Alexandre Dumas
LES BLANCS ET
LES BLEUS
Tome I
(1867)
Table des matières
CHAPITRE PREMIER De l’Hôtel de la Poste à l’Hôtel de la Lanterne
CHAPITRE II La citoyenne Teutch
CHAPITRE IV Eugène de Beauharnais
CHAPITRE VII « L’amour filial ou la jambe de bois »
CHAPITRE IX Où Charles est arrêté
CHAPITRE X La promenade de Schneider
CHAPITRE XI La demande en mariage
CHAPITRE XIII Les noces d’Euloge Schneider
CHAPITRE XV Le comte de Sainte-Hermine
CHAPITRE XVI Le bonnet de police
CHAPITRE XVIII La réception de Charles
CHAPITRE XX La prophétie du mourant
CHAPITRE XXI La veille du combat
CHAPITRE XXIII Après le combat
CHAPITRE XXIV Le citoyen Fenouillot, commis voyageur en vins de Champagne
CHAPITRE XXV Le chasseur Falou et le caporal Faraud.
CHAPITRE XXVI L’envoyé du prince
CHAPITRE XXVII La réponse de Pichegru
CHAPITRE XXVIII Le mariage au tambour
CHAPITRE XXIX À six cents francs, les canons prussiens
CHAPITRE XXXI Où l’on commence à voir clair dans le plan du joueur d’orgue
CHAPITRE XXXIII L’ordre du jour
CHAPITRE XXXIV Qui n’en fait qu’un avec le chapitre suivant
CHAPITRE PREMIER À vol d’oiseau
CHAPITRE II Coup d’œil sur Paris – Les incroyables
CHAPITRE III Les merveilleuses
CHAPITRE V Le président de la section Le Peletier
CHAPITRE VII Le général Tête-Ronde et le chef des compagnons de Jéhu
CHAPITRE VIII L’homme à l’habit vert
CHAPITRE IX Un incroyable et une merveilleuse
CHAPITRE XI La toilette d’Aspasie
CHAPITRE XII C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau
CHAPITRE XIII Le 11 vendémiaire
CHAPITRE XIV Le 12 vendémiaire
CHAPITRE XV La nuit du 12 au 13 vendémiaire
CHAPITRE XVI Le salon de Mme la baronne de Staël, ambassadrice de Suède
CHAPITRE XVII L’Hôtel des Droits-de-l’Homme
CHAPITRE XVIII Le citoyen Bonaparte
CHAPITRE XXI Les marches de Saint-Roch
CHAPITRE XXIV L’épée du vicomte de Beauharnais
CHAPITRE XXV La carte de Marengo
CHAPITRE XXVI Marie-Rose-Joséphine Tascher de La Pagerie, vicomtesse de Beauharnais
CHAPITRE XXVII Où un ange met le pied, un miracle se fait
CHAPITRE XXX Le faux incroyable
CHAPITRE XXXI Macbeth, tu seras roi !…
CHAPITRE XXXII L’homme de l’avenir
À propos de cette édition électronique
Le 21 frimaire an II (11 décembre 1793), la diligence de Besançon à Strasbourg s’arrêtait à neuf heures du soir dans l’intérieur de la cour de l’Hôtel de la Poste, situé derrière la cathédrale.
Cinq voyageurs en descendaient ; un seul, le plus jeune des cinq, doit fixer notre attention.
C’était un enfant de treize à quatorze ans, mince et pâle, que l’on eût pu prendre pour une jeune fille habillée en garçon, tant était grande l’expression de douceur et de mélancolie répandue sur son visage ; ses cheveux qu’il portait coupés à la Titus, coiffure que les zélés républicains avaient adoptée, en imitation de Talma, étaient châtain foncé ; des sourcils de la même couleur ombrageaient des yeux d’un bleu clair, s’arrêtant comme deux points d’interrogation, avec une intelligence remarquable, sur les hommes et sur les choses. Il avait les lèvres minces, de belles dents, un charmant sourire, et était vêtu à la mode de l’époque, sinon élégamment, du moins si proprement, qu’il était facile de voir que la main soigneuse d’une femme avait passé par là.
Le conducteur, qui paraissait avoir pour cet enfant des soins tout particuliers, lui remit un paquet, pareil à un sac de soldat, et, grâce à une paire de bretelles, se pouvant porter sur le dos.
Puis, regardant tout autour de lui :
– Holà ! cria-t-il, n’y a-t-il pas quelqu’un ici de l’Hôtel de la Lanterne, attendant un jeune voyageur de Besançon ?
– Il y a moi, répondit une voix rude et grossière.
Et une espèce de garçon d’écurie, perdu dans les ténèbres malgré le falot qu’il portait à la main et qui n’éclairait que le pavé, s’approcha de l’énorme machine en tournant du côté où la portière était ouverte.
– Ah ! c’est toi l’Endormi, fit le conducteur.
– Je ne m’appelle pas l’Endormi, je m’appelle Coclès, répondit le valet d’écurie d’un ton rogue, et je viens chercher le citoyen Charles…
– De la part de la citoyenne Teutch, n’est-ce pas ? demanda la douce voix de l’enfant, formant un charmant contraste avec la voix rude du garçon d’écurie.
– De la citoyenne Teutch, c’est cela. Eh bien ! es-tu prêt, citoyen ?
– Conducteur, reprit l’enfant, vous direz chez nous…
– Que vous êtes arrivé en bonne santé, et que l’on vous attendait, soyez tranquille, monsieur Charles.
– Oh ! oh ! fit le garçon d’écurie d’un ton presque menaçant en s’approchant du conducteur et du jeune homme ; oh ! oh !
– Eh bien ! que veux-tu avec tes « oh ! oh ! »
– Je veux te dire que la langue que tu parles là est peut-être celle de la Franche-Comté, mais n’est pas celle de l’Alsace.
– Vraiment ! répliqua le conducteur d’un ton goguenard, voilà ce que tu veux me dire ?
– Et te donner le conseil, ajouta le citoyen Coclès, de laisser dans ta diligence les vous et les monsieur, attendu qu’ils ne sont pas de mise à Strasbourg, surtout depuis que nous avons le bonheur de posséder dans nos murs les citoyens représentants Saint-Just et Lebas.
– Laisse-moi tranquille avec tes citoyens représentants, et conduis ce jeune homme à l’auberge de la Lanterne.
Et, sans s’inquiéter des conseils du citoyen Coclès, le conducteur entra dans l’Hôtel de la Poste.
L’homme au falot suivit des yeux le conducteur, tout en murmurant ; puis se tournant vers le jeune homme :
– Allons, viens, citoyen Charles, lui dit-il.
Et, marchant le premier, il lui indiqua le chemin.
Strasbourg, dans aucun temps, n’est une ville gaie, surtout quand la retraite est battue depuis deux heures ; mais elle était moins gaie que jamais à l’époque où s’ouvre ce récit, c’est-à-dire dans la première partie du mois de décembre 1793 ; l’armée austro-prussienne était littéralement aux portes de la ville ; Pichegru, général en chef de l’armée du Rhin, après avoir réuni tous les débris de corps qu’il avait pu trouver, avait, à force de volonté et d’exemples donnés, rétabli la discipline et repris l’offensive le 18 frimaire, c’est-à-dire trois jours auparavant, organisant, dans son impuissance à livrer une grande bataille, une guerre d’escarmouches et de tirailleurs.
Il succédait à Houchard et à Custine, guillotinés déjà pour cause de revers, et à Alexandre de Beauharnais, qui allait à son tour être guillotiné.
Au reste, Saint-Just et Lebas étaient là, non seulement ordonnant à Pichegru de vaincre, mais décrétant la victoire, et les premiers au feu.
La guillotine les suivait, chargée d’exécuter à l’instant même les décrets rendus par eux.
Et trois décrets avaient été rendus le jour même.
Par le premier, il était ordonné de fermer les portes de Strasbourg à trois heures de l’après-midi ; il y avait peine de mort pour quiconque retarderait leur clôture, fût-ce de cinq minutes.
Par le second, il était défendu de fuir devant l’ennemi. Il y avait peine de mort pour quiconque, tournant le dos au champ de bataille pendant le combat, cavalier, ferait prendre le galop à son cheval, fantassin, marcherait plus vite que le pas.
Par le troisième, il était ordonné, à cause des surprises que ne ménageait pas l’ennemi, de se coucher tout habillé. Il y avait peine de mort contre tout soldat, officier ou chef supérieur qui serait surpris déshabillé.
Ces trois décrets, l’enfant qui entrait dans la ville à cette heure devait, en moins de six jours, en voir l’application.
Nous l’avons dit, toutes ces circonstances, ajoutées aux nouvelles arrivant de Paris, rendaient Strasbourg, ville naturellement triste, plus triste encore.
Ces nouvelles arrivant de Paris étaient la mort de la reine, la mort du duc d’Orléans, la mort de Mme Roland, la mort de Bailly.
On parlait bien de la prochaine reprise de Toulon sur les Anglais ; mais cette nouvelle n’était encore qu’à l’état de bruit non confirmé.
L’heure non plus n’était pas faite pour égayer Strasbourg aux yeux du nouvel arrivé.
Passé neuf heures du soir, les rues sombres et étroites de la ville étaient abandonnées aux patrouilles de la garde civique et de la compagnie de la Propagande, qui veillaient à l’ordre public.
Rien n’était plus lugubre, en effet, pour un voyageur arrivant d’une ville qui n’était ni ville de guerre, ni ville frontière, que ces bruits de la marche nocturne d’un corps régulier, s’arrêtant tout d’un coup, avec un ordre prononcé d’une voix sourde et un bruit de fer, chaque fois qu’il en rencontrait un autre, et échangeant avec lui le « qui vive ? » et le mot de passe.
Deux ou trois de ces patrouilles avaient déjà croisé notre jeune arrivant et son conducteur, sans se préoccuper d’eux, lorsqu’une nouvelle patrouille survenant, le mot « qui vive ? » retentit.
Il y avait à Strasbourg trois manières de répondre au « qui vive ? » nocturne, qui toutes trois indiquaient d’une façon assez caractéristique les nuances d’opinion.
Les indifférents répondaient : « Amis. »
Les modérés répondaient : « Citoyens. »
Les fanatiques répondaient : « Sans-culottes. »
– Sans-culotte ! répondit énergiquement Coclès au « qui vive ? » qui lui était adressé.
– Avance à l’ordre ! cria une voix impérative.
– Ah bon ! dit Coclès, je reconnais la voix, c’est celle du citoyen Tétrell ; laissez-moi faire.
– Qu’est-ce que le citoyen Tétrell ? demanda le jeune homme.
Puis s’avançant du pas d’un homme qui n’a rien à craindre :
– C’est moi, citoyen Tétrell, c’est moi ! dit-il.
– Ah ! tu me connais, dit le chef de la patrouille, espèce de géant de cinq pieds dix pouces et qui pouvait atteindre à la taille de sept pieds avec son chapeau et le panache dont il était surmonté.
– Bon ! fit Coclès, qui est-ce qui ne connaît pas à Strasbourg le citoyen Tétrell ?
Puis, comme il avait abordé le colosse :
– Bonsoir, citoyen Tétrell, ajouta-t-il.
– Tu me connais, c’est bien, répliqua le géant ; mais je ne te connais pas, moi.
– Oh ! que si fait ! tu me connais ; je suis le citoyen Coclès, qu’on appelait l’Endormi, sous le tyran ; c’était même toi qui m’avais baptisé de ce nom-là quand tes chevaux et tes chiens étaient à l’Hôtel de la Lanterne. L’Endormi ! comment, tu ne te rappelles pas l’Endormi ?
– Si fait ! et je t’avais baptisé ainsi parce que tu étais le plus paresseux coquin que j’aie jamais connu. Et ce jeune homme, quel est-il ?
– Ça ? dit Coclès en soulevant son falot à la hauteur du visage de l’enfant, ça c’est un morveux que son père envoie à M. Euloge Schneider pour qu’il lui apprenne le grec.
– Et que fait ton père, mon petit ami ? demanda Tétrell.
– Il est président du Tribunal de Besançon, citoyen.
– Mais, pour apprendre le grec, il faut savoir le latin.
L’enfant se redressa.
– Je le sais, dit-il.
– Comment, tu le sais ?
– Oui ! quand j’étais à Besançon, nous ne parlions jamais que le latin, mon père et moi.
– Diable ! tu me fais l’effet d’un gaillard avancé pour ton âge. Quel âge as-tu donc ? Onze à douze ans ?
– Je vais en avoir quatorze.
– Et quelle idée a donc eue ton père de t’envoyer au citoyen Euloge Schneider pour apprendre le grec ?
– Parce que mon père n’est pas aussi fort en grec qu’en latin. Il m’a appris ce qu’il en savait ; puis il m’a envoyé au citoyen Schneider, qui le parle couramment, ayant tenu la chaire de grec à Bonn. Tenez, voici la lettre que mon père m’a donnée pour lui. Et, en outre, il lui a écrit, il y a huit jours, pour le prévenir de mon arrivée, ce soir, et c’est lui qui m’a fait préparer une chambre à l’Hôtel de la Lanterne et qui m’envoie chercher par le citoyen Coclès !
Et, en parlant ainsi, le jeune homme avait remis une lettre au citoyen Tétrell, afin de lui prouver qu’il n’avançait rien qui ne fût vrai.
– Allons, l’Endormi, approche ton falot, dit Tétrell.
– Coclès ! Coclès ! insista le valet d’écurie, obéissant néanmoins à l’ordre qui lui était donné sous son ancien nom.
– Mon jeune ami, dit Tétrell, je te ferai observer que cette lettre n’est point pour le citoyen Schneider, mais pour le citoyen Pichegru.
– Ah ! pardon, je me serai trompé, repartit le jeune homme ; mon père m’avait remis deux lettres, et je vous aurai donné l’une pour l’autre.
Et, reprenant la première lettre, il lui en remit une seconde.
– Ah ! cette fois-ci, dit Tétrell, nous sommes en mesure : « Au citoyen Euloge Schneider, accusateur public. »
– Eloge Schneider, répéta Coclès, corrigeant à sa façon le prénom de l’accusateur public, qu’il croyait estropié par Tétrell.
– Donne donc une leçon de grec à ton guide, dit en riant le chef de la patrouille, et apprends-lui qu’Euloge est un prénom qui signifie… Voyons, jeune homme, que signifie Euloge ?
– Beau parleur, répondit l’enfant.
– Bien répondu, ma foi ; entends-tu, l’Endormi ?
– Coclès ! répéta obstinément le valet d’écurie, plus difficile à convaincre sur son nom que sur le prénom de l’accusateur public.
Pendant ce temps, Tétrell tirait à part l’enfant, et, courbant sa grande taille de façon à lui parler à l’oreille :
– Tu vas à l’Hôtel de la Lanterne ? lui dit-il tout bas.
– Oui, citoyen, répondit l’enfant.
– Tu y trouveras deux de tes compatriotes de Besançon, venus pour défendre et réclamer l’adjudant général Charles Perrin, accusé de trahison.
– Oui, les citoyens Dumont et Ballu.
– C’est cela. Eh bien ! dis-leur que non seulement ils n’ont rien de bon à espérer pour leur protégé en restant ici, mais rien de bon à attendre pour eux-mêmes. Il s’agit tout simplement de leur tête, tu comprends.
– Non, je ne comprends pas, répondit le jeune homme.
– Comment ! tu ne comprends pas que Saint-Just leur fera couper le cou comme à deux poulets, s’ils restent ? Donne-leur donc le conseil de filer, et le plus tôt sera le meilleur.
– De la part ?
– Garde-t’en bien ! pour qu’on me fasse payer les pots cassés, ou plutôt non cassés !
Puis, se redressant :
– C’est bien, dit-il, vous êtes de bons citoyens, continuez votre route ; allons, marche ! vous autres.
Et le citoyen Tétrell s’éloigna à la tête de sa patrouille, laissant le citoyen Coclès tout fier d’avoir parlé pendant dix minutes avec un homme de son importance, et le citoyen Charles tout troublé de la confidence qui venait de lui être faite.
Tous se remirent silencieusement en chemin.
Le temps était sombre et triste comme il est en décembre dans le nord et dans l’est de la France ; et, quoique la lune fût à peu près dans son plein, de gros nuages noirs, courant pressés comme des vagues d’équinoxe, la couvraient à tout moment.
Pour arriver à l’Hôtel de la Lanterne, situé dans la ci-devant rue de l’Archevêché, alors rue de la Déesse-Raison, il fallait traverser la place du Marché, à l’extrémité de laquelle s’élevait un échafaudage où, dans sa distraction, le jeune homme fut sur le point de se heurter.
– Prends donc garde, citoyen Charles, lui dit le garçon d’écurie en riant, tu vas démolir la guillotine.
Le jeune homme poussa un cri et recula avec terreur.
En ce moment, la lune se montra brillante pour quelques secondes. Pendant un instant, l’horrible instrument fut visible, et un pâle et triste rayon se refléta sur le couperet.
– Mon Dieu ! est-ce que l’on s’en sert ? demanda naïvement le jeune homme en se pressant contre Coclès.
– Comment, est-ce que l’on s’en sert ? s’exclama joyeusement celui-ci. Je le crois bien, et tous les jours même. Aujourd’hui, ç’a été le tour de la mère Raisin. Malgré ses quatre-vingts ans, elle y a passé. Elle avait beau crier au bourreau : « Ça n’est pas la peine de me tuer, va, mon fils ; attends un peu, et je mourrai bien toute seule », elle a basculé comme si elle n’avait eu que vingt ans.
– Et qu’avait fait la pauvre femme ?
– Elle avait donné un morceau de pain à un Autrichien affamé. Elle a eu beau dire que, comme il le lui avait demandé en allemand, elle l’avait pris pour un compatriote, on lui a répondu que, depuis je ne sais quel tyran, les Alsaciens n’étaient plus compatriotes des Autrichiens.
Le pauvre enfant, qui pour la première fois quittait la maison paternelle, et qui n’avait jamais eu tant d’émotions diverses dans une seule soirée, se sentait pris de froid. Était-ce la faute du temps ? était-ce la faute du récit de Coclès ? Tant il y a que, jetant un dernier regard sur l’instrument de mort, qui, la lune voilée, s’effaçait de nouveau dans la nuit comme un fantôme :
– Sommes-nous encore loin de l’Auberge de la Lanterne ? demanda-t-il en grelottant.
– Ah ! ma foi, non, car la voilà, répondit Coclès en lui montrant une énorme lanterne suspendue au-dessus d’une porte cochère et éclairant la rue à vingt pas alentour.
– Il était temps ! murmura le jeune homme, dont les dents claquaient.
Et, courant pour achever le reste du chemin, c’est-à-dire les dix ou douze pas qu’il avait encore à faire, il ouvrit la porte de l’hôtel donnant sur la rue et s’élança dans la cuisine, à la cheminée immense de laquelle brûlait un grand feu, en poussant un cri de satisfaction ; à ce cri répondit, par un cri pareil, Mme Teutch, laquelle, sans l’avoir jamais vu, venait de le reconnaître pour le jeune homme qui lui était recommandé, à l’aspect de Coclès apparaissant à son tour sur le seuil de la porte avec son falot.
La citoyenne Teutch, grosse fraîche Alsacienne, âgée de trente à trente-cinq ans, avait une affection toute maternelle pour les voyageurs que la Providence lui envoyait, affection qui se doublait quand les voyageurs étaient de jeunes et jolis enfants de l’âge de celui qui venait de prendre place au feu de sa cuisine, où du reste il était seul.
Aussi accourut-elle près de lui, et, comme il continuait d’étendre, en grelottant toujours, ses pieds et ses mains vers la flamme :
– Ah ! le cher petit, dit-elle, pourquoi grelotte-t-il ainsi, et comment est-il si pâle ?
– Dame citoyenne, dit Coclès en riant de son gros rire, je ne saurais vous dire cela pertinemment ; mais je crois qu’il grelotte parce qu’il a froid, et qu’il est pâle parce qu’il s’est emberlificoté dans la guillotine. Il paraît qu’il ne connaissait pas l’instrument, ça lui a fait de l’effet ; c’est-il bête, les enfants !
– Allons, tais-toi, imbécile !
– Merci, bourgeoise ; c’est mon pourboire, n’est-ce pas ?
– Non, mon ami, dit Charles en tirant un petit écu de sa poche, votre pourboire, le voilà !
– Merci, citoyen, dit Coclès levant son chapeau d’une main et avançant l’autre. Peste ! de la monnaie blanche ; il y en a donc encore en France ? Je croyais que tout était parti ; je vois bien maintenant, comme disait Tétrell, que c’est un bruit que les aristocrates font courir.
– Allons, va-t’en à tes chevaux, cria la citoyenne Teutch, et laisse-nous tranquilles.
Coclès sortit tout en grommelant.
Mme Teutch s’assit, et, malgré une légère opposition de Charles, elle le prit sur ses genoux.
Nous avons dit qu’il avait près de quatorze ans, mais qu’il en paraissait à peine onze ou douze.
– Voyez-vous, mon petit ami, lui dit-elle, ce que je vais vous dire, c’est pour le bien que je vous veux ; si vous avez de l’argent, il ne faut pas le montrer, mais en changer une partie contre des assignats ; les assignats ayant cours forcé et le louis d’or valant cinq cents francs, vous y aurez un avantage et ne vous ferez pas soupçonner d’aristocratie.
Puis, passant à un autre ordre d’idées :
– Voyez donc comme ses mains sont froides, à ce pauvre petit !
Et elle lui prit les mains qu’elle étendit vers le feu comme on fait aux enfants.
– Et maintenant, voilà ce que nous allons faire, dit-elle : d’abord un petit souper.
– Oh ! quant à cela, madame, non, et bien merci ; nous avons dîné à Erstein, et je n’ai pas la moindre faim ; j’aimerais mieux me coucher, je sens que je ne me réchaufferai complètement que dans mon lit.
– Eh bien ! alors, on va vous le bassiner, votre lit, et avec du sucre encore ; puis, une fois dans votre lit, on vous donnera une bonne tasse… de quoi ? de lait ou de bouillon ?
– De lait, si vous voulez bien.
– De lait, soit ! En effet, pauvre petit, hier, ça tétait encore, et, aujourd’hui, tenez, cela court les grands chemins tout seul, comme un homme. Ah ! nous vivons dans un triste temps !
Et, comme elle eût pris un enfant, elle prit Charles entre ses deux bras et le posa sur une chaise pour aller voir, à la tablette des clés, de quelle chambre elle pouvait disposer.
– Voyons, voyons, dit-elle ; le 5, c’est cela… Non, la chambre est trop grande, et la fenêtre ferme mal ; il aurait froid, pauvre enfant. Le 9… Non, c’est une chambre à deux lits. Ah ! le 14 ! c’est cela qui lui convient : un grand cabinet avec une bonne couchette, garnie de rideaux pour le garantir des vents coulis, et une jolie petite cheminée qui ne fume pas, avec un Enfant Jésus dessus ; cela lui portera bonheur. – Gretchen ! Gretchen !
Une belle Alsacienne, d’une vingtaine d’années, vêtue de ce gracieux costume qui a quelque analogie avec celui des femmes d’Arles, accourut à cette appellation.
– Qu’y a-t-il, notre maîtresse ? demanda-t-elle en allemand.
– Il y a qu’il faut préparer le 14 pour ce chérubin-là, lui choisir des draps bien fins et bien secs, pendant que je vais lui faire, moi, un lait de poule.
Gretchen alluma un bougeoir et s’apprêta à obéir.
La citoyenne Teutch revint alors près de Charles.
– Comprenez-vous l’allemand ? lui demanda-t-elle.
– Non, madame ; mais, si je reste longtemps à Strasbourg, comme c’est probable, j’espère l’apprendre.
– Savez-vous pourquoi je vous ai donné le N° 14 ?
– Oui, j’ai entendu que vous disiez dans votre monologue…
– Jésus Dieu ! mon monologue, qu’est-ce que c’est que ça ?
– Madame, c’est un mot français qui vient de deux mots grecs : monos qui veut dire seul, et logos qui signifie parler.
– Vous savez le grec à votre âge, cher enfant ! dit Mme Teutch en joignant les mains.
– Oh ! très peu, madame, et c’est pour l’apprendre beaucoup mieux que je viens à Strasbourg.
– Vous venez à Strasbourg pour apprendre le grec ?
– Oui, avec M. Euloge Schneider.
Mme Teutch secoua la tête.
– Oh ! madame, il sait le grec comme Démosthène, dit Charles, croyant que Mme Teutch niait la science de son futur professeur.
– Je ne dis pas non ; je dis que, si bien qu’il le sache, il n’aura pas le temps de vous l’apprendre.
– Et que fait-il donc ?
– Vous me le demandez ?
– Certainement, je vous le demande.
Mme Teutch baissa la voix.
– Il coupe des têtes, dit-elle.
Charles tressaillit.
– Il coupe… des… têtes ? répéta-t-il.
– Ne savez-vous pas qu’il est accusateur public ? Ah ! mon pauvre enfant, votre père vous a choisi là un singulier professeur de grec.
L’enfant resta un instant pensif.
– Est-ce que c’est lui, demanda-t-il, qui a fait couper aujourd’hui la tête de la mère Raisin ?
– Non, c’est la Propagande.
– Qu’est-ce que la Propagande ?
– C’est la société pour la propagation des idées révolutionnaires ; chacun taille de son côté. Le citoyen Schneider comme accusateur public, le citoyen Saint-Just comme représentant du peuple, et le citoyen Tétrell comme chef de la Propagande.
– C’est bien peu d’une guillotine pour tout ce monde-là, dit le jeune homme avec un sourire qui n’était pas de son âge.
– Aussi chacun a la sienne !
– À coup sûr, murmura l’enfant, mon père ne savait pas tout cela quand il m’a envoyé ici.
Il réfléchit un instant ; puis, avec une fermeté qui indiquait un courage précoce :
– Mais, puisque j’y suis, ajouta-t-il, je resterai.
Passant alors à une autre idée :
– Vous disiez donc, madame Teutch, reprit l’enfant, que vous m’aviez donné la chambre N° 14 parce qu’elle était petite, que le lit avait des rideaux, et qu’elle ne fumait pas ?
– Et puis encore pour un autre motif, mon gentil garçon.
– Pour lequel ?
– Parce qu’au 15, vous aurez un bon jeune camarade un peu plus âgé que vous ; mais ça ne fait rien, vous le distrairez.
– Il est donc triste ?
– Oh ! très triste ; il a quinze ans à peine, et c’est déjà un petit homme. Il est ici, en effet, pour une fâcheuse besogne ; son père, qui était général en chef de l’armée du Rhin avant le citoyen Pichegru, est accusé de trahison. Imaginez-vous donc qu’il logeait ici, pauvre cher homme ! Et que je gagerais bien tout ce que l’on voudrait qu’il n’est pas plus coupable que vous ou moi ; mais c’était un ci-devant, et vous savez qu’on n’y a pas confiance. Je disais donc que le jeune homme était ici pour copier des pièces qui doivent prouver l’innocence de son père ; c’est un saint enfant, voyez-vous, et qui travaille à cette besogne du matin jusqu’au soir.
– Eh bien ! je l’aiderai, dit Charles ; j’ai une bonne écriture.
– À la bonne heure, voilà qui est d’un bon camarade.
Et, dans son enthousiasme, Mme Teutch embrassa son hôte.
– Comment s’appelle-t-il ? demanda Charles.
– Il s’appelle le citoyen Eugène.
– Eugène n’est que son prénom.
– Oui, en effet, il a un nom et un drôle de nom ; attendez ! son père était marquis… attendez donc…
– J’attends, madame Teutch, j’attends, dit le jeune homme en riant.
– C’est une manière de parler, vous savez bien que cela se dit… Un nom comme on en met sur le dos des chevaux… des harnais… Beauharnais ; c’est cela, Eugène de Beauharnais ; mais je crois que c’est à cause de son de qu’on ne l’appelle qu’Eugène tout court.
La conversation remit en mémoire au jeune homme la recommandation de Tétrell.
– À propos, madame Teutch, dit-il, vous devez avoir chez vous deux commissaires de la commune de Besançon ?
– Oui, qui viennent réclamer votre compatriote, M. l’adjudant général Perrin.
– Le leur rendra-t-on ?
– Bon ! il a fait mieux que d’attendre la décision de Saint-Just.
– Qu’a-t-il fait ?
– Il s’est sauvé dans la nuit d’hier à aujourd’hui.
– Et on ne l’a pas rattrapé ?
– Non jusqu’à présent.
– J’en suis bien aise ; c’était un ami de mon père, et je l’aimais bien aussi, moi.
– Ne vous vantez pas de cela ici.
– Et mes deux compatriotes ?
– MM. Dumont et Ballu ?
– Oui ; pourquoi sont-ils restés, puisque celui qu’ils venaient réclamer est hors de prison ?
– On va le juger par contumace, et ils comptent le défendre absent comme ils l’eussent défendu présent.
– Bon ! murmura l’enfant, je comprends le conseil du citoyen Tétrell maintenant.
Puis, tout haut :
– Puis-je les voir ce soir ? demanda-t-il.
– Qui ?
– Les citoyens Dumont et Ballu.
– Certainement que vous pouvez les voir, si vous voulez les attendre ; mais, comme ils vont au Club des Droits-de-l’Homme, ils ne rentrent jamais avant deux heures du matin.
– Je ne puis les attendre, étant trop fatigué, dit l’enfant ; mais vous pouvez leur remettre un mot de moi quand ils rentreront, n’est-ce pas ?
– Parfaitement.
– À eux seuls, en main propre ?
– À eux seuls, en main propre.
– Où puis-je écrire ?
– Dans le bureau, si vous êtes réchauffé.
– Je le suis.
Mme Teutch prit la lampe sur la table et l’alla porter sur un bureau placé dans un petit cabinet fermé par un grillage, pareil à celui que l’on met aux volières.
Le jeune homme la suivit.
Là, sur un papier portant le timbre de l’Hôtel de la Lanterne, il écrivit :
Un compatriote qui sait de bonne part que vous devez être arrêtés incessamment, vous invite à repartir au plus tôt pour Besançon.
Et pliant et cachetant le papier, il le remit à Mme Teutch.
– Tiens, vous ne signez pas ? demanda l’hôtesse.
– C’est inutile ; vous pouvez bien dire vous-même que le papier vient de moi.
– Je n’y manquerai pas.
– S’ils sont encore ici demain matin, faites qu’ils ne partent pas avant que je ne leur aie parlé.
– Soyez tranquille.
– Là ! c’est fini, dit Gretchen en rentrant et en faisant claquer ses sabots.
– Le lit est fait ? demanda Mme Teutch.
– Oui, patronne, répondit Gretchen.
– Le feu allumé ?
– Oui.
– Alors chauffez la bassinoire et conduisez le citoyen Charles à sa chambre. Moi, je vais lui faire son lait de poule.
Le citoyen Charles était si fatigué, qu’il suivit sans difficulté aucune Mlle Gretchen et sa bassinoire.
Dix minutes après que le jeune homme était couché, Mme Teutch entrait dans la chambre, son lait de poule à la main, le faisait prendre à Charles à moitié endormi, lui donnait une petite tape sur chaque joue, bordait maternellement son lit, lui souhaitait un bon sommeil et sortait, emportant la lumière.
Mais les souhaits de la bonne Mme Teutch ne furent exaucés qu’à moitié, car, à six heures du matin, tous les hôtes de l’Auberge de la Lanterne étaient réveillés par un bruit de voix et d’armes ; des soldats faisaient résonner la crosse de leurs fusils en la posant violemment à terre, tandis que des pas précipités couraient par les corridors, et que les portes s’ouvraient les unes après les autres avec fracas.
Charles, réveillé, se souleva sur son lit.
Au moment même, sa chambre s’emplit tout à la fois de lumière et de bruit. Des hommes de la police, accompagnés de gendarmes, s’élancèrent dans la chambre, tirèrent brutalement l’enfant hors du lit, lui demandèrent son nom, ses prénoms, ce qu’il venait faire à Strasbourg, depuis quand il était arrivé, regardèrent sous le lit, fouillèrent la cheminée, ouvrirent les armoires, et sortirent comme ils étaient entrés, laissant l’enfant en chemise et tout étourdi au milieu de la chambre.
Il était évident que l’on opérait, chez la citoyenne Teutch, une de ces visites domiciliaires si fréquentes à cette époque, mais que le nouvel arrivé n’en était pas l’objet.
Celui-ci jugea donc que ce qu’il avait de mieux à faire était de se remettre dans son lit, après avoir refermé la porte du corridor, et de se rendormir s’il pouvait.
Cette résolution prise et accomplie, il venait à peine de tirer ses draps sur son nez, que, le bruit ayant cessé dans la maison, la porte de sa chambre se rouvrit et donna passage à Mme Teutch, coquettement vêtue d’un peignoir blanc et tenant un bougeoir allumé à la main.
Elle marchait doucement, avait ouvert la porte sans bruit et faisait signe à Charles – qui, soulevé sur son coude, la regardait d’un air étonné – de ne pas souffler mot.
Lui, déjà fait à cette vie accidentée qui cependant n’avait commencé que la veille, suivit en restant muet la recommandation qui lui était faite.
La citoyenne Teutch ferma derrière elle avec soin la porte du corridor ; puis, posant son bougeoir sur la cheminée, elle prit une chaise et, avec les mêmes précautions, vint s’asseoir au chevet du lit du jeune homme.
– Eh bien ! mon petit ami, lui dit-elle, vous avez eu grand-peur, n’est-ce pas ?
– Pas trop, madame, répliqua Charles, car je savais bien que ce n’était point à moi que tous ces gens-là en voulaient.
– N’importe, il était temps que vous les prévinssiez, vos compatriotes !
– Ah ! c’étaient eux que l’on cherchait ?
– Eux-mêmes ; par bonheur, ils sont rentrés à deux heures, je leur ai remis votre billet ; ils l’ont lu deux fois ; ils m’ont demandé qui me l’avait donné, et je leur ai dit que c’était vous et qui vous étiez ; alors ils se sont consultés un instant, puis ils ont dit : « Allons ! allons ! il faut partir ! » Et, à l’instant même, ils se sont mis à faire leurs malles, en envoyant l’Endormi voir s’il y avait des places à la diligence de Besançon qui partait à cinq heures du matin ; par bonheur, il y en avait deux. L’Endormi les retint, et, pour être sûr qu’on ne les leur prendrait pas, ils sont partis d’ici à quatre heures ; aussi étaient-ils déjà sur la route de Besançon depuis une heure lorsqu’on est venu frapper à la porte au nom de la loi ; seulement, imaginez-vous qu’ils ont eu la maladresse d’oublier ou de perdre le billet que vous leur aviez écrit ; de sorte que les gens de la police l’ont trouvé.
– Oh ! peu m’importe, il n’était pas signé de moi et personne à Strasbourg ne connaît mon écriture.
– Oui ; mais comme il était écrit sur du papier au timbre de l’Hôtel de la Lanterne, ils se sont retournés sur moi et ont voulu savoir qui avait écrit le billet sur mon papier.
– Ah ! diable !
– Vous comprenez bien que je me serais plutôt fait arracher le cœur que de le leur dire ; pauvre cher mignon ! ils vous auraient emmené. Je leur ai répondu que quand les voyageurs demandaient du papier à lettres, on montait dans leur chambre le papier de l’hôtel ; qu’il y avait à peu près soixante voyageurs dans la maison, qu’il m’était, par conséquent, impossible de savoir lequel s’était servi de mon papier pour écrire un billet : ils ont parlé alors de m’arrêter ; j’ai répondu que j’étais prête à les suivre, mais que cela ne leur servirait à rien, attendu que ce n’était pas moi que le citoyen Saint-Just les avait chargés de conduire en prison ; ils ont reconnu la vérité de l’argument et se sont retirés en disant : « C’est bon, c’est bon ; un jour ou l’autre !… » Je leur ai répondu : « Cherchez ! » et ils cherchent ! Seulement je suis venue vous prévenir de ne pas souffler le mot, et, si vous êtes accusé, de nier comme un beau diable que le billet soit de vous.
– Quand nous en serons là je verrai ce que j’ai à faire ; en attendant, grand merci, madame Teutch.
– Ah ! une dernière recommandation, mon cher petit homme ; quand nous sommes entre nous, appelez-moi Mme Teutch, c’est bien ; mais, devant le monde, donnez-moi de la citoyenne Teutch gros comme le bras ; je ne dis pas que l’Endormi soit capable de faire une mauvaise action, mais c’est un zélé, et, quand les imbéciles sont zélés, je ne m’y fie pas.
Et, sur cet axiome, qui indiquait à la fois sa prudence et sa perspicacité, Mme Teutch se leva, éteignit le bougeoir qui brûlait sur la cheminée, attendu que, depuis qu’elle était là, le jour était venu, et sortit.
Charles, avant de partir de Besançon, s’était fait mettre par son père au courant des habitudes de son futur précepteur, Euloge Schneider. Il savait que, tous les jours à six heures, il était levé, qu’il travaillait jusqu’à huit heures, qu’à huit heures il déjeunait, fumait sa pipe et se remettait au travail jusqu’à l’heure de sa sortie, qui était d’une heure à deux heures.
Il ne jugea donc point à propos de se rendormir ; le jour arrive tard à Strasbourg au mois de décembre, et, dans ces rues étroites, met longtemps à descendre au rez-de-chaussée. Il devait être à peu près sept heures et demie du matin ; en supposant qu’il lui fallût une demi-heure pour se vêtir et faire le chemin de l’Hôtel de la Lanterne chez le commissaire du gouvernement, Charles arriverait juste à l’heure de son déjeuner.
Il achevait de s’habiller le plus élégamment qu’il avait pu, lorsque Mme Teutch rentra.
– Ah ! Jésus ! dit-elle, est-ce que vous allez à la noce ?
– Non, répondit le jeune homme, je vais chez M. Schneider.
– Y pensez-vous, cher enfant ? vous avez l’air d’un aristocrate. Si vous aviez dix-huit ans au lieu de treize, rien que sur cette enseigne, on vous couperait le cou. À bas cette belle toilette ! et en avant les habits de voyage, les habits d’hier ; c’est assez bon pour le capucin de Cologne.
Et la citoyenne Teutch, en un tour de main, eut déshabillé et rhabillé son jeune locataire, qui se laissa faire, tout émerveillé de l’habileté de son hôtesse et rougissant un peu au contact d’une main potelée dont la blancheur accusait la coquetterie.
– Là ! maintenant, dit-elle, allez voir votre homme, mais gardez-vous de ne pas le tutoyer et de ne pas l’appeler citoyen ou, sans cela, tout recommandé que vous êtes, il pourrait bien vous arriver malheur.
Le jeune homme la remercia de ses bons conseils et lui demanda si elle n’avait pas encore quelque autre recommandation à lui faire.
– Non, dit-elle en secouant la tête, non, si ce n’est de revenir le plus tôt possible, attendu que je vais préparer, pour vous et pour votre voisin du N° 16, un petit déjeuner dont, tout ci-devant qu’il est, il n’aura pas encore mangé le pareil. Là ! et maintenant, allez !
Avec cet adorable sentiment de la maternité que la nature a mis dans le cœur de toutes les femmes, Mme Teutch s’était prise de tendresse pour son nouvel hôte et s’était adjugé la direction de sa conduite ; lui, de son côté, jeune encore et sentant le besoin d’être appuyé à cette douce affection de femme qui rend la vie plus facile, était tout disposé à obéir à ses recommandations comme aux ordres d’une mère.
Il se laissa donc embrasser sur les deux joues, et, après s’être renseigné sur la demeure du citoyen Euloge Schneider, il sortit de l’Hôtel de la Lanterne pour faire, dans le vaste monde, comme disent les Allemands, ce premier pas duquel dépend parfois toute la vie.
Il passa devant la cathédrale, où, faute de regarder autour de lui, il faillit être tué ; une tête de saint tomba à ses pieds et fut presque immédiatement suivie du buste de la Vierge embrassant son fils.
Il se tourna du côté d’où venait le double projectile et aperçut sous le portail du magnifique édifice, à cheval sur les épaules d’un apôtre colossal, un homme qui, un marteau à la main, faisait au milieu des saints le dégât dont il venait d’envoyer deux échantillons à ses pieds.
Une douzaine d’hommes riaient de cette profanation et y applaudissaient.
L’enfant traversa le Breuil, s’arrêta devant une maison de modeste apparence, monta trois degrés et frappa à une petite porte.
Une vieille servante rechignée la lui ouvrit, lui fit subir un interrogatoire, et, lorsqu’il eut répondu à toutes ses questions, elle l’introduisit en grommelant dans la salle à manger, en lui disant :
– Attends là ; le citoyen Schneider va venir déjeuner, tu lui parleras, puisque tu prétends avoir quelque chose à lui dire.
Resté seul, Charles jeta un regard rapide sur la salle à manger ; elle était très simple, lambrissée de planches et ayant pour tout ornement deux sabres en croix.
Et, en effet, derrière la vieille entrait le terrible rapporteur de la Commission révolutionnaire du Bas-Rhin.
Il passa près du jeune homme sans le voir, ou, du moins, sans indiquer d’une façon quelconque qu’il l’eût vu, et alla s’asseoir à table, où il se mit à attaquer bravement une pyramide d’huîtres flanquée d’un plat d’anchois et d’une jatte d’olives.
Profitons de ce temps d’arrêt pour faire en quelques lignes le portrait physique et moral de l’homme étrange près duquel Charles venait d’être introduit.
Jean-Georges Schneider, qui s’était donné à lui-même ou qui avait pris, comme on aimera mieux, le surnom d’Euloge, était un homme de trente-sept à trente-huit ans, laid, gros, court, commun, aux membres ronds, aux épaules rondes, à la tête ronde. Ce qui frappait tout d’abord dans son étrange physionomie, c’est qu’il portait les cheveux coupés en brosse tout en laissant d’énormes sourcils atteindre la longueur et l’épaisseur qui leur plaisaient. Ces sourcils en broussaille, noirs et touffus, ombrageaient des yeux fauves, bordés de cils roux.
Il avait débuté par être moine ; de là son surnom de capucin de Cologne, que n’avait pu faire oublier son prénom d’Euloge. Né en Franconie, de pauvres cultivateurs, il avait dû aux heureuses dispositions qu’il montra dès l’enfance la protection du chapelain de son village, qui lui enseigna les premiers éléments de la langue latine ; de rapides progrès permirent de l’envoyer à Wurtzbourg suivre les cours du gymnase dirigé par les jésuites, et de se faire admettre, au bout de trois ans, à l’Académie. Chassé pour inconduite de l’illustre compagnie, il tomba dans la plus profonde misère, et entra au couvent des franciscains de Bamberg.
Ses études terminées, il fut jugé en état de professer l’hébreu et envoyé à Augsbourg. Appelé, en 1786, comme prédicateur à la cour du duc Charles de Wurtemberg, il prêcha avec succès, et consacra les trois quarts des appointements que lui rapportait sa place au soutien de sa famille. Là, disait-on, il s’était fait affilier à la secte des illuminés, organisée par le fameux Weishaupt, ce qui explique l’ardeur avec laquelle il adopta les principes de la Révolution française ; à cette époque, plein d’ambition, impatient du joug, dévoré de passions ardentes, il publia un catéchisme tellement libéral, qu’il fut forcé de passer le Rhin et de s’établir à Strasbourg, où, le 27 juin 1791, il avait été nommé vicaire épiscopal et doyen de la Faculté de théologie ; alors, loin de refuser le serment civique, non seulement il le prêta, mais encore il prêcha à la cathédrale, mêlant, avec une fougue singulière, les incidents politiques aux enseignements religieux.
Avant le 10 août, tout en se défendant d’être républicain, il demandait la déchéance de Louis XVI. À partir de ce moment, il lutta avec un courage acharné contre le parti royaliste, qui avait à Strasbourg, et surtout dans les provinces environnantes, de puissantes attaches. Cette lutte lui valut d’être appelé, vers la fin de 1792, aux fonctions de maire à Haguenau. Enfin, nommé le 17 février 1793 accusateur public près du Tribunal du Bas-Rhin, il fut investi, le 5 mai suivant, du titre de commissaire près le Tribunal révolutionnaire de Strasbourg ; ce fut alors qu’éclata dans Schneider cette terrible luxure du sang à laquelle le poussait sa violence naturelle. Emporté par son activité fébrile, quand la besogne lui manquait à Strasbourg, comme accusateur public, il parcourait les environs avec sa terrible escorte, traînant derrière lui la guillotine et le bourreau.
Alors, sur la moindre dénonciation, il s’arrêtait dans les villes et dans les villages où l’on avait pu espérer ne voir jamais l’instrument fatal, instruisait le procès sur lieu, accusait, condamnait, faisait exécuter, ramenant au pair, au milieu de cette sanglante orgie, les assignats, qui perdaient quatre-vingt-cinq pour cent, fournissant à l’armée, qui manquait de tout, plus de grain à lui seul que tous les commissaires du district réunis ; enfin, du 5 novembre au 11 décembre, jour de l’arrivée de Charles à Strasbourg, il avait envoyé à la mort, tant à Strasbourg qu’à Mutzig, Barr, Obernai, Epfig et Schletstadt, trente et une personnes.
Quoique notre jeune ami ignorât la plupart de ces détails et surtout le dernier, ce ne fut pas sans un sentiment de terreur très réel qu’il se trouva en face du terrible proconsul.
Mais, réfléchissant que lui avait, au contraire des autres, un protecteur dans celui-là par qui les autres étaient menacés, il reprit bientôt tout son sang-froid, et, cherchant un instant par où entamer la conversation, il crut l’avoir trouvé dans les huîtres que mangeait Schneider.
– Rara concha in terris, dit en souriant et de sa petite voix flûtée le jeune homme.
Euloge se tourna de son côté.
– Voudrais-tu dire par hasard que je suis un aristocrate, bambin ?
– Je ne veux rien dire du tout, citoyen Schneider ; mais je sais que tu es savant, et j’ai voulu, pour que tu fisses attention à moi, pauvre petit que tu n’avais pas daigné remarquer, j’ai voulu te faire entendre quelques mots d’une langue qui t’est familière et en même temps une citation d’un auteur que tu aimes.
– C’est par ma foi bien dit, tout cela.
– Recommandé à Euloge bien plus qu’au citoyen Schneider, je dois me faire le plus beau parleur possible pour me montrer digne de la recommandation.
– Et par qui m’es-tu recommandé ? dit Euloge, faisant tourner sa chaise de manière à le regarder en face.
– Par mon père, et voici sa lettre.
Euloge prit la lettre, et, reconnaissant l’écriture :
– Ah ! ah ! dit-il, c’est d’un vieil ami.
Puis il la lut d’un bout à l’autre.
– Ton père, continua-t-il, est bien certainement un des hommes de notre époque qui écrivent le plus purement en latin.
Puis, tendant la main à l’enfant :
– Veux-tu déjeuner avec moi ? dit-il.
Charles jeta un regard sur la table, et sans doute sa physionomie trahit le peu de sympathie qu’il avait pour un repas tout à la fois si luxueux et si frugal.
– Non, je comprends, dit Schneider en riant, à un jeune estomac comme le tien, il faut quelque chose de plus solide que des anchois avec des olives. Viens dîner, je dîne aujourd’hui en petit comité avec trois amis ; si ton père était là, il ferait le quatrième, tu le remplaceras. Un verre de bière à la santé de ton père ?
– Oh ! cela avec bonheur, s’écria l’enfant en saisissant le verre et en le choquant à celui du savant.
Seulement, comme c’était une énorme chope, il ne put en boire que la moitié.
– Eh bien ? lui dit Schneider.
– Nous boirons le reste tout à l’heure au salut de la République, dit l’enfant ; mais pour que je le vide d’un seul coup, le verre est un peu grand pour ma taille.
Schneider le regarda avec une certaine tendresse.
– Il est, ma foi, gentil, dit-il.
Puis, comme, en ce moment, la vieille servante apportait les gazettes allemandes et françaises :
– Sais-tu l’allemand ? demanda Schneider.
– Je n’en sais pas un mot.
– C’est bien, on te l’apprendra.
– Avec le grec ?
– Avec le grec ; tu as donc l’ambition d’apprendre le grec ?
– C’est mon seul désir.
– On tâchera de le satisfaire. Tiens, voilà le Moniteur français ; lis-le, tandis que je vais lire la Gazette de Vienne.
Il se fit un instant de silence pendant lequel tous deux commencèrent de lire.
– Oh ! oh ! dit Euloge tout en lisant : « À cette heure, Strasbourg doit être prise, et nos troupes victorieuses sont probablement en marche sur Paris. » Ils comptent sans Pichegru, sans Saint-Just et sans moi, là-bas !
– « Nous sommes maîtres des ouvrages avancés de Toulon, dit Charles lisant à son tour, et trois ou quatre jours ne se passeront pas sans que nous soyons maîtres de la ville entière et que la République soit vengée. »
– De quelle date est ton Moniteur ? demanda Euloge.
– Du 8, répondit l’enfant.
– Dit-il encore autre chose ?
– « Robespierre, dans la séance du 6, a lu une réponse au manifeste des puissances coalisées. La Convention en a ordonné l’impression et la traduction dans toutes les langues. »
– Après ? demanda Schneider.
– « Le 7, Billaud-Varennes annonça que les rebelles de la Vendée, ayant voulu faire une tentative sur la ville d’Angers, avaient été battus et chassés par la garnison, à laquelle s’étaient réunis les habitants. »
– Vive la République ! dit Schneider.
– « Mme Dubarry, condamnée à mort le 7, a été exécutée le même jour, avec le banquier Van Deniver, son amant ; cette vieille prostituée avait complètement perdu la tête avant que l’exécuteur la lui tranchât. Elle pleurait, elle se débattait, elle appelait au secours ; mais le peuple n’a répondu à ses appels que par des huées et des malédictions. Il se rappelait les dilapidations dont elle et ses pareilles avaient été la cause, et que ce sont ses dilapidations qui ont amené la misère publique. »
– L’infâme !… dit Schneider. Après avoir déshonoré le trône, il ne lui manquait plus que de déshonorer l’échafaud.
En ce moment, deux soldats entrèrent, dont l’uniforme familier à Schneider fit, malgré lui, frissonner Charles.
Et, en effet, ils étaient vêtus de noir, portaient, au-dessous de la cocarde tricolore, deux os en croix sur leur shako ; leurs tresses blanches sur leur pelisse et leur dolman noir faisaient l’effet des côtes d’un squelette ; enfin leur sabretache portait un crâne nu surmontant deux os en sautoir.
Ils appartenaient au régiment des hussards de la Mort, où l’on ne s’engageait qu’après vœu de ne pas faire de prisonniers.
Une douzaine de soldats de ce régiment formaient la garde de Schneider et lui servaient de messagers.
En les voyant, Schneider se leva.
– Maintenant, dit-il à son jeune recommandé, reste ou va-t’en, tu es libre ; moi, je vais expédier mes courriers ; seulement, n’oublie pas qu’à deux heures nous dînons, et que tu dînes avec nous.
Et, saluant Charles d’un petit signe de tête, il entra dans son cabinet avec sa funèbre escorte.
L’offre de rester n’était pas tellement engageante que le jeune homme la saisît au bond. Il s’était levé au moment de la sortie de Schneider ; il attendit qu’il fût entré dans son cabinet, que ses deux sinistres gardes du corps y fussent entrés après lui et que la porte se fût refermée sur eux.
Puis, saisissant aussitôt l’espèce de toque qui lui servait de coiffure, il s’élança hors de la chambre, sauta pardessus les trois marches de la porte d’entrée, et, tout courant, il arriva dans la cuisine de la bonne Mme Teutch en criant :
– Je meurs de faim ! me voilà !
À l’appel de son petit Charles, comme elle l’appelait, Mme Teutch sortit d’une espèce de petite salle à manger donnant sur la cour et apparut dans la cuisine.
– Ah ! dit-elle, vous voilà ! Dieu merci ! pauvre Petit Poucet, l’ogre ne vous a donc pas dévoré ?
– Il a été charmant, au contraire, et je ne lui crois pas de si longues dents que l’on dit.
– Dieu veuille que vous ne les sentiez jamais ! Mais, si j’ai bien entendu, ce sont les vôtres qui sont longues. Entrez ici, et je vais prévenir votre futur ami qui travaille selon son habitude, pauvre enfant.
Et la citoyenne Teutch se mit à escalader l’escalier avec cette juvénilité qui indiquait chez elle le besoin de dépenser une force exubérante.
Pendant ce temps, Charles examinait les apprêts d’un des déjeuners les plus appétissants qu’on lui eût encore servis.
Il fut tiré de son examen par le bruit de la porte qui s’ouvrait.
Elle donnait passage au jeune homme annoncé par la citoyenne Teutch.
C’était un adolescent de quinze ans, aux yeux noirs et aux cheveux noirs, bouclés et tombant sur ses épaules ; sa mise était élégante, son linge d’une blancheur extrême. Malgré les efforts que l’on avait faits pour le déguiser, tout en lui respirait l’aristocratie.
Il s’approcha souriant de Charles, et lui tendit la main.
– Notre bonne hôtesse m’assure, citoyen, dit-il, que je vais avoir le plaisir de passer quelques jours près de vous ; elle ajoute que vous lui avez promis de m’aimer un peu ; cela m’a fait grand plaisir, car je me sens disposé à vous aimer beaucoup.
– Et moi aussi ! s’écria Charles, et de grand cœur !
– Bravo ! bravo ! dit Mme Teutch, qui entrait à son tour ; et, maintenant que vous vous êtes salués comme deux messieurs, ce qui est assez dangereux dans ces temps-ci, embrassez-vous comme deux camarades.
– Je ne demande pas mieux, dit Eugène, dans les bras duquel Charles se jeta.
Les deux enfants s’embrassèrent avec la franchise et la cordialité de la jeunesse.
– Ah ! çà, reprit le plus grand des deux, je sais que vous vous appelez Charles ; moi, je m’appelle Eugène ; j’espère que, puisque nous savons nos noms, il n’y aura plus entre nous ni monsieur ni citoyen, et, comme la loi nous ordonne de nous tutoyer, que vous ne ferez pas trop de difficulté pour obéir à la loi ; s’il ne s’agit que de vous donner l’exemple, je ne me ferai pas prier. Veux-tu te mettre à table, mon cher Charles ? je meurs de faim, et j’ai entendu dire par Mme Teutch que, toi non plus, tu ne manquais pas d’appétit.
– Hein ! fit Mme Teutch, comme c’est bien dit, tout cela, mon petit Charles ! Ah ! les ci-devant, les ci-devant ! ils avaient du bon.
– Ne dis pas de ces choses-là, citoyenne Teutch, dit Eugène en riant ; une brave auberge comme la tienne ne doit loger que des sans-culottes.
– Il faudrait pour cela oublier que j’ai eu l’honneur d’héberger votre digne père, monsieur Eugène, et je ne l’oublie pas, Dieu le sait, lui, que je prie soir et matin pour lui.
– Vous pouvez le prier en même temps pour ma mère, ma bonne dame Teutch, dit le jeune homme en essuyant une larme ; car ma sœur Hortense m’écrit que notre bonne mère a été arrêtée et conduite à la prison des Carmes : j’ai reçu la lettre ce matin.
– Pauvre ami ! s’écria Charles.
– Et quel âge a votre sœur ? demanda Mme Teutch.
– Dix ans.
– Pauvre enfant ! faites-la vite venir avec vous, nous en aurons bien soin ; elle ne peut pas rester seule à Paris, à cet âge.
– Merci, madame Teutch, merci ; mais elle ne sera pas seule, heureusement ; elle est près de ma grand-mère, à notre château de La Ferté-Beauharnais ; mais voilà que j’ai attristé tout le monde : je m’étais cependant bien promis de garder ce nouveau chagrin pour moi seul.
– Monsieur Eugène, dit Charles, quand on a de ces projets-là, on ne demande pas l’amitié des gens. Eh bien ! pour vous punir, vous ne parlerez que de votre père, de votre mère et de votre sœur pendant tout le déjeuner.
Les deux enfants se mirent à table ; Mme Teutch resta pour les servir. La tâche imposée à Eugène lui fut facile : il raconta à son jeune camarade qu’il était le dernier descendant d’une noble famille de l’Orléanais ; qu’un de ses aïeux, Guillaume de Beauharnais, avait, en 1398, épousé Marguerite de Bourges ; qu’un autre, Jean de Beauharnais, avait témoigné au procès de la Pucelle ; en 1764, leur terre de La Fertain-Aurain avait été érigée en marquisat sous le nom de La Ferté-Beauharnais ; son oncle François, émigré en 1790, était devenu major à l’armée de Condé et s’était offert au président de la Convention pour défendre le roi. Quant à son père, qui, à cette heure, était arrêté comme prévenu de complot avec l’ennemi, il était né à la Martinique et y avait épousé Mlle Tascher de La Pagerie, avec laquelle il était venu en France, où il avait été bien accueilli à la Cour ; nommé aux états généraux par la noblesse de la sénéchaussée de Blois, il avait, dans la nuit du 4 août, été un des premiers à appuyer la suppression des titres et privilèges.
Élu secrétaire de l’Assemblée nationale et membre du Comité militaire, on l’avait vu, lors des préparatifs de la Fédération, travailler avec ardeur au nivellement du Champ-de-Mars, attelé à la même charrette que l’abbé Sieyès. Enfin il avait été détaché à l’armée du Nord, en qualité d’adjudant général ; il avait commandé le camp de Soissons, refusé le Ministère de la guerre et accepté ce fatal commandement de l’armée du Rhin ; on sait le reste.
Mais ce fut surtout lorsqu’il fut question de la bonté, de la grâce et de la beauté de sa mère, que le jeune homme fut intarissable et laissa échapper de son cœur des flots d’amour filial ; aussi avec combien plus d’ardeur allait-il travailler, maintenant qu’en travaillant pour le marquis de Beauharnais, il allait travailler en même temps pour sa bonne mère Joséphine.
Charles, qui, de son côté, avait pour ses parents la plus tendre affection, trouvait un charme infini à écouter son jeune compagnon, et ne se lassait pas de le questionner sur sa mère et sur sa sœur, quand tout à coup une détonation sourde, qui ébranla toutes les vitres de l’Hôtel de la Lanterne, se fit entendre, suivie de plusieurs autres détonations.
– C’est le canon ! c’est le canon ! s’écria Eugène, plus habitué que son jeune camarade à tous les bruits de la guerre.
Et, bondissant de sa chaise :
– Alerte ! alerte ! cria-t-il, on attaque la ville.
Et, en effet, on entendait, de trois ou quatre côtés différents, battre la générale.
Les deux jeunes gens coururent à la porte, où Mme Teutch les avait précédés ; un grand trouble se manifestait déjà dans la ville, des cavaliers, vêtus de différents uniformes, se croisaient en tous sens, allant, selon toute probabilité, porter des ordres, tandis que des gens du peuple, armés de piques, de sabres et de pistolets, se dirigeaient tous vers la Porte de Haguenau, en criant :
– Patriotes, aux armes ! c’est l’ennemi.
De minute en minute, la voix sourde du canon grondait et, bien mieux encore que les voix humaines, signalait le danger de la ville et appelait les citoyens à sa défense.
– Viens sur le rempart, Charles, dit Eugène en s’élançant dans la rue, et, si nous ne pouvons nous battre nous-mêmes, nous verrons du moins le combat.
Charles prit son élan à son tour et suivit son compagnon, qui, plus familier que lui avec la topographie de la ville, le conduisait par le plus court chemin à la Porte de Haguenau.
En passant devant la boutique d’un armurier, Eugène s’arrêta court.
– Attends, dit-il, une idée !
Il entra dans la boutique et demanda au maître :
– Avez-vous une bonne carabine ?
– Oui, répondit celui-ci, mais c’est cher !
– Combien ?
– Deux cents livres.
Le jeune homme tira de sa poche une poignée d’assignats et la jeta sur le comptoir.
– Vous avez des balles de calibre et de la poudre ?
– Oui.
– Donnez.
L’armurier lui choisit une vingtaine de balles qui entraient forcées à l’aide de la baguette seulement et lui pesa une livre de poudre qu’il mit dans une poudrière, tandis qu’Eugène lui comptait deux cents livres en assignats, plus six livres pour la poudre et les balles.
– Sais-tu te servir d’un fusil ? demanda Eugène à Charles.
– Hélas ! non, répondit celui-ci, honteux de son ignorance.
– N’importe, répliqua en riant Eugène, je me battrai pour nous deux.
Et il reprit sa course vers l’endroit menacé, tout en chargeant son fusil.
Au reste, il était curieux de voir, quelle que fût son opinion, comme chacun bondissait pour ainsi dire à l’ennemi ; de chaque porte s’élançait un homme armé ; le cri magique : « L’ennemi ! l’ennemi ! » semblait évoquer des défenseurs.
Aux environs de la porte, la foule était tellement compacte, qu’Eugène comprit que, pour gagner le rempart, il lui fallait faire un détour ; il se jeta à droite et se trouva bientôt avec son jeune ami sur la partie du rempart qui fait face à Schiltigheim.
Un grand nombre de patriotes étaient réunis sur ce point et faisaient le coup de feu.
Eugène eut quelque peine à se glisser au premier rang ; mais enfin il y arriva, et Charles l’y suivit.
Le chemin et la plaine offraient l’image d’un champ de bataille dans sa plus effroyable confusion. Français et Autrichiens y combattaient pêle-mêle et avec une furie dont rien ne peut donner une idée. L’ennemi, à la poursuite d’un corps français qui semblait avoir été pris d’une de ces paniques que l’Antiquité attribuait à la fureur d’un dieu, avait failli entrer dans la ville avec les fuyards ; les portes, refermées à temps, avaient laissé une partie des nôtres dehors, et c’étaient ceux-là qui, acculés aux fossés, se retournaient avec fureur contre les assaillants, tandis que, du haut des remparts, tonnait le canon et pétillait la fusillade.
– Ah ! fit Eugène en agitant joyeusement sa carabine, je savais bien que ce devait être beau, une bataille !
Au moment où il disait cela, une balle, passant entre lui et Charles, coupa une boucle de ses cheveux, troua son chapeau et alla tuer roide un patriote qui se trouvait derrière lui.
Le vent de la balle avait soufflé sur les deux visages.
– Oh ! je sais lequel, je l’ai vu, je l’ai vu ! cria Charles.
– Lequel ? Lequel ? demanda Eugène.
– Tiens, celui-là, celui qui déchire la cartouche pour recharger sa carabine.
– Attends ! attends ! Tu en es sûr, n’est-ce pas ?
– Pardieu !
– Eh bien ! regarde !
Le jeune homme lâcha le coup ; le dragon fit un soubresaut, et le cheval un écart ; sans doute, d’un mouvement involontaire, avait-il piqué son cheval de l’éperon.
– Touché ! touché ! cria Eugène.
En effet, le dragon essayait de rattacher son fusil au porte-mousqueton, mais inutilement ; bientôt l’arme lui échappa ; il appuya une main sur son côté, et, essayant de guider son cheval de l’autre, tenta de sortir de la mêlée ; mais, au bout de quelques pas, son long corps se balança d’avant en arrière, et, glissant le long des fontes, il tomba la tête la première. Un de ses pieds resta accroché à l’étrier ; le cheval, effrayé, prit le galop et l’entraîna. Les jeunes gens le suivirent un instant des yeux ; mais bientôt cheval et cavalier se perdirent dans la fumée.
En ce moment, les portes s’ouvrirent, et la garnison sortit, battant la charge et marchant à la baïonnette.
Ce fut le dernier effort que les patriotes eurent à faire ; l’ennemi ne l’attendit pas. Les clairons sonnèrent la retraite, et toute cette cavalerie éparse dans la plaine se massa sur la grande route et reprit au galop le chemin de Kilstett et de Gambelheim.
Le canon fouilla encore quelques instants cette masse ; mais la rapidité de la course la mit bientôt hors de portée.
Les deux enfants rentrèrent en ville tout glorieux, Charles d’avoir vu un combat, Eugène d’y avoir pris part ; Charles fit bien promettre à Eugène de lui apprendre à se servir de cette carabine qu’il maniait si bien.
Alors seulement on sut quelle était la cause de cette alerte.
Le général Eisemberg, soudard allemand de l’école du vieux Luckner, qui avait fait la guerre de partisans avec un certain succès, avait été chargé par Pichegru de la défense du poste avancé de Bischwiller ; soit insouciance, soit opposition aux arrêtés de Saint-Just, au lieu de se garder avec les soins recommandés par les représentants du peuple, il avait laissé surprendre ses troupes dans les quartiers et s’était laissé surprendre à son tour dans le sien ; si bien que c’était à peine si, en fuyant, ainsi que son état-major, à grande course de chevaux, il était parvenu à se sauver lui-même.
Au pied des murailles, se sentant soutenu, il s’était retourné, mais trop tard ; l’alerte avait été donnée dans toute la ville ; il était évident aux yeux de chacun que le pauvre diable eût aussi bien fait de se laisser prendre ou de se faire tuer que de venir demander son salut à la ville où commandait Saint-Just.
Et, en effet, à peine passé de l’autre côté des murailles, par ordre du représentant du peuple il avait été arrêté, lui et tout son état-major.
En rentrant à l’Hôtel de la Lanterne, les deux jeunes amis trouvèrent la pauvre Mme Teutch dans la plus grande inquiétude ; Eugène commençait à être connu dans la ville, depuis un mois qu’il l’habitait, et on lui avait rapporté qu’on l’avait vu courir du côté de la Porte de Haguenau avec un fusil à la main. Elle n’en avait rien voulu croire d’abord ; mais, en le voyant rentrer encore tout armé, elle avait été prise d’une terreur rétrospective, que devaient encore doubler le récit de Charles, enthousiaste comme un conscrit qui vient de voir un combat pour la première fois, et la vue du chapeau troué par la balle.
Mais tout cet enthousiasme ne devait pas faire oublier à Charles qu’il dînait à deux heures chez le citoyen Euloge Schneider.
À deux heures moins cinq minutes, après avoir monté les trois marches moins rapidement qu’il ne les avait descendues le matin, il frappait à la petite porte à laquelle elles conduisaient.
Au premier coup de canon qui avait retenti, la société de la Propagande s’était réunie et s’était déclarée en permanence tant que Strasbourg serait en danger.
Si exagéré jacobin que fût Euloge Schneider, qui était à Marat ce que Marat était à Robespierre, il était dépassé comme patriotisme par la société de la Propagande.
Il en résulte que, tout accusateur public, tout commissaire extraordinaire de la République qu’il était, il avait à compter avec deux puissances entre lesquelles force lui était de se maintenir.
Avec Saint-Just, qui, chose étrange pour des lecteurs de nos jours, et cependant chose incontestable, représentait le parti républicain modéré, et la Propagande, qui représentait le parti ultrajacobin.
Saint-Just avait le pouvoir matériel ; mais le citoyen Tétrell, chef de la Propagande, avait le pouvoir moral.
Euloge Schneider n’avait donc pas cru pouvoir se dispenser d’assister à l’assemblée de la Propagande, qui discutait les moyens de sauver la patrie, tandis que Saint-Just et Lebas, sortis les premiers de Strasbourg, à cheval, au milieu du feu, dénoncés par leur habit de représentants du peuple et leur panache tricolore, avaient fait fermer les portes derrière eux et se tenaient au premier rang des républicains.
L’ennemi mis en fuite, ils étaient aussitôt rentrés dans Strasbourg et s’étaient rendus à l’Hôtel de Ville, qu’ils habitaient, tandis que les membres de la Propagande continuaient de discuter, quoique le péril eût cessé.
Cette circonstance était cause qu’Euloge Schneider, qui savait si bien recommander aux autres d’être exacts à l’heure du dîner, était en retard d’une demi-heure.
Charles avait profité de ce retard pour faire connaissance avec les trois autres convives qui devaient s’asseoir à la même table que lui.
Eux, de leur côté, prévenus par Schneider, avaient accueilli avec bienveillance l’enfant qu’on leur envoyait pour en faire un savant, et auquel chacun d’eux avait déjà décidé de donner une éducation selon sa science ou ses principes.
Ces hommes, nous l’avons dit, étaient au nombre de trois.
Ils se nommaient Edelmann, Young et Monnet.
Edelmann était un musicien remarquable, l’égal de Gossec pour les chants d’église. Il avait, en outre, composé pour le théâtre une partition sur le poème d’Ariane dans l’Île de Naxos, partition qui fut jouée en France, autant que je puis me le rappeler, vers 1818 ou 1820. Il était petit, avait la physionomie lugubre, ne quittait jamais ses lunettes, qui semblaient être incrustées sur son nez, portait un habit marron constamment fermé du haut jusqu’en bas par des boutons de cuivre. Il s’était jeté dans le parti révolutionnaire avec toutes les exagérations et toutes les violences d’un homme d’imagination. Lorsque son ami Dietrich, maire de Strasbourg, accusé de modérantisme par Schneider, succomba dans la lutte, il déposa contre lui en disant :
– Je te pleurerai, parce que tu es mon ami ; mais tu dois mourir, parce que tu es un traître !
Quant au second, c’est-à-dire Young, c’était un pauvre cordonnier, dans l’enveloppe grossière duquel la nature, comme cela lui arrive quelquefois par erreur ou par caprice, avait caché une âme de poète. Il savait le latin et le grec, mais ne composait ses odes et ses satires qu’en allemand ; son républicanisme bien connu avait rendu sa poésie populaire. Bien souvent, les hommes du peuple l’arrêtaient dans la rue, et lui criaient : « Des vers, Young ! des vers ! » Alors il s’arrêtait, montait sur une borne, sur la margelle d’un puits, sur le premier balcon venu s’il s’en trouvait un dans le voisinage, et, comme des fusées sifflantes et enflammées, lançait au ciel ses vers et ses odes. C’était un de ces hommes rares et honnêtes, un de ces révolutionnaires de bonne foi qui, dévoués aveuglément à la majesté du principe populaire, n’attendant de la Révolution que l’émancipation de l’espèce humaine, mouraient comme les anciens martyrs, sans plaintes et sans regrets, convaincus du triomphe futur de leur religion.
Monnet, le troisième, n’était point un étranger pour Charles, qui poussa un cri de joie en le revoyant ; c’était un ancien soldat, grenadier dans sa première jeunesse, qui, en sortant du service militaire, s’était fait prêtre et était devenu préfet du collège de Besançon, où Charles l’avait connu. À l’âge des passions, c’est-à-dire à vingt-huit ans, lorsqu’il regrettait les vœux qu’il avait prématurément prononcés, la Révolution était venue les briser. Il était grand, un peu voûté, plein d’aménité, de politesse et d’une grâce mélancolique qui, à première vue, attachait à lui ; son sourire était triste, parfois amer ; on eût cru qu’il cachait au fond de son cœur quelque mystère douloureux et qu’il demandait aux hommes ou plutôt à l’humanité tout entière un abri contre le danger de son innocence, le plus grand de tous les dangers dans une pareille époque ; aussi s’était-il jeté ou plutôt laissé tomber dans le parti extrême, auquel appartenait Schneider ; maintenant, tremblant de sa solidarité avec la fureur, de sa complicité avec le crime, il allait, les yeux fermés, sans savoir où.
Ces trois hommes, c’étaient les trois amis, les trois inséparables de Schneider. Ils commençaient à s’inquiéter de son retard, car chacun d’eux sentait que Schneider était son pilier d’airain ; Schneider ébranlé, ils tombaient ; Schneider tombé, ils étaient morts.
Monnet, le plus nerveux et, par conséquent, le plus impatient de tous, se levait déjà pour aller aux nouvelles, lorsqu’on entendit tout à coup le grincement d’une clé dans la serrure et le fracas d’une porte repoussée avec violence.
En même temps, Schneider entra.
La séance avait dû être orageuse ; sur le teint couleur de cendre du citoyen accusateur, les taches de sang étaient devenues plus visibles ; quoiqu’on fût à moitié de décembre, la sueur ruisselait sur son front, et sa cravate relâchée laissait voir le gonflement colérique de son cou de taureau.
En entrant, il jeta à l’autre bout de la chambre son chapeau qu’il tenait à la main.
En l’apercevant, les trois hommes s’étaient levés comme mus par un ressort, et avaient fait un pas au-devant de lui ; Charles, au contraire, s’était retranché derrière sa chaise comme derrière une barricade.
– Citoyens, dit Schneider en grinçant des dents, citoyens, je vous annonce une bonne nouvelle, une nouvelle qui va, sinon vous réjouir, vous étonner du moins. Dans huit jours, je me marie.
– Toi ? s’écrièrent ensemble les trois hommes.
– Oui. N’est-ce pas, ce sera un grand étonnement pour Strasbourg quand cette nouvelle ira de bouche en bouche : « Vous ne savez pas ? » – « Non ! » – « Le capucin de Cologne se marie ! » – « Oui ? » – « C’est comme cela ! » Young, tu feras l’épithalame. Edelmann le mettra en musique, et Monnet, qui est gai comme un catafalque, le chantera. Il faudra par le prochain courrier annoncer cela à ton père, Charles !
– Et avec qui donc te maries-tu ?
– Je n’en sais, ma foi, encore rien, et cela m’est bien égal ; j’ai envie d’épouser ma vieille cuisinière : ce serait d’un bon exemple pour la fusion des classes.
– Mais qu’est-il donc arrivé ? Voyons.
– Oh ! presque rien, si ce n’est que j’ai été interpellé, attaqué, accusé, oui, accusé !
– Où cela ?
– À la Propagande.
– Oh ! s’écria Monnet, une société que tu as créée !
– N’as-tu pas entendu dire qu’il y a des enfants qui tuent leur père ?
– Mais par qui as-tu été attaqué ?
– Par Tétrell. Comprenez-vous ce démocrate, qui a inventé le luxe du sans-culottisme, qui a des fusils de Versailles, des pistolets avec des fleurs de lis dessus, des meutes comme un ci-devant, des haras comme un prince, qui est, on ne sait pourquoi, l’idole de la populace strasbourgeoise ? Peut-être parce qu’il est doré comme un tambour-major, dont il a la taille. Il me semblait cependant que j’avais donné des garanties, moi ; eh bien ! non, l’uniforme du commissaire rapporteur n’a pu faire oublier ni le froc du capucin, ni la soutane du chanoine ; il m’a jeté au visage cette tache infamante du sacerdoce, qui me rend, dit-il, irrémissiblement suspect aux vrais amis de la liberté. Qui lui a donc immolé plus de victimes que moi, à la liberté sainte ? Ne viens-je pas, en moins d’un mois, de faire tomber vingt-six têtes ? Combien en veulent-ils donc, si ce n’est point assez ?
– Calme-toi, Schneider, calme-toi !
– C’est qu’en vérité, continua Schneider s’animant de plus en plus, c’est à devenir fou entre la Propagande, qui me dit : « Pas assez ! » et Saint-Just, qui me dit : « Trop ! » Hier, j’ai encore fait arrêter six de ces chiens d’aristocrates ; aujourd’hui, quatre. On ne voit dans Strasbourg et les environs que mes hussards de la Mort ; je dois, dès cette nuit, tenir un émigré qui a eu l’audace de passer le Rhin dans une barque de contrebandier et de venir à Plobsheim conspirer avec sa famille. Celui-là, par exemple, il est sûr de son affaire. Ah ! je comprends maintenant une chose, continua-t-il en étendant le bras en signe de menace, c’est que les événements sont bien plus forts que les volontés, et que, s’il est des hommes qui, pareils aux chariots de guerre de l’Écriture, brisent les peuples sur leur passage, c’est qu’ils sont poussés par cette même puissance irrésistible et fatale qui déchire les volcans et précipite les cataractes.
Puis, après cette sortie qui ne manquait pas d’une certaine éloquence, éclatant tout à coup d’un rire nerveux :
– Bah ! dit-il, rien avant la vie, rien après la mort ; un cauchemar éveillé, voilà tout ; est-ce la peine qu’on s’en occupe tant qu’il dure, et, quand il s’en va, qu’on le regrette ? Ma foi non ; allons dîner ; valeat res ludicra, n’est-ce pas, Charles ?
Et, marchant le premier, il ouvrit à ses amis la porte de la salle à manger, dans laquelle était servi un splendide dîner.
– Mais enfin, dit Young en s’asseyant comme les autres à la table, en quoi tout cela te force-t-il à te marier dans huit jours ?
– Ah ! c’est vrai, j’oubliais le plus beau ! Est-ce que, tout en m’appelant capucin de Cologne, où je n’ai jamais été capucin, et chanoine d’Augsbourg, où je n’ai jamais été chanoine, est-ce qu’ils ne me reprochent pas mes orgies et mes débauches ! Mes orgies ! parlons-en ; pendant trente-quatre ans de ma vie, je n’ai bu que de l’eau et mangé que des carottes ; c’est bien le moins qu’à mon tour je mange du pain blanc et morde dans de la viande. Mes débauches ! s’ils croient que c’est pour vivre comme saint Antoine que j’ai jeté le froc aux orties, ils se trompent. Eh bien ! il y a un terme moyen à tout cela, c’est de me marier. Je serai aussi bien qu’un autre fidèle époux et bon père de famille, que diable ! si toutefois le citoyen Saint-Just m’en laisse le temps.
– Et as-tu au moins fait choix, demanda Edelmann, de l’heureuse fiancée que tu admets à l’honneur de partager ta couche ?
– Bon ! dit Schneider, du moment que c’est une femme, le diable y pourvoira.
– À la santé de la future épouse de Schneider, dit Young, et, puisqu’il a pris le diable pour procureur, que le diable la lui envoie au moins riche, jeune et belle !
– Hourra pour la femme de Schneider ! dit tristement Monnet.
En ce moment, la porte s’ouvrit, et la vieille cuisinière parut sur le seuil de la salle à manger.
– Il y a là, dit-elle, une citoyenne qui demande à parler au citoyen Euloge pour affaire pressée.
– Bon ! dit Euloge, je ne connais pas d’affaire plus pressée pour le moment que d’achever le dîner commencé ; qu’elle revienne demain.
La vieille disparut ; mais presque aussitôt la porte se rouvrit.
– Elle dit que, demain, ce sera trop tard.
– Pourquoi n’est-elle pas venue plus tôt, alors ?
– Parce que cela m’était impossible, citoyen, dit une voix douce et suppliante qui venait de l’antichambre ; laisse-moi te voir, laisse-moi te parler, je t’en supplie !
Euloge, avec un mouvement d’impatience, fit signe à la vieille de tirer la porte et de venir à lui.
Mais aussitôt, réfléchissant à la fraîcheur et à la juvénilité de la voix, avec un sourire de satyre :
– Est-elle jeune ? demanda-t-il à la vieille.
– Ça peut avoir dix-huit ans, répondit celle-ci.
– Est-elle jolie ?
– La beauté du diable !
Les trois hommes se mirent à rire.
– Tu entends, Schneider, la beauté du diable !
– Eh bien ! dit Young, il ne s’agit plus que de s’assurer qu’elle est riche, et voilà ta fiancée toute trouvée ; ouvre, la vieille, et sans faire attendre ; la belle enfant doit être de ta connaissance, elle vient de la part du diable.
– Pourquoi pas de la part de Dieu ? dit Charles d’une voix si douce que les trois hommes en tressaillirent.
– Parce que notre ami Schneider est brouillé avec Dieu, et très bien, au contraire, avec le diable ; je n’en sais pas d’autre raison.
– Et puis, dit Young, parce qu’il n’y a que le diable qui exauce si vite les prières qu’on lui adresse.
– Eh bien ! dit Schneider, qu’elle entre donc !
La vieille démasqua la porte, et aussitôt, dans l’encadrement, on vit apparaître la forme élégante d’une jeune fille vêtue d’un costume de voyage et enveloppée d’un mantelet de satin noir doublé de taffetas rose.
Elle fit un pas dans la salle à manger ; puis s’arrêtant en face de la lumière des bougies et des quatre convives, qui, par un léger murmure, exprimaient leur admiration :
– Citoyens, dit-elle, lequel de vous est le citoyen commissaire de la République ?
– Moi, citoyenne, répondit Schneider sans se lever.
– Citoyen, dit-elle, j’ai à te demander une grâce d’où ma vie dépend.
Et son regard passa avec inquiétude de l’un à l’autre des convives.
– Il ne faut pas que la présence de mes amis t’inquiète, dit Schneider ; ce sont des amis, par goût, et je dirai, presque par état, des admirateurs de la beauté ; voilà mon ami Edelmann, qui est musicien.
La jeune fille fit un mouvement de tête qui voulait dire : « Je connais sa musique. »
– Voici mon ami Young, qui est poète, continua Schneider.
Et le même mouvement de tête se produisit, voulant dire : « Je connais ses vers. »
– Enfin, voilà mon ami Monnet, qui n’est ni poète ni musicien, mais qui a des yeux et un cœur, et qui est tout disposé, je le vois dans son regard, à plaider d’office votre cause. Quant à mon jeune ami, ce n’est encore, vous le voyez, qu’un écolier, mais déjà assez savant pour conjuguer le verbe aimer dans trois langues ; vous pouvez donc vous expliquer devant eux, à moins que ce que vous avez à me dire ne soit assez intime pour nécessiter le tête-à-tête.
Et il se souleva, tendant la main à la jeune fille et lui montrant une porte entrouverte par laquelle le regard pénétrait dans un salon solitaire.
Mais la jeune fille :
– Non, dit-elle vivement, non, monsieur.
Schneider fronça le sourcil.
– Pardon, citoyen… Non, citoyen, ce que j’ai à te dire ne redoute ni la lumière ni la publicité.
Schneider se rassit en faisant signe à la jeune fille de prendre un siège.
Mais elle secoua la tête.
– Il convient aux suppliantes d’être debout, dit-elle.
– Alors, reprit Schneider, procédons régulièrement. Je t’ai dit qui nous étions ; dis-nous qui tu es.
– Je m’appelle Clotilde Brumpt.
– De Brumpt, tu veux dire ?
– Il serait inutile de me reprocher un crime qui précédait de trois ou quatre cents ans ma naissance et dans lequel je ne suis pour rien.
– Tu n’as pas besoin d’en dire davantage, je connais ton histoire, et je sais ce que tu viens faire ici.
La jeune fille fléchit le genou, et, dans le mouvement de supplication qu’elle fit pour porter en avant sa tête et ses mains jointes, le capuchon de son mantelet tomba sur ses épaules et mit en pleine lumière une figure d’une suprême beauté ; des cheveux du blond le plus charmant se séparaient au haut de la tête, et, retombant en longues boucles de chaque côté de ses joues, encadraient un visage d’un ovale parfait. Son front, d’un blanc mat, était rendu plus éclatant encore par des yeux, des cils et des sourcils noirs ; le nez, droit et cependant mobile, participait au léger tremblement de ses joues, qui gardaient la trace des nombreuses larmes qu’elle avait versées ; ses lèvres, entrouvertes et prêtes à la prière, semblaient sculptées dans du corail rose et laissaient derrière elles apercevoir, dans la demi-teinte, des dents blanches comme des perles ; enfin un cou blanc à l’égal de la neige, velouté comme le satin, se perdait dans une robe noire montant jusqu’au cou, mais à travers les plis de laquelle on devinait la gracieuse ondulation du corps qu’elle recouvrait.
Elle était splendide à voir ainsi.
– Oui, oui, dit Schneider, oui, tu es belle, et tu as surtout la beauté des races maudites, la grâce et la séduction ; mais nous ne sommes point des Asiatiques pour nous laisser séduire par des Hélènes ou des Roxelanes ; ton père conspire, ton père est coupable, ton père mourra.
La jeune fille jeta un cri, comme si ces paroles eussent été un poignard pénétrant jusqu’à son cœur.
– Oh ! non, non, mon père n’est pas un conspirateur, s’écria-t-elle.
– S’il ne conspirait pas, pourquoi a-t-il émigré ?
– Il a émigré parce que, appartenant au prince de Condé, il a cru devoir suivre son prince dans l’exil ; mais, fils pieux comme il avait été serviteur fidèle, il n’a pas voulu combattre la France, et, depuis deux ans qu’il est proscrit, son épée n’est pas sortie du fourreau.
– Que venait-il faire en France, et pourquoi a-t-il traversé le Rhin ?
– Hélas ! mon deuil te le dit, citoyen commissaire. Ma mère était mourante de l’autre côté du fleuve, à quatre lieues à peine ; l’homme dans les bras duquel elle avait passé vingt années heureuses de sa vie attendait avec anxiété un mot qui lui rendît l’espoir. Chaque message lui disait : « Plus mal ! plus mal ! plus mal encore ! » Avant-hier, il n’y put tenir, il se déguisa en paysan et traversa le fleuve avec le batelier ; sans doute la récompense promise tenta le malheureux, Dieu lui pardonne ! il dénonça mon père, et, cette nuit, mon père fut arrêté. Demande à tes agents à quel moment ? Au moment où ma mère venait de mourir. Interroge-les sur ce qu’il faisait ? Il pleurait en lui fermant les yeux. Ah ! si jamais rupture d’exil fut pardonnable, c’est celle que commet un mari pour dire un dernier adieu à la mère de ses enfants. Eh ! mon Dieu ! tu me diras que la loi est positive, et que tout émigré qui rentre sur le sol de la France mérite la peine de mort ; oui, s’il y rentre la ruse dans le cœur et les armes à la main pour conspirer, pour combattre ; mais non pas lorsqu’il y rentre les mains jointes pour plier les genoux devant un lit d’agonie.
– Citoyenne Brumpt, dit Schneider en secouant la tête, la loi n’est pas entrée dans toutes ces subtilités sentimentales, elle a dit : « Dans tel cas, dans telle circonstance, pour telle cause, il y aura peine de mort » ; l’homme qui se met dans le cas prévu par la loi, connaissant la loi, est coupable ; or, s’il est coupable, il doit mourir.
– Non, non, s’il est jugé par des hommes, et si ces hommes ont un cœur.
– Un cœur ! s’écria Schneider ; est-ce que tu crois que l’on est toujours maître d’avoir un cœur ? On voit bien que tu n’as pas entendu ce dont on m’accusait aujourd’hui à la Propagande ; justement d’avoir un cœur trop faible aux sollicitations humaines. Est-ce que tu crois que mon rôle ne serait pas plus facile et plus agréable, voyant une belle créature comme toi à mes pieds, de la relever et de sécher ses larmes, que de lui dire brutalement : « Tout est inutile, et vous perdez votre temps. » Non, par malheur, la loi est là, et les organes de la loi doivent être inflexibles comme elle. La loi n’est point une femme ; la loi, c’est une statue de bronze tenant une épée d’une main et une balance de l’autre ; rien ne doit peser dans les plateaux de cette balance, que l’accusation d’un côté et la vérité de l’autre ; rien ne doit détourner la lame de cette épée de la ligne terrible qui lui est tracée. Sur cette ligne, elle a rencontré la tête d’un roi, la tête d’une reine, la tête d’un prince et ces trois têtes sont tombées comme celle d’un mendiant sans aveu, arrêté au coin d’un bois après un assassinat ou un incendie. Demain je partirai pour Plobsheim ; l’échafaud et l’exécuteur me suivront ; si ton père n’était pas émigré, s’il n’a point furtivement traversé le Rhin, si l’accusation est injuste enfin, ton père sera mis en liberté ; mais si l’accusation que ta bouche confirme est vraie, après-demain sa tête tombera sur la place publique de Plobsheim.
La jeune fille releva la tête, et faisant un effort sur elle-même :
– Ainsi, dit-elle, tu ne me laisses aucun espoir ?
– Aucun.
– Alors, un dernier mot, dit-elle en se relevant tout à fait.
– Dis.
– Non, à toi seul.
– Alors, viens.
La jeune fille marcha la première et d’un pas ferme vers le salon, où elle entra sans hésiter.
Schneider entra à son tour et ferma la porte derrière lui.
À peine seuls, il voulut étendre les bras pour envelopper sa taille ; mais simplement, dignement, de la main elle repoussa son bras.
– Pour que tu me pardonnes la dernière tentative que je vais faire près de toi, citoyen Schneider, dit-elle, il faut que tu te dises que j’ai attaqué ton cœur par tous les moyens honnêtes et que tu les as repoussés ; il faut que tu te dises que je suis au désespoir, et que, voulant sauver la vie de mon père, n’ayant point réussi à te fléchir, il est de mon devoir de te dire : « Les larmes et les prières ont été impuissantes… l’argent… »
Schneider fit un mouvement dédaigneux des épaules et des lèvres, mais la jeune fille ne se laissa point interrompre.
– Je suis riche, continua-t-elle ; ma mère morte, j’hérite d’une fortune immense, qui est à moi, à moi seule, citoyen Schneider : je puis disposer de deux millions ; j’en aurais quatre que je te les offrirais ; je n’en ai que deux, les veux-tu ? Prends-les et sauve mon père !
Schneider lui posa la main sur l’épaule ; son œil était devenu pensif, et les sourcils touffus le dérobaient presque à l’ardente investigation de la jeune fille.
– Demain, lui dit-il, j’irai comme je te l’ai annoncé, à Plobsheim ; tu viens de me faire une proposition ; là, je t’en ferai une autre.
– Tu dis ? s’écria la jeune fille.
– Je dis que, si tu veux, tout pourra s’arranger.
– Si cette proposition tache en un point quelconque mon honneur, il est inutile de la faire.
– Non, en rien.
– Alors, tu seras le bienvenu à Plobsheim.
Et, saluant sans espérance encore, mais déjà sans larmes, elle rouvrit la porte, traversa la salle à manger, s’inclina légèrement et disparut.
Au reste, ni les trois hommes, ni l’enfant, ne purent voir le visage de Clotilde, caché qu’il était entièrement par la coiffe de son mantelet.
Le commissaire de la République la suivait ; il regarda la porte de la salle à manger jusqu’à ce qu’elle se fût refermée derrière elle, il écouta jusqu’à ce qu’il eût entendu le roulement de la voiture qui l’emportait.
Puis, alors, se rapprochant de la table et versant, dans les verres de ses convives et dans le sien, une bouteille tout entière de Liebfrauenmilch :
– Avec ce vin généreux, dit-il, buvons à la citoyenne Clotilde Brumpt, fiancée de Jean-Georges-Euloge Schneider.
Il leva son verre ; et, jugeant inutile de lui demander une explication, que probablement il ne donnerait pas, ses quatre convives lui firent raison.
L’impression de cette scène fut profonde, et chacun ressentit cette impression selon son caractère ; mais celui qui en fut le plus ému fut notre écolier ; certes, il avait déjà vu des femmes, mais c’était la première fois que la femme se révélait à lui. Mlle de Brumpt, nous l’avons dit, était d’une merveilleuse beauté, et cette beauté était apparue au jeune homme dans toutes les conditions qui pouvaient la faire valoir.
Aussi éprouva-t-il une étrange commotion, quelque chose comme une morsure douloureuse au cœur, lorsque, la jeune fille sortie, Schneider, élevant son verre, annonça que Mlle de Brumpt était sa fiancée, et serait bientôt sa femme.
Que s’était-il donc passé dans le salon ? par quelles paroles persuasives Schneider avait-il pu déterminer chez elle un si rapide consentement ? Car le jeune homme ne doutait point, d’après le ton d’assurance de son hôte, qu’il n’y eût consentement de la part de la jeune fille.
C’était donc pour s’offrir à lui qu’elle avait demandé ce tête-à-tête d’un instant ?
Oh ! alors, il fallait le dévouement suprême de l’amour filial pour avoir déterminé ce lis pur, cette rose parfumée, à s’allier à ce houx épineux, à ce chardon grossier, et il lui semblait, à lui, Charles, que, s’il était le père de cette céleste enfant, il aimerait mieux mourir cent fois que de racheter sa vie au prix du bonheur éternel de sa fille.
De même que c’était la première fois qu’il appréciait la beauté dans la femme, c’était la première fois aussi qu’il mesurait l’abîme que la laideur peut mettre entre deux personnes de sexe différent.
Et quelle laideur que celle d’Euloge, dont pour la première fois Charles s’apercevait ! la plus laide de toutes : celle que rien ne saurait effacer, parce qu’elle se complique de la laideur morale, la laideur fétide de ces faces monacales, qui, jeunes, ont subi la pression du cachet de l’hypocrisie.
Charles, plongé dans ses réflexions et tourné du côté où la jeune fille avait disparu, par la même attraction qui incline l’héliotrope du côté où le soleil s’est couché, semblait, la bouche ouverte, les narines mouvantes, recueillir les atomes parfumés qu’elle avait répandus sur son passage. Les nerveuses titillations de la jeunesse venaient de s’éveiller en lui, et, comme en avril la poitrine se dilate à respirer les premières bouffées du printemps, à lui aussi, son cœur se dilatait en respirant les premières brises de l’amour.
Ce n’était pas encore le jour, c’était l’aube ; ce n’était pas encore l’amour, c’était le héraut qui l’annonçait.
Il allait se lever, il allait suivre le courant magnétique, aller sans savoir où, comme vont les jeunes cœurs troublés, lorsque Schneider sonna.
Le timbre le fit tressaillir et le fit redescendre des hauteurs qu’il était en train d’escalader.
La vieille parut.
– Ai-je des hussards de planton ? demanda-t-il.
– Deux, répondit la vieille.
– Que l’un des deux monte à cheval et aille me chercher maître Nicolas, dit Schneider.
La vieille femme referma la porte sans répondre, preuve qu’elle savait de qui il était question.
Charles ne le savait pas, mais il était évident que le toast s’enchaînait à la sortie de Mlle de Brumpt, le coup de sonnette au toast, et l’ordre que venait de donner Schneider au coup de sonnette ; il allait encore apprendre quelque chose de nouveau.
Il était évident aussi que les trois autres convives savaient ce que c’était que Nicolas, puisque eux, si libres avec Schneider, n’avaient pas fait la moindre question.
Charles l’eût bien demandé à son voisin Monnet ; mais il n’osa le faire, de peur que ce ne fût Euloge qui entendît la question et qui y répondît.
Il se fit un instant de silence pendant lequel un certain malaise sembla peser sur les convives d’Euloge ; l’attente du café, cette liqueur joyeuse du dessert, sa venue même n’eut pas la puissance de déchirer un coin du voile de crêpe que cet ordre d’Euloge, si simple en somme, avait secoué dans l’air.
Dix minutes s’écoulèrent ainsi.
Au bout de dix minutes, trois coups mesurés d’une certaine façon se firent entendre.
Les convives tressaillirent ; Edelmann reboutonna son habit un instant entrouvert, Young toussa, Monnet devint aussi pâle que le col de sa chemise.
– C’est lui ! dit Euloge en fronçant le sourcil et d’une voix que la préoccupation de Charles lui fit paraître altérée.
La porte se rouvrit et la vieille annonça :
– Le citoyen Nicolas !
Puis elle se rangea pour laisser passer celui qu’elle venait d’annoncer, prenant grand soin qu’il ne la touchât point en passant.
Un petit homme maigre, pâle et sérieux entra.
Il était vêtu comme tout le monde, et cependant, sans que l’on pût dire quoi, il y avait dans sa mise, dans sa tournure, dans l’ensemble de sa personne, quelque chose d’étrange et qui faisait rêver.
