Alexandre Dumas

 

 

 

LES LOUVES DE MACHECOUL

 

 

Tome II

 

 

 

(1859)

 

 

 

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Table des matières

 

XLVI  Où maître Jacques tient le serment qu’il a fait à Aubin Courte-Joie. 5

XLVII  Où il est démontré que tous les juifs ne sont pas de Jérusalem, et tous les Turcs de Tunis  12

XLVIII  Maître Marc. 31

XLIX  De quelle façon on voyageait dans le département de la Loire-Inférieure, au mois de mai 1832. 38

L  Un peu d’histoire ne gâte rien.. 52

LI  Où Petit-Pierre se décide à faire contre fortune bon cœur. 67

LII  Comment Jean Oullier prouva que, lorsque le vin est tiré, il n’y a rien de mieux à faire que de le boire. 76

LIII  Où il est expliqué comment et pourquoi le baron Michel avait pris le parti d’aller à Nantes  89

LIV  Où la brebis, croyant rentrer au bercail, tombe dans une chausse-trape. 102

LV  Où Trigaud montre que, s’il eût été à la place d’Hercule, il eût probablement accompli vingt-quatre travaux au lieu de douze. 115

LVI  La clef des champs. 136

LVII  Où Mary est victorieuse à la façon de Pyrrhus. 159

LVIII  Où le baron Michel trouve, pour s’appuyer, un chêne au lieu d’un roseau.. 171

LIX  Les derniers chevaliers de la royauté. 182

LX  Où Jean Oullier ment pour le bien de la cause. 195

LXI  Où le geôlier et le prisonnier se sauvent ensemble. 204

LXII  Le champ de bataille. 216

LXIII  Après le combat. 225

LXIV  Le château de la Pénissière. 232

LXV  La lande de Bouaimé. 246

LXVI  Où la maison Aubin Courte-Joie et compagnie, fait honneur à sa raison sociale  263

LXVII  Où les secours arrivent d’où on ne les attendait guère. 277

LXVIII  Sur la grande route. 291

LXIX  Ce qu’il advint de Jean Oullier. 312

LXX  Les batteries de maître Courtin.. 331

LXXI  Où Mme la baronne de la Logerie, en croyant faire les affaires de son fils, fait celles de Petit-Pierre. 340

LXXII  Marches et contremarches. 354

LXXIII  Où les amours de Michel semblent commencer à prendre une meilleure tournure  369

LXXIV  Comme quoi il y a pêcheur et pêcheur. 386

LXXV  Interrogatoire et confrontation.. 396

LXXVI  Où l’on retrouve le général et où l’on voit qu’il n’était pas changé. 409

LXXVII  Où Courtin est encore une fois désappointé. 421

LXXVIII  Où le marquis de Souday drague des huîtres et pêche Picaut. 437

LXXIX  Ce qui se passait dans deux maisons inhabitées. 453

LXXX  Où Courtin touche enfin du bout du doigt à ses cinquante mille francs. 470

LXXXI  L’auberge du « Grand Saint Jacques ». 484

LXXXII  Les deux Judas. 494

LXXXIII  ŒIL POUR ŒIL, DENT POUR DENT.. 507

LXXXIV  Les pantalons rouges. 523

LXXXV  La louve blessée. 534

LXXXVI  La plaque de cheminée. 545

LXXXVII  Trois cœurs brisés. 554

LXXXVIII  Le bourreau de Dieu.. 564

LXXXIX  Où l’on voit qu’un homme qui a cinquante mille francs sur lui peut quelquefois être fort gêné. 577

Épilogue. 592

À propos de cette édition électronique. 601

 

XLVI

Où maître Jacques tient le serment qu’il a fait à Aubin Courte-Joie


Effectivement, le bruit que le baron Michel et Petit-Pierre avaient entendu, du côté par où Courtin venait de disparaître, se changeait en un fracas tumultueux qui allait toujours se rapprochant ; et, deux minutes après, une douzaine de chasseurs, lancés au galop sur les traces ou plutôt sur le bruit que faisait en fuyant le cheval du marquis de Souday, – lequel accompagnait sa fuite de hennissements furieux, – passèrent comme une tempête à dix pas de Petit-Pierre et de son compagnon, qui se redressant au fur et à mesure que les cavaliers s’éloignaient, les suivirent de l’œil dans leur course enragée.

 

– Ils vont bien, dit Petit-Pierre ; mais, c’est égal, je doute qu’ils le rattrapent.

 

– D’autant plus, répondit le baron, qu’ils vont justement passer à l’endroit où nos amis nous attendent, et que le marquis me paraît tout à fait d’humeur à ralentir leur poursuite.

 

– Bataille, alors ! fit Petit-Pierre. Hier dans l’eau, aujourd’hui dans le feu ; j’aime mieux cela !

 

Et il essaya d’entraîner le baron Michel du côté où il comptait que la bataille allait avoir lieu.

 

– Oh ! non, non, dit Michel résistant ; non, je vous en prie, n’y allez pas !

 

– N’êtes-vous pas curieux de combattre sous les yeux de votre belle, baron ? Elle est là, cependant !

 

– Je le crois, dit tristement le jeune homme ; mais, vous le voyez, les soldats sillonnent la campagne dans toutes les directions ; si l’on tire quelques coups de fusil, ils accourront au feu ; nous pouvons tomber dans un de leurs partis, et, si j’accomplissais si malheureusement la mission dont je me suis chargé, je n’oserais plus jamais me présenter devant le marquis…

 

– Voyons, dites devant sa fille.

 

– Eh bien, oui.

 

– Alors, pour ne pas vous brouiller avec votre belle amie, je vous promets de vous obéir.

 

– Merci, merci, dit Michel saisissant vivement les mains de Petit-Pierre.

 

Puis, s’apercevant de l’inconvenance qu’il commettait :

 

– Oh ! pardon, pardon, dit-il en faisant vivement un pas en arrière.

 

– Bon ! dit Petit-Pierre, ne faites pas attention. Où le marquis de Souday m’avait-il ménagé un asile ?

 

– Chez moi, dans une métairie à moi.

 

– Pas dans celle de Courtin, j’espère ?

 

– Non, dans une autre, parfaitement isolée, perdue dans les bois, de l’autre côté de Légé… Vous savez le village où était la maison de Tinguy ?

 

– Oui ; mais connaissez-vous les chemins qui y conduisent ?

 

– Parfaitement.

 

– Je me défie un peu de cet adverbe-là en France ; mon pauvre Bonneville, lui aussi, connaissait parfaitement les chemins, et cependant il s’est égaré.

 

Petit-Pierre poussa un soupir et murmura :

 

– Pauvre Bonneville !… Hélas ! C’est peut-être cette erreur qui est la cause de sa mort.

 

Ce retour que faisait Petit-Pierre en arrière le ramenait naturellement aux pensées mélancoliques qui avaient déjà occupé son esprit lorsqu’il avait quitté la maison où s’était accomplie la catastrophe qui avait coûté la vie à son premier compagnon ; il redevint silencieux, et, après un signe de consentement, il se mit à suivre son nouveau guide, ne répondant que par des monosyllabes aux rares questions que lui adressait Michel.

 

Quant à celui-ci, il se tira de ses nouvelles fonctions avec infiniment plus d’adresse et de bonheur que l’on n’aurait pu s’y attendre. Il se jeta sur la gauche, et, traversant la plaine, il gagna un ruisseau qu’il connaissait pour y avoir maintes fois pêché des écrevisses dans son enfance ; ce ruisseau traverse d’un bout à l’autre le vallon de la Benaste, remonte vers le sud pour redescendre au nord et rejoindre la Boulogne auprès de Saint-Colombin.

 

Les deux rives, bordées de prairies, offraient un chemin à la fois sûr et commode. Michel le suivit quelque temps en portant Petit-Pierre sur ses épaules comme avait fait le pauvre Bonneville.

 

Puis, sortant du ruisseau après y avoir fait un kilomètre environ, il appuya de nouveau à gauche, gravit une colline et montra à Petit-Pierre les masses sombres de la forêt de Touvois, que, dans l’obscurité, on entrevoyait au pied de la colline sur laquelle ils étaient parvenus.

 

– Est-ce donc déjà votre métairie ? demanda Petit-Pierre.

 

– Non ; nous avons encore à traverser la forêt de Touvois ; mais, dans trois quarts d’heure, nous y serons arrivés.

 

– Et la forêt de Touvois est-elle sûre ?

 

– C’est probable : les soldats savent bien qu’il n’y a rien de bon, pour eux, à traverser nos forêts la nuit.

 

– Et vous ne craignez pas de vous y perdre ?

 

– Non ; car nous n’irons point à travers le fourré ; nous n’y entrerons même que quand nous aurons trouvé le chemin de Machecoul à Légé ; en suivant la lisière de l’est, nous devons nécessairement le rencontrer.

 

– Et alors ?

 

– Alors, nous n’aurons plus qu’à le suivre en remontant.

 

– Allons, allons, dit Petit-Pierre, je rendrai bon compte de vous, mon jeune guide, et, ma foi, il ne tiendra pas à Petit-Pierre que votre courageux dévouement n’obtienne la récompense qu’il ambitionne. Mais voici un chemin à peu près praticable ; ne serait-ce pas celui que nous cherchons ?

 

– C’est bien facile à reconnaître : il doit y avoir un poteau à droite… Et ! tenez, le voici ! C’est cela même. Et, maintenant, Petit-Pierre, j’ose vous promettre une bonne nuit.

 

– Tant mieux ! dit Petit-Pierre en soupirant ; car je ne puis pas vous cacher que les terribles émotions de la journée ont mal réparé les fatigues de l’autre nuit.

 

Petit-Pierre n’avait pas achevé ces mots, qu’une silhouette noire se dressa sur le revers du fossé, bondit sur la route, et qu’un homme le saisissant violemment au collet, lui cria d’une voix de tonnerre :

 

– Arrêtez, ou vous êtes mort !

 

Michel s’élança au secours de son jeune compagnon en assenant sur la tête de l’agresseur un vigoureux coup de la pomme de plomb de sa cravache.

 

Mais il faillit payer cher sa généreuse intervention.

 

L’homme, sans lâcher Petit-Pierre, qu’il contenait de la main gauche, tira un pistolet de dessous sa veste et fit feu sur le baron Michel.

 

Heureusement pour le pauvre jeune homme que, quelle que fût la faiblesse de Petit-Pierre, ce n’était point un gaillard à se tenir aussi parfaitement tranquille que l’eût souhaité l’homme au pistolet : il vit le geste, et, d’un geste plus rapide encore, il releva si à propos le bras qui ajustait l’arme meurtrière, que la balle, qui, sans ce mouvement, traversait infailliblement la poitrine du baron Michel, ne fit que lui labourer le haut de l’épaule.

 

Il revenait à la charge et l’assaillant sortait un second pistolet de sa ceinture, lorsque deux autres individus s’élancèrent hors des buissons et le saisirent par-derrière.

 

Alors, l’homme, le voyant hors d’état de nuire, se contenta de dire à ses deux coopérateurs :

 

– Fusillez-moi ce gaillard-là ! et, quand vous en aurez fini avec lui, vous me débarrasserez de celui-ci.

 

– Mais, se hasarda de dire Petit-Pierre, de quel droit nous arrêtez-vous de la sorte ?

 

– Du droit de ceci, répondit l’homme en montrant la carabine qu’il portait en sautoir sur son épaule. Pourquoi ? Vous le saurez tout à l’heure. Attachez solidement l’homme à la cravache ; quant à celui-ci, ajouta-t-il avec mépris en désignant Petit-Pierre, ce n’est pas la peine : je crois que nous n’aurons pas grande difficulté à nous en faire suivre.

 

– Mais, enfin, où nous conduisez-vous ? demanda Petit-Pierre.

 

– Oh ! vous êtes bien curieux, mon jeune ami, répondit l’homme.

 

– Mais encore ?…

 

– Eh ! pardieu ! marchez, si vous tenez tant à le savoir. Vous le verrez tout à l’heure par vos propres yeux.

 

Et l’homme, prenant le bras de Petit-Pierre sous le sien, l’entraîna dans le fourré, tandis que Michel, qui regimbait encore vigoureusement, poussé par les deux acolytes, y pénétrait à son tour.

 

Ils marchèrent ainsi pendant dix minutes, après lesquelles ils arrivèrent à la clairière que nous connaissons pour la demeure de Jacques, le maître des lapins ; car c’était lui qui, pour tenir saintement la promesse qu’il avait faite à Courte-Joie, avait arrêté les deux premiers voyageurs que le hasard avait envoyés sur la route et c’était son coup de pistolet qui avait mis en rumeur tout le camp des réfractaires, ainsi que nous l’avons vu à la fin d’un des chapitres précédents.

 

XLVII

Où il est démontré que tous les juifs ne sont pas de Jérusalem, et tous les Turcs de Tunis


– Holà ! hé ! les lapins ! fit maître Jacques en arrivant à la clairière.

 

Et à la voix de leur chef, les lapins obéissants sortirent des buissons, des touffes de genêts et de broussailles, sous lesquels ils s’étaient gîtés au premier cri d’alarme, et rentrèrent dans la clairière, où autant, que le leur permettait l’obscurité, ils examinèrent curieusement les deux prisonniers.

 

Puis, comme cet examen dans les ténèbres ne leur suffisait pas, l’un d’eux descendit dans le terrier, y alluma deux morceaux de sapin et revint les mettre sous le nez de Petit-Pierre et de son compagnon.

 

Maître Jacques avait été reprendre sa place habituelle sur le tronc d’arbre, et il causait paisiblement avec Aubin Courte-Joie, auquel il racontait les incidents de la prise qu’il venait d’opérer, avec la même conscience qu’un villageois raconte à sa femme les détails d’une acquisition qu’il a faite au marché.

 

Michel, que cette première affaire et la blessure qu’il avait reçue avaient nécessairement ému, s’était assis ou plutôt couché sur l’herbe ; Petit-Pierre, debout à côté de lui, regardait, avec une attention qui n’était pas exempte de dégoût, les figures des bandits ; ce qui lui était d’autant plus facile que ceux-ci, leur curiosité satisfaite, avaient repris leurs occupations interrompues, c’est-à-dire leurs psalmodies, leurs jeux, leur sommeil et le soin de leurs armes.

 

Cependant, tout en jouant, tout en buvant, tout en chantant, tout en nettoyant leurs fusils, leurs carabines et leurs pistolets, ils ne perdaient pas un seul instant de l’œil les deux prisonniers, que, pour surcroît de précaution, on avait placés au centre de la clairière.

 

Ce fut alors seulement, en ramenant ses regards des bandits sur son compagnon, que Petit-Pierre s’aperçut de la blessure de celui-ci.

 

– Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-il en voyant le sang qui, coulant de son bras, était descendu jusqu’à sa main, vous êtes blessé ?

 

– Je crois que oui, Mad… mons…

 

– Oh ! par grâce, jusqu’à nouvel ordre, Petit-Pierre, et plus que jamais ! Souffrez-vous beaucoup ?

 

– Non ; il m’a semblé que je recevais un coup de bâton sur l’épaule, et, maintenant, j’ai le bras tout engourdi.

 

– Essayez de le remuer.

 

– Oh ! dans tous les cas, il n’y a rien de cassé. Voyez !

 

Et, effectivement, il remua assez facilement le bras.

 

– Allons, tant mieux ! Voilà qui va enlever d’assaut le cœur de celle que vous aimez, et, si votre noble conduite ne suffisait pas, je vous promets d’intervenir ; j’ai de bonnes raisons pour croire que mon intervention sera efficace.

 

– Que vous êtes bonne !

 

– Que je suis bon ! bon ! bon ! Ne l’oubliez donc plus, malheureux que vous êtes !

 

– Oui, Petit-Pierre ; et, quoique vous m’ordonniez après une pareille promesse, s’agît-il d’enlever à moi tout seul une batterie de cent pièces de canons, je marcherais tête baissée sur la redoute. Ah ! si vous vouliez parler au marquis de Souday, je serais le plus heureux des hommes !

 

– Ne gesticulez donc pas ainsi : vous allez empêcher le sang de s’arrêter. Ah ! il paraît que c’est le marquis que vous redoutez particulièrement. Eh bien, je lui parlerai, à ce terrible marquis, foi de… Petit-Pierre ; seulement, pendant qu’on nous laisse tranquilles, continua Petit-Pierre en jetant un regard autour de lui, causons de nos affaires. Où sommes-nous, et quelles sont ces gens-là ?

 

– Mais, dit Michel, cela m’a tout l’air d’être des chouans.

 

– Des chouans qui arrêtent des voyageurs inoffensifs ? C’est impossible.

 

– Cela s’est vu cependant.

 

– Oh !

 

– Et, cela ne s’est pas vu, j’ai bien peur que cela ne se voie aujourd’hui.

 

– Mais que vont-ils faire de nous ?

 

– Nous allons le savoir ; car voici qu’ils se remuent, et c’est sans doute pour nous faire l’honneur de s’occuper de nos personnes.

 

– Ah ! par exemple, fit Petit-Pierre, il serait curieux que ce fût de mes partisans que vînt pour nous le danger. En tout cas, silence !

 

Michel fit un signe pour indiquer qu’il n’y avait de sa part aucune indiscrétion à redouter.

 

Comme l’avait fort judicieusement remarqué le jeune baron, maître Jacques, après avoir conféré avec Aubin Courte-Joie et quelques-uns de ses hommes, venait de donner l’ordre qu’on lui amenât les prisonniers.

 

Petit-Pierre s’avança avec assurance vers l’arbre sous lequel le maître des lapins tenait ses assises ; mais Michel, qui, à cause de sa blessure et de ses mains liées, éprouvait quelque difficulté à se dresser sur ses jambes, mit un peu plus de temps à obéir ; ce que voyant, Aubin Courte-Joie, fit signe à Trigaud la Vermine, qui, saisissant le jeune homme par la ceinture, l’enleva avec autant de facilité qu’un autre eût fait d’un enfant de trois ans, et le posa devant maître Jacques en ayant soin de le placer dans une situation exactement semblable à celle où il était lorsqu’il avait été ramassé, manœuvre que Trigaud la Vermine opéra en lançant fort adroitement en avant les extrémités inférieures de Michel, puis en donnant une secousse au centre de gravité avant de laisser retomber le tout sur le sol.

 

– Butor ! murmura Michel, auquel la douleur avait fait perdre sa timidité naturelle.

 

– Vous n’êtes pas poli, dit maître Jacques ; non, je vous le répète, vous n’êtes pas poli, monsieur le baron Michel de la Logerie ! et le procédé de ce brave garçon valait mieux que cela. Mais voyons, laissons toutes ces futilités, et arrivons-en à nos petites affaires.

 

Jetant alors un coup d’œil plus arrêté sur le jeune homme :

 

– Je ne me suis pas trompé, continua-t-il : vous êtes bien M. le baron Michel de la Logerie ?

 

– Oui, répondit brièvement Michel.

 

– Bien ! qu’aviez-vous à faire sur la route de Légé, en pleine forêt de Touvois, à cette heure de la nuit ?

 

– Je pourrais vous répondre que je n’ai pas de comptes à vous rendre, et que les routes sont libres.

 

– Mais vous ne me répondrez pas cela, monsieur le baron.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que, sauf le respect que je vous dois, vous répondriez une sottise, et que vous avez trop d’esprit pour cela.

 

– Comment ?

 

– Sans doute : vous voyez bien que vous avez des comptes à me rendre, puisque je vous en demande ; vous voyez bien que les routes ne sont pas libres, puisque vous n’avez pas pu continuer votre chemin.

 

– Soit ; je ne discuterai pas avec vous. J’allais à ma métairie de la Banlœuvre, qui, vous le savez, est située à l’une des extrémités de la forêt de Touvois, où nous sommes.

 

– Eh bien, à la bonne heure, monsieur le baron, faites-moi toujours l’honneur de me répondre ainsi, et nous serons d’accord. Maintenant, comment se fait-il que M. le baron de la Logerie, qui a tant de bons chevaux dans ses écuries, tant de bons carrosses sous ses remises, voyage à pied comme les simples manants, comme nous pourrions le faire ?

 

– Nous avions un cheval ; mais, dans une chute que nous avons faite, il s’est échappé, et nous n’avons pas pu le rejoindre.

 

– Bien encore. À présent, monsieur le baron, j’espère que vous serez assez bon pour nous donner des nouvelles.

 

– Moi ?

 

– Oui. Que se passe-t-il par là-bas, monsieur le baron ?

 

– En quoi ce qui se passe de nos côtés peut-il vous intéresser ? demanda Michel, qui, ne devinant pas encore tout à fait à qui il avait affaire, ne savait trop quelle couleur il devait donner à ses réponses.

 

– Dites toujours, monsieur le baron, reprit maître Jacques ; ne vous inquiétez pas de ce qui peut m’être utile ou de ce qui peut m’être indifférent. Voyons, rappelez bien vos souvenirs. Qu’avez-vous rencontré sur votre route ?

 

Michel regarda Petit-Pierre avec embarras.

 

Maître Jacques surprit ce regard ; il appela Trigaud la Vermine et lui ordonna de se placer entre les deux prisonniers, comme la Muraille du Songe d’une nuit d’été.

 

– Eh bien, continua Michel, nous avons rencontré ce que l’on rencontre à toute heure et sur tous les chemins, depuis trois jours, dans les environs de Machecoul : des soldats.

 

– Et sans doute ils vous ont parlé ?

 

– Non.

 

– Comment ! non ? Ils vous ont laissés passer sans vous parler ?

 

– Nous les avons évités.

 

– Bah ! fit maître Jacques d’un ton dubitatif.

 

– Voyageant pour nos affaires, il ne nous convenait point d’être mêlés malgré nous dans celles qui ne nous regardent pas.

 

– Et quel est ce jeune homme qui vous accompagne ?

 

Petit-Pierre s’empressa de répondre avant que Michel eût eu le temps de le faire :

 

– Je suis, dit-il, le domestique de M. le baron.

 

– Alors, mon ami, dit maître Jacques répliquant à Petit-Pierre, permettez-moi de vous dire que vous êtes un bien mauvais domestique ; et, en vérité, tout paysan que je suis, cela me chagrine de voir un domestique répondre pour son maître, surtout quand on ne lui adresse pas la parole, à lui.

 

Puis, revenant à Michel :

 

– Ah ! Ce jeune garçon est votre domestique ? continua maître Jacques. Eh bien, il est fort gentil !

 

Et le maître des lapins regarda Petit-Pierre avec une profonde attention, tandis que l’un de ses hommes passait sa torche devant le visage de ce dernier pour faciliter l’examen.

 

– Voyons, de fait, que voulez-vous ? demanda Michel. Si c’est ma bourse, je ne compte pas la défendre, prenez-la ; mais laissez-nous aller à nos affaires.

 

– Ah ! fi donc ! répondit maître Jacques, si j’étais un gentilhomme comme vous, monsieur Michel, je vous demanderais raison d’une pareille offense. Voyons, vous nous prenez donc pour des voleurs de grand chemin ? Voilà qui n’est pas du tout flatteur, et, sans la crainte de vous être désagréable, je vous révélerais mes qualités ; mais vous ne vous occupez pas de politique… Monsieur votre père, cependant, que j’ai eu l’avantage de connaître quelque peu, s’en mêlait, lui, et il n’y a pas perdu sa fortune ; je vous avoue donc que je croyais trouver en vous un serviteur zélé de Sa Majesté Louis-Philippe.

 

– Eh bien, vous vous seriez trompé, mon cher monsieur, répondit très-irrévérencieusement Petit-Pierre : M. le baron est, au contraire, un partisan très zélé d’Henri V.

 

– Vraiment, mon jeune ami ? s’écria maître Jacques.

 

Puis se tournant vers Michel :

 

– Voyons, monsieur le baron, continua-t-il, ce que vient de dire là votre compagnon… non, je me trompe, votre domestique, est-ce bien vrai ?

 

– C’est l’exacte vérité, répondit Michel.

 

– Ah ! Voilà qui me comble de joie ! Et moi qui croyais avoir affaire à d’affreux patauds ! Mon Dieu, que je suis donc honteux de vous avoir traités de la sorte, et que d’excuses j’ai à vous faire ! Recevez-les, monsieur le baron ; vous-même, prenez-en votre part, mon jeune ami, et touchez là tous deux, le domestique comme le maître… Je ne suis pas fier, moi.

 

– Eh ! pardieu ! dit Michel, dont la politesse railleuse de maître Jacques était loin d’apaiser la mauvaise humeur, vous avez un moyen bien simple de nous témoigner vos regrets : c’est de nous renvoyer où vous nous avez pris.

 

– Oh ! fit maître Jacques, non.

 

– Comment ! non ?

 

– Non, non, non ; je ne souffrirai pas que vous nous quittiez de la sorte ; d’ailleurs, deux partisans de la légitimité comme nous, monsieur le baron Michel, doivent avoir à s’entretenir ensemble de la grande question de la prise d’armes. N’êtes-vous pas de cet avis, monsieur le baron ?

 

– Soit ; mais l’intérêt même de cette cause exige que, moi et mon domestique, nous nous mettions promptement en sûreté à la Banlœuvre.

 

– Monsieur le baron, nul asile, je vous jure, n’est plus sûr que celui que vous trouverez parmi nous ; puis je ne souffrirai pas que vous nous quittiez avant que je vous aie donné une preuve de l’intérêt vraiment touchant que je vous porte.

 

– Hum ! murmura Petit-Pierre, il me semble que cela se gâte.

 

– Voyons, dit Michel.

 

– Vous êtes dévoué à Henri V ?

 

– Oui.

 

– Très-dévoué ?

 

– Oui.

 

– Énormément ?

 

– Je vous l’ai dit.

 

– Vous l’avez dit, et je n’en doute pas. Eh bien, je vais vous fournir les moyens de manifester ce dévouement d’une manière éclatante.

 

– Faites.

 

– Vous voyez tous ces braves, fit maître Jacques en montrant à Michel sa troupe, c’est-à-dire une quarantaine de drôles ayant bien plus l’air de bandits de Callot que d’honnêtes paysans ; ils ne demandent qu’à se faire tuer pour notre jeune roi et son héroïque mère ; seulement, ils manquent de tout ce qui est nécessaire pour atteindre ce but : d’armes pour combattre, d’habits pour se présenter convenablement au feu, d’argent pour alléger les fatigues du bivac. Vous ne souffrirez pas, je le présume, monsieur le baron, que tous ces dignes serviteurs, en accomplissant ce que vous-même regardez comme un devoir, s’exposent à toutes les maladies, rhumes, fluxions de poitrine, qui résultent de l’intempérie des saisons ?

 

– Mais où diable, répliqua Michel, voulez-vous que je trouve de quoi vêtir et armer vos hommes ? Est-ce que j’ai des magasins à ma disposition ?

 

– Ah ! monsieur le baron, reprit maître Jacques, croyez-vous donc que je sache assez peu mon monde pour avoir pensé à donner à un homme comme vous l’ennui de tous ces détails ? Non ; j’ai là un serviteur merveilleux (et il montra Aubin Courte-Joie) qui vous épargnera toute peine ; il vous suffira de le fournir d’argent, et il fera pour le mieux, tout en ménageant votre bourse.

 

– S’il ne s’agit que de cela, dit Michel avec la facilité de la jeunesse et l’enthousiasme d’une opinion naissante, de grand cœur ! Combien vous faut-il ?

 

– À la bonne heure ! fit maître Jacques assez étonné de cette facilité. Eh bien, croyez-vous que ce soit exagérer les choses que de vous demander cinq cents francs par homme ? Vous comprenez que je voudrais, outre la tenue – verte comme celle des chasseurs de M. de Charette – leur voir un havre-sac convenablement garni ; cinq cents francs, c’est à peu près moitié du prix que Philippe compte à la France pour chaque homme qu’elle lui fournit, et chacun de mes hommes vaut bien deux soldats de Philippe. Vous voyez que je suis raisonnable.

 

– Dites-moi en deux mots la somme que vous exigez, et finissons.

 

– Eh bien, j’ai une quarantaine d’hommes, y compris les absents par congé en règle, mais qui doivent rejoindre les drapeaux au premier signal : cela fait tout juste vingt mille francs, c’est-à-dire une misère pour un homme riche comme vous êtes, monsieur le baron.

 

– Soit ; dans deux jours, vous aurez vos vingt mille francs, dit Michel en essayant de se lever, je vous en donne ma parole.

 

– Oh ! que non pas !… Nous voulons vous épargner toute peine, monsieur le baron. Vous avez bien aux environs un ami, un notaire qui vous avancera cette somme : vous allez lui écrire un petit mot bien pressant, bien poli, et l’un de mes hommes se chargera de le lui remettre.

 

– Volontiers ! donnez-moi ce qu’il faut pour écrire et déliez-moi les mains.

 

– Mon compère Courte-Joie va vous fournir plume, encre et papier.

 

Maître Courte-Joie, en effet, commença de tirer de sa poche un encrier garni.

 

Mais Petit-Pierre fit un pas en avant.

 

– Un instant, monsieur Michel, dit-il avec résolution. Et vous, maître Courte-Joie, comme on vous appelle, rengainez vos ustensiles ; cela ne se fera pas.

 

– Bah ! vraiment, monsieur le domestique ? demanda maître Jacques. Et pourquoi cela ne se ferait-il pas, s’il vous plaît ?

 

– Parce que de pareils procédés, monsieur, rappellent un peu trop les bandits de la Calabre et de l’Estramadure pour être de mise chez des hommes qui se prétendent les soldats du roi Henri V ; parce que c’est une véritable extorsion, et que je ne la souffrirai pas.

 

– Vous, mon jeune ami ?

 

– Oui, moi !

 

– Si je vous considérais comme étant réellement ce que vous avez prétendu être, je vous traiterais comme on traite un laquais impertinent ; mais il me semble que vous avez quelque droit au respect que l’on porte à une femme, et je n’aurai garde de compromettre ma réputation de galanterie en vous brutalisant. Je me bornerai donc, pour le moment, à vous engager à ne point vous mêler de ce qui ne vous regarde pas.

 

– Cela me regarde beaucoup, au contraire, monsieur, reprit Petit-Pierre avec une suprême hauteur ; car il m’importe que vous ne vous serviez point du nom d’Henri V pour commettre des actes de brigandage.

 

– Oh ! mais vous prenez grand souci, ce me semble, des affaires de Sa Majesté, mon jeune ami. Vous aurez bien la bonté de me dire à quel titre, n’est-ce pas ?

 

– Faites éloigner vos hommes, et je vous le dirai, monsieur.

 

– Ah ! ah ! fit maître Jacques.

 

Puis se tournant vers ses hommes :

 

– Éloignez-vous un peu, les lapins, dit-il.

 

Les hommes obéirent.

 

– Ce n’était pas nécessaire, fit maître Jacques, attendu que je n’ai pas de secret pour ces braves gens ; mais, enfin, pour vous plaire, il n’y a rien que je ne fasse, comme vous voyez. Nous voilà seuls ; parlez donc.

 

– Monsieur, dit Petit-Pierre en faisant un pas vers maître Jacques, je vous ordonne de mettre ce jeune homme en liberté ; je veux que vous nous donniez une escorte, que vous nous fassiez conduire à l’instant même où nous voulons aller, et que vous envoyiez à la recherche d’amis que nous attendons.

 

– Vous voulez ! vous ordonnez ! Ah çà ! ma tourterelle, vous parlez comme le roi sur son trône. Et, si je refuse, que direz-vous ?

 

– Si vous refusez, avant vingt-quatre heures, je vous aurai fait fusiller.

 

– Voyez-vous cela ! C’est donc à Mme la régente que j’ai l’honneur de parler ?

 

– À elle-même, monsieur.

 

Ici, maître Jacques fut pris d’un accès de rire convulsif ; ses lapins, le voyant si joyeux, se rapprochèrent pour avoir leur part d’hilarité.

 

– Ouf ! dit-il les voyant revenus à leur premier poste, je n’en puis plus. Mes pauvres lapins, vous avez été bien étonnés tout à l’heure, n’est-ce pas ? lorsque M. le baron de la Logerie, fils du Michel que vous savez, nous a déclaré que Henri V n’avait pas de meilleur ami que lui ; mais ce qui se passe à cette heure est bien autrement fort, bien autrement sérieux, bien autrement incroyable ! Voici qui dépasse tout ce que l’imagination la plus galopante aurait pu concevoir : savez-vous ce que c’est que ce joli petit paysan, que vous avez pu prendre pour ce que vous avez voulu, mais que, moi, j’ai purement et simplement regardé comme la maîtresse de M. le baron ? Eh bien, mes petits lapins, vous vous trompiez, je me trompais, nous nous trompions tous : ce jeune homme inconnu n’est ni plus ni moins que la mère de notre roi !

 

Un murmure d’incrédulité ironique parcourut les rangs des réfractaires.

 

– Et moi, je vous jure, s’écria Michel, que ce que l’on vous dit est la vérité.

 

– Ah ! beau témoignage, par ma foi ! s’écria à son tour maître Jacques.

 

– Je vous assure…, interrompit Petit-Pierre.

 

– Non pas, reprit maître Jacques, c’est moi qui vous assure que, si, d’ici à dix minutes que je lui ai données pour réfléchir, votre écuyer, ma belle dame errante, n’a pas pris le parti que je lui ai indiqué comme pouvant seul le sauver, il ira tenir compagnie aux glands qui poussent au-dessus de nos têtes… Qu’il choisisse vite, du sac ou de la corde ; si je n’ai pas l’un, l’autre ne lui manquera pas.

 

– Mais c’est une infamie ! s’écria Petit-Pierre hors de lui.

 

– Qu’on le saisisse ! dit maître Jacques.

 

Quatre réfractaires s’avançaient pour exécuter cet ordre.

 

– Voyons, dit Petit-Pierre, qui de vous osera porter la main sur moi !

 

Et comme Trigaud, peu sensible à la majesté de la parole et du geste, avançait toujours :

 

– Eh quoi ! reprit Petit-Pierre reculant devant le contact de cette main sordide, et arrachant du même coup son chapeau et sa perruque, quoi ! parmi tous ces bandits, il ne se trouvera pas un soldat pour me reconnaître ? quoi ! Dieu me laissera sans secours, à la merci de pareils brigands ?

 

– Oh ! non pas, fit une voix derrière maître Jacques, et voici venir quelqu’un qui dira à monsieur que sa conduite est indigne d’un homme portant une cocarde qui n’est blanche que parce qu’elle est sans tache.

 

Maître Jacques se retourna prompt comme la foudre, et braquant déjà un de ses pistolets sur le nouvel arrivant ; tous les bandits avaient sauté sur leurs armes, et ce fut sous une voûte de fer que Bertha – car c’était elle – fit son entrée dans le cercle qui entourait les deux prisonniers.

 

– La louve ! la louve ! murmurèrent quelques-uns des hommes de maître Jacques qui connaissaient Mlle de Souday.

 

– Que venez-vous faire ici ? s’écria le chef des lapins, ignorez-vous que je ne reconnais aucunement l’autorité que monsieur votre père s’arroge sur ma troupe, et que je refuse de faire partie de sa division ?

 

– Taisez-vous, drôle ! dit Bertha.

 

Et, allant droit à Petit-Pierre et mettant un genou en terre devant lui :

 

– Je vous demande pardon, lui dit-elle, pour ces hommes qui vous ont injurié et menacé, vous qui aviez tant de droits à leurs respects !

 

– Ah ! par ma foi, dit gaiement Petit-Pierre, vous arrivez fort à propos ! Sans vous, la position devenait mauvaise, et voilà un pauvre garçon qui vous devra quelque chose comme la vie ; car ces messieurs ne parlaient pas moins que de le pendre et de m’envoyer lui tenir compagnie.

 

– Oh ! mon Dieu oui, dit Michel, qu’Aubin Courte-Joie, en voyant la tournure que prenait la chose, s’était hâté de délier.

 

– Et ce qui m’eût paru le plus fâcheux dans tout cela, dit Petit-Pierre en souriant et en montrant Michel, c’est que ce jeune homme est tout à fait digne qu’une bonne royaliste comme vous s’intéresse à lui.

 

Bertha sourit à son tour, et baissa les yeux.

 

– C’est donc vous qui m’acquitterez envers lui, continua Petit-Pierre ; et, de votre côté, vous ne m’en voudrez pas trop, n’est-ce pas ? si, pour dégager la promesse que je lui ai faite, je touche quelques mots de tout cela à monsieur votre père.

 

Bertha se pencha, et ce mouvement, qu’elle fit pour saisir la main de Petit-Pierre et la baiser, dissimula la rougeur qui couvrait ses joues.

 

Cependant maître Jacques, tout honteux de sa méprise, s’était approché et balbutiait quelques excuses.

 

Malgré la répulsion profonde que lui inspirait cet homme, Petit-Pierre comprit qu’il serait impolitique de lui témoigner autre chose que du ressentiment.

 

– Vos intentions sont peut-être excellentes, monsieur, lui dit-il ; mais vos façons sont déplorables et ne tendent pas à moins qu’à nous faire passer tous pour des détrousseurs de grande route, comme étaient autrefois MM. les compagnons de Jéhu. J’espère que vous vous en abstiendrez désormais.

 

Puis, se détournant, et comme si ces gens n’existaient plus pour lui :

 

– Et maintenant, dit Petit-Pierre à Bertha, racontez-moi comment vous êtes arrivée jusqu’à nous.

 

– Votre cheval a senti les nôtres, répondit la jeune fille ; en passant, nous l’avons recueilli, et nous nous sommes éloignés ; car nous entendions les chasseurs qui le suivaient. En voyant le double fagot d’épines dont la pauvre bête était ornée, nous avons bien pensé que c’était pour vous échapper que vous vous étiez débarrassés de l’animal ; alors, nous nous sommes tous dispersés, et, nous donnant rendez-vous à la Banlœuvre, nous nous sommes mis à votre recherche. Je traversais la forêt ; les lumières ont attiré mon attention, ainsi que le bruit des voix ; j’ai quitté mon cheval, de peur qu’un hennissement ne me trahît, je me suis approchée, et, dans la préoccupation générale, personne ne m’a vue ni entendue. Vous savez le reste, Madame.

 

– Bien, répondit Petit-Pierre ; et, si maintenant monsieur veut bien me donner un guide, à la Banlœuvre, Bertha ! car je vous avoue que je tombe de fatigue…

 

– Je vous conduirai moi-même, Madame, répondit respectueusement maître Jacques.

 

Petit-Pierre inclina la tête en signe d’assentiment.

 

Maître Jacques fit bien les choses.

 

Dix de ses hommes marchèrent en avant pour éclairer la route, tandis que lui-même, accompagné de dix autres, escortait Petit-Pierre, monté sur le cheval de Bertha.

 

Deux heures après, et au moment où Petit-Pierre, Bertha et Michel achevaient de souper, le marquis et Mary arrivèrent à leur tour, et M. de Souday témoigna une grande joie de trouver en sûreté celui qu’il appelait son jeune ami.

 

Nous devons avouer que, toujours homme de l’ancien régime, cette joie du marquis, si vive et si réelle qu’elle fût, était tempérée par les témoignages du plus profond respect.

 

Dans la soirée, Petit-Pierre eut avec le marquis de Souday, dans un coin de la salle, un long entretien que Bertha et Michel suivirent tous deux avec un vif intérêt, qui s’accrut encore lorsque Jean Oullier entra dans la métairie ; en ce moment, M. de Souday s’approcha des jeunes gens, et, prenant la main de Bertha, tout en s’adressant à Michel :

 

– M. Petit-Pierre, dit-il, vient de m’assurer que vous aspiriez à la main de Mlle Bertha, ma fille. J’eusse peut-être eu d’autres idées pour son établissement ; mais, en face de ses gracieuses insistances, je ne puis que vous répondre, monsieur, qu’après la campagne, ma fille sera votre femme.

 

La foudre tombant aux pieds de Michel ne l’eût pas stupéfié davantage.

 

Pendant que le marquis mettait la main de Bertha dans la sienne, il voulut se tourner vers Mary, comme pour implorer son intervention.

 

Mais la voix de celle-ci murmura à son oreille ces mots terribles :

 

– Je ne vous aime pas !

 

Accablé de douleur, confondu de surprise, Michel prit machinalement la main que le marquis lui présentait.

 

XLVIII

Maître Marc


Le même jour où se passaient, dans la maison de la veuve Picaut, au château de Souday, dans la forêt de Touvois et à la métairie de la Banlœuvre, les divers événements qui ont fait le sujet de nos derniers chapitres, la porte de la maison du n°17 de la rue du Château, à Nantes, s’ouvrait, vers cinq heures du soir, pour donner passage à deux individus dans l’un desquels on eût pu reconnaître le commissaire civil Pascal, avec lequel nos lecteurs ont déjà fait connaissance au château de Souday, et qui, après en être sorti comme nous le savons, avait, pendant la nuit, regagné sans encombre son domicile politique et social.

 

L’autre, c’est-à-dire celui dont nous allons momentanément nous occuper, était un homme d’une quarantaine d’années, à l’œil vif, intelligent, profond, au nez recourbé, aux dents blanches, aux lèvres épaisses et sensuelles, comme les ont d’habitude les gens d’imagination ; son habit noir, sa cravate blanche, son ruban de la Légion d’honneur indiquaient, autant qu’on peut en juger sur les apparences, un homme appartenant à la magistrature du pays. Ce personnage était, en effet, un des avocats les plus distingués du barreau de Paris, arrivé depuis la veille à Nantes et descendu chez son confrère, le commissaire civil.

 

Dans le vocabulaire royaliste, il portait le nom de Marc, c’est-à-dire un des prénoms de Cicéron.

 

Arrivé à la porte de la rue, conduit, comme nous l’avons dit, par le commissaire civil, il y trouva un cabriolet qui stationnait.

 

Il serra affectueusement la main de son hôte et monta dans le véhicule, tandis que le cocher, se penchant vers le commissaire civil, lui demandait, comme s’il eût connu, sur ce point, l’ignorance du voyageur :

 

– Où faut-il conduire monsieur ?

 

– Vous voyez bien ce paysan qui se tient au bout de la rue sur un cheval gris pommelé ? dit le commissaire civil.

 

– Parfaitement, répliqua le cocher.

 

– Eh bien, il s’agit tout simplement de le suivre.

 

À peine ce renseignement eut-il été donné, que, comme si l’homme au cheval gris pommelé eût pu entendre les paroles qui venaient de sortir de la bouche de l’agent légitimiste, il se mit en route, descendant le bas de la rue du Château et tournant à droite, de manière à longer la rivière qui coulait à sa gauche.

 

En même temps, le cocher enlevait son cheval d’un coup de fouet, et la machine criarde à laquelle nous avons donné le nom un peu ambitieux de cabriolet se mettait à danser sur les pavés inégaux de la capitale du département de la Loire-Inférieure suivant tant bien que mal le guide mystérieux qui lui était donné.

 

Au moment où le cabriolet arrivait à son tour à l’angle de la rue du Château et tournait dans la direction indiquée, le voyageur revit le cavalier, qui, sans jeter un regard en arrière, prenait le pont Rousseau, qui traverse la Loire et conduit à la route de Saint-Philbert-de-Grand-Lieu.

 

Le voyageur traversa le pont et enfila la route.

 

Le paysan avait mis son cheval au trot, mais à un trot assez modéré pour que le voyageur pût le suivre.

 

Cependant le paysan ne retournait même pas la tête et paraissait non-seulement si indifférent à ce qui se passait derrière lui, mais encore si ignorant de la mission qu’il remplissait comme guide, qu’il y avait des moments où le voyageur se croyait dupe d’une mystification.

 

Quant au cocher, n’étant pas dans la confidence, il ne pouvait donner aucun renseignement capable de calmer l’inquiétude de maître Marc, et, comme, lorsqu’il avait demandé au commissaire civil : « Où allons-nous ? » celui-ci lui avait répondu : « Suivez l’homme au cheval gris pommelé, » il suivait l’homme au cheval gris pommelé, ne paraissant pas plus s’occuper de son guide que son guide ne s’occupait de lui.

 

Après deux heures de marche, et comme le jour commençait de tomber, on arriva à Saint-Philbert-de-Grand-Lieu.

 

L’homme au cheval gris s’arrêta devant l’auberge du Cygne de la Croix, descendit de cheval, remit le cheval aux mains d’un garçon d’écurie et entra dans l’auberge.

 

Le voyageur arriva cinq minutes après lui, et descendit à la même auberge que lui.

 

Dans la cuisine, le paysan le croisa, et, tout en le croisant, sans avoir l’air de le connaître, sans que personne le vît, il lui glissa un petit papier dans la main.

 

Le voyageur passa dans la salle commune, vide pour le moment, demanda une bouteille de vin et de la lumière.

 

On lui apporta ce qu’il demandait.

 

Il ne toucha point à la bouteille, mais déplia le billet, qui contenait ces mots :

 

« Je vais vous attendre sur la grande route de Légé ; suivez-moi, mais sans chercher à me rejoindre ni à me parler. Le cocher restera à l’auberge, avec le cabriolet. »

 

Le voyageur brûla le billet, se versa un verre de vin dans lequel il trempa ses lèvres, donna rendez-vous pour le lendemain soir au cocher, et sortit de l’auberge sans avoir éveillé l’attention de l’aubergiste, ou tout au moins sans que l’aubergiste eût paru faire attention à lui.

 

Arrivé à l’extrémité du village, il aperçut son homme, qui se taillait une canne dans une haie d’aubépine.

 

La canne étant coupée, le paysan se mit en route, tout en taillant les branches.

 

Maître Marc le suivit pendant une demi-lieue, à peu près.

 

Au bout d’une demi-lieue, – et comme la nuit était tout à fait venue, – le paysan entra dans une maison isolée, située à la droite de la route.

 

Le voyageur avait forcé le pas et y entra presque en même temps que lui.

 

Au moment où il arriva sur le seuil, il n’y avait qu’une femme dans la pièce donnant sur la route.

 

Le paysan était devant elle et semblait attendre l’arrivée du voyageur.

 

Dès que celui-ci parut :

 

– Voilà, dit le paysan, un monsieur qu’il faut conduire.

 

Puis, en achevant ces mots, il sortit sans donner le temps à celui qu’il annonçait de le remercier, ni de parole ni d’argent.

 

Lorsque le voyageur, qui l’avait suivi des yeux, ramena son regard étonné vers la maîtresse de la maison, celle-ci lui fit signe de s’asseoir, et, sans s’inquiéter aucunement de sa présence, sans lui adresser un seul mot, continua à vaquer aux affaires de la maison.

 

Un silence de plus d’une demi-heure succéda à cette marque de stricte politesse, et le voyageur commençait à s’impatienter lorsque le maître de la maison rentra, et, sans manifester aucun signe d’étonnement ni de curiosité, salua son hôte.

 

Seulement, il chercha des yeux sa femme, qui lui répéta textuellement cette phrase du guide :

 

– Voilà un monsieur qu’il faut conduire.

 

Le maître de la maison jeta alors sur l’étranger un de ces regards inquiets, fins et rapides qui n’appartiennent qu’aux paysans vendéens ; mais, presque aussitôt, sa physionomie reprenant le caractère qui lui était habituel, c’est-à-dire celui de la bonhomie et de la naïveté, il s’avança vers son hôte le chapeau à la main.

 

– Monsieur désire voyager dans le pays ? dit-il.

 

– Oui, mon ami, répondit maître Marc, je désirerais aller plus avant.

 

– Monsieur a des papiers, sans doute ?

 

– Certainement.

 

– En règle ?

 

– Tout ce qu’il y a de plus en règle.

 

– Sous son nom de guerre, ou sous son véritable nom ?

 

– Sous mon véritable nom.

 

– Je suis forcé, pour ne point faire erreur, de prier monsieur de me les montrer.

 

– C’est absolument nécessaire ?

 

– Oh ! oui ; car, seulement après les avoir vus, je pourrai dire à monsieur s’il peut voyager tranquillement dans le pays.

 

Le voyageur tira son passe-port, qui portait la date du 28 février.

 

– Voici, dit-il.

 

Le paysan prit le passe-port, y jeta les yeux pour voir si le signalement correspondait au visage, et, rendant le passe-port au voyageur après l’avoir replié :

 

– C’est très-bien, dit-il ; Monsieur peut aller partout avec ce papier-là.

 

– Et vous vous chargez de me faire conduire ?

 

– Oui, Monsieur.

 

– Je désirerais bien que ce fût le plus vite possible.

 

– Je vais faire seller les chevaux.

 

Le maître de la maison sortit. Dix minutes après, il rentra.

 

– Les chevaux sont prêts, dit-il.

 

– Et le guide ?

 

– Il attend.

 

Le voyageur sortit et trouva à la porte un garçon de ferme, déjà en selle et tenant un cheval de main. Maître Marc comprit que ce cheval était sa monture, ce garçon de ferme son guide.

 

Et, en effet, à peine eut-il le pied dans l’étrier, que son nouveau conducteur se mit en route non moins silencieusement que ne l’avait fait son prédécesseur.

 

Il était neuf heures du soir ; il faisait nuit close.

 

XLIX

De quelle façon on voyageait dans le département de la Loire-Inférieure, au mois de mai 1832


Après une heure et demie de marche pendant laquelle pas une parole ne fut échangée entre le voyageur et son guide, on arriva à la porte d’un de ces bâtiments particuliers au pays et qui sont moitié métairie, moitié château.

 

Le guide s’arrêta, fit signe au voyageur d’en faire autant ; puis il descendit et frappa à la porte.

 

Un domestique vint ouvrir.

 

– Voilà un monsieur qui doit parler à monsieur, dit le garçon de ferme.

 

– Ce n’est pas possible, répondit celui-ci ; monsieur est couché.

 

– Déjà ? demanda le voyageur.

 

Le domestique se rapprocha.

 

– Monsieur a passé la nuit dernière à un rendez-vous et une grande partie de la journée à cheval.

 

– N’importe ! dit le guide, il faut que ce monsieur-là lui parle ; il vient de la part de M. Pascal, et va rejoindre Petit-Pierre.

 

– En ce cas, c’est différent, dit le domestique ; je vais réveiller Monsieur.

 

– Demandez-lui, dit le voyageur, s’il peut me donner un guide sûr… Un guide me suffira.

 

– Je ne crois pas que monsieur fasse cela, répondit le domestique.

 

– Que fera-t-il, alors ?

 

– Il conduira Monsieur lui-même, répondit le garçon.

 

Et il rentra.

 

Au bout de cinq minutes, il reparut.

 

– Monsieur fait demander à monsieur s’il a besoin de prendre quelque chose, ou s’il préfère continuer son chemin sans s’arrêter.

 

– J’ai dîné à Nantes, je n’ai besoin de rien. J’aimerais mieux continuer ma route.

 

Le domestique disparut de nouveau.

 

Quelques instants après, un jeune homme s’approcha.

 

Cette fois, ce n’était plus le domestique, c’était le maître.

 

– Dans toute autre circonstance, dit-il au voyageur, j’insisterais, monsieur, pour que vous me fissiez l’honneur de vous arrêter un moment sous mon toit ; mais vous êtes sans doute la personne que Petit-Pierre attend et qui arrive de Paris ?

 

– Justement, Monsieur.

 

– Monsieur Marc, alors ?

 

– M. Marc.

 

– En ce cas, ne perdons pas une minute ; car vous êtes attendu avec impatience.

 

Se tournant alors vers le garçon de ferme :

 

– Ton cheval est-il frais ? lui demanda-t-il.

 

– Il a fait une lieue et demie depuis le matin.

 

– En ce cas, je le prends ; les miens sont éreintés. Reste ici à vider une bouteille avec Louis ; je serai de retour dans deux heures. Louis, fais les honneurs de la maison à ce camarade-là.

 

Et le jeune homme se mit en selle aussi légèrement que si, comme sa monture, il n’avait fait qu’une lieue et demie dans la journée.

 

Puis, se tournant vers le voyageur :

 

– Êtes-vous prêt, monsieur ? demanda-t-il.

 

Sur le signe affirmatif de celui-ci, tous deux partirent.

 

Au bout d’un quart d’heure de silence, un cri retentit à cent pas devant eux.

 

Maître Marc tressaillit et demanda quel était ce cri.

 

– C’est notre éclaireur, répondit le chef vendéen. Il demande à sa manière si la route est libre. Écoutez, et vous allez entendre la réponse.

 

Il étendit sa main, la posa sur l’épaule du voyageur, et, arrêtant lui-même son cheval, donna à maître Marc l’exemple d’en faire autant.

 

En effet, presque aussitôt un second cri se fit entendre, venant d’un point plus éloigné ; il semblait l’écho du premier, tant il était pareil.

 

– Nous pouvons avancer ; la route est libre, dit le chef vendéen en remettant son cheval au pas.

 

– Nous sommes donc précédés d’un éclaireur ?

 

– Précédés et suivis. Nous avons un homme à deux cents pas devant nous et un homme à deux cents pas derrière nous.

 

– Mais quels sont ceux qui répondent à notre éclaireur d’avant-garde ?

 

– Les paysans dont les chaumières bordent la route. Faites attention lorsque vous passerez devant l’une de ces chaumières, vous verrez une petite lucarne s’ouvrir, une tête d’homme se glisser par cette lucarne, demeurer immobile comme si elle était de pierre et ne disparaître que lorsque nous serons hors de vue. Si nous étions des soldats de quelque cantonnement environnant, l’homme qui nous aurait regardés passer sortirait aussitôt par une porte de derrière ; puis, s’il y avait aux alentours quelque rassemblement, ce rassemblement serait prévenu en temps utile de l’approche de la colonne qui pouvait le surprendre.

 

En ce moment le chef vendéen s’interrompit.

 

– Écoutez, fit-il.

 

Les deux cavaliers s’arrêtèrent.

 

– Mais, dit le voyageur, je n’ai entendu que le cri de notre éclaireur, il me semble.

 

– Justement ; aucun cri ne lui a répondu.

 

– Ce qui veut dire ?…

 

– Qu’il y a des soldats aux environs.

 

À ces mots, il mit son cheval au trot ; le voyageur en fit autant. Presque au même moment, ils entendirent des pas pressés : c’était l’homme placé derrière eux, qui les rejoignait de toute la vitesse de ses jambes.

 

À l’embranchement de deux routes, ils trouvèrent celui qui marchait devant eux, immobile et indécis.

 

Le chemin bifurquait, et, comme on n’avait, ni d’un côté, ni de l’autre, répondu à son cri, il ignorait lequel des deux sentiers il fallait prendre.

 

Tous deux, au reste, conduisaient à la même destination, seulement, celui de gauche était un peu plus long que celui de droite.

 

Après un moment de délibération entre le chef et le guide, ce dernier s’enfonça dans le sentier de droite, où bientôt le chef vendéen et le voyageur s’enfoncèrent à leur tour, laissant à la place qu’ils quittaient leur quatrième compagnon, qui, cinq minutes après, les suivit.

 

Les mêmes distances continuaient d’être observées entre le corps d’armée et ses avant-garde et arrière-garde.

 

À trois cents pas plus loin, les deux royalistes trouvèrent leur éclaireur arrêté.

 

Celui-ci leur fit, de la main, un signe qui commandait le silence.

 

Puis, à voix basse, il laissa tomber ces mots :

 

– Une patrouille !

 

En effet, en écoutant attentivement, on entendait, mais au loin encore, le bruit régulier des pas que fait une troupe en marche ; c’était une des colonnes mobiles du général Dermoncourt qui faisait sa ronde de nuit.

 

On était dans un de ces chemins creux si fréquents en Vendée à cette époque, et surtout à celle de la première guerre, mais qui disparaissent maintenant tous les jours pour faire place à des routes vicinales ; les deux talus en étaient si rapides, qu’il était impossible de faire gravir l’un ou l’autre à des chevaux ; il n’y avait donc qu’un moyen d’éviter la patrouille, c’était de tourner bride, de regagner un endroit découvert et de s’écarter à droite ou à gauche.

 

Mais, de même que les cavaliers entendaient le bruit des pas des fantassins, les fantassins pouvaient entendre le bruit des pas des chevaux, et se mettre à la poursuite de ceux-ci.

 

Tout à coup, l’éclaireur attira l’attention du chef vendéen par un signe.

 

Il avait vu, grâce à un rayon de lune fugitif et déjà disparu, le reflet des baïonnettes lançant un éclair, et son doigt, levé diagonalement, indiquait à l’œil du chef vendéen et du voyageur la direction qu’ils devaient suivre.

 

En effet, les soldats, – pour éviter l’eau qui, en général coule dans les chemins creux, après les pluies abondantes, – au lieu de suivre le sentier dominé par son double talus, avaient gravi un de ces talus, et marchaient de l’autre côté de la haie naturelle qui s’étendait à la gauche des voyageurs.

 

En suivant cette route, ils allaient passer à dix pas des deux cavaliers et des deux piétons perdus dans les profondeurs du chemin creux.

 

Si un seul des deux chevaux eût henni, la petite troupe était prisonnière ; mais, comme s’ils eussent compris le danger, ils restèrent aussi silencieux que leurs maîtres, et les soldats passèrent, sans se douter près de qui ils avaient passé.

 

Quand le bruit des pas des soldats se fut perdu dans l’éloignement, la respiration revint aux voyageurs, et ils se remirent en marche.

 

Un quart d’heure après, on se détourna de la route, et l’on rentra dans la forêt de Machecoul.

 

Là, on était plus à l’aise ; il n’était point probable que les soldats s’engageassent la nuit dans cette forêt ou, du moins, qu’ils suivissent d’autres routes que les grandes artères qui la traversent ; en prenant un des sentiers connus des gens du pays, et que fraye l’indiscipline des piétons, il n’y avait donc rien à craindre.

 

On descendit de cheval, on laissa les deux montures aux mains d’un des éclaireurs, tandis que l’autre disparaissait rapidement dans les ténèbres, rendues plus épaisses encore par les premières feuilles de mai.

 

Le chef vendéen et le voyageur prirent la même route que lui.

 

Il était évident que l’on approchait du but de la course, l’abandon que l’on faisait des chevaux en était une preuve.

 

En effet, à peine maître Marc et son guide eurent-ils fait deux cents pas, qu’ils entendirent le houhoulement du chat-huant.

 

Le chef vendéen rapprocha ses mains, et, en réponse à ce houhoulement prolongé et lugubre, fit entendre le cri aigu de la chouette.

 

Le cri du chat-huant se fit entendre de nouveau.

 

– Voilà notre homme, dit le chef vendéen.

 

Quelques minutes après, on entendait le bruit des pas faisant crier l’herbe du sentier, et le guide reparaissait accompagné d’un étranger.

 

Cet étranger n’était autre que notre ami Jean Oullier, seul et, par conséquent, premier piqueur du marquis de Souday, qui momentanément avait renoncé à ses chasses, tout occupé qu’il était des événements politiques qui allaient se dérouler autour de lui.

 

Dans les deux autres présentations de ce genre, le voyageur avait entendu ces paroles échangées entre son guide et celui auquel il s’adressait : « Voici un monsieur qui désire parler à monsieur. » Cette fois la formule changea, et le chef vendéen dit à Jean Oullier :

 

– Mon ami, voici un monsieur qui a besoin de parler à Petit-Pierre.

 

Ce à quoi Jean Oullier se contenta de répondre :

 

– Qu’il vienne avec moi.

 

Le voyageur tendit la main au chef vendéen, qui la lui serra cordialement ; puis il porta cette même main à sa poche dans l’intention de partager sa bourse entre les deux guides ; mais le chef vendéen devina cette intention, et, lui posant à son tour la main sur le bras, lui fit signe de ne pas donner suite à une libéralité que les braves paysans prendraient pour une offense.

 

Maître Marc comprit, et une poignée de main l’acquitta envers les paysans, comme elle l’avait acquitté envers le chef.

 

Après quoi, Jean Oullier reprit le chemin par lequel il était venu en disant ces deux mots, qui avaient la brièveté d’un ordre et l’accent d’une invitation :

 

– Suivez-moi.

 

La séparation fut aussi courte que l’invitation avait été laconique. Le voyageur commençait à s’habituer à ces formes mystérieuses et brèves, insolites pour lui, et qui révélaient, sinon la conspiration flagrante, du moins l’insurrection prochaine.

 

Ombragés qu’ils étaient par leurs grands chapeaux, à peine avait-il vu le visage du chef vendéen et des deux guides.

 

À peine, dans l’épaisseur du bois, voyait-il se mouvoir la forme de Jean Oullier.

 

Cependant, peu à peu, cette forme qui marchait devant lui ralentit le pas de manière à se trouver à ses côtés.

 

Le voyageur sentit vaguement que son guide avait quelque chose à lui dire, et il prêta l’oreille.

 

En effet, il entendit ces mots passer comme un murmure :

 

– Nous sommes espionnés ; un homme nous suit dans le bois.

 

Ne vous inquiétez pas de me voir disparaître. Attendez-moi à l’endroit où j’aurai disparu.

 

Le voyageur répondit par un simple signe de tête, qui voulait dire : « C’est bien ; allez ! »

 

On fit cinquante pas encore.

 

Tout à coup, Jean Oullier s’élança dans le bois.

 

On entendit, à vingt ou trente pas dans l’épaisseur de la forêt, le bruit que ferait un chevreuil, se levant d’effroi.

 

Ce bruit s’éloigna aussi rapidement que si c’eût été, en effet, un chevreuil qui l’eût causé.

 

Dans la même direction, on entendit s’éloigner les pas de Jean Oullier.

 

Puis le bruit s’éteignit.

 

Le voyageur s’appuya contre un chêne et attendit.

 

Au bout de vingt minutes d’attente, une voix dit près de lui :

 

– Allons !

 

Il tressaillit ; cette voix était celle de Jean Oullier ; seulement, le vieux garde-chasse était revenu si doucement, qu’aucun bruit n’avait révélé son retour.

 

– Eh bien ? demanda le voyageur.

 

– Buisson creux ! fit Jean Oullier.

 

– Personne ?

 

– Quelqu’un… mais c’est un drôle qui connaît le bois aussi bien que moi.

 

– De sorte que vous n’avez pas pu le rejoindre ?

 

Oullier secoua négativement la tête comme s’il lui eût coûté de dire de la voix qu’un homme lui avait échappé.

 

– Et vous ne savez pas qui ? continua le voyageur.

 

– Je m’en doute, répondit Jean Oullier en étendant le bras dans la direction du midi ; mais, en tout cas, c’est un malin.

 

Puis, comme on était arrivé à la lisière de la forêt :

 

– Nous y sommes, dit-il.

 

Et, en effet, maître Marc vit se dresser devant lui la métairie de la Banlœuvre.

 

Jean Oullier regarda avec attention les deux côtés de la route.

 

Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, la route était libre.

 

Il traversa la route seul, puis, avec un passe-partout, ouvrit la porte.

 

La porte ouverte :

 

– Venez ! dit-il.

 

Maître Marc traversa rapidement à son tour le grand chemin et disparut sous le porche béant.

 

La porte se referma derrière les deux hommes.

 

Une forme blanche apparut sur le perron.

 

– Qui va là ? demanda une voix de femme, mais une voix forte et impérative.

 

– Moi, mademoiselle Bertha, répondit Jean Oullier.

 

– Vous n’êtes pas seul, mon ami ?

 

– Je suis avec le monsieur de Paris qui demande à parler à Petit-Pierre.

 

Bertha descendit et alla au-devant du voyageur.

 

– Venez, monsieur, dit-elle.

 

Et la jeune fille conduisit maître Marc dans un salon assez pauvrement meublé, mais dont le parquet était parfaitement ciré, dont les rideaux étaient irréprochablement blancs.

 

Un grand jeu était allumé, et, près du feu, une table dressée supportait un souper tout servi.

 

– Asseyez-vous, monsieur, dit la jeune fille avec une grâce parfaite, et qui, cependant, n’était pas dénuée d’un côté viril qui lui donnait une grande originalité ; vous devez avoir faim et soif ; buvez et mangez. Petit-Pierre dort ; mais il a donné l’ordre de l’éveiller si quelqu’un venait de Paris. Vous venez de Paris ?

 

– Oui, mademoiselle.

 

– Dans dix minutes, je suis à vous.

 

Et Bertha disparut comme une vision.

 

Le voyageur resta quelques secondes immobile d’étonnement.

 

C’était un observateur, et jamais il n’avait vu plus de grâce et plus de charme joints à une pareille décision de volonté.

 

On eût dit le jeune Achille déguisé en femme et n’ayant pas encore vu briller le glaive d’Ulysse.

 

Aussi, tout absorbé, soit dans cette pensée, soit dans celles qui s’y rattachaient, le voyageur ne songea-t-il ni à boire ni à manger.

 

Un instant après, la jeune fille rentra.

 

– Petit-Pierre est prêt à vous recevoir, monsieur, dit-elle.

 

Le voyageur se leva ; Bertha marcha devant lui. Elle tenait à la main un court flambeau, qu’elle levait pour éclairer l’escalier, et qui éclairait en même temps son visage.

 

Le voyageur regardait avec admiration ces beaux cheveux et ces beaux yeux noirs ; ce teint mat, portant le hâle juvénile de la santé, et cette allure ferme et dégagée qui semblait révéler la déesse.

 

Il murmura avec un sourire, en se rappelant son Virgile, cet homme qui lui-même est un sourire de l’antiquité :

 

Incessu patuit dea !

 

La jeune fille frappa à la porte d’une chambre.

 

– Entrez, répondit une voix de femme.

 

La porte s’ouvrit ; la jeune fille s’inclina légèrement pour laisser passer le voyageur. Il était facile de voir que l’humilité n’était point sa principale vertu.

 

Le voyageur passa, la porte se referma derrière lui ; la jeune fille resta dehors.

 

L

Un peu d’histoire ne gâte rien


Le voyageur fut conduit, par un mauvais escalier qui semblait collé contre la muraille, jusqu’au premier étage de la maison ; son conducteur ouvrit une porte et aperçut une grande chambre de construction récente dont les parois suaient l’humidité et dont les boiseries montraient leur bois blanc à travers le mince badigeon qui les couvrait.

 

Dans cette chambre, couchée sur un lit de sapin grossièrement équarri, il aperçut une femme, et dans cette femme il reconnut madame la duchesse de Berry.

 

L’attention de maître Marc se concentra tout entière sur elle.

 

Les draps de sa misérable couchette étaient de batiste très fine ; ce luxe de linge blanc et soyeux était la seule chose qui rappelât son rang dans le monde.

 

Un châle à carreaux rouges et verts servait de couverture.

 

Une mauvaise cheminée en plâtre, garnie d’une légère boiserie, chauffait l’appartement, qui n’avait pour tous meubles qu’une table couverte de papiers sur lesquels était posée une paire de pistolets.

 

Deux chaises où étaient jetés un costume complet de jeune paysan et une perruque brune, se trouvaient placées l’une près de la table, – c’était celle où était la perruque – l’autre au pied du lit, – c’était celle où étaient les vêtements.

 

La princesse portait sur sa tête une de ces coiffes de laine comme en portent les femmes du pays et dont les boucles retombaient sur ses épaules.

 

À la lueur des deux bougies posées sur une table de nuit de bois de rose fortement éraillée, débris évident de quelque mobilier de château, la duchesse dépouillait sa correspondance.

 

Un assez grand nombre de lettres placées sur cette même table de nuit, et maintenues en guise de serre-papier par une seconde paire de pistolets, n’était pas encore décacheté.

 

Madame paraissait attendre avec impatience l’arrivée du voyageur ; car, en l’apercevant, elle sortit à moitié du lit pour tendre vers lui ses deux mains.

 

Celui-ci les prit, les baisa respectueusement, et la duchesse sentit une larme qui tombait des yeux du fidèle partisan sur celle des deux mains qu’il avait gardée dans les siennes.

 

– Une larme, monsieur ! dit la duchesse ; m’apportez-vous de mauvaises nouvelles ?

 

– Cette larme sort de mon cœur, madame, répondit maître Marc ; elle n’exprime que mon dévouement et le profond regret que j’éprouve de vous voir ainsi isolée et perdue, au fond d’une métairie de la Vendée, vous que j’ai vue…

 

Il s’arrêta ; les larmes l’empêchaient de parler.

 

La duchesse reprit sa phrase où il l’avait laissée et continua :

 

– Oui, aux Tuileries, n’est-ce pas, sur les marches d’un trône ? Eh bien, cher monsieur, j’y étais, à coup sûr, plus mal gardée et moins bien servie qu’ici ; car, ici, je suis servie et gardée par la fidélité qui se dévoue, tandis que là-bas, je l’étais par l’intérêt qui calcule… Mais arrivons au but, que je ne vous vois pas éloigner sans inquiétude, je l’avoue. Des nouvelles de Paris, vite ! M’apportez-vous de bonnes nouvelles ?

 

– Croyez, Madame, répondit maître Marc, croyez à mon profond regret, moi, homme d’enthousiasme, d’avoir été forcé de me faire le messager de la prudence.

 

– Ah ! ah ! fit la duchesse, pendant que mes amis de Vendée se font tuer, mes amis de Paris sont prudents, à ce qu’il paraît. Vous voyez bien que j’avais raison de vous dire que j’étais ici mieux gardée et surtout mieux servie qu’aux Tuileries.

 

– Mieux gardée peut-être, oui, Madame ; mais mieux servie, non ! Il y a des moments où la prudence est le génie du succès.

 

– Mais, monsieur, reprit la duchesse impatiente, je suis aussi bien renseignée sur Paris que vous, et je sais qu’une révolution y est instante.

 

– Madame, répondit l’avocat de sa voix ferme et sonore, nous vivons depuis un an et demi dans les émeutes, et aucune de ces émeutes n’a pu monter encore à la hauteur d’une révolution.

 

– Louis-Philippe est impopulaire.

 

– Je vous l’accorde ; mais cela ne veut pas dire qu’Henri V soit populaire, lui.

 

– Henri V ! Henri V ! mon fils ne s’appelle pas Henri V, monsieur, dit la duchesse ; il s’appelle Henri IV second.

 

– Sous ce rapport, madame, repartit l’avocat, il est bien jeune encore, permettez-moi de vous le dire, pour que nous sachions son vrai nom ; puis, plus on est dévoué à un chef, plus on lui doit la vérité.

 

– Oh ! oui, la vérité ! je la demande, je la veux ; mais la vérité !

 

– Eh bien, madame, la vérité, la voici. Par malheur, les souvenirs des peuples se perdent dans un horizon étroit ; pour le peuple français, c’est-à-dire pour cette force matérielle et brutale qui fait les émeutes, et quelquefois même, quand l’haleine d’en haut souffle sur elle, les révolutions, il y a deux grands souvenirs dont le premier remonte à quarante-trois ans et le second à dix-sept : le premier, c’est la prise de la Bastille, c’est-à-dire la victoire du peuple sur la royauté, victoire qui a donné le drapeau tricolore à la nation ; le second, c’est la double restauration de 1814 et de 1815, victoire de la royauté sur le peuple, victoire qui a imposé le drapeau blanc au pays. Or, madame, dans les grands mouvements, tout est symbole ; le drapeau tricolore, c’est la liberté ; il porte écrit sur sa flamme : Par ce signe, tu vaincras ! le drapeau blanc, c’est la bannière du despotisme ; il porte sur sa double face : Par ce signe, tu as été vaincu !

 

– Monsieur !

 

– Ah ! vous voulez la vérité, madame ; alors laissez-moi donc vous la dire.

 

– Soit ; mais, quand vous aurez dit, vous me permettrez de vous répondre.

 

– Oui, madame, et je serai bien heureux si cette réponse peut me convaincre.

 

– Continuez.

 

– Vous avez quitté Paris, le 28 juillet, madame ; vous n’avez donc pas vu avec quelle rage le peuple a mis en pièces le drapeau blanc et foulé aux pieds les fleurs de lis…

 

– Le drapeau de Denain et de Taillebourg ! les fleurs de lis de saint Louis et de Louis XIV !

 

– Par malheur, Madame, le peuple ne se souvient, lui, que de Waterloo ; le peuple ne connaît que Louis XVI : une défaite et une exécution… Eh bien, savez-vous, madame, la grande difficulté que je prévois pour votre fils, c’est-à-dire pour le dernier descendant de saint Louis et de Louis XIV ? C’est justement le drapeau de Taillebourg et de Denain. Si Sa Majesté Henri V ou Henri IV second, comme vous l’appelez si intelligemment, rentre dans Paris avec le drapeau blanc, il ne passera pas le faubourg Saint-Antoine : avant d’arriver à la Bastille, il est mort.

 

– Et… s’il rentre avec le drapeau tricolore ?

 

– C’est bien pis, madame ! avant d’arriver aux Tuileries, il est déshonoré.

 

La duchesse fit un soubresaut ; pourtant elle resta muette.

 

– C’est peut-être la vérité, dit-elle après une minute de silence ; mais elle est dure !

 

– Je vous l’ai promise tout entière, et je tiens ma promesse.

 

– Mais, si telle est votre conviction, monsieur, demanda la duchesse, comment restez-vous attaché à un parti qui n’a aucune chance de succès ?

 

– Parce que j’ai fait serment des lèvres et du cœur à ce drapeau blanc, sans lequel et avec lequel votre fils ne peut revenir, et que j’aime mieux être tué que déshonoré.

 

La duchesse redevint muette un instant encore.

 

– Ce ne sont point là les renseignements que j’avais reçus et qui m’ont déterminée à revenir en France, dit-elle.

 

– Non, sans doute, madame ; mais il faut songer à une chose : c’est que, si la vérité arrive quelquefois jusqu’aux princes régnants, elle n’arrive jamais jusqu’aux princes détrônés.

 

– Permettez-moi de vous dire qu’en votre qualité d’avocat, monsieur, vous pouvez être soupçonné de cultiver le paradoxe.

 

– Le paradoxe, en effet, Madame, est une des faces de l’éloquence ; seulement, ici, avec Votre Altesse royale, il s’agit, non pas d’être éloquent, mais d’être vrai.

 

– Pardon… vous disiez tout à l’heure que la vérité n’arrivait jamais aux princes détrônés : ou vous vous trompiez tout à l’heure, ou vous me trompez maintenant.

 

L’avocat se mordit les lèvres ; il était pris par son propre dilemme.

 

– Ai-je dit jamais, Madame ?

 

– Vous avez dit jamais.

 

– Alors supposons qu’il y a une exception, et que, cette exception, Dieu a permis que j’en sois le représentant.

 

– Je le suppose, et je vous demande : pourquoi la vérité n’arrive-t-elle jamais aux princes détrônés ?

 

– Parce que les princes sur le trône peuvent, à la rigueur, être entourés d’ambitions satisfaites, mais que les princes détrônés le sont nécessairement d’ambitions à satisfaire. Sans doute, madame, il y a autour de vous quelques cœurs généreux qui se dévouent avec une complète abnégation ; mais il y a aussi pas mal de personnes qui voient, dans votre retour en France, une voie frayée à votre suite, et par laquelle elles monteront à la réputation, à la fortune, aux honneurs ; il y a aussi les mécontents qui ont perdu leur position et qui veulent tout à la fois la reconquérir et se venger de ceux qui la leur ont prise. Eh bien, tous ces gens-là voient mal les faits, apprécient mal la situation ; leur désir se traduit en espérances, leurs espérances en certitude ; ceux-là rêvent sans cesse une révolution qui viendra peut-être, mais qui, à coup sûr, ne viendra pas à l’heure où ils l’attendent. Ils se trompent et vous trompent ; ils commencent par se mentir à eux-mêmes et ensuite vous mentent, à vous ; ils vous attirent dans un danger où ils sont prêts à se jeter ; de là l’erreur ! erreur fatale, qu’ils vous ont fait partager, madame, et qu’il faut que vous reconnaissiez être une erreur, en face de la vérité incontestable que je dévoile brutalement, peut-être, mais fidèlement à vos regards.

 

– En somme, dit la duchesse d’autant plus impatiente que ces paroles confirmaient celles qu’elle avait déjà entendues au château de Souday, qu’apportez-vous dans les plis de votre toge, maître Cicéron ? est-ce la paix ? est-ce la guerre ?

 

– Comme il est entendu que nous restons dans les traditions de la royauté constitutionnelle, je répondrai à Son Altesse royale qu’en sa qualité de régente, c’est à elle qu’il appartient d’en décider.

 

– Oui, n’est-ce pas ? quitte à mes Chambres à me refuser des subsides, si je ne décide pas comme il leur convient. Oh ! maître Marc, je connais toutes les fictions de votre régime constitutionnel, dont le principal inconvénient, à mon avis, est de faire surtout les affaires, non pas de ceux qui parlent le mieux, mais de ceux qui parlent le plus. Enfin, vous avez dû recueillir les opinions de mes fidèles et faux conseillers sur l’opportunité de la prise d’armes. Quelle est-elle ? qu’en pensez-vous vous-même ? Nous avons beaucoup parlé de la vérité ; c’est parfois un spectre terrible. N’importe ! quoique femme, je n’hésite pas à l’évoquer.

 

– C’est parce que je suis bien convaincu qu’il y a l’étoffe de vingt rois dans la tête et dans le cœur de Madame que je n’ai point hésité non plus à me charger d’une mission que je regarde comme douloureuse.

 

– Ah ! nous y voilà enfin !… Allons, moins de diplomatie, maître Marc ; parlez haut et ferme, comme il convient que l’on parle à ce que je suis ici, c’est-à-dire à un soldat.

 

Puis s’apercevant que le voyageur, après avoir arraché sa cravate, cherchait à la découdre pour en tirer un papier :

 

– Donnez, donnez, dit-elle avec impatience ; j’aurai plus tôt fait que vous.

 

C’était une lettre écrite en chiffres.

 

La duchesse y jeta les yeux ; puis, la rendant à maître Marc :

 

– Je perdrais du temps à l’épeler, dit-elle ; lisez-la-moi : cela doit vous être facile ; car vous savez sans doute ce qu’elle contient.

 

Maître Marc prit le papier des mains de la duchesse, et, en effet, lut sans hésitation ce qui suit :

 

« Les personnes en qui l’on a reporté une honorable confiance ne peuvent s’empêcher de témoigner leur douleur des conseils en vertu desquels on est arrivé à la crise présente ; ces conseils ont été donnés, sans doute, par des hommes pleins de zèle, mais qui ne connaissent ni l’état actuel des choses, ni la disposition des esprits. »

 

» On se trompe quand on croit à la possibilité d’un mouvement dans Paris : on ne trouverait pas douze cents hommes non mêlés d’agents de police qui, pour quelques écus, fissent du bruit dans la rue et se risquassent à combattre la garde nationale et une garnison fidèle.

 

» On se trompe sur la Vendée, comme on s’est trompé sur le Midi : cette terre de dévouement et de sacrifices est désolée par une nombreuse armée aidée de la population des villes, presque toute anti-légitimiste ; une levée de paysans n’aboutirait désormais qu’à faire saccager les campagnes et à consolider le gouvernement par un triomphe facile.

 

» On pense que, si la mère d’Henri V était en France, elle devrait se hâter d’en sortir après avoir ordonné à tous les chefs de se tenir tranquilles. Ainsi, au lieu d’être venue organiser la guerre civile, elle serait venue demander la paix ; elle aurait eu la double gloire d’accomplir une action de grand courage et d’arrêter l’effusion du sang français.

 

» Les sages amis de la légitimité, que l’on n’a jamais prévenus de ce que l’on voulait faire, qui n’ont jamais été consultés sur les partis hasardeux que l’on voulait prendre, et qui n’ont connu les faits que lorsqu’ils étaient accomplis, renvoient la responsabilité de ces faits à ceux qui en ont été les conseillers et les auteurs : ils ne peuvent ni mériter l’honneur ni encourir le blâme dans les chances de l’une ou de l’autre fortune. »

 

Pendant cette lecture, Madame avait été en proie à une vive agitation ; sa figure, habituellement pâle, s’était couverte de rougeur ; sa main tremblante passait et repassait dans ses cheveux et repoussait en arrière le bonnet de laine qu’elle portait sur sa tête. Elle n’avait pas prononcé un mot, elle n’avait point interrompu le lecteur ; mais il était évident que son calme précédait une tempête. Pour la détourner, maître Marc se hâta de dire en lui rendant la lettre, qu’il avait repliée :

 

– Ce n’est point moi, Madame, qui ai écrit cette lettre.

 

– Non, répondit la duchesse incapable de se contenir plus longtemps ; mais celui qui l’a apportée était bien capable de l’écrire.

 

Le voyageur comprit qu’avec cette nature vive et impressionnable, il ne gagnerait rien en courbant la tête ; il se redressa donc de toute sa hauteur.

 

– Oui, dit-il ; et il rougit d’un moment de faiblesse, et il déclare à Votre Altesse royale que, s’il n’approuve pas certaines expressions de cette lettre, il partage au moins le sentiment qui l’a dictée.

 

– Le sentiment ! répéta la duchesse ; appelez ce sentiment-là de l’égoïsme, appelez-le de la prudence qui ressemble fort à de la…

 

– Lâcheté, n’est-ce pas, Madame ? Et, en effet, il est bien lâche, le cœur qui a tout quitté pour venir partager une situation qu’il n’avait pas conseillée ! Il est vraiment égoïste, celui qui est venu vous dire : « Vous voulez la vérité, Madame, la voici ! mais, s’il plaît à Votre Altesse royale de marcher à une mort inutile autant que certaine, elle va m’y voir marcher à ses côtés ! »

 

La duchesse resta quelques instants silencieuse ; puis elle reprit avec plus de douceur :

 

– J’apprécie votre dévouement, monsieur ; mais vous connaissez mal l’état de la Vendée ; vous n’en êtes informé que par ceux qui sont opposés au mouvement.

 

– Soit ; supposons ce qui n’est pas, supposons que la Vendée va se lever comme un seul homme ; supposons qu’elle va vous entourer de ses bataillons, supposons qu’elle ne vous marchandera ni le sang, ni les sacrifices : la Vendée n’est pas la France !

 

– Après m’avoir dit que le peuple de Paris hait les fleurs de lis et méprise le drapeau blanc, voulez-vous en arriver à me dire que toute la France partage les sentiments du peuple de Paris ?

 

– Hélas ! Madame, la France est logique, et c’est nous qui poursuivons une chimère en rêvant une alliance entre le droit divin et la souveraineté populaire, deux mots qui hurlent en se sentant accouplés. Le droit divin semble fatalement conduire à l’absolutisme, et la France ne veut plus de l’absolutisme.

