et s’est informée de vous avec intérêt.

 

– En quels termes, docteur ? dit Mirabeau, qui attachait évidemment une grande valeur à la réponse qu’allait lui faire Gilbert.

 

– Mais en très bons termes, dit le docteur.

 

– Vous m’avez donné votre parole de me répéter textuellement ce qu’elle vous aurait dit.

 

– Oh ! je ne saurais me rappeler mot pour mot.

 

– Docteur, vous n’en avez pas oublié une syllabe.

 

– Je vous jure…

 

– Docteur, j’ai votre parole ; voulez-vous que je vous traite d’homme sans foi ?

 

– Vous êtes exigeant, comte.

 

– Voilà comme je suis.

 

– Vous voulez absolument que je vous répète les paroles de la reine ?

 

– Mot pour mot.

 

– Eh bien, elle a dit que cette maladie aurait dû vous prendre le matin du jour où vous avez défendu à la tribune le drapeau tricolore.

 

Gilbert voulait juger de l’influence que la reine avait sur Mirabeau.

 

Celui-ci bondit sur sa chaise longue comme s’il eût été mis en contact avec une pile de Volta.

 

– Ingratitude des rois ! murmura-t-il. Ce discours a suffi pour lui faire oublier la liste civile de vingt-quatre millions du roi, et son douaire de quatre millions, à elle ! Mais elle ne sait donc pas, cette femme, elle ignore donc, cette reine, qu’il s’agissait de reconquérir d’un seul coup ma popularité perdue pour elle ! mais elle ne se souvient donc plus que j’ai proposé l’ajournement de la réunion d’Avignon à la France pour soutenir les scrupules religieux du roi ! – faute ! Elle ne se souvient donc plus que, pendant ma présidence aux Jacobins, présidence de trois mois qui m’a pris dix ans de ma vie, j’ai défendu la loi de la garde nationale restreinte aux citoyens actifs ! – faute ! Elle ne se souvient donc plus que, dans la discussion à l’Assemblée du projet de loi sur le serment des prêtres, j’ai demandé qu’on restreignît le serment aux prêtres confesseurs ! – faute ! Oh ! ces fautes ! ces fautes ! je les ai bien payées ! continua Mirabeau, et, cependant, ce ne sont point ces fautes qui m’ont fait tomber ; car il y a des époques étranges, singulières, anormales, où l’on ne tombe point par les fautes que l’on commet. Un jour, pour eux encore, j’ai défendu une question de justice, d’humanité : on attaquait la fuite des tantes du roi ; on proposait une loi contre l’émigration : « Si vous faites une loi contre les émigrants, me suis-je écrié, je jure de n’y obéir jamais ! » Et le projet de loi a été rejeté à l’unanimité. Eh bien, ce que n’avaient pu faire mes échecs, mon triomphe l’a fait. On m’a appelé dictateur, on m’a lancé à la tribune par la voie de la colère, la pire des routes que puisse prendre un orateur ! Je triomphai une seconde fois, mais en attaquant les jacobins. Alors, les jacobins jurèrent ma mort, les niais ! Duport, Lameth, Barnave, ils ne voient pas qu’en me tuant ils donnent la dictature de leur tripot à Robespierre. Moi qu’ils eussent dû garder comme la prunelle de leurs yeux, ils m’ont écrasé sous leur stupide majorité ; ils ont fait couler sur mon front la sueur de sang ; ils m’ont fait boire le calice d’amertume jusqu’à la lie ; ils m’ont couronné d’épines, mis le roseau entre les mains, crucifié enfin ! Heureux d’avoir subi cette Passion, comme le Christ, pour une question d’humanité… Le drapeau tricolore ! ils ne voient donc pas que c’est le seul refuge ; que, s’ils voulaient venir légalement, publiquement s’asseoir à son ombre, cette ombre les sauverait encore peut-être ? Mais, la reine, elle ne veut pas être sauvée, elle veut être vengée ; elle ne goûte aucune idée raisonnable. Le moyen que je propose comme étant le seul efficace est celui qu’elle repousse le plus : être modéré, être juste, et, autant que possible, avoir toujours raison. J’ai voulu sauver deux choses à la fois, la royauté et la liberté : lutte ingrate, dans laquelle je combats seul, abandonné, contre quoi ? si c’était contre des hommes, ce ne serait rien ; contre des tigres, ce ne serait rien ; contre des lions, ce ne serait rien ; mais c’est contre un élément, contre la mer, contre le flot qui monte, contre la marée qui grandit ! Hier, j’en avais jusqu’à la cheville ; aujourd’hui, j’en ai jusqu’au genou ; demain, j’en aurai jusqu’à la ceinture ; après-demain, par-dessus la tête… Aussi, tenez, docteur, il faut que je sois franc avec vous. Le chagrin m’a pris d’abord, puis le dégoût. J’avais rêvé le rôle d’arbitre entre la Révolution et la monarchie. Je croyais prendre ascendant sur la reine comme homme, et, comme homme, un beau jour qu’elle se serait aventurée imprudemment dans le fleuve et aurait perdu pied, me jeter à l’eau et la sauver. Mais non ; on a voulu me compromettre, me dépopulariser, me perdre, m’annihiler, me rendre impuissant au mal comme au bien. Aussi, maintenant, ce que j’ai de mieux à faire, docteur, je vais vous le dire : c’est de mourir à temps ; c’est surtout de me coucher artistement comme l’athlète antique, c’est de tendre la gorge avec grâce ; c’est de rendre le dernier soupir convenablement.

 

Et Mirabeau se laissa retomber sur sa chaise longue, dont il mordit l’oreiller à pleines dents.

 

Gilbert savait ce qu’il voulait savoir, c’est-à-dire où étaient la vie et la mort de Mirabeau.

 

– Comte, demanda-t-il, que diriez-vous si demain le roi envoyait prendre de vos nouvelles ?

 

Le malade fit un mouvement des épaules qui voulait dire : « Cela me serait bien égal ! »

 

– Le roi… ou la reine, ajouta Gilbert.

 

– Hein ? fit Mirabeau en se redressant.

 

– Je dis le roi ou la reine, répéta Gilbert.

 

Mirabeau se souleva sur ses deux poings comme un lion accroupi, et essaya de lire jusqu’au fond du cœur de Gilbert.

 

– Elle ne le fera pas, dit-il.

 

– Mais enfin, si elle le faisait ?

 

– Vous croyez, dit Mirabeau, qu’elle descendrait jusque-là ?

 

– Je ne crois rien ; je suppose, je présume.

 

– Soit, dit Mirabeau, j’attendrai jusqu’à demain au soir.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Prenez les mots dans le sens qu’ils ont, docteur, et ne voyez pas en eux autre chose que ce qu’ils veulent dire. J’attendrai jusqu’à demain au soir.

 

– Et demain au soir ?

 

– Eh bien, demain au soir, si elle a envoyé, docteur ; si par exemple, M. Weber est venu, vous avez raison, et c’est moi qui ai tort. Mais si, au contraire, il n’est pas venu, oh ! alors, c’est vous qui avez tort, docteur, et c’est moi qui ai raison.

 

– Soit, à demain au soir. Jusque-là, mon cher Démosthène, du calme, du repos, de la tranquillité.

 

– Je ne quitterai pas ma chaise longue.

 

– Et cette écharpe ?

 

Gilbert montra du doigt l’objet qui le premier avait frappé ses yeux en entrant dans la chambre.

 

Mirabeau sourit.

 

– Parole d’honneur ! dit-il.

 

– Bon ! dit Gilbert, tâchez de passer une nuit paisible, et je réponds de vous.

 

Et il sortit.

 

À la porte, Teisch l’attendait.

 

– Eh bien, mon brave Teisch, ton maître va mieux, dit le docteur.

 

Le vieux serviteur secoua tristement la tête.

 

– Comment, reprit Gilbert, tu doutes de ma parole ?

 

– Je doute de tout, monsieur le docteur, tant que son mauvais génie sera près de lui.

 

Et il poussa un soupir en laissant Gilbert dans l’étroit escalier.

 

À l’angle d’un des paliers, Gilbert vit comme une ombre voilée qui l’attendait.

 

Cette ombre, en l’apercevant, jeta un léger cri, et disparut derrière une porte entrouverte pour lui faciliter cette retraite qui ressemblait à une fuite.

 

– Quelle est cette femme ? demanda Gilbert.

 

– C’est elle, répondit Teisch.

 

– Qui, elle ?

 

– La femme qui ressemble à la reine.

 

Gilbert, pour la seconde fois, parut frappé de la même idée en entendant la même phrase ; il fit deux pas en avant comme s’il eût voulu poursuivre le fantôme ; mais il s’arrêta en murmurant :

 

– Impossible !

 

Et il continua son chemin, laissant le vieux domestique désespéré qu’un homme aussi savant que l’était le docteur n’entreprit point d’adjurer le démon qu’il tenait, dans sa conviction la plus profonde, pour un envoyé de l’enfer.

 

Mirabeau passa une assez bonne nuit. Le lendemain de bonne heure, il appela Teisch, et il fit ouvrir ses fenêtres pour respirer l’air du matin.

 

La seule chose qui inquiétât le vieux serviteur, c’était l’impatience fébrile à laquelle le malade paraissait en proie.

 

Quand, interrogé par son maître, il avait répondu qu’il était huit heures à peine, Mirabeau n’avait pas voulu le croire, et s’était fait apporter sa montre pour s’en assurer.

 

Cette montre, il l’avait posée sur la table à côté de son lit.

 

– Teisch, dit-il au vieux domestique, vous prendrez en bas la place de Jean, qui fera aujourd’hui le service près de moi.

 

– Oh ! mon Dieu, dit Teisch, aurais-je eu le malheur de mécontenter monsieur le comte ?

 

– Au contraire, mon bon Teisch, dit Mirabeau attendri, c’est parce que je ne me fie qu’à toi que je te place aujourd’hui à la porte. À chaque personne qui viendra demander de mes nouvelles, tu diras que je vais mieux, mais que je ne reçois pas encore ; seulement, si l’on vient de la part de la… – Mirabeau s’arrêta et se reprit –, seulement, si l’on vient du château, si l’on envoie des Tuileries, tu feras monter le messager, tu entends bien ? sous quelque prétexte que ce soit, tu ne le laisseras en aller sans que je lui parle. Tu vois, mon bon Teisch, qu’en t’éloignant de moi je t’élève à l’emploi de confident.

 

Teisch prit la main de Mirabeau et la baisa.

 

– Oh ! monsieur le comte, dit-il, si seulement vous vouliez vivre !

 

Et il sortit.

 

– Parbleu ! dit Mirabeau en le regardant s’éloigner, voilà justement le difficile.

 

À dix heures, Mirabeau se leva et s’habilla avec une sorte de coquetterie. Jean le coiffa et le rasa, puis il lui approcha un fauteuil de la fenêtre.

 

De cette fenêtre, il pouvait voir dans la rue.

 

À chaque coup de marteau, à chaque vibration de la sonnette, on eût pu voir de la maison d’en face son visage anxieux apparaître derrière le rideau soulevé, son regard perçant plonger jusque dans la rue, puis le rideau retomber pour se relever de nouveau à la prochaine vibration de la sonnette, au prochain coup de marteau.

 

À deux heures, Teisch monta suivi d’un laquais. Le cœur de Mirabeau battit violemment ; le laquais était sans livrée.

 

La première idée qui lui passa par l’esprit, c’est que cette espèce de grison venait de la part de la reine, et ainsi vêtu pour ne point compromettre celle qui l’envoyait.

 

Mirabeau se trompait.

 

– De la part de M. le docteur Gilbert, dit Teisch.

 

– Ah ! fit Mirabeau en pâlissant comme s’il eût eu vingt-cinq ans, et que, attendant un messager de Mme de Monnier il eut vu arriver un coureur de son oncle le bailli.

 

– Monsieur, dit Teisch, comme ce garçon vient de la part de M. le docteur Gilbert, et qu’il est porteur d’une lettre pour vous, j’ai cru pouvoir faire en sa faveur une exception à la consigne.

 

– Et tu as bien fait, dit le comte.

 

Puis, au laquais :

 

– La lettre ? demanda-t-il.

 

Celui-ci la tenait à la main et la présenta au comte.

 

Mirabeau l’ouvrit ; elle ne contenait que ces quelques mots :

 

« Donnez-moi de vos nouvelles. Je serai chez vous à onze heures du soir. J’espère que le premier mot que vous me direz, c’est que j’avais raison, et que vous aviez tort. »

 

– Tu diras à ton maître que tu m’as trouvé debout, et que je l’attends ce soir, dit Mirabeau au laquais.

 

Puis, à Teisch :

 

– Que ce garçon s’en aille content, dit-il.

 

Teisch fit signe qu’il comprenait et emmena le grison.

 

Les heures se succédèrent. La sonnette ne cessait de vibrer, le marteau de retentir. Paris tout entier s’inscrivait chez Mirabeau. Il y avait dans la rue des groupes d’hommes du peuple qui, ayant appris la nouvelle, non pas telle que les journaux l’avaient dite, ne voulaient pas croire aux bulletins rassurants de Teisch, et forçaient les voitures de prendre à droite et à gauche de la rue pour que le bruit des roues ne fatiguât point l’illustre malade.

 

Vers les cinq heures, Teisch jugea à propos de faire une seconde apparition dans la chambre de Mirabeau afin de lui annoncer cette nouvelle.

 

– Ah ! dit Mirabeau, en te voyant, mon pauvre Teisch, j’avais cru que tu avais quelque chose de mieux à m’apprendre.

 

– Quelque chose de mieux ! dit Teisch étonné. Je ne croyais pas que je pusse annoncer à monsieur le comte quelque chose de mieux qu’une pareille preuve d’amour.

 

– Tu as raison, Teisch, dit Mirabeau, et je suis un ingrat.

 

Aussi, quand Teisch eut refermé la porte, Mirabeau ouvrit-il la fenêtre.

 

Il s’avança sur le balcon, et fit de la main un signe de remerciement aux braves gens qui s’étaient établis les gardiens de son repos.

 

Ceux-ci le reconnurent, et les cris de « Vive Mirabeau ! » retentirent d’un bout à l’autre de la rue de la Chaussée-d’Antin.

 

À quoi pensait Mirabeau pendant qu’on lui rendait cet hommage inattendu, qui en toute autre circonstance eût fait bondir son cœur de joie ?

 

Il pensait à cette femme hautaine qui ne s’inquiétait point de lui, et son œil allait chercher au-delà des groupes pressés aux alentours de sa maison, s’il n’apercevait pas quelque laquais en livrée bleue venant du côté des boulevards.

 

Il rentra dans sa chambre le cœur serré. L’ombre commençait à venir : il n’avait rien vu.

 

La soirée s’écoula comme la journée. L’impatience de Mirabeau s’était changée en une sombre amertume. Son cœur sans espérance n’allait plus au-devant de la sonnette ou du marteau. Non ; il attendait, le visage empreint d’une sombre amertume, cette preuve d’intérêt qui lui était presque promise, et qui n’arrivait pas.

 

À onze heures, la porte s’ouvrit, et Teisch annonça le docteur Gilbert.

 

Celui-ci entrait souriant ; il fut effrayé de l’expression du visage de Mirabeau.

 

Ce visage était le miroir fidèle des bouleversements de son cœur.

 

Gilbert se douta de tout.

 

– N’est-on pas venu ? demanda-t-il.

 

– D’où cela ? dit Mirabeau.

 

– Vous savez bien ce que je veux dire.

 

– Moi ? non, sur mon honneur !

 

– Du château… de sa part… au nom de la reine ?

 

– Pas le moins du monde, mon cher docteur ; il n’est venu personne.

 

– Impossible ! fit Gilbert.

 

Mirabeau haussa les épaules.

 

– Naïf homme de bien ! dit-il.

 

Puis, saisissant la main de Gilbert avec un mouvement convulsif :

 

– Voulez-vous que je vous dise ce que vous avez fait aujourd’hui, docteur ? demanda-t-il.

 

– Moi ? dit le docteur. J’ai fait à peu près ce que je fais tous les jours.

 

– Non, car tous les jours vous n’allez pas au château, et, aujourd’hui, vous y avez été ; non, car tous les jours vous ne voyez pas la reine, et, aujourd’hui, vous l’avez vue ; non, car tous les jours vous ne vous permettez pas de lui donner des conseils, et, aujourd’hui, vous lui en avez donné un.

 

– Allons donc ! dit Gilbert.

 

– Tenez, cher docteur, je vois ce qui s’est passé, et j’entends ce qui s’est dit comme si j’avais été là.

 

– Eh bien, voyons, monsieur l’homme à double vue, que s’est-il passé ? que s’est-il dit ?

 

– Vous vous êtes présenté aux Tuileries aujourd’hui à une heure : vous avez demandé à parler à la reine ; vous lui avez parlé ; vous lui avez dit que mon état empirait, qu’il serait bon à elle comme reine, bien à elle comme femme d’envoyer demander des nouvelles de ma santé, sinon par sollicitude, du moins par calcul. Elle a discuté avec vous ; elle a paru convaincue que vous aviez raison ; elle vous a congédié en disant qu’elle allait envoyer chez moi ; vous vous en êtes allé heureux et satisfait, comptant sur la parole royale, et, elle, elle est restée hautaine et amère, riant de votre crédulité, qui ignore qu’une parole royale n’engage à rien… Voyons, foi d’honnête homme, dit Mirabeau en regardant Gilbert en face, est-ce cela, docteur ?

 

– En vérité, dit Gilbert, vous eussiez été là, mon cher comte, que vous n’eussiez pas mieux vu ni mieux entendu.

 

– Les maladroits ! dit Mirabeau avec amertume. Quand je vous disais qu’ils ne savaient rien faire à propos… La livrée du roi entrant chez moi aujourd’hui, au milieu de cette foule qui criait : « Vive Mirabeau ! » devant ma porte et sous mes fenêtres, leur redonnait pour un an de popularité.

 

Et Mirabeau, secouant la tête, porta vivement la main à ses yeux.

 

Gilbert étonné le vit essuyer une larme.

 

– Qu’avez-vous donc, comte ? lui demanda-t-il.

 

– Moi ? rien ! dit Mirabeau. Avez-vous des nouvelles de l’Assemblée nationale, des Cordeliers ou des Jacobins ? Robespierre a-t-il distillé quelque nouveau discours, ou Marat vomi quelque nouveau pamphlet ?

 

– Y a-t-il longtemps que vous n’avez mangé ? demanda Gilbert.

 

– Pas depuis deux heures de l’après-midi.

 

– En ce cas, vous allez vous mettre au bain, mon cher comte.

 

– Tiens, en effet, c’est une excellente idée que vous avez là, docteur. Jean, un bain.

 

– Ici, monsieur le comte ?

 

– Non, non, à côté, dans le cabinet de toilette.

 

Dix minutes après, Mirabeau était au bain, et, comme d’habitude, Teisch reconduisait Gilbert.

 

Mirabeau se souleva de sa baignoire pour suivre des yeux le docteur ; puis, lorsqu’il l’eut perdu de vue, il tendit l’oreille pour écouter le bruit de ses pas ; puis il resta immobile ainsi jusqu’à ce qu’il eût entendu s’ouvrir et se refermer la porte de l’hôtel.

 

Alors, sonnant violemment :

 

– Jean, dit-il, faites dresser une table dans ma chambre et allez demander de ma part à Oliva si elle veut me faire la grâce de souper avec moi.

 

Puis, comme le laquais sortait pour obéir :

 

– Des fleurs, surtout des fleurs ! cria Mirabeau, j’adore les fleurs.

 

À quatre heures du matin, le docteur Gilbert fut réveillé par un violent coup de sonnette.

 

– Ah ! dit-il, en sautant à bas de son lit, je suis sûr que M. de Mirabeau est plus mal !

 

Le docteur ne se trompait pas. Mirabeau, après s’être fait servir à souper, après avoir fait couvrir la table de fleurs, avait renvoyé Jean et ordonné à Teisch d’aller se coucher.

 

Puis il avait fermé toutes les portes, excepté celle qui donnait chez la femme inconnue que le vieux domestique appelait son mauvais génie.

 

Mais les deux serviteurs ne s’étaient point couchés ; Jean seulement, quoique le plus jeune, s’était endormi sur un fauteuil dans l’antichambre.

 

Teisch avait veillé.

 

À quatre heures moins un quart, un violent coup de sonnette avait retenti. Tous deux s’étaient précipités vers la chambre à coucher de Mirabeau.

 

Les portes en étaient fermées.

 

Alors, ils eurent l’idée de faire le tour par l’appartement de la femme inconnue, et purent pénétrer ainsi jusqu’à la chambre à coucher.

 

Mirabeau, renversé, à demi évanoui, retenait cette femme entre ses bras, sans doute pour qu’elle ne pût pas appeler du secours, et elle, épouvantée, sonnait avec la sonnette de la table, n’ayant pu aller jusqu’au cordon de sonnette de la cheminée.

 

En apercevant les deux domestiques, elle avait appelé autant à son secours qu’au secours de Mirabeau ; dans ses convulsions, Mirabeau l’étouffait.

 

On eût dit la Mort déguisée et essayant de l’entraîner dans le tombeau.

 

Grâce aux efforts réunis des deux domestiques, les bras du moribond s’étaient écartés ; Mirabeau était retombé sur son siège, et elle, tout éplorée, était rentrée dans son appartement.

 

Jean avait, alors, couru chercher le docteur Gilbert, tandis que Teisch essayait de donner les premiers soins à son maître.

 

Gilbert ne prit ni le temps de faire atteler, ni celui de faire approcher une voiture. De la rue Saint-Honoré à la Chaussée-d’Antin, la course n’était pas longue ; il suivit Jean, et, dix minutes après, il était arrivé à l’hôtel de Mirabeau.

 

Teisch attendait dans le vestibule du bas.

 

– Eh bien, mon ami, qu’y a-t-il encore ? demanda Gilbert.

 

– Ah ! monsieur, dit le vieux serviteur, cette femme, toujours cette femme, et puis ces maudites fleurs ; vous allez voir, vous allez voir !

 

En ce moment, on entendit quelque chose comme un sanglot. Gilbert monta précipitamment ; comme il arrivait aux dernières marches de l’escalier, une porte voisine de la porte de Mirabeau s’ouvrit et une femme enveloppée d’un peignoir blanc apparut tout à coup, et vint tomber aux pieds du docteur.

 

– Oh ! Gilbert, Gilbert ! dit-elle en lui jetant ses deux mains sur la poitrine, au nom du ciel sauvez-le !

 

– Nicole ! s’écria Gilbert, Nicole ! Oh ! malheureuse, c’était donc vous !

 

– Sauvez-le ! sauvez-le ! dit Nicole.

 

Gilbert resta un instant comme abîmé dans une idée terrible.

 

– Oh ! murmura-t-il, Beausire vendant des pamphlets contre lui. Nicole sa maîtresse ! Il est bien véritablement perdu, car il y a du Cagliostro là dessous.

 

Et il s’élança dans l’appartement de Mirabeau, comprenant bien qu’il n’y avait pas un instant à perdre.

 

Chapitre LXXVI

Vive Mirabeau !

 

Mirabeau était sur son lit : il avait repris connaissance. Les débris du souper, les plats, les fleurs étaient là, témoins aussi accusateurs que le sont au fond d’un vase les restes du poison près du lit d’un suicidé.

 

Gilbert s’avança vivement vers lui et respira en le voyant.

 

– Ah ! dit-il, il n’est pas encore aussi mal que je le craignais.

 

Mirabeau sourit.

 

– Vous croyez, docteur ? dit-il.

 

Et il secoua la tête en homme qui pense connaître son état au moins aussi bien que le docteur, qui parfois veut se tromper lui-même afin de mieux tromper les autres.

 

Cette fois, Gilbert ne s’arrêta point aux diagnostics extérieurs. Il tâta le pouls : le pouls était vite et élevé ; il regarda la langue : la langue était pâteuse et amère ; il s’enquit de l’état de la tête : la tête était lourde et douloureuse.

 

Un commencement de froid se faisait sentir aux extrémités inférieures.

 

Tout à coup, les spasmes que le malade avait éprouvés deux jours auparavant reparurent, se jetant tour à tout sur l’omoplate, sur les clavicules et sur le diaphragme. Le pouls, qui, ainsi que nous l’avons dit, était vite et élevé, devint intermittent et convulsif.

 

Gilbert ordonna les mêmes révulsifs qui avaient amené une première amélioration.

 

Par malheur, soit que le malade n’eût point la force de supporter le douloureux remède, soit qu’il ne voulût point être guéri, au bout d’un quart d’heure, il se plaignit de souffrances si vives sur toutes les régions sinapisées, qu’il fallut lui enlever les sinapismes.

 

Dès lors, le mieux qui s’était manifesté pendant cette application disparut.

 

Notre intention n’est point de suivre dans toutes leurs variations les phases de la terrible maladie ; seulement, dès le matin de ce jour, le bruit s’en répandit dans la ville, et, cette fois, plus sérieusement que la veille.

 

Il y avait eu rechute, disait-on, et cette rechute menaçait de mort.

 

C’est alors qu’il fut réellement permis de juger de la place gigantesque que peut occuper un homme au milieu d’une nation. Paris tout entier fut ému, comme aux jours où une calamité générale menace à la fois les individus et la population. Toute la journée, comme cela avait déjà eu lieu la veille, la rue fut barrée et gardée par des hommes du peuple, afin que le bruit des voitures ne parvînt pas jusqu’au malade. D’heure en heure, les groupes rassemblés sous les fenêtres demandaient des nouvelles ; des bulletins étaient remis, qui à l’instant même circulaient de la rue de la Chaussée-d’Antin aux extrémités de Paris. La porte était assiégée par une foule de citoyens de tous les états, de toutes les opinions, comme si chaque parti, si opposé qu’il fût aux autres, eût eu quelque chose à perdre en perdant Mirabeau. Pendant ce temps, les amis, les parents et les connaissances particulières du grand orateur remplissaient les cours, les vestibules et l’appartement d’en bas, sans que lui-même eût l’idée de cet encombrement.

 

Au reste, peu de paroles avaient été échangées entre Mirabeau et le docteur Gilbert.

 

– Décidément, vous voulez donc mourir ? avait dit le docteur.

 

– À quoi bon vivre ?… avait répondu Mirabeau.

 

Et Gilbert s’étant rappelé les engagements pris par Mirabeau envers la reine, et les ingratitudes de celle-ci, Gilbert n’avait pas insisté autrement, se promettant à lui-même de faire jusqu’au bout son devoir de médecin, mais sachant d’avance qu’il n’était pas un dieu pour lutter contre l’impossible.

 

Le soir de ce premier jour de la rechute, la société des Jacobins envoya, pour s’informer de la santé de son ex-président une députation à la tête de laquelle était Barnave. On avait voulu adjoindre à Barnave les deux Lameth ; mais ceux-ci avaient refusé.

 

Lorsque Mirabeau fut instruit de cette circonstance :

 

– Ah ! dit-il, je savais bien que c’étaient des lâches, mais je ne savais pas que ce fussent des imbéciles !

 

Pendant vingt-quatre heures, le docteur Gilbert ne quitta pas un instant Mirabeau. Le mercredi soir, vers onze heures, il était assez bien pour que Gilbert consentît à passer dans une chambre voisine afin d’y prendre quelques heures de repos.

 

Avant de se coucher, le docteur ordonna qu’à la moindre réapparition des accidents, on vînt l’avertir à l’instant même.

 

Au point du jour, il se réveilla. Personne n’avait troublé son sommeil, et, cependant, il se leva inquiet : il lui semblait impossible qu’un mieux se fût soutenu ainsi sans un accident quelconque.

 

En effet, en descendant, Teisch annonça au docteur, avec des larmes plein les yeux et plein la voix, que Mirabeau était au plus mal, mais qu’il avait défendu, quelques souffrances qu’il eût éprouvées, que l’on réveillât le docteur Gilbert.

 

Et pourtant, le malade avait dû cruellement souffrir : le pouls avait repris le caractère le plus effrayant ; les douleurs s’étaient développées avec férocité ; enfin, les étouffements et les spasmes étaient revenus.

 

Plusieurs fois – et Teisch avait attribué cela à un commencement de délire – le malade avait prononcé le nom de la reine.

 

– Les ingrats ! avait-il dit, ils n’ont pas même fait demander de mes nouvelles !

 

Puis, comme se parlant à lui-même :

 

– Je m’étonne bien, avait-il ajouté, ce qu’elle dira quand elle apprendra, demain ou après-demain, que je suis mort…

 

Gilbert pensa que tout allait dépendre de la crise qui se préparait ; aussi, se disposant à lutter vigoureusement contre la maladie, il ordonna une application de sangsues à la poitrine ; mais, comme si elles eussent été complices du moribond, les sangsues mordirent mal ; on les remplaça par une seconde saignée au pied et par des pilules de musc.

 

L’accès dura huit heures. Pendant huit heures, comme un habile duelliste, Gilbert fit, pour ainsi dire, assaut avec la mort, parant chaque coup qu’elle portait, allant au-devant de quelques-uns, mais touché quelquefois aussi par elle. Enfin, au bout de huit heures, la fièvre tomba, la mort battit en retraite ; mais, comme un tigre qui fuit pour revenir, elle imprima sa griffe terrible sur le visage du malade.

 

Gilbert demeura debout et les bras croisés devant ce lit où venait de s’accomplir la terrible lutte. Il était trop avant dans les secrets de l’art, non seulement pour conserver quelque espoir, mais même pour douter encore.

 

Mirabeau était perdu ; et, dans le cadavre étendu devant ses yeux, malgré un reste d’existence, il lui était impossible de voir Mirabeau vivant.

 

À partir de ce moment, chose étrange ! le malade et Gilbert, d’un commun accord, et comme frappés d’une même idée, parlèrent de Mirabeau ainsi que d’un homme qui avait été, mais qui avait cessé d’être.

 

À partir de ce moment aussi, la physionomie de Mirabeau prit ce caractère de solennité qui appartient essentiellement à l’agonie des grands hommes : sa voix devint lente, grave, presque prophétique ; il y eut dès lors dans sa parole quelque chose de plus sévère, de plus profond, de plus vaste ; dans ses sentiments quelque chose de plus affectueux, de plus abandonné, de plus sublime.

 

On lui annonça qu’un jeune homme qui ne l’avait vu qu’une fois, et qui ne voulait pas dire qui il était, insistait pour entrer.

 

Il se retourna du côté de Gilbert, comme pour lui demander la permission de recevoir ce jeune homme.

 

Gilbert le comprit.

 

– Faites entrer, dit-il à Teisch.

 

Teisch ouvrit la porte. Un jeune homme de dix-neuf à vingt ans parut sur le seuil, s’avança lentement, s’agenouilla devant le lit de Mirabeau, prit sa main, et la baisa en éclatant en sanglots.

 

Mirabeau semblait chercher dans sa mémoire un vague souvenir.

 

– Ah ! dit-il tout à coup, je vous reconnais ; vous êtes le jeune homme d’Argenteuil.

 

– Mon Dieu, soyez béni ! dit le jeune homme ; voilà tout ce que je vous demandais.

 

Et, se levant en appuyant ses deux mains sur ses yeux, il sortit.

 

Quelques secondes après, Teisch entra tenant à la main un billet que le jeune homme avait écrit dans l’antichambre.

 

Il contenait ces simples paroles :

 

« En baisant la main de M. de Mirabeau à Argenteuil, je lui ai dit que j’étais prêt à mourir pour lui.

 

« Je viens acquitter ma parole.

 

« J’ai lu hier dans un journal anglais que la transfusion du sang avait, dans un cas pareil à celui où se trouve l’illustre malade, été exécutée avec succès à Londres.

 

« Si, pour sauver M. de Mirabeau, la transfusion du sang était jugée utile, j’offre le mien, il est jeune et pur.

 

« Marnais »

 

En lisant ces quelques lignes, Mirabeau ne put retenir ses larmes.

 

Il ordonna qu’on fît rentrer le jeune homme ; mais, voulant sans doute échapper à cette reconnaissance si bien méritée, celui-ci était parti en laissant sa double adresse à Paris et à Argenteuil.

 

Quelques instants après, Mirabeau consentit à recevoir tout le monde : MM. de La Marck et Frochot, ses amis ; Mme du Saillant, sa sœur ; Mme d’Arragon, sa nièce.

 

Seulement, il refusa de voir un autre médecin que Gilbert ; et, comme celui ci insistait :

 

– Non, docteur, dit-il ; vous avez eu tous les inconvénients de ma maladie ; si vous me guérissez, il faut que vous ayez tout le mérite de la guérison.

 

De temps en temps, il voulait savoir qui avait pris de ses nouvelles, et, quoiqu’il ne demandât point : « La reine a-t-elle envoyé du château ? » Gilbert devinait, au soupir que poussait le moribond quand il arrivait à la fin de la liste, que le seul nom qu’il eût désiré y trouver était justement celui qui ne s’y trouvait pas.

 

Alors, sans parler du roi ni de la reine – Mirabeau n’était pas encore assez mourant pour en arriver là –, il se lançait avec une éloquence admirable dans la politique générale, et particulièrement dans celle qu’il eût suivie vis à-vis de l’Angleterre s’il eût été ministre.

 

C’était avec Pitt surtout qu’il se fût trouvé heureux de lutter corps à corps.

 

– Oh ! ce Pitt, s’écria-t-il une fois, c’est le ministre des préparatifs : il gouverne avec ce dont il menace plutôt qu’avec ce qu’il fait. Si j’eusse vécu, je lui eusse donné du chagrin !

 

De temps en temps, une clameur montait jusqu’aux fenêtres : c’était un triste cri de « Vive Mirabeau ! » poussé par le peuple, cri qui semblait une prière, et plutôt une plainte qu’une espérance.

 

Alors, Mirabeau écoutait et faisait ouvrir la fenêtre, pour que ce bruit rémunérateur de tant de souffrances endurées arrivât jusqu’à lui. Pendant quelques secondes, il demeurait les mains et les oreilles tendues, aspirant à lui et comme absorbant en lui toute cette rumeur.

 

Puis il murmurait :

 

– Oh ! bon peuple ! peuple calomnié, injurié, méprisé comme moi, il est juste que ce soit eux qui m’oublient et toi qui me récompenses !

 

La nuit arriva. Gilbert ne voulut point quitter le malade ; il fit approcher du lit la chaise longue et se coucha dessus.

 

Mirabeau se laissa faire ; depuis qu’il était sûr de mourir, il semblait ne plus craindre son médecin.

 

Dès que le jour parut, il fit ouvrir les fenêtres.

 

– Mon cher docteur, dit-il à Gilbert, c’est aujourd’hui que je mourrai. Quand on en est où je suis, on n’a plus qu’à se parfumer et à se couronner de fleurs, afin d’entrer le plus agréablement possible dans le sommeil dont on ne se réveille plus. Ai-je la permission de faire ce que je voudrai ?

 

Gilbert lui fit signe qu’il était parfaitement le maître.

 

Alors, il appela les deux domestiques.

 

– Jean, dit-il, ayez-moi les plus belles fleurs que vous pourrez trouver ; tandis que Teisch va se charger, lui, de me faire le plus beau possible.

 

Jean sembla demander des yeux permission à Gilbert, qui de la tête lui fit signe que oui.

 

Il sortit.

 

Quant à Teisch, qui avait été fort malade la veille, il commença à raser et à friser son maître.

 

– À propos, lui dit Mirabeau, tu étais malade hier, mon pauvre Teisch ; comment vas-tu aujourd’hui ?

 

– Oh ! très bien, mon cher maître, répondit l’honnête serviteur ; et je vous souhaite d’être à ma place.

 

– Eh bien, moi, répondit Mirabeau en riant, pour peu que tu tiennes à la vie, je ne te souhaite pas d’être à la mienne.

 

En ce moment, un coup de canon retentit. D’où venait-il ? On n’en sut jamais rien.

 

Mirabeau tressaillit.

 

– Oh ! dit-il en se redressant, sont-ce déjà les funérailles d’Achille ?

 

À peine Jean, vers lequel tout le monde s’était précipité à sa sortie de l’hôtel, afin d’avoir des nouvelles de l’illustre malade, eut-il dit qu’il allait chercher des fleurs, que des hommes coururent par les rues en criant : « Des fleurs pour M. de Mirabeau ! » et que toutes les portes s’ouvrirent, chacun offrant ce qu’il en avait, soit dans ses appartements, soit dans ses serres, de sorte qu’en moins d’un quart d’heure l’hôtel fut encombré des fleurs les plus rares.

 

À neuf heures du matin, la chambre de Mirabeau était transformée en un véritable parterre.

 

En ce moment, Teisch venait de lui achever sa toilette.

 

– Mon cher docteur, dit Mirabeau, je vous demanderai un quart d’heure pour faire mes adieux à quelqu’un qui doit quitter l’hôtel avant moi. Si on voulait insulter cette personne, je vous la recommande.

 

Gilbert comprit.

 

– Bien, dit-il, je vais vous laisser.

 

– Oui ; mais vous attendrez dans la chambre à côté. Cette personne une fois sortie, vous ne me quitterez plus jusqu’à ma mort ?

 

Gilbert fit un signe affirmatif.

 

– Donnez-moi votre parole, dit Mirabeau.

 

Gilbert la donna en balbutiant. Cet homme stoïque était tout étonné de se trouver des larmes, lui qui croyait, à force de philosophie, être arrivé à l’insensibilité.

 

Puis il s’avança vers la porte.

 

Mirabeau l’arrêta.

 

– Avant de sortir, dit-il, ouvrez mon secrétaire, et donnez-moi une petite cassette qui s’y trouve.

 

Gilbert fit ce que désirait Mirabeau.

 

Cette cassette était lourde. Gilbert jugea qu’elle devait être pleine d’or.

 

Mirabeau lui fit signe de la poser sur la table de nuit ; puis il lui tendit la main.

 

– Vous aurez la bonté de m’envoyer Jean, dit-il ; Jean, vous entendez bien ? pas Teisch ; il me fatigue d’appeler ou de sonner.

 

Gilbert sortit. Jean attendait dans la chambre voisine, et, par la même ouverture qui donnait sortie à Gilbert, il entra.

 

Derrière Jean, Gilbert entendit la porte se refermer au verrou.

 

La demi-heure qui suivit fut employée par Gilbert à donner des nouvelles du malade à tous ceux qui encombraient la maison.

 

Les nouvelles étaient désespérées ; il ne cacha point à toute cette foule que Mirabeau ne passerait sans doute point la journée.

 

Une voiture s’arrêta devant la porte de l’hôtel.

 

Un instant il eut l’idée que c’était une voiture de la cour qu’on avait, par considération, laissé approcher malgré la défense générale.

 

Il courut à la fenêtre. C’eût été une si douce consolation pour le mourant de savoir que la reine s’occupait de lui !

 

C’était une simple voiture de place que Jean venait d’aller chercher.

 

Le docteur devina pour qui.

 

En effet, quelques minutes après, Jean sortit conduisant une femme voilée par une grande mante.

 

Cette femme monta dans la voiture.

 

Devant cette voiture, sans s’inquiéter quelle était cette femme, la foule s’écarta respectueusement.

 

Jean rentra.

 

Un instant après, la porte de la chambre de Mirabeau se rouvrit et l’on entendit la voix affaiblie du malade qui demandait le docteur.

 

Gilbert courut à lui.

 

– Tenez, dit Mirabeau, remettez cette cassette à sa place, mon cher docteur.

 

Puis, comme celui-ci semblait étonné de la trouver aussi lourde qu’auparavant :

 

– Oui, n’est-ce pas, dit Mirabeau, c’est curieux ? Où diable le désintéressement va-t-il se nicher !

 

En revenant près du lit, Gilbert trouva à terre un mouchoir brodé et tout garni de dentelles.

 

Il était trempé de larmes.

 

– Ah ! dit-il à Mirabeau, elle n’a rien emporté, mais elle a laissé quelque chose.

 

Mirabeau prit le mouchoir, et, le sentant tout humide, il l’appliqua sur son front.

 

– Oh ! murmura-t-il, il n’y a donc qu’elle qui n’a pas de cœur !…

 

Et il retomba sur son lit, les yeux fermés ; de sorte qu’on eut pu le croire évanoui ou mort, sans le râle de sa poitrine qui indiquait qu’il était seulement en train de mourir.

 

Chapitre LXXVII

Fuir ! Fuir ! Fuir !

 

En effet, à partir de ce moment, les quelques heures que vécut encore Mirabeau ne furent plus qu’une agonie.

 

Gilbert n’en tint pas moins la promesse donnée, et resta attaché à son lit jusqu’à la dernière minute.

 

D’ailleurs, si douloureux qu’il soit, c’est toujours un grand enseignement pour le médecin et le philosophe que le spectacle de cette dernière lutte entre la matière et l’âme.

 

Plus le génie a été grand, plus il est curieux d’étudier comment ce génie soutient le combat contre la mort, qui doit finir par le dompter.

 

Puis l’âme du docteur trouvait encore, à la vue de ce grand homme expirant, une autre source de réflexions sombres.

 

Pourquoi Mirabeau mourait-il, lui, l’homme au tempérament athlétique, à la constitution herculéenne ?

 

N’était-ce point parce qu’il avait étendu la main pour soutenir cette monarchie qui allait croulant ? N’était-ce point parce que s’était appuyée un instant à son bras cette femme de malheur qu’on appelait Marie-Antoinette ?

 

Cagliostro ne lui avait-il pas prédit quelque chose de pareil à cette mort à l’endroit de Mirabeau ; et ces deux êtres étranges qu’il avait rencontrés, l’un tuant la réputation, l’autre tuant la santé du grand orateur de la France devenu le soutien de la monarchie, n’étaient-ils pas pour lui, Gilbert, une preuve que toute chose faisant obstacle devait, comme la Bastille, s’écrouler devant cet homme ou plutôt devant l’idée qu’il représentait ?

 

Pendant que Gilbert était plongé au plus profond de ses pensées, Mirabeau fit un mouvement, et ouvrit les yeux.

 

Il rentrait dans la vie par la porte de la douleur.

 

Il essaya de parler ; ce fut inutilement. Mais, loin de paraître affecté de ce nouvel accident, dès qu’il se fut bien assuré que sa langue était muette, il sourit et essaya de faire passer dans ses yeux le sentiment de reconnaissance qu’il éprouvait pour Gilbert et pour ceux dont les soins l’accompagnaient dans cette suprême et dernière étape dont le but était la mort.

 

Cependant, une idée unique semblait le préoccuper ; Gilbert pouvait seul la deviner et la devina.

 

Le malade ne pouvait apprécier la durée de l’évanouissement dont il venait de sortir. Avait-il duré une heure ? avait-il duré un jour ? pendant cette heure ou pendant ce jour, la reine avait-elle envoyé demander de ses nouvelles ?

 

On fit monter le registre qui se trouvait en bas, et où chacun, soit qu’il vînt comme messager, soit qu’il vînt pour son propre compte, écrivait son nom.

 

Aucun nom connu pour être de l’intimité royale ne dénonça de ce côté même une sollicitude déguisée.

 

On fit venir Teisch et Jean, et on les interrogea ; personne, ni valet de chambre ni huissier, n’était venu.

 

On vit alors Mirabeau tenter un effort suprême pour prononcer encore quelques paroles, un de ces efforts comme dut en faire le fils de Crésus, lorsque, voyant son père menacé de mort, il parvint à briser les liens qui enchaînaient sa langue, et à crier : « Soldat, ne tue pas Crésus ! »

 

Il réussit.

 

– Oh ! s’écria-t-il, ils ne savent donc pas que, moi mort, ils sont perdus ? J’emporte avec moi le deuil de la monarchie, et, sur ma tombe, les factieux s’en partageront les lambeaux…

 

Gilbert se précipita vers le malade. Pour un habile médecin, il y a espoir tant qu’il y a vie. D’ailleurs, ne fût-ce que pour permettre à cette bouche éloquente de prononcer encore quelques mots, ne devait-il pas employer toutes les ressources de l’art ?

 

Il prit une cuiller, y versa quelques gouttes de cette liqueur verdâtre dont une fois déjà il avait donné un flacon à Mirabeau, et, sans la mélanger, cette fois, avec de l’eau-de-vie, il l’approcha des lèvres du malade.

 

– Oh ! cher docteur, dit celui-ci en souriant, si vous voulez que la liqueur de vie agisse sur moi, donnez-moi la cuiller pleine ou le flacon entier.

 

– Comment cela ? demanda Gilbert en regardant fixement Mirabeau.

 

– Croyez-vous, répondit celui-ci, que, moi, l’abuseur de tout par excellence, j’aie eu ce trésor de vie entre les mains sans en abuser ? Non pas. J’ai fait décomposer votre liqueur, mon cher esculape ; j’ai appris qu’elle se tirait de la racine du chanvre indien, et, alors, j’en ai bu, non seulement par gouttes, mais encore par cuillerées, non seulement pour vivre, mais encore pour rêver.

 

– Malheureux ! malheureux ! murmura Gilbert, je m’étais bien douté que je vous versais du poison.

 

– Doux poison, docteur, grâce auquel j’ai doublé, quadruplé, centuplé les dernières heures de mon existence ; grâce auquel, en mourant à quarante-deux ans, j’aurai vécu la vie d’un centenaire ; grâce auquel, enfin, j’ai possèdé en rêve tout ce qui m’échappait en réalité, force, richesse, amour… Oh ! docteur, docteur, ne vous repentez pas, mais, au contraire, félicitez-vous. Dieu ne m’avait donné que la vie réelle, vie triste, pauvre, décolorée, malheureuse, peu regrettable, et que l’homme devrait toujours être disposé à lui rendre comme un prêt usuraire ; docteur, je ne sais si je dois dire à Dieu merci de la vie, mais je sais que je dois vous dire à vous merci de votre poison. Emplissez donc la cuiller, docteur, et donnez-la-moi !

 

Le docteur fit ce que demandait Mirabeau, et lui présenta la liqueur, qu’il savoura avec délices.

 

Alors, après quelques secondes de silence :

 

– Ah ! docteur, dit-il, comme si, à l’approche de l’éternité, la mort permettait que se soulevât pour lui le voile de l’avenir, bienheureux ceux qui mourront dans cette année 1791 ! ils n’auront vu de la Révolution que sa face resplendissante et sereine. Jusqu’aujourd’hui, jamais révolution plus grande n’a coûté moins de sang ; c’est que, jusqu’aujourd’hui, elle se fait dans les esprits seulement, et que le moment va venir où elle se fera dans les faits et dans les choses. Peut-être croyez-vous qu’ils vont me regretter là-bas, aux Tuileries ; point. Ma mort les débarrasse d’un engagement pris. Avec moi, il leur fallait gouverner d’une certaine façon ; je ne leur étais plus un soutien, je leur étais un obstacle ; elle s’excusait de moi à son frère. « Mirabeau croit qu’il me conseille, lui écrivait-elle, et il ne s’aperçoit pas que je l’amuse. » Oh ! voilà pourquoi j’aurais voulu que cette femme fût ma maîtresse, et non ma reine. Quel beau rôle à jouer dans l’histoire, docteur, que celui d’un homme qui soutient d’une main la jeune liberté et de l’autre la vieille monarchie, qui les force à marcher du même pas et vers un seul but, le bonheur du peuple et le respect de la royauté ! Peut-être était-ce possible, peut-être était-ce un rêve ; mais ce rêve, j’en ai la conviction, moi seul pouvais le réaliser. Ce qui me peine, docteur, ce n’est pas de mourir, c’est de mourir incomplet, c’est d’avoir entrepris une œuvre, et de comprendre que je ne puis mener cette œuvre à bout. Qui glorifiera mon idée, si mon idée est avortée, tronquée, décapitée ? Ce que l’on saura de moi, docteur, c’est justement ce qu’il ne faudrait pas qu’on en sût. C’est ma vie déréglée, folle, vagabonde ; ce qu’on lira de moi, ce sont mes Lettres à Sophie, l’Érotika Biblion, La Monarchie prussienne, des pamphlets et des livres obscènes ; ce qu’on me reprochera, c’est d’avoir pactisé avec la cour, et l’on me reprochera cela parce que, de ce pacte, il ne sera rien sorti de ce qui devait en sortir ; mon œuvre ne sera qu’un fœtus informe, qu’un monstre auquel manquera la tête ; et, cependant, on me jugera, moi, mort à quarante-deux ans, comme si j’avais vécu une vie d’homme ; moi, disparu au milieu d’une tempête, comme si, au lieu d’être obligé de marcher sans cesse sur les flots, c’est-à-dire sur un abîme, j’avais marché sur une grande route solidement pavée de lois, d’ordonnances et de règlements. Docteur, à qui léguerai-je, non pas ma fortune dilapidée – peu importe cela, je n’ai pas d’enfants –, mais à qui léguerai-je ma mémoire calomniée, ma mémoire qui pouvait être un jour un héritage à faire honneur à la France, à l’Europe, au monde ?…

 

– Pourquoi aussi vous être tant hâté de mourir ? répondit tristement Gilbert

 

– Oui, dit Mirabeau, il y a, en effet, des moments où je me demande cela à moi-même comme vous me le demandez. Mais écoutez bien ceci ; je ne pouvais rien sans elle, et elle n’a pas voulu. Je m’étais engagé comme un sot ; j’avais juré comme un imbécile, toujours soumis à ces ailes invisibles de mon cerveau qui emportent le cœur, tandis qu’elle, elle n’avait rien juré, elle n’était engagée à rien… Ainsi donc, tout est pour le mieux, docteur, et, si vous voulez me promettre une chose, aucun regret ne troublera plus les quelques heures que j’ai encore à vivre.

 

– Et que puis-je vous promettre, mon Dieu ?

 

– Eh bien, promettez-moi que, si mon passage de cette vie à l’autre était trop difficile, trop douloureux, promettez-moi, docteur – et c’est non seulement d’un médecin, mais encore d’un homme, mais encore d’un philosophe –, promettez-moi que vous y aideriez ?

 

– Pourquoi me faites-vous une pareille demande ?

 

– Ah ! je vais vous le dire ; c’est que, quoique je sente que la mort est là, je sens aussi qu’il reste bien de la vie en moi. Je ne meurs pas mort, cher docteur, je meurs vivant, et le dernier pas sera dur à franchir !

 

Le docteur inclina son visage sur celui de Mirabeau.

 

– Je vous ai promis de ne pas vous quitter, mon ami, dit-il, si Dieu – et j’espère encore que cela n’est point –, si Dieu a condamné votre vie, eh bien, au moment suprême, laissez à ma profonde tendresse pour vous le soin d’accomplir ce que j’aurai à faire ! Si la mort est là, j’y serai aussi.

 

On eût dit que le malade n’attendait que cette promesse.

 

– Merci, murmura-t-il.

 

Et il retomba la tête sur son oreiller.

 

Cette fois, malgré cette espérance qu’il est du devoir d’un médecin d’infiltrer jusqu’à la dernière goutte dans l’esprit du malade, Gilbert ne douta plus. La dose abondante de hachisch que venait de prendre Mirabeau avait pour un instant, comme les secousses de la pile voltaïque, rendu au malade, avec la parole, le jeu des muscles – cette vie de la pensée, si on peut dire cela – qui l’accompagne. Mais, lorsqu’il cessa de parler, les muscles s’affaissèrent ; cette vie de la pensée s’évanouit, et la mort, déjà empreinte sur son visage depuis la dernière crise y reparut plus profondément gravée que jamais.

 

Pendant trois heures, sa main glacée resta entre les mains du docteur Gilbert ; pendant ces trois heures, c’est-à-dire de quatre à sept heures, l’agonie fut calme ; si calme, que l’on put faire entrer tout le monde. On eût cru qu’il dormait.

 

Mais, vers huit heures, Gilbert sentit tressaillir dans les siennes sa main glacée ; le tressaillement était si violent, qu’il ne s’y trompa point.

 

– Allons, dit-il, voici l’heure de la lutte, voici la vraie agonie qui commence.

 

Et, en effet, le front du moribond venait de se couvrir de sueur ; son œil venait de se rouvrir et avait lancé un éclair.

 

Il fit un mouvement qui indiquait qu’il voulait boire.

 

On s’empressa aussitôt de lui offrir de l’eau, du vin, de l’orangeade, mais il secouait la tête.

 

Ce n’était point là ce qu’il voulait.

 

Il fit signe qu’on lui apportât une plume, de l’encre et du papier.

 

On obéit, autant pour lui obéir qu’afin que pas une pensée de ce grand génie, même celles du délire, ne fût perdue.

 

Il prit la plume, et, d’une main ferme, traça ces deux mots : « Dormir, mourir. »

 

C’étaient les deux mots d’Hamlet.

 

Gilbert fit semblant de ne pas comprendre.

 

Mirabeau lâcha la plume, prit sa poitrine à pleines mains comme pour la briser, jeta quelques cris inarticulés, reprit la plume, et, faisant un effort surhumain pour commander à la douleur de s’abstenir un instant, il écrivit : « Les douleurs sont devenues poignantes, insupportables. Doit-on laisser un ami sur la roue pendant des heures, pendant des jours peut-être, quand on peut lui épargner la torture avec quelques gouttes d’opium ? »

 

Mais le docteur hésitait. Oui, comme il l’avait dit à Mirabeau, au moment suprême, il serait là en face de la mort, mais pour combattre la mort, et non pour la seconder.

 

Les douleurs devenaient de plus en plus violentes ; le moribond se raidissait, se tordait les mains, mordait son oreiller.

 

Enfin, elles rompirent les liens de la paralysie.

 

– Oh ! les médecins, les médecins ! s’écria-t-il tout à coup. N’êtes-vous pas mon médecin et mon ami, Gilbert ? ne m’avez-vous pas promis de m’épargner les douleurs d’une pareille mort ? Voulez-vous que j’emporte le regret de vous avoir donné ma confiance ? Gilbert, j’en appelle à votre amitié ! j’en appelle à votre honneur !

 

Et, avec un soupir, un gémissement, un cri de douleur, il retomba sur son oreiller.

 

Gilbert, à son tour, poussa un soupir, et, tendant la main à Mirabeau :

 

– C’est bien, dit-il, mon ami, on va vous donner ce que vous demandez.

 

Et il prit la plume pour écrire une ordonnance qui n’était autre qu’une forte dose de sirop diacode dans de l’eau distillée.

 

Mais à peine avait-il écrit le dernier mot, que Mirabeau se dressa sur son lit, tendant la main, et demandant la plume.

 

Gilbert se hâta de la lui donner.

 

Alors, la main de l’agonisant, crispée par la mort, se cramponna au papier, et, d’une écriture à peine lisible, il écrivit : « Fuir ! fuir ! fuir ! »

 

Il voulut signer ; mais il put tracer tout au plus les quatre premières lettres de son nom, et, étendant son bras convulsif vers Gilbert :

 

– Pour elle, murmura-t-il.

 

Et il retomba sur son oreiller sans mouvement, sans regard, sans souffle.

 

Il était mort.

 

Gilbert s’approcha du lit, le regarda, lui tâta le pouls, lui mit la main sur le cœur ; puis, se retournant vers les spectateurs de cette scène suprême :

 

– Messieurs, dit-il, Mirabeau ne souffre plus.

 

Et, posant une dernière fois ses lèvres sur le front du mort, il prit le papier dont lui seul connaissait la destination, le plia religieusement, le mit sur sa poitrine, ne pensant pas qu’il eût le droit de garder un instant de plus que le temps nécessaire pour aller de la Chaussée-d’Antin aux Tuileries la recommandation de l’illustre trépassé.

 

Quelques secondes après la sortie du docteur de la chambre mortuaire, une grande clameur s’éleva dans la rue.

 

C’était le bruit de la mort de Mirabeau qui commençait à se répandre.

 

Bientôt un sculpteur entra : il était envoyé par Gilbert pour conserver à la postérité l’image du grand orateur au moment même où, dans sa lutte contre la mort, il venait de succomber.

 

Quelques minutes d’éternité avaient déjà rendu à ce masque la sérénité qu’une âme puissante reflète en quittant le corps sur la physionomie qu’elle a animée.

 

Mirabeau n’est pas mort, Mirabeau semble dormir d’un sommeil plein de vie et de songes riants.

 


Chapitre LXXVIII

Les funérailles

 

La douleur fut immense, universelle ; en un instant elle se répandit du centre à la circonférence, de la rue de la Chaussée-d’Antin aux barrières de Paris. Il était huit heures et demie du matin.

 

Le peuple jeta une clameur terrible ; puis il se chargea de décréter le deuil.

 

Il courut aux théâtres, dont il déchira les affiches, et dont il ferma les portes.

 

Un bal avait lieu le soir même dans un hôtel de la rue de la Chaussée-d’Antin ; il envahit l’hôtel, dispersa les danseurs, et brisa les instruments des musiciens.

 

La perte qu’elle venait de faire fut annoncée à l’Assemblée nationale par son président.

 

Aussitôt Barrère monta à la tribune et demanda que l’Assemblée nationale déposât dans le procès-verbal de ce jour funèbre le témoignage des regrets qu’elle donnait à la perte de ce grand homme et insista pour qu’il fût fait, au nom de la patrie, une invitation à tous les membres de l’Assemblée d’assister à ses funérailles.

 

Le lendemain, 3 avril, le département de Paris se présenta à l’Assemblée nationale, demanda et obtint que l’église Sainte-Geneviève fût érigée en panthéon, consacrée à la sépulture des grands hommes, et que, le premier, Mirabeau y fût inhumé.

 

Consignons ici ce magnifique décret de l’Assemblée. Il est bon qu’on retrouve dans ces livres que les hommes politiques tiennent pour frivoles, parce qu’ils ont le tort d’apprendre l’histoire sous une forme un peu moins lourde que celle qu’emploient les historiens, il est bon, disons-nous, qu’on rencontre, le plus souvent possible, et n’importe où, pourvu que ce soit à la portée des yeux, ces décrets d’autant plus grands, qu’ils sont spontanément arrachés à l’admiration ou à la reconnaissance d’un peuple.

 

Voici ce décret dans toute sa pureté :

 

« L’Assemblée nationale décrète :

 

Article premier.

 

« Le nouvel édifice de Sainte-Geneviève sera destiné à recevoir les cendres des grands hommes, à dater de l’époque de la liberté française.

 

Article II.

 

« Le corps législatif décidera seul à quels hommes cet honneur sera décernée.

 

Article III.

 

« Honoré Riquetti Mirabeau est jugé digne de cet honneur.

 

Article IV.

 

« La législature ne pourra pas à l’avenir décerner cet honneur à l’un de ses membres venant à décéder ; il ne pourra être déféré que par la législature suivante.

 

Article V.

 

« Les exceptions qui pourront avoir lieu pour quelques grands hommes morts avant la Révolution ne pourront être faites que par le corps législatif.

 

Article VI.

 

« Le directoire du département de Paris sera chargé de mettre promptement l’édifice Sainte-Geneviève en état de remplir sa nouvelle destination, et fera graver au-dessus du fronton ces mots : AUX GRANDS HOMMES LA PATRIE RECONNAISSANTE.

 

Article VII.

 

« En attendant que la nouvelle église Sainte-Geneviève soit achevée, le corps de Riquetti Mirabeau sera déposé à côté des cendres de Descartes dans le caveau de l’église Sainte-Geneviève. »

 

Le lendemain, à quatre heures de l’après-midi, l’Assemblée nationale tout entière quitta la salle du Manège pour se rendre à l’hôtel de Mirabeau ; elle y était attendue par le directeur du département, par tous les ministres, et par plus de cent mille personnes.

 

Mais de ces cent mille personnes pas une n’était spécialement venue de la part de la reine.

 

Le cortège se mit en marche.

 

La Fayette marchait en tête, comme commandant général des gardes nationales du royaume.

 

Puis le président de l’Assemblée nationale Tronchet, entouré royalement des douze huissiers de la chaîne.

 

Puis les ministres.

 

Puis l’Assemblée, sans distinction de partis, Sieyès donnant le bras à Charles de Lameth.

 

Puis, après l’Assemblée, le club des Jacobins, comme une seconde Assemblée nationale ; lui s’était signalé par sa douleur, probablement plus fastueuse que vraie : il avait décrété huit jours de deuil, et Robespierre, trop pauvre pour faire la dépense d’un habit, en avait loué un, comme il avait déjà fait pour le deuil de Franklin.

 

Puis la population de Paris tout entière, enfermée dans deux lignes de gardes nationales montant à plus de trente mille hommes.

 

Une musique funèbre, dans laquelle on entendait, pour la première fois, deux instruments inconnus jusqu’alors, le trombone et le tam-tam, marquait le pas à cette foule immense.

 

Ce fut à huit heures seulement que l’on arriva à Saint-Eustache. L’éloge funèbre fut prononcé par Cérutti ; au dernier mot, dix mille gardes nationaux qui étaient dans l’église déchargèrent leurs fusils d’un seul coup. L’assemblée, qui ne s’attendait pas à cette décharge, jeta un grand cri. La commotion avait été si violente, que pas un carreau n’était resté intact. On put croire un instant que la voûte du temple allait s’écrouler, et que l’église servirait de tombe au cercueil.

 

On se remit en marche aux flambeaux ; l’ombre était descendue, et non seulement avait envahi les rues par lesquelles on devait passer, mais encore la plupart des cœurs de ceux qui passaient.

 

La mort de Mirabeau, c’était, en effet, une obscurité politique. Mirabeau mort, savait-on dans quelle voie on allait entrer ? L’habile dompteur n’était plus là pour diriger ces fougueux coursiers qu’on appelle l’ambition et la haine. On sentait qu’il emportait avec lui quelque chose qui désormais manquerait à l’Assemblée : l’esprit de paix veillant même au milieu de la guerre, la bonté du cœur cachée sous la violence de l’esprit. Tout le monde avait perdu à cette mort ; les royalistes n’avaient plus d’aiguillon, les révolutionnaires plus de frein. Désormais le char allait rouler plus rapide, et la descente était encore longue. Qui pouvait dire vers quoi on roulait, et si c’était vers le triomphe ou vers l’abîme ?

 

On n’atteignit le Panthéon qu’au milieu de la nuit.

 

Un seul homme avait manqué au cortège, Pétion.

 

Pourquoi Pétion s’était-il abstenu ? Il le dit lui-même, le lendemain, à ceux de ses amis qui lui faisaient un reproche de son absence.

 

Il avait lu, disait-il, un plan de conspiration contre-révolutionnaire écrit de la main de Mirabeau.

 

Trois ans après, dans une sombre journée d’automne, non plus dans la salle du Manège, mais dans la salle des Tuileries, quand la Convention, après avoir tué le roi, après avoir tué la reine, après avoir tué les girondins, après avoir tué les cordeliers, après avoir tué les jacobins, après avoir tué les montagnards, après s’être tuée elle-même, n’eut plus rien de vivant à tuer, elle se mit à tuer les morts. Ce fut alors qu’avec une joie sauvage elle déclara qu’elle s’était trompée dans le jugement qu’elle avait rendu sur Mirabeau, et qu’à ses yeux, le génie ne pouvait faire pardonner à la corruption.

 

Un nouveau décret fut rendu qui excluait Mirabeau du Panthéon.

 

Un huissier vint, et, sur le seuil du temple, il fit lecture du décret qui déclarait Mirabeau indigne de partager la sépulture de Voltaire, de Rousseau et de Descartes, et qui sommait le gardien de l’église de lui remettre le cadavre.

 

Ainsi, une voix plus terrible que celle qui doit être entendue dans la vallée de Josaphat, criait avant l’heure :

 

– Panthéon, rends tes morts !

 

Le Panthéon obéit ; le cadavre de Mirabeau fut remis à l’huissier, qui fit, il le dit lui-même, conduire et déposer ledit cercueil dans le lieu ordinaire des sépultures.

 

Or, le lieu ordinaire des sépultures, c’était Clamart, le cimetière des suppliciés.

 

Et, sans doute pour rendre encore plus terrible la punition qui l’allait chercher jusque dans la mort, ce fut nuitamment et sans cortège aucun que le cercueil fut inhumé, sans nul indice du lieu de l’inhumation, sans croix, sans pierre, sans inscription.

 

Seulement, plus tard, un vieux fossoyeur, interrogé par un de ces esprits curieux de savoir ce que les autres ignorent, conduisit, un soir, un homme à travers le cimetière désolé, et, s’arrêtant au milieu de l’enceinte, et frappant du pied, lui dit :

 

– C’est ici.

 

Puis, comme le curieux insistait pour avoir une certitude :

 

– C’est ici, répéta-t-il, j’en réponds ; car j’ai aidé à le descendre dans sa fosse, et même j’ai manqué d’y rouler, tant était lourd son maudit cercueil de plomb.

 

Cet homme, c’était Nodier. Un jour, il me conduisit aussi à Clamart, frappa du pied au même endroit, et me dit à son tour :

 

– C’est ici.

 

Or, voilà plus de cinquante ans que les générations qui se sont succédé passent sur cette tombe inconnue de Mirabeau. N’est-ce pas une assez longue expiation pour un crime contestable, qui fut bien plus celui des ennemis de Mirabeau que celui de Mirabeau lui-même, et ne sera-t-il pas temps, à la première occasion, de fouiller cette terre impure dans laquelle il repose, jusqu’à ce qu’on trouve ce cercueil de plomb qui pesait si fort aux bras du pauvre fossoyeur, et auquel on reconnaîtra le proscrit du Panthéon ?

 

Peut-être Mirabeau ne mérite-t-il pas le Panthéon ; mais, à coup sûr, beaucoup reposent et reposeront en terre chrétienne qui plus que lui méritent les gémonies.

 

France ! entre les gémonies et le Panthéon, une tombe à Mirabeau ! avec son nom pour toute épitaphe, avec son buste pour tout ornement, avec l’avenir pour tout juge !

 

Chapitre LXXIX

Le messager

 

Le matin même du 2 avril, une heure peut-être avant que Mirabeau rendît le dernier soupir, un officier supérieur de la marine, revêtu de son grand uniforme de capitaine de vaisseau, et venant de la rue Saint-Honoré, s’acheminait vers les Tuileries par la rue Saint-Louis et la rue de l’Echelle.

 

À la hauteur de la rue des Écuries, il laissa cette cour à droite, enjamba les chaînes qui le séparaient de la cour intérieure, rendit son salut au factionnaire qui lui portait les armes, et se trouva dans la cour des Suisses.

 

Arrivé là, il prit, comme un homme à qui le chemin est familier, un petit escalier de service qui, par un long corridor tournant, communiquait au cabinet du roi.

 

En l’apercevant, le valet de chambre jeta un cri de surprise, presque de joie ; mais lui, mettant un doigt sur sa bouche :

 

– Monsieur Hue, dit-il, le roi peut-il me recevoir en ce moment ?

 

– Le roi est avec M. le général La Fayette, auquel il donne ses ordres pour la journée, répondit le valet de chambre ; mais, dès que le général sera sorti…

 

– Vous m’annoncerez ? dit l’officier.

 

– Oh ! c’est inutile sans doute ; Sa Majesté vous attend, car, dès hier au soir, elle a donné l’ordre que vous fussiez introduit aussitôt votre arrivée.

 

En ce moment, on entendit retentir la sonnette dans le cabinet du roi.

 

– Et, tenez, dit le valet de chambre, voilà le roi qui sonne probablement pour s’informer de vous.

 

– Alors, entrez, monsieur Hue, et ne perdons pas de temps, si, en effet, le roi est libre de me recevoir.

 

Le valet de chambre ouvrit la porte, et presque aussitôt – preuve que le roi était seul – il annonça :

 

– M. le comte de Charny.

 

– Oh ! qu’il entre ! qu’il entre ! dit le roi ; depuis hier, je l’attends.

 

Charny s’avança vivement, et, avec un respectueux empressement, s’approchant du roi :

 

– Sire, dit-il, je suis en retard de quelques heures, à ce qu’il paraît ; mais j’espère que, quand j’aurai dit à Sa Majesté les causes de ce retard, elle me le pardonnera.

 

– Venez, venez, monsieur de Charny. Je vous attendais avec impatience, c’est vrai ; mais, d’avance, je suis de votre avis, une cause importante a pu seule faire votre voyage moins rapide qu’il n’aurait dû être. Vous voici, soyez le bienvenu.

 

Et il tendit au comte une main que celui-ci baisa avec respect.

 

– Sire, continua Charny, qui voyait l’impatience du roi, j’ai reçu votre ordre avant-hier dans la nuit, et je suis parti hier matin à trois heures de Montmédy.

 

– Comment êtes-vous venu ?

 

– En voiture de poste.

 

– Cela m’explique ces quelques heures de retard, dit le roi en souriant.

 

– Sire, dit Charny, j’eusse pu venir à franc étrier, c’est vrai, et, de cette façon, j’eusse été ici de dix à onze heures du soir, et même plus tôt, en prenant la route directe ; mais j’ai voulu me rendre compte des chances bonnes ou mauvaises de la route que Votre Majesté a choisie ; j’ai voulu connaître les postes bien montées et les postes mal servies ; j’ai voulu surtout savoir précisément combien de temps, à la minute, à la seconde, on mettait pour aller de Montmédy à Paris, et, par conséquent, de Paris à Montmédy. J’ai tout noté, et suis en mesure, maintenant, de répondre sur tout.

 

– Bravo ! monsieur de Charny, dit le roi, vous êtes un admirable serviteur ; seulement, laissez-moi commencer par vous dire où nous en sommes ici ; vous me direz ensuite où vous en êtes là-bas.

 

– Oh ! sire, dit Charny, si j’en juge par ce qui m’en est revenu, les choses vont fort mal.

 

– À tel point que je suis prisonnier aux Tuileries, mon cher comte ! Je le disais tout à l’heure à ce cher M. de La Fayette, mon geôlier, j’aimerais mieux être roi de Metz que roi de France ; mais, heureusement, vous voici !

 

– Sa Majesté me faisait l’honneur de me dire qu’elle allait me mettre au courant de la situation.

 

– Oui, c’est vrai, en deux mots… Vous avez appris la fuite de mes tantes ?

 

– Comme tout le monde, sire, mais sans aucun détail.

 

– Ah ! mon Dieu, c’est bien simple. Vous savez que l’Assemblée ne nous permet plus que des prêtres assermentés. Eh bien ! les pauvres femmes se sont effrayées à l’approche de Pâques ; elles ont cru qu’il y avait risque de leur âme à se confesser à un prêtre constitutionnel, et, sur mon avis, je dois le dire, elles sont parties pour Rome. Nulle loi ne mettait obstacle à ce voyage, et l’on ne devait pas craindre que deux pauvres vieilles femmes fortifiassent beaucoup le parti des émigrés. C’est Narbonne qu’elles avaient chargé de ce départ ; mais je ne sais comment il s’y est pris : toute la mèche a été éventée, et une visite, dans le genre de celle qui nous est arrivée à Versailles les 5 et 6 octobre, leur est arrivée, à elles, à Bellevue, le soir même de leur départ. Heureusement, elles sortaient par une porte, tandis que toute cette canaille leur arrivait par l’autre. Comprenez-vous ? pas une voiture prête ! trois devaient attendre tout attelées sous les remises. Il leur a fallu aller jusqu’à Meudon à pied. Là, enfin, on a trouvé les voitures, et l’on est parti. Trois heures après, rumeur immense dans tout Paris ; ceux qui étaient venus pour empêcher cette fuite avaient trouvé le nid tout chaud, mais vide. Le lendemain, hurlement de toute la presse. Marat crie qu’elles emportent des millions ; Desmoulins, qu’elles enlèvent le dauphin. Rien de tout cela n’était vrai ; les pauvres femmes avaient trois ou quatre cent mille francs dans leur bourse, et étaient bien assez embarrassées d’elles-mêmes, sans se charger d’un enfant qui ne pouvait que les faire reconnaître ; et la preuve, c’est qu’elles furent reconnues sans lui, d’abord à Moret, qui les laissa passer, puis à Arnay-le-Duc, qui les arrêta. Il m’a fallu écrire à l’Assemblée pour qu’elles continuassent leur chemin, et, malgré ma lettre, l’Assemblée a discuté toute la journée. Enfin, elles ont été autorisées à poursuivre leur voyage, mais à la condition que le comité présenterait une loi sur l’émigration.

 

– Oui, dit Charny ; mais il me semblait que, sur un magnifique discours de M. de Mirabeau, l’Assemblée avait rejeté le projet de loi du comité.

 

– Sans doute elle l’a rejeté. Mais à côté de ce petit triomphe m’attendait une grande humiliation. Quand on a vu le tapage que faisait le départ des pauvres filles, quelques amis dévoués – il m’en restait encore plus que je ne croyais, mon cher comte –, quelques amis dévoués, une centaine de gentilshommes, s’étaient précipités vers les Tuileries, et étaient venus m’offrir leur vie. Aussitôt le bruit se répand qu’une conspiration se dénoue et qu’on veut m’enlever. La Fayette, qu’on avait fait courir au faubourg Saint-Antoine, sous le prétexte qu’on relevait la Bastille, furieux d’avoir été pris pour dupe, revient vers les Tuileries, y entre l’épée au poing, la baïonnette en avant, arrête nos pauvres amis, les désarme. On trouve sur les uns des pistolets, sur les autres des couteaux. Chacun avait pris ce qu’il avait trouvé à la portée de sa main. Bon ! la journée sera inscrite dans l’histoire sous un nouveau nom ; elle s’appellera la journée des Chevaliers du Poignard.

 

– Oh ! sire, sire ! quels temps terribles que ceux où nous vivons ! dit Charny en secouant la tête.

 

– Attendez donc. Tous les ans, nous allons à Saint-Cloud ; c’est chose convenue, arrêtée. Avant-hier, nous commandons les voitures ; nous descendons ; nous trouvons quinze cents personnes autour de ces voitures. Nous montons ; impossible d’avancer ; le peuple saute à la bride des chevaux, déclare que je veux fuir, mais que je ne fuirai pas. Après une heure de tentatives inutiles, il fallut rentrer : la reine pleurait de colère.

 

– Mais le général La Fayette n’était-il donc pas là pour faire respecter Votre Majesté ?

 

– La Fayette ! savez-vous ce qu’il faisait ? Il faisait sonner le tocsin à Saint-Roch ; il courait à l’Hôtel de Ville demander le drapeau rouge pour déclarer la patrie en danger. La patrie en danger, parce que le roi et la reine vont à Saint-Cloud ! Savez-vous qui lui a refusé le drapeau rouge, qui le lui a arraché des mains ? – car il le tenait déjà – Danton ; aussi prétend-il que Danton m’est vendu, que Danton a reçu cent mille francs de moi. Voilà où nous en sommes, mon cher comte, sans compter Mirabeau qui se meurt, qui est peut-être mort même, à cette heure.

 

– Eh bien, alors, raison de plus pour se hâter, sire.

 

– C’est ce que nous allons faire. Voyons, qu’avez-vous décidé là-bas avec Bouillé ? Le voilà fort, j’espère. L’affaire de Nancy a été une occasion pour moi d’augmenter son commandement, de mettre de nouvelles troupes sous ses ordres.

 

– Oui, sire ; mais, par malheur, les arrangements du ministre de la Guerre contrecarrent les nôtres. Il vient de lui retirer le régiment de Saxe hussards, et il lui refuse les régiments suisses. C’est à grand-peine qu’il a conservé dans la forteresse de Montmédy le régiment de Bouillon infanterie.

 

– Alors, il doute donc maintenant ?

 

– Non, sire, ce sont quelques chances de moins ; mais qu’importe ! dans de pareilles entreprises, il faut bien faire la part du feu ou du hasard, et nous avons toujours, si l’entreprise est bien conduite, quatre-vingt-dix chances sur cent.

 

– Eh bien, puisqu’il en est ainsi, revenons à nous.

 

– Sire, Votre Majesté est toujours bien décidée à suivre la route de Châlons, de Sainte-Menehould, de Clermont et de Stenay, quoique cette route ait vingt lieues au moins de plus que les autres, et qu’il n’y ait pas de poste à Varennes ?

 

– J’ai déjà dit à M. de Bouillé les motifs qui me faisaient préférer ce chemin.

 

– Oui, sire, et il nous a transmis, à ce sujet, ordres de Votre Majesté. C’est même d’après ces ordres que toute la route a été relevée par moi, buisson à buisson, pierre à pierre ; le travail doit être entre les mains de Votre Majesté.

 

– Et c’est un modèle de clarté, mon cher comte. Je connais maintenant la route comme si je l’avais faite moi-même.

 

– Eh bien, sire, voici les renseignements que mon dernier voyage a ajoutés aux autres.

 

– Parlez, monsieur de Charny, je vous écoute, et, pour plus de clarté, voici la carte dressée par vous-même.

 

Et, en disant ces mots, le roi tira d’un carton une carte qu’il déploya sur la table. Cette carte était, non tracée, mais dessinée à la main, et, comme l’avait dit Charny, pas un arbre, pas une pierre n’y manquait ; c’était l’œuvre de plus de huit mois de travail.

 

Charny et le roi se penchèrent sur cette carte.

 

– Sire, dit Charny, le véritable danger commencera pour Votre Majesté à Sainte-Menehould, et cessera à Stenay. C’est sur ces dix-huit lieues qu’il faut répartir nos détachements.

 

– Ne pourrait-on les rapprocher davantage de Paris, monsieur de Charny ? les faire venir jusqu’à Châlons, par exemple ?

 

– Sire, dit Charny, c’est difficile. Châlons est une ville trop forte pour que quarante, cinquante, cent hommes même apportent quelque chose d’efficace au salut de Votre Majesté, si ce salut était menacé. M. de Bouillé, d’ailleurs, ne répond de rien qu’à partir de Sainte-Menehould. Tout ce qu’il peut faire – et, cela, m’a-t-il dit encore de le discuter avec Votre Majesté – c’est de placer son premier détachement à Pont-de-Sommevelle. Vous voyez, sire, ici, c’est-à-dire à la première poste après Châlons.

 

Et Charny montrait du doigt sur la carte l’endroit dont il était question.

 

– Soit, dit le roi, en dix ou douze heures, on peut être à Châlons. En combien d’heures avez-vous fait vos quatre-vingt-dix lieues, vous ?

 

– Sire, en trente-six heures.

 

– Mais avec une voiture légère, où vous étiez seul avec un domestique.

 

– Sire, j’ai perdu trois heures en route à examiner à quel endroit de Varennes on devait placer le relais, et si c’était en deçà de la ville, du côté de Sainte-Menehould, ou au-delà, du côté de Dun. Cela revient donc à peu près au même. Ces trois heures perdues compenseront le poids de la voiture. Mon avis est donc que le roi peut aller de Paris à Montmédy en trente-cinq ou trente-six heures.

 

– Et qu’avez-vous décidé pour le relais de Varennes ? C’est le point important ; il faut que nous soyons certains de n’y pas manquer de chevaux.

 

– Oui, sire, et mon avis est que le relais doit être placé au-delà de la ville, du côté de Dun.

 

– Sur quoi appuyez-vous cet avis ?

 

– Sur la situation même de la ville, sire.

 

– Expliquez-moi cette situation, comte.

 

– Sire, la chose est facile. Je suis passé cinq ou six fois à Varennes, depuis mon départ de Paris, et, hier, j’y suis resté de midi à trois heures. Varennes est une petite ville de seize cents habitants, à peu près, formée de deux quartiers bien distincts qu’on appelle la ville haute et la ville basse, séparés par la rivière d’Aire, et communiquant par un pont jeté sur cette rivière. Si Sa Majesté veut bien me suivre sur la carte… là, sire, près de la forêt d’Argonne, sur la lisière, elle verra…

 

– Oh ! j’y suis, dit le roi ; la route fait un coude énorme dans la forêt pour aller à Clermont.

 

– C’est cela, sire.

 

– Mais tout cela ne me dit point pourquoi vous placez le relais au-delà de la ville, au lieu de le placer en deçà.

 

– Attendez, sire. Le pont qui conduit d’un quartier à l’autre est dominé par une haute tour. Cette tour, ancienne tour de péage, pose sur une voûte sombre, obscure, étroite. Là, le moindre obstacle peut empêcher le passage ; mieux vaut donc, puisqu’il y a là un risque à courir, le courir avec des chevaux et des postillons lancés à fond de train, et venant de Clermont, que de relayer à cinq cents pas en deçà du pont, qui, si le roi était par hasard reconnu au relais, pourrait être gardé et défendu sur un simple signal, et par trois ou quatre hommes.

 

– C’est juste, dit le roi ; d’ailleurs, en cas d’hésitation, vous serez là, comte.

 

– Ce sera à la fois un devoir et un honneur pour moi, si toutefois le roi m’en juge digne.

 

Le roi tendit de nouveau la main à Charny

 

– Ainsi, dit le roi, M. de Bouillé a déjà marqué les étapes et choisi les hommes qu’il échelonnera sur ma route ?

 

– Sauf l’approbation de Votre Majesté, oui, sire.

 

– Vous a-t-il remis quelque note à ce sujet ?

 

Charny prit dans sa poche un papier plié et le présenta au roi en s’inclinant.

 

Le roi le déplia et lut :

 

« L’avis du marquis de Bouillé est que les détachements ne doivent pas aller au-delà de Sainte-Menehould. Si, cependant, le roi exigeait qu’ils vinssent jusqu’à Pont-de-Sommevelle, voici comment je propose à Sa Majesté de répartir les forces destinées à lui servir d’escorte :

 

« 1. À Pont-de-Sommevelle, quarante hussards du régiment de Lauzun, commandés par M. de Choiseul, ayant sous ses ordres le sous-lieutenant Boudet ;

 

« 2. À Sainte-Menehould, trente dragons du régiment Royal, commandés par M. Dandoins, capitaine ;

 

« 3. À Clermont, cent dragons du régiment de Monsieur, et quarante du régiment Royal, commandés par le comte Charles de Damas ;

 

« 4. À Varennes, soixante hussards du régiment de Lauzun commandés par MM. de Rohrig, de Bouillé fils et de Raigecourt ;

 

« 5. À Dun, cent hussards du régiment de Lauzun, commandés par M. Deslon, capitaine ;

 

« 6. À Mouzay, cinquante cavaliers de Royal-allemand, commandés par M. Guntzer, capitaine

 

« 7. Enfin, à Stenay, le régiment de Royal-allemand, commandé par son lieutenant-colonel, M. le baron de Mandell. »

 

– Cela me paraît bien ainsi, dit le roi après avoir lu ; mais si ces détachements sont obligés de stationner un, deux ou trois jours dans ces villes ou dans ces villages, quel prétexte donnera-t-on ?

 

– Sire, le prétexte est tout trouvé ; ils seront censés attendre un convoi d’argent envoyé par le ministère à l’armée du Nord.

 

– Allons, dit le roi avec une satisfaction visible, tout est prévu.

 

Charny s’inclina.

 

– Et, à propos de convoi d’argent, dit le roi, savez-vous si M. de Bouillé a reçu le million que je lui ai envoyé ?

 

– Oui, sire ; seulement, Votre Majesté sait que ce million était en assignats qui perdent vingt pour cent ?

 

– A-t-il pu les escompter à ce taux du moins ?

 

– Sire, d’abord, un fidèle sujet de Votre Majesté a été assez heureux de pouvoir, à lui seul, en prendre pour cent mille écus, sans escompte, bien entendu

 

Le roi regarda Charny.

 

– Et le reste, comte ? demanda-t-il.

 

– Le reste, répondit le comte de Charny, a été escompté par M. de Bouillé fils chez le banquier de son père, M. Perregaux, qui lui en a payé le montant en lettres de change sur MM. Bethmann, de Francfort, lesquels ont accepté les lettres de change. Au moment venu, l’argent ne manquera donc pas.

 

– Merci, monsieur le comte, dit Louis XVI. Maintenant, vous avez à me faire connaître le nom de ce fidèle serviteur qui a compromis sa fortune peut-être pour donner ces cent mille écus à M. de Bouillé.

 

– Sire, ce fidèle serviteur de Votre Majesté est fort riche, et, par conséquent, n’a eu aucun mérite à faire ce qu’il a fait.

 

– N’importe, monsieur, le roi désire savoir son nom.

 

– Sire, répondit Charny en s’inclinant, la seule condition qu’il ait mise au prétendu service qu’il rendait à Votre Majesté, ç’a été de garder l’anonyme.

 

– Cependant, dit le roi, vous le connaissez, vous ?

 

– Je le connais, sire.

 

– Monsieur de Charny, dit alors le roi avec cette dignité pleine d’âme qu’il avait dans certains moments, voici une bague qui m’est bien précieuse… – Et il tira un simple anneau d’or de son doigt. – Je l’ai prise à la main de mon père expiré en baisant cette main glacée par la mort. Sa valeur est donc celle que j’y attache ; elle n’en a pas d’autre ; mais, pour un cœur qui saura me comprendre, cette bague deviendra plus précieuse que le plus précieux diamant. Redites à ce fidèle serviteur ce que je viens de vous dire, monsieur de Charny, et donnez-lui cette bague de ma part.

 

Deux larmes s’échappèrent des yeux de Charny, sa poitrine se gonfla, et, haletant, il mit un genou en terre pour recevoir la bague des mains du roi.

 

En ce moment, la porte s’ouvrit. Le roi se retourna vivement, car cette porte s’ouvrant ainsi était une telle infraction aux règles de l’étiquette, qu’elle constituait une grande insulte, si elle n’était excusée par une grande nécessité.

 

C’était la reine ; la reine, pâle et tenant un papier à la main.

 

Mais, à la vue du comte à genoux baisant la bague du roi, et la passant à son doigt, elle laissa échapper le papier en poussant un cri d’étonnement.

 

Charny se releva et salua respectueusement la reine, qui balbutiait entre ses dents :

 

– M. de Charny !… M. de Charny !… ici… chez le roi… aux Tuileries ?…

 

Et qui, tout bas, ajoutait :

 

– Et je ne le savais pas !

 

Il y avait une telle douleur dans les yeux de la pauvre femme, que Charny, qui n’avait point entendu la fin de la phrase, mais qui l’avait devinée, fit deux pas vers elle.

 

– J’arrive à l’instant même, dit-il, et j’allais demander au roi la permission de vous présenter mes hommages.