Edelmann, Young et Monnet reculèrent leur chaise ; Euloge seul avança la sienne.
Le petit homme fit deux pas dans l’intérieur de la salle, salua Euloge sans s’inquiéter des autres, et resta les yeux fixés sur lui.
– Demain, à neuf heures, lui dit Euloge, nous partons.
– Pour quel pays ?
– Pour Plobsheim.
– Nous nous y arrêtons ?
– Deux jours.
– Combien d’aides ?
– Deux. Ta mécanique est en état ?
Le petit homme sourit et fit un mouvement d’épaules qui signifiait : « Belle question ! »
Puis, tout haut :
– Attendrai-je à la Porte de Kehl, ou viendrai-je te prendre ici ?
– Tu viendras me prendre ici.
– À neuf heures précises, je t’attendrai.
Le petit homme fit un mouvement pour sortir.
– Attends, dit Schneider, tu ne sortiras pas sans que nous buvions ensemble au salut de la République.
Le petit homme accepta en s’inclinant.
Schneider sonna, la vieille parut.
– Un verre pour le citoyen Nicolas, dit Schneider.
Schneider prit la première bouteille venue et la pencha doucement sur le verre pour n’en pas troubler la liqueur ; quelques gouttes de vin rouge tombèrent dans le verre.
– Je ne bois pas de vin rouge, dit le petit homme.
– C’est vrai ! dit Schneider.
Puis, en riant :
– Tu es donc toujours nerveux, citoyen Nicolas ?
– Toujours.
Schneider prit une seconde bouteille de vin : celle-là était de Champagne.
– Tiens, dit-il en la lui présentant, guillotine-moi cette citoyenne-là.
Et il se mit à rire.
Edelmann, Young et Monnet essayèrent, mais inutilement, de l’imiter.
Le petit homme resta sérieux.
Il prit la bouteille, tira de sa ceinture un couteau droit, large et pointu, le passa plusieurs fois sur le verre de la bouteille, au-dessus du rebord de son orifice ; puis, d’un coup sec de ce même couteau, il fit sauter le col, le bouchon et les fils de fer de la bouteille.
La mousse s’en élança, comme s’élance le sang du cou tranché, mais Schneider, qui tenait son verre prêt, la reçut dans son verre.
Le petit homme versa à tout le monde, mais il se trouva qu’il n’y eut que cinq verres pleins, au lieu de six.
Le verre de Charles resta vide, et Charles se garda bien de réclamer.
Edelmann, Schneider, Monnet et Young choquèrent leur verre contre celui du petit homme.
Soit choc trop rude, soit présage, celui de Schneider se brisa dans le choc.
Tous cinq crièrent :
– Vive la République !
Mais quatre seulement purent boire à sa santé : il ne restait rien dans le verre de Schneider.
Quelques gouttes de vin restaient dans la bouteille ; Schneider la saisit d’une main fiévreuse et en porta vivement le goulot à sa bouche.
Mais plus vivement encore il le retira : les aspérités du verre brisé venaient de lui percer les lèvres jusqu’aux dents.
Un blasphème sortit de sa bouche sanglante, et il brisa la bouteille à ses pieds.
– C’est toujours pour demain à la même heure ? demanda tranquillement maître Nicolas.
– Oui, et va-t’en au diable ! dit Schneider en portant son mouchoir à sa bouche.
Maître Nicolas salua et sortit.
Schneider, devenu très pâle et près de s’évanouir à la vue de son sang qui coulait en abondance, s’était laissé tomber sur sa chaise.
Edelmann et Young allèrent à lui, pour lui porter secours ; Charles tira Monnet par le pan de son habit.
– Qu’est-ce donc que maître Nicolas ? lui demanda-t-il tout frémissant d’émotion à l’étrange scène qui venait de se passer devant lui.
– Tu ne le connais pas ? demanda Monnet.
– Comment veux-tu que je le connaisse ? Je suis à Strasbourg depuis hier seulement.
Monnet ne répondit point, mais passa la main à la hauteur de son cou.
– Je ne comprends pas, dit Charles.
Monnet baissa la voix.
– Tu ne comprends pas que c’est le bourreau ?
Charles tressaillit.
– Mais, alors, la mécanique, c’est donc…
– Pardieu !
– Mais que va-t-il faire avec la guillotine, à Plobsheim ?
– Il te l’a dit, il va se marier !
Charles serra la main froide et humide de Monnet, et s’élança hors de la salle à manger.
Comme à travers une vapeur de sang, il venait d’entrevoir la vérité !
Charles revint tout courant chez Mme Teutch ; comme le lièvre à son gîte, comme le renard à son terrier, c’était son lieu d’asile à lui ; arrivé là, il se croyait sauvé ; une fois qu’il touchait le seuil de l’Auberge de la Lanterne, il lui semblait qu’il n’avait plus rien à craindre.
Il demanda où était son jeune camarade ; son jeune camarade était dans sa chambre, où il faisait des armes avec un sergent-major d’un régiment en garnison à Strasbourg.
Ce sergent-major avait servi sous son père, le marquis de Beauharnais, qui avait eu deux ou trois fois l’occasion de le remarquer à cause de son excessive bravoure.
Au moment où il avait su que son fils partait pour Strasbourg, afin d’y faire la recherche des papiers qui pouvaient lui être utiles, le prisonnier avait recommandé à son fils de ne point interrompre les exercices qui font partie de l’éducation d’un jeune homme de bonne famille et lui avait dit de s’informer si le sergent Pierre Augereau était toujours à Strasbourg ; en ce cas, il l’invitait à faire de temps en temps des armes avec lui.
Eugène s’était informé, avait retrouvé le sergent Pierre Augereau ; seulement il l’avait retrouvé sergent-major et ne faisant plus d’escrime que pour son plaisir ; mais, aussitôt qu’il avait su que celui qui venait lui demander des leçons était le fils de son ancien général, Pierre Augereau avait déclaré que son plaisir était de faire assaut avec Eugène à l’Hôtel de la Lanterne.
Ce qui était cause surtout de l’assiduité du sergent-major, c’est qu’il avait trouvé dans son jeune élève non pas un écolier, mais presque un maître, qui se défendait à merveille contre le jeu rude et incohérent du vieux praticien, et puis aussi, chose qui valait bien la peine d’être mise en ligne de compte, chaque fois que le sergent-major faisait assaut avec son élève, l’élève invitait le maître à dîner, et le dîner de la citoyenne Teutch valait mieux que celui de la caserne.
Pierre Augereau faisait partie du régiment qui était sorti de la ville pour donner le matin la chasse aux Autrichiens, et il avait vu sur le rempart son élève le fusil à la main. Il lui avait fait toutes sortes de politesses avec son sabre ; mais celui-ci était si occupé à envoyer de son côté des balles à la poursuite des Autrichiens, qu’il ne vit point les signes télégraphiques que lui adressait le brave sergent-major.
Par la citoyenne Teutch, il avait su qu’Eugène avait manqué d’être tué ; elle lui avait montré le feutre troué par la balle et elle lui avait raconté comment le jeune homme avait rendu coup pour coup ; riposte fatale au dragon autrichien.
De sorte qu’Augereau était entré en faisant force compliments à son élève, lequel avait, selon son habitude, invité Augereau à ce repas qui, en Allemagne, tient le milieu entre le grand déjeuner de midi, qui est un véritable dîner, et le souper, qui a lieu d’habitude à dix heures du soir.
Lorsque Charles arriva, l’élève et le maître se faisaient le salut des armes ; l’assaut était terminé ; Eugène avait été plein de vigueur, d’adresse et de légèreté ; de sorte qu’Augereau en était doublement fier.
La table était mise dans le même petit cabinet où les jeunes gens avaient déjeuné le matin.
Eugène présenta son nouvel ami au sergent-major, qui, le voyant si pâle et si chétif, conçut une assez pauvre idée de lui, et pria Mme Teutch de mettre un couvert de plus. Mais Charles n’avait pas faim, il sortait de table ; il déclara donc qu’il se contenterait de boire à l’avancement du sergent-major, mais que, quant à manger, il n’y songeait guère.
Et pour expliquer, non pas son manque d’appétit, qui était expliqué en deux mots : « J’ai dîné », mais sa préoccupation, il raconta la scène dont il venait d’être le témoin.
Pierre Augereau, de son côté, raconta sa vie ; comment il était né au faubourg Saint-Marceau, d’un ouvrier maçon et d’une fruitière ; dès son enfance, il avait un goût décidé pour l’escrime, qu’il avait apprise comme le gamin de Paris apprend tout ; sa vie aventureuse l’avait conduit à Naples, où il avait pris du service dans les carabiniers du roi Ferdinand ; puis il s’était fait maître d’armes, en ayant soin – ce qui rendait son jeu extrêmement dangereux – de combiner l’art napolitain avec l’art français ; mais, en 1792, l’ordre ayant été donné à tous nos compatriotes de quitter la ville, il revint en France, où il arriva quelques jours après le 2 septembre, encore assez à temps pour prendre place parmi les volontaires que Danton poussait du Champ-de-Mars aux armées, et qui eurent une si brillante part à la bataille de Jemmapes. Augereau y avait reçu son premier grade ; puis il était passé à l’armée du Rhin, où le marquis de Beauharnais l’avait fait sergent, et où il venait de passer sergent-major. Il avait trente-six ans, et sa grande ambition était d’arriver au grade de capitaine.
Eugène n’avait rien à raconter, mais il proposa une chose qui fut accueillie avec enthousiasme : c’était d’aller au spectacle pour distraire Charles de sa mélancolie.
La troupe du citoyen Bergère jouait justement ce jour-là, à là salle du Breuil, Brutus, de Voltaire, et L’Amour filial ou la jambe de Bois, du citoyen Demoustiers.
On abrégea le dîner, et, à six heures, les trois convives, protégés par le sergent-major, qui avait la tête de plus qu’eux, et deux vigoureux poignets, non seulement à son service, mais encore à celui de ses amis, entraient dans la salle, déjà encombrée de spectateurs, et trouvaient à grand-peine trois places au septième ou huitième banc de l’orchestre.
À cette époque, les fauteuils étaient encore inconnus.
L’heureuse issue du combat de la matinée avait presque fait de la journée un jour de fête, et la tragédie de Brutus, que l’on jouait par hasard ce jour-là, semblait un hommage rendu à la courageuse conduite de la population. On montrait dans la salle quelques-uns des héros de la journée, et l’on savait que le jeune acteur qui jouait le rôle de Titus avait combattu aux premiers rangs et avait été blessé.
Au milieu de ce bruit qui précède toujours la représentation, quand les spectateurs dépassent le nombre de places que contient la salle, le régisseur frappa les trois coups, et, à l’instant même, comme par enchantement, le silence se fit.
Il est vrai que, secondant les trois coups du régisseur, le silence fut commandé par la voix toute-puissante de Tétrell, tout fier de l’espèce de triomphe qu’il avait remporté à la Propagande sur Schneider.
Charles reconnut son protecteur nocturne et le montra à Eugène, sans lui parler, bien entendu, de sa rencontre avec lui et du conseil qu’il lui avait donné.
Eugène le connaissait pour l’avoir vu dans les rues de Strasbourg ; il avait entendu dire que c’était un des dénonciateurs de son père, ce qui le lui faisait regarder d’assez mauvais œil.
Quant à Pierre Augereau, il le voyait pour la première fois, et, gouailleur comme un véritable enfant du faubourg, ce qui l’avait d’abord frappé, c’était le nez gigantesque de Tétrell, dont les narines s’écartaient d’une façon exorbitante sur les deux joues, et qui semblait un de ces immenses éteignoirs que les sacristains portent au bout d’un bâton pour étouffer la flamme des grands cierges auxquels ils ne peuvent atteindre avec le souffle.
Le petit Charles était placé presque au-dessous de Tétrell ; Augereau, qui en était éloigné de toute l’épaisseur d’Eugène, lui proposa de changer de place avec lui.
– Pourquoi ? lui demanda Charles.
– Parce que tu es juste dans la colonne d’air du citoyen Tétrell, lui répondit-il, et j’ai peur qu’en respirant il ne te renifle.
Tétrell était plus craint qu’il n’était aimé ; le mot, quoique d’assez mauvais goût, fit rire.
– Silence ! cria Tétrell.
– Plaît-il ? demanda Augereau, de ce ton narquois particulier à l’enfant de Paris.
Et, comme il se levait tout debout pour regarder en face celui qui l’avait apostrophé, on reconnut sur son dos l’uniforme du régiment qui avait fait une sortie le matin ; et les applaudissements éclatèrent accompagnés de cris.
– Bravo, le sergent-major ! Vive le sergent-major !
Augereau fit le salut militaire, se rassit, et, comme en ce moment la toile se levait, l’attention de la salle tout entière se porta sur le théâtre, et l’on ne pensa plus, ni au nez de Tétrell, ni à l’interruption du sergent-major.
La toile se lève, on se le rappelle, sur une séance du Sénat romain, dans laquelle Junius Brutus, premier consul de Rome avec Publicola, annonce que Tarquin, qui assiège Rome, envoie un ambassadeur.
Dès le commencement, on put voir de quel esprit les spectateurs étaient animés, lorsque, après les trente-huit premiers vers, Brutus prononça ceux-ci :
Rome sait à quel point sa liberté m’est chère ;
Mais, plein du même esprit, mon sentiment diffère.
Je vois cette ambassade, au nom des souverains,
Comme un premier hommage aux citoyens romains.
Accoutumons des rois la fierté despotique
À traiter en égale avec la République,
Attendant que du ciel, remplissant les décrets,
Quelque jour avec elle ils traitent en sujets !
Un tonnerre d’applaudissements éclata ; on eût dit que la France, comme Rome, avait le présage de sa haute destinée ; Brutus, interrompu au milieu de sa tirade, fut près de dix minutes sans pouvoir continuer.
Il fut interrompu une seconde fois, et avec plus de chaleur encore, lorsqu’il arriva à ces vers :
Sous un sceptre de fer tout ce peuple abattu,
À force de malheurs, a repris sa vertu,
Tarquin nous a remis dans nos droits légitimes ;
Le bien public est né de l’excès de ses crimes,
Et nous donnons l’exemple à ces mêmes Toscans
S’ils pouvaient à leur tour être las des tyrans.
Ici, les acteurs faisaient une pause ; les consuls se rendant à l’autel avec le Sénat, toute leur marche fut accompagnée de cris et de bravos ; puis on fit silence pour écouter l’invocation.
L’acteur qui jouait le rôle de Brutus la prononça à voix haute :
Ô Mars ! dieu des héros, de Rome et des batailles,
Qui combats avec nous, qui défends ces murailles,
Sur ton autel sacré, Mars, reçois nos serments,
Pour ce Sénat, pour moi, pour tes dignes enfants.
Si dans le sein de Rome il se trouvait un traître
Qui regrettât les rois et qui voulût un maître,
Que le perfide meure au milieu des tourments :
Que sa cendre coupable, abandonnée aux vents,
Ne laisse ici qu’un nom plus odieux encore
Que le nom des tyrans que Rome entière abhorre !
Dans les époques d’effervescence politique, on ne s’inquiète point, pour les applaudir, de la valeur des vers, mais seulement de leur correspondance à nos sentiments. Rarement plus plates tirades étaient sorties de la bouche d’un acteur, et jamais les plus splendides vers de Corneille ou de Racine ne furent accueillis par un pareil enthousiasme.
Mais cet enthousiasme, qui paraissait ne pouvoir s’augmenter, ne connut plus de bornes lorsque, la toile se levant pour le second acte, on vit le jeune artiste chargé du rôle de Titus, et qui était le frère de Mlle Fleury, du Théâtre-Français, entrer avec le bras en écharpe. Une balle autrichienne lui avait traversé le biceps.
On crut que la pièce s’arrêterait là !
Les quelques vers qui faisaient allusion aux victoires de Titus et à son patriotisme furent bissés, et lorsque, repoussant les offres de Porsenna, Titus dit :
Né parmi les Romains, je périrai pour eux !
J’aime encor mieux, seigneur, ce Sénat rigoureux,
Tout injuste pour moi, tout jaloux qu’il peut être,
Que l’éclat d’une cour et le sceptre d’un maître.
Je suis fils de Brutus, et je porte en mon cœur
La liberté gravée et les rois en horreur ;
enfin, quand dans la scène suivante il s’écrie, renonçant à son amour :
Bannissons un espoir si frivole ;
Rome entière m’appelle aux murs du Capitole.
Le peuple rassemblé sous ses arcs triomphaux,
Tout chargés de ma gloire et pleins de mes travaux,
M’attend pour commencer les serments redoutables,
De notre liberté garants inviolables !
les jeunes gens les plus enthousiastes s’élancèrent sur la scène, afin de l’embrasser et de lui serrer la main, tandis que les dames agitaient leurs mouchoirs et lui jetaient des bouquets.
Rien ne manqua au triomphe de Voltaire et de Brutus, et surtout à celui de Fleury, qui eut les honneurs de la soirée.
Nous avons dit que la seconde pièce était de notre compatriote Demoustiers, et qu’elle avait pour titre L’Amour filial ou la Jambe de Bois. C’était une de ces idylles comme en fournissait la muse de la République ; car il y a cela de remarquable, que jamais la littérature dramatique ne fut plus à l’eau de rose que celle des années 92,93 et 94 ; c’est de là que datent La Mort d’Abel, Le Conciliateur, Les Femmes, La Belle Fermière ; on eût dit qu’après les émotions sanglantes de la rue, on avait besoin de toutes ces fadeurs pour rétablir l’équilibre.
Néron se couronnait de fleurs, après avoir vu brûler Rome.
Mais un événement, qui se rapportait encore au combat du matin, devait mettre un obstacle à la représentation de cette berquinade. Mme Fromont, qui jouait le rôle de Louise, c’est-à-dire de la seule femme qu’il y eût dans la pièce, avait eu son père et son mari tués dans l’échauffourée du matin. Il était donc à peu près impossible qu’elle jouât, dans une semblable situation, un rôle d’amoureuse, et même un rôle quel qu’il fût.
La toile se leva entre les deux pièces, et Titus-Fleury reparut.
On commença par l’applaudir, puis on fit silence, car on comprit qu’il avait quelque communication à faire au public.
Et, en effet, il venait, les larmes aux yeux, demander, au nom de Mme Fromont, que le public voulût bien permettre à l’administration de remplacer l’opéra de L’Amour filial par celui de Rose et Colas, Mme Fromont pleurant son père et son mari tués pour la République.
Des cris de « oui ! oui ! » mêlés à des bravos unanimes retentirent de toutes les parties de la salle, et Fleury faisait déjà son salut de retraite, lorsque Tétrell, se levant, fit signe qu’il voulait parler.
Aussitôt plusieurs voix crièrent :
– C’est Tétrell, l’ami du peuple ! c’est Tétrell, la terreur des aristocrates ! Qu’il parle ! Vive Tétrell !
Tétrell était, ce soir-là, plus élégant que jamais ; il avait un habit bleu à grands revers et à boutons d’or, un gilet de piqué blanc dont les revers couvraient presque ceux de l’habit ; une ceinture tricolore, bordée d’une frange d’or, lui serrait la taille, et dans cette ceinture étaient passés des pistolets au bois incrusté d’ivoire et au canon damasquiné d’or ; son sabre à fourreau de maroquin rouge, jeté insolemment en dehors du balcon, pendait sur le parterre comme une autre épée de Damoclès.
Tétrell commença par frapper sur la galerie du balcon, et, faisant jaillir la poussière du velours :
– Que se passe-t-il donc ici, citoyens ? dit-il avec l’accent de la colère. Je croyais être à Lacédémone : il paraît que je me trompais et que nous sommes à Corinthe ou à Sybaris. Est-ce devant des républicains qu’une républicaine ose se couvrir d’une pareille excuse ? Nous nous confondons avec ces misérables esclaves de l’autre rive, avec ces chiens d’aristocrates qui, lorsque nous les avons fouettés, s’époumonent à hurler des libera ! Deux hommes sont morts pour la patrie, gloire immortelle à leur mémoire ! Les femmes de Sparte, en présentant les boucliers à leurs fils et à leurs époux, leur disaient ces trois mots : « Avec ou dessus. » Et, lorsqu’ils revenaient dessus, c’est-à-dire morts, elles se paraient de leurs plus beaux habits. La citoyenne Fromont est jolie. Les amants ne lui manqueront pas ! Tous les beaux garçons n’ont pas été tués à la Porte de Haguenau ; quant à son père, il n’y a pas un vieux patriote qui ne réclame l’honneur de lui en tenir lieu ; n’espère donc pas, citoyen Fleury, nous attendrir sur le prétendu malheur d’une citoyenne favorisée par le destin des combats, qui vient d’acquérir, d’un seul coup de canon, une couronne pour son douaire et un grand peuple pour sa famille. Va donc lui dire de paraître, va donc lui dire de chanter ; dis-lui surtout de nous épargner ses larmes ; c’est aujourd’hui fête populaire, les larmes sont aristocrates !
Tout le monde se tut. Tétrell, nous l’avons dit, était la troisième puissance de Strasbourg, plus à craindre peut-être que les deux autres. Le citoyen Fleury se retira à reculons, et, cinq minutes après, la toile se levait sur la première scène de L’Amour filial ; ce qui prouvait qu’on avait obéi à Tétrell.
Il faut qu’il y ait nécessité absolue, pour l’intelligence complète de la scène qui va suivre, de donner l’analyse de cette pitoyable pastorale, pour que nous ayons pris l’ennui de la relire, et que nous prenions la peine de la mettre en quelques lignes sous les yeux du lecteur.
La pièce s’ouvre par ces vers et cette musique si connus :
Jeunes amants, cueillez des fleurs
Pour le front de votre bergère ;
L’amour par de tendres faveurs
Vous en promet le doux salaire.
Un vieux soldat est retiré dans une chaumière au pied des Alpes, sur le champ de bataille de Nefeld, où il a été blessé et où la vie lui a été sauvée par un autre soldat qu’il n’a jamais revu depuis.
Il vit avec son fils, qui, après avoir chanté les quatre premiers vers, chante les quatre suivants, qui complètent l’idée :
Plein d’un espoir encor plus doux,
Dès que le soleil nous éclaire,
Je cueille des fleurs comme vous
Pour parer le front de mon père !
occupation d’autant plus niaise pour un grand garçon de vingt-cinq ans, que le vieux soldat se réveille avant que la couronne soit finie et qu’on ne voit pas comment lui vont les nymphéas et les myosotis dont le bouquet est formé ; mais, en échange, on jouit d’un duo dans lequel le fils repousse toutes les idées d’amour et de mariage que son père essaie de faire naître dans son esprit, en lui disant :
Je crois que l’amour le plus doux
Est celui que je sens pour vous.
Mais il va bientôt changer d’avis ; tandis qu’après avoir cueilli des fleurs pour le front de son père, il va cueillir des fruits pour son déjeuner, une jeune fille se précipite en scène en chantant :
Ah ! bon vieillard,
Ah ! prenez part
À ma douleur…
Avez-vous vu passer un voyageur ?
Ce voyageur, après lequel court la jeune fille, c’est son père. Le vieillard ne l’a pas vu ; et, comme elle est très inquiète, elle déjeune d’abord, s’endort ensuite ; puis tout le monde se met à la recherche du père égaré, qu’Armand, le jeune homme qui cueille des fleurs pour le front paternel, retrouve d’autant plus facilement que celui qu’on cherche a soixante ans et une jambe de bois.
On comprend le bonheur qu’éprouve Louise à la vue de ce père retrouvé ; bonheur d’autant plus grand, qu’après une courte explication, le père d’Armand reconnaît dans le père de Louise ce même soldat qui lui a sauvé la vie à la bataille de Nefeld, et qui a perdu, en lui rendant ce service, une jambe, que la munificence royale a remplacée par une jambe de bois, péripétie inattendue qui justifie le double titre si pittoresque de l’ouvrage : L’Amour filial ou la Jambe de Bois.
Tant que la pauvre Mme Fromont eut à demander son père aux échos des Alpes et à se désoler de l’avoir perdu, ses larmes et sa douleur la servirent à merveille ; mais, alors qu’elle le retrouve, le contraste de sa situation théâtrale avec la sienne, à elle qui avait perdu son père pour toujours, lui apparut dans toute sa désespérante vérité. L’effroyable réalité l’emporta sur le fard joyeux du mensonge. L’actrice cessa d’être actrice et redevint véritablement fille, véritablement femme. Elle jeta un cri douloureux, repoussa son père de théâtre et tomba renversée et évanouie dans les bras du jeune premier, qui l’emporta hors de la scène.
Le rideau tomba.
Alors un effroyable tumulte éclata dans la salle.
La majeure portion des spectateurs prit parti pour la pauvre Mme Fromont, l’applaudissant avec frénésie et criant : « Assez ! assez ! » l’autre criant : « La citoyenne Fromont ! la citoyenne Fromont ! » mais autant dans l’intention de la rappeler comme ovation que pour l’obliger de continuer son rôle. Quelques rares malveillants ou quelques Catons endurcis, et Tétrell était du nombre, crièrent :
– La pièce ! la pièce !
Au bout de cinq minutes de cet effroyable brouhaha, le rideau se leva de nouveau, le silence se rétablit, et, pâle, toute baignée de larmes, vêtue de deuil, la pauvre veuve, appuyée au bras de Fleury, dont la blessure semblait lui faire une protection, reparut, se traînant à peine et venant en même temps remercier les uns des marques d’intérêt qu’ils lui donnaient et demander grâce aux autres.
À sa vue, toute la salle éclata en bravos et en applaudissements, et l’on eût pu croire ces applaudissements et ces bravos unanimes, si un coup de sifflet, partant du balcon, n’eût protesté contre l’avis général.
Mais à peine le coup de sifflet fut-il lâché, qu’une voix lui répondit du parterre en criant :
– Misérable !
Tétrell fit un soubresaut, et, se penchant en dehors du balcon :
– Qui a dit misérable ? hurla-t-il.
– Moi ! dit la même voix.
– Et qui as-tu appelé misérable ?
– Toi !
– Tu te caches dans les rangs du parterre, mais ose te montrer.
Un jeune homme de quinze ans à peine monta sur un banc d’un seul bond, et, dépassant de tout le torse les autres spectateurs :
– Me voilà, dit-il ; je me montre, comme tu vois.
– Eugène Beauharnais ! le fils du général Beauharnais ! dirent quelques voix de spectateurs qui avaient connu le père pendant qu’il était à Strasbourg, et qui reconnaissaient l’enfant, qui y était déjà depuis un certain temps.
Le général Beauharnais était fort aimé ; un certain groupe se forma autour de l’enfant, qu’Augereau d’un côté, et Charles de l’autre, s’apprêtaient à soutenir.
– Louveteau d’aristocrate ! cria Tétrell en voyant à quel adversaire il avait affaire.
– Bâtard de loup ! répondit le jeune homme sans que le poing et le regard menaçant du chef de la Propagande pussent lui faire baisser les yeux.
– Si tu me fais descendre jusqu’à toi, cria Tétrell en grinçant des dents, prends garde, je te fouetterai.
– Si tu me fais monter jusqu’à toi, répondit Eugène, prends garde, je te souffletterai.
– Tiens, voilà pour toi, morveux, dit Tétrell en s’efforçant de rire et en lui envoyant une pichenette.
– Tiens, voilà pour toi, lâche ! répliqua le jeune homme en lui jetant à la face son gant, dans lequel il avait glissé deux ou trois balles de plomb.
Et le gant, lancé avec une adresse toute scolaire, alla frapper Tétrell en plein visage.
Tétrell poussa un cri de rage et porta la main à sa joue, qui se couvrit de sang.
C’eût été trop long pour Tétrell, dans la soif de vengeance qui le possédait, de faire le tour par les corridors. Il tira un pistolet de sa ceinture et ajusta l’enfant, autour duquel un grand vide se fit, chacun craignant d’être atteint par le projectile dont la main tremblante de Tétrell menaçait aussi bien les voisins que lui-même.
Mais, au même instant, un homme portant l’uniforme des volontaires de Paris, et sur cet uniforme les galons de sergent, se jeta entre Tétrell et l’enfant, couvrant ce dernier de son corps et se croisant les bras :
– Tout beau, citoyen ! dit-il, mais, quand on porte un sabre au côté, l’on n’assassine pas.
– Bravo, le volontaire ! bravo, le sergent ! cria-t-on de toutes les parties de la salle.
– Sais-tu, continua le volontaire, sais-tu ce que cet enfant, ce louveteau d’aristocrate, ce morveux, comme tu l’appelles, faisait, lui, tandis que tu faisais, toi, de beaux discours à la Propagande ? Eh bien ! il se battait pour empêcher l’ennemi d’entrer à Strasbourg ; tu demandais la tête de tes amis, lui frappait à mort les ennemis de la France. Maintenant, remets à ta ceinture ton pistolet, qui ne me fait pas peur, et écoute ce qui me reste à te dire.
Le silence le plus profond régnait dans la salle, et, sur le théâtre, dont le rideau était toujours levé, s’amassaient les artistes, les machinistes, les soldats de garde.
Ce fut au milieu de ce silence plein d’angoisses curieuses que le volontaire continua, sans forcer sa voix, ce qui n’empêcha pas qu’il fût entendu de tous les spectateurs :
– Ce qui me reste à te dire, reprit le sergent en démasquant le jeune homme et en appuyant la main sur son épaule, c’est que cet enfant, qui n’est ni un louveteau d’aristocrate, ni un morveux, mais un homme que la victoire a baptisé aujourd’hui républicain sur le champ de bataille, après t’avoir insulté, te défie, après t’avoir appelé misérable, t’appelle lâche, et qu’il t’attend avec ton second à quelque arme qu’il te plaira de te battre, à moins que, selon ton habitude, ton arme ne soit la guillotine et ton second le bourreau ; et c’est moi qui te dis cela, entends-tu, en son nom et au mien ; c’est moi qui te réponds de lui, moi, Pierre Augereau, sergent-major au premier régiment des volontaires de Paris ! Et maintenant, va te faire pendre où tu voudras ! Viens, citoyen Eugène.
Et, soulevant l’enfant entre ses bras, il le reposa à terre, mais en même temps il le leva assez haut pour que toute la salle pût voir et l’applaudir frénétiquement.
Et, au milieu des cris, des hourras, des bravos, il sortit de la salle avec les deux jeunes gens, que la moitié des spectateurs reconduisit à l’Hôtel de la Lanterne en criant :
– Vive la République ! vivent les volontaires de Paris ! à bas Tétrell !
En entendant un bruit qui allait croissant et qui s’approchait de l’Hôtel de la Lanterne, la bonne Mme Teutch apparut sur sa porte, et de loin elle reconnut, à la lueur des torches dont s’étaient munis quelques-uns des plus enthousiastes, ses deux hôtes et le sergent-major Pierre Augereau, qu’on lui ramenait en triomphe.
La crainte qu’avait semée Tétrell parmi toute la population portait ses fruits ; la moisson était mûre ; il récoltait la haine.
Une trentaine d’hommes de bonne volonté proposèrent à Pierre Augereau de veiller à la sûreté de son élève, regardant comme très possible que le citoyen Tétrell profitât des ténèbres pour se porter à quelque mauvais coup contre lui.
Mais le sergent-major les remercia en leur disant qu’il veillerait lui-même à la sûreté du jeune homme et qu’il répondait de lui.
Seulement, pour entretenir ces bonnes dispositions dont on pouvait avoir besoin plus tard, le sergent-major fut d’avis d’offrir aux chefs de l’escorte un verre de punch ou de vin chaud.
La proposition était à peine faite, que la cuisine de l’Auberge de la Lanterne était envahie et que l’on procédait, dans un immense chaudron, à la cuisson du vin, à la fonte du sucre et au mélange de l’alcool.
On ne se quitta qu’à minuit, aux cris de « Vive la République ! » et après avoir échangé force poignées de main et force serments d’alliance offensive et défensive.
Mais lorsque le dernier des buveurs de vin chaud fut parti, lorsque la porte se fut refermée derrière lui, et que les contrevents fermés avec soin eurent fait disparaître jusqu’à la dernière trace de lumière, Augereau redevint sérieux, et, s’adressant à Eugène :
– Maintenant, dit-il, mon jeune élève, il s’agit de songer à votre sûreté.
– Comment, à ma sûreté ? s’écria le jeune homme. N’avez-vous pas dit que je n’avais rien à craindre et que vous répondiez de moi ?
– Certainement que je réponds de vous, mais à la condition que vous ferez ce que je voudrai.
– Que tu feras ce que je voudrai, dit la bonne citoyenne Teutch en passant près du groupe du maître d’armes et des deux jeunes gens.
– C’est juste, dit le maître d’armes ; seulement, il me semble drôle de tutoyer le fils de mon général, qui est marquis gros comme le bras. N’importe, on s’y fera. Je disais donc que je répondais de toi, mais à la condition que tu feras tout ce que je voudrai.
– Et que veux-tu que je fasse, voyons ? Tu ne vas pas me conseiller quelque lâcheté, j’espère ?
– Eh ! monsieur le marquis, dit Augereau, pas de ces soupçons-là, ou, mille tonnerres de République, nous nous brouillons.
– Voyons, mon bon Pierre, ne te fâche pas ; que me proposes-tu ? Dis vite.
– Je ne me fie pas plus que de raison à un homme qui met un faux nez de cette taille-là pour se déguiser quand on n’est plus en carnaval. D’abord, il ne se battra pas.
– Et pourquoi ne se battra-t-il pas ?
– Parce qu’il a tout l’air d’un grand lâche !
– Oui, mais s’il se bat ?
– S’il se bat, il n’y a rien à dire, et on ne risque plus que de recevoir un coup d’épée ou une balle ; mais s’il ne se bat pas…
– Eh bien, s’il ne se bat pas ?
– C’est bien autre chose ! S’il ne se bat pas, le danger est plus grand ; s’il ne se bat pas, tu risques d’avoir le cou coupé, et c’est ce que je veux t’épargner.
– En quoi faisant ?
– En t’emmenant avec moi à la caserne des volontaires de Paris ; il ne viendra pas te chercher là, je t’en réponds.
– Me cacher ? Jamais !
– Chut ! mon jeune ami, dit le sergent-major en fronçant le sourcil, ne disons pas de ces choses-là devant Pierre Augereau, qui se connaît en courage ; non, tu ne te cacheras pas, tu attendras là : voilà tout.
– Qu’attendrai-je là ?
– Les témoins du citoyen Tétrell.
– Ses témoins ? Il les enverra ici, et je ne saurai pas qu’il les a envoyés, puisque je n’y serai pas.
– Eh bien ! et le petit Charles, qui ne risque rien, lui, est-ce qu’il n’a pas été créé et mis au monde pour rester ici et venir nous avertir de ce qui se passera ? Mille dieux ! quel mauvais caractère vous avez, et comme vous voyez des difficultés…
– Comme tu vois, dit la citoyenne Teutch en passant une seconde fois près du groupe.
– Tu vois ! tu vois ! elle a pourtant raison, la mère Teutch, dit le sergent en répétant les deux mots comme pour se les imposer à lui-même. Allons, c’est décidé, tu viens chez moi ?
– Et, au premier événement, si petit qu’il soit, tu accours à la caserne, n’est-ce pas, Charles ?
– Je t’en donne ma parole d’honneur.
– Et maintenant, dit Augereau, demi-tour à gauche.
– Où allons-nous ?
– À la caserne.
– Par la cour ?
– Par la cour.
– Et pourquoi pas par la porte ?
– Parce que, par la porte, un curieux peut nous voir sortir et nous suivre pour savoir, par pure fantaisie, où nous allons, tandis que, par la cour, je connais une certaine porte donnant sur une ruelle où il ne passe pas un chat toutes les vingt-quatre heures ; de ruelle en ruelle, nous arriverons à la caserne, et personne ne saura où les dindons perchent.
– Tu te souviens de ce que tu m’as promis, Charles ?
– Quoique j’aie deux ans de moins que toi, j’ai une parole comme toi, Eugène ; d’ailleurs, la journée d’aujourd’hui m’a vieilli et m’a fait de ton âge ; adieu, et dors tranquille ; Augereau veillera sur toi, et, moi, je veille sur ton honneur.
Les deux jeunes gens échangèrent une poignée de main ; le sergent-major pensa briser les doigts de Charles, en les lui serrant dans les siens, puis il entraîna Eugène dans la cour, tandis que Charles, avec une légère grimace de douleur, essayait de les décoller les uns des autres.
Cette opération terminée, le jeune homme prit, selon son habitude, sa clé et son bougeoir, gagna sa chambre et se coucha.
Mais à peine était-il dans son lit, qu’il vit sa porte s’ouvrir et Mme Teutch entrer sur la pointe du pied en lui faisant signe de la main qu’elle avait quelque chose d’important à lui dire.
Le jeune homme connaissait assez maintenant les mystérieuses allures de Mme Teutch pour ne pas s’inquiéter outre mesure de son apparition dans sa chambre, fût-ce à une heure indue.
Elle s’approcha de son lit en murmurant :
– Pauvre chérubin, va !
– Eh bien ! citoyenne Teutch, demanda en riant Charles, qu’y a-t-il encore, mon Dieu ?
– Il y a qu’il faut que je vous dise ce qui s’est passé, au risque de vous inquiéter.
– Quand cela ?
– Pendant que vous étiez au spectacle.
– Il s’est donc passé quelque chose ?
– Ah ! je le crois bien ! ils ont fait une visite ici.
– Qui donc ?
– Les gens qui étaient déjà venus pour les citoyens Dumont et Ballu.
– Eh bien ! ils les ont encore moins trouvés que la première fois, je présume.
– Ils ne venaient pas pour eux, mon bijou.
– Pour qui venaient-ils donc ?
– Ils venaient pour toi.
– Pour moi ? Ah ! Et que me vaut l’honneur de leur visite ?
– Il paraît que l’on cherche l’auteur du petit billet, vous savez ?
– Par lequel je les prévenais de déguerpir au plus vite ?
– Oui.
– Eh bien ?
– Eh bien ! ils ont visité votre chambre et fouillé tous vos papiers.
– Je suis tranquille sur ce point-là, ils n’ont rien trouvé contre la République.
– Non, mais ils ont retrouvé un acte de tragédie.
– Ah ! de ma tragédie de Théramène.
– Ils l’ont emporté.
– Les malheureux ! heureusement, je le sais par cœur.
– Mais savez-vous pourquoi ils l’ont emporté ?
– Parce qu’ils en auront trouvé les vers à leur goût, je présume.
– Non, mais parce qu’ils ont reconnu que l’écriture du manuscrit était la même que celle du billet.
– Ah ! voilà qui devient plus grave.
– Tu connais la loi, mon pauvre enfant ; pour quiconque donne asile à un suspect ou l’aide à s’évader…
– Oui, il y a peine de mort.
– Voyez donc comme il vous dit cela, ce petit diable, comme il vous dirait : « Oui, il y a une tartine de confiture. »
– Je dis cela ainsi, ma chère madame Teutch, parce que cela ne me regarde pas.
– Qu’est-ce qui ne vous regarde pas ?
– La peine de mort.
– Pourquoi cela ne vous regarde-t-il pas ?
– Parce qu’il faut être âgé de seize ans passés pour avoir les honneurs de la guillotine.
– Tu en es sûr, mon pauvre enfant ?
– Vous comprenez que je m’en suis informé ; au reste, j’ai lu hier sur les murailles un nouvel arrêté du citoyen Saint-Just qui défend qu’aucun mandat d’amener soit mis à exécution, sans que les pièces lui aient été communiquées, et sans qu’il ait interrogé le prévenu… Cependant…
– Quoi ? demanda Mme Teutch.
– Attendez ; oui, donnez-moi de l’encre, une plume et du papier.
Charles prit la plume et écrivit :
Citoyen Saint-Just, je viens d’être arrêté illégalement, et, croyant à ta justice, je demande à être conduit devant toi.
Et il signa.
– Voilà, dit-il à Mme Teutch. Dans le temps où nous vivons, il faut tout prévoir. Si je suis arrêté, vous ferez parvenir ce billet au citoyen Saint-Just.
– Jésus Dieu ! pauvre cher petit, si un pareil malheur arrivait, je te promets bien de le porter moi-même, et quand je devrais faire antichambre vingt-quatre heures, de ne le remettre qu’à lui.
– C’est tout ce qu’il faut, et, sur ce, citoyenne Teutch, embrassez-moi et dormez en paix ; je vais tâcher d’en faire autant.
Mme Teutch embrassa son hôte et s’éloigna en murmurant :
– En vérité Dieu, il n’y a plus d’enfants ; en voilà un qui provoque le citoyen Tétrell, et l’autre qui demande à être conduit devant le citoyen Saint-Just !
Mme Teutch referma la porte ; Charles souffla sa bougie et s’endormit.
Le lendemain matin, vers huit heures, il était occupé à mettre un peu d’ordre dans ses papiers, tant soit peu en désarroi, à la suite de la perquisition de la veille, lorsque la citoyenne Teutch s’élança dans sa chambre en criant :
– Les voilà ! les voilà !
– Qui ? demanda Charles.
– Les gens de la police qui viennent pour t’arrêter, pauvre cher enfant !
Charles fourra vivement dans sa poitrine, entre sa chair et sa chemise, la seconde lettre de son père, c’est-à-dire celle qui était adressée à Pichegru ; il craignait qu’elle ne lui fût prise et non rendue.
Les gens de la police entrèrent et signifièrent leur mandat au jeune homme, qui déclara être prêt à les suivre.
En passant près de la citoyenne Teutch, il lui jeta un coup d’œil qui voulait dire : « N’oubliez pas. »
La citoyenne Teutch répondit par un mouvement de tête qui signifiait : « Sois tranquille !… »
Les sbires emmenèrent Charles à pied.
Il fallait passer devant la maison d’Euloge Schneider pour aller à la prison. Il eut un instant l’intention de se faire conduire chez l’homme à qui il était recommandé et avec lequel il avait dîné la veille ; mais, voyant devant sa porte la guillotine, près de la guillotine une voiture vide, et sur le perron, maître Nicolas, il se souvint de la scène de la veille et secoua la tête avec dégoût en murmurant :
– Pauvre Mlle de Brumpt ! Dieu la garde !
L’enfant était encore de ceux qui croyaient en Dieu ; il est vrai que c’était un enfant.
À peine Charles et les hommes qui le conduisaient étaient-ils passés, que la porte d’Euloge Schneider s’ouvrit, et que le commissaire extraordinaire de la République parut sur le seuil, jeta un coup d’œil de tendresse sur l’instrument de mort, proprement démonté et couché dans sa charrette, fit un petit signe d’amitié à maître Nicolas, et monta dans la voiture vide.
Là, restant un instant debout :
– Et toi ? demanda-t-il à maître Nicolas.
Celui-ci lui montra une espèce de cabriolet qui se hâtait avec deux hommes.
Ces deux hommes étaient ses deux aides ; ce cabriolet, sa voiture à lui.
On était au complet : l’accusateur, la guillotine et le bourreau.
Le cortège se mit en marche à travers les rues qui conduisaient à la Porte de Kehl, à laquelle aboutit le chemin de Plobsheim.
Partout où il passait, on sentait passer en même temps la terreur aux ailes glacées. Les gens qui étaient sur leur porte rentraient chez eux ; ceux qui passaient se collaient contre les murailles en désirant de disparaître au travers. Quelques fanatiques seulement agitaient leurs chapeaux et criaient : « Vive la guillotine ! » c’est-à-dire « Vive la mort ! » mais, il faut le dire en l’honneur de l’humanité, ceux-là étaient rares.
À la porte attendait l’escorte habituelle de Schneider : huit hussards de la Mort.
Dans chaque village que Schneider trouvait sur sa route, il faisait une halte, et la terreur se répandait. Aussitôt que le lugubre cortège était arrêté sur la place, Schneider faisait annoncer qu’il était prêt à écouter les dénonciations qui lui seraient faites. Il écoutait ces dénonciations, interrogeait le maire et les conseillers municipaux tremblants, ordonnait les arrestations et laissait derrière lui le village triste et désolé, comme s’il venait d’être visité par la fièvre jaune ou la peste noire.
Le village d’Eschau était un peu en dehors et sur la droite du chemin.
Il espérait donc être sauvegardé du terrible passage. Il n’en fut rien.
Schneider s’engagea dans un chemin de traverse défoncé par les pluies, d’où se tirèrent facilement sa voiture et celle de maître Nicolas, grâce à leur légèreté ; mais la charrette qui portait la rouge machine y resta embourbée.
Schneider envoya quatre hussards de la Mort chercher des hommes et des chevaux.
Les chevaux et les hommes tardèrent un peu ; l’enthousiasme pour cette funèbre besogne n’était pas grand. Schneider était furieux ; il menaçait de rester en permanence à Eschau et de guillotiner tout le village.
Et il l’eût fait, si la chose lui eût convenu, tant était suprême l’omnipotence de ces terribles dictateurs.
Cela explique les massacres de Collot d’Herbois à Lyon, et de Carrier à Nantes ; le vertige du sang leur montait à la tête, comme, dix-huit cents ans auparavant, à celle des Néron, des Commode et des Domitien.
On finit, à force d’hommes et de chevaux, par tirer la charrette de son ornière, et l’on entra dans le village.
Le maire, l’adjoint et le Conseil municipal attendaient, pour haranguer Schneider, à l’extrémité de la rue.
Schneider les fit entourer par ses hussards de la Mort, sans vouloir écouter un mot de ce qu’ils avaient à lui dire.
C’était jour de marché. Il s’arrêta sur la grande place, fit dresser l’échafaud aux yeux terrifiés de la population.
Puis il donna l’ordre d’attacher le maire à l’un des poteaux de la guillotine et l’adjoint à l’autre, tandis que tout le Conseil municipal se tiendrait debout sur la plateforme.
Il avait inventé cette sorte de pilori pour tous ceux qui, à son avis, n’avaient pas mérité la mort.
Il était midi, l’heure du dîner. Il entra dans une auberge qui se trouvait en face de l’échafaud, fit mettre sa table sur le balcon et, gardé par quatre hussards de la Mort, il se fit servir son repas.
Au dessert, il se leva, haussa son verre au-dessus de sa tête, et cria :
– Vive la République et à mort les aristocrates !
Et, quand tous les spectateurs eurent répété son cri, même ceux qui le regardaient avec crainte du haut de l’échafaud, ne sachant pas ce qu’il allait ordonner d’eux :
– C’est bien, dit-il, je vous pardonne.
Et il fit détacher le maire et l’adjoint, et il permit au corps municipal de descendre, leur ordonna d’aider, pour donner un exemple d’égalité et de fraternité, le bourreau et ses aides à démonter la guillotine et à la charger sur la charrette, puis il se fit triomphalement reconduire par eux jusqu’à l’autre extrémité du village.
On arriva à Plobsheim vers trois heures de l’après-midi. À la première maison, Schneider demanda la demeure du comte de Brumpt.
On la lui enseigna.
Il demeurait dans la rue du Rhin, la plus belle et la plus large de la ville ; Schneider, en passant devant la maison, ordonna d’y dresser la guillotine, puis il laissa quatre hussards à la garde de l’échafaud et emmena les quatre autres avec lui.
Il s’arrêta à l’Hôtel du Bonnet-Phrygien, autrefois l’Hôtel de la Croix-Blanche.
De là, il écrivit :
Au citoyen Brumpt, à la prison de ville.
Sur ta parole d’honneur, par écrit, de ne pas chercher à fuir, tu es libre.
Seulement, tu m’inviteras à dîner demain à midi, attendu que j’ai à causer avec toi d’affaires importantes.
Euloge Schneider.
Et, par un des hussards, il envoya cette lettre au comte de Brumpt. Dix minutes après, le hussard rapportait cette réponse :
Je donne ma parole au citoyen Schneider de rentrer chez moi, et de ne point en sortir qu’il ne m’en ait donné l’autorisation.
J’aurai grand plaisir à le recevoir à dîner demain, à l’heure qu’il m’indique.
Brumpt.
À la vue de l’horrible machine qui se dressait devant sa maison, Mlle de Brumpt avait aussitôt fait fermer les fenêtres de la façade donnant sur la rue.
Lorsque le comte de Brumpt, sortant de prison sans autre gardien de lui-même que son honneur engagé, arriva en vue de sa maison, il la vit fermée comme un sépulcre, avec l’échafaud devant elle.
Il se demanda ce que cela voulait dire et s’il devait aller plus avant.
Mais cette hésitation ne dura qu’un moment : ni échafaud ni tombe ne devaient le faire reculer ; il marcha droit à la porte et frappa selon son habitude trois coups, les deux premiers l’un sur l’autre, le troisième un peu plus éloigné.
Clotilde s’était retirée avec Mme Gérard, sa dame de compagnie, dans une chambre située tout au fond de l’appartement et donnant sur le jardin.
Elle était renversée sur les coussins d’un sofa et pleurait, tant lui paraissait claire la réponse de Schneider à sa prière. Lorsqu’elle entendit les deux premiers coups de marteau, elle jeta un cri ; au troisième, elle se dressa tout debout.
– Ah ! mon Dieu ! dit-elle.
Mme Gérard pâlit.
– Si le comte n’était point prisonnier, dit-elle, on jurerait que c’est lui qui rentre.
Clotilde se précipita vers l’escalier.
– C’est son pas, murmura-t-elle.
On entendit une voix qui demandait :
– Clotilde, où es-tu ?
– Mon père ! mon père ! s’écria la jeune fille en se jetant par les degrés.
Le comte l’attendait au bas de l’escalier ; il la reçut dans ses bras.
– Ma fille, mon enfant, balbutia le comte, que veut dire ceci ?
– Le sais-je moi-même ?
– Mais que veut dire cet échafaud dressé devant la porte ? Que veulent dire ces fenêtres fermées ?
– C’est Schneider qui a dressé l’échafaud, c’est moi qui ai fermé les fenêtres ; c’était pour ne pas vous voir mourir que je les ai fermées.
– Mais c’est Schneider qui vient d’ouvrir ma prison et qui m’en a laissé sortir sur parole, en s’invitant à dîner pour demain.
– Mon père, dit Clotilde, j’ai peut-être eu tort ; mais la faute en est à mon amour pour vous : lorsque je vous ai vu arrêté, j’ai couru à Strasbourg et j’ai demandé votre grâce.
– À Schneider ?
– À Schneider.
– Malheureuse ! Et à quel prix te l’a-t-il accordée ?
– Mon père, le prix est encore à faire entre nous, et sans doute demain nous apportera-t-il ses conditions.
– Attendons.
Clotilde prit son livre de prières, sortit et alla s’enfermer dans une petite église de village, si humble qu’on n’avait point pensé à en déposséder Dieu.
Elle y pria jusqu’au soir.
La machine passa la nuit toute dressée sur la place.
Le lendemain, à midi, Schneider se présenta chez le comte de Brumpt.
Malgré l’époque avancée de la saison, la maison était jonchée de fleurs ; on eût dit un jour de fête, si le deuil de Clotilde n’eût protesté contre ces apparences de joie, comme la neige de la rue protestait contre les apparences de printemps.
Schneider fut reçu par le comte et sa fille ; Schneider n’avait pas pris pour rien le surnom d’Euloge. Au bout de dix minutes, Clotilde se demanda si c’était bien le même homme qui l’avait si brutalement reçue à Strasbourg.
Le comte, rassuré, sortit pour donner quelques ordres.
Schneider offrit son bras à la jeune fille et la conduisit à une fenêtre qu’il ouvrit.
La guillotine était en face de la fenêtre, toute parée de fleurs et de rubans.
– À votre choix, dit-il, un échafaud ou un autel.
– Que voulez-vous dire ? demanda Clotilde toute frémissante.
– Demain, vous serez ma femme, ou, demain, le comte sera mort.
Clotilde devint pâle comme le mouchoir de batiste qu’elle tenait à la main.
– Mon père aimera mieux mourir, dit-elle.
– Aussi, répliqua Schneider, est-ce vous que je charge de lui transmettre mon désir.
– Vous avez raison, dit-elle, c’est le seul moyen.
Schneider referma la fenêtre et reconduisit Mlle de Brumpt à sa place.
Clotilde tira de sa poche un flacon de sels, qu’elle respira. Par un suprême effort de volonté, sa physionomie resta triste, mais reprit son calme, et les roses de son teint, que l’on eût crues disparues à jamais, s’étendirent de nouveau sur son visage.
Il était évident qu’elle avait pris sa résolution.
Le comte rentra. Un domestique le suivait, annonçant que le dîner était servi.
Clotilde se leva, prit le bras de Schneider, avant même que celui-ci le lui eût offert, et le conduisit à la salle à manger.
Un splendide repas était servi, des courriers avaient été envoyés pendant la nuit à Strasbourg et en avaient rapporté le plus rare gibier et les plus beaux poissons que l’on avait pu y trouver.
Le comte, à peu près rassuré, faisait, avec toute la délicatesse d’un grand seigneur, les honneurs de sa table au commissaire de la République ; on buvait tour à tour les meilleurs vins du Rhin, d’Allemagne et de Hongrie. La pâle fiancée seule mangeait à peine et trempait de temps en temps ses lèvres dans un verre d’eau.
Mais, à la fin du repas, elle tendit son verre au comte, qui, tout étonné, le lui remplit de vin de Tokay.
Alors elle se leva, et, haussant son verre :
– À Euloge Schneider, dit-elle, à l’homme généreux auquel je dois la vie de mon père ; heureuse et fière sera la femme qu’il choisira pour épouse.
– Belle Clotilde, s’écria Schneider, au comble de la joie, n’avez-vous pas deviné que c’était vous, et ai-je besoin de vous dire que je vous aime ?
Clotilde choqua lentement, doucement son verre à celui d’Euloge, et, allant s’agenouiller devant son père au comble de l’étonnement :
– Mon père, dit-elle, je vous supplie de m’accorder pour époux l’homme bienfaisant à qui je dois votre vie, attestant le Ciel que je ne me relèverai pas que vous ne m’ayez accordé cette faveur.
Le comte regardait alternativement Schneider, dont le visage rayonnait de joie, et Clotilde, sur le front de laquelle rayonnait la douce auréole des martyrs.
Il comprit qu’il se passait, à cette heure, quelque chose de si grand et de si sublime, qu’il n’avait pas le droit de s’y opposer.
– Ma fille, dit-il, tu es la maîtresse de ta main et de ta fortune ; fais à ton gré, ce que tu feras sera bien fait.
Clotilde se releva et tendit la main à Schneider.
Celui-ci se précipita sur la main qui lui était offerte, tandis que Clotilde, la tête renversée en arrière, semblait chercher Dieu et s’étonner que de pareilles infamies pussent s’accomplir sous son regard sacré.
Mais, lorsque Schneider releva la tête, la physionomie de la jeune fille reprit l’expression de sérénité qui s’en était exilée un instant, dans ce recours à Dieu qui n’avait point été entendu.
Puis, comme Schneider la pressait de fixer le jour de son bonheur, elle sourit, et, lui pressant les deux mains :
– Écoute, Schneider, lui dit-elle, j’exige de ta tendresse une de ces grâces qu’on ne refuse pas à sa fiancée ; il se mêle un peu d’orgueil à mon bonheur. Ce n’est point à Plobsheim, c’est-à-dire dans un pauvre village de l’Alsace, que le premier de nos citoyens doit accorder son nom à la femme qu’il aime et qu’il a choisie : je veux que le peuple me reconnaisse pour l’épouse de Schneider, et ne me prenne pas pour sa concubine. Il n’est point de ville où l’on ne t’ait vu paraître sans être suivi d’une maîtresse ; on pourrait aisément s’y tromper. Il n’y a que cinq lieues d’ici à Strasbourg. J’ai des mesures à prendre pour ma toilette de noces, car je veux qu’elle soit digne de l’époux. Demain, à telle heure que tu voudras, nous partirons seuls ou accompagnés, et je te donnerai la main devant les citoyens, les généraux et les représentants[1].
– Je le veux bien, s’écria Schneider, je veux tout ce que tu voudras, mais à une condition.
– Laquelle ?
– C’est que ce n’est point demain que nous partirons, mais aujourd’hui.
– Impossible, dit en pâlissant Clotilde. Il est une heure et demie, et les portes de la ville ferment à trois.
– Elles fermeront à quatre alors.
Puis, appelant deux hussards, de peur, s’il envoyait un seul, qu’un accident quelconque ne lui arrivât :
– Ventre à terre, dit-il aux deux hussards, ventre à terre jusqu’à Strasbourg et que la Porte de Kehl ne se ferme pas avant quatre heures. Vous veillerez à cette porte à l’exécution de mes ordres.
– Il faut faire tout ce que vous voulez, dit Clotilde laissant tomber sa main dans celle de Schneider. Décidément, mon père, je crois que je serai une femme bien heureuse !
La nuit s’était passée, comme on l’a vu, sans qu’on reçût aucune nouvelle de Tétrell ; la journée se passa de même.
À cinq heures de l’après-midi, voyant que les nouvelles ne venaient pas, Eugène et Augereau résolurent d’en aller chercher. Ils revinrent à l’Hôtel de la Lanterne.
Et, en effet, là, ils en apprirent.
Mme Teutch, toute désespérée, leur raconta que son pauvre petit Charles avait été arrêté à huit heures du matin et conduit à la prison.
Toute la journée, elle avait attendu pour parler à Saint-Just ; mais elle n’avait pu le voir qu’à cinq heures du soir.
Elle lui avait remis le billet de Charles.
– C’est bien, avait dit Saint-Just. Si ce que vous me racontez est vrai, demain il sera en liberté.
Mme Teutch s’était retirée avec quelque espoir ; le citoyen Saint-Just ne lui avait point paru aussi féroce qu’on le lui avait dit.
Charles, quoique bien sûr de son innocence, n’ayant dans toute sa vie d’écolier aucun souvenir qui se rattachât à la politique, n’était pas sans une certaine impatience en voyant toute la journée s’écouler sans nouvelles ; cette impatience se changea en inquiétude lorsqu’il vit, le lendemain, la matinée se passer sans que le représentant du peuple le fît appeler.
Il n’y avait pas de la faute de Saint-Just, l’un des hommes les plus exacts à tenir la parole donnée. On avait décidé, pour le lendemain, au point du jour, une grande tournée dans les quartiers français qui entouraient la ville, afin de s’assurer que les ordres de surveillance émanés de Saint-Just étaient scrupuleusement exécutés.
Il ne fut de retour à l’Hôtel de Ville qu’à une heure de l’après-midi, et aussitôt, se rappelant la promesse qu’il avait faite à Mme Teutch, il fit donner à la prison l’ordre de lui amener le petit Charles.
Saint-Just avait, dans son excursion, été trempé de la tête aux pieds, et, quand le jeune homme entra dans son cabinet, il achevait sa toilette et en était à sa cravate.
La cravate, on le sait, était le point essentiel de la toilette de Saint-Just.
C’était tout un échafaudage de mousseline, de laquelle sortait une assez belle tête, et qui était surtout destiné à dissimuler cet immense développement de mâchoires qui se rencontre chez les animaux de proie et chez les conquérants. Ce qu’il y avait surtout de remarquable dans ce visage, c’étaient de grands yeux limpides, fixes, profonds, interrogateurs, ombragés par des sourcils dessinés, non pas en arc, mais en ligne droite, se touchant au-dessus du nez, chaque fois que, sous l’empire d’une impatience ou d’une préoccupation quelconque, ils se fronçaient.
Il avait le teint pâle et d’une teinte grisâtre, comme tous ces travailleurs laborieux de la Révolution, qui, ayant le sentiment d’une mort précoce, ajoutaient les nuits aux jours pour avoir le temps d’achever l’œuvre terrible dont le génie qui veille à la grandeur des nations, et que nous n’osons nommer la Providence, les avait chargés ; ses lèvres étaient molles et charnues, celles de l’homme sensuel qui avait débuté en littérature par un livre obscène, mais qui, par un effort de volonté prodigieux, en était arrivé à vaincre son tempérament et à s’imposer, à l’endroit des femmes, une vie de cénobite ; et, tout en ajustant les plis de sa cravate, tout en rejetant en arrière les bouts soyeux de sa magnifique chevelure, il dictait d’un seul jet à un secrétaire des ordres, des arrêtés, des lois, des jugements qui, sans appel ni cassation, s’en allaient, dans les deux langues, l’allemand et le français, couvrir les murs des places, des carrefours et des rues les plus fréquentées de Strasbourg.
Et, en effet, telle était la puissance souveraine, absolue, aristocratique des représentants du peuple en mission aux armées, qu’ils ne devaient pas plus compte des têtes qu’ils abattaient que les faucheurs des herbes qu’ils coupent ; mais ce qu’il y avait de remarquable surtout dans le style de ces arrêts ou de ces proscriptions dictés par Saint-Just, c’était leur concision, et la voix brève, sonore et vibrante avec laquelle ils étaient dictés ; la première fois qu’il parla à la Convention, ce fut pour demander la mise en accusation du roi, et, aux premiers mots de son discours froid, aigu, tranchant comme l’acier, il n’y eut pas un auditeur qui ne comprît, en frissonnant sous une sensation étrange, que le roi était perdu.
Tout à coup, sa cravate mise, il se retourna tout d’une pièce pour passer son habit, et aperçut le jeune homme qui attendait.
Son regard se fixa sur lui, appelant visiblement la mémoire à son aide ; puis tout à coup, allongeant la main vers la cheminée :
– Ah ! c’est toi, dit-il, que l’on a arrêté hier matin et qui m’as écrit par la maîtresse de l’auberge où tu loges ?
– Oui, citoyen, répondit Charles, c’est moi.
– Les gens qui t’ont arrêté ont donc permis que tu m’écrives ?
– Je t’avais écrit d’avance.
– Comment cela ?
– Je savais que je devais être arrêté.
– Et tu ne t’es point caché ?
– Pour quoi faire ?… J’étais innocent, et l’on dit que tu es juste.
Saint-Just regarda un instant l’enfant en silence ; lui-même paraissait très jeune ainsi, dans sa chemise de toile la plus blanche et la plus fine, aux larges manches, dans son gilet blanc à grands revers, dans sa cravate artistement nouée.
– Tes parents sont-ils émigrés ? demanda-t-il enfin.
– Non, citoyen, mes parents ne sont point des aristocrates.
– Que sont-ils ?
– Mon père préside le Tribunal de Besançon, mon oncle est chef de bataillon.
– Quel âge as-tu ?
– Un peu plus de treize ans.
– Approche.
Le jeune homme obéit.
– C’est ma foi vrai, dit Saint-Just ; il a l’air d’une petite fille. Mais enfin tu avais fait quelque chose pour que l’on t’arrêtât ?
– Deux de mes compatriotes, les citoyens Dumont et Ballu, étaient venus à Strasbourg pour réclamer l’élargissement de l’adjudant général Perrin. J’ai su qu’ils devaient être arrêtés dans la nuit ou le lendemain ; je les ai prévenus par un petit billet ; ce petit billet a été reconnu de mon écriture ; j’ai cru bien faire. J’en appelle à ton cœur, citoyen Saint-Just.
Saint-Just posa l’extrémité de sa main blanche et soignée comme une main de femme sur l’épaule du jeune homme.
– Tu es encore enfant, lui dit-il, je me contenterai donc de te dire ceci : Il y a un sentiment plus saint que le compatriotisme, c’est le patriotisme ; avant d’être citoyens de la même ville, on est enfants de la même patrie. Un jour viendra, et la raison aura fait un grand pas, où l’humanité passera avant la patrie, où tous les hommes seront frères, où toutes les nations seront sœurs, où il n’y aura d’ennemis que les tyrans. Tu as cédé à un sentiment honorable, l’amour de ton prochain que recommande l’Évangile ; mais, en y cédant, tu as oublié un sentiment plus élevé, plus sacré, plus sublime, le dévouement au pays, qui doit passer avant tout. Si ces hommes étaient des ennemis de leur pays, s’ils avaient transgressé la loi, il ne fallait pas te mettre entre eux et le glaive de la loi ; je ne suis pas de ceux qui ont le droit de prêcher l’exemple, étant un des plus humbles serviteurs de la liberté ; je la servirai dans la mesure de mes moyens, je la ferai triompher dans la mesure de ma force, ou je mourrai pour elle ; c’est toute mon ambition. Pourquoi suis-je aujourd’hui si calme et si fier de moi-même ? C’est que j’ai, au prix du sang de mon cœur, donné une grande preuve de mon respect pour la loi que j’ai moi-même rendue.
Il s’arrêta une seconde pour s’assurer que l’enfant écoutait attentivement ; l’enfant ne perdait pas un mot ; mais, au contraire, comme pour les transmettre à l’avenir, il recueillait une à une toutes les paroles qui tombaient de cette bouche puissante.
Saint-Just reprit :
– Depuis la honteuse panique d’Eisemberg, j’ai rendu un arrêté par lequel il est ordonné à tout soldat, officier inférieur ou officier supérieur, de se coucher tout habillé. Eh bien ! dans ma tournée de ce matin, je me faisais une fête de revoir un enfant de mon pays, comme moi du département de l’Aisne, comme moi de Blérancourt, comme moi élevé au collège de Soissons, dont le régiment est arrivé hier au village de Schiltigheim. Je dirigeai donc ma course vers ce village, et je m’informai dans quelle maison était logé Prosper Lenormand ; on m’indiqua la maison, j’y courus ; sa chambre était au premier, et, quelle que soit ma puissance sur moi-même, mon cœur, en montant l’escalier, battait du plaisir de revoir un ami après cinq ans de séparation. J’entre dans la première chambre et crie :
– Prosper ! Prosper ! où es-tu ? C’est moi, ton camarade, Saint-Just.
Je n’avais pas plus tôt fait cet appel, que la porte s’ouvre et qu’un jeune homme en chemise se précipite dans mes bras en criant de son côté :
– Saint-Just, mon cher Saint-Just !
Je le pressai sur mon cœur en pleurant, car ce cœur venait d’être frappé d’un coup terrible.
L’ami de mon enfance, celui que je revoyais après cinq ans de séparation, celui que j’étais venu chercher, tant j’avais hâte de le revoir, celui-là avait violé la loi que j’avais rendue trois jours auparavant, celui-là avait mérité la mort.
Alors mon cœur se plia sous la puissance de ma volonté, et, me tournant vers les témoins de cette scène :
– Le Ciel soit loué doublement, dis-je d’une voix calme, puisque je t’ai revu, mon cher Prosper, et que je puis donner dans un homme qui m’est si cher une leçon mémorable de discipline et un grand exemple de justice en t’immolant au salut public.
Me tournant alors vers ceux qui m’accompagnaient :
– Faites votre devoir, leur dis-je.
J’embrassai encore une dernière fois Prosper, et sur un signe de moi, ils l’entraînèrent hors de la chambre.
– Pourquoi faire ? demanda Charles.
– Pour le fusiller. N’était-il pas défendu sous peine de mort de se déshabiller en se couchant ?
– Mais tu lui as fait grâce ? demanda Charles, ému jusqu’aux larmes.
– Dix minutes après, il était mort.
Charles jeta un cri de terreur.
– Tu as encore le cœur faible, pauvre enfant ; mais lis Plutarque, et tu deviendras un homme. Ah ! çà, que fais-tu à Strasbourg ?
– J’étudie, citoyen, répondit l’enfant ; j’y suis arrivé il y a trois jours seulement.
– Et qu’étudies-tu à Strasbourg ?
– Le grec.
– Il me paraîtrait plus logique d’y étudier l’allemand ; d’ailleurs, à quoi bon le grec, puisque les Lacédémoniens n’ont point écrit ?
Puis, après un instant de silence pendant lequel il continuait de regarder l’enfant avec curiosité :
– Et quel est le savant qui se mêle de donner des leçons de grec à Strasbourg ?
– Euloge Schneider, répondit Charles.
– Comment ! Euloge Schneider sait le grec ? demanda Saint-Just.
– C’est un des premiers hellénistes de l’Allemagne, il a traduit Anacréon.
– Le capucin de Cologne ! s’écria Saint-Just ; Euloge Schneider anacréontique ! Eh bien ! soit ! va apprendre le grec d’Euloge Schneider… Si je croyais, continua-t-il d’une voix vibrante, que tu dusses en apprendre autre chose, je te ferais étouffer.
Tout étourdi de cette sortie, l’enfant resta immobile et muet, collé à la muraille comme une figure de tapisserie.
– Oh ! s’écria Saint-Just en s’excitant de plus en plus, ce sont des marchands de grec comme lui qui perdent la cause sainte de la Révolution ; ce sont eux qui lancent des mandats d’amener contre des enfants de treize ans, et cela, parce qu’ils logent dans la même auberge où la police a signalé deux voyageurs suspects ; et c’est ainsi que ces misérables se flattent de faire aimer la Montagne. Ah ! j’en jure par la République, je ferai bientôt justice de ces attentats qui mettent tous les jours nos plus précieuses libertés en danger… Une justice exemplaire et terrible est urgente ; je la ferai. Ils osent me reprocher de ne pas leur donner assez de cadavres à dévorer, je leur en donnerai. La Propagande veut du sang, elle en aura ! Et, pour commencer, je la baignerai dans celui de ses chefs. Qu’une occasion me fournisse un prétexte, que la justice soit de mon côté, et ils verront.
Saint-Just, sortant de sa froide tranquillité, devenait terrible de menace ; ses sourcils se touchaient, ses narines étaient gonflées comme celles d’un lion en chasse ; son teint était devenu couleur de cendre ; on eût dit qu’il cherchait autour de lui quelque chose, homme ou meuble, pour le briser.
En ce moment, un messager qui descendait de cheval, chose facile à voir aux éclaboussures dont il était souillé, entra précipitamment, et, s’approchant de Saint-Just, lui dit quelques mots tout bas.
À ces mots, le visage de Saint-Just laissa transparaître une expression de joie mêlée de doute ; on eût dit que la nouvelle que venait de lui annoncer le cavalier lui était si agréable, qu’il n’osait y croire tout à fait.
Saint-Just regarda l’homme de la tête aux pieds, comme s’il eût craint d’avoir affaire à un fou.
– Et vous venez, dites-vous… demanda-t-il.
– De la part de votre collègue Lebas.
– Pour me dire…
L’homme baissa de nouveau la voix, de manière que Charles ne pût entendre ce qu’il disait ; quant au secrétaire, il était depuis longtemps sorti, emportant à l’imprimerie tous les arrêtés de Saint-Just.
– Impossible ! dit le proconsul, passant de l’espérance au doute, tant la chose lui paraissait incroyable.
– Cela est pourtant ainsi, répliqua le messager.
– Mais il n’oserait jamais, dit Saint-Just serrant les dents et faisant jaillir un éclair de haine de ses yeux.
– Ce sont les hussards de la Mort eux-mêmes qui se sont emparés de la porte, et qui ont empêché de la fermer.
– De la Porte de Kehl ?
– De la Porte de Kehl.
– Justement de celle-là qui est en face de l’ennemi ?
– Oui, justement de celle-là.
– Malgré mon ordre formel ?
– Malgré ton ordre formel.
– Et quel motif les hussards ont-ils donné pour empêcher cette porte d’être fermée à trois heures, quand il y a ordre formel de fermer toutes les portes de Strasbourg à cette heure, et peine de mort pour le contrevenant ?
– Ils ont dit que le commissaire de la République rentrait en ville par cette porte avec sa fiancée.
– La fiancée d’Euloge Schneider ! la fiancée du capucin de Cologne !
Saint-Just regarda autour de lui, cherchant évidemment Charles des yeux, au milieu des ténèbres qui commençaient à envahir la chambre.
– Si c’est moi que tu cherches, citoyen Saint-Just, me voilà, dit le jeune homme en se rapprochant de lui.
– Oui, approche ; as-tu entendu dire que ton maître de grec allait se marier ?
L’histoire de Mlle de Brumpt se présenta à l’instant même à l’esprit du jeune homme.
– Ce que je suppose serait trop long à te raconter.
– Non, raconte, dit en riant Saint-Just, nous avons le temps.
Charles raconta le dîner chez Euloge, avec l’épisode de la jeune fille et celui du bourreau.
En écoutant ce récit, la tête de Saint-Just restait immobile, mais le reste de son corps était en proie à la plus vive agitation.
Tout à coup, une grande rumeur s’éleva dans l’une des rues qui conduisent de la Porte de Kehl à l’Hôtel de Ville.
Sans doute devina-t-il quelle était la cause de cette rumeur, car, s’adressant à Charles :
– Si tu veux te retirer, mon enfant, lui dit-il, tu es libre, mais si tu veux assister à un grand acte de justice, reste.
La curiosité clouait Charles aux côtés de Saint-Just ; il resta.
Le messager alla à la fenêtre, écarta le rideau.
– Eh ! tenez, dit-il, la preuve que je ne m’étais pas trompé, c’est que le voilà !
– Ouvre la fenêtre, dit Saint-Just.
Le messager obéit ; la fenêtre donnait sur un balcon s’avançant au-dessus de la rue.
Saint-Just y monta, et, sur son invitation, Charles et le messager y montèrent après lui.
La pendule sonnait, Saint-Just se retourna : il était quatre heures.
Le cortège débouchait sur la place.
Quatre coureurs revêtus des couleurs nationales précédaient la calèche de Schneider, traînée par six chevaux et découverte malgré les menaces du temps ; lui et sa fiancée, richement vêtue, éblouissante de jeunesse et de beauté, étaient assis au fond ; son escorte habituelle, ses cavaliers noirs, ses hussards de la Mort, caracolaient autour de la voiture, le sabre nu et écartant à coups de plat de sabre, au nom de l’égalité et de la fraternité, les curieux qui s’approchaient trop près des fiancés ; derrière eux venait immédiatement une charrette basse à larges roues, peinte en rouge, traînée par deux chevaux tout enrubannés aux trois couleurs, portant des planches, des poteaux, des marches, peints en rouge comme tout le reste, et conduite par deux hommes à mine sinistre, en blouse noire, coiffés du bonnet rouge à large cocarde, échangeant avec les hussards de la Mort de lugubres lazzi. Enfin le cortège se terminait par une petite carriole dans laquelle était assis un homme maigre, pâle et sérieux, que l’on se montrait curieusement du doigt sans autre désignation que ces deux mots dits d’une voix basse et craintive : « Maître Nicolas ! »
Le tout était éclairé par une double haie d’hommes à pied portant des torches.
Schneider venait présenter sa fiancée à Saint-Just, qui, de son côté, comme on l’a vu, s’avançait sur le balcon pour le recevoir.
Saint-Just, calme, rigide et froid comme la statue de la Justice, n’était point populaire. Il était craint et respecté ; de sorte que, lorsqu’on le vit sur le balcon avec son costume de représentant du peuple, avec son chapeau à panache, sa ceinture tricolore, et à son côté le sabre qu’il savait tirer au besoin, quand il se trouvait en face de l’ennemi, il n’y eut ni cris ni bravos, mais un froid chuchotement et un mouvement de recul dans la foule qui laissait vide un grand cercle éclairé, dans lequel entraient la calèche portant les deux fiancés, la charrette portant la guillotine, et la carriole portant le bourreau.
Saint-Just fit, de la main, signe que l’on s’arrêtât, et la foule, comme nous l’avons dit, non seulement s’arrêta, mais encore recula.
Tout le monde croyait que Saint-Just allait parler le premier ; et, en effet, après ce geste impératif qu’il avait fait avec une suprême dignité, il allait parler, lorsque, au grand étonnement des spectateurs, ce fut la jeune fille qui, d’un mouvement rapide ouvrit la portière de la voiture, s’élança à terre, la referma, et, tombant à genoux sur le pavé, cria tout d’un coup au milieu de ce silence solennel :
– Justice, citoyen ! j’en appelle à Saint-Just et à la Convention !
– Contre qui ? demanda Saint-Just de sa voix vibrante et incisive.
– Contre cet homme, contre Euloge Schneider, contre le commissaire extraordinaire de la République.
– Parle ; qu’a-t-il fait ? répondit Saint-Just. La justice t’écoute.
Et, alors, d’une voix émue, mais forte, indignée, menaçante, la jeune fille raconta tout ce hideux drame, la mort de sa mère, son père arrêté, l’échafaud dressé devant sa maison, l’alternative offerte, et, à chaque terrible péripétie, que semblait avoir peine à croire celui qui l’écoutait, elle appelait en témoignage soit le bourreau, soit ses aides, soit les hussards de la Mort, soit enfin Schneider lui-même ! Chaque interpellé répondait :
– Oui, c’est vrai !
Excepté Schneider, qui, atterré, ramassé sur lui-même comme un jaguar qui va s’élancer, répondit oui, lui aussi, par son silence.
Saint-Just, mordant son poing, laissa tout dire ; puis, quand la jeune fille eut fini :
– Tu as demandé justice, citoyenne Clotilde Brumpt, et tu vas l’avoir ; mais qu’aurais-tu fait si tu ne m’eusses point trouvé disposé à te la rendre ?
Elle tira un poignard de sa poitrine :
– Ce soir, au lit, dit-elle, je l’eusse poignardé ; les Charlotte Corday nous ont appris comment on traite les Marat ! Et maintenant, ajouta-t-elle, maintenant que me voilà libre d’aller pleurer ma mère et consoler mon père, je te demande sa grâce.
À ce mot « sa grâce », Saint-Just tressaillit, comme mordu par un serpent.
– Sa grâce ? s’écria-t-il en frappant du poing la traverse du balcon ; la grâce de cet homme exécrable ? la grâce du capucin de Cologne ? Tu ris, jeune fille ; si je faisais cela, la Justice déploierait ses ailes et s’envolerait pour ne plus revenir. Sa grâce !
Et, avec une explosion terrible, d’une voix qui fut entendue à une incroyable distance :
– À la guillotine ! s’écria-t-il.
L’homme pâle, maigre et sérieux descendit de sa carriole, vint jusque sous le balcon, ôta son chapeau et s’inclina.
– Couperai-je la tête, citoyen Saint-Just ? demanda-t-il humblement.
– Par malheur, je n’en ai pas le droit, dit Saint-Just ; sans quoi, dans un quart d’heure, l’humanité serait vengée ; non, commissaire extraordinaire de la République, il relève du Tribunal révolutionnaire et non de moi. Non, appliquez-lui le supplice qu’il a inventé : qu’on l’attache à la guillotine ; la honte ici, la mort là-bas !
Et, avec un geste d’une suprême puissance, il étendit le bras dans la direction de Paris.
Puis, comme si tout ce qu’il avait à faire dans ce drame était fait, poussant devant lui le messager qui était venu lui apporter la nouvelle de la violation de ses ordres et le petit Charles, que, par un autre acte de justice, il venait de rendre à la liberté, il ferma la fenêtre, et, posant la main sur l’épaule de l’enfant :
– N’oublie jamais ce que tu viens de voir, lui dit-il, et, si jamais on dit devant toi que Saint-Just n’est pas l’homme de la Révolution, de la liberté et de la justice, dis hautement que cela n’est pas vrai. Et, maintenant, va où tu voudras, tu es libre !
Charles, dans un transport d’admiration juvénile, voulut prendre la main de Saint-Just et la lui baiser ; mais lui la retira vivement, et, approchant sa tête de ses lèvres en même temps qu’il se penchait vers lui, il l’embrassa au front.
Quarante ans après, Charles, devenu homme, me disait, en me racontant cette histoire et en m’excitant à en faire un livre, qu’il sentait encore sur son front, en souvenir, l’impression que lui avait faite le baiser de Saint-Just.
Ô cher Charles ! chaque fois que vous m’avez fait une recommandation pareille, je l’ai suivie, et votre génie qui planait sur moi m’a porté bonheur.
Au moment où Charles descendait, il put, du haut du perron de l’Hôtel de Ville, embrasser d’un coup d’œil toute la scène.
Mlle de Brumpt, pressée de se mettre en sûreté et sans doute aussi de rassurer son père, avait disparu.
Les deux hommes à bonnet rouge et à blouse noire dressaient l’échafaud avec une promptitude qui indiquait l’habitude qu’ils avaient de cette besogne.
Maître Nicolas tenait par le bras Schneider, qui refusait de descendre de la voiture ; ce que voyant, les deux hussards de la Mort contournèrent la calèche, et, passant du côté opposé à la portière ouverte, se mirent à le piquer de la pointe de leur sabre.
Il tombait une pluie froide, un givre qui pénétrait à travers les habits comme des aiguilles, et cependant Schneider s’essuyait le front avec son mouchoir ; la sueur en découlait.
À moitié chemin de la voiture à la guillotine, on lui avait enlevé son chapeau d’abord, à cause de la cocarde nationale, ensuite son habit, parce que c’était un habit militaire ; le froid et la terreur, tout à la fois, s’étaient emparés du malheureux, qui grelottait en montant les marches de l’échafaud.
Alors un immense cri qui semblait poussé d’une seule voix se fit entendre par toute la place, poussé par dix mille voix :
– Sous le couteau ! sous le couteau !
– Mon Dieu, murmurait Charles, appuyé à la muraille, tout frissonnant d’angoisse et cependant retenu par une invincible curiosité, vont-ils le tuer ? vont-ils le tuer ?
– Non, sois tranquille, lui répondit une voix, cette fois, il en sera quitte pour la peur ; et cependant il n’y aurait pas grand mal à en finir tout de suite.
Cette voix était connue de Charles ; il tourna la tête du côté d’où elle venait et reconnut le sergent Augereau.
– Ah ! s’écria-t-il, joyeux comme s’il eût échappé personnellement à un danger ; ah ! c’est toi, mon brave ami ! Et Eugène ?
– Sain et sauf comme toi ; nous sommes revenus hier soir à l’hôtel, où nous avons appris ton arrestation. J’ai couru à la prison, tu y étais encore ; j’y suis retourné à une heure, tu y étais toujours. À trois heures, j’ai su que Saint-Just t’avait envoyé chercher ; alors j’ai résolu de rester sur la place jusqu’à ce que tu sortisses, j’étais bien sûr qu’il ne te mangerait pas, que diable ! Tout à coup je t’ai vu près de lui à la fenêtre ; vous paraissiez au mieux l’un avec l’autre, et j’ai été rassuré. Enfin te voilà libre !
– Comme l’air.
– Rien ne te retient plus ici ?
– Je voudrais n’y être pas venu.
– Je ne suis pas de ton avis. Il me paraît toujours bon d’être l’ami de Saint-Just, et cela me paraît meilleur même que d’être celui de Schneider, attendu que, pour le moment, il est incontestable que c’est Saint-Just qui est le plus fort. Quant à Schneider, tu n’avais pas eu le temps de prendre pour lui une amitié bien tendre ; il est donc probable que tu ne demeureras pas inconsolable de sa perte ; ce qui arrive ce soir sera une leçon pour Tétrell, qui, d’ailleurs, n’a pas bougé, mais auquel il ne faut pas laisser le temps de prendre sa revanche.
De grands cris, des hourras et des bravos retentissaient en ce moment.
– Oh ! mon Dieu, qu’est-ce encore ? demanda Charles en cachant sa tête dans la poitrine du maître d’armes.
– Rien, dit Augereau en se haussant sur la pointe des pieds ; rien, on l’attache au-dessous du couperet comme il a fait hier au maire et à l’adjoint d’Eschau ; chacun à son tour ! Trop heureux, mon bon ami, ceux qui descendent d’où tu es monté avec leur tête sur les épaules.
– Terrible ! terrible ! murmura Charles.
– Terrible, oui, mais c’est encore ce que nous voyons tous les jours, et pis encore ; dis donc tout bas adieu à ton digne professeur, que tu ne reverras probablement jamais, attendu qu’en descendant de son estrade il partira pour Paris, où je ne lui souhaite pas de faire ascension. Et allons souper, tudieu ! tu dois mourir de faim, pauvre garçon !
– Je n’y pensais pas, dit Charles ; mais, en effet, du moment que tu m’y fais penser, je dois avouer que mon déjeuner est loin.
– Raison de plus pour regagner vite l’Hôtel de la Lanterne.
– Allons donc.
Charles jeta un dernier regard sur la place.
– Adieu, pauvre ami de mon père, murmura-t-il ; lorsqu’il m’a adressé et recommandé à toi, il te croyait toujours le bon et savant moine qu’il avait connu autrefois. Il ignorait que tu fusses devenu le faune sanglant qui m’est apparu, et que l’esprit du Seigneur se fût retiré de toi. Quos vult perdere Jupiter dementat… Allons.
Et ce fut l’enfant, à son tour, qui tira Pierre Augereau du côté de l’Hôtel de la Lanterne.
Deux personnes attendaient Charles avec anxiété.
Mme Teutch et Eugène.
Mme Teutch, usant de son double droit de femme et d’hôtesse, commença par s’emparer de Charles, et ce ne fut qu’après l’avoir bien regardé en face pour s’assurer que c’était lui, bien embrassé et réembrassé pour s’assurer que ce n’était pas son ombre, qu’elle le rendit à Eugène.
Les amitiés des deux jeunes gens furent moins bruyantes, mais aussi tendres ; rien ne lie vite comme les dangers courus en communauté, et, Dieu merci, depuis que les deux amis avaient fait connaissance, les événements n’avaient pas manqué pour amener leur amitié au diapason des plus vives amitiés antiques. Cette amitié s’exaltait encore chez les deux jeunes gens à l’idée qu’ils allaient se quitter. Il était imprudent pour Eugène, qui, d’ailleurs, avait à peu près achevé toutes ses recherches, de rester plus longtemps à Strasbourg sous le poids de la vengeance de Tétrell, qui pouvait couver un certain temps l’insulte qu’il avait reçue, mais qui, à coup sûr, ne l’oublierait pas.
Quant à Charles, son séjour à Strasbourg était sans objet du moment qu’Euloge Schneider ne l’habitait plus, puisqu’il était spécialement venu pour étudier sous sa direction.
Eugène allait donc retourner à Paris, où sa mère et sa sœur poursuivaient la mise en liberté de son père, tandis que Charles, utilisant la seconde lettre qu’il avait reçue du sien, allait faire auprès de Pichegru son apprentissage de soldat, au lieu de faire, près d’Euloge Schneider, son apprentissage de savant.
Il fut convenu que les deux jeunes gens se mettraient le lendemain, au point du jour, en route chacun de son côté.
Cette résolution désespérait la bonne Mme Teutch, qui s’était improvisé une petite famille, et qui les aimait, disait-elle, comme ses enfants ; mais elle était trop raisonnable pour essayer, non pas d’empêcher, mais même de retarder un départ qu’elle regardait comme indispensable et surtout comme urgent.
Elle entra donc dans tous les projets des jeunes gens ; la seule condition qu’elle mit à son consentement fut que ce serait elle qui leur offrirait le dernier repas qu’ils prendraient chez elle.
Non seulement le repas fut accepté, mais la bonne Mme Teutch, que les deux jeunes gens regardaient, sinon comme une mère, du moins comme une amie, fut invitée à en faire les honneurs ; invitation qui lui fut si sensible, que non seulement elle donna immédiatement au chef les ordres les plus précis pour un excellent souper, mais encore qu’elle monta à sa chambre pour choisir dans sa garde-robe sa plus élégante toilette.
Or, comme les apprêts du souper et surtout l’exécution de la toilette de Mme Teutch nécessitaient un retard d’une demi-heure, il fut décidé que ce retard serait employé par les jeunes gens à faire tous leurs préparatifs de départ.
La diligence de Paris, où la place d’Eugène était retenue, partait au point du jour ; Charles comptait conduire son ami à la diligence, et, de là, se mettre en route pour Auenheim, où Pichegru avait son quartier général.
Auenheim était situé à huit lieues de Strasbourg.
C’était une des huit ou dix forteresses qui, pareilles à des sentinelles avancées, veillaient autour de Strasbourg à la sûreté de nos frontières.
Pour préparer Charles à une journée si fatigante, il lui fallait une bonne nuit.
Et c’était pour que cette nuit fût complète que les jeunes gens étaient invités par Mme Teutch à ranger leurs papiers et à faire leurs malles avant de se mettre à table.
Pendant ce temps, Augereau allait prévenir à son quartier que, soupant en ville, il ne savait point à quelle heure de la nuit il rentrerait, et même s’il rentrerait.
Augereau, comme maître d’armes, avait bien des avantages que n’avaient point les autres volontaires de Paris, qui, en cette qualité, avaient encore des immunités que n’avaient pas les autres soldats.
Les deux jeunes gens avaient laissé ouverte la porte par laquelle on communiquait d’une chambre à l’autre, de sorte que la conversation continuait d’aller son train, quoique chacun fût chez soi.
Chacun d’eux, au moment où il allait se séparer de l’autre, rêvait son avenir et le taillait à la façon dont il l’entendait.
– Moi, disait Eugène en classant tous ses papiers de guerre, ma route est tracée d’avance. Je ne serai jamais qu’un soldat ; je sais à peine le latin, pour lequel j’ai une sainte répugnance ; à plus forte raison le grec, dont je ne connais pas un traître mot ; en échange, qu’on me donne le premier cheval venu, je le monterai ; à vingt pas, je fais mouche à tout coup ; Augereau t’a dit qu’à l’épée et au sabre je ne craignais personne. Aussitôt que j’entends le tambour ou la trompette, le cœur me bat et le sang me monte au visage. Je serai à coup sûr soldat comme mon père. Qui sait, peut-être général comme lui. C’est beau, d’être général !
– Oui, répondit Charles ; mais tu vois où cela mène : regarde ton père, tu es sûr de son innocence, n’est-ce pas ?
– Certainement que j’en suis sûr.
– Eh bien ! il court danger d’exil et même de mort, m’as-tu dit ?
– Bah ! est-ce que Thémistocle, qui avait participé à la bataille de Marathon et qui avait gagné celle de Salamine, n’est point mort en exil ? L’exil, quand il n’est pas mérité, fait du général un héros ; la mort, quand elle frappe un innocent, fait du héros un demi-dieu. Est-ce que tu ne voudrais pas être Phocion, au risque de boire la ciguë comme lui ?
– Ciguë pour ciguë, dit Charles, j’aimerais mieux celle de Socrate ; c’est mon héros à moi.
– Ah ! je ne le repousse pas non plus ; il a commencé par être soldat ; à Potidée, il a sauvé la vie à Alcibiade, et, à Delium, à Xénophon. Sauver la vie à son semblable, Charles, c’est l’action pour laquelle les Romains votaient leur plus belle couronne, la couronne de chêne.
– Sauver la vie à deux hommes et en faire périr soixante mille peut-être, comme Phocion, dont tu parlais tout à l’heure, dans les quarante-cinq batailles qu’il a livrées, trouves-tu que ce soit une compensation suffisante ?
– Ma foi, oui, quand ces deux hommes doivent être Alcibiade et Xénophon.
– Moi, je n’ai pas tant d’ambition que toi, dit Charles en soupirant : tu veux être un Alexandre, un Scipion ou un César ; moi, je me contenterais, je ne dirai pas d’être Virgile – il n’y a et il n’y aura jamais qu’un Virgile – mais un Horace, un Longin et même un Apulée. Il te faut, à toi, un camp, une armée, des chevaux, des tentes, des uniformes éclatants, des tambours, des clairons, des trompettes, la musique militaire, le pétillement de la fusillade, le retentissement du canon ; à moi l’aurea medio-critas du poète suffit : une petite maison pleine d’amis, une grande bibliothèque pleine de livres, une vie de travail et de rêves ; la mort du juste au bout de tout, et Dieu aura fait pour moi plus que je ne lui demande. Ah ! si seulement je savais le grec !
– Mais, si tu vas auprès de Pichegru, c’est pour devenir un jour son aide de camp !
– Non, c’est pour être tout de suite son secrétaire ; là, voilà mon sac bouclé.
– Et moi, ma malle faite.
Eugène passa dans la chambre de Charles.
– Ah ! dit-il, tu es bien heureux, toi, de savoir borner tes désirs ; tu as au moins chance d’arriver à ton but, tandis que moi…
– Crois-tu donc que mon ambition ne soit pas aussi grande que la tienne, mon cher Eugène, et qu’il ne soit pas aussi difficile d’être Diderot que le maréchal de Saxe, ou Voltaire que M. de Turenne ? Il est vrai que je n’ai l’ambition d’être ni Diderot ni Voltaire.
– Ni moi le maréchal de Saxe.
– N’importe, souhaitons-nous-le.
En ce moment, on entendit la voix de Pierre Augereau qui criait du bas de l’escalier :
– Allons, les jeunes gens ! La table est servie !
– Venez, monsieur le savant, dit Eugène.
– Viens, citoyen général ! dit Charles.
Chose rare, chacun des deux avait désiré ce que Dieu lui destinait et s’était souhaité ce que lui réservait la Providence.
Un dernier mot pour en finir avec les terribles événements de cette journée ; après quoi nous reviendrons à nos jeunes amis.
À six heures, une chaise de poste tout attelée s’approcha de la guillotine aux poteaux de laquelle était attaché Euloge Schneider. Elle contenait deux gendarmes, qui descendirent, allèrent détacher Schneider, le firent monter dans la voiture, l’y firent asseoir et s’assirent à ses côtés.
Puis la chaise de poste prit au grand galop le chemin de Paris.
Le 12 germinal an II (1er avril 1794), Euloge Schneider, de Vipefeld, fut, aux termes du jugement du Tribunal révolutionnaire, décapité pour avoir, par des concussions et vexations immorales et cruelles, par l’abus le plus révoltant et le plus sanguinaire du nom et des pouvoirs d’une commission révolutionnaire, opprimé, volé, assassiné, ravi l’honneur, la fortune et la tranquillité à des familles paisibles.
Sur le même échafaud que lui moururent, quelques jours après, le poète cordonnier Young, le musicien Edelmann et l’ex-préfet du Collège de Besançon, Monnet.
Des cinq têtes qui, le jour du fameux dîner où Mlle de Brumpt était venue solliciter la grâce de son père, dépassaient la table d’Euloge Schneider, au bout de quatre mois, la tête de Charles était la seule qui n’eût point été séparée des épaules.
Le souper fut excellent, la nuit meilleure, et, soit pour ne pas déranger ses camarades de chambrée, soit pour être sûr de ne pas manquer le départ des deux amis, Augereau ne rentra point à la caserne.
Le lendemain matin, à six heures, une carriole stationnait à la porte de l’Auberge de la Lanterne.
Mme Teutch avait déclaré que son pauvre petit Charles n’était pas assez vigoureux pour faire huit lieues en un jour, et que, par conséquent, elle et le sergent-major Augereau iraient lui faire la conduite, jusqu’à Bischwiller, c’est-à-dire à plus des deux tiers du chemin.
À Bischwiller, on déjeunerait, et, comme de cette petite ville à Auenheim il n’y avait que deux lieues et demie, Charles ferait ces deux lieues et demie à pied.
Nous avons déjà dit que c’était à Auenheim qu’était le quartier général.
La carriole, en passant, devait déposer Eugène à la diligence de Paris, qui, à cette époque, mettait quatre jours et deux nuits pour aller de Strasbourg à la capitale.
Mme Teutch et Augereau montèrent au fond, Charles et Eugène sur le devant, l’Endormi sur la banquette, et toute la caravane se mit en chemin.
