Alexandre Dumas
FERNANDE
1844
Édition Michel Lévy Frères, 1865
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
À propos de cette édition électronique
On était au mois de mai 1835. Il faisait une de ces joyeuses journées de printemps pendant lesquelles Paris commence à se dépeupler, tant tout ce qui n’est point condamné à la capitale à perpétuité a hâte d’aller jouir de cette belle et fraîche verdure qui, chez nous, vient si tard et dure si peu.
Une femme de quarante-cinq à quarante-huit ans, sur la figure de laquelle on voyait encore des restes d’une beauté remarquable, dont la toilette indiquait le goût le plus parfait, et dont les moindres gestes dénonçaient les habitudes aristocratiques, se tenait debout sur le perron d’une charmante maison de campagne située à l’extrémité du village de Fontenay-aux-Roses, tandis qu’une voiture armoriée, attelée de deux alezans clairs, s’arrêtait devant la première marche de ce perron.
– Ah ! vous voilà enfin, mon cher comte ! s’écria-t-elle en s’adressant à un homme d’une soixantaine d’années, qui s’élançait du marchepied sur les degrés avec une légèreté affectée et qui franchissait aussi rapidement qu’il lui était possible l’espace qui le séparait d’elle ; – vous voilà ! Je vous attendais avec une si grande impatience ! Je vous jure que c’est la dixième fois que je sors depuis une heure pour voir si vous n’arriviez pas.
– J’ai demandé mes chevaux aussitôt que votre billet m’a été remis, chère baronne, dit le comte en baisant avec galanterie la main de son interlocutrice, et j’ai fort grondé Germain de ne pas m’avoir éveillé aussitôt qu’il était arrivé.
– Vous auriez dû bien plutôt gronder Germain de ne pas vous l’avoir donné avant que vous fussiez endormi, car le billet est chez vous depuis hier au soir.
– Véritablement ? dit le comte. Eh bien voyez comme on est servi ! Cependant ce n’est que ce matin à huit heures que le drôle, en entrant dans ma chambre, me l’a remis. Vous voyez que je n’ai pas perdu de temps, car à peine en est-il neuf. Or, maintenant me voilà chère baronne ; disposez de moi, je suis tout à vos ordres.
– C’est bien. Renvoyez vos gens et votre voiture : nous vous gardons.
– Comment, vous me gardez ?
– Oui, je vous en préviens.
– La journée entière ?
– Et la soirée, et la matinée de demain. Je vous le disais dans ma lettre, mon cher comte ; nous avons absolument besoin de vous.
Quelle que fût sur lui-même la puissance de M. de Montgiroux – tel était le nom du comte – il n’en fit pas moins une grimace involontaire. En effet, il venait de se rappeler que c’était jour d’Opéra ; mais, dissimulant de son mieux cette contrariété qu’il n’avait pu prévoir et qu’il n’était plus maître d’éviter, il songea aussitôt à appeler à son aide quelque subterfuge à l’aide duquel il pût honnêtement se tirer d’embarras.
– Oh ! mon Dieu, je suis aux regrets de vous refuser, mon excellente amie, dit-il ; mais ce que vous me demandez là est impossible, de toute impossibilité ; nous sommes aujourd’hui vendredi 26 ; justement je suis d’une commission, mes collègues m’attendent : il s’agit de la loi que nous allons discuter.
– On la discutera sans vous, mon cher comte ; un pair de moins, une chance de plus pour le public. Mais il s’agit ici du bonheur particulier, la seule chose importante dans cette époque, où il faut être égoïste pour faire comme tout le monde. Venez, venez voir notre malade.
– Eh ! ma chère Eugénie, s’écria M. de Montgiroux avec un mouvement d’impatience encore plus marqué cette fois que la première, je ne suis pas médecin, moi !
Cette exclamation avait été faite sur un ton de mauvaise humeur trop évident pour qu’il échappât à la perspicacité d’une femme. Madame de Barthèle prit donc un air sérieux, et répondit :
– Monsieur le comte, il est question de mon fils, du mari de votre nièce, entendez-vous ? de notre Maurice.
– Il ne va donc pas mieux ? demanda M. de Montgiroux d’un ton tout à fait radouci.
– Hier encore, on pouvait craindre que sa maladie ne fût mortelle, voilà tout.
– Ah ! mon Dieu ! Mais j’étais loin de penser que sa situation donnât de véritables inquiétudes.
– Parce qu’il y a huit jours qu’on ne vous a vu, ingrat ! dit la baronne d’un ton de reproche, parce qu’on ne sait plus ce que vous devenez, parce qu’il faut vous écrire maintenant quand on veut vous avoir une minute ; et encore, cette minute se passe-t-elle à discuter le temps que vous resterez et l’heure de votre départ.
– Mais enfin, qu’a-t-il, ce cher enfant ? demanda le comte.
– Ce n’était d’abord qu’une simple mélancolie ; bientôt ce fut de la langueur, puis le dégoût de tout ; enfin, malgré nos soins, la fièvre vient de s’emparer de lui, et, après la fièvre, le délire.
– C’est extraordinaire chez un homme, dit le comte d’un air pensif. Et quelle peut être la cause de cette mélancolie ?
– Rassurez-vous, nous la connaissons à cette heure, et nous le guérirons. Le docteur, qui est non seulement un homme de talent, mais encore un homme d’esprit, répond de le sauver. Le sauver ! comprenez-vous, mon ami, tout ce que ce mot contient de joie pour le cœur d’une mère ?
– Ainsi, il n’y a plus de danger ? demanda le comte.
– C’est-à-dire qu’on n’espérait plus hier, et qu’on espère aujourd’hui, répondit la baronne, qui comprenait l’intention de M. de Montgiroux ; mais c’est justement ce mieux qui fait que nous avons besoin de vous. Je vais donc donner des ordres pour que vous restiez.
Le comte se remit à grimacer son air réfléchi.
– Rester ! reprit-il ; mais je vous l’ai dit, c’est chose véritablement impossible.
– Monsieur, reprit madame de Barthèle, vous savez fort bien qu’il n’y a d’impossible en choses de ce genre que les choses qu’on ne veut pas faire. Voyons, parlez ; qu’avez-vous ? à qui songez-vous ? qui vous préoccupe à ce point que la vie de notre fils vous soit devenue d’une importance secondaire ?
– Mon Dieu, non, chère amie ; vous vous exagérez mon refus, qui, au reste, n’en est pas un, répondit gravement le digne personnage ; je cherche à concilier seulement votre désir et mon devoir. Écoutez, voyons, faites-nous dîner plus tôt qu’à l’ordinaire ; je partirai à sept heures, et, si vous avez absolument besoin de moi dans la soirée, je serai de retour à dix heures et demie au plus tard ; et, en vérité, chère baronne, je vous jure qu’il faut des circonstances de l’importance de celles dans lesquelles je me trouve…
– Pas un mot de plus sur ce sujet, interrompit madame de Barthèle ; c’est chose dite, convenue, arrangée, et tout à l’heure vous allez comprendre vous-même combien votre présence est nécessaire ici.
– Mais il ne s’agit pas de nécessité, ma chère Eugénie, reprit le comte d’un ton de galanterie surannée ; il s’agit de votre désir. Je veux tout ce que vous voulez, et toujours ; vous le savez bien.
Madame de Barthèle répondit par un regard tout à fait rasséréné, et M. de Montgiroux, revenant au sujet de sa secrète préoccupation, demanda combien de temps au juste il fallait pour se rendre à Paris.
– Mais avec mes chevaux et Saint-Jean, qui, vous le savez, les respecte trop pour les surmener, je mets cinquante minutes pour aller d’ici à l’hôtel ; or, continua madame de Barthèle, c’est au Luxembourg que vous vous réunissez, n’est-ce-pas ?
– Oui.
– Eh bien, en vous arrêtant au Luxembourg, vous gagnez encore quelques minutes.
– En ce cas, faisons mieux, dit M. de Montgiroux ; ne dérangeons ni Saint-Jean, ni ses chevaux. Je vous donne toute la journée d’aujourd’hui et toute la matinée de demain jusqu’à midi, et vous me donnez trois heures de la soirée.
– Il le faut bien, puisque vous le voulez ; mais véritablement, comte, si j’étais jeune et que j’eusse des dispositions à la jalousie…
– Eh bien ?
– Eh bien, je vous avoue que vous me feriez passer une fort triste journée, avec cette préoccupation éternelle.
– Moi, préoccupé ?
– Au point, mon cher comte, que vous ne me questionnez pas, que vous ne semblez pas ressentir la moindre inquiétude quand Clotilde et moi sommes véritablement désolées, et quand le danger qui existait hier est bien loin, je vous le jure, d’être encore tout à fait dissipé.
– Pardon, chère amie, répondit M. de Montgiroux presque sans entendre. Mais c’est cette nouvelle loi ; je n’ai jamais plus vivement compris qu’en la discutant toute la responsabilité qui pèse sur un pair du royaume.
– Du royaume ! répéta madame de Barthèle avec ironie ; du royaume ! Vous avez quelquefois, savez-vous, des expressions bien bouffonnes, mon cher comte ! Vous appelez la France un royaume ! Ce que c’est que l’habitude. Allons, suivez-moi, pauvre victime ; il fallait imiter MM. de Chateaubriand et de Fitz-James ; les lois du royaume ne vous donneraient plus tout cet embarras.
– Madame, reprit gravement M. de Montgiroux, un véritable citoyen se doit avant tout à la France.
– Comment avez-vous dit cela, mon cher comte ? Un citoyen ! Ah ! mais vraiment vous faites des progrès dans la langue moderne, et je ne désespère pas, pourvu que nous ayons encore deux ou trois révolutions dans le genre de la dernière, de vous voir mourir jacobin.
Cette conversation, comme nous l’avons dit, avait lieu sur le perron du château de madame de Barthèle. C’était une élégante villa située à l’extrémité du village de Fontenay-aux-Roses, du côté du bois, et dans une position des plus pittoresques. Cependant, la vue magnifique dont on jouissait de ce perron n’avait pas été saluée d’un seul regard par M. de Montgiroux, quoiqu’il eût l’habitude de s’y arrêter dans l’admiration de la campagne riche et variée qui s’étend depuis le bois de Verrières jusqu’à la tour de Montlhéry : cependant, le soleil de mai étincelait dans la vallée et faisait briller comme des miroirs les toits d’ardoises des jolies maisons blanches que les environs de Sceaux éparpillent çà et là sur un tapis de verdure.
Le comte était donc préoccupé, puisque cet aspect bucolique n’avait aucune influence sur lui, ancien berger de l’Empire, qui avait connu Florian, qui adorait Delille, et qui avait chanté, appuyé au fauteuil de la reine Hortense : Partant pour la Syrie, et Vous me quittez pour voler à la gloire. En effet, l’Opéra annonçait pour ce soir-là même un nouveau ballet dans lequel dansait Taglioni, et quoique, selon lui, la danse voluptueuse et aérienne de notre sylphide fit regretter cette noblesse qui avait fait de mademoiselle Bigottini la reine des danseuses passées et à venir, il ne voulait pas manquer à une pareille solennité. Il avait donné, pour excuser son départ, la raison banale d’une grave conférence des pairs de sa fraction, et sa contrariété mal dissimulée, malgré ses habitudes parlementaires, prouvait qu’un intérêt personnel vivement excité justifiait in petto son mensonge. Maintenant, cet intérêt si vivement excité, l’était-il purement et simplement par cette première représentation ? ou à l’amour de l’art chorégraphique se joignait-il quelque autre sentiment plus matériel ? C’est ce que l’avenir nous apprendra.
Cependant madame de Barthèle, après l’espèce de traité conclu entre elle et le comte de Montgiroux, avait fait signe à celui-ci de la suivre, et, à travers les détours d’un corridor bien connu au reste de tous deux, elle le conduisait vers la chambre du malade. Mais, au moment où ils allaient y entrer, une jeune femme sortit d’un cabinet voisin, leur barra le passage, et, plaçant un doigt sur ses lèvres en donnant à son regard une expression de crainte et d’importance :
– Silence ! dit-elle, il dort, et le docteur a recommandé qu’on ne troublât point son sommeil.
– Il dort ? s’écria madame de Barthèle avec une expression de joie toute maternelle, et cependant retenue dans son explosion.
– Nous l’espérons, du moins : il a fermé les yeux et semble moins agité : mais éloignez-vous, je vous prie, car le moindre bruit peut le tirer de son assoupissement.
– Pauvre Maurice ! dit madame de Barthèle en étouffant un gros soupir. Allons, obéissons ; venez, cher comte, venez au salon. Quand le docteur a parlé, nous n’avons plus de volonté. D’ailleurs, nous causerons en attendant que nous puissions le voir ; j’ai tant de choses à vous dire !
Le comte fit avec la tête un signe d’adhésion, et madame de Barthèle et lui reprirent le chemin du salon.
– Mon oncle, dit la jeune femme d’un ton plein de tristesse et de tendre reproche, vous ne m’embrassez pas ?
– Ne viens-tu donc pas avec nous ? dit le comte en lui donnant un baiser au front.
– Non, je le garde de ce cabinet, et, au premier soupir qu’il poussera, je serai au moins près de lui.
– Elle ne le quitte pas d’un instant, ajouta madame de Barthèle ; c’est admirable !
– Mais ne peux-tu au moins nous envoyer le médecin, Clotilde ? J’ai quelques connaissances physiologiques, et je voudrais causer un peu avec lui.
– Volontiers. Tout à l’heure, mon oncle, il sera près de vous.
Le comte embrassa de nouveau sa nièce, et, après l’avoir encouragée dans son dévouement conjugal par quelques paroles de tendresse, il suivit madame de Barthèle.
Mais, avant d’aller plus loin, faisons connaissance avec les deux personnages de cette histoire que nous venons de mettre en scène, et que nous retrouverons tout à l’heure au salon vers lequel ils s’acheminent en ce moment.
M. le comte de Montgiroux était, vers 1835, un homme de soixante ans, à peu près, c’est-à-dire que, né en 1775, il avait été un incroyable du Directoire et un beau de l’Empire. Dans ces deux époques, et même depuis, on l’avait fort vanté pour l’élégance de ses façons et le charme de ses manières ; des beaux jours de sa jeunesse, il avait conservé des dents magnifiques, une taille qui, vue par derrière, ne manquait pas d’une certaine finesse, et surtout une jambe bien proportionnée, qu’à défaut de la culotte courte, continuaient de dessiner coquettement des pantalons étroits et de couleur claire. Le soin extrême qu’il prenait de sa personne, sa toilette simple, mais parfaitement adaptée à sa haute stature et à sa corpulence, ses bottes fines et constamment vernies, ses gants toujours justes et frais, lui donnaient une sorte de jeunesse d’arrière-saison, un éclat de premier coup d’œil dont madame de Barthèle était fière par une raison que l’on ne tardera point à comprendre. Enfin, sa naissance, sa position sociale, et surtout sa grande fortune, relevaient encore les qualités personnelles que nous venons d’énumérer.
Quant aux facultés de l’intelligence, nous tâcherons de les détailler avec la même impartialité que nous venons de faire des avantages physiques. – Quoique M. de Montgiroux fût de ceux dont, à la chambre des pairs, on ne dit rien, par la raison toute simple qu’ils n’y disent rien, cependant, qu’on ne s’y trompe pas, ce silence n’avait pas pour motif une impuissance parlementaire, mais purement et simplement un calcul d’égoïsme. On a dit : « Les paroles passent, les écrits restent. » On s’est trompé, ou plutôt le proverbe avait pris naissance en France avant l’établissement du gouvernement constitutionnel. Rien, au contraire, ne reste mieux aujourd’hui que les paroles, si légères qu’elles soient ; car les paroles se sténographient à cent mille exemplaires, se classent, se mettent en réserve, et reparaissent au bout d’un an, de deux ans, de dix ans, comme ces héros des anciennes tragédies que l’on croyait morts, et qui sortent tout à coup de leurs tombeaux pour faire pâlir ceux qui les avaient oubliés. Or, c’était pour cette raison et non pour une autre, que le comte de Montgiroux ne parlait jamais, à la tribune s’entend ; car partout ailleurs on lui reconnaissait, au contraire, cette élocution facile de nos hommes d’État, qui consiste à laisser tomber de leurs lèvres un flux de paroles tièdes qui seraient de l’éloquence si de temps en temps elles bouillonnaient contre un raisonnement ou se précipitaient du haut d’une idée. D’ailleurs, homme souple par courtoisie autant que par prudence, le comte de Montgiroux avait trouvé commode et peut-être avantageux de ne jamais se poser en obstacle, d’être de toutes les majorités, de vivre en paix avec tout le monde. Conseiller d’État sous l’Empire, député sous Louis XVIII, pair de France sous Charles X, son égoïsme de tranquillité et son orgueil de position lui faisaient attacher du prix au sourire des hommes du pouvoir, quoique, cependant, jamais une obéissance servile ne l’eût fait ranger parmi ses collègues dans la tourbe de ces ministériels de bas étage qui vont quêter une invitation à l’un des maigres dîners de la rue de Grenelle ou du boulevard des Capucines.
Non, M. le comte de Montgiroux ne reconnaissait de supériorité, en général, que la puissance royale, que cette puissance existât parce que ou quoique, qu’elle fût de droit divin ou d’exaltation populaire ; mais, quant aux ministres, comme notre pair de France était, au bout du compte, un des rares seigneurs, – je suis obligé d’employer ce mot, notre langue n’ayant point d’équivalent à gentlemen, – comme c’était, disons-nous, un des rares seigneurs qui restassent en France, il traitait avec eux d’égal à égal, et quelquefois même de supérieur à inférieur ; dînant chez eux parce qu’ils dînaient chez lui, et, chaque fois que quelques-uns d’entre eux y dînaient, donnant à ceux-là des leçons de goût et de fastueuse simplicité : au reste, gardant une apparence de liberté, parce que, n’ayant besoin de rien, il ne sollicitait jamais rien ; rejetant sur la nécessité de conserver son indépendance les refus de rendre service à toutes les demandes banales dont est accablé un homme d’État ; enfin, appartenant à cette nombreuse classe de personnages politiques qui croient avoir rempli leur devoir quand ils ont ménagé l’opinion dominante, et qui pensent faire assez de bien au pays quand ils ne lui font pas de mal.
Il y avait plus : le comte de Montgiroux, habitué à exercer sur ce qui l’entourait une espèce de supériorité qui datait de l’époque où les avantages de sa jeunesse et de sa fortune lui avaient fait produire dans le monde cette sensation de dandysme qui a fait du comte d’Orsay le roi des fashionables d’outre-mer, avait porté dans les affaires publiques cette solennité permanente de la représentation. Il avait la conscience, et surtout, ce qui est bien plus important, l’attitude de sa haute position sociale. Il était pair de France, si l’on peut dire cela, des pieds à la tête. En cour de justice, il occupait admirablement un fauteuil, et, quoique rien ne le distinguât à la première vue de ses confrères de nouvelle création, les regards du prévenu se portaient sur lui comme sur un homme considérable, et dont l’opinion devait avoir du poids. Rien qu’à le voir, en effet, on sentait la dignité de la magistrature suprême. Il votait avec une élégance devenue proverbiale : en dernière analyse, il était un de ces hommes de qualité, si rares aujourd’hui, qui, tout en se façonnant à leur époque, ont conservé les traditions d’autrefois ; aussi son nom sortait-il toujours de l’urne pour toutes les grandes corvées où il s’agissait surtout de se montrer, soit pour une députation, soit pour un convoi funèbre, soit pour une fête publique. En fait de costume et d’étiquette, il faisait les majorités, et avait failli par son influence faire passer la loi de l’uniforme, loi qui avait paru si aristocratiquement inconvenante aux membres de la chambre basse, comme M. de Montgiroux appelait quelquefois, en se trompant, MM. les députés. Scrupuleux dans les moindres détails de la vie, il savait pousser le respect des convenances jusqu’à dormir les yeux ouverts à la Chambre et dans un salon quand l’occasion s’en présentait ; et dans quelque salon que les circonstances le surprissent, soit qu’il fit à M. Dupin l’honneur d’aller chez lui, soit que le roi lui fit l’honneur de le recevoir, il possédait au plus haut degré cet art bien difficile de traiter chacun selon la position sociale que le sort lui avait faite ou le rang qu’il avait conquis, de doser depuis le respect jusqu’au laisser aller, en passant par le majestueux, modulant les notes de la gamme du savoir-vivre dans de savantes combinaisons chromatiques, variant à l’infini les inflexions et les épithètes, passant avec un art insaisissable de l’hommage présenté à l’hommage reçu, de la supplication à la protection ; toujours poli, jamais affecté ; frisant tour à tour la flatterie et l’impertinence, sans que jamais on pût le surprendre à être flatteur ni impertinent. Il avait à la fois en lui, mais à petites doses, du Richelieu et du Fitz-James ; enfin c’était, comme l’avait dit un jour un prince qui eût passé pour l’homme le plus spirituel de France s’il eût osé avoir de l’esprit avec tout le monde, c’était une excellente conserve de gentilhomme.
Or, dans les époques de l’année où il n’y a plus de fruits ou presque plus, on est bien heureux de trouver des conserves.
Mais c’était surtout chez madame de Barthèle que le comte de Montgiroux valait la peine d’être étudié par l’œil d’un observateur. Depuis vingt-cinq ans, à peu près, des relations de la plus profonde intimité existaient entre eux ; nul n’ignorait ces relations, qu’une longue tolérance du baron de Barthèle avait en quelque sorte légitimées aux yeux du monde. M. de Barthèle vivant, on les citait comme les modèles des amants. M. de Barthèle mort, on les citait comme des modèles de vertus conjugales. Le mariage n’avait cependant rien légitimé, et l’on s’était même étonné qu’à la mort de ce dernier, il n’y eût pas eu un rapprochement social entre les deux anciens amis. Madame de Barthèle elle-même en avait dit un jour un mot au comte, poussée, hâtons-nous de le dire, bien plus par une suggestion étrangère que par son propre mouvement. Mais, à cette ouverture, M. de Montgiroux avait naïvement répondu comme Chamfort : « J’y ai bien pensé comme vous, chère amie ; mais, si nous nous marions, ou diable irai-je passer mes soirées ? »
Et cette réponse était parfaitement compréhensible chez un homme qui, depuis vingt-cinq ans, passait ses soirées ailleurs que chez lui.
Eh bien, dans ces soirées qu’une si longue intimité eût dû faire pour M. de Montgiroux un motif d’abandon, le noble comte restait toujours pair de France, c’est-à-dire l’homme de la représentation extérieure, tant l’habitude avait fait à cette organisation prédestinée une seconde nature qui avait recouvert la première, comme certaines sources ont le privilège de recouvrir d’une couche de pierre le bois, les fleurs, et jusqu’aux oiseaux qui séjournent quelque temps dans leurs eaux.
Quant à madame de Barthèle, c’était le caractère le plus opposé à celui du comte de Montgiroux qui se pût voir ; et peut-être la longue intimité qui les avait unis ne s’était-elle conservée si intacte que par cette loi incompréhensible des contrastes, à laquelle on ne croirait point si l’on ne heurtait à chaque pas dans le monde ses résultats de tous les jours. Un mariage de convenance l’avait unie, déjà âgée de vingt-deux ans, c’est-à-dire majeure et libre de sa volonté, à M. de Barthèle ; mais, une heure avant la signature du contrat, elle avait demandé un entretien à son futur époux, et, après lui avoir désigné près d’elle un fauteuil préparé à cet effet :
– Monsieur, lui avait-elle dit, nos procureurs respectifs vont nous marier pour terminer un ennuyeux procès. Vous n’avez pas pour moi le moindre amour ; je n’ai pas pour vous le moindre entraînement. C’est une transaction que nous allons signer, excellente pour vous, car vous y gagnez l’administration de soixante mille livres de rente. Mes parents ont désiré cette union, et j’ai montré le plus grand respect pour les ordres de mes parents, comme on a l’habitude de le faire dans notre famille. Mais je dois vous prévenir d’une chose, c’est que, depuis longtemps, j’aime le comte de Montgiroux, et que, le comte de Montgiroux m’aime. Une vieille haine de famille, que toutes mes instances n’ont pu vaincre, a seule porté obstacle à mon mariage avec lui. Je vous déclare donc, monsieur, car ne pouvant vous offrir mon amour, ne voulant pas réclamer le vôtre, je tiens au moins à mériter votre estime ; je vous déclare donc, monsieur, que rien au monde ne pourra rompre une intimité qui dure déjà depuis un an, intimité commencée par le sentiment le plus irrésistible, intimité que ce sentiment doit continuer en dépit de votre tyrannie, si vous prétendez l’exercer, ou par votre bienveillance, si vous ne voulez pas que le désagrément d’une rupture ait lieu aujourd’hui, ou que le scandale d’une séparation ait lieu demain. Vous avez encore une heure pour réfléchir ; voyez, monsieur, choisissez.
M. de Barthèle était un homme de l’ancienne roche, élevé dans les traditions faciles du XVIIIème siècle ; il n’ignorait rien à l’égard du comte de Montgiroux. Au lieu d’en vouloir à mademoiselle de Valgenceuse, – tel était le nom de fille de la baronne – il lui avait, au contraire, su un gré infini de sa franchise, et, la remerciant en excellents termes de la liberté dans laquelle elle le mettait, il lui avait avoué que, de son côté, il avait un engagement qu’il lui coûterait fort de rompre. Toutes choses, comme dans Candide, avaient donc été pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, et deux chambres parfaitement séparées avaient révélé aux parents, assez inquiets des suites de cette alliance, que l’accord le plus parfait régnait entre les nouveaux époux.
Or, comme les soins attentifs de M. le comte de Montgiroux pour la baronne de Barthèle ne pouvaient porter ombrage qu’au mari, et qu’on ne s’apercevait pas que le mari y trouvât à redire, le monde imita l’insouciance du mari et fut de l’avis des amants, car le monde sait toujours ce qui se passe, qu’on ait ou qu’on n’ait pas intérêt à lui cacher son secret.
Au bout d’un an de mariage, madame de Barthèle accoucha d’un garçon. – M. de Barthèle reçut les compliments qu’on lui adressait, en homme enchanté d’avoir un héritier de son nom. Il redoubla d’attentions pour sa femme et fit élever l’enfant sous ses yeux, ne voulant point qu’il quittât la maison natale, et qu’il allât perdre dans un collège ce vernis d’aristocratie que conservent toujours chez un jeune homme l’éducation à domicile et la présence des parents. Maurice avait donc été élevé avec un soin tout particulier, et comme on élevait les gentilshommes d’autrefois, par un gouverneur et sous les yeux de M. et de madame de Barthèle.
Enfin, après quinze années d’une union si parfaite qu’elle n’avait jamais subi la moindre altération et qu’on la citait dans le monde comme un modèle, madame de Barthèle, par la mort de son mari, était entrée dans le paradis du veuvage, sans avoir eu à subir, comme on le disait à cette époque, le purgatoire de l’hyménée. Elle avait fort convenablement pleuré son mari, qu’elle regrettait comme on regrette un ami sincère. Ce fut alors qu’une de ses parentes, madame de Neuilly, qui avait éternellement jalousé le bonheur de sa cousine, lui avait suggéré l’idée de se remarier en secondes noces, avec le comte de Montgiroux ; idée que le pair de France avait si philosophiquement repoussée. La situation était ainsi restée ce que le passé l’avait faite, sauf les atteintes inévitables de l’âge. L’avenir, ce temps de l’espérance, avait de jour en jour amené des rides, mais pas de déception. Les cheveux de M. de Montgiroux avaient grisonné, mais il avait un coiffeur qui les lui teignait avec art. La taille de madame de Barthèle avait épaissi, mais elle avait une couturière qui l’habillait à merveille. Bref, chaque année avait amené douze mois de plus sans doute ; mais, s’ils avaient vieilli pour les autres, les deux amants n’avaient pas vieilli pour eux mêmes, et c’était le principal.
Bientôt ces liens du cœur s’étaient encore resserrés d’un lien de famille. Maurice avait atteint sa vingt-quatrième année, et Clotilde sa dix-septième. Les deux jeunes gens, élevés ensemble, paraissaient avoir une grande affection l’un pour l’autre : un projet de mariage était arrêté entre eux depuis longtemps. Ni l’un ni l’autre, lorsqu’on leur fit part de ce projet, n’y apporta d’opposition. La chose était convenable sous tous les rapports, elle réunissait les deux fortunes. Les amis communs reçurent donc, un beau matin, une lettre de faire part qui leur annonçait le mariage de M. Charles-Maurice de Barthèle avec mademoiselle Clotilde de Montgiroux.
Les jeunes gens partirent pour l’Italie, dont ils visitèrent les principales villes ; puis, à leur retour, il fut convenu qu’on passerait l’hiver dans l’hôtel de la rue de Varennes, qui venait à Maurice du fait de M. de Barthèle, et l’été au château de Fontenay-aux-Roses, que Clotilde tenait de la succession du vicomte de Montgiroux, son père, frère cadet du comte de Montgiroux.
C’était au château de Fontenay-aux-Roses que Clotilde avait été élevée ; mais celui qui eût vu en 1835 cette élégante propriété, et qui l’eût comparée à ce qu’elle était trois ans auparavant, ne l’eût certes pas reconnue, et, si le vicomte de Montgiroux fût revenu à la vie, il eût eu grand’peine à retrouver dans la moderne villa le moindre vestige de son ancienne demeure. Le parterre, symétriquement dessiné et entouré de petites charmilles de buis nain, avait fait place à une vaste pelouse, au bout de laquelle on voyait glisser, sur une eau bien pure, deux beaux cygnes argentés. Les hautes murailles dont les espaliers fournissaient autrefois à l’office d’admirables fruits, n’interceptaient plus la vue de la campagne, et avaient cessé d’emprisonner les habitants ; mais, à leur place, des sauts de loups et des haies vives défendaient un ravissant jardin, où, du reste, les maraudeurs n’auraient eu que des fleurs à cueillir. Sans doute on n’était plus chez soi, comme le disaient encore quelquefois, en visitant les jeunes mariés, les vieux amateurs de la clôture patriarcale et des habitations françaises dans l’acception du XVIIIème siècle ; mais, en revanche, on était aussi chez les autres, puisque l’œil, ne rencontrant plus de barrière, s’étendait du jardin sur les prés, et des prés sur les champs. Des massifs de verdure pour masquer les lieux découverts, des corbeilles de fleurs pour animer les endroits arides, plus de berceaux factices, mais des points de vue admirablement ménagés, une entente parfaite du site, dessiné par un paysagiste, voilà ce que l’art du jardinage moderne avait, en dépit des partisans de Le Nôtre, créé sous la direction de Maurice de Barthèle, qui avait impitoyablement sacrifié l’abricot, la pêche et le brugnon à la vue de la tour de Montlhéry, qui se détachait à cette heure sur le fond bleu de la plaine, et à l’aspect des maisons blanches éparses dans la verte vallée.
De son côté, la maison avait subi des modifications non moins importantes : elle avait cessé d’offrir l’aspect patrimonial de ce que l’on appelait autrefois un château, pour prendre l’apparence d’une charmante villa ornée d’un perron sur lequel on montait à travers une double rangée de fleurs toujours fraîches et sans cesse renouvelées dans leurs vases de porcelaine du Japon. Ce perron conduisait à une antichambre dans le goût de la renaissance, avec des vitraux armoriés, tapissée d’un cuir de Cordoue de couleur sombre relevé d’arabesques d’or, et éclairée le soir par une lampe gothique d’un charmant modèle, et qui descendait, à l’aide de trois chaînes dorées du milieu de son plafond, tandis que de chaque côté de cette lampe pendaient deux récipients pareils destinés à recevoir des fleurs. Cette antichambre était percée de trois portes intérieures, conduisant : la première, dans une salle à manger d’où l’on passait dans un salon, puis dans un cabinet de travail ; la seconde, dans une salle de billard qui communiquait à une serre ; la troisième, dans un corridor qui régnait dans toute la longueur de la maison, et que l’architecte avait maintenu dans une largeur assez considérable pour en faire une espèce de galerie où l’on avait accroché les portraits de famille. Cette galerie était percée de portes qui donnaient dans toutes les pièces du rez-de-chaussée.
Dans la salle à manger, lambrissée en bois de chêne et tendue de damas vert, on ne s’était occupé que du confortable : on y était bien assis, la table était longue et large, des dressoirs d’une forme simple étaient couverts de pièces d’argenterie et de porcelaines de Chine. L’art avait entièrement cédé la place au bien-être. Seulement, quatre tableaux de chasse de Godefroy Jadin formaient les quatre dessus de porte.
Le salon était meublé à l’anglaise, avec des divans, de grands fauteuils à la Voltaire, des causeuses et des tournedos. Il était tendu de damas violet à fleurs bleues, et du milieu du plafond pendait un lustre gigantesque exécuté par Giroux sur un dessin de Feuchères ; les meubles et les rideaux étaient pareils à la tenture du salon.
La salle de billard avait la forme d’une tente gothique ; les quatre panneaux principaux étaient remplis par des trophées d’armes de quatre siècles. Des portières élégantes séparaient seules ces différentes pièces les unes des autres.
En procédant à la résurrection de la maison de Fontenay, Maurice de Barthèle avait réservé pour chambre à coucher à sa jeune femme celle qu’avait habitée sa bisaïeule, et qui, grâce au génie conservateur de la famille, était demeurée telle qu’elle avait été décorée sous le règne de madame de Pompadour. C’était une grande pièce carrée avec une alcôve large comme une chapelle ordinaire, enfermant un lit immense placé en retour. Aux anciennes tapisseries, qui étaient de satin rose et argent, on avait substitué seulement des tentures nouvelles qui se rapprochaient autant que possible du goût de l’époque ; toutes les moulures existaient, on n’avait eu qu’à les redorer ; tous les meubles étaient complets, on n’avait eu qu’à les recouvrir ; les dessus de porte de Boucher s’étaient conservés intacts, et l’on n’avait eu qu’à les revernir à neuf ; de charmantes consoles sculptées et d’un rococo enragé, s’élevaient à tous les angles ; de délicieuses étagères de bois de rose remplissaient les intervalles des fenêtres ; chaises et fauteuils roulaient sur d’épais tapis, qui semblaient sous le pied la pelouse du jardin. Bref, cette chambre, toute dans le goût du XVIIIème siècle, semblait l’appartement de quelque princesse qui, endormie par une méchante fée en 1735, se serait réveillée cent ans après.
D’un côté de cette chambre était un second salon donnant sur l’appartement destiné à madame de Barthèle, et de l’autre la chambre de Maurice, séparée de celle de sa femme par un grand cabinet de toilette seulement.
Cette chambre de Maurice était dans un sentiment aussi sévère que celle de Clotilde était dans un goût maniéré. C’était une chambre de garçon dans toute l’acception du mot : un grand lit de fer sans rideaux, une peau de tigre jetée au pied du lit sur un tapis d’une seule couleur, une armoire pleine de fusils de chasse numérotés, une table chargée d’yatagans arabes, de pistolets grecs, de crids malais, de sabres de Damas ; les murailles couvertes de tableaux de Delacroix et de Decamps, d’aquarelles de Boulanger et de Bonnington ; une cheminée ornée de statuettes de Barre et de Feuchères, au milieu de laquelle s’élevait, sur une pendule, un magnifique groupe de Barye ; derrière le lit, à la portée de la main, un bénitier de mademoiselle Fauveau ; – tels étaient les ornements de cette retraite toute masculine, au fond de laquelle une portière s’ouvrait sur un cabinet de toilette tendu en simple coutil. C’était une espèce de campement établi d’abord par Maurice, sous le prétexte plausible de ne pas réveiller sa femme les matinées de chasse, mais, au fait, dans le but d’assurer sa liberté.
Ajoutons qu’un escalier de service, dont de moelleux tapis avaient fait un escalier de maître, sourd à souhait, communiquait avec le cabinet de toilette.
Mais, depuis qu’il était malade, Maurice n’avait plus de volonté en face de sa mère et de sa femme, et on l’avait établi dans la grande chambre Louis XV, ou, chaque soir, dans l’alcôve même, on dressait un petit lit pour Clotilde. On y avait de plus transporté le piano ; de sorte que, pour le moment, il n’y avait pas d’autre salon que cette chambre, dans laquelle madame de Barthèle et Clotilde avaient concentré toutes leurs affections d’abord, et, avec toutes leurs affections, toutes leurs habitudes.
Ce fils chéri de sa mère, ce mari pour lequel sa jeune femme paraissait si constamment attentive, Maurice de Barthèle enfin, auquel il faut bien que nous en arrivions pour le faire, autant qu’il sera en nous, connaître de nos lecteurs, venait d’entrer dans sa vingt-septième année. C’était un de ces hommes que, de toute façon, le sort a traités en enfants gâtés, en leur donnant à la fois un grand nom et une grande fortune, plus la distinction, que ne donnent souvent ni la fortune ni le nom. En effet, il était difficile de voir un homme plus simplement grand seigneur que ne l’était Maurice de Barthèle. La chose la plus ordinaire, portée par lui, prenait à l’instant même un cachet d’aristocratie parfaite. Ses chevaux étaient les mieux soignés, ses voitures les plus élégantes, ses gens les mieux habillés de tout Paris. Habile à tous les exercices du corps, il montait à cheval comme Daure et Makensie, était de première force à l’épée et coupait, à vingt-cinq pas, une balle sur la lame d’un couteau.
Maître de sa fortune depuis sept ans, libre de ses actions depuis sa majorité, il avait joui à son loisir de cette vie dévorante de Paris, sans que jamais une volonté étrangère fût venue porter obstacle à la sienne, et cependant, hâtons-nous de le dire, sans que jamais la plus scrupuleuse rigidité eût eu un reproche à faire à sa conduite : en effet, vivant dans un monde d’élite, lié d’amitié avec des jeunes gens qui avaient un nom à faire respecter et une position sociale à soutenir, le respect des convenances et le sentiment de sa dignité personnelle l’avaient préservé des désordres où, depuis la révolution de 1830, quelques jeunes hommes de distinction s’étaient follement jetés, comme pour se dédommager de la contrainte où ils avaient vécu dans les dernières années du règne de Charles X.
Aussi Maurice de Barthèle, homme à la mode dans ce monde au-dessus de la mode, dans l’acception vulgaire que l’on donne à ce mot, était-il remarqué partout où il paraissait, non point par cette régularité typique que l’on admire dans les arts, mais par ce charme individuel, mais par cette expression particulière bien supérieure au point de vue du sentiment, et qui fait qu’on se sent attiré comme malgré soi vers celui qui les possède. Son visage avait cette pâleur fraîche et mate qui fait la distinction des hommes bruns ; ses beaux cheveux noirs et sa barbe aux reflets bleuâtres encadraient admirablement son visage ; sa main et son pied, ces deux signes de race, étaient cités pour leur délicate petitesse ; enfin il y avait quelque chose de si vague et de si mélancolique dans l’expression habituelle de son regard, et dans le sourire distrait qui l’accompagnait, et ce regard, au contraire, lançait une telle flamme lorsque l’animation succédait chez lui au repos, que l’idée de comparer Maurice à qui que ce fût n’était encore venue à personne. Lui cependant, bon, simple, bienveillant, semblait être le seul qui ignorât sa supériorité.
Sans être ni un savant ni un artiste, Maurice n’était étranger ni à aucune science, ni à aucun art. Il savait assez de physique et de chimie pour discuter une question médicale avec les Thénard et les Orfila. Sans être artiste, dans l’acception du mot, qui indique toujours une certaine supériorité pratique, il pouvait, à l’aide du crayon, rendre sa pensée ou pratique, un souvenir. Entièrement étranger en apparence à la politique, il lui était cependant mille fois arrivé, lorsque M. de Montgiroux, entouré de ses honorables collègues de l’une ou l’autre chambre, exposait dans le salon de madame de Barthèle, une question du moment, d’éclairer tout à coup, d’un autre groupe où il était, cette question d’un mot si brillant, qu’elle demeurait en lumière jusqu’à ce que la routine tracassière de deux ou trois honorables l’eussent, en la tirant par en bas replongée dans l’obscurité. Quelques ministres demi-apostats, qui, jeunes gens, avaient partagé les opinions politiques de Maurice de Barthèle, opinions qui n’avaient rien de haineux ni d’exclusif, avaient voulu faire de lui, tantôt un officier, tantôt un diplomate, tantôt un conseiller d’État ; mais il avait toujours refusé, disant que son attachement à la famille déchue était une espèce de culte doux et religieux qui n’admettait pas de mélange ; ce qui n’empêchait pas que, lorsque Maurice de Barthèle se trouvait, comme il lui arrivait souvent, dans quelque salon de la haute aristocratie avec celui de nos princes qui, à cette époque, était le seul à qui son âge permit déjà d’y aller, il ne rendit hautement toute justice à son esprit et à son courage, et tout respect à son nom et à son rang. Or, c’étaient là des marques de goût que le prince que nous venons de désigner, appréciait fort. Aussi, à Chantilly ou à Versailles, aux courses ou au camp, Maurice de Barthèle était-il toujours de sa part l’objet d’une attention personnelle et particulière, que, de son côté, celui-ci savait admirablement apprécier.
Nous l’avons dit, en épousant Clotilde, Maurice n’avait éprouvé pour elle qu’un sentiment purement fraternel, et le mariage était non seulement, à ses yeux, une mise à la loterie, une chance de félicité, mais encore un moyen naturel de faire cesser la vie d’aventures qui l’entraînait dans son tourbillon en lui laissant le vide du cœur. Cependant Maurice avait trouvé un avantage à ses relations avec les femmes qu’il avait connues jusqu’alors, c’était de sentir la différence qui sépare la grande expérience de l’extrême naïveté. L’affection que sa femme lui portait s’était donc présentée à lui avec un parfum de chasteté et de fraîcheur jusqu’alors inconnu. Accoutumé à la voir presque chaque jour, ses yeux jusque là s’étaient portés sur elle sans rien détailler, mais, quand ils furent unis solennellement, quand le prêtre eut parlé à Clotilde de ses devoirs et à Maurice de ses droits l’idée de la possession passa de sa tête à son cœur ; un désir craintif et timide le conduisit à l’analyse, et l’analyse lui fit découvrir, dans celle qui était destinée à devenir la compagne de sa vie, des grâces naturelles, des qualités acquises, une aménité si réelle et si douce, que le jeune homme éprouva un enchantement inattendu, et que, pour un moment, il eut des illusions à ce point qu’il se crut amoureux de sa femme. Or, en amour, nous défions le théologien le plus subtil d’établir la différence qu’il y a entre être amoureux et croire qu’on l’est. Au reste, la vie nouvelle que menait Maurice prolongeant son erreur, bientôt les caprices d’un homme qui se range succédèrent à l’étourdissement des premières impressions. À son retour d’Italie, Maurice avait retrouvé le château rebâti et le jardin replanté sur les dessins qu’il avait faits. C’est alors qu’il avait mis l’ancien garde-meuble de la famille au pillage et les meilleurs tapissiers de Paris en œuvre pour loger son bonheur : il avait commencé par l’hôtel de la rue de Varennes, où il avait tout bouleversé, tant il était heureux de détruire le passé pour édifier l’avenir. Le temps ne lui suffisait pas pour tout voir, tout approuver, tout choisir et tout acheter. Encouragé par sa mère, sa grande fortune, en lui permettant de satisfaire à tous ses caprices, entretenait la sérénité et les illusions de son âme. L’hôtel achevé, le tour de la maison de Fontenay était venu. Maurice en avait fait la charmante villa que nous avons vue, de sorte que, sur trois années de mariage, deux années et demie s’étaient passées en voyages, en constructions et en félicité, sans que le plus léger nuage eût obscurci le ciel pur et presque brillant de leur horizon conjugal.
Clotilde était parfaitement heureuse. Pendant les six derniers mois surtout qui s’étaient écoulés, les soins, sinon l’amour de Maurice, avaient paru redoubler pour elle. Ses sorties étaient plus fréquentes, il est vrai ; mais, à chaque retour, il lui rapportait quelques chinoiserie de Gansberg, quelque charmante aquarelle achetée chez Susse, quelque merveilleux bijou rêvé par Marlé. D’ailleurs, les prétextes ne manquaient pas. Il fallait aller faire des armes chez lord S… ; on était invité à chasser à Couvray avec le comte de L… ; on dînait en garçons au café de Paris avec le duc de G… ou le comte de B… ; puis, brochant sur le tout, venait le Jockey Club, cet éternel et merveilleux complice des amants qui se détachent ou des maris qui s’ennuient. Clotilde acceptait toutes ces excuses, qu’elle ne demandait même pas. Sa vie s’écoulait douce, paisible, uniforme, sans langueur et sans émotion, sans soupçon et sans ennui. Quand il fallait aller dans le monde, son mari n’était-il pas toujours là pour l’y conduire ? et dans le monde ne paraissait-il pas toujours le même Maurice qu’elle avait connu galant et empressé ? Toutes les femmes qui l’entouraient lui portaient envie en la voyant si belle et en la croyant si aimée. Madame de Neuilly, sa cousine la plus cruelle et la plus implacable révélatrice de tous ces petits secrets qui torturent le cœur d’une femme, ne la venait-elle pas voir tous les quinze jours sans avoir jamais trouvé l’occasion de lui dénoncer un mauvais procédé de son mari ? Clotilde, comme nous l’avons dit, était donc parfaitement heureuse.
De son côté, madame de Barthèle ne voyait plus une fois le comte de Montgiroux, qu’elle ne s’applaudit avec lui de ce parti plein de sagesse qu’ils avaient pris de marier les deux jeunes gens.
On en était donc arrivé à ce point de félicité intérieure que l’on sentait qu’elle ne pouvait plus croître, lorsqu’on s’aperçut, du jour au lendemain, d’un immense changement dans le caractère de Maurice. Il devint rêveur, puis mélancolique ; puis il tomba dans un marasme profond, qu’il n’essaya pas même de combattre, et que ne purent dissiper ni les soins de sa mère ni les caresses de sa femme. Bientôt cet état d’atonie donna d’assez vives inquiétudes pour qu’on envoyât chercher le médecin. Le docteur vit du premier coup dans ce mal toute la gravité qui existe dans les maladies dont le malade ne veut pas guérir. Il ne cacha point à madame de Barthèle qu’une grave affection morale était le principe de cette maladie. Madame de Barthèle interrogea le baron de Barthèle, homme du monde, comme elle eût interrogé Maurice écolier, croyant, comme toutes les mères, que son enfant ne devait point avoir de secret pour elle ; mais Maurice, au grand étonnement de la baronne avait gardé son secret, tout en niant, il est vrai, que ce secret existât. Enfin, il en était arrivé à ce point que son état donnât les graves inquiétudes que nous avons entendu madame de Barthèle exprimer au comte de Montgiroux dès le commencement de cette histoire, inquiétudes que le grave pair de France, nous sommes forcé de l’avouer, n’avait peut être point partagées avec toute la sympathie que lui commandaient cependant les liens secrets qui l’unissaient à la famille.
En effet, depuis son arrivée à Fontenay-aux-Roses et la prière que lui avait faite madame de Barthèle de lui consacrer toute sa journée et la matinée du lendemain, le comte paraissait fort préoccupé. Il est vrai que cette préoccupation pouvait aussi bien lui venir de la maladie de Maurice que d’une cause étrangère, mais cela à des yeux étrangers seulement, et il est évident que cette préoccupation, qui n’avait pas tout à fait échappé à madame de Barthèle lui eût été bien autrement visible, sans la préoccupation personnelle dans laquelle elle-même était plongée.
Arrivée au salon, elle fit donc asseoir le comte, et, revenant aux inquiétudes maternelles qui pour le moment s’étaient emparées de son esprit, sans cependant pouvoir en chasser entièrement la légèreté qui lui était naturelle :
– Je vous disais donc, mon ami, continua-t-elle, que Clotilde est un ange. Nous avons véritablement bien fait de marier ces enfants. Si vous saviez quels soins touchants elle prodigue à son mari ! et lui, notre Maurice, comme il est attendri de ces soins ! comme sa voix est émue quand il la remercie ! avec quel accent profond il lui dit en prenant ses deux mains dans les siennes : « Bonne Clotilde, je vous afflige, pardonnez-moi !… » Oh ! maintenant, ces mots qu’il répétait sans cesse sont expliqués ; ce pardon qu’il demandait, nous savons pour quelle faute.
– Mais, moi, reprit M. de Montgiroux, j’ignore tout, et, comme vous m’avez fait rester pour me l’apprendre, j’espère, chère amie, que vous voudrez bien maîtriser vos émotions et mettre un peu d’ordre dans vos pensées, afin de les suivre jusqu’au bout.
– Oui, vous avez raison, reprit madame de Barthèle ; je vais droit au fait. Écoutez-moi donc.
La recommandation était aussi inutile que la promesse était dérisoire.
En effet, madame de Barthèle, comme on a pu s’en apercevoir jusqu’à présent, avait été douée par le ciel d’un excellent cœur mais de l’esprit le moins méthodique qui se puisse trouver. Sa conversation, d’ailleurs pleine de finesse et d’originalité, ne procédait que par sauts et par bonds, et n’arrivait à son but, quand toutefois elle y arrivait, qu’à travers mille écarts. C’était un parti que ses auditeurs devaient prendre de la poursuivre sur les différents terrains où elle se plaçait : sa marche était celle du cavalier dans le jeu d’échecs ; ceux qui la connaissaient la retrouvaient toujours, ou plutôt la forçaient à se retrouver ; mais ceux qui la voyaient pour la première fois engageaient avec elle une conversation à bâtons rompus, à laquelle la fatigue les forçait bientôt de renoncer. Au reste, excellente femme, on la citait pour des qualités réelles, assez rares dans un monde où l’on se contente des apparences de ces qualités. Ce défaut de suite dans les idées, que nous venons de lui reprocher, donnait à sa conversation quelque chose d’imprévu, qui n’était pas désagréable pour ceux qui, comme M. de Montgiroux, n’étaient pas pressés d’arriver à l’autre bout de cette conversation. C’était une nature brusque et franche, dont la franchise et la brusquerie avaient conservé le charme de la candeur. Ce qu’elle pensait s’échappait de sa bouche comme un vin trop chargé de gaz s’échappe de la bouteille lorsqu’on la débouche ; et cependant, hâtons-nous de le dire, l’éducation du grand monde, l’habitude de la haute société, étaient à ces vertus natives, qui, poussées à l’excès, peuvent devenir sinon un défaut, du moins un inconvénient, tout ce qu’elles pouvaient avoir de sauvage et d’irrégulier. La fausseté des conventions enseignées par le solfège du savoir-vivre la rappelait promptement au diapason général, aux mesures, aux blanches et aux noires de l’harmonie sociale ; et ce n’était jamais que pour les choses sans importance, ou lorsqu’elle était atteinte par une parole hypocrite ou malveillante, que madame de Barthèle se laissait aller, si on peut dire cela, à l’excellence de son caractère. Inconséquente comme une grande dame, elle avait cependant dans la voix, dans le regard, dans le maintien, l’aplomb d’une femme accoutumée à régner dans son salon et à dominer dans celui des autres ; et, si la légèreté de ses décisions contrastait parfois avec l’importance du sujet traité, si l’excentricité de ses paradoxes faisait souvent envisager la question sous un point de vue tout différent de celui où elle l’envisageait elle même, on sentait, au fond de ce qui émanait d’elle, un bonté si parfaite, une intention si bienveillante, qu’on était toujours disposé à se soumettre à ses volontés, tant on avait de conviction sur la pureté du cœur qui les concevait et du zèle qui en surveillait l’exécution. Arrivée à l’âge où toute femme de bon sens renonce à plaire autrement que par la bienveillance de l’esprit, elle avouait ses cinquante ans révolus, mais en ajoutant, avec une grande ingénuité de cœur, qu’elle se trouvait en encore aussi jeune qu’à vingt-cinq ans. Personne ne songeait à la démentir. Elle était active, fraîche, alerte ; elle faisait les honneurs du thé avec une grâce parfaite, et peut-être, en effet, ne manquait-il à cette fleur d’automne que le soleil du printemps.
Ramenée au sujet qui l’intéressait par l’impatience du comte, madame de Barthèle reprit donc :
– Pour Clotilde et moi, vous le savez, mon cher comte, la vie de Maurice, c’est la vie. Nous n’avons de bonheur que le sien, nos yeux ne voient que par ses yeux, et tous nos souvenirs, comme toutes nos prévoyances, sont pour lui. Eh bien donc, vous saurez, vous que cette interminable session cloue au Luxembourg, vous saurez que, depuis notre arrivée ici, nous avions inutilement tout mis en usage pour connaître le chagrin qui causait tant de ravages dans le cœur de notre pauvre Maurice ; car enfin vous vous souvenez qu’il était devenu triste, rêveur, sombre.
– Je m’en souviens parfaitement. Poursuivez, chère amie.
– Or, qui pouvait causer cette mélancolie chez un homme riche, jeune, beau, supérieur à tous les autres hommes ? Et, sur ce point, ne croyez pas que l’amour maternel m’aveugle, comte : Maurice est fort supérieur à tous les jeunes gens de son âge.
– C’est mon avis comme le vôtre, dit le comte, mais ce secret ?…
– Eh bien, ce secret, comprenez-vous ? c’était pour nous l’énigme du sphinx. En attendant, et tandis que nous nous creusions la tête pour en deviner la cause, le mal faisait des progrès, ses forces s’éteignaient à vue d’œil, et, quoiqu’il ne poussât pas une plainte, quoiqu’il réprimât ses impatiences, il était évident qu’il était menacé de quelque dangereuse maladie.
– Vous vous rappelez que je le remarquai moi-même ? Mais continuez.
– En effet, c’est par votre conseil que nous sommes venus à la campagne. Nous avions craint d’abord qu’il ne se refusât à quitter Paris ; mais nous nous trompions : le pauvre garçon ne fit aucune difficulté, il se laissa conduire comme un enfant ; seulement, en arrivant ici, malgré tous les souvenirs que devait lui rappeler cette maison, il s’enferma dans sa chambre, et, le lendemain, il fut forcé de garder le lit.
– Ah ! mais j’ignorais que la chose fût aussi grave, dit le comte.
– Ce n’est pas le tout ; le mal dès lors commença à faire d’effrayants progrès. Nous envoyâmes chercher son ami Gaston, ce jeune médecin que vous connaissez.
– Et que dit-il ?
– Il l’examina à plusieurs reprises avec une grande attention ; puis, me prenant à part : « Madame, me dit-il, connaissez-vous quelque sujet de grand chagrin à votre fils ? ». Vous comprenez que je m’écriai : « Un grand chagrin à Maurice ? l’homme dans les conditions les plus heureuses de la terre ? » Je lui demandai donc s’il était bien dans son bon sens, pour me faire une pareille question ; mais il insista : « Je connais Maurice depuis dix ans, dit-il ; Maurice n’a aucun vice d’organisation qui puisse amener la maladie qu’il a, c’est-à-dire une mena… mene… menin… »
– Une méningite ?
– Oui, une méningite aiguë ; c’est le nom de la maladie qu’a Maurice. « Il faut donc, continua Gaston, qu’il y ait chez lui une cause de trouble moral, et c’est cette cause que nous devons chercher. – En ce cas, m’écriai-je, interrogez-le vous-même. – Je l’ai fait ; mais il s’obstine à me dire qu’il n’a rien, et que sa maladie est une maladie naturelle… »
– Alors je le verrai moi-même, dit M. de Montgiroux, et je tâcherai d’obtenir…
– Ce que moi, sa mère, j’ai demandé vainement, n’est-ce pas ? D’ailleurs, c’est inutile, puisque maintenant nous savons ce qu’il a.
– Vous le savez ? Mais alors dites-le-moi ; commencez donc par là.
– Mon cher comte, permettez-moi de vous faire observer que vous n’avez pas la moindre méthode dans les idées.
– Je me résigne, baronne ; allez, dit M. de Montgiroux en se renversant de toute sa longueur sur son divan, en étendant sa jambe droite sur sa jambe gauche, et en fixant ses yeux sur le plafond.
– La maladie continua de faire d’effrayants progrès, si bien qu’hier nous étions tous consternés ; Maurice ne nous entendait plus, ne nous voyait plus, ne nous parlait plus ; le docteur y perdait son latin ; Clotilde et moi, nous nous regardions épouvantées. Voilà tout à coup qu’un valet imprudent… Oh ! mon Dieu ! c’est son imprudence qui nous a sauvés tous ! Comte, il y a vraiment des hasards singuliers, et celui qui dirige tout d’en haut doit bien souvent prendre en pitié notre prétendue sagesse.
– Eh bien, ce valet ? se hâta de demander le comte avec une brusquerie mal déguisée et en tournant vivement la tête du côté de madame de Barthèle.
– Il entra dans la chambre du malade, et, comme on avait fermé les rideaux pour éteindre le jour, sans voir les signes que nous lui faisions pour qu’il se tût, il annonça… J’aurais voulu pouvoir chasser ce valet.
– Il annonça ?… reprit le comte décidé à tenir jusqu’au bout la conversation en bride.
– Il annonça deux amis de mon fils, Léon de Vaux et Fabien de Rieulle. Vous les connaissez, je crois ?
– Sous d’assez tristes rapports, même, répondit le comte oubliant sa résolution de ne pas s’écarter de la ligne droite ; deux jeunes fous, qui hantent mauvaise compagnie. Si j’avais comme vous quelque influence sur Maurice, je vous déclare que je ne lui laisserais pas voir ces deux messieurs.
– Comment, moi, mon cher comte, vous voulez que je dirige un homme de vingt-sept ans dans les connaissances qu’il doit faire ? D’abord, Léon et Fabien ne sont pas pour Maurice des connaissances d’hier, ce sont des amis de six ou huit ans.
– Alors je ne m’étonne pas, continua M. de Montgiroux avec une mauvaise humeur dont rien ne motivait l’explosion, du triste état où se trouve réduit Maurice. Oh ! mon Dieu ! Ce secret, je vous le dirai, moi, si vous le voulez.
– Mais non, vous ne direz rien, vous ne savez rien ; vous êtes injuste pour ces jeunes gens, voilà tout, et cela parce que vous avez le double de leur âge. Vous avez été jeune aussi, vous, mon cher comte, et vous avez fait ce qu’ils font.
– Jamais… Ce M. Fabien de Rieulle est un jeune homme qui fait parade de ses bonnes fortunes, qui non seulement séduit, mais qui, de plus, déshonore. Quant à l’autre, c’est un enfant à qui je ne reprocherai, comme à son ami, que de voir mauvaise compagnie.
– Mauvaise compagnie, mauvaise compagnie ! reprit la baronne encore une fois entraînée à cent lieues du sujet de la conversation.
– Oui, mauvaise compagnie, je le répète et j’en suis sûr, reprit le comte, dont le calme ordinaire et calculé cédait malgré lui à une agitation fébrile qui n’échappa point à madame de Barthèle.
– La preuve n’est pas, je l’espère, que vous les rencontrez là où ils vont ? dit vivement la baronne.
Le comte se mordit les lèvres par un mouvement involontaire, comme fait un ministre qui se laisse emporter à dire quelque vérité dangereuse au milieu de la verve de l’improvisation ; mais, aussitôt, son sang-froid de pair de France reprenant le dessus, il répondit en souriant :
– Moi, madame ! oubliez-vous que j’ai soixante ans ?
– On est jeune à tout âge, monsieur.
– Avec mon caractère ?
– Vous étiez à Grandvaux, monsieur ! et, maintenant que j’y songe, quel intérêt avez-vous, voyons, à accuser ces deux pauvres jeunes gens, que je trouve fort aimables, moi ?
– Quel intérêt ? Vous le demandez, reprit sentimentalement le comte, quand Maurice est mourant, et que peut-être la situation dans laquelle il se trouve vient du mauvais exemple qu’ils lui ont donné !
– Ah ! vous avez raison, cher ami, et voilà un motif qui excuse toutes vos préventions ; mais ces préventions, sur quoi les fondez-vous ? Voyons, car, si elles sont raisonnables, je les partagerai.
– Ces deux jeunes gens, dit le comte forcé de donner une explication, appartiennent à des familles distinguées, quoique celle de M. Fabien date d’hier.
– Noblesse de l’Empire, n’est-ce pas ? dit madame de Barthèle en allongeant dédaigneusement les lèvres, noblesse de canon, qui s’en va en fumée.
– Pas même, pas même, s’écria le comte enchanté que madame de Barthèle lui donnât cette nouvelle occasion de se ruer sur Fabien, qui paraissait l’objet tout particulier de sa haine : noblesse de fourrage, baronnie de râtelier. Son père était magasinier en chef de je ne sais quoi.
– Mais tout cela est en dehors des accusations que vous portez sur ces jeunes gens, mon cher comte, et tous les jours, à la Chambre, vous serrez la main de gens qui sont partis de plus bas, et qui ont vendu bien autre chose que de la paille et du foin.
– Eh bien, puisqu’il faut vous le dire, je sais que M. Fabien tente des choses fort inconvenantes à l’égard d’une jeune et jolie femme.
– Que vous connaissez ? dit vivement madame de Barthèle.
– Nullement ; mais je connais un galant homme qui porte intérêt à cette femme, et que les assiduités de ces messieurs obsèdent fort.
– Et ce galant homme, vous le nommez ?
– Ce serait une indiscrétion que de satisfaire à votre demande, chère baronne, reprit le comte en se maniérant ; car ce galant homme…
– Est marié ? demanda madame de Barthèle.
– À peu près, répondit M. de Montgiroux.
– Bien, dit la baronne en se croisant les bras et en couvrant le comte d’un regard moqueur. Bien, voilà qui peut servir de réponse aux détracteurs de la pairie. En vérité, nos hommes d’État sont de hautes capacités, puisqu’ils peuvent unir dans leurs vastes cerveaux un petit scandale de boudoir à d’importantes questions parlementaires.
M. de Montgiroux prévit l’orage qui allait gronder, et se hâta, en guise de paratonnerre, d’élever un trait de sentiment.
– Chère baronne, dit-il, vous oubliez que c’est de notre cher Maurice qu’il s’agit, et pas d’autre chose.
À cette exclamation, le cœur de la baronne se fondit, et l’amante redevint mère.
– Si j’étais jalouse, dit-elle ne pouvant, cependant, rompre ainsi tout à coup avec les soupçons qu’elle avait conçus, je croirais que vous n’êtes pas si désintéressé que vous le dites dans l’opinion que vous avez émise sur ces deux jeunes gens ; mais je suis généreuse, et, d’ailleurs, je vous l’avoue, dans ce moment-ci, mon cœur est tout à Maurice. Mon fils entendit donc nommer Léon de Vaux et Fabien de Rieulle, quoiqu’il parût ne plus rien entendre ; il vit le mouvement que je fis, quoiqu’il parût ne plus rien voir, et, au moment où nous le croyions assoupi, il se retourna vivement pour ordonner qu’on les fît entrer.
– Leur nom avait, à ce qu’il paraît, produit une révolution ? dit gravement le comte.
– Justement, et cela me raccommode un peu avec elles.
– Les révolutions sont des commotions électriques qui galvanisent jusqu’aux cadavres ! s’écria le pair de France, ni plus ni moins que s’il eût été à la Chambre.
Puis, s’arrêtant tout à coup avec le calme parlementaire d’un orateur que le président vient de rappeler à l’ordre, il se drapa dans sa dignité, en laissant tomber ces seules paroles :
– Continuez, chère amie, je vous écoute.
– Maurice ordonna donc qu’on les fit entrer ; je regardai le docteur, il me fit un signe affirmatif ; puis, lorsque j’eus répété l’injonction de Maurice, il se pencha à mon oreille : « Bien ! dit-il, voilà un bon mouvement ; laissons-le seul avec ses amis ; peut-être, plus au courant de sa vie que vous-même, savent-ils le secret qu’il nous cache. Nous les interrogerons en sortant. » Je pris la main de Clotilde, et nous nous retirâmes dans le petit cabinet à côté ; le docteur nous suivit et ferma la porte. Au moment même, on introduisait ces messieurs près du malade. « Maintenant, mon cher monsieur Gaston, dis-je au docteur, ne trouvez-vous pas que, pour notre plus grande sécurité, nous ne ferions pas mal d’écouter la conversation de ces messieurs ? – Vu la gravité de la circonstance, répondit le docteur, je crois que nous pouvons nous permettre cette petite indiscrétion. » Êtes-vous de l’avis du docteur, mon cher comte ?
– Sans doute ; car je présume que le secret de Maurice n’était point un secret d’État.
– Nous sortîmes donc par le cabinet, et nous revînmes nous cacher derrière la petite porte de l’alcôve, qui, plus rapprochée du lit, nous permettait de mieux entendre.
– Et ma nièce était avec vous ? demanda le comte.
– Oui. Je voulus l’éloigner ; mais elle résista. « C’est mon mari, dit-elle, comme il est votre fils ; laissez-moi donc écouter avec vous ; et, soyez tranquille, quel que soit ce secret, je serai forte. » En même temps, elle me prit la main, et nous écoutâmes.
– Continuez, baronne, continuez, dit le comte ; car vraiment votre récit a toute l’invraisemblance, mais aussi tout l’intérêt d’un roman.
– Eh ! mon Dieu ! s’écria madame de Barthèle profitant de l’occasion pour divaguer selon son habitude, tout ce qui se passe aujourd’hui ne paraît-il pas incroyable ? et si, il y a vingt ans, on nous avait raconté ce que nous voyons tous les jours, ce que nous touchons du doigt à chaque instant, dites-moi, n’auriez-vous pas crié à l’impossibilité ?
– Oui ; mais depuis vingt ans, dit le comte, je suis si fort revenu de mon incrédulité, qu’aujourd’hui j’ai le défaut de tomber dans l’excès contraire. Continuez donc, chère amie ; car, véritablement, je suis on ne peut plus curieux de connaître le dénoûment de cette scène.
– Eh bien, lorsque nous commençâmes à écouter, attendu le temps que nous avions perdu à faire le tour de la chambre, et les précautions que nous avions été obligés de prendre pour n’être point entendus, la conversation était déjà commencée, et Léon de Vaux raillait Maurice d’un ton si goguenard, que j’ai failli en perdre patience.
» – Que veux-tu ! dit Fabien, il est fou.
» – Cela peut être, dit Maurice, mais cela est ainsi. Je crois que cette femme est la seule que j’aie véritablement aimée, et, quand j’ai rompu avec elle, il m’a semblé que quelque chose s’était brisé en moi.
» – Eh bien, mais, mon cher, dit Fabien, je l’ai fort aimée aussi, moi. Nous l’avons aimée tous, pardieu ! mais, quand tu m’as succédé dans ses bonnes grâces, je n’en suis pas mort pour cela, moi. Tout au contraire, je lui ai demandé à rester de ses amis, et je suis de ses meilleurs.
» – Vous comprenez la situation de la pauvre Clotilde pendant ce temps-là, dit la baronne. Je sentis sa main devenir humide, puis se crisper dans la mienne. Je la regardai : elle était pâle comme la Mort. Je lui fis signe de s’éloigner, mais elle secoua la tête en mettant un doigt sur sa bouche. Nous continuâmes donc d’écouter.
» – Si tu avais pris la chose comme moi, mon cher, continua Fabien, et comme la prendra, je l’espère, quand son tour sera venu, Léon que voici, tu serais resté comme moi l’ami de la maison.
» – Impossible ! s’écria Maurice, impossible ! après avoir possédé cette femme, je n’aurais pu froidement la voir passer dans les bras d’un autre. Cet autre, quel qu’il fût, je l’aurais tué.
» – Ah ! c’eût été beau, un duel à propos de cette créature ! répondit Fabien.
– Mais de quelle femme parlaient-ils donc ? s’écria M. de Montgiroux.
– C’est ce que j’ignore, reprit la baronne : soit hasard, soit précaution, pas une seule fois son nom ne fut prononcé.
– Une autre femme que la sienne ! Maurice aime une autre femme que ma nièce ! continua le comte, et Clotilde est dans la confidence de cet amour ! et vous n’êtes pas indignée, vous, baronne !
– Eh ! monsieur le rigoriste, est-ce qu’on est maître de son cœur ? L’amour est une maladie qui nous vient on ne sait comment, qui s’en va on ne sait pourquoi.
– Oui ; mais il est impossible que Maurice soit malade d’amour.
– Il l’est cependant. Tenez, demandez plutôt au docteur, que voici.
– Comment ! docteur, s’écria M. de Montgiroux en apercevant le jeune médecin, qui, sur l’invitation de Clotilde, venait les rejoindre ; comment ! vous croyez vraiment que la cause de la maladie de mon neveu est dans une amourette ?
– Non, monsieur le comte, reprit le docteur, pas dans une amourette, mais dans une passion.
– Mais éprouve-t-on une passion véritable pour une femme qui en paraît aussi indigne que l’est celle dont parle madame de Barthèle ?
– Il y a être et paraître, dit le docteur.
– Mais, à votre avis, cette femme n’est donc point telle qu’on la dépeint ?
– D’abord, je ne la connais pas, dit le docteur, et nous ne savons pas même encore de qui il est question. Mais, comme vous le savez, M. de Rieulle est, ou du moins passe pour être fort léger à l’endroit de la réputation des femmes.
– Tout cela n’est pas ce qui m’étonne, dit madame de Barthèle.
– Et quelle chose vous étonne donc ?
– Ce qui m’étonne, c’est qu’une femme, quelle qu’elle soit, qui est aimée par un homme comme Maurice, beau, riche, élégant, bien fait, puisse le tromper pour quelque homme que ce soit au monde. Voilà ce qui m’étonne, voilà ce qui me fait croire que cette femme est indigne de lui.
– Mais véritablement, ma chère baronne, vous parlez comme si Maurice était toujours garçon. Songez donc à Clotilde.
– Ah ! Clotilde a été sublime de dévouement, n’est-ce pas, docteur ? Elle s’est jetée dans mes bras en me disant : « Oh ! nous le sauverons, n’est-ce pas, nous le sauverons ? » C’est que les femmes seules savent aimer, voyez vous.
– Malade d’amour ! reprit le Comte ne pouvant revenir de sa surprise.
– Oui, malade d’amour, répéta madame de Barthèle avec une espèce d’enthousiasme maternel moitié sérieux, moitié comique ; qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? N’y a-t-il pas tous les jours des gens qui se brûlent la cervelle ou qui se jettent à l’eau parce qu’ils sont amoureux ? Et tenez, le cousin de ce monsieur, comment l’appelez-vous ? qui est toujours ministre de quelque chose, vous savez bien, n’est-il pas devenu amoureux d’une femme de théâtre ? Aidez-moi donc, vous savez bien qui je veux dire, un ambassadeur ; si bien qu’il en est mort ou qu’il l’a épousée, je ne me rappelle plus bien.
– Malheureusement, reprit le comte d’un ton sec, Maurice ne peut pas épouser, lui, puisqu’il est déjà marié. Il n’a donc, si sa passion est aussi forte que celle de la personne que vous citez, il n’a donc qu’à faire son testament, et à mourir de langueur comme un berger de l’Astrée, ou de…
– Voilà donc ce que vous feriez, vous, monsieur, pour Maurice, pour votre… ?
Un regard du comte l’arrêta.
– Eh bien, nous ferons mieux, sa femme et moi : nous le sauverons.
– D’abord, la situation était-elle bien aussi grave que vous le dites ?
– Très-grave, monsieur le comte, dit le docteur ; si grave, qu’hier, je n’eusse pas osé répondre des jours du malade.
– Mais c’est incroyable !
– Non, monsieur le comte, rien n’est incroyable pour nous autres qui voyons la médecine au point de vue de la philosophie. Pourquoi voulez-vous qu’une violente commotion morale ne produise pas, surtout dans une organisation aussi nerveuse que celle de Maurice, un désordre égal à celui que peut produire la pointe d’une épée ou la balle d’un pistolet ? Vous dites que vous avez quelque connaissance en physiologie, monsieur ? Eh bien, approchez de son lit et regardez-le, vous lui trouverez la face paillée, la sclérotique jaune, le pouls troublé ; tous les symptômes enfin d’une méningite aiguë, ou autrement dit d’une fièvre cérébrale. Eh bien, cette fièvre cérébrale lui vient d’une grande douleur morale, voilà ; et, en gardant le silence sur la cause de cette douleur, que nous allons essayer de combattre maintenant par l’effet même qui l’a produite, il se tuerait aussi sûrement qu’en se brûlant la cervelle.
– Et quel est ce remède dont vous allez essayer ?
– Oh ! mon Dieu, il n’est pas nouveau, monsieur le comte, car il date de deux mille cinq cents ans. Vous connaissez l’histoire de Stratonice et du jeune Démétrius, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Eh bien, nous ferons passer devant le malade l’objet de sa passion, et, comme, à ce qu’on assure, la dame n’est pas d’une vertu farouche, nous serons bien malheureux si elle ne guérit point le mal qu’elle a fait.
– Mais cette femme, cette femme, continua M. de Montgiroux, comment l’appelle-t-on ?
– Oh ! mon Dieu, reprit madame de Barthèle, je crois que ces messieurs me l’ont dit ; mais je vous avoue que je ne me le rappelle plus.
– Maintenant de quelle façon opérerez-vous cette cure ? Maurice, d’après ce que vous me dites, est trop faible pour aller chez elle.
– Eh bien, dit madame de Barthèle, elle viendra ici, voilà tout.
– Quoi ! cette femme dont vous ne connaissez pas le nom ?…
– Elle peut s’appeler comme il lui plaira, pourvu qu’elle rende la vie à mon fils, voilà tout ce que je lui demande.
– Mais que dira le monde en vous voyant recevoir chez vous une demoiselle de cette espèce ?
– Le monde dira ce qu’il voudra ; d’ailleurs, est-ce que le monde lit les ordonnances des médecins et s’occupe des drogues qui entrent dans une potion calmante ? Nous agissons par ordonnance du docteur. Nous n’avons plus d’autres volontés que celles de la science. Le monde ne me rendra pas mon fils, mon cher comte, et la belle inconnue me le rendra ; voilà qui répond à tout.
– Mais, au contraire, cela ne répond à rien, reprit le comte. Encore une fois, songez à ce qu’on peut penser, à ce qu’on va dire.
– On ne dira rien, on ne pensera rien du moment que je suis là, moi. J’ai, Dieu merci, quelque autorité. Mon fils est mourant, on respectera ma douleur.
– Les mauvais plaisants ne respectent rien.
– Je leur imposerai silence.
– Ainsi, c’est une résolution prise ?
– Irrévocablement.
– Et que le docteur approuve ?
– Non-seulement je l’approuve, dit celui-ci, mais je la conseille, et, au besoin, je l’ordonne.
– Alors je n’ai plus rien à dire, reprit le comte, si ce n’est qu’il faut éloigner Clotilde.
– Malheureusement, Clotilde s’est déjà prononcée là-dessus ; elle consent à tout, mais à la condition qu’elle restera.
– Ainsi, ma nièce se trouvera sous le même toit que cette femme ?
– Je m’y trouve bien, moi, monsieur !
– Alors, n’en parlons plus, puisqu’il faut toujours faire ce que vous voulez ; seulement, quel jour cette scène dramatique doit-elle avoir lieu ?
– Dans quel but me faites-vous cette question ?
– Dans le but de rester à Paris ce jour-là, voilà tout.
– Eh bien, ce jour-là est aujourd’hui, et je ne vous ai pas envoyé chercher à d’autre fin que de vous avoir près de nous, au contraire, dans cette grave circonstance.
– Mais, madame, s’écria le comte, songez donc qu’il m’est impossible ; avec mon caractère… justiciable comme je le suis de l’opinion publique…
– Silence ! dit la baronne, voici Clotilde.
En effet, en ce moment même, la jeune femme ouvrait la porte du salon.
Clotilde venait annoncer à son oncle que Maurice était réveillé et qu’il pouvait entrer dans la chambre du malade. M. de Montgiroux jeta sur elle un coup d’œil rapide : Clotilde était pâle, mais elle paraissait calme et résignée.
En apprenant la cause secrète de la maladie de Maurice, madame de Barthèle et Clotilde, l’une dans un premier mouvement d’amour maternel, l’autre dans un élan de dévouement conjugal, avaient pris la résolution que nous avons dite, résolution que, dans l’inflexibilité de son devoir, qui veut d’abord qu’à quelque prix que ce soit le médecin sauve le malade, le docteur leur avait suggérée. Cette résolution était l’effet d’un sentiment trop naturel et trop légitime pour qu’elles songeassent un seul instant, l’une ou l’autre, au ridicule de la situation dans laquelle la présence d’une femme qui avait été la maîtresse de Maurice allait les placer. Mais M. de Montgiroux, qui, comme on a dû le remarquer, n’était pas l’homme du premier mouvement, avait entrevu tout de suite ce que l’admission d’une femme galante dans la maison de sa nièce avait d’irrégulier et de choquant ; en outre, je ne sais quelle inquiétude le préoccupait à l’endroit de cette femme, et lui faisait désirer de ne pas se rencontrer avec elle en présence de la baronne surtout : il avait donc voulu fuir, et madame de Barthèle, usant de sa vieille autorité, l’avait retenu. Le comte, ennemi de toute lutte, cédait avec une sorte d’hésitation craintive ; un vague pressentiment lui disait tout bas qu’il devait être mêlé pour quelque chose dans toute cette aventure, et madame de Barthèle allait peut-être avoir elle-même une révélation de ce qui se passait dans l’esprit du noble pair, lorsque Clotilde vint interrompre leur entretien, qui commençait à prendre une chaleur indiscrète.
Elle venait, comme nous l’avons dit, annoncer à son oncle que Maurice était réveillé, et qu’il pouvait entrer auprès du malade.
Madame de Barthèle et M. de Montgiroux se levèrent aussitôt et suivirent Clotilde.
Le comte montait l’escalier en cherchant dans son esprit par quel moyen il pourrait sortir d’embarras, lorsque tout à coup, dirigeant au travers d’une fenêtre, ses regards sur la cour, madame de Barthèle s’écria :
– Ah ! voici M. Fabien de Rieulle ; nous allons savoir quelque chose de nouveau.
– En effet, Fabien entrait dans la cour, à pic sur un tilbury.
– En ce cas, ma chère enfant, dit M. de Montgiroux en s’arrêtant sous l’impression spontanée d’une terreur dont il ne pouvait pas se rendre compte, retourne auprès de ton mari ; dans un instant je suis près de toi ; mais, comme madame de Barthèle, j’ai hâte de savoir quelle nouvelle nous apporte ce monsieur.
Et il s’élança après la baronne, afin de ne point la laisser un instant seule avec le nouveau venu.
Ce nouveau venu, sur lequel force nous est de jeter les yeux, tandis qu’il saute légèrement de son tilbury et qu’il monte les marches du perron en rajustant le léger désordre qu’une course rapide avait amené dans sa toilette, était un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, beau garçon dans toute l’acception du mot, et qui, à des yeux superficiels, pouvait passer pour un homme d’une suprême élégance. C’était, comme nous l’avons dit, l’ami ou plutôt le compagnon de Maurice ; car, lorsque nous aurons à mettre ce dernier en scène, nous essayerons de démontrer quelle nuance imperceptible aux regards vulgaires creusait cependant un abîme entre ces deux hommes.
Grâce à l’empressement de M. de Montgiroux, et à sa connaissance des localités, il put entrer par une porte tandis que Fabien entrait par l’autre.
– Eh bien, mon cher monsieur de Rieulle, dit la mère de Maurice, que venez-vous nous apprendre ? Parlez, parlez !
Mais, comme le jeune homme ouvrait la bouche pour répondre, il reconnut M. de Montgiroux.
Madame de Barthèle s’aperçut qu’à cette vue une légère hésitation se peignait sur la figure de Fabien.
– Oh ! cela ne fait rien, dit-elle ; parlez, parlez ! M. de Montgiroux est du complot.
Fabien regarda M. de Montgiroux, et son hésitation parut se changer en étonnement. Quant à l’homme d’État, ne voulant pas compromettre la gravité de son caractère, il se contenta de faire un mouvement de tête en signe d’adhésion.
– Eh bien, madame, répondit Fabien, tout a réussi selon vos désirs et selon nos espérances : la personne en question accepte la partie de campagne.
– Et quand l’entrevue doit-elle avoir lieu ? demanda madame de Barthèle avec une sorte d’anxiété. N’oublions pas que chaque moment de retard peut compromettre la vie de Maurice.
– Le rendez-vous est donné pour ce matin même, et, dans peu d’instants, nous verrons sans doute arriver la personne.
Et Fabien jeta un regard sur le comte, pour voir quel effet produirait sur lui l’annonce de cette prochaine arrivée ; mais le comte, qui avait eu le temps de remettre son masque d’homme politique, resta impassible.
– Elle n’a point fait de difficultés ? demanda madame de Barthèle.
– Il n’a été question, répondit le jeune homme, que d’une simple visite à la campagne ; une maison à vendre a été le prétexte dont Léon de Vaux s’est servi pour déterminer la personne à venir à Fontenay en sa compagnie ; pendant la route, il se charge de la préparer doucement à rendre le service que vous réclamez d’elle.
– Mais alors ne craignez-vous pas qu’elle ne refuse d’aller plus loin ?
– Quand elle saura la situation dans laquelle se trouve Maurice, j’espère que le souvenir d’une ancienne amitié surmontera toute autre considération.
– Oui, et j’espère comme vous, dit madame de Barthèle enchantée.
– Mais, monsieur, demanda le comte d’une voix qui, malgré toute la puissance de l’homme d’État sur lui-même, n’était pas exempte d’émotion, comment s’appelle cette personne, s’il vous plaît ?
– Comment ! vous ne savez pas de qui il est question ? demanda Fabien.
– Aucunement. Je sais qu’il est question d’une femme jeune et jolie ; mais vous n’avez pas encore prononcé son nom.
– Alors, vous l’ignorez ?
– Complètement.
– Elle se nomme madame Ducoudray, répondit Fabien de Rieulle en s’inclinant avec le plus grand sang-froid.
– Madame Ducoudray ? répéta M. de Montgiroux avec un sentiment visible de joie. Je ne la connais pas.
Et le comte respira, comme un homme auquel on enlève une montagne de dessus la poitrine. L’air sembla pénétrer librement dans ses poumons, ses traits contractés et ses rides profondes se détendirent et retombèrent dans leur mollesse accoutumée. Fabien suivit sur le visage du comte tous ces symptômes de satisfaction, et il sourit imperceptiblement.
– Ma chère amie, dit alors à madame de Barthèle M. de Montgiroux, qui, à ce qu’il paraît, avait appris tout ce qu’il voulait savoir, maintenant que je suis à peu près certain de l’arrivée de notre magicienne, je vous laisse causer avec M. de Rieulle, et je remonte près de notre malade.
– Mais vous restez toujours avec nous, n’est-ce pas ?
– Puisque vous le voulez absolument, il faut bien vous obéir ; seulement, je renvoie mes gens. Il est bien entendu que vous me donnez ce soir vos chevaux pour aller à Paris ?
– Oui, oui, c’est chose convenue.
– C’est bien. Vous permettez que j’écrive un mot pour qu’on ne m’attende pas à dîner ?
– Faites.
Le comte s’approcha d’une table sur laquelle, pour l’usage de tout le monde, on laissait, en cas de besoin, un buvard, des plumes, de l’encre et du papier. Alors, sur un petit carré de vélin parfumé, il griffonna ces mots :
« À ce soir huit heures, à l’Opéra, ma toute belle. »
Puis il cacheta ce billet, mit l’adresse tout en jetant un coup d’œil inquiet du côté de madame de Barthèle, et sortit pour donner ses ordres et monter, comme il l’avait dit, dans la chambre de Maurice.
Dès qu’il fut parti, madame de Barthèle, plus à l’aise de son côté pour questionner l’ami de son fils, se hâta de dire avec sa légèreté habituelle :
– Enfin, nous allons donc la voir, cette belle madame Ducoudray ; car vous m’avez dit qu’elle était belle, n’est-ce pas ?
– Mieux que cela : elle est charmante !
– Madame Ducoudray, vous dites ?
– Oui.
– Savez-vous, monsieur de Rieulle, que ce nom a vraiment l’air d’un nom ?
– Mais c’est qu’en effet, c’en est un.
– Et c’est bien véritablement celui de la dame ?
– C’est du moins celui que nous lui donnons pour cette circonstance. On peut la rencontrer chez vous, et de cette façon, au moins, les choses auront bonne apparence. Madame Ducoudray est un nom qui n’engage à rien ; on est tout ce qu’on veut, avec ce nom-là. Léon doit lui apprendre en route, comme je vous l’ai dit, et dans quel but nous l’amenons chez vous, et sous quel nom elle doit vous être présentée.
– Et son vrai nom, quel est-il ? demanda madame de Barthèle.
– Si c’est de son nom de famille que vous voulez parler, répondit Fabien, je crois qu’elle ne l’a jamais dit à personne.
– Vous verrez que c’est quelque fille de grand seigneur qui déroge, dit en riant madame de Barthèle.
– Mais cela pourrait bien être, dit Fabien, et plus d’une fois l’idée m’en est venue.
– Aussi je ne vous demande pas le nom sous lequel elle est inscrite dans l’armorial de France, mais le nom sous lequel elle est connue.
– Fernande.
– Et ce nom est… connu, dites-vous ?
– Très-connu, madame… pour être celui de la femme la plus à la mode de Paris.
– Savez-vous que vous m’inquiétez ? Si quelqu’un allait nous arriver tandis qu’elle sera là, et reconnaître cette dame pour ce qu’elle est ?
– Nous vous avons avoué, madame, avec la plus grande franchise, quelle est dans le monde la position de madame Ducoudray, ou plutôt de Fernande ; il est encore temps, de prévenir tous les inconvénients que vous craignez. Dites un mot, je cours à sa rencontre, et elle n’arrivera pas même en vue de ce château.