 

Le sang reparut sur les joues de la reine. Il y avait longtemps qu’elle n’avait entendu la voix de Charny, et, dans cette voix, la douce intonation qu’il venait de donner à ses paroles.

 

Elle tendit, alors, les deux mains comme pour aller à lui ; mais presque aussitôt elle en ramena une sur son cœur, qui sans doute battait trop violemment.

 

Charny vit tout, devina tout, quoique ces sensations, qu’il nous faut dix lignes pour transcrire et pour expliquer, se fussent produites pendant le temps qu’avait mis le roi à aller ramasser le papier qui était échappé des mains de la reine, et que le courant d’air causé par l’ouverture simultanée des fenêtres et de la porte avait fait voler jusqu’au fond du cabinet.

 

Le roi lut ce qui était écrit sur le papier, mais sans y rien comprendre.

 

– Que veulent dirent ces trois mots : « Fuir !… fuir !… fuir !… » et cette moitié de signature ? demanda le roi.

 

– Sire, répondit la reine, ils veulent dire que M. de Mirabeau est mort il y a dix minutes, et que voilà le conseil qu’il nous donne en mourant.

 

– Madame, reprit le roi, le conseil sera suivi, car il est bon, et le moment est venu, cette fois, de le mettre à exécution.

 

Puis, se tournant vers Charny :

 

– Comte, poursuivit-il, vous pouvez suivre la reine chez elle, et lui tout dire.

 

La reine se leva, regarda tour à tour le roi et Charny ; puis, s’adressant à ce dernier :

 

– Venez, monsieur le comte, dit-elle.

 

Et elle sortit précipitamment, car il lui eût été impossible, si elle fût restée une minute de plus, de contenir tous les sentiments opposés que renfermait son cœur.

 

Charny s’inclina une dernière fois devant le roi, et suivit Marie-Antoinette.

 

Chapitre LXXX

La promesse

 

La reine rentra chez elle et se laissa tomber sur un canapé, en faisant signe à Charny de pousser la porte derrière lui.

 

Par bonheur, le boudoir dans lequel elle entrait était solitaire, Gilbert ayant demandé à parler sans témoins à la reine, afin de lui dire ce qui venait de se passer, et de lui remettre la dernière recommandation de Mirabeau.

 

À peine assise, son cœur trop plein déborda, et elle éclata en sanglots.

 

Ces sanglots étaient si énergiques et si vrais, qu’ils allèrent chercher jusqu’au fond du cœur de Charny les restes de son amour.

 

Nous disons les restes de son amour, car, lorsqu’une passion semblable à celle que nous avons vue naître et grandir a brûlé dans le cœur d’un homme, à moins d’un de ces chocs terribles qui font succéder la haine à l’amour, elle ne s’y éteint jamais complètement.

 

Charny était dans cette position que ceux-là qui se sont trouvés en position pareille peuvent seuls apprécier : il avait à la fois en lui un ancien et un nouvel amour.

 

Il aimait déjà Andrée de toute la flamme de son cœur.

 

Il aimait encore la reine de toute la pitié de son âme.

 

À chaque déchirement de ce pauvre amour, déchirement causé par l’égoïsme, c’est-à-dire par l’excès de cet amour, il l’avait, pour ainsi dire, senti saigner dans le cœur de la femme, et, à chaque fois, tout en comprenant cet égoïsme, comme tous ceux pour lesquels un amour passé devient un fardeau, il n’avait pas eu la force de l’excuser.

 

Et, cependant, toutes les fois que cette douleur si vraie éclatait devant lui sans récriminations et sans reproches, il mesurait la profondeur de cet amour ; il se rappelait combien de préjugés humains, combien de devoirs sociaux cette femme avait méprisés pour lui, et, penché sur cet abîme, il ne pouvait s’empêcher d’y laisser tomber à son tour une larme de regret et une parole de consolation.

 

Mais, à travers les sanglots, le reproche perçait-il ; mais, à travers les pleurs, les récriminations se faisaient-elles jour, à l’instant même il se rappelait les exigences de cet amour, cette volonté absolue, ce despotisme royal qui était sans cesse mêlé aux expressions de la tendresse, aux preuves de la passion ; il se raidissait contre les exigences, s’armait contre le despotisme, entrait en lutte contre cette volonté, leur comparait cette douce et inaltérable figure d’Andrée, et se prenait à préférer cette statue, toute de glace qu’il la croyait, à cette image de la passion, toujours prête à lancer par les yeux les éclairs de son amour, de sa jalousie ou de son orgueil.

 

Cette fois, la reine pleurait sans rien dire.

 

Il y avait plus de huit mois qu’elle n’avait vu Charny. Fidèle à la promesse qu’il avait faite au roi, le comte, pendant ce temps, ne s’était révélé à personne. La reine était donc restée ignorante de cette existence si intimement liée à la sienne, que, pendant deux ou trois ans, elle avait cru qu’on ne pourrait séparer l’une de l’autre qu’en les brisant toutes deux.

 

Et, cependant, on l’a vu, Charny s’était séparé d’elle sans lui dire où il allait. Seulement, et c’était sa seule consolation, elle le savait employé au service du roi ; de sorte qu’elle se disait : « En travaillant pour le roi, il travaille pour moi aussi ; donc, il est forcé de penser à moi, voulût-il m’oublier. »

 

Mais c’était une faible consolation que cette pensée qui revenait ainsi à elle par contrecoup, quand cette pensée lui avait si longtemps appartenu, à elle seule. Aussi, en revoyant tout à coup Charny au moment où elle s’attendait le moins à le revoir ; en le retrouvant là, chez le roi, à son retour, à peu près au même endroit où elle l’avait rencontré le jour de son départ, toutes les douleurs qui avaient bourrelé son âme, toutes les pensées qui avaient tourmenté son cœur, toutes les larmes qui avaient brûlé ses yeux pendant la longue absence du comte, venaient à la fois, ensemble, tumultueusement, inonder ses joues et emplir sa poitrine de toutes ces angoisses qu’elle croyait évanouies, de toutes ces douleurs qu’elle croyait passées.

 

Elle pleurait pour pleurer : ses larmes l’eussent étouffée, si elles n’eussent pas jailli au-dehors.

 

Elle pleurait sans prononcer une parole. Etait-ce de joie ? était-ce de douleur ?… De l’une et de l’autre peut-être : toute puissante émotion se résume par des larmes.

 

Aussi, sans rien dire, mais, cependant, avec plus d’amour que de respect, Charny s’approcha de la reine, détacha une des mains dont elle se couvrait le visage, et, appuyant ses lèvres sur cette main :

 

– Madame, dit-il, je suis heureux et fier de vous affirmer que, depuis le jour où j’ai pris congé de vous, je n’ai pas été une heure sans m’occuper de vous.

 

– Ô Charny, Charny ! répondit la reine, il y eut un temps où vous vous fussiez peut-être moins occupé de moi, mais où vous y eussiez pensé davantage.

 

– Madame, dit Charny, j’étais chargé par le roi d’une grave responsabilité ; cette responsabilité m’imposait le silence le plus absolu jusqu’au jour où ma mission serait remplie. Elle l’est aujourd’hui seulement. Aujourd’hui, je puis vous revoir, je puis vous parler ; tandis que, jusqu’aujourd’hui, je ne pouvais pas même vous écrire.

 

– C’est un bel exemple de loyauté que vous avez donné là, Olivier, dit mélancoliquement la reine ; et je ne regrette qu’une chose, c’est que vous n’ayez pu le donner qu’aux dépens d’un autre sentiment.

 

– Madame, dit Charny, permettez, puisque j’en ai reçu la permission du roi, que je vous instruise de ce que j’ai fait pour votre salut.

 

– Oh ! Charny ! Charny ! reprit la reine, n’avez-vous donc rien de plus pressé à me dire ?

 

Et elle serra tendrement la main du comte, en le regardant de ce regard pour lequel autrefois il eût offert sa vie, qu’il était toujours prêt, sinon à offrir, du moins à sacrifier.

 

Et, tout en le regardant ainsi, elle le vit, non point en voyageur poudreux qui descend d’une chaise de poste, mais en courtisan plein d’élégance qui a soumis son dévouement à toutes les règles de l’étiquette.

 

Cette toilette si complète, dont la reine la plus exigeante aurait pu se contenter, inquiéta visiblement la femme.

 

– Quand donc êtes-vous arrivé ? demanda-t-elle.

 

– J’arrive, madame, répondit Charny.

 

– Et vous venez ?…

 

– De Montmédy.

 

– Ainsi, vous avez traversé la moitié de la France ?

 

– J’ai fait quatre-vingt-dix lieues depuis hier matin.

 

– À cheval ? en voiture ?…

 

– En chaise de poste.

 

– Comment, après ce long et fatigant voyage – excusez mes questions, Charny – êtes-vous aussi bien brossé, verni, peigné qu’un aide de camp du général La Fayette qui sortirait de l’état-major ? Les nouvelles que vous apportez étaient donc peu importantes ?

 

– Très importantes, au contraire, madame ; mais j’ai pensé que, si je débarquais dans la cour des Tuileries avec une chaise de poste couverte de boue ou de poussière, j’éveillerais la curiosité. Le roi tout à l’heure encore me disait combien vous êtes étroitement gardés, et, en l’écoutant, je me félicitais de cette précaution que j’avais prise de venir à pied et avec mon uniforme, comme un simple officier qui revient faire sa cour, après une semaine ou deux d’absence.

 

La reine serra convulsivement la main de Charny ; on voyait qu’une dernière question lui restait à faire, et qu’elle avait d’autant plus de difficulté à la formuler que cette question lui paraissait plus importante.

 

Aussi prit-elle une autre forme d’interrogation.

 

– Ah ! oui, dit-elle d’une voix étouffée, j’oubliais que vous avez un pied-à terre à Paris.

 

Charny tressaillit : seulement alors, il voyait le but de toutes ses questions.

 

– Moi, un pied-à-terre à Paris ? dit-il. Et où donc cela, madame ?

 

La reine fit un effort.

 

– Mais rue Coq-Héron, dit-elle. N’est-ce point là que demeure la comtesse ?

 

Charny fut près de s’emporter comme un cheval qu’on presse de l’éperon dans une plaie encore vive ; mais il y avait dans la voix de la reine une telle hésitation, une telle expression de douleur, qu’il eut pitié de ce qu’elle devait souffrir, elle si hautaine, elle si puissante sur elle-même, pour laisser voir son émotion à ce point.

 

– Madame, dit-il avec un accent de profonde tristesse qui peut-être n’était pas causée tout entière par la souffrance de la reine, je croyais avoir eu l’honneur de vous dire, avant mon départ, que la maison de Mme de Charny n’était pas la mienne. Je suis descendu chez mon frère, le vicomte Isidor de Charny, et c’est chez lui que j’ai changé de costume.

 

La reine jeta un cri de joie, et se laissa glisser sur ses genoux, en portant à ses lèvres la main de Charny.

 

Mais, aussi rapide qu’elle, il la prit sous les deux bras, et, la relevant :

 

– Oh ! madame ! s’écria-t-il, que faites-vous ?

 

– Je vous remercie, Olivier, dit la reine avec une voix si douce, que Charny sentit les larmes lui venir aux yeux.

 

– Vous me remerciez !… dit-il. Mon Dieu ! et de quoi ?

 

– De quoi ?… vous me demandez de quoi ? s’écria la reine. Mais de m’avoir donné le seul instant de joie complète que j’aie eu depuis votre départ. Mon Dieu ! je le sais, c’est une chose folle et insensée, mais bien digne de pitié, que la jalousie. Vous aussi, à une époque, vous avez été jaloux, Charny ; aujourd’hui, vous l’oubliez. Oh ! les hommes ! quand ils sont jaloux, ils sont bien heureux : ils peuvent se battre avec leurs rivaux, tuer ou être tués ; mais les femmes, elles, ne peuvent que pleurer, quoiqu’elles s’aperçoivent que leurs larmes sont inutiles, dangereuses ; car nous le savons bien, que nos larmes, au lieu de rapprocher de nous celui pour lequel nous les versons, l’en écartent souvent davantage ; mais c’est le vertige de l’amour : on voit l’abîme, et, au lieu de s’en éloigner, on s’y jette. Merci encore une fois, Olivier ; vous le voyez, me voilà joyeuse, et je ne pleure plus.

 

Et, en effet, la reine essaya de rire ; mais, comme si, à force de douleurs, elle eût désappris la joie, son rire eut un accent si triste et si douloureux, que le comte en tressaillit.

 

– Oh ! mon Dieu ! murmura-t-il, se peut-il donc que vous ayez tant souffert ?

 

Marie-Antoinette joignit les mains.

 

– Soyez béni, Seigneur ! dit-elle, car, le jour où il comprendra ma douleur, il n’aura pas la force de ne plus m’aimer !

 

Charny se sentait entraîner sur une pente ou, à un moment donné, il lui serait impossible de se retenir. Il fit un effort comme ces patineurs, qui, pour s’arrêter, se cambrent en arrière, au risque de briser la glace sur laquelle ils glissent.

 

– Madame, dit-il, ne me permettez-vous donc pas de recueillir le fruit de cette longue absence, en vous expliquant ce que j’ai été assez heureux de faire pour vous ?

 

– Ah ! Charny, répondit la reine, j’aimais bien mieux ce que je vous disais tout à l’heure ; mais vous avez raison : il ne faut pas laisser trop longtemps oublier à la femme qu’elle est reine. Parlez, monsieur l’ambassadeur : la femme a obtenu tout ce qu’elle avait droit d’attendre, la reine vous écoute.

 

Alors, Charny lui raconta tout : comment il avait été envoyé à M. de Bouillé ; comment le comte Louis était venu à Paris ; comment lui, Charny, avait, buisson à buisson, relevé la route par laquelle la reine devait fuir ; comment, enfin, il était venu annoncer au roi qu’il n’y avait plus en quelque sorte que la partie matérielle du projet à mettre à exécution.

 

La reine écouta Charny avec une grande attention, et, en même temps, avec une profonde reconnaissance. Il lui semblait impossible que le simple dévouement allât jusque-là. L’amour, et un amour ardent et inquiet, pouvait seul prévoir ces obstacles, et inventer les moyens qui devaient les combattre et les surmonter.

 

Elle le laissa donc dire d’un bout à l’autre. Puis quand il eut fini, le regardant avec une suprême expression de tendresse :

 

– Vous serez donc bien heureux de m’avoir sauvée, Charny ? demanda-t elle.

 

– Oh ! s’écria le comte, vous me demandez cela, madame ? Mais c’est le rêve de mon ambition, et, si j’y parviens, ce sera la gloire de ma vie !

 

– J’aimerais mieux que ce fût tout simplement la récompense de votre amour, dit la reine avec mélancolie. Mais n’importe… Vous désirez ardemment, n’est-ce pas, que cette grande œuvre du salut du roi, de la reine et du dauphin de France s’accomplisse par vous ?

 

– Je n’attends que votre sentiment pour y dévouer mon existence.

 

– Oui, et je le comprends, mon ami, dit la reine : ce dévouement doit être pur de tout sentiment étranger, de toute affection matérielle. C’est impossible que mon mari, mes enfants soient sauvés par une main qui n’oserait s’étendre vers eux pour les soutenir, s’ils glissaient dans cette route que nous allons parcourir ensemble. Je vous remets leur vie et la mienne, mon frère ; mais, à votre tour, vous aurez pitié de moi, n’est-ce pas ?

 

– Pitié de vous, madame ?… dit Charny.

 

– Oui. Vous ne voudrez pas qu’en ces moments où j’aurai besoin de toute ma force, de tout mon courage, de toute ma présence d’esprit, une idée folle peut-être – mais, que voulez-vous ! il y a des gens qui n’osent se hasarder dans la nuit de peur des spectres que, le jour venu, ils reconnaissent ne pas exister –, vous ne voudrez pas que tout soit perdu peut-être, faute d’une promesse, faute d’une parole donnée ? vous ne le voudrez pas ?…

 

Charny interrompit la reine.

 

– Madame, dit-il, je veux le salut de Votre Majesté ; je veux le bonheur de la France ; je veux la gloire d’achever l’œuvre que j’ai commencée, et, je vous l’avoue, je suis désespéré de n’avoir qu’un si faible sacrifice à vous faire : je vous jure de ne voir Mme de Charny qu’avec la permission de Votre Majesté.

 

Et, saluant respectueusement et froidement la reine, il se retira, sans que celle-ci, glacée par l’accent avec lequel il avait prononcé ces paroles, essayât de le retenir.

 

Mais à peine Charny eut-il refermé la porte derrière lui, que, se tordant les bras, elle s’écria douloureusement :

 

– Oh ! que j’aimerais mieux que ce fût moi qu’il eût fait le serment de ne pas voir, et qu’il m’aimât comme il l’aime !…

 

 

Chapitre LXXXI

Double vue

 

Le 19 juin suivant, vers huit heures du matin, Gilbert se promenait à grands pas dans son logement de la rue Saint-Honoré, allant de temps en temps à la fenêtre, et se penchant en dehors comme un homme qui attend avec impatience quelqu’un qu’il ne voit point arriver.

 

Il tenait à la main un papier plié en quatre, avec des lettres et des cachets transparaissant de l’autre côté de la page où ils étaient imprimés. C’était, sans doute, un papier de grande importance, car deux ou trois fois, pendant ces anxieuses minutes de l’attente, Gilbert le déplia, le lut, le déplia de nouveau, le relut et le replia, pour le rouvrir et le replier encore.

 

Enfin, le bruit d’une voiture s’arrêtant à la porte le fit courir de plus belle à la fenêtre ; mais il était trop tard : celui qu’avait amené la voiture était déjà dans l’allée.

 

Cependant, Gilbert ne doutait apparemment pas de l’identité du personnage, car, poussant la porte de l’antichambre :

 

– Bastien ! dit-il, ouvrez à M. le comte de Charny, que j’attends.

 

Et, une dernière fois, il déplia le papier, qu’il était en train de lire, lorsque Bastien, au lieu d’annoncer le comte de Charny, annonça :

 

– M. le comte de Cagliostro.

 

Ce nom était, à cette heure, si loin de la pensée de Gilbert qu’il tressaillit, comme si un éclair, lui annonçant la foudre, venait de passer devant ses yeux.

 

Il replia vivement le papier, qu’il cacha dans la poche de son habit.

 

– M. le comte de Cagliostro ? répéta-t-il encore tout étonné de l’annonce.

 

– Eh ! mon Dieu, oui, moi-même, mon cher Gilbert, dit le comte : ce n’était pas moi que vous attendiez, je le sais bien ; c’était M. de Charny ; mais M. de Charny est occupé – je vous dirai à quoi tout à l’heure –, de sorte qu’il ne pourra guère être ici que dans une demi-heure ; ce que voyant, ma foi, je me suis dit : « Puisque je me trouve dans le quartier, je vais monter un instant chez le docteur Gilbert. » J’espère que, pour n’être pas attendu de vous, je n’en serai pas moins bien reçu.

 

– Cher maître, dit Gilbert, vous savez qu’à toute heure du jour et de la nuit, deux portes vous sont ouvertes ici : la porte de la maison, la porte du cœur.

 

– Merci, Gilbert. Un jour, il me sera donné, à moi aussi, peut-être, de vous prouver à quel point je vous aime ; ce jour venu, la preuve ne se fera pas attendre. Maintenant, causons.

 

– Et de quoi ? demanda Gilbert en souriant, car la présence de Cagliostro lui annonçait toujours quelque nouvel étonnement.

 

– De quoi ? répéta Cagliostro. Eh bien, mais de la conversation à la mode, du prochain départ du roi.

 

Gilbert se sentit frissonner de la tête aux pieds, mais le sourire ne disparut pas un instant de ses lèvres ; et, grâce à la force de sa volonté, s’il ne put empêcher la sueur de perler à la racine de ses cheveux, il empêcha du moins la pâleur d’apparaître sur ses joues.

 

– Et, comme nous en aurons pour quelque temps, attendu que la matière prête, continua Cagliostro, je m’assieds.

 

Et Cagliostro s’assit en effet.

 

Au reste, le premier mouvement de terreur passé, Gilbert réfléchit que, si c’était un hasard qui avait amené Cagliostro chez lui, c’était du moins un hasard providentiel. Cagliostro, n’ayant pas l’habitude d’avoir de secrets pour lui, allait, sans doute, lui raconter tout ce qu’il savait de ce départ du roi et de la reine dont il venait de lui dire un mot.

 

– Eh bien, ajouta Cagliostro voyant que Gilbert attendait, c’est donc décidé pour demain ?

 

– Très cher maître, dit Gilbert, vous savez que j’ai l’habitude de vous laisser dire jusqu’au bout ; même lorsque vous errez, il y a toujours pour moi quelque chose à apprendre, non seulement dans un discours, mais encore dans une parole de vous.

 

– Et où me suis-je trompé jusqu’à présent, Gilbert ? dit Cagliostro. Est-ce quand je vous ai prédit la mort de Favras, que j’ai, cependant, au moment décisif, fait, moi, tout ce que j’ai pu pour empêcher ? Est-ce quand je vous ai prévenu que le roi lui-même intriguait contre Mirabeau, et que Mirabeau ne serait pas nommé ministre ? Est-ce quand je vous ai dit que Robespierre relèverait l’échafaud de Charles Ier, et Bonaparte le trône de Charlemagne ? Quant à cela, vous ne pouvez m’accuser d’erreur, car les temps ne sont point encore révolus, et, de ces choses, les unes appartiennent à la fin de ce siècle-ci, et les autres au commencement du siècle prochain. Or, aujourd’hui, mon cher Gilbert vous savez mieux que personne que je dis la vérité en vous disant que le roi doit fuir pendant la nuit de demain, puisque vous êtes un des agents de cette fuite.

 

– S’il en est ainsi, dit Gilbert, vous n’attendez pas de moi que je vous l’avoue, n’est-ce pas ?

 

– Et qu’ai-je besoin de votre aveu ? Vous savez bien, non seulement que je suis celui qui est, mais encore que je suis celui qui sait.

 

– Mais, si vous êtes celui qui sait, dit Gilbert, vous savez que la reine a dit hier à M. de Montmorin, à propos du refus que Madame Élisabeth a fait d’assister dimanche à la Fête-Dieu : « Elle ne veut pas venir avec nous à Saint-Germain-l’Auxerrois, elle m’afflige ; elle pourrait bien, cependant, faire au roi le sacrifice de ses opinions. » Or, si la reine va dimanche avec le roi à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, ils ne partent pas cette nuit ; ou ne partent pas pour un long voyage.

 

– Oui ; mais je sais aussi, répondit Cagliostro, qu’un grand philosophe a dit : « La parole a été donnée à l’homme pour dissimuler sa pensée. » Or, Dieu n’est pas assez exclusif pour avoir fait à l’homme seul un don si précieux.

 

– Mon cher maître, dit Gilbert, essayant toujours de demeurer sur le terrain de la plaisanterie, vous connaissez l’histoire de l’incrédule apôtre ?

 

– Qui commença de croire lorsque le Christ lui eut montré ses pieds, ses mains et son côté. Eh bien, mon cher Gilbert, la reine, qui est habituée à toutes ses aises, et qui ne veut pas être privée de ses habitudes pendant son voyage, quoiqu’il ne doive durer, si le calcul de M. de Charny est juste, que trente-cinq ou trente-six heures, la reine a commandé chez Desbrosses, rue Notre-Dame-des-Victoires, un charmant nécessaire tout en vermeil qui est censé destiné à sa sœur l’archiduchesse Christine, gouvernante des Pays-Bas. Le nécessaire, achevé hier au matin seulement, a été porté hier au soir aux Tuileries – voilà pour les mains. On part dans une grande berline de voyage, spacieuse, commode, où l’on tient facilement six personnes. Elle a été commandée à Louis, le premier carrossier des Champs-Elysées, par M. de Charny, qui est chez lui dans ce moment-ci, et qui lui compte cent vingt-cinq louis, c’est-à-dire la moitié de la somme convenue ; on l’a essayée hier, en lui faisant courir la poste à quatre chevaux, et elle a parfaitement résisté ; aussi le rapport qu’en a fait M. Isidor de Charny a-t-il été excellent – voilà pour les pieds. Enfin, M. de Montmorin, sans savoir ce qu’il signait, a signé ce matin un passeport pour Mme la baronne de Korff, ses deux enfants, ses deux femmes de chambre, son intendant et ses trois domestiques. Mme de Korff, c’est Mme de Tourzel, gouvernante des enfants de France ; ses deux enfants, c’est Madame Royale et Monseigneur le dauphin ; ses deux femmes de chambre, c’est la reine et Madame Élisabeth ; son intendant, c’est le roi ; enfin ses trois domestiques, qui doivent, habillés en courriers, précéder et accompagner la voiture, c’est M. Isidor de Charny, M. de Malden et M. de Valory ; ce passeport, c’est le papier que vous teniez quand je suis arrivé, que vous avez plié et caché dans votre poche en m’apercevant, et qui est conçu en ces termes :

 

« De par le roi.

 

« Mandons de laisser passer Mme la baronne de Korff avec ses deux enfants, une femme, un valet de chambre et trois domestiques.

 

« Le ministre des affaires étrangères.

 

« Montmorin. »

 

– Voilà pour le côté. Suis-je bien informé, mon cher Gilbert ?

 

– À part une petite contradiction entre vos paroles et la rédaction dudit passeport.

 

– Laquelle ?

 

– Vous dites que la reine et Madame Élisabeth représentent les deux femmes de chambre de Mme de Tourzel, et je vois sur le passeport une seule femme de chambre.

 

– Ah ! voici. C’est qu’arrivée à Bondy, Mme de Tourzel, qui croit faire le voyage jusqu’à Montmédy, sera priée de descendre. M. de Charny, qui est un homme dévoué et sur lequel on peut compter, montera à sa place pour mettre le nez à la portière, en cas de besoin, et tirer deux pistolets de sa poche s’il le faut. La reine, alors, deviendra Mme de Korff, et comme – à part Madame Royale, qui, d’ailleurs, fait partie des enfants – il n’y aura qu’une femme dans la voiture, Madame Élisabeth, il était inutile de mettre sur le passeport deux femmes de chambre. Maintenant, voulez-vous d’autres détails ? Soit ; les détails ne manquent pas, et je vous en donnerai. Le départ devait avoir lieu le 1er juin ; M. de Bouillé y tenait beaucoup ; il a même, à ce sujet, écrit au roi une curieuse lettre dans laquelle il l’invite à se presser, attendu, dit-il, que les troupes se corrompent de jour en jour, et qu’il ne répond plus de rien, si on laisse prêter le serment aux soldats. Or, ajouta Cagliostro avec son air goguenard, par ces mots se corrompent, il est bien entendu qu’il faut comprendre que l’armée commence à reconnaître qu’ayant à choisir entre une monarchie qui, pendant trois siècles, a sacrifié le peuple à la noblesse, le soldat à l’officier, et une constitution qui proclame l’égalité devant la loi, qui fait des grades la récompense du mérite et du courage, cette ingrate armée penche pour la Constitution. Mais la berline ni le nécessaire n’étaient achevés, et il a été impossible de partir le 1er, ce qui est un grand malheur, vu que, depuis le 1er, l’armée a pu se corrompre de plus en plus, et que les soldats ont prêté serment à la Constitution ; sur quoi, le départ a été fixé au 8. Mais M. de Bouillé a reçu trop tard la signification de cette date, et à son tour il a été obligé de répondre qu’il ne serait pas prêt, alors, la chose, d’un commun accord, a été remise au 12 ; on eût préféré le 11, mais une femme très démocrate, de plus, maîtresse de M. de Gouvion, aide de camp de M. de La Fayette – Mme de Rochereul, si vous voulez savoir son nom – était de service près du dauphin, et l’on craignait qu’elle ne s’aperçût de quelque chose, et qu’elle ne dénonçât, comme disait ce pauvre M. de Mirabeau, ce pot-au-feu caché que les rois font toujours bouillir dans quelque coin de leur palais. Le 12, le roi s’est aperçu qu’il n’avait plus que six jours à attendre pour toucher un quartier de la liste civile, six millions. Peste ! cela, vous en conviendrez, mon cher Gilbert, valait bien la peine d’attendre six jours ! En outre, Léopold, le grand temporiseur, le Fabius des rois, venait enfin de promettre que quinze mille Autrichiens occuperaient, le 15, les débouchés d’Arlon. Dame ! vous comprenez, ces bons rois, ce n’est pas la volonté qui leur manque, mais, de leur côté, ils ont leurs petites affaires à terminer. L’Autriche venait de dévorer Liège et le Brabant, et était en train de digérer ville et province ; or l’Autriche est comme les boas : quand elle digère, elle dort. Catherine était en train de battre ce petit roitelet de Gustave III, à qui elle a, enfin, accordé une trêve, pour qu’il eût le temps d’aller recevoir à Aix, en Savoie, la reine de France à la descente de sa voiture ; pendant ce temps-là, elle rongera ce qu’elle pourra de la Turquie, et sucera les os de la Pologne : elle aime la moelle de lion, cette digne impératrice. La Prusse philosophe, et l’Angleterre philanthrope, sont en train de changer de peau, afin que l’une puisse raisonnablement s’allonger sur les bords du Rhin, et l’autre dans la mer du Nord. Mais, soyez tranquille, comme les chevaux de Diomède, les rois ont goûté de la chair humaine, et ils ne voudront plus manger autre chose, si toutefois nous ne les troublons pas dans ce délicieux festin. Bref, le départ avait été remis au dimanche 19, à minuit, puis, le 18, au matin, une nouvelle dépêche a été expédiée, remettant ce départ au lundi 20, à la même heure c’est-à-dire à demain au soir ; ce qui pourra bien avoir ses inconvénients, attendu que M. de Bouillé avait déjà envoyé ses ordres à tous ses détachements, et qu’il a fallu envoyer des contre ordres. – Prenez garde, mon cher Gilbert, prenez garde, tout cela fatigue les soldats, et donne à penser aux populations.

 

– Comte, dit Gilbert, je ne ruserai pas avec vous ; tout ce que vous venez de dire est vrai, et je ruserai d’autant moins que mon avis, à moi, n’était pas que le roi partît ou plutôt que le roi quittât la France. Maintenant, avouez-le franchement, au point de vue du danger personnel, au point de vue du danger de la reine et de ses enfants, si le roi doit rester comme roi, l’homme, l’époux, le père, n’est-il pas autorisé à fuir ?

 

– Eh bien, voulez-vous que je vous dise une chose, mon cher Gilbert ? C’est que ce n’est pas comme père, c’est que ce n’est pas comme époux, c’est que ce n’est pas comme homme que Louis XVI fuit ; c’est que ce n’est pas à cause des 5 et 6 octobre qu’il quitte la France ; non, par son père, à tout prendre il est Bourbon, et les Bourbons savent ce que c’est que de regarder le danger en face ; non, il quitte la France à cause de cette Constitution que vient de lui fabriquer, à l’instar des Etats-Unis, l’Assemblée nationale, sans réfléchir que le modèle qu’elle a suivi est taillé pour une république, et, appliqué à une monarchie, ne laisse pas au roi une suffisante quantité d’air respirable ; non, il quitte la France à cause de cette fameuse affaire des Chevaliers du Poignard, dans laquelle votre ami La Fayette a agi irrévérencieusement avec la royauté et ses fidèles ; non, il quitte la France à cause de cette fameuse affaire de Saint-Cloud, dans laquelle il a voulu constater sa liberté, et dans laquelle le peuple lui a prouvé qu’il était prisonnier ; non, voyez-vous, mon cher Gilbert, vous qui êtes honnêtement, franchement, loyalement royaliste constitutionnel, vous qui croyez à cette douce et consolante utopie d’une monarchie tempérée par la liberté, il faut que vous sachiez une chose : c’est que les rois, à l’imitation de Dieu, dont ils se prétendent les représentants sur la terre, ont une religion, la religion de la royauté ; non seulement leur personne frottée d’huile à Reims est sacro-sainte, mais encore leur palais est saint, leurs serviteurs sont sacrés ; leur palais est un temple où il ne faut entrer qu’en priant ; leurs serviteurs sont des prêtres auxquels on ne doit parler qu’à genoux ; il ne faut pas toucher aux rois sous peine de mort ! Il ne faut pas toucher à leurs serviteurs sous peine d’excommunication ! Or, le jour où l’on a empêché le roi de faire son voyage à Saint-Cloud, on a touché au roi ; le jour où l’on a expulsé des Tuileries les Chevaliers du Poignard, on a touché à ses serviteurs ; c’est là ce que le roi n’a pu supporter : voilà la véritable abomination de la désolation ; voilà pourquoi on a fait revenir M. de Charny de Montmédy ; voilà pourquoi le roi, qui avait refusé de se laisser enlever par M. de Favras et de se sauver avec ses tantes, consent à fuir demain avec un passeport de M. de Montmorin – qui ne sait pas pour qui il a signé le passeport –, sous le nom de Durand, et sous l’habit d’un domestique, tout en recommandant pourtant – les rois sont toujours rois par un bout –, tout en recommandant de ne pas oublier de mettre dans les malles l’habit rouge brodé d’or qu’il portait à Cherbourg.

 

Pendant que Cagliostro parlait, Gilbert l’avait regardé fixement, en ayant l’air de deviner ce qu’il y avait au fond de la pensée de cet homme.

 

Mais c’était chose inutile : aucun regard humain n’avait la puissance de voir au-delà de ce masque railleur dont le disciple d’Althotas avait coutume de couvrir son visage.

 

Gilbert prit donc le parti d’aborder franchement la question.

 

– Comte, observa-t-il, tout ce que vous venez de dire est vrai, je le répète. Maintenant, dans quel but venez-vous me le dire ? Sous quel titre vous présentez-vous à moi ? Venez-vous comme un ennemi loyal qui prévient qu’il va combattre ? Venez-vous comme un ami qui s’offre à aider ?

 

– Je viens d’abord, mon cher Gilbert, répondit affectueusement Cagliostro, comme vient le maître à l’élève pour lui dire : « Ami, tu fais fausse route en t’attachant à cette ruine qui tombe, à cet édifice qui s’écroule, à ce principe qui meurt et qu’on appelle la monarchie. Les hommes comme toi ne sont pas les hommes du passé, ne sont pas même les hommes du présent, ce sont les hommes de l’avenir. Abandonne la chose à laquelle tu ne crois pas pour la chose à laquelle nous croyons ; ne t’éloigne pas de la réalité pour suivre l’ombre, et, si tu ne te fais pas soldat actif de la Révolution, regarde-la passer, et ne tente pas de l’arrêter dans sa route ; Mirabeau était un géant, et Mirabeau vient de succomber à l’œuvre. »

 

– Comte, dit Gilbert, je répondrai à cela le jour où le roi, qui s’est fié à moi, sera en sûreté. Louis XVI m’a pris pour confident, pour auxiliaire, pour complice, si vous voulez, dans l’œuvre qu’il entreprend. J’ai accepté cette mission, je l’accomplirai jusqu’au bout, le cœur ouvert les yeux fermés. Je suis médecin, mon cher comte, le salut matériel de mon malade avant tout ! Maintenant, vous, répondez-moi à votre tour. Dans vos mystérieux projets, dans vos sombres combinaisons, avez-vous besoin que cette fuite réussisse ou avorte ? Si vous voulez qu’elle avorte, il est inutile de lutter, dites : « Ne partez pas ! » et nous resterons et nous courberons la tête, et nous attendrons le coup.

 

– Frère ! dit Cagliostro, si, poussé par le Dieu qui m’a tracé ma route, il me fallait frapper ou ceux que ton cœur aime, ou ceux que ton génie protège, je resterais dans l’ombre, et je ne demanderai qu’une chose à cette puissance surhumaine à laquelle j’obéis, c’est qu’elle te laissât ignorer de quelle main est parti le coup. Non, si je ne viens pas en ami – je ne puis être l’ami des rois, moi qui ai été leur victime –, je ne viens pas non plus en ennemi ; je viens, une balance à la main, te disant : « J’ai pesé les destins de ce dernier Bourbon, et je ne crois pas que sa mort importe au salut de la cause. Or, Dieu me garde, moi qui, comme Pythagore, me reconnais à peine le droit de disposer de la vie du dernier insecte créé, de toucher imprudemment à celle de l’homme, ce roi de la création ! » Il y a plus, non seulement je viens te dire : « Je resterai neutre », mais encore j’ajoute : « As-tu besoin de mon aide ? Je te l’offre. »

 

Gilbert essaya, une seconde fois, de lire jusqu’au fond du cœur de Cagliostro.

 

– Bon ! dit celui-ci en reprenant son ton railleur, voilà que tu doutes. Voyons, homme lettré, ne connais-tu pas cette histoire de la lance d’Achille, qui blessait et qui guérissait ? Cette lance, je la possède. La femme qui a passé pour la reine, dans les bosquets de Versailles, ne peut-elle pas aussi passer pour la reine dans les appartements des Tuileries, ou sur quelque route opposée à celle que suivra la vraie fugitive ? Voyons, ce n’est point à mépriser ce que je vous offre là, mon cher Gilbert.

 

– Soyez franc, alors, jusqu’au bout, comte, et dites-moi dans quel but vous me faites cette offre.

 

– Mais, mon cher docteur, c’est bien simple ; dans le but que le roi s’en aille, dans le but que le roi quitte la France, dans le but qu’il nous laisse proclamer la république.

 

– La république ! dit Gilbert étonné.

 

– Pourquoi pas ? dit Cagliostro.

 

– Mais, mon cher comte, je regarde en France autour de moi, du midi au nord, de l’orient à l’occident, et je ne vois pas un seul républicain.

 

– D’abord, vous vous trompez, j’en vois trois : Pétion, Camille Desmoulins et votre serviteur ; ceux-là, vous les pouvez voir comme moi ; puis je vois encore ceux que vous ne voyez pas, et que vous verrez quand il sera temps qu’ils paraissent. Alors, rapportez-vous-en à moi de faire un coup de théâtre qui vous étonnera ; seulement, vous comprenez, je désire que, dans le changement à vue, il n’arrive pas d’accidents trop graves. Les accidents retombent toujours sur le machiniste.

 

Gilbert réfléchit un instant.

 

Puis, tendant la main à Cagliostro :

 

– Comte, dit-il, s’il ne s’agissait que de moi, s’il ne s’agissait que de ma vie, s’il ne s’agissait que de mon honneur, de ma réputation, de ma mémoire, j’accepterais à l’instant même ; mais il s’agit d’un royaume, d’un roi, d’une reine, d’une race, d’une monarchie, et je ne puis prendre sur moi de traiter pour eux. Restez neutre, mon cher comte, voilà tout ce que je vous demande.

 

Cagliostro sourit.

 

– Oui, je comprends, dit-il, l’homme du collier !… Eh bien, mon cher Gilbert, l’homme du collier va vous donner un conseil.

 

– Silence ! dit Gilbert, on sonne.

 

– Qu’importe ! vous savez bien que celui qui sonne, c’est M. le comte de Charny. Or, le conseil que j’ai à vous donner, lui aussi peut l’entendre et le mettre à profit. Entrez, monsieur le comte, entrez.

 

Charny, en effet, venait de paraître sur la porte. Voyant un étranger où il comptait ne rencontrer que Gilbert, il s’était arrêté inquiet et hésitant.

 

– Ce conseil, continua Cagliostro, le voici : défiez-vous des nécessaires trop riches, des voitures trop lourdes, et des portraits trop ressemblants. Adieu, Gilbert ! adieu, monsieur le comte ! et pour employer la formule de ceux à qui, comme à vous, je souhaite un bon voyage, Dieu vous ait en sa sainte et digne garde !

 

Et le prophète, saluant amicalement Gilbert et courtoisement Charny, se retira suivi par le regard inquiet de l’un et l’œil interrogateur de l’autre.

 

– Qu’est-ce que cet homme, docteur ? demanda Charny lorsque le bruit des pas se fut éteint dans l’escalier.

 

– Un de mes amis, dit Gilbert, un homme qui sait tout, mais qui vient de me donner sa parole de ne pas nous trahir.

 

– Et vous le nommez ?

 

Gilbert hésita un instant :

 

– Le baron Zannone, dit-il.

 

– C’est simple, reprit Charny, je ne connais pas ce nom, et, cependant, il me semble que je connais ce visage. Avez-vous le passeport, docteur ?

 

– Le voici, comte.

 

Charny prit le passeport, le déplia vivement, et, complètement absorbé par l’attention qu’il donnait à cette pièce importante, il parut avoir oublié, momentanément du moins, jusqu’au baron Zannone.

 

Chapitre LXXXII

La soirée du 20 juin

 

Maintenant, nous allons voir ce qui se passait le 20 juin au soir, de neuf heures à minuit, sur divers points de la capitale.

 

Ce n’était pas sans raison que l’on s’était défié de Mme de Rochereul ; bien que son service eût cessé le 11, elle avait trouvé, ayant conçu quelque doute, moyen de revenir au château, et elle s’était aperçue que, quoique les écrins de la reine fussent toujours à leur place, les diamants n’y étaient plus ; en effet, ils avaient été confiés par Marie-Antoinette à son coiffeur Léonard, lequel devait partir dans la soirée du 20, quelques heures avant son auguste maîtresse, avec M. de Choiseul, commandant les soldats du premier détachement postés à Pont-de-Sommevelle, chargé, en outre, du relais de Varennes, qu’il devait composer de six bons chevaux, et qui attendait chez lui, rue d’Artois, les derniers ordres du roi et de la reine. C’était peut-être un peu indiscret d’embarrasser M. de Choiseul de maître Léonard, et un peu imprudent d’emmener avec soi un coiffeur ; mais quel artiste eût entrepris de faire à l’étranger ces admirables coiffures qu’exécutait en se jouant Léonard ? Que voulez-vous ! quand on a un coiffeur homme de génie, on n’y renonce pas volontiers !

 

Il en résulta que la femme de chambre de Monseigneur le dauphin se doutant que le départ était fixé au lundi 20, à onze heures du soir, en avait donné avis, non seulement à son amant M. de Gouvion, mais encore à M. Bailly.

 

M. La Fayette avait été trouver le roi pour s’expliquer franchement avec lui de cette dénonciation, et avait haussé les épaules.

 

M. Bailly avait mieux fait : pendant que La Fayette était devenu aveugle comme un astronome, lui, Bailly, était devenu courtois comme un chevalier : il avait envoyé à la reine la lettre même de Mme de Rochereul.

 

M. de Gouvion, influencé directement, avait seul conservé de plus intenses soupçons ; prévenu par sa maîtresse, il avait, sous prétexte d’une petite réunion militaire, attiré chez lui une douzaine d’officiers de la garde nationale ; il en avait placé cinq ou six en vedette à différentes portes, et, lui-même avec cinq chefs de bataillon, il s’était chargé de surveiller les portes de l’appartement de M. de Villequier, plus spécialement désignées à son attention.

 

Vers la même heure, rue Coq-Héron, n° 9, dans un salon que nous connaissons, assise sur une causeuse où elle nous est déjà apparue, une jeune femme, belle, calme en apparence, mais profondément émue au fond du cœur, causait avec un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, debout devant elle, vêtu d’une veste de courrier de couleur chamois, d’un pantalon de peau collant, chaussé d’une paire de bottes à retroussis, et armé d’un couteau de chasse.

 

Il tenait à la main un chapeau rond galonné.

 

La jeune femme paraissait insister, le jeune homme paraissait se défendre.

 

– Mais encore une fois, vicomte, disait-elle, pourquoi, depuis deux mois et demi qu’il est de retour à Paris, pourquoi ne pas être venu lui-même ?

 

– Mon frère, madame, depuis son retour, m’a chargé plusieurs fois d’avoir l’honneur de vous donner de ses nouvelles.

 

– Je le sais, et je lui en suis bien reconnaissante, ainsi qu’à vous, vicomte ; mais il me semble qu’au moment de partir, il eût pu lui-même me venir dire adieu.

 

– Sans doute, madame, la chose lui aura été impossible, car c’est moi qu’il a chargé de ce soin.

 

– Et le voyage que vous entreprenez sera-t-il long ?

 

– Je l’ignore, madame.

 

– Je dis vous, vicomte, parce qu’à votre costume, je dois penser que, vous aussi, vous êtes sur votre départ.

 

– Selon toute probabilité, madame, j’aurai quitté Paris ce soir à minuit.

 

– Accompagnez-vous votre frère, ou suivez-vous une direction opposée à la sienne ?

 

– Je crois, madame, que nous suivons le même chemin.

 

– Lui direz-vous que vous m’avez vue ?

 

– Oui, madame ; car, à la sollicitude qu’il a mise à m’envoyer près de vous, aux recommandations réitérées qu’il m’a faites de ne pas le rejoindre sans vous avoir vue, il ne me pardonnerait pas d’avoir oublié une pareille mission.

 

La jeune femme passa la main sur ses yeux, poussa un soupir, et, après avoir réfléchi un instant :

 

– Vicomte, dit-elle, vous êtes gentilhomme, vous allez comprendre toute la portée de la demande que je vous fais ; répondez-moi comme vous me répondriez si j’étais véritablement votre sœur, répondez-moi comme vous répondriez à Dieu. Dans ce voyage qu’il entreprend, M. de Charny court-il quelque danger sérieux ?

 

– Qui peut dire, madame, répliqua Isidor essayant d’éluder la question, où est et où n’est pas le danger dans l’époque où nous vivons ?… Le 5 octobre, au matin, notre pauvre frère Georges, interrogé s’il croyait courir quelque danger, eût bien certainement répondu que non ; le lendemain, il était couché pâle, inanimé, en travers de la porte de la reine. Le danger, madame, à l’époque où nous sommes, sort de terre, et l’on se trouve parfois face à face avec la mort sans savoir d’où elle vient ni qui l’a appelée.

 

Andrée pâlit.

 

– Ainsi, dit-elle, il y a danger de mort, n’est-ce pas, vicomte ?

 

– Je n’ai pas dit cela, madame.

 

– Non ; mais vous le pensez.

 

– Je pense, madame, que, si vous avez quelque chose d’important à faire dire à mon frère, l’entreprise dans laquelle il se hasarde, ainsi que moi, est assez grave pour que, de vive voix ou par écrit, vous me chargiez de lui transmettre votre pensée, votre désir ou votre recommandation.

 

– C’est bien, vicomte, dit Andrée en se levant, je vous demande cinq minutes.

 

Et, de ce pas lent et froid qui lui était habituel, la comtesse entra dans sa chambre, dont elle referma la porte derrière elle.

 

La comtesse sortie, le jeune homme regarda sa montre avec une certaine inquiétude.

 

– Neuf heures un quart, murmura-t-il ; le roi nous attend à neuf heures et demie… Heureusement qu’il n’y a qu’un pas d’ici aux Tuileries.

 

Mais la comtesse n’usa pas même de la somme de temps qu’elle avait demandée.

 

Au bout de quelques secondes, elle rentra tenant à la main une lettre cachetée.

 

– Vicomte, dit-elle avec solennité, à votre honneur je confie ceci.

 

Isidor allongea la main pour prendre la lettre.

 

– Attendez, dit Andrée, et comprenez bien ce que je vais vous dire : si votre frère, si M. le comte de Charny, accomplit sans accident l’entreprise qu’il poursuit, il n’y a rien à lui dire autre chose que ce que je vous ai dit, sympathie pour sa loyauté, respect pour son dévouement, admiration pour son caractère… S’il est blessé – la voix d’Andrée s’altéra légèrement –, s’il est blessé grièvement, vous lui demanderez de m’accorder la grâce de le rejoindre, et, s’il m’accorde cette grâce, vous m’enverrez un messager qui me dise sûrement où le trouver, car je partirai à l’instant même ; s’il est blessé à mort… – l’émotion fut près de couper la voix d’Andrée – vous lui remettrez cette lettre ; s’il ne peut plus la lire lui-même, vous la lui lirez, car, avant qu’il meure, je veux qu’il sache ce que contient cette lettre. Votre foi de gentilhomme que vous ferez comme je le désire, vicomte ?

 

Isidor, aussi ému que la comtesse, tendit la main.

 

– Sur l’honneur, madame ! dit-il.

 

– Alors, prenez cette lettre, et allez, vicomte.

 

Isidor prit la lettre, baisa la main de la comtesse, et sortit.

 

– Oh ! s’écria Andrée en retombant sur son canapé, s’il meurt, je veux au moins qu’en mourant, il sache que je l’aime !

 

Juste au même moment où Isidor quittait la comtesse, et plaçait la lettre sur sa poitrine, à côté d’une autre lettre dont, à la lueur du réverbère allumé au coin de la rue Coquillière, il venait de lire l’adresse, deux hommes vêtus absolument du même costume que lui s’avançaient vers un lieu de réunion commun, c’est-à-dire vers ce boudoir de la reine où nous avons déjà introduit nos lecteurs par deux passages différents ; l’un suivait la galerie du Louvre qui longe le quai, cette galerie où est aujourd’hui le musée de peinture, et à l’extrémité de laquelle Weber l’attendait ; l’autre montait par le petit escalier que l’on a vu prendre à Charny à son arrivée de Montmédy. Au haut de cet escalier, de même que son compagnon était attendu au bout de la galerie du Louvre par Weber, le valet de chambre de la reine, celui-ci était attendu par François Hue, le valet de chambre du roi.

 

On les introduisit tous les deux, et presque en même temps, par deux portes différentes ; le premier introduit était M. de Valory.

 

Quelques secondes après, comme nous l’avons dit, une seconde porte s’ouvrit, et, avec un certain étonnement, M. de Valory vit entrer un autre lui même.

 

Les deux officiers ne se connaissaient pas ; cependant, présumant qu’ils étaient appelés tous deux pour une même cause, ils allèrent l’un à l’autre, et se saluèrent.

 

En ce moment, une troisième porte s’ouvrit, et le vicomte de Charny parut.

 

C’était le troisième courrier, aussi inconnu aux deux autres que les deux autres lui étaient inconnus à lui-même.

 

Isidor seul savait dans quel but ils étaient rassemblés, et quelle œuvre commune ils allaient accomplir.

 

Sans doute, il se disposait à répondre aux questions qui lui étaient adressées par ses deux futurs compagnons, quand la porte s’ouvrit de nouveau, et quand le roi parut.

 

– Messieurs, dit Louis XVI s’adressant à MM. de Malden et de Valory, excusez-moi d’avoir disposé de vous sans votre permission, mais je vous tenais pour de fidèles serviteurs de la royauté : vous sortiez de mes gardes. Je vous ai invités à passer chez un tailleur dont je vous ai fait donner l’adresse, à vous y faire faire à chacun un costume de courrier, et à vous trouver ce soir aux Tuileries, à neuf heures et demie ; votre présence me prouve que, quelle qu’elle soit, vous voulez bien accepter la mission dont j’ai à vous charger.

 

Les deux anciens gardes du corps s’inclinèrent.

 

– Sire, dit M. de Valory, Votre Majesté sait qu’elle n’a pas besoin de consulter ses gentilshommes pour disposer de leur dévouement, de leur courage et de leur vie.

 

– Sire, dit à son tour M. de Malden, mon collègue, en répondant pour lui, a répondu pour moi, et, je le présume, pour notre troisième compagnon.

 

– Votre troisième compagnon, messieurs, avec lequel je vous invite à faire connaissance, la connaissance étant bonne à faire, est M. le vicomte de Charny, dont le frère a été tué en défendant, à Versailles, la porte de la reine ; nous sommes habitué aux dévouements des gens de sa famille, et ces dévouements nous sont, maintenant, chose si familière, que nous ne les en remercions même plus.

 

– D’après ce que dit le roi, reprit M. de Valory, le vicomte de Charny sait, sans doute, le motif qui nous rassemble, tandis que nous l’ignorons, sire, et avons hâte de l’apprendre.

 

– Messieurs, reprit le roi, vous n’ignorez pas que je suis prisonnier, prisonnier du commandant de la garde nationale, prisonnier du président de l’Assemblée, prisonnier du maire de Paris, prisonnier du peuple, prisonnier de tout le monde enfin. Eh bien, messieurs, j’ai compté sur vous pour m’aider à secouer cette humiliation, et à reprendre ma liberté. Mon sort, celui de la reine, celui de mes enfants, est entre vos mains ; tout est prêt pour que nous puissions fuir ce soir ; chargez-vous seulement, vous, de nous sortir d’ici.

 

– Sire, dirent les trois jeunes gens, ordonnez.

 

– Nous ne pouvons sortir ensemble, comme vous comprenez bien, messieurs. Notre rendez-vous commun est au coin de la rue Saint-Nicaise, où M. le comte de Charny nous attendra avec un remise ; vous, vicomte, vous vous chargerez de la reine, et vous répondrez au nom de Melchior ; vous, monsieur de Malden, vous vous chargerez de Madame Élisabeth et de Madame Royale, et vous vous appellerez Jean ; vous, monsieur de Valory, vous vous chargerez de Mme de Tourzel et du dauphin, et vous vous appellerez François. N’oubliez pas vos nouveaux noms, messieurs, et attendez ici d’autres instructions.

 

Le roi présenta tour à tour sa main aux trois jeunes gens, et sortit, laissant dans cette pièce trois hommes disposés à mourir pour lui.

 

Cependant, M. de Choiseul, qui avait déclaré au roi la veille, de la part de M. de Bouillé, qu’il était impossible d’attendre plus tard que le 20, à minuit, et qui avait annoncé que, le 21, à quatre heures du matin, il partirait s’il n’avait pas de nouvelles, et ramènerait avec lui tous les détachements à Dun, à Stenay et à Montmédy, M. de Choiseul, ainsi que nous l’avons dit, était chez lui, rue d’Artois, où devaient venir le chercher les derniers ordres de la cour, et, comme il était neuf heures du soir, il commençait à désespérer, lorsque le seul de ses gens qu’il eût gardé, et qui le croyait sur le point de partir pour Metz, vint le prévenir qu’un homme demandait à lui parler, de la part de la reine.

 

Il ordonna de faire monter.

 

Un homme entra avec un chapeau rond enfoncé sur ses yeux, et enveloppé dans une énorme houppelande.

 

– C’est vous, Léonard, dit-il, je vous attendais avec impatience.

 

– Si je vous ai fait attendre, monsieur le duc, ce n’est point ma faute, c’est celle de la reine, qui m’a prévenu, il y a dix minutes seulement, que j’eusse à venir chez vous.

 

– Elle ne vous a rien dit autre chose ?

 

– Si fait, monsieur le duc ; elle m’a chargé de prendre tous ses diamants, et de vous apporter cette lettre.

 

– Donnez donc ! fit le duc avec une légère impatience que ne put lui faire entièrement contenir l’immense crédit dont jouissait l’important personnage qui lui remettait la dépêche royale.

 

La lettre était longue, pleine de recommandations ; elle annonçait que l’on partait à minuit ; elle invitait le duc de Choiseul à partir à l’instant même, et elle lui faisait de nouveau la prière d’emmener Léonard, lequel, ajoutait la reine, avait reçu l’ordre de lui obéir comme à elle-même.

 

Et elle soulignait les sept mots suivants :

 

Je lui renouvelle encore ici cet ordre.

 

Le duc leva les yeux sur Léonard, qui attendait avec une inquiétude visible ; le coiffeur était grotesque sous son énorme chapeau et dans son immense houppelande.

 

– Voyons, dit le duc, rappelez bien tous vos souvenirs : que vous a dit la reine ?

 

– Je vais répéter mot pour mot ses paroles à monsieur le duc.

 

– Allez, je vous écoute.

 

– Elle m’a donc fait appeler, il y a trois quarts d’heure à peu près, monsieur le duc.

 

– Bon.

 

– Elle m’a dit à voix basse…

 

– Sa Majesté n’était donc pas seule ?

 

– Non, monsieur le duc ; le roi était en train de causer dans l’embrasure d’une fenêtre avec Madame Élisabeth ; Monseigneur le dauphin et Madame Royale jouaient ensemble ; quant à la reine, elle était appuyée contre la cheminée.

 

– Continuez, Léonard, continuez.

 

– La reine m’a donc dit à voix basse : « Léonard, je puis compter sur vous ? – Ah ! madame, ai-je répondu, disposez de moi ; Votre Majesté sait que je lui suis dévoué corps et âme. – Prenez ces diamants et fourrez-les dans vos poches ; prenez cette lettre, et portez-la rue d’Artois, au duc de Choiseul, surtout ne la remettez qu’à lui ; s’il n’est pas rentré, vous le trouverez chez la duchesse de Grammont. » Puis, comme je m’éloignais déjà pour obéir aux ordres de la reine, Sa Majesté me rappela : « Mettez un chapeau à grands bords et une large redingote, afin de ne pas être reconnu, mon cher Léonard, a-t-elle ajouté, et surtout obéissez à M. de Choiseul comme à moi-même. » Alors, je suis monté chez moi, j’ai pris le chapeau et la redingote de mon frère, et me voilà.

 

– Ainsi, dit M. de Choiseul, la reine vous a bien recommandé de m’obéir comme à elle-même ?

 

– Ce sont les augustes paroles de Sa Majesté, monsieur le duc.

 

– Je suis fort aise que vous vous rappeliez aussi bien cette recommandation verbale ; en tout cas, voici la même recommandation écrite, et, comme il faut que je brûle cette lettre, lisez-la.

 

Et M. de Choiseul présenta le bas de la lettre qu’il venait de recevoir à Léonard, lequel lut à haute voix :

 

« J’ai donné à mon coiffeur Léonard l’ordre de vous obéir comme à moi même. Je lui renouvelle encore ici cet ordre. »

 

– Vous comprenez, n’est-ce pas ? fit M. de Choiseul.

 

– Oh ! monsieur, dit Léonard, croyez bien qu’il suffisait de l’ordre verbal de Sa Majesté.

 

– N’importe, dit M. de Choiseul.

 

Et il brûla la lettre.

 

En ce moment, le domestique rentra et annonça que la voiture était prête.

 

– Venez, mon cher Léonard, dit le duc.

 

– Comment, que je vienne ? et les diamants ?

 

– Vous les emportez avec vous.

 

– Et où cela ?

 

– Où je vous mène.

 

– Mais où me menez vous ?

 

– À quelques lieues d’ici, où vous avez à remplir une mission toute particulière.

 

– Monsieur le duc, impossible.

 

– Comment, impossible ! la reine ne vous a-t-elle pas dit de m’obéir comme à elle-même ?

 

– C’est vrai ; mais comment faire ? J’ai laissé la clef à la porte de notre appartement ; quand mon frère va rentrer, il ne trouvera plus ni sa redingote ni son chapeau ; ne me voyant pas revenir, il ne saura pas où je suis. Et puis il y a Mme de l’Aage, à qui j’ai promis de la coiffer, et qui m’attend ; à preuve, monsieur le duc, que mon cabriolet et mon domestique sont dans la cour des Tuileries.

 

– Eh bien, mon cher Léonard, dit M. de Choiseul en riant, que voulez-vous ! votre frère achètera un autre chapeau et une autre redingote ; vous coifferez Mme de l’Aage un autre jour, et votre domestique, ne vous voyant pas revenir, détellera votre cheval et le rentrera à l’écurie ; mais le nôtre est attelé, partons.

 

Et, sans faire davantage attention aux plaintes et aux lamentations de Léonard, M. le duc de Choiseul fit monter dans son cabriolet le coiffeur désespéré, et lança son cheval au grand trot vers la barrière de la Petite-Villette.

 

Le duc de Choiseul n’avait pas encore dépassé les dernières maisons de la Petite-Villette, qu’un groupe de cinq personnes qui revenaient du club des Jacobins déboucha dans la rue Saint-Honoré, paraissant se diriger vers le Palais-Royal, et remarquant la profonde tranquillité de cette soirée.

 

Ces cinq personnes étaient : Camille Desmoulins, qui raconte lui-même le fait, Danton, Fréron, Chénier et Legendre.

 

Arrivé à la hauteur de la rue de l’Échelle, et jetant un coup d’œil sur les Tuileries :

 

– Ma foi, dit Camille Desmoulins, ne vous semble-t-il pas que Paris est plus tranquille ce soir, que Paris est comme abandonné ? Pendant tout le chemin que nous venons de faire, nous n’avons rencontré qu’une seule patrouille.

 

– C’est, répondit Fréron, que les mesures sont prises pour laisser le chemin libre au roi.

 

– Comment, le chemin libre au roi ? demanda Danton.

 

– Sans doute, dit Fréron, c’est cette nuit qu’il part.

 

– Allons donc, dit Legendre, quelle plaisanterie !

 

– C’est peut-être une plaisanterie, reprit Fréron, mais on m’en prévient dans une lettre.

 

– Tu as reçu une lettre qui te prévient de la fuite du roi ? dit Camille Desmoulins, une lettre signée ?

 

– Non, une lettre anonyme ; au reste, je l’ai sur moi… La voici, lisez.

 

Les cinq patriotes s’approchèrent d’un remise qui stationnait à la hauteur de la rue Saint-Nicaise, et, à la lueur de la lanterne, ils lurent les lignes suivantes :

 

« Le citoyen Fréron est prévenu que c’est ce soir que M. Capet, l’Autrichienne et ses deux louveteaux quittent Paris, et vont rejoindre M. de Bouillé, le massacreur de Nancy, qui les attend à la frontière. »

 

– Tiens, M. Capet, dit Camille Desmoulins, le nom est bon ; j’appellerai désormais Louis XVI M. Capet.

 

– Et l’on n’aura qu’une chose à te reprocher, dit Chénier, c’est que Louis XVI est, non pas Capet, mais Bourbon.

 

– Bah ! qui sait cela ? dit Camille Desmoulins. Deux ou trois pédants comme toi. N’est-ce pas, Legendre, que Capet est un bon nom ?

 

– En attendant, observa Danton, si la lettre disait la vérité, et si c’était vraiment cette nuit que toute la séquelle royale dût décamper !

 

– Puisque nous sommes aux Tuileries, dit Camille, voyons-y.

 

Et les cinq patriotes s’amusèrent à faire le tour des Tuileries ; en revenant vers la rue Saint-Nicaise, ils aperçurent La Fayette et tout son état-major qui entraient aux Tuileries.

 

– Ma foi, dit Danton, voici Blondinet qui vient assister au coucher de la famille royale ; notre service est fini, le sien commence. Bonsoir, messieurs ! qui vient avec moi du côté de la rue du Paon ?

 

– Moi, dit Legendre.

 

Et le groupe se sépara en deux parties.

 

Danton et Legendre traversèrent le Carrousel, tandis que Chénier, Fréron et Camille Desmoulins disparaissaient à l’angle de la rue de Rohan et de la rue Saint-Honoré.

 

Chapitre LXXXIII

Le départ

 

À onze heures du soir, en effet, au moment où Mmes de Tourzel et Brennier, après avoir déshabillé et couché Madame Royale et le dauphin, les réveillaient et les habillaient de leurs costumes de voyage, à la grande honte du dauphin, qui voulait mettre ses habits de garçon et refusait obstinément des vêtements de fille, le roi, la reine et Madame Élisabeth recevaient M. de La Fayette et MM. de Gouvion et Romeuf, ses aides de camp.

 

Cette visite était des plus inquiétantes, surtout après les soupçons qu’on avait sur Mme de Rochereul.

 

La reine et Madame Élisabeth étaient allées dans la soirée faire une promenade au bois de Boulogne, et étaient rentrées à huit heures.

 

M. de La Fayette demanda à la reine si la promenade avait été bonne ; seulement, il ajouta qu’elle avait tort de rentrer si tard, et qu’il était à craindre que les brouillards du soir ne lui fissent mal.

 

– Les brouillards du soir au mois de juin ! dit la reine en riant, mais, en vérité, à moins que je n’en fasse faire exprès pour cacher notre fuite, je ne sais pas où j’en trouverais… Je dis pour cacher notre fuite, car je présume que le bruit court toujours que nous partons.

 

– Le fait est, madame, dit La Fayette, qu’on parle plus que jamais de ce départ, et que j’ai même reçu avis qu’il avait lieu ce soir.

 

– Ah ! dit la reine, je parie que c’est de M. de Gouvion que vous tenez cette belle nouvelle ?

 

– Et pourquoi de moi, madame ? demanda le jeune officier en rougissant.

 

– Mais parce que je crois que vous avez des intelligences au château. Tenez, voici M. Romeuf qui n’en a point ; eh bien, je suis sûre qu’il répondrait de nous.

 

– Et je n’aurais pas grand mérite, madame, répondit le jeune aide de camp, puisque le roi a donné sa parole à l’Assemblée de ne pas quitter Paris.

 

Ce fut la reine qui rougit à son tour.

 

On parla d’autre chose.

 

À onze heures et demie, M. de La Fayette et ses deux aides de camp prirent congé du roi et de la reine.

 

Cependant, M. de Gouvion, mal rassuré, regagna sa chambre du château ; il y trouva ses amis en sentinelle, et, au lieu de les relever de faction, il leur recommanda de redoubler de surveillance.

 

Quant à M. de La Fayette, il allait à l’Hôtel de Ville tranquilliser Bailly sur les intentions du roi, si toutefois Bailly pouvait avoir quelque crainte.

 

M. de La Fayette parti, le roi, la reine et Madame Élisabeth appelèrent leur domesticité, et se firent rendre les services de toilette qu’ils étaient accoutumés d’en recevoir ; après quoi, à l’heure habituelle, ils congédièrent tout le monde.

 

La reine et Madame Élisabeth s’habillèrent mutuellement ; leurs robes étaient d’une extrême simplicité ; leurs chapeaux étaient à grands bords, et dérobaient entièrement leurs visages.

 

Quand elles furent habillées, le roi entra. Il était vêtu d’un habit gris, et portait une de ces petites perruques à boudins qu’on appelait perruques à la Rousseau ; il portait, en outre une culotte courte, des bas gris et des souliers à boucles.

 

Depuis huit jours, le valet de chambre Hue, revêtu d’un costume absolument pareil, sortait par la porte de M. de Villequier, qui était émigré depuis six mois, et gagnait la place du Carrousel et la rue Saint-Nicaise : cette précaution avait été prise pour que l’on s’habituât à voir un homme vêtu de cette façon passer tous les soirs, et que l’on ne fit pas attention au roi quand il passerait à son tour.

 

On alla tirer les trois courriers du boudoir de la reine, où ils avaient attendu que l’heure fût arrivée, et on les fit passer par le salon dans l’appartement de Madame Royale, où celle-ci se trouvait avec le dauphin.

 

Cette chambre, dans la prévision de la fuite, avait été prise, le 11 juin, sur l’appartement de M. de Villequier.

 

Le roi s’était fait remettre les clefs de cet appartement le 13.

 

Une fois chez M. de Villequier, il n’y avait plus grande difficulté à sortir du château. On savait l’appartement désert ; on ignorait que le roi s’en fût fait remettre les clés, et, dans les circonstances ordinaires, on ne le gardait pas.

 

En outre, les sentinelles des cours, dès que onze heures étaient sonnées, avaient l’habitude de voir sortir beaucoup de monde à la fois.

 

C’étaient les personnes de service qui ne couchaient point au château, et qui rentraient chez elles.

 

Là, on arrêta toutes les dispositions du voyage.

 

M. Isidor de Charny, qui avait relevé le chemin avec son frère, et qui connaissait tous les endroits difficiles ou dangereux, courrait devant ; il préviendrait les postillons, afin que les relais ne subissent jamais de retard.

 

M. de Malden et M. de Valory, placés sur le siège, payeraient les postillons à trente sous de guides ; ordinairement, on en donnait vingt-cinq : on augmenterait de cinq sous, vu la lourdeur de la voiture.

 

Quand les postillons auraient très bien marché, ils recevraient des pourboires plus considérables. Cependant, les guides ne devaient jamais être payés plus de quarante sous ; le roi seul payait un écu.

 

M. le comte de Charny se tiendrait dans la voiture prêt à parer à tous les accidents. Il serait très bien armé, ainsi que les trois courriers. Chacun d’eux devait trouver une paire de pistolets dans la voiture.

 

En payant trente sous de guides, et en allant très médiocrement, on avait calculé qu’on serait en treize heures à Châlons.

 

Toutes ces instructions avaient été arrêtées entre M. le comte de Charny et M. le duc de Choiseul.

 

Elles furent répétées plusieurs fois aux trois jeunes gens, afin que chacun se pénétrât bien de ses fonctions.

 

Le vicomte de Charny courait devant et commandait les chevaux.

 

MM. de Malden et de Valory, assis sur le siège de la voiture, les payaient.

 

Le comte de Charny, placé dans l’intérieur, passait sa tête par la portière, et, s’il y avait à parler, parlait.

 

Chacun promit de s’en tenir au programme. On souffla les bougies, et l’on s’avança à tâtons dans l’appartement de M. de Villequier.

 

Minuit sonnait comme on passait de la chambre de Madame Royale dans cet appartement. Le comte de Charny devait être à son poste depuis plus d’une heure.

 

À tâtons le roi trouva la porte.

 

Il allait mettre la clef dans la serrure, lorsque la reine l’arrêta.

 

– Chut ! fit-elle.

 

On écouta.

 

On entendait des pas et des chuchotements dans le corridor.

 

Il se passait là quelque chose d’extraordinaire.

 

Mme de Tourzel, qui habitait le château, et dont la présence, à quelque heure que ce fût, dans le corridor ne pouvait causer aucun étonnement, se chargea de tourner l’appartement, et de voir d’où venaient ces bruits de pas et ces chuchotements.

 

On attendit sans faire un mouvement, chacun retenant sa respiration.

 

Plus le silence était grand, plus il était facile de reconnaître que le corridor était occupé par plusieurs personnes.

 

Mme de Tourzel revint ; elle avait reconnu M. de Gouvion et vu plusieurs uniformes.

 

Il était impossible de sortir par l’appartement de M. de Villequier, à moins que cet appartement n’eût une autre issue que celle qu’on avait choisie d’abord.

 

Seulement, on était sans lumière.

 

Une veilleuse brûlait dans la chambre de Madame Royale ; Madame Élisabeth alla y allumer la bougie qu’on venait de souffler.

 

Puis, éclairée par cette bougie, la petite troupe des fugitifs se mit à chercher une issue.

 

Longtemps on crut la recherche inutile, et, dans cette recherche, on perdit plus d’un quart d’heure. Enfin, on trouva un petit escalier qui conduisait à une chambre isolée à l’entresol. Cette chambre était celle du laquais de M. de Villequier, et donnait pour sa sortie sur un corridor et un escalier de service.

 

La porte en était fermée à la clef

 

Le roi essaya à la serrure toutes les clefs du trousseau, aucun n’y allait.

 

Le vicomte de Charny tenta de repousser le pêne avec la pointe de son couteau de chasse ; mais le pêne résista.

 

On avait une issue, et, cependant, on était tout aussi enfermé qu’auparavant.

 

Le roi prit la bougie des mains de Madame Élisabeth, et, laissant tout le monde dans l’obscurité, regagna sa chambre à coucher, et, par l’escalier secret, monta jusqu’à la forge. Là, il prit un trousseau de crochets de formes différentes, quelquefois bizarres et descendit.

 

Avant d’avoir rejoint le groupe qui l’attendait plein d’anxiété, il avait déjà fait son choix.

 

Le crochet choisi par le roi entra dans le trou de la serrure, grinça en tournant, mordit le pêne, le laissa échapper deux fois, mais, à la troisième, s’y accrocha si bien, qu’au bout de deux ou trois secondes, ce fut au pêne de céder.

 

Le pêne recula, la porte s’ouvrit ; la respiration suspendue revint à tout le monde.

 

Louis XVI se retourna vers la reine d’un air triomphant.

 

– Hein ! madame ? dit-il.

 

– Oui, monsieur, fit la reine en riant, c’est vrai, et je ne dis pas qu’il soit mauvais d’être serrurier ; je dis seulement qu’il est bon aussi parfois d’être roi.

 

Maintenant, il s’agissait de régler l’ordre de la sortie.

 

Madame Élisabeth sortit la première conduisant Madame Royale.

 

À vingt pas, elle devait être suivie de Mme de Tourzel conduisant le dauphin.

 

Entre elles deux marchait M. de Malden, prêt à porter secours à l’un ou à l’autre groupe.

 

Ces premiers grains détachés du chapelet royal, ces pauvres enfants dont l’amour regardait en arrière, cherchant cet autre amour qui les suivait des yeux, descendirent tremblants et sur la plante des pieds, entrèrent dans le cercle de lumière formé par le réverbère qui éclairait la porte du palais donnant sur la tour, et passèrent devant la sentinelle, sans que la sentinelle parût s’occuper d’eux.

 

– Bon ! dit Madame Élisabeth, voici déjà un mauvais pas franchi.

 

En arrivant au guichet qui donnait sur le Carrousel, on trouva la sentinelle croisant dans sa marche la marche des fugitifs.

 

En les voyant venir, elle s’arrêta.

 

– Ma tante, dit Madame Royale en serrant la main de Madame Élisabeth, nous sommes perdues, cet homme nous reconnaît.

 

– N’importe, mon enfant, dit Madame Élisabeth, nous sommes bien autrement perdues encore si nous reculons.

 

Et elles continuèrent leur chemin.

 

Quand elles ne furent plus qu’à quatre pas de la sentinelle, la sentinelle tourna le dos, et elles purent passer.

 

Cet homme les avait-il reconnues en effet ? savait-il quelles illustres fugitives il laissait passer ? Les princesses en demeurèrent convaincues, et envoyèrent, en fuyant, mille bénédictions à ce sauveur inconnu.

 

De l’autre côté du guichet, elles aperçurent le visage inquiet de Charny.

 

Le comte était enveloppé dans un grand carrick bleu, et avait la tête couverte d’un chapeau rond en toile cirée.

 

– Ah ! mon Dieu, murmura-t-il, vous voici donc enfin ! Et le roi ? et la reine ?

 

– Ils nous suivent, répondit Madame Élisabeth.

 

– Venez, dit Charny.

 

Et il conduisit rapidement les fugitives au remise qui stationnait rue Saint Nicaise.

 

Un fiacre était venu se ranger côte à côte du remise comme pour l’espionner.

 

– Eh bien, camarade, dit le cocher du fiacre en voyant la recrue faite par le comte de Charny, il paraît que tu es chargé ?

 

– Comme tu vois, camarade, répondit Charny.

 

Puis, tout bas au garde du corps :

 

– Monsieur, dit-il, prenez ce fiacre, et allez droit à la porte Saint-Martin ; vous n’aurez pas de peine à reconnaître la voiture qui nous attend.

 

M. de Malden comprit, sauta dans le fiacre.

 

– Et toi aussi, tu es chargé. À l’Opéra, vite !

 

L’Opéra était, alors, à la porte Saint-Martin.

 

Le cocher crut avoir affaire à un coureur allant rejoindre son maître au spectacle, et partit sans autre observation que ces mots qui indiquaient sur le prix de la course une réserve pécuniaire :

 

– Vous savez qu’il est minuit, notre maître ?

 

– Oui, va bien, et sois tranquille.

 

Comme, à cette époque, les laquais étaient parfois plus généreux que leurs maîtres, le cocher partit au grand trot et sans observation aucune.

 

À peine avait-il tourné le coin de la rue de Rohan, que, par le même guichet qui avait donné passage à Madame Royale, à Madame Élisabeth, à Mme de Tourzel et au dauphin, on vit venir, d’un pas ordinaire, et comme un expéditionnaire qui sort de son bureau après une longue et laborieuse journée, un bonhomme en habit gris, la corne de son chapeau sur le nez, et les mains dans ses poches.

 

C’était le roi.

 

Il était suivi par M. de Valory.

 

Pendant le trajet, une des boucles de ses souliers s’était détachée ; il avait continué son chemin sans vouloir y faire attention ; M. de Valory l’avait ramassée.

 

Charny fit quelques pas au-devant de lui ; il avait reconnu le roi, non pas à lui-même, mais à M. de Valory qui le suivait.

 

Il était de ceux qui veulent toujours voir un roi dans le roi.

 

Il poussa un soupir de douleur, presque de honte.

 

– Venez, sire, venez, murmura-t-il.

 

Puis, tout bas à M. de Valory :

 

– Et la reine ?

 

– La reine nous suit avec monsieur votre frère.

 

– Bien ; prenez le chemin le plus court, et allez nous attendre à la porte Saint-Martin ; moi, je prendrai le plus long ; le rendez-vous est autour de la voiture.

 

M. de Valory s’élança dans la rue Saint-Nicaise, gagna la rue Saint-Honoré, puis la rue de Richelieu, puis la place des Victoires, puis la rue Bourbon-Villeneuve.

 

On attendit la reine.

 

Une demi-heure se passa.

 

Nous n’essayerons pas de peindre l’anxiété des fugitifs. Charny, sur qui pesait toute la responsabilité, était comme un fou.

 

Il voulait rentrer au château, s’enquérir, s’informer ; le roi le retint.

 

Le petit dauphin pleurait en appelant : « Maman, maman ! »

 

Madame Royale, Madame Élisabeth et Mme de Tourzel n’arrivaient pas à le consoler.

 

La terreur redoubla lorsqu’on vit revenir, accompagnée de flambeaux, la voiture du général La Fayette. Elle rentrait au Carrousel.

 

Voici ce qui était arrivé.

 

À la porte de la cour, le vicomte de Charny, qui donnait le bras à la reine, voulu tourner à gauche.

 

Mais la reine l’arrêta.

 

– Où donc allez-vous ? dit-elle.

 

– Au coin de la rue Saint-Nicaise, où nous attend mon frère, répondit Isidor.

 

– La rue Saint-Nicaise est-elle au bord de l’eau ? demanda la reine.

 

– Non, madame.

 

– Eh bien, c’est au guichet du bord de l’eau que votre frère nous attend.

 

Isidor voulut insister ; la reine paraissait si sûre de ce qu’elle disait, que le doute entra dans son esprit.

 

– Mon Dieu ! madame, dit-il, prenons bien garde, toute erreur nous serait mortelle.

 

– Au bord de l’eau, répéta la reine, j’ai bien entendu au bord de l’eau.

 

– Allons donc au bord de l’eau, madame ; mais, si nous n’y trouvons pas la voiture, nous reviendrons à l’instant même rue Saint-Nicaise, n’est-ce pas ?

 

– Oui, mais allons.

 

Et la reine entraîna son cavalier à travers les trois cours, séparées, à cette époque, par une épaisse muraille, et qui ne communiquaient l’une avec l’autre qu’au moyen d’une étroite ouverture attenante au palais, ouverture barrée par une chaîne, gardée par une sentinelle.

 

La reine et Isidor franchirent l’une après l’autre ces trois ouvertures, et enjambèrent ces trois chaînes.

 

Pas une sentinelle n’eut l’idée de les arrêter.

 

Le moyen de croire, en effet, que cette jeune femme en habit de suivante de bonne maison, donnant le bras à un beau garçon à la livrée du prince de Condé, ou à peu près, enjambant si légèrement les lourdes chaînes, fût la reine de France ?

 

On arriva au bord de l’eau.

 

Le quai était désert.

 

– Alors, c’est de l’autre côté, dit la reine.

 

Isidor voulait revenir.

 

Mais, elle, comme prise d’un vertige :

 

– Non, non, dit-elle, c’est par ici.

 

Et elle entraîna Isidor vers le pont Royal.

 

Le pont traversé, on trouva le quai de la rive gauche tout aussi désert que celui de la rive droite.

 

– Voyons dans cette rue, dit la reine.

 

Et elle força Isidor à faire une pointe dans la rue du Bac.

 

Au bout de cent pas, cependant, elle reconnut qu’elle devait se tromper, et s’arrêta haletante.

 

Les forces étaient près de lui manquer.

 

– Eh bien, madame, dit Isidor, insistez-vous encore ?

 

– Non, dit la reine ; maintenant, cela vous regarde, conduisez-moi où vous voudrez.

 

– Madame, au nom du ciel, du courage ! dit Isidor.

 

– Oh ! dit la reine, ce n’est point le courage, c’est la force qui me manque.

 

Puis, se renversant en arrière :

 

– Il me semble que je ne pourrai jamais retrouver mon haleine, dit-elle. Mon Dieu, mon Dieu !

 

Isidor savait que cette haleine qui manquait à la reine lui était aussi nécessaire à cette heure qu’elle l’est à la biche poursuivie par les chiens.

 

Il s’arrêta.

 

– Respirez, madame, dit-il ; nous avons le temps. Je vous réponds de mon frère ; il attendra, s’il le faut, jusqu’au jour.

 

– Vous croyez donc qu’il m’aime ? s’écria aussi imprudemment que vivement Marie-Antoinette en serrant le bras du jeune homme contre sa poitrine.

 

– Je crois que sa vie comme la mienne est à vous, madame, et que le sentiment qui est chez nous de l’amour et du respect est chez lui de l’adoration.

 

– Merci, dit la reine, vous me faites du bien, je respire ! Allons…

 

Et, avec cette même fébrilité, elle reprit sa marche, repassant par le chemin qu’elle avait déjà pris, refaisant la route qu’elle avait déjà faite.

 

Seulement, au lieu de rentrer dans les Tuileries, Isidor lui fit prendre le guichet du Carrousel.

 

On traversa l’immense place, jusqu’à minuit couverte, d’habitude, de petites boutiques ambulantes et de fiacres en station.

 

Elle était à peu près déserte, presque sombre.

 

Cependant, on entendait comme un grand bruit de roues de voitures et de pas de chevaux.

 

On était arrivé au guichet de la rue de l’Échelle. Il était évident que ces chevaux dont on entendait le pas, que cette voiture dont on entendait le bruit, allaient passer par ce guichet.

 

On apercevait déjà une lueur ; sans doute celle des torches qui accompagnaient cette voiture.

 

Isidor voulut se rejeter en arrière ; la reine l’entraîna en avant.

 

Isidor se précipita sous le guichet pour la protéger, au moment juste où la tête des chevaux des porteurs de torches apparaissait à l’entrée opposée.

 

Il la poussa dans l’enfoncement le plus sombre, et se plaça devant elle.

 

Mais l’enfoncement le plus sombre fut à l’instant même inondé par la lumière des porteurs de torches.

 

Au milieu d’eux, à demi couché dans sa voiture, revêtu de son élégant uniforme de général de la garde nationale, on apercevait le général La Fayette.

 

Au moment où cette voiture passait, Isidor sentit qu’un bras fort de volonté, sinon de puissance réelle, l’écartait vivement.

 

Ce bras, c’était le bras gauche de la reine.

 

De la main droite, elle tenait une petite baguette de bambou à pomme d’or, comme en portaient les femmes à cette époque-là.

 

Elle en frappa les roues de la voiture en disant :

 

– Va, geôlier, je suis hors de ta prison !

 

– Que faites-vous, madame, dit Isidor, et à quoi vous exposez-vous ?

 

– Je me venge, répondit la reine ; on peut bien risquer quelque chose pour cela.

 

Et, derrière le dernier porte-torche, elle s’élança radieuse comme une déesse, joyeuse comme un enfant.

 

Chapitre LXXXIV

Une question d’étiquette

 

La reine n’avait pas fait dix pas hors du guichet, qu’un homme enveloppé d’un carrick bleu, et le visage caché sous un chapeau de toile cirée, lui saisissait convulsivement le bras, et l’entraînait vers un remise stationnant au coin de la rue Saint-Nicaise.

 

Cet homme, c’était le comte de Charny.

 

Ce remise, c’était celui où, depuis plus d’une demi-heure, attendait toute la famille royale.

 

On croyait voir arriver la reine consternée, abattue, mourante, elle arrivait riante et joyeuse ; les dangers courus, la fatigue essuyée, l’erreur commise, le temps perdu, la conséquence que ce retard pouvait avoir – le coup de badine qu’elle venait de donner à la voiture de la Fayette, et qu’elle semblait avoir donné à lui-même, lui avait fait oublier tout cela.

 

À dix pas du remise, un domestique tenait un cheval en main.

 

Charny ne fit qu’indiquer du doigt le cheval à Isidor, Isidor se lança dessus et partit au galop.

 

Il allait d’avance à Bondy, afin d’y commander les chevaux.

 

La reine, le voyant partir, lui jeta quelques paroles de remerciement qu’il n’entendit pas.

 

– Allons, madame, allons, dit Charny avec cette volonté mêlée de respect que les hommes véritablement forts savent si bien prendre dans les grandes occasions, il n’y a pas une seconde à perdre.

 

La reine entra dans le remise, où étaient déjà le roi, Madame Élisabeth, Madame Royale, le dauphin et Mme de Tourzel, c’est-à-dire cinq personnes ; elle s’assit au fond, prit le dauphin sur ses genoux ; le roi s’assit près d’elle ; Madame Élisabeth, Madame Royale et Mme de Tourzel s’assirent sur le devant.

 

Charny referma la portière, monta sur le siège, et, pour dérouter les espions, s’il en existait, il fit tourner les chevaux, remonta la rue Saint-Honoré, prit les boulevards à la Madeleine, et les suivit jusqu’à la porte Saint-Martin.

 

La voiture était là, attendant sur un chemin extérieur conduisant à ce que l’on appelait la voirie.

 

Ce chemin était désert.

 

Le comte de Charny sauta à bas de son siège, et ouvrit la portière du remise.

 

Celle de la grande voiture qui devait servir au voyage était déjà ouverte. M. de Malden et M. de Valory se tenaient aux deux côtés du marchepied.

 

En un instant, les six personnes qui occupaient le carrosse de remise furent sur le chemin.

 

Alors, le comte de Charny conduisit ce carrosse sur le bas-côté de la route, et le versa dans un fossé.

 

Puis il revint à la grande voiture.

 

Le roi monta le premier, puis la reine, puis Madame Élisabeth ; après Madame Élisabeth, les deux enfants ; après les deux enfants, Mme de Tourzel.

 

M. de Malden monta derrière la voiture, M. de Valory s’établit près de Charny, sur le siège.

 

La voiture était attelée de quatre chevaux ; un clappement de langue les fit partir au trot ; le conducteur les menait à grandes guides.

 

Le quart après une heure sonnait à l’église Saint-Laurent. On mit une heure pour aller à Bondy.