La carriole, comme il était convenu, s’arrêta au bureau de la diligence, qui était attelée et allait partir – Eugène descendit ; mais, comme Charles, Mme Teutch et le sergent-major ne voulaient le quitter qu’au dernier moment, ils descendirent avec lui ; cinq minutes après, le conducteur faisait l’appel ; Eugène embrassait et était embrassé tour à tour. Mme Teutch lui fourrait des gâteaux dans ses poches, Charles lui serrait la main en pleurant ; Augereau lui expliquait pour la centième fois une botte secrète qu’il tenait du meilleur maître d’armes de Naples ; enfin il fallut se quitter ; Eugène disparut dans les flancs de l’immense machine ; la portière se referma ; les chevaux, placés en face de la grande porte, partirent ; on vit la silhouette d’Eugène qui se dessinait en profil à la portière, on entendit sa voix qui criait : « Adieu ! » puis la diligence s’enfonça dans une rue où elle disparut ; on entendit quelques secondes encore le grondement des roues, le chevrotement des grelots, le claquement du fouet du postillon qui allait diminuant, puis tout fut dit.
Rien n’est triste comme un départ ; ceux qui restent n’ont pas l’air d’être restés volontairement, mais d’avoir été oubliés ; Mme Teutch, Augereau et Charles se regardèrent tristement.
– Le voilà parti, dit Charles en s’essuyant les yeux.
– Et, dans deux heures, ce sera ton tour, pauvre petit Charles, dit la citoyenne Teutch.
– Bah ! fit Augereau, qui représentait le courage, les montagnes ne se rencontrent pas, dit le proverbe, mais les hommes se rencontrent.
– Hélas ! fit Mme Teutch, le proverbe dit les hommes, il ne parle pas des femmes.
On remonta dans la carriole. Malgré la défense héroïque qu’il essaya, la citoyenne Teutch prit Charles sur ses genoux, l’embrassant à la fois pour lui et Eugène ; Augereau bourra sa pipe et l’alluma ; et on réveilla Coclès, qui, pour ne pas perdre complètement ses droits à son ancien surnom, s’était endormi.
La carriole partit ; seulement, à la porte, l’itinéraire fut changé ; le portier interrogé sur la question de savoir quelle était, pour aller à Auenheim, la route la plus courte et la meilleure, de celle de Bischwiller ou de celle d’Offendorf, répondit qu’il n’y avait même pas à hésiter ; que la route de Bischwiller était une route provinciale, tandis que celle d’Offendorf était une route royale.
On prit donc celle d’Offendorf.
La route d’Offendorf est charmante ; on côtoie le Rhin et l’on a constamment la vue des îles si variées de forme, du fleuve si majestueux de largeur ; à Offendorf, on le touche.
Les voyageurs s’y arrêtèrent un instant, pour faire souffler le cheval et s’informer d’un endroit où l’on pût convenablement déjeuner ; l’air vif du matin, la brise qui secouait la gelée blanche de ses ailes, avaient aiguisé l’appétit des trois voyageurs.
On leur enseigna Rohwiller.
Une heure après, on s’arrêtait à l’Auberge du Lion-d’Or et l’on s’informait de la distance qui séparait Rohwiller d’Auenheim.
Il y avait trois petites lieues, qu’un bon marcheur pouvait faire en deux heures un quart.
Charles déclara qu’il ne permettrait point qu’on allât plus loin, et qu’il serait déjà honteux de dire, en arrivant chez Pichegru, qu’il n’avait fait que trois lieues à pied.
Que serait-ce donc si l’on poussait jusqu’à Auenheim ! il en mourrait de honte.
Peut-être, si elle eût été seule, Mme Teutch eût-elle insisté ; mais le sergent-major, qui avait sans doute de bonnes raisons pour désirer se trouver en tête à tête avec Mme Teutch, se rangea à l’avis de Charles.
Il était dix heures et demie, on commanda le déjeuner, et il fut arrêté qu’à midi on se séparerait, le voyageur pour continuer sa route vers Auenheim, Pierre Augereau, la citoyenne Teutch et l’Endormi pour revenir à Strasbourg.
Le déjeuner fut triste d’abord ; mais l’esprit du sergent-major n’avait aucune tendance à la mélancolie, et peu à peu les vins du Rhin et de la Moselle égayèrent les convives.
On but à l’avancement d’Augereau, à la continuation de la bonne santé de Mme Teutch, à qui l’on ne pouvait en souhaiter une meilleure que celle qu’elle avait, au bon voyage d’Eugène, à l’heureuse issue du procès de son père, à l’avenir de Charles, et il résulta de ce toast que la tristesse disparut pour faire place à une confiance illimitée dans la Providence.
On ne croyait plus à l’ancien Dieu, qui avait été destitué, ni au nouveau, qui venait d’être proclamé ; le Père éternel était trop vieux, l’Être suprême était trop jeune.
La Providence, à qui les destructeurs d’autels n’avaient point songé, conciliait tout.
Midi sonna.
Le sergent-major se leva le premier.
– Les honnêtes gens n’ont qu’une parole, dit-il ; nous avons décidé qu’à midi nous nous dirions adieu, voilà midi ; d’ailleurs, quand nous resterions ensemble une heure encore, et même deux heures, il faudrait toujours finir par nous quitter ; quittons-nous donc tout de suite. Allons, Charlot, mon enfant, fais voir que tu es un homme.
Charles, sans répondre, chargea son petit sac sur ses épaules, prit son bâton de voyage d’une main, son chapeau de l’autre, embrassa le maître d’armes, puis Mme Teutch, voulut lui faire ses remerciements, mais la voix lui manqua.
Il ne put que lui crier : « Au revoir », glisser dans la main de Coclès un assignat de vingt francs et s’élancer sur la grande route.
Au bout de cinquante pas, il se retourna et vit que, comme la rue faisait un coude, la citoyenne Teutch et le sergent Augereau étaient montés dans une chambre au premier étage, dont la fenêtre, en retour, donnait sur la route d’Auenheim.
Se défiant de sa faiblesse, la bonne hôtesse de l’Hôtel de la Lanterne était appuyée au bras du sergent-major.
De la main qui restait libre, elle faisait des signes à Charles avec son mouchoir.
Charles tira son mouchoir de sa poche et répondit aux signes de Mme Teutch.
Un autre mouvement de la rue le mit hors de la vue de la fenêtre. Il revint sur ses pas pour faire un dernier signe à ses deux bons amis avec son mouchoir.
Mais la fenêtre était refermée et le rideau si exactement tiré, que l’on ne pouvait voir à travers la vitre s’ils étaient encore dans la chambre ou s’ils étaient déjà descendus.
Charles poussa un gros soupir, doubla le pas, et se trouva bientôt hors du village.
On était à la moitié de décembre ; l’hiver était rigoureux. Pendant trois jours, chose dont on ne s’aperçoit guère dans la ville, la neige était tombée, et avait fondu au fur et à mesure qu’elle tombait. Mais, dans la solitude de la campagne, où nul que quelques rares passants ne la foulaient aux pieds, elle s’était amassée et durcie sous un froid de dix degrés ; la route était resplendissante : on eût dit que la nuit avait étendu sous les pieds des voyageurs un tapis de velours blanc, semé de paillettes d’argent. Les arbres, avec leurs stalactites de glace pendantes, semblaient d’immenses lustres de verre. Les oiseaux voletaient le long de la route, cherchant avec quiétude cette nourriture accoutumée que Dieu leur donne et qui, depuis trois jours, était devenue si rare ; tout frileux dans leurs plumes hérissées, ils paraissaient du double de leur grosseur ordinaire, et, quand ils se posaient sur les branches flexibles, ou les quittaient pour s’envoler, ils en faisaient tomber, dans le balancement qu’ils leur imprimaient, une pluie de diamants.
Charles, qui plus tard devait être si accessible aux beautés de la nature, et les peindre avec une si grande supériorité, avait vu se fondre ses pensées tristes au milieu de cette nature pittoresque, et, tout fier de cette première liberté de corps et d’esprit avec laquelle il entrait dans le monde, marchait sans s’apercevoir du chemin ni de la fatigue.
Il avait déjà fait à peu près les trois quarts de la route, lorsque au-delà de Sessersheim il fut rejoint par une petite escouade de fantassins d’une vingtaine d’hommes à peu près commandés par un capitaine à cheval et fumant un cigare.
Ces vingt hommes marchaient sur deux files.
Au milieu de la route, comme Charles, marchait un cavalier démonté, ce qui était facile à voir à ses bottes armées d’éperons. Un grand manteau blanc le couvrait des pieds aux épaules et ne laissait voir qu’une tête jeune, intelligente, et dont l’expression habituelle paraissait être l’insouciance et la gaieté. Il était coiffé d’un bonnet de police d’une forme inusitée dans l’armée française.
Le capitaine, qui vit Charles marchant côte à côte avec le jeune homme au manteau blanc, le regarda un instant, puis s’apercevant de sa jeunesse, lui adressa bienveillamment la parole :
– Où vas-tu comme cela, mon jeune citoyen ? lui demanda-t-il.
– Capitaine, répondit l’enfant, croyant devoir donner l’explication plus étendue qu’on ne la lui demandait, je viens de Strasbourg et je vais au quartier général du citoyen Pichegru, à Auenheim ; en suis-je encore bien loin ?
– À deux cents pas, à peu près, lui répondit le jeune homme au manteau blanc ; tenez, au bout de cette avenue d’arbres dans laquelle nous venons d’entrer, ce sont les premières maisons d’Auenheim.
– Merci, répondit Charles s’apprêtant à doubler le pas.
– Par ma foi, mon jeune ami, continua le jeune homme au manteau blanc, si vous n’êtes pas trop pressé, vous devriez bien faire route avec nous : j’aurais le temps de vous demander des nouvelles du pays.
– De quel pays, citoyen ? lui demanda Charles, étonné et regardant pour la première fois sa belle et noble physionomie légèrement voilée de tristesse.
– Allons donc ! lui répondit-il, vous êtes de Besançon ou tout au moins Franc-Comtois ; est-ce que notre accent national se déguise ? Moi aussi, je suis Franc-Comtois, et je m’en fais gloire.
Charles réfléchit ; cette reconnaissance de la nationalité par l’accent éveillait en lui un souvenir de collège.
– Eh bien ! demanda le jeune homme, est-ce que vous teniez à rester inconnu ?
– Non pas, citoyen ; je me rappelais seulement que Théophraste, qui s’appelait primitivement Tyrtame, et que les Athéniens, comme l’indique son nom, avaient surnommé le beau parleur, fut, après cinquante ans de séjour à Athènes, reconnu à son accent pour Lesbien par une marchande d’herbe.
– Vous êtes lettré, monsieur, répondit le jeune homme en souriant, c’est du luxe par le temps qui court.
– Non pas, car je vais rejoindre le général Pichegru, qui est fort lettré lui-même ; j’ai l’ambition, grâce à une recommandation pressante, d’entrer chez lui comme secrétaire. Et toi, citoyen, tu fais partie de l’armée ?
– Non, pas tout à fait.
– Alors, dit Charles, tu es attaché à l’administration ?
– Attaché ! dit-il en riant, c’est le mot ! Seulement, je ne suis pas attaché à l’administration, je suis attaché à moi-même.
– Mais, continua Charles en baissant la voix, vous me dites « vous », et vous m’appelez « monsieur », tout haut ; ne craignez-vous pas que cela ne vous fasse perdre votre place ?
– Ah ! dites donc, capitaine, s’écria le jeune homme en riant, voilà un jeune citoyen qui craint qu’en lui disant « vous » et qu’en l’appelant « monsieur », je ne me fasse du tort et ne perde ma place ! Savez-vous quelqu’un qui en veuille, de ma place ? Je lui en fais l’hommage à l’instant même, à celui-là !
Le capitaine répondit par un sourire triste et en haussant les épaules ; et il parut à Charles qu’il murmurait : « Pauvre diable ! »
– Dites-moi, reprit le jeune homme au manteau blanc, puisque vous êtes de Besançon… il est convenu, n’est-ce pas, que vous en êtes ?
– Je ne m’en cache pas, répondit Charles.
– Vous devez y connaître une famille de Sainte-Hermine.
– Oui, une mère veuve, dont le mari a été guillotiné, il y a huit mois.
– C’est bien cela, répondit le jeune homme au manteau en levant les yeux au ciel.
– Et trois fils.
– Trois fils, oui… Ils sont encore trois ! murmura-t-il avec un soupir.
– L’aîné, le comte de Sainte-Hermine, qui est émigré, et deux frères plus jeunes que lui ; l’un âgé de vingt ans à peu près, l’autre de quatorze ou quinze.
– Merci ; combien y a-t-il que vous avez quitté Besançon ?
– Huit jours à peine.
– Alors, vous pouvez m’en donner des nouvelles fraîches, de toute cette bonne famille ?
– Oui, mais tristes.
– Dites toujours.
– La veille de mon départ, nous avons, mon père et moi, été à l’enterrement de la comtesse.
– Ah ! fit le jeune homme comme s’il recevait un coup inattendu ; alors, la comtesse est morte ?
– Oui.
– Ah ! tant mieux ! dit-il avec un soupir, en levant au ciel ses yeux, d’où coulèrent deux grosses larmes.
– Comment, tant mieux ? s’écria Charles.
– Oui, répliqua le jeune homme ; mieux vaut qu’elle soit morte de maladie que de douleur en apprenant que son fils a été fusillé !
– Comment, le comte de Sainte-Hermine a été fusillé ?
– Non, mais il va l’être.
– Quand cela ?
– Mais quand nous serons arrivés à la forteresse d’Auenheim ; c’est là que d’habitude se font les exécutions, je crois.
– Et le comte de Sainte-Hermine est donc à la forteresse d’Auenheim ?
– Non, mais on l’y conduit.
– Et on le fusillera ?
– Aussitôt que je serai arrivé.
– C’est donc vous qui êtes chargé de l’exécution ?
– Non ; mais on me permettra de commander le feu, je l’espère ; cette faveur ne se refuse pas à un brave soldat pris les armes à la main, fût-il émigré !
– Ô mon Dieu ! s’écria Charles, commençant à entrevoir la vérité ; est-ce que…
– Justement, mon jeune ami ; voilà pourquoi je riais quand vous me recommandiez la prudence, et voilà pourquoi j’offrais ma place à qui la voudrait prendre ; car je n’avais pas peur de la perdre : comme vous le disiez, je suis attaché !
Et, secouant son manteau, qu’il écarta d’un double mouvement d’épaules, il montra au jeune homme qu’il avait les deux mains liées par-devant et les deux bras attachés par-derrière.
– Alors, s’écria Charles avec un mouvement d’effroi, c’est vous qui êtes…
– Le comte de Sainte-Hermine, jeune homme. Vous voyez que j’avais raison en vous disant que ma pauvre mère avait bien fait de mourir.
– Oh ! fit Charles.
– Par bonheur, continua-t-il les dents serrées, mes frères vivent !
Charles regarda l’émigré avec un étonnement qui allait jusqu’à la stupéfaction.
Comment ! cet officier si jeune, si beau, si calme, allait mourir !
Il y avait donc des hommes qui allaient à la mort en riant !
Il n’avait jamais vu qu’un homme se croyant près de mourir : c’était Schneider, lorsque Saint-Just l’avait fait attacher à la guillotine.
Il était hideux de terreur ; ses jambes pliaient sous lui, et il avait fallu le porter pour lui faire monter les marches de l’échafaud.
Le comte de Sainte-Hermine, au contraire, semblait, au moment de mourir, avoir, pour l’instant suprême, réuni toutes les puissances de la vie ; il marchait d’un pas léger, le rire aux lèvres.
Charles se rapprocha de lui.
– Est-ce qu’il n’y a aucun moyen de vous sauver ? lui demanda-t-il à voix basse.
– Je vous avouerai franchement que je n’en connais pas ; si j’en connaissais un, je l’emploierais.
– Mais, mon Dieu, excusez mon trouble ; j’étais si loin de m’attendre…
– À faire route en si mauvaise compagnie.
– Je voudrais vous demander…
Le jeune homme hésita.
– Me demander quoi ?
Charles baissa encore la voix d’un demi-ton :
– Si je puis vous être bon à quelque chose.
– Certainement que vous pouvez m’être bon à quelque chose ; depuis que je vous ai vu, je rumine une idée.
– Dites.
– Il y a peut-être un peu de danger, et j’ai peur que cela ne vous effraie.
– Je suis prêt à tout pour vous rendre service : depuis trois ou quatre jours que je suis à Strasbourg, j’ai vu tant de choses, que je ne m’effraie plus de rien.
– Je voudrais faire passer de mes nouvelles à mon frère.
– Je me charge de lui en donner.
– Mais c’est une lettre.
– Je la lui remettrai.
– Vous ne vous effrayez pas du danger ?
– Je vous ai déjà dit que je ne m’effrayais plus de rien.
– Je pourrais la donner, je le sais bien, au capitaine ; il est probable qu’il la ferait passer à destination.
– Avec le capitaine, ce n’est que probable ; avec moi, c’est sûr.
– Alors, écoutez-moi bien.
– Je vous écoute.
– La lettre est cousue dans mon bonnet de police.
– Bien.
– Vous allez demander au capitaine à assister à mon exécution.
– Moi ?
– N’en faites pas fi ; c’est une chose curieuse. Il y a beaucoup de gens qui vont voir les exécutions pour le plaisir seulement.
– Je n’aurai jamais ce courage.
– Bah ! c’est si vite fait !
– Oh ! jamais, jamais !
– N’en parlons plus, fit le prisonnier.
Et il se mit à siffler : Vive Henri IV.
Le cœur de Charles parut se retourner dans sa poitrine ; mais sa résolution était prise.
Il se rapprocha de l’émigré.
– Pardonnez-moi, dit-il, je ferai tout ce que vous voudrez.
– Allons, vous êtes un gentil garçon ; merci !
– Seulement…
– Quoi ?
– C’est vous qui demanderez au capitaine que j’assiste… Je ne me consolerais jamais de cette idée qu’on puisse croire que c’est par plaisir que…
– C’est bien, je le lui demanderai ; comme pays, cela ira tout seul. Oh ! et puis les soldats, ils ne font pas tant de simagrées que les bourgeois ; ce sont de braves gens qui accomplissent un devoir rigoureux et qui y mettent tous les adoucissements qu’ils peuvent. Où en étions-nous ?
– Vous disiez que j’assisterais à votre exécution.
– Oui, c’est cela, je demanderai à laisser à mon frère un objet m’ayant appartenu, mon bonnet de police par exemple, ça se fait tous les jours ; d’ailleurs, vous comprenez, un bonnet de police, cela n’est pas suspect.
– Non.
– Au moment de commander le feu, je le jetterai de côté ; n’ayez pas l’air trop pressé de le ramasser : on pourrait se douter de quelque chose ; seulement, quand je serai mort…
– Oh ! fit Charles frissonnant de tout son corps.
– Qui a une goutte d’eau-de-vie à donner à mon jeune compatriote ? demanda le prisonnier. Il a froid.
– Viens ici, mon gentil garçon, dit le capitaine.
Et il présenta une gourde à l’enfant.
Charles but une gorgée d’eau-de-vie ; non pas qu’il eût froid, mais ne voulant pas laisser voir ce qui se passait en lui.
– Merci, capitaine, dit-il.
– À ton service, garçon, à ton service. Une gorgée, citoyen Sainte-Hermine ?
– Mille grâces, capitaine, répondit le prisonnier, je n’en bois jamais.
Charles revint près du prisonnier.
– Seulement, continua celui-ci, quand je serai mort, ramassez-le sans avoir l’air d’attacher plus d’importance que n’en mérite un pareil objet ; mais, au fond, vous saurez, n’est-ce pas, que mon dernier vœu – le vœu d’un mourant est sacré ! – seulement, vous saurez que mon dernier vœu est que la lettre soit remise à mon frère. Si le bonnet vous embarrasse, tirez-en la lettre et jetez-le dans le premier fosse que vous rencontrerez ; mais la lettre, n’est-ce pas, la lettre, vous ne la laisserez pas perdre ?
– Non.
– Vous ne l’égarerez pas ?
– Non, non, soyez tranquille.
– Et si vous la remettez vous-même à mon frère…
– Oui, moi-même.
– Tâchez-y… Eh bien ! alors, vous lui raconterez comment je suis mort, et il dira : « J’avais un brave frère ; quand mon tour viendra, je mourrai comme lui » ; et, si son tour vient, il mourra comme moi !
On était arrivé à l’embranchement de deux chemins ; la grande route conduisait à Auenheim, le chemin de traverse montait à la citadelle.
– Citoyen, dit le capitaine, si tu vas, comme tu nous l’as dit, au quartier général du citoyen Pichegru, voici ta route ! Bon voyage, et tâche de devenir un bon soldat : tu seras, au reste, à bonne école.
Charles essaya de parler ; mais les mots ne purent sortir de sa bouche.
Il regarda le prisonnier d’un œil suppliant.
– Capitaine, dit le prisonnier, une faveur ?
– Si elle est en mon pouvoir.
– Elle ne dépend absolument que de vous.
– Laquelle ?
– Eh bien ! c’est une faiblesse peut-être, mais elle restera entre nous, n’est-ce pas ? Au moment de mourir, je voudrais embrasser un compatriote : nous sommes tous les deux des enfants du Jura, ce jeune garçon et moi : nos familles habitent Besançon et sont amies. Un jour, il retournera chez nous et racontera comment nous nous sommes rencontrés par hasard, comment il m’a accompagné jusqu’au dernier moment, comment je suis mort, enfin !
Le capitaine interrogea l’enfant du regard.
Il pleurait.
– Dame, dit-il, si cela peut vous faire plaisir à tous les deux…
– Je ne crois pas, dit en riant le prisonnier, que cela lui fasse grand plaisir, à lui ; mais cela me fera plaisir, à moi.
– Je n’y vois pas d’inconvénient ; alors, du moment que c’est vous-même, c’est-à-dire la personne la plus intéressée à la chose, qui la demande…
– Ainsi, accordé ? fit le condamné.
– Accordé, répondit le capitaine.
Le cortège, qui s’était arrêté un instant à l’embranchement de la route, se remit en marche par le chemin de la traverse.
Au haut de la colline, on voyait la citadelle d’Auenheim.
C’était là le but du funèbre voyage.
Charles se rapprocha du prisonnier.
– Vous le voyez, lui dit celui-ci, jusqu’à présent, cela va à merveille.
On monta la rampe assez rapide encore, quoiqu’elle contournât la colline. On se fit reconnaître, et l’on s’engouffra dans la porte à pont-levis.
L’escorte, le prisonnier et Charles furent laissés dans la cour de la forteresse, tandis que le capitaine rapporteur, commandant la petite escouade avec laquelle nous venons de faire route, allait rendre compte au colonel commandant la forteresse.
Pendant ce temps, le comte de Sainte-Hermine et Charles achevaient de faire connaissance, Charles donnant à son tour au comte des renseignements sur lui et sur sa famille.
Au bout de dix minutes, le capitaine rapporteur reparut sur le seuil de la porte.
– Es-tu prêt, citoyen ? demanda le capitaine au prisonnier.
– Quand vous voudrez, capitaine, répondit celui-ci.
– As-tu quelques observations à faire ?
– Non ; mais j’ai quelques faveurs à demander.
– Je t’ai déjà dit que tout ce qui dépendrait de moi te serait accordé.
– Merci, capitaine.
Le capitaine s’approcha du comte.
– On peut servir sous des drapeaux opposés, dit-il, mais on est toujours Français, et les braves se reconnaissent au premier coup d’œil. Parle donc, que désires-tu ?
– D’abord, que l’on m’ôte ces cordes qui me donnent l’air d’un galérien.
– C’est trop juste, dit le capitaine. Déliez le prisonnier.
Deux hommes s’avancèrent ; mais Charles s’était déjà élancé sur les mains du comte et leur avait rendu la liberté.
– Ah ! fit le comte en étendant les bras et en se secouant sous son manteau, cela fait du bien, d’être libre !
– Et maintenant ? demanda le capitaine.
– Je voudrais commander le feu.
– Tu le commanderas. Ensuite ?
– Je voudrais faire parvenir un souvenir de moi à ma famille.
– Tu sais qu’il nous est défendu de recevoir des lettres des condamnés politiques ; toute autre chose, oui.
– Je ne veux point vous donner ce souci ; voici mon jeune compatriote Charles qui va, comme vous le lui avez permis, m’accompagner au lieu de l’exécution, et qui se chargera de remettre à ma famille non pas une lettre, mais un objet quelconque m’ayant appartenu, mon bonnet de police, par exemple !
Le comte avait nommé son bonnet de police avec la même insouciance qu’il eût nommé toute autre pièce de son vêtement, de sorte que le capitaine ne fit pas plus de difficulté pour admettre cette demande que pour les autres.
– C’est tout ? demanda-t-il.
– Ma foi oui, répondit le comte. Il était temps ; je commence à avoir froid aux pieds, et le froid aux pieds est ce que je déteste le plus au monde. En route donc, capitaine, en route ; car vous venez avec nous, je présume.
– C’est mon devoir.
Le comte salua, serra en riant la main du petit Charles, et interrogea des yeux le capitaine pour savoir de quel côté il fallait se diriger.
Le capitaine prit la tête de colonne en disant :
– Par ici.
On le suivit.
On passa sous une poterne, puis on entra dans une seconde cour, sur les remparts de laquelle on voyait se promener des sentinelles.
Au fond se dressait un grand mur qui, à hauteur d’homme, semblait criblé de mitraille.
– Ah ! voilà ! dit le prisonnier.
Et il se dirigea de lui-même vers le mur.
À quatre pas du mur, il s’arrêta.
– Nous y sommes, dit le capitaine. Greffier, lisez au condamné son jugement.
Après la lecture, le comte fit un signe de tête comme pour en reconnaître la justice.
Puis :
– Pardon, capitaine, dit-il, j’ai deux mots à me dire à moi-même.
Les soldats et le capitaine lui-même s’éloignèrent de lui.
Il mit le coude de son bras droit dans sa main gauche, appuya son front dans sa main droite, ferma les yeux et resta immobile, remuant les lèvres, mais sans que l’on entendît aucune parole sortir de sa bouche.
Il priait.
Il y a autour de l’homme qui va mourir et qui prie une espèce d’émanation sainte que les plus incrédules respectent. Pas un mot, pas une plaisanterie, pas un rire ne troubla donc ce dernier entretien du comte avec Dieu.
Puis il redressa son front, son visage était souriant ; il embrassa son jeune compatriote, et, comme Charles Ier, sa dernière recommandation fut :
– Souviens-toi !
Charles inclina la tête en pleurant.
Alors, d’une voix ferme :
– Attention ! dit le condamné.
Les soldats prirent leur place sur deux rangs, à dix pas de lui, Charles et le capitaine se rangeant chacun d’un côté.
Le condamné, comme s’il n’eût point voulu commander le feu la tête couverte, prit son bonnet de police et le jeta comme au hasard.
Il tomba aux pieds de Charles.
– Vous y êtes ? demanda le comte.
– Oui, répondirent les soldats.
– Apprêtez armes !… En joue !… Feu !… Vive le r… !
Il n’eut pas le temps d’achever ; une détonation se fit entendre ; sept balles lui avaient traversé la poitrine.
Il tomba la face contre terre.
Charles ramassa le bonnet de police, le mit sur sa poitrine et boutonna sa veste par-dessus.
En le mettant sur sa poitrine, il s’était assuré que la lettre y était toujours.
Un quart d’heure après, le soldat de planton l’introduisait dans le cabinet du citoyen général Pichegru.
Pichegru va tenir une place si importante dans la première partie de l’histoire que nous racontons, que nous devons fixer les yeux de nos lecteurs sur lui avec plus d’attention que nous ne l’avons fait jusqu’ici sur les personnages secondaires que les besoins de notre exposition nous ont forcé de mettre en scène.
Charles Pichegru était né le 16 février 1761, au village des Planches, près d’Arbois.
Sa famille était pauvre et rustique ; connus depuis trois ou quatre cents ans pour d’honnêtes journaliers, ses aïeux tiraient leur nom du travail qu’ils accomplissaient. Ils tiraient le gru ou la graine avec le pic ou le hoyau ; de ces deux noms pic et gru, on en avait fait un seul, Pichegru.
Pichegru, chez lequel on avait reconnu les précoces dispositions qui font l’homme distingué, commença son éducation aux Minimes d’Arbois, qui, voyant ses progrès rapides en mathématiques surtout, l’envoyèrent avec le Père Patrault, l’un de leurs professeurs, au Collège de Brienne. Pichegru y fit de tels progrès, qu’au bout de deux ans il était nommé répétiteur. À cette époque, toute son ambition était d’être moine ; mais le Père Patrault, qui devina Napoléon, vit clair dans Pichegru ; il le força en quelque sorte de se tourner vers l’état militaire.
Cédant à son conseil, Pichegru s’engagea, en 1783, dans le premier régiment d’artillerie à pied, où, grâce à son incontestable mérite, il devint promptement adjudant, grade dans lequel il fit la première guerre d’Amérique.
De retour en France, il embrassa avec ardeur les principes de 1789, et il présidait la Société populaire de Besançon, lorsque passa par la ville un bataillon de volontaires du Gard, qui le choisit pour son commandant.
Deux mois après, Pichegru était général en chef de l’armée du Rhin.
M. de Narbonne, ministre de la Guerre en 1789, l’ayant vu disparaître tout à coup, demanda un jour en parlant de lui :
– Qu’est donc devenu ce jeune officier devant lequel les colonels étaient tentés de parler chapeau bas ?
Ce jeune officier était devenu commandant en chef de l’armée du Rhin, ce qui ne l’avait pas rendu plus fier.
Et, en effet, l’avancement rapide de Pichegru, sa haute éducation, le rang élevé qu’il occupait dans l’armée, n’avaient absolument rien changé à la simplicité de son cœur. Sous-officier, il avait eu une maîtresse et l’avait toujours gardée ; elle se nommait Rose, elle avait trente ans, elle était ouvrière en robes, peu jolie et boitait.
Elle habitait Besançon.
Une fois par semaine, elle écrivait au général, n’oubliant jamais sa condition inférieure, et, malgré la loi qui ordonnait aux bons citoyens de se tutoyer, si bonne citoyenne qu’elle fût, lui ayant toujours dit « vous ».
Ces lettres étaient pleines de bons conseils et de tendres avis ; elle conseillait au général en chef de ne pas se laisser éblouir par la fortune et de rester Charlot, comme il était à son village ; elle lui conseillait l’économie, non pas pour elle, Dieu merci, son état la nourrissait : elle avait fait six robes pour la femme d’un représentant, elle en coupait six autres pour celle d’un général, elle avait devant elle trois pièces d’or qui représentaient quinze ou seize cents francs en assignats ; mais pour ses parents à lui, qui étaient pauvres. Pichegru, à quelque affaire qu’il fût occupé, lisait toujours ses lettres en les recevant, les serrait soigneusement dans son portefeuille et disait, d’un air attendri :
– Pauvre et excellente fille, c’est cependant moi qui lui ai appris l’orthographe.
Que l’on nous permette de nous étendre sur ces détails ; nous allons avoir à mettre en scène et à faire agir des hommes qui ont fixé plus ou moins longtemps sur eux les yeux de l’Europe ; qui ont été loués ou calomniés selon le besoin que les partis avaient de les élever ou de les abaisser ; ces hommes, les historiens les ont jugés eux-mêmes avec une certaine légèreté, grâce à l’habitude qu’ils ont d’accepter des opinions toutes faites ; mais il n’en est pas de même pour le romancier, contraint de descendre aux moindres détails, parce que dans le moindre détail il trouve quelquefois le fil qui doit le guider dans le plus inextricable de tous les labyrinthes, celui du cœur humain ; nous oserons donc dire qu’en les faisant vivre à la fois de la vie privée que négligent complètement les historiens, et de la vie publique sur laquelle ceux-ci s’appesantissent trop, quoiqu’elle ne soit souvent que le masque de l’autre, nous ferons passer pour la première fois sous les yeux de nos lecteurs ces illustres morts que les passions politiques jettent aux mains de la Calomnie en la chargeant de les ensevelir.
Ainsi nous avons vu, dans les historiens, Pichegru trahir la France pour le gouvernement de l’Alsace, le cordon rouge, le château de Chambord, son parc et ses dépendances ; douze pièces de canon ; un million d’argent comptant ; deux cent mille francs de rente, réversibles par moitié sur la tête de sa femme, et cinq mille sur celle de chacun de ses enfants ; enfin, pour la terre d’Arbois, portant le nom de Pichegru, et qui serait exemptée d’impôts pendant dix ans.
La première réponse matérielle à cette accusation est d’abord que Pichegru, n’ayant jamais été marié, n’a eu, par conséquent, ni femme ni enfants de l’avenir desquels il ait eu à s’occuper ; la réponse morale est de montrer Pichegru dans sa vie privée, afin que l’on voie quels étaient ses besoins et son ambition.
Rose, on l’a vu, faisait à son amant deux recommandations : de faire des économies pour sa famille et de rester le bon et simple Chariot qu’il avait toujours été.
Pichegru recevait en campagne une somme quotidienne de cent cinquante francs en assignats ; les appointements du mois arrivaient tous les premiers du mois en grandes feuilles divisées par compartiments. On mettait le cahier d’assignats sur la table avec des ciseaux à côté ; chaque jour, on coupait pour les besoins du jour, et coupait qui voulait ; rarement le cahier durait autant que le mois ; quand il finissait le 24 ou le 25, ce qui arrivait souvent, chacun s’arrangeait comme il pouvait pour les derniers jours.
Un de ses secrétaires écrivait en parlant de lui : « Ce grand mathématicien de Brienne était incapable de régler en monnaie courante le compte d’une blanchisseuse. » Et il ajoutait : « Un empire aurait été trop petit pour son génie ; une métairie trop grande pour son indolence. »
Quant à rester le bon Chariot, comme le lui recommandait Rose, on va juger s’il avait besoin de cette recommandation.
Deux ou trois ans après l’époque que nous essayons de peindre, Pichegru, au comble de sa popularité, rentrant dans sa Franche-Comté bien-aimée pour revoir son village de Planches, fut arrêté à l’entrée d’Arbois, sous un arc de triomphe, par une députation qui venait le complimenter et l’inviter à un dîner d’apparat et à un grand bal.
Pichegru écouta l’orateur en souriant, et, quand il eut fini :
– Mon cher compatriote, dit-il au président de la députation, je n’ai qu’un très petit nombre d’heures à passer dans mon pays natal, et je les dois presque toutes à mes parents des villages voisins ; si l’amitié qui nous lie m’entraînait à trahir mes devoirs de famille, vous m’en blâmeriez les premiers, et vous auriez raison ; vous venez cependant me proposer un dîner et un bal ; quoique j’aie perdu depuis longtemps l’habitude de ces plaisirs, j’y participerais volontiers. Je serais heureux de vider en si bonne compagnie quelques verres de notre excellent vin nouveau et de voir danser les jeunes filles d’Arbois, qui doivent être bien jolies si elles ressemblent à leurs mères. Mais un soldat n’a que sa parole, et je vous jure sur l’honneur que je suis retenu ; j’ai promis il y a longtemps, à Barbier le vigneron, de faire avec lui mon premier repas quand je reviendrais au pays, et, en conscience, d’ici au coucher du soleil, je n’en puis faire deux.
– Mais, répondit le président, il me semble, mon général, qu’il y aurait un moyen de concilier les choses.
– Lequel ?
– Ce serait d’inviter Barbier à dîner avec vous.
– En faisant ainsi, et s’il y consent, je ne demande pas mieux, dit Pichegru, mais je doute qu’il y consente. À-t-il toujours cet air mélancolique et farouche qui lui avait fait donner le nom de Barbier le Désespéré ?
– Plus que jamais, mon général.
– Eh bien ! je vais le chercher moi-même, dit Pichegru, car je pense qu’il ne faudra pas moins que mon influence sur lui pour le déterminer à être des nôtres.
– Eh bien ! général, nous vous suivons, dirent les députés.
– Venez, dit Pichegru.
Et l’on se mit à la recherche de Barbier le Désespéré, pauvre vigneron qui, pour toute fortune, possédait une centaine de ceps de vigne, et qui arrosait de leurs produits une mauvaise croûte de pain noir.
On prit la promenade de la ville. Au bout de la promenade, le général s’arrêta devant un vieux tilleul.
– Citoyens, dit-il, conservez bien cet arbre et ne permettez jamais qu’on l’abatte. Là, un héros qui, avec cent cinquante hommes, avait défendu votre ville contre Biron et toute l’armée royale, a subi le martyre. Ce héros s’appelait Claude Morel. Là, cette bête brute, nommée Biron, qui finit par mordre la main qui l’avait nourri, le fit pendre. Quelques années après, c’était Biron, l’assassin de Claude Morel, qui, après avoir trahi la France, chicanait sa vie au bourreau, et dont le bourreau était obligé de faire, par un miracle de force et d’adresse, sauter la tête, en prenant, sans que le condamné le vît, son épée aux mains du valet.
Et, saluant l’arbre glorieux, il continuait son chemin aux battements de mains de la foule qui l’accompagnait.
Quelqu’un qui connaissait le gisement de la vigne de Barbier le Désespéré le découvrit au milieu des échalas et l’appela.
– Qui me demande ? cria-t-il.
– Charlot ! répondit l’interlocuteur.
– Quel Charlot ?
– Charlot Pichegru.
– Vous vous moquez de moi, dit le vigneron.
Et il se remit à sarcler sa vigne.
– On se moque si peu de toi, que le voilà en personne.
– Eh ! Barbier ! cria Pichegru à son tour.
À cette voix bien connue, Barbier le Désespéré se redressa, et, voyant un uniforme de général au milieu du groupe :
– Ouais ! dit-il, est-ce que ce serait vraiment lui ?
Et, courant à travers les échalas, il arriva au bord de la vigne, s’y arrêta pour s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’une hallucination, et, ayant définitivement reconnu le général, accourut au-devant de lui et se jeta dans ses bras en criant :
– C’est donc toi, Charlot ! mon cher Charlot !
– C’est donc toi, mon cher camarade ! répondit Pichegru en le pressant sur son cœur.
Et tous deux, paysan et général, pleuraient à qui mieux mieux.
Tout le monde s’était écarté pour laisser ces deux vieux amis pleurer du bonheur de se revoir.
Les premières tendresses échangées, le président s’approcha et exposa à Barbier le Désespéré le motif de cette visite cérémonieusement faite au milieu des champs, c’est-à-dire dans la véritable maison du vendangeur.
Barbier regarda Pichegru pour savoir s’il devait accepter. Pichegru fit signe de la tête que oui.
Le vigneron voulut au moins rentrer chez lui pour mettre ses habits des dimanches ; mais le président, qui avait lu dans le poème de Berchoux l’opinion de ce fameux gastronome sur les dîners réchauffés, ne lui en voulut pas laisser le temps, et l’on conduisit Pichegru et Barbier le Désespéré à la mairie, où le dîner attendait.
Pichegru plaça le président à sa droite, mais Barbier le Désespéré à sa gauche, ne parla en particulier qu’à lui, et ne le quitta qu’à son départ.
Que l’on nous pardonne cette longue parenthèse, ouverte à l’endroit d’un des hommes les plus remarquables de la Révolution. Ce regard jeté sur sa vie privée nous aidera à comprendre et à juger plus impartialement qu’on ne l’a fait peut-être jusqu’aujourd’hui, l’homme politique qui va être un des personnages importants de cette première partie de notre livre.
C’était à cet homme, destiné, si les divinités fatales ne s’en mêlaient pas, à un immense avenir, que le jeune Charles était recommandé.
C’était donc avec une émotion peut-être encore plus grande que celle qu’il avait éprouvée en entrant chez Schneider et chez Saint-Just qu’il entrait dans la maison vaste, mais de simple apparence, où Pichegru avait établi son quartier général.
– Le général est dans son cabinet, la troisième porte à droite, avait dit le soldat de service à la porte d’une espèce de corridor.
Charles entra dans le corridor d’un pas assez ferme, qui se ralentit, et dont le bruit diminua au fur et à mesure qu’il approchait de la porte à lui désignée.
Arrivé au seuil de cette porte entrouverte, il put voir le général, les deux mains appuyées sur une grande table et étudiant une carte d’Allemagne, bien sûr qu’il était qu’il ne tarderait pas à porter les hostilités de l’autre côté du Rhin.
« Pichegru paraissait plus vieux qu’il n’était, et sa conformation prêtait à cette erreur ; sa taille, au-dessus de la moyenne, était solidement plantée sur des hanches vigoureuses. Il n’avait d’autre élégance que celle qui sied à la force. Il était large et ouvert de poitrine, quoique ayant le dos un peu voûté. Ses vastes épaules, qui soutenaient un cou ample, court et nerveux, lui donnaient quelque chose d’un athlète comme Milon, ou d’un gladiateur comme Spartacus. Son visage participait à cette forme quadrangulaire qui est assez propre aux Francs-Comtois de bonne race. Ses os mandibulaires étaient énormes, son front immense et très épanoui vers les tempes dégarnies de cheveux. Son nez était bien proportionné, coupé de la base à l’extrémité par un plan uni, qui formait une longue arête. Rien n’égalait la douceur de son regard, quand il n’avait pas de raison de le rendre impérieux ou redoutable.
Si un grand artiste voulait exprimer sur un visage humain l’impassibilité d’un demi-dieu, il faudrait qu’il inventât la tête de Pichegru.
» Son mépris profond pour les hommes et pour les événements, sur lesquels il n’exprimait jamais son opinion qu’avec une ironie dédaigneuse, ajoutait encore à ce caractère. Pichegru servait loyalement l’ordre social qu’il avait trouvé établi, parce que c’était sa mission ; mais il ne l’aimait pas et ne pouvait pas l’aimer. Son cœur ne s’émouvait qu’à la pensée d’un village où il espérait passer sa vieillesse. « Remplir sa tâche et se reposer, disait-il souvent, c’est toute la destinée de l’homme. »[2]
Un mouvement que fit Charles dénonça sa présence ; Pichegru avait ce coup d’œil rapide et cette oreille inquiète de l’homme dont la vie dépend souvent de l’ouïe ou de la vue.
Il releva rapidement la tête et fixa ses grands yeux sur l’enfant, mais avec une expression de bienveillance qui l’enhardit.
Il entra, et, en s’inclinant, lui remit sa lettre.
– Pour le citoyen général Pichegru, lui dit-il.
– Tu m’as donc reconnu ? lui demanda le général.
– Tout de suite, général.
– Mais tu ne m’as jamais vu.
– Mon père m’avait fait votre portrait.
Pendant ce temps, Pichegru avait ouvert la lettre.
– Comment ! lui dit-il, tu es le fils de mon brave et cher ami…
L’enfant ne le laissa point achever.
– Oui, citoyen général, dit-il.
– Il me dit qu’il te donne à moi.
– Reste à savoir si vous acceptez ce cadeau.
– Que veux-tu que je fasse de toi ?
– Ce que vous voudrez.
– Je ne puis faire de toi un soldat, en conscience ; tu es trop jeune et trop faible.
– Général, je ne devais pas avoir le bonheur de vous voir si tôt. Mon père m’avait donné une lettre pour un autre de ses amis qui devait me tenir au moins un an à Strasbourg et m’y faire apprendre le grec.
– Ce ne serait pas Euloge Schneider ? dit en riant Pichegru.
– Si fait.
– Eh bien ?
– Eh bien ! il a été arrêté hier.
– Par quel ordre ?
– Par l’ordre de Saint-Just, et expédié au Tribunal révolutionnaire de Paris.
– Encore un, en ce cas, à qui tu peux faire tes adieux. Et comment la chose est-elle arrivée ?
Charles lui raconta toute l’histoire de Mlle de Brumpt. Pichegru écouta le jeune homme avec le plus grand intérêt.
– En vérité, dit-il, il y a des créatures qui déshonorent l’humanité : Saint-Just a bien fait. Et tu n’as eu aucune éclaboussure au milieu de tout cela ?
– Oh ! moi, dit Charles, tout fier d’être à son âge le héros d’une aventure, j’étais en prison quand cela est arrivé.
– Comment ! en prison ?
– Oui, j’avais été arrêté la veille.
– Ils en sont arrivés à arrêter des enfants !
– C’est justement ce qui a mis Saint-Just si fort en colère.
– Mais pourquoi as-tu été arrêté ?
– Pour avoir donné avis à deux députés de Besançon qu’ils couraient des risques en restant à Strasbourg.
– À Dumont et à Ballu ?
– Justement.
– Ils sont à mon état-major, tu les verras.
– Je les croyais retournés à Besançon ?
– En route, ils se sont ravisés. Ah ! c’est à toi qu’ils doivent l’avertissement qui leur a probablement sauvé la tête ?
– Il paraît que j’ai eu tort, dit l’enfant en baissant les yeux.
– Tort ! Et qui t’a dit que tu avais tort de faire une bonne action en sauvant la vie de ton semblable ?
– Saint-Just ! Mais il a ajouté qu’il me pardonnait, attendu que la pitié était une vertu d’enfant, et il m’a cité son exemple ; le matin même, il avait, m’a-t-il dit, fait fusiller son meilleur ami.
Le visage de Pichegru se rembrunit.
– C’est vrai, dit-il, le trait a été mis à l’ordre du jour de l’armée, et je dois même dire que, de quelque façon qu’on le juge, il a influé en bien sur le moral du soldat. Dieu me garde d’avoir à donner un pareil exemple ; car, je le dis hautement, je ne le donnerais pas. Eh ! que diable ! nous sommes des Français, et non des Lacédémoniens. On pourra nous mettre un temps un masque sur le visage ; mais, un jour ou l’autre, on lèvera le masque, et le visage sera le même ; il aura quelques rides de plus, voilà tout.
– Eh bien ! général, pour en revenir à la lettre de mon père…
– C’est convenu, tu restes avec nous ; je t’attache comme secrétaire à l’état-major. Sais-tu monter à cheval ?
– Général, je dois avouer que je ne suis pas un écuyer de première force.
– Tu apprendras. Tu es venu à pied ?
– Oui, de Bischwiller à ici.
– Et de Strasbourg à Bischwiller ?
– Je suis venu en carriole avec Mme Teutch.
– L’hôtesse de l’Auberge de la Lanterne ?
– Et le sergent-major Pierre Augereau.
– Et comment diable as-tu fait la connaissance de Pierre Augereau, de ce brutal ?
– Il était le maître d’armes d’Eugène Beauharnais.
– Du fils du général Beauharnais ?
– Oui.
– Encore un qui va expier ses victoires sur l’échafaud, dit Pichegru avec un soupir ; ils trouvent que la mitraille ne va pas assez vite. Mais alors, mon pauvre enfant, tu dois mourir de faim ?
– Oh ! quant à cela, dit Charles, je viens de voir un spectacle qui m’a ôté l’appétit.
– Qu’as-tu vu ?
– J’ai vu fusiller un pauvre émigré de notre pays, que vous devez connaître.
– Le comte de Sainte-Hermine ?
– Justement.
– Ils ont guillotiné son père il y a huit mois, ils ont fusillé le fils aujourd’hui ; il reste deux frères.
Pichegru haussa les épaules.
– Que ne les fusillent-ils tous tout de suite ? continua-t-il. La famille entière y aura passé. As-tu jamais vu guillotiner ?
– Non.
– Eh bien ! demain, si cela t’amuse, tu pourras t’en donner le plaisir : nous en avons une fournée de vingt-deux. Il y aura de tout, depuis les grosses épaulettes jusqu’aux palefreniers. Maintenant, occupons-nous de ton organisation : elle ne sera pas longue.
Il montra à l’enfant un matelas étendu à terre.
– Voici mon lit, dit-il.
Il lui en montra un autre.
– Voici, continua-t-il, celui du citoyen Reignac, secrétaire en chef de l’état-major.
Il sonna, le planton parut.
– Un matelas ! demanda le général.
Cinq minutes après, le planton rentrait, apportant un matelas.
Pichegru lui montra de la main où il devait l’étendre.
– Et voilà le tien, dit-il.
Puis, ouvrant une armoire :
– Cette armoire est à toi, personne n’y mettra rien ; ne mets rien dans celles des autres ; comme ton paquet n’est pas gros, elle te suffira, je l’espère. Si tu as quelque chose de précieux, porte-le sur toi, c’est le plus sûr : non pas que tu risques d’être volé, mais tu risques de l’oublier lorsque sonnera l’heure de quelque départ trop prompt, soit pour aller en avant, soit pour aller en arrière.
– Général, dit naïvement le jeune homme, je n’avais rien de précieux que la lettre de mon père pour vous, et je vous l’ai donnée.
– Alors, embrasse-moi, déballe toutes tes petites affaires ; moi, je retourne à ma carte.
Et comme, en effet, il se rapprochait de la table, il vit deux personnes qui causaient en face de la porte, dans le corridor.
– Eh ! dit-il, viens donc, citoyen Ballu ! viens donc, citoyen Dumont ! je veux vous faire faire connaissance avec un nouvel hôte qui m’arrive.
Et il leur désigna Charles ; mais, comme tous les deux le regardaient sans le reconnaître :
– Chers compatriotes, leur dit-il, remerciez cet enfant ; c’est lui qui vous a fait passer l’avis grâce auquel vous avez encore ce soir votre tête sur les épaules.
– Charles ! s’écrièrent-ils tous deux en même temps en l’embrassant et en le serrant sur leur cœur, nos femmes et nos enfants sauront ton nom pour l’aimer et le bénir.
Pendant que Charles répondait de son mieux à cette étreinte, un jeune homme de vingt à vingt-deux ans entrait, qui demandait en excellent latin à Pichegru s’il pouvait lui accorder un quart d’heure d’entretien.
Pichegru, étonné de cette façon de l’aborder, lui répondit dans la même langue qu’il était tout à sa disposition.
Ouvrant la porte d’une petite chambre donnant dans la grande, il lui fit signe d’y entrer, et, lorsqu’il y fut entré, l’y suivit ; devinant alors que cet homme avait une confidence importante à lui faire, il referma la porte derrière lui.
Pichegru jeta un regard rapide et investigateur sur le nouveau venu ; mais, quelles que fussent l’acuité et la perspicacité de ce regard, il ne lui apprit pas même d’une façon positive à quelle nation il pouvait appartenir.
Sa mise était celle d’un voyageur pauvre qui a beaucoup marché et qui vient de faire une longue route. Il portait un bonnet de poil de renard, une espèce de peau de chèvre, passée au cou comme une blouse et serrée à la taille par une ceinture de cuir ; les manches d’une chemise de laine rayée passaient par les ouvertures pratiquées à l’extrémité supérieure de cette cuirasse, dont le poil était tourné en dedans, et de longues bottes, dont les semelles étaient en mauvais état, remontaient jusqu’au-dessus du genou.
Il n’y avait dans tout cela aucune indication de nationalité.
Cependant, à ses cheveux blonds, à son œil bleu clair ferme jusqu’à la férocité, à sa moustache couleur de lin, à son menton fortement accentué, à l’élargissement de ses mâchoires, Pichegru comprit qu’il devait se rattacher aux races du Nord.
Le jeune homme se laissait regarder en silence et semblait mettre au défi la perspicacité de Pichegru.
– Hongrois ou Russe ? demanda Pichegru en français.
– Polonais ! lui répondit laconiquement le jeune homme dans la même langue.
– Alors, exilé ? dit Pichegru.
– Pis que cela !
– Pauvre peuple ! si brave et si malheureux ! Et il tendit la main au banni.
– Attendez, dit le jeune homme ; avant de me faire cet honneur, il s’agit de savoir…
– Tout Polonais est brave ! dit Pichegru ; tout exilé a droit à la poignée de main d’un patriote.
Mais le Polonais semblait mettre un certain amour-propre à n’accepter cette courtoisie que lorsqu’il aurait prouvé qu’il en était digne.
Il tira un petit sachet de cuir qu’il portait sur sa poitrine, comme les Napolitains portent leurs amulettes, l’ouvrit et en fit sortir un papier plié en quatre.
– Connaissez-vous Kosciusko ? dit le jeune homme.
Et ses yeux lancèrent un double éclair.
– Qui ne connaît pas le héros du Dubienka ? fit Pichegru.
– Alors, lisez, fit le Polonais.
Et il lui remit le billet.
Pichegru le prit et lut :
Je recommande à tous les hommes luttant pour l’indépendance et la liberté de leur pays, ce brave, fils de brave, frère de brave.
Il était avec moi à Dubienka.
T. Kosciusko.
– Vous avez là un beau brevet de courage, monsieur, dit Pichegru ; voulez-vous me faire l’honneur d’être mon aide de camp ?
– Je ne vous rendrais pas assez de services et je me vengerais mal ; or, ce qu’il me faut, c’est la vengeance.
– Et quels sont ceux dont vous avez à vous plaindre ; sont-ce les Russes, les Autrichiens ou les Prussiens ?
– De tous trois, puisque tous trois oppriment et dévorent la malheureuse Pologne ; mais j’en veux plus particulièrement à la Prusse.
– D’où êtes-vous ?
– De Dantzig ; je suis du sang de cette vieille race polonaise qui, après l’avoir perdue en 1308, la reconquit en 1454 et la défendit contre Étienne Battori en 1575. Depuis ce jour, Dantzig renferma un parti polonais toujours prêt à se soulever, et qui se souleva au premier appel de Kosciusko ; mon frère, mon père et moi saisîmes un fusil et nous rangeâmes sous ses ordres.
» C’est ainsi que nous nous trouvâmes, mon frère, mon père et moi, faire partie des quatre mille hommes qui défendirent pendant cinq jours, contre seize mille Russes, le fort de Dubienka, que nous n’avions eu que vingt-quatre heures pour fortifier.
» Quelque temps après, Stanislas céda à la volonté de Catherine. Kosciusko, ne voulant pas se faire le complice de l’amant de la tsarine, donna sa démission, et mon frère, mon père et moi revînmes à Dantzig, où je repris mes études.
» Un matin, nous apprîmes que Dantzig était cédée à la Prusse.
» Nous étions deux ou trois mille patriotes qui protestâmes d’une main et qui reprîmes nos fusils de l’autre ; cet écartèlement de notre patrie, cette chère Pologne démembrée, nous paraissaient devoir appeler, après la protestation morale, la protestation matérielle, cette protestation du sang dont il faut de temps en temps arroser les nationalités pour que les nationalités ne meurent pas ; nous allâmes au-devant du corps prussien qui venait pour s’emparer de la ville ; il était de dix mille hommes, et nous étions dix-huit cents.
» Mille de nous restèrent sur le champ de bataille.
» Dans les trois jours qui suivirent, trois cents moururent de leurs blessures.
» Cinq cents restaient.
» Tous étaient aussi coupables les uns que les autres, mais c’étaient de généreux adversaires que nos ennemis.
» On nous divisa en trois catégories.
» La première avait le droit d’être fusillée.
» La deuxième était pendue.
» La troisième avait la vie sauve après avoir reçu cinquante coups de baguette.
» On nous avait divisés selon nos forces.
» Les plus blessés avaient droit à la fusillade.
» Ceux dont les blessures étaient plus légères devaient être pendus.
» Ceux qui étaient demeurés sains et saufs devaient recevoir cinquante coups de bâton, afin qu’ils conservassent toute leur vie le souvenir du châtiment qu’a mérité tout ingrat qui refuse de se jeter dans les bras que lui ouvre la Prusse.
» Mon père mourant fut fusillé.
» Mon frère, qui avait seulement une cuisse cassée, fut pendu.
» Moi, qui n’avais qu’une égratignure à l’épaule, je reçus cinquante coups de bâton.
» Au quarantième, j’étais évanoui ; mais mes bourreaux étaient gens de conscience ; quoique je ne sentisse plus les coups, ils en complétèrent le nombre et me laissèrent couché sur le lieu de l’exécution sans plus s’occuper de moi ; mon jugement portait que, les cinquante coups de bâton reçus, j’étais libre.
» L’exécution avait eu lieu dans une des cours de la citadelle ; quand je revins à moi, il était nuit ; je vis autour de moi beaucoup de corps inanimés qui ressemblaient à des cadavres, et qui, comme je l’étais un instant auparavant, n’étaient probablement qu’évanouis. Je retrouvai mes habits ; mais, à l’exception de ma chemise, je ne pus les remettre sur mes épaules sanglantes. Je les jetai sur mon bras et m’orientai. Une lumière brillait à cent pas de moi ; je pensai que c’était celle de l’officier gardien de la porte : je m’acheminai vers elle.
» L’officier gardien était sur le seuil de son guichet.
» – Votre nom ? me demanda-t-il.
» Je lui dis mon nom.
» Il consulta une liste.
» – Tenez, fit-il, voici votre feuille de route.
» Je jetai les yeux dessus.
» Elle portait : Bon pour la frontière.
» – Et je ne puis rentrer dans Dantzig ? lui demandai-je.
» – Sous peine de mort.
» Je pensai à ma mère, déjà deux fois veuve, veuve de son mari, veuve de son enfant ; je poussai un soupir, la recommandai à Dieu et me mis en chemin.
» Je n’avais pas d’argent ; mais par bonheur, dans une espèce de secret de mon portefeuille, j’avais sauvé le mot que Kosciusko m’avait donné en me quittant, et que je vous ai montré.
» Je pris ma route par Custrin, Francfort, Leipzig. Comme les marins voient l’étoile Polaire et se guident sur elle, moi, à l’horizon, je voyais la France, ce phare de la liberté, et je marchais à elle. Six semaines de faim, de fatigues, de misères, d’humiliations, tout a été oublié quand, avant-hier, j’ai touché la terre sainte de l’indépendance, tout, excepté la vengeance.
» Je me suis jeté à genoux, et j’ai béni Dieu de me sentir aussi fort que le crime dont j’ai été victime. Dans tous vos soldats, je voyais des frères, non pas en marchant à la conquête du monde, mais à la délivrance des peuples opprimés ; un drapeau passa ; je m’élançai, demandant à l’officier la permission d’embrasser ce haillon sacré, symbole de la fraternité universelle ; l’officier hésitait.
» – Ah ! lui dis-je, je suis Polonais, je suis proscrit, je viens de faire trois cents lieues pour me joindre à vous. Ce drapeau, c’est le mien aussi ; j’ai droit de le presser contre mon cœur, d’y appuyer mes lèvres.
» Et, presque de force, je le pris et le baisai en disant :
» – Sois toujours pur, resplendissant et glorieux, drapeau des vainqueurs de la Bastille, drapeau de Valmy, de Jemmapes et de Bercheim !
» Ô général, un instant je ne sentis plus la fatigue ; j’oubliai mes épaules meurtries sous l’ignoble bâton, mon frère suspendu au gibet infâme, mon père fusillé !… J’oubliai tout, même la vengeance.
» Aujourd’hui me voilà, je viens à vous, je suis instruit dans toutes les choses de science ; je parle cinq langues comme le français, je puis tour à tour me faire passer pour Allemand, Anglais, Russe ou Français. Je puis pénétrer sous tous les déguisements dans les villes, dans les forteresses, dans les quartiers généraux ; je puis vous rendre compte de tout, sachant lever un plan ; aucun obstacle matériel ne m’arrêtera : dix fois, étant enfant, j’ai traversé la Vistule à la nage ; en somme, je ne suis pas un homme, je suis une chose ; je ne m’appelle plus Stephan Moïnjski, je m’appelle la Vengeance !
– Et tu veux être espion ?
– Appelez-vous espion l’homme sans peur qui, par son intelligence, peut faire le plus de mal à l’ennemi ?
– Oui.
– Alors, je veux être espion.
– Tu risques, si tu es pris, d’être fusillé ; tu le sais ?
– Comme mon père.
– Ou pendu ?
– Comme mon frère.
– Le moins qui puisse t’arriver, c’est d’être bâtonné ; tu le sais encore ?
D’un mouvement rapide, Stephan ouvrit son justaucorps, en tira son bras, abaissa sa chemise et montra son dos couvert de sillons bleuâtres.
– Comme je l’ai été, dit-il en riant.
– Rappelle-toi que je t’offre une place dans l’armée comme lieutenant, ou près de moi comme officier interprète !
– Et vous, citoyen général, rappelez-vous que, me trouvant indigne, je la refuse. En me condamnant, ils m’ont mis au-dessous de l’homme. Eh bien ! c’est d’en bas que je les frapperai !
– Soit ! maintenant, que désires-tu ?
– De quoi acheter d’autres vêtements, et vos ordres.
Pichegru étendit la main et prit sur une chaise un cahier d’assignats et des ciseaux.
C’était la somme qu’il recevait tous les mois pour ses dépenses au pied de guerre.
On n’était pas encore à moitié du mois, et le cahier était largement entamé.
Il y coupa la dépense de trois jours, c’est-à-dire quatre cent cinquante francs, et les donna à l’espion.
– Achète-toi des habits avec cela, lui dit-il.
– C’est beaucoup trop, dit le Polonais ; les habits dont j’ai besoin sont des habits de paysan.
– Peut-être, du jour au lendemain, seras-tu obligé d’adopter un autre déguisement.
– C’est bien ! Vos ordres, maintenant ?
– Écoute bien ceci, dit Pichegru en lui posant la main sur l’épaule.
Le jeune homme écouta, l’œil fixé sur Pichegru ; on eût dit qu’il ne lui suffisait pas d’entendre ses paroles, et qu’il voulait aussi les voir.
– Je suis prévenu, continua Pichegru, que l’armée de la Moselle, commandée par Hoche, va faire sa jonction avec la mienne. Cette jonction faite, nous attaquerons Wœrth, Frœschwiller et Reichshoffen. Eh bien ! il me faut le chiffre des hommes et des canons qui défendent ces places, ainsi que les positions les meilleures pour les attaquer ; tu seras aidé par la haine que nos paysans et nos bourgeois alsaciens portent aux Prussiens.
– Vous rendrai-je ces renseignements ici ? Les attendrez-vous ? Ou vous mettrez-vous en campagne pour aller au-devant de l’armée de la Moselle ?
– Dans trois ou quatre jours, il est probable que tu entendras le canon du côté de Marschwiller, du côté de Dawendorf ou d’Uberack ; viens me rejoindre où je serai.
En ce moment, la porte de la grande chambre s’ouvrit, et un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans, portant l’uniforme de colonel, entra.
À ses cheveux blonds, à ses moustaches blondes, à son teint rose, il était facile de reconnaître un de ces Irlandais qui venaient prendre du service en France, et qui étaient d’autant plus nombreux que nous faisions ou que nous allions faire la guerre en Angleterre.
– Ah ! c’est vous, mon cher Macdonald, dit Pichegru en faisant un signe au jeune homme ; j’allais vous faire demander ; voici un de vos compatriotes, Anglais ou Écossais.
– Ni les Anglais ni les Écossais ne sont mes compatriotes, général, dit Macdonald : je suis Irlandais.
– Pardon, colonel, dit Pichegru en riant, je ne voulais pas vous blesser, je voulais dire qu’il ne parlait qu’anglais, et que, comme je le parle fort mal, je voudrais savoir ce qu’il désire.
– Rien de plus facile, dit Macdonald.
Et, s’adressant au jeune homme, il lui fit plusieurs questions auxquelles celui-ci répondit à l’instant même et sans hésitation aucune.
– Il vous a dit ce qu’il désirait ? demanda Pichegru.
– Oui, parfaitement, répondit Macdonald : il désire une place dans les charrois ou dans les vivres.
– Alors, dit Pichegru au Polonais, comme c’est tout ce que je désirais savoir, faites ce que vous avez à faire, et n’oubliez pas mes recommandations. – Voulez-vous lui traduire ces quelques mots que je viens de lui dire, mon cher Macdonald, vous me rendrez service.
Macdonald répéta en anglais, mot à mot, ce qu’avait dit le général ; le faux Irlandais salua et sortit.
– Eh bien ! continua Pichegru, comment trouvez-vous qu’il parle anglais ?
– Admirablement, répondit Macdonald ; il a bien un petit accent qui me fait croire qu’il n’est né ni à Londres ni à Dublin, mais en province. Seulement, il faut être Anglais ou Irlandais pour s’en apercevoir.
– C’est tout ce que je voulais savoir, dit Pichegru en riant.
Et il rentra dans la grande chambre, suivi de Macdonald.
La plupart des officiers attachés au service de Pichegru étaient en mission ou en reconnaissance lors de l’arrivée de Charles au quartier général.
Le lendemain seulement, tous les ordres étant donnés pour un prochain départ, et chacun étant de retour de sa mission, la table du déjeuner se trouva complète.
À cette table, outre le colonel Macdonald que nous avons déjà vu paraître, étaient assis quatre généraux de brigade, les citoyens Lieber, Boursier, Michaux et Hermann ; deux officiers d’état-major, les citoyens Gaume et Chaumette, et deux aides de camp, les citoyens Doumerc et Abbatucci. Doumerc était capitaine de cavalerie. Il pouvait avoir de vingt-deux à vingt-trois ans ; il était né aux environs de Toulon ; c’était, sous le rapport physique, un des plus beaux hommes de l’armée.
Quant au courage, il était de cette époque où ce n’était pas même un mérite d’être brave.
C’était, en outre, un de ces esprits charmants qui égayaient la sérénité calme, mais froide, de Pichegru, lequel prenait rarement part à la conversation, et souriait pour ainsi dire, de l’âme seulement.
Quant à Abbatucci, il était Corse ; envoyé à quinze ans à l’École militaire de Metz il était devenu lieutenant d’artillerie en 1789 et capitaine en 1792. C’est avec ce grade qu’il était aide de camp de Pichegru.
C’était, lui aussi, un beau jeune homme de vingt-trois ans, d’une intrépidité à toute épreuve. Svelte, adroit et vigoureux, au teint couleur de bronze, qui donnait à sa beauté grecque un cachet numismatique, lequel contrastait d’une étrange façon avec sa gaieté ingénue, expansive, presque enfantine, mais de peu de verve et d’éclat.
Rien de plus gai que ces repas de jeunes gens, quoique la table ressemblât fort aux tables de Lacédémone : malheur à ceux qui, retenus par quelque escarmouche de guerre ou d’amour, arrivaient trop tard ; ceux-là trouvaient les plats nettoyés et les bouteilles vides, et mangeaient leur pain sec au milieu des rires et des plaisanteries de leurs camarades.
Seulement, il n’y avait pas de semaine où une place ne restât pas vide au banquet. Le général la marquait, en passant, d’un froncement de sourcils, et, d’un geste, faisait disparaître le couvert de l’absent.
L’absent était mort pour la patrie. On buvait à sa mémoire, et tout était dit.
Il y avait quelque chose d’une grandeur souveraine dans cette insouciance de la vie et jusque dans ce rapide oubli de la mort.
La question qui préoccupait depuis quelques jours tous Ces jeunes gens presque autant que celle dans laquelle ils étaient acteurs, c’était celle, infiniment grave, du siège de Toulon.
Toulon, on se le rappelle, avait été livrée aux Anglais par l’amiral Trogoff, dont nous regrettons de ne retrouver le nom dans aucun dictionnaire ; les noms des traîtres mériteraient pourtant d’être conservés.
M. Thiers, par patriotisme sans doute, en faisait un Russe.
Hélas ! il était Breton.
Les premières nouvelles n’étaient pas rassurantes, et les jeunes gens, surtout les officiers d’artillerie, avaient ri de bon cœur du plan du général Cartaux, qui consistait dans les trois lignes suivantes : « Le général d’artillerie foudroiera Toulon pendant trois jours, au bout desquels je l’attaquerai sur trois colonnes et l’enlèverai. »
Puis la nouvelle était arrivée que le général Dugommier avait remplacé Cartaux ; celui-là inspirait un peu plus de confiance ; mais, arrivé, il y a deux ans, de la Martinique, nommé général depuis dix-huit mois seulement, il était encore à peu près inconnu.
Puis enfin, la dernière nouvelle venue était que le siège avait commencé selon toutes les règles de la science ; que l’artillerie surtout, conduite par un officier de mérite, rendait de grands services ; il en résultait que l’on attendait tous les jours Le Moniteur avec impatience.
Il arriva vers la fin du déjeuner.
Le général le prit des mains du soldat de planton, et, le jetant par-dessus la table à Charles :
– Tiens, citoyen secrétaire, lui dit-il, ceci rentre dans tes attributions ; cherche s’il y a quelque chose à l’endroit de Toulon.
Charles rougit jusqu’aux yeux, feuilleta Le Moniteur et s’arrêta à ces mots : Lettre du général Dugommier, datée du quartier général d’Ollioules, 10 frimaire, an II.
« Citoyen ministre, cette journée a été chaude, mais heureuse ; depuis deux jours, une batterie essentielle faisait feu sur Malbousquet et inquiétait beaucoup ce poste et ses environs. Ce matin, à cinq heures, l’ennemi a fait une sortie vigoureuse qui l’a rendu maître d’abord de tous nos avant-postes de la gauche de cette batterie. À la première fusillade, nous nous sommes transportés avec célérité à l’aile gauche.
» Je trouvai presque toutes nos forces en déroute. Le général Garnier se plaignant de ce que ses troupes l’avaient abandonné, je lui ordonnai de les rallier et de se reporter à la reprise de notre batterie. Je me mis à la tête du troisième bataillon de l’Isère, pour me porter par un autre chemin à la même batterie. Nous avons eu le bonheur de réussir : bientôt ce poste fut repris ; les ennemis, vivement repoussés, se replient de tous côtés, en laissant sur le terrain un grand nombre de morts et de blessés. Cette sortie enlève à leur armée plus de douze cents hommes, tant tués que blessés et faits prisonniers ; parmi ces derniers, plusieurs officiers d’un grade supérieur, et enfin leur général en chef, O’Hara, blessé d’un coup de feu au bras droit.
» Les deux généraux devaient être touchés dans cette action, car j’ai reçu deux fortes contusions, dont une au bras droit et l’autre à l’épaule, mais sans danger. Après avoir renvoyé vivement l’ennemi d’où il venait, nos républicains, par un élan courageux mais désordonné, ont marché vers Malbousquet, sous le feu vraiment formidable de ce fort. Ils ont enlevé les tentes d’un camp qu’ils avaient fait évacuer par leur intrépidité. Cette action, qui est un véritable triomphe pour les armes de la République, est d’un excellent augure pour nos opérations ultérieures ; car que ne devons-nous pas attendre d’une attaque concertée et bien mesurée, lorsque nous faisons si bien à l’improviste ?
» Je ne saurais trop louer la bonne conduite de tous ceux de nos frères d’armes qui ont voulu se battre ; parmi ceux qui se sont le plus distingués et qui m’ont le plus aidé à rallier et pousser en avant, ce sont les citoyens Buona-Parte, commandant l’artillerie ; Aréna et Cervoni, adjudants généraux.
» Dugommier, général en chef. »
– Buona-Parte ! dit Pichegru, ce doit être un jeune Corse dont j’ai été le répétiteur, et qui annonçait de grandes dispositions pour les mathématiques.
– En effet, dit Abbatucci, il y a à Ajaccio une famille Buonaparte, dont le chef, Charles de Buonaparte, a été aide de camp de Paoli ; ils doivent même être nos cousins d’assez près, ces Buonaparte.
– Pardieu ! vous êtes tous cousins en Corse ! dit Doumerc.
– Si c’est mon Buonaparte à moi, reprit Pichegru, ce doit être un jeune homme de cinq pieds un ou deux pouces, tout au plus, aux cheveux plats collés aux tempes, qui ne savait pas un mot de français quand il est arrivé à Brienne, un peu misanthrope, solitaire, grand ennemi de la réunion de la Corse à la France, grand admirateur de Paoli, et qui en deux ou trois ans avait appris du Père Patrault… – tiens, Charles, le même qui fut le protecteur de ton ami Euloge Schneider !… – tout ce que le Père Patrault pouvait savoir et, par conséquent, apprendre.
– Seulement, continua Abbatucci, le nom ne s’écrit pas comme l’écrit Le Moniteur, qui le coupe par la moitié ; il s’écrit tout simplement Buonaparte.
On en était là de la conversation, lorsqu’une bruyante rumeur s’éleva, et que l’on vit courir tout le monde du côté de la rue de Strasbourg.
On était si près de l’ennemi, que l’on s’attendait à tout moment à une surprise. Chacun commença d’abord par sauter sur son sabre. Doumerc, plus rapproché que les autres de la fenêtre, sauta, non seulement sur son sabre, mais dans la rue, et courut jusqu’à une courbe, de laquelle il pouvait apercevoir ce qui se passait dans toute sa longueur ; mais, arrivé là, il fit de la tête et des épaules un signe de désappointement, et revint vers ses compagnons, à pas lents, la tête basse.
– Qu’y a-t-il ? demanda Pichegru.
– Rien, mon général, c’est ce malheureux Eisemberg et son état-major que l’on va guillotiner.
– Mais, dit Pichegru, ne vont-ils pas directement à la citadelle ? Jusqu’à présent, on nous avait épargné ce spectacle !
– C’est vrai, général ; mais on a résolu de frapper un coup qui retentisse jusqu’au cœur de l’armée. Le massacre d’un général et d’un état-major sont d’un si bon exemple pour un autre général et un autre état-major, qu’on a jugé à propos de vous faire, ainsi qu’à nous, les honneurs de ce spectacle instructif.
– Mais, hasarda timidement Charles, ce ne sont pas des cris que j’entends, ce sont des éclats de rire.
Un soldat passait, venant du côté du cortège ; le général le connaissait comme étant du village d’Arbois. C’était un chasseur au 8e régiment, nommé Falou.
Le général l’appela par son nom.
Le chasseur s’arrêta court, regardant qui l’appelait, pivota vers son général et porta la main à son colback.
– Viens ici, dit le général.
Le chasseur s’approcha.
– Qu’ont-ils donc à rire ? demanda Pichegru. Est-ce que la populace insulte les condamnés ?
– Bien au contraire, mon général, on les plaint.
– Mais, alors, que signifient ces éclats de rire ?
– C’est pas leur faute, mon général, il ferait rire une borne, quoi !
– Qui cela ?
– Le chirurgien Figeac qu’on va guillotiner ; il leur dit du haut de la charrette tant de farces que les condamnés eux-mêmes se tordent de rire.
Le général et les convives se regardèrent.
– Le moment me paraît cependant assez mal choisi pour être gai, dit Pichegru.
– Eh bien ! il paraît qu’il a trouvé un côté risible à la mort.
Et, en effet, en ce moment, on commençait à apercevoir l’avant-garde du funèbre cortège, qui s’en donnait à cœur joie de rire ; non pas d’un rire insultant et sauvage, mais naturel et même sympathique.
Presque aussitôt on aperçut l’immense charrette qui conduisait à la mort les vingt-deux condamnés attachés deux à deux. Pichegru fit un pas en arrière ; mais Eisemberg l’appela d’une voix forte et par son nom.
Pichegru resta cloué à sa place.
Figeac, voyant qu’Eisemberg voulait parler, se tut ; les rires qui l’escortaient s’éteignirent. Eisemberg se fit faire place, traînant avec lui celui auquel il était attaché, et, du haut de la charrette :
– Pichegru ! dit-il, reste et écoute-moi.
Ceux des jeunes gens qui avaient leur chapeau ou le bonnet de police sur la tête se découvraient ; Falou se colla contre la fenêtre, la main fixée à son colback.
– Pichegru ! dit le malheureux général, je vais à la mort et te laisse avec plaisir au faîte des honneurs où ton courage t’a porté ; je sais que ton cœur rend justice à ma loyauté trahie par le sort de la guerre, et que tu as secrètement pitié de mon malheur. Je voudrais pouvoir te prédire, en te quittant, une fin meilleure que la mienne ; mais garde-toi de cette espérance. Houchard, Custine sont morts, je vais mourir. Beauharnais va mourir, tu mourras comme nous. Le peuple auquel tu as dévoué ton bras n’est pas avare du sang de ses défenseurs, et si le fer de l’étranger t’épargne, sois tranquille, tu n’échapperas point à celui des bourreaux. Adieu, Pichegru ! le Ciel te préserve de la jalousie des tyrans et de la fausse justice des assassins ; adieu, ami ! Marchez, vous autres !
Pichegru le salua de la main, ferma la fenêtre, rentra dans sa chambre, les bras croisés, la tête inclinée, comme si les paroles d’Eisemberg eussent pesé sur son front.
Puis, tout à coup, redressant la tête et s’adressant au groupe de jeunes gens qui, silencieux et immobiles, le regardaient :
– Qui de vous sait le grec ? demanda-t-il. Je donne ma plus belle pipe de Cummer à celui qui me dit quel est l’auteur grec qui parle des prophéties des mourants.
– Je sais un peu le grec, général, dit Charles, mais je ne fume pas du tout.
– Eh bien ! alors, sois tranquille, je te donnerai autre chose qui te fera plus de plaisir qu’une pipe.
– Eh bien ! général, c’est Aristophane, répondit Charles, dans un passage qui, je crois, peut se traduire ainsi : « Les moribonds chenus ont l’esprit des sibylles. »
– Bravo ! dit Pichegru en lui caressant la joue de la main ; demain ou après, tu auras ce que je t’ai promis.
Puis, se retournant vers ses aides de camp et ses officiers d’ordonnance :
– Allons, enfants, dit-il, je suis las d’assister à toutes ces tueries ; nous quitterons Auenheim dans deux heures, nous tâcherons de porter nos avant-postes jusqu’à Drusenheim ; la mort est peu de chose partout, c’est un plaisir sur le champ de bataille. Battons-nous donc !
Au même moment, on remit à Pichegru une dépêche du gouvernement.
C’était l’ordre de faire sa jonction avec l’armée de la Moselle, et de regarder Hoche, qui commandait cette armée, comme son supérieur.
Les deux armées, aussitôt la jonction faite, devaient ne point laisser de relâche à l’ennemi qu’elles n’eussent repris les lignes de Wissembourg.
Il n’y avait rien à changer aux ordres donnés. Pichegru mit la dépêche dans sa poche, et, sachant que l’espion Stephan l’attendait dans son cabinet pour recevoir ses dernières instructions, il y passa, en disant :
– Citoyens, tenez-vous prêts à partir à la première fanfare de la trompette et au premier roulement de tambour.
Ce que venait de proposer Pichegru, c’était de reconquérir le terrain perdu par son prédécesseur, au combat d’Haguenau, qui avait suivi l’évacuation des lignes de Wissembourg. C’était alors que le général Carles avait été obligé de reporter son quartier général derrière la rivière, de Souffel à Schiltigheim, c’est-à-dire aux portes de Strasbourg.
C’était là que Pichegru, choisi surtout à cause de sa naissance plébéienne, avait repris l’armée et avait, à la suite de quelques opérations heureuses, porté son quartier général jusqu’à Auenheim.
Par la même raison de naissance plébéienne, Hoche venait d’être nommé à l’armée de la Moselle, et il lui avait été recommandé de combiner ses mouvements avec ceux de Pichegru.
Le premier combat de quelque importance qu’il livra fut celui de Bercheim ; c’est là qu’avait été pris le comte de Sainte-Hermine, dans une charge où son cheval avait été tué sous lui. Le prince de Condé avait son quartier général à Bercheim, et Pichegru, voulant tâter les colonnes ennemies, tout en refusant un combat général, avait fait attaquer cette position.
Repoussé d’abord, le lendemain il avait renouvelé l’attaque en envoyant contre le prince de Condé un corps de tirailleurs divisé en petits pelotons. Ces tirailleurs, après avoir longtemps inquiété les émigrés, se réunirent tout à coup à un signal convenu, et, se formant en colonne, tombèrent sur le village de Bercheim et s’en emparèrent ; mais les combats entre Français ne finissent pas ainsi. Le prince de Condé se tenait en arrière du village, avec les bataillons nobles composant l’infanterie de son corps d’armée ; il s’élance aussitôt à leur tête, attaque les républicains dans Bercheim et se rend maître du village. Pichegru envoie alors sa cavalerie pour soutenir ses tirailleurs ; le prince ordonne à la sienne de charger, les deux corps s’abordent avec toute la violence de la haine ; mais l’avantage reste à la cavalerie émigrée, mieux montée que la nôtre ; les républicains se replient, abandonnant sept canons et neuf cents morts.
De leur côté, les émigrés ont perdu trois cents cavaliers et neuf cents fantassins. Le duc de Bourbon, fils du prince de Condé, est atteint d’une balle au moment où il attaquait Bercheim à la tête de sa cavalerie, et ses aides de camp sont presque tous tués ou dangereusement blessés ; mais Pichegru ne se tient point pour battu ; le surlendemain, il fait attaquer les troupes du général Kleneau, qui occupent des postes voisins de Bercheim. Les ennemis plient au premier choc ; mais le prince de Condé leur envoie un renfort d’émigrés, cavalerie et infanterie.
Le combat reprend plus acharné et se maintient quelque temps sans avantage ; enfin l’ennemi plie une seconde fois, les troupes républicaines l’emportent ; l’ennemi se retire derrière Haguenau, le corps des émigrés français reste à découvert ; le prince de Condé juge qu’il serait imprudent de continuer à tenir la position, il fait sa retraite en bon ordre, et derrière lui les républicains entrent dans Bercheim.
La nouvelle du succès arrive en même temps que celle de l’échec ; l’impression de l’une fait oublier celle de l’autre. Pichegru respire ; la ceinture de fer qui étouffait Strasbourg s’est encore relâchée d’un cran.
Cette fois, Pichegru l’a dit, c’est plutôt pour s’éloigner d’Auenheim que pour accomplir une manœuvre stratégique que Pichegru s’est mis en marche. Cependant, comme, un jour ou l’autre, il faudra reprendre Haguenau, qui est au pouvoir des Autrichiens, on attaquera en passant le village de Dawendorf.
Une espèce de forêt en fer à cheval s’étend d’Auenheim à Dawendorf ; à huit heures du soir, par une sombre mais belle nuit d’hiver, Pichegru donna l’ordre du départ ; Charles, sans être excellent cavalier, montait à cheval ; il le plaça paternellement au milieu de son état-major et le recommanda à tous ses officiers ; on partit sans bruit ; il s’agissait de surprendre l’ennemi.
Le bataillon de l’Indre formait l’avant-garde.
Dans la soirée, Pichegru avait fait explorer le bois, et il lui avait été répondu que le bois n’était pas gardé.
À deux heures du matin, on arriva dans le fond du fer à cheval creusé par la plaine. Une épaisseur de forêt d’une lieue à peu près séparait les républicains du village de Dawendorf.
Pichegru ordonna de faire halte et de bivaquer.
Il était impossible de laisser les hommes sans feu par une pareille nuit ; au risque d’être découvert, Pichegru autorisa les soldats à allumer des bûchers autour desquels on se groupa. Au reste, on n’avait que quatre heures à passer ainsi.
Pendant toute la route, il avait eu l’œil sur Charles, auquel on avait donné un cheval de trompette dont la selle au troussequin et aux fontes élevés, recouverte d’une schabraque de peau de mouton, offrait une base solide, même à un mauvais cavalier ; mais il avait vu avec plaisir que son jeune secrétaire s’était mis en selle sans hésiter et avait manœuvré son cheval avec une certaine aisance. Arrivé au campement, il lui apprit lui-même comment on dessellait son cheval, comment on le mettait au piquet, et comment de la selle on se faisait un oreiller.
Une bonne houppelande, que le général avait eu le soin de faire mettre dans le portemanteau, servit à la fois à l’enfant de matelas et de couverture.
Charles, resté religieux au milieu de cette époque d’irréligion, fit sa prière muette et s’endormit avec la même quiétude juvénile que lorsqu’il était dans sa chambre, à Besançon.
Des avant-postes placés dans le bois, des sentinelles placées sur les flancs, et qu’on relevait de demi-heure en demi-heure, veillaient à la sûreté de la petite armée.
Vers quatre heures, on fut réveillé par un coup de feu tiré par une des sentinelles ; en un instant, tout le monde fut debout.
Pichegru jeta un regard du côté de Charles ; Charles avait couru à son cheval, avait tiré les pistolets des fontes et se tenait bravement à la droite du général, debout et un pistolet à chaque main.
Le général envoya une vingtaine d’hommes du côté où le coup de fusil avait été tiré ; la sentinelle ne s’étant pas repliée, il était probable qu’elle était tuée.
Mais, en approchant au pas de course du poste où elle était placée, les vingt hommes entendirent les cris de la sentinelle qui les appelait à son aide ; ils doublèrent le pas et virent, à leur approche, non pas des hommes, mais des animaux qui s’enfuyaient.
La sentinelle avait été attaquée par une bande de cinq ou six loups affamés qui avaient commencé par l’inquiéter en tournant autour d’elle, et qui, voyant son immobilité, s’étaient enhardis de plus en plus. Pour ne point être surpris par-derrière, le factionnaire s’était appuyé à un arbre, et, là, s’était défendu quelque temps en silence en dardant des coups de baïonnette ; mais, un loup ayant saisi la baïonnette avec ses dents, le soldat avait lâché le coup et lui avait brisé la tête.
Les loups, effrayés par la détonation, s’étaient d’abord éloignés ; mais, pressés par la faim, ils étaient revenus autant peut-être pour manger leur camarade que pour attaquer la sentinelle. Leur mouvement de retour avait été si rapide, que le soldat n’avait pas eu le temps de recharger son fusil. Il se défendait donc comme il pouvait et avait déjà été atteint de deux ou trois morsures, lorsque ses camarades arrivèrent à son secours et firent fuir cet ennemi inattendu.
Le sous-lieutenant qui commandait les vingt hommes laissa un poste de quatre hommes à la place de la sentinelle et revint au camp, ramenant comme trophée deux loups, un tué par la balle, l’autre d’un coup de baïonnette. Leurs peaux, admirablement fourrées à cause du grand froid, étaient destinées à faire des tapis de pied au général.
On conduisit le soldat à Pichegru, qui le reçut avec un visage sévère, croyant que le coup de fusil était parti par maladresse ; mais son front se rembrunit bien davantage lorsqu’il apprit que c’était en se défendant contre des loups que le soldat avait fait feu.
– Sais-tu, lui dit-il, que je devrais te faire fusiller pour avoir fait feu sur autre chose que l’ennemi ?
– Que devais-je donc faire, général ? lui demanda le pauvre diable, si naïvement que le général ne put s’empêcher de sourire.
– Tu devais te laisser manger jusqu’au dernier morceau par les loups, plutôt que de tirer un coup de fusil qui pût donner l’éveil à l’ennemi, et qui, en tout cas, a donné l’alerte à l’armée.
– J’y ai bien pensé, mon général, et vous voyez qu’ils avaient commencé, les gredins ! (Il montra sa joue et son bras ensanglantés.) Mais je me suis dit : « Faraud (c’est mon nom, général), si l’on t’a placé là, c’est de peur que l’ennemi n’y passe, et qu’on a compté sur toi pour l’empêcher de passer. »
– Eh bien ? demanda Pichegru.
– Eh bien ! moi mangé, général, rien n’empêchait plus l’ennemi de passer ; c’est ce qui m’a déterminé à faire feu ; la question de sûreté personnelle n’est venue qu’après, parole d’honneur.
– Mais ce coup de feu, malheureux, il a pu être entendu des avant-postes ennemis !
– Ne vous inquiétez pas de cela, mon général : ils l’auront pris pour un coup de fusil de braconnier !
– Tu es Parisien ?
– Oui, mais je fais partie du premier bataillon de l’Indre ; je me suis engagé volontairement à son passage à Paris.
– Eh bien ! Faraud, si j’ai un conseil à te donner, c’est de ne te représenter à moi qu’avec les galons de caporal, pour me faire oublier la faute de discipline que tu viens de commettre.
– Et que faut-il faire pour cela, mon général ?
– Il faut amener demain, ou plutôt aujourd’hui, à ton capitaine deux prisonniers prussiens.
– Soldats ou officiers, mon général ?
– Mieux vaudrait des officiers ; mais on se contentera de deux soldats.
– On fera son possible, mon général.
– Qui a de l’eau-de-vie ? demanda Pichegru.
– Moi, dit Doumerc.
– Eh bien ! donne un coup à boire à ce poltron, qui nous promet deux prisonniers pour demain.
– Et si j’allais n’en faire qu’un, mon général ?
– Tu ne serais caporal qu’à moitié, et tu ne porterais qu’un galon.
– Non, ça me ferait loucher ! Demain soir, mon général, j’aurai les deux, ou vous pourrez dire : « Faraud est mort ! » À votre santé, mon général !
– Général, dit Charles à Pichegru, c’est avec ces mots-là que César a fait faire à ses Gaulois le tour du monde !
L’armée était éveillée et demandait à marcher ; il était près de cinq heures du matin ; le général donna l’ordre du départ, en faisant dire aux soldats que l’on déjeunerait à Dawendorf et qu’on aurait double ration d’eau-de-vie.
Les éclaireurs furent jetés en avant et enlevèrent en passant les sentinelles ; puis on déboucha du bois sur trois colonnes, dont l’une s’empara en passant de Kaltenhausen, tandis que les deux autres, à droite et à gauche du village, traînant après elles leur artillerie légère, se répandirent dans la plaine et marchèrent droit sur Dawendorf.
L’ennemi avait été surpris dans Kaltenhausen, aussi son extrême avant-poste avait-il fait peu de résistance ; cependant, les quelques coups de fusil tirés avaient donné l’éveil à ceux de Dawendorf, que l’on vit de loin sortir et se ranger en bataille.
Une colline s’élevait à une demi-portée de canon du village ; le général mit son cheval au galop, et, suivi de son état-major, gagna le sommet du monticule, d’où il pouvait embrasser le combat dans tous ses détails.
En partant, il donna l’ordre au colonel Macdonald de prendre le commandement du premier bataillon de l’Indre, qui faisait tête de colonne, et de dégager l’ennemi de Dawendorf.
Il garda près de lui le 8e chasseurs pour se lancer au besoin sur l’ennemi, puis à ses pieds il fit établir une batterie de six pièces de huit.
Le bataillon de l’Indre, suivi du reste de l’armée, stratégiquement espacé, marcha droit à l’ennemi. Des retranchements avaient été élevés en avant du village. Lorsque les républicains n’en furent plus qu’à deux cents pas, Pichegru fit un signe, et ses artilleurs couvrirent les ouvrages avancés de l’ennemi d’une pluie de mitraille. Les Prussiens, de leur côté, répondirent par un feu bien nourri qui coucha par terre une cinquantaine d’hommes. Mais le brave bataillon qui formait la colonne d’attaque prit le pas de course et, précédé de tambours battant la charge, aborda l’ennemi à la baïonnette.
Déjà troublé par la mitraille que faisait pleuvoir sur lui le général, il abandonna les retranchements extérieurs, et l’on vit nos soldats entrer presque pêle-mêle avec les Prussiens dans le village. Mais en même temps, de chaque côté de ce même village, on vit paraître deux troupes considérables : c’était la cavalerie et l’infanterie des émigrés, commandées, la cavalerie par le prince de Condé, et l’infanterie par le duc de Bourbon. Ces deux troupes menaçaient de prendre en flanc le petit corps d’armée, rangé en bataille derrière le bataillon de l’Indre, et dont une partie s’élançait déjà pour le suivre.
Aussitôt Pichegru lança le capitaine Gaume, un de ses aides de camp, pour ordonner au général Michaud, qui commandait le centre, de se former en carré et de recevoir la charge du prince de Condé sur ses baïonnettes.
Puis d’un autre côté, appelant Abbatucci, il lui ordonna de se mettre à la tête du 2e régiment de chasseurs et de charger à fond l’infanterie des émigrés quand il jugerait que la mitraille de la batterie aurait mis un désordre suffisant dans ses lignes.
Du haut de la colline, où il se tenait ferme à côté du général, Charles voyait à ses pieds Pichegru et le prince de Condé, c’est-à-dire la République et la Contre-Révolution, jouer à ce terrible jeu d’échecs qu’on appelle la guerre.
Il vit le capitaine Gaume traverser au grand galop l’espace vide qui s’étendait à gauche de la colline occupée par Pichegru, pour aller porter l’ordre du général en chef à l’adjudant général Michaud, qui venait à l’instant même de s’apercevoir que sa gauche était menacée par le prince de Condé, et qui ouvrait la bouche pour donner de son propre chef l’ordre que lui transmettait le capitaine Gaume.
D’un autre côté, c’est-à-dire à droite, il vit le capitaine Abbatucci prendre le commandement du 8e de chasseurs et descendre au trot la pente inclinée, tandis que trois bordées d’artillerie lâchées l’une sur l’autre fouillant la masse d’infanterie qui s’apprêtait à nous attaquer.
Il y eut un mouvement d’hésitation dans l’infanterie émigrée ; Abbatucci en profita. Il ordonna de mettre les sabres hors du fourreau, et, à l’instant même, six cents lames étincelèrent aux premiers rayons du soleil levant.
Le duc de Bourbon ordonna à ses hommes de se former en carré ; mais le désordre était trop grand, ou l’ordre avait été donné trop tard. La charge arrivait comme une trombe, et l’on vit tout à coup cavaliers et fantassins, mêlés, combattre corps à corps, tandis qu’au contraire, du côté opposé, l’adjudant général Michaud commandait le feu quand la cavalerie émigrée n’était plus qu’à vingt-cinq pas.
Il est impossible de rendre l’effet que produisit cette décharge faite à bout portant ; plus de cent cavaliers et autant de chevaux s’abattirent ; quelques-uns, emportés par leur course, vinrent rouler jusqu’au premier rang du carré.
Le prince alla reformer sa cavalerie hors de la portée de la fusillade.
Au même instant, on vit reparaître, battant en retraite lentement, et cependant battant en retraite, le bataillon de l’Indre. Accueilli dans l’intérieur du village par une fusillade partie de toutes les fenêtres des maisons, et par le feu de deux pièces de canon en batterie sur la place, il avait été obligé de rétrograder.
Le général envoya son quatrième aide de camp Chaumette s’informer, au triple galop, de ce qui se passait, en ordonnant à Macdonald de s’arrêter et de tenir où il était.
Chaumette traversa le champ de bataille sous le double feu des républicains et de l’ennemi, et vint, à cent pas des retranchements, accomplir la mission dont l’avait chargé le général en chef.
Macdonald répondit que non seulement il ne bougerait pas d’où il était, mais qu’aussitôt que ses hommes allaient avoir repris haleine, il ferait une nouvelle tentative pour s’emparer de Dawendorf. Seulement, il eût désiré que, pour faciliter cette rude tâche, on opérât sur le village une diversion quelconque.
Chaumette revint près du général ; il était si près du champ de bataille, qu’il fallait à peine quelques minutes pour porter ses ordres et les rapporter.
– Prends vingt-cinq chasseurs et quatre trompettes à Abbatucci, lui dit Pichegru, tourne le village avec tes vingt-cinq hommes, entre dans la rue opposée par laquelle chargera Doumerc, fais sonner tes trompettes de toute leur force, pendant que Macdonald chargera ; ils se croiront pris entre deux feux et se rendront.