– Que vous êtes cruel, monsieur de Rieulle ! Vous savez bien qu’il faut sauver mon fils, et que le docteur prétend qu’il n’y a que ce moyen.
– C’est vrai, madame, il l’a dit, et c’est sur cette assurance seulement, rappelez-vous-le bien, que je me suis hasardé à vous offrir…
– Mais elle est donc bien charmante, cette madame Ducoudray qui inspire des passions si terribles ?
– Vous ne tarderez pas à la juger vous-même.
– Et de l’esprit ?
– Elle a la réputation d’être la femme de Paris qui dit les plus jolis mots.
– Parce que ces sortes de femmes disent tout ce qui leur passe par la tête ; cela se conçoit. Et des manières… suffisantes, n’est-ce pas ?
– Parfaites ; et je connais plus d’une femme de la plus haute distinction qui en est à les lui envier.
– Alors, cela ne m’étonne plus, que Maurice soit devenu amoureux d’elle. Ce qui m’étonne seulement, c’est que, apte à comprendre la distinction, comme elle paraît l’être, elle ait résisté à mon fils.
– Nous n’avons pas dit qu’elle lui eût résisté, madame ; nous avons dit qu’un jour Maurice avait trouvé sa porte fermée et n’avait pas pu se la faire rouvrir.
– Ce qui est bien plus étonnant encore, vous en conviendrez. Mais à quelle cause attribuez-vous ce caprice ?
– Je n’en ai aucune idée.
– Ce n’est pas à un motif d’intérêt, car Maurice est riche, et, à moins de prendre quelque prince étranger…
– Je ne crois pas que, dans sa rupture avec Maurice, Fernande ait été dirigée par un motif d’intérêt.
– Savez-vous que tout ce que vous me dites-là me donne la plus grande curiosité de la voir ?
– Encore dix minutes et vous serez satisfaite.
– À propos, je voulais vous consulter sur la façon dont nous devons agir avec elle. Mon avis primitif – et tout ce que vous venez de me dire me confirme encore dans cet avis – est que, du moment où nous sommes censés ignorer sa conduite et où nous l’admettons chez nous comme une femme du monde, nous devons la traiter comme nous traiterions une véritable madame Ducoudray.
– Je suis heureux, madame la baronne, de partager entièrement votre opinion sur ce point.
– Vous le comprenez, n’est-ce pas, monsieur de Rieulle ? c’est un sentiment de convenance, c’est un scrupule tout naturel qui me font songer à cela, et préparer d’avance la réception que je lui dois faire. En effet, chacun ici se réglera sur moi, et conformera ses manières aux miennes.
– Aussi je ne suis nullement inquiet, je vous prie de le croire, madame.
– Je veux que ma réserve et mon extrême politesse lui donnent à elle-même la mesure du ton qu’elle doit prendre. Quant à Clotilde, j’ai mis tous mes soins à lui faire entendre, sans le lui dire positivement, que cette dame était assez… légère, qu’il fallait agir avec circonspection, avec une bienveillance cérémonieuse et froide. Après tout, qui saura cette aventure ? Personne. Maurice est alité, on connaît sa position, on se contente d’envoyer prendre de ses nouvelles à l’hôtel. Nous n’avons pas même vu encore, et j’en rends grâce au ciel, notre cousine, madame de Neuilly. Vous la connaissez, n’est-ce pas, monsieur de Rieulle ?
Fabien fit un signe de tête accompagné d’un sourire.
– Oui, je sais ce que vous voulez dire : la femme la plus curieuse, la plus bavarde, la plus tracassière qui soit sous le soleil. Nous nous trouvons donc dans des circonstances très-favorables pour la cure que nous allons tenter.
– Sans doute, madame, reprit Fabien avec une espèce de gravité qui cachait visiblement une intention secrète. Ce qui m’étonne seulement, c’est la facilité avec laquelle madame Maurice de Barthèle a consenti à recevoir chez elle la femme qui lui enlève le cœur de son mari, et pour laquelle elle a été délaissée pendant tout cet hiver.
– Sans doute, je n’en disconviens pas, ce dévouement est extraordinaire ; mais voulez-vous qu’elle devienne veuve par esprit de vengeance ? Pauvre Clotilde ! c’est un ange de résignation. D’abord, elle veut tout ce que je veux ; ensuite, elle adore son mari, et l’on adore les gens avec leurs défauts, et quelquefois même à cause de leurs défauts. Destinés de tout temps l’un à l’autre, son affection pour son mari a commencé dès le berceau ; c’est de sa part un amour réel, durable, solide, mais un amour honnête, et non un de ces amours excentriques qui tuent, comme celui que Maurice éprouve pour cette femme.
Fabien ne put réprimer un sourire en voyant la mère de Maurice confirmer ce qu’il avait toujours soupçonné, c’est-à-dire que le mariage de son ami et de mademoiselle de Montgiroux avait été une alliance avantageuse pour l’un et pour l’autre sous tous les rapports d’intérêt ; un mariage de convenance, voilà tout, une de ces unions qui donnent parfois le calme, jamais le bonheur. La maladie de Maurice le lui avait déjà fait pressentir d’un côté ; de l’autre, ce que madame de Barthèle appelait le dévouement de Clotilde avait achevé d’éclairer la situation. La chose tournait donc admirablement au gré de ses désirs et tendait à la réussite de ses projets, car Fabien de Rieulle avait des projets. Cette satisfaction intérieure amena sur ses lèvres un sourire involontaire ; madame de Barthèle vit ce sourire.
– De quoi riez-vous, monsieur de Rieulle ? demanda-t-elle.
– De la surprise de Maurice, répondit Fabien de l’air le plus ingénu du monde ; lui qui m’accusait de lui avoir nui dans l’esprit de madame Ducoudray, tandis que c’est moi, au contraire, qui la lui amène !
– Pauvre enfant ! dit la baronne.
Et tous deux allèrent s’accouder à la barre de la fenêtre pour voir si Fernande ne venait pas.
Au bout d’un instant, un léger bruit fit retourner madame de Barthèle ; c’était Clotilde qui entrait.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria la baronne, qu’y a-t-il là-haut ma chère Clotilde ? serait-il plus mal ?
– Non, madame, répondit Clotilde ; mais mon oncle m’a fait signe de le laisser seul avec Maurice et le médecin. J’ai obéi, et je viens vous rejoindre.
Et la jeune femme rendit par une révérence le salut que lui faisait Fabien.
– Bien, bien, dit alors madame de Barthèle. Rassure-toi, mon ange : la dame que tu sais, cette dame, madame Ducoudray, consent à venir, et nous l’attendons d’un moment à l’autre.
Clotilde baissa les yeux et soupira.
– Vous voyez, dit madame de Barthèle à l’oreille de Fabien, la douleur altère aussi sa santé, à elle, pauvre enfant !
Le jeune homme jeta un rapide regard sur Clotilde, et se convainquit à l’instant même du contraire. Jamais peut-être, grâce même à cette légère pâleur qui pouvait aussi bien venir de la fatigue que du chagrin, la femme de son ami ne lui avait paru plus belle. Son teint rose et blanc, ses lèvres fraîches, son regard limpide, brillaient de jeunesse et de santé ; son maintien était naturel ; la douleur qu’elle ressentait n’avait rien d’affecté. À son âge, d’ailleurs (Clotilde avais vingt ans à peine), on ne souffre pas encore beaucoup de la crainte de perdre, parce qu’on n’a encore rien perdu. Orpheline dès l’enfance, tous ceux qu’elle avait aimés et qu’elle aimait étaient demeurés près d’elle, et son présent ressemblait tellement au passé, qu’elle ne s’effrayait pas de l’avenir. Aussi la peine morale que lui causait la maladie de son mari n’avait aucun caractère alarmant ; c’était un nuage léger dans une belle matinée de printemps, glissant sur un ciel pur et voilant le soleil, sans même en éteindre les rayons. Il y avait plus : on ne sentait même pas, en l’étudiant, le dépit que la trahison de Maurice avait dû nécessairement éveiller en elle ; d’ailleurs, elle avait été si chastement élevée, qu’elle ne comprenait peut-être pas dans toute son étendue l’importance de cette trahison. Sa pureté se reflétait sur les autres pour effacer leurs torts ; dans son innocence, elle purifiait tout, et, n’ayant pas l’idée du mal, elle ne le supposait jamais chez les autres.
Tandis qu’elle se tenait ainsi les yeux baissés, tandis que madame de Barthèle la plaignait à voix basse des maux qu’elle n’éprouvait pas, Fabien trouvait un charme inconcevable à regarder, naïve de cœur et de maintien, cette jeune femme à qui le mariage n’avait en quelque sorte fait que soulever le voile virginal de la jeune fille, et, sur une analyse rapide de tant de grâces candides, rehaussées par l’assurance que donne l’habitude du monde et par le calme qu’inspire la vertu, il réfléchissait à la bizarrerie du cœur humain, qui avait fait du froid mari de Clotilde l’amant passionné de Fernande. Mais madame de Barthèle, chez qui l’expérience éveillait la crainte, dont la tendresse s’effrayait des moindres choses, qui cherchait par une agitation continuelle à s’étourdir sur la cause de ses douleurs, ne laissant pas à Clotilde le temps d’un second soupir, ni au jeune homme le loisir d’un plus long examen, madame de Barthèle reprit aussitôt la parole.
– Ainsi, dit-elle, tu étais là, chère Clotilde, quand M. de Montgiroux est entré dans la chambre du malade ?
– Oui, madame, j’étais assise au chevet de son lit.
– Et Maurice a-t-il paru reconnaître le comte ?
– Je ne sais ; car il ne s’est pas même retourné de son côté.
– Et alors ?
– Alors, mon oncle lui a adressé la parole ; mais Maurice ne lui a pas répondu.
– Vous voyez, mon cher monsieur Fabien, reprit madame de Barthèle en se tournant vers le jeune homme, dans quel état de marasme le pauvre enfant est tombé ; vous voyez que tout est permis pour le tirer d’une pareille situation.
Fabien fit de la tête un signe affirmatif.
– Et qu’a fait M. de Montgiroux ? continua la baronne en adressant de nouveau la parole à sa belle-fille.
– Il a causé un instant bas avec le docteur, et m’a fait signe de sortir de la chambre.
– Et ton mari s’est-il aperçu de ton départ ? a-t-il fait quelque mouvement pour te retenir ?
– Hélas ! non, madame, répondit Clotilde en rougissant légèrement et en poussant un second soupir.
– Madame, dit Fabien à la baronne assez bas pour conserver l’apparence du mystère, assez haut cependant pour être entendu de Clotilde, ne pensez-vous point que, pour que la commotion ne soit pas trop forte, il faudrait, sans qu’on lui dît laquelle, que Maurice sût qu’il va recevoir une visite, une visite de femme. À votre place, j’aurais peur que l’aspect inattendu d’une personne qu’il a si fort aimée ne dépassât les désirs du docteur, et d’une crise salutaire ne fît une crise violente et, par conséquent, dangereuse.
– Oui, monsieur Fabien, oui, vous avez raison, dit madame de Barthèle. Tiens, Clotilde, M. de Rieulle me faisait une observation pleine de sens ; il disait…
– J’ai entendu ce que disait M. de Rieulle, reprit Clotilde.
– Eh bien, qu’en penses tu ?
– Vous avez plus d’expérience que moi, madame, et, je vous l’avoue, je n’oserais pas donner mon avis en pareille circonstance.
– Eh bien, moi, je me range à l’opinion de M. Fabien, dit madame de Barthèle. Écoutez-moi, monsieur de Rieulle, et voyez si mon projet n’est point admirable. Au lieu de parler bas et avec précaution, ainsi que nous l’avons fait jusqu’à présent, je vais faire signe à M. de Montgiroux et au docteur de s’asseoir près du lit de Maurice. Je prendrai à mon tour place à leurs côtés, et, du ton de la conversation ordinaire, j’annoncerai qu’une voisine de campagne nous a fait demander la permission de venir voir notre maison, qu’on lui a vantée pour un modèle de goût. Comme c’est lui qui a tout dirigé ici, cela le flattera, j’en suis convaincue ; car il a pour ses idées en fait d’ameublement un amour-propre d’artiste, ce cher enfant ; en effet, c’est réellement lui qui a tout dirigé ici : le fait est que la maison n’est plus reconnaissable. Mais que disais-je donc, monsieur de Rieulle ?
– Vous disiez, madame, que vous préviendriez Maurice qu’une voisine de campagne…
– Oui. Puis, vous comprenez, je désignerai cette voisine de campagne de manière à lui donner quelques soupçons. « Nous ne saurions refuser, continuerai-je, de satisfaire la curiosité d’une femme jeune et jolie. » J’appuierai sur ces derniers mots. « Bien qu’elle soit un peu extraordinaire, ajouterai-je, toujours en appuyant. Il se pourrait même qu’elle fût un peu légère, ajouterai-je encore en appuyant davantage ; mais, à la campagne, une visite unique, qu’on n’est pas obligé de rendre, ne tire pas à conséquence… » Pendant ce temps-là, nous observerons l’effet de ces paroles dites naturellement, ainsi que je viens de vous les dire, comme s’il s’agissait de la chose du monde la plus simple et la plus vraie… Puis je reviendrai vous informer de tout ce qui se sera passé.
Madame de Barthèle fit un mouvement pour sortir du salon ; Clotilde se disposa à la suivre. Fabien eut donc un instant la crainte que son plan n’eût pas réussi ; mais la baronne arrêta sa belle-fille.
– Attends, attends, chère belle ; je réfléchis à une chose, dit-elle : c’est que, comme je veux, à son portrait moral, ajouter quelques détails physiques, il ne faut pas que tu sois là, vois-tu ; ta présence le gênerait, mon bel ange. Devant toi, il n’oserait pas m’interroger ; car, crois-le bien, au fond du cœur, Maurice reconnaît, j’en suis certaine, les torts affreux qu’il a envers toi.
– Madame !… murmura Clotilde en rougissant.
– Mais voyez donc comme elle est belle, continua la baronne, et si véritablement son mari n’est pas impardonnable ! Aussi, quand Maurice sera guéri, si j’ai un conseil à te donner, chère enfant, c’est de le faire un peu enrager à ton tour.
– Et comment cela, madame ? demanda Clotilde en levant ses deux grands yeux d’azur sur la baronne.
– Comment ? Je te le dirai moi-même. Mais revenons à notre dame. « Elle est arrivée, je l’ai vue. »
– Vous l’avez vue ? s’écria Clotilde.
– Mais non, ma chère enfant ; c’est pour Maurice qu’elle est arrivée, et non pour toi. « Vous l’avez vue ? demandera M. de Montgiroux. – Mais je n’ai fait encore que l’entrevoir, répondrai-je. – Quelle femme est-ce ? demandera ton oncle. – Mais une femme… » Au fait, monsieur de Rieulle, comment est-elle ? Que je puisse répondre.
Quoique Clotilde ne fît pas un mouvement, il était évident que cette conversation la faisait souffrir, si ce n’est de douleur, du moins de dépit. Fabien suivait les progrès de cette souffrance avec l’œil d’un physiologiste consommé.
– Brune ou blonde ? demanda madame de Barthèle, qui, avec sa légèreté naturelle, glissait sans cesse sur les surfaces, et qui, n’approfondissant jamais rien, ne remarquait pas la légère contraction des traits de Clotilde.
– Brune.
– Peut-on aimer une brune, dit madame de Barthèle, quand on a sous les yeux la plus adorable blonde ! Enfin, grande ou petite ?
– De taille moyenne, mais parfaitement prise.
– Et sa mise ?
– D’un goût exquis.
– Simple ?
– Oh ! de la plus grande simplicité.
– Bien ; je vous laisse ensemble. Clotilde, tu viendras me prévenir aussitôt qu’on apercevra la voiture de madame Ducoudray. À propos, comment viendra-t-elle ?
– Mais dans sa calèche, probablement ; le temps est trop beau pour s’enfermer dans un coupé.
– Ah çà ! mais elle a donc des équipages, cette princesse ?
– Oui, madame ; ils sont même cités pour leur élégance.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dans quel temps vivons-nous ? s’écria madame de Barthèle en sortant du salon et en laissant Fabien seul avec Clotilde.
C’était, comme nous l’avons dit, ce que désirait M. de Rieulle, et depuis qu’il avait vu entrer la jeune femme, il avait constamment manœuvré pour arriver à ce résultat.
Maintenant, disons quelques mots de Fabien de Rieulle, que nous n’avons pas eu le temps encore de faire connaître à nos lecteurs.
Fabien de Rieulle était ce que l’on nomme, dans toute l’acception vulgaire du mot, un bon garçon ; il y a plus : au premier coup d’œil, sa mise et ses manières paraissaient satisfaire aux exigences les plus absolues de l’élégance parisienne, et il fallait un regard bien exercé ou un examen très-approfondi pour distinguer en lui les nuances qui séparaient l’homme du gentilhomme.
Fabien avait trente ans, à peu près, quoique au premier abord il ne parût pas son âge. Ses cheveux étaient d’une charmante nuance de châtain foncé, que faisait ressortir une barbe un peu plus pâle de ton et dans laquelle se glissaient quelques poils d’une nuance fort hasardée ; ses traits étaient réguliers mais forts, et une couche de rouge un peu trop prononcée, en s’étendant habituellement sur son visage, lui ôtait un peu de cette distinction qui accompagne toujours la pâleur. Grand et bien fait au premier aspect, on sentait cependant que ses membres, fortement accentués, manquaient de finesse dans leurs attaches et de délicatesse dans leurs extrémités ; son œil bleu foncé, parfaitement encadré sous un sourcil bien dessiné, ne manquait pas d’une certaine puissance ; mais il eût cherché vainement à s’approprier ce regard vague et perdu qui donne tant de charme à la physionomie. Enfin, toute sa personne avait, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’élégance acquise, mais non la distinction native ; tout ce que l’éducation et la société donnent, mais rien de ce que la nature accorde.
Fabien de Rieulle s’était lié avec Maurice de Barthèle, et c’était certainement la plus grande sottise qu’il eût pu faire ; car le voisinage de Maurice servait purement et simplement à rendre visibles toutes ces légères imperfections, qu’il pouvait facilement dissimuler loin de lui.
En effet, un mauvais génie semblait s’attacher à Fabien chaque fois qu’il voulait entrer en lutte avec Maurice ; car, en toutes choses, Maurice avait l’avantage sur lui. Fabien, mécontent de son tailleur, l’avait quitté et avait pris celui de Maurice, croyant que cette nuance de perfection qu’il avait remarquée dans la tournure de son ami, venait de la coupe particulière que Humann donnait à ses vêtements. Or, il s’était fait habiller par Humann, et, comme il était loin d’être un sot, il avait été forcé de s’avouer que son désavantage, à lui, venait d’une certaine rotondité de taille qui appartenait à son organisation. Fabien et Maurice faisaient courir tous deux ; mais presque toujours, soit aux courses du Champ de Mars, soit à celles de Chantilly, le cheval de Maurice l’emportait sur celui de Fabien ; c’était de peu de chose, sans doute, d’une demi-tête, mais c’était assez pour que Fabien perdît son pari. Alors Fabien, à prix d’argent et sous un autre nom, arrivait à acheter le cheval vainqueur ; il débauchait le jockey auquel il attribuait les honneurs du triomphe, et, avec le même jockey et le même cheval qui l’avaient vaincu l’année précédente, il perdait encore, d’un quart de tête, c’est vrai, mais il perdait. Maurice et Fabien étaient joueurs tous deux, beaux joueurs, gros joueurs surtout ; tous deux savaient perdre avec calme, mais Maurice seul savait gagner avec insouciance et du même air absolument qu’il perdait. Enfin, on avait prétendu que cette rivalité s’était étendue plus loin encore, s’attaquant à des intérêts où, à défaut du cœur, l’amour-propre est bien autrement en jeu que dans des luttes de toilette, de courses ou de jeu, et que, là encore, Fabien avait été battu par Maurice. Fabien cependant avait eu assez de bonnes fortunes pour arriver à être à la mode ; mais Maurice, lui, y avait toujours été. On avait connu à Fabien la princesse de ***, la baronne de ***, lady *** ; mais Maurice passait partout pour avoir négligé ces conquêtes.
Comme on le voit, Maurice, en toutes choses, avait donc toujours conservé l’avantage sur Fabien. Aussi ce dernier avait-il juré de se venger un jour, d’une façon éclatante, de sa longue infériorité, et, dans son espoir, le moment était enfin arrivé de prendre sa revanche.
En effet, l’embarras extrême qui se manifesta dans le maintien de Clotilde aussitôt qu’elle sa trouva en tête-à-tête avec lui parut à Fabien d’un favorable augure. En homme habile et accoutumé à mettre en usage tous les moyens qui mènent à bien une intrigue amoureuse, il avait envisagé du premier coup les avantages que lui donnait la proposition que lui avait faite la veille madame de Barthèle, d’amener à Fontenay-aux-Roses cette femme que son fils aimait. Cependant, comme cette complaisance pouvait lui nuire dans l’esprit de Clotilde et neutraliser le bénéfice qu’il comptait tirer de sa jalousie, il s’était, sous prétexte de ménager à Léon de Vaux un tête-à-tête avec Fernande, arrangé de manière à ce que ce fût Léon de Vaux qui introduisît sous le toit conjugal la rivale de Clotilde. Lui précéderait son ami d’une heure, et, pendant cette heure, il ferait comprendre à la femme de son ami, que, forcé d’accepter la mission que lui avait donnée madame de Barthèle, il n’avait pas voulu du moins être l’agent actif d’un événement qui, de quelque côté qu’on l’envisageât, présentait toujours quelque chose d’humiliant pour l’amour-propre, et de douloureux pour le cœur de la jeune femme.
Il se fit d’abord de part et d’autre un profond silence ; mais il y a des moments où le silence impressionne plus que la parole, si adroite ou si passionnée qu’elle soit : c’est lorsqu’il y a dans le cœur une sorte de retentissement de ce qui se passe dans le cœur des autres. Or, que se passait-il dans le cœur de Fabien ? Nous le savons. Mais dans celui de Clotilde ? D’où venait chez elle cette agitation intérieure qu’elle s’efforçait de surmonter ? S’était-elle aperçue du sentiment qu’elle avait fait naître, c’est-à-dire de ce désir de possession que les femmes distinguent si rarement de l’amour ? N’était-elle point indifférente à cet effet de sa beauté, dont jusqu’alors, moitié par respect pour elle, moitié par crainte de Maurice, les jeunes gens qui l’entouraient lui avaient laissé ignorer la puissance ? La trahison d’un mari avait-elle eu le fâcheux résultat de laisser pénétrer dans cette jeune âme un sentiment qui ne fût pas en harmonie avec ses devoirs, et déjà secrètement, sans trop s’en rendre compte ni se l’expliquer, comprenait-elle la vengeance ? Qui peut le dire ? La vanité de la femme se trouve souvent blessée sans qu’elle le sache elle-même, par un de ces instincts de coquetterie inhérents à sa nature. C’est alors que l’esprit perçoit chez elle des idées indécises dont elle ne comprend pas d’abord toute la valeur, mais qui reviennent avec persistance, et qui laissent, à chaque fois qu’elles sont revenues, une trace plus profonde de leur passage. S’il est vrai que les idées soient innées et que notre âme en contienne le germe, ne suffit-il pas du rayon de la première occasion pour les faire éclore, et, une fois écloses, ne se développent-elles pas rapidement par les occasions qui succèdent à la première ?
Mais évidement Clotilde était émue, et la présence de Fabien était pour beaucoup dans cette émotion-là. Ce fut elle cependant, peut-être même à cause de ce secret embarras qu’elle sentait peser sur son cœur, qui rompit ce muet préambule. Quant à Fabien, il était trop habile pour ne pas lui laisser remplir jusqu’au bout son rôle de maîtresse de maison, et pour faire cesser un silence plus expressif à ses yeux que toutes les conversations du monde.
– Monsieur, dit-elle, en attendant le retour de madame de Barthèle, je vous propose de jeter avec moi un regard sur des fleurs que l’on dit fort rares, que je trouve fort belles, et que notre jardinier cultive avec beaucoup de soin.
– Je suis à vos ordres, madame, répondit Fabien en s’inclinant avec respect.
Et, à ces mots, comme pour échapper à elle-même par le mouvement, Clotilde sortit du salon, et, suivie de Fabien, traversa la salle de billard et entra dans la serre.
– Voyez, monsieur, dit Clotilde en examinant ces fleurs avec une attention trop affectée pour que cette attention ne cachât point de l’embarras ; voyez ces pauvres plantes, elles semblent partager la tristesse de la maison, et elles ont l’air toutes délaissées depuis que Maurice est malade. En effet, je crois que c’est la première fois que j’entre ici depuis huit ou dix jours, et ces fleurs sont trop délicates, j’oserai presque dire trop aristocratiques, pour être abandonnées aux soins d’un simple jardinier.
Fabien la regarda complaisamment caresser ces plantes insensibles ; mais de son côté, il ne rompit pas le silence. Se taire, c’était de sa part provoquer un autre genre de conversation. La jeune femme le comprit. Elle releva la tête ; mais alors ses yeux rencontrèrent le regard ardent de Fabien, et elle les laissa retomber de nouveau sur ses fleurs. Alors, se voyant dans l’obligation absolue de montrer de l’assurance, dans le maintien du moins, elle se crut bien forte en continuant à prendre pour texte la maladie de son mari. Seulement, de cette maladie, elle choisit le seul épisode peut-être que, dans la situation présente, elle eût dû laisser de côté.
– Monsieur, dit-elle après s’être assise et avoir fait signe à Fabien de s’asseoir sur de grands divans d’étoffe de Perse qui régnaient tout autour de la serre, dont on pouvait soigner les fleurs du dehors ; monsieur, dit-elle avec cet air résolu qui trahit le trouble intérieur, vous avez témoigné beaucoup d’enthousiasme en traçant le portrait de madame Ducoudray. C’est le nom, je crois…
– De l’enthousiasme, madame ? se hâta d’interrompre Fabien. Permettez moi, je vous en supplie, de vous convaincre que vous vous êtes méprise.
– Je ne le pense pas, reprit Clotilde avec naïveté ; j’étais fort attentive à la conversation, d’abord parce qu’elle intéressait Maurice. Vous l’avez dépeinte à madame de Barthèle, non seulement comme une femme distinguée, mais encore comme une beauté remarquable ; et la manière dont vous vous êtes exprimé excuse et me fait comprendre maintenant cette passion de Maurice, qui me plonge, – elle se reprit, – qui nous plonge tous ici dans le désespoir.
La réticence involontaire de la jeune femme, car Clotilde n’avait ni l’art ni l’intention de révéler ainsi ses plus secrètes peines, la réticence n’échappa point à Fabien. Madame Maurice de Barthèle, en invoquant un motif d’affliction, avait cru y trouver un point d’appui ; mais le nous collectif dont elle rectifia innocemment la première formule, par un effet instantané de sa conscience, dévoilait son âme jusqu’à son dernier repli, et Fabien, en homme habile, se contenta de balbutier quelques paroles vagues. Cette fois, la conversation prenait un ton trop favorable à ses projets pour qu’il cherchât à la détourner.
– Croyez, madame, dit-il, que je prends à votre douleur une part bien vive ; si Maurice m’avait écouté…
– Ne l’accusez pas, reprit à son tour Clotilde ; il est moins coupable qu’on ne le croit. C’est une erreur sans conséquence, un caprice d’enfant gâté ; sa mère et mon oncle l’excusent.
– Sa mère, oui, dit Fabien en souriant ; mais permettez-moi de vous dire que j’ai cru remarquer que son oncle avait moins d’indulgence.
– Ce qui prouve que nous valons mieux que vous, messieurs.
– Qui vous conteste cela ?
– Ou plutôt, continua Clotilde, c’est que la différence est grande entre la situation de la femme et celle du mari. C’est que le monde… pourquoi ? je n’en sais rien… vous relève, messieurs, du crime dont il nous flétrit.
– Vous vous trompez, madame, reprit Fabien, l’opinion du monde ne relève du crime qu’au point de vue social et non au point de vue du sentiment. À cet égard, et je puis le dire à votre égard surtout, madame, le préjugé sous son double aspect me semble absurde.
– Je serai moins sévère que vous, monsieur, répondit la jeune femme en baissant les yeux. Je conçois tout dans cette circonstance, et, croyez-le bien, l’amour-propre ne m’aveugle pas. Le crime de Maurice, – et c’est à dessein que je me sers du mot que vous avez prononcé, pour en changer l’acception, – ce crime est involontaire. J’ai toujours entendu dire, et, si peu expérimentée que je sois en pareille matière, je crois, de mon côté, que la volonté est impuissante dans les choses du cœur et qu’elle ne fait pas plus naître l’amour qu’elle ne peut le faire cesser.
– Hélas ! oui, sans doute, s’écria vivement Fabien, et ce que vous dites là, madame, n’est que trop vrai…
Un soupir suspendit la phrase de Fabien au moment où elle allait devenir trop significative, et un trouble parfaitement joué prit la valeur d’un trouble intérieur et comprimé.
Puis, après un moment de silence, il reprit comme s’il lui avait fallu tout ce temps pour maîtriser son émotion :
– Mais, pour ce qui se passe ici, pour ce qui vous concerne, permettez-moi de vous dire toute la vérité, madame. Eh bien, sur l’honneur, je vous le répète, je ne puis concevoir le fol entêtement de Maurice pour cette femme.
– Et cependant vous faisiez tout à l’heure son éloge de façon à excuser une passion si vive qu’elle soit, reprit Clotilde avec une inquiétude mal déguisée.
– Eh ! mon Dieu, oui, sans doute, dit Fabien comme vaincu par la vérité. Dans toute autre maison, partout ailleurs, près de toute autre femme, je la trouverais belle peut être ; mais, voulez-vous que je vous le dise ? sa présence ici m’irrite, et, quoique en apparence, et pour ne pas désobliger madame de Barthèle, je me sois prêté d’abord à cette aventure, maintenant je la désapprouve. Cette femme près de vous, c’est une profanation !
– Ah ! monsieur, s’écria Clotilde avec un élan spontané dans lequel, au reste, il y avait plus de fraternité que d’affection conjugale, ce n’est pas dans l’affreuse alternative de sauver ou de perdre un mari qu’il est permis à une femme de réfléchir et d’être sévère sur les moyens qui peuvent amener un résultat comme celui que nous espérons. Souvenez-vous que c’est le docteur, l’ami d’enfance de Maurice, un des médecins les plus distingués de Paris, qui a combiné, exigé tout ceci. D’ailleurs, il n’est au pouvoir de personne de changer le passé… Le danger modifie bien des choses, fait passer par-dessus bien des convenances, et il m’impose, à moi, la patience et la résignation. C’est mon devoir, à ce que l’on m’a dit ; je ferai mon devoir, et un jour la reconnaissance de Maurice me récompensera.
– J’éprouve, je l’avoue, quelque surprise, madame, reprit Fabien, de vous entendre parler ainsi, à cette heure. Hier, il m’avait semblé, à la suite de cette scène, à laquelle j’étais si loin de penser que notre visite donnerait lieu, il m’avait semblé, dis-je, remarquer dans votre langage une sorte de douleur et d’indignation que je me suis permis de blâmer. Je n’en comprenais pas bien toute l’importance, je dois en convenir ; mais la réflexion et, plus encore, un sentiment qui, depuis hier, s’est éveillé en moi à l’aspect de votre situation, m’ont fait revenir sur ce que je vous avais dit.
– Eh bien, monsieur, répondit Clotilde, depuis hier, il s’est fait en moi un changement tout contraire ; oui, monsieur, l’espoir a produit son résultat ordinaire ; on pense beaucoup dans la lenteur d’une nuit sans sommeil passée au chevet d’un mourant qui nous est cher. L’indulgence, d’ailleurs, est souvent le secret de la tranquillité, et la tranquillité, c’est presque le bonheur. Vous voyez, monsieur, que je suis raisonnable, et que je puis répondre aujourd’hui à tout ce que vous m’avez fait entendre hier.
– Ai-je donc été assez malheureux, répondit Fabien, pour vous déplaire par ma franchise ? Et cependant, hier, je ne vous ai rien dit que je ne sois prêt à vous répéter aujourd’hui. Seulement, aujourd’hui, je vous ai vue une fois de plus ; seulement, depuis hier, j’ai pu vous apprécier entièrement, et, à ce que j’ai dit hier, j’ajoute aujourd’hui que je ne comprends pas que l’on puisse vous être infidèle, et que je suis disposé à plaindre votre mari, si vous ne voulez pas absolument que je le blâme.
– Monsieur,… balbutia Clotilde en rougissant et en dénonçant, par un mouvement de retraite involontaire, l’extrême embarras où venait de la jeter Fabien.
– Je me tairai si vous l’exigez absolument, continua le jeune homme ; mais, quand nous amenons près de vous la femme qui aveugle votre mari au point de l’empêcher de vous rendre la justice qui devrait vous assurer la supériorité sur toutes les autres femmes, vous me permettrez de déplorer moins encore les moyens que nous employons pour le guérir, que la cause qui met ses jours en péril. Votre bon cœur, je le sens, doit excuser un caprice qui cause de tels ravages ; mais votre esprit peut-il les comprendre ?
– Il faut cependant croire à ce que l’on voit, monsieur.
– Madame de Barthèle me disait tout à l’heure que votre mariage avait été un mariage d’amour bien plus que de convenance. Ou elle était dans l’erreur, ou je dois être étrangement étonné de voir votre bonheur détruit. L’amour, je le sais, et vous-même le disiez tout à l’heure, se rit de toutes les conventions de la société ; le cœur n’entre pour rien dans les combinaisons des familles : mais vous avouez, alors, que Maurice ne vous aimait pas. Voilà ce que prouve sa situation présente, voilà ce que je puis concevoir ; voilà, enfin, ce qui m’indigne contre lui.
Fabien avait parlé avec une telle ardeur de conviction, avec une chaleur de sentiment si puissante, que Clotilde n’osa relever les yeux ; en même temps, elle craignit de se taire, et, quoique son émotion la portât à garder le silence, elle fit un effort sur elle-même pour le rompre. Cette espèce de véhémence à laquelle Fabien s’était laissé aller lui inspirait une terreur vague dont elle cherchait en vain à se défendre. Enfin, sans trop chercher à se rendre compte du trouble qu’elle éprouvait, elle répondit avec un calme apparent dont Fabien ne fut pas dupe :
– Depuis trois ans que je suis mariée, je n’ai jamais eu à me plaindre de M. de Barthèle, et, sans cette maladie fatale, j’ignorerais encore un oubli d’un instant que je pardonne et que je saurai oublier ; car j’aime mon mari.
Mais sa voix expira sur ses lèvres en prononçant ces mots solennels. Il se fit un nouveau silence que ni l’un ni l’autre n’essaya de rompre. Fabien avait fait un grand pas ; dans ce charmant réduit, au milieu du parfum de ces fleurs auquel Maurice avait si souvent mêlé la douce harmonie de sa voix, Clotilde écoutait une autre voix que cette de son mari, et cette voix arrivait jusqu’à son cœur et la faisait tressaillir.
Quant à Fabien, comme il était guidé bien plus encore par un désir de vengeance que par un amour réel, il se sentait maître de lui-même et, par conséquent, de Clotilde. Aussi, tandis que la jeune femme, embarrassée dans ce silence comme dans un réseau qu’elle n’avait pas le courage de rompre, s’abandonnait à une hésitation vague, se laissait aller enfin à l’étonnement et au trouble d’impressions qui lui semblait d’autant plus étranges qu’elles étaient entièrement nouvelles, Fabien mettait le temps à profit, combinant la portée des moindres paroles qu’il allait dire, et prenant la résolution d’éclairer Clotilde sur ce qu’elle éprouvait, sans cependant rendre le jour assez vif pour que le trouble qu’elle devait ressentir, la conduisît jusqu’à l’effroi.
Après l’avoir couvée quelque temps d’un de ces regards magnétiques que les femmes sentent peser sur elles, il reprit donc la parole.
– Me permettrez-vous, madame, dit-il en soupirant, d’interrompre vos réflexions en vous communiquant les miennes ? La singularité de la situation permet entre nous, ce me semble, une certaine confiance, une espèce d’abandon qui me fait espérer que vous me pardonnerez ce que je vais vous dire. Vous aimez Maurice, dites-vous ? Vous le croyez, sans aucun doute, vous devez le croire ; mais il n’y a pas d’amour vrai sans jalousie ; et, jusqu’à présent, ou, grâce à une grande puissance sur vous-même, vous les avez cachés, ou vous n’avez pas éprouvé un seul de ces mouvements impétueux qui dénoncent la présence d’une passion réelle, qui ne permettent plus de repos, qui empoisonnent à tout jamais la vie. Mais, si votre amour ne s’est pas encore révélé par ces violents symptômes, et que, cependant, cet amour existe, peut-être est-ce vous exposer beaucoup que de recevoir ici la femme qui vous a ravi le cœur auquel non seulement votre titre d’épouse, mais encore votre supériorité sur toutes les femmes, vous donnait le droit de prétendre exclusivement, vous, surtout, qui donniez exclusivement le vôtre. Peut-être, dis-je, serait-il prudent d’éloigner cette femme, de me charger de rompre l’entrevue préméditée. Vous n’avez qu’un mot à dire, il en est temps encore…
– Mais, monsieur, répondit Clotilde avec un léger mouvement d’impatience, vous oubliez que Maurice se meurt, et que le docteur prétend que la présence de cette femme peut seule le sauver !
– C’est vrai, madame, reprit Fabien s’amusant à tourner et à retourner le couteau dans le cœur de Clotilde ; mais cette femme, en rendant Maurice à la vie et à la santé, à supposer que sa présence ait ce miraculeux effet, cette femme le rendra-t-elle à la raison ? Songez-y, madame, c’est la tranquillité de votre existence tout entière que vous jouez sur un coup de dé. Vous allez voir cette femme ; mais le point de vue duquel vous la verrez vous exagérera tous ses avantages, frivoles à mes yeux, qui, aux vôtres, deviendront des supériorités réelles. Exempte de coquetterie comme vous l’êtes, ne sachant pas ce que vous possédez, vous, de grâces plus précieuses, de qualités plus réelles, peut-être vous croirez-vous inférieure à elle, parce qu’elle aura fait ce que vous n’aurez pu faire ; peut-être alors, avec cette erreur de votre modestie, sentirez-vous passer dans votre âme l’ardent poison de la jalousie, ce tourment sans trêve, cette douleur sans fin ; vous ne saurez plus alors distinguer ce que l’art a combiné de ce que la nature donne ; vous prendrez des manières étudiées pour des grâces naïves ; l’esprit des mots brillants, que l’aplomb et l’audace des reparties font valoir, vous paraîtra préférable au sentiment timide qui n’ose se trahir. Vous la verrez sans vous voir, madame ; vous l’entendrez sans vous entendre, et vous serez malheureuse, car vous vous croirez réellement inférieure, car je ne serai pas là sans cesse pour vous dire : « Vous l’emportez sur cette femme, madame, comme un diamant sur une fleur, comme une étoile sur un diamant ! » Vous serez malheureuse, ou bien vous ne l’aimerez pas.
Les regards et la voix de Fabien étaient animés d’une expression si chaleureuse et si persuasive, que le trouble de Clotilde devint de plus en plus visible. Cependant, grâce à un effort sur elle-même, elle continua de faire bonne contenance.
– Vous oubliez, monsieur, répondit-elle, qu’aujourd’hui il ne s’agit pas de moi, mais de Maurice ; que ce n’est pas moi qui fais trembler une mère, et, tout en vous remerciant de l’intérêt que vous me portez, peut-être ai-je le droit de m’étonner du zèle extrême que vous mettez à me dévoiler mon propre malheur.
– Ce zèle ne vous surprendrait point, madame, si vous pouviez lire dans mon cœur, si vous pouviez apprécier à sa valeur le sentiment qui me guide, et si vous arriviez ainsi à vous convaincre que votre intérêt me touche plus que celui de mon meilleur ami.
L’aveu, cette fois, était si direct, que Clotilde ne put retenir un mouvement d’effroi.
– Je continue de vous écouter, mais je cesse de vous comprendre, monsieur, dit la jeune femme en prenant un ton froid et réservé.
– Oui, c’est vrai, pardon ; pardon, madame !… dit Fabien feignant un embarras qu’il n’éprouvait en aucune façon ; j’oubliais que j’ai peu l’honneur d’être connu de vous ; aussi suis-je forcé de vous parler un instant de moi, madame, au lieu de continuer à vous parler de vous ; de vous expliquer une singularité de mon caractère, ou plutôt une bizarrerie de mon cœur.
Il s’arrêta un instant, des larmes brillèrent dans ses yeux, et une émotion concentrée parut lui briser la voix. Clotilde continua d’écouter malgré elle.
– Sous une apparence de frivolité mondaine, continua-t-il, je cache un cœur bien malheureux ; oui, madame, j’ai la douleur d’être toujours entraîné malgré moi à me ranger du côté des opprimés, quels qu’ils soient. Pardonnez-moi ces révélations, madame, et surtout n’allez pas en rire. C’est au point que, dans un bal, au lieu de m’adresser aux femmes que leur beauté et leur parure entourent d’admirateurs, je cherche, pour lui faire partager le plaisir et la joie de tout le monde, la pauvre délaissée que personne n’invite. L’abandon, partout où je le rencontre, a des droits à mon attention, à mes soins, à mon respect même. Je ne m’établis pas en redresseur de torts, mais je trouve du bonheur à consoler ; c’est un rôle qui ne fait pas briller, et qui, cependant, est doux à remplir.
Il y avait dans la voix de Fabien tant de conviction, et dans son air tant de vérité, que la femme la plus accoutumée à ce genre de manège y eût été prise ; aussi, voyant l’effet qu’il avait produit, Fabien continua :
– Si vous saviez, madame, combien il y a dans le monde d’injustices à réparer ! combien de femmes que l’on croit heureuses détournent la tête pour verser des larmes, et combien de sourires passent sur les lèvres, qui n’ont point leur source dans le cœur !
– Mais savez-vous, monsieur, qu’à ce compte, dit Clotilde votre vie tout entière doit être un acte de dévouement ?
– Et cet acte de dévouement n’est pas bien méritoire, madame ; car un jour peut arriver, enfin, où, comprenant la différence qu’il y a entre le cœur de celui qui l’abandonne et le cœur de celui qui la plaint, une femme qui jamais, peut-être, n’eût laissé tomber un regard sur moi, daignera me récompenser d’un mot, me payer d’un sourire, et faire ainsi de moi le plus heureux des hommes.
Cette fois, il n’y avait plus à se tromper sur le sens des paroles, ni sur l’intention de celui qui les prononçait ; aussi Clotilde, toute pâlissante de terreur, se leva-t-elle tout à coup.
– Pardon, monsieur, dit-elle, j’entends le bruit d’une voiture ; c’est probablement madame Ducoudray qui entre dans la cour, et j’ai promis à madame de Barthèle de la prévenir de son arrivée.
Et, prompte comme l’éclair, elle traversa la salle de billard, et disparut derrière la portière du salon.
– Bon ! dit Fabien en rajustant le col de sa chemise et en lissant ses manchettes, mes affaires vont à merveille ! elle a fui, donc, elle craignait de se trahir en restant. Ah ! l’on me fait jouer ici le rôle de médecin ; eh bien, soit ! mais on me payera mes visites.
La Rochefoucauld a dit, dans ses désespérantes Maximes qu’il y avait toujours dans le malheur d’un ami quelque chose qui nous faisait plaisir.
La Rochefoucauld a pris la chose au point de vue le plus philantropique ; il aurait dû dire qu’il n’y avait pas de malheur qu’on ne cherchât à exploiter, pas de catastrophe dont on ne parvînt à tirer parti, pas d’événement calamiteux qui n’eût ses joueurs à la hausse et à la baisse.
Ainsi, Fabien de Rieulle et Léon de Vaux avaient spéculé tous les deux sur la maladie de leur ami Maurice pour le remplacer : le premier auprès de sa femme, et le second auprès de sa maîtresse. Fernande, en effet, avait passé un moment pour être au jeune baron de Barthèle ; elle avait paru céder à ses attentions ; et, comme il n’avait transpiré aucun bruit de leur rupture, et qu’ils avaient mis de grandes précautions à cacher leur intimité, on les supposait unis par un amour bien romanesque et bien langoureux, jusqu’au moment où la vérité se fit jour, c’est-à-dire jusqu’à la veille.
Maintenant que Léon de Vaux ne pouvait plus douter qu’il n’y eût entre Maurice et Fernande une rupture bien décidée, une chose le tourmentait singulièrement : qui donc avait succédé à Maurice ? C’était une grave question pour le jeune homme ; car il attachait une singulière importance à connaître la conduite de la femme capricieuse qui tolérait toujours ses soins sans jamais les récompenser. En effet, depuis près d’un an, Léon de Vaux, quoique de fortune, de manières et de visage à ne point être repoussé, surtout par une femme qu’on taxait d’une grande légèreté, attendait vainement que le vent du caprice soufflât de son côté.
Au reste, Léon de Vaux prenait son surnumérariat en patience ; plus jeune que Fabien de six ou huit ans au moins, il recevait de ses relations platoniques avec la courtisane la plus célèbre de Paris, – car, tranchons le mot, c’était le titre que l’on donnait généralement à Fernande, – un reflet de l’éclat et de la renommée qu’elle avait elle-même ; il y trouvait, en outre, l’avantage de commencer sa carrière d’homme à bonnes fortunes de manière à apprendre du premier coup le fond du métier ; ajoutons qu’il ne voyait nulle part, même dans le monde, aucune femme qui parlât plus fortement à son cœur.
Une voiture selon la saison, c’est-à-dire une calèche l’été, un coupé l’hiver, le tout de la forme la plus élégante, et presque toujours d’un brun foncé ; des domestiques habillés à l’anglaise, c’est-à-dire tout en noir ; un attelage de chevaux gris pommelé admirablement beaux, des harnais noir d’un vernis brillant à peine rehaussés de quelques filets d’argent, indiquaient, sinon la condition élevée, du moins l’excellent goût de la femme qu’on voyait descendre, le soir, sous le péristyle de l’Opéra ou des Italiens, et quelquefois, le matin, à la petite porte de l’église Saint-Roch. Les badauds, qui jugent tout sur l’épiderme, qui envient l’apparence sans jamais connaître la réalité, qui font consister le bonheur dans les jouissances du luxe, se disaient en voyant une personne belle, jeune, élégante, sauter légèrement à bas de cette voiture : « Voilà une femme bien heureuse ! »
Mais ce qui faisait de Fernande le simulacre parfait d’une femme comme il faut, c’étaient la pureté et la facilité de son langage, l’assurance de son maintien, le charme de sa démarche, la simplicité de sa mise, et l’aristocratie de ses manières.
Ses jugements, formulés avec les expressions de tout le monde, ce qui est rare, étaient toujours sains de logique, quoique hardis d’intention. Sur quelque spécialité d’art que se posât une question, elle décidait toujours avec une supériorité de goût incontestable. En musique, ses observations étaient d’une exactitude technique et d’une telle finesse de sentiment, qu’on ne revenait pas de ses arrêts. Se plaçait-elle devant un piano, ce qu’elle faisait sans se faire prier, et quelquefois d’elle-même, son premier prélude révélait le génie de l’inspiration.
Peu d’élus avaient été admis dans son atelier ; mais ceux qui par faveur spéciale, y étaient entrés, disaient qu’il était impossible qu’elle ne fît pas retoucher ses toiles par un grand peintre qui était de son intimité, et qu’on lui avait donné pour amant.
Aussi savait-elle louer et blâmer, et cela avec beaucoup plus, nous ne dirons pas de justice, mais de justesse, que ceux qui font leur état de ce malheureux métier qu’on appelle la critique. En littérature, son goût était sévère, elle lisait peu d’ouvrages frivoles. Sa bibliothèque présentait une longue série des grands écrivains de tous les siècles. Aussi, sous le rapport du jugement, de l’esprit et des manières, Fernande, non-seulement égalait les femmes du monde les plus remarquables et les plus citées, mais encore les surpassait en certains points. Les qualités du cœur existaient-elles chez elle au même degré que celles de l’intelligence ? C’est sur quoi ses amis intimes seuls eussent pu corriger les erreurs ou confirmer les opinions de ceux qui ne la connaissaient qu’à demi et qui la disaient méchante, non point de cœur, on ne citait pas d’elle une mauvaise action, mais tout au moins de paroles.
Maintenant, Fernande devait-elle ses succès au charme de sa personne, à la finesse de ses traits ou au concours de ses talents ? Était-on plus frappé de sa grâce toujours visible, ou des qualités qu’on lui découvrait à mesure qu’on la connaissait davantage ? Qui l’avait formée à cette haute élégance ? d’où venait-elle ? qui en avait doté le petit peuple des lions ? Hélas ! à toutes ces questions restées sans réponse, et qui désespéraient la curiosité même de ses plus intimes, il fallait en ajouter une autre que personne ne soulevait, et qui cependant devenait importante pour quiconque connaissait cette femme remarquable : quelles étaient les émotions dominantes de son âme ?
Certes, on en connaissait bien la puissance et l’élévation ; mais qui en avait pénétré les mystères, et, dans cette vie si adulée et en apparence si heureuse, qui pouvait affirmer qu’il n’y eût pas de profonds chagrins et d’abondantes larmes ? En attendant, toutes les surfaces de cette existence étaient brillantes, et, comme un beau lac aux eaux limpides, semblaient refléter les rayons du soleil.
Léon de Vaux, au lieu de faire entrer d’abord Fernande dans le salon où il pensait qu’elle était attendue, l’avait, en descendant de voiture, conduite dans le jardin, sous prétexte de lui en faire admirer la beauté, mais, en réalité, pour retarder d’autant l’embarras dans lequel il allait nécessairement se trouver. Tout occupé de lui ou de Fernande, il n’avait point osé la prévenir des fonctions importantes qu’elle devait accomplir, du rôle suprême qu’elle devait jouer ; il s’était toujours dit : « Plus tard ! » Et, maintenant qu’il était arrivé au moment où Fernande allait entrer en scène, il n’avait plus le courage de parler. Se reposant sur l’esprit audacieux de son ami, et sur les chances du hasard si souvent favorable aux fous, parce que les fous sont aveugles comme lui, il s’avança donc étourdiment, et avec toute la désinvolture de son dandysme accoutumé, au-devant d’une des plus délicates questions sociales qui aient jamais été abordées, c’est-à-dire l’introduction de la courtisane dans la famille ; et, tout en faisant remarquer à sa belle compagne les agréments de la propriété, le tapis moussu de la pelouse, le miroir de la pièce d’eau, le charme du point de vue, il lui fit monter le perron, lui fit traverser l’antichambre, et l’introduisit au salon, où la présence de Fabien sembla enfin rassurer Fernande.
– Ah ! monsieur de Rieulle, s’écria-t-elle en apercevant Fabien, enfin je vous vois !… Je commençais véritablement à prendre de l’inquiétude, je vous l’avoue ; c’est une singulière excursion que celle-ci, convenez-en, et j’en suis vraiment étonnée et craintive. J’ai questionné M. de Vaux ; il a fait le mystérieux et l’énigmatique. – Mais vous, monsieur de Rieulle, vous me direz, je l’espère, où nous sommes et quelle est cette maison enchantée. On n’y rencontre personne : tout y semble silencieux. Sommes-nous au château de la Belle au bois dormant ?
– Justement, madame, et vous êtes la fée qui doit tout ranimer dans ce mystérieux palais.
– Voyons, trêve de plaisanteries, monsieur de Rieulle ! reprit Fernande ; pourquoi m’a-t-on amenée ici ? Me faudra-t-il subir une fête champêtre ? Dois-je assister au couronnement d’une rosière ? D’où vient l’air de surprise avec lequel vous m’écoutez ? Parlé-je une langue que vous ne comprenez pas ? Répondez, voyons !
– Quoi ! madame, s’écria Fabien stupéfait, ce fou de Léon ne vous a pas dit… ?
Léon interrompit son ami.
– Tu sauras, mon cher, lui dit-il, que, lorsque j’ai le bonheur d’être par hasard en tête-à-tête avec madame, je ne puis songer à autre chose qu’à l’admirer, et que je profite de ce temps précieux pour lui répéter cent fois que je l’aime.
– Convenez donc, en ce cas, que je suis tout à fait généreuse, répondit Fernande ; car je vous ai laissé dire cent fois la même chose, sans vous avoir fait sentir que c’était déjà trop d’une seule.
Fernande, presque toujours gracieuse, savait cependant de temps en temps, avec de certains hommes surtout, lorsqu’elle le jugeait convenable et nécessaire, prendre un ton de dignité qui imposait par l’accord du maintien, de la voix et de l’intention. Une impassibilité froide passait alors tout à coup en elle, glaçait son sourire, éteignait son regard, et, de même qu’elle avait le pouvoir d’éveiller la joie, elle parvenait à communiquer aux plus résolus et aux plus étourdis, la réserve dans laquelle elle désirait parfois qu’on restât.
Léon de Vaux balbutia quelques paroles d’excuse ; Fabien, qui n’avait pas d’excuses à faire, attendit.
– Messieurs, continua Fernande, je vous ai vus pleins d’enthousiasme pour le site, pour l’élégance, pour le confort d’une maison de campagne qui, disiez-vous, était à vendre. Vous saviez que je désirais faire une acquisition de ce genre, vous m’avez invitée à la venir visiter avec vous, je suis venue. En effet, cette habitation est fort belle, fort remarquable, fort élégante ; mais elle ne doit pas être inhabitée ; quelqu’un y reste, ne fût-ce qu’un homme d’affaires. Quel est ce quelqu’un ? où est cet homme d’affaires ? Parlez ; chez qui sommes-nous ? Est-ce quelque surprise que vous me ménagez ? Je vous préviens, en ce cas, que je les déteste.
Une certaine rapidité d’élocution décelait seule la mauvaise humeur qu’éprouvait Fernande. Elle savait qu’on garde sa force tant qu’on se contient, et il aurait fallu la connaître mieux que ne l’avaient pu faire encore les deux jeunes gens pour se douter du mécontentement intérieur qui l’agitait.
– Madame, répondit Léon en cherchant à donner à sa physionomie toute la finesse dont elle était susceptible, vous vous trouvez ici chez une personne que, peut-être, vous ne serez pas fâchée de revoir.
– Ah ! vraiment ? s’écria Fernande en déguisant sa colère sous un sourire ironique ; c’est quelque trahison, n’est-ce pas ? Je le devine à votre air fin. En effet, je me le rappelle : hier, vous m’avez parlé avec affectation d’un grand seigneur ; un grand seigneur, je n’en connais point et n’en veux point connaître. Voyons, ne me faites pas trop languir dans ma curiosité ; où suis-je ?
Et, se tournant vers Fabien en fronçant légèrement ses beaux sourcils noirs, elle continua avec une sorte d’impatience réprimée :
– Je m’adresse à vous, monsieur de Rieulle, que je crois homme de trop bon goût, non pour faire une méchante action, mais pour faire une sotte plaisanterie.
Léon se mordit les lèvres, et Fabien répondit en souriant :
– Je ne puis vous le cacher plus longtemps, madame ; oui, c’est la vérité. Cette promenade est un piège que nous avons tendu à votre bonne foi, et vous êtes ici, à cette heure, le personnage le plus important et surtout le plus nécessaire d’un complot, fort innocent, rassurez-vous, car il s’agit purement et simplement de rendre la vie à un pauvre malade.
– Oui, madame, ajouta Léon, un malade d’amour, une de vos victimes, une seconde édition du malade d’André Chénier. Vous le savez, et votre poëte favori l’a dit :
…… Insensés que nous sommes !
C’est toujours cet amour qui tourmente les hommes.
– Vraiment ! s’écria Fernande avec une expression plus marquée de moquerie, preuve qu’une colère plus intense s’amassait au fond de son cœur ; vraiment ! Eh bien, monsieur de Vaux, je vous l’avoue, j’admire de votre part tant de complaisance, tant d’abnégation même, surtout avec tant d’amour. C’est bien d’un homme qui m’a dit cent fois en une heure qu’il était amoureux fou de moi.
Puis, après un court silence pendant lequel cependant elle put se recueillir et méditer sur ce qu’elle avait à faire en cette circonstance, elle affecta un calme si grand, qu’il eût intimidé les projets les plus hardis, et, du ton d’une femme qui prend son parti, elle poursuivit :
– Vous disposez de moi d’une façon un peu étrange, il faut en convenir. Je ne vous en ai cependant pas donné le droit, messieurs, ni à l’un ni à l’autre ; mais qu’importe ? Vous le savez, je suis observatrice ; eh bien, je profiterai de cette circonstance, de cette aventure, car c’en est une, pour vous apprécier tous. Monsieur de Vaux, vous êtes un homme généreux ; c’est un nouveau point de vue sous lequel je viens de faire votre connaissance. Monsieur Fabien, je suis moins avancée à votre égard, je l’avoue ; mais je ne doute pas que quelque sentiment, d’autant plus honorable qu’il sera probablement désintéressé, ne vous dirige aussi de votre côté. Nous verrons. – Mais, si je ne me trompe, voici notre solitude qui s’anime.
En effet, en ce moment, la porte du salon s’ouvrait, et madame de Barthèle, prévenue par Clotilde de l’arrivée de madame Ducoudray, apparaissait sur le seuil, avant, comme nous l’avons vu, que Fernande eût pu tirer des deux jeunes gens un seul mot d’explication.
À la vue de la baronne, il se fit un changement visible dans l’extérieur de la courtisane ; elle sembla grandir de toute la tête, et, au sentiment ironique répandu sur son visage, succéda l’expression d’une froide dignité.
Le maintien de madame de Barthèle était solennel et composé ; un sourire factice déformait pour le moment sa physionomie franche et pleine de naïve bonté ; elle fit, en entrant, une révérence trop profonde pour être polie ; enfin, tout en elle trahissait la préoccupation qui avait dû l’agiter lorsqu’elle avait pris cette suprême résolution de recevoir chez elle une femme vers laquelle elle se fût sentie entraînée, si le hasard seul l’eût offerte à ses regards. Elle tenait les yeux baissés, comme par l’effet d’une crainte secrète, et ne les releva qu’après avoir, en termes convenables, mais dont chaque mot paraissait pesé à l’avance, exprimé toute l’impatience et l’anxiété qu’elle avait ressenties dans le doute et dans l’espoir de la présence de celle qui voulait bien se rendre à son invitation.
Ce fut alors seulement, et sa phrase correctement achevée, que la baronne de Barthèle jeta un regard sur Fernande.
Aussitôt une seconde révérence, moins cérémonieuse que la première, exprima par un mouvement involontaire, soit une expiation de sa terreur, soit l’effet d’une satisfaction bizarre, en apercevant une personne d’une tournure distinguée, et belle surtout de sa simplicité et de son goût exquis.
Madame de Barthèle, exercée dans le monde aux investigations rapides, vit, grâce à ce coup d’œil dévorant par lequel une femme procède à l’examen d’une autre femme, dans son ensemble et dans ses détails, tout ce qu’elle voulait voir : c’est-à-dire que la robe blanche dont Fernande était vêtue était de la plus fine mousseline de l’Inde ; que le chapeau de paille d’Italie dont elle était coiffée avait été coupé par mademoiselle Baudran ; que le mantelet noir qui était jeté sur ses épaules, et qui dessinait sa taille fine et élégante, au lieu de la cacher, sortait, comme on le dit maintenant, des ateliers de mademoiselle Delatour ; enfin, que la couleur du soulier qui chaussait un pied d’enfant et la nuance des gants qui couvraient les mains de Fernande, dénonçaient jusque dans les moindres détails ce je ne sais quoi de bonne compagnie, que la grisette, si enrichie qu’elle soit, ne parviendra jamais à atteindre ; car ce je ne sais quoi est une essence suave et subtile qu’on sent bien plutôt qu’on ne la voit, et qui, pareille à un parfum, se révèle à l’âme encore bien plus qu’aux sens.
Troublée et ravie à la fois de cet examen, madame de Barthèle parla dès lors librement, et, laissant les paroles exprimer ses pensées :
– J’ai l’honneur de vous remercier, madame, dit-elle presque avec une effusion cordiale, du temps que vous consentez à nous accorder pour le bonheur de ma famille.
Fernande, non moins étonnée aux paroles de madame de Barthèle que celle-ci ne l’avait été à son aspect, mais retenue par cette circonspection et cette réserve toujours indispensables, dans sa situation, à l’égard de tout le monde, et qui s’étaient doublées dans cette circonstance exceptionnelle, fit de son côté deux révérences modelées en tout sur celles qui lui avaient été adressées, et elle répondit de cette voix harmonieuse et vibrante à la fois, qui donnait tant de prix à ses moindres paroles, et surtout avec ce ton parfait qui semble, par une intention gracieuse, prêter un sens aux phrases les plus vides d’intention :
– Quand je saurai, madame, dit-elle, de quelle façon je dois vous être agréable, quand je saurai ce que je puis faire, comme vous le dites, pour votre bonheur…
– Ce que vous pouvez ? s’écria madame de Barthèle cédant peu à peu à une influence irrésistible. Mais vous pouvez tout. Ce que vous pouvez, le docteur vous l’apprendra. C’est un fort habile médecin que le docteur, et, de plus, un homme de l’esprit le plus distingué…
Fernande adressa aux deux jeunes gens un coup d’œil expressif, comme pour leur demander le sens de ce langage et le mot de cette énigme, qui devenait de plus en plus inintelligible pour elle. Pendant ce temps, madame de Barthèle, à part soi, confirmait par la réflexion l’opinion favorable que de prime abord elle avait conçue sur la singulière femme avec laquelle le malheur la mettait en rapport.
– Madame, répondit Léon de Vaux à la muette question qui lui était faite et en désignant madame de Barthèle avec l’apparence d’un profond respect, c’est une mère qui sera charmée de vous devoir le bonheur de son fils.
Il y avait dans le sens de ces paroles, et surtout dans le ton sérieux et niaisement malin de celui qui les prononçait, quelque chose de si ridicule que, dans toute autre occasion, Fernande en eût ressenti un de ces mouvements d’hilarité auxquels elle aimait parfois à se laisser aller ; mais elle se contenta de sourire, et encore ce sourire effleura-t-il à peine ses lèvres. La femme qu’on lui présentait comme une mère inquiète pour la vie de son fils était, dans son assurance, si simple et si vraie, une tristesse si profonde se révélait, comme à son insu, sur sa physionomie, que Fernande comprit, par un vague pressentiment de l’âme, qu’il y avait, au fond de cette aventure, ridicule en apparence, un sujet d’affliction réelle, et peut-être un profond malheur. Aussitôt, avec une bonté parfaite, elle pria madame de Barthèle de s’expliquer.
Alors celle-ci, oubliant peu à peu la résolution qu’elle avait prise de rester grande dame, en conservant la sévérité de langage et d’attitude qu’elle avait méditée, et cédant sans trop s’en douter à l’attraction qu’exerçait Fernande, répondit avec sa bonhomie et sa légèreté ordinaires :
– Mais c’est qu’il vous aime, le pauvre enfant ! oui, madame, il vous aime, et l’amour que vous lui avez inspiré le jette dans une langueur et dans un délire impossibles à calmer. Il y a péril de mort, madame ; mais, puisque vous êtes assez bonne pour accepter notre proposition et pour venir passer quelques jours près de nous, près de lui…
L’étonnement de Fernande se manifesta par un mouvement d’indignation si expressif, que madame de Barthèle, voyant qu’elle avait cruellement blessé la jeune femme, saisit la main de la courtisane, et, la pressant avec une affection involontaire :
– Ah ! madame, s’écria-t-elle, soyez touchée du mal que vous causez sans le savoir, peut-être, et soyez bien convaincue que nous saurons apprécier et reconnaître tout ce que votre bonté, tout ce que votre complaisance…
Fernande pâlit affreusement, et, à la vue de sa pâleur, madame de Barthèle comprit seulement jusqu’à quel point les paroles qu’elle venait de prononcer, prises dans un certain sens, devenaient inconvenantes ; elle s’arrêta donc tout à coup elle-même, balbutia quelques mots inintelligibles, et sentit son trouble s’augmenter en entendant Léon dire à demi-voix à Fernande, pour se venger sans doute de la rebuffade qu’il avait reçue un instant auparavant :
– Eh bien, maintenant, madame, vous comprenez, n’est-ce pas ?
Ce manque de convenance blessa au cœur les deux femmes à la fois et du même coup, et chacune d’elles eut, à part soi, un effort inouï à faire pour maîtriser le reproche qui semblait prêt à sortir de leurs lèvres, et que cependant leur regard seul exprimait.
Quant à Fabien, il semblait assister en simple spectateur à une scène de comédie ; il comprenait l’embarras réciproque de la femme du monde et de la courtisane, et, comme, quoi que l’on dise, l’amitié ne nous aveugle généralement que sur les qualités de nos amis, il trouva que le rôle de Léon était, dans cette circonstance, grâce à son caractère de soupirant surtout, le plus ridicule des trois.
Quant à Fernande, l’impression produite sur elle par les paroles innocemment cruelles de madame de Barthèle passa, ou du moins parut passer avec la rapidité de l’éclair. Une résolution intérieure, dont on vit briller la flamme dans ses yeux, donna à sa contenance une fierté qui ne fit qu’ajouter à la décence qui était inhérente à sa nature et relevait toutes ses actions ; elle repoussa doucement la main de madame de Barthèle, et répondit avec une mesure admirable d’accent et de maintien :
– Madame, je ne saurais, sans m’exposer à être injuste envers vous peut-être, tenir en ce moment le langage qu’il convient à mon caractère de faire entendre. Aussi, n’est-ce point à vous que je m’adresse ; c’est à MM. de Rieulle et de Vaux, qui m’ont conduite ici.
Alors, se tournant du côté des deux amis avec calme et dignité :
– C’est une audace qui ne saurait m’étonner de votre part, messieurs, quoique je vous fisse encore l’honneur de vous en croire incapables, que de placer une femme dans une position humiliante en face d’une autre femme, sans qu’elle ait mérité ce châtiment ; c’est une lâcheté de plus commise par vous contre ces êtres faibles que vous dépouillez, dès l’enfance, par la séduction, par la ruse, par la surprise, des vertus qui font la seule force de leur sexe ; que vous guettez sur le seuil de l’enfance, et avant quelquefois que la raison leur soit venue, pour les corrompre d’abord et vous arroger ensuite le droit de les abreuver d’outrages et de mépris ; et cependant ni l’un ni l’autre de vous, je le répète, n’avait le droit de me mettre dans la position où il m’a mise à cette heure et où je suis.
Tout interdite d’une scène à laquelle elle était loin de s’attendre, madame de Barthèle se hâta d’intervenir, essayant de faire entendre à Fernande des paroles d’excuse pour elle et les deux jeunes gens ; mais Fernande l’interrompit du ton d’une femme qui comprend qu’elle domine la situation, et que c’est à elle de se faire écouter.
– Je vous en prie, madame, dit Fernande, pas un mot, pas une parole. Tout me porte à croire que je vois en vous une de ces personnes favorisées en naissant par la fortune, guidées, dans la première partie de leur existence, par des parents attentifs qui vous ont transmis des mœurs pures et de salutaires exemples. Pourquoi alors nous mettre en contact l’une avec l’autre ? pourquoi faire plier les deux extrémités de la société jusqu’à ce qu’elles se touchent ? pourquoi amener ou par force ou par ruse la courtisane en face de la femme du monde ? Je comprends toute la distance que de justes préjugés mettent entre nous, madame, et, pour vous prouver que la faute ne vient pas de moi, et que je me rends pleine justice, je m’éloigne.
À ces mots, Fernande fit une profonde révérence, et, sans même jeter un coup d’œil sur l’un ou l’autre des deux jeunes gens, elle fit quelques pas vers la porte ; aussitôt madame de Barthèle, d’abord muette et immobile de surprise, se jeta sur son passage :
– Madame, oh ! madame, s’écria-t-elle en joignant les deux mains, ayez pitié d’une mère au désespoir. Je vous en supplie, mon fils est mourant. Madame, il s’agit de mon fils.
Fernande ne répondit pas ; mais, comme en ce moment elle se trouvait entre madame de Barthèle et les deux jeunes gens, elle tourna à demi et dédaigneusement la tête sur son épaule, et, s’adressant à ces derniers :
– Quant à vous, messieurs, dit-elle en donnant à sa physionomie une expression étrange de dédain et de colère, vous avez méconnu Fernande. Fernande ! vous comprenez ce que mon nom prononcé de la sorte veut dire. Regardez-moi, messieurs, et rappelez-vous toute votre vie la rougeur dont vous venez de couvrir mon front.
– Si vous voulez nous permettre de vous donner une explication nécessaire, dit Fabien d’un ton grave, je pense que vous sentirez promptement combien nous méritons peu la menace que vous nous adressez, surtout quand votre présence n’est qu’une preuve de l’estime que nous faisons de vous.
– Oh ! oui, oui, madame, s’écria madame de Barthèle éplorée, et l’accueil que je vous ai fait, ce me semble, aurait dû vous convaincre de cette vérité.
– Je crois tout ce que vous daignez me dire, madame, répondit Fernande descendant de l’accent de la suprême fierté au ton de la plus humble politesse ; mais, croyez-le bien, c’est vous donner à mon tour une preuve du profond respect que je vous porte, que de m’éloigner avant que la situation douloureuse où je me trouve m’ait contrainte d’y manquer.
Et, en même temps, elle fit encore un pas vers la porte ; mais en ce moment la porte s’ouvrit, et Clotilde parut.
– Ah ! ma fille, ma fille, s’écria madame de Barthèle, venez vous joindre à moi ; et, comme je prie, moi, pour mon enfant, priez, vous, pour votre mari.
Fernande demeura immobile d’étonnement, et les deux jeunes femmes jetèrent l’une sur l’autre un regard d’une expression impossible à décrire.
L’apparition du nouveau personnage qui venait d’entrer en scène avait encore, comme on le comprend bien, augmenté le trouble et la confusion de tous les acteurs du drame intime que nous essayons de mettre sous les yeux de nos lecteurs : l’âge et le titre de mère donnaient à madame de Barthèle une sorte de puissance morale aux yeux des jeunes gens et de la femme qu’ils avaient amenée ; mais Clotilde, avec son titre d’épouse, se trouvait placée dans une situation fausse qu’il ne lui était plus possible d’éviter. On avait beau se dire à soi même, et répéter hautement à tous, qu’on eût ou qu’on n’eût pas la conviction d’un péril imminent : il faut sauver un fils, il faut sauver un mari ; il était question de mariage, la plus bouffonne des choses sérieuses, au dire de Beaumarchais, et le monde, toujours prédisposé à rire à cet égard, devait rire même des larmes qu’il voyait couler en trouvant Clotilde face à face avec Fernande, l’honnête femme près de la courtisane, la femme légitime vis-à-vis de la maîtresse ; en d’autres termes, ce qu’il faut approuver et ce que l’on doit blâmer réunis ; tout cela offrait une position qui répugnait au savoir-vivre, une idée qui choquait les usages reçus, un aspect qui blessait le sentiment social.
Madame de Barthèle le sentait elle-même ; mais elle s’était placée dans cet embarras avec sa légèreté ordinaire ; elle résolut d’y faire face vaillamment, en bravant jusqu’au bout les conséquences de son irréflexion. Elle prit donc la main de Clotilde, qu’elle pressa tendrement sans trop savoir pourquoi, peut-être pour se soutenir elle-même dans sa résolution, et, s’adressant à Fernande sans toutefois lui présenter sa belle-fille, elle lui dit avec une grande effusion de cœur, et comme on s’accroche à une branche de salut :
– Voilà sa femme, madame. La pauvre enfant est sur le point d’être veuve après trois ans de mariage ; prenez pitié d’elle.
Le coup d’œil que les deux jeunes femmes avaient jeté l’une sur l’autre avait suffi pour qu’elles comprissent leur rivalité. Ici, la magie, le prestige, l’éclat ; là, l’innocence, la beauté, l’autorité du droit ; chacune eut quelque chose à envier à l’autre ; toutes deux rougirent et s’inclinèrent en même temps.
– Ma chère Clotilde, dit madame de Barthèle à voix basse, et cependant de manière à être entendue, nous devons tout comprendre maintenant. Voici madame Ducoudray.
– Madame Ducoudray ! s’écria Fernande avec surprise en voyant que c’était elle que l’on désignait sous ce nom.
– Oui, madame, se hâta de dire Fabien en cherchant à lui faire comprendre, par l’expression de son regard et par le mouvement de sa physionomie, qu’il avait fallu recourir à la ruse par égard pour les préjugés sociaux ; oui, madame, nous n’avons pas cru devoir faire mystère ici du nom de votre mari. Pardonnez-nous cette indiscrétion, que nous avons crue, sinon nécessaire, du moins convenable.
C’était le dernier coup porté à Fernande. Elle adressa un regard d’indignation aux deux jeunes gens ; puis, revenant a madame de Barthèle :
– Madame, lui dit-elle, j’ai aussi ma fierté, j’ai aussi ma pudeur ; si vous me recevez, il est bon que vous me receviez pour moi ; car, en me recevant sous un autre nom que le mien, votre gracieux accueil n’est plus un honneur, c’est une humiliation. Je ne suis pas mariée, je ne suis pas veuve, je ne m’appelle pas madame Ducoudray : je me nomme Fernande.
– Eh bien, madame, sous quelque nom que vous vous présentiez ici, s’écria madame de Barthèle, soyez la bienvenue ; c’est nous qui vous avons été chercher, c’est nous qui implorons votre présence, c’est nous qui vous supplions de rester.
À cette voix vibrante et dont l’accent maternel allait jusqu’au cœur, au geste dont Clotilde accompagna les paroles de sa belle-mère, Fernande comprit que deux femmes aussi distinguées ne se trouvaient pas dans une position semblable sans y avoir un de ces intérêts puissants qui élèvent les situations au-dessus des règles du monde. Elle fit donc un prompt retour sur elle-même, et, se rendant maîtresse de sa fierté bouillonnante et révoltée au fond de son cœur :
– Je n’ai plus de volonté, madame, dit-elle à la baronne en s’inclinant avec un respect plein de grâce ; faites de moi ce que vous voudrez ; que m’importe, d’ailleurs, le nom dont on m’appelle, puisque j’ai renoncé à mon véritable nom ! Seulement, je réclame maintenant l’explication que je refusais tout à l’heure et que vous alliez me donner lorsque madame est entrée.
Et elle désigna de la main Clotilde, dont elle ne savait pas le nom.
– Oh ! merci, merci ! s’écria madame de Barthèle enchantée ; je sentais que vous nous seconderiez : vous êtes trop belle pour n’être pas bonne… Vous saurez donc…
Madame de Barthèle achevait à peine de prononcer ces mots, qu’une péripétie nouvelle vint encore changer la face de cette scène, sans qu’on pût prévoir dès lors comment elle pourrait se terminer. M. de Montgiroux entra.
En apercevant Fernande, M. de Montgiroux s’arrêta court et poussa un cri. Cette arrivée inattendue, cette exclamation de surprise échappée au comte, produisirent un de ces effets de théâtre que la différence des impressions reçues par chaque personnage rend si difficiles à décrire, et pour lesquelles il faut laisser agir l’imagination, qui révèle plus à l’esprit que l’art presque toujours impuissant du narrateur.
Seulement, il fut évident pour chacun que la fausse madame Ducoudray et le comte de Montgiroux se connaissaient plus qu’ils n’avaient voulu le laisser croire ; car, immédiatement, l’un et l’autre se remirent de l’étonnement réciproque qu’ils avaient manifesté ; mais cet étonnement avait été assez visible, cependant, pour donner lieu à toutes les suppositions qu’il plaisait de faire aux spectateurs intéressés ou désintéressés de cette scène.
– Voilà le mot de l’énigme qui t’inquiétait, dit Fabien à Léon ; le prince régnant, c’est le comte de Montgiroux.
– Que peut il y avoir de commun entre M. de Montgiroux et cette femme ? se demanda madame de Barthèle.
– Ah ! c’est pour Fernande que mon neveu se meurt d’amour ! murmura le grave pair de France.
– Est-ce un piège habilement tendu, une vengeance de Léon de Vaux ? se demanda Fernande.
Clotilde seule, calme et en dehors des impressions du moment, ne percevait aucune crainte secrète ; aussi fut-elle la première à rompre le silence.
– Mon oncle, dit-elle, n’est-ce point le médecin qui vous envoie auprès de nous ?
– Oui, sans doute, répondit vivement le comte, sans doute. Le docteur sait l’arrivée de madame et il s’impatiente.
– Eh bien, dit la baronne, puisque madame a la bonté de se mettre à notre disposition, et que le docteur s’impatiente, ne perdons pas un instant.
– Je vous ai déjà dit, madame, que j’étais à vos ordres, dit Fernande, et, puisqu’on prétend que je suis nécessaire…
– Nécessaire, murmura M. de Montgiroux, nécessaire ! C’est le mot, madame. Un pauvre fou, le mari de ma nièce, a eu le malheur de vous voir, et, comme tous ceux qui vous ont vue, il se meurt d’amour.
Le comte avait prononcé ces paroles avec un tel accent de dépit, que Clotilde crut que, dans la sévérité de ses principes, M. de Montgiroux voulait faire une leçon à Fernande.
– Oh ! mon oncle, s’écria-t-elle en se jetant dans les bras du comte, de grâce, je vous en prie !
Puis elle ajouta tout bas :
– La sévérité serait peu convenable de notre part, et en cette occasion.
Mais le pair de France était trop agité pour en demeurer là, et, comme Fernande s’empressait de lui répondre :
– Oh ! monsieur le comte, j’espère que votre galanterie vous fait exagérer la position du malade.
– Non, madame, dit-il, non ; car, dans son délire, il vous nomme, vous accuse d’ingratitude, de perfidie, de trahison : que sais-je, moi !
La scène menaçait de tourner en une querelle personnelle, que, dans son imprudence, M. de Montgiroux allait faire à Fernande, lorsque la baronne, d’un mot, fit rentrer son ancien amant dans les convenances de sa position.
– Monsieur le comte, dit-elle avec dignité, vous oubliez que madame Ducoudray est en ma présence, chez mon fils, devant votre nièce, et que, si vous avez une explication quelconque à lui demander, le lieu est mal choisi, et le moment inopportun.
– Oh ! oui, oui, mon oncle, s’écria Clotilde sans rien comprendre aux sentiments qui préoccupaient M. de Montgiroux dans ce moment, je vous en supplie, ne songeons qu’à Maurice.
– Maurice ! s’écria Fernande ; est-ce que le malade se nomme Maurice ?
– Oui, madame, répondit la baronne. Ne savez-vous donc pas chez qui vous êtes, je suis la baronne de Barthèle.
– Maurice de Barthèle ! s’écria Fernande. Ô mon Dieu, mon Dieu ! ayez pitié de moi !
À ces mots, elle porta la main à son front, et, après avoir chancelé un instant elle tomba sans connaissance entre les bras de Clotilde et de la baronne, qui, en la voyant pâlir et s’affaisser, s’étaient avancées pour la recevoir.
La femme qui causait tant de trouble dans la famille de madame de Barthèle se souvint, en reprenant ses sens, de la situation dans laquelle on venait de la placer malgré elle. Par une puissante réaction, elle retrouva sa présence d’esprit, et rappela cette force de volonté qui lui donnait tant d’assurance ; car, pour quiconque n’était pas intéressé à connaître le fond de son existence, la vie de Fernande était pure de tout scandale.
Il y a plus, Fernande s’était, pour ainsi dire fait un rang dans le monde parisien, et, par ce mot, il faut entendre ce cercle de jeunes gens riches, nobles et élégants, qui, du boulevard des Italiens, donnent le ton au monde. Quoique l’on eût connu à Fernande peu de relations intimes, tous la connaissaient pour avoir été reine, sinon dans son boudoir, du moins dans son salon, centre des gens d’esprit qui se faisaient présenter à elle, comme autrefois on se faisait présenter à Ninon de Lenclos. L’entourage de Fernande était donc une véritable cour, un hôtel de Rambouillet, moins le pathos philologique et les haines littéraires, un tribunal de goût par lequel les gens ayant prétention à l’élégance ou à l’esprit devaient passer, et du milieu duquel les jugements rendus se répandaient avec force d’arrêt chez les artistes et chez les gens du monde. Il en était résulté que les soupers de Fernande avaient acquis une grande réputation, et que l’on disait tout haut dans le salon le plus aristocratique du faubourg Saint-Germain, et dans l’atelier le plus élégant de la Nouvelle-Athènes : « J’ai soupé hier chez Fernande ; » puis, si l’on demandait avec qui, il arrivait presque toujours que les noms des convives appartenaient à la liste des noms illustres de la France. Il en était résulté que l’esprit de justice, si rare cependant chez nous, avait assigné à Fernande une position exceptionnelle, et qu’on ne la confondait pas avec les femmes vulgairement appelées femmes entretenues, sans cependant qu’on eût pour elle toutes les déférences accordées aux femmes mariées, quelque galantes quelles soient.
Cependant le besoin qu’on avait de l’ange déchu dans la maison de Fontenay-aux-Roses donnait, sans qu’on y prît garde, aux soins qu’on lui rendait quelque chose de la tendresse que l’on a pour les siens et pour soi-même. Madame de Barthèle et Clotilde, en voyant Fernande s’évanouir, n’avaient point voulu s’en rapporter, peut-être un peu par crainte et par prudence, aux soins de leurs femmes de chambre pour la faire revenir ; elles avaient donc pu se convaincre par elles-mêmes, en rendant à la belle évanouie ce petit service d’épingles à ôter et à remettre, que le bon goût n’était point chez Fernande une apparence de toilette, mais qu’au contraire l’habitude d’un luxe intérieur se révélait chez elle par cette recherche minutieuse que les femmes qui l’ont elles-mêmes peuvent seules apprécier ; chez la douairière, cette remarque alla même si loin, qu’elle en vint à soupçonner que Fernande devait être d’une naissance distinguée, et que le nom de baptême, ou plutôt d’adoption, sous lequel elle était connue, cachait quelque grand nom de famille.
En se voyant l’objet des attentions de la mère et de la femme de Maurice, Fernande referma d’abord ses yeux entr’ouverts, et cela par un mouvement spontané, par l’effet instinctif de la pudeur de l’âme, par la force d’un sentiment dont son cœur avait le secret ; mais, presque aussitôt, elle sentit que plus tôt elle sortirait de cette situation, mieux vaudrait pour elle et pour les autres. Alors, rouvrant, comme nous l’avons dit, les yeux par la force de sa volonté, elle recueillit un instant ses esprits, et, sans chercher à exciter l’intérêt par des minauderies affectées, elle fit entendre un remercîment naïf. Les hommes, qui s’étaient éloignés, reçurent alors la permission de rentrer au salon, et revinrent animer par leur intérêt réel ou simulé cet intermède où chacun semblait se préparer à la scène qui devait se passer dans la chambre du malade. En effet, pour tout le monde, le drame devait être là ; mais, pour Fernande, il était déjà dans le fond de son cœur.
– Madame, dit-elle en s’adressant à Clotilde, c’est vous qui me conduirez au chevet du malade ; je ne consens à paraître aux yeux de M. de Barthèle qu’entre vous et sa mère.
Puis, s’adressant à Fabien et à Léon :
– Messieurs, dit-elle, c’est une leçon terrible que vous me donnez : elle ne sera pas sans profit pour moi, et je vous en remercie.
Il fallait à la courtisane le courage qui vient de l’âme pour qu’elle se soutînt entre ces deux femmes respectées, car elle aimait Maurice avec toute la puissance d’un sentiment profond ; c’est pour lui seul, et par lui seul, qu’elle avait ressenti la première impression de l’amour ; cet amour avait été le principe des développements moraux que sa nature supérieure lui réservait grâce à une multitude de germes féconds apportés par Fernande en naissant. En effet, sous des apparences de légèreté, Fernande, nous l’avons dit, cachait de nobles facultés que l’éducation qu’elle avait reçue, et une grande finesse de tact qui lui était naturelle, défendaient éternellement contre les suggestions involontaires de la coquetterie et les dépravations sociales dont son existence exceptionnelle avait nécessairement dû l’entourer.
C’était aux courses de Chantilly que Maurice et Fernande s’étaient vus pour la première fois. Ces courses, comme on le sait, étaient devenues, sous le haut patronage qui les dirigeait, le rendez-vous de toutes les sommités parisiennes. Maurice, qu’un voyage en Italie avait éloigné de France, que les soins qu’il avait donnés à son hôtel de la rue de Varennes et à sa villa de Fontenay avaient préoccupé à la suite de ce voyage, faisait en quelque sorte sa rentrée dans le monde. Deux chevaux à lui couraient, Miranda et Antrim, et il devait monter un de ces chevaux lui-même, la dernière course étant une course de gentilhommes riders.
Au moment de partir, madame de Barthèle s’était trouvée indisposée ; Clotilde alors avait déclaré qu’elle restait près de sa belle-mère. Maurice avait voulu se retirer et se contenter de faire courir son jockey ; mais on sait quelle grave question c’est qu’une pareille retraite : d’ailleurs, Maurice avait une réputation de sportman à conserver. Les deux femmes insistèrent pour qu’il ne changeât rien aux dispositions arrêtées. Maurice, s’étant assuré près du docteur que l’indisposition de sa mère ne présentait aucune gravité, se décida à aller à Chantilly. Maurice se retrouva donc au milieu de toutes ses anciennes connaissances de garçon. Fabien aussi faisait courir. Comme Maurice, il avait deux chevaux engagés, Fortunatus et Roland ; comme Maurice, il devait courir lui-même : l’ancienne rivalité des deux jeunes gens allait donc renaître.