 

Les chevaux, tout harnachés et prêts à être mis à la voiture, attendaient hors de l’écurie.

 

Isidor attendait près des chevaux.

 

De l’autre côté de la route, stationnait aussi un cabriolet de louage tout attelé de chevaux de poste.

 

Dans ce cabriolet étaient deux femmes de chambre appartenant au service du dauphin et de Madame Royale.

 

Elles avaient cru trouver une voiture à louer à Bondy, et, n’en ayant pas trouvé, elles s’étaient arrangées avec le maître du cabriolet, lequel leur avait vendu sa voiture mille francs.

 

Celui-ci, content du marché, et voulant voir sans doute ce que devenaient les personnes qui avaient eu la bêtise de lui donner mille francs d’un pareil bahut, attendait en buvant à l’hôtel même de la poste.

 

Il vit arriver la voiture du roi conduite par Charny ; Charny descendit du siège, et s’approcha de la portière.

 

Sous son manteau de cocher, il avait son habit d’uniforme ; dans le coffre du siège, était son chapeau.

 

Il était convenu entre le roi, la reine et Charny, qu’à Bondy, Charny prendrait dans l’intérieur la place de Mme de Tourzel, qui, alors, reviendrait seule à Paris.

 

Mais on avait, pour ce changement, oublié de consulter Mme de Tourzel.

 

Le roi lui soumit la question.

 

Mme de Tourzel, outre son profond dévouement pour la famille royale, était, sur la question d’étiquette, le pendant de la vieille Mme de Noailles.

 

– Sire, répondit-elle, ma charge est de veiller sur les enfants de France, et de ne pas les quitter d’un instant ; à moins d’un ordre exprès de Votre Majesté, ordre qui n’aurait point de précédent, je ne les quitterai donc pas.

 

La reine frémit d’impatience. Une double raison lui faisait désirer d’avoir Charny dans la voiture ; reine, elle y voyait sa sûreté ; femme, elle y trouvait sa joie.

 

– Chère madame de Tourzel, dit la reine, nous vous sommes aussi reconnaissants que possible ; mais vous êtes souffrante, vous veniez par une exagération de dévouement ; restez à Bondy, et, partout où nous serons, venez nous rejoindre.

 

– Madame, répondit Mme de Tourzel, que le roi ordonne, je suis prête à descendre et à demeurer, s’il le faut, sur la grande route ; mais un ordre du roi seul peut me faire, non seulement manquer à mon devoir, mais encore renoncer à mon droit.

 

– Sire, dit la reine, sire !

 

Mais Louis XVI n’osait se prononcer dans cette gave question ; il cherchait un biais, une porte de sortie, une échappatoire.

 

– Monsieur de Charny, dit-il, ne pouvez-vous donc rester sur le siège ?

 

– Je puis tout ce que voudra le roi, dit M. de Charny ; seulement, j’y dois rester ou avec mon uniforme d’officier – et, avec cet uniforme d’officier, on me voit depuis quatre mois sur la route, et chacun me reconnaîtra –, ou avec mon carrick et mon chapeau de cocher de remise – et le costume est un peu modeste pour une voiture si élégante.

 

– Entrez dans la voiture, monsieur de Charny, entrez, dit la reine ; je prendrai le dauphin sur mes genoux, Madame Élisabeth prendra Marie-Thérèse sur les siens, et cela ira à merveille… Nous serons un peu serrés, voilà tout.

 

Charny attendit la décision du roi.

 

– Impossible, ma chère, dit le roi ; songez que nous avons quatre-vingt-dix lieues à faire.

 

Mme de Tourzel se tenait debout, prête à obéir à l’ordre du roi, si le roi lui ordonnait de descendre ; mais le roi n’osait le faire, tant sont grands, chez les gens de cour, même les plus petits préjugés.

 

– Monsieur de Charny, dit le roi au comte, ne pouvez-vous prendre la place de monsieur votre frère, et courir devant nous pour commander les chevaux ?

 

– J’ai déjà dit au roi que j’étais prêt à tout ; seulement, je ferai observer au roi que, d’habitude, les chevaux sont commandés par un courrier, et non par un capitaine de vaisseau, ce changement, qui étonnera les maîtres de poste, pourrait amener de graves inconvénients.

 

– C’est juste, dit le roi.

 

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! murmura la reine au comble de l’impatience.

 

Puis, se tournant vers Charny :

 

– Arrangez-vous comme vous voudrez, monsieur le comte, dit la reine ; mais je ne veux pas que vous nous quittiez.

 

– C’est aussi mon désir, madame, dit Charny, et je ne vois qu’un moyen pour cela.

 

– Lequel ? Dites vite, fit la reine.

 

– C’est qu’au lieu d’entrer dans la voiture, au lieu de monter sur le siège, au lieu de courir devant, je la suive en simple costume d’homme qui court la poste ; partez, madame, et, avant que vous ayez fait dix lieues, je serai à cinq cents pas de votre voiture.

 

– Alors, vous retournez à Paris ?

 

– Sans doute, madame ; mais, jusqu’à Châlons, Votre Majesté n’a rien à craindre, et, avant Châlons, je l’aurai rejointe.

 

– Mais comment allez-vous retourner à Paris ?

 

– Sur le cheval avec lequel est venu mon frère, madame, c’est un excellent coureur, il a eu le temps de souffler, et, en moins d’une demi-heure, je serai à Paris.

 

– Alors ?

 

– Alors, madame, je mettrai un costume convenable, je prendrai un cheval à la poste, et je courrai à franc étrier jusqu’à ce que je vous aie rejointe.

 

– N’y a-t-il point d’autre moyen ? dit Marie-Antoinette au désespoir.

 

– Dame ! fit le roi, je n’en vois point.

 

– Alors, dit Charny, ne perdons pas de temps. Allons, Jean et François, à votre poste ! En avant, Melchior ! Postillons, vos chevaux !

 

Mme de Tourzel triomphante se rassit, et la voiture partit au galop, suivie par le cabriolet.

 

L’importance de la discussion avait fait oublier de distribuer au vicomte de Charny, à M. de Valory et à M. de Malden, les pistoles tout chargés qui étaient dans la caisse de la voiture.

 

Que se passait-il à Paris, vers lequel le comte de Charny revenait à franc étrier ?

 

Un perruquier, nommé Buseby, demeurant rue de Bourbon, avait, dans la soirée, été visiter aux Tuileries un de ses amis qui y montait la garde : cet ami avait fort entendu parler par ses officiers de la fuite qui devait avoir lieu la nuit même, à ce que ceux-ci assuraient ; il en parla donc au perruquier, qui ne sut plus chasser de sa pensée cette idée que ce projet était réel, et que cette fuite royale, dont on parlait depuis si longtemps, s’exécuterait pendant la nuit.

 

Rentré chez lui, il avait raconté à sa femme ce qu’il venait d’apprendre aux Tuileries, mais celle-ci avait traité la chose de rêve ; ce doute de la perruquière avait influé sur le mari, lequel avait fini par se déshabiller et se coucher sans donner une autre suite à ses soupçons.

 

Mais, une fois couché, il avait été repris par sa première préoccupation ; et, dès lors, elle était devenue si forte, qu’il n’avait pas eu le courage d’y résister : il s’était jeté à bas de son lit, s’était rhabillé, et avait couru chez un de ses amis nommé Hucher, lequel était à la fois boulanger et sapeur du bataillon des Théatins.

 

Là, il avait rapporté tout ce qu’on lui avait dit aux Tuileries, et avait d’une façon si vive communiqué ses craintes au boulanger à l’endroit de la fuite de la famille royale, que celui-ci, non seulement les avait partagées, mais encore, plus ardent que celui-là de qui il les tenait, avait sauté à bas de son lit, et, sans prendre le temps de passer d’autre vêtement qu’un caleçon, était sorti dans la rue, et, frappant aux portes, avait réveillé une trentaine de ses voisins.

 

Il était, alors, environ minuit un quart, et c’était quelques minutes après que la reine avait rencontré M. de La Fayette sous le guichet des Tuileries.

 

Les citoyens réveillés par le perruquier Buseby et le boulanger Hucher décidèrent que l’on se rendrait en uniforme de la garde nationale chez M. le général La Fayette, et qu’on le préviendrait de ce qui se passait.

 

Aussitôt prise, la résolution fut exécutée. M. de La Fayette demeurait rue Saint-Honoré, hôtel de Noailles, près des Feuillants. Les patriotes se mirent en route, et arrivèrent chez lui vers minuit et demi.

 

Le général, après avoir assisté au coucher du roi, après avoir été prévenir son ami Bailly que le roi était couché, après avoir fait une visite à M. Emmery, membre de l’Assemblée nationale, le général venait de rentrer chez lui, et s’apprêtait à se déshabiller.

 

En ce moment, on frappa à l’hôtel de Noailles. M. de La Fayette envoya son valet de chambre aux informations.

 

Celui-ci rentra bientôt, disant que c’étaient vingt-cinq ou trente citoyens, qui voulaient parler à l’instant même au général, pour affaire de la plus haute importance.

 

Dès cette époque, le général La Fayette avait l’habitude des réceptions à quelque heure que ce fût.

 

D’ailleurs, comme, au bout du compte, une affaire pour laquelle se dérangeaient vingt-cinq ou trente citoyens pouvait et même devait être une affaire importante, il ordonna que ceux qui désiraient lui parler fussent introduits.

 

Le général n’eut qu’à repasser son habit, qu’il venait d’ôter, et il se trouva en costume de réception.

 

Alors, les sieurs Buseby et Hucher, en leur nom et au nom de leurs compagnons, lui exposèrent leurs craintes : le sieur Buseby les appuyant sur ce qu’il avait entendu dire aux Tuileries ; les autres, sur ce qu’ils entendaient dire journellement de tous côtés.

 

Mais de toutes ces craintes le général ne fit que rire, et, comme il était bon prince et fort causeur, il leur raconta d’où venaient tous ces bruits, comment ils avaient été répandus par Mme de Rochereul et M. de Gouvion ; comment lui, pour s’assurer de leur fausseté, avait vu se coucher le roi comme eux pourraient le voir se coucher, lui, La Fayette, s’ils restaient quelques minutes encore ; enfin, toute cette causerie ne paraissant point suffisante à les rassurer, M. de La Fayette leur dit qu’il répondait du roi et de la famille royale sur sa tête.

 

Il était impossible, après cela, de manifester un doute ; ils se contentèrent donc de demander à M. de La Fayette le mot d’ordre, afin qu’on n’inquiétât point leur retour. M. de La Fayette ne fit pas de difficulté à leur faire ce plaisir, et leur donna le mot d’ordre.

 

Cependant, munis du mot d’ordre, ils résolurent de visiter la salle du Manège, pour savoir s’il n’y avait rien de nouveau de ce côté-là, et les cours du château, pour voir s’il ne s’y passait rien d’extraordinaire.

 

Ils revenaient le long de la rue Saint-Honoré, et allaient s’engager dans la rue de l’Échelle, lorsqu’un cavalier lancé au galop vint donner au milieu d’eux. Comme en une pareille nuit tout était événement, ils croisèrent leurs fusils, criant au cavalier d’arrêter.

 

Le cavalier s’arrêta.

 

– Que voulez-vous ? demanda-t-il.

 

– Nous voulons savoir où vous allez, dirent les gardes nationaux.

 

– Je vais aux Tuileries.

 

– Qu’allez-vous faire aux Tuileries ?

 

– Rendre compte au roi d’une mission dont il m’a chargé.

 

– À cette heure-ci ?

 

– Sans doute, à cette heure-ci.

 

Un des plus malins fit signe aux autres de le laisser faire.

 

– Mais, à cette heure-ci, répéta-t-il, le roi est couché.

 

– Oui, répondit le cavalier, mais on le réveillera.

 

– Si vous avez affaire au roi, reprit le même homme, vous devez avoir le mot d’ordre.

 

– Ce ne serait pas une raison, observa le cavalier, attendu que je pourrais arriver de la frontière, au lieu d’arriver tout simplement de trois lieues d’ici, et être parti il y a un mois, au lieu d’être parti il y a deux heures.

 

– C’est juste, dirent les gardes nationaux.

 

– Alors, vous avez vu le roi, il y a deux heures ? continua l’interrogateur.

 

– Oui.

 

– Vous lui avez parlé ?

 

– Oui.

 

– Qu’allait-il faire, il y a deux heures ?

 

– Il n’attendait que la sortie du général La Fayette pour se coucher.

 

– De sorte que vous avez le mot d’ordre ?

 

– Sans doute ; le général, sachant que je devais rentrer aux Tuileries, vers une heure ou deux heures du matin, me l’avait donné, afin que je n’éprouvasse point de retard.

 

– Et ce mot d’ordre ?

 

– Paris et Poitiers.

 

– Allons, dirent les gardes nationaux, c’est bien cela. Bon retour, camarade, et dites au roi que vous nous avez trouvés veillant à la porte du château, de peur qu’il ne se sauve.

 

Et ils s’écartèrent devant le cavalier.

 

– Je n’y manquerai pas, répondit celui-ci.

 

Et, piquant son cheval des deux, il s’élança sous le guichet des Tuileries, où il disparut.

 

– Si nous attendions qu’il sortît des Tuileries pour savoir s’il a vu le roi ? dit un des gardes nationaux.

 

– Mais, s’il loge aux Tuileries, dit un autre, nous attendrons donc jusqu’à demain ?

 

– C’est juste, dit le premier, et, ma foi, puisque le roi est couché, puisque M. La Fayette se couche, allons nous coucher à notre tour, et vive la nation !

 

Les vingt-cinq ou trente patriotes répétèrent en chœur le cri de « Vive la nation ! » et allèrent se coucher, heureux et fiers d’avoir appris de la bouche même de La Fayette qu’il n’y avait point à craindre que le roi quittât Paris.

 

Chapitre LXXXV

La route

 

Nous avons vu partir, au grand trot de quatre vigoureux chevaux de poste, la voiture qui emmenait le roi et sa famille ; suivons-les sur la route dans tous les détails du voyage, comme nous les avons suivis dans tous les détails de leur fuite. L’événement est si grand et a exercé une influence si fatale sur leur destinée, que le moindre accident de cette route nous semble digne de curiosité ou d’intérêt.

 

Le jour vint vers trois heures du matin ; la voiture relayait à Meaux. Le roi eut faim, et l’on commença d’entamer les provisions. Ces provisions étaient un morceau de veau froid qu’avait fait placer, avec du pain et quatre bouteilles de vin de Champagne non mousseux, le comte de Charny dans la cantine de la voiture.

 

Comme on n’avait ni couteaux ni fourchettes, le roi appela Jean.

 

Jean, on se le rappelle, était le nom de voyage de M. de Malden.

 

M. de Malden s’approcha.

 

– Jean, dit le roi, prêtez-moi votre couteau de chasse, que je puisse découper ce veau.

 

Jean tira son couteau de chasse du fourreau et le présenta au roi.

 

Pendant ce temps, la reine se penchait hors de la voiture, et regardait en arrière, sans doute pour voir si Charny ne venait pas.

 

– Voulez-vous prendre quelque chose, monsieur de Malden ? dit à demi-voix le roi.

 

– Non, sire, répondit M. de Malden aussi à voix basse ; je n’ai encore besoin de rien.

 

– Que ni vous ni vos compagnons ne se gênent, dit le roi.

 

Puis, se tournant vers la reine, qui regardait toujours par la portière :

 

– À quoi pensez-vous donc, madame ? dit-il.

 

– Moi ? répondit la reine en essayant de sourire. Je pense à M. de La Fayette ; probablement qu’à cette heure-ci, il n’est pas à son aise.

 

Puis, à M. de Valory, qui à son tour s’approchait de la portière :

 

– François, dit-elle, il me semble que tout va bien, et que nous serions déjà arrêtés, si nous eussions dû l’être. On ne se sera point aperçu de notre départ.

 

– C’est plus que probable, madame, répondit M. de Valory ; car je ne remarque nulle part ni mouvement ni suspicions. Allons, allons, courage, madame, tout va bien.

 

– En route ! cria le postillon.

 

MM. de Malden et de Valory remontèrent sur leur siège, et la voiture continua son chemin.

 

Vers huit heures du matin, on arriva au bas d’une longue montée. Il y avait à droite et à gauche de cette montée un joli bois où les oiseaux chantaient, et que les premiers rayons du soleil d’un des plus beaux jours de juin perçaient comme des flèches d’or.

 

Le postillon mit ses chevaux au pas.

 

Les deux gardes sautèrent à bas du siège.

 

– Jean, dit le roi, faites arrêter la voiture, et ouvrez-nous la portière : je voudrais marcher et je crois que les enfants et la reine ne seront pas fâchés non plus de cette petite traite à pied.

 

M. de Malden fit un signe : le postillon arrêta, la portière s’ouvrit : le roi, la reine, Madame Élisabeth et les deux enfants descendirent ; Mme de Tourzel seule resta, étant trop souffrante pour descendre.

 

À l’instant même, toute la petite colonie royale se répandit par le chemin ; le dauphin se mit à courir après des papillons et Madame Royale à cueillir des fleurs.

 

Madame Élisabeth prit le bras du roi ; la reine marcha seule.

 

À voir cette famille éparpillée ainsi sur le chemin ; ces beaux enfants jouant et courant ; cette sœur appuyée au bras de son frère, et lui souriant ; cette belle femme pensive et regardant en arrière ; tout cela éclairé par un beau et matinal soleil de juin, projetant l’ombre transparente de la forêt jusqu’au milieu de la route, on eût dit une joyeuse famille regagnant son château pour y reprendre le cours de sa vie paisible et régulière, et non une reine et un roi de France fuyant un trône vers lequel on ne devait les ramener que pour les conduire jusqu’à l’échafaud !

 

Il est vrai qu’un accident devait bientôt apporter dans ce calme et serein tableau le trouble des différentes passions dormant au fond des cœurs des divers personnages de cette histoire.

 

Tout à coup, la reine s’arrêta comme si ses pieds eussent pris racine dans la terre.

 

Un cavalier apparaissait à un quart de lieue à peu près, enveloppé dans le nuage de poussière que soulevait le galop de son cheval.

 

Marie-Antoinette n’osa pas dire : « C’est le comte de Charny. »

 

Mais un cri s’échappa de sa poitrine.

 

– Ah ! des nouvelles de Paris, dit-elle.

 

Tout le monde se retourna, excepté le dauphin : l’insoucieux enfant venait d’attraper le papillon après lequel il courait, peu lui importaient les nouvelles de Paris.

 

Le roi, un peu myope, tira une petite lorgnette de sa poche.

 

– Eh ! dit-il, c’est, je crois, M. de Charny.

 

– Oui, sire, dit la reine, c’est lui.

 

– Continuons, continuons de monter, dit le roi ; il nous rejoindra toujours, et nous n’avons pas de temps à perdre.

 

La reine n’osa point dire que, sans doute, les nouvelles qu’apportait M. de Charny valaient la peine d’être attendues.

 

Au reste, c’était un retard de quelques secondes seulement : le cavalier arrivait de toute la vitesse de son cheval.

 

Lui-même, de son côté, et à mesure qu’il approchait, regardait avec une grande attention, et paraissait ne pas comprendre pourquoi la gigantesque voiture avait répandu ses voyageurs sur le grand chemin.

 

Enfin, il les rejoignit au moment où la voiture atteignait le sommet de la montée, et faisait halte à ce sommet.

 

C’était bien M. de Charny, comme l’avaient deviné le cœur de la reine et les yeux du roi.

 

Il était vêtu d’une petite redingote verte à collet flottant, d’un chapeau à large ganse et à boucle d’acier, d’un gilet blanc, d’une culotte de peau collante et de grandes bottes militaires montant jusqu’au-dessus du genou.

 

Son teint, ordinairement d’un blanc mat, était animé par la course, et les étincelles de la flamme qui rougissait son visage jaillissaient de ses prunelles.

 

Il y avait quelque chose d’un vainqueur dans son souffle puissant et dans sa narine dilatée.

 

Jamais la reine ne l’avait vu si beau.

 

Elle poussa un profond soupir.

 

Lui, sauta à bas de son cheval, et s’inclina devant le roi.

 

Puis, se retournant, il salua la reine.

 

Tout le monde se groupa autour de lui, excepté les deux gardes, qui demeurèrent éloignés par discrétion

 

– Approchez, messieurs, approchez, dit le roi : les nouvelles que nous apporte M. de Charny regardent tout le monde.

 

– D’abord, sire, tout va bien, dit Charny, et, à deux heures du matin encore, nul ne soupçonnait votre fuite.

 

Chacun respira.

 

Puis les questions se multiplièrent.

 

Charny raconta comment il était rentré à Paris ; comment il avait rencontré, rue de l’Échelle, la patrouille des patriotes ; comment il avait été interrogé par elle, et comment il l’avait laissée convaincue que le roi était couché et dormait.

 

Puis il dit comment, une fois dans l’intérieur des Tuileries, calmes comme aux jours ordinaires, il était monté à sa chambre, avait changé de costume, était redescendu par les corridors du roi, et s’était ainsi assuré que nul ne se doutait de la fuite de la famille royale, pas même M. de Gouvion, qui, voyant que cette ligne de sentinelles qu’il avait établie autour de l’appartement du roi ne servait à rien, l’avait brisée, et avait renvoyé chez eux officiers et chefs de bataillon.

 

Alors, M. de Charny avait repris son cheval, qu’il avait fait tenir dans la cour par un des domestiques de veille, et, pensant qu’il aurait grand-peine à se faire donner, à pareille heure, un bidet à la poste de Paris, il était reparti pour Bondy sur le même cheval.

 

Ce malheureux cheval était arrivé à peu près fourbu ; mais il était arrivé, c’était tout ce qu’il fallait.

 

Là, le comte avait pris un cheval frais, et avait continué son chemin.

 

Du reste, rien d’inquiétant sur la route parcourue.

 

La reine trouva moyen de tendre la main à Charny : de si bonnes nouvelles apportées valaient bien une pareille faveur.

 

Charny baisa respectueusement la main de la reine.

 

Pourquoi la reine pâlit-elle ?

 

Était-ce de joie, si Charny lui avait serré la main ?

 

Était-ce de douleur, s’il ne la lui avait pas serrée ?

 

On remonta en voiture. La voiture partit. Charny galopa à la portière.

 

À la prochaine poste, on trouva les chevaux préparés, moins le cheval de selle de Charny.

 

Isidor n’avait pu commander ce cheval de selle, ne sachant pas que son frère en eût besoin.

 

Il y eut donc un retard pour ce cheval : la voiture repartit. Cinq minutes après, Charny était en selle.

 

D’ailleurs, il était convenu qu’il suivrait la voiture, et non qu’il l’escorterait.

 

Seulement, il la suivait d’assez près, pour que la reine, en passant la tête par la portière, l’aperçût, et pour qu’à chaque relais il arrivât de manière à avoir le temps d’échanger quelques paroles avec les illustres voyageurs.

 

Charny venait de relayer à Montmirail ; il croyait que la voiture avait un quart d’heure d’avance sur lui, quand tout à coup, au détour d’une rue, son cheval donne du nez contre la voiture arrêtée et contre les deux gardes, qui essayent de raccommoder un trait.

 

Le comte saute à bas de son cheval, passe la tête par la portière pour recommander au roi de se cacher et à la reine de ne pas être inquiète ; puis il ouvre une espèce de coffre où sont placés d’avance tous les outils ou tous les objets qu’un accident quelconque rend nécessaires : on y trouve une paire de traits ; on en prend un par lequel on remplace le trait cassé.

 

Les deux gardes profitent de ce temps d’arrêt pour demander leurs armes ; mais le roi s’oppose formellement à ce qu’on les leur remette. On lui objecte le cas où la voiture serait arrêtée ; mais il répond que, dans aucun cas, il ne veut que le sang coule pour lui.

 

Enfin, le trait est raccommodé, le coffre refermé ; les deux gardes remontent sur leur siège ; Charny se remet en selle, et la voiture part.

 

Seulement, on a perdu plus d’une demi-heure, et, cela, quand chaque minute perdue est une perte irréparable.

 

À deux heures, on arriva à Châlons.

 

– Si nous arrivons à Châlons sans être arrêtés, avait dit le roi, tout ira bien !

 

On était arrivé à Châlons sans être arrêté et l’on relayait.

 

Le roi s’était montré un instant. Au milieu des groupes formés autour de la voiture, deux hommes l’avaient regardé avec une attention soutenue.

 

Tout à coup, un de ces deux hommes s’éloigne et disparaît.

 

L’autre s’approche

 

– Sire, dit-il à demi-voix, ne vous montrez pas ainsi, ou vous vous perdez.

 

Alors, s’adressant aux postillons :

 

– Allons donc, paresseux ! dit-il ; est-ce que c’est comme cela qu’on sert de braves voyageurs qui payent trente sous de guides ?…

 

Et il se mit lui-même à l’ouvrage, aidant les postillons.

 

C’était le maître de poste.

 

Enfin, les chevaux sont attelés, les postillons en selle. Le premier postillon veut enlever ses chevaux.

 

Tous les deux s’abattent.

 

Les chevaux se relèvent sous les coups de fouet, on veut lancer la voiture : les deux chevaux du second postillon s’abattent à leur tour.

 

Le postillon est pris sous son cheval.

 

Charny, qui attend en silence, tire le postillon à lui, et le dégage de dessous son cheval, où il laisse ses bottes fortes.

 

– Oh ! monsieur, s’écrie Charny s’adressant au maître de poste, dont il ignore le dévouement, quels chevaux nous avez-vous donnés là ?

 

– Les meilleurs de l’écurie ! répond celui-ci.

 

Seulement, les chevaux sont tellement embarrassés dans les traits, que plus ils essayent de se relever, plus ils s’engagent.

 

Charny se jette sur les traits.

 

– Allons ! dit-il, dételons et rattelons : nous aurons plus tôt fait.

 

Le maître de poste se remet à la besogne en pleurant de désespoir.

 

Pendant ce temps, l’homme qui s’est éloigné et qui a disparu court chez le maire : il lui annonce qu’en ce moment le roi et toute la famille royale relayent à la poste, et il lui demande un ordre pour les arrêter.

 

Par bonheur, le maire est peu républicain, ou ne se soucie pas de prendre sur lui une pareille responsabilité. Au lieu de s’assurer du fait, il demande à son tour toutes sortes d’explications, nie que la chose puisse être vraie, et, enfin, poussé à tout, arrive à l’hôtel de la poste au moment où la voiture disparaît au tournant de la rue.

 

On a perdu plus de vingt minutes.

 

L’alarme est dans la voiture royale. Ces chevaux s’abattant les uns après les autres, sans aucune raison de s’abattre, rappellent à la reine ces bougies s’éteignant toutes seules.

 

Cependant, en sortant des portes de la ville, le roi, la reine et Madame Élisabeth disent ensemble :

 

– Nous sommes sauvés !

 

Mais, cent pas plus loin, un homme s’élance, passe sa tête par la portière, et crie aux illustres voyageurs :

 

– Vos mesures sont mal prises : vous serez arrêtés !

 

La reine pousse un cri ; l’homme se jette de côté, et disparaît dans un petit bois.

 

Heureusement, on n’est plus qu’à quatre lieues de Pont-de-Sommevelle, où l’on trouvera M. de Choiseul et ses quarante hussards.

 

Seulement, il est trois heures de l’après-midi, et l’on est en retard de près de quatre heures !…

 

Chapitre LXXXVI

Fatalité

 

On se rappelle M. le duc de Choiseul courant la poste avec Léonard, qui se désespère d’avoir laissé ouverte la porte de sa chambre, d’emporter le chapeau et la redingote de son frère, et de manquer à la promesse qu’il avait faite à Mme de l’Aage de la coiffer.

 

Ce qui consolait le pauvre Léonard, c’est que M. de Choiseul lui avait positivement dit qu’il l’emmenait à deux ou trois lieues seulement pour lui donner une commission particulière de la part de la reine, et qu’après il serait libre.

 

Aussi, en arrivant à Bondy, en sentant s’arrêter la voiture, il respira et fit ses dispositions pour descendre.

 

Mais M. de Choiseul l’arrêta en lui disant :

 

– Ce n’est point encore ici.

 

Les chevaux étaient commandés d’avance ; en quelques secondes ils furent attelés, et la voiture repartit comme un trait.

 

– Mais, monsieur, dit le pauvre Léonard, où allons-nous donc ?

 

– Pourvu que vous soyez de retour demain matin, répondit M. de Choiseul, que vous importe le reste ?

 

– Le fait est, dit Léonard, que, pourvu que je sois aux Tuileries à dix heures pour coiffer la reine…

 

– C’est tout ce qu’il vous faut, n’est-ce pas ?

 

– Sans doute… Seulement, j’y serais plus tôt qu’il n’y aurait pas de mal, attendu que je pourrais tranquilliser mon frère, et expliquer à Mme de l’Aage que ce n’est pas ma faute si je lui ai manqué de parole.

 

– Si ce n’est que cela, tranquillisez-vous, mon cher Léonard : tout ira pour le mieux, répondit M. de Choiseul.

 

Léonard n’avait aucune raison de croire que M. de Choiseul l’enlevât ; aussi se tranquillisa-t-il, momentanément du moins.

 

Mais, à Claye, voyant qu’on mettait de nouveaux chevaux à la voiture, et qu’il n’était aucunement question de s’arrêter :

 

– Ah ça ! monsieur le duc, s’écria le malheureux, nous allons donc au bout du monde ?

 

– Ecoutez, Léonard, lui dit alors M. de Choiseul d’un air sérieux, ce n’est pas dans une maison voisine de Paris que je vous mène, c’est à la frontière.

 

Léonard poussa un cri, appuya ses deux mains sur ses genoux, et regarda le duc d’un air terrifié.

 

– À la… à la… frontière ?… balbutia-t-il.

 

– Oui, mon cher Léonard. Je dois trouver là, à mon régiment, une lettre de la plus haute importance pour la reine. Ne pouvant la lui remettre moi-même, il me fallait quelqu’un de sûr pour la lui envoyer. Je l’ai priée de m’indiquer ce quelqu’un : elle vous a choisi, comme étant, par votre dévouement, le plus digne de sa confiance.

 

– Oh ! monsieur, s’écria Léonard, sûrement que j’en suis digne, de la confiance de la reine ! Mais comment reviendrai-je ? Je suis en escarpins, en bas de soie blancs, en culotte de soie. Je n’ai ni linge ni argent.

 

Le brave garçon oubliait qu’il avait pour deux millions de diamants à la reine dans ses poches.

 

– Ne vous inquiétez pas, mon cher ami, lui dit M. de Choiseul ; j’ai dans ma voiture bottes, habits, linge, argent, tout ce qui vous sera nécessaire enfin, et rien ne vous manquera.

 

– Sans doute, monsieur le duc, avec vous, j’en suis bien sûr, rien ne me manquera ; mais mon pauvre frère, dont j’ai pris le chapeau et la redingote ; mais cette pauvre Mme de l’Aage, qui n’est bien coiffée que par moi… Mon Dieu ! mon Dieu ! comment tout cela finira-t-il ?

 

– Au mieux, mon cher Léonard ; je l’espère, du moins, dit M. de Choiseul.

 

On allait comme le vent ; M. de Choiseul avait dit à son courrier de faire préparer deux lits et un souper à Montmirail, où il passerait le reste de la nuit.

 

En arrivant à Montmirail, les voyageurs trouvèrent les deux lits prêts et le souper servi.

 

À part la redingote et le chapeau de son frère, à part la douleur d’avoir été forcé de manquer de parole à Mme de l’Aage, Léonard était à peu près consolé. De temps en temps, il laissait même échapper quelque expression de contentement par laquelle il était facile de voir que son orgueil était flatté que la reine l’eût choisi pour une mission aussi importante que celle dont il paraissait être chargé.

 

Après le souper, les deux voyageurs se couchèrent, M. de Choiseul ayant recommandé que sa voiture l’attendît tout attelée à quatre heures.

 

À quatre heures moins un quart, on devait venir frapper à sa porte pour le réveiller, au cas où il dormirait.

 

À trois heures, M. de Choiseul n’avait pas encore fermé l’œil, quand de sa chambre, placée au-dessus de la porte d’entrée de la poste, il entend le roulement d’une voiture accompagné de ces coups de fouet par lesquels les voyageurs ou les postillons annoncent leur arrivée.

 

Sauter à bas du lit et courir à la fenêtre fut pour M. de Choiseul l’affaire d’un instant.

 

Un cabriolet était arrêté à la porte. Deux hommes en descendaient, vêtus d’habits de gardes nationaux, et demandaient des chevaux avec instance.

 

Qu’étaient-ce que ces gardes nationaux ? que voulaient-ils à trois heures du matin ? et pourquoi cette instance à demander des chevaux ?

 

M. de Choiseul appela son domestique, et lui ordonna de faire atteler.

 

Puis il éveilla Léonard.

 

Les deux voyageurs s’étaient jetés sur leur lit tout habillés. Ils furent donc prêts en un instant.

 

Lorsqu’ils descendirent, les deux voitures étaient tout attelées.

 

M. de Choiseul recommanda au postillon de laisser passer la voiture des deux gardes nationaux la première ; seulement, il devait la suivre, de manière à ne pas la perdre de vue une minute.

 

Puis il examina les pistolets qu’il avait dans les poches de sa voiture, et en renouvela les amorces, ce qui donna quelques inquiétudes à Léonard.

 

On marcha ainsi pendant une lieue ou une lieue et demie ; mais, entre Eloges et Chaintry, le cabriolet coupa par un chemin de traverse, allant du côté de Jalons et d’Epernay.

 

Les deux gardes nationaux, auxquels M. de Choiseul croyait de mauvaises intentions, étaient deux braves citoyens qui revenaient de La Ferté, et qui rentraient chez eux.

 

Tranquille sur ce point, M. de Choiseul continua sa route.

 

À dix heures, il traverse Châlons ; à onze, il arrive à Pont-de-Sommevelle.

 

Il s’informe : les hussards ne sont pas encore arrivés.

 

Il s’arrête à la maison de poste, descend, demande une chambre, et revêt son uniforme.

 

Léonard regardait tous ces apprêts avec une vive inquiétude, et il les accompagnait de soupirs qui touchèrent M. de Choiseul.

 

– Léonard, lui dit-il, il est temps de vous faire connaître la vérité.

 

– Comment, la vérité ! s’écria Léonard marchant de surprise en surprise ; mais je ne la sais donc pas, la vérité ?

 

– Vous en savez une partie, et je vais vous apprendre le reste.

 

Léonard joignit les mains.

 

– Vous êtes dévoué à vos maîtres, n’est-ce pas, mon cher Léonard ?

 

– À la vie et à la mort, monsieur le duc !

 

– Eh bien, dans deux heures ils seront ici.

 

– Oh ! mon Dieu, est-ce possible ? s’écria le pauvre garçon.

 

– Oui, continua M. de Choiseul, ici, avec les enfants, avec Madame Élisabeth… Vous savez quels dangers ils ont courus (Léonard fit de la tête un signe affirmatif) ? quels dangers ils courent encore (Léonard leva les yeux au ciel) ? Eh bien, dans deux heures ils seront sauvés !…

 

Léonard ne pouvait répondre ; il pleurait à chaudes larmes. Cependant, il parvint à balbutier :

 

– Dans deux heures, ici ? êtes-vous bien sûr ?

 

– Oui, dans deux heures. Ils ont dû partir des Tuileries à onze heures ou onze heures et demie du soir ; ils ont du être à midi à Châlons. Mettons une heure et demie pour faire les quatre lieues que nous venons de faire ; ils seront ici à deux heures au plus tard. Nous allons demander à dîner. J’attends un détachement de hussards que doit m’amener M. de Goguelat. Nous ferons durer le dîner le plus longtemps possible.

 

– Oh ! monsieur, interrompit Léonard, je n’ai aucune faim.

 

– N’importe, vous ferez un effort et vous mangerez.

 

– Oui, monsieur le duc.

 

– Nous ferons donc durer le dîner le plus longtemps possible, afin d’avoir un prétexte de rester… Eh ! tenez, voici les hussards qui arrivent !

 

En effet, on entendait en même temps et la trompette et le pas des chevaux.

 

En ce moment, M. de Goguelat entra dans la chambre et remit à M. de Choiseul un paquet de la part de M. de Bouillé.

 

Ce paquet contenait six blancs seings et un double de l’ordre formel donné par le roi à tous les officiers de l’armée, quels que fussent leur grade et leur ancienneté, d’obéir à M. de Choiseul.

 

M. de Choiseul fit mettre les chevaux au piquet, distribua du pain et du vin aux hussards, et se mit à table de son côté.

 

Les nouvelles qu’apportait M. de Goguelat n’étaient pas bonnes ; partout sur son chemin il avait trouvé une grande effervescence. Il y avait plus d’un an que ces bruits du départ du roi circulaient, non seulement à Paris, mais encore en province, et les détachements de corps de différentes armes stationnant à Sainte-Menehould et à Varennes avaient fait naître des soupçons.

 

Il avait même entendu sonner le tocsin dans une commune voisine de la route.

 

Tout cela était bien fait pour couper l’appétit même à M. de Choiseul. Aussi, après une heure passée à table, comme l’horloge venait de sonner midi et demi, se leva-t-il, et, laissant la garde du détachement à M. Boudet, gagna-t-il la route qui, placée à l’entrée de Pont-de-Sommevelle, sur une hauteur, permet d’embrasser plus d’une demi-lieue de chemin.

 

On ne voyait ni courrier ni voiture ; mais il n’y avait encore là rien d’étonnant. On n’attendait pas, comme nous l’avons dit – car M. de Choiseul faisait la part des petits accidents – le courrier avant une heure ou une heure et demie, le roi avant une heure et demie ou deux heures.

 

Cependant, le temps s’écoulait, et rien ne paraissait sur la route, du moins rien qui ressemblât à ce qu’on attendait.

 

De cinq minutes en cinq minutes, M. de Choiseul tirait sa montre, et, chaque fois qu’il tirait sa montre, Léonard disait :

 

– Oh ! ils ne viendront pas… Mes pauvres maîtres ! mes pauvres maîtres ! il leur sera arrivé malheur !

 

Et le pauvre garçon, par son désespoir, ajoutait encore aux inquiétudes de M. de Choiseul.

 

À deux heures et demie, à trois heures, à trois heures et demie, pas de courrier, pas de voiture ! On se rappelle qu’à trois heures seulement le roi quittait Châlons.

 

Mais, pendant que M. de Choiseul attendait ainsi sur la route, la fatalité préparait à Pont-de-Sommevelle un événement qui devait avoir la plus grande influence sur tout le drame que nous racontons.

 

La fatalité, répétons le mot, avait fait que, juste quelques jours auparavant, les paysans d’une terre appartenant à Mme d’Elbœuf, terre située près de Pont-de-Sommevelle, avaient refusé le payement des droits non rachetables. Alors, on les avait menacés d’exécution militaire ; mais la Fédération avait porté ses fruits, et les paysans des villages environnants avaient promis main-forte aux paysans de la terre de Mme d’Elbœuf, si ces menaces se réalisaient.

 

En voyant arriver et stationner les hussards, les paysans crurent que ceux-ci venaient dans un but hostile.

 

Des courriers furent donc expédiés de Pont-de-Sommevelle aux villages voisins, et, vers trois heures, le tocsin commença de sonner dans toute la contrée.

 

En entendant ce bruit, M. de Choiseul rentra à Pont-de-Sommevelle ; il trouva son sous-lieutenant M. Boudet fort inquiet.

 

Des menaces sourdes étaient faites aux hussards, qui étaient justement, à cette époque, un des corps les plus détestés de l’armée. Les paysans les narguaient et venaient chanter jusque sous leur nez cette chanson improvisée :

 

Les hussards sont des gueux ;

Mais nous nous moquons d’eux !

 

En outre, d’autres personnes, mieux informées ou plus perspicaces, commençaient à dire tout bas que les hussards étaient là, non pour exécuter les paysans de Mme d’Elbœuf, mais pour attendre le roi et la reine.

 

Sur ces entrefaites, quatre heures sonnent sans amener ni courrier ni nouvelles.

 

Cependant, M. de Choiseul se décide à rester encore. Seulement, il fait remettre les chevaux de poste à sa voiture, se charge des diamants de Léonard, et expédie celui-ci à Varennes en lui recommandant de dire, en passant – à Sainte-Menehould, à M. Dandoins ; à Clermont, à M. de Damas, et à Varennes, à M. de Bouillé fils – la situation où il se trouve.

 

Puis, pour calmer l’exaltation qui se manifeste autour de lui, il déclare que lui et les hussards ne sont point là, comme on le croit, pour procéder contre les paysans de Mme d’Elbœuf, mais qu’ils y sont pour attendre et escorter un trésor que le ministre de la Guerre envoie à l’armée.

 

Mais ce mot trésor, qui présente un double sens, en calmant l’irritabilité sur un point, confirme les soupçons sur l’autre. Le roi et la reine aussi sont un trésor, et voilà bien certainement le trésor qu’attend M. de Choiseul.

 

Au bout d’un quart d’heure, M. de Choiseul et ses hussards sont tellement pressés et entourés, qu’il comprend ne pouvoir tenir plus longtemps, et que, si, par malheur, le roi et la reine arrivent en ce moment, il sera impuissant à les protéger, lui et ses quarante hussards.

 

Son ordre est de faire en sorte que la voiture du roi continue sa marche sans obstacle.

 

Au lieu d’être une protection, sa présence est devenue un obstacle.

 

Ce qu’il a de mieux à faire, même dans le cas où le roi arriverait, c’est donc de partir.

 

En effet, son départ rendra la liberté à la route.

 

Seulement, il faut un prétexte pour partir.

 

Le maître de poste est là au milieu de cinq ou six cents curieux dont il ne faut qu’un mot pour faire des ennemis.

 

Il regarde comme les autres, les bras croisés ; il est sous le nez de M. de Choiseul lui-même.

 

– Monsieur, lui dit le duc, avez-vous connaissance de quelque envoi d’argent expédié ces jours-ci à Metz ?

 

– Ce matin même, répond le maître de poste, la diligence y a porté cent mille écus ; elle était escortée de deux gendarmes.

 

– En vérité ? dit M. de Choiseul tout étourdi de la partialité avec laquelle le hasard le sert.

 

– Parbleu ! dit un gendarme, c’est si vrai, que c’est moi et Robin qui étions d’escorte.

 

– Alors, dit M. de Choiseul se tournant tranquillement vers M. de Goguelat, le ministre aura préféré ce mode d’envoi, et, comme notre présence ici n’a plus de motif, je crois que nous pouvons nous retirer. Allons, hussards, bridez les chevaux.

 

Les hussards, assez inquiets, ne demandaient pas mieux que d’obéir à cet ordre. En un instant les chevaux furent bridés, et les hussards à cheval.

 

Ils se rangèrent sur une ligne.

 

M. de Choiseul passa sur le front de la ligne, jeta un regard du côté de Châlons, et, avec un soupir :

 

– Allons, hussards, dit-il, rompez par quatre, et au pas !

 

Et il sortit de Pont-de-Sommevelle, trompettes en tête, comme l’horloge sonnait cinq heures et demie.

 

À deux cents pas du village, M. de Choiseul prit la traverse, afin d’éviter Sainte-Menehould, où l’on disait que régnait une grande agitation.

 

Juste en ce moment-là, Isidor de Charny, poussant des éperons et du fouet un cheval avec lequel il avait mis deux heures à faire quatre lieues, arrivait à la poste, relayait ; s’informait en relayant, si l’on n’avait pas vu un détachement de hussards ; apprenait que ce détachement venait de partir au pas, il y avait un quart d’heure, par la route de Sainte-Menehould ; commandait les chevaux, et, espérant rejoindre M. de Choiseul et l’arrêter dans sa retraite, partait au grand galop d’un cheval frais.

 

M. de Choiseul, on vient de le voir, avait quitté la route de Sainte-Menehould, et pris la traverse, précisément à l’instant où le vicomte de Charny arrivait à la poste, de sorte que le vicomte de Charny ne le rejoignit pas.

 

Chapitre LXXXVII

Fatalité

 

Dix minutes après le départ d’Isidor de Charny arriva la voiture du roi.

 

Comme l’avait prévu M. de Choiseul, le rassemblement était tout à fait dissipé.

 

Le comte de Charny, sachant qu’il devait y avoir un premier détachement de troupes à Pont-de-Sommevelle, n’avait point pensé qu’il fût urgent pour lui de rester en arrière ; il galopait à la portière de la voiture, pressant les postillons, qui semblaient avoir reçu un mot d’ordre, et faire exprès de marcher au petit trot.

 

En arrivant à Pont-de-Sommevelle, et en ne voyant ni les hussards ni M. de Choiseul, le roi sortit avec inquiétude sa tête de la voiture.

 

– Par grâce, sire, dit Charny, ne vous montrez pas, je vais m’informer.

 

Et il entra dans la maison de poste.

 

Cinq minutes après, il reparut ; il venait de tout apprendre et répéta tout au roi.

 

Le roi comprit que c’était pour lui laisser le passage libre que M. de Choiseul s’était retiré.

 

L’important était de gagner du chemin et d’arriver à Sainte-Menehould ; sans doute, M. de Choiseul s’était replié sur Sainte-Menehould, et l’on trouverait réunis dans cette ville hussards et dragons.

 

Au moment du départ, Charny s’approcha de la portière :

 

– Qu’ordonne la reine ? demanda-t-il, dois-je aller en avant ? suivre par derrière ?

 

– Ne me quittez pas, dit la reine.

 

Charny s’inclina sur son cheval, et galopa près de la portière.

 

Cependant, Isidor courait devant, ne comprenant rien à cette solitude de la route, tracée dans une ligne si droite, que, sur certains points, on peut voir à la distance d’une lieue ou d’une lieue et demie devant soi.

 

Inquiet, il pressait son cheval, gagnant sur la voiture plus qu’il n’avait fait encore, et craignant que les habitants de Sainte-Menehould n’eussent pris ombrage des dragons de M. Dandoins comme ceux de Pont-de-Sommevelle avaient pris ombrage des hussards de M. de Choiseul.

 

Il ne se trompait pas. La première chose qu’il aperçut à Sainte-Menehould, ce fut un grand nombre de gardes nationaux répandus dans les rues ; c’étaient les premiers que l’on eût rencontrés depuis Paris.

 

La ville tout entière paraissait être en mouvement, et, dans le quartier opposé à celui par lequel entrait Isidor, le tambour battait.

 

Le vicomte se lança par les rues, sans paraître s’inquiéter le moins du monde de tout ce mouvement ; il traversa la grande place, et s’arrêta à la poste.

 

En traversant la grande place, il remarqua une douzaine de dragons en bonnet de police, assis sur un banc.

 

À quelques pas d’eux, à une fenêtre du rez-de-chaussée, était le marquis Dandoins, en bonnet de police aussi, et tenant une cravache à la main.

 

Isidor passa sans s’arrêter, et n’eut l’air de rien voir ; il présumait que M. Dandoins, sachant quel devait être le costume des courriers du roi, le reconnaîtrait, et, par conséquent, n’aurait pas besoin d’autre indice.

 

Un jeune homme de vingt-huit ans, aux cheveux coupés à la Titus, comme les patriotes les portaient à cette époque, aux favoris passant sous le cou et faisant le tour du visage, était sur la porte de la poste, vêtu d’une robe de chambre.

 

Isidor cherchait à qui s’adresser.

 

– Que désirez-vous, monsieur ? dit le jeune homme aux favoris noirs.

 

– Parler au maître de poste, dit Isidor.

 

– Le maître de poste est absent pour le moment, monsieur ; mais je suis son fils, Jean-Baptiste Drouet… Si je puis le remplacer, parlez.

 

Le jeune homme avait appuyé sur ces mots : Jean-Baptiste Drouet, comme s’il eût deviné que ces mots, ou plutôt ces noms, obtiendraient dans l’histoire une fatale célébrité.

 

– Je désire six chevaux de poste pour deux voitures qui me suivent.

 

Drouet fit un signe de tête qui voulait dire que le courrier allait obtenir ce qu’il désirait, et, passant de la maison dans la cour :

 

– Hé ! postillons ! cria-t-il, six chevaux pour deux voitures, et un bidet pour le courrier.

 

En ce moment, le marquis Dandoins entra vivement.

 

– Monsieur, dit-il en s’adressant à Isidor, vous précédez la voiture du roi, n’est-ce pas ?

 

– Oui, monsieur, et je suis tout étonné de vous voir, vous et vos hommes, en bonnet de police.

 

– Nous n’avons pas été prévenus, monsieur ; d’ailleurs, des démonstrations très menaçantes se font tout autour de nous, on essaye de débaucher mes hommes. Que faut-il faire ?

 

– Mais, comme le roi va passer, surveiller la voiture, prendre conseil des circonstances, et partir une demi-heure après la famille royale pour servir d’arrière-garde.

 

Puis, s’interrompant tout à coup :

 

– Silence ! fit Isidor, on nous épie ; peut-être nous a-t-on entendus. Allez à votre escadron, et faites votre possible pour maintenir vos hommes dans le devoir.

 

En effet, Drouet est sur la porte de la cuisine dans laquelle a lieu cette conversation.

 

M. Dandoins s’éloigne.

 

Au même moment, les coups de fouet retentissent, la voiture du roi arrive, traverse la place, s’arrête devant la poste.

 

Au bruit qu’elle fait, la population se groupe avec curiosité à l’entour.

 

M. Dandoins, qui a à cœur d’expliquer au roi comment il le trouve, lui et ses hommes, au repos, au lieu de les trouver sous les armes, s’élance à la portière, son bonnet de police à la main, et, avec toutes sortes de marques de respect, fait ses excuses au roi et à la famille royale.

 

Le roi, en lui répondant, montre à plusieurs reprises sa tête par la portière.

 

Isidor, le pied à l’étrier, est placé près de Drouet, qui regarde dans la voiture avec une attention profonde ; il a été, l’année d’auparavant, à la Fédération : il a vu le roi, et croit le reconnaître.

 

Le matin, il a reçu une somme considérable en assignats ; il a examiné les uns après les autres ces assignats, timbrés du portrait du roi, pour voir s’ils n’étaient pas faux, et ces timbres du roi, restés dans sa mémoire, semblent lui crier : « Cet homme qui est devant toi, c’est le roi ! »

 

Il tire un assignat de sa poche, compare à l’original le portrait gravé sur l’assignat, et murmure :

 

– Décidément, c’est lui !

 

Isidor passe de l’autre côté de la voiture ; son frère couvre de son corps la portière à laquelle s’accoude la reine.

 

– Le roi est reconnu ! lui dit-il ; presse le départ de la voiture, et regarde bien ce grand garçon brun… C’est le fils du maître de poste, c’est lui qui a reconnu le roi. Il se nomme Jean-Baptiste Drouet.

 

– Bien ! dit Olivier, je veillerai ; pars !

 

Isidor s’élance au galop pour aller commander les chevaux à Clermont.

 

À peine est-il au bout de la ville, que, stimulés par les instances de MM. de Malden et de Valory, et la promesse d’un écu de guides, les postillons enlèvent la voiture, qui part au grand trot.

 

Le comte n’a pas perdu de vue Drouet.

 

Drouet n’a pas bougé ; seulement, il a parlé tout bas à un valet d’écurie.

 

Charny s’approche de lui.

 

– Monsieur, lui dit-il, n’avait-on pas commandé un cheval pour moi ?

 

– Si fait, monsieur, répond Drouet ; mais il n’y a plus de chevaux.

 

– Comment ! il n’y a plus de chevaux ! dit le comte ; mais qu’est-ce donc que ce cheval qu’on est en train de seller dans la cour, monsieur ?

 

– C’est le mien.

 

– Ne pouvez-vous pas me le céder, monsieur ? Je payerai ce qu’il faudra.

 

– Impossible, monsieur ! il se fait tard, et j’ai une course que je ne puis remettre.

 

Insister, c’est donner des soupçons ; essayer de prendre le cheval de force, c’est tout compromettre.

 

Charny, d’ailleurs a trouvé un moyen qui concilie tout.

 

Il va à M. Dandoins, qui a suivi des yeux la voiture royale jusqu’au tournant de la rue.

 

M. Dandoins sent une main se poser sur son épaule.

 

Il se retourne.

 

– Chut ! dit Olivier, c’est moi, le comte de Charny… Il n’y a plus de cheval pour moi à la poste : démontez un de vos dragons, et donnez-moi son cheval ; il faut que je suive le roi et la reine ! Seul, je sais où est le relais de M. de Choiseul, et, si je ne suis pas là, le roi reste à Varennes.

 

– Comte, répond M. Dandoins, ce n’est pas le cheval d’un de mes hommes que je vous donnerai, c’est un des miens.

 

– J’accepte. Le salut du roi et de la famille royale dépend du moindre accident. Meilleur sera le cheval, meilleure sera la chance !

 

Et tous deux s’éloignent à travers les rues, se dirigeant vers le logement du marquis Dandoins.

 

Avant de s’éloigner, Charny a chargé un maréchal des logis d’observer tous les mouvements de Drouet.

 

Par malheur, la maison du marquis est à cinq cents pas de la place. Lorsque les chevaux seront sellés, on aura perdu au moins un quart d’heure ; nous disons les chevaux, car, de son côté, M. Dandoins va monter à cheval, et, selon l’ordre que lui a donné le roi, se replier derrière la voiture et former arrière-garde.

 

Tout à coup, il semble à Charny qu’on entend de grands cris se mêler à ces cris, ces mots : « Le roi ! la reine ! »

 

Il s’élance hors de la maison en recommandant à M. Dandoins de lui faire conduire son cheval sur la place.

 

En effet, toute la ville est en tumulte. À peine M. Dandoins et Charny ont-ils quitté la place, que, comme si Drouet n’eût attendu que ce moment pour éclater :

 

– Cette voiture qui vient de passer, dit-il, c’est la voiture du roi ! et le roi, la reine et les enfants de France sont dans cette voiture !

 

Et il s’est élancé à cheval.

 

Plusieurs de ses amis essayent de le retenir.

 

– Où va-t-il ? que veut-il faire ? quel est son projet ?

 

Il leur répond tout bas :

 

– Le colonel et le détachement de dragons étaient là… Pas moyen d’arrêter le roi sans une collision qui pouvait mal tourner pour nous. Ce que je n’ai point fait ici, je le ferai à Clermont… Retenez les dragons, voilà tout ce que je vous demande.

 

Et il part au galop sur les traces du roi.

 

C’est alors que le bruit se répand que le roi et la reine étaient dans la voiture qui vient de passer, et que les cris qui parviennent jusqu’à Charny se font entendre.

 

À ces cris, le maire et la municipalité sont accourus ; et le maire somme les dragons de rentrer à la caserne, attendu que huit heures viennent de sonner.

 

Charny a tout entendu : le roi est reconnu, Drouet est parti, il trépigne d’impatience.

 

En ce moment, M. Dandoins le rejoint.

 

– Les chevaux ! les chevaux ! lui demande Charny du plus loin qu’il l’aperçoit.

 

– On les amène à l’instant, répond M. Dandoins.

 

– Avez-vous fait mettre des pistolets dans les fontes du mien ?

 

– Oui.

 

– Sont-ils en état ?

 

– Je les ai chargés moi-même.

 

– Bon ! Maintenant, tout dépend de la vitesse de votre cheval. Il faut que je rejoigne un homme qui a déjà près d’un quart d’heure d’avance sur moi, et que je le tue.

 

– Comment ! que vous le tuiez ?

 

– Oui ! si je ne le tue pas, tout est perdu !

 

– Mordieu ! allons au-devant des chevaux, alors !

 

– Ne vous occupez pas de moi ; occupez-vous de vos dragons, que l’on embauche pour la révolte… Tenez, voyez-vous le maire qui les harangue ? Vous non plus, vous n’avez pas de temps à perdre ; allez, allez !

 

En ce moment, le domestique arrive avec les deux chevaux. Charny saute au hasard sur celui qui se trouve le plus près de lui, arrache la bride des mains du domestique, rassemble les rênes, pique des deux, et part ventre à terre sur les traces de Drouet, sans trop comprendre les dernières paroles que lui jette le marquis Dandoins.

 

Ces dernières paroles, que le vent vient d’emporter, ont, cependant, bien leur importance.

 

– Vous avez pris mon cheval à la place du vôtre ! a crié M. Dandoins, de sorte que les pistolets ne sont pas chargés !

 

Chapitre LXXXVIII

Fatalité

 

Cependant, la voiture du roi, précédée par Isidor, volait sur la route de Sainte-Menehould à Clermont.

 

Le jour baissait, comme nous l’avons dit ; huit heures venaient de sonner, et la voiture entrait dans la forêt d’Argonne, posée à cheval sur la grande route.

 

Charny n’avait pu prévenir la reine du contretemps qui le retenait en arrière, puisque la voiture royale était partie avant que Drouet lui eût répondu qu’il n’y avait plus de chevaux.

 

En sortant de la ville, la reine s’aperçut que son cavalier avait quitté la portière de la voiture ; mais il n’y avait moyen ni de ralentir la course, ni de questionner les postillons.

 

Dix fois, peut-être, elle se pencha hors de la voiture pour regarder en arrière ; mais elle ne découvrit rien.

 

Une fois, elle crut distinguer un cavalier galopant à grande distance ; mais ce cavalier commençait déjà à se perdre dans les ombres naissantes de la nuit.

 

Pendant ce temps – car, pour l’intelligence des événements, et afin d’éclairer chaque point de ce terrible voyage, nous devons aller, tour à tour, d’un acteur à un autre –, pendant ce temps, c’est-à-dire tandis qu’Isidor précède en courrier la voiture d’un quart de lieue, tandis que la voiture suit la route de Sainte-Menehould à Clermont, et vient de s’engager dans la forêt d’Argonne, tandis que Drouet court après la voiture, et que Charny court après Drouet, le marquis Dandoins rejoint sa troupe, et fait sonner le boute selle.

 

Mais, quand les soldats essayent de se mettre en marche, les rues sont tellement encombrées de monde, que les chevaux ne peuvent faire un pas en avant.

 

Au milieu de cette foule, il y a trois cents gardes nationaux en uniforme et le fusil à la main.

 

Risquer le combat – et tout annonce qu’il sera rude – c’est perdre le roi.

 

Mieux vaut rester, et, en restant, retenir tout ce peuple. M. Dandoins parlemente avec lui, il demande aux meneurs ce qu’ils veulent, ce qu’ils désirent, et pourquoi ces menaces et ces démonstrations hostiles. Durant ce temps, le roi gagnera Clermont, et y trouvera M. de Damas et ses cent quarante dragons.

 

S’il avait cent quarante dragons comme M. de Damas, le marquis Dandoins tenterait quelque chose ; mais il n’en a que trente. Que faire avec trente dragons contre trois ou quatre mille hommes ?

 

Parlementer – et, nous l’avons dit, c’est ce qu’il fait. À neuf heures et demie, la voiture du roi, qu’Isidor précède de quelques centaines de pas seulement, tant les postillons ont marché vite, arrive à Clermont ; elle n’a mis qu’une heure et un quart pour faire les quatre lieues qui séparent une ville de l’autre.

 

Cela explique jusqu’à un certain point à la reine l’absence de Charny.

 

Il rejoindra au relais.

 

En avant de la ville, M. de Damas attend la voiture du roi. Il a été prévenu par Léonard ; il reconnaît la livrée du courrier et arrête Isidor.

 

– Pardon, monsieur, dit-il, c’est bien le roi que vous précédez ?

 

– Et vous, monsieur, demande Isidor, vous êtes bien le comte Charles de Damas ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, monsieur, je précède, en effet, le roi. Rassemblez vos dragons, et escortez la voiture de Sa Majesté.

 

– Monsieur, répond le comte, il souffle par les airs un vent d’insurrection qui m’effraye, et je suis obligé de vous avouer que je ne réponds pas de mes dragons, s’ils reconnaissent le roi. Tout ce que je puis vous promettre, c’est, quand la voiture sera passée, de me replier derrière elle et de fermer la route.

 

– Faites de votre mieux, monsieur, dit Isidor. Voici le roi.

 

Et il montre au milieu de l’obscurité la voiture qui arrive, et dont on peut suivre la course aux étincelles qui jaillissent sous les pieds des chevaux.

 

Quant à lui, son devoir est de s’élancer en avant, et de commander les relais.

 

Cinq minutes après, il s’arrête devant l’hôtel de la poste.

 

Presque en même temps que lui arrivent M. de Damas et cinq ou six dragons.

 

Puis la voiture du roi.

 

La voiture suit Isidor de si près, qu’il n’a pas eu le temps de remonter à cheval. Cette voiture, sans être magnifique, est tellement remarquable, qu’un grand nombre de personnes commencent à s’attrouper devant la maison du maître de poste.

 

M. de Damas se tenait en face de la portière sans faire connaître aucunement qu’il connût les illustres voyageurs.

 

Mais ni le roi ni la reine ne purent résister au désir de prendre des renseignements.

 

D’un côté, le roi fit signe à M. de Damas.

 

De l’autre, la reine fit signe à Isidor.

 

– C’est vous, monsieur de Damas ? demanda le roi.

 

– Oui, sire.

 

– Pourquoi donc vos dragons ne sont-ils pas sous les armes ?

 

– Sire, Votre Majesté est en retard de cinq heures. Mon escadron était à cheval depuis quatre heures de l’après-midi. J’ai traîné le plus longtemps possible ; mais la ville commençait à s’émouvoir ; mes dragons eux-mêmes faisaient des conjectures inquiétantes. Si la fermentation éclatait avant le passage de Votre Majesté, le tocsin sonnait, et la route était barrée. Je n’ai donc gardé qu’une douzaine d’hommes à cheval, et j’ai fait rentrer les autres dans leurs logements ; seulement, j’ai enfermé les trompettes chez moi afin de leur faire sonner à cheval au premier besoin. Du reste, Votre Majesté voit que tout est pour le mieux, puisque la route est libre.

 

– Très bien, monsieur, dit le roi, vous avez agi en homme prudent. Moi parti, vous ferez sonner le boute-selle, et vous suivrez la voiture à un quart de lieue à peu près.

 

– Sire, dit la reine, voulez-vous écouter ce que dit M. Isidor de Charny ?

 

– Et que dit-il ? demanda le roi avec une certaine impatience.

 

– Il dit, sire, que vous avez été reconnu par le fils du maître de poste de Sainte-Menehould ; qu’il en est sûr ; qu’il a vu ce jeune homme, un assignat à la main, s’assurer de la ressemblance de votre portrait en le comparant à vous-même ; que son frère, prévenu par lui, est resté en arrière, et que, sans doute, il se passe quelque chose de grave en ce moment, puisque nous ne voyons pas revenir M. le comte de Charny.

 

– Alors, si nous avons été reconnus, raison de plus de nous hâter, madame. Monsieur Isidor, pressez les postillons, et courez devant.

 

Le cheval d’Isidor était prêt. Le jeune homme s’élança en selle en criant aux postillons :

 

– Route de Varennes !

 

Les deux gardes du corps, assis sur le siège, répétèrent : « Route de Varennes ! »

 

M. de Damas se recula en saluant respectueusement le roi, et les postillons lancèrent leurs chevaux.

 

La voiture avait été relayée en un clin d’œil, et s’éloignait avec la rapidité de l’éclair.

 

En sortant de la ville, elle croisa un maréchal des logis de hussards qui y entrait.

 

M. de Damas avait eu un instant l’idée de suivre la voiture du roi avec les quelques hommes qu’il avait disponibles ; mais le roi venait de lui donner des ordres tout à fait contraires, il crut devoir se conformer à ces ordres, d’autant plus qu’une certaine émotion commençait à se répandre dans la ville. Les bourgeois couraient de maisons en maisons ; les fenêtres s’ouvraient, on y voyait apparaître et des têtes et des lumières. M. de Damas se préoccupa d’une seule chose, du tocsin qui pouvait être sonné, et il courut à l’église, dont il garda la porte.

 

D’ailleurs, M. Dandoins allait arriver, d’un moment à l’autre, avec ses trente hommes, et le renforcerait d’autant.

 

Cependant, tout paraissait se calmer. Au bout d’un quart d’heure, M. de Damas revint sur la place ; il y trouva son chef d’escadron M. de Noirville ; il lui donna ses instructions pour la route et lui commanda de faire mettre les hommes sous les armes.

 

En ce moment, on vint prévenir M. de Damas qu’un sous-officier de dragons, expédié par M. Dandoins, l’attendait à son logement.

 

Ce sous-officier venait lui annoncer qu’il ne devait attendre ni M. Dandoins, ni ses dragons, M. Dandoins étant retenu à la municipalité par les habitants de Sainte-Menehould ; qu’en outre – ce que M. de Damas savait déjà – Drouet était parti, à franc étrier, pour suivre les voitures, qu’il n’avait probablement pas pu joindre, puisqu’on ne l’avait point vu à Clermont.

 

M. de Damas en était là des renseignements donnés par le sous-officier du régiment Royal, quand on lui annonça une ordonnance des hussards de Lauzun.

 

Cette ordonnance était expédiée par M. de Rohrig, commandant, avec MM. de Bouillé fils et de Raigecourt, le poste de Varennes. Inquiets de voir s’écouler les heures sans que personne arrivât, ces braves gentilshommes envoyaient auprès de M. de Damas pour savoir s’il avait quelques nouvelles du roi.

 

– Dans quel état avez-vous laissé le poste de Varennes ? demanda d’abord M. de Damas.

 

– Parfaitement tranquille, répondit l’ordonnance.

 

– Où sont les hussards ?

 

– À la caserne avec les chevaux tout sellés.

 

– N’avez-vous donc rencontré aucune voiture sur la route ?

 

– Si fait, une voiture à quatre chevaux et une autre à deux.

 

– Ce sont les voitures dont vous veniez chercher des nouvelles. Tout va bien, dit M. de Damas.

 

Sur quoi, il rentra chez lui, et donna l’ordre aux trompettes de sonner le boute-selle.

 

Il se préparait à suivre le roi, et à lui prêter main-forte à Varennes, s’il en était besoin.

 

Cinq minutes après, les trompettes sonnaient.

 

Tout allait donc pour le mieux, à part l’incident qui retenait à Sainte-Menehould les trente hommes de M. Dandoins.

 

Mais, avec ses cent quarante dragons, M. de Damas se passerait de ce surcroît de forces.

 

Revenons à la voiture du roi, qui, au lieu de suivre, en partant de Clermont, la ligne droite qui conduit à Verdun, a tourné à gauche, et roule sur la route de Varennes.

 

Nous avons dit la situation topographique de la ville de Varennes, divisée en ville haute et en ville basse ; nous avons dit comment il avait été décidé qu’on relayerait à l’extrémité de la ville du côté de Dun, et comment, pour arriver la, il fallait quitter la route qui conduisait au pont, traverser ce pont en passant sous la voûte de la tour, et atteindre le relais de M. de Choiseul, autour duquel devaient veiller MM. de Bouillé et de Raigecourt. Quant à M. de Rohrig, jeune officier de vingt ans, on ne l’avait pas mis dans la confidence, et il croyait être venu là pour escorter le trésor de l’armée.

 

D’ailleurs, arrivé à ce point difficile, on se le rappelle, c’est Charny qui doit guider la voiture royale dans le dédale des rues. Charny est resté quinze jours à Varennes, il a tout étudié, tout relevé ; pas une borne qui ne lui soit connue, pas une ruelle qui ne lui soit familière.

 

Par malheur, Charny n’est point là !

 

Aussi, chez la reine, l’inquiétude est-elle double. Pour que Charny, dans une pareille circonstance, ne rejoigne pas la voiture, il faut qu’il lui soit arrivé quelque grave accident.

 

En approchant de Varennes, le roi lui-même s’inquiète ; comptant sur Charny, il n’a pas même emporté le plan de la ville.

 

Puis la nuit est absolument sombre, éclairée par les seules étoiles ; c’est une de ces nuits où il est facile de s’égarer même dans des localités connues, à plus forte raison dans les détours d’une ville étrangère.

 

La consigne d’Isidor, consigne donnée par Charny lui-même, était de s’arrêter en avant de la ville.

 

Là, son frère le relayerait, et, comme nous l’avons dit, reprendrait la conduite de la caravane.

 

Mais, comme la reine, et autant que la reine peut-être, Isidor était inquiet de l’absence de son frère. La seule espérance qui lui restât, c’est que M. de Bouillé ou M. de Raigecourt, dans leur impatience, fussent venus au-devant du roi, et attendissent en deçà de Varennes.

 

Depuis deux ou trois jours qu’ils étaient dans la ville, ils la connaîtraient, et serviraient alors facilement de guides.

 

Aussi, en arrivant au bas de la colline, en voyant deux ou trois rares lumières qui brillaient par la ville, Isidor s’arrêta irrésolu, jeta les yeux autour de lui, cherchant à percer l’obscurité de son regard.

 

Il ne vit rien.

 

Alors, il appela à voix basse, puis à voix plus haute, puis enfin à peine voix, MM. de Bouillé et de Raigecourt.

 

Personne ne répondit.

 

On entendait le roulement de la voiture, qui arrivait à un quart de lieue comme un tonnerre lointain se rapprochant peu à peu.

 

Une idée vint à Isidor. Peut-être ces messieurs étaient-ils cachés dans la lisière de la forêt qui longeait la gauche du chemin.

 

Il entra dans la forêt, explora toute cette lisière.

 

Personne.

 

Il n’y avait pas d’autre parti à prendre que d’attendre, et il attendit.

 

Au bout de cinq minutes, la voiture du roi l’avait rejoint.

 

Les deux têtes du roi et de la reine passaient aux deux côtés de la voiture.

 

Leurs deux voix demandèrent en même temps :

 

– Vous n’avez pas vu le comte de Charny ?

 

– Sire, répondit Isidor, je ne l’ai pas vu ; et, puisqu’il n’est point ici, il faut que, dans la poursuite de ce malheureux Drouet, il lui soit arrivé quelque accident grave.

 

La reine poussa un gémissement.

 

– Que faire ? dit le roi.

 

Puis, s’adressant aux deux gardes du corps, qui avaient mis pied à terre :

 

– Connaissez-vous la ville, messieurs ? demanda-t-il.

 

Personne ne la connaissait, et la réponse fut négative.

 

– Sire, dit Isidor, tout est silencieux et, par conséquent, tout parait tranquille : qu’il plaise à Votre Majesté d’attendre ici dix minute. Je vais entrer dans la ville, et tâcher d’avoir des nouvelles de MM. de Bouillé et de Raigecourt, ou tout au moins du relais de M. de Choiseul. Votre Majesté ne se rappelle pas le nom de l’auberge où les chevaux doivent attendre ?

 

– Hélas ! non, dit le roi ; je l’ai su, mais je l’ai oublié. N’importe, allez toujours ; nous allons, pendant ce temps, tâcher de prendre quelques renseignements.

 

Isidor s’élança dans la direction de la ville basse, et disparut bientôt derrière les premières maisons.

 

Chapitre LXXXIX

Jean-Baptiste Drouet

 

Ce mot du roi : Nous allons prendre ici quelques renseignements, était expliqué par la présence de deux ou trois maisons, sentinelles avancées de la ville haute, et qui s’étendaient sur la droite de la route.

 

L’une de ces maisons, la plus proche, s’était même ouverte au bruit des deux voitures, et l’on avait aperçu de la lumière à travers l’entrebâillement de la porte.

 

La reine descendit, prit le bras de M. de Malden, et se dirigea vers la maison.

 

Mais, à leur approche, la porte se referma.

 

Cependant, cette porte n’avait point été repoussée si vite, que M. de Malden, qui s’était aperçu des intentions peu hospitalières du maître du logis, n’eût eu le temps de s’élancer, et n’eût arrêté la porte avant que le pêne fût entré dans la gâche.

 

Sous la secousse de M. de Malden, et quoiqu’on tentât de la repousser, la porte s’ouvrit.

 

Derrière la porte, et faisant effort pour la fermer, était un homme d’une cinquantaine d’années, jambes nues, vêtu d’une robe de chambre, et les pieds dans des pantoufles.

 

Ce ne fut pas sans un certain étonnement, on le comprend bien, que l’homme à la robe de chambre se sentit repoussé dans sa maison, et vit sa porte s’ouvrir sous la pression d’un inconnu derrière lequel se tenait une femme.

 

L’homme à la robe de chambre jeta un regard rapide sur la reine, dont le visage était éclairé par la lumière qu’il tenait à la main, et il tressaillit.

 

– Que voulez-vous, monsieur ? demanda-t-il à M. de Malden.

 

– Monsieur, répondit le garde du corps, nous ne connaissons pas Varennes, et nous vous prions d’être assez bon pour nous indiquer le chemin de Stenay.

 

– Et si je le fais, dit l’inconnu, et si l’on sait que je vous ai donné ce renseignement, et si, pour vous l’avoir donné, je suis perdu ?

 

– Ah ! monsieur, dit le garde du corps, dussiez-vous courir quelque risque à nous rendre ce service, vous êtes trop courtois pour ne pas obliger une femme qui se trouve dans une dangereuse position.

 

– Monsieur, répondit l’homme à la robe de chambre, la personne qui est derrière vous n’est pas une femme…

 

Il s’approcha de l’oreille de M. de Malden, et lui dit tout bas :

 

– C’est la reine !

 

– Monsieur !

 

– Je l’ai reconnue.

 

La reine, qui avait entendu ou qui avait deviné ce que l’on venait de dire, tira M. de Malden en arrière.

 

– Avant d’aller plus loin, dit-elle, prévenez le roi que je suis reconnue.

 

M. de Malden en une seconde eut accompli cette commission.

 

– Eh bien, dit le roi, priez cet homme de venir me parler.

 

M. de Malden revint ; puis, pensant qu’il était inutile de dissimuler :

 

– Le roi désire vous parler, monsieur, dit-il.

 

L’homme poussa un soupir, quitta ses pantoufles, et, pieds nus, pour faire moins de bruit, s’avança vers la portière.

 

– Votre nom, monsieur ? lui demanda le roi tout d’abord.

 

– M. de Préfontaine, sire, répondit-il en hésitant.

 

– Qu’êtes-vous ?

 

– Major de cavalerie et chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint Louis.

 

– En votre double qualité de major et de chevalier de Saint-Louis, monsieur, vous m’avez fait deux fois serment de fidélité ; il est donc de votre devoir de m’aider dans l’embarras où je me trouve.

 

– Certainement, répondit le major en balbutiant ; mais je supplie Votre Majesté de se hâter, on pourrait me voir.

 

– Eh ! monsieur, dit M. de Malden, quand on vous verrait, tant mieux ! vous n’aurez jamais plus belle occasion de faire votre devoir !

 

Le major, dont cela ne paraissait point être l’avis, poussa une espèce de gémissement.

 

La reine haussait les épaules de pitié et frappait du pied avec impatience.

 

Le roi lui fit un signe ; puis, s’adressant au major :

 

– Monsieur, reprit-il, auriez-vous entendu dire, par hasard, que des chevaux attendissent une voiture qui doit passer, et avez-vous vu des hussards qui stationnent dans la ville depuis hier ?

 

– Oui, sire, chevaux et hussards sont de l’autre côté de la ville : les chevaux, à l’hôtel du Grand-Monarque ; les hussards, probablement dans la caserne.

 

– Merci, monsieur… Maintenant, rentrez chez vous ; personne ne vous a vu, il ne vous arrivera donc rien.

 

– Sire !

 

Le roi, sans en écouter davantage, tendit la main à la reine, pour qu’elle remontât en voiture, et, s’adressant aux gardes du corps qui attendaient ses ordres :

 

– Messieurs, dit-il, sur votre siège, et au Grand-Monarque !

 

Les deux officiers reprirent leur place et crièrent aux postillons. « Au Grand-Monarque ! »

 

Mais, au même instant, une espèce d’ombre à cheval, un cavalier fantastique, s’élança du bois, et, coupant la route en diagonale :

 

– Postillons, cria-t-il, pas un pas de plus !

 

– Pourquoi cela ? demandèrent les postillons étonnés.

 

– Parce que vous conduisez le roi, qui s’enfuit. Mais, au nom de la nation, je vous ordonne de ne pas bouger !

 

Les postillons, qui avaient déjà fait un mouvement pour enlever la voiture, s’arrêtèrent en murmurant :

 

– Le roi !

 

Louis XVI vit que l’instant était suprême.

 

– Qui donc êtes-vous, monsieur, s’écria-t-il, pour donner des ordres ici ?

 

– Un simple citoyen… seulement, je représente la loi, et je parle au nom de la nation. Postillons, ne bougez pas, je vous l’ordonne une seconde fois ! Vous me connaissez bien : je suis Jean-Baptiste Drouet, fils du maître de poste de Sainte-Menehould.

 

– Oh ! le malheureux ! crièrent les deux gardes en se précipitant de leur siège, et en mettant le couteau de chasse à la main, c’est lui !

 

Mais, avant qu’ils eussent mis pied à terre, Drouet s’était élancé dans les rues de la ville basse.

 

– Ah ! Charny ! Charny ! murmura la reine, qu’est-il devenu ?…

 

Et elle se laissa aller au fond de la voiture, presque indifférente à ce qui allait se passer.

 

Qu’était-il arrivé de Charny, et comment avait-il laissé passer Drouet ?

 

La fatalité, toujours !

 

Le cheval de M. Dandoins était bon coureur, mais Drouet avait près de vingt minutes sur le comte.

 

Il fallait regagner ces vingt minutes.

 

Charny enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval, le cheval bondit, souffla la fumée par ses naseaux, et partit à fond de train.

 

Drouet, de son côté, sans savoir même s’il était ou non poursuivi, allait ventre à terre.

 

Seulement, Drouet avait un bidet de poste, et Charny avait un cheval de sang.

 

Il en résulta qu’au bout d’une lieue, Charny avait gagné le tiers du chemin sur Drouet.

 

Alors, Drouet s’aperçut qu’il était poursuivi, et redoubla d’efforts pour échapper à celui qui menaçait de l’atteindre.

 

À la fin de la seconde lieue, Charny avait continué de gagner dans la même proportion, et Drouet se retournait plus souvent et avec une inquiétude croissante.

 

Drouet était parti si rapidement, qu’il était parti sans armes.

 

Or, le jeune patriote ne craignait pas la mort – il l’a bien prouvé depuis –, mais il craignait d’être arrêté dans sa course, il craignait de laisser fuir le roi, il craignait que cette fatale occasion qui lui était offerte, d’illustrer à tout jamais son nom, ne lui échappât.

 

Il avait encore deux lieues à faire avant d’arriver à Clermont ; mais il était évident qu’il serait rejoint à la fin de la première lieue, ou plutôt de la troisième depuis son départ de Sainte-Menehould.

 

Et cependant, pour stimuler son ardeur, il sentait devant lui la voiture du roi.

 

Nous disons il sentait, car il était, on le sait, quelque chose comme neuf heures et demie du soir, et, quoiqu’on fût dans les plus longs jours de l’année, la nuit commençait à tomber.

 

Drouet redoubla ses coups d’éperon et ses coups de fouet.

 

Il n’était plus qu’à trois quarts de lieu de Clermont, mais Charny n’était plus qu’à deux cents pas de lui.

 

Sans aucun doute – Drouet savait qu’il n’y avait pas de poste à Varennes –, sans aucun doute, le roi allait continuer sa route par Verdun.

 

Drouet commençait à désespérer : avant de rejoindre le roi, il serait rejoint lui-même.

 

À une demi-lieue de Clermont, il entendait le galop du cheval de Charny pressant le sien, et les hennissements du cheval de Charny répondant aux hennissements de son cheval.

 

Il fallait renoncer à la poursuite, ou se décider à faire face à son adversaire ; et, pour faire face à son adversaire, nous l’avons dit, Drouet n’avait point d’armes.

 

Tout à coup, comme Charny n’est plus qu’à cinquante pas de lui, des postillons revenant sur des chevaux dételés croisent Drouet. Drouet les reconnaît pour ceux qui conduisaient les voitures du roi.

 

– Ah ! dit-il, c’est vous… Route de Verdun, n’est-ce pas ?

 

– Quoi ! route de Verdun ? demandent les postillons.

 

– Je dis, répète Drouet, que les voitures que vous avez conduites ont pris la route de Verdun.

 

Et il les dépasse, pressant son cheval par un dernier effort.

 

– Non, lui crient les postillons, la route de Varennes.

 

Drouet pousse un rugissement de joie.

 

Il est sauvé, et le roi est perdu !

 

Si le roi eût suivi la route de Verdun, il était obligé, lui, le chemin tirant une ligne droite de Sainte-Menehould à Verdun, il était obligé, disons-nous, de suivre la route droite.

 

Mais le roi a pris la route de Varennes à Clermont ; la route de Varennes se jette à gauche à angle presque aigu.

 

Drouet s’élance dans la forêt d’Argonne, dont il connaît tous les détours ; en coupant à travers le bois, il gagnera un quart d’heure sur le roi ; en outre, l’obscurité de la forêt le protégera.

 

Charny qui connaît la topographie générale du pays presque aussi bien que Drouet, comprend que Drouet lui échappe, et jette à son tour un cri de colère.

 

Presque en même temps que Drouet, il pousse son cheval dans l’étroite plaine qui sépare la route de la forêt, en criant :

 

– Arrête ! arrête !

 

Mais Drouet se garde bien de répondre ; il se penche sur le cou de son cheval, l’excitant des éperons, de la cravache, de la voix. Qu’il atteigne le bois, c’est tout ce qu’il lui faut : il est sauvé !

 

Il atteindra le bois ; seulement, pour l’atteindre, il passera à dix pas de Charny.

 

Charny prend un de ses pistolets, vise Drouet.

 

– Arrête ! lui dit-il, ou tu es mort !

 

Drouet se penche plus bas sur le cou de son cheval, et le presse plus fort.

 

Charny lâche la détente, mais les étincelles de la pierre, s’abattant sur la batterie, brillent seules dans l’obscurité.

 

Charny, furieux, lance son pistolet sur Drouet, prend le second, se jette dans le bois à la suite du fugitif, l’entrevoit à travers les arbres, fait feu de nouveau ; mais, comme la première fois, son pistolet rate !

 

C’est alors qu’il se souvient que, lorsqu’il s’éloignait au galop, M. Dandoins lui a crié quelque chose qu’il n’a pas compris.

 

– Ah ! dit-il, je me suis trompé de cheval, et, sans doute, il m’a crié que les pistolets du cheval que je prenais n’étaient pas chargés. N’importe, je rejoindrai ce misérable, et, s’il le faut, je l’étoufferai de mes mains !

 

Et il se remet à la poursuite de l’ombre qu’il entrevoit encore au milieu de l’obscurité.

 

Mais à peine a-t-il fait cent pas dans cette forêt qu’il ne connaît pas, que son cheval s’abat dans un fossé ; Charny roule par-dessus sa tête, se relève, saute de nouveau en selle, mais Drouet a disparu !

 

Voilà comment Drouet a échappé à Charny ; voilà comment il vient de passer sur la grande route pareil à un fantôme menaçant, et commandant aux postillons qui conduisent le roi de ne pas faire un pas de plus.

 

Les postillons se sont arrêtés, car Drouet les a adjurés au nom de la nation, qui commence à être plus puissant que le nom du roi.

 

À peine Drouet s’est-il enfoncé dans la ville basse, qu’en échange du galop de son cheval qui s’éloigne, on entend le galop d’un cheval qui se rapproche.

 

Par la même rue que Drouet a prise, Isidor reparaît.

 

Ses renseignements sont les mêmes que ceux qui ont été donnés par M. de Préfontaine :

 

Les chevaux de M. de Choiseul et MM. de Bouillé et de Raigecourt sont à l’autre extrémité de la ville, à l’hôtel du Grand-Monarque.

 

Le troisième officier, M. de Rohrig, est à la caserne avec les hussards.

 

Un garçon de café qui fermait son établissement lui a donné ces détails comme précis.

 

Mais, au lieu de la joie qu’il croit apporter aux illustres voyageurs, il les trouve plongés dans la stupeur la plus profonde.

 

M. de Préfontaine se lamente ; les deux gardes du corps menacent quelque chose d’invisible et d’inconnu.

 

Isidor s’arrête au milieu de son récit.

 

– Qu’est-il donc arrivé, messieurs ? demande-t-il.

 

– N’avez-vous pas vu, dans cette rue, un homme qui passait au galop ?

 

– Oui, sire, dit Isidor.

 

– Eh bien, cet homme, c’est Drouet, dit le roi.

 

– Drouet ! s’écrie Isidor avec un profond déchirement de cœur. Alors, mon frère est mort !

 

La reine jette un cri et cache sa tête entre ses mains.

 

Chapitre XC

La tour de péage du pont de Varennes

 

Il y eut un instant d’inexprimable accablement parmi tous ces malheureux menacés d’un danger inconnu, mais terrible, et arrêtés sur la grande route.

 

Isidor en sortit le premier.

 

– Sire ! dit-il, mort ou vivant, ne pensons plus à mon frère, pensons à Votre Majesté. Il n’y a pas un instant à perdre ; les postillons connaissent l’hôtel du Grand-Monarque. Au galop, à l’hôtel du Grand-Monarque !

 

Mais les postillons ne bougent pas.

 

– N’avez-vous pas entendu ? leur demanda Isidor.

 

– Si fait.

 

– Eh bien, pourquoi ne partons-nous pas ?

 

– Parce que M. Drouet l’a défendu.

 

– Comment ! M. Drouet l’a défendu ? Et, quand le roi commande, et que M. Drouet défend, vous obéissez à M. Drouet ?

 

– Nous obéissons à la nation.

 

– Allons, messieurs, dit Isidor à ses deux compagnons, il y a des moments où la vie d’un homme ne compte pour rien ; chargez-vous chacun d’un de ces hommes ; je me charge, moi, de celui-ci : nous conduirons nous-mêmes.

 

Et il prend au collet le postillon le plus proche de lui, et lui appuie sur la poitrine la pointe de son couteau de chasse.

 

La reine voit briller les trois lames et jette un cri.

 

– Messieurs, dit-elle, messieurs, par grâce !