 

– L’absolutisme ! l’absolutisme ! un grand mot pour effrayer les petits enfants.

 

– Non, ce n’est point un grand mot ; c’est tout simplement un mot terrible. Peut-être sommes-nous plus près de la chose que nous ne le pensons ; cependant j’ai regret de vous l’avouer, madame, je ne crois point que ce soit à votre royal fils que Dieu réserve le dangereux honneur de museler le lion populaire.

 

– Et pourquoi, monsieur ?

 

– Parce que c’est de lui surtout qu’il se défie, parce que, d’aussi loin qu’il le verra venir, le lion secouera sa crinière, aiguisera ses griffes et ses dents, et ne le laissera approcher que pour bondir à lui. Oh ! l’on n’est pas impunément le petit-fils de Louis XIV, madame.

 

– Alors, d’après vous, tout serait dit pour la dynastie bourbonienne ?

 

– À Dieu ne plaise qu’une semblable idée me vienne jamais, madame ! Seulement, je crois qu’on ne fait pas rebrousser chemin aux révolutions ; je crois que, lorsqu’une fois on les a laissées naître, il ne faut pas les arrêter dans leurs développements ; c’est tenter l’impossible, c’est vouloir faire remonter le torrent à sa source. Ou celle-ci sera féconde, et, dans ce cas, madame, je connais assez le patriotisme de vos sentiments pour croire que vous lui pardonnerez ; ou elle sera stérile, et alors les fautes de ceux qui se sont emparés du pouvoir serviront votre fils mieux que ne le feraient tous ses efforts.

 

– Mais alors, monsieur, cela peut durer ainsi jusqu’à la consommation des siècles !

 

– Madame, Sa Majesté Henri V est un principe, et les principes partagent avec Dieu le privilège d’avoir l’éternité dans leur domaine.

 

– Ainsi, à votre avis, je dois renoncer à toutes mes espérances, abandonner mes amis compromis, et, dans trois jours, quand ils prendront les armes, les laisser me chercher inutilement dans leurs rangs et leur faire dire par un étranger : « Marie-Caroline, pour laquelle vous étiez prêts à combattre, pour laquelle vous étiez prêts à mourir, a désespéré de sa fortune et a reculé devant la destinée ; Marie-Caroline a eu peur… » Oh ! non, jamais, jamais, monsieur !

 

– Vos amis n’auront pas ce reproche à vous faire, madame ; car, dans trois jours, vos amis ne se réuniront pas.

 

– Mais vous ignorez donc que la prise d’armes est fixée au 24 ?

 

– Vos amis, madame, ont dû recevoir contre-ordre.

 

– Quand cela ?

 

– Aujourd’hui.

 

– Aujourd’hui ? s’écria la duchesse en fronçant le sourcil, et en se dressant sur ses deux poings. Et d’où leur est venu cet ordre ?

 

– De Nantes.

 

– Qui le leur a donné ?

 

– Celui à qui vous-même leur avez commandé d’obéir.

 

– Le maréchal ?

 

– Le maréchal n’a fait que suivre les instructions du comité parisien.

 

– Mais alors, s’écria la duchesse, je ne suis donc plus rien, moi ?

 

– Vous, madame, au contraire, s’écria le messager en se laissant tomber sur un genou et en joignant les mains, vous êtes tout, et c’est pour cela que nous vous sauvegardons ; c’est pour cela que nous ne voulons pas vous user dans un mouvement inutile ; c’est pour cela que nous tremblons de vous dépopulariser par une défaite !

 

– Monsieur, monsieur, dit la duchesse, si Marie-Thérèse avait eu des conseillers aussi timides que les miens, elle n’eût pas reconquis le trône à son fils.

 

– C’est au contraire, pour l’assurer plus tard au vôtre, madame, que nous vous disons : « Quittez la France et laissez-nous faire de vous l’ange de la paix, au lieu du démon de la guerre ! »

 

– Oh ! oh ! dit la duchesse en appuyant, non pas ses mains, mais ses poings sur ses yeux, quelle honte ! quelle lâcheté !

 

Maître Marc continua comme s’il n’eût pas entendu, ou plutôt comme si la résolution qu’il était chargé de faire connaître à Madame était si bien arrêtée, que rien ne pouvait la changer :

 

– Toutes les précautions sont prises pour que Madame puisse quitter la France sans être inquiétée : un navire croise dans la baie de Bourgneuf ; en trois heures, Votre Altesse peut l’avoir joint.

 

– Ô noble terre de la Vendée ! s’écria la duchesse, qui m’aurait dit cela, que tu me repousserais, que tu me chasserais quand je venais au nom de ton Dieu et de ton roi ! Ah ! je croyais qu’il n’y avait que ce Paris sans foi qui fût infidèle et ingrat ; mais toi, toi à qui je venais redemander un trône, toi me refuser une tombe ? Oh ! non, non, je n’eusse jamais cru cela !

 

– Vous partirez, n’est-ce pas, madame ? dit le messager toujours à genoux et les mains jointes.

 

– Oui, je partirai, dit la duchesse ; oui, je quitterai la France ; mais prenez garde, je n’y reviendrai pas ; car je ne veux pas y revenir avec les étrangers. Ils n’attendent qu’un moment pour se coaliser contre Philippe, vous le savez bien, et, ce moment arrivé, ils viendront me demander mon fils, non pas qu’ils s’inquiètent plus de lui véritablement qu’ils ne s’inquiétaient de Louis XVI en 1792 et de Louis XVIII en 1813, mais ce sera un moyen pour eux d’avoir un parti à Paris. Eh bien, alors, non, ils n’auront pas mon fils ; non, ils ne l’auront pour rien au monde ! je l’emporterai plutôt dans les montagnes de la Calabre. Voyez-vous, monsieur, s’il faut qu’il achète le trône de France par la cession d’une province, d’une ville, d’une forteresse, d’une maison, d’une chaumière comme celle dans laquelle je suis, je vous donne ma parole de régente et de mère qu’il ne sera jamais roi ! et maintenant, je n’ai plus rien à vous dire. Allez, monsieur, et reportez mes paroles à ceux qui vous ont envoyé.

 

Maître Marc se releva et s’inclina devant la duchesse, attendant qu’au moment de son départ, elle lui tendît une des deux mains qu’elle lui avait tendues à son arrivée ; mais elle resta menaçante, les poings fermés, les sourcils froncés.

 

– Dieu garde Votre Altesse ! dit le messager ne jugeant pas à propos d’attendre plus longtemps, et pensant avec raison que, tant qu’il serait là, pas un muscle de cette généreuse organisation ne fléchirait.

 

Il ne se trompait pas ; mais à peine la porte se fut-elle refermée derrière lui, que Madame, brisée par ce long effort, retomba sur son lit en éclatant en sanglots et en murmurant :

 

– Oh ! Bonneville ! mon pauvre Bonneville !

LI

Où Petit-Pierre se décide à faire contre fortune bon cœur


Immédiatement après la conversation que nous venons de rapporter, le voyageur quitta la métairie de la Banlœuvre ; il tenait à être de retour à Nantes avant le milieu de la journée.

 

Quelques minutes après son départ, et bien que le jour parût à peine, Petit-Pierre, sous ses habits de paysan, descendit de sa chambre et entra dans la salle basse de la ferme.

 

C’était une vaste pièce dont les murs grisâtres étaient en maints endroits veufs du plâtre qui les avait primitivement recouverts, et dont les solives étaient noircies par la fumée ; elle était meublée d’une grande armoire de chêne poli, dont la serrurerie étincelait dans l’ombre, au milieu des masses brunes et ternes : le reste de l’ameublement se composait de deux lits parallèles, entourés de rideaux d’une serge verdâtre, de deux cruches grossières et d’une horloge enfermée dans une haute caisse de bois sculpté, et dont le mouvement rappelait seul la vie au milieu du silence de la nuit.

 

La cheminée était haute et large ; son manteau était entouré d’une bande d’étoffe semblable à l’étoffe des rideaux ; seulement, du vert roux, cette bande avait passé au noir brun.

 

Cette cheminée avait ses ornements habituels, comme les poutres du plafond avaient les leurs : ces ornements étaient une figurine de cire protégée par un globe et représentant l’Enfant Jésus, deux pots de porcelaine contenant des fleurs artificielles, recouvertes d’une gaze pour les préserver du contact des mouches, un fusil à deux coups, et un rameau de buis bénit.

 

Cette salle n’était séparée de l’étable que par une cloison de planches, et c’est à travers cette cloison, percée de trappes, que les vaches du métayer passaient la tête pour manger leur provende, que l’on déposait sur l’aire de la pièce.

 

Lorsque Petit-Pierre ouvrit la porte, un homme, qui se chauffait sous le manteau de la cheminée, se leva et s’éloigna respectueusement, pour céder au nouvel arrivant sa place en face du foyer.

 

Mais Petit-Pierre lui fit signe de la main de reprendre sa chaise, tout en la repoussant dans le coin.

 

Petit-Pierre prit une escabelle et s’assit à l’autre coin, vis-à-vis de cet homme, qui n’était autre que Jean Oullier.

 

Puis il posa sa tête sur sa main, appuya son coude sur son genou, et resta abîmé dans ses réflexions, tandis que son pied, qu’il agitait par un mouvement fébrile, et qui communiquait ce tremblement à tout le corps, témoignait que Petit-Pierre était sous le coup d’une vive contrariété.

 

Jean Oullier, qui, lui aussi, avait, de son côté, ses préoccupations et ses soucis, demeurait morne et silencieux ; sa pipe, qu’il avait ôtée de sa bouche lorsque Petit-Pierre était entré dans la chambre, roulait machinalement entre ses doigts, et il ne sortait de ses méditations que pour pousser des soupirs qui ressemblaient à des menaces, ou pour rapprocher les morceaux de bois qui brûlaient dans l’âtre.

 

Ce fut Petit-Pierre qui le premier prit la parole.

 

– Ne fumiez-vous pas lorsque je suis entré, mon brave homme ? demanda-t-il.

 

– Oui, répondit laconiquement celui-ci avec une nuance de respect très-remarquable dans la voix.

 

– Pourquoi ne continuez-vous pas ?

 

– Je crains de vous incommoder.

 

– Bah ! ne sommes-nous pas au bivac ou à peu près, mon brave ? Or, je tiens d’autant plus à ce que vous ayez vos aises, que c’est malheureusement notre dernier bivac.

 

Quelque énigmatiques que fussent pour lui ces paroles, Jean Oullier ne se permit pas d’interroger Petit-Pierre. Avec ce tact merveilleux qui caractérise le paysan vendéen, sans laisser apercevoir qu’il sût à quoi s’en tenir sur la qualité réelle de Petit-Pierre, il ne profita point de la permission donnée, et se garda de toute question qui lui eût paru irrévérencieuse.

 

Malgré les préoccupations dont il était lui-même agité, Petit-Pierre remarqua les nuages qui chargeaient le front du paysan.

 

Il rompit à nouveau le silence.

 

– Mais qu’avez-vous donc, mon cher Jean Oullier, demanda-t-il, et pourquoi cet air morne lorsque j’aurais cru, au contraire, vous trouver tout joyeux ?

 

– Et pourquoi serais-je joyeux ? demanda le vieux garde.

 

– Mais parce qu’un bon et fidèle serviteur comme vous prend toujours part au bonheur de ses maîtres, et que notre amazone a l’air assez satisfait, depuis vingt-quatre heures, pour que cette joie se reflète un peu sur votre visage.

 

– Dieu veuille qu’elle dure longtemps, cette joie ! répondit Jean Oullier avec un sourire de doute et en levant les yeux au ciel.

 

– Comment donc, mon cher Jean ! auriez-vous quelque prévention contre les mariages d’inclination ? Moi, je les aime à la folie ; ce sont les seuls dans toute ma vie dont j’aie voulu me mêler.

 

– Je n’ai point de prévention contre le mariage, répondit Jean Oullier ; seulement, j’en ai contre le mari.

 

– Et pourquoi cela ?

 

Jean Oullier se tut.

 

– Parlez, fit Petit-Pierre.

 

Le Vendéen secoua la tête.

 

– Je vous en prie, mon cher Jean ; j’aime assez vos deux filles – car je sais qu’à vous surtout, elles sont vos filles – pour que vous ne me lassiez pas de secrets. Quoique je ne sois pas notre saint-père le pape, vous n’ignorez pas que j’ai pouvoir de lier et de délier.

 

– Je sais que vous pouvez beaucoup, répondit Jean Oullier.

 

– Eh bien, alors, dites-moi pourquoi vous n’approuvez pas ce mariage ?

 

– Parce qu’il y a une flétrissure sur le nom que doit porter la femme qui épousera M. Michel de la Logerie, et ce n’est pas la peine de quitter un des plus vieux noms du pays pour prendre celui-là.

 

– Hélas ! mon brave Jean, reprit Petit-Pierre avec un triste sourire, vous ignorez sans doute que nous ne sommes plus au temps où les enfants étaient solidaires des vertus ou des fautes de leurs ancêtres.

 

– Oui, j’ignorais cela, dit Jean Oullier.

 

– C’est, continua Petit-Pierre, une assez forte tâche, à ce qu’il paraît, pour les gens de nos jours, que d’avoir à répondre d’eux-mêmes ; aussi voyez combien y succombent ! combien manquent dans nos rangs, auxquels le nom qu’ils portent y assignait une place ! Soyons donc reconnaissants pour ceux qui, malgré l’exemple de leur père, malgré la situation de leur famille, malgré les tentations de l’ambition, viennent continuer au milieu de nous les traditions chevaleresques du dévouement et de la fidélité au malheur.

 

Jean Oullier releva la tête, et, avec une expression de haine qu’il ne chercha même pas à dissimuler :

 

– Mais vous ignorez peut-être…, dit-il.

 

Petit-Pierre l’interrompit.

 

– Je n’ignore rien, dit-il. Je sais ce que vous reprochez à la Logerie père ; mais je sais aussi ce que je dois à son fils, blessé pour moi, et encore tout sanglant de cette blessure. Quant au crime de son père, – si son père a véritablement commis un crime, ce qu’à Dieu seul il appartient de décider, – ce crime, ne l’a-t-il pas expié par une mort violente ?

 

– Oui, répondit Jean Oullier en baissant, malgré lui, la tête, c’est vrai.

 

– Oseriez-vous pénétrer le jugement de la Providence ? oseriez-vous prétendre que celui devant lequel, à son tour, il a comparu, pâle et ensanglanté d’une mort violente et inattendue, n’a pas étendu sa miséricorde sur sa tête ? Et pourquoi, lorsque Dieu peut-être a été satisfait, pourquoi vous montreriez-vous plus rigoureux et plus implacable que Dieu ?

 

Jean Oullier écoutait sans répondre.

 

C’est que chacune des paroles de Petit-Pierre faisait vibrer les cordes religieuses de son âme, ébranlait ses convictions haineuses à l’endroit du baron Michel, mais ne parvenait point à les déraciner tout à fait.

 

– M. Michel, poursuivit Petit-Pierre, est un bon et brave jeune homme, doux et modeste, simple et dévoué ; il est riche, ce qui n’a jamais rien gâté ; je crois que votre jeune maîtresse, avec son caractère un peu entier, avec ses habitudes indépendantes, ne pouvait mieux rencontrer ; je suis convaincu qu’elle sera parfaitement heureuse avec lui. N’en demandons pas davantage à Dieu, mon pauvre Jean Oullier. Oubliez le passé, ajouta Petit-Pierre avec un soupir. Hélas ! s’il nous fallait nous souvenir, il n’y aurait plus moyen de rien aimer.

 

Jean Oullier secoua la tête.

 

– Monsieur Petit-Pierre, dit-il, vous parlez à merveille et en excellent chrétien ; mais il est des choses que l’on ne peut comme on le voudrait chasser de sa mémoire, et, malheureusement pour M. Michel, mes rapports avec son père ont été de ces choses-là.

 

– Je ne vous demande point vos secrets, Jean, répondit gravement Petit-Pierre ; mais le jeune baron, comme je vous l’ai déjà dit, a répandu son sang pour moi ; il a été mon guide, il m’a offert un asile dans cette maison, qui est la sienne ; j’ai pour lui plus que de l’affection, j’ai de la reconnaissance, et ce me serait un véritable chagrin de penser que la désunion règne parmi mes amis. Aussi, mon cher Jean Oullier, au nom du dévouement que je vous reconnais pour ma personne, je vous demande, sinon d’abjurer vos souvenirs, – vous l’avez dit, on n’est pas maître de perdre la mémoire, – au moins d’étouffer votre haine jusqu’à ce que le temps, jusqu’à ce que la certitude que le fils de celui qui fut votre ennemi fait le bonheur de la jeune fille que vous avez élevée, aient pu effacer cette haine de votre âme.

 

– Que le bonheur vienne du côté qu’il plaira à Dieu et j’en remercierai Dieu ; mais je ne crois pas qu’il entre au château de Souday avec M. Michel.

 

– Et pourquoi cela, s’il vous plaît, mon brave Jean ?

 

– Parce que plus je vais, monsieur Petit-Pierre, plus je doute de l’amour de M. Michel pour mademoiselle Bertha.

 

Petit-Pierre haussa les épaules avec impatience.

 

– Permettez-moi, mon cher Jean Oullier, dit-il, de douter un peu de votre perspicacité en amour.

 

– C’est possible, repartit le vieux Vendéen ; mais, si cette union avec mademoiselle Bertha, c’est-à-dire le plus grand honneur que puisse espérer le jeune homme, comble les vœux de votre protégé, pourquoi donc a-t-il été si pressé de quitter la métairie et a-t-il passé la nuit à errer comme un fou ?

 

– S’il a erré toute la nuit, répondit Petit-Pierre, c’est que le bonheur l’empêchait de se tenir en place, et, s’il a quitté la métairie, c’est, selon toute probabilité, pour les besoins de notre service.

 

– Je le souhaite ; je ne suis pas de ceux qui ne pensent qu’à eux-mêmes, et, bien que décidé à sortir de la maison le jour où le fils de Michel y entrera, je n’en prierai pas moins Dieu, matin et soir, pour qu’il fasse le bonheur de l’enfant, et, en même temps, je veillerai sur cet homme : je tâcherai que mes pressentiments ne se réalisent pas, et qu’au lieu du bonheur qu’il promet à sa femme, ce ne soit pas le désespoir qu’il lui apporte.

 

– Merci, Jean Oullier ! Ainsi, je puis espérer que vous ne montrerez plus les dents à mon jeune protégé, n’est-ce pas, vous me le promettez ?

 

– Je garderai ma haine et ma méfiance au fond de mon cœur, pour ne les en tirer que s’il justifiait l’une ou l’autre ; c’est tout ce que j’oserai vous promettre ; mais ne me demandez ni de l’aimer, ni de l’estimer.

 

– Race indomptable ! dit Petit-Pierre à demi-voix ; il est vrai que c’est ce qui te fait grande et forte.

 

– Oui, répondit Jean Oullier à l’espèce d’aparté de Petit-Pierre, prononcé assez haut pour qu’il eût été entendu du vieux Vendéen ; oui, nous n’avons guère, nous autres, qu’une haine et qu’un amour ; mais est-ce vous qui vous en plaindrez, monsieur Petit-Pierre ?

 

Et il regarda fixement le jeune homme comme s’il lui portait un respectueux défi.

 

– Non, reprit ce dernier ; je m’en plaindrai d’autant moins, que c’est à peu près tout ce qui reste à Henri V de sa monarchie de quatorze siècles, et cela ne suffit pas, paraît-il.

 

– Qui dit cela ? fit le Vendéen en se levant, et d’un ton presque menaçant.

 

– Vous le saurez tout à l’heure. Nous venons de parler de vos affaires, Jean Oullier, et je ne le regrette pas ; car cette causerie a fait trêve à de bien tristes pensées. Maintenant, il est temps de m’occuper un peu des miennes. Quelle heure est-il ?

 

– Quatre heures et demie.

 

– Allez réveiller nos amis ; la politique les laisse dormir, eux ; mais, moi, je ne le saurais ; car ma politique, c’est de l’amour maternel. Allez, mon ami !

 

Jean Oullier sortit. Petit-Pierre, la tête inclinée, fit quelques tours dans la chambre ; il frappa du pied avec impatience, il se tordit les mains avec désespoir, et, lorsqu’il revint devant l’âtre, deux grosses larmes roulaient le long de ses joues et sa poitrine semblait oppressée. Alors il se jeta à genoux, et, joignant les mains, il pria Dieu, qui dispense les couronnes, d’éclairer ses résolutions, de lui donner la force indomptable de continuer sa tâche, ou la résignation de subir son malheur.

 

LII

Comment Jean Oullier prouva que, lorsque le vin est tiré, il n’y a rien de mieux à faire que de le boire


Quelques instants après, Gaspard, Louis Renaud et le marquis de Souday entrèrent dans la pièce.

 

En apercevant Petit-Pierre, qui restait abîmé dans sa méditation et dans sa prière, ils s’arrêtèrent sur le seuil, et le marquis de Souday, qui, comme au bon temps, avait cru à propos de saluer la diane par une chanson, s’interrompit respectueusement.

 

Mais Petit-Pierre avait entendu ouvrir la porte ; il se releva, et, s’adressant aux nouveaux venus :

 

– Approchez, messieurs, et pardonnez-moi d’avoir interrompu votre sommeil ; mais j’avais à vous communiquer des déterminations importantes.

 

– C’est nous qui avons à demander pardon à Votre Altesse royale de n’avoir pas prévenu sa volonté, d’avoir dormi lorsque nous pouvions lui être utile, dit Louis Renaud.

 

– Trêve de compliments, mon ami, interrompit Petit-Pierre ; cet apanage de la royauté triomphante est mal venu au moment où elle s’abîme pour la seconde fois.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Je veux dire, mes bons et chers amis, reprit Petit-Pierre en tournant le dos à la cheminée, tandis que les Vendéens faisaient cercle autour de lui, je veux dire que je vous ai appelés pour vous rendre votre parole et vous faire mes adieux.

 

– Nous rendre notre parole ! nous faire vos adieux ! s’écrièrent les jeunes partisans étonnés. Votre Altesse royale songerait-elle à nous quitter ?

 

Puis ; tous ensemble, se regardant :

 

– Mais c’est impossible ! dirent-ils.

 

– Il le faut cependant.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce qu’on me le conseille, parce qu’on fait plus, parce qu’on m’en conjure.

 

– Mais qui ?

 

– Des gens dont je ne puis suspecter ni la pénétration, ni l’intelligence, ni le dévouement, ni la fidélité.

 

– Mais sous quel prétexte ? pour quelles raisons ?

 

– Il paraît que la cause royaliste est désespérée même en Vendée ; que le drapeau blanc n’est plus qu’un haillon que la France répudie ; que l’on ne trouverait pas dans Paris douze cents hommes qui, pour quelques écus, fissent, en notre nom, du bruit dans la rue ; qu’il est faux que nous ayons des sympathies dans l’armée, faux qu’il nous reste des intelligences dans l’administration, faux que le Bocage soit une seconde fois prêt à se lever comme un seul homme pour défendre les droits d’Henri V !

 

– Mais, encore une fois, interrompit le noble Vendéen qui avait momentanément changé un nom illustré dans la première guerre contre celui de Gaspard, et qui se sentait incapable de se contenir plus longtemps, de qui viennent ces avis ? qui parle de la Vendée avec cette assurance ? qui mesure notre dévouement de la sorte en disant : « Il ira jusque-là et pas plus loin ? »

 

– Différents comités royalistes que je n’ai point à vous nommer, mais de l’opinion desquels nous avons à tenir compte.

 

– Les comités royalistes ! s’écria le marquis de Souday. Ah ! parbleu ! je connais cela, et, si Madame veut m’en croire, nous ferons de leur avis ce que feu M. le marquis de Charette faisait de l’avis des comités royalistes de son temps.

 

– Et qu’en faisait-il, mon brave Souday ? demanda Petit-Pierre.

 

– Le respect que je porte à Votre Altesse royale, répondit le marquis avec un magnifique sang-froid, ne me permet malheureusement pas de préciser davantage.

 

Petit-Pierre ne put s’empêcher de sourire.

 

– Oui, dit-il ; mais nous ne vivons plus dans ce bon temps, mon pauvre marquis. M. de Charette était un souverain absolu dans son camp, et la régente Marie-Caroline ne sera jamais qu’une régente très-constitutionnelle. Le mouvement projeté ne doit réussir qu’à la condition d’une entente complète entre tous ceux qui peuvent souhaiter son succès ; or, cette entente existe-t-elle, je vous le demande, lorsque, la veille du combat, on vient prévenir le général que les trois quarts de ceux sur lesquels il croyait pouvoir compter ne se trouveront point au rendez-vous ?

 

– Eh ! qu’importe ! s’écria le marquis de Souday ; moins nous serons à ce rendez-vous, plus la gloire sera grande pour ceux qui s’y trouveront.

 

– Madame, dit gravement Gaspard à Petit-Pierre, on a été à vous, et l’on vous a dit, quand peut-être vous ne pensiez pas à rentrer en France : « Les hommes qui ont renversé le roi Charles X sont éloignés par le nouveau gouvernement, et réduits à l’impuissance ; le ministère est composé de telle sorte, que vous n’aurez que peu ou point de modifications à y faire ; le clergé, puissance inamovible et stationnaire, appuiera de toute son influence le rétablissement de la royauté de droit divin ; les tribunaux sont encore peuplés d’hommes qui doivent tout à la Restauration ; l’armée, essentiellement obéissante, est sous les ordres d’un chef qui a dit qu’en politique il fallait avoir plus d’un drapeau ; le peuple, proclamé souverain en 1830, est tombé sous le joug de la plus stupide et de la plus inepte des aristocraties… « Venez donc ! a-t-on ajouté ; votre entrée en France sera un véritable retour de l’île d’Elbe ; les populations s’empresseront autour de vous pour saluer le rejeton de nos rois, que le pays demande à acclamer ! » Sur la foi de ces paroles, vous êtes venue, madame ; et, lorsque vous avez paru au milieu de nous, nous nous sommes levés. Maintenant, je tiens que ce serait un malheur pour notre cause et une honte pour nous que cette retraite, qui accuserait à la fois votre intelligence politique et notre impuissance personnelle.

 

– Oui, dit Petit-Pierre, qui, par un singulier revirement, se trouvait défendre une opinion qui lui brisait le cœur, oui, tout ce que vous venez de dire est vrai ; oui, l’on m’a promis tout cela ; mais ce ne sera ni votre faute ni la mienne, mes braves amis, si des insensés ont pris de folles espérances pour la réalité ; l’histoire impartiale dira que, le jour où l’on m’a accusée d’être mauvaise mère, – et on l’a fait, – j’ai répondu comme je devais répondre, en disant : « Me voilà prête au sacrifice ! » Elle dira que vous, mes fidèles, plus ma cause vous a semblé abandonnée, moins vous m’avez marchandé votre dévouement ; mais c’est une question d’honneur pour moi de ne pas le mettre inutilement à l’épreuve. Parlons raison, mes amis ; faisons des chiffres, c’est ce qu’il y a de plus positif. De combien d’hommes croyez-vous que nous puissions disposer en ce moment ?

 

– De dix mille au premier signal.

 

– Hélas ! dit Petit-Pierre, c’est beaucoup et ce n’est point assez : le roi Louis-Philippe, outre la garde nationale, dispose de quatre cent quatre-vingt mille hommes de troupes inoccupés !

 

– Mais les défections, mais les officiers démissionnaires, objecta le marquis.

 

– Eh bien, reprit Petit-Pierre en se tournant vers Gaspard, je mets entre vos mains mes destinées et celles de mon fils. Dites-moi, assurez-moi, et cela sur votre honneur de gentilhomme, que, contre dix chances contraires, nous en avons deux favorables, et, loin de vous ordonner de déposer les armes, je reste au milieu de vous pour partager vos périls et votre sort.

 

À cet appel direct, non plus à ses sentiments, mais à sa conviction, Gaspard courba la tête et resta muet.

 

– Vous le voyez, reprit Petit-Pierre, votre raison n’est point d’accord avec votre cœur, et ce serait presque un crime de profiter d’une chevalerie que le bon sens condamne. Ne discutons donc plus de ce qui a été décidé, et peut-être bien décidé ; prions Dieu pour qu’il me renvoie près de vous dans un temps et dans des conditions meilleurs, et ne pensons plus qu’au départ.

 

Sans doute, les gentilshommes reconnaissaient la nécessité de cette résolution, quoiqu’elle s’accordât si peu avec leurs sentiments ; car, voyant que la duchesse semblait s’y être arrêtée, ils ne répondirent rien, se contentant de se détourner pour cacher leurs larmes.

 

Le marquis de Souday se promenait seul dans la chambre avec une impatience qu’il ne se donnait pas la peine de dissimuler.

 

– Oui, continua Petit-Pierre après un silence et avec amertume, oui, les uns ont dit comme Pilate : « Je m’en lave les mains, » et mon cœur, si fort contre le danger, si fort contre la mort, a plié ; car il ne saurait envisager de sang-froid la responsabilité de l’insuccès et le sang inutilement versé qu’ils rejettent d’avance sur ma tête ; les autres…

 

– Le sang qui coule pour la foi ne sera jamais du sang perdu ! fit une voix qui partait de l’angle de la cheminée. C’est Dieu qui l’a dit, et, si humble que soit celui qui parle, il ne craint point de le répéter après Dieu : tout homme qui croit et qui meurt est un martyr ; son sang féconde la terre qui le reçoit et hâte le jour de la moisson.

 

– Qui a dit cela ? s’écria vivement Petit-Pierre en se haussant sur la pointe du pied.

 

– Moi, dit simplement Jean Oullier se levant de l’escabeau sur lequel il se tenait accroupi et entrant dans le cercle des nobles et des chefs.

 

– Toi, mon brave ? s’écria Petit-Pierre enchanté de trouver ce renfort au moment où il se croyait abandonné de tous. Alors, tu n’es pas de l’avis de ces messieurs de Paris ? Voyons, approche et parle. Au temps où nous vivons, Jacques Bonhomme ne saurait être déplacé, même dans un conseil de rois.

 

– Je suis si peu de l’avis de vous voir quitter la France, reprit Jean Oullier, que, si j’avais l’honneur d’être un gentilhomme comme ces messieurs, j’aurais déjà fermé la porte, et, me mettant en travers de votre passage, je vous aurais déjà dit : « Vous ne sortirez pas ! »

 

– Et tes raisons ? J’ai hâte de les entendre. Parle, parle, mon Jean !

 

– Mes raisons ! c’est que vous êtes notre drapeau, et que, tant qu’un soldat est debout, fût-il le dernier de l’armée, il a droit de le tenir haut et ferme jusqu’à ce que la mort le lui donne pour linceul.

 

– Après, après, Jean Oullier ? Parle ! tu parles bien.

 

– Mes raisons ! c’est que vous êtes la première de votre race qui soit venue combattre au milieu de ceux qui combattaient pour elle, et qu’il sera mauvais que vous vous retiriez avant d’avoir sorti l’épée.

 

– Va, va, toujours, Jacques Bonhomme ! dit Petit-Pierre en se frottant les mains.

 

– Mes raisons, enfin, continua Jean Oullier, c’est que votre retraite avant le combat ressemble à une fuite, et que nous ne pouvons pas vous laisser fuir.

 

– Mais, interrompit Louis Renaud alarmé par l’attention avec laquelle Petit-Pierre écoutait Jean Oullier, mais les défections que l’on vient de nous signaler ôteront au mouvement toute son importance ; ce ne sera plus qu’une échauffourée.

 

– Non, non, cet homme a raison ! s’écria Gaspard, qui n’avait cédé qu’à son grand regret aux raisons de Petit-Pierre. Une échauffourée vaut mieux que le néant dans lequel nous allons retomber ; une échauffourée, c’est une date : elle témoigne dans l’histoire, et le jour vient où le peuple a tout oublié, excepté le courage de ceux qui l’ont conduite ; si elle ne laisse pas sa trace sur le trône, elle laisse sa trace dans les souvenirs. Qui se rappellerait le nom de Charles-Édouard sans ses échauffourées de Preston et de Culloden ? Ah ! madame, j’ai grande envie, je vous l’avoue, de faire ce que nous a conseillé ce brave paysan.

 

– Et vous aurez d’autant plus raison, monsieur le comte, reprit Jean Oullier avec une assurance qui prouvait que ces questions, tout au-dessus de lui qu’elles semblaient être, lui étaient néanmoins familières ; vous aurez d’autant plus raison que le but principal de Son Altesse royale, celui auquel elle veut sacrifier l’avenir de la monarchie confiée à sa tutelle, sera manqué.

 

– Comment cela ? demanda Petit-Pierre.

 

– Dès que Madame sera retirée, aussitôt que le gouvernement la saura loin de nos côtes, les persécutions commenceront, et elles seront d’autant plus vives, d’autant plus violentes, que nous nous serons montrés moins redoutables. Vous êtes riches, vous, messieurs ; vous pourrez encore y échapper par la fuite : vous aurez des vaisseaux qui vous attendront à l’embouchure de la Loire et de la Charente ; votre patrie est un peu partout, à vous autres ; mais nous, pauvres paysans, nous sommes, comme la chèvre, attachés au sol qui nous nourrit, et nous préférons la mort à l’exil.

 

– Et la conclusion de tout cela, mon brave Oullier ?

 

– Ma conclusion, monsieur Petit-Pierre, répondit le Vendéen, est que, quand le vin est tiré, il faut le boire ; que nous avons pris les armes, et que, du moment où nous les avons prises, il faut nous battre sans perdre de temps à nous compter.

 

– Battons-nous donc ! s’écria Petit-Pierre avec exaltation. La voix du peuple est la voix de Dieu ! j’ai foi dans celle de Jean Oullier.

 

– Battons-nous ! répéta le marquis.

 

– Battons-nous ! dit Louis Renaud.

 

– Eh bien, demanda Petit-Pierre, à quel jour fixons-nous la prise d’armes ?

 

– Mais, fit Gaspard, n’a-t-il pas été décidé qu’elle aurait lieu le 24 ?

 

– Oui ; mais ces messieurs ont envoyé un contre-ordre.

 

– Quels messieurs ?

 

– Ces messieurs de Paris.

 

– Sans vous en prévenir ? s’écria le marquis. Savez-vous que l’on en fusille pour moins que cela ?

 

– J’ai pardonné, dit Petit-Pierre en étendant la main. D’ailleurs, ceux qui ont fait cela ne sont pas des gens de guerre.

 

– Oh ! cette remise est un bien grand malheur ! dit Gaspard à demi-voix, et, si je l’eusse connue…

 

– Eh bien ? demanda Petit-Pierre.

 

– Peut-être n’eussé-je point été de l’avis du paysan.

 

– Bah ! bah ! dit Petit-Pierre, vous l’avez entendu, mon cher Gaspard : le vin est tiré, il faut le boire ! Buvons-le donc gaiement, messieurs, quand même ce devrait être celui dont le sire de Beaumanoir se rafraîchissait au combat des Trente. Allons, marquis de Souday, tâchez de me trouver une plume, de l’encre et du papier, dans la métairie où votre futur gendre a bien voulu m’offrir l’hospitalité.

 

Le marquis s’empressa de chercher ce que Petit-Pierre venait de lui demander ; mais, tout en furetant dans les tiroirs de l’armoire et de la commode ; tout en soulevant les hardes et le linge du métayer, il ne put se défendre de serrer la main de Jean Oullier et de lui dire :

 

– Sais-tu que tu parles d’or, mon brave gars, et que jamais une de tes fanfares ne m’a si fort réjoui le cœur que le boute-selle que tu viens de nous sonner ?

 

Puis, ayant trouvé ce qu’il cherchait, il se hâta de le porter devant Petit-Pierre.

 

Celui-ci trempa un tronçon de plume dans la bouteille à l’encre, et, de son écriture large, ferme et hardie, il écrivit ce qui suit :

 

« Mon cher maréchal,

 

» Je reste parmi vous !

 

» Veuillez vous rendre auprès de moi.

 

» Je reste, attendu que ma présence a compromis un grand nombre de mes fidèles serviteurs ; il y aurait donc, en pareille circonstance, lâcheté à moi de les abandonner. D’ailleurs, j’espère que, malgré ce malheureux contre-ordre, Dieu nous donnera la victoire.

 

» Adieu, monsieur le maréchal ; ne donnez pas votre démission, puisque Petit-Pierre ne donne pas la sienne.

 

» Petit-Pierre. »

 

– Et maintenant, continua Petit-Pierre tout en pliant la lettre, quel jour fixons-nous pour le soulèvement ?

 

– Le jeudi 31 mai, dit le marquis de Souday pensant que le terme le plus rapproché était le meilleur, – si cela vous convient toutefois.

 

– Non, non, dit Gaspard. Excusez, monsieur le marquis, mais il me semble que mieux vaut choisir la nuit du dimanche au lundi 4 juin. Le dimanche, après la grand’messe, dans toutes les paroisses, les paysans se rassembleront sous le porche des églises, et les capitaines, sans éveiller les soupçons, auront le loisir de leur communiquer l’ordre de la prise d’armes.

 

– Votre connaissance des mœurs du pays vous sert à merveille, mon ami, dit Petit-Pierre, et je me rallie à votre avis.

 

Va donc pour la nuit du 3 au 4 juin.

 

Et, immédiatement, il se mit à rédiger l’ordre du jour suivant :

 

« Ayant pris la résolution de ne pas quitter les provinces de l’Ouest, et de me confier à leur fidélité si longtemps éprouvée, je compte sur vous, Monsieur, pour prendre toutes les mesures nécessaires à la prise d’armes qui aura lieu dans la nuit du 3 au 4 juin.

 

» J’appelle à moi tous les gens de cœur. Dieu nous aidera à sauver notre patrie ; aucun danger, aucune fatigue ne me découragera ; on me verra paraître au premier rassemblement.

 

Et, cette fois, Petit-Pierre signa : « Marie-Caroline, régente de France. »

 

– Allons, le sort en est jeté ! s’écria Petit-Pierre. Maintenant, il faut vaincre ou mourir !

 

– Maintenant, répéta le marquis, quand même vingt contre-ordres me viendraient, le 4 juin, je fais sonner le tocsin, et, par ma foi… eh bien, après nous le déluge !

 

– Oui, mais il s’agit d’une chose, dit Petit-Pierre en montrant son ordre : c’est que ceci arrive sûrement et immédiatement aux divisionnaires, afin de neutraliser le mauvais effet qu’auront produit les injonctions venues de Nantes.

 

– Hélas ! dit Gaspard, Dieu veuille que ce malheureux contre-ordre ait fait la diligence que nous allons faire nous-mêmes ! Dieu veuille qu’il soit parvenu dans les campagnes à temps pour paralyser le premier mouvement et laisser toute sa force au second ! J’ai peur du contraire, je crains que bien des braves ne soient victimes de leur courage et de leur isolement.

 

– C’est pour cela qu’il ne faut pas perdre une minute, messieurs, dit Petit-Pierre, et se servir des jambes en attendant que l’on se serve des bras. Vous, Gaspard, chargez-vous de prévenir les divisionnaires du haut et du bas Poitou. M. le marquis de Souday en fera autant dans le pays de Retz et de Mauges. Vous, mon cher Louis Renaud, entendez-vous de cela avec vos Bretons. Ah ! mais qui va se charger maintenant de porter ma dépêche au maréchal ? Il est à Nantes, et vos visages y sont un peu trop connus, messieurs, pour que j’expose aucun de vous à cette mission.

 

– Moi, dit Bertha, qui, de l’alcôve où elle reposait avec sa sœur, avait entendu le bruit des voix et s’était levée ; n’est-ce point là un des privilèges de mes fonctions d’aide de camp ?

 

– Oui, certes ; mais votre costume, ma chère enfant, répondit Petit-Pierre, ne sera peut-être pas du goût de MM. les Nantais, tout charmant que je le trouve.

 

– Aussi n’est-ce point ma sœur qui ira à Nantes, madame, dit Mary en s’avançant à son tour ; ce sera moi, si vous voulez bien le permettre. Je prendrai des habits de paysanne et je laisserai à Votre Altesse royale son premier aide de camp.

 

Bertha voulut insister ; mais Petit-Pierre, se penchant à son oreille, lui dit tout bas :

 

– Restez, ma chère Bertha ! nous parlerons de M. le baron Michel, et nous ferons ensemble de beaux projets qu’il ne contredira pas, j’en suis sûr.

 

Bertha rougit, baissa la tête et laissa sa sœur s’emparer de la lettre destinée au maréchal.

 

LIII

Où il est expliqué comment et pourquoi le baron Michel avait pris le parti d’aller à Nantes


Nous avons annoncé que Michel avait quitté la Banlœuvre ; mais nous ne nous sommes point suffisamment appesanti, ce nous semble, sur les causes de cette fugue et les circonstances qui l’avaient accompagnée.

 

Pour la première fois de sa vie, Michel avait agi de ruse et avait montré quelque duplicité.

 

Sous le coup de l’émotion profonde qu’avaient produite sur lui les paroles de Petit-Pierre, en voyant s’évanouir, par la déclaration inattendue de Mary, les espérances qu’il avait si complaisamment caressées chez maître Jacques, il était resté anéanti.

 

Il comprenait que le penchant que Bertha avait si librement manifesté pour lui le séparait de Mary mieux que ne l’eût pu faire l’aversion de cette dernière. Il se reprochait de l’avoir encouragé par son silence et par sa sotte timidité ; mais il avait beau se gourmander lui-même, il ne trouvait pas dans son âme la force nécessaire pour couper court à un imbroglio qui le frappait dans une affection plus chère pour lui que la vie. Il n’avait point au cœur cette résolution qui peut amener une explication franche et catégorique, et il regardait comme chose tout à fait impossible de dire à cette belle jeune fille, à l’intervention de laquelle il avait peut-être dû la vie, quelques heures auparavant :

 

« Mademoiselle, ce n’est pas vous que j’aime. »

 

Aussi, et bien que, pendant cette même soirée, les occasions ne lui eussent pas manqué d’ouvrir son cœur à Bertha, – qui, très inquiète d’une blessure que, pour son compte, elle eût vue sans sourciller, toute femme qu’elle était, voulut la panser elle-même, – resta-t-il dans cette situation dont chaque minute augmentait la difficulté.

 

Il chercha bien à parler à Mary ; mais Mary mettait à l’éviter autant de soin qu’il en apportait à s’approcher d’elle, et il dut renoncer à en faire son intermédiaire, comme il y avait pensé un moment.

 

D’ailleurs, ces fatales paroles : « Je ne vous aime pas ! » bourdonnaient incessamment comme un glas funèbre à ses oreilles.

 

Il profita donc d’un instant où personne, pas même Bertha, n’avait les yeux sur lui pour se retirer, ou plutôt s’enfuir dans sa chambre.

 

Il se jeta Sur le lit de paille que Bertha, de ses blanches mains, avait préparé pour lui ; mais, la tête de plus en plus en feu, le cœur de plus en plus bouleversé, il se releva bientôt, appuya sur son visage brûlant une serviette trempée d’eau, et, maintenant cette serviette comme un rafraîchissant, il songea à profiter de son insomnie pour se mettre à la poursuite d’une idée.

 

Après un travail d’imagination qui ne dura pas moins de trois quarts d’heure, cette idée lui vint.

 

Ce fut que ce qui ne saurait se dire de vive voix pouvait s’écrire, et Michel avait pensé que ce procédé serait tout à fait à la hauteur de la détermination de son caractère.

 

Mais, pour y trouver quelque avantage, il était nécessaire de ne pas assister à la lecture de la lettre qui révélerait à Bertha le secret du cœur du jeune homme.

 

Non-seulement les gens timides n’aiment point à rougir, mais encore ils ont peur de faire rougir les autres.

 

La conséquence des réflexions de Michel fut donc qu’il s’éloignerait de la Banlœuvre, momentanément, bien entendu, car, une fois que la position serait nettement dessinée, une fois que le terrain serait déblayé autour de Mary, rien n’empêcherait plus le baron de revenir prendre sa place auprès de celle qu’il aimait.

 

Pourquoi, d’ailleurs, le marquis de Souday, qui lui avait accordé la main de Bertha, lui refuserait-il celle de Mary lorsqu’il apprendrait que c’était Mary, et non Bertha, qu’aimait le protégé de Petit-Pierre ?

 

Il n’y avait aucune raison qui pût motiver ce refus.

 

Très-encouragé par cette perspective, Michel avait donc, avec une profonde ingratitude, jeté loin de lui la serviette à laquelle il devait peut-être – grâce au calme que sa fraîcheur avait ramené dans son cerveau – la bonne idée qu’il allait mettre à exécution ; il était descendu dans la cour de la métairie et avait commencé de lever les barres de la porte charretière.

 

Mais, au moment où, après avoir enlevé et déposé le long du mur la première de ces barres, il faisait jouer la seconde, il avait aperçu, sous un hangar situé à droite de cette porte, un tas de paille qui s’agitait, et, de ce tas de paille, il avait vu sortir une tête qu’il reconnut pour celle de Jean Oullier.

 

– Peste ! lui dit celui-ci avec son accent le plus bourru, vous êtes matinal, monsieur Michel !

 

Et en effet, au même instant, deux heures sonnaient à l’église du village voisin.

 

– Avez-vous donc, continua Jean Oullier, quelque message à remplir ?

 

– Non, répondit le jeune baron, car il lui semblait que l’œil du Vendéen perçait dans les plus profonds replis de son âme ; non, mais j’ai un grand mal de tête, et je voulais voir si l’air de la nuit ne le calmerait pas.

 

– Voyez… mais je vous préviens que nous avons des sentinelles au-dehors, et que, si vous n’êtes pas muni du mot d’ordre, il pourra bien vous arriver malheur.

 

– À moi ?

 

– Dame, à vous comme à un autre : à dix pas, vous comprenez bien, on ne verra pas que vous êtes le maître de la maison.

 

– Mais ce mot d’ordre, vous le connaissez, monsieur Jean ?

 

– Sans doute.

 

– Dites-le-moi.

 

Jean Oullier secoua la tête.

 

– C’est le marquis de Souday que cela regarde : montez à sa chambre ; dites-lui que vous voulez sortir ; que, pour sortir, vous avez besoin du mot d’ordre, et il vous le dira… s’il juge à propos de vous le dire.

 

Michel n’avait garde d’employer ce moyen, et il était resté la main sur la seconde barre.

 

Quant à Jean Oullier, il s’était renfoncé dans sa paille.

 

Michel, tout décontenancé, alla s’asseoir sur une auge renversée qui faisait banc à la porte intérieure de la cour de la métairie.

 

Là, il eut le loisir de continuer ses méditations ; car, si le tas de paille ne bougeait plus, il semblait à Michel qu’une ouverture s’était faite dans son milieu le plus compact et que, dans ce vide, il voyait reluire quelque chose qui devait être l’œil de Jean Oullier.

 

Or, il n’y avait point à espérer de tromper l’œil de ce nouveau chien de garde.

 

Heureusement, nous l’avons dit, les méditations étaient singulièrement profitables à Michel.

 

Il s’agissait de trouver un prétexte pour quitter convenablement la Banlœuvre.

 

Ce prétexte, Michel le cherchait encore lorsque les premiers rayons du jour s’allumèrent à l’horizon, vinrent dorer le toit de chaume de la métairie, et colorer de leurs reflets d’opale les carreaux de ses étroites fenêtres.

 

Peu à peu, la vie se faisait autour de Michel ; on entendait les bœufs mugir pour appeler leur provende ; les moutons, impatients d’aller aux champs, bêlaient en passant leurs mufles gris à travers les barreaux de la porte à claire-voie de leur bergerie ; la poule descendait de son perchoir, et s’étirait en gloussant sur le fumier qui jonchait le sol ; les pigeons sortaient du colombier et gagnaient le toit pour y roucouler leur hymne éternel d’amour, tandis que les canards, plus prosaïques, rangés en une longue file devant la porte charretière, remplissaient l’air de leurs sons discordants, sons destinés, selon toute probabilité, à exprimer leur surprise de voir cette porte si bien close lorsqu’ils étaient si pressés d’aller barboter dans la mare.

 

À ces différents bruits, formant le concert matinal d’une ferme bien organisée, une fenêtre située juste au-dessus du banc où Michel était assis, s’ouvrit doucement, et la tête de Petit-Pierre parut à cette fenêtre.

 

Mais Petit-Pierre n’aperçut pas Michel ; il avait les yeux au ciel et semblait complètement absorbé, soit par ses pensées intérieures, soit par la grandeur du spectacle que lui offrait l’horizon.

 

Tout œil, en effet, et surtout celui d’une princesse, peu habitué à voir se lever le soleil, eût été ébloui par les jets de flamme que le roi du jour envoyait dans la plaine, où ils faisaient scintiller, comme des milliers de pierres précieuses, les feuilles humides et tremblantes des arbres de la forêt, tandis qu’une main invisible enlevait doucement le voile de vapeurs étendu sur la vallée en découvrant une à une, comme fait une vierge pudibonde, ses beautés, ses grâces, ses splendeurs.

 

Pendant quelque temps, Petit-Pierre s’abandonna à la contemplation de ce magique tableau, puis, appuyant sa tête sur sa main, il murmura avec mélancolie :

 

– Hélas ! dans le dénûment de cette pauvre maison, ceux qui l’habitent sont cependant plus heureux que moi !

 

Cette phrase fut le coup de baguette magique qui éclaira le cerveau du jeune baron et y fit luire l’idée ou plutôt le prétexte qu’il avait inutilement cherché pendant deux heures.

 

Il se tint coi le long du mur, où il s’était collé, au bruit qu’avait fait la fenêtre en s’ouvrant, et il ne se détacha de la muraille que lorsque le bruit qu’elle fit en se refermant lui indiqua qu’il pouvait quitter sa place sans être vu.

 

Il alla droit au hangar.

 

– Monsieur, dit-il à Jean Oullier, Petit-Pierre vient de se mettre à la fenêtre.

 

– Je l’ai vu, dit le Vendéen.

 

– Il a parlé ; avez-vous entendu ce qu’il disait ?

 

– Cela ne me regardait pas, et, par conséquent, je n’ai point écouté.

 

– Plus rapproché que j’étais de lui, j’ai entendu, moi, sans le vouloir.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, notre hôte trouve sa demeure malplaisante et incommode ; en effet, elle manque de ce que ses habitudes aristocratiques font pour lui des objets de première nécessité. Ne pouvez-vous – moi vous donnant l’argent, bien entendu, – vous charger de lui procurer ces objets ?

 

– Et où cela, s’il vous plaît ?

 

– Dame, au bourg ou à la ville la plus proche, à Légé ou à Machecoul.

 

Jean Oullier secoua la tête.

 

– Impossible, dit-il.

 

– Et pourquoi cela ? demanda Michel.

 

– Parce que acheter en ce moment des objets de luxe dans les endroits que vous me désignez, où pas un geste de certaines gens n’est perdu, ce serait éveiller de dangereux soupçons.

 

– Ne pourriez-vous donc, alors, pousser jusqu’à Nantes ? demanda Michel.

 

– Non pas, répondit sèchement Jean Oullier ; la leçon que j’ai reçue à Montaigu m’a rendu prudent, et je ne quitterai pas mon poste ; mais, continua-t-il avec un accent légèrement railleur, vous qui avez besoin de prendre l’air pour guérir votre mal de tête, que n’y allez-vous, à Nantes ?

 

En voyant sa ruse couronnée d’un si grand succès, Michel se sentit rougir jusqu’au blanc des yeux ; et cependant il tremblait en approchant du moment où il allait mettre cette ruse à exécution.

 

– Vous avez peut-être raison, balbutia-t-il ; mais, moi aussi, j’ai peur.

 

– Bon ! un brave comme vous ne doit rien redouter, dit Jean Oullier en secouant sa couverture, en se dégageant de sa paille et en se dirigeant vers la porte, comme pour ne pas laisser au jeune homme le temps de réfléchir.

 

– Mais alors…, dit Michel.

 

– Quoi encore ? demanda Jean Oullier impatient.

 

– Vous vous chargerez de dire les motifs de mon départ à M. le marquis, et de présenter mes excuses à…

 

– Mademoiselle Bertha ? dit Jean Oullier d’un ton ironique. Soyez tranquille.

 

– Je reviendrai demain, dit Michel en franchissant le seuil.

 

– Oh ! ne vous gênez pas, prenez votre temps, monsieur le baron. Si ce n’est pas demain, ce sera après-demain, continua Jean Oullier en refermant la lourde porte derrière le jeune homme.

 

Le bruit de la porte qui se rebarricadait derrière lui serra douloureusement le cœur de Michel ; il songea moins aux difficultés de la position qu’il voulait fuir qu’à sa séparation d’avec celle qu’il aimait.

 

Il lui sembla que cette porte à moitié vermoulue était de bronze, et qu’à l’avenir il la rencontrerait toujours entre la douce figure de Mary et lui.

 

Alors, au lieu de s’éloigner, comme à l’intérieur il s’était assis sur l’auge, à l’extérieur il s’assit sur le revers du chemin, et se mit à pleurer. Il y eut un moment où, s’il n’eût pas craint de subir les railleries de Jean Oullier, sur la malveillance duquel, malgré son inexpérience, il ne pouvait se méprendre, il eût heurté à cette porte et fût rentré, pour revoir au moins une fois encore sa douce Mary ; mais un mouvement, nous allions dire de fausse honte, disons mieux, de vraie honte, le retint, et il s’éloigna sans trop savoir de quel côté il allait diriger ses pas.

 

Comme il suivait la route de Légé, un bruit de roues lui fit tourner la tête ; il aperçut la diligence qui allait des Sables-d’Olonne à Nantes ; elle se dirigeait sur lui. Michel sentit que ses forces, épuisées par la perte de son sang, si légère que fût la blessure par laquelle il avait coulé, ne lui permettraient pas de fournir une longue marche.

 

La vue de cette voiture fixa ses irrésolutions ; il la fit arrêter, monta dans un de ses compartiments, et, quelques heures après, il était à Nantes.

 

Ce fut arrivé là qu’il sentit douloureusement les tristesses de sa situation.

 

Habitué dès son enfance à vivre de la vie des autres, à obéir à des volontés qui n’étaient pas les siennes ; maintenu dans cette servitude morale par la substitution même qui venait de s’opérer dans son adolescence ; n’ayant, pour ainsi dire, fait que changer de maître en abandonnant sa mère pour suivre la femme qu’il aimait, la liberté était pour lui si nouvelle, qu’il n’en ressentait pas les charmes, tandis qu’au contraire son isolement lui était devenu odieux.

 

Pour les cœurs profondément blessés, il n’est point de solitude plus cruelle que celle qu’ils trouvent au sein des villes ; plus la ville est vaste et peuplée, plus la solitude est grande ; l’isolement au milieu de la foule, le rapprochement de la joie ou de l’indifférence de ceux qu’ils rencontrent avec la tristesse et l’angoisse qu’ils ressentent, les accablent et les navrent.

 

Ce fut ce qui arriva à Michel.

 

En se voyant presque malgré lui en route pour Nantes, il avait espéré qu’il trouverait là quelque distraction à ses chagrins, et ce fut là, au contraire, qu’il les ressentit plus vifs et plus cuisants. L’image de Mary le suivait au milieu de la multitude ; il lui semblait qu’il allait la reconnaître dans chaque femme qui se dirigeait de son côté, et son cœur se fondait à la fois en regrets amers et en désirs impuissants.

 

Dans cette disposition d’esprit, il ne songea bientôt plus qu’à regagner la chambre de l’auberge dans laquelle il était descendu ; il s’y enferma, et, comme il avait fait après avoir franchi la porte de la métairie, il se mit à pleurer.

 

Il pensa à retourner à l’instant même à la Banlœuvre, à se jeter aux genoux de Petit-Pierre, à lui demander d’être son intermédiaire auprès des deux jeunes filles. Il se reprochait de ne pas l’avoir fait le matin, et d’avoir cédé à la crainte de blesser, par cette confidence, la fierté de Bertha.

 

Cet ordre d’idée le ramena tout naturellement au but ou plutôt au prétexte de son voyage, c’est-à-dire à acheter les quelques objets de luxe campagnard qui devaient, pour les indifférents, légitimer son absence ; puis ensuite, ces emplettes achevées, à écrire la terrible lettre qui était la seule, l’unique, la véritable cause de son voyage à Nantes.

 

Il jugea même que c’était par là qu’il devait commencer.

 

Cette résolution une fois prise, sans perdre une minute, il s’assit devant la table, et écrivit la lettre suivante, sur laquelle tombaient autant de larmes qu’il écrivait de mots :

 

« Mademoiselle,

 

» Je devrais être le plus heureux des hommes, et cependant mon cœur est brisé ! et cependant je me demande s’il ne vaudrait pas mieux être fort que de souffrir ce que je souffre !

 

» Qu’allez-vous penser, qu’allez-vous dire lorsque cette lettre vous apprendra ce que je ne puis vous cacher plus longtemps sans me montrer tout à fait indigne de vos bontés pour moi ? Et pourtant il me faut tout le souvenir de votre bienveillance, il me faut toute la certitude de la grandeur et de la générosité de votre âme, il me faut surtout la pensée que c’est l’être que vous aimez le plus au monde qui nous sépare, pour que j’ose me décider à cette démarche.

 

» Oui, mademoiselle, j’aime votre sœur Mary ; je l’aime de toute la puissance de mon cœur ! je l’aime à ne vouloir, à ne pouvoir vivre sans elle ! Je l’aime tant, qu’au moment où je me rends coupable envers vous de ce qu’un caractère moins élevé que le vôtre prendrait peut-être pour une sanglante injure, j’étends vers vous des mains suppliantes et je vous dis : Laissez-moi espérer que je pourrai acquérir le droit de vous aimer comme un frère aime sa sœur ! »

 

Ce n’est que lorsque cette lettre fut pliée et cachetée que Michel pensa aux moyens par lesquels il pourrait la faire parvenir à Bertha.

 

Il ne fallait pas songer à en charger personne à Nantes ; c’était ou trop dangereux pour le messager s’il était fidèle, ou trop dangereux pour celui qui expédiait le messager si le messager était un traître ; seulement Michel pouvait regagner la campagne, trouver, dans les environs de Machecoul, un paysan sur la discrétion duquel il pût compter, et attendre dans la forêt cette réponse qui allait décider de son avenir.

 

Ce fut là le parti auquel s’arrêta le jeune homme. Il employa le reste de la soirée aux différentes emplettes qui lui restaient à faire, enferma tous ces objets dans une valise et remit au lendemain matin l’acquisition d’un cheval qui lui était nécessaire s’il avait, comme il l’espérait, à continuer la campagne qu’il avait commencée.

 

Le lendemain, en effet, vers neuf heures, Michel, un excellent normand entre les jambes et sa valise en croupe, se disposait à rentrer dans le pays de Retz.

 

LIV

Où la brebis, croyant rentrer au bercail, tombe dans une chausse-trape


C’était un jour de marché et l’affluence des campagnards était considérable dans les rues et sur les quais de Nantes ; au moment où Michel se présenta au pont Rousseau, le passage était littéralement obstrué par une file compacte de lourdes voitures chargées de grains, de charrettes pleines de légumes, de chevaux, de mulets, de paysans, de paysannes, ayant tous, dans leurs paniers, sur leurs bâts, dans leurs vases de fer-blanc, les denrées qu’ils apportaient pour l’approvisionnement de la ville.

 

L’impatience de Michel était si vive, qu’il n’hésita point à s’engager dans cette cohue ; mais, comme il venait d’y pousser son cheval, il aperçut, débouchant du côté opposé à celui qu’il suivait, une jeune fille dont l’aspect le fit tressaillir.

 

Elle était, ainsi que les autres paysannes, vêtue d’une jupe à raies rouges et bleues et d’un mantelet d’indienne à capuchon ; elle était coiffée d’un mantelet à barbes tombantes des plus communs ; mais, sous cet humble costume, elle ressemblait si fort à Mary, que le jeune baron ne put retenir le cri de surprise qui lui échappa.

 

Il voulait rebrousser chemin ; par malheur, le mouvement qui se fit dans la foule, lorsqu’il arrêta son cheval, souleva une tempête de jurons et de cris qu’il ne se sentit pas le courage de braver ; il laissa sa monture poursuivre son chemin, maugréant lui-même contre la lenteur que tant d’obstacles apportaient à sa marche ; mais, aussitôt le pont franchi, il sauta à bas de son cheval et chercha des yeux à qui il pourrait le confier, tandis qu’il retournerait pour s’assurer que ses yeux ne l’avaient pas trompé et tâcher de savoir ce que Mary pouvait être venue faire à Nantes.

 

En ce moment, une voix nasillarde, comme l’est celle des mendiants de tous les pays, lui demanda l’aumône.

 

Il se retourna brusquement, car il lui sembla que cette voix ne lui était pas inconnue.

 

Il aperçut alors, appuyés contre la dernière borne du pont Rousseau, deux individus à la physionomie trop caractéristique pour qu’elle ne fût pas gravée dans sa mémoire : c’était Aubin Courte-Joie, et Trigaud la Vermine, dont, pour l’instant, l’association paraissait n’avoir d’autre but que d’exploiter la pitié des passants, mais qui, selon toute probabilité, étaient là dans un but qui n’était pas étranger aux intérêts politiques et même commerciaux de maître Jacques.

 

Michel alla vivement à eux.

 

– Vous me reconnaissez ? dit-il.

 

Aubin Courte-Joie cligna de l’œil.

 

– Mon bon monsieur, dit-il, ayez pitié d’un pauvre voiturier qui a eu les deux jambes coupées par les roues de sa voiture, à la descente du saut de Baugé.

 

– Oui, oui, mon brave homme, dit Michel, qui comprenait.

 

Et le jeune homme descendit de sa monture, comme pour faire l’aumône au pauvre voiturier.

 

Cette aumône était une pièce d’or qu’il glissa dans la large patte de Trigaud.

 

– Je suis ici par l’ordre de Petit-Pierre, dit-il tout bas au vrai et faux mendiant ; gardez-moi mon cheval pendant quelques minutes ; je vais faire une course importante.

 

Le cul-de-jatte fit un signe d’assentiment ; le baron Michel lui jeta au bras la bride de son cheval et s’élança dans la direction de la ville.

 

Malheureusement, si le passage était difficile pour un cavalier, il ne l’était guère moins pour un piéton ; Michel eut beau prendre le dessus et commander à son caractère timide de se faire agressif, il eut beau jouer des coudes, se glisser dans tous les intervalles, risquer dix fois de se faire écraser par les charrettes de foin et de choux, il dut se résigner à prendre la file, à marcher avec le torrent, et la jeune paysanne devait évidemment avoir pris une large avance lorsqu’il arriva à l’endroit où il l’avait aperçue.

 

Il pensa avec sagacité qu’elle avait dû, comme ses compagnes, se diriger, du côté du marché ; il prit, en conséquence, cette direction, regardant toutes les campagnardes qui le dépassaient, avec une anxieuse curiosité qui lui valut quelques plaisanteries et faillit même lui attirer une ou deux querelles.

 

Aucune de ces campagnardes n’était celle qu’il cherchait.

 

Il parcourut la place du marché et les rues adjacentes sans rien apercevoir qui lui rappela la gracieuse apparition du pont Rousseau…

 

Complètement découragé, il ne songeait donc plus qu’à revenir sur ses pas et à retrouver son cheval, lorsque, en tournant l’angle de la rue du Château, il aperçut, à vingt pas de lui, la jupe à raies rouges et bleues, et le mantelet d’indienne qui avaient si fort excité son attention.

 

La démarche de celle qui portait tout cela était bien, sous son costume vulgaire, la démarche élégante de Mary ; c’était bien sa taille fine et mince qu’il voyait se dessiner à travers les plis de l’étoffe grossière qui l’enveloppait ; c’étaient bien les courbes gracieuses de son cou qui faisaient de sa coiffe un charmant encadrement à son visage ; enfin, le chignon qui débordait à flots de dessous cette coiffe était bien formé par les mêmes cheveux blonds qui fournissaient ces belles tresses blondes que Michel avait si souvent admirées.

 

Il n’y avait pas à s’y tromper, la jeune campagnarde et Mary ne faisaient qu’une seule et même personne, et la conviction de Michel à cet endroit était si profonde, qu’il n’osa point dépasser la paysanne pour la regarder de près, comme il avait fait avec les autres, et il se contenta de traverser la rue.

 

En effet, cette manœuvre stratégique suffit pour lui prouver qu’il ne s’était pas trompé.

 

Que venait faire Mary à Nantes ? Pourquoi, venant à Nantes, avait-elle pris ce déguisement ?

 

Voilà la question que Michel s’adressait sans pouvoir la résoudre, et il allait, après avoir fait un violent effort sur lui-même, se décider à aborder la jeune fille, lorsque, en arrivant en face du n° 17 de cette même rue du Château, il la vit pousser la porte de la maison, et, comme cette porte n’était pas fermée, entrer dans une allée, repousser la porte derrière elle, et disparaître.

 

Michel alla vivement à cette porte ; cette fois, elle était fermée.

 

Le jeune baron resta debout sur le seuil dans une stupéfaction profonde et douloureuse, ne sachant quel parti prendre et croyant avoir rêvé.

 

Tout à coup, il se sentit frapper doucement sur le bras ; il tressaillit, tant son esprit se trouvait ailleurs qu’où se trouvait son corps, et il se retourna.

 

C’était le notaire Loriot qui l’abordait.

 

– Comment ! vous ici ? lui demanda ce dernier avec un accent qui dénotait sa surprise.

 

– Et qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que je sois à Nantes, maître Loriot ? demanda Michel.

 

– Voyons, parlez plus bas et ne restez pas planté devant cette porte comme si vous vouliez y prendre racine ; c’est un conseil que je vous donne.

 

– Ah çà ! quelle mouche vous pique donc, maître Loriot ? Je vous savais prudent, mais pas à ce point-là.

 

– On ne saurait jamais l’être trop. Marchons en causant ; c’est le moyen de ne pas être remarqué.

 

Puis passant son mouchoir à carreaux sur son front baigné de sueur :

 

– Allons, continua le notaire, voilà encore que je me compromets horriblement !

 

– Je vous jure, maître Loriot, que je ne comprends pas un mot de ce que vous voulez me dire, fit Michel.

 

– Vous ne comprenez pas ce que je veux dire, malheureux jeune homme ? Mais vous ne savez donc pas que vous êtes compris sur la liste des personnes suspectes, et que l’on a donné l’ordre de vous arrêter ?

 

– Eh bien, que l’on m’arrête ! reprit Michel avec impatience, en essayant de ramener le notaire en face de la maison où il avait vu disparaître Mary.

 

– Ah ! qu’on vous arrête ? Eh bien, vous prenez gaiement la nouvelle, monsieur Michel ! Soit, c’est d’un philosophe ; je dois cependant vous dire que cette même nouvelle, qui vous paraît si indifférente, a produit sur madame votre mère une telle impression, que, si le hasard ne vous avait pas placé sur mon chemin à Nantes, aussitôt après mon retour à Légé, je me fusse mis en quête pour vous rejoindre.

 

– Ma mère ! s’écria le jeune homme, que le notaire venait de toucher au plus faible de son cœur ; que lui est-il donc arrivé, à ma mère ?

 

– Il ne lui est rien arrivé, monsieur Michel, et, grâce au ciel, elle va aussi bien qu’on peut aller quand on a l’âme bourrelée d’inquiétude et le cœur rongé de chagrin ; car je ne dois pas vous cacher que c’est là la situation morale de madame votre mère.

 

– Oh ! mon Dieu, que me dites-vous là ! soupira douloureusement Michel.

 

– Vous savez tout ce que vous étiez pour elle, monsieur le baron ; vous n’avez pu oublier les soins qu’elle avait pris de votre jeunesse, la sollicitude dont elle vous entourait, quoique vous fussiez arrivé à l’âge où l’on commence à glisser entre les mains d’une mère. Jugez donc ce que doivent être ses tortures lorsqu’elle vous sait exposé tous les jours à des dangers aussi terribles que ceux qui vous environnent ! Je ne dois pas vous cacher qu’il était de mon devoir de l’avertir de ce que je suppose vos intentions et que, ce devoir, je l’ai rempli.

 

– Oh !… et que lui avez-vous donc dit, maître Loriot ?

 

– Je lui ai dit en toutes lettres que je vous croyais fort épris de mademoiselle Bertha de Souday…

 

– Allons bon, fit Michel, lui aussi !

 

– Et que, continua le notaire sans s’arrêter à l’interruption, selon toute apparence, vous pensiez à l’épouser.

 

– Qu’a répondu ma mère ? demanda Michel avec une anxiété visible.

 

– Parbleu ! ce que répondent toutes les mères lorsqu’on leur parle d’un mariage qu’elles désapprouvent. Mais, voyons, laissez-moi vous interroger moi-même, mon jeune amis ; ma position de notaire des deux familles me devrait donner auprès de vous une certaine influence. Avez-vous bien réfléchi à ce que vous allez faire ?

 

– Partagez-vous, demanda Michel, les préventions de ma mère, ou savez-vous quelque chose de fâcheux touchant la réputation de mesdemoiselles de Souday ?

 

– En aucune façon, mon jeune ami, répondit maître Loriot, tandis que Michel regardait avec inquiétude la fenêtre de la maison où était entrée Mary ; en aucune façon ! Je tiens, au contraire, ces jeunes filles, que je connais depuis leur enfance, pour les plus pures et les plus vertueuses du pays, et cela, comprenez-vous, malgré la réputation que quelques méchantes langues leur ont faite et malgré le ridicule sobriquet dont on les a affublées.

 

– Eh bien alors, demanda Michel, comment se fait-il que, vous aussi, vous me désapprouviez ?

 

– Mon jeune ami, répliqua le notaire, souvenez-vous que je n’émets aucun avis ; seulement, je crois devoir vous engager à beaucoup de prudence… Il vous faudra dépenser trois fois plus d’énergie pour arriver à ce qui, d’un certain point de vue, peut sembler… pardonnez-moi l’expression… une sottise, qu’il ne vous en faudrait pour renoncer à un attachement que les qualités de ces jeunes personnes justifient, je n’en disconviens pas.

 

– Mon cher monsieur Loriot, reprit Michel, qui, loin de sa mère, n’était point lâché de brûler ses vaisseaux, le marquis de Souday a bien voulu m’accorder la main de sa fille ; il n’y a donc pas à revenir là-dessus.

 

– Oh ! ceci, c’est autre chose, dit maître Loriot. Du moment que vous en êtes là, je n’ai plus qu’un conseil à vous donner et qu’une chose à vous dire : c’est que c’est toujours un acte grave qu’un mariage conclu en dépit de la volonté des parents. Persistez dans vos idées, rien de mieux ; mais allez voir votre mère, ne lui donnez pas le droit de se plaindre de votre ingratitude, tâchez de la faire revenir de ses injustes préventions.

 

– Hum ! fit Michel, qui sentait la justesse de ces observations.

 

– Voyons, insista Loriot, ce que je vous demande là, me promettez-vous de le faire ?

 

– Oui, oui, répondit le jeune homme, qui avait hâte de se débarrasser du notaire, croyant avoir entendu du bruit dans l’allée et craignant que Mary ne vînt à sortir tandis qu’il causait avec maître Loriot.

 

– Bien, fit celui-ci. Songez-y, d’ailleurs, c’est toujours à la Logerie que vous serez en sûreté ; le crédit de madame votre mère peut seul vous sauvegarder des conséquences de votre conduite. Vous commettez, depuis quelque temps, bien des étourderies dont on ne vous aurait pas cru capable, jeune homme, convenez-en.

 

– J’en conviens, fit Michel impatienté.

 

– C’est tout ce que, je voulais. Pécheur qui se confesse est à moitié repentant. Ça ! maintenant, je vous quitte ; je dois partir à onze heures.

 

– Vous retournez à Légé ?

 

– Oui, avec une jeune dame que l’on doit amener tout à l’heure à mon hôtel, et à laquelle je donnerai une place dans mon cabriolet, une place que, sans cela, je me fusse empressé de vous offrir.

 

– Mais vous vous détournerez bien d’une demi-lieue, n’est-ce pas, pour me rendre un service ?

 

– Certainement, et avec le plus grand plaisir, mon cher monsieur Michel, répondit le notaire.

 

– Alors, allez à la Banlœuvre, et remettez, je vous en supplie, cette lettre à mademoiselle Bertha.

 

– Soit ; mais, pour Dieu, dit le notaire avec effroi, donnez-la donc avec quelques précautions ! Vous oubliez toujours les circonstances dans lesquelles nous sommes, et cet oubli me fait mourir de peur.

 

– Effectivement vous ne tenez pas en place, cher monsieur Loriot ; lorsque viennent à nous certains passants, vous sautez en bas du trottoir comme s’ils vous apportaient la peste. Qu’avez-vous ? Voyons, parlez, notaire.

 

– J’ai que je changerais mon étude en ce moment pour la plus misérable étude du département de la Sarthe ou de l’Eure ; il y a que je ressens de telles émotions, que, si cela se prolonge, mes jours en seront abrégés. Tenez, monsieur Michel, continua le notaire en baissant la voix, tel que vous me voyez, on m’a fourré, malgré moi, quatre livres de poudre dans les poches ! et je ne marche qu’en tremblant sur le pavé ; chaque cigare que je vois passer près de moi me donne la fièvre. Allons, adieu ! Retournez à la Logerie, croyez-moi.

 

Michel, dont les angoisses augmentaient à chaque instant, comme celles de maître Loriot, laissa celui-ci s’éloigner. Il en avait tiré tout ce qu’il désirait, c’est-à-dire la certitude que sa lettre serait portée à la Banlœuvre.

 

Puis, le notaire parti, ses yeux, ramenés naturellement vers la maison, s’y fixèrent avec une ténacité plus intense que jamais ; ils étaient surtout attirés vers une fenêtre dont il avait cru remarquer que le rideau se soulevait, et par la vague silhouette d’un visage qui l’observait à travers la vitre.

 

Il pensa que c’était à cause de sa persistance à demeurer devant la maison que la jeune fille l’observait ; il s’éloigna donc dans la direction du quai, et se cacha derrière un angle de maison, de manière à ne rien perdre de ce qui se passait dans la rue du Château.

 

En effet, bientôt la porte se rouvrit et la jeune paysanne reparut.

 

Seulement, elle n’était pas seule.

 

Un jeune homme vêtu d’une longue blouse et affectant des manières rustiques l’accompagnait. Si rapidement que tous deux eussent passé devant Michel, il remarqua que cet individu était jeune et que la distinction de sa physionomie faisait un contraste étrange avec son costume ; il vit qu’il plaisantait sur le pied de l’égalité avec Mary, et que celle-ci refusait en riant de lui donner le panier qu’elle portait au bras et dont il lui offrait probablement de la débarrasser.

 

Les mille serpents de la jalousie le mordirent au cœur, et, convaincu, surtout d’après ce que lui avait dit tout bas Mary, que ces déguisements simultanés cachaient peut-être aussi bien une intrigue amoureuse qu’une intrigue politique, il s’éloigna précipitamment, se dirigeant vers le pont Rousseau, c’est-à-dire suivant une ligne parfaitement opposée à celle que les deux jeunes gens avaient prise.

 

L’encombrement n’était plus le même ; il traversa donc facilement le quai ; mais, arrivé à son extrémité, il chercha inutilement des yeux Courte-Joie, Trigaud et son cheval ; – tous trois avaient disparu.

 

Michel était si bouleversé, qu’il ne songea point une minute à les chercher aux environs ; d’après ce que lui avait dit le notaire, il était, d’ailleurs, dangereux pour lui de déposer une plainte qui pouvait amener sa propre arrestation en révélant, en outre, les accointances qu’il avait eues avec les deux mendiants.

 

Il prit donc son parti de cheminer à pied et se dirigea du côté de Saint-Philbert-de-Grand-Lieu.

 

Maudissant Mary, pleurant la trahison dont il était la victime, il ne songeait plus qu’à suivre le conseil de maître Loriot, c’est-à-dire à regagner la Logerie et à se jeter dans les bras de sa mère, vers laquelle ce qu’il avait vu le ramenait bien mieux encore que n’avaient fait les remontrances du notaire.

 

Il était arrivé à la hauteur de Saint-Colombin, et n’entendit pas venir deux gendarmes qui avaient marché derrière lui.

 

– Vos papiers, monsieur ! lui demanda le brigadier après l’avoir examiné des pieds à la tête.

 

– Mes papiers ? fit avec étonnement Michel, auquel, pour la première fois de sa vie, une pareille question était adressée. Mais je n’en ai pas.

 

– Et pourquoi n’en avez-vous pas ?

 

– Parce que je n’ai pas cru que, pour venir de mon château à Nantes, j’eusse besoin de passeport.

 

– Et quel est votre château ?

 

– Le château de la Logerie.

 

– Et votre nom ?

 

– Le baron Michel.

 

– Le baron Michel de la Logerie ?

 

– Le baron Michel de la Logerie, oui.

 

– Alors, si vous êtes le baron Michel de la Logerie, dit le brigadier, je vous arrête.

 

Et, sans plus de cérémonie, avant que le jeune homme songeât même à prendre la fuite, – ce qui eût peut-être été possible, vu la disposition du terrain, – le brigadier lui mit la main sur le collet, tandis que le gendarme, partisan de l’égalité devant la loi, lui passait des menottes.

 

Cette opération achevée, et elle ne dura que quelques secondes, grâce à la stupéfaction du prisonnier et à la dextérité du gendarme, les deux agents de la force armée conduisirent le baron Michel à Saint-Colombin, où ils l’enfermèrent dans une sorte de caveau attenant au poste qu’avaient là les troupes cantonnées et qui servait de prison provisoire.

 

LV

Où Trigaud montre que, s’il eût été à la place d’Hercule, il eût probablement accompli vingt-quatre travaux au lieu de douze


Il était à peu près quatre heures de l’après-midi lorsque Michel, introduit dans le violon du poste de Saint-Colombin, put apprécier tous les agréments du logement qui lui était destiné.

 

En entrant dans cette espèce de cachot, les yeux du jeune homme, habitués à la lumière éclatante de l’extérieur, ne surent d’abord rien distinguer autour de lui : il fallut que peu à peu, ils s’accoutumassent à l’obscurité, et ce fut alors seulement que le prisonnier put reconnaître l’endroit qui lui avait été donné pour gîte.

 

C’était un ancien cellier ou pressoir d’une douzaine de pieds carrés, qui, quelle qu’eût été sa destination primitive, remplissait parfaitement les conditions de sûreté et d’isolement qu’on lui demandait aujourd’hui.

 

Il était situé moitié au-dessous, moitié au-dessus du sol ; ses murs étaient d’une maçonnerie plus épaisse et mieux façonnée qu’ils ne le sont d’habitude dans ces sortes de bâtisse, et cela parce qu’ils servaient de fondation au reste de la maison qu’ils supportaient.

 

La terre nue formait, bien entendu, le plancher, et, en raison de l’humidité du lieu, cette terre était presque boueuse ; le plafond était fait de solives extrêmement rapprochées les unes des autres.

 

Ordinairement, le jour arrivait dans ce réduit par un large soupirail, ménagé au niveau du sol ; mais, pour les nécessités de la circonstance, ce soupirail avait été fermé en dedans par de fortes planches et en dehors par une énorme meule de moulin, posée verticalement le long et précisément en face de l’ouverture du cellier.

 

Un trou qui existait à l’axe de la meule, et qui correspondait avec la partie supérieure du soupirail, laissait seul arriver un faible rayon de lumière dont la barricade en planches interceptait encore les deux tiers, et qui n’éclairait de sa lumière fauve que le milieu du cellier.

 

Précisément dans ce milieu se trouvaient les débris d’un pressoir à cidre, c’est-à-dire un reste d’arbre équarri par un bout, à moitié vermoulu, et une auge circulaire en pierre de taille, toute constellée d’arabesques argentées par les promenades capricieuses des limaces et des limaçons.

 

Pour tout autre prisonnier que Michel, l’inspection qu’il venait de terminer eût été foncièrement désespérante, car elle laissait peu ou point de chances d’évasion ; mais lui, n’avait obéi, en y procédant, qu’à un vague sentiment de curiosité. La première douleur que venait si cruellement d’éprouver son cœur l’avait plongé dans cet état de prostration où l’âme est indifférente à tout ce qui se passe autour d’elle, et, au moment où il lui fallait renoncer à la douce espérance qu’il avait si longtemps caressée d’être aimé de Mary, palais ou prison, tout lui était à peu près la même chose.

 

Il s’assit sur l’auge du pressoir, cherchant quel pouvait être ce jeune homme en blouse qui accompagnait Mary, ne faisant trêve à ses transports jaloux que pour s’abandonner au souvenir des premiers jours de ses relations avec les deux sœurs, également déchiré par les uns et par les autres ; car, dit le poëte florentin, ce grand peintre des tortures infernales, le souvenir du temps heureux, au milieu de l’infortune, est la pire de toutes les douleurs.

 

Mais nous laisserons le jeune baron à son chagrin pour voir ce qui se passait dans les autres parties du poste de Saint-Colombin.

 

Ce poste, matériellement parlant, était occupé depuis quelques jours par un détachement de troupes de ligne, et consistait en un vaste bâtiment dont la façade regardait la cour, et dont les derrières se trouvaient sur le chemin vicinal qui va de Saint-Colombin à Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, à un kilomètre environ du premier de ces deux villages, à deux cents pas de la route de Nantes aux Sables-d’Olonne.

 

Ce bâtiment, construit sur les ruines et avec les débris d’une vieille forteresse féodale, était placé sur une éminence qui dominait tous les alentours.

 

Les avantages de la situation avaient attiré l’attention de Dermoncourt, lorsqu’il revenait de son expédition dans la forêt de Machecoul.

 

Il avait laissé là une vingtaine d’hommes. C’était comme une espèce de blockhaus dans lequel les colonnes expéditionnaires pouvaient trouver, au besoin, un gîte ou un refuge, et en même temps une sorte de dépôt où les prisonniers attendaient que la correspondance, régulièrement établie entre Saint-Philbert et Nantes, permît de les envoyer dans cette dernière ville avec une escorte assez imposante pour qu’ils fussent à l’abri d’un coup de main.

 

Les bâtiments du poste de Saint-Colombin consistaient en une assez vaste chambre et dans une grange.