Chaumette redescendit la pente de la colline, pénétra jusqu’à Abbatucci, échangea deux mots avec lui, prit vingt-cinq hommes, en envoya un vingt-sixième donner l’ordre à Macdonald de charger, en le prévenant qu’il allait attaquer l’ennemi par-derrière. Au même instant, Macdonald leva son sabre, les tambours battirent la charge, et, au milieu d’une fusillade terrible, il rentra tête baissée dans la place.
Presque en même temps, on entendit les trompettes de Chaumette qui retentissaient à l’autre bout du village.
En ce moment la mêlée était générale ; le prince de Condé revenait sur Michaud et son bataillon carré ; l’infanterie émigrée battait en retraite devant le 8e de chasseurs et Abbatucci ; enfin Pichegru lançait la moitié de sa réserve, quatre ou cinq cents hommes à peu près, à la suite du bataillon de l’Indre, et, pour le soutenir, gardait les quatre ou cinq cents autres sous sa main en cas d’événement inattendu ; mais, en battant en retraite, l’infanterie des émigrés envoyait une dernière décharge non plus sur Abbatucci et ses chasseurs, mais sur le groupe de la colline, dans lequel il était facile de reconnaître le général à son panache et à ses épaulettes d’or.
Deux hommes tombèrent ; le cheval du général, frappé au poitrail, fit un bond. Charles poussa un soupir et se laissa aller sur la croupe de son cheval.
– Ah ! pauvre enfant, s’écria Pichegru. – Larrey ! Larrey !
Un jeune chirurgien de vingt-six à vingt-sept ans s’approcha. On soutint l’enfant sur son cheval, et, comme en tombant il avait porté la main à sa poitrine, on ouvrit la veste. L’étonnement du général fut grand quand, entre le gilet et la chemise, on trouva un bonnet de police.
On secoua le bonnet de police, une balle en tomba.
– Il est inutile de chercher plus loin, dit le chirurgien, la chemise est intacte, et il n’y a pas de sang. L’enfant est faible, la violence du coup a déterminé l’évanouissement. Voilà, par ma foi, un bonnet de police qui n’eût servi à rien s’il eût été à sa place, et qui sur la poitrine lui a sauvé la vie ; donnez-lui une goutte d’eau-de-vie, cela cessera.
– C’est étrange, dit Pichegru, c’est un bonnet de police de chasseur de l’armée de Condé.
En ce moment, Charles, à qui l’on avait appuyé une gourde sur la bouche, revenait à lui, et son premier mouvement en revenant à lui fut de chercher son bonnet de police. Il ouvrait la bouche pour le réclamer lorsqu’il l’aperçut aux mains du général.
– Ah ! général, dit-il, pardonnez-moi !
– Sapristi ! tu as raison, car tu nous as fait une belle peur.
– Oh ! pas de ceci, dit Charles en souriant et en montrant d’un mouvement de tête le bonnet de police qui était entre ses mains.
– En effet, dit Pichegru, vous m’expliquerez cela.
Charles s’approcha du général et, à voix basse :
– C’est celui de ce comte de Sainte-Hermine, lui dit-il, du jeune émigré que j’ai vu fusiller, et qui, au moment de mourir, me l’a donné pour le remettre à sa famille.
– Mais, dit Pichegru en le tâtant, il y a une lettre dans ce bonnet.
– Oui, général, pour son frère ; le pauvre garçon craignait qu’en la confiant à un étranger, elle n’arrivât pas à sa famille.
– Tandis qu’au contraire, en la confiant à un compatriote franc-comtois, il n’y avait rien à craindre, n’est-ce pas ?
– Ai-je eu tort, mon général ?
– On n’a jamais tort quand on remplit le vœu d’un mourant, et surtout quand ce vœu est honorable. Je dirai plus, c’est un devoir sacré qu’il faut accomplir le plus tôt possible.
– Mais comme cela, je ne retourne point à Besançon.
– En cherchant bien, peut-être trouverai-je un moyen de t’y envoyer.
– Ce n’est point parce que vous êtes mécontent de moi, n’est-ce pas, général, que vous m’enverrez à Besançon ? dit l’enfant les larmes aux yeux.
– Non, c’est une mission que je te donnerai et qui prouvera à nos compatriotes que le Jura a un enfant de plus au service de la République. Maintenant, embrasse-moi et voyons ce qui se passe là-bas.
Au bout de quelques instants, Charles, oubliant son propre accident, les yeux ramenés sur le champ de bataille et sur la ville, haletant sous l’intérêt d’un pareil spectacle, toucha le général du bras, en lui montrant avec une exclamation d’étonnement des hommes courant sur les toits, sautant par les fenêtres et enjambant les murs des jardins pour gagner la plaine.
– Bon ! dit Pichegru, nous sommes maîtres de la ville, et la journée est à nous.
Puis à Lieber, le seul qui restât près de lui de tous ses officiers :
– Mets-toi à la tête de la réserve, dit-il, et empêche ces gens-là de se rallier.
Lieber se mit à la tête des quatre ou cinq cents hommes d’infanterie qui restaient, et descendit vers le village au pas de course.
– Quant à nous, continua Pichegru, avec son calme ordinaire, allons voir dans la ville ce qui s’y passe.
Et, accompagné seulement des vingt-cinq ou trente hommes de cavalerie qui restaient de l’arrière-garde du 8e de chasseurs, du général Boursier et de Charles, il prit au grand trot le chemin de Dawendorf.
Charles jeta un dernier regard sur la plaine : l’ennemi fuyait de tous côtés.
C’était la première fois qu’il voyait un combat ; il lui restait à voir un champ de bataille.
Il avait vu le côté poétique, le mouvement, le feu, la fumée ; mais, d’où il était, la distance lui avait caché les détails.
Il allait voir le côté hideux, l’agonie, l’immobilité, la mort ; il allait entrer enfin dans la sanglante réalité.
Pendant les cinq ou six cents pas que la petite troupe avait encore à faire, la plaine était complètement démasquée.
Seulement, dans ce même espace, restaient les blessés, les mourants et les morts.
À peine si le combat avait duré une heure et demie, et plus de quinze cents hommes, amis ou ennemis, jonchaient le champ de bataille.
Charles approchait de la ligne tracée par les morts, avec une certaine appréhension ; au premier cadavre que son cheval rencontra, il renâcla et fit un écart qui faillit désarçonner l’enfant ; le cheval de Pichegru, plus fermement mené, ou plus habitué peut-être à ce genre d’obstacle, sautait par-dessus ; mais il vint un moment où force fut au cheval de Charles d’imiter celui de Pichegru, et de passer par-dessus les morts.
Mais bientôt ce ne furent plus les cadavres qui impressionnèrent le plus vivement Charles ; ce furent les mourants, qui, avec un effort suprême, essayaient, les uns de s’écarter de la ligne suivie par les chevaux du général et de son escorte, tandis que d’autres, horriblement mutilés, murmuraient en râlant :
– Camarade, par pitié, achevez-moi, achevez-moi !
D’autres enfin, c’étaient les moins blessés, se soulevaient et, avec un reste de fierté, saluaient Pichegru et, agitant leur chapeau, criaient :
– Vive la République !
– Est-ce la première fois que tu vois un champ de bataille ? demanda Pichegru.
– Non, général, répondit l’enfant.
– Et où l’as-tu donc vu ?
– Dans Tacite : celui de Teutberg avec Germanicus et Cécina.
– Ah ! oui, dit Pichegru, je me rappelle : c’est avant d’arriver à la forêt que Germanicus retrouve l’aigle de la 19e légion perdue avec Varus.
– Et vous rappelez-vous encore, général, ce passage que je comprends parfaitement à cette heure ? « Toute l’armée fut saisie de pitié en songeant aux parents, aux amis, aux hasards de la guerre, à la destinée des hommes. »
– Oui, reprit Pichegru. « C’étaient, dit Tacite, au milieu de la clairière immense, des ossements blanchissants, épars là où l’on avait fui, amoncelés là où l’on avait combattu ! » Oh ! s’écria Pichegru, je voudrais me souvenir du texte latin qu’aucune traduction ne peut rendre ; attends ; Medio…
– Je me le rappelle, général, dit Charles : Medio campi albentia ossa ut fugerant, ut resisterant.
– Bravo ! Charles, dit Pichegru ; ton père m’a fait un véritable cadeau en t’envoyant à moi.
– Général, dit Charles, est-ce que vous n’allez pas donner des ordres pour que l’on porte du secours à ces malheureux blessés ?
– Et ne vois-tu pas les chirurgiens qui vont des uns aux autres avec ordre de ne faire aucune différence entre les Prussiens et les Français ? Au moins, nous avons gagné cela à dix-huit cents ans de civilisation, qu’on n’égorge plus, comme aux temps d’Arnin et de Marbod, les prisonniers sur les autels de Teutatès.
– Et, continua Charles, que les généraux vaincus ne sont point forcés, comme Varus, de se frapper eux-mêmes, infelice dextra.
– Trouves-tu, dit Pichegru en riant, que cela vaille beaucoup mieux pour eux d’être envoyés au Comité révolutionnaire comme le pauvre Eisemberg, dont j’ai toujours la tête devant les yeux et les paroles dans l’esprit ?
Tout en parlant ainsi, on était entré dans la ville.
Là, peut-être, le spectacle était plus terrible encore, étant resserré ; on avait combattu de maison en maison ; avant de fuir par les toits et par les fenêtres, les Prussiens et un bataillon d’émigrés surtout, restés dans la ville, avaient fait une défense désespérée ; quand les cartouches avaient manqué, on avait fait arme de tout, et l’on avait jeté, par les fenêtres du premier et du second étage, sur les assaillants, les armoires, les commodes, les canapés, chaises et jusqu’aux marbres des cheminées ; quelques-unes de ces maisons brûlaient, et, comme il n’y avait plus rien à brûler dedans, les propriétaires ruinés, jugeant inutile d’éteindre le feu, les regardaient brûler.
Pichegru donna des ordres pour que le feu fût éteint partout où il pouvait l’être ; puis il s’achemina vers la mairie, où d’habitude, en campagne, il prenait son logement.
Là, il reçut les rapports.
D’abord, en entrant dans la cour de la mairie, il aperçut un caisson soigneusement gardé ; ce caisson portait l’écusson bleu aux trois fleurs de lis de France, et il avait été pris au logement de M. le prince de Condé.
L’ayant jugé d’importance, on l’avait conduit à la mairie, où, comme nous l’avons dit, devait loger le général.
– C’est bien, dit Pichegru, le fourgon sera ouvert devant l’état-major.
Il descendit de cheval, monta l’escalier et s’établit dans la grande salle des délibérations.
Les officiers qui avaient pris part au combat arrivaient chacun à son tour.
Ce fut d’abord le capitaine Gaume ; désirant prendre part au combat, il était entré dans le carré formé par le général Michaud, et là, après trois charges aussi vigoureuses qu’inutiles, il avait vu le prince de Condé se retirer par un grand détour du côté de Haguenau, après avoir laissé deux cents hommes environ sur le champ de bataille.
Le général Michaud veillait à la rentrée et au casernement de ses soldats, et donnait des ordres pour que des rations de pain fussent confectionnées à Dawendorf et apportées des villages voisins.
Puis Chaumette ; il avait, selon l’ordre du général, pris les vingt-cinq chasseurs et les quatre trompettes, et était entré par l’autre extrémité du village, sonnant la charge, comme s’il eût été à la tête de six cents hommes. La ruse avait réussi. Les Prussiens et le petit corps d’émigrés qui défendaient la ville s’étaient crus attaqués en tête et en queue, et il en était résulté cette fuite par les toits et par les fenêtres qu’avait vue Charles, et qu’il avait fait remarquer au général.
Puis Abbatucci, blessé à la joue d’un coup de sabre et l’épaule démise. Le général avait pu voir avec quel merveilleux courage il avait chargé à la tête de ses chasseurs ; mais, arrivé au centre des Prussiens, là le combat s’était engagé corps à corps, et les détails s’étaient confondus.
Le cheval d’Abbatucci avait été tué d’une balle dans la tête et s’était abattu. Pris sous lui, Abbatucci avait eu l’épaule démise et avait été blessé d’un coup de sabre. Un instant, il s’était cru perdu, mais un gros de chasseurs l’avait dégagé. Seulement, démonté au milieu de cette effroyable mêlée, il courait les plus grands dangers, lorsque ce même chasseur Falou, que les jeunes gens avaient interrogé l’avant-veille, à propos d’Eisemberg, lui avait amené un cheval qu’il venait de prendre à un officier tué par lui. On n’a pas le temps de se faire de longs compliments en pareille circonstance ; d’une main Abbatucci s’était mis en selle et de l’autre avait offert sa bourse au chasseur. Celui-ci avait repoussé la main de son officier, et, entraîné par un flot de combattants, Abbatucci lui avait crié :
– Nous nous reverrons !
En conséquence, en entrant à la mairie, il donna l’ordre qu’on cherchât de tous côtés le chasseur Falou.
Le jeune aide de camp avait tué à peu près deux cents hommes à l’ennemi, et pris un drapeau.
Il avait eu huit ou dix hommes hors de combat.
Macdonald attendait qu’Abbatucci eût fait son rapport pour commencer le sien.
À la tête du bataillon de l’Indre, c’était lui qui avait supporté le grand effort de la journée ; accueilli d’abord par le feu des retranchements, il avait, les retranchements franchis, abordé la ville. Là, on sait comment il avait été reçu. Chaque maison s’était enflammée comme un volcan ; malgré la grêle de balles qui décimait ses hommes, il avait continué de marcher en avant ; mais, en débouchant sur la grande rue, deux pièces de canon en batterie les avaient couverts de mitraille à la distance de cinq cents pas.
C’est alors que le bataillon de l’Indre avait battu en retraite et avait reparu en dehors de la ville.
Selon la parole qu’il avait donnée, Macdonald, après avoir fait souffler ses hommes, était rentré au pas de charge, et, animé par les trompettes du 8e de chasseurs qui sonnaient à l’autre extrémité de la ville, il avait pénétré jusqu’à la grande place dans le dessein d’enclouer les pièces ; mais les chasseurs s’en étaient déjà emparés.
Dès lors, le village de Dawendorf fut à nous.
Outre les deux pièces de canon, un caisson aux fleurs de lis de France était, nous l’avons dit, tombé entre nos mains.
On sait que le général, dans la prévoyance qu’il contenait le trésor du prince de Condé, avait donné l’ordre qu’il ne fût ouvert que devant l’état-major.
Lieber arriva le dernier ; secondé des chasseurs d’Abbatucci, il avait poursuivi l’ennemi à plus d’une lieue et lui avait fait trois cents prisonniers.
La journée était bonne : on avait tué à l’ennemi mille hommes, et on lui avait fait cinq ou six cents prisonniers.
Larrey avait remis à Abbatucci son épaule démise.
L’état-major était au complet, on descendit dans la cour et l’on envoya chercher un serrurier.
Il y en avait un sur la place même de la mairie.
Il vint avec ses instruments.
En un instant, le couvercle du fourgon sauta : un de ses compartiments était plein de rouleaux qui simulaient de longues cartouches.
On en brisa une, ces cartouches étaient de l’or.
Chaque rouleau contenait cent guinées ; deux mille cinq cents francs, à l’effigie du roi George. Il y avait trois cent dix rouleaux, sept cent soixante-quinze mille francs.
– Ma foi, dit Pichegru, cela tombe à merveille, nous allons mettre la solde au courant. Vous êtes là, Estève ?
Estève était le payeur de l’armée du Rhin.
– Vous avez entendu ; combien est-il dû à nos hommes ?
– Cinq cent mille francs à peu près ; d’ailleurs, je vous rendrai mes comptes.
– Prends cinq cent mille francs, citoyen Estève, dit en riant Pichegru, car je m’aperçois que la vue seule de l’or me rend mauvais citoyen, et que je te dis « vous » au lieu de « tu », et fais la paie à l’instant même. Tu prendras pour tes bureaux le rez-de-chaussée ; moi, je prends le premier étage.
On compta les cinq cent mille francs au citoyen Estève.
– Maintenant, dit Pichegru, il y a vingt-cinq mille francs à répartir dans le bataillon de l’Indre, qui a le plus souffert.
– C’est à peu près trente-neuf francs par homme, dit le citoyen Estève.
– Tu garderas cinquante mille francs pour les besoins de l’armée.
– Et les deux cent mille francs restants ?…
– Abbatucci les portera à la Convention avec le drapeau que nous avons pris ; il est bon de montrer au monde que les républicains ne se battent point pour de l’or.
» Montons, citoyens, continua Pichegru, et laissons Estève faire sa besogne !
Le valet de chambre de Pichegru, qui avait eu le bon esprit de ne pas changer son titre de valet de chambre contre celui d’officieux, et son nom de Leblanc contre celui de Lerouge, avait, pendant ce temps, dressé la table du déjeuner et l’avait couverte de provisions apportées avec lui, précautions qu’il n’était point inutile de prendre pour les cas assez fréquents où l’on passait, comme ce jour-là, du combat à la table.
Nos jeunes gens, fatigués, altérés, affamés, quelques-uns blessés même, n’étaient point insensibles à l’aspect de ce déjeuner dont ils avaient le plus grand besoin. Mais les hourras de satisfaction éclatèrent lorsqu’ils s’aperçurent qu’au nombre des bouteilles placées sur la table et dont la simplicité de costume dénonçait l’origine démocratique, se trouvaient six bouteilles au collet d’argent, indiquant qu’elles appartenaient aux meilleures maisons de Champagne.
Pichegru lui-même en fit la remarque, et, se tournant vers le valet de chambre :
– Ah ! çà, Leblanc, lui dit-il avec sa familiarité militaire, c’est donc aujourd’hui ma fête ou la tienne ? ou est-ce simplement pour fêter la victoire que nous venons de remporter, que je trouve un pareil luxe de vin sur ma table ? Sais-tu qu’il suffirait d’un rapport au Comité de salut public pour me faire couper le cou !
– Citoyen général, dit le valet de chambre, ce n’est rien de tout cela, quoique au bout du compte votre victoire vaille bien la peine d’être célébrée, et que, le jour où vous avez pris sept cent cinquante mille francs à l’ennemi, vous pourriez bien, sans faire tort au gouvernement, boire pour une vingtaine de francs de vin de Champagne ; non, mettez-vous la conscience en repos, citoyen général, le vin de Champagne que vous boirez aujourd’hui ne coûte rien à vous ni à la République.
– J’espère bien, drôle, dit en riant Pichegru, qu’il n’a pas été volé chez quelque marchand, ni pillé dans quelque cave ?
– Non, général, c’est un don patriotique.
– Un don patriotique ?
– Oui, du citoyen Fenouillot.
– Qu’est-ce que c’est que cela, le citoyen Fenouillot ? Ce n’est pas l’avocat de Besançon ; il y a un Fenouillot, avocat à Besançon, n’est-ce pas, Charles ?
– Oui, répondit le jeune homme, c’est même un grand ami de mon père.
– Il ne s’agit ni de Besançon, ni d’avocat, dit Leblanc, qui, lui aussi, avait son franc-parler avec le général, mais du citoyen Fenouillot, commis voyageur de la maison Fraissinet, de Châlons, lequel, en reconnaissance du service que vous lui avez rendu en le délivrant des mains de l’ennemi, vous envoie, ou plutôt vous offre par mes mains, ces six bouteilles de vin pour que vous les buviez à votre santé et au salut de la République.
– Il était donc ici en même temps que l’ennemi, ton citoyen Fenouillot ?
– Certainement, puisqu’il était prisonnier, lui et ses échantillons.
– Vous entendez, général ? dit Abbatucci.
– Peut-être pourrait-il nous donner des renseignements utiles, dit Doumerc.
– Et où loge-t-il, ton citoyen Fenouillot ? demanda Pichegru à Leblanc.
– Ici, à l’hôtel qui touche à la mairie.
– Mets un couvert de plus… là, bien en face de moi, et va dire au citoyen Fenouillot que je le prie de me faire l’honneur de venir déjeuner avec nous. Mettez-vous à vos places habituelles, messieurs, en l’attendant.
Les officiers se placèrent comme de coutume. Pichegru prit Charles à sa gauche.
Leblanc mit le couvert et sortit pour exécuter l’ordre du général.
Cinq minutes après, Leblanc rentrait ; il avait trouvé le citoyen Fenouillot, la serviette au cou et prêt à se mettre à table ; mais le citoyen Fenouillot avait accepté avec empressement l’invitation dont l’honorait le général.
En conséquence, il suivait le messager qui l’était venu quérir.
Et, en effet, un instant après le retour de Leblanc, on frappa à la manière des francs-maçons.
Leblanc courut à la porte et l’ouvrit.
On vit alors paraître sur le seuil un homme de trente à trente-cinq ans, portant le costume civil de l’époque, sans exagération d’aristocratie ou de sans-culottisme ; c’est-à-dire avec le chapeau pointu à larges bords, la cravate lâche, le gilet à grands revers, l’habit brun à longs pans, la culotte serrée, de couleur claire, et les bottes à retroussis. Il était blond, avait les cheveux bouclés naturellement, les sourcils et les favoris bruns, se perdant sous le col de la cravate, des yeux d’une grande hardiesse, le nez large et les lèvres minces.
Au moment d’entrer dans la salle à manger, le nouveau venu eut comme un moment d’hésitation.
– Mais viens donc, citoyen Fenouillot ! dit Pichegru, à qui ce mouvement, si faible qu’il fût, n’échappa point.
– Ma foi, général, dit celui-ci d’un air dégagé, la chose en vaut si peu la peine, que j’ai hésité à croire que c’était à moi que s’adressait votre gracieuse invitation.
– Comment, la peine ? Savez-vous qu’avec mes cent cinquante francs par jour de solde en assignats, je serais trois jours sans manger si je me passais la fantaisie de faire une pareille débauche ? Asseyez-vous donc là en face de moi, citoyen, c’est votre place.
Les deux officiers qui devaient être les voisins du commis voyageur firent un mouvement pour reculer leurs chaises et lui indiquer la sienne.
Le citoyen Fenouillot s’assit, le général jeta un coup d’œil rapide sur son linge très blanc et sur ses mains très soignées.
– Et vous dites donc que vous étiez prisonnier quand nous sommes entrés à Dawendorf ?
– Prisonnier ou à peu près, général ; je ne savais pas que la route de Haguenau fût au pouvoir de l’ennemi quand je fus arrêté par un parti de Prussiens qui s’apprêtait à vider mes échantillons sur la grande route ; par bonheur, un officier arriva qui me conduisit au général en chef ; je croyais n’avoir pas autre chose à craindre que la perte de mes cent cinquante bouteilles d’échantillons, et j’en étais d’avance consolé, lorsque le mot d’espion commença de circuler ; à ce mot-là, vous comprenez, général, que je commençai de mon côté à dresser l’oreille, et, ne me souciant pas le moins du monde d’être fusillé, je me réclamai du chef des émigrés.
– Du prince de Condé ?
– Je me serais réclamé du diable, vous comprenez bien ; on me conduisit au prince ; je lui montrai mes papiers, je répondis franchement à ses questions ; il goûta mon vin, il vit que ce n’était pas du vin de malhonnête homme et déclara à ses alliés, MM. les Prussiens, qu’en ma qualité de Français, il me retenait comme son prisonnier.
– Et votre prison fut dure ? demanda Abbatucci, tandis que Pichegru regardait son hôte avec une attention qui prouvait qu’il n’était pas loin de partager sur lui l’opinion du général en chef prussien.
– Pas le moins du monde, répondit le citoyen Fenouillot ; le prince et son fils avaient trouvé mon vin bon, et ces messieurs me traitèrent avec une bienveillance presque égale à la vôtre, quoique, je l’avoue, quand hier la nouvelle de la prise de Toulon est arrivée, n’ayant pu, comme bon Français, cacher ma joie, le prince, avec lequel j’avais l’honneur de causer en ce moment, me congédia de fort mauvaise humeur.
– Ah ! ah ! fit Pichegru, Toulon est donc définitivement repris aux Anglais ?
– Oui, général.
– Et quel jour Toulon a-t-il été pris ?
– Le 19.
– Nous sommes aujourd’hui le 21 ; impossible, que diable ! le prince de Condé n’a pas le télégraphe à sa disposition.
– Non, répondit le commis voyageur ; mais il a la poste aux pigeons, et les pigeons font seize lieues à l’heure ; en somme, la nouvelle est arrivée de Strasbourg, pays des pigeons, et j’ai vu aux mains du prince de Condé le petit billet attaché à l’aile de l’oiseau, et qui contenait la nouvelle. Le billet était petit, mais écrit très fin, de sorte qu’il pouvait renfermer quelques détails.
– Et ces détails, les connaissez-vous ?
– Le 19, la ville s’était rendue ; le même jour, une partie de l’armée assiégeante y était entrée ; le même soir par ordre d’un commissaire de la Convention, l’on avait fusillé deux cent treize personnes.
– C’est tout ? il n’est pas question d’un certain Buonaparte ?
– Si fait, on dit que c’est à lui que la prise de la ville est due.
– Toujours mon cousin ! dit Abbatucci en riant.
– Et mon élève, dit Pichegru. Ma foi, tant mieux ! la République a besoin d’hommes de génie pour faire le contrepoids de misérables comme ce Fouché.
– Fouché ?
– N’est-ce point Fouché qui est entré à Lyon à la suite des armées françaises et qui a fait fusiller deux cent treize personnes, le premier jour de son entrée en fonctions ?
– Ah ! oui, à Lyon ; mais, à Toulon, c’est le citoyen Barras.
– Et qu’est-ce que le citoyen Barras ?
– Mais un député du Var qui a pris dans l’Indre, où il a servi, des habitudes de nabab, et qui siège à la Convention avec les montagnards. En tout cas, il paraît que l’on va fusiller toute la population et raser la ville.
– Qu’ils rasent, qu’ils fusillent, dit Pichegru ; plus ils raseront, plus ils fusilleront, plus vite ils arriveront à la fin. Oh ! par ma foi, je préférerais encore notre ancien Bon Dieu à l’Être suprême qui laisse faire de pareilles horreurs !
– Et mon cousin Buonaparte, que dit-on de lui ?
– On dit, reprit le citoyen Fenouillot, que c’est un jeune officier d’artillerie, ami de Robespierre jeune.
– Allons, général, dit Abbatucci, s’il est si bien que cela en cour de jacobin, il fera son chemin et nous protégera.
– À propos de protection, demanda le citoyen Fenouillot, est-ce que c’est vrai, citoyen général, ce que me disait le duc de Bourbon en faisant un grand éloge de vous ?
– Il est bien aimable, M. le duc de Bourbon ! dit en riant Pichegru ; et que vous disait-il ?
– Il me disait que c’était son père, le prince de Condé, qui vous avait donné votre premier grade.
– C’est vrai ! dit Pichegru.
– Comment cela ? demandèrent ensemble trois ou quatre voix.
– Je servais comme simple soldat au corps royal d’artillerie, lorsqu’un jour le prince, qui était présent aux exercices du polygone de Besançon, s’approcha de la pièce qui lui semblait la mieux servie ; mais, dans le moment où le canonnier l’écouvillonnait, le coup partit et lui emporta un bras. Le prince m’attribua cet accident en m’accusant d’avoir mal fermé la lumière avec le pouce. Je le laissai dire ; puis, pour toute réponse, je lui montrai ma main ensanglantée. J’avais le pouce renversé, déchiré, presque détaché de la main. Tenez, continua Pichegru étendant la main, voici la cicatrice… Le prince, en effet, me fit sergent.
Le petit Charles, qui était près du général, lui prit la main comme s’il voulait regarder la blessure, et, d’un mouvement rapide, baisa la cicatrice.
– Eh bien ! que fais-tu donc ? lui demanda Pichegru en retirant vivement sa main.
– Moi ? Rien, dit Charles, je vous admire !
En ce moment, la porte s’ouvrit et le chasseur Falou parut, conduit par deux de ses camarades.
– Pardon, mon capitaine, dit à Abbatucci un des deux soldats qui avaient amené Falou, mais vous avez dit que vous vouliez le voir, n’est-ce pas ?
– Sans doute, que j’ai dit que je voulais le voir !
– Là, est-ce vrai ? dit le soldat.
– Il faut bien que cela soit, puisque le capitaine le dit.
– Imaginez-vous qu’il ne voulait pas venir ; nous l’avons amené de force, quoi !
– Pourquoi ne voulais-tu pas venir ? demanda Abbatucci.
– Eh ! mon capitaine, parce que je me doutais que c’était encore pour me dire des bêtises !
– Comment, pour te dire des bêtises ?
– Tenez, dit le chasseur, je vous en fais juge, mon général.
– J’écoute, Falou.
– Tiens ! vous savez mon nom !
Puis, se tournant vers ses deux camarades :
– Eh ! le général qui sait mon nom !
– Je t’ai dit que j’écoutais ; voyons, reprit le général.
– Eh bien ! mon général, voilà ce que c’est : nous chargions, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Mon cheval fait un écart pour ne pas piétiner sur un blessé ; c’est intelligent comme tout, ces animaux-là, vous savez.
– Oui, je sais.
– Le mien surtout… Je me trouve en face d’un émigré ; ah ! un beau garçon, tout jeune, vingt-deux ans au plus ; il me porte un coup de tête, je pare prime…
– Certainement !
– Et je riposte par un coup de pointe ; pas autre chose à faire, n’est-ce pas ?
– Pas autre chose.
– Faut pas être prévôt pour le savoir ; il tombe, le ci-devant ; il avait avalé plus de six pouces de lame.
– En effet, c’était plus qu’il n’en fallait.
– Dame, mon général, dit Falou en riant d’avance de la plaisanterie qu’il allait faire, on n’est pas toujours le maître de donner la mesure juste.
– Je ne te fais pas de reproches, Falou.
– Il tombe donc ; je vois un cheval magnifique qui n’avait plus de maître ; je l’empoigne par la bride ; en même temps, je vois le capitaine qui n’a plus de cheval, je me dis : « Voilà bien l’affaire du capitaine. » Je pique sur lui, il se débattait comme un diable dans un bénitier au milieu de cinq ou six aristocrates ; j’en tue un, j’en blesse un autre. « Allons, capitaine, que je lui crie, le pied à l’étrier. » Une fois le pied à l’étrier, le derrière a été vite en selle, et tout a été dit, quoi !
– Non, tout n’a pas été dit ; car tu ne peux pas me faire cadeau d’un cheval.
– Pourquoi donc que je ne peux pas vous faire cadeau d’un cheval ? Vous êtes trop fier pour rien recevoir de moi ?
– Non, et la preuve, mon brave, c’est que, si tu veux me faire l’honneur de me donner une poignée de main…
– Tout l’honneur sera pour moi, mon capitaine, dit Falou en s’avançant vers Abbatucci.
L’officier et le soldat se serrèrent la main.
– Me voilà payé, dit Falou, et même je devrais vous rendre… mais pas de monnaie, mon capitaine.
– C’est égal, tu as exposé ta vie pour moi, et…
– Exposé ma vie pour vous ? s’écria Falou. Ah ben ! oui je l’ai défendue, voilà tout ; voulez-vous voir comment il y allait, ce ci-devant ? Tenez !
Falou tira son sabre et montra la lame ébréchée dans une profondeur de deux centimètres.
– Pas de main morte, je vous en réponds ; et puis, d’ailleurs, nous sommes gens de revue, vous me rendrez cela à la première occasion, mon capitaine ; mais vous vendre un cheval, moi, Falou ? Jamais !
Et Falou regagnait déjà la porte lorsque le général, à son tour, lui dit :
– Viens ici, mon brave !
Falou se retourna, tressaillit d’émotion et s’approcha du général, la main au colback.
– Tu es Franc-Comtois ? lui demanda Pichegru.
– Un peu, général.
– De quelle partie de la Franche-Comté ?
– De Boussière.
– Tu as encore tes parents ?
– Une vieille mère, ça peut-il s’appeler des parents ?
– Oui… Et que fait ta vieille mère ?
– Dame, pauvre chère femme, elle me file des chemises et me tricote des bas.
– Et de quoi vit-elle ?
– De ce que je lui envoie. Mais, comme la République est en débine, et que j’ai cinq mois de solde arriérés, elle doit mal vivre ; par bonheur, on dit que, grâce au fourgon du prince de Condé, nous allons être mis au courant ; brave prince ! c’est ma mère qui va le bénir !
– Comment ! ta mère va bénir un ennemi de la France ?
– Est-ce qu’elle s’y connaît ! Le Bon Dieu verra bien qu’elle radote.
– Alors tu vas lui envoyer ta solde ?
– Oh ! on gardera bien un petit écu pour boire la goutte.
– Garde tout.
– Et la vieille ?
– Je m’en charge.
– Mon général, dit Falou en secouant la tête, cela n’est pas clair.
– Voyons ton sabre.
Falou déboucla le ceinturon de son sabre et le présenta à Pichegru.
– Oh ! dit Falou, il est dans un triste état !
– C’est-à-dire, fit le général en le tirant du fourreau, qu’il est hors de service ; prends le mien.
Et Pichegru, débouclant son sabre, le lui donna.
– Mais, général, dit le chasseur, que voulez-vous que je fasse de votre sabre ?
– Tu pareras prime avec et tu riposteras par un coup de pointe.
– Je n’oserai jamais m’en servir, de votre sabre.
– Alors, tu te laisseras prendre.
– Moi ! avec ma vie, et encore !
Puis, portant la poignée du sabre à sa bouche, il la baisa.
– C’est bien, quand le sabre d’honneur que j’ai demandé pour toi sera arrivé, tu me rendras celui-là.
– Heu !… dit Falou, si ça vous était égal, mon général, j’aime autant garder le vôtre.
– Eh bien ! garde, animal, et ne fais pas toutes ces façons-là.
– Oh ! les amis ! s’écria Falou en s’élançant hors de la chambre, le général m’a appelé animal ! et m’a donné son sabre ! Vive la République !
– Eh bien ! eh bien ! dit une voix dans le corridor, ce n’est pas une raison pour bousculer les amis, ça : surtout quand ils sont délégués comme ambassadeurs près du général.
– Oh ! oh ! fit Pichegru, que veut dire cela ? Va voir, Charles, et reçois MM. les ambassadeurs.
Charles, enchanté d’avoir un rôle actif dans la pièce qui se jouait, s’élança vers la porte et, rentrant presque aussitôt :
– Général, dit-il, ce sont les délégués du régiment de l’Indre qui viennent au nom de leurs camarades, le caporal Faraud en tête.
– Qu’est-ce que c’est que cela, le caporal Faraud ?
– L’homme aux loups de la nuit dernière.
– Mais, la nuit dernière, il était simple soldat !
– Eh bien ! maintenant, général, il est caporal ; il est vrai qu’il n’a que des galons de papier !
– Des galons de papier ! fit le général en fronçant le sourcil.
– Dame, je ne sais pas, fit Charles.
– Faites entrer les citoyens délégués du bataillon de l’Indre.
Deux soldats entrèrent derrière Faraud, qui marchait le premier, avec des galons de papier aux manches.
– Qu’est-ce à dire ? demanda Pichegru.
– Mon général, dit Faraud portant la main à son shako, ce sont les délégués du bataillon de l’Indre.
– Ah ! oui, dit Pichegru, qui viennent me remercier, au nom du bataillon, de la gratification que je lui ai fait donner.
– Au contraire, général, ils viennent vous refuser !
– Me refuser ! et pourquoi ? demanda Pichegru.
– Dame, mon général ! dit Faraud avec un mouvement de cou qui n’appartenait qu’à lui, ils disent comme cela qu’ils se battent pour la gloire, pour la grandeur de la République, pour le maintien des droits de l’homme, et voilà tout ! Quant à ce qu’ils ont fait, ils disent qu’ils n’ont pas plus fait que leurs camarades, et que, par conséquent, ils ne doivent pas avoir plus qu’eux. Ils ont entendu dire comme cela, continua Faraud avec ce mouvement de cou à l’aide duquel il exprimait toutes les sensations gaies ou tristes qu’il éprouvait, ils ont entendu dire qu’ils n’avaient qu’à passer chez le citoyen Estève, et que leur solde, ce qu’ils ne peuvent pas croire du reste, va être alignée ; si cette nouvelle fabuleuse est vraie, général, elle leur suffit.
– Ainsi, dit Pichegru, ils refusent ?
– Oh ! carrément, dit Faraud.
– Et les morts ? dit Pichegru, refusent-ils aussi ?
– Qui cela ? demanda Faraud.
– Les morts.
– On ne les a pas consultés, mon général.
– Eh bien ! tu diras à ceux qui t’envoient que je ne reprends pas ce que j’ai donné ; la gratification que j’avais accordée aux vivants sera donnée aux pères et mères, frères et sœurs, fils et filles des morts ; avez-vous quelque chose à dire contre cela ?
– Pas la moindre chose, mon général.
– C’est bien heureux ! Et maintenant, viens ici.
– Moi, mon général ? demanda Faraud en se tordant le cou.
– Oui, toi.
– Me voici, mon général.
– Qu’est-ce que c’est que ces sardines-là ? demanda Pichegru.
– Ce sont mes galons de caporal, citoyen.
– Pourquoi en papier ?
– Parce que nous n’en avions pas de laine.
– Et qui t’a fait caporal ?
– Mon capitaine.
– Comment s’appelle-t-il, ton capitaine ?
– René Savary.
– Je le connais, un garçon de dix-neuf à vingt ans.
– Qui tape dur tout de même, allez, mon général.
– Et pourquoi t’a-t-il nommé caporal ?
– Vous le savez bien, dit Faraud avec son geste accoutumé.
– Mais non, je ne le sais pas.
– Vous m’avez dit de faire deux prisonniers.
– Eh bien ?
– Je les ai faits ; deux Prussiens.
– C’est vrai cela ?
– Lisez plutôt sur mon galon.
Et il leva le bras pour mettre en effet à la portée de l’œil de Pichegru son galon sur lequel on pouvait distinguer deux lignes d’écriture.
Il lut :
Le fusilier Faraud, de la deuxième compagnie du bataillon de l’Indre, a fait deux prisonniers prussiens ; en raison de quoi, sauf la ratification du général en chef, je l’ai nommé caporal.
René Savary.
– J’en ai même fait trois, des prisonniers, dit Faraud en se rapprochant du général.
– Eh bien ! où est le troisième ?
– Le troisième, c’était un beau jeune homme, un émigré, un ci-devant ; le général aurait été obligé de le fusiller, ce qui lui aurait fait de la peine, ou de l’épargner, ce qui l’aurait compromis.
– Ah ! et alors ?
– Alors, je l’ai laissé… Je l’ai laissé aller, quoi !
– C’est bien, dit Pichegru, une larme dans les yeux, je te fais sergent.
Le chasseur Falou et le sergent Faraud ne vous ont pas fait oublier, je l’espère, le citoyen Fenouillot, commis voyageur en vins pour la maison Fraissinet, de Châlons, ni les six bouteilles de vin de Champagne que sa reconnaissance avait offertes à Pichegru.
Une de ces six bouteilles restait encore à vider lorsque le général reprit sa place à table.
Le citoyen Fenouillot la déboucha, ou plutôt essaya de la déboucher avec une inhabileté dont sourit le général, qui, la prenant des mains du commis voyageur, se contenta d’en couper les ficelles et, avec le pouce de la main gauche, c’est-à-dire avec celui qui avait conservé toute sa force, il en brisa les fils de fer.
– Allons, citoyen, dit-il, ce dernier verre à la prospérité des armes de la République.
Le commis voyageur leva son verre plus haut qu’aucun des convives.
– Et puisse, dit-il, le général achever glorieusement ce qu’il a si glorieusement commencé !
Tous les officiers se réunirent bruyamment au toast porté par le citoyen Fenouillot.
– Et maintenant, dit Pichegru, comme je suis de l’avis du citoyen qui vient de porter le toast auquel vous vous êtes empressés de vous joindre, nous n’avons pas un instant à perdre. Notre combat d’hier n’est que la préface de deux luttes plus sérieuses ; car il nous faut deux combats encore pour reconquérir les lignes de Wissembourg, perdues par mon prédécesseur ; après-demain, nous attaquerons Frœschwiller ; dans quatre jours, les lignes ; dans cinq, nous serons à Wissembourg, et, dans six, nous aurons débloqué Landau.
Puis s’adressant à Macdonald :
– Mon cher colonel, vous êtes, vous le savez, mon œil droit, lui dit-il ; c’est vous que je charge de visiter tous les postes et de désigner à chaque corps celui qu’il doit occuper. Vous commanderez l’aile gauche, Abbatucci l’aile droite, moi le centre ; veillez à ce que rien ne manque au soldat : pas de superflu, mais nous lui devons aujourd’hui un peu plus que le nécessaire.
Puis, s’adressant aux autres officiers :
– Vous connaissez tous, citoyens, les régiments avec lesquels vous avez l’habitude de combattre ; vous savez ceux sur lesquels vous pouvez compter. Rassemblez leurs officiers à l’ordre, et dites-leur que j’écris aujourd’hui au Comité de salut public qu’après-demain nous coucherons à Frœschwiller, et, dans huit jours, au plus tard, à Landau ; qu’ils songent à une chose, c’est que ma tête répond de ma parole.
Les officiers se levèrent, et chacun se prépara, en rebouclant son sabre et en prenant son chapeau, à aller exécuter les ordres donnés par le général en chef.
– Quant à toi, Charles, continua Pichegru, va dans la chambre qu’on nous a préparée, veille à ce que les trois matelas soient rangés comme d’habitude ; tu trouveras sur une chaise un petit paquet à ton adresse ; tu l’ouvriras, et, si ce qu’il contient te plaît, tu utiliseras son contenu à l’instant même, car le contenu est à toi ; si, à la suite de la contusion que tu as reçue, tu éprouves quelque douleur dans la poitrine, plains-toi à moi, et non au chirurgien-major.
– Merci, général, dit Charles ; mais je n’ai pas besoin d’y mettre d’autre compresse que celle qui a déjà amorti la balle ; quant à la balle elle-même, continua le jeune homme en la tirant de sa poche, je la garde pour la donner à mon père.
– Et tu la rouleras dans le certificat que je t’écrirai ; va, mon enfant, va.
Charles sortit ; Pichegru jeta les yeux sur le citoyen Fenouillot, qui était resté assis à sa place, alla fermer au verrou les deux portes qui donnaient accès dans la salle à manger, et revint s’asseoir en face de son convive, assez étonné des mouvements du général.
– Là ! dit celui-ci ; à nous deux maintenant, citoyen !
– À nous deux, général ! répéta le commis voyageur.
– Jouons cartes sur table.
– Je ne demande pas mieux.
– Vous ne vous nommez pas Fenouillot, vous n’êtes point parent de l’avocat de Besançon, vous n’étiez pas prisonnier du prince de Condé ; vous êtes son agent.
– C’est vrai, général.
– Et vous êtes resté, par son ordre, pour me faire des propositions royalistes, et cela, au risque d’être fusillé.
– C’est encore vrai.
– Mais vous vous êtes dit : « Le général Pichegru est un brave ; il comprendra qu’il y a un certain courage à faire ce que je fais ; il refusera mes propositions, ne me fera peut-être pas fusiller et me renverra au prince avec son refus. »
– C’est toujours vrai ; cependant, j’espère qu’après m’avoir entendu…
– Après vous avoir entendu, il y a un cas où je vous ferai fusiller, je vous en préviens d’avance.
– Lequel ?
– C’est celui où vous oseriez mettre un prix à ma trahison.
– Ou à votre dévouement.
– Ne discutons pas sur les mots, mais sur la chose. Êtes-vous disposé à me répondre sur tous les points ?
– Sur tous les points, oui, général, j’y suis disposé.
– C’est un interrogatoire, je vous en préviens, que je vais vous faire subir.
– Interrogez.
Pichegru tira ses pistolets de sa ceinture et les posa de chaque côté de son assiette.
– Général, dit en riant le faux commis voyageur, je vous préviens que ce ne sont point vos cartes que vous abattez.
– Ayez l’obligeance de poser mes pistolets sur la cheminée, dont vous êtes plus proche que moi, dit Pichegru ; ils me gênaient à ma ceinture.
Et il poussa ses pistolets à portée de la main de son interlocuteur, qui les prit, se leva, alla les porter sur la cheminée et revint s’asseoir.
Pichegru fit, de la tête, un salut que lui rendit l’inconnu.
– Maintenant, dit Pichegru, commençons.
– J’attends.
– Comment vous nommez-vous ?
– Fauche-Borel.
– D’où êtes-vous ?
– De Neuchâtel. Seulement, j’eusse pu m’appeler Fenouillot et être né à Besançon, attendu que ma famille est de la Franche-Comté et ne l’a quittée qu’à la révocation de l’Édit de Nantes.
– Dans ce cas, je vous eusse reconnu pour un compatriote à l’accent.
– Mais pardon, général, à quoi avez-vous vu que je n’étais pas commis voyageur en vins de Champagne ?
– À votre manière de déboucher les bouteilles ; citoyen, une autre fois, choisissez un autre état.
– Lequel ?
– Celui de libraire, par exemple.
– Vous me connaissez donc ?
– J’ai entendu parler de vous.
– Dans quel sens ?
– Comme ennemi acharné de la République et comme auteur de brochures royalistes… Excusez-moi si je crois devoir continuer à vous interroger.
– Continuez, général, je suis à vos ordres.
– Comment êtes-vous devenu agent du prince de Condé ?
– Mon nom avait frappé une première fois M. le régent[3] au bas d’une brochure royaliste de M. d’Antraigues, intitulée Mémoires sur la régence de Louis-Stanislas-Xavier, fils de France, oncle du roi, et régent de France, il le frappa une seconde fois lorsque je fis signer l’acte d’union aux habitants de Neuchâtel.
– En effet, dit Pichegru, je sais qu’à partir de ce moment votre maison devint le rendez-vous des émigrés et le foyer de la Contre-Révolution.
– Le prince de Condé le sut comme vous et m’envoya un certain Montgaillard pour savoir si je voulais m’attacher à lui.
– Vous savez que ce Montgaillard est un intrigant ? dit Pichegru.
– J’en ai peur, répondit Fauche-Borel.
– Il agit pour le prince sous deux noms : sous ceux de Roques et de Pinaud.
– Vous êtes bien informé, général, mais M. de Montgaillard n’a rien à faire avec moi ; nous servons tous deux le même prince, voilà tout.
– Revenons donc à lui, alors. Vous en étiez au moment où il vous envoyait M. de Montgaillard pour savoir si vous vouliez vous attacher à lui.
– C’est cela, il m’annonçait que le prince avait son quartier général à Dawendorf et me recevrait avec plaisir ; je me mis en route à l’instant même ; je gagnai Wissembourg afin de dérouter vos espions et de leur faire croire que j’allais en Bavière. Je descendis alors vers Haguenau, et, de Haguenau, gagnai Dawendorf.
– Depuis combien de jours y êtes-vous ?
– Depuis deux jours.
– Et comment le prince a-t-il abordé la question avec vous ?
– De la façon la plus simple : je lui fus présenté par le chevalier de Contye.
» – M. Fauche-Borel, lui dit mon introducteur.
» Le prince se leva et vint à moi.
» Vous désirez, n’est-ce pas, général, que je vous répète exactement ses paroles ?
– Exactement.
– « Mon cher monsieur Fauche, me dit-il, je vous connais par tous mes compagnons d’armes, qui m’ont dit et redit vingt fois combien vous avez été hospitalier pour eux. J’ai donc désiré vous voir pour vous offrir une mission qui vous sera aussi honorable qu’avantageuse. Depuis longtemps, j’ai reconnu qu’il n’y avait pas à compter sur les étrangers. Remettre notre famille sur le trône de France n’est pas un but, c’est un prétexte ; les ennemis sont les ennemis, ils feront tout dans leurs intérêts, rien dans ceux de la France ; non, c’est par l’intérieur qu’il faut arriver à une restauration, et, continua-t-il, en m’appuyant la main sur le bras, j’ai jeté les yeux sur vous pour porter la parole du roi au général Pichegru. La Convention, en ordonnant la jonction de l’armée du Rhin à celle de la Moselle, le subordonne à Hoche. Il va être furieux : profitez de ce moment pour le déterminer à servir la cause de la monarchie, en lui faisant comprendre que la République n’est qu’une chimère. »
Pichegru avait écouté toute cette tirade avec le plus grand calme, et la fin avec un sourire. Fauche-Borel s’attendait à une réponse quelconque, et il avait ménagé pour la fin cette intervention de Hoche comme général en chef ; mais, on l’a vu, Pichegru n’avait répondu à cette partie du discours de l’ambassadeur que par son plus bienveillant sourire.
– Continuez, dit-il.
Fauche-Borel reprit :
– J’eus beau dire au prince combien je me croyais indigne d’un pareil honneur ; je lui affirmai que je n’avais d’autre ambition que de le servir dans la mesure de mes moyens, c’est-à-dire comme un homme actif et zélé ; le prince secoua la tête et me dit :
» – Monsieur Fauche, vous ou personne.
» Et, me mettant la main sur le cœur :
» – Vous avez là, continua-t-il, et pour ces sortes de missions, de quoi faire le premier diplomate du monde.
» Je n’eusse point été royaliste, j’eusse combattu et trouvé, selon toute probabilité, d’excellentes raisons à mon refus ; mais j’étais royaliste, mon ambition était de servir la cause royale d’une façon quelconque, je cédai.
» Je vous ai dit, citoyen général, comment j’étais venu à Wissembourg, de Wissembourg à Haguenau, et de Haguenau à Dawendorf ; il ne s’agissait pour moi que d’aller de Dawendorf à Auenheim, votre quartier général, lorsque ce matin on signala votre avant-garde.
» – Pichegru nous épargne le chemin, dit le prince, c’est de bon augure.
» Alors, il fut convenu que, si vous étiez battu, j’irais à vous, et vous savez le sort que réserve la Convention à ses généraux battus ; si vous étiez vainqueur, je vous attendais, et, à l’aide de la petite fable que je vous ai débitée, je m’introduisais auprès de vous.
» Vous avez été vainqueur, vous avez découvert la ruse ; je suis à votre merci, général, et n’évoquerai qu’une excuse en ma faveur : ma profonde conviction que j’agis pour le bonheur de la France, et mon immense désir d’épargner le sang.
» J’attends avec confiance ce que décidera de moi votre justice.
Fauche-Borel se leva, salua et se rassit aussi calme, en apparence du moins, que s’il venait de porter un toast au bonheur du pays dans un banquet patriotique.
– Monsieur, répondit Pichegru en se servant de l’ancienne locution abolie en France depuis un an, si vous étiez un espion, je vous ferais fusiller ; si vous étiez un embaucheur ordinaire qui met sa vie pour l’enjeu de sa fortune, je vous enverrais au Tribunal révolutionnaire, qui vous guillotinerait. Vous êtes un homme de confiance qui base son opinion plutôt, je le crois, sur des sympathies que sur des principes, je vous répondrai froidement, sérieusement et vous enverrai porter ma réponse au prince :
» Je suis du peuple ; mais ma naissance n’influe en rien sur mes opinions ; elles sont le résultat non pas de la caste où je suis né, mais des études historiques que j’ai faites.
» Les nations sont de grands corps organisés, soumis aux maladies humaines ; tantôt il y a émaciation, et il faut les traiter par les toniques ; tantôt il y a pléthore, et il faut les traiter par des saignées. Vous me dites que la République est une chimère, je suis de votre avis, pour ce moment-ci du moins ; mais là est votre erreur, monsieur. Nous ne sommes pas en république, nous sommes en révolution. Depuis cent cinquante ans, les rois nous ruinent ; depuis trois cents ans, les grands seigneurs nous oppriment ; depuis neuf siècles, les prêtres nous tiennent en esclavage ; le moment est venu où le fardeau a été plus lourd que n’étaient forts les reins qui devaient le porter, et 89 a proclamé les droits de l’homme, assimilé le clergé aux autres sujets du royaume, et aboli les privilèges quels qu’ils fussent.
» Restait le roi, aux droits duquel on n’avait pas encore touché.
» On lui a dit :
» – Acceptez-vous la France telle que nous venons de la refaire avec ses trois ordres, tiers, clergé, noblesse, se pondérant l’un l’autre ; acceptez-vous la Constitution avec les privilèges qu’elle vous laisse, la liste civile qu’elle vous accorde, les devoirs qu’elle vous impose ? Réfléchissez mûrement. Si vous refusez, dites non, et retirez-vous. Si vous acceptez, dites oui, et jurez.
» Le roi a dit oui et a juré.
» Le lendemain il a quitté Paris, et, dans la conviction où il était, tant ses précautions étaient bien prises, de dépasser la frontière, il a envoyé dire aux représentants de la nation, qui, la veille avaient reçu son serment :
» – J’ai juré contraint et forcé, mon serment a été fait des lèvres et non du cœur ; j’abdique mes devoirs, je reprends mes droits et mes privilèges, et je reviens avec l’ennemi pour vous punir de vous être révoltés.
– Vous oubliez, général, dit Fauche-Borel, que ce que vous appelez l’ennemi, c’est sa famille !
– Eh bien ! dit Pichegru, voilà justement le malheur, mon cher monsieur, c’est que la famille du roi de France soit l’ennemi de la France ; mais, que voulez-vous ! il en est ainsi ; Louis XVI, fils d’une princesse de Saxe et d’un fils de Louis XV, n’a pas même une moitié de sang français dans les veines : il épouse une archiduchesse, et voilà le blason de la royauté, qui est au premier et au troisième de Lorraine, au deuxième d’Autriche et au quatrième seulement de France. Il en résulte, comme vous dites, que, quand le roi Louis XVI se brouille avec son peuple, il en appelle à sa famille ; mais que, comme sa famille est l’ennemi, il en appelle à l’ennemi, et que, comme à sa voix l’ennemi entre en France, le roi commet un crime de lèse-nation, qui est juste l’égal du crime de lèse-royauté, si toutefois il n’est pas plus grand.
» Alors il arrive cette chose terrible, que, tandis que le roi prie pour le succès des armes de sa famille, c’est-à-dire pour la honte des armes de la France, que la reine, voyant les Prussiens à Verdun, compte dans combien de jours les Prussiens seront à Paris ; il arrive cette chose terrible que la France, affolée de haine et de patriotisme, se lève en masse, et, pour ne pas avoir l’ennemi devant elle, Autrichiens et Prussiens, l’ennemi au milieu d’elle, le roi et la reine, l’ennemi derrière elle, les nobles et les aristocrates ; il arrive que la France confond tous ses ennemis les uns avec les autres, canonne les Prussiens à Valmy, fusille les Autrichiens à Jemmapes, poignarde les aristocrates à Paris, et tranche le cou au roi et à la reine sur la place de la Révolution. Moyennant cette convulsion terrible, elle se croit guérie et respire.
» Elle se trompe ; la famille qui faisait la guerre sous prétexte de mettre Louis XVI sur le trône, continue à faire la guerre sous prétexte d’y mettre Louis XVII, mais en réalité pour entrer en France et morceler la France. L’Espagne veut reprendre le Roussillon ; l’Autriche, l’Alsace et la Franche-Comté ; la Prusse, les margraviats d’Anspach et de Bayreuth. Les nobles se séparent en trois classes : les uns combattent sur le Rhin et sur la Loire, les autres conspirent ; guerre extérieure ! guerre civile ! Lutte à l’intérieur, lutte à l’extérieur. De là des milliers d’hommes couchés sur les champs de bataille ; de là des milliers d’hommes massacrés dans les prisons ; de là des milliers d’hommes traînés à la guillotine. Pourquoi ? Parce que le roi, après avoir fait un serment, ne l’a pas tenu, et, au lieu de se jeter dans les bras de son peuple, c’est-à-dire de la France, s’est jeté dans les bras de sa famille, c’est-à-dire de l’ennemi.
– Mais, alors, vous approuvez les massacres de septembre ?
– Je les déplore. Mais que voulez-vous faire contre le peuple ?
– Vous approuvez la mort du roi ?
– Je la trouve terrible. Mais le roi n’avait qu’à tenir son serment.
– Vous approuvez les exécutions politiques ?
– Je les trouve abominables. Mais le roi n’avait qu’à ne point appeler l’ennemi.
– Oh ! vous avez beau dire, général, l’année 93 est une année fatale.
– Pour la royauté, oui ! Pour la France, non !
– Mais laissons de côté la guerre civile, la guerre étrangère, les massacres, les exécutions ; ces milliards d’assignats émis, c’est la banqueroute !
– Je le veux bien.
– Moi aussi, dans ce sens que la royauté aura la gloire d’avoir raffermi le crédit.
– Le crédit se raffermira par la division des propriétés.
– Comment cela ?
– N’avez-vous pas vu que la Convention a décrété « biens nationaux » tous les biens des émigrés et tous les biens des couvents ?
– Oui ; après ?
– N’avez-vous pas vu encore qu’un autre décret de la Convention autorise à acheter les biens nationaux avec des assignats, qui, pour ces sortes d’acquisitions, remontent au pair et ne subissent pas de dépréciation ?
– Sans doute.
– Eh bien ! mon cher monsieur, tout est là ! avec un assignat de mille francs, insuffisant pour acheter un pain de dix livres chez le boulanger, le pauvre achètera un arpent de terre qu’il labourera lui-même, et qui fournira du pain à lui et à sa famille.
– Qui osera acheter des biens volés ?
– Confisqués, ce n’est pas tout à fait la même chose.
– N’importe, nul ne voudra se faire le complice de la Révolution.
– Savez-vous pour combien on en a vendu cette année ?
– Non.
– Pour plus d’un milliard. L’année prochaine on en vendra le double.
– L’année prochaine ! Mais croyez-vous donc que la République puisse durer un an encore ?
– La Révolution…
– Soit ! la Révolution… Mais, Vergniaud l’a dit, la Révolution est comme Saturne, elle mangera tous ses enfants.
– Elle a beaucoup d’enfants, et quelques-uns sont de digestion difficile.
– Mais, enfin, voilà déjà les girondins dévorés !
– Restent les cordeliers.
– Un jour ou l’autre, les jacobins n’en feront qu’une bouchée.
– Alors, resteront les jacobins.
– Bon ! est-ce qu’ils ont des hommes comme Danton, comme Camille Desmoulins, pour être un parti sérieux ?
– Ils ont des hommes comme Robespierre et comme Saint-Just, et c’est le seul parti qui soit dans le vrai.
– Et plus loin qu’eux ?
– Plus loin qu’eux, je n’y vois plus clair, et j’ai bien peur qu’avec eux la Révolution ne soit finie.
– Mais, d’ici là, des flots de sang couleront !
– Les révolutions sont altérées !
– Mais ce sont des tigres, ces hommes-là !
– Ce que je crains, en révolution, ce ne sont pas les tigres, ce sont les renards.
– Et vous consentirez à les servir ?
– Oui, parce qu’eux encore seront les hommes de la France ; ce ne sont pas les Sylla et les Marius qui épuisent les nations, ce sont les Caligula et les Néron qui les énervent.
– Alors, chacun de ces partis que vous avez nommés, selon vous, s’élèvera et succombera tour à tour ?
– Si le génie de la France est logique, cela sera ainsi.
– Expliquez-vous.
– Chaque parti qui se succédera au pouvoir fera de grandes choses, dont la reconnaissance de nos enfants le récompensera, et commettra de grands crimes, dont ses contemporains le puniront, et il arrivera de chacun d’eux ce qui est arrivé des girondins : les girondins ont tué le roi – remarquez bien que je ne dis pas la royauté – et voilà qu’ils viennent d’être tués par les cordeliers ; les cordeliers ont tué les girondins, et, selon toute probabilité, ils seront tués par les jacobins ; enfin les jacobins, cette dernière expression de la Révolution, seront tués à leur tour, par qui ? je vous l’ai dit, je n’en sais rien. Quand ils seront tués, venez me chercher, monsieur Fauche-Borel, car alors nous n’en serons plus au sang.
– Et à quoi en serons-nous ?
– Nous en serons probablement à la honte ! Or je puis servir un gouvernement que je hais, je ne servirai jamais un gouvernement que je méprise ; ma devise est celle de Thraséas : Non sibi deesse (ne pas se manquer à soi-même).
– Et votre réponse ?
– La voici : le moment serait mal choisi pour entreprendre quelque chose contre la Révolution, qui prouve sa force en égorgeant tant à Nantes qu’à Toulon, à Lyon et à Paris, cinq cents personnes par jour. Il faut attendre qu’elle se fatigue.
– Et alors ?
– Alors, continua Pichegru grave et le sourcil froncé, comme il ne faut pas que, fatiguée de l’action, la France s’épuise dans la réaction ; comme je n’ai pas plus de confiance dans la clémence des Bourbons que dans la tempérance des peuples, le jour où je prêterai les mains à la rentrée de l’un ou l’autre membre de cette famille, ce jour-là j’aurai dans ma poche une charte dans le genre de celle de l’Angleterre ou une constitution dans le genre de celle de l’Amérique, charte ou constitution dans laquelle seront garantis les droits du peuple et consignés les devoirs du souverain ; ce sera une condition sine qua non !… Je veux bien être un Monk, mais un Monk du XVIIIe siècle, un Monk de 93 préparant la présidence de Washington, et non la royauté de Charles II.
– Monk avait fait ses conditions, général, dit Fauche-Borel.
– Je me contenterai de faire celles de la France.
– Eh bien ! général, Son Altesse a pris les devants, et, dans le cas où vous vous décideriez, voici un papier écrit de sa main et contenant des offres qui, j’en suis sûr, dépasseront de beaucoup les conditions que vous eussiez imposées.
Pichegru, qui, en sa qualité de Franc-Comtois, était fumeur, avait pendant la fin de sa conversation avec Fauche-Borel bourré sa pipe, et cette opération si importante était terminée lorsque Fauche-Borel lui présenta le papier dans lequel étaient enfermées les offres du prince de Condé.
– Mais, lui dit en riant Pichegru, je croyais vous avoir fait comprendre que, si je me décidais, ce serait dans deux ou trois ans seulement.
– Soit ! mais rien ne vous empêche de prendre toujours, en attendant, connaissance de ce papier, répliqua Fauche-Borel.
– Bon ! dit Pichegru, quand nous en serons là, il sera temps de nous en occuper.
Et, sans avoir jeté un regard dessus, sans l’avoir même déplié, approchant le papier de la flamme du poêle, qui s’y communiqua, il en alluma sa pipe et ne le lâcha que lorsque le feu l’eut entièrement dévoré.
Fauche-Borel, croyant à une distraction, fit d’abord un mouvement pour arrêter le bras de Pichegru.
Mais, ayant reconnu, au contraire, que c’était acte d’homme réfléchi, il le laissa faire en se découvrant malgré lui.
En ce moment, le bruit d’un cheval entrant au galop dans la cour fit tourner la tête aux deux hommes.
C’était Macdonald qui rentrait ; à son cheval couvert de sueur, on pouvait deviner qu’il était porteur d’une nouvelle importante.
Pichegru, qui avait poussé les verrous, alla vivement à la porte et les tira. Il ne voulait pas qu’on le trouvât enfermé avec le faux commis voyageur, dont on pouvait plus tard connaître la vraie mission et le nom réel.
Presque aussitôt, la porte s’ouvrit, et Macdonald parut.
Ses joues, naturellement colorées, étaient plus rouges encore que d’habitude, fouettées qu’elles avaient été par la bise et par une pluie fine.
– Général, dit-il, l’avant-garde de l’armée de la Moselle est à Pfaffenhoffen ; l’armée tout entière la suit, et je ne précède que de quelques secondes le général Hoche et tout son état-major.
– Ah ! dit Pichegru avec une expression de franche satisfaction, vous m’annoncez là une bonne nouvelle, Macdonald ; je disais que, dans huit jours, nous aurions repris les lignes de Wissembourg, je me trompais : avec un général comme Hoche, avec des hommes comme ceux de l’armée de la Moselle, nous les aurons reprises dans quatre.
Il achevait à peine, que tout ce jeune état-major qui accompagnait Hoche s’engouffra pour ainsi dire dans la cour, dont le pavé disparut sous les chevaux, les hommes, les plumets, les écharpes flottantes.
La vieille mairie en trembla jusque dans ses fondations ; on eût dit qu’une marée de vie, de jeunesse, de courage, de patriotisme et d’honneur venait de battre ses murailles.
En un instant tous les cavaliers eurent mis pied à terre et rejeté leurs manteaux.
– Général, dit Fauche-Borel, je crois qu’il est bon que je me retire.
– Non, restez, au contraire, dit Pichegru, vous pourrez dire au prince de Condé que la devise des généraux de la République est bien véritablement Fraternité !
Pichegru se plaça en face de la porte pour recevoir celui que le gouvernement lui envoyait comme général en chef. Un peu en arrière de lui se tenaient, à sa gauche Fauche-Borel, à sa droite le colonel Macdonald.
On entendait le flot des jeunes officiers monter l’escalier avec les rires joyeux de la bonne humeur et de l’insouciance ; mais, au moment où Hoche, qui était à leur tête, ouvrit la marche et où l’on aperçut Pichegru, le silence se fit. Hoche mit le chapeau à la main, et tous, tête nue, entrèrent après lui et se formèrent en cercle dans la chambre.
Puis, alors, s’approchant de Pichegru et le saluant profondément :
– Général, dit-il, la Convention a commis une erreur : elle m’a nommé, moi soldat de vingt-cinq ans, général en chef des deux armées du Rhin et de la Moselle, oubliant que c’était un des plus grands hommes de guerre de notre époque qui commandait celle du Rhin ; cette erreur, je viens la réparer, général, en me mettant sous vos ordres et en vous priant de m’apprendre le rude et difficile métier de la guerre. J’ai l’instinct, vous avez la science ; j’ai vingt-cinq ans, vous en avez trente-trois ; vous êtes Miltiade, je suis à peine Thémistocle ; les lauriers sur lesquels vous êtes couché m’empêchent de dormir, je vous demande une part de votre lit.
Puis, se tournant vers ses officiers, qui se tenaient inclinés et le chapeau à la main :
– Citoyens, leur dit-il, voilà notre général en chef ; au nom du salut de la République et de la gloire de la France, je vous prie et, au besoin, je vous ordonne de lui obéir comme je lui obéirai moi-même.
Pichegru écoutait en souriant, Hoche continua :
– Je ne viens pas vous enlever la gloire de reconquérir les lignes de Wissembourg, œuvre que vous avez si bien commencée hier ; votre plan doit être fait, je l’adopterai ; trop heureux, dans cette œuvre glorieuse, de vous servir d’aide de camp.
Puis, étendant la main vers Pichegru :
– Je jure, dit-il, obéissance, pour toutes les choses de la guerre, à mon aîné, à mon maître, à mon modèle, à l’illustre général Pichegru. À votre tour, citoyens !
Tout l’état-major de Hoche, d’un seul geste, étendit la main ; d’une seule voix, jura.
– Votre main, général ! dit Hoche.
– Dans mes bras, répondit Pichegru.
Hoche se jeta dans les bras de Pichegru, qui le pressa sur son cœur.
Puis, se tournant vers Fauche-Borel, tout en laissant son bras passé au cou de son jeune collègue :
– Dis au prince ce que tu as vu, citoyen, et annonce-lui que nous l’attaquerons demain à sept heures du matin ; on se doit de ces politesses-là entre compatriotes.
Fauche-Borel salua.
– Le dernier de vos compatriotes, citoyen, lui dit-il, est mort avec ce Thraséas dont vous citiez tout à l’heure la devise ; vous êtes des Romains de la vieille Rome.
Et il sortit.
Le même jour, vers quatre heures de l’après-midi, les deux généraux étaient courbés sur une grande carte militaire du département du Bas-Rhin.
À quelques pas d’eux, Charles écrivait, vêtu d’un charmant frac bleu national, à collet et à parements bleu de ciel, et coiffé de la toque rouge des secrétaires d’état-major ; c’était ce qu’il avait trouvé dans le paquet désigné par le général.
Les deux généraux venaient de décider que la journée du lendemain 21 décembre serait employée à décrire, en marchant, la courbe qui sépare Dawendorf des hauteurs de Reichshoffen, de Frœschwiller et de Wœrth, où les Prussiens étaient retranchés ; ces hauteurs prises, les communications avec Wissembourg étaient coupées, et Haguenau, isolé, était contraint de se rendre.
L’armée, au reste, marchera en trois colonnes ; deux seront destinées à attaquer de front ; la troisième filera à travers les bois et, se ralliant au canon, prendra les Prussiens en flanc.
Au fur et à mesure que ces décisions étaient prises, Charles les écrivait, et Pichegru les signait ; puis on appelait les chefs de corps qui se tenaient dans une chambre à côté, et le chef de corps partait pour rejoindre son régiment et se tenir prêt à exécuter l’ordre donné.
Sur ces entrefaites, on vint dire à Hoche que le bataillon d’arrière-garde, n’ayant plus trouvé de place dans le village, se refusait à bivaquer dans les champs et donnait des signes de mutinerie. Hoche s’informa du numéro du bataillon ; on lui répondit que c’était le troisième.
– C’est bien, dit Hoche ; allez dire de ma part au troisième bataillon qu’il n’aura pas l’honneur de combattre à la première rencontre.
Et il se remit tranquillement à donner des ordres.
Un quart d’heure après, quatre soldats du bataillon mutiné venaient, au nom de leurs camarades, solliciter le pardon du général et le supplier de permettre au bataillon rebelle, qui allait camper au lieu désigné, de marcher le premier à l’ennemi.
– Le premier, cela ne se peut pas, dit Pichegru ; j’avais une récompense à accorder au bataillon de l’Indre, il marchera en tête ; le troisième bataillon marchera le second.
Les derniers ordres venaient d’être expédiés lorsqu’on entendit sous la fenêtre du général un joueur d’orgue qui commençait sur son instrument l’air de l’hymne patriotique : Allons, enfants de la patrie !
Hoche ne donna aucune attention à la sérénade qui lui était offerte ; mais Pichegru, au contraire, aux premiers sons de l’instrument mélodieux, prêta l’oreille et alla à la fenêtre, qu’il ouvrit.
Un joueur d’orgue tournait, en effet, avec une prodigieuse persistance, la manivelle de l’espèce de caisse qu’il portait devant lui ; mais, comme la nuit était déjà venue, Pichegru ne put distinguer le visage du musicien.
D’un autre côté, comme la cour était pleine de gens qui allaient et venaient, Pichegru craignit sans doute d’échanger une parole avec lui.
Il se retira donc et referma la fenêtre malgré les points d’orgue réitérés du musicien.
Mais, se tournant vers le jeune secrétaire :
– Charles, dit-il, descends ; approche-toi du joueur d’orgue : dis-lui Spartacus, et, s’il te répond Kosciusko, fais-le monter. S’il ne te répond rien, c’est que je me trompe ; laisse-le où il est.
Charles, sans faire une question, se leva et sortit.
L’orgue continuait de jouer sans relâche la Marseillaise, courant d’un couplet à un autre sans laisser à son instrument le temps de respirer.
Pichegru écoutait avec attention.
Hoche regardait Pichegru en attendant que ce mystère lui fût expliqué.
Tout à coup, au milieu d’une mesure, l’orgue s’arrêta.
Pichegru fit, en souriant, un signe de tête à Hoche.
Un instant après, la porte se rouvrit, et Charles parut, suivi du joueur d’orgue.
Pichegru fut un instant à le regarder, sans lui adresser la parole ; il ne le reconnaissait pas.
Celui que venait d’introduire Charles était un homme d’une taille au-dessous de la moyenne, vêtu du costume de paysan alsacien. Il avait de longs cheveux noirs qui lui tombaient jusque sur les yeux, ombragés en outre par un chapeau à larges bords ; il paraissait avoir de quarante à quarante-cinq ans.
– Mon ami, dit Pichegru s’adressant au musicien, je crois que cet enfant s’est trompé, et ce n’est pas à toi que j’avais affaire.
– Général, il n’y a pas à se tromper à un mot d’ordre échangé, répondit le joueur d’orgue, et, si vous aviez affaire à Stephan Moïnjski, vous l’avez trouvé.
Et, en disant ces mots, il enleva son chapeau, rejeta ses cheveux en arrière et se redressa de toute sa taille ; et, moins les cheveux et la barbe noire, Pichegru reconnut le Polonais qui était venu le trouver à Auenheim.
– Eh bien ! Stephan ? lui demanda Pichegru.
– Eh bien ! général, lui répondit l’espion, je sais à peu près ce que vous désirez savoir.
– C’est bien, déposez votre orgue et venez ici. – Écoutez, Hoche ; ce sont des renseignements sur l’ennemi. – J’ai peur, continua-t-il en revenant à Stephan, que tu n’aies pas eu le temps de les prendre bien complets.
– Pas sur Wœrth, attendu qu’un habitant de la ville se chargera de vous les donner quand nous serons à Frœschwiller ; mais sur Frœschwiller, et Reichshoffen, je puis vous dire tout ce que vous désirez savoir.
– Parlez.
– L’ennemi a abandonné Reichshoffen pour se concentrer sur Frœschwiller et Wœrth ; il sait la jonction des deux armées et a réuni toutes ses forces sur deux points, qu’il compte défendre à toute extrémité ; ces deux points, qui sont très fortifiés par la nature, viennent d’être couverts de nouveaux ouvrages, retranchements, redoutes, bastions ; l’ennemi, tant au pont de Reichshoffen, qu’il compte défendre, que sur les hauteurs de Frœschwiller et de Wœrth, peut avoir vingt-deux mille hommes et une trentaine de canons, dont cinq ont été détachés pour défendre le pont. Maintenant, continua Stephan, comme c’est probablement par Frœschwiller que vous commencerez, voici le plan du terrain occupé par l’ennemi. Ce sont les soldats du prince de Condé qui tiennent la ville ; à ceux-là, je ne leur en veux pas, ce sont des Français. Au reste, une fois maître des hauteurs, général, vous dominez la ville, et la ville par conséquent est à vous. Quant à Wœrth, je ne vous affirme rien encore mais, je vous l’ai dit, j’espère vous la faire prendre sans combat.
Les deux généraux se passèrent le plan l’un à l’autre ; il était fait avec la précision d’un excellent ingénieur.
– Ma foi, mon cher général, dit Hoche, vous êtes heureux d’avoir des espions dont on pourrait faire des officiers du génie.
– Mon cher Hoche, dit Pichegru, le citoyen est Polonais ; il n’espionne pas, il se venge.
Puis, se tournant vers Stephan :
– Merci, lui dit Pichegru, tu m’as tenu parole, et largement ; mais ton œuvre n’est qu’à moitié accomplie. Te charges-tu de nous trouver deux guides qui connaissent les environs de manière à ne pas se tromper par la nuit la plus noire ? Tu marcheras près de l’un et tu lui casseras la tête à la première hésitation de sa part. Je marcherai près de l’autre ; et, comme tu n’as probablement pas de pistolets, en voici.
Et le général présenta à Stephan une paire de pistolets que celui-ci reçut avec une joie mêlée d’orgueil.
– Je trouverai des guides sûrs, dit Stephan avec son laconisme ordinaire ; combien de temps me donnez-vous ?
– Une demi-heure ; trois quarts d’heure au plus.
Le faux musicien rechargea son orgue et s’avança vers la porte ; mais, avant qu’il eût touché le bouton, le Parisien Faraud glissa sa tête gouailleuse par l’ouverture de cette porte.
– Oh ! pardon, mon général ! dit-il ; foi de sergent, je croyais que vous étiez seul ; mais je puis sortir si vous l’exigez et gratter doucement comme on faisait à la porte de l’ancien tyran.
– Non, répondit Pichegru, inutile ; puisque tu es là, tu es le bienvenu.
Puis, se tournant vers le général Hoche :
– Mon cher général, lui dit-il, je vous présente un de mes braves ; il a peur des loups, c’est vrai, mais il n’a pas peur des Prussiens ; il a fait ce matin deux prisonniers, et c’est pour cette prise que je lui ai cousu des galons de sergent sur la manche.
– Peste ! dit Faraud, plus que ça des généraux, ça fait que j’aurai deux témoins au lieu d’un.
– Je te ferai observer, Faraud, dit Pichegru avec ce ton bienveillant qu’il prenait avec le soldat dans ses jours de bonne humeur, que c’est la seconde fois aujourd’hui que j’ai le plaisir de te voir.
– Oui, mon général, dit Faraud, il y a comme cela des jours de bonheur, de même qu’il y en a d’autres de guignon, où l’on ne peut pas voir le feu sans attraper un atout.
– Je présume, dit Pichegru en riant, que tu n’es pas venu me voir pour me faire de la philosophie transcendante.
– Mon général, je viens vous voir pour vous prier d’être mon témoin.
– Ton témoin ! dit Pichegru ; est-ce que tu te bats ?
– Pis que cela, mon général, je me marie !
– Bon ! avec qui ?
– Avec la déesse Raison.
– Tu n’es pas malheureux, coquin ! dit Pichegru ; la plus belle et la plus honnête fille de l’armée. Comment cela s’est-il fait ? Voyons, raconte-nous cela.
– Oh ! c’est bien simple, mon général ; je n’ai pas besoin de vous dire que je suis Parisien, n’est-ce pas ?
– Non, je le sais.
– Eh bien ! la déesse Raison est Parisienne aussi ; nous sommes du même quartier ; je l’aimais, et elle ne m’était pas défavorable, quand voilà que la procession de la patrie en danger passe avec ses drapeaux noirs et ses roulements de tambours ; puis le citoyen Danton qui vient dans nos faubourgs en criant : « Aux armes ! l’ennemi est à quatre jours de marche de Paris. » J’étais garçon menuisier, tout cela me bouleverse ; l’ennemi est à quatre jours de la capitale ! la patrie est en danger ! « Il faut que tu sauves la patrie, Faraud, et que tu repousses l’ennemi ! » Je jette le rabot à tous les diables, j’empoigne le fusil, et je vais m’enrôler au drapeau de la Municipalité. Le même jour, je viens raconter à la déesse Raison que, ses doux yeux m’ayant poussé au désespoir, je me suis fait soldat pour en finir plus vite ; alors, Rose me dit – elle s’appelle Rose… Rose Charleroi – alors, Rose Charleroi, qui était blanchisseuse de fin, me dit :
» – Aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu qu’on va détrôner aussi, à ce qu’il paraît, si ma pauvre mère n’était pas malade, je m’engagerais aussi.
» – Ah ! je lui dis, Rose, les femmes ne s’engagent pas.
» – Si fait, comme vivandière, me répondit-elle.
» – Rose, je lui dis, je t’écrirai tous les quinze jours, afin que tu saches où je suis ; et, si tu t’engages, engage-toi dans mon régiment.
» – Convenu, me répondit Rose.
» Nous nous donnâmes la main, nous nous embrassâmes, et en avant Faraud ! Après Jemmapes, où mon régiment fut écharpé, on nous réunit aux volontaires de l’Indre, et on nous achemina sur le Rhin. Qui est-ce que je vois arriver, il y a six semaines ou deux mois ?… Rose Charleroi ! Sa pauvre mère était morte, elle avait été choisie comme la plus belle et plus honnête fille du quartier pour faire, je ne sais plus dans quelle fête, la déesse Raison ; après quoi, ma foi, elle m’avait tenu parole et n’était descendue de son estrade que pour s’engager. J’apprends la nouvelle de son arrivée, je cours à elle, je veux l’embrasser.
» – Fainéant, me dit-elle, pas même caporal ?
» – Que veux-tu, déesse ! je ne suis pas ambitieux.
» – Eh bien ! je suis ambitieuse, moi, dit-elle ; ainsi donc ne viens pas me trouver que tu ne sois sergent, à moins que ce ne soit pour boire la goutte.
» – Mais enfin, le jour où je serai sergent, seras-tu ma femme ?
» – Sur le drapeau du régiment, je te le jure !
» Elle m’a tenu parole, mon général : dans dix minutes nous nous marions.
– Où cela ?
– Dans la cour, sous vos fenêtres, mon général.
– Et quel est le prêtre qui vous marie ?
– Le tambour du régiment.
– Ah ! vous vous mariez au tambour ?
– Oui, mon général ; Rose veut faire les choses régulièrement.
– À la bonne heure, dit Pichegru en riant, je reconnais là la déesse Raison ; annonce-lui que, puisqu’elle m’a choisi pour son témoin, je la dote.
– Vous la dotez, mon général ?
– Oui, d’un âne, avec deux barils pleins d’eau-de-vie.
– Ah ! mon général, vous êtes la cause que je n’ose plus rien vous demander.
– Dis toujours.
– Il est vrai que ce que j’avais à vous demander, ce n’est plus en mon nom, c’est au nom des camarades… Eh bien ! mon général, il faut, sauf votre permission, que la journée finisse comme elle a commencé, par un bal.
– Alors, dit Hoche, comme second témoin, c’est moi qui paierai le bal.
– Et la mairie fournira le local ! reprit Pichegru ; mais que tout le monde le sache : qu’à deux heures du matin le bal finisse, et qu’à deux heures et demie on se mette en route ; nous avons quatre lieues à faire avant le jour ; vous voilà prévenus ; que ceux qui voudront dormir dorment, que ceux qui voudront danser dansent. Nous assisterons au mariage du haut du balcon ; lorsque tout sera prêt, un roulement de tambour nous donnera le signal !
Riche de toutes ces promesses, Faraud se précipita par les escaliers, et l’on entendit bientôt dans la cour la rumeur qui était la suite de cette apparition.
Les deux généraux, restés seuls, arrêtèrent définitivement le plan de la bataille du lendemain.
Une colonne, qui partirait à l’instant sous les ordres du colonel René Savary, ferait marche forcée, de manière à se trouver vers midi au village de Neschwiller, en arrière de Frœschwiller ; au premier coup de canon qu’elle entendrait, elle marcherait sur Frœschwiller et attaquerait les Prussiens en flanc.
Une seconde colonne, sous les ordres de Macdonald, passera la Zeuzel à Niederbronn. Les deux généraux marcheront avec cette colonne.
La troisième fera une démonstration sur le pont de Reichshoffen et essaiera de le forcer. S’il tient, elle se contentera d’occuper l’ennemi, tandis que les deux autres colonnes le tourneront.
Cette troisième colonne sera commandée par Abbatucci.
À peine ces dispositions étaient-elles prises, qu’un roulement de tambour se fit entendre et annonça au général, ou plutôt aux généraux, que l’on n’attendait plus qu’eux pour la cérémonie nuptiale.
Ils ne se firent point attendre et parurent au balcon.
À leur vue, un immense vivat retentit ; Faraud salua à sa manière, la déesse Raison devint rouge comme une cerise. Tout l’état-major entourait les deux futurs conjoints ; c’était la première fois que cette singulière cérémonie, qui tant de fois se répéta pendant le cours de trois grandes années révolutionnaires, avait lieu à l’armée du Rhin.
– Allons, dit Faraud, à ton poste, Spartacus.
Le tambour, apostrophé par un sergent, monta sur une table devant laquelle vinrent se placer Faraud et sa future.
Spartacus fit entendre un roulement ; puis, d’une voix vigoureuse, de manière qu’aucun des assistants ne perdît un mot de ce qu’il allait dire :
– Écoutez la loi ! – Attendu qu’au bivac il ne se trouve pas toujours un municipal avec du papier timbré et une écharpe pour ouvrir les portes de l’hyménée, moi, Pierre-Antoine Bichonneau, dit Spartacus, tambour-maître du bataillon de l’Indre, je vais procéder à l’union légitime de Pierre-Claude Faraud et de Rose Charleroi, vivandière au 24e régiment.
Spartacus s’interrompit et fit entendre un roulement qu’imitèrent tous les tambours du bataillon de l’Indre et du 24e.
Puis, le roulement terminé :
– Approchez, les conjoints, dit Spartacus.
Les deux époux firent encore un pas vers la table.
– En présence des citoyens généraux Lazare Hoche et Charles Pichegru, assistés du bataillon de l’Indre, du 24e régiment et de tous ceux qui ont pu tenir dans la cour de la mairie, au nom de la République une et indivisible, je vous unis et je vous bénis !
Spartacus exécuta un nouveau roulement, pendant lequel deux sergents du bataillon de l’Indre étendirent au-dessus de la tête des deux époux un tablier de sapeur, destiné à remplacer le poêle ; après quoi, Spartacus reprit :
– Citoyen Pierre-Claude Faraud, tu promets à ta femme protection et amour, n’est-ce pas ?
– Parbleu ! répondit Faraud.
– Citoyenne Rose Charleroi, tu promets à ton mari constance, fidélité et petits verres à discrétion ?
– Oui, répondit Rose Charleroi.
– Au nom de la loi, vous êtes mariés. Le régiment adoptera vos nombreux enfants. Attendez donc, ne vous éloignez pas ! Un dernier roulement !
Un roulement de vingt-cinq tambours se fit entendre, et, à un geste de Spartacus, cessa tout à coup.
– Sans ça, vous n’étiez pas heureux, dit-il.
Les deux généraux applaudirent en riant. Et l’on n’entendit plus que les vivats et les hourras, suivis, au bout d’un instant, du bruit des verres.
À six heures du matin, c’est-à-dire au moment où le soleil disputait à d’épais brouillards le droit d’éclairer le monde, au moment où la première colonne, partie à neuf heures du soir de Dawendorf, arrivait, conduite par Savary, à Jægerthal, où elle prenait cinq ou six heures de repos ; au moment où commençait de gronder le canon du pont de Reichshoffen attaqué par la troisième colonne, conduite par Abbatucci, la seconde colonne, la plus forte des trois, ayant Hoche et Pichegru en tête, traversait le torrent qui passe à Niederbronn et s’emparait du village sans coup férir.
Cette première étape de quatre lieues faite, on donna un instant de repos aux soldats ; on déjeuna, on fit passer la déesse Raison, son âne et ses deux barils d’eau-de-vie dans les rangs ; une barrique y resta au cri de « Vive la République ! » et l’on se remit en marche vers huit heures, pour Frœschwiller, située à trois quarts de lieue à peine. On entendait tonner, sans relâche, le canon de Reichshoffen.
Au bout d’un quart d’heure, le bruit de l’artillerie s’éteignit tout à coup. Le passage était-il forcé, ou Abbatucci avait-il été contraint de reculer ?
Le général appela Doumerc.
– Avez-vous un bon cheval, capitaine ? lui demanda-t-il.
– Excellent.
– Vous pouvez avec lui sauter fossés et barrières ?
– Je puis tout sauter.
– Mettez-le au galop ; pointez dans la direction du pont de Reichshoffen, venez me donner des nouvelles, ou faites-vous tuer.
Doumerc partit ; dix minutes après, de la direction qu’il avait prise, on vit revenir deux cavaliers au galop.
C’étaient Doumerc et Falou.
Aux deux tiers du chemin, le capitaine avait rencontré le digne chasseur envoyé par Abbatucci pour annoncer qu’il avait forcé le pont et qu’il marchait sur Frœschwiller. Falou avait fait prisonnier un officier prussien, et Abbatucci l’avait nommé brigadier.
Abbatucci priait le général de confirmer sa nomination.
Falou repartit brigadier, reportant à Abbatucci l’ordre verbal de marcher sur Frœschwiller, et de menacer la ville, pendant que lui attaquerait les hauteurs, tout en se tenant prêt à lui apporter des secours, si l’on en avait besoin.
Tout cela s’était fait sans que la colonne ralentît sa marche ; on commençait à découvrir les hauteurs de Frœschwiller, et, comme on marchait à travers plaine sans route tracée, Pichegru, craignant que le petit bois ne cachât une embuscade, ordonna à vingt hommes et à un sergent de fouiller le bois.
– Bon ! dit Doumerc, ce n’est pas la peine, mon général, de déranger un peloton tout entier pour si peu.
Et, mettant son cheval au galop, il perça le bois d’outre en outre, le retraversa pour revenir à trois cents pas plus loin, et, s’adressant à Pichegru :
– Il n’y a personne, général, dit-il.
Le bois fut dépassé.
Mais tout à coup, en arrivant au bord d’un ravin, l’avant-garde fut saluée par une vigoureuse fusillade.
Trois ou quatre cents tirailleurs étaient éparpillés dans les sinuosités du ravin et dans des touffes de bois dont le terrain était semé.
Les deux généraux formèrent leur troupe en colonne d’attaque.
Le général ordonna à Charles de rester à l’arrière-garde ; mais celui-ci le pria si instamment de le laisser faire partie de l’état-major, que le général y consentit.
Frœschwiller était situé au pied d’une colline hérissée de redoutes et de canons ; on voyait sur la droite, à trois quarts de lieue à peu près, la colonne d’Abbatucci, qui s’avançait vers la ville, chassant devant elle les troupes qui avaient essayé de défendre le pont.
– Camarades, dit Pichegru, attendrons-nous, pour attaquer les redoutes, nos compagnons, qui ont déjà leur part de victoires et d’honneurs, puisqu’ils ont forcé le pont ? Ou garderons-nous, nous aussi, pour nous seuls, la gloire d’avoir enlevé les redoutes que nous avons devant nous ? Cela sera dur, je vous en préviens.
– En avant, en avant ! cria d’une seule voix le bataillon de l’Indre, qui formait tête de colonne.
– En avant ! crièrent les hommes de Hoche qui, la veille, s’étaient mutinés, et qui, après leur soumission, avaient obtenu l’honneur de marcher les seconds.
– En avant ! cria le général Dubois, qui faisait partie de l’armée de la Moselle, et qui, commandant l’arrière-garde, se trouvait, par le mouvement de conversion qui s’était fait, commander l’avant-garde.
Et, en même temps, tambours et clairons battirent et sonnèrent la charge ; les premiers rangs se mirent à entonner la Marseillaise ; le pas de charge, emboîté par trois ou quatre mille hommes, ébranla la terre, et la trombe humaine prit sa course tête basse et baïonnette en avant.
À peine avait-elle fait cent pas, que la colline s’enflamma comme un volcan ; alors, on vit sur cette masse épaisse s’ouvrir des sillons sanglants comme si une charrue invisible les eût creusés ; mais ces sillons étaient aussitôt refermés qu’ouverts.
La Marseillaise et les cris de « en avant ! » continuèrent, et la distance qui séparait les premières lignes françaises des retranchements commençait à disparaître, lorsqu’un second tonnerre d’artillerie éclata et que les boulets firent dans les rangs de nouvelles déchirures.
Les rangs se refermèrent comme la première fois ; mais, une rage sombre succédant à l’enthousiasme, les chants commencèrent de s’éteindre, la musique continua d’accompagner le peu de voix qui chantaient encore, et le pas de charge devint le pas de course.
Au moment où le premier rang allait atteindre les retranchements, une troisième canonnade éclata ; cette fois, l’artillerie, chargée à mitraille, envoya sur toute la colonne d’attaque un véritable ouragan de feu.
Toute la masse assaillante plia d’avant en arrière sous le vent des biscaïens. Cette fois, la mort ne faucha point par longues lignes ; elle frappa comme une grêle frappe parmi les blés ; les chants s’éteignirent, la musique cessa de jouer, la marée humaine qui montait, non seulement s’arrêta, mais encore fit un pas en arrière.
La musique reprit l’hymne victorieux ; le général Dubois, qui, comme nous l’avons dit, commandait l’attaque, avait eu son cheval tué sous lui, on l’avait cru mort ; il se dégagea de dessous son cheval, se releva, mit son chapeau au bout de son sabre et cria :
– Vive la République !
Ce cri de : « Vive la République ! » fut poussé à la fois par tous les survivants et par les blessés qui avaient encore la force de le faire entendre. Le moment d’hésitation qui s’était fait ressentir cessa, la charge battit de nouveau, les baïonnettes s’abaissèrent, et un hurlement de lions succéda aux chants et aux cris.
Les premiers rangs enveloppaient déjà la redoute, les grenadiers se cramponnaient déjà aux aspérités pour l’escalade, quand trente pièces de canon tonnèrent à la fois d’un seul coup et avec un bruit pareil à celui d’une poudrière qui eût sauté.
Cette fois, le général Dubois tomba pour ne plus se relever ; un boulet l’avait coupé en deux ; tous les premiers rangs disparurent dans un tourbillon de feu comme engloutis dans un abîme.
Cette fois, la colonne non seulement plia, mais recula, et, en un instant, entre la redoute et la première ligne, il se fit, sans que l’on sût comment, un intervalle d’une quarantaine de pas, couvert de morts et de blessés.
Alors on vit une chose héroïque : avant que Pichegru, qui expédiait deux de ses aides de camp à la colonne Abbatucci, pour lui dire de se hâter, eût pu deviner son dessein, Hoche, jetant son chapeau à terre pour être bien reconnu de tous, s’élança les cheveux au vent, le sabre à la main, faisant bondir son cheval par-dessus ces morts et ces mourants, et, se dressant debout sur ses étriers dans cet intervalle vide :
– Soldat ! cria-t-il, à six cents francs la pièce, les canons prussiens !
– Adjugés ! crièrent les soldats d’une seule voix.
La musique, éteinte une seconde fois, reprit avec une nouvelle ardeur, et, au milieu de la canonnade crachant les boulets et la mitraille, de la fusillade éparpillant dans les rangs pressés une grêle de balles dont chacune portait, on vit Hoche, suivi de toute cette foule affolée de haine et de vengeance, qui ne gardait plus ses rangs, aborder la première redoute, s’y accrocher, et s’aidant de son cheval comme d’un tremplin, s’élancer au milieu de l’ennemi.
Pichegru posa la main sur l’épaule de Charles, qui regardait ce terrible spectacle, les yeux fixes, la bouche haletante.
– Charles, lui dit-il, as-tu jamais vu un demi-dieu ?
– Non, mon général, dit l’enfant.
– Eh bien ! dit Pichegru, regarde Hoche ; jamais Achille, fils de Thétis, n’a été plus grand ni plus beau !
Et, en effet, entouré d’ennemis qu’il sabrait, ses longs cheveux flottant au vent de la mort, le front pâle, la lèvre dédaigneuse, Hoche, avec sa belle figure, sa haute taille, offrait l’image la plus complète du héros, tout à la fois donnant la mort et la méprisant.
Comment les soldats montèrent-ils derrière lui ? comment franchirent-ils ces parapets de huit ou dix pieds de haut ? à quelles aspérités s’accrochèrent-ils pour arriver au sommet ? C’est ce qu’il est impossible de raconter, de peindre, de décrire ; mais ce qui arriva, c’est que cinq minutes à peine après que Hoche l’avait abordée, la redoute se trouva pleine de soldats français foulant aux pieds les cadavres de cent cinquante Prussiens.
Alors Hoche bondit sur le parapet, et, comptant les canons de la redoute :
– Quatre canons adjugés pour deux mille quatre cents francs aux premiers rangs de la colonne d’attaque !
Il resta un instant debout, se montrant ainsi à toute l’armée comme un drapeau vivant de la Révolution, exposé à toutes les balles, auxquelles il servait de cible, et dont pas une ne l’atteignit.
Puis, d’une voix formidable :
– Aux autres ! cria-t-il. Vive la République !
Et, au milieu des cris, des chants guerriers, de la vibration des instruments de cuivre, du roulement des tambours, général, officiers, soldats, tous pêle-mêle se ruèrent sur les retranchements.