 

Puis, aux postillons :

 

– Mes amis, dit-elle, cinquante louis à partager tout de suite entre vous trois, et une pension de cinq cents francs chacun, si vous sauvez le roi.

 

Soit qu’ils eussent été effrayés par la démonstration des trois jeunes gens, soit qu’ils fussent séduits par l’offre, les postillons enlèvent leurs chevaux et reprennent leur chemin.

 

M. de Préfontaine rentre chez lui tremblant, et se barricade.

 

Isidor galope devant la voiture. Il s’agit de traverser la ville et de passer le pont ; la ville traversée et le pont passé, en cinq minutes on sera à l’hôtel du Grand-Monarque.

 

La voiture descend à fond de train la côte qui conduit à la ville basse.

 

Mais, en arrivant à la voûte qui donne sur le pont, et qui passe sous la tour, on aperçoit qu’un des battants de la porte est fermé.

 

On ouvre ce battant ; deux ou trois charrettes barrent le pont.

 

– À moi ! messieurs, dit Isidor en sautant à bas de son cheval, et en rangeant les charrettes.

 

En ce moment, on entend les premiers battements du tambour et les premières volées du tocsin.

 

Drouet fait son œuvre.

 

– Ah ! misérable ! s’écrie Isidor en grinçant des dents, si je te retrouve…

 

Et, par un effort inouï, il pousse de côté une des deux charrettes, tandis que M. de Malden et M. de Valory poussent l’autre.

 

Une troisième reste en travers.

 

– À nous la dernière ! dit Isidor.

 

Et, en même temps, la voiture s’engage sous la voûte.

 

Tout à coup, entre les ridelles de la troisième charrette, on voit passer les canons de quatre ou cinq fusils.

 

– Pas un pas, ou vous êtes morts, messieurs ! dit une voix.

 

– Messieurs, messieurs, dit le roi en mettant la tête à la portière, n’essayez point de forcer le passage, je vous l’ordonne.

 

Les deux officiers et Isidor font un pas en arrière.

 

– Que nous veut-on ? demande le roi.

 

En même temps, on entend un cri d’effroi poussé dans la voiture.

 

Outre les hommes qui interceptent le passage du pont, deux ou trois autres se sont glissés derrière la voiture, et les canons de plusieurs fusils se montrent aux portières.

 

Un d’eux est dirigé sur la poitrine de la reine.

 

Isidor a tout vu ; il s’élance, saisit le canon du fusil et l’écarte.

 

– Feu ! feu ! crient plusieurs voix.

 

Un des hommes obéit ; heureusement, son fusil rate.

 

Isidor lève le bras, et va poignarder cet homme avec son couteau de chasse ; la reine lui arrête le bras.

 

– Ah ! madame, s’écrie Isidor furieux, au nom du ciel, laissez-moi donc charger cette canaille !

 

– Non, monsieur, dit la reine ; le sabre au fourreau ! entendez-vous ?

 

Isidor obéit à moitié : il laisse retomber son couteau de chasse, mais ne le remet pas au fourreau.

 

– Ah ! si je rencontre Drouet !… murmura-t-il.

 

– Quant à celui-là, dit la reine à demi-voix, et lui serrant le bras avec une force étrange, quant à celui-là, je vous le livre.

 

– Mais, enfin, messieurs, répéta le roi, que voulez-vous ?

 

– Nous voulons voir les passe-ports, répondirent deux ou trois voix.

 

– Les passeports ? Soit ! dit le roi. Allez chercher les autorités de la ville, et nous les leur montrerons.

 

– Ah ! par ma foi, voilà bien des façons ! s’écria, en mettant en joue le roi, l’homme dont le fusil avait déjà raté.

 

Mais les deux gardes du corps se jetèrent sur lui, et le terrassèrent.

 

Dans la lutte, le fusil partit, mais la balle n’atteignit personne.

 

– Holà ! cria une voix, qui a tiré ?

 

L’homme foulé aux pieds par les gardes du corps poussa un rugissement en criant :

 

– À moi !

 

Les cinq ou six autres hommes armés accoururent à son secours.

 

Les gardes du corps dégainèrent leurs couteaux de chasse, et s’apprêtèrent à combattre.

 

Le roi et la reine faisaient d’inutiles efforts pour arrêter les uns et les autres ; la lutte allait commencer, terrible, acharnée, mortelle.

 

En ce moment, deux hommes se précipitèrent au milieu de la mêlée : l’un, ceint d’une écharpe tricolore ; l’autre, vêtu d’un uniforme.

 

L’homme à l’écharpe tricolore, c’était le procureur de la commune Sausse.

 

L’homme vêtu de l’uniforme, c’était le commandant de la garde nationale Hannonet.

 

Derrière eux, on voyait briller, à la lueur de deux ou trois torches, une vingtaine de fusils.

 

Le roi comprit que, dans ces deux hommes, était, sinon un secours, du moins une garantie.

 

– Messieurs, dit-il, je suis prêt à me confier à vous ainsi que les personnes qui m’accompagnent ; mais défendez-nous des brutalités de ces gens.

 

Et il montrait les hommes armés de fusils.

 

– Bas les armes, messieurs ! s’écria Hannonet.

 

Les hommes obéirent en grondant.

 

– Vous nous excuserez, monsieur, dit le procureur de la commune s’adressant au roi ; mais le bruit s’est répandu que Sa Majesté Louis XVI était en fuite, et il est de notre devoir de nous assurer si c’est vrai.

 

– Vous assurer si c’est vrai ? s’écria Isidor. Si c’est vrai que cette voiture renferme le roi, vous devez être aux pieds du roi ; si, au contraire, elle ne renferme qu’un simple particulier, de quel droit l’arrêtez-vous ?

 

– Monsieur, dit Sausse continuant de s’adresser au roi, c’est à vous que je parle ; voulez-vous me faire l’honneur de me répondre ?

 

– Sire, dit tout bas Isidor, gagnez du temps ; M. de Damas et ses dragons nous suivent sans doute, et ne tarderont pas à arriver.

 

– Vous avez raison, dit le roi.

 

Puis, répondant à M. Sausse :

 

– Et, si nos passe-ports sont en règle, monsieur, dit-il, nous laisserez-vous poursuivre notre route ?

 

– Sans doute, dit Sausse.

 

– Eh bien, alors, madame la baronne, dit le roi s’adressant à Mme de Tourzel, ayez la bonté de chercher votre passe-port, et de le donner à ces messieurs.

 

Madame de Tourzel comprit ce que le roi voulait dire par les mots : « Ayez la bonté de chercher votre passe-port. »

 

Elle se mit, en effet, à le chercher, mais dans les poches où il n’était pas.

 

– Eh ! dit une voix impatiente et pleine de menaces, vous voyez bien qu’ils n’en ont point, de passe-port !

 

– Si fait, messieurs, dit la reine, nous en avons un ; mais ignorant qu’on allait nous le demander, Mme la baronne de Korff ne sait plus ce qu’elle en a fait.

 

Une espèce de huée s’éleva dans la foule, indiquant qu’elle n’était pas dupe du subterfuge.

 

– Il y a quelque chose de plus simple que tout cela, dit Sausse. Postillons, conduisez la voiture devant mon magasin. Ces messieurs et ces dames entreront chez moi, et, là, tout s’éclaircira. Postillons, en avant ! Messieurs les gardes nationaux, escortez la voiture.

 

Cette invitation ressemblait trop à un ordre pour qu’on essayât de s’y soustraire.

 

D’ailleurs, l’eût-on tenté, on n’eût probablement pas réussi. Le tocsin continuait de sonner, le tambour continuait de battre, et la foule qui entourait la voiture augmentait à chaque instant.

 

La voiture se mit en marche.

 

– Oh ! M. de Damas ! M. de Damas ! murmura le roi, pourvu qu’il arrive avant que nous soyons à cette maison maudite.

 

La reine ne disait rien ; elle pensait à Charny, étouffait ses soupirs, et retenait ses larmes.

 

On arriva à la porte du magasin de Sausse sans avoir entendu parler de M. de Damas.

 

Qu’était-il encore advenu de ce côté-là, et qui empêchait ce gentilhomme, sur le dévouement duquel on savait pouvoir compter, d’accomplir les ordres qu’il avait reçus, et la promesse qu’il avait faite ?

 

Nous allons le dire en deux mots, pour que sorte à tout jamais de l’obscurité chaque point de cette lugubre histoire.

 

Nous avons laissé M. de Damas faisant sonner le boute-selle par les trompettes que, pour plus grande sûreté, il avait retenus chez lui.

 

Au moment où le premier son de la trompette éclata, il prenait son argent dans le tiroir de son secrétaire ; et, en y prenant son argent, il en tirait quelques papiers qu’il ne voulait ni laisser derrière lui, ni emporter avec lui.

 

Il s’occupait de ce soin, lorsque la porte de la chambre s’ouvrit, et que plusieurs membres de la municipalité parurent sur le seuil.

 

L’un d’eux s’approcha du comte.

 

– Que me voulez-vous ? demanda celui-ci tout étonné de cette visite inattendue, et se redressant pour cacher une paire de pistolets déposée sur la cheminée.

 

– Monsieur le comte, répondit un des visiteurs avec politesse, mais avec fermeté, nous désirons savoir pourquoi vous partez à cette heure.

 

M. de Damas regarda avec surprise celui qui se permettait de faire une pareille question à un officier supérieur de l’armée du roi.

 

– Mais, répondit-il, c’est bien simple, monsieur : je pars à une pareille heure parce que j’en ai reçu l’ordre.

 

– Dans quel but partez-vous, monsieur le colonel ? insista le questionneur.

 

M. de Damas fixa sur lui un regard de plus en plus étonné.

 

– Dans quel but je pars ? D’abord, je l’ignore moi-même ; puis, ensuite, je le saurais, que je ne vous le dirais pas.

 

Les députés de la municipalité se regardèrent entre eux en s’encourageant les uns les autres du geste ; de sorte que celui qui avait commencé d’adresser la parole à M. de Damas continua.

 

– Monsieur, dit-il, le désir de la municipalité de Clermont est que vous partiez, non pas ce soir, mais seulement demain matin.

 

M. de Damas sourit de ce mauvais sourire du soldat à qui l’on demande, soit par ignorance, soit dans l’espoir de l’intimider, une chose incompatible avec les lois de la discipline.

 

– Ah ! dit-il, c’est le désir de la municipalité de Clermont que je reste jusqu’à demain matin ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, monsieur, dites à la municipalité de Clermont que j’ai le suprême regret de me refuser à son désir, attendu qu’aucune loi – que je connaisse du moins – n’autorise la municipalité de Clermont à entraver la marche des troupes. Quant à moi, je n’ai d’ordres à recevoir que de mon chef militaire, et voici mon ordre de départ.

 

Et, ce disant, M. de Damas étendit son ordre vers les députés municipaux.

 

Celui qui était le plus proche du comte le reçut de ses mains, et le communiqua à ses compagnons, tandis que M. de Damas prenait, derrière lui, les pistolets déposés d’avance sur la cheminée, et cachés par son corps.

 

Après avoir examiné, avec ses collègues, le papier qui venait de lui être communiqué :

 

– Monsieur, dit le membre de la municipalité qui avait déjà adressé la parole à M. de Damas, plus cet ordre est précis, plus nous devons nous y opposer ; car, sans doute, il vous commande une chose qui, dans l’intérêt de la France, ne doit pas s’accomplir. Je vous annonce donc, au nom de la nation, que je vous arrête.

 

– Et moi, messieurs, dit le comte en démasquant ses deux pistolets, et en les dirigeant sur les deux officiers municipaux les plus rapprochés de lui, je vous annonce que je pars.

 

Les officiers municipaux ne s’attendaient pas à cette menace armée ; un premier sentiment de crainte ou peut-être d’étonnement les fit s’écarter de devant M. de Damas ; celui-ci franchit le seuil du salon, s’élança dans l’antichambre, dont il ferma la porte à double tour, se précipita par les escaliers, trouva son cheval à la porte, sauta dessus, se rendit ventre à terre sur la place où se rassemblait le régiment, et, s’adressant à M. de Floirac, un de ses officiers qu’il trouva à cheval :

 

– Il faut nous tirer d’ici comme nous pouvons, dit-il ; mais l’important est que le roi soit sauvé.

 

Pour M. de Damas, qui ignorait le départ de Drouet de Sainte-Menehould, qui ne connaissait que l’insurrection de Clermont, le roi était sauvé, puisqu’il avait dépassé Clermont, et qu’il allait atteindre Varennes, où stationnaient les relais de M. de Choiseul et les hussards de Lauzun commandés par MM. Jules de Bouillé et de Raigecourt.

 

N’importe, pour plus grande précaution, s’adressant au quartier-maître du régiment, qui s’était rendu sur la place un des premiers avec les fourriers et les dragons de logement :

 

– Monsieur Rémy, lui dit-il tout bas, partez ; prenez la route de Varennes, allez ventre à terre, rejoignez les voitures qui viennent de passer : vous m’en répondez sur votre tête !

 

Le quartier-maître piqua des deux, et partit avec les fourriers et quatre dragons ; mais, en sortant de Clermont, arrivé à un endroit où la route se bifurquait, il prit le mauvais chemin, et s’égara.

 

Tout tourna fatalement dans cette fatale nuit !

 

Sur la place, la troupe se formait lentement. Les municipaux enfermés chez M. de Damas étaient facilement sortis de leur prison en forçant la porte ; ils excitaient le peuple et la garde nationale, qui se rassemblait avec une bien autre ardeur et dans une bien autre attitude que les dragons. Quelque mouvement que fît M. de Damas, il s’apercevait qu’il était couché en joue par trois ou quatre fusils dont le point de mire ne le quittait pas, ce qui ne laissait pas que d’être inquiétant. Il voyait ses soldats soucieux, il passait dans leurs rangs pour essayer de raviver leur dévouement au roi, mais les soldats secouaient la tête. Quoiqu’ils ne fussent pas encore tous rassemblés, il jugea qu’il était grandement temps de partir ; il donna l’ordre de se mettre en marche, mais personne ne bougea. Pendant ce temps, les officiers municipaux criaient :

 

– Dragons ! vos officiers sont des traîtres ; ils vous mènent à la boucherie. Les dragons sont patriotes… Vivent les dragons !

 

Quant aux gardes nationaux et au peuple, ils criaient :

 

– Vive la nation !

 

D’abord, M. de Damas, qui avait donné à demi-voix l’ordre de partir, crut que cet ordre n’avait pas été entendu ; il se retourna, et vit les dragons du second rang qui mettaient pied à terre, et qui fraternisaient avec le peuple.

 

Dès lors, il comprit qu’il n’y avait plus rien à attendre de ses hommes. Il réunit autour de lui les officiers par un coup d’œil.

 

– Messieurs, dit-il, les soldats trahissent le roi… J’en appelle des soldats aux gentilshommes : qui m’aime, me suive ! À Varennes !

 

Et, enfonçant les éperons dans les flancs de son cheval ; il s’élança le premier à travers la foule, suivi de M. de Floirac et de trois officiers.

 

Ces trois officiers, ou plutôt sous-officiers, étaient l’adjudant Foucq et les deux maréchaux des logis, Saint-Charles et La Potterie.

 

Cinq ou six dragons fidèles se détachèrent des rangs, et suivirent aussi M. de Damas.

 

Quelques balles, que l’on envoya à ces héroïques fugitifs, furent des balles perdues.

 

Voilà comment M. de Damas et ses dragons ne s’étaient point trouvés là pour défendre le roi, quand le roi avait été arrêté sous la voûte de la tour du péage à Varennes, forcé de descendre de sa voiture, et conduit chez le procureur de la commune M. Sausse.

 

Chapitre XCI

La maison de M. Sausse

 

La maison de M. Sausse, du moins ce qu’en virent les illustres prisonniers et leurs compagnons d’infortune, se composait d’un magasin d’épicerie au fond duquel, et à travers un vitrage, apparaissait une salle à manger d’où l’on pouvait, étant assis à table, distinguer les chalands qui entraient dans la boutique, entrée, d’ailleurs, dont avertissait une sonnette mise en branle par l’ouverture d’une petite porte basse et à claire-voie comme celles qui ferment, pendant le jour, les magasins de province, que leurs propriétaires, soit par calcul, soit par humilité, semblent n’avoir pas le droit de soustraire aux regards des passants.

 

Dans un coin de la boutique, un escalier de bois à angles grossiers conduisait au premier étage.

 

Ce premier étage se composait de deux chambres ; la première, succursale du magasin, était pleine de ballots entassés à terre, de chandelles pendues au plafond, de pains de sucre rangés sur la cheminée dans leurs grossiers papiers bleus, et coiffés de leurs bonnets gris, qu’on enlevait pour voir la finesse et la blancheur de leur grain ; la seconde était la chambre à coucher du propriétaire de l’établissement, réveillé par Drouet, laquelle chambre laissait voir encore les traces du désordre occasionné par ce réveil subit.

 

Mme Sausse, à moitié habillée, sortait de cette première chambre, traversait la seconde, et apparaissait en haut de l’escalier au moment où la reine d’abord, puis le roi, puis les enfants de France, puis, enfin, Madame Élisabeth et Mme de Tourzel, franchissaient le seuil du magasin.

 

Précédant de quelques pas les voyageurs, le procureur de la commune était entré le premier.

 

Plus de cent personnes accompagnant la voiture demeurèrent devant la maison de M. Sausse, qui était située sur une petite place.

 

– Eh bien ? fit le roi en entrant.

 

– Eh bien, monsieur, répondit Sausse, il a été parlé de passe-port ; si la dame qui dit être la maîtresse de la voiture veut bien montrer le sien, je le porterai à la municipalité, où le conseil est rassemblé, pour voir s’il est valable.

 

Comme, à tout prendre, le passeport donné par Mme de Korff au comte de Charny, et par le comte de Charny à la reine, était en règle, le roi fit signe à Mme de Tourzel de donner ce passeport.

 

Elle tira le précieux papier de sa poche, et le remit aux mains de M. Sausse, lequel chargea sa femme de faire les honneurs de la maison à ses hôtes mystérieux, et partit pour la municipalité.

 

Les esprits y étaient fort échauffés, car Drouet assistait à la séance ; M. Sausse entre avec le passe-port. Chacun savait que les voyageurs avaient été conduits chez lui, et, à son arrivée, le silence de la curiosité se fit.

 

Il déposa le passe-port devant le maire.

 

Nous avons déjà donné la teneur de ce passe-port, le lecteur sait donc qu’il n’y avait rien à y redire.

 

Aussi, après avoir lu :

 

– Messieurs, dit le maire, le passe-port est parfaitement bon.

 

– Bon ? répétèrent huit ou dix voix avec étonnement.

 

Et, en même temps, les mains se tendaient pour le recevoir.

 

– Sans doute bon, dit le maire, puisque la signature du roi y est !

 

Et il poussa le passe-port vers les mains tendues qui s’en emparèrent aussitôt.

 

Mais Drouet l’arracha presque des mains qui le tenaient.

 

– Signé du roi ! dit-il, soit ; mais l’est-il de l’Assemblée nationale ?

 

– Oui, dit un de ses voisins qui lisait le passe-port en même temps que lui, à la lueur de la chandelle, voilà la signature des membres d’un des comités.

 

– D’accord, reprit Drouet ; mais l’est-il du président ? Et, d’ailleurs, trancha le jeune patriote, la question n’est pas là ; les voyageurs ne sont pas Mme Korff, dame russe, ses enfants, son intendant, ses deux dames de compagnie, et trois domestiques ; les voyageurs sont le roi, la reine, le dauphin, Madame Royale, Madame Élisabeth, quelque grande dame du palais, trois courriers, la famille royale enfin ! Voulez-vous ou ne voulez-vous point laisser sortir de France la famille royale ?

 

La question se posait sous son véritable point de vue ; mais, pour être posée ainsi, elle n’en était que plus difficile à résoudre par de pauvres officiers municipaux d’une ville de troisième ordre comme était Varennes.

 

Donc, on délibéra, et, la délibération menaçant de traîner en longueur, le procureur de la commune résolut de laisser délibérer les officiers municipaux, et de revenir chez lui.

 

Il retrouva les voyageurs debout dans son magasin. Mme Sausse avait insisté pour les faire monter dans sa chambre, puis pour les faire asseoir dans sa boutique, puis pour leur faire prendre quelque chose ; mais ils avaient tout refusé.

 

Il leur semblait qu’en s’installant dans cette maison, ou qu’en s’y asseyant, ou qu’en y acceptant quelque chose, ils feraient une concession à ceux qui les avaient arrêtés, et renonceraient à ce prochain départ, objet de tous leurs désirs.

 

Toutes leurs facultés étaient, pour ainsi dire, suspendues jusqu’au retour du maître de la maison, qui devait rapporter la décision de la municipalité sur ce point si important du passe-port.

 

Tout à coup on le vit fendre la foule qui encombrait la porte, et faire des efforts pour rentrer chez lui.

 

Le roi s’avança de trois pas à sa rencontre.

 

– Eh bien ? lui demanda-t-il avec une anxiété qu’il s’efforçait en vain de cacher, et qui se faisait jour malgré lui, eh bien, le passe-port ?

 

– Le passe-port, répondit M. Sausse, je dois dire qu’il soulève en ce moment une grave discussion à la municipalité.

 

– Et laquelle ? demanda Louis XVI. Douterait-on de sa validité, par hasard ?

 

– Non ; mais on doute qu’il appartienne véritablement à Mme de Korff, et le bruit se répand que c’est, en réalité, le roi et sa famille que nous avons le bonheur de posséder dans nos murs…

 

Louis XVI hésita un instant à répondre ; puis, prenant tout à coup son parti :

 

– Eh bien, oui ! monsieur, dit-il, je suis le roi ! voici la reine, voici mes enfants ! et je vous prie de nous traiter avec les égards que les Français ont toujours eus pour leurs rois !

 

Nous l’avons dit, la porte de la rue était restée ouverte, grand nombre de curieux encombraient cette porte. Les paroles du roi furent entendues non seulement au-dedans, mais aussi au-dehors.

 

Malheureusement, si celui qui venait de les prononcer les avait dites avec une certaine dignité, l’habit gris dont il était revêtu, sa veste de basin, sa culotte et ses bas gris, et la petite perruque à la Jean-Jacques qu’il portait, ne répondaient guère à cette dignité.

 

Le moyen, en effet, de retrouver un roi de France sous cet ignoble déguisement !

 

La reine sentit l’impression produite sur cette multitude, et le rouge lui en monta au visage.

 

– Acceptons ce que Mme Sausse nous a offert, dit-elle vivement, et montons au premier.

 

M. Sausse prit une lumière, et s’élança vers l’escalier pour montrer le chemin à ses illustres hôtes.

 

Pendant ce temps, la nouvelle que c’était bien le roi qui était à Varennes, et que l’aveu venait d’en être fait par sa propre bouche, s’envolait à tire-d’aile, et se répandait dans les rues de la ville.

 

Un homme entra tout effaré à la municipalité.

 

– Messieurs, dit-il, les voyageurs arrêtés chez M. Sausse sont bien le roi et la famille royale ! Je viens d’en entendre l’aveu de la propre bouche du roi !

 

– Eh bien, messieurs, s’écria Drouet, que vous disais-je ?

 

En même temps, on entendait de grandes rumeurs par la ville, et le tambour continuait de battre, et le tocsin continuait de sonner.

 

Maintenant, comment tous ces bruits différents n’attiraient-ils point au cœur de la ville, et près des fugitifs, M. de Bouillé, M. de Raigecourt et les hussards en station à Varennes pour attendre le roi ?

 

Nous allons le dire.

 

Vers neuf heures du soir, les deux jeunes officiers venaient de rentrer à l’hôtel du Grand-Monarque, lorsqu’ils entendirent le bruit d’une voiture.

 

Tous deux étaient dans une salle au rez-de-chaussée, et coururent à la fenêtre.

 

Cette voiture était un simple cabriolet. Cependant, les deux gentilshommes se tenaient prêts, s’il était besoin, à faire sortir les relais.

 

Mais le voyageur qu’ils aperçurent n’était pas le roi ; c’était un grotesque personnage coiffé d’un chapeau à larges bords, et affublé d’une énorme houppelande.

 

Ils faisaient un pas en arrière quand ce voyageur cria :

 

– Eh ! messieurs ! l’un de vous n’est-il pas M. le chevalier Jules de Bouillé ?

 

Le chevalier s’arrêta dans sa retraite

 

– Oui, monsieur, dit-il, c’est moi.

 

– En ce cas, dit l’homme à la houppelande et au chapeau à grands bords, j’ai beaucoup de choses à vous dire.

 

– Monsieur, dit le chevalier de Bouillé, je suis prêt à les entendre, quoique je n’aie pas l’honneur de vous connaître ; mais donnez-vous la peine de descendre de votre voiture, et d’entrer dans cette auberge, nous ferons connaissance.

 

– Volontiers, monsieur le chevalier, volontiers ! cria l’homme à la houppelande.

 

Et il sauta de la voiture sans toucher au marchepied, et entra précipitamment à l’hôtel.

 

Le chevalier remarqua qu’il paraissait fort effaré.

 

– Ah ! monsieur le chevalier, dit l’inconnu, vous allez me donner les chevaux que vous avez ici, n’est-ce-pas ?

 

– Comment ! les chevaux que j’ai ici ? répondit M. de Bouillé tout effaré à son tour.

 

– Oui ! oui ! vous allez me les donner ! Vous n’avez besoin de me rien cacher… J’en suis, je sais tout !

 

– Monsieur, permettez-moi de vous avouer que la surprise m’empêche de vous répondre, reprit M. de Bouillé, et que je ne comprends pas un mot de tout ce que vous voulez dire.

 

– Je vous répète que je sais tout, insista le voyageur ; le roi est parti de Paris hier au soir… mais il n’y a pas apparence qu’il ait pu poursuivre son chemin ; j’en ai déjà prévenu M. de Damas, et il a fait retirer ses postes : le régiment de dragons s’est mutiné ; il y a eu une émeute à Clermont… J’ai eu beaucoup de peine à passer, moi qui vous parle !

 

– Mais, enfin, vous qui me parlez, dit M. de Bouillé avec impatience, qui êtes-vous ?

 

– Je suis Léonard, coiffeur de la reine. Comment ! vous ne me connaissez pas ? Imaginez-vous que c’est M. de Choiseul qui m’a emmené avec lui, malgré moi… Je lui apportais les diamants de la reine et de Madame Élisabeth, et quand je pense, monsieur, que mon frère, dont j’ai le chapeau et la houppelande, ne sait pas ce que je suis devenu, et que cette pauvre Mme de l’Aage, qui m’attendait, hier, pour la coiffer, m’attend encore à l’heure qu’il est ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu quelle histoire que tout cela !

 

 

Et Léonard se promena à grands pas dans la salle, levant des bras désespérés vers le plafond.

 

M. de Bouillé commençait à comprendre.

 

– Ah ! vous êtes M. Léonard ! dit-il.

 

– Certainement que je suis Léonard, reprit le voyageur retranchant, à la manière des grands hommes, le titre que lui avait donné le chevalier de Bouillé – et, comme vous me connaissez maintenant, vous allez me donner vos chevaux, n’est-ce-pas ?

 

– Monsieur Léonard, reprit le chevalier s’obstinant à faire rentrer l’illustre coiffeur dans la classe ordinaire des mortels, les chevaux que j’ai ici sont au roi, et personne ne s’en servira que le roi !

 

– Mais, puisque je vous dis, monsieur, qu’il n’est pas probable que le roi passe…

 

– C’est vrai, monsieur Léonard ; mais le roi peut passer, et, s’il passait sans trouver ses chevaux, et que je lui dise que je vous les ai donnés, peut-être me répondrait-il que je le paye d’une assez mauvaise raison.

 

– Comment ! une mauvaise raison ! dit Léonard. Vous croyez que, dans une situation extrême comme est celle où nous sommes, le roi me blâmerait d’avoir pris ses chevaux ?

 

Le chevalier ne put s’empêcher de sourire.

 

– Je ne prétends point, répondit-il, que le roi vous blâmerait d’avoir pris ses chevaux ; mais il trouverait, à coup sûr, que, moi, j’ai eu tort de vous les donner.

 

– Ah ! fit Léonard, ah ! diable !… je n’avais pas envisagé la question de ce côté-là ! Vous me refusez donc les chevaux monsieur le chevalier ?

 

– Positivement.

 

Léonard poussa un soupir.

 

– Mais, au moins, dit-il revenant à la charge, vous vous emploierez pour m’en faire donner.

 

– Ah ! quant à cela, mon cher monsieur Léonard, dit M. de Bouillé, je ne demande pas mieux !

 

En effet, Léonard était un hôte assez embarrassant, non seulement il parlait haut, mais encore il joignait à ses paroles une pantomime des plus expressives, et cette pantomime, grâce aux bords immenses de son chapeau et à la largeur démesurée de sa houppelande, prenait une forme grotesque dont le ridicule ne laissait pas que de rejaillir tant soit peu sur ses interlocuteurs.

 

M. de Bouillé était donc on ne peut plus pressé de se débarrasser de Léonard.

 

Il fit, en conséquence, venir l’hôte du Grand-Monarque, le pria de s’enquérir de chevaux qui pussent conduire le voyageur jusqu’à Dun, et, cette recommandation faite, il abandonna Léonard à sa bonne fortune, en lui disant, ce qui était vrai, qu’il allait aux nouvelles.

 

Les deux officiers, M. de Bouillé et M. de Raigecourt, rentrèrent effectivement dans la ville, la traversèrent entièrement, firent un quart de lieue sur le chemin de Paris, ne virent, n’entendirent rien, et – commençant à croire de leur côté que le roi, qui était de huit ou dix heures en retard, ne passerait pas – ils s’en retournèrent à l’hôtel.

 

Léonard venait de partir. Onze heures sonnaient.

 

Déjà fort inquiets avant même d’avoir entendu ce que leur avait dit le coiffeur de la reine, ils avaient, en outre, vers neuf heures un quart, expédié une ordonnance. Cétait cette ordonnance qui avait croisé les voitures à la sortie de Clermont, et que nous avons vue arriver chez M. de Damas.

 

Les deux officiers attendirent jusqu’à minuit.

 

À minuit, ils se jetèrent sur leurs lits, mais tout habillés.

 

À minuit et demi, ils furent réveillés par le tocsin, par le tambour, par les cris.

 

Ils mirent la tête à la fenêtre de l’auberge, et virent toute la ville en rumeur, courant ou plutôt se précipitant du côté de la municipalité.

 

Beaucoup d’hommes armés couraient dans la même direction. Ces hommes portaient, les uns des fusils de munition, les autres des fusils à deux coups ; d’autres étaient simplement armés de sabres, d’épées ou de pistolets.

 

Les deux gentilshommes allèrent aux écuries, et commencèrent par faire sortir les chevaux du roi, qu’à tout hasard, et pour les conserver, ils conduisirent hors de la ville : la ville traversée, le roi les trouverait là.

 

Puis ils revinrent chercher leurs propres chevaux, qu’ils amenèrent près des chevaux du roi, gardés par des postillons.

 

Mais ces allées et ces venues avaient excité les soupçons, et, pour sortir de l’hôtel avec leurs propres chevaux, ils avaient eu à soutenir une espèce de combat dans lequel deux ou trois coups de fusil avaient été tirés sur eux.

 

En même temps, au milieu des cris et des menaces, ils avaient appris que le roi venait d’être arrêté et conduit chez le procureur de la commune.

 

Ils tinrent conseil sur ce qu’ils avaient à faire. Devaient-ils réunir les hussards, et tenter un effort pour délivrer le roi ? Devaient-ils monter à cheval, et prévenir le marquis de Bouillé, qu’ils rencontreraient, selon toute probabilité, à Dun, et, à coup sûr, à Stenay ?

 

Or, Dun n’était éloigné de Varennes que de cinq lieues ; Stenay n’en était distant que de huit ; en une heure et demie, ils pouvaient être à Dun ; en deux heures, à Stenay, et marcher immédiatement sur Varennes avec le petit corps d’armée que commandait M. de Bouillé.

 

Ils s’arrêtèrent à ce dernier parti, et, à minuit et demi juste, comme le roi se décidait à monter dans la chambre du procureur de la commune, ils se décidèrent à abandonner le relais qui leur était confié, et partirent au grand galop pour Dun.

 

C’était encore un des secours immédiats sur lesquels le roi comptait, et qui échappait au roi !

 

Chapitre XCII

Le conseil du désespoir

 

On se rappelle la situation dans laquelle s’était trouvé M. de Choiseul, commandant du premier poste à Pont-de-Sommevelle : voyant l’insurrection grandir autour de lui, et voulant éviter un combat, il avait dit négligemment, sans attendre le roi davantage, que probablement le trésor était passé, et il s’était replié sur Varennes.

 

Seulement, pour ne point passer par Sainte-Menehould qui, on s’en souvient, était tout en rumeur, il avait pris la traverse en ayant soin, jusqu’au moment où il avait quitté la grande route, de ne marcher qu’au pas, afin de donner cette chance au courrier de le rejoindre.

 

Mais le courrier ne l’avait pas rejoint, et, à Orbeval, il avait prit la traverse.

 

Derrière lui, Isidor passait.

 

M. de Choiseul croyait fermement le roi arrêté par quelque événement imprévu. D’ailleurs, s’il avait le bonheur de se tromper, et si le roi continuait son chemin, ne trouverait-il pas M. Dandoins à Sainte-Menehould, et M. de Damas à Clermont ?

 

Nous avons vu ce qui était arrivé de M. Dandoins, retenu avec ses hommes à la municipalité, et de M. de Damas, obligé de fuir presque seul.

 

Mais ce qui nous est connu, à nous qui planons de la hauteur de soixante ans sur cette terrible journée, et qui avons sous les yeux la relation de chacun des acteurs de ce grand drame, était encore caché à M. de Choiseul par le nuage du présent. M. de Choiseul, qui avait pris la traverse à Orbeval, arriva donc vers la nuit au bois de Varennes, au moment même où Charny, dans une autre partie de la forêt, s’enfonçait sous ce bois à la poursuite de Drouet. Dans le dernier village placé sur la lisière, c’est-à-dire à Neuville-au-Pont, il fut obligé de perdre une demi-heure à attendre un guide. Pendant ce temps, le tocsin sonnait dans tous les villages environnants, et une arrière-garde de quatre hussards était enlevée par les paysans. M. de Choiseul, prévenu aussitôt, ne parvint jusqu’à eux que par une charge à fond ; les quatre hussards furent délivrés.

 

Mais, à partir de ce moment, le tocsin se fit entendre avec rage, et ne s’arrêta plus.

 

Le chemin à travers ces bois était extrêmement pénible, et souvent même dangereux ; le guide, soit à dessein, soit sans le vouloir, égara la petite troupe, à chaque instant, pour gravir ou pour descendre quelque montagne à pic, les hussards étaient forcés de mettre pied à terre ; parfois le chemin était si étroit, qu’ils se trouvaient réduits à marcher un à un ; un hussard tomba dans un précipice, et, comme, à ses cris d’appel, on reconnut qu’il n’était pas mort, ses camarades refusèrent de l’abandonner. On perdit trois quarts d’heure à l’opération du sauvetage ; ces trois quarts d’heure furent justement ceux pendant lesquels le roi, arrêté, fut forcé de descendre de voiture, et conduit chez M. Sausse.

 

À minuit et demi, comme MM. de Bouillé et de Raigecourt fuyaient sur la route de Dun, M. de Choiseul avec ses quarante hussards, se présentait à l’autre extrémité de la ville, arrivant par son chemin de traverse.

 

À la hauteur du pont, il fut accueilli par un vigoureux « Qui vive ? ».

 

Ce qui vive était poussé par un garde national de faction.

 

– France ! Lauzun-hussards ! répondit M. de Choiseul.

 

– On ne passe pas ! répondit le garde national.

 

Et il appela aux armes.

 

Au moment même, il se fit un grand mouvement dans la population ; on vit s’épaissir dans la nuit des masses d’hommes armés et, à la lueur des torches et des lumières apparaissant aux fenêtres, briller les fusils par les rues.

 

Ne sachant point à qui il avait affaire ni ce qui était arrivé, M. de Choiseul voulut d’abord se reconnaître. Il commença par demander à être mis en communication avec le poste de police du détachement en station à Varennes ; cette demande amena de longs pourparlers ; enfin, on se décida à obtempérer au désir de M. de Choiseul.

 

Mais, pendant qu’on prenait cette décision et qu’on l’exécutait, M. de Choiseul pouvait voir que les gardes nationaux utilisaient leur temps, et préparaient des moyens de défense en faisant des abattis d’arbres, et en braquant sur lui et ses quarante hommes deux petites pièces de canon. Comme le pointeur achevait sa besogne, le poste de police des hussards arrivait, mais démonté ; les hommes qui le composaient ne savaient rien, sinon que le roi, leur avait-on dit, venait d’être arrêté et conduit à la Commune ; quant à eux, ils avaient été surpris et démontés par le peuple. Ils ignoraient ce qu’étaient devenus leurs compagnons.

 

Comme ils achevaient de donner ces explications, M. de Choiseul crut voir s’avancer au milieu de l’obscurité une petite troupe à cheval, et en même temps il entendit crier : « Qui vive ? »

 

– France ! répondit une voix.

 

– Quel régiment ?

 

– Monsieur-dragons !

 

À ces mots, un coup de fusil retentit, tiré par un garde national.

 

– Bon ! dit tout bas M. de Choiseul au sous-officier qui se trouvait près de lui, voilà M. de Damas et ses dragons.

 

Et, sans attendre davantage, se dégageant de deux hommes qui s’étaient cramponnés à la bride de son cheval, et qui lui criaient que son devoir était d’obéir à la municipalité, et de ne connaître qu’elle, il commanda au trot, prit à l’improviste ceux qui voulaient l’arrêter, força le passage, et pénétra dans les rues illuminées et fourmillantes de monde.

 

En approchant de la maison de M. Sausse, il aperçut la voiture du roi dételée, puis une petite place où, en face d’une maison de peu d’apparence, stationnait une garde nombreuse.

 

Pour ne pas mettre la troupe en contact avec les habitants, il alla droit à la caserne des hussards, dont il connaissait la position.

 

La caserne était vide : il y enferma ses quarante hussards.

 

Comme M. de Choiseul sortait de la caserne, deux hommes venant de la maison commune l’arrêtèrent et le sommèrent de se rendre à la municipalité.

 

Mais M. de Choiseul qui était encore à portée de la voix de ses hussards, renvoya ces deux hommes en leur disant qu’il se rendrait à la municipalité quand il en aurait le temps, et en ordonnant tout haut à la sentinelle de ne laisser entrer personne.

 

Deux ou trois gardes d’écurie étaient restés à la caserne. M. de Choiseul les interrogea et apprit par eux que les hussards, ne sachant pas ce qu’étaient devenus leurs chefs, avaient suivi les bourgeois qui étaient venus les prendre, et répandus par la ville buvaient avec eux.

 

À cette nouvelle, M. de Choiseul rentra dans la caserne. Il en était réduit aux quarante hommes dont les chevaux avaient fait plus de vingt lieues dans la journée. Hommes et chevaux étaient éreintés.

 

Cependant il n’y avait point à marchander avec la situation. M. de Choiseul commença par faire l’inspection des pistolets pour voir s’ils étaient chargés ; puis il déclara en allemand aux hussards, qui, n’entendant pas un mot de français, n’avaient rien compris de ce qui se passait autour d’eux, qu’ils étaient à Varennes, que le roi, la reine et la famille royale venaient d’être arrêtés, qu’il s’agissait de les tirer des mains de ceux qui les retenaient prisonniers ou de mourir.

 

La harangue était courte mais chaude : elle parut produire sur les hussards une vive impression. Der Kœnig ! die Kœnigin ! répétaient-ils avec étonnement.

 

M. de Choiseul ne leur laissa pas le temps de se refroidir ; il leur ordonna de mettre le sabre à la main en les faisant rompre par quatre, et se porta au grand trot vers la maison où il avait vu une garde, se doutant bien que c’était dans cette maison que le roi était prisonnier.

 

Là, au milieu des invectives des gardes nationaux, et sans se préoccuper de ces invectives, il plaça deux vedettes à la porte, et mit pied à terre pour entrer dans la maison.

 

Au moment où il allait en franchir le seuil, il se sentit toucher sur l’épaule.

 

Il se retourna et vit le comte Charles de Damas, dont il avait reconnu la voix répondant au qui vive des gardes nationaux.

 

Peut-être M. de Choiseul avait-il un peu compté sur cet auxiliaire.

 

– Ah ! c’est vous ! dit-il. Etes-vous en force ?

 

– Je suis seul ou presque seul, répondit M. de Damas.

 

– Et comment cela ?

 

– Mon régiment a refusé de me suivre, et je suis ici avec cinq ou six hommes.

 

– Voilà un malheur ; mais n’importe, il me reste mes quarante hussards, voyons ce qu’il y a à faire avec eux.

 

Le roi recevait une députation de la Commune conduite par M. Sausse.

 

Cette députation venait dire à Louis XVI :

 

– Puisqu’il n’est plus douteux pour les habitants de Varennes qu’ils ont le bonheur de posséder leur roi, ils viennent prendre ses ordres.

 

– Mes ordres ? répondit le roi. Faites alors que mes voitures soient prêtes, et que je puisse partir.

 

On ne sait ce qu’allait répondre à cette demande précise la députation municipale, quand on entendit le galop des chevaux de M. de Choiseul, et quand on vit, à travers les vitres, les hussards se ranger sur la place, le sabre à la main.

 

La reine tressaillit, un rayon de joie passa dans ses yeux.

 

– Nous sommes sauvés ! murmura-t-elle à l’oreille de Madame Élisabeth.

 

– Dieu le veuille ! répondit la sainte brebis royale, qui reportait tout à Dieu, bien et mal, espérance et désespoir.

 

Le roi se redressa, et attendit.

 

Les officiers municipaux se regardèrent inquiets.

 

En ce moment, un grand bruit se fit entendre dans l’antichambre, gardée par des paysans armés de faux ; il y eut quelques paroles échangées, puis une lutte, et M. de Choiseul, sans chapeau, l’épée à la main, apparut sur le seuil de la porte.

 

Au-dessus de son épaule, on voyait la tête pâle mais résolue de M. de Damas.

 

Il y avait dans le regard des deux officiers une telle expression de menace, que les députés de la Commune s’écartèrent, laissant libre l’espace qui séparait les nouveaux venus du roi et de la famille royale.

 

Quand ils entrèrent, l’intérieur de la chambre présentait le tableau suivant :

 

Au milieu était une table sur laquelle étaient placés une bouteille de vin entamée, du pain et quelques verres.

 

Le roi et la reine, debout, écoutaient les députés de la Commune ; près de la fenêtre étaient Madame Élisabeth et Madame Royale ; sur le lit, à moitié défait, dormait le dauphin, épuisé de lassitude ; à côté de lui, Mme de Tourzel était assise, la tête appuyée dans ses deux mains, et, debout derrière elle, se tenaient Mmes Brunier et de Neuville ; enfin, les deux gardes du corps et Isidor de Charny, écrasé à la fois de douleur et de fatigue, se perdaient au fond dans la pénombre, à demi couchés sur des chaises.

 

En apercevant M. de Choiseul, la reine traversa la chambre dans toute sa longueur, et, lui prenant la main :

 

– Ah ! monsieur de Choiseul, dit-elle, c’est vous !… Soyez le bienvenu !

 

– Hélas ! madame, dit le duc, j’arrive bien tard, il me semble.

 

– N’importe, si vous arrivez en bonne compagnie.

 

– Ah ! madame, nous sommes presque seuls, au contraire. M. Dandoins a été retenu avec ses dragons à la municipalité de Sainte-Menehould et M. de Damas a été abandonné par les siens.

 

La reine secoua tristement la tête.

 

– Mais, continua M. de Choiseul, où donc est le chevalier de Bouillé ? où donc est M. de Raigecourt ?

 

Et M. de Choiseul les cherchait des yeux, regardant tout autour de lui.

 

Pendant ce temps, le roi s’était approché.

 

– Je n’ai pas seulement aperçu ces messieurs, dit-il.

 

– Sire, dit M. de Damas, je vous donne ma parole d’honneur que je les croyais tués devant les roues de votre voiture.

 

– Que faire ? demanda le roi.

 

– Vous sauver, sire, dit M. de Damas. Donnez vos ordres.

 

– Sire, reprit M. de Choiseul, j’ai ici quarante hussards ; ils ont fait vingt lieues dans leurs journées, mais ils iront bien encore jusqu’à Dun.

 

– Mais nous ? demanda le roi.

 

– Écoutez, sire, répondit M. de Choiseul, voici, je crois, la seule chose qu’il y ait à faire. J’ai quarante hussards, comme je vous l’ai dit ; j’en démonte sept, vous monterez sur un des chevaux, tenant le dauphin dans vos bras ; la reine montera le second cheval, Madame Élisabeth le troisième, Madame Royale le quatrième, Mmes de Tourzel, de Neuville et Brunier, que vous ne voulez pas abandonner, monteront les trois autres… Nous vous entourerons avec les trente-trois hussards restés à cheval ; nous nous ferons jour à coups de sabre, et ainsi nous aurons une chance de salut. Mais réfléchissez bien, sire, que c’est une mesure à adopter à l’instant même, si vous l’adoptez ; car, dans une heure, dans une demi-heure, dans un quart d’heure peut-être, mes hussards seront gagnés !

 

M. de Choiseul se tut, attendant la réponse du roi ; la reine paraissait adhérer au projet, et, les yeux fixés sur Louis XVI, l’interrogeait ardemment du regard.

 

Mais lui, au contraire, semblait fuir les yeux de la reine et l’influence qu’elle pouvait prendre sur lui.

 

Enfin, regardant M. de Choiseul en face :

 

– Oui, dit-il, je sais bien que c’est un moyen et même le seul peut-être ; mais pouvez-vous me répondre que, dans cette inégale bagarre de trente-trois hommes contre sept ou huit cents, un coup de fusil ne tuera point ou mon fils, ou ma fille, ou la reine, ou ma sœur ?

 

– Sire, répondit M. de Choiseul, si un pareil malheur arrivait, et arrivait parce que vous auriez cédé à mon conseil, je n’aurais plus qu’à me tuer aux yeux de Votre Majesté.

 

– Eh bien, alors, dit le roi, au lieu de nous laisser emporter à tous ces projets extrêmes, raisonnons froidement.

 

La reine poussa un soupir et fit deux ou trois pas en arrière.

 

Dans ce mouvement où elle ne dissimulait point son regret, elle rencontra Isidor, qui, attiré par le bruit de la rue, et espérant toujours que ce bruit était occasionné par l’arrivée de son frère, s’était approché de la fenêtre.

 

Ils échangèrent tout bas deux ou trois mots, et Isidor s’élança hors de la chambre.

 

Le roi continua sans paraître avoir remarqué ce qui venait de se passer entre Isidor et la reine.

 

– La municipalité, dit-il, ne refuse pas de me laisser passer ; elle demande seulement que j’attende ici la pointe du jour. Je ne parle pas du comte de Charny, qui nous est si profondément dévoué, et dont nous n’avons pas de nouvelles. Mais le chevalier de Bouillé et M. de Raigecourt sont partis, à ce que l’on m’a assuré, dix minutes après mon arrivée, pour prévenir le marquis de Bouillé, et faire marcher les troupes, qui sont sûrement prêtes. Si j’étais seul, je suivrais votre conseil, et je passerais ; mais la reine, mes deux enfants, ma sœur, ces dames, il est impossible de risquer autant avec le peu de monde que vous avez, et dont il faudrait encore démonter une partie, car je ne partirai certes pas en laissant ici mes trois gardes du corps ! Il tira sa montre. Il est bientôt trois heures ; le jeune Bouillé est parti à midi et demi ; son père a bien certainement échelonné des troupes de distance en distance ; les premières seront averties par le chevalier ; elles arriveront successivement… Il n’y a que huit lieues d’ici à Stenay ; dans l’espace de deux heures ou de deux heures et demie, un homme peut les faire à cheval ; il arrivera donc des détachements toute la nuit ; vers cinq ou six heures, le marquis de Bouillé pourra donc être ici de sa personne, et, alors, sans aucun danger pour ma famille, sans aucune violence, nous quitterons Varennes et continuerons notre chemin.

 

M. de Choiseul reconnaissait la logique de ce raisonnement, et, cependant, son instinct lui disait qu’il y a certains moments où il ne faut pas écouter la logique.

 

Il se retourna donc vers la reine, et du regard sembla la supplier de lui donner d’autres ordres, ou, du moins, d’obtenir du roi qu’il révoquât ceux qu’il venait de donner.

 

Mais, elle, secouant la tête :

 

– Je ne veux rien prendre sur moi, dit-elle ; c’est au roi de commander ; mon devoir, à moi, est d’obéir ; d’ailleurs, je suis de l’avis du roi : M. de Bouillé ne peut tarder à arriver.

 

M. de Choiseul s’inclina et fit quelques pas en arrière, entraînant M. de Damas, avec lequel il avait besoin de se concerter, et faisant signe aux deux gardes du corps de venir prendre part au conseil qu’ils allaient tenir.

Chapitre XCIII

Pauvre Catherine !

 

La chambre avait un peu changé d’aspect.

 

Madame Royale n’avait pu résister à la fatigue, et Madame Élisabeth et Mme de Tourzel l’avaient couchée près de son frère.

 

Elle s’était endormie.

 

Madame Élisabeth se tenait auprès du lit, la tête appuyée contre un des angles.

 

La reine, crispée de colère, était debout près de la cheminée, regardant alternativement le roi, qui s’était assis sur un ballot de marchandises, et les quatre officiers, qui délibéraient près de la porte.

 

Une femme octogénaire était à genoux, comme devant un autel, auprès du lit où dormaient les deux enfants. C’était la grand-mère du procureur de la commune, qui, frappée de la beauté des deux enfants, et de l’air imposant de la reine, était tombée à genoux, fondait en larmes, et priait tout bas.

 

Quelle était la prière qu’elle adressait à Dieu ? Etait-ce que Dieu pardonnât à ces deux anges, ou que ces deux anges pardonnassent aux hommes ?

 

M. Sausse et les officiers municipaux s’étaient retirés, promettant au roi que les chevaux allaient être mis à la voiture.

 

Mais le regard de la reine annonçait parfaitement qu’elle ne faisait aucun fond sur cette promesse ; aussi M. de Choiseul disait-il à M. de Damas, à M. de Floirac et à M. Foucq, qui l’avaient suivi, ainsi qu’aux deux gardes du corps :

 

– Messieurs, ne nous arrêtons point à la feinte tranquillité du roi et de la reine ; la question n’est pas désespérée, mais envisageons-la telle qu’elle est.

 

Les officiers firent signe qu’ils écoutaient, et que M. de Choiseul pouvait parler.

 

– Il est probable qu’à l’heure qu’il est, M. de Bouillé est averti, et qu’il arrivera ici vers cinq ou six heures du matin, puisqu’il doit être entre Dun et Stenay avec un détachement de Royal-Allemand. Il est même possible que son avant-garde soit ici une demi-heure avant lui ; car, dans des circonstances comme celles où nous sommes, tout ce qui est possible doit être exécuté ; mais il ne faut pas nous dissimuler que quatre ou cinq mille hommes nous entourent, et que le moment où l’on apercevra les troupes de M. de Bouillé sera celui d’un danger imminent, et d’une effervescence épouvantable. On voudra entraîner le roi hors de Varennes, on essayera de le faire monter à cheval, et de l’emmener à Clermont ; on menacera sa vie ; on y attentera peut-être ; mais ce danger, messieurs, continua M. de Choiseul, ne durera qu’un instant, et, aussitôt la barrière forcée, aussitôt les hussards dans la ville, la déroute sera complète. C’est donc dix minutes à peu près qu’il nous faudra tenir ; nous sommes dix : avec la disposition des localités, nous pouvons espérer qu’on ne nous tuera guère qu’un homme par minute. En conséquence, nous avons le temps.

 

Les auditeurs se contentèrent de faire un signe de tête affirmatif. Ce dévouement, qui allait jusqu’à la mort, proposé simplement, était accepté avec la même simplicité.

 

– Eh bien, messieurs, je crois que voici ce qu’il y aura à faire, continua M. de Choiseul : au premier coup de feu que nous entendrons, aux premiers cris qui retentiront au-dehors, nous nous précipiterons dans la première chambre ; nous tuerons tout ce qui s’y trouvera, nous nous emparerons de l’escalier et des fenêtres… Il y a trois fenêtres : trois de nous les défendront ; les sept autres s’étageront dans l’escalier, que sa disposition en coquille rend facile à défendre, puisqu’un homme seul peut y faire face à cinq ou six assaillants. Les cadavres mêmes de ceux d’entre nous qui seront tués serviront de rempart aux autres ; il y a donc cent à parier contre un que les troupes seront maîtresses de la ville avant que nous soyons égorgés jusqu’au dernier, et, dussions-nous l’être, la place que nous occuperons, alors, dans l’histoire sera une assez belle récompense de notre dévouement.

 

Les jeunes gens se serrèrent les mains comme durent faire les Spartiates au moment du combat, puis chacun arrêta son poste de bataille : les deux gardes et Isidor de Charny – dont on gardait la place quoiqu’il fût absent –, aux trois fenêtres donnant sur la rue ; M. de Choiseul au bas de l’escalier ; puis, après lui, le comte de Damas ; puis M. de Floirac, M. Foucq et les deux autres sous-officiers du régiment de dragons qui étaient restés fidèles à M. de Damas.

 

Au moment où ces dispositions venaient d’être arrêtées, une certaine rumeur se fit entendre dans la rue.

 

C’était une seconde députation se composant de Sausse, qui paraissait être l’élément premier de toutes les députations, du commandant de la garde nationale Hannonet, et de trois ou quatre officiers municipaux.

 

Ils se firent annoncer, et le roi croyant qu’ils venaient lui dire que les chevaux étaient enfin à la voiture, ordonna qu’ils fussent introduits.

 

Ils entrèrent ; les jeunes officiers, qui interprétaient tout geste, tout signe, tout mouvement, crurent remarquer sur la physionomie de Sausse une hésitation, et sur le front d’Hannonet une volonté arrêtée qui ne leur semblèrent pas de bon augure.

 

En même temps, Isidor de Charny remonta, dit tout bas quelques mots à la reine, et redescendit précipitamment.

 

La reine fit un pas en arrière, et se soutint tout pâlissante au lit où dormaient ses enfants.

 

Quant au roi, il interrogeait des yeux les envoyés de la Commune, et attendait qu’ils lui adressassent la parole.

 

Mais ceux-ci, sans parler, s’inclinèrent devant lui.

 

Louis XVI fit semblant de se méprendre à leur intention.

 

– Messieurs, dit-il, les Français ne sont qu’égarés, et leur attachement pour leur roi est réel. Aussi, fatigué des outrages continuels que j’éprouve dans ma capitale, c’est au fond de mes provinces, où vit encore la flamme sacrée du dévouement que je suis décidé à me retirer ; là, je suis assuré de retrouver l’ancien amour de mon peuple pour ses souverains.

 

Les envoyés s’inclinèrent de nouveau.

 

– Et la preuve de ma confiance dans mon peuple, je suis prêt à la donner, continua le roi. Ainsi, je vais prendre ici moitié hommes de la garde nationale, moitié troupes de ligne, et cette escorte m’accompagnera jusqu’à Montmédy, où je suis décidé à me retirer. En conséquence, commandant, je vous prie de choisir vous-même les hommes qui m’accompagneront parmi ceux de votre garde nationale, et de faire atteler les chevaux à ma voiture.

 

Il se fit un moment de silence pendant lequel, sans doute, Sausse attendait qu’Hannonet parlât, et où Hannonet attendait que Sausse prît la parole.

 

Enfin, Hannonet, s’inclinant, répondit :

 

– Sire, ce serait avec le plus grand bonheur que j’obéirais aux ordres de Votre Majesté ; mais il y a un article de la Constitution qui défend au roi de sortir du royaume, et aux bons Français de l’aider dans sa fuite.

 

Le roi tressaillit.

 

– En conséquence, continua Hannonet faisant un signe de la main pour prier le roi de le laisser achever, en conséquence, la municipalité de Varennes a décidé qu’avant de permettre que le roi passât outre, elle enverrait un courrier à Paris, et attendait la réponse de l’Assemblée nationale.

 

Le roi sentit la sueur perler sur son front, tandis que la reine mordait d’impatience ses lèvres pâles, et que Madame Élisabeth levait les mains et les yeux vers le ciel.

 

– Holà ! messieurs ! dit le roi avec une certaine dignité qui lui revenait quand il était poussé à bout. Est-ce que je ne suis plus le maître d’aller où il me convient ? En ce cas, je suis plus esclave que le dernier de mes sujets !

 

– Sire, répondit le commandant de la garde nationale, vous êtes toujours le maître ; seulement, tous les hommes, roi et simples citoyens, sont engagés par leur serment ; vous avez fait serment, obéissez le premier à la loi, sire. C’est non seulement un grand exemple à donner, mais encore un noble devoir à suivre.

 

Pendant ce temps, M. de Choiseul consultait des yeux la reine, et, sur la réponse affirmative à la question muette qu’il lui faisait, il descendit à son tour.

 

Le roi comprit que, s’il subissait sans résistance cette rébellion – et, à son point de vue, c’était une rébellion – d’une municipalité de village, il était perdu.

 

D’ailleurs, il reconnaissait ce même esprit révolutionnaire que Mirabeau avait voulu combattre en province, et qu’il avait déjà vu se dresser devant lui à Paris, le 14 juillet, les 5 et 6 octobre et le 18 avril, ce jour où le roi, pour faire un essai de sa liberté, avait voulu aller à Saint-Cloud et en avait été empêché par le peuple.

 

– Messieurs, dit-il, ceci est de la violence ; mais je ne suis pas aussi isolé que je le parais. J’ai, là, devant la porte, une quarantaine d’hommes fidèles, et, autour de Varennes, dix mille soldats ; je vous ordonne donc, monsieur le commandant, de faire atteler sur-le-champ les chevaux à ma voiture. Vous entendez, je vous l’ordonne, je le veux.

 

La reine s’approcha du roi, et, tout bas :

 

– Bien ! bien ! sire, dit-elle, risquons-y notre vie, mais n’abandonnons pas notre honneur et notre dignité.

 

– Et, si nous refusons d’obéir à Votre Majesté, dit le commandant de la garde nationale, qu’en résultera-t-il ?

 

– Il en résultera, monsieur, que j’en appellerai à la force, et que vous serez responsable du sang que je refusais de faire couler, et qui, dans ce cas, sera versé, en réalité, par vous.

 

– Eh bien, soit, sire, dit le commandant, essayez d’en appeler à vos hussards ; moi, je vais en appeler à la garde nationale.

 

Et il descendit à son tour.

 

Le roi et la reine se regardèrent presque effrayés ; peut-être ni l’un ni l’autre n’eussent-ils risqué un effort suprême, si, écartant sa grand-mère, qui continuait de prier au pied du lit, la femme du procureur Sausse ne se fût approchée, et n’eût dit à la reine avec la rudesse et la franchise de la femme du peuple :

 

– Ah ça ! madame, vous êtes bien la reine, n’est-ce pas ?

 

La reine se retourna, se sentant mordue dans sa dignité par cette interpellation plus que familière.

 

– Mais oui, dit-elle, à ce que je croyais du moins il y a une heure encore.

 

– Eh bien, si vous êtes la reine, continua Mme Sausse sans se troubler, on vous donne vingt-quatre millions pour tenir votre place. La place est bonne, ce me semble, étant bien payée ; pourquoi donc la voulez-vous quitter ?

 

La reine jeta un cri de douleur, et, se retournant vers le roi :

 

– Oh ! monsieur, dit-elle, tout, tout, tout ! plutôt que de pareilles indignités !

 

Et prenant le dauphin tout endormi sur son lit, elle courut à la fenêtre, et, l’ouvrant :

 

– Monsieur, dit-elle, montrons-nous à ce peuple, et voyons s’il est entièrement gangrené. En ce cas, appelons-en aux soldats, et encourageons-les de la voix et du geste. C’est bien le moins que méritent ceux qui vont mourir pour nous !

 

Le roi la suivit machinalement et parut avec elle sur le balcon.

 

Toute la place sur laquelle plongeaient les regards de Louis XVI et de Marie-Antoinette présentait le spectacle d’une vive agitation.

 

Une moitié des hussards de M. de Choiseul était à pied, l’autre à cheval ; ceux qui étaient à pied, circonvenus, perdus, noyés au milieu des groupes de bourgeois, laissaient ceux-ci entraîner leurs chevaux dans toutes les directions : ils étaient déjà gagnés à la nation. Les autres qui étaient à cheval paraissaient encore soumis à M. de Choiseul, lequel les haranguait en allemand, mais ils montraient à leur colonel la moitié de leurs compagnons qui faisaient défaut.

 

À part, Isidor de Charny, son couteau de chasse à la main, semblait, étranger à toute cette bagarre, attendre un homme, comme un chasseur à l’affût attend le gibier.

 

Le cri « Le roi ! le roi ! » retentit aussitôt poussé par cinq cents bouches. C’étaient, en effet, le roi et la reine qui paraissaient à la fenêtre : la reine, comme nous l’avons dit, tenait le dauphin dans ses bras.

 

Si Louis XVI eût été vêtu royalement ou militairement, s’il eût tenu à la main un sceptre ou une épée, s’il eût parlé de cette voix forte et imposante qui, à cette époque, semblait encore au peuple la voix de Dieu ou de son envoyé descendant du ciel, peut-être eût-il obtenu sur cette multitude l’influence qu’il espérait y prendre.

 

Mais le roi, au jour naissant, à la lueur de ce crépuscule bâtard qui enlaidit la beauté même, le roi habillé en valet, avec son habit gris, sans poudre, coiffé de cette ignoble petite perruque que nous avons dite ; le roi pâle, gras, avec sa barbe de trois jours, ses grosses lèvres, son œil terne n’exprimant aucune idée, ni celle de la tyrannie, ni celle de la paternité ; le roi bégayant alternativement ces deux mots : « Messieurs ! mes enfants ! » ah ! ce n’était point là ce qu’attendaient à ce balcon les amis de la royauté, et même ses ennemis.

 

Et, cependant, M. de Choiseul cria : « Vive le roi ! » Isidor de Charny cria : « Vive le roi ! » et tel était encore le prestige de la royauté, que, malgré cet aspect qui répondait si mal à l’idée qu’on s’était faite du chef d’un grand royaume, quelques voix dans la foule répétèrent : « Vive le roi ! »

 

Mais un cri répondit, poussé par le chef de la garde nationale, qui fut bien autrement répété, et eut un bien plus puissant écho ; c’était le cri de « Vive la nation ! ».

 

Ce cri, à cette heure, était une rébellion, et le roi et la reine purent voir qu’il avait été poussé par une partie des hussards.

 

Marie-Antoinette, à son tour, jeta une espèce de cri de rage, et, serrant contre sa poitrine le dauphin, pauvre enfant ignorant de la grandeur des événements qui se passaient, elle se pencha en dehors du balcon en mâchant entre ses dents, et en crachant à la foule ce mot :

 

– Misérables !

 

Quelques-uns l’entendirent et répondirent par des menaces ; la place n’était plus qu’un grand tumulte et qu’une immense clameur.

 

M. de Choiseul, désespéré, voulait se faire tuer ; il tenta un dernier effort.

 

– Hussards ! cria-t-il, au nom de l’honneur, sauvez le roi !

 

Mais, en ce moment, au milieu d’une vingtaine d’hommes armés, un nouvel acteur s’élança en scène.

 

C’était Drouet sortant de la municipalité, où il avait fait prendre la décision d’empêcher que le roi continuât son chemin.

 

– Ah ! s’écria-t-il en marchant sur M. de Choiseul, vous voulez enlever le roi ? Eh bien, c’est moi qui vous le dis, vous ne l’aurez que mort !

 

M. de Choiseul fit à son tour un pas sur Drouet, le sabre levé.

 

Mais le commandant de la garde nationale était là.

 

– Si vous faites un pas de plus, dit-il à M. de Choiseul, je vous tue !

 

À ces mots, un homme s’élança, sans que menaces des groupes pussent l’arrêter.

 

C’était Isidor de Charny : l’homme qu’il guettait, c’était justement Drouet.

 

– Arrière ! arrière ! cria-t-il en fendant la foule du poitrail de son cheval, cet homme m’appartient.

 

Et, le couteau de chasse haut, il fondit sur Drouet.

 

Mais, au moment où il allait le joindre, deux coups de feu partirent à la fois : un coup de pistolet et un coup de fusil.

 

La balle du pistolet s’aplatit sur la clavicule d’Isidor.

 

La balle du fusil lui traversa la poitrine.

 

Les deux coups étaient tirés de si près, que le malheureux se trouva littéralement enveloppé d’une vague de flamme et d’un nuage de fumée.

 

On le vit étendre les bras et on l’entendit murmurer :

 

– Pauvre Catherine !

 

Puis, laissant échapper le couteau de chasse, il tomba à la renverse sur la croupe de son cheval, et, de la croupe de son cheval, roula à terre.

 

La reine poussa un cri terrible ; elle faillit laisser glisser le dauphin de ses bras, et se rejeta en arrière, ne voyant pas un nouveau cavalier qui arrivait à toute bride du côté de Dun, et s’engageait, pour ainsi dire, dans le sillage que venait de tracer au milieu de la foule le passage du pauvre Isidor.

 

Derrière la reine, le roi rentra et ferma la fenêtre.

 

Ce n’étaient plus quelques voix seulement qui criaient : « Vive la nation ! » ce n’étaient plus seulement les hussards à pied ; c’était la foule tout entière, et, avec cette foule, les vingt hussards restés les derniers fidèles : seule espérance de la royauté en détresse !

 

La reine alla se jeter sur un fauteuil, la tête dans ses mains, en pensant qu’elle venait de voir tomber pour elle et à ses pieds Isidor de Charny, comme elle avait vu tomber Georges.

 

Mais, tout à coup il se fit à la porte un grand bruit qui la força de lever les yeux.

 

Ce qui se passa en une seconde dans ce cœur de femme et de reine, nous n’essayerons pas de le rendre.

 

Olivier de Charny, pâle et tout sanglant du dernier embrassement de son frère, était debout au seuil de la porte.

 

Quant au roi, il semblait anéanti.

 

Chapitre XCIV

Charny

 

La chambre était pleine de gardes nationaux et d’étrangers que la curiosité avait amenés là.

 

La reine fut donc retenue dans son premier mouvement, qui eût été de se jeter au-devant de Charny, d’effacer avec son mouchoir le sang dont il était couvert, et de lui dire quelques-unes de ces paroles consolantes qui, parties du cœur, arrivent au cœur.

 

 

Mais elle ne put que se soulever sur son siège, étendre les bras vers lui, et murmurer :

 

– Olivier !…

 

Lui, sombre et calme, fit un signe aux assistants étrangers, et d’une voix douce et ferme :

 

– Pardon, messieurs, dit-il, il faut que je parle à Leurs Majestés.

 

Les gardes nationaux essayèrent de répondre qu’ils étaient là, au contraire, pour empêcher que le roi n’eût de communication avec personne du dehors. Charny serra ses lèvres pâles, fronça le sourcil, ouvrit sa redingote, qui, en s’ouvrant, laissa voir une paire de pistolets, et répéta d’une voix peut-être plus douce encore que la première fois, mais, par cela même, plus menaçante :

 

– Messieurs, j’ai déjà eu l’honneur de vous dire que j’avais à parler en particulier au roi et à la reine.

 

Et, en même temps, il faisait de la main signe aux étrangers de sortir.

 

À cette voix, et à cette puissance que Charny, en l’exerçant sur lui-même, exerçait sur les autres, M. de Damas et les deux gardes du corps reprirent toute leur énergie, un moment altérée, et poussant devant eux gardes nationaux et curieux, firent évacuer la chambre.

 

Alors, la reine comprit de quelle utilité un pareil homme eût été dans la voiture du roi, si l’étiquette n’eût point exigé que Mme de Tourzel y montât à sa place.

 

Charny regarda autour de lui, afin de s’assurer qu’il ne restait pour le moment près de la reine que de fidèles serviteurs ; et, s’approchant d’elle :

 

– Madame, dit-il, me voici. J’ai soixante et dix hussards à la porte de la ville ; je crois pouvoir compter sur eux. Qu’ordonnez-vous de moi ?

 

– Oh ! d’abord, dit la reine en allemand, que vous est-il arrivé, mon pauvre Charny ?

 

Charny fit signe à la reine que M. de Malden était là, et qu’il parlait allemand.

 

– Hélas ! hélas ! reprit la reine en français, ne vous voyant pas, nous vous avons cru mort !

 

– Malheureusement, madame, répondit Charny avec une mélancolie profonde, ce n’est pas encore moi qui suis mort : c’est mon pauvre frère Isidor qui l’est…

 

Il ne put retenir une larme.

 

– Mais, murmura-t-il à voix basse, mon tour viendra…

 

– Charny, Charny ! je vous demande ce qui vous est arrivé, dit la reine, et pourquoi vous avez disparu ainsi ?

 

Puis elle ajouta à demi-voix et en allemand :

 

– Olivier, vous nous avez bien faite faute, à moi surtout !

 

Charny s’inclina.

 

– Je croyais, dit-il, que mon frère avait dû apprendre à Votre Majesté la cause qui m’avait momentanément éloigné d’elle.

 

– Oui, je sais ; vous poursuiviez cet homme, ce malheureux Drouet, et un instant nous avons craint qu’il ne vous fût arrivé malheur dans cette poursuite.

 

– Il m’est arrivé un grand malheur, en effet ; malgré tous mes efforts, je n’ai pu le rejoindre à temps ! Un postillon de retour lui a appris que la voiture de Votre Majesté, qu’il croyait suivre la route de Verdun, avait pris celle de Varennes ; alors il s’est jeté dans les bois d’Argonne ; j’ai tiré deux coups de pistolet sur lui : les pistolets n’étaient point chargés ! Je m’étais trompé de cheval à Sainte-Menehould, j’avais pris celui de M. Dandoins, au lieu du mien. Que voulez-vous, madame ! une fatalité ! Je ne l’en ai pas moins poursuivi dans la forêt, mais j’en ignorais les routes ; lui en connaissait jusqu’aux moindres sentiers ; puis l’obscurité devenait à chaque instant plus épaisse ; tant que j’ai pu le voir, je l’ai poursuivi à la vue comme on poursuit une ombre ; tant que j’ai pu l’entendre, je l’ai poursuivi au bruit ; mais le bruit s’est éteint comme l’ombre s’était évanouie, et je me suis trouvé seul, perdu au milieu de la forêt, égaré dans les ténèbres… Oh ! madame, je suis un homme, vous me connaissez : dans ce moment-ci… je ne pleure pas ! eh bien, au milieu de cette forêt, de cette obscurité, j’ai versé des larmes de colère, j’ai jeté des cris de rage !

 

La reine lui tendit la main.

 

Charny s’inclina et toucha cette main tremblante du bout de ses lèvres.

 

– Mais personne ne m’a répondu, continua Charny ; j’ai erré toute la nuit, et, au jour, je me suis trouvé près du village de Gèves, sur la route de Varennes à Dun.. Aviez-vous eu le bonheur d’échapper à Drouet comme il m’avait échappé ? C’était chose possible ; alors, vous aviez traversé Varennes, et il était inutile que j’y allasse. Aviez-vous été arrêté à Varennes ? Alors, j’étais seul, et mon dévouement vous était inutile. Je résolus de continuer ma route vers Dun. Un peu en avant de la ville, je rencontrai M. Deslon et cent hussards. M. Deslon était inquiet, mais il n’avait aucune nouvelle ; seulement, il avait vu passer, fuyant à toute bride du côté de Stenay, M. de Bouillé et M. de Raigecourt. Pourquoi ne lui avaient-ils rien dit ? Sans doute, ils se défiaient de lui ; mais, moi, je connaissais M. Deslon comme un bon et loyal gentilhomme ; je devinai que Votre Majesté avait été arrêtée à Varennes, que MM. de Bouillé et de Raigecourt avaient pris la fuite, et allaient prévenir le général. Je dis tout à M. Deslon, je l’adjurai de me suivre avec ses hussards, ce qu’il fit à l’instant même, en laissant toutefois trente de ses hommes pour garder le pont de la Meuse. Une heure après, nous étions à Varennes – nous avions fait quatre lieues en une heure –, je voulais commencer immédiatement l’attaque, tout renverser pour arriver jusqu’au roi et à Votre Majesté : nous trouvâmes barricades sur barricades ; essayer de les franchir eût été une folie. Alors, j’essayai de parlementer : un poste de garde nationale se présenta, je lui demandai la permission de réunir mes hussards à ceux qui étaient dans la ville ; cette permission me fut refusée ; je demandai à venir prendre les ordres du roi, et, comme on s’apprêtait à me refuser sans doute cette seconde demande ainsi qu’on m’avait refusé la première je piquai mon cheval, je franchis la première barricade, puis la deuxième… Guidé par les rumeurs, j’accourus au galop, et j’arrivai sur la place au moment où… Votre Majesté, se rejetant en arrière abandonnait le balcon. Et, maintenant, continua Charny, j’attends les ordres de Votre Majesté.

 

La reine serra encore une fois les mains de Charny dans les siennes.

 

Puis, se retournant vers le roi, plongé toujours dans la même torpeur :

 

– Sire, dit-elle, avez-vous entendu ce que vient de dire votre fidèle serviteur le comte de Charny ?

 

Mais le roi ne répondit pas.

 

Alors, la reine, se levant, alla à lui.

 

– Sire, dit-elle, il n’y a plus de temps à perdre, et, par malheur, nous n’avons déjà perdu que trop de temps ! Voici M. de Charny qui dispose de soixante et dix hommes sûrs, à ce qu’il prétend, et qui demande vos ordres.

 

Le roi secoua la tête.

 

– Sire, au nom du ciel, dit la reine, vos ordres ?

 

Et Charny implorait du regard, tandis que la reine implorait de la voix.

 

– Mes ordres ? répéta le roi. Je n’ai pas d’ordres à donner ; je suis prisonnier… Faites tout ce que vous croyez pouvoir faire.

 

– Bien, dit la reine, voilà tout ce que nous vous demandons.

 

Et, tirant Charny en arrière :

 

– Vous avez carte blanche, reprit-elle ; faites, comme vous a dit le roi, tout ce que vous croyez pouvoir faire.

 

Puis elle ajouta tout bas :

 

– Mais faites vite, et agissez avec vigueur, ou nous sommes perdus !

 

– C’est bien, madame, dit Charny, laissez-moi conférer un instant avec ces messieurs, et ce que nous déciderons sera exécuté immédiatement.

 

En ce moment, M. de Choiseul entra.

 

Il tenait à la main quelques papiers enveloppés dans un mouchoir ensanglanté.

 

Il les tendit sans rien dire à Charny.

 

Le comte comprit que c’étaient les papiers trouvés sur son frère ; il avança la main pour recevoir le sanglant héritage, approcha le mouchoir de ses lèvres, et le baisa.

 

La reine ne put retenir un sanglot.

 

Mais Charny ne se retourna même pas, et, mettant les papiers sur sa poitrine :

 

– Messieurs, dit-il, pouvez-vous m’aider dans le dernier effort que je vais tenter ?

 

– Nous sommes prêts à y sacrifier notre vie, répondirent les jeunes gens.

 

– Croyez-vous pouvoir répondre d’une douzaine d’hommes restés fidèles ?

 

– Nous sommes déjà huit ou neuf.

 

– Eh bien, je retourne auprès de mes soixante et dix hussards ; pendant que j’attaque les barricades de front, vous faites une diversion par-derrière ; à la faveur de cette diversion, je force les barricades, et, avec nos deux troupes réunies, nous pénétrons jusqu’ici, et nous enlevons le roi.

 

Les jeunes gens, pour toute réponse, tendirent la main au comte de Charny.

 

Alors, celui-ci se retourna vers la reine.

 

– Madame, lui dit-il, dans une heure, Votre Majesté sera libre ou je serai mort.

 

– Oh ! comte, comte, dit la reine, ne prononcez pas ce mot, il fait trop de mal !

 

Olivier se contenta de s’incliner en confirmation de sa promesse, et, sans s’inquiéter d’un nouveau bruit et de nouvelles rumeurs qui venaient d’éclater, et qui avaient paru s’engouffrer dans la maison, il marcha vers la porte.

 

Mais, au moment où il mettait la main sur la clef, la porte s’ouvrit et donna entrée à un nouveau personnage qui allait se mêler à l’intrigue déjà si compliquée de ce drame.

 

C’était un homme de quarante à quarante-deux ans, au visage sombre et sévère ; son col rejeté loin de lui, son habit ouvert, ses yeux rougis par la fatigue, ses vêtements poudreux, indiquaient que lui aussi, poussé par quelque violente passion, venait de faire une course acharnée.

 

Il portait une paire de pistolets passée à sa ceinture et un sabre pendu à son côté.

 

Haletant, presque sans voix au moment où il ouvrit la porte, il parut rassuré seulement en reconnaissant le roi et la reine ; un sourire de vengeance satisfaite passa sur son visage, et, sans s’inquiéter des personnages secondaires qui occupaient les profondeurs de la chambre, de la porte même, qu’il fermait presque entièrement avec sa puissante stature, il étendit la main en disant :

 

– Au nom de l’Assemblée nationale, vous êtes tous mes prisonniers !

 

Par un mouvement aussi rapide que la pensée, M. de Choiseul s’élança en avant un pistolet à la main, et étendit le bras à son tour, pour brûler la cervelle à ce nouveau venu, qui paraissait dépasser en insolence et en résolution tout ce que l’on avait vu jusque-là.

 

Mais, par un mouvement plus rapide encore, la reine arrêta cette main menaçante en disant à demi-voix à M. de Choiseul :

 

– N’avancez pas notre perte, monsieur ; de la prudence ! Avec tout cela nous gagnons du temps, et M. de Bouillé ne peut être loin.

 

– Oui, vous avez raison, madame, répondit M. de Choiseul.

 

Et il renfonça son pistolet dans sa poitrine.

 

La reine jeta un coup d’œil sur Charny, étonnée, dans ce péril nouveau, de ne pas l’avoir vu se jeter en avant ; mais, chose étrange ! Charny semblait désirer de ne pas être vu du nouvel arrivé, et, pour échapper sans doute à ses regards, il venait de s’enfoncer dans l’angle le plus obscur de l’appartement.

 

Cependant, la reine, qui connaissait le comte, se douta bien qu’au moment où il le faudrait, il sortirait à la fois de cette ombre et de ce mystère.

 

Chapitre XCV

Un ennemi de plus

 

Toute cette scène de M. de Choiseul menaçant l’homme qui parlait au nom de l’Assemblée nationale s’était passée sans que celui-ci eût même paru remarquer qu’il venait d’échapper à un danger de mort.

 

D’ailleurs, il semblait occupé d’un sentiment bien autrement puissant sur son cœur que le sentiment de la crainte ; il n’y avait pas à se méprendre à l’expression de son visage ; c’était celle du chasseur qui voit, enfin, réunis et entassés dans la même fosse où ils sont sa proie, le lion, la lionne et les lionceaux qui ont dévoré son unique enfant.

 

Cependant, à ce mot de prisonniers qui avait fait bondir M. de Choiseul, le roi s’était soulevé.

 

– Prisonniers ! prisonniers, au nom de l’Assemblée nationale ! Que voulez vous dire ? Je ne vous comprends pas.

 

– C’est bien simple pourtant, répondit l’homme, et facile à comprendre. Malgré le serment que vous avez fait de ne pas quitter la France, vous vous êtes enfui nuitamment, trahissant votre parole, trahissant la nation, trahissant le peuple ; de sorte que la nation a crié aux armes, de sorte que le peuple s’est soulevé, et que peuple et nation vous disent, par la voix d’un de vos derniers sujets – laquelle, pour venir d’en bas, n’en est pas moins puissante – « Sire, au nom du peuple, au nom de la nation, au nom de l’Assemblée, vous êtes mon prisonnier ! »

 

Dans la chambre voisine, une rumeur d’approbation, accompagnée ou plutôt suivie de bravos frénétiques, retentit.

 

– Madame, madame, murmura M. de Choiseul à l’oreille de la reine, vous n’oublierez pas que c’est vous qui m’avez arrêté, et que, sans la pitié que vous avez eue de cet homme, vous ne subiriez pas une pareille offense.

 

– Tout cela ne sera rien si nous nous vengeons, dit tout bas la reine.

 

– Oui, reprit M. de Choiseul ; mais, si nous ne nous vengeons pas ?…

 

La reine poussa un gémissement sourd et douloureux.

 

Mais la main de Charny s’étendit lentement par-dessus l’épaule de M. de Choiseul, et alla toucher le bras de la reine.

 

Marie-Antoinette se retourna vivement.

 

– Laissez dire et faire cet homme, souffla tout bas le comte ; c’est moi qui me charge de lui…

 

Cependant, le roi, tout étourdi du nouveau coup qui lui était porté, regardait avec étonnement le sombre personnage qui, au nom de l’Assemblée, de la nation et du peuple, venait de lui parler un langage si énergique, et à cet étonnement se mêlait une certaine curiosité ; car il semblait à Louis XVI, quoiqu’il ne pût se rappeler où il l’avait vu, que ce n’était point la première fois qu’il voyait cet homme.

 

– Mais, enfin, dit-il, que me voulez-vous ? Parlez.

 

– Sire, je veux que ni vous ni la famille royale ne fassiez un pas de plus vers l’étranger.

 

– Et vous venez, sans doute, avec des millions d’hommes armés pour vous opposer à ma marche ? dit le roi, qui grandissait dans la discussion.

 

– Non, sire, je suis seul ou plutôt nous ne sommes que deux, l’aide de camp du général La Fayette et moi, c’est-à-dire un simple paysan ; seulement, l’Assemblée a rendu un décret ; elle a compté sur nous pour qu’il soit exécuté, et il le sera.

 

– Donnez ce décret, dit le roi, que je le voie au moins.

 

– Ce n’est pas moi qui l’ai, c’est mon compagnon. Mon compagnon est envoyé par M. de La Fayette et par l’Assemblée pour faire exécuter les ordres de la nation ; moi, je suis envoyé par M. Bailly et surtout par moi même, pour surveiller ce compagnon, et lui brûler la cervelle s’il bronche.

 

La reine, M. de Choiseul, M. de Damas et les autres assistants se regardaient avec étonnement ; ils n’avaient jamais vu le peuple qu’opprimé ou furieux, que demandant grâce ou assassinant ; ils le voyaient, pour la première fois, calme, debout, les bras croisés, sentant sa force, et parlant au nom de ses droits.

 

Aussi Louis XVI comprit-il bien vite qu’il n’y avait rien à espérer d’un homme de cette trempe-là, et, pressé d’en finir avec lui :

 

– Eh bien, demanda-t-il, où est votre compagnon ?

 

– Là, dit-il, derrière moi.

 

Et, à ces mots, faisant un pas en avant, il démasqua la porte, à travers l’ouverture de laquelle on put voir un jeune homme, revêtu de l’uniforme d’officier d’ordonnance, appuyé contre la fenêtre.

 

Lui aussi était dans le plus grand désordre ; seulement, son désordre au lieu d’être celui de la force, était celui de l’abattement.

 

Son visage ruisselait de larmes, et il tenait un papier à la main.

 

C’était M. de Romeuf, c’est-à-dire ce jeune aide de camp du général La Fayette avec lequel, notre lecteur se le rappelle sans doute, nous avons fait connaissance lors de l’arrivée de M. Louis de Bouillé à Paris.

 

M. de Romeuf, comme il a pu ressortir de la conversation qu’il eut en ce moment avec le jeune royaliste, était patriote et patriote sincère ; mais, pendant la dictature de M. de La Fayette aux Tuileries, chargé de surveiller la reine, et de l’accompagner dans ses sorties, il avait su mettre, dans ses rapports avec elle, tant de respectueuse délicatesse, que la reine lui en avait plusieurs fois exprimé sa reconnaissance.

 

Aussi, en l’apercevant :

 

– Oh ! s’écria-t-elle péniblement surprise, c’est vous ?

 

Puis, avec ce gémissement douloureux de la femme qui voit faillir une puissance qu’elle croyait invincible :

 

– Oh ! ajouta-t-elle, je ne l’eusse jamais cru !…

 

– Bon ! murmura en souriant le second messager, il paraît que j’ai bien fait de venir.

 

M. de Romeuf s’avança les yeux baissés, marchant avec lenteur, et tenant son arrêté à la main.

 

Mais le roi, impatient, ne donna pas au jeune homme le temps de lui présenter cet arrêté : il fit un pas rapide vers lui, et le lui arracha des mains.

 

Puis, après l’avoir lu :

 

– Il n’y a plus de roi en France, dit-il.

 

L’homme qui accompagnait M. de Romeuf sourit, comme s’il eût voulu dire : « Je le sais bien. »

 

À ces mots du roi, la reine fit vers lui un mouvement pour l’interroger.

 

– Ecoutez, madame, dit-il. Voici le décret que l’Assemblée a osé rendre.

 

Et il lut d’une voix tremblante d’indignation les lignes suivantes :

 

« L’Assemblée ordonne que le ministre de l’intérieur expédiera, à l’instant même, des courriers dans les départements, avec ordre, à tous les fonctionnaires publics ou gardes nationaux et troupes de ligne de l’empire, d’arrêter ou faire arrêter toute personne quelconque sortant du royaume, comme aussi d’empêcher toute sortie d’effets, d’armes, de munitions, d’espèces d’or ou d’argent, de chevaux et de voitures ; et, dans le cas où les courriers joindraient le roi, quelques individus de la famille royale, et ceux qui auraient pu concourir à leur enlèvement, lesdits fonctionnaires publics, gardes nationaux et troupes de ligne, seront tenus de prendre toutes les mesures possibles pour arrêter ledit enlèvement, les empêcher de continuer leur route, et rendre compte ensuite au corps législatif. »

 

La reine avait écouté avec une sorte de torpeur ; mais, quand le roi eut fini, secouant la tête comme pour retrouver ses esprits :

 

– Donnez ! dit-elle en tendant la main à son tour pour recevoir le décret fatal. Impossible !…

 

Pendant ce temps, le compagnon de M. de Romeuf rassura, par un sourire, les gardes nationaux et les patriotes de Varennes.