 

La chambre, située précisément au-dessus du cellier où Michel était enfermé et, par conséquent, à cinq ou six pieds du sol, servait de corps de garde : on y arrivait par un escalier confectionné avec les débris du donjon, et placé parallèlement à la muraille.

 

La grange servait de caserne aux soldats ; ils y couchaient sur la paille.

 

Le poste était gardé militairement : il y avait une sentinelle devant le porche de la cour, porche qui ouvrait sur le chemin, et une vigie au haut d’une tour couronnée de lierre, et qui était le seul débris resté debout du vieux château féodal.

 

Or, vers six heures du soir, les soldats qui composaient la petite garnison du poste s’étaient assis sur des rouleaux à fouler la terre que l’on avait abandonnés le long des murs extérieurs de la maison. C’était l’endroit favori de leur sieste ; ils jouissaient là de la douce chaleur qu’envoie le soleil à son déclin, des splendides perspectives du lac de Grand-Lieu, qu’ils apercevaient dans le lointain et dont la surface, colorée par les rayons de l’astre du jour, ressemblait, pour le moment, à une immense nappe de tôle rougie ; puis, à leurs pieds, se déroulait la route de Nantes, pareille à un large ruban au milieu de la verdure qui, à cette époque de l’année, couvrait la plaine ; et, nous devons l’avouer, nos héros en pantalons rouges étaient bien plus attentifs à ce qui se passait sur cette route qu’aux magnificences du spectacle que leur donnait la nature.

 

Avec le soir qui se faisait, les laboureurs quittaient les champs, les troupeaux regagnaient les étables, et la route était, en ce moment, assez fréquentée pour que le panorama fût varié. Chaque voiture chargée de foin, chaque groupe revenant du marché de Nantes, et surtout chaque paysanne court vêtue, était un prétexte à réflexions et à lazzi ; et nous devons dire encore que, depuis quelque temps, les unes et les autres ne tarissaient pas.

 

– Tiens ! dit l’un tout à coup, qu’est-ce que je vois donc là-bas ?

 

– Un joueur de biniou qui nous arrive, dit l’autre.

 

– Ça, un joueur de biniou ? fit un troisième. Ah çà ! mais tu te crois donc encore en Bretagne ? Ici, il n’y a pas de joueur de biniou, apprends cela ; il n’y a que des diseurs de complaintes.

 

– Eh bien, alors, que porte-t-il sur son dos, si ce n’est son instrument ?

 

– C’est, en effet, son instrument, dit un quatrième soldat ; mais cet instrument est un orgue.

 

– Drôle d’orgue ! répliqua le premier. Je te dis que c’est sa besace, moi ; c’est un mendiant, tu le vois bien à son uniforme.

 

– Oh ! une besace qui a des yeux et un nez comme toi et moi pourrions en avoir. Mais regarde donc, Limousin !

 

– Limousin a les bras gros, mais n’a pas la vue longue, dit un autre ; on ne peut pas tout avoir.

 

– Allons, allons, dit le caporal, résumons : c’est tout bonnement un homme qui en porte un autre sur ses épaules.

 

– Le caporal a raison, firent en chœur les soldats.

 

– J’ai toujours raison, dit l’homme aux galons de laine, d’abord comme votre caporal, ensuite comme votre supérieur ; et, s’il y en a qui doutent encore quand j’ai dit une chose, ils vont être convaincus, car voilà nos hommes qui s’en viennent par ici.

 

Effectivement, le mendiant qui avait donné lieu à la discussion que nous venons de rapporter, et dans lequel nos lecteurs ont déjà reconnu Trigaud, comme dans le biniou, dans l’orgue, dans la besace, ils ont reconnu son guide Aubin Courte-Joie, avait tourné à gauche et suivait la rampe qui conduisait au poste de Saint-Colombin.

 

– Quel tas de brigands ! reprit un des soldats ; quand on pense que, si ce drôle-là nous trouvait seuls, au coin d’une haie, il nous enverrait une prune. Pas vrai, caporal ?

 

– C’est encore possible, répondit celui-ci.

 

– Et, comme il nous voit en nombre, continua le soldat, il vient nous demander l’aumône, le lâche !

 

– Plus souvent que je lui donnerai quoi que ce soit de mon sou de poche ! dit le premier soldat qui avait parlé.

 

– Attends, dit un autre en ramassant une pierre, je vais lui mettre cela dans son chapeau.

 

– Je te le défends, dit le caporal.

 

– Et pourquoi cela ?

 

– Parce qu’il n’en a pas, de chapeau.

 

Les soldats éclatèrent de rire à cette plaisanterie, reconnue à l’unanimité pour être du meilleur goût.

 

– Voyons, voyons, dit un soldat, quelle que soit la chose dont joue le bonhomme, ne le décourageons pas. Trouvez-vous donc qu’il y ait tant de plaisirs dans cette gueuse de cassine, que vous dédaigniez une façon de spectacle qui nous arrive ?

 

– De spectacle ?

 

– Ou de concert… Tous les chercheurs de pain de ce pays-ci sont des espèces de troubadours. Nous lui ferons chanter tout ce qu’il sait et tout ce qu’il ne sait pas ; cela nous aidera à passer notre soirée.

 

En ce moment, le mendiant, qui, depuis longtemps déjà, n’était plus une énigme pour les soldats, se trouvait arrivé à quatre pas d’eux et leur tendait la main.

 

– Vous l’aviez bien dit, caporal, que c’était un homme qu’il avait sur les épaules.

 

– Non, je m’étais trompé, répliqua le caporal.

 

– Comment cela ?

 

– Ce n’était pas un homme, ce n’en était qu’une moitié.

 

Et les soldats se mirent à rire à ce second lazzi comme ils avaient ri au premier.

 

– En voilà un qui ne doit pas dépenser gros pour s’acheter des pantalons ?

 

– Et encore moins pour s’acheter des bottes ! enchérit le facétieux caporal, dont la plaisanterie produisit son effet ordinaire.

 

– Sont-ils laids ! fit observer le Limousin ; on dirait, ma parole d’honneur, un singe monté sur un ours.

 

Pendant que ces quolibets se croisaient et lui arrivaient de tous les côtés, Trigaud restait impassible. Il avançait la main en donnant à sa physionomie une expression de plus en plus attendrissante, tandis que Courte-Joie, en sa qualité d’orateur de l’association, répétait invariablement, de son ton nasillard :

 

– La charité, s’il vous plaît, mes bons messieurs ! la charité à un pauvre voiturier qui a eu les deux jambes coupées par sa voiture, à la descente d’Ancenis.

 

– Faut-il qu’ils soient sauvages, dit un des soldats, de demander la charité à des tourlourous ! – Mais, gueux finis que vous êtes ! en fouillant toutes nos poches, peut-être qu’on n’y trouverait pas la moitié de ce que contiennent les vôtres.

 

Ce qu’entendant Aubin Courte-Joie, il modifia la formule, et, précisant l’objet de ses sollicitations :

 

– Un petit morceau de pain, s’il vous plaît, mes bons messieurs, dit-il. Si vous n’avez pas d’argent, vous devez bien avoir un pauvre morceau de pain.

 

– Le pain, repartit le caporal, tu l’auras, mon bonhomme, et, avec le pain, la soupe, et, avec la soupe, un morceau de carne, s’il en reste. – Voilà ce que nous vous donnerons. Mais, à présent, voyons, que nous offres-tu, toi ?

 

– Mes bons messieurs, je prierai Dieu pour vous, répondit Courte-Joie de sa voix nasillarde, qui était la basse continue du chant de son compagnon.

 

– Ça ne peut pas nuire, répliqua le caporal, certainement ça ne peut pas nuire ; mais ça ne suffit pas. Voyons, as-tu quelque drôlerie dans ta giberne ?

 

– Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Courte-Joie faisant l’innocent.

 

– Je veux dire que, tout vilains merles que vous êtes, vous savez peut-être siffler quelques jolis airs. Alors, dans ce cas, en avant la musique ! c’est ce qui payera le pain, la soupe et la viande.

 

– Ah ! bon ! bon ! j’entends.

 

– Eh bien, ça n’est pas de refus, au contraire, mon officier ! dit Aubin flattant son interlocuteur. Si vous nous faites la charité du bon Dieu, n’est-ce pas le moins qu’en revanche nous tâchions de vous amuser un peu, vous et votre société ?

 

– Amuse-nous, et tant que tu pourras ! il n’y aura rien de trop ; car nous nous ennuyons drôlement dans ton coquin de pays !

 

– Pour lors, dit Courte-Joie, nous allons tâcher de vous faire voir quelque chose que vous n’avez jamais vu.

 

Toute vulgaire qu’était cette promesse, exorde ordinaire des saltimbanques, elle piqua vivement la curiosité des soldats, qui firent silence et entourèrent les deux mendiants avec un empressement que la curiosité rendait presque respectueux.

 

Courte-Joie, qui, jusqu’alors, était resté sur les épaules de Trigaud, fit un mouvement des jambes qui indiquait qu’il voulait être déposé à terre, et Trigaud, avec cette obéissance passive qu’il professait pour les volontés de son maître, l’assit sur un reste de créneau à moitié couvert par les orties, et gisant à droite du rouleau qui servait de siège aux soldats.

 

– Hein ! comme c’est dressé, dit le caporal : j’ai envie de m’emparer de ce gaillard-là, et de le vendre au gros major, qui ne peut pas trouver un poulet d’Inde à son idée.

 

Pendant ce temps, Courte-Joie avait ramassé une pierre et l’avait présentée à Trigaud.

 

Celui-ci, sans qu’il fût besoin d’autres instructions, la serra entre ses doigts, rouvrit la main et montra la pierre réduite en poudre.

 

– Tiens, c’est un hercule ! Voilà ton affaire, Pinguet, dit le caporal au soldat que nous avons déjà deux ou trois fois désigné sous le nom de Limousin.

 

– Ah bien, alors, nous allons voir, répondit celui-ci en s’élançant dans la cour.

 

Trigaud, sans s’arrêter aux paroles ni à l’action de Pinguet, continua flegmatiquement ses exercices.

 

Il saisit deux soldats par le ceinturon de leur giberne, les souleva doucement et les tint pendant quelques secondes à bout de bras, puis les reposa à terre avec une aisance parfaite.

 

Les soldats éclatèrent en bravos.

 

– Pinguet ! Pinguet ! crièrent-ils. Eh bien, où es-tu donc ? Ah ! par exemple, en voilà un qui te dégomme joliment !

 

Trigaud continuait toujours, comme si ces expériences sur sa force eussent été réglées à l’avance. Il avait invité deux autres soldats à s’asseoir à califourchon sur les épaules des deux premiers, et il les avait enlevés tous les quatre avec presque autant de facilité que lorsqu’ils n’étaient que deux.

 

Comme il les reposait par terre, Pinguet arriva portant un fusil sur chaque épaule.

 

– Bravo, Limousin ! bravo ! dirent les soldats.

 

Encouragé par les acclamations de ses camarades :

 

– Tout cela est de la Saint-Jean ! dit Pinguet. Tiens, toi, le mangeur d’hommes, fais seulement ce que je vais faire.

 

Et, introduisant un doigt de chacune de ses mains dans chacun des canons de fusil, il les souleva tous deux à bras tendu.

 

– Bah ! dit Courte-Joie tandis que Trigaud regardait, avec un mouvement des lèvres qui pouvait passer pour un sourire, le tour de force du Limousin, bah ! allez-en donc chercher deux autres !

 

Effectivement, les deux autres fusils apportés, Trigaud les enfila tous les quatre aux doigts d’une seule de ses mains, et les fit monter à la hauteur de son œil sans qu’une contraction de muscles trahît chez lui le moindre effort.

 

Du premier coup, Pinguet était distancé au point d’abandonner à tout jamais la lutte.

 

Alors, fouillant dans sa poche, Trigaud en tira un fer à cheval qu’il ploya en deux aussi aisément qu’un homme ordinaire eût fait d’une lanière de cuir.

 

Après chacune de ces expériences, Trigaud tournait vers Courte-Joie des yeux qui mendiaient un sourire, et, d’un signe de tête, Courte-Joie lui indiquait qu’il était content.

 

– Voyons, dit ce dernier, tu n’as encore gagné que notre souper ; maintenant, il s’agit de nous mériter un gîte pour la nuit. N’est-ce pas, mes bons messieurs, que, si mon camarade fait quelque chose de plus merveilleux encore que tout ce que vous avez vu, n’est-ce pas que vous nous donnerez bien une botte de paille et un coin dans l’étable pour nous reposer ?

 

– Oh ! quant à cela, c’est respectivement impossible, dit le sergent, qui, attiré par les cris et par les bravos des soldats, était venu prendre sa part du spectacle ; la consigne est formelle.

 

Cette réponse sembla tout à fait décontenancer Courte-Joie et sa figure de fouine devint sérieuse.

 

– Bah ! reprit un des militaires, nous nous cotiserons pour vous faire dix sous, avec lesquels, dans la première auberge venue, vous vous payerez un lit qui sera autrement doux que de la plume de seigle.

 

– Et, si l’espèce de bœuf qui te sert de monture, ajouta un autre, a les jambes aussi solides que les bras, ce n’est pas un kilomètre ou deux qui doivent vous embarrasser.

 

– Voyons d’abord le tour ! voyons d’abord le chef-d’œuvre ! crièrent en chœur les soldats.

 

Il eût été d’un mauvais camarade de laisser Trigaud perdre le bénéfice de cet enthousiasme, et Courte-Joie se rendit à ces instances avec une facilité qui prouvait sa confiance dans les biceps de son compagnon.

 

– Avez-vous ici, dit-il, une pierre de taille, un madrier, quelque chose qui pèse douze ou quinze cents ?

 

– Il y a le bloc sur lequel vous êtes assis, dit un soldat.

 

Courte-Joie haussa les épaules.

 

– Si cette pierre avait une poignée, dit-il, Trigaud vous la soulèverait d’une seule main.

 

– Il y a encore la meule que nous avons placée devant le soupirail du cachot, fit un soldat.

 

– Pourquoi pas la maison tout de suite ? dit le caporal. Que vous étiez préalablement six hommes pour la mouvoir, et que vous aviez de la peine, et avec le levier encore ! que j’enrageais même que mon grade ne me permettait pas de vous donner un coup de main, et que je vous appelais tas de fainéants !

 

– D’ailleurs, il ne faut pas y toucher, à la meule, dit le sergent ; c’est encore dans la consigne, vu qu’il y a un prisonnier dans le cachot.

 

Courte-Joie cligna de l’œil en regardant Trigaud, et celui-ci, sans s’inquiéter de ce que venait de dire le sergent, se dirigea vers la masse de pierre.

 

– Entendez-vous ce que je vous fais l’honneur de vous dire ? reprit le sergent en haussant la voix et en arrêtant Trigaud par le bras ; on ne touche pas à cela !

 

– Pourquoi pas ? dit Courte-Joie. S’il ôte la meule de sa place, il l’y remettra, soyez tranquille.

 

– Au surplus, dit un soldat, quand on a vu la souris qui est dans la ratière, on n’a pas peur qu’elle ne s’évade : un pauvre petit monsieur que l’on prendrait pour une femme déguisée ; j’ai cru d’abord que c’était la duchesse de Berry.

 

– Sans compter qu’il est trop occupé à pleurer pour que l’idée lui vienne de s’ensauver, reprit à son tour le caporal, qui évidemment grillait d’envie de voir l’expérience : quand nous avons été lui porter sa pitance, Pinguet et moi, c’est-à-dire moi et Pinguet, il fondait en larmes, que l’on eût dit que ses deux yeux avaient deux robinets.

 

– Allons, voyons, dit le sergent, qui n’était sans doute pas moins curieux que les autres de voir comment le mendiant viendrait à bout de cette tâche titanique, je permets sous ma responsabilité.

 

Trigaud profita de la permission ; en deux pas, il fut près de la meule, et, la saisissant entre ses bras vers la base, il appuya son épaule sur le centre, et, d’un vigoureux effort, essaya de la soulever.

 

Mais le poids de cette énorme masse de pierre avait défoncé le sol peu compact sur lequel elle reposait, de sorte qu’elle y était entrée de quatre à cinq pouces et que l’adhérence de l’alvéole qu’elle s’était ainsi creusée paralysait les forces de Trigaud.

 

Courte-Joie, qui s’était approché du cercle formé par les soldats, en rampant sur les mains et les genoux à la façon d’un gros scarabée, fit remarquer ce qui s’opposait à ce que les efforts du géant fussent couronnés de succès ; il alla chercher une large pierre plate, et, moitié avec cette pierre, moitié avec ses mains, il dégagea la meule de la terre qui l’entourait.

 

Alors Trigaud se remit à l’œuvre, et, plus heureux cette fois, il souleva le bloc, et, pendant quelques secondes, il le tint appuyé contre son épaule, pressé contre le mur, et suspendu à un pied du sol.

 

L’enthousiasme des soldats ne connaissait plus de bornes ; ils se pressaient autour de Trigaud, en l’accablant de félicitations auxquelles le géant paraissait parfaitement insensible ; ils poussaient des cris d’admiration frénétiques, qui se communiquaient au caporal, et, du caporal par la hiérarchie naturelle des grades, montaient jusqu’au sergent lui-même ; ils ne parlaient pas moins que de porter Trigaud en triomphe jusqu’à la cantine, où l’attendait le prix de sa vigueur, jurant, par tous les jurons connus et inconnus aux disciples du dieu Mars, que ce n’était pas seulement le pain, la soupe et la carne promis que Trigaud avait mérités, mais encore que l’ordinaire du général ou même du roi des Français ne serait pas de trop pour entretenir la force nécessaire à de pareilles prouesses.

 

Comme nous venons de le dire, Trigaud ne semblait nullement enorgueilli par son triomphe ; sa physionomie demeurait aussi impassible que celle du bœuf qu’on laisse souffler après le travail ; seulement, ses yeux, qui ne quittaient pas les yeux d’Aubin Courte-Joie, demandaient à celui-ci : « Maître, es-tu content ? »

 

Tout au rebours de Trigaud, Courte-Joie paraissait radieux ; sans doute était-ce par suite de l’impression que faisaient sur les spectateurs les témoignages d’une force que, bien plutôt que celui auquel la nature l’avait dévolue, il pouvait appeler la sienne, peut-être aussi était-ce tout simplement en raison du succès d’une petite manœuvre qu’il avait très-habilement opérée, tandis que l’attention générale était concentrée sur son compagnon : – laquelle manœuvre avait consisté à glisser sous la meule la large pierre plate qu’il tenait à la main et à la placer de telle sorte que la masse énorme qui fermait le soupirail de la prison reposait en équilibre sur cette surface plane, et qu’il suffisait désormais de l’effort d’un enfant pour la déplacer.

 

Les deux mendiants furent conduits à la cantine, et, là, Trigaud fournit un nouveau texte à l’admiration des soldats.

 

Après qu’il eut avalé un énorme bidon de soupe, on mit devant lui quatre rations de bœuf et deux pains de munition.

 

Trigaud mangea son premier pain avec ses deux premières rations ; puis, comme si, en changeant le mode de déglutition, il changeait et améliorait le goût des objets déglutis, il prit son second pain, le fendit en deux dans sa largeur, ménagea une concavité au centre, avala, en manière de passe-temps, la mie qu’il retirait de sa fouille, plaça la viande dans le vide qu’il avait opéré, reposa les deux moitiés de la miche l’une sur l’autre, et mordit à même avec un sang-froid et une force de cohésion qui ravirent l’assemblée et lui arrachèrent des tonnerres de bravos.

 

Au bout de cinq minutes de cet exercice, le pain de munition était broyé comme s’il eût passé entre deux meules semblables à celle que Trigaud avait soulevée à l’ébahissement de la société, et il n’en restait que des miettes que Trigaud, qui paraissait prêt à recommencer, recueillait avec le plus grand soin.

 

On se hâta de lui apporter un troisième pain, et, quoique sec, Trigaud le traita comme les deux premiers.

 

Les soldats ne se sentaient pas d’aise ; ils eussent volontiers sacrifié tous leurs vivres pour pousser l’expérience jusqu’au bout ; mais le sergent jugea prudent de mettre des bornes à leur curiosité scientifique.

 

Courte-Joie était redevenu pensif, et son attitude attira l’attention des soldats.

 

– Ah çà ! tu manges et tu bois, lui dit le caporal, et cela, aux frais de ton camarade ; ce n’est pas juste, et il me semble que tu nous devrais bien un bout de chanson, ne fût-ce que pour payer ton écot.

 

– Indubitablement ! dit le sergent.

 

– Allons, allons, une chanson ! crièrent les soldats, et la noce sera complète.

 

– Hum ! fit Courte-Joie, j’en sais, des chansons.

 

– Eh bien, tant mieux, alors !

 

– Oui ; mais elles ne seront peut-être pas de votre goût.

 

– Pourvu que ce ne soient pas de vos cantiques à porter le diable en terre, cela nous amusera ; à Saint-Colombin, on n’est pas difficile.

 

– Oui, dit Courte-Joie, je comprends, vous vous ennuyez.

 

– Fastidieusement ! fit le sergent.

 

– Oh ! nous ne demandons pas que tu chantes comme M. Nourrit, fit un Parisien.

 

– Tant plus que ce sera cocasse, dit un autre soldat, tant plus que ce sera meilleur.

 

– Puisque j’ai mangé de votre pain et bu de votre vin, dit Courte-Joie, je n’ai pas le droit de vous refuser ; mais, je vous le répète, vous ne trouverez probablement pas mes chansons de votre goût.

 

Et il entonna le couplet suivant :

 

Alerte ! alerte ! À l’horizon, là-bas,

Voyez-vous l’infernale bande ?

Pour la surprendre, égaillez-vous, les gars,

À vau les bois, à vau la lande !

Eh gai ! eh gai ! égaillez-vous, les gars !

 

Fusil au poing, l’œil au guet, en silence,

Attendez le bataillon bleu,

Comme un serpent, il avance, il avance…

Soldat du roi, soldat de Dieu,

Enfermez-le dans un cercle de feu !…

 

Courte-Joie n’alla pas plus loin. Au mouvement de surprise qu’avaient excité ses premières paroles, avaient succédé des cris d’indignation ; dix soldats s’étaient élancés sur lui, et le sergent, le saisissant à la gorge, l’avait renversé sur le carreau.

 

– Ah ! canaille ! lui dit celui-ci, je vais t’apprendre à venir chanter au milieu de nous les louanges des brigands !

 

Mais, avant que le sous-officier eût achevé sa phrase, phrase dans laquelle il n’eût pas manqué d’introduire un des adverbes qui lui étaient familiers, Trigaud, l’œil étincelant de colère, se fit jour à travers les assaillants, repoussa le sous-officier et se plaça devant son compagnon dans une attitude si menaçante, que, pendant quelques instants, les militaires demeurèrent muets et incertains.

 

Mais, rougissant d’être tenus en échec par un homme sans armes, ils tirèrent leurs sabres, et se précipitèrent sur les deux mendiants.

 

– Tuons-les ! tuons-les ! criaient-ils ; ce sont des chouans.

 

– Vous m’avez demandé une chanson ; je vous ai prévenus que les chansons que je savais pourraient ne pas vous plaire ! s’écria Courte-Joie d’une voix qui domina le tumulte. Il ne fallait pas insister. De quoi vous plaignez-vous ?

 

– Si tu ne sais que des chansons pareilles à celle que nous venons d’entendre, répondit le sergent, tu es un rebelle, et, je t’arrête péremptoirement.

 

– Je sais les chansons qui plaisent aux gens des bourgs dont les aumônes me font vivre. Ce n’est pas un pauvre infirme comme moi et un idiot comme mon compagnon qui peuvent être dangereux. Arrêtez-nous si vous voulez, mais ce ne sont pas des prises comme celles-là qui vous feront honneur.

 

– Soit ; mais en attendant, vous coucherez au violon ! Vous étiez embarrassés d’un gîte pour la nuit, mes jolis garçons : je vais vous en donner un, moi ! Allons, allons, qu’on les saisisse, qu’on les fouille et qu’on les encage incontinent.

 

Mais, Trigaud conservant son attitude menaçante, personne ne s’empressait d’exécuter l’ordre que le sous-officier venait de donner.

 

– Et, si vous ne vous rendez pas de bonne grâce, dit le sergent, je vais envoyer chercher quelques fusils tout chargés, et nous verrons si votre cuir est à l’épreuve de la balle.

 

– Allons, Trigaud, allons, mon garçon, dit Courte-Joie, il faut se résigner ; d’ailleurs, sois tranquille, va ! notre détention ne sera pas longue : ce n’est point pour de pauvres diables comme nous que l’on bâtit de si belles prisons.

 

– À la bonne heure ! dit le sergent très-satisfait de la tournure pacifique que prenait la discussion ; on va vous fouiller, et, si l’on ne trouve sur vous rien de suspect, si vous êtes sages pendant la nuit, demain matin, on verra à vous rendre la liberté.

 

On fouilla les deux mendiants, et l’on ne trouva sur eux que quelques pièces de menue monnaie ; ce qui confirma le sergent dans ses idées de clémence.

 

– Au fait, dit-il en désignant Trigaud, ce gros butor-là n’est pas coupable, et je ne vois pas pourquoi je l’enfermerais intérieurement.

 

– Sans compter, reprit le Limousin, que, s’il lui prend, comme à son aïeul Samson, l’envie de secouer les murs, il nous les fera tomber sur la tête.

 

– Tu as raison, Pinguet, dit le sergent, d’autant plus que tu es du même avis que moi. Ce serait un embarras que nous nous mettrions conjointement sur les bras. Allons, dehors, l’ami, et lestement !

 

– Oh ! mon bon monsieur, ne nous séparez pas, fit Courte-Joie d’une voix larmoyante ; nous ne saurions nous passer l’un de l’autre : il marche pour moi, j’y vois pour lui.

 

– En vérité, dit un soldat, c’est pis que des amoureux.

 

– Non, dit le sergent à Courte-Joie, je veux te faire passer la nuit au violon pour te punir, et, demain, l’officier de ronde décidera ce qu’il faudra faire de ta carcasse. Allons en route, et rondement !

 

Deux soldats s’approchaient pour saisir Courte-Joie ; mais celui-ci, avec une agilité que l’on devait peu s’attendre à trouver dans ce corps incomplet, sauta sur les épaules de Trigaud, qui s’achemina paisiblement du côté du cellier sous l’escorte des soldats.

 

Chemin faisant, Aubin appuya sa bouche à l’oreille de son compagnon et lui dit quelques mots à voix basse. Trigaud le déposa à la porte du cellier, dans lequel le sergent poussa l’invalide et où celui-ci fit son entrée en roulant comme une énorme boule.

 

Puis, on conduisit Trigaud hors de la porte charretière, que l’on referma sur lui.

 

Trigaud resta debout pendant quelques minutes, immobile et abasourdi, comme s’il ne savait à quel parti se résoudre ; il essaya d’abord de s’asseoir sur le rouleau où nous avons vu les soldats faire leur sieste ; mais la sentinelle lui fit observer qu’il était impossible qu’il restât là, et le mendiant s’éloigna dans la direction du bourg de Saint-Colombin.

 

LVI

La clef des champs


Environ deux heures après l’incarcération d’Aubin Courte-Joie, la sentinelle du petit poste entendit une charrette qui montait le chemin de l’intérieur des terres ; selon sa consigne, elle cria : « Qui vive ? » et, lorsque la charrette ne fut plus qu’à quelque distance, elle lui ordonna d’arrêter.

 

La charrette ou plutôt le charretier obéit.

 

Le caporal et quatre soldats sortirent du poste pour reconnaître charretier et charrette.

 

La charrette était une honnête voiture chargée de foin qui ressemblait à toutes celles qui avaient défilé sur la route de Nantes, pendant la soirée ; un homme seul la conduisait : il expliqua qu’il allait à Saint-Philbert porter ce foin à son propriétaire ; il ajouta qu’il avait pris sur sa nuit pour économiser un temps précieux à cette époque de l’année, et le sous-officier ordonna de le laisser passer.

 

Mais cette bonne volonté sembla complètement perdue pour le pauvre homme : sa charrette, attelée d’un seul cheval, s’était arrêtée sur le point le plus vertical de la montée, et, quelques efforts que fissent le cheval et le charretier, il fut impossible à la voiture de faire un pas de plus.

 

– S’il y a du bon sens, dit le caporal, d’accabler ainsi une pauvre bête ! Vous voyez bien que votre cheval en a deux fois plus qu’il n’en peut porter.

 

– Quel dommage, dit un autre, que le sergent ait mis à la porte cette espèce de taureau mal astiqué que nous avions tout à l’heure ! nous l’aurions attelé à côté du cheval, et il aurait donné un fier coup de collier.

 

– Oh ! il faut encore supposer qu’il eût bien voulu se laisser atteler, dit un autre.

 

Si celui qui venait de prononcer ces paroles eût pu voir ce qui se passait à l’arrière de la charrette, il eût immédiatement compris qu’en effet Trigaud ne se serait pas laissé atteler, si on l’eût attelé pour tirer en avant.

 

En outre, il se fût rendu compte de la difficulté que le cheval éprouvait à enlever la voiture ; car cette difficulté n’était due, pour la plus grande part, qu’au mendiant, qui, complètement perdu, au reste, dans l’obscurité, avait saisi la barre de bois qui servait à assujettir la charge, et qui, renversé en arrière, opposait – avec un succès qui dépassait tous ceux qu’il avait obtenus dans la soirée – sa force à la force du cheval.

 

– Voulez-vous que nous vous donnions un coup de main ? dit le caporal.

 

– Attendez que j’essaye encore, répondit le conducteur, qui avait obliqué sa voiture de façon à diminuer la rapidité de la pente, et qui, rassemblant son cheval par la bride, se disposait à faire une tentative qui le disculpât du reproche qui lui était adressé.

 

Il fouetta vigoureusement la bête en l’actionnant de la voix et en tirant sur le bridon ; les soldats joignirent leurs excitations aux siennes ; le cheval roidit ses quatre membres en faisant jaillir des milliers d’étincelles des cailloux du chemin, puis l’animal s’abattit, et, au même instant, comme si les roues eussent rencontré quelque obstacle qui eût dérangé leur équilibre, la charrette pencha à gauche et versa le long du bâtiment.

 

Les soldats se précipitèrent sur le devant et s’empressèrent à dégager le cheval du harnais. Il résulta de cet empressement qu’ils n’aperçurent pas Trigaud, qui, satisfait, sans doute, d’un résultat auquel il avait puissamment contribué en se glissant sous la voiture, en la soulevant avec ses épaules herculéennes, et enfin en lui faisant perdre son centre de gravité, se retirait tranquillement et disparaissait derrière une haie.

 

– Veux-tu que nous t’aidions à remettre ton chariot sur sa quille ? dit le caporal au paysan. Seulement, il faudra que tu ailles chercher un cheval de renfort.

 

– Ah ! par ma foi, non, dit le charretier. Demain, il fera jour ! C’est le bon Dieu qui ne veut pas que je continue ma route : il ne faut pas aller contre sa volonté.

 

Et, en achevant ces mots, le paysan jeta les traits sur la croupe de son cheval, repoussa la sellette, monta sa bête, et s’éloigna après avoir souhaité le bonsoir aux soldats.

 

À deux cents pas du corps de garde, Trigaud le rejoignit.

 

– Eh bien, lui demanda le paysan, est-ce bien manœuvré et es-tu content ?

 

– Oui, répondit Trigaud, c’est bien ainsi que le gars Aubin Courte-Joie l’avait ordonné.

 

– Bonne chance, alors ! Moi, je vais remettre le cheval où je l’avais pris ; c’est plus commode que la charrette. Mais, quand le charretier s’éveillera demain et qu’il cherchera son foin, il sera bien étonné de le trouver là-haut !

 

– Bon ! tu lui raconteras que c’est pour le bien de la chose, repartit Trigaud, et il ne dira rien.

 

Les deux hommes se quittèrent.

 

Trigaud, seulement, ne s’éloigna point ; il continua de rôder dans les environs jusqu’à ce qu’il entendît sonner onze heures à Saint-Colombin ; alors il remonta vers le poste, ses sabots à la main, et, sans faire aucun bruit, sans éveiller l’attention de la sentinelle, qu’il entendait aller et venir, il put se rapprocher du soupirail de la prison.

 

Une fois là, il tira doucement le foin de la voiture et le renversa sur le sol de façon à en former un lit très-épais ; puis, sur ce lit, il abaissa doucement la meule qui fermait le soupirail du cachot, se pencha vers cette ouverture, brisa les planches qui la fermaient intérieurement, tira à lui Courte-Joie, que Michel poussait par-derrière, amena ensuite le jeune baron en lui tendant les mains ; après quoi, plaçant chacun d’eux sur une de ses épaules, et toujours pieds nus, Trigaud, malgré sa corpulence et le double poids dont il était chargé, s’éloigna du poste sans faire plus de bruit qu’un chat qui marche sur un tapis.

 

Lorsque Trigaud eut fait environ cinq cents pas, il s’arrêta, non qu’il fût fatigué, mais parce qu’Aubin Courte-Joie le voulait ainsi.

 

Michel se laissa glisser à terre, et, fouillant dans sa poche, il y prit une poignée de monnaie mêlée de pièces d’or qu’il déposa dans la large main de Trigaud.

 

Trigaud fit mine de verser ce qu’il venait de recevoir dans une poche encore deux fois plus large que la main à laquelle elle servait de récipient.

 

Mais Aubin l’arrêta.

 

– Rends cela à monsieur, dit-il : nous ne recevons pas des deux mains.

 

– Comment ! des deux mains ? demanda Michel.

 

– Oui ; nous ne vous avons pas obligé, personnellement, autant que vous le supposez peut-être, dit Courte-Joie.

 

– Je ne vous comprends pas, mon ami.

 

– Mon jeune monsieur, continua le cul-de-jatte, à présent que nous sommes dehors, j’avouerai franchement que je vous ai un peu menti tout à l’heure, quand je vous ai dit que je m’étais fait mettre sous les verrous dans le seul but de vous en tirer ; mais il fallait bien obtenir de vous un peu d’aide ; sans cela, il m’eût été impossible de me hisser jusqu’au soupirail et de vous en sortir après moi ! À présent donc que, grâce à votre bonne volonté et à la poigne de mon ami Trigaud, notre évasion s’est opérée sans encombre, je dois vous confesser que vous n’avez fait qu’échanger votre captivité contre une autre.

 

– Qu’est-ce que cela signifie ?

 

– Cela signifie que tout à l’heure vous étiez dans une prison humide et malsaine, que maintenant vous vous trouvez au milieu des champs par une nuit sereine et calme, mais que vous n’en êtes pas moins en prison.

 

– En prison ?

 

– Ou du moins prisonnier.

 

– Prisonnier de qui ?

 

– De moi, donc !

 

– De vous ? fit Michel en riant.

 

– Oui, pour le quart d’heure. Ah ! vous avez beau rire : prisonnier, jusqu’à ce que je vous aie consigné aux mains qui vous réclament.

 

– Et quelles sont ces mains ?

 

– Quant à cela, vous le verrez par vous-même… Je m’acquitte de ma mission, rien de plus, rien de moins. Il ne faut pas vous désespérer, voilà tout ce que je puis vous dire ; on pourrait tomber plus mal que vous ne l’avez fait.

 

– Mais enfin… ?

 

– Eh bien, au nom de services qui m’avaient été rendus, et en payant grassement mon pauvre diable de Trigaud, on m’a dit : « Délivrez M. le baron Michel de la Logerie et amenez-le-moi. » Je vous ai délivré, monsieur le baron, et je vous amène.

 

– Écoutez, dit le jeune homme, qui ne comprenait absolument rien à ce que lui disait l’hôtelier de Montaigu, cette fois, voici ma bourse tout entière ; seulement, mettez-moi sur le chemin de la Logerie, où je veux rentrer ce soir, et recevez mes remercîments.

 

Michel pensait que ses deux libérateurs n’avaient point trouvé la récompense à la hauteur du service qu’ils lui avaient rendu.

 

– Monsieur, répondit Courte-Joie avec toute la dignité dont il était susceptible, mon compère Trigaud ne peut accepter de vous cette récompense, puisqu’il a été payé pour faire exactement le contraire de ce que vous lui demandez ; quant à moi, je ne sais si vous me connaissez ; en tout cas, je vais me faire connaître. Je suis un honnête négociant que quelques différences d’opinion avec le gouvernement ont contraint de quitter son établissement ; mais, si misérable que soit en ce moment mon extérieur, sachez que je rends des services et que je n’en vends pas.

 

– Mais où diable allez-vous me conduire ? demanda Michel, qui était bien loin de s’attendre à tant de susceptibilité de la part de son interlocuteur.

 

– Veuillez nous suivre, et, avant une heure, je vous promets que vous le saurez.

 

– Vous suivre, quand vous me déclarez que je suis votre prisonnier ? Ah ! par exemple, ce serait trop de bonne volonté de ma part ; n’y comptez pas.

 

Courte-Joie ne répondit rien ; mais un seul coup d’œil lui suffit pour indiquer à Trigaud ce qu’il avait à faire, et le jeune baron n’avait point achevé sa phrase et fait un pas en avant, que le mendiant, allongeant son bras comme un grappin, l’avait saisi au collet.

 

Il voulut crier, aimant mieux être le prisonnier des soldats que celui de Trigaud ; mais, de la main qui lui restait libre, le mendiant emprisonna le visage du baron aussi bien qu’eût pu le faire la fameuse poire d’angoisse de M. de Vendôme, et ils firent ainsi six ou sept cents pas à travers champs, avec la rapidité de chevaux de course ; car Michel, à demi suspendu en l’air par le bras du colosse, ne faisait qu’effleurer le sol de la pointe de ses pieds.

 

– Assez, Trigaud ! reprit Courte-Joie, qui avait repris sa place sur les épaules du mendiant, que cette double charge ne semblait préoccuper en aucun point ; assez ! le jeune baron doit être à présent suffisamment dégoûté de son idée de retourner à la Logerie. On nous l’a, d’ailleurs, assez recommandé pour que nous n’avariions pas la marchandise.

 

Puis, au moment où Trigaud faisait halte :

 

– Voyons, dit Aubin s’adressant à Michel à demi suffoqué, serez-vous raisonnable maintenant ?

 

– Vous êtes les plus forts, je n’ai point d’armes, répondit le jeune baron ; il faut bien que je me résigne à endurer vos mauvais traitements.

 

– Mauvais traitements ? Ah ! n’allez pas prononcer ces mots-là ; car je m’adresserais à votre honneur et je vous prierais de déclarer s’il n’est pas vrai que, tant dans le cachot des bleus que sur la route, vous n’avez cessé de me dire que vous vouliez rentrer à la Logerie, et que c’est par cette obstination que vous m’avez forcé d’employer la violence.

 

– Eh bien, au moins, nommez-moi maintenant la personne qui vous a enjoint de vous occuper de moi et de me conduire à elle.

 

– Ceci m’a été défendu positivement, dit Aubin Courte-Joie ; mais, sans transgresser les ordres que j’ai reçus, je puis vous dire que cette personne est tout à fait de vos amies.

 

Un froid mortel passa dans le cœur de Michel.

 

Il songeait à Bertha.

 

Le pauvre garçon pensait que mademoiselle de Souday avait reçu sa lettre, que la louve offensée l’attendait, et, bien que l’explication qui devait résulter de l’entrevue lui fût pénible, il sentait que sa délicatesse ne pouvait s’y refuser.

 

– Bien, dit-il, je sais qui m’attend.

 

– Vous le savez ?

 

– Oui : c’est mademoiselle de Souday.

 

Aubin Courte-Joie ne répondit pas ; mais il regarda Trigaud d’un air qui voulait dire : « Il a, par ma foi, deviné ! »

 

Michel surprit et comprit ce regard.

 

– Marchons, dit-il.

 

– Et vous n’essayerez plus de vous sauver ?

 

– Non.

 

– Parole d’honneur ?

 

– Parole d’honneur.

 

– Eh bien, puisque vous voilà raisonnable, nous allons vous rendre les moyens de ne pas vous écorcher les pieds dans les ronces et de ne pas les engluer dans cette maudite terre glaise, qui nous fait des bottes de sept livres.

 

Michel eut bientôt l’explication de ces paroles ; car, ayant traversé la route à la suite de Trigaud, il n’eut pas fait une centaine de pas dans le bois qui bordait cette route, qu’il entendit le hennissement d’un cheval.

 

– Mon cheval ! s’écria le jeune baron sans même essayer de dissimuler sa surprise.

 

– Croyiez-vous donc que nous vous l’avions volé ? demanda Aubin Courte-Joie.

 

– Alors, comment se fait-il que je ne vous aie pas retrouvé à l’endroit où je vous l’avais confié ?

 

– Dame, répondit Aubin, je vais vous dire : nous avons vu rôder autour de nous des gens qui nous regardaient avec un intérêt qui nous a paru trop profond pour ne pas être inquiétant, et, ma foi, comme les curieux ne sont pas de notre goût, et que les heures se passaient sans vous voir revenir, nous nous sommes décidés à reconduire votre bête à la Banlœuvre, où nous supposions que vous retourneriez si vous n’étiez pas arrêté, et c’est en route que nous avons vu que vous ne l’étiez pas… encore.

 

– Pas encore ?

 

– Oui ; mais vous n’avez point tardé à l’être.

 

– Vous étiez donc près de moi lorsque les gendarmes m’ont arrêté ?

 

– Mon jeune monsieur, reprit Aubin Courte-Joie avec son air goguenard, il faut que vous soyez vraiment bien inexpérimenté pour rêver à vos affaires lorsque vous vous trouvez sur les grands chemins, au lieu de regarder, autour de vous, qui va, qui vient, qui passe ! Il y avait plus de dix minutes que vous eussiez dû entendre le trot des chevaux de ces messieurs, puisque nous l’entendions bien, nous ; et rien n’était plus facile que de vous jeter dans le bois comme nous l’avons fait.

 

Mais Michel n’avait garde de dire ce qui absorbait si complètement sa pensée au moment que lui rappelait Aubin Courte-Joie ; il se contenta de pousser un gros soupir à ce souvenir de toutes ses douleurs, et d’enfourcher sa monture, que Trigaud avait détachée et lui présentait gauchement, tandis que Courte-Joie essayait d’indiquer à celui-ci comment il fallait s’y prendre pour tenir l’étrier d’une façon convenable.

 

Puis ils rejoignirent la route, et le mendiant, sa main sur le garrot du cheval, suivit parfaitement l’allure que Michel fit prendre à ce dernier.

 

À une demi-lieue de là, ils prirent un sentier de traverse, et, malgré l’obscurité, il sembla à Michel, d’après certaines formes qu’affectait la masse noire des arbres, qu’il connaissait ce sentier.

 

Bientôt, on arriva à un carrefour dont la vue fit tressaillir le jeune homme : il y avait passé le soir où, pour la première fois, il reconduisait Bertha.

 

Au moment où, après avoir traversé ce carrefour, les voyageurs allaient s’engager dans le sentier qui menait à la chaumière de Tinguy, où, malgré l’heure avancée de la nuit, on voyait étinceler une lumière, un petit cri d’appel partit de derrière la haie d’un jardin qui longeait le chemin.

 

Courte-Joie répondit aussitôt.

 

– Est-ce vous, maître Courte-Joie ? demanda une voix de femme, en même temps qu’une forme blanche apparaissait au-dessus de la haie.

 

– Oui ; mais qui êtes-vous vous-même ?

 

– Rosine, la fille de Tinguy ; ne me remettez-vous pas ?

 

– Rosine ! fit Michel, que la présence de la jeune fille confirmait dans l’idée qu’il était attendu par Bertha.

 

Courte-Joie se laissa glisser, avec son habileté de singe, le long du corps de Trigaud, et s’avança vers l’échalier d’un mouvement pareil à celui d’un crapaud qui saute, tandis que Trigaud restait à la garde de Michel.

 

– Dame, petiote, fit Courte-Joie, la nuit est si noire, qu’on prendrait volontiers du blanc pour du gris. Mais, continua-t-il en baissant la voix, comment n’es-tu pas chez toi, où l’on nous a donné rendez-vous ?

 

– Parce qu’il y a du monde à la maison, et que vous n’y pouvez pas conduire M. Michel.

 

– Du monde ? Ah çà ! ces damnés bleus ont donc mis garnison partout ?

 

– Ce ne sont point des soldats qui sont chez nous : c’est Jean Oullier, qui a passé la journée à courir le pays et qui est là avec des gens de Montaigu.

 

– Qu’est-ce qu’ils y font ?

 

– Ils jasent. Allez les retrouver ; vous boirez un coup avec eux, et vous vous chaufferez un brin.

 

– Eh bien, oui ; mais notre jeune monsieur, qu’en ferons-nous, la belle fille ?

 

– Vous me le laisserez. N’est-ce pas convenu, maître Courte-Joie ?

 

– Nous devions le remettre dans ta maison, oui, à la bonne heure ! là, on aurait trouvé un coin de cave ou de grenier pour le serrer, et cela, d’autant plus facilement qu’il n’est pas méchant, mon Dieu ! Mais, en plein champ, nous risquons fort de le perdre : il est glissant comme une anguille !

 

– Bon, dit Rosine en essayant un de ces sourires qui, depuis la mort de son père et de son frère, éclairaient si rarement ses lèvres ; croyez-vous qu’il fera plus de façon pour suivre une jolie fille que deux vieux bonshommes comme vous ?

 

– Et si le prisonnier enlève son gardien ? demanda maître Courte-Joie.

 

– Oh ! ne vous inquiétez pas de cela ; j’ai bon pied, bon œil et le cœur droit ; d’ailleurs, le baron Michel est mon frère de lait ; nous nous connaissons il y a vieux temps, et je ne le crois pas plus capable de forcer la vertu des filles que les verrous de la geôle. Et puis, en somme, que vous a-t-on dit de faire ?

 

– De le délivrer si nous pouvions, et de l’amener, bon gré mal gré, à la maison de ton père, où nous te trouverions.

 

– Eh bien, me voilà ; la maison est devant vous, et l’oiseau hors de cage ; c’est tout ce que l’on voulait de vous, convenez-en.

 

– Dame, je le crois.

 

– Alors, bonsoir.

 

– Dis donc, Rosine, tu ne veux pas que, pour plus grande sûreté, nous lui mettions un fil à la patte ? fit Courte-Joie en ricanant.

 

– Merci, merci, gars Courte-Joie, dit Rosine en s’avançant du côté où Michel attendait ; tâchez d’en mettre un, vous, à votre langue.

 

Michel, malgré la distance à laquelle il était demeuré pendant ce colloque, avait distingué le nom de Rosine, et, comme nous l’avons dit, reconnu la connivence qui existait entre elle et ses deux libérateurs, devenus subséquemment ses gardiens.

 

Il se confirmait donc de plus en plus dans l’idée que c’était à Bertha qu’il devait sa délivrance.

 

Les procédés de Courte-Joie, l’espèce de violence dont il avait usé envers lui par l’intermédiaire de Trigaud, le mystère dont le cabaretier avait entouré l’origine et la cause de son dévouement à un homme qu’il connaissait à peine, tout cela s’accordait à merveille avec l’irritation que la lettre remise par lui au notaire Loriot avait pu faire naître dans le cœur irascible et violent de la jeune fille.

 

– C’est toi, Rosine ! c’est toi ! dit Michel en haussant la voix lorsqu’il vit sa sœur de lait, qui, dans l’obscurité, se dirigeait vers lui.

 

– À la bonne heure ! fit Rosine, vous n’êtes pas comme ce vilain Courte-Joie, qui ne voulait pas à toute force me reconnaître ; vous me reconnaissez tout de suite, vous, n’est-ce pas, monsieur Michel ?

 

– Oui, certainement. Et, maintenant, dis-moi, Rosine…

 

– Quoi ?

 

– Mademoiselle Bertha, où est-elle ?

 

– Mademoiselle Bertha ?

 

– Oui.

 

– Je ne sais pas, moi, dit Rosine avec une simplicité que Michel apprécia à l’instant même à sa juste valeur.

 

– Comment ! tu ne sais pas ? répéta le jeune homme.

 

– Mais elle est à Souday, je crois.

 

– Tu ne sais pas, tu crois ?

 

– Dame…

 

– Tu ne l’as donc pas vue aujourd’hui ?

 

– Pour cela, non, monsieur Michel ! Je sais seulement qu’elle a dû aller au château aujourd’hui avec M. le marquis ; mais, moi, j’étais à Nantes pendant ce temps-là.

 

– À Nantes ! s’écria le jeune homme ; tu as été à Nantes, aujourd’hui ?

 

– Certes, oui.

 

– Et à quelle heure y étais-tu, Rosine ?

 

– Neuf heures du matin sonnaient comme nous traversions le pont Rousseau.

 

– Tu dis nous ?

 

– Sans doute.

 

– Tu n’étais donc pas seule ?

 

– Mais non, puisque j’y allais pour accompagner Mademoiselle Mary ; c’est même cela qui a retardé le voyage, parce qu’il a fallu m’envoyer chercher au château.

 

– Mais où est-elle, Mademoiselle Mary ?

 

– À présent ?

 

– Oui.

 

– Elle est à l’îlot de la Jonchère, où je vais vous mener la rejoindre. Mais comme vous êtes drôle en disant tout cela, monsieur Michel.

 

– Tu dois me conduire auprès d’elle ? s’écria Michel au comble de la joie. Mais viens donc vite ! viens donc vite, ma petite Rosine !

 

– Bon ! et ce vieux fou de Courte-Joie qui disait que j’aurais du mal à vous emmener. Est-ce bête, ces hommes !

 

– Rosine, mon enfant, au nom du ciel, ne perdons pas de temps !

 

– Je ne demande pas mieux ; mais, pour aller plus vite, voulez-vous me prendre en croupe ?

 

– Je crois bien ! dit Michel, dont le cœur, à la seule idée de revoir Mary, avait en une minute abjuré tous ses soupçons jaloux, et qui ne se possédait plus à l’idée que c’était celle qu’il aimait qui venait si activement de s’occuper de son salut. Viens ! mais viens donc !

 

– Me voilà ! Donnez-moi la main, fit Rosine en appuyant son sabot sur le pied du jeune homme.

 

Et, prenant son élan :

 

– Là ! m’y voilà, continua-t-elle en s’asseyant sur le portemanteau. Maintenant, prenez à droite.

 

Le jeune homme obéit sans plus s’inquiéter de Trigaud et de Courte-Joie que s’ils n’existaient pas.

 

Pour lui, depuis un instant, il n’y avait au monde que Mary.

 

On fit quelques pas.

 

– Mais, dit le jeune baron, qui, à présent que l’on était en marche, ne demandait pas mieux que de causer, et surtout de causer de Mary, comment mademoiselle a-t-elle donc su que j’avais été arrêté par les gendarmes ?

 

– Ah ! dame, c’est qu’il faut vous reprendre cela de plus haut, monsieur Michel.

 

– Reprends d’aussi haut que tu voudras, ma bonne Rosine ; mais parle ! je brûle d’impatience. Ah ! que c’est bon d’être libre, dit le jeune homme, et d’aller revoir Mademoiselle Mary !

 

– Il faut donc vous dire, monsieur Michel, que, ce matin, au petit point du jour, mademoiselle Mary était arrivée à Souday ; elle m’avait emprunté mon déshabillé des dimanches, et m’avait dit : « Rosine, tu m’accompagneras… »

 

– Va, Rosine ! va ! je t’écoute.

 

– Alors, nous sommes parties comme cela, avec des œufs dans nos paniers, comme de vraies paysannes. À Nantes, et pendant que je vendais mes œufs, mademoiselle a été faire ses commissions.

 

– Et quelles étaient ces commissions, Rosine ? demanda Michel, devant les yeux duquel la figure du jeune homme déguisé en paysan venait de passer comme un spectre.

 

– Ah ! dame, cela, monsieur Michel, je ne sais point.

 

Et, sans s’arrêter au soupir par lequel Michel lui répondait.

 

– Alors, continua Rosine, comme mademoiselle était tout plein fatiguée, on avait demandé à M. Loriot, le notaire de Légé, de nous ramener dans sa carriole. Nous nous sommes arrêtées en route pour faire manger l’avoine au cheval, et, tandis que le notaire jasait avec l’aubergiste du cours des denrées, nous étions allées dans le jardin, parce que tous les passants dévisageaient mademoiselle, qui était vraiment trop belle pour une paysanne. Là, elle se mit à lire une lettre qui la fit pleurer à chaudes larmes.

 

– Une lettre ? demanda Michel.

 

– Oui, une lettre que M. Loriot lui avait remise en route.

 

– Ma lettre ! murmura Michel, elle a lu ma lettre à sa sœur !… oh !

 

Et il arrêta son cheval tout court ; car il ne savait pas s’il devait se réjouir ou s’effrayer de cet incident.

 

– Eh bien, que faites-vous donc ? demanda Rosine, qui ne comprenait pas la cause de cette halte.

 

– Rien, rien, fit Michel en rendant la bride à son cheval, qui reprit le trot.

 

Le cheval reprenant le trot, Rosine reprit son récit :

 

– Elle pleurait donc sur cette lettre, lorsque voilà qu’on nous appelle de l’autre côté de la haie : c’était Courte-Joie et Trigaud ; ils nous racontent votre aventure, ils demandent à mademoiselle comment ils doivent faire pour votre cheval, que vous leur aviez laissé. Alors, pauvre demoiselle, ce fut bien pis que lorsqu’elle lisait ! Elle était toute bouleversée, et elle en dit tant et tant à Courte-Joie, – qui, du reste, a bien des obligations à M. le marquis – qu’elle le décida à essayer de vous tirer des mains des soldats. C’est une fière amie que vous avez là, monsieur Michel !

 

Michel écoutait dans le ravissement ; il ne se sentait pas d’aise et de bonheur ; il eût payé d’une pièce d’or chacune des syllabes du récit de Rosine. Il commençait à trouver que son cheval allait bien lentement ; il avait cassé une branche de noisetier, et, tout en écoutant la jeune fille, il essayait de donner à leur monture une allure en rapport avec les mouvements de son cœur.

 

– Mais, demanda-t-il, pourquoi ne m’avoir pas attendu dans la maison de ton père, Rosine ?

 

– C’était bien notre idée aussi, monsieur le baron, et nous nous étions fait descendre là, en disant que nous irions à pied à Souday ; mademoiselle avait bien recommandé à Courte-Joie de vous y reconduire et de ne pas vous laisser aller à la Banlœuvre avant que vous m’ayez vue ; mais c’était comme un guignon ! Notre maison, si solitaire depuis la mort de mon pauvre père, a été pleine comme une auberge toute la soirée. D’abord, ça été le marquis et mademoiselle Bertha, qui s’y sont arrêtés en allant à Souday ; puis Jean Oullier, qui y a rassemblé les chefs de paroisse ! Aussi, à la brune, mademoiselle Mary, qui s’était cachée dans le grenier, m’a priée de la conduire dans un endroit où elle pût vous parler sans témoins si Courte-Joie vous délivrait. Mais nous voilà tout à l’heure à la hauteur du moulin de Saint-Philbert et nous ne tarderons pas à voir l’eau de Grand-Lieu.

 

L’annonce que Rosine faisait à Michel, et qui indiquait à celui-ci qu’ils approchaient de l’endroit où Mary les attendait, valut au cheval un coup de houssine mieux accentué encore que les précédents. Il était clair pour Michel qu’il touchait au dénoûment de la situation dans laquelle il était entré. Mary connaissait son amour pour elle ; elle savait que cet amour avait été assez puissant pour amener le jeune homme à repousser l’union qui lui avait été offerte ; elle ne s’en offensait pas, puisque l’intérêt qu’elle lui portait allait encore jusqu’à lui rendre le plus signalé des services, jusqu’à compromettre sa réputation dans ce but. Si timide, si réservé, si peu avantageux que fût Michel, ses espérances montaient au niveau des témoignages d’affection qu’il lui semblait recevoir de Mary ; il lui paraissait impossible que la jeune fille, qui bravait l’opinion publique, le courroux de son père, les reproches de sa sœur pour assurer le salut d’un homme dont elle connaissait l’amour et les espérances, se refusât aux désirs de cet amour et à la réalisation de ces espérances.

 

Il entrevoyait son avenir dans un milieu nuageux encore mais d’un nuageux couleur de rose, lorsque son cheval commença de descendre la colline qui borne au sud-est le lac de Grand-Lieu, dont il voyait sombrement reluire la surface comme un miroir d’acier terni.

 

– Arrivons-nous ? demanda-t-il à Rosine.

 

– Oui, répliqua celle-ci en se laissant couler à bas du cheval.

 

Et, maintenant, suivez-moi.

 

Michel descendit à son tour ; tous deux entrèrent dans les oseraies, où Michel attacha son cheval au tronc d’un saule ; puis ils firent encore une centaine de pas à travers ce fourré de branches flexibles, et se trouvèrent au bord d’une espèce de crique qui ouvrait sur le lac.

 

Rosine sauta dans un petit batelet à fond plat amarré sur la rive. Michel voulut prendre les rames ; mais Rosine, devinant qu’il était assez novice dans la manœuvre, le repoussa et s’assit à l’avant, un aviron dans chaque main.

 

– Laissez-donc ! dit-elle, je m’en tirerai mieux que vous. Que de fois j’ai conduit mon pauvre père lorsqu’il allait jeter ses filets dans le lac !

 

Et la jeune fille leva au ciel, comme pour y chercher le vieillard, ses deux beaux yeux, d’où s’échappèrent deux larmes.

 

– Mais, demanda Michel avec l’égoïsme de l’amour, sauras-tu trouver dans l’obscurité l’îlot de la Jonchère ?

 

– Regardez, dit-elle sans même se retourner ; ne voyez-vous rien sur l’eau ?

 

– Si fait, répondit le jeune homme, je vois comme une étoile.

 

– Eh bien, cette étoile, c’est mademoiselle Mary qui la tient dans sa main ; elle a dû nous entendre, et elle vient au-devant de nous.

 

Michel eût voulu se jeter à la nage pour devancer la barquette, qui, malgré la science nautique de Rosine, avançait assez lentement ; il lui semblait qu’on n’arriverait jamais à franchir la distance qui le séparait encore de la lumière, que cependant on voyait de minute en minute augmenter de volume et d’éclat.

 

Mais contre l’espoir que lui avaient donné les paroles de la fille de Tinguy, lorsqu’il lut assez près de l’îlot pour distinguer l’unique saule qui en faisait l’ornement, il n’aperçut point Mary sur la rive : c’était un jeu de roseaux qu’elle avait allumé sans doute et qui brûlait doucement au bord de l’eau.

 

– Rosine ! s’écria Michel tout éperdu en se dressant dans la barque, qu’il faillit faire chavirer, je ne vois pas mademoiselle Mary.

 

– C’est qu’elle est dans la cabane aux affûts, alors, dit la jeune fille en abordant. Prenez un de ces morceaux de bois enflammé, et vous trouverez la hutte sur l’autre rive, du côté du large.

 

Michel sauta légèrement à terre, fit ce que lui indiquait sa sœur de lait, et se dirigea rapidement du côté de la hutte.

 

L’îlot de la Jonchère pouvait avoir deux ou trois cents mètres carrés ; il était couvert de joncs dans toutes les parties basses, qui sont inondées lorsque, par les grandes pluies d’hiver, montent les eaux du lac ; seul, un espace d’une cinquantaine de pieds se trouve, par son élévation, à l’abri de l’inondation. C’était sur cet espace, au bord de l’eau, que le vieux Tinguy avait construit une petite hutte où, pendant les longues nuits d’hiver, il venait affûter les canards.

 

C’était dans cette hutte que Rosine avait conduit Mary.

 

Quelles que lussent ses espérances, le cœur de Michel battait à lui rompre la poitrine lorsqu’il approcha de la hutte.

 

Au moment de poser la main sur le loquet de bois qui fermait la porte, cette oppression devint si vive, qu’il hésita.

 

Alors, ses yeux se fixèrent sur un morceau de vitre enchâssé dans la partie supérieure de cette porte, et par lequel on pouvait voir dans la cabane.

 

Il y aperçut Mary, assise sur une botte de joncs et la tête penchée sur sa poitrine.

 

À la lueur d’une mauvaise lanterne brûlant sur un escabeau, il lui sembla voir deux larmes étinceler aux paupières frangées de la jeune fille, et la pensée que, ces deux larmes, c’était à cause de lui qu’elles étaient là, lui fit perdre toute sa timidité.

 

Il poussa la porte et se précipita aux pieds de la jeune fille en criant :

 

– Mary, Mary, je vous aime !

 

LVII

Où Mary est victorieuse à la façon de Pyrrhus


Quelle qu’eût été la résolution prise par Mary de conserver son empire sur elle-même, l’entrée de Michel avait été si soudaine, sa voix avait vibré avec un tel accent, il y avait eu dans son premier cri tant de prière et d’amour, que la douce enfant ne put s’empêcher de céder à son émotion ; son sein palpitait, ses doigts tremblaient, et les larmes que le jeune baron avait cru entrevoir entre ses cils se détachaient et tombaient goutte à goutte, comme autant de perles liquides, sur les mains de Michel, qui étreignaient les siennes. Par bonheur, cette émotion, le pauvre amoureux était lui-même trop bouleversé pour la remarquer, et Mary eut le temps de se remettre avant qu’il eût repris la parole.

 

Elle l’écarta doucement et chercha autour d’elle.

 

Le regard de Michel suivit celui de Mary, puis revint se fixer sur elle, inquiet et interrogateur.

 

– Comment se fait-il que vous soyez seul, monsieur ? demanda-t-elle : où est Rosine ?

 

– Et vous, Mary, dit le jeune homme d’une voix pleine de tristesse, comment se fait-il que vous ne soyez pas, ainsi que moi, tout entière au bonheur de nous revoir ?

 

– Ah ! mon ami, dit Mary en appuyant sur ce mot, vous n’avez pas le droit, en ce moment surtout, de douter de l’intérêt que j’ai pris à votre situation.

 

– Non, s’écria Michel en essayant de ressaisir les mains de Mary, qui lui avaient échappé ; non, puisque c’est à vous que je dois la liberté et, selon toute probabilité, la vie !

 

– Mais, interrompit Mary s’efforçant de sourire, tout cela ne doit pas me faire oublier notre solitude ; si louve que l’on soit, cher monsieur Michel, il y a certaines convenances dont on ne doit jamais s’affranchir. Faites-moi donc l’amitié d’appeler Rosine.

 

Michel poussa un profond soupir, et resta à genoux, tandis que de grosses larmes jaillissaient de ses paupières.

 

Mary détourna les yeux afin de ne pas voir ces larmes ; puis elle fit un mouvement pour se lever.

 

Mais Michel la retint.

 

Le pauvre garçon n’avait pas assez d’expérience du cœur humain pour remarquer que, plusieurs fois, Mary n’avait manifesté aucune appréhension de se trouver avec lui dans un tête-à-tête aussi solitaire que pouvait l’être celui de l’îlot de la Jonchère, et pour tirer, de cette défiance envers elle-même et envers lui, une conclusion favorable à ses espérances amoureuses ; tout au contraire, ses beaux rêves s’en allaient en fumée, et il revit tout à coup Mary aussi froide et aussi indifférente qu’elle l’avait été dans les derniers temps.

 

– Ah ! s’écria-t-il avec un accent de douloureux reproche, pourquoi m’avoir arraché des mains des soldats ? Ils m’eussent fusillé peut-être, et j’eusse préféré ce sort à celui qui m’attend si vous ne m’aimez pas !

 

– Michel ! Michel ! s’écria Mary.

 

– Oh ! fit celui-ci, je l’ai dit et je le répète.

 

– Ne parlez point ainsi, méchant enfant que vous êtes ! répliqua Mary en affectant un ton maternel. Ne croyez-vous pas que vous me désespérez ?

 

– Que vous importe ! dit Michel.

 

– Voyons, continua Mary, n’allez-vous pas douter que je ressente pour vous une amitié bien vraie et bien sincère ?

 

– Hélas ! Mary, répondit tristement le jeune homme, il paraît que le sentiment dont vous me parlez ne peut suffire à celui qui dévore mon cœur depuis que je vous ai vue ; puisque, quelque certitude que j’aie de cette amitié, mon cœur réclame de vous davantage.

 

Mary fit un effort suprême :

 

– Mon ami, ce que vous demandez de moi, Bertha vous l’offre ; elle vous aime comme vous voulez être aimé, comme vous méritez de l’être, dit la pauvre enfant d’une voix tremblante et en se hâtant de mettre le nom de sa sœur comme une sauvegarde entre elle et celui qu’elle aimait.

 

Michel secoua la tête et poussa un soupir.

 

– Oh ! ce n’est pas elle, ce n’est pas elle, dit-il.

 

– Pourquoi, reprit vivement Mary, comme si elle n’eût pas vu ce geste de dénégation, comme si elle n’eût pas entendu ce cri du cœur, pourquoi lui avoir écrit cette lettre, qui l’eût désespérée si elle fût arrivée jusqu’à elle ?

 

– Cette lettre, c’est vous qui l’avez reçue ?

 

– Hélas ! oui, dit Mary ; et, malgré toute la douleur qu’elle m’a faite, je dois dire que c’est un grand bonheur !

 

– L’avez-vous lue tout entière ? demanda Michel.

 

– Oui, répondit la jeune fille, forcée de baisser les yeux sous le regard suppliant dont le jeune homme l’enveloppait en prononçant cette phrase, oui, je l’ai lue, et c’est parce que je l’ai lue, mon ami, que j’ai voulu vous parler avant que vous revoyiez Bertha.

 

– Mais n’avez-vous pas compris, Mary, que cette lettre est aussi vraie dans ses dernières lignes que dans la première, et que, si j’aime Bertha, je ne puis, moi aussi, l’aimer que comme une sœur ?

 

– Non, non, dit Mary ; seulement, j’ai compris que ma destinée serait bien affreuse, si elle me réservait d’être la cause du malheur de ma pauvre sœur, que j’aime tant !

 

– Mais, alors, s’écria Michel, que demandez-vous donc de moi ?

 

– Eh bien, dit Mary les mains jointes, je vous demande le sacrifice d’un sentiment qui n’a pas eu le temps de jeter dans votre âme des racines bien profondes ; je vous demande de renoncer à une prédilection que rien ne justifie, d’oublier un attachement qui, sans résultat pour vous, nous serait fatal à tous les trois…

 

– Demandez-moi ma vie, Mary : je puis me tuer ou me faire tuer : rien de plus facile que cela, mon Dieu ! mais ne me demandez pas de ne plus vous aimer… Que mettrai-je donc dans mon pauvre cœur à la place de l’amour qu’il a pour vous ?

 

– Il faudra bien, cependant, que cela soit ainsi, cher Michel, dit Mary d’une voix caressante ; car jamais, non, jamais vous n’obtiendrez de moi un encouragement à cet amour dont vous parlez dans votre lettre, je l’ai juré.

 

– À qui, Mary ?

 

– À Dieu et à moi-même.

 

– Oh ! s’écria Michel éclatant en sanglots, oh ! et moi qui avais rêvé qu’elle m’aimait !

 

Mary pensa que plus le jeune homme mettait d’exaltation dans ses paroles, plus elle devait mettre de froideur dans les siennes.

 

– Tout ce que je vous dis là, mon ami, reprit-elle, est dicté non-seulement par la raison, mais encore par le vif intérêt que je vous porte ; si vous m’étiez indifférent, croyez-moi, je trouverais que c’est assez de ma froideur pour vous exprimer mes sentiments ; mais ce n’est point cela ; non, c’est une amie qui vient à vous et qui vous dit : Oubliez celle qui ne peut être à vous, Michel, et aimez celle qui vous aime, celle à laquelle vous êtes, pour ainsi dire, fiancé.

 

– Oh ! mais vous savez bien, vous, que ces fiançailles sont une surprise ; vous savez bien qu’en faisant cette demande, Petit-Pierre s’est mépris sur mes sentiments. Ces sentiments, vous les connaissiez, vous : je vous les ai exprimés cette nuit où les soldats s’étaient emparés du château ; vous ne les avez pas repoussés : j’ai senti vos mains serrer les miennes ; j’étais à vos genoux, comme j’y suis, Mary ! votre tête s’est abaissée vers moi ; vos cheveux, vos beaux cheveux, vos cheveux adorés ont effleuré mon front ! J’ai eu le tort de ne pas désigner à Petit-Pierre celle que j’aimais ; que voulez-vous ! je ne pensais pas que l’on pût supposer que j’aimasse une autre femme que Mary. C’est la faute de ma timidité, que je maudis ! mais, enfin, ce n’est pas une faute si punissable, qu’elle doive me séparer à jamais de la femme que j’aime et enchaîner ma vie à celle que je n’aime pas !

 

– Hélas ! mon ami, cette faute qui vous paraît légère, à vous, me semble irréparable, à moi ! Quoi qu’il arrive, et quand bien même vous renieriez la promesse faite en votre nom et à laquelle vous avez acquiescé par votre silence, vous devez comprendre que je ne puis être à vous, et que jamais je ne me déciderai à déchirer le cœur de ma sœur bien-aimée par le spectacle de mon bonheur.

 

– Mon Dieu, mon Dieu, s’écria Michel, que je suis malheureux !

 

Et le jeune homme cacha son visage entre ses mains et fondit en larmes.

 

– Oui, dit Mary, oui, en ce moment, vous souffrez, je le crois ; mais un peu de vertu, un peu d’énergie, du courage donc, mon ami ! et écoutez docilement mes conseils : ce sentiment s’effacera peu à peu de votre cœur. S’il le faut, pour activer votre guérison, je m’éloignerai, moi.

 

– Vous éloigner ! vous séparer de moi ! Non, Mary, non, jamais ! non, ne me quittez pas ; car, je vous le proteste, le jour où vous partez, je pars ; où vous allez, je vous suis. Que deviendrais-je, mon Dieu, privé de votre douce présence ? Non, non, non, ne vous éloignez pas, je vous en conjure, Mary !

 

– Eh bien, soit, je resterai ; mais pour vous aider à faire ce que votre devoir peut vous offrir de pénible et de douloureux, et, lorsqu’il sera accompli, lorsque vous serez heureux, lorsque vous serez l’époux de Bertha…

 

– Jamais ! jamais ! murmura Michel.

 

– Si, mon ami ; car Bertha est mieux que moi la femme qui vous convient ; sa tendresse pour vous, je vous le jure, moi qui en ai entendu l’expression, est plus grande que vous ne le sauriez supposer ; cette tendresse satisfera au besoin d’être aimé qui vous consume, et la force et l’énergie que ma sœur possède, et que je n’ai point, moi, écarteront de votre chemin les épines que peut-être vous n’auriez pas la force d’en écarter vous-même. Si donc il y a de votre part un sacrifice, ce sacrifice, croyez-moi bien, sera largement récompensé.

 

Et, en prononçant ces paroles, Mary avait affecté un calme qui était bien loin d’être dans son cœur, dont l’état réel se trahissait par sa pâleur et son agitation.

 

Quant à Michel, il écoutait, en proie à une impatience fébrile.

 

– Ne parlez pas ainsi ! s’écria-t-il lorsqu’elle eut fini. Supposez-vous que le cours des affections soit une chose dont on décide, qu’on puisse diriger à son gré comme une rivière qu’un ingénieur force à s’encaisser entre les rives d’un canal, comme une vigne qu’un jardinier palisse à sa fantaisie contre une muraille ? Non, non ; je vous le redis, je vous le répète, je vous le répéterai cent fois, c’est vous, vous seule que j’aime, Mary ! Il serait impossible à mon cœur de prononcer un autre nom que le vôtre, quand bien même je le voudrais, et je ne le veux pas ! Mon Dieu, mon Dieu, continua le jeune homme en levant ses bras au ciel avec l’expression d’un violent désespoir, que deviendrais-je donc quand je vous verrais à votre tour la femme d’un autre ?

 

– Michel, répondit Mary avec exaltation, si vous faites ce que je vous demande, je vous le jure par les serments les plus sacrés, n’ayant pas été à vous, je ne serai à personne qu’à Dieu ! je ne me marierai jamais ; toute mon affection, toute ma tendresse, vous resteront acquises, et cette affection ne sera plus celle d’un amour vulgaire que les années peuvent détruire, qu’un accident peut tuer : ce sera l’attachement profond, inaltérable de la sœur pour son frère ; ce sera la reconnaissance qui m’enchaînera pour jamais à vous : je vous devrai le bonheur de ma sœur, et ma vie tout entière se passera à vous bénir !

 

– Mais votre attachement pour Bertha vous égare, Mary, répliqua Michel ; vous ne vous préoccupez que d’elle ; vous ne songez pas à moi, lorsque vous voulez me condamner à cet affreux supplice de m’enchaîner pour la vie à une femme que je n’aime pas. Oh ! c’est cruel à vous, Mary, à vous pour qui je donnerais ma vie, de me demander une chose à laquelle je ne saurais me résigner.

 

– Si fait, mon ami, insista la jeune fille, vous vous résignerez à ce qui peut être le résultat de la fatalité, mais à ce qui sera, à coup sûr, une action généreuse et magnanime ; vous vous y résignerez parce que vous comprendrez qu’un tel sacrifice, Dieu ne peut le laisser sans récompense, parce que cette récompense, eh bien, ce sera le bonheur de deux pauvres orphelines.

 

– Oh ! tenez, Mary, fit Michel tout éperdu, ne me parlez plus de cela… Oh ! que l’on voit bien que vous ignorez, vous, ce que c’est qu’aimer ! Vous me dites de renoncer à vous ? Mais songez donc que vous êtes mon cœur, que vous êtes mon âme, que vous êtes ma vie ; que c’est tout simplement me demander d’arracher mon cœur de ma poitrine, de renier mon âme ; que c’est souffler sur mon bonheur, tarir mon existence à sa source ! Vous êtes la lumière pour laquelle et par laquelle, à mes yeux, le monde est monde, et, lorsque vous ne brillerez plus sur mes jours, je tomberai à l’instant même dans un gouffre dont l’obscurité me fait horreur ! Je vous le jure, Mary, depuis que je vous connais, depuis la minute où je vous ai vue, depuis l’instant où j’ai senti vos mains rafraîchir mon front ensanglanté, vous vous êtes tellement identifiée à moi-même, qu’il n’est pas une de mes pensées qui ne vous appartienne, que tout en moi se reporte à vous, que, si ce cœur perdait votre image, il cesserait aussitôt de battre, comme si le principe de vie s’était retiré de lui… Vous voyez bien qu’il m’est impossible de faire ce que vous désirez !

 

– Et cependant, s’écria Mary au paroxysme du désespoir, si Bertha vous aime et que je ne vous aime pas, moi !

 

– Ah ! si vous ne m’aimez pas, Mary ; si, les yeux sur mes yeux, les mains dans mes mains, vous avez le courage de me dire : « Je ne vous aime pas », eh bien, tout sera fini !

 

– Qu’entendez-vous par là, tout sera fini ?

 

– Oh ! c’est bien simple, Mary. Aussi vrai que ces étoiles qui brillent au ciel voient la chasteté de mon amour pour vous ; aussi vrai que le Dieu qui est par-delà les étoiles sait que mon amour pour vous est immortel, Mary, ni vous ni votre sœur ne me reverrez jamais.

 

– Que dites-vous, malheureux !

 

– Je dis que je n’ai que le lac à traverser, ce qui est une affaire de dix minutes ; que je n’ai qu’à monter sur mon cheval, qui est dans les oseraies, et à le lancer au galop jusqu’au premier poste, ce qui est l’affaire de dix autres minutes ; que je n’ai qu’à dire à ce poste : « Je suis le baron Michel de la Logerie », et que, dans trois jours, je serai fusillé.

 

Mary poussa un cri.

 

– Et c’est ce que je ferai, ajouta Michel, aussi vrai que ces étoiles nous regardent, et que Dieu les tient sous ses pieds.

 

Et le jeune homme fit un mouvement pour s’élancer hors de la cabane.

 

Mary se jeta au-devant de lui et le saisit à bras-le-corps ; mais, les forces lui manquant, elle se laissa glisser, et se trouva à ses genoux.

 

– Michel, murmura-t-elle, si vous m’aimez comme vous le dites, vous ne vous refuserez pas à ma prière. Au nom de votre amour, je vous en conjure, moi que vous dites aimer, ne tuez pas ma sœur ! accordez sa vie, accordez son bonheur à mes larmes et à mes prières. Dieu vous bénira ; car, tous les jours mon cœur s’élèvera vers lui pour lui demander le bonheur de l’homme qui m’aura aidée à sauver celle que j’aime plus que moi-même ! Michel, oubliez-moi, je vous le demande en grâce, et ne réduisez point Bertha au désespoir dans lequel je la vois déjà.

 

– Ô Mary, Mary, que vous êtes cruelle ! s’écria le jeune homme saisissant et arrachant ses cheveux à pleines mains. C’est ma vie que vous me demandez… j’en mourrai !

 

– Du courage, ami, du courage ! dit la jeune fille faiblissant elle-même.

 

– J’en aurais pour tout ce qui ne serait pas renoncer à vous ; mais cette idée me rend plus faible qu’un enfant, plus désespéré qu’un damné.

 

– Michel, mon ami, ferez-vous ce que je demande ? balbutia Mary, dont la voix s’éteignait dans les larmes.

 

– Eh bien…

 

Il allait dire oui, mais il s’arrêta.

 

– Ah ! du moins, reprit-il, si vous souffriez comme je sourire !…

 

À ce cri de suprême égoïsme, mais aussi de suprême amour, Mary, haletante, hors d’elle-même, à moitié folle, étreignit Michel, le souleva entre ses bras crispés, et, d’une voix entrecoupée par les sanglots :

 

– Tu dis donc, malheureux, que cela te consolerait, de savoir mon cœur déchiré comme l’est le tien ?

 

– Oui, oui, oh ! oui !

 

– Tu crois donc que l’enfer deviendrait le paradis si tu m’y voyais à tes côtés ?

 

– Une éternité de souffrances avec toi, Mary, à l’instant même je l’accepte.

 

– Eh bien donc, s’écria Mary éperdue, sois satisfait, cruel enfant ! tes souffrances, tes angoisses, je les ressens ! comme toi, je meurs de désespoir à l’idée du sacrifice que le devoir nous impose !

 

– Mais tu m’aimes donc, Mary ? demanda le jeune homme.

 

– Oh ! l’ingrat ! poursuivit la jeune fille, l’ingrat qui voit mes prières, mes larmes, mes tortures, et qui ne voit pas mon amour !

 

– Mary, Mary ! fit Michel chancelant, sans haleine, ivre et fou tout à la fois, après m’avoir tué de douleur, veux-tu donc me faire mourir de joie ?

 

– Oui, oui, je t’aime ! répéta Mary, je t’aime ! il faut bien que je te dise ces deux mots qui m’étouffent depuis si longtemps ; je t’aime comme tu peux m’aimer ; je t’aime tant, qu’à l’idée du sacrifice qu’il nous faut faire, la mort me semblerait douce si elle me surprenait au moment où je te fais cet aveu.

 

Et, en disant ces mots, malgré elle, comme attirée par une puissance magnétique, Mary approchait son visage du visage de Michel, qui la regardait avec les yeux d’un homme qu’une hallucination met en extase ; les cheveux de la blonde enfant caressaient le front du jeune homme ; leurs haleines se fondaient l’une dans l’autre et les enivraient tous les deux ; bientôt, comme accablé sous ces effluves amoureux, Michel ferma les yeux ; en cet instant suprême, sa bouche rencontra la bouche de Mary, et celle-ci, épuisée par la longue lutte qu’elle avait soutenue contre elle-même, céda à l’entraînement irrésistible qui l’attirait… Leurs lèvres se joignirent, et ils restèrent pendant quelques minutes abîmés dans une douloureuse félicité…

 

Mary la première revint à elle.

 

Elle se redressa vivement, repoussa Michel, et, sans transition aucune, se mit à fondre en larmes.

 

En ce moment, Rosine entra dans la hutte.

 

LVIII

Où le baron Michel trouve, pour s’appuyer, un chêne au lieu d’un roseau


Mary comprit que c’était une aide qui lui venait de la part du Seigneur.

 

Seule, sans autre appui qu’elle-même, s’étant livrée comme elle l’avait fait, elle se sentait à la merci de son amant.

 

Elle courut donc à Rosine, et, lui prenant la main :

 

– Qu’y a-t-il, mon enfant, demanda-t-elle, et qui t’amène ?

 

Et elle passait ses mains sur son front et sur ses yeux : sur ses yeux pour en effacer les larmes, sur son front pour en effacer la rougeur.

 

– Mademoiselle, dit Rosine, il me semble que j’entends le bruit d’une barque.

 

– De quel côté ?

 

– Du côté de Saint-Philbert.

 

– J’avais cru que la barque de ton père était la seule qui fût sur le lac.

 

– Non, Mademoiselle : il y a encore celle du meunier de Grand-Lieu ; elle est à moitié défoncée, il est vrai ; mais, enfin, c’est d’elle que l’on se serait servi pour venir jusqu’à nous.

 

– Bien, bien, dit Mary, je vais avec toi, Rosine.

 

Et, sans faire attention au jeune homme, qui tendait vers elle des bras suppliants, Mary, qui n’était pas fâchée de s’éloigner de Michel pour rassembler ses idées et son courage, s’élança hors de la cabane.

 

Rosine la suivit.

 

Michel resta seul, et écrasé ; il sentait que le bonheur s’éloignait de lui, et il comprenait l’impossibilité de le retenir.

 

Jamais plus un pareil enivrement ne lui ramènerait un pareil aveu !

 

En effet, lorsque Mary rentra, après avoir prêté l’oreille dans toutes les directions sans avoir entendu autre chose que le clapotis de la vague sur la rive, elle trouva Michel assis sur les roseaux, la tête entre ses deux mains.

 

Elle le crut calme ; il n’était qu’abattu.

 

Elle alla à lui.

 

Michel, au bruit de ses pas, leva la tête, et, la voyant aussi réservée au retour qu’elle était exaltée au départ, il lui tendit la main, et, secouant tristement la tête :

 

Ô Mary ! Mary ! dit-il.

 

Eh bien, mon ami ? demanda celle-ci.

 

– Au nom du ciel, dites-moi encore de ces douces paroles qui enivrent ! dites-moi encore que vous m’aimez !