Au premier coup de canon, les émigrés, qui se tenaient prêts, avaient fait leur sortie ; mais ils avaient rencontré l’avant-garde d’Abbatucci, qui arrivait au pas de course et avec laquelle il fallait compter, de sorte qu’ils n’avaient pu porter secours aux Prussiens, ayant bien assez de se défendre eux-mêmes ; Abbatucci, selon l’ordre de Pichegru, avait même pu détacher quinze cents hommes, que Pichegru vit bientôt arriver à bride abattue, précédés de ses deux aides de camp.
Pichegru se mit à leur tête, et, voyant qu’Abbatucci pouvait parfaitement se défendre avec les quinze cents hommes qui lui restaient, accourut à l’aide du corps principal acharné à la redoute ; ces quinze cents hommes de troupes fraîches, animées par la victoire du matin, bondirent de leur premier élan jusqu’au-delà du second rang de la batterie.
Les canonniers furent tués sur leurs pièces, et les canons, qu’il était impossible de tourner sur les Prussiens, encloués.
Au milieu du feu, les deux généraux se retrouvèrent et tous deux en même temps arrivés à un point de la colline d’où l’on découvrait toute la plaine de Neschwiller, jetèrent un cri de triomphe : une masse noire, épaisse, aux fusils reluisants, aux panaches tricolores, aux drapeaux penchés comme des mâts dans une tempête, arrivait à marche forcée : c’étaient Macdonald et la première colonne, fidèles au rendez-vous qui arrivaient à temps, non pas pour décider la victoire, elle était décidée, mais pour y prendre part.
À cette vue, la déroute se mit parmi les Prussiens : chacun ne s’occupa plus que de fuir ; ils s’élancèrent pardessus les parapets des redoutes, sautèrent du haut en bas des retranchements et se laissèrent rouler plutôt qu’ils ne descendirent sur une pente si rapide, qu’on n’avait pas même songé à la fortifier.
Mais Macdonald, par une manœuvre prompte, avait enveloppé la montagne et reçut les fuyards sur la pointe de ses baïonnettes.
Les émigrés, qui tenaient seuls avec l’acharnement de Français combattant contre des Français, comprirent, en voyant les fuyards, que la journée était perdue.
L’infanterie se mit en retraite à petits pas, protégée par la cavalerie, dont les charges successives et pleines d’audace faisaient l’admiration de ceux qui combattaient contre eux.
Pichegru, sous le prétexte qu’ils devaient être las, envoya à leurs vainqueurs l’ordre de les laisser se retirer, tandis qu’au contraire il faisait poursuivre, par tout ce qu’il y avait de cavalerie, les Prussiens, qui ne se rallièrent qu’au-delà de Wœrth.
Puis, ayant hâte d’arriver au sommet de la colline, afin je de jeter un regard sur le champ de bataille, tous deux prirent leur course, et chacun d’eux l’atteignit par le côté qu’il avait attaqué.
Et là, se jetant dans les bras l’un de l’autre, l’un levant son sabre tout sanglant, l’autre son chapeau troué de deux balles, à travers les flots de fumée qui achevaient de monter au ciel comme d’un volcan refroidi, grandis aux yeux de l’armée par la glorieuse atmosphère qui les enveloppait, ils apparurent, ces deux victorieux, pareils aux statues de deux géants.
À cette vue, un immense cri de « Vive la République ! » retentit de tous les degrés de la montagne et alla, s’abaissant toujours, se perdre et s’éteindre dans la plaine, en se mêlant aux douloureux gémissements des blessés et aux derniers souffles des mourants.
Il était midi, et la victoire était entièrement à nous. Les Prussiens, battus, abandonnaient un champ de bataille couvert de morts et de blessés, vingt-quatre caissons et dix-huit canons.
Les canons furent traînés devant les deux généraux et payés à ceux qui s’en étaient emparés, au prix auquel ils avaient été mis au commencement de l’action, c’est-à-dire à six cents francs.
Le bataillon de l’Indre en avait pris deux.
Les soldats étaient horriblement fatigués, d’abord de leur marche de nuit, ensuite de trois grandes heures de combat.
Les deux généraux ordonnèrent, tandis qu’un bataillon irait prendre possession de la ville de Frœschwiller, de faire halte sur le champ de bataille et d’y déjeuner.
Les clairons sonnèrent, et les tambours battirent la halte ; les fusils furent mis en faisceaux.
Les Français, en un instant, eurent rallumé les feux des Prussiens, qui n’avaient pas eu le temps de s’éteindre : on leur avait distribué, en partant de Dawendorf, pour trois jours de vivres, et, comme ils avaient, la veille, touché leur solde arriérée, chacun avait jugé à propos de joindre à l’ordinaire du gouvernement, soit un saucisson, soit une langue fumée, soit un poulet rôti, soit une tranche de jambon.
Tous avaient leur bidon plein.
S’il en était par hasard de moins bien approvisionnés et qui n’eussent que leur pain sec, ceux-là ouvraient les sacs de leurs camarades morts et y trouvaient abondamment ce qui leur manquait.
Pendant ce temps-là, les chirurgiens et leurs aides parcouraient le champ de bataille, faisaient transporter à Frœschwiller les blessés qui pouvaient supporter le transport et attendre le pansement, tandis qu’ils opéraient les autres sur le lieu du combat.
Les deux généraux, à demi-hauteur de la montagne, s’étaient établis dans la redoute occupée, une heure auparavant, par le général Hodge. En sa qualité de première cantinière de l’armée du Rhin, n’ayant point de rivale dans l’armée de la Moselle, la déesse Raison, devenue la citoyenne Faraud, avait déclaré se charger du repas des deux généraux.
Dans une espèce de casemate, on avait trouvé une table, des chaises, des assiettes, des fourchettes, des couteaux en état parfait de service ; sur une planche à côté de la première, des verres et des serviettes. Quant au reste, on comptait le trouver dans le fourgon du général, mais un boulet égaré avait mis en morceaux le caisson et tout ce qu’il contenait : mauvaise nouvelle que Leblanc, qui n’exposait pas inutilement ses jours, vint annoncer à son maître, au moment où la citoyenne Faraud achevait de placer sur la table les douze assiettes, les douze verres, les douze serviettes, les douze couverts et autour de la table les douze chaises.
Mais toute espèce de nourriture brillait par son absence.
Pichegru s’apprêtait à demander à ses soldats une dîme volontaire de fumaison, quand une voix, qui semblait sortir des entrailles de la terre comme celle du père d’Hamlet, cria :
– Victoire ! victoire !
C’était celle de Faraud, qui venait de découvrir une trappe, de descendre un escalier et de trouver dans un caveau tout un garde-manger au complet.
Dix minutes après, les généraux étaient servis, et les principaux officiers de leur état-major étaient assis à la même table qu’eux.
Rien ne donnera une idée de ces agapes fraternelles, où soldats, officiers, généraux, brisaient ensemble le pain du bivac, véritable pain de l’égalité et de la fraternité. Tous ces hommes qui devaient faire le tour du monde, et qui étaient partis de la Bastille comme les soldats de César du mille d’or, commençaient à sentir en eux cette confiance suprême qui fait la supériorité morale et qui donne la victoire ! Ils ne savaient pas où ils devaient aller, mais ils étaient prêts à aller partout. Ils avaient le monde devant eux, la France derrière, la France, cette terre maternelle entre toutes, la seule qui palpite, qui vive, qui aime ses enfants, qui ait un cœur, et qui tressaille de plaisir sous leurs pieds lorsqu’ils sont triomphants, de tristesse quand ils sont vaincus, de reconnaissance lorsqu’ils meurent pour elle.
Oh ! celui-là qui sait la prendre, cette Cornélie des nations, celui-là qui sait caresser son orgueil, celui-là qui lui met sur la tête une couronne de laurier et à la main le glaive de Charlemagne, de Philippe Auguste, de François Ier ou de Napoléon, celui-là seul sait ce qu’on peut tirer de lait de son sein, de larmes de ses yeux, de sang de son cœur !
Il y avait, dans cette genèse du XIXe siècle, les pieds encore pris dans la boue du XVIIIe, et cependant élevant déjà sa tête dans les nues, il y avait dans ces premiers combats où un seul peuple, au nom de la liberté et du bonheur de tous les peuples, jetait le gant au reste du monde, il y avait quelque chose de grand, d’homérique, de sublime que je me sens impuissant à peindre, et cependant c’est pour le peindre que j’ai entrepris ce livre, et ce n’est pas une des moindres tristesses du poète que de sentir grand, et, haletant, essoufflé, mécontent de lui-même, de rester au-dessous de ce qu’il sent.
À part les cinq cents hommes envoyés pour prendre possession de Frœschwiller, le reste de l’armée, comme nous l’avons dit, était demeuré à bivaquer sur le champ de bataille, joyeux de la victoire, et ayant déjà oublié le prix qu’elle coûtait ; la cavalerie qu’on avait envoyée à la poursuite des Prussiens revenait avec douze cents prisonniers, six pièces d’artillerie, et voici ce qu’elle racontait :
Un peu en arrière de Wœrth, le 2e régiment de carabiniers, le 3e de hussards et le 30e de chasseurs avaient heurté un gros de Prussiens enveloppant un régiment français de la colonne d’Abbatucci, qui, s’étant perdu, avait été donner au milieu de l’ennemi ; attaqué de tous côtés par des forces décuplées, le régiment s’était mis en carré, et là, sur ses quatre faces, les soldats faisaient ce feu de mousqueterie qui avait attiré l’attention de leurs camarades.
Les trois régiments n’hésitèrent pas ; par une charge à fond, ils entamèrent le terrible cercle de fer qui enveloppait leurs compagnons ; ceux-ci, se sentant secourus, se formèrent en colonne et tombèrent la tête basse et la baïonnette en avant sur l’ennemi. Cavalerie et infanterie commencèrent alors leur retraite vers l’armée française ; mais un corps considérable sorti de Wœrth vint se mettre en travers et leur fermer la route, et le combat avait recommencé avec plus d’acharnement que jamais. Les Français se battaient un contre quatre et peut-être allaient-ils succomber quand un régiment de dragons fondit à son tour, le sabre haut, sur toute cette mêlée, s’ouvrit un passage jusqu’à l’infanterie, qu’il dégagea ; elle, à son tour, pouvant recommencer un feu régulier, put opérer un vide autour d’elle. La cavalerie s’élança dans ce vide et l’élargit encore. Tous alors, d’un élan unanime, cavaliers et fantassins, s’élancèrent à la fois, sabrant, pointant, chantant la Marseillaise, gagnant du terrain, se resserrant autour des canons qu’ils ramenaient au bivac, au milieu des cris de « Vive la République ! »
Les deux généraux montèrent à cheval et entrèrent dans la ville pour y régler toutes les conditions de défense nécessaires au cas où les Prussiens voudraient, par un retour offensif, essayer d’y rentrer et pour y visiter les hôpitaux.
Tous les paysans des environs et une centaine d’ouvriers de Frœschwiller avaient été mis en réquisition pour enterrer les morts ; sept ou huit cents travailleurs commencèrent de creuser au bas de la plaine d’immenses fossés de deux mètres de large, de trente mètres de long et de deux mètres de profondeur, où l’on rangea, l’un à côté de l’autre, Prussiens et Français, le matin encore vivants et ennemis, le soir réconciliés par la mort et couchés dans la même tombe.
Quand les deux généraux revinrent de leur visite à la ville, toutes les victimes de cette victorieuse journée dormaient non plus sur, mais sous le champ de bataille, sans y laisser d’autres traces que huit ou dix ondulations de terrain qui venaient, comme les dernières vagues mourantes du reflux, battre le pied de la colline.
La ville était trop petite pour loger toute l’armée ; mais, avec l’intelligence et la rapidité d’exécution des soldats français, un village de paille s’éleva comme par enchantement sur cette plaine que, le matin, sillonnaient les boulets et la mitraille, tandis que le reste de l’armée se logeait dans les retranchements abandonnés par les Prussiens. Dans la grande redoute s’étaient établis les deux généraux ; une même tente les abritait tous les deux.
Vers cinq heures du soir, comme la nuit venait de tomber, et comme ils achevaient de dîner, Pichegru, placé entre Charles, que le spectacle de cette terrible journée, où il avait vu en réalité la guerre de près pour la première fois, avait rendu rêveur, et Doumerc, que ce spectacle avait rendu au contraire plus loquace encore que d’habitude, Pichegru, ayant cru sans doute entendre quelque bruit lointain qui était un signal, posa vivement une de ses mains sur le bras de Doumerc pour le faire taire, et portant un doigt de l’autre main à sa bouche, il fit signe d’écouter.
Le silence s’établit.
Alors, on entendit dans le lointain les premiers sons d’un orgue qui jouait la Marseillaise.
Pichegru sourit et regarda Hoche.
– C’est bien, messieurs, dit-il. Je te rends la parole, Doumerc !
Doumerc reprit son récit.
Deux personnes seulement avaient compris l’interruption de Pichegru et remarqué les sons de l’orgue.
Cinq minutes après, les sons de l’instrument se rapprochant toujours, Pichegru se leva, gagna sans affectation la porte de la tente et s’arrêta sur la plate-forme, près de l’escalier couvert qui y donnait entrée.
Les sons de l’orgue se rapprochaient toujours ; il était évident que le musicien gravissait la colline ; au milieu des feux qui l’étoilaient, il l’aperçut bientôt lui-même se dirigeant droit sur la grande redoute, mais, lorsqu’il ne fut plus qu’à une vingtaine de pas de la porte, le « qui vive ? » de la sentinelle l’arrêta. Comme le musicien n’avait pas le mot d’ordre, il se contenta de reprendre la Marseillaise, un instant interrompue ; mais aux premières mesures, la voix du général cria du haut de l’épaulement :
– Laissez passer !
La sentinelle reconnut le général, qui se penchait en dehors du parapet, et s’effaça pour laisser passer le musicien comme l’ordre lui en était donné.
Cinq minutes après, Pichegru et l’espion se trouvaient en face l’un de l’autre.
Pichegru fit signe à Stephan de le suivre ; du moment que le musicien s’était vu reconnu, l’orgue avait cessé de jouer.
Par les soins de Leblanc, une table et deux chaises avaient été apportées, et sur cette table se trouvaient une lampe, de l’encre, du papier, des plumes.
Leblanc fut mis de garde à la porte, avec ordre de ne laisser entrer, et même approcher, que le général Hoche et le citoyen Charles.
Six heures du soir sonnaient successivement aux clochers de tous les villages des environs, quelquefois deux sonnaient ensemble, mais c’était rare.
Stephan écouta le bruit du timbre et compta les heures.
– Bien, dit-il, nous avons devant nous douze heures de nuit.
– Est-ce que nous ferons quelque chose cette nuit ? demanda vivement Pichegru.
– Mais, répondit Stephan, nous prendrons Wœrth, s’il plaît à Dieu.
– Stephan ! s’écria Pichegru, si tu me tiens parole, que te donnerai-je ?
– Votre main, dit Stephan.
– La voilà, dit Pichegru en lui saisissant la sienne et en la secouant fortement.
Puis, s’asseyant et lui faisant signe de s’asseoir :
– Et maintenant, dit-il, que te faut-il pour cela ?
Stephan déposa son orgue dans un coin, mais resta debout.
– Il me faudrait, dit-il, dix charrettes de paille et dix charrettes de foin avant deux heures.
– Rien de plus facile, répondit Pichegru.
– Soixante hommes résolus et prêts à tout risquer, dont la moitié au moins parlât allemand.
– J’ai un bataillon de volontaires alsaciens.
– Trente uniformes de soldats prussiens ?
– On les prendra aux prisonniers.
– Il faudrait que trois mille hommes, bien commandés, partissent d’ici à dix heures et passant par Enashausen, se trouvassent à minuit à cent pas de la Porte de Haguenau.
– Je les commanderai moi-même.
– Il faudrait que le premier corps se tînt immobile et silencieux jusqu’au moment où il entendra crier « Au feu ! » et verra une grande lueur, mais qu’à ce moment, au contraire, il se précipitât vers la ville, dont il trouvera la porte ouverte.
– C’est bien, dit Pichegru, je comprends ; mais comment feras-tu ouvrir à dix heures du soir les portes d’une ville de guerre à tes dix charrettes ?
Stephan tira un papier de sa poche.
– Voilà la réquisition, dit-il.
Et il mit sous les yeux de Pichegru l’ordre au citoyen Bauer, aubergiste du Lion-d’Or, de livrer dans les vingt-quatre heures dix voitures de paille et dix voitures de foin pour le service des chasseurs de Hohenlohe.
– Tu as réponse à tout, dit Pichegru en riant.
Puis, appelant Leblanc :
– Fais souper de ton mieux le citoyen Stephan, et dis à Hoche et à Charles de me venir trouver ici.
Le même jour, vers huit heures du soir, vingt voitures, dont dix chargées de paille et dix chargées de foin, sortaient de Frœschwiller par la rue d’Enashausen.
Chacune était conduite par un charretier qui, en vertu de cet axiome que le français est fait pour être parlé aux hommes, l’italien aux femmes, l’allemand aux chevaux, parlait aux siens une langue accentuée de ces merveilleux jurons que Schiller, douze ans auparavant, mettait dans la bouche de ses brigands.
Une fois sorties de Frœschwiller, les voitures suivirent silencieusement la chaussée conduisant au village d’Enashausen, situé à l’angle du chemin qui, par un retour subtil, remonte directement à Wœrth.
Elles ne s’arrêtèrent dans le village que pour permettre aux conducteurs de boire un coup d’eau-de-vie à la porte d’un cabaret, et elles continuèrent leur route sur Wœrth.
Arrivé à cent pas de la porte, le premier charretier arrêta sa voiture et s’avança seul vers la ville ; au bout de dix pas, il fut arrêté par un factionnaire, auquel il se contenta de répondre :
– Je conduis des voitures de réquisition et vais me faire reconnaître au poste.
Le premier factionnaire le laissa passer, ainsi le deuxième, ainsi le troisième.
Arrivé à la porte, il passa son papier par le guichet et attendit.
Le guichet se referma, et, un instant après, la petite porte pratiquée dans la grande s’ouvrit.
Le sergent de poste sortit.
– C’est toi, mon garçon ? dit-il ; où sont tes voitures ?
– À cent pas d’ici, mon sergent.
Inutile de dire que cette demande et cette réponse furent faites en allemand.
– C’est bien, continua le sergent, en allemand toujours ; je vais aller les reconnaître et les faire entrer.
Et, en effet, il sortit, recommandant au poste la surveillance la plus absolue.
Le charretier et le sergent dépassèrent les trois lignes de sentinelles et arrivèrent aux voitures qui attendaient sur la grande route. Le sergent jeta sur elles un regard superficiel et leur ordonna de continuer leur chemin.
Charretiers et charrettes se remirent en marche, dépassèrent, conduites par le sergent, les trois lignes de sentinelles, franchirent la porte, qui se referma derrière eux.
– Maintenant, dit le sergent, connais-tu la caserne des chasseurs de Hohenlohe, ou veux-tu que je te fasse accompagner ?
– Inutile, dit le maître charretier, nous allons conduire les charrettes au Lion-d’Or, et demain matin, pour ne pas faire de trouble pendant la nuit, on conduira les fourrages à la caserne.
– Ça va bien, dit le sergent en rentrant au corps de garde. Bonne nuit, camarades.
– Bonne nuit, répondit le charretier.
L’Hôtel du Lion-d’Or était à cent pas à peine de la porte de Haguenau, par laquelle on était entré. Le maître charretier frappa au carreau, et, comme il était dix heures à peine, le maître de l’hôtel sortit sur le seuil de sa porte.
– Ah ! ah ! c’est vous, Stephan ? dit-il en jetant un regard sur la longue file de charrettes dont la première touchait sa porte, et dont la dernière était à quelques pas à peine de la porte de la ville.
– Oui, monsieur Bauer, en personne, répondit le maître charretier.
– Et tout va bien ?
– À merveille.
– Pas de difficultés pour entrer ?
– Pas la moindre… Et ici ?
– Nous sommes prêts.
– La maison ?
– Une allumette suffira pour y mettre le feu.
– Alors, il faudrait faire entrer les charrettes dans la cour ; nos hommes doivent étouffer.
Par bonheur, la cour était immense, et les vingt charrettes parvinrent à s’y caser.
Puis on referma la grande porte, et l’on se retrouva chez soi.
Alors, à un signal donné, c’est-à-dire à trois coups frappés dans la main par chacun des charretiers, on vit se produire un singulier phénomène.
Les bottes de paille ou de foin de chaque charrette s’agitèrent ; puis, au milieu de chacune d’elles, c’est-à-dire de l’endroit le plus agité, on vit sortir d’abord deux têtes, puis deux torses, puis, enfin, deux hommes tout entiers, revêtus de l’uniforme prussien.
Puis, de chaque charrette, on tira un uniforme pareil aux autres, que l’on jeta aux conducteurs, qui, se dépouillant de leurs blouses et de leurs pantalons de charretier, revêtirent l’uniforme qu’ils venaient de recevoir.
Puis, enfin, pour couronner l’œuvre, chaque soldat, debout sur la charrette, s’arma de son fusil, tandis qu’un troisième fusil était passé au charretier devenu soldat ; de sorte qu’au moment où neuf heures sonnaient, Stephan, avec une capote à galons de sergent, avait sous ses ordres les soixante hommes résolus et parlant allemand qu’il avait demandés à Pichegru.
On les rangea dans une grande écurie que l’on ferma sur eux, en leur donnant l’ordre de charger les fusils que, par précaution, on avait tenus déchargés dans les voitures.
Puis Bauer et Stephan sortirent bras dessus, bras dessous, Bauer conduisant Stephan, qui ne connaissait pas la ville.
Bauer le conduisit d’abord à la maison dont Stephan lui avait dit un mot ; elle était bâtie sur le point le plus élevé de la ville, à l’extrémité opposée à la Porte de Haguenau, à cent pas à peine de la poudrière.
La maison, qui avait quelques rapports avec les chalets du grand-duché de Bade et de la Suisse, était toute de bois.
Bauer lui montra une chambre bourrée de matières combustibles et de bois résineux.
– À quelle heure faudra-t-il mettre le feu à la maison ? lui demanda Bauer, comme s’il se fût informé de la chose la plus simple.
– À onze heures et demie, répondit Stephan. Il était près de dix heures.
– Et tu es sûr qu’à onze heures et demie le général sera à son poste ?
– En personne.
– Tu comprends, continua Bauer, quand les Prussiens vont savoir que le feu est à la maison voisine de la poudrière, ils vont se précipiter du côté du feu pour l’empêcher de gagner le parc des caissons et la poudrière. Pendant ce temps-là, toute la rue de Haguenau sera libre ; ce sera le moment de s’emparer de la porte et d’entrer dans la ville. Le général pénétrera jusqu’à la grande place sans tirer un coup de fusil ; au premier coup tiré, cinq cents patriotes ouvriront leurs fenêtres et feront feu sur les Prussiens.
– Avez-vous des hommes pour sonner le tocsin ? demanda Stephan.
– J’en ai deux dans chaque église, répondit Bauer.
– Alors, tout va bien, dit Stephan ; jetons un coup d’œil à la poudrière et rentrons.
Tous deux revinrent alors sur les remparts ; la poudrière et le parc des caissons, comme l’avait dit Bauer, étaient à peine à cent cinquante pas de la maison de bois qui devait, en s’enflammant, servir de signal à l’intérieur et à l’extérieur.
À onze heures, ils rentraient à l’Hôtel du Lion-d’Or.
Les soixante hommes se tenaient prêts ; ils avaient eu chacun leur ration de pain, de viande et de vin, le tout préparé par les soins de Bauer. Ils étaient pleins d’enthousiasme et comprenaient qu’ils étaient chargés d’une grande entreprise. Ils en étaient à la fois heureux et fiers.
À onze heures un quart, Bauer serra la main de Stephan, s’assura qu’il avait son briquet dans la poche et que son briquet contenait une pierre à feu, de l’amadou, des allumettes, et s’achemina vers la maison de bois.
Stephan, resté avec ses soixante hommes, les réunit et leur expliqua son plan ; chacun comprit ce qu’il avait à faire, et tous jurèrent de faire de leur mieux.
On attendit.
Onze heures et demie sonnèrent.
Stephan, à la plus haute fenêtre de la maison, attendait les premières lueurs de l’incendie.
À peine la vibration de la demie s’était-elle éteinte dans l’air, qu’une lueur rougeâtre commença de colorer les toits des maisons de la haute ville.
Puis on entendit cette rumeur sourde se composant de ce murmure de voix qui, dans les villes, annonce un accident.
Puis un clocher jeta au-dessus de cette clameur la note lugubre du tocsin, qui fut à l’instant même répétée par tous les autres clochers de la ville.
Stephan descendit ; il était temps.
Les hommes se disposèrent en trois pelotons de vingt dans la cour. Stephan entrebâilla la porte de la rue ; tout le monde courait du côté de la ville haute.
Stephan ordonna à ses hommes de se mettre en marche de patrouille et de s’avancer au pas vers la porte.
Lui courut devant, criant en allemand :
– Au feu ! dans la haute ville, camarades ; au feu ! du côté de la poudrière ; au feu ! pour sauver les caissons ; au feu ! pour empêcher la poudrière de sauter.
Stephan accourut au corps de garde de vingt-quatre hommes qui gardait la porte ; la sentinelle, qui se promenait en long et en large devant le corps de garde, ne songea pas même à l’arrêter, le prenant pour le sergent du poste.
Il se précipita dans le corps de garde, en criant :
– Tout le monde dans la ville haute, sauvez les caissons et la poudrière ; au feu ! au feu !
Des vingt-quatre hommes qui gardaient le corps de garde, pas un ne resta.
Seule la sentinelle, enchaînée par la consigne, resta à son poste.
Mais sa curiosité, vivement excitée, la fit passer par dessus les convenances, et, adressant la parole au sergent, elle lui demanda ce qui se passait.
Le sergent, plein d’aménité pour ses inférieurs, lui raconta alors comment, par l’imprudence d’un domestique, le feu avait pris à la maison tout en bois de l’aubergiste du Lion-d’Or.
Pendant ce temps, la patrouille approchait par-derrière.
– Qu’est-ce que cela ? demanda la sentinelle.
– Rien, dit Stephan, une patrouille !
Et, en disant ces mots, il appuyait un mouchoir sur la bouche de la sentinelle et la poussait vers les deux premiers hommes de la patrouille, qui tenaient des cordes prêtes et l’eurent garrottée et bâillonnée en une seconde.
Puis on la porta dans le corps de garde ; on l’enferma dans le cabinet du chef de poste, dont on retira la clé.
Un des hommes de Stephan prit la faction.
Il s’agissait de savoir le mot d’ordre. Stephan s’en chargea.
Il prit la clé du cabinet du chef de poste, d’une main, de l’autre un poignard affilé qu’il tira de sa poitrine, et entra dans le cabinet.
De quel moyen usa Stephan, nous l’ignorons ; mais, malgré son bâillon, la sentinelle avait parlé.
Le mot d’ordre était Stettin et Strasbourg.
Il fut donné au factionnaire.
Puis on fit irruption dans la geôle du gardien de la porte ; lui aussi fut pris, garrotté, bâillonné, et enfermé dans un caveau.
Stephan s’empara des clés.
Puis il disposa cinquante-cinq de ses hommes dans le corps de garde, dans la geôle du portier, avec quatre cents coups de fusil à tirer, leur recommandant de se faire tuer jusqu’au dernier s’il le fallait, mais de garder la porte.
Enfin, il sortit avec ses cinq hommes afin d’aller relever les sentinelles extérieures.
Au bout de dix minutes, deux étaient mortes, et la troisième était prisonnière.
Trois de ses cinq hommes remplacèrent les deux Prussiens morts et le Prussien prisonnier.
Puis, avec les deux autres, il prit sa course du côté d’Enashausen.
Il n’avait pas fait cinq cents pas, qu’il se heurta dans l’ombre à une masse compacte et sombre.
C’étaient les trois mille hommes de Pichegru.
Il se trouva en face du général.
– Eh bien ? demanda celui-ci.
– Pas un instant à perdre, général, marchons.
– La Porte de Haguenau ?…
– Est à nous.
– Allons, enfants, dit Pichegru, qui comprenait que ce n’était pas le moment des longues explications, pas accéléré, marche !
On obéit avec cette joyeuseté et cet entrain que donne l’espérance.
On recueillit les unes après les autres les sentinelles placées extérieurement. Arrivés à la troisième, Pichegru et Stephan, qui marchaient en tête, entendirent une vive fusillade du côté de la porte où Stephan avait laissé ses hommes.
– Hâtons-nous, général, dit Stephan, nos hommes sont attaqués.
La colonne prit le pas de course. À son approche, la herse se leva et la porte s’ouvrit ; les républicains, quoique attaqués par une force triple de la leur, avaient tenu bon ; la porte était toujours à nous. La colonne s’y engouffra aux cris de « Vive la République ! » Les hommes de Stephan, que leur costume désignait aux coups de tous ceux qui n’étaient pas au courant de la ruse de guerre employée par Pichegru, se collèrent à la muraille, entrèrent dans le corps de garde, se réfugièrent chez l’officier de poste. Comme le sanglier, donnant le coup de boutoir et renversant tout ce qui se trouve devant lui, la colonne s’élança alors dans la rue et culbuta tout ce qu’elle trouva devant elle.
Comme elle marchait à la baïonnette, et que le petit corps prussien qui avait attaqué la porte fuyait devant elle sans même essayer de se défendre, pressé qu’il était de se rallier à un corps plus considérable, et surtout d’annoncer que les Français étaient maîtres de la Porte de Haguenau, on commença d’entendre la fusillade pétiller à deux ou trois endroits de la ville. C’étaient Bauer et ses hommes qui faisaient feu des fenêtres.
En arrivant sur la place principale de la ville, Pichegru put apprécier le degré de terreur où en étaient venus les Prussiens. Ils couraient éperdus çà et là, ne sachant où aller. Il fit aussitôt déployer la colonne en bataille et fit feu sur les fugitifs, tandis qu’une colonne d’un millier d’hommes à peu près s’élançait vers la ville haute, c’est-à-dire là où le rassemblement était le plus considérable.
En un instant, le combat fut engagé sur vingt points différents ; les Prussiens, surpris, n’essayaient pas de se rallier à un centre commun, tant l’attaque avait été rapide, tant l’incendie, le tocsin, les coups de fusil tirés des fenêtres avaient jeté le trouble parmi eux, et, quoiqu’ils fussent dans la ville seulement un nombre à peu près égal aux hommes de Pichegru et de Macdonald, le combat ne fut pas disputé comme il aurait pu l’être si tous les avantages n’eussent point été du côté des Français.
À minuit, les Prussiens avaient abandonné la ville, éclairée par les dernières flammes de la maison de l’aubergiste Bauer.
À dix heures du matin seulement, Pichegru s’en fut rendre compte par lui-même de la retraite complète de l’ennemi. Il laissa des postes partout, fit garder les portes avec la plus grande vigilance, et ordonna aux soldats de bivaquer dans les rues. Comme c’était une fête pour toute la ville, chacun, par tous les moyens possibles, voulut contribuer au bien-être des libérateurs.
En conséquence, chacun apporta son tribut : les uns de la paille, les autres du foin, celui-ci du pain, celui-là du vin ; toutes les maisons s’ouvrirent, et l’on vit s’allumer du feu et devant ce feu tourner la broche, dans ces immenses cheminées si fort à la mode à la fin du dernier siècle, et dont on rencontre encore de nos jours quelques rares spécimens.
Puis aussitôt une espèce de procession, comme les villes du Nord ont l’habitude d’en faire à l’approche du carnaval, s’organisa ; les uniformes prussiens qui avaient servi aux soldats de Pichegru pour surprendre la Porte de Haguenau furent livrés aux hommes du peuple pour en faire des mannequins. Alors la ville s’illumina spontanément ; du haut en bas, chaque maison eut ses lampions, ses lanternes ou ses chandelles. En outre, tous les marchands de vin et autres restaurateurs dressèrent des tables dans la rue, chaque bourgeois prit un soldat par le bras et l’invita au banquet fraternel.
Pichegru n’eut garde de s’opposer à cette démonstration patriotique. Homme du peuple, il appuyait tout ce qui pouvait faire du peuple et de l’armée un double corps, mais une seule âme. Il savait bien, lui, l’homme intelligent par excellence, que toute la force de la France était là.
Seulement, craignant que l’ennemi ne profitât à son tour de quelque imprudence, il ordonna de doubler les postes, et, pour que chacun pût avoir sa part de la fête, il réduisit les factions à une heure au lieu de deux.
Il y avait à Wœrth une vingtaine d’aristocrates qui avaient illuminé comme les autres et quelques-uns même plus splendidement que les autres, craignant sans doute qu’on ne les accusât de froideur envers le gouvernement, et que, le jour des représailles étant arrivé, ils n’eussent à souffrir dans leurs personnes ou dans leurs biens. Ceux-là craignaient sans raison : toute leur punition se borna à voir élever des autodafés devant leurs portes et, à ces autodafés, de voir brûler des hommes de paille dans des uniformes prussiens.
Ce fut même devant ces maisons que la joie fut plus complète, sinon plus sincère ; cette même crainte qui avait contraint leurs propriétaires et leurs habitants à une dépense d’illumination plus grande, leur fit faire une démonstration plus complète. Autour des autodafés, on dressa des tables, et, sur ces tables, les aristocrates, heureux d’en être quittes à si bon marché, firent servir de véritables festins.
Pichegru était resté sur la place le sabre à la main, au milieu d’un millier d’hommes à peu près, pour porter du secours où besoin serait ; mais, aucune résistance sérieuse n’ayant été faite, il demeura où il était, écoutant les rapports et donnant des instructions. Lorsqu’il vit que l’ordre donné par lui de bivaquer dans les rues servait de prétexte à une démonstration populaire, il y poussa, comme nous l’avons dit, et, laissant Macdonald commander à sa place, il prit, conduit par Stephan, le chemin de la haute ville, où l’on s’était plus particulièrement battu.
Au moment où Pichegru arrivait en face de la maison de Bauer, qui avait servi de signal en s’enflammant, le plancher supérieur s’abîmait et faisait jaillir jusqu’au ciel des millions d’étincelles ; puis, le plancher étant de bois comme tout le reste, en touchant le cratère du volcan, s’enflamma avec une telle ardeur et une telle clarté que, de la hauteur où l’on se trouvait, on voyait au loin les deux branches de la Soubach, et, sur l’amphithéâtre des hauteurs, l’armée prussienne en bataille assistant, honteuse et confuse, au spectacle de ces fêtes et de ces illuminations. Vers trois heures du matin, Pichegru rentra. Bauer avait demandé comme faveur que le général logeât chez lui, ce que le général avait accordé. Les plus beaux appartements de l’hôtel avaient été préparés, et, tandis que Pichegru parcourait la ville, l’escalier avait été orné de drapeaux, de couronnes et de devises ; les fenêtres de la salle à manger avaient été garnies d’arbres verts et de fleurs ; enfin une table de vingt-cinq couverts avait été dressée pour le général et son état-major.
Pichegru était, comme nous l’avons vu à propos du dîner qu’on lui avait offert à Arbois, fort indifférent à ces sortes de manifestations triomphales. Mais, cette fois c’était bien différent, il l’appréciait comme une agape républicaine.
Le général ramenait avec lui les autorités de la ville, qui avaient été les premières non seulement à se rendre à lui, mais encore à lancer les habitants dans cette voie de fraternité où ils étaient entrés.
À la porte, au moment où Stephan, après lui avoir servi de guide, se préparait à s’éloigner de lui sans qu’il s’en aperçût, le général l’arrêta par le bras.
– Stephan, lui dit-il, j’ai toujours pratiqué le proverbe qui dit que les bons comptes font les bons amis. Or, j’ai un double compte à régler avec vous.
– Oh ! ce sera bientôt fait, général, dit Stephan : vous acquiescerez à deux prières que je vous adresserai.
– Avec plaisir.
– Je vous demanderai une invitation à souper.
– Pour vous ?
– Oh ! général, vous savez bien que je ne suis qu’un espion, moi.
– Aux yeux de tout le monde, mais aux miens…
– Que je sois moi aux vôtres, cela me suffit, général : je resterai aux autres ce que je parais être. Mon ambition va plus loin que la considération, elle va jusqu’à la vengeance.
– C’est bien ; et la seconde prière ?
– C’est que vous portiez un toast.
– À qui ?
– Vous le verrez en le portant.
– Mais il faut encore que pour le formuler…
– Le voilà tout écrit. Pichegru voulut lire, Stephan l’arrêta.
– En le portant, dit-il, vous le lirez.
Pichegru mit le papier dans sa poche.
– Et qui faut-il que j’invite ?
– Un grand citoyen : Prosper Bauer.
– Le maître de cet hôtel ?
– Oui.
– Qu’a-t-il donc fait de si beau ?
– Vous le verrez en lisant le toast.
– Tu seras donc toujours mystérieux ?
– C’est dans le mystère qu’est ma force.
– Tu sais que, demain, nous attaquons l’ennemi ?
– Avez-vous besoin de quelques renseignements sur ses positions ?
– Tu dois être fatigué.
– Je ne le suis jamais.
– Fais ce que tu voudras ; ce que tu feras sera bien, excepté si tu te laisses prendre.
– À quelle heure puis-je vous faire mon rapport ?
– Toujours. Si tu n’es jamais fatigué, j’ai une autre qualité, moi, je ne dors jamais.
– Au revoir, général.
– Au revoir.
Puis se retournant vers le groupe qui s’était tenu à l’écart, tandis qu’il causait avec Stephan, et y cherchant vainement le maître de l’Hôtel du Lion-d’Or :
– Charles, dit-il, fais-moi le plaisir de chercher et de trouver notre hôte, le citoyen Prosper Bauer, et de le prier de ma part de me faire l’honneur de souper avec nous. Tu n’écouteras aucun refus ; tu n’admettras aucune excuse.
Charles s’inclina et se mit à la recherche du citoyen Prosper Bauer.
Pichegru monta l’escalier. Tous le suivirent.
Il prit à sa droite le maire, à sa gauche l’adjoint de Wolts, et laissa en face de lui une place libre.
Cette place était pour l’hôte du Lion-d’Or.
Il arriva timide et embarrassé, presque traîné par Charles.
– Général, dit-il en s’adressant à Pichegru, je me rends non pas à votre invitation, dont je ne me trouve pas digne, mais à votre ordre.
– C’est bien, citoyen, dit Pichegru en lui montrant la chaise vacante en face de lui ; mettez-vous là d’abord, et nous compterons ensuite à la fin du souper.
Le souper fut joyeux, la victoire et la délivrance trinquaient ensemble ; les haines sont profondes entre nos braves habitants de l’Alsace et les Prussiens. Or, depuis deux mois que les Prussiens avaient forcé les lignes de Wissembourg, les Alsaciens avaient eu force occasions de les haïr encore davantage.
Cette fois, ils espéraient en être débarrassés à tout jamais. Vingt-cinq ans après, ils devaient revoir cette insatiable aigle noire qui, après avoir dévoré un tiers de l’aigle blanche de Pologne et le lion de Hanovre, vient encore récemment d’arracher une des têtes de l’aigle bicéphale d’Autriche.
Le souper était splendide, et les meilleurs vins de France et d’Allemagne en faisaient les frais. Enfin on arriva au vin de Champagne, le vin pétillant des toasts. Alors le général se rappela sa parole donnée à Stephan.
Il se leva, prit son verre d’une main et déplia le papier de l’autre. Tout le monde se leva, comme le général, et, au milieu du plus profond silence, il lut :
– « À l’éminent patriote, au grand citoyen Prosper Bauer, qui seul a conçu le plan qui devait rendre à la France la ville de Wœrth ; qui a risqué sa vie en recevant et en abritant chez lui les soixante braves qui, sous l’habit prussien, se sont emparés de la Porte de Haguenau ; qui a le premier donné le signal de la fusillade, à cinq cents autres patriotes, en tirant d’une fenêtre sur l’ennemi, et qui, enfin, pour retenir les Prussiens dans la haute ville et faire une diversion à l’attaque de la Porte d’Haguenau, a mis lui-même le feu à sa maison ; c’est-à-dire à l’homme qui, en un jour, a risqué sa vie et donné sa fortune. »
En ce moment, Pichegru fut forcé de s’arrêter ; les applaudissements éclataient à triple reprise. Mais, comme il fit signe qu’il lui restait quelque chose à dire, le silence se rétablit, et il continua d’une voix vibrante :
– « Qu’à la lueur de ce phare allumé par le patriotisme le plus pur et le dévouement le plus filial, la France et l’étranger lisent sur nos drapeaux victorieux ; Haine aux tyrans ! – Nationalité des peuples ! – Liberté du monde ! Honneur à l’éminent patriote, au grand citoyen Prosper Bauer ! »
Et, au milieu des hourras, des bravos et des applaudissements, Pichegru alla à lui et l’embrassa au nom de la France.
Trois jours après, la prise de Wœrth était annoncée au Moniteur, et le toast de Pichegru y était rapporté en entier.
Ce fut la seule indemnité que le brave Bauer consentit à recevoir.
Quelle que soit notre volonté de ne pas nous perdre dans des récits de sièges et de batailles, force nous est maintenant de suivre Hoche et Pichegru dans leur course triomphale ; un ou deux chapitres d’ailleurs suffiront à nous mener à la fin de cette première partie, que nous tenons à conduire jusqu’au moment où, sur ce point du moins, l’ennemi est rejeté hors des frontières de France.
Au reste, comme on va le voir, après les trois victoires de Dawendorf, de Frœschwiller et de Wœrth, l’ennemi lui-même en reprenait la route.
À quatre heures du matin, Stephan venait annoncer à Pichegru que les Prussiens, étourdis et émerveillés à la fois de la façon dont ils avaient été chassés de Wœrth, abandonnaient leurs positions et battaient en retraite, à travers les gorges des Vosges, en deux colonnes, se dirigeant l’une sur Drakenbrœnn et l’autre sur Lembach.
Aussitôt la ville tombée en notre pouvoir, un aide de camp avait été envoyé par Pichegru à Hoche, pour lui annoncer l’heureux résultat de la journée et le prévenir que, le lendemain, ou plutôt le jour même, à cinq heures du matin, il ferait une sortie sur trois colonnes et attaquerait l’ennemi de face, tandis qu’il invitait Hoche à sortir de ses retranchements et, en marchant sur Gœrsdorf à l’attaquer en flanc.
La retraite des Prussiens rendait cette manœuvre inutile ; Doumerc, réveillé, sauta à cheval et courut dire à Hoche de poursuivre vivement l’ennemi, tandis que Pichegru rabattrait sur Haguenau et reprendrait la ville.
Mais, au moment où Pichegru arrivait avec sa tête de colonne à la hauteur de Spachbach, il vit venir à lui un messager envoyé par le maire de Haguenau, qui lui faisait dire qu’en apprenant la triple victoire qu’il venait de remporter et qui la séparait complètement des corps d’armée de Hodge et de Wurmser, la garnison de Haguenau avait évacué la ville pendant la nuit, s’était rendue à travers le bois à Soufflenheim et avait passé le Rhin à la hauteur du fort Vauban.
Pichegru détacha mille hommes, dont il donna le commandement à Lieber, qu’il envoya occuper Haguenau ; puis, revenant sur ses pas, il traversa Wœrth, prit le chemin de Pruschdorf, et s’en alla coucher le même soir à Lobsam.
Stephan fut chargé de prévenir Hoche de ce retour inattendu et de l’inviter à faire plus grande diligence pour reprendre, conjointement avec lui, les lignes de Wissembourg.
La route présentait le spectacle d’une de ces émigrations pareilles à celles qui sillonnaient le monde au temps des Huns, des Vandales ou des Burgondes ; les Autrichiens, obligés de quitter la ligne de la Moder, s’étaient retirés sur la ligne même de Wissembourg en avant de la Lauter, où ils comptaient livrer bataille ; ils étaient conduits par le maréchal Wurmser.
Les Prussiens en avaient fait autant, en remontant la Sauerbach, conduits par Hodge ; ils avaient passé la rivière à Lembach et avaient fait leur jonction avec les Autrichiens à Wissembourg.
Mais ce qu’il y avait de curieux, c’est que cette retraite rapide des deux armées entraînait avec elle tous les émigrés, tous les nobles alsaciens venus à la suite des armées avec leurs familles et fuyant aujourd’hui avec elles. Les routes étaient couvertes de chariots, de voitures, de chevaux, formant d’inextricables embarras, au milieu desquels nos soldats s’ouvraient un passage sans avoir l’air de s’apercevoir qu’ils traversaient une population ennemie, laquelle, une fois dépassée par nous, avait l’air de suivre l’armée qu’elle fuyait.
Les deux généraux français firent à leur tour leur jonction à Roth ; en ce moment, ils entendirent de grands cris de « Vive la République ! », les rangs des soldats s’ouvrirent, et les deux représentants en mission, Saint-Just et Lebas, apparurent.
Ils avaient pensé que l’ennemi tiendrait énormément aux lignes, et que leur présence ne serait pas inutile pour encourager le soldat.
Les deux représentants du peuple et leur suite vinrent se mêler à l’état-major des deux généraux, auxquels ils firent force compliments sur les trois combats successifs qui avaient si complètement et si promptement nettoyé la route.
Charles, un des premiers, avait reconnu le député du département de l’Aisne et s’était écrié :
– Ah ! c’est le citoyen Saint-Just !
Pichegru se pencha à son oreille, et, en riant :
– Ne lui parle pas du bonnet de police, dit-il.
– Oh ! je n’ai garde ! fit Charles ; depuis qu’il m’a raconté qu’il avait fait fusiller son meilleur ami, j’ai défiance.
– Tu fais bien.
Saint-Just s’approcha de Pichegru et le félicita par quelques paroles brèves et incisives.
Puis, reconnaissant Charles :
– Ah ! dit-il, il paraît qu’entre la toge et les armes tu as décidément choisi les armes. – Ne le laisse pas tuer, citoyen Pichegru ; c’est un honnête enfant qui promet un honnête homme, c’est rare.
Puis, prenant Pichegru à part :
– Ma police m’a dit, et je n’en ai rien cru, fit-il, que tu t’étais abouché à Dawendorf avec un émissaire du ci-devant prince de Condé ; je n’en ai rien cru.
– C’est cependant la vérité, citoyen Saint-Just.
– Et que venait-il faire ?
– Des propositions de trahison.
– Quelles étaient ces propositions ?
– Je n’en sais rien ; ma pipe s’étant éteinte pendant notre conversation, je l’ai rallumée avec la lettre du prince de Condé, sans avoir pris la peine de la lire.
– Et tu as fait fusiller le messager ?
– Je m’en suis bien gardé.
– Pourquoi cela ?
– Une fois mort, il n’eût pas pu dire à son prince le cas que je faisais de ses propositions.
– Pichegru, tu ne cachais pas quelque arrière-pensée derrière cette clémence ?
– Si fait, celle de battre l’ennemi à Frœschwiller le lendemain ; de prendre Wœrth le surlendemain, et celle de forcer les lignes aujourd’hui.
– Alors, Hoche et toi, vous êtes prêts à marcher à l’ennemi ?
– Nous le sommes toujours, citoyen représentant, surtout quand tu nous honores de ta compagnie.
– Alors, en avant ! dit Saint-Just.
Et il envoya Lebas donner à Hoche l’ordre d’attaquer de son côté.
Les tambours et les fanfares retentirent sur tout le front de l’armée, qui se porta en avant.
Le hasard avait fait que, ce même jour, 26 décembre, les Autrichiens et les Prussiens avaient résolu de reprendre l’offensive ; si bien que tout à coup, en arrivant au haut d’une colline, l’armée française les aperçut rangés en bataille en avant de la hauteur, depuis Wissembourg jusqu’au Rhin.
La position était bonne pour l’offensive, mais non pour la défensive ; la Lauter était, dans ce dernier cas, un gouffre où l’on risquait fort d’être jeté.
Aussi, en marchant à eux, Pichegru et Hoche trouvèrent-ils leur avant-garde en marche.
Présumant que l’effort du combat se porterait au centre, les deux généraux y poussèrent une masse de trente-cinq mille hommes, tandis que trois divisions de l’armée de la Moselle menaçaient la droite des alliés par les gorges des Vosges, et que deux divisions commandées par un aide de camp du général Broglie, qui allait ce même jour faire ses premières armes à l’armée du Rhin, s’avançaient pour attaquer par Lauterbourg. Le jeune aide de camp, âgé de vingt-six à vingt-sept ans à peine, se nommait Antoine Desaix.
Tout à coup Saint-Just et Lebas, qui marchaient tous deux, l’un sur le front de bataille de Pichegru, l’autre sut le front de bataille de Hoche, firent entendre le mot « Halte ! »
On n’était qu’à une portée de canon de l’ennemi, et il était évident qu’avant une demi-heure les deux armées allaient en venir aux mains.
– Citoyen Pichegru, dit Saint-Just, tandis que Lebas en disait autant à Hoche, fais venir tous les officiers à l’ordre ; j’ai une communication à leur faire avant le combat.
– À l’ordre tous les officiers ! cria Pichegru.
Les généraux de brigade, les colonels, les aides de camp, les capitaines répétèrent le cri du général, qui fut porté comme un écho sur toute la ligne.
Aussitôt tous les officiers de tous les grades, jusqu’aux sous-lieutenants, sortirent des rangs et vinrent se presser en un immense cercle autour de Saint-Just et de Pichegru, sur le front de bataille du centre et de l’aile droite, et autour de Hoche et de Lebas, sur le front de bataille de l’aile gauche.
Ce mouvement prit une dizaine de minutes, pendant lesquelles les officiers seuls se mirent en mouvement ; les soldats restèrent immobiles.
Les Prussiens et les Autrichiens avançaient toujours et l’on commençait à entendre leurs tambours et leurs clairons battant et sonnant la charge.
Saint-Just tira une feuille imprimée de sa poche, c’était Le Moniteur.
– Citoyens, dit-il de cette voix stridente qui avait une si grande puissance, qu’à cinq cents pas de distance on pouvait l’entendre, j’ai voulu, avant que vous en vinssiez aux mains, vous apprendre une bonne nouvelle.
– Laquelle ? laquelle ? crièrent tous les officiers d’une seule voix.
Au même moment, une batterie ennemie gronda, et les projectiles vinrent choisir leurs victimes au milieu des rangs français.
Un officier, la tête emportée par un boulet, tomba aux pieds de Saint-Just, qui ne parut pas s’en apercevoir, et qui, de la même voix continua :
– Les Anglais sont chassés de Toulon, la ville infâme ! le drapeau tricolore flotte sur les remparts. Voici, continua-t-il, Le Moniteur qui contient non seulement la nouvelle officielle, mais les détails que je vous lirais si nous n’étions sous le feu de l’ennemi.
– Lis, dit Pichegru.
– Lis, citoyen représentant du peuple, lis ! crièrent tous les officiers.
Les soldats, dans les rangs desquels la première décharge avait creusé quelques sillons, regardaient avec impatience du côté du cercle des officiers.
Une seconde décharge se fit entendre, et aussitôt un second ouragan de fer passa en sifflant.
D’autres vides s’ouvrirent.
– Serrez les rangs, cria Pichegru aux soldats.
– Serrez les rangs ! répétèrent les officiers. Et les vides disparurent.
Au milieu du cercle, un cheval s’était affaissé, tué par un biscaïen, sous son cavalier.
Le cavalier se dégagea des étriers et s’approcha de Saint-Just pour mieux entendre.
Saint-Just lut :
28 frimaire, an II de la République
une et indivisible, onze heures du soir.
Le citoyen Dugommier à la Convention nationale.
Citoyens représentants,
Toulon est en notre pouvoir.
Hier, nous avons pris le fort Mulgrave et le petit Gibraltar.
Ce matin, les Anglais ont évacué les forts et incendié la flotte française et l’arsenal. Le magasin de la mâture est en feu ; vingt bâtiments de guerre sont brûlés, dont onze vaisseaux de ligne et six frégates ; quinze sont emmenés, trente-huit sont sauvés.
À dix heures du soir, le colonel Cervoni est entré dans la place.
Demain, je vous écrirai plus longuement,
Vive la République !
– Vive la République ! crièrent à leur tour les officiers.
– Vive la République ! répétèrent tout le centre et toute l’aile droite.
Une troisième canonnade se fit entendre et plus d’un cri de « Vive la République ! » commencé ne s’acheva point.
– Voici maintenant, continua Saint-Just, une lettre de notre collègue Barras, chargé de punir la ville de Toulon ; elle est adressée à la Convention nationale :
Citoyens représentants,
La majeure partie des infâmes Toulonnais s’est embarquée sur les vaisseaux de Hood et de Sidney Smith, et, par conséquent, la justice nationale ne sera pas assouvie comme elle devait l’être ; mais, par bonheur, les maisons n’ont pas pu s’arracher de leurs fondements ; la ville est restée, afin qu’elle puisse disparaître sous la vengeance de la République, comme ces villes maudites dont l’œil cherche en vain la place. On avait d’abord ouvert l’avis de détruire la ville par les mines ; mais on ne le pouvait sans risquer de brûler les magasins et l’arsenal. Il a été décidé alors que tous les maçons des six départements environnants seront requis d’accourir avec leurs outils pour démolition générale et prompte. Avec une armée de douze mille maçons, la besogne ira grand train, et Toulon doit être rasée en quinze fours.
Demain, les fusillades commenceront et dureront jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de traîtres !
Salut et fraternité !
Vive la République !
L’ennemi continuait d’avancer ; on entendait les roulements des tambours, les éclats des trompettes, et, de temps en temps, quand le vent portait, la voix harmonieuse de la musique militaire.
Tout se perdit dans le grondement du canon ; une grêle de mitraille s’abattit sur les rangs français et particulièrement dans le corps des officiers.
Pichegru se dressa sur les étriers, et, comme il voyait un certain désordre :
– À vos rangs ! cria-t-il.
– À vos rangs ! répétèrent les officiers.
Les lignes se redressèrent.
– Arme au pied ! cria Pichegru.
Et l’on entendit le bruit de dix mille crosses de fusil frappant la terre avec une régularité admirable.
– Maintenant, reprit Saint-Just, sans que la moindre altération se remarquât dans sa voix, voici une communication du Ministère de la guerre ; elle m’est adressée, mais pour être transmise aux généraux Hoche et Pichegru :
Citoyen représentant,
Je reçois cette lettre du citoyen Dutheil le cadet : « Toulon est au pouvoir de la République ; la lâcheté et la perfidie de ses ennemis sont à leur comble ; l’artillerie a été splendide ; c’est à elle que l’on doit la victoire ; il n’est aucun soldat qui n’ait été un héros ; les officiers leur en donnèrent l’exemple ; je manque d’expressions pour te peindre le mérite du colonel Bonaparte. Beaucoup de science, beaucoup d’intelligence, trop de bravoure, voilà une faible esquisse des vertus de ce rare officier ; c’est à toi, ministre, de le conserver à la gloire de la République… J’ai nommé le colonel Bonaparte général de brigade, et te prie d’inviter les généraux Hoche et Pichegru à mettre son nom à l’ordre du jour de l’armée du Rhin. Le même honneur sera fait au premier brave dont ils m’enverront le nom, et qui aura franchi le premier les lignes de Wissembourg. »
– Vous entendez, citoyens, dit Pichegru, le nom du colonel Bonaparte est à l’ordre du jour de l’armée ! Que chacun retourne à son poste et communique ce nom aux soldats. Maintenant que les Anglais sont battus, au tour des Prussiens et des Autrichiens !… En avant ! Vive la République !
Le nom de Bonaparte, qui venait de jaillir si glorieusement à la lumière, courut de rang en rang ; un immense cri de « Vive la République ! » poussé par quarante mille voix lui succéda, les tambours battirent la charge, les trompettes sonnèrent, les musiques jouèrent la Marseillaise, et toute l’armée, si longtemps contenue, se jeta d’un seul élan au-devant de l’ennemi.
Le but de la campagne, qui était de reconquérir les lignes de Wissembourg, était accompli ; à dix jours de distance, au midi et au nord, à Toulon et à Landau, l’ennemi était rejeté hors de France ; on allait donc pouvoir donner aux soldats un repos dont ils avaient grand besoin ; en outre, on avait trouvé à Kaiserslautern, à Guermesheim et à Landau, des magasins de drap, des magasins de souliers, des approvisionnements de vivres et de fourrages ; dans un seul magasin de Kaiserslautern, on trouva mille couvertures de laine.
L’heure était venue pour Pichegru d’accomplir les promesses qu’il avait faites à chacun.
Les comptes d’Estève étaient faits, les vingt-cinq mille francs alloués au bataillon de l’Indre étaient déposés chez le général et avaient reçu pour complément les douze cents francs, prix des deux canons enlevés par le bataillon de l’Indre.
Cette somme de vingt-six mille deux cents francs était énorme, étant toute en or ; le louis d’or, à cette époque, où il y avait six milliards d’assignats en circulation, valait sept cent douze francs en assignats.
Le général donna l’ordre qu’on lui amenât Faraud et les deux soldats qui l’avaient accompagné chaque fois qu’il était venu porter la parole au nom de son bataillon.
Tous trois arrivèrent, Faraud avec ses galons de sergent-major, et l’un des deux soldats avec ceux de caporal, qu’il avait conquis depuis sa première entrevue avec le général.
– Me voilà, mon général, dit Faraud, et voilà les deux camarades, le caporal Groseiller et le fusilier Vincent.
– Vous êtes les bienvenus tous les trois.
– Vous êtes bien bon, mon général, répondit Faraud avec le mouvement de cou qui lui était particulier.
– Vous savez qu’il a été alloué une somme de vingt-cinq mille francs pour les veuves et les orphelins des morts du bataillon de l’Indre.
– Oui, mon général, répondit Faraud.
– À laquelle somme le bataillon en a ajouté une de douze cents francs.
– Oui, mon général, à telle enseigne que c’était un imbécile nommé Faraud qui la portait dans son mouchoir, qui l’a laissé tomber de satisfaction quand il a appris qu’il était nommé sergent-major.
– Tu me donnes ta parole pour lui qu’il n’en fera plus autant ?
– Foi de sergent-major, mon général, quand même vous le feriez colonel.
– Nous n’en sommes pas là.
– Tant pis, mon général.
– Je vais cependant te donner de l’avancement.
– À moi ?
– Oui.
– Encore ?
– Je te fais payeur.
– À la place du citoyen Estève ? dit Faraud avec son mouvement de tête. Merci, mon général, la place est bonne.
– Non, pas tout à fait, dit Pichegru, souriant à cette familiarité fraternelle qui fait la force des armées et que la Révolution a introduite dans la nôtre.
– Tant pis, tant pis, dit Faraud.
– Je te fais payeur dans le département de l’Indre, jusqu’à concurrence de la somme de vingt-six mille deux cents francs, c’est-à-dire que je te charge, toi et tes deux camarades, en récompense de la satisfaction que m’a donnée votre conduite, de répartir la somme entre toutes les familles dont voici les noms.
Et le général présenta à Faraud la liste dressée par les fourriers.
– Ah ! général, dit Faraud, en voilà une récompense ! Quel malheur qu’on ait destitué le Bon Dieu.
– Pourquoi cela ?
– Mais parce que les prières de tous ces braves gens nous eussent envoyés tout droit en paradis.
– Bon, dit Pichegru, il est probable qu’à l’époque où vous serez disposés à y entrer, il y aura eu restauration. Maintenant, comment allez-vous aller là-bas ?
– Où, général ?
– Dans l’Indre ; il n’y a pas mal de départements à traverser avant d’arriver à celui-là.
– À pied, général ? Nous y mettrons le temps, voilà tout.
– Je voulais vous le faire dire, braves cœurs que vous êtes ! Tenez, voilà une bourse pour les dépenses communes : il y a neuf cents francs dedans, trois cents francs par personne.
– Nous irions au bout du monde avec cela.
– Il ne faudrait pas vous arrêter à chaque lieue pour boire la goutte.
– Nous ne nous arrêterons pas.
– Jamais ?
– Jamais ! J’emmène la déesse Raison avec moi.
– Alors, il faut ajouter trois cents francs pour la déesse Raison ; tiens, voici un bon sur le citoyen Estève.
– Merci, mon général ; et quand faudra-t-il partir ?
– Le plus tôt possible.
– Aujourd’hui.
– Eh bien ! allez, mes braves ! et bon voyage ! Mais, au premier coup de canon…
– Solides au poste, mon général !
– C’est bien ! Allez et dites qu’on m’envoie le citoyen Falou.
– Il sera ici dans cinq minutes.
Les trois messagers saluèrent et sortirent.
Cinq minutes après, le citoyen Falou se présentait, portant à son côté le sabre du général, avec une merveilleuse majesté.
Depuis que le général l’avait vu, il s’était fait un petit changement dans sa physionomie.
Une balafre, qui commençait à l’oreille et finissait à la lèvre supérieure, lui fendait toute la joue droite ; la blessure était retenue par une bande de sparadrap.
– Ah ! ah ! dit Pichegru, il paraît que tu es arrivé trop tard à prime.
– Ce n’est pas ça, mon général, dit Falou ; mais ils étaient trois après moi, et, avant que j’aie eu le temps d’en tuer deux, le troisième m’a donné un coup de rasoir. Ce ne sera rien : s’il faisait du vent, ça serait déjà séché ; par malheur, le temps est humide.
– Eh bien ! parole d’honneur, je ne suis pas fâché que cela te soit arrivé.
– Merci, mon général ; une belle balafre comme celle-là, ça ne nuit pas au physique d’un chasseur.
– Ce n’est pas pour cela.
– Et pourquoi donc ?
– Ça va me faire une occasion de te donner un congé.
– Un congé, à moi ?
– Oui, à toi.
– Dites, mon général, pas de farces ; j’espère bien que ce n’est pas un congé définitif ?
– Non, un congé de quinze jours.
– Pour quoi faire ?
– Mais pour aller voir la mère Falou.
– Tiens, pauvre vieille, c’est vrai.
– N’as-tu pas ta paie arriérée à lui porter ?
– Ah ! mon général, vous n’avez pas idée de la quantité de compresses d’eau-de-vie qu’il faut mettre sur ces blessures-là ; ça correspond avec la bouche, et ça boit, ça boit, qu’on ne s’en fait pas une idée.
– C’est-à-dire que ta paie est entamée ?
– Pis que mon sabre ne l’était quand vous avez jugé à propos de m’en donner un autre.
– Aussi, je ferai pour ta paie comme pour ton sabre.
– Vous m’en donneriez une autre ?
– Tiens !… c’est le prince de Condé qui en fait les frais.
– De l’or ! oh ! quel malheur que la vieille n’y voie plus : ça lui aurait rappelé le temps où il y en avait, de l’or.
– Bon, elle y verra assez pour te coudre sur ta pelisse les galons de maréchal des logis que les Prussiens t’ont déjà cousus sur le visage.
– Maréchal des logis, mon général ! je suis maréchal des logis ?
– Tiens, c’est du moins le grade qu’ils ont mis sur ton congé.
– Ma foi, oui, dit Falou, ça y est en toutes lettres.
– Tiens-toi prêt à partir.
– Aujourd’hui ?
– Aujourd’hui.
– À pied ou à cheval ?
– En voiture.
– Comment, en voiture ? je vais monter en voiture ?
– Et en voiture de poste, encore.
– Comme les chiens du roi quand ils allaient à la chasse ! Et peut-on savoir ce qui me vaut cet honneur-là ?
– Mon secrétaire Charles, qui part pour Besançon, t’emmène avec lui et te ramènera.
– Mon général, dit Falou en rapprochant les talons et en mettant la main droite à son colback, il me reste à vous remercier.
Pichegru lui fit un signe de la main et de la tête ; Falou pirouetta sur ses talons et sortit.
– Charles ! Charles ! appela Pichegru.
Une porte s’ouvrit, et Charles, qui était dans une chambre voisine, accourut.
– Me voilà, mon général, dit-il.
– Sais-tu où est Abbatucci ?
– Avec nous, général. Il fait la notice que vous lui avez demandée.
– Sera-t-elle bientôt prête ?
– C’est fini, général, dit Abbatucci paraissant à son tour avec un papier à la main.
Charles voulait se retirer ; le général le retint par le poignet.
– Attends, lui dit-il ; toi aussi, j’ai à te parler.
Puis, à Abbatucci :
– Combien de drapeaux ? demanda-t-il.
– Cinq, général.
– De canons ?
– Vingt-huit !
– De prisonniers ?
– Trois mille !
– Combien d’hommes tués à l’ennemi ?
– Vous pouvez dire hardiment sept mille !
– Combien en avons-nous perdu ?
– Deux mille cinq cents à peine.
– Vous allez partir pour Paris avec le grade de colonel, que je demande pour vous au gouvernement ; vous présenterez, au nom du général Hoche et au mien, les cinq drapeaux à la Convention, et vous lui remettrez le rapport que le général Hoche doit être en train de rédiger. Estève vous donnera mille francs pour vos frais de voyage. Le choix que je fais de votre personne pour porter à la Convention les drapeaux pris à l’ennemi, ainsi que le grade que je demande pour vous au ministère, prouvent mon estime pour votre talent et votre courage. Si vous voyez votre parent Bonaparte, rappelez-lui que j’ai été son répétiteur à l’école de Brienne.
Abbatucci serra la main que lui présentait le général, salua et sortit.
– Et, maintenant, à nous deux, mon petit Charles, dit Pichegru.
Pichegru jeta un regard autour de la salle pour voir s’ils étaient bien seuls ; puis, ramenant ses yeux sur Charles et lui prenant les mains dans la sienne :
– Charles, mon cher enfant, lui dit-il, tu as pris à la face du Ciel un engagement sacré qu’il faut accomplir. S’il y a au monde une promesse inviolable, c’est celle qui a été faite à un mourant. Je t’ai dit que je te donnerais les moyens de la remplir. J’acquitte vis-à-vis de toi ma parole. Tu as toujours le bonnet de police du comte ?
Charles ouvrit deux boutons de son frac et le montra au général.
– Bien. Je t’envoie avec Falou à Besançon, tu l’accompagneras au village de Boussière, tu remettras au bourgmestre la gratification destinée à sa mère, et, comme je ne veux pas que l’on croie que cet argent vient de quelque maraude ou de quelque pillage, ce que l’on ne manquerait pas de dire si son fils le lui donnait de la main à la main, ce sera le bourgmestre qui le lui remettra ; une lettre de moi restera en outre à la commune, comme une attestation de courage de notre maréchal des logis. Je vous donne, à Falou et à toi, huit jours de congé à partir du jour où tu seras arrivé à Besançon ; tu dois avoir envie d’y montrer ton uniforme neuf.
– Et vous ne me donnerez rien pour mon père ?
– Une lettre au moment de partir.
En ce moment, Leblanc annonça que le général était servi.
Le général, en entrant dans la salle à manger, jeta sur la table un regard inquiet ; elle était au complet et même plus qu’au complet, le général ayant invité Desaix à venir dîner avec lui, Desaix ayant amené un de ses amis qui servait dans l’armée de Pichegru, et dont il avait fait son aide de camp, René Savary, le même qui, sur les galons de caporal, avait écrit le certificat de Faraud.
Le dîner fut gai comme de coutume, personne n’y manquait, et les deux ou trois blessés en étaient quittes pour des égratignures.
Après dîner, l’on monta à cheval, et le général, avec tout son état-major, visita les avant-postes.
En rentrant dans la ville, le général mit pied à terre, dit à Charles d’en faire autant, et, confiant les deux chevaux au chasseur de service près de lui, il emmena Charles dans la rue marchande de Landau.
– Charles, mon enfant, lui dit-il, outre les missions officielles ou secrètes dont tu es chargé, je voudrais bien te charger, moi, d’une commission particulière ; veux-tu ?
– Avec bonheur, mon général, dit Charles se pendant au bras de Pichegru ; laquelle ?
– Je n’en sais encore rien ; j’ai à Besançon une bonne amie à moi, appelée Rose ; elle demeure rue du Colombier, N° 7.
– Ah ! dit Charles, je la connais : c’est la couturière de la maison, une bonne fille de trente ans, qui boite un peu.
– Justement, dit en souriant Pichegru : elle m’a envoyé l’autre jour six belles chemises de toile faites par elle. Je voudrais lui envoyer quelque chose à mon tour.
– Ah ! voilà une bonne idée, général.
– Mais que lui envoyer ? Je ne sais quelle chose pourrait lui faire plaisir.
– Tenez, général, suivez le conseil que le temps lui-même vous donne : achetez-lui un bon parapluie, nous en userons pour rentrer. Je lui dirai qu’il vous a servi, et il lui en sera plus précieux.
– Tu as raison, c’est ce qui lui sera le plus utile pour faire ses courses. Pauvre Rose, elle n’a pas de voiture, elle. Entrons.
On se trouvait justement en face d’un grand marchand de parapluies. Pichegru en ouvrit et en referma dix ou douze, et s’arrêta enfin à un magnifique parapluie bleu de ciel.
Il le paya trente-huit francs en assignats au pair. C’était le cadeau que le premier général de la République envoyait à sa meilleure amie.
On comprend que je n’eusse point raconté ce détail, s’il n’était strictement historique.
Le soir, on rentra, et Pichegru se mit à sa correspondance, invitant Charles, qui partait le lendemain au point du jour, à faire une bonne nuit.
L’enfant était à cet âge où le sommeil est véritablement ce fleuve du repos où l’on puise non seulement les forces du jour, mais encore l’oubli de la veille et l’insouciance du lendemain.
C’est ce soir-là justement qu’arriva l’anecdote curieuse que je vais raconter, et qui m’a été redite à moi par ce même petit Charles, devenu grand, arrivé à l’âge de quarante-cinq ans, et, selon ses souhaits accomplis, savant écrivain, passant sa vie au milieu d’une grande bibliothèque.
Charles, selon l’ordonnance de Saint-Just, s’était jeté tout habillé sur son lit. Il portait d’habitude, comme tous ceux qui revêtent l’uniforme, une cravate noire serrée au cou de très près ; c’était la coutume de Pichegru lui-même, et tout l’état-major avait adopté cette méthode, d’abord pour faire comme faisait le général, et ensuite pour protester contre la volumineuse cravate de Saint-Just ; Charles, en outre, pour ressembler en tout au général, faisait un petit nœud sur le côté droit, mode qu’il continua de suivre, et que je lui vis pratiquer jusqu’à sa mort.
Au bout d’une demi-heure à peu près, Pichegru, qui travaillait, entendit Charles se plaindre. Il n’y fit pas grande attention, attribuant ces plaintes à un cauchemar ; mais, ces plaintes étant devenues plus douloureuses et dégénérant en râle, Pichegru se leva, alla à l’enfant, et, lui voyant la face injectée, il glissa sa main sous son col, et, lui soulevant la tête, il lui relâcha le nœud qui l’étranglait.
Le jeune homme s’éveilla, et, reconnaissant Pichegru penché sur lui :
– C’est vous, général ? dit-il. Avez-vous besoin de moi ?
– Non, répondit le général en riant, c’est toi, au contraire, qui avais besoin de moi. Tu souffrais, tu te plaignais, je me suis approché et n’ai pas eu de peine à connaître le motif de ton indisposition. Quand on porte comme nous une cravate serrée, il faut avoir le soin de lui donner du jeu avant de dormir. Je t’expliquerai plus tard comment l’oubli de cette précaution peut être suivi d’apoplexie et de mort subite. C’est un moyen de suicide !
Et nous verrons, en effet, celui qu’employa plus tard Pichegru !
Le lendemain, Abbatucci partit pour Paris ; Faraud et ses deux compagnons partirent pour Châteauroux, et Charles et Falou pour Besançon. Quinze jours après, il vint des nouvelles de Faraud, qui annonçait au général que la répartition avait été faite dans tout le département de l’Indre.
Mais le général avait déjà reçu, au bout de dix jours, une lettre d’Abbatucci, qui lui racontait qu’au cri de « Vive la République ! » poussé à la fois par tous les membres de la Convention et par les spectateurs des tribunes, les cinq drapeaux avaient été remis au président, qui lui avait hautement confirmé son grade.
Et, le quatrième jour après le départ de Charles et avant d’avoir eu des nouvelles de personne, Pichegru avait, à la date du 14 nivôse (3 janvier), reçu cette petite lettre :
Mon cher général,
Le nouveau calendrier m’avait fait oublier une chose, c’est que, parvenu le 31 décembre à Besançon, j’y étais arrivé tout juste pour souhaiter la bonne année le lendemain à la famille.
Vous ne l’aviez pas oublié, vous, et le père a été bien sensible à cette attention de votre part, dont il vous remercie de grand cœur.
Le 1er janvier (vieux style), tous les vœux de bonne année faits, et toute la famille embrassée, nous sommes partis, Falou et moi, pour le village de Boussière. Là, nous avons, selon vos intentions, fait arrêter la voiture à la porte du bourgmestre, auquel votre lettre a été remise ; à l’instant, il a appelé le tambour du village, qui a l’habitude d’annoncer aux habitants de Boussière les grandes nouvelles. Il lui a fait lire trois fois votre lettre pour qu’il ne fît pas de faute en la lisant, et l’a envoyé battre son premier ban devant la porte de la vieille mère Falou, laquelle, au premier roulement de tambour, est arrivée sur le seuil de sa porte en s’appuyant sur son bâton.
Falou et moi, nous nous tenions à quelques pas d’elle.
Le roulement fini, la proclamation a commencé.
En entendant le nom de son fils, la pauvre vieille, qui n’avait pas bien compris, a poussé des cris en demandant :
– Est-ce qu’il est mort ? est-ce qu’il est mort ?
Un juron à fendre le ciel, qui lui affirmait que son fils était vivant, la fit retourner, et voyant vaguement un uniforme, elle cria : « Le voilà, le voilà ! » et finit par tomber dans les bras de son fils, lequel l’a embrassée comme du pain au milieu des applaudissements de tout le village !
Puis, comme la proclamation, interrompue par cette péripétie filiale, avait été mal entendue, le tambour la recommença.
Aux dernières paroles, le bourgmestre, qui avait voulu ménager son effet, parut, une couronne de laurier d’une main et la bourse de l’autre. Il a posé alors la couronne de laurier sur la tête de Falou et la bourse dans les mains de sa mère.
J’ai appris, ne pouvant rester jusqu’à la fin, qu’il y avait eu fête dans le village de Boussière, illuminations, bal, pétards et fusées, et qu’au milieu de ses concitoyens, Falou, jusqu’à deux heures du matin, s’était promené comme César avec sa couronne de laurier sur la tête.
Quant à moi, mon général, j’étais revenu à Besançon pour m’acquitter de la triste commission que vous savez, et sur laquelle je vous donnerai des nouvelles à mon retour à l’état-major.
Jusque-là, je n’avais pas eu le temps de m’occuper de votre commission ; je courus jusqu’à la rue du Colombier, je m’arrêtai au N° 7 et montai au troisième étage.
Rose me reconnut et me fit fête comme à un petit ami ; mais, quand elle sut que je venais de la part de son grand ami, oh ! alors, je dois vous le dire, général, la pauvre Rose n’y tint plus : elle me prit dans ses bras et m’embrassa en pleurant.
– Comment ! il a pensé à moi ?
– Oui, mademoiselle Rose.
– Comme cela, de lui-même ?
– Je vous en réponds.
– Et c’est lui qui m’a choisi ce beau parapluie ?
– C’est lui qui vous l’a choisi.
– Et il s’en est servi pour rentrer à l’hôtel ?
– C’est-à-dire nous nous en sommes servis ; mais c’est lui qui le tenait.
Et, sans rien dire, elle a regardé le manche, l’a baisé et s’est mise à pleurer. Vous comprenez, je n’ai pas essayé de la consoler, je pleurais avec elle ; d’ailleurs, c’étaient des larmes de joie, et cela lui aurait fait de la peine, si je lui eusse dit : « Assez ! » Alors je lui ai dit combien vous avez trouvé ses chemises belles, et que vous n’en portiez pas d’autres. Ça été bien pis ! Alors nous nous en sommes donné tous les deux à dire du mal de vous ; elle va vous écrire pour vous remercier, mais elle m’a chargé, en outre, de vous dire toutes sortes de bonnes choses.
J’en ai aussi à vous dire de la part de mon père, à qui il faut que vous ayez fait de bien gros mensonges sur M. son fils ; car, tout en lisant votre lettre, il me regardait de côté, et il a secoué une larme qui tremblait aux cils de sa paupière. Comme Mlle Rose, il vous écrira de son côté.
Je crois vous avoir plus occupé de moi que je ne vaux ; mais c’est vous qui avez fait de moi un personnage d’importance en me confiant trois messages ; aussi j’espère que vous pardonnerez son long bavardage à votre petit ami.
Charles Nodier.
Près de deux ans se sont écoulés depuis les événements que nous avons racontés.
Pour que nos lecteurs comprennent clairement ceux qui vont suivre, il faut que, rapidement, nous passions à vol d’oiseau sur ces deux terribles et cependant inévitables années 1794 et 1795.
Comme Vergniaud l’avait prophétisé, et comme Pichegru l’avait répété d’après lui, la Révolution avait dévoré ses enfants.
Voyons à l’œuvre cette terrible marâtre.
Le 5 avril 1795, les cordeliers ont été exécutés.
Danton, Camille Desmoulins, Bazire, Chabot, Lacroix, Héraut de Séchelles, et le pauvre poète martyr Fabre d’Églantine, l’auteur de la plus populaire de nos chansons populaires : Il pleut, il pleut bergère, sont morts ensemble, sur le même échafaud où les ont poussés Robespierre, Saint-Just, Merlin (de Douai), Couthon, Collot d’Herbois, Fouché (de Nantes) et Vadier.
Puis est arrivé le jour des jacobins.
Vadier, Tallien, Billaud, Fréron accusent Robespierre d’avoir usurpé la dictature, et Robespierre, la mâchoire brisée d’un coup de pistolet, Saint-Just, la tête haute, Couthon, les deux jambes broyées, Lebas, leurs amis, tous ensemble, au nombre de vingt-deux, sont exécutés le lendemain de cette tumultueuse journée qui dans l’histoire porte la date fatale du 9 thermidor.
Le 10 thermidor, la Révolution vivait toujours, parce que la Révolution était immortelle, et qu’il n’appartient pas à un parti qui s’élève ou qui tombe de la tuer ; la Révolution vivait toujours, mais la République était morte !
Avec Robespierre et Saint-Just, la République a été décapitée.
Le soir de l’exécution, les enfants criaient à la porte des spectacles :
– Une voiture ! Qui veut une voiture ? faut-il une voiture, notre bourgeois ?
Le lendemain et le surlendemain, quatre-vingt-deux jacobins suivirent Robespierre, Saint-Just et leurs amis sur la place de la Révolution.
Pichegru apprit cette sanglante réaction ; il commandait en chef l’armée du Nord. Il jugea que l’heure du sang était passée, qu’avec les Vadier, les Tallien, les Billaud et les Fréron, l’heure de la boue allait venir.
Il fit un signe à Mulheim, et Fauche-Borel, messager du prince, accourut.
Pichegru avait prévu juste, la période ascendante de la Révolution était passée. On en était à la période réactionnaire ou descendante : on continuait à verser le sang, mais c’était le sang des représailles.
Le 17 mai 1795, un décret fermait définitivement la salle des Jacobins, berceau de la Révolution, soutien de la République.
Fouquier-Tinville, l’accusateur public, le collègue de la hache du bourreau, qui n’était pas plus coupable qu’elle, puisqu’il n’avait fait qu’obéir aux ordres du Tribunal révolutionnaire, comme la hache lui avait obéi à lui-même, Fouquier-Tinville est guillotiné avec quinze juges ou jurés du Tribunal révolutionnaire.
Pour que la réaction soit complète, l’exécution a lieu en place de Grève.
L’ingénieuse invention de M. Guillotin a repris sa première place ; seulement, les gibets ont disparu : l’égalité de la mort est consacrée.
Le 1er prairial, Paris s’aperçoit que décidément il meurt de faim. La famine pousse les faubourgs sur la Convention. Hâves, déguenillés, affamés, ils envahissent la salle des séances ; le député Féraud est tué en voulant défendre le président Boissy d’Anglas.
Vu le trouble que cet événement a porté dans l’assemblée, Boissy d’Anglas s’est couvert.
On lui présente la tête de Féraud au bout d’une pique. Il se découvre pieusement, salue et remet son chapeau sur sa tête.
Seulement, pendant ce salut, de demi-révolutionnaire qu’il était, Boissy d’Anglas est devenu à moitié royaliste.
Le 16 du même mois, Louis-Charles de France, duc de Normandie, prétendant au trône sous le nom de Louis XVII, celui-là dont le duc d’Orléans a dit dans un souper : Le fils de Coigny ne sera pas mon roi ! meurt scrofuleux au Temple, à l’âge de dix ans, deux mois et douze jours.
Mais, même pour qu’en temps de république le vieil axiome de la monarchie française ne périclite pas – « Le roi est mort, vive le roi ! » – immédiatement, Louis, duc de Provence, se proclame, de son autorité privée, roi de France et de Navarre, sous le nom de Louis XVIII.
Puis vient la terrible journée de Quiberon, pendant laquelle, au dire de Pitt, le sang anglais ne coula point ; mais pendant laquelle, au dire de Sheridan, l’honneur anglais coula par tous les pores.
Pendant ce temps, les victoires de Hoche et de Pichegru ont porté leurs fruits ; à la suite de cette reprise des lignes de Wissembourg, à laquelle nos lecteurs ont assisté, à la vue du drapeau tricolore franchissant la frontière aux mains de Saint-Just et flottant victorieusement sur la terre de Bavière, Frédéric-Guillaume, qui, le premier envahit nos frontières, Frédéric-Guillaume reconnaît la République française et fait la paix avec elle.
Ne s’étant rien pris comme territoire, les deux puissances n’ont rien à se rendre.
Seulement, quatre-vingt mille Prussiens dorment dans les plaines de la Champagne et de l’Alsace, et cette grande querelle est commencée que ne termineront ni Iéna ni Leipzig.
Pendant ce temps encore, l’armée des Pyrénées-Orientales avait envahi la Biscaye, puis Vittoria et Bilbao. Déjà maîtres de la partie des frontières dont l’accès est le plus difficile, les Français, que leurs derniers succès avaient rapprochés de Pampelune, pouvaient s’emparer de cette capitale de la Navarre et ouvrir une route facile à l’invasion des deux Castilles et de l’Aragon.
Le roi d’Espagne proposa la paix.
C’était la seconde tête couronnée qui reconnaissait l’existence de la République française, et qui, en la reconnaissant, s’inclinait devant la condamnation de ses deux parents, Louis XVI et Marie-Antoinette.
La paix fut signée. Devant les nécessités de la guerre, la famille disparaît.
La France abandonna ses conquêtes d’au-delà des Pyrénées, et l’Espagne céda à la France la partie de l’île de Saint-Domingue qui était espagnole.
Mais, nous venons de le dire, la question de la paix vis-à-vis de l’Espagne ne devait point être appréciée au point de vue des avantages matériels.
Non, de ce côté, la question était toute morale.
Le lecteur l’a déjà compris. C’était un pas immense que cette défection de Charles IV à la cause des rois, défection bien autrement importante que celle de Frédéric-Guillaume.
Frédéric-Guillaume ne tenait par aucun lien aux Bourbons de France, tandis que Charles IV, signant le 4 août la paix avec la Convention, ratifie tout ce que la Convention a décrété.
Quant à l’armée du Nord, qui opère contre les Autrichiens, elle a pris Ypres et Charleroi, gagné la bataille de Fleurus, reconquis Landrecies, occupé Namur, Trêves, repris Valenciennes, enlevé le fort de Crève-Cœur, Ulrick, Gorcomm, Amsterdam, Dordrecht, Rotterdam, La Haye.
Enfin, chose inouïe, qui ne s’était point vue jusque-là, qui manquait aux annales pittoresques des guerres françaises, les vaisseaux de guerre hollandais, pris au milieu des glaces, avaient été enlevés par une charge de hussards à cheval.
Cet étrange fait d’armes, qui semblait un caprice de la Providence en notre faveur, avait amené la capitulation de la Zélande.
Tous ces succès de nos armées avaient leur retentissement à Paris ; Paris, ville à la courte vue, qui n’a jamais embrassé que des horizons bornés excepté quand quelque grand élan national la pousse en dehors de ses intérêts matériels ; Paris, fatigué de voir couler le sang, s’élançait avec ardeur vers les plaisirs, et ne demandait pas mieux que de détourner ses regards du théâtre de la guerre, si glorieux que fût pour la France le drame que l’on y jouait.
La plupart des artistes de la Comédie-Française et de Feydeau, emprisonnés comme royalistes, étaient, après la journée du 9 thermidor, sortis de prison.
Larive, Saint-Prix, Mole, Dazincourt, Mlle Contat, Mlle Devienne, Saint-Phar et Elleviou avaient été applaudis avec rage à la Comédie-Française et à Feydeau. On se ruait au spectacle, où l’on commençait à chanter la Marseillaise et à demander le Réveil du Peuple.
Enfin, la jeunesse dorée de Fréron commençait à paraître.
Nous prononçons tous les jours ces noms de Fréron et de jeunesse dorée, sans nous faire une idée bien exacte de ce que c’était que la jeunesse dorée et Fréron.
Disons-le.
Il y a eu deux Fréron en France.
L’un honnête homme, critique intègre et sévère, qui se trompait peut-être, mais qui, tout au moins, se trompait de bonne foi.
C’était Fréron père, Elie-Catherine Fréron.
L’autre, qui n’eut ni foi ni loi, dont la seule religion fut la haine, le seul mobile la vengeance, le seul dieu l’intérêt.
Ce fut Fréron fils, Louis-Stanislas Fréron.
Le père vit passer devant lui tout le XVIIIe siècle.
Adversaire de toutes les innovations en art, il attaqua toutes les innovations littéraires, au nom de Racine et de Boileau.
Adversaire de toutes les innovations politiques, il les attaqua au nom de la religion et de la royauté.
Il ne recula devant aucun des colosses du philosophisme moderne[4]. Il attaqua Diderot, arrivé de sa petite ville de Langres, en sabots et en veste, demi-abbé, demi-philosophe.
Il attaqua Jean-Jacques, arrivé de Genève, sans habits et sans argent.
Il attaqua d’Alembert, enfant trouvé sur les marches d’une église, et longtemps appelé Jean Lerond, du nom de l’église sur les marches de laquelle il avait été trouvé.
Il attaqua ces grands seigneurs appelés Montesquieu et M. de Buffon.
Enfin, survivant à la colère de Voltaire, qui avait essayé de le blesser dans ses épigrammes, de le tuer dans sa satire du Pauvre Diable, de l’écraser dans sa comédie de l’Écossaise, il se trouva debout pour lui crier au milieu de son triomphe : Souviens-toi que tu es mortel !
Il mourut avant ses deux antagonistes, Voltaire et Rousseau ; il mourut, en 1776, d’un accès de goutte remontée, qui lui fut occasionné par la suppression de son journal, L’Année littéraire.
C’était l’arme de cet homme de lutte, la massue de cet Hercule ; son arme brisée, il ne voulut plus vivre.
Le fils, qui avait pour parrain le roi Stanislas et pour condisciple Robespierre, but le reste de la lie versée par l’opinion publique dans la coupe paternelle.
Tant d’injures accumulées depuis trente années sur la tête du père retombèrent comme une avalanche de honte sur la tête du fils ; et comme ce cœur était sans croyance et sans fidélité, il ne put les supporter.
Ce qui avait fait son père invincible, c’était la croyance d’un devoir noblement rempli.
Lui, n’ayant point ce contrepoids au mépris qui l’accablait, devint féroce ; méprisé à tort, puisqu’il ne répondait pas des actes de son père, il voulut se faire haïr à bon droit. Les lauriers que Marat cueillait en rédigeant L’Ami du Peuple empêchaient Fréron de dormir. Il fonda L’Orateur du Peuple.
D’un caractère timide, Fréron ne savait pas s’arrêter dans sa cruauté, ne sachant point s’arrêter dans sa faiblesse. Envoyé à Marseille, il en fut l’épouvante. Carlier avait noyé à Nantes, Collot d’Herbois avait fusillé à Lyon ; à Marseille, Fréron fit mieux : il mitrailla.
Un jour qu’il supposait, après une décharge d’artillerie, que quelques-uns des condamnés s’étaient laissés tomber en même temps que ceux qui avaient été atteints, et contrefaisaient les morts, le temps lui manquant pour passer la revue des survivants, il cria :
– Que ceux qui ne sont pas morts se relèvent, la patrie leur pardonne.
Les malheureux qui étaient restés sains et saufs crurent à cette parole, et se relevèrent.
– Feu ! cria Fréron.
Et l’artillerie recommença ; seulement, cette fois, la besogne était bien faite, personne ne se releva plus.
Quand il revint à Paris, Paris avait fait un pas vers la clémence ; l’ami de Robespierre se fit son ennemi, le jacobin fit un pas en arrière et se trouva être cordelier. Il flairait le 9 thermidor.
Il se fit thermidorien avec Tallien et Barras, dénonça Fouquier-Tinville, sema, comme Cadmus, les dents de ce serpent que l’on appelait la Révolution, et l’on vit aussitôt pousser, au milieu du sang de l’ancien régime et de la boue du nouveau, la jeunesse dorée dont il se fit le chef et qui prit son nom.
Cette jeunesse dorée – en opposition avec les sans-culottes qui avaient porté les cheveux courts, la veste ronde, des pantalons et le bonnet rouge – portait soit de longues tresses de cheveux, mode renouvelée du temps de Louis XIII, et qu’on appelait cadenettes, du nom de son inventeur Cadenet, cadet de Luynes, soit des cheveux retombant de côté sur les épaules, qu’on appelait oreilles de chien.
Ils avaient repris la poudre, et la portaient abondante sur leurs cheveux, retroussés avec un peigne.
En costume du matin, ils portaient des redingotes très courtes, avec des culottes de velours noir ou vert.
En grande toilette, la redingote était remplacée par un habit de couleur claire, coupé carrément et se boutonnant au creux de l’estomac, tandis que les basques descendaient battre les mollets.
La cravate de mousseline était haute et empesée avec des pointes énormes.
Le gilet était de piqué ou de basin blanc, avec de grands revers et des franges ; deux chaînes de montre se balançaient sur une culotte de satin gris perle, ou vert pomme, descendant jusqu’à la moitié du mollet, où elle se boutonnait, avec trois boutons, à la suite desquels venait un flot de rubans.
Des bas de soie rayés en travers de jaune, de rouge ou de bleu, avec des escarpins d’autant plus élégants qu’ils étaient plus découverts et plus minces ; un chapeau à claque sous le bras et un énorme gourdin au poignet complétaient le costume d’un incroyable.
Maintenant, pourquoi les railleurs qui s’attaquent à toute nouveauté appelaient-ils les individus composant la jeunesse dorée des incroyables ?
Nous allons vous le dire.
Ce n’était point assez de changer le costume pour ne pas être confondu avec les révolutionnaires.
Il fallait aussi changer le langage.
Au patois grossier de 93 et au tu démocratique, il fallait substituer un idiome tout miel : en conséquence, au lieu de vibrer, comme les élèves du Conservatoire moderne, on supprima les r, qui, dans ce cataclysme philologique, faillirent être perdues à tout jamais, comme le datif des Grecs.
On désossa la langue pour lui enlever son énergie, et au lieu de se donner, comme autrefois en appuyant sur les consonnes, sa parrole d’honneur, on se contenta de donner sa paole d’honneu.
On avait, selon la circonstance, sa gande paole d’honneu, ou sa petite paole d’honneu ; et, quand l’une ou l’autre de ces paoles d’honneur était donnée, pour appuyer une chose difficile ou même impossible à croire, l’interlocuteur, trop poli pour démentir celui avec lequel il dialoguait, se contentait de dire : « C’est incoyable ! »
Et l’autre se contentait de répondre : « Ma paole d’honneu panachée. »
Et alors, il ne restait plus de doute.
De là, la désignation d’incroyables, et, par altération d’inc’oyables, donnée à MM. de la jeunesse dorée.
L’incoyable, cet hybride de la réaction, avait sa femelle, née comme lui, et dans la même époque.
On l’appelait la meiveilleuse.
Celle-ci empruntait sa toilette, non pas à une mode nouvelle, comme les incroyables, mais aux costumes grecs et corinthiens des Aspasies et des Phrynés.
Tunique, manteau, péplum, tout était taillé sur le patron antique.
Plus une femme trouvait le moyen de montrer le nu, plus elle était élégante.
Les vraies meiveilleuses, ou merveilleuses, car on comprend que c’était là la racine du mot, portaient les bras nus, les jambes nues. Souvent la tunique, taillée sur celle de Diane chasseresse, était fendue sur le côté, sans autre attache qu’un camée réunissant les deux parties fendues un peu au-dessus du genou.
Ce n’était point assez.
Les dames profitèrent des chaleurs de l’été et se montrèrent au bal et dans les promenades publiques avec un nuage moins épais que celui qui enveloppait Vénus conduisant son fils chez Didon.
Aussi Énée ne reconnut-il sa mère que lorsqu’elle sortit du nuage. Incessu patuit dea, dit Virgile ; à son pas, on reconnut la déesse.
Ces dames n’avaient pas besoin de sortir de leur nuage pour être reconnues, on les voyait parfaitement au travers, et ceux qui les eussent prises pour des déesses y eussent mis de la bonne volonté.
Cet air tissu, dont parle Juvénal, devint tout à fait à la mode.
Outre les soirées particulières, il y avait des bals publics. On se réunissait au Lycé-Bal et à l’Hôtel Thélusson, pour mettre en commun, tout en dansant, ses deuils, ses larmes et ses projets de vengeance.
Ces bals s’appelaient les bals des victimes.
Et, en effet, pour y être admis, il fallait avoir eu un parent guillotiné par Robespierre, noyé par Carlier, fusillé par Collot d’Herbois ou mitraillé par Fréron.
Horace Vernet, forcé de faire des costumes pour vivre, a laissé un cahier de modes de cette époque, exécuté d’après nature avec ce charmant esprit qu’il avait reçu du Ciel.
Rien n’est plus amusant que cette collection de grotesques, et chacun doit se demander comment un incroyable et une merveilleuse pouvaient se rencontrer sans se rire au nez.
Disons tout de suite que quelques-uns des costumes adoptés par les muscadins fréquentant le bal des victimes étaient quelquefois d’un caractère assez terrible. Le vieux général Piré m’a vingt fois raconté qu’il avait rencontré, dans ces bals, des incroyables portant des gilets et des pantalons collants de peau humaine.
Ceux qui n’avaient à regretter la perte que de quelque parent éloigné, comme un oncle ou une tante, se contentaient de tremper leur petit doigt dans une liqueur couleur sang ; dans ce cas, ils coupaient le doigt de leur gant ; et, pour renouveler cette parure, on emportait au bal son pot de sang, comme les femmes emportaient leur pot de rouge.
Tout en dansant, on conspirait contre la République. C’était d’autant plus facile que la Convention, qui avait une police générale, n’avait point de police parisienne.