 

Ce mot impossible, prononcé par la reine, les avait inquiétés, quoique, d’un bout à l’autre, ils eussent entendu la teneur du décret.

 

– Oh ! lisez, madame, dit le roi avec amertume, si vous doutez encore ; lisez, c’est écrit et signé par le président de l’Assemblée nationale.

 

– Et quel homme a osé écrire et signer un pareil décret ?

 

– Un noble, madame, répondit le roi : M. le marquis de Beauharnais !

 

N’est-ce pas une chose étrange, et qui prouve bien les enchaînements mystérieux du passé à l’avenir, que ce décret qui arrêtait dans leur fuite Louis XVI, la reine et la famille royale, portât un nom qui, obscur jusque-là, allait, d’une manière éclatante, se rattacher à l’histoire du commencement du XIXème siècle ?

 

La reine prit le décret, et le lut, les sourcils froncés, les lèvres contractées.

 

Puis, à son tour, le roi le lui prit des mains pour le relire encore, et, après l’avoir relu une seconde fois, il le jeta sur le lit où dormaient, insensibles à cette discussion qui décidait de leur sort, le dauphin et Madame Royale.

 

Mais, à cette vue, la reine, incapable de se contenir plus longtemps, s’élança rapide, rugissante, et, saisissant le papier, elle le froissa dans ses mains, et le jeta loin du lit en s’écriant :

 

– Oh ! monsieur, prenez donc garde ! je ne veux pas que ce papier souille mes enfants !

 

Une immense clameur s’éleva de la chambre voisine. Les gardes nationaux firent un mouvement pour se précipiter dans celle où étaient les illustres fugitifs.

 

L’aide de camp du général La Fayette laissa échapper un cri de terreur.

 

Son compagnon poussa un cri de rage.

 

– Ah ! gronda ce dernier entre ses dents, on insulte l’Assemblée, on insulte la nation, on insulte le peuple, c’est bien.

 

Et, se retournant vers ces hommes, déjà excités à la lutte, qui encombraient la première chambre, armés de fusils, de faux et des sabres :

 

– À moi ! citoyens ! cria-t-il.

 

Ceux-ci firent, pour pénétrer dans la chambre, un second mouvement qui n’était que le complément du premier, et Dieu seul sait ce qu’il allait résulter du choc de ces deux colères, lorsque Charny, qui n’avait prononcé, vers le commencement de la scène que le peu de paroles que nous avons rapportées, et qui, depuis ce temps, s’était tenu à l’écart, s’élança en avant, et, saisissant par le bras ce garde national inconnu, au moment où il portait la main à la poignée de son sabre :

 

– Un mot à moi, s’il vous plaît, monsieur Billot, dit-il, je désire vous parler.

 

Billot – car c’était lui – laissa à son tour échapper un cri d’étonnement, devint pâle comme la mort, demeura un instant irrésolu, et, repoussant au fourreau son sabre à moitié tiré :

 

– Eh bien, soit ! Et, moi aussi, dit-il, j’ai à vous parler, monsieur de Charny.

 

Et, se dirigeant aussitôt vers la porte :

 

– Citoyens, dit-il, place à nous, s’il vous plaît. J’ai à m’entretenir un instant avec cet officier ; mais, soyez tranquilles, ajouta-t-il à voix basse, ni loup, ni louve, ni louveteaux ne nous échapperont. Je suis là, et je réponds d’eux !

 

Comme si cet homme, qui leur était aussi inconnu à eux qu’il l’était – à part Charny – au roi et à sa suite, eût eu, néanmoins, le droit de leur donner des ordres, ils sortirent à reculons, laissant la première chambre libre.

 

D’ailleurs, chacun avait à raconter à ses compagnons du dehors ce qui venait de se passer au-dedans, et à recommander aux patriotes de faire plus que jamais bonne garde.

 

Pendant ce temps, Charny disait tout bas à la reine :

 

– M. de Romeuf est à vous, madame ; je vous laisse avec lui, tirez-en le meilleur parti possible.

 

Et cela lui devenait d’autant plus facile que, parvenu dans la seconde chambre, Charny avait refermé la porte, et, en s’adossant à cette porte, empêchait que personne, pas même Billot n’y entrât.

 

Chapitre XCVI

La haine d’un homme du peuple

 

Les deux hommes, en se trouvant tête à tête, se regardèrent un instant sans que le regard du gentilhomme pût faire baisser les yeux à l’homme du peuple.

 

Il y a plus, ce fut Billot qui prit le premier la parole.

 

– Monsieur le comte m’a fait l’honneur de m’annoncer qu’il avait quelque chose à me dire. J’attends qu’il veuille bien parler.

 

– Billot, demanda Charny, d’où vient que je vous rencontre ici chargé d’une mission de vengeance ? Je vous croyais notre ami, à nous autres nobles, et, en outre, bon et fidèle sujet du roi.

 

– J’ai été bon et fidèle sujet du roi, monsieur le comte ; j’ai été, non pas votre ami, un pareil honneur n’était pas réservé à un pauvre fermier comme moi ; mais j’ai été votre humble serviteur.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, monsieur le comte, vous le voyez, je ne suis plus rien de tout cela.

 

– Je ne vous comprends pas, Billot.

 

– Pourquoi vouloir me comprendre, monsieur le comte ? Est-ce que je vous demande, moi, les causes de votre fidélité au roi, les causes de votre dévouement à la reine ? Non, je présume que vous avez vos raisons pour agir ainsi, et que, comme vous êtes, vous, un homme honnête et sage, vos raisons sont bonnes, ou tout au moins selon votre conscience. Je n’ai pas votre haute position, monsieur le comte, je n’ai pas votre savoir ; cependant, vous me connaissez ou m’avez connu homme honnête et sage aussi ! Supposez donc que, comme vous, j’ai mes raisons, sinon bonnes, du moins selon ma conscience.

 

– Billot, dit Charny, qui ignorait complètement les motifs de haine que le fermier pouvait avoir contre la noblesse ou la royauté, je vous ai connu, et il n’y a pas longtemps de cela, bien autrement que vous n’êtes aujourd’hui.

 

– Oh ! certes, je ne le nie pas, dit Billot avec un sourire amer, oui, vous m’avez connu bien autrement que je ne suis ; je vais vous dire comme j’étais, monsieur le comte : j’étais un vrai patriote, dévoué à deux hommes et à une chose : ces deux hommes, c’étaient le roi et M. Gilbert ; cette chose c’était mon pays. Un jour, les agents du roi – et, je vous l’avoue, dit le fermier en secouant la tête, cela commença à me brouiller avec lui –, un jour, les agents du roi vinrent chez moi, et, moitié par force, moitié par surprise, m’enlevèrent une cassette, dépôt précieux qui m’avait été confié par M. Gilbert. Aussitôt libre, je partis pour Paris ; j’y arrivai le 13 juillet au soir ; c’était au milieu de l’émeute des bustes de M. le duc d’Orléans et de M. Necker ; on portait ces bustes par les rues en criant : « Vive le duc d’Orléans ! Vive M. Necker ! » Cela ne faisait pas grand mal au roi, et, cependant, tout à coup, les soldats du roi nous chargèrent. Je vis de pauvres diables qui n’avaient commis d’autre crime que de crier vivent deux hommes qu’ils ne connaissaient probablement pas, tomber, autour de moi, les uns la tête fendue par des coups de sabre, les autres, la poitrine trouée par des balles ; je vis M. de Lambesc, un ami du roi, poursuivre dans les Tuileries des femmes et des enfants qui n’avaient rien crié du tout, et fouler aux pieds de son cheval un vieillard de soixante et dix ans. Cela continua de me brouiller un peu plus encore avec le roi. Le lendemain, je me présentai à la pension du petit Sébastien, et j’appris par le pauvre enfant que son père était à la Bastille, sur un ordre du roi sollicité par une dame de la cour ! Et je continuai de me dire, à part moi, que le roi qu’on prétendait si bon avait, au milieu de cette bonté, de grands moments d’erreur, d’ignorance ou d’oubli, et, pour réformer, autant qu’il était en moi, une des fautes que le roi avait commises dans un de ces moments d’oubli, d’ignorance ou d’erreur, je contribuai de tout mon pouvoir à prendre la Bastille. Nous y arrivâmes – ce ne fut pas sans peine ; les soldats du roi tirèrent sur nous, nous tuèrent deux cents hommes, à peu près ; ce qui me donna de nouveau occasion de n’être pas de l’avis de tout le monde sur cette grande bonté du roi ; mais, enfin, la Bastille fut prise : dans un des cachots, je trouvai M. Gilbert, pour lequel je venais de risquer de me faire tuer vingt fois, et la joie de le retrouver me fit oublier bien des choses. D’ailleurs, M. Gilbert me dit tout le premier que le roi était bon, qu’il ignorait la plupart des indignités qui se faisaient en son nom, et que ce n’était pas à lui qu’il fallait en vouloir, que c’était à ses ministres ; or, comme tout ce que me disait M. Gilbert à cette époque était pour moi parole d’évangile, je crus M. Gilbert, et, voyant la Bastille prise, M. Gilbert libre, et Pitou et moi sains et saufs, j’oubliai les fusillades de la rue Saint-Honoré, les charges des Tuileries, les cent cinquante ou deux cents hommes tués par la musette de M. le prince de Saxe, et l’emprisonnement de M. Gilbert sur la simple demande d’une dame de la cour… Mais pardon ! monsieur le comte, dit Billot en s’interrompant, tout cela ne vous regarde point, et vous ne m’avez pas demandé à me parler en tête à tête pour écouter les rabâchages d’un pauvre paysan sans éducation ; vous êtes à la fois un grand seigneur et un savant.

 

Et Billot fit un mouvement pour porter la main à la serrure, et rentrer dans la chambre du roi.

 

Mais Charny l’arrêta.

 

Pour l’arrêter, Charny avait deux raisons :

 

La première, c’est qu’il apprenait les causes de cette inimitié de Billot, qui, dans une pareille situation, n’était pas sans importance ; la seconde, c’est qu’il gagnait du temps.

 

– Non ! dit-il, racontez-moi tout, mon cher Billot ; vous savez l’amitié que nous vous portons, mes pauvres frères et moi, et ce que vous me dites m’intéresse au plus haut degré.

 

À ces mots : mes pauvres frères ! Billot sourit amèrement.

 

– Eh bien donc, reprit-il, je vais tout vous conter, monsieur de Charny, et je regrette que vos pauvres frères… un surtout…, M. Isidor, ne soient pas là pour m’entendre.

 

Billot avait prononcé ces paroles : un surtout, M. Isidor, avec une si singulière expression, que Charny comprima le mouvement de douleur que le nom de son frère bien-aimé éveillait dans son âme, et, sans rien répondre à Billot, qui ignorait visiblement le malheur arrivé à ce frère de Charny dont il désirait la présence, il lui fit signe de continuer.

 

Billot continua :

 

– Aussi, dit-il, quand le roi se mit en route pour Paris, je ne vis qu’un père revenant au milieu de ses enfants. Je marchais avec M. Gilbert près de la voiture royale, faisant à ceux qu’elle renfermait un rempart de mon corps, et criant : « Vive le roi ! » à tue-tête, C’était le premier voyage du roi, celui-là, il y avait tout autour de lui, devant, derrière, sur sa route, sous les pieds de ses chevaux, sous les roues de sa voiture, des bénédictions et des fleurs. En arrivant sur la place de l’Hôtel de Ville, on s’aperçut que le roi n’avait plus la cocarde blanche, mais qu’il n’avait pas encore la cocarde tricolore ; on cria : « La cocarde ! la cocarde ! » Je pris celle qui était à mon chapeau, et la lui donnai ; il me remercia, et la mit au sien aux grandes acclamations de la foule. J’étais ivre de joie de voir ma cocarde au chapeau de ce bon roi ; aussi je criai à moi seul « Vive le roi ! » plus fort que tout le monde ; j’en étais si enthousiaste, de ce bon roi, que je restai à Paris. Ma moisson était sur pied, et avait besoin de ma présence ; mais bah ! que m’importait ma moisson ? J’étais bien assez riche pour perdre une récolte, et, si ma présence était utile en quelque chose à ce bon roi, au père du peuple, au restaurateur de la liberté française, comme, nous autres niais, nous l’appelions à cette époque- là, mieux valait que je restasse à Paris, bien certainement, plutôt que de retourner à Pisseleu ; ma moisson, que j’avais confiée aux soins de Catherine, fut à peu près perdue ! – Catherine avait, à ce qu’il paraît, autre chose à faire que la moisson… N’en parlons plus ! – Cependant, on disait que ce n’était pas bien franchement que le roi acceptait la Révolution ; qu’il y marchait contraint et forcé ; que c’était, non pas la cocarde tricolore qu’il aurait voulu porter à son chapeau, mais la cocarde blanche. Ceux qui disaient cela étaient des calomniateurs, ce qui fut bien prouvé par le repas de MM. les gardes du corps, où la reine ne mit ni la cocarde tricolore, ni la cocarde blanche, ni la cocarde nationale, ni la cocarde française ! mais simplement la cocarde de son frère Joseph II, la cocarde autrichienne, la cocarde noire. Ah ! je l’avoue, cette fois, mon doute recommença ; mais, comme me le disait M. Gilbert : « Billot, ce n’est pas le roi qui a fait cela, c’est la reine ; or, la reine est une femme, et, pour les femmes, il faut être indulgent ! » Moi, je le crus si bien, que, lorsqu’on vint de Paris pour attaquer le château, quoique je trouvasse, au fond du cœur, que ceux qui venaient pour attaquer le château n’avaient pas tout à fait tort, je me mis du côté de ceux qui le défendaient ; de sorte que ce fut moi qui allai éveiller M. de La Fayette, lequel dormait, pauvre cher homme ! que c’était une bénédiction, et qui l’amenai au château, juste à temps pour sauver le roi. Ah ! ce jour-là je vis Madame Élisabeth serrer dans ses bras M. de La Fayette ; je vis la reine lui donner sa main à baiser ; j’entendis le roi l’appeler son ami, et je me dis : « Par ma foi, il paraît que c’est M. Gilbert qui avait raison ! Certainement, ce n’est point par peur qu’un roi, une reine et une princesse royale font de telles démonstrations, et, si elles ne partageaient pas les opinions de cet homme, de quelque utilité que cet homme puisse leur être dans ce moment, trois personnages pareils ne s’abaisseraient pas à mentir. » Cette fois encore, j’en revins donc à plaindre cette pauvre reine, qui n’était qu’imprudente, et ce pauvre roi, qui n’était que faible ; seulement, je les laissai revenir à Paris sans moi… Moi, j’étais occupé à Versailles ; vous savez à quoi, monsieur de Charny ?

 

Charny poussa un soupir.

 

– On dit, continua Billot, que ce second voyage ne fut pas tout à fait aussi gai que le premier ; on dit qu’au lieu de bénédictions, il y eut des malédictions ! qu’au lieu de vivats, il y eut des cris de mort ! qu’au lieu de bouquets jetés sous les pieds des chevaux et sous les roues de la voiture, il y eut des têtes coupées et portées au bout des piques ! Je n’en sais rien, je n’y étais pas, j’étais resté à Versailles. Je laissais toujours la ferme sans maître ! Bah ! j’étais assez riche, après avoir perdu la moisson de 1789, pour perdre la moisson de 1790 ! Mais, un beau matin, Pitou arriva et m’annonça que j’étais sur le point de perdre une chose qu’un père n’est jamais assez riche pour perdre : c’était ma fille !

 

Charny tressaillit.

 

Billot regarda fixement Charny, et continua :

 

– Il faut vous dire, monsieur le comte, qu’il y a, à une lieue de chez nous, à Boursonnes, une famille noble, une famille de grands seigneurs, une famille puissamment riche. Cette famille se composait de trois frères. Quand ils étaient enfants, et qu’ils allaient de Boursonnes à Villers-Cotterêts, les plus jeunes de ces trois frères me faisaient presque toujours l’honneur de s’arrêter à la ferme ; ils disaient qu’ils n’avaient jamais bu d’aussi bon lait que le lait de mes vaches, mangé d’aussi bon pain que le pain de la mère Billot, et, de temps en temps, ils ajoutaient – je croyais, pauvre niais, que c’était pour me payer mon hospitalité ! – de temps en temps, ils ajoutaient qu’ils n’avaient jamais vu d’aussi belle enfant que ma fille Catherine… Et, moi, je les remerciais de boire mon lait, de manger mon pain, et de trouver ma fille Catherine jolie ! Que voulez-vous ! je croyais bien au roi, qui est, à ce que l’on dit, moitié allemand par sa mère, je pouvais bien croire à eux. Aussi, quand le cadet, qui avait quitté le pays depuis longtemps, et qui se nommait Georges, fut tué à Versailles à la porte de la reine, dans la nuit du 5 au 6 octobre, en faisant bravement son devoir de gentilhomme, Dieu sait jusqu’où je fus blessé du coup qui le tua ! Ah ! monsieur le comte, son frère m’a vu – son frère aîné, celui qui ne venait pas à la maison, non pas parce qu’il était trop fier, je lui rends cette justice, mais parce qu’il avait quitté le pays plus jeune encore que son frère Georges –, il m’a vu à genoux devant le cadavre, versant autant de larmes qu’il avait versé de sang ! Je crois y être encore, là… au fond d’une petite cour, verte et humide, où je l’avais transporté dans mes bras pour qu’il ne fût pas mutilé, pauvre jeune homme ! comme avaient été mutilés ses compagnons, MM. de Varicourt et des Huttes, si bien que j’avais presque autant de sang à mes habits que vous en avez aux vôtres, monsieur le comte. Oh ! c’était un bien charmant enfant, que je vois toujours, allant au collège de Villers-Cotterêts, sur son petit cheval gris, avec son panier à la main… et c’est si vrai, qu’en pensant à celui-là, si je ne pensais qu’à lui, je crois que je pleurerais encore comme vous pleurez, monsieur le comte ! Mais je pense à l’autre, ajouta Billot, et je ne pleure pas.

 

 

– À l’autre ! que voulez-vous donc dire ? demanda Charny.

 

– Attendez, dit Billot, nous y arrivons. Pitou était donc venu à Paris, et il m’avait dit deux mots qui m’avaient prouvé que c’était, non plus ma moisson qui courait des risques, mais mon enfant ; que c’était, non pas ma fortune qui allait être détruite, mais mon bonheur ! Je laissai donc le roi à Paris. Puisqu’il était de bonne foi, à ce que me disait M. Gilbert, toutes choses ne pouvaient manquer d’aller au mieux, que je fusse là ou que je n’y fusse pas, et je revins à la ferme. Je crus d’abord que Catherine n’était qu’en danger de mort : elle avait le délire, une fièvre cérébrale, que sais-je, moi ? L’état dans lequel je la trouvai me rendit fort inquiet, d’autant plus inquiet que le docteur me dit qu’il m’était défendu d’entrer dans sa chambre qu’elle ne fût guérie. Mais, ne pouvant entrer dans sa chambre, pauvre père au désespoir ! je crus qu’il m’était bien permis d’écouter à sa porte. J’écoutai donc ! Alors, j’appris qu’elle avait failli mourir, qu’elle avait la fièvre cérébrale, qu’elle était presque folle, enfin, parce que son amant était parti ! Moi, j’étais parti aussi, un an auparavant, et, au lieu de devenir folle de ce que son père la quittait, elle avait souri à mon départ. Mon départ ne la laissait-il pas libre de voir son amant ?… Catherine revint à la santé, mais non pas à la joie ! Un mois, deux mois, trois mois, six mois se passèrent sans qu’un seul rayon de gaieté éclairât ce visage que mes yeux ne quittaient pas ; un matin, je la vis sourire, et je tremblai : son amant allait donc revenir, puisqu’elle avait souri ? En effet, le lendemain, un berger qui l’avait vu passer m’annonça que, le matin même, il était arrivé ! Je ne doutai point que, le soir de ce jour-là, il ne fût chez moi ou plutôt chez Catherine ! Aussi, le soir venu, je chargeai mon fusil à deux coups, et je me mis à l’affût…

 

– Billot ! s’écria Charny, vous avez fait cela ?

 

– Pourquoi pas ? dit Billot. Je me mets bien à l’affût pour tuer le sanglier qui vient retourner mes pommes de terre, le loup qui vient égorger mes brebis, le renard qui vient étrangler mes poules, et je ne me mettrais pas à l’affût pour tuer l’homme qui vient m’enlever mon bonheur, l’amant qui vient déshonorer ma fille ?

 

– Mais, arrivé là, le cœur vous faillit, n’est-ce pas, Billot ? dit vivement le comte.

 

– Non, dit Billot, pas le cœur, mais l’œil et la main ; une trace de sang me prouva, cependant, que je ne l’avais pas manqué tout à fait ; seulement, vous le comprenez bien, ajouta Billot avec amertume, entre un amant et un père, ma fille n’avait pas hésité. Quand j’entrai dans la chambre de Catherine, Catherine avait disparu.

 

– Et vous ne l’avez pas revue depuis ? demanda Charny.

 

– Non, répondit Billot ; mais pourquoi la reverrais-je ? Elle sait bien que, si je la revoyais, je la tuerais.

 

Charny fit un mouvement, tout en regardant avec un sentiment d’admiration mêlé de terreur la puissante nature qui posait devant lui.

 

– Je me remis aux travaux de ma ferme, continua Billot. Qu’importait mon malheur à moi, pourvu que la France fût heureuse ? Le roi ne marchait-il pas franchement dans la voie de la Révolution ? Ne devait-il pas prendre part à la fête de la Fédération ? N’allais-je pas le revoir là, ce bon roi à qui j’avais donné ma cocarde tricolore le 16 juillet, et à qui j’avais à peu près sauvé la vie le 6 octobre ? Quelle joie ce devait être pour lui que de voir la France tout entière réunie au Champ-de-Mars, jurant comme un seul homme l’unité de la patrie ! Aussi, un instant, quand je le vis, j’oubliai tout, jusqu’à Catherine… Non, je mens, un père n’oublie pas sa fille !… Lui aussi jura à son tour ! Il me sembla bien qu’il jurait mal, qu’il jurait du bout des lèvres, qu’il jurait de sa place, au lieu de jurer sur l’autel de la Patrie ! Mais bah ! il avait juré, c’était l’essentiel : un serment est un serment ! Ce n’est pas l’endroit où on le prononce qui le rend plus ou moins sacré, et, quand il a fait un serment, un honnête homme le tient ! Le roi tiendrait donc son serment. Il est vrai qu’une fois revenu à Villers-Cotterêts – comme je n’avais plus rien à faire qu’à m’occuper de politique, n’ayant plus mon enfant –, j’entendais dire que le roi avait voulu se faire enlever par M. de Favras, mais que la chose avait échoué ; que le roi avait voulu s’enfuir avec ses tantes, mais que le projet n’avait pas réussi ; que le roi avait voulu aller à Saint-Cloud, et, de là, gagner Rouen, mais que le peuple s’y était opposé ; il est vrai que j’entendais dire tout cela, mais je n’y croyais pas : n’avais-je pas de mes yeux, au Champ-de-Mars, vu le roi étendre la main ? Ne l’avais-je pas de mes oreilles entendu faire serment à la nation ? Le moyen de croire qu’un roi, parce qu’il avait juré en face de trois cent mille citoyens, tiendrait son serment pour moins sacré que celui que font les autres hommes. Ce n’était pas probable ! Aussi, comme j’avais été au marché de Meaux avant-hier, je fus bien étonné, quand, au jour – il faut vous dire que j’avais couché chez le maître de poste, un de mes amis, avec lequel j’avais terminé un grand marché de grains –, aussi, dis-je, je fus bien étonné quand, dans une voiture qui relayait je vis et je reconnus le roi, la reine et le dauphin ! Il n’y avait pas à s’y tromper, j’avais habitude de les voir en voiture, moi ! puisque, le 16 juillet, je les avais accompagnés de Versailles à Paris ; alors, j’entendis un de ces messieurs habillés en jaune qui disait : « Route de Châlons ! » La voix me frappa ; je me retournai et je reconnus, qui ? Celui qui m’avait enlevé Catherine, un noble gentilhomme qui faisait son devoir de laquais en courant devant la voiture du roi…

 

À ces mots, Billot regarda fixement le comte pour voir si celui-ci comprenait qu’il s’agissait de son frère Isidor ; mais Charny se contenta d’essuyer avec son mouchoir la sueur qui coulait sur son front, et se tut.

 

Billot reprit :

 

– Je voulus le poursuivre, il était déjà loin ; il avait un bon cheval, il était armé, et je ne l’étais pas… Un instant, je grinçai des dents, à l’idée de ce roi qui échappait à la France et de ce ravisseur qui m’échappait ; mais, tout à coup, une idée me vient : « Tiens, dis-je, moi aussi, j’ai fait serment à la nation, et, puisque le roi rompt le sien, si je tenais le mien, moi ? Ma foi, oui ! tenons-le ! Je ne suis qu’à dix lieues de Paris ; il est trois heures du matin ; sur un bon cheval, c’est l’affaire de deux heures ! Je causerai de cela avec M. Bailly, un honnête homme qui me parait être du parti de ceux qui tiennent leur serment, contre ceux qui ne le tiennent pas. » Ce point arrêté, pour ne pas perdre de temps, je priai mon ami, le maître de poste de Meaux – sans lui rien dire de ce que j’allais faire, bien entendu – de me prêter son uniforme de garde national, son sabre et ses pistolets. Je pris le meilleur cheval de son écurie, et, au lieu de partir au petit trot pour Villers-Cotterêts, je partis au grand galop pour Paris ! Ma foi ! j’arrivai juste : on savait déjà la fuite du roi, mais l’on ne savait pas de quel côté il s’était enfui. M. de Romeuf avait été envoyé par M. de La Fayette sur la route de Valenciennes ! Mais, voyez donc ce que c’est que le hasard ! à la barrière, il avait été arrêté, avait obtenu qu’on le ramenât à l’Assemblée nationale, et il y rentrait juste au moment où M. Bailly, renseigné par moi, donnait sur l’itinéraire de Sa Majesté les détails les plus précis ; il n’y avait qu’un ordre bien en règle à écrire, et la route à changer. La chose fut faite en un instant ! M. de Romeuf fut lancé sur la route de Châlons, et, moi, je reçus mission de l’accompagner, mission que je remplis ainsi que vous voyez. Maintenant, ajouta Billot d’un air sombre, j’ai rejoint le roi, qui m’a trompé comme Français, et je suis tranquille, il ne m’échappera pas ! Il me reste à rejoindre à cette heure celui qui m’a trompé comme père ! et, je vous le jure, monsieur le comte, il ne m’échappera pas non plus.

 

– Hélas ! mon cher Billot, dit Charny avec un soupir, vous vous trompez !

 

– Comment cela ?

 

– Je dis que le malheureux dont vous parlez vous a échappé !

 

– Il a fui ? s’écria Billot avec une indescriptible expression de rage.

 

– Non, dit Charny, il est mort !

 

– Mort ? s’écria Billot en tressaillant malgré lui, et en essuyant son front, qui s’était instantanément couvert de sueur.

 

– Mort ! répéta Charny, et ce sang que vous voyez, et auquel tout à l’heure vous aviez raison de comparer celui dont vous étiez couvert dans la petite cour de Versailles, ce sang, c’était le sien. Et, si vous en doutez, descendez, mon cher Billot, et vous trouverez le corps couché dans une petite cour à peu près pareille à celle de Versailles, et frappé pour la même cause que celui qui a été frappé là-bas !

 

Billot regardait Charny, qui lui parlait d’une voix douce, tandis que deux grosses larmes coulaient sur ses joues, avec des yeux hagards et un visage effaré ; puis, tout à coup, jetant un cri :

 

– Ah ! s’écria-t-il, il y a donc une justice au ciel !

 

Et, s’élançant hors de la chambre :

 

– Monsieur le comte, dit-il, je crois à vos paroles ; mais n’importe, je vais m’assurer de mes yeux que justice est faite…

 

Charny le regarda s’éloigner en étouffant un soupir, et en essuyant ses larmes.

 

Puis, comprenant qu’il n’y avait pas une minute à perdre, il s’élança de son côté dans la chambre de la reine, et, marchant droit à elle :

 

– M. de Romeuf ? dit-il tout bas.

 

– Il est à nous, répondit la reine.

 

– Tant mieux, dit Charny, car, de l’autre côté, il n’y a rien à espérer !

 

– Que faire, alors ? demanda la reine.

 

– Gagner du temps, jusqu’à ce que M. de Bouillé arrive !

 

– Mais arrivera-t-il ?

 

– Oui, car c’est moi qui vais aller le chercher.

 

– Oh ! s’écria la reine, les rues sont encombrées, vous êtes signalé, vous ne passerez pas, ils vous massacreront ! Olivier ! Olivier !

 

Mais Charny, souriant, ouvrit, sans répondre, la fenêtre qui donnait sur le jardin, envoya une dernière promesse au roi, un dernier salut à la reine, et franchit les quinze pieds qui le séparaient du sol.

 

La reine jeta un cri de terreur, et cacha sa tête dans ses mains ; mais les jeunes gens coururent à la fenêtre, et, par un cri de joie, répondirent au cri de terreur de la reine.

 

Charny venait d’escalader le mur du jardin, et de disparaître de l’autre côté de ce mur.

 

Il était temps : en ce moment, Billot reparut au seuil de la chambre.

 

 

 

Chapitre XCVII

M. de Bouillé

 

Voyons ce que faisait, pendant ces heures d’angoisses, M. le marquis de Bouillé, que l’on attendait avec tant d’impatience à Varennes, et sur qui reposaient les dernières espérances de la famille royale.

 

À neuf heures du soir, c’est-à-dire à peu près au moment où les fugitifs arrivaient à Clermont, M. le marquis de Bouillé quittait Stenay avec son fils, M. Louis de Bouillé, et s’avançait vers Dun pour se rapprocher du roi.

 

Cependant, arrivé à un quart de lieue de cette dernière ville, il craignit que sa présence n’y fût remarquée, s’arrêta, lui et ses compagnons, sur le bord de la route, et s’établit dans un fossé, tenant ses chevaux en arrière

 

Là, on attendit. C’était l’heure où, selon toute probabilité, devait bientôt apparaître le courrier du roi.

 

En pareille circonstance, les minutes semblent des heures ; les heures, des siècles.

 

On entendit sonner lentement, et avec cette impassibilité que ceux qui attendent voudraient régler aux battements de leurs cœurs, dix heures, onze heures, minuit, une heure, deux heures et trois heures du matin.

 

Entre deux et trois heures, le jour avait commencé à paraître ; pendant ces six heures d’attente, le moindre bruit qui arrivait aux oreilles des veilleurs, soit qu’il s’approchât, soit qu’il s’éloignât, leur apportait l’espérance ou le désespoir.

 

Au jour, la petite troupe désespérait.

 

M. de Bouillé pensa qu’il était survenu quelque accident, mais, ignorant lequel, il ordonna de regagner Stenay, afin que, se trouvant au centre de ses forces, il pût, autant que possible, parer à cet accident.

 

On remonta donc à cheval, et l’on reprit lentement et au pas la route de Stenay.

 

On n’était plus guère qu’à un quart de lieue de la ville, lorsque, en se retournant, M. Louis de Bouillé aperçut loin de lui sur la route la poussière soulevée par le galop de plusieurs chevaux.

 

On s’arrêta, on attendit.

 

À mesure que les nouveaux cavaliers approchaient, on croyait les reconnaître.

 

Enfin, on n’en douta bientôt plus, c’étaient MM. Jules de Bouillé et de Raigecourt.

 

La petite troupe se porta au-devant d’eux.

 

Au moment où l’on se joignit, toutes les bouches d’une des deux troupes faisaient la même question ; chaque bouche de l’autre faisait la même réponse.

 

– Qu’est-il arrivé ?

 

– Le roi a été arrêté à Varennes !

 

Il était quatre heures du matin, à peu près.

 

La nouvelle était terrible : d’autant plus terrible que les deux jeunes gens placés à l’extrémité de la ville, à l’hôtel du Grand-Monarque, où ils s’étaient trouvés tout à coup enveloppés par l’insurrection, avaient été obligés de se faire jour à travers la foule, et, cela, sans emporter avec eux aucun renseignement précis.

 

Cependant, si terrible que fût cette nouvelle, elle ne détruisait pas toute espérance.

 

M. de Bouillé, comme tous les officiers supérieurs qui se reposent sur une absolue discipline, croyait, sans songer aux obstacles, que tous ses ordres avaient été exécutés.

 

Or, si le roi avait été arrêté à Varennes, les différents postes qui avaient reçu l’ordre de se replier derrière le roi devaient être arrivés à Varennes.

 

Ces différents postes devaient se composer des quarante hussards du régiment de Lauzun, commandés par le duc de Choiseul ;

 

Des trente dragons de Sainte-Menehould, commandés par M. Dandoins ;

 

Des cent quarante dragons de Clermont, commandés par M. de Damas ;

 

Et, enfin, des soixante hussards de Varennes, commandés par MM. de Bouillé et de Raigecourt, avec lesquels, il est vrai, les jeunes gens n’avaient pu communiquer au moment de leur départ, mais qui étaient restés en leur absence sous le commandement de M. de Rohrig.

 

Il est vrai encore qu’on n’avait rien voulu confier à M. de Rohrig, jeune homme de vingt ans ; mais M. de Rohrig recevrait les ordres des autres chefs, MM. de Choiseul, Dandoins ou de Damas, et réunirait ses hommes à ceux qui accourraient au secours du roi.

 

Le roi devait donc avoir autour de lui, à l’heure qu’il était, quelque chose comme cent hussards et cent soixante ou cent quatre-vingts dragons.

 

C’était autant qu’il en fallait pour tenir contre l’insurrection d’un petit bourg de dix-huit cents âmes.

 

On a vu comment les événements avaient donné tort aux calculs stratégiques de M. de Bouillé.

 

Au reste, une première atteinte ne tarda pas à être portée à cette sécurité. Pendant que MM. de Bouillé et de Raigecourt donnaient des renseignements au général, on vit arriver un cavalier au grand galop de son cheval.

 

Ce cavalier, c’étaient des nouvelles.

 

Tous les yeux se tournèrent donc vers lui, et l’on reconnut M. de Rohrig.

 

En le reconnaissant, le général poussa à lui.

 

Il était dans une de ces dispositions d’esprit où l’on n’est point fâché de faire tomber même sur un innocent le poids de sa colère.

 

– Qu’est-ce à dire, monsieur, s’écria le général, et pourquoi avez-vous quitté votre poste ?

 

– Mon général, répondit M. de Rohrig, excusez-moi ; mais je viens par ordre de M. de Damas.

 

– Eh bien, M. de Damas est à Varennes avec ses dragons ?

 

– M. de Damas est à Varennes sans ses dragons, mon général, avec un officier, un adjudant et deux ou trois hommes.

 

– Et les autres ?

 

– Les autres n’ont pas voulu marcher.

 

– Et M. Dandoins et ses dragons ? demanda M. de Bouillé.

 

– On les dit prisonniers à la municipalité de Sainte-Menehould.

 

– Mais, au moins, s’écria le général, M. de Choiseul est à Varennes avec ses hussards et les vôtres ?

 

– Les hussards de M. de Choiseul ont tourné du côté du peuple, et crient : « Vive la nation ! » Mes hussards, à moi, sont gardés dans leur caserne par la garde nationale de Varennes.

 

– Et vous ne vous êtes pas mis à leur tête, monsieur, et vous n’avez pas chargé toute cette canaille, et vous ne vous êtes pas ralliés autour du roi ?

 

– Mon général oublie que je n’avais aucun ordre, que M. de Bouillé et M. de Raigecourt étaient mes chefs, et que j’ignorais complètement que Sa Majesté dût passer à Varennes.

 

– C’est vrai, dirent à la fois MM. de Bouillé et de Raigecourt rendant hommage à la vérité.

 

– Au premier bruit que j’ai entendu, continua le sous-lieutenant, je suis descendu dans la rue, je me suis informé : j’ai appris qu’une voiture qu’on disait contenir le roi et la famille royale avait été arrêtée, il y avait un quart d’heure à peu prés, et que les personnes renfermées dans cette voiture avaient été conduites chez le procureur de la commune. Je me suis acheminé vers la maison du procureur de la commune. Il y avait grande foule d’hommes armés ; on battait le tambour, on sonnait le tocsin. Au milieu de tout ce tumulte, j’ai senti qu’on me touchait l’épaule, je me suis retourné, et j’ai reconnu M. de Damas, avec une redingote par-dessus son uniforme : « Vous êtes le sous-lieutenant commandant les hussards de Varennes ? » m’a-t-il dit. « Oui, mon colonel. – Vous me connaissez ? – Vous êtes le comte Charles de Damas. – Eh bien, montez à cheval sans perdre une seconde, partez pour Dun, pour Stenay… courez jusqu’à ce que vous rejoigniez M. le marquis de Bouillé ; dites-lui que Dandoins et ses dragons sont prisonniers à Sainte-Menehould, que mes dragons à moi ont refusé, que les hussards de Choiseul menacent de tourner au peuple, et que le roi et la famille royale, qui sont là arrêtés dans cette maison, n’ont plus d’espoir qu’en lui. » Sur un pareil ordre, mon général, j’ai cru que je ne devais faire aucune observation, mais, au contraire, qu’il était de mon devoir d’obéir aveuglément. Je suis monté à cheval, je suis parti ventre à terre, et me voici.

 

– Et M. de Damas ne vous a pas dit autre chose ?

 

– Si fait, il m’a dit encore qu’on emploierait tous les moyens de gagner du temps afin de vous donner, mon général, celui d’arriver à Varennes.

 

– Allons, dit M. de Bouillé en poussant un soupir, je vois que chacun a fait ce qu’il a pu. À nous maintenant de faire de notre mieux.

 

Puis, se retournant vers le comte Louis :

 

– Louis, dit-il, je reste ici. Ces messieurs vont porter les différents ordres que je donne. D’abord, les détachements de Mouza et de Dun marcheront à l’instant même sur Varennes, en gardant le passage de la Meuse, et commenceront l’attaque. M. de Rohrig, portez-leur cet ordre de ma part, et dites-leur qu’ils seront soutenus de près.

 

Le jeune homme auquel l’ordre était donné salua et partit dans la direction de Dun pour l’exécuter.

 

M. de Bouillé continua :

 

– Monsieur de Raigecourt, allez au-devant du régiment suisse de Castella, qui est en marche pour se rendre à Stenay ; partout où vous le joindrez, dites-lui l’urgence de la situation et l’ordre que je lui donne de doubler les étapes. Allez.

 

Puis, ayant vu partir le jeune officier dans une direction opposée à celle que suivait de toute la vitesse de son cheval, déjà fatigué, M. de Rohrig, il se tourna vers son second fils :

 

– Jules, dit-il, change de cheval à Stenay, et pars pour Montmédy. Que M. de Klinglin fasse marcher sur Dun le régiment de Nassau-infanterie, qui est à Montmédy, et se porte de sa personne sur Stenay. Va !

 

Le jeune homme salua et partit à son tour.

 

Enfin, se retournant vers son fils aîné :

 

– Louis, dit M. de Bouillé, Royal-Allemand est à Stenay.

 

– Oui, mon père.

 

– Il a reçu l’ordre de se tenir prêt à la pointe du jour ?

 

– J’en ai moi-même donné de votre part l’ordre à son colonel.

 

– Amène-le-moi, j’attendrai ici, sur la route ; peut-être m’arrivera-t-il d’autres nouvelles. Royal-Allemand est sûr, n’est-ce pas ?

 

– Oui, mon père.

 

– Eh bien, Royal-Allemand suffira ; nous marcherons avec lui sur Varennes. Va !

 

Et le comte Louis partit à son tour.

 

Dix minutes après, il reparut.

 

– Royal-Allemand me suit, dit-il au général.

 

– Tu l’as trouvé prêt à marcher, alors ?

 

– Non, et à mon grand étonnement même. Il faut que le commandant m’ait mal compris hier, quand je lui ai transmis votre ordre, car je l’ai trouvé au lit. Mais il se lève, et il m’a promis d’aller aux casernes lui-même pour hâter le départ. Craignant que vous ne vous impatientiez, je suis venu vous dire la cause du retard.

 

– Bien, dit le général, il va arriver, alors ?

 

– Le commandant m’a dit qu’il me suivait.

 

On attendit dix minutes, puis un quart d’heure, puis vingt minutes, personne ne paraissait.

 

Le général impatient regarda son fils.

 

– J’y retourne, mon père, dit celui-ci.

 

Et, remettant son cheval au galop, il rentra dans la ville.

 

Le temps, si long qu’il eût paru à l’impatience de M. de Bouillé, avait mal été mis à profit par le commandant ; à peine quelques hommes étaient-ils prêts ; le jeune officier se plaignit amèrement, renouvela l’ordre du général, et, sur la promesse positive du commandant que dans cinq minutes ses soldats et lui seraient hors de la ville, il revint vers son père.

 

En revenant, il remarqua que la porte par laquelle il avait déjà passé quatre fois était gardée par la garde nationale.

 

On attendit de nouveau cinq minutes, dix minutes, un quart d’heure, personne ne paraissait.

 

Et, cependant, M. de Bouillé comprenait que chaque minute perdue était une année retranchée à la vie des prisonniers.

 

On vit venir un cabriolet sur la route, du côté de Dun.

 

Ce cabriolet, c’était celui de Léonard, qui continuait son chemin, de plus en plus troublé.

 

M. de Bouillé l’arrêta ; mais, à mesure que le pauvre garçon s’éloignait de Paris, le souvenir de son frère, dont il emportait le chapeau et la redingote, celui de Mme de l’Aage, qui n’était bien coiffée que par lui, et qui l’attendait pour être coiffée, repassaient dans son esprit, et y produisaient un tel chaos, que M. de Bouillé ne put tirer de lui rien qui eût le sens commun.

 

En effet, Léonard, parti de Varennes avant l’arrestation du roi, ne pouvait rien apprendre de nouveau à M. de Bouillé.

 

Ce petit incident servit à faire, pendant quelques minutes, prendre patience au général. Mais, enfin, près d’une heure s’étant écoulée depuis l’ordre donné au commandant du Royal-Allemand, M. de Bouillé invita son fils à rentrer pour la troisième fois à Stenay, et à ne pas revenir sans le régiment.

 

Le comte Louis partit furieux.

 

En arrivant sur la place, sa colère augmenta : cinquante hommes à peine étaient à cheval !

 

Il commença par prendre ces cinquante hommes, et, avec eux, il alla s’emparer de la porte qui assurait sa libre entrée et sortie ; puis il revint près du général, qui attendait toujours, l’assurant que, cette fois, il était suivi par le commandant et par ses soldats.

 

Il le croyait. Mais ce ne fut que dix minutes après, et quand pour la quatrième fois, il allait rentrer dans la ville que l’on aperçut la tête de Royal Allemand.

 

En toute autre circonstance, M. de Bouillé eût fait arrêter le commandant par ses hommes eux-mêmes ; mais, en un pareil moment, il craignit de mécontenter chefs et soldats ; il se contenta donc de lui adresser quelques reproches sur sa lenteur ; puis, haranguant les soldats, il leur dit à quelle mission d’honneur ils étaient réservés ; comment, non seulement la liberté, mais encore la vie du roi et de la famille royale dépendaient d’eux ; il promit aux officiers des honneurs, aux soldats des récompenses, et, pour commencer, il distribua quatre cents louis à ces derniers.

 

Le discours, terminé par cette péroraison, produisit l’effet qu’il en attendait ; un immense cri de « Vive le roi ! » retentit, et tout le régiment partit au grand galop pour Varennes.

 

À Dun, l’on trouva, gardant le pont de la Meuse, le détachement de trente hommes que M. Deslon, en quittant Dun avec Charny, y avait laissé.

 

On rallia ces trente hommes, et l’on continua le chemin.

 

On avait huit grandes lieues à faire par un pays de montées et de descentes, on ne marchait donc pas de l’allure qu’on eût voulu ; il fallait arriver, mais arriver surtout avec des soldats qui pussent soutenir un choc ou fournir une charge.

 

Cependant, on sentait qu’on avançait en pays ennemi : à droite et à gauche, les villages sonnaient le tocsin ; devant soi, on entendait pétiller quelque chose comme une fusillade.

 

On avançait toujours.

 

À la Grange-au-Bois, un cavalier sans chapeau, courbé sur son cheval, qui semble dévorer le chemin, apparaît en faisant de loin des signes d’appel. On presse l’allure ; le régiment et l’homme se rapprochent.

 

Ce cavalier c’est M. de Charny.

 

– Au roi, messieurs ! au roi ! crie-t-il du plus loin qu’on peut l’entendre, et en levant la main.

 

– Au roi ! vive le roi ! crient à la fois soldats et officiers.

 

Charny a pris place dans les rangs ; il expose en quatre mots la situation : le roi était encore à Varennes quand le comte en est parti ; tout n’est donc pas perdu.

 

Les chevaux sont bien fatigués ; mais n’importe, on soutiendra l’allure : les chevaux ont été bourrés d’avoine, les hommes sont chauffés à blanc par les discours et par les louis de M. de Bouillé : le régiment avance comme un ouragan aux cris de « Vive le roi ! »

 

À Crépy, on rencontre un prêtre ; ce prêtre est constitutionnel : il voit toute cette troupe qui se précipite vers Varennes.

 

– Allez ! allez ! dit-il ; par bonheur, vous arriverez trop tard.

 

Le comte de Bouillé l’entend, fond sur lui, le sabre levé.

 

– Malheureux ! lui crie son père, que fais-tu ?

 

En effet, le jeune comte comprend qu’il va tuer un homme sans défense, et que cet homme est un ecclésiastique – double crime –, il dégage son pied de l’étrier, et donne un coup de botte dans la poitrine du prêtre.

 

– Vous arriverez trop tard ! répète le prêtre en roulant dans la poussière.

 

On continue le chemin en maudissant le prophète de malheur.

 

Cependant, on se rapproche peu à peu des coups de fusil.

 

C’est M. Deslon et ses soixante et dix hussards qui escarmouchent avec un nombre à peu près égal d’hommes de la garde-nationale.

 

On charge sur la garde nationale, on la disperse, on passe.

 

Mais là, on apprend de M. Deslon que, depuis huit heures du matin, le roi est parti de Varennes.

 

M. de Bouillé tire sa montre : il est neuf heures moins cinq minutes.

 

Soit ! tout espoir n’est pas perdu. Il ne faut pas songer à traverser la ville, à cause des barricades ; on tournera Varennes.

 

On le tournera par la gauche ; par la droite, c’est impossible, à cause de la disposition du terrain.

 

À gauche, on aura la rivière à traverser. Mais Charny assure qu’elle est guéable.

 

On laisse Varennes à droite, on s’élance dans les prairies ; on attaquera sur la route de Clermont l’escorte, si nombreuse qu’elle soit ; on délivrera le roi, ou l’on se fera tuer.

 

Aux deux tiers de la hauteur de la ville, on trouve la rivière. Charny y pousse le premier son cheval, MM. de Bouillé le suivent, les officiers s’élancent après eux, les soldats suivent les officiers. Le cours de la rivière disparaît sous les chevaux et les uniformes. En dix minutes, le gué est franchi.

 

Ce passage à travers l’eau courante a rafraîchi chevaux et cavaliers. On reprend le galop en tirant à vol d’oiseau sur la route de Clermont.

 

Tout à coup, Charny, qui précède la troupe de vingt pas, s’arrête et jette un cri : il est sur les bords d’un canal profondément encaissé, et dont l’encaissement est à fleur de terre.

 

Il avait oublié ce canal, relevé par lui pourtant dans ses travaux topographiques. Ce canal s’étend à plusieurs lieues, et partout il présente la même difficulté que sur le point où l’on est arrivé.

 

Si on ne le franchit pas sur-le-champ, on ne le franchira jamais.

 

Charny donne l’exemple : il s’élance le premier à l’eau ; le canal n’est pas guéable, mais le cheval du comte nage vigoureusement vers l’autre bord.

 

Seulement, le bord est un talus rapide et glaiseux, sur lequel ne peuvent mordre les ongles de fer du cheval.

 

Trois ou quatre fois, Charny essaye de remonter ; mais, malgré toute la science de l’habile cavalier, toujours son cheval, après avoir fait des efforts désespérés, intelligents, presque humains, pour s’élever sur la rive, glisse en arrière faute d’un point d’appui solide sous ses pieds de devant, et retombe dans l’eau en soufflant péniblement, et à moitié renversé sur son cavalier.

 

Charny comprend que ce que ne peut faire son cheval, bête de sang et de choix conduite par un cavalier consommé, quatre cents chevaux d’escadron ne pourront le faire.

 

C’est donc une tentative manquée ; la fatalité est la plus forte ; le roi et la reine sont perdus, et, puisqu’il n’a pu les sauver, il ne lui reste plus qu’un devoir à accomplir, c’est de se perdre avec eux.

 

Il tente un dernier effort, inutile comme les autres, pour gagner la berge ; mais, au milieu de cet effort, il a enfoncé son sabre dans la glaise jusqu’à la moitié de la lame.

 

Ce sabre y est resté comme un point d’appui inutile au cheval, mais qui va servir au cavalier.

 

En effet, Charny abandonne les étriers et la bride, il laisse son cheval se débattre sans cavalier dans cette eau fatale ; il nage vers le sabre, le saisit de la main, s’y cramponne, arrive après quelques vains efforts à y poser le pied, et s’élance sur la berge.

 

Alors, il se retourne, et, de l’autre côté du canal, il voit M. de Bouillé et son fils pleurant de colère, tous les soldats, sombres et immobiles, comprenant, d’après la lutte que Charny vient de livrer sous leurs yeux, de quelle inutilité il serait d’essayer de franchir ce canal infranchissable.

 

M. de Bouillé surtout se tord les bras avec désespoir, lui dont toutes les entreprises avaient jusque-là réussi, lui dont tous les actes étaient couronnés de succès, lui qui, dans l’armée, avait donné naissance au proverbe : Heureux comme Bouillé.

 

– Oh ! messieurs, s’écria-t-il d’une voix douloureuse, dites encore que je suis heureux !

 

– Non, général, répondit Charny de l’autre rive ; mais soyez tranquille, je dirai que vous avez fait tout ce qu’un homme pouvait faire, et, quand ce sera moi qui le dirai, on me croira. Adieu, général.

 

Et, à pied, à travers terres, tout souillé de boue, tout ruisselant d’eau, désarmé de son sabre resté dans le canal, désarmé de ses pistolets dont la poudre est trempée, Charny prend sa course, et disparaît au milieu des groupes d’arbres qui, comme des sentinelles avancées de la forêt, sont placés en deçà de la route.

 

Cette route, c’est enfin celle par laquelle on emmène le roi et la famille royale. Il n’a qu’à la suivre pour les rejoindre.

 

Mais, avant de la suivre, il se retourne une dernière fois, et voit, sur les rives du canal maudit, M. de Bouillé et sa troupe, qui, malgré l’impossibilité bien reconnue d’aller en avant, ne peuvent se décider à battre en retraite.

 

Il leur fait un dernier signe perdu, puis s’avance sur la route, tourne un angle, et tout s’évanouit.

 

Seulement, il lui reste pour se guider l’immense rumeur qui le précède et qui se compose des cris, des clameurs, des menaces, des rires et des malédictions de dix mille hommes.

Chapitre XCVIII

Le départ

 

On sait comment le roi était parti.

 

Cependant, il nous reste à dire quelques mots de ce départ et de ce voyage, pendant lesquels nous verrons s’accomplir les destinées diverses des fidèles serviteurs et des derniers amis que la fatalité, le hasard ou le dévouement avaient groupés autour de la monarchie mourante.

 

Revenons donc à la maison de M. Sausse.

 

Charny avait à peine touché le sol, avons-nous dit, que la porte s’était rouverte, et que Billot avait reparu sur le seuil.

 

Son visage était sombre ; son œil, sur lequel la pensée abaissait son sourcil, était investigateur et profond : il passa en revue tous les personnages du drame ; mais, dans le cercle qu’il parcourut, son regard ne parut faire que deux seules remarques :

 

La fuite de Charny : elle était patente ; le comte n’était plus là, et M. de Damas refermait la fenêtre derrière lui ; en se penchant en avant, Billot eût pu voir le comte franchir le mur du jardin

 

Puis l’espèce de pacte qui venait d’être conclu entre la reine et M. de Romeuf, pacte dans lequel tout ce que M. de Romeuf avait pu promettre, c’était de rester neutre.

 

Derrière Billot, la première chambre s’était remplie ce ces mêmes gens du peuple armés de fusils, de faux ou de sabres, qu’un geste du fermier en avait expulsés.

 

Ces hommes, d’ailleurs, semblaient entraînés instinctivement par une influence magnétique, à obéir à ce chef, plébéien comme eux, et dans lequel ils devinaient un patriotisme égal au leur, disons mieux, une haine égale à leur haine.

 

Billot jeta un regard derrière lui ; ce regard, en se croisant avec celui des hommes armés, lui apprit qu’il pouvait compter sur eux, même dans le cas où il faudrait en venir à la violence.

 

– Eh bien, demanda-t-il à M. de Romeuf, sont-ils décidés à partir ?

 

La reine jeta sur Billot un de ces regards obliques qui eussent pulvérisé les imprudents à qui elle les adressait, si elle eût pu y mettre la puissance de la foudre.

 

Puis, sans répondre, elle s’assit en saisissant le bras de son fauteuil, comme si elle eût voulu s’y cramponner.

 

– Le roi demande encore quelques instants, répondit M. de Romeuf ; personne n’a dormi de la nuit, et Leurs Majestés sont accablées de fatigue.

 

– Monsieur de Romeuf, reprit Billot, vous savez bien que ce n’est point parce que Leurs Majestés sont fatiguées qu’elles demandent quelques instants ; mais c’est parce qu’elles espèrent que, pendant ces quelques instants, M. de Bouillé arrivera. Seulement, ajouta Billot avec affectation, que Leurs Majestés y prennent garde, car, si elles refusent de venir de bonne volonté, on les traînera par les pieds jusqu’à la voiture.

 

– Misérable ! s’écria M. de Damas en s’élançant vers Billot, le sabre à la main.

 

Mais Billot se retourna en croisant les bras.

 

En effet, il n’avait pas besoin de se défendre lui-même ; huit ou dix hommes s’élancèrent à leur tour de la première chambre dans la seconde, et M. de Damas se trouva menacé à la fois par dix armes différentes.

 

Le roi vit qu’il ne fallait qu’un mot ou qu’un geste pour que les deux gardes du corps, M. de Choiseul, M. de Damas, et les deux ou trois officiers ou sous-officiers qui étaient près de lui, fussent égorgés.

 

– C’est bien, dit-il, faites mettre les chevaux à la voiture. Nous partons.

 

Mme Brunier, une des deux femmes de la reine, jeta un cri, et s’évanouit.

 

Ce cri réveilla les deux enfants.

 

Le jeune dauphin se mit à pleurer.

 

– Ah ! monsieur, dit la reine s’adressant à Billot, vous n’avez donc pas d’enfant, que vous êtes cruel à ce point pour une mère ?

 

Billot tressaillit ; mais aussitôt, avec un sourire amer :

 

– Non, madame, dit-il, je n’en ai plus.

 

Puis, au roi :

 

– Ce n’est pas la peine de mettre les chevaux à la voiture, dit-il, ils y sont.

 

– Eh bien, alors, faites-la avancer.

 

– Elle est à la porte.

 

Le roi s’approcha de la fenêtre de la rue, et vit, en effet, la voiture tout attelée ; au milieu de l’immense rumeur qui se faisait dans la rue, il ne l’avait point entendue venir.

 

Le peuple aperçut le roi à travers les vitres.

 

Alors, un formidable cri, ou plutôt une formidable menace s’éleva de la multitude. Le roi pâlit.

 

M. de Choiseul s’approcha de la reine.

 

– Qu’ordonne Sa Majesté ? dit-il. Moi et mes camarades préférons mourir à voir ce qui se passe.

 

– Croyez-vous M. de Charny sauvé ? demanda tout bas et vivement la reine.

 

– Oh ! pour cela, oui, dit M. de Choiseul ; j’en répondrais.

 

– Eh bien, partons ; mais, au nom du ciel, encore plus pour vous que pour nous, ne nous quittez pas, vous et vos amis.

 

Le roi comprit quelle crainte tenait la reine.

 

– En effet, dit-il, messieurs de Choiseul et de Damas nous accompagnent, et je ne vois pas leurs chevaux.

 

– C’est vrai, dit M. de Romeuf en s’adressant à Billot, nous ne pouvons empêcher que ces messieurs ne suivent le roi et la reine.

 

– Ces messieurs, dit Billot, suivront le roi et la reine s’ils peuvent ; nos ordres portent de ramener le roi et la reine, et ne parlent pas de ces messieurs.

 

– Mais moi, dit le roi avec plus de fermeté qu’on n’eût pu en attendre de lui, je déclare que je ne partirai point que ces messieurs n’aient leurs chevaux.

 

– Que dites-vous de cela ? demanda Billot se retournant vers les hommes qui encombraient la chambre. Le roi ne partira pas si ces messieurs n’ont pas leurs chevaux !

 

Les hommes éclatèrent de rire.

 

– Je vais les faire approcher, dit M. de Romeuf.

 

Mais M. de Choiseul, faisant un pas en avant, et barrant le chemin de M. de Romeuf :

 

– Ne quittez pas Leurs Majestés, lui dit-il ; votre mission vous donne quelque pouvoir sur le peuple, et il est de votre honneur qu’il ne tombe pas un cheveu de la tête de Leurs Majestés.

 

M. de Romeuf s’arrêta.

 

Billot haussa les épaules.

 

– C’est bien, dit-il, j’y vais, moi.

 

Et il marcha le premier.

 

Mais, se retournant au seuil de la porte :

 

– On me suit, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en fronçant le sourcil.

 

– Oh ! soyez tranquille, dirent les hommes avec un éclat de rire qui indiquait qu’en cas de résistance il ne fallait attendre d’eux aucune pitié.

 

En effet, arrivés à ce point d’irritation, ces hommes eussent bien certainement employé la violence contre la famille royale, ou fait feu sur quiconque eût essayé de fuir.

 

Aussi Billot n’eût pas même la peine de remonter.

 

Un des hommes était près de la fenêtre, suivant des yeux ce qui se passait dans la rue.

 

– Voilà les chevaux, dit-il ; en route !

 

– En route ! répétèrent ses compagnons avec un accent qui n’admettait pas de discussion.

 

Le roi marcha le premier.

 

M. de Choiseul vint ensuite, donnant le bras à la reine ; puis M. de Damas donnant le bras à Madame Élisabeth ; puis Mme de Tourzel avec les deux enfants, et, autour d’eux, formant un groupe, le reste de la petite troupe fidèle.

 

M. de Romeuf, comme envoyé de l’Assemblée nationale, et, par conséquent, comme revêtu d’un caractère sacré, avait mission de veiller particulièrement sur le cortège royal.

 

Mais, il faut le dire, M. de Romeuf avait lui-même grand besoin que l’on veillât sur lui : le bruit s’était répandu qu’il avait non seulement exécuté avec mollesse les ordres de l’Assemblée, mais encore qu’il avait sinon activement, du moins par son inertie, favorisé la fuite d’un des plus dévoués serviteurs du roi, lequel, disait-on, n’avait quitté Leurs Majestés que pour aller transmettre à M. de Bouillé l’ordre de venir à leur secours.

 

Il en résulta que, arrivé au seuil de la porte, tandis que la conduite de Billot était glorifiée par tout ce peuple, qui paraissait disposé à le reconnaître comme seul chef, M. de Romeuf entendit retentir autour de lui, accompagnés de menaces, les mots d’aristocrate et de traître.

 

On monta dans les voitures, en suivant le même ordre qu’on avait suivi pour descendre l’escalier.

 

Les deux gardes du corps reprirent leurs places sur le siège.

 

Au moment de descendre, M. de Valory s’était approché du roi.

 

– Sire, avait-il dit, mon camarade et moi venons demander une faveur à Votre Majesté.

 

– Laquelle, messieurs ? répondit le roi, étonné qu’il y eût une faveur quelconque dont il pût encore disposer.

 

– Sire, la faveur, puisque nous n’avons plus le bonheur de vous servir comme militaire, d’occuper près de vous la place de vos domestiques.

 

– De mes domestiques, messieurs ? s’écria le roi. Impossible !

 

Mais M. de Valory s’inclina.

 

– Sire, dit-il, dans la situation où se trouve Votre Majesté, notre avis est que cette place ferait honneur à des princes du sang ; à plus forte raison à de pauvres gentilshommes comme nous.

 

– Eh bien, soit, messieurs, dit le roi les larmes aux yeux ; restez, ne nous quittez plus jamais.

 

C’est ainsi que les deux jeunes gens, faisant une réalité de leur livrée et de leurs fonctions factices de courriers, avaient repris leurs places sur le siège.

 

M. de Choiseul referma la portière de la voiture.

 

– Messieurs, dit le roi, je donne positivement l’ordre que l’on me conduise à Montmédy. Postillons, à Montmédy !

 

Mais une seule voix, voix immense, voix, non plus d’une seule population, mais de dix populations réunies, cria :

 

– À Paris ! à Paris !

 

Puis, dans un moment de silence, Billot, montrant de la pointe de son sabre le chemin qu’il fallait suivre :

 

– Postillons, dit-il, route de Clermont !

 

La voiture s’ébranla pour obéir à cet ordre.

 

– Je vous prends tous à témoin qu’on me fait violence, dit Louis XVI.

 

Puis le malheureux roi, épuisé de cet effort de volonté qui dépassait aucun de ceux qu’il eût faits encore, retomba assis au fond de la voiture entre la reine et Madame Élisabeth.

 

La voiture continua son chemin.

 

Au bout de cinq minutes, et avant qu’elle eût fait deux cents pas, on entendit de grands cris à l’arrière.

 

Par la disposition des personnes, et peut-être aussi par celle des tempéraments, la reine fut la première à mettre la tête hors de la portière.

 

Mais, presque au même instant, elle se rejeta dans la voiture, couvrant ses yeux de ses deux mains :

 

– Oh ! malheur sur nous ! dit-elle, c’est M. de Choiseul qu’on assassine !

 

Le roi tenta de faire un mouvement ; mais la reine et Madame Élisabeth le tirèrent en arrière, et le firent retomber entre elles. D’ailleurs, la voiture venait de tourner un angle de rue et il était impossible de voir ce qui se passait à vingt pas de là.

 

Voilà ce qui se passait :

 

À la porte de M. Sausse, M. de Choiseul et M. de Damas étaient montés à cheval ; mais le cheval de M. de Romeuf, qui du reste, était venu en poste, avait disparu.

 

M. de Romeuf, M. de Floirac, et l’adjudant Foucq, suivaient donc à pied, espérant retrouver des chevaux de dragons ou de hussards, soit que dragons et hussards, restés fidèles, leur offrissent leurs chevaux, soit qu’ils rencontrassent des chevaux abandonnés de leurs maîtres, lesquels, la plus grande partie au moins, fraternisaient avec le peuple, et buvaient à la santé de la nation.

 

Mais on n’avait pas fait quinze pas, que, de la portière de la voiture qu’il escorte, M. de Choiseul s’aperçoit que MM. de Romeuf, de Floirac et Foucq courent le danger d’être enveloppés, dispersés, étouffés par la foule.

 

Alors, il s’arrête un instant, laisse filer la voiture, et, jugeant que M. de Romeuf, en vertu de la mission dont il est chargé, peut, parmi ces quatre hommes qui courent un danger égal, être celui qui rendra les plus grands services à la famille royale, il crie à son domestique James Brisack, mêlé à toute cette foule :

 

– Mon second cheval à M. de Romeuf !

 

À peine a-t-il prononcé ces paroles, que le peuple s’irrite, gronde, l’enveloppe, en criant :

 

– C’est le comte de Choiseul, c’est un de ceux qui voulaient enlever le roi ! À mort, l’aristocrate ! à mort le traître !

 

On sait la rapidité avec laquelle, dans les émeutes populaires, l’effet suit la menace.

 

Arraché de sa selle, M. de Choiseul fut renversé en arrière, et disparut englouti dans ce gouffre terrible qu’on appelle la multitude, et dont, à cette époque de passions mortelles, on ne sortait guère qu’en lambeaux.

 

Mais, en même temps qu’il tombait, cinq personnes s’élançaient à son secours.

 

C’étaient M. de Damas, M. de Floirac, M. de Romeuf, l’adjudant Foucq et ce même domestique James Brisack, des mains duquel on venait d’arracher le cheval qu’il tenait, et qui, ayant les mains libres, pouvait les occuper au service de son maître.

 

Il y eut, alors, un instant de mêlée terrible, d’une mêlée pareille à l’un de ces combats que les peuples de l’Antiquité, et de nos jours les Arabes, livrent autour des corps sanglants de leurs blessés et de leurs morts.

 

Contre toute probabilité, par bonheur, M. de Choiseul n’était ni mort ni blessé, ou du moins, malgré les armes dangereuses qui les avaient portées, ses blessures étaient légères.

 

Un gendarme para avec le canon de son mousqueton un coup de faux qui lui était destiné. James Brisack en para un autre avec un bâton qu’il avait arraché à l’un des assaillants.

 

Le bâton fut tranché comme un roseau, mais le coup détourné ne blessa que le cheval de M. de Choiseul.

 

Alors, l’adjudant Foucq eut l’idée de crier :

 

– À moi, dragons !

 

Quelques soldats accoururent à ce cri, et, ayant honte de laisser massacrer l’homme qui les avait commandés, ils se firent jour jusqu’à lui.

 

M. de Romeuf se jeta lui-même en avant.

 

– Au nom de l’Assemblée nationale, dont je suis mandataire, et du général La Fayette, par qui je suis député, s’écria-t-il, conduisez ces messieurs à la municipalité.

 

Ces deux noms de l’Assemblée nationale et du général La Fayette jouissaient, alors, de toute leur popularité ; ils produisirent leur effet.

 

– À la municipalité ! à la municipalité ! crièrent un grand nombre de voix.

 

Les hommes de bonne volonté firent un effort, et M. de Choiseul et ses compagnons se trouvèrent entraînés vers la maison communale.

 

On mit plus d’une heure et demie à y arriver ; chaque minute de cette heure et demie fut une menace ou une tentative de mort ; toute ouverture que leurs défenseurs laissaient autour des prisonniers donnait passage à la lame d’un sabre, au trident d’une fourche ou à la pointe d’une faux.

 

Enfin, on arriva à la maison de ville ; un seul officier municipal y restait, fort effarouché de la responsabilité qui pesait sur lui.

 

Pour se décharger de cette responsabilité, il ordonna que MM. de Choiseul, de Damas et de Floirac fussent mis au cachot, et y fussent gardés par la garde nationale.

 

M. de Romeuf déclara, alors, qu’il ne voulait pas quitter M. de Choiseul, qui s’était exposé pour lui à tout ce qui arrivait.

 

Le municipal ordonna donc que M. de Romeuf fût conduit au cachot avec les autres.

 

Sur un signe que M. de Choiseul fit à son domestique, celui-ci qui était trop peu de chose pour qu’on s’occupât de lui, s’éclipsa.

 

Son premier soin – n’oublions pas que James Brisack était valet d’écurie – fut de s’occuper des chevaux.

 

Il apprit que les chevaux, à peu près sains et saufs, étaient dans une auberge, gardés par plusieurs factionnaires.

 

Rassuré sur ce point, il entra dans un café, demanda du thé, une plume et de l’encre et écrivit à Mme de Choiseul et à Mme de Grammont, pour les rassurer sur le sort de leur fils et de leur neveu, qui, selon toute probabilité, était sauvé du moment où il était prisonnier.

 

Le pauvre James Brisack s’avançait beaucoup en annonçant ces bonnes nouvelles ; oui, M. de Choiseul était prisonnier ; oui, M. de Choiseul était au cachot ; oui, M. de Choiseul était sous la garde de la milice urbaine ; mais on avait oublié de mettre des sentinelles aux soupiraux de ce cachot, et, par ces soupiraux, on tirait aux prisonniers force coups de fusil.

 

Ils furent obligés de se réfugier dans les angles.

 

Cette situation assez précaire dura vingt-quatre heures pendant lesquelles M. de Romeuf, avec un dévouement admirable, refusa de quitter ses compagnons.

 

Enfin, le 23 juin, la garde nationale de Verdun étant arrivée, M. de Romeuf obtint que les prisonniers lui fussent remis, et il ne les quitta que lorsqu’il eut la parole d’honneur des officiers de veiller sur eux, jusqu’à ce qu’ils fussent dans les prisons de la haute cour.

 

Quant au pauvre Isidor de Charny, son corps avait été traîné dans la maison d’un tisserand où des mains pieuses, mais étrangères, l’ensevelirent – moins heureux en cela que Georges qui, du moins, avait reçu les derniers devoirs des mains fraternelles du comte, et des mains amies de Gilbert et de Billot.

 

Car, alors, Billot était un ami dévoué et respectueux. Nous avons vu comment cette amitié, ce dévouement et ce respect s’étaient changés en haine ; haine aussi implacable que cette amitié, ce dévouement et ce respect avaient été profonds.

 

Chapitre XCIX

La voie douloureuse

 

Cependant, la famille royale continuait son chemin vers Paris, suivant ce que nous pouvons appeler la voie douloureuse.

 

Hélas ! Louis XVI et Marie-Antoinette eurent, eux aussi, leur calvaire ! Rachetèrent-ils, par cette passion terrible, les fautes de la monarchie, comme Jésus-Christ racheta les fautes des hommes ? C’est le problème que le passé n’a pas encore résolu, mais que l’avenir nous apprendra peut-être.

 

On avançait lentement, car les chevaux ne pouvaient marcher qu’au pas de l’escorte, et cette escorte – tout en se composant, dans sa plus grande partie, d’hommes armés, comme nous l’avons dit, de fourches, de fusils, de faux, de sabres, de piques, de fléaux – se complétait par une innombrable quantité de femmes et d’enfants ; les femmes, élevant leurs enfants au-dessus de leur tête, pour leur faire voir ce roi qu’on ramenait de force vers sa capitale, et qu’ils n’eussent probablement jamais vu sans cette circonstance.

 

Et, au milieu de cette multitude qui suivait la route en débordant des deux côtés dans la plaine, la grande voiture du roi, suivie du cabriolet de Mme Brunier et de Mme de Neuville, semblait, suivie de sa chaloupe, un vaisseau en perdition au milieu des vagues furieuses près de l’engloutir.

 

De temps en temps, une circonstance inattendue faisait – qu’on nous permette de suivre la comparaison – que cet orage prenait une nouvelle force. Les cris, les imprécations, les menaces redoublaient : les vagues humaines s’agitaient, s’élevaient, s’abaissaient, montaient comme une marée, et quelquefois, dans leurs profondeurs, cachaient entièrement le bâtiment qui les fendait à grande peine de sa proue, les naufragés qu’il portait, et la frêle chaloupe qu’il traînait à la remorque.

 

On arriva à Clermont sans avoir vu, quoiqu’on eût fait près de quatre lieues, la terrible escorte diminuer, ceux des hommes qui la composaient, que leurs occupations rappelaient chez eux, étant remplacés par ceux qui accouraient des environs, et qui voulaient jouir à leur tour du spectacle dont les autres étaient rassasiés.

 

Parmi tous les captifs qu’emportait la prison ambulante, deux étaient plus particulièrement exposés à la colère de la foule, et en butte à ses menaces : c’étaient les malheureux gardes assis sur le large siège de la voiture. À chaque instant – et c’était une manière de frapper la famille royale, que l’ordre de l’Assemblée faisait inviolable –, à chaque instant, les baïonnettes étaient dirigées sur leur poitrine ; quelque faux, qui était bien réellement celle de la mort, s’élevait au-dessus de leur tête, ou quelque lance qui se glissait comme un serpent perfide entre les intervalles allait mordre les chairs vivantes de son dard aigu, et revenait d’un mouvement aussi rapide rapporter, sous les yeux de son maître satisfait de ne pas avoir manqué son coup, sa pointe humide et rougie.

 

Tout à coup, on vit avec étonnement un homme sans chapeau, sans armes, les vêtements souillés de boue, fendre la foule ; et, après avoir simplement adressé un salut respectueux au roi et à la reine, s’élancer sur l’avant-train de la voiture, et prendre place sur le siège entre les deux gardes du corps.

 

La reine poussa à la fois un cri de crainte, de joie et de douleur.

 

Elle avait reconnu Charny.

 

De crainte, car ce qu’il faisait aux yeux de tous était tellement audacieux, que c’était un miracle qu’il eût pris cette place dangereuse sans avoir reçu quelque blessure.

 

De joie, car elle était heureuse de voir qu’il avait échappé à ces dangers inconnus qu’il avait dû courir dans sa fuite, dangers d’autant plus grands que la réalité, sans lui en spécialiser aucun, laissait l’imagination les lui offrir tous.

 

De douleur, car elle comprenait que, puisqu’elle revoyait Charny seul, et dans cet état, elle devait renoncer à tout espoir de secours venant de la part de M. de Bouillé.

 

Au reste, la foule, étonnée de l’audace de cet homme, semblait l’avoir respecté à cause même de son audace.

 

Au bruit qui s’était fait autour de la voiture, Billot, qui marchait à cheval en tête de l’escorte, se retourna, et reconnut aussi Charny.

 

– Ah ! murmura-t-il, je suis bien aise qu’il ne lui soit rien arrivé ; mais malheur à l’insensé qui tenterait maintenant une pareille chose, car bien certainement il payerait pour deux.

 

On arriva à Sainte-Menehould vers les deux heures de l’après-midi.

 

La privation de sommeil pendant la nuit du départ, les fatigues et les émotions de la nuit qu’on venait de passer avaient agi sur tout le monde, et principalement sur le dauphin. En arrivant à Sainte-Menehould, le pauvre enfant était en proie à une fièvre terrible.

 

Le roi ordonna de faire halte.

 

Malheureusement, de toutes les villes échelonnées sur la route, Sainte- Menehould était peut-être la ville la plus ardemment soulevée contre cette malheureuse famille que l’on ramenait prisonnière.

 

On ne fit donc aucune attention à l’ordre du roi, et un ordre contradictoire fut donné par Billot pour qu’on mît les chevaux à la voiture.

 

On obéit.

 

Le dauphin pleurait et demandait au milieu de ses sanglots :

 

– Pourquoi ne me déshabille-t-on pas, et ne me couche-t-on pas dans mon bon lit, puisque je suis malade ?

 

La reine ne put tenir à ces plaintes, et son orgueil fut un instant brisé.

 

Elle souleva dans ses bras le jeune prince en larmes et tout frissonnant, et, le montrant au peuple :

 

– Ah ! messieurs, dit-elle, par grâce pour cet enfant, arrêtez !

 

Mais les chevaux étaient déjà à la voiture.

 

– En marche ! cria Billot.

 

– En marche ! répéta le peuple.

 

Et, comme le fermier passait près de la portière pour aller reprendre sa place en tête du cortège :

 

– Ah ! monsieur, s’écria la reine s’adressant à Billot, je vous le répète, il faut que vous n’ayez pas d’enfant !

 

– Et moi, madame, je vous répète à mon tour, dit Billot avec son regard et sa voix sombre, que j’en ai eu, mais que je n’en ai plus !

 

– Faites donc comme vous voudrez, dit la reine, vous êtes les plus forts. Mais, prenez garde, il n’y a pas de voix qui crie plus haut malheur ! que la petite voix des enfants.

 

Le cortège se remit en route.

 

La traversée de la ville fut cruelle. L’enthousiasme qu’excitait la vue de Drouet, à qui l’arrestation des prisonniers était due, eût été pour ceux-ci un terrible enseignement, s’il y avait un enseignement pour les rois : mais, dans ces cris, Louis XVI et Marie-Antoinette ne voyaient qu’une fureur aveugle ; dans ces hommes patriotes, convaincus qu’ils sauvaient la France, le roi et la reine ne voyaient que des rebelles.

 

Le roi était atterré ; la sueur de la honte et de la colère coulait sur le front de la reine ; Madame Élisabeth, ange du ciel égaré sur la terre, priait tout bas, non pour elle, mais pour son frère, pour sa belle-sœur, pour ses neveux, pour tout ce peuple. La sainte femme ne savait point séparer ceux qu’elle considérait comme des victimes, de ceux qu’elle regardait comme des bourreaux, et, dans une même invocation, elle mettait les uns et les autres aux pieds du Seigneur.

 

À l’entrée de Sainte-Menehould, le flot qui, pareil à une inondation, couvrait toute la plaine, ne put s’engouffrer dans la rue étroite.

 

Il écuma aux deux côtés de la ville, et en suivit le contour extérieur ; mais, comme on ne s’arrêta à Sainte-Menehould que le temps nécessaire au relais, à l’autre extrémité de la ville, il revint plus ardent battre la voiture.

 

Le roi avait cru – et c’était cette croyance peut-être qui l’avait poussé dans une route mauvaise –, le roi avait cru que l’esprit de Paris seul était fourvoyé ; il comptait sur sa bonne province. Voilà que sa bonne province non seulement lui échappait, mais encore se tournait impitoyable contre lui. Cette province, elle avait effrayé M. de Choiseul à Pont-de-Sommevelle, elle avait emprisonné M. Dandoins à Sainte-Menehould, elle avait tiré sur M. de Damas à Clermont, elle venait de tuer Isidor sous les yeux du roi ; tout se soulevait contre cette fuite, même le prêtre que le chevalier de Bouillé avait renversé du talon de sa botte au revers de la route.

 

Et c’eût été bien pis si le roi eût pu voir ce qui se passait aux lieux mêmes, villes et villages, où la nouvelle arrivait qu’il venait d’être arrêté. À l’instant même, la population entière se soulevait, les femmes prenaient dans leurs bras les enfants au maillot, les mères tiraient par la main ceux qui pouvaient marcher, les hommes se chargeaient d’armes : autant ils en avaient, autant ils en suspendaient autour d’eux, ou en portaient sur leurs épaules ; ils arrivaient décidés, non pas à faire escorte au roi, mais à tuer le roi ; ce roi qui, au moment de la récolte – triste récolte que celle de la pauvre Champagne aux abords de Châlons, si pauvre que, dans son langage expressif, le peuple l’appelle Champagne pouilleuse ! – ce roi qui, au moment de la récolte, allait chercher, pour qu’ils la foulassent aux pieds de leurs chevaux, le pandour pillard, le hussard voleur ; mais trois anges gardaient la voiture royale : le pauvre petit dauphin, tout malade et tout grelottant sur les genoux de sa mère ; Madame Royale, qui, belle de cette beauté éclatante des rousses, se tenait debout à la portière, regardant tout cela de son œil étonné mais ferme ; Madame Élisabeth, enfin, déjà âgée de vingt-sept-ans, mais à qui la chasteté du corps et du cœur mettait autour du front l’auréole de la plus pure jeunesse. Ces hommes voyaient tout cela ; plus, cette reine courbée sur son enfant ; plus, ce roi abattu ; et leur colère s’en allait, demandant quelque autre sujet sur lequel elle pût s’abattre, Ils criaient contre les gardes, ils les injuriaient, ils les appelaient – ces cœurs nobles et dévoués ! – cœurs de lâches et cœurs de traîtres ; puis, sur toutes ces têtes exaltées, la plupart nues, la plupart échauffées par le mauvais vin des cabarets, tombait d’aplomb le soleil de juin, faisant un arc-en-ciel de flamme dans la poussière crayeuse que tout cet immense cortège soulevait le long du chemin.

 

Qu’eût-il dit, ce roi, qui peut-être s’illusionnait encore, s’il eût vu un homme partir de Mézières, son fusil sur l’épaule, faire soixante lieues en trois jours pour tuer le roi, le joindre à Paris et, à Paris, le voyant si pauvre, si malheureux, si humilié, secouer la tête, et renoncer à son projet ?

 

Qu’eût-il dit s’il eût vu un jeune menuisier – ne doutant pas qu’après sa fuite, le roi ne fût immédiatement mis en jugement et condamné – partir du fond de la Bourgogne, et s’élancer par les routes pour assister à ce jugement et entendre cette condamnation ? En route, un maître menuisier lui fait comprendre que ce sera plus long qu’il ne croit, le retient pour fraterniser avec lui ; le jeune menuisier s’arrête en effet chez le vieux maître, et épouse sa fille.

 

Ce que voyait Louis XVI était plus expressif peut-être, mais moins terrible ; car nous avons dit comment le triple bouclier de l’innocence repoussait à lui la colère et la renvoyait contre ses serviteurs.

 

En sortant de Sainte-Menehould, à une demi-lieue de la ville peut-être, on vit arriver à travers champs, au grand galop de son cheval, un vieux gentilhomme chevalier de Saint-Louis ; il portait sa croix à la boutonnière ; un instant, sans doute, le peuple crut que cet homme accourait conduit par la simple curiosité, et lui fit place. Le vieux gentilhomme s’approcha de la portière, le chapeau à la main, saluant le roi et la reine, et les appelant Majestés. Le peuple venait de mesurer où étaient la véritable force et la majesté réelle, il s’indigna qu’on donnât à ses prisonniers un titre qui lui était dû, à lui ; il commença à gronder et à menacer.

 

Déjà le roi avait appris à connaître ces grondements ; il les avait entendus autour de la maison de Varennes : il devinait leur signification.

 

– Monsieur, dit-il au vieux chevalier de Saint-Louis, la reine et moi sommes bien touchés de la marque de dévouement que vous venez de nous donner d’une manière aussi publique ; mais, au nom de Dieu, éloignez-vous, votre vie n’est pas en sûreté !

 

– Ma vie est au roi, dit le vieux chevalier, et le dernier jour de ma vie sera le plus beau, si je meurs pour mon roi !

 

Quelques-uns entendirent ces paroles, et grondèrent plus haut.

 

– Retirez-vous, monsieur, retirez-vous ! cria le roi.

 

Puis, se penchant en dehors :

 

– Mes amis, dit-il, faites place, je vous prie, à M. de Dampierre.

 

Les plus proches, ceux qui entendirent la prière du roi, y obtempérèrent et firent place. Malheureusement, un peu plus loin, cheval et cavalier se trouvèrent pressés : le cavalier excita son cheval de la bride et de l’éperon, mais la foule était tellement compacte, qu’elle n’était pas maîtresse elle-même de ses mouvements. Quelques femmes froissées crièrent, un enfant épouvanté pleura, les hommes montrèrent le poing, le vieillard obstiné montra son fouet ; alors, les menaces se changèrent en rugissements ; cette grande colère populaire et léonine éclata. M. de Dampierre était déjà sur la lisière de cette forêt d’hommes : il piqua son cheval des deux, le cheval franchit bravement le fossé, et partit au galop à travers terres En ce moment, le vieux gentilhomme se retourna, et, mettant le chapeau à la main : « Vive le roi ! » cria-t-il. Dernier hommage à son souverain, mais suprême insulte à ce peuple.

 

Un coup de fusil retentit.

 

Lui, tira un pistolet de ses fontes, et rendit coup pour coup.

 

Alors, tout ce qui avait un fusil chargé tira à la fois sur cet insensé.

 

Le cheval, criblé de balles, s’abattit.

 

L’homme fut-il blessé, fut-il tué par l’effroyable décharge ? On n’en sut rien. La foule se rua, comme une avalanche, vers l’endroit où l’homme et le cheval étaient tombés à cinquante pas à peu près de la voiture du roi ; puis il se fit un de ces tumultes comme il s’en fait autour des cadavres, des mouvements désordonnés, un chaos informe, un gouffre de cris et de clameurs ; puis, tout à coup, au bout d’une pique, on vit surgir une tête à cheveux blancs.

 

C’était celle du malheureux chevalier de Dampierre.

 

La reine poussa un cri, et se rejeta dans le fond de la voiture.

 

– Monstres ! cannibales ! assassins ! hurla Charny.

 

– Taisez-vous, taisez-vous, monsieur le comte, dit Billot ; sans cela, je ne répondrais plus de vous.

 

– Soit ! dit Charny ; je suis las de la vie ! Que peut-il m’arriver de pis qu’à mon pauvre frère ?

 

– Votre frère, dit Billot, était coupable, et vous ne l’êtes pas.

 

Charny fit un mouvement pour sauter à bas du siège : les deux gardes du corps le retinrent ; vingt baïonnettes se tournèrent vers lui.

 

– Amis, dit Billot de sa voix forte et imposante, quelque chose que fasse ou dise celui-ci – et il montra Charny –, je défends qu’il tombe un cheveu de sa tête… Je réponds de lui à sa femme.

 

– À sa femme ! murmura la reine en tressaillant, comme si une des baïonnettes qui menaçaient Charny l’eût piquée au cœur ; à sa femme ! pourquoi ?..

 

Pourquoi ? Billot n’aurait pu le dire lui-même. Il avait invoqué le nom et l’image de la femme de Charny, sachant combien sont puissants ces noms-là sur les foules, qui se composent, à tout prendre, de pères et d’époux !

 

Chapitre C

La voie douloureuse

 

On arriva tard à Châlons. La voiture entra dans la cour de l’intendance ; des courriers avaient été envoyés d’avance pour faire préparer les logements.

 

Cette cour était encombrée par la garde nationale et par les curieux.

 

On fut obligé de faire écarter les spectateurs pour que le roi pût descendre de voiture.

 

Il descendit le premier, puis la reine portant le dauphin dans ses bras, puis Madame Élisabeth et Madame Royale, enfin Mme de Tourzel.

 

Au moment où Louis XVI mettait le pied sur l’escalier, un coup de fusil partit, et la balle siffla aux oreilles du roi.