 

– Je vous le répéterai, mon ami, répondit tristement Mary, et autant de fois que vous le désirerez, si la conviction que ma tendresse suit avec sollicitude chacune de vos souffrances et chacun de vos efforts peut vous inspirer le courage et la fermeté.

 

– Eh quoi ! dit Michel en se tordant les mains, vous pensez toujours à cette cruelle séparation ? vous voulez qu’avec la conscience de mon amour pour vous, avec la certitude de votre amour pour moi, vous voulez que je me donne à une autre ?

 

– Je veux que nous accomplissions tous deux ce que je regarde comme un devoir, mon ami. C’est ce qui fait que je ne regrette pas de vous avoir ouvert mon cœur ; car j’espère que mon exemple vous apprendra à souffrir et vous inspirera la résignation à la volonté de Dieu. Un fatal concours de circonstances que je déplore autant que vous, Michel, nous a séparés : nous ne pouvons être l’un à l’autre.

 

– Oh ! mais pourquoi ? je n’ai pris aucun engagement, moi ; je n’ai jamais dit à mademoiselle Bertha que je l’aimais.

 

– Non ; mais elle m’a dit qu’elle vous aimait, elle ; mais j’ai reçu sa confidence, le soir où vous l’avez rencontrée à la cabane de Tinguy, le soir où vous êtes revenu avec elle.

 

– Mais tout ce que je lui ai dit de tendre, ce soir-là, s’écria le malheureux jeune homme, c’était à vous que cela s’adressait.

 

– Que voulez-vous, ami ! un cœur qui se penche est facile à remplir ; elle s’y est trompée, la pauvre Bertha ! et, en rentrant au château, au moment où je me disais tout bas : « Je l’aime ! » elle, elle me l’a dit tout haut… Vous aimer n’est qu’une souffrance ; être à vous, Michel, serait un crime.

 

– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

 

– Oui, mon Dieu ! il nous donnera la force, Michel, ce Dieu que nous invoquons. Subissons donc héroïquement les conséquences de notre mutuelle timidité. Je ne vous reproche pas la vôtre, comprenez-moi bien ; je ne vous en veux point de ne pas avoir su contenir vos sentiments, lorsqu’il en était temps encore ; mais, au moins, ne me donnez pas le remords d’avoir fait le malheur de ma sœur sans profit et sans avantage pour moi.

 

– Mais, dit Michel, votre projet est insensé ! ce que vous voulez éviter arrivera fatalement : Bertha tôt ou tard, s’apercevra que je ne l’aime point, et alors…

 

– Écoutez-moi, mon ami, interrompit Mary en posant sa main sur le bras de Michel ; quoique bien jeune, j’ai des convictions fort arrêtées sur ce que vous appelez l’amour ; mon éducation, tout opposée à la vôtre, comme la vôtre a eu ses inconvénients ; mais elle a eu aussi ses avantages. Un de ces avantages, avantage terrible, je le sais bien, c’est le réalisme. Habituée à entendre des conversations où le passé ne déguisait rien de ses faiblesses, je sais, par ce que j’ai appris de la vie de mon père, que rien n’est plus fugitif que les attachements pareils à celui que vous ressentez pour moi. J’espère donc que Bertha m’aura remplacée dans votre cœur avant qu’elle ait eu le temps de s’apercevoir de votre indifférence ; c’est mon seul espoir, Michel, et je vous supplie de ne pas me l’enlever.

 

– Vous me demandez une chose impossible, Mary.

 

– Eh bien, soit ; libre à vous de ne pas tenir l’engagement qui vous lie à ma sœur ; libre à vous de rejeter la prière que je vous adresse à genoux ; ce sera une nouvelle flétrissure pour deux pauvres enfants déjà si injustement flétries par le monde ! Ma pauvre Bertha souffrira, je le sais bien ; mais au moins, je souffrirai avec elle, de la même douleur qu’elle, et prenez garde, Michel ! peut-être que nos douleurs exaltées l’une par l’autre, finiront par vous maudire.

 

– Je vous en prie, Mary, je vous en conjure, ne me dites pas de ces mots-là qui me brisent le cœur.

 

– Écoutez, Michel ; les heures passent, la nuit s’écoule ; le jour va paraître, il va falloir que nous nous séparions, et ma résolution est irrévocable : nous avons fait tous les deux un rêve qu’il nous faut oublier. Je vous ai dit comment vous pouviez mériter, je ne dirai pas mon amour, vous l’avez, mais la reconnaissance éternelle de la pauvre Mary ; je vous jure, ajouta-t-elle plus suppliante qu’elle ne l’avait jamais été, je vous jure que, si vous vous dévouez au bonheur de ma sœur, je n’aurai dans le cœur qu’une prière, celle qui demandera à Dieu de vous récompenser ici-bas et là-haut ! Si vous me refusez, au contraire, Michel ; si votre cœur ne sait pas s’élever à la hauteur de mon abnégation, il faut renoncer à nous voir, il faut vous éloigner ; car, je vous le répète, je vous le jure devant Dieu, en l’absence des hommes, jamais, mon ami, je ne serai à vous !

 

– Mary, Mary, ne prononcez pas ce serment ! laissez-moi du moins l’espérance. Les obstacles qui nous séparent peuvent s’aplanir.

 

– Vous laisser l’espérance serait encore une faute, Michel, et, puisque la certitude que je partage vos douleurs ne peut vous communiquer la fermeté et la résignation qui m’animent, je regrette amèrement celle que vous m’avez fait commettre cette nuit… Non, continua la jeune fille en passant sa main sur son front, ne nous laissons plus abuser par ces rêves ; ils sont trop dangereux. Je vous ai fait entendre mes prières ; vous y demeurez insensible : il ne me reste plus qu’à vous dire un éternel adieu.

 

– Ne plus vous voir, Mary !… Oh ! j’aime mieux la mort. Je vous obéirai… Ce que vous exigez de moi…

 

Il s’arrêta, il n’avait pas la force d’aller plus loin.

 

– Je n’exige rien, dit Mary ; je vous ai demandé à genoux de ne pas briser deux cœurs au lieu d’un, et, à genoux, je vous le demande encore.

 

Et, en effet, elle se laissa tomber aux genoux du jeune homme.

 

– Relevez-vous, relevez-vous, Mary, dit celui-ci. Oui, oui, je ferai tout ce que vous voulez ; mais vous serez là, vous ne nous quitterez jamais, n’est-ce pas ? et, quand je souffrirai trop, je puiserai dans vos regards la force et le courage qui me manqueront ! Je vous obéirai, Mary !

 

– Merci, mon ami ! merci ! et ce qui fait que je vous demande et que j’accepte ce sacrifice, c’est que j’ai la conviction qu’il ne sera pas plus perdu pour votre bonheur que pour celui de Bertha.

 

– Mais vous, vous ? s’écria le jeune homme.

 

– Ne songez pas à moi, Michel.

 

Le jeune homme laissa échapper un gémissement.

 

– Dieu, continua Mary, a mis dans le dévouement des consolations dont l’esprit humain ne sait pas sonder les profondeurs ; moi, dit Mary en voilant ses yeux dans ses mains comme si elle eût craint qu’ils ne démentissent ses paroles, moi, je tâcherai que le spectacle de votre bonheur me suffise.

 

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! fit Michel en se tordant les mains, c’en est donc fait, je suis condamné !

 

Et il se jeta la face contre la paroi de la cabane.

 

En ce moment Rosine entra.

 

– Mademoiselle, dit-elle, voici le jour qui commence à paraître.

 

– Qu’as-tu donc, Rosine ? demanda Mary. Il me semble que tu es toute tremblante.

 

– C’est que, de même qu’il m’a semblé entendre le bruit de deux rames sur le lac, à l’instant il m’a semblé entendre marcher derrière moi.

 

– Marcher derrière toi, dans cet îlot perdu sur le lac ? Tu as rêvé, mon enfant !

 

– Je le crois aussi ; car j’ai fureté de tous les côtés, et je n’ai vu personne.

 

– Allons, partons ! dit Mary.

 

Un sanglot de Michel la fit retourner.

 

– Nous allons partir seules, mon ami, dit-elle, et, dans une heure, Rosine reviendra vous chercher avec la barque. N’oubliez pas ce que vous m’avez promis ; je compte sur votre courage.

 

– Comptez sur mon amour, Mary ; la preuve que vous en demandez est terrible, la tâche que vous lui imposez est immense : Dieu veuille que je ne succombe pas sous le fardeau !

 

– Songez que Bertha vous aime, Michel ; songez qu’elle épie chacun de vos regards ; songez, enfin, que j’aimerais mieux mourir que de lui voir découvrir l’état de votre cœur.

 

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura le jeune homme.

 

– Allons, du courage ! Adieu, mon ami !

 

Et, profitant du moment où Rosine entr’ouvrait la porte pour regarder dehors, Mary, se penchant, déposa un baiser sur le front de Michel.

 

Ce baiser était bien différent de celui qu’elle s’était laissé prendre une demi-heure auparavant !

 

L’un était ce jet de flamme qui va du cœur de l’amant à celui de l’amante.

 

L’autre était le chaste adieu d’une sœur à son frère.

 

Michel en comprit bien la différence ; car cette caresse lui serra le cœur. Les larmes jaillirent de nouveau de ses yeux. Il conduisit les deux jeunes filles jusqu’au rivage ; puis, lorsqu’il les eut vues monter dans la barque, il s’assit sur une pierre et les regarda s’éloigner jusqu’à ce qu’elles se fussent perdues dans le brouillard matinal qui couvrait le lac.

 

Le bruit des avirons arrivait encore à son oreille ; il l’écoutait comme un glas funèbre qui annonçait que ses illusions tant caressées s’étaient évanouies comme autant de fantômes, lorsqu’il se sentit toucher légèrement à l’épaule.

 

Il se retourna et aperçut Jean Oullier debout derrière lui.

 

La figure du Vendéen était plus triste encore que d’habitude ; mais, au moins, elle avait perdu cette expression haineuse que Michel lui avait toujours vue.

 

Ses paupières étaient humides et de grosses gouttes d’eau scintillaient sur le collier de barbe qui encadrait son visage.

 

Était-ce la rosée de la nuit ? étaient-ce les larmes qu’avait versées le vieux soldat de Charette ?

 

Il tendit la main à Michel, ce qu’il n’avait jamais fait encore.

 

Celui-ci le regarda tout étonné, et prit, avec hésitation, la main qui lui était offerte.

 

– J’ai tout entendu, dit Jean Oullier.

 

Michel poussa un soupir et baissa la tête.

 

– Vous êtes de braves cœurs ! ajouta le Vendéen ; mais, vous aviez raison, c’est une terrible tâche que celle que cette jeune enfant vous a fait entreprendre. Que Dieu la récompense de son dévouement ! Quant à vous, si vous vous sentez affaiblir, avertissez-moi, monsieur de la Logerie, et vous reconnaîtrez une chose : c’est que, si Jean Oullier hait bien ses ennemis, il sait aussi bien aimer ceux qu’il aime.

 

– Merci, lui répondit Michel.

 

– Allons, allons, reprit Jean Oullier, ne pleurez plus ! pleurer n’est pas d’un homme ! et, s’il le faut, je tâcherai de faire entendre raison à cette tête de fer qu’on appelle Bertha, quoique je vous déclare d’avance que ce ne soit pas une chose facile.

 

– Mais, au cas où elle n’entendrait pas raison, il y a une chose qui le sera, facile, pour peu surtout que vous vouliez m’y aider…

 

– Laquelle ? demanda Jean Oullier.

 

– C’est de me faire tuer, dit Michel.

 

Le jeune homme avait dit cela si simplement, que l’on sentait que c’était l’expression de sa pensée.

 

– Oh ! oh ! murmura Jean Oullier, c’est qu’il a, ma foi, l’air d’être prêt à le faire comme il le dit.

 

Puis, s’adressant au jeune homme :

 

– Eh bien, dit-il, soit ; quand nous en serons là, nous verrons !

 

Cette promesse, toute triste qu’elle était, rendit un peu de courage à Michel.

 

– Allons, reprit le vieux garde, vous ne pouvez rester ici. J’ai là une bien méchante barque ; cependant, avec quelques précautions, elle peut nous ramener tous les deux à terre.

 

– Mais Rosine doit revenir me prendre dans une heure, objecta le jeune homme.

 

– Elle fera une course inutile, repartit Jean Oullier ; cela lui apprendra à raconter sur les grands chemins les affaires des autres, comme elle a fait cette nuit avec vous.

 

Après ces paroles, qui expliquaient comment Jean Oullier avait pu être amené dans l’îlot de la Jonchère, Michel se dirigea avec lui vers la barque, et bientôt, s’écartant de la route suivie par Rosine et Mary, ils prirent le large du côté de Saint-Philbert.

 

LIX

Les derniers chevaliers de la royauté


Comme Gaspard l’avait très bien prévu, et comme il l’avait dit à Petit-Pierre, à la métairie de la Banlœuvre, l’ajournement de la prise d’armes au 4 juin porta un coup fatal à l’insurrection projetée.

 

Quelque diligence qu’on y mît, quelque activité que déployassent les chefs du parti légitimiste, qui, ainsi que nous l’avons vu faire au marquis de Souday, à ses filles, et aux affidés présents à la réunion de la Banlœuvre, parcouraient eux-mêmes les villages de leurs divisions pour y porter le contre-ordre, il était trop tard pour qu’il fût connu dans toutes les campagnes que devait embrasser le mouvement.

 

Du côté de Niort, de Fontenay, de Luçon, les royalistes étaient rassemblés ; Diot et Robert, à la tête de leurs bandes organisées, étaient sortis des forêts des Deux-Sèvres pour servir de noyau au soulèvement. Ils sont signalés aux chefs des cantonnements militaires, qui se rassemblent, marchent sur la paroisse d’Amailloux, battent les paysans et arrêtent un grand nombre de gentilshommes et d’officiers démissionnaires qui s’étaient donné rendez-vous dans cette paroisse et accouraient au bruit de la fusillade.

 

Des arrestations semblables avaient été faites dans les environs du Champ-Saint-Père ; le poste du Port-la-Claye avait été attaqué, et, bien qu’en raison du petit nombre des assaillants cette attaque eût été repoussée, l’audace et la vigueur avec lesquelles elle avait été conduite ne permettaient pas de l’attribuer seulement aux réfractaires.

 

Sur l’un des prisonniers du Champ-Saint-Père, on découvrit une liste de jeunes gens qui devaient former un corps d’élite.

 

Cette liste, ces attaques faites sur divers points à la même heure, ces arrestations de gens connus pour l’exaltation de leur opinion devaient mettre l’autorité sur ses gardes et lui faire considérer comme sérieux les dangers dont, jusque-là, elle ne s’était garantie qu’avec faiblesse.

 

Si le contre-ordre n’était point parvenu à temps dans quelques localités de la Vendée et des Deux-Sèvres, on comprend que, dans la Bretagne, dans le Maine, provinces encore plus éloignées que le Marais et le Bocage du centre d’où partait la direction, l’étendard de la guerre civile avait été ouvertement arboré.

 

Dans la première de ces provinces, la division de Vitré s’était battue, avait même remporté un succès aux Bretonnières en Bréal, succès éphémère qui, le lendemain, à la Gaudinière, se changeait en désastre.

 

Gaullier, dans le Maine, ayant aussi reçu le contre-ordre trop tard pour arrêter ses gars, livrait, de son côté, à Chaney, un combat sanglant qui ne dura pas moins de six heures, et, en outre de cet engagement, sérieux, comme on le voit, les paysans, qui, sur certains points, n’avaient pas voulu rentrer chez eux, échangeaient presque chaque jour des coups de fusil avec les colonnes qui sillonnaient les campagnes.

 

On peut hardiment l’avouer, le contre-ordre du 22 mai, les mouvements intempestifs et isolés qui s’ensuivirent, le manque d’entente et de confiance qui en devint la conséquence, firent plus pour le gouvernement de juillet que le zèle de tous ses agents réunis.

 

Dans les provinces où on licencia les divisions rassemblées, il fut impossible de réchauffer plus tard l’ardeur que l’on avait laissée refroidir ; on avait donné aux populations insurgées le temps de se compter et de réfléchir : la réflexion, souvent favorable aux calculs, est toujours fatale aux sentiments.

 

Les chefs, s’étant eux-mêmes désignés à l’attention du gouvernement, jurent aisément surpris et arrêtés lorsqu’ils rentrèrent dans leurs demeures.

 

Ce fut pis encore dans les cantons où les bandes parurent en ligne : les paysans, se trouvant abandonnés à leurs propres forces, ne voyant pas venir les diversions sur lesquelles ils comptaient, crièrent à la trahison, brisèrent leurs fusils et regagnèrent, indignés, leurs loyers.

 

L’insurrection légitimiste avortait à l’état d’embryon ; la cause d’Henri V perdait deux provinces avant d’avoir déployé son drapeau ; la Vendée allait rester seule engagée dans la lutte ; mais tel était le courage de ces fils des géants, que, comme nous allons le voir, ils ne désespéraient pas encore.

 

Huit jours s’étaient écoulés depuis les événements que nous avons racontés dans le chapitre précédent, et, pendant ces huit jours, le mouvement politique qui s’était produit autour de Machecoul avait été si puissant, qu’il avait entraîné dans son orbite ceux de nos personnages que leurs passions avaient semblé en distraire le plus complètement.

 

Bertha, un instant inquiète de la disparition de Michel, s’était montrée tout à fait rassérénée lorsqu’elle l’avait vu revenir près d’elle, et son bonheur s’était traduit avec tant d’expansion et de publicité, qu’il avait été impossible au jeune homme, à moins de trahir la promesse faite à Mary, de ne pas paraître, de son côté, heureux de la revoir.

 

Au reste, les occupations qu’elle trouvait près de Petit-Pierre, les détails infinis de la correspondance dont elle était chargée, absorbaient tellement les moments de Bertha, qu’ils l’empêchaient de remarquer la tristesse et l’abattement de Michel et l’espèce de contrainte avec laquelle il se prêtait à la familiarité que les habitudes masculines de la jeune fille autorisaient vis-à-vis de celui qu’elle considérait comme son fiancé.

 

Mary, qui avait rejoint son père et sa sœur, deux heures après avoir laissé Michel dans l’îlot de la Jonchère, continuait à éviter toute occasion de se trouver seule avec Michel. Lorsque les obligations de leur vie en commun les mettaient en présence l’un de l’autre, elle s’ingéniait, par tous les moyens possibles, à faire ressortir aux yeux de Michel le charme et les avantages de sa sœur ; lorsque ses yeux rencontraient ceux du jeune baron, elle le regardait avec une expression suppliante qui lui rappelait doucement et cruellement à la fois la promesse qu’il avait faite.

 

Si, par hasard, Michel autorisait par son silence les attentions dont Bertha était si prodigue envers lui, Mary affectait à l’instant même une joie bruyante et démonstrative qui, sans aucun doute, était bien loin de son cœur, mais qui n’en brisait pas moins le cœur de Michel. Cependant, quoi qu’elle essayât de faire, il lui était impossible de dissimuler les ravages que la lutte qu’elle subissait contre son amour apportait à son extérieur.

 

Son changement eût frappé ceux qui l’entouraient s’ils eussent été moins préoccupés, soit de leur bonheur, comme Bertha, soit des soucis de la politique, comme Petit-Pierre et le marquis de Souday.

 

La fraîcheur de la pauvre Mary avait disparu ; de larges cercles d’un bistre azuré cavaient ses yeux ; ses joues pâlies se creusaient visiblement, et de légères rides, plissant son beau front, démentaient le sourire qu’affectaient presque constamment ses lèvres.

 

Jean Oullier, dont la sollicitude ne se fût point abusée, était absent par malheur ; dès le jour même où il était rentré à la Banlœuvre, il avait été envoyé en mission dans l’Est par le marquis de Souday ; et fort inexpérimenté en matière de cœur, Jean Oullier était parti à peu près tranquille ; car il était loin de se douter, malgré ce qu’il avait entendu, que le mal fût si profond.

 

On était arrivé au 3 juin.

 

Ce jour-là, il y avait un grand mouvement dans le moulin Jacquet, commune de Saint-Colombin.

 

Depuis le matin, les allées et les venues des femmes et des mendiants avaient été continuelles, et, au moment où le jour tombait, le verger qui précédait la métairie avait pris l’aspect d’un camp.

 

De minute en minute, des hommes vêtus de blouses ou de vestes de chasse, armés de fusils, de sabres et de pistolets, arrivaient, les uns à travers champs, les autres par les chemins ; ils disaient un mot aux sentinelles qui rayonnaient autour de la ferme : sur ce mot, la sentinelle les laissait passer. Ils posaient leurs armes en faisceaux le long de la haie qui séparait le verger de la cour, et, comme ceux qui étaient arrivés avant eux, ils se disposaient à bivouaquer sous les pommiers. Tous étaient venus avec le dévouement, bien peu avec l’espérance.

 

Le courage et la loyauté dans les convictions rendent ces convictions saintes et respectables ; à quelque opinion qu’on appartienne, on est fier de les rencontrer chez ses amis et l’on est heureux de les trouver chez ses adversaires.

 

La foi politique pour laquelle des hommes n’ont pas craint de mourir peut être combattue ; Dieu n’était plus avec elle puisqu’elle a succombé, mais elle a le droit, même après sa défaite, d’être honorée sans passer par les fourches caudines de la discussion.

 

L’antiquité disait : « Malheur aux vaincus ! » mais l’antiquité était païenne, et la Miséricorde ne pouvait pas être mise au rang des faux dieux.

 

Pour nous, et sans nous préoccuper des sentiments qui les animaient, nous trouvons que ce fut un noble et chevaleresque dévouement que celui que ces Vendéens de 1832 ont montré à la France, qui déjà se laissait envahir par les idées étroites, mercantiles, sordides, qui l’ont absorbée depuis, – surtout lorsqu’on réfléchit que la plupart de ces Vendéens ne se faisaient aucune illusion sur l’issue de la lutte, et marchaient sans espérance à une mort certaine.

 

Quoi qu’il en soit, les noms de ces hommes appartiennent désormais à l’histoire ; nous nous joindrons à elle, sinon pour les glorifier, du moins pour les absoudre, sans pour cela nous permettre de les mêler à notre récit.

 

Dans l’intérieur du moulin Jacquet, l’affluence, pour être moins nombreuse qu’au-dehors, n’était guère moins bruyante.

 

Quelques chefs recevaient leurs dernières instructions et se concertaient sur les mesures à prendre pour le lendemain ; des gentilshommes racontaient les événements de cette journée, qui avait déjà eu ses événements : c’étaient le rassemblement de la lande des Vergeries et quelques engagements partiels avec les troupes du gouvernement.

 

Le marquis de Souday se faisait remarquer au milieu des groupes par sa loquacité exaltée ; il avait reconquis ses vingt ans ; il lui semblait, dans son impatience fiévreuse, que le soleil du lendemain ne se lèverait jamais, et il profitait du temps que la terre mettait à accomplir sa révolution autour de son roi pour donner une leçon de tactique aux jeunes gens qui l’entouraient.

 

Michel, assis dans un angle de la cheminée, était le seul dont l’esprit ne fût pas complètement absorbé par les événements qui se préparaient.

 

Depuis le matin, sa situation s’était compliquée.

 

Quelques amis, quelques voisins du marquis étaient venus le féliciter de sa prochaine union avec mademoiselle de Souday.

 

Il pensait qu’à chaque pas qu’il faisait en avant, il s’enchevêtrait davantage aux mailles de la nasse dans laquelle il avait donné tête baissée, et, malheureusement, il voyait en même temps combien tous ses efforts pour tenir la promesse que Mary lui avait arrachée étaient impuissants, combien c’était vainement qu’il s’efforcerait de chasser de son cœur la douce image qui en avait pris possession.

 

Sa tristesse devenait de plus en plus grande et formait en ce moment un parfait contraste avec les physionomies animées de ceux qui l’entouraient.

 

Le bruit, le mouvement qui se faisaient autour de Michel ne tardèrent pas à lui devenir insupportables : il se leva et sortit sans avoir été remarqué.

 

Il traversa la cour, et, prenant par-derrière les roues du moulin, il pénétra dans le jardin du meunier, suivit le cours de l’eau et alla s’asseoir sur le garde-fou d’un petit pont, à environ deux cents pas de la maison.

 

Il était là depuis près d’une heure, se laissant aller à toutes les idées noires que suggérait en lui la conscience de sa position, lorsqu’il aperçut un homme qui se dirigeait de son côté en suivant le chemin par lequel il était venu lui-même.

 

– Est-ce vous, monsieur Michel ? demanda cet homme.

 

– Jean Oullier ! dit Michel, Jean Oullier ! C’est le ciel qui vous envoie. Depuis combien de temps êtes-vous revenu ?

 

– Depuis une demi-heure à peine.

 

– Avez-vous vu Mary ?

 

– Oui, j’ai vu mademoiselle Mary.

 

Et le vieux garde leva les yeux au ciel avec un soupir.

 

Le ton dont Jean Oullier avait prononcé ces paroles, le geste et le soupir qui les avaient accompagnées, indiquaient que sa sollicitude si profonde ne se méprenait pas sur les causes du dépérissement de la jeune fille et avait enfin apprécié la gravité de la situation.

 

Michel le comprit ; car il se cacha le visage entre les mains, se contentant de murmurer :

 

– Pauvre Mary !

 

Jean Oullier écouta avec une certaine compassion ; puis, après un instant de silence :

 

– Avez-vous pris un parti ? demanda-t-il.

 

– Non ; mais j’espère que, demain, une balle me dispensera de ce soin.

 

– Oh ! fit Jean Oullier, il ne faut pas compter là-dessus : les balles sont capricieuses, elles ne vont jamais à ceux qui les appellent.

 

– Ah ! monsieur Jean, fit Michel en secouant la tête, nous sommes bien malheureux !

 

– Oui, il paraît que cela vous tourmente fort, vous autres, ce que vous nommez de l’amour et ce qui n’est que de la déraison ! Mon Dieu, qui m’eût dit que ces deux enfants, qui ne songeaient à rien qu’à courir bravement et honnêtement les bois entre leur père et moi, s’éprendraient de la première figure coiffée d’un chapeau qu’elles rencontreraient sur leur chemin, et cela, parce que cette figure ressemblerait autant à celle d’une fille que leurs façons, à elles, ressemblent à celles des garçons !

 

– Hélas ! c’est la fatalité qui a tout fait, mon pauvre Jean.

 

– Non, reprit le Vendéen, non, ce n’est pas la fatalité qu’il faut en accuser : c’est moi… Enfin, voyons, puisque vous n’avez pas le courage de parler en face à cette folle de Bertha, aurez-vous celui de rester honnête ?

 

– Je ferai tout ce qui sera nécessaire pour me rapprocher de Mary ; comptez sur moi tant que vous agirez dans ce but.

 

– Qui vous parle de vous rapprocher de Mary ? La pauvre enfant ! elle a plus de bon sens que vous tous. Elle ne peut être votre femme, elle vous le disait l’autre jour, ou plutôt l’autre nuit, et elle avait cent fois raison ; seulement, son amour pour Bertha l’entraînait trop loin : elle veut se condamner au supplice qu’elle désire épargner à sa sœur, et c’est ce que ni vous ni moi ne devons souffrir.

 

– Comment cela, Jean Oullier ?

 

– Par un moyen bien facile ; ne pouvant être à celle que vous aimez, il ne faut pas que vous soyez à celle que vous n’aimez pas. Comme cela, il m’est idée que le chagrin de la première s’apaisera à la longue ; car elle a beau dire, voyez-vous, si pur que soit le cœur d’une femme, il y a toujours un peu de jalousie au fond.

 

– Renoncer à l’espoir de nommer Mary ma femme, et en même temps à la consolation de la voir, je ne le saurais. Voyez-vous, Jean Oullier, pour me rapprocher de Mary, il me semble que je traverserais le feu de l’enfer.

 

– Tout cela, ce sont des phrases, mon jeune monsieur. On s’est bien consolé d’être sorti du paradis : on peut bien oublier, quand on a votre âge, une femme que l’on aime. D’ailleurs, ce qui doit vous séparer de Mary, c’est bien autre chose que le feu de l’enfer ! Ce pourrait être le cadavre de sa sœur ; car vous ne connaissez pas encore cet enfant indompté qui a nom Bertha, et ce dont elle est capable ! Je n’entends rien, moi, pauvre bonhomme de paysan, à tous vos grands sentiments ; mais il me semble que les plus déterminés doivent s’arrêter devant un obstacle de ce genre.

 

– Mais que faire, mon ami ? que faire ? Conseillez-moi.

 

– Tout le mal vient, à mon idée du moins, de ce que vous n’avez pas le caractère de votre sexe. Il faut faire ce que fait en semblable circonstance celui auquel, par vos manières, par votre faiblesse, vous semblez appartenir ; vous n’avez pas su dominer la situation que le hasard vous avait faite : il faut la fuir !

 

– Fuir ? Mais n’avez-vous pas entendu, l’autre jour, Mary me dire que, du moment où j’aurais renoncé à sa sœur, elle ne me reverrait jamais ?

 

– Qu’importe, si elle vous estime !

 

– Mais tout ce que je vais souffrir…

 

– Vous ne souffrirez pas plus de loin que vous ne souffrez ici.

 

– Ici, au moins, je la vois.

 

– Croyez-vous que le cœur connaisse les distances ? Non, pas même celles qui nous séparent de ceux qui nous ont dit le dernier adieu. Ainsi, moi, il y a trente ans et plus que j’ai perdu ma pauvre femme ; eh bien, il y a des jours où je la vois comme je vous vois. L’image de Mary, vous l’emporterez dans votre cœur, et vous entendrez sa voix vous remercier de ce que vous aurez fait.

 

– Ah ! j’aimerais mieux vous entendre me parler de mourir.

 

– Allons, monsieur Michel, un bon mouvement ! Tenez, s’il le faut, moi qui, cependant, ai contre vous de graves sujets de haine, je tomberai à vos genoux et je vous dirai : Je vous en conjure, rendez, autant qu’il est possible, la paix à ces deux pauvres créatures.

 

– Enfin, que voulez-vous de moi ?

 

– Il faut partir, je vous l’ai dit et je vous le répète.

 

– Partir ? Mais vous n’y songez pas ! On se bat demain : partir aujourd’hui, c’est déserter, c’est me déshonorer.

 

– Non, je ne veux pas vous déshonorer. Si vous partez ce ne sera pas pour déserter.

 

– Comment cela ?

 

– En l’absence d’un capitaine de paroisse de la division de Clisson, j’ai été désigné pour le remplacer ; vous viendrez avec moi.

 

– Oh ! je voudrais que la première balle fût pour moi demain.

 

– vous combattrez sous mes yeux, continua Jean Oullier, et, si quelqu’un doute, je rendrai témoignage ; le voulez-vous ?

 

– Oui, répondit Michel d’une voix si basse, que ce fut à peine si le vieux garde put l’entendre.

 

– Bien ! dans trois heures, nous nous mettrons en route.

 

– Partir sans lui dire adieu ?

 

– Il le faut. En face des circonstances dans lesquelles nous allons entrer, qui sait si elle aurait la force de vous laisser vous éloigner ? Voyons, encore ce courage !

 

– Je l’aurai, Oullier ; vous serez content de moi.

 

– Ainsi, je puis compter sur vous ?

 

– Je vous en donne ma parole.

 

– Dans trois heures, je vous attends au carrefour de la Belle Passe.

 

– J’y serai.

 

Jean Oullier fit à Michel un signe d’adieu presque amical, et, franchissant le petit pont, il alla dans le verger rejoindre les autres Vendéens.

 

LX

Où Jean Oullier ment pour le bien de la cause


Le jeune baron demeura pendant quelques minutes dans une sorte d’anéantissement ; les paroles de Jean Oullier résonnaient à son oreille comme le glas qui aurait sonné sa propre mort.

 

Il croyait rêver, et il avait besoin, pour croire à la réalité de sa douleur, de se répéter tout bas ce mot :

 

– Partir ! partir !

 

Bientôt, la froide idée de la mort que, jusque-là, il n’avait entrevue que comme un secours qui lui viendrait du ciel, idée à laquelle il n’avait songé que comme on y songe à vingt ans, passa de son cerveau dans son cœur et le glaça.

 

Il frissonna de tout son corps.

 

Il se vit séparé de Mary, non plus par une distance qu’il pouvait franchir, mais par ce mur de granit qui enferme pour l’éternité l’homme dans sa dernière demeure.

 

Sa douleur devint si forte, qu’elle lui sembla un pressentiment.

 

Alors il accusa Jean Oullier de dureté et d’injustice ; il lui parut odieux que la rigidité du vieux Vendéen lui enlevât la suprême consolation d’un dernier regard ; il lui sembla impossible qu’un dernier adieu lui fût refusé ; il se révolta contre cette exigence et résolut de voir Mary, quelque chose qui pût arriver.

 

Michel connaissait parfaitement la distribution du moulin.

 

Petit-Pierre habitait la chambre du meunier, située au-dessus des meules.

 

C’était naturellement la chambre d’honneur de la maison.

 

Dans un cabinet attenant à cette chambre couchaient les deux sœurs.

 

Ce cabinet avait une étroite fenêtre donnant au-dessus de la roue extérieure qui faisait aller la machine.

 

La machine était au repos pour le moment ; on l’avait arrêtée dans la crainte que le bruit qu’elle ferait en marchant n’empêchât les sentinelles d’entendre les autres bruits.

 

Michel attendit la nuit ; ce fut l’affaire d’une heure, à peu près.

 

La nuit venue, il se rapprocha des bâtiments.

 

On voyait de la lumière à travers la vitre de la petite fenêtre.

 

Il jeta une planche sur une des aubes de la roue, et, en s’aidant de la muraille, il parvint, de palette en palette, au point le plus élevé de cette roue.

 

Là, il se trouva à la hauteur de l’étroite fenêtre.

 

Il dressa doucement la tête et regarda dans l’intérieur du petit cabinet.

 

Mary était seule, assise sur un escabeau, le coude appuyé sur la couchette, et la tête renversée sur sa main.

 

De temps en temps, un profond soupir s’échappait de sa poitrine ; de temps en temps, ses lèvres s’agitaient comme si elles eussent murmuré une prière.

 

Au bruit que fit le jeune homme en frappant contre le carreau, elle leva la tête, le reconnut à travers la vitre, poussa un cri et courut à la fenêtre.

 

– Chut ! fit le jeune homme.

 

– Vous ! vous ici ! s’écria Mary.

 

– Oui, c’est moi.

 

– Mon Dieu ! que prétendez-vous ?

 

– Mary, il y a huit jours que je ne vous ai parlé ; il y a presque huit jours que je ne vous ai vue ; je viens vous dire adieu, avant d’aller où ma destinée m’appelle.

 

– Adieu ! et pourquoi adieu ?

 

– Je viens vous dire adieu, Mary, répéta le jeune homme avec fermeté.

 

– Oh ! vous ne voulez plus mourir ?

 

Michel ne répondit point.

 

– Oh ! vous ne mourrez pas ! continua Mary. J’ai tant prié, ce soir, que Dieu a dû m’entendre. Mais, maintenant que vous m’avez vue, maintenant que vous m’avez parlé, partez ! partez !

 

– Pourquoi donc vous quitter si vite ? Me haïssez-vous tant, que vous ne puissiez me voir ?

 

– Non, ce n’est point cela, mon ami, dit Mary ; mais Bertha est dans la chambre voisine, elle peut vous avoir entendu venir, elle peut vous entendre parler. Mon Dieu ! mon Dieu ! que deviendrais-je, moi qui lui ai juré que je ne vous aimais pas ?

 

– Oui, oui, vous lui avez juré cela, à elle… Mais, à moi, vous m’avez juré de m’aimer, et ce n’est que sûr de votre amour que j’ai consenti à dissimuler le mien.

 

– Je vous en conjure, Michel, partez !

 

– Non, Mary, non, je ne partirai pas sans avoir entendu votre bouche me répéter ce qu’elle m’a dit dans la hutte de la Jonchère.

 

– Mais cet amour est presque un crime ! s’écria Mary désespérée. Michel, mon ami, je rougis, je pleure en songeant que j’ai été assez faible pour y céder une minute.

 

– Je ferai en sorte, Mary, je vous le jure, que, demain, vous n’ayez plus à éprouver de semblables regrets, à verser de pareilles larmes.

 

– Vous voulez mourir ! Oh ! ne me dites pas cela, je vous en prie ! ne me dites pas cela, à moi qui souffre tant dans l’espoir que mes douleurs vous vaudront une destinée meilleure que la mienne. Mais n’avez-vous pas entendu ?… On vient… Partez, Michel ! Partez !

 

– Un baiser, Mary !

 

– Non.

 

– Encore un baiser… le dernier !

 

– Jamais, mon ami.

 

– Mary, c’est à un cadavre que vous le donnerez.

 

Mary jeta un cri ; ses lèvres effleurèrent le front du jeune homme ; mais, au moment où elle repoussait la fenêtre, la porte s’ouvrit.

 

Bertha parut sur le seuil.

 

Elle aperçut sa sœur, pâle, égarée, se soutenant à peine, et, avec ce formidable instinct que donne la jalousie, elle courut à la fenêtre, l’ouvrit violemment, se pencha en dehors, et aperçut une ombre qui se glissait le long des bâtiments.

 

– C’est Michel qui était là, Mary ! s’écria-t-elle les lèvres tremblantes.

 

– Ma sœur, dit Mary en tombant à genoux, je te jure…

 

Bertha l’interrompit :

 

– Ne jurez pas, ne mentez pas ; j’ai reconnu sa voix.

 

Bertha repoussa Mary avec tant de force, que celle-ci tomba à la renverse sur le carreau. Puis, enjambant par-dessus le corps de sa sœur, furieuse comme une lionne à qui on a enlevé ses petits, elle se précipita hors de la chambre, descendit rapidement l’escalier, traversa le moulin et s’élança dans la cour.

 

Là, à son grand étonnement, elle vit Michel assis sur le seuil de la porte, à côté de Jean Oullier.

 

Elle marcha droit à lui.

 

– Y a-t-il longtemps que vous êtes là ? demanda-t-elle au jeune homme d’une voix brève et saccadée.

 

Michel fit un geste qui signifiait : « Je passe la parole à Jean Oullier. »

 

– Il y a à peu près trois quarts d’heure que M. le baron me fait l’honneur de causer avec moi, répondit celui-ci.

 

Bertha regarda fixement le vieux Vendéen.

 

– C’est singulier ! dit-elle.

 

– Pourquoi est-ce singulier ? demanda Jean Oullier, fixant à son tour les yeux de Bertha.

 

– Parce que tout à l’heure, dit la jeune fille s’adressant non plus à Jean Oullier, mais à Michel, parce que tout à l’heure il m’avait semblé vous entendre causer à la fenêtre avec ma sœur, et vous voir descendre le long de la roue du moulin, que vous auriez escaladée pour monter jusqu’à elle.

 

– M. le baron m’a bien l’air, en effet, répondit Jean Oullier, de risquer de pareils tours de force.

 

– Mais qui voulez-vous donc que ce soit, Jean ? dit Bertha impatiente et en frappant du pied.

 

– Bon ! quelque ivrogne de là-bas qui aura inventé cette gentillesse.

 

– Mais je te dis que Mary était pâle, frissonnante, émue.

 

– De peur ! dit Jean Oullier. Croyez-vous donc que ce soit une brise-tout comme vous ?

 

Bertha resta pensive.

 

Elle connaissait les sentiments que Jean Oullier nourrissait contre le jeune baron ; elle ne pouvait donc supposer qu’il se fît son complice contre elle.

 

Au bout de quelques instants, ses pensées se reportèrent sur Mary ; elle se rappela qu’elle l’avait laissée à peu près évanouie.

 

– Oui, dit-elle, oui, Jean Oullier, tu as raison : la pauvre enfant aura eu peur ; et moi, par ma brutalité, j’ai achevé de troubler sa raison. Oh ! cet amour me rend véritablement insensée !

 

Et, sans adresser une seule parole à Michel et à Jean Oullier, elle s’élança vers le moulin.

 

Jean Oullier regarda Michel, qui baissa les yeux.

 

– Je ne vous ferai point de reproches, dit-il au jeune homme ; vous voyez sur quel baril de poudre vous marchez ! Que serait-il arrivé si je ne me fusse point trouvé là pour mentir, Dieu me pardonne, comme si je n’avais fait autre chose de ma vie ?

 

– Oui, dit Michel, vous avez raison, Jean, et la preuve, c’est que, maintenant, oh ! je vous le jure, je vous suivrai ; car, je le vois bien, il est impossible que je reste plus longtemps ici.

 

– Bien !… Tout à l’heure les Nantais vont se mettre en marche ; le marquis doit se joindre à eux, avec sa division ; partez en même temps qu’eux ; seulement, restez un peu en arrière, et attendez-moi où vous savez.

 

Michel s’en alla préparer son cheval, et, pendant ce temps, Jean Oullier demanda au marquis ses dernières instructions.

 

Les Vendéens campés dans le verger s’étaient rassemblés ; les armes étincelaient dans l’ombre ; un frissonnement de respectueuse impatience courait dans les rangs.

 

Bientôt, Petit-Pierre, suivi des principaux chefs, sortit de la maison et s’avança vers les Vendéens.

 

À peine l’eut-on reconnu, qu’un formidable cri d’enthousiasme partit de toutes les bouches ; les sabres furent tirés et saluèrent celle pour qui on allait mourir.

 

– Mes amis, dit Petit-Pierre en s’avançant, j’avais promis qu’au premier rassemblement on me verrait paraître ; me voici, et je ne vous quitterai plus. Heureux ou malheureux, votre sort sera le mien désormais. Si, comme le ferait mon fils, je ne puis vous rallier autour de mon panache, je puis, comme il le ferait aussi, mourir avec vous ! Allez donc, fils des géants ! Allez où l’honneur et le devoir vous appellent !

 

Des cris frénétiques de « Vive Henri V ! vive Marie-Caroline ! » accueillirent cette allocution. Petit-Pierre adressa encore quelques mots à ceux des chefs qu’il connaissait ; puis la petite troupe, sur laquelle reposaient les destinées de la plus vieille monarchie de l’Europe, s’éloigna du côté de Vieille-Vigne.

 

Pendant ce temps, Bertha avait prodigué à Mary des secours d’autant plus empressés, que le retour de son esprit ou plutôt de son cœur avait été plus subit.

 

Elle l’avait portée sur son lit et lui tamponnait le visage avec son mouchoir trempé dans de l’eau fraîche.

 

Mary ouvrit vaguement les yeux, regarda autour d’elle sans rien voir, tandis que ses lèvres balbutiaient le nom de Michel.

 

Son cœur s’était réveillé avant sa raison.

 

Bertha tressaillit malgré elle. Elle allait demander à Mary pardon de son emportement : à ce nom de Michel prononcé par sa sœur, les paroles expirèrent sur ses lèvres.

 

Pour la seconde fois, elle était mordue au cœur par le serpent de la jalousie.

 

En ce moment, arrivèrent à son oreille les acclamations par lesquelles les Vendéens saluaient les paroles de Petit-Pierre ; elle alla à la fenêtre de la chambre de ce dernier, et vit onduler entre les arbres une masse sombre rayée de quelques éclairs.

 

C’était la colonne qui se mettait en marche.

 

Elle réfléchit alors que Michel, qui faisait partie de cette colonne, s’était éloigné sans lui dire adieu, et elle revint, sombre, pensive, inquiète, se rasseoir près du lit de Mary.

 

LXI

Où le geôlier et le prisonnier se sauvent ensemble


Le 4 juin, au point du jour, le tocsin sonnait à tous les clochers des cantons de Clisson, de Montaigu et de Machecoul.

 

Le tocsin, c’est la générale des Vendéens.

 

Autrefois, c’est-à-dire dans la grande guerre, lorsque son glas âpre et sinistre retentissait dans la campagne, la population tout entière se levait et courait sus à l’ennemi.

 

Combien de grandes choses a dû faire cette population pour que l’on ait presque oublié que cet ennemi, c’était la France ! Mais, par bonheur – et cela prouve le progrès immense qui s’était fait chez nous depuis quarante ans – par bonheur, disons-nous, en 1832, ce bruit semblait avoir perdu toute sa puissance, et, si quelques paysans, se rendant à son appel impie, quittaient la charrue pour le fusil caché dans la haie voisine, la plupart continuaient paisiblement le sillon commencé et se contentaient d’écouter ce signal de la révolte avec cet air profondément méditatif qui va si bien à la sauvage physionomie du paysan vendéen.

 

Cependant, dès dix heures du matin, une troupe assez nombreuse d’insurgés avait eu avec la ligne un engagement.

 

Fortement retranchée dans le village de Maisdon, cette troupe avait soutenu l’attaque dirigée contre elle, et n’avait cédé que devant le nombre supérieur de ses adversaires.

 

Alors elle avait opéré sa retraite en meilleur ordre que ne le faisaient d’ordinaire les Vendéens, même après un échec insignifiant.

 

C’est que, cette fois, nous le répétons, ce n’était plus un grand principe qui combattait, c’était un simple dévouement. Si nous nous sommes fait l’historien de cette guerre, à la façon habituelle dont nous nous faisons historien, c’est que nous espérons tirer, des faits mêmes que nous racontons, cette conclusion, que la guerre civile sera bientôt impossible en France.

 

Or, ce dévouement, c’était celui de quelques hommes au cœur élevé qui se croyaient enchaînés par le passé de leurs pères et qui donnaient leur honneur, leur fortune, leur vie à ce vieil adage :

 

Noblesse oblige.

 

Voilà pourquoi la retraite s’était faite avec tant d’ordre. Ceux qui l’exécutaient étaient, non plus de simples paysans indisciplinés, mais des messieurs, et chacun se battait non seulement avec son dévouement, mais encore avec son orgueil, un peu pour lui, beaucoup pour les autres.

 

Attaqués de nouveau à Château-Thébaud par un détachement de troupes fraîches que le général Dermoncourt avait envoyé à leur poursuite, les blancs perdirent quelques hommes au passage de la Maine ; mais, ayant réussi à mettre cette rivière entre eux et ceux qui les poursuivaient, ils purent, sur la rive gauche, opérer leur jonction avec les Nantais que nous avons vus quitter, pleins d’enthousiasme, le moulin Jacquet, et qu’avaient rejoints la division de Légé et celle du marquis de Souday.

 

Ce renfort portait à huit cents hommes environ l’effectif de cette colonne, placée sous le commandement supérieur de Gaspard.

 

Le lendemain matin, elle se porta sur Vieille-Vigne avec l’espoir d’en désarmer la garde nationale ; mais, ayant appris que cette petite ville était occupée par des forces supérieures aux siennes et auxquelles pouvaient, en quelques heures, se joindre celles que le général tenait rassemblées à Aigrefeuille, prêt à les lancer sur le point où elles seraient nécessaires, le chef vendéen se décida à attaquer le village du Chêne dans l’intention de l’occuper et de s’y maintenir.

 

Les paysans furent égaillés aux alentours, et, cachés dans les blés déjà très hauts, ils inquiétèrent les bleus par une vive fusillade, suivant la tactique de leurs pères.

 

Les Nantais et les gentilshommes, formés en colonne, se préparèrent à enlever le village de vive force, en l’attaquant par la grande rue qui le traverse.

 

Au bas de cette rue, coulait un ruisseau dont le pont avait été détruit la veille et ne présentait plus que des solives disjointes.

 

Les soldats, retranchés dans les premières maisons du village, embusqués derrière les fenêtres garnies de matelas, faisaient sur les blancs un jeu croisé qui deux fois avait rejeté ceux-ci en arrière et paralysait leur élan, lorsque, électrisés par l’exemple de leurs chefs, les Vendéens se jettent à l’eau, traversent la petite rivière, abordent les bleus à la baïonnette, les chassent de maison en maison et les font reculer jusqu’à l’extrémité du village, où ils se trouvent en face d’un bataillon du 44e de ligne que le général venait d’envoyer au secours de la petite garnison du Chêne.

 

Cependant la crépitation de la fusillade arrivait jusqu’au moulin Jacquet, que n’avait pas encore quitté Petit-Pierre.

 

Le jeune homme était toujours dans cette chambre du premier étage où nous l’avons entrevu dans le chapitre précédent.

 

Pâle, mais les yeux ardents, il allait et venait, en proie à une agitation fébrile dont il ne pouvait parvenir à se rendre maître. De temps en temps, il s’arrêtait sur le seuil de la porte, écoutait les sourds roulements que la brise lui apportait comme les grondements d’un tonnerre lointain ; alors il passait la main sur son front baigné de sueur, frappait du pied avec colère, et venait s’asseoir dans l’angle de la cheminée, vis-à-vis du marquis de Souday, qui, non moins agité, non moins impatient que Petit-Pierre, poussait de loin en loin de profonds et douloureux soupirs.

 

Comment le marquis de Souday, que nous avons vu si impatient de recommencer les exploits de la grande guerre, se trouvait-il dans cette situation expectante ?

 

C’est ce que nous allons expliquer à nos lecteurs.

 

Le jour même où avait eu lieu l’engagement de Maisdon, Petit-Pierre, selon la promesse qu’il en avait faite à ses amis, s’était disposé à les aller rejoindre, très décidé qu’il était à combattre au milieu d’eux.

 

Mais les chefs royalistes avaient été épouvantés de la responsabilité que rejetaient sur eux ce courage et cette ardeur ; ils avaient jugé que c’était trop exposer aux chances encore incertaines de cette guerre ; en conséquence, ils avaient décidé que, tant qu’une armée ne serait pas réunie, on ne permettrait point à Petit-Pierre de risquer sa vie dans quelque rencontre obscure et ignorée.

 

Des représentations respectueuses avaient alors été faites à Petit-Pierre ; mais elles avaient échoué devant sa profonde détermination.

 

Alors les chefs vendéens avaient tenu conseil et s’étaient décidés à le retenir pour ainsi dire prisonnier, et à charger l’un des leurs de rester auprès de lui, et de l’empêcher de sortir, fallût-il employer la violence.

 

Malgré le soin que le marquis de Souday, appelé au conseil, avait eu de voter et d’intriguer en faveur d’un de ses collègues, le choix général s’était arrêté sur lui ; et voilà comment, à son grand désespoir, il se trouvait au moulin Jacquet au lieu d’être au Chêne, au feu du meunier, au lieu d’être à celui des bleus.

 

Lorsque les premiers bruits du combat étaient arrivés au moulin Jacquet, Petit-Pierre avait essayé d’obtenir du marquis de Souday qu’il lui permît d’aller rejoindre les Vendéens ; mais le vieux gentilhomme avait été inébranlable : prières, promesses, menaces avaient également échoué devant sa fidélité à remplir la consigne reçue.

 

Mais, par-delà ce refus, Petit-Pierre avait remarqué la contrariété profonde que le marquis, peu courtisan de son naturel, laissait clairement percer sur son visage.

 

S’arrêtant donc devant son gardien au moment où celui-ci laissait échapper un de ces gestes d’impatience que nous avons signalés :

 

– Il paraît, monsieur le marquis, lui dit-il, que vous ne vous amusez pas d’une façon exorbitante dans ma compagnie ?

 

– Oh ! fit le marquis essayant, sans y réussir, de donner à cette interjection l’accent d’une indignation profonde.

 

– Mais oui, reprit Petit-Pierre, qui avait son but pour insister, je trouve que vous ne paraissez pas du tout ravi du poste d’honneur qui vous a été confié.

 

– Si fait, dit le marquis, je l’ai accepté avec la plus profonde reconnaissance, au contraire ; mais…

 

– Ah ! il y a un mais, vous voyez bien ! dit Petit-Pierre, qui semblait sur ce point décidé à connaître toute la pensée du vieux gentilhomme.

 

– Est-ce que, dans toutes les choses de ce monde, il n’y a pas un mais ? répondit le marquis.

 

– Voyons le vôtre.

 

– Eh bien, je regrette de ne pouvoir, en même temps que je me montre digne de la confiance que mes camarades ont eue en moi, je regrette de ne pouvoir répandre mon sang pour vous, comme ils le font, sans doute, à cette heure.

 

Petit-Pierre poussa un gros soupir.

 

– D’autant plus, dit-il, que je ne doute pas que nos amis n’aient à regretter votre absence ; votre expérience et votre courage éprouvé leur eussent certes été d’un grand secours.

 

Le marquis se rengorgea.

 

– Oui, oui, dit-il ; moi aussi, je suis convaincu qu’ils s’en mordront les pouces.

 

– Je le crois ; mais voulez-vous, cher marquis, la main sur la conscience, me permettre de vous dire ma pensée tout entière ?

 

– Oh ! mais je vous en prie.

 

– Je crois, voyez-vous, qu’ils se sont un peu méfiés de vous comme de moi.

 

– C’est impossible.

 

– Attendez donc ! vous ne savez pas sous quel rapport. Ils se sont dit : « Une femme nous gênera dans nos marches ; nous aurons à nous en préoccuper dans une retraite ; il faudra consacrer à la garde et à la sûreté de sa personne des troupes qui pourraient être plus utilement employées. » Ils n’ont pas voulu croire que j’étais parvenue à dompter la faiblesse de ce corps, et que mon courage était à la hauteur de ma tâche ; pourquoi voulez-vous que ce qu’ils ont pensé de moi, ils ne l’aient pas également pensé de vous ?

 

– Moi ! s’écria M. de Souday, furieux à cette seule supposition ; mais, j’ai fait mes preuves, il me semble !

 

– Oh ! tout le monde sait cela, mon cher marquis ; mais peut-être, en calculant votre âge, ont-ils supposé que, comme pour moi, la vigueur du corps ne répondrait plus à l’énergie de l’âme…

 

– Ah ! c’est trop fort ! interrompit le vieux gentilhomme avec l’accent d’une profonde indignation. Mais, depuis quinze ans, il n’y a pas de jour où je ne fasse six ou huit heures de cheval, quelquefois dix, quelquefois douze ! Mais, malgré mes cheveux blancs, je ne sais pas ce que c’est que la fatigue, moi ! Mais voyez ce que je peux encore ! Et, saisissant l’escabeau sur lequel il était assis, le marquis en frappa avec tant de violence le chambranle de la cheminée, qu’il rompit l’escabeau en mille pièces et écorna cruellement le chambranle.

 

Levant alors au-dessus de sa tête le pied du malheureux meuble qui lui était resté dans la main :

 

– Ah ! dit-il, y a-t-il beaucoup de vos jeunes muscadins, maître Petit-Pierre, qui seraient capables d’en faire autant ?

 

– Mon Dieu, fit Petit-Pierre, je ne doute de rien de tout cela, mon cher marquis ; aussi je suis le premier à dire que ces messieurs ont eu grandement tort de vous traiter comme un invalide.

 

– Comme un invalide, moi, mort-Dieu ! s’écria le marquis de plus en plus exaspéré et oubliant complètement la présence de la personne devant laquelle il se trouvait ; un invalide, moi ! Eh bien, dès ce soir, je vais leur déclarer que je renonce à ces fonctions, qui sont le fait, non d’un gentilhomme, mais d’un geôlier…

 

– À la bonne heure ! fit Petit-Pierre.

 

– De ces fonctions, que, depuis deux heures, en moi-même, continua le marquis se promenant à grands pas dans la chambre, je donnais à tous les diables !

 

– Ah ! ah !

 

– Et demain, dès demain, eh bien, je leur montrerai, moi, ce que c’est qu’un invalide.

 

– Hélas ! répondit mélancoliquement Petit-Pierre, demain ne nous appartient pas, mon pauvre marquis, et vous avez tort de compter sur demain.

 

– Comment cela ?

 

– Vous l’avez entendu, le mouvement ne se généralise pas comme nous l’espérions ; qui sait si les coups de feu que nous entendons ne sont pas les derniers qui saluent notre drapeau ?

 

– Hum ! fit le marquis avec la rage d’un bouledogue qui mord sa chaîne.

 

En ce moment, un cri d’appel parti du verger vint les distraire de leur conversation. Ils se précipitèrent tous deux vers la porte et aperçurent Bertha, que le marquis avait envoyée en observation au-dehors, et qui ramenait un paysan blessé qu’elle soutenait à grand-peine. À ce cri, Mary et Rosine s’étaient déjà élancées.

 

Ce paysan était un jeune gars de vingt à vingt-deux ans, dont une balle avait fracassé l’épaule.

 

Petit-Pierre courut au-devant de lui et le fit asseoir sur une chaise où il s’évanouit.

 

– Par grâce, retirez-vous ! dit le marquis à Petit-Pierre ; mes filles et moi, nous allons panser ce pauvre diable.

 

– Pourquoi me retirer ? demanda Petit-Pierre.

 

– Parce que la vue de cette blessure n’est pas de celles que tout le monde puisse supporter ; parce que je craindrais, enfin, que ce spectacle ne fût au-dessus de vos forces.

 

– Alors vous voilà comme les autres, et vous me donnez à croire que nos amis avaient raison dans le jugement qu’ils portaient sur vous comme sur moi.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Voilà que, comme les autres, vous allez supposer que je manque de courage.

 

Puis, comme Mary et Bertha s’apprêtaient à panser le blessé :

 

– Ne touchez pas à ce brave garçon, dit Petit-Pierre ; c’est moi, moi seul, entendez-vous ? qui panserai sa blessure.

 

Et, prenant des ciseaux, Petit-Pierre tendit dans toute sa longueur la manche de la veste du Vendéen, déjà collée au bras par le sang séché, mit la plaie au jour, et, après l’avoir lavée, la couvrit de charpie et l’entoura de bandages.

 

En ce moment, le blessé rouvrit les yeux et revint à lui.

 

– Quelles nouvelles ? demanda le marquis incapable de contenir plus longtemps son impatience.

 

– Hélas ! dit le blessé, nos gars, un instant vainqueurs, viennent d’être repoussés.

 

Petit-Pierre, qui, pendant l’opération n’avait point pâli, devint blanc comme le linge à l’aide duquel il bandait la plaie du blessé.

 

Il venait de consolider ce bandage avec la dernière épingle.

 

Il saisit le marquis par le bras, et, l’entraînant vers la porte :

 

– Marquis, lui dit-il, vous devez savoir cela, vous qui avez vu les bleus dans la grande guerre : que fait-on quand la patrie est en danger ?

 

– Mais, répondit le marquis, tout le monde court aux armes.

 

– Même les femmes ?

 

– Même les femmes, même les vieillards, même les enfants !

 

– Marquis, aujourd’hui, le drapeau blanc va tomber pour ne plus se relever peut-être ; me condamnerez-vous à ne former que des vœux stériles et impuissants pour son triomphe ?

 

– Mais, songez-y donc, s’écria le marquis, si une balle venait à vous frapper…

 

– Eh ! croyez-vous que la cause de mon fils serait compromise parce que l’on aurait mes habits sanglants et troués de balles à mettre au bout d’une pique et à porter devant nos bataillons ?

 

– Oh ! non, s’écria le marquis électrisé ; car je maudirais la vieille terre natale si, à ce spectacle, les pierres elles-mêmes ne se soulevaient pas.

 

– Venez donc avec moi, venez, et allons rejoindre ceux qui combattent !

 

– Mais, répliqua le marquis avec moins de résolution qu’il n’en avait mis pour répondre aux instances précédentes de Petit-Pierre, et comme si l’idée qu’on l’avait traité en invalide eût ébranlé la fermeté avec laquelle il exécutait sa consigne, mais j’ai promis que vous ne quitteriez pas le moulin Jacquet.

 

– Eh bien, je vous relève de votre promesse ! s’écria Petit-Pierre, et, moi qui sais ce que peut votre vaillance, je vous ordonne de me suivre… Venez donc, marquis, et, s’il en est temps encore, nous ramènerons la victoire dans nos rangs, et, s’il est trop tard, nous mourrons du moins avec nos amis !

 

En prononçant ces paroles, Petit-Pierre s’élança à travers la cour et le verger, suivi de Bertha et du marquis, qui, pour la forme, se croyait obligé de renouveler de temps en temps ses supplications, mais qui, au fond, était très enchanté de la tournure que prenaient les choses.

 

Mary et Rosine restèrent pour soigner le blessé.

 

LXII

Le champ de bataille


Le moulin Jacquet était à une lieue, à peu près, du village du Chêne. Petit-Pierre, guidé par le bruit de la fusillade, fit la moitié du chemin en courant, et ce fut à grand-peine que le marquis l’arrêta au moment où ils approchaient du théâtre du combat et parvint à lui inspirer quelque prudence, afin qu’il n’allât pas donner tête baissée dans les soldats.

 

En tournant une des extrémités de la ligne des tirailleurs, dont, nous l’avons dit, le feu leur servait de guide, Petit-Pierre et ses compagnons se trouvèrent sur les derrières de la petite armée vendéenne, qui avait, en effet, perdu tout le terrain que nous lui avons vu gagner le matin, et qui avait été refoulée par les soldats bien en deçà du village du Chêne. À l’aspect de Petit-Pierre, qui, les cheveux épars, haletant, montait la colline sur laquelle se trouvait le gros des Vendéens, ceux-ci poussèrent des cris d’enthousiasme.

 

Gaspard, qui, entouré de ses officiers, faisait le coup de feu comme un soldat, se retourna à ces cris et aperçut Petit-Pierre, Bertha et le marquis de Souday, lequel, dans la rapidité de la marche, avait perdu son chapeau et courait les cheveux au vent.

 

Ce fut à ce dernier que s’adressa Gaspard :

 

– Est-ce ainsi que M. le marquis de Souday tient ses engagements ? lui demanda-t-il du ton d’un chef irrité.

 

– Monsieur, répondit avec aigreur le marquis, ce n’est pas à un pauvre invalide comme moi qu’il faut demander l’impossible.

 

Petit-Pierre se hâta d’intervenir ; son parti n’était pas assez fort pour qu’il permît aux chefs de se diviser.

 

– Souday, comme vous, me doit obéissance, mon ami, dit-il ; je réclame rarement l’exercice de ce droit ; mais, aujourd’hui, j’ai cru devoir le faire. Je revendique donc mon titre de généralissime, et je vous dis : Où en sont nos affaires, mon lieutenant ?

 

Gaspard hocha la tête d’un air tristement significatif.

 

– Les bleus sont en force, répliqua-t-il, et, à chaque instant, quelqu’un de mes coureurs vient me dire que de nouveaux renforts leur arrivent.

 

– Tant mieux ! s’écria Petit-Pierre, ils seront davantage pour raconter à la France comment nous sommes morts !

 

– Mais vous n’y pensez pas, madame !

 

– D’abord, je ne suis pas Madame, ici ; je suis un soldat. Faites donc, sans vous inquiéter de moi, avancer vos lignes de tirailleurs et redoubler le feu.

 

– Oui ; mais, d’abord, en arrière !

 

– Qui, en arrière ?

 

– Vous, au nom du ciel !

 

– Allons donc ! c’est en avant que vous voulez dire.

 

Et, arrachant l’épée que tenait Gaspard, Petit-Pierre plaça son chapeau au bout de cette épée, et s’élança dans la direction du village en s’écriant :

 

– Qui m’aime me suive !

 

Gaspard essaya vainement de le retenir, en le saisissant entre ses bras : leste et agile, Petit-Pierre lui échappa et continua sa course vers les maisons, d’où les soldats, en voyant s’opérer le mouvement des Vendéens, commencèrent un feu terrible.

 

À la vue du danger que courait Petit-Pierre, tous les Vendéens se précipitèrent en avant pour lui faire un rempart de leurs corps. L’effet de cet élan fut si prompt, si puissant, qu’en quelques secondes, ils eurent franchi pour la seconde fois le ruisseau, et se trouvèrent au milieu du village, où ils abordèrent les bleus.

 

Ce choc devint en peu d’instants une horrible mêlée.

 

Gaspard, préoccupé d’une seule chose, c’est-à-dire du salut de Petit-Pierre, parvint à le rejoindre, à le saisir et à le jeter au milieu de ses hommes ; tandis qu’il oubliait son salut pour sauvegarder l’existence auguste dont il croyait avoir reçu la garde de Dieu même, un soldat placé à l’angle d’une de ces premières maisons l’ajusta.

 

C’en était fait du chef des chouans, si le marquis ne s’était pas aperçu du péril qui le menaçait ; il se glissa le long de la maison, et releva l’arme au moment où le coup partait.

 

La balle alla frapper une cheminée.

 

Le soldat, furieux, se retourna contre le marquis de Souday, et tenta de lui porter un coup de baïonnette que celui-ci évita par une retraite de corps. Le vieux gentilhomme allait riposter d’un coup de pistolet, lorsqu’une seconde balle lui brisa l’arme dans la main.

 

– Ma foi, tant mieux ! dit le marquis en tirant son sabre, et en portant un coup si terrible au soldat, que celui-ci roula à ses pieds, comme un bœuf frappé de la masse, je préfère l’arme blanche.

 

Puis, brandissant son sabre :

 

– Eh bien, général Gaspard, cria-t-il, que dis-tu de l’invalide ?

 

Bertha, de son côté, avait suivi Petit-Pierre, son père et les Vendéens ; mais elle s’occupait bien moins des soldats que de ce qui se passait autour d’elle.

 

Elle cherchait Michel ; elle essayait de le reconnaître parmi ceux que le tourbillonnement incessant des hommes et des chevaux faisait passer à ses côtés.

 

Les soldats, surpris par la promptitude et la vigueur de l’attaque, avaient reculé pas à pas ; la garde nationale de Vieille-Vigne, qui combattait, avait battu en retraite. Le terrain était jonché de morts.

 

Il en résulta que, comme les bleus ne répondaient plus au feu des gars égaillés dans les vignes et dans les jardins avoisinant le village, maître Jacques, qui commandait les tirailleurs, put les rassembler, et que, se plaçant à leur tête, il les conduisit par une ruelle qui contournait les jardins, et vint tomber sur le flanc des soldats.

 

Ceux-ci dont, depuis quelques instants, la résistance avait doublé de ténacité, soutinrent vaillamment cette attaque, et, se formant en potence dans la grande rue du village, firent face à ces nouveaux assaillants.

 

Bientôt même, un mouvement d’hésitation s’étant produit parmi les Vendéens, les bleus reprirent l’avantage, et, leur colonne ayant dépassé dans sa charge la petite ruelle par laquelle maître Jacques et ses hommes avaient débouché, celui-ci et cinq ou six de ses lapins, au nombre desquels figuraient en première ligne Courte-Joie et Trigaud la Vermine, se trouvèrent séparés du gros de leur troupe.

 

Maître Jacques rallia les quelques chouans qui étaient restés avec lui, et, s’adossant à un mur pour ne pas être tourné, puis s’abritant sous l’échafaudage d’une maison en construction située à l’angle de cette rue, il se prépara à vendre chèrement sa vie.

 

Courte-Joie, armé d’un petit fusil double, faisait sur les soldats un feu incessant ; chacune de ses balles était la mort d’un homme ; quant à Trigaud, dont les mains étaient libres, le cul-de-jatte étant retenu sur ses épaules par une sangle, il manœuvrait avec une habileté merveilleuse une faux emmanchée à l’envers, dont il se servait tout à la fois comme d’une lance et comme d’un énorme sabre.

 

Au moment où le mendiant venait, d’un coup de revers, d’abattre un gendarme, que Courte-Joie n’avait fait que démonter, de grands cris de triomphe partirent des rangs des soldats, et maître Jacques et ses hommes aperçurent une femme vêtue en amazone, que les bleus emmenaient en manifestant, au milieu de l’animation du combat, de véritables transports d’allégresse.

 

C’était Bertha, qui, sous le coup de sa préoccupation constante de retrouver Michel, s’était avancée imprudemment et avait été faite prisonnière par les soldats.

 

Ceux-ci, trompés par ses habits trahissant une femme, croyaient avoir pris Madame la duchesse de Berry.

 

De là leurs clameurs de joie.

 

Maître Jacques s’y méprit comme les autres.

 

Jaloux alors de réparer l’erreur qu’il avait commise, quelques jours auparavant, dans la forêt de Touvois, il fit un signe à ses réfractaires, qui, abandonnant leur position défensive, s’élancèrent en avant, et, grâce à la large trouée qu’ouvrit devant eux la terrible faux du mendiant, ils parvinrent jusqu’à la prisonnière, la reprirent et la placèrent au milieu d’eux.

 

Les soldats, désappointés, réunirent tous leurs efforts et se ruèrent sur maître Jacques, qui avait promptement regagné son poste contre la maison, et le petit groupe devint un centre vers lequel rayonnaient la pointe de vingt-cinq baïonnettes et les lignes de feu qui partaient à chaque instant de la circonférence de ce cercle.

 

Déjà deux Vendéens venaient de tomber morts ; maître Jacques, atteint d’une balle qui lui avait brisé le poignet, avait été contraint de lâcher son fusil et en était réduit à son sabre, qu’il manœuvrait de la main gauche ; Courte-Joie avait épuisé ses cartouches ; la faux de Trigaud était à peu près la seule protection qui restât aux quatre Vendéens survivants, protection efficace jusqu’alors ; car elle couchait les soldats à terre en rangs si pressés, qu’ils n’osaient plus approcher du terrible mendiant.

 

Mais Trigaud, en voulant porter un coup de pointe à un cavalier, lança maladroitement sa faux ; l’arme rencontra une pierre et vola en éclats. Le géant tomba à genoux, tant l’impulsion donnée était violente ; la sangle qui attachait Courte-Joie se rompit et celui-ci roula au milieu du cercle.

 

Un immense et joyeux hourra accueillit cet accident, qui livrait le formidable mendiant à ses ennemis, et déjà un garde national levait sa baïonnette pour en percer le cul-de-jatte, lorsque Bertha, prenant un pistolet à sa ceinture, fit feu sur cet homme et l’abattit si à propos, qu’il roula sur le corps de Courte-Joie.

 

Trigaud s’était relevé avec une vivacité que l’on était bien loin d’attendre de son énorme masse ; sa séparation d’avec Courte-Joie, le danger que courait celui-ci décuplaient ses forces : du manche de sa faux, il assomma un soldat, broya les côtes à un autre ; d’un coup de pied, il envoya rouler à dix pas le corps du garde national tombé sur son ami, et, prenant celui-ci dans ses bras comme une nourrice fait de son enfant, il rejoignit Bertha et maître Jacques sous l’échafaudage.

 

Pendant que Courte-Joie était étendu sur le pavé, ses yeux, en se portant autour de lui avec la rapidité et l’acuité d’un homme en péril de mort et qui cherche de quel côté lui viendra son salut, s’étaient arrêtés sur l’échafaudage et avaient remarqué des tas de pierres que les maçons y avaient disposés pour la construction de leur muraille.

 

– Rangez-vous dans l’enfoncement de la porte, dit-il à Bertha, dès que, grâce à Trigaud, il se retrouva près d’elle ; peut-être vais-je pouvoir vous rendre le service que j’ai reçu de vous tout à l’heure. Toi, Trigaud, laisse les culottes rouges approcher le plus possible.

 

Malgré l’épaisseur de son intelligence, Trigaud avait compris ce que son compagnon attendait de lui ; car, si peu en harmonie que cela fût avec la situation, il fit entendre un rire éclatant comme le son d’une trompette.

 

Cependant les soldats, voyant les trois hommes désarmés, et voulant à tout prix, s’emparer de l’amazone, qu’ils continuaient à prendre pour Madame, s’approchaient en leur criant de se rendre.

 

Mais, au moment où ils s’engageaient sous l’échafaudage, Trigaud, qui avait placé Courte-Joie près de Bertha, s’élança vers une des pièces de bois qui soutenaient tout l’édifice, la saisit des deux mains, l’ébranla, et l’arracha de terre.

 

À l’instant même, les planches basculèrent, les pierres qui les chargeaient les suivirent dans leur pente, et tombèrent comme une grêle sur le mendiant, abattant dix soldats autour de lui.

 

Au même moment, les Nantais, conduits par Gaspard et par le marquis de Souday, faisant un effort désespéré, avaient, en sabrant, en piquant de la baïonnette, en fusillant corps à corps, refoulé les bleus, qui se mirent en retraite, et allèrent reprendre leur rang de bataille dans la campagne, où leur supériorité numérique et celle de leur armement devaient infailliblement leur rendre la victoire.

 

Les Vendéens, quelque témérité qu’il y eût à le faire, allaient risquer une attaque, lorsque maître Jacques, que ses hommes avaient rejoint et qui, malgré sa blessure, n’avait point quitté le combat, dit quelques mots à l’oreille de Gaspard.

 

Aussitôt celui-ci, malgré les ordres et les prières de Petit-Pierre, ordonna de rétrograder, et reprit la position qu’il avait occupée, une heure auparavant, de l’autre côté du village.

 

Petit-Pierre s’arrachait les cheveux de colère, et demandait avec instance des explications que Gaspard ne lui donna que lorsqu’il eut ordonné de faire halte.

 

– Nous avons maintenant, dit-il, cinq ou six mille hommes autour de nous, et à peine sommes-nous six cents. L’honneur du drapeau est sauf ; c’est tout ce que nous pouvions espérer.

 

– Êtes-vous certain de cela ? demanda Petit-Pierre.

 

– Regardez vous-même, dit Gaspard, en conduisant le jeune paysan sur une éminence.

 

Et il lui montra de tous côtés, convergeant vers le village du Chêne, des masses brunes frangées de baïonnettes que l’on voyait étinceler aux rayons du soleil couchant.

 

Enfin, il lui fit écouter le bruit des clairons et des tambours qui arrivait de tous les points de l’horizon.

 

– Vous le voyez, continua Gaspard, dans moins d’une heure, nous serons entourés, et à tous ces braves gens qui sont avec nous, si, comme moi, ils n’ont pas de goût pour les prisons de Louis-Philippe, il ne restera d’autre ressource que de se faire tuer.

 

Petit-Pierre demeura, pendant quelques instants, dans une attitude morne et silencieuse ; puis convaincu de la vérité de ce que le chef vendéen venait de lui dire, voyant ainsi s’évanouir toutes ses espérances, que, quelques minutes auparavant, il conservait encore fortes et vivaces, il sentit son courage l’abandonner, il redevint ce qu’il était réellement, c’est-à-dire une femme ; et, lui qui venait de braver le fer et le feu avec l’intrépidité d’un héros, il s’assit sur la borne d’un champ et se prit à pleurer, dédaignant de cacher les larmes qui sillonnaient ses joues.

 

LXIII

Après le combat


Cependant Gaspard, ayant rejoint ses compagnons, les remercia de leurs services, les ajourna à des temps meilleurs, et leur enjoignit de se disperser pour échapper plus aisément à la poursuite des soldats ; puis il revint à Petit-Pierre, qu’il retrouva à la même place, ayant autour de lui le marquis de Souday, Bertha et quelques Vendéens qui n’avaient pas voulu songer à leur sûreté avant d’avoir assuré la sienne.

 

– Eh bien, demanda Petit-Pierre à Gaspard en voyant celui-ci revenir seul, ils sont partis ?

 

– Oui ; que vouliez-vous qu’ils fissent de plus qu’ils n’ont fait ?

 

– Pauvres gens ! continua Petit-Pierre, combien de misères les attendent ! Pourquoi Dieu m’a-t-il refusé la consolation de les presser sur mon cœur ? Mais je n’en eusse pas eu la force, et ils ont eu raison de me quitter ainsi. C’est trop d’agoniser deux fois dans sa vie, et, les journées de Cherbourg, j’espérais ne les revoir jamais.

 

– Il faut maintenant, dit Gaspard, que nous songions à vous mettre en sûreté.

 

– Oh ! ne vous occupez pas de ma personne, répliqua Petit-Pierre ; je n’ai qu’un regret, c’est que pas une balle n’ait voulu de moi. Ma mort ne vous eût sans doute pas donné la victoire, je le sais bien ; mais, au moins, la lutte eût été glorieuse, tandis qu’aujourd’hui, que nous reste-t-il à faire ?

 

– À attendre des jours meilleurs… Vous avez prouvé aux Français qu’un cœur vaillant battait dans votre poitrine ; le courage est la principale vertu qu’ils exigent de leurs rois : ils se souviendront, soyez tranquille.

 

– Dieu le veuille ! dit Petit-Pierre en se levant et en s’appuyant au bras de Gaspard, qui descendit le monticule et prit le chemin de la plaine.

 

Les troupes, au contraire, ne connaissant pas le pays, étaient obligées de prendre les chemins frayés.

 

Gaspard dirigea à travers champs la marche du petit cortège ; là, on ne risquait que de rencontrer des éclaireurs ; mais, grâce à la connaissance que maître Jacques avait de quelques sentiers presque impraticables qu’il indiqua, on parvint dans les environs du moulin Jacquet sans avoir rencontré une seule cocarde tricolore.

 

Chemin faisant, Bertha s’approcha de son père et lui demanda si, au milieu de la mêlée, il n’avait pas aperçu Michel ; mais le vieux gentilhomme, que l’issue de l’insurrection, soulevée avec tant de peine et si vite étouffée, mettait de mauvaise humeur, lui répondit, en termes fort durs, que, depuis deux jours, personne ne savait ce qu’était devenu le jeune de la Logerie ; que, très probablement, il avait eu peur et avait honteusement renoncé à la gloire qu’il devait acquérir et à l’alliance qui était le prix de cette gloire.

 

Cette réponse consterna Bertha.

 

Inutile de dire qu’elle ne crut, cependant, pas un mot de ce qu’avançait le marquis.

 

Mais son cœur frémissait à la seule idée qui lui sembla probable : c’est que Michel avait été tué, ou, du moins, blessé grièvement. Elle résolut, en conséquence, d’aller aux renseignements jusqu’à ce qu’elle sût à quoi s’en tenir sur le sort de celui qu’elle aimait.

 

Elle interrogea tous les Vendéens.

 

Aucun d’eux n’avait vu Michel et quelques-uns, poussés par leur vieille haine contre le père, s’exprimèrent sur le compte du fils en termes non moins énergiques que ceux dont s’était servi le marquis de Souday.

 

Bertha devenait folle de douleur : rien, si ce n’est une preuve palpable, visible, irrécusable, n’eût pu lui faire avouer qu’elle avait fait un choix indigne d’elle, et, quand toutes les apparences accusaient Michel, son amour, devenu plus ardent, plus impétueux sous le coup de ces accusations, lui donnait la force de les traiter de calomnies.

 

Peu d’instants auparavant, son cœur était déchiré, sa tête folle à l’idée que Michel avait trouvé la mort dans le combat ; et, maintenant, voilà que cette mort glorieuse était devenue un espoir, une consolation pour sa douleur ; elle avait hâte d’en acquérir la cruelle certitude ; elle pensait à retourner au Chêne, à visiter le champ de bataille, à chercher le corps du jeune homme comme Édith avait cherché celui de Harold, et, quand elle aurait réhabilité sa mémoire des odieuses suppositions de son père, à le venger, lui, Michel, sur ses meurtriers.

 

Elle réfléchissait aux moyens qu’elle pourrait employer pour avoir un prétexte de rester en arrière et de retourner au Chêne, lorsque Aubin Courte-Joie et Trigaud, qui formaient l’arrière-garde de la troupe, vinrent à la rejoindre et à passer à côté d’elle.

 

Elle respira ; sans doute, la lumière allait-elle lui venir de là.

 

– Et vous, mes braves amis, leur dit-elle, ne sauriez-vous me donner des nouvelles de M. de la Logerie ?

 

– Ah ! si fait, ma chère demoiselle, répondit Courte-Joie.

 

– Enfin ! s’écria Bertha.

 

Puis, avec toute la vivacité de l’espoir :

 

– N’est-ce pas, dit-elle, qu’il n’a point quitté la division, comme on l’en accuse ?

 

– Il l’a quittée, répondit Courte-Joie.

 

– Quand ?

 

– La veille du combat de Maisdon.

 

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! fit Bertha avec angoisse, vous en êtes sûr ?

 

– Parfaitement sûr. Je l’ai vu qui rejoignait Jean Oullier à la Croix-Philippe, et nous avons même fait un bout de chemin avec eux sur la route de Clisson.

 

– Avec Jean Oullier ? s’écria Bertha. Oh ! alors, je suis tranquille ; Jean Oullier ne se sauvait pas, lui ! Et, si Michel est avec Jean Oullier, il n’a rien fait de lâche ni de déshonorant.

 

Puis, tout à coup, une idée terrible lui traversa l’esprit.

 

Pourquoi cet intérêt si subit de Jean Oullier pour le jeune homme ? Comment celui-ci avait-il plutôt suivi Jean Oullier que le marquis ?

 

Ces deux questions, que la jeune fille s’adressait à elle-même, remplissaient son cœur de sinistres pensées.

 

– Et vous dites, demanda-t-elle à Courte-Joie, que vous les avez vus tous deux s’éloigner dans la direction de Clisson ?

 

– De mes propres yeux vus.

 

– Et que s’est-il passé du côté de Clisson ? Le savez-vous ?

 

– C’est trop loin de nous pour que nous puissions déjà avoir des détails, répondit l’hôtelier. Cependant, nous avons été rejoints tantôt par un gars de Sainte-Lumine, qui nous a dit que, depuis dix heures du matin, on entendait, du côté de la Sèvre, une fusillade de tous les diables.

 

Bertha ne répliqua point ; mais ses idées changèrent complètement de face.

 

Elle vit Michel conduit à la mort par la haine que lui portait Jean Oullier.

 

Elle se figura le pauvre enfant blessé, pantelant, abandonné, étendu sans secours au milieu de quelque lande déserte et ensanglantée.

 

Elle l’entendait l’appeler à son secours.

 

– Connaissez-vous quelqu’un qui puisse me conduire où est Jean Oullier ? demanda-t-elle à Courte-Joie.

 

– Aujourd’hui ?

 

– À l’instant.

 

– Mais les chemins sont couverts de culottes rouges !

 

– Il nous reste les sentiers.

 

– Mais la nuit va venir !

 

– Notre route n’en sera que plus sûre. Trouvez-moi un guide, ou, sans cela, je pars seule.

 

Les deux hommes se regardèrent.

 

– Vous n’aurez pas d’autre guide que moi, dit Aubin Courte-Joie ; ne suis-je pas l’obligé de votre famille ? Et, d’ailleurs, mademoiselle Bertha, vous m’avez rendu, pas plus tard qu’aujourd’hui même, à l’endroit de certain garde national qui allait m’enfiler avec sa baïonnette, un service que je n’ai pas oublié.