Notre intention n’est point de donner à nos lecteurs les détails d’une de ces fêtes que notre ami Charles de Boignes décrit si bien ; seulement, disons que Fabien et Maurice partagèrent le prix d’Orléans, et que, dans la course des gentilshommes riders, Miranda, montée par Maurice, sauta bravement toutes les haies, tandis que Roland refusa la dernière.
Selon sa vieille habitude, Fabien se retrouvait donc battu par son ami.
Fernande n’avait jamais vu Maurice, elle n’avait jamais entendu prononcer son nom ; elle commençait à être à la mode dans le monde quand Maurice s’en était retiré. Fernande avait dans sa voiture une de ces femmes sans conséquence, dont les femmes élégantes qui n’ont ni frère ni mari se font une compagne et un maintien ; elle demanda à cette femme quel était ce beau cavalier brun qui montait ce beau cheval alezan. La compagne de Fernande ne connaissait ni le cheval ni le cavalier. Fernande fut donc forcée de recourir au programme, et ce fut le programme qui lui dit le premier le nom de l’homme qui allait avoir une si grande influence sur sa vie.
Les courses devaient se continuer le lendemain. Les amateurs que la fête avait attirés restèrent donc à Chantilly. On sait de quelle manière les choses se passaient en pareille occasion, et comment on se disputait chaque chambre. Fernande s’y était prise assez longtemps à l’avance pour avoir un appartement complet ou elle recevait toute sa cour. Après les courses, ses amis de Paris se réunirent donc chez Fernande, et, comme elle possédait la maison la plus confortable de Chantilly, il fut convenu qu’on se trouverait chez elle le soir et qu’on y souperait en commun.
Maurice avait d’abord eu l’intention de revenir le soir même à Fontenay-aux-Roses ; mais, sur le turf une foule de paris s’étaient engagés pour le lendemain ; en sa qualité de vainqueur, le baron de Barthèle devait aux vaincus une revanche. Il resta donc, quoique sa première pensée eût été, comme nous l’avons dit, de partir.
Le bruit du souper projeté se répandit. Fabien vint en parler à Maurice comme d’une espèce de solennité à laquelle il ne pouvait se dispenser d’assister. Maurice connaissait Fernande de nom ; il avait souvent éprouvé une grande curiosité de voir cette femme, dont ses amis parlaient toujours comme d’une des femmes les plus gracieuses et les plus spirituelles qui existassent. On n’eut donc pas grand’peine à l’entraîner vers une chose qu’il désirait depuis longtemps. Cependant il ne consentit à accompagner Fabien qu’à la condition qu’on recommanderait le plus grand secret à ses amis, de peur que Clotilde n’apprît cette petite débauche, et que, sous aucun prétexte, il ne serait question, pendant ce souper, ni de sa mère ni de Clotilde. Fabien fit semblant de comprendre cette pudeur de fils et d’époux, et jura à son ami que, de son côté, il n’avait à craindre aucune indiscrétion.
Maurice avait donc été présenté à Fernande le soir même, et Fernande l’avait reçu avec toutes les déférences que l’on doit à un vainqueur.
D’abord, Fernande n’avait vu dans Maurice qu’un homme élégant de plus dans sa cour d’hommes élégants ; aucun changement ne se manifesta donc dans ses manières, elle resta quelque temps rieuse, spirituelle et coquette, comme elle l’était toujours. Bientôt cependant les avantages physiques, qui prédisposent toujours à la sympathie, inspirèrent à Fernande une de ces attractions inévitables qui servent d’appui à la philosophie corpusculaire de Thomas Brown, et qui forment, selon lui, la base des grandes passions. Bientôt, et surtout lorsque la gaieté de la table eut donné un plus libre cours à la conversation, Maurice parla. Le son de sa voix était vibrant, son esprit était vif ; de temps en temps, des lueurs poétiques illuminaient ses paroles avec le rayonnement d’une idée, chose si rare dans le monde où il se trouvait, et, sous le feu des saillies, une pensée sérieuse commença de se glisser au cœur de la courtisane. Au lieu de diriger, comme d’habitude, la conversation, ou plutôt de la faire bondir légère et joyeuse, selon les caprices de son esprit, Fernande écouta et regarda Maurice. Ce fut alors que, sans y songer, elle découvrit dans le visage du jeune homme les traits pour lesquels, en sa qualité d’artiste, elle avait toujours conçu une prédilection particulière ; les lignes pures que son imagination rêvait sans pouvoir les tracer, lorsque, le pinceau ou le crayon à la main, elle cherchait le beau idéal sur le papier ou sur la toile. Elle douta alors que le cœur fût chez Maurice à la hauteur de la forme et de l’esprit. Elle jeta quelques mots destinés à résonner sur l’âme comme fait sur le bronze le battant de la cloche. Les mots rendirent juste le son qu’attendait Fernande ; de plus, ils amenèrent sur le visage de Maurice cette teinte de mélancolie que nous avons dit lui être habituelle, et qui est si séduisante, chez un homme surtout. Pendant tout le cours du souper, il ne fit pas un seul compliment à Fernande.
Placé trop loin d’elle pour lui rendre tous les petits services qu’on se rend de convive à convive, il se contenta de la regarder. Seulement, chaque fois que la gaieté éclatait plus vive, et que la conversation, contenue cependant dans certaines limites, devenait plus libre, le regard de Maurice se voilait, en regardant l’ange déchu, d’un nuage de tristesse plus profonde, comme si Maurice s’était dit au plus intime de son cœur : « Si jeune, si belle, si élégante, si bien faite pour être aimée, quel malheur qu’elle soit ce qu’elle est ! »
Et, en effet, Maurice, de son côté, éprouvait les mêmes sympathies et recevait les mêmes atteintes. Des causes différentes produisaient chez lui des effets semblables. Il trouvait dans Fernande la réalisation des rêves de son amour, ces formes que son imagination avait mille fois tracées dans l’ombre et dans la nuit de l’espoir, cet être de la pensée, ce fantôme créé à la fois par le cœur et par l’esprit, dont on est sans cesse distrait et détourné par les réalités de la vie, mais qu’on retrouve avec bonheur dans le repos et dans la solitude, quand on ferme les yeux, quand on oublie les mœurs positives, quand l’âme réagit sur la matière. Au milieu de cette joie bruyante, au milieu de cet échange de mots sonores qui résonnaient d’autant plus qu’ils étaient vides, Maurice soupirait donc effectivement en secret ; souriant tristement à l’illusion, suivant du regard l’animation tardive de son désir éteint, il contemplait tristement et avec des regrets intimes, au milieu des éclats de la joie, la malheureuse femme qu’il avait adorée, sans la connaître, dans la pureté de ses premières sensations. Cette impression se glissait jusque dans son cœur, sous la protection d’une douce pitié, et son cœur, en retrouvant l’image d’autrefois, recevait des émotions inconnues, et devinait en lui des facultés nouvelles.
Quoique partis de points opposés, Maurice et Fernande se trouvaient donc réunis au même but. La soirée eut pour eux la durée d’un éclair ; on se sépara à trois heures du matin, et, lorsqu’on parla de se séparer, tous deux jetèrent les yeux sur la pendule, croyant qu’il était minuit. Maurice, en rentrant chez lui, n’eut plus qu’un souvenir, Fernande ; Fernande, en rentrant chez elle après tout ce bruit évanoui, toute cette rumeur éteinte n’eut plus qu’une pensée, Maurice. Chacun se rappela les moindres paroles de l’autre, les plus légères intonations de voix, les moindres gestes ; chacun s’endormit avec le désir de se revoir le lendemain.
Le lendemain, le jour se leva sombre et orageux. À midi, Maurice mit sa carte chez Fernande ; mais il n’osa demander à être reçu. À une heure, l’orage éclata, et une pluie effroyable vint ôter tout espoir que les courses pussent avoir lieu. Force fut de remettre les paris à un autre jour ; de tous côtés, on envoya chercher des chevaux de poste, et chacun reprit le chemin de la capitale.
Maurice avait eu le soin de demander l’adresse de Fernande ; Fernande demeurait rue des Mathurins, n° 19.
Quant à Fernande, elle n’avait fait aucune question sur Maurice, d’abord parce qu’elle sentait qu’elle ne ferait pas ces questions de son ton de voix naturel, ensuite parce qu’elle trouvait étrange de songer à lui, enfin parce qu’elle jouait secrètement à se créer quelquefois ainsi un espoir vague qui toujours avait été déçu, et qui cependant revenait toujours ; car l’espoir, quelque timide qu’il soit, est une recette de bonheur qui calme les cœurs souffrants. Il est vrai que l’espoir a cela de commun avec l’opium, que, lorsqu’on se réveille, on n’est que plus abattu et plus malheureux.
D’ailleurs, elle avait le pressentiment qu’elle reverrait Maurice.
En effet, le lendemain de son retour de Chantilly, vers les trois heures de l’après-midi, comme Fernande se préparait à sortir, Maurice se présenta chez elle. Tous deux se troublèrent en se rencontrant à la porte de l’antichambre, tous deux devinèrent à leur rougeur qu’ils avaient songé l’un à l’autre, tous deux enfin éprouvèrent le désir de ne pas retarder d’un instant le moment de se parler. Cependant, comme s’ils eussent senti le besoin de se préparer à cette entrevue, Maurice insista pour que Fernande ne rentrât point pour lui ; mais Fernande, de son côté, répondit qu’elle ne sortait que pour cinq minutes, et pria le jeune homme de l’attendre. Après un muet accord, Maurice fut donc introduit dans l’appartement de Fernande, au moment où celle-ci en sortait ou faisait semblant d’en sortir.
Seul dans l’appartement de cette femme qu’il avait rencontrée par hasard, qu’il avait vue quelques heures à peine, et qui cependant occupait toutes ses pensées, Maurice éprouva une de ces vives émotions dont on est longtemps à se remettre. Était-ce le sentiment de la faute qu’il commettait qui l’agitait de la sorte, ou bien, après avoir cédé à une sorte d’entraînement inexplicable et irrésistible, cessait-il d’être soutenu en arrivant au but, qu’il ne devait dépasser que pour entrer dans un chemin nouveau pour lui ? Était-ce la femme légitime, était-ce la courtisane, était-ce Clotilde, était-ce Fernande, qui exerçait ainsi sa mystérieuse influence ? Quoi qu’il en soit, dans le hasard favorable d’un isolement momentané, il eut le loisir d’examiner le lieu où le caprice l’amenait presque malgré lui, et peu à peu ses impressions se modifièrent, l’âme retrouva sa liberté, et un charme nouveau et tout-puissant s’empara entièrement de ses facultés à l’aspect des objets qui frappaient ses regards.
Le salon de Fernande, au lieu d’être surchargé de colifichets à la mode en ce moment, au lieu de présenter des étagères couvertes de figurines de Saxe, au lieu d’étaler ces dunkerques pleins de curiosités, qui font de la plupart de nos salons modernes des boutiques de bric-à-brac, était d’un aspect sévère et d’un goût irréprochable. Tendu entièrement de damas de Chine violet avec des portières et des meubles de même étoffe, cette couleur foncée faisait admirablement ressortir deux grandes armoires de Boule surmontées, l’une de deux magnifiques vases de céladon craquelé, renfermant des fleurs ; l’autre d’une énorme coupe de malachite, taillée dans un seul morceau, et accompagnée de deux grands cornets de vieux chine, de chacun desquels s’élançait une gerbe de fleurs de lis d’or, destinées à servir de candélabres. À la muraille pendaient des tableaux de l’école italienne, presque tous antérieurs à l’époque de Raphaël, ou des copies des chefs-d’œuvre de la jeunesse de ce maître. C’étaient des Beato Angelico, des Pérugin, des Jean Bellini, au milieu desquels s’égaraient un ou deux Holbein, admirables de couleur et précieux de fini. Un piano chargé de partitions, une table chargée de livres et d’albums, indiquaient que la musique et la peinture avaient leur culte dans cette vie compromise.
En effet, à droite, à travers l’ouverture d’une portière, on apercevait une espèce d’atelier ; c’était là que le goût et l’esprit de la maîtresse du logis se retiraient pour faire en quelque sorte l’histoire de ses habitudes. Maurice, sans en dépasser le seuil, y plongea ce regard avide qui sait tout parcourir d’un coup d’œil ; les fenêtres, masquées dans leur partie inférieure par une serge verte, ne laissaient pénétrer dans cette chambre qu’un jour favorablement ménagé pour les esquisses pendues aux murailles et pour les toiles commencées qui chargeaient les chevalets. Cette chambre était consacrée entièrement à l’art ; c’étaient des réductions des plus belles statues de la Grèce ; c’étaient des plâtres moulés sur les chefs-d’œuvre du moyen âge ; c’étaient des armes de tous les pays, des étoffes de toutes les époques, des damas et des brocarts comme Paul Véronèse et Van Dyck en jettent sur les épaules de leurs doges ou sur les corps de leurs duchesses ; c’était un désordre étudié, c’était un chaos pittoresque qui réjouissait l’œil, et qui indiquait, dans celle qui était arrivée à cette réunion des objets et à cet arrangement des choses, un profond sentiment de la composition et de la couleur.
En face de l’atelier, une porte, défendue par une double portière, était ouverte : c’était celle de la chambre à coucher ; celle-là était tendue de damas grenat avec des rideaux orange. Le lit, l’armoire à glace et les autres meubles, étaient en bois de rose. Là, Fernande s’était un peu relâchée de la sévérité générale de l’ameublement. Un poëte du temps de l’Empire aurait dit, en voyant les deux pièces que nous venons de décrire, que le temple de l’Amour était en face du temple des Arts.
Maurice n’y jeta qu’un coup d’œil et se recula le cœur serré. Pourquoi ce sentiment douloureux à la vue de cette chambre toute coquette et toute parfumée ? Explique qui pourra cette impression.
Maurice revint donc au salon ; il ouvrit les partitions qui étaient sur le piano : c’étaient le Freischütz de Weber, le Moïse italien de Rossini, le Zampa d’Hérold. Il ouvrit les livres qui étaient sur la table : c’étaient des Bossuet, des Molière, des Corneille. Rien ne dénotait la frivolité dans tout ce qui frappait ses yeux ; aucun indice accusateur ne dénonçait la position que Fernande tenait dans la société ; tout révélait, au contraire, la femme à la fois simple, gracieuse et sévère. Maurice aurait pu se croire dans l’hôtel de quelque jeune et jolie duchesse du faubourg Saint-Germain.
En ce moment, Fernande entra, ou plutôt, sans être entendue, souleva la portière ; mais, par un frémissement instinctif, par une sensation magnétique, Maurice devina son approche et leva les yeux. Peut-être y avait-il eu de la part de la jeune femme un certain calcul à laisser Maurice ainsi seul quelques instants ; peut-être avait-elle pensé qu’une certaine réhabilitation morale devait précéder entre eux toute conversation. Aussi, comprenant par son propre cœur, plus encore que par l’étonnement qui se peignait sur le visage du jeune homme, tout ce qui se passait en lui, elle aborda franchement la question importante pour elle, celle qui devait guider sa conduite en cette circonstance, et, sa situation exceptionnelle lui rendant tout facile à cet égard, elle eut recours audacieusement à la franchise : c’était d’un mot et brusquement raffermir son espoir de bonheur ou le détruire.
– Vous avez pensé, monsieur, dit-elle sans que sa voix ni son visage trahissent la moindre émotion, et en arrêtant sur Maurice un regard perçant, vous avez pensé, n’est-ce pas, qu’il suffisait de se présenter chez moi pour pouvoir y être admis ?
– Excusez-moi, madame, balbutia Maurice ; mais, à Chantilly, j’eus l’honneur de vous faire remettre ma carte, et, depuis deux jours, je me suis si fort reproché dans mon cœur de n’avoir pas insisté pour vous voir…
– Oh ! monsieur, pas d’excuse, dit Fernande ; je n’ai le droit ni de m’étonner, ni de m’offenser. Vous m’avez vue une seule fois, vous ne me connaissiez pas, et la réputation qu’on m’a faite, par ma faute sans doute, car, vous le savez, le monde est infaillible, a dû vous autoriser à cette démarche ; soyez sincère, monsieur.
Et, en disant ces mots, la voix de Fernande retomba du diapason auquel elle s’était élevée d’abord à un accent doux et mélancolique. Maurice crut même voir une larme briller dans ses yeux.
– Madame, répondit Maurice non moins ému qu’elle, ma sincérité, je l’espère, aura son pardon, car elle a son excuse. L’impression que vous avez produite sur moi pendant la soirée que j’ai eu l’honneur de passer avec vous a été si profonde, que, depuis ce moment, je n’ai eu qu’un seul désir, celui de vous revoir. Si ce désir, mis à exécution aussitôt que je l’ai pu, est une inconvenance, accusez-en mon cœur, madame, et non mon esprit ; mais ne me punissez pas trop rudement ; les moindres blessures au cœur sont mortelles, vous le savez.
Fernande sourit, s’assit sur un large divan, et fit signe à Maurice de s’asseoir ; Maurice porta la main à un fauteuil, mais Fernande lui désigna sa place auprès d’elle.
– Merci, monsieur, lui dit-elle : merci si vous dites vrai ; car, moi, je serai franche avec vous ; car, ajouta-t-elle en relevant la tête, et avec un accent de naïveté charmante, si jamais j’ai désiré plaire à quelqu’un, c’est à vous.
– Grand Dieu ! madame, s’écria Maurice en pâlissant, dites-vous là ce que vous pensez ?
– Écoutez-moi, monsieur, continua Fernande en imposant silence au jeune homme par un geste à la fois plein de grâce et d’expression, écoutez-moi.
Maurice joignit les deux mains avec une expression d’attente à la fois craintive et passionnée à laquelle il n’y avait point à se tromper.
– Si, au milieu des mille choses qu’on n’a pas manqué de vous dire de moi, reprit Fernande, on ne vous a pas dit que ma fortune m’assure aujourd’hui l’indépendance, je dois tout d’abord vous l’apprendre ; puis, si l’on vous a dit que je n’étais pas entièrement maîtresse de mon cœur et de ma personne, on vous a fait un mensonge, et ce mensonge, je dois le rectifier : je suis indépendante de toute façon, monsieur ; de l’homme que j’aimerai, je ne veux donc rien que son amour, si j’ai pu le faire naître ; à cette condition et sur ce serment, je consens à tout. Bonheur pour bonheur. Le voulez-vous ? Je vous aime.
En achevant ces mots, la voix de Fernande lui manqua, et la main qu’elle avançait toute tremblante vers Maurice ne put attendre l’adhésion du jeune homme, et retomba sur ses genoux.
Un autre se serait jeté aux pieds de Fernande, eût baisé mille fois cette main, eût tenté de la convaincre par des serments cent fois répétés ; Maurice se leva.
– Écoutez-moi, madame, dit-il ; sur l’honneur d’un gentilhomme, je vous aime comme jamais je n’ai aimé, et, il y a plus, je crois à cette heure que je n’ai jamais aimé que vous. Maintenant, oubliez mes cent mille livres de rente comme je les oublie, et traitez-moi comme si je n’avais que ma vie à vous offrir ; seulement, disposez d’elle.
Puis, se mettant à deux genoux devant Fernande :
– Croyez-vous à ma parole ? dit-il ; croyez-vous à mon amour ?
– Oh ! oui, s’écria Fernande en lui faisant un collier de ses deux bras, oh ! oui, vous n’êtes pas un Fabien, vous !
Et les lèvres des deux jeunes gens se rencontrèrent comme celles de Julie et de Saint-Preux dans un âcre et long baiser ; puis, comme Maurice devenait plus pressant :
– Écoutez, Maurice, lui dit-elle ; j’ai renversé toutes les convenances ; je vous ai dit la première que je vous aimais, la première j’ai approché mes lèvres des vôtres. Laissez-moi l’initiative en toutes choses.
Maurice se releva, et regarda Fernande avec un regard d’indicible amour.
– Vous êtes ma reine, mon âme, ma vie ! dit-il. Ordonnez, j’obéis.
– Venez, dit Fernande.
Et, mollement appuyée au bras de Maurice, elle entra avec lui dans son atelier, s’assit devant un chevalet sur lequel était un tableau commencé.
– Maintenant, dit Fernande en prenant ses pinceaux, causons ; il faut avant tout se connaître. Moi, je suis Fernande, une pauvre fille enrichie, que les gens polis appellent madame pour eux-mêmes, mais exilée de la société sans retour, à qui le monde est interdit ; je suis une courtisane enfin.
– Fernande, dit Maurice le cœur serré, ne parlez pas ainsi, je vous en supplie.
– Au contraire, mon ami, répondit la jeune femme d’une voix altérée, quoique sa main ajoutât au tableau commencé des touches d’une fermeté étonnante ; au contraire, il faut que je vous aguerrisse à tout ce que l’on vous dira de moi. On ne me ménage pas, je le sais ; mais pourquoi me plaindrais je ? Je n’en ai pas le droit.
Maurice comprit que ce travail qu’exécutait Fernande à cette heure n’était qu’un moyen qu’elle avait trouvé pour que leurs yeux ne se rencontrassent point ; il lui devenait, on le comprend, plus facile ainsi de parler, de faire des aveux que lui commandait sa loyauté. Une telle conduite prouvait au moins la bonne foi ; jamais la coquetterie d’une femme perdue n’eût imaginé pareille ruse.
Le tableau que Fernande peignait, d’après un carton qu’on eût cru dessiné par Owerbeck, était un de ces chefs-d’œuvre d’expression dont les peintres idéalistes seuls nous ont laissé des modèles, et dont le sentiment a presque entièrement disparu de l’art, depuis le jour où Raphaël adopta sa troisième manière. Jésus se tenait debout au milieu de ses disciples, et à ses pieds pleurait une femme : cette femme, était-ce la femme adultère ? était-ce la Madeleine repentante ? Qu’importe ! C’était une jeune et belle pécheresse à laquelle le fils de Dieu pardonnait.
Dans cette œuvre, presque achevée au reste, Fernande n’avait point encore touché à la tête divine ; il y a plus, cette tête manquait au carton comme elle manquait au tableau ; une idée pieuse avait-elle arrêté l’artiste dans le doute de son talent ? C’était probable ; mais, chose étrange, sous l’impression nouvelle et inconnue qu’elle ressentait en présence de Maurice, tout en lui parlant et en s’animant de sa parole, sans craindre les distractions que pouvait lui causer le jeune homme, dont le regard ardent suivait son pinceau, elle aborda cette tâche difficile devant laquelle Léonard, le grand et le doux Léonard, recula trois ans lui-même.
– Je ne vous dirai pas ce que j’ai été, continua-t-elle ; seulement, je serais heureuse de savoir qu’il vous importe de connaître qui je suis. Je ne vous parlerai pas du passé, je n’y puis rien changer ; mais je vous dirai qu’il n’existe pas dans le monde une femme citée pour la rigidité de ses mœurs qui puisse désavouer ma vie actuelle, ma position une fois comprise et acceptée. Ah ! continua-t-elle, ce n’est point moi qui me suis faite ce que je suis, croyez-le bien.
Elle étouffa un soupir, et elle eut la force de détourner les yeux de la peinture pour les porter sur le jeune homme ; il écoutait comme on admire, silencieux et le cœur gonflé d’émotion.
– Et maintenant, poursuivit-elle, vous savez de moi, Maurice, tout ce que vous devez savoir, vous connaissez tout ce que vous pouvez connaître ; soyez assez généreux, je pourrais dire assez équitable, pour me prendre en pitié. Tâchez de comprendre le courage qu’il me faut pour supporter cette existence en apparence si frivole. Oui, je le sais bien, vous m’avez rencontrée au milieu de jeunes fous, vos amis. Mais c’est un des effets les plus inévitables de ce passé, que je maudis, de ne pouvoir m’affranchir du joug des conséquences : quand une fois on s’est écarté des chemins battus, une autre dirait par les préjugés du monde, moi, je dirai par les lois sociales, la plus naturelle des actions louables demande un effort, la plus simple des vertus demande une réaction. Pour vivre la moitié de ma vie selon mes goûts, je suis obligée de sacrifier l’autre. Vous m’avez rencontrée au milieu du bruit et de la joie. J’aurais mieux aimé, ce soir-là surtout, la solitude et le silence ; car, ce soir-là, j’étais triste à mourir. Cependant, cette fois, je n’ai pas à me plaindre d’avoir cédé aux instances qui m’ont été faites, puisque je vous ai rencontré, puisque aujourd’hui je vous vois, je vous sens là près de moi. Oh ! je n’ai pas tardé à m’apercevoir que vous ne partagiez pas la joie de vos amis, et, moi, j’étais contente de votre tristesse ; car il me semblait que, dans votre tristesse, il y avait un peu de jalousie. J’aurais voulu pouvoir vous dire : « Ne craignez rien, Maurice, pas un de ces hommes n’a été mon amant ; » car, je vous le répète j’étais entraînée vers vous par une sorte de pressentiment ; si vos regards se fixaient sur moi, je me sentais tressaillir ; si vous parliez, j’aspirais vos paroles ; enfin j’éprouvais le vague besoin d’aimer, je cherchais un refuge dans ma conscience, je rêvais l’abnégation complète de mon orgueil. Que voulez-vous ! il n’y a de repos pour moi que dans le dévouement, il n’y a de bonheur que dans l’amour ; aimer, c’est racheter mes fautes. Me comprenez-vous ?… Ô Maurice, Maurice, dites que vous me comprenez.
Un regard voilé de larmes accompagna cette question.
– Oui, oui, répondit Maurice encore plus par un léger mouvement de tête qu’avec la parole, comme s’il eût craint, en prononçant un seul mot, de troubler la mélodie de la voix de Fernande, comme s’il n’eût pas voulu se distraire de ce regard triste, où se reflétait comme dans une glace le sens de tout ce qu’il venait d’entendre.
– Merci, reprit Fernande, merci ! j’aurais été malheureuse de vous trouver insensible au côté douloureux de mon existence. Je vous disais donc, Maurice, que ma vie était régulière, et c’est la vérité ; tout ce que j’en puis arracher au bruit et à la joie, je le consacre à l’étude, au travail, à la réflexion. Il en résulte que, dans le tourbillon où je suis parfois entraînée, je conserve toujours le calme de ma raison ; les passions seules pourraient troubler mon âme, jeter leur agitation dans mon repos, me faire sortir du cercle où je me suis emprisonnée ; mais, jusqu’au moment où je vous ai vu, je m’étais dit que je n’aimerais jamais, et je le croyais sincèrement, Maurice ; car, ici, dans ma maison, je suis sous la sauvegarde de mes habitudes. Chaque place est destinée à un travail quelconque ; si je n’ai pas fait plus de folies que je n’en ai fait, c’est au travail que je le dois. Le travail, c’est l’ange gardien qui veille sur moi, j’en suis convaincue. La peinture, la musique, une lecture sérieuse, et la journée se passe, et l’ennui n’arrive pas jusqu’à mon âme ; de temps en temps, quelques amis à qui j’ose dire que je souffre, et qui ne rient pas de ma douleur, viennent causer avec moi. C’est quelque chose de si doux qu’une causerie où les sentiments produisent leur impression, où la pensée, sans y prétendre, s’élève à ce point que l’esprit n’ose la suivre, où, vagabonde, puissante et ailée, elle rapproche toutes les distances, réunit tous les contrastes, et, sur ce mot d’enfant : « Si j’étais roi ! » bâtit des palais à loger une fée ; poétiques rêveries qui soutiennent l’âme au milieu de nos inexorables réalités !
Si Maurice, libre d’esprit et de cœur, eût pu réfléchir sur le sens sérieux et profond de ce langage, un étrange étonnement se fût certes emparé de lui en songeant que c’était une courtisane qui parlait ainsi ; mais, dans le vague d’une passion naissante, il n’était déjà plus maître de rien apprécier ni de rien repousser de celle qui l’inspirait ; le charme était si puissant, le prestige si complet, qu’absorbé tout entier par le présent, il n’avait plus de souvenirs, et ne formait pas d’espérances, comme si la vie se fût résumée, passé et avenir, dans le regard, dans le geste de Fernande.
Elle avait interrompu son travail, et, souriant avec une naïveté d’enfant :
– M’avez-vous comprise ? demanda-t-elle.
– Oh ! oui, répondit Maurice, et il me semble que tout ce que vous me dites n’est que l’écho de mes propres pensées. Fernande, vous m’aimez, dites-vous ? Eh bien, moi aussi, je vous aime, et de toutes les forces de mon âme.
– Mon Dieu ! s’il était vrai, s’écria Fernande en joignant les mains, s’il était vrai, que je serais heureuse ! car, d’aujourd’hui seulement, je commence à comprendre qu’il doit être affreux d’aimer seule, de vivre seule, de passer seule son temps à vouloir, à prévoir. Eh bien, si vous ne m’aimiez pas, Maurice, je serais désormais seule dans la vie. Mais tout alors serait bientôt dit ; car, en vous voyant ici chez moi, près de moi, en écoutant les paroles que vous venez de me dire, j’ai reçu dans mon âme une espérance si douce, que je mourrais de la perdre.
– Eh ! dépend-il de moi maintenant de vous aimer ou de ne pas vous aimer ? s’écria Maurice ; ne suis-je pas entraîné vers vous par un sentiment irrésistible, et, quand je le voudrais, pourrais-je donc me séparer de vous ?
– Ce que vous dites là, Maurice, n’est pas ce que vous diriez à une autre femme ? s’écria Fernande. Ce que vous me dites là est vrai ?
– Oh ! sur ma foi et sur mon honneur, répondit Maurice la main sur sa poitrine.
Fernande se leva.
– Ce moment me fait oublier bien des chagrins, dit-elle ; Maurice, vous êtes mon sauveur.
Et, reportant son regard sur la peinture :
– Voyez, dit-elle, comme mes sens étaient d’accord avec ma pensée ; il y a un mois que j’hésite à faire la tête du Sauveur, et en dix minutes cette tête a été achevée.
Maurice jeta les yeux sur le tableau, et vit avec étonnement que la tête triste et mélancolique de Jésus était son propre portrait.
– Vous vous reconnaissez, n’est-ce pas ? dit Fernande. Eh bien, comprenez-vous à la fois ma pensée et mon espérance ? Dieu pardonne à la femme coupable par votre bouche et par vos yeux. Démentirez-vous sa divine parole ? Et moi, si je devais manquer jamais à la sainte promesse que je fais de ne pas vous trahir, ne me suffirait-il pas, pour raffermir mon âme, de prier devant cette peinture, qui parle de la miséricorde céleste ?
Elle posa sa palette et son pinceau sur une chaise.
– Je ne toucherai plus à cette toile, dit-elle, j’y gâterais quelque chose. Ce qui se fait sous l’inspiration du sentiment a toujours un caractère de grandeur et de vérité. Quittons cet atelier, Maurice, et venez au salon ; je veux me montrer à vous tout entière, je veux que vous m’aimiez.
Elle tendit la main à Maurice, qui lui offrit son bras, et, appuyée sur le jeune homme, le regardant avec un sourire doux et mélancolique, accordant, pour ainsi dire, son pas avec son pas, elle alla s’asseoir à son piano.
– Je vous l’ai dit, Maurice, continua la sirène, ici chaque place est marquée pour une étude ; quand la peinture m’a fatiguée, la musique me distrait. Aimes-tu la musique, Maurice ?
– Oh ! tu me le demandes, Fernande !
– Tant mieux ! moi, je l’adore. C’est l’expression vive et momentanée des impressions de l’âme. Je suis seule, je souffre ou je suis gaie, ma douleur ou ma joie sont trop intimes pour les confier à une amie qui en rirait, je me mets à mon piano, et mes doigts lui disent les secrets les plus profonds de mon cœur. Là, jamais d’émotion incomprise. Écho fidèle et harmonieux, il répète ma pensée dans tous ses détails et dans toute son étendue. Au bout d’un quart d’heure que je suis à mon piano, je me sens soulagée. Mon piano, Maurice, c’est mon meilleur ami.
Et alors, après avoir laissé courir ses doigts sur les touches, comme pour dégager la fleur du chant des nuages de la pensée, elle fit entendre l’air de Roméo, Ombra adorata, et le récitatif qui le précède, avec une accentuation si vraie et si entraînantes que Duprez et la Malibran en eussent été jaloux.
Maurice écoutait dans un pieux ravissement ; toutes les fibres de son âme, éveillées par cette voix pure et sonore, résonnaient sous les doigts de Fernande. Aussi, lorsqu’elle eut fini, ne songea-t-il point à faire un éloge banal.
– Fernande, dit Maurice laissez-moi baiser votre voix.
Et, tandis que la jeune femme, renversée au dossier de sa chaise, faisait entendre un des plus doux sons de l’air qu’elle venait de chanter, Maurice rapprocha son visage du sien, et aspira le souffle harmonieux qui s’échappait de ses lèvres.
– Que vous êtes belle ainsi ! dit Maurice, et comme toutes les impressions de votre âme se reflètent sur votre visage !
– Et comment ne serait-on pas impressionné par cette musique ! s’écria Fernande. Dites, ne la sent-on pas vibrer jusqu’au plus profond du cœur ?
– Oui ; mais voici la première fois que je l’entends chanter ainsi. Où avez-vous donc passé votre jeunesse, Fernande, et qui vous a fait cette admirable éducation que je n’ai trouvée jusqu’à présent dans aucune femme du monde ?
Un nuage de tristesse passa sur le visage de la jeune femme.
– Le malheur et l’isolement, dit-elle, voilà mes deux grands maîtres ; mais je vous ai prié, Maurice, de ne jamais me parler du passé. N’attristons pas cette journée, c’est ma journée la plus heureuse, et je veux la garder dans ma vie pure de tout nuage. Et maintenant, Maurice, suivez-moi, continua Fernande avec une expression d’amour infini, j’ai encore quelque chose à vous faire voir.
– Une nouvelle surprise ? dit Maurice.
– Oui, répondit la jeune femme en souriant.
Et, s’élançant toute rougissante d’une pudeur de jeune fille, elle alla dans l’angle du salon pousser un ressort invisible, et une porte s’ouvrit.
Cette porte donnait dans un charmant boudoir tout tendu de mousseline blanche ; des rideaux blancs retombaient devant la croisée, des rideaux blancs enveloppaient le lit ; cette chambre avait un aspect de calme virginal qui reposait doucement l’œil et la pensée.
– Oh ! demanda Maurice en dévorant Fernande de ses beaux yeux noirs ; oh ! Fernande, où me conduisez-vous ?
– Où jamais homme n’est entré, Maurice ; car j’ai fait faire ce boudoir pour celui-là seul que j’aimerais. Entre, Maurice.
Maurice franchit le seuil de la blanche cellule, et la porte se referma derrière eux.
Avant l’intimité qui venait de se former entre Fernande et Maurice, ils avaient tous deux ignoré cette vie du cœur qui seule donne aux passions leur force et leur durée ; mais, à la première révélation de cette existence ignorée jusqu’alors, Maurice avait vu fuir toutes les illusions de sa vie conjugale. Clotilde était jolie, Clotilde était même belle, plus belle que Fernande peut-être, mais de cette beauté froide qui ne s’anime jamais ni du rayon de l’enthousiasme, ni des larmes de la pitié. Le bonheur de Maurice avec Clotilde était un bonheur calme, uniforme, négatif ; c’était l’absence de la douleur plutôt que la présence de la joie. Le sourire de Clotilde était charmant, mais c’était toujours le même sourire ; c’était son sourire du matin, c’était son sourire du soir, c’était le sourire dont elle accompagnait le départ de Maurice et dont elle saluait son retour. Clotilde enfin semblait une de ces belles fleurs artificielles comme on en voit dans les ateliers de Batton et de Nattier, toujours fraîches, jolies, mais ayant dans leur fraîcheur éternelle et dans leur beauté sans fin quelque chose d’inanimé qui dénonce l’absence de la vie.
Maurice avait épousé Clotilde à seize ans, et s’était dit à lui-même : « C’est une enfant. » Clotilde avait pris trois années et était devenue femme sans qu’autre chose se développât en elle, que sa froide beauté. Il en résultait que Maurice avait toujours aimé Clotilde comme on aime une sœur.
Tout cet édifice d’heureuse tranquillité avait donc, aux yeux de Maurice, simulé le bonheur. Les convenances respectées à l’égard de sa jeune femme lui avaient valu ce que les gens du monde appellent la considération. Le repos et la vanité l’avaient maintenu dans cet état intermédiaire entre l’ennui et la félicité. Mais, du moment que Maurice avait retrouvé Fernande, c’est-à-dire la femme selon ses sympathies, le cœur selon son cœur, l’âme selon son âme, il ne s’était plus inquiété à quel étage de la société il l’avait rencontrée, il l’avait prise dans ses bras, l’avait enlevée jusqu’aux régions les plus hautes de son amour. Dès lors les émotions, les mystères, les transports d’une existence nouvelle, avaient répondu aux besoins endormis de son organisation, aux lois secrètes de sa poétique et ardente nature. Tout avait disparu, disparu dans le passé ; car le passé était vide d’émotions, et quiconque a traversé la mer, oublie tous les jours de calme pour le souvenir d’un seul jour de tempête. Il n’y avait donc plus pour lui de félicité que dans les regards de Fernande ; à ses yeux, le luxe ne conservait de prix que par le goût exquis dont elle parait toute chose ; les arts ne répondaient à sa pensée que par le sentiment qu’elle y attachait ; enfin, sa vie même, si pleine à cette heure, lui devenait insupportable à l’instant même, quand ce n’était pas à Fernande qu’il la consacrait.
Pour Fernande aussi venait de s’ouvrir une existence plus conforme à ses désirs et à ses volontés. La sainteté d’un amour vrai semblait en quelque sorte la purifier, effacer le passé, rendre à son âme sa candeur native. Fernande chassait tous les souvenirs anciens pour ne pas souiller un avenir dont les promesses la berçaient mollement. On eût dit que, par un effort de volonté, elle retournait à son enfance pour disposer cette fois les événements de sa nouvelle vie d’après les exigences de sa raison ; et cette force de vouloir, par laquelle tout prenait un autre aspect, donnait à la fois à sa beauté un charme plus puissant et à son esprit une allure plus vive. Le bonheur de son âme rayonnait autour d’elle, comme la lueur d’un ardent foyer.
Un tel accord de sympathie venait accroître rapidement une passion dont l’un et l’autre ressentaient pour la première fois l’impression profonde. Chaque jour ajoutait quelque chose au charme du tête-à-tête, au bonheur de l’intimité. Plus ils s’appréciaient l’un l’autre, plus ils se sentaient étroitement unis. Tous deux à cet âge heureux de la vie où le temps qui passe ajoute encore aux grâces du corps, ils voyaient dans leur tendresse mystérieuse tant d’heureuses chances de bonheur, que la source de ce bonheur semblait ne pouvoir se tarir. Avec Fernande, l’âme presque toujours dominait les sens et excluait ce culte de soi-même qui use vite le sentiment et qui fait de certaines liaisons un lien si fragile. L’amour, ce feu qui ne brille qu’aux dépens de sa durée, était si chastement couvert sous les ressources du cœur et de l’esprit, qu’il semblait chez ces deux beaux jeunes gens devoir suffire à la durée de toute leur existence. Le temps s’écoulait rapidement, et cependant la jeune femme élégante ne se montrait plus ni dans les promenades ni dans les spectacles. Les plus belles journées d’hiver, ces journées que l’on met si âprement à profit, s’écoulaient sans qu’on aperçût la voiture de Fernande ni aux Champs-Élysées ni au Bois. Les spectacles les plus attrayants de l’Opéra et des Bouffes se passaient sans que les regards retrouvassent la loge où Fernande trônait au milieu de sa cour. Elle avait fait de ses heures un emploi si régulier et si complet, qu’il ne lui restait pas un instant à donner aux indifférents de tous les jours et aux flatteurs d’autrefois. Depuis que Maurice était entré dans son appartement, nul n’était plus admis chez elle, aucun n’avait part à sa confiance ; nul regard indiscret ne pouvait percer le secret de sa conduite, et, dans son ivresse, elle laissait la foule s’étonner et murmurer.
– Mon Dieu, que je suis heureuse ! disait-elle souvent en laissant tomber sa tête gracieuse sur l’épaule de Maurice et en parlant les yeux à demi fermés, la bouche à moitié entr’ouverte. Le ciel a pris mes maux en pitié, cher ami ; car il m’a envoyé cet ange, qui est venu trop tard pour être le gardien de mon passé, mais qui sera le sauveur de mon avenir. Je vous dois mon repos aujourd’hui et pour toujours, Maurice ; car, avec le bonheur, il n’y a que des vertus. Ah ! croyez-le bien, le juge d’en haut sera sévère pour ceux qui n’ont pas su employer les richesses qu’il avait déposées au fond de leur âme, et qui, pouvant se procurer le bonheur dont nous jouissons, l’ont laissé passer sans en vouloir. Le bonheur, vois-tu, Maurice, c’est une pierre de touche sur laquelle tous nos sentiments sont éprouvés, les bonnes et les mauvaises qualités n’y laissent pas la même marque. Le bonheur qui me vient de toi, Maurice, m’élève à ce point, que je suis fière d’exister maintenant, moi qui parfois ai eu honte de la vie. En effet, le monde pour moi se réduit maintenant à nous deux ; l’univers pour moi se concentre dans cette petite chambre, paradis que tu as animé, Éden où nul n’est entré avant toi, et où nul n’entrera après toi, car l’ange de notre amour veille au seuil. J’espère en toi comme en Dieu ; je crois en ton amour comme en la vie qui m’anime. Je ne dirai pas que je pense à toi à des moments donnés ; non, ton amour est en moi. Je ne pense pas au sang qui fait battre mon cœur, et cependant c’est ce sang qui me fait vivre. Je suis si certaine que tu m’aimes, Maurice, que jamais un doute n’est venu troubler ma sécurité à cet égard. Il me semble que j’assiste par la puissance de mon imagination à toutes les actions de votre vie. Je pénètre avec vous dans l’intérieur de votre famille, je vois votre mère, je l’aime pour vous avoir donné la vie, je la respecte à cause de son nom, je m’incline devant elle pour recevoir une part des bénédictions qu’elle vous donne ; que vous êtes heureux, Maurice ! Et, voyez comme je suis folle, il me semble que je suis de moitié dans les soins que vous lui rendez, dans l’amour que vous avez pour elle. Je me cache, en pensée, dans un coin de votre salon, comme une pauvre enfant mise en pénitence, qui peut tout voir, tout entendre, mais à laquelle il est défendu de parler. Oh ! non-seulement, Maurice, je ne vis que pour vous, mais encore je ne vis que par vous, je le sens.
De son côté, Maurice ne comprenait la vie que par le temps qu’il consacrait à Fernande. Aussi, placé entre Clotilde qu’il cachait à Fernande, et Fernande qu’il cachait au monde, il était heureux et malheureux à la fois : malheureux de feindre auprès de Clotilde une tendresse qu’il ne pouvait avoir, auprès de Fernande une liberté qu’il n’avait pas, et dans le monde une tranquillité qu’il n’avait plus.
En effet, quoique la confiance fût sans bornes entre les deux amants, ils avaient cependant apporté quelques restrictions dans leurs confidences mutuelles, restrictions indispensables à leur bonheur. À leur avis, ce n’était pas tromper, c’était aimer avec discernement, voilà tout. Entre l’illusion et la vérité, il se fait toujours une capitulation de conscience, une de ces transactions tacites et obligées qui seules rendent possibles les relations secrètes. Ainsi Fernande, avec la franchise qui lui était permise, n’avait point consenti à parler à Maurice de sa vie passée, parce que, dans cette vie, il y avait des actes dont elle avait à rougir. Ainsi Maurice avait, avec les plus grandes précautions, caché à Fernande qu’il fût marié, autant par respect pour Clotilde que par amour pour Fernande. Il en résultait que, forcé de tromper à la fois sa femme et sa maîtresse, il usait sa vie à cacher à l’une son amour, et à l’autre les devoirs qui lui étaient imposés. Fernande se donnait tout entière, tandis que Maurice ne se laissait prendre qu’à moitié. Et cependant Maurice n’aurait pas donné ce bonheur troublé pour quelque bonheur que ce fût. Depuis trois mois seulement, il se sentait vivre d’une vie complète dans ses bonheurs infinis et dans ses douleurs profondes.
Mais rien n’est durable sur la terre ; l’orage naquit des précautions mêmes que les deux amants avaient prises pour l’éviter. Fernande n’était pas une de ces femmes qui disparaissent du monde sans qu’on s’en aperçoive. Elle avait le droit de s’isoler avec un repentir et non pas avec un amour. Ses anciens adorateurs réclamèrent comme une propriété leur soleil éclipsé. Repentante, ils eussent pu la plaindre ; heureuse, ils jalousèrent celui dont elle tenait son bonheur. Elle fut entourée, espionnée, guettée. Quand la volonté s’unit à l’intérêt, on parvient à tout savoir. Il n’y a pas de mystère si impénétrable que l’envie n’y glisse son regard fauve, et, si habilement tissu que soit le voile, il s’y trouve toujours un trou d’épingle par lequel on ne peut voir, mais par lequel on est vu. On vit Maurice entrer chez Fernande ; on vit Maurice en sortir quatre heures après y être entré, quand personne n’était reçu. Il n’y eut plus de doute alors que Maurice ne fût l’amant préféré, l’amant exigeant, l’amant jaloux. On ne croyait pas de la part de Fernande à une retraite volontaire, on ne voulut pas tolérer ce qui était une infraction à toutes les lois de la galanterie, et, un matin, Fernande reçut, d’une petite écriture déguisée, un de ces billets contre lesquels il n’y a pas de vengeance légale possible, quoiqu’ils tuent aussi sûrement que le fer et le poison.
C’était une lettre anonyme conçue en ces termes :
« Une noble famille est plongée dans le désespoir depuis que le baron Maurice de Barthèle vous aime. Soyez aussi bonne que vous êtes belle, madame : rendez non-seulement un fils à sa mère, mais encore un mari à sa femme. »
Fernande venait de se lever après une nuit heureuse et pleine de rêves dorés, comme elle en faisait depuis qu’elle connaissait Maurice. Elle qui aimait le jeune baron sans arrière-pensée, n’avait pas même eu l’ombre de ces remords qui, de temps en temps, mordaient Maurice au cœur. Non, en elle, la félicité était complète, immense, infinie ; le coup fut donc terrible, la nouvelle fut donc foudroyante. Elle relut une seconde fois la lettre, qu’elle n’avait pas comprise à la première vue. Elle la relut en pâlissant à chaque ligne ; puis, quand elle eu fini de lire, elle tomba évanouie.
Cependant son premier mouvement fut le doute : était-il bien possible que Maurice lui eût caché un pareil secret ? était-il possible que, chaque fois que Maurice la quittait, elle, sa maîtresse, elle qu’il disait aimer de toutes les puissances de son âme, était-il possible que ce fût pour rentrer chez sa femme ?
Maurice était donc un homme comme tous les autres hommes ? Maurice pouvait donc avoir deux amours dans le cœur ? Maurice pouvait donc dire avec les lèvres : « Je t’aime, » et ne pas aimer ? C’était impossible. Fernande rêva mille moyens de se convaincre. Avec son organisation ardente et décidée, ce qu’il y avait de pis pour elle, c’était le doute.
Parmi les femmes que voyait Fernande était une espèce de femme de lettres, Scudéry au petit pied, bas bleu déteint. Cette femme, grâce à la position de son amant, haut et puissant personnage, voyait tout Paris. Déconsidérée aux yeux du monde, qui subissait l’influence sociale du marquis de ***, elle était cependant vis-à-vis de Fernande dans une situation supérieure ; car le titre de femme mariée est un épais manteau qui voile bien des hontes, qui cache bien des rougeurs. Madame d’Aulnay (c’était le nom de cette femme), qui de temps en temps mettait au jour un roman bien moral, une comédie bien fade, avait donc un mari. Il est vrai que ce mari, presque réduit à l’état de mythe, était presque toujours invisible, et, lorsqu’il n’était pas invisible, demeurait au moins silencieux. Fernande songea à écrire à cette femme.
Elle prit une plume, du papier, et traça à la hâte les deux ou trois lignes suivantes :
« Chère madame,
» On me demande l’adresse de madame Maurice de Barthèle ; je l’ignore. Mais, vous qui savez toutes choses, vous devez la savoir. Je vous parle non pas de la douairière, mais de la femme du baron.
» Le peintre qui me demande cette adresse, et qui est chargé de faire son portrait, je crois, désire savoir d’avance si elle est jeune et jolie.
» Vous savez que je suis toujours votre bien dévouée et bien reconnaissante, »
» Fernande »
Puis elle sonna, et envoya son valet de chambre chez madame d’Aulnay. Dix minutes après, il revint avec un petit billet effroyablement musqué et cacheté d’une devise latine.
Fernande prit en tremblant la réponse de madame d’Aulnay. Cette réponse était sa mort ou sa vie. Quelque temps, elle la tourna et la retourna dans sa main sans oser l’ouvrir. Enfin, elle brisa le cachet, et, comme à travers un nuage, elle lut :
« Chère belle,
» Madame la baronne Maurice de Barthèle demeure dans l’hôtel de sa belle-mère, rue de Varennes, n° 24.
» Quoique entre femmes, vous le savez, on n’avoue pas facilement ces choses, je vous dirai, entre nous, qu’elle est charmante. Aussi n’est-il question dans le monde que de la passion miraculeuse qu’elle a inspirée à son mari, le beau Maurice de Barthèle, que vous avez dû rencontrer de çà ou de là autrefois, mais qui, depuis son mariage, va à peine dans le monde.
» À propos de cela, que devenez-vous vous-même, chère petite ? Il y a des siècles qu’on ne vous a vue.
» Cependant vous savez combien l’on vous aime rue de Provence, n° 11
» ARMANDINE D’AULNAY. »
Cette lettre ne laissait plus aucun doute à Fernande ; Maurice était bien marié, sa femme était jeune et jolie, et son amour pour sa femme était proverbial dans le monde.
Il était onze heures : à midi, Maurice allait venir selon sa coutume : Maurice ! c’est-à-dire le mari d’une autre femme.
D’abord, Fernande éclata en sanglots ; mais, à mesure que l’aiguille marchait sur le cadran, ses larmes se séchèrent au feu de la colère ; il lui sembla que les dernières étaient de feu et qu’elles brûlaient sa paupière.
À chaque voiture qui passait dans la rue, elle croyait entendre la voiture de Maurice. On eût dit que les roues lui passaient sur le cœur, et cependant, à chaque nouveau bruit, elle souriait en murmurant tout bas :
– Nous verrons ce qu’il va dire ; nous verrons ce qu’il va répondre.
Enfin, comme midi sonnait, une voiture s’arrêta à la porte. Bientôt Fernande entendit le bruit de la sonnette, et elle reconnut la manière de sonner de Maurice. Un instant après, malgré les tapis qui couvraient le plancher, elle entendit des pas qui s’approchaient, et elle reconnut le pas de Maurice. La porte s’ouvrit, et Maurice entra le front calme et joyeux, comme d’habitude, heureux de revoir Fernande, qu’il avait quittée la veille au soir, et qu’il lui semblait, chaque matin, n’avoir pas vue depuis des siècles.
Fernande était dans son salon, assise, le regard fixe et morne, pâle, immobile, tenant une lettre froissée dans chacune de ses mains. Comme elle se trouvait dans une demi-obscurité, Maurice ne vit point l’expression terrible de son visage, vint droit à elle, et, comme d’habitude, approcha ses lèvres de son front pour y déposer un baiser. Une rougeur soudaine remplaça tout à coup la pâleur mortelle qui couvrait le visage de Fernande ; elle se leva et fit un pas en arrière.
– Monsieur, dit-elle d’une voix sourde et tremblante, monsieur, vous avez menti comme un valet ! Maurice demeura immobile et muet un instant, comme si la foudre l’eût frappé ; mais bientôt, épouvanté du bouleversement des traits de Fernande, il fit un pas vers elle, ouvrant en même temps la bouche pour lui demander ce qu’elle avait.
– Monsieur, continua Fernande, vous êtes un lâche ! Vous trompez deux femmes à la fois, moi et madame de Barthèle ; vous êtes marié, je le sais.
Maurice jeta un cri : il sentait le bonheur se détacher violemment de son cœur et fuir à tout jamais loin de lui. Plus tremblant et plus désespéré que celle dont le désespoir se révélait par l’attitude et par la parole, il courba la tête et tomba sur une chaise, brisé, anéanti, foudroyé.
– Monsieur, continua Fernande, l’honneur et le devoir vous appellent chez vous, l’honneur et le devoir me défendent de vous recevoir davantage. Sortez, monsieur, sortez ! Grâce au ciel, je suis ici chez moi. Chez moi ! comprenez bien, monsieur, tout ce que ce mot renferme de considérations.
Et, trop torturée par ses propres impressions pour bien apprécier, pour bien comprendre l’abattement de Maurice, se méprenant sur un état qui pouvait à la rigueur ressembler à l’indifférence, le voyant immobile, elle le crut calme ; aussi ajouta-t-elle avec le ton du mépris :
– Monsieur, après avoir spéculé sur la crédulité d’une pauvre femme, il se peut que vous ayez l’intention de résister à sa volonté, d’abuser de votre force, de rester chez elle malgré ses ordres. S’il en est ainsi, c’est à moi de quitter la place.
Et Fernande, passant dans sa chambre à coucher, jeta à la hâte un châle sur ses épaules, mit sur sa tête le premier chapeau qu’elle trouva ; et, s’échappant par son cabinet de toilette, elle recommanda à son laquais, qui se trouvait dans l’antichambre, de prévenir M. de Barthèle qu’elle ne rentrerait pas de la journée.
Sortant à pied, au hasard, sans but, cachant sous un voile sa pâleur, et, par la rapidité de sa marche, dissimulant l’agitation dont elle était saisie, Fernande se trouva bientôt rue de Provence, en face de la maison de madame d’Aulnay.
Elle ne savait où aller. Elle entra.
– Eh ! c’est vous, cher ange ! s’écria la femme de lettres en grimaçant un sourire ; à la bonne heure, et je vois que vous êtes sensible aux reproches. Étiez-vous donc cloîtrée, qu’on ne vous a pas vue de tout cet hiver ? Mais qu’avez-vous donc ? Vous êtes pâle comme un linge, vous avez les yeux rouges et gonflés. Que s’est-il donc passé, mon Dieu ? Voyons !
Et, tout en parlant, elle entraînait la jeune femme dans une espèce d’oratoire qui se trouvait derrière la chambre à coucher.
– J’ai… oh ! j’ai, s’écria Fernande, que je suis la plus malheureuse de toutes les femmes.
Et ses larmes, longtemps comprimées, jaillirent à flots de ses paupières.
– Vous, malheureuse ! avec vos vingt ans, votre charmant visage, que vous défigurez comme une enfant que vous êtes ?
Allons donc, impossible ! et je suis sûre que, si vous me racontiez la cause de cette grande douleur…
– Oh ! ne me demandez rien, je ne vous dirai rien… Je suis malheureuse, voilà tout.
– Allons, allons, je devine : quelque grande passion. Mais êtes-vous folle d’aimer ainsi, chère belle ! Aimer à votre âge, pauvre ange ! mais sachez donc que, quand on est belle comme vous, on ne doit pas aimer. Aimer ! voilà de ces folies qui sont bonnes tout au plus pour les femmes laides ; mais les passions altèrent nos facultés morales, flétrissent nos avantages physiques. Oh ! je veux faire un roman ou une comédie sur le danger d’aimer ; et prenez-y garde, je l’appellerai Fernande. Croyez-moi, ma belle enfant, il n’y a pas de cosmétique qui vaille l’indifférence ; c’est la véritable eau de Ninon. Je ne connais pas de fard qui vaille la joie. Laissez-vous aimer tant qu’on voudra ; mais vous, de votre côté, gardez-vous du sentiment : le sentiment tue.
– Oui, oui, vous avez raison, dit Fernande, qui avait entendu, mais sans bien comprendre.
– Si j’ai raison ! je le crois bien. Allons, essuyons les perles qui ruissellent sur ces feuilles de roses, continua la femme de lettres en approchant des yeux de Fernande le mouchoir qu’elle avait laissé tomber sur ses genoux, et qui de ses genoux avait glissé à terre. Ce sont les larmes qui font les rides, à ce qu’assurent les vieilles femmes. Consolez-vous ; vous savez le proverbe : « Un amant perdu, dix de retrouvés. » Pour vous, Dieu merci ! tout est facile à cet égard. Vous passerez la journée avec moi ; je vous distrairai. Le voulez-vous ?
– Oui.
– Nous irons faire une promenade au Bois ; le temps est superbe, et ces premiers jours de printemps sont délicieux quand ils ne sont pas aigres. Vous n’êtes pas en toilette, dites-vous ? Mais que vous importe, à vous ! vous êtes toujours en beauté. La toilette, c’est bon pour nous autres, vieilles femmes. À vingt ans, c’est un plaisir ; à trente-cinq ans, c’est une affaire.
En se donnant trente-cinq ans, madame d’Aulnay mentait de dix.
L’espèce de fièvre d’indignation qui soutenait le courage de Fernande ne laissait arriver à sa pensée qu’un bourdonnement confus ; d’ailleurs, le besoin d’impressions nouvelles nécessitait l’agitation physique et la variété des objets extérieurs. Elle accepta une proposition qui lui promettait du mouvement, l’aspect et l’air de la campagne. Mais il fallait attendre que l’heure de cette promenade fût venue. Madame d’Aulnay recevait beaucoup de monde ; d’un moment à l’autre, un étranger, un inconnu, pouvait venir, et chaque minute était un siècle pour l’impatience de la jeune femme désespérée.
En effet, on annonça le comte de Montgiroux.
Sans connaître en aucune façon les rapports qui existaient entre le comte de Montgiroux et Maurice, Fernande se leva ; mais madame d’Aulnay la retint.
– Restez donc, lui dit-elle, mon cher ange ; M. de Montgiroux est un homme charmant.
En même temps, comme madame d’Aulnay avait fait signe qu’elle était visible, le pair de France entra.
Le comte de Montgiroux connaissait Fernande de vue : il savait son esprit, il appréciait son élégance. Il s’approcha donc de la jeune femme avec cette charmante politesse des hommes du dernier siècle, que nous avons remplacée, nous autres, par la poignée de main anglaise, comme nous avons remplacé le parfum de l’ambre par l’odeur du cigare.
Madame d’Aulnay s’aperçut de l’impression que Fernande avait produite sur le comte, et, comme le pair de France était un de ceux que la femme de lettres tenait à compter parmi ses fidèles, et qu’elle avait généralement pour lui toutes sortes de prévenances :
– Soyez le bienvenu, mon cher comte, dit-elle. Êtes-vous homme à vous contenter aujourd’hui d’un mauvais dîner ?
Le comte fit un signe affirmatif, en regardant à la fois madame d’Aulnay et Fernande, et en les saluant tour à tour.
– Oui ? reprit madame d’Aulnay. Eh bien, c’est dit, vous viendrez rompre notre tête-à-tête, car nous comptions passer la journée en tête-à-tête ; j’ai déjà signifié à M. d’Aulnay qu’il eût à aller dîner avec des académiciens. Vous savez que je suis en train d’en faire un immortel, de ce pauvre M. d’Aulnay ?
– Mais ce sera une chose facile, ce me semble, madame, reprit galamment le pair de France, surtout si vous êtes mariés sous le régime de la communauté.
– Oh ! je sais que vous êtes un homme charmant, c’est dit, c’est entendu ; mais revenons à notre dîner ; nous pouvons compter sur vous, n’est-ce pas ?
– Oui, je suis rassuré sur le dérangement que je cause ; et j’avoue même que l’offre que vous me faites sera pour moi un grand bonheur.
– Eh bien, rassurez-vous ; sans doute nous avons à causer ; mais nous allons au Bois ensemble, et, pendant une excursion de deux heures, deux femmes se disent bien des choses.
Nous aurons donc deux heures pour causer à notre aise, et à six heures et demie vous nous retrouverez libres de toutes nos confidences. Cela vous va t-il ?
– Oui, à la condition que vous me laisserez donner à vos gens mes ordres pour le dîner.
– N’êtes-vous pas ici comme chez vous ? Faites, mon cher comte, faites.
Le comte se leva et salua les deux femmes, qui, dix minutes après, reçurent chacune un magnifique bouquet de chez madame Barjon.
La proposition de madame d’Aulnay au comte de Montgiroux avait d’abord effrayé Fernande ; puis elle s’était demandé ce que lui faisait madame d’Aulnay, ce que lui faisait le comte, ce que lui faisait le reste du monde. Au milieu de la plus bruyante et de la plus nombreuse société, ne sentait-elle point qu’elle resterait seule avec son cœur ? Elle s’était donc résignée, sûre qu’elle était d’un douloureux tête-à-tête avec sa pensée.
À peine le comte fut-il parti que madame d’Aulnay poursuivit le projet qui avait germé dans son esprit.
– Eh bien, dit-elle, chère petite, comment le trouvez-vous ?
– Qui cela ? demanda Fernande, comme sortant d’un rêve.
– Mais notre futur convive.
– Je ne l’ai pas remarqué, madame.
– Comment s’écria madame d’Aulnay, vous ne l’avez pas remarqué ? Mais c’est un homme charmant, vous pouvez m’en croire sur parole ; d’abord, il a toutes les traditions du bon temps, et, pour nous autres femmes surtout, ce temps-là valait bien celui-ci. Puis personne au monde n’a plus de délicatesse. Je ne sais pas comment il s’y prend pour faire accepter ; mais, de sa main, la plus prude prend toujours. Ce n’est plus un enfant, soit ; mais au moins celui-là, quand on le tient, on ne craint plus de le perdre : ce n’est pas comme tous ces beaux jeunes gens, qui ont toujours mille excuses à présenter pour leur absence, et qui ne se donnent même pas la peine d’en chercher une pour leurs infidélités. Sans femme, sans héritier direct, pair de France, il est toujours à la veille d’entrer dans quelque combinaison ministérielle, pourvu qu’on penche vers les véritables intérêts de la monarchie… Eh bien, à quoi pensez-vous, mon bel ange ? Vous me laissez parler et vous ne m’écoutez pas.
– Si fait, je vous écoute, et avec grande attention ; que disiez-vous ? Pardon.
Madame d’Aulnay sourit.
– Je disais, continua-t-elle, que M. le comte de Montgiroux est un de ces hommes dont la race se perd tous les jours, chère petite, et cela malheureusement pour nous autres femmes. Je dis qu’il a une grandeur de manières dont nous verrons la fin avec sa génération ; je dis qu’il est un des rares grands seigneurs qui restent ; je dis que, si j’avais vingt ans, je ferais tout ce que je pourrais pour plaire à un pareil homme. Mais j’ai tort de vous dire cela, à vous qui plaisez sans le vouloir.
– Mais, ma chère madame d’Aulnay, il me semble que vous me comblez aujourd’hui, dit Fernande en essayant de sourire.
– Vous doutez toujours de vous-même, chère petite, et c’est un grand tort que vous avez vis-à-vis de vous, je vous jure. Eh bien, moi, je vous offre de parier une chose.
– Laquelle ?
– Double contre simple.
– Dites.
– C’est que nous rencontrerons M. de Montgiroux avant l’heure du dîner.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que vous avez produit une vive impression sur lui, parce qu’il est amoureux de vous, enfin.
Ces derniers mots percèrent le vague qui confondait toutes choses dans l’esprit de Fernande ; sous une sorte de tranquillité d’esprit et de maintien, elle cachait le trouble intérieur ; l’orage de la jalousie montait de son cœur à son cerveau : la résolution de ne plus revoir celui qui l’avait trompée, la nécessité d’une rupture, le désir de la vengeance même, bourdonnaient à ses oreilles, lui soufflant des projets confus, des décisions insensées. Au milieu de tout cela, une idée surgit tout à coup : Fernande, par la douleur même qu’elle éprouvait, sentait la faiblesse de son cœur. Si elle rencontrait Maurice, si Maurice, désespéré, suppliant, se jetait à ses genoux, elle pardonnerait, et, une fois qu’elle aurait pardonné, que serait-elle à ses propres yeux ?… Il fallait donc rendre tout retour impossible ; alors la femme qui avait aimé dans toute la pureté de son cœur se rappela qu’on avait fait d’elle une courtisane, une femme galante, une fille entretenue ; un changement brusque, bizarre, inattendu, se fit dans toute sa personne, un frisson courut par tout son corps, une sueur froide passa sur son front ; mais elle essuya son front avec le mouchoir dont elle avait essuyé ses larmes : elle mit sa main sur son cœur pour en comprimer les battements ; puis, comme si elle sortait d’un rêve épouvantable :
– Que me disiez-vous, madame ? répondit Fernande avec un sourire âcre et une voix stridente ; que me disiez-vous tout à l’heure ? Je n’ai pas entendu.
– Je vous disais, chère petite, reprit madame d’Aulnay, que vous avez exercé votre influence ordinaire, et que notre convive est parti amoureux de vous.
– Qui ? ce monsieur ? dit Fernande. Ah ! vous vous trompez, j’en suis sûre ; il n’a fait aucune attention à moi.
– Dites, mon bel ange, que vous n’avez fait aucune attention à lui, et alors vous serez dans le vrai. Ce monsieur, comme vous le dites, est un homme de goût, et je vous réponds, moi, qu’il vous a appréciée du premier coup d’œil. Songez donc que rien n’échappe à ma perspicacité, à ma connaissance du cœur humain.
– Et vous le nommez ?
– Mais je vous ai dit trois fois son nom, sans compter que Joseph l’a annoncé.
– Je n’ai rien entendu.
– Le comte de Montgiroux.
– Le comte de Montgiroux ? répéta Fernande.
– Vous le connaissez de nom, n’est-ce pas ?
– Très-bien.
– Vous savez alors que c’est un homme digne de toute considération ?
– Je sais tout ce que je voulais savoir, répondit Fernande d’un ton qui indiquait qu’il était inutile de s’appesantir davantage sur ce sujet.
– La voiture de madame est prête, dit le domestique en ouvrant la porte.
– Venez-vous, ma chère amie ? demanda madame d’Aulnay.
– Me voici, répondit Fernande.
Toutes deux montèrent en voiture. Sans doute le bruit et le mouvement opérèrent chez la femme de lettres la distraction habituelle ; mais Fernande resta muette, insensible. Ses yeux voyaient sans distinguer ; son âme entière se concentrait dans sa douleur. Elle était plongée au plus intime de ses réflexions, que sa compagne avait eu la discrétion de ne pas interrompre, quand tout à coup madame d’Aulnay lui posa la main sur le bras.
– Voyez-vous ! dit-elle.
– Quoi ? répondit Fernande en tressaillant.
– Je vous l’avais bien dit.
– Que m’aviez-vous dit ?
– Que nous le rencontrerions.
– Qui ?
– Le comte de Montgiroux.
– Où est-il ? demanda Fernande.
– C’est son coupé qui va croiser notre calèche.
En effet, un charmant coupé bleu foncé et argent venait au grand trot d’un charmant attelage. Tout était jeune, le cocher, les laquais, les chevaux, tout, hors la tête qui passa par la portière, et qui jeta aux deux dames un gracieux salut.
Fernande répondit à ce salut par un charmant sourire.
Le coupé, emporté par sa course, disparut en un instant.
– Eh bien, cette fois, dit madame d’Aulnay, l’avez-vous vu ?
– Oui.
– Eh bien, comment le trouvez-vous ?
– Mais, dit Fernande, je le trouve très-convenable, et il me semble avoir bon air.
– Allons, allons, dit madame d’Aulnay, j’avais peur que, cette fois encore, votre préoccupation ne vous eût aveuglée. Dans tous les cas, ce n’est pas la dernière fois que nous le rencontrerons, allez, soyez tranquille.
En effet, après un quart d’heure de promenade, et comme la voiture roulait dans une allée sablonneuse, les deux femmes virent de nouveau l’élégant coupé venir à leur rencontre. Seulement, celle fois, au lieu de passer rapidement, il ralentit sa marche.
Madame d’Aulnay échangea quelques paroles avec le comte de Montgiroux, qui, en plongeant ses regards dans le coupé, put voir que Fernande tenait à la main un des bouquets qu’il avait envoyés.
À cette vue, la figure du comte s’épanouit, et ce fut avec une voix triomphante qu’en quittant ces dames, il cria à son cocher :
– À l’hôtel.
– Il s’en va ravi, dit madame d’Aulnay.
– Et de quoi ? demanda Fernande.
– Il a vu que vous teniez son bouquet à la main.
– Vous croyez qu’il l’a remarqué ?
– Coquette ! vous l’avez bien vu aussi. Maintenant, il ne tient qu’à vous qu’il y ait sous peu une vacance à la pairie.
– Comment cela ?
– Tenez rigueur au comte, et j’engage ma parole qu’avant huit jours, il se brûle la cervelle.
– Vous êtes folle !
– Non pas. Vous êtes non-seulement aimée, mais adorée. Ne méprisez point cela, allez : c’est très-bon, d’être adorée.
– Hélas ! dit Fernande avec un profond soupir.
Puis, tout à coup, reprenant cette feinte gaieté que, depuis un instant, elle avait appelée à son secours :
– Mais je me rappelle, continua Fernande, nous dînons avec le comte, n’est ce pas ?
– Oui, et il est allé chez lui changer de toilette.
– C’est justement ce à quoi je pensais. Ne serait-il pas bon que vous me jetassiez chez moi pour que j’en fasse autant ?
– Allons donc ! votre négligé est charmant. N’allez point altérer ce beau désordre, cher ange… Vous auriez l’air d’avoir fait des frais pour lui. Si c’était un jeune homme de vingt-cinq ans, à la bonne heure ; mais il ne faut pas nous gâter nos vieux, il n’y a plus que ceux-là d’aimables.
– Comme vous voudrez, dit Fernande, qui tremblait au fond du cœur, en rentrant chez elle, d’y retrouver Maurice.
La promenade continua pendant une heure encore ; mais la conversation se termina-là, ou, si elle reprit quelque activité, M. de Montgiroux avait cessé d’en être l’objet.
En rentrant chez elle, madame d’Aulnay trouva la table dressée. Il était évident qu’ainsi qu’il avait demandé la permission de le faire, le comte avait passé par là.
À six heures juste, on annonça le comte de Montgiroux.
Il entra, et, saluant la maîtresse de la maison :
– Affirmez à madame, dit-il, que, pour venir à six heures, je ne suis pas tout à fait un provincial ; seulement, le désir de vous voir m’a poussé en avant, voilà tout.
Puis, avec une aisance parfaite, le comte s’assit, parla avec un charme extrême de toutes les choses dont on parle aux femmes : de la pièce nouvelle à l’Opéra, du prochain départ du Théâtre-Italien pour Londres, des projets de campagne ; demandant aux femmes ce qu’elles comptaient faire, n’ayant, lui, rien de bien arrêté, et déclarant que, si la Chambre lui en laissait la liberté, il était prêt à se mettre à la disposition du premier caprice venu.
Et, en prononçant ces mots, il regardait Fernande, comme pour lui dire : « Faites un signe, madame, et ce signe sera un ordre ; énoncez un désir, et ce désir sera accompli. »
Fernande répondit, comme le comte, qu’elle ne savait pas ce qu’elle ferait, mais, en tous cas, qu’ayant passé un hiver fort retiré, elle comptait, au retour de la belle saison, prendre sa revanche.
Madame d’Aulnay avait une comédie à mettre en scène ; occupation qui devait la retenir à Paris.
On se mit à table. M. de Montgiroux, placé entre les deux femmes, fut également galant pour toutes deux, sans que sa galanterie eût rien de ridicule. C’était même bien plutôt la douce bienveillance d’un vieillard, l’urbanité d’un homme distingué, que de la galanterie dans le sens qu’on attache à ce mot.
Fernande, dont le goût était si fin, dont le tact était si parfait, ne put s’empêcher de reconnaître en elle-même que M. de Montgiroux était digne de la réputation que madame d’Aulnay lui avait faite ; et, quoique son sourire fût profondément triste, deux ou trois fois elle se surprit à sourire.
On se leva de table, et l’on passa au salon pour prendre le café. Comme on reposait les tasses sur le plateau, on annonça à madame d’Aulnay que le directeur du théâtre auquel elle allait donner sa pièce avait à lui dire deux mots de la plus haute importance.
– Mon cher comte, vous le savez, dit madame d’Aulnay, les directeurs de théâtre sont, avec l’empereur de Russie et le Grand Turc, les seuls monarques absolus qui restent en Europe, et, à ce titre, on leur doit bien quelque considération : permettez donc que je vous quitte un instant pour recevoir mon autocrate ; d’ailleurs, vous n’avez pas à vous plaindre, je l’espère, je vous laisse en bonne compagnie.
À ces mots, elle se leva, baisa Fernande au front, fit une révérence au comte et sortit.
Fernande sentit son cœur se serrer. Ce tête-à-tête était-il arrangé entre madame d’Aulnay et le comte ? était-elle véritablement traitée avec cette légèreté ?
Puis, avant que madame d’Aulnay eût refermé la porte, elle fit un retour amer sur elle-même.
– Au fait, se dit-elle répondant à sa pensée, que suis-je au bout du compte ? Une courtisane. Allons, pas d’hypocrisie, Fernande, et ne fais pas semblant de rougir de ton état.
Et alors elle releva la tête, qu’elle avait tenue un instant baissée, et força son regard de s’arrêter sur le comte.
– Madame, dit celui-ci, encouragé par la manière dont, depuis le matin, Fernande s’était conduite vis-à-vis de lui, et rapprochant son fauteuil du canapé où elle était à demi couchée ; madame, je ne vous avais jamais vue, mais j’avais bien souvent entendu répéter votre éloge. Je m’étais fait de vous une haute idée ; vous l’avez surpassée par un charme inexprimable et par un goût exquis ; je m’attendais à voir briller la beauté dans tout l’éclat qui l’entoure d’ordinaire, et je trouve tant de modestie et de douceur dans votre regard et votre langage, que c’est tout au plus maintenant si j’ose vous dire ce que vous savez bien du reste, c’est-à-dire qu’il est impossible de vous voir sans vous aimer.
– Dites, monsieur, répondit Fernande en souriant avec une profonde tristesse, que vous savez bien que je suis une de ces femmes à qui l’on peut tout dire.
– Eh bien, non, madame, reprit le comte. Peut-être étais-je venu ici avec cette idée ; mais je vous ai vue, non point telle que vous a faite l’impertinent bavardage de nos jeunes gens à la mode, mais telle que vous êtes réellement. Et maintenant je tremble et j’hésite en essayant de vous faire comprendre que je serais véritablement trop heureux si vous me permettiez de vous consacrer quelques-uns des instants que me laissent mes devoirs d’homme d’État.
Fernande reçut cette déclaration prévue avec un sourire doux et mélancolique. Il eût fallu connaître ce qui agitait son âme, pour comprendre tout ce que ce sourire contenait d’amertume. Mais M. de Montgiroux n’était ni d’un rang ni d’un âge à s’effrayer de cette restriction muette et, d’ailleurs, presque imperceptible ; il désirait trop pour oser approfondir.
Alors, sans aller plus loin dans l’expression directe de ses sentiments, avec ce tact infini, avec cet art merveilleux que les gens de qualité mettent à dire les choses les plus difficiles, il aborda les conditions du traité en termes si délicats, qu’on pouvait se méprendre, à la rigueur, sur le motif de cette honteuse proposition, sur le but de ce trafic infâme. En effet, quiconque, sans les connaître, voyant ce vieillard et cette jeune femme, eût entendu leur conversation, eût pu supposer qu’elle était dictée par le sentiment le plus saint et le plus respectable, eût pu croire qu’un père s’adressait à sa fille, ou qu’un mari, sachant qu’il lui fallait racheter son âge par la bonté, cherchait à plaire à sa femme. Il parla du bonheur d’avoir une grande fortune avec la reconnaissance d’un homme qu’on oblige en l’aidant à la dépenser. Il exalta la générosité de l’amie qui donnerait du prix à sa richesse en la dissipant.
– Le partage, dit-il, n’est bien souvent qu’un acte de justice, que la restitution d’une chose due. Deux beaux chevaux gris ne sont-ils pas bien plutôt destinés à traîner lestement une femme élégante, qu’un grave pair de France qui ne peut décemment écraser personne ? Une loge à l’Opéra n’est-elle pas naturellement disposée au premier rang pour faire briller un jeune et frais visage, et non pour encadrer la maussade figure d’un homme d’État ? Ce qui lui convient, à lui, c’est une petite place tout au fond, dans le coin le plus obscur, et encore si l’on veut bien l’y souffrir. Qu’ai-je de mieux à faire, continua-t-il, moi célibataire, moi sans enfants, qu’entourer les autres d’affections et de soins ? J’aime à courir les magasins ; cela me distrait ; on trouve que je ne manque pas de goût. Je ne veux pas rester dans les entraves de la routine et dans les habitudes d’autrefois ; donc, je suis dans la nécessité d’acheter beaucoup pour me tenir au courant de la mode. D’ailleurs, un homme de mon rang doit dépenser dans l’intérêt du commerce ; c’est une question gouvernementale : cela me fait des partisans, cela me rend populaire. Puis j’ai une qualité : je paye exactement tous les mémoires qu’on m’apporte, surtout lorsqu’ils ne me sont pas personnels. Et puis croiriez-vous que mon intendant ne me laisse pas la douceur de m’occuper de ma maison ? Tout y est étiqueté par l’usage, si bien qu’il me faut chercher ailleurs le plaisir de tatillonner un peu.
Aux premières paroles du comte, l’orgueil de Fernande s’était soulevé ; mais bientôt elle avait pris un triste plaisir à s’humilier elle-même en écoutant et en s’appliquant ce discours détourné.
– Que suis-je ? se disait-elle tout bas. Une courtisane, et pas autre chose ; une maîtresse qu’on prend pour se distraire de sa femme. De quel droit me fâcherais-je qu’on me parle ainsi ? Trop heureuse encore qu’on adopte de semblables formes, qu’on recoure à de pareils ménagements ; allons donc, Fernande, du courage !
Et, pendant tout ce discours du comte de Montgiroux, elle sourit d’un délicieux sourire ; puis, lorsqu’il eut fini :
– En vérité, dit-elle, monsieur le comte, vous êtes un homme charmant.
Et elle lui tendit une main que le comte couvrit de baisers.
En ce moment, madame d’Aulnay rentra.
Au bout de cinq minutes, le comte eut le bon goût de prendre son chapeau et de se retirer. Mais, en rentrant chez elle, Fernande trouva le valet de chambre de M. de Montgiroux, qui l’attendait un petit billet à la main.
Fernande prit le billet, traversa rapidement le salon, et entra dans la chambre à coucher grenat et orange, dans la chambre à coucher au lit de bois de rose, et non pas dans la cellule virginale, qui, ouverte pour Maurice seulement, et refermée derrière lui, ne devait jamais se rouvrir pour un autre homme. Là, elle ouvrit le billet et lut :
« Lorsqu’on a eu le bonheur de vous voir, lorsqu’on meurt du désir de vous voir encore, à quelle heure, sans être indiscret, peut-on se présenter à votre porte ?
» Comte DE MONTGIROUX. »
Fernande prit une plume et répondit :
« Tous les matins jusqu’à midi ; tous les jours jusqu’à trois heures quand il pleut ; tous les soirs quand on me fait la cour ; toutes les nuits quand on aime.
» Fernande »
Aspasie n’aurait pas répondu autre chose à Alcibiade ou à Socrate.
Pauvre Fernande ! il fallait qu’elle eût bien souffert pour écrire un si charmant billet.
À partir du lendemain, tout changea dans la vie intérieure et extérieure de Fernande. Le bruit, le mouvement, les concerts, les spectacles ne suffisaient plus au besoin qu’elle éprouvait de s’étourdir ; elle voulut de nouveau être adorée, elle se refit l’âme de cette vie frivole qu’on appelle à Paris la vie élégante ; son salon redevint le rendez-vous des lions les plus renommés, une succursale du Jockey-Club. Plus de lectures, plus de travaux, plus d’études, une agitation perpétuelle, une fatigue physique destinée à donner un peu de repos à l’âme, voilà tout. La vie de courtisane, oubliée un instant, remontait du fond à la surface, et le souvenir de Maurice était refoulé dans les abîmes les plus profonds et les plus secrets de ce cœur qui, pendant tout un hiver, lui avait voué le culte du plus pur amour.
Le comte de Montgiroux, dont la présence avait amené chez Fernande tout ce changement, devenait de jour en jour plus amoureux de sa maîtresse, mais, en même temps, plus jaloux. Fernande avait calculé ce qu’elle faisait en recevant chez elle M. de Montgiroux : c’était la réserve de sa liberté tout entière qu’elle avait stipulée. Plus heureuse que ne le sont les femmes mariées, qui ne peuvent aimer un autre homme sans trahir leur mari, Fernande n’avait jamais trompé un amant ; mais elle avait toujours exigé qu’une indépendance absolue lui fût accordée : il fallait se fier à sa parole ou la perdre. Elle voulait avoir la liberté d’admettre chez elle qui lui plaisait, de promener dans sa voiture qui lui paraissait agréable, de faire les honneurs de sa loge à qui bon lui semblait. Cette condition tacite qu’elle avait mise au marché qu’elle avait fait avec M. de Montgiroux, désespérait le pauvre pair de France, qui, tiraillé d’un côté par les craintes que lui inspirait toujours en pareil cas sa vieille liaison avec madame de Barthèle, retenu de l’autre par une pudeur sociale, ne pouvait suivre Fernande dans tous ses plaisirs, et, se rendant justice en comparant les vingt-deux ans de celle-ci, à ses soixante années, à lui, était sans cesse poursuivi de l’idée qu’elle le trompait. Sa vie se passait donc en appréhensions continuelles, en craintes toujours renaissantes ; la tranquillité morale, qui fait ce calme si nécessaire à la vieillesse, était détruite. À chaque heure du jour, il arrivait chez Fernande, et, chaque fois, il la trouvait souriante ; car Fernande était reconnaissante des attentions que M. de Montgiroux avait pour elle, et elle, qui était si jalouse, elle avait pitié de sa jalousie. Il en résultait que, tant que la comte était là, tenant la main de Fernande dans la sienne, il était confiant, il était heureux ; mais, dès qu’il l’avait quittée, l’idée de Fernande au milieu de ces beaux jeunes gens, pour lesquels elle devait avoir toutes les sympathies d’un même âge, lui revenaient à l’esprit, et ses craintes, apaisées un instant, revenaient plus vives et plus poignantes au fond de son cœur. Et cependant si, doué de la faculté de lire jusqu’au fond de l’âme, quelqu’un eût pu comparer la situation du comte à l’état de la femme qui la causait sans le vouloir et sans le savoir, il l’eût certes enviée.
En effet, Fernande, comme nous l’avons dit, n’avait adopté cette vie de bruit et d’agitation que pour échapper à elle-même, et, tant qu’elle volait emportée par deux vigoureux chevaux, tant qu’elle se laissait aller à l’enivrement de la voix de Duprez ou de Rubini, tant qu’elle souriait du délicieux sourire de mademoiselle Mars dans l’ancienne comédie, ou qu’elle pleurait de ses larmes dans le drame moderne ; tant qu’elle était adulée, fêtée, soit comme reine de son salon, soit comme l’âme d’un joyeux repas, elle arrivait encore tant bien que mal au but qu’elle s’était proposé ; mais, lorsqu’elle était seule, la réalité, suspendue sur sa tête comme l’épée de Damoclès, brisait le fil qui la retenait, et la pauvre femme retombait navrée par sa douleur sous le rocher de Sisyphe, qu’elle ne pouvait repousser jusqu’à la cime de l’oubli.
Et alors c’était quelque chose d’effrayant que l’abattement de Fernande, et elle-même craignait si fort la solitude, qu’elle retenait autour d’elle même les plus ennuyeux, même les plus antipathiques de ses adorateurs, pour ne pas se sentir rouler dans les abîmes de sa pensée. Rien n’avait plus de prise sur ce marasme, ni lecture, ni musique, ni peinture ; la puissance de sa volonté la soutenait-elle parfois, était-elle arrivée, quoique seule, à se distraire de l’éternelle préoccupation qui l’obsédait, sa conscience, plus forte que sa volonté, l’attendait dans le sommeil. Alors c’étaient des rêves ou délirants de bonheur ou atroces de désespoir ; quand elle ne serrait pas Maurice dans ses bras, elle voyait Maurice serré aux bras d’une autre. Bientôt elle se réveillait, fiévreuse et glacée à la fois ; elle sautait à bas de son lit, elle quittait cette chambre banale pour se réfugier dans cette petite cellule blanche, toute parfumée de ses plus doux souvenirs. Puis, vêtue d’un simple peignoir, les pieds nus dans ses mules brodées, elle s’agenouillait devant ce lit, que jamais une pensée vénale n’avait souillé. Là, parfois les larmes lui revenaient, et les nuits où elle pouvait pleurer étaient ses heureuses nuits ; car alors les larmes amenaient l’épuisement, et l’épuisement une espèce de calme.
C’était pendant ces courts instants de calme que Fernande s’interrogeait sur ce qu’elle avait fait, et se demandait si elle avait fait ce qu’elle devait faire ; c’était alors qu’elle essayait de s’expliquer une conduite que l’instinct seul lui avait suggérée ; c’était alors qu’elle cherchait à se rendre compte du passé.