 

Y avait-il intention régicide ? Etait-ce un simple accident ?

 

– Bon ! dit le roi en se retournant avec beaucoup de calme, voilà un maladroit qui a laissé partir son fusil.

 

Puis, à haute voix :

 

– Il faut faire attention, messieurs, ajouta-t-il ; un malheur est bientôt arrivé !

 

Charny et les deux gardes du corps suivirent sans empêchement la famille royale, et montèrent derrière elle.

 

Mais déjà, à part le malencontreux coup de fusil, il avait semblé à la reine qu’elle entrait dans une atmosphère plus douce. À la porte où s’était arrêté le cortège tumultueux de la grande route, les cris aussi s’étaient arrêtés ; un certain murmure de compassion s’était même fait entendre au moment où la famille royale avait descendu de voiture ; en arrivant au premier, on trouva une table aussi somptueuse que possible, et servie avec une élégance qui fit que les prisonniers se regardèrent tout étonnés.

 

Des domestiques étaient là attendant ; mais Charny réclama pour lui et les deux gardes du corps, le privilège du service. Sous cette humilité, qui, aujourd’hui, pourrait paraître étrange, le comte cachait le désir de ne point quitter le roi, de rester à sa portée, de se tenir prêt à tout événement.

 

La reine comprit ; mais elle ne se tourna pas même de son côté, mais elle ne le remercia ni de la main, ni du regard, ni de la parole. Ce mot de Billot : « Je réponds de lui à sa femme ! » grondait comme un orage au fond du cœur de Marie-Antoinette.

 

Charny, qu’elle croyait enlever de France ; Charny, qu’elle croyait expatrier avec elle, Charny revenait avec elle à Paris ! Charny allait revoir Andrée !

 

Lui, de son côté, ignorait ce qui se passait dans le cœur de la reine. Ces mots, il ne pouvait deviner qu’elle les eût entendus ; d’ailleurs, son esprit commençait à concevoir quelques espérances.

 

Comme nous l’avons dit, Charny avait été envoyé d’avance pour explorer la route, et il avait rempli sa mission en conscience. Il savait donc quel était l’esprit du moindre village. Or, à Châlons, vieille ville sans commerce et peuplée de bourgeois, de rentiers, de gentilshommes, l’opinion était royaliste.

 

Il en résulta qu’à peine les augustes convives furent-ils à table, leur hôte, l’intendant du département, s’avança, et, s’inclinant devant la reine, qui, ne s’attendant plus à rien de bon, le regardait avec inquiétude :

 

– Madame, dit-il, ce sont les jeunes filles de Châlons qui sollicitent la grâce d’offrir des fleurs à Votre Majesté.

 

La reine se retourna tout étonnée vers Madame Élisabeth puis vers le roi.

 

– Des fleurs ? dit-elle.

 

– Madame, reprit l’intendant, si le moment est mal choisi ou la demande trop hardie, je vais donner l’ordre que ces jeunes filles ne montent point.

 

– Oh ! non, non, monsieur, au contraire ! s’écria la reine. Des jeunes filles ! des fleurs ! Oh ! laissez-les venir !

 

L’intendant se retira, et, un instant après, douze jeunes filles de quatorze à seize ans, les plus jolies que l’on avait pu trouver dans la ville, parurent dans l’antichambre, et s’arrêtèrent sur le seuil de la porte.

 

– Oh ! entrez, entrez, mes enfants ! cria la reine en leur tendant les bras.

 

L’une des jeunes filles, interprète, non seulement de ses compagnes, mais encore de leurs parents, mais encore de la ville, avait appris un beau discours qu’elle s’apprêtait à répéter ; mais, à ce cri de la reine, à ces bras ouverts, à cette émotion de la famille royale, la pauvre enfant ne put trouver que des larmes et ces mots, sortis du plus profond de sa poitrine, et qui résumaient l’opinion générale.

 

– Oh ! Votre Majesté ! quel malheur !

 

La reine prit le bouquet, et embrassa la jeune fille.

 

Charny, pendant ce temps, se penchait à l’oreille du roi.

 

– Sire, dit-il tout bas, peut-être y a-t-il bon parti à tirer de la ville ; peut-être tout n’est-il pas encore perdu ; si Votre Majesté veut me donner congé pour une heure, je descendrai, et lui rendrai compte de ce que j’aurai vu, entendu, et peut-être même fait !

 

– Allez, monsieur, dit le roi, mais soyez prudent ; s’il vous arrivait malheur, je ne m’en consolerais jamais ! Hélas ! c’est bien assez déjà de deux morts dans la même famille !

 

– Sire, répondit Charny, ma vie est au roi comme l’était celle de mes deux frères !

 

Et il sortit.

 

Mais, en sortant, il essuya une larme.

 

Il fallait la présence de toute la famille royale pour faire, de cet homme au cœur ferme mais tendre, le stoïque qu’il affectait de paraître ; en se retrouvant en face de lui-même, il se retrouvait en face de sa douleur.

 

– Pauvre Isidor ! murmura-t-il.

 

Et, de sa main, il pressa sur sa poitrine, pour voir s’ils étaient toujours dans la poche de son habit, ces papiers que M. de Choiseul lui avait apportés, qui avaient été trouvés sur le cadavre de son frère, et qu’il se promettait bien de lire, au premier moment de calme, avec la même religion qu’il eût mise à lire un testament.

 

Derrière les jeunes filles, que Madame Royale embrassa comme des sœurs, se présentèrent les parents ; c’étaient presque tous, ainsi que nous l’avons dit, ou de dignes bourgeois, ou de vieux gentilshommes ; ils venaient timidement, humblement demander la grâce de saluer leurs souverains malheureux. Le roi se leva lorsqu’ils passèrent, et, de sa plus douce voix, la reine leur dit :

 

– Entrez !

 

Était-on à Châlons ? Était-on à Versailles ? Était-ce quelques heures auparavant que les prisonniers avaient vu égorger, sous leurs yeux, le malheureux M. de Dampierre ?

 

Au bout d’une demi-heure, Charny rentra.

 

La reine l’avait vu sortir, la reine l’avait vu rentrer ; mais il eût été impossible à l’œil le plus perçant de rien lire sur son visage du contrecoup que donnaient à son âme cette sortie et cette rentrée.

 

– Eh bien ? demanda le roi en se penchant du côté de Charny.

 

– Eh bien, sire, répondit le comte, tout est pour le mieux, la garde nationale offre de reconduire, demain, Votre Majesté à Montmédy.

 

– Alors, dit le roi, vous avez décidé quelque chose ?

 

– Oui ; sire, avec les principaux chefs. Demain, avant de partir, le roi demandera à entendre la messe ; on ne peut refuser cette demande à Votre Majesté : c’est le jour de la Fête-Dieu. La voiture attendra le roi à la porte de l’église ; en sortant, le roi montera dans la voiture, les vivats éclateront, et, au milieu de ces vivats, le roi donnera l’ordre de tourner bride, et de marcher sur Montmédy

 

– C’est bien, dit Louis XVI ; merci, monsieur de Charny ; si d’ici à demain rien n’est changé, nous ferons comme vous dites… Seulement, allez prendre du repos, vous et vos compagnons vous devez en avoir encore plus besoin que nous.

 

Comme on le comprend bien, cette réception de jeunes filles, de bons bourgeois et de braves gentilshommes ne se prolongea pas fort avant dans la nuit ; le roi et la famille royale se retirèrent à neuf heures.

 

Lorsqu’ils rentrèrent dans leur appartement, une sentinelle qu’ils virent à leur poste rappela au roi et à la reine qu’ils étaient toujours prisonniers.

 

Cependant, cette sentinelle leur présenta les armes.

 

Au mouvement précis avec lequel se fit cet hommage à la majesté royale, même captive, le roi reconnut un vieux soldat.

 

– Où avez-vous servi, mon ami ? demanda-t-il au factionnaire.

 

– Aux gardes-françaises, sire, répondit celui-ci.

 

– Alors, reprit le roi d’un ton sec, je ne suis pas surpris de vous voir là.

 

Louis XVI ne pouvait oublier que, dès le 13 juillet 1789, les gardes-françaises avaient passé avec le peuple.

 

Le roi et la reine entrèrent chez eux. Cette sentinelle était à la porte même de la chambre à coucher.

 

Une heure après, en descendant de garde, le factionnaire demanda à parler au chef de l’escorte. Ce chef, c’était Billot.

 

Il soupait dans la rue avec les hommes qui étaient venus des différents villages bordant la route, et essayait de les déterminer à rester le lendemain.

 

Mais, pour la plupart, ces hommes avaient vu ce qu’ils voulaient voir, c’est-à-dire le roi, et plus de la moitié tenait à faire la Fête-Dieu dans son village.

 

Billot s’efforçait de les retenir parce que les dispositions de la ville aristocratique l’inquiétaient.

 

Eux, braves gens de la campagne, lui répondaient :

 

– Si nous ne rentrons pas chez nous, qui donc souhaiterait demain la fête au bon Dieu, et tendrait des draps devant nos maisons ?

 

Ce fut au milieu de cette occupation que vint le surprendre la sentinelle.

 

Tous deux causèrent bas et d’une façon animée.

 

Puis Billot envoya chercher Drouet.

 

La même conversation à demi-voix, animée et pleine de gestes, se renouvela.

 

À la suite de cette conversation, Billot et Drouet allèrent chez le maître de poste, ami de ce dernier.

 

Le maître de poste leur fit seller deux chevaux, et, dix minutes après, Billot galopait sur la route de Reims, et Drouet sur celle de Vitry-le-François.

 

Le jour vint ; à peine restait-il six cents hommes de l’escorte de la veille, les plus acharnés, ou les plus las ; ils avaient passé la nuit dans la rue sur des bottes de paille qu’on leur avait apportées. En se secouant aux premières lueurs du matin, ils purent voir une douzaine d’hommes en uniforme qui entraient à l’intendance, et qui, un instant après, en sortaient en courant.

 

Il y avait à Châlons un quartier des gardes de la compagnie de Villeroy ; une douzaine de ces messieurs se trouvaient encore dans la ville.

 

Ils venaient de prendre les ordres de Charny.

 

Charny leur avait dit de revêtir leurs uniformes, et de se trouver, à cheval, devant la porte de l’église au moment de la sortie du roi.

 

Ils allaient se préparer à cette manœuvre.

 

Comme nous l’avons dit, quelques-uns des paysans qui, la veille, avaient fait escorte au roi, ne s’étaient point retirés le soir, parce qu’ils étaient las ; mais, le matin, ils comptèrent les lieues : ceux-ci étaient à dix lieues, ceux-là à quinze lieues de leur maison. Cent ou deux cents partirent, quelques instances que leur fissent leurs camarades.

 

Les fidèles se trouvèrent donc réduits à quatre cents ou quatre cent cinquante tout au plus.

 

Or, on pouvait compter sur un nombre égal au moins de gardes nationaux dévoués au roi, sans compter les gardes royaux, et les officiers que l’on devait recruter, espèce de bataillon sacré prêt à donner l’exemple en s’exposant à tous les dangers.

 

En outre, on le sait, la ville était aristocrate.

 

Le matin, dès six heures, les habitants les plus zélés pour la cause royaliste étaient debout et attendant dans la cour de l’intendance. Charny et les gardes se tenaient au milieu d’eux, et attendaient aussi.

 

Le roi se leva à sept heures, et fit dire que son intention était d’assister à la messe.

 

On chercha Drouet et Billot, pour leur exposer le désir du roi, mais on ne les trouva ni l’un ni l’autre.

 

Rien ne s’opposait donc à ce que ce désir s’accomplît.

 

Charny monta chez le roi, et lui annonça l’absence des deux chefs de l’escorte.

 

Le roi s’en réjouit, mais Charny secoua la tête ; s’il ne connaissait pas Drouet, en revanche, il connaissait Billot.

 

Cependant, les augures paraissaient favorables. Les rues étaient encombrées, mais il était facile de voir que toute cette population était sympathique. Tant que les volets de la chambre du roi et de la chambre de la reine avaient été fermés, cette foule, pour ne pas troubler le sommeil des prisonniers, avait circulé à petit bruit et à pas sourds, levant les mains et les yeux au ciel, et si nombreuse, qu’à peine voyait-on, perdus dans ses rangs, les quatre ou cinq cents paysans des environs qui avaient persisté à ne point rejoindre leurs villages.

 

Mais, dès que les volets s’ouvrirent chez les augustes époux, les cris de « Vive le roi ! » et « Vive la reine ! » retentirent avec une telle énergie, que, sans s’être communiqué leur pensée, d’eux-mêmes, et chacun de son côté, le roi et la reine apparurent à leur balcon.

 

Alors, les cris furent unanimes, et, une dernière fois encore, les deux condamnés du destin purent se faire illusion.

 

– Allons, dit d’un balcon à l’autre Louis XVI à Marie-Antoinette, tout va bien !

 

Marie-Antoinette leva les yeux au ciel, mais ne répondit pas.

 

En ce moment, les volées de la cloche annonçaient l’ouverture de l’église.

 

Puis, en même temps, Charny frappa légèrement à la porte.

 

– C’est bien, dit le roi, je suis prêt, monsieur.

 

Charny jeta un coup d’œil rapide sur le roi ; il était calme, presque ferme ; il avait tant souffert, qu’on eût dit qu’à force de souffrance il perdait son irrésolution.

 

La voiture attendait à la porte.

 

Le roi, la reine et la famille royale y montèrent, entourés d’une foule pour le moins aussi considérable que la veille ; mais, au lieu d’insulter les prisonniers, cette foule leur demandait un mot, un regard, se trouvait heureuse de toucher les pans de l’habit du roi, fière de baiser le bas de la robe de la reine.

 

Les trois officiers reprirent leurs places sur le siège.

 

Le cocher reçut l’ordre de conduire la voiture à l’église, et obéit sans faire aucune observation.

 

D’ailleurs, d’où eût pu venir le contrordre ? Les deux chefs étaient toujours absents.

 

Charny plongeait les yeux de tous côtés, et cherchait en vain Billot et Drouet.

 

On arriva à l’église.

 

L’escorte des paysans avait bien pris son rang autour de la voiture mais, à chaque moment, le nombre des gardes nationaux augmentait. au coin de chaque rue, ils débouchaient par compagnies.

 

En arrivant à l’église, Charny estima qu’il pouvait disposer de six cents hommes.

 

On avait réservé les places de la famille royale sous une espèce de dais, et, quoiqu’il ne fût que huit heures du matin, les prêtres commençaient une grande messe.

 

Charny s’en aperçut ; il ne craignait rien tant qu’un retard ; et un retard pouvait être mortel à ces espérances auxquelles il venait de se reprendre. Il fit prévenir l’officiant qu’il était essentiel que la messe ne durât pas plus d’un quart d’heure.

 

– Je comprends, fit répondre le prêtre, et je vais prier Dieu pour qu’il accorde à Leurs Majestés un heureux voyage !

 

La messe dura juste le temps indiqué, et, cependant, Charny tira plus de vingt fois sa montre ; le roi lui-même ne pouvait cacher son impatience ; la reine, à genoux entre ses deux enfants, appuyait sa tête sur le coussin du prie-Dieu ; Madame Élisabeth, calme et sereine comme une vierge d’albâtre, soit qu’elle ignorait le projet, soit qu’elle eut déjà remis sa vie et celle de son frère aux mains du Seigneur, ne donnait aucun signe d’impatience.

 

Enfin, le prêtre, en se retournant, prononça les paroles sacramentelles : lte, missa est.

 

Et, descendant les marches de l’autel, le ciboire à la main, il bénit, en passant, le roi et la famille royale.

 

Ceux-ci s’inclinèrent de leur côté, et, au désir qui se formulait dans le cœur du prêtre, répondirent tous bas : Amen.

 

Puis ils s’acheminèrent vers la porte.

 

Tous ceux qui venaient d’entendre la messe avec eux s’agenouillaient sur leur passage ; les lèvres remuaient sans qu’aucun son sortît des bouches, mais il était facile de deviner tout ce que demandaient ces lèvres muettes.

 

À la porte de l’église, on trouva les dix ou douze gardes à cheval.

 

L’escorte royaliste commençait à prendre des proportions colossales.

 

Et, cependant, il était évident que les paysans avec leurs rudes volontés, avec leurs armes, moins mortelles peut-être que celles des citadins, mais plus terribles à la vue – un tiers étaient armés de fusils, le reste de faux et de lances –, il était évident que les paysans pouvaient, au moment décisif, peser d’un poids fatal dans la balance.

 

Ce ne fut donc pas sans une certaine crainte que Charny, se penchant vers le roi, à qui l’on demandait ses ordres, lui dit pour l’encourager :

 

– Allons, sire !

 

Le roi était décidé.

 

Il passa la tête par la portière, et, s’adressant à ceux qui entouraient la voiture :

 

– Messieurs, dit-il, hier, à Varennes, on m’a fait violence : j’avais donné l’ordre d’aller à Montmédy, et de force on m’a ramené vers une capitale révoltée ; mais, hier, j’étais au milieu de rebelles ; aujourd’hui, je suis parmi de braves sujets, et je répète : à Montmédy, messieurs !

 

– À Montmédy ! cria Charny.

 

– À Montmédy ! répétèrent les gardes de la compagnie de Villeroy.

 

– À Montmédy ! répéta après eux toute la garde nationale de Châlons.

 

Puis un chœur général poussa le cri de « Vive le roi ! ».

 

La voiture tourna à l’angle de la rue, et reprit pour s’en aller le chemin qu’on avait suivi la veille pour venir.

 

Charny avait les yeux sur toute cette population des villages ; elle semblait, en l’absence de Drouet et de Billot, commandée par ce garde-française qui avait été de faction à la porte du roi ; il suivit et fit suivre silencieusement le mouvement par ses hommes, dont l’œil sombre indiquait assez qu’ils goûtaient peu la manœuvre qui s’exécutait.

 

Seulement, ils laissèrent passer toute la garde nationale, se massant à la suite en arrière-garde.

 

Aux premiers rangs marchaient les hommes armés de piques, de fourches et de faux.

 

Ensuite venaient cent cinquante hommes à peu près, armés de fusils.

 

Cette manœuvre, aussi bien exécutée que si elle l’eût été par des troupes habituées à l’exercice, inquiéta Charny ; mais il n’avait aucun moyen de s’y opposer, et, placé comme il était, ne pouvait pas même en demander l’explication.

 

L’explication lui fut bientôt donnée.

 

À mesure que l’on avançait vers la porte de la ville, il sembait que, malgré le bruit de la voiture, malgré les rumeurs et les cris de ceux qui l’accompagnaient, on entendit quelque chose comme un roulement sourd qui allait augmentant.

 

Tout à coup, Charny pâlit et posa la main sur le genou du garde du corps qui était près de lui.

 

– Tout est perdu ! dit-il.

 

– Pourquoi cela ? demanda le garde du corps.

 

– Ne reconnaissez-vous donc pas ce bruit ?

 

– On dirait le bruit du tambour. Eh bien ?

 

– Eh bien, vous allez voir ! dit Charny.

 

En ce moment, on tourna l’angle d’une place.

 

Deux rues aboutissaient à cette place : la rue de Reims et la rue de Vitry-le François.

 

Par chacune de ces deux rues, tambours en tête, drapeaux déployés, s’avançaient deux troupes considérables de gardes nationaux.

 

L’une de dix-huit cents hommes à peu près, l’autre de deux mille cinq cents à trois mille.

 

Chacune de ces deux troupes semblait commandée par un homme à cheval.

 

L’un de ces hommes était Drouet, l’autre Billot.

 

Charny n’eut besoin que de jeter un coup d’œil sur la direction que suivait chaque troupe pour tout comprendre.

 

L’absence de Drouet et de Billot, absence inexplicable jusque-là, s’expliquait trop clairement.

 

Sans doute avaient-ils été prévenus du coup qui se machinait à Châlons ; ils étaient partis, l’un pour hâter l’arrivée de la garde nationale de Reims, l’autre pour aller chercher la garde nationale de Vitry-le-François.

 

Leurs mesures avaient été prises de concert : tous deux arrivaient à temps

 

Ils firent faire halte à leurs hommes sur la place, qu’ils barraient entièrement.

 

Puis, sans autre démonstration, l’ordre fut donné de charger les armes.

 

Le cortège s’arrêta.

 

Le roi mit la tête à la portière.

 

Il trouva Charny debout, pâle, les dents serrées.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda le roi.

 

– Il y a, sire, que nos ennemis sont allés chercher du renfort, et que, comme vous le voyez, on charge les armes, tandis que, derrière la garde nationale de Châlons, les paysans se tiennent avec leurs armes toutes chargées.

 

– Que pensez-vous de cela, monsieur de Charny ?

 

– Je pense, sire, que nous sommes pris entre deux feux ! Ce qui n’empêche pas que, si vous voulez passer, vous passerez, sire ; seulement, jusqu’où ira Votre Majesté, je n’en sais rien.

 

– C’est bien, dit le roi, retournons.

 

– Votre Majesté est bien décidée ?

 

– Monsieur de Charny, il a déjà coulé assez de sang pour moi, et du sang que je pleure avec des larmes bien amères. Je ne veux pas qu’il en soit versé une goutte de plus… Retournons.

 

À ces mots, les deux jeunes gens du siège s’élancèrent à la portière ; les gardes de la compagnie de Villeroy accoururent. Ces braves et bouillants militaires ne demandaient pas mieux que d’entrer en lutte avec des bourgeois, mais le roi répéta l’ordre plus positivement qu’il ne l’avait encore fait.

 

– Messieurs ! dit Charny à voix haute et impérative, retournons, le roi le veut !

 

Et lui-même, prenant la bride du cheval, il fit faire un tête-à-la-queue à la lourde voiture.

 

À la porte de Paris, la garde nationale de Châlons, devenue inutile, céda sa place aux paysans, à la garde nationale de Vitry et à la garde nationale de Reims.

 

– Trouvez-vous que j’ai bien fait, madame ? dit Louis XVI à Marie Antoinette.

 

– Oui, monsieur, répondit celle-ci ; seulement, je trouve que M. de Charny vous a obéi bien facilement…

 

Et elle tomba dans une sombre rêverie qui n’appartenait pas tout entière à la situation, si terrible qu’elle fût, dans laquelle on se trouvait.

 

Chapitre CI

La voie douloureuse

 

La voiture royale suivait tristement la route de Paris surveillée par ces deux hommes sombres qui venaient de lui faire rebrousser chemin, lorsque, entre Epernay et Dormans, Charny put, grâce à sa grande taille et du haut du siège où il était placé, apercevoir une autre voiture venant de Paris au galop de quatre chevaux de poste.

 

Charny devina immédiatement que cette voiture apportait quelque nouvelle grave ou amenait quelque personnage important.

 

En effet, lorsqu’elle eut joint l’avant-garde de l’escorte, on vit, après deux ou trois paroles échangées, les rangs de cette avant-garde s’ouvrir et les hommes qui la composaient présenter respectueusement les armes.

 

La berline du roi s’arrêta, et l’on put entendre de grands cris.

 

Toutes les voix répétaient en même temps : « Vive l’Assemblée nationale ! »

 

La voiture qui venait du côté de Paris continua son chemin jusqu’à ce qu’elle fût arrivée près de la berline du roi.

 

Alors, de cette voiture descendirent trois hommes dont deux étaient complètement inconnus aux augustes prisonniers.

 

Le troisième avait à peine mis la tête à la portière, que la reine murmura à l’oreille de Louis XVI :

 

– M. de La Tour Maubourg, l’âme damnée de La Fayette !

 

Puis, secouant la tête :

 

– Cela ne nous présage rien de bon, ajouta-t-elle.

 

De ces trois hommes, le plus âgé s’avança, et, ouvrant brutalement la portière de la voiture du roi :

 

– Je suis Pétion, dit-il, et voici messieurs Barnave et La Tour Maubourg, envoyés comme moi et avec moi par l’Assemblée nationale pour vous servir d’escorte, et veiller à ce que la colère du peuple ne se fasse pas justice elle même. Serrez-vous donc un peu, et faites-nous place.

 

La reine lança, sur le député de Chartres et ses deux compagnons, un de ces coups d’œil dédaigneux, comme il en tombait de temps en temps du haut de l’orgueil de la fille de Marie-Thérèse.

 

M. de La Tour Maubourg, gentilhomme courtisan à l’école de La Fayette, ne put supporter ce regard.

 

– Leurs Majestés sont déjà bien pressées dans cette voiture, dit-il ; moi, je monterai dans la voiture de suite.

 

– Montez où vous voudrez, dit Pétion ; quant à moi, ma place est dans la voiture du roi et de la reine, et j’y monte.

 

En même temps, il entra dans la voiture.

 

Au fond étaient assis le roi, la reine et Madame Élisabeth.

 

Pétion les regarda l’un après l’autre.

 

Puis, s’adressant à Madame Élisabeth :

 

– Pardon, madame, dit-il ; mais, comme représentant de l’Assemblée, la place d’honneur m’appartient. Ayez donc l’obligeance de vous lever et de vous asseoir sur le devant.

 

– Oh ! par exemple ! murmura la reine.

 

– Monsieur, fit le roi.

 

– C’est comme cela… Allons, levez-vous, madame, et me donnez votre place.

 

Madame Élisabeth se leva et céda sa place en faisant à son frère et à sa belle-sœur un signe de résignation.

 

Pendant ce temps, M. de La Tour Maubourg s’était esquivé et était allé demander une place aux deux dames du cabriolet avec plus de courtoisie, certainement, que ne venait de le faire Pétion à l’endroit du roi et de la reine.

 

Barnave était resté dehors, hésitant à entrer dans cette berline où se trouvaient déjà pressées sept personnes.

 

– Eh bien, Barnave, dit Pétion, ne venez-vous pas ?

 

– Mais où me mettre ? demanda Barnave un peu embarrassé.

 

– Voulez-vous ma place, monsieur ? demanda aigrement la reine.

 

– Je vous remercie, madame, répondit Barnave blessé ; une place sur le devant me suffira.

 

Par un même mouvement, Madame Élisabeth attira à elle Madame Royale, tandis que la reine prenait le dauphin sur ses genoux.

 

De cette manière, une place se fit sur le devant de la voiture et Barnave se trouva en face de la reine, genoux à genoux avec elle.

 

– Allons, dit Piéton sans demander l’autorisation au roi, en route !

 

Et la voiture se remit en marche aux cri de « Vive l’Assemblée nationale ! »

 

Le peuple venait à son tour de monter dans les carrosses du roi avec Barnave et Pétion.

 

Quant à ses preuves, il les avait faites le 14 juillet, les 5 et 6 octobre.

 

Il y eut un moment de silence pendant lequel, à part Pétion, qui, enfermé dans sa rudesse, semblait indifférent à tout, chacun s’examina.

 

Qu’on nous permette donc de dire quelques mots des personnes que nous venons d’introduire en scène.

 

Jérôme Pétion, dit de Villeneuve, était un homme de trente-deux ans, à peu près, aux traits vigoureusement arrêtés, et dont tout le mérite consistait dans l’exaltation, la netteté et la conscience de ses principes politiques. Il était né à Chartres, y avait été reçu avocat, et avait été envoyé à Paris comme membre de l’Assemblée nationale, en 1789. Il devait être maire de Paris, jouir d’une popularité destinée à effacer celle des Bailly et des La Fayette, et mourir dans les landes de Bordeaux, dévoré par les loups. Ses amis l’appelaient le vertueux Pétion. Lui et Camille Desmoulins étaient déjà républicains en France quand personne ne l’était encore.

 

Pierre-Joseph-Marie Barnave était né à Grenoble ; il avait trente ans à peine ; envoyé à l’Assemblée nationale, il s’y était acquis à la fois une grande réputation et une grande popularité en luttant avec Mirabeau au moment où baissaient la popularité et la réputation du député d’Aix. Tous ceux qui étaient les ennemis du grand orateur – et Mirabeau jouissait de ce privilège des hommes de génie d’avoir pour ennemi tout ce qui est médiocre –, tous les ennemis de Mirabeau s’étaient faits les amis de Barnave, et l’avaient soutenu, soulevé, grandi dans les luttes orageuses qui avaient accompagné la fin de la vie de l’illustre tribun. C’était – nous parlons de Barnave – un jeune homme de trente ans à peine, comme nous l’avons dit, en paraissant tout au plus vingt-cinq, avec de beaux yeux bleus, la bouche grande, le nez retroussé et la voix aigre. Sa personne, d’ailleurs, était élégante ; agresseur et duelliste, il semblait un jeune capitaine de guerre en bourgeois. Son aspect était sec, froid et méchant. Il valait mieux que ne l’annonçait son aspect.

 

Il appartenait au parti royaliste constitutionnel.

 

Au moment où il prenait sa place sur le devant et s’asseyait en face de la reine :

 

– Messieurs, dit Louis XVI, je commence par vous déclarer que mon intention n’a jamais été de quitter le royaume.

 

Barnave, à moitié assis, s’arrêta et regarda le roi.

 

– Dites-vous vrai, sire ? demanda-t-il. En ce cas, voilà un mot qui sauvera la France.

 

Et il s’assit.

 

Alors, il se passa quelque chose d’étrange entre cet homme parti de la bourgeoisie d’une petite ville de province, et cette femme descendue à moitié d’un des plus grands trônes du monde.

 

Tous deux essayèrent de lire dans le cœur l’un de l’autre, non pas comme deux ennemis politiques qui veulent y chercher des secrets d’Etat, mais comme un homme et une femme qui y cherchent des mystères d’amour.

 

D’où venait dans le cœur de Barnave ce sentiment qu’y surprit, au bout de quelques minutes d’étude, l’œil perçant de Marie-Antoinette ?

 

Nous allons le dire et mettre au jour une de ces tablettes du cœur qui font les légendes secrètes de l’histoire, et qui, au jour des grandes décisions du destin pèsent plus dans la balance que le gros livre des événements officiels.

 

Barnave avait la prétention d’être en toutes choses le successeur et l’héritier de Mirabeau ; or, à son avis, il était déjà le successeur et l’héritier du grand orateur à la tribune.

 

Mais restait un autre point.

 

Aux yeux de tous – nous savons, nous, ce qui en était – Mirabeau avait passé pour être honoré de la confiance du roi et de la bienveillance de la reine. Cette seule et unique conférence qu’avait obtenue le négociateur au château de Saint-Cloud avait été transformée en plusieurs audiences secrètes dans lesquelles la présomption de Mirabeau aurait été jusqu’à l’audace, et la condescendance de la reine jusqu’à la faiblesse. À cette époque, il était de mode, non seulement de calomnier la pauvre Marie-Antoinette, mais encore de croire à ces calomnies.

 

Or, ce qu’ambitionnait Barnave, c’était la succession tout entière de Mirabeau ; de là son ardeur à se faire nommer l’un des trois commissaires à envoyer près du roi.

 

Il avait été nommé, et il venait avec cette assurance d’un homme qui sait que, dans le cas où il n’aurait pas le talent de se faire aimer, il aura au moins la puissance de se faire haïr.

 

Voilà ce que, avec son rapide coup d’œil de femme, la reine avait pressenti, presque deviné.

 

Puis, ce qu’elle devinait encore, c’était la préoccupation actuelle de Barnave.

 

Cinq ou six fois, dans l’espace d’un quart d’heure où Barnave se trouva vis-à-vis d’elle, le jeune député se retourna pour examiner avec une scrupuleuse attention les trois hommes qui étaient sur le siège de la voiture, et, du siège de la voiture, son regard redescendait chaque fois plus dur et plus hostile sur la reine.

 

En effet, Barnave savait que l’un de ces trois hommes et lequel ? il l’ignorait, était le comte de Charny. Or, le bruit public donnait le comte de Charny pour amant à la reine.

 

Barnave était jaloux. Explique qui pourra ce sentiment dans le cœur du jeune homme, mais cela était ainsi.

 

Voilà ce que la reine devina.

 

Et, du moment où elle l’eut deviné, elle fut bien forte : elle connaissait le défaut de la cuirasse de son adversaire ; il ne s’agissait plus que de frapper, et de frapper juste.

 

– Monsieur, dit-elle s’adressant au roi, vous avez entendu ce que disait cet homme qui conduit la voiture ?

 

– À quel propos, madame ? demanda le roi.

 

– À propos de M. le comte de Charny.

 

Barnave tressaillit.

 

Ce tressaillement ne put échapper à la reine, qui touchait son genou du sien.

 

– N’a-t-il pas déclaré, dit le roi, qu’il prenait sur lui la responsabilité de la vie du comte ?

 

– Justement, monsieur ; et il a ajouté qu’il répondait de cette existence à la comtesse.

 

Barnave ferma les yeux à moitié, mais écouta de façon à ne pas perdre une syllabe de ce qu’allait dire la reine.

 

– Eh bien ? demanda le roi.

 

– Eh bien, monsieur, la comtesse de Charny est mon ancienne amie, Mlle Andrée de Taverney. Ne trouvez-vous pas qu’à notre retour à Paris, il serait bon que je donnasse congé à M. de Charny afin qu’il pût rassurer sa femme ? Il a couru de grands risques ; son frère a été tué pour nous. Je crois que lui demander la continuation de ses services près de vous, sire, serait faire une chose cruelle à ces deux époux.

 

Barnave respira et ouvrit de grands yeux.

 

– Vous avez raison, madame, répondit le roi, quoique, à vrai dire, je doute que M. de Charny accepte.

 

– Eh bien, dans ce cas, dit la reine, chacun de nous aura fait ce qu’il devait faire : nous, en offrant ce congé à M. de Charny ; M. de Charny, en le refusant.

 

La reine sentit en quelque sorte, par une communication magnétique se détendre l’irritation de Barnave. En même temps, lui, cœur généreux, comprenant son injustice vis-à-vis de cette femme, il en eut honte.

 

Il s’était jusqu’alors tenu la tête haute et insolente, comme un juge devant un coupable qu’il avait droit de juger et de condamner, et voilà que, tout à coup, cette coupable, répondant à une accusation qu’elle ne pouvait deviner, disait le mot ou de l’innocence ou du repentir.

 

Mais pourquoi pas de l’innocence ?

 

– Nous serons d’autant plus forts, continua la reine, que nous n’avons pas emmené M. de Charny, et que, moi, je le supposais, pour mon compte, bien tranquille à Paris, quand je l’ai vu apparaître tout à coup à la portière de la voiture.

 

– C’est vrai, répondit le roi ; mais cela vous prouve que le comte n’a pas besoin d’être stimulé lorsqu’il croit accomplir un devoir.

 

Elle était innocente, il n’y avait plus de doute.

 

Oh ! comment Barnave se ferait-il pardonner de la reine cette mauvaise pensée qu’il avait eue contre la femme ?

 

Adresser la parole à la reine ? Barnave n’osait pas. Attendre que la reine parlât la première ? Mais la reine, satisfaite de l’effet qu’avaient produit le peu de paroles qu’elle avait dites, la reine ne parlait plus.

 

Barnave était redevenu doux, presque humble ; Barnave implorait la reine du regard ; mais la reine ne paraissait faire aucune attention à Barnave.

 

Le jeune homme était dans un de ces états d’exaltation nerveuse où, pour être remarqué d’une femme inattentive, on entreprendrait les douze travaux d’Hercule, au risque de succomber dès le premier.

 

Il demandait à l’Être suprême – en 1791, on ne demandait déjà plus à Dieu –, il demandait à l’Être suprême de lui envoyer une occasion quelconque d’attirer sur lui les yeux de la royale indifférente, lorsque, tout à coup, comme si l’Être suprême eût entendu la prière qui lui était adressée, un pauvre prêtre qui attendait sur le bord de la route le passage du roi, s’approchant pour voir de plus près l’auguste prisonnier, leva au ciel ses yeux pleins de larmes et ses mains suppliantes, en disant :

 

– Sire ! Dieu garde Votre Majesté !

 

Il y avait longtemps que le peuple n’avait eu le sujet ou le prétexte de se mettre en colère. Rien ne s’était présenté depuis qu’il avait mis en morceaux le vieux chevalier de Saint-Louis, dont la tête suivait toujours, portée au bout d’une pique.

 

Une occasion lui était enfin offerte : il la saisit avec empressement.

 

Au geste du vieillard, à la prière qu’il prononçait, le peuple répondit par un rugissement ; il se jeta sur le prêtre en un instant, et, avant que Barnave fût tiré de sa rêverie, le prêtre était renversé à terre et allait être écharpé, quand la reine, épouvantée, s’écria s’adressant à Barnave :

 

– Oh ! monsieur, ne voyez-vous pas ce qui se passe ?

 

Barnave releva la tête, plongea un regard rapide vers l’océan où venait de disparaître le pauvre vieillard, et qui roulait en vagues tumultueuses et grondantes autour de la voiture, et, voyant ce dont il s’agissait :

 

– Oh ! misérables ! s’écria-t-il en s’élançant avec une telle violence, que la portière s’ouvrit, et qu’il fût tombé si, par un de ces premiers mouvements du cœur si prompts chez Madame Élisabeth, celle-ci ne l’eût retenu par la basque de son habit.

 

– Oh ! tigres ! vous n’êtes donc pas des Français, ou la France, le peuple des braves, est-il devenu un peuple d’assassins ?

 

L’apostrophe nous paraîtra peut-être, à nous, un peu prétentieuse, mais elle était dans le goût du temps. D’ailleurs, Barnave représentait l’Assemblée nationale ; c’était le pouvoir suprême qui parlait par sa voix : le peuple recula, le vieillard fut sauvé.

 

Il se releva en disant :

 

– Vous avez bien fait de me sauver, jeune homme ; un vieillard priera pour vous.

 

Et, faisant le signe de la croix, il se retira.

 

Le peuple le laissa passer, dominé par le geste et le regard de Barnave, qui semblait la statue du commandement.

 

Puis, quand le vieillard fut loin, le jeune député se rassit simplement, naturellement, n’ayant pas l’air de se douter qu’il venait de sauver la vie à un homme.

 

– Monsieur, dit la reine, je vous remercie.

 

Et, à ces seules paroles, Barnave frissonna de tout son corps.

 

C’est que, sans contredit, pendant cette longue période que nous venons de parcourir avec la malheureuse Marie-Antoinette, elle avait été plus belle, mais jamais aussi touchante.

 

En effet, au lieu de trôner comme reine, elle trônait comme mère ; elle avait à sa gauche le dauphin, charmant enfant aux cheveux blonds, qui était passé, avec l’insouciance et la naïveté de son âge, des genoux de sa mère entre les jambes du vertueux Pétion, lequel s’humanisait au point de jouer avec ses cheveux bouclés ; elle avait à sa droite sa fille, Madame Royale, qui semblait un portrait de sa mère à la première fleur de la jeunesse et de la beauté. Enfin, elle-même, elle avait, à la place de la couronne d’or de la royauté, la couronne d’épines du malheur, et, au-dessus de ses yeux noirs, de son front pâli, sa magnifique chevelure blonde au milieu de laquelle brillaient quelques fils d’argent venus avant l’âge, et qui parlaient plus éloquemment au cœur du jeune député que n’eût pu faire la plainte la plus douloureuse.

 

Il contemplait cette grâce royale, et se sentait tout prêt à tomber aux genoux de cette majesté mourante, lorsque le jeune dauphin jeta un cri de douleur.

 

L’enfant avait fait au vertueux Pétion je ne sais quelle espièglerie, dont celui-ci jugeait à propos de le punir en lui tirant vigoureusement l’oreille.

 

Le roi rougit de colère ; la reine pâlit de honte. Elle étendit les bras, et enleva l’enfant d’entre les jambes de Pétion, et, comme Barnave fit le même mouvement qu’elle, le dauphin, transporté par leurs quatre bras et tiré à lui par Barnave, se trouva sur les genoux de ce dernier.

 

Marie-Antoinette voulut l’attirer sur les siens.

 

– Non, dit le dauphin, je suis bien ici.

 

Et, comme Barnave, qui avait vu le mouvement de la reine, écartait les bras pour la laisser libre dans l’exécution de sa volonté, la reine – était-ce coquetterie de mère ? était-ce séduction de femme ? – laissa le jeune prince où il était.

 

Il se passa en ce moment dans le cœur de Barnave quelque chose d’impossible à rendre ; il était fier et heureux tout à la fois.

 

L’enfant se mit à jouer avec le jabot de Barnave, puis avec sa ceinture, puis avec les boutons de son habit de député.

 

Ces boutons surtout occupèrent le jeune prince ; ils portaient une devise gravée.

 

Le dauphin épela les lettres les unes après les autres, et finit en les assemblant, par lire ces quatre mots : « Vivre libre ou mourir. »

 

– Qu’est-ce que cela veut dire, monsieur ? demanda-t-il.

 

Barnave hésita à répondre.

 

– Cela veut dire, mon petit bonhomme, expliqua Pétion, que les Français ont fait serment de n’avoir plus de maître ; comprends-tu cela ?

 

– Pétion ! s’écria Barnave.

 

– Eh bien, mais, répondit Pétion le plus naturellement du monde, explique la devise autrement si tu lui connais un autre sens.

 

Barnave se tut. Cette devise qu’il trouvait sublime la veille, lui semblait presque cruelle dans la situation présente.

 

Mais il prit la main du dauphin, et abaissa respectueusement ses lèvres sur cette main.

 

La reine essuya furtivement une larme montée de son cœur à sa paupière.

 

Et la voiture, théâtre de ce petit drame étrange, simple jusqu’à la naïveté, continua de rouler à travers les cris de la foule grondante, conduisant à la mort six des huit personnes qu’elle contenait.

 

On arriva à Dormans.

 

Chapitre CII

La voie douloureuse

 

Là, rien n’avait été préparé pour la réception de la famille royale, qui fut forcée de descendre dans une auberge.

 

Soit par ordre de Pétion, que le silence du roi et de la reine avait fort blessé pendant la route, soit que l’auberge fût réellement pleine, on ne trouva pour les augustes prisonniers que trois mansardes dans lesquelles ils s’installèrent.

 

En descendant de voiture, Charny, selon son habitude, avait voulu s’approcher du roi et de la reine pour prendre leurs ordres, mais la reine d’un seul coup d’œil lui avait fait signe de se tenir à l’écart.

 

Sans savoir la cause de cette recommandation, le comte s’était empressé d’y obéir.

 

C’était Pétion qui était entré dans l’auberge, et qui s’était chargé des fonctions de maréchal des logis : il ne se donna pas même la peine de redescendre, et ce fut un garçon qui vint annoncer que les chambres de la famille royale étaient prêtes.

 

Barnave était assez embarrassé ; il mourait d’envie d’offrir son bras à la reine ; mais il craignait que celle qui jadis avait si fort raillé l’étiquette dans la personne de Mme de Noailles, ne l’invoquât lorsque lui, Barnave, y manquerait.

 

Il attendit donc.

 

Le roi descendit le premier, s’appuyant aux bras des deux gardes, MM. de Malden et de Valory. Charny, on le sait déjà, sur un signe de Marie-Antoinette, s’était retiré un peu à l’écart.

 

La reine descendit ensuite et tendit le bras pour qu’on lui donnât le dauphin ; mais, comme si le pauvre enfant eût senti le besoin que sa mère avait de cette flatterie :

 

– Non, dit-il, je veux rester avec mon ami Barnave.

 

Marie-Antoinette fit un signe d’assentiment accompagné d’un doux sourire. Barnave laissa passer Madame Élisabeth et Madame Royale, puis il descendit, portant le dauphin dans ses bras.

 

Mme de Tourzel venait ensuite, n’aspirant qu’à reprendre son royal élève aux mains indignes qui le tenaient ; mais un nouveau signe de la reine calma l’aristocratique ardeur de la gouvernante des enfants de France.

 

La reine monta l’escalier sale et tortueux, s’appuyant au bras de son mari.

 

Au premier étage, elle s’arrêta, croyant avoir assez fait en montant vingt marches ; mais la voix du garçon cria :

 

– Plus haut, plus haut !

 

Et, sur cette invitation, la reine continua de monter.

 

La sueur de la honte perla sur le front de Barnave.

 

– Comment, plus haut ? demanda-t-il.

 

– Oui, dit le garçon, ici, c’est la salle à manger et les appartements de messieurs de l’Assemblée nationale.

 

Un éblouissement passa sur les yeux de Barnave. Pétion avait pris les appartements du premier étage pour lui et ses collègues, et avait relégué la famille royale au second.

 

Cependant, le jeune député ne dit rien ; mais, craignant sans doute le premier mouvement de la reine, lorsqu’elle verrait les chambres du second étage destinées par Pétion à elle et à sa famille, en arrivant à ce second étage, Barnave déposa l’enfant royal sur le palier.

 

– Madame ! madame ! dit le jeune prince s’adressant à sa mère, voilà mon ami Barnave qui s’en va.

 

– Il fait bien, dit en riant la reine, qui venait de jeter un coup d’œil sur l’appartement.

 

Cet appartement, comme nous l’avons dit, se composait de trois petites pièces se commandant les unes les autres.

 

La reine s’installa dans la première avec Madame Royale ; Madame Élisabeth prit la seconde pour elle, le dauphin et Mme de Tourzel ; enfin, le roi prit la troisième, qui était un petit cabinet ayant en retour une porte de sortie sur l’escalier.

 

Le roi était fatigué ; il voulut, en attendant le souper, se jeter quelques instants sur son lit. Mais ce lit était si court, qu’au bout d’une minute il fut obligé de se lever, et, ouvrant la porte demanda une chaise.

 

MM. de Malden et de Valory étaient déjà à leur poste sur les marches de l’escalier. M. de Malden, qui se trouvait le plus à portée, descendit, prit une chaise dans la salle à manger, et la porta au roi.

 

Louis XVI, qui avait déjà une chaise de bois dans son cabinet, accommoda cette seconde chaise que lui apportait M. de Malden, pour en faire un lit à sa taille.

 

– Oh ! sire, dit M. de Malden en joignant les mains et en secouant douloureusement la tête, comptez-vous donc passer la nuit ainsi ?

 

– Certainement, monsieur, dit le roi.

 

Puis il ajouta :

 

– D’ailleurs, si ce que l’on me crie aux oreilles de la misère de mon peuple est vrai, combien de mes sujets seraient heureux d’avoir ce petit cabinet, ce lit et ces deux chaises !

 

Et il s’étendit sur cette couche improvisée, préludant ainsi aux longues douleurs du Temple.

 

Un instant après, on vint annoncer à Leurs Majestés qu’elles étaient servies.

 

Le roi descendit et vit six couverts sur la table.

 

– Pourquoi ces six couverts ? demanda-t-il.

 

– Mais, dit le garçon, un pour le roi, un pour la reine, un pour Madame Élisabeth, un pour Madame Royale, un pour monseigneur le dauphin et un pour M. Pétion.

 

– Et pourquoi pas aussi un pour M. Barnave et un pour M. La Tour Maubourg ? demanda le roi.

 

– Ils y étaient, sire, répondit le garçon ; mais M. Barnave les a fait ôter.

 

– Et il a laissé celui de M. Pétion ?

 

– M. Pétion a exigé qu’il restât.

 

En ce moment, la figure grave, plus que grave, austère, du député de Chartres parut à l’encadrement de la porte.

 

Le roi fit comme s’il n’était pas là, et répondit au garçon :

 

– Je ne me mets à table qu’avec ma famille ; nous mangeons entre nous, ou avec les gens que nous invitons ; autrement, nous ne mangeons pas.

 

– Je savais bien, dit Pétion, que Votre Majesté avait oublié le premier article de la Déclaration des droits de l’homme, mais je croyais qu’elle aurait au moins l’air de s’en souvenir.

 

Le roi fit semblant de ne pas entendre Pétion, comme il avait fait semblant de ne pas le voir, et, d’un signe des yeux et du sourcil, il ordonna au garçon d’enlever le couvert.

 

Le garçon obéit. Pétion sortit furieux.

 

– Monsieur de Malden, dit le roi, tirez la porte, afin que, autant que possible, nous soyons chez nous.

 

M. de Malden obéit à son tour, et Pétion put entendre la porte se refermer derrière lui.

 

Le roi arriva ainsi à dîner en famille.

 

Les deux gardes du corps servirent comme d’habitude.

 

Quant à Charny, il ne parut point ; s’il n’était plus le serviteur, il était toujours l’esclave de la reine.

 

Mais il y avait des moments où cette obéissance passive à la reine blessait la femme. Aussi, pendant tout le souper, Marie-Antoinette, impatiente, chercha des yeux Charny. Elle eût voulu qu’après lui avoir obéi un instant, il finît par lui désobéir.

 

Au moment où le roi, le souper terminé, remua sa chaise pour se lever de table, le salon s’ouvrit, et le garçon, entrant, pria, au nom de M. Barnave, Leurs Majestés de vouloir bien prendre l’appartement du premier à la place du leur.

 

Louis XVI et Marie-Antoinette se regardèrent. Fallait-il faire de la dignité, et repousser la courtoisie de l’un pour punir la grossièreté de l’autre ? Peut être eût ce été l’avis du roi ; mais le dauphin courut au salon en criant :

 

– Où est-il, mon ami Barnave ?

 

La reine suivit le dauphin, et le roi la reine.

 

Barnave n’était point au salon.

 

Du salon, la reine passa dans les chambres ; il y en avait trois comme à l’étage supérieur.

 

On n’avait pu faire de l’élégance, mais on avait fait de la propreté. Des bougies brûlaient dans des chandeliers de cuivre, c’est vrai, mais brûlaient à profusion.

 

Deux ou trois fois pendant la route, la reine s’était récriée en passant devant de beaux jardins garnis de fleurs ; la chambre de la reine était garnie des plus belles fleurs d’été, en même temps que les fenêtres ouvertes permettaient aux parfums trop âcres de s’échapper ; des rideaux de mousseline, fermant l’ouverture de ces fenêtres, s’opposaient à ce qu’un regard indiscret poursuivît chez elle l’auguste prisonnière.

 

C’était Barnave qui avait veillé à tout cela.

 

Elle soupira, la pauvre reine : six ans auparavant, c’est Charny qui eût pris tous ces soins.

 

Au reste, Barnave eut la délicatesse de ne pas venir chercher un remerciement.

 

C’est encore ce qu’eût fait Charny.

 

Comment un petit avocat de province avait-il les mêmes attentions et les mêmes délicatesses qu’aurait eues l’homme le plus élégant et le plus distingué de la cour ?

 

Il y avait certes bien là-dedans de quoi faire rêver une femme, cette femme fût-elle reine.

 

Aussi, la reine rêva-t-elle à cet étrange mystère une partie de la nuit.

 

Pendant ce temps, que devenait le comte de Charny ?

 

Charny, nous l’avons vu, sur le signe que lui fit la reine, s’était retiré, et, depuis ce moment, n’avait pas reparu.

 

Charny, que son devoir enchaînait aux pas de Louis XVI et de Marie-Antoinette, était heureux que l’ordre de la reine, dont il ne chercha pas même la cause, lui eût donné un moment de solitude et de réflexion.

 

Il avait vécu si rapidement depuis trois jours ; il avait vécu tellement hors de lui-même, pour ainsi dire ; il avait tant vécu pour les autres, qu’il n’était pas fâché de laisser, pendant quelques instants, la douleur d’autrui, pour revenir à sa propre douleur.

 

Charny était le gentilhomme des anciens jours, l’homme de la famille surtout : il adorait ses frères, dont il était plutôt le père que le frère aîné.

 

À la mort de Georges, sa douleur avait été grande ; mais, au moins, il avait pu, agenouillé près du cadavre, dans cette petite et sombre cour de Versailles, répandre sa douleur avec ses larmes ; mais, au moins, il lui restait son second frère Isidor, sur lequel toute son affection s’était reportée ; Isidor, qui lui était devenu plus cher encore, s’il était possible, pendant les trois ou quatre mois qui avaient précédé son départ et où le jeune homme lui avait servi d’intermédiaire près d’Andrée.

 

Nous avons tâché, sinon de faire comprendre, du moins de raconter ce singulier mystère de certains cœurs que la séparation anime au lieu de les refroidir, et qui puisent dans l’absence un nouvel aliment au souvenir qui les occupe.

 

Eh bien, moins Charny voyait Andrée, plus il pensait à elle, et penser de plus en plus à Andrée, pour Charny, c’était l’aimer.

 

En effet, quand il voyait Andrée, quand il était près d’Andrée, il lui semblait purement et simplement être près d’une statue de glace que le moindre rayon d’amour ferait fondre, et qui, retirée à l’ombre et en elle-même, craignait autant l’amour, que – de glace véritablement – une statue craindrait le soleil ; il était en contact avec ce geste lent et froid, avec cette parole grave et contenue, avec ce regard muet et voilé : derrière ce geste, derrière cette parole, derrière ce regard, il ne voyait, disons mieux, il n’entrevoyait rien.

 

Tout cela était blanc, pâle, laiteux comme l’albâtre, froid et terne comme lui.

 

C’était ainsi, sauf de rares intervalles d’animation, amenés par des situations violentes, que lui était apparue Andrée pendant leurs dernières entrevues, et surtout pendant celle qu’il avait eue avec la malheureuse jeune femme, rue Coq-Héron, le soir où elle avait à la fois retrouvé et perdu son fils.

 

Mais, dès qu’il s’éloignait d’elle, la distance produisait son effet ordinaire, en éteignant les teintes trop vives, en estompant les contours trop arrêtés. Alors, le geste lent et froid d’Andrée s’animait ; alors, la parole grave et contenue d’Andrée devenait timbrée et sonore ; alors, le regard muet et voilé d’Andrée soulevait sa longue paupière et lançait une flamme humide et dévorante ; alors, il lui semblait qu’un feu intérieur s’allumait au cœur de la statue, et qu’à travers l’albâtre de ses chairs, il voyait circuler le sang et battre le cœur.

 

Ah ! c’était dans ces moments d’absence et de solitude qu’Andrée était la véritable rivale de la reine ; c’était dans l’obscurité fiévreuse de ces nuits que Charny croyait tout à coup voir s’ouvrir la muraille de sa chambre, ou se soulever la tapisserie de sa porte, et s’approcher de son lit, les bras ouverts, les lèvres murmurantes, l’œil plein d’amour, cette statue transparente, que le feu de son âme éclairait au-dehors. Alors Charny, lui aussi, tendait les bras ; alors Charny appelait la douce vision ; alors Charny essayait de presser le fantôme sur son cœur. Mais, hélas ! le fantôme lui échappait ; il n’embrassait que le vide, et retombait de son rêve haletant, dans la triste et froide réalité.

 

Isidor lui était donc devenu plus cher que ne l’avait jamais été Georges, et, nous l’avons vu, le comte n’avait pas eu la sombre joie de pleurer sur le cadavre d’Isidor, comme il avait eu celle de pleurer sur le cadavre de Georges.

 

Tous deux, l’un après l’autre, étaient tombés pour cette femme fatale, pour cette cause pleine d’abîmes.

 

Pour la même femme, et dans un abîme pareil, lui, Charny, tomberait certainement à son tour.

 

Eh bien, depuis deux jours, depuis la mort de son frère, depuis cette dernière étreinte qui avait laissé ses habits teints de son sang, ses lèvres tièdes du dernier soupir de la victime, depuis cette heure à laquelle M. de Choiseul lui avait remis les papiers trouvés sur Isidor, à peine avait-il eu un instant à donner à cette grande douleur.

 

Ce signe de la reine qui lui avait indiqué qu’il eût à se tenir à l’écart, il l’avait donc reçu comme une faveur, et accepté comme une joie.

 

Dès lors, il avait cherché un coin, un endroit, une retraite, où, tout en demeurant à portée de venir au secours de la famille royale, au premier appel, au premier cri, il pût néanmoins être bien seul avec sa douleur, bien isolé avec ses larmes.

 

Il avait trouvé une mansarde située au haut du même escalier où veillaient MM. de Malden et de Valory.

 

Une fois là, seul, enfermé, assis devant une table éclairée par une de ces lampes de cuivre à trois becs comme nous en retrouvons encore aujourd’hui dans quelques vieilles maisons de village, il avait tiré de sa poche les papiers ensanglantés, seules reliques qui lui restassent de son frère.

 

Puis, le front dans ses deux mains, les yeux fixés sur ces lettres où continuaient de vivre les pensées de celui qui n’était plus, il avait pendant longtemps laissé couler, de ses joues sur la table, des larmes pressées et silencieuses.

 

Enfin, il poussa un soupir, releva et secoua la tête, prit et déplia une lettre.

 

Elle était de la pauvre Catherine.

 

Charny soupçonnait depuis plusieurs mois cette liaison d’Isidor avec la fille du fermier, lorsque, à Varennes, Billot s’était chargé de la lui raconter dans tous ses détails, mais seulement après le récit du fermier il lui avait accordé toute l’importance qu’elle méritait de prendre dans son esprit.

 

Cette importance s’accrut encore à la lecture de la lettre. Alors, il vit ce titre de maîtresse rendu sacré par le titre de mère, et, dans les termes si simples où Catherine exposait son amour, toute la vie de la femme donnée en expiation de la faute de la jeune fille.

 

Il en ouvrit une seconde, puis une troisième ; c’étaient toujours les mêmes plans d’avenir, les mêmes espérances de bonheur, les mêmes joies maternelles, les mêmes craintes d’amante, les mêmes regrets, les mêmes douleurs, les mêmes repentirs.

 

Tout à coup, au milieu de ces lettres, il en vit une dont l’écriture le frappa.

 

L’écriture était d’Andrée.

 

Elle lui était adressée, à lui.

 

À la lettre, un papier plié en quatre était attaché par un cachet de cire aux armes d’Isidor.

 

Cette lettre de l’écriture d’Andrée, adressée à lui, Charny, et retrouvée parmi les papiers d’Isidor, lui parut une chose si étrange, qu’il commença par ouvrir le billet annexé à la lettre avant d’ouvrir la lettre elle-même.

 

Le billet écrit au crayon par Isidor, sans doute sur quelque table d’auberge, et tandis qu’on lui sellait un cheval, contenait ces quelques lignes :

 

« Cette lettre est adressée, non point à moi, mais à mon frère le comte Olivier de Charny : elle est écrite par sa femme, la comtesse de Charny. S’il m’arrive malheur, celui qui trouverait ce papier est prié de le faire passer au comte Olivier de Charny, ou de le renvoyer à la comtesse.

 

« Je le tiens de celle-ci avec la recommandation suivante :

 

« Si, dans l’entreprise qu’il poursuit, le comte réussissait sans accident, rendre la lettre à la comtesse.

 

« S’il était blessé grièvement, mais sans danger de mort, le prier d’accorder à sa femme la grâce de le rejoindre.

 

« Enfin, s’il était blessé à mort, lui donner cette lettre, et, s’il ne peut la lire lui-même, la lui lire, afin qu’avant d’expirer, il connaisse le secret qu’elle contient.

 

« Si la lettre est renvoyée à mon frère le comte de Charny, comme sans doute ce billet lui sera remis en même temps, il agira, à l’égard des trois recommandations ci-dessus, ainsi que sa délicatesse lui conseillera de le faire.

 

« Je lègue à ses soins la pauvre Catherine Billot, qui habite le village de Ville-d’Avray avec mon enfant.

 

« Isidor de Charny »

 

D’abord, le comte parut entièrement absorbé par la lecture de ce billet de son frère ; ses larmes, un instant arrêtées, recommencèrent à couler avec la même abondance ; puis, enfin, ses yeux encore voilés de pleurs se portèrent sur la lettre de Mme de Charny ; il la regarda longtemps, la prit, la porta à ses lèvres, l’appuya sur son cœur, comme si elle eût pu communiquer à ce cœur le secret qu’elle contenait, relut une fois encore, puis deux fois, puis trois fois la recommandation de son frère.

 

Puis, à demi-voix et secouant la tête :

 

– Je n’ai pas le droit d’ouvrir cette lettre, dit-il ; mais je la supplierai tant elle-même, qu’elle me laissera lire…

 

Et, comme pour s’encourager dans cette résolution, impossible à un cœur moins loyal que le sien, il répéta encore :

 

– Non, je ne la lirai pas !

 

En effet, il ne la lut point ; mais le jour le surprit, assis à la même table, et dévorant du regard l’adresse de cette lettre tout humide de son haleine, tant il l’avait pressée de fois contre ses lèvres.

 

Tout à coup, au milieu du bruit qui se faisait dans l’hôtel annonçant que le départ se préparait, on entendit la voix de M. de Malden, qui appelait le comte de Charny.

 

– Me voici, répondit le comte.

 

Et, serrant dans la poche de son habit les papiers du pauvre Isidor, il baisa une dernière fois la lettre intacte, la mit sur son cœur et descendit rapidement.

 

Il rencontra sur l’escalier Barnave, qui demandait des nouvelles de la reine, et qui chargeait M. de Valory de prendre ses ordres pour l’heure du départ.

 

Il était facile de voir que Barnave ne s’était pas plus couché et n’avait pas plus dormi que le comte Olivier de Charny.

 

Les deux hommes se saluèrent, et Charny eût certainement remarqué l’éclair de jalousie qui passa dans les yeux de Barnave en l’entendant s’informer lui-même de la santé de la reine, s’il eût pu se préoccuper d’autre chose que de cette lettre qu’il pressait du bras contre son cœur.

 

Chapitre CIII

La voie douloureuse

 

En remontant en voiture, le roi et la reine virent avec étonnement qu’ils n’avaient plus autour d’eux, pour les regarder partir, que la population de la ville, et, pour les accompagner, que de la cavalerie.

 

C’était encore une attention de Barnave : il savait ce que, la veille, la reine, forcée de marcher au pas, avait souffert de la chaleur, de la poussière, des insectes, de la multitude, des menaces faites à ses gardes et aux fidèles serviteurs qui venaient pour lui adresser un dernier salut ; il avait feint d’avoir reçu la nouvelle d’une invasion ; M. de Bouillé rentrait en France avec cinquante mille Autrichiens ; c’était contre lui que devait se porter tout homme ayant un fusil, une faux, une pique, une arme quelconque enfin, et toute la population avait entendu cet appel, et était retournée sur ses pas.

 

C’est qu’alors il y avait en France une véritable haine de l’étranger, haine si puissante, qu’elle l’emportait sur celle que l’on avait vouée au roi et à la reine ; à la reine, dont le plus grand crime était d’être étrangère.

 

Marie-Antoinette devina d’où lui venait ce nouveau bienfait. Nous disons bienfait, et le mot n’est point exagéré. Elle remercia Barnave d’un coup d’œil.

 

Au moment où elle allait prendre place dans la voiture, son regard avait cherché celui de Charny : Charny était déjà sur son siège ; seulement, au lieu de se placer au milieu, comme la veille, il avait obstinément voulu céder à M. de Malden cette place, moins dangereuse que celle qu’avait occupée jusque-là le fidèle garde du corps. Charny eût désiré qu’une blessure lui permît d’ouvrir cette lettre de la comtesse qui lui brûlait le cœur.

 

Il ne vit donc point le regard de la reine qui cherchait le sien.

 

La reine poussa un profond soupir.

 

Barnave l’entendit.

 

Inquiet de savoir où allait ce soupir, le jeune homme s’arrêta sur le marchepied de la voiture.

 

– Madame, dit-il, je me suis aperçu hier que vous étiez bien serrée dans cette berline ; une personne de moins vous fera quelque allégement. Si vous le désirez, je monterai dans la voiture de suite avec M. de La Tour Maubourg, ou je vous accompagnerai à cheval.

 

Barnave, en faisant une pareille offre, eût donné la moitié des jours qui lui restaient à vivre – et il ne lui en restait pas beaucoup – pour que cette offre fût refusée.

 

Elle le fut.

 

– Non, dit vivement la reine, restez avec nous, vous.

 

En même temps, le dauphin disait, en étendant ses petites mains pour attirer à lui le jeune député :

 

– Mon ami Barnave ! mon ami Barnave ! Je ne veux pas que tu t’en ailles.

 

Barnave, radieux, reprit sa place de la veille. À peine y fut-il assis, que le dauphin, à son tour, passa des genoux de la reine sur les siens.

 

La reine embrassa, en le laissant glisser de ses mains, le dauphin sur les deux joues.

 

La trace humide de sa lèvre resta empreinte sur la peau veloutée de l’enfant. Barnave regarda cette trace du baiser maternel comme Tantale devait regarder les fruits qui pendaient sur sa tête.

 

– Madame, dit-il à la reine, Votre Majesté daignerait-elle m’accorder la faveur d’embrasser l’auguste prince, qui, guidé par l’instinct infaillible de son âge, veut bien m’appeler son ami ?

 

La reine fit en souriant un signe de tête.

 

Alors, les lèvres de Barnave se collèrent sur cette trace des lèvres de la reine avec une telle ardeur, que l’enfant effrayé jeta un cri.

 

La reine ne perdait rien de tout ce jeu, où Barnave apportait sa tête. Peut- être n’avait-elle pas plus dormi que Barnave et Charny ; peut-être cette espèce d’animation qui rendait la vie à ses yeux, était-elle causée par la fièvre intérieure qui la brûlait ; mais ses lèvres couvertes d’une couche de pourpre, ces joues légèrement teintées d’un rose presque imperceptible, faisaient d’elle cette dangereuse sirène qui, avec un de ses cheveux, était sûre de conduire ses adorateurs jusqu’à l’abîme.

 

Grâce à la précaution de Barnave, la voiture faisait maintenant deux lieues à l’heure.

 

À Château-Thierry, l’on s’arrêta pour dîner.

 

La maison où l’on fit halte était située près de la rivière, dans une position charmante, et appartenait à une riche marchande de bois qui n’avait point attendu qu’on la désignât, mais qui, la veille, apprenant que la famille royale devait passer par Château-Thierry, avait fait partir à cheval un de ses commis, pour offrir à MM. les députés de l’Assemblée nationale de leur donner ainsi qu’au roi et à la reine, l’hospitalité dans sa maison.

 

L’offre avait été acceptée.

 

Aussitôt que la voiture s’arrêta, un concours empressé de serviteurs indiqua aux augustes prisonniers une réception toute différente de celle qu’ils avaient subie la veille à l’auberge de Dormans. La reine, le roi, Madame Élisabeth, Mme de Tourzel et les deux enfants furent conduits dans des chambres séparées, où tous les préparatifs étaient faits pour que chacun pût donner à sa toilette les soins les plus minutieux.

 

Depuis son départ de Paris, la reine n’avait point rencontré pareille prévoyance. Les habitudes les plus délicates de la femme venaient d’être caressées par cette aristocratique attention : Marie-Antoinette, qui commençait à apprécier de pareils soins, demanda, pour la remercier, sa bonne hôtesse.

 

Un instant après, une femme de quarante ans, fraîche encore, et mise avec une simplicité extrême, se présenta. Elle avait eu jusque-là la modestie de se tenir loin des regards de ceux qu’elle recevait.

 

– C’est vous, madame, qui êtes la maîtresse de la maison ? lui demanda la reine.

 

– Oh ! madame ! s’écria l’excellente femme en fondant en larmes, partout où Votre Majesté daigne s’arrêter, et quelle que soit la maison honorée de sa présence, là où est la reine, la reine est la seule maîtresse.

 

Marie-Antoinette jeta un regard autour de la chambre pour voir si elles étaient bien seules.

 

Puis, s’étant assurée que personne ne pouvait ni voir ni entendre :

 

– Si vous vous intéressez à notre tranquillité, dit-elle en lui prenant la main, en l’attirant à elle, et en l’embrassant comme elle eût fait d’une amie, et si vous avez quelque souci de votre propre salut, calmez-vous et modérez ces marques de douleur ; car, si l’on venait à s’apercevoir du motif qui les cause, elles pourraient vous être funestes ; et vous devez comprendre, s’il vous arrivait quelque désagrément, combien cela ajouterait à nos peines ! Nous nous reverrons peut-être ; contentez-vous donc et conservez-moi une amie dont la rencontre aujourd’hui m’est si rare et si précieuse.

 

Après le dîner, on se remit en route : la chaleur était accablante ; le roi, qui s’était plusieurs fois aperçu que Madame Élisabeth, écrasée de fatigue, laissait tomber malgré elle sa tête sur sa poitrine, exigea que la princesse prît, jusqu’à Meaux, où l’on devait coucher, sa place au fond de la voiture ; sur l’ordre exprès du roi, Madame Élisabeth céda.

 

Pétion avait assisté à tout ce débat sans offrir sa place.

 

Barnave, pourpre de honte, cachait sa tête entre ses deux mains ; mais, à travers les ouvertures de ses doigts, il pouvait voir le sourire mélancolique de la reine.

 

Au bout d’une heure de marche, la fatigue de Madame Élisabeth devint si grande, qu’elle s’endormit tout à fait, et la conscience de ce qu’elle faisait était si éteinte en elle-même, que sa belle tête d’ange, après avoir ballotté un instant à droite et à gauche sur ses épaules, finit par se reposer sur l’épaule de Pétion.

 

C’est ce qui fait dire au député de Chartres, dans la relation inédite de son voyage, que Madame Élisabeth, la sainte créature que vous savez, était devenue amoureuse de lui, et, en reposant un moment sa tête sur son épaule, cédait à la nature.

 

Vers quatre heures de l’après-midi, l’on arriva à Meaux, et l’on s’arrêta devant le palais épiscopal, qu’avait habité Bossuet, et dans lequel, quatre-vingt-sept ans auparavant, l’auteur de Discours sur l’histoire universelle était mort.

 

Le palais était habité par un évêque constitutionnel et assermenté. On s’en aperçut plus tard à la façon dont il reçut la famille royale.

 

Mais, pour le moment, la reine ne fut frappée que de l’aspect sombre du bâtiment dans lequel elle allait entrer. Nulle part, palais princier ou religieux ne s’élevait plus digne, par sa mélancolie, d’abriter la suprême infortune qui venait lui demander asile pour une nuit. Ce n’est plus comme à Versailles, où la grandeur est magnifique ; ici la grandeur est simple : une large pente pavée de briques conduit aux appartements, et les appartements donnent sur un jardin dont les remparts mêmes de la ville font le soutènement : ce jardin est dominé par la tour de l’église ; tour entièrement couverte de lierre, et conduit, par une allée bordée de houx, au cabinet d’où l’éloquent évêque de Meaux jetait de temps en temps un de ces cris sinistres qui présagent la chute des monarchies.

 

La reine promena son regard sur cette lugubre bâtisse, et, la trouvant selon l’état de son esprit, elle porta les yeux autour d’elle, cherchant un bras où appuyer le sien pour visiter le palais.

 

Barnave seul était là.

 

La reine sourit.

 

– Donnez-moi le bras, monsieur, dit-elle, et ayez la bonté de me servir de guide dans ce vieux palais ; je n’oserais m’y aventurer seule, j’aurais peur d’y entendre retentir cette grande voix qui, un jour, fit tressaillir la chrétienté à ce cri : « Madame se meurt ! Madame est morte ! »

 

Barnave s’approcha rapidement et offrit son bras à la reine avec un empressement mêlé de respect.

 

Mais la reine jeta un dernier regard autour d’elle ; l’absence obstinée de Charny l’inquiétait.

 

Barnave, qui voyait tout, remarqua ce regard.

 

– La reine désire quelque chose ? demanda-t-il.

 

– Oui. Je désirerais savoir où est le roi, répondit Marie-Antoinette.

 

– Il a fait l’honneur à M. Pétion de le recevoir, dit Barnave, et il cause avec lui.

 

La reine parut satisfaite.

 

Puis, comme si elle eût eu besoin de s’arracher à elle-même, et de sortir de sa propre pensée :

 

– Venez, dit-elle.

 

Et elle entraîna Barnave à travers les appartements du palais épiscopal.

 

On eut dit qu’elle fuyait, suivant l’ombre flottante dessinée par son esprit, et ne regardant ni devant ni derrière elle.

 

Dans la chambre à coucher du grand prédicateur, elle s’arrêta enfin, presque essoufflée.

 

Le hasard fit qu’elle se trouva en face d’un portrait de femme.

 

Elle leva machinalement les yeux, et, lisant sur le cadre ces mots : Madame Henriette, elle tressaillit.

 

Ce tressaillement, Barnave le sentit sans le comprendre.

 

– Votre Majesté souffre-t-elle ? demanda-t-il.

 

– Non, dit la reine ; mais ce portrait… Madame Henriette !…

 

Barnave devina ce qui se passait dans le cœur de la pauvre femme.

 

– Oui, dit-il, Madame Henriette, mais Madame Henriette d’Angleterre ; non pas la veuve du malheureux Charles Ier, mais la femme de l’insouciant Philippe d’Orléans ; non pas celle qui pensa mourir de froid au Louvre, mais celle qui mourut empoisonnée à Saint-Cloud, et qui, en mourant, envoya sa bague à Bossuet…

 

Puis, après un instant d’hésitation :

 

– J’aimerais mieux que ce fût le portrait de l’autre, dit-il.

 

– Et pourquoi cela ? demanda Marie-Antoinette.

 

– Mais parce qu’il y a des bouches qui seules osent donner certains conseils ; et ces bouches sont surtout celles que la mort a fermées.

 

– Et ne pourriez-vous me dire, monsieur, ce que me conseillerait la bouche de la veuve du roi Charles ? demanda la reine.

 

– Si Sa Majesté l’ordonne, j’essayerai, répondit Barnave.

 

– Essayez alors.

 

– « Oh ! ma sœur ! vous dirait cette bouche, ne vous apercevez-vous pas de la ressemblance qu’il y a entre nos deux destinées ? Je venais de France, comme vous venez d’Autriche ; j’étais pour les Anglais une étrangère, comme vous êtes une étrangère pour la France. J’aurais pu donner à mon mari égaré de bons conseils, je gardais le silence ou lui en donnais de mauvais ; au lieu de le rallier à son peuple et de rallier son peuple à lui, je l’excitai à la guerre ; je lui donnai le conseil de marcher sur Londres avec les protestants irlandais. Non seulement j’entretenais une correspondance avec l’ennemi de l’Angleterre, mais encore je passai deux fois en France pour amener en Angleterre des soldats étrangers. Enfin… »

 

Barnave s’arrêta.

 

– Continuez, reprit la reine, le sourcil sombre et la lèvre plissée.

 

– Pourquoi continuerais-je, madame ? répondit le jeune orateur en secouant tristement la tête. Vous savez aussi bien que moi la fin de cette sanglante histoire..

 

– Oui, je vais donc continuer, et vous dire, à vous, ce que le portrait de Madame Henriette dirait à moi, afin que vous m’appreniez si je me trompe : « Enfin, les Écossais trahirent et livrèrent leur roi. Le roi fut arrêté au moment où il rêvait de passer en France. Un tailleur l’alla prendre ; un boucher le conduisit en prison ; un charretier purgea la chambre qui le devait juger ; un marchand de bière présida la cour de justice, et pour que rien ne manquât à l’odieux de ce jugement et à la révision de ce procès inique porté devant le souverain juge qui reçoit tous les procès, un bourreau masqué trancha la tête de la victime ! » Voilà ce que le portrait de Madame Henriette me dirait, n’est-ce pas ? Eh ! mon Dieu ! je sais tout cela aussi bien que personne, je le sais d’autant mieux que rien ne manque à la ressemblance. Nous avons notre marchand de bière des faubourgs : seulement, au lieu de s’appeler Cromwell, il s’appelle Santerre ; nous avons notre boucher : seulement, au lieu de s’appeler Harrison, il s’appelle, comment ?… Legendre, je crois ; nous avons notre charretier : seulement, au lieu de s’appeler Pridge, il s’appelle… Oh ! Pour cela, je n’en sais rien ! l’homme est si peu de chose, que je ne connais pas même son nom, ni vous non plus, j’en suis sûre ; mais demandez-le-lui, il vous le dira : c’est l’homme qui conduit notre escorte, un paysan, un vilain, un manant, que sais-je ? Eh bien, voilà ce que Madame Henriette me dirait.

 

– Et que lui répondriez-vous ?

 

– Je lui répondrais : « Pauvre chère princesse ! ce ne sont pas des conseils que vous me donnez là, c’est un cours d’histoire que vous me faites ; le cours d’histoire est fait ; maintenant, j’attends les conseils. »

 

– Oh ! ces conseils, madame, dit Barnave, si vous ne vous refusiez pas à les suivre, ce seraient, non seulement les morts, mais encore les vivants qui vous les donneraient.

 

– Morts ou vivants, que ceux qui doivent parler parlent : qui dit, si les conseils sont bons, qu’on ne les suivra point ?

 

– Eh ! mon Dieu, madame ! morts ou vivants n’ont qu’un seul conseil à vous donner.

 

– Lequel ?

 

– Vous faire aimer du peuple.

 

– Avec cela que c’est facile, de se faire aimer de votre peuple !

 

– Eh ! madame, ce peuple est bien plus le votre que le mien, et la preuve, c’est qu’à votre arrivée en France, ce peuple vous adorait.

 

– Oh ! monsieur, que vous parlez là d’une chose fragile : la popularité !

 

– Madame ! madame ! dit Barnave, si, moi, inconnu, sorti de mon obscure sphère, j’ai conquis cette popularité, combien vous était-il plus aisé de la garder, ou vous serait-il plus facile de la reconquérir ! Mais non, continua Barnave en s’animant, non ; votre cause, la cause de la monarchie, la plus sainte, la plus belle des causes, à qui l’avez-vous confiée ? Quelles voix et quels bras l’ont défendue ? On ne vit jamais pareille ignorance des temps, pareil oubli du génie de la France ; oh ! tenez, moi, moi qui ai sollicité la mission d’aller au-devant de vous dans ce seul but ; moi qui vous vois ; moi qui vous parle enfin, combien de fois, mon Dieu ! n’ai-je pas été au moment d’aller m’offrir à vous… de me dévouer, de…

 

– Silence ! dit la reine, on vient, nous recauserons de tout cela, monsieur Barnave, je suis prête à vous revoir, à vous entendre, à suivre vos conseils !

 

– Oh ! madame ! madame ! s’écria Barnave transporté.

 

– Silence ! répéta la reine.

 

– Votre Majesté est servie, dit, en paraissant sur le seuil de la porte, le domestique dont on avait entendu les pas.

 

On rentra dans la salle à manger, Le roi y arrivait par une autre porte ; il venait de causer avec Pétion pendant tout le temps que la reine avait causé avec Barnave, et il paraissait fort animé.

 

Les deux gardes attendaient debout, réclamant comme toujours le privilège de servir Leurs Majestés.

 

Charny, le plus éloigné de tous, se tenait debout dans l’embrasure d’une fenêtre.

 

Le roi regarda autour de lui, et, profitant d’un moment où il était seul avec sa famille, les deux gardes et le comte :

 

– Messieurs, dit-il à ces derniers, après le souper, il faut que je vous parle. Vous me suivrez donc, s’il vous plaît, dans mon appartement.

 

Les trois officiers s’inclinèrent.

 

Le service commença ainsi que d’habitude.

 

Mais, quoique dressée, cette fois, chez un des premiers évêques du royaume, la table était aussi mal servie, le soir à Meaux, qu’elle avait été bien servie le matin à Château-Thierry.

 

Le roi, comme toujours, avait grand appétit, et mangea beaucoup malgré la mauvaise chère. La reine ne prit que deux œufs frais.

 

Depuis la veille, le dauphin, qui était un peu malade, demandait des fraises ; mais le pauvre enfant n’en était déjà plus au temps où ses moindres désirs étaient prévenus. Depuis la veille, tous ceux à qui il s’était adressé lui avaient répondu, ou : « Il n’y en a pas ! » ou : « L’on n’en peut pas trouver. »

 

Et, cependant, sur la route, il avait vu de gros enfants de paysans mangeant à même des bouquets de fraises qu’ils avaient été cueillir dans les bois.

 

Il avait alors, pauvre petit, fort envié ces gros enfants, aux cheveux blonds, aux joues roses, qui n’avaient pas besoin de demander des fraises et qui, lorsqu’ils en avaient envie, allaient les cueillir eux-mêmes, sachant les clairières où poussent les fraises, comme les petits oiseaux savent les champs où fleurissent la navette et le chènevis.

 

Ce désir qu’elle n’avait pas pu satisfaire avait fort attristé la reine, de sorte que, lorsque l’enfant, refusant tout ce qu’on lui offrait, demanda de nouveau des fraises, les larmes vinrent aux yeux de la mère impuissante.

 

Elle chercha autour d’elle à qui elle pourrait s’adresser, et aperçut Charny, muet, debout, immobile.

 

Elle lui fit signe, une fois, deux fois ; mais, absorbé dans sa pensée, Charny ne vit point les signes de la reine.

 

Enfin, d’une voix rauque d’émotion :

 

– Monsieur le comte de Charny, dit-elle.

 

Charny tressaillit, comme si on l’eût tiré d’un rêve, et fit un mouvement pour s’élancer vers la reine.

 

Mais, en ce moment, la porte s’ouvrit, et Barnave parut un plat de fraises à la main.

 

– La reine m’excusera, dit-il, si j’entre ainsi, et le roi sera assez bon, je l’espère, pour me pardonner, mais plusieurs fois dans la journée j’ai entendu monsieur le dauphin demander des fraises ; j’ai trouvé ce plat sur la table de l’évêque, je l’ai pris et je l’apporte.

 

Pendant ce temps, Charny avait fait le tour et s’était approché de la reine ; mais celle-ci ne lui donna pas même le temps de venir jusqu’à elle.

 

– Merci, monsieur le comte, dit-elle. Monsieur Barnave a deviné ce que je désirais, et je n’ai plus besoin de rien.

 

Charny s’inclina, et, sans répondre un seul mot, retourna à sa place.

 

– Merci, mon ami Barnave, dit le jeune dauphin.

 

– Monsieur Barnave, dit le roi, notre dîner n’est pas bon, mais, si vous voulez en prendre votre part, vous nous ferez plaisir, à la reine et à moi.

 

– Sire, dit Barnave, une invitation du roi est un ordre. Où plaît-il à Votre Majesté que je m’assoie ?

 

– Entre la reine et le dauphin, dit le roi.

 

Barnave s’assit, fou tout à la fois d’amour et d’orgueil.

 

Charny regarda toute cette scène, sans que le moindre frisson de jalousie courût de son cœur à ses veines. Seulement, voyant ce pauvre papillon qui lui aussi venait se brûler à la lumière royale :

 

– Encore un qui se perd ! dit-il ; c’est dommage : celui-là valait mieux que les autres.

 

Puis, revenant à son incessante pensée :

 

– Cette lettre ! cette lettre ! murmura-t-il, que peut-il y avoir dans cette lettre ?

 

Chapitre CIV

Le calvaire

 

Après le souper, les trois officiers, comme ils en avaient reçu l’ordre, montèrent dans la chambre du roi.

 

Madame Royale, M. le dauphin et Mme de Tourzel étaient dans leur chambre ; le roi, la reine et Madame Élisabeth attendaient.

 

Lorsque les jeunes gens furent entrés :

 

– Monsieur de Charny, dit le roi, faites-moi le plaisir de fermer la porte, que personne ne vienne nous déranger ; j’ai quelque chose de la plus haute importance à vous communiquer. Hier, messieurs, à Dormans, M. Pétion m’a proposé de vous faire évader sous un déguisement ; mais la reine et moi nous y sommes opposés, de peur que cette proposition ne fût un piège, et que l’on ne tentât de vous éloigner de nous que pour vous assassiner, ou vous livrer, au fond de quelque province, à une commission militaire qui vous condamnerait à être fusillés sans vous laisser aucun recours. Nous avons donc ; la reine et moi, pris sur nous de repousser cette proposition, mais, aujourd’hui, M. Pétion est revenu à la charge, engageant son honneur de député, et je crois devoir vous faire part de ce qu’il craint et de ce qu’il propose.

 

– Sire, interrompit Charny, avant que Votre Majesté aille plus loin – et ici non seulement je parle en mon nom, mais encore je crois être l’interprète des sentiments de ces messieurs –, avant d’aller plus loin, le roi veut-il nous promettre une grâce ?

 

– Messieurs, dit Louis XVI, votre dévouement pour la reine et pour moi a exposé votre vie depuis trois jours ; depuis trois jours, à chaque instant, vous êtes menacés de la mort la plus cruelle ; à chaque instant, vous partagez les hontes dont on nous abreuve, les insultes dont on nous couvre. Messieurs, vous avez droit, non pas de solliciter une grâce, mais d’exposer votre désir, et ce désir, pour qu’il ne soit pas immédiatement accompli, il faudrait qu’il fût hors du pouvoir de la reine et du mien.

 

– Eh bien, sire, dit Charny, nous demandons humblement, mais instamment à Votre Majesté, quelles que soient les propositions faites par MM. les députés à notre endroit, de nous laisser la faculté d’accepter ces propositions ou de les refuser.

 

– Messieurs, dit le roi, je vous engage ma parole de n’exercer aucune pression sur votre volonté ; ce que vous désirerez sera fait.

 

– Alors, sire, dit Charny, nous ajoutons avec reconnaissance.

 

La reine étonnée regardait Charny ; elle ne comprenait pas cette indifférence croissante qu’elle remarquait en lui avec cette volonté obstinée de ne pas s’écarter un instant de ce qu’il considérait, sans doute, comme son devoir.

 

Aussi ne répondit-elle pas, et laissa-t-elle le roi continuer la conversation.

 

– Maintenant, ce libre arbitre réservé par vous, dit le roi, voici les propres paroles de M. Pétion : « Sire, il n’y a, au moment de votre rentrée à Paris, aucune sûreté pour les trois officiers qui vous accompagnent. Ni moi, ni M. Barnave, ni M. de La Tour Maubourg, ne pouvons répondre de les sauver, même au péril de notre vie, et leur sang est d’avance dévolu au peuple. »

 

Charny regarda ses deux compagnons ; un sourire de mépris passa sur leurs lèvres.

 

– Eh bien, sire, demanda Charny, après ?

 

– Après, dit le roi, voici ce que M. Pétion propose : il propose de vous procurer trois habits de gardes nationaux, de vous faire ouvrir, cette nuit, les portes de l’évêché, et de laisser à chacun de vous toute liberté de fuir.

 

Charny consulta de nouveau ses deux compagnons, mais le même sourire lui répondit.