 

– Bien ! Alors, restez en arrière et attendez-moi dans ce champ de blé, dit Bertha ; d’ici à un quart d’heure, je suis à vous.

 

Courte-Joie et Trigaud se couchèrent au milieu des épis, et Bertha, doublant le pas, rejoignit Petit-Pierre et les Vendéens au moment où ils allaient rentrer au moulin Jacquet.

 

Elle monta rapidement à la chambrette qu’elle habitait avec sa sœur et se hâta de changer ses habits couverts de sang contre un costume de paysanne. En descendant, elle trouva Mary, qui était restée près des blessés, et, sans l’instruire de son projet, elle lui dit de ne pas être inquiète si elle ne reparaissait que le lendemain.

 

Puis elle reprit le chemin qu’elle venait de parcourir.

 

Quelle qu’eût été la réserve de Bertha à l’endroit de Mary, celle-ci avait vu sur le visage bouleversé de sa sœur tout ce qui se passait dans son âme ; elle connaissait la disparition de Michel et elle ne douta pas que le départ si soudain de Bertha n’eût cette disparition pour motif.

 

Mais, après ce qui s’était passé l’avant-veille, Mary n’osa point interroger Bertha.

 

Seulement, une nouvelle angoisse s’ajouta à celles qui déchiraient déjà son cœur, et, lorsqu’on l’appela pour partir avec Petit-Pierre, qui allait chercher un autre asile, elle s’agenouilla et demanda à Dieu que son sacrifice ne demeurât point inutile et qu’il lui plût de sauvegarder à la fois les jours et l’honneur du fiancé de Bertha.

 

LXIV

Le château de la Pénissière


Tandis que les Vendéens livraient au Chêne un combat inutile, mais qui n’était pas sans gloire, quarante-deux des leurs soutenaient, à la Pénissière de la Cour, une lutte dont l’histoire conservera le souvenir.

 

Ces quarante-deux royalistes, qui faisaient partie de la division de Clisson, étaient partis de cette ville dans l’intention de marcher sur le bourg de Cugan, dont ils devaient désarmer la garde nationale. Un orage affreux, en éclatant au-dessus de leurs têtes, les força de chercher un abri dans le château de la Pénissière, où un bataillon du 29e régiment de ligne, averti de leur mouvement, ne tarda point à les investir.

 

La Pénissière est une vieille bâtisse à un seul étage entre rez-de-chaussée et grenier ; elle est percée de quinze ouvertures de formes irrégulières. La chapelle se trouve adossée à un coin du château. Plus loin, et joignant le vallon, s’étend une prairie entrecoupée de haies vives et que l’abondance des pluies avait transformée en lac.

 

En outre, un mur crénelé par les Vendéens entourait l’habitation.

 

Le chef de bataillon qui commandait les troupes de ligne n’eut pas plus tôt reconnu la position, qu’il ordonna l’attaque.

 

Après une courte défense, le mur extérieur fut abandonné, et les Vendéens se replièrent dans le château, dont ils barricadèrent les portes.

 

Alors, ils se distribuèrent au rez-de-chaussée et à l’étage, chaque détachement ayant avec lui un clairon qui ne cessa de jouer pendant tout le combat, et ils commencèrent par les fenêtres un feu très habilement dirigé et dont la vivacité ne pouvait laisser soupçonner leur petit nombre.

 

C’étaient les plus adroits tireurs qui étaient chargés de l’entretenir ; presque sans discontinuer, ils déchargeaient contre les assiégeants de lourdes espingoles que leurs camarades rechargeaient et qu’on leur passait de main en main.

 

Chaque espingole portait une douzaine de balles ; les Vendéens en tiraient cinq ou six à la fois : on eût dit une batterie de canons chargés à mitraille.

 

À deux reprises, les soldats tentèrent l’assaut ; ils arrivèrent jusqu’à vingt pas du château, mais ils furent forcés de reculer.

 

Le commandant ordonna une nouvelle attaque, et, tandis qu’elle se préparait, quatre hommes aidés d’un maçon s’avancèrent vers le château en choisissant un côté du pignon qui n’avait aucun jour sur le jardin et dont on ne pouvait, par conséquent, défendre l’approche. Une fois arrivés au pied du mur, les soldats y appliquèrent une échelle, et, montant jusqu’au toit, qu’ils découvrirent, ils jetèrent dans l’intérieur du grenier des matières enflammées et se retirèrent. Au bout d’un instant, une colonne de fumée s’échappa du toit, au travers duquel la flamme se fit jour.

 

Les soldats poussèrent de grands cris et marchèrent de nouveau vers la petite citadelle, qui semblait avoir arboré un étendard de feu. Les assiégés s’étaient bien aperçus de l’incendie ; mais ils n’avaient pas le temps de l’éteindre, et, d’ailleurs, la flamme tendant toujours à s’élever, ils espéraient que, le toit dévoré, elle s’éteindrait d’elle-même. Ils répondirent aux cris des soldats par une fusillade terrible, pendant laquelle les deux clairons ne cessèrent pas un seul instant de faire retentir leurs airs guerriers et joyeux.

 

Les blancs entendaient leurs ennemis dire en parlant d’eux :

 

« Ce ne sont pas des hommes, ce sont des diables que nous avons à combattre ! » Et cet éloge militaire leur donnait une nouvelle ardeur.

 

Cependant, un renfort d’une cinquantaine d’hommes étant arrivé aux assiégeants, le commandant fit battre la charge, et les soldats, à l’envi les uns des autres, se précipitèrent vers le château.

 

Cette fois, ils parvinrent jusqu’aux portes, que les sapeurs se mirent à enfoncer. Les chefs vendéens ordonnèrent à ceux des leurs qui se trouvaient au rez-de-chaussée de monter au premier étage ; ceux-ci obéirent, et, tandis que la moitié des assiégés continuait la fusillade, l’autre moitié mettait le plancher à jour en enlevant les carreaux ; de sorte qu’au moment où les soldats pénétrèrent dans l’intérieur, ils furent accueillis par une fusillade à bout portant, dirigée contre eux, à travers les entre-deux des poutres, et se virent forcés pour la quatrième fois de se retirer.

 

Le chef de bataillon ordonna alors de faire pour le rez-de-chaussée ce qu’on avait fait pour le grenier.

 

Des fascines de bruyère et de bois sec furent jetés par les fenêtres dans l’intérieur du château ; quelques torches enflammées furent lancées par-dessus, et, au bout de dix minutes, les Vendéens avaient à la fois le feu sur la tête et sous les pieds.

 

Et, cependant, ils combattaient toujours ! Les nuages de fumée qui s’échappaient de chaque fenêtre se rayaient, de seconde en seconde, du feu des espingoles ; mais cette fusillade paraissait être la vengeance du désespoir et non plus la lutte de la défense ; il semblait impossible que la petite garnison évitât la mort.

 

La place n’était plus tenable : des poutres, des solives avaient pris feu et craquaient sous les pieds des Vendéens ; des langues de flammes commençaient à sortir çà et là du parquet ; d’un instant à l’autre, la toiture pouvait s’écrouler sur la tête des assiégés ou le plancher s’abîmer sous leurs pieds ; la fumée les asphyxiait.

 

Les chefs prirent un parti désespéré : ils résolurent de faire une sortie ; mais, comme il fallait, pour qu’elle offrît quelque chance d’espoir, qu’elle fût protégée par une fusillade qui occuperait les soldats, ils demandèrent quels étaient ceux qui consentiraient à se dévouer pour leurs camarades.

 

Huit s’offrirent.

 

La troupe se divisa donc en deux pelotons. Trente-trois hommes et un clairon devaient tenter de gagner une des extrémités du parc fermée d’une haie seulement ; les huit autres, parmi lesquels on laissait le second clairon, devaient protéger cette tentative.

 

En conséquence de ces dispositions, et tandis que ceux qui devaient demeurer continuaient, en courant de fenêtre en fenêtre, un feu assez bien nourri, les autres perçaient le mur opposé à celui auquel les soldats faisaient face, et, la trouée faite, sortaient en bon ordre, clairon en tête, marchant au pas de course vers l’extrémité du jardin où se trouvait la haie.

 

Les soldats firent feu sur eux et s’élancèrent pour les envelopper. Les Vendéens ripostent, renversent tout ce qui s’oppose à leur passage, et, pendant que le gros de la troupe franchissait la haie, cinq sont tués ; le reste s’égaille dans les prairies couvertes d’eau. Le clairon, qui marchait le premier, avait reçu trois balles et ne cessait pas de sonner.

 

Quant aux hommes restés dans le château, ils tenaient toujours. Chaque fois que les soldats essayaient d’approcher, une décharge partait de ce brasier et trouait leurs rangs.

 

Cela dura ainsi pendant une demi-heure. Les sons du clairon resté avec les assiégés ne cessèrent de retentir au milieu du fracas des détonations, du sourd grondement des flammes, des crépitements de l’incendie, comme un sublime défi que ces hommes envoyaient à la mort.

 

Enfin, un craquement affreux se fit entendre, des nuées de flammèches et d’étincelles s’élevèrent dans les airs ; le clairon se tut, la fusillade cessa.

 

Le plancher s’était abîmé et la petite garnison avait été sans doute ensevelie sous les décombres ; car, à moins d’un miracle, les assiégés devaient avoir été engloutis dans l’immense fournaise.

 

Ce fut l’opinion des soldats, qui, après avoir contemplé pendant quelques instants ces débris, n’entendant pas un cri, pas une plainte qui leur révélât la présence de quelque Vendéen échappé à la mort, s’éloignèrent de ce foyer qui dévorait à la fois amis et ennemis ; de sorte qu’il ne resta bientôt plus sur le théâtre du combat, tout à l’heure si bruyant et si animé, que l’habitation rouge et fumante s’éteignant dans le silence, et autour d’elle quelques cadavres éclairés par les dernières lueurs de l’incendie.

 

Cela demeura ainsi pendant une partie de la nuit.

 

Mais, vers une heure du matin, un homme d’une taille plus qu’ordinaire, se glissant le long des haies, rampant lorsqu’il avait à traverser un sentier, vint inspecter les environs du château.

 

N’apercevant rien qui pût justifier sa méfiance, cet homme fit le tour de l’habitation dévastée, et visita attentivement chacun des cadavres qui se trouvèrent sur son passage ; puis il disparut dans l’ombre. Enfin, au bout de quelques instants, il revint portant un autre homme sur son dos et accompagné d’une femme vêtue en paysanne.

 

Ces hommes, cette femme, nos lecteurs les ont déjà reconnus : c’étaient Bertha, Courte-Joie et Trigaud.

 

Bertha était pâle, et sa fermeté, sa résolution habituelles avaient fait place à une sorte d’égarement. De temps en temps, elle dépassait ses guides, et il fallait que Courte-Joie la rappelât à la prudence.

 

Lorsqu’ils débouchèrent tous les trois dans la prairie qu’avaient occupée les soldats et qu’ils eurent en face d’eux les quinze ouvertures qui, se détachant rouges et béantes sur l’immense façade noircie, semblaient autant de soupiraux de l’enfer, la jeune fille sentit ses forces l’abandonner ; elle tomba à genoux et cria un nom dont sa douleur fit un sanglot ; puis, se relevant comme un homme, elle courut vers les ruines embrasées.

 

Sur son chemin, elle trébucha contre quelque chose ; ce quelque chose était un cadavre ; et, avec une horrible expression d’angoisse, elle se pencha sur cette figure livide, qu’elle souleva par les cheveux ; puis, apercevant les autres morts épars dans la prairie, elle commença une course folle en allant des uns aux autres.

 

– Hélas ! mademoiselle, dit Courte-Joie, qui l’avait suivie, il n’est point là ! Pour vous épargner ce triste spectacle, j’avais déjà ordonné à Trigaud, qui nous a précédés, de visiter les cadavres ; il n’a vu qu’une fois ou deux M. de la Logerie ; mais, tout idiot qu’est mon pauvre compagnon, croyez bien qu’il l’eût reconnu s’il eût été parmi les morts.

 

– Oui, oui, vous avez raison, dit Bertha, montrant la Pénissière, et, s’il est quelque part…

 

Et, avant que les deux hommes eussent songé même à la retenir, elle s’était élancée sur l’appui d’une des fenêtres du rez-de-chaussée, et, debout sur cette pierre branlante, elle dominait le gouffre de feu qui grondait encore sourdement à ses pieds et dans lequel elle semblait par instants tentée de se précipiter.

 

Sur un signe de Courte-Joie, Trigaud saisit la jeune fille à bras-le-corps, et la déposa sur la prairie. Bertha n’opposa aucune résistance, car une idée qui venait de traverser son cerveau semblait avoir paralysé sa volonté.

 

– Mon Dieu, mon Dieu, s’écria-t-elle comme dans un dernier soupir de sa force expirante, vous n’avez pas permis que je fusse là pour le défendre ou pour mourir avec lui, et voilà que vous me refusez même la consolation de donner la sépulture à son cadavre !

 

– Allons, mademoiselle, dit Courte-Joie, si c’est la loi du bon Dieu, cependant, il faut s’y résigner.

 

– Oh !, jamais ! jamais ! s’écria Bertha avec l’exaltation du désespoir.

 

– Hélas ! reprit le cul-de-jatte, moi aussi, j’ai le cœur bien gros ; car, si M. de la Logerie est là, voyez-vous, le pauvre Jean Oullier y est aussi.

 

Bertha poussa un gémissement ; dans l’égoïsme de sa douleur, elle n’avait pas songé à Jean Oullier.

 

– Il est vrai, continua Courte-Joie, qu’il est mort comme il désirait mourir, c’est-à-dire les armes à la main ; mais ça ne me console pas de l’idée de le savoir là-dessous.

 

– Ne reste-t-il donc aucune espérance ? s’écria Bertha. N’ont-ils donc pas pu se sauver d’une façon ou de l’autre ? Oh ! cherchons, cherchons.

 

Courte-Joie secoua la tête.

 

– Cela me semble bien difficile ! D’après ce que nous a raconté l’un des trente-trois qui ont fait la sortie, cinq d’entre eux ont été tués.

 

– Mais Jean Oullier et M. Michel étaient parmi ceux qui sont restés, dit Bertha.

 

– Sans doute, et voilà pourquoi j’ai si peu d’espoir. Voyez ! dit Courte-Joie en montrant les murs qui s’élevaient sans interruption du sol au faîte et en ramenant par un geste les regards de Bertha vers ce rez-de-chaussée changé en fournaise, où brûlaient le plancher de l’étage, celui du grenier et les débris du toit ; voyez ! Il ne reste plus ici que des débris qui brûlent et des murs qui menacent ruine. Il faut du courage, mademoiselle, mais il y a cent à parier contre un que votre fiancé et le pauvre Oullier ont été écrasés sous ces débris.

 

– Non, non, s’écria Bertha en se relevant, non, il ne peut pas, ne doit pas être mort ! S’il a fallu un miracle pour le sauver, ce miracle, Dieu l’a fait. Je veux fouiller ces décombres ; je veux sonder ces murailles. Il me le faut, mort ou vivant ! je le veux, entendez-vous, Courte-Joie ! Et, saisissant de ses mains blanches une poutre qui passait par une des fenêtres son extrémité carbonisée, Bertha fit des efforts surhumains pour l’attirer à elle, comme si avec cette poutre elle eût pu soulever la masse énorme de matériaux et reconnaître ce qu’ils cachaient.

 

– Mais vous n’y songez pas ! s’écria Courte-Joie désespéré ; mais cette tâche est au-dessus de vos forces, des miennes, de celles de Trigaud lui-même ! d’ailleurs, on ne vous la laisserait pas achever, les soldats vont certainement revenir avec le jour, et il ne faut pas qu’ils nous trouvent ici. Partons donc, mademoiselle ! au nom du ciel, partons !

 

– Partez si vous voulez, répondit Bertha avec un accent qui n’admettait pas d’objections ; moi, je reste.

 

– Vous restez ? s’écria Courte-Joie stupéfait.

 

– Je reste ! Si les soldats reviennent, sans doute ce sera pour visiter les débris ; je me jetterai aux pieds de leurs chefs, mes larmes, mes prières obtiendront de lui qu’il me laisse aider ses hommes dans cette tâche, et je le retrouverai ! oh ! je le retrouverai !

 

– Vous vous abusez, mademoiselle ; les culottes rouges vous reconnaîtront pour la fille du marquis de Souday. S’ils ne vous fusillent pas, ils vous feront prisonnière. Venez donc ! dans quelques instants, le jour va paraître ; venez ! et, s’il le faut, ajouta Courte-Joie, que l’exaltation de la jeune fille effrayait, s’il le faut, je vous promets de vous ramener la nuit prochaine.

 

– Non, encore une fois, non ! Je ne m’éloignerai pas, répondit la jeune fille. Une voix me dit là (elle frappa sur son cœur) qu’il m’appelle, qu’il a besoin de moi ! Puis, voyant que, sur un signe de Courte-Joie, Trigaud s’avançait pour s’emparer d’elle :

 

– Faites un pas, continua-t-elle en remontant sur l’appui de la croisée, et je me précipite dans ce brasier ! Courte-Joie, comprenant que l’on n’obtiendrait rien de Bertha par la force, allait essayer des prières, lorsque Trigaud, qui était resté les bras étendus dans la position qu’il avait prise pour entraîner la jeune fille, fit signe à son compagnon de garder le silence.

 

Courte-Joie, qui, par expérience, connaissait l’acuité prodigieuse des sens du pauvre idiot, lui obéit.

 

Trigaud écoutait.

 

– Est-ce que les soldats reviennent ? demanda Courte-Joie.

 

– Ce n’est pas cela, dit Trigaud.

 

Et, déliant Courte-Joie, sanglé comme d’habitude sur ses épaules, il se jeta à plat ventre et colla son oreille contre terre.

 

Bertha, sans descendre de l’endroit où elle avait établi son poste, se retourna du côté du mendiant.

 

Au mouvement que venait de faire celui-ci, aux quelques mots qu’il avait prononcés, elle avait, sans savoir pourquoi, été prise d’un battement de cœur qui la tenait haletante d’anxiété.

 

– Entends-tu donc quelque chose d’extraordinaire ? demanda Courte-Joie.

 

– Oui, répondit Trigaud.

 

Puis il fit signe à Courte-Joie et à Bertha d’écouter comme lui.

 

Trigaud, on le sait, était avare de paroles.

 

Courte-Joie se coucha l’oreille contre terre.

 

Bertha sauta à bas de la fenêtre, et imita l’action de Courte-Joie ; mais elle n’eut besoin d’appuyer son oreille qu’une seconde contre la terre, et, se relevant avec vivacité :

 

– Ils vivent ! ils vivent ! s’écria-t-elle. Oh ! mon Dieu, que je vous remercie !

 

– Ne nous hâtons pas trop d’espérer, fit Courte-Joie. Effectivement, j’entends un bruit sourd qui semble partir du milieu des décombres ; mais ils étaient huit : qui nous dit que ce bruit vient des deux que nous cherchons ?

 

– Qui nous le dit, Aubin ? Mes pressentiments, qui m’ont empêchée de céder à vos prières et de m’éloigner comme vous le vouliez. Ce sont nos amis, vous dis-je ! eux qui ont cherché et trouvé un asile dans quelque cave, et qui, maintenant, y sont emprisonnés par la chute de tous ces matériaux.

 

– C’est possible, murmura Courte-Joie.

 

– Oh ! c’est certain, dit Bertha ; mais comment les aider ? comment arriver à l’endroit où ils se trouvent ?

 

– S’ils sont dans un souterrain, ce souterrain doit avoir une ouverture ; s’ils sont dans une cave, cette cave doit avoir un soupirail ; il s’agit de les trouver, et, si nous ne les trouvons pas, eh bien, nous creuserons la terre jusqu’à ce que nous arrivions à eux.

 

En achevant ces mots, Bertha se mit à tourner autour de la maison, arrachant avec rage, écartant avec furie les solives, les poutres, les pierres, les tuiles, qui étaient tombées le long du mur extérieur et qui en cachaient la base.

 

Tout à coup, elle poussa un cri.

 

Trigaud et Courte-Joie se hâtèrent d’accourir, l’un sur ses grandes jambes, l’autre s’aidant de ses moignons et de ses mains avec la rapidité d’un batracien.

 

– Écoutez ! leur dit Bertha d’un air de triomphe.

 

Effectivement, de l’endroit où elle s’était arrêtée, on entendait distinctement, venant des profondeurs de l’habitation ruinée, un bruit sourd mais continu, pareil à celui d’un instrument dont on frapperait, à coups mesurés, les fondations du château.

 

– C’est là, dit Bertha en désignant une masse de matériaux amoncelés le long du mur, c’est là qu’il faut chercher.

 

Trigaud se mit à l’œuvre. Il commença par repousser un fragment du toit tout entier, qui, ayant glissé du faîte, était tombé verticalement le long du mur ; puis il jeta au loin les moellons amoncelés à cet endroit par la chute de toute la partie supérieure d’une fenêtre de l’étage ; puis, enfin, après des prodiges de force, il eut assez promptement découvert une ouverture par laquelle le bruit du travail des malheureux ensevelis arrivait jusqu’à eux.

 

Bertha voulu passer par cette ouverture dès qu’elle fut praticable ; mais Trigaud la retint. Il prit une latte du toit, l’alluma au foyer de l’incendie, et, attachant au milieu du corps de Courte-Joie, la sangle qui servait d’ordinaire à retenir celui-ci sur ses épaules, il le descendit par le soupirail.

 

Trigaud et Bertha retenaient leur respiration.

 

On entendit Courte-Joie qui parlait aux travailleurs.

 

Puis il indiqua à Trigaud qu’il devait le remonter.

 

Trigaud obéit avec la promptitude et l’onctueux d’une machine bien graissée.

 

– Vivants ! ils sont vivants, n’est-ce pas ? demanda Bertha avec angoisse.

 

– Oui, mademoiselle, répondit Courte-Joie ; mais, par grâce, n’essayez pas de pénétrer dans le souterrain ! ils ne sont point dans la cave sur laquelle ouvre ce soupirail : ils sont dans une espèce de niche adjacente ; l’ouverture par laquelle ils y ont pénétré est bouchée ; il faut absolument percer la muraille pour arriver à eux, et je crains que, dans ce travail, une partie de la voûte, déjà ébranlée, ne s’écroule. Laissez-moi donc diriger Trigaud.

 

Bertha se jeta à genoux et se mit à prier.

 

Courte-Joie fit une nouvelle provision de lattes sèches et redescendit dans la cave.

 

Trigaud l’y suivit.

 

Au bout de dix minutes qui semblèrent à Bertha autant de siècles, on entendit un grand bruit de pierres qui s’écroulaient ; un cri d’angoisse s’échappa de la poitrine de la jeune fille ; elle se précipita vers le soupirail et aperçut Trigaud qui remontait, portant sur son épaule un corps plié en deux, et dont la pâle figure pendait sur la poitrine du mendiant.

 

Elle reconnut Michel.

 

– Il est mort, mon Dieu ! il est mort ! cria-t-elle sans oser avancer.

 

– Non, non, répondit du fond de la cave une voix que Bertha reconnut pour celle de Jean Oullier, non, il n’est pas mort.

 

À ces mots, la jeune fille s’élança, prit Michel des mains de Trigaud, le déposa sur le gazon, et, rassurée – car elle avait senti les battements de son cœur, – elle essaya de le rappeler à lui-même en mouillant son front de l’eau qu’elle puisait dans une ornière.

 

LXV

La lande de Bouaimé


Pendant que Bertha essayait de faire revenir le jeune homme de son évanouissement, causé, en grande partie, par la suffocation, Jean Oullier gagnait à son tour l’ouverture extérieure du soupirail, suivi de Courte-Joie, que Trigaud attirait à lui par le même procédé dont il s’était servi pour le descendre.

 

Au bout d’un instant, tous trois se trouvèrent dehors.

 

– Ah çà ! vous étiez donc seuls là-dedans ? demanda Courte-Joie à Jean Oullier.

 

– Oui.

 

– Et les autres ?

 

– Ils s’étaient réfugiés sous la voûte de l’escalier ; la chute du plafond les a surpris avant qu’ils aient eu le temps de nous rejoindre.

 

– Et ils sont morts, eux ?

 

– Je ne crois pas ; car, une heure environ après le départ des soldats, nous avons entendu remuer des pierres et parler. Nous avons crié ; mais sans doute ne nous ont-ils pas entendus.

 

– Alors, c’est une fière chance que nous soyons venus !

 

– Pour cela, oui ! sans vous, jamais nous n’eussions pu percer le mur, surtout dans l’état où était le jeune baron. Ah ! j’ai fait là une belle campagne ! dit Jean Oullier en secouant la tête, et en regardant Bertha, qui, ayant attiré le haut du corps de Michel sur ses genoux, était parvenue à lui faire reprendre ses sens, et lui exprimait toute la joie qu’elle éprouvait de le revoir.

 

– Sans compter qu’elle n’est pas finie, dit Courte-Joie, qui n’avait pu comprendre le sens que le vieux Vendéen attachait à ces paroles, et qui regardait sans cesse du côté de l’est, où une large bande de pourpre annonçait que le jour ne tarderait pas à paraître.

 

– Que veux-tu dire ? demanda Jean Oullier.

 

– Je veux dire que deux heures de nuit de plus eussent grandement aidé à notre salut : un blessé, un invalide et une femme, ce ne sera pas aisé à manœuvrer dans une retraite ; sans compter que les vainqueurs d’hier vont crânement battre les routes aujourd’hui.

 

– Oui ; mais, je me sens à mon aise, depuis que je n’ai plus cette voûte de fer sur la tête.

 

– Tu n’es sauvé qu’à moitié, mon pauvre Jean.

 

– Eh bien, prenons nos précautions.

 

Et Jean Oullier se mit à fouiller les gibernes des morts, y prit toutes les cartouches qu’elles contenaient, chargea son fusil avec autant de sang-froid qu’il le faisait avant de partir pour la chasse, et, se rapprochant de Bertha et de Michel, qui fermait les yeux comme s’il était évanoui :

 

– Pouvez-vous marcher ? demanda-t-il.

 

Michel ne répondit pas ; en rouvrant les yeux, il avait vu Bertha et les avait refermés, comprenant ce que sa position allait avoir de difficile.

 

– Pouvez-vous marcher ? répéta Bertha à Michel, de manière que cette fois, celui-ci ne doutât point que c’était à lui qu’on s’adressait.

 

– Je crois que oui, répondit Michel.

 

Et, en effet, sa seule blessure était une balle qui lui avait traversé les chairs du bras sans attaquer l’os.

 

Bertha avait visité la plaie et soutenu le bras avec la cravate de soie blanche nouée autour de son cou.

 

– Si vous ne pouvez pas marcher, dit Jean Oullier, je vous porterai.

 

À cette nouvelle preuve du revirement qui s’était opéré dans les sentiments du vieux Vendéen à l’égard du jeune de la Logerie, Bertha se rapprocha de Jean Oullier.

 

– Vous m’expliquerez, lui dit-elle, pourquoi vous avez emmené mon fiancé (elle appuya sur ces deux mots) ; pourquoi vous lui avez fait quitter son poste pour l’entraîner dans cette affaire, et l’exposer, malgré tous les dangers qu’il a courus, à des accusations graves et honteuses.

 

– Si la réputation de M. de la Logerie a souffert quelque dommage par ma faute, dit Jean Oullier avec douceur, je le réparerai.

 

– Vous ? reprit Bertha de plus en plus étonnée.

 

– Oui, dit Jean Oullier ; car je raconterai comment, avec ses apparences féminines, ce jeune homme s’est montré plein de constance et de bravoure.

 

– Vous ferez ce que vous dites, Jean Oullier ? s’écria Bertha.

 

– Non seulement je le ferai, dit le vieux Vendéen, mais, si mon témoignage ne suffit pas, j’irai chercher celui des braves près desquels il a combattu ; car je tiens, à présent, à ce que son nom soit honorable et honoré.

 

– Comment ! c’est toi qui parles ainsi, toi, Jean Oullier ?

 

Jean Oullier s’inclina.

 

– Toi qui aimais mieux, disais-tu, me voir morte que de me voir porter ce nom ?

 

– Oui ! voilà comme les choses changent, mademoiselle Bertha : je désire ardemment, aujourd’hui, voir M. Michel le gendre de mon maître.

 

Jean Oullier prononça ces paroles en regardant Bertha avec tant d’expression et d’une voix si émue et si triste, qu’elle sentit son cœur se serrer dans sa poitrine et que, malgré elle, elle songea à Mary.

 

Elle allait interroger le vieux garde ; mais, en ce moment, le vent apporta sur ses ailes le bruit d’une fanfare d’infanterie qui venait du côté de Clisson.

 

– Courte-Joie avait raison ! s’écria Jean Oullier. L’explication que vous me demandez, Bertha, nous l’aurons aussitôt que les circonstances nous le permettront ; mais, pour l’instant, ne songeons qu’à nous mettre en sûreté.

 

Puis, écoutant de nouveau :

 

– En route donc ! continua-t-il ; car il n’y a pas une minute à perdre, je vous en réponds.

 

Et, passant son bras sous le bras valide de Michel, il donna le signal du départ.

 

Courte-Joie était déjà réinstallé sur les épaules de Trigaud.

 

– Où allons-nous ? demanda-t-il.

 

– Il nous faut gagner la ferme isolée de Saint-Hilaire, répondit Jean Oullier, qui, aux premiers pas qu’il avait faits, en soutenant Michel, avait senti le jeune homme chanceler. Il est impossible que notre blessé fasse les huit lieues qui nous séparent de Machecoul.

 

– Va pour la ferme de Saint-Hilaire, dit Courte-Joie en actionnant sa monture.

 

Malgré la lenteur que leur marche éprouvait, par suite de la difficulté avec laquelle Michel avançait, les fugitifs n’étaient plus qu’à quelques centaines de pas de cette métairie, lorsque Trigaud montra avec orgueil à son associé une espèce de massue qu’il tenait à la main et que, tout en cheminant, il s’était consciencieusement occupé de gratter et d’émonder avec son couteau.

 

C’était un pommier sauvage, de raisonnable grosseur, que le mendiant avait avisé dans le verger de la Pénissière, et qui lui avait semblé devoir merveilleusement remplacer la terrible faux qu’il avait brisée au combat du Chêne.

 

Courte-Joie poussa un cri de rage.

 

Il était évident qu’il ne partageait point la satisfaction avec laquelle son compagnon palpait le tronc noueux de son arme nouvelle.

 

– Le diable emporte l’animal au plus profond des enfers ! s’écria-t-il.

 

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Jean Oullier laissant Michel à la garde de Bertha et hâtant le pas pour rejoindre Trigaud et Courte-Joie.

 

– Il y a, continua Courte-Joie, que cette double brute vient de mettre sur nos traces toute la bande des culottes rouges ! Que la peste m’étrangle pour ne pas y avoir songé plus tôt ! depuis que nous avons quitté la Pénissière, il a fait le petit Poucet ; par malheur, ce n’est pas de mies de pain qu’il a semé la route, mais des branches, des feuilles et des épluchures de son arbre : de sorte que, si, comme je m’en doute, ces gredins de soldats se sont aperçus que nous avons remué les décombres, ils doivent être à l’autre bout de la piste que leur a ménagée cet animal. Ah ! double, triple, quadruple brute ! acheva Courte-Joie en manière de péroraison.

 

Puis, joignant le geste à la parole, il asséna de toute sa force un coup de poing sur le crâne du mendiant, lequel ne sembla pas plus s’apercevoir de ce horion que si Courte-Joie lui eût passé la main dans les cheveux.

 

– Diable ! dit Jean Oullier pensif, que faire ?

 

– Renoncer à la métairie de Saint-Hilaire, où l’on nous prendrait comme dans une souricière.

 

– Mais, dit vivement Bertha, il est impossible que M. de la Logerie aille plus loin. Voyez comme il est pâle !

 

– Jetons-nous sur la droite, dit Jean Oullier ; gagnons la lande de Bouaimé, et nous nous cacherons dans les roches. Pour laisser moins de traces et marcher plus vite, je vais prendre M. Michel sur mes épaules. Marchons en file : le pied de Trigaud effacera le pas des deux autres.

 

La lande de Bouaimé, vers laquelle Jean Oullier dirigeait la fuite de la petite troupe, est située à une lieue environ du bourg de Saint-Hilaire ; il faut traverser la Maine pour y arriver.

 

Elle est d’une étendue considérable et remonte au nord jusqu’à Rémouillé et Montbert ; sa surface est fort accidentée et parsemée de nombreuses roches de granit dont quelques-unes ont été évidemment remuées par la main des hommes.

 

Les dolmens et les menhirs dressaient donc, au milieu des touffes de bruyères ou des fleurs jaunes des genêts et des ajoncs, leurs têtes brunes couronnées de mousse.

 

Ce fut vers une des plus remarquables de ces pierres que Jean Oullier conduisit la petite caravane ; cette pierre était plate et reposait sur quatre énormes quartiers de granit.

 

Dix ou douze personnes eussent aisément reposé à l’aise sous son ombre.

 

Michel n’y fut pas plus tôt arrivé, qu’il s’affaissa sur lui-même et fût tombé à la renverse si Bertha ne l’eût soutenu. Elle se hâta d’arracher de la bruyère qu’elle étendit sous le dolmen, et, quelle que fût la gravité de la situation, le jeune homme était à peine déposé sur cette couche, qu’il s’endormit profondément.

 

Trigaud fut placé en sentinelle sur le dolmen ; sauvage statue du sauvage piédestal, il rappelait par sa large silhouette les géants qui, deux mille ans auparavant, avaient élevé cet autel. Courte-Joie, dessanglé, se reposa à côté de Michel, sur qui Bertha voulait veiller malgré l’épuisement dans lequel l’avait mise la fatigue physique et morale de la journée et de la nuit précédentes ; et Jean Oullier s’éloigna, moitié pour aller à la découverte et moitié pour rapporter des provisions dont les fugitifs avaient le plus grand besoin.

 

Il y avait à peu près deux heures que Trigaud promenait ses regards sur l’immense savane qui l’entourait, et, malgré l’attention avec laquelle il prêtait l’oreille, il n’avait entendu, jusque-là, que le bourdonnement monotone des guêpes et des abeilles qui butinaient sur les ajoncs et les serpolets fleuris ; les vapeurs que le soleil tirait de la terre humide commençaient à prendre, aux yeux de Trigaud, les teintes irisées dont le papillotage, joint à l’ardeur des rayons qui tombaient d’aplomb sur ses grosses touffes de cheveux roux, engourdissait son cerveau ; mille combinaisons somnifères allaient le plonger dans une sieste à laquelle la digestion d’un repas quelconque n’avait aucune part, quand la détonation d’une arme à feu vint le tirer tout à coup de sa torpeur.

 

Trigaud regarda dans la direction de Saint-Hilaire et aperçut ce petit nuage blanc que produit un coup de feu.

 

Puis il distingua un homme qui fuyait à toutes jambes et qui sembla venir dans la direction du dolmen.

 

D’un bond, il fut descendu de son piédestal.

 

Bertha, qui avait résisté au sommeil, au bruit du coup de fusil avait déjà réveillé Courte-Joie.

 

Trigaud prit le cul-de-jatte dans ses bras, l’éleva au-dessus de sa tête de façon qu’il atteignît une hauteur de dix pieds, et ne prononça que ces deux mots, qui, du reste, n’avaient pas besoin de commentaire :

 

– Jean Oullier.

 

Courte-Joie plaça sa main en abat-jour au-dessus de ses yeux et reconnut à son tour le vieux Vendéen ; seulement, il remarqua qu’au lieu de marcher du côté où ils l’attendaient, Jean Oullier avait pris la colline opposée à celle où était le dolmen et se dirigeait du côté de Montbert.

 

Il observa encore qu’au lieu de cheminer à mi-côte et de se dérober ainsi aux regards de ceux qui devaient le poursuivre, le vieux Vendéen choisissait, pour y passer, les endroits les plus escarpés, de façon à rester en vue de tous ceux qui battaient le pays à une lieue à la ronde.

 

Jean Oullier était trop expérimenté pour agir à la légère ; s’il faisait ainsi, c’était assurément pour une bonne raison : et, en effet, il avait calculé que, de la sorte, il attirerait sur lui seul toute l’attention de l’ennemi et le détournerait de la piste qu’il suivait probablement.

 

Courte-Joie pensa donc que ce qu’il y avait de mieux à faire pour lui et ses compagnons, c’était de rester dans leur asile, et d’attendre les événements en observant avec attention ce qui allait se passer.

 

Du moment où c’était l’intelligence qui devait remplacer les sens, Courte-Joie ne s’en fia plus à Trigaud, il se fit hisser sur le dolmen ; seulement, si exiguë que fût sa chétive personne, il ne jugea point à propos de la déployer sur ce piédestal.

 

Il s’y coucha à plat ventre, la face tournée dans la direction de la colline que suivait Jean Oullier.

 

Bientôt, à l’endroit par lequel ce dernier avait débouché, il vit apparaître un soldat, puis un second, puis un troisième.

 

Il en compta jusqu’à vingt.

 

Ceux-ci ne paraissaient pas autrement empressés de lutter de vitesse avec le fuyard ; ils se contentaient de s’échelonner dans la lande de manière à lui couper la retraite, dans le cas où il tenterait de revenir sur ses pas.

 

Cette tactique équivoque rendit Courte-Joie encore plus attentif ; car elle lui fit supposer que les soldats qu’il voyait n’étaient pas seuls aux trousses du Vendéen.

 

La colline dont celui-ci suivait la pente supérieure se terminait, à environ un demi-quart de lieue de l’endroit où Jean Oullier se trouvait en ce moment, par une pointe de rocher qui dominait une espèce de marécage.

 

Ce fut de ce côté, sans doute parce que la course de Jean Oullier y aboutissait, que se concentra toute l’attention de Courte-Joie.

 

– Hum ! fit tout à coup Trigaud.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda Courte-Joie.

 

– Culotte rouge, répondit le mendiant montrant du doigt un endroit du marécage.

 

Courte-Joie suivit la direction indiquée par le doigt de Trigaud, et vit briller l’éclair d’un fusil au milieu des roseaux ; puis une forme se dessina : c’était celle d’un soldat, et, de même que sur la bruyère, ce soldat fut suivi d’une vingtaine de ses camarades.

 

Courte-Joie les vit se blottir entre les roseaux, et se cacher comme autant de chasseurs à l’affût.

 

Le gibier, c’était Jean Oullier.

 

En descendant l’escarpement, il devait infailliblement tomber dans l’embuscade qui lui était tendue.

 

Il n’y avait pas une minute à perdre pour le prévenir.

 

Courte-Joie prit son fusil et le déchargea en prenant soin de tenir l’embouchure du canon au ras des bruyères et de faire feu derrière le dolmen.

 

Puis il reporta ses regards sur le théâtre de l’action.

 

Jean Oullier avait entendu le signal, et reconnu la détonation du petit fusil de Courte-Joie ; il ne se méprit pas une minute sur les raisons qui contraignaient son ami à renoncer à l’incognito qu’il leur conservait avec tant de peine ; en effet, il fit brusquement demi-tour, et, au lieu de continuer sa route vers l’escarpement et le marais, il descendit rapidement la colline. Il ne courait plus, il volait ! Sans doute avait-il trouvé quelque plan qu’il avait hâte de mettre à exécution.

 

Au reste, du train dont il allait, dans quelques minutes il aurait rejoint ses amis.

 

Mais, quelque précaution qu’eût prise Courte-Joie pour dérober la fumée aux regards des soldats, ceux-ci avaient parfaitement reconnu de quel côté venait l’explosion, et ceux de la bruyère comme ceux du marais s’étaient réunis derrière Jean Oullier, qui continuait d’arriver à grands pas, et ils semblaient tenir conseil en attendant des ordres.

 

Courte-Joie jeta un regard autour de lui, parut étudier chaque point de l’horizon, éleva un de ses doigts mouillé pour chercher de quel côté venait le vent, s’assura qu’il venait du côté des soldats, et tâta la bruyère avec sollicitude afin de s’assurer que le soleil, qui était ardent, et le vent, qui était vif, l’avaient suffisamment séchée.

 

– Que faites-vous donc ? demanda Bertha, qui, ayant suivi les différentes phases de ce prologue, comprenait fort bien l’imminence du danger et aidait Michel, qui paraissait encore plus triste que souffrant, à se mettre debout.

 

– Ce que je fais, répondit le cul-de-jatte, ou plutôt ce que je vais faire, ma chère demoiselle ? Je vais faire un feu de la Saint-Jean, et vous pourrez vous vanter ce soir, si, grâce à ce feu, vous êtes en sûreté, comme je l’espère, d’en avoir rarement vu un pareil !

 

Et, ce disant, il distribua à Trigaud plusieurs petits morceaux d’amadou en feu, que celui-ci déposa au milieu d’autant de faisceaux d’herbes sèches qui, sous son souffle puissant, furent bientôt transformés en fascines enflammées qu’il plaça, de dix pas en dix pas, sur une longueur de cent pas dans la bruyère.

 

Trigaud plaçait sa dernière fascine comme Jean Oullier achevait de gravir les dernières pentes qui conduisaient au dolmen.

 

– Debout ! debout ! cria celui-ci ; je n’ai pas dix minutes d’avance.

 

– Oui ; mais voici qui nous en donne vingt ! répondit Courte-Joie en montrant les tiges des ajoncs qui commençaient à pétiller et à se tordre sous l’action du feu, tandis qu’une douzaine de colonnes de fumée s’élevaient en spirale vers le ciel.

 

– Ce feu n’ira pas assez vite et ne sera peut-être pas assez ardent pour les arrêter, dit Jean Oullier.

 

Puis, étudiant l’état de l’atmosphère :

 

– D’ailleurs, ajouta-t-il, le vent poussera les flammes dans la direction que nous allons suivre.

 

– Oui ; mais avec les flammes, gars Oullier, dit Courte-Joie d’un air triomphant, il y poussera la fumée ; et c’est bien sur quoi je compte : la fumée leur cachera d’abord combien nous sommes, et ensuite où nous allons.

 

– Ah ! Courte-Joie, Courte-Joie, murmura Oullier, entre les dents, si tu avais eu des jambes, quel rude braconnier tu aurais fait !

 

Et, sans dire un mot de plus, il prit Michel, le plaça sur ses épaules malgré la résistance du jeune homme, qui prétendait être assez fort pour marcher et ne voulait pas donner ce surcroît de fatigue au Vendéen ; puis, il suivit Trigaud, qui était déjà en marche, son guide sur le dos.

 

– Prends la main de mademoiselle, dit Courte-Joie à Jean Oullier ; qu’elle se bouche les yeux et fasse provision de souffle : dans dix minutes, nous n’y verrons plus et nous respirerons tout juste.

 

Et, en effet, les dix minutes annoncées par Aubin n’étaient point expirées, que les dix colonnes de fumée s’étaient rejointes et fondues en une immense nappe qui s’étendait sur une largeur de trois cents pas, tandis que les flammes commençaient de gronder sourdement derrière eux.

 

– Y vois-tu assez pour nous diriger ? dit Jean Oullier à Courte-Joie ; car l’important est, d’abord, de ne pas faire fausse route, ensuite de ne pas nous séparer.

 

– Nous n’avons pas d’autre guide que la fumée ; suivons-la hardiment, et elle nous conduira où nous voulons aller ; seulement ne perdez pas de vue Trigaud comme tête de colonne.

 

Jean Oullier était un de ces hommes qui savent la valeur du temps et de la parole ; aussi se contenta-t-il de dire :

 

– En marche donc !

 

Et il donna l’exemple, ne paraissant pas plus gêné du poids de Michel que Trigaud ne l’était de celui de Courte-Joie.

 

On marcha ainsi pendant un quart d’heure sans que les fugitifs sortissent des nuages de fumée que l’incendie, se propageant avec une rapidité prodigieuse sous l’impulsion du vent, amoncelait autour d’eux.

 

De temps en temps seulement, Jean Oullier demandait à Bertha à moitié suffoquée par la fumée :

 

– Respirez-vous ?

 

Et celle-ci répondait par un oui à peine articulé.

 

Quant à Michel, le vieux garde ne s’en inquiétait point ; il arriverait toujours, puisqu’il était sur ses épaules.

 

Tout à coup, Trigaud, qui marchait en tête de la petite troupe, guidé par Courte-Joie et sans s’inquiéter où il allait, recula brusquement d’un pas en arrière.

 

Il avait mis le pied dans une eau profonde que la fumée l’avait empêché d’apercevoir et s’y était enfoncé jusqu’au-dessus du genou.

 

Aubin poussa un cri de joie.

 

– Nous y voici ! dit-il ; la fumée nous y a conduits aussi sûrement qu’aurait pu le faire le chien de chasse le mieux dressé.

 

– Ah ! dit Jean Oullier.

 

– Tu comprends, n’est-ce pas, mon gars ? dit Courte-Joie avec l’accent du triomphe.

 

– Oui ; mais comment arriver à l’îlot ?

 

– Comment ? Et Trigaud !

 

– Bien ! mais, ne nous retrouvant pas, n’est-il pas probable que les soldats éventeront la ruse ?

 

– Sans doute, s’ils ne nous retrouvaient pas ; mais ils nous retrouveront.

 

– Achève.

 

– Ils ne savent pas combien nous sommes ; nous mettons mademoiselle et notre blessé en sûreté ; puis, comme si nous avions fait fausse route et que notre chemin nous soit coupé par l’étang, nous sortons toi, Trigaud et moi, et nous leur prouvons, par quelques bons coups de fusil, que c’est bien nous qu’ils ont vus tout à l’heure. Alors, n’étant plus embarrassés ni inquiets, nous gagnerons les bois de Gineston, d’où il nous sera facile de revenir cette nuit à l’îlot.

 

– Mais des vivres, les pauvres enfants !

 

– Bah ! dit Courte-Joie, on ne meurt pas pour rester vingt-quatre heures sans manger.

 

– Soit.

 

Puis, revenant sur lui-même avec une tristesse pleine de mépris pour son intelligence périclitante :

 

– Il faut, dit-il, que la nuit d’hier m’ait troublé la cervelle pour que je n’aie pas songé à tout cela.

 

– Ne vous exposez pas inutilement, dit Bertha presque joyeuse du tête-à-tête que lui ménageaient les circonstances avec l’homme qu’elle aimait.

 

– Soyez tranquille, répondit Jean Oullier.

 

Trigaud prit d’abord Michel entre ses bras sans pour cela déposer à terre Courte-Joie, ce qui lui eût fait perdre du temps, et se mit à l’eau. Il marcha ainsi jusqu’à ce qu’il en eût à mi-corps ; puis, comme l’eau montait, il éleva le jeune homme au-dessus de sa tête, prêt à le passer à Courte-Joie si l’eau montait toujours. Mais elle s’arrêta à la poitrine du géant ; il traversa l’étang et parvint à une espèce d’îlot d’une douzaine de pieds carrés, qui semblait, sur cette eau dormante, un vaste nid de canards.

 

Cet îlot était couvert d’une véritable forêt de roseaux.

 

Trigaud déposa Michel sur ces roseaux et revint chercher Bertha, qu’il passa de la même façon et déposa, comme il eût fait d’un oiseau près du jeune baron de la Logerie.

 

– Couchez-vous au milieu de l’îlot, cria Jean Oullier de l’autre bord.

 

Et, s’adressant aux deux jeunes gens :

 

– Relevez les roseaux courbés par votre passage, et je vous promets qu’on n’ira point vous chercher là.

 

– Bien ! répondit Bertha. Et maintenant, ne vous occupez plus que de vous, mes amis !

 

LXVI

Où la maison Aubin Courte-Joie et compagnie, fait honneur à sa raison sociale


Il était temps que les trois chouans eussent achevé ce qu’ils avaient à faire au bord de l’étang : les flammes arrivaient avec une rapidité prodigieuse ; elles couraient sur les cimes fleuries des ajoncs comme des oiseaux de pourpre et d’or emportés par le vent, et, avant de les consumer jusqu’aux racines, elles semblaient ne vouloir qu’en effleurer les tiges.

 

Leur murmure, semblable au grondement de l’océan, grandissait de tous côtés autour des trois fugitifs, et la fumée devenait de plus en plus épaisse et suffocante.

 

Mais les jarrets d’acier de Jean Oullier et de Trigaud allaient encore plus vite que l’incendie, et ils furent bientôt à l’abri de ses atteintes.

 

Ils obliquèrent à gauche et arrivèrent à un point du vallon où ils étaient à peu près dégagés des nuages opaques qui leur avaient si heureusement servi à cacher leur nombre, la direction de leur fuite, et la manœuvre grâce à laquelle Michel et Bertha se trouvaient maintenant en sûreté.

 

– Rampons, rampons maintenant, Trigaud ! s’écria Jean Oullier ; il importe que les soldats ne nous voient pas avant que nous sachions ce qu’ils font et de quel côté ils se dirigent.

 

Le géant se courba comme s’il marchait à quatre pattes, et bien lui en prit ; car il ne s’était pas plus tôt incliné, qu’il entendit passer en sifflant au-dessus de sa tête une balle qu’il eût reçue en pleine poitrine sans cette précaution.

 

– Diable ! fit Courte-Joie, tu as donné là un conseil qui n’était pas gros, Jean Oullier, mais qui était bon.

 

– Ils ont deviné notre ruse, dit Jean Oullier, et ils nous cernent, de ce côté du moins.

 

En effet, on apercevait une file de soldats qui, placés à cent pas les uns des autres à partir du dolmen, se tenaient sur une étendue d’une demi-lieue, comme une ligne de traqueurs, attendant que les Vendéens reparussent.

 

– Fonçons-nous ? demanda Courte-Joie.

 

– C’est mon avis, dit Jean Oullier ; mais attends que je fasse une trouée.

 

Et, appuyant son fusil à son épaule, – sans pour cela quitter sa position horizontale, – Jean Oullier fit feu sur le soldat qui rechargeait son arme.

 

Le militaire, atteint en pleine poitrine, pirouetta sur lui-même et s’abattit face contre terre.

 

– Et d’un ! fit Oullier.

 

Puis, passant au soldat qui venait à la suite, et avec le même calme qu’il eût fait sur deux perdreaux, il ajusta et tira.

 

Le second tomba comme le premier.

 

– Coup double ! dit Courte-Joie. Bravo, gars Oullier, bravo !

 

– En avant ! en avant ! cria celui-ci en se redressant sur ses pieds avec l’agilité d’une panthère ; en avant ! et égaillons-nous un peu pour donner moins de prise aux balles qui vont pleuvoir.

 

Le Vendéen avait dit vrai : les trois compagnons n’avaient pas fait dix pas, que six ou huit détonations successives se firent entendre, et que l’un des projectiles vint enlever un éclat de la massue que Trigaud tenait à la main.

 

Heureusement pour les fugitifs que les soldats qui arrivaient de toutes parts au secours de leurs deux camarades qu’ils avaient vus tomber, arrivant essoufflés par la course, avaient fait feu d’une main mal assurée ; mais ils n’en fermaient pas moins le passage, et il n’était pas probable que Jean Oullier et ses deux compagnons eussent le temps de franchir leur ligne sans un combat corps à corps.

 

Effectivement, au moment où Jean Oullier, qui tenait la gauche, prenait son élan pour franchir un petit ravin, il vit un schako se dresser sur le bord opposé et aperçut un soldat qui l’attendait la baïonnette croisée.

 

La rapidité de sa course n’avait pas permis à Jean Oullier de recharger son fusil ; mais il calcula que, puisque son adversaire se contentait de le menacer de la baïonnette, c’est qu’il était probablement dans la même situation que lui. À tout hasard, il tira son couteau, le plaça entre ses dents, puis continua d’avancer de toute la vitesse de ses jambes.

 

À deux pas du fossé, il s’arrêta court, et, coucha en joue le soldat, dont la poitrine n’était pas à plus de six pieds du canon de son fusil.

 

Ce qu’avait prévu Jean Oullier arriva : le soldat crut le fusil chargé et se jeta à plat ventre pour éviter le coup.

 

À l’instant même, et comme si l’arrêt qu’il venait de faire n’avait en rien diminué la vigueur de son élan, d’un bond Jean Oullier franchit la ravine et passa comme l’éclair par-dessus le corps du soldat.

 

Trigaud, de son côté, n’avait pas été moins heureux, et, sauf une balle qui, en lui effleurant l’épaule, avait ajouté un lambeau de plus aux lambeaux dont se composaient ses vêtements, lui et son camarade Courte-Joie, comme Jean Oullier, avaient franchi la ligne.

 

Les deux fugitifs – Trigaud ne doit compter que pour un appuyèrent alors diagonalement, l’un à droite, l’autre à gauche, de manière à se rejoindre à l’extrémité de l’angle.

 

Au bout de cinq minutes, ils étaient à portée de la voix.

 

– Cela va bien ? dit Jean Oullier à Courte-Joie.

 

– À merveille ! répondit celui-ci ; et, dans vingt minutes, si nous n’avons pas quelque membre éclopé par les balles de ces gredins-là, nous verrons les champs, et, une fois derrière la première haie, du diable s’ils nous rejoignent. Mauvaise idée, gars Oullier, que nous avons eue de gagner la lande.

 

– Bah ! nous en voilà tantôt dehors, et les enfants sont plus en sûreté où nous les avons mis que dans la forêt la plus épaisse. Tu n’es pas blessé ?

 

– Non ; et toi, Trigaud ? Il me semble que j’ai senti un certain frisson passer dans ta peau.

 

Le géant montra l’éraflure que la balle lui avait faite à sa massue ; évidemment, cette avarie, qui détruisait la correction de l’œuvre à laquelle il avait travaillé avec tant d’amour pendant toute la matinée, le préoccupait bien plus que celle qu’avaient reçue ses habits et son deltoïde, légèrement endommagé par le passage de la balle.

 

– Ah ! fameux ! dit Courte-Joie, voilà les champs.

 

En effet, à un millier de pas des fuyards, au bout d’une pente si douce, qu’elle était presque insensible à la vue, on apercevait les blés à demi jaunis, qui ondulaient dans leurs encadrements d’un vert mat.

 

– Si nous soufflions un peu, dit Courte-Joie, qui paraissait ressentir la fatigue qu’éprouvait Trigaud.

 

– Ma foi, oui, dit Jean Oullier, le temps de recharger mon fusil. Regarde, toi, pendant ce temps-là.

 

Jean Oullier rechargea son fusil, et Courte-Joie promena son regard en cercle autour de lui.

 

– Oh ! mille millions de tonnerres ! s’écria tout à coup le cul-de-jatte au moment où le vieux Vendéen assurait sur la poudre sa seconde balle.

 

– Qu’y a-t-il ? dit Jean Oullier en se retournant.

 

– En route, mille diables ! en route ! Je ne vois rien encore, mais j’entends un bruit qui ne dit rien de bon.

 

– Ouais ! fit Jean Oullier, on nous fait les honneurs de la cavalerie, gars Courte-Joie. Alerte ! alerte ! paresseux ! ajouta-t-il en s’adressant à Trigaud.

 

Celui-ci, autant pour soulager ses poumons que pour répondre à Jean Oullier, poussa une espèce de mugissement qu’eût envié le plus vigoureux taureau poitevin, et, d’une seule enjambée, il franchit une pierre énorme qui se trouvait sur son passage.

 

Un cri de douleur poussé par Jean Oullier l’arrêta dans son formidable élan.

 

– Qu’as-tu donc ? demanda Courte-Joie à celui-ci, qui s’était arrêté, appuyé sur le canon de son fusil et la jambe levée.

 

– Rien, rien, dit Jean ; ne vous inquiétez pas de moi.

 

Puis il essaya de marcher à nouveau, poussa un second cri et fut forcé de s’asseoir.

 

– Oh ! dit Courte-Joie, nous ne nous en irons pas sans toi. Parle ! qu’as-tu ?

 

– Rien, te dis-je !

 

– Es-tu blessé ?

 

– Ah ! fit Jean Oullier, où est le rebouteux de Montbert ?

 

– Tu dis ? demanda Courte-Joie, qui n’avait pas compris.

 

– Je dis que mon pied est entré dans un trou et que je me le suis démis ou foulé ; tant il y a que je ne puis plus faire un pas…

 

– Trigaud va te prendre sur une épaule, et moi sur l’autre.

 

– Impossible ! vous n’arriverez jamais aux haies.

 

– Mais, si nous te laissons en arrière, ils te tueront, mon Jean Oullier.

 

– Peut-être, dit le Vendéen ; mais j’en tuerai plus d’un avant de mourir ; et pour commencer, regarde-moi descendre celui-là.

 

Un jeune officier de chasseurs, mieux monté que les autres, venait d’apparaître sur un monticule, à trois cents pas à peu près des fugitifs.

 

Jean Oullier porta la crosse de son fusil à son épaule, et lâcha le coup.

 

Le jeune officier ouvrit les bras, puis tomba à la renverse.

 

Et Jean Oullier se mit à recharger son fusil.

 

– Ainsi, tu dis que tu ne peux pas marcher ? demanda Courte-Joie.

 

– Je ferais peut-être dix ou quinze pas à cloche-pied ; mais à quoi bon ?

 

– Alors, halte ici, Trigaud !

 

– Vous n’allez pas faire la folie de rester, j’espère ? s’écria Jean Oullier.

 

– Ah ! par ma foi, si ! où tu mourras, nous mourrons, mon vieux ; mais, comme tu dis, nous en descendrons quelques-uns auparavant.

 

– Non pas, non pas, Courte-Joie ; ça ne peut se passer ainsi. Il faut que vous viviez pour veiller sur ceux que nous avons laissés là-bas… Mais que fais-tu donc, Trigaud ? demanda Jean Oullier en regardant le géant, qui était descendu dans une ravine et qui soulevait un bloc de granit.

 

– Bon ! dit Courte-Joie, ne le gronde pas, il ne perd pas son temps.

 

– Ici, ici, cria Trigaud en indiquant une espèce d’excavation creusée par les eaux sous la pierre, et qu’en soulevant celle-ci, il venait de découvrir.

 

– C’est, ma foi, vrai ! il a de l’esprit comme un singe aujourd’hui, ce gars Trigaud ! Ici, Jean Oullier, ici, et coule-toi là-dessous… coule ! coule ! Jean se traîna jusqu’aux deux compagnons, se coula dans l’excavation, comme disait Courte-Joie, s’y pelotonna avec de l’eau jusqu’à mi-jambes ; après quoi, Trigaud replaça doucement la pierre dans sa position naturelle, de façon cependant à ménager de l’air et de la lumière à celui que, pareille à la pierre d’un tombeau, elle engloutissait tout vivant.

 

Il venait d’achever quand les cavaliers parurent sur le point culminant de la pente, et, après s’être assurés que le jeune officier était bien mort, se lancèrent à la poursuite des chouans au grand galop de leurs chevaux.

 

Cependant tout espoir n’était pas perdu : cinquante pas à peine séparaient Trigaud et Courte-Joie – les seuls dont nous ayons à nous occuper maintenant – d’une haie par-delà laquelle était un salut d’autant mieux assuré que, s’en rapportant aux cavaliers, les fantassins semblaient avoir renoncé à leur poursuite.

 

Mais un sous-officier de chasseurs, admirablement monté, les suivait de si près, que Courte-Joie sentait le souffle du cheval qui lui brûlait les épaules.

 

Le sous-officier, voulant terminer cette course, se dressa sur ses étriers et porta un tel coup de sabre au cul-de-jatte, qu’il lui eût infailliblement fendu la tête si l’animal, dont le cavalier n’avait pas suffisamment rassemblé les rênes, ne se fût jeté sur la gauche par un écart, tandis que, par un mouvement instinctif, Trigaud se jetait à droite.

 

L’arme dévia donc et ne fit qu’entamer légèrement le bras de l’hôtelier.

 

– Face ! cria Courte-Joie à Trigaud, comme s’il eût commandé la manœuvre.

 

Celui-ci pirouetta sur lui-même, absolument comme si son corps eût été relié au sol par un ressort d’acier.

 

Le cheval, en passant à côté de lui, le heurta du poitrail, mais sans l’ébranler, et, au même instant, Courte-Joie, faisant feu d’un des canons de son fusil de chasse, renversa le sous-officier, que l’élan de sa monture emportait en avant.

 

– Un ! compta Trigaud, chez lequel l’imminence du péril développait une loquacité qui n’était pas dans ses habitudes.

 

Pendant la minute qu’avait duré cet épisode, les autres cavaliers s’étaient sensiblement rapprochés ; quelques longueurs de cheval seulement les séparaient des deux Vendéens, qui, au milieu des trépignements de leur galop, pouvaient distinguer le sec craquement des mousquetons et des pistolets que l’on armait à leur intention.

 

Mais deux secondes avaient suffi à Courte-Joie pour juger des ressources que pouvait lui offrir l’endroit où il se trouvait.

 

Ils étaient arrivés à l’extrémité de la lande de Bouaimé, à quelques pas d’un carrefour du centre duquel divergeaient différents chemins. Comme tous les carrefours vendéens ou bretons, celui-là avait sa croix ; cette croix de pierre, à moitié brisée dans sa largeur, pouvait offrir un abri qui devait bientôt devenir insuffisant. À droite étaient les premières haies des champs ; mais il ne fallait pas même songer à les gagner ; car, pénétrant leur intention, trois ou quatre cavaliers avaient obliqué de ce côté. En face d’eux et s’allongeant à leur gauche, était la Maine, qui formait un coude en cet endroit ; seulement, il ne fallait point que Courte-Joie songeât à mettre la rivière entre les soldats et lui ; car la rive opposée était formée de rochers qui se dressaient à pic au-dessus des eaux, et, en suivant le courant pour chercher un point sur lequel ils pussent aborder, les deux chouans eussent certainement été criblés de balles.

 

C’est donc pour la croix que Courte-Joie s’était décidé ; ce fut de ce côté que, sur son ordre, Trigaud se dirigea.

 

Au moment où ce dernier tournait autour de l’obélisque de pierre, pour le mettre entre les soldats et lui, une balle vint s’aplatir sur une des faces de la croix, et, en ricochant, atteignit Courte-Joie à la joue ; ce qui n’empêcha nullement le cul-de-jatte de riposter à son tour.

 

Mais, par malheur, le sang qui s’échappait de la blessure d’Aubin vint tomber sur les mains de Trigaud. Il vit ce sang, et poussant un rugissement de fureur, comme s’il n’eût été sensible qu’à ce qui atteignait son compagnon, il s’élança en avant sur les soldats comme fait un sanglier sur les chasseurs.

 

Au même instant, Courte-Joie et Trigaud étaient entourés, dix sabres étaient levés sur leurs têtes, dix canons de pistolet menaçaient leurs corps, et un gendarme étendait la main pour saisir Courte-Joie.

 

Mais la massue de Trigaud s’abattit, rencontra en s’abattant la jambe du gendarme, qu’elle broya.

 

Le malheureux poussa un cri terrible et tomba de son cheval qui s’enfuit à travers la lande.

 

Au même moment, dix explosions éclatèrent à la fois.

 

Trigaud avait une balle dans la poitrine, et le bras gauche de Courte-Joie pendait à son côté, brisé à deux endroits.

 

Le mendiant semblait insensible à la douleur ; il fit, avec son tronc d’arbre, un moulinet qui brisa deux ou trois sabres et écarta les autres.

 

– À la croix ! à la croix ! lui cria Courte-Joie. Nous serons bien là pour mourir.

 

– Oui, répondit sourdement Trigaud, qui, en entendant son ami parler de mourir, abattit convulsivement sa massue sur la tête d’un chasseur, qu’il renversa assommé.

 

Puis exécutant l’ordre qu’il venait de recevoir, il marcha à reculons vers la croix, pour couvrir, autant que possible, son ami de son corps.

 

– Mille tonnerres ! s’écria un brigadier, c’est perdre trop de temps, de monde et de poudre pour ces deux mendiants.

 

Et, enlevant son cheval de la bride et de l’éperon, il fit faire à l’animal un bond prodigieux qui le porta sur les Vendéens.

 

La tête du cheval frappa Trigaud en pleine poitrine, et la violence du choc fut telle, que le géant tomba sur ses genoux.

 

Le cavalier profita de cette chute pour envoyer à Courte-Joie un coup de revers qui lui entama le crâne.

 

– Jette-moi au pied de la croix, et sauve-toi si tu peux, dit Courte-Joie d’une voix défaillante ; car, pour moi, tout est fini.

 

Puis il commença la prière :

 

– Recevez mon âme, ô mon Dieu !…

 

Mais le colosse ne l’écoutait plus ; ivre de sang et de rage, il poussait des cris rauques et inarticulés comme ceux d’un lion aux abois ; ses yeux, ordinairement ternes et atones, jetaient des flammes ; ses lèvres crispées laissaient voir des dents serrées et menaçantes qui eussent pu rendre à un tigre morsure pour morsure. L’élan du cheval avait emporté à quelques pas le cavalier qui avait frappé Courte-Joie. Trigaud ne pouvait l’atteindre ; il fit tourner sa massue autour de son poignet, et, mesurant de l’œil la distance qui le séparait du chasseur, il lui lança le tronc d’arbre, qui partit en sifflant comme s’il sortait d’une catapulte.

 

Le cavalier fit cabrer son cheval et évita le coup ; mais le cheval le reçut dans la tête.

 

L’animal battit l’air de ses pieds de devant, et, se renversant en arrière, roula avec son cavalier sur la lande.

 

Trigaud poussa un cri de joie plus terrible que ne l’eût été un cri de douleur ; la jambe du cavalier était prise sous sa monture ; il se rua sur lui, para avec son bras, qui fut largement entaillé, le coup de sabre que lui porta celui-ci, le saisit par la jambe, l’attira à lui ; puis, le faisant tourner en l’air comme un enfant fait d’une fronde, il lui écrasa la tête contre une des branches de la croix.

 

La pierre byzantine oscilla sur sa base, et resta penchée et couverte de sang.

 

Un cri d’horreur et de vengeance s’éleva de la troupe ; mais, comme cet échantillon de la force prodigieuse de Trigaud avait dégoûté les chasseurs de s’approcher de lui, ils se mirent à recharger leurs armes.

 

Pendant ce temps, Courte-Joie rendait le dernier soupir, en disant à haute voix :

 

Amen !

 

Alors, Trigaud, sentant son maître bien-aimé mort, comme si les préparatifs que faisaient les chasseurs ne le regardaient pas, Trigaud s’assit sur la base de la croix, détacha le corps de Courte-Joie et le prit sur ses genoux comme fait une mère de celui de son enfant expiré, contemplant son visage livide, essuyant avec sa manche le sang qui souillait sa face, tandis qu’un torrent de larmes, les premières que cet être indifférent à toutes les misères de la vie eût jamais versées, coulant larges et pressées le long de ses joues, se mêlaient à ce sang et l’aidaient dans la tâche pieuse qui l’absorbait.

 

Une explosion formidable, deux nouvelles blessures, le son sourd et mat produit par trois ou quatre balles qui trouèrent le cadavre que Trigaud tenait entre ses bras et serrait contre son cœur, vinrent l’arracher à sa douleur et à son immobilité.

 

Il se redressa de toute sa hauteur, et, à ce mouvement, qui leur fit croire qu’il allait s’élancer sur eux, les chasseurs rassemblèrent les rênes de leurs chevaux et un frisson courut dans les rangs.

 

Mais le mendiant ne les regarda même pas ; il ne pensait plus à eux ; il ne cherchait qu’un moyen de ne pas être séparé de son ami après la mort, et il paraissait chercher un endroit qui lui donnât l’assurance de la réunion pendant l’éternité.

 

Il se dirigea du côté de la Maine.

 

Malgré ses blessures, malgré le sang qui coulait le long de son corps par cinq ou six trous de balles et qui laissait derrière lui un véritable ruisseau, Trigaud marchait droit et ferme. Il arriva au bord de la rivière sans qu’un seul soldat eût eu l’idée de l’en empêcher, s’arrêta à un endroit où la berge dominait une eau noire dont la tranquillité dénonçait la profondeur, embrassa étroitement le cadavre du pauvre cul-de-jatte ; puis, le tenant toujours serré contre sa poitrine, réunissant tout ce qui lui restait de forces, il s’élança en avant sans prononcer une seule parole.

 

L’eau rejaillit avec fracas sous la masse énorme qu’elle engloutissait, bouillonna longtemps à l’endroit où Trigaud et son compagnon avaient disparu, et s’effaça enfin en larges cercles qui allèrent mourir contre la rive.

 

Les cavaliers étaient accourus ; ils pensaient que le mendiant s’était jeté à l’eau pour gagner l’autre bord, et, le pistolet au poing, le mousqueton sur l’épaule, ils se tenaient prêts à faire feu sur lui au moment où il remonterait à la surface pour respirer.

 

Mais Trigaud ne reparut pas ; son âme était allée retrouver l’âme du seul être qu’il eût aimé ici-bas, et leurs corps reposaient doucement sur un lit de roseaux au fond du gouffre de la Maine !

 

LXVII

Où les secours arrivent d’où on ne les attendait guère


Pendant la semaine qui venait de s’écouler, maître Courtin s’était tenu très prudemment coi et tranquille derrière les murailles de sa métairie de la Logerie.

 

Comme tous les diplomates, maître Courtin n’avait pas la guerre en grande estime ; il calculait avec raison que le temps des coups de sabre et des coups de fusil passerait promptement, et il ne songeait qu’à se tenir frais et gaillard, pour le moment où il pourrait être utile à la cause et à lui-même, selon les petits moyens que la nature lui avait octroyés.

 

Puis il n’était pas sans inquiétude, le prévoyant métayer, sur les conséquences que pouvait avoir pour lui le rôle qu’il avait joué dans l’arrestation de Jean Oullier et dans la mort de Bonneville, et, au moment où toutes les haines, toutes les rancunes, toutes les vengeances tenaient la campagne armée de bons fusils, il trouvait sage de ne pas se placer follement sur leur chemin.

 

Il n’était pas jusqu’à son jeune maître, le baron Michel, si inoffensif qu’il l’eût connu, que maître Courtin ne craignît de rencontrer, depuis qu’un certain soir il avait coupé la sangle de son cheval ; aussi, dès le lendemain de cette équipée, pensant que le meilleur moyen pour ne pas se faire tuer était de paraître à moitié mort, il s’était blotti entre ses draps en faisant annoncer, par sa servante, à ses voisins et à ses administrés, qu’une fièvre des plus malignes et du genre de celle qui avait enlevé le pauvre Tinguy, le mettait à deux doigts du tombeau.

 

Madame de la Logerie, dans l’accablement où la plongeait la fuite de Michel, avait deux fois fait demander son métayer ; mais le mal avait paralysé la bonne volonté de Courtin, si bien que ce fut la fière baronne qui, cédant à son inquiétude, se rendit au logis du paysan.

 

Elle avait entendu dire que Michel avait été fait prisonnier.

 

Elle partait pour Nantes et elle allait employer tout son crédit pour faire rendre son fils à la liberté, et toute son autorité de mère pour l’entraîner loin de ce malheureux pays.

 

En aucun cas, elle ne reviendrait à la Logerie, dont le séjour lui semblait dangereux en raison du conflit qui se préparait, et c’était pour recommander à Courtin de veiller sur son habitation qu’elle avait désiré le voir.

 

Courtin lui promit de se montrer digne de sa confiance, mais d’une voix si triste et si dolente, que la baronne, au milieu de ses inquiétudes personnelles, quitta la métairie avec un cœur rempli de commisération pour le pauvre diable.

 

Puis étaient venus les combats du Chêne et de la Pénissière.

 

Le jour où ces combats avaient eu lieu, le bruit de la fusillade, qui arrivait jusqu’au métayer, lui donna des redoublements inquiétants.

 

Mais, en revanche, lorsqu’il apprit l’issue de ces deux combats, il se leva parfaitement guéri.

 

Le lendemain, il se sentait si fort son aise, que, malgré les représentations de sa servante, il voulut se rendre à Montaigu, son chef-lieu, pour prendre les ordres de M. le sous-préfet, relativement à la conduite qu’il devait tenir.

 

Le vautour sentait l’odeur du carnage, et voulait sa petite part de la curée.

 

À Montaigu, maître Courtin apprit qu’il avait fait un voyage inutile. Le département venait d’être placé sous la direction de l’autorité militaire. Le sous-préfet l’engagea donc à aller chercher des instructions à Aigrefeuille, auprès du général, qui s’y trouvait en ce moment.

 

Dermoncourt, tout préoccupé du mouvement de ses colonnes, et, en sa qualité de brave et loyal militaire, se sentant peu de sympathie pour les hommes du caractère de Courtin, reçut d’un air fort distrait les dénonciations que celui-ci se croyait obligé de transmettre sous prétexte de renseignements, et se montra vis-à-vis de lui d’une froideur qui glaça le maire de la Logerie.

 

Il accepta, cependant, la proposition que lui fit Courtin de placer une garnison dans le château, dont la position lui semblait excellente pour tenir en bride le pays, entre Machecoul et Saint-Colombin.

 

Le Ciel devait un dédommagement au métayer pour la médiocre sympathie que lui avait témoignée le général.

 

Ce dédommagement, il ne tarda point, dans sa justice, à le lui octroyer.

 

En sortant de la maison qui servait de quartier général, maître Courtin fut abordé par un personnage qu’il avait la conscience de n’avoir jamais rencontré jusqu’alors, et qui cependant se montra vis-à-vis de lui d’une politesse on ne peut plus parfaite et d’une obligeance tout à fait touchante.

 

Ce personnage était un homme d’une trentaine d’années, vêtu d’habits noirs, dont la coupe se rapprochait assez de celle des vêtements ecclésiastiques à la ville ; son front était bas, son nez recourbé comme un bec d’oiseau de proie. Ses lèvres étaient minces et, malgré leur exiguïté, fortement saillantes par suite d’une disposition particulière de la mâchoire ; son menton pointu s’avançait à angle plus qu’aigu ; ses cheveux, d’un noir plombé, étaient collés le long de ses tempes ; ses yeux gris et souvent voilés semblaient voir à travers des paupières clignotantes. C’était la physionomie d’un jésuite greffée sur la face d’un Juif.

 

Quelques mots dits à Courtin par l’inconnu semblèrent avoir raison de la méfiance avec laquelle il avait accueilli des prévenances qui lui avaient tout d’abord paru fort suspectes ; il accepta de bonne grâce le dîner que celui-ci lui offrit à l’Hôtel Saint-Pierre, et, après deux heures passées en tête à tête dans la chambre où l’individu dont nous avons tracé le portrait avait fait dresser la table, une sympathie mutuelle avait si bien opéré, qu’ils se traitaient, Courtin et lui, comme de vieux amis, qu’ils échangèrent, en se quittant, de nombreuses poignées de main, et qu’en donnant le premier coup d’éperon à son bidet, le maire de la Logerie renouvela à l’inconnu la promesse qu’il ne resterait pas longtemps sans avoir de ses nouvelles.

 

Vers neuf heures du soir, maître Courtin cheminait, la tête de sa monture tournée du côté de la Logerie et la croupe du côté d’Aigrefeuille ; il semblait tout joyeux et tout allègre et faisait voler de droite à gauche et de gauche à droite, sur les flancs de son petit cheval, son bâton à manche de cuir, avec une aisance et une crânerie qui n’étaient pas dans ses habitudes.

 

Le cerveau de maître Courtin était évidemment farci d’idées couleur de rose ; il songeait d’abord que, le lendemain, en s’éveillant, il aurait, à une portée de fusil de sa métairie, une cinquantaine de bons petits soldats, dont le voisinage le laissait sans inquiétude, non seulement sur les conséquences de ce qu’il avait fait, mais encore sur les suites de ce qu’il voulait faire : il pensait qu’en sa qualité de maire, il pourrait peut-être disposer de ces cinquante baïonnettes selon les exigences de ses petites inimitiés.

 

Cela flattait à la fois sa haine et son amour-propre.

 

Mais, si séduisante que fût cette perspective d’une garde prétorienne pouvant, avec un peu d’adresse, devenir la sienne, elle n’eût cependant pas suffi à communiquer à maître Courtin, homme positif s’il en fût jamais, une satisfaction aussi expansive.

 

L’inconnu avait, sans aucun doute, fait briller à ses yeux tout autre chose que le pailletage d’une gloire éphémère ; car ce n’était ni plus ni moins que des monceaux d’or et d’argent que maître Courtin entrevoyait dans les brouillards de l’avenir et vers lesquels il étendait la main par un mouvement machinal et avec un sourire rempli de convoitise.

 

Sous l’empire de ces agréables hallucinations, alourdi par les fumées du vin que l’inconnu lui avait versé sans parcimonie, maître Courtin se laissa aller à une douce somnolence ; son corps ballottait à droite et à gauche, suivant les caprices de l’amble de son bidet ; si bien que, le pied de celui-ci ayant rencontré une pierre, maître Courtin tomba en avant et demeura le corps plié en deux et appuyé sur le pommeau de la selle.

 

La situation était gênante, et cependant maître Courtin n’avait garde d’en sortir ; il faisait en ce moment un rêve si délicieux, que, pour rien au monde, il n’eût voulu le voir finir, en s’éveillant.

 

Il lui semblait qu’il rencontrait son jeune maître, et que celui-ci, étendant la main sur le domaine de la Logerie, lui disait :

 

« Tout ceci est à toi ! »

 

Le présent était encore bien plus considérable qu’il ne le semblait tout d’abord, et Courtin y trouvait la source de richesses prodigieuses.

 

Les pommiers du verger étaient chargés de fruits d’or et d’argent, et toutes les gaules du pays, mises en réquisition, ne suffisaient pas pour empêcher les branches de plier et de rompre sous le faix.

 

Les buissons d’églantiers, les aubépines portaient, au milieu de leurs baies rouges et noires, des pierres de toutes les couleurs qui étincelaient au soleil comme autant d’escarboucles, et il y en avait tant et tant, que, bien qu’il fût convaincu que c’étaient des pierres précieuses, maître Courtin n’éprouvait pas trop de contrariété en apercevant un petit picoreur qui en avait rempli ses poches.

 

Le métayer entrait dans son étable.

 

Il trouvait dans cette étable une file de vaches grasses qui s’étendait à perte de vue ; si loin, si loin, que celle qui était le plus près de la porte lui semblait avoir la taille d’un éléphant, la dernière ne lui paraissant pas plus grosse qu’un ciron.

 

Sous chacune des vaches, il y avait des jeunes filles occupées à les traire.

 

Les deux premières de ces jeunes filles ressemblaient trait pour trait aux deux louves, aux deux filles du marquis de Souday.

 

Sous leurs doigts et du pis monstrueux des deux premières vaches, ruisselait un liquide alternativement blanc et jaune, mais toujours brillant comme des métaux en fusion.

 

En tombant dans le seau de cuivre que chacune des deux jeunes filles tendait au-dessous des immenses mamelles, il produisait cette musique, si douce à l’oreille, des pièces d’or et d’argent qui s’empilent les unes au-dessus des autres.

 

En regardant dans ces seaux, l’heureux métayer vit qu’ils étaient à moitié pleins de ces précieuses médailles à toutes les effigies.

 

Il étendait, pour les saisir, des mains avides et frémissantes lorsqu’une violente secousse accompagnée d’un cri de prière et d’angoisse vint l’arracher à ces douces illusions.

 

Courtin ouvrit les yeux et aperçut dans l’ombre une paysanne qui, les vêtements en désordre, les cheveux épars, tendait vers lui des mains suppliantes.

 

– Que voulez-vous ? cria maître Courtin à la paysanne, en prenant sa voix de basse et en donnant à son bâton une position menaçante.

 

– Que vous veniez à mon aide, mon brave homme ; je vous le demande au nom du bon Dieu !

 

En entendant implorer sa pitié, en acquérant la certitude qu’il n’avait affaire qu’à une femme, maître Courtin, qui avait d’abord roulé autour de lui des yeux effarés, se rasséréna complètement.

 

– C’est un délit que vous commettez là, ma chère : on n’arrête point les gens sur la route, comme vous venez de le faire, pour leur demander l’aumône.

 

– L’aumône ! qui vous parle d’aumône ? repartit l’inconnue d’une voix dont la distinction et le ton de hauteur frappèrent Courtin ; je veux que vous m’aidiez à secourir un malheureux qui va mourir de fatigue et de froid ; je veux que vous me prêtiez votre cheval pour le transporter dans quelque métairie du voisinage.

 

– Et quel est celui qu’il s’agit de secourir ?

 

– Vous me paraissez par votre costume appartenir à nos campagnes. Je n’hésite donc pas à vous dire, car je suis sûre que, quand bien même vous ne partageriez pas nos opinions, vous ne sauriez me trahir : c’est un officier royaliste.

 

Le son de la voix de l’inconnue excitait vivement la curiosité de Courtin ; il se penchait sur l’encolure de son bidet pour tâcher de reconnaître la personne à qui cette voix appartenait, mais sans pouvoir y réussir.

 

– Et qui êtes-vous donc vous-même ? demanda-t-il.

 

– Que vous importe ?

 

– Pourquoi voulez-vous que je prête mon cheval à des gens que je ne connais pas ?…

 

– Décidément, je ne suis pas heureuse ! Votre réponse me prouve que j’ai eu tort de vous parler comme à un ami ou comme à un ennemi loyal… Je vois bien qu’il faut employer un autre système. Vous allez me donner votre cheval à l’instant.

 

– Vraiment !

 

– Vous avez deux minutes pour vous décider.

 

– Et si je refuse ?

 

– Je vous jais sauter la cervelle, continua la paysanne en dirigeant vers maître Courtin le canon d’un pistolet, et en faisant claquer la batterie de façon à lui prouver qu’il ne fallait qu’une minute pour que l’exécution suivît la menace.

 

– Ah ! bon ! je vous reconnais à présent ! dit Courtin ; vous êtes mademoiselle de Souday.

 

Et, sans laisser son interlocutrice insister davantage, le maire de la Logerie descendit de sa monture.

 

– Bien ! reprit Bertha – car c’était elle – maintenant, dites-moi votre nom, et, demain, le cheval sera reconduit à votre porte.

 

– Il n’en est pas besoin, car je vais vous aider.

 

– Vous ! et pourquoi ce changement ?

 

– Parce que je devine que la personne que vous me demandiez de secourir est le propriétaire de ma métairie.

 

– Son nom ?

 

– M. Michel de la Logerie.

 

– Ah ! vous êtes un de ses tenanciers. Bon ! nous aurons maison pour asile.