– Pourquoi l’avoir chassé ? disait-elle. Quel était son crime ? De m’aimer, de m’avoir caché qu’il était marié, parce qu’il m’aimait, de me préférer, par conséquent, à sa femme, à celle que l’orgueil et les conventions sociales lui avaient imposée avant qu’il me connût, trois années auparavant ! Et à quel moment, folle que je suis, ai-je été rompre avec lui ? Lorsque cet amour était devenu une partie de mon âme, une portion de ma propre vie ! Qui ai-je puni ? Moi d’abord, lui ensuite ; car qui dit qu’il m’aimait, lui autant que je l’aime ? qui dit qu’il souffre ce que j’ai souffert ? Oh ! il m’aime comme je l’aime, il est puni comme je suis punie, il souffre comme je souffre, et c’est ma consolation. Oh ! mon Dieu ! qui m’eût dit que j’éprouverais le besoin de le voir souffrir ?
Et Maurice souffrait effectivement, comme le disait Fernande. Chaque jour, depuis le jour où elle l’avait consigné à sa porte, il était revenu à l’heure où il avait l’habitude de venir. Alors il y avait pour Fernande un moment de douloureuse satisfaction ; Maurice, pâle et tremblant, venait s’assurer que l’ordre qui le proscrivait subsistait toujours, et chaque jour elle voyait s’éloigner Maurice plus pâle et plus tremblant que la veille ; cependant aucune plainte ne s’échappait de sa bouche : il remontait en voiture, la voiture disparaissait à l’angle de la rue, et tout était dit. Fernande, cachée derrière un rideau, la main sur son cœur, qui tantôt se resserrait comme s’il avait cessé de battre, tantôt se dilatait comme s’il allait lui briser la poitrine, ne perdait pas un de ses mouvements, et, s’approchant de la porte de l’antichambre, aspirait le son de sa voix. Puis, lui parti, la voiture disparue, elle tombait sur un fauteuil, l’appelant du fond de son cœur, et cependant ne cédant pas. Pourquoi ? Parce que la vue de Maurice avait fait naître un autre ordre d’idées dans son esprit, en y éveillant les mystères les plus secrets de la jalousie. En effet, si, avec la connaissance du mariage de Maurice, Fernande n’avait pas cessé de le voir, ce bonheur qu’elle regrettait n’eût-il pas été plus terrible que la souffrance même ? Le plus léger retard au moment de son arrivée, son départ dix minutes avant l’heure accoutumée, l’altération de ses traits, un sourire moins doux, une préoccupation involontaire, un de ces mille riens imprévus auxquels, dans un autre temps, elle n’eût pas même songé, eussent altéré à chaque instant cette sécurité sur laquelle elle appuyait nonchalamment son existence. Entre la femme d’en haut et la femme d’en bas, sa conscience n’eût pas supporté le parallèle. Cette terreur soudaine, cette répulsion invincible que le secret révélé avait fait naître en elle, c’était donc une sainte inspiration que le ciel lui avait envoyée et qu’elle devait suivre. Toute vérité vient de Dieu, quelle que soit la cause qui la met au jour et l’effet qu’elle produit. Si elle eût continué à voir Maurice, Maurice n’eût pas été malheureux, Maurice n’eût pas souffert, et il fallait que Maurice fût malheureux et souffrît, c’était la consolation des nuits sans sommeil de Fernande, c’était la compensation de ses jours voués au rire. Un dernier lien existait encore entre elle et Maurice, celui d’une triste sympathie : tout n’était pas détruit entre eux, une douleur commune leur restait.
Mais bientôt un tourment plus affreux attendait Fernande. Un matin, à l’heure où Maurice avait l’habitude de venir s’assurer que son malheur était toujours le même, Maurice ne parut pas. Alors une jalousie inouïe, inconnue, dévorante, s’empara de Fernande. Maurice pouvait se consoler, Maurice pouvait oublier ; elle pouvait revoir Maurice un jour, calme, spirituel, comme elle l’avait vu souvent, sans qu’à son aspect il pâlit et tremblât ; c’était une chose à laquelle elle n’avait jamais songé, parce qu’elle lui avait paru impossible.
Alors ce fut au tour de Fernande, sous un long châle, sous un voile épais, d’aller errer autour de l’hôtel de la rue de Varennes, dans l’espérance d’apercevoir Maurice. Une porte cochère à demi entr’ouverte, une cour sans mouvement, un perron sans valets, une maison sans habitants, muette le jour, sombre la nuit, voilà ce qui répondit, chaque fois qu’elle l’interrogea du regard, à son impatiente curiosité, lorsqu’elle venait comme une ombre passer devant ce tombeau !
Et cependant Fernande continuait la même existence ; les mêmes plaisirs apparents revenaient aux heures qui leur étaient consacrées ; par une réaction terrible sur elle-même, Fernande avait la force de vivre au milieu de ses frivoles adorateurs ; elle souriait courageusement à M. de Montgiroux, sa toilette dénonçait les mêmes soins. Le soir, on voyait ses chevaux gris piaffer à la porte des théâtres ; le jour, on voyait sa voiture traverser rapidement les allées du Bois. À l’Opéra, elle semblait attentive à la voix des chanteurs ; au Théâtre-Français elle continuait d’applaudir Célimène ou Hortense ; l’encens de la flatterie formait un nuage vaporeux autour de sa tête resplendissante de jeunesse, étincelante de diamants ; elle vivait enfin dans une atmosphère où la beauté, promptement étiolée, laisse un corps sans charme, une âme froide, un cœur vide, un esprit épuisé, et, pour la première fois, comprenant l’importance de la richesse, elle y attachait du prix. Fernande avait de fréquentes entrevues avec son notaire ; elle achetait des terres.
Les plus ardents adorateurs de Fernande étaient Fabien de Rieulle et Léon de Vaux : seulement, Fabien, qui connaissait Fernande depuis trois ou quatre ans, affectait avec elle les airs d’un ancien amant, tandis que Léon prenait à tâche d’avoir pour elle ces mille petites prévenances qui indiquent qu’on cherche à obtenir ce que Fabien laissait croire qu’il avait obtenu. Fernande riait de tous deux ; Fabien, avec sa corruption froide, avec sa séduction calculée, était pour elle une étude, tandis que Léon de Vaux, avec sa fatuité naïve, sa conviction d’élégance, son affectation de bonnes manières, n’était pour elle qu’un jouet. Elle avait bien eu l’idée que la lettre anonyme qu’elle avait reçue partait de l’un ou de l’autre, et peut-être même de tous les deux ; mais rien dans leur conduite n’avait pu lui donner sur ce point la moindre certitude. En tout cas, si la lettre était de Léon de Vaux, elle n’avait en rien atteint le but qu’il se proposait. Fernande, aux yeux de tous, était restée libre ; son cœur conservait trop d’amour, son âme avait acquis trop de douleurs, pour qu’elle cherchât même à attacher un sens sérieux aux paroles de galanterie dont on étourdissait ses oreilles ; souvent elles les laissait passer comme si elle ne les avait pas même entendues, souvent elle y répondait par des sarcasmes ; son caractère, autrefois doux et bienveillant, devenait mordant et âcre ; cette haine misanthropique qu’elle avait sentie naître pour l’humanité, depuis que l’humanité la faisait souffrir, devenait chaque jour plus ardente ; ses yeux désenchantés n’apercevaient plus que le côté honteux de toutes choses, elle dénaturait jusqu’aux bonnes intentions ; la vérité la menait à l’injustice, parce qu’un peu de bonheur n’établissait pas l’équilibre par une indulgence indispensable ici-bas.
– Mais, cher ange, lui disait un matin madame d’Aulnay, que vous est-il donc arrivé qui vous change ainsi le caractère ? Vous devenez véritablement insupportable, et l’on ne vous reconnaît plus.
– Eh ! madame, dit Fernande, qui donc m’a jamais connue ?
– Vous vous faites des ennemis, je vous en préviens, chère petite.
– Qu’est-ce que cela prouve ? C’est que je veux enfin savoir la vérité…
– Triste avantage ! On vous délaissera, si cela continue.
– Oh ! pas tout à fait. Vous parliez des ennemis que je me fais ; ceux-là me resteront, je l’espère.
– Votre esprit est amer, Fernande !
– Comme les plantes qui purifient, madame.
– Oh ! vous avez réponse à tout, je le sais bien ; mais prenez garde, personne n’est sans reproches.
– Aussi, croyez-le, je suis si sévère lorsque je me juge, que je ne me raccommode avec moi-même que lorsque je me compare.
– Tout cela est excellent pour la repartie ; mais on vit dans ce monde.
– Comme vous ; ou hors du monde, comme moi.
– Mais, avec un peu d’adresse, vous y eussiez été reçue, dans ce monde.
– Et même, en ajoutant à un peu d’adresse beaucoup d’hypocrisie, j’aurais pu y être considérée, n’est-ce pas ?
– Mais non. Voyez-moi, par exemple ; eh bien, entre nous, chère petite, tout le monde sait que le marquis de *** est mon amant.
– Oui ; mais tout le monde sait aussi que M. d’Aulnay est votre mari ; et puis je ne suis pas femme de lettres, moi ; on me juge d’après mes œuvres.
– Et moi, d’après quoi me juge-t-on ?
– D’après vos ouvrages. N’avez-vous pas vu une de vos confrères avoir trois ans de suite le prix de vertu, parce que M. de L…, chef de bureau au ministère, n’était pas assez riche pour l’entretenir ?
– Ainsi nous verrons Fernande misanthrope ?
– Je n’ai pas, comme vous, assez de bonheur, de calme et de considération pour jouer le rôle de Philinte.
– Croyez-moi, ma chère, le rôle qui convient à toute jeune et jolie femme est celui de Célimène.
– Prenez garde ; il n’y a pas de Célimène qui, avec le temps, ne devienne une Arsinoé.
– Méchante ! on ne fera jamais rien de vous ?
– Je suis ce que vous m’avez faite, madame ; et vous appelez cela rien ? Vous êtes difficile.
– Je vous conseille de vous plaindre ; vous avez un luxe effréné, un hôtel, des chevaux.
– C’est pour arriver plus vite au but.
– Ambitieuse ! on vous fera un chemin de fer.
– Ne m’en parlez pas, je les déteste.
– Pourquoi cela ?
– Sans doute : bientôt, grâce aux chemins de fer, on ne sera plus loin de personne.
– Oui ; mais, quand un pays s’épuise, on pourrait aller dans un autre, et ce serait un profit tout clair pour certaines industries que de pouvoir être à Saint-Pétersbourg, par exemple, du jour au lendemain.
À ces mots, la femme de lettres s’était levée, et, avec une révérence ironique, elle avait quitté le salon.
Dix minutes après, Fabien de Rieulle et Léon de Vaux étaient entrés ; ils venaient proposer à Fernande une promenade à Fontenay-aux-Roses, où, selon eux, une charmante villa était à vendre. Cette promenade, qui distrayait Fernande du Bois, était une chose nouvelle, et, par conséquent, présentait une sorte d’attrait ; la promenade fut acceptée, et fixée au lendemain matin.
Nous avons vu ce qui s’était passé à Fontenay-aux-Roses, avant et depuis l’arrivée de Fernande ; comment, par son ton et par ses manières, elle avait su se faire une position à part dans l’esprit de la baronne ; comment M. de Montgiroux et Fernande s’étaient reconnus : enfin comment, au nom de Maurice, prononcé devant elle, et en apprenant qu’elle était entre la mère et la femme de son ancien amant, Fernande s’était évanouie. Nous avons dit aussi comment, en revenant à elle, Fernande s’était retrouvée à l’instant maîtresse d’elle-même, et comment son esprit juste et ferme lui avait permis de dominer la situation étrange dans laquelle elle se trouvait.
Les résolutions fortes, les mouvements généreux sont pour l’âme une sorte de feu céleste qui la soutient énergique et libre. Fernande, depuis sa bruyante solitude, dans le tourbillon de son isolement, avait formé tant de projets, prévu tant de circonstances, qu’il lui devenait facile d’agir et de parler. Cependant, jamais elle n’avait supposé, même dans les rêves les plus impossibles de son imagination, qu’elle reverrait un jour Maurice dans la maison qu’il habitait, qu’elle y serait reçue par sa mère et sa femme, et qu’elle lui serait conduite par elles. Mais Maurice se mourait de douleur de l’avoir perdue, quand elle avait, elle, le courage de vivre au milieu de ce qu’on appelle les plaisirs : et, cette pensée ranimant tout à coup ses facultés abattues, elle put lier l’avenir au passé, elle put reprendre sa dignité dans l’œuvre de dévouement qu’on la suppliait d’accomplir : devant deux femmes respectées, elle sentit elle-même le besoin d’être digne de respect. Aussi, en rouvrant les yeux, elle ne fut intimidée ni par la présence du comte de Montgiroux, ni par celle des deux jeunes gens qui l’avaient attirée dans le piège où elle était tombée ; un éclair du ciel venait de lui montrer dans l’avenir une vengeance selon son cœur. Fernande avait surpris entre Clotilde et Fabien un de ces regards qui expliquent aux femmes toute une situation, regard audacieux et plein d’espoir de la part de Fabien, regard pudique et presque douloureux de la part de Clotilde. En une seconde, sa mémoire réunit les faits, sa pensée les groupa ; elle comprit comment Fabien, tout en laissant la responsabilité à Léon de Vaux, l’avait conduite, elle Fernande, en face de la femme de Maurice. Tous les calculs qu’avait pu former sur cette rencontre l’esprit intrigant de Fabien lui furent révélés : le dépit de la jeune femme contre son mari, la jalousie de Clotilde contre Fernande, tout devait être mis à profit par celui qui avait mené cette intrigue. Elle sentit ce que doit sentir, au milieu d’une bataille acharnée, un général qui devine le plan de l’ennemi, et qui comprend qu’en l’attaquant d’une certaine façon, il est sûr de la victoire. Elle comprit que c’était, non pas le désir aveugle des hommes, mais la main intelligente de Dieu qui avait conduit tout cela, et elle eut cette conviction soudaine qu’elle était, elle pauvre fille sans nom, elle pauvre courtisane méprisée, appelée à rendre la paix à la noble famille dans laquelle elle était admise, en sauvant non-seulement la vie à Maurice, mais encore l’honneur à sa femme.
Ce fut la tête inclinée par cette haute pensée, le cœur affermi par cette sainte espérance, que Fernande monta, entre madame de Barthèle et Clotilde, l’escalier qui conduisait à la chambre de Maurice.
Il y avait, comme nous l’avons dit, deux portes à la chambre de Maurice : l’une qui donnait du corridor dans la chambre, l’autre placée à la tête du lit, et qui était une porte de dégagement. C’était, placées à cette porte, que madame de Barthèle et Clotilde avaient, la veille, écouté la conversation qui avait eu lieu entre Maurice et les deux jeunes gens.
On s’arrêta devant la porte du corridor.
– Entrez avec précaution, madame, dit la baronne en indiquant à Fernande la porte qu’elle devait ouvrir ; le docteur ne nous dissimule pas ses craintes. Le comte de Montgiroux vous a dit l’état de délire où est le malade. Madame, je ne vous prescris rien ; je ne vous recommande rien ; je vous renouvelle cette prière, voilà tout ; je suis mère, rendez-moi mon fils.
Clotilde gardait le silence.
La courtisane les regardait l’une et l’autre avec un attendrissement involontaire ; il n’y avait là personne qui pût tourner en dérision leurs situations respectives. Elle comprit quelle puissance exerçait l’amour sur le cœur de la mère, et quelle touchante résignation la sainteté du mariage donnait à la contenance de l’épouse. Elle se vit, en dépit des lois de la morale et des préjugés sociaux, revêtue d’une sorte de sacerdoce que le sentiment sanctifiait à des titres différents. Elle fit donc aux deux femmes un signe d’acquiescement. Elles allèrent prendre leur place au poste qu’elles s’étaient réservé, et Fernande, restée seule, posa la main sur le bouton de cristal de la porte, qui s’entrouvrit.
Un éblouissement passa sur ses yeux ; elle s’arrêta.
En même temps, elle entendit la voix de Maurice, qui, enveloppé par les rideaux du lit, ne pouvait la voir, et qui cependant par cette puissance d’intuition si développée chez les malades, l’avait devinée.
– Laissez-moi, laissez-moi ! s’écriait Maurice avec un accent âcre et doux à la fois, et se débattant entre les mains du docteur ; laissez-moi, je veux la voir avant que de mourir.
Et Maurice prononça ces derniers mots avec un accent si douloureux, qu’il produisit le même effet sur les trois femmes, qui toutes trois, par un sentiment irréfléchi et instantané, s’élancèrent en avant. Madame de Barthèle et Clotilde surgirent donc de chaque côté du chevet du lit, tandis que Fernande apparaissait au pied.
Il y eut un instant de silence étrange.
Le jour pénétrait faiblement dans la chambre ; cependant Fernande put voir Maurice soulevé sur son lit, pâle comme un spectre, le regard ardent de fièvre, et fixant tour à tour, avec une expression qui tenait de la folie, son œil dilaté sur sa mère, sur Clotilde et sur Fernande.
La mère et l’épouse, que la conscience de leur position rendait hardies, soutenaient Maurice entre leurs bras, tandis que Fernande, humble et tremblante, clouée à sa place à la vue de ces deux anges gardiens qui semblaient défendre Maurice contre elle, se retenait à un fauteuil et n’osait faire un pas en avant. Maurice poussa un soupir, et, comme si, convaincu qu’il était en proie au délire, il eût renoncé à rien comprendre de ce qui se passait autour de lui, il ferma les yeux et laissa retomber sa tête sur l’oreiller.
Madame de Barthèle et Clotilde allaient pousser un cri de terreur, lorsqu’un geste impératif du docteur arrêta ce cri sur leurs lèvres. Elles s’arrêtèrent donc, immobiles, muettes, et debout de chaque côté du chevet. Pendant ce temps, Fernande avait jugé l’importance de la situation, la crise était arrivée ; tout dépendait d’elle.
Elle fit un puissant effort sur elle-même, et, se glissant avec le pas d’une ombre jusqu’au piano entr’ouvert entre les deux fenêtres, elle s’assit ; puis, laissant courir ses doigts sur les touches, elle préluda lentement à l’air Ombra adorata, qu’elle fit entendre à demi-voix avec une telle puissance de sentiment, qu’aucun des spectateurs de cette scène n’échappa à l’influence de cette mélodie, qui, pareille à une voix venant du ciel, à une consolation merveilleuse, à un écho mystérieux du passé, flotta un instant dans l’air, et vint s’abattre sur le malade. En proie à une émotion intime, Maurice alors rouvrit lentement les yeux, et, se soulevant comme en extase, sans chercher à savoir d’où venait le prodige, il écouta, comme si tous ses sens s’étaient réfugiés dans son âme, tandis que le médecin recommandait à tous l’immobilité et le mutisme. Rien ne troubla donc Fernande pendant toute la durée de l’air, et la dernière note vibra et s’éteignit au milieu d’un silence religieux. Maurice, qui avait écouté en retenant son souffle, respira comme si un poids énorme lui était enlevé de dessus la poitrine. Alors, encouragée par l’effet qu’elle venait de produire, Fernande osa se montrer.
Elle se leva du fauteuil où elle était assise, se tourna vers le lit, et s’avança du côté du malade, tandis que le médecin ouvrait un des rideaux qui interceptaient le jour. Fernande se révéla aux yeux de Maurice comme une apparition surhumaine, toute resplendissante d’une sorte d’auréole que le soleil formait autour d’elle.
– Maurice, dit la courtisane en tendant la main au malade, qui la voyait s’approcher de son lit avec l’anxiété du doute, Maurice, je viens à vous.
Mais le jeune homme, se rappelant instinctivement la présence de sa mère et de sa femme, se retourna du côté où il devinait qu’elles devaient être, et, les apercevant toujours à la même place :
– Clotilde ! s’écria-t-il, grâce ! Ma mère, ma mère, pardonnez !
Et une seconde fois il retomba sur son lit, sans force, les yeux fermés, et dans le plus profond accablement.
Alors Fernande sentit que le moment était venu de se placer au-dessus des considérations de délicatesse qui l’avaient retenue jusqu’à cette heure, et de recourir à l’ascendant que la passion de Maurice lui assurait. Elle s’empara donc de la main dont le malade couvrait ses yeux, et, sans paraître remarquer le frémissement que son simple toucher faisait courir par tout ce corps affaibli :
– Maurice, dit-elle avec une fermeté d’accentuation qui le fit tressaillir, et en le forçant à subir en même temps l’influence de son regard et la prépondérance de sa voix ; Maurice, je veux que vous viviez, m’entendez vous ? Je viens au nom de votre mère, au nom de votre femme, vous ordonner de reprendre courage, d’appeler la santé, de recouvrer la vie.
Et, comme à son agitation elle sentit qu’il allait répondre :
– Écoutez-moi, continua-t-elle en interrompant sa pensée ; c’est à moi de parler, c’est à moi de me justifier. Croyez-vous que le caprice ait seul réglé ma conduite ? croyez-vous que j’aie vécu calme, sans souffrance, sans regrets, sans remords, moi qui n’ai pas de mère pour pleurer dans mes bras, moi qui n’ai pas d’amis dans les bras de qui je puisse pleurer, moi qui suis déshéritée à jamais des joies de la famille, moi qui regarde, triste et stérile, les autres femmes accomplir sur la terre la sainte mission qu’elles ont reçue du ciel ? Dites, Maurice, croyez-vous que j’aie été heureuse ? croyez-vous que je n’aie pas horriblement souffert ?
– Oh ! oui, oui ! s’écria Maurice. Oh ! je le crois, j’ai besoin de le croire.
– Eh bien, Maurice, regardez autour de vous maintenant. Voyez trois femmes dont la vie est suspendue à votre existence, et qui vous conjurent de renaître. Songez qu’à deux d’entre elles votre vie rend le bonheur, qu’à la troisième elle épargne un remords, et dites si vous vous croyez toujours le droit de mourir.
Pendant que Fernande parlait, le malade semblait, par ses grands yeux béants, par sa bouche entr’ouverte aspirer chacun des mots qui tombaient de ses lèvres, et l’effet que cette voix produisait sur lui était immédiat et visible, chaque parole semblait, en pénétrant jusqu’au fond de son cœur, y paralyser un principe funeste. Ses nerfs, détendus comme par miracle, rendaient à ses membres roidis un peu de leur ancienne souplesse. Ses poumons oppressés se dilataient, et semblaient remplis d’un air plus pur.
Un sourire passa sur ses lèvres, doux et mélancolique encore, mais enfin le premier sourire qui y eût passé depuis bien longtemps.
Il essaya de parler ; cette fois, ce fut son émotion et non sa faiblesse qui l’en empêcha.
Le docteur, enchanté de cette crise dont il avait prévu l’effet salutaire, recommanda par un signe aux différents acteurs de cette scène d’agir avec prudence.
– Mon fils, dit madame de Barthèle en se penchant vers Maurice, Clotilde et moi, nous savons tout comprendre, tout excuser.
– Maurice, ajouta Clotilde, vous entendez ce que dit votre mère, n’est-ce pas ?
Fernande ne dit rien, elle poussa seulement un profond soupir.
Quant au malade, trop bouleversé pour percevoir des idées bien nettes, trop ému pour demander des explications, portant alternativement ses regards pleins de doute, de surprise et de joie, sur les trois femmes debout autour de lui, il tendit une main à sa mère, une main à Clotilde, et, tandis que toutes deux se penchaient sur lui, il échangea avec Fernande un regard où Fernande seule pouvait lire.
Le docteur, comme on le pense bien, n’était point resté spectateur indifférent de la scène qu’il avait provoquée. Il avait, au contraire, observé toutes les impressions reçues par son malade, et, voyant qu’elles autorisaient des prévisions favorables, il s’empara de la situation pour la diriger.
– Allons, mesdames, dit-il en intervenant avec une sorte d’autorité respectueuse, ne fatiguons pas Maurice, il a besoin de repos. Vous allez le laisser seul, et, après le déjeuner, vous reviendrez faire un peu de musique pour le distraire.
Une inquiétude vague se peignit alors dans le regard du malade, dont les yeux suppliants se fixèrent sur Fernande ; mais, pour le rassurer indirectement, le docteur ajouta en s’adressant à madame de Barthèle et en désignant Fernande :
– Madame la baronne ordonne que l’on conduise madame dans l’appartement qui lui est destiné.
– Comment ! s’écria Maurice ne pouvant retenir cette exclamation de joie.
– Oui, dit négligemment le docteur, madame vient passer quelques jours au château.
Un sourire d’étonnement et de joie éclaira les traits du malade, et le docteur continua en affectant un ton magistral :
– Allons, puisqu’on m’a constitué dictateur, il faut que chacun m’obéisse. D’ailleurs, ce n’est pas bien difficile, je ne demande que deux heures de repos.
Et, prenant une potion préparée à l’avance et la présentant à Fernande :
– Tenez, madame, dit-il, donnez ceci à notre ami. Engagez-le à ne plus se tourmenter, et dites-lui bien que nous le gronderons, que vous le gronderez, s’il n’est pas docile à toutes nos prescriptions.
Fernande prit le breuvage et le présenta au malade sans dire une seule parole ; mais son sourire était si suppliant, son regard implorait avec une expression si douce, son geste était si gracieux, que le malade, si longtemps rebelle aux ordres du docteur, but en fermant ses paupières, afin de ne pas voir disparaître le prestige de cette réalité douce et incroyable comme un songe. De cette façon il put croire que Fernande était toujours près de lui, et, bercé par cette douce pensée, il ne tarda point à s’assoupir. Aussitôt qu’elles se furent assurées de son sommeil, les trois femmes, s’éloignant sur la pointe du pied, sortirent de la chambre.
Madame de Barthèle était si heureuse du succès de cette entrevue, qu’elle témoigna d’abord sa reconnaissance à Fernande avec plus d’abandon qu’il n’entrait dans son plan de le faire ; mais la baronne, comme on l’a vu, était la femme du premier mouvement, et, quand ce mouvement venait du cœur, presque toujours il la conduisait trop loin.
– Mon Dieu ! madame, dit-elle en sortant, que vous êtes bonne de venir nous rendre tous à l’espoir et à la vie ! Mais, vous le comprenez, vous voilà engagée à ne pas nous quitter brusquement. Vous ne le pouvez pas, vous ne le devez pas. C’est un sacrifice que vous nous faites, nous le savons, en quittant pour nous Paris et ses plaisirs ; mais nos soins et nos attentions sauront vous prouver au moins que nous apprécions votre générosité.
Par égard pour la femme de Maurice, dont on eût dit sans cesse que la baronne oubliait la présence, Fernande balbutia quelques paroles. Clotilde sentit son embarras et comprit sa retenue ; arrivée à la porte de la chambre destinée à l’étrangère :
– Je me joins à ma mère, madame, dit-elle ; accordez-nous ce que nous vous demandons, et notre reconnaissance, croyez-le bien, sera égale au service que vous nous aurez rendu.
– Je me suis mise à vos ordres, mesdames, dit Fernande ; je n’ai plus de volonté, disposez donc de moi.
– Merci, dit Clotilde en prenant avec un geste plein de grâce naïve la main de Fernande.
Mais aussitôt elle tressaillit en sentant que cette main était glacée.
– Oh ! mon Dieu ! madame, s’écria-t-elle, qu’avez-vous donc ?
– Rien, dit Fernande, et ce n’est pas pour moi qu’il faut craindre, ce n’est pas de moi qu’il faut s’occuper. Un peu de repos et de solitude m’aura bientôt remise de quelques émotions involontaires dont je vous demande bien humblement pardon.
– Mais cela se conçoit à merveille, que vous soyez émue ! s’écria madame de Barthèle avec sa légèreté ordinaire. Le pauvre enfant vous aime tant, qu’il n’y a rien d’étonnant que vous l’aimiez aussi de votre côté ; d’ailleurs, il suffit de vous voir pour comprendre tout.
À ces mots, madame de Barthèle s’arrêta par une réticence involontaire, afin de ménager à la fois l’orgueil naturel de sa belle-fille et la modestie de la femme à laquelle elle faisait, par une circonstance si étrange, les honneurs de sa maison.
Pendant que la scène que nous avons racontée, toute de sentiment et de vérité, se passait dans la chambre de Maurice entre le malade et les trois femmes, une scène toute de raillerie et de mensonge se passait au salon, entre M. de Montgiroux et les deux jeunes gens.
Le pair de France, jaloux et craintif malgré lui par la seule influence de son âge et de son expérience, savait par madame d’Aulnay, son amie toute dévouée, comme nous l’avons vu, que les deux jeunes gens étaient de ceux qui se montraient les plus assidus près de sa belle maîtresse. Fernande, d’ailleurs, ne cachant rien, par la raison qu’elle n’avait rien à cacher, sortait avec eux, les recevait dans sa loge, et les traitait avec cette intimité dont les amants sont toujours jaloux, et qui, au contraire, devrait bien moins les inquiéter que la réserve. Le comte était donc bien aise de s’assurer par lui-même du degré d’intimité où MM. de Rieulle et de Vaux en étaient arrivés avec Fernande. La circonstance était favorable ; il doutait tout en voulant croire, il croyait tout en voulant douter. S’il n’y a rien de plus incompréhensible que le cœur d’une jeune femme, il n’y a rien de plus facile à comprendre que le cœur d’un homme déjà vieux ; la défiance et la crédulité s’y livrent un combat perpétuel pour le compte de sa vanité. Dans le milieu social où vivait M. de Montgiroux, la vanité joue un rôle si grave et si important, que bien souvent on la prend pour de l’amour, sans songer que, comme tout sentiment émané du cœur, l’amour est trop respectable pour être aussi commun qu’on le croit.
L’homme d’État, après avoir un instant réfléchi de quelle façon il entrerait en matière, par suite de ses habitudes parlementaires sans doute, commença donc l’investigation par des reproches, gourmandant d’un ton sérieux et protecteur les deux jeunes gens d’avoir introduit près de deux femmes aussi respectables que l’étaient madame de Barthèle et sa nièce, une femme sur laquelle on répandait tant de mauvais bruits, qu’on accusait d’être plus qu’inconséquente, et qui ne pouvait manquer, par sa légèreté et son ignorance des usages du monde, où sans doute elle n’avait jamais été reçue, de causer quelque scandale dans la maison où l’on avait eu l’imprudence de l’introduire.
Malheureusement, la tactique du parlementaire, excellente en toute autre occasion, devait échouer en cette circonstance par l’espèce de soupçon qu’avaient conçu les deux jeunes gens sur l’intimité secrète du comte de Montgiroux avec Fernande, et sur l’intérêt qu’il pouvait avoir, dans ce cas, de connaître la vérité. Aussi, par un rapide coup d’œil échangé entre eux, le projet fut-il arrêté de tourmenter de compte à demi l’amant émérite qui prétendait exercer despotiquement les avantages de sa position d’homme riche. Tous deux, au reste, inquiétaient M. de Montgiroux à un degré égal, Fabien de Rieulle par ses airs d’ancien amant, Léon de Vaux par ses prétentions à devenir un amant nouveau. Cependant, comme on le comprend, la guerre devait être plus vive de la part de Léon de Vaux, qui n’avait rien à ménager dans la maison de madame de Barthèle, et qui, de plus, était excité par la jalousie, que du côté de Fabien de Rieulle, qui, dans ses projets sur Clotilde, tenait à ne point se faire d’ennemis autour de la jeune femme.
Ce fut donc Léon de Vaux qui ramassa le gant et qui répondit à l’improvisation accusatrice de M. de Montgiroux.
– Permettez-moi, monsieur le comte, dit-il, se posant en défenseur de l’innocence, permettez-moi de combattre les préventions que vous avez conçues contre madame Ducoudray.
– Madame Ducoudray, madame Ducoudray ! reprit M. de Montgiroux avec une impatience qu’il ne put réprimer ; vous savez bien que cette personne ne se nomme pas madame Ducoudray.
– Oui, je le sais bien, reprit Léon, puisque c’est un nom de circonstance que nous lui avons donné pour cette solennelle occasion ; mais, qu’elle s’appelle ou qu’elle ne s’appelle pas ainsi, il n’en est pas moins vrai que c’est une femme charmante, et que, comme toutes les femmes charmantes, on la calomnie ; voilà tout.
– On calomnie, on calomnie, reprit le pair de France ; et pourquoi calomnierait-on cette dame ? Voyons.
– Pourquoi l’on calomnie ? vous, homme politique, vous demandez cela ? On calomnie parce qu’on calomnie, voilà tout. Au reste, ne connaissez-vous pas Fernande ?
– Comment l’entendez-vous ? demanda le pair de France.
– Mais je demande si vous ne connaissez pas Fernande comme on la connaît, comme Fabien et moi, nous la connaissons, pour avoir été chez elle, pour avoir été reçu dans sa loge, pour avoir été admis à ses soupers ? Vous savez que ses soupers sont cités comme les plus amusants de Paris ?
– Oui, je sais tout cela ; mais je ne connais pas madame Ducoudray.
– Pardon ; vous me faisiez observer vous-même tout à l’heure que cette dame ne se nommait point madame Ducoudray.
– C’était pour ne pas dire…
Le comte de Montgiroux s’arrêta tout embarrassé.
– Pour ne pas dire Fernande ? Mais tout le monde l’appelle ainsi. Vous savez, c’est un des privilèges de la célébrité que d’entendre répéter son nom sans accompagnement aucun. Or, Fernande est une des célébrités fashionables de Paris par sa beauté et son esprit, par sa finesse et son aplomb, par sa coquetterie et son ingénuité. Oui, oui, tous tant que nous sommes, qui nous croyons bien fins ou bien forts, nos ruses les mieux conçues, ne sont que des tours d’écolier, comparées aux siennes. Elle a l’art sublime de donner à ses petits mensonges un air adorable de vérité. Enfin ses tromperies sont combinées de telle façon, qu’on les prend parfois pour des actes de dévouement. Et vous ne voulez pas que l’on calomnie une femme si supérieure ? Allons donc, monsieur le comte ! Mais je croirais manquer à ce que je lui dois si je ne la calomniais pas de temps en temps moi-même.
M. de Montgiroux était au supplice. Fabien s’en aperçut, et vint traîtreusement à son secours.
– Allons donc, Léon, dit-il d’un ton grave, c’est mal, ce que,tu fais-là, et cette légèreté n’est pas de mise, surtout au moment où Fernande consent, par notre entremise, à rendre à madame de Barthèle un de ces services signalés que lui refuserait certainement une femme du monde ; car, ajouta-t-il, ce pauvre Maurice mourait tout bonnement d’amour pour elle, et personne ici n’en peut plus douter.
– D’amour, d’amour !… murmura M. de Montgiroux.
– Oh ! cela, monsieur le comte, reprit Fabien avec la plus grande gravité, cela, c’est la vérité pure. Maintenant, Fernande partage-t-elle cette passion, et une cause quelconque la lui a-t-elle fait refouler dans le fond de son cœur, cet abîme où les femmes cachent tant de choses ? Voilà le problème. M. de Montgiroux, qui a une grande expérience du monde, et qui passe surtout pour avoir une profonde connaissance des femmes, va nous aider à le résoudre.
– Nullement, messieurs, répondit le comte ; il y a longtemps que je ne m’occupe plus de pareilles questions.
– Les questions qui intéressent l’humanité, monsieur le comte, sont dignes d’être examinées par les plus hauts esprits.
– Mon cher Fabien, je te préviens que tu nous mènes droit aux abstractions philosophiques, tandis qu’au contraire il est question des plus matérielles réalités. M. le comte de Montgiroux accusait tout à l’heure Fernande d’être légère, inconséquente, coquette, inconvenante ; il craignait que sa manière de se conduire ici ne fit scandale : il disait… il disait bien autre chose encore… Que disiez-vous donc, monsieur le comte ?
– Ce que je disais n’a aucune valeur, monsieur, puisque je ne connais pas madame Ducoudray.
– Madame Ducoudray ! allons, c’est vous qui y tenez maintenant, reprit Léon de Vaux.
– J’y tiens parce que j’ai réfléchi, reprit le vieillard en composant son visage comme s’il eût été en cour de justice ; j’y tiens parce qu’il est convenable que, tant que cette jeune dame restera ici, elle porte un nom qui ressemble à un nom de femme, et non à un prénom…
– Qui ressemble à un nom de fille, reprit gravement Fabien. M. le comte de Montgiroux a parfaitement raison, et c’est toi qui es un écervelé, mon cher Léon.
– Très-bien, monsieur, reprit le comte ; respectons les usages reçus, on ne s’en écarte jamais impunément, et, moi-même, j’ai eu tort, du moment que madame Ducoudray était reçue chez ma nièce, de dire ce que j’en ai dit.
– Monsieur le comte, dit à son tour Léon de Vaux en imitant le sérieux diplomatique du pair de France, je sais toujours me soumettre dès qu’on parle au nom du monde ; mais c’est vous, daignez vous le rappeler, qui d’abord accusiez Fernande.
– J’avais tort, dit vivement le vieillard, je parlais sur ouï-dire ; on devrait être assez sage pour ne jamais se laisser aller à ces opinions qui viennent on ne sait d’où et qui sont faites on ne sait pour quoi…
– Pardon, pardon, monsieur le comte ; mais il y a bien, au fond, quelque chose de vrai dans ce qu’on dit de Fernande.
– Mais aussi peut-être exagère-t-on, reprit le pair de France sans s’apercevoir qu’il était en pleine contradiction avec ce qu’il avait dit d’abord. En effet, la réserve de madame Ducoudray, le ton décent de ses manières, son langage toujours mesuré, démentent les méchants propos que l’on tient sur son compte, et vous seriez fort embarrassé de prouver tout ce qu’on avance sur elle, vous qui avouez que vous la calomniez.
– Eh ! monsieur le comte, reprit Léon, connaissez-vous de nos jours une réputation qui ne se fasse pas ainsi sur parole ? Il faut qu’on parle des gens, qu’on en parle bien ou mal, peu importe. Mieux vaut la médisance que l’oubli. Vous vous rappelez ce que disait l’autre jour chez madame d’Aulnay un académicien autrefois célèbre : « Ah ! madame, il y a une terrible conspiration contre moi, disait-il. – Laquelle ? – Celle du silence. » En effet, monsieur le comte, le pauvre homme en était arrivé à ne pouvoir même plus faire dire du mal de lui, Heureusement, il n’en est pas de même de Fernande.
– Mais enfin, monsieur, qu’en dit-on ? demanda M. de Montgiroux avec une impatience qu’il ne pouvait plus contenir.
– Eh ! mon Dieu ! ce qu’on dit de certains hommes politiques qui n’en sont pas moins considérés pour cela, – qu’ils sont à tout venant, pourvu qu’il en résulte de l’argent et de l’éclat. – Une loge à l’Opéra est à Fernande ce que la croix de la Légion d’honneur est à un député. Les ministères changent, les amants se succèdent : chez l’une et chez l’autre, c’est toujours le même sourire, la même complaisance, le même dévouement, et surtout la même conviction ; la seule différence, c’est que les courtisanes ont l’opinion contre elles, et que les courtisans l’ont pour eux.
Léon de Vaux avait mal calculé le coup qu’il portait ; en s’élançant dans le domaine politique, il rentrait dans les terres de M. de Montgiroux, et le vieil homme d’État était tellement cuirassé par l’indifférence ou par l’habitude, que l’attaque, toute directe qu’elle était, ne le fit même pas sourciller. Il en revint donc au seul sentiment qui eût encore le pouvoir de faire battre son cœur : à l’amour, ou plutôt à l’amour-propre.
– Mais enfin, dit-il, puisque vous connaissez beaucoup madame Ducoudray, et puisque vous ne reniez pas cette connaissance…
– La renier ? reprit Léon. Au contraire, j’en tire vanité.
– Vous pourriez me dire…
– Le nombre de ses adorateurs ? Parfaitement.
– Diable ! tu prends là une tâche difficile, dit Fabien, qui, ainsi qu’on l’a remarqué, ne parlait qu’à de longs intervalles.
– Pourquoi pas ? Tu sais que j’étais très-fort en algèbre, et, en procédant du connu à l’inconnu, on y arrivera.
– J’espère que vous vous mettrez en tête de la liste, monsieur de Vaux, dit le pair de France avec amertume.
– Non, monsieur le comte, non, car je ne compterai que les amants favorisés, et je ne suis pas encore au nombre de ceux-ci ; en tête de la liste, j’inscrirai, non pas mon nom, mais le nom de Maurice.
– Faites-y attention : depuis un mois qu’elle a rompu avec mon neveu, il se pourrait bien que quelque autre lui eût succédé.
– Je vous ai dit que j’allais procéder du connu à l’inconnu ; attendez donc.
– C’est juste, dit Fabien ; attendons.
– À Maurice, continua Léon, a succédé un personnage mystérieux et invisible qui se cache et se trahit tout à la fois. Voyons, qui cela peut-il être ? L’heure dont il peut disposer est d’une heure à deux, et, pendant cette heure, la porte de Fernande est impitoyablement fermée à tout le monde. Sa voiture, qu’on voit cependant au fond de la cour, est attelée de deux alezans brûlés ; sa loge à l’Opéra est un entre-colonnes : il en a cédé un jour, le vendredi. Or, voyons maintenant parmi tes amis, Fabien, parmi vos connaissances, monsieur de Montgiroux, quel est l’homme auquel ses graves occupations ne laissent qu’une heure par jour, qui ait un entre-colonnes à l’Opéra, et dont la voiture soit habituellement attelée de deux alezans.
– Mais celle de M. de Montgiroux, dit madame de Barthèle, qui entrait au salon juste au moment où cette question était faite ; M. de Montgiroux a deux alezans à sa voiture.
– Tout le monde a des chevaux alezans, répondit vivement le comte, c’est la couleur la plus commune. Mais, chère baronne, puisque vous voici, dites-nous comment va Maurice ?
– Miracle, mon cher comte, miracle ! s’écria madame de Barthèle rayonnante de joie ; madame Ducoudray a été parfaite de bonté et de convenance ; décidément, c’est une femme adorable.
Un sourire passa sur les lèvres des deux jeunes gens, et un nuage assombrit le front de M. de Montgiroux.
– Oui, messieurs, adorable, c’est le mot, reprit madame de Barthèle en voyant le double effet qu’elle avait produit.
– Et qu’a-t-elle donc fait de si merveilleux ? reprit le pair de France d’un ton dans lequel, malgré sa puissance sur lui-même, perçait quelque amertume.
– Ce qu’elle a fait ? s’écria madame de Barthèle, ce qu’elle a fait ? D’abord, mon cher comte, permettez que je respire ; on ne passe pas, comme je viens de le faire, de la plus extrême douleur à la joie la plus vive ; car, réjouissez-vous avec nous, mon cher comte, pourvu que madame Ducoudray reste seulement huit jours ici, le docteur répond de Maurice.
– Huit jours ici, cette femme ? s’écria le comte.
– D’abord, mon cher comte, permettez-moi de vous dire que vous êtes bien sévère en appelant notre belle Fernande cette femme. Cette femme ferait envie à bien des grandes dames, je vous en réponds. Il est impossible d’avoir plus de sensibilité, plus d’élévation d’âme, plus de tact, plus d’esprit, plus de grâces que n’en a madame Ducoudray. Vous vous êtiez tous abusés sur son compte, j’en suis certaine, ou ce que l’on vous a dit sur son compte est de la calomnie. Je ne suis pas tout à fait une bourgeoise, n’est-ce pas ? et j’ai la prétention de me connaître en bonnes manières. Eh bien, appelez Fernande madame de… Chanvry ou madame de… Montlignon, au lieu de l’appeler madame Ducoudray ; ce sera tout aussi bien une duchesse que la veuve d’un agent de change, d’un courtier de commerce, d’un homme d’argent, enfin, à ce que vous m’avez dit, n’est-ce pas ?
– C’est-à-dire que nous avions dit cela d’abord pour sauver les convenances, répondit Fabien, mais, depuis vous avez appris la vérité, Fernande n’a jamais été mariée.
– En êtes-vous bien sûr ? demanda madame de Barthèle.
– Certainement ; d’ailleurs, elle vous l’a dit elle-même, reprit Léon.
– Elle a peut-être des raisons pour dissimuler un mariage disproportionné, dit madame de Barthèle, qui tenait à ses idées.
– Non, madame ; le seul nom que l’on connaisse à la personne dont nous parlons, est Fernande.
– Elle en a cependant un autre ; Fernande est un nom de baptême : quel est son nom de famille ?
– Nous l’ignorons ; du moins, je parle pour Fabien et moi. Interrogez M. de Montgiroux, madame, il est peut être plus savant que nous.
– Moi ? s’écria le comte, qui, n’ayant pas vu venir la botte, n’avait pas eu le temps de la parer. Comment voulez vous que je sache cela ?
– Mais, dit Léon, comme on sait une chose que les autres ignorent ; il n’y a jamais que la moitié d’un secret dans l’obscurité. Quand vous vous êtes trouvés face à face, Fernande et vous, vous avez eu l’air de vous connaître.
– Certainement ; si c’est se connaître cependant que de se rencontrer par hasard aux Bouffes, au Bois, là où tout le monde va… Je connais madame Ducoudray de vue. Mais vous voyez bien, messieurs, que vous détournez la baronne du sujet qui doit tous nous intéresser dans ce moment-ci, de Maurice.
– Eh bien, chère baronne, comment cela s’est-il passé ? reprit M. de Montgiroux, certain qu’en s’adressant au cœur de la mère la conversation allait changer à l’instant même.
– À merveille, cher comte ! madame Ducoudray d’abord était plus tremblante que nous. À la porte, il a fallu que nous la poussions pour la faire entrer, pauvre femme ! L’effet qu’elle a produit sur Maurice, voyez-vous, a été l’effet magique. Et puis elle a chanté… Vous qui êtes un mélomane, mon cher comte, j’aurais voulu que vous entendissiez cela.
– Comment ! elle a chanté ? demanda M. de Montgiroux tout étonné.
– Oui, un air de Roméo et Juliette : Ombra adorata. Il paraît que c’est un air qu’elle chantait à Maurice quand Maurice lui faisait la cour ; car, en entendant cet air, le pauvre enfant revenait à l’existence, comme si les sons admirables qui sortaient de la bouche de cette sirène, lui redonnaient la vie. Ah ! mon cher comte, je vous déclare que je conçois qu’un jeune homme soit amoureux fou d’une pareille femme.
– Et même un vieillard, dit Léon de Vaux, qui avait juré de ne pas laisser passer une occasion de boutonner le pair de France.
– Mais, dans tout cela, je vous l’avoue, continua madame de Barthèle, ce qui m’étonne et ce que je ne comprends pas, ce que je ne comprendrai jamais, ce sont les rigueurs de cette femme pour Maurice ; deux organisations si bien faites pour s’entendre ! c’est incroyable.
– Mais, demanda vivement le pair de France, Maurice a donc dit que Fernande lui avait résisté ?
– Eh bien, mais, si elle ne lui avait pas résisté, il me semble qu’il ne serait pas malade de désespoir.
– Pardon, madame, reprit Léon de Vaux ; mais il se pourrait qu’une rupture, au contraire, eût produit l’effet que nous déplorons.
– Une rupture ! et pourquoi aurait-elle rompu avec mon fils ? Où aurait-elle trouvé mieux que lui ? Je vous le demande.
– Vous avez raison, madame ; mais toutes les liaisons ne se font pas par le cœur ; il y en a qui sont dirigées par le calcul.
– Le calcul, fi donc !… Oh ! monsieur, vous ne connaissez pas madame Ducoudray, si vous pensez que le calcul… Tenez, moi, je ne l’ai vue que depuis une heure, eh bien, j’en répondrais comme de moi-même. Madame Ducoudray une femme intéressée ? Jamais, monsieur, jamais.
– Enfin, ce qu’il y a de certain, madame la baronne, reprit Léon de Vaux, c’est que Maurice a été cruellement repoussé, et repoussé au moment où commençait une intimité nouvelle. Maintenant, les probabilités sont que son successeur aura exigé une rupture.
– Et quel est ce successeur tout-puissant ? demanda madame de Barthèle.
– Ah ! dame ! qui sait cela ? reprit Léon. Le sais-tu, Fabien ? Le savez-vous, monsieur le comte ?
– Comment voulez-vous que je sache de pareilles choses, monsieur ?
– En tout cas, si les choses se sont passées comme vous le dites, cela prouve de la conscience de sa part. Bien des femmes de la classe à laquelle vous prétendez qu’elle appartient, auraient promis et n’auraient pas tenu.
– Oui, oui, dit Léon, cela se fait quelquefois en amour, et même en politique, n’est-ce pas, monsieur le comte ?
– Laissons continuer madame de Barthèle, répondit le pair de France.
– Eh bien, quand elle a eu chanté, et d’une façon adorable, je dois le dire, elle s’est approchée du lit. Alors mon fils, ravi de la revoir et d’apprendre qu’elle consent à rester ici…
– Comment ! sérieusement elle reste ? demanda le comte de Montgiroux avec inquiétude.
– Oui, monsieur ; si sérieusement, que nous l’avons conduite à son appartement.
– Quoi ! madame, elle restera ici, dans cette maison ?
– Et où voulez-vous qu’elle aille ? à l’auberge ?
– Sous le même toit que Maurice ?
– Puisque c’est elle qui doit le guérir.
– Le guérir, le guérir ! s’écria le pair de France.
– Oui, monsieur, le guérir. Je n’ai qu’un fils, et j’y tiens.
– Mais ma nièce, madame ? mais Clotilde ?
– Clotilde n’a qu’un mari, et elle doit y tenir.
– Mais, madame, songez donc au monde ; le monde, que dira-t-il ?
– Le monde dira ce qu’il voudra, monsieur. Ce n’est pas du monde que mon fils est amoureux ; ce n’est pas le monde qui lui chantera l’air Ombra adorata. Le docteur n’a pas mis dans son ordonnance qu’on lui amènerait le monde.
Sans doute, la discussion allait devenir plus vive entre le comte et madame de Barthèle, lorsque le bruit d’une voiture se fit entendre, et, avant qu’on eût le temps de regarder qui arrivait et de donner des ordres pour ne pas recevoir, un valet ouvrit la porte et annonça madame de Neuilly.
Ce nom, qui semblait répondre aux craintes de M. de Montgiroux à l’instant même où il les exprimait, fit pâlir madame de Barthèle. Le comte lui-même parut on ne peut plus contrarié ; mais madame de Neuilly était une parente, et il était trop tard maintenant pour ne pas la recevoir.
Madame de Neuilly était une femme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, qui en paraissait trente : grande, maigre, blonde, couperosée, plus disgracieuse encore au moral qu’au physique ; c’était une de ces créatures pour lesquelles on se sent une répulsion instinctive, que cependant on rencontre partout et dont on ne peut pas se débarrasser, une fois qu’on les a rencontrées. Déshéritée de tous les charmes de la jeunesse et de toutes les grâces de la femme, l’envie était le mobile constant de ses actions, le trait saillant de ses discours ; elle aimait le luxe et la représentation ; mais, quoique tenant aux plus grandes familles, sa fortune, plus que médiocre, ne lui permettait pas de se satisfaire à cet égard. Au reste, toujours hostile, mais toujours hors de l’atteinte des coups elle-même, elle se réfugiait dans l’impunité par l’observance la plus rigoureuse des usages du monde. N’ayant jamais été exposée à succomber à une séduction, elle était sans pitié pour quiconque osait braver les préjugés ou franchir les barrières établies dans l’intérêt des mœurs sociales. Affichant le plus grand mépris pour la richesse et la beauté, les deux choses qu’elle jalousait le plus au monde, il fallait, avant tout, que l’on fût d’une de ces noblesses reconnues par d’Hozier ou par Chérin, pour qu’elle daignât vous croire digne de sa fatale intimité. Au reste, l’instinct guidait admirablement madame de Neuilly, et lui faisait, avec un rare bonheur, mettre le doigt sur toutes les plaies. C’était, enfin, une de ces créatures dont on sent toujours le contact par une douleur.
Son arrivée à Fontenay, dans les circonstances où se trouvait la famille de madame de Barthèle, devenait une espèce de calamité. Il n’en fallait pas moins faire bonne contenance et ne laisser rien percer de l’embarras de la situation. Mais, quelle que fût l’expérience de la douairière dans l’art un peu menteur de recevoir son monde, et quoiqu’elle s’avançât de son air le plus riant au-devant de la visiteuse, celle-ci, du premier coup d’œil, aperçut sur son visage une contrariété mal déguisée ; car, toujours en garde contre chacun pour n’être jamais surprise en défaut d’observation, elle devinait avec une rare perspicacité les plus secrètes pensées, et, entre deux suppositions vraisemblables, c’était toujours à la seule vraie qu’elle avait le secret tout particulier de s’arrêter.
– Ah ! chère cousine, dit-elle après avoir embrassé madame de Barthèle, j’arrive dans un mauvais moment, je le vois. Ma présence vous contrarie, j’en suis certaine. Je venais vous demander à déjeuner ; mais, je vous en supplie, si je suis de trop, chassez-moi.
– Vous n’êtes jamais de trop, et surtout ici, vous le savez bien, chère belle, répondit la baronne. Ne changez donc rien à vos projets, et restez-nous, je vous en prie.
En entrant dans le salon, madame de Neuilly avait embrassé du regard tous ceux qui s’y trouvaient, et le motif qui l’excitait le plus à rester fut celui qu’elle fit valoir pour feindre de vouloir partir.
– Si fait, dit-elle, si fait, je repars. Vous avez MM. de Rieulle et de Vaux. Je vous croyais seule, moi, d’après tout ce qu’on raconte à Paris sur vous.
– Oh ! mon Dieu ! chère amie, demanda vivement madame de Barthèle, et que raconte-t-on ? Dites-moi vite cela.
La manière dont madame de Barthèle fit cette question eût suffi pour faire comprendre à madame de Neuilly qu’il se passait effectivement quelque chose d’extraordinaire à Fontenay. Aussi, décidée à approfondir une situation qui se présentait à elle avec tout l’attrait du mystère :
– Et M. de Montgiroux, dit-elle, qui ne me voit pas, tant il est préoccupé ! Décidément, baronne, j’arrive mal à propos…
Et, en prononçant ces mots, elle salua d’un signe de tête les trois hommes qui formaient un groupe, et se laissa tomber sur un fauteuil comme exténuée de fatigue. Le comte s’excusa d’un ton grave ; les deux jeunes gens firent un salut roide et empesé, mais rien n’intimida madame de Neuilly ; elle avait une de ces assurances imperturbables qui, d’ordinaire, proviennent d’une grande supériorité ou d’une grande bêtise, et qui, chez elle, par exception, était un effet naturel dont il était difficile d’expliquer la cause.
– Eh bien, chère amie, ne me raconterez-vous point ce que l’on dit de nous à Paris ? demanda madame de Barthèle pour la seconde fois.
– Mais on dit que Maurice est très-malade, en danger même. Hier, on assurait qu’il ne passerait pas la journée ; aussi je suis accourue, chère cousine, pour vous offrir les consolations d’une sincère amitié. Heureusement, votre tranquillité me rassure. Et quelle est donc cette maladie, grand Dieu ?
L’espèce de grimace sentimentale dont madame de Neuilly accompagna cette exclamation allait si peu à l’air de son visage, qu’un sourire involontaire passa sur les lèvres des jeunes gens, et que le pair de France, malgré sa gravité, ne put réprimer un geste d’impatience. D’ailleurs, un souvenir donnait encore à cette pantomime un caractère plus comique : les deux jeunes gens ni le comte n’ignoraient pas que la gracieuse personne qu’ils avaient sous les yeux, s’était autrefois laissée prendre pour Maurice d’une violente passion, et qu’elle avait tout tenté pour devenir sa femme. C’était à la suite de l’échec qu’elle avait éprouvé, en cette occasion que mademoiselle de Morcerf – c’était le nom de famille de madame de Neuilly – s’était décidée à épouser un vieillard sexagénaire que tout le monde croyait fort riche, et dont, à force de soins et d’attentions, elle était parvenue à abréger la vie. Malheureusement, comme si la pauvre femme devait subir tous les désappointements, elle trouva que cette succession, dont elle attendait une grande fortune, se composait d’un domaine substitué à un neveu et de rentes viagères.
– Est-ce véritablement une fièvre cérébrale qu’a ce pauvre Maurice ? En ce cas, votre médecin est un âne s’il ne s’en est pas rendu maître aussitôt. Quel est votre médecin ? Comment l’appelez-vous ? D’abord vous savez que je m’entends très-bien en médecine ; c’est moi qui ai soigné pendant deux ans M. de Neuilly, qui croyait avoir toutes les maladies, parce qu’il avait, comme vous le savez, placé une partie de son bien en rentes viagères ; ce n’était pas l’intérêt qui m’avait fait faire ce mariage, non : le désir de porter un beau nom. Vous savez, messieurs, qu’il était des vieux Neuilly, des sires de Neuilly qui ont été aux croisades ; puis j’étais dominée par ce besoin de dévouement qui est dans le cœur de la femme et qui fait que nous nous sacrifions toujours à quelqu’un ou à quelque chose, à un homme ou à une idée.
– Allons, chère cousine, continua madame de Neuilly, conduisez-moi près de Maurice, et je vous dirai tout de suite ce qu’il a, moi.
– Vous êtes trop bonne, chère Cornélie, répondit madame de Barthèle, et je vous remercie du vif intérêt que vous prenez à Maurice, c’est-à-dire à ce qui me touche le plus au monde ; mais notre pauvre malade sommeille en ce moment, et le docteur nous a renvoyés tous.
– S’il dort, c’est déjà bon signe, dit madame de Neuilly, et, dans les maladies inflammatoires, le sommeil est un symptôme de convalescence. Ah ! j’en suis véritablement charmée, j’aurai cette bonne nouvelle à donner ce soir chez la marquise de Montfort. On signe, comme vous le savez ou comme vous ne le savez pas, le contrat de mariage de son petit-fils Tristan avec mademoiselle Henriette Figères, cette fille si riche, vous savez, qui est censée nous arriver des colonies et qui arrive d’Angleterre, où sa mère a fait une fortune colossale, on ne sait trop comment, ou plutôt on sait trop comment. C’est un véritable scandale, un Montfort épouser la fille d’une danseuse, ou l’équivalent ! quelle honte pour tout le faubourg ! mais, que voulez-vous ! noblesse a obligé si longtemps, qu’elle n’oblige plus ; on verra, on verra où nous conduiront tous ces tripotages d’argent. Pauvre France ! À quelque révolution nouvelle ! C’était bien, au reste, l’avis de M. de Neuilly, et c’était dans cette crainte qu’il avait placé tout son bien en viager.
Et, dans l’amertume du souvenir qui se présentait à la pensée de madame de Neuilly, un soupir étouffé termina sa phrase.
On ne pouvait plus éviter cette visite inquisitoriale, il fallait donc la subir. Madame de Barthèle et le comte de Montgiroux échangèrent, en conséquence, un regard, et se résignèrent à tous les inconvénients qui pouvaient résulter de la présence de la fausse madame Ducoudray, dans l’obligation où l’on allait se trouver de faire asseoir à la même table ces deux femmes de caractère et de condition si opposés ; mais le comte, que sa jalousie tenait toujours, se dépitait intérieurement de trouver un nouvel obstacle à l’explication qu’il voulait avoir avec Fernande ; pour madame de Barthèle, elle cherchait dans son esprit un moyen de sortir d’embarras et d’obvier à l’effet que, d’un moment à l’autre, l’apparition de la courtisane devait produire ; de sorte que, sous leur sourire de bienvenue, madame de Neuilly n’eut point de peine à démêler une certaine contrainte. Elle n’en demeura que plus fermement dans l’intention où elle était de rester.
En effet, pour madame de Barthèle surtout, la position était des plus embarrassantes. Fallait-il mettre madame de Neuilly dans la confidence ? fallait-il la laisser dans l’erreur, et feindre d’ignorer ce qu’était réellement la femme que les amis de Maurice avaient amenée à Fontenay, laissant ainsi peser sur les deux jeunes gens tout le poids du méfait ? Si elle parlait, la prude visiteuse allait jeter les hauts cris ; si elle gardait le silence, madame de Neuilly ne pouvait-elle pas découvrir le fatal secret ? Elle, si répandue, si remuante, si curieuse, si au courant de toutes les intrigues, de tout ce qu’on peut savoir, de tout ce qu’on doit ignorer, ne pouvait-elle pas avoir rencontré Fernande au spectacle, au Bois, aux courses, quelque part enfin, et avoir demandé ce qu’était Fernande, la connaître, par conséquent, de vue, et la reconnaître chez madame de Barthèle ? C’était dès le même jour un scandale pour tout Paris.
Mais, avant que madame de Barthèle eût trouvé un moyen de concilier les scrupules de la femme du monde avec le besoin qu’on avait de la femme perdue, Clotilde entra.
– Madame, dit-elle en s’adressant à la baronne, le déjeuner est servi, et je viens de faire prévenir madame Ducoudray.
En ce moment, Clotilde aperçut madame de Neuilly et s’arrêta court… Elle avait tout compris ; il y eut un moment de silence.
On devine à quel point la curiosité de madame de Neuilly fut excitée par cette annonce suivie de cette réticence. Elle promena d’abord sur tous les acteurs muets de cette scène pénible un regard doué de cette puissance d’investigation qui lui était naturelle ; puis, sans même adresser à sa jeune cousine ces protestations hypocrites d’amitié par lesquelles les femmes ont l’habitude de s’aborder, elle s’écria :
– Madame Ducoudray ! qu’est-ce que cela, baronne, madame Ducoudray ? J’avais bien remarqué en arrivant une calèche fort élégante avec deux beaux chevaux gris pommelé. Est-ce que cet équipage est à madame Ducoudray ? J’avais d’abord cru que c’était à l’un ou à l’autre de ces deux messieurs, quoique je me fusse dit que, dans ce cas, cette voiture porterait un chiffre ou des armes. Madame Ducoudray ! c’est singulier, je ne connais pas ce nom-là ; si c’est sa voiture qui est dans la cour, elle a cependant un train, cette dame !
Puis, songeant que ces questions avant d’avoir salué Clotilde étaient quelque peu déplacées :
– Bonjour, Clotilde, dit-elle en se tournant du côté de la jeune femme ; je viens pour voir notre pauvre Maurice. Est-ce que madame Ducoudray serait près de lui, par hasard !
Ces paroles avaient été dites avec une telle volubilité, que ni le comte, ni madame de Barthèle, ni Clotilde, ni les deux jeunes gens, ne purent placer un seul mot. Ce fut donc Clotilde qui, interrogée la dernière, répondit d’abord.
– Non, madame, dit-elle ; madame Ducoudray n’est point près de Maurice, elle est dans l’appartement qu’elle doit habiter.
– Qu’elle doit habiter ! s’écria de nouveau madame de Neuilly ; mais c’est donc un commensal que cette madame Ducoudray ? ou bien a-t-elle loué une partie de votre villa ? En tout cas, vous me la présenterez, je l’espère ; du moment que vous la traitez en amie, je veux faire connaissance avec elle, si toutefois elle est de naissance… Mais je pense bien, chère cousine, que vous ne recevriez pas quelqu’un que vous ne devez pas recevoir.
– Madame, se hâta de dire Fabien, qui comprenait l’embarras de madame de Barthèle et les tortures de Clotilde, madame Ducoudray a été amenée ici par M. de Vaux et par moi dans l’intérêt de la santé de Maurice.
– Dans l’intérêt de la santé de Maurice ? dit madame de Neuilly, tandis que Fabien rassurait par un coup d’œil madame de Barthèle et Clotilde, inquiètes de la tournure que prenait la conversation ; est-ce que madame Ducoudray est la femme de quelque homéopathe ? On assure que les femmes de ces messieurs exercent la médecine de compte à demi avec leurs maris.
– Non, madame, dit Fabien ; madame Ducoudray est tout bonnement une somnambule.
– Vrai ? s’écria madame de Neuilly enchantée. Oh ! comme c’est heureux ; j’ai toujours eu le plus grand désir d’être mise en rapport avec une somnambule. M. de Neuilly, qui avait beaucoup connu le fameux M. de Puységur, pratiquait quelque peu de magnétisme, et prétendait toujours que j’avais beaucoup de fluide. Mais, dites-moi donc, il faut que ce soit une somnambule fort à la mode, pour avoir des chevaux et une voiture comme celle que j’ai vus : est-ce que ce serait la fameuse mademoiselle Pigeaire, qui aurait épousé ?… Faites-y attention, baronne : dans les maladies inflammatoires les nerfs jouent un grand rôle et le magnétisme excite effroyablement les nerfs. Je vous demande donc, pour votre sécurité à vous, ma chère baronne, encore plus que pour ma curiosité à moi, à être là quand on opérera sur Maurice.
Stupéfaits de la manière brusque avec laquelle un nouveau mensonge venait, en s’établissant avec l’apparence de la vérité, de compliquer encore la situation, tous les personnages de cette scène restaient muets en s’entre-regardant, lorsque Fabien, qui tirait parti de tout, s’adressant à Clotilde :
– Madame, dit-il, voulez-vous bien me conduire près de la somnambule ? C’est une personne fort susceptible, comme toutes les personnes nerveuses, et je craindrais que si elle n’était pas prévenue d’avance de l’honneur que lui ménage madame de Neuilly, elle ne le reçût pas comme elle doit le recevoir.
Madame de Barthèle respira, car elle comprit le projet du jeune homme.
– Oui, oui, Clotilde, dit-elle, tenez le bras de monsieur de Rieulle, et conduisez-le près de notre aimable hôtesse ; j’espère que, par son influence, il la décidera à descendre déjeuner avec nous, quoiqu’il y ait un convive de plus. Allez, Clotilde, allez.
Clotilde prit en tremblant le bras de Fabien ; mais, comme ils s’avançaient vers la porte du salon, cette porte s’ouvrit, et Fernande parut.
En l’apercevant, madame de Neuilly poussa un cri d’étonnement, et ce cri retentit dans le cœur de tous les assistants pour y causer cette crainte vague qui accompagne la première phase d’un événement nouveau et inattendu.
À la terreur qu’avait causée le cri de madame de Neuilly, succéda bientôt la plus grande surprise lorsqu’on vit le hautain champion des traditions aristocratiques, les bras ouverts et le visage riant, s’avancer au-devant de Fernande, et qu’on l’entendit s’écrier :
– Comment ! c’est toi, chère amie ! Eh ! mon Dieu ! est-ce bien toi que je retrouve ?
Aussi les spectateurs, muets d’étonnement, n’osèrent-ils interrompre les manifestations de tendresse que prodiguait à Fernande une des femmes les plus orgueilleuses du faubourg Saint-Germain, et, témoin inquiet de la reconnaissance, chacun dut attendre une explication sans oser la demander.
Quant à Fernande, comme si aucune émotion nouvelle ne pouvait trouver place en son âme, après les émotions terribles qu’elle venait d’éprouver, elle se laissa embrasser sans témoigner d’autre impression que celle d’une agréable surprise. C’était juste ce que les lois du savoir-vivre et de la politesse exigeaient. Cependant Fabien, qui était le plus rapproché d’elle, crut s’apercevoir qu’elle pâlissait légèrement.
– Mon Dieu ! que je suis heureuse, continua la noble veuve, de te revoir ainsi, après cinq années de séparation, encore plus jeune et plus belle, je crois, que le jour où nous nous quittâmes !
– Qu’es-tu devenue, ma pauvre Fernande ? Moi, j’ai été mariée et je suis veuve. J’avais épousé M. de Neuilly, un vieillard ; ce n’était pas une spéculation, Dieu merci ! car tout son bien était placé en rentes viagères ; mais tu sais comme je suis bonne, j’ai vu un dévouement à accomplir, et je l’ai réclamé. Au reste, homme de bonne maison, et, comme je le disais encore tout à l’heure, un vrai de Neuilly, preuves en main : podagre, goutteux, avare, j’en conviens, mais trente-deux quartiers, et d’Harcourt par les femmes.
Tout en énumérant les griefs et les avantages de sa position, la prude examinait avec empressement, et avec un regard d’envie encore plus que de curiosité, la beauté gracieuse, l’air de distinction et l’élégance de son ancienne amie ; puis, s’adressant à madame de Barthèle :
– Pardon, chère cousine, continua-t-elle, mais je ne puis vous exprimer la joie que je ressens à voir aujourd’hui une de mes plus chères compagnes de Saint-Denis.
– De Saint-Denis ? répétèrent avec surprise tous les personnages présents à cette scène.
– Oui, oui, de Saint-Denis ; vous l’ignoriez, je le vois, poursuivit madame de Neuilly. Eh bien, sachez que nous avons été élevées ensemble, toujours dans les mêmes classes ; que Fernande et moi nous ne nous quittions pas. C’est la fille d’un brave général mort sur le champ de bataille pendant la campagne de 1823, devant Cadix, sous les yeux de monseigneur le duc d’Angoulême ; qui lui promit de veiller sur son enfant, sur sa fille unique. Là-bas, nous savions toute cette histoire que vous paraissez tous ignorer ici. Permettez donc que ce soit moi qui vous présente mademoiselle de…
– Arrêtez, madame, s’écria Fernande. Au nom du ciel, ne prononcez pas le nom de mon père.
Il y avait un tel accent de prière dans ces paroles échappées au cœur de la jeune femme, que madame de Neuilly s’arrêta.
Jusque-là Fernande, comme on l’a vu, avait gardé le silence. Son maintien annonçait même plus de résignation que d’embarras, plus de honte que de crainte ; ses yeux baissés avaient évité tous les regards, et sa dignité naturelle semblait s’accroître à mesure que cette singulière rencontre amenait la révélation d’un secret qui tournait à son avantage. Mais au moment où le nom de son père avait été sur le point d’être prononcé, par un geste aussi rapide que la pensée, par un cri presque involontaire, par un mouvement de profond effroi, elle avait suspendu ce nom aux lèvres de madame de Neuilly, qui effectivement, à la prière de Fernande, s’était arrêtée.
– Eh ! pourquoi cela, ma chère, dit la veuve, et quel motif vous force à garder l’incognito comme une reine en voyage ? Mais c’est un fort beau nom que le vôtre, et je dirai comme ce roi de Macédoine : Si je ne me nommais pas Alexandre, je voudrais me nommer…
– Madame, dit Fernande, je vous ai suppliée et je vous supplie encore de vous arrêter ; vous ne pouvez savoir quels motifs puissants me font désirer que mon nom de jeune fille reste inconnu.
– Vous avez raison, dit madame de Neuilly ; je ne puis pas deviner une pareille fantaisie, et je ne comprendrai jamais que la fille du marquis de Mormant…
Fernande jeta un cri de douleur profonde. La honte passa sur son visage comme le reflet d’une flamme ardente ; puis la pâleur lui succéda, des larmes mouillèrent ses paupières et ruisselèrent sur ses joues ; des sanglots gonflèrent sa poitrine et s’échappèrent en gémissements étouffés. Enfin, avec cette douleur de l’âme plus forte que l’usage du monde, elle courba la tête, et, ouvrant ses bras comme pour indiquer la résignation devant l’impuissance de sa volonté, elle répondit :
– Vous m’avez fait bien du mal, madame. J’aurais désiré que le nom de mon père ne fût pas prononcé.
– Mais alors il fallait me dire pour quel motif tu désirais que je gardasse le silence.
– C’est que nous ne sommes plus aux jours de notre enfance, madame, répondit Fernande avec un accès de mélancolie profonde ; c’est que nous ne sommes plus dans cette maison de paix et d’amitié où la pauvre orpheline fut si heureuse.
– Je crois bien que tu étais heureuse ! tu étais la plus savante, la plus fêtée et la plus belle de nous toutes.
– Funestes avantages ! dit Fernande en relevant la tête et en fixant un regard sévère et triste sur les trois hommes qui, en proie au plus profond étonnement, assistaient à cette étrange scène sans dire un seul mot.
– Aussi nous te prédisions un beau mariage, continua la noble veuve, et je vois que notre prédiction s’est accomplie. Une voiture élégante, car c’est à toi sans doute la voiture que j’avais remarquée en entrant dans la cour, de beaux chevaux de luxe, un train de maison ; mais il est donc riche, ce M. Duponderay, Dufonderay ? Comment appelles-tu ton mari ?
– Ducoudray, dit tristement Fernande, en femme qui se résigne à mentir.
– Ducoudray ! répéta madame de Neuilly. Ah çà ! j’espère qu’il n’y a rien de substitué dans sa fortune, lui ; pas de rentes viagères ? Ah ! c’est que c’est affreux, vois-tu, chère amie, surtout quand on a pris des habitudes de luxe ; un malheur arrive, et puis plus d’hôtel, plus de voiture, plus de chevaux. Mais ce que je ne comprends point, pardon de revenir encore là-dessus, c’est de ne point se parer du nom de son père quand il est beau ; il y a donc des raisons ? Ah ! j’y suis, pauvre petite, tu as fait un mariage d’argent ? Encore une victime ! ton mari est un enrichi, un homme de banque ? Ah ! malheureuse ! je comprends tout maintenant.
Puis, à l’indécision des physionomies, voyant qu’elle n’avait pas encore rencontré juste, elle reprit :
– Ce n’est pas cela, non. Ah ! maintenant je devine ; c’est à cause du somnambulisme. M. Ducoudray est comme M. Puységur, un magnétiseur. Eh bien, je préfère le magnétisme à la banque. Et il te force à le seconder dans son charlatanisme ? Ah ! véritablement les hommes sont infâmes ! Il te fait lire les yeux bandés comme mademoiselle Pigeaire ? Il te fait voir l’heure aux montres des autres ? Dans quel temps vivons-nous, mon Dieu ! M. de Neuilly avait placé tout son bien en viager, c’est vrai, mais il n’aurait pas forcé mademoiselle de Pommereuse, une fille d’ancienne noblesse, à devenir somnambule, à voir ce qui se passe dans l’intérieur du corps humain, à guérir des malades ; c’est une indignité, et il y a là matière à séparation. Il faut plaider, ma petite. Tiens, je me connais en procès, moi ; j’en ai soutenu un de trois ans contre les héritiers de M. de Neuilly. Je t’aiderai de mes conseils, je te soutiendrai de mon crédit : puis, lorsque nous aurons envoyé cet abominable M. Ducoudray magnétiser tout seul, je te réhabiliterai dans le monde, je te présenterai comme la fille du marquis de Mormant ; et sois tranquille, sous mon patronage, toutes les portes se rouvriront devant toi. N’est-ce pas, monsieur de Montgiroux ? n’est-ce pas, monsieur de Rieulle ?… n’est ce pas, monsieur… Mais qu’avez-vous donc tous ? qu’est-ce que signifient ces visages consternés ? Y a-t-il donc encore autre chose ?
En effet, on doit comprendre quelle inquiétude agitait tous les membres du conciliabule devant ce nouveau flux de paroles. D’abord Fernande était restée stupéfaite devant la nouvelle position que lui assignait son ancienne amie. Elle avait jeté les yeux sur madame de Barthèle, et elle avait vu celle-ci les mains jointes et dans la posture d’une suppliante. Alors elle avait compris qu’on avait eu recours à quelque subterfuge pour colorer vis-à-vis de madame de Neuilly son introduction dans la famille ; elle eut alors pitié de la duplicité à laquelle parfois sont forcés de s’abaisser les gens du monde ; elle étouffa un soupir, et le souvenir de Maurice lui rendant son courage prêt à l’abandonner :
– On ignorait le nom de mon père, dit-elle, c’est un secret qu’il était de mon devoir de garder ; vous l’avez divulgué, madame, je ne vous en veux pas, et croyez bien que, dans le bonheur que j’éprouve à vous revoir, je vous pardonne tout le mal que vous m’avez fait.
– Ah ! dit madame de Neuilly, blessée de la réponse de Fernande, ce n’était pas ce froid accueil, cette réserve dédaigneuse que j’avais droit d’attendre d’une amie de dix ans.
– Il n’y a ni froideur ni dédain dans ma conduite, madame, croyez-le bien, reprit Fernande d’un ton humble et doux, et madame de Barthèle que voici, et à qui vous pouvez vous fier, je l’espère, sous le rapport des convenances, vous dira que je ne puis ni ne dois me comporter vis-à-vis de vous autrement que je le fais.
– Je dirai, ma chère Fernande, s’écria la baronne emportée par la reconnaissance qu’elle éprouvait par la conduite digne et dévouée de la jeune femme, je dirai que vous êtes une des plus nobles et des plus charmantes créatures que j’aie jamais vues ; voilà ce que je dirai.
– Mais, en ce cas, reprit madame de Neuilly, pourquoi ne pas me dire tout de suite, comme je l’ai fait moi-même : « Voilà qui je suis, voilà ce que j’ai fait ! »
En ce moment, heureusement pour Fernande qui, attaquée directement et poussée à bout, ne savait plus que répondre, la cloche du déjeuner retentit. Madame de Barthèle saisit avec empressement cette occasion de rompre l’entretien.
– Vous entendez, mesdames ? dit-elle, on sonne le déjeuner ; à plus tard les confidences, vous aurez toute la journée pour cela.
Puis, comme en ce moment le valet entrait annonçant qu’on était servi :
– Monsieur de Vaux, dit-elle, conduisez madame Ducoudray ; monsieur de Montgiroux, donnez le bras à madame de Neuilly.
Quant à Fabien, il s’était déjà emparé du bras de Clotilde.
On passa dans la salle à manger.
Comme il y avait quatre femmes et trois hommes, deux femmes devaient être placées à côté l’une de l’autre. Madame de Barthèle fit asseoir Fernande à sa droite.
M. de Montgiroux se plaça à sa gauche. De l’autre côté de Fernande s’assit Léon de Vaux, puis madame de Neuilly en face de la baronne ; puis, à la droite de madame de Neuilly, Fabien de Rieulle, et enfin Clotilde, qui se trouva ainsi entre Fabien et M. de Montgiroux.
Le secret de la naissance de Fernande, que l’on venait d’apprendre, grâce à l’indiscrétion de madame de Neuilly, préoccupait fort tout le monde, et surtout la baronne. Madame de Barthèle ne cessait de se féliciter intérieurement sur sa pénétration, qui lui avait fait reconnaître presque du premier coup d’œil, dans Fernande, toutes les habitudes d’une femme de qualité ; aussi se mit-elle à lui faire les honneurs de la table avec une politesse affectée. Madame de Neuilly devait s’y méprendre, et c’était là pour madame de Barthèle un point important.
– Ah ! c’est une fille de noblesse, pensait madame de Barthèle ; eh bien, il était impossible qu’il en fût autrement, et sans doute mon fils, en s’attachant comme il l’a fait à elle, ne l’ignorait pas ; tout serait pour le mieux si madame de Neuilly n’était point là. Envieuse et méchante, cette femme a véritablement un mauvais génie qui la pousse partout où l’on ne voudrait pas la voir.
Ce secret n’avait pas, comme on le devine bien, produit une moindre impression sur M. de Montgiroux que sur la baronne : depuis deux heures, Fernande lui était apparue sous un jour si nouveau, qu’il voyait surgir en elle mille qualités qu’il n’y avait point encore découvertes ; il lui était démontré que Léon de Vaux soupirait inutilement ; il commençait à croire que Fabien n’avait jamais eu aucun droit sur elle ; enfin la douleur de Maurice lui faisait douter que Maurice eût jamais été son amant. Puis, notre orgueil nous souffle toujours à l’oreille que l’on fait pour nous plus que l’on n’a fait pour les autres. À la suite de cette douce caresse de son amour-propre, de cette séduisante flatterie de sa vanité, une idée incertaine, vague, indécise, se présentait à l’esprit de M. de Montgiroux, idée folle, idée à laquelle cependant il revenait sans cesse malgré lui, celle de s’attacher sa jolie maîtresse par des liens plus sacrés. Il avait sur ce point, et dans le cas où il voudrait les invoquer, bien des antécédents pour faire excuser son entraînement, même à la chambre haute. Toutes ces idées avaient quelque chose de doux à l’imagination blasée du pair de France, et dans son for intérieur, il se sentait rajeunir ; comme la lampe qui va s’éteindre, M. de Montgiroux était prêt à jeter une dernière lueur, à briller d’un dernier éclat.
Léon, de son côté, loin de renoncer désormais à ses espérances à l’égard de Fernande, n’avait fait que concevoir un désir plus vif d’atteindre au but qu’il poursuivait depuis trois mois ; une nuance de sentiment venait, en effet, se mêler désormais à ses désirs : le mystère dont Fernande s’était entourée devant tout le monde, lui prouvait qu’elle tenait à ménager sa famille, et cette pudeur qu’un cœur délicat eût respectée, lui devenait un moyen de triompher de sa résistance en l’effrayant, s’il ne pouvait y parvenir d’une manière plus digne.
Quant à Fabien, tout entier en apparence à son amour pour Clotilde, il semblait indifférent à tout ce qui n’était pas en rapport direct avec elle, et celle-ci, de son côté, sans se rendre compte du sentiment qu’elle éprouvait, écoutait Fabien avec un vague plaisir. On ne craignait plus pour les jours de Maurice, le cœur de la jeune femme s’ouvrait à l’espérance ou à un sentiment qui lui donnait le change, et c’était la voix de Fabien, c’étaient ses regards, c’étaient ses prévenances qui répondaient aux douces émotions qu’elle éprouvait, et même qui les causaient peut-être.
Madame de Neuilly, sous l’influence de la jalousie secrète qu’elle ressentait toujours pour quiconque l’emportait sur elle, soit en beauté, soit en fortune, soit en grâce, c’est-à-dire pour le plus grand nombre, cherchait à s’expliquer quel intérêt son ancienne compagne avait à cacher le nom de son père, et pourquoi elle avait témoigné une douleur si vive en voyant ce nom révélé ; elle ne concevait pas bien comment une femme qui paraissait avoir le train et le luxe d’une grande fortune, comment une femme qui paraissait tenir un rang distingué dans le monde, et que d’ailleurs sa beauté, ses talents et son esprit rendaient si remarquable, se trouvait dans cette maison sans être connue, ou du moins comme une somnambule, près d’un jeune malade, entre la mère et la femme de ce jeune malade : tout cela lui semblait couvrir un secret, voiler une intrigue ; elle avait donc résolu de ne pas quitter la maison sans être arrivée à pénétrer ce mystère.
Une grande force d’âme pouvait seule soutenir Fernande dans la position où elle était placée ; mais elle en était venue, en surmontant successivement les émotions différentes qu’elle avait éprouvées depuis le matin, à une telle puissance sur elle-même, que ni son regard, ni son maintien, ni l’accent de sa voix ne trahissaient le trouble qui l’agitait intérieurement. Blessée dans son orgueil le plus secret et le plus intime par la découverte de la haute position dont elle était déchue, mais soutenue par un sentiment plus fort que l’égoïsme, elle comprimait toutes ses impressions, et elle finissait, en quelque sorte, par éprouver la tranquillité, l’indifférence qu’elle affectait. Libre ainsi de ses affections personnelles, tout entières sacrifiées aux autres, son regard profond et investigateur planait sur tout le monde, et, de temps en temps, plongeait jusqu’au fond des cœurs qu’elle avait intérêt à connaître. Ainsi, rien ne lui échappait ; ni l’adresse de Fabien, ni l’amour naissant de Clotilde, ni les nouveaux sentiments de Léon, ni la vieille jalousie de madame de Neuilly, ni les combats du comte, ni le bonheur maternel de madame de Barthèle ; elle attendait donc les événements non-seulement avec une grande liberté d’esprit, mais encore avec une grande supériorité de position ; elle avait fait le sacrifice de sa personnalité, elle s’était dévouée.
Au milieu de ces préoccupations diverses, une conversation générale devenait difficile, et cependant chacun en sentait le besoin pour voiler ses propres sentiments ; il en résulta qu’après un moment de silence et de contrainte, ceux qui étaient les plus intéressés à se ménager des aparté à voix basse, s’accrochèrent aux premiers mots qui furent dits, et, avec un air d’insouciance plus ou moins bien jouée, poussèrent la conversation vers ces généralités auxquelles tout le monde peut prendre part ; ce fut, au reste, madame de Neuilly qui donna l’essor à la pensée en lui donnant un point de départ.
– J’espère, ma chère Fernande, dit-elle, que ton temps n’est pas tellement pris par les séances magnétiques, qu’il ne te reste pas quelque loisir pour t’occuper de peinture : tu avais, à Saint-Denis, de si admirables dispositions, je me le rappelle, que notre maître de dessin disait toujours qu’il voudrait que tu perdisses ta fortune, pour que tu fusses forcée de te faire artiste.
– Comment ! s’écria la baronne, madame peint ?
– Mais oui, dit Léon, madame est tout bonnement de première force.
– Vraiment ? dit Clotilde pour dire quelque chose.
– C’est-à-dire que si madame exposait, reprit Léon, elle ferait émeute au salon.
– Est-ce vrai ce que dit là M. de Vaux ? demanda madame de Neuilly, et es-tu véritablement devenue une madame Le Brun ?
– Si elle voyait ce que je fais, dit Fernande en souriant, madame Le Brun, je crois, mépriserait fort mes ouvrages.
– Pourquoi cela ? demanda la baronne de Barthèle ; j’ai connu madame Le Brun, et c’était une femme de beaucoup d’esprit.
– Justement, madame la baronne, dit Fernande, voilà ce qui fait que nous ne nous entendrions pas ; à tort ou à raison, je déteste l’esprit dans l’art.
– Et qu’y cherchez-vous, madame ? demanda M. de Montgiroux.
– Le sentiment, monsieur le comte, voilà tout, répondit Fernande.
– Et quel est votre maître ? reprit madame de Barthèle.
– La nature pour la forme, ma propre pensée pour l’expression.
– Ce qui veut dire que madame appartient à l’école romantique, dit Fabien avec un sourire légèrement railleur.
– Je ne sais pas trop ce que l’on entend par les écoles classique et romantique, monsieur, répondit Fernande ; si le peu que je vaux méritait qu’on me classât parmi les adeptes d’une école quelconque, je dirais que j’appartiens à l’école idéaliste.
– Qu’est-ce que cette école ? demanda madame de Neuilly.