 

– Sire, dit-il en s’adressant de nouveau au roi, nos jours ont été consacrés à Vos Majestés ; elles ont daigné en accepter l’hommage, il nous sera plus facile de mourir pour elles que de nous en séparer ; accordez-nous donc cette faveur de nous traiter demain comme vous nous avez traités hier, rien de plus, rien de moins. De toute votre cour, de toute votre armée, de tous vos gardes, il vous reste trois cœurs fidèles ; ne leur ôtez pas la seule gloire qu’ils ambitionnent, celle d’être fidèles jusqu’au bout.

 

– C’est bien, messieurs, dit la reine, nous acceptons ; seulement, vous le comprenez, à partir de ce moment, tout nous doit être commun ; vous n’êtes plus pour nous des serviteurs, vous êtes des amis, des frères ; je ne vous dirai pas de me donner vos noms, je les connais, mais (elle tira des tablettes de sa poche) mais donnez-moi ceux de vos pères, de vos mères, de vos frères et de vos sœurs ; il se peut que nous ayons le malheur de vous perdre sans que nous succombions, nous. Alors, ce serait à moi à apprendre, à ces êtres chéris, leur malheur, en même temps que je me mettrais à leur disposition pour les soulager autant qu’il serait en notre pouvoir… Allons, monsieur de Malden, allons, monsieur de Valory, dites hardiment, en cas de mort – et nous sommes tous si près de la réalité que nous ne devons pas reculer devant le mot –, quels sont les parents, quels sont les amis que vous nous recommandez ?

 

M. de Malden recommanda sa mère, vieille dame infirme, demeurant dans une petite terre aux environs de Blois ; M. de Valory recommanda sa sœur, jeune orpheline, qu’il faisait élever dans un couvent à Soissons.

 

Certes, c’étaient des cœurs forts et pleins de courage que ceux de ces deux hommes, et, cependant, tandis que la reine écrivait les noms et les adresses de Mme de Malden et de Mlle de Valory, tous deux faisaient d’inutiles efforts pour retenir leurs larmes.

 

La reine aussi fut forcée de s’interrompre d’écrire, pour tirer un mouchoir de sa poche, et s’essuyer les yeux.

 

Puis, quand elle eut achevé de prendre les adresses, se tournant vers Charny :

 

– Hélas ! monsieur le comte, dit-elle, je sais que vous n’avez personne à me recommander, vous ; votre père et votre mère sont morts, et vos deux frères…

 

La voix manqua à la reine.

 

– Mes deux frères ont eu le bonheur de se faire tuer pour Votre Majesté, oui, madame, ajouta Charny ; mais le dernier mort a laissé une pauvre enfant qu’il me recommande par une espèce de testament que j’ai retrouvé sur lui. Cette jeune fille, il l’a enlevée à sa famille, dont elle n’a plus aucun pardon à attendre. Tant que je vivrai, ni elle ni son enfant ne manqueront de rien ; mais, Votre Majesté l’a dit tout à l’heure avec son admirable courage, nous sommes tous en face de la mort, et, si la mort me frappait, la pauvre fille et son enfant resteraient sans ressources. Madame, daignez prendre sur vos tablettes le nom d’une pauvre paysanne, et, si j’avais, comme mes deux frères, le bonheur de mourir pour mon auguste maître et ma noble maîtresse, abaissez votre générosité jusqu’à Catherine Billot et son enfant ; on les trouvera tous deux dans le petit village de Ville-d’Avray.

 

Sans doute, cette image de Charny expirant à son tour comme avaient expiré ses deux frères était un spectacle trop terrible pour l’imagination de Marie-Antoinette ; car, se renversant en arrière avec un faible cri, elle laissa échapper ses tablettes, et alla toute chancelante tomber sur un fauteuil.

 

Les deux gardes se précipitèrent vers elle, tandis que Charny, ramassant les tablettes royales, y inscrivait le nom et l’adresse de Catherine Billot, et les reposait sur la cheminée.

 

La reine fit un effort et revint à elle.

 

Alors, les jeunes gens, comprenant le besoin qu’elle avait, après une pareille émotion, de se trouver seule, firent un pas en arrière pour prendre congé.

 

Mais elle, étendant la main vers eux :

 

– Messieurs, dit-elle, vous ne me quitterez point, je l’espère, sans me baiser la main.

 

Les deux gardes s’avancèrent dans le même ordre qu’ils avaient donné leurs noms et leurs adresses, M. de Malden d’abord, puis M. de Valory.

 

Charny s’approcha le dernier. La main de la reine était tremblante en attendant ce baiser pour lequel, certainement, elle avait offert les deux autres.

 

Mais à peine les lèvres du comte touchèrent-elles cette belle main, tant il lui semblait – avec cette lettre d’Andrée sur le cœur – que ce fût commettre un sacrilège de toucher de ses lèvres la main de la reine.

 

Marie-Antoinette poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement ; jamais elle n’avait mieux mesuré, que par ce baiser, l’abîme que chaque jour, chaque heure, nous dirons presque chaque minute, creusait entre elle et son amant.

 

Le lendemain, au moment du départ, MM. de La Tour Maubourg et Barnave, ignorant, sans doute, ce qui s’était passé la veille entre le roi et les trois officiers, renouvelèrent leurs instances pour faire habiller ceux-ci en gardes nationaux ; mais ils refusèrent, disant que leur place était sur le siège de la voiture du roi, et qu’ils n’avaient pas d’autre costume à prendre que celui que le roi avait ordonné de porter.

 

Alors Barnave voulut qu’une planche, dépassant à droite et à gauche le siège de la voiture, fût attachée à ce siège, afin que deux grenadiers pussent se tenir sur cette planche, et garantir autant qu’il serait en eux, les obstinés serviteurs du roi.

 

À dix heures du matin, l’on quitta Meaux ; on allait rentrer à Paris, d’où l’on était absent depuis cinq jours.

 

Cinq jours ! Quel abîme insondable avait été creusé pendant ces cinq jours !

 

À peine fut-on à une lieue au-delà de Meaux, que le cortège prit un aspect plus terrible qu’il n’avait jamais eu.

 

Toutes les populations des environs de Paris affluaient. Barnave avait voulu forcer les postillons d’aller au trot ; mais la garde nationale de Claye barra la route en présentant la pointe de ses baïonnettes.

 

Il eût été imprudent d’essayer de briser cette digue ; la reine elle-même comprit le danger, et supplia les députés de ne rien faire pour augmenter cette colère du peuple, formidable orage que l’on entendait gronder, que l’on sentait venir.

 

Bientôt la foule fut telle, que ce fut à peine si les chevaux purent marcher au pas.

 

Jamais il n’avait fait si chaud ; ce n’était plus de l’air que l’on respirait, c’était du feu.

 

L’insolente curiosité de ce peuple poursuivait le roi et la reine jusque dans les deux angles de la voiture, où ils s’étaient réfugiés.

 

Des hommes montaient sur les marchepieds, et fourraient leurs têtes dans la berline ; d’autres se hissaient sur la voiture, d’autres derrière ; d’autres se cramponnaient aux chevaux.

 

Ce fut un miracle comment Charny et ses deux compagnons ne furent pas tués vingt fois.

 

Les deux grenadiers ne pouvaient suffire à parer tous les coups ; ils priaient, ils suppliaient, ils commandaient même au nom de l’Assemblée nationale ; mais leurs voix se perdaient au milieu du tumulte, des clameurs, des vociférations.

 

Une avant-garde de plus de deux mille hommes précédait la voiture ; une arrière-garde de plus de quatre mille la suivait.

 

Sur les flancs, roulait une foule qui allait augmentant sans cesse.

 

Au fur et à mesure que l’on approchait de Paris, il semblait que, absorbé par la cité géante, l’air manquait.

 

La voiture se mouvait sous un soleil de trente-cinq degrés, à travers un nuage de poussière, dont chaque atome était comme une parcelle de verre pilé.

 

Deux ou trois fois la reine se renversa en arrière, en criant qu’elle étouffait.

 

Au Bourget, le roi pâlit tellement, que l’on crut qu’il allait se trouver mal ; il demanda un verre de vin : le cœur lui défaillait.

 

Peu s’en fallut qu’on ne lui présentât, comme au Christ, une éponge trempée dans du fiel et du vinaigre. La proposition en fut faite et, par bonheur, repoussée.

 

On atteignit La Villette.

 

La foule fut plus d’une heure à s’amincir suffisamment pour s’engouffrer entre les deux rangs de maisons dont les pierres blanches renvoyaient les rayons du soleil, et doublaient la chaleur.

 

Il y avait des hommes, des enfants, des femmes partout. Jamais le regard n’a mesuré une pareille foule : les pavés étaient couverts de manière à ce que ceux qui les couvraient ne pussent remuer.

 

Les portes, les fenêtres, les toits des maisons, étaient chargés de spectateurs.

 

Les arbres pliaient sous le poids de ces fruits vivants.

 

Tout ce monde avait le chapeau sur la tête.

 

C’est que, dès la veille, cette affiche avait été placardée sur tous les murs de Paris :

 

Celui qui saluera le roi aura des coups de bâton ;

Celui qui l’insultera sera pendu.

 

Tout cela était si effrayant, que les commissaires n’osèrent s’engager dans la rue du Faubourg-Saint-Martin, rue pleine d’encombrement et, par conséquent, de menaces ; rue funeste, rue sanglante, rue célèbre dans les fastes de l’assassinat, depuis la terrible histoire de Berthier.

 

On résolut donc de rentrer par les Champs-Elysées, et le cortège, tournant Paris, prit les boulevards extérieurs.

 

C’étaient trois heures de supplice de plus, et ce supplice était si insupportable, que la reine demandait que l’on rentrât par le chemin le plus court, ce chemin fût-il le plus dangereux.

 

Deux fois elle avait essayé de baisser les stores ; deux fois, aux grondements de la foule, il avait fallu les relever.

 

À la barrière, au reste, une forte troupe de grenadiers avait enveloppé la voiture.

 

Plusieurs d’entre eux marchèrent près des portières, et, de leurs bonnets à poil, cachèrent presque les ouvertures de la berline.

 

Enfin, vers six heures, l’avant-garde apparut au-dessus des murs du jardin de Monceau ; elle menait avec elle trois pièces d’artillerie, qui retentissaient sur le pavé inégal en lourds soubresauts.

 

Cette avant-garde se composait de cavaliers et de fantassins mêlés à des flots de peuple au milieu desquels il leur était presque impossible de tenir leurs rangs.

 

Ceux qui les aperçurent refluèrent vers le haut des Champs-Elysées ; c’était pour la troisième fois que Louis XVI allait rentrer par cette fatale barrière.

 

Il y était rentré, la première fois, après la prise de la Bastille.

 

La seconde fois, après les 5 et 6 octobre,

 

La troisième fois – celle-ci – après la fuite à Varennes.

 

Tout Paris, en apprenant que le cortège rentrait par la route de Neuilly, s’était porté dans les Champs-Elysées.

 

Aussi, en arrivant à la barrière, le roi et la reine virent se dérouler à perte de vue une vaste mer d’hommes, silencieux, sombres, menaçants, ayant leur chapeau sur la tête.

 

Mais ce qui, peut-être, était, sinon plus effrayant, du moins plus lugubre que tout cela, c’était une double haie de gardes nationaux tenant leurs fusils renversés en signe de deuil, et s’étendant de la barrière aux Tuileries.

 

C’était un jour de deuil, en effet, deuil immense, deuil d’une monarchie de sept siècles !

 

Cette voiture qui roulait lentement au milieu de tout ce peuple, c’était le char funéraire qui conduisait la royauté au cercueil.

 

En apercevant cette longue file de gardes nationaux, les soldats qui accompagnaient la voiture agitèrent leurs armes aux cris de « Vive la nation ! »

 

Le cri de « Vive la nation ! » retentit aussitôt sur toute la ligne, de la barrière aux Tuileries.

 

Puis, le flot immense, perdu sous les arbres, s’étendant, d’un côté, jusque dans les rues du faubourg du Roule, de l’autre, jusqu’à la rivière, ondula en criant : « Vive la nation ! »

 

C’était le cri de fraternité poussé par toute la France.

 

Seulement, une famille, celle qui avait voulu fuir la France, était exclue de cette fraternité.

 

On mit une heure pour aller de la barrière à la place Louis XV. Les chevaux pliaient sous le poids, chacun d’eux portait un grenadier.

 

Derrière la berline où étaient le roi, la reine, la famille royale, Barnave et Pétion, venait le cabriolet renfermant les deux femmes de la reine et M. de La Tour Maubourg ; enfin, derrière le cabriolet, une carriole découverte, mais ombragée par des branchages, et qui était occupée par Drouet, Guillaume et Maugin, c’est-à-dire par celui qui avait arrêté le roi, et par ceux qui avaient prêté main-forte pour l’arrêter. La fatigue les avait forcés de recourir à ce genre de locomotion.

 

Billot seul, infatigable, comme si l’ardeur de la vengeance l’eût fait de bronze, Billot était resté à cheval, et semblait mener tout le cortège.

 

En débouchant sur la place Louis XV, le roi s’aperçut qu’on avait bandé les yeux à la statue de son aïeul.

 

– Qu’ont-ils voulu exprimer par là ? demanda le roi à Barnave.

 

– Je l’ignore, sire, répondit celui auquel s’adressait la question.

 

– Je le sais, moi, dit Pétion ; ils ont voulu exprimer l’aveuglement de la monarchie.

 

Pendant la route, malgré l’escorte, malgré les commissaires, malgré les placards qui défendaient d’insulter le roi sous peine d’être pendu, le peuple rompit deux ou trois fois la haie de grenadiers, faible et impuissante digue contre cet élément à qui Dieu a oublié de dire, comme à la mer : « Tu n’iras pas plus loin ! » Quand ce heurt arrivait, quand ce brisement avait lieu, la reine voyait tout à coup apparaître, aux portières, de ces hommes aux figures hideuses, aux paroles implacables, qui ne montent qu’à certains jours à la surface de la société, comme certains monstres, aux jours d’orage seulement, montent à la surface de l’océan.

 

Une fois, elle fut tellement épouvantée de l’apparition, qu’elle baissa un des stores de la voiture.

 

– Pourquoi baisser les glaces ? crièrent dix voix furieuses.

 

– Voyez, messieurs, dit la reine, voyez mes pauvres enfants, dans quel état ils sont !

 

Et, essuyant la sueur qui ruisselait sur leurs joues :

 

– Nous étouffons, ajouta-t-elle.

 

– Bah ! répondit une voix, ce n’est rien ; nous t’étoufferons bien autrement, sois tranquille !

 

Et un coup de poing fit voler la glace en éclats.

 

Cependant, au milieu de ce spectacle terrible, quelques épisodes eussent consolé le roi et la reine, si l’expression du bien fût venue jusqu’à eux aussi facilement qu’y parvenait l’expression du mal.

 

Malgré le placard qui défendait de saluer le roi, M. Guilhermy, membre de l’Assemblée, se découvrit quand le roi passa, et, comme on voulait le forcer de remettre son chapeau sur sa tête :

 

– Qu’on ose me le rapporter ! dit-il en le jetant loin de lui.

 

À l’entrée du pont tournant, on trouva vingt députés que l’Assemblée venait de déléguer pour protéger le roi et la famille royale.

 

Puis La Fayette et son état-major.

 

La Fayette s’approcha de la voiture.

 

– Oh ! monsieur de La Fayette, s’écria la reine aussitôt qu’elle l’aperçut, sauvez les gardes du corps.

 

Ce cri n’était pas inutile, car on approchait du danger et le danger était grand.

 

Pendant ce temps, une scène qui ne manquait pas d’une certaine poésie se passait aux portes du château.

 

Cinq ou six femmes de la reine qui, après la fuite de leur maîtresse, avaient quitté les Tuileries, croyant que la reine elle-même les avait quittées pour toujours, voulaient y rentrer pour la recevoir.

 

– Au large ! criaient les sentinelles en leur présentant la pointe de leurs baïonnettes.

 

– Esclaves de l’Autrichienne ! hurlaient les poissardes en leur montrant le poing.

 

Alors, à travers les baïonnettes des soldats, et bravant les menaces des femmes de la halle, la sœur de Mme Campan fit quelques pas en avant.

 

– Ecoutez ! dit-elle, je suis attachée à la reine depuis l’âge de quinze ans ; elle m’a dotée et mariée ; je l’ai servie puissante, elle est malheureuse aujourd’hui, dois-je l’abandonner ?

 

– Elle a raison, cria le peuple. Soldats ! laissez passer !

 

Et, à cet ordre donné par le maître auquel on ne résiste pas, les rangs s’ouvrirent et les femmes passèrent.

 

Un instant après, la reine put les voir agiter leurs mouchoirs à la fenêtre du premier étage.

 

Et, cependant, la voiture roulait toujours, poussant devant elle un flot de peuple et un nuage de poussière, comme un vaisseau en dérive pousse devant lui les flots de l’océan et un nuage d’écume ; et la comparaison est d’autant plus exacte que jamais naufragés ne furent menacés par une mer plus hurlante et plus agitée que celle qui se préparait à engloutir la malheureuse famille, au moment où elle tenterait de gagner ces Tuileries qui étaient pour elle le rivage.

 

Enfin, la voiture s’arrêta. On était arrivé aux marches de la grande terrasse.

 

– Oh ! messieurs, dit encore une fois la reine, mais en s’adressant, cette fois, à Pétion et à Barnave, les gardes du corps ! les gardes du corps !

 

– Vous n’avez personne à me recommander plus particulièrement parmi ces messieurs, madame ? demanda Barnave.

 

La reine le regarda fixement avec ses yeux clairs :

 

– Personne, dit-elle.

 

Et elle exigea que le roi et ses enfants sortissent les premiers.

 

Les dix minutes qui s’écoulèrent alors furent – nous n’en exceptons pas celles qui la conduisirent à l’échafaud –, furent certes les plus cruelles de sa vie.

 

Elle était convaincue, non pas qu’elle allait être assassinée – mourir n’était rien –, mais qu’elle allait être ou livrée au peuple comme un jouet, ou enfermée dans quelque prison d’où elle ne sortirait que par la porte d’un procès infâme.

 

Aussi, lorsqu’elle mit le pied sur les marches de la voiture, protégée par la voûte de fer que formaient au-dessus de sa tête, par l’ordre de Barnave, les fusils et les baïonnettes des gardes nationaux, un éblouissement la prit-il qui lui fit croire qu’elle allait tomber à la renverse.

 

Mais, comme ses yeux étaient prêts de se fermer, dans ce dernier regard d’angoisse où l’on voit tout, il lui sembla voir, en face d’elle, cet homme, cet homme terrible qui, au château de Taverney, avait d’une façon si mystérieuse soulevé pour elle le voile de l’avenir ; cet homme qu’elle avait revu une seule fois, en revenant de Versailles le 6 octobre ; cet homme, enfin, qui ne paraissait que pour prédire les grandes catastrophes, ou à l’heure où ces grandes catastrophes s’accomplissaient.

 

Oh ! ce fut alors que ses yeux, qui hésitaient encore, après qu’elle se fut bien assurée qu’ils ne la trompaient pas, se fermèrent ; elle poussa un cri, se laissant aller, forte contre les réalités, mais inerte et impuissante devant cette sinistre vision.

 

Il lui sembla que la terre manquait sous ses pieds ; que cette foule, ces arbres, ce ciel ardent, ce château immobile, que tout cela tourbillonnait autour d’elle ; des bras vigoureux la saisirent, et elle se sentit emporter au milieu des cris, des hurlements, des clameurs. À ce moment, elle crut entendre la voix des gardes qui criaient, appelant à eux la colère du peuple, qu’ils espéraient ainsi détourner de sa véritable pente. Elle rouvrit un instant les yeux, et vit ces malheureux enlevés du siège de la voiture, Charny, pâle et beau, comme toujours, luttant seul contre dix hommes, l’éclair du martyre dans les yeux, le sourire du dédain sur les lèvres. De Charny, ses regards se portèrent sur l’homme qui l’enlevait au milieu de cet immense tourbillon ; elle reconnut, avec terreur, le mystérieux personnage de Taverney et de Sèvres.

 

– Vous ! vous ! s’écria-t-elle en essayant de le repousser de ses mains raidies.

 

– Oui, moi, murmura-t-il à son oreille. J’ai encore besoin de toi pour pousser la monarchie à son dernier abîme, et je te sauve !…

 

Pour cette fois, c’était plus qu’elle n’en pouvait supporter, elle jeta un cri, et s’évanouit réellement.

 

Pendant ce temps, la foule essayait de mettre en pièces MM. de Charny, de Malden et de Valory, et portait en triomphe Drouet et Billot.

Chapitre CV

Le calice

 

Lorsque la reine revint à elle, elle se retrouva dans sa chambre à coucher des Tuileries.

 

Mme de Misery et Mme Campan, ses deux femmes de prédilection, étaient à ses côtés.

 

Son premier cri fut pour demander le dauphin.

 

Le dauphin était dans sa chambre, couché dans son lit, gardé par Mme de Tourzel, sa gouvernante, et Mme Brunier, sa femme de chambre.

 

Cette assurance ne suffit point à la reine, elle se leva aussitôt, et, tout en désordre, comme elle était, elle courut à l’appartement de son fils.

 

L’enfant avait eu grand-peur ; il avait beaucoup pleuré ; mais ses angoisses s’étaient calmées, et il dormait.

 

Seulement, de légers frissonnements agitaient son sommeil.

 

La reine demeura longtemps les yeux fixés sur lui, appuyée à la colonne de son lit, le regardant à travers ses larmes.

 

Ces mots terribles que cet homme lui avait dits tout bas grondaient incessamment à son oreille : « J’ai besoin de toi pour pousser la monarchie à son dernier abîme, voilà pourquoi je te sauve. »

 

C’était donc vrai ? C’était donc elle qui poussait la monarchie vers l’abîme ?

 

Il fallait bien que cela fût ainsi, puisque ses ennemis veillaient sur ses jours, s’en remettant à elle de faire l’œuvre de destruction qu’elle accomplissait mieux qu’eux-mêmes.

 

Cet abîme où elle poussait la monarchie se refermerait-il après avoir dévoré le roi, elle et le trône ? Ne faudrait-il pas aussi jeter au gouffre ses deux enfants ? Dans les religions antiques, n’était-ce pas l’innocence seulement qui désarmait les dieux ?

 

Il est vrai que le Seigneur n’avait point accepté le sacrifice d’Abraham ; mais il avait laissé s’accomplir celui de Jephté.

 

C’étaient là de sombres pensées pour une reine ; plus sombres encore pour une mère.

 

Enfin, elle secoua la tête, et revint chez elle à pas lents.

 

Là, elle songea au désordre dans lequel elle se trouvait.

 

Ses vêtements étaient froissés et déchirés en plusieurs endroits ; ses souliers avaient été percés par les cailloux pointus, par les pavés raboteux sur lesquels elle avait marché, enfin, elle était toute couverte de poussière.

 

Elle demanda d’autres souliers et un bain.

 

Barnave était venu deux fois prendre de ses nouvelles.

 

En lui annonçant cette visite, Mme Campan regardait avec étonnement la reine.

 

– Vous le remercierez affectueusement, madame, dit Marie-Antoinette.

 

Mme Campan la regarda, plus étonnée encore.

 

– Nous avons de grandes obligations à ce jeune homme, madame, reprit la reine, consentant, quoique ce ne fût pas son habitude, à donner l’explication de sa pensée.

 

– Mais il me semblait, madame, hasarda la femme de chambre, que M. Barnave était un démocrate, un homme du peuple, à qui tous les moyens avaient été bons pour parvenir où il est.

 

– Tous les moyens qu’offre le talent, oui, madame, c’est vrai, dit la reine ; mais retenez bien ce que je vais vous dire : j’excuse Barnave ; un sentiment d’orgueil que je ne saurais blâmer l’a fait applaudir à tout ce qui aplanissait la route des honneurs et de la gloire pour la classe dans laquelle il est né : point de pardon pour les nobles qui se sont jetés dans la Révolution. Mais, si la puissance nous revient, le pardon de Barnave lui est d’avance accordé… Allez, et tâchez de m’avoir des nouvelles de MM. de Malden et de Valory.

 

Le cœur de la reine ajoutait à ces deux noms celui du comte, mais ses lèvres se refusèrent à le prononcer.

 

On vint lui annoncer que son bain était prêt.

 

Pendant l’intervalle qui venait de s’écouler depuis la visite de la reine au dauphin, on avait mis des sentinelles partout, même à la porte de son cabinet de toilette, même à celle de la salle de bains.

 

La reine obtint à grand-peine que cette porte restât fermée tandis qu’elle prendrait son bain.

 

C’est ce qui fit dire à Prudhomme, dans son journal des Révolutions de Paris :

 

« Quelques bons patriotes, en qui le sentiment de la royauté n’a pas éteint celui de la compassion, ont paru inquiets de l’état moral et physique de Louis XVI et de sa famille, après un voyage aussi malencontreux que celui de Sainte-Menehould.

 

« Qu’ils se rassurent ! Notre ci-devant, samedi soir, en rentrant dans ses appartements, ne se trouva pas plus mal à son aise qu’au retour d’une chasse fatigante et à peu près nulle : il dévora son poulet comme à l’ordinaire. Le lendemain, à la fin de son dîner, il joua avec son fils.

 

« Quant à la mère, elle prit un bain en arrivant ; ses premiers ordres furent de demander des chaussures, en montrant avec soin que celles de son voyage étaient percées ; elle se conduisit fort lestement avec les officiers préposés à sa garde particulière ; trouva ridicule et indécent de se voir contrainte à laisser ouvertes la porte de sa salle de bains et celle de sa chambre à coucher. »

 

Voyez-vous ce monstre qui a l’infamie de manger un poulet en arrivant et de jouer le lendemain avec son fils !

 

Voyez-vous cette sybarite qui prend un bain après cinq jours de voiture et trois nuits d’auberge !

 

Voyez-vous cette prodigue qui demande des chaussures, parce que celles de son voyage sont percées !

 

Voyez-vous enfin cette messaline, qui, trouvant indécent et ridicule de se voir contrainte à laisser ouvertes la porte de sa salle de bains et celle de sa chambre à coucher, demande aux factionnaires la permission de fermer ces portes !

 

Ah ! monsieur le journaliste, que vous m’avez bien l’air de ne manger du poulet qu’aux quatre grandes fêtes de l’année, de n’avoir pas d’enfants, de ne point prendre de bain, et d’aller dans votre loge de l’Assemblée nationale avec des souliers percés !

 

Au risque du scandale que la chose devait faire, la reine eut son bain, et obtint que la porte demeurerait fermée.

 

Aussi la sentinelle ne manqua-t-elle point d’appeler Mme Campan aristocrate au moment où celle-ci, revenant des informations, rentrait dans la salle de bains.

 

Les nouvelles n’étaient pas aussi désastreuses qu’on eût pu le croire.

 

Dès l’arrivée à la barrière, Charny et ses deux compagnons avaient combiné un plan ; ce plan avait pour but d’enlever, en les amenant sur eux, une part des dangers que couraient le roi et la reine. En conséquence, il fut convenu qu’aussitôt la voiture arrêtée, l’un se jetterait à droite, l’autre à gauche, et celui qui tenait le milieu, en avant ; de cette façon, on diviserait la troupe d’assassins, et, en les forçant à suivre trois pistes opposées, à faire trois curées différentes, peut-être resterait-il un chemin par lequel le roi et la reine gagneraient librement le château.

 

Nous avons dit que la voiture s’arrêta au-dessus du premier bassin, près de la grande terrasse du château. La hâte des meurtriers était si grande, qu’en se précipitant à l’avant de la voiture, deux se blessèrent grièvement. Un instant cependant, les deux grenadiers placés sur le siège parvinrent à garantir les trois officiers, mais bientôt, ayant été tirés à terre, ils laissèrent ces derniers sans défense.

 

Ce fut le moment qu’ils choisirent ; tous trois s’élancèrent, mais pas si rapidement néanmoins, qu’ils ne renversassent, en s’élançant, cinq ou six hommes qui montaient aux roues et aux marchepieds pour les arracher de leurs sièges. Alors, comme ils l’avaient pensé, la colère du peuple s’éparpilla sur trois points.

 

À peine à terre, M. de Malden se trouva sous la hache de deux sapeurs. Les deux haches étaient levées et ne cherchaient qu’un moyen de l’atteindre seul. Il fit un mouvement violent et rapide grâce auquel il écarta de lui les hommes qui le tenaient au collet, de sorte qu’une seconde il se trouva isolé.

 

Alors, croisant les bras :

 

– Frappez, dit-il.

 

Une des deux haches resta levée. Le courage de la victime paralysait l’assassin.

 

L’autre tomba altérée de sang ; mais, en tombant, elle rencontra un mousqueton dont le canon la fit dévier, et la pointe seulement atteignit M. de Malden au cou, et lui fit une légère blessure.

 

Alors, il donna tête baissée dans la multitude, qui s’ouvrit ; mais, au bout de quelques pas, il fut reçu par un groupe d’officiers qui, voulant le sauver, le poussèrent du côté de la haie des gardes nationaux, laquelle faisait au roi et à la famille royale un chemin couvert de la voiture au château. En ce moment, le général La Fayette l’aperçut, et, poussant son cheval à lui, il le saisit au collet et le tira contre ses étriers, afin de le couvrir en quelque sorte de sa popularité ; mais M. de Malden, le reconnaissant, s’était écrié :

 

– Laissez-moi, monsieur ; ne vous occupez que de la famille royale, et abandonnez-moi à la canaille.

 

M. de La Fayette l’avait, en effet, lâché, et, apercevant un homme qui emportait la reine, s’était élancé du côté de cet homme.

 

M. de Malden avait alors été renversé, relevé, attaqué par les uns, défendu par les autres, et avait roulé ainsi, couvert de contusions, de blessures et de sang, jusqu’à la porte du château ; là, un officier de service, le voyant près de succomber, l’avait saisi au collet, et, l’attirant à lui, s’était écrié :

 

– Il serait dommage qu’un pareil misérable mourût d’une si douce mort. Il faut inventer un supplice pour un brigand de cette espèce. Livrez-le-moi donc, je m’en charge !

 

Et, continuant d’insulter M. de Malden, en lui disant : « Viens, coquin ! viens par ici ; c’est à moi que tu vas avoir affaire ! » il l’avait attiré jusqu’à un endroit plus sombre, où il lui avait dit :

 

– Sauvez-vous, monsieur, et pardonnez-moi la ruse dont j’ai dû me servir pour vous arracher des mains de ces misérables.

 

Alors, M. de Malden s’était glissé dans les escaliers du château, et avait disparu.

 

Quelque chose d’à peu près pareil s’était passé pour M. de Valory ; il avait reçu deux blessures graves à la tête. Mais, au moment où vingt baïonnettes, vingt sabres, vingt poignards se levaient sur lui pour l’achever, Pétion s’était élancé, et, repoussant les assassins avec toute la vigueur dont il était doué :

 

– Au nom de l’Assemblée nationale, s’était-il écrié, je vous déclare indignes du nom de Français, si vous ne vous écartez pas à l’instant même, et si vous ne me livrez pas cet homme ! Je suis Pétion.

 

Et Pétion, qui, sous une enveloppe un peu rude, cachait une grande honnêteté, un cœur courageux et loyal, avait, en disant ces paroles, tellement resplendi aux yeux des meurtriers, qu’ils s’étaient écartés, et lui avaient abandonné M. de Valory.

 

Alors, il l’avait conduit, le soutenant – car, tout étourdi des coups qu’il avait reçus, M. de Valory pouvait à peine se tenir debout –, alors, il l’avait conduit jusqu’à la haie des gardes nationaux, et l’avait remis entre les mains de l’aide de camp Mathieu Dumas, qui en avait répondu sur sa tête, et l’avait, en effet, protégé jusqu’au château.

 

En ce moment, Pétion avait entendu la voix de Barnave ; Barnave l’appelait à son aide, insuffisant qu’il était pour défendre Charny.

 

Le comte, enlevé par vingt bras, renversé, traîné dans la poussière, s’était relevé, avait arraché une baïonnette à un fusil, et trouait à coups redoublés la foule autour de lui.

 

Mais il n’eût pas tardé à succomber dans cette lutte inégale si Barnave, puis Pétion n’étaient accourus à son secours.

 

La reine écouta ce récit dans son bain ; seulement, Mme Campan, qui le lui faisait, ne pouvait lui donner de nouvelles certaines que MM. de Malden et de Valory, qui avaient été vus au château, meurtris, ensanglantés, mais, à tout prendre, sans blessures dangereuses.

 

Quant à Charny, on ne savait rien de positif sur son compte ; on disait bien qu’il avait été sauvé par MM. Barnave et Pétion, mais on ne l’avait pas vu rentrer au château.

 

À ces dernières paroles de Mme Campan, une pâleur si mortelle passa sur le visage de la reine, que la femme de chambre, croyant que cette pâleur venait de la crainte qu’il ne fût arrivé malheur au comte, s’écria :

 

– Mais il ne faudrait pas que Sa Majesté désespérât du salut de M. de Charny parce qu’il ne serait pas rentré au château ; la reine sait que Mme de Charny habite Paris, et peut-être le comte s’est-il réfugié chez sa femme.

 

C’était justement cette idée qui était venue à Marie-Antoinette, et qui l’avait si affreusement fait pâlir.

 

Elle s’élança hors du bain en s’écriant :

 

– Habillez-moi, Campan ! Habillez-moi vite ! Il faut absolument que je sache ce qu’est devenu le comte.

 

– Quel comte ? demanda Mme de Misery en entrant.

 

– Le comte de Charny ! s’écria la reine.

 

– Le comte de Charny est dans l’antichambre de Sa Majesté, dit Mme de Misery, et sollicite l’honneur d’un moment d’entretien avec elle.

 

– Ah ! murmura la reine. Il a donc tenu sa parole !

 

Les deux femmes se regardèrent, ignorant ce que voulait dire la reine, qui, haletante, incapable de prononcer un mot de plus, leur fit signe de se hâter.

 

Jamais toilette ne fut plus rapide. Il est vrai que Marie-Antoinette se contenta de tordre ses cheveux, qu’elle avait fait laver avec une eau parfumée afin d’en enlever la poussière, et de passer par-dessus sa chemise un peignoir de mousseline blanche.

 

Lorsqu’elle rentra dans sa chambre, en ordonnant d’introduire le comte de Charny, elle était aussi blanche que son peignoir.

 

Chapitre CVI

Le coup de lance

 

Quelques secondes après, le valet de chambre annonça M. le comte de Charny, et celui-ci parut dans l’encadrement de la porte, éclairé par le reflet d’or d’un rayon du soleil couchant.

 

Lui aussi, comme la reine, venait d’employer le temps qui s’était écoulé depuis sa rentrée au château à faire disparaître les traces de ce long voyage, et de la lutte terrible qu’il avait soutenue en arrivant.

 

Il avait revêtu son ancien uniforme, c’est-à-dire le costume de capitaine de frégate, avec les revers rouges et le jabot de dentelles.

 

C’était ce même costume qu’il portait le jour où il avait rencontré la reine et Andrée de Taverney sur la place du Palais-Royal, et où, les ayant conduites à un fiacre, il les avait ramenées jusqu’à Versailles.

 

Jamais il n’avait été si élégant, si calme, si beau, et la reine eut peine à croire, en l’apercevant, que ce fût le même homme qui, une heure auparavant, avait failli être mis en morceaux par le peuple.

 

– Oh ! monsieur, s’écria la reine, on a dû vous dire combien j’étais inquiète de vous, et comme j’ai envoyé de tous les côtés demander de vos nouvelles.

 

– Oui, madame, dit Charny en s’inclinant ; mais croyez bien que je ne suis rentré chez moi qu’après m’être assuré, auprès de vos femmes, que vous aussi étiez saine et sauve.

 

– On prétend que vous devez la vie à M. Pétion et à M. Barnave ; est-ce vrai, et aurais-je encore à ce dernier cette nouvelle obligation ?

 

– C’est vrai, madame, et j’ai même une double reconnaissance à M. Barnave ; car, n’ayant pas voulu me quitter que je ne fusse dans ma chambre, il a eu la bonté de me dire que vous vous étiez occupée de moi pendant la route.

 

– De vous, comte ! et de quelle façon ?

 

– Mais en exposant au roi les inquiétudes que vous avez bien voulu penser que votre ancienne amie éprouvait de mon absence.. Je suis loin de croire, comme vous, madame, à la vivacité de ces inquiétudes ; cependant…

 

Il s’arrêta car il lui semblait que la reine, déjà si pâle, pâlissait encore.

 

– Cependant ?… répéta la reine.

 

– Cependant, reprit Charny, sans accepter, dans toute son étendue, le congé que Votre Majesté avait l’intention de m’offrir, je crois qu’en effet, rassuré comme je le suis maintenant sur la vie du roi, sur la vôtre, madame, et sur celle de vos augustes enfants, il est convenable que je donne en personne de mes nouvelles à Mme la comtesse de Charny.

 

La reine appuya sa main gauche contre son cœur, comme si elle eût voulu s’assurer que ce cœur n’était pas mort du coup qu’il venait de recevoir, et, d’une voix presque étranglée par la sécheresse de sa gorge :

 

– Mais c’est trop juste, en effet, monsieur, dit-elle ; seulement, je me demande comment vous avez attendu si longtemps pour remplir ce devoir !

 

– La reine oublie que je lui avais engagé ma parole de ne pas revoir la comtesse sans sa permission.

 

– Et cette permission, vous venez me la demander ?

 

– Oui, madame, dit Charny, et je supplie Votre Majesté de me l’accorder.

 

– Sans quoi, dans l’ardeur où vous êtes de revoir Mme de Charny, vous vous en passeriez, n’est-ce pas ?

 

– Je crois que la reine est injuste à mon égard, dit Charny. Au moment où j’ai quitté Paris, j’ai cru le quitter pour longtemps, sinon pour toujours. Pendant tout ce voyage, j’ai humainement fait tout ce qu’il était en mon pouvoir de faire pour que le voyage réussît. Ce n’est point ma faute, que Votre Majesté s’en souvienne, si je n’ai pas, comme mon frère, laissé ma vie à Varennes, ou, comme M. de Dampierre, été mis en morceaux sur la route ou dans le jardin des Tuileries… Si j’avais eu la joie de conduire Votre Majesté au-delà de la frontière, ou l’honneur de mourir pour elle, je m’exilais ou je mourais sans revoir la comtesse… Mais, je le répète à Votre Majesté, de retour à Paris, je ne puis donner à la femme qui porte mon nom – et vous savez comment elle le porte, madame ! – cette marque d’indifférence, de ne pas lui donner de mes nouvelles, surtout mon frère Isidor n’étant plus là pour me remplacer… Au reste, ou M. Barnave s’est trompé, ou c’était avant-hier encore l’avis de Votre Majesté.

 

La reine laissa glisser son bras sur le dossier de sa chaise longue, et, suivant avec tout le haut de son corps ce mouvement qui la rapprochait de Charny :

 

– Vous aimez donc bien cette femme, monsieur, dit-elle, que vous me fassiez froidement une pareille douleur ?

 

– Madame, dit Charny, il y a six ans bientôt que vous-même – au moment où je n’y songeais pas, parce qu’il n’existait pour moi qu’une femme sur la terre, et que, cette femme, Dieu l’avait placée tellement au-dessus de moi, que je ne pouvais l’atteindre –, il y a six ans que vous m’avez donné pour mari à Mlle Andrée de Taverney, et que vous me l’avez imposée pour femme. Depuis ces six ans, ma main n’a pas deux fois touché la sienne ; je ne lui ai pas sans nécessité adressé dix fois la parole, et dix fois nos regards ne se sont pas rencontrés. Ma vie, à moi, a été occupée, remplie, remplie d’un autre amour, occupée de ces mille soins, de ces mille travaux, de ces mille combats qui agitent l’existence de l’homme. J’ai vécu à la cour, arpenté les grands chemins, noué, pour ma part, et avec le fil que le roi avait bien voulu me confier, l’intrigue gigantesque que vient de dénouer la fatalité ; or, je n’ai pas compté les jours, je n’ai pas compté les mois, je n’ai pas compté les années ; le temps a passé d’autant plus rapide, que j’ai été plus occupé de toutes ces affections, de tous ces soins, de toutes ces intrigues que je viens de dire. Mais il n’en a pas été ainsi de la comtesse de Charny, madame. Depuis qu’elle a eu la douleur de vous quitter, après avoir eu, sans doute, le malheur de vous déplaire, elle vit seule, isolée, perdue, dans ce pavillon de la rue Coq-Héron ; cette solitude, cet isolement, cet abandon, elle les a acceptés sans se plaindre ; car – cœur exempt d’amour – elle n’a pas besoin des mêmes affections que les autres femmes ; mais, ce qu’elle n’accepterait peut-être pas sans se plaindre, ce serait mon oubli à son égard des devoirs les plus simples, des convenances les plus vulgaires.

 

– Eh ! mon Dieu ! monsieur, vous voilà bien préoccupé de ce que Mme de Charny pensera ou ne pensera pas de vous, selon qu’elle vous verra ou ne vous verra pas ! Avant de prendre tout ce souci, il serait bon de savoir si elle a songé à vous au moment de votre départ, ou si elle y songe à l’heure de votre retour.

 

– À l’heure de mon retour, j’ignore si la comtesse songe à moi, madame ; mais, au moment de mon départ, elle y a songé, j’en suis sûr !

 

– Vous l’avez donc vue au moment de votre départ ?

 

– J’ai eu l’honneur de dire à Votre Majesté que je n’avais pas vu Mme de Charny depuis que j’ai donné à la reine ma parole de ne pas la voir.

 

– Alors, elle vous a écrit ?

 

Charny garda le silence.

 

– Voyons, s’écria Marie-Antoinette, elle vous a écrit, avouez-le !

 

– Elle a remis à mon frère Isidor une lettre pour moi.

 

– Et vous avez lu cette lettre ?… Que vous disait-elle ? Que pouvait-elle vous écrire ?… Ah ! elle m’avait pourtant juré… Voyons, répondez vite… Eh bien, dans cette lettre, elle vous disait ?… Parlez donc ! Vous voyez que je bous.

 

– Je ne puis répéter à Votre Majesté ce que la comtesse me disait dans cette lettre : je ne l’ai pas lue.

 

– Vous l’avez déchirée ? s’écria la reine joyeuse ; vous l’avez jetée au feu sans la lire ? Charny ! Charny ! si vous avez fait cela, vous êtes le plus loyal des hommes et j’avais tort de me plaindre, et je n’ai rien perdu !

 

Et la reine tendit ses deux bras à Charny comme pour l’appeler à elle.

 

Mais Charny demeura à sa place.

 

– Je ne l’ai point déchirée, je ne l’ai point jetée au feu, dit-il.

 

– Mais, alors, dit la reine en retombant sur sa chaise, comment ne l’avez vous pas lue ?

 

– La lettre ne devait m’être remise, par mon frère, que dans le cas où je serais blessé à mort. Hélas ! ce n’était pas moi qui devais mourir, c’était lui… Lui mort, on m’a apporté ses papiers ; dans ses papiers était la lettre de la comtesse… et cette note que voici… Tenez, madame.

 

Et Charny présenta à la reine le billet écrit de la main d’Isidor, et qui était annexé à la lettre.

 

Marie-Antoinette prit ce billet d’une main tremblante, et sonna.

 

Pendant cette scène que nous venons de raconter, la nuit était venue.

 

– De la lumière ! dit-elle, à l’instant !

 

Le valet de chambre sortit ; il se fit une minute de silence où l’on n’entendit d’autre bruit que la respiration haletante de la reine et le battement précipité de son cœur.

 

Le valet de chambre rentra avec deux candélabres qu’il déposa sur la cheminée.

 

La reine ne lui donna pas même le temps de se retirer, et tandis qu’il s’éloignait et refermait la porte, elle s’approcha de la cheminée le billet à la main.

 

Mais deux fois elle jeta les yeux sur le papier sans rien voir.

 

– Oh ! murmura-t-elle, ce n’est point du papier, c’est de la flamme.

 

Et, passant sa main sur ses yeux, comme pour leur rendre cette faculté de voir qu’ils semblaient avoir perdue :

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle en frappant du pied avec impatience.

 

Enfin, à force de volonté, sa main cessa de trembler, et ses yeux commencèrent à voir.

 

Elle lut d’une voix rauque, et qui n’avait rien de commun avec sa voix habituelle :

 

« Cette lettre est adressée, non point à moi, mais à mon frère le comte Olivier de Charny ; elle est écrite par sa femme, la comtesse de Charny. »

 

La reine s’arrêta quelques secondes, puis reprit :

 

« S’il m’arrivait malheur, celui qui trouverait ce papier est prié de le faire passer au comte Olivier de Charny, ou de le renvoyer à la comtesse. »

 

La reine s’arrêta une seconde fois, secoua la tête, et continua :

 

« Je le tiens de celle-ci, avec la recommandation suivante. »

 

– Ah ! voyons la recommandation, murmura la reine.

 

Et elle passa de nouveau la main sur ses yeux.

 

« Si dans l’entreprise qu’il poursuit le comte réussissait sans accident, rendre la lettre à la comtesse. »

 

La voix de la reine devenait de plus en plus haletante au fur et à mesure qu’elle lisait.

 

Elle poursuivit :

 

« S’il était blessé grièvement, mais sans danger de mort, le prier d’accorder à sa femme la grâce de le rejoindre. »

 

– Oh ! c’est clair, cela ! balbutia la reine.

 

Puis, d’une voix presque inintelligible :

 

« Enfin, s’il était blessé à mort, lui donner cette lettre, et, s’il ne peut la lire lui-même, la lui lire, afin que, avant d’expirer, il connaisse le secret qu’elle contient. »

 

– Eh bien, le nierez-vous maintenant ? s’écria Marie-Antoinette en couvrant le comte d’un regard enflammé.

 

– Quoi ?

 

– Eh ! mon Dieu… qu’elle vous aime !…

 

– Qui ! moi ? la comtesse m’aime ?… Que dites-vous là, madame ? s’écria, à son tour, Charny.

 

– Oh ! malheureuse que je suis, je dis la vérité !

 

– La comtesse m’aime ! moi ? Impossible !

 

– Et pourquoi ? Je vous aime bien, moi !

 

– Mais, depuis six ans, si la comtesse m’aimait, la comtesse me l’eût dit, la comtesse me l’eût laissé apercevoir.

 

Le moment était venu, pour la pauvre Marie-Antoinette, où elle souffrait tant, qu’elle sentait le besoin de s’enfoncer, comme un poignard, la souffrance au plus profond du cœur.

 

– Non, s’écria-t-elle, non, elle ne vous a rien laissé apercevoir ; non, elle ne vous a rien dit ; mais, si elle ne vous a rien dit, si elle ne vous a rien laissé apercevoir, c’est qu’elle sait bien qu’elle ne peut être votre femme.

 

– La comtesse de Charny ne peut être ma femme ? répéta Olivier.

 

– C’est, continua la reine s’enivrant de plus en plus de sa propre douleur, c’est qu’elle sait bien qu’il y a entre vous un secret qui tuerait votre amour.

 

– Un secret qui tuerait notre amour ?

 

– C’est qu’elle sait bien que, du moment où elle parlerait, vous la mépriseriez !

 

– Moi ! mépriser la comtesse ?…

 

– À moins qu’on ne méprise pas la jeune fille femme sans époux, mère sans mari.

 

Ce fut au tour de Charny de devenir pâle comme la mort, et de chercher un appui sur le fauteuil le plus proche de sa main.

 

– Oh ! madame, madame, s’écria-t-il, vous en avez dit trop ou trop peu, et j’ai le droit de vous demander une explication.

 

– Une explication, monsieur ! à moi, à la reine, une explication ?

 

– Oui, madame, dit Charny, et je vous la demande.

 

En ce moment, la porte s’ouvrit.

 

– Que me veut-on ? s’écria la reine impatiente.

 

– Votre Majesté, répondit le valet de chambre, avait dit autrefois qu’elle y était toujours pour le docteur Gilbert.

 

– Eh bien ?

 

– Le docteur Gilbert réclame l’honneur de présenter ses humbles respects à Votre Majesté.

 

– Le docteur Gilbert ! dit la reine ; êtes-vous bien sûr que ce soit le docteur Gilbert ?

 

– Oui, madame.

 

– Oh ! qu’il entre, qu’il entre alors ! dit la reine.

 

Puis, se retournant vers Charny :

 

– Vous vouliez une explication au sujet de Mme de Charny, dit-elle en élevant la voix : tenez, cette explication, demandez-la à M. le docteur Gilbert ; mieux que personne, il est à même de vous la donner.

 

Gilbert était entré pendant ce temps. Il avait entendu les paroles que venait de prononcer Marie-Antoinette, et il était resté debout et immobile sur le seuil de la porte.

 

Quant à la reine, rejetant à Charny le billet de son frère, elle fit quelques pas pour gagner son cabinet de toilette ; mais, plus rapide qu’elle, le comte lui barra le passage, et, la saisissant par le poignet :

 

– Pardon, madame, dit-il, mais, cette explication, c’est devant vous qu’elle doit avoir lieu.

 

– Monsieur, dit Marie-Antoinette l’œil fiévreux et les dents serrées, vous oubliez, je crois, que je suis la reine !

 

– Vous êtes une amie ingrate qui calomnie son amie, vous êtes une femme jalouse qui insulte une autre femme, la femme d’un homme qui, depuis trois jours, a risqué vingt fois sa vie pour vous ; la femme du comte de Charny ! Ce sera devant vous qui l’avez calomniée, qui l’avez insultée, que justice lui sera rendue… Asseyez-vous donc là, et attendez.

 

– Eh bien, soit, dit la reine. Monsieur Gilbert, continua-t-elle en essayant un rire mal réussi, vous voyez ce que désire monsieur.

 

– Monsieur Gilbert, dit Charny d’un ton plein de courtoisie et de dignité, vous entendez ce qu’ordonne la reine.

 

Gilbert s’avança et regarda tristement Marie-Antoinette :

 

– Oh ! madame ! madame !… murmura-t-il.

 

Puis, se tournant vers Charny :

 

– Monsieur le comte, ce que j’ai à vous dire est la honte d’un homme et la gloire d’une femme. Un malheureux, un paysan, un ver de terre, aimait Mlle de Taverney. Un jour, il la trouva évanouie, et, sans respect pour sa jeunesse, pour sa beauté, pour son innocence, le misérable la viola, et c’est ainsi que la jeune fille fut femme sans époux, et mère sans mari… Mlle de Taverney est un ange ! Mme de Charny est une martyre !

 

Charny essuya la sueur qui coulait sur son front.

 

– Merci, monsieur Gilbert, dit-il.

 

Puis, s’adressant à la reine :

 

– Madame, dit-il, j’ignorais que Mlle de Taverney eût été si malheureuse ; j’ignorais que Mme de Charny fût si respectable ; sans quoi, je vous prie de le croire, je n’eusse pas été six ans sans tomber à ses genoux, et sans l’adorer comme elle mérite d’être adorée !

 

Et, s’inclinant devant la reine stupéfaite, il sortit sans que la malheureuse femme osât faire un mouvement pour le retenir.

 

Seulement, il entendit le cri de douleur qu’elle jeta en voyant la porte se refermer entre elle et lui.

 

C’est qu’elle comprenait que, sur cette porte comme sur celle de l’enfer, la main du démon de la jalousie venait d’écrire cette terrible sentence :

 

Lasciate ogni speranza ! [1]

 

Chapitre CVII

Date Lilia

 

Disons un peu ce que devenait la comtesse de Charny tandis qu’avait lieu, entre le comte et la reine, la scène que nous venons de raconter, et qui brisait si douloureusement une longue série de douleurs.

 

D’abord, pour nous qui connaissons l’état de son cœur, il est facile d’imaginer ce qu’elle souffrit à compter du départ d’Isidor.

 

Elle tremblait, à la fois, que ce grand projet, qu’elle avait deviné être celui d’une fuite, réussît ou échouât.

 

En effet, s’il réussissait, elle connaissait assez le dévouement du comte à ses maîtres pour être sûre que, dès que ceux-ci seraient en exil, il ne les quitterait plus ; s’il échouait, elle connaissait assez le courage d’Olivier pour être sûre qu’il lutterait jusqu’au dernier moment, tant qu’il resterait quelque espoir, et même lorsqu’il n’en resterait plus, contre les obstacles quels qu’ils fussent.

 

Du moment où Isidor avait pris congé d’elle, la comtesse avait donc eu l’œil constamment ouvert pour saisir toute lueur, l’oreille constamment attentive pour percevoir tout bruit.

 

Le lendemain, elle apprit, avec le reste de la population parisienne, que le roi et la famille royale avaient quitté Paris dans la nuit.

 

Aucun accident n’avait signalé ce départ.

 

Puisqu’il y avait eu départ, comme elle s’en était doutée, Charny en était donc ; Charny s’éloignait d’elle !

 

Elle poussa un profond soupir, et s’agenouilla, priant pour la route heureuse.

 

Puis, pendant deux jours, Paris resta muet et sans écho.

 

Enfin, dans la matinée du troisième jour, une grande rumeur éclata sur la ville : le roi était arrêté à Varennes.

 

Il n’y avait aucun détail. À part ce coup de foudre, aucun bruit ; à part cet éclair, la nuit.

 

Le roi était arrêté à Varennes, voilà tout.

 

Andrée ignorait ce que c’était que Varennes. Cette petite ville, si fatalement célèbre depuis, ce bourg, qui devait plus tard devenir une menace pour toute royauté, partageait, à cette époque, l’obscurité qui pesait et qui pèse encore sur dix mille communes de France aussi peu importantes et aussi inconnues que lui.

 

Andrée ouvrit un dictionnaire de géographie et lut :

 

« Varennes-en-Argonne, chef-lieu de canton, habitants 1607. »

 

Puis elle chercha sur une carte, et découvrit Varennes, placé comme centre de triangle entre Stenay, Verdun et Châlons, à la lisière de sa forêt, sur le bord de sa petite rivière.

 

Ce fut donc sur ce point obscur de la France que se concentra désormais toute son attention. Ce fut là qu’elle vécut en pensées, en espérances et en craintes.

 

Puis, peu à peu, à la suite de la grande nouvelle, vinrent les nouvelles secondaires, comme, au lever du soleil, après le grand ensemble qu’il tire du chaos, viennent peu à peu les petits détails.

 

Ces petits détails étaient immenses pour elle.

 

M. de Bouillé, disait-on, avait poursuivi le roi, avait attaqué l’escorte, et, après un combat acharné, s’était retiré laissant la famille royale aux mains des patriotes vainqueurs.

 

Sans doute, Charny avait pris part à ce combat ; sans doute, Charny ne s’était retiré que le dernier, si toutefois Charny n’était pas resté sur le champ de bataille.

 

Puis, bientôt, on annonça que l’un des trois gardes du corps qui accompagnaient le roi avait été tué.

 

Puis le nom se fit jour. Seulement, on ne savait pas si c’était le vicomte ou le comte, si c’était Isidor ou Olivier de Charny.

 

C’était un Charny, on ne pouvait rien dire de plus.

 

Pendant les deux jours où cette question demeura indécise, le cœur d’Andrée roula dans d’inexprimables angoisses !

 

Enfin, on annonça le retour du roi et de la famille royale pour le samedi 26.

 

Les augustes prisonniers avaient couché à Meaux.

 

En calculant le temps et l’espace sur la mesure ordinaire, le roi devait être à Paris avant midi ; en supposant qu’il revînt aux Tuileries par la route la plus directe, le roi devait rentrer dans Paris par le faubourg Saint-Martin.

 

À onze heures, Mme de Charny, en costume de la plus grande simplicité, le visage couvert d’un voile, était à la barrière.

 

Elle attendit jusqu’à trois heures.

 

À trois heures, les premiers flots de la foule, poussant tout devant eux, annoncèrent que le roi contournerait Paris et rentrerait par la barrière des Champs-Elysées.

 

C’était tout Paris à traverser, et à traverser à pied. Nul n’eût osé circuler en voiture au milieu de la foule compacte qui emplissait les rues.

 

Jamais, depuis la prise de la Bastille, il n’y avait eu pareil encombrement sur le boulevard.

 

Andrée n’hésita point, elle prit le chemin des Champs-Elysées, et arriva une des premières.

 

Là, elle attendit encore trois heures ; trois mortelles heures !

 

Enfin, le cortège parut. Nous avons dit dans quel ordre et dans quelle conditions il marchait.

 

Andrée vit passer la voiture ; elle jeta un grand cri de joie : elle venait de reconnaître Charny sur le siège.

 

Un cri qui eût semblé l’écho du sien, s’il n’eût été un cri de douleur, lui répondit.

 

Andrée se tourna du côté où venait ce cri ; une jeune fille se débattait entre les bras de trois ou quatre personnes charitables qui s’empressaient de lui porter des secours.

 

Elle paraissait en proie au plus violent désespoir.

 

Peut-être Andrée eût-elle accordé une plus efficace attention à cette jeune fille, si elle n’eût entendu murmurer autour d’elle toutes sortes d’imprécations contre ces trois hommes placés sur le siège de la voiture du roi.

 

Ce serait sur eux que tomberait la colère du peuple, ce seraient eux les boucs émissaires de cette grande trahison royale ; ils seraient indubitablement mis en pièces au moment où la voiture s’arrêterait.

 

Et Charny était un de ces trois hommes !

 

Andrée résolut de faire tout ce qu’elle pourrait afin de pénétrer dans le jardin des Tuileries.

 

Mais, pour cela, il fallait contourner la foule, revenir par le bord de l’eau, c’est-à-dire par le quai de la Conférence, et rentrer dans le jardin, si la chose était possible, par le quai des Tuileries.

 

Andrée prit la rue de Chaillot, et gagna le quai.

 

À force de tentatives, au risque d’être écrasée vingt fois, elle parvint à franchir la grille ; mais une telle foule se pressait à l’endroit où devait s’arrêter la voiture qu’il ne fallait pas songer à arriver aux premiers rangs.

 

Andrée pensa que, de la terrasse du bord de l’eau, elle dominerait toute cette foule. Il est vrai que la distance serait trop grande pour qu’elle pût rien distinguer en détail, rien entendre sûrement.

 

N’importe, elle verrait mal et entendrait mal ; cela valait mieux que de ne pas voir et de ne pas entendre du tout.

 

Elle monta donc sur la terrasse du bord de l’eau.

 

De là, en effet, elle voyait le siège de la voiture : Charny et les deux gardes – Charny, qui ne se doutait pas qu’à cent pas de lui, un cœur battait si violemment pour lui ; Charny, qui, en ce moment, n’avait probablement pas un souvenir pour Andrée ; Charny, qui ne pensait qu’à la reine, qui oubliait sa propre sûreté pour veiller à la sûreté de la reine.

 

Oh ! si elle eût su qu’à cet instant même Charny pressait sa lettre sur son cœur, et lui offrait en pensée ce dernier soupir qu’il se croyait tout près d’exhaler !

 

Enfin, la voiture s’arrêta au milieu des cris, des hurlements, des clameurs.

 

Presque aussitôt il se fit autour de cette voiture un grand bruit, un grand mouvement, un immense tumulte.

 

Les baïonnettes, les piques, les sabres se levèrent ; on eut dit une moisson de fer poussant sous un orage.

 

Les trois hommes, précipités du siège, disparurent comme s’ils fussent tombés dans un gouffre. Puis il y eut un tel remous dans toute cette multitude, que ses derniers rangs, refluant en arrière, vinrent se briser contre le mur de soutènement de la terrasse.

 

Andrée était enveloppée d’un voile d’angoisse ; elle ne voyait, elle n’entendait plus rien ; elle jeta, haletante, les bras tendus, des sons inarticulés au milieu de ce concert terrible qui se composait de malédictions, de blasphèmes, de cris de mort !

 

Puis elle ne sut plus se rendre compte de ce qui se passait : la terre tourna, le ciel devint rouge, un bruissement pareil à celui de la mer qui monte gronda à ses oreilles.

 

C’était le sang qui montait du cœur à la tête, et qui envahissait le cerveau.

 

Elle tomba à demi évanouie, comprenant qu’elle vivait parce qu’elle souffrait.

 

Une impression de fraîcheur la fit revenir à elle : une femme lui appliquait au front un mouchoir trempé dans l’eau de la Seine, tandis qu’une autre lui faisait respirer un flacon de sels.

 

Elle se rappela cette femme qu’elle avait vue mourante comme elle à la barrière, sans savoir quelle instinctive analogie rattachait, par un lien inconnu, la douleur de cette femme à sa douleur.

 

En revenant à elle, son premier mot fut :

 

– Sont-ils morts ?…

 

La compassion est intelligente. Ceux qui entouraient Andrée comprirent qu’il s’agissait de ces trois hommes dont la vie avait été si cruellement menacée.

 

– Non, lui répondit-on, ils sont sauvés.

 

– Tous trois ? demanda-t-elle.

 

– Tous trois, oui.

 

– Oh ! le Seigneur soit loué !… Où sont-ils ?

 

– On croit qu’ils sont au château.

 

– Au château ? Merci !

 

Et, se relevant, secouant la tête, s’orientant d’un œil égaré, la jeune femme sortit par la grille du bord de l’eau, afin de rentrer par le guichet du Louvre.

 

Elle pensait avec raison que, de ce côté, la foule serait moins compacte.

 

En effet, la rue des Orties était presque vide.

 

Elle traversa un coin de la place du Carrousel, entra dans la cour des Princes et s’élança chez le concierge.

 

Cet homme connaissait la comtesse : il l’avait vue entrer au château et en sortir pendant les deux ou trois premières journées du retour de Versailles.

 

Puis il l’avait vue sortir pour ne plus rentrer, le jour où, poursuivie par Sébastien, Andrée avait enlevé l’enfant dans sa voiture.

 

Le concierge consentit à aller aux renseignements. Par les corridors intérieurs, il parvint bientôt au cœur du château.

 

Les trois officiers étaient sauvés, M. de Charny, sain et sauf, s’était retiré dans sa chambre.

 

Un quart d’heure après, il en était sorti en uniforme d’officier de marine, et s’était rendu chez la reine, où il devait être en ce moment.

 

Andrée respira, tendit sa bourse à celui qui lui donnait ces bonnes nouvelles, et, tout étourdie, toute haletante, demanda un verre d’eau.

 

Ah ! Charny était donc sauvé !

 

Elle remercia le brave homme, et reprit le chemin de l’hôtel de la rue Coq Héron.

 

Arrivée là, elle alla tomber, non pas sur une chaise, non pas sur un fauteuil, mais devant son prie-Dieu.

 

Ce n’était pas pour prier de bouche ; il y a des moments où la reconnaissance envers le Seigneur est si grande, que les paroles manquent ; alors, ce sont les bras, ce sont les yeux, c’est tout le corps, tout le cœur, toute l’âme qui s’élancent à Dieu.

 

Elle était plongée dans cette bienheureuse extase quand elle entendit la porte s’ouvrir ; elle se retourna lentement, ne comprenant rien à ce bruit de la terre qui venait la chercher au plus profond de sa rêverie.

 

Sa femme de chambre était debout, la cherchant des yeux, perdue qu’elle était dans l’obscurité.

 

Derrière la femme de chambre se dressait une ombre, une forme indécise, mais à laquelle son instinct donna aussitôt des contours et un nom.

 

– M. le comte de Charny, dit la femme de chambre.

 

Andrée voulut se relever, mais les forces lui manquèrent ; elle retomba les genoux sur le coussin, et, se retournant à moitié, elle appuya son bras sur la déclivité du prie-Dieu.

 

– Le comte ! murmura-t-elle, le comte !

 

Et, quoiqu’il fût là devant ses yeux, elle ne pouvait croire à sa présence.

 

Andrée fit un signe de la tête, elle ne pouvait parler. La femme de chambre s’effaça pour laisser passer Charny, et referma la porte.

 

Charny et la comtesse se trouvèrent seuls.

 

– On m’a dit que vous veniez de rentrer, madame, dit Charny : ne suis-je pas indiscret de vous avoir de si près suivie ?

 

– Non, dit-elle d’une voix tremblante, non, vous êtes le bienvenu, monsieur. J’étais tellement inquiète, que j’étais sortie pour savoir ce qui se passait.

 

– Vous étiez sortie… depuis longtemps ?…

 

– Depuis le matin, monsieur ; j’ai d’abord été à la barrière Saint-Martin, puis à celle des Champs-Elysées ; là, j’ai… j’ai vu… – Elle hésita. – J’ai vu le roi, la famille royale… je vous ai vu, et j’ai été rassurée, momentanément du moins… on craignait pour vous à la descente de voiture. Alors, je suis revenue dans le jardin des Tuileries. Ah ! là, j’ai pensé mourir !

 

– Oui, dit Charny, la foule était grande, vous avez été pressée, étouffée presque, je comprends…

 

– Non, non, dit Andrée en secouant la tête, oh ! non, ce n’est pas cela. Enfin, je me suis informée, j’ai appris que vous étiez sauvé ; je suis revenue ici, et voyez… j’étais à genoux… je priais, je remerciais Dieu.

 

– Puisque vous étiez à genoux, madame, puisque vous parliez au Seigneur, ne vous relevez pas sans lui dire quelques paroles pour mon pauvre frère !

 

– M. Isidor ? Ah ! s’écria Andrée, c’était donc lui !… Malheureux jeune homme !

 

Et elle laissa retomber sa tête sur ses deux mains.

 

Charny fit quelques pas en avant, et regarda avec une profonde expression de tendresse et de mélancolie cette chaste créature qui priait.

 

Il y avait, en outre, dans ce regard, un immense sentiment de commisération, de mansuétude et de miséricorde.

 

Puis quelque chose encore comme un désir retenu.

 

La reine ne lui avait-elle pas dit, ou plutôt n’avait-elle pas laissé échapper cette étrange révélation, qu’Andrée l’aimait ?

 

Sa prière finie, la comtesse se retourna.

 

– Et il est mort ? dit-elle.

 

– Mort, madame, comme est mort le pauvre Georges, pour la même cause, et en remplissant le même devoir.

 

– Et, au milieu de cette grande douleur qu’a dû vous faire éprouver la mort d’un frère, vous avez eu le temps de songer à moi, monsieur ? dit Andrée d’une voix si faible, qu’à peine ses paroles étaient-elles compréhensibles.

 

Heureusement, Charny écoutait avec le cœur et avec les oreilles à la fois.

 

– Madame, dit-il, n’aviez-vous pas chargé mon frère d’une mission pour moi ?

 

– Monsieur !… balbutia Andrée en se relevant sur un genou, et en regardant le comte avec anxiété.

 

– Ne lui aviez-vous pas remis une lettre à mon adresse ?

 

– Monsieur ! répéta Andrée d’une voix frémissante.

 

– Après la mort du pauvre Isidor, ses papiers m’ont été rendus, madame, et votre lettre était parmi ses papiers.

 

– Vous l’avez lue ? s’écria Andrée en cachant sa tête entre ses deux mains. Ah !…

 

– Madame, je ne devais connaître le contenu de cette lettre que si j’étais mortellement blessé, et, vous le voyez, je suis sain et sauf.

 

– Alors, la lettre ?…

 

– La voici intacte, madame ; et telle que vous l’avez remise à Isidor.

 

– Oh ! murmura Andrée en prenant la lettre, c’est bien beau… ou bien cruel ce que vous faites là !

 

Charny étendit le bras, et prit la main d’Andrée, qu’il mit entre les deux siennes.

 

Andrée fit un mouvement pour retirer sa main.

 

Puis, comme Charny insistait en murmurant : « Par grâce, madame ! » elle poussa un soupir presque d’effroi ; mais, sans force contre elle-même, elle laissa sa main frissonnante et humide entre les deux mains de Charny.

 

Alors, embarrassée, ne sachant où arrêter ses yeux, ne sachant comment fuir le regard de Charny, qu’elle sentait fixé sur elle, ne pouvant reculer, adossée qu’elle était au prie-Dieu :

 

– Oui, je comprends, monsieur, dit-elle, et vous êtes venu pour me rendre cette lettre ?

 

– Pour cela, madame, et aussi pour autre chose… J’ai à vous demander bien des pardons, comtesse.

 

Andrée tressaillit jusqu’au fond du cœur ; c’était la première fois que Charny lui donnait ce titre sans le faire précéder du mot madame.

 

Puis sa voix avait prononcé la phrase tout entière avec une inflexion d’une douceur infinie.

 

– Des pardons ! À moi, monsieur le comte ? Et à quelle occasion, je vous prie ?

 

– Pour la manière dont je me suis conduit envers vous pendant six ans…

 

Andrée le regarda avec un profond étonnement.

 

– Me suis-je jamais plainte, monsieur ? demanda-t-elle.

 

– Non, madame, parce que vous êtes un ange !

 

Malgré elle, les yeux d’Andrée se voilèrent, et elle sentit des larmes rouler sous ses paupières.

 

– Vous pleurez, Andrée ? dit Charny.

 

– Oh ! s’écria Andrée en fondant en larmes, excusez-moi, monsieur, mais je n’ai pas l’habitude que vous me parliez ainsi… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

 

Et elle alla s’abattre sur une chaise longue, laissant tomber sa tête entre ses mains.

 

Puis, au bout d’un instant, écartant ses mains, et secouant la tête :

 

– Mais, en vérité, je suis folle ! dit-elle.

 

Tout à coup, elle s’arrêta. Pendant qu’elle avait les yeux perdus dans ses mains, Charny était venu s’agenouiller devant elle.

 

– Oh ! vous à mes genoux, vous à mes pieds ! dit-elle.

 

– Ne vous ai-je pas dit, Andrée, que je venais vous demander pardon ?

 

– À mes genoux, à mes pieds ! répéta-t-elle, comme une femme qui ne peut croire à ce qu’elle voit.

 

– Andrée, vous m’avez retiré votre main, dit Charny.

 

Et il tendit de nouveau sa main à la jeune femme.

 

Mais, elle, se reculant avec un sentiment qui ressemblait à de la terreur :

 

– Que veut dire cela ? murmura-t-elle.

 

– Andrée ! répondit Charny de sa plus douce voix, cela veut dire que je vous aime !

 

Andrée appuya sa main sur son cœur, et jeta un cri.

 

Puis, se levant tout debout, comme si un ressort l’eût mise sur ses pieds, et serrant ses tempes entre ses deux mains :

 

– Il m’aime ! il m’aime ! répéta-t-elle, mais c’est impossible !

 

– Dites que c’est impossible que vous m’aimiez, Andrée, mais ne dites pas qu’il est impossible que je vous aime.

 

Elle abaissa son regard sur Charny, comme pour s’assurer qu’il disait vrai ; les grands yeux noirs du comte disaient bien au-delà de ce qu’avaient dit ses paroles.

 

Andrée, qui aurait pu douter des paroles, ne douta point du regard.

 

– Oh ! murmura-t-elle, mon Dieu ! mon Dieu ! y a-t-il au monde une créature plus malheureuse que moi ?

 

– Andrée, continua Charny, dites-moi que vous m’aimez, ou, si vous ne me dites pas que vous m’aimez, dites-moi au moins que vous ne me haïssez pas !

 

– Moi, vous haïr ! s’écria Andrée.

 

Et, à leur tour, ses yeux si calmes, si limpides, si sereins, laissèrent échapper un double éclair.

 

– Oh ! monsieur ! vous seriez bien injuste si vous preniez pour de la haine le sentiment que vous m’inspirez.

 

– Mais, enfin, si ce n’est pas de la haine, si ce n’est pas de l’amour, qu’est ce donc, Andrée ?

 

– Ce n’est pas de l’amour, parce qu’il ne m’est pas permis de vous aimer ; ne m’avez-vous pas entendue tout à l’heure crier à Dieu que j’étais la plus malheureuse créature de la terre ?

 

– Et pourquoi ne vous est-il pas permis de m’aimer, quand je vous aime, moi, Andrée, de toutes les forces de mon cœur ?

 

– Oh ! voilà ce que je ne veux pas, voilà ce que je ne peux pas, voilà ce que je n’ose pas vous dire, répondit Andrée en se tordant les bras.

 

– Mais, reprit Charny en adoucissant encore le timbre de sa voix, si ce que vous ne voulez pas, ce que vous ne pouvez pas, ce que vous n’osez pas dire, si une autre personne me l’avait dit, à moi ?

 

Andrée appuya ses deux mains sur les épaules de Charny.

 

– Hein ! fit-elle épouvantée.

 

– Si je le savais ? continua Charny.

 

– Mon Dieu !

 

– Et si c’était, vous trouvant plus digne et plus respectable de ce malheur même, si c’était en apprenant ce secret terrible que je me suis décidé à venir vous dire que je vous aimais !

 

– Si vous aviez fait cela, monsieur, vous seriez le plus noble et le plus généreux des hommes.

 

– Je vous aime, Andrée ! répéta Charny, je vous aime ! je vous aime !

 

– Ah ! fit Andrée en levant ses deux bras au ciel, je ne savais pas, mon Dieu ! qu’il put y avoir une pareille joie en ce monde.

 

– Mais, à votre tour, Andrée, dites-moi donc que vous m’aimez ! s’écria Charny.

 

– Oh ! non ! je n’oserai jamais, dit Andrée ; mais lisez cette lettre qui devait vous être remise à votre lit de mort !

 

Et elle tendit au comte la lettre qu’il lui avait rapportée.

 

Tandis qu’Andrée couvrait son visage de ses deux mains, Charny brisa vivement le cachet de cette lettre, en lut les premières lignes, jeta un cri ; puis, écartant les mains d’Andrée, et du même mouvement la ramenant sur son cœur :

 

– Depuis le jour où tu m’as vu, depuis six ans ! ô sainte créature ! dit-il, comment aimerai-je jamais assez pour te faire oublier ce que tu as souffert ?

 

– Mon Dieu ! murmura Andrée en pliant comme un roseau sous le poids de tant de bonheur, si c’est un rêve, faites que je ne me réveille jamais, ou que je meure en me réveillant !…

 

Et, maintenant oublions ceux qui sont heureux, pour revenir à ceux qui souffrent, qui luttent ou qui haïssent, et peut-être que leur mauvais destin les oubliera comme nous.

 

Chapitre CVIII

Un peu d’ombre après le soleil

 

Le 16 juillet 1791, c’est-à-dire quelques jours après les événements que nous venons de raconter, deux nouveaux personnages, que nous avons jusqu’à ce moment tardé à faire connaître à nos lecteurs afin de les leur présenter sous leur véritable jour, écrivaient tous les deux à la même table, dans un petit salon s’ouvrant au troisième étage de l’hôtel Britannique, situé rue Guénégaud.

 

Ce petit salon donnait, par une de ses portes, dans une modeste salle à manger où, d’ailleurs, on reconnaissait en tous points l’ameublement habituel des hôtels garnis, et, par une autre porte, dans une chambre à coucher où étaient dressés deux lits jumeaux.

 

Les deux écrivains étaient de sexe différent, et méritent chacun une mention particulière.

 

L’homme paraissait avoir soixante ans environ, un peu moins peut-être ; il était grand, il était maigre ; il avait l’air à la fois austère et passionné ; les lignes droites de son visage indiquaient un penseur calme et sérieux, chez lequel les qualités rigides et droites de l’esprit l’emportaient sur les fantaisies de l’imagination.

 

La femme n’accusait guère que trente ou trente-deux ans, quoique, en réalité, elle en eût déjà plus de trente-six. À un certain éclat du sang, à une certaine vigueur de carnation, il était facile de voir qu’elle sortait de souche populaire. Elle avait des yeux charmants, de cette teinte indécise qui emprunte les différentes nuances du gris, du vert et du bleu ; des yeux doux et fermes à la fois ; la bouche grande, mais ornée de fraîches lèvres et de blanches dents, le menton et le nez retroussés ; la main belle quoique un peu forte ; la taille riche, plantureuse, cambrée ; une gorge merveilleuse, et les hanches de la Vénus de Syracuse.

 

L’homme, c’était Jean-Marie Roland de La Platière, né en 1732, à Villefranche, près de Lyon.

 

La femme, c’était Manon-Jeanne Phlipon, née à Paris, en 1754.

 

Ils s’étaient mariés onze ans auparavant, c’est-à-dire en 1780.

 

Nous avons dit que la femme était de race populaire ; les noms le prouvent : Manon-Jeanne Phlipon, noms de baptême, nom propre, tout dénonce l’origine. Fille d’un graveur, elle gravait elle-même jusqu’à ce que, à l’âge de vingt-cinq ans, elle eût épousé Roland, qui avait vingt-deux ans de plus qu’elle ; alors, de graveur elle devint copiste, traducteur, compilateur. Des livres comme l’Art du tourbier, l’Art du fabricant de laine rase et sèche, le Dictionnaire des manufactures, avaient absorbé dans un rude et ingrat travail les plus belles années de cette femme à la riche nature, qui resta vierge de toute faute, sinon de toute passion, non par stérilité de cœur, mais par pureté d’âme.

 

Dans le sentiment qu’elle avait voué à son mari, le respect de la fille l’emportait sur l’amour de la femme. Cet amour, c’était une espèce de culte chaste et en dehors de tous rapports physiques ; il allait jusqu’à lui faire quitter son travail du jour, qu’elle rattrapait sur les heures de la nuit, pour préparer elle-même le repas du vieillard, dont l’estomac affaibli ne pouvait supporter qu’un certain genre de nourriture.

 

En 1789, Mme Roland menait cette vie obscure et laborieuse en province. Son mari habitait alors le clos de La Platière, dont il prit le nom. Ce clos était situé à Villefranche près de Lyon. C’est là que vint les faire tressaillir tous les deux le canon de la Bastille.

 

C’est au bruit de ce canon que tout ce qu’il y avait de grand, de patriotique, de saintement français s’éveilla dans le cœur de la noble créature. La France n’était plus un royaume, c’était une nation ! Ce n’était plus simplement un pays qu’on habite, c’était une patrie ! – La Fédération de 1790 arriva ; celle de Lyon, on se le rappelle, précéda celle de Paris. Jeanne Phlipon, qui, dans la maison paternelle du quai de l’Horloge, voyait tous les jours, en regardant de sa fenêtre le bleu profond du ciel, se lever le soleil, qu’elle pouvait suivre jusqu’à l’extrémité des Champs-Elysées, où il semblait s’abaisser jusque sur la cime verte et feuillue des arbres, avait vu, dès trois heures du matin, se lever, du haut de Fourvières, cet autre soleil bien autrement dévorant, bien autrement lumineux, qu’on appelle la liberté ; de là, son regard avait embrassé toute cette grande fête citoyenne ; de là, son cœur avait plongé dans cet océan de fraternité, et il en était sorti, comme Achille, invulnérable partout, excepté à un seul endroit. Ce fut à cet endroit que la frappa l’amour ; mais cette blessure, au moins n’y succomba-t-elle pas.

 

Le soir de ce grand jour, tout enthousiasmée de ce qu’elle avait vu, se sentant poète, se sentant historien, elle avait écrit la relation de cette fête. Cette relation, elle l’avait envoyée à son ami Champagneux, rédacteur en chef du Journal de Lyon. Le jeune homme, étonné, ébloui, émerveillé de l’ardent récit, l’avait imprimé dans son journal ; et le lendemain, le journal, qui se tirait d’ordinaire à douze ou quinze cents exemplaires, s’était tiré à soixante mille.

 

Expliquons en deux mots comment cette imagination de poète et ce cœur de femme prirent tant d’ardeur à la politique : c’est que Jeanne Phlipon, traitée par son père comme un ouvrier graveur ; c’est que Mme Roland, traitée par son mari comme un secrétaire, ne touchant dans la maison paternelle ou la maison conjugale qu’aux choses austères de la vie ; c’est que Mme Roland, entre les mains de laquelle n’avait jamais passé un livre frivole, c’est que Mme Roland regardait, disons-nous, comme une grande distraction, comme un suprême passe-temps, le Procès-verbal des électeurs de 89, ou le Récit de la prise de la Bastille.

 

Quant à Roland, il était, lui, un exemple de ce que la Providence, le hasard ou la fatalité peuvent, par un fait sans importance, amener de changements dans la vie d’un homme ou l’existence d’un empire.

 

Il était le dernier de cinq frères. On voulait faire de lui un prêtre, il voulut rester un homme. À dix-neuf ans, il quitte la maison paternelle, et, seul, à pied, sans argent, traverse la France, se rend à Nantes, se place chez un armateur, et obtient d’être envoyé aux Indes. Au moment du départ, à l’heure même où appareille le navire, un crachement de sang survient si considérable, que le médecin lui défend la mer.

 

Cromwell s’embarquant pour l’Amérique au lieu de rester en Angleterre, retenu par l’ordre de Charles Ier, peut-être l’échafaud de White-Hall ne s’élevait-il pas ! Roland partant pour les Indes, peut-être le 10 août n’avait-il pas lieu !

 

Roland, ne pouvant remplir les vues de l’armateur chez lequel il était entré, quitte Nantes et se rend à Rouen ; là, un de ses parents, auquel il s’adresse, reconnaît la valeur du jeune homme et lui fait obtenir la place d’inspecteur des manufactures.

 

Dès lors, la vie de Roland devient une vie d’étude et de travail. L’économie est sa muse, le commerce son dieu inspirateur ; il voyage, il recueille, il écrit ; il écrit des mémoires sur l’éducation des troupeaux, des théories sur les arts mécaniques, les Lettres de Sicile, d’Italie, de Malte, le Financier français, et les autres ouvrages que nous avons déjà cités et qu’il fait copier à sa femme, qu’il épouse, comme nous l’avons dit, en 1780. Quatre ans après, il fait avec elle un voyage en Angleterre, à son retour, il l’envoie à Paris solliciter des lettres de noblesse, et demander l’inspection de Lyon au lieu de celle de Rouen ; pour l’inspection, elle réussit ; pour les lettres de noblesse, elle échoue. Voilà Roland à Lyon, et, malgré lui, du parti populaire, vers lequel, d’ailleurs, le poussent ses instincts et ses convictions. Il exerce donc les fonctions d’inspecteur du commerce et des manufactures de la généralité de Lyon quand la Révolution éclate, et qu’à cette aube nouvelle et régénératrice, lui et sa femme sentent germer dans leur cœur cette belle plante aux feuilles d’or et à la fleur de diamant qu’on appelle l’enthousiasme. Nous avons vu comment Mme Roland écrit la relation de la fête du 30 mai ; comment le journal qui l’a publiée se tire à soixante mille exemplaires, et comment chaque garde national qui retourne dans son village, dans son bourg ou dans sa ville, emporte une portion de l’âme de Mme Roland.

 

Et, comme le journal n’est point signé, comme l’article n’est point signé, chacun peut penser que c’est la Liberté elle-même qui, descendue sur la terre, a dicté à quelque prophète inconnu la relation de la fête, de même qu’un ange dictait l’Evangile à saint Jean.

 

Les deux époux étaient là, pleins de croyance, pleins de foi, pleins d’espoir, vivant au milieu d’un petit cercle d’amis, Champagneux, Bosc, Lanthenas, deux ou trois autres peut-être, quand le cercle s’augmenta d’un nouvel ami.

 

Lanthenas, qui vivait familièrement chez les Roland, qui y passait des jours, des semaines, des mois, amena un soir un de ses électeurs dont Mme Roland avait tant admiré le compte rendu.

 

On nommait le nouveau présenté Bancal des Issarts.

 

C’était un homme de trente-neuf ans, beau, simple, grand, tendre et religieux ; rien de précisément brillant, mais ayant le cœur bon, l’âme charitable.

 

Il avait été notaire, et avait quitté sa charge pour se jeter tout entier dans la politique et la philosophie.

 

Au bout de huit jours que le nouvel hôte était dans la maison, Lanthenas, Roland et lui se convenaient si bien, ce groupe formait une si harmonieuse trinité dans son dévouement à la patrie, dans son amour pour la liberté, dans son respect pour toutes les choses saintes, que les trois hommes résolurent de ne plus se quitter, de vivre ensemble et à frais communs.

 

Ce fut surtout quand Bancal les eut abandonnés momentanément que le besoin de cette réunion se fit sentir.

 

« Venez, mon ami, lui écrivait Roland : que tardez-vous ? Vous avez vu notre manière franche et ronde de vivre et d’agir. Ce n’est point à mon âge que l’on change quand on n’a jamais varié. Nous prêchons le patriotisme, nous élevons l’âme ; Lanthenas fait son métier de docteur ; ma femme est la garde-malade du canton ; vous et moi, nous gérerons les affaires de la société. »

 

La réunion de ces trois médiocrités dorées faisait, en effet, quelque chose qui ressemblait à une petite fortune. Lanthenas possédait vingt mille livres, à peu près ; Roland, soixante mille ; Bancal, cent mille.

 

En attendant, Roland remplissait sa mission, mission d’apôtre ; il catéchisait, dans ses courses d’inspecteur, les paysans de la contrée ; excellent marcheur, le bâton à la main, ce pèlerin de l’humanité allait du nord au midi, de l’est à l’ouest, semant sur son chemin, à droite et à gauche, devant et derrière lui, la parole nouvelle, le grain fécond de la liberté ; Bancal, simple, éloquent, passionné sous une froide enveloppe, était pour Roland un aide, un disciple, un second lui-même ; l’idée ne venait pas même à l’esprit du futur collègue de Clavière et de Dumouriez que Bancal pût aimer sa femme, et sa femme aimer celui-ci. Depuis cinq ou six ans, Lanthenas, tout jeune homme, n’était-il pas, près de la femme chaste, laborieuse, sobre et pure, comme un frère près d’une sœur ? Mme Roland, sa Jeanne, n’était-ce pas la statue de la Force et de la Vertu ?

 

Aussi Roland fut bien heureux, quand, au billet que nous venons de citer, Bancal répondit une lettre affectueuse et pleine de tendre adhésion. Roland reçut cette lettre à Lyon, et l’envoya immédiatement à La Platière, où était sa femme.

 

Oh ! ne me lisez pas, lisez Michelet, si vous voulez, par une simple analyse, bien connaître cette admirable créature qu’on appelle Mme Roland.