Chose étrange, le meurtre public avait tué le meurtre privé, et jamais peut-être il ne se commit en France moins de crimes que dans les années 93, 94 et 95.
Les passions avaient d’autres dérivatifs.
Le moment, au reste, approchait où la Convention, cette terrible Convention qui, le 21 septembre 1792, jour de son entrée en fonctions, abolit, au bruit du canon de Valmy, la royauté, et proclama la République, le moment approchait où la Convention allait déposer ses pouvoirs.
Elle avait été mère cruelle.
Elle avait dévoré les girondins, les cordeliers et les jacobins, c’est-à-dire les plus éloquents, les plus énergiques, les plus intelligents de ses enfants.
Mais elle a été fille dévouée.
Elle a combattu à la fois avec succès, les ennemis du dehors et les ennemis du dedans.
Elle a mis quatorze armées sur pied ; elle les a mal nourries, c’est vrai ; mal habillées, c’est vrai ; mal chaussées, c’est vrai ; plus mal payées encore. Qu’importe ! ces quatorze armées ont non seulement partout repoussé l’ennemi hors de la frontière, mais elles ont pris le comté de Nice, la Savoie, fait une pointe en Espagne et mis la main sur la Hollande.
Elle a créé le grand-livre de la dette nationale, l’Institut, l’École polytechnique, l’École normale, le Musée du Louvre et le Conservatoire des arts et métiers.
Elle a rendu huit mille trois cent soixante-dix décrets, la plupart révolutionnaires.
Elle a donné aux hommes et aux choses un caractère excessif. La grandeur était gigantesque, le courage téméraire, le stoïcisme impassible.
Jamais plus froid dédain n’a été professé pour le bourreau, jamais le sang n’a été répandu avec moins de remords.
Veut-on savoir, pendant ces deux ans, c’est-à-dire de 93 à 95, combien il y a eu de partis en France ?
Il y en a eu trente-trois.
Veut-on connaître les noms donnés à chacun d’eux ?
Ministériels. – Partisans de la vie civile. – Chevaliers du poignard. – Hommes du 10 août. – Septembriseurs. – Girondins. – Brissotins. – Fédéralistes. – Hommes d’État. – Hommes du 31 mai. – Modérés. – Suspects. – Hommes de la plaine. – Crapauds du marais. – Montagnards.
Voilà pour 1793 seulement.
Passons à 1794 et à 1795 :
Alarmistes. – Apitoyeurs. – Endormeurs. – Émissaires de Pitt et Cobourg. – Muscadins. – Hébertistes. – Sans-culottes. – Contre-révolutionnaires. – Habitants de la crête. – Terroristes. – Maratistes. – Égorgeurs. – Buveurs de sang. – Thermidoriens. – Patriotes de 1789. – Compagnons de Jéhu. – Chouans.
Ajoutons-y la jeunesse dorée de Fréron, et nous en serons au 22 août 1795 – jour où la nouvelle Constitution, dite de l’an III, après avoir été discutée article par article, vient d’être adoptée par la Convention.
Le louis d’or vaut douze cents francs en assignats.
C’est dans cette dernière période qu’est mort André Chénier, frère de Marie-Joseph Chénier. Il fut exécuté le 25 juillet 1794, c’est-à-dire le 7 thermidor, deux jours avant la mort de Robespierre, à huit heures du matin. Ses compagnons de charrette étaient MM. de Montalembert, de Créquy, de Montmorency, de Loiserolles, ce sublime vieillard qui avait répondu à l’appel du bourreau à la place de son fils, et qui allait mourir avec joie pour lui ; enfin, Roucher, l’auteur des Mois, qui ignorait qu’il allait mourir avec André Chénier et qui, en le reconnaissant sur la charrette fatale, poussa un cri de bonheur et s’assit près de lui, en disant ces beaux vers de Racine :
Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle,
Et déjà son courroux semble être adouci,
Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici.
Un ami de Roucher et d’André Chénier qui eut le courage, au risque de sa vie, de suivre la charrette pour prolonger son dernier adieu, entendit, pendant toute la route, les deux poètes parler de poésie, d’amour, d’avenir.
André Chénier dit, pendant ce trajet, à Roucher, les derniers vers qu’il était en train de faire, lorsque le bourreau l’appela. Il en avait sur lui le manuscrit au crayon, et, après les avoir lus à Roucher, il les donna à ce troisième ami qui ne voulait le quitter qu’au pied de l’échafaud.
C’est ainsi qu’ils furent conservés, et que de Latouche, à qui nous devons la seule édition d’André Chénier qui existe, put les mettre dans le volume que chacun de nous sait par cœur.
Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre
Animent la fin d’un beau jour,
Au pied de l’échafaud j’essaie encore ma lyre !
Peut-être est-ce bientôt mon tour !
Peut-être, avant que l’heure, en cercle promenée,
Ait posé, sur l’émail brillant,
Dans les soixante pas où sa route est bornée,
Son pied sonore et vigilant,
Le sommeil du tombeau pressera ma paupière ;
Avant que de ses deux moitiés,
Ce vers que je commence ait atteint la dernière,
Peut-être, en ces murs effrayés,
Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
Escorté d’infâmes soldats
Remplira de mon nom, ces longs corridors sombres…
Au moment de monter sur l’échafaud, André se frappa le front et dit en soupirant :
– J’avais pourtant quelque chose là !
– Tu te trompes, lui cria celui qui ne devait pas mourir en lui montrant son cœur ; c’était là !
André Chénier, pour qui nous nous sommes écarté de notre sujet, et dont le souvenir nous a arraché ces lignes, a planté le premier le drapeau de la poétique nouvelle.
Nul n’avait fait avant lui des vers comme ceux-là. Et disons plus : nul probablement n’en fera après lui.
Le jour où la Convention proclama la Constitution dite de l’an III, chacun s’écria : « La Convention vient de signer son testament de mort. »
Et, en effet, on avait cru que, pareille à la Constituante, par une abnégation mal entendue, elle interdirait à ses membres sortants l’entrée de l’Assemblée qui lui succéderait.
Elle n’en fit rien.
La Convention comprenait très bien que le dernier souffle républicain était en elle. Chez un peuple aussi mobile que l’est le peuple français, qui, dans un moment d’enthousiasme, avait renversé une monarchie de huit siècles, la République ne pouvait pas, en trois ans de révolution, être tellement entrée dans les mœurs qu’on pût en abandonner l’établissement au cours naturel des choses.
La Révolution ne pouvait être bien défendue que par ceux qui l’avaient faite, et qui avaient intérêt à la perpétuer.
Or, quels étaient ceux-là ?
Les conventionnels qui avaient aboli la Constitution féodale le 14 juillet et le 4 août 1789 ; qui avaient renversé le trône le 10 août 1792 ; qui, le 21 janvier, avaient fait tomber la tête du roi ; et qui, du 21 janvier, jusqu’au jour où l’on était arrivé, avaient lutté contre l’Europe, avaient lassé la Prusse et l’Espagne, au point de leur faire demander la paix, et avaient repoussé l’Autriche au-delà de nos frontières.
Aussi, le 5 fructidor (22 août), la Convention décréta-t-elle que le nouveau corps législatif, composé de deux conseils, le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens, le premier, composé de cinq cents membres, ayant la proposition des lois, le second, de deux cent cinquante, ayant leur sanction, se composerait d’abord des deux tiers de la Convention, et qu’il ne serait élu qu’un nouveau tiers.
Restait à savoir qui serait chargé de ce choix.
La Convention nommerait-elle, elle-même, ceux de ses membres qui devaient faire partie du Conseil des Cinq-Cents et du Conseil des Anciens, ou seraient-ce les assemblées électorales qui seraient chargées de ce soin ?
Le 13 fructidor (30 août), après une séance des plus orageuses, il fut décidé que ce choix serait délégué aux assemblées électorales.
Ce fut là ce que l’on appela les décrets des 5 et 13 fructidor.
Nous nous étendons peut-être un peu plus qu’il n’est nécessaire sur cette partie purement historique ; mais nous marchons à grands pas vers la terrible journée du 13 vendémiaire – la première où les Parisiens entendirent gronder le canon dans les rues de Paris – et nous voudrions faire retomber le crime sur ceux qui en furent les principaux fauteurs.
Paris, dès cette époque, comme aujourd’hui, quoique la centralisation fût moins grande et ne datât que de quatre ou cinq années, Paris était déjà le cerveau de la France. Ce que Paris acceptait, la France le sanctionnait.
La chose avait été visible lorsque les girondins, sans y réussir, avaient tenté de fédéraliser la province.
Or, Paris était divisé en quarante-huit sections.
Ces sections n’étaient pas royalistes ; elles protestaient, au contraire, de leur attachement pour la République et, à part deux ou trois dont les opinions réactionnaires étaient connues, aucune ne serait tombée dans cette absurde contradiction, d’avoir versé tant de sang, d’avoir immolé tant de si grands citoyens à un principe, et de renier ce principe avant qu’il eût porté ses fruits.
Seulement, Paris, effrayé en se voyant du sang jusqu’aux genoux, s’était arrêté aux trois quarts du chemin, s’était animé à combattre les terroristes, qui voulaient que l’on continuât les exécutions, tandis qu’il voulait, lui, qu’elles cessassent. De sorte que, sans déserter le drapeau de la Révolution, il se montrait prêt à suivre ce drapeau, mais pas plus loin que les girondins et les cordeliers n’avaient voulu le porter.
Ce drapeau deviendrait donc le sien, du moment qu’il abriterait les restes des deux partis que nous venons de nommer ; il serait désormais celui de la République modérée, et porterait pour devise : Mort aux jacobins !
Eh bien ! les précautions que prenait la Convention avaient au contraire pour but de sauvegarder ces quelques jacobins échappés au 9 thermidor et entre les seules mains desquels la Convention voulait remettre l’arche sainte de la République.
Mais, sans s’en douter, les sections, toujours sous le coup de la crainte que leur inspirait le retour de la Terreur, servaient les royalistes mieux que n’eussent pu faire les complices les plus dévoués.
Jamais on n’avait vu tant d’étrangers à Paris.
Les hôtels garnis étaient remplis jusque dans les combles. Le faubourg Saint-Germain, désert il y avait six mois, s’encombrait d’émigrés, de chouans, de prêtres réfractaires, d’employés dans les charrois, et de femmes divorcées.
Le bruit courait que Tallien et Hoche étaient passés aux royalistes. Ce qu’il y avait de réel, c’est qu’ils avaient fait la conquête de Rovère et de Saladin, et qu’ils n’avaient pas eu besoin de faire celle de Lanjuinais, de Boissy d’Anglas, de Henry de Larivière et de Lesage, qui avaient toujours été royalistes et qui avaient porté un masque les jours où ils avaient paru républicains.
On disait que des offres merveilleuses avaient été faites à Pichegru ; que, repoussées d’abord, elles l’avaient trouvé depuis plus sensible, et que moyennant un million comptant, deux cent mille livres de rente, le château de Chambord, le duché de l’Artois et le gouvernement de l’Alsace, la chose s’arrangerait.
On s’étonnait de la quantité d’émigrés qui rentraient, les uns avec de faux passeports et avec des noms supposés, les autres avec leurs vrais noms et demandant leur radiation ; d’autres, avec de faux certificats de résidence, prouvaient qu’ils n’étaient pas sortis de France.
On eut beau décréter que tout émigré rentré devait retourner dans sa commune et y attendre la décision du Comité de sûreté générale, les émigrés trouvaient le moyen d’éluder le décret et de rester à Paris.
On sentait, non sans une certaine inquiétude, que ce n’était pas le hasard qui amenait tant de gens de la même opinion sur le même point.
On comprenait qu’il se tramait quelque chose de grave et qu’à un moment donné la terre s’ouvrirait sous les pieds d’un des nombreux partis qui sillonnaient les rues de Paris.
On voyait passer un grand nombre d’habits gris à collet noir et vert, et l’on se retournait à chaque habit qui passait.
C’était la couleur des chouans.
Presque toujours à la suite de ces jeunes gens portant publiquement la livrée royale s’élevaient des rixes qui, jusque-là, avaient conservé la couleur des rixes particulières.
Dussault et Marchenna, les deux plus fameux pamphlétaires du temps, tapissaient les murailles d’affiches appelant les Parisiens à l’insurrection.
Le vieux La Harpe, ce prétendu élève de Voltaire, qui commença par lui vouer un culte de latrie et finit par le renier, le vieux La Harpe, après avoir été un furieux démagogue, était, pendant une captivité de quelques mois devenu un réactionnaire enragé, et insultait la Convention qui l’avait honoré.
Un nommé Lemaistre tenait à Paris un atelier public de royalisme, auquel correspondaient plusieurs maisons de province ; il espérait, grâce à des ramifications habilement établies, faire de toute la France une Vendée.
Il y avait à Mantes une maison secondaire, recevant ses ordres de Paris. Or, Lemaistre, on le savait, avait donné aux électeurs de Mantes un dîner splendide, à la fin duquel l’amphitryon, renouvelant le souper des gardes de Versailles, avait fait servir un plat de cocardes blanches.
Chaque convive en avait pris une et l’avait mise à son chapeau.
Pas un jour sans que l’on signalât quelque assassinat, commis à coups de massue sur les patriotes. L’assassin était toujours, soit un incroyable, soit un jeune homme à l’habit gris.
C’était particulièrement dans les cafés, dans la rue de la Loi, ancienne rue de Richelieu, chez le restaurateur Garchi, au Théâtre Feydeau ou sur le boulevard des Italiens qu’avaient lieu ces attentats.
Il était visible que ce qui entretenait ces troubles, c’était l’opposition que les sections faisaient aux décrets des 5 et 13 fructidor, qui recomposaient d’avance le Conseil des Cinq-Cents avec les deux tiers des membres sortant de la Convention.
Il est vrai, comme nous l’avons déjà dit, que ces deux tiers étaient nommés, non point par la Convention elle-même, comme les sections l’avaient craint d’abord, mais par les assemblées primaires.
Les sections avaient espéré mieux que cela : elles avaient espéré un renouvellement complet, et, dans ce cas-là, une chambre toute réactionnaire.
On parla d’abord de nommer un président.
Mais la tendance monarchique était si visible, qu’au moment où l’on faisait cette proposition à la Convention, Louvet, l’un des échappés au massacre des girondins, s’écria :
– Bien trouvé ! pour qu’un jour on vous nomme un Bourbon !
Ce fut sur cette observation qu’une présidence pouvait être un acheminement à la royauté, que l’on proposa un directoire exécutif, composé de cinq membres délibérant à la majorité, se renouvelant par cinquièmes, et ayant des ministres responsables.
Tous ces pouvoirs étaient nommés de la manière suivante – car jamais, même aux jours les plus progressifs de la Révolution, l’élection ne fut assise sur une aussi large base qu’aujourd’hui.
Le vote avait lieu à deux degrés.
Tous les citoyens âgés de vingt et un ans se réunissaient de droit à l’assemblée primaire, tous les 1er prairial, et nommaient des assemblées électorales.
Ces assemblées électorales se rassemblaient le 20 prairial pour nommer les deux conseils.
Les deux conseils, à leur tour, nommaient le directoire.
Comme on ne pouvait pas attendre le 1er prairial, attendu que le 1er prairial était passé, le 20 fructidor fut désigné pour le jour de l’élection.
On avait espéré que le premier acte des Français, réunis après de si terribles commotions, serait comme celui de la Fédération au Champ-de-Mars, un acte de fraternité, un hymne à l’oubli des injures.
Ce fut un sacrifice à la vengeance.
Tous les patriotes purs, désintéressés, énergiques furent chassés des sections, qui commencèrent de s’occuper à organiser l’insurrection.
Les patriotes chassés accoururent à la Convention, ils encombrèrent les tribunes, racontèrent ce qui se passait, mirent la Convention en garde contre les sections, demandèrent qu’on leur rendît leurs armes et déclarèrent qu’ils étaient prêts à les employer à la défense de la République.
Le lendemain et les jours suivants, on comprit tout le danger de la situation lorsque l’on vit que, sur quarante-huit sections qui formaient l’ensemble de la population parisienne, quarante-sept avaient accepté la Constitution et repoussé les décrets.
Seule la section des Quinze-Vingts avait tout adopté, décrets et Constitution.
Tout au contraire, nos armées, dont deux étaient réduites à l’inaction par la paix avec la Prusse et avec l’Espagne, votèrent sans restriction et avec des cris d’enthousiasme.
De son côté, l’armée de Sambre-et-Meuse, la seule qui restât en activité, avait vaincu à Wattignies, débloqué Maubeuge, triomphé à Fleurus, donné la Belgique à la France, passé le Rhin à Düsseldorf, bloqué Mayence, et venait, par les victoires de l’Ourthe et de la Roër, de nous assurer la ligne du Rhin.
Elle s’arrêta sur le champ de bataille même où elle venait de vaincre, et, sur les cadavres des Français morts pour la liberté, jura fidélité à la Constitution nouvelle, qui, tout en mettant fin à la Terreur, maintenait la République et continuait la Révolution.
Ce fut une grande joie pour la Convention et pour tout ce qui restait de vrais patriotes en France, que la nouvelle de ce vote enthousiaste de nos armées.
Le 1er vendémiaire de l’an IV (23 septembre 1795), le résultat général des votes fut proclamé.
La Constitution était acceptée partout.
Les décrets, de leur côté, l’étaient à une immense majorité. Dans quelques localités, on avait été même jusqu’à voter pour un roi, ce qui prouvait le degré de liberté auquel on était arrivé, deux mois après le 9 thermidor.
Cette nouvelle produisit à Paris la plus vive sensation, sensation double et opposée :
De joie, chez les patriotes conventionnels.
De fureur, chez les sectionnaires royalistes.
Alors, la section Le Peletier, connue, pendant tout le cours de la Révolution, sous le nom de section des Filles-Saint-Thomas, la plus réactionnaire de toutes les sections – celle dont les grenadiers, le 10 août, dans la cour du château, résistèrent aux Marseillais – mit en avant ce principe : « Les pouvoirs de tout corps constitué cessent devant le peuple assemblé. »
Ce principe, mis aux voix par la section, fut converti en arrêté, et cet arrêté envoyé aux quarante-sept autres sections, qui l’accueillirent avec faveur.
C’était tout simplement proclamer la dissolution de l’Assemblée.
La Convention ne se laissa point intimider : elle répondit par une déclaration et par un décret.
Elle déclarait que, si son pouvoir était menacé, elle se retirerait dans une ville de province, où elle continuerait à fonctionner.
Elle décrétait que tous les pays conquis en deçà du Rhin, ainsi que la Belgique, l’État de Liège et de Luxembourg, étaient réunis à la France.
C’était répondre à la menace de sa chute par la proclamation de sa grandeur.
La section Le Peletier, traitant alors de puissance à puissance avec la Convention, envoya son président à la tête d’une députation de six membres, pour signifier à l’Assemblée ce qu’elle appelait l’acte de garantie ; c’est-à-dire le décret rendu par elle, établissant qu’en face du peuple assemblé, les pouvoirs de tout corps constitué cessaient.
Le président était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, et, quoiqu’il fût vêtu sans prétention, une suprême élégance, qui était bien plus dans sa tournure que dans ses habits, émanait de toute sa personne.
Suivant la mode, mais sans exagération, il portait une redingote de velours grenat foncé, avec des boutons de jais, taillés à facettes, et des boutonnières brodées de soie noire.
Une cravate de foulard blanc, avec des bouts lâches et flottants, ondoyait autour de son cou.
Un gilet de piqué blanc, avec des fleurs d’un bleu très clair, un pantalon de tricot gris perle, des bas de soie blancs, des escarpins, et un feutre noir à larges bords et à forme basse et pointue, complétaient sa toilette.
Il avait le teint blanc et les cheveux blonds de l’homme du Nord ou de l’Est, des yeux vifs et profonds à la fois, enfin des dents blanches et fines sous des lèvres rouges et charnues. Une ceinture tricolore, pliée de manière qu’on n’en voyait presque que le blanc, serrait sa taille, admirablement prise ; à cette ceinture pendait un sabre et étaient passés deux pistolets.
Il s’avança seul vers la barre, laissant derrière lui ses compagnons, et, avec cet air de haute impertinence, qui n’était point encore descendu jusqu’à la bourgeoisie, ou que la bourgeoisie n’avait pas encore atteint :
– Citoyens représentants, dit-il d’une voix forte et s’adressant à Boissy d’Anglas, président de la Convention, je viens vous annoncer, au nom de la section mère dont j’ai l’honneur d’être le président, et au nom des quarante-sept autres sections, la section des Quinze-Vingts seule nous faisant défaut, je viens vous annoncer que vos pouvoirs vous sont retirés, et que votre règne est fini. Nous approuvons la Constitution, mais nous repoussons les décrets : vous n’avez pas le droit de vous nommer vous-mêmes. Méritez nos choix, ne les commandez pas.
– La Convention ne reconnaît le pouvoir ni de la section mère, ni des autres sections, répondit Boissy d’Anglas, et elle traitera en rebelle quiconque n’obéira point à ses décrets.
– Et nous, reprit le jeune homme, nous traiterons en oppresseur tout pouvoir qui voudra nous imposer une volonté illégale !
– Prends garde, citoyen ! répondit d’une voix pleine de menace, mais calme, Boissy d’Anglas. Nul n’a le droit d’élever ici la voix plus haut que le président de cette assemblée.
– Excepté moi, lui dit le jeune président, excepté moi, qui suis au-dessus de lui.
– Qui donc es-tu ?
– Je suis le peuple souverain.
– Et qui sommes-nous donc, nous, qu’il a élus ?
– Vous n’êtes plus rien, du moment qu’il s’assemble de nouveau et vous retire les pouvoirs qu’il vous avait confiés. Nommés depuis trois ans, vous êtes affaiblis, fatigués, usés par trois ans de lutte ; vous représentez les besoins d’une époque passée et déjà loin de nous. Pouvait-on, il y a trois ans, prévoir tous les événements qui sont arrivés ? Nommé depuis trois jours, moi, je représente la volonté d’hier, celle d’aujourd’hui, celle de demain. Vous vous êtes les élus du peuple, soit ! mais du peuple de 92, qui avait la royauté à détruire, les droits de l’homme à consolider, l’étranger à chasser de la France, les factions à comprimer, les échafauds à dresser, les têtes trop hautes à abattre, les propriétés à diviser ; mais votre œuvre est faite : bien ou mal, peu importe, elle est faite, et le 9 thermidor vous a donné à tous votre démission. Aujourd’hui, hommes des jours orageux, vous voulez perpétuer votre pouvoir, quand aucune des causes qui vous ont fait nommer n’existe plus, quand la royauté est morte, quand l’ennemi a repassé nos frontières, quand les factions sont comprimées, que les échafauds sont devenus inutiles, quand, enfin, les biens sont divisés ; vous voulez, pour vos intérêts privés, pour vos ambitions personnelles, vous perpétuer au pouvoir, nous commander nos choix, vous imposer au peuple ! Le peuple ne veut pas de vous. À une époque pure, il faut des mains pures ; il faut que la Chambre soit purgée de tous ces terroristes dont les noms sont inscrits dans l’histoire sous les titres de septembriseurs et de guillotineurs ; il le faut, parce que c’est la logique de la situation, parce que c’est l’expression de la conscience du peuple, parce que c’est enfin la volonté de quarante-sept sections de Paris, c’est-à-dire du peuple de Paris.
Ce discours, écouté au milieu du silence de l’étonnement, fut à peine interrompu par une pause volontaire de l’orateur, qu’un tumulte effroyable éclata dans l’assemblée et dans les tribunes.
Le jeune président de la section Le Peletier venait de dire tout haut ce que, depuis quinze jours, le Comité royaliste, les émigrés et les chouans disaient tout bas à chaque carrefour de la ville.
Pour la première fois, la question était nettement posée entre les monarchistes et les républicains.
Le président de l’Assemblée agita violemment sa sonnette, et, voyant que son tintement était inutile, il se couvrit. Pendant ce temps, l’orateur de la section Le Peletier, une main posée sur la crosse de ses pistolets, avait conservé le plus grand calme, attendant que le silence permît au président de la Convention de lui répondre.
Le silence fut longtemps à se faire, mais cependant il se fit.
Boissy d’Anglas fit signe qu’il allait parler.
C’était bien l’homme qu’il fallait pour répondre à un pareil orateur.
La hauteur menaçante de l’un allait se heurter à l’orgueil dédaigneux de l’autre. L’aristocrate monarchique avait parlé, l’aristocrate libéral allait lui répondre.
Quoique le sourcil fût froncé, l’œil sombre et presque sinistre, la voix était calme.
– À la patience de la Convention, dit-il, reconnaissez sa force, vous tous qui avez entendu l’orateur qui vient de parler. Si quelque chose de pareil à ce que vient de nous dire le citoyen président de la section Le Peletier avait été hasardé il y a quelques mois, dans cette enceinte, le discours rebelle n’eût point été écouté jusqu’à la fin. L’arrestation de l’orateur eût été décrétée séance tenante, et, le lendemain, sa tête fût tombée sur l’échafaud. C’est que, dans les jours sanglants, on doute de tout, même de son droit, et que, pour ne plus douter, on anéantit l’objet du doute. Aux jours de calme et de force, nous n’agirons point ainsi, certains que nous sommes de notre droit, attaqué par les sections, mais maintenu par la France entière et par nos invincibles armées. – Nous t’avons écouté sans impatience, et nous te répondons sans colère : Retourne vers ceux qui t’ont envoyé ; dis-leur que nous leur donnons trois jours pour revenir de leur égarement, et que si, dans trois jours, ils n’ont pas volontairement obéi aux décrets, nous les y contraindrons par la force.
– Et vous, dit le jeune homme avec la même fermeté, si, dans trois jours, vous n’avez pas déposé votre mandat ; si, dans trois jours, vous n’avez pas rapporté les décrets ; si, dans trois jours, vous n’avez pas proclamé la liberté des élections, nous vous déclarons que Paris tout entier marchera contre la Convention, et que la colère du peuple passera sur elle.
– C’est bien, dit Boissy d’Anglas, nous sommes aujourd’hui au 10 vendémiaire…
Le jeune homme ne le laissa point achever.
– Au 13 vendémiaire, alors ! répondit-il ; ce sera une date de plus, je vous en réponds, à ajouter aux dates sanglantes de votre histoire.
Et, rejoignant ses compagnons, il sortit au milieu d’eux, menaçant l’assemblée entière de son dernier geste, sans que personne sût son nom ; car depuis trois jours seulement, il avait été, sur la recommandation de Lemaistre, nommé président de la section Le Peletier.
Seulement, chacun se disait : « Ce n’est ni un homme du peuple ni un bourgeois, c’est un ci-devant. »
Le même soir, la section Le Peletier s’établit en son comité central, s’assura de la coopération des sections de la Butte-des-Moulins, du Contrat-Social, du Luxembourg, du Théâtre-Français, de la rue Poissonnière, de Brutus et du Temple.
Puis elle sillonna les rues de Paris de groupes de muscadins (muscadin est le synonyme d’incroyable, dans une expression plus étendue), groupes qui allaient criant :
– À bas les deux tiers !
De son côté, la Convention réunit tout ce qu’elle put de soldats au camp des Sablons, cinq ou six mille hommes à peu près, et les plaça sous le commandement du général Menou, qui, en 1792, avait été mis à la tête du second camp formé près de Paris, puis envoyé en Vendée, où il avait été battu.
Recommandé par cet antécédent, il avait, au 2 prairial, été nommé général de l’intérieur et avait sauvé la Convention.
Quelques groupes de jeunes gens criant : « À bas les deux tiers ! » rencontrèrent les patrouilles de Menou, et, au lieu de se disperser lorsque la sommation leur en fut faite, ils répondirent à cette sommation par des coups de pistolet ; les soldats répondirent aux coups de pistolet par des coups de fusil ; le sang coula.
Pendant ce temps, c’est-à-dire pendant cette même soirée du 10 vendémiaire, le jeune président de la section Le Peletier, qui siégeait au couvent des Filles-Saint-Thomas, lequel s’élevait à cette époque juste à l’endroit où est bâtie la Bourse, remit la présidence de l’assemblée à son vice-président, et, sautant dans une voiture qu’il rencontra au coin de la rue Notre-Dame-des-Victoires, il se fit conduire dans une grande maison de la rue des Postes, appartenant aux jésuites.
Toutes les fenêtres de la maison étaient fermées, et pas un rayon de lumière ne filtrait au-dehors.
Le jeune homme fit arrêter sa voiture devant la grande porte, paya le cocher ; puis, quand la voiture eut tourné le coin de la rue de Puits-qui-parle, et qu’il eut entendu le bruit décroissant des roues, il fit quelques pas encore, dépassa la façade de la maison, et, voyant la rue bien solitaire, il frappa d’une façon particulière à une petite porte de jardin, laquelle s’ouvrit assez vite pour faire comprendre qu’il y avait derrière elle une personne chargée de veiller à ce que les visiteurs n’attendissent point.
– Moïse ! dit l’affilié chargé d’ouvrir la porte.
– Manou ! répondit le nouvel arrivant.
Moyennant cette réponse du législateur des Indous au législateur des Hébreux, la porte se referma, et le passage fut livré au jeune président de la section Le Peletier. Celui-ci contourna la maison.
Les fenêtres étaient aussi exactement fermées sur le jardin que sur la rue ; seulement, la porte du perron était ouverte, mais gardée par un second affilié. À celui-là, ce fut le nouvel arrivant qui le premier dit :
– Moïse !
Et ce fut à lui qu’on riposta par le nom de Manou.
Le gardien de la porte s’effaça pour laisser passer le jeune président, qui, n’étant plus arrêté par aucun obstacle, alla droit à une troisième porte qu’il ouvrit et qui lui donna entrée dans la chambre où se tenaient ceux à qui il avait affaire.
C’étaient les présidents des sections de la Butte-des-Moulins, du Contrat-Social, du Luxembourg, de la rue Poissonnière, de Brutus et du Temple, qui venaient annoncer qu’ils étaient prêts à suivre la fortune de la section mère et à se mettre en rébellion avec elle.
À peine le nouvel arrivant eut-il ouvert la porte, qu’un homme de quarante-cinq ans à peu près, en costume de général, vint à lui et lui tendit la main.
C’était le citoyen Auguste Danican, qui venait d’être nommé général en chef des sections. Il avait servi dans la Vendée contre les Vendéens ; mais, soupçonné de connivence avec Georges Cadoudal, il avait été rappelé, avait échappé par miracle à la guillotine, grâce au 9 thermidor, et venait de prendre place dans les rangs de la Contre-Révolution.
Les sections avaient d’abord songé à nommer le jeune président de la section Le Peletier, fort recommandé par l’agence royaliste de Lemaistre, et que l’on avait fait venir trois ou quatre jours auparavant de Besançon. Mais celui-ci, ayant appris que des ouvertures avaient été faites à Danican, et qu’on se ferait un ennemi de cet homme puissant parmi les sections, si on lui enlevait le commandement promis, déclara qu’il se contentait de la seconde place, et même de la troisième, à la condition qu’on le mettrait à même de prendre une part aussi active que possible au combat, qui, un jour ou l’autre, ne pouvait manquer d’avoir lieu.
Danican, pour venir causer avec lui, avait quitté un homme de petite taille, à la figure basse, à la bouche tordue, à l’œil sinistre. C’était Fréron, Fréron, répudié par la Montagne qui l’avait abandonné aux acres morsures de Moïse Bayle, Fréron, républicain enragé d’abord, mais repoussé avec dégoût par les girondins, qui l’abandonnèrent aux imprécations foudroyantes d’Isnard, Fréron qui, dépouillé de son faux patriotisme, demeuré tout nu et tout couvert de la lèpre du crime, avait eu besoin de se retrancher derrière la bannière d’une faction, et qui alors s’était donné au parti royaliste, lequel, comme tous les partis perdus, était peu difficile sur le choix de ceux qu’il recrutait.
Nous avons vu beaucoup de révolutions, et pas un de nous n’est capable d’expliquer certaines antipathies qui, dans les temps de troubles, poursuivent tels ou tels hommes politiques, comme aussi certaines alliances tellement illogiques que l’on ne parvient pas à les comprendre.
Fréron n’était rien, ne s’était distingué en rien ; il n’avait ni esprit, ni caractère, ni considération politique ; comme journaliste, c’était un de ces journaliers littéraires qui travaillent pour le pain quotidien, vendant au premier venu les débris de l’honneur et de la réputation paternels.
Envoyé comme représentant du peuple en province, il était revenu de Marseille et de Toulon, couvert de sang royaliste.
Eh bien ! expliquez cela.
Fréron se trouva tout à coup à la tête d’un parti puissant de jeunesse, d’énergie, de vengeance, brûlant de ces passions du temps qui, au milieu du silence des lois, mènent à tout, excepté à ce que l’honnête homme vous donne la main.
Fréron venait de raconter avec beaucoup d’emphase ce que faisaient ces jeunes gens qui, à cette heure, comme nous l’avons dit, échangeaient des coups de feu avec les soldats de Menou.
Le jeune président, au contraire, raconta avec une extrême simplicité ce qui s’était passé à la Convention, et déclara qu’il n’y avait plus à reculer.
La guerre était ouverte entre les représentants et les sectionnaires.
La victoire resterait incontestablement, à cette heure, à ceux-là qui seraient le plus tôt prêts au combat.
Si pressante que fût la situation, Danican fit observer que l’on ne pouvait rien arrêter sans Lemaistre et la personne avec laquelle il était sorti.
À peine avait-il achevé, que le chef de l’agence royaliste rentra suivi d’un homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, à la figure ronde et franche, aux cheveux blonds et crépus, couvrant presque entièrement le front, aux yeux bleus à fleur de tête, au cou rentré dans les épaules, à la poitrine large, aux membres herculéens.
Il était vêtu du costume des riches paysans du Morbihan.
Seulement, un galon d’or, large d’un doigt, bordait le collet et les boutonnières de son habit, ainsi que les extrémités de son chapeau.
Le jeune président s’avança au-devant de lui.
Le chouan, de son côté, lui tendit la main.
Il était évident que les deux conspirateurs savaient devoir se rencontrer, et, sans se connaître, se devinaient.
Lemaistre les présenta l’un à l’autre.
– Le général Tête-Ronde, dit-il en désignant le chouan. Le citoyen Morgan, chef des compagnons de Jéhu, ajouta-t-il en s’inclinant devant le président de la section Le Peletier.
Les mains des deux jeunes gens se serrèrent.
– Bien que le hasard nous ait fait naître aux deux extrémités de la France, dit Morgan, une même opinion nous réunit. Seulement, quoique nous soyons du même âge, vous, général, vous êtes déjà célèbre, tandis que je suis encore ignoré, ou connu seulement par les malheurs de ma famille. C’est à ces malheurs et au désir de les venger que je dois la recommandation du Comité royaliste du Jura et la position que m’a faite la section Le Peletier, en me nommant son président, sur la présentation de M. Lemaistre.
– Monsieur le comte, répondit le général royaliste en s’inclinant, je n’ai pas l’honneur d’appartenir ainsi que vous à la noblesse de France. Non, je suis tout simplement un enfant du chaume et de la charrue ; quand on est appelé, comme nous, à risquer sa tête sur le même échafaud, il est bon de se connaître ; on n’aime point à mourir en compagnie de qui l’on n’eût pas voulu vivre.
– Tous les enfants du chaume et de la charrue ont-ils chez vous, général, cette élégante manière de s’exprimer ? En ce cas, vous n’avez pas de regrets à garder de n’être point né au sein de cette noblesse à laquelle le hasard me fait appartenir.
– Je dois dire, monsieur le comte, reprit le jeune général, que mon éducation n’a pas été tout à fait celle du paysan breton. Aîné de dix enfants, j’ai été envoyé de bonne heure au collège de Vannes, et j’y ai fait de solides études.
– Puis j’ai entendu dire, ajouta en souriant celui que le chouan avait désigné sous le titre de comte, que vous êtes un enfant prédestiné, et qu’une prédiction vous avait été faite, qui vous réservait à de grandes choses.
– Je ne sais si je dois me vanter de cette prédiction, accomplie déjà en partie. J’étais au sein de ma mère, qui, elle-même, était assise au seuil de notre maison lorsqu’un mendiant passa, s’appuya sur son bâton et se mit à nous regarder.
» Ma mère, selon son habitude, lui fit couper un morceau de pain et lui mit un sou dans la main.
» Le mendiant secoua la tête, et, touchant mon front de son doigt décharné :
» – Voilà un enfant, dit-il, qui apportera de grands changements dans sa famille et de grands troubles dans l’État !
» Puis, après m’avoir contemplé avec une certaine tristesse :
» – Il mourra jeune ! ajouta-t-il, mais ayant plus fait que tel vieillard centenaire !
» Et il continua son chemin.
» L’année dernière, la prédiction s’accomplit pour ma famille.
» J’ai pris part, vous le savez, à l’insurrection vendéenne de 93 et de 94.
– Et glorieusement ! interrompit Morgan.
– J’ai fait de mon mieux…
» L’an dernier, au moment où j’organisais le Morbihan, les gendarmes et les soldats entrèrent de nuit à Kerliano et enveloppèrent notre maison. Père, mère, oncle, enfants, nous fûmes tous pris, et conduits dans les prisons de Brest.
» C’est alors que la prédiction qui m’avait été faite, quand j’étais enfant, revint à la mémoire de ma mère. La pauvre femme, tout en pleurs, me reprocha d’être la cause du malheur de ma famille. J’essayai de la consoler et de la fortifier en lui disant qu’elle souffrait pour Dieu et pour son roi. Que voulez-vous ! les femmes ne savent pas toute la valeur de ces deux mots. Ma mère continua de pleurer et mourut dans les prisons de Brest en donnant le jour à un nouvel enfant.
» Mon oncle, un mois après, expira dans la même prison.
» À son lit de mort, il me dit le nom d’un de ses amis à qui il avait prêté une somme de neuf mille francs, avec promesse, de la part de celui-ci, de la lui rendre à sa première réquisition. Mon oncle mort, je n’eus plus qu’une idée : m’enfuir de la prison, venir réclamer la somme et l’appliquer à la cause de l’insurrection. J’y parvins.
» L’ami de mon oncle habitait Rennes. Je me présentai chez lui. Il était à Paris.
» Je pris son adresse et l’y suivis. Je viens de le voir, et, en fidèle loyal Breton qu’il est, il m’a rendu en or la somme qu’il avait empruntée en or. Je l’ai là dans ma ceinture, continua le jeune homme en frappant sur sa hanche. Neuf mille francs en or en valent deux cent mille aujourd’hui.
» Bouleversez Paris de votre côté ; dans quinze jours, tout le Morbihan sera en feu.
Les deux jeunes gens s’étaient éloignés insensiblement du groupe et se trouvaient isolés dans l’embrasure d’une fenêtre.
Le président de la section Le Peletier regarda autour de lui, et, se voyant assez éloigné des autres conspirateurs pour qu’on n’entendît point ce qu’il allait dire, il appuya la main sur le bras du général :
– Vous m’avez parlé de vous et de votre famille, général. Je vous dois les mêmes éclaircissements sur ma famille et sur moi-même.
» Morgan est mon nom de guerre. Je me nomme Édouard de Sainte-Hermine ; mon frère, le comte Prosper de Sainte-Hermine, a été guillotiné ; ma mère est morte de douleur ; mon frère, Léon de Sainte-Hermine, a été fusillé.
» De même que mon père avait légué sa vengeance à mon frère aîné, mon frère m’a légué celle de mon père et la sienne. Un enfant de notre pays, qui assistait à son exécution, m’a apporté son bonnet de police, seul et dernier legs fraternel qu’il ait pu me faire. C’était me dire : « À ton tour !… »
» Je me suis mis à l’œuvre. Ne pouvant faire révolter le Jura et l’Alsace, qui sont essentiellement patriotes, j’ai, avec mes amis, les jeunes nobles des environs de Lyon, organisé des bandes pour enlever l’argent du gouvernement et le faire passer à vous et à vos amis dans le Morbihan et la Vendée.
» Voilà pourquoi j’ai désiré vous voir. Nous sommes destinés à nous donner la main aux deux bouts de la France.
– Seulement, dit en riant le général, je vous tends la mienne vide et vous me donnez la vôtre pleine.
– C’est une petite compensation de la gloire que vous acquérez tous les jours, et qui nous manquera, à nous. Mais, que voulez-vous ! Il faut que chacun opère pour la cause de Dieu, sur le terrain où Dieu l’a placé. C’est pour cela que j’ai eu hâte de faire quelque chose qui en valût la peine pendant les jours qui vont s’écouler. Quel sera le résultat de ce qui va se passer ici ? Nul ne le peut savoir. S’ils n’ont pas d’autre homme à nous opposer que Menou, la Convention est perdue et, le lendemain du jour où elle est dissoute, la monarchie est proclamée et Louis XVIII monte sur le trône.
– Comment, Louis XVIII ? fit le chouan.
– Oui… Louis XVII, mort en prison, au compte de la royauté, n’a point cessé de régner. Vous connaissez le cri de la monarchie française : Le roi est mort : vive le roi ! Le roi Louis XVI est mort : vive le roi Louis XVII ! Le roi Louis XVII est mort : vive le roi Louis XVIII ! Le régent ne succède pas à son frère, il succède à son neveu.
– Singulier règne, dit le chouan en haussant les épaules, que celui de ce pauvre enfant. Règne pendant lequel on a guillotiné son père, sa mère et sa tante, règne pendant lequel il a été prisonnier au Temple et a eu pour professeur un savetier ! Je vous l’avouerai, mon cher comte, le parti auquel je me suis donné corps et âme a parfois des aberrations qui m’épouvantent. Ainsi, supposez – Dieu nous en garde ! – que Sa Majesté Louis XVIII ne monte sur le trône que dans douze ou quinze ans, il aura donc régné, ces douze ou quinze années-là, sur la France, quel que soit le coin du monde qu’il aura habité ?
– Parfaitement !
– C’est absurde ! Mais pardon, je suis un paysan. Je n’ai pas besoin de comprendre. La royauté est ma seconde religion, et, pour celle-là, comme pour la première, j’ai la foi.
– Vous êtes un brave cœur, général, dit Morgan, et, que nous nous revoyions ou que nous ne nous revoyions pas, je vous demande votre amitié. Si nous ne nous revoyons pas, c’est que j’aurai été tué, fusillé ou guillotiné. Dans ce cas-là, de même que mon frère aîné a hérité de la vengeance de mon père, de même que j’ai hérité de la vengeance de mon frère aîné, mon jeune frère héritera de ma vengeance, à moi… Si la royauté, grâce au sacrifice que nous lui aurons fait, est sauvée, nous serons des héros. Si, malgré ce sacrifice, elle est perdue, nous serons des martyrs. Vous voyez que, dans l’un ou l’autre cas, nous n’aurons rien à regretter.
Le chouan resta un instant muet.
Puis, plongeant profondément son regard dans les yeux du jeune noble :
– Monsieur le comte, lui dit-il, quand des hommes comme vous et moi se rencontrent et ont le bonheur de se trouver au service de la même cause, ils doivent se jurer, je ne dirai pas une amitié éternelle, car peut-être le gentilhomme hésiterait-il à descendre jusqu’au paysan, mais une inaltérable estime. Monsieur le comte, recevez l’assurance de la mienne.
– Général, dit Morgan, les larmes aux yeux, j’accepte l’estime, et je vous offre plus que l’amitié, je vous offre la fraternité.
Les deux jeunes gens se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et se pressèrent mutuellement sur le cœur, comme ils eussent fait dans l’étreinte d’une vieille amitié.
Tous les assistants les avaient regardés et écoutés de loin, sans les interrompre, reconnaissant qu’ils avaient devant les yeux l’expression de deux puissantes personnalités.
Le chef de l’agence royaliste rompit le premier le silence :
– Messieurs, dit-il, il n’y a jamais rien de perdu à ce que deux chefs d’un même parti, dussent-ils se séparer pour aller combattre, l’un à l’ouest, l’autre à l’est de la France, dussent-ils ne se revoir jamais, échangent une de ces fraternités d’armes comme faisaient, au Moyen Âge, nos anciens chevaliers. Vous êtes tous témoins du serment que viennent de faire ces deux chefs d’une même cause, qui est la nôtre. Ce sont de ces hommes qui tiennent plus qu’ils ne promettent. Mais l’un a besoin de retourner dans le Morbihan, pour relier son mouvement à celui que nous allons faire ici. L’autre a besoin de préparer, de suivre et de diriger notre mouvement à nous. Prenons donc congé du général, qui a fini ses affaires à Paris, et mettons-nous aux nôtres qui sont si bien commencées.
– Messieurs, dit le chouan, je vous offrirais bien de rester ici, pour faire avec vous le coup de fusil, demain, après-demain, le jour où on le fera ; mais je vous l’avoue en toute humilité, je n’entends pas grand-chose à la guerre des rues ; ma guerre, à moi, c’est celle des ravins, des fossés, des buissons, des forêts épaisses. Ici, je serais un soldat de plus, mais je serais un chef de moins là-bas, et, depuis Quiberon, de funeste mémoire, nous ne sommes que deux : Mercier et moi.
– Allez, mon cher général, lui dit Morgan, vous êtes bien heureux de combattre au grand air et de ne pas avoir à craindre que la cheminée d’une maison vous tombe sur la tête. Dieu me conduise de votre côté, ou vous amène du mien !
L’officier chouan prit congé de tout le monde, et plus particulièrement, peut-être, de son nouvel ami que des anciens.
Puis, sans bruit, à pied, comme le dernier des officiers royalistes, il gagna la barrière d’Orléans, tandis que le général Danican, Lemaistre et le jeune président de la section Le Peletier arrêtaient le plan de la journée du lendemain, tout en murmurant :
– C’est un rude compagnon que ce Cadoudal !…
Vers la même heure où celui dont nous venons de trahir l’incognito prenait congé du citoyen Morgan, et s’acheminait du côté de la barrière d’Orléans, un de ces groupes de jeunes gens, dont nous avons déjà parlé dans un de nos chapitres précédents, passait de la rue de la Loi dans la rue Feydeau, en criant :
– À bas la Convention ! à bas les deux tiers ! Vivent les sections !
Au coin de cette dernière rue, il se trouva face à face avec une patrouille de soldats patriotes, à qui les derniers ordres reçus de la Convention commandaient la plus implacable sévérité pour ces tapageurs nocturnes.
Le groupe était au moins en nombre égal à la patrouille, de sorte que les trois sommations voulues par la loi furent reçues par des ricanements et des huées, et que la seule réponse qui fut faite à la troisième fut un coup de pistolet parti du groupe, et qui blessa un des soldats.
Ceux-ci ripostèrent par une décharge qui tua un des jeunes gens et en blessa deux autres.
Les fusils déchargés, les armes étaient à peu près égales ; grâce à leurs énormes gourdins qui, dans des mains habituées à les manier, devenaient des massues, les sectionnaires écartaient les baïonnettes comme ils eussent fait de la pointe d’une épée dans un duel, rendaient des coups droits qui, pour ne pas pénétrer dans la poitrine, n’en étaient pas moins dangereux, et des coups de tête qui, quand ils n’étaient point parés, assommaient un homme de même qu’un coup de masse assomme un bœuf.
Comme toujours, cette rixe, qui, d’ailleurs, à cause de la quantité de personnes qui s’y trouvaient engagées, prenait des proportions effrayantes, avait mis en émoi tout le quartier. La rumeur et le trouble étaient d’autant plus grands, qu’il y avait ce soir-là première représentation au Théâtre Feydeau, le théâtre aristocratique de l’époque.
On y jouait Toberne ou le Pêcheur suédois, paroles de Patras, musique de Bruni, et Le Bon Fils, paroles de Louis Hennequin, musique de Lebrun.
Or, la place Feydeau était encombrée de voitures, et le passage Feydeau de futurs spectateurs faisant la queue.
Aux cris de « À bas la Convention ! à bas les deux tiers ! », au bruit de la fusillade qui les suivit, aux vociférations qui suivirent la fusillade, les voitures partirent comme un trait, s’accrochant les unes les autres ; les spectateurs craignant d’être pris, étouffés dans les étroits couloirs, brisèrent les barrières ; enfin les fenêtres s’ouvrirent, et les imprécations commencèrent à pleuvoir sur les soldats de la part des hommes, tandis que des voix plus douces encourageaient la jeunesse sectionnaire, composée, comme nous l’avons dit, des plus beaux, des plus élégants et des plus riches jeunes gens de Paris.
Les lanternes suspendues sous les arcades éclairaient cette scène.
Tout à coup, une de ces voix cria distinctement avec l’accent de l’angoisse :
– Citoyen à l’habit vert, prends garde à toi !
Le citoyen à l’habit vert, qui faisait face à deux soldats, comprit qu’il était en outre menacé par-derrière : il fit un bond de côté, déchargea un coup de bâton au hasard, mais avec tant de bonheur qu’il brisa le bras du soldat qui, en effet, le menaçait de sa baïonnette, allongea dans le visage un coup de son gourdin ferré à celui qui brandissait déjà, pour l’assommer, la crosse de son fusil au-dessus de sa tête, leva les yeux vers la fenêtre d’où était venu l’avis, envoya un baiser à une blanche et gracieuse forme qui se penchait sur la barre du balcon, et arriva encore à temps à la parade pour écarter la baïonnette d’un fusil qui effleurait sa poitrine.
Mais, presque en même temps, un secours arrivait aux soldats de la Convention. C’était une douzaine d’hommes sortis du corps de garde qui accouraient en criant :
– Mort aux muscadins !
Le jeune homme à l’habit vert se trouva enveloppé ; mais, grâce à un vigoureux moulinet qu’il décrivait autour de lui, en manière d’auréole, il parvint à maintenir les assaillants à distance, tout en battant en retraite et en essayant de se rapprocher des arcades.
Cette retraite, non moins savante, mais à coup sûr plus difficile à exécuter que celle de Xénophon, avait pour but de gagner une porte à panneaux de fer, artistement travaillés, qu’il venait de voir tomber dans l’obscurité, le concierge ayant éteint la lanterne qui l’éclairait.
Mais, avant que la lanterne fût éteinte, le jeune homme, avec le coup d’œil rapide du partisan, avait remarqué que la porte n’était pas close, qu’elle était seulement poussée. S’il atteignait cette porte, il la franchissait rapidement, la refermait contre les assaillants et était sauvé ; à moins cependant que le portier ne fût assez patriote pour refuser un louis d’or qui, à cette époque, valait plus de douze cents francs d’assignats, patriotisme qui n’était pas probable.
Mais, comme si les adversaires eussent deviné son but, au fur et à mesure qu’il se rapprochait de la porte, l’attaque devenait plus vive ; puis, si adroit et si vigoureux que fût le jeune homme, le combat, qui durait depuis plus d’un quart d’heure, avait lassé son adresse et épuisé ses forces. Mais, comme il n’y avait plus que deux pas à faire pour atteindre ce port de salut, il fit un dernier appel à son énergie, renversa un de ses adversaires d’un coup de tête, écarta le second d’un coup de poing dans la poitrine, toucha enfin la porte… mais, au moment où il la poussait en arrière, il ne put empêcher la crosse d’un fusil de s’abattre, à plat heureusement, sur son front.
Le coup était violent ; des milliers d’étincelles jaillirent autour des yeux du jeune homme, tandis que son sang battait comme un torrent dans ses artères. Mais, tout aveuglé qu’il était, sa présence d’esprit ne lui échappa point : il bondit en arrière, s’arc-bouta à la porte qu’il referma violemment, jeta, comme il se l’était promis, un louis au portier, que le bruit avait attiré au seuil de sa loge, et, voyant un escalier éclairé par une lanterne, il s’élança rapidement, saisit la rampe, monta en trébuchant une dizaine de marches… Mais, arrivé là, il lui sembla que les murs de la maison vacillaient, que les marches tremblaient sous lui, que l’escalier s’abîmait, et qu’il roulait dans un précipice.
Par bonheur, il ne faisait que s’évanouir et, en s’évanouissant, se couchait tout doucement sur l’escalier.
Une sensation de fraîcheur le rappela à lui. Son regard, d’abord vague et indécis, se fixa sur l’endroit où il était.
L’endroit n’avait rien d’inquiétant.
C’était un boudoir, servant en même temps de cabinet de toilette, tout tendu de satin glacé couleur gris perle, avec des semis de bouquets de roses. Il était couché sur un sofa de la même étoffe que la tenture.
Une femme, debout derrière lui, soutenait sa tête avec un oreiller ; une autre, à genoux près de lui, lui lavait le front avec une éponge parfumée.
De là cette douce sensation de fraîcheur qui l’avait fait revenir à lui.
La femme, ou plutôt la jeune fille qui lavait le front du blessé était jolie et élégamment vêtue ; mais c’était l’élégance et la beauté d’une soubrette.
Les yeux du jeune homme ne s’arrêtèrent donc pas sur elle, mais se levèrent sur l’autre femme, qui ne pouvait être que la maîtresse de la première.
Le blessé poussa une exclamation de joie. Il venait de reconnaître en elle la même personne qui lui avait crié par la fenêtre de prendre garde à lui. Il fit un mouvement pour se soulever vers elle, mais deux mains blanches s’appuyèrent sur ses épaules et le maintinrent sur le sofa.
– Tout beau, citoyen Coster de Saint-Victor ! dit la jeune femme ; il s’agit d’abord de panser votre blessure ; puis nous verrons après jusqu’où il sera permis à votre reconnaissance d’aller.
– Ah ! tu me connais, citoyenne, dit le jeune homme avec un sourire qui découvrait des dents d’une blancheur éblouissante, et un regard dont peu de femmes pouvaient soutenir l’éclat.
– D’abord, je vous ferai observer, répondit la jeune femme, que, pour un homme qui suit la mode avec tant de soin, il commence à être de mauvais goût de dire tu, et surtout aux femmes.
– Hélas ! dit le jeune homme, c’est vis-à-vis d’elles surtout que l’ancienne mode avait quelque raison d’être. Le tu, brutal et ridicule adressé à un homme, est charmant adressé à une femme, et j’ai toujours plaint les Anglais de n’avoir pas de mot dans leur langue pour dire tu. Mais je vous suis trop reconnaissant pour ne pas vous obéir, madame ; permettez-moi seulement d’en revenir à ma question, tout en changeant la forme… Vous me connaissez donc, madame ?
– Qui ne connaît le beau Coster de Saint-Victor, qui serait le roi de l’élégance et de la mode, si le titre de roi n’était pas aboli ?
Coster de Saint-Victor fit un mouvement inattendu et se trouva en face de la jeune femme.
– Obtenez que ce titre de roi soit rétabli, madame, et j’en saluerai reine la belle Aurélie de Saint-Amour.
– Ah ! vous me connaissez, citoyen Coster ? dit à son tour, en riant, la jeune femme.
– Bon ! qui ne connaît l’Aspasie moderne ? C’est la première fois que j’ai l’honneur de vous voir de près, madame, et…
– Et… vous dites ?
– Je dis que Paris n’a rien à envier à Athènes, ni Barras à Périclès.
– Allons, allons, le coup que vous avez reçu sur la tête n’est pas si dangereux que je le croyais d’abord !
– Pourquoi cela ?
– Mais parce que je vois qu’il ne vous a nullement enlevé l’esprit.
– Non, dit Coster en prenant la main de la belle courtisane et en la lui baisant ; mais il pourrait bien m’enlever la raison.
En ce moment, la sonnette retentit d’une façon particulière. La main que tenait Coster tressaillit ; la camériste d’Aurélie se redressa, et, regardant sa maîtresse avec inquiétude :
– Madame, dit-elle, c’est le citoyen général !
– Oui, répliqua celle-ci, je l’ai reconnu à sa manière de sonner.
– Que va-t-il dire ? demanda la camériste.
– Rien.
– Comment, rien ?
– Non, je n’ouvrirai pas.
La courtisane secoua la tête d’un air mutin.
– Vous n’ouvrirez pas au citoyen général Barras ? s’écria la femme de chambre terrifiée.
– Comment ! s’écria Coster de Saint-Victor en éclatant de rire, c’est le citoyen Barras qui sonne ?
– Lui-même, et vous voyez, ajouta en riant Mlle de Saint-Amour, qu’il s’impatiente comme un simple mortel.
– Cependant, madame… insista la carriériste.
– Je suis maîtresse chez moi, dit la capricieuse courtisane : il me plaît de recevoir M. Coster de Saint-Victor, il ne me plaît pas de recevoir M. Barras. J’ouvre ma porte au premier, je la ferme, ou plutôt je ne l’ouvre pas au second, voilà tout.
– Pardon, pardon, ma généreuse hôtesse ! dit Coster de Saint-Victor, mais ma délicatesse s’oppose à ce que vous fassiez un pareil sacrifice ; souffrez, je vous prie, que votre femme de chambre ouvre au général ; pendant qu’il sera au salon, je sortirai.
– Et si je ne lui ouvre qu’à la condition que vous ne sortiez pas ?
– Oh ! je resterai, dit Coster, et bien volontiers même, je vous jure.
On sonna une troisième fois.
– Allez ouvrir, Suzette, dit Aurélie.
Suzette s’empressa de courir à la porte de l’appartement.
Aurélie poussa derrière sa femme de chambre le verrou de celle du boudoir, éteignit les deux bougies qui brûlaient à la psyché, chercha Coster de Saint-Victor dans l’ombre, le trouva et appuya ses lèvres sur son front, en disant :
– Attends-moi !
Puis elle entra dans le salon par la porte du boudoir, juste au même moment où le citoyen général Barras y entrait par la porte de la salle à manger.
– Eh ! que me dit-on, ma toute belle ! demanda Barras en allant au-devant d’Aurélie, que l’on vient de s’égorger sous vos fenêtres ?
– À ce point, mon cher général, que cette sotte de Suzette n’osait point aller vous ouvrir et que j’ai eu besoin de lui en renouveler l’ordre par trois fois, tant elle avait peur que ce ne fût un des combattants qui vînt nous demander asile. J’avais beau lui dire : « Mais c’est le coup de sonnette du général, ne l’entendez-vous pas ? » J’ai cru que je serais obligée d’aller vous ouvrir moi-même. Mais qui me procure le plaisir de vous voir ce soir ?
– Il y a une première représentation à Feydeau, et je vous enlève, si vous voulez venir avec moi.
– Non, merci ; tous ces coups de fusil, ces cris, ces vociférations m’ont émotionnée au possible : je suis souffrante, je resterai chez moi.
– Soit ; mais, aussitôt la pièce jouée, je viens vous demander à souper.
– Ah ! vous ne m’avez pas prévenue, de sorte que je n’ai absolument rien à vous offrir.
– Ne vous inquiétez pas, ma chère belle, je vais passer chez Garchi, qui vous enverra une bisque, une béchamelle, un faisan froid, quelques écrevisses, un fromage à la glace et des fruits… la moindre chose enfin.
– Mon cher ami, vous feriez bien mieux de me laisser coucher ; je vous jure que je serai abominablement maussade.
– Je ne vous empêche pas de vous coucher. Vous souperez dans votre lit, et vous serez maussade tout à votre aise.
– Vous le voulez absolument ?
– C’est-à-dire que je vous en supplie : vous savez, madame, qu’il n’y a ici de maîtresse que vous, que chacun y reçoit vos ordres, et que je ne suis que le premier de vos serviteurs.
– Comment voulez-vous qu’on refuse quelque chose à un homme qui parle comme cela ? Allez à Feydeau, monseigneur, et votre humble servante vous attendra.
– Ma chère Aurélie, vous êtes tout simplement adorable, et je ne sais à quoi tient que je ne fasse griller vos fenêtres comme celles de Rosine.
– À quoi bon ? Vous êtes le comte Almaviva.
– Il n’y a pas quelque Chérubin caché dans votre cabinet ?
– Je ne vous dirai pas : « Voici la clé » ; je vous dirai : « Elle est à la porte. »
– Eh bien ! voyez comme je suis magnanime : s’il y est, je vais lui laisser le temps de se sauver. Donc, au revoir ma belle déesse d’amour. Attendez-moi dans une heure.
– Allez ! À votre retour, vous me raconterez la pièce ; cela me fera plus de plaisir que de l’avoir vue jouer.
– Soit ; seulement, je ne me charge pas de vous la chanter.
– Quand je veux entendre chanter, mon bon ami, j’envoie chercher Garat.
– Et, soit dit en passant, ma chère Aurélie, il me semble que vous l’envoyez chercher bien souvent.
– Oh ! soyez tranquille, vous êtes sauvegardé par Mme Krüdner, qui ne le quitte pas plus que son ombre.
– Ils font un roman ensemble.
– Oui, en action.
– Seriez-vous méchante, par hasard ?
– Ma foi, non ; ça ne rapporte pas assez ; je laisse la chose aux femmes du monde qui sont laides et riches.
– Encore une fois, vous ne voulez pas venir avec moi à Feydeau ?
– Merci !
– Eh bien ! au revoir.
– Au revoir.
Aurélie conduisit le général jusqu’à la porte du salon, et Suzette le conduisit jusqu’à la porte de l’appartement, qu’elle referma sur lui à triple tour. Lorsque la belle courtisane se retourna, elle vit Coster de Saint-Victor sur le seuil de la porte du boudoir.
Elle poussa un soupir. Il était merveilleusement beau !
Coster de Saint-Victor n’avait pas repris la mode de la poudre, il portait ses cheveux sans peigne ni cadenettes, mais tout simplement flottants et bouclés ; ils étaient du plus beau noir de jais, ainsi que ses sourcils et ses cils, qui encadraient de grands yeux bleu saphir, lesquels, selon l’expression qu’on leur voulait donner, étaient pleins de puissance ou de douceur. Le teint, un peu pâli par le sang perdu, était de la mate blancheur du lait ; le nez fin et droit était irréprochable ; les lèvres fortes et vermeilles couvraient des dents magnifiques, et le reste du corps, grâce au costume que l’on portait à cette époque et qui en faisait valoir les avantages, semblait moulé sur l’Antinoüs.
Les deux jeunes gens se regardèrent un instant en silence.
– Vous avez entendu ? dit Aurélie.
– Hélas ! oui, dit Coster.
– Il soupe avec moi, et c’est votre faute.
– Comment cela ?
– Vous m’avez forcée de lui ouvrir ma porte.
– Et cela vous contrarie, qu’il soupe avec vous ?
– Sans doute !
– Bien vrai ?
– Je vous le jure ! Je ne suis pas en train d’être aimable ce soir pour les gens que je n’aime pas.
– Mais pour celui que vous aimeriez ?
– Ah ! pour celui-là, je serais charmante, dit Aurélie.
– Voyons, dit Coster, si je trouve un moyen de l’empêcher de souper avec vous ?
– Après ?
– Qui soupera à sa place ?
– La belle demande ! Celui qui aura trouvé un moyen qu’il ne soupe pas.
– Et, avec celui-là, vous ne serez pas maussade ?
– Oh ! non !
– Un gage !
La belle fille d’amour lui tendit sa joue.
Il y appuya ses lèvres.
En ce moment, la sonnette retentit de nouveau.
– Ah ! je vous préviens, cette fois, dit Coster de Saint-Victor, que, si c’est lui à qui il a pris la stupide envie de revenir, je ne m’en vais pas.
Suzette parut.
– Dois-je ouvrir, madame ? dit-elle tout effarouchée.
– Eh ! mon Dieu, oui, mademoiselle, ouvrez !
Suzette ouvrit.
Et un homme portant un grand panier plat sur la tête entra en disant :
– Le souper du citoyen général Barras.
– Vous entendez ? dit Aurélie.
– Oui, répondit l’incroyable ; mais, foi de Coster de Saint-Victor, il ne le mangera pas.
– Faudra-t-il mettre la table tout de même ? demanda en riant Suzette.
– Oui, répondit le jeune homme en s’élançant de la chambre ; car, s’il ne le mange pas, un autre le mangera.
Aurélie le suivit des yeux jusqu’à la porte.
Puis, quand la porte se fut refermée, se tournant vers sa camériste :
– À ma toilette, Suzette ! dit-elle, et fais-moi plus belle que tu pourras.
– Et pour lequel des deux Madame veut-elle être belle ?
– Je n’en sais rien encore ; mais, en attendant, fais-moi belle… pour moi.
Suzette se mit à la besogne.
Nous avons dit quel était le costume des élégantes de l’époque, et Aurélie de Saint-Amour était une élégante.
Issue d’une bonne famille de Provence, ayant joué, à l’époque où nous l’introduisons en scène, le rôle que nous lui distribuons, nous avons cru devoir lui laisser le nom qu’elle portait et avec lequel elle nous apparaît dans les archives de la police de l’époque.
Son histoire était celle de presque toutes les femmes de cette classe dont la réaction thermidorienne fut le triomphe. Jeune fille sans fortune, séduite en 1790 par un jeune noble qui lui fit quitter sa famille, l’emmena à Paris, émigra, s’engagea dans l’armée de Condé et s’y fit tuer en 1793, elle resta seule sans autre bien que ses dix-neuf ans, sans autre appui que sa beauté. Recueillie par un fermier général, elle retrouva bientôt, sous le rapport du luxe, beaucoup plus qu’elle n’avait perdu.
Mais arriva le procès des fermiers généraux. Le protecteur de la belle Aurélie fut au nombre des vingt-sept personnes qui furent exécutées avec Lavoisier, le 8 mai 1794.
En mourant, il lui donna la propriété d’une somme assez considérable dont jusque-là elle n’avait eu que la rente. De sorte que, sans jouir d’une grande fortune, la belle Aurélie était au-dessus du besoin.
Barras entendit parler de sa beauté et de sa distinction, se présenta chez elle, et, après un surnumérariat convenable, fut accueilli.
Barras était alors un très bel homme de quarante ans à peu près, d’une famille noble de Provence, noblesse contestée quoique incontestable pour ceux qui savent que l’on disait : Vieux comme les rochers de Provence, noble comme les Barras.
Sous-lieutenant à dix-huit ans dans le régiment du Languedoc, il l’avait quitté pour aller rejoindre son oncle, gouverneur de l’île de France. Il faillit périr dans un naufrage sur la côte de Coromandel, s’empara par bonheur à temps de la manœuvre, et, grâce à son courage et à son sang-froid, il était parvenu à aborder dans une île habitée par les sauvages. Lui et ses compagnons y étaient restés un mois. Ayant enfin été secourus, ils furent transportés à Pondichéry. Il rentrait, en 1788, en France, où l’attendait une grande fortune.
Lors de la convocation des états généraux, à l’exemple de Mirabeau, Barras n’avait pas hésité : il s’était présenté comme candidat du tiers et avait été nommé. Le 14 juillet, il avait été remarqué au milieu des vainqueurs de la Bastille ; membre de la Convention, il avait voté la mort du roi, et, comme député, avait été envoyé à Toulon, lors de la reprise de cette ville sur les Anglais. On connaît le rapport fait par lui à ce sujet.
Il proposait tout simplement de démolir Toulon.
Rentré à la Convention, il avait pris une part active à toutes les grandes journées de la Révolution et particulièrement à la journée du 9 thermidor ; si bien que, dans la nouvelle Constitution proposée, il paraissait destiné à devenir infailliblement un des cinq directeurs.
Nous avons dit son âge et constaté sa beauté d’ensemble.
C’était un homme de cinq pieds six pouces, avec de beaux cheveux qu’il poudrait pour effacer leur précoce grisonnement, des yeux admirables, un nez droit, de grosses lèvres dessinant une bouche sympathique. Sans adopter les modes exagérées de la jeunesse dorée, il les suivait dans la mesure d’une élégance relative à son âge.
Quant à la belle Aurélie de Saint-Amour, elle venait d’avoir vingt et un ans, entrant en même temps dans sa majorité et dans la période de la beauté de la femme qui est, à notre avis, de vingt et un à trente-cinq ans.
C’était une nature extrêmement distinguée, extrêmement sensuelle, extrêmement impressionnable. Elle avait tout à la fois, en elle, de la fleur, du fruit, de la femme : parfum, saveur et plaisir.
Elle était grande, ce qui la faisait paraître au premier coup d’œil un peu mince ; mais, grâce au costume que l’on portait alors, il était facile de voir qu’elle était mince à la manière de la Diane de Jean Goujon ; elle était blonde, avec ces reflets d’un fauve foncé qui se retrouvent dans les cheveux de la Madeleine du Titien. Coiffée à la grecque, avec des bandelettes de velours bleu, elle était superbe ; mais lorsque, vers la fin du dîner, elle dénouait ses cheveux, les laissait tomber sur ses épaules, secouait la tête pour s’en faire une auréole, quand ses joues, qui avaient la fraîcheur du camélia et de la pêche, dessinaient leur ovale sur cette fauve chevelure qui faisait valoir des sourcils noirs, des yeux pervenche, des lèvres de carmin, des dents de perle, quand, à chacune de ses oreilles roses, pendait une gerbe de diamants, c’est-à-dire d’éclairs, elle était splendide.
Or, cette luxuriante beauté s’était développée depuis deux ans seulement. Ce qu’elle avait donné à son premier amant, c’est-à-dire au seul homme qu’elle eût aimé, c’était la jeune fille pleine d’hésitations et de retours sur elle-même, qui cède, mais ne se livre pas.
Puis, tout à coup, elle avait senti monter et abonder en elle la sève de la vie : ses yeux s’étaient ouverts, ses narines s’étaient dilatées ; elle avait respiré par tous les pores l’amour de cette seconde jeunesse qui succède à l’adolescence, qui abaisse son regard sur soi-même, qui sourit à sa beauté croissant chaque jour, et qui cherche en haletant à qui elle donnera les trésors de volupté amassés en elle.
C’était alors que la nécessité l’avait forcée, non plus à se donner, mais à se vendre, et elle l’avait fait avec l’arrière-pensée du bonheur qu’elle aurait un jour à rentrer, riche, dans cette liberté du cœur et de la personne qui est la dignité de la femme.
Deux ou trois fois, aux soirées de l’hôtel de Thélusson, à l’Opéra ou à la Comédie-Française, elle avait aperçu Coster de Saint-Victor faisant sa cour aux femmes, les plus belles et les plus distinguées de l’époque, et, chaque fois, son cœur semblait avoir fait un effort pour se détacher de sa poitrine et voler à lui. Elle sentait bien qu’un jour ou l’autre, dût-elle faire les avances, cet homme lui appartiendrait, ou plutôt elle appartiendrait à cet homme. Mais elle en était tellement convaincue, grâce à cette voix qui, parfois, nous dit un mot du grand secret de l’avenir, qu’elle attendait l’occasion sans trop d’impatience, certaine qu’un jour l’objet de ses rêves passerait assez près d’elle, ou elle assez près de lui, pour qu’ils se joignissent l’un à l’autre par cette loi irrésistible du fer et de l’aimant.
Ce soir-là enfin, ouvrant sa fenêtre pour assister au tumulte qui se faisait dans la rue, elle avait reconnu au milieu de la mêlée ce beau démon de ses nuits solitaires, et, malgré elle, elle s’était écriée :
– Citoyen à l’habit vert, prends garde à toi !
Aurélie de Saint-Amour eût bien appelé Coster de Saint-Victor par son nom, puisqu’elle l’avait reconnu ; mais, à cet homme si beau, qui avait tant de rivaux, et par conséquent tant d’ennemis, jeter son nom, c’était peut-être jeter la mort.
Coster, de son côté, en revenant à lui, l’avait reconnue, car, déjà célèbre depuis quelque temps par sa beauté, elle commençait à l’être par son esprit, ce complément indispensable de toute beauté qui veut être reine.
Au reste, l’occasion avait passé à la portée d’Aurélie et, comme la belle courtisane se l’était promis, elle avait saisi l’occasion au passage.
Coster, d’autre part, la trouvait merveilleusement belle ; mais Coster ne pouvait lutter avec Barras de magnificence et de générosité. Son élégance, sa beauté remplaçaient la fortune ; souvent il réussissait avec de tendres paroles là où les puissants de l’époque réussissaient à grand-peine par des moyens plus matériels.
Mais Coster savait tous les mystères honteux de la vie parisienne, et il était incapable de sacrifier la position d’une femme à un moment d’égoïsme et à un éclair de plaisir.
Peut-être la belle Aspasie, maîtresse maintenant d’elle-même par une fortune suffisant à ses désirs, fortune qu’avec la célébrité qu’elle avait acquise elle était sûre, d’ailleurs, de voir aller se continuant et s’augmentant sans cesse, peut-être la belle courtisane eût-elle préféré dans le jeune homme un peu moins de délicatesse et un peu plus de passion.
Mais, en tout cas, elle voulait être belle, pour qu’à son retour il l’aimât plus, s’il demeurait, et la regrettât davantage, s’il était forcé de partir.
Quoi qu’il en fût, Suzette lui obéissait à la lettre, joignant tous les mystères de l’art à toutes les merveilles de la nature, et la faisant belle, pour nous servir de l’expression de sa maîtresse, dans ce même boudoir où nous avons introduit le lecteur au commencement d’un des chapitres précédents.
L’Aspasie moderne, sur le point de revêtir le costume de l’Aspasie antique, était couchée sur le même sofa où l’on avait déposé Coster de Saint-Victor. Seulement, on avait changé le meuble de place, et on l’avait tiré entre une petite cheminée chargée de figurines de vieux Sèvres et une psyché à cadre rond formant une immense couronne de roses en porcelaine de Saxe.
Enveloppée d’un nuage de mousseline transparente, Aurélie avait livré sa tête à Suzette, qui la coiffait à la grecque, c’est-à-dire à la mode amenée par les réminiscences politiques, et surtout par les tableaux de David, alors dans toute la force de son talent et dans toute la fleur de sa renommée.
Un ruban étroit de velours bleu, parsemé d’étoiles de diamants, prenant son point d’appui au-dessus du front, après s’être croisé sur le sommet du crâne, enveloppait la base du chignon, à l’extrémité duquel retombaient de petites boucles si légères, que le moindre souffle suffisait à les faire flotter.
Grâce à cette fleur de jeunesse épanouie sur son teint, grâce à ce velouté de la pêche qui couvrait sa peau transparente, la belle Aurélie pouvait se passer de toutes ces poudres et de tous ces badigeonnages dont les femmes, alors comme aujourd’hui, s’empâtaient le visage.
Elle y eût perdu, en effet, car la peau de son cou et de sa poitrine avait des reflets de nacre et d’argent, roses dont le moindre cosmétique eût terni la fraîcheur.
Ses bras, qui semblaient taillés dans l’albâtre et légèrement teintés par les rayons du jour naissant, s’harmonisaient à merveille avec le buste. Tout son corps, en le détaillant, semblait un défi porté aux plus beaux modèles de l’Antiquité et de la Renaissance.
Seulement, la nature, sculpteur merveilleux, paraissait avoir pris à tâche de fondre la sévérité de l’art antique avec la grâce et la morbidezza de l’art moderne.
Cette beauté était si réelle, que celle qui la possédait semblait elle-même n’y point être habituée encore, et que, chaque fois que Suzette lui enlevait une pièce de son vêtement, mettait une partie de son corps à nu, elle se souriait à elle-même avec complaisance, mais sans orgueil Elle restait parfois des heures entières dans cette chaude atmosphère de son boudoir, couchée sur son sofa, comme l’Hermaphrodite de Farnèse ou la Vénus du Titien.
Cette contemplation d’elle-même, partagée par Suzette, qui ne pouvait s’empêcher de regarder sa maîtresse avec les yeux ardents d’un jeune page, fut abrégée cette fois par le timbre vibrant de la pendule et par Suzette, qui s’approcha de sa maîtresse avec une chemise de cette étoffe transparente qui ne se tisse qu’en Orient.
– Allons, maîtresse, dit Suzette, je sais que vous êtes bien belle, et personne ne le sait mieux que moi. Mais voilà neuf heures et demie qui sonnent ; il est vrai que, quand Madame est coiffée, le reste est l’affaire d’un instant.
Aurélie secoua ses épaules, comme une statue qui rejette son voile, en murmurant ces deux questions, adressées à cette suprême puissance qu’on appelle l’amour.
– Que fait-il à cette heure ? – Réussira-t-il ?
Ce que faisait Coster de Saint-Victor – car on ne fera pas à la belle Aurélie l’injure de croire qu’elle pensait à Barras – ce que faisait Coster de Saint-Victor, nous allons vous l’apprendre.
On donnait, comme nous l’avons déjà dit, à Feydeau, la première représentation de Toberne ou le Pêcheur suédois, précédé du Bon Fils, c’est-à-dire d’un petit opéra en un acte.
Barras, en quittant Mlle de Saint-Amour, n’avait eu que la rue des Colonnes à traverser.
Il était arrivé vers la moitié de la petite pièce ; et, comme il était connu pour un des conventionnels qui avaient le plus énergiquement appuyé la Constitution et comme devant être un des futurs directeurs, son entrée fut saluée de quelques murmures, suivis des cris :
– À bas les décrets ! à bas les deux tiers ! Vivent les sections !
Le Théâtre Feydeau était le théâtre de Paris réactionnaire par excellence. Cependant, ceux qui étaient venus voir le spectacle l’emportèrent sur ceux qui voulaient le troubler.
Les cris « À bas les interrupteurs ! » prirent le dessus, et le calme se rétablit.
La petite pièce finit donc assez tranquillement ; mais à peine la toile était-elle tombée qu’un jeune homme monta sur un fauteuil d’orchestre, et, désignant le buste de Marat, qui faisait pendant au buste de Lepeletier de Saint-Fargeau, s’écria :
– Citoyens, souffrirons-nous plus longtemps que le buste de ce monstre à face humaine que l’on nomme Marat souille cette enceinte, quand à la place qu’il usurpe et qu’il salit nous pouvons voir celui du citoyen de Genève, de l’illustre auteur d’Émile, du Contrat social et de la Nouvelle Héloïse ?
À peine l’orateur avait-il achevé cette apostrophe, que, des balcons, des galeries, des loges, de l’orchestre, du parterre, mille voix s’élevèrent, criant :
– C’est lui, c’est lui, c’est Coster de Saint-Victor ! Bravo, Coster ! Bravo !
Et une trentaine de jeunes gens, débris de la troupe dispersée par la patrouille, se levèrent, agitant leurs chapeaux et brandissant leurs cannes.
Coster se grandit encore, et, posant un pied sur la traverse de l’orchestre, il continua :
– À bas les terroristes ! cria-t-il. À bas Marat, ce monstre sanguinaire qui demandait trois cent mille têtes ! Vive l’auteur d’Émile, du Contrat social, de la Nouvelle Héloïse !
Tout à coup, une voix cria :
– Voilà un buste de Jean-Jacques Rousseau.
Et deux mains élevèrent un buste au-dessus du parterre. Comment le buste de Rousseau se trouvait-il justement là au moment où on en avait besoin ?
Nul n’en savait rien, mais son apparition n’en fut pas moins accueillie avec des cris d’enthousiasme.
– À bas le buste de Marat ! Vive Charlotte Corday ! À bas le terroriste ! à bas l’assassin ! Vive Rousseau !
C’était cette manifestation qu’attendait Coster de Saint-Victor ; il se cramponna aux moulures des cariatides qui soutenaient les avant-scènes, appuya son pied sur une corniche des baignoires, et parvint, poussé, aidé, soulevé par vingt personnes, à l’avant-scène de Barras.
Barras, qui ne savait pas ce que lui voulait Coster, et qui, tout en ignorant ce qui venait de se passer chez la belle Aurélie de Saint-Amour, ne tenait pas le jeune homme pour un de ses meilleurs amis, fit rouler son fauteuil d’un pas en arrière.
Coster vit le mouvement.
– Excusez-moi, citoyen général Barras, lui dit-il en riant, ce n’est point à vous que j’ai affaire ; mais, comme vous, je suis député, député pour jeter à bas de son socle le buste que voici.
Et, montant debout sur le balcon d’avant-scène, il souffleta de son bâton le buste de Marat, qui vacilla sur sa base, tomba sur le théâtre et se brisa en mille morceaux au milieu des applaudissements presque unanimes de la salle.
En même temps, même exécution se faisait sur le buste plus innocent de Lepeletier de Saint-Fargeau, tué le 20 janvier par le garde du corps Pâris.
Les mêmes acclamations accueillirent sa chute et son anéantissement.
Puis deux mains élevèrent un buste au-dessus de l’orchestre en disant :
– Voilà un buste de Voltaire !
Cette offre était à peine faite, que le buste volait de main en main, et, par une espèce d’échelle de Jacob, montait à la hauteur du socle vide.
Le buste de Rousseau suivait de l’autre côté un trajet pareil et les deux bustes s’installaient sur leur socle au milieu des applaudissements, des hourras et des bravos de toute la salle.
Cependant Coster de Saint-Victor, debout sur le balcon de l’avant-scène de Barras, retenu d’une main au cou d’un griffon qui faisait saillie, attendait que le silence fût rétabli.
Il eût attendu longtemps, s’il n’eût fait signe qu’il voulait parler.
Les cris « Vive l’auteur d’Émile, du Contrat social, de la Nouvelle Héloïse », et ceux de : « Vive l’auteur de Zaïre, de Mahomet et de la Henriade » s’éteignirent enfin, et, comme tout le monde criait : « Coster veut parler ! Parle, Coster ! nous écoutons ! Chut ! chut ! silence ! » Coster fit un second signe, et, jugeant que sa voix pouvait être entendue, il dit :
– Citoyens, remerciez le citoyen Barras, ici présent dans cette loge.
Tous les yeux se tournèrent vers Barras.
– L’illustre général a la bonté de me rappeler que le même sacrilège dont nous venons de faire justice ici existe dans la salle des séances de la Convention. En effet, les tableaux expiatoires, représentant la mort de Marat et celle de Lepeletier de Saint-Fargeau, dus au pinceau du terroriste David, sont pendus aux murailles.
Un cri sortit de toutes les bouches :
– À la Convention, amis ! à la Convention !
– Le citoyen, l’excellent citoyen Barras se chargera de nous en faire ouvrir les portes. – Vive le citoyen Barras !
Et toute la salle, qui avait hué Barras à son arrivée, cria :
– Vive Barras !
Quant à celui-ci, tout étourdi du rôle que Coster de Saint-Victor lui faisait jouer dans ses comédies, rôle dans lequel il n’était pour rien, bien entendu, il se leva, saisit son pardessus, sa canne et son chapeau, et, s’élançant hors de sa loge, se précipita dans les escaliers pour gagner sa voiture.
Mais, quelque rapidité qu’il mît à sortir du théâtre, Coster, qui avait sauté du balcon sur la scène, qui avait disparu par le manteau d’Arlequin en criant : « À la Convention, mes amis ! » Coster, qui était descendu par l’escalier des artistes, sonnait à la porte d’Aurélie avant que Barras eût fait appeler sa voiture.
Suzette accourut, quoiqu’elle n’eût pas reconnu la manière de sonner du général, et peut-être même parce qu’elle ne l’avait pas reconnue.
Coster se glissa rapidement par la porte entrouverte.
– Cache-moi dans le boudoir, Suzette, dit-il. Le citoyen Barras va venir dire lui-même à ta maîtresse que c’est moi qui mange son souper.
À peine avait-il prononcé ces mots, que l’on entendit le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte de la rue.
– Eh ! vite ! vite ! dit Suzette ouvrant celle du boudoir. Coster de Saint-Victor s’y précipita.
Un pas pressé retentit dans l’escalier.
– Eh ! venez donc, citoyen général ! dit Suzette. J’avais deviné que c’était vous, et, vous le voyez, je vous tenais la porte ouverte. Ma maîtresse vous attend avec impatience.
– À la Convention ! à la Convention ! criait une troupe de jeunes gens qui passaient dans la rue, en frappant les colonnes avec leurs bâtons.
– Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce encore ? demanda Aurélie en apparaissant à son tour, belle d’impatience et d’inquiétude.
– Vous le voyez, chère amie, répondit Barras, une émeute qui me prive du bonheur de souper avec vous. Je viens vous le dire moi-même, afin que vous ne doutiez pas de mes regrets.
– Ah ! quel malheur ! s’écria Aurélie. Un si beau souper !…
– Et un si doux tête-à-tête ! ajouta Barras en essayant de pousser un soupir mélancolique. Mais mon devoir d’homme d’État avant tout.
– À la Convention ! hurlait l’émeute.
– Au revoir, ma belle amie, dit Barras en baisant respectueusement la main d’Aurélie. Je n’ai pas un instant à perdre si je veux arriver avant eux.
Et, fidèle à son devoir, comme il le disait, le futur directeur ne prit que le temps de récompenser la fidélité de Suzette, en lui fourrant une poignée d’assignats dans la main.
Après quoi il descendit rapidement l’escalier.
Suzette referma la porte derrière lui, et, comme elle donnait un double tour de clé et poussait les verrous :
– Eh bien ! dit sa maîtresse, que fais-tu ?
– Vous le voyez, madame, je ferme la porte.
– Et Coster, malheureuse ?
– Tournez-vous donc, madame, dit Suzette.
Aurélie poussa un cri de surprise et de joie.
Coster, sorti du boudoir sur la pointe du pied, se tenait derrière elle, à demi incliné, et le coude arrondi.
– Citoyenne, lui dit-il, me ferez-vous l’honneur d’accepter mon bras pour passer dans la salle à manger ?
– Mais comment avez-vous fait ? Comment vous y êtes-vous pris ? Qu’avez-vous inventé ?
– On vous racontera cela, dit Coster de Saint-Victor, en mangeant le souper du citoyen Barras.
Une des résolutions prises à l’agence royaliste de la rue des Postes, après le départ de Cadoudal, c’est-à-dire à la fin de la séance que nous avons racontée, avait été de se réunir le lendemain au Théâtre-Français.
Dans la soirée, un flot de peuple, conduit par une cinquantaine de membres de la jeunesse dorée, s’était porté, comme nous l’avons vu, à la Convention ; mais leur chef Coster de Saint-Victor, ayant disparu comme s’il avait passé par une trappe, peuple et muscadins vinrent se briser aux portes de la Convention, prévenue au reste par le général Barras du mouvement que l’on tentait contre elle.
Au point de vue de l’art, il eût été à déplorer que les deux tableaux contre lesquels s’irritait la foule, fussent détruits.
L’un de ces tableaux surtout, La Mort de Marat, est un des chefs-d’œuvre de David.
Cependant la Convention, voyant de quels dangers elle était entourée, et comprenant qu’à toute heure un nouveau volcan pouvait s’ouvrir dans Paris, la Convention se déclara en permanence.
Les trois représentants Gillet, Aubry et Delmas, qui, depuis le 4 prairial, avaient reçu le commandement de la force armée, furent mis en demeure de prendre toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la Convention.
Ce fut surtout lorsque l’on apprit, par le rapport d’un de ceux qui avaient assisté aux préparatifs du lendemain, qu’une réunion de citoyens armés devait avoir lieu au Théâtre-Français, que l’inquiétude fut à son comble.
Le lendemain, 3 octobre, c’est-à-dire 11 vendémiaire, était consacré par la Convention à une fête funèbre qui devait avoir lieu dans la salle même de ses séances en l’honneur des girondins.
Plusieurs proposaient de la remettre à un autre jour ; mais Tallien prit la parole et déclara qu’il était indigne de l’Assemblée de ne point, même au milieu des périls, vaquer à ses travaux comme en pleine tranquillité.
Séance tenante, la Convention rendit un décret ordonnant à toute réunion illégale d’électeurs de se séparer.
La nuit se passa au milieu de rixes de toute nature dans les quartiers les plus retirés de Paris ; des coups de fusil furent tirés, des gens assommés. Partout où conventionnels et sectionnaires se rencontraient, des horions étaient échangés à l’instant même.
Les sections, de leur côté, en vertu du droit de souveraineté qu’elles s’étaient arrogé, rendaient des décrets.
C’était en vertu d’un décret de la section Le Peletier que la réunion avait été fixée pour le 11 au Théâtre de l’Odéon.
On apprenait à tout moment les nouvelles les plus désastreuses des villes environnant Paris, et dans lesquelles l’agence royaliste avait des comités. Il y avait eu des mouvements insurrectionnels à Orléans, à Dreux, à Verneuil et à Nonancourt.
À Chartres, le représentant Tellier avait voulu empêcher l’émeute, et, n’ayant pu y réussir, il s’était brûlé la cervelle.
Les chouans avaient coupé partout les arbres du 14 juillet, glorieux symboles du triomphe du peuple ; ils avaient traîné la statue de la Liberté dans la boue, et, en province comme à Paris, on assommait les patriotes dans la rue.
Pendant que la Convention délibérait contre les conjurés, les conjurés agissaient contre la Convention.
Dès onze heures du matin, les électeurs s’acheminaient vers le Théâtre de l’Odéon ; mais les plus aventureux seuls s’y étaient rendus.
Si les électeurs se fussent comptés, à peine fussent-ils arrivés au chiffre de mille.
Au milieu d’eux, quelques jeunes gens faisaient grand bruit et, lançant force bravades, allaient et venaient avec de grands sabres, dont ils raclaient le parquet et heurtaient les banquettes. Mais le nombre des chasseurs et des grenadiers envoyés par toutes les sections ne dépassait pas quatre cents.
Il est vrai que plus de dix mille personnes environnant le monument, lieu du rendez-vous, encombraient les issues de la salle et les rues environnantes.
Si dès ce jour-là la Convention, bien renseignée, eût voulu agir avec rigueur, elle se fût rendue maîtresse de l’insurrection ; mais, une fois encore, elle voulut user des moyens conciliants.
Elle ajouta, au décret qui déclarait la réunion illégale, un article portant que ceux qui rentreraient immédiatement dans le devoir seraient exemptés de poursuites.
Aussitôt ce décret rendu, des officiers de police, escortés de six dragons, partirent des Tuileries, siège de la Convention, pour aller faire les sommations.
Mais les rues étaient encombrées de curieux. Ces curieux voulurent savoir ce qu’allaient faire les officiers de police et les dragons ; ils les enveloppèrent et les obsédèrent de telle façon que, partis vers trois heures du palais, ce ne fut que vers sept heures qu’au milieu des cris, des huées et des provocations de toute espèce ils arrivèrent à la place de l’Odéon.
De loin, on les avait vus venir sur leurs chevaux, par la rue de l’Égalité, qui faisait face au monument ; ils semblaient des barques soulevées au-dessus de la foule, et naviguant sur un océan orageux.
Ils gagnèrent enfin la place. Les dragons se rangèrent devant les marches du théâtre ; les huissiers chargés de la proclamation montèrent sous les portiques, des porte-flambeaux les entourèrent et la proclamation commença.
Mais, aux premiers mots sortis de leur bouche, les portes du théâtre s’ouvrirent avec fracas, les souverains (c’était le nom qu’on donnait aux sectionnaires) sortirent brusquement, entourés des électorales ; ils précipitèrent les huissiers du haut en bas des degrés, tandis que les gardes électorales marchaient aux dragons, la baïonnette en avant.
Au milieu des huées de la populace, les huissiers disparurent, engloutis dans la foule, les dragons se dispersèrent, les torches s’éteignirent, et, du milieu de ce chaos immense, s’élevèrent de grands cris de « Vivent les sectionnaires ! mort à la Convention ! »
Ces cris, se prolongeant de rue en rue, eurent leur écho jusque dans la salle des séances. Et, tandis que les sectionnaires victorieux rentraient à l’Odéon, et, enthousiastes comme on l’est après un premier succès, faisaient serment de ne déposer les armes que sur les ruines de la salle des Tuileries, les patriotes, ceux mêmes qui avaient à se plaindre de la Convention, ne doutant plus du danger que courait la liberté dont l’Assemblée était le dernier tabernacle, accoururent en foule pour offrir leurs bras et demander des armes.
Les uns sortaient des cachots, les autres venaient d’être exclus des sections ; un grand nombre étaient des officiers rayés par le chef du Comité de la guerre ; Aubry se joignit à eux. La Convention hésitait à accepter leurs services. Mais Louvet, cet infatigable patriote, qui était resté debout au milieu des ruines de tous les partis, Louvet, qui, depuis longtemps, voulait réarmer les faubourgs et rouvrir le Club des Jacobins, insista tellement, qu’il emporta le vote.
Alors on ne perdit plus une minute, on réunit tous les officiers sans emploi, on leur donna le commandement de ces soldats sans chefs, et, officiers et soldats, on mit le tout sous les ordres du brave général Berruyer.
Cet armement se fit dans la soirée du 11, au moment où l’on apprenait la déroute des huissiers et des dragons, et où la Convention décidait que l’on ferait évacuer l’Odéon par la force armée.
En vertu de cet ordre, le général Menou fit avancer une colonne et deux pièces de canon du camp des Sablons. Mais, en arrivant, à douze heures du soir, sur la place de l’Odéon, elle la trouva vide, ainsi que le théâtre.
Toute la nuit se passa à armer les patriotes et à recevoir défi sur défi de la section Le Peletier, des sections de la Butte-des-Moulins, du Contrat-Social, de la Comédie-Française, du Luxembourg, de la rue Poissonnière, de Brutus et du Temple.
Le matin du 12 vendémiaire, les murs étaient couverts d’affiches qui enjoignaient à tous les gardes nationaux de se rendre chacun à leurs sections, menacées par les terroristes, c’est-à-dire par la Convention. À neuf heures, la section Le Peletier se constituait en permanence, et proclamait sa révolte en faisant battre le rappel dans tous les quartiers de Paris. La Convention, provoquée, en fit autant.
Des espèces de hérauts sillonnèrent toutes les rues pour rassurer les citoyens et affermir le patriotisme de ceux à qui on avait rendu les armes.
On sentait courir dans l’air ces étranges frissons qui accusent la fièvre des grandes villes, et qui sont les symptômes des graves événements. On comprenait que, de la part des sections, la mesure de la rébellion était dépassée, et qu’il ne s’agissait plus de convaincre et de ramener les sectionnaires, mais de les écraser.
Aucun des jours révolutionnaires ne s’était encore levé avec de si terribles avant-coureurs : ni le 14 juillet, ni le 10 août, ni même le 2 septembre.
Vers onze heures du matin, on sentit que le moment était arrivé, et qu’il s’agissait de prendre l’initiative.
La Convention, voyant que la section Le Peletier était le quartier général des rebelles, résolut son désarmement, et ordonna au général Menou de marcher contre elle avec un corps de troupes suffisant et des canons.
Le général vint des Sablons et traversa Paris.
Mais alors il vit ce dont il ne se doutait pas.
C’est-à-dire qu’il allait avoir affaire à la noblesse, à la bourgeoisie riche, à la classe enfin qui, d’habitude, fait l’opinion.
Ce n’était pas les faubourgs, comme il l’avait cru, qu’il s’agissait de mitrailler.
C’était la place Vendôme, la rue Saint-Honoré, les boulevards, le faubourg Saint-Germain.
L’homme du 1er prairial hésita le 13 vendémiaire.
Il marcha, toutefois, mais tard, mais lentement.
On fut obligé de lui envoyer le représentant Laporte pour le pousser en avant.
Cependant, tout Paris était dans l’attente du résultat de ce grand duel.