– Celle des peintres qui ont précédé Raphaël.
– Oh ! mon Dieu ! que nous dis-tu donc là, chère Fernande ? est-ce qu’avant Raphaël, il y avait des peintres ?
– Avez-vous visité l’Italie, madame ? reprit Fernande.
– Non, dit madame de Neuilly ; mais Clotilde y a passé un an avec son mari, et, comme elle-même s’est occupée de peinture, elle pourra vous répondre à ce sujet.
– Voyons, dit, tout bas Fabien à la jeune femme ; voyons si elle aura l’audace de vous adresser la parole.
Mais au lieu de se retourner vers Clotilde, comme semblait le commander l’interpellation de madame de Neuilly, Fernande baissa les yeux et garda le silence. Ce n’était point là l’affaire de madame de Barthèle, qui, sentant la conversation tomber, essaya de la rattacher à une réponse de Clotilde.
– Vous avez entendu ce qu’a dit madame Ducoudray, ma chère enfant ? dit la baronne Connaissez-vous cette école dont elle parle ?
– C’est celle des peintres chrétiens, dit timidement Clotilde ; c’est l’école de Giotto, de Jean de Fiesole, de Benozzo Gozzoli et du Pérugin.
– Justement, s’écria Fernande emportée malgré elle par le plaisir de rencontrer une sœur de sa pensée.
– Oh ! mon Dieu ! dit madame de Neuilly, mais excepté le Pérugin, que je connais parce qu’il a été le maître de Raphaël, je n’ai jamais entendu parler de tous ces gens-là.
– Le Genèse dit qu’avant d’être peuplée d’hommes, la terre était habitée par des anges, répondit Fernande. Vous avez peu entendu parler aussi de ces anges-là, n’est-ce pas, madame ? Eh bien, il en est ainsi de ceux que j’ai nommés et qui semblent des messagers divins envoyés du ciel sur la terre, pour montrer d’où l’art vient et de quelle hauteur il peut descendre.
Le comte de Montgiroux regardait Fernande avec étonnement ; elle se révélait sous un aspect inconnu ; elle n’avait jamais daigné être pour lui autre chose qu’une courtisane, et voilà qu’elle était une artiste pleine de pensée.
– Ma foi, ma chère amie, dit madame de Neuilly, tout cela devient beaucoup trop sublime pour moi. J’irai te voir et tu me montreras tes chefs-d’œuvre.
– Eh bien, tandis que vous y serez, cousine, reprit la baronne, dites-lui de vous chanter l’Ombra adorata de Roméo, qu’elle a chanté tout à l’heure à Maurice, et vous me direz si jamais madame Malibran ou madame Pasta vous ont fait plus grand plaisir.
– Ah çà ! mais tu es donc devenue une véritable merveille, depuis que nous nous sommes quittées ?
Fernande sourit tristement.
– J’ai beaucoup souffert, dit-elle.
– Et quel rapport cela avait-il avec la peinture et la musique ?
– Oh ! dit Clotilde, je comprends, moi.
Fernande lui jeta un regard d’humble remercîment.
– Alors, dit madame de Neuilly, en musique comme en peinture, tu as des systèmes ?
– Il est impossible d’être quelque peu artiste, répondit Fernande, sans avoir ses préférences et ses antipathies.
– Ce qui signifie…
– Que j’ai les mêmes idées en musique qu’en peinture, c’est-à-dire que je préfère la musique sentiment à la musique d’exécution, celle qui contient des pensées à celle qui ne renferme que des sons. Cela n’empêche pas d’être juste, je le crois, envers les grands maîtres. J’admire Rossini et Meyerbeer ; j’aime Weber et Bellini : voilà mon système tout expliqué.
– Eh bien, que dites-vous de cette théorie, monsieur le comte, demanda Léon de Vaux, vous qui êtes un mélomane ?
– Lui, le comte, un mélomane ! s’écria madame de Barthèle. Ah ! bien oui ! il déteste la musique.
– Mais je pensais que M. le comte avait une loge à l’Opéra ! reprit Léon.
– J’en avais une, dit vivement le comte, ou plutôt j’avais un jour de loge ; mais je l’ai cédé.
– Pardon, je croyais vous avoir aperçu vendredi dernier, tout au fond de la loge, il est vrai.
– Vous vous êtes trompé, monsieur, dit vivement le comte.
– C’est possible, reprit Léon de Vaux ; alors c’est quelqu’un qui vous ressemblait fort.
– Maintenant, ma chère Fernande, reprit madame de Neuilly, je te ferai observer que tu n’as plus qu’à nous formuler tes opinions littéraires pour nous avoir fait un cours complet d’art.
– C’est me rappeler, madame, dit Fernande en souriant, que j’ai pris une part beaucoup trop grande à la conversation, et cependant je n’ai fait que répondre aux questions que l’on m’a adressées.
– Mais qui vous dit cela, ma chère madame Ducoudray ? s’écria madame de Barthèle : tout au contraire, nous avons à vous remercier mille fois, et vous avez été adorable.
– J’espère, Fernande, dit tout bas Léon de Vaux, en rapprochant pour la dixième fois son genou du genou que Fernande éloignait toujours ; j’espère que vous ne me garderez pas rancune de vous avoir amenée ici ; il me semble que la manière dont on vous accueille… il est vrai aussi que vous êtes charmante.
– Vous oubliez ce que vous m’avez faite, répondit Fernande. Je suis madame Ducoudray, une somnambule, l’associée de quelque Cagliostro, la complice de quelque comte de Saint-Germain. Il faut bien que j’essaye de justifier la bonne opinion que, sur votre recommandation, on a dû concevoir de moi.
– Ah ! mon cher monsieur Léon, dit la baronne, faites-y bien attention ; si vous prenez ainsi madame Ducoudray pour vous tout seul, nous allons vous faire une bonne grosse querelle.
– Et vous avez raison, madame, dit Fabien ; ce Léon est d’un égoïsme ! N’est-ce pas, monsieur le comte ?
– Le fait est, dit vivement le pair de France, que madame allait nous donner son opinion.
– Sur quoi ? demanda Fernande.
– Sur la littérature.
– Oh ! monsieur le comte, excusez-moi ; je suis bien excentrique en littérature. Mes admirations se bornent à cinq hommes ; il est vrai que ces hommes sont des demi-dieux. Si jamais je me retire du monde, ce qui pourra bien m’arriver un beau matin, je n’emporterai avec moi que ces cinq grands poëtes.
– Et lesquels ? demanda madame de Barthèle.
– Moïse, Homère, saint Augustin, Dante et Shakspeare.
– Ah ! ma chère Fernande, que dites-vous là ? s’écria madame de Neuilly. Comment est-il possible que vous admiriez Shakspeare, un barbare ?
– Ce barbare est l’homme qui a le plus créé après Dieu, dit Fernande.
– Croiriez-vous une chose ? ma chère madame Ducoudray, dit la baronne, c’est que je n’ai jamais eu l’idée de lire Shakspeare.
– C’est de l’ingratitude, madame. Nous autres femmes surtout, nous devrions vouer un culte à Shakspeare ; les plus admirables types de notre sexe ont été créés par lui. Juliette, Cordelia, Ophelia, Miranda, Desdemona, sont des anges à qui sa main a détaché les ailes que Dieu leur avait données, pour en faire des femmes.
– Comte, dit madame de Barthèle, puisque vous allez ce soir à Paris, vous me rapporterez un Shakspeare.
– Ce serait avec le plus grand plaisir, baronne, dit le comte, mais j’ai changé d’avis.
– Comment ?
– Je n’irai pas à Paris ce soir ; je crois ma présence nécessaire ici.
– Pourquoi donc vous gêner, maintenant que Maurice va mieux ? reprit madame de Barthèle ; vous avez promis à vos confrères de la chambre, m’avez-vous dit, de vous rendre à une conférence très-importante.
– Eh bien, madame, répondit le comte en souriant, je manquerai à ma promesse ; et lorsqu’ils sauront la cause qui m’a retenu loin d’eux, ils me pardonneront.
– Oh ! monsieur, dit Léon, qui semblait avoir pris à tâche de harceler éternellement le pauvre pair de France, pourquoi donc priver vos collègues de vos lumières dans une circonstance où elles peuvent leur être si utiles ?
– C’est une réunion préparatoire.
– Les affaires de l’État avant tout, monsieur le comte ; n’est-ce pas, madame la baronne ? Diable ! il ne faut pas badiner avec les lois.
– Il veut m’éloigner, se dit le comte ; c’est bien.
– Oh ! quant à cela, dit madame de Barthèle, voulez-vous que je vous dise une chose ? C’est que je suis convaincue que les lois se font toutes seules, et que celle-là n’en sera ni meilleure ni pire pour être venue au monde en l’absence de M. de Montgiroux.
À ces mots, madame de Barthèle se leva, car il était convenu qu’on irait prendre le café au jardin. Chacun imita son exemple. Au milieu du mouvement, le comte de Montgiroux trouva moyen de se rapprocher de Fernande et de lui dire sans être entendu :
– Vous comprenez que c’est pour vous que je reste, et qu’il faut absolument que je vous parle.
Fernande allait répondre, lorsqu’un cri de joie poussé par madame de Barthèle la força de se retourner.
Maurice, pâle et chancelant, enveloppé dans une large robe de chambre, venait, profitant de l’absence du docteur, d’apparaître sur le seuil de la salle à manger.
Il s’arrêta immobile, en reconnaissant les différents personnages qu’il trouvait réunis.
La crise prévue par le docteur s’était heureusement opérée ; Maurice avait dormi près de trois heures. Pendant ce sommeil calme et tranquille, dont le malade semblait avoir perdu l’habitude, le sang avait reflué de la tête au cœur, Maurice s’était réveillé en cherchant à débrouiller ses idées encore obscures et confuses dans son cerveau. Enfin, le souvenir de Fernande vint comme un fil conducteur le guider dans le labyrinthe fiévreux du passé. Il se rappela vaguement avoir vu tout à coup apparaître Fernande, l’avoir entendue chanter son air favori ; puis il revit près de lui et autour de lui ces trois femmes, qu’aucune combinaison humaine ne semblait jamais devoir réunir. C’était là que le délire semblait le reprendre ; c’était là que pour lui la réalité tournait au rêve. Fernande, madame de Barthèle et Clotilde, au chevet de son lit toutes trois, c’était chose impossible.
Et cependant jamais songe n’avait laissé dans son esprit trace si profonde. Le piano était encore ouvert, et la voix vibrait encore à son oreille. Le parfum de violette si doux qui accompagnait toujours Fernande, flottait encore dans l’air. Puis, plus que tout cela, ce calme répandu dans toute sa personne, ce bien-être inouï dont le cœur semblait être le centre, tout lui disait que ce n’était point une apparition qu’il avait vue.
Maurice étendit la main vers le cordon de la sonnette pour appeler quelqu’un ; mais il pensa qu’on pouvait avoir intérêt à le tromper, et que dans ce cas la leçon aurait été faite aux domestiques. D’ailleurs, ce mouvement qu’il venait de faire, si léger qu’il fût, lui avait donné la mesure de ses forces. Il lui semblait, chose qu’il eût crue impossible avant le sommeil réparateur d’où il sortait, qu’il pourrait se tenir debout et marcher. Il essaya alors de descendre de son lit : d’abord il lui sembla que la terre se dérobait sous ses pieds et que tout tournait autour de lui ; mais après un instant il reprit un peu d’équilibre, et quoique bien faible, il comprit qu’il pourrait descendre. C’était pour le moment l’objet de toute son ambition.
Toutefois, les habitudes coquettes de l’homme du monde prirent le pas sur la passion. Maurice se traîna jusqu’à sa toilette. Il ne s’était pas vu depuis qu’il s’était mis au lit, et se trouva affreusement changé ; mais cependant, au milieu de tout cela, ses yeux, agrandis par la maigreur, n’en étaient que plus expressifs. Avec un coup de brosse, ses cheveux reprirent leur élégante ondulation ; ses dents étaient toujours magnifiques ; sa pâleur même n’était pas sans charme ni surtout sans intérêt. Bref, Maurice demeura bien convaincu qu’il ne perdrait rien dans l’esprit de Fernande à être vu par elle en ce moment.
Alors, avec une peine infinie, en s’arrêtant à chaque pas, en se reposant à chaque marche, il avait commencé de descendre, soutenu par l’idée qu’il allait, au coin de quelque corridor, sur le seuil de quelque porte, rencontrer Fernande. Bientôt, en arrivant près de la salle à manger, il avait entendu le bruit des voix. Alors son espoir avait disparu. Fernande était une apparition de sa fièvre, un rêve de son délire. Comment supposer Fernande à la même table que Clotilde et madame de Barthèle ? Cependant, en écoutant, il lui semblait entendre sa voix, cette voix au timbre si doux et si vibrant à la fois. Il s’était approché ; cette voix, c’était bien la voix de Fernande. Alors, perdant toute puissance sur lui-même, sans plus rien calculer, il avait saisi le bouton de la porte et l’avait ouverte.
Au cri poussé par madame de Barthèle, Maurice sentit tout à coup se réveiller en lui le sentiment des convenances. Du premier coup d’œil, il avait aperçu Fernande ; mais autour d’elle, réunion impossible dans sa pensée, il reconnaissait sa mère, sa femme, M. de Montgiroux, madame de Neuilly et les deux jeunes gens. À cette vue, Maurice fut intimidé ; une sorte de confusion secrète qui venait du désordre de ses idées, paralysa l’effort qu’il avait fait pour venir. Comme un enfant pris en faute, il eut recours au mensonge, cherchant ainsi à se tromper lui-même, afin de pouvoir plus sûrement tromper les autres.
– Mon Dieu ! s’écria madame de Barthèle, c’est toi, Maurice ! Quelle imprudence !
Et la première elle fut près de Maurice, à qui elle offrit son bras.
– Ne vous inquiétez pas, ma mère, dit le malade ; je suis mieux, j’ai des forces, j’ai dormi ; seulement j’avais besoin d’air.
Et en parlant ainsi il interrogeait du regard le regard de chaque personnage.
Une des facultés les plus merveilleuses de l’intelligence humaine, c’est l’intuition, ce sens interne, libre de toute influence des sens extérieurs, qui exerce sur nos passions un empire magique, cette espèce de divination qui sonde la pensée des autres, et qui, dans certaines conditions physiques et morales, devient plus haute et plus intelligente. Or, Maurice était dans une de ces conditions. Son âme venait de se ranimer dans son enveloppe affaiblie : pure et dégagée des nuages de la matière, elle semblait investir l’être tout entier et régner sans partage. L’âme de Maurice fit donc, avec la promptitude ordinaire de ses perceptions les plus profondes, la part de tout et de tous.
Dans les yeux de sa mère Maurice vit se presser, pour ainsi dire, tous les élans réunis d’un amour qui n’a point d’analogue dans la série des sentiments humains. Dans ceux de sa femme il reconnut, mêlée d’un certain trouble, la preuve d’une affection sincère ; dans ceux de Fernande il saisit le jet de cette volupté céleste qui étincelle de l’éclat inimitable des facettes du diamant. C’était tout ce qu’il voulait ; que lui importaient les autres ? Avait-il besoin de savoir ce qui se passait dans l’âme envieuse de madame de Neuilly, dans le cœur froid du comte de Montgiroux et dans les têtes folles de Fabien et de Léon ?
Heureusement, comme il n’y avait là personne qui n’eût au fond du cœur l’égoïsme de ses intérêts individuels, le conflit d’une explication n’était donc pas à craindre, et chacun devait gagner à se tenir sur le qui-vive de la prudence et de la discrétion.
– Eh bien, dit le docteur, qui, moins préoccupé de lui-même que les autres, devait tout naturellement rompre le premier le silence ; eh bien, puisque le malade sent qu’il a besoin d’air, prenons l’air. Au jardin, mesdames, s’il vous plaît ; le malade qui marche est promptement en état de courir.
Et, tout en s’emparant du bras de Maurice, le docteur rassura madame de Barthèle du regard. Clotilde s’élança en avant pour faire préparer, sous le massif d’acacias et d’érables, où l’on devait prendre le café, un grand fauteuil pour le malade. Madame de Neuilly s’accrocha à Fernande, en l’accablant toujours de ses protestations d’amitié mêlées de questions. Les trois hommes suivirent lentement le groupe principal, c’est-à-dire Maurice, sa mère et le docteur.
M. de Montgiroux, contrarié du retard que cet événement apportait à son explication avec Fernande, avait bien fait quelques objections à cette promenade ; mais où a-t-on jamais vu le médecin revenir sur ses ordonnances ? Ce serait avouer qu’il peut se tromper. Or, c’est surtout en médecine que l’infaillibilité est reconnue, par les médecins bien entendu. Le docteur avait donc tenu bon.
Madame de Neuilly n’avait pas encore cru devoir importuner de ses questions le malade à qui elle avait eu le temps d’adresser la parole, mais elle préparait dans le fond de sa pensée un interrogatoire si épineux, que Maurice, quelle que fût la subtilité de son esprit, ne pouvait manquer d’y laisser accroché quelque lambeau de vérité. Avec ces lambeaux, madame de Neuilly se faisait fort de reconstruire toute l’histoire, comme Cuvier, avec un fragment de mammouth ou de mastodonte, reconstruisait non-seulement l’animal mort, mais toute une race disparue. Elle avait, d’ailleurs, en attendant et pour lui faire prendre patience, à se réjouir in petto du changement que les souffrances avaient amené dans la personne de son jeune parent, et, prenant un air hypocrite, elle trouva moyen d’épancher, avec son ancienne amie, la satisfaction secrète que l’envie lui faisait éprouver.
– Pauvre Maurice ! dit-elle, si je l’avais vu autre part qu’ici et sans être prévenue, j’aurais vraiment eu peine à le reconnaître. Croirais-tu, chère Fernande, – mais tu ne peux pas savoir cela, toi qui ne l’as pas vu au temps de ses beaux jours, – croirais-tu que c’était un charmant cavalier ? Comptez donc sur la beauté, mon Dieu, puisqu’en trois semaines ou un mois la maladie peut faire de tels ravages !
Fernande jeta les yeux sur Maurice et étouffa un soupir. En effet, la trace des douleurs de l’âme avait profondément sillonné ce visage ; ce front si pur et si poli était plissé par une ride pensive ; ces yeux ardents et passionnés, à part l’étincelle fiévreuse qui en animait encore l’expression, semblaient éteints, et, cependant, jamais ces yeux n’avaient échangé avec Fernande un regard qui répondit plus intimement à la pensée qui la dominait en ce moment. C’était une joie si plaintive, un reproche si suppliant, une prière si tendre qu’elle venait d’y recueillir, que son amour, comprimé peut-être, mais jamais éteint, reprenait une nouvelle force à la douce flamme de la compassion. Et cependant, en même temps et par un effet contraire, dans la pure atmosphère de cette famille, au contact de ces femmes respectées, un remords véhément, un espoir douloureux la rendaient avide d’émotions fortes, et ce calme apparent où chacun était plongé, auquel elle était condamnée elle-même, rendait sa situation insupportable. Elle eût voulu, le cœur serré ainsi entre deux sentiments opposés, donner un libre cours à ses larmes, s’agiter dans son désespoir et dans sa joie, se soulager par des cris, par de violentes étreintes, elle eût voulu courir et s’arrêter capricieusement ; mais sous les yeux de Maurice et de sa famille, elle se sentait observée dans tous ses mouvements, elle n’avait plus d’autres volontés que celles des convenances imposées, et elle marchait tout en répondant avec un gracieux sourire aux avances de son ancienne compagne.
Par une bizarre destinée, dans ce drame si tranquille, si simple à la surface, où chacun comprimait avec tant de soin et d’adresse les différentes émotions qu’il éprouvait intérieurement, c’était au tour de Maurice de marcher de surprise en surprise. Ce n’était pas le tout pour lui que de voir Fernande reçue au château par sa mère et par Clotilde, mais encore il la voyait au bras de madame de Neuilly, qui la tutoyait et l’accablait d’amitiés. Madame de Neuilly, cette femme si prude, si réservée, caressait et tutoyait Fernande : c’était à n’en croire ni ses yeux ni ses oreilles, c’était à penser qu’il continuait le rêve fiévreux dont l’apparition de la courtisane dans sa chambre était l’exposition. Pareil à une pièce de théâtre, ce rêve semblait encore se développer sous ses yeux par des péripéties plus invraisemblables à ses yeux les unes que les autres, et auxquelles, cependant, son cœur ne pouvait s’empêcher de prendre un vif intérêt.
Le médecin, qui donnait le bras à Maurice et qui marchait le doigt appuyé sur son pouls, suivait, chez le malade, tous les mouvements de sa pensée, qui se traduisaient par le ralentissement ou la vivacité des battements de l’artère. Or, pour lui, toutes ces émotions de l’âme, en distrayant Maurice de cette douleur première, unique, profonde, que lui avait causée l’absence de Fernande, tendaient à la guérison.
Sans s’en douter, madame de Barthèle vint encore jeter une confusion nouvelle dans l’esprit de Maurice. Craignant que les questions de madame de Neuilly ne fatiguassent Fernande, et que celle-ci, dans ses réponses, ne laissât échapper quelques paroles qui missent son ancienne compagne sur la voie de ce qu’était devenue la jeune femme, depuis leur séparation aux portes de Saint-Denis, elle vint se jeter en travers de la conversation qui, ainsi qu’elle l’avait prévu, devenait de plus en plus embarrassante pour Fernande.
– Eh ! mesdames, cria la baronne avec l’autorité de son âge et l’aplomb que lui donnait son titre de maîtresse de maison, vous marchez trop vite, attendez-nous donc, je vous en prie.
En même temps, se retournant du côté des trois hommes qui venaient par derrière :
– En vérité, je ne vous comprends pas, messieurs, ajouta-t-elle ; tout est bouleversé en France. À quoi songez-vous donc, monsieur de Rieulle ? Êtes-vous en brouille avec madame de Neuilly ? Et vous, monsieur de Vaux, est-ce que vous n’avez rien à dire à madame Ducoudray ? C’est à nous autres invalides à traîner le pas, et non à vous ; voyons, rejoignez ces dames, et empêchez qu’elles ne nous devancent si fort.
Le comte fit un mouvement pour rejoindre Fabien et Léon ; mais, comme il passait près de madame de Barthèle, celle-ci l’arrêta par la main.
– Un instant, comte, dit-elle, vous faites partie des invalides ; restez donc avec nous à l’arrière-garde, je vous prie.
– Ma cousine, reprit madame de Neuilly qui, autant qu’il lui était possible, voulait s’épargner l’audition des compliments que les jeunes gens ne manqueraient pas d’adresser à Fernande, ne vous préoccupez pas de nous ; nous avons à causer, madame Ducoudray et moi.
C’était la seconde fois que ce nom de madame Ducoudray était prononcé, et, pour Maurice, il était évident que c’était Fernande que l’on désignait sous ce nom.
– Et de quoi causez-vous ? demanda madame de Barthèle.
– De somnambulisme ; je veux que Fernande m’explique tout ce qu’elle éprouve dans ses moments d’extase.
Fernande somnambule, c’était encore là un de ces épisodes inintelligibles à l’esprit de Maurice : il passa la main sur son front comme pour y fixer la pensée prête à s’enfuir.
– Eh bien, reprit la douairière, ce n’est pas une raison, ce me semble, pour priver ces messieurs d’une explication dont ils doivent être aussi curieux que vous.
– Si fait, si fait, cousine, reprit madame de Neuilly en s’emparant plus que jamais de Fernande. Nous avons, d’ailleurs, des souvenirs d’enfance, des secrets de pension à nous rappeler ; deux bonnes amies comme nous ne se retrouvent pas après six années de séparation sans avoir une foule de confidences à se faire.
Madame de Neuilly et Fernande amies de pension ! Fernande avait donc été élevée à Saint-Denis, et, si elle avait été élevée à Saint-Denis, elle était donc issue d’une famille noble par ses ancêtres ou illustrée par son chef ? Jusqu’à ce jour Maurice n’avait donc pas connu Fernande ?
Si lentement que l’on eût marché, on avait cependant gagné du chemin, et, au détour d’une allée, on aperçut Clotilde qui attendait les promeneurs près du massif où l’on devait servir le café. C’était encore une de ces haltes où la conversation particulière devenait forcément générale.
On se réunit sous la voûte de verdure où une table était préparée ; des chaises et un fauteuil étaient déjà placés auprès de cette table. Le docteur et madame de Barthèle forcèrent Maurice à s’asseoir dans le fauteuil ; puis chacun, sans être maître de choisir sa place, s’avança vers la place qui se trouvait la plus rapprochée de lui.
Il en résulta que cette fois ce fut le hasard qui disposa les groupes, et que tout ordre se trouva interverti. Léon fut séparé de Fernande, Fabien se trouva près de madame de Neuilly, Maurice se trouva entre sa mère et le docteur ; le comte fut forcé de s’asseoir près de madame de Barthèle, et une chaise resta vide entre M. de Montgiroux et Fernande.
Clotilde, occupée à faire signe aux domestiques d’apporter le café, était encore debout. Elle se retourna et vit la place qui lui était réservée. Fernande s’était déjà aperçue de cette étrange disposition, et, pâle et tremblante, elle était prête à se lever et à prier l’un de ces messieurs de changer de place avec elle ; mais elle comprenait que c’était chose impossible. Clotilde s’aperçut de son embarras, et s’empressa de l’en tirer en venant s’asseoir près d’elle.
Maurice vit donc en face de lui, côte à côte et se touchant, Clotilde et Fernande. Rapprochées ainsi, il était impossible que les deux jeunes femmes échappassent à la nécessité de s’occuper l’une de l’autre ; leur embarras réciproque fut remarqué de Maurice, et son œil étonné s’arrêta un instant sur elles avec une expression de doute et d’étonnement impossible à rendre.
– Elle ici ! Fernande à Fontenay ! Fernande accueillie par Clotilde et par ma mère ! se disait-il ; Fernande sous le nom de madame Ducoudray ; Fernande amie de madame de Neuilly, sa compagne de pension à Saint-Denis et passant pour une somnambule ! A-t-elle donc su que je voulais mourir ? a-t-elle donc voulu me ranimer sous l’influence de sa pitié ? et, pour arriver jusqu’à moi, a-t-elle eu recours à l’adresse ? Qu’y a-t-il de vrai, qu’y a-t-il de faux dans tout cela ? Où est le mensonge, où est la réalité ? Pourquoi ce nom qu’on lui donne et qui n’est pas son nom ? À qui demander l’explication de cette énigme ? comment ce songe si doux est-il venu ? comment s’en ira-t-il ? En attendant, Fernande est là ; je la vois, je l’entends. Merci, mon Dieu ! merci.
Évidemment le malade était en voie de guérison, puisqu’il en était venu à soumettre sa pensée, tout incertaine qu’elle était, aux lois de la logique. Le docteur admirait ces ressources inouïes de la jeunesse, qui font qu’il y a un âge de la vie où la science ne doit s’étonner de rien. Il suivait le sang qui commençait à reparaître sur la transparence de la peau, et qui colorait déjà d’un reflet de vie les chairs blafardes et les traits de la veille, encore bouleversés et pâlis comme si la mort les eût déjà touchés du doigt. Puis, d’un coup d’œil, d’un signe de tête, d’un sourire, il rassurait sa mère, toujours attentive aux mouvements de son fils. Au reste, tout semblait célébrer la convalescence de Maurice : la nature, si belle dans les premiers jours de mai, renaissait avec lui ; l’air était calme, le ciel pur, le soleil dorait de ses derniers rayons la cime des grands arbres, frissonnant à peine sous la brise. Les deux cygnes se poursuivaient l’un l’autre sur la pièce d’eau, qui semblait un vaste miroir. Tout était harmonie dans la nature, tout soufflait la vie au dedans de Maurice. Jamais il n’avait éprouvé cet étrange bien-être dont peuvent seuls avoir l’idée ceux qui, après s’être évanouis, rouvrent les yeux et reviennent à l’existence.
Et cependant, une de ces conversations si étrangère à la vie du cœur allait flottant d’un groupe à l’autre, renvoyée par un mot, relevée par une plaisanterie, et ramenée, lorsqu’elle était prête à mourir, par une de ces oiseuses questions qui fournissent le texte insaisissable de cet éternel jargon du monde.
Au milieu de ce babillage frivole en apparence, il y avait quelques paroles que Maurice semblait vouloir absorber du regard, ne pouvant pas les saisir avec l’oreille. C’étaient celles qu’échangeaient entre elles les deux jeunes femmes, les deux rivales, Fernande et Clotilde ; Clotilde, contrainte d’être polie et gracieuse ; Fernande, forcée de répondre aux prévenances de Clotilde ; l’épouse détaillant malgré elle tous les avantages de la courtisane, et, à mesure qu’elle reconnaissait la supériorité de celle-ci sur elle, songeant malgré elle à Fabien ; la courtisane retrouvant sur le front de l’épouse cette candeur dont elle avait oublié le secret ; toutes deux déguisant les sentiments pénibles que ce rapprochement forcé faisait naître dans leur cœur, et cependant ne pouvant échapper à une même pensée, à une préoccupation unique, qui, malgré les efforts que chacune de son côté faisait pour la vaincre, renaissait sans cesse plus puissante ; si bien qu’elles sentaient toutes deux qu’il leur fallait ou se taire ou parler de Maurice.
– Mon Dieu ! madame, dit Clotilde, rompant la première le silence, mais parlant cependant assez bas pour que personne ne pût l’entendre, excepté la personne à laquelle elle s’adressait, ne nous faites pas un crime d’avoir appris une chose que vous cherchiez à nous cacher. C’est un hasard singulier qui a amené ici madame de Neuilly, et c’est à ce hasard seul que nous devons le bonheur de savoir qui vous êtes. Croyez que nous n’en apprécions que davantage… la bonté… que vous avez eue de vous rendre à nos désirs ; seulement, je vous demande pardon pour elle…
– Madame, interrompit Fernande, je n’avais pas le droit d’empêcher madame de Neuilly de commettre une indiscrétion. Elle était loin de se douter, j’en suis certaine, qu’elle pouvait m’attrister en révélant le nom de mon père. Seulement, je regrette que l’arrivée d’une ancienne compagne ait rendu ma situation chez vous plus fausse encore.
– Permettez-moi de ne pas être de votre avis, madame. L’éducation et la naissance sont des qualités indélébiles qui emportent avec elles leurs privilèges.
– Je suis madame Ducoudray, et pas autre chose, répondit vivement la courtisane, et encore, croyez-le bien, parce que je ne puis pas être tout simplement Fernande. Aucun des événements passés et à venir de cette journée ne me fera oublier, madame, le rôle que m’ont destiné, en me conduisant chez vous, les amis de votre mari ; et ce rôle, soyez-en certaine, je le remplirai de mon mieux.
– Et ni moi non plus, madame, dit Clotilde, je n’oublierai point que vous avez consenti à vous charger de ce rôle ; et croyez que ma reconnaissance pour tant de bonté…
– Ne me faites pas meilleure que je ne suis, madame. Si j’avais pu prévoir où l’on m’attirait et ce qu’on allait exiger de mon humilité, je ne serais pas devant vous à cette heure, croyez-le bien. C’est donc moi qui dois être reconnaissante d’un accueil que je n’avais pas le droit d’attendre.
– Mais enfin, avouez que vous rendez, sinon le bonheur, au moins la tranquillité à notre pauvre famille. Maurice, que votre abandon avait tué, renaît à la vie.
– Je n’ai point abandonné monsieur de Barthèle, madame ; j’ai appris qu’il était marié, voilà tout. J’aimais monsieur de Barthèle à lui donner ma vie, s’il me l’avait demandée ; mais à partir du moment où monsieur de Barthèle avait une femme dont mon bonheur pouvait faire le désespoir, monsieur de Barthèle ne devait et ne pouvait plus rien être pour moi.
– Comment ! vous pensiez qu’il était libre ? vous ignoriez qu’il était marié ?
– Sur mon âme ; et ce que j’ai fait sans vous connaître, madame, peut vous garantir à l’avance ce que je regarde comme un devoir de faire, maintenant que je vous ai vue.
Par un mouvement involontaire et rapide comme la pensée, Clotilde saisit la main de Fernande et la pressa vivement.
– Allons donc ! s’écria madame de Neuilly, qui, depuis le commencement de la conversation, sans avoir pu entendre un mot de leur entretien, n’avait pas cependant un seul instant perdu les deux jeunes femmes de vue, et jusque-là n’avait rien compris à la réserve avec laquelle Fernande accueillait les avances qu’on lui faisait ; allons donc ! il ne faut pas être si humble, ma chère Fernande ; quand vous auriez épousé tous les Ducoudray de la terre, vous n’en seriez pas moins la fille du marquis de Mormant.
L’arrivée des valets, qui venaient enlever le café et les liqueurs, ne permit pas d’entendre l’exclamation de surprise que poussa Maurice en faisant cette dernière découverte, qui lui apprenait le secret de l’amitié de pension qui régnait entre madame de Neuilly et Fernande. Fernande seule entendit et comprit cette exclamation étouffée, et son regard se détourna de Maurice pour qu’il ne pût pas lire dans ce regard le trouble de son âme, qu’elle était parvenue à surmonter jusqu’alors, mais qu’elle sentait enfin tout prêt à déborder.
Un des caractères les plus remarquables de notre société moderne est ce vernis extérieur à l’aide duquel chacun voile au regard de son voisin le véritable sentiment qu’il a dans le cœur ; grâce à la monotonie d’un langage noté jusque dans les moindres fioritures du savoir-vivre, chacun peut donner le change sur sa pensée ; aussi, dans notre milieu social, le drame n’existe que dans les replis de l’âme ou devant la cour d’assises.
En effet, dans ce groupe gracieusement assis sous les branches pendantes et parfumées des lilas, des ébéniers et des acacias, il n’y a pour l’observateur, si profond qu’il soit, qu’un intérieur de famille dans son mouvement de tous les jours. Tous les visages sont calmes, toutes les bouches sont riantes, tous les sourires joyeux. Cependant fouillez au fond des cœurs, vous y trouverez toutes les passions avec lesquelles les poëtes modernes ont bâti l’édifice de leurs pièces les plus excentriques : amour, jalousie et adultère. Mais une nouvelle visite peut arriver, les valets peuvent aller et venir, rien n’aura trahi les préoccupations individuelles, qui disparaissent sous la contrainte imposée par l’usage : le visiteur croira qu’il a assisté à la réunion la plus innocente du monde : les valets se diront que leurs maîtres sont les gens les plus heureux de la terre.
C’est comme symbole des inextricables mystères du cœur humain que les Grecs inventèrent la fable du labyrinthe. Quiconque n’a point le fil d’Ariane s’y égare indubitablement.
Cependant la nuit envahissait peu à peu l’horizon, la brise plus fraîche agitait le feuillage. Le docteur crut prudent de faire rentrer Maurice ; il manifesta son désir : chacun avait intérêt au déplacement qui se fit. En conséquence, à l’instant même on regagna le château, et il fut arrêté qu’on se réunirait de nouveau dans la chambre du malade, après lui avoir laissé le temps de se remettre au lit, sa sortie étant une de ces heureuses escapades que l’on ne pardonne que parce qu’elles réussissent. Il y eut alors un de ces moments de liberté générale où chacun sent le besoin de se soustraire pour quelques instants aux convenances longtemps observées. Madame de Barthèle et Clotilde accompagnèrent Maurice jusqu’à la porte de sa chambre. Fabien et Léon tirèrent chacun un cigare de leur poche et s’enfoncèrent dans le jardin. Enfin, au moment où madame de Neuilly entraînait Fernande vers le boudoir, M. de Montgiroux crut avoir trouvé le moment tant attendu, et, se penchant à son oreille :
– Madame, lui dit-il, puis-je espérer que vous daignerez venir au bosquet où nous avons pris le café ? D’ici à une demi-heure, j’irai vous y attendre.
– J’irai, monsieur, répondit Fernande.
– Plaît-il ? dit madame de Neuilly en se retournant.
– Rien, madame, répondit le comte ; je demandais à madame si elle retournait à Paris ce soir.
Et, saluant les deux femmes, il s’éloigna pour aller rejoindre au jardin Fabien et Léon ; mais à la porte du salon, il rencontra madame de Barthèle qui allait y rentrer.
– Où allez-vous, comte ? dit celle-ci.
– Au jardin, madame, répondit M. de Montgiroux.
– Au jardin ! êtes-vous fou, mon cher comte, et n’avez-vous point entendu ce que le docteur nous a dit de la fraîcheur de ces premières soirées de printemps ?
– Mais ce qu’il en a dit, ma chère baronne, dit M. de Montgiroux, c’était pour le malade.
– Point, monsieur, point ; c’était pour tout le monde. Il est donc de mon devoir de maîtresse de maison de m’emparer de votre bras, et, en femme jalouse de votre santé, de me faire conduire près de ces dames ? Où sont elles ? dans le billard ou dans la serre ?
– Dans la serre, je crois.
– Allons les rejoindre.
Il n’y avait pas moyen de refuser une invitation faite de cette façon. Le pair de France obéit donc en rechignant, et se mit avec madame de Barthèle à la recherche de madame de Neuilly et de Fernande.
Pendant ce temps, Clotilde, qui avait laissé son mari aux mains de son valet de chambre, sortait de son appartement et descendait l’escalier le cœur rempli d’une vague tristesse. En se retrouvant seul avec elle, Maurice lui avait pris les mains, qu’il avait serrées tendrement, et s’était occupé à son tour de sa santé, lui qui, depuis huit jours, taciturne et indifférent, ne lui avait pas adressé la parole, – avec la même bienveillante inquiétude qu’elle avait prise pour de l’amour, et qui l’avait si longtemps maintenue dans une trompeuse sécurité. Voulait-il par ces soins l’abuser encore ? La présence de la femme étrangère avait-elle produit ce retour ? C’est probable. Jusque-là son ignorance des passions humaines l’avait donc faite le jouet d’une illusion. Ce qu’elle avait, dans le cœur de son mari et dans le sien, pris pour de l’amour n’était donc qu’une amitié un peu plus profane et un peu plus intime que les autres amitiés. À l’influence exercée par sa rivale, elle comprenait enfin ce que c’était qu’une véritable passion ; elle n’avait pas plus inspiré d’amour à Maurice qu’elle n’en avait éprouvé pour lui. L’amour, ce n’était point cette affection calme, douce et tendre qui les avait unis réciproquement ; c’était un sentiment qui rend la vie et qui donne la mort ; c’était un bonheur brûlant, terrible, immense, et en se demandant quel était ce bonheur inconnu, des pensées étranges, nouvelles et lumineuses, traversaient le cœur de Clotilde en y laissant leur trace de feu.
On comprend que, préoccupée de ces idées, fatiguée de sa contrainte de toute la journée, la jeune femme, se sentant un instant en liberté et seule avec elle-même, au lieu de rejoindre au salon le reste de la société, descendit au jardin ; une fois au jardin, laissant ses pas la conduire au hasard, elle se trouva bientôt sans y songer sous le massif d’acacias et d’érables où, une heure auparavant, elle était assise côte à côte de Fernande et en face de son mari. C’était une mauvaise place pour ses souvenirs, dans la position d’esprit où elle se trouvait. Là, chacun des regards échangés par Maurice et par Fernande semblait briller de nouveau dans l’obscurité ; là, chacun des détails de cette journée, qui était loin d’être achevée, et qui cependant était déjà si remplie, revenait à sa pensée. Cette profonde tristesse de l’âme, qui lui venait de la blessure faite à son orgueil par l’amour de Maurice pour une autre, dégageait peu à peu son imagination des entraves du devoir. Une idée vague de ce droit, qui semble le droit général de l’humanité, une idée vague du droit de représailles se présentait à son esprit. Une image, indécise, insaisissable d’abord, vacilla sous son regard, puis bientôt passa et repassa en se dessinant chaque fois d’une manière plus nette, jusqu’à ce qu’enfin elle eût reconnu dans cette ombre l’homme sur lequel, à mesure que son cœur se détachait de Maurice, sa pensée se reportait, Fabien de Rieulle, enfin.
Dans la disposition d’esprit ordinaire et avec le portrait que nous avons fait de Fabien et de Maurice, toute femme distinguée eût sans doute préféré le second au premier ; mais Clotilde n’en était plus à ce point où l’esprit juge sainement ; une fois l’équilibre de la raison dérangé par le trouble du cœur, on en vient à ne plus comprendre la cause de certaines passions. À ses yeux, Fabien se présentait comme un homme amoureux d’elle, Maurice comme un homme qui ne l’avait jamais aimée. Cet amour qu’elle rêvait maintenant, depuis que Fernande et Maurice lui avaient fait comprendre ce que c’était que l’amour, le cœur de Fabien le lui promettait. Ces émotions, sans lesquelles il n’y a point d’existence, parce qu’elles seules font sentir qu’on existe, Fabien pouvait les lui donner.
Clotilde en était là de ses sensations intérieures, lorsqu’un léger bruit se fit entendre derrière elle ; elle tressaillit ; ce bruit c’était sa vision qui se faisait réalité. Sans qu’elle eût besoin de se retourner et de voir, elle sentit qu’un homme s’approchait, et au battement de son cœur, elle comprit que cet homme était Fabien. Son premier mouvement fut de se lever pour fuir, mais il lui sembla que ses pieds avaient pris racine au sol, et qu’elle tomberait si elle essayait de faire un seul pas. D’ailleurs, la voix de Fabien l’arrêta.
– Madame, lui dit-il, il y a vraiment des circonstances où le hasard ressemble à une providence, je n’ose pas dire à une sympathie : je me sens entraîné par un besoin irrésistible de revoir le lieu où je vous ai vue tout à l’heure, et je vous y trouve. Y aurait-il donc en ce monde une pensée qui nous serait commune ? En ce cas, moi qui me croyais tout à l’heure le plus malheureux des hommes, J’aurais au contraire des actions de grâces à rendre au ciel.
– Monsieur, répondit Clotilde toute troublée, je quittais mon mari, et j’étais venue chercher ici un moment de solitude dont l’avais besoin ; permettez donc que je me retire.
– Eh ! madame, dit Fabien, la solitude existe pour deux aussi bien que pour un ; que faut-il pour cela ? Que les deux cœurs aient une seule pensée, voilà tout. Or, si mon cœur se fait le reflet du vôtre, vous êtes encore seule, quoique nous soyons deux.
– Pour que cela fût ainsi, dit Clotilde, il faudrait que vous sussiez ce qui se passe dans mon cœur.
– Croyez-vous, madame, que vous en soyez venue à cet âge de la vie où l’on dérobe ses impressions aux yeux de l’homme intéressé à les connaître ? Oh ! non, heureusement, vous êtes encore trop chaste et trop pure pour cela ; et je lis dans votre cœur comme dans un beau livre tout ouvert.
– Eh bien, monsieur, qu’y voyez-vous, si ce n’est une profonde tristesse ?
– Oui, sans doute, tout effet a une cause, et je remonte à cette cause.
Clotilde tressaillit, car elle sentit que Fabien approchait le doigt de cette plaie vive et saignante qu’elle venait de découvrir au dedans d’elle-même.
– Vous êtes triste, madame, continua Fabien, parce que le premier besoin d’une femme jeune et belle est d’aimer et d’être aimée ; vous êtes triste parce que vous vous êtes aperçue que vous n’étiez pas aimée comme vous aviez cru l’être, et que vous-même n’aimez point ainsi que vous croyiez aimer ; parce qu’enfin, en voyant aujourd’hui sous vos yeux, devant vous, Fernande et Maurice, vous avez compris le véritable amour par la joie et par la souffrance des autres.
Clotilde regarda Fabien avec une espèce de terreur ; il était impossible de lire plus profondément et plus juste dans sa pensée, que venait de le faire monsieur de Rieulle.
– Monsieur, dit-elle, incapable de dissimuler l’émotion qu’elle éprouvait, qui donc vous a donné ce pouvoir étrange ?
– De lire dans vos sentiments, madame ? Un amour profond et véritable, un amour comme vous méritez d’en faire naître un.
– Oh ! monsieur, par pitié, je vous en prie ! s’écria la jeune femme en rappelant toutes ses forces et en faisant un mouvement pour s’éloigner.
– De la pitié, reprit Fabien en baissant la voix pour donner par le mystère plus d’entraînement à ses paroles ; de la pitié ! et en a-t-il eu pour vous, lui ? Mari d’une femme charmante, dont il a juré en face de Dieu de faire le bonheur, il l’abandonne, et pour qui ? Pour une autre femme, qui lui présente, non pas l’équivalent de ce qu’il perd, une seconde Clotilde n’existe pas, non, il l’abandonne pour une courtisane ; pendant trois mois, il n’a de repos, de bonheur, de joie qu’auprès d’elle : elle le quitte, et avec l’amour de cette femme sa vie à lui s’en va ; vous que tout rattache à sa vie de ce moment vous n’êtes plus rien dans sa vie. Malgré le dévoûment de sa femme, malgré l’amour de sa mère, il va mourir ; il a déjà dit adieu à la création, déjà ses yeux sont à moitié fermés ; déjà vous êtes à demi vêtues de deuil : sa maîtresse bien-aimée apparaît, et pour elle seulement il consent à revivre, pour elle seulement il a des regards, pour elle seulement il a un cœur. Pourquoi donc alors, vous dont il ne se souvient pas, vous souviendriez-vous de lui ? pourquoi donc le lien qu’il brise vous enchaîne-t-il encore ? et pourquoi, quand vous n’avez qu’à étendre la main pour trouver un amour que votre cœur lui a demandé vainement, quand je vous offre, par mon dévouement le plus absolu, de vous rendre ce qu’il vous a ôté, pourquoi vous effrayer, pourquoi craindre, pourquoi me repousser ?
– Oh ! monsieur, monsieur, murmura Clotilde, imprimant à ses paroles un accent plus sourd encore que celui de Fabien ; monsieur, ne parlez pas ainsi, je vous en conjure ; Maurice est votre ami, et je suis sa femme.
– Et n’ai-je point respecté les devoirs de l’ami, madame, tant que Maurice a respecté vis-à-vis de vous ceux de l’époux ? Croyez-vous que je vous aime depuis trois mois seulement ? Croyez-vous que cet amour me soit venu tout à coup en voyant vos larmes, en approfondissant votre tristesse ? Non, madame, détrompez-vous, je vous aime depuis que je vous ai vue ; seulement je vous croyais heureuse comme vous méritez de l’être. Je savais la liaison de Maurice avec Fernande ; vous ai-je par un seul mot, par une seule parole, laissé soupçonner la trahison de Maurice ? Non, madame, rendez-moi plus de justice : c’est quand toute mesure a été rompue, que j’ai rompu le silence ; c’est quand vous avez eu la preuve irrécusable que l’amour de Maurice ne vous appartenait plus, que je vous ai parlé de mon amour ; et encore, à l’heure qu’il est, qu’est-ce que je vous demande ? D’avoir en moi la confiance que vous auriez dans un frère ; de vous reposer sur moi comme vous vous reposeriez sur un ami, de me laisser vous aimer, de me laisser vous le dire ; voilà tout. Vous ne répondrez pas à ce sentiment si vous le voulez, mais vous saurez au moins qu’en échange d’un cœur ingrat, vous aurez trouvé un cœur tout dévoué.
– Laissez-moi partir, monsieur, dit Clotilde, essayant de dégager sa main de celle du jeune homme ; laissez-moi le rejoindre. En vous écoutant plus longtemps, je sens que nous serions coupables tous les deux.
– Coupables ? reprit Fabien. Oui, sans doute, nous le serions, si l’amour de votre mari, en vous donnant le bonheur, vous défendait l’espérance. Mais il n’en est point ainsi, heureusement. Sa folle passion pour cette femme vous rend toute liberté ; accordez-moi donc encore quelques instants. Eh ! mon Dieu ! qui sait quand je vous reverrai, quand je vous trouverai seule, quand cette bienheureuse occasion me sera donnée de vous dire tout ce que je vous dis ?
– Monsieur, monsieur, dit la jeune femme, au nom du ciel ! laissez-moi ; il fait nuit close, il n’est point convenable que nous soyons seuls ici. Laissez moi retourner près de Maurice, je vous en supplie.
– Près de Maurice ! croyez-vous qu’il vous attende ? Retourner près de Maurice ! pourquoi faire ? Pour gêner ses regards, pour le contraindre ? Non, non. Une autre est près de Maurice à cette heure, une autre le console, une autre le rend à la vie.
– Vous vous trompez, monsieur, dit, derrière Fabien, une voix grave et calme ; cette autre est ici.
Fabien et Clotilde jetèrent ensemble un cri de surprise.
– Fernande ! s’écria Clotilde.
– Vous nous écoutiez, madame ? dit Fabien.
– Dites que je vous ai entendus sans le vouloir, dit Fernande avec une assurance de maintien qui imposa le respect, même à la femme du monde, et alors je suis venue.
– Fernande, dit Fabien d’un ton railleur, votre place n’est pas ici, vous le savez bien ; votre place est près de Maurice.
– Ma place est partout où je puis être utile, et en ce moment ma place est ici.
– C’est pour Maurice qu’on vous a fait venir, dit Fabien, et non pour un autre.
– Eh bien, c’est Maurice que je garde. Ce matin, je lui ai sauvé la vie, ce soir, je lui sauverai l’honneur.
– Je ne vous comprends pas, madame, dit Fabien impatienté, ni madame de Barthèle non plus.
– Que vous ne me compreniez pas, vous, monsieur de Rieulle, c’est possible, dit Fernande, mais madame de Barthèle me comprendra, j’en suis sûre, car je lui parlerai au nom de ce qu’elle a de plus sacré en ce monde.
– Fernande moraliste !
– Et pourquoi pas, monsieur de Rieulle ? De quelque bouche que nous vienne la vérité, c’est toujours la vérité. Or, écoutez-moi, madame de Barthèle. La femme qui a donné sa foi devant un magistrat, la femme qui a pris Dieu et les hommes à témoin de sa fidélité, cette femme-là, quand elle se parjure, descend plus bas que la courtisane, car elle se fait adultère.
– Oh ! oui, oui, vous avez raison, Fernande ! s’écria Clotilde ; oui, vous avez raison, car ma conscience me disait ce que votre bouche me dit.
– Fernande, vous devenez folle, murmura Fabien à demi-voix, et en saisissant la main de la courtisane. Mais celle-ci, sans se laisser intimider ni par le geste ni par la parole, quoique tous deux continssent une menace, se retourna vers lui :
– Vous avez donc oublié, continua-t-elle, que si le séducteur de la jeune fille peut quelquefois réparer sa faute, jamais le corrupteur de la femme mariée n’a le droit de racheter son crime ? Une jeune fille qui tombe dans le piège n’est qu’une fille déshonorée, une femme qui glisse dans l’abîme est une femme perdue.
– Oh ! madame, madame, s’écria Clotilde en joignant les mains, que me dites-vous là ? mon Dieu !
– Vous vous trompez, madame, dit Fernande avec l’accent d’une douce et profonde pitié. Aucune des paroles que je prononce ne s’adresse à vous, et si quelque expression sortie de ma bouche a porté atteinte au respect que je dois à l’honnête femme, je vous en demande pardon. C’est à M. de Rieulle que je parle, et vous le voyez, madame, c’est M. de Rieulle qui n’ose me répondre.
– Parce que votre audace me rend muet de surprise, dit Fabien.
– Mon audace ! Oui, je sais que tout le monde ne l’aurait pas cette audace. Mais mon mérite n’est pas grand de vous parler ainsi, monsieur. Quel mal pouvez-vous me faire, à moi ? Dire que vous avez été mon amant ? Ce serait un mensonge, c’est vrai ; mais ce mensonge, qui déshonorerait toute autre, ne me fera d’autre mal que de me mettre un peu plus à la mode, voilà tout. Non, votre puissance, si terrible contre les femmes du monde qui ont un mari, une mère, une famille à qui elles sont obligées de rendre compte de leurs actions, échoue contre moi, qui, seule et isolée, ne dois compte de ma conduite qu’à Dieu. C’est pourquoi je me place hardiment entre vous et madame de Barthèle, c’est pourquoi je lui dit : En écoutant cet homme, vous alliez vous perdre ; venez avec moi, et je vais vous sauver.
Et en disant ces mots, Fernande saisit la main de Clotilde et l’entraîna, tandis que Fabien, immobile d’étonnement et de dépit, demeurait à la même place.
Mais à peine avaient-elles fait cinquante pas, que Fernande sentit que Clotilde faiblissait ; alors elle entoura la taille de madame de Barthèle de son bras, et comme en ce moment la lune se dégageait d’un nuage, les deux femmes purent se comprendre dans un coup d’œil rapide par l’altération de leurs traits. Toutes deux portaient sur leur visage les traces d’une vive émotion. Clotilde tremblait de crainte, Fernande d’enthousiasme, car elle sentait que Dieu l’avait choisie dans sa bassesse, et qu’elle allait rendre à toute une famille plus qu’elle n’avait failli lui enlever.
– Au nom de votre mari, madame, au nom de votre mère, reprenez des forces, dit Fernande, et surtout fiez-vous à moi. Moi aussi j’ai prêté l’oreille à des discours pareils à ceux que vous venez d’entendre, et je suis aujourd’hui ce qu’on appelle une femme perdue. Ce qu’on a fait de moi, il ne faut pas qu’on le fasse de vous, car vous êtes mariée, vous ; vous n’avez pas l’excuse d’être seule. Ah ! n’allez pas croire, madame, à cette fatale maxime, que vous êtes autorisée à faillir, parce que votre mari a failli. Votre devoir à vous, femme du monde portant un beau et grand nom qui n’est pas le vôtre, mais celui de l’homme à qui vous avez dévoué votre existence, est de pleurer en silence, de vous réfugier dans la pureté de votre vie, et là de prier, d’espérer et d’attendre.
– Ah ! madame, vous êtes un ange envoyé du ciel pour me guider et pour me soutenir. Oh ! comment reconnaîtrai-je jamais tout ce que vous avez fait pour Maurice, tout ce que vous faites pour moi ?
– En restant fidèle à celui que je vous ai rendu, en comprenant qu’il est aussi supérieur aux autres hommes que vous l’êtes, vous, madame, aux autres femmes. Soyez tranquille ; Maurice, un instant égaré, reviendra à vous. Que vous reprochait-il ? De ne pas savoir aimer ? Eh bien, vous lui prouverez que vous avez un cœur digne de comprendre et de ressentir tout ce que Dieu a mis dans le sien.
– Ah ! madame, s’écria Clotilde, qui vous donne donc ce pouvoir sur moi, que je sois prête à vous obéir ? Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle femme êtes-vous donc ?
– Voulez-vous le savoir ? dit Fernande avec une profonde tristesse.
– Oh ! oui, s’écria Clotilde, oui. Il y aura pour moi sans doute quelque enseignement dans ce que vous me direz.
– Et pour moi quelque soulagement, car vous me plaindrez : et ce sera la première fois depuis cinq ans que j’aurai demandé des larmes, que j’aurai invoqué la pitié ; et cependant, depuis cinq ans, Dieu sait que j’en ai eu besoin.
– Oh ! que je vous rende donc quelque chose en échange de tout ce que vous faites pour moi, madame ! s’écria Clotilde ; venez, venez, j’ai hâte de vous consoler à mon tour.
Et ce fut alors Clotilde qui saisit la main de Fernande, et qui l’entraîna vers l’aile du château opposée à celle où se trouvaient madame de Neuilly, madame de Barthèle et M. de Montgiroux.
Elles entrèrent dans une espèce de boudoir faiblement éclairé par une lampe d’albâtre. Clotilde ferma la porte pour que nul ne vint interrompre la confidence qu’elle allait recevoir, et, revenant s’asseoir près de Fernande :
– Parlez, dit-elle, j’écoute.
Il y eut un moment de silence, pendant lequel Fernande demeura immobile et le front baissé ; enfin, comme si elle eût pris sur elle-même de commencer la pénible confidence qu’elle avait demandé à faire, elle releva la tête.
– Ne croyez pas, madame, dit-elle, que je veuille faire excuser ma conduite en me parant de qualités que je n’ai pas, ou en inventant des périls que je n’ai point courus, dit Fernande. Non, personne n’est pour moi, croyez-le bien, plus sévère que je ne le suis moi-même ; mais il est bien rare qu’une femme distinguée devienne un sujet de scandale, sans rester aux yeux qui regardent le fond des choses un objet de compassion ; il est bien rare qu’une femme tombe sans qu’on la pousse ; sa faute est toujours le crime d’un autre, les circonstances seules font le blâme ou la pitié. On nous forme à la grâce, on développe des facultés qui n’ont d’autre but que de nous faire briller aux yeux du monde : l’éducation nous rend plus futiles et plus frivoles encore que la nature ne nous avait faites. Il semble, en nous élevant, qu’on nous élève pour un avenir de bonheur éternel et assuré ; puis, tout-à-coup le malheur vient, et l’on nous demande les vertus nécessaires pour lutter contre ce malheur dont on ne nous avait jamais parlé. C’est à la fois de l’injustice et de la cruauté ; l’ignorance du danger détruit le libre arbitre. Privée dès le berceau de la tendresse d’une mère, confiée à des mains mercenaires, je ne connus jamais ces soins attentifs qui disposent favorablement la jeune fille à la destinée de la femme, c’est-à-dire au devoir et à la soumission. L’indifférence des étrangers influe sur nous, surtout parce qu’elle nous isole ; les liens de la parenté, la hiérarchie du sang, sont dans la maison paternelle, pour nos premières années, ce qu’ils durent être dans la société pour l’enfance du monde, le sacerdoce de tous les moments, la magistrature intime, la royauté naturelle. Ils nous accoutument de bonne heure au droit par le devoir, à l’autorité par l’obéissance, et dans la vieille tourelle où je suis née, au fond de cette Bretagne où les usages du passé se transmettent si fidèlement, où les traditions des âges révolus, comme des fantômes, apparaissent encore dans les âges présents, jamais le grand fauteuil héréditaire, trône de la famille, ne m’offrit, aux époques solennelles de l’année, le tableau d’un père et d’une mère qui tendent les bras à leur enfant, qui l’encouragent d’un regard humide de larmes, qui lui prennent des mains le bouquet que le jardinier a cueilli pour leur fête, et qui écoutent en souriant les vers que le maître d’école ou le curé ont composés pour cette grande occasion. Non, jamais l’année n’a fini pour moi dans la frémissante impatience de voir venir le jour du lendemain, afin d’ouvrir l’année suivante par l’accomplissement d’un acte pieux. Hélas ! l’enfant qui ne peut commencer sa journée par demander à Dieu de longues journées pour ses parents, est voué au malheur dès le berceau. Le ciel est sourd à la voix de quiconque ne prie que pour soi : c’est un arrêt de la fatalité. Par qui cet arrêt a-t-il été rendu ? je l’ignore ; mais il a pesé sur moi, j’y crois, et je courbe ma tête, ne sachant pas à quel tribunal en appeler.
» Ce que je sais de ma famille par les femmes qui soignèrent mon enfance, c’est une transmission vague et incertaine concernant mon père et ma mère, transmission qui devient pieuse et authentique à mesure qu’on remonte dans le passé. Depuis l’échafaud révolutionnaire où monta mon aïeul, jusqu’au temps de l’indépendance bretonne où brillèrent mes ancêtres, la gloire du vieux château de Mormant apparaît rayonnante dans la brume des légendes et des traditions, et je fus bercée, je me le rappelle, par des récits d’histoires poétiques comme des contes de fées. C’est qu’en effet le fief avait eu ses temps héroïques, et que les actions d’éclat des sires de Mormant, chantées par les poëtes, étaient devenues la chanson de la veillée dans la chaumière du pauvre. C’est ainsi que les cœurs simples et droits des paysans bretons prolongent la reconnaissance ; et, tandis que les novateurs des villes renient toujours le passé pour escompter l’avenir, eux se font de ce passé traditionnel une seconde religion.
» Je vous dirai donc mes souvenirs tels que je les retrouverai dans ma mémoire.
» Resté seul de sa famille en 93, protégé qu’il était sans doute par sa jeunesse, mon père dut vivre obscur et céder au gouvernement de son époque. La Bretagne tranquille, il prit les armes pour servir la France, et lorsque les princes de la maison de Bourbon vinrent en 1814 relever l’espoir des anciennes familles, le colonel Mormant, déjà vétéran de la vieille armée, quoiqu’il eût trente ans à peine, paré de son titre de marquis, qu’il reprenait en même temps que ses vieilles armoiries, reçut à la cour l’accueil le plus flatteur.
» Ce retour des Bourbons, cet accueil inespéré, qui promettaient à mon père un prompt avancement, et par conséquent un brillant avenir, ne lui firent point oublier les promesses qu’il avait faites avant la campagne de 1814. Il demanda un congé, revint en Bretagne, et retrouva la jeune fille noble et pauvre à laquelle lui-même, il avait, un an auparavant, engagé sa foi. Pendant quelques jours, le vieux château se ranima donc aux fêtes du mariage. La gloire militaire de l’Empire ajoutait un nouvel éclat aux vestiges de la vieille monarchie ; le cœur féodal s’enorgueillissait de supporter les croix données par le poétique et national usurpateur. Tout présageait aux jeunes époux un avenir riche comme le passé, et l’on ne savait pas quel bonheur leur souhaiter que la réalité ne dût dépasser.
» Mon père conduisit sa femme à la cour. On lui fit un gracieux accueil ; madame la Dauphine l’attacha à sa personne, et mon père alla rejoindre son régiment, avec la promesse d’une lieutenance-générale.
» Un jour, la nouvelle du débarquement de Napoléon au golfe Juan retentit par toute la France. Mon père accourut à l’instant même à Paris et se mit aux ordres du roi. On sait comment l’élan général du pays combattit le dévouement de quelques fidèles serviteurs. Le 16 mars, mon père fit partir la marquise pour la Bretagne, et, le 19, il partit lui-même, accompagnant son roi exilé.
» Trois mois après, mon père rentra en France, mais ma mère était morte en me mettant au monde, et il ne trouva plus que sa tombe et mon berceau…
– Hélas ! dit Clotilde en interrompant Fernande ; il existe entre nos malheurs, madame, une triste conformité. Comme vous, je suis orpheline, comme vous, je perdis ma mère à la même époque et dans des circonstances semblables.
– Oui ; mais vos malheurs s’arrêtent là, madame reprit Fernande en interrompant à son tour Clotilde ; la richesse et les soins d’une famille empressée autour de l’orpheline les ont réparés. Voilà où la similitude cesse entre vous et moi, heureusement pour vous.
» La douleur éloigna bientôt mon père d’une maison attristée par la mort. Seule j’y restai comme un gage d’espérance ; mon père était revenu demander à Paris les distractions d’une grande ville, les agitations de la vie politique, les luttes de la faveur. Jeune encore, ayant de beaux souvenirs dans l’armée, mon père jouit alors de toutes les prérogatives que l’époque accordait aux rejetons des vieilles familles illustrées par une gloire récente, aux vieux noms rajeunis par la victoire. Il n’y avait plus de guerre, le guerrier se fit courtisan, joua son rôle dans l’histoire de la Restauration, alla représenter son roi dans les cours étrangères, lutta de finesse ne pouvant plus lutter de courage, et se fit une réputation dans la diplomatie comme il s’en était fait une dans les armes ; et moi, pauvre enfant dont lui seul connaissait l’existence, dont lui seul se souvenait de temps en temps, je recevais de loin en loin une visite, une caresse ; tout cela si rapide, qu’à peine dans les premiers temps de la vie je me souviens d’avoir vu mon père.
» Au reste, ce n’est point un reproche que je lui adresse ; de plus fréquentes apparitions lui étaient impossibles. Sans doute il en souffrait plus que moi, qui ne savais point encore ce que c’était de souffrir ; mais il espérait que les saintes et pieuses traditions de la Bretagne protégeraient mon enfance et me conserveraient telle qu’il souhaitait que je restasse, jusqu’au moment où il deviendrait nécessaire de m’initier aux enseignements du monde. La vieille et digne femme à qui sa prudence m’avait confiée était une ancienne religieuse que la Révolution avait tirée du cloître, où elle aurait dû passer sa vie. L’éducation élémentaire qu’elle avait reçue elle-même était la seule qu’elle pût me donner ; mais sa piété sincère, la droiture de son esprit, la bonté de son cœur, devaient prédisposer ma jeune intelligence à recevoir plus tard les riches superfluités de l’éducation, et me prémunir à l’avance contre les dangers qui s’y trouvent attachés.
» Un matin, sœur Ursule, c’était ainsi qu’on appelait la religieuse, entra dans ma chambre en pleurant.
» – Oh ! ma pauvre enfant ! dit-elle, il faut nous quitter.
» Je me rappelle que je pleurai, non pas que je comprisse ce que c’était de se quitter, mais parce que je voyais pleurer. Ce sont les premières larmes dont je me souvienne.
» On m’habilla pour aller à l’église : c’était le jour de la fête des Morts. Le ciel était gris et sombre, l’air était humide et froid, la cloche de l’église tintait lentement, et tous les habitants du village, vêtus de leurs habits de deuil, se rendaient au cimetière. Sœur Ursule m’y conduisit avec les autres. Arrivée à la tombe de ma mère, elle me dit de m’agenouiller et de lui dire adieu. J’obéis, je fis ma prière, puis j’approchai mes lèvres de la pierre, que je baisai.
» Je n’allais plus même avoir cette pierre pour me conseiller. Le vieux manoir passait en des mains étrangères, comme déjà j’y étais passée moi-même. Mon père avait été forcé de vendre l’héritage de ses pères : le château de Mormant n’appartenait plus au marquis de Mormant.
» Tandis que les bons villageois, avertis de mon départ, jetaient sur la pauvre orpheline un regard de tristesse, manifestant leurs regrets, formant des vœux pour mon bonheur, moi, j’étais instinctivement émue de me sentir déjà un objet de pitié. L’idée de quitter la maison maternelle m’agitait comme un malheur vague et inconnu ; je regardais d’un œil avide, et comme s’ils eussent pour la dernière fois formé à mes regards un magnifique tableau, la croix sculptée du cimetière, la toiture élancée du château, et les arbres qui dressaient si haut leurs branches dégarnies de feuillage. Pour la première fois, ces arbres imposaient à ma jeune imagination cette sorte de crainte respectueuse qui vit longtemps dans la mémoire, et dont, après quinze ans, je ressens encore l’impression, comme au jour où je les vis, pour y attacher les premiers regrets de mon âme, pour y laisser la trace du passage d’une vie pure et sans larmes à la vie terrible qui m’était réservée.
» Je revins du cimetière au château. Tout le long de la route, les petites filles du village, qui étaient admises à jouer avec moi, s’avançaient à ma rencontre, me faisaient la révérence et me souhaitaient un bon voyage. Sœur Ursule me disait de les embrasser, et je les embrassais.
» Une voiture m’attendait dans la cour du château ; comme je n’avais encore rien pris, on me fit entrer dans la salle à manger, où le déjeuner était servi. Une figure nouvelle s’y trouvait ; c’était la gouvernante qui m’était destinée, et qui devait succéder à sœur Ursule.
» Je mangeai peu et pleurai beaucoup ; puis, le déjeuner fini, j’embrassai une dernière fois tout le monde, et je montai en voiture. Tout le village était rassemblé pour me voir partir. Au moment où le postillon fouetta ses chevaux, toutes mes petites amies me jetèrent leurs bouquets. Singulier présage, ces bouquets étaient composés entièrement de branches de cyprès cueillies dans le cimetière ; pour des fleurs, il n’y en avait plus.
» L’enfant que le marquis de Mormant vit arriver à Paris, et qu’il reçut dans ses bras en descendant de la chaise de poste, dut à peu près répondre à toutes ses espérances. J’étais naïve sans niaiserie, docile par discernement ; je comprenais vite, et néanmoins je recevais toutes les impressions nouvelles sans m’y livrer étourdiment : j’allais de mes idées à celles qu’on me suggérait, d’après la logique des sens, sous la direction d’un esprit qu’on n’avait point encore faussé. Enfin, j’étais plus émue que surprise de la différence des habitudes, des usages et des objets. Je m’ouvrais pour ainsi dire à la vie, comme une fleur s’ouvre aux rayons du soleil, par l’effet d’une végétation naturelle.
» Et cependant que de contrastes !
» Dans ce vieux château féodal où nous étions au-dessus de tous, où jadis le seigneur avait son droit de justice haute et basse, l’espace donnait partout l’idée de la puissance. À l’extérieur, tout était grand : parc, forêts, terres, landes, bruyères ; à l’intérieur, tout était fort, le bois y semblait indestructible comme le fer : les poutres sculptées des grandes salles, les panneaux des murailles, les colonnes aux torses contrariés, les meubles à figures fantastiques imposaient par leur caractère une sorte de respect pour celui à qui toutes ces choses appartenaient. Là, l’inégalité des conditions était tranchée comme au moyen âge : les serviteurs avec leurs longs cheveux, les servantes avec leurs coiffes de toile grise, semblaient avouer humblement une condition dont au reste ils n’étaient point humiliés, parce que c’était celle de leurs pères. Aussi la parole du maître était-elle toujours douce et pleine de bonhomie, car il comprenait qu’il n’avait aucune résistance à faire plier. Là, le commandement n’avait rien de hautain, l’obéissance n’avait rien de servile ; tous les dimanches, maîtres et domestiques, agenouillés à l’église, redevenaient pour une heure égaux devant Dieu, confondant leurs âmes dans le même élan, et demandant au seul seigneur réel, par les pieuses paroles de l’oraison dominicale, le pain de chaque jour et le pardon des offenses. Puis la vie grasse et abondante pour tous ; des étables richement garnies, une basse-cour retentissante, des chevaux nombreux, le sol fertilisé partout où il pouvait l’être, des fleurs, des fruits, l’air, le ciel ; – l’hiver, autour d’un large foyer brûlant, le lin filé pour l’usage de la maison ; les chants, les contes, les histoires, la poésie des hommes ; – l’été, la réunion sous la feuillée, les brises du soir, le ramage des oiseaux, le parfum de l’Océan lointain, la poésie de Dieu.
» Voilà dans quel centre s’étaient écoulées les six premières années de mon enfance.
» À Paris, dans une maison à six étages qui contenait un monde, mon père occupait, rue Taitbout, au milieu des demeures étrangères, un second étage dont les fenêtres donnaient d’un côté sur la rue, de l’autre sur la cour. Deux valets revêtus d’une riche livrée se tenaient dans une étroite antichambre. Un salon qui aurait à peine contenu vingt personnes, et deux autres chambres, formaient l’ensemble de cette habitation, mesquine dans ses proportions, mais enrichie par l’or, la soie, les glaces, les peintures, les meubles fragiles. Là, jamais de brise du soir ni du matin ; des senteurs factices renouvelaient l’air. Jamais d’aurore ni de crépuscule ; un jour gris et pâle le matin, ou l’éclat des lampes et des bougies le soir. Cependant ceux qui venaient voir mon père lui faisaient des compliments sur son appartement, et lui disaient qu’il était bien logé.
» Hélas ! c’était pour soutenir ce luxe, que le marquis de Mormant avait vendu l’héritage de ses pères, et en cela tout le monde lui donnait raison, car un fils de France allait défendre en Espagne le système politique d’après lequel il devait régner lui-même. Le marquis de Mormant donnait sa démission de diplomate, et redevenait le général de Mormant ; mon père devait faire partie de l’expédition, il lui fallait des équipages, le train de son rang. La nécessité de se montrer en vrai gentilhomme, le désir de rester dans les bonnes grâces de la cour, cet orgueil si naturel aux grands seigneurs, qui ne veulent jamais recourir aux autres, et prétendent tout tirer d’eux-mêmes, avaient fait passer en la possession d’un riche roturier, d’un bourgeois enrichi, le manoir aristocratique ; le besoin d’être riche élevait une famille et en abaissait une autre. Moi, enfant déshéritée, à la veille d’être orpheline, j’allais me préparer, dans un pensionnat, à la vie incertaine et dangereuse qui attend dans la société moderne la fille pauvre appauvrie encore par un grand nom.
» Ce fut dans cette pension que commencèrent, sinon mes premières douleurs, du moins mes premières hontes : là, plus de parents, par conséquent plus de refuge, déjà des distinctions, déjà des préférences en faveur de la toute-puissance de l’or ; là, je fus initiée peu à peu par le babil de mes compagnes à cette triste science du monde qui resserre les limites de la volonté, qui apprend à modérer ses désirs, qui marque à chacune, à côté de la place que lui a faite la naissance, la place que la fortune lui a faite. Des filles de banquiers, de notaires, d’avoués, qui avaient un comptoir ou une étude en dot, s’y délectaient, à dix ans, de l’avenir doré qui les attendait. Moi seule je ne pouvais parler ni du passé ni de l’avenir : le passé, c’était le vieux château de Bretagne qui ne nous appartenait plus ; l’avenir, c’était une campagne que l’on annonçait comme meurtrière, et dans laquelle mon père pouvait être tué.
» Mon père partit ; je reçus deux lettres de lui, une de Bayonne, l’autre de Madrid ; ce sont les seules que je possède ; puis je fus bien longtemps sans recevoir de ses nouvelles.
» Seulement, je m’aperçus qu’à partir d’un certain moment, maîtres et maîtresses changèrent à mon égard ; la pitié sembla succéder au devoir. On me regardait avec commisération, et l’on murmurait :
» – Pauvre enfant !
» Un jour, une de mes compagnes s’approcha de moi, et me dit :
» – Tu ne sais pas, Fernande ? ton papa est mort.
» Dès lors tout me fut expliqué. On ignorait si mon père avait laissé quelque fortune, et si ma pension serait payée ; en attendant, on me traitait déjà comme si j’étais à la charge de la communauté. Il ne faut jamais être en retard de mauvais procédés envers les malheureux.
» Mon père, blessé à mort devant Cadix, avait eu le temps d’écrire un testament ; dans ce testament, il me donna pour tuteur le comte de C…, son frère d’armes, me recommanda au prince dans les bras duquel il rendit le dernier soupir ; puis, comme un gentilhomme du temps passé, il quitta la vie en faisant une prière.
» Une année à peu près s’écoula, pendant laquelle je fus abreuvée de toutes les amertumes et de toutes les humiliations qui peuvent s’attacher à une orpheline ; puis, au bout de cette année, l’intendant du comte de C… se présenta à la pension, paya pour moi, donna une gratification aux maîtresses et aux sous-maîtresses, ce qui ne se faisait même pas pour les filles de duc, et m’emmena chez le comte.
» J’avais pleuré le jour où j’avais appris la mort de mon père, mais bientôt mes larmes s’étaient taries : le coup qui m’avait frappée avait comme assourdi toutes mes facultés, et, pendant quelque temps, j’étais restée dans un état voisin de l’idiotisme. En face d’un homme qui me parlait de mon père, qui me racontait les détails de sa mort, mes larmes revinrent, je pleurai de nouveau. Cependant la voix de cet homme n’arrivait pas à mon cœur, et mon regard, avec un sentiment de crainte profonde, se baissait sous le sien.
» Le comte de C… était un homme de quarante à quarante-cinq ans à peu près ; ses manières annonçaient l’habitude du commandement, les lignes pures de son visage disparaissaient sous des traits fortement contractés, et cette physionomie mâle lui avait valu dans sa jeunesse une réputation de beauté qu’il gardait encore dans son âge mûr.
» Il me regarda longtemps sans que la vue de ma jeunesse et de mes larmes changeât en rien l’expression de ses traits ; enfin, prenant mes deux mains dans les siennes, et m’attirant à lui par un mouvement auquel je résistai instinctivement :
» – Mon enfant, dit-il, vous ne retournerez plus à votre pension ; Son Altesse monseigneur le duc d’Angoulême vient d’ordonner que vous soyez admise à la maison royale de Saint-Denis, et c’est moi, votre tuteur, qui désormais vous servirai de père ; vous m’écrirez toutes les fois que vous aurez quelque chose à m’apprendre ou à me demander, je pourvoirai à tous vos besoins comme j’en ai fait la promesse à votre père mourant, et j’espère que vous mériterez par votre conduite la haute protection dont vous honore le prince.
» Je fis une révérence profonde, puis une seconde fois mes larmes se tarirent dans mes yeux. Le comte m’annonça que nous allions monter en voiture.
» Deux heures après, la surintendante des filles de la Légion-d’Honneur m’accueillit d’un air plein de bonté. À partir de ce moment, j’étais une de ses filles d’adoption.
Fernande poussa un soupir, baissa la tête et garda un moment le silence, comme si elle avait besoin de reprendre de nouvelles forces pour continuer son récit.
– C’est un temps si doux et si charmant que celui de la jeunesse, reprit Fernande en sortant tout à coup du rêve de ses souvenirs, qu’il n’est jamais inutile, dans quelque situation de la vie que l’on se trouve, d’y retremper son âme. À Saint-Denis, j’étais heureuse et fière d’être aimée, de partager les illusions des autres, de conserver leurs espérances, de recevoir mes impressions d’après les leurs ; mais par ce contrecoup, le sentiment de mon infortune m’intimidait : forcée de me faire une famille par les relations de l’amitié, je devais nécessairement avoir plus de qualités ou de défauts que mes compagnes, jeunes filles caressées par de riantes promesses, et qu’attendaient au seuil de cette maison les réalités d’une existence, sinon exempte de trouble, du moins préparée avec prudence par les soins et la tendresse de leurs parents. Ma nature me soutint heureusement dans mes bonnes dispositions ; sous les regards de nos maîtresses, je grandissais en profitant de la sage éducation que le fondateur de cet établissement avait lui-même méditée, car le génie organisateur de Napoléon se révèle à Saint-Denis comme partout, pour l’ordre et par l’ordre. On me citait, et constamment encouragée par les succès, je dépassais le but qui m’avait été fixé. Pour toute chose, hélas ! ajouta Fernande avec un triste sourire, il était dans ma destinée d’aller plus loin que les autres.
» Quand l’empereur fonda l’établissement des filles de la Légion-d’Honneur, il dit au soldat :
» – Si tu es brave, tu auras la croix ; alors, pauvre ou riche, général ou soldat, tu pourras mourir tranquille, car tes enfants auront un père.
» C’était donc l’utile, c’était donc le nécessaire, qu’il avait assuré aux filles pauvres, et pas davantage ; car leur promettre ou leur assurer davantage, c’était les élever au-dessus de leur état. Sous la Restauration, beaucoup de nobles familles manquaient du nécessaire et de l’utile, et cependant ce fut à cette époque que les vanités mondaines se glissèrent dans l’asile ouvert aux orphelines par la reconnaissance du guerrier. La loi salique, en nous excluant du trône, ne nous préserve pas de l’ambition de régner par l’influence de notre esprit ou de notre beauté ; la femme ne porte de titre que celui de son mari, et par conséquent elle achète ce titre au prix de sa liberté ; mais ses filles ont dans le berceau des langes armoriés et jouent avec les perles et les fleurons d’une couronne. Si dans les salles d’étude de la royale maison, si dans les dortoirs, tout restait conforme aux règlements dictés par le soldat couronné, les cours et les jardins avaient des échos qui répétaient l’agitation de la grande ville ; le babillage enfantin, qui n’était que le reflet des causeries des salons paternels, y faisait naître dans les cœurs de douze ans l’impatience de briller et le besoin de plaire. Les splendeurs de la cour y rayonnaient au fond des imaginations exaltées et les échauffaient de sourdes espérances ; seule peut-être je ne désirais rien, seule peut-être je n’étais pas distraite de mes travaux présents par mes projets à venir. Seulement, la vanité de mes compagnes s’exerçait pour moi aussi bien que pour elles-mêmes ; quand elles étaient lasses de se tirer un horoscope de duché et de pairie, elles me prédisaient un bonheur immense, inconnu, inouï, et cette espèce d’hommage qu’on rendait ainsi d’une manière détournée, non pas à ma position, mais à ma supériorité, suffisait à mon ambition, bornait mes pensées, et, chose étrange, au lieu de me faire désirer de quitter Saint-Denis, renfermait complètement mes espérances entre les murailles de la pension.
» Durant six années, personne ne vint me demander au parloir, pas même mon tuteur. Je lui écrivais régulièrement à certaines époques, par le conseil de madame la surintendante ; j’écrivais aussi au seul parent qui me restât, à un oncle de ma mère, vieil ecclésiastique, qui m’était presque étranger. Quand l’époque des vacances arrivait, cette époque joyeuse pour toutes les autres devenait pour moi un temps, sinon de tristesse, du moins de réflexions. Mes compagnes partaient comme des hirondelles qui prennent leur volée, allant chercher chacune une famille heureuse de les recevoir, tandis que moi je restais à les attendre dans la seule famille que le ciel m’eût laissée ; bientôt elles revenaient, et leurs jeunes coquetteries, leurs espérances dorées me rapportaient des lueurs de ce monde inconnu auquel j’étais moi-même aussi étrangère que si j’eusse vécu à mille lieues du pays où j’étais née.
» Je me sentais donc de plus en plus isolée à mesure que l’âge me faisait comprendre le monde et le besoin d’y être protégée. Alors, avec ce jugement juste et sévère que je portais en moi, parce que rien n’avait jamais faussé ce jugement, mon ambition douce et pure me portait à désirer de ne jamais sortir de Saint-Denis, où les degrés hiérarchiques de la maison offraient à mon avenir les seules richesses qu’il pût raisonnablement espérer. Je ne puis pas dire que j’y fusse résignée, je n’avais même pas le mérite de la résignation ; je ne voyais rien au delà dans l’avenir, voilà tout. Quant au passé, il se bornait pour moi au château de Mormant, avec ses hautes tourelles dépassant les grands arbres du parc, ses grandes chambres sombres et sculptées dans lesquelles rayonnaient de temps en temps l’uniforme brodé et les épaulettes brillantes de mon pauvre père.
» Tout à coup, un bruit inaccoutumé vint troubler l’essaim de nos jeunes filles dans les projets qu’elles formaient avec tant de confiance. Le canon des trois jours retentit jusqu’au fond de l’abbaye, et le mot effrayant de révolution vint porter une terreur vague au milieu de tous ces jeunes visages roses et riants. Parmi ces filles nobles, seule peut-être je n’avais, moi, entendu ni flatter ni maudire. Je ne m’étais pas instruite au souffle des passions politiques, je n’avais point fait la part de ma famille dans les événements de l’histoire. L’admiration exclut l’égoïsme. Je m’étais contentée d’admirer, je ne me croyais liée en aucune façon à l’élévation ou à la chute des trônes. Je ne savais pas encore que les individus font les masses, et que les grandes commotions sociales vont des palais aux chaumières.
» La fortune du comte de C… était indépendante, mais il la devait à la famille qu’une révolution nouvelle chassait du pays, et son amour pour ses maîtres devait s’accroître de leurs malheurs. Cependant son dévouement, qui eût été jusqu’à se faire tuer pour les Bourbons dans les rangs de la garde royale ou des Suisses, sans réfléchir un instant qu’il combattait contre des Français, n’allait pas jusqu’à suivre ses bienfaiteurs dans l’exil. Une capitulation de conscience lui souffla qu’il serait bien plus utile à Charles X en demeurant en France qu’en le suivant à l’étranger. Il resta à peu près convaincu, s’il ne parvint pas à en convaincre les autres, que sa place était à Paris.
» C’était à Paris qu’il pouvait préparer le retour de la famille déchue, veiller à ses intérêts. Paris était une ville ennemie qu’il s’agissait de reconquérir, et dans laquelle, par conséquent, il était bon de conserver des intelligences. Le comte resta donc à Paris.
» Il y a plus, le comte, sous prétexte de cacher ses projets de profonde politique, en revint à son caractère primitif, que la sévérité de mœurs que l’on affectait dans l’ancienne cour avait quelque peu comprimé. Quoique arrivé à l’âge mûr de la vie, il se jeta au milieu des jeunes gens d’une autre génération, il devint l’âme des plus célèbres clubs de la capitale. On le consulta comme un oracle ; il rendit des jugements en matière de courses, de chasses, de duels. Bref, il vit renaître pour lui, toujours, disait-il, dans l’espérance de se faire une popularité, une seconde jeunesse plus éclatante que la première.
» Comment le comte de C…, qui durant six années ne s’était pas souvenu de l’orpheline de Saint-Denis, de la fille que son compagnon d’armes mourant lui avait léguée sur le champ de bataille, qui avait par pure bienséance signé les lettres écrites par son secrétaire, soit pour répondre à mes lettres, soit pour m’envoyer la pension que me faisait, ou plutôt que faisait à la mémoire de mon père le duc d’Angoulême ; comment le comte de C… se rappela-t-il tout à coup que j’existais ?
» Par ennui, par désœuvrement sans doute, un jour qu’il se rendait d’Enghien à Paris, il s’arrêta avec un de ses amis devant la porte de l’établissement, descendit, et me fit appeler.
» On vint me dire que le comte de C… demandait à me voir. Je me fis répéter la chose deux fois, je ne comprenais pas bien, tant cette visite était inattendue et me paraissait extraordinaire ; j’étais assise devant un dessin que j’achevais, je me levai aussitôt et me rendis à cette invitation.
» J’avais complètement oublié le comte de C… ; son souvenir, d’abord assez confus, s’était effacé peu à peu de ma mémoire. Je le reconnus cependant, mais sans qu’aucune émotion secrète, je dois le dire à la honte des pressentiments, vint m’avertir de l’influence que cet homme devait avoir sur ma destinée. Je n’eus pas besoin de me composer un maintien pour arriver jusqu’à lui, je n’éprouvais aucun embarras ; j’entrai dans la salle où il était, calme et souriante, voilà tout.