 

Elle reçut la lettre par une de ces chaudes journées, où l’électricité court dans l’air, où les cœurs les plus froids s’animent, où le marbre lui-même rêve et frissonne. On était déjà en automne, et, cependant, un lourd orage d’été grondait au ciel.

 

Depuis le jour où elle avait vu Bancal, quelque chose d’inconnu s’était éveillé dans le cœur de la chaste femme ; ce cœur s’était ouvert, et, comme du calice d’une fleur, il en était sorti un parfum ; un chant doux comme celui de l’oiseau au fond des bois gazouillait à son oreille. On eût dit que le printemps se faisait pour son imagination, et que, dans le champ inconnu qu’elle entrevoyait derrière le brouillard qui l’obstruait encore, la main de ce puissant machiniste qu’on appelle Dieu préparait une décoration nouvelle pleine de bosquets odorants, de fraîches cascades, de pelouses pleines d’ombre, d’échappées pleines de soleil.

 

Elle ne connaissait pas l’amour, mais, comme toutes les femmes, elle le devinait. Elle comprit le danger, et, les larmes aux yeux, mais souriante, elle alla droit à une table, et, sans hésiter, sans détour, elle écrivit à Bancal, montrant, pauvre Clorinde blessée, le défaut de son armure, faisant l’aveu, et, du même coup, tuant l’espoir que cet aveu pouvait faire naître.

 

Bancal comprit tout, ne parla plus de réunion, passa en Angleterre, et y resta deux ans.

 

C’étaient des cœurs antiques que ces cœurs-là ! Aussi j’ai pensé qu’il serait doux à mes lecteurs, après tous les tumultes et toutes les passions qu’ils viennent de traverser, de se reposer un instant à l’ombre fraîche et pure de la beauté, de la force et de la vertu.

 

Qu’on ne dise pas que nous faisons Mme Roland autre qu’elle n’était, chaste dans l’atelier de son père, chaste près de la couche de son vieil époux, chaste près du berceau de son enfant. À cette heure où l’on ne ment pas, elle écrivit en face de la guillotine : « J’ai toujours commandé à mes sens, et personne moins que moi n’a connu la volupté. »

 

Et qu’on ne fasse pas à la froideur de la femme mérite de son honnêteté. Non, l’époque à laquelle nous sommes arrivés est une époque de haine, je le sais, mais aussi une époque d’amour. La France donnait l’exemple : pauvre captive longtemps emprisonnée, longtemps aux fers, on détachait ses chaînes, on la rendait à la liberté. Comme Marie Stuart sortant de sa prison, elle eût voulu déposer un baiser sur les lèvres de la création, réunir la nature tout entière dans ses bras, la féconder de son souffle pour qu’il en naquît la liberté du pays et l’indépendance du monde.

 

Non, toutes ces femmes aimaient saintement, tous ces hommes aimaient ardemment. Lucille et Camille Desmoulins, Danton et sa Louise, Mlle de Keralio et Robert, Sophie et Condorcet, Vergniaud et Mlle Candeille. Il n’y avait pas jusqu’au froid et tranchant Robespierre, froid et tranchant comme le couteau de la guillotine, qui ne sentît son cœur se fondre à ce grand foyer d’amour ; il aima la fille de son hôte, du menuisier Duplay, avec lequel nous allons le voir faire connaissance.

 

Et n’était-ce pas de l’amour encore, de l’amour moins pur, je le sais – mais n’importe, l’amour est la grande vertu des cœurs – que l’amour de Mme Tallien, que l’amour de Mme de Beauharnais, que l’amour de Mme de Genlis, que tous ces amours dont le souffle consolateur effleura jusque sur l’échafaud le visage pâle des mourants ?

 

Oui, tout le monde aimait à cette bienheureuse époque ; et prenez ici le mot amour dans tous les sens : les uns aimaient l’idée, les autres la matière ; ceux-ci la patrie, ceux-là le genre humain. Depuis Rousseau, le besoin d’aimer avait toujours été croissant ; on eût dit qu’il fallait se hâter de saisir tout amour au passage ; on eût dit qu’à l’approche de la tombe, du gouffre, de l’abîme, tout cœur palpitait d’un souffle inconnu, passionné, dévorant ; on eût dit, enfin, que chaque poitrine puisait son haleine au foyer universel, et que, ce foyer, c’étaient tous les amours fondus dans un seul amour !

 

Nous voilà loin de ce vieillard et de cette jeune femme écrivant au troisième étage de l’hôtel Britannique. Revenons-y.

 

Chapitre CIX

Les premiers républicains

 

Le 20 février 1791, Roland avait été envoyé de Lyon à Paris comme député extraordinaire : sa mission était de plaider la cause de vingt mille ouvriers sans pain.

 

Il était depuis cinq mois à Paris lorsque était arrivé ce terrible événement de Varennes, qui eut une telle influence sur la destinée de nos héros et sur le sort de la France, que nous avons cru devoir lui consacrer près d’un volume.

 

Or, depuis le retour du roi, 25 juin, jusqu’au jour où nous sommes arrivés, 16 juillet, il s’était passé bien des choses.

 

Tout le monde avait crié : « Le roi se sauve ! » tout le monde avait couru après le roi, tout le monde l’avait ramené à Paris, et, une fois le roi de retour, une fois le roi à Paris, une fois le roi aux Tuileries, personne ne savait plus que faire de lui !

 

Chacun apporte son avis, les avis soufflent de tous les côtés ; on dirait des vents pendant la tempête. Malheur au vaisseau qui est en mer par un pareil orage !

 

Le 21 juin, jour de la fuite du roi, les Cordeliers avaient fait leur affiche, signée de Legendre, ce boucher français que la reine indiquait comme pendant au boucher anglais Harrison.

 

L’affiche portait ces vers pour épigraphe :

 

Si, parmi les Français, il se trouvait un traître

Qui regrettât les rois et qui voulût un maître,

Que le perfide meure au milieu des tourments,

Et que sa cendre soit abandonnée aux vents.

 

Les vers étaient de Voltaire. Ils étaient mauvais et rimaient mal, mais ils avaient le mérite d’exprimer nettement la pensée des patriotes dont ils décoraient l’affiche.

 

Cette affiche déclarait que tous les Cordeliers avaient fait serment de poignarder les tyrans qui oseraient attaquer le territoire, la liberté et la Constitution.

 

Quant à Marat, qui marche toujours seul, et qui donne pour prétexte de son isolement que l’aigle vit solitaire et que les dindons vivent en troupe, Marat propose un dictateur.

 

« Prenez, dit-il dans son journal, prenez un bon Français, un bon patriote ; prenez le citoyen qui, depuis le commencement de la Révolution, montre le plus de lumière, de zèle, de fidélité et de désintéressement ; prenez-le sans plus tarder, ou la cause de la Révolution est perdue ! »

 

Ce qui voulait dire : « Prenez Marat. »

 

Quant à Prudhomme, il ne propose ni un homme ni un gouvernement nouveau ; seulement, il abomine l’ancien dans la personne du roi et de ses descendants. Ecoutons-le :

 

« Le surlendemain lundi, dit-il, on fit prendre l’air au dauphin le long de la terrasse des Tuileries donnant sur la rivière : quand on apercevait un groupe assez considérable de citoyens, un grenadier soldé prenait l’enfant dans ses bras, et l’asseyait sur le rebord en pierre de la terrasse ; le bambin royal, fidèle à sa leçon du matin, envoyait des baisers au peuple ; c’était crier merci pour son papa et sa maman. Quelques spectateurs eurent la lâcheté de crier : "Vive le dauphin !" Citoyens, soyez en garde contre les cajoleries d’une cour rampante avec le peuple quand elle n’est pas la plus forte. »

 

Puis, après ces lignes, venaient immédiatement celles-ci :

 

« Ce fut le 27 janvier 1649 que le parlement d’Angleterre condamna Charles Ier à avoir la tête tranchée, pour avoir voulu étendre les prérogatives royales et se maintenir dans les usurpations de Jacques Ier, son père ; ce fut le 30 du même mois qu’il expia ses forfaits presque légitimes par l’usage et consacrés par un parti nombreux. Mais la voix du peuple s’était fait entendre, le parlement déclara le roi FUGITIF, TRAÎTRE, ENNEMI PUBLIC, et Charles Stuart fut décollé devant la salle des festins du palais de White-Hall. »

 

Bravo ! citoyen Prudhomme, au moins vous n’êtes pas en retard, et le 21 janvier 1793, lorsque à son tour Louis XVI sera décollé, vous aurez le droit de réclamer l’initiative, ayant proposé l’exemple le 27 juin 1791.

 

Il est vrai que M. Prudhomme – ne pas confondre avec celui de notre spirituel ami Monnier, celui-là est un sot, mais un honnête homme –, il est vrai que M. Prudhomme se fera plus tard royaliste et réactionnaire, et publiera l’Histoire des crimes commis pendant la Révolution.

 

La belle chose que la conscience !

 

La Bouche de fer est plus franche, elle : point d’hypocrisie, point de paroles à double entente, point de sens perfide ; c’est Bonneville, le loyal, le hardi, le jeune Bonneville, un fou admirable qui divague dans les circonstances vulgaires, mais qui ne se trompe jamais dans les grandes, c’est lui qui la rédige ; elle est ouverte, la Bouche de fer, rue de l’Ancienne-Comédie, près de l’Odéon, à deux pas du club des Cordeliers.

 

« On a effacé du serment, dit-il, le mot infâme de roi… Plus de rois, plus de mangeurs d’hommes ! On changeait souvent de nom, jusqu’ici, et l’on gardait toujours la chose. Point de régent, point de dictateur, point de protecteur, point d’Orléans, point de La Fayette. Je n’aime pas ce fils de Philippe d’Orléans, qui prend justement ce jour pour monter la garde aux Tuileries, ni son père, qu’on ne voit jamais à l’Assemblée et qu’on voit toujours sur la terrasse, à la porte des Feuillants. Est-ce qu’une nation a besoin d’être toujours en tutelle ? Que nos départements se confédèrent et déclarent qu’ils ne veulent ni tyrans, ni monarques, ni protecteur, ni régent, ni aucune de ces ombres de roi, ombres aussi funestes à la chose publique que l’ombre de cet arbre maudit, le bohonupas, dont l’ombre est mortelle.

 

« Mais il ne suffit pas de dire : "République !" Venise aussi fut république. Il faut une communauté nationale, un gouvernement national. Assemblez le peuple à la face du soleil ; proclamez que la loi doit seule être souveraine, jurez qu’elle régnera seule… Il n’y a pas un ami de la liberté sur la terre qui ne répète le serment. »

 

Quant à Camille Desmoulins, il était monté sur une chaise dans le Palais- Royal, c’est-à-dire sur le théâtre ordinaire de ses exploits oratoires, et il avait dit :

 

« Messieurs, il serait malheureux que cet homme perfide nous fût ramené. Qu’en ferions-nous ? Il viendrait, comme Thersite, nous verser ces larmes grasses dont parle Homère. Si on nous le ramène, je fais la motion qu’on l’expose trois jours à la risée publique, le mouchoir rouge sur la tête, et qu’on le conduise ensuite par étapes jusqu’aux frontières. »

 

De toutes les propositions, avouons-le, celle de cet enfant terrible qu’on appelle Camille Desmoulins n’était pas la plus folle.

 

Encore un mot, il peindra assez bien le sentiment général ; c’est Dumont qui le dit, un Genevois pensionné de l’Angleterre et qui, par conséquent, n’est pas suspect de partialité pour la France.

 

« Le peuple sembla inspiré d’une sagesse supérieure. Voilà un grand embarras parti, disait-il gaiement ; ou encore, si le roi nous a quittés, la nation reste ; il peut y avoir une nation sans roi, mais non pas un roi sans nation. »

 

On voit qu’au milieu de tout cela, le mot république n’a encore été prononcé que par Bonneville : ni Brissot, ni Danton, ni Robespierre, ni même Pétion n’osent relever ce mot ; il effraye les Cordeliers, il indigne les Jacobins.

 

Le 13 juillet, Robespierre s’est écrié à la tribune : « Je ne suis ni républicain ni monarchiste. »

 

Si l’on eût mis Robespierre au pied du mur, il eût été, comme on voit, bien embarrassé de dire ce qu’il était.

 

Eh bien, tout le monde en était à peu près là, excepté Bonneville et cette femme qui, en face de son mari, recopie une protestation à ce troisième étage de la rue Guénégaud.

 

Le 22 juin, le lendemain du départ du roi, elle écrivait :

 

« Le sentiment de la république, l’indignation contre Louis XVI, la haine des rois, s’exhalent ici de partout. »

 

Le sentiment, vous le voyez, le sentiment de la république est dans les cœurs, mais le nom de la république est à peine dans quelques bouches.

 

L’Assemblée surtout lui est hostile.

 

Le grand malheur des assemblées est de s’arrêter toujours au moment où elles ont été élues, de ne point tenir compte des événements, de ne point marcher avec l’esprit du pays, de ne point suivre le peuple où il va et de prétendre qu’elles continuent à représenter le peuple.

 

L’Assemblée disait :

 

Les mœurs de la France ne sont point républicaines

 

L’Assemblée joutait avec M. de La Palisse, et, à notre avis, l’emportait sur l’illustre diseur de vérités. Qui aurait formé les mœurs de la France à la république ? Est-ce la monarchie ? Non pas ; la monarchie n’était pas si bête. La monarchie a besoin d’obéissance, de servilité, de corruption et elle forme les mœurs à la corruption, à la servilité, à l’obéissance. C’est la république qui forme les mœurs républicaines. Ayez d’abord la république, et les mœurs républicaines viendront après.

 

Il y avait eu cependant un moment où la proclamation de la république eût été facile : c’était au moment où l’on apprit que le roi était parti emmenant le dauphin. Au lieu de courir après eux et de les ramener, il fallait leur donner les meilleurs chevaux des écuries postales, de vigoureux postillons, avec des fouets aux mains, des éperons aux bottes ; il fallait pousser les courtisans derrière eux, les prêtres derrière les courtisans, et fermer la porte par-dessus tout cela.

 

La Fayette, qui avait quelquefois des éclairs, rarement des idées, eut un de ces éclairs-là.

 

À six heures du matin, on vint lui dire que le roi, la reine et la famille royale étaient partis ; on eut toutes les peines du monde à le réveiller, il dormait de ce sommeil historique qu’on lui avait déjà reproché à Versailles.

 

– Partis ? dit-il. Impossible ! J’ai laissé Gouvion dormant, appuyé à la porte de leur chambre à coucher.

 

Cependant il se lève, s’habille et descend. À la porte, il rencontre Bailly, le maire de Paris, Beauharnais, le président de l’Assemblée : Bailly ayant le nez plus long et la figure plus jaune que jamais, Beauharnais consterné.

 

Chose curieuse, n’est-ce pas ? Le mari de Joséphine qui, mourant sur l’échafaud, laisse sa veuve sur le chemin du trône, est consterné de la fuite de Louis XVI.

 

– Quel malheur, s’écrie Bailly, que l’Assemblée ne soit pas réunie encore !

 

– Oh ! oui, dit Beauharnais, c’est un grand malheur.

 

– Tiens, dit La Fayette, ainsi il est parti ?

 

– Hélas ! oui, répondirent en chœur les deux hommes d’État.

 

– Pourquoi hélas ? demande La Fayette.

 

– Comment ! vous ne comprenez pas ? s’écrie Bailly. Parce qu’il va revenir avec les Prussiens, les Autrichiens, les émigrés ; parce qu’il va nous ramener la guerre civile, la guerre étrangère.

 

– Alors, dit La Fayette mal convaincu, vous pensez que le salut public exige le retour du roi ?

 

– Oui, disent d’un seul cri Bailly et Beauharnais.

 

– En ce cas, dit La Fayette, courons après lui.

 

Et il écrit ce billet :

 

« Les ennemis de la patrie ayant enlevé le roi, il est ordonné aux gardes nationaux de les arrêter. »

 

En effet, remarquez bien cela, toute la politique de l’année 1791, toute la fin de l’Assemblée nationale va rouler là-dessus.

 

Puisque le roi est nécessaire à la France, puisqu’on doit le ramener, il faut qu’il ait été enlevé et non pas qu’il se soit sauvé.

 

Tout cela n’avait pas convaincu La Fayette ; aussi, en envoyant Romeuf, lui avait-il recommandé de ne pas trop se presser. Le jeune aide de camp avait pris la route opposée à celle que suivait Louis XVI pour être sûr de ne pas le rejoindre

 

Malheureusement, sur la véritable route était Billot.

 

Quand l’Assemblée sut la nouvelle, il y eut terreur. À la vérité, le roi avait, en partant, laissé une lettre fort menaçante ; il faisait parfaitement comprendre qu’il allait chercher l’ennemi et qu’il reviendrait mettre les Français à la raison.

 

Les royalistes, de leur côté, levaient la tête et haussaient le ton. Un d’eux, Suleau, je crois, écrivait :

 

« Tous ceux qui pourront être compris dans l’amnistie que nous offrons à nos ennemis, au nom du prince de Condé, pourront se faire enregistrer dans nos bureaux, d’ici au mois d’août. Nous aurons quinze cents registres pour la commodité du public. »

 

Un de ceux qui eurent la plus grande peur fut Robespierre. La séance ayant été suspendue de trois heures et demie à cinq heures, il courut chez Pétion. Le faible cherchait le fort.

 

Selon lui, La Fayette était complice de la cour. Il ne s’agissait pas moins que de faire une Saint-Barthélemy de députés.

 

– Je serai un des premiers tués ! s’écriait-il lamentablement. Je n’en ai pas pour vingt-quatre heures.

 

Pétion, tout au contraire, d’un caractère calme et d’un tempérament lymphatique, voyait les choses autrement.

 

– Bon ! dit-il, maintenant on connaît le roi, et l’on agira en conséquence.

 

Brissot arriva ; c’était un des hommes les plus avancés de l’époque ; il écrivait dans Le Patriote.

 

– On fonde un nouveau journal dont je serai l’un des rédacteurs, dit-il.

 

– Lequel ? demanda Pétion.

 

– Le Républicain.

 

Robespierre grimaça un sourire.

 

– Le Républicain ? dit-il. Je voudrais bien que vous m’expliquassiez ce que c’est que la république.

 

Ils en étaient là quand chez Pétion, leur ami, arrivèrent les deux Roland, le mari austère et résolu comme toujours, la femme calme, plutôt souriante qu’effrayée, avec ses beaux yeux clairs et parlants. Ils venaient de chez eux, de la rue Guénégaud, ils avaient vu l’affiche des Cordeliers. Comme les Cordeliers, ils ne croyaient pas le moins du monde qu’un roi fût nécessaire à une nation.

 

Le courage du mari et de la femme rend du cœur à Robespierre ; il rentre à la séance en observateur, prêt à profiter de tout du coin où il siège, comme le renard embusqué au bord de son terrier. Vers neuf heures du soir, il voit que l’Assemblée tourne au sentimentalisme, qu’on prêche la fraternité, et que, pour joindre l’exemple à la théorie, on va aller en masse aux Jacobins, avec lesquels on est très mal et que l’on appelle une bande d’assassins.

 

Alors il glisse de son banc, rampe vers la porte, s’esquive sans être remarqué, court aux Jacobins, monte à la tribune, dénonce le roi, dénonce le ministère, dénonce Bailly, dénonce La Fayette, dénonce l’Assemblée tout entière, répète la fable du matin, déroule une Saint-Barthélemy imaginaire, et finit par dévouer son existence sur l’autel de la Patrie.

 

Quand Robespierre parlait de lui-même, il arrivait à une certaine éloquence. À cette idée que le vertueux, que l’austère Robespierre court un si grand danger, on sanglote. « Si tu meurs, nous mourrons tous avec toi ! » crie une voix. « Oui, oui, tous, tous ! » répètent en chœur les assistants, et les uns étendent la main pour jurer, les autres tirent l’épée, les autres tombent à genoux, les bras levés au ciel. On levait beaucoup les bras au ciel dans ce temps-là, c’était le geste de l’époque. Voyez plutôt Le Serment du jeu de paume de David.

 

Mme Roland était là, ne comprenant pas trop bien quel danger pouvait courir Robespierre. Mais enfin elle était femme, par conséquent accessible à l’émotion. L’émotion était grande, elle fut émue, elle-même l’avoue.

 

En ce moment, Danton entre ; popularité naissante, c’était à lui d’attaquer la popularité chancelante de La Fayette.

 

Pourquoi cette haine de tout le monde contre La Fayette ?

 

Peut-être parce qu’il était honnête homme, et toujours dupe des partis, pourvu que les partis en appelassent à sa générosité.

 

Aussi, au moment où l’on annonce l’Assemblée, où, pour donner l’exemple de la fraternité, Lameth et La Fayette, ces deux ennemis mortels, entrent bras dessus bras dessous, de tous les côtés ce cri se fait entendre :

 

– Danton à la tribune ! À la tribune Danton !

 

Robespierre ne demandait pas mieux que de céder la place. Robespierre, nous l’avons dit, était un renard, et non un dogue. Il poursuivait l’ennemi absent, sautait sur lui par-derrière, se cramponnait à ses épaules, lui rongeait le crâne jusqu’à la cervelle, mais l’attaquait rarement en face.

 

La tribune était donc vide, attendant Danton.

 

Seulement, il était difficile à Danton d’y monter.

 

S’il était le seul homme qui dût attaquer La Fayette, La Fayette était peut être le seul homme que Danton ne pût pas attaquer.

 

Pourquoi ?

 

Ah ! nous allons vous le dire. Il y avait beaucoup de Mirabeau dans Danton, comme il y avait beaucoup de Danton dans Mirabeau : même tempérament, même besoin de plaisirs, mêmes nécessités d’argent, et, par conséquent, mêmes facilités de corruption.

 

On assurait que, comme Mirabeau, Danton avait reçu de l’argent de la cour. Où ? par quelle voie ? combien ? On l’ignorait ; mais il en avait reçu, on en était sûr ; on le disait du moins.

 

Voici ce qu’il y avait de réel dans tout cela :

 

Danton venait de vendre au ministère sa charge d’avocat au conseil du roi, et l’on disait qu’il avait reçu du ministère quatre fois le prix de sa charge.

 

C’était vrai ; seulement, le secret était entre trois personnes : le vendeur, Danton, l’acheteur, M. de Montmorin, l’intermédiaire, M. de La Fayette.

 

Si Danton accusait La Fayette, La Fayette pouvait lui jeter en plein visage l’histoire de cet office vendu quatre fois sa valeur.

 

Un autre eût reculé.

 

Danton, au contraire, marcha en avant : il connaissait La Fayette, cette générosité de cœur qui dégénéra parfois en niaiserie. Rappelons-nous 1830.

 

Danton se dit que M. de Montmorin, ami de La Fayette, que M. de Montmorin, qui avait signé les passeports du roi, était trop compromis en ce moment pour que La Fayette vînt lui attacher au cou cette nouvelle pierre.

 

Il monta à la tribune.

 

Son discours ne fut pas long.

 

– Monsieur le président, dit-il, j’accuse La Fayette ; le traître va venir ; que l’on dresse deux échafauds, et je consens à monter sur l’un s’il n’a pas mérité de monter sur l’autre.

 

Le traître n’allait pas venir, il venait, il put entendre l’accusation terrible qui sortait de la bouche de Danton ; mais, comme celui-ci l’avait prévu, il eut la générosité de ne pas y répondre.

 

Lameth se chargea de ce soin ; il répandit sur la lave de Danton l’eau tiède d’une de ses pastorales ordinaires, il prêcha la fraternité.

 

Puis vint Sieyès, qui prêcha aussi la fraternité.

 

Puis Barnave, qui reprêcha la fraternité.

 

Ces trois popularités finirent par l’emporter sur celle de Danton. On sut gré à Danton d’avoir attaqué La Fayette ; mais on sut gré à Lameth, à Sieyès et à Barnave de l’avoir défendu, et, quand La Fayette et Danton sortirent des Jacobins, ce fut La Fayette qu’on accompagna avec les flambeaux, que l’on reconduisit avec des acclamations.

 

Le parti de la cour venait de remporter une grande victoire dans cette ovation de La Fayette.

 

Les deux grandes puissances du jour étaient battues dans la personne de leur chef.

 

Les Jacobins dans Robespierre.

 

Les Cordeliers dans Danton.

 

Je vois bien qu’il faut encore que je remette à l’autre chapitre de dire quelle était cette protestation que Mme Roland copiait en face de son mari, dans ce petit salon du troisième étage de l’hôtel Britannique.

 

Chapitre CX

L’entresol des Tuileries

 

Cette protestation que copiait Mme Roland, nous allons savoir ce qu’elle contenait ; mais, pour que le lecteur soit parfaitement au courant de la situation, et voie clair dans un des plus sombres mystères de la Révolution, il faut d’abord qu’il passe avec nous par les Tuileries pendant la soirée du 15 juillet.

 

Derrière la porte d’un appartement donnant dans un corridor obscur et désert situé à l’entresol du palais, une femme se tenait debout, l’oreille tendue, la main sur la clef, tressaillant à chaque pas qui éveillait un écho dans les environs.

 

Cette femme, si nous ignorions qui elle est, il nous serait difficile de la reconnaître ; car, outre l’obscurité qui, même en plein jour, règne dans ce corridor, la nuit est venue, et, soit hasard, soit préméditation, la mèche de l’unique quinquet qui y brûle est baissée et semble près de s’éteindre.

 

De plus, la seconde chambre de l’appartement est seule éclairée, et c’est contre la porte de la première que cette femme attend, tressaille et écoute.

 

Quelle est cette femme qui attend ? Marie-Antoinette.

 

Qui attend-elle ? Barnave.

 

Ô superbe fille de Marie-Thérèse, qui vous eût dit, le jour où l’on vous sacra reine des Français, qu’il arriverait un moment où, cachée derrière la porte de l’appartement de votre femme de chambre vous attendriez, en tressaillant de crainte et d’espérance, un petit avocat de Grenoble, vous qui avez tant fait attendre Mirabeau, et qui n’avez daigné le recevoir qu’une fois !

 

Mais qu’on ne s’y trompe pas, c’est dans un intérêt tout politique que la reine attend Barnave ; dans cette respiration suspendue, dans ces mouvements nerveux, dans cette main qui tremble en froissant la clef, le cœur n’est pour rien, et l’orgueil seul est intéressé.

 

Nous disons l’orgueil, car, malgré les mille persécutions auxquelles le roi et la reine sont en butte depuis leur retour, il est évident que la vie est sauve, et que toute la question se résume dans ces quelques mots : « Les fugitifs de Varennes perdront-ils le reste de leur pouvoir, ou reconquerront-ils leur pouvoir perdu ? »

 

Depuis cette soirée fatale où Charny a quitté les Tuileries pour n’y plus rentrer, le cœur de la reine a cessé de battre. Pendant quelques jours, elle est restée indifférente à tout, même aux outrages ; mais peu à peu elle s’est aperçue qu’il y avait deux points de sa puissante organisation par lesquels elle vivait encore, l’orgueil et la haine, et elle est revenue à elle, pour haïr et pour se venger.

 

Non pas se venger de Charny, non pas haïr Andrée, non, quand elle pense à eux, c’est elle-même qu’elle hait, c’est d’elle-même qu’elle voudrait se venger ; car elle est trop loyale pour ne pas se dire que de son côté, à elle, ont été tous les torts, et de leur côté, à eux, tous les dévouements.

 

Oh ! si elle pouvait les haïr, elle serait trop heureuse.

 

Mais ce qu’elle hait, et du plus profond de son cœur, c’est ce peuple qui a mis la main sur elle comme sur une fugitive ordinaire, qui l’a comblée de dégoûts, poursuivie d’injures, abreuvée de honte. Oui, elle le hait bien, ce peuple qui l’a appelée Madame Déficit, Madame Veto, qui l’appelle l’Autrichienne, qui l’appellera la veuve Capet.

 

Et, si elle peut se venger, oh ! comme elle se vengera !

 

Or, ce que vient lui apporter Barnave, le 15 juillet 1791, à neuf heures du soir, tandis que Mme Roland copie en face de son mari, dans ce petit salon du troisième étage de l’hôtel Britannique, cette protestation dont nous ignorons encore le contenu, c’est peut-être l’impuissance et le désespoir, mais c’est peut-être aussi ce mets divin qu’on appelle la vengeance.

 

En effet, la situation est suprême.

 

Sans doute, grâce à La Fayette et à l’Assemblée nationale, le premier coup avait été paré avec le bouclier constitutionnel ; le roi avait été enlevé, le roi n’avait pas fui.

 

Mais on se rappelle l’affiche des Cordeliers, mais on se rappelle la proposition de Marat, mais on se rappelle la diatribe du citoyen Prudhomme, mais on se rappelle la boutade de Bonneville, mais on se rappelle la motion de Camille Desmoulins, mais on se rappelle l’axiome du Genevois Dumont, mais on se rappelle qu’il va être fondé un nouveau journal auquel travaillera Brissot, et que ce journal s’appellera Le Républicain.

 

Veut-on connaître le prospectus de ce journal ? Il est court mais explicite. C’est l’Américain Thomas Payne qui l’a rédigé ; puis il a été traduit par un jeune officier qui a fait la guerre de l’Indépendance, et il a été affiché avec la signature de Duchâtelet.

 

Quelle étrange chose que cette fatalité, qui, des quatre coins du monde, appelle des ennemis nouveaux à ce trône qui croule ! Thomas Payne ! Que vient faire ici Thomas Payne ? Cet homme qui est de tous les pays, Anglais, Américain, Français, qui a fait tous les métiers, qui a été fabricant, maître d’école, douanier, matelot, journaliste ! Ce qu’il vient faire, il vient mêler son haleine à ce vent d’orage, qui souffle impitoyablement sur ce flambeau qui s’éteint.

 

Voici le prospectus du Républicain de 1791, de ce journal qui paraissait ou qui allait paraître quand Robespierre demandait ce que c’était qu’une république :

 

« Nous venons d’éprouver que l’absence d’un roi nous vaut mieux que sa présence. Il a déserté et, par conséquent, abdiqué. La nation ne rendra jamais sa confiance au parjure, au fuyard. Sa fuite est-elle son fait ou celui d’autrui ? Qu’importe ! Fourbe ou idiot, il est toujours indigne. Nous sommes libres de lui, et il l’est de nous, c’est un simple individu, M. Louis de Bourbon. Pour sa sûreté, elle est certaine, la France ne se déshonorera pas. La royauté est finie. Qu’est-ce qu’un office abandonné au hasard de la naissance, qui peut être rempli par un idiot ? N’est-ce pas un rien, un néant ? »

 

On comprend l’effet produit par une pareille affiche collée sur les murs de Paris. Le constitutionnel Malouet en fut épouvanté. Il entra, tout courant et tout effaré, à l’Assemblée nationale, dénonçant le prospectus et demandant que l’on en arrêtât les auteurs.

 

– Soit, répondit Pétion ; mais lisons d’abord le prospectus.

 

Ce prospectus, Pétion, un des rares républicains qu’il y eût alors en France, le connaissait certainement. Malouet, qui l’avait dénoncé, recula devant la lecture. Si les tribunes allaient applaudir ! Et il était certain qu’elles applaudiraient.

 

Deux membres de l’Assemblée, Chabroud et Chapelier, réparèrent la bévue de leur collègue.

 

– La presse est libre, dirent-ils, et chacun, fou ou sage, a le droit d’émettre son opinion. Méprisons l’œuvre d’un insensé et passons à l’ordre du jour.

 

Et l’Assemblée passa à l’ordre du jour.

 

Soit ; n’en parlons plus.

 

Mais c’est l’hydre qui menace la monarchie.

 

Une tête coupée : pendant qu’elle repousse, une autre mord.

 

On n’a pas oublié Monsieur, ni la conspiration Favras : le roi écarté, Monsieur nommé régent. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de Monsieur. Monsieur a fui en même temps que le roi, et, plus heureux que le roi, il a gagné la frontière.

 

Mais M. le duc d’Orléans est resté, lui.

 

Il est resté, avec son âme damnée, avec l’homme qui le pousse en avant, Laclos, l’auteur des Liaisons dangereuses.

 

Il existe un décret sur la régence, un décret qui moisit dans les cartons ; pourquoi n’utiliserait-on pas ce décret ?

 

Le 28 juin, un journal offre la régence au duc d’Orléans. Louis XVI, vous le voyez, n’existe plus – quoi qu’en ait l’Assemblée nationale – puisqu’on offre la régence au duc d’Orléans, c’est qu’il n’y a plus de roi. Bien entendu que le duc d’Orléans fait semblant de s’étonner et refuse.

 

Mais, le Ier juillet, Laclos, de son autorité privée, proclame la déchéance et veut un régent ; le 3, Réal établit que le duc d’Orléans est véritablement gardien du jeune prince ; le 4, il demande à la tribune des Jacobins que l’on réimprime et que l’on proclame le décret sur la régence. Malheureusement les Jacobins, qui ne savent pas encore ce qu’ils sont, savent au moins ce qu’ils ne sont pas. Ils ne sont pas orléanistes, quoique le duc d’Orléans et le duc de Chartres fassent partie de la société. La régence du duc d’Orléans est repoussée aux Jacobins ; mais la nuit suffit à Laclos pour reprendre haleine. S’il n’est pas le maître aux Jacobins, il est le maître dans son journal, et, là, il proclame la régence du duc d’Orléans, et, comme le mot de protecteur a été profané par Cromwell, le régent, qui aura tout pouvoir, se nommera un modérateur.

 

Et tout cela, on le voit, c’est une campagne contre la royauté – campagne dans laquelle la royauté, impuissante par elle-même, n’a d’autre alliée que l’Assemblée nationale – or, il y a les Jacobins qui sont une assemblée bien autrement influente, et surtout bien autrement redoutable que l’Assemblée nationale.

 

Le 8 juillet – voyez comme nous approchons ! – Pétion y porte la question de l’inviolabilité royale. Seulement, il sépare l’inviolabilité politique de l’inviolabilité personnelle.

 

On lui objecte que l’on va se brouiller avec les rois si l’on dépose Louis XVI.

 

– Si les rois veulent nous combattre, répond Pétion, en déposant Louis XVI, nous leur enlevons leur plus puissant allié ; tandis qu’en le laissant sur le trône, nous leur donnons toute la force que nous lui aurons rendue.

 

Brissot, à son tour, monte à la tribune et va plus loin. Il examine cette question : le roi peut-il être jugé ?

 

– Plus tard, dit-il, nous discuterons, en cas de destitution, quel sera le gouvernement à substituer à la royauté.

 

Il paraît que Brissot fut superbe. Mme Roland était à cette séance ; écoutez ce qu’elle en dit :

 

« Ce ne furent pas des applaudissements, ce furent des cris, des transports. Trois fois l’Assemblée entraînée s’est levée tout entière, les bras étendus, les chapeaux en l’air, et dans un enthousiasme inexprimable. Périsse à jamais quiconque a ressenti ou partagé ces grands mouvements, et qui pourrait encore reprendre des fers ! »

 

Ainsi voilà que non seulement le roi peut être jugé, mais encore que l’on applaudit avec enthousiasme celui qui résout la question.

 

Jugez quel terrible écho les applaudissements devaient avoir aux Tuileries !

 

Aussi fallait-il que l’Assemblée nationale, à son tour, vidât cette formidable question.

 

Les constitutionnels, au lieu de reculer devant le débat, le provoquèrent : ils étaient sûrs de la majorité.

 

Mais la majorité de l’Assemblée était loin de représenter la majorité de la nation : n’importe, les assemblées, en général, s’inquiètent peu de ces anomalies. Elles font, c’est au peuple à défaire.

 

Et, quand le peuple défait ce qu’a fait une assemblée, cela s’appelle tout simplement une révolution.

 

Le 13 juillet, les tribunes sont remplies de gens sûrs, introduits d’avance avec des billets spéciaux. C’est ce que, aujourd’hui, nous nommerions des claqueurs.

 

En outre, les royalistes gardent les corridors. On a retrouvé, pour la circonstance, les chevaliers du poignard.

 

Enfin, sur la proposition d’un membre, on ferme les Tuileries.

 

Oh ! sans doute, le soir de ce jour-là, la reine avait attendu Barnave aussi impatiemment qu’elle l’attendait dans la soirée du 15.

 

Et ce jour-là, cependant, rien ne devait se décider. Le rapport seulement, fait au nom des cinq comités, allait être lu.

 

Ce rapport disait :

 

« La fuite du roi n’est pas un cas prévu dans la Constitution ; mais l’inviolabilité royale y est écrite. »

 

Les comités, considérant donc le roi comme inviolable, ne livraient à la justice que M. de Bouillé, M. de Charny, Mme de Tourzel, les courriers, les domestiques, les laquais. Jamais l’ingénieuse fable des grands et des petits n’avait reçu une plus complète application.

 

C’était aux Jacobins, du reste, bien plus qu’à l’Assemblée que la question se discutait.

 

Comme elle n’était pas jugée, Robespierre restait dans le vague. Il n’était ni républicain ni monarchiste ; on pouvait être libre sous un roi comme avec un sénat.

 

C’était un homme qui se compromettait rarement que M. de Robespierre, et nous avons vu, à la fin du chapitre précédent, quelles terreurs le prenaient même quand il n’était pas compromis.

 

Mais il y avait là des hommes qui n’avaient point cette précieuse prudence ; ces hommes, c’étaient l’ex-avocat Danton et le boucher Legendre, un bouledogue et un ours.

 

– L’Assemblée peut absoudre le roi, dit Danton. Le jugement sera réformé par la France, car la France le condamne !

 

– Les comités sont fous, dit Legendre ; s’ils connaissaient l’esprit des masses, ils reviendraient à la raison ; du reste, ajouta-t-il, si je parle ainsi, c’est pour leur salut.

 

De pareils discours indignaient les constitutionnels ; malheureusement pour eux, ils n’étaient point en majorité aux Jacobins, comme ils l’étaient à l’Assemblée.

 

Ils se contentèrent de sortir.

 

Ils eurent tort, les gens qui quittent la place ont toujours tort, et il y a là dessus un vieux dicton français plein de sens.

 

« Qui quitte sa place la perd », dit le proverbe.

 

Non seulement les constitutionnels perdirent la place, mais encore la place fut prise par des députations populaires apportant des adresses contre les comités.

 

Voilà ce qui allait aux Jacobins ; aussi les députés furent-ils reçus avec acclamations.

 

En même temps, une adresse qui devait conquérir de son côté une certaine importance dans les événements qui vont suivre, se rédigeait à l’autre bout de Paris, au fond du Marais dans un club, ou plutôt dans une société fraternelle d’hommes et de femmes que l’on appelait la société des Minimes, du lieu où elle se tenait.

 

Cette société était une succursale des Cordeliers ; aussi était-elle animée de l’âme de Danton. Un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans à peine, sur lequel Danton avait soufflé et qu’il avait animé de son souffle, tenait la plume et rédigeait cette adresse.

 

Ce jeune homme, c’était Jean-Lambert Tallien.

 

L’adresse portait pour signature un nom formidable : elle était signée LE PEUPLE.

 

Le 14, la discussion s’ouvrit à l’Assemblée.

 

Cette fois, il avait été impossible d’interdire les tribunes au public ; impossible aussi de bourrer, comme les premières fois, les corridors et les avenues de royalistes et de chevaliers du poignard ; impossible enfin de fermer le jardin des Tuileries.

 

Le prologue s’était joué devant les claqueurs, mais la comédie allait être devant le vrai public

 

Et, il faut le dire, le public était mal disposé.

 

Si mal disposé, que Duport, populaire encore il y a trois mois, fut écouté dans un morne silence quand il proposa de faire retomber sur l’entourage du roi le crime du roi.

 

Il alla cependant jusqu’au bout, étonné de parler pour la première fois sans soulever un mot, un signe d’approbation.

 

C’était un des astres de cette triade dont la lumière allait s’effaçant peu à peu dans le ciel politique : Duport, Lameth, Barnave.

 

Robespierre après lui monta a la tribune. Robespierre, l’homme prudent, qui savait si bien s’effacer, qu’allait-il dire ? L’orateur qui, huit jours auparavant, avait déclaré qu’il n’était ni monarchiste ni républicain, pour qui allait-il se prononcer ?

 

Il ne se prononça point.

 

Il vint, avec son aigre douceur, se constituer l’avocat de l’humanité ; il dit qu’à son avis il y aurait à la fois injustice et cruauté à ne frapper que les faibles ; qu’il n’attaquait point le roi, puisque l’Assemblée paraissait regarder le roi comme inviolable, mais qu’il défendait Bouillé, Charny, Mme de Tourzel, les courriers, les laquais, les domestiques, tous ceux enfin qui, par leur position dépendante, avaient été forcés d’obéir.

 

L’Assemblée murmura fort pendant ce discours. Les tribunes écoutaient avec une grande attention, ne sachant si elles devaient applaudir ou improuver ; elles finirent par voir, dans les paroles de l’orateur, ce qu’il y avait véritablement, une attaque réelle à la royauté et une fausse défense de la courtisanerie.

 

Alors les tribunes applaudirent Robespierre.

 

Le président essaya d’imposer silence aux tribunes.

 

Prieur (de la Marne) voulut porter le débat sur un terrain parfaitement déblayé de subterfuges et de paradoxes.

 

– Mais, s’écria-t-il, que feriez-vous, citoyens, si, le roi étant mis hors de cause, on venait vous demander qu’il fût rétabli dans tout son pouvoir ?

 

La question était d’autant plus embarrassante qu’elle était directe ; mais il y a des moments d’impudence où rien n’embarrasse les partis réactionnaires.

 

Desmeuniers releva l’apostrophe, et parut soutenir, au détriment du roi, la cause de l’Assemblée.

 

– L’Assemblée, dit l’orateur, est un corps tout-puissant, et, dans sa toute-puissance, il a bien le droit de suspendre le pouvoir royal, et de maintenir cette suspension jusqu’au moment où la Constitution sera terminée.

 

Ainsi le roi, qui n’avait point fui, mais qui avait été enlevé, ne serait suspendu que momentanément, et parce que la Constitution n’était point achevée ; une fois la Constitution achevée, il rentrerait de plein droit dans l’exercice de ses fonctions royales

 

– Enfin, s’écria l’orateur, puisqu’on me demande – personne ne le lui demandait –, puisqu’on me demande de rédiger mon explication en décret, voici le projet que je propose :

1° La suspension durera jusqu’à ce que le roi accepte la Constitution.

2° S’il n’acceptait pas, l’Assemblée le déclarerait déchu.

 

– Oh ! soyez tranquille, s’écria Grégoire de sa place, non seulement il acceptera, mais encore il jurera tout ce que vous voudrez !

 

Et il avait raison, si ce n’est qu’il eût dû dire : « Jurera et acceptera tout ce que vous voudrez. »

 

Les rois jurent plus facilement encore qu’ils n’acceptent.

 

L’Assemblée allait peut-être saisir au vol le projet de décret de Desmeuniers ; mais Robespierre, de sa place, jeta ce mot :

 

– Prenez garde ! Un tel décret décide d’avance que le roi ne sera pas jugé !

 

On était surpris en flagrant délit, on n’osa voter. Un bruit qu’on entendit à la porte tira l’Assemblée d’embarras.

 

C’était une députation de la société fraternelle des Minimes, apportant cette proclamation inspirée par Danton, rédigée par Tallien, et signée LE PEUPLE.

 

L’Assemblée se vengea sur les pétitionnaires ; elle refusa d’entendre leur adresse.

 

Barnave, alors, se leva.

 

– Qu’elle ne soit pas lue aujourd’hui, dit-il ; mais, demain, écoutez-la, et ne vous laissez point influencer par une opinion factice… La loi n’a qu’à placer son signal, on verra s’y rallier tous les bons citoyens !

 

Lecteur, retenez bien ces quelques paroles, relisez ces sept mots, méditez cette phrase : La loi n’a qu’à placer son signal ! La phrase a été prononcée le 14 ; le massacre du 17 est dans cette phrase.

 

Ainsi on ne se contentait plus d’escamoter au peuple la toute-puissance dont il croyait être redevenu maître par la fuite de son roi, disons mieux, par la trahison de son mandataire ; on rendait publiquement cette toute-puissance à Louis XVI, et, si le peuple réclamait, si le peuple faisait des pétitions, il n’était plus qu’une opinion factice dont l’Assemblée, cet autre mandataire du peuple, aurait raison en plaçant son signal !

 

Que signifiaient ces mots : Placer le signal de la loi ?

 

Proclamer la loi martiale et arborer le drapeau rouge.

 

En effet, le lendemain 15, c’est le jour décisif, l’Assemblée présente un aspect formidable ; personne ne la menace, mais elle veut avoir l’air d’être menacée. Elle appelle La Fayette à son aide, et La Fayette, qui a toujours passé près du vrai peuple sans le voir, La Fayette envoie à l’Assemblée cinq mille hommes de garde nationale auxquels, pour stimuler le peuple, il a soin de mêler mille piques du faubourg Saint-Antoine.

 

Les fusils, c’était l’aristocratie de la garde nationale ; les piques, c’en était le prolétariat.

 

Convaincue, comme Barnave, qu’elle n’avait qu’à arborer le signal de la loi pour rallier à elle, non pas le peuple, mais La Fayette, le commandant de la garde nationale, mais Bailly, le maire de Paris, l’Assemblée était décidée à en finir.

 

Or, quoique née depuis deux ans à peine, l’Assemblée était déjà rouée comme une assemblée de 1829 ou de 1846 ; elle savait qu’il ne s’agissait que de lasser membres et auditeurs par des discussions secondaires, et de reléguer à la fin de la séance la question principale, pour enlever d’emblée cette question. Elle perdit une moitié de la séance à entendre la lecture d’un rapport militaire sur les affaires du département ; puis elle laissa complaisamment discourir trois ou quatre membres qui avaient l’habitude de parler au milieu des conversations particulières, puis, enfin, arrivée aux limites de la discussion, elle se tut pour écouter deux discours, un de Salles, un de Barnave.

 

Deux discours d’avocats, lesquels convainquirent si bien l’Assemblée, que, La Fayette ayant demandé la clôture, elle vota en toute tranquillité.

 

Et, en effet, ce jour-là, l’Assemblée n’avait rien à craindre, elle avait fait les tribunes – qu’on nous passe ce terme d’argot, nous l’employons comme le plus significatif ; les Tuileries étaient fermées ; la police était aux ordres du président ; La Fayette siégeait au sein de la chambre pour demander la clôture ; Bailly stationnait sur la place à la tête du conseil municipal, et tout prêt à faire ses sommations. Partout l’autorité sous les armes offrait le combat au peuple.

 

Aussi le peuple, qui n’était pas en mesure de combattre, s’écoula-t-il tout le long des baïonnettes et des piques, et s’en alla-t-il à son mont Aventin à lui, c’est-à-dire au Champ-de-Mars.

 

Et, notez bien ceci, il ne s’en allait pas au Champ-de-Mars pour se révolter, pour se mettre en grève comme le peuple romain ; non, il allait au Champ- de-Mars parce qu’il était sûr d’y retrouver l’autel de la Patrie, que, depuis le 14, on n’avait pas encore eu le temps de démolir, si prompts que soient d’ordinaire les gouvernements à démolir les autels de la Patrie.

 

La foule voulait rédiger là une protestation, et faire passer cette protestation à l’Assemblée.

 

Pendant que la foule rédigeait sa protestation, l’Assemblée votait :

 

1° Cette mesure préventive :

 

« Si le roi rétracte son serment, s’il attaque son peuple ou ne le défend point, il abdique, devient simple citoyen, et est accusable pour les délits postérieurs à son abdication » ;

 

2° Cette mesure répressive :

 

« Seront poursuivis : Bouillé, comme coupable principal, et, comme coupables secondaires, toutes les personnes ayant pris part à l’enlèvement du roi. »

 

Au moment où l’Assemblée venait de voter, la foule avait rédigé et signé sa protestation ; elle revenait pour la présenter à l’Assemblée, qu’elle trouva mieux gardée que jamais. Tous les pouvoirs étaient militaires ce jour-là : le président de l’Assemblée était Charles Lameth, un jeune colonel ; le commandant de la garde nationale était La Fayette, un jeune général ; il n’y avait pas jusqu’à notre digne astronome Bailly, qui, ayant noué sur son habit de savant la ceinture tricolore, et coiffé sa tête pensive du tricorne municipal, n’eût, au milieu de ses baïonnettes et de ses piques, un certain air guerrier ; si bien qu’en le voyant ainsi, Mme Bailly eût pu le prendre pour La Fayette, comme, disait-on, elle prenait parfois La Fayette pour lui.

 

La foule parlementa ; elle était si peu hostile, qu’il n’y avait pas moyen de ne point parlementer. Le résultat de cette parlementation fut que l’on permettrait aux députés de parler à MM. Pétion et Robespierre. Voyez-vous grandir la popularité de nouveaux noms au fur et à mesure que baisse celle des Duport, des Lameth, des Barnave, des La Fayette et des Bailly ? Les députés, au nombre de six, partirent pour l’Assemblée bien accompagnés. Robespierre et Pétion, prévenus, coururent les recevoir au passage des Feuillants.

 

Il était trop tard, le vote était porté !

 

Les deux membres de l’Assemblée, qui n’étaient point favorables à ce vote, n’en rendirent probablement pas compte aux députés du peuple de manière à le leur faire doucement avaler. Aussi ces députés revinrent-ils furieux vers ceux qui les avaient envoyés.

 

 

Le peuple avait perdu la partie avec le plus beau jeu que la fortune eût jamais mis entre les mains d’un peuple.

 

Par cela même, il était en colère : il se répandit dans la ville et commença par faire fermer les théâtres. Les théâtres fermés, ainsi que le disait un de nos amis en 1830, c’est le drapeau noir sur Paris.

 

L’Opéra avait garnison, il résista.

 

La Fayette, avec ses quatre mille fusils et ses mille piques, ne demandait pas mieux que de réprimer cette émeute naissante ; l’autorité municipale lui refusa des ordres.

 

Jusque-là, la reine avait été tenue au courant des événements ; mais les rapports s’étaient arrêtés là, leur suite s’était perdue dans la nuit moins sombre qu’eux.

 

Barnave, qu’elle attendait avec tant d’impatience, devait lui dire ce qui s’était passé dans la journée du 15.

 

Tout le monde, du reste, sentait l’approche de quelque événement suprême.

 

Le roi, qui attendait aussi Barnave dans la seconde chambre de Mme Campan, avait été prévenu de l’arrivée du docteur Gilbert, et, pour donner plus d’attention au récit des événements, il était remonté chez lui, gardant Gilbert, et laissant Barnave à la reine.

 

Enfin, vers neuf heures et demie, un pas résonna dans l’escalier, une voix se fit entendre, échangeant quelques mots avec la sentinelle qui se tenait sur le palier ; puis un jeune homme parut au bout du corridor, vêtu d’un habit de lieutenant de la garde nationale.

 

C’était Barnave.

 

La reine, le cœur palpitant, comme si cet homme eût été l’amant le plus adoré, tira la porte, et Barnave, après avoir regardé devant et derrière lui, se glissa par l’entrebâillement.

 

Chapitre CXI

La journée du 15 juillet

 

Le cœur de tous deux battait avec une égale violence, mais sous l’impulsion de deux sentiments bien opposés. Le cœur de la reine battait à l’espoir de la vengeance ; le cœur de Barnave battait au désir d’être aimé.

 

La reine entra vivement dans la seconde pièce, cherchant, pour ainsi dire, la lumière. Elle ne craignait certes ni Barnave ni son amour ; elle savait combien cet amour était respectueux et dévoué ; mais, par un instinct de femme, elle fuyait l’obscurité.

 

Arrivée dans la seconde pièce, elle se laissa aller sur une chaise.

 

Barnave s’arrêta au seuil de la porte, et embrassa d’un regard tout le périple de la petite chambre, éclairée par deux bougies seulement.

 

Il s’attendait à trouver le roi : le roi avait assisté à ses deux précédentes entrevues avec Marie-Antoinette.

 

La chambre était solitaire. Pour la première fois depuis sa promenade dans la galerie de l’évêché de Meaux, il allait se trouver en tête à tête avec la reine.

 

Sa main se porta d’elle-même sur son cœur : elle en comprimait les battements.

 

– Oh ! monsieur Barnave, dit la reine après un moment de silence, je vous attends depuis deux heures.

 

Le premier mouvement de Barnave, à ce reproche, fait avec une voix si douce, qu’elle cessait d’être accusatrice pour devenir plaintive, eût été de se jeter aux pieds de la reine si le respect ne l’eût retenu.

 

C’est le cœur qui indique que, parfois, tomber aux genoux d’une femme, c’est lui manquer de respect.

 

– Hélas ! madame, cela est vrai, dit-il ; mais j’espère que Votre Majesté est bien convaincue que ma volonté n’est pour rien dans ce retard.

 

– Oh ! oui, dit la reine avec un petit mouvement de tête affirmatif ; je sais que vous êtes dévoué à la monarchie.

 

– Je suis dévoué à la reine surtout, dit Barnave ; voilà ce dont je désire que Votre Majesté soit bien persuadée.

 

– Je n’en doute pas, monsieur Barnave… Ainsi vous n’avez pas pu venir plus tôt ?

 

– J’ai tenté de venir à sept heures, madame ; mais il faisait encore trop grand jour, et j’ai rencontré – comment un pareil homme ose-t-il approcher de votre palais ! – j’ai rencontré M. Marat sur la terrasse.

 

– M. Marat ? dit la reine comme si elle cherchait dans ses souvenirs ; n’est ce pas un gazetier qui écrit contre nous ?

 

– Qui écrit contre tout le monde, oui… Son œil de vipère m’a suivi jusqu’à ce que j’eusse disparu par la grille des Feuillants… J’ai passé sans même oser jeter un regard sur vos fenêtres. Par bonheur, au pont Royal, j’ai rencontré Saint-Prix.

 

– Saint-Prix ! qu’est-ce que cela ? dit la reine avec un mépris presque égal à celui qu’elle venait de montrer pour Marat ; un comédien ?

 

– Oui, madame, un comédien, reprit Barnave ; mais, que voulez-vous ! C’est un des caractères de notre époque : comédiens et gazetiers, gens dont autrefois les rois ne connaissaient l’existence que pour leur faire donner des ordres auxquels ils étaient trop heureux d’obéir, comédiens et gazetiers sont devenus des citoyens ayant leur part d’influence, se mouvant d’après leur volonté, agissant selon leur inspiration, pouvant – rouages importants de la grande machine dont la royauté n’est aujourd’hui que la roue supérieure –, pouvant faire le bien, pouvant faire le mal… Saint-Prix a raccommodé ce qu’avait gâté Marat.

 

– Comment cela ?

 

– Saint-Prix était en uniforme. Je le connais beaucoup, madame ; je me suis approché de lui, je lui ai demandé où il montait la garde : c’était, par bonheur, au château ! Je savais que je pouvais me fier à sa discrétion : je lui ai dit que j’avais l’honneur d’avoir une audience de vous…

 

– Oh ! monsieur Barnave !

 

– Valait-il mieux renoncer… ?

 

Barnave allait dire au bonheur, il se reprit :

 

– Valait-il mieux renoncer à l’honneur de vous voir, et vous laisser ignorer les importantes nouvelles que j’ai à vous apprendre ?

 

– Non, dit la reine, vous avez bien fait… Et vous croyez que vous pouvez vous fier à M. Saint-Prix ?

 

– Madame, dit gravement Barnave, le moment est suprême, croyez-le bien ; les hommes qui vous restent à cette heure sont des amis véritablement dévoués ; car, si, demain – et cela se décidera demain –, les Jacobins l’emportent sur les constitutionnels, vos amis seront des complices… Et, vous l’avez vu, la loi n’écarte de vous la punition que pour en frapper vos amis, qu’elle appelle vos complices.

 

– C’est vrai, reprit la reine. Alors, vous dites que M. Saint-Prix ?…

 

– M. Saint-Prix, madame, m’a dit qu’il était de garde aux Tuileries de neuf heures à onze, qu’il tâcherait d’avoir le poste des entresols, et qu’alors, pendant ces deux heures, Votre Majesté aurait toute liberté de me donner ses ordres… seulement, il m’a conseillé de prendre moi-même le costume d’officier de la garde nationale ; et j’ai suivi son conseil, comme le voit Votre Majesté.

 

– Et vous avez trouvé M. Saint-Prix à son poste ?

 

– Oui, madame… Il lui en a coûté deux billets de spectacle pour obtenir ce poste de son sergent… Vous voyez, ajouta en souriant Barnave, que la corruption est facile.

 

– M. Marat… M. Saint-Prix… deux billets de spectacle… répéta la reine en jetant un regard effrayé dans l’abîme d’où sortent les petits événements qui, aux jours de révolution, tissent la destinée des rois.

 

– Oh ! mon Dieu, oui, dit Barnave ; c’est étrange, n’est-ce pas madame ? C’est ce que les Anciens appelaient la fatalité ; c’est ce que les philosophes appellent le hasard ; c’est ce que les croyants nomment la Providence.

 

La reine tira le long de son beau cou une boucle de cheveux, et la regarda tristement.

 

– Enfin, c’est ce qui a fait blanchir mes cheveux ! dit-elle.

 

Puis, revenant à Barnave et au côté politique de la situation, abandonné un instant pour le côté vague et pittoresque :

 

– Mais, reprit-elle, je croyais avoir entendu dire que nous avions obtenu une victoire à l’Assemblée.

 

– Oui, madame, nous avons obtenu une victoire à l’Assemblée, mais nous venons d’essuyer une défaite aux Jacobins.

 

– Mais, mon Dieu ! dit la reine, je n’y comprends plus rien, moi… Je croyais que les Jacobins étaient à vous, à M. Lameth et à M. Duport ; que vous les teniez dans la main ; que vous en faisiez ce que vous vouliez ?

 

Barnave secoua tristement la tête.

 

– C’était ainsi autrefois, dit-il, mais un nouvel esprit a soufflé sur l’Assemblée.

 

– D’Orléans, n’est-ce pas ? dit la reine.

 

– Oui, pour le moment, c’est de là que vient le danger.

 

– Le danger ! mais, encore une fois, n’y avons-nous pas échappé par le vote d’aujourd’hui ?

 

– Comprenez bien ceci, madame – car, pour faire face à une situation, il faut la connaître –, voici le vote d’aujourd’hui : « Si un roi rétracte son serment, s’il attaque ou ne défend point son peuple, il abdique, devient simple citoyen et accusable pour les délits postérieurs à son abdication. »

 

– Eh bien, dit la reine, le roi ne rétractera pas son serment ; le roi n’attaquera pas son peuple, et, si l’on attaque son peuple, le roi le défendra.

 

– Oui ; mais, par ce vote, madame, dit Barnave, une porte reste ouverte aux révolutionnaires et aux orléanistes. L’Assemblée n’a pas statué sur le roi : elle a voté des mesures préventives contre une seconde désertion, mais elle a laissé de côté la première, et, ce soir, aux Jacobins, savez-vous ce que Laclos, l’homme du duc d’Orléans, a proposé ?

 

– Oh ! quelque chose de terrible sans doute ! Que peut proposer de salutaire l’auteur des Liaisons dangereuses ?

 

– Il a demandé que l’on fît, à Paris et par toute la France, une pétition pour réclamer la déchéance. Il a répondu de dix millions de signatures.

 

– Dix millions de signatures ! s’écria la reine ; mon Dieu ! sommes-nous donc si fort haïs, que dix millions de Français nous repoussent ?

 

– Oh ! madame, les majorités sont faciles à faire.

 

– Et la motion de M. Laclos a-t-elle passé ?

 

– Elle a soulevé une discussion… Danton a appuyé.

 

– Danton ! mais je croyais que ce M. Danton était à nous ? M. de Montmorin m’avait parlé d’une charge d’avocat aux conseils du roi vendue ou achetée, je ne sais plus bien, et qui nous donnait cet homme.

 

– M. de Montmorin s’est trompé, madame ; si Danton était à quelqu’un, il serait au duc d’Orléans.

 

– Et M. de Robespierre, a-t-il parlé, lui ?… On dit qu’il commence à prendre une grande influence.

 

– Oui, Robespierre a parlé. Il n’était point pour la pétition ; il était simplement pour une adresse aux sociétés jacobines de province.

 

– Mais il faudrait, cependant, avoir M. de Robespierre, s’il acquiert une semblable importance.

 

– On n’a pas M. de Robespierre, madame : M. de Robespierre est à lui même, à une idée, à une utopie, à un fantôme, à une ambition peut-être.

 

– Mais, enfin, son ambition, quelle qu’elle soit, nous pouvons la satisfaire… Supposez qu’il veuille être riche ?

 

– Il ne veut pas être riche.

 

– Être ministre, alors ?

 

– Peut-être veut-il être plus que ministre !

 

La reine regarda Barnave avec un certain effroi.

 

– Il me semblait, cependant, dit-elle, qu’un ministère était le but le plus élevé auquel un de nos sujets pût atteindre ?

 

– Si M. de Robespierre regarde le roi comme déchu, il ne se regarde pas comme le sujet du roi.

 

– Mais qu’ambitionne-t-il donc, alors ? demanda la reine épouvantée.

 

– Il y a, dans certains moments, madame, des hommes qui rêvent de nouveaux titres politiques, à la place des vieux titres effacés.

 

– Oui, je comprends que M. le duc d’Orléans rêve d’être régent, soit ; sa naissance l’appelle à cette haute fonction. Mais M. de Robespierre, un petit avocat de province !…

 

La reine oubliait que Barnave, lui aussi, était un petit avocat de province.

 

Barnave resta impassible, soit que le coup eût glissé sans l’atteindre, soit qu’il eût eu le courage de le recevoir et d’en cacher la douleur.

 

– Marius et Cromwell étaient sortis des rangs du peuple, dit-il.

 

– Marius ! Cromwell !… Hélas ! quand j’entendais prononcer ces noms dans mon enfance, je ne me doutais pas qu’un jour ils retentiraient d’une manière si fatale à mon oreille !… Mais, cependant, voyons – car sans cesse nous nous écartons des faits pour nous lancer dans les appréciations –, M. de Robespierre, m’avez-vous dit, s’opposait à cette pétition proposée par M. Laclos, et appuyée par M. Danton.

 

– Oui ; mais, en ce moment, il est entré un flot de peuple, les aboyeurs ordinaires du Palais-Royal, une bande de filles, une machine montée pour appuyer Laclos ; et, non seulement la motion de celui-ci a passé, mais encore il a été arrêté que, demain, à onze heures du matin, les Jacobins réunis entendraient la lecture de la pétition, qu’elle serait portée au Champ-de-Mars, signée sur l’autel de la Patrie, et envoyée, de là, aux sociétés de province, qui signeront à leur tour.

 

– Et cette pétition, qui la rédige ?

 

– Danton, Laclos et Brissot.

 

– Trois ennemis ?

 

– Oui, madame.

 

– Mais, mon Dieu ! nos amis les constitutionnels, que font-ils donc ?

 

– Ah ! voilà !… Eh bien, madame, ils sont décidés à jouer, demain, le tout pour le tout.

 

– Mais ils ne peuvent plus rester aux Jacobins ?

 

– Votre admirable intelligence des hommes et des choses, madame, vous fait voir la situation telle qu’elle est… Oui, conduits par Duport et Lameth, vos amis viennent de se séparer de vos ennemis. Ils opposent les Feuillants aux Jacobins.

 

– Qu’est-ce que cela, les Feuillants ? Excusez-moi, je ne sais rien. Il entre tant de noms et tant de mots nouveaux dans notre langue politique, que chacune de mes paroles est une question.

 

– Madame, les Feuillants, c’est ce grand bâtiment placé près du Manège, appuyé à l’Assemblée par conséquent, et qui donne son nom à la terrasse des Tuileries.

 

– Et qui sera encore de ce club ?

 

– La Fayette, c’est-à-dire la garde nationale ; Bailly, c’est-à-dire la municipalité.

 

– La Fayette, La Fayette… vous croyez pouvoir compter sur La Fayette ?

 

– Je le crois sincèrement dévoué au roi.

 

– Dévoué au roi, comme le bûcheron au chêne qu’il coupe dans sa racine ! Bailly, passe encore : je n’ai point eu à me plaindre de lui ; je dirai même plus, il m’a remis la dénonciation de cette femme qui avait deviné notre départ. Mais La Fayette…

 

– Votre Majesté le jugera dans l’occasion.

 

– Oui, c’est vrai, dit la reine en jetant un regard douloureux en arrière, oui… Versailles… Eh bien, ce club, revenons-y, que va-t-on y faire ? Que va-t-on y proposer ? Quelle puissance aura-t-il ?

 

– Une puissance énorme, puisqu’il disposera à la fois, comme je le disais à Votre Majesté, de la garde nationale, de la municipalité et de la majorité de l’Assemblée, qui vote avec nous. Que restera-t-il aux Jacobins ? Cinq ou six députés peut-être : Robespierre, Pétion, Laclos, le duc d’Orléans ; tous éléments hétérogènes qui ne trouveront plus à remuer que la tourbe des nouveaux membres, des intrus, une bande d’aboyeurs qui feront du bruit, mais qui n’auront aucune influence.

 

– Dieu le veuille, monsieur ! En attendant, que compte faire l’Assemblée ?

 

– L’Assemblée compte, dès demain, admonester vivement M. le maire de Paris sur son hésitation et sa mollesse d’aujourd’hui. Il en résultera que le bonhomme Bailly, qui est de la famille des pendules, et qui n’a besoin, pour marcher, que d’être remonté à son heure, étant monté, marchera.

 

En ce moment, onze heures moins un quart sonnèrent, et l’on entendit tousser la sentinelle.

 

– Oui, oui, murmura Barnave, je le sais, il est temps que je me retire ; et, cependant, il me semble que j’avais encore mille choses à dire à Votre Majesté.

 

– Et moi, monsieur Barnave, dit la reine, je n’en ai qu’une à vous répondre, c’est que je vous suis reconnaissante, à vous, et à vos amis, des dangers auxquels vous vous exposez pour moi.

 

– Madame, dit Barnave, le danger est un jeu auquel j’ai tout à gagner, que je sois vaincu ou vainqueur, si, vaincu ou vainqueur, la reine me paye d’un sourire.

 

– Hélas ! monsieur, dit la reine, je ne sais plus guère ce que c’est que sourire ! Mais vous faites tant pour nous, que j’essayerai de me rappeler l’époque où j’étais heureuse, et je vous promets que mon premier sourire sera pour vous.

 

Barnave s’inclina, la main sur son cœur, et sortit à reculons.

 

– À propos, dit la reine, quand vous reverrai-je ?

 

Barnave parut calculer.

 

– Demain, la pétition et le second vote de l’Assemblée… Après-demain, l’explosion et la répression provisoire… Dimanche au soir, madame, je tâcherai de venir vous dire ce qui se sera passé au Champ-de-Mars.

 

Et il sortit.

 

La reine remonta toute pensive chez son mari, qu’elle trouva aussi pensif qu’elle. Le docteur Gilbert venait de le quitter, et lui avait dit à peu près les mêmes choses que Barnave avait dites à la reine.

 

L’un et l’autre n’eurent besoin que d’échanger un regard pour voir, que des deux côtés, les nouvelles avaient été sombres.

 

Le roi venait d’écrire une lettre.

 

Il présenta cette lettre, sans mot dire, à la reine.

 

C’étaient des pouvoirs donnés à Monsieur, pour qu’il sollicitât, au nom du roi de France, l’intervention de l’empereur d’Autriche et du roi de Prusse.

 

– Monsieur m’a fait bien du mal, dit la reine ; Monsieur me hait et me fera encore tout le mal qu’il pourra me faire ; mais, puisqu’il a la confiance du roi, il a la mienne.

 

Et, prenant la plume, elle mit héroïquement sa signature à côté de celle du roi.

 

Chapitre CXII

Où nous arrivons, enfin, à cette protestation que recopiait Mme Roland

 

La conversation de la reine avec Barnave a donné, nous l’espérons, à nos lecteurs une idée exacte de la situation dans laquelle se trouvaient tous les partis le 15 juillet 1791 :

 

Les nouveaux Jacobins perçant à la place des anciens ;

 

Les anciens Jacobins créant le club des Feuillants ;

 

Les Cordeliers dans la personne de Danton, Camille Desmoulins et Legendre, se réunissant aux nouveaux Jacobins ;

 

L’Assemblée, devenue royaliste constitutionnelle, décidée à maintenir le roi à tout prix ;

 

Le peuple, résolu à obtenir la déchéance par tous les moyens possibles, mais résolu, en même temps, à employer d’abord celui de la protestation et de la pétition.

 

Maintenant, que s’était-il passé pendant la nuit et la journée écoulées entre cette entrevue de Barnave et de la reine, protégée par l’acteur Saint-Prix, et le moment où nous allons rentrer chez Mme Roland ?

 

Nous le dirons en quelques mots.

 

Pendant cette conversation d’abord, et au moment même où elle finissait, trois hommes étaient assis autour d’une table, avec du papier, des plumes, de l’encre devant eux, chargés qu’ils étaient par les Jacobins de rédiger la pétition.

 

Ces trois hommes, c’étaient Danton, Laclos et Brissot.

 

Danton n’était point l’homme de ces sortes de réunions ; d’ailleurs, dans sa vie toute de plaisir et de mouvement, il attendait avec impatience la fin de chaque comité dont il faisait partie.

 

Au bout d’un instant, il se leva donc, laissant Brissot et Laclos rédiger la pétition comme ils l’entendraient.

 

Laclos le vit sortir, et le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu, de l’oreille jusqu’à ce qu’il lui eût entendu fermer la porte.

 

Cette double fonction de ses sens parut le tirer un instant de cette somnolence factice sous laquelle il cachait son infatigable activité ; puis il s’affaissa sur son fauteuil, et, laissant tomber la plume de sa main :

 

– Ah ! ma foi, mon cher monsieur Brissot, dit-il, rédigez-nous cela comme vous l’entendez ; quant à moi, je me récuse… Ah ! si c’était un mauvais livre, comme on dit à la cour, une suite des Liaisons dangereuses, j’en ferais mon affaire ; mais une pétition, une pétition…, ajouta-t-il en bâillant à se démonter la mâchoire, cela m’ennuie horriblement !

 

Brissot était, au contraire, l’homme de ces sortes de rédactions. Convaincu donc qu’il rédigerait la pétition mieux que personne, il accepta le mandat que lui donnaient l’absence de Danton et la démission de Laclos, lequel ferma les yeux, s’accommoda du mieux qu’il put dans son fauteuil, comme s’il voulait dormir, et s’apprêta à peser chaque phrase, chaque lettre, afin d’y intercaler à l’occasion une réserve pour la régence de son prince.

 

À mesure que Brissot écrivait une phrase, il la lisait, et Laclos approuvait, d’un petit mouvement de tête et d’une petite intonation de voix.

 

Brissot mit en lumière en faisant ressortir la situation :

 

1° Le silence hypocrite ou timide de l’Assemblée, qui n’avait point voulu ou n’avait point osé statuer sur le roi ;

 

2° L’abdication de fait de Louis XVI, puisqu’il avait fui, et que l’Assemblée l’avait suspendu, fait poursuivre et arrêter ; on ne poursuit pas, on n’arrête pas, on ne suspend pas son roi, ou, si on le poursuit, si on le suspend, si on l’arrête, c’est qu’il n’est plus roi ;

 

3° La nécessité de pourvoir à son remplacement.

 

– Bien ! bien ! dit Laclos à ce dernier mot.

 

Puis, comme Brissot allait continuer :

 

– Attendez… attendez ! dit le secrétaire du duc d’Orléans, il me semble qu’après ces mots : « À son remplacement », il y a quelque chose à ajouter… quelque chose qui nous rallie les esprits timides. Tout le monde n’a pas encore, comme nous, jeté son bonnet par-dessus les ponts.

 

– C’est possible, dit Brissot ; qu’ajouteriez-vous ?

 

– Oh ! c’est bien plutôt à vous qu’à moi à trouver cela, mon cher monsieur Brissot… J’ajouterais… voyons…

 

Laclos fit semblant de chercher une phrase qui, depuis longtemps toute formulée dans son esprit, n’attendait que le moment d’en sortir.

 

– Eh bien, dit-il enfin, après ces mots, par exemple : « La nécessité de pourvoir à son remplacement », j’ajouterai : « par tous les moyens constitutionnels. »

 

Etudiez et admirez, ô hommes politiques, rédacteurs passés, présents et futurs de pétitions, de protestations, de projets de lois !

 

C’était bien peu de chose, n’est-ce pas, que ces mots inoffensifs ?

 

Eh bien, vous allez voir – c’est-à-dire ceux de mes lecteurs qui ont le bonheur de n’être point des hommes politiques vont voir où nous menaient ces cinq mots : « Par tous les moyens constitutionnels. »

 

Tous les moyens constitutionnels de pourvoir au remplacement du roi se réduisaient à un seul.

 

Ce seul moyen, c’était la régence.

 

Or, en l’absence du comte de Provence et du comte d’Artois, frères de Louis XVI et oncles du dauphin – dépopularisés, d’ailleurs, par leur émigration –, à qui revenait la régence ?

 

Au duc d’Orléans.

 

Cette petite phrase innocente, glissée dans une pétition rédigée au nom du peuple, faisait donc toujours, au nom de ce peuple, M. le duc d’Orléans régent !

 

C’est une belle chose, n’est-ce pas, que la politique ? Seulement, il faudra encore bien du temps au peuple pour y voir clair, quand il aura affaire à des hommes de la force de M. de Laclos !

 

Soit que Brissot ne devinât point la mine enfermée dans ces cinq mots, et toute prête à éclater lorsqu’il le faudrait, soit qu’il ne vît pas le serpent qui s’était glissé sous cette adjonction, et qui relèverait sa tête sifflante quand le moment serait venu, soit enfin que lui-même, sachant ce qu’il risquait comme rédacteur de cette pétition, ne fût point fâché de se ménager une porte de sortie, il ne fit aucune objection, et il ajouta la phrase en disant :

 

– En effet, cela nous ralliera quelques constitutionnels… L’idée est bonne, monsieur de Laclos !

 

Le reste de la pétition était conforme au sentiment qui l’avait fait décréter.

 

Le lendemain, Pétion, Brissot, Danton, Camille Desmoulins et Laclos se rendent aux Jacobins. Ils apportent la pétition.

 

La salle est vide ou à peu près.

 

Tout le monde est aux Feuillants.

 

Barnave ne s’était point trompé : la désertion était complète.

 

Aussitôt Pétion court aux Feuillants.

 

Qu’y trouve-t-il ? Barnave, Duport et Lameth, rédigeant une adresse aux sociétés jacobines de province, adresse par laquelle ils annoncent à celles-ci que le club des Jacobins n’existe plus, et vient d’être transporté aux Feuillants sous le titre de Société des Amis de la Constitution.

 

Ainsi cette association qui a coûté tant de peine à fonder, et qui, pareille à un réseau, s’étend sur toute la France, va cesser d’agir, paralysée par l’hésitation.

 

À quoi croira-t-elle, à qui obéira-t-elle, des vieux Jacobins ou des nouveaux ?

 

Pendant ce temps, on fera le coup d’Etat contre-révolutionnaire, et le peuple, qui n’aura pas de point d’appui, s’endormant sur la bonne foi de ceux qui veillent pour lui, se réveillera vaincu et garrotté.

 

Il s’agit de faire face à l’orage.

 

Chacun rédigera sa protestation qu’il enverra en province, là où il croira avoir quelque crédit.

 

Roland est le député spécial de Lyon : il a une grande influence sur la population de cette seconde capitale du royaume. Danton, avant de se rendre au Champ-de-Mars – où l’on doit, à défaut de Jacobins que l’on n’a point trouvés, faire signer la pétition par le peuple –, passe chez Roland, lui explique la situation, et l’engage à envoyer sans retard une protestation aux Lyonnais, s’en rapportant à lui pour la rédaction de cette pièce importante.

 

Le peuple de Lyon donnera la main au peuple de Paris, et protestera en même temps que lui.

 

C’est cette protestation, rédigée par son mari, que recopie Mme Roland.

 

Quant à Danton, il est allé rejoindre ses amis au Champ-de-Mars.

 

Au moment où il arrive, une grande discussion s’y vide : au milieu de l’immense arène est l’autel de la Patrie, élevé pour la fête du 14, et qui est resté là comme le squelette du passé.

 

C’est, ainsi que nous l’avons dit à propos de la Fédération de 1790, une plate-forme à laquelle on monte par quatre escaliers correspondant aux quatre points cardinaux.

 

Sur l’autel de la Patrie est un tableau représentant le triomphe de Voltaire, qui a eu lieu le 12 ; sur le tableau est l’affiche des Cordeliers, portant le serment de Brutus.

 

La discussion avait justement lieu sur les cinq mots introduits dans la pétition par Laclos.

 

Ils allaient passer inaperçus, lorsqu’un homme paraissant appartenir à la classe populaire par son costume et par ses manières, d’une franchise qui touche à la violence, arrête le lecteur brusquement.

 

– Halte-là ! dit-il, on trompe le peuple !

 

– Comment cela ? demanda le lecteur.

 

– Avec ces mots : « Par tous les moyens constitutionnels », vous remplacez 1 par 1…, vous refaites une royauté, et nous ne voulons plus de roi.

 

– Non, plus de royauté ! non, plus de roi ! cria la majeure partie des assistants.

 

Chose étrange ! Ce furent alors les Jacobins qui prirent le parti de la royauté !

 

– Messieurs, messieurs, s’écrièrent-ils, prenez garde ! Plus de royauté, plus de roi, c’est l’avènement de la république, et nous ne sommes pas mûrs pour la république.

 

– Nous ne sommes pas mûrs ? dit l’homme du peuple. Soit… Mais un ou deux soleils comme celui de Varennes nous mûriront.

 

– Aux voix ! La pétition aux voix !

 

– Aux voix ! répétèrent ceux qui avaient déjà crié : « Plus de royauté ! plus de roi ! »

 

Il fallut aller aux voix.

 

– Que ceux qui veulent qu’on ne reconnaisse plus Louis XVI, ni aucun autre roi, dit l’inconnu, lèvent la main.

 

Une si puissante majorité leva la main, qu’on n’eut pas même besoin de recourir à la contre-épreuve.

 

– C’est bien, dit le provocateur ; demain dimanche, 17 juillet, tout Paris sera ici pour signer la pétition. C’est moi, Billot, qui me charge de le prévenir.

 

À ce nom de Billot, chacun avait reconnu le terrible fermier qui, accompagnant l’aide de camp de La Fayette, avait arrêté le roi à Varennes, et l’avait ramené à Paris.

 

Ainsi, du premier coup, étaient dépassés les plus hardis des Cordeliers et des Jacobins ; par qui ? Par un homme du peuple, c’est-à-dire par l’instinct des masses ; si bien que Camille Desmoulins, Danton, Brissot et Pétion déclarèrent qu’à leur avis, un pareil acte de la part de la population parisienne, ne devant point s’accomplir sans soulever quelque orage, il était important d’obtenir d’abord de l’Hôtel de Ville la permission de se réunir le lendemain.

 

– Soit, dit l’homme du peuple, obtenez, et, si vous n’obtenez pas, j’exigerai, moi !

 

Camille Desmoulins et Brissot furent chargés de la démarche.

 

Bailly était absent ; on ne trouva que le premier syndic. Celui-ci ne prit rien sur lui, ne refusa point, mais n’autorisa pas non plus ; il se contenta d’approuver verbalement la pétition. Brissot et Camille Desmoulins quittèrent l’Hôtel de Ville, se regardant comme autorisés.

 

Derrière eux, le premier syndic envoya prévenir l’Assemblée de la démarche qui venait d’être faite près de lui.

 

L’Assemblée était prise en faute.

 

Elle n’avait rien statué relativement à la situation de Louis XVI fugitif, suspendu de son titre de roi, rejoint à Varennes, ramené aux Tuileries, et gardé, depuis le 26 juin, comme prisonnier.

 

Il n’y avait pas de temps à perdre.

 

Desmeuniers, avec toutes les apparences d’un ennemi de la famille royale, présenta un projet de décret conçu en ces termes :

 

« La suspension du pouvoir exécutif durera jusqu’à ce que l’acte constitutionnel ait été présenté au roi et accepté par lui. »

 

Le décret, proposé à sept heures du soir, était adopté à huit par une immense majorité.

 

Ainsi, la pétition du peuple se trouvait inutile : le roi, suspendu seulement jusqu’au jour où il accepterait la Constitution, redevenait, par cette simple acceptation, roi comme auparavant.

 

Quiconque demandera la déchéance d’un roi maintenu constitutionnellement par l’Assemblée, tant que le roi se montrera disposé à accomplir cette condition, sera donc un rebelle.

 

Or, comme la situation est grave, on poursuivra les rebelles par tous les moyens que la loi met à la disposition de ses agents.

 

Aussi, réunion du maire et du conseil municipal le soir, à l’Hôtel de Ville.

 

La séance s’ouvrit à neuf heures et demie.

 

À dix heures, on avait arrêté que, le lendemain dimanche, 17 juillet, dès huit heures du matin, le décret de l’Assemblée, imprimé et affiché sur tous les murs de Paris, serait, de plus, à tous les carrefours, proclamé à son de trompe par les notables et les huissiers de la ville, dûment escortés de troupes.

 

Une heure après cette décision prise, on la connaissait aux Jacobins.

 

Les Jacobins se sentaient bien faibles : la désertion de la plupart d’entre eux aux Feuillants les laissait isolés et sans force.

 

Ils plièrent.

 

Santerre, l’homme du faubourg Saint-Antoine, le brasseur populaire de la Bastille, celui qui devait succéder à La Fayette, se chargea, au nom de la société, d’aller au Champ-de-Mars retirer la pétition.

 

Les Cordeliers se montrèrent plus prudents encore.

 

Danton déclara qu’il allait passer la journée du lendemain à Fontenay-sous Bois ; son beau-père le limonadier avait là une petite maison de campagne.

 

Legendre lui promit à peu près d’aller l’y rejoindre avec Desmoulins et Fréron.

 

Les Roland reçurent un petit billet dans lequel on les prévenait qu’il était inutile qu’ils envoyassent leur protestation à Lyon.

 

Tout était manqué ou ajourné.

 

Il se faisait près de minuit, et Mme Roland venait d’achever la copie de la protestation, quand arriva ce petit billet de Danton, auquel il était impossible de rien comprendre.

 

Juste en ce moment, deux hommes attablés dans une arrière-salle d’un cabaret du Gros-Caillou mettaient, en achevant leur troisième bouteille de vin à quinze sous, la dernière main à un étrange projet.

 

C’étaient un perruquier et un invalide.

 

– Ah ! que vous avez de drôles d’idées, monsieur Lajariette ! disait l’invalide en riant d’un rire obscène et stupide.

 

– C’est cela, père Rémy, reprit le perruquier ; vous comprenez, n’est-ce pas ? Avant le jour, nous allons au Champ-de-Mars ; nous levons une planche de l’autel de la Patrie ; nous nous glissons dessous ; nous replaçons la planche ; puis, avec une vrille, une grosse vrille, nous faisons des trous dans le plancher… Une foule de jeunes et jolies citoyennes viendront demain sur l’autel de la Patrie pour signer la pétition, et, ma foi, à travers les trous…

 

Le rire obscène et stupide de l’invalide redoubla. Il était évident que, en imagination, il regardait déjà à travers les trous de l’autel de la Patrie.

 

Le perruquier, lui, ne riait pas d’un si bon rire : l’honorable et aristocratique corporation à laquelle il appartenait était ruinée par le malheur des temps ; l’émigration avait enlevé aux artistes en coiffure – d’après ce que nous avons vu des coiffures de la reine, la coiffure était un art à cette époque –, l’émigration, disons-nous, avait enlevé aux artistes en coiffure leurs meilleurs pratiques. En outre, Talma venait de jouer le rôle de Titus dans Bérénice, et la façon dont il s’était coiffé avait donné naissance à une nouvelle mode qui consistait à porter les cheveux courts et sans poudre.

 

En général, les perruquiers étaient donc royalistes. Lisez Prudhomme et vous y verrez que, le jour de l’exécution du roi, un perruquier se coupa la gorge de désespoir.

 

Or, c’était un bon tour à jouer à toutes ces drôlesses de patriotes, comme les appelaient le peu de grandes dames qui fussent demeurées en France, que d’aller regarder sous leurs jupes, et maître Lajariette comptait sur ses souvenirs érotiques pour défrayer, pendant un mois, ses conversations du matin. L’idée de cette plaisanterie lui était venue tout en trinquant avec un vieux brave de ses amis, et il l’avait communiquée à celui-ci, qui en avait senti frémir les nerfs de la jambe qu’il avait laissée à Fontenoy, et que l’Etat avait généreusement remplacée par une jambe de bois.

 

En conséquence, les deux buveurs demandèrent une quatrième bouteille de vin, que l’hôte se hâta de leur apporter.

 

Ils allaient l’entamer, lorsque l’invalide eut une idée à son tour.

 

C’était de prendre un petit baril, de vider la bouteille dans ce baril, au lieu de la vider dans leurs verres, d’y adjoindre deux autres bouteilles, et, en restant momentanément sur leur soif, d’emporter ce baril avec eux.

 

L’invalide appuyait sa proposition sur cet axiome, qu’il est très échauffant de regarder en l’air.

 

Le perruquier daigna sourire ; et, comme le cabaretier fit observer à ses deux hôtes qu’il était inutile qu’ils restassent dans le cabaret s’ils ne buvaient plus, nos deux reîtres firent prix avec lui d’une vrille et d’un baril, mirent la vrille dans leur poche, et leurs trois bouteilles de vin dans le baril, et, minuit sonnant, à travers l’obscurité, ils se dirigèrent vers le Champ-de-Mars, levèrent la planche, et, leur baril entre eux deux, se couchèrent mollement sur le sable, et s’endormirent.

 

 

 

 

 

 


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Septembre 2009

 

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[1] « Laisse toute espérance ».