Par malheur, la section Le Peletier avait pour président l’homme que sa visite à la Convention et sa conférence avec le général chouan nous ont appris à connaître, et qui était aussi rapide dans ses décisions que Menou était faible et hésitant dans les siennes.
Il était donc déjà huit heures du soir quand le général Verdières reçut du général Menou le commandement de prendre soixante grenadiers de la Convention, cent hommes du bataillon de l’Oise et vingt hommes de cavalerie, pour former la colonne de gauche et marcher sur la section Le Peletier.
Il lui était enjoint de s’emparer du côté gauche de la rue des Filles-Saint-Thomas et d’y attendre des ordres.
À peine débouchait-il à l’entrée de la rue Vivienne, que Morgan, paraissant sur la porte du couvent des Filles-Saint-Thomas, où la section Le Peletier tenait ses séances, faisait sortir cent grenadiers sectionnaires, et leur ordonnait de charger les armes.
Les grenadiers de Morgan obéirent sans hésitation.
Verdières donna le même ordre à ses troupes ; mais des murmures se firent entendre.
– Amis, cria Morgan aux soldats de la Convention, nous ne tirerons pas les premiers ; mais le feu une fois engagé, il n’y aura plus de quartier à attendre de nous, et, puisque la Convention veut la guerre, elle l’aura.
Les grenadiers de Verdières veulent répondre. Verdières crie :
– Silence dans les rangs !
Le silence se fait.
Il ordonne aux cavaliers de tirer le sabre du fourreau, aux fantassins de mettre l’arme au pied.
On obéit.
Pendant ce temps, la colonne du centre arrivait par la rue Vivienne et celle de droite par la rue Notre-Dame-des-Victoires.
L’assemblée tout entière était convertie en force armée ; près de mille hommes sortirent du couvent et se rangèrent devant le portique.
Morgan, l’épée à la main, vint se placer à dix pas en avant.
– Citoyens, dit-il en s’adressant aux sectionnaires sous ses ordres, vous êtes pour la plupart des hommes mariés, pères de famille ; j’ai donc responsabilité d’existences, et, quelque envie que j’éprouve de rendre la mort pour la mort à ces tigres conventionnels qui ont guillotiné mon père, fusillé mon frère, je vous ordonne, au nom de vos femmes et de vos enfants, de ne pas commencer le feu ! Mais, s’il y a un seul coup de fusil tiré du côté de nos ennemis… vous le voyez, je suis à dix pas en avant de vous, le premier qui tirera dans leurs rangs périra de ma main.
Ces mots avaient été prononcés au milieu du plus profond silence ; car, avant de les prononcer, Morgan avait levé son épée en signe qu’il voulait parler. De sorte que ni les sectionnaires ni les patriotes n’en perdirent une syllabe.
Rien n’était plus facile que de répondre à ces paroles, qui alors n’eussent plus été qu’une vaine bravade, par une triple décharge, l’une du côté droit, l’autre du côté gauche, la troisième de la rue Vivienne.
Exposé aux coups comme une cible, Morgan tombait nécessairement.
L’étonnement fut donc grand quand, au lieu du mot feu ! que chacun s’attendait à entendre prononcer, suivi d’une fusillade, on vit le représentant Laporte, après s’être consulté avec le général Menou, s’avancer vers Morgan, tandis que le général criait à ses hommes qui avaient déjà apprêté leurs armes :
– Arme au pied !
Cet ordre fut exécuté aussi ponctuellement la seconde fois que la première.
Mais l’étonnement fut plus grand encore quand, après quelques paroles échangées avec le représentant Laporte, Morgan s’écria :
– Je ne suis ici que pour la guerre, et parce que j’ai cru que l’on se battrait. Du moment que les choses se passent en compliments et en concessions, cela regarde le vice-président : je me retire.
Et, remettant son épée au fourreau, il alla se confondre avec les sectionnaires.
Le vice-président s’avança à sa place.
Au bout d’une conférence de dix minutes entre les citoyens de Lalau, Laporte et Menou, on vit un mouvement s’effectuer.
Une partie des troupes sectionnaires se mit en marche, contournant le couvent des Filles-Saint-Thomas pour regagner la rue Montmartre.
Tandis que les troupes républicaines, de leur côté, se retiraient sur le Palais-Royal.
Mais à peine les troupes de la Convention avaient-elles disparu, que, ramenés par Morgan, les sectionnaires rentrèrent en scène, criant d’une seule voix :
– À bas les deux tiers ! à bas la Convention !
Ce cri, parti cette fois du couvent des Filles-Saint-Thomas, gagna à l’instant même tous les quartiers de Paris.
Deux ou trois églises qui avaient conservé leurs cloches se mirent à sonner le tocsin.
Ce bruit sinistre, qu’on n’avait plus entendu depuis trois ou quatre ans, produisit un effet plus terrible que celui du canon.
C’était la réaction religieuse et politique qui arrivait sur l’aile du vent.
Il était onze heures du soir, lorsque, à ce bruit inaccoutumé, la nouvelle de l’expédition du général Menou et du résultat qu’elle avait eu pénétra dans la salle de la Convention.
La séance, sans être suspendue, était inoccupée.
Tous les députés rentrèrent, s’interrogeant et ne voulant pas croire que cet ordre si positif d’entourer et de désarmer la section Le Peletier, se fut transformé en une conversation amicale, à la suite de laquelle chacun s’était retiré de son côté.
Mais, lorsqu’on sut qu’au lieu de rentrer chez eux, les sectionnaires étaient revenus sur leurs pas, et que, de leur couvent, comme d’une forteresse, ils défiaient et insultaient la Convention, Chénier s’élança à la tribune.
Aigri par la cruelle accusation, qui l’a poursuivi jusqu’à la mort, et même au-delà, d’avoir laissé mourir par jalousie son frère André, Marie-Joseph était toujours pour les mesures les plus âpres et les plus expéditives.
– Citoyens ! s’écria-t-il, je ne puis croire à ce qu’on nous rapporte ! La retraite devant l’ennemi est un malheur, la retraite devant les rebelles est une trahison. Je désire, avant de descendre de cette tribune, savoir si la majorité du peuple français est et sera respectée, ou s’il nous faut plier sous l’autorité des sectionnaires, nous qui sommes l’autorité nationale. Je demande que le gouvernement soit tenu de rendre compte à l’instant même à l’Assemblée de ce qui se passe dans Paris.
Des cris d’approbation répondent à cet appel énergique.
La motion de Chénier est adoptée à l’unanimité.
Delaunay (d’Angers), membre du gouvernement, monte à la tribune pour répondre en son nom.
– Citoyens, dit-il, on m’annonce à l’instant même que la section Le Peletier est cernée de toutes parts.
Les applaudissements retentissent.
Mais, au milieu des applaudissements, une voix, qui les domine, crie.
– Cela n’est pas vrai !
– Et moi, continue Delaunay, j’affirme que la section est investie.
– Cela n’est pas vrai ! répète la même voix avec plus de force ; j’arrive de la section : nos troupes se sont retirées, et les sectionnaires sont maîtres de Paris !
En ce moment, on entend un grand bruit dans les corridors, des pas, des cris, des vociférations. Un flot de peuple s’engouffre dans la salle, terrible et bruyant comme une marée qui monte. Les tribunes sont envahies. Le flux arrive jusqu’au pied de la tribune. Les cent voix de cette foule crient :
– Des armes ! des armes ! Nous sommes trahis ! À la barre, le général Menou !
– Je demande, dit Chénier de sa place et en montant sur son banc, je demande qu’on arrête le général Menou, qu’on le juge séance tenante, et, s’il est reconnu coupable, qu’on le fusille dans la cour du château.
Les cris : « Le général Menou à la barre ! » redoublent.
Chénier continue :
– Je demande que des armes et des cartouches soient distribuées de nouveau aux patriotes qui en réclameront. Je demande qu’il soit formé un bataillon de patriotes, qui prendra le titre de bataillon sacré de 89, et qui jurera de se faire tuer sur les marches de la salle des séances.
Alors, comme s’ils n’eussent attendu que cette motion, trois ou quatre cents patriotes envahissent la salle en demandant des armes. Ce sont les vétérans de la Révolution, l’histoire vivante des six années qui viennent de s’écouler ; ce sont les hommes qui se sont battus sous les murs de la Bastille, qui ont foudroyé, au 10 août, ce même château qu’ils demandent à défendre aujourd’hui, ce sont des officiers généraux couverts de cicatrices ; ce sont les héros de Jemappes et de Valmy, proscrits parce que les actions éclatantes appartenaient à des noms obscurs, parce qu’ils avaient vaincu les Prussiens sans méthode, et battu les Autrichiens sans savoir les mathématiques et l’orthographe.
Tous accusent la faction aristocratique de leur renvoi de l’armée. C’est le réacteur Aubry qui leur a arraché leur épée des mains et leurs épaulettes des épaules.
Ils baisent les fusils et les sabres qu’on leur distribue, et ils les pressent sur leur cœur en criant :
– Nous sommes donc libres, puisque nous allons mourir pour la patrie !
En ce moment, un huissier entra, annonçant une députation de la section Le Peletier.
– Voyez-vous, cria Delaunay (d’Angers), je savais bien ce que je disais ; ils viennent accepter les conditions imposées par Menou et Laporte.
L’huissier sortit et rentra cinq minutes après.
– Le chef de la députation demande, dit-il, s’il y a sûreté pour lui et pour ceux qui l’accompagnent, quelque chose qu’il ait à dire à la Convention.
Boissy d’Anglas étendit la main :
– Sur l’honneur de la nation, dit-il, ceux qui entreront ici en sortiront sains et saufs, comme ils y seront entrés.
L’huissier alors retourna vers ceux qui l’avaient envoyé. Il se fit un grand silence dans l’assemblée.
On espérait encore, grâce à cette nouvelle démarche, sortir du dédale où l’on se trouvait, par les voies de la conciliation.
Au milieu de ce silence, on entendit des pas qui s’approchaient ; tous les yeux se tournèrent vers la porte.
Un frémissement courut par toute l’assemblée.
Le chef de la députation était ce même jeune homme qui, la veille, avait parlé à la Convention avec tant de hauteur.
On pouvait juger à sa mine qu’il ne venait pas faire amende honorable.
– Citoyen président, dit Boissy d’Anglas, vous avez demandé à être entendu, nous vous écoutons ; vous avez demandé garantie de la vie et de la liberté, nous vous l’accordons. Parlez !
– Citoyens, articula le jeune homme, mon désir est que vous refusiez les dernières offres que la section Le Peletier vous adresse, car mon désir est que nous combattions. L’heure la plus heureuse de ma vie sera celle où j’entrerai dans cette enceinte les pieds dans le sang, le fer et le feu à la main.
Un murmure menaçant partit des bancs des conventionnels, une espèce de frisson d’étonnement sortit des tribunes et des groupes de patriotes amoncelés dans les angles de la salle.
– Continuez, dit Boissy d’Anglas ; enflez vos menaces jusqu’à l’insolence ; vous savez que vous n’avez rien à craindre, et que nous vous avons garanti la vie et la liberté.
– C’est pour cela, reprit le jeune homme, que je serai simple et vous dirai simplement ce qui m’amène. Ce qui m’amène, c’est le sacrifice de ma vengeance personnelle au bien général et même au vôtre. Je ne me suis pas cru le droit de vous laisser faire par un autre cette dernière sommation que je vous apporte. Si demain, au point du jour, les murs de Paris ne sont pas couverts d’affiches dans lesquelles vous annoncerez que la Convention en masse donne sa démission, que Paris et le reste de la France sont libres de choisir leurs représentants, sans condition aucune, nous regarderons la guerre comme déclarée et nous marcherons contre vous. Vous avez cinq mille hommes, nous en avons soixante mille, et le bon droit en plus pour nous.
Il tira de son gousset une montre enrichie de brillants.
– Il est minuit moins un quart, poursuivit-il. Demain à midi, c’est-à-dire dans douze heures, si Paris en se réveillant n’a pas eu satisfaction, la salle qui vous abrite dans ce moment-ci sera démolie pierre à pierre, et le feu sera mis aux quatre coins des Tuileries pour purifier la demeure royale du séjour que vous y avez fait. J’ai dit.
Un cri de vengeance et de menace s’élança de toutes les poitrines ; les patriotes, à qui on venait de rendre leurs armes, voulaient se jeter sur cet insolent orateur ; mais Boissy d’Anglas étendit la main :
– J’ai engagé votre parole en même temps que la mienne, citoyens, dit-il. Le président du club Le Peletier peut se retirer comme il est entré, sain et sauf. Voilà comment nous tenons notre parole ; nous verrons comment il tiendra la sienne.
– Alors, c’est la guerre ! s’écria Morgan avec un cri de joie.
– Oui, citoyen, et la guerre civile, c’est-à-dire la pire de toutes, répondit Boissy d’Anglas. Allez, et ne vous représentez plus devant nous, car, cette fois, je ne pourrais pas répondre de votre sûreté.
Morgan se retira le sourire sur les lèvres.
Il avait ce qu’il était venu chercher, c’est-à-dire la certitude d’un combat auquel rien ne pourrait plus s’opposer le lendemain.
Mais à peine fut-il sorti, qu’un tumulte effroyable retentit à la fois sur les bancs des députés, dans les tribunes et dans les groupes des patriotes.
Minuit sonna.
On entrait dans la journée du 13 vendémiaire.
Laissons la Convention aux prises avec les sections, puisque nous avons six ou huit heures avant que la lutte éclate, et entrons dans un de ces salons mixtes où les hommes des deux partis étaient reçus, et où, par conséquent, les nouvelles arrivaient plus certaines qu’à la Convention ou chez les sectionnaires.
Aux deux tiers à peu près de la rue du Bac, entre la rue de Grenelle et la rue de la Planche, s’élève un bâtiment massif, que l’on peut aujourd’hui encore reconnaître aux quatre colonnes d’ordre ionique accouplées deux par deux qui soutiennent un lourd balcon de pierre.
C’était l’hôtel de l’ambassade de Suède habité par la célèbre Mme de Staël, fille de M. Necker, femme du baron de Saint-Holstein.
Mme de Staël est si connue, qu’il serait presque inutile de faire son portrait physique, intellectuel et moral. Nous en dirons cependant quelques mots.
Née en 1766, Mme de Staël était en ce moment dans tout l’éclat de son talent, nous ne dirons pas de sa beauté, elle ne fut jamais belle. Admiratrice passionnée de son père, homme médiocre, quoi qu’on en ait pu dire, elle avait suivi sa fortune et avait émigré avec lui, bien que la position de son mari comme ambassadeur, en même temps que la liberté de ses opérations, assurât leur impunité.
Mais bientôt elle revint à Paris, rédigea un plan d’évasion pour Louis XVI, et, en 1793, elle adressa au gouvernement révolutionnaire une défense de la reine au moment où la reine fut mise en jugement.
La déclaration de guerre de Gustave IV à la Russie et à la France fut suivie du rappel à Stockholm de son ambassadeur, lequel demeura absent de Paris depuis le jour de la mort de la reine jusqu’au jour de la mort de Robespierre.
Après le 9 thermidor, M. de Staël rentra en France, toujours à titre d’ambassadeur de Suède ; et Mme de Staël, qui ne pouvait se passer de la vue de son ruisseau de la rue du Bac, qu’elle préférait à celle du Lac Léman, y rentra avec lui.
À peine rentrée, elle avait ouvert son salon et y recevait naturellement tout ce qu’il y avait d’hommes de distinction soit en France, soit à l’étranger. Mais quoique ralliée une des premières aux idées de 1789, soit que la marche des événements, soit que la voix de son cœur eût modifié ses idées, elle poussait de toutes ses forces au retour des émigrés, et demandait si ostensiblement leur radiation, particulièrement celle de M. de Narbonne, que le fameux boucher Legendre l’avait dénoncée à la tribune.
Son salon et celui de Mme Tallien se partageaient Paris. Seulement, celui de Mme de Staël était monarchique constitutionnel, c’est-à-dire dans une nuance intermédiaire entre les cordeliers et les girondins.
Ce soir-là, c’est-à-dire pendant la nuit du 12 au 13 vendémiaire, le salon de Mme de Staël entre onze heures et minuit, au moment où le plus grand trouble régnait à la Convention, le salon de Mme de Staël regorgeait de monde.
La soirée était on ne peut plus brillante, et, à voir les toilettes des femmes et la désinvolture des hommes, on eût été loin de se douter qu’on était sur le point de s’égorger dans les rues de Paris.
Et cependant, au milieu de toute cette gaieté et de tout cet esprit qui n’est jamais si vif et si excité, en France, qu’aux heures du danger, on voyait, comme dans les jours orageux de l’été, passer tout à coup un de ces nuages qui jettent leur ombre sur les prés et sur les moissons.
Chaque personne qui entrait était accueillie par des cris de curiosité et des questions pressantes, qui indiquaient l’intérêt que chacun prenait à la situation.
Pour un instant alors les deux ou trois femmes qui, dans le salon de Mme de Staël, se partageaient les honneurs avec elle, soit par leur beauté, soit par leur esprit, étaient abandonnées.
On se précipitait sur le nouveau venu, on en tirait tout ce qu’il savait et l’on revenait à son cercle, où l’on discutait ce que l’on venait d’apprendre.
Par une espèce de convention tacite, chaque femme qui avait droit par sa beauté ou par son esprit à cette distinction dont nous venons de parler, tenait, dans le vaste appartement du rez-de-chaussée de l’hôtel de Suède, une cour à part ; de sorte que, outre le salon de Mme de Staël, il y avait ce soir-là, chez Mme de Staël, le salon de Mme de Krüdner et le salon de Mme Récamier.
Mme de Krüdner était plus jeune de trois ans que Mme de Staël ; elle était Courlandaise, née à Riga. Fille du baron de Wiftinghof, riche propriétaire, à quatorze ans elle avait épousé le baron de Krüdner, qu’elle avait suivi à Copenhague et à Venise, où il avait rempli les fonctions de ministre russe. Séparée de son mari en 1791, elle était rentrée dans sa liberté, un instant aliénée au profit du mariage. C’était une très charmante et très spirituelle personne, parlant et écrivant le français à merveille.
La seule chose que l’on pût lui reprocher à cette époque peu sentimentale, c’était une grande tendance à la solitude et à la rêverie.
Sa mélancolie, toute septentrionale, et qui lui donnait l’aspect d’une de ces héroïnes des antiques chants Scandinaves, lui faisait, au milieu de ce monde insouciant et joyeux, un caractère tout particulier qui tendait au mysticisme.
On était tenté de lui en vouloir de ces espèces d’extases qui la prenaient tout à coup au milieu d’une soirée. Mais quand on pouvait s’approcher d’elle dans ces moments de surexcitation et contempler ses beaux yeux levés au ciel, on oubliait sainte Thérèse pour Mme de Krüdner, et la femme du monde pour l’inspirée.
Au reste, on assurait que ces beaux yeux, si souvent levés au ciel, daignaient s’abaisser immédiatement sur la terre aussitôt que le beau chanteur Garat entrait dans le salon où elle se trouvait.
Un roman qu’elle était en train d’écrire et qui portait le titre de Valérie ou Lettres de Gustave de Linard à Ernest de G., n’était rien autre chose que l’histoire de leurs amours.
C’était une femme de vingt-cinq ans ou vingt-six ans, avec des cheveux de ce blond particulier aux femmes des froides latitudes. Dans ses moments d’extase, sa figure présentait un aspect de rigidité marmoréenne à laquelle sa peau, blanche comme du satin, donnait un grand caractère de vérité.
Ses amis – et elle en avait beaucoup, en attendant qu’elle eût des disciples – disaient que, dans ces instants où son âme communiquait avec les esprits supérieurs, elle laissait échapper des paroles sans suite, qui cependant, comme celles des pythonisses antiques, avaient un sens.
En somme, Mme de Krüdner était un précurseur du spiritisme moderne. De nos jours, on eût dit qu’elle était médium. Le mot n’étant point inventé encore, on se contentait de dire qu’elle était inspirée.
Mme Récamier, la plus jeune de toutes les femmes à la mode de l’époque, était née à Lyon en 1777 et se nommait Jeanne-Françoise-Julie-Adélaïde Bernard. Elle avait épousé, en 1793, Jacques-Rose Récamier, qui avait vingt-six ans de plus qu’elle. Sa fortune provenait de l’exploitation d’une immense maison de chapellerie, fondée à Lyon par son père.
Tout jeune, il s’était fait voyageur de cette maison, après avoir reçu une éducation classique qui lui permettait de citer au besoin Horace et Virgile. Il parlait espagnol, son commerce l’ayant particulièrement conduit en Espagne. Il était beau, grand, blond, vigoureusement constitué, facile à émouvoir, généreux et léger à la fois, peu attaché à ses amis, quoiqu’il ne leur eût jamais refusé un service d’argent.
Un de ses meilleurs amis, qu’il avait obligé maintes fois, mourut ; il se contenta de dire en soupirant :
– Encore un tiroir fermé !
Marié en pleine Terreur, le 24 avril 1793, il alla, le jour de son mariage, assister aux exécutions, ainsi qu’il avait fait la veille, ainsi qu’il devait faire le lendemain.
Il avait vu mourir le roi, il avait vu mourir la reine, il avait vu mourir Lavoisier et les vingt-sept fermiers généraux, Laborde, son ami intime, enfin presque tous ceux avec lesquels il était en relations d’affaires ou de société, et, quand on lui demandait d’où lui venait une pareille assiduité à un si triste spectacle :
– C’est pour me familiariser avec l’échafaud, répondait-il.
En effet, ce fut presque un miracle que M. Récamier échappât à la guillotine ; mais enfin il y échappa, et l’espèce de surnumérariat qu’il avait fait de la mort lui fut inutile.
Est-ce cette contemplation journalière du néant qui lui fit oublier la beauté de sa femme, à ce point de ne l’avoir jamais aimée que d’une affection paternelle ? est-ce une de ces imperfections, dont la capricieuse nature se plaît parfois à stériliser ses plus beaux ouvrages ? Tant il y a que cette immaculation de l’épouse demeurera un mystère, sans demeurer un secret.
Et cependant, à seize ans, c’est-à-dire à l’époque où Mlle Bernard devint sa femme, elle venait, dit son biographe, de passer de l’enfance à la splendeur de la jeunesse.
Une taille souple et élégante, des épaules dignes de la déesse Hébé, un cou de la plus admirable forme et de la plus parfaite proportion, une bouche petite et vermeille, des dents de perle, des bras charmants, quoiqu’un peu minces, des cheveux châtains, naturellement bouclés, le nez délicat et régulier, mais bien français, un éclat de teint incomparable, une physionomie pleine de candeur et parfois de malice, que l’expression de la bonté rendait irrésistiblement attrayante, quelque chose d’indolent et de fier à la fois, la tête la mieux attachée qu’il y eût au monde, c’était bien d’elle qu’on avait le droit de dire ce que le duc de Saint-Simon disait de Mme la duchesse de Bourgogne : que sa démarche était celle d’une déesse sur les nuées !
Les salons semblaient aussi indépendants l’un de l’autre que s’ils eussent été dans des hôtels séparés ; seulement, le salon principal, celui par lequel on pénétrait dans les autres, était tenu par la maîtresse de la maison.
La maîtresse de la maison, qui venait d’atteindre sa vingt-neuvième année, était, nous l’avons dit, la célèbre Mme de Staël, déjà connue en politique par l’influence qu’elle avait prise sur la nomination de M. de Narbonne au Ministère de la guerre, et en littérature par ses lettres enthousiastes sur Jean-Jacques Rousseau.
Elle n’était pas belle, et cependant il était impossible que l’on passât près d’elle sans la remarquer et sans comprendre que l’on coudoyait une de ces puissantes organisations qui sèment la parole dans le champ de la pensée comme un laboureur prodigue ses menus grains dans le sillon.
Elle était vêtue, ce soir-là, d’une robe de velours rouge, tombant, ouverte par les côtés, sur une robe de satin paille ; elle portait un turban de satin jaune, couronné d’un oiseau de paradis, et, entre deux grosses lèvres montrant de belles dents, elle mordait une tige de bruyère en fleur ; le nez était un peu fort, les joues étaient un peu bistrées, mais les yeux, le sourcil et le front étaient merveilleusement beaux.
Matière ou divinité, il y avait là une puissance.
Adossée à la cheminée, sur laquelle elle appuyait une main, tandis qu’elle gesticulait de l’autre à la manière d’un homme, tout en tenant sa bruyère, d’où elle arrachait de temps en temps une fleur avec ses dents, elle disait, s’adressant à un beau jeune homme blond, son ardent adorateur, dont les cheveux bouclés encadraient le visage et tombaient presque sur les épaules :
– Non, vous vous trompez, je vous jure, mon cher Constant, non, je ne suis pas contre la République ; tout au contraire, ceux qui me connaissent savent avec quelle ardeur j’adoptai les principes de 89. Mais j’ai horreur du sans-culottisme et des amours vulgaires. Du moment qu’il a été reconnu que la liberté, au lieu d’être la plus belle, la plus chaste des femmes, était une courtisane passant des bras de Marat dans ceux de Danton, et des bras de Danton dans ceux de Robespierre, j’ai tiré ma révérence à votre liberté. Qu’il n’y ait plus de princes, plus de ducs, plus de comtes, plus de marquis, je l’admets encore. C’est un beau titre que celui de citoyen quand il s’adresse à Caton : c’est une noble appellation que celle de citoyenne quand elle s’adresse à Cornélie. Mais les tu, mais les toi avec ma blanchisseuse, mais le brouet lacédémonien dans la même gamelle que mon cocher ?… Non, je n’admettrai jamais cela. L’égalité, c’est une belle chose, mais il faudrait s’entendre sur ce que signifie le mot égalité. Si cela signifie que toutes les éducations seront égales, aux frais de la patrie… bien ! que tous les hommes seront égaux devant la loi… très bien ! Mais si cela signifie que tous les citoyens français seront de la même taille au physique et au moral, c’est la loi de Procuste et non pas la proclamation des droits de l’homme. Ayant à choisir entre la Constitution de Lycurgue et celle de Solon, entre Sparte et Athènes, je choisis Athènes, et encore, l’Athènes de Périclès, et non celle de Pisistrate.
– Eh bien ! reprit avec son fin sourire le beau jeune homme blond auquel elle venait d’adresser cette boutade sociale et qui n’était autre que celui qui fut depuis Benjamin Constant, vous avez tort, ma chère baronne, vous prenez Athènes à son déclin au lieu de la prendre à son commencement.
– À son déclin ! à Périclès ! il me semble que je la prends dans toute sa splendeur, au contraire.
– Oui ; mais aucune chose, madame, ne commence par la splendeur. La splendeur, c’est le fruit, et, avant le fruit, les bourgeons, les feuilles, la fleur.
– Vous ne voulez pas de Pisistrate ? Vous avez tort. C’est lui qui, en se mettant à la tête des classes pauvres, a préparé les futures destinées d’Athènes. Quant à ses deux fils, Hipparque et Hippias, je vous les abandonne. – Mais Aclystène, qui porte le nombre des sénateurs à cinq cents, comme la Convention vient de le faire, c’est lui qui ouvre la grande période des guerres contre les Perses. Miltiade bat les Perses à Marathon : Pichegru vient de battre les Prussiens et les Autrichiens. Thémistocle anéantit leur flotte à Salamine : Moreau vient d’enlever celle des Hollandais par une décharge de cavalerie. C’est une originalité de plus. – La liberté de la Grèce sortit de cette lutte qui semblait devoir la détruire, comme la nôtre est sortie de notre lutte avec les royautés étrangères. C’est alors que les droits furent étendus ; c’est alors que les archontes et les magistrats furent choisis dans toutes les classes. Puis vous oubliez que c’est dans cette période féconde que vient Eschyle ; illuminé par la divination insouciante du génie, il crée Prométhée, c’est-à-dire la révolte de l’homme contre la tyrannie ; Eschyle, ce frère cadet d’Homère, et qui a l’air d’être son aîné !
– Bravo ! bravo ! dit une voix. Vous faites de la littérature fort belle, par ma foi. Pendant ce temps-là, on s’égorge dans le quartier Feydeau et à la section Le Peletier. – Tenez, entendez-vous les cloches ? Elles sont revenues de Rome.
– Ah ! c’est vous, Barbé-Marbois, dit Mme de Staël s’adressant à un homme d’une quarantaine d’années, fort beau, mais de cette beauté majestueuse et vide, comme on en rencontre au palais et dans la diplomatie, fort honnête homme, du reste, gendre de William Moore, président et gouverneur de la Pennsylvanie. D’où venez-vous comme cela ?
– De la Convention en ligne droite.
– Qu’y fait-on ?
– On s’y dispute. On met les sectionnaires hors la loi, arme les patriotes. Quant aux sectionnaires, vous les entendez, ils ont déjà retrouvé les cloches, preuve que ce sont des monarchistes déguisés. Demain, ils auront retrouvé leurs fusils, et nous aurons un joli tapage, je crois.
– Que voulez-vous ! dit un homme aux cheveux plats, aux tempes creuses, au teint livide, à la bouche de travers, laid de la double laideur humaine et animale, je leur dis tous les jours à la Convention : « Tant que vous n’aurez pas un Ministère de la police bien organisé et un ministre de la Police exerçant, non point parce que c’est son état, mais parce que c’est sa vocation, les choses iront à la diable. » Enfin, moi qui ai une douzaine de gaillards pour mon plaisir, moi qui fais de la police en amateur, parce que ça m’amuse de faire de la police… eh bien ! je suis mieux renseigné que le gouvernement.
– Et que savez-vous, monsieur Fouché ? demanda Mme de Staël.
– Ah ! ma foi, madame la baronne, je sais que les chouans ont été convoqués de toutes les parties du royaume, et qu’avant-hier, chez Lemaistre… Vous connaissez Lemaistre, baronne ?
– N’est-ce pas l’agent des princes ?
– Lui-même. Eh bien ! le Jura et le Morbihan s’y donnaient la main.
– Ce qui veut dire ?… demanda Barbé-Marbois.
– Ce qui veut dire que Cadoudal y renouvelait son serment de fidélité, et le comte de Sainte-Hermine son serment de vengeance.
Les autres salons avaient afflué dans le premier et se pressaient autour de trois ou quatre derniers venus, porteurs des nouvelles que nous avons dites.
– Nous savons bien ce que c’est que Cadoudal, répondit Mme de Staël ; c’est un chouan qui, après avoir combattu dans la Vendée, a repassé la Loire ; mais qu’est-ce que le comte de Sainte-Hermine ?
– Le comte de Sainte-Hermine est un jeune homme noble d’une des meilleures familles du Jura. C’était le second de trois fils. Son père a été guillotiné, sa mère est morte de douleur, son frère a été fusillé à Auenheim, et il a juré de venger son frère et son père. Le mystérieux président de la section Le Peletier, le fameux Morgan qui est venu insulter la Convention jusque dans la salle des séances, savez-vous qui c’est ?
– Non.
– Eh bien ! c’est lui !
– En vérité, monsieur Fouché, dit Benjamin Constant, vous avez manqué votre vocation. Vous ne devriez être ni marin, ni prêtre, ni professeur, ni député, ni représentant en mission. Vous devriez être ministre de la Police.
– Et si je l’étais, dit Fouché, Paris serait plus tranquille qu’il ne l’est à cette heure. Je vous demande si ce n’est pas profondément absurde de reculer devant les sections. Menou devrait être fusillé.
– Citoyen, dit Mme de Krüdner, qui affectait les formes républicaines, voici le citoyen Garat qui nous arrive ; il sait peut-être quelque chose. – Garat, que savez-vous ?
Et elle poussa dans le cercle un homme de trente à trente et un ans, mis avec une élégance parfaite.
– Il sait qu’une blanche vaut deux noires, dit la voix railleuse de Benjamin Constant.
Garat se haussa sur la pointe des pieds, pour chercher l’auteur de la mauvaise plaisanterie qu’il venait d’entendre.
Il était fort sur la blanche, Garat ; c’était le chanteur le plus étonnant qui eût jamais existé, et, de plus, un des incroyables les plus complets que nous ait conservés le spirituel pinceau d’Horace Vernet. Il était neveu du conventionnel Garat, qui lut en pleurant à Louis XVI sa sentence de mort.
Fils d’un avocat distingué, qui voulait faire de lui un avocat, la nature et l’éducation en firent un chanteur.
La nature lui avait octroyé une merveilleuse voix de ténor.
Un Italien, nommé Lamberti, lui donna, conjointement avec François Beck, directeur du Théâtre de Bordeaux, des leçons qui lui inspirèrent un tel entraînement pour la musique, que, venu à Paris pour y faire son cours de droit, il y fit un cours de chant. Ce que voyant, son père lui supprima sa pension.
Le comte d’Artois le nomma alors son secrétaire particulier, et le fit entendre à la reine Marie-Antoinette, qui l’admit immédiatement à ses concerts particuliers.
Garat était donc complètement brouillé avec son père, car rien ne brouille les pères avec les enfants comme la suppression d’une pension. Le comte d’Artois partait pour Bordeaux ; il proposa à Garat de l’emmener. Celui-ci hésita un instant, mais le désir de se faire voir à son père dans cette position nouvelle l’emporta.
À Bordeaux, il rencontra son ancien maître Beck dans la misère, il eut l’idée d’organiser un concert à son bénéfice.
La curiosité d’entendre un de leurs compatriotes, qui s’était déjà fait une certaine réputation comme chanteur, poussa les Bordelais au spectacle.
La recette fut énorme, et le succès de Garat tel, que son père, qui assistait à la représentation, quittant sa place, alla se jeter dans ses bras.
Moyennant cette amende honorable coram populo, Garat lui pardonna.
Jusqu’à la Révolution, Garat resta amateur ; mais la perte de sa fortune en fit un artiste. En 1793, il voulut passer en Angleterre ; son navire, emporté par le vent, alla aborder à Hambourg. Sept ou huit concerts donnés avec le plus grand succès lui permirent de revenir en France avec un millier de louis dont chacun valait sept ou huit mille francs en assignats. Ce fut à son retour qu’il rencontra Mme de Krüdner, et se lia avec elle.
La réaction thermidorienne adopta Garat, et, à l’époque où nous sommes arrivés, il n’y avait pas un grand concert, une grande représentation, un salon élégant, où Garat ne figurât en tête des artistes, des chanteurs ou des invités.
Cette haute fortune rendait Garat, comme nous l’avons dit, très susceptible. Aussi n’y avait-il rien d’étonnant qu’il se haussât sur la pointe des pieds pour savoir quel était celui qui avait borné sa science à ce principe musical, incontestable, qu’une blanche vaut deux noires.
On se rappelle que c’était Benjamin Constant, autre incroyable, non moins susceptible sur le point d’honneur que Garat.
– Ne cherche point, citoyen, lui dit-il en lui tendant la main, c’est moi qui ai avancé cette opinion hasardée. Si tu sais autre chose, dis-nous-le.
Garat serra franchement la main qui lui était offerte.
– Ma foi, non, répondit-il. Je sors de la Salle Cléry ; ma voiture n’a pas pu passer au Pont-Neuf, qui est gardé ; j’ai été obligé de longer les quais, où les tambours font un bruit de tous les diables ; j’ai pris le pont de l’Égalité. – Il pleuvait à verse. – Mme Todi et Mara ont chanté à merveille deux ou trois morceaux de Gluck et de Cimarosa.
– Quand je vous le disais ! reprit Benjamin Constant.
– Ce n’est pas le bruit des tambours que l’on entend ? fit une voix.
– Si fait, reprit Garat ; mais ils sont détendus par la pluie, et rien n’est plus lugubre que le son d’un tambour mouillé.
– Ah ! voici Boissy d’Anglas ! s’écria Mme de Staël ; il vient probablement de la Convention, à moins qu’il n’ait donné sa démission de président.
– Oui, baronne, dit Boissy d’Anglas avec son sourire mélancolique, j’arrive de la Convention ; mais je voudrais vous apporter de meilleures nouvelles.
– Bon ! fit Barbé-Marbois ; un autre prairial ?
– Si ce n’était que cela ! reprit Boissy d’Anglas.
– Qu’est-ce donc ?
– Ou je me trompe fort, ou, demain, Paris tout entier sera en feu. Cette fois, c’est de la vraie guerre civile. Aux dernières sommations, la section Le Peletier a répondu : « La Convention a cinq mille hommes, les sections en ont soixante mille ; nous donnons jusqu’au point du jour aux conventionnels pour vider la salle des séances. Sinon nous nous chargeons de les en chasser. »
– Et que comptez-vous faire, messieurs ? demanda Mme Récamier de sa douce et charmante voix.
– Mais, madame, dit Boissy d’Anglas, nous comptons faire ce que firent les sénateurs romains, quand les Gaulois s’emparèrent du Capitole : mourir sur nos sièges.
– Comment pourrait-on voir cela ? demanda M. Récamier avec le plus grand sang-froid. J’ai vu le massacre de la Convention en détail, je serais curieux de le voir en masse.
– Venez demain, de midi à une heure, répliqua Boissy d’Anglas, avec le même sang-froid ; il est probable que c’est le moment où la chose commencera.
– Eh bien ! pas du tout, dit un nouvel arrivant, vous n’aurez pas la gloire du martyre, et vous êtes tous sauvés.
– Voyons ! pas de plaisanterie, Saint-Victor, dit Mme de Staël.
– Madame, je ne plaisante jamais, repartit Coster en s’inclinant, et en saluant d’une même inclination de tête la baronne de Staël, la baronne de Krüdner, Mme Récamier et les autres femmes qui se trouvaient là.
– Mais, enfin, qu’y a-t-il de nouveau, qui vous fait croire à ce sauvetage général ? demanda Benjamin Constant.
– Il y a, messieurs et mesdames – je me trompe, citoyens et citoyennes – il y a que, sur la proposition du citoyen Merlin (de Douai), la Convention nationale vient de décréter que le général de brigade Barras est nommé commandant de la force armée, et cela, en souvenir de thermidor. Il a une grande taille, il a une voix forte, il ne peut pas faire de longs discours, c’est vrai, mais il excelle à improviser quelques phrases énergiques et véhémentes. Vous voyez bien que, du moment que c’est le général Barras qui défend la Convention, la Convention est sauvée. Et maintenant que j’ai rempli mon devoir, madame la baronne, en vous rassurant, vous et ces dames, je rentre chez moi et je vais me préparer.
– À quoi ? demanda Mme de Staël.
– À me battre contre lui demain, madame la baronne, et de tout cœur, je vous en réponds.
– Ah ! çà, vous êtes donc royaliste, Coster ?
– Mais oui, répondit le jeune homme, je trouve que c’est le parti dans lequel il y a le plus de jolies femmes. Et puis… et puis… j’ai encore d’autres raisons qui ne sont connues que de moi seul.
Et, saluant une seconde fois avec son élégance accoutumée, il sortit, laissant tout le monde commenter la nouvelle qu’il apportait, et qui, il faut le dire, ne rassurait pas tout le monde, quoi qu’en dît Coster de Saint-Victor.
Mais comme le tocsin redoublait, comme les tambours ne cessaient pas de battre, comme la pluie ne cessait pas de tomber, comme il n’y avait point de chance, après cette communication, d’en recevoir de nouvelles, comme enfin quatre heures sonnaient à la pendule de bronze représentant un Marius sur les ruines de Carthage, chacun appela sa voiture, et se retira en cachant une inquiétude réelle sous une fausse sécurité.
Comme l’avait annoncé Coster de Saint-Victor, Barras, vers une heure du matin, avait été nommé commandant de la force armée de Paris et de l’intérieur.
Les autorités civiles et militaires étaient tenues de lui obéir.
Ce choix ne méritait pas le ton dérisoire avec lequel l’avait annoncé Coster de Saint-Victor : Barras était brave, plein de sang-froid, tout dévoué à la cause de la liberté, et il avait donné à Toulon des preuves irrécusables de son courage et de son patriotisme.
Il ne se dissimula point tout le danger de sa situation et la terrible responsabilité qui pesait sur sa tête.
Cependant il resta parfaitement calme. Lorsqu’il avait poussé lui-même à sa nomination, il se savait un auxiliaire, inconnu à tous, mais sur lequel il comptait.
Il quitta donc le palais des Tuileries aussitôt après sa nomination, s’enveloppa d’une grande redingote couleur de muraille, hésita un instant pour voir s’il prendrait une voiture ; mais, pensant que sa voiture fixerait l’attention et pourrait être arrêtée, il se contenta de tirer de sa poche une paire de pistolets qu’il passa à sa ceinture de député, et qui disparurent sous sa redingote.
Puis il sortit par le guichet de l’Échelle, prit la rue Traversière, longea le Palais-Royal, suivit un instant la rue Neuve-des-Petits-Champs, et se trouva en face de la rue des Fossés-Montmartre.
Il pleuvait à verse.
Tout était dans un désordre effrayant, et ce désordre, Barras le connaissait. Il savait que l’artillerie de position était encore au camp des Sablons et n’était gardée que par cent cinquante hommes.
Il savait qu’il n’y avait que quatre-vingt mille cartouches en magasin, point de vivres, point d’eau-de-vie.
Il savait que la communication avec l’état-major, établi boulevard des Capucines, était interrompue par les sectionnaires du Club Le Peletier, qui poussaient leurs sentinelles, par la rue des Filles-Saint-Thomas, jusqu’à la place Vendôme et à la rue Saint-Pierre-Montmartre.
Il connaissait l’orgueilleuse exaspération des sectionnaires, qui, ainsi qu’on l’a vu, avaient publiquement levé l’étendard de la révolte, l’expédition de la veille, si mal dirigée par Menou, si vigoureusement reçue par Morgan, ayant doublé leur force réelle et décuplé leur force morale.
En effet, de tous côtés on répétait que cette section, cernée par trente mille conventionnels, leur avait imposé par son courage et les avait, par les plus savantes dispositions, forcés à une retraite honteuse. On ne parlait que de l’audace avec laquelle Morgan avait été se placer entre les deux troupes, de son grand air, de la hauteur avec laquelle il avait apostrophé le général Menou et le représentant Laporte.
On disait tout bas que c’était un grand, mais très grand personnage, arrivé depuis quatre jours seulement de l’émigration, et accrédité près du Comité royaliste de Paris par le Comité royaliste de Londres.
La Convention n’inspirait déjà plus de haine, mais seulement du mépris.
Et, en effet, que craindre d’elle ? – Toutes les sections, épargnées par sa faiblesse, s’étaient fédérées pendant la nuit du 11, et, pendant la nuit du 12, avaient envoyé des détachements pour soutenir la section mère.
On regardait donc la Convention nationale comme anéantie, et c’était à qui chanterait le De profundis sur le cadavre de la pauvre défunte.
Aussi, dans sa route, Barras rencontrait-il à chaque pas quelqu’un de ces détachements venus au secours de la section Le Peletier, qui lui criaient : « Qui vive ? » et auxquels il répondait : « Sectionnaire ! »
Aussi, à chaque pas, était-il croisé par un de ces tambours battant lamentablement le rappel ou la générale, sur la peau détendue de leur instrument, dont les sons lugubres et sinistres semblaient accompagner un convoi funèbre.
En outre, des hommes se glissaient dans les rues comme des ombres, frappaient aux portes, appelaient les citoyens par leur nom, les conjuraient de s’armer et de se réunir à la section pour protéger leurs femmes et leurs enfants, que les terroristes avaient juré d’égorger.
Peut-être, en plein jour, ces manœuvres eussent-elles eu moins d’influence ; mais le côté mystérieux des actions qui s’accomplissent dans la nuit, mais ces supplications prononcées à voix basse, comme si l’on craignait que les assassins ne les entendissent, cette lugubre et incessante plainte des tambours, ces élans de cloche, éclatant tout à coup dans les airs, tout cela jetait un trouble immense dans la ville, et annonçait que planait au-dessus d’elle un danger encore indéfini, mais terrible.
Barras voyait et entendait tout cela. Ce n’était plus un simple rapport qui lui rendait compte de la situation de Paris, c’était lui qui la touchait du doigt. Aussi, à partir de la rue Neuve-des-Petits-Champs, avait-il doublé le pas, traversé presque en courant la place des Victoires ; puis s’élançant rue des Fossés-Montmartre, et se glissant le long des maisons, il était arrivé enfin à la porte du petit Hôtel des Droits-de-l’Homme.
Là il s’arrêta, fit quelques pas en arrière pour lire, à la lueur douteuse d’un réverbère, l’enseigne qu’il cherchait, et, se rapprochant de la porte, il frappa vigoureusement avec le marteau.
Un garçon de service veillait, et, comme il mesurait probablement l’importance de celui qui frappait à sa manière de frapper, il ne le fit pas attendre.
La porte s’ouvrit avec précaution.
Barras se glissa par l’entrebâillement et referma l’huis derrière lui.
Puis sans attendre que le garçon s’informât des causes de cette précaution, que motivait d’ailleurs la situation de la ville :
– Le citoyen Bonaparte, demanda-t-il, il loge ici, n’est-ce pas ?
– Oui, citoyen.
– Il est chez lui ?
– Il est rentré, il y a une heure à peu près.
– Où est sa chambre ?
– Au quatrième, au bout du corridor, N° 47.
– À droite ou à gauche ?
– À gauche.
– Merci.
Barras s’élança rapidement dans l’escalier, franchit les quatre étages, prit le corridor à gauche, et s’arrêta devant la porte du N° 47.
Une fois là, il frappa trois coups.
– Entrez ! dit une voix brève et qui semblait faite pour le commandement.
Barras tourna la clé et entra.
Il se trouva alors dans une chambre meublée d’un lit sans rideaux, de deux tables, l’une grande, l’autre petite, de quatre chaises et d’un globe terrestre.
Un sabre et une paire de pistolets étaient suspendus à la muraille.
À la petite table, un jeune homme, complètement vêtu, à l’exception de son habit d’uniforme, jeté sur une chaise, étudiait, à la lueur d’une lampe, un plan de Paris.
Au bruit qu’avait fait Barras en heurtant à la porte, il s’était à demi retourné sur sa chaise pour voir quelle visite inattendue lui arrivait à une pareille heure.
Placé comme il l’était, sa lampe éclairait les trois quarts de son visage, laissant le reste dans l’ombre.
C’était un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans à peine, au teint olivâtre, s’éclaircissant légèrement aux tempes et au front, aux cheveux noirs, plats, séparés par une raie tracée au milieu du crâne, et descendant jusqu’au-dessous des oreilles.
Ses yeux d’aigle, son nez droit, son menton vigoureusement dessiné, sa mâchoire inférieure, s’élargissant en se rapprochant des oreilles, ne laissaient aucun doute sur ses aptitudes. C’était un homme de guerre appartenant à la race conquérante.
Vu ainsi, éclairé de cette façon, son visage avait quelque chose d’une médaille de bronze ; sa maigreur en rendait toute l’ossature visible.
Barras referma la porte et entra dans le cercle de lumière projeté par la lampe. Seulement alors le jeune homme le reconnut.
– Ah ! c’est vous, citoyen Barras ? lui dit-il sans se lever.
Barras se secoua, car il était tout trempé, et jeta son chapeau tout ruisselant sur une chaise.
Le jeune homme le regarda bien.
– Oui, c’est moi, dit-il, citoyen Bonaparte.
– Quel vent vous amène à cette heure dans la cellule d’un pauvre soldat mis en disponibilité ? sirocco ou mistral ?
– Mistral, mon cher Bonaparte, mistral, et des plus violents même !
Le jeune homme se mit à rire d’un rire sec, mais strident, qui montra de petites dents fines, aiguës et blanches.
– J’en sais quelque chose, dit-il, j’ai fait le tour de Paris, ce soir.
– Et votre avis ?…
– Est, comme la section Le Peletier en a menacé la Convention, que la tempête sera pour demain.
– Que faisiez-vous là, en attendant ?
Le jeune homme se leva seulement alors, et, appuyant le bout de l’index sur la table :
– Vous le voyez, dit-il montrant à Barras un plan de Paris, je m’amusais à calculer, si j’étais général de l’intérieur à la place de cet imbécile de Menou, de quelle façon je m’y prendrais pour en finir avec tous ces bavards.
– Et comment vous y prendriez-vous ? demanda en riant Barras.
– Je tâcherais de me procurer une douzaine de canons qui parleraient plus haut qu’eux.
– Eh ! en effet, ne me disiez-vous pas un jour, à Toulon, que, de la terrasse du bord de l’eau, vous aviez été témoin de l’émeute du 20 juin ?
Le jeune homme haussa les épaules avec mépris.
– Oui, dit-il, j’ai vu votre pauvre roi Louis XVI se coiffer du bonnet rouge, ce qui n’a pas empêché sa tête de tomber, mais ce qui l’a fait tomber avilie. Et je disais même à Bourrienne, qui était ce jour-là avec moi : « Comment a-t-on pu laisser entrer toute cette canaille au château ? Il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec du canon, le reste courrait encore. »
– Par malheur, reprit Barras, ce n’est pas quatre ou cinq cents qu’il faudrait balayer aujourd’hui, c’est quatre ou cinq mille.
Le jeune homme fit avec ses lèvres un mouvement insoucieux.
– Différence dans le chiffre, voilà tout, répliqua-t-il ; mais qu’importe, pourvu que le résultat soit le même ? Le reste est du détail.
– Si bien que vous étiez en train de battre les insurgés, quand je suis venu vous déranger ?
– J’y tâchais.
– Et vous avez fait votre plan ?
– Oui.
– Et quel serait-il ?
– C’est selon : de combien de soldats pouvez-vous disposer ?
– De cinq ou six mille, en y comprenant le bataillon sacré des patriotes.
– Avec cela, il ne faut pas compter faire la guerre des rues contre quarante-cinq ou cinquante mille hommes, je vous en préviens.
– Évacueriez-vous Paris ?
– Non, mais je ferais de la Convention un camp retranché. J’attendrais l’attaque des sections, et je les foudroierais dans la rue Saint-Honoré, sur la place du Palais-Royal, sur les ponts et sur les quais.
– Eh bien ! j’adopte votre plan, dit Barras. Vous chargerez-vous de l’exécuter ?
– Moi ?
– Oui, vous !
– Et en quelle qualité ?
– En qualité de général en second de l’intérieur.
– Et quel est le général en premier ?
– Le général en premier ?
– Oui.
– C’est le citoyen Barras.
– J’accepte, dit le jeune homme en lui tendant la main, mais à une condition.
– Ah ! ah ! vous faites des conditions, vous ?
– Pourquoi pas ?
– Dites.
– Si nous réussissons, si demain soir tout est rentré dans l’ordre, si l’on se décide à faire sérieusement la guerre à l’Autriche, je pourrai compter sur vous, n’est-ce pas ?
– Si nous réussissons demain, d’abord, je vous laisse toute la gloire de la journée, et je demande pour vous le commandement en chef de l’armée du Rhin ou de l’armée de la Moselle.
Bonaparte secoua la tête.
– Je ne vais, dit-il, ni en Hollande ni en Allemagne.
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’il n’y a rien à y faire.
– Où voulez-vous donc aller ?
– En Italie… Il n’y a qu’en Italie, sur les champs de bataille d’Annibal, de Marius et de César, qu’il y ait quelque chose à faire.
– Si l’on fait la guerre en Italie, c’est vous qui conduirez cette guerre, je vous en donne ma parole d’honneur.
– Merci. Occupons-nous d’abord de demain ; il n’y a pas de temps à perdre.
Barras tira sa montre.
– Je crois bien, dit-il, il est trois heures du matin.
– Combien avez-vous de pièces de canon aux Tuileries ?
– Six pièces de quatre, mais sans canonniers.
– On en trouvera. La chair est moins rare que le bronze. Combien de coups de fusil à tirer ?
– Eh !… quatre-vingt mille tout au plus.
– Quatre-vingt mille ? Il y a juste de quoi tuer quatre-vingts hommes, en supposant encore qu’un coup porte sur mille. Par bonheur, il nous reste trois heures de nuit. Il faut envoyer prendre au camp des Sablons tout ce qu’il y a de pièces, d’abord pour que l’ennemi ne s’en empare pas, ensuite pour les avoir. Il faut tirer de la gendarmerie et du bataillon de 89 des canonniers pour servir ces pièces. Il faut faire venir des cartouches de Meudon et de Marly, et en commander un million. Puis enfin il faut trouver des chefs sur lesquels nous puissions compter.
– Nous avons, dans le bataillon sacré, tous ceux qui, comme nous, ont été destitués par Aubry.
– À merveille ! Ce ne sont pas des hommes de tête, ce sont des hommes d’exécution ; mais c’est tout ce qu’il nous faut.
Et le jeune officier se leva, boucla son sabre, boutonna son habit, éteignit sa lampe en murmurant :
– Ô fortune ! fortune ! est-ce que je te tiendrais ?
Tous deux descendirent et se dirigèrent vers la Convention.
Barras remarqua que le jeune officier n’emportait pas la clé de sa chambre, ce qui prouvait qu’il n’y avait pas grand-chose à voler chez lui.
Cinq heures après, c’est-à-dire à huit heures du matin, voici où l’on en était : on était arrivé à temps au camp des Sablons pour faire filer l’artillerie sur Paris ; on avait établi une fabrique de cartouches à Meudon ; des pièces avaient été placées à toutes les issues, et des feux masqués étaient établis pour le cas où quelques-uns des débouchés seraient forcés.
Deux pièces de huit et deux obusiers avaient été mis en batterie sur la place du Carrousel, tant pour suivre les colonnes que pour foudroyer les fenêtres des maisons d’où l’on voudrait tirer sur la place.
Le général Verdier commandait au palais National ; en cas de blocus, la subsistance de la Convention et de ses cinq mille hommes était assurée pour quelques jours.
L’artillerie et les troupes étaient donc distribuées tout autour de la Convention, dans le cul-de-sac du Dauphin, dans les rues de Rohan et Saint-Nicaise, au palais Égalité, au pont de la Révolution, sur la place de la Révolution et sur la place Vendôme.
Un petit corps de cavalerie et deux mille hommes d’infanterie furent mis en réserve au Carrousel et dans le jardin des Tuileries.
Ainsi, cette grande Convention nationale de France, qui avait renversé une monarchie de huit siècles, qui avait fait chanceler tous les trônes, qui avait fait trembler l’Europe, qui avait chassé les Anglais de la Hollande, les Prussiens et les Autrichiens de la Champagne et de l’Alsace, repoussé l’Espagne à soixante lieues au-delà des Pyrénées, écrasé deux Vendées, cette grande Convention nationale de France qui venait de réunir à la France, Nice, la Savoie, la Belgique et le Luxembourg, dont les armées, débordant sur l’Europe, avaient franchi le Rhin comme un ruisseau et menaçaient de poursuivre jusqu’à Vienne l’aigle de la maison de Habsbourg, la Convention ne possédait plus à Paris que le cours de la Seine, de la rue Dauphine à la rue du Bac, et, de l’autre côté de la rivière, que le terrain compris entre la place de la Révolution et la place des Victoires, n’ayant pour la défendre contre tout Paris que cinq mille hommes et un général à peu près inconnu.
Sur quelques points et particulièrement au Pont-Neuf, les sentinelles des sections et celles de la Convention étaient si rapprochées, qu’elles pouvaient causer les unes avec les autres.
Quelques escarmouches sans importance eurent lieu dans la matinée.
La section Poissonnière arrêta l’artillerie et les hommes dirigés vers la section des Quinze-Vingts.
Celle du Mont-Blanc enleva un convoi de subsistances envoyé pour les Tuileries.
Un détachement de la section Le Peletier s’empara de la banque.
Enfin, Morgan, avec un corps de cinq cents hommes, presque tous émigrés ou chouans, tous portant le collet de l’habit et le pompon verts, s’avança vers le Pont-Neuf, tandis que la section de la Comédie-Française descendait par la rue Dauphine.
Vers quatre heures de l’après-midi, cinquante mille hommes à peu près entouraient la Convention.
On sentait dans l’air comme des bouffées de chaudes haleines et des menaces furieuses.
Pendant la journée, les conventionnels avaient eu plusieurs pourparlers avec les sectionnaires. Des deux parts, on s’était tâté.
Ainsi, vers midi, le représentant du peuple Garat avait été chargé de porter un arrêté du gouvernement à la section de l’Indivisibilité.
Il prit une escorte de trente cavaliers, moitié dragons, moitié chasseurs. Les bataillons du Muséum et des gardes-françaises qui s’étaient réunis à la Convention, et qui stationnaient sur les terrains du Louvre, lui portèrent les armes.
Quant au Pont-Neuf, il était gardé par les républicains, commandés par ce même général Carteaux qui avait eu Bonaparte sous ses ordres à Toulon, et qui était bien étonné de se trouver à son tour sous les siens.
Au Pont-au-Change, Garat trouva un bataillon de sectionnaires qui l’arrêta. Mais Garat était un homme d’exécution ; il prit un pistolet dans ses fontes et commanda à ses trente cavaliers de tirer le sabre hors du fourreau.
À la vue du pistolet et au cliquetis du fer, les sectionnaires le laissèrent passer.
Garat était chargé d’entraîner la section de l’Indivisibilité au parti de la Convention. Mais malgré ses instances, elle déclara être décidée à garder la neutralité.
Il devait, de là, s’informer auprès des bataillons de Montreuil et de Popincourt si leur intention était de soutenir les sectionnaires ou la Convention.
En conséquence, il s’achemina vers le faubourg. À l’entrée de la grande rue, il trouva le bataillon de Montreuil sous les armes.
D’une seule voix, à la vue du représentant du peuple, le bataillon cria :
– Vive la Convention !
Garat voulut l’emmener avec lui.
Mais il attendait le bataillon de Popincourt, qui, lui aussi, s’était déclaré pour la Convention. Seulement, on lui annonça que deux cents hommes du bataillon des Quinze-Vingts restés en arrière demandaient à marcher au secours du château.
Garat s’informe de leur position, va à eux, et les interroge.
– Marche à notre tête, lui disent-ils, et nous te suivons.
Garat met à leur tête ses quinze dragons, à leur queue ses quinze chasseurs, marche en avant de la petite troupe, le pistolet au poing, et les deux cents hommes, dont cinquante seulement sont armés, prennent le chemin de la Convention.
On passa devant le bataillon de Montreuil ; Popincourt n’était pas encore arrivé. Montreuil voulait marcher seul, mais son commandement exigeait un ordre de Barras.
De retour aux Tuileries, Garat le lui envoya par un aide de camp.
Le bataillon se mit aussitôt en marche et arriva d’assez bonne heure pour prendre part à l’action.
Pendant ce temps, Carteaux venait prendre le commandement du détachement avec lequel il devait garder le Pont-Neuf. Il n’avait que trois cent cinquante hommes et deux pièces de canon.
Il fit dire à Bonaparte qu’il ne pouvait tenir avec ce peu de forces.
Il reçut pour toute réponse cette ligne écrite en caractères presque illisibles :
Vous tiendrez cependant jusqu’à la dernière extrémité.
Bonaparte.
Ce fut le premier ordre écrit donné par le jeune général : on peut y reconnaître son style et sa netteté.
Mais, vers deux heures de l’après-midi, une colonne de mille à douze cents hommes bien armés, composée des sections de l’Unité et de la Fontaine-de-Grenelle, s’avança sur la partie du Pont-Neuf qui touche à la rue Dauphine. Là, elle fut arrêtée par les avant-postes de cavalerie.
Alors, un citoyen sectionnaire, porteur d’un magnifique bouquet noué avec un ruban tricolore, sortit des rangs.
Carteaux envoya son aide de camp pour défendre à la colonne d’avancer, à moins que son commandant ne fût porteur d’un ordre du Comité de salut public ou du général en chef Barras.
L’aide de camp revint accompagné du chef de brigade de l’Unité, lequel déclara, au nom des deux sections, qu’il apportait la branche d’olivier et voulait fraterniser avec le général et les troupes qu’il avait sous ses ordres.
– Allez dire à votre président, répondit Carteaux, que ce n’est point à moi, que c’est à la Convention nationale qu’il faut offrir la branche d’olivier ; qu’une députation de quatre citoyens sans armes se détache, et je la ferai conduire à la Convention, qui seule peut recevoir ce symbole de paix et de fraternité.
Ce n’était point là la réponse qu’attendait le chef de brigade ; aussi fit-il répondre de son côté qu’on allait délibérer, et qu’après la délibération on se reverrait de plus près et plus fraternellement.
Le chef de brigade se retira et les deux sections se rangèrent en bataille le long du quai Conti et du quai Malaquais.
Cette disposition annonçait des projets hostiles, qui furent bientôt confirmés.
Vers trois heures, Carteaux vit s’avancer par la rue de la Monnaie une colonne si forte, que le front en remplissait toute la rue, et que, quoique placé sur le point culminant du Pont-Neuf, le général ne put en voir la fin.
Une troisième colonne arrivait en même temps par le quai de la Ferraille, tandis qu’une quatrième filait par les derrières pour couper le poste du Pont-Neuf par le quai de l’École.
Malgré l’ordre reçu de tenir jusqu’à la dernière extrémité, le général Carteaux comprit qu’il n’y avait pas une minute à perdre pour battre en retraite, et cela sans laisser voir sa faiblesse à l’ennemi.
L’ordre fut donné immédiatement aux canonniers de mettre les avant-trains à leurs pièces.
Deux pelotons ouvrirent immédiatement le chemin jusqu’au jardin de l’Infante ; les deux pièces marchaient ensuite.
Le reste de la troupe était divisé en quatre pelotons : un qui faisait face aux sectionnaires venant par la rue de la Monnaie ; un autre qui menaçait la colonne du quai de la Ferraille ; les derniers autres enfin qui protégeaient la retraite de l’artillerie.
La cavalerie resta formée au milieu du Pont-Neuf pour arrêter la colonne de l’Unité et masquer la manœuvre.
À peine le général eut-il pris position au jardin de l’Infante, qu’il rappela à lui les deux pelotons faisant face à la rue de la Monnaie et au quai de la Ferraille, ainsi que la cavalerie.
Le mouvement se fit dans le plus grand ordre, mais le poste abandonné fut aussitôt occupé par les troupes sectionnaires.
Pendant ce temps, Garat revenait avec ses quinze dragons, ses quinze chasseurs et ses deux cents hommes de la section des Quinze-Vingts, dont cinquante seulement étaient armés.
Le Pont-Neuf était hérissé de baïonnettes. Il crut que c’étaient celles des républicains qu’il y avait laissés. Mais, lorsque sa colonne fut engagée, il reconnut, aux collets et aux pompons verts, qu’il se trouvait, non seulement au milieu d’un corps de sectionnaires, mais d’un corps de chouans.
Au même instant, le commandant de la troupe, qui n’était autre que Morgan, s’avança vers lui, en le reconnaissant pour l’avoir vu à la Convention.
– Pardon, monsieur Garat, lui dit-il en mettant le chapeau à la main et en lui faisant un salut, il me semble que vous êtes dans l’embarras, je voudrais vous être bon à quelque chose ; que désirez-vous ?
Garat le reconnut de son côté, et comprit la plaisanterie.
Mais, désirant le prendre sur un autre ton ;
– Je désire, monsieur le président, dit-il, en armant un pistolet, que vous me livriez passage, à moi et à mes hommes.
Mais Morgan continua de prendre la chose en plaisantant.
– Rien de plus juste, dit-il, et nous vous le devons bien, quand ce ne serait que pour répondre à l’honnêteté du général Carteaux, qui vient de nous livrer, sans coup férir, le poste que nous occupons. Seulement, désarmez votre pistolet. Un malheur est si vite arrivé. Supposez que le coup parte par accident, on croirait que vous avez tiré sur moi, et mes hommes vous mettraient en morceaux, vous et votre petite troupe, qui est à moitié désarmée, comme vous voyez ; ce qui me serait très désagréable, attendu que l’on dirait que nous avons abusé de la supériorité du nombre.
Garat désarma son pistolet.
– Mais enfin, demanda-t-il, dans quel but êtes-vous ici ?
– Vous le voyez bien, dit en riant Morgan, nous venons au secours de la Convention.
– Commandant, dit Garat, plaisantant à son tour, il faut convenir que vous avez une singulière façon de secourir les gens.
– Allons, je vois bien que vous ne me croyez pas, dit Morgan, et je m’aperçois qu’il faut vous dire toute la vérité. Eh bien ! nous sommes cent mille à Paris, et un million en France, n’est-ce pas, Coster ?
Le jeune muscadin auquel il s’adressait, et qui était armé jusqu’aux dents, se contenta de faire un signe goguenard de la tête, et de laisser échapper d’une voix flûtée le mot :
– Plus !
– Vous voyez, continua Morgan, voilà mon ami Saint-Victor, qui est un homme d’honneur, et qui affirme ce que je viens de dire. Eh bien ! nous sommes plus de cent mille à Paris, et plus d’un million en France, qui avons juré l’extermination des conventionnels, et l’anéantissement du monument où le jugement contre le roi a été rendu, et d’où sont parties, comme des vols d’oiseaux funèbres, tant de condamnations à mort. Il faut non seulement que les hommes soient punis, mais encore que l’expiation s’étende jusqu’aux pierres. Demain, pas un conventionnel ne sera vivant ; demain, le palais où siège la Convention sera rasé. Nous sèmerons du sel à la place où il s’élevait, et le terrain sur lequel il était bâti sera voué à l’exécration de la postérité.
– Si vous êtes si sûr du résultat de la journée, commandant, dit Garat reprenant le ton de la plaisanterie que Morgan avait quitté, il doit vous être indifférent d’avoir à combattre deux cents hommes de plus ou de moins.
– Complètement indifférent, répondit Morgan.
– En ce cas, pour la seconde fois, laissez-moi passer ; je désire mourir avec mes collègues et avoir pour tombeau cette Convention que vous devez renverser sur eux.
– Alors descendez de cheval, donnez-moi le bras et marchons en tête. – Messieurs, dit Morgan avec cette inflexion de voix qui, sans désigner l’incroyable, dénonçait l’aristocrate, soyons beaux joueurs. Le citoyen Garat demande à aller défendre avec ses deux cents hommes, dont cinquante seulement sont armés, la Convention nationale. Sa demande me paraît si juste, et la pauvre Convention me semble si malade, que je ne crois pas que nous devions nous opposer à ce bon sentiment.
Des éclats de rire ironiques accueillirent cette motion, qui n’eut pas même besoin, pour être adoptée, d’être mise aux voix. Chacun s’écarta, et, Morgan et Garat en tête, la colonne passa.
– Bon voyage ! leur cria Saint-Victor.
Morgan fit semblant de ne pas s’apercevoir qu’il dépassait les avant-postes des sectionnaires. Seul des siens, tout en causant, donnant toujours le bras à Garat, il s’avança jusqu’à la colonnade.
Morgan était un de ces hommes de loyauté sincère qui ont confiance même dans leurs ennemis, et qui sont convaincus qu’en France surtout, ce qu’il y a de plus prudent, c’est le courage.
Arrivé à la colonnade du Louvre, Morgan se trouvait à vingt pas du front des conventionnels et à dix pas du général Carteaux, qui, magnifiquement vêtu et coiffé d’un chapeau orné d’un panache tricolore, dont les plumes en retombant venaient lui tourmenter l’œil, se tenait debout, appuyé sur son sabre.
– Vous avez là un bien beau tambour-major, dit Morgan à Garat, et je vous en fais mon compliment.
Garat sourit.
Ce n’était pas la première fois que, volontairement ou involontairement, la méprise était faite.
– Ce n’est point notre tambour-major, reprit-il, c’est notre commandant, le général Carteaux.
– Ah ! diable ! c’est lui qui aurait pu prendre Toulon, et qui a préféré le laisser prendre à un petit officier d’artillerie, nommé… comment l’appelez-vous donc ?… nommé Buonaparte, je crois… Ah ! présentez-moi donc à cet honnête citoyen ; j’adore les beaux hommes et surtout les beaux uniformes.
– Volontiers, dit Garat.
Et tous deux s’avancèrent vers Carteaux.
– Général, dit Garat au colosse en uniforme, j’ai l’honneur de te présenter le citoyen président de la section Le Peletier, qui non seulement vient de me livrer galamment passage au milieu de ses hommes, mais qui, encore, de peur qu’il ne m’arrivât malheur, a voulu m’accompagner jusqu’ici.
– Citoyen, dit Carteaux en se redressant pour ne pas perdre un pouce de sa taille, je me joins au citoyen conventionnel Garat pour te faire mes remerciements.
– Il n’y a pas de quoi, général, répondit Morgan avec sa courtoisie accoutumée. Je vous voyais de loin ; j’éprouvais le besoin de faire votre connaissance ; puis je voulais vous demander s’il ne vous plairait pas de nous céder sans effusion de sang le poste que voici, comme vous nous avez cédé l’autre.
– Est-ce une raillerie ou une proposition ? demanda Carteaux en grossissant encore sa grosse voix.
– C’est une proposition, répondit Morgan, et même une des plus sérieuses.
– Vous me paraissez trop homme de guerre, citoyen, reprit Carteaux, pour ne pas comprendre la différence qu’il y a entre cette position et l’autre.
» L’autre était attaquable de quatre côtés, et celle-ci n’est abordable que de deux seulement. Or, vous voyez, citoyen, deux pièces de canon prêtes à recevoir ceux qui viendront par le quai, et deux autres pièces en mesure d’accueillir ceux qui viendront par la rue Saint-Honoré.
– Mais pourquoi ne commencez-vous pas le feu, général ? demanda insoucieusement le jeune président. Il y a une belle portée de canon des jardins de l’Infante au Pont-Neuf, une centaine de pas à peine.
– Le général, qui veut laisser toute la responsabilité du sang versé aux sectionnaires, nous a positivement défendu de tirer les premiers.
– Quel général ? Barras ?
– Non. Le général Bonaparte.
– Tiens ! tiens ! tiens ! votre petit officier de Toulon ? Il a donc fait son chemin, et le voilà général comme vous ?
– Plus général que moi, dit Carteaux, puisque je suis sous ses ordres.
– Ah ! comme ça doit vous être désagréable, citoyen, et quelle injustice ! vous qui avez près de six pieds, obéir à un jeune homme de vingt-quatre ans, et qui n’a, à ce qu’on dit, que cinq pieds un pouce !
– Vous ne le connaissez pas ? demanda Carteaux.
– Non, je n’ai pas cet honneur.
– Eh bien ! commencez le feu, et, ce soir…
– Ce soir ?
– Ce soir vous aurez fait connaissance avec lui, je ne vous dis que cela.
En ce moment, on entendit battre aux champs, et, par la porte du Louvre, on vit sortir un élégant état-major, au milieu duquel Barras se distinguait par une élégance plus grande et Bonaparte par une extrême simplicité.
Il était maigre, petit comme nous l’avons dit, et, comme de l’endroit d’où le voyait Morgan on ne pouvait distinguer les admirables lignes de son visage, il paraissait sans importance, marchant, d’ailleurs, le second après Barras.
– Ah ! ah ! fit Morgan, voilà du nouveau !
– Oui, dit Garat. Tenez ! c’est justement le général Barras et le général Bonaparte qui vont visiter les avant-postes.
– Et lequel des deux est le général Bonaparte ? demanda Morgan.
– Celui qui monte le cheval noir.
– Mais c’est un enfant qui n’a pas eu encore le temps de grandir, dit Morgan avec un haussement d’épaules.
– Sois tranquille, dit Carteaux en lui posant la main sur l’épaule, il grandira.
Barras, Bonaparte et le reste de l’état-major s’avancèrent alors vers le général Carteaux.
– Je reste, dit Morgan à Garat, je veux voir ce Buonaparte de plus près.
– Alors, cachez-vous derrière moi, répliqua Garat, ou derrière Carteaux, il y a plus de place.
Morgan s’effaça et la cavalcade s’approcha du général.
Barras s’arrêta à la hauteur du général Carteaux, mais Bonaparte fit faire trois pas de plus à son cheval et se trouva seul au milieu du quai.
Il était à demi-portée de mousquet.
Quelques fusils s’abaissèrent vers lui dans les rangs des sectionnaires.
Morgan se jeta aussitôt en avant et d’un bond se trouva en avant du cheval sur lequel Bonaparte était monté. Puis, d’un geste de son chapeau, il fit relever les mousquets.
Bonaparte se haussa sur ses étriers sans paraître avoir remarqué ce qui venait de se passer devant lui.
Le Pont-Neuf, la rue de la Monnaie, le quai de la Vallée, la rue de Thionville et le quai Conti jusqu’à l’Institut regorgeaient d’hommes armés ; aussi loin que la vue pouvait s’étendre, sur le quai de l’École, le quai de la Mégisserie, le quai des Morfondus, on ne voyait que fusils reluisant au soleil, pressés comme des épis dans un champ de blé.
– Combien estimez-vous que vous avez d’hommes devant vous, citoyen Carteaux ? demanda Bonaparte.
– Je ne saurais trop dire, général, répondit Carteaux. En rase campagne, je ne me tromperais pas de mille hommes ; mais, au milieu de ces rues, de ces quais, de ces carrefours, je ne saurais apprécier sûrement.
– Général, si tu veux avoir un chiffre juste, dit en riant Garat, demande au citoyen qui vient d’empêcher qu’on ne tire sur toi. Il pourra te répondre pertinemment.
Bonaparte abaissa les yeux sur le jeune homme, et, comme s’il l’apercevait pour la première fois :
– Citoyen, dit-il en faisant un léger salut de tête, te plaît-il de me donner le renseignement que je désire ?
– Je crois que vous avez demandé, monsieur, dit Morgan affectant de donner cette qualité au général républicain, je crois que vous avez demandé le chiffre des hommes qui vous sont opposés ?
– Oui, dit Bonaparte en fixant un œil incisif sur son interlocuteur.
– Devant vous, monsieur, reprit Morgan, vous pouvez voir, visibles ou invisibles, de trente-deux à trente-quatre mille hommes ; du côté de la rue Saint-Roch, dix mille hommes ; de la place des Filles-Saint-Thomas jusqu’à la barrière des Sergents, dix autres mille hommes : cinquante-six mille hommes environ.
– C’est tout ? demanda Bonaparte.
– Trouvez-vous que ce ne soit point assez pour faire face à vos cinq mille combattants ?
– Et tu dis que tu es sûr du chiffre ? répondit Bonaparte sans répondre à la question.
– Parfaitement sûr. Je suis un de leurs principaux chefs.
Un éclair jaillit de l’œil du jeune général, qui regarda fixement Carteaux.
– Comment le citoyen sectionnaire est-il ici ? demanda-t-il. Est-il ton prisonnier ?
– Non, citoyen général, répondit Carreaux.
– Est-il venu en parlementaire ?
– Pas davantage.
Bonaparte fronça le sourcil.
– Mais il est dans vos rangs pour une cause quelconque cependant ? poursuivit-il.
– Citoyen général, dit Garat s’avançant, je suis tombé avec cent cinquante hommes sans armes, que j’étais allé recruter au faubourg Saint-Antoine, au milieu de la troupe du citoyen Morgan. Pour qu’il ne m’arrivât malheur, ni à moi ni à mes cent cinquante hommes, il m’a accompagné jusqu’ici, avec une loyauté et une générosité qui méritent nos remerciements. Citoyen Morgan, je te remercie donc du service que tu m’as rendu, et je déclare que non seulement sous aucun prétexte nous n’avons le droit de te retenir, mais encore qu’en te retenant nous ferions une action contraire à la loyauté et au droit des gens. Citoyen général Bonaparte, je te demande donc pour le citoyen la permission de se retirer.
Et Garat, s’avançant vers Morgan, lui donna une poignée de main, tandis que le général Bonaparte, étendant le bras vers les avant-postes sectionnaires, faisait signe à Morgan de regagner les siens.
Ce que celui-ci, après avoir salué courtoisement Bonaparte, fit en marchant à petits pas et en sifflant l’air de la Belle Gabrielle.
Lorsque Morgan eut rejoint les sectionnaires et fait face au général, qui le salua cette fois en tirant son épée du fourreau, Bonaparte se retourna vers Carteaux et lui dit :
– Tu as bien fait, général, malgré l’ordre que j’avais donné, d’abandonner le Pont-Neuf. Tu ne pouvais pas, avec trois cents hommes, tenir contre trente-quatre mille ; mais, ici, tu as plus de mille hommes ; ici, ce sont les Thermopyles de la Convention, et il s’agit de t’y faire tuer, toi et tes mille hommes, plutôt que de reculer d’un pas. – Venez, Barras.
Barras salua le général Carteaux et suivit Bonaparte, comme s’il était déjà accoutumé à recevoir des ordres de lui.
Suivant alors le quai, le jeune général ordonna de mettre, un peu au-dessous du balcon de Charles IX, deux pièces de canon en batterie pour fouetter le flanc du quai Conti. Puis, continuant de suivre le quai, il rentra dans la cour du Carrousel.
Il était sorti par le pont tournant, situé à l’extrémité des Tuileries, avait traversé la place de la Révolution où se trouvait une forte réserve d’hommes et d’artillerie, avait suivi la ligne des Feuillants, de la place Vendôme, du cul-de-sac du Dauphin, de la rue Saint-Honoré, puis il était ressorti par le Louvre et était rentré par le Carrousel.
Au moment où Bonaparte et Barras disparaissaient dans le Carrousel par la porte du quai, on leur amenait, avec tout le cérémonial des villes de guerre, un parlementaire par la porte opposée, c’est-à-dire par le guichet de l’Échelle.
Le parlementaire marchait précédé d’un trompette.
Interrogé sur sa mission, il déclara être porteur des propositions du citoyen Danican, général en chef des sectionnaires.
Le parlementaire fut conduit par les deux généraux à la salle de la Convention.
On lui enleva le bandeau qui lui couvrait les yeux, et alors, d’une voix pleine de menaces, il offrit la paix, mais à condition qu’on désarmerait le bataillon des patriotes, et que les décrets de fructidor seraient rapportés.
À ce moment, on vit s’opérer à la Convention une de ces défaillances comme en éprouvent parfois, à leur honte, les grandes assemblées.
Et la chose étrange fut que la faiblesse éclata justement chez ceux où l’on croyait trouver la force.
Boissy d’Anglas, si grand, si ferme, si antique au 1er prairial, monta à la tribune et proposa d’accorder à Danican non pas ce qu’il demandait, mais une conférence où l’on pourrait s’entendre.
Un autre proposa de désarmer tous les patriotes de 89 dont la conduite, dans le cours de la Révolution, aurait été répréhensible.
Enfin, un troisième proposa, ce qui était bien pis, de se livrer à la loyauté des sections.
Lanjuinais, l’homme qui avait si résolument lutté contre les jacobins, Lanjuinais, qui avait osé s’élever contre les massacres de septembre, Lanjuinais eut peur et fut d’avis d’accueillir les réclamations des bons citoyens.
Les bons citoyens, c’étaient les sectionnaires.
Un conventionnel alla plus loin encore, il s’écria :
– On m’a dit que, dans le bataillon des patriotes de 89, il s’était glissé des assassins. Je demande qu’on les décime.
Mais alors Chénier s’élance à la tribune.
Le poète, au milieu de toutes ces têtes, lève son front, inspiré, cette fois, non plus par la muse du théâtre, mais par le génie de la patrie.
– En vérité, dit-il, je suis émerveillé qu’on ose vous entretenir de ce que demandent les sections en révolte. Il n’y a point de milieu pour la Convention. La victoire ou la mort ! Quand elle aura vaincu, elle saura séparer les gens égarés des coupables. On parle d’assassins, s’écrie Chénier, les assassins sont parmi les révoltés.
Lanjuinais monta à la tribune en disant :
– Je vois la guerre civile.
Vingt voix répondent en même temps :
– La guerre civile, c’est toi qui la fais !
Lanjuinais veut répliquer.
Les cris « À bas ! à bas ! » partent de tous les coins de la salle.
Il est vrai qu’on vient de voir apporter au général Bonaparte des faisceaux de fusils.
– Pour qui ces armes ? crie une voix.
– Pour la Convention, si elle en est digne, répond Bonaparte.
Le souffle du jeune général passe dans tous les cœurs.
– Des armes ! donnez-nous des armes ! crient les conventionnels ! Nous mourrons en combattant.
La Convention, un instant abaissée, se relève.
La vie n’est pas sauve encore, mais l’honneur est sauf. Bonaparte profite de cet éclair d’enthousiasme qu’il a allumé. Chaque député reçoit un fusil et un paquet de cartouches.
Barras s’écrie :
– Nous allons mourir dans la rue pour défendre la Convention ; c’est à vous, au besoin, de mourir ici pour la liberté.
Chénier, qui a été le héros de la séance, monte à la tribune, et, avec cette emphase qui n’est pas exempte d’une certaine grandeur, les bras levés au ciel :
– Ô toi ! dit-il, qui depuis six ans, au milieu des plus affreuses tempêtes, as conduit le vaisseau de la République à travers les écueils de tous les partis !… toi, par qui nous avons vaincu l’Europe avec un gouvernement sans gouvernants, des armées sans généraux, des soldats sans paie, génie de la Liberté, veille sur nous, tes derniers défenseurs !
En cet instant, comme si les vœux de Chénier étaient exaucés, les premiers coups de feu se font entendre.
Chaque député saisit son fusil, et, debout à sa place, déchire la cartouche et le charge.
Ce fut un moment solennel que celui où l’on n’entendit plus que le froissement de la baguette de fer dans le canon du mousquet.
Depuis le matin, les républicains, provoqués par les injures les plus grossières, et de temps en temps même par quelques coups de fusil isolés, obéissaient avec une héroïque patience à l’ordre qui défendait de faire feu.
Mais, attaqués cette fois par des coups de feu qui étaient partis d’une cour dont les sectionnaires s’étaient emparés, voyant un républicain tomber mort dans leurs rangs, voyant plusieurs blessés chanceler en demandant vengeance, ils avaient répondu par une décharge de peloton.
Bonaparte, aux premiers coups de fusil, s’était élancé dans la cour des Tuileries.
– Qui a commencé le feu ? s’écria-t-il.
– Les sectionnaires ! lui répondit-on de tous côtés.
– Alors, tout va bien ! dit-il. Et ce ne sera pas ma faute si nos uniformes sont rougis de sang français.
Il écoute.
Il lui semble alors que c’est vers Saint-Roch que le feu est le plus vif.
Il met son cheval au galop, trouve aux Feuillants deux pièces, qu’il a ordonné d’y mettre en batterie, et arrive avec elles au haut de la rue du Dauphin.
La rue du Dauphin est une fournaise.
Les républicains tiennent la rue et s’y défendent.
Mais les sectionnaires, maîtres de toutes les fenêtres, groupés en amphithéâtre sur les marches de l’église Saint-Roch, les sectionnaires les couvrent d’une grêle de balles.
C’est alors que Bonaparte arrive, précédé de ses deux pièces et suivi du bataillon de 89.
Il donne l’ordre aux deux commandants de déboucher dans la rue Saint-Honoré, sous la fusillade et malgré la fusillade, par un demi-tour, l’un à droite, l’autre à gauche.
Ceux-ci enlèvent leurs hommes, opèrent la manœuvre commandée, font feu dans la direction, un du Palais-Royal, l’autre de la place Vendôme, et au même instant entendent passer derrière eux un ouragan de fer.
Ce sont les deux pièces du général Bonaparte qui tonnent à la fois et qui couvrent de mitraille les marches de l’église Saint-Roch encombrées de cadavres, inondées de sang !
Quand la fumée des canons fut dissipée, ce qui était resté debout des sectionnaires sur les marches de l’église Saint-Roch put voir, à cinquante pas d’eux, Bonaparte à cheval au milieu des canonniers qui rechargeaient.
Ils répondirent à la mitraille par une fusillade ardente. Sept ou huit canonniers tombèrent ; le cheval noir de Bonaparte s’affaissa, tué roide d’une balle au front.
– Feu ! cria Bonaparte en tombant.
Les canons tonnèrent une seconde fois.
Bonaparte avait eu le temps de se relever.
Il avait embusqué le bataillon 89 dans le cul-de-sac du Dauphin, où celui-ci avait pénétré par les écuries.
– À moi les volontaires ! cria-t-il en tirant son épée.
Et le bataillon des volontaires arriva la baïonnette en avant.
C’étaient des hommes éprouvés, qui avaient vu toutes les premières batailles de la Révolution.
Bonaparte avise un vieux tambour qui se tenait dans un coin.
– Arrive ici, lui dit-il, et bats la charge.
– La charge, mon fiston ! dit le vieux tambour qui voit qu’il a affaire à un jeune homme de vingt-cinq ans, tu veux la charge ? Tu vas l’avoir, mais ça sera chaud.
Et il se met à la tête du régiment de 89 et bat la charge. Le régiment marche droit aux degrés de Saint-Roch et cloue de ses baïonnettes contre les portes de l’église tout ce qui reste de sectionnaires encore debout.
– Au galop, et à la rue Saint-Honoré ! crie Bonaparte.
Les pièces obéissent comme si elles comprenaient le commandement.
Pendant que le bataillon des volontaires marchait sur Saint-Roch, elles ont rechargé.
– Tourne à droite ! crie Bonaparte à l’une de ses pièces. – Tourne à gauche ! crie-t-il à l’autre.
Et à toutes deux en même temps :
– Feu !
Et dans toute sa longueur il balaie, avec deux coups de canon à mitraille, la rue Saint-Honoré.
Les sectionnaires, foudroyés avant de pouvoir se rendre compte de quel côté leur vient la foudre, se réfugient dans l’église Saint-Roch, dans le Théâtre de la République, aujourd’hui le Théâtre-Français, et dans le palais Égalité.
Il les a mis en fuite, dispersés, brisés. Aux autres à les débusquer de leurs derniers retranchements.
Il monte sur un cheval qu’on lui amène et crie au régiment des patriotes de 89 :
– Patriotes de 89, l’honneur de la journée est à vous ! Achevez ce que vous avez si bien commencé.
Ces hommes, qui ne le connaissent pas, s’étonnent d’être commandés par un enfant. Mais ils viennent de le voir à l’œuvre, et ils sont éblouis de son calme au milieu du feu.
À peine savent-ils comment on l’appelle ; à coup sûr, ils ne savent pas qui il est. Ils mettent leurs chapeaux au bout de leurs fusils et crient :
– Vive la Convention !
Les blessés couchés le long des maisons se soulèvent sur les marches des portes, se soutiennent aux grilles des fenêtres, en criant :
– Vive la République !
Les rues sont jonchées de morts. Le sang coule dans les rues comme d’un abattoir, mais l’enthousiasme plane au-dessus des cadavres.
– Je n’ai plus rien à faire ici, dit le jeune général.
Il enfonce les éperons dans le ventre de son cheval, et, par la place Vendôme devenue libre, presque au milieu des fuyards qu’il a l’air de poursuivre, il arrive à la rue Saint-Florentin et, de là, à la place de la Révolution.
Là, il donne au général Montchoisy, qui commande la réserve, l’ordre de former une colonne, de prendre deux pièces de 12, de se porter par le boulevard à la Porte Saint-Honoré pour tourner la place Vendôme, d’opérer sa jonction avec le piquet qui est à l’état-major, rue des Capucines, et, avec ce piquet, de redescendre la place Vendôme et d’en chasser tout ce qu’il y trouvera de sectionnaires.
En même temps, le général Brune, selon l’ordre qu’il en a reçu de Bonaparte, débouche par les rues Saint-Nicaise et Saint-Honoré.
Tout ce qu’il y a de sectionnaires, de la barrière des Sergents à la place Vendôme, attaqué par trois endroits différents, est tué ou fait prisonnier.
Ceux qui se sauvèrent, par la rue de la Loi, ancienne rue de Richelieu, élevèrent une barricade à la hauteur de la rue Saint-Marc.
C’était le général Danican qui avait fait cet effort avec une dizaine de mille hommes qu’il avait réunis sur le point le plus proche de la Convention, espérant qu’il n’aurait que le guichet de l’Échelle à forcer pour arriver jusqu’à l’Assemblée.
Voulant se réserver tout l’honneur de la journée, il avait défendu à Morgan, qui commandait au Pont-Neuf, et à Coster de Saint-Victor, qui commandait au quai Conti, de faire un seul pas.
Tout à coup, Morgan le vit redescendre, avec les débris de ses dix mille hommes, par les Halles et par la place du Châtelet.
L’impulsion qu’il donne s’étend à la fois au quai du Louvre et au quai Conti.
C’est ce mouvement qu’a prévu Bonaparte, lorsqu’il a quitté Saint-Roch.
De la place de la Révolution, où il se trouve, il les voit s’avancer en colonnes serrées, d’un côté, vers les jardins de l’Infante, de l’autre, vers le quai Malaquais.
Il envoie deux batteries prendre position sur le quai des Tuileries, et leur ordonne de commencer leur feu en écharpe à l’instant même en traversant diagonalement la rivière.
Quant à lui, il remonte au galop jusqu’à la rue du Bac, fait tourner trois pièces de canon toutes chargées vers le quai Voltaire, et crie : « Feu ! » au moment où la colonne débouche par l’Institut.
Obligés de se masser pour passer entre le monument et le parapet du quai, les sectionnaires présentent une masse étroite mais profonde ; c’est alors que l’artillerie éclate, que la mitraille fouille les rangs, et littéralement coupe les bataillons comme une faux.
La batterie est de six canons, dont trois seulement font feu, pendant que les trois autres sont rechargés et tonnent à leur tour.
C’est un double tiroir qu’on ramène à soi et que l’on repousse, de sorte que le feu est incessant.
Les sections hésitent et reculent.
Coster de Saint-Victor se met à leur tête, les rallie, et, le premier, franchit l’étroit passage.
Ses hommes le suivent.
Le canon retentit en flanc et en face.
Tout tombe autour de Coster, qui reste debout à dix pas en avant de la colonne mutilée, dont le tronçon se retire en arrière.
Le jeune chef monte sur le parapet du pont, et, de là, exposé à tous les coups, appelle à lui ses hommes, les encourage, les insulte.
Sensibles à ses sarcasmes, les sectionnaires tentent encore une fois le passage.
Coster descend du parapet et se remet à leur tête.
L’artillerie fait rage, la mitraille plonge dans les rangs, chaque biscaïen tue ou blesse trois ou quatre hommes ; le chapeau de Coster, qu’il tient à la main, est emporté. Mais l’ouragan de fer passe autour de lui sans le toucher.
Coster regarde autour de lui, se voit seul, reconnaît l’impossibilité de rendre le courage à ses hommes, jette les yeux sur le quai du Louvre, voit que Morgan y livre un combat acharné à Carteaux, s’élance par la rue Mazarine, joint en courant la rue Guénégaud, par la rue Guénégaud, se retrouve au sommet du quai Conti, tout jonché de morts, exposé qu’il est aux pièces en batterie sur le quai des Tuileries, rallie sur sa route un millier d’hommes, traverse avec eux le Pont-Neuf et débouche, à leur tête, par le quai de l’École.
Et, en effet, de ce côté aussi le combat était terrible.
À peine Morgan, qui bouillait d’impatience, eut-il entendu la voix de Danican, qui, bien loin derrière lui encore, criait : « En avant ! » qu’il se précipita avec la rapidité d’une avalanche sur les troupes de Carteaux.
Le mouvement fut si rapide, que celles-ci n’eurent point le temps de porter l’arme à l’épaule et de faire feu. Elles lâchèrent leurs coups de fusil au hasard, et reçurent Morgan et ses hommes sur leurs baïonnettes.
La batterie du balcon de Charles IX faillit être prise, tant le mouvement fut inattendu.
Les sectionnaires n’étaient pas à dix pas de l’embouchure des pièces, lorsque les canonniers abaissèrent les mèches et firent feu instinctivement.
Il est impossible de peindre la trouée horrible et sanglante que firent, au milieu de ces hommes pressés les uns par les autres, les trois pièces d’artillerie éclatant à la fois.
Ce fut comme une brèche dans la muraille.
L’élan des sectionnaires était si rapide, que, malgré cette brèche, ils ne se fussent pas arrêtés. Mais, au même instant, la colonnade du Louvre se couvrit de tirailleurs, dont le feu plongea dans les rangs des sectionnaires.
Une lutte corps à corps avait lieu pendant ce temps-là sur toute la place du Louvre.
Les sectionnaires, en effet, étaient pris entre deux feux : toutes les maisons de la rue des Poulies, de la rue des Fossés-Saint-Germain-l’Auxerrois et de la rue des Prêtres, donnant sur les jardins de l’Infante, vomissaient la mort.
Morgan s’était promis à lui-même de faire Carteaux prisonnier ; il était arrivé jusqu’à lui, mais Carteaux s’était mis à l’abri derrière les baïonnettes de ses soldats.
Pendant un instant, ce fut comme un duel à mort sur toute la ligne.
Les sectionnaires, repoussés par les baïonnettes, reculaient d’un pas, rechargeaient leurs fusils, faisaient feu à bout portant, prenaient leur arme par le canon, et frappaient à coups de crosse pour ouvrir cette ceinture de fer tendue vers eux.
Rien ne put la rompre.
Tout à coup Morgan sentit que quelque chose faiblissait derrière lui.
L’artillerie, qui continuait de tonner, avait coupé en deux sa colonne, qui était obligée d’incliner à droite pour le soutenir place du Louvre.
Il s’était fait un grand jour entre la rue de la Monnaie et le Pont-Neuf, les sectionnaires n’osant plus se hasarder à aborder le quai du Louvre, et s’abritant derrière les maisons dans la rue de la Monnaie, derrière le parapet sur le Pont-Neuf.
Force fut à Morgan de reculer.
Mais, au moment où il arrivait lui-même à la hauteur du Pont-Neuf, Coster de Saint-Victor, à la tête de ses mille hommes, accourait au pas accéléré par la rue Guénégaud.
Les deux jeunes gens se reconnurent, poussèrent un cri de joie, et, entraînant leurs soldats par l’exemple, redescendirent avec une nouvelle furie ce quai du Louvre qu’ils avaient été obligés d’abandonner.
Mais alors se renouvelle la même boucherie.
Les mesures ont été si admirablement prises par Bonaparte, que le Louvre est inabordable.
L’artillerie, la fusillade, les grenades font pleuvoir la mort de tous côtés.
La folie seule pourrait désormais s’acharner à une pareille lutte.
De son côté, Carteaux, qui voit l’hésitation se mettre parmi les sectionnaires, lesquels ne sont, en réalité, soutenus que par le courage de deux hommes, ordonne à ses soldats de faire feu une dernière fois, de se former en colonne et de marcher au pas de charge sur les assaillants.
Les sectionnaires sont anéantis !
Plus de la moitié est couchée sur le pavé, et, au dernier rang, Morgan, n’ayant plus à la main qu’un tronçon de son épée brisée, Coster de Saint-Victor, bandant avec son mouchoir la blessure que vient de lui faire une balle en traversant les chairs de la cuisse, se retirent, comme deux lions forcés de reculer devant les chasseurs.
À six heures et demie, tout était fini !
Toutes les colonnes étaient rompues, brisées, dispersées. Deux heures avaient suffi pour consommer cette immense défaite.