» On comprend le changement que six années avaient apporté dans ma personne. J’allais avoir seize ans. Ce n’était donc plus une enfant qui s’offrait sous un vêtement lugubre aux regards du comte de C…, mais une jeune fille qui parait de sa jeunesse et de sa fraîcheur l’habit dont elle était revêtue. J’étais grande, j’étais belle peut-être, je fis sur le cœur d’un homme délivré de la contrainte où l’avaient retenu longtemps l’étiquette et la faveur, une impression d’autant plus vive que, m’ayant quittée enfant et me voyant toujours enfant, il y était moins préparé. Quant à moi, je l’avoue, je n’aperçus rien dans sa physionomie qui me révélât un trouble intérieur quelconque. Si un changement subit s’opéra dans ses manières, ce changement m’échappa entièrement. Savais-je si ses yeux ne brillaient pas toujours comme je les voyais briller ? savais-je si sa voix ne disait pas constamment les bienveillantes paroles que je venais d’entendre ? Mon père lui avait légué ses droits. La pensée de la reconnaissance m’engageait à lui. C’était mon tuteur. Je conservai en sa présence une attitude simple, modeste, naturelle et réservée. Je pus l’entendre sans trouble, sa présence n’éveillait pas de souvenirs dans ma mémoire, ne faisait pas naître d’espérances dans mon cœur. Je répondis à toutes ses questions avec une grande liberté et un grand calme d’esprit. Il n’inspira point à mon âme le profond respect qu’inspire l’idée d’une haute position sociale, la sympathie que fait naître la certitude d’un grand dévouement, mais rien en lui non plus ne donna prise à ma confiance. D’ailleurs ce premier entretien dura peu ; le comte sembla le brusquer, comme s’il eût éprouvé le besoin de se remettre d’une émotion combattue ou celui de méditer sa conduite future. Seulement, je me rappelle que je fus surprise de son départ subit, parce qu’il n’y eut aucune logique d’intention dans toute la marche de cette scène ; mais ce fut instinctivement et presque sans le vouloir, que je me rendis compte de cette bizarrerie quand il m’eut quittée, quand je cherchai à m’expliquer naturellement le motif de cette visite.
» Bien souvent madame la surintendante, dans sa bienveillance constante pour une élève dont elle était fière, s’étonnait, en m’entretenant de mon avenir et de mes intérêts, de l’indifférence de mon tuteur à mon égard. Elle n’ignorait pas, il est vrai, que la position du comte de C… lui laissait peu de liberté ; mais dans ses visites à Saint Denis, madame la Dauphine n’oubliait jamais de m’adresser la parole, de me dire qu’elle était de moitié dans les promesses faites à mon père au moment de sa mort ; elle me témoignait avec une bonté parfaite la satisfaction qu’elle éprouvait de mes progrès et de ma conduite ; elle m’encourageait à continuer, et, pour adieu, elle ajoutait :
» – Je vais rendre M. le comte de C… bien heureux, en lui apprenant que sa pupille est pieuse, savante et raisonnable.
» Malgré toute la satisfaction qu’avait sans doute éprouvée M. le comte de C… de ces rapports bienveillants, je n’avais pas, comme je l’ai dit, reçu une seule fois sa visite. Je rêvais donc encore à cette singulière circonstance, lorsque madame la surintendante me fit appeler.
» Je la trouvai triste.
» – Ma chère enfant, me dit-elle en m’embrassant, j’espérais que votre peu de fortune et l’indifférence de votre tuteur nous vaudraient la prolongation de votre séjour ici, puisque vous y vivez heureuse ; mais je pressens, à mon grand regret, qu’il n’en sera rien.
» – Comment cela ? m’écriai-je ; M. de C… s’est-il expliqué à ce sujet avec vous ? Quant à moi, il ne m’a rien dit, Dieu merci ! qui puisse faire pressentir mon départ.
» – Il ne m’a rien dit non plus de positif, ma chère enfant, reprit la surintendante ; cependant, lorsque je me suis hasardée à le questionner sur ses projets à votre, égard, il a vivement repoussé la pensée de vous voir vous consacrer à l’éducation. – Mais, monsieur, lui ai-je dit, mademoiselle de Mormant est sans fortune ! – C’est vrai, a-t-il répondu. – Il y a plus ; la pension que lui faisait sur sa cassette particulière M. le Dauphin, ne lui sera sans doute pas continuée par le nouveau gouvernement. – C’est plus que probable. – Eh bien, ai-je continué, vous savez bien qu’une jeune fille ne se marie plus aujourd’hui sans dot, et vous connaissez la situation d’une femme qui se trouve jetée au milieu du monde sans fortune et sans mari. – J’y pourvoirai, madame, a répondu le comte. – En perdant d’illustres protecteurs, monsieur le comte, ai-je ajouté, Fernande a perdu son avenir. – Vous oubliez que je lui reste, madame, et j’ai juré à son père mourant de le remplacer. – Non, monsieur, je ne l’oublie point ; mais les temps sont changés, et vous-même… – Ma fortune est indépendante, madame ; je n’ai point d’enfant, et je suis libre d’adopter Fernande pour ma fille. Alors il m’a saluée et il est parti. Vous le voyez, mon enfant, continua la surintendante, nous accusions à tort le comte de C… d’indifférence pour vous. Aujourd’hui il réclame ses droits de tuteur ; ses droits sont incontestables, et vous devez lui obéir. Sa fortune est indépendante, dit-il. Peut-être s’est-il rallié au gouvernement actuel, peut-être effectivement est-il riche ; mais, en tous cas, il dit qu’il veut vous adopter pour sa fille : c’est ce qui pouvait vous arriver de plus heureux. Vous le voyez, hélas ! une séparation est inévitable ; et comme je vous aimais, mon enfant, tout en vous félicitant de votre bonheur, cette séparation m’afflige.
» – Oh ! moi aussi, madame, m’écriai-je ; je ne quitterai cette maison qu’avec le plus profond regret. La seule pensée du monde m’effraye.
» – Parce que vous ne le connaissez pas, mon enfant ; mais moi qui ai su l’apprécier, je sais que vous devez y réussir, et je n’éprouve aucune crainte à ce sujet ; seulement nous vous aimons toutes ici, et l’amitié nous rend égoïstes ; votre bonheur nous dédommagera de votre absence.
» – Ah ! madame, m’écriai-je, sentant mes paupières se gonfler sous mes larmes, heureusement rien n’est décidé encore ; je puis supplier mon tuteur de me laisser vivre dans cette maison.
» – Gardez-vous en bien, mon enfant. M. le comte de C… n’agit que dans le désir de votre bonheur. Mon expérience me permet de voir plus loin que vous. Vous n’avez point seize ans, les années n’ont point encore achevé l’œuvre du développement de votre cœur et de votre raison, mon devoir est donc de vous conseiller l’obéissance. Votre tuteur est un homme distingué ; son influence, soyez-en certaine, sera toujours grande dans le monde, où il a joué un rôle important… Allons, rassurez-vous ; il est bien rare que je sois dans la nécessité de sécher les larmes de vos compagnes quand il s’agit de me quitter… D’ailleurs, vous l’avez dit, rien n’est encore décidé… Attendons…
» Je n’eus pas longtemps à attendre : M. de C… revint au bout de quelques jours ; une femme l’accompagnait, et cette fois il fut question de ma sortie comme d’une circonstance très-rapprochée.
» Madame de Vercel, à laquelle mon tuteur me présenta dans cette seconde visite, était une femme de cinquante ans, d’un extérieur encore gracieux, d’un esprit agréable ; l’usage du monde se faisait sentir dans toutes ses paroles comme dans la moindre de ses actions ; on était involontairement entraîné vers elle par la sympathie. Sa parole avait une sorte d’autorité adoucie par l’accent ; le désir de ne rien exiger semblait dominer ses conseils ; la bonté de son cœur se révélait par sa physionomie moins que par un charme secret. Elle semblait deviner la pensée, y répondre ; elle avait surtout l’art de donner à la raison le trait incisif d’un bon mot, et de voiler les vérités les plus tristes sous les formules obligeantes de la bienveillance.
» – Si le ciel m’avait accordé une fille, me dit-elle en me pressant dans ses bras, j’aurais voulu qu’elle vous ressemblât. Je voudrais bien, de mon côté, vous inspirer un peu de cette affection qu’on a pour sa mère, car votre tuteur vous confie à mes soins. Je m’étais engagée à vous guider dans le monde, à vous le faire connaître ; mais ce que j’ambitionne le plus, maintenant que je vous vois, c’est de vous inspirer le sentiment que j’éprouve déjà moi-même pour vous.
» Il m’était bien difficile de résister à de pareilles avances, je ressentis pour elle une vive amitié, et tout à coup l’idée du monde perdit, en sa présence, ce qu’elle avait eu d’effrayant dans mon isolement. Il me semblait que sous un tel patronage, il ne pouvait m’arriver rien que d’heureux. Madame la surintendante elle-même fut ravie, la regarda comme une femme supérieure, et quand le comte de C…, en prenant ma main dans les siennes, m’annonça que le jour où je viendrais habiter Paris était proche, mon cœur battit ; tout ce qui pouvait y rester de crainte disparut pour y faire place à l’espérance.
» À seize ans, dans l’inexpérience où j’étais, avec cette pureté native que la plus légère atteinte n’avait pas altérée, il s’agissait seulement d’aider aux heureuses dispositions naturelles pour faire de moi tout ce qu’on voulait en faire. Quand je passai le seuil de cet asile où je m’étais formée, on pouvait me conduire aux plus hautes positions sociales où la femme peut atteindre. Je n’aurais été déplacée nulle part ; mais, hélas ! qu’a-t-on fait de moi ?
» Madame de Vercel avait accepté un appartement dans l’hôtel de mon tuteur, afin de se consacrer exclusivement à ce qu’elle appela mon éducation. Dès que je fus établie auprès d’elle, je compris, en effet, tous les développements que devait donner aux connaissances que j’avais acquises leur application dans la vie réelle, et l’éclat qu’elles pouvaient procurer.
» Je me vis l’objet des attentions les plus délicates et les plus empressées de la part de M. de C… Des maîtres renommés me furent prodigués ; la musique, la peinture, la danse même occupèrent exclusivement les heures des journées devenues trop courtes : chaque moment avait son emploi. Mon tuteur semblait se plaire à suivre mes progrès ; ses soins constants pour m’initier aux merveilles de Paris ajoutaient un nouveau prix à des bontés que je m’efforçais de mériter par mon aptitude et ma douceur. Enfin, six mois s’étaient écoulés avant que j’eusse encore pu réfléchir à une existence si brillante, avant que je fusse revenue de mon étonnement.
» Les plaisirs succédaient si rapidement aux travaux, on me comblait de futilités si ravissantes, j’étais si préoccupée de comprendre chaque chose nouvelle pour moi, mes impressions étaient si rapides, que je n’avais pas le temps de m’interroger. J’aurais voulu connaître ce qui m’avait attiré un bonheur si grand, mais de nouveaux projets, aussitôt exécutés que conçus, venaient me causer à chaque instant d’autres surprises et des émotions plus douces. Ma vie était un long enchantement.
» Cependant, au milieu de tant d’agitations, j’observais les deux êtres entre lesquels le temps s’envolait si rapidement, et de jour en jour j’arrivais par degrés à cette expérience qui devait plus tard m’éclairer et me montrer la vérité dans tout son jour.
» M. de C… n’était ni un homme bon ni un méchant homme, c’était un homme léger. L’esprit du dernier siècle semblait revivre en lui. Loyal et peu scrupuleux à la fois, tout ce qu’il blâmait en vue de ses principes, il se le permettait pour lui-même avec des restrictions de conscience et des modifications plus ou moins sophistiques. Il blessait la morale, mais il respectait l’usage ; il affichait une sorte de rigorisme sans être hypocrite ; mais certaines idées de caste semblaient l’autoriser à d’innocentes folies. Les roués de la Régence lui faisaient horreur, et il imitait les mœurs de la seconde époque du règne de Louis XV. Il fulminait dans sa petite maison contre la dépravation du cardinal Dubois, en souriant aux souvenirs du Parc-aux-Cerfs. Enfin, il exaltait Versailles, et il s’indignait du Palais-Royal.
» Après avoir fait la guerre sous l’Empire en soldat français, M. de C… avait commandé sous la Restauration en général de cour, le tacticien cédant le pas au diplomate ; l’épée du guerrier n’était plus entre ses mains qu’une verge de fer, et, parvenu au sommet de la hiérarchie militaire, il ne s’inspirait que de la puissance sacerdotale.
» Dans ses manières, dans son langage, il rappelait le maréchal de Richelieu. Sa politesse était exquise ; mais dès que 1830 eut voilé le prestige de ses croyances, il retrouva les habitudes de jeune homme contractées jadis dans la garde impériale en pays conquis, et même celles qui l’avaient frappé dans son enfance parmi les muscadins de la jeunesse dorée sous le Directoire. Prodigue pour ses plaisirs, ses revenus se dissipaient en argent de poche. Les fournisseurs de sa maison étaient parfois dans l’obligation de le faire poursuivre pour le payement de ce luxe bien entendu que les Anglais appellent comfort, pour des misères d’intérieur, pour le vin qu’on buvait à sa table, pour le bois qui brûlait dans ses cuisines. Jamais il ne payait ses gens qu’en leur donnant leur congé le jour où ils osaient réclamer leur salaire. Il était constamment gêné au milieu du luxe ; on lui apportait les cartes d’huissier sur des plats d’argent. Et cependant, à tant de défauts et tant de travers, M. de C… joignait des qualités essentielles. On se plaisait avec lui pour son esprit vif et brillant. Il caractérisait tout par des mots si heureux, qu’il devenait impossible de les oublier. On l’estimait pour son obligeance ; il rendait service avec une persévérance bien rare, pourvu toutefois qu’il pût le faire en écrivant. Une démarche en personne lui coûtait plus que cent billets à dicter ou à écrire avec une orthographe toute particulière, mais avec des tournures de phrases si variées, si élégantes, qu’on eût pu le comparer à madame de Sévigné. Il semblait toujours, avec ses contrastes, s’offrir comme une énigme à deviner, énigme dont le mot n’est plus compris de nos jours.
» Madame de Vercel était un type tout correct et déduit selon les principes les plus sévères ; de même qu’on trouvait dans sa personne la régularité, l’accord, les justes proportions, sa conduite et son langage étaient irréprochables. Au premier aspect, pour les yeux et pour l’esprit, cette organisation merveilleuse était mise en jeu par les rouages d’une intelligence supérieure, et la raison semblait être la pendule qui en modérait tous les mouvements, qui en réglait la marche. Elle avait observé le monde, elle avait, pour ainsi dire, tout calculé, tout formulé par des équations algébriques, afin de résoudre le grand problème de la considération dans la vie sociale. Elle n’attachait d’importance qu’à l’opinion. Pour elle, tout consistait dans le rituel. La forme l’emportait d’abord, mais sans porter de préjudice au fond. Cependant son esprit la plaçait au-dessus de l’étiquette, de même qu’elle était plus que noble, quoiqu’elle n’appartînt pas au nobiliaire. Jamais on ne la trouvait en défaut dans la moins importante des actions, jamais elle ne restait sans réponse, quelque question qu’on agitât. Ses idées étaient arrêtées sur toutes choses. Froidement accueillie par les femmes, recherchée par les hommes, madame de Vercel avait une position exceptionnelle. On ne savait au juste ni ce qu’elle était ni ce qu’elle faisait, quoiqu’elle ne donnât pas prise au plus léger soupçon. On aurait voulu qu’il planât moins de vague sur son origine et sur son existence, dût-on avoir à lui pardonner quelques peccadilles. On ne l’aimait pas, on était forcé de la respecter. Sans fortune, elle affichait l’ordre et ne condamnait pas le luxe ; aussi n’exigeait-on rien d’elle à ce sujet ; elle était simple et modeste sans affectation : c’était enfin une femme parfaite pour quiconque ne pouvait, comme moi, sonder le fond de sa conscience ; encore moi-même ne devais-je la connaître qu’après avoir été sa victime.
Fernande s’arrêta une seconde fois, mais ce n’était plus pour réfléchir, c’était pour essuyer ses larmes.
– Ma vie était complètement changée, poursuivit Fernande ; M. le comte de C… avait fait de sa vie la mienne ; le nom de mon père, le titre de sa pupille, m’ouvraient tous les salons. Le matin, ma vie était consacrée aux études ; la peinture et la musique, que j’aimais passionnément, et dans lesquelles je faisais de rapides progrès, me prenaient une partie de la journée ; à quatre heures, mon tuteur venait me voir, admirait mes esquisses, me faisait chanter, et applaudissait à ma voix. Souvent il restait à dîner avec nous, puis, après le dîner, commençait la vie du monde : les spectacles, les soirées, les bals. Comme la réputation de madame de Vercel était irréprochable, madame de Vercel me conduisait partout, et partout où j’allais je rencontrais le comte de C…, occupé sans cesse à faire valoir mes talents et mon esprit. Aux yeux de la société et même aux miens, certes mon tuteur remplissait dignement le mandat dont il s’était chargé : un père n’eût pas fait pour sa fille plus qu’il ne faisait pour moi.
» Cependant, au milieu de cette suite non interrompue de travaux et de plaisirs qui faisaient de moi une artiste femme du monde, et une femme du monde artiste, au sein de cette existence qui eût été celle que je me fusse choisie moi-même, si j’avais été libre de choisir d’avance ma vie, j’éprouvais de vagues pressentiments, une crainte instinctive que je repoussais comme une sorte de crime. Peu à peu, dans le développement de mes idées au contact des personnes qui composaient notre société ordinaire, par un effet inévitable de la marche des choses, la pudeur de la jeune fille s’alarma instinctivement.
» En effet, M. de C…, dans ses rapports avec moi, dont chaque jour resserrait l’intimité, quoique je fisse tout ce que je pouvais pour le maintenir à distance, M. de C… trahissait de plus en plus une impatience inexplicable, une ardeur réprimée, dont je ne pouvais comprendre la cause. Son affection même changeait de nature ; ce n’était plus, du moins à ce qu’il me semblait, ce sentiment de bienveillance affectueuse qu’un tuteur porte à sa pupille ; c’était quelque chose comme de la galanterie, des manières de dire qui m’embarrassèrent d’abord, et qui, ensuite, me devinrent suspectes. J’essayai d’abord timidement de faire comprendre à madame de Vercel la crainte qui peu à peu s’emparait de moi. Elle me devina au premier mot ; peut-être avait-elle prévu ce moment, peut-être attendait-elle cette explication, et ce fut alors seulement que je reçus la première impression de terreur que le caractère de cette femme dangereuse devait produire sur moi, malgré l’art des transitions qu’elle avait à un si haut degré, malgré les nuances imperceptibles de langage qu’elle possédait si bien.
» – Ma chère enfant, me dit-elle, j’ai remarqué, en effet, que le comte n’est plus le même ; il est triste, il est rêveur, il soupire. Vous craignez qu’il ne soit souffrant de corps ou d’âme, et moi aussi, je le crains. D’abord il s’est fait un inconcevable changement dans sa manière de vivre : l’esprit de parti, qui le dominait, ne paraît plus exercer la moindre influence dans ses résolutions. D’un autre côté, tous ses plaisirs habituels sont négligés, il ne s’occupe plus de chevaux, il ne va plus au club, il est distrait au whist : enfin, on dirait qu’il nous évite, ou que devant nous il éprouve un embarras insurmontable. Si vous l’aviez connu avant votre sortie de Saint-Denis, c’était le plus gai et le plus aimable des hommes. Mais soyez tranquille, je lui parlerai, je lui demanderai la cause de cette mélancolie, je lui dirai que vous êtes inquiète.
» – Prenez garde, madame, repris-je, il me semble que vous ne comprenez pas bien le sentiment qui me dicte ma question.
» – Quoi ! dit-elle, des ménagements, des précautions pour faire entendre aux gens qu’on prend intérêt à eux, qu’on s’occupe de leur santé, qu’on s’inquiète de leur bonheur !. Allons donc, vous n’y songez pas, ma chère amie ; laissons l’adresse à ceux qui projettent le mal. Je ne suis pas une femme rusée, moi, je vous en préviens, et je me suis toujours bien trouvée d’aller droit au but, de dire franchement les choses : la vérité est l’habileté des cœurs purs. Soyez sans inquiétude. Votre tuteur, d’ailleurs, me connaît depuis longtemps, et il sait bien qu’il est aussi difficile de me cacher quelque chose que de me détourner de la ligne de mon devoir.
» Cette brusquerie de langage devait, comme on le voit, écarter le soupçon. La rudesse de la voix était d’ordinaire le moyen que madame de Vercel employait pour déguiser ses flatteries. À cet égard, elle avait une espèce d’originalité qui la rendait remarquable, et c’est ainsi qu’elle déguisait son hypocrisie, ou, pour mieux dire, sa profonde connaissance du cœur humain et sa merveilleuse habileté.
» M. de C. ne vint point ce jour-là. Je ne sortis donc ni pour aller au spectacle ni pour aller dans le monde ; je restai chez moi à lire, interrompant malgré moi ma lecture par de longues et profondes rêveries, et sentant de temps en temps de légers serrements de cœur, comme on en éprouve quand un malheur inconnu, mais réel, est suspendu sur notre tête.
» Toute la soirée, madame de Vercel demeura dehors.
» Le lendemain elle vint à moi avec un air profondément mélancolique, me serra dans ses bras avec une sorte d’affectueux empressement, puis, me faisant asseoir près d’elle :
» – Causons, ma chère enfant, me dit-elle en enfermant mes deux mains dans les siennes, j’ai beaucoup de choses à vous dire ; je me suis expliquée hier soir avec le comte. Je n’aime pas les mystères, moi ; je ne savais rien de votre situation, mais il m’a tout dit, et maintenant je la connais ; et… je vous l’avoue, ma chère petite, je ne puis m’empêcher de vous plaindre et de le blâmer. On n’agit pas avec plus d’inconséquence qu’il ne l’a fait, et aujourd’hui lui-même le sent et en convient.
» – Mais qu’y a-t-il donc, madame ? demandai-je avec anxiété.
» – Il y a… qu’il faut que ce soit moi qui vous parle, puisqu’il n’en a pas le courage, lui ; et d’abord ne tremblez pas de la sorte. Mon Dieu ! tout n’est peut-être pas aussi désespéré que nous le croyons.
» En effet, je tremblais et je pâlissais.
» – Achevez, madame, achevez ! m’écriai-je.
» – Vous ignorez sans doute, ma chère enfant, continua madame de Vercel, que votre père, en mourant, a laissé des affaires extrêmement embrouillées ; il a fallu les sept années qui se sont écoulées depuis que M. le comte de C… s’est chargé de veiller sur vos intérêts, pour les mettre à jour, comme disent les gens d’affaires ; et, les dettes payées, les frais prélevés, la liquidation terminée enfin, il est très-clair que non-seulement vous ne possédez pas même la moindre fortune, mais encore que votre père redevait trente mille francs.
» – Grand Dieu ! et comment acquitter cette dette ? La mémoire de mon père, d’un vieux gentilhomme de la monarchie, d’un colonel de l’Empire, ne peut cependant rester chargée d’une pareille tache. Ce serait quelque chose comme ce qu’on appelle une banqueroute n’est-ce pas ?
» – Oh ! rassurez-vous, me dit madame de Vercel, M. le comte de C…, lui aussi, est un gentilhomme de l’ancienne monarchie et un colonel de l’Empire, et il a tout payé. Vous ne possédez rien, c’est vrai, mais le nom de votre père est resté pur et sans tache.
» – Ô mon Dieu ! soyez béni, m’écriai-je en joignant les mains. Oh ! quand verrai-je le comte pour me jeter à ses genoux, pour le remercier ?
» – Oui ; mais, avec tout cela, vous voilà sans fortune et sans avenir.
» – Il y a longtemps que j’avais pressenti cette situation, madame, répondis-je avec un soupir.
» – Oui, mais vous avez oublié qu’elle vous menaçait depuis que vous êtes sortie de Saint-Denis ? Soyez sincère.
» – Hélas ! c’est la vérité, madame ; dans mon ignorance des choses de la vie, ma pensée ne s’est jamais fixée sur des besoins que le comte ne me laissait pas prévoir.
» – Je le conçois, il est si bon ; mais il y a des cas où la bonté est un tort, un très-grand tort. La bonté doit être intelligente avant tout, ou sans cela la bonté devient de l’imprudence. Les intentions du comte étaient excellentes, je le sais ; mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. Il n’a pu se souvenir de votre père sans penser à ce que votre père eût fait en pareille circonstance pour sa fille à lui ; il n’a pu vous voir, pauvre orpheline, belle et gracieuse, sans être touché de votre sort ; il s’est souvenu qu’il était resté près de vous le représentant, non-seulement de son ancien compagnon d’armes, mais encore d’un auguste exilé. Tout est solidaire entre soldats, tout est commun entre royalistes ; se soutenir dans le malheur, c’est la religion des âmes généreuses. La pitié qu’il a ressentie a été plus forte que la réflexion, il n’a pas même réfléchi : il est vrai que, si l’on réfléchissait dans notre milieu social, on ne ferait jamais le bien ; il a cédé au premier mouvement comme un noble chevalier qu’il est ; il m’a fait consentir à être votre guide, votre chaperon, sans me laisser rien entrevoir du fond des choses. Il a développé vos heureuses dispositions ; vous avez profité au-delà de tout espoir des sacrifices qu’il a faits pour vous : vous êtes devenue une personne remarquable, une jeune fille accomplie ; vos talents feraient de vous une merveille, si aujourd’hui la seule merveille digne d’admiration n’était pas la richesse. Tout cela est fâcheux, tout cela m’afflige et m’émeut jusqu’aux larmes ; je ne puis me faire à l’idée de vous savoir malheureuse, en lutte avec les besoins, en proie aux nécessités ! Nous vivions si tranquilles, et voilà que tout à coup un abîme s’ouvre sous nos pas. Que faire ? que devenir ?
» Toutes ces paroles, d’autant plus terribles qu’elles ne renfermaient pas un sens positif, tombaient sur mon cœur une à une et y creusaient leur plaie comme aurait fait du plomb fondu ; elles jetaient dans mon esprit une clarté sinistre comme celle de ces éclairs à la lueur desquels on découvre de grands précipices. Cependant, quelque violente que fût la secousse, elle n’avait pas eu la force de m’abattre : comme dans un tremblement de terre, je sentais le sol vaciller sous mes pieds, et j’étais demeurée debout ; je sentais s’allier en moi la force et l’espérance, et je répondis avec un calme si grand, que madame de Vercel ne put réprimer un mouvement de surprise :
» – Je vous remercie d’un intérêt si touchant, madame ; j’étais résignée à vivre à Saint-Denis, il a fallu un ordre précis de mon tuteur pour briser cette résolution. J’y retournerai rendre aux autres l’éducation que j’y ai reçue.
» – Vous savez bien que c’est impossible, me répondit madame de Vercel.
» – Comment cela ?
» – Oui, les règlements s’y opposent.
» – En êtes-vous certaine, madame ?
» – Vous pouvez m’en croire : une fois sortie comme pensionnaire, on ne peut plus y rentrer comme institutrice.
» – Encore un appui qui se brise ! murmurai-je en baissant la tête.
» – D’ailleurs, continua madame de Vercel, en supposant qu’on parvînt à vous rouvrir les portes de cette maison, y pourriez-vous vivre à présent que vous avez vécu de la vie du monde, que vous avez connu toutes ses séductions, tous ses plaisirs ?
» – Oh ! oui, m’écriai-je, et je ne regretterai rien de tout cela, je vous en réponds.
» – Vous le croyez à cette heure, ma pauvre enfant, et vous le dites de bonne foi, parce que, dans votre enthousiasme de dévouement, vous ne voyez pas clair en vous-même ; mais ce que vous ignorez, c’est que votre imagination est devenue, maintenant une source féconde d’impressions et de sensations qui réclament l’espace et la liberté ; il lui faut un libre cours, un exercice sans entraves : les arts ont agrandi votre sphère, vous avez rêvé une existence indépendante, vous vous êtes accoutumée au luxe, vous avez été adulée, vos besoins, vos désirs, vos caprices mêmes ont été prévus et satisfaits ; la tranquille maison d’autrefois serait maintenant une prison pour votre corps, une tombe pour votre âme. J’ai quelque expérience du monde ; croyez-moi, mon enfant, quand on n’a pas encore atteint le développement des facultés, quand il n’est plus même possible de s’arrêter en route, comment alors retourner en arrière, comment se restreindre à des habitudes étroites, mesquines, qui conviennent seulement à l’enfance et à la vieillesse, mais non pas à votre âge ! Vos illusions à cet égard vous laisseraient bientôt dans l’accablement le plus profond, dans l’isolement le plus insupportable. Soyons assez fortes, assez sages en ce moment pour voir du premier coup d’œil les choses telles qu’elles sont, afin de ne pas tomber dans un malheur plus grand que celui où nous sommes.
» La force divine qui m’était venue en aide me soutenait encore, et je répondis :
» – Eh bien, madame, s’il est vrai que j’ai quelque talent, s’il est vrai comme on me l’a dit bien souvent, que je sois apte à acquérir dans les arts ce degré de supériorité qui fait les artistes, eh bien, je vivrai en artiste.
» – Enfant ! s’écria madame de Vercel, pauvre chère enfant au cœur d’or : qu’on voit bien, hélas ! que vous ne savez rien de ce monde ! Eh ! je le conçois, peut-on observer sous le charme des impressions nouvelles ? Apprendre est un travail qui absorbe l’intelligence ; pour apprécier il faut savoir, pour comparer, il faut avoir ressenti. L’expérience ne s’acquiert qu’à nos dépens ; c’est le fruit amer des déceptions. Vivre en artiste, mon enfant ! à seize ans et belle comme vous l’êtes ! impossible !
» – Cependant, madame, repris-je, on admire mes peintures.
» – Parce que vous n’êtes pas dans la nécessité de les vendre ; eh ! mon Dieu ! les amateurs font toujours des chefs-d’œuvre ; mais croyez-moi, Fernande, peindre pour vivre, c’est autre chose que de peindre pour occuper son temps.
» – Mais j’ai entendu dire souvent qu’une voix étendue et souple, une bonne méthode et une organisation musicale, étaient de nos jours la source d’une immense fortune.
» – La fille du marquis de Mormant ne peut pas débuter à l’Opéra ; d’ailleurs, je ne nie pas vos dispositions pour la musique, mais ce ne sont que des dispositions, après tout ; il vous faudrait quatre ans, cinq ans encore peut être avant d’arriver à un début.
» – Pourtant, lorsque je chante dans le monde, les applaudissements sont unanimes, les transports que j’excite ressemblent à de l’enthousiasme.
» – Parce que vous êtes du monde, et qu’en vous applaudissant, c’est un hommage que ce monde envieux se rend à lui-même. On croit abaisser, en vous flattant, ceux qui sont artistes par état, et dont le monde impuissant et railleur jalouse incessamment les succès ; mais que ces colossales réputations de salon se produisent au grand jour, elles viennent honteusement s’écrouler devant le vrai public, qui a acheté le droit de critiquer. Pour la justice des gens polis, il y a mille circonstances atténuantes qui motivent les opinions ; vous avez des yeux qui vous donneront toujours raison dans le monde, quoi que vous disiez ou que vous fassiez ; avec un de vos sourires, vous peignez comme Raphaël ou vous chantez comme la Malibran. Tout cela est vrai relativement pour chaque société ; c’est une monnaie dont on se sert pour chaque salon, comme d’un jeton de société. Les grandes réputations ne s’improvisent guère, ma chère enfant, elles sont le résultat de bien des études, de bien des veilles, de bien des déceptions, de bien des dégoûts, de bien des chagrins, et la femme, montée à l’apogée de la gloire, radieuse et couronnée du prestige de sa réputation, a souvent perdu dans sa marche ascendante, et avant d’arriver au triomphe de son orgueil, les plus douces et les plus chères espérances de son cœur. Ne vous bercez pas de pareilles illusions, ma chère enfant ; la vie obscure, la vie murée, est la seule qui donne le bonheur.
» – Eh bien, madame, à défaut de ces talents brillants, j’emploierai les talents utiles ; je travaillerai à ces choses qui rapportent peu, mais dont l’humble produit est au moins certain ; la pauvreté et les privations ne me font pas peur, et je les subirai, puisqu’il le faut.
» – Rêve, rêve que tout cela, Fernande. Vous avez lu ces choses-là dans les livres, et vous croyez qu’elles existent dans le monde. Vous copierez de la musique, vous broderez, vous ferez de la tapisserie ! Pauvre Fernande ! Mais c’est la misère ce que vous projetez, et la misère vous tuera. La misère, c’est la pente glissante qui mène au vice. Dans la misère, les facultés s’énervent, les résolutions fortes se détendent ; on ne voit plus rien alors que sous l’aspect du besoin. Tenez, mon enfant, ne faisons pas un roman de la vie, qui a ses exigences matérielles ; les vertus ne sont faciles qu’à l’abri du danger, et croyez-moi, Fernande, il est toujours sage d’éviter le combat.
» Mon cœur se serra par une impression indéfinissable ; il me sembla que la froide réalité se rapprochait de moi et m’enveloppait comme les parois d’un tombeau.
» – Mon Dieu, m’écriai-je alors avec un accent qui devait exprimer toute l’anxiété du doute, mon Dieu, que faire ?
» – De deux maux choisir le moindre, ajouta madame de Vercel.
» – Mais lequel est le moindre de ces maux ? Donnez-moi donc un conseil, madame ; éclairez-moi de votre expérience : que pense mon tuteur ? qu’a-t-il résolu ?
» – Votre tuteur, ma chère enfant ! hélas ! votre tuteur est plus à plaindre que vous.
» – Je ne vous comprends pas, madame. Parlez, au nom du ciel, parlez.
» – J’hésite à tout vous dire.
» – Mais enfin qu’y a-t-il donc ?
» – Il y a que M. de C… est malheureux.
» – Malheureux ! ce n’est pas pour moi, j’espère. Ma situation, toute triste qu’elle est, ne le touche en rien ; elle ne peut qu’exciter sa pitié.
» – Vous avez tort de penser cela. Il s’est fait une habitude de vous voir ; il s’est laissé aller étourdiment au charme de votre société ; il n’a pas prévu qu’il arriverait un moment où la séparation serait terrible.
s – La séparation !… ainsi je dois vous quitter, quitter mon tuteur ?
» – Non… oui… Je ne sais, il n’en sait rien lui-même ; il lui est impossible de prendre un parti. Vous pouvez rester, et vous ne le pouvez pas. Je vous assure que la situation est véritablement alarmante. Quand j’ai parlé de votre départ, il a baissé la tête, et des larmes ont coulé de ses yeux.
» – Des larmes !
» – Oui, lui, le vieux soldat, l’homme qui a traversé les champs de bataille où gisaient ses meilleurs amis sans verser une larme, oui, il a pleuré comme un enfant, et cela à l’idée de se séparer de vous. Un instant il a regretté d’avoir payé les dettes de votre père. Cette somme était presque une indépendance pour vous.
» – Oh ! non, non, la mémoire de mon père avant tout, grand Dieu ! mais je ne comprends pas quel intérêt si puissant le comte prend à une pauvre orpheline qu’il a vue, il y a six mois, presque pour la première fois.
» – Quel intérêt ! Vous ne comprenez pas ? Vous ne comprenez pas qu’il vous aime, qu’il vous aime d’amour, que c’est une passion insurmontable, qu’il a fait ce qu’il a pu pour la combattre ? Vous ne comprenez pas que maintenant son bonheur et sa vie dépendent de vous.
» La surprise mêlée de terreur que j’éprouvai à ces mots me laissa sans force ; un éblouissement passa devant mes yeux, je sentis mes jambes qui tremblaient sous moi. Je tombai dans un fauteuil. Presque aussitôt, monsieur le comte de C…, qui sans doute guettait le moment, entra, portant sur son visage l’expression du plus grand trouble. Je fus effrayée et touchée à la fois ; je sentis mon âme en proie tout ensemble à la reconnaissance et à la crainte. Alors commença une scène bizarre et terrible dont je n’ai plus qu’un souvenir confus, parce que je ne vivais qu’à moitié quand elle se passa. Le comte se jeta à mes pieds ; sa douleur était-elle réelle ou feinte ? Je n’en sais rien. Madame de Vercel, qui aurait dû me défendre, par sa présence du moins, me livra en se retirant. On profita de mes émotions, de mon désespoir, on fut sans pitié pour mes larmes, on resta sourd à mes prières. Le nom de mon père, invoqué avec des gémissements, ne put rien pour moi. Ma perte avait été résolue, elle fut effectuée. Le lendemain, j’étais la maîtresse de M. le comte de C….
Clotilde ne put retenir un cri à ce brusque aveu ; mais aussitôt elle se hâta de réparer ce mouvement de réprobation involontaire en balbutiant quelques vagues paroles d’excuse.
– Pourquoi vous excusez-vous, madame ? dit Fernande en secouant tristement la tête ; votre terreur est toute simple, et, croyez-moi bien, elle ne me blesse ni ne m’étonne. Je n’ai pas des sentiments assez vulgaires pour essayer de me justifier par le crime des autres. Oui, sans doute, j’eusse été digne de pitié ; oui, peut-être eussé-je mérité plus de compassion que de mépris, si tout s’était borné là, si je m’étais arrêtée dans ma dégradation ; mais c’était chose impossible : on voulait ma perte tout entière. Ma chute était une action de la vie intime qui pouvait, à la rigueur, échapper aux regards du monde, et me laisser un refuge dans la société, aussi bien que dans ma conscience ; mais la passion chez les gens frivoles n’est qu’à moitié satisfaite si la jouissance de la vanité ne la rend publique et scandaleuse. Il faut à l’homme du monde un bonheur envié : il fallait à l’orgueil du comte de C… l’holocauste de mes triomphes passés. Sous les yeux des princes qu’il regrettait, il eût caché sa maîtresse, il l’eût niée même ; sous un régime qu’il regardait comme une époque de désordre social, il afficha la jeune fille qu’il venait de séduire. S’il eût eu vingt-cinq ans, j’eusse peut-être obtenu de lui le silence ; il en avait cinquante, il a voulu faire des envieux. Moi, l’enfant noble, recommandée à son honneur par un père mourant sur le champ de bataille, en présence de l’armée française, il prit à tâche de m’habituer peu à peu à la honte ; chaque jour un des voiles de ma pudeur native me fut enlevé. L’ancienne élève de Saint-Denis, celle à qui l’on promettait l’avenir des femmes chastes et heureuses, brilla, traînée par lui au grand jour, courtisane méprisée, adulée, montrée au doigt, sans bonheur, sans excuse, entraînée dans le tourbillon des plaisirs, s’étourdissant au bruit des fêtes, repoussant les souvenirs du passé, n’osant songer à l’avenir, et ne prenant pas même le temps de pleurer sur le présent.
» Mais au canon de juillet, qui annonçait la chute d’un trône, succéda bientôt la cloche du choléra, qui annonçait l’agonie d’un peuple. Le comte de C… fut une des premières victimes. On ignorait encore à cette époque si la maladie était contagieuse ou non. Tout le monde s’enfuit ; je restai seule près du comte. Cette marque de dévouement dans une femme qu’il avait perdue le toucha sans doute ; un notaire appelé reçut ses dernières dispositions. Ces dispositions m’instituaient sa légataire universelle.
» Écoutez bien, et voyez si je cherche une excuse à mes fautes.
» Les débris d’une fortune considérable, bien que compromise par le luxe désordonné des dernières années du comte de C…, pouvaient encore m’assurer une existence solitaire et modeste. Mais ce que m’avait dit madame de Vercel de l’influence que le passé étend sur l’avenir n’était que trop vrai ; les habitudes du luxe et de la dissipation une fois prises, il faut un courage plus qu’humain pour rentrer dans l’obscurité. J’étais vantée par tout un monde de jeunes gens riches, beaux, spirituels, qui me plaçaient au-dessus de toutes les femmes, qui m’avaient élue reine de la mode et de l’élégance. Je commandais par des sourires, et chacun, comme un esclave attentif, se hâtait d’obéir à mon sourire. Partout où j’allais, je transportais avec moi la foule, la joie, le bruit, l’ivresse, le rêve éternel des enchantements, et cela dura jusqu’au jour où, regardant avec terreur autour de moi, je ne pus mesurer le chemin que j’avais fait, les hauteurs d’où j’étais partie et l’abîme où j’étais descendue. Il n’y avait pas d’illusion à me faire ; j’avais beau me grandir des noms célèbres, antiques ou modernes, m’appeler Aspasie ou Ninon, dire que j’étais une étoile du siècle des Périclès et des Louis XIV, cette étoile, vue au télescope de la morale, perdait bien vite tout son éclat. Ces alternatives d’orgueil et de honte, d’élévation et d’abaissement, durèrent jusqu’au jour où je sentis entrer dans mon âme l’amour chaste, tendre, dévoué, profond, l’amour qui pouvait me rendre au passé et à l’avenir, au repentir et à Dieu, jusqu’au jour où je vis Maurice enfin.
Clotilde tressaillit malgré elle à cet aveu de l’amour de Fernande pour son mari. Celle-ci s’en aperçut.
– Oh ! ne craignez rien, madame, dit-elle ; oui, c’est à Maurice que je dois d’avoir retrouvé ma raison ; mais Maurice a cessé d’être la pensée et l’espoir des jours qui m’attendent. Du moment où j’ai été introduite dans cette maison, du moment où j’ai respiré l’air que vous parfumez, du moment où vous avez pressé ma main dans la vôtre, tout a été fini. Je l’ai revu pour me raffermir encore. Je l’ai revu souffrant et presque condamné ; qu’il soit sauvé, madame, mais sauvé pour vous seule. Avec la santé, la raison lui reviendra. Il appréciera votre vertu que fait mieux ressortir ma dégradation, votre pureté que ma honte rend plus adorable. Quant à moi, ma tâche n’est point encore accomplie ici, et je sais ce qui me reste à faire.
À ces mots, Fernande se tut, et il se fit entre les deux jeunes femmes un moment de silence ; seulement, comme si Fernande eût continué de parler, Clotilde laissa entre ses mains, comme entre celles d’une amie, la main qu’elle lui avait tendue.
Ce silence était calculé de la part de Fernande ; elle voulait laisser à l’étrange histoire qu’elle venait de raconter le temps de produire son effet ; puis, lorsqu’elle vit la jeune femme bien pénétrée du côté douloureux de ce récit :
– Maintenant, dit-elle, vous savez où une faute peut conduire une jeune fille. Voulez-vous que je vous dise où cette même faute, qui alors change de nom et s’appelle un crime, peut conduire une femme mariée ?
– Dites, reprit Clotilde en la regardant ; dites, je vous écoute.
– Vous avez connu, au moins de nom, madame la baronne de Villefore, n’est-ce pas ?
– Oui, je me la rappelle ; c’était, autant que je puis m’en souvenir, une jeune et jolie femme.
– Charmante.
– Elle a cessé tout à coup de paraître dans le monde ; qu’est-elle donc devenue ?
– Je vais vous le dire, répondit Fernande. Madame de Villefore avait votre âge ou à peu près. Comme vous, il y avait deux ou trois ans qu’elle était mariée ; son mari, sans avoir les qualités éminentes de M. de Barthèle, passait généralement pour un homme distingué. Il avait trente ans, un beau nom, une grande fortune, c’est-à-dire tout ce qu’il faut pour être heureux.
» Un jour, en voyant je ne sais quel drame, en lisant je ne sais quel roman, madame de Villefore s’imagina que son mari ne l’aimait point comme elle méritait d’être aimée ; c’est toujours là le point de départ de toutes nos fautes, à nous autres pauvres femmes. L’orgueil nous souffle cette fatale croyance, que dans un corps plus faible nous avons une âme plus puissante. Puis, à peine nous sommes-nous laissées aller à cette idée, que nous cherchons autour de nous cette âme sœur de notre âme, qui seule peut nous donner le bonheur par l’harmonie de l’amour. Or, comme elle n’existe pas, ou que, si elle existe, des conditions antérieures rendent presque toujours de pareilles unions à peu près impossibles, il en résulte une de ces méprises où la vie et l’honneur sont également en jeu.
» Un jeune homme de la société intime de madame de Villefore s’aperçut des dispositions nouvelles de son esprit, et résolut d’en profiter. Il était beau, élégant, à la mode ; il avait toutes les qualités extérieures qui font l’homme du monde ; de plus, avec un cœur de pierre, le don des larmes porté au plus haut degré. À sa volonté, ses yeux devenaient humides, sa voix se gonflait d’émotion, C’était à lui croire l’âme la plus impressionnable qui fût sortie des mains de Dieu.
» Madame de Villefore avait une réputation de vertu qui jusque-là avait interdit à qui que ce fût la moindre espérance ; mais jusque-là aussi madame de Villefore s’était crue heureuse et n’avait pas toujours souffert. Remarquez que je ne sépare point ici les douleurs réelles des douleurs factices, celles qu’on se fait à soi-même de celles que la Providence vous envoie. Toute douleur, qu’elle vienne du cœur ou de l’imagination, est une douleur, et celles que l’on croit avoir sont souvent bien autrement poignantes que celles que l’on a.
» J’ignore les détails du combat ; j’en sais l’issue, voilà tout. Après une résistance de trois mois, madame de Villefore succomba, se croyant subjuguée par une grande passion, et convaincue que toute femme à sa place eût succombé comme elle. Eut-elle quelques instants d’illusion ? je n’en sais rien ; eut-elle quelques heures de bonheur ? je l’ignore ; mais la vérité est qu’elle s’aperçut bientôt que celui qu’elle avait cru un modèle accompli de toutes les perfections de la terre, était un homme comme tous les hommes, un peu plus faux et un peu plus dissimulé seulement.
» Elle se réfugia alors en elle-même, et se dit qu’elle allait vivre des illusions de son ancien amour ; mais avec les illusions l’amour était parti, la faute et le remords seuls restaient. Bientôt elle arriva à la comparaison froide, au parallèle raisonné. Du moment où l’amant avait eu les droits du mari, il en avait pris la place et les habitudes ; seulement ses exigences étaient plus grandes, sa jalousie plus inquiète. Madame de Villefore, toujours libre et respectée par son mari, était l’esclave de son amant ; sans cesse entourée de ses doutes, elle lui devait compte de chacune de ses actions : cette liaison devint un supplice.
» Soit lassitude, soit repentir, madame de Villefore voulut rompre ; mais l’orgueil survivait à l’amour chez l’homme qui l’avait perdue. La chute de madame de Villefore et son triomphe à lui étaient un doute pour beaucoup de gens. Cela ne pouvait demeurer ainsi. Il fallait qu’elle fût compromise aux yeux de la société pour qu’elle pût reprendre sa liberté. Madame de Villefore avait eu l’imprudence d’écrire ; l’amant avait soigneusement gardé toutes ces lettres, soit par amour, soit par calcul ; de ces lettres il se fit une arme, et madame de Villefore se trouva condamnée à continuer des relations qu’elle avait regardées d’abord comme devant faire le bonheur de sa vie, et qui faisaient son désespoir.
Elle essaya de tout, larmes et prières ; tout fut inutile. Elle se jeta à ses genoux, et il la releva avec un sourire. Ces lettres, qui renfermaient la preuve de son déshonneur, ces lettres restèrent entre ses mains, non plus comme un gage d’amour, mais comme un moyen d’épouvante.
Madame de Villefore se sentit perdue si elle ne rentrait pas en possession de ses lettres ; après avoir souffert en humiliations tout ce qu’une femme peut souffrir, elle prit une résolution désespérée. Elle jeta les yeux autour d’elle ; parmi ceux qui lui faisaient la cour était un homme dont le courage et la loyauté étaient à l’épreuve ; cet homme s’appelait le marquis de Pommereuse. Cette fois, ce ne fut pas l’entraînement de l’amour, ce ne fut pas le délire de la passion qui la fit coupable : ce fut la conséquence de ce qu’elle avait été. Pour échapper à l’un, elle se donna froidement à l’autre.
Puis, lorsque cet homme eut acquis le droit de la défendre et de la venger, elle lui avoua, comme elle eût fait à un prêtre, son erreur, sa croyance insensée, sa faute et sa punition. Il lui demanda alors pourquoi, du moment où elle avait mesuré sa chute, elle ne s’était pas relevée. Elle lui raconta l’histoire des lettres, et comment, avec ces lettres, elle était restée esclave et tremblante sous la menace de son premier amant.
Le marquis de Pommereuse ne voulut ignorer aucun détail ; puis, lorsque madame de Villefore fut sortie, il ordonna d’atteler, et se rendit à l’instant même chez son rival.
Celui-ci était seul. Le marquis de Pommereuse entra.
– Monsieur, lui dit-il, hier vous étiez l’amant de madame de Villefore ; aujourd’hui, c’est moi qui le suis.
Celui auquel il s’adressait répondit par un geste de surprise. Le marquis fit un signe de la main et continua.
– Vous avez des lettres à elle ?
– Moi ?
– Oui.
– Qui vous a dit cela ?
– Elle-même.
– Que vous importe ?
– Il m’importe beaucoup, et la preuve, c’est que vous allez me les rendre.
– Vous plaisantez, monsieur.
– Non, pas le moins du monde. Nous sommes tous les deux gentilshommes ou à peu près. Eh bien ! monsieur, il y a des questions qui, entre gentilshommes, se débattent en un instant. Je sais que vous ne me rendrez pas les lettres sans combat, je vous estime même assez pour croire que le combat est une chose nécessaire ; mais après le combat, quelle qu’en soit l’issue, vous me rendrez ces lettres, ou, si je suis tué, vous les rendrez à madame de Villefore ; c’est tout ce que je veux. Vous comprenez qu’une conduite contraire vous déshonorerait. Quand le sang a coulé, les choses changent de face, et, vous le comprenez, monsieur, le sang coulera entre nous.
– C’est bien, monsieur, dit Fabien, je suis à vos ordres.
– Vous comprenez que nos témoins doivent complètement ignorer la cause de notre duel.
– Sans doute.
– Les lettres, enfermées sous une enveloppe à mon adresse, seront remises à un tiers. Si vous êtes tué, c’est bien, je les remettrai moi-même à madame de Villefore ; si je suis tué, le tiers les lui remettra sans savoir lui-même ce qu’il remet.
– À merveille. Maintenant votre lieu et vos armes.
– Cela ne me regarde pas, monsieur, c’est l’affaire de nos témoins.
Alors ils échangèrent les noms de ceux de leurs amis qu’ils comptaient charger de ce ministère.
Il fut convenu que ces messieurs se rencontreraient à cinq heures de l’après-midi près du grand bassin des Tuileries, et que tout serait réglé de façon à ce que, sur le terrain, on n’eût plus qu’à se mettre l’épée ou le pistolet à la main. Puis les deux adversaires se séparèrent. Le soir, les témoins réglèrent toutes les conditions. On se trouverait à la mare d’Auteuil, à neuf heures du matin ; l’arme convenue était l’épée.
À sept heures du matin, le valet de chambre du premier amant de madame de Villefore entra chez son maître.
– Qu’y a-t-il ? demanda celui-ci ; est-ce qu’il est déjà l’heure ?
– Non ; mais c’est le baron de Villefore qui veut parler à monsieur.
– Le baron de Villefore ! Que désire-t-il ?
– Je n’en sais rien ; c’est à monsieur lui-même qu’il veut expliquer le motif de sa visite.
– Où est-il ?
– Au salon.
– Présentez-lui mes excuses ; dans un instant je le rejoins.
Le domestique sortit. Un instant après, les deux hommes étaient en présence.
– Monsieur, dit le baron de Villefore après avoir répondu courtoisement au salut qui lui était adressé et avoir refusé le siège qu’on lui offrait, vous avez des lettres de la baronne ?
– Moi, monsieur ? s’écria avec étonnement celui à qui on adressait cette singulière question.
– Ne riez pas, monsieur ; vous avez même menacé, à ce qu’il paraît, la pauvre femme d’en faire un méchant usage.
– Mais comment pouvez-vous savoir que ces lettres ?…
– Oh ! mon Dieu ! de la manière la plus simple. Vous avez écrit hier ce billet à la baronne ; mon valet de chambre, qui s’est trompé, me l’a apporté à moi au lieu de le porter à ma femme. Je l’ai ouvert sans faire attention, et je l’ai lu sans le vouloir.
– Eh bien ! monsieur ? demanda l’amant, voyant qu’il était inutile de nier.
– Eh bien ! monsieur, vous deviez ce matin remettre ces lettres à M. de Pommereuse ; vous comprenez qu’il est plus convenable que vous me les remettiez à moi.
– Mais, monsieur…
– Attendez donc : aux mêmes conditions, bien entendu.
– Aux mêmes conditions ? je ne comprends pas.
– Oui ; vous alliez vous battre avec Monsieur de Pommereuse ; au lieu de cela, vous allez vous battre avec moi.
– Mais monsieur…
– Ah ! vous me devez quelque concession, monsieur, et j’ai des droits acquis pour être votre premier adversaire.
– Si vous le désirez absolument…
– Je le désire.
– Je suis à vos ordres, monsieur ; que voulez-vous ?
– Montons chacun dans notre voiture, prenons chacun notre valet de chambre ; j’ai mes pistolets, vous avez probablement les vôtres ; dans une heure, derrière le Ranelagh.
– Mais mes témoins, qui vont venir me chercher, et qui ne me trouveront pas ?
– Ah ! vous aurez une si bonne excuse à leur donner, que les gentilshommes les plus exigeants sur le point d’honneur s’en contenteraient.
– Il faut faire ce que vous voulez, monsieur.
Les deux hommes se saluèrent.
À son lever, madame de Villefore reçut un paquet cacheté des mains du valet de chambre de son mari. Elle l’ouvrit et trouva ses lettres. Seulement l’enveloppe était tachée de sang, et une déchirure singulière les traversait toutes, depuis la première jusqu’à la dernière.
– Qui vous a remis ce paquet ? dit-elle ; n’est-ce point monsieur de Pommereuse ?
– Non, madame, répondit le valet de chambre.
– Et si ce n’est-lui, qui donc alors ?
– Monsieur le baron.
– Quand cela ?
– Au moment de mourir.
– Au moment de mourir !... Que dites-vous ?
– Je dis que monsieur le baron s’est battu en duel ce matin et qu’il a été tué.
– Tué, mon Dieu !… et par qui ?
– Par monsieur Fabien de Rieulle.
Clotilde poussa un cri d’effroi, et Fernande, pour ne pas la distraire des impressions que venait de produire sur elle le terrible récit, se leva et s’approcha de la porte pour sortir.
Mais sur le seuil, elle rencontra madame de Neuilly.
– Ah ! dit madame de Neuilly, ce n’est pas malheureux, et je te retrouve enfin. Dieu merci, ce n’est pas faute de t’avoir cherchée et demandée à tout le monde, mais tout le monde ignorait ce qu’était devenue ma mystérieuse amie. On l’avait bien vue s’éloigner avec Clotilde, mais on ne savait pas dans quel coin vous étiez allées vous faire des confidences qu’on me refuse à moi, quoique la première en date, et quoique ayant par conséquent des droits antérieurs. Eh ! mais, où donc est Clotilde ?
– Me voici, madame, dit Clotilde en se levant et en venant au secours de Fernande, qui avait fait ce qu’elle avait pu en se plaçant devant elle pour cacher à madame de Neuilly le visage pâle et altéré de la jeune femme ; avez-vous quelque chose de particulier à me dire ?
– Mais ne peut-on chercher les gens sans avoir quelque chose de particulier à leur dire, surtout lorsque la personne qu’on cherche est une amie d’enfance ? oui, amie d’enfance, quoiqu’en vérité Fernande ait quelquefois l’air de ne pas me reconnaître.
– Madame, dit Fernande, un des premiers devoirs que je me suis imposés, et auxquels j’ai promis de ne manquer jamais, c’est, en renonçant à mon nom paternel, d’observer toute la distance qui me sépare des personnes que j’ai connues dans un temps plus heureux.
– Que parles-tu, ma chère, d’un temps plus heureux ; et que te manque-t-il donc, je te prie, pour être heureuse ? Tu as des chevaux, une voiture, un train qui annonce cinquante mille livres de rente ; un appartement magnifique, à ce qu’on assure, dans la rue Saint-Nicolas, un des plus beaux quartiers de Paris, peu aristocratique, c’est vrai ; que veux-tu, ma chère, c’est le quartier des gens d’argent. J’habite le faubourg Saint-Germain ; mais, moi, je suis ruinée, ce qui est une triste compensation.
Fernande ne répondit rien, mais elle sentit un frisson lui courir partout le corps en voyant que madame de Neuilly était déjà parvenue à se procurer son adresse ; elle se voyait obligée de la recevoir, et comprenait que dès la première visite elle ne pourrait plus rien lui cacher.
– Ma chère cousine, dit Clotilde, voyant combien les importunités de madame de Neuilly pesaient à Fernande, vous savez que nous devons nous réunir ce soir dans la chambre de Maurice pour y faire de la musique ; madame de Barthèle et monsieur de Montgiroux doivent même déjà nous y attendre.
– Oh ! mon Dieu, non ! et voilà ce qui vous trompe, ils sont occupés à se disputer au salon.
– À se disputer ? reprit Clotilde en riant et toujours pour éloigner la conversation de Fernande ; et à propos de quoi se disputent-ils ?
– Que sais-je, moi ? monsieur de Montgiroux voulait sortir dans l’intention, comme moi, de vous chercher peut-être, car votre absence était remarquée, mais madame de Barthèle l’a retenu au moment où il s’esquivait, et a prétendu que l’air du soir était encore trop froid pour qu’il s’y exposât. Si disposé, vous le savez, que soit monsieur de Montgiroux à la rébellion, toutes ses belles résolutions de révolte s’évanouissent quand madame de Barthèle dit : Je le veux, et monsieur de Montgiroux s’est assis et ronge son frein en souriant. Savez-vous que c’est une excellente école que la Chambre pour apprendre à s’y faire un visage, et que si jamais je me remariais, j’hésiterais à prendre un député ou un pair de France ?
Cette peinture des angoisses auxquelles était en proie monsieur de Montgiroux rappela à Fernande que ce désir qu’avait le pair de France de faire une promenade, était purement et simplement excité par l’espérance de la rencontrer. Comme elle n’avait aucun motif de ne pas accorder à monsieur de Montgiroux l’explication qu’il désirait, elle essaya, en longeant le corridor, de s’éloigner de ses deux compagnes et de se glisser au jardin ; mais ce n’était pas chose facile que de se débarrasser de madame de Neuilly.
– Eh bien, chère petite, lui dit-elle, que faites-vous donc ? mais tout le monde a donc la rage de se promener aujourd’hui ? Vous voulez vous promener, M. de Montgiroux veut se promener, M. Léon et M. Fabien se promènent, et voilà, je crois, Dieu me pardonne, que la manie de la locomotion me gagne aussi ; et si vous voulez, tandis que Clotilde va voir si Maurice est prêt à vous recevoir, eh bien ! voilà que je m’offre de tout mon cœur à vous accompagner.
– Madame, dit Fernande, je vous demande mille pardons de ne pas accepter votre offre, quelque obligeante qu’elle soit ; mais j’ai un ordre à donner à mes gens, et si vous le permettez, j’aurai l’honneur de vous rejoindre dans un instant au salon.
Et Fernande, après un léger mouvement qui ressemblait à une révérence, s’éloigna d’un air qui indiquait que madame de Neuilly la désobligerait beaucoup en l’accompagnant.
La veuve la suivit des yeux jusqu’à ce que la porte se fût refermée derrière elle.
– Ses gens ! murmura-t-elle, ses gens ! c’est incroyable, une madame Ducoudray a des gens, tandis que moi, enfin !… et quand on pense que, si M. de Neuilly n’avait pas placé tout son bien en rentes viagères, moi aussi j’en aurais des gens ; je voudrais bien savoir ce qu’elle a à leur dire, à ses gens !
– Oh ! mon Dieu ! dit Clotilde, j’ai bien peur que ce ne soit l’ordre de tenir sa voiture prête.
– Sa voiture prête ? Ne m’aviez-vous pas dit qu’elle couchait ici ?
– Elle l’avait promis, dit Clotilde, mais sans doute les importunités dont elle a été l’objet depuis ce matin, l’auront fait changer d’avis.
– Les importunités ? et qui donc importune ici madame Ducoudray ? J’espère bien que ce n’est pas pour moi que vous dites cela, ma chère Clotilde ?
– Non, madame, dit Clotilde, quoiqu’à vous dire le vrai, je croie que vos questions l’ont quelque peu contrariée.
– Embarrassée, voulez-vous dire sans doute. Mais, ma chère amie, c’est tout simple. Je rencontre chez vous une ancienne amie de pension, je lui fais fête ; j’apprends qu’elle est mariée, qu’elle s’appelle madame Ducoudray, je veux savoir ce que c’est que M. Ducoudray, ce qu’il fait, quelle est sa position sociale ; c’est de l’intérêt, ce me semble. Moi, quand j’ai quitté mon nom de Morcerf pour prendre celui de M. de Neuilly, j’ai dit à qui a voulu l’entendre ce que c’était que M. de Neuilly. N’est-ce pas, chère baronne ?
Cette apostrophe s’adressait à madame de Barthèle, qui passait dans l’antichambre où venaient d’entrer en ce moment Clotilde et la veuve. Il fallut que madame de Barthèle s’arrêtât pour répondre à madame de Neuilly.
Quant à Fernande, comme nous l’avons dit, elle avait pris le parti de rompre en visière à sa trop officieuse amie, et était descendue au jardin. Mais, en approchant de l’allée qui menait à l’endroit où on avait servi le café, elle entendit des pas et des voix dans cette allée même : c’étaient Léon et Fabien qui se promenaient. Or, comme elle ne se souciait pas de rencontrer les deux jeunes gens, elle se jeta dans une allée couverte qui lui sembla devoir, par un détour, conduire au bosquet de lilas, de chèvrefeuilles et d’ébéniers, dont l’odeur flottait jusqu’à elle, portée par la brise de la nuit.
D’abord la marche de Fernande avait été rapide, car elle avait pris en pitié les souffrances de ce pauvre vieillard qui l’aimait de bonne foi, et qui, par conséquent, souffrait réellement. Elle s’était donc hâtée sous l’impulsion de ce sentiment généreux. Mais bientôt elle avait réfléchi qu’elle allait se trouver en face de l’homme à qui elle appartenait, et cette idée terrible qu’elle appartenait à un homme par le lien d’un marché honteux, la fit tressaillir dans tout son être. Malgré elle, sa marche se ralentit, et le doute, éloigné un instant par l’exaltation, revint combattre sa résolution, plus opiniâtre et plus acharné que jamais. En effet, M. de Montgiroux ne devait plus ignorer que l’état alarmant de Maurice avait pour cause une passion que réprouvaient toutes les lois sociales. N’était-il pas en droit de lui adresser des reproches sur le trouble qu’elle avait porté dans cette maison ? Croirait-il qu’elle ignorât le mariage de Maurice ? Supporterait-elle les récriminations jalouses du comte avec patience ? Profiterait-elle, au contraire, de cette circonstance favorable pour rompre avec le vieillard ? Toutes ces questions se présentaient l’une après l’autre à son esprit, demandant une solution. Sans doute la courtisane pouvait relever la tête et se dire dans sa conscience : L’ai-je donc trahi, depuis le jour où j’ai consenti à être sa maîtresse ? Peut-il me faire un crime du passé ? Est-ce ma volonté qui m’a conduite ici ? Savais-je que j’allais revoir Maurice, retrouver mourant celui que j’avais quitté plein d’existence ? Savais-je que je pouvais le rendre à la vie par l’espoir ? savais-je qu’il m’aimait toujours ? savais-je que c’était cet amour qui le tuait ?
Et à cette pensée un autre ordre d’idées s’emparait de Fernande ; quelque chose comme un vertige la prenait et troublait tous ses sens. Elle pensait que maintenant qu’elle avait vu Maurice près de Clotilde, que maintenant qu’elle avait acquis de ses yeux la conviction que le baron de Barthèle aimait sa femme de l’amour qu’un frère aurait pour sa sœur, rien n’empêcherait qu’elle ne fût heureuse de son premier bonheur. La petite chambre virginale était toujours là ; personne n’y était entré que Maurice ; Maurice, au premier mot qu’elle lui dirait, en repasserait le seuil à genoux. Il comprendrait le repentir de Fernande, car il saurait qu’elle avait autant souffert que lui. Puis, quand tous deux auraient tout pardonné, tout oublié, ils retrouveraient, comme autrefois, dans un mystère profond, cette extase et cet égoïsme voluptueux qui mènent à l’indifférence, à l’oubli du monde entier.
Hélas ! notre récit n’est pas une histoire d’événements, mais un drame d’analyse. Nous avons commencé à mettre sous les yeux de nos lecteurs tous les sentiments qui passent dans le cœur des personnages que nous amenons sur la scène. C’est une autopsie morale que nous faisons, et, comme dans le corps le plus sain on découvre toujours quelque lésion organique par laquelle, au jour fixé, la mort pénétrera, on trouve aussi dans le cœur le plus généreux certaines fibres secrètes et honteuses qui rappellent que l’homme est un composé de grandes idées et de petites actions.
Or, cette fibre secrète et honteuse, endormie au fond du cœur de Fernande, tant que les encouragements de madame de Barthèle, les naïfs remercîments de Clotilde l’avaient soutenue, se réveillait au moment où, pour la première fois, elle se trouvait seule avec son amour pour Maurice, doublé encore par la certitude qu’elle avait d’être aimée d’un amour aussi puissant que le sien.
C’était donc en proie à cette fièvre de l’âme, à cette surexcitation morale, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’elle allait entrer dans le bosquet où devait l’attendre le comte, quand tout à coup elle s’arrêta, immobile et sans haleine comme une statue. Elle venait d’entendre de l’autre côté de la charmille les voix de M. de Montgiroux et de madame de Barthèle.
La baronne n’avait pu si bien veiller sur M. de Montgiroux, qu’il n’eût profité d’un moment où elle parlait au docteur pour s’esquiver. Il avait alors vivement gagné le bosquet où il croyait que l’attendait sa belle maîtresse ; mais, comme nous l’avons vu, Fernande, forcée de faire un détour par la rencontre de Léon et de Fabien, puis ralentie dans sa marche par les idées opposées qui venaient se heurter dans son esprit, avait mis le double du temps nécessaire à faire le chemin. M. de Montgiroux avait donc trouvé le bosquet solitaire, et, ne doutant point que Fernande ne vînt bientôt l’y rejoindre, il l’avait attendue tout en se promenant.
Bientôt, en effet, le frôlement d’une robe vint lui annoncer l’approche d’une femme.
– Venez donc, venez, madame, s’écria le pair de France en se précipitant vers la personne qui arrivait ; venez, je suis ici depuis un siècle. J’espérais que vous comprendriez combien il m’importait de vous parler ; mais enfin, vous voilà, madame, c’est tout ce que je demandais, car vous allez me donner, je l’espère, la clef de tout ce qui se passe.
Mais, au grand étonnement de M. de Montgiroux, une autre voix que celle de Fernande répondit :
– C’est d’abord vous, monsieur, qui me donnerez une explication sur le motif de cet étrange rendez-vous.
– Comment ! c’est vous, madame ? s’écria le pair de France.
– Oui, monsieur, moi, moi que vous étiez loin d’attendre, n’est-ce pas ? moi qui ai surpris le secret d’un rendez-vous dont je cherche vainement à m’expliquer le motif. Quel rapport peut-il exister entre vous et madame Ducoudray, ou plutôt entre vous et Fernande ? Où l’avez-vous vue ? d’où la connaissez-vous ? Voyons, répondez, parlez, dites.
– Mais, madame, balbutia le comte, pressé ainsi du premier coup dans ses derniers retranchements, est-ce bien sérieusement que vous me faites une scène de jalousie ?
– Très-sérieusement, monsieur. Je suis confiante, c’est vrai, trop confiante peut-être, car depuis six semaines je crois à toutes les histoires de bureaux, de réunions préparatoires et de commissions que vous me faites ; mais la confiance a ses bornes, et ce que je vois depuis ce matin de mes propres yeux m’éclaire.
– Mais qu’avez-vous vu, au nom du ciel, madame ? s’écria le comte épouvanté.
– J’ai vu que madame Ducoudray est jeune, jolie, élégante, et, dit-on, fort coquette. J’ai vu votre inquiétude quand on a parlé d’elle, votre étonnement quand elle a paru, les signes d’intelligence que vous lui avez faits.
– Moi ?
– Oui, vous. Il est vrai qu’elle n’y a pas répondu, elle. Mais, enfin, vous lui avez donné un rendez-vous ; vous ne le nierez pas, puisque vous y êtes, puisqu’en me voyant venir vous m’avez prise pour elle. Eh bien, je suis à ce rendez-vous, j’y suis à sa place. J’ai pris les devants ; vous me devez donc une explication, et je suis en droit de l’exiger, moi qui, malgré toutes les infidélités que vous avez dû me faire, n’ai jamais un instant trahi la foi jurée.
Cette avalanche de reproches eut cela de bon pour le comte, qu’elle lui donna le temps de préparer sa réponse. Aussi, lorsque madame de Barthèle s’arrêta pour reprendre haleine, était-il à peu près remis de son émotion, et avait-il déjà avisé un moyen de sortir du mauvais pas où il s’était embourbé.
– Comment ! madame, dit-il avec l’apparence du plus grand sang-froid et haussant légèrement les épaules, vous n’avez pas deviné ?
– Non, monsieur, je n’ai pas deviné ; j’ai l’esprit fort obtus, je l’avoue, et j’attends que vous m’expliquiez…
– Vous n’ignorez pas, redit M. de Montgiroux en baissant la voix, quelle est la femme que vous avez mise en rapport avec Maurice ?
– Une femme charmante, monsieur, d’une élégance parfaite, la fille du marquis de Mormant, l’amie de madame de Neuilly. Vous ne direz pas, je l’espère, monsieur, que la jalousie me rend injuste pour ma rivale.
– Oui, continua le comte, enchanté au fond du cœur que la baronne rendît si entière justice à sa maîtresse : avec tout cela, c’est une personne fort connue, trop célèbre même, et que son bon ton, ses bonnes manières, sa bonne naissance ne sauraient absoudre.
– Eh ! mon Dieu ! monsieur, ne rencontrez-vous pas tous les jours dans le monde des femmes qui mènent une vie bien autrement scandaleuse que celle de madame Ducoudray ?
– Oui, dit M. de Montgiroux ; mais ces femmes sont mariées ou sont veuves.
– Ah ! la belle excuse que vous donnez là ! Eh bien, que Fernande rencontre un jeune lion ruiné ou un vieux beau amoureux qui fasse la folie de l’épouser, Fernande deviendra une femme comme une autre, et je dirai plus, une femme mieux qu’une autre ; et alors tout le monde s’empressera autour d’elle ; ses talents, que personne ne connaît, parce qu’elle vit dans un cercle excentrique, feront les délices des soirées les plus aristocratiques. Eh ! monsieur, n’ayez pas l’air de nier, il y a mille exemples de cela ; et moi toute la première, moi qui, il me semble, ai mené une vie exemplaire, eh bien, moi, je la recevrais.
Le comte sourit à cette ingénuité de la baronne, mais il reprit :
– Eh bien, moi, je serai plus rigoriste que vous, ma chère baronne. Je suis de votre avis : Fernande est une personne adorable, une créature charmante, et je comprends qu’elle fasse un jour une de ces passions qui enlèvent un homme au-dessus des préjugés et qui font une position à une femme qui n’en a pas ; mais je dis qu’en attendant que Fernande ait cette position, c’est à moi de lui faire comprendre qu’elle ne doit pas rester plus longtemps ici, et qu’il est inconvenant d’accepter l’hospitalité dans cette maison, et qu’elle ne peut point passer la nuit sous le même toit que Maurice et sa femme.
– Eh bien, cher comte, je suis charmée de vous dire, si vous n’étiez venu ici que pour cela, que votre rendez-vous est inutile, attendu que, me doutant de quelque chose de pareil, je viens de faire dire par madame de Neuilly aux gens de Fernande de retourner à Paris : et comme madame de Neuilly a dû leur donner cet ordre au nom de leur maîtresse, madame Ducoudray est ici jusqu’à demain soir.
– Vous n’avez pas fait une pareille chose, j’espère !
– Si fait, monsieur, et j’en suis même enchantée.
– Vous serez donc toujours inconséquente ?
– Inconséquente ! parce que j’aime Maurice, parce que je ne veux pas que Maurice meure, parce que je veux conserver celle qui l’a sauvé comme par miracle en paraissant devant lui, qui peut par son départ précipité le jeter ce soir dans l’état où il était ce matin ! Inconséquente tant que vous voudrez, monsieur ; mais je suis mère avant tout, et madame Ducoudray restera.
– Ne l’espérez pas, madame, reprit le comte, car elle-même se rendra justice. Une telle visite, toute bizarre qu’elle est, peut avoir son excuse dans une erreur, dans une plaisanterie ; mais la prolonger, c’est vouloir un scandale.
– Ce scandale, qui le fera ?
– Madame de Neuilly.
– N’avez-vous pas vu comment elle a accueilli Fernande ?
– Parce qu’elle la prend pour madame Ducoudray.
– Eh bien, elle continuera de la croire ce qu’elle n’est pas, au lieu de savoir ce qu’elle est.
– Mais d’un instant à l’autre elle sera tirée de son erreur.
– Par qui ?
– Par le premier venu, par monsieur Fabien ou par monsieur Léon.
– Quels motifs auraient-ils de lui faire une pareille confidence ?
– Qui peut lire dans le cœur de deux jeunes fous comme ceux-là ?
– Prenez garde, monsieur de Montgiroux ; si vous en veniez à les accuser, je reviendrais à croire que vous êtes jaloux d’eux, parce que vous faites la cour à madame Ducoudray.
– Et vous vous tromperiez, chère amie, reprit M. de Montgiroux avec une recrudescence de tendresse pour la baronne ; je ne suis jaloux que du repos de Clotilde et du bonheur de Maurice.
– Eh bien, mais il me semble que, moi aussi, je n’ai pas d’autre but que de rendre un mari à sa femme, en retenant ici madame Ducoudray.
– Et si, au contraire, vous le lui enleviez ?
– Comment cela ?
– Oui, si une passion assez violente pour avoir failli coûter la vie à Maurice ne lui a rendu la vie qu’avec l’espérance que cette passion serait partagée ! C’est donc vous alors qui avez introduit dans la chambre même de Clotilde une rivale préférée ; ne voyez-vous pas là, chère baronne, un immense danger pour l’avenir de ces deux enfants ?
– C’est vrai, à la bonne heure, voilà une considération sérieuse, et vous voyez bien que lorsqu’on me parle raison, je suis raisonnable.
– Et moi, ma démarche était donc toute naturelle ; j’étais donc dans les conditions d’un oncle prévoyant, lorsque je voulais éloigner d’ici madame Ducoudray le plus tôt possible ; c’était donc par amour pour Clotilde…
– Oui, je comprends cela. Eh bien, regardez comme je suis folle, comte, je vous avais cependant soupçonné.
– Moi ! dit M. de Montgiroux.
– Me le pardonnerez-vous, cher comte ?
– Il le faudra bien.
– C’est que, écoutez donc, il n’y aurait rien d’étonnant quand vous n’auriez pu résister aux charmes de cette sirène.
– Oh ! quelle idée !
– Savez-vous qu’elle était affreuse, cette idée ?
– Comment ?
– Sans doute, car enfin si Maurice avait été l’amant de madame Ducoudray…
– Il ne l’a jamais été.
– Mais, enfin, s’il l’avait été, savez-vous que votre liaison avec cette femme devenait un crime ?
– Un crime ! Pourquoi cela ?
– Certainement, car enfin Maurice est votre fils, vous le savez bien, cher comte.
En ce moment un faible cri se fit entendre derrière la charmille ; le comte et madame de Barthèle se turent ; puis, se regardant avec inquiétude, sortirent du bosquet ; mais, ne voyant personne, ils se rassurèrent, et se dirigèrent vers la maison en continuant à voix basse la conversation.
Pendant ce temps, comme on le sait, les deux amis se promenaient en fumant leurs cigares.
– Eh bien, Léon, dit Fabien suivant de l’œil la colonne de fumée qui s’élevait en tournoyant au-dessus de sa tête, eh bien, n’admires-tu pas la tournure merveilleuse que les choses ont prise, et comme les bonnes actions sont récompensées ? J’ai toute ma vie eu le désir de savoir quelle était Fernande ; maintenant, grâce à l’indiscrétion de madame de Neuilly, je le sais. Tu grillais de l’envie de connaître quel était le souverain régnant rue Saint-Nicolas, n° 19 ; grâce au trouble de M. de Montgiroux, tu l’as appris.
– Sans compter, reprit Léon, la charmante comédie que nous avons eue toute la journée sous les yeux. Sais-tu, mon cher, que c’est une maîtresse femme que Fernande, et que, si je n’en viens pas à mes fins, je suis capable d’en faire une maladie comme Maurice ?
– Je ne te le conseille pas, car je doute que Fernande fasse pour toi ce qu’elle a fait pour Barthèle.
– Tu crois donc qu’elle l’aime toujours ?
– Elle en est folle, c’est visible.
– Mais si elle en est folle, alors que signifie sa liaison avec M. de Montgiroux ?
– Oh ! mon cher, ceci c’est un de ces mystères de l’organisation féminine, qui seront toujours une énigme pour les La Rochefoucauld et les La Bruyère de tous les temps : peut-être est-ce un caprice, peut-être une vengeance, peut-être un calcul.
– Fernande intéressée, fi donc !
– Eh ! mon Dieu, qui sait ? tu as vu la surface de toutes ces figures groupées aujourd’hui autour de Maurice convalescent ; eh bien, qui aurait dit que derrière ces masques souriants, il y avait au fond de chaque poitrine une bonne petite passion qui dévorait tout doucement le cœur.
– Et à propos de passion, où en est la tienne, Fabien ?
– Oh ! moi, ce sera long, c’est une grande affaire que j’ai entreprise là, une affaire d’été ; l’hiver, je n’aurais pas le temps.
– Mais enfin, es-tu satisfait ? Crois-tu t’apercevoir que tu fais quelque progrès dans l’esprit de la belle jalouse ?
– Oui, je n’ai pas perdu ma journée ; j’allais même risquer ma déclaration entière, quand cette sotte de Fernande est venue nous déranger ; aussi, je lui en veux sérieusement, et si je puis lui jouer le mauvais tour de t’aider à devenir son amant, je m’y emploierai de tout mon cœur.
– Il me semble, au bout du compte, que ce ne serait pas plus malheureux pour elle que d’avoir été la maîtresse de Maurice et de M. de Montgiroux.
– À propos de cela, as-tu réfléchi à une chose ?
– À laquelle ?
– Mais à ce que l’on dit dans le monde, que Maurice est le fils du comte.
– Ah ! c’est pardieu vrai. Eh bien, mais alors Fernande serait donc…
– Une véritable Jocaste, mon cher ; seulement Œdipe ne succède pas à Laïus, c’est Laïus qui succède à Œdipe : il ne leur manque plus que de se rencontrer dans quelque étroit passage, et de mettre l’épée à la main l’un contre l’autre, pour compléter la ressemblance. Vois donc un peu à quoi l’on est exposé dans ce monde.
Les deux jeunes gens éclatèrent de rire ; Fabien, qui avait fini son cigare, en tira un autre de sa poche, et s’arrêta un instant devant Léon pour l’allumer.
– Et toi, lui dit-il quand l’opération fut terminée, où en es-tu ?
– Moi, dit Léon, je n’ai pas fait un pas en avant ; mais à cette heure je sais qui est Fernande ; j’ai appris que Maurice en est amoureux ; je n’ignore plus que M. de Montgiroux s’en va séchant de jalousie, et j’espère bien tirer parti de ces trois secrets.
– Comment, tu ferais de l’intimidation ?
– Que veux-tu ? si elle me réduit à cette extrémité, il me faudra bien l’employer.
– Mauvais moyen, mon cher, mauvais moyen, crois-moi ; j’en ai essayé une fois et il m’a mal réussi ; à ta place je jouerais le sentiment ; je tenterais hypocritement le respect au malheur ; les femmes déchues tiennent beaucoup à être respectées, et elles sont fort reconnaissantes à ceux qui veulent bien se prêter à cette fantaisie.
– Oui, quand elles ne s’en moquent pas. Que ce manège te réussisse auprès de la naïve madame de Barthèle, je le comprends, mais auprès de la rusée Fernande, ce serait, j’en ai bien peur, perdre ma peine et mon temps.
– Eh ! ce n’est pas sûr, il est quelquefois plus facile de tromper les esprits subtils que le grossier bon sens. En définitive, quel est ton projet ?
– D’attendre et de voir venir ; j’avais compté sur notre retour à Paris ; mais la voilà dans la maison Dieu sait pour combien de temps.
– En attendant, mon cher, faisons une chose.
– Laquelle ?
– Formons à nous deux une ligne offensive et défensive. Tu veux Fernande, moi je veux Clotilde ; eh bien, sers-moi près de Clotilde, et, moi, je te servirai près de Fernande.
– Je le veux bien, mais d’abord explique-moi comment je dois m’y prendre, et dis-moi comment tu t’y prendras.
– J’avoue que mon rôle est plus facile que le tien ; je puis, moi, aborder franchement la question sans marchander avec les mots. Quant à toi, il faut louvoyer : tu commenceras par t’excuser, au nom de la nécessité, d’avoir osé introduire la courtisane près de la femme honnête ; fais tout ce que tu pourras pour éveiller la jalousie de Clotilde ; dis-lui, par exemple, que Maurice t’a chargé de la rassurer en lui disant qu’il était décidé à ne plus voir Fernande, ce qui lui sera tout naturellement une preuve du contraire.
– Ne faut-il pas entrelarder tout cela d’un mot d’éloge pour toi ?
– Ce n’est pas absolument indispensable ; il serait plus adroit, je crois, de médire ; comme tu es mon ami, la chose paraîtra toute naturelle.
– Tu me rends la tâche facile, mon cher Fabien ; ainsi c’est entendu.
– Ne m’abîme pas trop, cependant.
– Je ne dirai que ce que je pense.
– Diable ! je crois que nous ne ferions pas mal alors d’arrêter le programme.
– Non, rapporte-t’en à moi.
– Chut ! voilà quelqu’un.
– Ainsi, c’est entendu.
– Ta main ?
– La tienne ?
Les deux jeunes gens se serrèrent la main, et le pacte fut conclu.
La personne qui venait à eux était madame de Neuilly ; elle marchait vivement et avec la hâte d’une personne qui porte de fâcheuses nouvelles.
– Enfin, c’est vous, messieurs, dit-elle ; c’est galant de nous laisser ainsi seules, nous autres pauvres femmes ; heureusement que vous êtes faciles à trouver pour qui a affaire à vous ; vos cigares brillent comme deux lanternes.
Les deux jeunes gens jetèrent leurs cigares.
– Croyez, madame, dit Fabien, que, si nous avions su que vous aviez quelque chose à nous dire, nous nous serions empressés d’aller au-devant de vous.
– J’avais à vous dire, messieurs, que vous aviez fait un charmant cadeau en amenant à madame de Barthèle et à Clotilde la respectable personne que vous avez conduite ici.
– Comment cela, madame ? demanda Léon de Vaux ; expliquez-vous, je vous prie.
– Ah ! oui, faites semblant de ne pas comprendre ; essayez de me faire accroire que vous ne saviez pas ce que c’était que votre prétendue madame Ducoudray.
Les deux jeunes gens se regardèrent.
– Eh bien ! qu’y a-t-il d’étonnant, voyons, à ce que j’aie découvert la vérité ? Ah ! mon Dieu, la chose n’a pas été difficile, allez. Madame de Barthèle m’avait priée de faire transmettre, par son valet de chambre, au cocher de cette créature l’ordre de retourner à Paris, comme si cet ordre venait de sa maîtresse. J’ai fait mieux que cela, j’ai fait venir son cocher lui-même, lequel, lorsque je lui ai parlé de madame Ducoudray, a ouvert de grands yeux ébaubis, en homme qui demande : Qu’est-ce que c’est que cela, madame Ducoudray ? J’ai insisté, comme vous comprenez bien ; alors j’ai appris que la prétendue madame Ducoudray n’était aucunement mariée ; que le Ducoudray n’existait même pas ; qu’elle s’appelait tout bonnement Fernande, et sans doute avait pris ce nom-là pour s’introduire dans une maison honnête. Je ne m’étonne plus que la jeune personne tenait tant à ce que le nom de son père ne fût pas prononcé. Eh bien, maintenant tout s’explique, excepté l’amour de Maurice pour une pareille femme ! En quel temps vivons-nous, mon Dieu, que les jeunes gens de famille fréquentent de pareilles créatures ? Quant à moi, je sais qu’à la place de madame de Barthèle et de Clotilde, j’en voudrais mal de mort à ceux qui ont amené cette gentille personne à Fontenay.
– Ce serait une grande injustice, madame, dit Léon de Vaux parvenant enfin à glisser une phrase entre le torrent de paroles qui tombaient de la bouche de la prude indignée, – car c’est madame de Barthèle elle-même qui nous a priés de lui présenter Fernande.
– Madame de Barthèle ? Ah ! je reconnais bien là l’inconséquence de ma chère cousine, mais au moins Clotilde ignore…
– Madame Maurice de Barthèle sait tout, dit Fabien.
– Comment ! elle sait que son mari a aimé cette créature ?
– Parfaitement.
– Et elle a permis qu’elle entrât dans la chambre de Maurice !
– C’est elle-même qui l’a conduite au pied de son lit.
– Oh ! par exemple, s’écria madame de Neuilly, voilà qui passe toute croyance ; cela ne m’étonne plus qu’en arrivant j’aie dérangé tout le monde, jusqu’à M. de Montgiroux. Est-ce que par hasard M. de Montgiroux avait un rôle dans cette scandaleuse comédie ?