 

– Mais, balbutia Courtin, qui n’était rien moins que rassuré à l’idée de se retrouver en présence du jeune baron, et surtout en songeant que, lorsque celui-ci serait avec Bertha sous son toit, Jean Oullier ne pouvait manquer d’y venir ; mais c’est que je suis maire, et…

 

– Vous craignez de vous compromettre pour votre maître ! fit Bertha avec l’accent d’un profond mépris.

 

– Oh ! non pas ; je donnerais mon sang pour le jeune homme ; mais nous allons avoir, au château même de la Logerie, une forte garnison de soldats.

 

– Tant mieux ! on ne soupçonnera pas que des Vendéens, des insurgés aient cherché asile si près d’eux.

 

– Mais il me semble, toujours dans l’intérêt de M. le baron, que Jean Oullier pourrait vous découvrir une retraite plus sûre que ma maison, où les soldats vont aller et venir du matin au soir.

 

– Hélas ! tout l’attachement du pauvre Jean Oullier sera probablement inutile à ses amis désormais.

 

– Comment cela ?

 

– Nous avons entendu, dans la matinée, une vive fusillade sur la lande ; nous n’avons pas bougé, comme il nous l’avait recommandé ; mais c’est en vain que nous l’avons attendu ! Jean Oullier est mort ou prisonnier, car il n’est pas de ceux qui abandonnent leurs amis.

 

S’il eût fait jour, il eût été difficile à Courtin de dissimuler la joie que cette nouvelle, qui le débarrassait de ses plus vives inquiétudes, venait de lui causer. Mais, s’il n’était pas maître de sa physionomie, il le fut de ses paroles, et il répondit à ces mots, que Bertha avait prononcés d’une voix émue, par une interjection si lamentable, qu’elle raccommoda un peu la jeune fille avec lui.

 

– Marchons plus vite, dit Bertha.

 

– Je le veux bien… Mais comme cela sent le brûlé ici !

 

– Oui, on a mis le feu à la bruyère.

 

– Ah ! Et comment M. le baron n’a-t-il pas été brûlé ? Car c’est du côté où il est qu’a dû s’étendre l’incendie.

 

– Jean Oullier nous avait mis au milieu des joncs de l’étang de Fréneuse.

 

– Ah ! c’est donc cela que tout à l’heure, lorsque je vous ai prise par le bras, pour vous empêcher de choir, je vous ai sentie toute trempée ?

 

– Oui ; voyant que Jean Oullier ne revenait pas, j’ai traversé l’étang pour aller chercher du secours ; ne rencontrant personne, j’ai placé Michel sur mes épaules, et je l’ai transporté sur l’autre rive. J’espérais pouvoir le porter ainsi jusqu’à la première maison ; mais je n’en ai pas eu la force ; j’ai été obligée de le déposer au milieu de la bruyère, et de retourner seule sur la route ; il y a vingt-quatre heures que nous n’avons mangé.

 

– Oh ! vous êtes une crâne fillette, dit Courtin, qui, dans l’incertitude où il était sur la façon dont il serait accueilli par son jeune maître, n’était pas fâché de se concilier les bonnes grâces de Bertha. À la bonne heure ! voilà, pour des temps comme ceux dans lesquels nous vivons, la ménagère qu’il fallait à M. le baron.

 

– N’est-ce pas mon devoir de donner ma vie pour lui ? demanda Bertha.

 

– Oui, dit Courtin avec emphase, et ce devoir-là, personne ne l’entend comme vous, je suis prêt à en jurer devant Dieu ! Mais calmez-vous et ne marchez pas si vite.

 

– Si, car il souffre ! si, car il m’appelle, en supposant toutefois qu’il soit sorti de son évanouissement.

 

– Il était évanoui ? s’écria Courtin, qui voyait dans ce détail la possibilité pour lui d’échapper à une explication immédiate.

 

– Sans doute, le pauvre enfant ! songez donc qu’il est blessé.

 

– Ah ! mon Dieu !

 

– Songez donc que, depuis vingt-quatre heures, lui si faible, si délicat, il n’a pu recevoir que des soins impuissants pour ainsi dire.

 

– Ah ! juste ciel !

 

– Songez donc qu’il a reçu toute la journée les rayons d’un soleil brûlant au milieu de ces roseaux ; songez que, ce soir, malgré mes précautions, le brouillard a mouillé ses habits, le froid l’a saisi !

 

– Jésus Seigneur !

 

– Ah ! s’il lui arrivait malheur, toute ma vie j’expierais ma faute de l’avoir exposé à des dangers pour lesquels il était si peu fait ! s’écria Bertha, dont toute la passion politique s’était effacée devant les douleurs d’amante que lui causaient les souffrances de Michel.

 

Quant à Courtin, la certitude donnée par la jeune fille que Michel était dans un état qui ne devait pas lui permettre de parler semblait avoir doublé la longueur de ses jambes.

 

Bertha n’avait plus à stimuler son zèle ; il marchait à sa hauteur et, avec une vigueur qu’il n’avait pas eue jusqu’alors, il tirait par la bride le bidet, récalcitrant à cheminer sur ce sol brûlant.

 

Débarrassé à tout jamais de Jean Oullier, Courtin croyait facile de se ménager de telles excuses vis-à-vis de son jeune maître, que le raccommodement irait tout seul ! Bientôt Bertha et Courtin arrivèrent à l’endroit où la jeune fille avait laissé Michel. Le jeune homme, le dos appuyé contre une pierre, la tête inclinée sur la poitrine, sans être positivement évanoui, se trouvait sous le coup de cette prostration absolue qui ne laisse arriver aux sens qu’une perception confuse de ce qui se passe ; il ne fit pas la moindre attention à Courtin, et, lorsque celui-ci, aidé par Bertha, l’eut hissé sur le cheval, il serra la main du maire de la Logerie, comme il serrait celle de Bertha, sans savoir ce qu’il faisait.

 

Courtin et Bertha se placèrent de chaque côté du bidet et soutinrent Michel, dont, sans ce secours, le corps fût tombé à droite ou à gauche.

 

On arriva à la Logerie ; Courtin réveilla sa servante, sur laquelle on pouvait compter, assura-t-il, comme sur toutes les paysannes du Bocage ; il prit à son propre lit l’unique matelas de la maison, et installa le jeune homme dans une espèce de soupente, au-dessus de sa chambre, et cela, avec tant de zèle, d’abnégation et de protestations d’intérêt, que Bertha finit par regretter le jugement qu’elle avait tout d’abord porté sur Courtin en l’abordant sur la route.

 

Lorsque la blessure de Michel eut été pansée, lorsqu’il reposa dans le lit qu’on lui avait improvisé, Bertha alla dans la chambre de la servante prendre à son tour un peu de repos.

 

Resté seul, maître Courtin se frotta joyeusement les mains ; la soirée était bonne.

 

La violence ne lui avait point réussi jusqu’alors ; et il pensait que la douceur aurait plus de succès. Il avait fait mieux que pénétrer dans le camp ennemi, il avait établi le camp ennemi dans sa propre maison, et tout lui faisait espérer qu’il arriverait à surprendre les secrets des blancs, et surtout ceux qui concernaient Petit-Pierre.

 

Il repassa dans sa cervelle les recommandations que lui avait faites l’inconnu à Aigrefeuille, et dont la principale était de l’avertir directement, s’il parvenait à découvrir la retraite de l’héroïne de la Vendée, et de ne rien communiquer aux généraux, gens peu curieux des finesses de la diplomatie et tout à fait au-dessous des grandes machinations de l’ordre politique.

 

Par Michel et par Bertha, il semblait possible à Courtin d’arriver à connaître l’asile de Madame ; il commença à croire que les songes n’étaient pas toujours des mensonges, et que, grâce aux deux jeunes gens, le puits d’or, d’argent, de pierreries, les ruisseaux de fait monnayé pourraient bien devenir une réalité.

 

LXVIII

Sur la grande route


Cependant, Mary n’avait pas de nouvelles de Bertha.

 

Depuis le soir où celle-ci avait quitté le moulin Jacquet en lui annonçant sa détermination de retrouver Michel, Mary ne savait pas ce que sa sœur était devenue.

 

Son esprit se perdait en conjectures.

 

Michel avait-il parlé ? Bertha, réduite au désespoir, avait-elle exécuté quelque funeste résolution ? le pauvre jeune homme était-il blessé, était-il mort ? Bertha était-elle tombée sous les balles au milieu de ses courses aventureuses ? Voilà quelles étaient les tristes alternatives que Mary entrevoyait pour ces deux objets de son affection ; toutes la laissaient en proie aux plus vives angoisses, aux plus poignantes inquiétudes.

 

Elle se disait bien qu’avec la vie errante qu’elle menait à la suite de Petit-Pierre, forcés qu’ils étaient de quitter chaque soir l’asile qui les avait abrités pendant la nuit précédente, il était bien difficile à Bertha de retrouver leurs traces ; mais il lui semblait que, si quelque malheur ne l’en eût empêchée, au moyen des intelligences que les royalistes avaient chez les paysans, Bertha eût bien trouvé moyen de l’instruire de son sort.

 

Son cœur, déjà affaibli par toutes les secousses qu’elle venait de subir, fléchissait sous ce nouveau coup ; isolée, sans épanchements, privée de la vue du jeune homme, qui l’avait soutenue au fort de la lutte, elle se laissait aller à une noire mélancolie et succombait sous son chagrin ; ses journées, qu’elle eût dû employer à dormir pour réparer les fatigues de la nuit, elle les passait tout entières à guetter l’arrivée de Bertha ou d’un messager qui n’arrivait pas, et, pendant de longues heures, elle restait si bien absorbée dans sa douleur, qu’elle ne répondait pas lorsqu’on lui adressait la parole.

 

Certes Mary aimait sa sœur : l’immense sacrifice auquel elle s’était résignée pour assurer le bonheur de Bertha le prouve surabondamment, et, cependant, elle rougissait en se l’avouant à elle-même, ce n’était pas la destinée de Bertha qui occupait le plus son esprit.

 

Quelque vive, quelque sincère que fût l’affection de Mary pour Bertha, un autre sentiment bien plus impérieux que celui-là s’était glissé dans son âme, et s’abreuvait des douleurs qu’il y entretenait ; malgré tous les efforts de la jeune fille, jamais le sacrifice dont nous venons de parler ne l’avait trouvée détachée de l’être qui en avait été l’objet ; à présent que Michel était séparé d’elle, la pauvre en tant croyait pouvoir accueillir sans danger une pensée qu’elle repoussait autrefois, et peu à peu l’image de Michel avait si bien pris possession de ce cœur, qu’il n’en sortait plus un seul moment.

 

Au milieu des souffrances de sa vie, cette douleur que lui causait le souvenir du jeune homme lui semblait consolatrice ; elle s’y abandonnait avec une sorte d’ivresse ; chaque jour, il prenait une part de plus en plus large dans ses larmes, dans les inquiétudes que la prolongation de l’absence de sa sœur lui faisait concevoir.

 

Après s’être, sans réserve, livrée à son désespoir, après avoir épuisé les plus sinistres suppositions, après avoir évoqué les plus lugubres tableaux sur ce que pouvait être le sort de ces deux êtres aimés, après avoir éprouvé toutes les poignantes alternatives de l’incertitude où chaque heure envolée la laissait, après avoir anxieusement compté les minutes de chacune de ces heures, peu à peu Mary en arrivait aux regrets, et ces regrets s’entremêlaient de reproches.

 

Elle repassait dans sa mémoire les moindres incidents de sa liaison, de celle de sa sœur avec Michel.

 

Elle se demandait si elle n’était pas coupable d’avoir brisé le cœur du pauvre garçon, en même temps qu’elle brisait le sien ; si elle avait le droit de disposer de son amour, si elle n’était pas responsable du malheur où elle allait plonger Michel en le mettant, malgré lui, de moitié dans l’immense preuve de dévouement qu’elle donnait à sa sœur.

 

Puis sa pensée la ramenait par une pente irrésistible à la nuit passée dans la cabane de l’îlot de la Jonchère.

 

Elle revoyait ces murs de roseaux, elle croyait entendre retentir cette voix si doucement harmonieuse, qui lui avait dit : « Je t’aime ! » elle fermait les yeux, et il lui semblait sentir le souffle du jeune homme passer dans ses cheveux, ses lèvres donner à ses lèvres le premier, l’unique, mais l’ineffable baiser qu’elle avait reçu de lui.

 

Alors, le renoncement que sa vertu, que sa tendresse pour sa sœur lui avaient conseillé lui paraissait au-dessus de ses forces ; elle s’en voulait de s’être imposé une tâche surhumaine, et l’amour reprenait si vigoureusement possession du cœur qui s’était donné à lui, que Mary, ordinairement si pieuse, habituée à chercher, dans la pensée de la vie future, la patience et le courage, Mary n’avait pas la force de tourner ses regards vers le Ciel ; elle restait accablée, ou, dans l’emportement de sa passion, elle s’abandonnait à un désespoir impie, elle se demandait si cette impression fugitive que lui rappelaient ses lèvres était tout ce que Dieu voulait qu’elle connût du bonheur d’être aimée, et si c’était la peine de vivre lorsqu’on était ainsi déshéritée.

 

Le marquis de Souday avait fini par s’apercevoir de l’altération profonde que le chagrin produisait sur les traits de Mary ; mais il l’avait attribuée aux fatigues excessives qu’éprouvait la jeune fille.

 

Il était lui-même fort abattu en voyant tous ses beaux rêves s’évanouir, toutes les prédictions que le général lui avait faites se réaliser, en voyant enfin recommencer pour lui le jour de la proscription sans avoir, pour ainsi dire, vu l’aube de celui de la lutte.

 

Mais il regardait comme un devoir de monter sa résolution et son énergie à la hauteur du malheur qui l’accablait ; ce devoir, le marquis serait mort plutôt que d’y manquer ; car c’était un devoir de soldat, et autant il faisait bon marché de ceux qui résultent des convenances sociales, autant il était à cheval sur tout ce qui dérive de l’honneur militaire.

 

Donc, quelque abattu qu’il fût intérieurement, il n’en laissait rien voir au-dehors, et il trouvait, dans les péripéties de l’existence aventureuse qu’il menait, le texte de mille plaisanteries par lesquelles il essayait de dérider les figures de ses compagnons, rendues singulièrement soucieuses par suite de l’avortement de l’insurrection.

 

Mary avait averti son père du départ de Bertha ; le digne gentilhomme avait judicieusement deviné que l’inquiétude qu’elle éprouvait sur la destinée et sur la conduite de son fiancé n’avait pas été étrangère à la résolution que sa fille avait prise.

 

Comme des témoins oculaires lui avaient rapporté que, loin de manquer à son devoir, le jeune de la Logerie avait héroïquement contribué à la défense de la Pénissière, le marquis – qui supposait que Jean Oullier, sur la sollicitude et la prudence duquel il pouvait compter, se trouvait entre sa fille et son futur gendre – n’avait pas jugé à propos de s’inquiéter de l’absence de Bertha plus que ne l’eût fait un général du sort d’un de ses officiers envoyé en expédition. Seulement, le marquis ne s’expliquait pas pourquoi Michel avait préféré si bien faire aux côtés de Jean Oullier plutôt qu’aux siens, et il lui en voulait un peu de cette prédilection.

 

Entouré de quelques chefs légitimistes, le soir même du combat du Chêne, Petit-Pierre avait été contraint de quitter le moulin Jacquet, où les sujets d’alarme étaient trop fréquents. La route qui n’était pas éloignée, avait permis de voir et d’entendre pendant la soirée les militaires qui conduisaient des prisonniers.

 

On partit de nuit.

 

En voulant traverser la grande route, la petite troupe rencontra un détachement et fut forcée, pour le laisser défiler, de se blottir dans un fossé couvert de halliers, où elle resta pendant plus d’une heure.

 

Tout le pays était tellement sillonné de colonnes mobiles, que ce ne fut qu’en suivant des sentiers impraticables que l’on put échapper à leur surveillance.

 

Dès le lendemain, il fallut se remettre en route ; l’inquiétude de Petit-Pierre était extrême ; son physique trahissait ses douleurs morales ; mais sa parole, son attitude, jamais. Au milieu d’une vie si agitée et parfois si sombre, brillaient toujours les éclairs d’une gaieté qui faisait tête à celle qu’affectait le marquis de Souday.

 

Poursuivis comme ils l’étaient, les fugitifs n’avaient pas une nuit de sommeil complète, et, le jour arrivé, le danger et la fatigue se réveillaient en même temps qu’eux. Toutes ces marches de nuit, auxquelles ils étaient assujettis, étaient quelquefois dangereuses et toujours horriblement fatigantes pour Petit-Pierre. Il les faisait quelquefois à cheval, mais le plus souvent à pied, dans les champs, séparés par des haies qu’il fallait franchir quand l’obscurité ne permettait pas de trouver un échalier ; dans les vignes, qui, en ce pays, sont rampantes, couvrent le terrain, enlacent les pieds et font trébucher à chaque pas ; dans les chemins défoncés par le passage réitéré des bœufs, et où les piétons entraient jusqu’aux genoux, les chevaux jusqu’aux jarrets.

 

Les compagnons de Petit-Pierre commençaient à se préoccuper des conséquences que cette vie d’émotions incessantes et de fatigues continues pouvait avoir pour sa santé ; ils délibérèrent sur les moyens les plus sûrs à adopter pour le mettre à l’abri de toute recherche. Les avis furent partagés : les uns voulaient qu’il se rendît à Paris, où il eût été perdu au milieu de l’immense population de la capitale ; les autres parlaient de le faire entrer à Nantes, où un asile lui avait été ménagé ; d’autres conseillaient de le faire embarquer au plus vite, et ne le jugeaient en sûreté que lorsqu’il aurait quitté le pays, où les recherches allaient devenir d’autant plus actives, que le danger était moins grand.

 

Le marquis de Souday était de ces derniers ; mais à ceux-là on objectait la surveillance rigoureuse exercée sur la côte et l’impossibilité où l’on était de s’embarquer sans passeport dans un port de mer, si petit qu’il fût.

 

Petit-Pierre coupa court à la délibération en annonçant qu’il irait à Nantes, qu’il y entrerait au grand jour, à pied, vêtu en paysanne.

 

Comme l’abattement et le changement de Mary ne lui avaient point échappé, comme il supposait, ainsi que l’avait fait le marquis, que les fatigues de la vie qu’elle menait depuis quelque temps en étaient les seules causes ; comme cette existence devait rester celle de son père, jusqu’à ce que, de son côté, celui-ci eût trouvé à se mettre en sûreté, Petit-Pierre proposa à M. de Souday de lui donner sa fille pour l’accompagner.

 

Le marquis accepta avec reconnaissance.

 

Mary ne s’y résigna pas aussi facilement ; dans l’enceinte d’une ville, pourrait-elle recevoir ces nouvelles de Bertha et de Michel que, de seconde en seconde, elle attendait avec tant d’anxiété ? D’un autre côté, le refus était impossible ; elle céda.

 

Le lendemain, qui était un samedi et un jour de marché, Petit-Pierre et Mary, sous leurs habits de paysanne, se mirent en route vers les six heures du matin.

 

Ils avaient environ trois lieues et demie à faire.

 

Après une demi-heure de marche, les sabots, mais surtout les bas de laine auxquels Petit-Pierre n’était pas habitué, lui blessèrent les pieds ; il essaya de marcher encore ; mais, jugeant que, s’il gardait sa chaussure, il ne pourrait continuer sa route, il s’assit sur le bord d’un fossé, ôta ses sabots et ses bas, les fourra dans ses grandes poches et se mit à marcher pieds nus.

 

Au bout de quelque temps, il remarqua, en voyant passer des paysannes, que la finesse de sa peau et la blancheur aristocratique de ses jambes pourraient bien le trahir ; il s’approcha alors d’un des côtés de la route, il prit de la terre noirâtre, se brunit les jambes avec cette terre et se remit en marche.

 

Ils étaient arrivés à la hauteur des Sorinières, lorsque, en face d’un cabaret situé sur la route, ils aperçurent deux gendarmes qui causaient avec un paysan à cheval comme eux.

 

En ce moment, Petit-Pierre et Mary marchaient au milieu d’un groupe de cinq ou six paysannes, et les gendarmes ne firent aucune attention à ces femmes ; mais il sembla à Mary, qui, dans sa préoccupation habituelle, dévisageait tous les passants, anxieuse qu’elle était de savoir si quelqu’un d’entre eux ne serait pas en mesure de lui apprendre ce que Bertha et Michel étaient devenus, il lui sembla, disons-nous, que ce paysan la regardait avec une attention particulière.

 

Quelques instants après, elle retourna la tête et elle aperçut le paysan qui avait quitté les gendarmes et qui accélérait le trot de son bidet pour rejoindre le groupe des villageoises.

 

– Prenez garde à vous ! dit-elle à Petit-Pierre, voici un homme que je ne connais pas et qui, après m’avoir examinée avec une grande attention, s’est mis à nous suivre ; éloignez-vous de moi et n’ayez pas l’air de me connaître.

 

– Bien ; et s’il vous aborde, Mary ?

 

– Je lui répondrai de mon mieux, soyez tranquille.

 

– Dans le cas où nous serions forcées de nous séparer, vous savez où nous devons nous retrouver ?

 

– Sans doute ; mais attention ! ne causons plus ensemble… Il arrive.

 

Effectivement, on entendait les sabots du cheval qui retentissaient sur le pavé de la route. Sans affectation aucune, Mary se sépara de ses compagnes et resta de quelques pas en arrière. Elle ne put s’empêcher de tressaillir en entendant la voix de l’homme qui lui parlait.

 

– Nous allons donc à Nantes, la belle fille ? dit cet homme en retenant son cheval à la hauteur de Mary et en se remettant à l’examiner avec une curiosité attentive.

 

Celle-ci fit semblant de prendre la chose gaiement.

 

– Dame, vous le voyez bien, dit-elle.

 

– Voulez-vous de ma compagnie ? demanda le cavalier.

 

– Merci, merci, fit Mary en affectant le parler et la prononciation des paysannes vendéennes ; laissez-moi cheminer avec celles de chez nous.

 

– Avec celles de chez vous ? Ne voudriez-vous pas me faire accroire qu’elles sont toutes de votre village, ces jeunesses qui vont là-devant ?

 

– Qu’elles en soient ou qu’elles n’en soient pas, qu’est-ce que cela vous fait ? répliqua Mary évitant de répondre à une question évidemment posée d’une façon insidieuse.

 

L’homme n’eut pas de peine à s’apercevoir de cette réserve.

 

– Voyons, une proposition, fit-il.

 

– Laquelle ?

 

– Montez en croupe derrière moi.

 

– Ah ! vraiment, oui ! répondit Mary ; eh bien, cela serait beau, de voir une pauvre fille comme moi brasser un homme qui a presque l’air d’un monsieur !

 

– Avec cela que vous n’êtes point habituée à en brasser qui en ont l’air et la chanson !

 

– Que voulez-vous dire ? demanda Mary, qui commençait à s’inquiéter.

 

– Je dis que vous pouvez passer pour une paysanne aux yeux d’un gendarme ; mais, pour moi, c’est autre chose, et vous n’êtes pas ce que vous voulez paraître, mademoiselle Mary de Souday.

 

– Si vous n’avez pas de méchantes intentions contre moi, pourquoi me nommer ainsi tout haut ? demanda la jeune fille en s’arrêtant.

 

– Bon ! dit le cavalier, quel mal y a-t-il à cela ?

 

– Il y a que ces femmes auraient pu vous entendre, et, si vous me voyez sous ces habits, c’est sans doute que mon intérêt et ma sûreté l’exigent.

 

– Oh ! fit l’homme en clignant de l’œil et en affectant un air bonasse, elles sont bien un peu dans votre confidence, ces femmes dont vous avez l’air de vous méfier.

 

– Non, je vous jure.

 

– Il y en a bien au moins une…

 

Mary frémit malgré elle ; mais, appelant à son secours toute sa force de volonté :

 

– Ni une ni plusieurs. Mais pourquoi, je vous prie, me faites-vous toutes ces questions ?

 

– Parce que, si vous êtes effectivement seule, comme vous le dites, je vais vous prier de vous arrêter quelques instants.

 

– Moi ?

 

– Oui.

 

– Et dans quel but ?

 

– Dans le but de m’épargner une fière course que j’aurais eu à faire demain si je ne vous eusse pas rencontrée.

 

– Laquelle ?

 

– Celle de vous chercher, donc !

 

– Vous vouliez me chercher ?

 

– Pas pour mon compte, vous entendez bien.

 

– Mais qui vous avait chargé de cette commission ?

 

– Ceux qui vous aiment.

 

Puis, baissant la voix :

 

– Mademoiselle Bertha et M. Michel.

 

– Bertha et Michel ?

 

– Oui.

 

– Alors, il n’est pas mort ? s’écria Mary. Oh ! parlez, parlez, monsieur ! dites-moi, je vous en supplie, ce qu’ils sont devenus.

 

L’anxiété terrible que traduisait l’accent avec lequel Mary avait prononcé ces paroles, le bouleversement de sa physionomie en attendant la réponse, qui semblait devoir être son arrêt de mort, furent curieusement observés par Courtin, sur les lèvres duquel passa un sourire diabolique.

 

Il se plut à prolonger son silence pour prolonger en même temps les angoisses de la jeune fille.

 

– Oh ! non, non, rassurez-vous, dit-il enfin, il en reviendra !

 

– Mais alors, il est donc blessé ? demanda vivement Mary.

 

– Comment ! vous ne le saviez pas ?

 

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! blessé ! s’écria Mary, dont les yeux se remplirent de larmes.

 

Mary n’avait plus rien à apprendre à Courtin, il en avait assez vu.

 

– Bah ! dit-il, cette blessure-là ne le tiendra pas longtemps au lit et ne l’empêchera point d’aller à la noce.

 

Mary se sentit pâlir malgré elle.

 

Ce mot de Courtin l’avait fait souvenir qu’elle n’avait point encore demandé des nouvelles de sa sœur.

 

– Et Bertha, reprit-elle, vous ne m’en dites rien ?

 

– Votre sœur ! Ah ! par exemple, voilà une fière luronne, celle-là ! Quand elle crochera un mari à son bras, elle pourra dire que c’est du bien qu’elle aura joliment gagné.

 

– Mais elle n’est point malade ? elle n’est point blessée, elle ?

 

– Dame, elle est un peu souffrante, mais voilà tout.

 

– Pauvre Bertha !

 

– C’est qu’elle en a trop fait aussi ; allez, il y a plus d’un homme qui serait mort à la peine, s’il avait fait ce qu’elle a fait.

 

– Mon Dieu, mon Dieu, dit Mary, ils souffrent tous deux, et tous deux manquent de soins.

 

– Oh ! pour cela, non ; car ils se soignent l’un l’autre. Il faut voir comme, toute malade qu’elle est, votre sœur le dorlote ! C’est vrai de dire qu’il y a des hommes qui ont de la chance.

 

Voilà M. Michel aussi gâté par sa promise qu’il l’était par sa mère… Ah ! il faudra qu’il l’aime fièrement, s’il ne veut pas être ingrat.

 

Mary se troubla de nouveau en entendant ces paroles.

 

Ce trouble n’échappa point au cavalier, qui se mit à sourire.

 

– Eh bien, fit-il, voulez-vous que je vous dise une chose dont j’ai cru m’apercevoir ?

 

– Laquelle ?

 

– C’est qu’en fait de nuance de cheveux, M. le baron préfère le blond cendré au noir le plus luisant.

 

– Que voulez-vous dire ? demanda Mary toute palpitante.

 

– S’il faut que je m’explique, je vous dirai donc une chose qui ne sera point pour vous une grande nouvelle : c’est que c’est vous qu’il aime, et que, si Bertha est le nom de la promise de sa main, c’est Mary qui est le nom de la promise de son cœur.

 

– Oh ! s’écria Mary, vous inventez cela, monsieur ; car jamais le baron de la Logerie n’a pu vous dire une chose semblable.

 

– Non ; mais je l’ai bien compris, moi ; et, dame, comme je le chéris ni plus ni moins que la peau de mon corps, je serais bien aise de le voir heureux, ce cher poulet ; si bien que je me suis promis – lorsque votre sœur m’a dit hier qu’il fallait que je vous porte de leurs nouvelles – si bien que je me suis promis à part moi, et pour l’acquit de ma conscience, de vous dire ce que j’en pensais.

 

– Vous vous trompez dans vos observations, monsieur, repartit Mary : M. Michel ne pense pas à moi ; il est le fiancé de ma sœur, il l’aime profondément, croyez-le bien.

 

– Vous avez tort de ne pas avoir confiance en moi, mademoiselle Mary ; car savez-vous qui je suis ? Je suis Courtin, le principal métayer de M. Michel, je puis ajouter même, son homme de confiance, et, si vous voulez…

 

– Monsieur Courtin, vous m’obligeriez infiniment, interrompit Mary, si vous-même vous vouliez une chose…

 

– Laquelle ?

 

– Changer de conversation.

 

– Soit ; mais permettez d’abord que je vous renouvelle mon offre : montez en croupe derrière moi, cela vous allégera la route.

 

Vous allez à Nantes, je présume ?

 

– Oui, répondit Mary, qui, tout en se sentant fort peu de sympathie pour Courtin, ne croyait pas devoir cacher à celui qui se qualifiait l’homme de confiance de M. de la Logerie le but réel de son voyage.

 

– Eh bien, dit Courtin, comme j’y vais aussi, moi, nous allons faire route ensemble, à moins que… Si vous allez à Nantes pour une commission et que je puisse faire cette commission, je m’en chargerai volontiers, et ce sera autant de fatigue épargnée.

 

Mary, malgré sa droiture naturelle, se vit contrainte de répondre par un mensonge ; car il était important que personne ne connût la cause de son voyage.

 

– Non, dit-elle, c’est impossible. Je vais rejoindre mon père qui est réfugié et caché à Nantes.

 

– Ah ! fit Courtin. Tiens, tiens, tiens, M. le marquis est caché à Nantes ! c’est bien inventé tout de même, et les autres qui vont le chercher là-bas, qui parlent de retourner le château de Souday jusque dans les fondations.

 

– Qui vous a dit cela ? demanda Mary.

 

Courtin vit qu’il avait fait une faute en ayant l’air de connaître les projets des agents du gouvernement ; il chercha à réparer cette faute de son mieux.

 

– Dame, fit-il, c’était principalement pour vous prévenir de ne pas y retourner que mademoiselle votre sœur m’envoyait à votre recherche.

 

– Eh bien, vous le voyez, dit Mary, on ne trouvera à Souday ni mon père ni moi.

 

– Ah çà ! mais j’y pense, fit Courtin, comme si cette pensée traversait en effet naturellement son esprit, si mademoiselle votre sœur et M. de la Logerie veulent vous donner de leurs nouvelles, il faudra qu’ils sachent votre adresse.

 

– Je ne la sais pas encore moi-même, répondit Mary. Un homme que je dois trouver au bout du pont Rousseau me conduira à la maison où est mon père. Une fois arrivée, et réunie à lui, j’écrirai à ma sœur.

 

– Très-bien ; et, si vous avez quelque communication à lui faire, si M. le baron et elle veulent aller vous rejoindre, et qu’ils aient besoin d’un guide, c’est moi qui me chargerai de cela.

 

Puis, avec un sourire significatif :

 

– Ah ! dame, dit-il, je réponds d’une chose, c’est que M. Michel me fera faire plus d’une fois le voyage.

 

– Encore ! fit Mary.

 

– Ah ! excusez-moi ; je ne savais pas vous fâcher si fort.

 

– Si fait ; car vos suppositions offensent à la fois votre maître et moi.

 

– Bah ! bah ! fit Courtin, tout cela, ce sont des mots ! c’est une belle fortune que celle de M. le baron, et je ne connais pas à dix lieues à la ronde, une demoiselle, si riche héritière qu’elle soit, qui en fasse. Dites un mot, mademoiselle Mary, continua le métayer, qui croyait que chacun partageait son culte pour l’argent, dites un mot, et cette fortune, je me fais fort de la rendre vôtre.

 

– Maître Courtin, dit Mary en s’arrêtant et en regardant le métayer avec une expression à laquelle il n’y avait point à se méprendre, il faut tout le souvenir que je conserve de votre attachement à M. de la Logerie pour que je ne me fâche point tout de bon. Encore une fois, ne me parlez pas de la sorte.

 

Courtin croyait avoir meilleur marché de la vertu de Mary ; sa réputation de louve n’admettait point une pareille délicatesse. Il s’étonna d’autant plus qu’il lui était facile de reconnaître que la jeune fille partageait l’amour dont le regard inquisiteur du métayer avait été chercher le secret au fond du cœur du baron de la Logerie.

 

Il demeura donc un instant décontenancé par cette réponse, à laquelle il ne s’attendait pas.

 

Il risquait de tout gâter en brusquant la chose ; il résolut de laisser le poisson s’engouffrer dans le filet avant de tirer le filet à lui.

 

L’inconnu d’Aigrefeuille lui avait dit qu’il était probable que les chefs de l’insurrection légitimiste chercheraient un asile à Nantes. M. de Souday – Courtin du moins le croyait – y était déjà ; Mary s’y rendait ; Petit-Pierre s’y rendrait probablement lui-même. L’amour de Michel pour la jeune fille serait le fil d’Ariane qui le conduirait jusqu’à sa retraite, laquelle, selon toute probabilité, serait aussi celle de Petit-Pierre, ce qui était le but réel des préoccupations politiques et ambitieuses de maître Courtin ; insister pour accompagner Mary, c’était lui donner des soupçons, et, quelque désir qu’il eût de mener, dès le jour même, son entreprise à bonne fin, le parti de la prudence et de la temporisation l’emporta, et il se décida à donner à Mary quelque preuve qui la rassurât complètement sur ses intentions.

 

– Ah ! dit-il, comme cela, vous faites fi de mon cheval ! Mais savez-vous bien que cela me damne, de voir vos petits pieds se meurtrir sur les cailloux ?

 

– Oui ; mais il le faut, dit Mary ; je serai moins remarquée marchant à pied qu’en croupe derrière vous ; et, si je l’osais, je vous prierais même de ne pas cheminer à côté de moi. Tout ce qui peut provoquer l’attention à mon endroit me fait peur ; laissez-moi donc aller seule et rejoindre les paysannes que voilà à un quart de lieue devant nous ; c’est dans leur compagnie que je suis le moins en danger.

 

– Vous avez raison, fit Courtin, d’autant plus raison que voici les gendarmes qui arrivent derrière nous et qui vont nous rejoindre.

 

Mary fit un mouvement.

 

Deux gendarmes suivaient, en effet, à trois cents pas environ.

 

– Oh ! n’ayez pas peur, continua Courtin, je vais les arrêter à un bouchon. Partez donc ; mais, auparavant, que faut-il dire à mademoiselle votre sœur ?

 

– Dites-lui que toutes mes pensées, que toutes mes prières sont pour son bonheur.

 

– Et c’est là tout ce que vous avez à me commander ? demanda Courtin.

 

La jeune fille hésita ; elle regarda le métayer ; mais sans doute la physionomie de celui-ci trahit ses secrètes pensées, car elle baissa la tête et dit :

 

– Oui, tout !

 

Pourtant Courtin avait bien vu que, quoique Mary n’eût point prononcé le nom de Michel, le dernier mot de son cœur avait été pour lui.

 

Le métayer arrêta son cheval.

 

Mary, de son côté, doubla le pas et chercha à rejoindre les paysannes, qui, comme nous l’avons dit, avaient gagné du terrain pendant sa conversation avec Courtin ; lorsqu’elle y fut parvenue, elle raconta à Petit-Pierre ce qui s’était passé entre elle et le métayer en supprimant, bien entendu, de cette conversation tout ce qui avait rapport au jeune baron de la Logerie.

 

Petit-Pierre jugea prudent de se dérober à la curiosité de cet homme dont le nom lui rappelait vaguement de fâcheux souvenirs.

 

Il resta en arrière avec Mary, un œil sur le métayer, qui, ainsi qu’il l’avait promis, avait arrêté les gendarmes à la porte d’un bouchon, et l’autre sur les paysannes, qui continuaient leur chemin vers Nantes ; et, lorsque celles-ci furent hors de vue grâce à un accident du chemin, les deux fugitives se jetèrent dans un bois situé à une centaine de pas de la route, et de la lisière duquel elles pouvaient voir ceux qui les suivaient.

 

Au bout d’un quart d’heure, elles virent arriver Courtin, hâtant, autant qu’il le pouvait, l’allure de son cheval. Par malheur, le maire de la Logerie passait trop loin de l’endroit où elles étaient cachées pour que Petit-Pierre pût reconnaître que le visiteur de la maison de Pascal Picaut, l’homme qui avait coupé les sangles du cheval de Michel, et le questionneur de Mary fussent une seule et même personne.

 

Lorsque le métayer eut disparu, Petit-Pierre et sa compagne reprirent le chemin de Nantes. Au fur et à mesure qu’ils approchaient de la ville où l’on avait promis un sûr asile à Petit-Pierre, leurs craintes diminuaient. Petit-Pierre s’était habitué à son costume, et les métayers près desquels il passait n’avaient point paru s’apercevoir que la petite paysanne qui courait si lestement sur la route fût autre chose que ce qu’indiquaient ses habits.

 

C’était déjà un grand point que d’avoir trompé l’instinct si pénétrant des gens de la campagne, qui n’ont peut-être pour rivaux, si ce n’est pour maîtres, sous ce rapport, que les gens de guerre.

 

Enfin, on découvrit Nantes.

 

Petit-Pierre reprit ses bas et ses souliers et se chaussa pour entrer dans la ville.

 

Mais une chose inquiétait Mary : c’est que Courtin, ne les ayant pas rejointes, eût pris le parti de les attendre ; aussi, au lieu de rentrer par le pont Rousseau, les deux fugitives profitèrent-elles d’un bateau qui les mit de l’autre côté de la Loire.

 

Parvenu en face du Bouffai, Petit-Pierre se sentit frapper sur l’épaule.

 

Il tressaillit et se retourna.

 

La personne qui venait de se permettre cette inquiétante familiarité était une bonne vieille femme qui allait au marché et qui, ayant posé à terre un panier de pommes, ne pouvait, seule, le replacer sur sa tête.

 

– Mes petits enfants, dit-elle à Petit-Pierre et à Mary, aidez-moi, s’il vous plaît, à recharger mon panier et je vous donnerai à chacune une pomme.

 

Petit-Pierre s’empara aussitôt d’une anse, fit signe à Mary de prendre l’autre, et le panier fut replacé en équilibre sur la tête de la bonne femme, qui s’éloignait sans donner la récompense promise, lorsque Petit-Pierre l’arrêta par le bras en lui disant :

 

– Dites donc, la mère, et ma pomme ?

 

La marchande la lui donna.

 

Petit-Pierre mordait dedans avec un appétit excité par trois lieues de marche, lorsque, en levant la tête, ses yeux tombèrent sur une affiche portant en grandes lettres ces trois mots :

 

ÉTAT DE SIÈGE

 

C’était l’arrêté ministériel qui mettait quatre départements de la Vendée hors de la loi commune.

 

Petit-Pierre s’approcha de cette affiche, et la lut tranquillement d’un bout à l’autre, malgré les instances de Mary, qui le pressait de se rendre à la maison où on l’attendait ; Petit-Pierre lui fit observer avec raison que la chose l’intéressait assez pour qu’il en prît complète connaissance.

 

Quelques instants après, les deux paysannes se remettaient en route et s’enfonçaient dans les rues étroites et obscures de la vieille cité bretonne.

 

LXIX

Ce qu’il advint de Jean Oullier


S’il était à peu près impossible que les soldats découvrissent Jean Oullier dans la cachette que les forces herculéennes du pauvre Trigaud lui avait ménagée, en revanche, celui-ci et son compagnon Courte-Joie étant morts, Jean Oullier n’avait fait qu’échanger la prison que lui réservaient les bleus s’il retombait entre leurs mains, contre une autre prison plus affreuse, la mort que lui eussent donnée leurs balles contre une autre mort bien plus terrible.

 

Il était enseveli vivant, et, dans ces endroits déserts, il n’y avait guère à espérer que quelqu’un entendît ses cris.

 

Vers le milieu de la nuit qui suivit sa séparation d’avec le mendiant, ne voyant pas revenir celui-ci, il supposa que quelque chose de funeste devait être arrivé aux deux associés.

 

Évidemment, ils étaient morts ou prisonniers.

 

L’idée de la position où se trouvait Jean Oullier était de nature à glacer le sang dans les veines des plus braves ; mais Jean Oullier était de ces hommes de foi qui, là où les plus braves désespèrent, continuent de lutter.

 

Il recommanda son âme à Dieu par une courte mais fervente prière, et se mit à l’ouvrage aussi ardemment qu’il s’y était mis au milieu des décombres de la Pénissière.

 

Il était resté jusqu’alors le corps replié sur lui-même, et le menton appuyé sur ses genoux ; c’était la seule position que l’exiguïté de l’excavation lui eût permis de prendre ; il chercha à en changer, et, après de longs efforts, il parvint à s’agenouiller : alors, s’arc-boutant sur ses mains, appuyant ses épaules contre la lourde pierre, il chercha à la soulever.

 

Mais ce qui n’était qu’un jeu d’enfant pour Trigaud, était impossible à tout autre homme. Jean Oullier ne put même ébranler la masse énorme que le mendiant avait placée entre le ciel et lui.

 

Jean Oullier tâta le sol qu’il avait sous les pieds ; ce sol était de pierre comme le reste ; à droite, à gauche, partout le rocher.

 

Seulement, le morceau de granit que Trigaud avait posé comme un monstrueux couvercle sur cette boîte, incliné en avant, laissait entre le lit du ruisseau et lui un intervalle de trois ou quatre pouces par lequel l’air pénétrait dans l’intérieur.

 

Ce fut de ce côté que Jean Oullier, après avoir bien reconnu la position, se décida à diriger ses efforts.

 

Il cassa dans une fissure du rocher la pointe de son couteau et en fit un ciseau ; la crosse de son pistolet lui servit de marteau, et il travailla à agrandir l’ouverture.

 

Il mit vingt-quatre heures à accomplir ce travail sans autre soutien que la gourde d’eau-de-vie du chasseur, où, de temps en temps, il puisait quelques gouttes de la liqueur fortifiante qu’elle contenait.

 

Et pendant ces vingt-quatre heures, son courage et sa force d’âme ne se démentirent pas un seul instant.

 

Enfin, le soir du second jour, il parvint à passer la tête à travers l’ouverture qu’il avait creusée à la base de sa prison ; bientôt ses épaules suivirent sa tête, il embrassa le rocher, puis, d’un effort vigoureux, amena à l’extérieur le reste de son corps.

 

Il était temps ; ses forces étaient complètement épuisées.

 

Alors il se leva sur ses genoux, puis sur ses pieds, et enfin essaya de marcher.

 

Mais son pied démis s’était enflé d’une façon effrayante pendant les trente-six heures passées dans cette horrible contrainte ; au premier mouvement qu’il fit pour s’appuyer dessus, tous les nerfs de son corps tressaillirent comme si on les eût tordus ; il poussa un cri et tomba tout haletant sur la bruyère, terrassé par la terrible douleur.

 

La nuit approchait ; de quelque côté qu’il prêtât l’oreille, Jean Oullier n’entendait venir aucun bruit ; il pensa que cette nuit qui commençait à envelopper la terre de son ombre serait la dernière pour lui. Il recommanda son âme à Dieu, le pria de veiller sur les deux enfants qu’il avait tant aimées et que, sans lui, l’indifférence de leur père eût faites, depuis longtemps, orphelines ; enfin, pour n’avoir rien à se reprocher, il se traîna sur ses mains, ou plutôt rampa du côté où le soleil venait de se coucher, et qui était aussi celui où les habitations étaient plus rapprochées de l’endroit où il se trouvait.

 

Il fit ainsi trois quarts de lieue, à peu près, et arriva à un monticule d’où il apercevait la lumière des maisons isolées qui entourent la lande ; c’étaient pour lui autant de phares qui lui indiquaient où était le salut, où était la vie ; mais, quelque effort qu’il fit, il lui semblait impossible d’avancer d’un pas de plus.

 

Il y avait près de soixante heures qu’il n’avait mangé.

 

Les tiges des bruyères et des ajoncs coupées l’année précédente et taillées en biseau par la faucille, avaient déchiré ses mains et sa poitrine, et le sang qui coulait de ces blessures achevait de l’épuiser.

 

Il se laissa rouler dans un fossé qui bordait le chemin.

 

Il avait renoncé à aller plus loin ; il était résolu à mourir là.

 

Une soif intense le dévorait ; il but un peu d’eau qui croupissait dans ce fossé.

 

Il était si faible, que ce fut à peine si sa main put arriver jusqu’à sa bouche ; sa tête lui semblait complètement vide. De temps en temps, il croyait entendre dans son cerveau de sourds et lugubres murmures ressemblant à ceux que produit la mer qui s’engouffre dans les flancs d’un navire entrouvert et près de sombrer ; une sorte de voile s’étendait sur ses yeux, et derrière ce voile couraient des milliers d’étincelles qui s’éteignaient et se rallumaient comme des lueurs phosphorescentes.

 

Le malheureux se sentait mourir.

 

Il essaya de crier, s’inquiétant peu d’attirer vers lui des amis ou des ennemis ; mais sa voix s’arrêtait dans sa gorge, et ce fut à peine s’il put entendre lui-même le cri rauque qu’il parvint à exhaler.

 

Il resta une heure, à peu près, dans cette espèce d’agonie ; puis, peu à peu, le rideau qu’il avait devant les yeux s’épaissit et prit en même temps toutes les couleurs du prisme ; le bourdonnement qui se faisait dans son cerveau affecta des modulations bizarres ; puis il perdit le sentiment de ce qui se passait autour de lui.

 

Mais cette nature puissante ne pouvait s’éteindre sans une lutte nouvelle, l’espèce de calme léthargique dans lequel il demeura pendant quelque temps permit au cœur de régulariser ses mouvements, au sang de circuler d’une manière moins fébrile.

 

La torpeur dans laquelle il était plongé n’enlevait rien à l’acuité de ses sens ; il entendit alors un bruit sur lequel sa vieille expérience de batteur d’estrade ne s’abusa point une minute : c’était le pas de quelqu’un qui descendait la bruyère, et ce pas, il le reconnaissait pour celui d’une femme.

 

Cette femme pouvait le sauver ! Au milieu de son engourdissement, Jean Oullier le comprenait : mais, lorsqu’il voulut appeler, faire un mouvement pour attirer son attention, comme un homme frappé de léthargie qui voit, sans pouvoir s’y opposer, faire autour de lui tous les préparatifs de ses funérailles, il reconnut avec terreur que son intelligence seule subsistait, mais que son corps, complètement paralysé, se refusait à lui obéir.

 

Comme le malheureux cloué dans son cercueil fait des efforts surhumains pour briser le mur d’airain qui le sépare du monde, Jean Oullier tendit tous les ressorts que la nature avait mis au service de sa volonté pour dompter la matière.

 

Ce fut en vain.

 

Et, cependant, les pas s’approchaient ; chaque minute, chaque seconde les rendait plus perceptibles, plus accentués à son oreille ; il semblait à Jean Oullier que chaque caillou que ces pas faisaient rouler venait le frapper au cœur ; à chaque instant, et en raison de la multiplicité de ses efforts, ses angoisses devenaient plus vives, ses cheveux se dressaient sur sa tête, une sueur glacée perlait sur son front ; c’était plus cruel que la mort elle-même.

 

Le mort ne sent rien.

 

La femme passa.

 

Jean Oullier entendit les épines des ronces qui frôlaient et éraillaient sa jupe comme si elles eussent voulu la retenir ; il vit son ombre se dessiner en noir sur le buisson ; puis elle s’éloigna, et le bruit de ses pas s’éteignit pour lui dans le murmure du vent agitant les ajoncs desséchés.

 

L’infortuné se sentit perdu.

 

Aussi, du moment où l’espoir l’abandonna, cessa-t-il la lutte horrible qu’il avait entreprise contre lui-même : il reprit un peu de calme et, mentalement, il fit une prière recommandant son âme à Dieu.

 

Cette prière suprême l’absorbait tellement, que ce ne fut que lorsqu’il entendit l’aspiration bruyante d’un chien qui avait passé sa tête entre les branches pour flairer les émanations venant du buisson, qu’il s’aperçut de l’approche de cet animal.

 

Il tourna avec effort, non pas la tête, mais les yeux de son côté, et aperçut une espèce de roquet qui le regardait avec des yeux intelligents et effarés.

 

En voyant le mouvement de Jean Oullier, si faible qu’il fût, le roquet se retira brusquement et se mit à aboyer.

 

Alors il sembla à Jean Oullier que la femme appelait son chien ; mais l’animal ne quitta point son poste et ne discontinua point ses abois.

 

C’était une dernière espérance, et celle-là ne fut pas déçue.

 

Lasse d’appeler, et curieuse de connaître ce qui excitait ainsi son chien, la paysanne revint sur ses pas.

 

Le hasard, ou plutôt, Providence, fit que cette paysanne, c’était la veuve Picaut.

 

Elle s’approcha du buisson, et aperçut un homme ; elle se pencha et reconnut Jean Oullier.

 

Au premier moment, elle le crut mort ; mais elle vit qu’il fixait sur elle des yeux démesurément ouverts ; elle posa la main sur le cœur du vieux garde et reconnut qu’il battait encore. Elle le dressa sur son séant, lui jeta quelques gouttes d’eau au visage, en glissa quelques autres entre ses dents serrées. Alors, comme si, par le contact d’une personne vivante, il rentrait en contact avec la vie même, Jean Oullier sentit peu à peu se soulever le poids énorme qui l’oppressait ; la chaleur revint à ses membres engourdis ; il la sentit descendre doucement, et arriver à leur extrémité ; bientôt des larmes de reconnaissance se firent jour entre ses paupières, et roulèrent sur ses joues bronzées ; il saisit la main de la femme Picaut et la porta à ses lèvres en même temps qu’il la mouillait de ses pleurs.

 

Celle-ci, de son côté, paraissait tout attendrie ; quoique philippiste, comme on le sait, la bonne femme estimait fort le vieux chouan.

 

– Eh bien, eh bien, demanda-t-elle, qu’avez-vous donc, mon Jean Oullier ? C’est tout naturel, il me semble, ce que je fais là ! J’en aurais fait autant pour le premier chrétien venu ; à plus forte raison pour vous qui êtes un vrai homme du bon Dieu.

 

– Cela n’empêche pas… dit Jean Oullier.

 

Mais il ne put aller plus loin du premier souffle.

 

– Cela n’empêche pas quoi ? demanda la veuve.

 

Oullier fit un effort.

 

– Cela n’empêche pas… que je vous dois la vie, ajouta-t-il achevant sa phrase.

 

– Bon ! fit Marianne.

 

– Oh ! c’est comme je vous le dis. Sans vous, la Picaut, j’allais mourir ici.

 

– Ou plutôt sans mon chien, Jean. Vous voyez bien que ce n’est pas moi, mais le bon Dieu seul qu’il faut remercier.

 

Puis, le regardant avec terreur, et le voyant tout couvert de sang :

 

– Mais vous êtes donc blessé ? dit-elle.

 

– Non ; bah ! ce ne sont que des écorchures… Mon plus grand mal est d’avoir le pied démis, et, après cela, de n’avoir pas mangé depuis plus de soixante heures. C’était la faiblesse surtout qui me tuait.

 

– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! mais attendez donc, j’allais justement porter le dîner à des gens qui me font de la litière dans la lande ; vous allez manger leur soupe.

 

Et, en disant ces mots, la veuve déposa à terre le paquet qu’elle portait, dénoua les quatre coins d’un napperon dans lequel étaient plusieurs écuellées de soupe et un bouilli fumant, et fit avaler quelques gorgées de cette soupe à Jean Oullier, qui sentit les forces lui revenir, au fur et à mesure que le chaud et succulent potage lui descendait dans l’estomac.

 

– Ah !… fit Jean Oullier.

 

Et il respira bruyamment.

 

Un sourire de satisfaction passa sur la physionomie grave et triste de la veuve.

 

– Et maintenant, dit-elle en s’asseyant en face de Jean, qu’allez-vous faire ? Car il va sans dire que les culottes rouges sont à votre poursuite.

 

– Hélas ! répondit Jean Oullier, j’ai perdu toute ma force avec ma pauvre jambe ; bien des mois se passeront avant que je puisse courir les bois comme je devrais le faire pour ne pas aller pourrir dans les prisons. Voyez-vous, ce qu’il me faudrait, ajouta-t-il avec un soupir, ce serait d’aller retrouver maître Jacques : il me donnerait un coin dans un de ses asiles, et, là, je pourrais attendre ma guérison.

 

– Et votre maître ? et ses filles ?

 

– Notre maître ne rentrera pas de sitôt à Souday, et il aura raison.

 

– Que fera-t-il, alors ?

 

– Sans doute qu’il passera de nouveau la mer avec nos demoiselles.

 

– Jolie idée que vous avez là, Jean, d’aller chercher un hôpital au milieu de ce tas de bandits qui accompagnent maître Jacques ! vous y seriez bien soigné !

 

– C’est le seul qui puisse me recevoir sans craindre de se compromettre.

 

– Et moi donc, vous m’oubliez ? Ce n’est pas bien, Jean.

 

– Vous ?

 

– Sans doute, moi.

 

– Mais vous ignorez donc les ordonnances ?

 

– Quelles ordonnances ?

 

– Celles qui déterminent les peines qu’aura encourues quiconque aura donné asile à un chouan.

 

– Bon ! mon Jean, on ne fait pas ces sortes d’ordonnances pour les honnêtes gens, mais pour les coquins.

 

– D’ailleurs, vous les haïssez, les chouans ?

 

– Non ; ce sont les brigands que je hais, et dans tous les partis ; ce sont des brigands, par exemple, ceux-là qui ont tué mon pauvre Pascal, et c’est sur ces brigands-là que je vengerai sa mort si je puis ; mais vous, Jean Oullier, blanche ou tricolore, vous portez la cocarde des braves gens, et je vous sauverai.

 

– Mais je ne puis faire un pas.

 

– Ce n’est pas là l’inquiétant. Vous pourriez marcher, Jean, qu’à cette heure de jour, je n’oserais vous faire entrer chez moi ; non pas que je redoute ce qui pourrait m’arriver ; mais, voyez-vous, depuis la mort du pauvre jeune homme, je redoute les trahisons. Refourrez-vous dans votre buisson ; cachez-vous-y de votre mieux ; attendez la nuit, et je reviendrai vous prendre avec une charrette ; puis, demain, j’irai chercher le rebouteux de Machecoul ; il vous passera la main sur les nerfs du pied, et, dans trois jours, vous courrez comme un lapin.

 

– Ah ! dame, je sais que cela vaudrait mieux ; mais…

 

– Mais n’en feriez-vous pas autant pour moi ?

 

– Pour vous, Marianne, vous le savez bien, je me mettrais dans le feu.

 

– Eh bien, alors, n’en parlons plus. À la nuit, je reviens vous prendre.

 

– Merci, j’accepte, et soyez sûre et certaine que vous n’obligez pas un ingrat.

 

– Ce n’est pas pour votre reconnaissance que je le ferai, Jean Oullier ; c’est pour accomplir mon devoir d’honnête femme.

 

Elle regarda autour d’elle.

 

– Que cherchez-vous ? demanda Jean.

 

– Je pensais que, si vous essayiez de regagner la bruyère, vous seriez plus en sûreté que dans ce fossé.

 

– Je crois que cela me serait impossible, dit Oullier en montrant à la veuve ses mains déchirées, son visage sillonné de cicatrices et son pied gros comme la tête. D’ailleurs, je ne suis pas mal ici ; vous avez frôlé le buisson sans vous douter qu’il cachait un homme.

 

– Oui ; mais un chien peut passer et vous sentir, comme le mien vous a senti ; pensez-y, Jean Oullier ! la guerre est finie ; mais voilà, à la suite de la guerre, le temps des dénonciations et des vengeances qui va venir, s’il n’est déjà venu.

 

– Bah ! dit Jean, il faut bien laisser quelque chose à faire au bon Dieu.

 

La veuve n’était pas moins croyante que le vieux chouan ; elle lui donna un morceau de pain, s’en alla couper une brassée de bruyère avec laquelle elle lui accommoda un lit ; puis, après avoir eu soin de relever autour de lui les branches des épines et des ronces, après s’être assurée qu’il ne pouvait être aperçu des passants, elle s’éloigna en lui recommandant la patience.

 

Jean Oullier s’arrangea le plus commodément possible sur la bruyère ; il adressa de ferventes actions de grâce au Seigneur, grignota son morceau de pain, puis s’endormit de ce lourd sommeil qui suit les grandes prostrations.

 

Il y avait plusieurs heures qu’il reposait, lorsqu’un bruit de voix le réveilla. Dans l’espèce de somnolence qui succédait à l’engourdissement qui s’était emparé de lui, il crut entendre prononcer le nom de ses jeunes maîtresses, et, méfiant dans sa tendresse, comme les hommes de sa trempe le sont dans toutes leurs affections, il supposa qu’un danger quelconque menaçait soit Bertha, soit Mary, et trouva dans cette pensée un levier qui souleva, en un clin d’œil, sa torpeur ; il se dressa sur son coude, écarta doucement les ronces qui formaient autour de lui un épais rempart, et jeta les yeux sur le chemin.

 

La nuit était venue, mais pas assez épaisse pour qu’il ne pût distinguer la silhouette de deux hommes assis sur un arbre renversé de l’autre côté du chemin.

 

– Comment n’avez-vous pas continué de la suivre, puisque vous l’aviez reconnue ? disait l’un d’eux, qu’à son accent allemand fortement prononcé, Jean Oullier jugea être complètement étranger au pays.

 

– Ah ! dame, répondit l’autre, je ne la croyais pas si louve qu’elle l’est, et elle m’a roulé comme un niais que je suis.

 

– Vous pouvez être certain que celle que nous cherchons était dans le groupe de paysannes, dont Mary de Souday s’est détachée pour venir à votre rencontre.

 

– Oh ! quant à cela, vous avez raison ; car, lorsque j’ai demandé à ces femmes ce qu’était devenue la jeune fille qui marchait avec elles, elles m’ont répondu qu’elle et sa camarade étaient restées en arrière.

 

– Qu’avez-vous fait alors ?

 

– Dame, j’ai mis mon bidet à l’auberge, je me suis caché à l’extrémité de Pirmile et je les ai attendues.

 

– Et cela inutilement ?

 

– Inutilement, pendant plus de deux heures.

 

– Elles se seront jetées dans quelque chemin de traverse et seront entrées à Nantes par un autre pont.

 

– Ça, c’est sûr.

 

– Voilà qui est fâcheux ; car qui sait si cette chance, envoyée par votre bonne fortune, vous la retrouverez jamais.

 

– Que oui, nous la retrouverons ! Laissez donc faire.

 

– Comment cela ?

 

– Oh ! comme dirait mon voisin le marquis de Souday, ou mon ami Jean Oullier – Dieu veuille avoir son âme ! – j’ai chez moi le limier qu’il me faut pour cette chasse.

 

– Un limier ?

 

– Oui, un vrai limier. Il a un peu mal à une de ses pattes de devant ; mais, aussitôt que cette patte sera guérie, je lui mettrai une corde au cou, et il nous conduira sur la voie sans que nous ayons d’autre peine que de prendre garde qu’il ne la casse à force de tirer dessus pour arriver plus vite.

 

– Voyons, cessez de plaisanter : ce sont choses sérieuses que celles qui nous occupent !

 

– Plaisanter ! pour qui me prenez-vous ? plaisanter en face de cinquante mille francs que vous m’avez promis ; car c’est bien cinquante mille francs que vous m’avez dit, n’est-ce pas ?

 

– Eh ! vous devez bien le savoir : vous me l’avez fait redire plus de vingt fois.

 

– Oui ; mais je ne me lasse pas plus de l’entendre que je ne me lasserais de compter les écus si je les tenais.

 

– Livrez-nous la personne et vous les tiendrez.

 

– Oh ! j’entends déjà les jaunets tinter à mon oreille, dzing ! dzing !

 

– En attendant, dites-moi ce que signifie cette histoire de limier que vous mêlez à tout ceci.

 

– Oh ! je vous la dirai, je ne demande pas mieux ; mais…

 

– Mais quoi ?

 

– Donnant, donnant…

 

– Qu’entendez-vous par donnant, donnant ?

 

– Voyez-vous, je vous l’ai dit l’autre jour, je veux bien obliger le gouvernement, parce que d’abord il a mon estime, et parce qu’ensuite, en l’obligeant, je vexe les nobles et tout ce qui tient à eux, et que je hais tout cela ; mais, enfin, tout en l’obligeant, ce gouvernement de mon cœur, je ne serais point fâché de tâter de ses espèces, moi qui, jusqu’ici, lui ai toujours donné et n’en ai jamais rien reçu ; d’ailleurs, qui vous dit qu’une fois qu’on tiendra celle pour laquelle on nous promet des monts d’or, on nous donnera ce que l’on nous a, ou plutôt ce que l’on vous a promis ?

 

– Vous êtes fou !

 

– Je serais fou si je ne vous disais pas ce que je vous dis, au contraire. J’aime à prendre mes sûretés, plutôt deux fois qu’une, et plutôt dix que deux ; et, s’il faut vous parler franchement, dans cette affaire-là, je ne m’en vois guère, de sûretés.

 

– Vous courrez les mêmes chances que moi. J’ai reçu, d’un personnage éminent, la promesse que, si je tenais l’engagement pris vis-à-vis de lui, une somme de cent mille francs me serait comptée.

 

– Cent mille francs, cent mille francs, c’est bien peu pour que vous soyez venu de si loin. Voyons, avouez que c’est deux cent mille et que vous ne me donnez que le quart, attendu que, moi, j’opère sur les lieux et ne me dérange pas. Peste ! deux cent mille francs, vous n’êtes pas malheureux : c’est un compte rond et qui sonne bien… Soit, ayons confiance dans le gouvernement ; mais cette confiance, avez-vous les mêmes droits à ce que je l’aie en vous ? Qui me dit que vous ne filerez pas avec l’argent puisque c’est à vous qu’il sera remis ? et, si cela arrive, à quel tribunal, je vous le demande, vous ferai-je un procès ?

 

– Mon cher monsieur, lorsque, en politique, on s’associe, c’est la foi qui signe le contrat.

 

– C’est donc pour cela qu’ils sont si bien tenus, les contrats politiques ? Eh bien, franchement, j’aimerais mieux une autre signature.

 

– Laquelle donc ?

 

– La vôtre ou celle du ministre à qui vous avez affaire.

 

– Eh bien, on tâchera de vous contenter.

 

– Chut !

 

– Quoi ?

 

– N’avez-vous pas entendu quelque chose ?

 

– Oui ; on vient de notre côté ; il me semble que j’entends le grincement des roues d’une charrette.

 

Les deux hommes se levèrent en même temps, et, à la clarté de la lune, dont les rayons les éclairèrent alors, Jean Oullier, qui n’avait point perdu une parole de ce qu’ils venaient de dire, aperçut leur visage.

 

L’un des deux hommes lui était parfaitement étranger ; mais dans l’autre il retrouva Courtin, que, du reste, il avait déjà reconnu, tant au son de sa voix qu’en l’entendant parler de Michel et des louves.

 

– Retirons-nous, dit l’inconnu.

 

– Non, répondit Courtin : j’ai encore une foule de choses à vous dire. Cachons-nous dans ce buisson, laissons passer l’importun, et terminons notre affaire.

 

Et tous deux s’avancèrent vers le buisson.

 

Jean Oullier comprit qu’il était perdu ; mais, ne voulant pas être pris comme un lièvre au gîte, il se leva sur ses genoux, et tira de sa ceinture son couteau épointé, mais qui, dans une lutte corps à corps, pouvait encore faire sa besogne.

 

Il n’avait pas d’autre arme et croyait les deux hommes désarmés.

 

Mais, Courtin, qui avait vu se dresser un homme dans le buisson et qui avait entendu le déchirement des ronces et des épines, fit trois pas en arrière sans perdre de vue l’espèce d’ombre qui lui apparaissait, ramassa son fusil caché le long de l’arbre abattu, arma un des deux côtés, porta le fusil à son épaule, et lâcha le coup.

 

Un cri étouffé répondit à l’explosion.

 

– Qu’avez-vous fait ? demanda l’inconnu, qui trouvait la façon de Courtin peut-être un peu expéditive.

 

– Voyez, voyez, répondit Courtin pâle et tremblant lui-même, un homme nous épiait !

 

L’étranger alla au buisson, écarta les branches.

 

– Prenez garde ! prenez garde ! dit Courtin ; si c’est un chouan et qu’il ne soit pas mort tout à fait, il va riposter.

 

Et, en disant cela, Courtin, son second coup armé et prêt à faire feu, se tenait à distance.

 

– C’est effectivement un paysan, dit l’inconnu ; mais il me semble mort.

 

L’inconnu prit alors Jean Oullier par le bras et le tira hors du fossé.

 

Courtin, voyant l’homme immobile comme un cadavre, se hasarda d’approcher.

 

– Jean Oullier ! s’écria-t-il en reconnaissant le Vendéen, Jean Oullier ! Ma foi, je ne me doutais guère que jamais je tuasse personne ; mais, nom d’un diable ! si cela devait arriver, mieux vaut que ce soit à celui-là qu’à un autre. Voilà, croyez-moi, ce qui peut s’appeler un heureux coup de fusil.

 

– Mais, en attendant, dit l’inconnu, la charrette approche.

 

– Oui, elle ne monte plus, et l’on a mis le cheval au trot.

 

Allons, allons, il n’y a pas de temps à perdre. Il s’agit de jouer des jambes. Est-il bien mort ?

 

– Il en a tout l’air.

 

– Eh bien, en route ! L’inconnu cessa de soutenir le torse de Jean Oullier, et la tête tomba, frappant la terre avec un bruit sourd et mat.

 

– Ah ! par ma foi !, oui, il y est ! dit Courtin.

 

Puis, sans oser s’en approcher, montrant du doigt le cadavre :

 

– Tenez, dit-il, voilà qui nous assure notre prime, mieux que toutes les signatures : ce cadavre-là vaut deux cent mille francs.

 

– Comment ?

 

– C’était le seul homme qui pût m’ôter des mains le limier dont je vous ai parlé. Je le croyais mort ; je me trompais.

 

Maintenant que je suis sûr qu’il l’est, en chasse ! en chasse !

 

– Oui, car voici la charrette.

 

En effet, la voiture n’était plus qu’à cent pas du buisson. Les deux hommes s’élancèrent dans la bruyère, et disparurent au milieu de l’obscurité, tandis que la femme Picaut, qui venait chercher Jean Oullier suivant la promesse qu’elle lui avait faite, effrayée par le coup de fusil qu’elle avait entendu, arrivait en courant sur le théâtre de la scène que nous venons de raconter.

 

LXX

Les batteries de maître Courtin


Quelques semaines avaient suffi pour amener une perturbation complète dans l’existence des personnages qui, depuis le commencement de ce récit, ont successivement passé sous les yeux du lecteur.

 

L’état de siège était promulgué dans les quatre départements de la Vendée ; le général qui les commandait lança une proclamation par laquelle il invitait les habitants des campagnes à faire leur soumission en leur promettant de les recevoir avec indulgence. La tentative d’insurrection avait si misérablement avorté, que la plupart des Vendéens restaient sans espérance pour l’avenir ; quelques-uns d’entre eux, qui étaient compromis, se décidèrent à suivre le conseil que leurs chefs eux-mêmes leur avaient donné en les licenciant, et à rendre leurs armes ; mais l’autorité civile n’accepta point cette composition : elle les reprit en sous-œuvre et les fit arrêter ; bon nombre des plus confiants furent jetés en prison, et cette rigueur impolitique paralysa les dispositions pacifiques de ceux qui, plus prudents, avaient voulu attendre.

 

Maître Jacques dut à ces procédés une augmentation considérable dans le personnel de sa troupe ; il exploita si habilement la conduite de ses adversaires, qu’il parvint à rallier autour de lui un nombre d’hommes assez considérable pour tenir encore dans les forêts au moment même où la Vendée désarmait.

 

Gaspard, Louis Renaud, Bras-d’Acier et les autres chefs avaient mis la mer entre eux et les rigueurs du gouvernement ; seul, le marquis de Souday n’avait pas pu s’y décider ; depuis qu’il avait quitté Petit-Pierre, ou plutôt depuis que Petit-Pierre l’avait quitté, l’infortuné gentilhomme avait complètement perdu la joyeuse humeur par laquelle il avait, avec un véritable point d’honneur, combattu jusqu’au dernier moment la tristesse de ses compagnons ; mais, aussitôt que le devoir ne lui fit plus une loi d’être gai, le marquis tomba dans l’excès opposé et devint triste à mourir. La défaite du Chêne ne le frappait pas seulement dans ses sympathies politiques, elle renversait de fond en comble les châteaux en Espagne qu’il avait édifiés avec tant de bonheur ; il ne voyait plus dans cette existence de partisan, dont son imagination évoquait naguère les souvenirs pittoresques, que les choses auxquelles il n’avait pas songé, c’est-à-dire les revers qui l’accablaient, les misères obscures, les privations mesquines et triviales qui sont la vie du proscrit.

 

Il en était arrivé, lui qui dans les derniers temps, trouvait insipide le séjour de son petit château de Souday, il en était arrivé, désormais, à regretter les bonnes soirées que les prévenances et le babil de Bertha et de Mary faisaient si douces ; la causerie de Jean Oullier lui manquait surtout ; et il était si malheureux de ne plus l’avoir auprès de lui, qu’il s’informait de son sort avec une sollicitude qui était loin de lui être coutumière.

 

Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’il rencontra maître Jacques, flânant dans les environs de Grand-Lieu pour épier la marche d’une colonne mobile.

 

Le marquis de Souday n’avait jamais éprouvé une sympathie bien vive à l’endroit du maître des lapins, dont le premier acte de discipline avait été de se soustraire à son autorité ; cet esprit indépendant dont maître Jacques avait donné la preuve lui avait toujours paru un exemple fatal aux Vendéens ; celui-ci, de son côté, haïssait le marquis, comme il haïssait tous ceux que leur naissance ou leur position sociale lui donnaient naturellement pour chefs ; cependant, il fut touché de la misère où il vit le vieux gentilhomme réduit, dans la chaumière où, le lendemain du départ de Petit-Pierre pour Nantes, M, de Souday avait cherché un asile, et il lui offrit de le cacher dans la forêt de Touvois, où, en outre de l’abondance qui régnait dans son petit camp et qu’il lui proposa de partager, le marquis pourrait trouver la distraction de quelques horions à échanger avec les soldats du roi Louis-Philippe.

 

Il va sans dire que le marquis appelait le roi Louis-Philippe Philippe tout court.

 

Ce fut la dernière considération exposée par nous qui détermina M. de Souday à accepter les offres de maître Jacques ; il brûlait de venger la ruine de ses espérances et de faire payer à quelqu’un les déceptions qu’il éprouvait, l’ennui que lui causait sa séparation d’avec ses filles et le chagrin qu’il ressentait de la disparition de Jean Oullier. Il suivit donc le maître des lapins, qui, de subordonné, ou plutôt d’insubordonné, devenait protecteur, et celui-ci, touché de la simplicité et de la bonhomie du marquis, lui témoigna beaucoup plus d’égards que ne promettaient sa rude écorce et ses précédents.

 

Quant à Bertha, dès le surlendemain de sa retraite chez Courtin, et aussitôt qu’elle eut recouvré quelques forces, elle comprit que sa présence sous le même toit que celui qu’elle aimait, loin de la présence de son père, sans Jean Oullier, qui, à la rigueur, eût pu le remplacer, était au moins inconvenante, et, tout blessé qu’était Michel, pouvait être interprétée d’une manière fâcheuse pour sa réputation ; elle quitta donc la métairie, et s’installa avec Rosine, dans la maison de Tinguy. Elle était là à un demi-quart de lieue de distance à peine du logis où elle laissait Michel, et, tous les jours, elle se rendait près de lui pour lui donner les soins d’une sœur, accompagnés de toutes les délicatesses d’une amante.

 

La tendresse, le dévouement, l’abnégation dont Bertha lui donnait tant de preuves touchaient Michel ; mais, comme ils ne changeaient rien à ses sentiments pour Mary, ils ne faisaient que rendre sa situation de plus en plus difficile ; il n’osait pas songer à porter le désespoir dans l’âme de la jeune fille à laquelle il devait la vie. Cependant, peu à peu, une douce résignation succédait à ce sentiment violent et acerbe qu’il avait éprouvé dans les premiers jours, et, sans s’habituer à l’idée du sacrifice que Mary exigeait de lui, il répondait, par des sourires qu’il s’efforçait de rendre affectueux, aux prévenances dont Bertha était si prodigue envers lui ; et, quand celle-ci le quittait, le soupir douloureux qui s’échappait de sa poitrine, et que Bertha prenait pour elle, témoignait seul de ses regrets. Toutefois, sans Courtin, qui montait l’escalier conduisant à la chambrette où Michel était caché, aussitôt qu’il avait vu Bertha disparaître derrière les derniers arbres du jardin, et qui venait à son tour s’asseoir au chevet du blessé et lui parler de Mary, l’âme tendre et impressionnable de Michel eût peut-être fini par se résigner aux nécessité ; de sa situation et eût accepté ce que la fatalité avait fait ; mais le maire de la Logerie entretenait si souvent son jeune maître de Mary, il témoignait un si vif désir de le voir heureux selon son cœur, que Michel, à mesure que la plaie dans son bras se cicatrisait et en même temps qu’il revenait à la santé, voyait la blessure de son cœur se rouvrir et sa reconnaissance pour Bertha s’effacer devant le souvenir de sa sœur.

 

Courtin faisait un travail analogue à celui de Pénélope : il défaisait la nuit ce que Bertha, avec tant de peine, faisait le jour.

 

Le maire de la Logerie, dans l’état de faiblesse où était Michel lorsqu’il l’avait transporté chez lui, n’avait pas eu de peine à se faire pardonner sa conduite vis-à-vis du jeune baron, en mettant cette conduite sur la vivacité de son attachement pour lui, et de l’inquiétude dans laquelle l’avait plongé sa fuite ; puis, ayant comme nous le lui avons entendu raconter, aisément surpris le secret de Michel, il finit, à force de protestations de dévouement et en flattant habilement son penchant pour Mary, par rentrer complètement dans sa confiance. Michel souffrait autant de ne pouvoir épancher les souffrances de son cœur que de ces souffrances elles-mêmes : Courtin eut l’air d’y compatir si vivement, il caressa ses rêveries avec tant d’adresse, il se montra si profond admirateur de Mary, que, peu à peu, il amena Michel à lui laisser deviner, sinon à lui confier, ce qui s’était passé entre les deux sœurs et lui.

 

Courtin se garda bien de prendre une attitude hostile en face de Bertha ; il manœuvra assez habilement pour qu’elle le crût tout acquis au projet qui devait l’unir à son jeune maître ; en l’absence de Michel, il ne lui parlait jamais que comme à sa future maîtresse. Au reste, il fit si bien, que celle-ci, qui, d’ailleurs, ignorait complètement ses antécédents, ne cessait de parler à Michel du dévouement de son métayer, et ne le désignait plus que par ces trois mots : « Notre bon Courtin. » Mais, d’un autre côté, aussitôt qu’il était seul avec Michel, il entrait, comme nous l’avons dit, dans les sentiments les plus secrets de celui-ci ; il le plaignait, et Michel, sous l’influence de la pitié que lui témoignait le métayer, se laissait aller tout naturellement à lui raconter les incidents de sa liaison avec Mary ; Courtin en tirait constamment la même conclusion : « Elle vous aime. » Il lui insinuait que c’était à lui, Michel, de faire au cœur de Mary une douce violence dont celle-ci ne pouvait manquer de lui être reconnaissante ; il allait au-devant de ses vœux, il lui jurait qu’aussitôt qu’il le verrait rétabli, les communications étant redevenues libres, il se consacrerait tout entier à la réalisation de son bonheur, et il promettait d’arranger les choses de telle façon, que, sans manquer à la reconnaissance que le jeune baron devait à Bertha, il saurait amener celle-ci à renoncer d’elle-même à l’union projetée.

 

La convalescence de Michel ne marchait nullement au gré des désirs de Courtin, qui voyait avec une profonde inquiétude le temps s’écouler sans qu’il lui fût possible de rien découvrir sur la retraite actuelle de Petit-Pierre, et qui attendait avec impatience le moment où il pourrait lancer son jeune maître sur la trace de Mary.

 

On a déjà compris, nous l’espérons, que Michel était le limier dont il comptait se servir.

 

Bertha, désormais dégagée des inquiétudes que lui avait données la blessure de Michel, avait, en compagnie de Rosine, fait plusieurs courses dans la forêt de Touvois, où le marquis lui avait fait savoir qu’il était réfugié ; deux ou trois fois à son retour, Courtin avait mis la conversation sur les personnes auxquelles les deux jeunes filles devaient le plus vivement s’intéresser ; mais Bertha était demeurée impénétrable ; et le maire de la Logerie avait trop bien compris à quel point le terrain était brûlant, et combien facilement une imprudence de sa part pouvait réveiller les soupçons assoupis pour s’appesantir sur cette question ; seulement, comme Michel allait de mieux en mieux, dès que Michel restait seul, il le pressait de prendre une détermination et lui laissait pressentir que s’il le voulait charger d’une lettre pour Mary, il faisait son affaire d’amener d’abord celle-ci à lui répondre, et, ensuite, de la faire revenir sur sa détermination première.

 

Cela dura ainsi pendant six semaines.

 

Au bout de ces six semaines, Michel allait infiniment mieux ; sa blessure était cicatrisée et ses forces à peu près revenues.

 

Le voisinage du poste que le général avait établi à la Logerie empêchait le jeune homme de se montrer pendant le jour ; mais, la nuit venue, il se promenait sous les arbres du verger en s’appuyant sur le bras de Bertha.

 

Puis l’heure de rentrer chacun chez soi arrivait ; Michel remontait dans son pigeonnier, et Rosine et Bertha, que les sentinelles s’étaient habituées à voir aller et venir à toute heure du jour et de la soirée, retournaient à la maison de Tinguy, d’où Bertha sortait le lendemain après déjeuner pour revenir trouver Michel.

 

Ces promenades du soir contrariaient Courtin, qui, lorsque la causerie qui s’établissait entre Michel et Bertha avait lieu dans la maison ou dans leur chambre, espérait toujours attraper au passage quelques-uns des renseignements qu’il guettait ; aussi faisait-il tout ce qu’il pouvait pour y mettre obstacle, et ce fut dans l’intention de les faire cesser qu’il affecta de communiquer tous les soirs à Michel et à Bertha la liste des condamnations enregistrées dans les feuilles publiques qu’il recevait à titre de maire.

 

Un jour, il leur annonça qu’il fallait absolument renoncer aux courses nocturnes ; et, lorsqu’ils lui en demandèrent la raison, il leur fit lire le jugement par contumace qui condamnait Michel de la Logerie à la peine de mort.

 

Cette communication ne produisit qu’un très médiocre effet sur Michel, mais Bertha en fut épouvantée ; un instant elle eut l’idée de se jeter aux genoux du jeune homme pour lui demander pardon de l’avoir entraîné dans cette funeste équipée, et, lorsqu’elle quitta le soir la métairie, elle était dans une agitation profonde.

 

Le lendemain, elle fut de très bonne heure près de Michel.

 

Toute la nuit, elle avait fait des rêves d’autant plus terribles, qu’elle les faisait tout éveillée.

 

Elle voyait Michel découvert, arrêté, fusillé ! Deux heures avant l’heure habituelle, elle était à la métairie.

 

Rien de nouveau n’était arrivé ; rien ne paraissait à craindre ce jour-là plus que les autres jours.

 

La journée passa comme d’habitude : pleine de charmes mêlés d’angoisses pour Bertha ; pleine de mélancolie et d’aspirations extérieures pour Michel.

 

Le soir vint ; un beau soir d’été.

 

Bertha était appuyée contre la petite fenêtre ouvrant sur le verger ; elle regardait le soleil se coucher au-dessus des grands arbres de la forêt de Machecoul, dont les cimes ondulaient comme une mer de verdure.

 

Michel était assis sur son lit et aspirait les douces senteurs du soir, lorsque tous deux entendirent le bruit d’une voiture qui venait du côté de l’avenue.

 

Le jeune homme se précipita vers la fenêtre.

 

Tous deux virent alors une calèche débouchant dans la cour de la métairie ; Courtin courut à cette calèche son chapeau à la main ; une tête passa par la portière : c’était celle de la baronne Michel.

 

Le jeune homme, à la vue de sa mère, sentit un frisson lui passer par les veines.

 

Il était évident que c’était lui qu’elle venait chercher.

 

Bertha l’interrogea des yeux pour savoir ce qu’elle devait faire.

 

Michel lui indiqua un recoin obscur, une espèce de cabinet sans porte, où elle pouvait se cacher et tout entendre sans être vue.

 

Il puiserait de la force dans cette présence ignorée.

 

Michel ne se trompait pas : cinq minutes après, il entendit craquer l’escalier de planches sous les pas de la baronne.

 

Bertha courut à sa cachette ; Michel s’assit près de la fenêtre comme s’il n’avait rien vu, rien entendu.

 

La porte s’ouvrit et la baronne entra.

 

Peut-être était-elle venue avec l’intention d’être rude et sévère comme de coutume ; mais, en voyant Michel à la lumière pâlissante du jour, pâle lui-même comme ce crépuscule, elle oublia toutes ses résolutions de sévérité, et ne put que lui tendre les bras en s’écriant :

 

– Oh ! malheureux enfant, te voilà donc !

 

Michel, qui ne s’attendait pas à cette réception, en fut ému, et, de son côté, se jeta dans les bras de la baronne en criant :

 

– Ma mère ! ma bonne mère !

 

C’est qu’elle aussi était fort changée ; on voyait sur son visage la double trace des larmes incessantes et des nuits sans sommeil.

 

LXXI

Où Mme la baronne de la Logerie, en croyant faire les affaires de son fils, fait celles de Petit-Pierre


La baronne s’assit ou plutôt tomba dans un fauteuil, entraînant Michel à genoux devant elle, lui prenant la tête et l’appuyant contre ses lèvres.