Des cinquante mille sectionnaires qui avaient pris part à l’action, mille à peine, disséminés dans l’église Saint-Roch, dans le palais Égalité, derrière la barricade de la rue de la Loi, aux fenêtres des maisons, tiennent encore, et, comme la nuit venue ne permet point de brusquer le dénouement, Bonaparte ordonne, pour ne pas frapper l’innocent à la place du coupable, de poursuivre les sectionnaires jusqu’au Pont-au-Change et jusqu’aux boulevards, mais avec des canons chargés à poudre seulement.
La terreur est si grande, que le bruit suffira à les faire fuir.
À sept heures, Barras et Bonaparte rentrent à la Convention, au milieu des députés qui déposent leurs armes et leurs fusils pour battre des mains.
– Pères conscrits, dit Barras, vos ennemis ne sont plus ! vous êtes libres et la patrie est sauvée !
Les cris de « Vive Barras ! » éclatent de tous côtés.
Mais lui, secouant la tête et commandant le silence :
– Ce n’est point à moi, citoyens représentants, dit-il, que la victoire est due : c’est aux dispositions promptes et savantes de mon collègue Bonaparte.
Et, comme toute la salle éclatait en hourras de reconnaissance, d’autant plus vive que la terreur avait été plus grande, un rayon de soleil couchant, glissant à travers la voûte de la Chambre, vint, autour de la tête bronzée et impassible du jeune victorieux, faire une auréole de pourpre et d’or.
– Vois-tu ? dit Chénier à Tallien en lui serrant le bras, et en attribuant cette lumière à un présage. Si Brutus était là !
Le même soir, Morgan, sain et sauf par miracle, passait la barrière sans être arrêté et prenait la route de Besançon, tandis que Coster de Saint-Victor, pensant que nulle part il ne pourrait être mieux caché que chez la maîtresse de Barras, allait demander un asile à la belle Aurélie de Saint-Amour.
À la suite d’événements semblables à ceux que nous venons de raconter, quand le canon a tonné dans les carrefours, quand le sang a coulé dans les rues d’une capitale, il se fait toujours dans les sociétés un grand trouble, dont elles sont quelque temps à se remettre.
Quoique la journée du 14 vendémiaire eût suffi à enlever les cadavres et à faire disparaître les traces les plus visibles du combat, on continua, pendant quelques jours encore, à s’entretenir des détails de cette foudroyante journée, qui avait suffi pour rendre à la Convention menacée, c’est-à-dire à la Révolution et à ses auteurs, l’autorité dont ils avaient besoin pour l’établissement de ces institutions nouvelles dont la crainte avait produit l’événement que nous avons raconté.
La Convention comprit si bien, dès le 14 au matin, qu’elle était rentrée dans la plénitude de son pouvoir, qu’elle s’inquiéta à peine de ce qu’étaient devenus les sectionnaires, qui, au reste, avaient disparu sans laisser d’autre trace de leur passage que ce sang, qu’un jour avait suffi pour effacer, sinon dans la mémoire des citoyens, du moins sur les pavés des rues.
On se contenta de destituer l’état-major de la garde nationale, de dissoudre les grenadiers et les chasseurs, qui étaient presque tous des jeunes gens à cadenettes, de mettre la garde nationale sous les ordres de Barras, ou plutôt de son collègue Bonaparte, auquel il avait abandonné toute la partie active de la besogne, d’ordonner le désarmement de la section Le Peletier et de la section du Théâtre-Français, et de former enfin trois commissions pour juger les chefs des sectionnaires, qui avaient presque tous disparu.
On se raconta pendant quelque temps les anecdotes relatives à cette journée, qui devait laisser dans l’esprit des Parisiens un si long et si sanglant souvenir. Ces mots splendides qui sortent de la bouche des blessés ou plutôt de la bouche des blessures, dans cette grande journée patriotique, étaient répétés et exaltés. On disait comment les blessés, transportés à la Convention, dans la salle dite des Victoires, transformée en ambulance, y avaient été soignés par les douces mains des femmes et des filles des conventionnels transformées en sœurs de charité.
On faisait la part de Barras, qui avait si bien su choisir du premier coup d’œil son second, et la part de ce second, qui, inconnu la veille, avait éclaté tout à coup comme une majesté au milieu du tonnerre et des éclairs.
Descendu de ce piédestal enflammé, Bonaparte était resté général de l’intérieur, et, pour être à portée de l’état-major, situé boulevard des Capucines, où était l’ancien Ministère des affaires étrangères, il avait pris deux chambres rue Neuve-des-Capucines, Hôtel de la Concorde.
Ce fut dans celle de ces chambres qui lui servait de cabinet qu’un matin on lui annonça la visite d’un jeune homme se présentant sous le nom d’Eugène Beauharnais.
Quoique déjà assiégé de solliciteurs, Bonaparte n’en était point encore à faire un choix sévère entre ceux qu’il recevait.
D’ailleurs, ce nom d’Eugène Beauharnais ne rappelait que des souvenirs sympathiques.
Il ordonna donc de laisser entrer le jeune homme.
Pour ceux de nos lecteurs qui l’ont déjà vu apparaître, il y a trois ans, à Strasbourg, il n’est pas besoin de dire que c’était un beau et élégant jeune homme de seize à dix-sept ans.
Il avait de grands yeux, de grands cheveux noirs, des lèvres rouges et charnues, des dents blanches, des mains et des pieds aristocratiques, distinction que remarqua immédiatement le jeune général, et, au milieu de l’embarras inséparable d’une première entrevue, cette timidité sympathique qui sied si bien à la jeunesse, surtout lorsqu’elle sollicite.
Depuis son entrée, Bonaparte l’avait suivi des yeux avec la plus grande attention, ce qui n’avait pas peu contribué à intimider Eugène.
Mais tout à coup, comme s’il eût secoué cette timidité indigne de lui, il releva la tête, et, se redressant :
– Au bout du compte, dit-il, je ne vois pas pourquoi j’hésiterais à vous faire une demande qui est à la fois loyale et pieuse.
– J’écoute, dit Bonaparte.
– Je suis le fils du vicomte de Beauharnais.
– Du citoyen général, reprit doucement Bonaparte.
– Du citoyen général, si vous voulez, ou si tu veux, reprit le jeune homme, dans le cas où vous tiendriez absolument à la forme de langage adoptée par le gouvernement de la République…
– Je ne tiens à rien, répondit Bonaparte, qu’à ce qui est clair et précis.
– Eh bien ! répliqua le jeune homme, je viens vous demander, citoyen général, l’épée de mon père, Alexandre de Beauharnais, général comme vous. J’ai seize ans, mon éducation de soldat est à peu près faite. C’est à mon tour de servir la patrie. J’espère un jour porter à mon côté cette épée que portait mon père. Voilà pourquoi je viens vous la demander.
Bonaparte, qui désirait des réponses claires et précises, s’était laissé prendre à ce langage ferme et intelligent.
– Si je vous demandais, citoyen, quelques détails plus complets sur vous et sur votre famille, dit-il au jeune homme, attribueriez-vous cette demande à la curiosité ou à l’intérêt que vous m’inspirez ?
– J’aimerais mieux, répondit Eugène, croire que le bruit de nos malheurs est arrivé jusqu’à vous, et que c’est à l’intérêt que je dois la bienveillance avec laquelle vous m’accueillez.
– Votre mère n’a-t-elle pas été prisonnière aussi ? demanda Bonaparte.
– Oui, et c’est par miracle qu’elle a été sauvée. Nous devons sa vie à la citoyenne Tallien et au citoyen Barras.
Bonaparte réfléchit un instant.
– Et comment l’épée de votre père se trouve-t-elle entre mes mains ? demanda-t-il.
– Je ne dis pas précisément qu’elle soit entre vos mains, général, mais je dis que vous pouvez me la faire rendre. La Convention a ordonné le désarmement de la section Le Peletier. Nous habitons notre ancien hôtel de la rue Neuve-des-Mathurins, que le général Barras nous a fait rendre. Des hommes se sont présentés chez ma mère, pour qu’on leur remît toutes les armes que pouvait renfermer l’hôtel. Ma mère ordonna qu’on leur remît un fusil de chasse à deux coups, à moi, une carabine à un coup, que j’avais achetée à Strasbourg et avec laquelle j’avais combattu contre les Prussiens, et enfin l’épée de mon père. Je n’ai regretté ni le fusil à deux coups ni la carabine, quoiqu’il s’y rattachât pour moi un souvenir d’orgueil : mais j’ai regretté et je regrette, je l’avoue, cette épée qui a combattu glorieusement en Amérique et en France.
– Si on vous mettait en face des objets qui vous ont appartenu, demanda Bonaparte, vous les reconnaîtriez probablement ?
– Sans aucun doute, répondit Eugène.
Bonaparte sonna.
Un sous-officier entra pour prendre ses ordres.
– Accompagnez le citoyen Beauharnais, dit Bonaparte, dans les chambres où ont été déposées les armes des sections. Vous lui laisserez prendre celles qu’il désignera comme lui appartenant.
Et il tendit au jeune homme cette main qui devait le conduire si haut. Dans son ignorance de l’avenir, Eugène s’élança vers elle, et la serra avec reconnaissance.
– Ah ! citoyen ! dit-il, ma mère et ma sœur sauront combien vous avez été bon pour moi, et, croyez-le bien, elles vous en auront la même reconnaissance que je vous en ai.
En ce moment, la porte s’ouvrit, et Barras parut sans être annoncé.
– Tiens ! dit-il, me voilà doublement en pays de connaissance.
– J’ai déjà dit au général Bonaparte ce que je vous devais, répliqua Eugène, et je suis heureux de répéter devant vous que, sans votre protection, la veuve et les enfants de Beauharnais seraient probablement morts de faim.
– Morts de faim ! répondit Bonaparte en riant. Il n’y a que les chefs de bataillon mis à la retraite par le citoyen Aubry qui soient exposés à ce genre de mort.
– J’ai tort, en effet, dit Eugène ; car tandis que notre mère était en prison, j’étais chez un menuisier où je gagnais ma nourriture, et ma sœur était chez une lingère, où, par pitié, on lui en accordait autant.
– Bon ! dit Barras, les jours mauvais sont partis, les bons sont revenus. Qui t’amène donc ici, mon jeune ami ?
Eugène raconta à Barras le motif de sa visite.
– Et pourquoi ne t’es-tu pas adressé à moi, demanda Barras, au lieu de venir déranger mon collègue ?
– Parce que je voulais connaître le citoyen général Bonaparte, répondit Eugène. L’épée de mon père, à moi rendue par lui, m’a paru un augure favorable.
Et, saluant les deux généraux, il sortit avec le fourrier, beaucoup moins embarrassé de sa sortie qu’il ne l’avait été de son entrée.
Les deux généraux restèrent seuls. Tous deux, avec un intérêt différent, avaient suivi des yeux le jeune homme, jusqu’à ce que la porte se fût refermée derrière lui.
– C’est un cœur d’or que celui de cet enfant, dit Barras. Imaginez-vous qu’à treize ans et demi – je ne le connaissais pas encore à cette époque – il est parti seul pour Strasbourg dans l’espoir d’y trouver des pièces qui justifiassent son père devant le Tribunal révolutionnaire. Mais le Tribunal révolutionnaire était pressé. En attendant les pièces que recueillait le fils, il fit tomber la tête du père. Il était temps, au reste, qu’Eugène revînt, car, sans Saint-Just qu’il rencontra là-bas, je ne sais trop ce qui serait arrivé de lui. Il était allé s’attaquer en plein spectacle à l’un des meneurs de Strasbourg, un président de club nommé Tétrell, qui avait le buste de plus que lui. Si le peuple, qui l’avait vu dans la journée faire le coup de feu avec les Prussiens, n’avait pas pris hautement son parti, le pauvre enfant était flambé.
– Je présume, dit Bonaparte, toujours précis, que vous n’avez pas pris la peine de vous déranger, citoyen Barras, pour me parler de ce jeune homme, puisque vous ignoriez que j’eusse reçu sa visite ?
– Non, répondit Barras, je venais vous faire un cadeau.
– À moi ?
– Oui, à vous, dit Barras.
Et, allant à la porte de l’antichambre, il l’ouvrit et fit un signe. Deux hommes entrèrent. Ils portaient chacun sur une épaule, comme deux charpentiers portent une poutre, une immense toile roulée et ficelée.
– Bon Dieu ! qu’est-ce que cela ? demanda Bonaparte.
– Vous m’avez parlé de votre désir de faire la guerre en Italie, général ?
– Vous voulez dire, interrompit Bonaparte, de la nécessité où sera la France, un jour ou l’autre, d’y trancher la question autrichienne.
– Eh bien ! depuis longtemps, Carnot, qui est du même avis que vous, s’occupe de faire relever la carte d’Italie la plus complète qui existe au monde. Je l’ai demandée au Ministère de la guerre, où l’on avait bonne envie de me la refuser, mais enfin ils me l’ont donnée, et, moi, je vous la donne.
Bonaparte saisit la main de Barras.
– C’est un vrai cadeau, cela ! dit-il, surtout si cette carte m’est donnée comme à celui qui doit s’en servir. Ouvrez-la, dit Bonaparte s’adressant aux hommes qui la portaient.
Ceux-ci s’agenouillèrent, dénouèrent les cordons, essayèrent d’étendre la carte, mais il s’en fallait de moitié que la chambre fût assez grande pour la contenir déployée.
– Bon ! reprit Bonaparte, vous allez me forcer de faire bâtir une maison pour mettre cette carte.
– Oh ! répliqua Barras, lorsque le temps de vous en servir sera venu, peut-être habiterez-vous une maison assez grande pour la faire clouer entre deux fenêtres. Voyez, en attendant, ce qu’il y a de déployé ; pas un ruisseau, pas un torrent, pas une colline n’y manque.
Les porteurs, autant qu’il était en leur pouvoir, entrouvrirent la carte. La portion qu’ils mirent à découvert s’étendait en avant du golfe de Gênes, d’Ajaccio à Savone.
– À propos ! demanda Bonaparte, c’est là que doivent être Schérer, Masséna, Kellermann, à Cervoni ?
– Oui, dit Barras ; justement, nous avons reçu cette nuit de leurs nouvelles ; comment oubliais-je de vous dire cela ? Augereau a été complètement battu à Loano ; Masséna et Joubert, que Kellermann a conservés à l’armée malgré la destitution du Comité de salut public, y ont été splendides de courage.
– Ce n’est pas là, ce n’est pas là, murmura Bonaparte. Qu’est-ce que les coups portés dans les membres ? Rien. C’est au cœur qu’il faut frapper. C’est à Milan, c’est à Mantoue, c’est à Vérone. Ah ! si jamais…
– Quoi ? demanda Barras.
– Rien ! dit Bonaparte.
Puis, se retournant brusquement vers Barras :
– Êtes-vous sûr d’être nommé un des cinq directeurs ? lui demanda-t-il.
– Hier, répondit Barras en baissant la voix, les conventionnels se sont réunis pour se concerter sur le choix des membres du Directoire. On a discuté quelque temps ; enfin les noms sortis de cette première épreuve sont : le mien, puis celui de Rewbell, Sieyès en troisième, enfin Larevellière-Lépeaux et Letourneur ; mais, à coup sûr, un des cinq n’acceptera pas.
– Quel est cet ambitieux ? demanda Bonaparte.
– Sieyès.
– Parle-t-on de celui qui le remplacera ?
– Selon toute probabilité, ce sera Carnot.
– Vous n’y perdrez rien. Mais pourquoi n’avoir pas introduit, parmi ces noms, tous civils, un de ces noms qui représentait l’armée, comme Kléber, Pichegru, Hoche ou Moreau ?
– On a craint de donner trop d’influence aux militaires.
Bonaparte se mit à rire.
– Bon ! dit-il, quand César s’empara de Rome, il n’était ni tribun ni consul ; il revenait des Gaules, où il avait gagné quatre-vingts batailles et soumis trois cents peuples. C’est comme cela que se font les dictateurs. Seulement, aucun des hommes que nous venons de nommer n’est de taille à jouer le rôle de César. Si les cinq hommes que vous dites sont nommés, les choses pourront marcher. Vous avez de la popularité, de l’initiative et de l’action ; vous serez naturellement le chef du Directoire. Rewbell et Letourneur sont des travailleurs qui feront la besogne, tandis que vous représenterez. Larevellière-Lépeaux est sage et honnête, et vous moralisera tous. Quant à Carnot, je ne sais pas trop de quelle besogne vous le chargerez.
– Il continuera de faire des plans et d’organiser la victoire, dit Barras.
– Qu’il en fasse tant qu’il voudra, des plans. Si je deviens quelque chose, ne vous donnez jamais la peine de m’en envoyer un seul.
– Pourquoi cela ?
– Parce que ce n’est pas avec une carte, un compas et des épingles à tête de cire rouge, bleue ou verte que l’on gagne des batailles. C’est avec l’instinct, le coup d’œil, le génie. Je voudrais bien savoir si l’on envoyait de Carthage à Annibal les plans des batailles de la Trébia, du lac de Trasimène et de Cannes. Vous me faites hausser les épaules avec vos plans ! Savez-vous ce que vous devriez faire ? Vous devriez me donner les détails que vous avez reçus sur la bataille de Loano, et, puisque la carte est découverte à cet endroit-là, ça m’intéresserait de suivre les mouvements de nos troupes et des troupes autrichiennes.
Barras tira de sa poche une note écrite avec le laconisme d’une dépêche télégraphique et la tendit à Bonaparte.
– Patience, lui dit-il, vous avez déjà la carte ; le commandement viendra peut-être.
Bonaparte lut avidement la dépêche.
– Bien ! dit-il. Loano c’est la clé de Gênes, et Gênes est le magasin de l’Italie.
Puis, continuant de lire la dépêche :
– Masséna, Kellermann, Joubert, quels hommes ! et que ne peut-on faire avec eux ?… Celui qui pourrait les réunir et les tordre entre eux serait le véritable Jupiter olympien tenant la foudre.
Puis il murmura les noms de Hoche, de Kléber et de Moreau, et, un compas à la main, se coucha sur cette grande carte dont un coin seulement était découvert.
Là, il se mit à étudier les marches et les contremarches qui avaient amené cette fameuse bataille de Loano.
Quand Barras prit congé de lui, à peine fit-il attention à son départ, tant il était plongé dans ses combinaisons stratégiques.
– Ce ne doit pas être Schérer, dit-il, qui a combiné et exécuté ce plan. Ce ne peut être Carnot non plus… il y a trop d’imprévu dans l’attaque. Ce doit être un homme de première force… Masséna sans doute.
Il était, depuis une demi-heure à peu près, couché sur cette carte qui ne devait plus le quitter, lorsque la porte s’ouvrit et qu’on lui annonça :
– La citoyenne Beauharnais !
Dans sa préoccupation, Bonaparte entendit : « Le citoyen Beauharnais », et crut que c’était le jeune homme qu’il avait déjà vu, qui venait le remercier de la faveur qu’il lui avait accordée.
– Qu’il entre, dit-il, qu’il entre !
À l’instant même parut à la porte, non pas le jeune homme qu’il avait déjà vu, mais une femme charmante, de vingt-sept à vingt-huit ans. Étonné, il se releva à moitié, et ce fut un genou en terre que Bonaparte vit pour la première fois apparaître à ses yeux Marie-Rose-Joséphine Tascher de La Pagerie, veuve Beauharnais.
Bonaparte resta frappé d’admiration.
Mme de Beauharnais était, nous venons de le dire, à l’heure où nous sommes arrivés, une femme de vingt-huit ans, d’une beauté incontestable et d’une grâce charmante dans les manières, exhalant de toute sa personne ce quelque chose de suave qui ressemble au parfum que Vénus donnait à ses élues pour commander l’amour.
Elle avait les cheveux et les yeux noirs, le nez droit, la bouche souriante, l’ovale du visage irréprochable, le cou gracieusement attaché, quelque chose de flexible et d’ondoyant dans la taille, un bras parfait, une main admirable.
Rien de plus aimable que son accent créole dont il ne restait de traces que juste assez pour constater sa naissance tropicale.
Comme on l’a vu par son nom de jeune fille, Mme de Beauharnais était de famille noble. Née à la Martinique, son éducation avait été celle de toutes les créoles, c’est-à-dire abandonnée à elle-même ; mais de merveilleuses dispositions d’esprit et de cœur avaient fait de Mme Tascher de La Pagerie une des femmes les plus distinguées qui se pussent voir. Son cœur excellent lui avait appris de bonne heure que, quoiqu’ils eussent de la laine au lieu d’avoir des cheveux, les nègres étaient des hommes plus à plaindre que les autres puisque la force et la cupidité des Blancs les avaient arrachés à leur patrie pour les transporter sur un sol qui toujours les tourmente, et quelquefois les égorge.
Le premier spectacle qui avait frappé ses yeux était celui de ces malheureux, désunis comme famille, mais groupés comme travailleurs, offrant à un soleil presque vertical un corps toujours courbé sous le rotin du commandeur et fouillant une terre que leur sueur et leur sang ne fertilisent pas pour eux-mêmes.
Elle s’était demandé, dans sa jeune intelligence, pourquoi ces hommes étaient retranchés de la loi commune du genre humain ; pourquoi ils végétaient nus, sans asile, sans propriété, sans honneur, sans liberté ; et elle s’était répondu que c’était pour enrichir des maîtres avides, qu’ils étaient, dès l’enfance et pour la vie, condamnés sans espoir à un supplice éternel. Aussi la pitié de la jeune Joséphine avait-elle fait de l’habitation de ses parents un paradis pour les esclaves.
C’étaient encore des Noirs et des Blancs ; mais, à leur liberté près, les Noirs partageaient tous les avantages des sociétés et quelques-uns des plaisirs de la vie, et, lorsque nulle part dans l’île un nègre n’était sûr d’épouser la négresse qu’il aimait, plus certainement que dans la société, des mariages d’amour récompensaient le travail et la tendresse des esclaves de leur jeune maîtresse Joséphine.
Elle avait treize ou quatorze ans lorsqu’elle vit arriver à la Martinique et qu’elle rencontra chez sa tante Renaudin un jeune officier noble et plein de mérite.
C’était le vicomte Alexandre de Beauharnais.
L’un avait dans sa personne tout ce qu’il faut pour plaire.
L’autre dans son cœur tout ce qu’il faut pour aimer.
Ils s’aimèrent donc avec l’abandon de deux jeunes gens qui ont le bonheur de réaliser ce rêve d’une âme sœur de leur âme.
– Je vous ai choisie, disait Alexandre en lui serrant tendrement la main.
– Et moi, je vous ai trouvé ! répondait Joséphine en lui donnant son front à baiser.
La tante Renaudin prétendait que c’eût été désobéir aux décrets de la Providence que de s’opposer à l’amour des jeunes gens. Les parents des deux enfants se trouvaient en France. Il s’agissait donc d’obtenir leur consentement à ce mariage, auquel la tante Renaudin ne voyait aucun obstacle. Les obstacles vinrent, en effet, de MM. de Beauharnais, père et oncle du fiancé. Dans un élan d’amitié fraternelle, ils s’étaient juré autrefois d’unir leurs enfants entre eux. Celui que la jeune fille regardait déjà comme son époux était destiné à épouser sa cousine.
Le père d’Alexandre céda le premier. En voyant les jeunes gens se désespérer de son refus, il s’adoucit peu à peu et finit par se charger d’aller annoncer lui-même à son frère le changement survenu dans leurs projets. Mais celui-ci, de moins bonne composition que lui, réclama la promesse engagée et dit à son frère que s’il consentait à manquer à sa parole, chose indigne d’un gentilhomme, il ne manquerait pas, lui, à la sienne.
Le père du vicomte rentra, désespéré d’être brouillé avec son frère ; mais, préférant, à tout prendre, la haine de son frère au malheur de son fils, il renouvela à celui-ci non seulement la promesse de son consentement, mais son consentement même.
C’est alors que la jeune Joséphine, qui devait plus tard donner au monde l’exemple d’un si grand sacrifice et d’un si complet dévouement, préluda, pour ainsi dire, à ce grand acte du divorce, en insistant près de son amant afin qu’il sacrifiât sa tendresse pour elle à la paix et à la tranquillité de sa famille.
Elle déclara au vicomte qu’elle voulait avoir un entretien avec son oncle, l’emmena avec elle, et, sous prétexte d’une entrevue avec M. de Beauharnais, le conduisit à son hôtel. Elle le fit entrer dans un cabinet voisin du salon dans lequel, étonné de cette visite, M. de Beauharnais faisait dire qu’il était cependant prêt à la recevoir. M. de Beauharnais s’était levé, car il était gentilhomme et c’était une femme qu’il recevait.
– Monsieur, lui dit-elle, vous ne m’aimez pas, et vous ne pouvez m’aimer ; cependant, pour me haïr, d’où me connaissez-vous ? La haine que vous m’avez vouée, où l’avez-vous prise, et qui la justifie ? Ce n’est certainement pas mon attachement pour le vicomte de Beauharnais : il est pur, légitime, payé de retour. Nous ignorions, quand nous nous dîmes pour la première fois que nous nous aimions, que des convenances sociales, que des intérêts, qui me sont étrangers, pussent jamais rendre criminel ce premier aveu de notre amour. Eh bien ! monsieur, puisque tous nos torts, le mien surtout, viennent de ce mariage, projeté par ma tante et consenti par M. de Beauharnais, si Alexandre et moi, plus dociles à vos volontés que sensibles à notre propre bonheur, si nous avions l’affreux courage de vous l’immoler, si lui et moi renoncions à ce mariage qui détruit celui que vous aviez conclu, jugeriez-vous toujours votre neveu indigne de votre amitié, et me jugeriez-vous toujours, moi, digne de vos mépris ?
Le marquis de Beauharnais, étonné des paroles qu’il venait d’entendre, regarda quelque temps Mlle Tascher de La Pagerie sans lui répondre ; mais, ne pouvant croire à la sincérité des sentiments qui lui étaient exprimés :
– Mademoiselle, dit-il en couvrant d’un vernis de politesse ce que sa réponse avait d’injurieux pour elle, mademoiselle, j’avais entendu parler avec de grands éloges de la beauté, de l’esprit et surtout des nobles sentiments de Mlle de La Pagerie ; mais cette réunion que je craignais, qui justifie si bien mon neveu, ou du moins qui l’excuse, cette réunion, je la trouvais d’autant plus coupable qu’elle est plus invincible, qu’une rivale, loin d’en détruire l’influence, ne peut que l’augmenter, et qu’il est bien difficile de prévoir qu’à elle seule il était réservé d’en arrêter l’effet. C’est, mademoiselle, le spectacle que vous donnez aujourd’hui ; spectacle si singulier, permettez-moi de vous le dire, que, pour ne pas le soupçonner de l’égoïsme le plus adroit ou de la dissimulation la mieux combinée, il faut avoir recours à une troisième supposition, que vous croirez peut-être injurieuse, précisément parce qu’elle est naturelle.
– Quelle est cette supposition, monsieur ? demanda Mlle de La Pagerie.
– Que vous avez cessé d’aimer mon neveu ou d’être aimée de lui.
Le vicomte, qui écoutait, plein d’étonnement et de douleur, ouvrit la porte et bondit dans le cabinet.
– Vous vous trompez, monsieur, dit-il à son oncle. Elle m’aime toujours et je l’aime plus que jamais. Seulement, comme c’est un ange, elle se sacrifiait et me sacrifiait en même temps à nos deux familles. Mais vous venez de nous prouver, monsieur, en ne la comprenant pas et en la calomniant, que vous êtes indigne du sacrifice qu’elle vous faisait. Venez, Joséphine, venez ; tout ce que je peux faire, et ce sera ma dernière concession, c’est de prendre mon père pour juge. Ce que mon père décidera, nous le ferons.
Et, en effet, ils rentrèrent à l’hôtel, et Mlle de La Pagerie raconta à M. de Beauharnais ce qui venait de se passer, lui demandant son dernier avis et s’engageant pour elle et pour son fils à le suivre.
Mais le comte, les larmes aux yeux, prit les mains des deux jeunes gens :
– Jamais, dit-il, vous ne fûtes plus dignes l’un de l’autre que depuis que vous avez renoncé à vous posséder. Vous demandez mon dernier avis : mon dernier avis est que vous soyez unis, mon espoir est que vous serez heureux !
Huit jours après, Mlle de La Pagerie était vicomtesse de Beauharnais.
Et, en effet, rien n’avait troublé le bonheur des deux époux lorsque arriva la Révolution. Le vicomte de Beauharnais prit rang parmi ceux qui l’aidèrent, mais il crut à tort qu’on pouvait diriger l’avalanche qui se précipitait, renversant tout devant elle. Il fut entraîné sur l’échafaud.
La veille du jour où le vicomte de Beauharnais devait monter à l’échafaud, il écrivait à sa femme la lettre suivante. Ce fut son dernier adieu :
Nuit du 6 au 7 thermidor, à la Conciergerie.
Encore quelques minutes à la tendresse, aux larmes et aux regrets, puis tout entier à la gloire de mon sort, aux grandes pensées de l’immortalité. Quand tu recevras cette lettre, ô ma Joséphine ! il y aura bien longtemps que ton époux, dans le langage d’ici-bas ne sera plus ; mais il y aura déjà quelques instants qu’il goûtera dans le sein de Dieu la véritable existence. Tu vois donc bien qu’il ne faut plus le pleurer ; c’est sur les méchants, les insensés qui lui survivent qu’il faut répandre des larmes ; car ils font le mal et ne pourront le réparer.
Mais ne noircissons pas de leur coupable image ces suprêmes instants. Je veux les embellir, au contraire, en songeant que, chéri d’une femme adorable, j’ai vu s’écouler, sans le plus léger nuage, le jour de notre hymen. Oui, notre union n’a duré qu’un jour, et cette pensée m’arrache un soupir. Mais qu’il fut serein et pur, ce jour si rapidement écoulé, et que de grâces je dois à la Providence qui te bénit ! Aujourd’hui, elle dispose de moi avant le temps, et c’est encore un de ses bienfaits. L’homme de bien peut-il vivre sans douleur et presque sans remords, quand il voit l’univers en proie aux méchants ? je me féliciterais donc de leur être enlevé si je ne sentais que je leur abandonne des êtres si précieux et si chéris. Si pourtant les pensées des mourants sont des pressentiments, j’en éprouve un dans mon cœur qui m’assure que ces boucheries vont être suspendues, et qu’aux victimes vont enfin succéder les bourreaux…
Je reprends ces lignes incorrectes et presque illisibles, que mes gardiens avaient suspendues. Je viens de subir une formalité cruelle, et que dans toute autre circonstance on ne m’aurait fait supporter qu’en m’arrachant la vie. Mais pourquoi chicaner contre la nécessité ? La raison veut qu’on en tire le meilleur parti.
Mes cheveux coupés, j’ai songé à en acheter une portion, afin de laisser à ma chère femme, à mes enfants, des témoignages non équivoques, des gages de mes derniers souvenirs… Je sens qu’à cette pensée mon cœur se brise et que des larmes mouillent ce papier.
Adieu, ô tout ce que j’aime ! Aimez-vous, parlez de moi, et n’oubliez jamais que la gloire de mourir victime des tyrans et martyr de la liberté illustre l’échafaud.
Arrêtée à son tour, comme nous l’avons dit, Mme la vicomtesse de Beauharnais écrivait au moment de mourir à ses enfants, comme son mari lui avait écrit.
Elle terminait par ces mots une longue lettre que nous avons sous les yeux :
Pour moi, mes enfants, qui vais mourir, comme votre père, victime des fureurs qu’il a toujours combattues et qui l’ont dévoré, je quitte la vie sans haine contre ses bourreaux et les miens, que je méprise.
Honorez ma mémoire en partageant mes sentiments ; je vous laisse pour héritage la gloire de votre père et le nom de votre mère, que quelques malheureux bénissent, notre amour, nos regrets et notre bénédiction.
Mme de Beauharnais achevait cette lettre, lorsqu’elle entendit, dans la cour de la prison, les cris : « Mort à Robespierre ! vive la liberté ! » C’était dans la matinée du 10 thermidor.
Trois jours après, Mme la vicomtesse de Beauharnais, grâce à l’amitié de Mme Tallien, était libre, et, un mois plus tard, grâce à l’influence de Barras, ceux de ses biens qui n’avaient pas été vendus lui étaient restitués.
Au nombre de ces biens était l’hôtel de la rue Neuve-des-Mathurins, N° 11.
En voyant son fils – qui ne lui avait rien dit de la démarche qu’il allait faire – rentrer l’épée de son père à la main, et en apprenant comment cette épée venait de lui être rendue, dans un premier mouvement d’enthousiasme, elle s’était élancée hors de chez elle, et, n’ayant que le boulevard à traverser, avait couru remercier le jeune général, auquel son apparition venait de causer une si grande surprise.
Bonaparte tendit aussitôt la main à la belle veuve, plus belle encore sous les vêtements noirs qu’elle avait gardés depuis la mort de son mari, lui faisant signe d’enjamber par-dessus la carte et de venir s’asseoir dans une partie du salon où elle n’était pas étendue.
Joséphine lui fit observer qu’elle était venue à pied, et qu’elle n’osait, de crainte de la salir, toucher la carte de son étroit et élégant brodequin.
Bonaparte insista. Aidée de la main du jeune général, elle s’élança par-dessus le golfe de Gênes, et le bout de son pied tomba sur la petite ville de Voltri, où il laissa une empreinte.
Un fauteuil attendait, Joséphine s’y assit ; et, près d’elle, Bonaparte, restant debout, moitié par respect, moitié par admiration, posa son genou sur une chaise, au dossier de laquelle il se soutint.
Bonaparte fut d’abord assez embarrassé. Il avait peu l’habitude du monde, avait rarement parlé aux femmes, mais il savait qu’il y a trois choses sur lesquelles leur cœur est intarissable : la patrie, la jeunesse, l’amour.
Il parla donc à Mme de Beauharnais de la Martinique, de ses parents, de son mari.
Une heure s’écoula, qu’il eut à peine calculé, si bon mathématicien qu’il fût, la valeur de quelques minutes.
On parla peu de la position présente, et cependant le jeune général put remarquer que Mme de Beauharnais était liée ou se trouvait en relations avec tous les noms au pouvoir ou ayant chance d’y parvenir, son mari représentant à peu près la moyenne de l’opinion réactionnaire en faveur à cette époque.
De son côté, Mme de Beauharnais était une femme trop distinguée pour ne pas remarquer du premier coup, à travers son originalité native, toute la valeur de l’intelligence du vainqueur du 13 vendémiaire.
Cette victoire si rapide et si complète faisait de Bonaparte le héros du jour : on en avait beaucoup parlé autour de Mme de Beauharnais ; la curiosité et l’enthousiasme, comme nous l’avons dit, l’avaient entraînée à lui faire cette visite. Elle avait trouvé le protégé de Barras bien au-dessus, intellectuellement, de tout ce que Barras avait pu lui en dire, de sorte que, lorsque son domestique vint lui annoncer que Mme Tallien l’attendait chez elle pour aller « où elle savait, ainsi qu’il était convenu », elle s’écria :
– Mais nous avions rendez-vous à cinq heures et demie seulement !
– Il en est six, madame, dit le laquais en s’inclinant.
– Oh ! mon Dieu ! dit-elle, que vais-je lui dire ?
– Vous lui direz, madame, répondit Bonaparte, que votre conversation a eu pour moi tant de charme, qu’à force de prières, j’ai obtenu de vous un quart d’heure de plus.
– Mauvais conseil, dit Joséphine ; car je serais obligée de mentir pour m’excuser.
– Voyons, dit Bonaparte en homme qui meurt d’envie d’insister pour faire durer la visite encore quelques instants. Était-ce un autre 9 thermidor que Mme Tallien avait à faire ? Je croyais le temps des Robespierre complètement passé.
– Si je n’étais honteuse de mon aveu, je vous dirais ce que nous allons faire.
– Dites, madame. Je serai heureux d’être pour quelque chose dans un de vos secrets, et surtout dans un secret que vous n’osez avouer.
– Êtes-vous superstitieux ? demanda Mme de Beauharnais.
– Je suis Corse, madame.
– Alors, vous ne vous moquerez pas de moi.
» Nous étions hier chez Mme Gohier, lorsque celle-ci nous raconta qu’en passant à Lyon, il y a une dizaine d’années, elle s’était fait dire la bonne aventure par une demoiselle Lenormand. Entre autres prédictions qui s’étaient réalisées, la sorcière lui avait annoncé qu’elle aimerait un homme qu’elle n’épouserait pas, mais qu’elle en épouserait un autre qu’elle n’aimerait point, et qu’à la suite du mariage, la tendresse la plus vive lui viendrait pour cet homme.
» C’était son histoire d’un bout à l’autre.
» Or, elle avait appris que cette sibylle, qu’on appelle Lenormand, habitait maintenant à Paris, rue de Tournon, N° 7.
» La curiosité nous est venue, à moi et à Mme Tallien, d’y aller à notre tour ; elle a pris rendez-vous chez moi, où nous devons nous déguiser toutes deux en grisettes. Le rendez-vous était, je vous l’ai dit, pour cinq heures et demie ; il est six heures un quart.
» Je vais faire mes excuses à Mme Tallien, changer de costume, et, si la chose lui convient toujours, aller avec elle chez Mlle Lenormand.
» Je vous avoue, que nous nous faisons une joie, grâce à l’exactitude de nos costumes, de faire tomber la sibylle dans l’erreur la plus complète.
– Vous n’avez pas besoin d’un compagnon serrurier, forgeron, armurier ? demanda Bonaparte.
– Non, citoyen, dit Mme de Beauharnais, à mon grand regret. J’ai déjà commis une indiscrétion en vous disant ce que nous allons faire. L’indiscrétion serait plus grande encore en vous mettant en tiers dans notre partie.
– Qu’il soit fait selon votre volonté, madame… ici-bas comme au ciel ! répondit Bonaparte.
Et, lui donnant la main pour la conduire vers la porte, il évita, cette fois, de la faire marcher sur la belle carte où son pas, si léger qu’il fût, avait laissé une trace.
Comme elle l’avait dit au jeune général, Mme de Beauharnais trouva chez elle, en rentrant, Mme Tallien.
Mme Tallien (Thérèse Cabarus) était, comme tout le monde le sait, la fille d’un banquier espagnol. Mariée à M. Davis de Fontenay, conseiller au parlement de Bordeaux, elle s’était bientôt séparée de lui par le divorce. C’était au commencement de 94, la Terreur était à son comble.
Thérèse Cabarus voulut rejoindre son père en Espagne, afin d’échapper à des malheurs dont la proscription était le moindre. Arrêtée aux portes de la ville, elle fut ramenée devant Tallien, qui, à sa première vue, devint passionnément amoureux d’elle. Elle se servit de cette passion pour sauver une foule de victimes.
À cette époque, ce fut surtout l’amour qui combattit la mort, sa plus cruelle ennemie.
Tallien fut rappelé. Thérèse Cabarus le suivit à Paris, où elle fut arrêtée ; du fond de sa prison, elle conduisit le 9 thermidor, et, Robespierre renversé, elle se trouva libre.
On se rappelle que son premier soin avait été de s’occuper de Joséphine, sa compagne de prison.
Depuis ce temps, Joséphine Beauharnais et Thérèse Tallien étaient devenues inséparables. Une seule femme leur disputait, à Paris, la palme de la beauté. C’était, nous l’avons dit, Mme Récamier.
Ce soir-là, on le sait, elles avaient résolu d’aller sous un déguisement de femme de chambre et avec de faux noms, consulter la sibylle à la mode, Mlle Lenormand.
En un instant, les deux grandes dames furent transformées en deux charmantes grisettes.
Les bonnets à dentelles retombaient sur leurs yeux, le capuchon d’une petite mante de soie leur enveloppait la tête ; court vêtues d’une robe d’indienne claire, bravement chaussées d’un soulier découvert à boucles de strass, d’un bas à coins roses ou verts, elles sautèrent dans le fiacre qu’elles avaient fait entrer sous la grande porte de la maison N° 11 de la rue Neuve-des-Mathurins, et, d’une voix légèrement tremblante, comme l’est celle de toute femme faisant un acte en dehors de sa vie habituelle, Mme de Beauharnais dit au cocher :
– Rue de Tournon, N° 7 !
Le fiacre s’arrêta à l’endroit indiqué, le cocher descendit de son siège, ouvrit la portière, reçut le prix de sa course et frappa à la porte de la maison. La porte s’ouvrit.
Les deux femmes hésitèrent un instant. On eût dit qu’au moment d’entrer, le cœur leur manquait. Mais Mme Tallien poussa son amie. Joséphine, légère comme un oiseau, sauta sur le pavé sans toucher le marchepied ; Mme Tallien la suivit. Elles enjambèrent le seuil redouté, et la porte se referma sur elles.
Elles se trouvèrent alors sous une porte cochère dont la voûte se prolongeait jusque dans la cour. Au fond, on lisait, éclairés par une espèce de réverbère, ces mots : « Mlle Lenormand, libraire », écrits sur un contrevent.
Elles avancèrent vers la lumière. En même temps que le contrevent, cette lumière éclairait un petit perron de quatre marches.
Elles escaladèrent les quatre marches et se trouvèrent en face de la loge du concierge.
– La citoyenne Lenormand ? demanda Mme Tallien, qui, quoique la plus jeune des deux, paraissait avoir pris, ce jour-là, le privilège de l’initiative.
– Au rez-de-chaussée, la porte à gauche, répondit le portier.
Mme Tallien s’engagea la première sur le perron, retroussant sa robe déjà fort courte, montrant une jambe qui, après avoir lutté de forme avec les plus belles statues grecques, avait eu l’humilité ce soir-là de descendre jusqu’à la jarretière nouée au-dessous du genou de la grisette.
Mme de Beauharnais suivait, admirant l’air dégagé de son amie, mais incapable d’atteindre à une pareille désinvolture. Elle était encore au milieu du perron que Mme Tallien, arrivée près de la porte, avait déjà sonné. Un vieux domestique ouvrit.
Les nouvelles venues, qui se recommandaient par la figure, mais ne se recommandaient pas par la toilette, furent examinées avec la plus scrupuleuse attention par le valet de chambre, qui leur fit tout simplement signe de s’asseoir dans un coin de la première pièce. La seconde, qui était un premier salon et par laquelle devait passer le valet pour retourner près de sa maîtresse, était occupée par deux ou trois dames qu’il eût été difficile de qualifier quant au rang, tous les rangs à cette époque étant à peu près confondus dans celui de la bourgeoisie. Mais, à leur grand étonnement, au bout de quelques secondes, la porte du salon s’ouvrit de nouveau et Mlle Lenormand en personne vint leur adresser ces paroles :
– Mesdames, faites-moi donc le plaisir d’entrer au salon.
Les deux fausses grisettes se regardèrent avec étonnement.
Mlle Lenormand passait pour faire ses prédictions en état de somnambulisme éveillé. Était-ce vrai, et sa double vue lui avait-elle permis de reconnaître, sans les voir même, deux femmes du monde dans l’annonce que le valet de chambre lui avait faite des deux soi-disant grisettes ?
Il est vrai qu’en même temps, Mlle Lenormand faisait signe à l’une des deux dames attendant au salon de passer dans le cabinet de divination.
Mme Tallien et Mme de Beauharnais se mirent alors à examiner la pièce dans laquelle elles venaient d’être introduites.
Le principal ornement en était fait de deux portraits, représentant, l’un, Louis XVI, l’autre Marie-Antoinette. Ces deux portraits, malgré les jours terribles qui venaient de se passer, et quoique les deux têtes qu’ils représentaient fussent tombées sur l’échafaud, ces deux portraits n’avaient pas quitté un instant leur place, et n’avaient pas cessé d’être l’objet du respect dont Mlle Lenormand entourait les originaux.
Après ces peintures, l’objet le plus remarquable du salon était une table longue, couverte d’un tapis sur lequel brillaient des colliers, des bracelets, des bagues et différentes pièces d’argenterie, ciselées avec élégance ; la plupart de ces dernières étaient du XVIIIe siècle. Tous ces objets provenaient de cadeaux faits à la sibylle par des personnes à qui elle avait fait d’agréables prédictions, lesquelles, sans doute, s’étaient réalisées.
Au bout d’un instant, la porte du cabinet s’ouvrit, et la dernière personne qui occupait le salon avant l’arrivée des deux dames fut appelée à son tour. Les deux amies restèrent seules.
Un quart d’heure s’écoula, pendant lequel les deux visiteuses causèrent à voix basse, puis la porte se rouvrit et Mlle Lenormand reparut.
– Laquelle de vous deux, mesdames, demanda-t-elle, désire passer la première ?
– Ne pouvons-nous donc entrer ensemble ? demanda vivement Mme de Beauharnais.
– Impossible, madame, répondit la sibylle. Je me suis imposé à moi-même l’obligation de ne jamais faire les cartes à une personne devant une autre personne.
– Peut-on savoir pourquoi ? demanda Mme Tallien avec sa vivacité, et nous dirions presque son indiscrétion habituelle.
– Mais parce que dans un portrait que j’ai eu le malheur de faire trop ressemblant, une des deux personnes que je recevais a reconnu son mari.
– Entre, entre, Thérèse, dit Mme de Beauharnais en poussant Mme Tallien.
– Ce sera donc toujours à moi de me sacrifier, répondit celle-ci.
Et, envoyant un dernier sourire à son amie :
– Eh bien ! soit ! je me hasarde, dit-elle.
Et elle entra.
Mlle Lenormand était à cette époque une femme de vingt-quatre à vingt-neuf ans, courte et grosse de taille, dissimulant avec peine une épaule plus forte que l’autre ; elle était coiffée d’un turban, orné d’un oiseau de paradis.
Ses cheveux tombaient en longues boucles roulées autour de son visage. Elle était vêtue de deux jupes superposées, l’une courte, tombant au-dessus du genou, couleur gris perle ; l’autre, plus longue et formant un peu la queue derrière elle, d’une couleur cerise.
Elle avait près d’elle, sur un tabouret, sa levrette favorite, nommée Aza.
La table sur laquelle elle faisait ses expériences était tout simplement une table ronde recouverte d’un tapis vert, avec des tiroirs devant elle, où la sibylle mettait ses différents jeux. Ce cabinet avait la même longueur que le salon, mais il était plus étroit. Aux deux côtés de la porte, deux bibliothèques en chêne contenaient de nombreux volumes. En face de la devineresse était un fauteuil où s’asseyait le consultant ou la consultante.
Entre elle et le sujet, une baguette de fer, qu’on appelait la baguette divinatoire. À l’extrémité tournée vers le consultant s’enroulait un petit serpent de fer. L’extrémité opposée était façonnée comme une poignée de fouet ou de cravache.
Voilà ce qu’entrevit Mme de Beauharnais pendant le court espace de temps que la porte resta entrouverte pour donner passage à son amie.
Joséphine prit un livre, s’approcha d’une lampe et essaya de lire ; mais l’attention qu’elle donnait à sa lecture fut bientôt troublée par le bruit de la sonnette et par un nouveau personnage qu’on introduisit dans le salon.
C’était un jeune homme vêtu à la dernière mode des incroyables. Entre ses cheveux, coupés au ras de ses sourcils, ses oreilles de chien tombant sur ses épaules, et sa cravate montant jusqu’aux pommettes de ses joues, à peine si l’on pouvait distinguer un nez droit, une bouche fine et résolue, et des yeux brillants comme des diamants noirs.
Il salua sans prononcer une parole, fit tourner deux ou trois fois son bâton noueux autour de sa tête, fit entendre trois notes fausses, comme s’il achevait ou commençait l’air d’une chanson, et s’assit dans un coin.
Mais, si peu que fût visible cet œil de griffon, comme aurait dit Dante, Mme de Beauharnais commençait à se sentir mal à l’aise dans ce tête-à-tête, quoique l’incroyable fût assis dans un coin du salon, et elle à l’extrémité opposée, lorsque Mme Tallien sortit.
– Ah ! ma chère, dit-elle en allant droit à son amie et sans remarquer l’incroyable perdu dans la pénombre, ah ! ma chère, entrez vite ! c’est une femme charmante que Mlle Lenormand. Devinez un peu ce qu’elle vient de me prédire ?
– Mais, chère amie, répondit Mme de Beauharnais, que vous serez aimée, que vous resterez belle jusqu’à cinquante ans, que vous ferez des passions toute votre vie…
Et, comme Mme Tallien faisait un mouvement qui voulait dire : « Ce n’est pas cela ! »
– Et encore, continua Joséphine, que vous aurez de grands laquais, un bel hôtel, de belles voitures, avec des chevaux blancs ou isabelle.
– J’aurai tout cela, ma chère, et, de plus, si j’en crois notre sibylle, je serai princesse.
– Je vous en fais mon compliment bien sincère, ma belle princesse, répondit Joséphine ; mais je ne vois plus maintenant ce que j’ai à demander, et, comme je n’arriverai jamais à être princesse probablement, que mon orgueil souffre déjà de n’être pas aussi belle que vous, je ne veux pas lui donner cet autre sujet de dépit qui serait capable de nous brouiller…
– Est-ce sérieusement que vous parlez, chère Joséphine ?
– Non… Mais je ne veux pas m’exposer à cette infériorité qui me menace sur tous les points. Je vous laisse votre principauté : sauvons-nous !
Elle fit un mouvement pour sortir et entraîner Mme Tallien ; mais, au même instant, elle sentit une main qui se posait doucement sur son bras, et entendit une voix qui disait :
– Restez, madame, et peut-être, quand vous m’aurez entendue, n’aurez-vous rien à envier à votre amie.
Joséphine avait grande envie elle-même de savoir ce qu’on pouvait être pour n’avoir rien à envier à une princesse ; elle céda donc, et entra à son tour dans le cabinet de Mlle Lenormand.
Mlle Lenormand fit signe à Joséphine de s’asseoir dans le fauteuil que venait de quitter Mme Tallien, et tira un nouveau jeu de cartes de son tiroir, afin, sans doute, que les destinées de l’une n’influassent point sur celles de l’autre.
Puis elle regarda fixement Mme de Beauharnais.
– Vous avez essayé de me tromper, mesdames, lui dit-elle, en prenant des habits communs pour me consulter. Je suis une somnambule éveillée, et je vous ai vues partir d’un hôtel du centre de Paris. J’ai vu votre hésitation pour entrer chez moi ; je vous ai vues, enfin, dans l’antichambre, quand votre place était dans le salon, et j’ai été vous chercher. N’essayez point de me tromper, répondez franchement à mes questions, et, puisque vous venez chercher la vérité, dites la vérité.
Mme de Beauharnais s’inclina :
– Si vous voulez m’interroger, je suis prête à répondre.
– Quel est l’animal que vous aimez le mieux ?
– Le chien.
– Quelle est la fleur que vous préférez ?
– La rose.
– Quelle est l’odeur qui vous plaît le mieux ?
– Celle de la violette.
La sibylle plaça devant Mme de Beauharnais un jeu de cartes doubles à peu près des cartes ordinaires, qui venait d’être inventé depuis quelques mois seulement, et qui s’appelait le grand oracle.
– Cherchons d’abord où vous êtes placée, dit la sibylle.
Et, renversant le jeu, elle écarta les cartes avec le médium et trouva la consultante, c’est-à-dire une femme brune avec une robe blanche à grands volants brodés, et un pardessus de velours rouge formant manteau à queue, dans un grand et riche plan. Elle était placée entre le huit de cœur et le dix de trèfle.
– Le hasard vous a bien placée, madame, vous le voyez : le huit de cœur, sur trois rangs différents, présente trois sujets. Le premier, qui est le huit de cœur lui-même, représente les étoiles sous la conjonction desquelles vous êtes née. Le second, un aigle enlevant un crapaud d’un étang au-dessus duquel il plane. Le troisième, une femme près d’une tombe. Voilà ce que je vois, madame, dans cette première carte. Vous êtes née sous l’influence de Vénus et de la Lune. Vous venez d’éprouver un grand contentement, presque égal à un triomphe. Enfin, cette femme vêtue de noir s’approchant d’une tombe indique que vous êtes veuve. D’un autre côté, le dix de trèfle promet la réussite dans une entreprise hasardée, mais dont vous avez à peine conscience. Impossible de trouver un jeu qui se présente sous de meilleurs auspices.
Puis, reprenant le jeu, en laissant la consultante dehors, Mlle Lenormand le battit, pria Mme de Beauharnais de le couper de la main gauche, et d’en tirer elle-même quatorze cartes, qu’elle placerait à son gré, à la suite de la consultante, en allant de droite à gauche, comme font les peuples orientaux dans leurs écritures.
Mme de Beauharnais obéit, coupa et rangea les quatorze cartes à la droite de la consultante.
Mlle Lenormand suivait des yeux avec une attention plus grande que ne le faisait Mme de Beauharnais elle-même, les cartes, au fur et à mesure que celle-ci les retournait.
– En vérité, madame, lui dit-elle, vous êtes privilégiée, et je crois que vous avez bien fait de ne pas vous laisser effrayer par la prédiction que j’ai faite à votre amie, si brillante qu’elle soit. Votre première carte est le cinq de carreau ; à côté du cinq de carreau, cette belle constellation de la Croix du Sud, qui est invisible pour nous en Europe. Le grand sujet de cette carte, qui représente un voyageur grec ou mahométan, indique que vous êtes née soit en Orient soit aux colonies. Le perroquet ou l’oranger qui forment le troisième sujet me font pencher pour les colonies. La fleur, qui est un veratrum très commun à la Martinique, m’autorise presque à dire que c’est dans cette île que vous êtes née.
– Vous ne vous trompez pas, madame.
– Votre troisième carte, le neuf de carreau, qui indique les voyages lointains, me fait croire que vous avez quitté, jeune, cette île. Le convolvulus qui est dessiné au bas de cette carte, et qui représente la femme cherchant un appui, ferait supposer que vous avez quitté la Martinique pour vous marier.
– C’est encore vrai, madame, reprit Joséphine.
– Votre quatrième carte, qui est le dix de pique, indique la perte de vos espérances ; et cependant, les fruits et les fleurs de saxifrage qui se trouvent sur cette même carte m’autorisent à penser que ces chagrins n’ont été que momentanés, et qu’une heureuse réussite – un mariage probablement – a succédé à ces craintes, qui ont été jusqu’à la perte de l’espoir.
– Vous auriez lu dans le livre de ma propre vie, madame, que vous n’y auriez pas vu plus clair.
– Cela m’encourage, reprit la sibylle, car je vois de si étranges choses dans votre jeu, madame, que je m’arrêterais tout court, si, à mes doutes, se joignaient vos dénégations. Voici le huit de pique. Achille traîne Hector, enchaîné à son char, autour des murs de Troie ; plus bas, une femme est agenouillée devant un tombeau. Votre mari, comme le héros troyen, a dû mourir de mort violente sur l’échafaud probablement. Mais voilà une chose singulière, c’est que, sur la même carte, en face de la femme qui pleure, les os de Pélops sont placés en croix au-dessus du talisman de la Lune. Ce qui veut dire : « Heureuse fatalité. » À une grande infortune succédera une fortune plus grande. Joséphine sourit.
– Ceci est de l’avenir ; je ne saurais donc vous répondre.
– Vous avez deux enfants ? demanda la sibylle.
– Oui, madame.
– Un fils et une fille.
– Oui.
– Tenez, voici votre fils qui, sur la même carte, où est le dix de carreau, prend, sans vous consulter, une résolution de la plus haute importance, non pas en elle-même, mais par les résultats qu’elle doit avoir. Au bas de la carte, ce chêne que vous voyez est un de ces chênes de la forêt de Dodone. Jason couché sous son ombre écoute. Qu’écoute-t-il ? La voix de l’avenir, qu’a écoutée votre fils, lorsqu’il s’est décidé à la démarche qu’il a faite. La carte qui suit, c’est-à-dire le valet de carreau, vous montre Achille déguisé en femme à la cour de Lycomène. L’éclat d’une épée en fera un homme. Y a-t-il une histoire d’épée en ce moment entre votre fils et quelqu’un ?
– Oui, madame.
– Eh bien ! voici, au-dessus de la carte, Junon dans un nuage qui lui crie : « Courage, jeune homme ! » Les secours ne manqueront pas. Je ne sais, mais dans cette carte, qui n’est autre que le roi de carreau, il me semble que je vois votre fils s’adresser à un soldat puissant et obtenir de lui ce qu’il lui demande. Le quatre de carreau vous représente vous-même, madame, au moment où votre fils vous raconte l’heureux résultat de son projet. Les fleurs qui poussent au bas de cette carte vous ordonnent de ne point vous laisser abattre par les difficultés, et vous annoncent que vous arriverez au but de vos désirs. Enfin, madame, voici le huit de trèfle, qui indique très positivement un mariage ; placé comme il l’est près du huit de cœur, c’est-à-dire près de l’aigle s’élevant vers le ciel avec un crapaud dans ses serres, le huit de cœur indique que ce mariage vous élèvera au-dessus des sphères les plus puissantes de la société. Puis, si nous pouvions douter encore, voici le six de cœur qui, par malheur, va si rarement avec le huit ; voici le six de cœur où l’alchimiste regarde la pierre devenue de l’or, c’est-à-dire la vie commune changée en une vie de noblesse, d’honneurs, d’emplois élevés. Voyez, parmi ces fleurs, ce même convolvulus, qui enveloppe un lis défleuri : cela veut dire, madame, que vous succéderez, vous qui cherchez un simple appui, que vous succéderez, comment puis-je vous dire cela ? à ce qu’il y a de plus grand, de plus puissant en France, au lis défleuri ; que vous y succéderez en passant, comme l’indique le dix de trèfle, à travers les champs de bataille, où, comme vous le voyez, Ulysse et Diomède enlèvent les chevaux blancs de Rhésus, placés sous la garde du talisman de Mars. Là, madame, vous aurez le respect, la tendresse de tout le monde. Vous serez la femme de cet Hercule étouffant le lion de la forêt de Némée, c’est-à-dire de l’homme utile et courageux s’exposant à tous les dangers pour le bonheur de son pays. Les fleurs dont on vous couronnera seront le lilas, l’arum, l’immortelle, car vous serez, tout à la fois, le vrai mérite et la parfaite bonté.
Enfin se levant avec un mouvement d’enthousiasme, saisissant la main de Mme de Beauharnais et tombant à ses pieds :
– Madame, dit-elle, je ne sais pas votre nom, je ne connais pas votre rang, mais je lis dans votre avenir… Madame, souvenez-vous de moi, quand vous serez… impératrice !…
– Impératrice ?… moi ?… Vous êtes folle, ma chère !
– Eh !… madame, ne voyez-vous pas que votre dernière carte, celle à laquelle conduisent les quatorze autres, est le roi de cœur, c’est-à-dire le grand Charlemagne qui tient d’une main l’épée, de l’autre le globe ?… Ne voyez-vous pas, toujours sur la même carte, l’homme de génie qui, un livre à la main, une sphère à ses pieds, médite sur les destinées du monde ?… Enfin ne voyez-vous pas, sur deux pupitres posés en face l’un de l’autre, les livres de la Sagesse et les lois de Solon ?… preuve que votre époux sera non seulement conquérant, mais encore législateur.
Tout invraisemblable qu’était cette prédiction, un vertige monta à la tête de Joséphine. Ses yeux s’éblouirent, son front se couvrit de sueur, un frissonnement courut par tout son corps.
– Impossible ! impossible ! impossible ! murmura-t-elle.
Et elle retomba sur le fauteuil.
Puis, tout à coup, se rappelant que sa consultation avait duré près d’une heure, et que Mme Tallien l’attendait, elle se leva, jeta à Mlle Lenormand sa bourse sans compter ce qu’elle contenait, s’élança dans le salon, prit Mme Tallien par la taille et l’entraîna hors de l’appartement, répondant à peine au salut que faisait aux deux dames l’incroyable, qui s’était levé au moment où elles passaient devant lui.
– Eh bien ? demanda Mme Tallien arrêtant Joséphine sur le perron, par lequel on descendait dans la cour.
– Eh bien ! reprit Mme de Beauharnais, cette femme est folle !
– Que vous a-t-elle donc prédit ?
– Mais à vous d’abord ?
– Je vous préviens, ma chère, que je suis déjà habituée à la prédiction, répondit Mme Tallien : elle m’a prédit que je serais princesse.
– Eh bien ! moi reprit Joséphine, je ne suis pas encore habituée à la mienne : elle m’a prédit que je serais… impératrice !
Et les deux fausses grisettes remontèrent dans leur fiacre.
À peine, nous l’avons dit, les deux jeunes femmes, tout affolées de leur prédiction, avaient-elles fait attention au jeune élégant qui attendait son tour.
Pendant la longue séance qu’avait faite Mme de Beauharnais chez la sibylle, Mme Tallien avait essayé plusieurs fois de reconnaître à quelle classe d’incroyable elle avait affaire dans la personne du jeune homme qui attendait en même temps qu’elle. Mais lui, peu curieux, paraissait-il, de nouer la conversation avec celle qui lui faisait des avances, avait tiré ses cheveux sur ses sourcils, sa cravate sur son menton, ses oreilles de chien sur ses joues, et, avec une espèce de grognement sourd, s’était établi dans son fauteuil comme un homme qui ne serait pas fâché de diminuer l’heure de l’attente par quelques moments de sommeil.
La longue séance de Mme de Beauharnais s’était passée ainsi, Mme Tallien faisant semblant de lire et l’incroyable faisant semblant de sommeiller.
Mais à peine furent-elles sorties et les eut-il suivies des yeux aussi longtemps que la chose lui fut possible, qu’il se présenta à son tour à la porte du cabinet de Mlle Lenormand.
La mise du nouveau consultant avait quelque chose de grotesque qui amena le sourire sur les lèvres de la sibylle.
– Mademoiselle, dit-il, en affectant le parler ridicule des jeunes élégants de l’époque, auriez-vous la bonté de me dire ce que le sort réserve de vicissitudes heureuses ou fâcheuses à la personne de votre serviteur ? Il ne vous cachera pas que cette personne lui est assez chère pour que tout ce que vous lui prédirez d’agréable soit admirablement reçu par lui. Il doit ajouter cependant que, grâce à une grande puissance sur lui-même, il écoutera sans aucun trouble les événements et les catastrophes dont il vous plaira de le menacer.
Mlle Lenormand le regarda un instant, avec inquiétude. Son laisser-aller allait-il jusqu’à la folie, ou avait-elle affaire à quelqu’un de ces jeunes gens qui, à cette époque, se faisant un plaisir de railler jusqu’aux choses saintes, n’aurait pas eu grand scrupule de s’attaquer à la sibylle de la rue de Tournon, si bien ancrée qu’elle fût déjà dans l’esprit des nobles habitants du faubourg Saint-Germain ?
– C’est votre horoscope que vous désirez ? demanda-t-elle.
– Oui, mon horoscope ; un horoscope tel que celui qui fut tiré à la naissance d’Alexandre, fils de Philippe, roi de Macédoine. Sans avoir la prétention d’atteindre à la renommée du vainqueur de Porus et du fondateur d’Alexandrie, je compte faire un jour un certain bruit dans le monde. Ayez donc la bonté de préparer ce qui vous est nécessaire et de faire pour moi tout ce qu’il y a de plus grand jeu.
– Citoyen, reprit Mlle Lenormand, je procède par plusieurs moyens différents les uns les autres.
– Voyons les moyens, dit l’incroyable, poussant son estomac en avant, glissant ses deux pouces dans l’échancrure de son gilet, et laissant pendre par le cordon qui la soutenait sa canne à son poignet.
– Par exemple, je prophétise par les blancs d’œufs, par l’analyse du marc de café, par les tarots ou cartes algébriques, par l’alectryomancie.
– L’alectryomancie me plairait assez, dit le jeune homme, mais il nous faudrait pour cela un coq vivant et un plein verre de froment ; les avez-vous ?
– Je les ai, répondit Mlle Lenormand. Je procède aussi par la captromancie.
– Je cherche, dit le jeune homme, la glace de Venise ; car, autant que je puis me rappeler, c’est à l’aide d’une glace de Venise et d’une goutte d’eau jetée dessus que la captromancie s’opère.
– Justement, citoyen, et vous me paraissez fort au courant de mon art.
– Peuh ! fit le jeune homme. Oui, oui, on s’est occupé de sciences occultes.
– Nous avons aussi la chiromancie, dit Mlle Lenormand.
– Ah ! voilà qui me va ! Toutes les autres pratiques sont plus ou moins diaboliques, tandis que la chiromancie n’a jamais été frappée par les censures de l’Église catholique, attendu que c’est une science fondée sur des principes tirés de l’Écriture sainte et de la philosophie transcendantale. Il n’en est point ainsi, ne l’oubliez pas, citoyenne, de l’hydromancie, qui opère par le moyen d’un anneau jeté dans l’eau ; de la pyromancie, qui consiste à placer sa victime au milieu du feu ; de la géomancie, qui agit par des signes cabalistiques tracés sur la terre ; de la capnomancie, par laquelle on sème des grains de pavot sur des charbons ardents ; de la cossinomancie, dans laquelle on emploie la hache, la tenaille et le crible ; enfin de l’anthropomancie, dans laquelle on sacrifie des victimes humaines.
Mlle Lenormand regarda son interlocuteur avec une certaine inquiétude. Parlait-il sérieusement ? se moquait-il d’elle ? ou cachait-il sous une fausse désinvolture le désir de ne pas être reconnu ?
– Ainsi donc, dit-elle, vous préférez la chiromancie ?
– Oui, répondit l’incroyable ; car, avec la chiromancie, fussiez-vous le diable en personne ou son épouse Proserpine (et il s’inclina galamment devant Mlle Lenormand), je ne crains rien pour le salut de mon âme, attendu que le patriarche Job a dit, chapitre 37, verset 7 : « Dieu a tracé dans la main de tous les hommes des signes, afin que chacun d’eux pût connaître sa destinée. » Salomon, le roi sage par excellence, ajoutait : « La longueur de la vie est marquée dans la main droite, et les lignes de la main gauche annoncent les richesses et la gloire. » Enfin, nous lisons dans le prophète Isaïe : « Votre main dénote que vous vivrez longtemps. » Voici la mienne. Que dit-elle ?
En même temps, l’incroyable tira son gant et mit à nu une main fine, élégante, quoique maigre et hâlée par le soleil. Les proportions en étaient parfaites, les doigts étaient allongés et nullement noueux, aucune bague n’ornait cette main. Mlle Lenormand la prit, la regarda avec attention, et ses yeux se reportèrent de la main au visage du jeune homme.
– Monsieur, lui dit-elle, il a dû en coûter à votre dignité naturelle de vous habiller ainsi, et vous avez dû céder, en le faisant, à une grande curiosité ou aux premières atteintes d’un sentiment invincible. C’est un déguisement que vous portez et non votre costume habituel. Votre main est celle d’un homme de guerre habitué à manier l’épée et non à faire tourner le gourdin de l’incroyable ou siffler la badine du muscadin. Votre langage, non plus, n’est pas celui que vous affectez en ce moment. Cessez donc de dissimuler ; devant moi, tout déguisement vous serait inutile. Vous savez tout ce que vous avez dit, mais vous n’avez appris ces sciences qu’en en étudiant d’autres que vous jugiez plus importantes. Vous avez une tendance pour les recherches occultes, c’est vrai ; mais votre avenir n’est ni celui des Nicolas Flamel, ni celui des Cagliostro. Vous avez demandé en riant un horoscope comme celui qu’on a tiré à la naissance d’Alexandre, fils de Philippe. Il est trop tard pour vous tirer un horoscope de naissance ; mais je puis vous dire ce qui vous est arrivé depuis votre naissance, et ce qui vous arrivera jusqu’à votre mort.
– Par ma foi, vous avez raison, dit le jeune homme de sa voix naturelle, et j’avoue que je suis mal à l’aise sous ce travestissement ; cette langue non plus, vous l’avez dit, n’est pas celle que j’ai l’habitude de parler. Si vous vous étiez laissé prendre à mon patois et à mon costume, je ne vous eusse rien dit, et je vous eusse quittée en haussant les épaules. La découverte que vous avez faite, malgré mes efforts pour vous tromper, m’indique qu’il y a du vrai dans votre art. C’est tenter Dieu, je le sais bien, continua-t-il d’un voix sombre, que de vouloir lui dérober le secret de l’avenir ; mais quel est l’homme, sentant en lui une certaine puissance de volonté, qui ne désire aider, par la connaissance plus ou moins complète de l’avenir, aux événements que la fortune lui prépare ? Vous m’avez dit que vous me raconteriez ma vie passée. Je ne vous en demande que quelques mots seulement, étant plus pressé de connaître l’avenir. Je vous le répète, voici ma main.
Mlle Lenormand arrêta un instant ses yeux à l’intérieur de cette main ; puis, relevant la tête :
– Vous êtes né dans une île, dit-elle, d’une famille noble sans être riche ni illustre. Vous avez quitté votre pays pour venir faire votre éducation en France ; vous êtes entré au service dans une arme spéciale : l’artillerie. Vous avez remporté une grande victoire fort utile à votre pays, qui vous en a mal récompensé. Un instant, vous avez pensé à quitter la France. Par bonheur, les obstacles se sont multipliés devant vous et vous ont lassé. Vous venez de rentrer en lumière par un coup d’éclat qui vous assure la protection du futur Directoire. La journée d’aujourd’hui – retenez-en bien la date – quoique n’ayant été marquée que par des événements ordinaires, deviendra une des étapes les plus importantes de votre vie. Croyez-vous à mon art, maintenant, et voulez-vous que je continue ?
– Sans doute, dit le faux incroyable, et, pour vous donner toute facilité, je commencerai par vous apparaître avec mon visage ordinaire.
À ces mots, le jeune homme enleva son chapeau de dessus sa tête, jeta de côté sa perruque, dénoua sa cravate et laissa voir cette tête de bronze, qui semblait avoir été moulée sur une médaille antique. Son sourcil se fronça légèrement, ses cheveux s’aplatirent aux tempes sous sa main, son œil devint fixe, hautain, presque dur, et sa voix, non plus avec le grasseyement de l’incroyable, non plus même avec la courtoisie de l’homme qui s’adresse à une femme, mais avec la fermeté d’un ordre donné, dit en présentant pour la troisième fois sa main à la sibylle :
– Voyez !
Mlle Lenormand prit, avec un sentiment presque respectueux, la main qui lui était tendue.
– Voulez-vous savoir la vérité tout entière ? demanda-t-elle, ou, comme à une femmelette dont vous avez parfois les irritations nerveuses, faut-il ne vous dire que le bon, en vous cachant le mauvais ?…
– Dites tout !… fit le jeune homme d’un ton bref.
– Faites bien attention, ajouta Mlle Lenormand, à l’ordre que vous me donnez. (Et elle appuya sur le mot « ordre ».) Votre main, la plus complète de toutes celles que j’aie jamais vues, m’offre un composé de tous les sentiments vertueux et de toutes faiblesses humaines ; elle m’offre le caractère le plus héroïque et le plus indécis. La plupart des signes qui ornent son intérieur peuvent éblouir par leur lumière, d’autres indiquent la nuit la plus sombre et la plus douloureuse. C’est une énigme bien autrement difficile que celle du sphinx thébain que je vais vous révéler ; car de même que vous serez plus grand qu’Œdipe, vous serez plus malheureux que lui !… Voulez-vous que je continue… ou dois-je m’arrêter ?
– Continuez !… dit-il.
– Je vous obéis. (Et elle appuya sur le verbe « obéir ».) Nous allons commencer par la plus puissante de sept planètes : toutes les sept sont imprimées dans votre main et sont placées selon leurs dispositions convenantes. Jupiter est assis à l’extrémité de l’index. Commençons par Jupiter. Il résultera peut-être une certaine confusion de cette manière de procéder ; mais, du chaos, nous tirerons la lumière. Jupiter est donc assis chez vous à l’extrémité de l’index, ce qui veut dire que vous serez l’ami et l’ennemi des grands du monde et des heureux du siècle. Sur la troisième jointure de ce doigt, remarquez ce signe en forme d’éventail : il annonce que vous prélèverez forcément des tributs sur les peuples et sur les rois. Voyez, sur la seconde jointure, cette espèce de grillage rompu à sa septième branche : c’est le présage que vous occuperez six dignités successives, et que vous ne vous arrêterez qu’à la septième.
– Savez-vous quelles sont ces dignités ? demanda le consultant.
– Non. Ce que je puis vous dire seulement, c’est que la dernière est le titre d’empereur d’Occident, qui est aujourd’hui dans la maison d’Autriche. Au-dessous de la grille, voyez cette étoile : elle annonce qu’un bon génie ne cessera de veiller sur vous qu’à votre huitième lustre, c’est-à-dire à quarante ans. À ce moment, vous semblerez oublier que la Providence vous avait choisi une compagne, car cette compagne sera délaissée par vous, à la suite d’un faux calcul des prospérités humaines. Les deux signes qui sont placés immédiatement au-dessous de cette étoile et qui ressemblent, l’un à un fer à cheval, et l’autre à un damier, indiquent qu’à la suite de longues et constantes prospérités, vous tomberez infailliblement et du plus haut sommet où jamais homme sera parvenu. Vous tomberez plus encore par l’influence des femmes que par la force des hommes. Quatre lustres seront le terme de vos triomphes et de votre pouvoir. Cet autre signe à la base de Jupiter, accompagné de ces trois étoiles, signifie que, pendant les trois dernières années de votre puissance, vos ennemis s’occuperont sourdement à la miner, que trois mois suffiront pour vous en précipiter, que le bruit de votre chute retentira de l’orient à l’occident… Dois-je poursuivre ?
– Poursuivez, dit le jeune homme.
– Ces deux étoiles sur l’extrémité du médius, c’est-à-dire du doigt de Saturne, indiquent positivement que vous serez couronné dans la même métropole où auront été couronnés les rois de France, vos prédécesseurs. Seulement, le signe de Saturne, placé justement au-dessous de ces deux étoiles et les gouvernant, pour ainsi dire, est pour vous un signe du plus funeste augure. Sur la seconde jointure de ce médius, on remarque deux signes étranges en ce qu’ils semblent se contredire. Le triangle dénote un homme curieux, soupçonneux, peu prodigue de ses biens, si ce n’est aux gens de guerre, et qui, dans sa vie, doit recevoir trois blessures : la première à la cuisse, l’autre au talon, et la troisième au petit doigt. Le second de ces signes est une étoile qui démontre le souverain magnanime, amateur du beau, formant des projets gigantesques, non seulement irréalisables, mais même inconcevables pour d’autres que lui. Cette ligne, qui ressemble à un S allongé serpentant sur la racine de la seconde jointure, présage, outre divers périls, plusieurs tentatives d’assassinat, parmi lesquelles une explosion préméditée. La ligne droite, la lettre C et l’X qui descendent presque à la racine du doigt de Saturne, promettent une seconde alliance plus illustre que la première.
– Mais, dit le jeune homme interrompant avec impatience la sibylle, voilà deux ou trois fois que vous me parlez de cette première alliance qui doit protéger les huit premiers lustres de ma vie. À quoi reconnaîtrai-je cette femme quand elle viendra à moi ?
– C’est une femme brune, dit la sibylle, veuve d’un homme blond, qui portait l’épée et qui a péri par le fer. Elle a deux enfants que vous adopterez comme vôtres. En examinant sa physionomie, vous la reconnaîtrez à deux choses : c’est qu’elle a un signe apparent à l’un de ses sourcils, et que, dans la conversation familière, elle élève habituellement le poignet droit, ayant l’habitude de tenir un mouchoir à sa main, et de le porter à sa bouche chaque fois qu’elle sourit.
– C’est bien, dit le consultant. Revenons à mon horoscope.
– Voyez à la base du doigt de Saturne ces deux signes dont l’un ressemble à un gril sans manche, et l’autre au six de carreau.
» Ils présagent votre bonheur détruit par votre seconde femme, qui, au contraire de la première, doit être blonde et née du sang des rois.
» La figure représentant l’image du Soleil à l’extrémité de la troisième jointure de l’annulaire, c’est-à-dire du doigt d’Apollon, prouve que vous deviendrez un personnage extraordinaire, vous élevant par votre mérite, mais spécialement favorisé par Jupiter et par Mars.
» Ces quatre lignes droites placées comme des palissades au-dessus de cette image du Soleil disent que vous lutterez en vain pour subjuguer une puissance qui, seule, vous arrêtera dans votre course.
» Au-dessous de ces quatre lignes droites, nous retrouvons cette ligne serpentante, ayant la forme d’un S, qui déjà deux fois, au doigt de Saturne, vous présage malheur ; si l’étoile qui est au-dessous de cette ligne était au-dessus, l’étoile indiquerait que vous seriez maintenu pendant sept lustres au zénith de votre puissance.
» Le quatrième doigt de la main gauche porte le signe de Mercure à l’extrémité de sa troisième jointure. Ce signe veut dire que peu d’hommes posséderont votre érudition, votre sagacité, votre finesse, votre justesse de raisonnement, votre subtilité d’esprit. Aussi soumettrez-vous plusieurs nations à vos vastes desseins ; aussi entreprendrez-vous des expéditions admirées, traverserez-vous des rivières profondes, gravirez-vous des montagnes escarpées, franchirez-vous des déserts immenses. Mais ce signe de Mercure démontre aussi que vous aurez une humeur brusque et fantasque ; que cette humeur vous suscitera de puissants ennemis ; que, véritable cosmopolite, tourmenté par la fièvre des conquêtes, vous ne serez bien qu’où vous ne serez pas, et que, parfois même, vous vous sentirez trop à l’étroit en Europe.
» Quant à cette espèce d’échelle tracée entre la première et la troisième phalange du doigt de Mercure, elle signifie que, aux jours de votre puissance, vous accomplirez d’immenses travaux, pour l’embellissement de votre capitale et des autres villes de votre royaume. Et maintenant, passons au pouce, c’est-à-dire au doigt de Vénus.
» Vous le voyez, voilà son signe tout-puissant sur la seconde phalange. Il annonce que vous adopterez des enfants qui ne seront pas les vôtres et que votre première union sera stérile, quoique vous ayez eu et deviez avoir encore des enfants naturels. Mais, comme compensation, voyez ces trois étoiles, qu’il domine : c’est le présage que, malgré les efforts de l’ennemi, entouré des grands hommes qui secondent votre génie, vous serez couronné entre votre sixième et votre septième lustre, et que le pape lui-même, pour vous rendre favorable à l’Église romaine, viendra de Rome poser sur votre tête et celle de votre épouse la couronne de Louis XIV et de Saint Louis.
» Au-dessous des trois étoiles, voyez-vous le signe de Vénus et celui de Jupiter ? À côté d’eux et sur la même ligne, remarquez-vous ces nombres si heureux en cabale : 9, 19, 99 ? Ils sont la preuve que l’Orient et l’Occident se donneront la main et que les Césars de Habsbourg consentiront à ce que leur nom s’allie au vôtre.
» Au-dessous de ces chiffres, nous trouvons le même Soleil que nous avons déjà vu au sommet du doigt d’Apollon, et qui indique qu’au contraire de la lumière céleste, qui va de l’orient à l’occident, la vôtre ira de l’occident à l’orient.
» Maintenant, montons au-dessus de la première phalange du pouce et arrêtons-nous à cet O que traverse diagonalement une barre. Eh bien ! ce signe veut dire : vue trouble, aveuglement politique. Quant aux trois étoiles de la première phalange, et au signe qui les surmonte, ils ne sont que l’affirmation de l’influence que les femmes auront sur votre vie, et ils indiquent que le bonheur vous étant venu par une femme, c’est par une femme qu’il s’en ira.
» Pour les quatre signes dispersés dans la paume de la main sous la forme d’un râteau de fer, l’un, dans le champ de Mars, l’autre adhérant à la ligne de vie, les deux autres s’adossant au bas du mont de la Lune, ils indiquent un général prodigue du sang de ses soldats, mais seulement sur le champ de bataille.
» Le haut de cette ligne fourchue, divisée vers le mont de Jupiter, numéro 8, dénote de grands voyages en Europe, en Asie, en Afrique. Quelques-uns de ces voyages seront forcés, ainsi que le dénote l’X qui est en haut de la ligne vitale, et qui domine le mont de Vénus ; enfin, se croisant sous Mars, c’est la marque certaine d’une haute illustration par des faits d’armes immenses. On épuisera, en vous parlant, toutes les formules de l’humilité et de la louange ; vous serez l’homme glorieux, l’homme prodigieux, l’homme miraculeux. Vous serez Alexandre, vous serez César ; vous serez plus que tout cela, vous serez Atlas portant le monde. Après avoir vu votre gloire éclairer l’univers entier, vous verrez, le jour de votre mort, l’univers entier rentrer dans la nuit ; et chacun, s’apercevant qu’il vient de manquer quelque chose à l’équilibre universel, se demandera non pas si c’est un homme qui vient de mourir, mais si c’est le soleil qui vient de s’éteindre !
Le jeune homme avait écouté cette prédiction d’un air plus sombre que joyeux, il avait semblé suivre la sibylle sur toutes les hauteurs où, fatiguée, elle avait repris haleine ; puis, avec elle, il avait semblé descendre dans le gouffre où elle lui avait prédit que devait se perdre sa fortune.
Après qu’elle eut cessé de parler, il demeura muet un instant.
– C’est la fortune de César que tu m’as prédite là, lui dit-il.
– C’est plus que la fortune de César, répondit-elle ; car César n’a pas atteint son but, et vous, vous atteindrez le vôtre ; car César n’a fait que mettre un pied sur le premier degré du trône, tandis que vous, vous vous assiérez dessus. Seulement, n’oubliez pas la femme brune, qui a un signe au-dessus du sourcil droit, et qui porte son mouchoir à sa bouche lorsqu’elle sourit.
– Et cette femme, où la rencontrerai-je ? demanda le jeune homme.
– Vous l’avez rencontrée aujourd’hui, répondit la sibylle. Et elle a marqué de son pied le point où commencera la série de vos victoires.
Il était tellement impossible que la sibylle eût préparé d’avance cet assemblage de vérités irrécusables, puisqu’elles étaient déjà le passé, et cette suite de faits incroyables et perdus encore dans l’avenir, que, pour la première fois peut-être, le jeune officier accorda une confiance entière à ce que la sibylle lui avait dit. Il mit la main à son gousset et en tira une bourse contenant quelques pièces d’or ; mais la sibylle lui mit la main sur le bras.
– Si je vous ai prophétisé des mensonges, dit-elle, si peu que vous me donniez, ce sera trop. Si je vous ai dit la vérité, au contraire, ce n’est qu’aux Tuileries que nous pouvons régler nos comptes. Aux Tuileries donc, quand vous serez empereur des Français !
– Soit ! aux Tuileries, répondit le jeune homme. Et si tu m’as dit la vérité, tu n’auras rien perdu pour attendre[5].
Le 26 octobre 1795, à deux heures et demie de l’après-midi, le président de la Convention prononça ces paroles : « La Convention nationale déclare que sa mission est remplie et que sa session est terminée. » Ces paroles furent suivies des cris mille fois répétés de « Vive la République ! »
Aujourd’hui, après soixante-douze ans écoulés, après trois générations éteintes, celui qui écrit ces lignes ne peut s’empêcher de s’incliner devant cette date solennelle.
La longue et orageuse carrière de la Convention s’était terminée par un acte de clémence.
Elle avait décrété que la peine de mort serait abolie dans toute l’étendue de la République française.
Elle avait changé le nom de la place de la Révolution en celui de place de la Concorde.
Enfin elle avait prononcé une amnistie pour tous les faits relatifs à la Révolution.
Elle ne laissait pas dans les prisons un seul prévenu ou condamné politique.
Elle était bien forte et bien sûre d’elle-même, l’Assemblée qui résignait ainsi son pouvoir.
Convention terrible, sévère ensevelisseuse, toi qui déposas le XVIIIe siècle dans son suaire taché de sang, tu trouvas en naissant, le 21 septembre 1792, l’Europe conjurée contre la France, un roi détrôné, une constitution annulée, une administration détruite, un papier-monnaie discrédité, des cadres de régiments sans soldats.
Tu te recueillis un instant, et tu vis que ce n’était pas, comme les deux Assemblées qui t’avaient précédée, la liberté que tu avais à proclamer en face d’une monarchie décrépite, mais la liberté que tu avais à défendre contre tous les trônes de l’Europe.
Le jour de ta naissance, tu proclamas la République en face de deux armées ennemies, dont l’une n’était plus qu’à cinquante et l’autre qu’à soixante-cinq lieues de Paris. Puis, pour te fermer toute retraite, tu menas à fin le procès de roi.
Quelques voix, s’élevant de ton sein même, te crièrent : « Humanité ! » Tu répondis : « Énergie ! »
Tu t’érigeas en dictature. Des Alpes à la mer de Bretagne, de l’Océan à la Méditerranée, tu t’emparas de tout en disant : « Je réponds de tout. »
Pareille à ce ministre de Louis XIII – pour qui il n’y avait ni amis ni famille, mais des ennemis de la France, qui frappait les Chalais comme les Marillac, les Montmorency comme les Saint-Preuil – tu te décimas toi-même. Enfin, après trois ans de convulsions comme jamais peuple n’en a éprouvées, après des journées qui s’appellent le 21 janvier, le 31 octobre, le 5 avril, le 9 thermidor, le 13 vendémiaire, sanglantes et mutilées tu te démis, et cette France compromise que tu avais reçue de la Constituante tu la remis, sauvée, au Directoire.
Que ceux qui t’accusent osent dire ce qui serait arrivé si tu avais faibli dans ta course, si Condé fût rentré à Paris, si Louis XVIII fût remonté sur le trône, si, au lieu des vingt ans du Directoire, du Consulat et de l’Empire, nous avions eu vingt ans de Restauration, vingt ans d’Espagne au lieu de vingt ans de France, vingt ans de honte au lieu de vingt ans de gloire !
Maintenant le Directoire était-il digne du legs qui lui était fait par sa sanglante mère ? Là n’est point la question.
Le Directoire répondra de ses œuvres devant la postérité comme la Convention a répondu des siennes.
Ce Directoire fut nommé.
Les cinq membres étaient Barras, Rewbell, Larevellière-Lépeaux, Letourneur et Carnot.
Il fut décidé que leur résidence serait le Luxembourg. Ils s’y rendirent pour ouvrir leurs séances.
Ils n’y trouvèrent pas un seul meuble.
« Le concierge, dit M. Thiers, leur prêta une table boiteuse, une feuille de papier à lettre, une écritoire pour écrire le premier message qui annonçait aux deux Conseils que le Directoire était constitué. »
On envoya à la trésorerie.
Il n’y avait pas un sou de numéraire.
Barras eut le personnel ; Carnot, le mouvement des armées ; Rewbell, les relations étrangères ; Letourneur et Larevellière-Lépeaux, l’administration intérieure ; Buonaparte eut le commandement de l’armée de Paris. Quinze jours après, il signait Bonaparte.
Le 9 mars suivant, vers onze heures du matin, deux voitures s’arrêtaient à la porte de la mairie du deuxième arrondissement de Paris.
De la première descendait un jeune homme de vingt-six ans, portant l’uniforme d’officier général.
Il était suivi de ses deux témoins.
De la seconde descendait une jeune femme, âgée de vingt-huit à trente ans.
Elle était suivie également de ses deux témoins.
Tous six se présentèrent devant le citoyen Charles-Théodore François, officier public de l’état civil du deuxième arrondissement, qui leur fit les questions qu’il est d’usage de faire aux futurs époux, lesquels, de leur côté, répondirent selon l’usage. Puis il leur fut fait lecture de l’acte suivant, qu’ils signèrent :
« Le dix-neuvième jour de ventôse de l’an IV de la République.
» Acte de mariage de Napolione Bonaparte, général en chef de l’armée de l’intérieur, âgé de vingt-huit ans, né à Ajaccio, département de la Corse, domicilié à Paris, rue d’Antin, fils de Charles Bonaparte, rentier, et de Laetitia Ramolino ;
» Et de Marie-Josèphe-Rose de Tascher, âgée de vingt-huit ans, née à l’île Martinique, dans les îles du Vent, domiciliée à Paris, rue Chantereine, fille de Joseph-Gaspard de Tascher, capitaine de dragons, et de Rose-Claire Desvergers de Sanois, son épouse.
» Moi, Charles-Théodore François, officier public de l’état civil du deuxième arrondissement du canton de Paris, après avoir fait lecture en présence des parties et témoins :
» 1° De l’acte de naissance de Napolione Bonaparte, qui constate qu’il est né le 5 février 1768, du légitime mariage de Charles Bonaparte et de Laetitia Ramolino ;
» 2° De l’acte de naissance de Marie-Josèphe-Rose de Tascher, qui constate qu’elle est née le 23 juin 1767, du légitime mariage de Joseph-Gaspard de Tascher et de Rose-Claire Desvergers de Sanois ;
» Vu l’extrait de décès d’Alexandre-François-Marie Beauharnais, qui constate qu’il est décédé le 5 thermidor an II, marié à Marie-Josèphe-Rose de Tascher ;
» Vu l’extrait des publications dudit mariage, dûment affiché le temps prescrit par la loi, sans opposition ;
» Et aussi après que Napolione Bonaparte et Marie-Josèphe-Rose de Tascher ont eu déclaré à haute voix se prendre mutuellement pour époux, j’ai prononcé à haute voix que Napolione Bonaparte et Marie-Josèphe-Rose de Tascher sont unis en mariage.
» Et ce, en présence des témoins majeurs ci-après nommés : savoir : Paul Barras, membre du Directoire exécutif, domicilié au palais du Luxembourg ; Jean Lemarrois, aide de camp, capitaine, domicilié rue des Capucines ; Jean-Lambert Tallien, membre du Corps législatif, domicilié à Chaillot ; et Étienne-Jacques-Jérôme Calmelets, homme de loi, domicilié rue de la Place-Vendôme, N° 207, qui tous ont signé avec les parties, et moi, après lecture. »
Et, en effet, on peut voir les six signatures de M. J.-R. de Tascher, de Napolione Bonaparte, de Tallien, de P. Barras, de J. Lemarrois le jeune, de E. Calmelets et de Leclerc au bas de l’acte que nous venons de citer.
Mais ce qu’il y a de remarquable dans cet acte, c’est qu’il renferme deux énonciations fausses. Bonaparte s’y fait plus vieux de un an et demi, et Joséphine plus jeune de quatre, Joséphine était née le 23 juin 1763, et Bonaparte le 15 août 1769.
Le lendemain de son mariage, Bonaparte fut nommé général en chef de l’armée d’Italie.
C’était le cadeau de noces de Barras.
Le 26 mars, Bonaparte arrivait à Nice, avec deux mille louis dans la caisse de sa voiture, et un million en traites.
On avait donné à Jourdan et à Moreau une magnifique armée composée de soixante-dix mille hommes.
On n’osait confier à Bonaparte que trente mille soldats affamés, manquant de tout, réduits à la dernière misère, sans habits, sans souliers, sans paie, la plupart du temps sans vivres, mais qui supportaient, il faut le dire, toutes ces privations, même la faim, avec un admirable courage.
Ses officiers étaient : Masséna, jeune Niçard, opiniâtre, entêté, plein d’éclairs subits ; Augereau, que nous connaissons de Strasbourg pour l’avoir vu manier le fleuret contre Eugène et le fusil contre les Autrichiens ; La Harpe, Suisse expatrié ; Serrurier, homme de la vieille guerre, c’est-à-dire méthodique et brave ; et enfin Berthier, son chef d’état-major, dont il avait deviné les qualités, qualités qui ne firent que s’accroître.
Avec ses trente mille combattants, il avait affaire à soixante mille hommes : vingt mille Piémontais, sous les ordres du général Collé ; quarante mille Autrichiens sous les ordres du général Beaulieu.
Ces généraux virent venir avec dédain ce jeune homme, plus jeune qu’eux, qui passait pour devoir son grade à la protection de Barras ; petit, maigre, fier, avec un teint d’Arabe, un œil fixe, des traits romains.
Quant aux soldats, ils tressaillirent aux premiers mots qu’il leur adressa ; c’était là le langage qu’il fallait leur parler.
Il leur dit :
– Soldats, vous êtes mal nourris et presque nus ; le gouvernement vous doit beaucoup, mais ne peut rien. Votre patience et votre courage vous honorent, mais, si vous restez ici, ne vous procurent ni avantages ni gloire.
» Moi, je vais vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde ; vous y trouverez de grandes villes, de belles provinces ! Vous y trouverez honneur, gloire et richesses.
» Suivez-moi !
Le même jour, il distribua quatre louis en or aux généraux, qui n’avaient pas vu l’or depuis quatre ou cinq ans, et transporta son quartier général à Albenga.
Il avait hâte d’être à Voltri, à cet endroit de sa carte où Joséphine, le premier jour où elle l’était venue voir, avait laissé la marque de son pied.
Le 11 avril, il était à Arenzano.
Rencontrera-t-il l’ennemi ? Ce gage de sa fortune future lui sera-t-il donné ?
En gravissant la montée d’Arenzano, à la tête de la division La Harpe, qui forme l’avant-garde, il pousse un cri de joie : il vient d’apercevoir une colonne qui sort de Voltri.
C’est Beaulieu et les Autrichiens.
Pendant cinq jours on se bat ; au bout de cinq jours, Bonaparte est maître de la vallée de la Bormida ; les Autrichiens, battus à Montenotte et à Dego, fuient vers Acqui, et les Piémontais, après avoir perdu les gorges de Millesimo, se retirent sur Ceva et Mondovi.
Maître de toutes les routes, traînant à sa suite neuf mille prisonniers qui vont aller apprendre à la France ses premières victoires, des hauteurs de Monte-Remoto qu’il faut franchir pour arriver à Ceva, il montre à ses soldats ces belles plaines d’Italie qu’il leur a promises ; il leur montre tous ces fleuves qui vont se jeter dans la Méditerranée et dans l’Adriatique, il leur montre une gigantesque montagne couverte de neige et s’écrie :
– Annibal avait franchi les Alpes, nous les avons tournées.
Ainsi, comme point de comparaison, Annibal se présente naturellement à lui.
Plus tard, ce sera César.
Plus tard, ce sera Charlemagne.
Nous avons vu naître sa fortune. Laissons le conquérant à sa première étape à travers le monde.
Le voilà sur la route de Milan, du Caire, de Vienne, de Berlin, de Madrid, hélas !… et de Moscou.
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :
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du site web du groupe :
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Novembre 2009
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VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.
[1] Je n’ai pas changé une parole à la demande de la fiancée, que j’ai prise tout entière dans l’histoire de Charles Nodier, intitulée Souvenirs de la Révolution.
[2] Nous empruntons ce portrait à l’étude sur Pichegru par Nodier.
[3] Titre que Louis XVIII porta tant que le jeune Louis XVII vécut.
[4] Nous ne croyons pas que philosophisme soit français, académiquement parlant, mais le philosophisme rend mieux notre idée que la philosophie.
[5] Nous pouvons d’autant mieux garantir la vérité de cette scène, que ces détails sur Mlle Lenormand nous sont donnés à nous-mêmes par son admiratrice et son élève Mme Moreau, qui habite, rue de Tournon, 5, le même logement que la célèbre sibylle et qui, se livrant au même art qu’elle, y a obtenu d’immenses succès.