– Oui, dit en riant Léon de Vaux, mais il faut rendre au digne pair de France cette justice, qu’il ignorait parfaitement qu’il dût trouver ici mademoiselle de Mormant ; sans cela, je suis bien convaincu qu’il se serait gardé de quitter Paris.
– Je le crois bien ; on ne se soucie pas de coudoyer de pareilles femmes, et moi qui l’ai embrassée, mon Dieu, moi qui l’ai tutoyée, moi qui ai couru après elle toute la journée ; voilà ce que c’est que d’être trop bonne !
Les deux jeunes gens échangèrent un sourire.
– Et d’après ce que vous nous dites là, madame, répondit Fabien, nous ne faisons pas de doute que nous ne soyons bientôt privés de votre aimable compagnie ; car, sans doute, vous ne voudrez plus vous trouver dans la même chambre que votre ancienne amie.
– Sans doute, c’est ce que je devrais faire, reprit la veuve de son ton le plus aigre ; sans doute madame de Barthèle et Clotilde mériteraient que je leur donnasse cette leçon ; mais je suis curieuse de savoir comment celle que vous appelez mon ancienne amie soutiendra ma présence.
– Mais, sans doute, comme elle l’a fait jusqu’à présent, avec beaucoup de modestie et de dignité à la fois, reprit Léon, car elle ignorera que vous savez son secret, à moins que vous ne le lui disiez ou que quelqu’un ne le lui dise pour vous.
– Et c’est ce que je ne manquerai pas de faire pour mon compte, si elle a l’audace de venir m’adresser la parole ; mais au reste, maintenant je suis au courant de tout, ou à peu près, car il y a peut-être encore d’autres choses que j’ignore, je suis curieuse de voir la figure que chacun fera autour du lit de notre malade, et Maurice tout le premier. Ah ! mais, j’y pense, s’écria madame de Neuilly, si Maurice aime cette femme, Maurice n’aime donc pas Clotilde !
Et un rayon de joie hideuse illumina le visage de madame de Neuilly. Cette seule pensée avait calmé le grand courroux de la veuve, et une sensation indéfinissable de bien-être se répandait dans toute sa personne ; elle était vengée des dédains de l’homme dont elle avait désiré devenir la femme, et de celle qui l’avait emporté sur elle ; grâce au secret qu’elle avait pénétré, elle se sentait maîtresse absolue de tous ceux qui se trouvaient mêlés au mystère de cette aventure ; elle envisagea, d’un seul coup d’œil, toutes les ressources que lui offrait sa position supérieure et inattaquable. Le génie du mal lui souffla au cœur qu’elle pouvait, en un seul instant et d’un seul mot, écraser de tout le poids de son dédain l’ancienne amie qui l’avait constamment emporté sur elle autrefois ; et toute joyeuse et suivie des deux amis, elle s’achemina vers le château.
Arrivée au perron, elle s’arrêta.
– Messieurs, dit-elle, une idée.
– Laquelle ?
– Répondez-moi franchement.
– Parlez d’abord.
– M. de Montgiroux a-t-il vu aujourd’hui la prétendue madame Ducoudray pour la première fois ?
Les deux jeunes gens se regardèrent, admirant l’instinct diabolique de cette femme.
– Je n’oserais en répondre, dit en souriant Léon de Vaux.
– Et moi je suis sûre qu’ils se connaissent ; oui, ils se connaissent, et même il y a plus, M. de Montgiroux est amoureux de Fernande ; j’ai surpris des regards de madame de Barthèle. Ah ! en vérité, ce serait charmant, si Maurice et M. de Montgiroux…
Et, emportée par sa méchante nature, la veuve, à une idée qui se présenta à son esprit, éclata de rire.
– Charmant ! répéta Fabien.
– Je veux dire affreux, reprit madame de Neuilly d’un air grave ; affreux, c’est le mot, car…
– Car… ? reprit Fabien.
– Rien, rien, répondit la veuve. Vous avez raison, messieurs, il faut garder le silence, et laisser aller les choses où elles vont. Ce que Dieu fait est bien fait.
Et, avec un sourire d’indicible méchanceté, la veuve s’élança dans les escaliers, ayant hâte de se retrouver en face de toutes ces personnes qu’elle croyait désormais tenir dans sa main.
Pendant que toute l’intrigue de ce drame étrange, si simple à la fois et si compliqué, s’éclaircissait et se nouait en même temps entre les cinq ou six personnes que nous avons mises en scène, dans l’espace étroit du château de Fontenay-aux-Roses et dans le court intervalle qui s’est écoulé depuis que nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs le premier chapitre de cette histoire, – le malade, ce grand enfant gâté qui n’avait encore connu les mécomptes de la vie humaine que dans les contrariétés d’un caprice amoureux, où le sentiment, il est vrai, jouait son rôle, le malade, bercé par un doux rêve, attendait avec une impatience pleine de charme le moment de revoir Fernande. Assis près de son lit, le docteur répondait à ses questions, ajoutant complaisamment les mixtures balsamiques de son langage aux effets magiques de l’espérance ; art divin dont le formulaire est au ciel. Excitées par tant d’influences diverses, les facultés de Maurice reprenaient leurs fonctions dans le mécanisme animal et intellectuel de l’être, si bien que la pensée exerçait maintenant sans entraves son empire souverain.
– Docteur, dit-il en baissant la voix et en regardant timidement autour de lui, docteur, puisque nous sommes seuls, vous allez m’expliquer, n’est-ce pas, comment il se fait que Fernande se trouve ici ?
– Est-il bien nécessaire d’expliquer ce que le cœur devine ? demanda en souriant le docteur.
– Elle a donc appris que je voulais mourir ?
– Vous êtes trop curieux pour un malade.
– Mais ma mère a donc permis… ?
– Quand a-t-on vu une mère hésiter lorsqu’il s’agit de sauver son enfant ?
– Alors elle sait… ?
– Elle sait tout.
– Et Clotilde, dit vivement Maurice, elle ne se doute de rien, je l’espère ?
– Rassurez-vous ; grâce à vos amis qui vous ont secondé à merveille…
– Braves garçons ! comment m’acquitterai-je jamais avec eux ?
– Grâce au nom d’emprunt qu’ils ont donné à Fernande…
– Oui, mais comment a-t-elle consenti à prendre ce nom ? Voilà ce qui m’étonne, moi qui la connais.
– Je crois qu’elle n’a consenti à rien, que tout était arrangé quand elle est arrivée, et quelle a été obligée, pour ne pas renverser toutes les espérances, d’entrer dans la position qu’on lui avait préparée.
– Et madame de Neuilly qui retrouve en elle une amie de pension, comprenez-vous cela, docteur ?
– Ah ! ça, c’est un de ces effets du hasard qui échappent aux yeux des préparateurs les plus habiles ; heureusement que cette reconnaissance n’a rien dérangé. Quant à moi, j’avoue qu’un instant j’ai eu grand’peur.
– Ainsi, docteur, ainsi que je m’en étais toujours douté, Fernande n’est pas une femme de rien, mais tout au contraire une fille de famille élevée à Saint-Denis. Oh ! j’avais au moins deviné cela : il était impossible que tant de perfections, d’élégance, de délicatesse n’appartinssent pas à une personne de race, chère Fernande !
– Ah çà ! mais un instant, monsieur mon malade, reprit le docteur en arrêtant Maurice au milieu de son enthousiasme ; un instant : maintenant que le docteur du corps est devenu le docteur de l’âme, maintenant que je suis non-seulement votre médecin, mais encore votre confesseur, répondez : vous êtes donc véritablement affolé de cette femme ?
– Oh ! silence, silence, docteur, répondit Maurice avec un sentiment de crainte douloureuse. Mon Dieu ! Clotilde est si bonne, si parfaite, si angélique !
– Que vous l’admirez, n’est-ce pas, mais que vous aimez Fernande !
– Que voulez-vous docteur ? C’est un sentiment involontaire, irrésistible, qui s’est emparé de moi tout entier, qui me brûle, qui me dévore ! J’ai voulu le combattre. J’ai été vaincu par lui, et j’allais en mourir quand vous êtes venu, ou plutôt quand elle est venue. Alors, oh ! docteur, je ne puis pas vous dire ce qui s’est passé en moi ; à sa vue, je me suis senti renaître ; il m’a semblé que l’air, le soleil, la vie, tout ce qui s’était éloigné de moi revenait à moi, et, dans ce moment même, tenez, rien que l’idée qu’elle est là, qu’elle va venir, que je vais la voir, cette idée m’inonde d’une joie infinie, d’une béatitude céleste. Écoutez, docteur, vous le savez maintenant, je l’aurais dit que vous ne l’eussiez pas cru peut-être, mais vous l’avez vu, il y va de mon existence ; eh bien, docteur, soyez dans cette maison un ministre de paix et d’union.
– Oui, sans doute, vous désirez que je la retienne.
– Si la chose est possible, en sauvant les apparences.
– Nous ferons ce que nous pourrons pour cela. Je comprends, les mœurs sont à la mode, et quand on a votre âge, qu’on est homme du monde comme vous, on suit toutes les modes. Le diable n’y perd rien, c’est vrai ; mais, comme vous dites, les apparences sont sauvées.
– Oh ! ne plaisantez pas sur les choses sérieuses, docteur.
– Eh ! mon cher malade, est-ce ma faute, je vous le demande, si les choses plaisantes deviennent des choses sérieuses, et si les choses sérieuses deviennent de plaisantes choses ? Vivons, c’est le point essentiel d’abord, ensuite vivons bien portants, enfin vivons heureux si c’est possible.
– Mais vivons, mais soyons heureux sans faire le malheur de personne, docteur ; sans faire rougir ma mère, sans coûter de larmes à Clotilde : tout cela est bien difficile, j’en ai peur.
– Bah ! guérissez d’abord votre maladie ; ensuite, eh bien, j’essayerai de vous guérir de votre amour.
– Comment cela ?
– Comme le docteur Sangrado, tout bonnement avec des saignées et de l’eau chaude.
– Mais je n’en veux pas guérir, moi ! s’écria Maurice.
– Comme si cela dépendait de vous, dit le docteur ; mais silence ! voilà quelqu’un, sans doute Fernande !
– Non, dit Maurice, ce n’est point son pas.
C’était madame de Neuilly, suivie des deux jeunes gens.
Derrière eux, et comme ils venaient de prendre place, entrèrent à leur tour madame de Barthèle, Fernande, Clotilde et M. de Montgiroux. Il se fit un mouvement de chaises et de fauteuils, et, au bout d’un instant, chacun se trouva assis.
Maurice, dans la disposition inquiète où se trouvait naturellement son esprit, avait vu entrer successivement toutes les personnes que nous venons de nommer, depuis madame de Neuilly jusqu’à M. de Montgiroux, en cherchant successivement à lire sur leurs visages les sentiments divers qui les agitaient.
Soit préoccupation, soit réalité, l’expression de tous ces visages lui parut avoir changé depuis le moment du déjeuner. C’est que dans la journée il était, pour chaque personne, arrivé un événement important. Clotilde avait entendu l’histoire de Fernande et celle de madame de Villefore : ces deux histoires avaient été pour elle un grand enseignement. Madame de Barthèle avait, malgré la dénégation de M. de Montgiroux, conçu le soupçon que le comte connaissait Fernande, et ce soupçon continuait de lui mordre secrètement le cœur. Fernande avait appris que Maurice, tout en portant le nom de monsieur de Barthèle, était le fils du comte de Montgiroux, et cette idée terrible qu’elle avait été la maîtresse du père et du fils s’agitait dans son âme. Enfin madame de Neuilly avait appris que Fernande s’appelait Fernande tout court, et qu’il n’existait aucun M. Ducoudray. De plus, elle avait deviné la jalousie de madame de Barthèle et l’amour de M. de Montgiroux. Les deux jeunes gens seuls étaient encore à peu près ce que Maurice les avait laissés ; mais que lui importait ce que pensaient les deux jeunes gens, qu’il regardait comme des amis dévoués ?
Ce n’était donc pas sans raison que Maurice remarquait un changement notable dans les physionomies.
En effet, chacun des personnages offrait sur son visage la trace des émotions qui venaient d’agiter son esprit ou son cœur. Le comte ne pouvait maîtriser son inquiétude à l’endroit des soupçons mal calmés de la baronne. La baronne cherchait en vain à dissimuler sa jalousie, et soupirait en essayant de sourire. Clotilde, éclairée par Fernande sur les intentions de Fabien et sur l’état de son propre cœur, n’osait regarder personne. Fernande, pâle, inanimée et le regard fixe, semblait une victime amenée là pour subir un supplice inévitable. Enfin madame de Neuilly, l’œil triomphant, les lèvres relevées par le mépris, les narines gonflées par le dédain, semblait comme un mauvais génie planer sur l’assemblée qu’elle dominait.
D’abord, le moment de l’arrivée avait produit une diversion favorable ; on s’était salué, groupé, placé en échangeant de part et d’autre ces politesses dialoguées d’avance qui sont la monnaie courante des salons, mais bientôt, chacun se retrouvant occupé de ses intérêts, le silence le plus solennel avait régné.
C’était pendant ce moment de silence que Maurice avait, avec inquiétude, porté son regard sur les personnes qui environnaient son lit. Le résultat de cette investigation fut tel, qu’il se pencha à l’oreille du docteur et murmura à voix basse :
– Oh ! mon Dieu ! docteur, que s’est-il donc passé ?
Le docteur avait grande envie de le rassurer, mais il sentait lui-même que quelque chose de nouveau, d’inconnu et de menaçant planait dans l’air.
Les personnages étaient groupés ainsi : Fabien était près de Fernande, Léon près de Clotilde ; madame de Barthèle, qui avait résolu de ne pas laisser au comte un seul instant de relâche, l’avait fait asseoir à ses côtés ; madame de Neuilly seule était isolée, comme si l’on eût compris, par un effet instinctif, qu’elle était une exception dans la nature et dans la société ; elle pouvait donc distiller son venin tranquillement et consciencieusement sans être dérangée dans cette opération de chimie intellectuelle.
– Voyez, se disait-elle à part-soi avec ce sourire de haine qui avait non moins effrayé Maurice que les figures bouleversées des autres personnages, voyez si un de ceux qui sont là s’occupera de moi, daignera m’adresser un mot, aura même la volonté de me faire une politesse ! M. Léon s’occupe de Clotilde ; c’est pardonnable, nous sommes chez elle, et puis peut-être profite-t-il de l’abandon de son mari pour lui faire la cour. Tiens, ce ne serait pas maladroit, et il serait curieux que la petite cousine rendît la pareille à son mari. M. de Rieulle n’a de regard, d’attention, de paroles que pour mademoiselle Fernande, une misérable fille entretenue. M. de Montgiroux fait semblant d’écouter ce que dit madame de Barthèle, et essaye de lui répondre ; mais ici cet empire si vanté sur lui-même lui échappe, et il est visiblement à tout autre chose. Moi seule, je suis isolée, délaissée, perdue. Eh bien, comme d’un mot, si je voulais, tout changerait autour de moi ; oui, d’un mot, murmurait la veuve en souriant de son sourire le plus venimeux ; je n’aurais qu’à dire à Clotilde :
» – Vous êtes jeune, vous êtes belle, vous êtes riche, mais, vous le voyez, la jeunesse, la beauté, la richesse, sont insuffisantes pour fixer un mari ; en revanche, elles assurent des amants.
» À Fernande :
» – Vous avez enlevé le mari à la femme, vous vous êtes présentée ici sous un faux nom : vous attendez avec impatience que Maurice, qui vous couve des yeux, soit revenu à la santé pour reprendre avec lui une intrigue adultère.
» À M. de Montgiroux :
» – Vous vous jouez de vos serments en politique comme en amour. Blasé sur les plaisirs à demi permis, vous excitez vos appétits par le ragoût de l’inceste ; mais votre fortune, toute colossale qu’elle est, ne suffit pas pour vous donner sans partage un cœur banal, qui s’est fait du changement un besoin.
» À madame de Barthèle :
» – Cette créature que, contre toutes les règles sociales, vous avez appelée chez vous par faiblesse pour votre fils, profite de cette hospitalité que vous lui donnez, en vous enlevant l’homme qui, pendant vingt-cinq ans, a fait de vous une pierre d’achoppement et de scandale.
» À Maurice enfin, qui est là sans mot dire et qui nous regarde tous les uns après les autres d’un air stupide :
» – Vous vous croyez bien heureux, et vous ne vous doutez pas que votre père vous succède dans la maison, sinon dans le cœur de votre maîtresse, et que votre ami vous supplante près de votre femme.
» Oui, si je voulais, je punirais tous ceux qui sont ici de cet isolement dans lequel ils me laissent, et je les verrais tous tremblants se traîner à mes pieds et me demander grâce.
» – Eh bien, ajouta-t-elle en jetant les yeux sur la pendule, eh bien, c’est ce que je ferai si, d’ici à cinq minutes, quelqu’un n’est pas venu s’asseoir à côté de moi.
Comme on le voit, Maurice n’avait pas si grand tort à craindre.
Heureusement que, pendant ce soliloque, des conversations partielles agitaient les intérêts particuliers.
Léon de Vaux était, comme nous l’avons dit, près de Clotilde.
– Madame, lui dit-il à voix basse après un instant de silence, je suis heureux de me trouver près de vous pour prendre sur moi tout ce que cette journée a pu amener d’événements étranges et inattendus, et pour disculper en même temps mon ami Fabien. Si douloureuse que soit pour moi cette conviction que j’ai pu encourir votre disgrâce, je dois m’accuser en honnête homme ; c’est moi qui, sur l’invitation de madame de Barthèle, ai amené Fernande ; Fabien ignorait tout.
– Monsieur, répondit Clotilde avec calme et dignité ; vous êtes, je le sais, l’intime ami de M. de Rieulle, et votre langage me prouve que vous partagez ses plus secrètes pensées. Épargnez-moi donc l’embarras et la nécessité de lui faire comprendre que son retour dans ma maison serait désormais une démarche inutile. La prudence et le bon goût lui eussent sans doute d’eux-mêmes conseillé de n’y plus reparaître. Mais, puisque vous me fournissez l’occasion de m’expliquer nettement à son sujet, veuillez lui dire que les écarts d’un mari n’autorisent jamais la femme à méconnaître ses devoirs quand elle est de celles qui trouvent le bonheur dans la conscience. Vous remarquerez que je ne prononce pas le mot de vertu, tant je crains d’exagérer quelque chose. Veuillez ajouter que ce n’est pas une crainte personnelle qui me fait vous dire ce que je vous dis, que j’ai pu l’entendre et le voir sans être alarmée, que je le pourrais encore sans aucun danger ; mais il sera plus convenable à lui, plus respectueux pour moi, qu’il s’abstienne désormais de revenir ici ; Maurice pourrait surprendre un de ses regards, une de ses paroles ; je ne serais pas certaine, moi-même, de pouvoir cacher plus longtemps le dégoût que me causerait sa trahison envers un ami. Vous le savez, monsieur, on n’a pas besoin d’aimer sa femme pour en être jaloux. Je ne voudrais pour rien au monde être une cause de brouille entre M. de Barthèle et M. de Rieulle. Voilà donc pour monsieur Fabien. Quant à vous, monsieur, continua Clotilde, l’accusation que vous portez contre vous-même me laisse peu de chose à dire. Cependant j’ajouterai aux reproches que vous fait déjà votre conscience, que c’est une grande légèreté à vous de n’avoir pas réfléchi qu’il y avait quelque ridicule pour moi à me trouver en face de madame Ducoudray, personne fort belle, fort distinguée, d’une éducation parfaite, d’une excellente famille, d’une conduite irréprochable, je me plais à le croire, mais enfin que mon mari a aimée et qu’il aime encore. La raison qui vous a guidé était excellente, mais ce n’est pas toujours la raison qui règle la manière dont on reçoit les gens, pour nous autres femmes surtout, chez lesquelles les sensations vont toujours du cœur à l’esprit, pour nous qui n’avons presque jamais assez de force pour tout raisonner. Nos antipathies, nos préventions, nos préjugés sont quelquefois insurmontables, et vous vous trouvez, dans toute cette affaire, lié à un événement si triste, qu’il me serait, je le sens, impossible d’en perdre le souvenir. Daignez donc comprendre, monsieur, combien je serais désespérée que mon accueil se ressentît plus tard des circonstances dans lesquelles je me trouve, ce qui ne manquerait pas d’arriver, tant je me sens, je vous l’avoue, en fausse et mauvaise disposition.
Un sourire des plus gracieux accompagna ces dernières paroles, que Léon écouta d’un air stupéfait ; puis Clotilde se leva, et voyant à côté de madame de Neuilly une place vide, quelque peu de sympathie qu’elle eût pour son acariâtre cousine, elle alla s’asseoir auprès d’elle.
Il était temps ; la veuve, les yeux fixés sur l’aiguille de la pendule, ne calculait déjà plus par minutes, mais par secondes.
– Ah ! chère Clotilde, s’écria-t-elle de cet air aigre-doux qui lui était habituel, que vous êtes donc une personne charmante de vous apercevoir de mon isolement… Je suis véritablement enchantée que vous veniez causer un instant avec moi ; j’ai tant de choses à vous dire… Ah ! depuis que je ne vous ai vue, ma pauvre chère, j’en ai appris de belles sur mon ancienne compagne de Saint-Denis. D’abord elle n’est pas mariée ; ensuite sa conduite est plus que légère. Enfin elle est horriblement compromise.
– Ma cousine, interrompit Clotilde d’un ton sec, en supposant que tout cela fût vrai, croyez que, pendant tout le temps qu’elle est ici du moins, je me serais très-volontiers contentée de l’ignorer.
– Vous n’ignorez pas au moins qu’elle a fait tourner la tête à votre mari ?
– Je suis convaincue que Maurice va m’assurer le contraire, répondit Clotilde en se levant.
Et elle alla s’asseoir près du malade pour y chercher un refuge contre les autres et contre elle-même.
Pendant ce temps, la baronne, de son côté, causait à voix basse avec le comte.
– Comte, lui disait-elle, j’ai cru au premier abord, et avec ma confiance naturelle, à tout ce que vous m’avez dit à propos de Fernande.
Le comte tressaillit ; puis se remettant aussitôt :
– Et vous avez bien fait, baronne, lui répondit-il, car je vous ai dit, je vous jure, l’exacte vérité.
Le comte jurait facilement, comme on sait ; il en était à son huitième serment.
– Ainsi, vous ne connaissez pas Fernande ?
– C’est-à-dire que je la connaissais de vue, comme on connaît une femme à la mode.
– Et vous êtes toujours libre ?
– Qu’entendez-vous par là ?
– Qu’aucun lien inconnu ne vous enchaîne et ne vous empêche de faire du reste de votre vie ce que vous voulez ?
– Aucun ; mes devoirs politiques exceptés.
– Vos devoirs politiques n’ont rien à faire avec ce que j’ai à vous demander. Je vous remercie donc de m’avoir rassurée sur tous ces points ; nous achèverons cette conversation plus tard et dans un autre endroit.
Et la baronne, à son tour, se leva et alla s’asseoir près de madame de Neuilly.
– Eh bien, ma bonne cousine, lui dit la veuve, qu’avez vous donc ? je ne vous ai jamais vue si pâle ; est-ce que par hasard M. de Montgiroux vous aurait avoué… ?
– Quoi ?
– Mais ce que tout le monde sait, mon Dieu ! qu’il a une passion pour mon ancienne amie de pension, Fernande, et qu’il est l’heureux successeur de Maurice.
– Je ne sais, dit froidement la baronne, si M. de Montgiroux aime ou n’aime pas votre ancienne amie de pension, Fernande ; mais ce que je sais, c’est que je vous invite à assister à mon mariage avec lui, qui aura lieu dans quinze jours ou trois semaines.
– Quelle folie ! s’écria la veuve.
– Ce n’est pas une folie, madame, dit la baronne avec dignité ; c’est purement et simplement la réparation d’un scandale qui, je m’en suis malheureusement aperçue bien tard, durait déjà depuis trop longtemps.
Et, se levant avec un froid salut, elle alla rejoindre Clotilde et prendre place avec elle près du lit de Maurice.
En ce moment, cédant à un mouvement presque irréfléchi, Fernande quittait Fabien, avec lequel elle était en train de causer, et allait s’asseoir, à son tour, près de madame de Neuilly.
– Ah ! chère amie, dit la veuve, voici un mouvement dont je dois te savoir gré. Tu étais là, près d’un jeune homme beau, élégant, et qui sans doute te disait des choses charmantes, et tu le quittes pour venir causer avec une pauvre isolée. En tout cas, tu fais bien, car tu le sais, on est plus isolée au milieu d’un salon rempli de monde que dans le bosquet le plus solitaire, où quelqu’un peut nous écouter et nous entendre. Nous allons donc pouvoir enfin en venir aux confidences. Eh bien, voyons, que fait ton mari ? Est-il jeune ? est-il aimable ? est-il riche ? t’aime-t-il beaucoup ?
Fernande la regarda d’un œil sévère. Toujours en garde contre les autres et souvent aussi contre elle-même, elle ne pouvait se méprendre à cette ironie vulgaire. Un tact trop fin l’avertissait ordinairement de toute intention hostile, et, dans les circonstances où elle se trouvait placée, ses pressentiments, joints à la connaissance approfondie qu’elle avait du caractère de la veuve, la mirent instinctivement en garde contre le danger. Mais, obligée de baisser la voix et de contraindre la véhémence de ses sentiments, il en résulta dans sa réponse une expression stridente qui fit tressaillir la veuve.
– Madame, dit Fernande, vous m’avez trouvée d’une réserve extrême envers vous, et ce respect que je vous ai rendu devrait désarmer votre justice. Ne soyez pas implacable pour une femme qui fut votre amie, et qui, avant que vous lui eussiez parlé, se reconnaissait déjà indigne de ce nom. Ne me forcez pas de me justifier hautement, car je ne le puis sans faire retomber le poids de mes fautes sur d’autres que sur moi. Plaignez-moi donc, madame, et ne m’accusez pas. La vertu perd de son auréole lorsqu’elle cesse d’être pitoyable envers les cœurs qui souffrent. Soyez bonne et indulgente ; c’est un beau rôle et une noble conduite. Je ne voudrais rien vous dire, madame, qui sentît l’aigreur de mes justes ressentiments. Les femmes qu’on n’attaque point n’ont pas de peine à se défendre. Malheureusement cette vérité ne justifie nullement les femmes attaquées, et qui n’ont pas su remporter la victoire.
Alors la courtisane, soutenue par sa propre douleur, se leva, noble et digne comme une reine, alla se placer au piano, l’ouvrit et préluda de sa main savante. C’était rappeler à tous que la réunion dans la chambre de Maurice avait pour but de faire de la musique.
Pour elle seulement, la musique c’était l’isolement, c’était la solitude, c’était enfin un moyen de mettre dans sa voix les larmes qui gonflaient ses paupières, les sanglots qui brisaient sa poitrine. On fit silence, car il y avait quelque chose de si profond et de si vibrant dans le prélude, que chacun comprenait que le chant allait être quelque chose de souverainement beau.
Ce prélude annonçait la romance du Saule, ce chef-d’œuvre de douleur que l’on est si étonné de trouver grave, simple et sévère, au milieu des brillantes fioritures de la musique rossinienne, et qui dut, lorsqu’elle parut, laisser deviner dans un prochain avenir Moïse et Guillaume Tell.
Soit que l’état fébrile dans lequel elle se trouvait ajoutât encore à l’expression ordinaire de sa voix, soit que Fernande eût réuni toutes les ressources de sa puissante organisation musicale, afin de produire une profonde impression sur Maurice et de le préparer à la scène qui devait nécessairement avoir lieu entre eux, jamais, du moins pour les personnes présentes, et qui, on se le rappelle, étaient en proie chacune à quelque passion ou à quelque sentiment, la voix humaine n’était arrivée à ce degré d’éclat et de magie ; chacun écoutait, haletant, sans souffle, sans voix, sans mouvement, cette vibrante mélodie qui se répandait dans l’air, et qui, semblable à un parfum, enveloppait les auditeurs, pénétrait en eux, et courait dans leurs veines en frissons étranges et inconnus. Ce chant, déjà si grand et si triste par lui-même, acquérait dans la bouche de Fernande quelque chose de désolé et de prophétique qui terrassa les plus railleuses organisations et les plus sceptiques résistances ; de sorte qu’au troisième couplet Maurice, Clotilde, madame de Barthèle, le comte de Montgiroux, les deux jeunes gens et la veuve elle-même, pareils à ces Titans qui avaient essayé de lutter contre Jupiter, se courbaient foudroyés sous la puissance de l’art et du génie.
La pendule sonna onze heures.
Ce bruit étranger, en se mêlant à l’harmonie qui semblait tenir toutes ces âmes enchaînées à la voix de Fernande, rompit le charme ; c’était la voix de la terre, c’était le cri du temps.
Madame de Neuilly fut la première à secouer la chaîne invisible qui liait l’auditoire. Son âme était mal à l’aise dans cette région surhumaine, il fallait à son esprit, pour qu’il jouît de toute sa puissance, la solidité des choses positives, comme il fallait à Antée le sol pour y retrouver les forces qu’Hercule lui faisait perdre en l’enlevant dans ses bras ; d’ailleurs, madame de Neuilly était impatiente de se relever vis-à-vis d’elle-même de l’espèce d’ascendant moral que la courtisane avait exercé sur son esprit ; pour la première fois, la riposte lui avait fait faute, et elle était restée sans réponse devant une femme. Qu’était donc devenue son acrimonie habituelle ? La dignité froide de Fernande l’avait-elle paralysée ? Cette idée humiliait sa vanité ; à tout prix, il fallait qu’elle réparât cet échec, qu’elle rentrât dans son caractère, qu’elle reprît confiance en elle-même, qu’elle méditât quelque bonne noirceur, pour bien se convaincre qu’elle n’avait rien perdu de ses excellentes habitudes ; mais elle sentait qu’avant toutes choses, l’air et l’espace lui devenaient indispensables pour qu’elle pût se dégager entièrement de la terrible influence que les bonnes façons, l’élégance parfaite et le ton supérieur de Fernande avaient conquise sur elle ; aussi songea-t-elle à partir.
Or, les retraites de madame de Neuilly étaient comme celles des Parthes, et jamais l’aristocratique personne n’était si dangereuse qu’au moment où elle se retirait.
– Onze heures ! s’écria-t-elle ; oh ! mon Dieu, chère baronne, comme le temps passe chez vous ? et quand je pense que l’aiguille a fait le tour du cadran depuis que je suis ici ! Cependant il faut du repos à notre malade, n’est-ce pas, docteur Gaston ?
Le docteur salua en signe d’assentiment.
– Je vous laisse donc, mon cher Maurice, continua la veuve, et je vous laisse en emportant pour vous l’espoir d’une prompte guérison. Au revoir, mes chères cousines ; à bientôt, monsieur de Montgiroux ; je verrai demain la moitié de la Chambre haute chez la duchesse de N…, et je vous excuserai près de vos illustres collègues à propos de la réunion préparatoire que vous savez. Maurice, mon très-cher cousin, il n’est en vérité pas un homme qui ne voulût être à votre place, ne fût-ce que pour être soigné comme vous l’êtes. Le fait est que c’est un plaisir d’être malade lorsqu’on est l’objet de tant de soins inspirés par des sentiments à la fois si dévoués, si généreux et si désintéressés. Madame Ducoudray reste à Fontenay, je présume, puisque sa voiture est partie ; moi, j’ai gardé la mienne, une triste voiture de louage ; si cependant, telle qu’elle est, MM. de Rieulle et de Vaux ne dédaignent pas d’y prendre place, je serais charmée de voyager sous leur sauvegarde, non pas que je craigne les aventures, Dieu merci ! mais le hasard est si étrange, et m’a donné aujourd’hui de si singulières leçons ! Qui sait, on n’aurait qu’à me prendre dans l’obscurité pour madame Ducoudray, et m’enlever de confiance, c’est ce qu’il faut éviter dans l’intérêt de tout le monde.
– Pour moi, madame, dit Fabien, je suis véritablement désespéré de n’avoir point l’honneur de votre compagnie ; mais je suis venu dans mon tilbury, et j’ai un cheval si ombrageux, qu’il briserait tout s’il ne reconnaissait pas dans la main de son conducteur la main du maître ; mais, ajouta-t-il en souriant, voici mon ami Léon de Vaux, qui était venu avec madame Ducoudray, et qui sera enchanté de s’en retourner avec vous.
Léon, pris dans le piège, ne put reculer ; il lança un coup d’œil féroce à Fabien, et offrit galamment le bras à madame de Neuilly, qui attendit un instant que madame de Barthèle et Clotilde vinssent l’embrasser ; voyant bientôt que les deux femmes se contentaient d’une froide révérence, elle leur répondit par un salut pareil. Quant à Fernande, elle se contenta de se soulever devant le piano, et s’inclina avec plus de froideur encore que les deux hôtesses.
À peine madame de Neuilly fut-elle sortie, accompagnée des deux jeunes gens, que l’on ressentit de part et d’autre un embarras extrême. Tant que les étrangers, les importuns et les méchants avaient été là, chacun avait senti la nécessité de veiller sur soi et de se défendre, et le sentiment de sa propre conservation avait tenu tout le monde en haleine ; les deux jeunes gens et la veuve éloignés, on restait pour ainsi dire en famille, et le besoin de se ménager les uns les autres disparaissait, laissant chacun dans un malaise réel. La pauvre Fernande surtout, abandonnée de son orgueil que madame de Neuilly semblait avoir emporté avec elle, était prête à perdre contenance à l’idée qu’elle se trouvait seule dans cette maison, dont toutes les convenances sociales lui muraient la porte ; elle fut saisie d’une irrésistible émotion. Pourquoi avait-on renvoyé sa voiture ? Qu’espérait-on d’elle encore, et que pouvait-elle faire pour Maurice, après le secret de paternité qu’elle avait surpris entre M. de Montgiroux et lui ? et comment de son côté, enfin, le comte pouvait-il supporter son regard ? Mais ces questions, qui passèrent dans son esprit, restèrent sans réponse devant un de ces mouvements de l’âme qui précèdent les actions courageuses, les résolutions fermes et instantanées. Sans doute tout était encore vague et confus dans sa pensée ; cependant une lumière venait d’y poindre, elle était décidée à marcher à la lueur de cette lumière.
– Madame, dit-elle à demi-voix à la baronne, je vous ai donné, je l’espère, une grande preuve d’abnégation, j’ai consenti à tout ce que vous avez désiré de moi dans le cours de cette terrible journée ; qu’exigez-vous encore avant que je me retire ? je suis toute prête à le faire.
Cette demande, tombant chez la douairière au milieu d’une disposition d’esprit analogue à celle qui dominait la situation générale, l’embarrassa fort. Madame de Barthèle n’était plus soutenue dans ses rapports avec Fernande par la crainte de perdre son fils, qui était visiblement entré en convalescence ; d’un autre côté, l’idée que la courtisane lui avait déjà enlevé, ou était sur le point de lui enlever le comte, murmurait des paroles d’égoïsme au fond de son âme ; elle se repentait de ce premier mouvement de confiance qui lui avait fait renvoyer la voiture de madame Ducoudray, et, hors du danger, peut-être allait-elle céder à cette ingratitude si naturelle aux gens du monde envers ceux qu’ils regardent comme leurs inférieurs, et qu’ils croient, par conséquent, trop heureux de leur avoir rendu un service ; peut-être allait elle proposer brutalement à madame Ducoudray de la faire reconduire à Paris dans sa propre voiture, lorsque Clotilde, qui vit l’hésitation de sa belle-mère et jugea la situation d’un coup d’œil, cédant aux instincts généreux de la jeunesse, s’empressa de s’emparer de Fernande.
– C’est à moi, madame la baronne, dit-elle, de faire maintenant à notre ami les honneurs de l’hospitalité.
Puis, se retournant vers son mari :
– Maurice, dit-elle, nous allons vous laisser ; il est onze heures passées, il ne faut pas trop présumer de vos forces. Soyez calme, et songez que tout le monde ici fait non-seulement des vœux pour votre santé, mais encore pour votre bonheur.
Le silence, dans certaines situations devient plus éloquent qu’aucune parole qu’on puisse dire. Un doux regard et un faible soupir furent la seule réponse du malade, et cette réponse fut comprise tout à la fois de Clotilde et de Fernande.
Le pair de France seul était resté comme cloué sur son fauteuil, en proie qu’il semblait être à des réflexions profondes et au combat de résolutions contradictoires.
– Monsieur de Montgiroux, dit madame de Barthèle, n’êtes-vous pas aussi d’avis qu’il est temps de se retirer, et de laisser Maurice commencer sa nuit ? Il doit, comme chacun de nous, et plus que chacun de nous, avoir besoin de repos, après une journée si agitée et si fatigante.
Le comte, tiré de sa somnolence fiévreuse, se leva, murmura quelques paroles qui semblaient la confirmation de la pensée émise par la baronne, et docile comme un enfant coupable, il sortit après avoir serré la main de Maurice et salué la baronne, Clotilde et Fernande.
Maurice exigea qu’on le laissât seul, affirmant qu’il n’avait pas de garde plus fidèle à espérer que sa propre pensée, avec laquelle il avait grand besoin de se retrouver à son tour, et que son valet de chambre, qui resterait dans la chambre à côté, et à portée du bruit de sa voix ou de sa sonnette, lui suffirait parfaitement. Le docteur, interrogé, n’eut pas de volonté à cet égard ; il répondit qu’il fallait laisser le malade faire comme il l’entendrait, et ne le contrarier que pour les choses nécessaires ; si bien que la mère, rassurée, n’insista point pour qu’il en fût autrement. Elle embrassa tendrement Maurice, tandis que Clotilde saluait son mari, d’un dernier regard et sortait pour conduire Fernande à son appartement ; et bientôt dans cette demeure redevenue calme, en apparence du moins, au sein de la nuit silencieuse, le drame du cœur n’eut plus que des monologues.
Dans la lutte incessante des passions que fait naître l’égoïsme inhérent de la nature humaine, et qui, filles religieuses, l’alimentent à leur tour, la plus vivace entre toutes devait travailler intérieurement les cinq personnes qui habitaient encore le château de Fontenay, et surtout lorsqu’elles purent descendre en elles-mêmes dans la solitude et l’isolement, libres de toute obsession étrangère. Alors la jalousie, ou, réduisons le mot poétique à sa juste expression matérielle, alors l’amour de la propriété déploya ses ailes dans les espaces de la pensée, pour les replier ensuite avec précaution autour du nid où se couvent les plus chères espérances, où se concentrent, pour chacun, les biens qu’il regarde comme les plus précieux, où l’avare pond son or, où l’ambitieux réchauffe l’œuf sans germe des grandeurs, où l’amant renoue la chaîne brisée de sa constance ; car depuis le jour où, pour la première fois, l’homme, dans le but de satisfaire ses appétits, étendit la main vers une proie, et s’assimila ce qu’il pouvait saisir, acquérir et conserver devinrent les deux principes corrélatifs de son existence. – Nos cinq personnages, retirés chez eux ou isolés par le départ des autres, agitaient donc dans la cellule de leur conscience respective la question individuelle, l’envisageant chacun à son point de vue particulier.
Le comte de Montgiroux, en sa qualité d’homme d’État, de législateur, de juge, d’amant et de vieillard, devait tenir à son droit de propriété comme à la plus importante des prérogatives que donnent le rang, la fortune et la position sociale, et s’y cramponner, par conséquent, avec toute l’énergie d’une volonté qui brille de sa dernière lueur. Or Fernande était maintenant pour lui la chose la plus précieuse, la chose qui lui tenait le plus au cœur, et surtout depuis qu’il la voyait ainsi convoitée et attaquée de tous côtés. Aussi, pour la conserver, était-il prêt aux plus grands sacrifices.
Il y avait deux moyens, selon le comte, de conserver Fernande.
Le premier, celui qui, naturellement, devait se présenter à un esprit faible et habitué à la soumission, était la ruse. Madame de Barthèle lui avait, le soir même, et dans son tête-à-tête au milieu du monde, glissé quelques mots de la nécessité de l’union qu’elle avait résolue ; et le comte, qui l’avait d’abord mentalement repoussée de toutes les forces de son esprit, s’y était peu à peu habitué, en pensant que c’était un moyen de continuer avec Fernande la vie de mystère qui lui promettait le bonheur. Il ferait à madame de Barthèle la concession de devenir son mari, elle lui ferait celle de lui laisser sa maîtresse. M. de Montgiroux avait l’habitude des grandes transactions politiques et sociales.
Malheureusement, en adoptant cette ingénieuse combinaison, le bonheur du pair de France reposait toujours sur ce point douteux, l’adhésion de Fernande. Or, il connaissait assez Fernande pour croire qu’elle se prêterait difficilement à cet arrangement, quelque logique et convenable qu’il fut.
L’autre moyen était une des ressources qu’on repousse d’abord comme insensées, puis qui se représentent après avoir grandi dans l’éloignement où on les a repoussées, et qui, bientôt, reviennent grandissant toujours, jusqu’à ce qu’elles vous enveloppent d’une obsession éternelle, perdant chaque fois un peu de la terreur qu’elles vous inspiraient ; enfin, après une lutte triomphante, elles vous apparaissent comme une chose redevenue naturelle de monstrueuse qu’elle était auparavant, et dont, à force de les lécher, la mère obstinée parvient à faire des oursons.
M. de Montgiroux avait si bien tourné et retourné ce projet informe et monstrueux dans sa pensée, qu’il avait fini par en faire une chose qui lui paraissait très-arrangeable ; maintenant, le projet n’était autre que d’épouser Fernande.
– Il y a un fait positif, se disait-il en lui-même, c’est que je ne puis plus être heureux maintenant sans la possession de cette charmante femme, qui est devenue nécessaire à ma vie. Or, j’apaiserai plus facilement madame de Barthèle que je ne parviendrai à fixer Fernande. Si je dois me marier pour faire un acte de raison ou de folie, que ce soit au moins dans l’intérêt de mon bonheur et pour embellir mes dernières années. Fernande est une fille de bonne maison, d’un noble caractère, d’un esprit cultivé, qui sentira la grandeur du sacrifice que je fais pour elle. Devenue ma femme, elle se croira obligée, pour racheter ses fautes passées, de se conduire d’une manière irréprochable. Alors je ne craindrai plus de rivaux, si jeunes et si séduisants qu’ils soient. Maurice, surtout devra respecter la femme de son oncle, que dis-je ? la femme de son père. Madame de Barthèle, une fois calmée, comprendra et fera comprendre à tous que j’agis ainsi dans l’unique but de rendre Maurice à Clotilde, et pour briser en lui les dernières espérances d’un fol et coupable amour. Fernande, dira-t-on, avait résisté ; cela même fera bien dans le monde, que Fernande ait résisté à Maurice. Cette résistance avait produit un désespoir profond, un désespoir qui pouvait mener Maurice au tombeau. Ces considérations m’auront déterminé, j’aurai même tout l’honneur d’un grand dévouement. Madame de Barthèle elle-même donnera au monde ce bel exemple d’amour maternel et de respect humain. Notre conduite sera interprétée dans le sens le plus convenable, si nous savons choisir un de ces moments où la société est bien disposée. Enfin, cette aventure romanesque sera d’autant plus touchante, qu’elle contiendra plus d’invraisemblances. Je connais le monde, il croit tout ce qu’on veut lui faire croire, pourvu que les choses soient incroyables ; c’est le meilleur parti, le parti auquel je dois m’arrêter, le parti qui concilie tout, et, par conséquent, le parti le plus sage. Je m’y arrête donc décidément. Ma vie publique appartient au pays. Et Dieu merci ! pendant les quarante années que je lui ai données, j’ai fait assez de sacrifices à la patrie ; mais ma vie privée est à moi seul, et je puis la diriger comme bon me semble. D’ailleurs, quand je serai heureux, que m’importe ce qu’on dira ? et puis, combien de temps dira-t-on quelque chose ? Mon mariage fera bruit huit jours avant, huit jours après sa célébration : on en parlera beaucoup pendant six semaines, on s’en occupera encore pendant un mois, par hasard, et quand la conversation tombera là-dessus. J’irai aux eaux avec Fernande ; elle y sera charmante et séduira tout le monde. Je parlerai de mes projets de réception pour l’hiver, une fois par semaine, tantôt un bal, tantôt une soirée musicale. Je suis riche, j’aurai chez moi les plus jolies femmes et les meilleurs chanteurs de Paris : au bout de trois mois en se disputera mes invitations, et au moins de cette façon, j’aurai une maison, un ménage, un foyer domestique, bonheur dont j’ai été constamment privé, moi qui étais né pour les vertus intérieures de la vie intime. Ainsi, c’est décidé, je profite des émotions de la journée, qui ont dû mettre ma belle Fernande en disposition de m’entendre. Je connais tous les passages de la maison, un corridor seulement nous sépare : bientôt chacun dormira, et moi je profiterai du sommeil de tout le monde pour lui porter cette bonne nouvelle.
Nous devons ajouter, à l’honneur du pair de France, qu’il ne lui vint pas même à l’idée que Fernande pût refuser une offre aussi honorable et surtout aussi avantageuse que celle qu’il se proposait de lui faire. Dans son impatience, il parcourait la chambre en tous sens, prêtant de temps en temps l’oreille pour écouter, et guettant le moment où il pourrait sans imprudence faire sa visite nocturne.
Madame de Barthèle, de son côté, méditait sous l’influence de sentiments pareils. Il y avait de plus en jeu chez elle la vanité féminine, ce mobile si puissant, qu’il conserve à la vieillesse elle-même toute la chaleur et toute l’activité du jeune âge, et qu’il entretient les illusions du cœur à ce point de rendre ridicule chez les uns ce qu’on plaint ou ce qu’on admire chez les autres.
D’ailleurs la baronne, ainsi que nous l’avons dit, avait été d’une constance parfaite dans son infidélité ; elle avait trahi le mari toute sa vie, c’est vrai, mais jamais l’amant. La confiance naturelle qu’elle avait en elle-même s’augmentait encore de ce respect gardé à la foi jurée, de telle sorte que, soutenue par ses travers dans l’espoir de conserver et par ses qualités dans la crainte de perdre, elle ne doutait pas de son pouvoir, surtout lorsqu’il s’agissait d’imposer sa volonté au comte de Montgiroux, qui, jusqu’à ce moment, au reste, n’avait jamais essayé que timidement de s’y soustraire.
Aussi la lueur qu’avait fait naître dans son âme la préoccupation du pair de France depuis le moment où madame Ducoudray était arrivée, lueur qu’avait changée en lumière éclatante l’apostrophe maligne de madame de Neuilly, mettait-elle la baronne dans un état d’exaspération facile à concevoir pour quiconque connaissait ce caractère primesautier, tout plein de mouvements irréfléchis et d’emportements mal calculés.
– Ah ! l’ingrat, disait-elle, qui eût jamais cru cela de lui ? ou plutôt c’est une révélation qui me prouve que mon aveuglement a été bien long et bien stupide. Oser s’occuper d’une autre femme, oser se montrer avec elle en public ; car d’après tout ce qu’a dit Léon de Vaux, d’après tout ce que je me rappelle maintenant de demi-mots, échappés à M. Fabien, il s’est montré avec elle en public, et surtout le vendredi, dans sa loge à l’Opéra. C’est donc pour cela qu’il avait toujours réunion le vendredi soir, et qu’aujourd’hui même… Eh bien, mais c’est cela, il voulait absolument retourner à Paris, il en avait fait une condition de son séjour ici. Puis quand elle est arrivée, quand il a su qu’elle restait, il n’a plus parlé de départ. Ainsi madame de Neuilly ne se trompait pas, ainsi elle sait tout ; elle sait que je suis sacrifiée à cette femme et elle va tout dire. Raison de plus pour que je tienne à mon projet. Notre mariage donnera un démenti solennel à tous les commérages faits ou à faire. Mais comprend-on quelque chose à cela ? Cette femme qui refuse Maurice, jeune, beau, riche, élégant, pour donner la préférence à un homme de soixante ans ! Allons donc, c’est impossible. Impossible, non, si cette femme est ambitieuse. Par exemple, qui dit qu’elle ne voulait pas pour amant un homme dont l’avenir fût libre ? Qui dit que M. de Montgiroux, riche, titré, possédant une grande position sociale, n’est pas le but qu’elle s’est proposé pour clore sa vie de plaisirs et de fantaisies ? Car enfin, cette madame Ducoudray, cette Fernande, cette mademoiselle de Mormant, c’est une courtisane ; elle l’a dit elle-même. Ah çà ! mais il faut que ces messieurs aient été bien hardis d’amener une pareille femme chez moi, et moi bien bonne de l’avoir reçue ; car, enfin, je le répète, c’est… Avec cela que la sirène est d’autant plus redoutable qu’elle a de l’esprit, des manières distinguées, une éducation parfaite, qu’elle est charmante enfin, il faut bien que je me l’avoue à moi-même. Le péril est grand, je le sais, mais plus il est grand, plus il est de mon devoir de lutter, de conserver à Maurice la fortune de son oncle. Que dis-je, de son oncle ! de son père. D’ailleurs, je me dois à moi-même de ne pas laisser une autre femme porter le nom qui m’est dû ; il ne sera pas dit que je n’ai point inspiré au comte un amour éternel et exclusif. Je suis jalouse par convenance, bien entendu. Il ne pourra se refuser à me donner cette preuve de tendresse quand je le pousserai à bout. Quelle raison alléguera-t-il ? quel reproche a-t-il à me faire ? Non, il m’épousera, et cela le plus promptement possible. Je ne veux pas même qu’il tarde d’un jour à s’y disposer, et la nuit ne se passera pas sans que j’aie son engagement. Il est onze heures et demie, tout le monde sera bientôt endormi dans la maison, sa chambre est voisine de la mienne, j’irai le trouver.
La chose était d’autant plus facile à exécuter que sa toilette du soir était faite, qu’elle avait renvoyé ses femmes de chambre, qu’elle était seule dans son appartement, et que, bien qu’elle ne fût pas d’âge à expliquer une action aussi simple que celle de sortir de sa chambre, elle pouvait, si elle était rencontrée, alléguer le prétexte naturel de vouloir prendre une fois encore des nouvelles du malade avant de se mettre au lit. Madame de Barthèle persista donc dans son projet, et attendit avec une impatience de jeune fille le moment de le mettre à exécution.
Clotilde n’était pas moins agitée que ne l’étaient M. de Montgiroux et madame de Barthèle. Depuis le matin, bien des choses lui avaient été révélées, et bien des sentiments inconnus jusque-là s’étaient éveillés dans son âme. Cette légère couche de glace qui couvrait son cœur s’était fondue à la flamme de la jalousie, et il s’en fallait de beaucoup qu’elle fût prête maintenant à renoncer à son droit social d’épouse. L’illusion d’un amour coupable avait disparu ; l’influence des impressions secrètement favorables à un autre homme, qui un instant avait failli égarer son cœur et fausser son jugement, s’était évanouie. Avertie au moment du danger, elle avait pu s’armer à temps contre une émotion encore vague. Elle s’était sentie la force de lutter contre elle-même, elle l’avait fait ; elle avait remporté la victoire et maintenant, rattachée à ses devoirs, bien affermie dans la résolution de n’y pas manquer, elle comprenait la jalousie, elle en recevait la première atteinte, et le sentiment qu’elle retrouvait dans son cœur à la place de celui qu’avec l’aide de Fernande elle en avait arraché, n’était plus cette affection ingénue et fraternelle que Maurice lui avait inspirée autrefois : c’était un sentiment tout nouveau, presque inconnu encore ; et bientôt ce sentiment menaça de s’emparer de toute son âme.
Clotilde avait transporté dans sa jeunesse les habitudes de son enfance ; la femme avait presque entièrement gardé la virginale chasteté de la jeune fille, et jamais elle ne s’endormait sans faire, à vingt ans, la même prière qu’elle faisait à quatre ans ; mais pour la première fois, en s’agenouillant, la jeune femme se sentit troublée dans l’accomplissement de cet acte pieux. Le souvenir des événements de la journée se présentait seul à son esprit et empêchait le recueillement de la pensée ; l’élan de l’âme ne parvenait pas à s’élever au-dessus des sentiments qui s’étaient tout entiers emparés d’elle. Les images de Fernande et de Maurice passaient et repassaient sous ses yeux, enlacées, souriantes, enivrées de voluptés. L’amour commençait à se révéler à elle, vif, ardent, jaloux, l’entraînant vers un mari qu’elle eût pleuré la veille avec chagrin, mais non avec désespoir, et dont, en ce moment, l’indifférence probable dans l’avenir qui leur était encore réservé à tous deux devenait l’idée et même la menace d’un supplice insupportable.
– Mon Dieu ! s’écriait-elle, toujours à genoux et se renversant en arrière, les yeux et les mains au ciel, et avec une épouvante involontaire dans le cœur, mon Dieu ! ayez pitié de moi ; mon Dieu ! rendez-moi la paix de mon âme. Je vous ai demandé la conservation des jours de mon mari, et maintenant que vous me l’avez accordée dites-moi, mon Dieu ! est-ce donc moi qui dois mourir ? L’union bénie en votre nom, consacrée par votre ministre, jurée aux pieds de vos autels sera-t-elle une source de larmes ? C’est Maurice que je dois aimer, me dit votre loi sainte, et c’est une femme étrangère qui possède son cœur, qui dispose à son gré de son existence, qui lui ouvre la tombe et la referme d’un mot, par la magie de son regard, par le charme de sa présence. Oh ! cette puissance que vous lui avez donnée, à elle pour qui Maurice n’est rien, donnez-la moi, mon Dieu ! à moi, pour qui Maurice est tout ; car maintenant, je le sens, j’ai besoin d’amour. Mes facultés s’ouvrent à des sensations nouvelles ; votre sainte loi et les lois humaines ne seront pas transgressées, mais sauvez-moi de ce tourment affreux que je ressens pour la première fois, la jalousie, la haine peut-être. Et pourtant, je serais bien injuste de haïr cette femme ; elle m’a sauvée, elle, ma rivale ! Les bons sentiments que j’ai à cette heure dans l’âme, la chaste ardeur dont je suis soutenue, c’est elle qui les a allumés en moi au récit de ses malheurs. J’ai pleuré de ses souffrances, j’ai frémi en voyant que les miennes pouvaient être pires encore. Au lieu de la haïr, ne vaut-il pas mieux que je me fie à elle, que je mette mon avenir entre ses mains ? Eh bien, oui, j’irai lui demander à genoux de me rendre le cœur de Maurice ; elle m’a conseillé de rester pure, elle me rendra le bonheur avec la pureté qu’elle m’a gardée. Oui, mon Dieu ! oui, j’irai ; j’en aurai la force. C’est à moi, à mon tour, de lui ouvrir mon cœur comme elle m’a ouvert le sien. Il ne s’agit point de dormir ; le sommeil n’habite pas avec les larmes. Eh bien, quand ceux qui n’ont aucun motif de veiller dormiront, j’irai lui parler, moi.
Cette prière prononcée avec tout l’élan d’une foi vive et pure, Clotilde se releva avec la ferme résolution d’aller trouver Fernande aussitôt que tout le bruit aurait cessé dans le château. Pendant ce temps, voyons ce que faisait la courtisane.
Quand Fernande fut seule dans la chambre qu’on lui avait destinée, et qu’elle n’eut plus devant elle que la femme qui la devait servir, elle respira plus librement.
– Mademoiselle, dit-elle, je ne me coucherai point encore ; je n’ai aucune envie de dormir ; j’aperçois des livres, je lirai. Vous pouvez donc vous retirer, car j’ai l’habitude de me déshabiller seule.
– Si madame le veut, répondit la femme de chambre, j’attendrai qu’elle soit prête dans le cabinet de toilette attenant à cet appartement.
– Non, merci, c’est inutile ; je ne veux point vous priver du sommeil dont vous devez avoir besoin ; je vous remercie, mais, je vous le répète, je puis me passer de vos soins. Seulement, informez-vous près des gens de la maison si par hasard mon valet de chambre serait resté.
– Oui, madame ; le cocher seul est parti avec la voiture, sur l’ordre que lui a transmis de votre part madame de Neuilly, mais le valet de chambre est resté ; il doit même demeurer à l’office jusqu’à ce que madame lui fasse dire qu’elle n’a plus besoin de lui ce soir.
– Veuillez me l’envoyer, je vous prie, mademoiselle, j’ai des ordres à lui donner.
La femme de chambre sortit ; Fernande s’appuya à la cheminée et attendit.
Un instant après, le valet de chambre entra.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-il, est-ce que madame est indisposée ?
– Pourquoi cela, Germain ?
– C’est que madame est bien pâle.
Fernande se regarda dans la glace, et en effet seulement alors elle s’aperçut de l’altération de ses traits. Ses muscles, tendus toute la journée pour lui composer une physionomie, s’étaient relâchés enfin, et son visage portait la trace d’un profond abattement.
– Non, ce n’est rien, dit-elle en souriant ; merci, un peu de fatigue, voilà tout. Écoutez-moi : ce que j’exige de vous dans ce moment-ci est d’une grande importance pour moi ; je vous demande à la fois du zèle et de la discrétion.
Elle entr’ouvrit les rideaux de la fenêtre, jeta un regard sur la campagne, et poursuivit :
– La nuit est claire, le village est à deux pas ; trouvez le moyen de sortir de la maison et d’y rentrer sans déranger personne. Vous donnerez deux louis au valet qui vous aidera dans cette circonstance. Vous irez à Fontenay, vous louerez une voiture, quelle qu’elle soit et à quelque prix que ce soit ; elle devra m’attendre au bout de l’avenue. Il n’y a rien là d’impossible, n’est-ce pas ?
– Non, sans doute, et madame sera promptement satisfaite, mais que ferai je ensuite ?
– Vous resterez en bas, dans l’antichambre, et vous m’attendrez. Il est bien entendu qu’à mon tour je pourrai sortir du château quand bon me semblera.
– Rien de plus facile, madame.
Le valet fit quelques pas pour s’éloigner, Fernande le retint.
– Pour expliquer mon départ, dit-elle, car vous ne pouvez rien entreprendre sans le secours d’un homme de la maison, vous direz que je ne suis pas bien portante, et que je pars sans bruit, ne voulant pas donner ici le moindre trouble.
– C’est à merveille, madame.
Restée seule, Fernande put alors à son tour réfléchir en toute liberté, et s’abandonner à l’élan de sa douleur, qu’elle contenait depuis si longtemps. Les émotions diverses qui s’étaient tour à tour emparées d’elle depuis le matin, et qu’elle avait combattues et vaincues tour à tour, se retrouvèrent alors vivantes dans son cœur, avec toute leur force primitive et avec toute l’âcreté des mouvements qui les y avaient fait naître. On eût dit que les espérances qui l’avaient bercée un instant, lorsque, descendue au jardin, elle s’apprêtait à aller joindre M. de Montgiroux au rendez-vous qu’il lui avait donné, lui infligeaient un juste châtiment. Le secret terrible qui s’était tout à coup dressé devant elle comme un obstacle insurmontable au moment où elle venait de concevoir la coupable pensée de prolonger un bonheur mystérieux, ouvrait sous ses pas un abîme plus effrayant que jamais. Placée entre le comte et Maurice, il ne lui était plus possible de voir l’un et de sourire à l’autre sans qu’une pensée d’inceste glaçât au fond de sa conscience le germe de toute tendre émotion. Elle avait méconnu un instant le sentiment qui la soutenait forte et fière dans la vie, et maintenant il lui fallait, par un sacrifice suprême et irrévocable, racheter ce mouvement.
– Non, non, murmurait-elle avec ce sourire triste des cœurs endoloris, non, je n’atteindrai pas à ce degré d’infamie ; non, je ne m’exposerai pas davantage dans la lutte des passions. Ce jour, dans lequel se sont réunis pour moi tant de terribles enseignements, a marqué mes derniers pas dans cette existence exceptionnelle dont je n’ai jamais rougi comme à cette heure. Je ne puis maintenant aller plus loin que pour faillir davantage. Il ne faut pas exposer ce qui en moi est resté pur du contact de tout vice. Je veux expier les scandales que j’ai donnés au monde. Après avoir perdu le corps, je veux sauver l’âme.
En ce moment, la porte s’ouvrit doucement, et le valet de chambre de confiance de Maurice, qui cent fois avait été messager de leurs anciennes paroles d’amour, entra, une lettre à la main.
Cette lettre était ainsi conçue :
« Je revenais à la vie par vous, mais aussi pour vous, Fernande. N’éprouvez-vous donc pas, comme moi, le besoin de nous retrouver ensemble un moment, un seul, pour nous ranimer tous deux par l’espérance de l’avenir ? Venez donc au chevet du lit du malade pour achever l’œuvre de sa guérison. Je vous avais juré cent fois que mon amour ne finirait qu’avec ma vie ; je veux qu’une fois vous soyez convaincue que ma vie ne peut se prolonger que par mon amour. Venez donc ; tout le monde dort à cette heure. Dans la maison, moi seul je veille, je souffre et j’attends.
» Maurice. »
– Dites à M. de Barthèle, répondit Fernande, que dans dix minutes je serai auprès de lui.
Mais, quand le valet eut quitté la chambre pour porter cette réponse à son maître, l’émotion de Fernande fut si vive, qu’elle tomba sur un fauteuil comme anéantie.
Fernande était depuis dix minutes immobile et pensive, lorsque M. de Montgiroux ouvrit la porte de sa chambre.
Elle était si loin de s’attendre à cette visite, qu’elle tressaillit avec un mouvement qui ressemblait à de l’effroi ; et fixant sur le comte ses yeux étonnés :
– Vous, monsieur ! s’écria-t-elle ; que venez-vous faire ici, et que me voulez-vous à une pareille heure ?
Et cependant Fernande, dont l’exclamation que nous venons de rapporter exprimait la terreur instinctive, ignorait qu’au moment où le comte de Montgiroux s’aventurait dans le corridor prudemment armé de sa bougie, madame de Barthèle, de son côté, ouvrait furtivement la porte de sa chambre, et se hasardait à venir trouver sans lumière le pair de France, auquel elle comptait présenter son ultimatum matrimonial ; elle ne fut donc pas médiocrement étonnée de le voir lui-même sortir de sa chambre avec toutes les précautions d’un homme qui veut dérober une démarche hasardeuse. Un instant elle se flatta qu’il allait prendre le chemin de son appartement ; mais, après avoir jeté un regard inquiet et scrutateur autour de lui, le pair de France prit au contraire un chemin tout opposé. Madame de Barthèle demeura aussitôt convaincue que le comte se rendait chez Fernande. Alors elle rentra chez elle, atteignit par une porte de dégagement un escalier dérobé, descendit cet escalier, remonta par un escalier de service, et pénétra dans le cabinet de toilette attenant à la chambre de Fernande. Cachée dans ce cabinet, l’oreille collée contre la porte de communication d’où elle pouvait tout entendre, elle écouta donc, frémissante de jalousie, cet entretien que le comte avait sollicité pendant toute la journée sans pouvoir l’obtenir, et qui s’entamait, de la part de Fernande, d’une façon qui indiquait que, si elle était disposée à l’accorder, c’était dans une autre heure et dans un autre lieu.
– Silence, madame, répondit le comte, ou du moins parlez bas, je vous prie ; puisque vous n’avez pas compris pendant toute la journée l’impatience que j’éprouvais d’avoir une explication avec vous, puisque vous m’avez fait attendre inutilement au rendez-vous que je vous avais demandé, ne vous étonnez pas que je profite du moment où la retraite de tout le monde me permet de me trouver seul avec vous, pour venir vous demander la clef de tout cet étrange mystère qui depuis ce matin tournoie autour de moi sans que j’y puisse rien comprendre.
– Monsieur, dit Fernande, peut-être eussiez-vous dû attendre qu’un autre moment fût venu et que surtout nous fussions dans une autre maison que celle-ci, pour me demander une explication que j’aurais alors provoquée moi-même, mais qu’ici je me contenterai de subir. Interrogez donc, je suis prête à répondre à toutes vos questions. Parlez, j’écoute.
Et, en disant ces paroles, Fernande, prenant en pitié l’émotion peinte sur le visage de ce vieillard dont le cœur semblait souffrir à l’égal de celui d’un jeune homme, et qui, malgré son habitude de commander à ses sentiments, ne pouvait maîtriser ni ses yeux ni sa voix, Fernande, disons-nous, se leva, et, lui montrant un fauteuil à quelques pas d’elle, l’invita à s’asseoir.
M. de Montgiroux posa sa bougie sur un guéridon, et s’assit, subissant l’influence de la femme étrange devant laquelle il se trouvait, et ressentant au fond de son cœur la même émotion que s’il eût été sur le point de monter à la tribune pour se défendre, lui qui cependant venait pour accuser.
Aussi se fit-il un silence de quelques instants.
– Je vous ai dit que je vous écoutais, monsieur, dit Fernande.
– Madame, lui dit le comte, sentant lui-même qu’un plus long silence serait ridicule, vous êtes venue dans cette maison…
– Dites que j’y ai été amenée, monsieur ; car vous n’êtes pas à comprendre, je l’espère, que j’ignorais complètement où l’on me conduisait.
– Oui, madame, et je vous crois ; ce n’est donc point là le reproche que je puis avoir à vous faire.
– Un reproche à moi, monsieur ? dit Fernande ; vous avez un reproche à me faire ?
– Oui, madame ; j’ai à vous reprocher la compagnie dans laquelle vous êtes venue.
– Me reprochez-vous, monsieur, de voir les mêmes personnes que veulent bien recevoir madame la baronne et madame Maurice de Barthèle ? Il me semble cependant que voir la même société que voient deux femmes du monde n’a rien que d’honorable pour une courtisane.
– Aussi n’ai-je rien à dire contre ces deux messieurs, quoiqu’à mon avis l’un soit un fat et l’autre un écervelé. Seulement, je voulais vous demander si vous croyez que je puisse approuver les soins qu’ils vous rendent.
– Il me semble, monsieur, dit Fernande avec une expression de hauteur infinie, qu’il y a que moi qui doive être mon juge en pareille matière.
– Mais cependant, madame, peut-être, moi aussi, aurais-je le droit…
– Vous oubliez nos conventions, monsieur ; je vous ai laissé indépendance entière, comme je me suis réservé liberté absolue. Ce n’est qu’à cette condition, rappelez-vous-le bien, monsieur, que nous avons traité…
– Traité ! madame, quel mot vous employez là.
– C’est celui qui convient, monsieur. Une femme du monde cède, une courtisane traite ; je suis une courtisane, ne me placez pas plus haut que je ne mérite d’être placée, et surtout ne me faites pas meilleure que je ne suis.
– Madame, dit le comte, en vérité je ne vous ai jamais vue ainsi ; mais qu’ai-je donc fait qui puisse vous déplaire ?
– Rien, monsieur. Seulement, comme vous devez le comprendre, votre visite me semble intempestive.
– Cependant, madame, il me semble à moi qu’au point où nous en sommes…
– Je crois devoir vous prévenir, monsieur, interrompit Fernande, que, tant que je serai dans cette maison, je ne souffrirai pas un mot, pas une parole qui puisse faire la moindre allusion aux relations que j’ai eues avec vous.
– Parlez moins haut, madame, je vous en prie, on pourrait nous écouter.
– Et alors pourquoi m’exposez-vous à dire des choses qui ne peuvent être entendues ?
– Parlez moins haut, je vous en conjure, madame, vous voyez que je suis calme. Je viens à vous…
– Est-ce pour m’aider à sortir de la situation fausse où l’on m’a mise ? Alors, monsieur, soyez le bien-venu. J’accepte vos services, je les implore même.
– Mais je ne puis rien à cette situation.
– Alors si vous n’y pouvez rien, monsieur, je ne dois pas, de fausse qu’elle est, la faire méprisable en vous recevant seul à une pareille heure. Songez que l’accueil que l’on m’a fait dans cette maison doit régler la conduite que j’y dois tenir, et la baronne et madame de Barthèle ont été trop gracieuses et trop convenables envers moi pour que j’oublie que l’une est votre amie depuis vingt-cinq ans et l’autre votre nièce.
– Eh bien, c’est justement parce que Clotilde est ma nièce s’écria le pair de France se rattachant à ce mot qui lui permettait de rester en donnant un autre tour à la conversation ; c’est justement parce que Clotilde est ma nièce que je puis être alarmé de la funeste passion de mon neveu pour vous.
– Vous ne sauriez me l’imputer à crime. Lorsque M. de Barthèle me fut présenté, il me fut présenté comme libre de son cœur et de sa personne. Du moment que j’ai su qu’il était marié, j’ai rompu avec lui, et vous avez pu vous convaincre d’une chose, monsieur, c’est que je ne l’ai pas revu depuis le jour où j’ai eu l’honneur de vous rencontrer chez madame d’Aulnay.
– Mais par quelle combinaison diabolique avez-vous donc été conduite ici ? reprit le pair de France ; qu’y comptez-vous faire ? quels sont vos projets pour l’avenir ?
– Quitter cette maison cette nuit même, monsieur, n’y rentrer jamais, et s’il est possible, après avoir rendu M. de Barthèle à la vie, rendre sa femme au bonheur.
– Ainsi donc, c’est bien véritablement que vous avez renoncé à Maurice ?
– Oh ! oui, bien véritablement, dit Fernande en secouant la tête avec une indéfinissable expression de mélancolie.
– Et pour toujours ?
– Et pour toujours.
– Tenez, Fernande, dit le comte, vous êtes un ange.
– Monsieur le comte…
– Oh ! dites tout ce que vous voudrez, il faut que vous me laissiez vous exprimer tout ce que j’ai dans le cœur.
– Monsieur le comte…
– Vous me demandez pourquoi je suis venu ici, à cette heure, au milieu de la nuit, pourquoi je n’ai pas attendu à demain, dans un autre lieu, dans une autre maison ; c’est que mon cœur débordait, Fernande ; c’est que, pendant toute cette journée où je vous ai vue tour-à-tour si simple, si grande, si digne, si calme, si compatissante, si au-dessus de tout ce qui vous entourait enfin, j’ai appris à vous apprécier à votre valeur. Oui, Fernande, oui, cette journée m’a fait descendre plus avant dans votre cœur que les trois mois qui l’ont précédée, et votre cœur, je vous le répète, n’est pas celui d’une femme, c’est celui d’un ange.
Fernande sourit malgré elle à cet enthousiasme d’une âme à qui ce sentiment paraissait si complètement étranger, mais elle reprit aussitôt l’air froid et digne qu’elle s’était imposé.
– Eh bien, monsieur, tout cela ne me dit pas dans quel but vous m’avez fait cette visite, que je vois, je vous l’avoue, avec un sentiment pénible se prolonger si longtemps.
– Comment, reprit le comte, après la promesse que vous m’avez faite de renoncer pour jamais à Maurice, après ce que je viens de vous dire, vous ne devinez pas ?
– Non.
– Vous ne devinez pas que je vous aime plus que vous n’avez jamais été aimée, car je vous aime de tous les sentiments qui sont dans le cœur d’un homme de mon âge ; vous ne devinez pas que vous êtes devenue nécessaire au bonheur de ma vie, que maintenant que je connais le secret de votre naissance, que maintenant que je connais la noblesse de votre cœur, je n’ai plus qu’un souhait à faire, qu’un désir à former, qu’une espérance à voir s’accomplir, Fernande : c’est de vous attacher à moi par des liens éternels, indissolubles, car toute autre position entre nous qu’une position sanctionnée par les lois et la religion, me laisse à tout moment la crainte de vous perdre.
Fernande regarda un instant M. de Montgiroux en silence et avec l’expression d’une affectueuse pitié.
– Comment, monsieur ! dit-elle, c’était pour cela que vous étiez venu ?
– Oui, c’était pour cela. Je ne pouvais demeurer plus longtemps dans l’incertitude ; je comprends que les événements d’aujourd’hui devaient nous séparer s’ils ne nous réunissaient. Fernande, partagez ma position ; Fernande, partagez ma fortune ; Fernande, acceptez mon nom.
Fernande leva les yeux au ciel, et, avec un accent dont Dieu seul avait le secret :
– Hélas ! dit-elle.
– Eh bien, Fernande, dit le comte, vous ne me répondez pas ?
– Vous ne sauriez songer sérieusement à ce que vous me proposez là, dit Fernande essayant de faire croire au comte qu’elle prenait sa proposition pour une plaisanterie.
– À mon âge, madame, reprit le comte, on ne décide rien à la légère ; on pèse chaque démarche qu’on fait, chaque parole qu’on dit. Accueillez donc ma demande comme l’expression de mes sentiments les plus intimes et les plus réels.
– Mais, à votre âge, monsieur le comte, un mariage, même dans des conditions d’égalité de naissance, de fortune et de position sociale, est regardé comme une folie.
– À mon âge, au contraire, madame, on a besoin du bonheur calme et pur que donne le mariage, et ce bonheur, rêve de mes derniers jours, vous seule pouvez me le donner.
– Mais votre position sociale ?
– Un des avantages de l’homme est de la faire partager à la femme qu’il s’associe.
– Et vous priveriez de votre héritage une nièce et un… neveu que vous aimez comme vos enfants !
– Maurice et Clotilde auront un jour trois millions à eux deux.
– Ce n’est pas une question que je vous adresse, monsieur, c’est un reproche que je vous fais.
– N’est-ce que cela ? Par mon contrat de mariage même je déclare que sur ma fortune un million doit leur revenir.
– Mais vous oubliez, monsieur, que j’ai appris aujourd’hui que madame de Barthèle avait des droits antérieurs aux miens.
– Comparez votre âge au sien, comparez votre beauté dans sa fleur à sa beauté flétrie, les charmes d’une intimité nouvelle aux ennuis d’une liaison éteinte.
– Votre honneur, votre repos, votre considération seraient le prix du sacrifice que vous voulez faire.
– Je vous aime ! ce mot répond à tout.
– Vous ne songez qu’à vous ; songez au monde.
– Le monde me donnera-t-il le bonheur qui est en vous seule, et qui pour moi n’existe pas sans vous ?
– Et vous ne voyez rien qui rende cette union… impossible ?
– Rien, que votre refus.
– Réfléchissez bien, monsieur le comte.
– Toutes mes réflexions sont faites.
– Monsieur le comte, je vous remercie de l’offre que vous me faites.
– Mais l’acceptez-vous, Fernande ? dites, l’acceptez-vous ?
– Demain, monsieur le comte, vous connaîtrez ma réponse. Mais, ce soir, cette nuit, j’ai besoin d’être seule ; laissez-moi donc, je vous en supplie.
– Vous me renvoyez ainsi ?
– Demain, à deux heures de l’après-midi, vous pourrez vous présenter chez moi. Adieu, monsieur le comte.
Il y avait dans cet adieu une injonction si réelle de se retirer, que le comte n’osa résister davantage, il salua et sortit.
Madame de Barthèle n’avait pas perdu un seul mot de cette conversation ; elle comprit aussitôt la nécessité de changer son plan. Puisque le pair de France était aveuglé par la passion au point d’affronter le scandale que causerait infailliblement son mariage avec Fernande, elle prévit que s’adresser à lui serait une démarche inutile. Elle résolut donc de s’adresser au cœur de la femme, de parler à ce cœur dont elle avait pu apprécier le dévouement, au nom de son fils, en usant de toutes les ressources du savoir-vivre et de toute la prudence qu’exigeait la singularité des circonstances. À peine cette idée fut-elle venue à l’esprit de madame Barthèle, qu’obéissant comme toujours à son premier sentiment, elle résolut de la mettre à exécution ; pour ne pas laisser soupçonner qu’elle pût avoir entendu quelque chose, elle reprit l’escalier de service, traversa le salon, et, remontant l’escalier dérobé, rentra dans sa chambre, mais pour en sortir aussitôt.
Il y avait dans la résolution que venait de prendre madame de Barthèle toute l’inconséquence habituelle de son caractère ; mais chez les femmes du monde, il semble en général que la faculté de réfléchir ait été exclusivement accordée à celles qui veulent faire le mal sans rien perdre de leur renommée. Madame de Barthèle était trop honnête au fond, et, malgré ses quarante-cinq ans, trop étourdie pour être hypocrite. À elle aussi M. de Montgiroux était devenu nécessaire, et elle sacrifiait tout à cette nécessité. L’important, d’ailleurs, était d’abord d’empêcher le mariage proposé par son infidèle amant à la jeune et belle courtisane, et comme aucune des réponses qu’elle avait entendu faire par Fernande ne dénotait un enthousiasme bien vif pour ce projet, elle se flattait de trouver en elle une auxiliaire et non une rivale.
– Elle a été touchée, disait-elle, de la situation de Maurice ; elle l’aime d’un véritable amour, c’est incontestable. Elle comprendra donc qu’il n’y a pas d’amour sans jalousie, et que la nouvelle de son mariage avec le comte tuerait mon enfant. Je l’attaquerai à ce point de vue ; elle a l’esprit juste, le cœur droit ; c’est une fille bien née, elle a la conscience de ses fautes. Le sentiment et le respect des usages semblent régler toutes ses actions : elle sentira qu’elle ne doit pas porter le trouble dans une famille honorée. Elle ne peut avoir d’amour pour le comte, et je l’ai bien vu à sa manière de lui parler. D’ailleurs, quand on a aimé Maurice, on ne doit plus en aimer d’autre que lui. Il n’y aurait donc que le désir d’être titrée… Bah ! ce désir ne domine plus que les âmes vulgaires… ; puis, ce ne peut être le sien, puisqu’elle a renoncé à son nom. Non, Fernande a un bon et noble cœur ; j’attaquerai sa sensibilité ; je prierai, j’implorerai ; une mère est bien forte quand elle parle au nom de son fils.
Comme on le voit, malgré son étourderie, madame de Barthèle avait trouvé un biais qui la laissait derrière le paravent ; il est vrai que cette ruse ressemblait fort à une vieille histoire de l’autruche qui se cache la tête dans le sable et qui croit qu’on ne la voit pas. Enfin il fallait un prétexte à madame de Barthèle pour rentrer chez Fernande au milieu de la nuit, et elle avait pris celui-là.
Un des grands travers des gens du monde c’est de se croire le droit d’exiger un dévouement quelconque des personnes qu’ils croient, ou qui se trouvent réellement dans une position sociale inférieure à celle qu’ils occupent, dévouement dont ils ne seraient pas capables eux-mêmes. Leur assurance à cet égard est d’autant plus remarquable que leur formule est plus naïve ; ils disent : « Faites cela pour moi, je vous en supplie ; » ils s’en servent pour les moindres choses comme pour les sacrifices les plus pénibles : puis, lorsqu’on a fait ce qu’ils désirent et que les personnes non intéressées à la chose s’étonnent qu’elle ait tourné ainsi : « Ah ! répondent-ils, il ou elle a été enchanté de faire cela pour moi ! » et tout est dit, le sacrifice est payé. Mais à cœur dévoué, n’en demandez pas davantage, car on s’étonnerait que vous ne fussiez pas satisfaits et payés par l’honneur que vous avez eu de rendre service à plus grand que vous !
Madame de Barthèle, en arrivant à la porte de Fernande, ne doutait donc pas que la jeune femme ne fût disposée à faire tout ce qu’elle lui demanderait, quand, à son grand étonnement, elle trouva la porte ouverte, et dans cette chambre, au lieu de Fernande qu’elle y venait chercher, Clotilde seule, dans une attitude qui annonçait la stupeur et l’abattement.
– Clotilde ! s’écria-t-elle, Clotilde ici ! Et que viens-tu faire dans cette chambre, mon Dieu ?
Puis, comprenant la nécessité d’expliquer sa conduite à celle à qui elle demandait une explication :
– Je passais, continua madame de Barthèle, j’ai vu cette porte entr’ouverte, j’ai craint que madame Ducoudray ne se fût trouvée indisposée, et, dans cette crainte, je suis entrée.
– Pourquoi n’est-elle pas dans cette chambre ? murmura Clotilde les yeux fixes et répondant à ses propres pensées bien plutôt qu’à l’interpellation de sa belle-mère, où peut-elle être, si ce n’est chez Maurice ?
– Chez Maurice ! s’écria madame de Barthèle ; et qu’irait-elle faire à cette heure chez Maurice !
– Eh ! madame, dit Clotilde avec cet accent rauque de la jalousie qui, pour la première fois altérait sa voix, ne savez-vous pas qu’ils s’aiment ?
Madame de Barthèle était trop préoccupée elle-même de sa propre situation pour remarquer la fixité du regard, la pâleur du visage et la vibration stridente qui avaient accompagné les paroles de Clotilde.
– Ce n’est pas probable, répondit-elle froidement.
– Et moi, madame, dit Clotilde en saisissant le bras de sa belle-mère et en le serrant avec force, je vous dis qu’elle est près de Maurice.
Madame de Barthèle regarda avec étonnement Clotilde, toute frémissante aux premières atteintes d’une passion qui, jusqu’alors, lui avait été inconnue.
– Eh bien, dit-elle, quand elle serait près de Maurice, qu’y aurait-il là dedans qui puisse vous bouleverser ainsi ?
– Mais, vous ne comprenez donc pas que j’aime Maurice, moi ? vous ne comprenez donc pas que j’en suis jalouse ? vous ne comprenez donc pas que je ne veux pas qu’il aime une autre femme, ni qu’une autre femme l’aime ?
Et Clotilde jeta ces paroles avec une sorte d’explosion concentrée qui porte la conviction dans l’âme de ceux à qui elle s’adresse.
– Jalouse ! s’écria madame de Barthèle, jalouse ? toi, Clotilde, jalouse ?
Et madame de Barthèle, qui savait par expérience ce que c’est que la jalousie, pour en avoir fait dans la journée une longue épreuve, prononça ces paroles avec une terreur involontaire.
– Eh bien, madame, demanda Clotilde en regardant sa belle-mère d’un regard à la fois candide et enflammé, qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que je sois jalouse ?
– Mais je ne savais pas…
– Ni moi non plus, dit Clotilde ; je ne savais pas que cette femme occupât toute sa pensée, eût tout son cœur ; je ne savais pas que son éloignement pouvait le tuer, je ne savais pas que son retour pouvait lui rendre la vie. Eh bien, je sais tout cela, maintenant, et ils sont ensemble !
– Mais non, ma pauvre enfant, dit madame de Barthèle, tu t’exagères la gravité de la situation. Hier, cependant, tu avais compris la nécessité de recevoir madame Ducoudray ; c’est de ton consentement qu’elle est venue ; tu devais bien t’attendre à cela, car tu savais qu’ils s’étaient aimés.
– Oui, sans doute ; Mais je n’aimais pas, moi, mais je ne savais pas qu’il viendrait un moment où j’attacherais plus de prix à son amour qu’à sa vie. Oh ! tenez, tout cela, madame, c’est ma faute. Je n’ai pas aimé Maurice comme j’aurais dû l’aimer, je ne l’ai pas aimé comme elle l’aimait, elle. Ma mère, il faut entrer dans la chambre de Maurice, afin qu’ils ne demeurent pas plus longtemps ensemble.
– Arrête, dit madame de Barthèle en saisissant Clotilde par le bras, arrête, mon enfant, et souviens-toi que Maurice n’est pas encore hors de danger.
– Le danger n’est plus le même, et c’en est un autre plus grand qui maintenant nous menace, je vous le dis. Ainsi, madame, venez avec moi, je vous prie, et montrons-nous.
– Mon Dieu ! mais songe à ce que tu me proposes ; c’est blesser toutes les convenances.
– Est-il dans les convenances qu’une étrangère soit chez moi en tête-à-tête avec mon mari, à une pareille heure.
– Mon enfant, crois-moi, j’ai plus d’expérience que toi, dit madame de Barthèle ; crains, avant toute chose, de changer ta situation vis-à-vis de ton mari en rupture ouverte ; la première querelle, dans un ménage, est la porte par laquelle entrent toutes les autres. Cette femme, dont jusqu’à présent nous n’avons pas à nous plaindre, cette femme à laquelle nous n’avons rien à reprocher, peut, blessée par notre défiance, vouloir se venger à son tour. Songe qu’elle n’est pas venue ici de son propre mouvement, songe qu’on l’y a attirée ; rappelle-toi son émotion terrible quand elle a su où elle était, sa prière, ses efforts pour se retirer. C’est nous qui l’avons amenée, c’est nous qui l’avons retenue. Ce soir encore, elle voulait partir ; c’est moi qui lui en ai ôté les moyens en lui enlevant sa voiture.
– Ils s’aiment, ma mère ! ils s’aiment ! reprit Clotilde en frappant le parquet du pied ; ils s’aiment, et ils sont ensemble !
– Eh bien, dit madame de Barthèle, de la prudence. Voyons : ils sont ensemble, c’est vrai ; mais cette entrevue a peut-être un but innocent, louable même.
Les lèvres de Clotilde se crispèrent sous le sourire du doute.
– Oui, je comprends, continua madame de Barthèle, mais éclairons-nous sur cette entrevue.
– Et comment, cela ? demanda Clotilde.
– Pénétrons leurs secrets, afin de savoir quelle conduite nous devons tenir vis-à-vis d’elle.
Clotilde comprit.
– Épier mon mari ! épier Maurice ! dit-elle avec hésitation.
– Mais sans doute, répondit madame de Barthèle, à qui cette observation faite était un reproche innocent de la conduite qu’elle venait de tenir elle même ; sans doute, cela ne vaut-il pas mieux qu’une esclandre ?
– Et si j’allais acquérir la certitude qu’ils me trompent, ma mère ! si j’allais entendre des plans d’avenir ! J’aime mieux douter : j’en mourrais.
– Écoute, dit madame de Barthèle : j’ai meilleure opinion que toi de madame Ducoudray ; viens, suis-moi, je réponds de tout.