 

Enfin, les paroles qui ne pouvaient sortir de sa poitrine oppressée parurent lui revenir.

 

– Comment ! demanda-t-elle, c’est ici que je te rencontre, à cent pas du château plein de soldats ?

 

– Plus je serai près d’eux, ma mère, dit Michel, moins on me cherchera où je suis.

 

– Mais tu ne sais donc pas ce qui s’est passé à Nantes ?

 

– Que s’est-il passé à Nantes ?

 

– Les commissaires militaires rendent jugement sur jugement.

 

– Cela ne regarde que ceux qui sont pris, dit en riant Michel.

 

– Cela regarde tout le monde, lui répliqua sa mère ; car ceux qui ne sont pas pris peuvent l’être d’un moment à l’autre.

 

– Bon ! pas quand ils sont cachés chez un digne maire connu pour ses opinions philippistes.

 

– Tu n’en es pas moins…

 

La baronne s’arrêta comme si sa bouche se refusait à prononcer les mots suivants.

 

– Achève, ma mère.

 

– Tu n’en es pas moins condamné…

 

– Condamné à mort, je sais cela.

 

– Comment ! tu sais cela, malheureux enfant, et tu es si tranquille ?

 

– Je te le dis, ma mère, tant que je serai chez Courtin, je croirai n’avoir rien à craindre.

 

– Il est donc bien pour toi, cet homme ?

 

– C’est tout simplement une seconde providence ; il m’a ramassé blessé et mourant de faim ; il m’a apporté chez lui, et, depuis ce temps, il me nourrit et me cache.

 

– J’avoue que j’avais des préventions contre lui.

 

– Eh bien, ma mère, vous aviez tort.

 

– Soit. Parlons de nos affaires, cher enfant. Si bien caché que tu sois ici, tu n’y saurais rester.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce qu’il ne faut qu’une imprudence, qu’une indiscrétion pour te perdre.

 

Michel fit un geste de doute.

 

– Tu ne veux pas me faire mourir d’effroi, n’est-ce pas ? lui dit sa mère.

 

– Non, et je vous écoute.

 

– Eh bien, je mourrai d’effroi si tu ne quittes pas la France !

 

– Avez-vous pensé, ma mère, aux difficultés de la fuite ?

 

– Oui, et ces difficultés, je les ai surmontées.

 

– Comment cela ?

 

– J’ai nolisé un petit bâtiment hollandais qui, dès à présent, t’attend dans la rivière en face de Couéron ; rends-toi à son bord et pars ! Mon Dieu, pourvu que tu sois assez fort pour supporter la route !

 

Michel ne répondit pas.

 

– Tu iras en Angleterre, n’est-ce pas ? tu quitteras cette terre maudite, qui a déjà bu le sang de ton père ! Tant que je te saurai en France, vois-tu, je ne serai pas un instant tranquille : il me semble, à chaque instant, voir la main du bourreau s’étendre sur toi et t’arracher de mes bras.

 

Michel continua de garder le silence.

 

– Voici, continua la baronne, une lettre qui te servira d’introduction près du capitaine ; voici pour cinquante mille francs de traites à ton ordre sur l’Angleterre et sur l’Amérique ; d’ailleurs, partout où tu seras, écris-moi, et je te ferai passer ce que tu me demanderas… Ou plutôt, mon enfant, mon cher enfant, partout où tu seras, j’irai te rejoindre… Mais qu’as-tu donc, et pourquoi ne pas me répondre ?

 

En effet, Michel recevait cette communication avec une insensibilité qui tenait presque de la stupeur. Partir, c’était s’éloigner de Mary, et, à l’idée de cette séparation, il y eut un instant où son cœur se serra si fort, qu’il lui sembla qu’il préférait braver l’arrêt de mort qui le frappait. Depuis que Courtin avait ravivé sa passion, depuis que, grâce au métayer, il avait conçu de nouvelles espérances, sans rien en dire au maire de la Logerie, il rêvait nuit et jour aux moyens de se rapprocher d’elle ; il ne supportait pas même l’idée de renoncer encore une fois à tout cela, et, au lieu de répondre à sa mère, au fur et à mesure qu’elle parlait, il s’affermissait dans sa volonté d’être l’époux de Mary.

 

De là ce silence qui, à si bon droit, inquiétait la baronne.

 

– Ma mère, lui dit Michel, je ne vous réponds point, parce que je ne saurais vous répondre selon mes désirs.

 

– Comment ! selon tes désirs ?

 

– Écoutez-moi, ma mère, dit le jeune homme avec une fermeté dont elle l’eût cru et dont lui-même peut-être, dans un autre moment, se fût cru incapable.

 

– Tu ne refuses point de partir, j’espère ?

 

– Je ne refuse point de partir, dit Michel ; mais je mets des conditions à mon départ.

 

– Tu mets des conditions à ta vie, à ton salut ? tu mets des conditions pour faire cesser les angoisses de ta mère ?

 

– Ma mère, dit Michel, depuis que nous ne nous sommes vus, j’ai beaucoup souffert et, par conséquent, beaucoup appris ; j’ai surtout appris qu’il était certains moments qui décidaient du bonheur ou du désespoir d’une vie tout entière ; or, je suis dans un de ces moments-là, ma mère.

 

– Et tu vas décider de mon désespoir ?

 

– Non, je vais vous parler en homme, voilà tout. Ne vous étonnez pas : jeté enfant au milieu des événements, j’en sors un homme. Je sais les devoirs que j’ai à remplir envers ma mère ; ces devoirs sont le respect, la tendresse, la reconnaissance, et, de ces devoirs, je ne m’écarterai jamais. Mais, dans le passage du jeune homme à l’homme, ma mère, il y a des horizons inconnus qui se découvrent et s’élargissent au fur et à mesure que l’on monte ; c’est en face de ces horizons que l’attendent les devoirs qui, succédant à ceux de la jeunesse, l’attachent non plus exclusivement à la famille, mais à la société ; arrivé à ce point de la vie, s’il tend encore la joue à sa mère, il tend déjà la main à une autre femme qui sera, elle, la mère de ses enfants.

 

– Ah ! fit la baronne en s’éloignant de son fils par un mouvement plus fort qu’elle-même.

 

– Eh bien, ma mère, reprit le jeune homme en se relevant, cette main, je l’ai tendue ; une autre main a répondu à la mienne ; ces deux mains sont liées indissolublement : si je pars, je ne partirai pas seul.

 

– Tu partiras avec ta maîtresse ?

 

– Je partirai avec ma femme, ma mère.

 

– Et tu crois que je donnerai mon consentement à ce mariage ?

 

– Vous êtes libre de ne pas donner votre consentement, ma mère ; mais, moi, je suis libre de ne point partir.

 

– Oh ! le malheureux ! le malheureux ! s’écria la baronne ; voilà donc la récompense de vingt ans de soins, de tendresse, d’amour !

 

– Cette récompense, ma mère, dit Michel avec une fermeté qu’accroissait la conscience que pas une de ses paroles n’était perdue pour l’oreille qui les écoutait, vous l’avez dans le respect que je vous porte et dans le dévouement dont je vous donnerais des preuves à l’occasion ; mais le véritable amour maternel ne place pas à usure : il ne dit pas : « Je serai vingt ans ta mère, pour être ensuite ton tyran ! » Il ne dit pas : « Je te donnerai la vie, la jeunesse, la force, l’intelligence, pour que tout cela obéisse aveuglément à ma volonté ! » Non, ma mère ; le véritable amour maternel dit : « Tant que tu as été faible, je t’ai soutenu ; tant que tu as été ignorant, je t’ai instruit ; tant que tu as été aveugle, je t’ai conduit. Aujourd’hui, tu vois, tu sais, tu es fort ; fais ta vie, non pas selon ton caprice, mais selon ta volonté. Choisis l’un de ces mille chemins qui s’offrent à toi, et, quelque part qu’il te conduise, aime, chéris, vénère celle qui, de faible, t’a fait fort, qui, d’ignorant, t’a fait instruit, qui, d’aveugle, t’a fait voyant. » Voilà comment je comprends le pouvoir que la mère a sur son fils, voilà comment je comprends le respect que le fils a pour sa mère.

 

La baronne resta interdite ; elle se fût attendue à la ruine du monde plutôt qu’à ce langage ferme et raisonné.

 

Elle regarda son fils avec stupéfaction.

 

Fier et content de lui, Michel la regardait, de son côté, calme et le sourire sur les lèvres.

 

– Ainsi donc, demanda-t-elle, rien ne pourra te faire renoncer à ta folie ?

 

– C’est-à-dire, ma mère, reprit Michel, que rien ne pourra me faire manquer à ma parole.

 

– Oh ! s’écria la baronne en portant ses mains à ses yeux, malheureuse mère que je suis !

 

Michel se remit à genoux devant elle.

 

– Et, moi, je dis : Bienheureuse mère que vous serez, le jour où vous aurez fait le bonheur de votre fils !

 

– Mais qu’ont-elles donc de si séduisant, ces louves ? s’écria la baronne.

 

– De quelque nom que vous appeliez celle que j’aime, dit Michel, je vous répondrai : Celle que j’aime a toutes les qualités qu’un homme doit rechercher dans sa femme, et ce n’est point à nous, ma mère, qui avons tant souffert de la calomnie, d’accueillir aussi facilement que vous le faites les calomnies qui poursuivent les autres.

 

– Non, non, non, fit la baronne, jamais je ne consentirai à ce mariage !

 

– En ce cas, ma mère, dit Michel, reprenez ces traites, reprenez cette lettre pour le capitaine du Jeune-Charles, attendu qu’elles me sont maintenant tout à fait inutiles.

 

– Mais quelle est donc ton intention, malheureux ?

 

– Oh ! elle est bien simple, ma mère : j’aime mieux mourir que vivre séparé de celle que j’aime. Je suis guéri, je me sens assez fort pour reprendre le mousquet ; les débris de l’insurrection, commandés par le marquis de Souday, sont dans la forêt de Touvois : je vais les rejoindre, je combats avec eux et me fais tuer à la première occasion. Voilà deux fois que la mort me manque, ajouta-t-il avec un pâle sourire ; la troisième fois, elle aura l’œil plus sûr et la main plus juste.

 

Et le jeune homme laissa tomber la lettre et les traites sur les genoux de sa mère.

 

Il y avait dans la voix et dans les gestes du baron une telle résolution et une si grande fermeté, que sa mère vit bien qu’elle nourrirait en vain l’espérance d’y rien changer.

 

Devant cette conviction, sa force se brisa.

 

– Eh bien, dit-elle, qu’il soit donc fait selon ta volonté, et que Dieu oublie que tu as forcé celle de ta mère !

 

– Dieu oubliera, soyez tranquille, ma mère, et, quand vous verrez votre fille, vous-même vous oublierez.

 

La baronne secoua la tête.

 

– Va, dit-elle, et marie-toi loin de moi, à une étrangère que je ne connais pas et que je n’ai pas vue.

 

– Je me marierai, je l’espère, avec une femme que vous aurez connue et appréciée, ma mère, et ce grand jour sera pour moi consacré par votre bénédiction. Vous m’avez offert de me rejoindre là où je serai ; là où je serai, je vous attendrai, ma mère.

 

La baronne se leva et fit quelques pas vers la porte.

 

– C’est vous qui partez sans me dire adieu, sans m’embrasser, ma mère !… Ne craignez-vous point que cela ne me porte malheur ?

 

– Viens donc, malheureux enfant, dans mes bras, sur mon cœur !

 

Et elle prononça ces paroles avec ce cri qui sort toujours tôt ou tard du cœur d’une mère.

 

Michel la pressa tendrement sur sa poitrine.

 

– Et quand partiras-tu, mon enfant ? demanda-t-elle.

 

– Cela dépendra d’elle, ma mère, répondit Michel.

 

– Le plus tôt possible, n’est-ce pas ?

 

– Cette nuit, je l’espère.

 

– Tu trouveras en bas un costume complet de paysan ; déguise-toi du mieux que tu pourras. Il y a huit lieues d’ici à Couéron ; tu peux y être vers cinq heures du matin. N’oublie pas, le Jeune-Charles.

 

– Ne craignez rien, ma mère : du moment où je sais que mon but est le bonheur, je prendrai toutes mes précautions pour y arriver.

 

– Moi, je retourne à Paris, où j’emploie tout ce que je puis avoir de crédit à faire révoquer cette fatale sentence. Toi, je te le répète, veille sur ta vie et tâche de te rappeler que c’est veiller en même temps sur la mienne.

 

La mère et le fils échangèrent encore un baiser ; Michel conduisit sa mère jusqu’à la porte.

 

Courtin, en fidèle serviteur, veillait au bas de l’escalier. Mme de la Logerie le pria de l’accompagner au château.

 

Lorsque Michel, après avoir fermé la porte, se retourna, il vit Bertha le sourire du bonheur sur les lèvres, le rayonnement de l’amour sur le front.

 

Elle attendait le moment où elle serait seule avec le jeune homme pour se jeter dans ses bras.

 

Michel l’y reçut ; mais, si l’obscurité n’eût point complètement envahi la petite chambre, sans doute l’expression de l’embarras qui se peignait sur le visage du jeune baron n’eût point échappé à Bertha.

 

– Ainsi, dit-elle, mon ami, rien ne peut plus nous séparer ; nous avons tout : le consentement de mon père, celui de ta mère.

 

Michel se tut.

 

– Nous partons cette nuit, n’est-ce pas ?

 

Comme il avait fait avec sa mère, Michel garda le silence vis-à-vis de Bertha.

 

– Eh bien, demanda celle-ci, pourquoi ne répondez-vous pas, mon ami ?

 

– Parce que rien n’est moins sûr encore que notre départ, mon amie, dit Michel.

 

– Mais n’avez-vous pas promis à votre mère de partir cette nuit ?

 

– J’ai dit à ma mère : « Cela dépendra d’elle. »

 

– Eh bien, elle, n’était-ce pas moi ? demanda Bertha.

 

– Comment ! dit Michel, Bertha, si royaliste, si dévouée, quitterait ainsi la France sans songer à ceux qu’elle y laisse ?

 

– Que voulez-vous dire ? demanda Bertha.

 

– Que je rêve quelque chose de plus grand et de plus utile que ma propre liberté, que mon propre salut, dit le jeune homme.

 

Bertha le regarda avec étonnement.

 

– Que je rêve la liberté et le salut de madame, ajouta le jeune homme.

 

Bertha poussa un cri.

 

Elle commençait à comprendre.

 

– Ah ! fit-elle.

 

– Ce bâtiment que ma mère a frété pour moi, dit Michel, ne peut-il pas, en même temps que nous, emporter hors de France la princesse, votre père…

 

Puis, plus bas :

 

– Votre sœur ? ajouta-t-il.

 

– Oh ! Michel, Michel, s’écria la jeune fille, pardonne-moi de ne pas avoir pensé à cela ! Tout à l’heure, je t’aimais ; maintenant, je t’admire !… Oui, oui, tu as raison, c’est la providence qui a inspiré ta mère ; oui, maintenant, j’oublie tout ce qu’elle a dit de dur et de cruel pour moi, je ne vois en elle qu’un instrument de Dieu, envoyé à notre secours pour nous sauver tous… Oh ! mon ami, que vous êtes bon ! mieux encore, mon ami, que vous êtes grand d’avoir songé à tout cela !

 

Le jeune homme balbutia quelques mots inintelligibles.

 

– Ah ! je savais bien, continua Bertha dans son enthousiasme, je savais bien que vous étiez ce qu’il y avait de plus brave et de plus loyal au monde ; mais, aujourd’hui, Michel, vous vous élevez au-dessus de toutes mes espérances. Pauvre enfant ! blessé, condamné à mort, il s’occupe des autres avant de penser à lui ! Ah ! mon ami, j’étais heureuse : maintenant, je suis fière de mon amour.

 

Cette fois, si la chambre eût été éclairée, Bertha eût pu voir la rougeur succéder à l’embarras sur le visage de Michel.

 

Et, en effet, ce dévouement du jeune baron n’était pas aussi désintéressé que le croyait Bertha.

 

Après s’être fait donner par sa mère son consentement à épouser celle qu’il aimait, Michel avait rêvé autre chose.

 

C’était de rendre à Petit-Pierre le plus grand service qu’il pût recevoir en ce moment de son serviteur le plus dévoué, de lui tout avouer alors et de lui demander, pour prix de ce service, la main de Mary.

 

On peut comprendre maintenant l’embarras et la rougeur de Michel en face de Bertha.

 

Aussi, à ces démonstrations de la jeune fille, le baron, froid malgré lui, se contenta-t-il de répondre :

 

– À présent que tout est arrêté, Bertha, je crois que nous n’avons pas de temps à perdre.

 

– Non, dit celle-ci ; vous avez raison, mon ami. Ordonnez ! Maintenant que j’ai reconnu non seulement la supériorité de votre cœur, mais encore celle de votre esprit, je suis prête à obéir.

 

– Eh bien, dit Michel, nous allons nous séparer.

 

– Pourquoi cela ? demanda Bertha.

 

– Parce que vous allez partir, vous Bertha, pour la forêt de Touvois, où vous préviendrez votre père de ce qui s’est passé ; de là, vous gagnerez avec lui la baie de Bourgneuf, où le Jeune-Charles vous prendra en passant. Moi, je vais à Nantes, prévenir la duchesse.

 

– Vous, à Nantes ? Oubliez-vous que vous êtes condamné à mort, désigné, surveillé ? C’est moi qui dois aller à Nantes, et vous à Touvois.

 

– C’est moi qu’attend le Jeune-Charles, Bertha ; c’est à moi seul que, selon toute probabilité, le capitaine consentira à obéir ; sans doute, voyant une femme au lieu d’un homme, craindra-t-il quelque piège, et nous jettera-t-il dans d’inextricables difficultés.

 

– Mais songez donc aux dangers que vous courez en allant à Nantes !

 

– C’est là peut-être, au contraire, réfléchissez-y, Bertha, l’endroit où je cours le moins de dangers. On ne se doutera pas que, condamné à mort à Nantes, j’essaye de rentrer dans la ville qui m’a condamné. Enfin, vous le savez, il y a des moments où la suprême audace est la suprême prudence : nous sommes dans un de ces moments-là. Laissez-moi faire.

 

– Je vous ai dit que je vous obéirais, Michel ; j’obéirai.

 

Et la belle et fière jeune fille, soumise comme un enfant, attendit les ordres de celui qui, grâce aux apparences du dévouement, venait d’acquérir à ses yeux des proportions gigantesques.

 

Rien de plus simple que la décision prise et son mode d’exécution. Bertha allait donner à Michel l’adresse de la duchesse à Nantes et les différents mots d’ordre à l’aide desquels on pouvait parvenir jusqu’à elle.

 

Sous l’habit de Rosine, elle gagnerait la forêt de Touvois, tandis que, sous l’habit de paysan apporté par Mme de la Logerie, Michel gagnerait Nantes.

 

Si rien ne contrariait les dispositions prises, le lendemain, à cinq heures du matin, le Jeune-Charles pouvait mettre à la voile, emportant avec Petit-Pierre les derniers vestiges de la guerre civile.

 

Dix minutes après, Michel enfourchait le bidet de Courtin, sellé et bridé par lui-même, et, d’un dernier geste, prenait congé de Bertha, laquelle regagnait la chaumière de Tinguy, d’où elle devait immédiatement se diriger, par des chemins de traverse, vers la forêt de Touvois.

 

LXXII

Marches et contremarches


Malgré le luxe de molettes et d’éparvins dont l’âge et la fatigue avaient gratifié le bidet de maître Courtin, la brave bête avait conservé, dans l’amble qui lui tenait lieu de trot, assez d’énergie pour que Michel arrivât à Nantes avant neuf heures du soir.

 

Sa première station devait être à l’auberge du Point du Jour.

 

À peine eut-il traversé le pont Rousseau, qu’il se mit en quête de la susdite auberge.

 

Ayant reconnu son enseigne, qui figurait une étoile allongée d’un rayon de la plus belle ocre jaune que le peintre avait eue à sa disposition, il arrêta son bidet, ou plutôt le bidet de maître Courtin, devant une auge de bois qui servait à rafraîchir les chevaux des rouliers qui ne voulaient que faire halte sans dételer.

 

Personne ne paraissait sur le seuil de la maison en face de laquelle le jeune homme se trouvait ; oubliant l’humble costume dont il était revêtu, et ne se souvenant que de l’empressement que manifestaient d’habitude, à son approche, les serviteurs de la Logerie, il frappa impatiemment sur cette auge plusieurs coups du bâton qu’il tenait à la main.

 

À ce bruit, un homme en manches de chemise sortit de la cour qui attenait à la maison et s’avança vers Michel. Cet homme était coiffé d’un bonnet de coton bleu, rabattu jusque sur les yeux.

 

Il sembla à Michel que ce qu’il voyait de son visage ne lui était pas inconnu.

 

– Diable ! fit en grommelant l’homme au bonnet bleu, vous êtes donc trop grand seigneur, mon jeune gars, pour conduire vous-même votre cheval à l’écurie ? Alors n’en parlons plus, on va vous servir comme un bourgeois.

 

– Servez-moi comme vous voudrez, dit Michel ; mais répondez à ma question.

 

– Questionnez, dit l’homme en se croisant les bras.

 

– Je voudrais voir le père Eustache, ajouta Michel à demi-voix.

 

Si bas que Michel eût parlé, l’homme à son tour laissa échapper un signe d’impatience, jeta autour de lui un regard soupçonneux, et, bien qu’il n’eût aperçu que quelques enfants qui, leurs petites mains croisées derrière le dos, regardaient le jeune paysan avec une curiosité naïve, il prit vivement le cheval par la bride et s’achemina vers la cour.

 

– Je vous dis que je voudrais voir le père Eustache, répéta Michel en descendant de sa monture et lorsqu’il fut arrivé, toujours conduit par l’homme au bonnet bleu, devant l’appentis qui servait d’écurie à l’hôtel du Point du Jour.

 

– J’entends, répondit ce dernier, j’entends de reste, parbleu ! Mais je ne l’ai pas dans mon coffre à avoine, votre père Eustache. D’ailleurs, avant que je vous dise où vous le trouverez, d’où venez-vous ?

 

– Du Sud.

 

– Où allez-vous ?

 

– À Rosny.

 

– Bien ! alors il vous faut passer par l’église Saint-Sauveur ; vous trouverez là celui que vous cherchez. Allez, et tâchez de parler moins haut, monsieur de la Logerie, quand vous parlerez dans la rue, si vous tenez à arriver au but de votre voyage.

 

– Ah ! ah ! fit Michel un peu étonné, vous me connaissez ?

 

– Pardieu ! répondit l’homme.

 

– Alors il faudrait reconduire le cheval chez moi.

 

– Ce sera fait.

 

Michel mit un louis dans la main du garçon d’écurie, qui parut enchanté de la bonne aubaine et lui fit ses offres de service ; puis il entra résolument dans la ville. Lorsqu’il arriva à l’église Saint-Sauveur, le sacristain allait en fermer les portes. La leçon que venait de donner au jeune baron le garçon d’auberge portait ses fruits, et Michel était décidé à attendre et à examiner avant d’interroger personne.

 

Cinq ou six pauvres, avant de quitter le porche, où ils avaient passé leur journée, quêtant les aumônes des fidèles, s’étaient agenouillés sous l’orgue pour faire leur prière du soir.

 

C’était sans doute parmi eux qu’était le père Eustache.

 

Le père Eustache avait pour principale fonction de présenter l’eau bénite avec un goupillon.

 

Seulement, il était difficile de reconnaître le père Eustache ; car, outre deux ou trois femmes encapuchonnées dans leurs mantelets d’indienne tout constellés de pièces de différentes couleurs, il y avait là trois mendiants dont pas un ne tenait de goupillon à la main.

 

Chacun des trois vieillards pouvait donc être celui que cherchait Michel.

 

Heureusement, le jeune baron avait un signe de reconnaissance.

 

Il prit la branche de houx qu’il avait attachée à son chapeau et que Bertha lui avait indiquée comme étant le signe qui le ferait reconnaître du père Eustache, et la laissa tomber devant la porte.

 

Deux des mendiants la poussèrent du pied sans y faire la moindre attention.

 

Le troisième, qui était un petit vieillard sec, grêle, dont le nez démesuré sortait résolument de dessous un bonnet de soie noire, fit un mouvement en apercevant les feuilles vertes sur les dalles, ramassa la branche de houx et regarda avec inquiétude autour de lui.

 

Michel sortit de derrière le pilier où il s’était caché.

 

Le père Eustache – car c’était bien lui – jeta un regard de son côté.

 

Puis, sans rien dire, il se dirigea vers le cloître.

 

Michel comprit que la branche de houx ne suffisait pas au défiant donneur d’eau bénite ; après l’avoir suivi pendant une dizaine de pas, il pressa sa marche et l’accosta en disant :

 

– Je viens du Sud.

 

Le mendiant tressaillit.

 

– Et où allez-vous ? demanda-t-il.

 

– Je vais à Rosny, répondit Michel.

 

Le mendiant s’arrêta et rebroussa chemin.

 

Cette fois, il allait du côté de la ville ; un signe fait du coin de l’œil indiqua à Michel qu’on était d’accord ; celui-ci se laissa dépasser par son guide, puis le suivit à une distance de cinq ou six pas.

 

Ils repassèrent devant le portail de l’église, et traversèrent une partie de la ville ; puis, au moment où ils entraient dans une ruelle étroite et obscure, le mendiant s’arrêta quelques instants devant une porte basse et sombre, percée dans le mur d’un jardin ; puis il reprit sa route.

 

Michel allait continuer de le suivre ; mais le mendiant lui fit un signe qui avait pour but de lui indiquer la petite porte, et disparut dans l’ombre.

 

Michel s’aperçut alors que son guide avait glissé la branche de houx ramassée à l’église dans l’anneau de fer qui servait à heurter.

 

C’était donc là le but de sa course.

 

Le jeune homme leva le marteau et le laissa retomber.

 

À ce bruit, un petit guichet pratiqué dans la porte s’ouvrit, et une voix d’homme demanda ce qu’il désirait.

 

Michel répéta le mot d’ordre, et on l’introduisit dans une salle basse où un monsieur qu’il reconnut pour l’avoir vu au château de Souday, le soir où le souper préparé pour Petit-Pierre avait été mangé par le général Dermoncourt, et qu’il avait retrouvé le fusil à la main, la veille du combat du Chêne, lisait tranquillement son journal, assis auprès d’un grand feu, les pieds sur les chenets, et enveloppé d’une robe de chambre.

 

Seulement, malgré son extérieur des plus pacifiques, ce monsieur avait une paire de pistolets à deux coups à la portée de sa main, sur une table où se trouvaient, en outre, encre, papier et plumes.

 

Il reconnut sur-le-champ Michel, et, se levant pour le recevoir :

 

– Je crois vous avoir vu dans nos rangs, monsieur, lui dit-il.

 

– Oui, monsieur, répondit Michel, la veille du combat du Chêne.

 

– Et le lendemain ? demanda en souriant l’homme à la robe de chambre.

 

– Le lendemain, j’étais à celui de la Pénissière, où j’ai été blessé.

 

L’inconnu s’inclina.

 

– Voudriez-vous me faire l’honneur de me dire votre nom ? demanda-t-il.

 

Michel dit son nom ; l’homme à la robe de chambre consulta un agenda qu’il tira de sa poitrine, fit un signe de satisfaction, et, se retournant vers le jeune homme :

 

– Et, maintenant, monsieur, lui demanda-t-il, qui vous amène ?

 

– Le désir de voir Petit-Pierre, et de lui rendre un grand service.

 

– Pardon, monsieur, mais on ne peut arriver de la sorte à la personne dont vous parlez. Vous êtes des nôtres ; je sais que nous pouvons compter sur vous ; mais vous comprenez que des allées et venues dans la maison qui jusqu’ici a gardé son secret si heureusement ne tarderaient pas à attirer l’attention de la police. Veuillez donc me confier vos projets, et je vous donnerai la réponse que vous devez attendre.

 

Michel alors expliqua ce qui s’était passé entre lui et sa mère ; comment celle-ci s’était assurée d’un bâtiment qui pût le soustraire à la condamnation prononcée contre lui, et comment il avait eu l’idée de faire servir ce bâtiment au salut de Petit-Pierre.

 

L’homme à la robe de chambre écoutait avec une attention croissante ; puis, quand le jeune baron eut fini :

 

– En vérité, dit-il, c’est la Providence qui vous envoie ! Il était vraiment impossible, quelles que fussent les précautions employées par nous, et dont vous avez pu juger, que la maison où Petit-Pierre est caché continuât d’échapper à la surveillance de la police ; pour le bien de la cause, dans l’intérêt de Petit-Pierre, dans le nôtre, il vaut mieux qu’il parte, et la difficulté de trouver un navire étant si heureusement levée, je vais sur-le-champ me rendre près de lui et prendre ses ordres.

 

– Vous suivrai-je ? demanda Michel.

 

– Non ; votre déguisement à côté de mon habit bourgeois vous signalerait à l’attention des mouchards dont nous sommes entourés. À quelle auberge êtes-vous descendu ?

 

– Au Point du Jour.

 

– Vous êtes chez Joseph Picaut ; il n’y a rien à craindre.

 

– Ah ! fit Michel, en effet, je savais bien que sa figure ne m’était pas inconnue ; seulement, comme je croyais qu’il habitait entre la Boulogne et la forêt de Machecoul…

 

– Vous ne vous trompiez pas : il n’est aubergiste que par occasion. Allez donc m’attendre chez lui ; dans deux heures, j’y viendrai, ou seul ou accompagné de Petit-Pierre : seul, si Petit-Pierre refuse d’accepter votre offre ; avec lui, s’il accepte.

 

– Mais êtes-vous bien sûr de ce Picaut ? demanda Michel.

 

– Oh ! de lui comme de nous-mêmes ! S’il y a un reproche à lui faire, ce serait, au contraire, d’être trop ardent. Rappelez-vous que, pendant les courses de Petit-Pierre en Vendée, plus de six cents paysans ont, à plusieurs reprises, connu le secret de ses différentes retraites, et, c’est le plus beau titre de gloire de ces pauvres gens, pas un n’a songé à faire sa fortune en le trahissant. Prévenez Joseph que vous attendez quelqu’un ; qu’en conséquence il ait à veiller. En lui disant ces seuls mots : Rue du Château, n° 3, vous obtiendrez de lui et des autres commensaux de l’auberge l’obéissance la plus absolue et surtout la plus passive.

 

– Avez-vous d’autres recommandations à me faire ?

 

– Peut-être sera-t-il prudent que les autres personnes qui accompagneront Petit-Pierre sortent isolément de la maison où il est caché, et isolément se rendent à l’auberge du Point du Jour.

 

Faites-vous donner une chambre avec fenêtre sur le quai ; n’ayez pas de lumière dans votre chambre, mais laissez la fenêtre ouverte.

 

– Vous n’oubliez rien ?

 

– Non… Adieu, monsieur, ou plutôt au revoir ! et, si nous réussissons à arriver sains et saufs à vôtre bâtiment, vous aurez rendu à la cause un immense service. Quant à moi, je suis dans des transes continuelles : on parle des sommes énormes offertes en prime à la trahison, et je tremble que quelque cupidité ne finisse par s’éveiller et nous perde.

 

On reconduisit Michel ; mais au lieu de le faire sortir par la porte qui lui avait donné entrée, on le fit sortir par la porte opposée, donnant dans une autre rue.

 

Il traversa rapidement la ville et gagna le quai ; arrivé au Point du Jour, il trouva Joseph Picaut qui avait racolé un gamin auquel il donnait ses instructions pour reconduire le cheval de Courtin, ainsi que Michel l’avait recommandé.

 

Le jeune baron, en entrant à l’écurie, fit au faux garçon d’auberge un signe que celui-ci comprit parfaitement. Picaut renvoya le gamin en ajournant la commission au lendemain.

 

– Vous m’avez dit que vous me connaissiez, fit Michel lorsqu’ils furent seuls.

 

– J’ai fait mieux que cela, monsieur de la Logerie, puisque je vous ai appelé par votre nom.

 

– Eh bien, je ne suis pas fâché de t’apprendre que nous sommes quittes sous ce rapport : moi aussi, je sais ton nom : tu t’appelles Joseph Picaut.

 

– Je ne m’en dédis pas, répondit le paysan avec son air narquois.

 

– Peut-on se fier à toi, Joseph ?

 

– C’est selon ce que l’on me demande : les bleus et les rouges, non ; les blancs, oui.

 

– Tu es blanc alors ?

 

Picaut haussa les épaules.

 

– Si je ne l’étais pas, serais-je ici, moi qui suis condamné à mort ni plus ni moins que vous ? C’est comme cela ; on m’a fait les honneurs de la contumace. Oh ! nous sommes bien véritablement égaux devant la loi.

 

– Bon alors, tu es ici… ?

 

– Garçon d’écurie, pas autre chose.

 

– Conduis-moi au maître de l’auberge.

 

On réveilla l’aubergiste, qui était couché.

 

L’aubergiste accueillit Michel avec une certaine défiance ; aussi celui-ci, qui comprit qu’il n’y avait pas de temps à perdre, se décida à frapper le grand coup et prononça les cinq mots :

 

– Rue du Château, n° 3.

 

À peine le mot d’ordre eut-il été entendu de l’aubergiste, que sa défiance disparut et qu’il devint tout autre ; à partir de ce moment, lui et sa maison étaient à la disposition de Michel.

 

Alors ce fut à Michel d’interroger :

 

– Avez-vous des voyageurs chez vous ? demanda-t-il.

 

– Un seul, répondit l’aubergiste.

 

– De quelle espèce ?

 

– De la pire ! C’est un homme dont il faut nous défier.

 

– Vous le connaissez donc ?

 

– C’est le maire de la Logerie, maître Courtin, un vrai pataud !

 

– Courtin ! s’écria Michel, Courtin ici ! En êtes-vous sûr ?

 

– Je ne le connaissais pas ; c’est Picaut qui m’a prévenu.

 

– Et depuis quand est-il arrivé ?

 

– Depuis un quart d’heure à peine.

 

– Où est-il ?

 

– Dehors, en ce moment. Il a mangé un morceau ; puis il est sorti sur-le-champ en m’annonçant qu’il ne rentrerait que fort avant dans la nuit, vers deux heures du matin ; il avait, disait-il, affaire à Nantes.

 

– Et sait-il que vous le connaissez, vous ?

 

– Je ne le crois pas, à moins qu’il n’ait reconnu Joseph Picaut, comme Joseph Picaut l’a reconnu lui-même ; mais j’en doute : il était dans la lumière, tandis que Joseph Picaut est constamment resté dans l’ombre.

 

Michel réfléchit un moment.

 

– Je ne crois pas maître Courtin aussi mauvais que vous le supposez, répliqua Michel ; mais, n’importe, il faut nous défier de lui, comme vous dites, et surtout il faut qu’il ignore ma présence dans votre auberge.

 

Picaut, qui, jusque-là, s’était tenu sur le seuil de la porte, s’avança, et, se mêlant à la conversation :

 

– Oh ! dit-il, s’il vous fait par trop d’ombrage, il faut le dire : on s’arrangera de manière à ce qu’il ne sache rien, ou, s’il sait quelque chose, de manière à ce qu’il se taise ; j’ai déjà de vieux griefs contre lui, et il y a longtemps que je ne cherche qu’un prétexte…

 

– Non, non ! s’écria vivement Michel, Courtin est mon métayer ; je lui ai certaines obligations qui me font désirer qu’il ne lui arrive pas malheur ; d’ailleurs, se hâta-t-il d’ajouter en voyant que Picaut fronçait le sourcil, il n’est pas ce que vous le supposez.

 

Joseph Picaut hocha la tête ; mais Michel ne vit pas son geste.

 

– Soyez tranquille, dit l’aubergiste, s’il vient à rentrer, je le surveillerai.

 

– Bien ! Quant à toi, Joseph, tu vas prendre le cheval sur lequel je suis venu ; il est bon que maître Courtin ne le trouve pas à l’écurie : il ne manquerait pas de le reconnaître, attendu que c’est le sien.

 

– Bon !

 

– Tu connais la rivière, n’est-ce pas ?

 

– Il n’y a pas un coin de la rive gauche que je n’aie battu ; de la droite, je suis moins sûr.

 

– En ce cas, tout va bien ; c’est sur la rive gauche que tu as affaire.

 

– Dites la chose alors.

 

– Tu te rendras à Couéron ; vis-à-vis de la seconde île, entre les deux îlots de l’épave, tu verras un bâtiment à la mer ; il s’appelle le Jeune-Charles. Quoique à l’ancre, il aura son perroquet de misaine battant sur le mât ; cela te le fera reconnaître.

 

– Soyez tranquille.

 

– Tu prendras une barque, tu iras à bord ; on te criera : « Qui vive ? » Tu répondras : « Belle-Isle en Mer. » Alors on te laissera monter ; tu remettras au capitaine ce mouchoir tel qu’il est, c’est-à-dire noué par trois bouts, et tu lui diras de préparer son appareillage pour une heure du matin.

 

– Et c’est tout ?

 

– Oh ! mon Dieu, oui… c’est-à-dire, non, ce n’est pas tout : si je suis content de toi, Picaut, tu auras cinq pièces comme tu en as déjà reçu une ce soir.

 

– Allons, Allons, dit Joseph Picaut, à part la chance d’être pendu, ce n’est pas encore un trop mauvais métier que celui que je fais ici, et, si je pouvais seulement de temps en temps envoyer un coup de fusil aux bleus, ou me venger de Courtin, par exemple, ma foi, je ne regretterais pas maître Jacques et ses terriers… Et puis après ?

 

– Comment et puis après ?

 

– Oui, quand j’aurai fait ma commission ?

 

– Tu te cacheras sur la rive du fleuve, et tu nous attendras ; nous te préviendrons par un coup de sifflet. Si tout va bien, tu viendras à nous en imitant le chant du coucou ; si tu as, au contraire, vu quelque chose qui doive nous inquiéter, tu nous préviendras en imitant le cri de la chouette.

 

– Peste ! monsieur de la Logerie, dit Joseph, on voit que vous avez été à bonne école. Tout cela est clair et me semble bien combiné. C’est, par ma foi, dommage que vous n’ayez pas un meilleur cheval à me mettre entre les jambes ; sans cela, votre affaire serait lestement faite et bien faite.

 

Joseph Picaut sortit pour remplir le message dont il était chargé.

 

Pendant ce temps, l’aubergiste conduisait Michel au premier étage dans une chambre de pauvre apparence, qui servait de succursale à sa salle à manger, mais qui s’ouvrait sur la route par deux fenêtres ; puis lui-même il alla se placer en observation pour guetter Courtin.

 

Michel ouvrit une des fenêtres, ainsi qu’il en était convenu avec le monsieur à la robe de chambre ; puis il s’assit sur un tabouret de façon à ce que sa tête ne pût être vue de la route sur laquelle son regard plongeait.

 

LXXIII

Où les amours de Michel semblent commencer à prendre une meilleure tournure


Michel, sous son apparente immobilité, était dans un état d’angoisse extrême ; il allait revoir Mary, et, à cette idée, sa poitrine se serrait, son cœur se gonflait, son sang circulait par soubresauts dans ses veines ; il se sentait trembler d’émotion. Il ne savait pas trop quelle serait la conséquence de tout cela ; mais la fermeté que, contre son habitude, il avait déployée en face de sa mère et de Bertha, lui avait si bien réussi des deux côtés, qu’il était résolu à être non moins ferme vis-à-vis de Mary. Il comprenait très bien qu’il était arrivé au paroxysme extrême de la situation, et qu’un bonheur éternel ou un malheur irréparable allait surgir de sa décision.

 

Il y avait une heure à peu près qu’il était là, suivant des yeux, avec anxiété, toutes les formes humaines qui semblaient venir du côté de la petite auberge, guettant tous leurs mouvements, pour savoir si elles ne se dirigeaient pas vers la porte, désolé lorsqu’il voyait son espérance sans cesse renaissante, s’évanouir une fois de plus, trouvant les minutes des éternités, et se demandant si son cœur ne se briserait pas quand il se trouverait réellement en face de Mary.

 

Tout à coup, il aperçut une ombre qui venait du côté de la rue du Château, marchant rapidement sur la pointe du pied, rasant les maisons, et, dans sa marche, n’éveillant aucun bruit ; aux vêtements, il reconnaissait une femme ; mais cette femme, ce n’était, sans doute, ni Petit-Pierre ni Mary : il n’y avait point de probabilité que l’un ou l’autre vînt seul.

 

Cependant il semblait au baron que celle qui s’approchait de plus en plus levait les yeux pour reconnaître la maison ; puis il la vit qui s’arrêtait devant l’auberge ; puis il entendit trois petits coups frappés sur la porte.

 

Michel ne fit qu’un bond de son poste d’observation à l’escalier ; il descendit rapidement, ouvrit la porte, et, dans cette femme couverte d’une mante, il reconnut Mary.

 

Leurs deux noms furent tout ce que les deux jeunes gens purent prononcer en se retrouvant en face l’un de l’autre ; puis Michel saisit la jeune fille par le bras, la guida à travers l’obscurité et l’entraîna dans la chambre du premier étage.

 

Mais, à peine entré dans cette chambre :

 

– Ô Mary, Mary, s’écria-t-il en tombant à genoux, c’est donc vous ! Il me semble encore que je rêve ! Tant de fois j’avais songé à ce bienheureux instant, tant de fois mon imagination avait, par avance, savouré ces douces joies, qu’aujourd’hui encore j’ai peine à me figurer que je ne sois pas le jouet d’un songe ! Mary, mon ange, ma vie, mon amour, oh ! laissez-moi vous presser contre mon cœur !

 

– Ô Michel, mon ami, dit la jeune fille ; soupirant de ne pouvoir dompter le sentiment qui s’emparait d’elle, moi aussi, je suis bien heureuse de vous revoir. Mais, dites-moi, pauvre cher enfant, vous avez été blessé.

 

– Oui, oui ; mais ce n’était pas ma blessure qui me faisait souffrir ; c’était l’éloignement où j’étais de tout ce que j’aime au monde… Oh ! Mary, croyez-moi : la mort est bien sourde et bien rebelle puisqu’elle n’est pas venue à ma prière.

 

– Michel, pouvez-vous parler ainsi, mon ami ? oublier tout ce que la pauvre Bertha a fait pour vous ? Car nous l’avons su, et je l’ai tant admirée, ma pauvre sœur, je l’ai tant aimée pour son dévouement, dont chaque minute vous donnait la preuve !

 

Mais, à ce nom de Bertha, Michel, décidé à ne plus se laisser imposer la volonté de Mary, s’était relevé brusquement et marchait dans la chambre d’un pas qui décelait son émotion.

 

Mary vit ce qui se passait dans le cœur du jeune homme ; elle fit un suprême effort.

 

– Michel, dit-elle, je vous en conjure, je vous le demande au nom de toutes les larmes que j’ai versées à votre souvenir, ne me parlez plus que comme à votre sœur ! n’oubliez plus que bientôt vous allez être mon frère.

 

– Votre frère ! moi, Mary ? dit le jeune homme en secouant la tête. Oh ! quant à cela, ma décision est prise et bien prise : jamais, je vous le jure !

 

– Michel, Michel, oubliez-vous que vous m’avez fait un autre serment ?

 

– Ce serment, je ne l’ai pas fait ! non : vous me l’avez arraché, arraché cruellement ; vous avez abusé de l’amour que j’avais pour vous, pour exiger que je renonçasse à vous ! Mais ce serment, tout en moi s’est soulevé contre lui, pas une fibre de mon corps ne veut qu’il soit tenu. Et me voilà, Mary, me voilà vous disant : Je suis séparé de vous depuis deux mois, et, depuis deux mois, je n’ai pensé qu’à vous ! j’ai failli mourir enseveli sous les ruines enflammées de la Pénissière, et je n’ai pensé qu’à vous ! j’ai failli être tué… cette balle qui m’a traversé l’épaule, et qui, un peu plus bas et un peu plus à droite, m’eût traversé le cœur… et je n’ai pensé qu’à vous ! j’ai failli expirer de faim, de faiblesse, de fatigue, et je n’ai pensé qu’à vous ! C’est Bertha qui est ma sœur, Mary. Vous, vous êtes ma bien-aimée, ma fiancée chérie ; vous, Mary, vous serez ma femme.

 

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu, que me dites-vous là, Michel ? est-ce que vous devenez insensé ?

 

– Je l’ai été un instant, Mary : c’est quand j’ai cru que je pourrais vous obéir ; mais l’absence, la douleur, le désespoir ont fait de moi un autre homme. Ne comptez plus sur le pauvre roseau qui pliait à votre souffle : quoi que vous fassiez, vous serez à moi, Mary ! parce que je vous aime, parce que vous m’aimez, parce que je ne veux pas plus longtemps mentir à Dieu et à mon cœur.

 

– Vous oubliez, Michel, répondit Mary, que mes résolutions à moi, ne varient pas comme les vôtres. Moi, j’ai juré ; je tiendrai le serment.

 

– Soit ; mais, alors, j’ai quitté Bertha pour toujours ; Bertha ne me reverra plus.

 

– Mon ami…

 

– Voyons, sérieusement, Mary, pour qui croyez-vous que je suis ici ?

 

– Vous êtes ici, mon ami, pour sauver la princesse, à laquelle nous nous sommes tous dévoués, corps et âme.

 

– Je suis ici, Mary, pour vous revoir. Ne me sachez pas plus gré de mon dévouement qu’il ne le mérite. Je suis dévoué à vous, Mary, et à nulle autre. Cette idée de sauver Petit-Pierre, qui me l’a inspirée ? Mon amour ! Y aurais-je songé, si je n’eusse pas dû vous revoir en le sauvant ? Ne faites de moi ni un héros, ni un demi-dieu ; je suis un homme, un homme qui vous aime ardemment, et qui, pour vous, risquera sa tête. Mais, vous à part, que me font, je vous le demande, toutes ces querelles de dynastie à dynastie ? Qu’ai-je affaire aux Bourbons de la branche aînée ou aux Bourbons de la branche cadette, moi que l’histoire ne réclame dans aucune de ses pages, moi qui ne me rattache au passé par aucun souvenir ? Mon opinion, c’est vous ; ma croyance, c’est vous. Vous auriez été pour Louis-Philippe, j’eusse été pour Louis-Philippe ; vous êtes pour Henri V, je suis pour Henri V. Demandez-moi mon sang, je vous dirai : « Le voilà ! » mais ne me demandez pas de me prêter plus longtemps à une situation impossible.

 

– Mais que comptez-vous faire, alors ?

 

– Dire à Bertha la vérité.

 

– La vérité ? Oh ! vous n’oserez pas !

 

– Mary, je vous proteste…

 

– Non, non.

 

– Oh ! que si fait ! chaque jour, voyez-vous, Mary, je secoue davantage les langes où l’on a emmailloté mon adolescence. Il y a, croyez-le, une grande distance de moi à cet enfant que vous avez rencontré un jour, dans un chemin creux, blessé et pleurant de crainte au nom et au souvenir de sa mère… C’est à mon amour que j’ai dû ma force. J’ai soutenu, sans baisser les yeux, un regard qui, autrefois, me faisait plier la tête et me brisait les deux genoux ; j’ai tout dit à ma mère, et ma mère m’a dit : « Je vois bien que tu es un homme ; fais à ta volonté ! » Or, ma volonté, la voici : c’est de me consacrer tout à vous ; mais aussi je veux que vous soyez à moi. Voyez donc dans quelle folle lutte vous nous avez engagés : moi, l’époux de Bertha ! supposons-le un instant ; mais il n’y aurait pas de supplice égal à celui de la pauvre créature, si ce n’est le mien. On a bercé mon enfance du récit de ces mariages républicains où Carrier, l’homme de sanglante mémoire, liait ensemble un corps vivant à un cadavre et jetait le tout à la Loire. Eh bien, Mary, voilà ce que serait notre union à nous ; et vous, vous vous regarderiez agoniser, Mary, seriez-vous plus heureuse que nous ? Dites ! Non ; j’y suis résolu : ou je ne reverrai jamais Bertha, ou, la première fois que je la reverrai, je lui expliquerai comment ma folle timidité a abusé Petit-Pierre, comment le courage m’a manqué pour lui dire la vérité, tandis qu’il en était temps encore… Enfin… enfin, je ne lui dirai point que je ne l’aime pas, mais je lui dirai que je vous aime.

 

– Mon Dieu ! s’écria Mary, mais savez-vous que, si vous faites cela, Michel, elle en mourra ?

 

– Non ; Bertha n’en mourra point, dit derrière eux la voix de Petit-Pierre, qui était monté sans qu’ils l’entendissent.

 

Les deux jeunes gens se retournèrent en poussant un cri.

 

– Bertha, continua Petit-Pierre, est une noble et courageuse fille qui comprendra le langage que vous lui tiendrez là, monsieur de la Logerie, et qui saura, à son tour, immoler son bonheur au bonheur de ceux qu’elle aime. Mais vous n’aurez pas cette peine ; c’est moi qui ai fait la faute, ou plutôt qui ai commis l’erreur, c’est moi qui la réparerai, en priant, toutefois, M. Michel, ajouta Petit-Pierre avec un sourire, d’être, une autre fois, plus explicite dans ses confidences.

 

Au premier bruit qu’avait fait Petit-Pierre et qui leur avait arraché un cri, les deux jeunes gens s’étaient vivement éloignés l’un de l’autre.

 

Mais celui-ci les prit par le bras, les rapprocha et réunit leurs deux mains.

 

– Aimez-vous sans remords, leur dit-il ; vous avez été tous deux plus généreux qu’on n’a le droit de l’attendre de notre pauvre race humaine ; aimez-vous sans mesure, car bienheureux sont ceux qui peuvent borner là leur ambition.

 

Mary baissait les yeux ; mais, tout en baissant les yeux, elle répondait à l’étreinte de la main de Michel.

 

Le jeune homme mit un genou en terre devant le petit paysan.

 

– Il me faut, dit-il, tout le bonheur que vous m’ordonnez d’espérer pour que je ne sois point aux regrets de ne pas m’être fait tuer pour vous.

 

– Que parlez-vous de vous faire tuer ? que parlez-vous de mourir ? Hélas ! je le vois bien, rien n’est plus inutile que de se faire tuer, rien n’est plus inutile que de mourir ! Voyez mon pauvre Bonneville ! à quoi son dévouement m’a-t-il servi ? Non, monsieur de la Logerie, il faut vivre pour ceux que vous aimez, et vous m’avez donné le droit de me ranger parmi ceux-là : vivez donc pour Mary, et, de son côté – laissez-moi en répondre pour elle – Mary vivra pour vous.

 

– Ah ! Madame, s’écria Michel, si tous les Français avaient pu vous voir comme je vous ai vue, s’ils vous connaissaient comme je vous connais…

 

– Oui, j’aurais des chances de prendre, un jour ou l’autre, ma revanche, surtout s’ils étaient amoureux. Mais parlons d’autre chose, s’il vous plaît, et, avant de songer à une nouvelle attaque, pensons à la retraite. Voyez donc si nos amis arrivent, car je vous dois encore un reproche : mademoiselle Mary avait si complètement absorbé votre attention, ma brave sentinelle, que j’aurais pu attendre jusqu’au jour dans la rue le signal convenu. Heureusement, le bruit de votre voix arrivait jusqu’à moi ; heureusement encore, vous aviez pris la précaution de laisser la porte de la rue ouverte, de sorte que l’on entrait ici comme dans une auberge, c’est le cas de le dire.

 

Comme Petit-Pierre adressait en riant ce reproche à Michel, les deux autres personnes qui devaient l’accompagner dans sa fuite étaient arrivées ; mais, après une courte délibération, elles comprirent que c’était compromettre le salut de celui-ci que de se mettre en marche en si grand nombre, et elles renoncèrent à le suivre.

 

Petit-Pierre, Michel et Mary partirent donc seuls.

 

Le quai était désert ; le pont Rousseau paraissait complètement solitaire. Michel éclaira le chemin.

 

On traversa le pont sans accident.

 

Michel s’engagea sur la berge : Mary et Petit-Pierre l’y suivirent, se tenant à côté l’un de l’autre.

 

La nuit était splendide, si splendide, qu’ils n’osèrent marcher ainsi à découvert.

 

Michel proposa de suivre le chemin du Pèlerin, qui est tracé parallèlement à la rivière et qui est moins nu que la berge ; sa proposition fut acceptée, et, en conservant le même ordre de marche, on s’engagea dans ce chemin.

 

Grâce au clair de lune, on apercevait, de temps en temps, la rivière comme une large et brillante nappe d’argent, que tachaient de loin en loin les îles couvertes d’arbres qui se dessinaient à la fois, les îles sur le fleuve, les arbres sur le ciel.

 

Cette clarté de la nuit, si elle avait ses inconvénients, avait, en revanche, quelques avantages. Michel, qui servait de guide, était plus certain de ne pas dévier du chemin, et de plus loin, en même temps, il pouvait apercevoir le navire.

 

Lorsqu’on eut dépassé, ou plutôt tourné le bourg du Pèlerin, le jeune baron cacha Petit-Pierre et Mary dans une anfractuosité de la berge, s’approcha de la rive et fit entendre le coup de sifflet qui devait servir de signal à Joseph Picaut.

 

Joseph Picaut ne répondant point par le cri d’alarme, Michel, qui, jusque-là, n’avait pas été sans inquiétude, commença de se tranquilliser : il ne douta plus, en ne recevant pas de réponse, que le chouan ne se rendît près de lui.

 

Il attendit cinq minutes ; rien ne bougea.

 

Il envoya un second coup de sifflet, mais plus aigu, plus retentissant que le premier.

 

Rien ne répondit, personne ne vint.

 

Il pensa qu’il s’était trompé peut-être sur le lieu du rendez-vous et se mit à courir le long de la rive.

 

Au bout de deux cents pas, il avait dépassé l’île de Couéron, et il avait laissé ce dernier village derrière lui.

 

Il n’y avait plus d’île derrière laquelle pût s’abriter le bâtiment, et cependant on ne le voyait pas.

 

C’était donc bien à l’endroit où il s’était arrêté d’abord, entre les deux villages de Couéron et du Pèlerin, qu’il devait attendre ; c’était bien derrière l’île vers laquelle il était forcé de rétrograder qu’il devait trouver le bâtiment ; seulement, à moins d’accident, il ne s’expliquait pas l’absence de Joseph Picaut.

 

Alors il lui vint une idée.

 

Il eut peur que l’énormité de la somme promise à qui livrerait la personne qui se cachait sous le nom de Petit-Pierre n’eût tenté le chouan, dont la physionomie ne l’avait pas prévenu favorablement. Il communiqua ses appréhensions à Petit-Pierre et à Mary, qui étaient venus le rejoindre.

 

Mais Petit-Pierre secoua la tête.

 

– Ce n’est pas possible, dit-il ; si cet homme nous eût trahis, nous serions déjà arrêtés ; d’ailleurs, cela n’expliquerait pas l’absence du navire.

 

– Vous avez raison ; le capitaine devait envoyer une barque, et je ne la vois pas.

 

– Peut-être n’est-il pas l’heure.

 

En ce moment, l’horloge du bourg du Pèlerin tinta deux coups, comme si elle eût été chargée de répondre à l’objection.

 

– Tenez, dit Michel, voilà deux heures qui sonnent.

 

– Y avait-il une heure arrêtée avec le capitaine ?

 

– Ma mère n’avait pu agir que sur des probabilités et lui avait indiqué cinq heures.

 

– Il n’a donc pas pu s’impatienter puisque nous arrivons trois heures plus tôt qu’il ne nous attend.

 

– Que faire ? demanda Michel. Ma responsabilité est si grande que je n’ose agir de moi-même.

 

– Il faut prendre une barque, répondit Petit-Pierre, et nous mettre à la recherche du bâtiment. Du moment où le capitaine sait que nous connaissons son ancrage, peut-être s’en est-il rapporté à nous pour le trouver.

 

Michel fit cent pas du côté du Pèlerin, et aperçut devant lui une barque amarrée sur la grève. Il n’y avait pas longtemps qu’on s’en était servi, car les avirons couchés au fond du bateau étaient encore humides.

 

Il revint annoncer cette nouvelle à ses compagnons, et les invita à rentrer dans leur cachette tandis qu’il traverserait la rivière.

 

– Savez-vous au moins diriger un bateau ? demanda Petit-Pierre.

 

– Je vous avoue, répondit Michel en rougissant de son ignorance, que je ne suis pas de première force.

 

– Alors, dit Petit-Pierre, nous irons avec vous, je vous servirai de pilote ; bien des fois, et par amusement, j’ai rempli cet office dans la baie de Naples.

 

– Et moi, dit Mary, je l’aiderai à ramer ; bien souvent ma sœur et moi avons traversé le lac de Grand-Lieu.

 

Tous trois s’embarquèrent ; lorsqu’ils furent au milieu de la Loire, Petit-Pierre, qui, de l’arrière, plongeait dans la direction du cours du fleuve, s’écria en se penchant en avant :

 

– Le voilà ! le voilà !

 

– Qui ? quoi ? demandèrent ensemble Mary et Michel.

 

– Le navire ! le navire ! là, là, voyez !

 

Et Petit-Pierre indiquait le bas de la rivière dans la direction de Paimbœuf.

 

– Non, dit Michel, ce ne peut pas être lui.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce qu’au lieu de venir à nous, il s’éloigne.

 

En ce moment, ils abordaient à l’extrémité de l’île. Michel sauta à terre, aida ses deux compagnons à descendre, et, sans perdre une seconde, courut à l’autre bout.

 

– C’est bien notre bâtiment ! cria-t-il, en revenant à Petit-Pierre et à Mary. Au bateau ! au bateau ! et force de rames !

 

Tous trois s’élancèrent de nouveau dans la barque ; Mary et Michel s’emparèrent des avirons, et, tandis que Petit-Pierre reprenait le gouvernail, ils ramèrent de toutes leurs forces.

 

Aidée par le courant, la petite barque avançait rapidement ; il y avait chance de rejoindre la goélette si celle-ci conservait la même marche.

 

Mais, tout à coup, un carré noir vint cacher à leurs yeux les découpures que faisaient sur le ciel les cordages et le mât : c’était la grande voile que l’on hissait.

 

Bientôt un autre morceau de toile se dessina au-dessus de celle-ci : c’était le hunier.

 

Puis ce fut le tour de la brigantine.

 

Le Jeune-Charles, profitant du vent qui venait de se lever, mettait toutes voiles dehors.

 

Michel avait repris la rame des mains trop faibles de Mary ; il se courbait sur les avirons comme un forçat dans une galère ; il était au désespoir ; car, en une seconde, il avait calculé toutes les conséquences qu’allait avoir le départ de la goélette.

 

Il voulait appeler, crier, héler : mais Petit-Pierre, au nom de la prudence, lui ordonna de n’en rien faire.

 

– Bah ! dit celui-ci, dont la gaieté survivait à toutes les vicissitudes de la fortune, la Providence ne veut pas décidément que je quitte cette bonne terre de France.

 

– Ah ! s’écria Michel, pourvu que ce soit la Providence.

 

– Que voulez-vous dire ? demanda Petit-Pierre.

 

– Que je crains qu’il n’y ait là-dessous quelque affreuse machination !

 

– Allons donc, mon pauvre ami, il n’y a que du hasard. On s’est trompé de date ou d’heure, voilà tout ; d’ailleurs, qui vous dit que nous eussions échappé aux croiseurs qui surveillent l’embouchure de la Loire ? Tout est pour le mieux, peut-être.

 

Mais Michel ne se rendait pas aux raisons que lui donnait Petit-Pierre ; il continuait de se lamenter, il voulait se jeter à la Loire, pour gagner à la nage la goélette, qui doucement s’enfonçait et commençait à disparaître dans les brouillards de l’horizon, et ce fut avec beaucoup de peine que Petit-Pierre parvint à lui rendre un peu de calme.

 

Peut-être n’y fût-il point parvenu s’il n’eût employé l’intermédiaire de Mary.

 

Enfin, Michel, découragé, laissa tomber les avirons.

 

En ce moment, trois heures sonnèrent à Couéron ; dans une heure, le jour allait commencer à paraître.

 

Il n’y avait pas de temps à perdre : Michel et Mary reprirent les rames. On regagna la rive et on laissa la barque à la même hauteur à peu près où on l’avait prise.

 

Dès lors, il fallut se décider à rentrer à Nantes. Cette décision prise, il était important d’y rentrer avant le jour.

 

Chemin faisant, Michel se frappa le front.

 

– Oh ! dit-il, j’ai fait une sottise, j’en ai bien peur !

 

– Laquelle ? demanda la duchesse.

 

– De ne pas rentrer à Nantes par l’autre rive.

 

– Bah ! tous les chemins sont bons quand on les suit avec prudence ; puis qu’aurions-nous fait de la barque ?

 

– Nous l’aurions laissée sur l’autre bord.

 

– Et les pauvres pêcheurs à qui elle appartient eussent perdu une journée à la chercher ! Allons donc ! mieux vaut que nous ayons un peu plus de peine que de coûter un morceau de pain à des braves gens qui n’en ont peut-être pas trop.

 

On arriva au pont Rousseau. Petit-Pierre insista pour que Michel le laissât rentrer seul dans la ville en la compagnie de Mary ; mais Michel ne voulut jamais y consentir : peut-être était-il trop heureux de se retrouver près de Mary – laquelle, rassurée par ce que lui avait dit Petit-Pierre, soupirait bien encore de temps en temps mais, tout en soupirant, répondait aux paroles de tendresse que son amant lui adressait – peut-être, disons-nous, était-il trop heureux de se retrouver près d’elle pour se décider à la quitter si vite.

 

Tout ce que l’on put obtenir de lui, c’est qu’au lieu de marcher en tête ou sur la même ligne, il marchât derrière, et à quelque distance.

 

On venait de traverser la place du Bouffai, lorsque Michel, au moment où il tournait l’angle de la rue Saint-Sauveur, crut entendre un pas derrière lui. Il se retourna vivement, et, à la lueur défaillante du réverbère, il aperçut, à une centaine de pas, un homme qui, en se voyant remarqué, se jeta précipitamment dans l’enfoncement d’une porte.

 

Le premier mouvement de Michel fut de s’élancer à la poursuite de cet homme ; mais il réfléchit que, pendant ce temps, Petit-Pierre et Mary s’éloigneraient et qu’il ne saurait plus où les trouver.

 

Il courut, au contraire, en avant et les rejoignit.

 

– On nous suit, dit-il à Petit-Pierre.

 

– Eh bien, laissons-nous suivre, répondit celui-ci avec sa sérénité habituelle ; nous avons de quoi dépister ceux qui sont à nos trousses.

 

Petit-Pierre entraîna Michel dans une rue transversale, et, au bout de cent pas, ils se trouvèrent à l’extrémité de la ruelle que Michel avait déjà suivie et qu’il reconnut à la porte que lui avait indiquée le mendiant en y suspendant la branche de houx.

 

Petit-Pierre leva le marteau et frappa trois coups séparés par des intervalles inégaux.

 

À ce signal, la porte s’ouvrit comme par enchantement. Petit-Pierre poussa Mary dans la cour, et y entra lui-même.

 

– C’est bien, dit Michel ; maintenant, je vais voir si cet homme nous épie encore.

 

– Non pas, non pas ! vous êtes condamné à mort, dit Petit-Pierre ; si vous l’oubliez, je ne l’oublie pas, moi, et, comme nous courons même danger, s’il vous plaît, prenons même précaution. Entrez donc, entrez vite !

 

Pendant ce temps, le même homme qui, la veille au soir, avait reçu Michel en lisant son journal, parut sur le perron, vêtu de la même robe de chambre que la veille et encore à moitié endormi.

 

Il leva les bras au ciel en reconnaissant Petit-Pierre.

 

– C’est bien, c’est bien, dit celui-ci ; ne perdons pas de temps en lamentations. Tout est manqué ; on nous suit. Ouvrez, mon cher Pascal.

 

Celui-ci indiqua la porte entrebâillée derrière lui.

 

– Non, pas la porte de la maison, dit Petit-Pierre ; celle du jardin… Dans dix minutes, selon toute probabilité, la maison sera cernée. À la cachette ! à la cachette !

 

– Suivez-moi donc, alors.

 

– Nous vous suivons, désespéré de vous avoir dérangé de si bonne heure, mon pauvre Pascal, d’autant plus désolé que ma visite va, sans doute, nécessiter votre déménagement, si vous tenez à ne point être pris.

 

La porte du jardin fut ouverte.

 

Avant de la franchir, Michel étendit la main pour prendre celle de Mary.

 

Petit-Pierre vit le geste et poussa celle-ci dans les bras du jeune homme.

 

– Voyons, embrassez-le, dit-il, ou, tout au moins, permettez qu’il vous embrasse. Devant moi, c’est permis : je vous sers de mère, et je trouve que le pauvre innocent l’a bien gagné. Là ! maintenant, vous, tirez de votre côté, tandis que nous allons tirer du nôtre. Le soin de mes affaires, soyez tranquille, ne m’empêchera point de m’occuper des vôtres.

 

– Mais ne pourrai-je la revoir ? demanda timidement Michel.

 

– C’est dangereux, je le sais bien, répondit Petit-Pierre ; mais bah ! on dit qu’il y a un dieu qui protège les amoureux et les ivrognes : je compte sur ce dieu. Rue du Château, n° 3, une visite vous est permise, une visite tout au plus ; car je vais faire en sorte de vous rendre votre amie.

 

En achevant ces mots, Petit-Pierre tendit à Michel une main que celui-ci baisa respectueusement ; puis Petit-Pierre gagna avec Mary la haute ville, tandis que Michel redescendait du côté du pont Rousseau.

 

LXXIV

Comme quoi il y a pêcheur et pêcheur


Maître Courtin avait été bien malheureux pendant toute cette soirée que Mme de la Logerie l’avait contraint de passer auprès d’elle.

 

Il avait, en collant son oreille à la porte, entendu toute la conversation de la mère et du fils, et, par conséquent, toute cette histoire de la goélette.

 

Le départ de Michel dérangeait tous les projets depuis si longtemps caressés par lui ; aussi, peu jaloux de l’honneur que lui faisait la baronne, il eût voulu revenir promptement à la métairie ; il comptait, en évoquant le souvenir de Mary, retarder au moins la fuite de son jeune maître ; car, son jeune maître une fois parti, ne l’oublions pas, il perdait le fil à l’aide duquel il comptait pénétrer dans le mystérieux labyrinthe où se cachait Petit-Pierre. Par malheur, une fois de retour au château, Mme de la Logerie était entrée dans un tout autre ordre d’idées. En emmenant Courtin, elle n’avait songé qu’à lui cacher le départ de son fils et à soustraire celui-ci aux questions et à l’espionnage du métayer ; mais elle trouva sa maison abandonnée depuis plusieurs semaines à une bande de soldats, dans un si effroyable désordre, qu’elle oublia un peu, devant ce ravage qui prenait à ses yeux les proportions d’une catastrophe, ses idées premières sur le peu de confiance que méritait le maire de la Logerie ; elle ne l’en retint, au reste, que plus obstinément près d’elle, pour faire de lui l’écho de ses lamentations.

 

Ce fut ce désespoir de la baronne qui, exprimé avec une énergie pleine de vérité, empêcha Courtin de quitter, sous un prétexte quelconque, Mme de la Logerie, afin de retourner voir ce qui se passait à la métairie.

 

Il était trop fin pour ne pas s’être aperçu que la baronne ne l’emmenait avec elle que dans le but de l’éloigner du jeune homme ; mais elle lui parut si sincère dans le désespoir que lui causait la vue de ses assiettes brisées, de ses glaces fendues, de son tapis souillé d’huile, de son salon métamorphosé en corps de garde et illustré de dessins primitifs mais saisissants d’expression, qu’il en arriva à douter de son impression première, et à penser, par suite, que l’on n’avait pas mis son jeune maître en méfiance contre lui et qu’il saurait facilement le rejoindre avant qu’il fût à bord du navire.

 

Il était neuf heures du soir, lorsque la baronne remonta dans sa voiture, après avoir versé une dernière larme sur les souillures du manoir de la Logerie ; et à peine maître Courtin eut-il dit au postillon : « Route de Paris ! » qu’il tourna la voiture, et, sans écouter les dernières recommandations que sa maîtresse lui adressait par la portière, il se mit à courir dans la direction de la métairie.

 

Il la trouva vide et apprit de sa servante que M. Michel et mademoiselle Bertha étaient partis depuis deux heures, à peu près, et avaient pris la direction de Nantes.

 

Courtin pensa tout d’abord à les rejoindre et courut à l’écurie pour seller son bidet ; mais il ne l’y trouva plus ! Dans sa précipitation, il n’avait point laissé sa servante le renseigner complètement sur le mode de locomotion qu’avait adopté son jeune maître.

 

Le souvenir de la modeste allure de son cheval rassura un peu maître Courtin ; toutefois, il ne rentra dans sa demeure que pendant les quelques minutes qui lui étaient nécessaires pour prendre de l’argent et, à tout hasard, les insignes de sa dignité de maire ; puis il se mit bravement à pied sur les traces de celui qu’il considérait comme un fugitif et presque comme le ravisseur de certains cent mille francs que son imagination escomptait volontiers sur la personne de l’amoureux des louves.

 

Maître Courtin courait donc comme un homme qui voit le vent enlever ses billets de banque, c’est-à-dire qu’il allait presque aussi vite que le vent ; mais courir ne l’empêchait nullement de se renseigner auprès de tous ceux qui se croisaient avec lui.

 

En tout temps, le maire de la Logerie était essentiellement questionneur, et, dans cette occasion, on comprend bien qu’il ne se faisait pas faute de questionner.

 

À Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, on lui apprit que, vers sept heures et demie du soir, on avait aperçu son bidet. Il demanda qui le montait ; mais on ne put le satisfaire sur ce point, l’attention du cabaretier auquel il s’adressait, et qui lui donnait ces détails, ayant été tout entière absorbée par la résistance qu’offrait l’animal à son cavalier en refusant obstinément de dépasser la branche de houx et les pommes en sautoir auxquelles maître Courtin avait l’habitude de payer son tribu en allant à Nantes.

 

Un peu plus loin, le métayer fut plus heureux : on lui traça un signalement si exact du cavalier, qu’il ne douta point que ce ne fût le jeune baron, bien qu’on lui affirmât que le voyageur était seul.

 

Le maire de la Logerie, homme prudent s’il en fut, pensa que, par prudence, les deux jeunes gens s’étaient quittés, mais afin de se rejoindre par une autre route. La fortune était pour lui, puisqu’elle les lui livrait séparés ; s’il pouvait rejoindre Michel à Nantes, la partie était gagnée.

 

Il continua donc à croire que le jeune baron n’avait pas dévié de sa route, et il était si certain que celui-ci était entré à Nantes ou allait y entrer, qu’en arrivant à l’auberge du Point du Jour, il ne prit pas la peine de demander à l’hôte de cette auberge de nouveaux renseignements qu’il doutait, d’ailleurs, que l’hôte pût lui donner ; il se hâta de manger un morceau de pain, et, au lieu d’entrer dans la ville, où il lui eût été impossible de rejoindre Michel, il repassa le pont Rousseau et tourna à droite dans la direction du Pèlerin.

 

Maître Courtin avait son projet.

 

Nous avons dit toutes les espérances qu’il fondait sur Michel.

 

Michel, amoureux de Mary, devait, un jour ou l’autre, livrer à Courtin, dans un but personnel, le secret de la retraite de celle qu’il aimait ; et, comme celle qu’il aimait était près de Petit-Pierre, Michel, en livrant le secret de Mary, livrerait celui de la duchesse. Or, si Michel partait, Michel emportait avec lui les espérances de Courtin.

 

Il fallait donc, à quelque prix que ce fût, que Michel ne partît point.

 

Or, si Michel ne trouvait point le Jeune-Charles à son poste, Michel était forcé de rester.

 

Quant à Mme de la Logerie, comme elle était à cette heure sur la route de Paris, il se passerait un certain temps avant qu’elle fût avertie que la fuite de son fils n’avait pu avoir lieu et qu’elle eût trouvé un autre moyen de lui faire quitter la Vendée ; or, ce délai était plus que suffisant pour que Michel maintenant tout à fait guéri, fournît au rusé métayer le moyen d’atteindre le but où il tendait.

 

Seulement, maître Courtin ignorait encore quels moyens il emploierait pour arriver jusqu’au patron du Jeune-Charles, dont il avait entendu prononcer le nom par la baronne ; mais – et sans se douter qu’il avait en cela un point de ressemblance avec un grand homme de l’Antiquité – maître Courtin comptait sur sa fortune.

 

Elle ne lui fit pas défaut.

 

En arrivant à la hauteur de Couéron, il aperçut, au milieu des cimes des peupliers de l’île, les mâts de la goélette.

 

Au mât de hune, le perroquet battait, déferlé au gré de la brise.

 

C’était bien là le bâtiment qu’il cherchait.

 

À la dernière lueur du crépuscule, qui commençait à confondre les objets, maître Courtin, en ramenant son regard vers la berge, vit, à dix pas de lui, une longue perche de roseau tenue horizontalement à la surface de la rivière et garnie à son extrémité d’un cordonnet et d’un bouchon qui s’en allait flottant à l’aventure.

 

La perche paraissait sortir d’un monticule ; mais, quoiqu’on ne vît rien que cette perche, elle supposait un bras pour la tenir et un pêcheur auquel appartenait ce bras.

 

Maître Courtin n’était point homme à ne pas s’en assurer.

 

Il marcha droit au monticule, en fit le tour et découvrit un homme tapi dans une anfractuosité de la berge et absorbé dans la contemplation des évolutions que le courant du fleuve imprimait à son morceau de liège.

 

Cet homme était vêtu en matelot, c’est-à-dire qu’il portait un pantalon de toile goudronnée et une vareuse rouge ; il était coiffé d’une sorte de bonnet écossais.

 

À deux pas de lui, l’arrière d’une barque dont l’avant était tiré sur le sable se balançait mollement sur le fleuve.

 

Le pêcheur, en entendant venir Courtin, ne leva point la tête, bien que celui-ci eût pris la précaution de tousser pour annoncer sa présence et faire de cette toux significative le prologue de la conversation qu’il désirait entamer.

 

Le pêcheur non seulement garda le silence le plus obstiné, mais ne se retourna même point.

 

– Il est bien tard pour pêcher ! se décida enfin à dire le maire de la Logerie.

 

– On voit bien que vous n’y connaissez rien, répondit le pêcheur en faisant une moue dédaigneuse. Je trouve, moi, au contraire, qu’il est de trop bonne heure ; c’est la nuit seulement que le poisson qui en vaut la peine se met en route ; c’est la nuit que l’on peut prendre autre chose que du fretin.

 

– Oui ; mais bientôt il fera si sombre, que vous ne distinguerez plus votre bouchon.

 

Qu’importe ! répondit le pêcheur en haussant les épaules.

 

J’ai mes yeux de nuit là-dedans, continua-t-il en désignant la paume de sa main.

 

– J’entends, c’est au toucher que vous reconnaissez que le poisson attaque votre appât, dit Courtin en s’asseyant près du pêcheur. Moi aussi, j’aime la pêche, et, quoi que vous en pensiez, j’ai la prétention de m’y connaître.

 

– Vous ! à la pêche à la ligne ? dit l’amateur d’un air de doute.

 

– Non pas, non, répondit Courtin ; c’est à l’épervier, c’est à la trouble que je dépeuple les rivières de la Logerie.

 

Courtin avait hasardé ce détail de localité dans l’espérance que l’homme à la ligne, qu’il supposait quelque marin détaché par le capitaine pour amener Michel à bord, le ramasserait au vol.

 

Il n’en fut rien ; le pêcheur ne broncha point.

 

Au contraire :

 

– Eh bien, dit-il, vous avez beau me vanter votre talent dans le grand art de la pêche, je n’y croirai jamais.

 

– Et pourquoi cela, s’il vous plaît ? Croyez-vous donc que vous en ayez le monopole ?

 

– Parce que vous me paraissez, mon cher monsieur, ignorer le premier principe de l’art.

 

– Ce premier principe, quel est-il ? demanda Courtin.

 

– C’est que, quand on veut prendre du poisson, il faut se garder de quatre choses.

 

– Desquelles ?

 

– Du vent, des chiens, des femmes et des bavards ; il est vrai que l’on aurait pu se contenter de dire de trois, ajouta philosophiquement l’homme à la vareuse ; car femme et bavarde c’est tout un.

 

– Bah ! vous allez trouver tout à l’heure que mon bavardage n’est pas si hors de saison, quand je vais vous proposer de vous faire gagner un petit écu.

 

– Que je prenne une demi-douzaine de perches, j’aurai gagné plus d’un petit écu et je me serai amusé par-dessus le marché.

 

– Eh bien, j’irai jusqu’à quatre, et même jusqu’à cinq francs, continua Courtin, et vous aurez en même temps rendu service à votre prochain ; n’est-ce rien, cela ?

 

– Voyons, dit le pêcheur, pas d’ambages ! que voulez-vous de moi ? parlez !

 

– Que vous me conduisiez dans votre bateau jusqu’au Jeune-Charles, dont on voit d’ici les enfléchures entre les arbres.

 

– Le Jeune-Charles, dit le marin de l’air le plus innocent du monde ; qu’est-ce que le Jeune-Charles ?

 

– Ceci, dit maître Courtin en présentant au pêcheur un chapeau goudronné qu’il avait ramassé sur la berge et sur le rebord duquel était écrit en lettres d’or : JEUNE-CHARLES.

 

– Allons, décidément, je vous tiens pour pêcheur, l’ami, dit le marin ; car par le diable ! pour avoir lu ceci dans l’obscurité, il faut que, comme moi, vous ayez des yeux dans les doigts. Voyons, que voulez-vous du Jeune-Charles ?

 

– Est-ce que je n’ai pas dit tout à l’heure un mot qui vous a frappé ?

 

– Mon bonhomme, répondit le pêcheur, je suis comme les chiens de race ; je ne jappe jamais quand on me mord. Dévidez donc votre loch sans vous inquiéter de ce qui se passe dans ma carène.

 

– Eh bien, je suis le métayer de Mme la baronne de la Logerie.

 

– Après ?

 

– Et je viens de sa part, dit Courtin, qui sentait peu à peu l’audace lui venir au fur et à mesure qu’il s’engageait.

 

– Après ? demanda le marin sur le même ton, mais avec un degré d’impatience plus marqué. Vous venez de la part de Mme de la Logerie ; eh bien, que venez-vous dire de sa part ?

 

– Je viens vous dire que tout est manqué, surpris, découvert, et qu’il faut que vous vous éloigniez au plus vite.

 

– Sufficit, répondit le pêcheur ; mais cela ne me regarde point. Je ne suis que le second du Jeune-Charles ; cependant, j’en sais assez pour vous accorder ce que vous demandez, et nous allons naviguer de conserve pour gagner les eaux du capitaine, auquel vous raconterez votre histoire.

 

En achevant ces mots, le second du Jeune-Charles roula tranquillement sa ligne autour du roseau, la jeta dans sa barque, poussa celle-ci hors du sable et la mit à flot.

 

Puis il fit signe à maître Courtin de s’asseoir à l’arrière, et, d’un coup d’aviron, mit vingt pas entre le bord et lui.

 

Au bout de cinq minutes, ils tournaient la tête, et presque aussitôt ils se trouvèrent le long des flancs du Jeune-Charles, qui, étant sur lest, se dressait d’une douzaine de pieds hors de l’eau.

 

Au bruit des avirons, un coup de sifflet singulièrement modulé partit du bord du navire ; le pêcheur y répondit par une mélodie à peu près semblable ; une figure se montra à l’avant, le bateau accosta à tribord, et l’on jeta une corde à ceux qui arrivaient.

 

L’homme à la vareuse escalada la muraille du bâtiment avec l’agilité d’un chat ; puis, il hissa Courtin, qui avait moins l’habitude de cet escalier nautique.

 

LXXV

Interrogatoire et confrontation


Lorsque, à sa grande joie, il se sentit sur ses pieds et sur le pont, le maire de la Logerie se trouva en face d’une forme humaine dont il ne pouvait distinguer les traits, cachés qu’ils étaient sous les plis d’une épaisse cravate de laine, qui s’enroulait autour du collet de son capot de toile cirée, mais qu’à l’attitude humble et respectueuse que prenait près de lui le mousse qui avait signalé leur arrivée, il reconnut devoir être le capitaine.

 

– Qu’est-ce que cela ? dit ce dernier au pêcheur en promenant sans aucune espèce de cérémonie, sur la figure du métayer, la lumière du fanal qu’il avait pris des mains du mousse.

 

– Ça vient de la part de qui vous savez, répondit le second.

 

– Allons donc ! reprit le capitaine, à quoi te servent tes écubiers si tu as pu croire qu’un jeune homme de vingt ans pouvait être taillé sur un gabarit comme celui-là ?

 

– Je ne suis pas M. de la Logerie, en effet, dit Courtin, qui avait saisi le sens de ce jargon maritime ; je suis seulement son métayer et son homme de confiance.

 

– À la bonne heure ! c’est déjà quelque chose, mais ce n’est pas tout.

 

– Il m’a chargé…

 

– Mais, nom d’un phoque, je ne te demande pas de quoi il t’a chargé, méchant terrien ! fit le capitaine en lançant sur le pont un long jet de salive noirâtre qui gênait l’explosion de la colère qui commençait à l’animer ; je te dis que c’est déjà quelque chose, mais ce n’est pas tout.

 

Courtin regarda le capitaine d’un air étonné.

 

– Comprends-tu, oui ou non ? demanda celui-ci. Si c’est non, dis-le vite, et l’on va te reconduire à terre avec les honneurs que tu mérites, c’est-à-dire avec une bonne cinglée de garcettes sur le bas des reins.

 

Courtin alors comprit que Mme de la Logerie, selon toute probabilité, était convenue avec le maître du Jeune-Charles d’un signal de reconnaissance ; ce signal, il l’ignorait. Il se sentit perdu, il vit s’écrouler tous ses plans, il sentit s’évanouir toutes ses espérances, sans compter que, pris au piège comme un renard, il allait apparaître sous son véritable jour aux yeux du jeune baron.