– Mais, s’ils me trompent, ma mère ! s’ils me trompent !
– Eh bien, alors il sera temps pour toi de prendre conseil de ton désespoir.
– Oh ! il ne m’a jamais aimée ! s’écria Clotilde éclatant en sanglots.
– Viens, mon enfant, viens, dit madame de Barthèle, qui, avec la bonté inhérente à son caractère, oubliait peu à peu ses propres intérêts pour se laisser prendre de compassion à une douleur véritable, à une passion réelle. Viens ; tu sais que nous pouvons tout entendre en nous glissant derrière l’alcôve, et même, comme il y a une porte, nous pouvons tout voir. Mais, en vérité, continua-t-elle en entraînant la jeune femme presque malgré elle, je ne te reconnais plus, Clotilde. Allons, allons, venez : il faut avoir de la force dans les grandes circonstances.
Et bientôt les deux femmes, se tenant par la main, retenant leur haleine, marchant sur la pointe du pied, pénétraient dans l’alcôve, d’où, comme l’avait dit madame de Barthèle, elles pouvaient voir et entendre tout ce qui se passait dans la chambre de Maurice.
En effet, Clotilde ne s’était pas trompée. Aussitôt que le comte de Montgiroux avait quitté sa belle maîtresse, celle-ci, fidèle à son premier projet, avait écouté le bruit de ses pas, attendant que la porte de sa chambre se fermât derrière lui : alors elle était sortie de la sienne, avait marché droit à celle de Maurice, et y était entrée sans crainte, sans hésitation, comprenant qu’elle faisait ce qu’elle devait faire.
Comme elle entrait, la pendule sonnait minuit ; une nouvelle journée commençait pour tout le monde ; pour Fernande une ère nouvelle devait dater de ce moment.
Une lampe de nuit jetait son jour douteux et tremblotant sur les meubles et les lambris de cette vaste chambre. Maurice, à moitié hors du lit, prêtait l’oreille au moindre bruit, le cœur plein d’anxiété, respirant à peine, car quoiqu’il eût fait redire cinq ou six fois à son valet de chambre la promesse de Fernande et les termes dans lesquels elle l’avait faite, il doutait encore qu’elle vînt, tant il désirait sa venue. Chaque minute de retard lui semblait un siècle perdu dans sa vie, et cette vie, comme si elle eût dépendu entièrement de cette entrevue, vacillait au souffle de l’espérance ; on l’eût dite suspendue à la première parole de la femme adorée, soumise à son premier regard. Le moment qui s’y rapprochait avait pour le malade une si grande importance, il s’y mêlait une solennité si vague, une crainte si mystérieuse, tout y imposait si puissamment à ses sens, que, lorsqu’il entendit retentir dans le corridor le pas si connu de Fernande, lorsqu’il la vit pousser sa porte et s’avancer pâle, si pâle, qu’on eût dit une statue qui marchait, il n’eut pas la force de faire un geste, pas le courage de proférer une parole ; il tressaillit seulement, et demeura muet et immobile, le cœur serré par un triste pressentiment.
Fernande, de son côté, quoique partie de chez elle le cœur ferme et le front serein, avait, à mesure qu’elle s’était approchée de la chambre de Maurice, reçu des impressions semblables, impressions si puissantes, que, de son côté, elle resta debout près du lit sans pouvoir parler, sans avoir la force de formuler une seule pensée, comme si tout à coup toutes les facultés qui composaient l’ensemble de cette organisation si fine, si élégante, si spirituelle et parfois si vigoureuse, se fussent anéanties dans une sorte d’idiotisme. Ce silence eut, si cela peut se dire, un écho réciproque d’un cœur à l’autre. Chez les deux jeunes gens, le sang, par un phénomène physique, semblait avoir suspendu sa marche ; le regard était empreint d’une inquiétude qui rendait leurs yeux également étonnés, et quelqu’un qui les eût vus ainsi, eût juré que l’âme incertaine n’animait plus, ou du moins était sur le point de ne plus animer la matière.
Enfin Fernande rompit la première le silence.
– Me voici, dit-elle. Vous m’avez fait demander, Maurice ; mais c’était inutile, et je serais venue sans cela.
– Vous avez donc compris le besoin que j’avais de vous voir et de vous parler. Oh ! merci, merci ! s’écria Maurice.
– C’est que ce même besoin était en moi, mon ami, répondit Fernande ; car j’avais bien des choses à entendre sans doute, mais aussi bien des choses à vous dire.
– Eh bien, alors, parlons. Nous sommes seuls, enfin, Fernande : il n’y a plus de regards indiscrets qui nous épient, plus d’oreilles avides qui nous écoutent. Vous avez bien des choses à entendre, dites-vous ; moi, je n’en ai qu’une à vous dire. Vous n’avez plus voulu me voir ; moi, je n’ai plus voulu vivre. Vous avez consenti à revenir à moi : que la vie soit la bienvenue, puisqu’elle revient avec vous. Merci, Fernande ; car voilà un moment qui me fait oublier tout ce que j’ai souffert.
– Vous avez bien souffert, oui, je n’en doute pas, Maurice ; car, malheureusement, votre faiblesse m’en donne la preuve. Mais au moins vous avez l’isolement et le silence, vous. Moi, j’ai été obligée de vivre au milieu du monde, au milieu des plaisirs ; vous pouviez pleurer, je devais sourire. Maurice, ajouta Fernande, je dois encore avoir plus souffert que vous.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria le malade dans une pieuse exaltation, avez-vous enfin pris pitié de nous, et serions-nous donc au bout de nos douleurs ?
– Oui, Maurice, je l’espère, dit Fernande avec un sourire triste et en levant son beau et limpide regard vers le ciel où Maurice venait de lever les mains.
– Fernande, dit Maurice, vous dites cela d’un ton qui m’effraye. Pendant notre séparation, il est survenu en vous quelque chose d’étrange et d’inconnu que je ne comprends pas.
– Voulez-vous que je vous le dise, ce qui est survenu en moi que vous ne comprenez pas ?
– Oh ! oui, dites.
– Eh bien, c’est que votre mère, Maurice, m’a pris les deux mains comme elle eût fait à sa fille ; c’est que votre femme m’a embrassée comme elle eût fait à sa sœur.
Maurice frissonna.
– C’est, continua Fernande, que j’ai été reçue dans ce château comme quelqu’un qui aurait eu droit de s’y présenter ; c’est que, élevée, agrandie, purifiée, j’ai compris ce que je devais à votre mère, à votre femme, à l’hospitalité.
– Mon Dieu ! Mon Dieu ! que me dites-vous là, Fernande ? s’écria Maurice en se soulevant sur son lit, et où voulez-vous donc en venir ?
– Votre exclamation me prouve que vous m’avez comprise ; du courage, Maurice, soyez homme.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria une seconde fois Maurice en se tordant les bras.
– Maurice ! Maurice ! dit Fernande, n’agissez point ainsi, car ce que vous faites est d’un insensé. Calmez-vous, je vous en supplie. Vous êtes faible encore, ce matin vous étiez mourant. Maurice, votre vie est toujours en danger ; la nuit est froide. Si vous voulez que je reste près de vous, il faut non-seulement m’écouter, mais encore il faut m’obéir. Le corps a ses lois indépendantes des émotions de l’âme. Maurice, vos bras sont nus, votre poitrine est exposée à l’air. Laissez-moi vous soigner comme si j’étais votre femme, comme si j’étais votre mère. Maurice, je vous en prie en leur nom, c’est par leur volonté que je suis ici ; Fernande doit donc, tant qu’elle restera dans ce château, n’être que leur représentant ; c’est dans leur intérêt que je vous parle, c’est dans leur intérêt que j’agis. Maurice, vous devez aimer ceux qui vous aiment, et surtout les aimer comme ils vous aiment.
Maurice se tut. Il était dompté par la douceur de cette femme qui venait de substituer à l’exaltation de l’amour les plus tendres soins de l’amitié, et qui imitait, au lieu de l’ardente passion dont il lui donnait l’exemple, la douce prudence de la mère qui gourmande son enfant, de la femme qui gronde son mari, pour lesquelles les scrupules de la pudeur se taisent devant la crainte du danger. En effet, le sentiment qui l’animait à cette heure rendait au cœur de la courtisane quelque chose de sa pureté native, et sanctifiant ce tête-à-tête, leur donnait à tous deux cette chasteté de la douleur qui voile les sens. Et Maurice, docile comme un enfant, cédant avec étonnement aux exigences de la raison, Maurice oubliait presque qu’une jeune femme, sa maîtresse passée, l’objet de son idolâtrie présente, se penchait sur son lit. Quant à Fernande, elle paraissait avoir complètement oublié le jeune homme, idéale personnification de ses rêves, pour ne plus voir que le malade, que la moindre émotion morale blesse, que la moindre atteinte physique met en danger. La charité passait sa main glacée sur son front brûlant, et une calme et froide espérance semblait se mêler seule au souffle de la piété.
Et pendant ce temps, Maurice, sans force pour combattre la froideur de Fernande, qui se présentait à lui sous cet affectueux aspect, Maurice se laissait aller au charme de ces sensations. Il en résultait un bien-être si suave, si pur, et en même temps si réel pour le corps et l’esprit, pour le cœur et pour l’âme, que la vie revenant à flots ranimer les facultés abattues, semblait leur rendre tout à coup cette intelligence supérieure, cette délicatesse exquise du sentiment qui maintient l’âme dans une de ces sphères élevées qui semblent flottantes au-dessus de la terre.
– Vous le voyez, Fernande, dit le malade appuyé maintenant sur son coude et fixant ses yeux sur elle avec un regard humide d’attendrissement et un soupir de bonheur, vous le voyez, j’obéis comme un pauvre enfant sans force et sans volonté. Oh ! mon Dieu ! quelle femme ou plutôt quel ange êtes-vous donc ? de quelle étoile êtes-vous tombée, et quelle faute commise par un autre sans doute, venez-vous, esprit de dévouement, expier dans notre monde, qui ne vous connaît pas parce qu’il n’a fait que vous voir passer et qu’il n’a pu vous comprendre ?
Fernande sourit.
– Allons, dit-elle, le docteur se trompe en parlant de votre convalescence ; il y a encore du délire. Maurice, revenez à vous et regardez les choses de ce monde sous leur véritable aspect.
– Oh ! non, non, dit Maurice, et je suis en pleine réalité, Fernande. L’aspect sous lequel j’envisage les choses est bien leur véritable aspect. Depuis que je vous aime, c’est votre volonté seule qui a réglé mes actions. Vous m’avez banni de votre présence, j’ai voulu mourir ; vous paraissez, et je renais. C’est vous qui êtes mon âme, ma force, ma vie ; c’est vous qui disposez de moi en maîtresse absolue. Ce rôle, dites-moi, est-il celui d’une femme ou celui d’un ange ?
– Ah ! Maurice, répondit Fernande en secouant la tête, pour combien d’années de la vie ne voudrais-je pas qu’il en fût de moi comme vous dites, et que j’eusse cette suprême influence sur vous !
Et en effet, comme pour venir à l’appui de ce que disait Maurice, une teinte rosée se répandait sur les joues du jeune homme, ses lèvres se coloraient doucement. Ses yeux brillaient non plus de cette flamme sèche, lueur de fièvre, mais de ce doux reflet de la pensée qui se repose, de cet éclat intelligent, rendu plus vif encore par les larmes du bonheur.
– Car je suis en ce moment près de vous, Maurice, continua Fernande, pour imposer mon autorité, pour exercer mon empire, dans votre intérêt, dans celui de votre femme, dans celui de votre mère.
Et elle ajouta en appuyant sur cette dernière phrase :
– Dans celui de toute votre famille, enfin.
– Alors parlez vite, dit Maurice, que je sache ce que je dois craindre, ce que je dois espérer.
Le mouvement d’impatience que venait de manifester Maurice avertit Fernande du danger qu’il y aurait à parler sans ménagement. Ce qu’elle avait à lui dire était d’une telle importance, qu’elle ne put s’empêcher de tressaillir, car elle éprouvait un embarras extrême à la seule idée de troubler cette joie profonde qui avait presque miraculeusement rendu la force à cette jeune organisation affaiblie par la douleur. La santé, la vie, l’avenir de Maurice dépendaient de ce dernier entretien. Fernande perdit sa confiance, un léger frisson l’agita.
– Eh bien, s’écria Maurice, qu’y a-t-il donc ? Vous gardez le silence, vous tremblez. Au nom du ciel, expliquez-vous, Fernande ; Fernande, parlez, je vous en conjure.
Le courage est un céleste secours que Dieu a placé en nous pour nous soutenir et nous guider dans les occasions suprêmes, et qui vient en aide à la force physique quand elle fléchit. Voilà pourquoi les hommes justes sont ordinairement des hommes courageux. La justice n’est que la fille aînée du courage.
Fernande fit mentalement un appel à Dieu, et elle se sentit le courage de continuer, sans s’écarter de la voie qu’elle s’était prescrite, sans faillir à la mission qu’elle s’était imposée.
Seulement elle puisa des forces dans tout ce qu’elle crut pouvoir lui en donner, réunissant contre son propre cœur tous les moyens, non pas de combattre Maurice, mais de se combattre elle-même.
– Hélas ! Maurice, dit-elle en sentant ses genoux trembler sous elle, n’allez pas croire que je sois plus forte que je ne le suis réellement. Non ; quelque puissance qu’on ait sur soi-même, avec quelque volonté qu’on réprime ses instincts, il arrive toujours, dans les grandes catastrophes et à la suite de longues émotions, un moment où la résistance se trouve en défaut, où la fermeté qu’on oppose à la douleur se fatigue et plie, où les ressorts de notre frêle organisation se détendent, et où il semble que tout notre être va se dissoudre. La résolution soutient, mais elle use. Tenez, Maurice, je sens qu’il m’est impossible de rester debout plus longtemps, et je veux m’asseoir.
Maurice étendit le bras vers un fauteuil.
– Non, dit Fernande l’arrêtant, non. Deux fois, ce soir, j’ai vu votre femme, cette belle et chaste Clotilde, assise sur votre lit, tenant vos deux mains dans les siennes, interrogeant vos yeux de ses regards. Eh bien, c’est ainsi que je veux être. Le permettez-vous ? Placée où elle était, et comme elle était, son souvenir me protégera. Je n’ai ni ses droits ni sa pureté, mais votre cœur m’a élevé un trône, mais vous m’avez dit que je régnais sur vous. Eh bien, je réclame de mon sujet l’obéissance et la soumission.
À ces mots, elle prit les mains de Maurice dans les siennes et les pressa, ainsi qu’elle avait vu Clotilde les presser ; puis elle s’assit, elle la maîtresse purifiée, à la place où la femme qui avait failli se perdre s’était assise, et plongea son regard, animé d’une expression toute-puissante, dans le regard indécis de son amant.
Alors, appelant à elle la force magnétique du sentiment et de l’attraction, elle lui dit :
– Et maintenant que je suis forte et calme, Maurice, écoutez-moi.
Et Maurice, subissant l’influence d’une nature supérieure à la sienne, demeura dans une muette attention.
Depuis cinq minutes déjà, les deux femmes, la tête appuyée à la porte de l’alcôve, ne perdaient pas un mot de cet entretien.
– Maurice, dit Fernande, laissez-moi d’abord vous remercier comme on remercie Dieu ; les seuls jours heureux de ma vie, je vous les dois. Quand je serai seule, isolée et vieille, je me retournerai vers le passé, et la seule époque lumineuse de mon existence sera celle que votre amour aura éclairée. Quand je serai sur mon lit de mort et que mon repentir aura expié mes fautes, ce que je demanderai à Dieu, c’est un paradis qui ressemble à ces trois mois tombés du ciel.
– Oh ! dit Maurice, merci pour ce que vous venez de dire.
Fernande sourit tristement en voyant le jeune homme se tromper si étrangement à ce début.
– Oui, Maurice, reprit-elle ; mais ce qui fait que je remercie Dieu de cet amour, c’est que non-seulement il a éveillé mes sens, mais c’est surtout qu’il a retrempé mon âme ; c’est qu’il m’avait fait oublier qu’il existait un monde corrupteur et corrompu, c’est qu’il m’inspirait à la fois l’oubli du passé et l’insouciance de l’avenir, c’est que pour la première fois je me sentais heureuse et fière du sentiment que j’éprouvais ; c’est que ce sentiment était si pur, qu’il me relevait de mes fautes, si miséricordieux, que je les pardonnais à ceux qui me les avaient fait commettre. Je ne vivais plus qu’en vous, Maurice ; vous étiez l’unique but de mes pensées. Je m’endormais dans de doux rêves, je m’éveillais dans de douces réalités. Mon bonheur était trop grand pour qu’il durât, mais je remercie le ciel de me l’avoir accordé ; les regrets me tiendront lieu d’espérances, et je marcherai dans l’avenir les regards tournés vers le passé.
» Aussi, quand je découvris que vous m’aviez trompée, Maurice, tout entière à ma douleur, aveuglée par elle, je ne compris pas que c’était pour vous une nécessité d’agir comme vous l’aviez fait. Je sentis que quelque chose se brisait dans ma vie ; j’éprouvai l’amer besoin de la souffrance, et cependant la solitude et le silence m’effrayaient, car je me redoutais surtout moi-même. Il me fallait le bruit, l’agitation, la vengeance même. Malheureuse que j’étais, de ne pas songer que, lorsqu’on aime véritablement, c’est toujours sur soi-même qu’on se venge ! Je voulus donc élever entre vous et moi une barrière insurmontable. Vous voyez bien, Maurice, que je vous aimais toujours, puisque je doutais ainsi de moi. Je me replongeai dans le désordre de ma vie passée. En votre présence, la courtisane avait disparu ; mais je vous l’ai dit, vous étiez mon bon génie, Maurice : votre absence la fit revivre. Oh ! je fus bien coupable, écoutez-moi, ou plutôt je fus bien folle. Au-dessus de cette misère qui parfois fait l’excuse des femmes flétries, je discutai avec un nouvel amant le prix de ma personne. – Oh ! oui, oui, pleurez, dit Fernande au jeune homme, qui ne pouvait retenir un sanglot, pleurez sur moi, car j’atteignis alors à un degré de honte que je n’avais jamais atteint. Après avoir retrouvé le sentiment de la vertu, j’eus le cynisme du vice, j’affectai le luxe, je jouai la femme impudente, et par conséquent la femme heureuse.
» Eh ! tenez, hier encore, quand, rieuse et sans remords, vos amis me conduisaient chez vous sans que je susse où j’allais, quand je venais briser mon apparente insouciance à l’angle de votre cercueil, aveugle que j’étais, je croyais encore à la possibilité d’une existence pareille ; hier, repoussant le respect des usages que je gardais enfermé dans mon âme, oubliant les pieux enseignements donnés à ma jeunesse, franchissant, à l’aide de mon incognito les distances sociales, je suis entrée dans cette demeure la tête haute. Maurice, j’ai vu votre mère, j’ai vu votre femme, je vous ai revu, et toute mon impudence est tombée à mes pieds comme tombe au premier coup une armure mal jointe et mal trempée. Maurice, ce n’est point le hasard qui a conduit tout cela, qui a permis que ces hommes frivoles dont j’étais le jouet m’amenassent ici. Le secret que j’aurais voulu me taire à moi-même n’aura pas été divulgué inutilement ; en vibrant tout haut, le nom de mon père a brisé le lien qui m’attachait à la honte, il a réveillé au fond de mon cœur le sentiment social que j’y avais refoulé, il m’a rendu le désir des actions nobles et la possibilité d’une vie pure. Maurice, j’avais eu le courage de vous cacher que j’étais une pauvre fille de noblesse qu’on avait poussée des hauteurs du monde dans les basses régions de la société. Je ne voulais pas que vous vissiez la distance que j’avais parcourue pour descendre où vous m’aviez trouvée ; mais vous, cœur élevé et clairvoyant que vous êtes, vous l’aviez devinée, n’est-ce pas ? Je n’avais jamais osé vous dire que mon pauvre père, mort sur le champ de bataille entre les bras d’un fils de France, appartenait à cette vieille noblesse toujours prête à verser son sang, sinon pour son pays, du moins pour son roi. J’ai retrouvé dans votre aristocratique maison mes aïeux, qui avaient le droit d’y être reçus en pairs et en égaux. Maurice, je les appelle à mon aide, je les évoque pour ma défense, et moi, en échange du secours qu’ils m’auront donné contre vous et surtout contre moi-même, oh ! je leur promets du fond du cœur de laver avec mes larmes la tache que j’ai faite à leur blason.
Il y avait dans le langage de Fernande un tel mélange de poésie et de réalité, de simplicité et d’exaltation, que Maurice ne cherchait pas même à répondre ; il regardait, il écoutait ; cette situation de l’âme du jeune homme était trop favorable aux projets de Fernande pour qu’elle ne fît pas un effort sur elle-même pour en profiter. Remplaçant donc par un doux et mélancolique sourire cet éclair d’enthousiasme qui avait jailli de ses yeux en illuminant son visage, elle continua, en posant sa main sur le cœur du jeune homme :
– Me comprenez-vous maintenant, Maurice ? Ce cœur que je connais si bon et si généreux, ce cœur que j’ai toujours senti battre sous ma main quand il s’est agi d’un de ces sentiments si délicats qu’ils échappent aux autres hommes ; ce cœur comprend-il pourquoi Fernande, redevenue pour vous une chaste maîtresse, trompée par vous, s’est refaite courtisane ?
– Oh ! oui, oui ! s’écria Maurice ; aussi, Fernande, Dieu m’est témoin que, de tout ce qui s’est passé, je ne veux rien entendre, je ne veux rien savoir ; que non-seulement je pardonne, mais encore que j’oublie.
– Oui, Maurice, oui, dit Fernande, j’accepte le pardon, mais je refuse l’oubli.
– Et pourquoi ? mon Dieu ! pourquoi ? demanda Maurice.
– Parce que notre liaison n’était pas de ces liaisons banales, qui se rompent et qui se reprennent. Non, non, Maurice, fermez les yeux du corps, oubliez que vous avez là près de vous, assise sur votre lit, une femme jeune et que l’on dit belle : que votre cœur me regarde et m’entende. Maurice, nous rapprocher l’un de l’autre maintenant, ce serait plus qu’un crime, ce serait une profanation. Croyez-moi, ce que nous avons éprouvé, on ne l’éprouve qu’une fois. Les brûlantes extases se sont glacées pour ne plus renaître. Le délire de la passion, refroidi chez vous et chez moi par nos larmes mêmes, n’aurait plus son excuse. Maurice, soyez homme courageux comme je veux être femme sans reproche.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Maurice entrevoyant pour la première fois le but véritable de Fernande, qu’il avait inutilement cherché pendant tout ce long discours. Mais savez-vous que ce que vous demandez là, c’est détruire à jamais notre liaison, et par conséquent ma seule, mon unique espérance ? – Savez-vous, – oui, vous le savez bien, – savez-vous que mon amour, c’est ma vie ?
– Je ne suis plus digne de votre amour, Maurice. J’ai voulu, en vous expliquant tout, laver l’âme et non le corps. Mon âme est toujours digne de vous, Maurice, car elle n’a failli que pour vous avoir trop aimé ; mais la femme a appartenu à un autre.
– Oh ! que m’importe, puisqu’en cédant à un autre, j’étais le seul que vous aimiez !
– Ne parlez pas ainsi, Maurice, ne parlez pas ainsi, reprit Fernande avec douceur ; car je vous dis, moi, que tout rapprochement est impossible.
– Fernande, s’écria Maurice, il n’y a rien d’impossible avec la volonté.
– Maurice, dit Fernande avec un accent de froide résignation, Maurice, l’amant que j’ai pris après vous, savez-vous son nom ?
– Oh ! non, non, je ne le sais pas, et je veux toujours l’ignorer.
– Eh bien ! je dois vous le dire, moi ; cet amant, c’est M. de Montgiroux.
– Le comte ! s’écria Maurice en joignant les mains, le comte de Montgiroux ! Oh ! madame, l’ai-je bien entendu ?
– Le connaissais-je Maurice ? L’avais-je jamais vu ? répondit Fernande. Savais-je qu’il était votre père ?
– Mon père ! mon père ! s’écria Maurice. Qui donc vous a appris cela ?
– Pardon, Maurice, dit humblement Fernande en joignant les mains, je ne dénonce ni n’accuse, je ne répète que ce que madame de Barthèle lui disait à lui-même hier au soir.
Il sembla à Fernande qu’elle venait d’entendre un gémissement étouffé ; elle regarda autour d’elle, mais comme elle ne vit personne, elle crut s’être trompée.
Alors elle reprit après un instant de morne silence :
– Comprenez-vous, Maurice, tout ce qu’il y a de terrible pour nous dans cette seule parole : M. de Montgiroux est votre père !
Maurice baissa la tête, et, sans qu’il répondît un seul mot, des larmes ruisselèrent sur ses joues pâles.
– Vous le voyez bien, Maurice, continua Fernande, nous n’avons plus qu’à gémir sur le passé ; car vous le savez, vous, si je suis une de ces femmes sans scrupule et sans conscience qui se rient des choses les plus saintes. Et cependant, Maurice, il faut que je vous le dise, car je dois vous faire ma confession tout entière, un instant, dans cette maison, malgré la présence de votre femme, mon cœur s’est ouvert à cette idée que les choses pouvaient renaître entre nous comme auparavant. Mais toute mauvaise pensée porte son châtiment avec elle. À peine avais-je rêvé cette trahison, que j’en ai été punie par la révélation du secret fatal. Alors, Maurice, tout a été fini. Et cette volonté irrévocable a été prise en moi-même de ne pas faire un pas de plus en avant, de m’arrêter là où j’étais. Aussi, aussi, Maurice, je vous le jure, tout à l’heure j’ai frissonné jusqu’au plus profond de mon cœur, j’ai tressailli de terreur jusqu’au plus intime de mon être, quand M. de Montgiroux est venu m’offrir sa main, son nom, sa fortune. Comprenez-vous ? moi, Maurice, la femme de votre père ! moi, Fernande, comtesse de Montgiroux ! Et cependant, Maurice, j’ai écouté tout cela, le cœur brisé, mais le visage calme, car je voyais quelque chose de triste et digne de pitié dans cet amour d’un vieillard dont le monde eût ri peut-être ; amour assez grand, assez absolu pour faire franchir à un homme comme le comte, à un homme pour lequel l’opinion du monde a toujours été une invariable boussole, la distance qui le séparait de moi. Oh ! mon Dieu ! Maurice, je le sais bien, et c’est fâcheux à dire, que pour les gens du monde, si rigides quand il s’agit des lois de l’étiquette, l’inceste n’existe qu’en vertu d’un contrat, qu’à la condition d’une cérémonie civile ou religieuse, tant la loi des conventions sociales remplace en eux la loi de la nature ! Mais moi, moi, Maurice, moi, dans ma pudeur, permettez-moi ce mot, je me suis sentie frappée ; et vous-même, Maurice, vous-même, tenez, votre abattement me prouve que vous sentez comme moi. Courbons donc la tête, et commençons, vous, Maurice, un avenir de bonheur, moi un avenir d’expiation. – Ne secouez pas la tête, Maurice, à ce mot de bonheur ; à votre âge, le bonheur est une œuvre dont on peut facilement se faire l’artiste, une statue dont tout homme, après l’avoir taillée à sa fantaisie, peut devenir le Pygmalion.
Un soupir sortit de la poitrine oppressée du jeune homme. Son regard était devenu fixe et troublé, un profond abattement avait remplacé la véhémence de la passion. Fernande s’empara de la main qu’il tenait crispée contre son cœur comme pour y comprimer une douleur cuisante, et pensant qu’il fallait le tirer de cet état, fût-ce par une secousse.
– Ainsi donc, Maurice, dit-elle arrivant à son but par un détour, il ne nous est plus permis de fléchir dans la route que nous nous sommes tracée. Dieu a mis un crime derrière nous pour que nous ne repassions plus par le même chemin, et peut-être un jour regarderez-vous comme une preuve de sa bonté ce que vous croyez être aujourd’hui une manifestation de sa colère. Maurice, je vous l’ai dit, de nous deux, et j’en remercie le ciel, vous êtes l’être privilégié ; car vous avez près de vous, prêt à renaître, le sentiment qui vous semblait mort à tout jamais dans votre cœur. Oh ! mon Dieu ! vous ne savez pas encore quelle est la mobilité de notre pauvre cœur humain. Maurice, croyez-en une femme. Clotilde est bien jeune, Clotilde est bien belle, Clotilde est bien faite pour être aimée.
– Oui, s’écria Maurice, oui, je sais tout cela ; mais Clotilde est une statue ; Clotilde est une enfant sans passions, Clotilde n’aime pas.
Il sembla à Fernande qu’elle entendait un second gémissement. Elle regarda de nouveau autour d’elle, mais, comme elle ne vit personne, et que d’ailleurs, la situation l’emportait, elle reprit :
– Tout cela était vrai hier, Maurice, tout cela est faux aujourd’hui.
– Que voulez-vous dire ? s’écria le jeune homme.
– Que depuis hier, la statue s’est animée ; que depuis hier l’enfant est devenue femme, et que la femme est devenue jalouse.
– Jalouse ! Clotilde, jalouse ! reprit Maurice avec un accent qui n’était pas exempt d’amertume, tant l’amour-propre est un sentiment profondément enraciné dans le cœur de l’homme ! Certes, si Clotilde est jalouse, ce n’est point de moi.
– Vous vous trompez, Maurice, c’est de vous, et remerciez Dieu que ce sentiment soit né chez elle d’hier seulement ; car qui sait, Maurice, si son cœur eût ressenti depuis trois mois ce qu’il éprouve depuis hier, quels malheurs irréparables pouvaient en résulter pour vous ?
– Que voulez-vous dire ? demanda Maurice. Expliquez vous, Fernande, car je ne vous comprends pas.
– Mon Dieu ! dit Fernande, quel étrange aveuglement est celui des hommes ! Vous ne comprenez pas, Maurice, qu’une femme jeune, belle et délaissée…
– Fernande, s’écria Maurice, soupçonneriez-vous Clotilde ?
– Non, certes, et Dieu m’en garde, répondit la jeune fille.
Puis, comme Maurice demeurait le sourcil froncé.
– Écoutez-moi bien, mon ami, dit-elle, ce que j’ai à vous dire touche un point délicat à traiter ; mais on m’a fait pénétrer malgré moi dans votre maison, j’y suis pour y apporter le calme, et, si je le puis, le bonheur à tout le monde. Laissez-moi donc entrer jusque dans le sanctuaire de votre famille. Maurice, votre honneur m’est cher ; je veux que, comme par le passé, il soit dans l’avenir, sinon à l’abri de toute atteinte, du moins pur de tout soupçon. Eh bien ! votre honneur, Maurice, vous l’avez imprudemment exposé, comme un joueur insensé expose sa fortune sur un coup de dé.
Le jeune homme releva la tête à ces paroles, et son regard étincela. Fernande avait visé au cœur et avait touché juste ; elle le vit et s’en félicita en elle-même.
– Fernande, dit Maurice, que signifie ce langage ? Parlez. Aviez-vous quelque chose à m’apprendre ? Vous parliez de Clotilde ; songez-y, vous parliez de la femme qui porte mon nom.
– Oui, je vous parlais d’elle, Maurice, et je me hâte de vous le dire, l’ombre d’une mauvaise pensée n’a pas encore obscurci son front. Mais savez-vous si votre délaissement n’eût pas altéré bientôt la pureté de son âme, si peu à peu ce nuage d’innocence qui l’entoure, comme cette vapeur dont s’enveloppaient les déesses antiques pour se rendre invisibles au regard des hommes, ne se fût pas dissipé au souffle des suggestions intérieures ? La jalousie est mauvaise conseillère, Maurice. Justifiée qu’elle était par votre exemple, peut-être eût-elle fini par envisager la vertu comme une duperie, et le crime comme la justice des représailles.
– Oh ! de pareilles idées ne seraient jamais venues à Clotilde, s’écria Maurice.
– Oui ; mais quand ces idées ne viennent pas aux femmes délaissées trop jeunes pour les concevoir d’elles-mêmes, croyez-moi, Maurice, il y a toujours quelqu’un qui les leur fait venir.
– Fernande ! Fernande ! s’écria Maurice, prenez garde ! je jette en ce moment les yeux autour de moi, et je cherche l’homme que vous voulez dire.
– Vous vous trompez, Maurice, reprit vivement Fernande qui craignait que Maurice ne se laissât emporter plus loin qu’elle ne voulait le conduire. Je n’ai eu l’intention de désigner personne, j’ai parlé par hypothèse, j’ai raisonné sur des généralités.
– Oh ! reprit Maurice, malheur à celui qui aurait conçu même une espérance ! car je vous jure, Fernande, que cette espérance, s’il ne l’avait pas renfermée au plus profond de son cœur, il la payerait de sa vie.
– Mais vous l’oubliez, Maurice, l’homme que vous menacez, c’est vous-même ; le coupable, c’est vous et pas un autre. Il en sera donc toujours ainsi, et votre égoïsme, à vous autres hommes, vous empêchera donc de juger sainement les situations que vous faites. Vous si droit, si loyal, Maurice, est-il possible que dans un seul cas vous ne compreniez pas votre injustice ! Comment, vous voulez exiger de votre femme l’observation des lois que vous avez enfreintes, des vertus que vous aviez juré solennellement d’avoir, et que vous n’avez pas su conserver, la continuité des forces qui vous manquent ; et cela quand, sous l’illusion de vos droits prétendus et de votre autorité imaginaire vous marchez libre et abusant de tout ! Où le contrat existe, Maurice, le privilège cesse ; le lien est fait pour le mari comme pour la femme : celui qui prend sa liberté en le dénouant donne nécessairement la liberté à l’autre. Maurice, remerciez donc le ciel qu’il vous ait accordé une femme telle que, lorsqu’elle a tout à vous reprocher, vous n’ayez pas l’ombre d’un reproche à lui faire, et que, quand vous avez tout oublié, elle se soit, elle, souvenue de tout. Maurice, vous êtes privilégié en toute chose, car madame de Barthèle est digne de votre respect comme elle est digne de votre amour.
Maurice s’était soulevé sur son coude, et l’on voyait à son poing crispé, à sa respiration haletante, à ses narines dilatées, que l’impression était profonde. Fernande, heureuse d’avoir produit ce résultat et d’avoir jeté dans le cœur qui prétendait n’être plus bon qu’à mourir un nouveau ferment de vie, un principe de crainte inconnu, commença dès-lors à concevoir réellement des espérances pour l’avenir de celui qu’elle avait tant aimé. Alors, ne songeant plus qu’à la séparation éternelle à laquelle elle voulait arriver, elle continua :
– Hélas ! Maurice, je vous ai fait rougir tout-à-l’heure de votre égoïsme à vous autres hommes, et cependant nous ne sommes pas meilleures que vous ; je vous parle ainsi de votre femme, parce que je l’ai observée avec attention, scrutée avec persévérance. J’avais des raisons pour cela, car si j’avais eu un tort réel à vous signaler, si j’avais reconnu le moindre indice d’une faute, j’eusse gardé le silence ; et peut-être, tant le principe du mal combat victorieusement en nous celui du bien, étouffant en moi de saints scrupules, repoussant de pieuses inspirations, serais-je venue vous dire : Maurice, aimons-nous, ne soyons pas meilleurs que les autres, acceptons notre bonheur dans la corruption générale, par une indulgence réciproque, quoique tacite. J’aurais ajouté, puisqu’un homme grave et haut placé dans l’estime du monde ne croyait pas commettre une faute en m’épousant, puisqu’un faiseur de lois, un architecte social, ne croyait pas commettre un crime en succédant à son fils, j’aurais ajouté : Maurice, nous pouvons mépriser le monde en le trompant ; nous pouvons demander à un amour ignoré les délices de l’égoïsme, faire de nos sentiments un abri contre l’orage, et de la volupté un oubli nécessaire ; vous pouvez supporter la présence de votre femme, coupable comme vous ; moi, celle de tous ces hommes, dont certes pas un n’est sans reproche, le sarcasme à la bouche et le mépris au cœur. Mais, je vous le répète, je m’incline devant celle que vous nommez Clotilde, sa vertu m’impose son exemple, me relève ; en la voyant innocente, je me suis rappelé mon innocence ; en la voyant honorable, j’ai compris que je pouvais encore être honorée. Maurice, ce n’est pas vous qui viendrez combattre une pareille résolution, je l’espère ; ce n’est pas vous qui me repousserez dans l’abîme, quand je me sens la force d’en sortir. Maurice, que je remonte aux hauteurs dont je suis descendue, appuyée sur vous ; ne m’écartez pas de la seule gloire qui puisse m’être encore réservée ; vous le savez, Dieu le dit : « Celui qui se repent est plus grand que celui qui n’a jamais péché. »
– Oh ! Fernande ! Fernande ! s’écria Maurice en tendant la main à la courtisane, vous valez mieux que moi cent mille fois : c’est vous qui me relevez avec votre parole, et non pas moi qui vous soutiens avec mon bras.
La pauvre femme saisit avec ses deux mains la main brûlante que le jeune homme lui tendait, et tous deux gardèrent le silence pendant quelques minutes, silence éloquent dans sa muette expression, et pendant lequel leurs deux âmes se confondaient dans le sentiment d’une même douleur.
– Eh bien ? dit Fernande après quelques moments, en suppléant par le charme de l’accent et par la puissance du regard au laconisme de la demande.
– Oui, je comprends que c’est nécessaire, répondit Maurice, mais parfois la nécessité est bien cruelle.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! je vous remercie, s’écria Fernande ; ce ne sera donc pas inutilement que je serai venue.
– Mais c’est à une condition, Fernande.
– À laquelle ?
– C’est que vous me ferez une promesse sacrée.
– Je regarde ainsi toutes les promesses.
– Eh bien, c’est qu’un jour nous nous reverrons.
– Oui, je vous le promets, si je sais que vous êtes heureux.
Maurice sourit tristement.
– Vous éludez ma demande, dit-il.
– Maurice, j’espère vous revoir plus tôt que vous ne le pensez.
– Mais vous ? demanda Maurice, avec une certaine hésitation.
– Eh bien, moi ? dit Fernande en souriant à son tour.
– Vous, qu’allez-vous devenir ?
– Écoutez, Maurice, dit Fernande. Oui, je comprends ; ceci, c’est le dernier tourment de votre cœur, et je vous en remercie malgré l’égoïsme qui le cause. Oui, vous êtes tourmenté de cette idée que vous pourriez me voir côte à côte avec un autre homme que vous dans une voiture, apercevoir derrière moi une ombre au plafond d’une loge, entendre dire Fernande était aux eaux des Pyrénées, de Baden-Baden ou d’Aix, avec tel prince russe ou tel baron allemand. Voyons, soyez franc, Maurice ; n’est-ce pas là le fond de votre pensée lorsque vous me demandez ce que je vais devenir ?
– Hélas ! Fernande, dit Maurice, il n’y a pas moyen de vous tromper, et vous voyez au plus profond de mon cœur.
– C’est que votre cœur est limpide et transparent comme l’azur du ciel. Eh bien, Maurice, écoutez-moi. Il y a une chose dont je me suis aperçue ; c’est que la véritable douleur d’une rupture n’est pas dans la rupture même, mais dans la crainte que cette âme et ce corps qui nous appartenaient n’appartiennent ensuite à un autre. Eh bien, Maurice, rassurez-vous. Par mon amour pour vous, par cette petite chambre virginale où nul n’était entré avant vous, où nul n’est entré depuis, où nul n’entrera jamais, par votre belle et chaste Clotilde, ange du ciel que je laisse pour vous mener, comme une autre Béatrix, à la porte du paradis, Maurice, Fernande n’appartiendra jamais à personne.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Maurice, quelle créature divine vous êtes, Fernande ! Comme vous savez tout comprendre, tout deviner ! Et renoncer à vous pour jamais ! oh ! c’est impossible.
– Vous me dites cela, Maurice, au moment même où, pour la première fois, vous en concevez au contraire la possibilité.
Maurice se tut, preuve que Fernande avait deviné juste.
– Mais, reprit Maurice après un instant de silence, vous renoncez donc au monde ?
– Qu’entendez-vous par le monde, Maurice ? Si c’est cette société aristocratique et polie qui fait l’opinion parce qu’en apparence elle vit sans reproches, vous savez bien que je ne puis y prendre ma place. Si ce que vous appelez le monde, au contraire, est la foule où j’ai vécu sans scrupule jusqu’à présent, vous savez bien encore que je ne veux plus en faire partie ; il n’y a donc plus de monde pour moi.
– Alors, vous quittez Paris ?
– Oui, Maurice.
– Et où allez-vous ?
– Oh ! ceci est mon secret.
– Comment ! je ne saurai pas même où vous êtes ? comment, j’ignorerai les lieux où vous respirez ! comment, je ne pourrai pas me représenter les objets qui vous entourent !
– Écoutez, dit Fernande, je comprends ce dernier désir ; vous recevrez une lettre de moi qui contiendra tous ces détails. Vous pourrez donc me revoir encore avec les yeux de la pensée, jusqu’au moment où vous m’aurez oubliée.
– Oh ! pour cela, Fernande, jamais ! jamais !
– Bien, je vous crois, ou je fais semblant de vous croire ; et maintenant que tout est dit, adieu, Maurice.
Maurice poussa un soupir, mais ses lèvres se refusèrent à prononcer aucune parole ; leurs yeux seuls se rencontrèrent humides de pleurs. Ils sentirent tous deux qu’ils ne pouvaient prolonger d’un seul instant cette entrevue. Fernande se leva ; Maurice, la tête renversée sur son oreiller, les mains étendues sur son lit, ne chercha pas même à la retenir. Ils échangèrent un dernier signe de tête, et cette séparation, qui devait être éternelle, se fit dans la solennité du calme de la nuit et dans le silence de la résignation.
Les sentiments sublimes sont le refuge des âmes fortes et la consolation des grandes douleurs. Le cœur s’y trompe et prend la tension de la volonté pour le calme de l’esprit.
Maurice et Fernande s’étaient si puissamment encouragés eux-mêmes par l’effort d’une passion réciproque dégagée de toute influence sensuelle, qu’ils ressentirent de part et d’autre, après la séparation, cette placidité suave qui est la récompense de tout sacrifice terrestre. Le malade demeura le regard fixé vers la porte qui venait de se refermer sur Fernande comme s’il eût cherché cette trace lumineuse que laissent dans le ciel ces étoiles filantes, qui ne sont peut-être rien autre chose que le passage d’un ange. Quant à la courtisane, elle marcha d’un pas assuré vers sa chambre ; mais à peine arrivée au milieu du corridor, elle entendit derrière elle des pas légers et un frôlement de robe. Elle s’arrêta, et au même instant, pressée par une double étreinte, elle entendit la voix de la baronne qui, en l’embrassant sur les deux joues, s’écriait :
– Merci ! cent fois merci !
Et les lèvres plus timides et plus reconnaissantes encore de Clotilde, qui, en s’imprimant sur la main que Fernande voulait vainement dégager, murmuraient :
– Soyez bénie.
– Et vous, dit Fernande, soyez heureuse, et que le bonheur que j’aurais laissé dans cette maison me fasse pardonner le trouble que, sans le savoir, j’y avais porté.
– Vous êtes un ange, murmurèrent les deux voix, et Fernande sentit qu’elle était libre de continuer son chemin.
Elle rentra dans sa chambre, s’agenouilla, récita la prière qu’on lui avait apprise dans son enfance sans que la moindre pensée importune vînt la distraire ou de sa pieuse intention, ou des paroles qu’elle prononçait, ou du sens qu’elle devait y attacher. Les formules générales ont cela de sublime, qu’elles tendent toujours au but évangélique, qu’elles courbent l’orgueil humain sous une discipline générale, qu’elles rappellent des misères communes à tous les enfants du même père, et qu’elles promettent des récompenses célestes indépendantes des distinctions sociales. Tout ce qui ramène à l’égalité fraternelle du christianisme, à ce point de départ de la société moderne, est d’un effet salutaire, quelle que soit d’ailleurs la disposition de l’âme, et dans quelque position mondaine qu’on se trouve. Ce n’est jamais inutilement qu’on s’unit par un acte de foi au grand nombre de ceux qui souffrent, qui croient et qui espèrent, car le bonheur nous doit toujours venir des autres, et l’égoïsme n’est qu’une négation stérile, au point de vue de Dieu, comme au point de vue de l’homme.
Fernande, en finissant sa prière d’autrefois, se releva, comme autrefois, l’esprit libre, l’âme limpide, le cœur sanctifié ; elle s’arrêta un instant, regardant autour d’elle avec un doux et mélancolique sourire, s’enveloppa de son châle, prit son chapeau, et descendit d’un pas léger dans le vestibule où son valet de chambre devait l’attendre.
– Eh bien, lui dit-elle en l’apercevant, avez-vous trouvé une voiture ?
– Oui, madame, répondit le valet de chambre ; elle est là, à quelques pas de la maison. Mais, j’ai honte de le dire à madame, je n’ai pu trouver, au lieu de calèche ou de cabriolet, qu’un abominable coucou. J’ai grand’peur que madame n’y soit affreusement mal ; cependant, comme elle m’avait dit à toute force qu’elle voulait partir…
– Bien, bien, Germain, dit Fernande, vous avez suivi ponctuellement mes instructions. Vous savez que j’aime qu’on agisse ainsi. Rassurez-vous donc, je serai à merveille.
– Et puis la nuit est froide, reprit le valet de chambre, et madame n’a que son châle, pas de pelisse, pas de coiffe, pas de manteau.
– N’importe, Germain, partons.
Le ton dont Fernande prononça ce mot interdisait au valet de chambre toute observation nouvelle. Aussi se hâta-t-il de marcher devant Fernande en la guidant du vestibule dans la cour et de la cour dans le jardin. Un domestique de madame de Barthèle tenait ouverte une petite porte située à quelques pas de la maison du jardinier, et qui donnait sur la campagne.
Arrivée au seuil de cette porte, Fernande aperçut le véhicule populaire qui lui était destiné. Le cheval secouait ses grelots, et le cocher battait des mains pour chasser le froid.
Fernande, à la grande honte de Germain, monta dans la voiture, s’accouda dans un coin et bientôt, perdue dans ses réflexions, oublia les cahots incessants, le bruit monotone des grelots et les excitations énergiques du cocher. Un événement trop grave s’accomplissait à cette heure même de sa vie, pour qu’elle songeât à toutes ces petites misères. Ce travail de la pensée fut, au reste, si actif et si puissant que, pendant tout le temps du trajet, elle oublia jusqu’au froid que craignait Germain, et qu’elle arriva à la porte de la maison qu’elle habitait sans pouvoir se rendre compte ni du temps écoulé ni de la distance parcourue.
On réveilla les femmes de chambre. Fernande refusa de se mettre au lit. Un feu vif et une boisson chaude ramenèrent la chaleur absente ; puis, elle fit approcher une table, du papier, une plume et de l’encre, et écrivit à son notaire de s’apprêter à la recevoir immédiatement pour affaire urgente.
Le jour commençait à poindre. Tandis que le valet de chambre portait au notaire la missive de sa maîtresse avec ordre de le réveiller, Fernande prit la robe la plus modeste parmi ses robes, dépouilla celle qu’elle portait, et, cette courte toilette terminée, ordonna à sa femme de chambre de rassembler le linge nécessaire à un voyage de quelques semaines.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria la camériste étonnée, madame part-elle donc si brusquement ?
– À neuf heures, répondit Fernande, je désire avoir quitté Paris.
– Si c’est aux eaux que madame se rend, reprit la femme de chambre, je ferai observer que rien n’est encore terminé pour ses toilettes d’été.
– Ce n’est pas aux eaux que je vais, je n’ai pas besoin de toilettes.
– Alors c’est donc simplement un séjour d’une semaine ou deux que madame compte faire à la campagne ?
– Faites ce que j’ordonne, et ne me questionnez pas, dit Fernande.
– Madame me dira au moins quelles robes et quels chapeaux je dois emballer.
– Je vous demande le linge qui m’est nécessaire, et rien de plus ; une malle légère, un sac de voyage même me suffira.
– Mais madame aurait bien dû me prévenir à l’avance, dit la femme de chambre avec cette ténacité particulière aux valets.
– Et pourquoi cela, mademoiselle, je vous prie ? demanda Fernande.
– Parce que je n’ai rien de prêt pour moi-même.
– Vous ne m’accompagnerez pas.
À cette réponse brève et sévère, les larmes jaillirent des yeux de la pauvre fille. Fernande, froide et grave avec les gens de son service, était cependant essentiellement bonne pour eux, et ses domestiques l’adoraient.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, est-ce que j’aurais eu le malheur de déplaire à madame ?
– Non, dit Fernande, touchée de l’exclamation douloureuse avec laquelle la pauvre femme de chambre avait prononcé ces paroles ; non, Louise ; vous êtes une brave et digne fille, au contraire ; vous m’avez servie avec zèle et dévouement, je vous remercie de tous vos soins. Soyez tranquille, je ne serai point ingrate ; mes derniers ordres vous seront transmis par mon notaire.
– Mais enfin, madame, pardon si je questionne encore, mais il me semble que cette demande est indispensable ; quand M. le comte viendra que lui dirai-je ?
Fernande rougit jusqu’au blanc des yeux ; puis, reprenant sa puissance habituelle sur elle-même :
– Vous lui direz, Louise, que j’ai quitté Paris ce matin pour n’y revenir jamais.
La femme de chambre joignit les mains avec un geste désespéré.
– Maintenant, dit Fernande, faites un trousseau de toutes mes clefs et donnez-le-moi.
La femme de chambre obéit et remit le trousseau à sa maîtresse, qui lui ordonna de la laisser seule.
Elle se retira.
Fernande alors alla ouvrir, avec une petite clef de vermeil qu’elle portait à sa châtelaine, le tiroir d’une charmante table en bois de rose incrustée de porcelaine de Sèvres ; elle y prit un petit sachet de satin blanc brodé de perles et fermé par une agrafe, et le mit dans son corset. C’était dans ce sachet qu’étaient renfermées les quelques lettres que Maurice lui avait écrites pendant leur courte liaison ; puis elle referma le tiroir, y plaça le trousseau de clefs, alla ouvrir un secrétaire, brûla tous les papiers qui s’y trouvaient, prit un petit portefeuille contenant cinq ou six mille francs en billets de banque, et mit dans sa poche une cinquantaine de louis qu’elle retrouva au fond d’un tiroir. Bientôt on vint lui annoncer que sa voiture était prête, elle s’enveloppa d’un grand manteau, descendit, et ordonna de toucher droit chez son notaire.
Il y a des notaires de femmes, comme il y a des médecins de femmes ; le notaire de Fernande était un élégant jeune homme de trente à trente-quatre ans, dont le cabinet ressemblait infiniment plus au boudoir d’un petit maître qu’au sanctuaire d’un légiste ; c’était un de ces rares privilégiés qui ont payé leur étude sans avoir eu besoin de spéculer sur une dot, de sorte qu’ayant eu le bonheur de rester garçon, il avait conservé le privilège de la galanterie avec ses clientes. Un instant séduit comme tout le monde par le charme invincible qui enveloppait Fernande, il avait essayé de lui plaire et avait conçu l’espoir de réussir ; mais bientôt, s’apercevant de l’inutilité de ses tentatives, il avait pris gaîment son parti de cette défaite, et, transformant ses espérances amoureuses en affection sincère, il était devenu, non-seulement le confident des intérêts matériels, mais encore l’ami de Fernande.
Elle le trouva donc debout, quoiqu’il fût sept heures du matin à peine, car inquiet de ce message, et surtout de l’heure insolite à laquelle il lui était parvenu, il avait sauté en bas de son lit, et s’était hâté de se mettre en état de recevoir Fernande.
– Que signifie cette visite matinale, ma chère cliente ? lui dit-il. Hâtez-vous de me rassurer, car vous me voyez on ne peut plus inquiet, surtout si vous êtes déjà levée ; si vous n’êtes pas encore couchée, c’est autre chose.
– Eh bien, soyez tranquille, mon cher tabellion, dit Fernande en souriant d’un air triste, je ne suis pas encore couchée.
– Alors, je suis moins inquiet ; maintenant, asseyez-vous, et contez-moi l’affaire à laquelle je dois le bonheur d’un si charmant réveil.
Et il approcha d’une cheminée élégamment habillée de velours un grand fauteuil à dossier rembourré, poussa sous les pieds de Fernande un coussin de tapisserie, et s’assit en face de la jeune femme.
– Écoutez-moi, dit Fernande ; vous êtes plus que mon conseil, vous êtes mon ami ; c’est à vous seul que je puis confier mes projets, car je vous sais discret comme un confesseur. D’ailleurs, je vous préviens que vous seul saurez ce que je vais vous dire. Si je suis trahie, la trahison viendra donc de vous.
– Oh ! mon Dieu ! mais savez-vous que voilà un début qui me rend à ma terreur première ? Vous êtes ce matin d’une solennité effrayante.
– C’est que je viens de prendre une grande résolution, mon cher ami, une résolution irrévocable ; je commence par vous prévenir de cela afin que vous n’essayiez pas même de la combattre.
– Et laquelle, bon Dieu ! entrez-vous aux Carmélites ?
– J’en ai d’abord eu l’idée, dit Fernande en souriant ; mais vous savez que je suis l’ennemie de toute exagération. Non, je me contente de quitter Paris pour ne plus y revenir… Pas un mot, cher ami, rien ne saurait être changé à ma détermination. Vous connaîtrez seul le lieu de ma retraite ; je vais habiter le domaine que vous avez acheté pour moi, et dans lequel vous savez que je voulais me retirer quand je serais vieille. J’avance de quelques années une solitude prévue, voilà tout ; je pars sans regret. Maintenant, voyons ce que je possède ; parlez-moi de mes affaires de fortune. Vous voilà bien surpris, n’est-ce pas ? C’est la première fois que je vous tiens ce langage ; j’ajouterai que, si je suis riche, c’est à vous que je dois cette position, qui me permet de vivre indépendante : ma reconnaissance vous est donc complètement acquise.
Il y avait tant de calme dans le maintien de Fernande, son langage était si précis et si nettement accentué, que le notaire baissa la tête en signe d’adhésion forcée. Il prévit que devant une pareille résolution il n’y avait pas une observation à faire, et, sans dire un mot, il alla chercher le carton où se trouvaient les dossiers relatifs à la fortune de sa cliente ; puis, donnant à sa figure une expression grave dans laquelle on eût vainement cherché le moindre reste de galanterie, il prit la parole en notaire, en dépositaire de titres, en confident de transactions financières, sans embarrasser l’explication nécessaire d’une seule observation inutile.
– Ainsi, dit-il, vous voulez savoir positivement ce que vous possédez en biens meubles et immeubles ?
– En tout, cher ami.
– Primo : le domaine acquis en votre nom depuis déjà deux ans, augmenté des terres récemment achetées.
– Quel est le rapport du tout ?
– Vingt mille francs par an ; tous les baux ont été renouvelés au mois de novembre dernier.
– Après ?
– Secundo : reconnaissance d’une somme de cent cinquante mille francs, prêtée sur première hypothèque au taux légal de 5 du 100.
– Ce qui fait par an ?
– Sept mille cinq cents francs.
– Mais savez-vous, mon cher ami, que je suis véritablement riche ? dit Fernande.
– Attendez donc.
– Comment, ce n’est pas tout ?
– Tertio : en rentes sur l’État, 3 pour 100 et 5 pour 100, huit coupons s’élevant ensemble à dix mille francs de rente, qui, ajoutés aux vingt mille francs du domaine et aux sept mille cinq cents francs susdits, forment un capital de trente-sept mille cinq cents francs de rente libre de toutes charges et impôts. Voici, chère amie, l’état exact de votre fortune : êtes vous contente ?
– Je suis émerveillée ; elle dépasse de beaucoup ce que je croyais avoir. Maintenant, cher ami, écoutez bien mes dernières instructions. Voici une note des choses que je désire recevoir ; vous voyez qu’à part une chambre tout entière, que je veux recevoir là-bas, lits, tableaux, tentures et meubles, telle qu’elle est enfin, je ne vous demande que mon piano, ma musique, mes livres, ma boîte à couleurs, mon chevalet, mes statuettes et mes esquisses.
– Mais tout le reste, qu’en ferons-nous ?
– Attendez ; voici la clef de ma petite table de bois de rose, qui faisait toujours votre admiration, et qui de ce moment est à vous ; vous trouverez dans le second tiroir mes bijoux et mes diamants, vous les vendrez au plus honnête joaillier que vous connaissez. Je vous dis cela parce que ce n’est plus moi qu’il volerait, mais les pauvres de ma paroisse, à qui le produit de cette vente est destiné.
Le notaire s’inclina.
– Et les autres meubles ? dit-il.
– Vous les vendrez aussi, mais non en vente publique ; en bloc, à Montbro ou à Cansberg, chez lesquels je les ai achetés presque tous. Sur ce produit, vous prélèverez pour tous mes domestiques une année entière de gages, que vous leur donnerez en mon nom.
– Très-bien, et le reste ?
– Le reste, vous le placerez. Quant à ma garde-robe, sans exception aucune, elle appartient à mes femmes de chambre. Je suis désormais morte au monde. La femme que vous avez connue, continua Fernande en voyant le mouvement de surprise du notaire, a cessé de vivre, mais il en existe une autre qui succède à celle-là, qui répudie toutes ses mauvaises pensées, qui hérite de tous ses bons sentiments, et celle-là, croyez-le bien, ne perdra jamais le souvenir de votre bienveillance. Maintenant, n’est-il pas nécessaire que pour tout cela je vous remette une espèce de procuration, un pouvoir, un papier quelconque ?
– Certainement, dit le notaire ; mais, continua-t-il, ne pouvant repousser entièrement le sentiment du doute, vous changerez peut-être d’avis, et il serait prudent d’attendre.
– Vous voulez que je me soumette à un temps d’épreuve, soit, je ne demande pas mieux. Donnez-moi cette procuration en blanc ; nous sommes aujourd’hui le 8 mai, d’aujourd’hui en six semaines, vous la recevrez. Êtes-vous content ? Maintenant, procurez-moi pour cinq ou six mille francs d’or, envoyez chercher des chevaux de poste avec ce passe-port qui n’est pas encore expiré ; qu’ils prennent en passant ma calèche de voyage chez mon carrossier, et viennent m’attendre à votre porte.
Le notaire s’apprêtait à faire des objections sur ce prompt départ, Fernande poursuivit :
– À Paris, on a tout ce qu’on veut et quand on le veut : donnez donc des ordres, je vous prie ; vous avez assez d’amitié pour moi, je le sais, pour me pardonner d’en agir ainsi avec vous.
Le notaire ne fit plus aucune objection ; son valet de chambre, homme discret et intelligent, fut chargé de toutes ces commissions ; puis il revint s’asseoir auprès de sa belle cliente, et la regardant avec une expression de douce pitié :
– Que s’est-il donc passé, pauvre amie ? lui demanda-t-il.
– Ce qui s’est passé ? reprit Fernande, ce qui devait se passer un jour ou l’autre avec le caractère que vous me connaissez. Une émotion violente a fait naître dans mon âme une résolution forte. Vous savez bien, mon ami, que j’ai toujours aimé à vivre dans l’indépendance d’une vie régulière. Eh bien, le moment est venu. Hier, j’étais encore plongée dans les ténèbres ; tout à coup un éclair a lui, illuminant un temps plus heureux ; je me suis rappelé qui j’étais et ce que je devais être, ma résolution a été prise et accomplie sans secousse, et quelque étrange, quelque inattendue qu’elle soit comme elle est irrévocable, je suis calme, vous le voyez, presque heureuse même. Eh bien, si, ce que je ne crois pas, l’ennui se fait sentir, je reviendrai demander à cette grande ville des distractions permises, je me ferai homme, homme mûr et raisonnable, puisque je ne dois goûter ni le bonheur du mariage ni les joies de la maternité ; c’est le seul parti qui me reste à prendre : pas un mot à cet égard, mon ami ; il se pourrait qu’un homme fût assez fou pour vouloir m’épouser ; moi je serai toujours assez prudente pour ne jamais accepter aucune proposition de ce genre ; je ne dois pas oublier qu’on pourrait un jour faire rougir le front de mes enfants au souvenir de ce que fut leur mère.
Et de sa main blanche, aux doigts déliés, elle alla chercher la main un peu tremblante du notaire.
– Eh bien, mais, dit-elle, encouragez-moi donc dans mes bonnes résolutions ; ne m’avez-vous pas entendu plus d’une fois établir cette théorie ?
– Oui, reprit-il, mais je n’avais jamais cru vous la voir mettre à exécution.
– Vous étiez hier à l’Opéra ? dit Fernande changeant brusquement non-seulement de sujet de conversation, mais encore de voix et de maintien ; qu’y disait-on ?
– On y remarquait votre absence.
– En vérité ! alors que dira-t-on demain ? que je suis partie pour Londres ou pour Saint-Pétersbourg ? Laissez dire, mon ami, et n’oubliez pas que mon secret est confié à votre probité ; laissez dire, et, si un jour vous vous ennuyez de l’absence de votre ancienne amie, et que les testaments et les contrats de mariage vous laissent une semaine, venez me voir dans mon ermitage.
– Fernande ! Fernande ! je crains bien que vous n’éprouviez de tristes déceptions.
– Que voulez-vous ! en tout cas, il n’y aura pas à s’en dédire, car j’aurai quitté Paris par-devant notaire. Ah ! vous souriez enfin, mon cher tabellion ; vous êtes tellement mondain que je ne trouverai, je le vois, grâce de ma raison à vos yeux qu’en vous disant des folies. Qu’à cela ne tienne ; j’ai l’esprit assez libre pour vous tenir tête. Il y a plus : comme vous êtes garçon, et que je n’éveillerai, par conséquent, la jalousie de personne, donnez-moi à déjeuner, là, au coin du feu, des côtelettes et du vin de Champagne frappé.
– Non, non, pauvre folle ! s’écria le notaire les yeux pleins de larmes à la vue de cette gaieté factice ; non : vous vous agitez vainement, je devine ce que vous ne voulez pas dire. Il y a quelque passion bien profonde et bien malheureuse sous votre sourire ; quelque infidélité d’un homme que vous aimez, quelque rupture, n’est-il pas vrai ? Avouez-moi cela ; voyons, je vous en supplie. Vous savez combien je vous suis dévoué ; mes conseils viendront du cœur. Ce ton dégagé, ce langage frivole vous sont d’ordinaire si étrangers, qu’ils vous trahissent en ce moment. Vous voulez déguiser quelque chagrin qui vous ronge le cœur, vous essayez de vous punir des perfidies d’un amant. Parlez, parlez, je vous en prie au nom de notre ancienne amitié. Je puis tout réparer peut-être : la vérité, Fernande, la vérité !
– La vérité, répondit Fernande avec cette candeur grave et gracieuse qui n’appartenait qu’à elle : dans toutes les circonstances importantes de ma vie, je vous l’ai dite sans déguisement comme sans effort. Aujourd’hui, je vous la dirais tout entière encore si mon secret était à moi seule, quoique cette confidence dût être inutile au point de vue où vous l’envisagez, car que pourrait toute votre expérience sur cette matière impalpable qu’on appelle le passé ? Croyez-moi, mon ami, je suis sincère, d’ailleurs, je n’aurais aucun intérêt à ne l’être pas avec vous ; je pars libre, je pars sans y être forcée ; je pars repoussée hors de Paris par le dégoût du passé, entraînée par l’espérance de l’avenir. La bonne intention mène aux bonnes œuvres. Maintenant, me croyez-vous ?
– Il le faut bien, puisque vous ne voulez pas me dire autre chose.
– Eh bien, me refuserez-vous encore à déjeuner ?
Le notaire sonna et donna ses ordres. Dix minutes après une petite table était apportée, toute servie.
Fernande fut charmante pendant ce dernier repas. On eût dit que, par une innocente coquetterie, elle voulait laisser des impressions encore nouvelles à celui qui la connaissait si bien.
À neuf heures, on entendit la voiture entrer dans la cour : un instant après, le valet de chambre parut avec l’or demandé. Tout était prêt, Fernande se leva en souriant.
Le notaire ne pouvait croire encore que tout cela ne fût pas une espèce de songe qui allait s’évanouir.
– Et seule, seule pour un si long voyage ! dit-il en voyant Fernande prendre sa mante et son chapeau.
– C’est un nouveau monde que je cherche, dit Fernande ; si je le découvre, rien ne doit m’y rappeler le vieux monde que je quitte. Je ne veux humilier personne par mon repentir.
Puis, avec une grâce charmante :
– Allons, dit-elle, comme c’est la dernière fois que nous nous voyons peut être, cela vaut bien la peine que vous me reconduisiez jusqu’en bas.
Le notaire conduisit Fernande jusqu’à la voiture.
– Vraiment, lui dit-il, si les voisins n’étaient pas aux fenêtres pour nous regarder, je me mettrais à genoux pour baiser le bas de votre robe, tant vous êtes une femme charmante, et tant je suis sûr qu’il y a quelque grand dévouement caché sous votre simplicité.
– Eh bien, dit Fernande, au lieu de baiser le bas de ma robe, embrassez moi. Voyons, c’est un pis-aller que vous accepterez peut-être.
Et elle tendit son front à ce digne ami, qui y posa ses lèvres tremblantes. Cet événement, en apparence simple, était une des grandes émotions qu’il eût éprouvées dans sa vie.
– Par où sortons-nous de Paris ? demanda le postillon.
– Par la barrière de Fontainebleau, répondit Fernande.
Et, comme la voiture commençait à s’ébranler, elle passa une dernière fois par la portière sa main, sur laquelle cet homme, qui n’avait jamais été qu’un ami, déposa un dernier baiser.
Puis les chevaux partirent de cette course rapide qu’ils conservent tant qu’ils sont dans l’intérieur de la ville, et qu’ils semblent quitter d’eux-mêmes dès qu’ils atteignent les faubourgs.
En même temps que Fernande sortait de Paris par la barrière de Fontainebleau, M. de Montgiroux y rentrait par la barrière du Maine. Il n’avait pas pu attendre l’heure dite et venait demander compte à sa belle maîtresse de sa disparition de la maison de Fontenay-aux-Roses, disparition qui, du reste, n’avait étonné que lui.
Le pair de France, en arrivant chez Fernande, y trouva les domestiques dans tout le loisir des conjectures. Seulement, il y avait un point positif, c’est que la femme de chambre avait été chargée par sa maîtresse de dire au comte qu’elle avait quitté Paris pour n’y jamais revenir. Il fallut, au reste, qu’elle répétât cette désespérante nouvelle huit ou dix fois ; M. de Montgiroux n’y voulait pas croire.
Dans son désespoir, il courut chez madame d’Aulnay, et lui raconta tout, c’est-à-dire le peu qu’il savait, lui demandant si elle en savait davantage. Madame d’Aulnay était encore plus ignorante que le comte ; mais en sa qualité de femme auteur, elle cria tout d’abord à l’immoralité, promit de s’enquérir, dénatura les faits qu’elle put recueillir relativement à cette étrange disparition, en inventa d’autres pour lui donner avec ses propres idées un lien logique, et le lendemain, tous les oisifs du Paris élégant ne s’occupaient, au boulevard Tortoni, au foyer de l’Opéra et au Jockey-Club, que de la disparition de la belle Fernande. On vécut huit jours sur cet événement.
Au milieu de l’étonnement général, Léon de Vaux et Fabien de Rieulle ne furent pas les moins surpris. Il était évident pour eux que cette absence de Fernande se reliait aux événements dans lesquels ils avaient joué un rôle pendant cette journée du 7 mai, journée durant laquelle il s’était passé tant de choses. Mais, comme la première fois qu’ils retournèrent à Fontenay, il leur fut répondu que M. Maurice était encore souffrant, que madame de Barthèle n’était pas visible, et que la baronne était à Paris, ils furent, comme les autres, forcés de s’en tenir à de simples conjectures.
Madame de Neuilly, perdant l’espoir d’humilier son amie en lui faisant sentir la supériorité que donne une conduite sans reproche, se promettait de se venger sur madame de Barthèle et sur la baronne. Malheureusement, la baronne, avec son fils, faible encore, et avec Clotilde, radieuse de bonheur, reparut bientôt dans le monde pour y annoncer son mariage prochain avec le comte de Montgiroux, mariage qui eut lieu le 7 juin 1835, c’est-à-dire un mois, jour pour jour, après la visite de Fernande à Fontenay-aux-Roses.
Trois mois après, comme le lui avait promis Fernande, Maurice reçut la lettre suivante, qui ne pouvait au reste lui offrir aucun renseignement sur le pays qu’elle habitait, l’enveloppe ne portant pas de timbre :
« 10 août 1835.
» Trois mois sont écoulés depuis que je vous ai quitté, Maurice, et la Providence m’a tenu parole. Le comte de Montgiroux a épousé votre mère ; on vous a vu plein de jeunesse et de santé aux dernières courses du Champ de Mars, et, si vous ne vous avouez pas encore que vous êtes heureux, déjà Clotilde dit tout haut qu’elle est heureuse.
» Dieu soit béni !
» Vous le voyez, Maurice, je ne vis pas si éloignée de vous et isolée du monde, que je vous aie entièrement perdu de vue ; il est vrai qu’au milieu du bruit que continue de faire en roulant dans l’espace cet immense univers, je ne tends l’oreille que du côté où je sais que vous êtes.
» Oh ! Maurice, que tous les événements de cette journée ont été conduits par une main paternelle et miséricordieuse ! et que dans mes prières du matin et du soir je remercie Dieu de nous avoir inspiré le courage de faire ce que nous avons fait !
» Maintenant à moi de tenir ma promesse en vous parlant de moi.
» J’habite un vieux château bâti sous Louis XIII, je crois, avec des murs rouges et gris, des toits élancés, couverts d’ardoises et armés de girouettes qui grincent au vent. On arrive à la porte principale par une grande allée d’ormes, aux formes tortueuses et fantastiques, qui le soir, quand par hasard je m’attarde dans quelque village et que je reviens seule, me font presque peur.
» Cela vous étonne, Maurice, que je revienne tard et seule ? Je vis au milieu de bonnes gens, et je me suis faite campagnarde comme eux.
» Maintenant, suivez-moi.
» En rentrant au château, – il faut bien que je donne à ma demeure le nom sous lequel elle est connue, – en quittant l’allée d’ormes, je franchis une grande porte ornée d’un écusson ; si j’étais savante en blason, je vous dirais si le champ est d’azur, de gueules, de sinople ou de sable, si le lion qui l’orne est issant, passant ou rampant ; mais comme je suis très-ignorante en pareille matière, je me contenterai de vous dire que l’écusson est rayé en travers, et que le lion est debout et tient une épée.
» Vous voyez donc ma porte, n’est-ce pas, s’ouvrant au bout de son allée d’ormes et surmontée de son écusson au lion armé.
» Cette porte donne dans une vaste cour pavée autrefois dans toute son étendue, mais au milieu de laquelle j’ai fait planter un massif d’arbres dont tous les pieds sont garnis de fleurs. La voiture peut tourner, par des chemins sablés et en longeant des haies de lilas, autour de ce massif, pour s’arrêter devant un perron composé de quatre marches, et sur la rampe duquel se dressent deux lions pareils à celui de l’écusson et armés comme lui d’une épée.
» Vous connaissez ces vestibules de vieux châteaux, n’est-ce pas ? tout en bois de chêne noirci par le temps, et de ce ton chaud et hardi auquel la peinture ne saurait atteindre.
» Le vestibule conduit dans une salle à manger immense, dallée de carreaux noirs et blancs alternant entre eux comme les cases d’un damier. Tous les dessus de portes représentent des chasses aux sangliers, aux cerfs, aux daims et aux renards. Les murs sont tendus de tapisseries à personnages représentant toute l’histoire de Moïse. Il y a un Moïse faisant jaillir l’eau du rocher qui est vraiment d’un beau caractère.
» Il est inutile de vous dire que je ne mange jamais dans cette grande salle, où l’on ne peut raisonnablement dîner qu’à douze ou quinze.
» Près de la salle à manger est un grand salon, rococo, Louis XV, Pompadour, comme vous voudrez, avec des fauteuils, des canapés et des rideaux de satin rouge, brochés blanc. Ce sont des fleurs, des oiseaux et des arabesques à n’en plus finir. C’est le grand salon de réception, et, comme je ne reçois pas, je n’en parle que pour mémoire.
» Montez vingt marches larges et douces, en vous appuyant sur une massive rampe de fer, et vous vous trouverez au premier ; c’est là que j’habite.
» En face de l’escalier, une grande porte de chêne, une première antichambre lambrissée, donnant sur une seconde antichambre dont j’ai fait ma salle à manger.
» Une petite table ronde, un poêle caché dans une espèce de cheminée gothique dont j’ai fait le dessin et que j’ai à peu près moulée moi-même, un papier vert velouté à grandes fleurs, tous ses charmants moines moulés sur ceux des tombeaux des ducs de Berri et posés sur des supports en harmonie avec eux, voilà tout l’ameublement de cette petite pièce.
» À gauche, un salon, mon piano, ma harpe, ma musique ; la Somnambule et les Puritains, Guillaume Tell, Moïse et le Comte Ory ; tout Weber.
» À droite, mon atelier, dans la même position et dans le même jour où il était rue Saint-Nicolas, avec cette différence que, lorsque j’ouvre la fenêtre, au lieu de voir la maison en face, je découvre, à travers les massifs du parc, un admirable paysage, et, si je n’avais pas peur de vous donner des renseignements trop précis, je dirais la mer à l’horizon.
» La mer, c’est-à-dire l’infini, c’est-à-dire l’immensité, c’est-à-dire la seule chose qui donne complètement l’idée de Dieu.
» Dans cet atelier, Maurice, mon chevalet, mes couleurs, mes esquisses, mes vieilles étoffes de brocart volées aux tableaux de Paul Véronèse, et mes statuettes.
» Puis, à l’angle de cet atelier, écoutez bien, Maurice, une petite porte cachée que l’on ouvre grâce au même secret qui ouvrait l’autre, et qui donne entrée à la petite chambre blanche, à la petite cellule virginale que vous savez ; le même lit dans l’alcôve, la même mousseline le long des murs, la même lampe d’albâtre au plafond, les mêmes ornements sur la cheminée, et, en face de mon lit, Maurice, le tableau que j’ai achevé le second jour où je vous ai vu, et qui représente le Christ pardonnant à la Madeleine.
» Ce tableau est toujours le même, seulement, j’ai retouché la tête de la femme à genoux.
» Voilà tout, Maurice. Ce premier étage, c’est mon monde, à moi, c’est mon univers, mon passé, mon avenir ; mes trésors de joie et de douleur, tout est là.
» Maintenant que vous savez où je vis, regardez-moi vivre.
» À sept heures du matin, je me lève, je passe un peignoir, je descends dans le parc ; les arbres, les fleurs, les oiseaux, le gazon, le soleil, la brise, tout cela est occupé à saluer le matin et à prier Dieu. J’ai une espèce de petite chapelle comme celle qu’on rencontre sur les chemins en Italie, je m’arrête devant elle, et c’est là que, presque toujours, je fais ma prière avec tout ce qui prie.
» À neuf heures, je rentre, un déjeuner de fruits et de laitage m’attend dans la petite salle à manger du premier.
» Puis, après le déjeuner, je passe au salon et je cause une heure ou deux avec mon piano ; il me dit les meilleures choses des grands maîtres, et je l’écoute toujours comme s’il me parlait pour la première fois.
» À midi, au moment où le jour est dans toute sa pureté, je passe à l’atelier ; là je cause avec moi-même, là je reste jusqu’à quatre heures ; et, presque toujours, tant je suis plongée profondément dans les rêveries auxquelles je donne un corps, on est obligé de me prévenir que le dîner m’attend.
» Après le dîner, je sors emportant vingt francs avec moi.
« C’est mon aumône journalière, Maurice, car je suis riche, je la répands tantôt dans un village, tantôt dans un autre, et je recueille des prières, dont je renvoie une moitié à vous et à votre famille.
» Puis, le soir venu, je rentre par cette allée d’ormes dont, je vous l’ai déjà dit, les formes fantastiques et tortueuses me font si grand‘peur.
» Le soir, je lis.
» Le dimanche, il se fait quelques changements dans ces habitudes.
» À onze heures, je quitte le château, et vais assister à la messe qu’on dit dans l’église du prochain village. C’est une grand‘messe accompagnée d’un orgue que je touche quelquefois dans les grandes solennités.
» Le curé avait proposé de venir dire la messe à la chapelle du château, mais je n’ai pas voulu permettre que l’homme de Dieu se dérangeât pour une pauvre pécheresse comme moi.
» À quatre heures, le parc s’ouvre, et les paysans, précédés de deux musiciens, y viennent danser.
» Il va sans dire que c’est moi qui paye la musique et qui offre les rafraîchissements.
» Et maintenant, Maurice, que je vous ai décrit le lieu que j’habite, et raconté la vie que j’y mène, vous connaissez l’un et l’autre aussi bien que moi.
» Seulement, à tout ceci, ajoutez le vœu éternel de ma pensée, celui par lequel j’achève ma prière du matin, et ma prière du soir, celui enfin par lequel je termine cette longue lettre :
» Maurice, soyez heureux.
» Votre Fernande. »
Trois ans s’étaient écoulés depuis que les événements que nous avons racontés étaient accomplis.
Chaque journée avait passé pour Fernande pareille à l’autre, et, au grand étonnement de son notaire en correspondance suivie avec elle, elle n’avait point reparu à Paris, et semblait disposée à suivre, jusqu’à la fin des jours que Dieu lui avait marqués en ce monde, le plan de conduite qu’elle avait exposé le jour de son départ. Depuis ces trois ans, aucun accident n’était venu jeter l’ombre d’une variété quelconque sur l’existence qu’elle menait dans le vieux château, lorsqu’en revenant un dimanche de la messe, elle trouva son intendant qui l’attendait sur la porte d’un air visiblement préoccupé.
– Eh bien, mon bon Jacques, lui dit-elle, qu’y a-t-il donc, et d’où vous vient ce visage effaré ?
– Il y a, madame, répondit le vieux paysan, qu’il s’est passé quelque chose d’étrange pendant votre absence.
– Que s’est-il donc passé, mon ami ? demanda Fernande en souriant.
– Je pourrais ne rien dire à madame, et les choses passeraient ainsi, répondit Jacques ; mais, si j’ai mal fait, mieux vaut que je sois grondé tout de suite et que j’aie la conscience tranquille, au moins.
– Oh ! mon Dieu ! savez-vous que vous m’effrayez ? dit Fernande de sa voix douce, se doutant bien qu’il s’agissait tout simplement de quelque infraction aux règles établies par elle pour la discipline de sa maison.
– Oh ! il n’y a rien d’effrayant là dedans, car c’était un jeune homme bien comme il faut, un ami de MM. Savenay, les voisins de madame.
– Eh bien, après ? Jacques.
– Eh bien, madame, ce jeune homme, qui était en chasse depuis sept heures du matin, ayant perdu, à ce qu’il paraît, ses compagnons et se trouvant à une lieue du rendez-vous, après avoir regardé avec une grande attention l’allée d’ormes, le château, et surtout les armoiries qui sont au-dessus de la porte, ce jeune homme a demandé à qui appartenait la propriété. Comme madame n’a fait aucune défense de dire son nom, j’ai répondu qu’il appartenait à madame Ducoudray.
» À ce mot de madame Ducoudray, ce jeune homme a paru fort ému.
» – Monsieur aurait-il connu madame ? lui ai-je demandé.
» – Oui, m’a-t-il répondu ; beaucoup, autrefois.
» – Alors je regrette que madame soit à la messe, lui ai-je dit.
» – Elle est à la messe ? s’est-il écrié ; au village voisin, n’est-ce pas ?
» – Oui, monsieur.
» – Écoute, mon ami, a-t-il ajouté : alors tu peux me rendre un service dont je te serai reconnaissant toute ma vie.
» – Parlez, monsieur, et, si c’est en mon pouvoir, je le ferai avec grand plaisir.
» – En l’absence de madame Ducoudray, je voudrais visiter le château.
» – Mais, ai-je dit alors, le château n’est pas à vendre, monsieur.
» – Je le sais bien, a-t-il répondu ; mais tu ne peux savoir combien ce château renferme de souvenirs.
» – Monsieur l’aurait-il habité dans sa jeunesse ?
» – Non, je n’y suis jamais venu même, et cependant je le connais comme si je l’avais quitté hier.
» – Monsieur me permettra de lui dire que cela me semble bien singulier.
» – Écoute, mon ami, me dit-il en me prenant les mains : je te le dis, j’ai un grand désir de voir ce château, et je puis te jurer d’avance qu’il ne résultera pour toi aucun reproche de ma visite. Mais faisons un marché : ne me laisse entrer dans chaque chambre que lorsque je t’aurai dit d’avance quels sont les meubles qu’elle renferme et quel est le papier qui la décore.
» – Monsieur, répondis-je fort embarrassé, je n’ai pas d’autorisation de faire ce que vous me demandez.
» – Mais tu n’as pas non plus d’ordres contraires ?
» – Non, monsieur, répondis-je.
» – Eh bien, encore une fois, je t’en prie, fais ce que je te demande. Si tu n’étais au service de madame Ducoudray, je t’offrirai de l’argent ; mais, je sais que ceux qui la servent n’ont besoin de rien.
» – Alors, repris-je, je vois que monsieur n’a pas menti en disant qu’il connaissait madame.
» – C’est un ange ! s’est-il écrié.
» – Que voulez-vous, madame ! reprit l’intendant ; je ne pouvais pas refuser ce qu’il demandait à un homme qui parlait de vous dans ces termes-là.
– Aussi vous avez consenti ? demanda Fernande d’une voix dont, malgré toute sa puissance sur elle-même, elle ne pouvait cacher l’altération.
– Oh ! mon Dieu ! madame, aurais-je mal fait ? demanda l’intendant.
– Non, rassurez-vous ; ce que vous avait dit ce jeune homme était vrai, et il connaissait ce château aussi bien que moi-même.
– Je m’en aperçus bien vite, madame ; car, ainsi qu’il s’y était engagé, il me fit la description de chaque chambre avant même que la porte fût ouverte. Mais il passa rapidement sur le rez-de-chaussée, traversant seulement le vestibule, la salle à manger et le salon, en disant :
» – Votre maîtresse ne se tient jamais ici, n’est-ce pas ? C’est le premier surtout qu’elle habite ; c’est au premier qu’elle mange, qu’elle fait de la musique et qu’elle peint.
» Je vous l’avoue, madame, je n’étais pas du tout rassuré, et si le chasseur avait eu soixante ans au lieu d’en avoir vingt-six ou vingt huit, je l’aurais pris pour un sorcier ; mais, comme on sait, les sorciers sont toujours vieux.
– Continuez, mon ami, continuez, dit Fernande.
– Alors, et de lui-même, il a ouvert la porte qui conduit à l’escalier ; je l’ai précédé pour avoir le temps de lui ouvrir.
» – Il doit y avoir vingt marches à monter, a-t-il dit, pour arriver au premier ?
» – Ma foi, répondis-je, je ne les ai jamais comptées.
» – Effectivement, pour la première fois je les ai comptées, il n’y en avait pas une de plus, pas une de moins. Est-ce que ce n’est pas miraculeux, dites, madame ?
– Oui, répondit Fernande ; mais continuez.
– Sur le palier, de même qu’il avait fait en bas, il me fit la description de la salle à manger, du salon et de l’atelier. J’ouvris alors les portes, et il entra. Cette fois, c’était d’autant plus étonnant que ces trois chambres, c’est madame qui les a fait meubler.
– Oui, c’est fort étonnant, reprit Fernande ; mais continuez.
– Le piano de madame était ouvert, il s’assit devant et joua le même air que madame avait joué le matin même. Puis il entra dans l’atelier, s’assit devant le chevalet, prit la palette, et, dans le paysage que madame a commencé, fit une petite chapelle surmontée d’une croix, pareille à celle qui est dans le jardin. Enfin, comme j’ai cru qu’il allait sortir, il s’est levé, a marché droit à l’angle de l’atelier, a poussé un ressort, et là, que madame me pardonne, car j’ignorais moi-même qu’il y eût une chambre là, il a ouvert une porte, mais il n’est pas entré ; il s’est seulement agenouillé et a baisé le seuil. Il est resté un instant à genoux, on eût dit qu’il priait. Puis il s’est relevé, a religieusement fermé la porte, et m’a prié de l’accompagner jusqu’à l’église. Je n’avais aucun motif de lui refuser cette dernière demande ; j’ai marché devant lui. Nous sommes justement arrivés au lever-Dieu[1]. Madame était à genoux à sa place accoutumée. Il s’est arrêté à la porte de l’église, appuyé contre une des colonnes, les regards fixés sur madame, qu’il avait reconnue.
» Puis, au bout d’un instant de muette contemplation, il est sorti, a déchiré une page de son portefeuille, a écrit dessus quelques mots, me l’a remise.
» – Tiens, mon ami, m’a-t-il dit alors, tu donneras ce papier à madame Ducoudray.
» Alors, me serrant la main une dernière fois, il a tourné derrière l’église et a disparu.
– Et ce papier ? demanda Fernande.
– Le voici, dit l’intendant.
Fernande le prit d’une main tremblante, le déplia lentement ; puis après avoir levé les yeux au ciel, elle les ramena vers cette écriture, qu’on eût dit qu’elle craignait de reconnaître. Le papier ne contenait que ces quelques mots :
« Je suis heureux.
» Maurice de Barthèle. »
– Hélas ! dit Fernande avec un profond soupir.
Et deux larmes qu’elle ne put retenir roulèrent le long de ses joues.
FIN
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Avril 2008
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