 

Le maire de la Logerie essaya de se tirer de ce mauvais pas en effaçant immédiatement de son visage toute trace d’intelligence, et en simulant cette naïveté du paysan qui va parfois jusqu’à l’idiotisme.

 

– Dame, mon cher monsieur, dit-il, je n’en sais pas davantage, moi ! Ma bonne maîtresse m’a dit comme ça : « Courtin, mon ami, tu sais que le jeune baron est condamné à mort. Je me suis entendue avec un brave marin pour le faire conduire hors de France ; mais voilà que nous avons été dénoncés, à ce qu’il paraît, par quelque traître. Cours dire cela au capitaine du Jeune-Charles, que tu trouveras en face de Couéron, derrière les îles. » Je suis accouru, moi ; je n’en sais pas davantage.

 

En ce moment, un vigoureux ohé ! parti de l’avant du navire, vint distraire le capitaine de la réponse énergique qu’il méditait probablement. À ce cri, il se tourna vers le mousse, qui, son falot à la main, écoutait, bouche béante, la conversation de son patron et de Courtin.

 

– Que fais-tu là, lascar, canaille, failli chien ? s’écria-t-il en accompagnant ces paroles d’une pantomime qui, grâce à la rapidité d’évolution du jeune aspirant à l’amiralat, l’atteignit dans les parties charnues et l’envoya rouler jusqu’au panneau. C’est comme ça que tu es à ton poste ! Puis, se tournant vers le second :

 

– Ne laissez pas accoster sans avoir reconnu, dit-il.

 

Mais il n’avait pas achevé, que le nouveau venu, qui s’était servi de la corde par laquelle on avait hissé Courtin – corde qui était pendante – se montra inopinément sur le pont.

 

Le capitaine alla ramasser la lanterne qui s’était échappée des mains du mousse et qui, par un hasard providentiel, ne s’était point éteinte, et, ce fanal à la main, il se dirigea vers le visiteur.

 

– De quel droit montez-vous à mon bord sans dire gare, vous ? s’écria-t-il en saisissant l’étranger au collet.

 

– J’y monte parce que j’y ai affaire, à votre bord, répondit celui-ci avec l’assurance d’un gaillard sûr de son fait.

 

– Que veux-tu, alors ? Voyons, parle vite !

 

– Lâchez-moi d’abord. Vous êtes bien sûr que je ne me sauverai pas, puisque je viens de moi-même.

 

– Mais, mille millions de phoques ! dit le capitaine, te tenir au collet ce n’est pas te fermer la bouche.

 

– Je ne puis parler quand je suis gêné dans mes entournures, répliqua le nouveau venu sans s’intimider le moins du monde du ton de son interlocuteur.

 

– Capitaine, dit le second en intervenant dans le débat, sacredié ! m’est avis que vous n’êtes pas juste. À celui qui veut louvoyer, vous demandez le pavillon, et à celui qui est tout prêt à hisser ses couleurs, vous faites des nœuds à sa drisse.

 

– C’est vrai, répondit le capitaine en lâchant le nouveau venu, que nos lecteurs ont sans doute déjà reconnu pour le véritable envoyé de Michel, c’est-à-dire pour Joseph Picaut.

 

Celui-ci fouilla dans sa poche, y prit le mouchoir qu’il avait reçu des mains du jeune baron, et le présenta au patron du Jeune-Charles, qui le déplia et en compta les trois nœuds avec autant de conscience qu’il l’eût fait d’une somme d’argent.

 

Courtin, duquel on ne s’occupait plus, avait vu la scène et n’en perdait rien.

 

– Bien, dit le capitaine, tu es en règle. Nous allons causer tout à l’heure ; mais auparavant, il faut que j’expédie le particulier de l’arrière. – Toi, Antoine, ajouta-t-il en s’adressant à son second, conduis ce gaillard-là à la cambuse et verse-lui un boujaron[1] de schnik[2].

 

Le capitaine revint à l’arrière, et trouva Courtin, qui s’était assis sur un paquet de cordages. Le maire de la Logerie tenait sa tête entre ses mains, comme s’il n’eût pas prêté la moindre attention à la scène qui venait de se passer sur l’avant ; il semblait accablé, quoique, en réalité, comme nous l’avons dit, il n’eût pas perdu un seul mot de la conversation qui avait eu lieu entre le capitaine et Joseph Picaut.

 

– Oh ! faites-moi reconduire à terre, monsieur le capitaine ! s’écria-t-il du plus loin qu’il vit venir celui-ci. Je ne sais ce que j’ai ; mais, depuis quelques minutes, je me sens tout malade, et il me semble que je vais mourir.

 

– Bon ! si tu es comme cela pour un méchant bout de marée, tu en verras de dures avant que tu aies passé la ligne !

 

– Passé la ligne, Jésus Dieu !

 

– Oui, mon bonhomme ; ta conversation me semble pleine d’agrément et je suis décidé à te garder à mon bord pendant le petit voyage de long cours que je vais entreprendre.

 

– Rester ici ! s’écria Courtin en feignant plus d’effroi qu’il n’en éprouvait réellement ; et ma ferme ? et ma bonne maîtresse ?

 

– Quant à ta ferme, je m’engage à te faire voir des pays où tu pourras ; étudier des fermes modèles, et, quant à ta bonne maîtresse, je me charge de la remplacer avantageusement.

 

– Mais pourquoi cela, mon bon monsieur ? d’où vous vient cette résolution subite de m’emmener avec vous ? Songez que rien qu’à ce bout de marée, comme vous le disiez tout à l’heure, voilà déjà ma tête qui tourne !

 

– Cela t’apprendra à faire poser le capitaine du Jeune-Charles, méchant haricotier[3] que tu es !

 

– Mais en quoi vous ai-je donc offensé, mon digne capitaine ?

 

– Voyons, dit l’officier, qui paraissait décidé à couper court au dialogue ; réponds franchement : c’est la seule chance qui te reste de ne pas aller, à mille lieues d’ici, servir de déjeuner aux requins. Qui est-ce qui t’a envoyé à moi ?

 

– Mais, s’écria Courtin, c’est Mme de la Logerie. Quand je vous dis que je suis son métayer, et cela aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu au ciel…

 

– Mais, enfin, continua le capitaine, si c’est Mme de la Logerie, elle t’a bien donné quelque chose pour te faire reconnaître : un billet, une lettre, un bout de papier ; si tu n’as rien, c’est que tu ne viens pas de sa part ; si tu ne viens pas de sa part, c’est que tu es un espion, et, dans ce cas-là prends garde ! dès que la chose sera reconnue, je te traiterai comme on traite les espions.

 

– Ah ! mon Dieu ! fit Courtin paraissant se désespérer de plus en plus, je ne puis cependant pas me laisser soupçonner ainsi.

 

Tenez, voilà des lettres à mon adresse qui se trouvent par hasard sur moi, et qui vous prouvent que je suis bien Courtin, comme je vous l’ai dit ; voilà mon écharpe de maire… Mon Dieu ! qu’ai-je donc encore qui puisse vous convaincre que j’ai dit la vérité ?

 

– Ton écharpe de maire ? s’écria le capitaine. Mais comment se fait-il donc, drôle, si tu es fonctionnaire public, si tu as fait serment au gouvernement, comment se fait-il que tu sois le complice d’un homme qui a porté les armes contre le gouvernement et qui est condamné à mort ?

 

– Eh ! mon cher monsieur, parce que je suis si fort attaché à mes maîtres, que mon attachement pour eux l’emporte sur mon devoir. Eh bien, s’il faut vous le dire, c’est justement comme maire que j’ai su que vous alliez être inquiété cette nuit, et que j’ai fait part à Mme de la Logerie du danger qui vous menaçait.

 

C’est alors qu’elle m’a dit : « Prends ce mouchoir, va trouver le capitaine du Jeune-Charles. »

 

– Elle t’a dit : « Prends ce mouchoir ? »

 

– Oui, elle m’a dit cela, foi d’homme !

 

– Mais où est-il, ce mouchoir qu’elle t’a dit de prendre ?

 

– Il est dans ma poche, donc.

 

– Mais, imbécile, idiot, bélître, donne-le donc, ce mouchoir !

 

– Que je vous le donne ?

 

– Oui.

 

– Oh ! je ne demande pas mieux, moi. Le voilà !

 

Et Courtin tira un mouchoir de sa poche.

 

– Mais donne donc, failli chien ! s’écria le capitaine en lui arrachant le mouchoir des mains, et en s’assurant, par une investigation rapide, que trois de ses coins étaient noués.

 

– Mais, animal stupide, bête brute, continua le capitaine, Mme de la Logerie ne t’avait-elle pas dit de me donner ce mouchoir ?

 

– Si fait, répondit Courtin d’un air de plus en plus niais.

 

– Eh bien, alors, pourquoi ne me l’as-tu pas donné ?

 

– Dame, fit Courtin, parce qu’en arrivant sur le pont, j’ai vu que vous vous mouchiez avec vos doigts, et que je me suis dit : « Dieu merci, si le capitaine se mouche avec ses doigts, il n’a pas besoin de mouchoir. »

 

– Ah ! fit le capitaine en se grattant la tête avec un reste de doute, ou tu es un rude manœuvrier, ou tu es un crâne imbécile. En tout cas, comme il y a plus de chance pour l’imbécile, c’est à celui-là que je m’arrête de préférence. Voyons, redis-moi carrément la cause pour laquelle tu viens et ce que t’a chargé de me dire la personne qui t’envoie à moi.

 

– Voici mot pour mot les paroles de ma bonne maîtresse, monsieur…

 

– Voyons ces paroles.

 

– « Courtin, m’a-t-elle dit, « je puis me fier à toi, n’est-ce pas ? » – Oh ! que oui, lui ai-je répondu. – « Sache donc que mon fils, que tu as recueilli, soigné, gardé, caché chez toi au risque de ta vie, devait s’évader cette nuit, à bord du navire le Jeune-Charles. Mais, comme j’en ai eu vent et comme tu me le dis toi-même, il paraît que tout a été découvert. Tu n’as que le temps d’aller prévenir le digne capitaine qu’il n’attende plus mon fils, qu’il se sauve au plus vite, car on doit le prendre cette nuit pour avoir concouru à l’évasion d’un condamné politique, et puis encore pour beaucoup d’autres choses… »

 

Maître Courtin soudait cet appendice à la phrase qu’il avait préparée, présumant, d’après la physionomie du capitaine du Jeune-Charles, que celui-ci pouvait bien avoir à se reprocher d’autres peccadilles que celle pour laquelle Courtin venait le prévenir qu’il était recherché.

 

Peut-être sa perspicacité n’était-elle pas en défaut, car le digne marin demeura pensif pendant quelques instants.

 

– Allons, suis-moi, dit-il enfin à Courtin.

 

Le métayer obéit passivement : le capitaine le conduisit à sa chambre, l’y fit entrer et en ferma la porte à double tour.

 

Quelques instants après, Courtin, qui était demeuré dans l’obscurité, et qui, en somme, était assez inquiet de la tournure qu’allait prendre cette affaire, entendit un bruit de pas qui retentissaient sur le pont du navire et qui s’acheminaient vers la chambre du capitaine.

 

La porte s’ouvrit : le capitaine entra le premier ; il était suivi de Joseph Picaut, derrière lequel marchait le second, sa lanterne à la main.

 

– Ah ça ! voyons, dit le patron du Jeune-Charles, il s’agit de nous entendre une bonne fois pour toutes. Tâchons de débrouiller cet écheveau de fils qui me paraît passablement emmêlé, ou, par la coque de mon bâtiment ! je vous fais brosser les épaules à coups de garcette jusqu’à ce que le diable lui-même en ait les larmes aux yeux.

 

– Moi, j’ai dit tout ce que j’avais à dire, capitaine, fit Courtin.

 

Picaut tressaillit à cette voix ; il n’avait pas encore vu le métayer et ignorait complètement sa présence à bord.

 

Il fit un pas pour bien s’assurer que c’était lui.

 

– Courtin ! s’écria-t-il, le maire de la Logerie ! Capitaine, si cet homme sait notre secret, nous sommes perdus !

 

– Et qu’est-il donc ? demanda le capitaine.

 

– C’est un traître, un espion, un mouchard !

 

– Morbleu ! dit le capitaine, il ne faudra pas, sais-tu bien, que tu me le répètes cinquante fois pour me le faire croire : le drôle a dans la physionomie quelque chose de louche et de faux qui ne me revient pas du tout.

 

– Ah ! continua Joseph Picaut, vous ne vous trompez pas, je vous le donne pour le plus damné pataud et, par conséquent, pour la plus franche canaille du pays de Retz.

 

– Qu’as-tu à dire à cela ? demanda le capitaine. Voyons, mille carcasses, dis !

 

– Oh ! rien, reprit Picaut ; je le défie bien de rien répondre.

 

Courtin continuait de garder le silence.

 

– Allons, allons, décidément, dit le capitaine, je vois qu’il faut employer les grands moyens pour te faire parler, mon drôle !

 

Et, à ces mots, le patron du Jeune-Charles tira de sa poitrine un petit sifflet d’argent pendu à une chaîne de même métal, et en fit sortir un son aigu et prolongé.

 

À ce signal de leur capitaine, deux matelots entrèrent dans la chambre.

 

Alors un sourire diabolique se dessina sur les lèvres de Courtin.

 

– Bon ! dit-il, voilà justement ce que j’attendais pour parler.

 

Et, prenant le capitaine, il l’emmena dans un coin de la chambre et lui dit quelques mots à l’oreille.

 

– Et c’est vrai, ce que tu me dis là ? demanda le patron du Jeune-Charles.

 

– Dame, fit Courtin, il est bien facile de vous en assurer.

 

– Tu as raison, dit le capitaine.

 

Et, sur un signe de lui, le second et les deux matelots saisirent Joseph Picaut, lui arrachèrent sa veste, et déchirèrent sa chemise.

 

Le capitaine alors s’approcha de lui, lui appliqua une tape vigoureuse sur l’épaule, et les deux lettres dont avait été marqué le chouan lors de son entrée au bagne, se dessinèrent, parfaitement visibles, sur sa chair marbrée.

 

Picaut avait été si violemment et si subitement assailli par les trois hommes, qu’il n’avait pas pu se défendre d’abord ; il n’avait pas plutôt vu de quoi il était question, qu’il avait fait des efforts inouïs pour échapper aux étreintes qui l’enlaçaient ; mais il avait été dompté par cette triple force, et il ne pouvait plus que rugir et blasphémer.

 

– Liez-lui pieds et pattes ! s’écria le capitaine s’en rapportant, pour juger de la moralité de l’homme, au certificat que celui-ci portait sur l’épaule, et arrimez-le-moi dans la cale entre deux barriques.

 

Puis, se retournant vers maître Courtin, qui poussait un soupir de soulagement :

 

– Je vous demande bien pardon, mon digne magistrat, lui dit-il, de vous avoir confondu avec un drôle de cette espèce ; mais soyez tranquille, je vous réponds que, si l’on met le feu à votre grange avant trois bonnes années d’ici, ce ne sera pas lui qui l’y aura mis.

 

Puis, sans perdre de temps, il remonta sur le pont, et Courtin, à sa grande satisfaction, l’entendit appeler tout son monde et donner l’ordre d’appareiller.

 

Une fois convaincu du danger qu’il courait, le digne marin paraissait si pressé de mettre le plus d’espace possible entre la justice et lui, que, s’excusant auprès du maire de la Logerie de ne pas même lui faire la politesse d’un petit verre d’eau-de-vie, il le fit descendre dans le bateau en lui souhaitant un heureux voyage et en le laissant maître d’aller toucher la rive où bon lui semblerait.

 

Maître Courtin coupa aussi directement qu’il put le courant du fleuve ; mais, si rapide que fût sa marche, au moment où son bateau froissait le sable de la berge, il put voir le Jeune-Charles qui s’ébranlait lentement, et dont les voiles se déployaient les unes après les autres.

 

Courtin, alors, s’était caché dans cette même anfractuosité du rivage où il avait aperçu le pêcheur, et avait attendu.

 

Au bout d’une demi-heure à peine qu’il était là, il vit arriver Michel et, à son grand étonnement, ne reconnut Bertha ni dans l’une ni dans l’autre des deux personnes qui l’accompagnaient.

 

Mais, en échange, il reconnut Mary et Petit-Pierre.

 

Ce fut alors qu’il se félicita doublement de sa ruse, si heureusement secondée par le hasard, qui avait, comme pour contribuer à sa réussite, amené là Joseph Picaut, et qu’il se disposa à profiter de la bonne fortune que le Ciel lui envoyait.

 

On comprend facilement que tout le temps que Michel, Mary et Petit-Pierre restèrent sur le rivage, il ne les perdit pas un instant de vue ; que, lorsque tous trois s’embarquèrent à la recherche du navire, il les suivit des yeux dans tous les tours et les détours qu’ils firent exécuter à la barque, et qu’enfin, lorsqu’ils regagnèrent Nantes, il les suivit avec des précautions telles, que, pendant tout le chemin, aucun des trois fugitifs ne s’aperçut qu’il était épié.

 

Et, cependant, si bien qu’il prît ses précautions, c’était lui que Michel avait aperçu au coin de la place du Bouffai ; c’était lui qui avait marché derrière les proscrits jusqu’à la maison où il les avait vus entrer.

 

Lorsqu’ils eurent disparu, il ne douta point que, pour cette fois, il ne connût la cachette de Petit-Pierre ; il passa devant la porte, tira de sa poche un morceau de craie, fit une croix sur le mur, et, certain d’avoir le poisson dans son filet, il pensa qu’il n’avait plus qu’à le tirer à lui et à étendre la main pour toucher ses cent mille francs.

 

LXXVI

Où l’on retrouve le général et où l’on voit qu’il n’était pas changé


Maître Courtin était fort ému ; au moment où le dernier des trois personnages qu’il suivait depuis Couéron avait disparu derrière la petite porte, il avait eu, comme sur la lande, en revenant d’Aigrefeuille, cette vision qui lui semblait la plus belle de toutes les visions : il avait vu scintiller devant ses yeux éblouis une pyramide de pièces de métal qui jetaient au loin d’adorables reflets fauves et brillants.

 

Seulement, la pyramide était du double plus grosse que celle qu’il avait aperçue la première fois ; car, nous devons l’avouer, en voyant sa proie dans son filet, la première pensée, nous devrions dire l’unique pensée de maître Courtin, fut qu’il serait un bien grand sot s’il admettait l’homme d’Aigrefeuille au partage de cette bienheureuse récompense, qu’il serait un grand maladroit s’il ne se passait pas de lui.

 

Il résolut donc de ne point l’avertir comme cela en avait été convenu entre eux, et d’aller sur-le-champ faire part aux autorités de la découverte qu’il venait de faire.

 

Cependant, il faut lui rendre cette justice, maître Courtin songea, au milieu de cet épanouissement de tous ses désirs, à son jeune maître, auquel ils allaient coûter la liberté et peut-être la vie ; seulement, il étouffa immédiatement ce remords intempestif, et, pour ne pas laisser à sa conscience le temps de jeter un second cri, il se mit à courir dans la direction de la préfecture.

 

Mais à peine avait-il fait vingt pas, qu’au moment où il tournait le coin de la rue du Marché, un homme qui courait aussi, mais dans un sens opposé, le heurta et le renversa contre le mur.

 

Maître Courtin jeta un cri, non de douleur, mais de surprise, car dans cet homme il avait reconnu M. Michel de la Logerie, qu’il croyait avoir laissé derrière la petite porte verte qu’il avait si soigneusement marquée d’une croix blanche.

 

Sa stupéfaction était si grande, que Michel l’eût bien certainement remarquée s’il n’eût été lui-même singulièrement préoccupé ; mais, dans le moment, tout joyeux de revoir celui qu’il prenait pour un ami, et de croire, par conséquent, qu’une aide lui arrivait :

 

– Dis-moi, Courtin, s’écria-t-il, tu as suivi la rue du Marché, n’est-ce pas ?

 

– Oui, monsieur le baron.

 

– Alors, tu as dû rencontrer un homme qui s’enfuyait.

 

– Non, monsieur le baron.

 

– Mais si ! mais si ! il est impossible que tu ne l’aies pas rencontré… un homme qui semblait épier.

 

Maître Courtin rougit jusqu’au blanc des yeux ; mais il se remit aussitôt.

 

– Attendez donc ! oui, au fait, reprit-il décidé à profiter de cette chance inattendue d’écarter de lui tout soupçon ; oui, devant moi marchait un homme que j’ai vu s’arrêter en face de cette porte verte que vous voyez d’ici.

 

– C’est bien cela ! s’écria le jeune homme tout entier à l’idée de découvrir celui qui les avait épiés. Courtin, il s’agit de me donner une preuve de ta fidélité et de ton dévouement. Il faut absolument que nous retrouvions cet homme. Par où a-t-il pris ?

 

– Par là, je crois, dit Courtin en indiquant, de la main, la première rue qui se trouva à portée de sa vue.

 

– Viens donc, et suis-moi.

 

Michel se mit à marcher rapidement dans la direction que lui avait indiquée Courtin.

 

Mais, tout en le suivant, celui-ci se prit à réfléchir.

 

Il avait eu un moment l’idée de laisser son jeune maître courir à son aise, de le quitter et de s’en aller tout simplement où il avait résolu d’aller ; mais il n’y eut pas songé une minute, qu’il s’applaudit de n’avoir pas suivi cette première inspiration.

 

La maison avait deux issues, c’était évident pour Courtin ; et, puisque Michel s’était aperçu qu’on avait épié leurs démarches, il était sûr que l’on ne s’était servi de ces deux portes que pour dérouter l’espion ; Petit-Pierre avait dû, comme Michel, sortir de la maison par la rue du Marché, au coin de laquelle il venait de rencontrer le jeune baron.

 

Maître Courtin retrouvait Michel ; Michel, qui probablement, à cette heure, connaissait la retraite où vivait celle qu’il aimait ; avec Michel, le maire de la Logerie était certain d’arriver au but qu’il se proposait d’atteindre, il pouvait tout manquer en brusquant les choses ; il se résigna donc à perdre le bénéfice d’un si beau coup de filet et à s’armer d’un peu de patience.

 

Il doubla le pas et parvint à rejoindre le jeune homme.

 

– Monsieur le baron, lui dit-il, c’est à moi de vous rappeler à la prudence ; le jour est venu, les rues s’emplissent de monde, tous les yeux se tournent vers vous qui courez dans la ville avec vos habits tout souillés de boue, tout trempés de rosée ; si nous rencontrions quelque agent de l’autorité, il pourrait bien trouver là matière aux soupçons, vous arrêter ; et que dirait Mme votre mère, qui a voulu que je la conduisisse jusqu’ici pour me faire ses dernières recommandations ?

 

– Ma mère ? Mais, à cette heure, elle me croit en mer et sur la route de Londres.

 

– Vous deviez donc partir ? s’écria Courtin de l’air le plus innocent du monde.

 

– Sans doute ; ne te l’avait-elle pas dit ?

 

– Non, monsieur de la Logerie, répondit le métayer en donnant à sa physionomie l’expression d’une tristesse amère et profonde ; non ; je vois bien que, malgré tout ce que j’ai fait pour vous, la baronne se méfie de moi, et ça me creuse le cœur, comme un soc de charrue creuse la terre.

 

– Allons, allons, il ne faut pas te désoler, mon bon Courtin ; mais c’est qu’aussi ton revirement a été si brusque, si subit, que l’on a peine à se l’expliquer ; moi-même, lorsque je pense à cette soirée où tu coupas les sangles de mon cheval, je me demande comment il se peut faire que tu sois devenu si bon, si attentif, si dévoué !

 

– Dame, monsieur, ça se comprend pourtant : alors, je combattais pour mes opinions politiques ; aujourd’hui qu’elles sont sauvées, aujourd’hui que je suis certain que l’on ne changera pas le gouvernement que j’aime, je ne vois plus dans les louves et dans les chouans que les amis de mon maître, et j’ai deuil de me sentir si mal récompensé.

 

– Eh bien, répondit Michel, je vais, moi, te donner une preuve que j’apprécie ton retour à des idées plus généreuses, et te confier un secret que tu avais déjà pressenti. Courtin, il est probable que la jeune baronne de la Logerie ne sera pas celle que, jusqu’à présent, tu as supposé devoir l’être.

 

– Vous n’épouseriez pas Mlle de Souday ?

 

– Au contraire ! Seulement, au lieu de se nommer Bertha, ma femme pourrait bien s’appeler Mary.

 

– Ah ! j’en serais bien aise pour vous ; car, vous le savez, j’y ai poussé tant que j’ai pu, et, si je n’ai pas fait davantage, c’est que vous ne l’avez point voulu. Ah çà ! vous l’avez vue, Mlle Mary ?

 

– Oui, je l’ai vue, et les quelques minutes que j’ai passées auprès d’elle auront suffi, j’espère, à assurer mon bonheur ! s’écria Michel, qui s’abandonnait à toute l’ivresse de sa joie.

 

Puis, continuant :

 

– Es-tu forcé de retourner à la Logerie aujourd’hui ? demanda-t-il à Courtin.

 

– Monsieur le baron doit bien penser que je ne suis ici que pour être à ses ordres, répondit le métayer.

 

– Bon ! eh bien, tu la verras toi-même, tu la verras, Courtin ; car, ce soir, je dois la retrouver encore.

 

– Où cela ?

 

– Où tu m’as rencontré.

 

– Ah ! tant mieux ! dit Courtin, dont la physionomie s’illumina d’une expression de satisfaction égale à celle que présentait en ce moment la figure de son jeune maître ; tant mieux ! vous ne sauriez croire combien je serai joyeux de vous voir enfin marié selon vos goûts et votre cœur. Ma foi, puisque votre mère consent, autant vaut que vous preniez celle que vous aimez. Voyez-vous que mes conseils étaient bons !

 

Et le métayer se frotta les mains comme fait un homme au comble de la joie.

 

– Ce brave Courtin ! répliqua Michel, qui était touché des élans sympathiques de son métayer. Où te retrouverai-je ce soir ?

 

– Mais où vous voudrez.

 

– Ne t’es-tu pas arrêté, comme moi, à l’auberge du Point du Jour ?

 

– Oui, monsieur le baron.

 

– Eh bien, nous y passerons la journée. Ce soir tu m’attendras pendant que je me rendrai auprès de Mary ; je te rejoindrai et nous partirons ensemble.

 

– Mais, repartit Courtin assez embarrassé de cette résolution de son jeune maître qui dérangeait tous ses projets, c’est que j’ai, moi, différentes commissions à faire dans la ville.

 

– Je t’accompagnerai partout ; cela m’aidera à tuer le temps, qui ne laissera pas de me sembler long d’ici à ce soir.

 

– Vous n’y pensez pas ! mes fonctions de maire m’obligent à me présenter dans les bureaux de la préfecture, et vous ne pouvez y venir avec moi. Non, rentrez à l’auberge, reposez-vous, et, ce soir, à dix heures, nous nous mettrons en route, vous bien joyeux probablement, et moi très heureux aussi, peut-être.

 

Courtin tenait à se débarrasser, quant à présent, de Michel ; depuis le matin, l’idée que la récompense promise à qui livrerait Petit-Pierre, il pouvait la gagner seul, trottait dans sa cervelle, et il était décidé à ne point quitter Nantes sans savoir à quoi s’en tenir sur le chiffre de cette récompense, sur les moyens qu’il pouvait avoir de ne la partager avec personne.

 

Michel comprit la valeur des raisons que lui donnait Courtin, et, jetant un coup d’œil sur ses habits tout souillés de boue, tout imprégnés de rosée, il se décida à prendre congé de lui pour rentrer à l’hôtel.

 

Aussitôt que son jeune maître l’eut quitté, Courtin s’achemina vers le logis du général Dermoncourt ; il donna son nom au soldat de planton, et, après quelques minutes d’attente, on l’introduisit auprès de celui qu’il désirait voir.

 

Le général était assez mécontent de la tournure que prenaient les choses ; il avait envoyé à Paris des plans de pacification inspirés par ceux qui avaient si bien réussi au général Hoche ; ces plans n’avaient point été approuvés ; il voyait partout l’autorité civile primant les pouvoirs que l’état de siège accordait aux fonctionnaires militaires, et sa susceptibilité de vieux soldat, froissée en même temps que ses sentiments patriotiques, le rendait profondément mécontent.

 

– Que veux-tu ? dit-il à Courtin en le toisant.

 

Courtin s’inclina le plus bas qu’il lui fut possible.

 

– Mon général, répondit le métayer, vous souvient-il de la foire de Montaigu ?

 

– Parbleu ! comme si c’était hier, et surtout de la nuit qui la suivit ! Ah ! il s’en est peu fallu que mon expédition ne réussît, et, sans un vaurien de garde qui débaucha un de mes chasseurs, j’étouffais l’insurrection dans son nid. À propos, comment l’appelais-tu, cet homme ?

 

– Jean Oullier, répondit Courtin.

 

– Qu’est-il devenu dans tout cela ?

 

Courtin ne put s’empêcher de pâlir.

 

– Il est mort, dit-il.

 

– C’est ce qu’il avait de mieux à faire, le pauvre diable ; et, pourtant, c’est dommage, c’était un brave !

 

– Si vous vous rappelez celui qui a fait avorter l’affaire, comment se fait-il, général, que vous ayez oublié celui qui vous avait fourni les renseignements ?

 

Le général regarda Courtin.

 

– Parce que Jean Oullier était un soldat, c’est-à-dire un camarade, et que ceux-là, on y pense toujours ; tandis que les autres, c’est-à-dire les espions et les traîtres, on les oublie le plus tôt qu’on le peut.

 

– Bien, dit Courtin ; alors, mon général, je me permettrai de venir en aide à votre mémoire et de vous dire que je suis cet homme qui vous avait indiqué la retraite de Petit-Pierre.

 

– Ah !… Eh bien, que veux-tu aujourd’hui ? parle et sois bref.

 

– Je veux vous rendre exactement le même service que je vous rendis alors.

 

– Ah ! oui ; mais les temps ont bien changé, mon cher ! nous ne sommes plus dans les chemins creux du pays de Retz, où l’on remarque un petit pied, une peau blanche et une voix douce, vu la rareté de toutes ces choses-là dans la contrée. Ici, tout le monde ressemble plus ou moins à une grande dame ; aussi, depuis un mois, plus de vingt drôles de ton espèce sont venus nous vendre la peau de l’ours… nos soldats sont sur les dents ; nous avons fouillé cinq ou six quartiers, et l’ours n’est pas encore mis par terre.

 

– Général, j’ai le droit que vous ajoutiez foi à mes renseignements, puisque, une première fois déjà, je vous ai prouvé que je n’en donnais que de sûrs.

 

– Au fait, dit le général à demi-voix, ce serait assez plaisant que je trouvasse tout seul ce que ce monsieur de Paris, avec toutes ses escouades de mouchards, d’espions, de rufians, de gens de haute et basse police, n’est point encore parvenu à rencontrer. Es-tu sûr de ce que tu avances ?

 

– Je suis sûr que, d’ici à vingt-quatre heures, je saurai ce que vous désirez savoir, la rue et le numéro.

 

– Viens me trouver alors.

 

Courtin s’arrêta.

 

– Quoi ? demanda le général.

 

– On a parlé de récompense ; et je désirerais…

 

– Ah ! oui, dit le général en se retournant et en regardant Courtin avec une expression de suprême mépris, j’avais oublié que, quoique fonctionnaire public, tu es de ceux qui ne négligent point le soin de leurs intérêts privés.

 

– Dame, général, c’est vous qui l’avez dit : nous autres, on nous oublie le plus promptement possible.

 

– Et c’est à l’argent qu’on vous donne de vous tenir lieu de la reconnaissance publique ; au fait, c’est logique. Ainsi, tu ne donnes pas, tu vends, tu trafiques, tu es un négociant en chair humaine, mon digne métayer ! et, aujourd’hui, jour de marché, tu es venu au marché comme les autres et avec les autres ?

 

– Vous l’avez dit… Oh ! ne vous gênez pas, général, les affaires sont les affaires et je n’ai pas honte d’avoir souci des miennes.

 

– Tant mieux ! mais je ne suis plus celui auquel il faut t’adresser. On nous a envoyé de Paris un monsieur tout spécialement chargé de conclure cette affaire-là ; c’est lui, quand tu auras ta proie, qu’il faut aller trouver pour lui en faire prendre livraison.

 

– Ainsi je ferai, mon général. Mais, poursuivit Courtin, si une première fois, je vous ai fidèlement renseigné, ne seriez-vous pas d’humeur à m’en donner la récompense ?

 

– Mon bonhomme, si tu trouves que je te doive quelque chose, je suis prêt à m’acquitter. Voyons, parle ; j’écoute.

 

– Cela vous sera d’autant plus facile que je ne vous demanderai pas grand-chose.

 

– Achève, alors.

 

– Dites-moi le chiffre de la somme que l’on destine à celui qui vous mettra Petit-Pierre entre les mains.

 

– Une cinquantaine de mille francs, peut-être… Je ne me suis pas occupé de cela, moi.

 

– Cinquante mille francs, s’écria Courtin en faisant un pas en arrière comme s’il eût été frappé au cœur ; mais cinquante mille francs, ce n’est guère !

 

– Tu as raison, et ce n’est pas la peine, à mon avis, d’être infâme pour si peu ! Mais tu diras cela à ceux que la chose regarde. Quant à nous, nous sommes quittes, n’est-ce pas ? Débarrasse-moi donc de ta présence. Adieu !

 

Et le général, reprenant le travail qu’il avait interrompu pour recevoir Courtin, ne parut pas s’inquiéter le moins du monde des salutations à l’aide desquelles le maire de la Logerie cherchait à opérer convenablement sa retraite.

 

Ce dernier sortit de moitié moins satisfait qu’il ne l’était en entrant.

 

Il ne doutait pas que le général ne sût parfaitement à quoi s’en tenir sur le chiffre de la somme fixée comme prix de la trahison, et il ne pouvait concilier ce qu’il venait d’entendre avec ce que l’individu d’Aigrefeuille lui avait dit, qu’en se figurant que cet individu était l’homme même que le gouvernement avait expédié de Paris. Il renonça complètement à l’idée d’agir sans lui, et, tout en se promettant de prendre ses sûretés, il résolut de le mettre le plus tôt possible au courant de ce qui s’était passé.

 

Jusque-là, cet homme était toujours venu à Courtin, qui n’avait jamais eu besoin de l’appeler. Mais le métayer avait reçu de son associé une adresse, à laquelle il devait écrire, dans le cas où il aurait quelque chose d’important à lui annoncer.

 

Courtin n’écrivit point ; il alla lui-même. Avec quelque peine, il finit par découvrir, dans le quartier le plus infâme de la ville, au fond d’un cul-de-sac boueux et humide, peuplé de maisons sordides, garni d’échoppes de revendeurs de chiffons et de vieux habits, une petite boutique, où, suivant la recommandation qui lui en avait été faite, ayant demandé M. Hyacinthe, on le fit monter à une sorte d’échelle, et on l’introduisit dans un petit appartement plus propre qu’il n’était permis de l’espérer d’après l’extérieur de ce taudis. Maître Courtin trouva là son homme d’Aigrefeuille, qui le reçut bien mieux que le général ne l’avait fait, et avec lequel il eut une longue conférence.

 

LXXVII

Où Courtin est encore une fois désappointé


Si la journée devait sembler longue à Michel, Courtin, de son côté, eut grande peine à en supporter la longueur ; il lui semblait que la nuit n’arriverait jamais, et, bien qu’il eût soigneusement évité de se montrer dans la rue du Marché ni dans aucune des ruelles environnantes, il n’avait pu s’empêcher de promener son impatience dans les environs.

 

Le soir venu, Courtin, qui n’oubliait pas le rendez-vous de Michel et de Mary, rentra à l’hôtel du Point du Jour.

 

Il y trouva Michel, qui l’attendait avec impatience.

 

Dès que le jeune homme aperçut le métayer :

 

– Courtin, lui dit-il, je suis enchanté de te voir ! J’ai découvert l’homme qui nous a suivis cette nuit.

 

– Hein ? Vous dites ?… demanda Courtin en faisant, malgré lui, un pas en arrière.

 

– Je l’ai découvert, je te dis ! répéta le jeune homme.

 

– Et cet homme, quel est-il ? demanda le métayer.

 

– Un homme auquel j’avais cru pouvoir me fier et auquel, dans ma position, tu te serais certes fié toi-même : Joseph Picaut.

 

– Joseph Picaut ! répéta Courtin en faisant l’étonné.

 

– Oui.

 

– Et où l’avez-vous donc rencontré ?

 

– Dans cette auberge, mon cher Courtin, où il est garçon d’écurie… c’est-à-dire où il en joue le rôle.

 

– Bon ! Et comment vous a-t-il suivis ? Auriez-vous eu l’imprudence de lui confier votre secret ? Ah ! jeune homme, jeune homme ! fit Courtin, comme on a raison de dire que jeunesse et imprudence vont ensemble !… À un ancien galérien !

 

– C’est justement à cause de cela ! Tu sais bien comment il a été aux galères ?

 

– Dame, oui : pour vol à main armée, sur les grandes routes.

 

– Oui, mais dans une époque de troubles… Enfin, la question n’est pas là. Je l’avais chargé d’une mission, voilà le fait.

 

– Si je vous demandais laquelle, dit Courtin, vous croiriez que c’est la curiosité qui me fait parler ; et cependant, ce serait l’intérêt, pas autre chose.

 

– Oh ! je n’ai aucune raison de te cacher la mission que j’avais donnée à Picaut. Je l’avais chargé d’aller prévenir le commandant du Jeune-Charles qu’à trois heures du matin je serais à son bord. Eh bien, on n’a revu ni l’homme ni le cheval ! Et, à propos, dit en riant le jeune baron, le cheval, c’était ton bidet, mon pauvre Courtin ; ton bidet, que j’avais pris à la métairie et avec lequel j’étais venu à Nantes !

 

– Ah ! ah ! fit Courtin, de sorte que Joli-Cœur…

 

– Joli-Cœur est probablement perdu pour toi !

 

– Si toutefois il n’a pas regagné l’écurie, dit Courtin, qui, même en face de l’horizon d’or qui s’ouvrait devant lui, n’en donnait pas moins un regret profond aux vingt ou vingt-cinq pistoles que valait sa monture.

 

– Eh bien, je voulais donc te dire que, si c’est Joseph Picaut qui nous a suivis, il doit être aux aguets dans les environs.

 

– Pour quoi faire ? demanda Courtin. S’il avait voulu vous livrer, rien n’eût été plus facile que d’envoyer ici les gendarmes et de vous faire prendre par eux.

 

Michel secoua la tête.

 

– Comment ! non ?

 

– Je dis que ce n’est point à moi qu’il en veut, Courtin ; je dis que ce n’est point à cause de moi qu’il nous a épiés hier.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce que ma tête n’est pas mise à assez haut prix pour payer une trahison.

 

– Mais à qui s’adressait cet espion ? fit le métayer en appelant à son aide toute la naïveté dont il était capable d’empreindre son accent et sa physionomie.

 

– À un chef vendéen que j’eusse voulu sauver en même temps que moi, répondit Michel, qui s’apercevait du chemin que lui faisait faire son interlocuteur, mais qui n’était pas fâché de le mettre à moitié dans son secret, pour s’en servir à un moment donné.

 

– Ah ! ah ! fit Courtin, aurait-il donc découvert la retraite de ce chef vendéen ? Ça serait un malheur, monsieur Michel !

 

– Non, il n’a franchi que la première enceinte, heureusement ! mais je crains que, si une seconde fois il s’occupe de nous, il ne soit, cette fois-là, plus heureux que la première.

 

– Et comment pourrait-il s’occuper de vous ?

 

– Dame, si ce soir il nous épiait, il verrait bien que j’ai un rendez-vous avec Mary.

 

– Ah ! mordieu ! vous avez raison.

 

– Aussi je ne suis pas sans inquiétude, dit Michel.

 

– Faites une chose.

 

– Laquelle ?

 

– Emmenez-moi ce soir avec vous ; si je m’aperçois que vous êtes suivi, un coup de sifflet vous avertira de prendre le large.

 

– Mais toi ?

 

Courtin se mit à rire.

 

– Oh ! moi, je ne risque rien : mes opinions sont connues, Dieu merci, et, en ma qualité de maire, je puis avoir impunément de mauvaises connaissances.

 

– À quelque chose malheur est bon ! dit Michel en riant à son tour. Mais attends donc ! quelle heure est-ce là ?

 

– Neuf heures qui sonnent à l’horloge du Bouffai.

 

– En ce cas, viens, Courtin !

 

– Alors, vous m’emmenez ?

 

– Sans doute.

 

Courtin prit son chapeau, Michel le sien, et tous deux sortirent, et gagnèrent rapidement l’angle où Michel avait rencontré Courtin.

 

Le métayer avait à sa droite la rue du Marché, à sa gauche la petite ruelle sur laquelle donnait la porte qu’il avait marquée d’une croix.

 

– Reste là, Courtin, dit Michel ; je vais à l’autre bout de cette ruelle ; je ne sais encore de quel côté viendra Mary : si elle vient de ton côté, achemine-la vers moi ; si elle vient de mon côté, rapproche-toi, afin de nous porter main-forte en cas de besoin.

 

– Soyez donc tranquille ! dit Courtin.

 

Et il s’installa à son poste.

 

Courtin était au comble de la joie ; son plan avait complètement réussi ; d’une façon ou de l’autre, il allait être mis en contact avec Mary ; Mary, il le savait, était la confidente intime de Petit-Pierre ; il suivrait Mary lorsqu’elle quitterait Michel, et il ne faisait aucun doute que la jeune fille, n’ayant aucun soupçon d’être suivie, ne dénonçât elle-même la retraite de la princesse en la rejoignant.

 

Neuf heures et demie, sonnant à toutes les horloges de Nantes, surprirent Courtin au milieu de ces réflexions.

 

À peine la vibration métallique s’éteignait-elle dans l’air, que Courtin entendit un pas léger venir de son côté ; il alla au-devant de ce pas, et dans une jeune paysanne enveloppée d’une mante et portant à la main un petit paquet enveloppé d’un mouchoir, il reconnut Mary.

 

La jeune fille, en voyant un homme qui semblait garder la rue, hésita à avancer.

 

Courtin marcha droit à elle, et se fit reconnaître.

 

– C’est bien, c’est bien, mademoiselle Mary, dit-il en réponse aux manifestations, joyeuses de la jeune fille ; mais ce n’est pas moi que vous cherchez, n’est-ce pas ? c’est M. le baron. Eh bien, il est là-bas, il vous attend.

 

Et il désigna du doigt l’autre bout de la ruelle.

 

La jeune fille le remercia de la tête et hâta le pas dans la direction que lui indiquait Courtin.

 

Quant à celui-ci, convaincu que la conférence serait longue, il s’assit philosophiquement sur une borne.

 

Seulement, de cette borne, il pouvait voir les deux jeunes gens, tout en songeant à sa fortune future, qui lui paraissait en si bon chemin.

 

En effet, par Mary, il tenait un bout du fil du labyrinthe, et il espérait bien que, cette fois, le fil ne casserait pas.

 

Mais il n’eut pas le temps d’échafauder de grands rêves sur les nuages d’or de son imagination : les jeunes gens ne firent qu’échanger quelques paroles et revinrent dans sa direction.

 

Ils passèrent devant lui ; le jeune baron donnait joyeusement le bras à sa fiancée et tenait à la main le petit paquet que le métayer avait vu dans celle de Mary.

 

Michel lui fit un signe de tête.

 

– Oh ! oh ! se dit le métayer, est-ce que ce ne serait pas plus difficile que cela ? En vérité il n’y aurait pas de mérite.

 

Mais, comme cette promptitude faisait merveilleusement son affaire, il ne se fit pas prier pour obéir au signe de Michel, et se mit à marcher à une très petite distance des deux amants.

 

Bientôt, cependant, une certaine inquiétude s’empara du digne métayer.

 

Au lieu de remonter vers le haut de la ville, où Courtin sentait instinctivement que devait être la cachette, les deux jeunes gens descendaient vers la rivière.

 

Le métayer suivait tous leurs mouvements avec une profonde inquiétude ; mais bientôt il supposa que Mary avait quelque course à faire de ce côté, et que Michel l’accompagnait dans cette course.

 

Cependant, son inquiétude devint plus vive, lorsque, en débouchant sur le quai, il vit les deux jeunes gens prendre la direction de l’hôtel du Point du Jour, puis, arrivés à l’hôtel du Point du Jour, entrer hardiment par la porte cochère.

 

À cette vue, il ne put se contenir et rejoignit le jeune baron au pas de course.

 

– Ah ! te voilà… Tu arrives bien ! dit Michel en l’apercevant.

 

– Qu’y a-t-il donc ? demanda le métayer.

 

– Courtin, mon ami, répondit le jeune homme, il y a que je suis l’homme le plus heureux de la terre !

 

– Comment cela ?

 

– Vite, vite, aide-moi à seller deux chevaux !

 

– Deux chevaux ?

 

– Oui.

 

– Et Mademoiselle, vous ne la reconduisez donc pas ?

 

– Non, Courtin, je l’emmène.

 

– Où cela ?

 

– À la Banlœuvre, où nous aviserons sur ce que nous avons à faire pour fuir tous ensemble.

 

– Et mademoiselle Mary abandonne comme cela ?…

 

Courtin s’arrêta court ; il comprit qu’il allait se trahir.

 

Mais Michel était trop heureux pour être défiant.

 

– Mademoiselle Mary n’abandonne personne, mon cher Courtin : nous envoyons Bertha à sa place. Tu comprends que ce n’est pas moi qui peux me charger de dire à Bertha que je ne l’aime pas !

 

– Bon ! Et qui le lui dira ?

 

– Ne t’en inquiète pas, Courtin : quelqu’un s’en charge. Vite, vite, sellons deux chevaux !

 

– Vous avez donc des chevaux ici ?

 

– Non, je n’ai pas personnellement de chevaux ici ; mais, comprends-tu, il y a des chevaux à la disposition de ceux qui, comme nous, voyagent pour les besoins de la cause.

 

Et Michel poussa Courtin dans l’écurie.

 

Deux chevaux, effectivement, comme s’ils eussent été préparés à l’intention des deux jeunes gens, mangeaient l’avoine à l’écurie.

 

Au moment où Michel mettait la selle sur le dos de l’un d’eux, le maître de l’hôtel descendit, conduit par Mary.

 

– Je viens du Sud et je vais à Rosny, lui dit Michel en sellant son cheval, tandis que Courtin en faisait autant, mais plus lentement, de l’autre.

 

Courtin entendit le mot d’ordre, mais n’y comprit rien.

 

– C’est bien, se contenta de répondre le maître d’hôtel en faisant de la tête un signe d’intelligence.

 

Et, comme Courtin était en retard, il l’aida à rejoindre Michel.

 

– Mais, monsieur, dit Courtin tentant un nouvel effort, pourquoi aller à la Banlœuvre et non pas à la Logerie ? Il me semble que vous n’y avez pas été si mal, à la Logerie.

 

Michel interrogea Mary du regard.

 

– Oh ! non, non, non, dit celle-ci. Songez, mon ami, que c’est là que Bertha va revenir tout droit, afin d’avoir de nos nouvelles, afin de savoir pourquoi le navire n’était pas à l’endroit convenu, et je ne veux pas la voir avant que la personne que vous savez l’ait vue, lui ait parlé ; il me semble que je mourrais de honte et de douleur en me retrouvant en face d’elle.

 

À ce nom de Bertha, prononcé pour la seconde fois, Courtin avait relevé la tête comme un cheval au bruit de la trompette.

 

– Oui ; mademoiselle a raison, dit-il, n’allez pas à la Logerie.

 

– Seulement, voyons, Mary… dit Michel.

 

– Quoi ? demanda la jeune fille.

 

– Qui remettra à notre sœur la lettre qui l’appelle à Nantes ?

 

– Bon ! dit Courtin, ce ne sera pas difficile de trouver un messager ; et, s’il n’y a que cela qui vous embarrasse, monsieur Michel, je m’en charge.

 

Michel hésitait ; mais, comme Mary, il redoutait d’être témoin des premiers emportements de Bertha.

 

Il consulta de nouveau la jeune fille du regard.

 

Celle-ci répondit par un signe affirmatif.

 

– Alors, à la Banlœuvre ! dit Michel en remettant la lettre à Courtin. Si tu as quelque chose à nous faire dire, Courtin, c’est là que tu nous trouveras.

 

– Ah ! pauvre Bertha ! pauvre Bertha ! dit Mary en s’élançant sur son cheval, jamais je ne me consolerai de mon bonheur !

 

Michel, de son côté, venait de sauter sur le sien. Les deux jeunes gens étaient en selle ; ils saluèrent de la main le maître de l’hôtel ; Michel recommanda une dernière fois sa lettre à Courtin, et tous deux s’élancèrent hors de l’hôtel du Point du Jour.

 

À l’extrémité du pont Rousseau, ils faillirent renverser un homme qui, malgré la chaleur de la saison, était enveloppé d’une espèce de manteau dont il se cachait le visage.

 

Cette sombre apparition épouvanta Michel, qui pressa l’allure de son cheval en disant à Mary d’en faire autant.

 

Michel se retourna au bout d’une centaine de pas ; l’homme s’était arrêté, et, visible malgré l’obscurité, les suivait des yeux.

 

– Il nous regarde ! il nous regarde ! dit Michel, qui sentait instinctivement qu’il venait de passer près d’un danger.

 

L’homme les perdit de vue et continua sa route du côté de Nantes.

 

À la porte de l’hôtel du Point du Jour, il s’arrêta, chercha quelqu’un du regard et vit un homme qui lisait une lettre dans l’écurie, à la lueur du fanal.

 

Il s’approcha de cet homme, qui, au bruit qu’il fit, retourna la tête.

 

– Ah ! c’est vous ! dit Courtin. Par ma foi, vous avez failli arriver trop tôt ; vous m’auriez trouvé dans une compagnie qui ne vous aurait pas convenu.

 

– Qu’est-ce que ces deux jeunes gens qui ont failli me renverser à l’extrémité du pont ?

 

– C’est justement la compagnie dans laquelle j’étais.

 

– Eh bien, qu’y a-t-il de nouveau ?

 

– Du bon et du mauvais, mais plus de bon que de mauvais cependant.

 

– Est-ce pour ce soir ?

 

– Non, pas encore ; c’est partie remise.

 

– Vous voulez dire partie manquée. Maladroit !

 

Courtin sourit.

 

– C’est vrai, dit-il, depuis hier, je joue de malheur ! Mais, bah ! contentons-nous de marcher sans avoir la prétention de courir. Quelque infructueuse que soit, au point de vue du résultat immédiat, ma journée d’aujourd’hui, c’est encore une journée que je ne donnerais pas pour vingt mille livres.

 

– Ah ! ah ! vous en êtes bien sûr ?

 

– Oui, et la preuve, c’est que je tiens déjà quelque chose.

 

– Quoi ?

 

– Ceci, dit Courtin en montrant le billet qu’il venait de décacheter et de lire.

 

– Un billet ?

 

– Un billet.

 

– Et que contient ce billet ? dit l’homme au manteau en étendant la main pour le prendre.

 

– Un instant… Nous allons le lire ensemble ; mais c’est moi qui le garde, attendu que c’est moi qui suis chargé de le remettre.

 

– Voyons, dit l’homme.

 

Tous deux se rapprochèrent du fanal et lurent ensemble :

 

Venez me rejoindre aussi vite que possible. Vous connaissez les mots de passe.

 

Votre affectionné,

 

Petit-Pierre.

 

– À qui cette lettre est-elle adressée ?

 

– À mademoiselle Bertha de Souday.

 

– Son nom n’est ni sur l’enveloppe ni au bas de la lettre.

 

– Parce qu’une lettre peut se perdre.

 

– Et c’est vous qui êtes chargé de remettre cette lettre ?

 

– Oui.

 

L’homme jeta un second regard sur la lettre.

 

– C’est bien son écriture, dit-il. Ah ! si vous m’aviez laissé vous accompagner, nous la tiendrions à cette heure.

 

– Que vous importe, pourvu qu’on vous la livre ?

 

– Oui, vous avez raison. Quand vous reverrai-je ?

 

– Après-demain.

 

– Ici ou dans la campagne ?

 

– À Saint-Philbert-de-Grand-Lieu ; c’est à moitié chemin de Nantes et de ma demeure.

 

– Et cette fois, je ne me dérangerai pas pour rien ?

 

– Je vous le promets.

 

– Tâchez d’être de parole ; je le suis, moi, et voici l’argent, que je tiens prêt et qui ne vous fera pas attendre.

 

En achevant ces paroles, l’homme ouvrit son portefeuille et montra complaisamment au métayer une liasse de billets de banque qui pouvait atteindre à une centaine de mille francs.

 

– Ah ! dit celui-ci, du papier ?

 

– Sans doute, du papier, mais signé Garat ; c’est une bonne signature.

 

– N’importe ! dit Courtin, j’aime mieux l’or.

 

– Eh bien, on vous payera en or, dit l’homme au manteau en remettant le portefeuille dans sa poche et en croisant son manteau sur son habit.

 

Si les interlocuteurs n’eussent pas été si préoccupés par leur conversation, ils se fussent aperçus que, depuis deux ou trois minutes, un paysan qui, à l’aide d’une charrette, était, de la rue, grimpé sur le mur, les écoutait, et que, de son poste, il regardait les billets de banque d’un air qui, certes, voulait dire qu’à la place de Courtin il n’eût pas été si dégoûté que lui, et se fût parfaitement contenté de la signature Garat.

 

– Ainsi donc, à après-demain, à Saint-Philbert, répéta l’homme au manteau.

 

– À après-demain.

 

– À quelle heure ?

 

– Dame, vers le soir.

 

– Prenons sept heures. Le premier venu attendra l’autre.

 

– Et vous apporterez l’argent ?

 

– Non, mais l’or.

 

– Vous avez raison.

 

– Vous espérez donc que nous terminerons après-demain ?

 

– Dame, espérons toujours ; cela ne coûte rien d’espérer !

 

– Après-demain, à sept heures, à Saint-Philbert, dit le paysan en se laissant glisser du mur dans la rue. On y sera.

 

Puis il ajouta avec un rire qui ressemblait fort à un grincement de dents :

 

– Puisque l’on est marqué, il faut bien que l’on gagne sa marque.

 

LXXVIII

Où le marquis de Souday drague des huîtres et pêche Picaut


Bertha, qui avait quitté la Logerie en même temps que Michel, était, au bout de deux heures de marche, près de son père.

 

Elle avait trouvé le marquis extraordinairement abattu et complètement dégoûté de la vie de cénobite qu’il menait dans le terrier que maître Jacques lui avait fait arranger pour son usage personnel et dans lequel il l’avait installé.

 

Comme Michel, mais par suite d’un sentiment purement chevaleresque, M. de Souday ne se fût jamais décidé à quitter la Vendée tant que Petit-Pierre y courait quelque danger. Or, sur la communication que lui fit Bertha du départ probable du chef de leur parti, le vieux gentilhomme vendéen s’était résigné, mais sans enthousiasme, à suivre le conseil que lui avait donné le général et à aller vivre pour la troisième fois sur la terre étrangère.

 

Ils quittèrent donc la forêt de Touvois. Maître Jacques, dont la main était à peu près guérie et qui en avait été quitte pour deux doigts, avait voulu les accompagner jusqu’à la côte pour les aider dans leur embarquement.

 

Il était minuit environ lorsque les trois voyageurs, qui suivaient la route de Machecoul, se trouvèrent au-dessus du vallon de Souday.

 

En apercevant les quatre girouettes de son château, qui miroitaient aux rayons de la lune, au milieu des nappes de verdure sombre qui l’entouraient, le marquis ne put étouffer un soupir.

 

Bertha l’entendit et se rapprocha de lui.

 

– Qu’avez-vous, père ? lui demanda-t-elle, et à quoi songez-vous ?

 

– À bien des choses, ma pauvre enfant ! répondit le marquis en secouant la tête.

 

– N’allez pas tomber dans les idées sombres, mon père ! Vous êtes encore jeune, vous êtes encore vigoureux ; vous reverrez votre maison.

 

– Oui, fit le marquis avec un soupir ; mais…

 

Il s’arrêta presque suffoqué.

 

– Mais quoi ? demanda Bertha.

 

– Mais je n’y retrouverai plus mon pauvre Jean Oullier.

 

– Hélas ! fit la jeune fille.

 

– Ô maison ! maison ! dit le marquis, pauvre maison, que tu me sembleras vide !

 

Bien qu’il y eût dans le regret du marquis encore plus d’égoïsme que d’attachement à son serviteur, le pauvre valet, s’il eût pu entendre cette lamentation de son maître, eût certes été profondément touché.

 

Bertha reprit :

 

– Eh bien, moi, mon père, je ne sais pourquoi, mais je ne puis me figurer, quoi qu’on en ait dit, que notre pauvre ami soit mort : je le pleure quelquefois ; mais il me semble que, s’il était mort réellement, je l’eusse pleuré davantage, et toujours une secrète espérance, dont je ne me rends pas bien compte, vient arrêter et sécher mes larmes.

 

– Eh bien, c’est drôle, interrompit maître Jacques ; mais, moi, je suis de l’avis de Mademoiselle : non, Jean Oullier n’est pas mort, et j’ai plus que des présomptions, moi : j’ai vu le cadavre que l’on disait être le sien, et je ne l’ai pas reconnu.

 

– Mais alors que serait-il devenu ? demanda le marquis de Souday.

 

– Par ma foi, je ne sais, répondit maître Jacques ; mais je m’attends tous les jours à avoir de ses nouvelles.

 

Le marquis poussa un second soupir.

 

En ce moment, on traversait un coin de la forêt. Peut-être songeait-il aux hécatombes de gibier qu’il avait faites sous leurs voûtes ombreuses, qu’il croyait, hélas ! ne plus revoir ; peut-être les quelques mots qu’avait dits maître Jacques avaient-ils ouvert son cœur à l’espérance de revoir un jour son fidèle serviteur.

 

Cette supposition resta la plus probable, car il recommanda plusieurs fois au maître des lapins de prendre, sur le sort de Jean Oullier, des informations et de lui en faire connaître le résultat.

 

Arrivé au bord de la mer, le marquis n’adopta point entièrement le plan que sa fille et Michel avaient formé pour leur embarquement : il craignait qu’en courant des bordées pour les atteindre dans la haie de Bourgneuf, ainsi que cela avait été convenu, la goélette ne se signalât à l’attention des cutters qui faisaient la police de la côte ; il ne voulait point qu’on pût lui reprocher d’avoir, par un sentiment personnel, compromis le salut de Petit-Pierre, et il décida que ce seraient, au contraire, sa fille et lui qui iraient en mer au-devant du Jeune-Charles.

 

Maître Jacques, qui avait des intelligences sur toute la côte, trouva au marquis de Souday un pêcheur qui, moyennant quelques louis, consentit à les prendre dans son bateau et à les conduire à bord de la goélette.

 

Le bateau était échoué sur la rive ; le marquis de Souday, dirigé dans cette manœuvre par maître Jacques, s’y glissa avec Bertha, trompant la surveillance des douaniers de Pornic qui veillaient sur la côte. Une heure après, la marée mit la barque à flot ; le patron et ses deux fils qui lui servaient d’équipage s’embarquèrent et prirent le large.

 

Comme il s’en fallait encore d’une demi-heure à peu près que le jour parût, le marquis n’attendit point que le bateau fût au large pour quitter sa cachette dans le demi-pont, où il était plus mal à l’aise encore que dans le terrier de maître Jacques.

 

En le voyant apparaître, le pêcheur s’informa :

 

– Vous dites, monsieur, demanda-t-il, que le navire que vous attendez doit débouquer de la rivière ?

 

– Oui, répondit le marquis.

 

– À quelle heure a-t-il dû quitter Nantes ?

 

– De trois à cinq heures du matin, répliqua Bertha.

 

Le pécheur consulta le vent.

 

– Avec ce vent-là, dit-il, il ne lui faut pas plus de quatre heures pour venir à nous.

 

Puis, calculant, il continua :

 

– Le vent est du sud-ouest, la marée a été pleine à trois heures ; nous devons le voir vers huit ou neuf heures. En attendant, et pour ne pas amener sur nous les gardes-côtes, nous allons faire semblant de donner quelques coups de drague qui nous serviront de prétexte pour courir des bordées devant la rivière.

 

– Comment ! faire semblant ? s’écria le marquis ; mais j’espère bien que nous allons pêcher pour tout de bon. Toute ma vie, j’ai désiré me livrer à cet exercice, et, ma foi, puisque la chasse m’est interdite cette année dans les bois de Machecoul, c’est une trop belle compensation que le ciel m’envoie pour que je la laisse échapper.

 

Et le marquis, malgré les observations de Bertha, qui craignait que la grande taille de son père ne le fit reconnaître de loin, se mit à aider les pêcheurs dans leur travail.

 

On descendit le filet, on le promena quelque temps au fond de la mer, et le marquis de Souday, qui avait bravement halé sur le câble, pour l’aider à sortir, eut une véritable joie d’enfant en contemplant les congres, les turbots, les plies, les raies, les huîtres qu’il ramenait des profondeurs de la mer.

 

Il oublia immédiatement ses regrets, ses souvenirs, ses espérances, Souday et la forêt de Machecoul, les marais de Saint-Philbert et les grandes landes, et, avec eux, les sangliers, les chevreuils, les renards, les lièvres, les perdrix et les bécasses, pour ne plus penser qu’à la population à la peau lisse ou écaillée que chaque coup de filet mettait sous ses yeux.

 

Le jour vint.

 

Bertha, qui, jusque-là, s’était tenue, toute rêveuse, assise à l’avant, absorbée dans ses pensées, tandis que ses yeux regardaient la vague se séparer, devant la proue de la petite embarcation, en deux sillons phosphorescents, Bertha monta sur un paquet de câbles roulés et interrogea l’horizon.

 

À travers la brume du matin, plus épaisse à l’embouchure de la rivière que vers le large, elle aperçut les hauts mâts et les espars de quelques navires ; mais aucun d’eux ne portait la flamme bleue à laquelle on devait reconnaître le Jeune-Charles. Elle en fit l’observation au pêcheur, qui la rassura en jurant qu’il était impossible que, parti de Nantes dans la nuit, le bâtiment eût déjà gagné la pleine mer.

 

Du reste, le marquis ne laissa point au digne pêcheur le temps de fournir de longs renseignements à sa fille ; car il avait pris un tel goût au métier de ces braves gens, qu’il ne laissait entre chaque coup de filet que l’intervalle strictement nécessaire, encore employait-il ces intervalles à se faire démontrer par le vieux marin les premiers éléments de la science nautique.

 

Ce fut au milieu de cette conversation que le pêcheur lui fit observer qu’en continuant de jeter le filet comme pour la traîne, ils étaient forcés de marcher grand largue, et qu’en marchant ainsi, ils finiraient par s’éloigner considérablement de la côte et de leur poste d’observation ; mais le marquis, avec l’indifférence qui faisait le fond de son caractère, ne se rendit point à cette raison et continua d’emplir des produits de sa pêche la petite cale du bateau.

 

La matinée était passée ; il pouvait être dix heures, et l’on n’avait rien vu venir. Bertha était fort inquiète, et plusieurs fois déjà elle avait communiqué ses appréhensions à son père ; si bien que le marquis, pressé par elle, ne put faire moins que de consentir à se rapprocher de l’embouchure de la rivière.

 

Il en profita pour se faire montrer par le vieux marin le moyen de marcher au plus près, c’est-à-dire d’orienter les voiles de façon à former avec la quille un angle aussi petit que le gréement pouvait le permettre ; et ils étaient tous deux au point le plus embrouillé de la démonstration lorsque Bertha poussa un grand cri.

 

Elle venait d’apercevoir, à quelques brasses de la barque, un grand navire marchant toutes voiles dehors, et auquel elle n’avait pas fait attention parce qu’il ne portait pas le signal convenu, mais dont les focs lui avaient marqué l’approche.

 

– Prenez garde, prenez garde, s’écria-t-elle, un navire vient sur nous.

 

Le pêcheur se retourna, et en un clin d’œil se rendit si bien compte du danger qui les menaçait, qu’il arracha brusquement le gouvernail des mains du marquis, et, sans s’inquiéter de ce qu’il renversait celui-ci sur le pont, manœuvra rapidement pour se placer au vent du navire qui venait sur eux et sortir de ses eaux sans accident.

 

Mais, si prompte qu’eût été sa manœuvre, il ne put empêcher que la barque ne touchât. La quille de la brigantine frôla à grand bruit les flancs du navire ; son pic s’engagea un instant dans les boute-hors du beaupré. Elle s’inclina, embarqua une vague, et, si la manœuvre du pêcheur, en lui conservant le vent, ne l’eût promptement entraînée loin de là, elle ne se fût point redressée aussi vite, ou peut-être même ne se fût-elle pas redressée du tout.

 

– Que le diable emporte ce caboteur de malheur ! s’écria le vieux pêcheur. Une seconde de plus, et nous allions remplacer au fond de la mer les poissons que nous en avons tirés.

 

– Vire, vire ! s’écria le marquis que sa chute avait exaspéré ; cours dessus, et du diable si je ne monte pas à bord, pour demander au capitaine raison de son impertinence.

 

Comment voulez-vous donc, répondit le vieux pêcheur, qu’avec nos deux méchants focs et notre pauvre brigantine nous atteignions cette espèce de goéland ? En a-t-il de la toile, le gredin ! toutes les bonnettes dehors et une voile de fortune. Court-il ! mais court-il !

 

– Il faut cependant le rejoindre, s’écria Bertha en s’avançant vers l’arrière, car c’est le Jeune-Charles.

 

Et elle montra à son père une large bande blanche, placée à la poupe du bâtiment et sur laquelle on lisait en lettres d’or :

 

JEUNE-CHARLES.

 

– Tu as, par ma foi, raison, Bertha ! s’écria le marquis. Vire donc, mon ami, vire ! Mais comment se fait-il qu’il ne porte pas le signal dont il était convenu avec M. de la Logerie ? Comment se fait-il surtout qu’au lieu d’avoir le cap sur la baie de Bourgneuf, où nous devions l’attendre, il ait le cap sur l’ouest ?

 

– Peut-être est-il arrivé quelque accident, dit Bertha en devenant aussi pâle que son linge.

 

– Pourvu que ce ne soit point à Petit-Pierre ! murmura le marquis.

 

Bertha admira le stoïcisme de son père ; mais, tout bas, elle murmura à son tour :

 

– Pourvu que ce ne soit pas à Michel.

 

– N’importe ! dit le marquis, il faut que nous sachions à quoi nous en tenir.

 

La petite barque, pendant ce temps, avait viré lof pour lof, et, s’étant mise dans le vent, avait augmenté la rapidité de sa marche. Cette manœuvre assez rapide sur une embarcation d’un aussi mince tonnage n’avait point permis à la goélette, malgré la supériorité de sa voilure, de s’éloigner sensiblement.

 

Le pêcheur put héler le navire.

 

Le capitaine parut sur le pont.

 

– Êtes-vous le Jeune-Charles venant de Nantes ? demanda le patron de la barque en se faisant un porte-voix de ses deux mains.

 

– Qu’est-ce que cela te fait ? répondit le capitaine de la goélette, auquel la certitude d’avoir échappé aux griffes de la justice n’avait nullement rendu sa belle humeur.

 

– C’est que j’ai là du monde pour vous ! cria le pêcheur.

 

– Est-ce encore des commissaires ! Mille garcettes ! si tu m’en amènes du calibre de ceux de cette nuit, je te coule, vieux racleur d’huîtres, avant que tu montes à mon bord.

 

– Non : ce sont des passagers. N’attendez-vous pas des passagers ?

 

– Je n’attends rien qu’un bon vent pour doubler le cap Finistère.

 

– Laissez-moi vous accoster, demanda le pêcheur sur la suggestion de Bertha.

 

Le capitaine du Jeune-Charles interrogea la mer, et, n’apercevant, entre la côte et son navire, rien qui pût légitimer ses appréhensions, curieux, en outre, de savoir si les passagers dont on lui parfait maintenant n’étaient point ceux-là mêmes dont l’embarquement avait été le but de son voyage, il se rendit au désir du pêcheur, fit amener ses hautes voiles et manœuvrer de façon à diminuer la rapidité de sa course.

 

Bientôt le Jeune-Charles se trouva assez près de la barque pour qu’il fût possible de jeter à celle-ci un grelin à l’aide duquel on l’amena sous le couronnement de la goélette.

 

– Eh bien, maintenant, voyons, qu’y a-t-il ? demanda le capitaine en se penchant vers la barque.

 

– Priez M. de la Logerie de venir nous parler, dit Bertha.

 

– M. de la Logerie n’est pas à mon bord, répliqua le capitaine.

 

– Mais alors, reprit Bertha d’une voix troublée, si vous n’avez pas à bord M. de la Logerie, vous avez au moins deux dames.

 

– En fait de dames, répondit le capitaine, je n’ai absolument qu’un gredin qui, les fers aux pieds, jure et sacre dans la cale à démâter le bâtiment et à faire frissonner les barriques auxquelles il est amarré.

 

– Mon Dieu, s’écria Bertha toute frissonnante, savez-vous si quelque accident ne serait point arrivé aux personnes que vous deviez embarquer ?

 

– Ma foi, ma jolie demoiselle, dit le capitaine, si vous pouvez m’expliquer ce que cela veut dire, vous m’obligerez infiniment ; car le diable m’emporte si j’y comprends rien ! Hier au soir, deux hommes sont venus, tous deux de la part de M. de la Logerie, mais avec deux commissions différentes : l’un voulait que je partisse à l’instant même ; l’autre me disait de rester et d’attendre. De ces deux hommes, l’un était un honnête métayer, un maire, je crois ; il me montra quelque chose comme un bout d’écharpe tricolore. C’était celui-là qui me disait de lever l’ancre et de déraper au plus vite. L’autre, celui qui voulait me faire rester, était un ancien forçat. J’ai ajouté foi à ce qui me venait du plus respectable de ces deux paroissiens, ou qui, au bout du compte, était le moins compromettant. Je suis parti.

 

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu, dit Bertha, c’est Courtin qui est venu : il sera arrivé quelque accident à M. de la Logerie.

 

– Voulez-vous voir cet homme ? demanda le capitaine.

 

– Lequel ? demanda le marquis.

 

– Celui qui est en bas, aux fers. Peut-être le reconnaîtrez-vous ; peut-être parviendrons-nous à démêler la vérité, bien qu’il soit trop tard maintenant pour que cela nous serve à quelque chose.

 

– Pour partir, oui, dit le marquis, cela peut nous être inutile ; mais cela peut encore nous aider à sauver nos amis d’un péril. Montrez-nous cet homme.

 

Le capitaine donna un ordre, et, quelques secondes après, on amena Joseph Picaut sur le pont. Il était toujours garrotté et enchaîné, et, malgré ses liens, dès qu’il aperçut les côtes de cette Vendée natale qu’il était menacé de ne plus revoir, sans calculer la distance qui l’en séparait et l’impossibilité où il était de nager, il fit un mouvement pour échapper à ceux qui le conduisaient et pour se précipiter à la mer.

 

Cela se passait à tribord, de sorte que les passagers de la petite barque, affalée derrière la poupe, ne pouvaient rien voir ; mais, au cri que Picaut poussa, au bruit qui se fit sur le pont, ils comprirent qu’une lutte quelconque avait lieu à bord du Jeune-Charles.

 

Le pêcheur poussa sa barque le long des flancs du navire et l’on aperçut Joseph qui se débattait entre quatre hommes.

 

– Laissez-moi me jeter à l’eau ! criait-il ; j’aime mieux mourir tout de suite que de pourrir à bord du bâtiment.

 

Et, en effet, peut-être allait-il parvenir à se lancer à la mer, lorsqu’il reconnut les visages du marquis de Souday et de Bertha, qui regardaient cette scène avec stupeur.

 

– Ah ! monsieur le marquis ! ah ! mademoiselle Bertha ! cria Joseph Picaut, vous me sauverez, vous ; car c’est pour avoir exécuté les ordres de M. de la Logerie que cet animal de capitaine m’a traité de la sorte, et ce sont les mensonges de cette canaille de Courtin qui en sont cause.

 

– Voyons, qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ? demanda le capitaine ; car, je vous l’avoue, si vous pouvez me débarrasser de ce gaillard-là, vous me ferez plaisir ; je ne suis frété ni pour Cayenne, ni pour Botany Bay.

 

– Hélas ! dit Bertha, tout est vrai, monsieur. Je ne sais quel motif a eu le maire de la Logerie pour vous faire prendre le large ; mais voilà, à coup sûr, celui des deux qui vous disait la vérité.

 

– Alors, déliez-le, mille garcettes ! et qu’il aille se faire pendre où il voudra. Maintenant, que faites-vous ? êtes-vous des nôtres ? n’en êtes-vous pas ? restez-vous ? partez-vous ? Il ne m’en coûtera pas plus pour vous emmener ; j’étais payé d’avance, et pour l’acquit de ma conscience, je de serais pas fâché d’emmener quelqu’un.

 

– Capitaine, dit Bertha, n’y a-t-il donc pas moyen de rentrer en rivière et de remettre à cette nuit l’embarquement qui devait avoir lieu la nuit dernière ?

 

– Impossible, répondit le capitaine en haussant les épaules ; et la douane ! et la police de sûreté ! Non, partie remise, c’est partie manquée. Seulement, je vous le répète, si vous voulez profiter de mon navire pour passer en Angleterre, je suis à votre disposition, et cela ne vous coûtera rien.

 

Le marquis regarda sa fille ; mais celle-ci secoua la tête.

 

– Merci, capitaine, merci, répondit le marquis, c’est impossible.

 

– Alors séparons-nous, reprit le capitaine ; mais auparavant, permettez-moi de vous demander un service.

 

– De quoi s’agit-il ?

 

– Il s’agit d’une petite facture que je vais vous remettre tout acquittée et dont je désire que vous régliez le compte à mon profit, tandis que vous réglerez le vôtre.

 

– Voyons, je ferai tout ce que je pourrai pour vous être agréable, capitaine, répondit M. de Souday.

 

– Eh bien, chargez-vous de donner une centaine de coups de garcettes au drôle qui s’est moqué de moi cette nuit.

 

– Cela sera fait, dit le marquis.

 

– Oui, s’il lui reste encore la force de les endurer après qu’il m’aura soldé ce qu’il me doit à moi-même, dit une voix.

 

Et en même temps, on entendit le bruit d’un corps pesant qui tombait à l’eau, et, à dix pas de la barque, on vit, une seconde après, reparaître à la surface de la mer la tête de Joseph Picaut, qui se mit à nager vigoureusement vers la barque.

 

Une fois dégagé de ses fers, le chouan, tant il avait peur, sans doute, que quelque circonstance imprévue ne le fit rester sur le bâtiment, le chouan avait piqué une tête par-dessus la muraille du navire.

 

Le patron et le marquis lui tendirent la main, et, avec leur aide, Joseph Picaut remonta dans l’embarcation.

 

À peine y fut-il :

 

– Maintenant, dit-il, monsieur le marquis, dites donc à ce vieux cachalot que voilà là-haut que la marque que je porte à l’épaule, c’est ma croix d’honneur, à moi.

 

– En effet, capitaine, fit le marquis, ce paysan a été condamné à cette peine infamante pour avoir fait son devoir sous l’Empire, à notre point de vue du moins, et, quoique je n’approuve pas complètement la manière dont il opérait, je puis vous affirmer qu’il ne mérite point la peine que vous lui aviez infligée.

 

– Eh bien, dit le capitaine, tout est pour le mieux. Une fois, deux fois, trois fois, vous ne voulez pas monter à mon bord ?

 

– Non, capitaine, merci.

 

– Alors, bon voyage !

 

Et, à ces mots, le capitaine fit larguer le câble qui retenait la petite barque, et la goélette, ayant donné dans le vent, s’éloigna en laissant la barque stationnaire.

 

Pendant que le vieux pêcheur manœuvrait pour regagner la côte, Bertha et le marquis de Souday tinrent conseil.

 

Ils ne pouvaient, malgré toutes les explications de Picaut – et ces explications étaient courtes, le chouan n’ayant vu Courtin qu’au moment où celui-ci l’avait fait arrêter – ils ne pouvaient se rendre compte du motif qui avait fait agir le maire de la Logerie ; mais sa conduite ne laissait pas que de leur paraître fort suspecte, et, quoi qu’en dît Bertha, qui rappelait à son père les soins vraiment dévoués qu’il avait eus pour Michel, l’attachement qu’elle lui avait entendu exprimer pour son maître, le marquis fut d’avis que cette conduite tortueuse cachait des projets dangereux non seulement pour la sécurité de Michel, mais encore pour celle de leurs amis.

 

Quant à Picaut, il déclara nettement qu’il ne respirait plus que pour la vengeance, et que si M. de Souday voulait lui faire donner un habit de matelot, autant pour se déguiser que pour remplacer ses vêtements déchirés dans la lutte qu’il avait eue à soutenir, il se mettrait en route pour Nantes aussitôt qu’il aurait touché terre.

 

Le marquis de Souday, pressentant que la trahison de Courtin pouvait bien avoir eu Petit-Pierre pour victime, voulait également se rendre à la ville ; mais Bertha, qui ne doutait point que Michel, voyant son évasion manquée, n’eût immédiatement regagné la Logerie, où il aurait pensé qu’elle viendrait le retrouver, Bertha lui fit ajourner ce projet jusqu’à plus ample information touchant ce qui s’était passé.

 

Le pêcheur déposa ses passagers à l’abri de la pointe de Pornic. Picaut, en faveur duquel un des fils du patron avait bien voulu se dessaisir de sa vareuse et de son chapeau goudronné, se jeta dans les terres, et s’orientant, se dirigea sur Nantes à vol d’oiseau, jurant sur tous les tons que Courtin n’avait qu’à se bien tenir.

 

Mais, avant de quitter le marquis, il le pria de mettre le chef des lapins au courant de son aventure, ne doutant pas que maître Jacques ne s’associât fraternellement à sa vengeance.

 

Ce fut ainsi que grâce à sa connaissance des localités, il put arriver à Nantes vers les neuf heures du soir, et qu’en allant naturellement reprendre son poste à l’auberge du Point du Jour, il put, en y rentrant avec les précautions que sa position lui commandait, assister à l’entrevue de Courtin et de l’homme d’Aigrefeuille, entendre une partie de ce qu’ils disaient et voir l’argent ou plutôt les billets de banque que Courtin ne regardait comme valables que lorsqu’ils seraient convertis en or.

 

Quant au marquis et à sa fille, ce ne fut que la nuit venue, qu’ils purent, si grande que fût l’impatience de Bertha, se mettre en route pour la forêt de Touvois, et ce ne fut pas sans un véritable chagrin que le vieux gentilhomme pensa que la joyeuse matinée qu’il avait eue ce jour-là n’aurait pas de lendemain, et qu’il allait lui falloir, pour un temps indéterminé, se confiner comme un rat dans son trou.

 

LXXIX

Ce qui se passait dans deux maisons inhabitées


Maître Jacques ne s’était point trompé dans ses présomptions :

 

Jean Oullier n’était pas mort.

 

La balle que Courtin lui avait envoyée au hasard dans le buisson, et, pour ainsi dire, au jugé, lui avait troué la poitrine, et, quand la veuve Picaut, dont le métayer et son acolyte avaient entendu rouler la voiture, était arrivée, elle avait cru ne relever qu’un cadavre.

 

Par un sentiment de charité assez naturel chez une paysanne, elle ne voulut pas que le corps d’un homme pour lequel son mari, malgré leur dissidence d’opinion politique, avait toujours témoigné une profonde sympathie, devînt la pâture des oiseaux de proie et des bêtes de carnage ; elle voulut que le Vendéen reposât en terre sainte, et elle le chargea dans sa charrette pour l’emmener chez elle.

 

Seulement, au lieu de le cacher sous la litière qu’elle avait apportée dans ce but, elle le plaça dessus, et plusieurs paysans qu’elle rencontra sur son chemin purent voir et toucher le corps pantelant et ensanglanté du vieux serviteur du marquis de Souday.

 

Voilà comment le bruit de la mort de Jean Oullier se propagea dans le canton ; voilà comment il arriva au marquis de Souday et à ses filles ; voilà comment Courtin, qui, le lendemain matin, avait voulu s’assurer par lui-même que celui qu’il redoutait le plus avait cessé d’être à craindre, voilà comment Courtin y avait été trompé comme les autres.

 

Ce fut à la maison qu’elle habitait du vivant de son mari, et que, peu de temps après la mort du pauvre Pascal, elle avait quittée pour l’auberge de Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, tenue par sa mère, que la veuve Picaut transporta le corps de Jean Oullier.

 

Cette maison était plus rapprochée à la fois de Machecoul, paroisse de Jean Oullier, et de la lande de Bouaimé, où elle l’avait trouvé, que l’auberge où, s’il eût été vivant, elle avait projeté de le cacher.

 

Au moment où la charrette traversait le carrefour que nous connaissons, et d’où partait le chemin qui conduisait à la maison des deux frères, le funèbre cortège se croisa avec un homme à cheval qui suivait le chemin de Machecoul.

 

Cet homme – qui n’était autre que notre ancienne connaissance M. Roger, le médecin de Légé – interrogea un des gamins qui s’étaient mis, avec la persistance et la curiosité de leur âge, à suivre la voiture, et, ayant appris qu’elle portait le corps de Jean Oullier, il l’accompagna jusqu’à la demeure des Picaut.

 

La veuve plaça Jean Oullier sur ce même lit mortuaire où elle avait placé côte à côte Pascal Picaut et le pauvre comte de Bonneville.

 

Pendant qu’elle s’occupait à lui rendre les derniers devoirs, pendant qu’elle débarrassait le visage du Vendéen du sang mêlé de poussière qui le souillait, elle aperçut le médecin.

 

– Hélas ! cher monsieur Roger, lui dit-elle, le pauvre gars n’a plus besoin de vos soins, et c’est dommage ! Il y en a tant qui ne le valent pas, qui restent sur terre, que l’on a toujours à pleurer doublement ceux-là qui s’en vont avant leur temps.

 

Le médecin se fit raconter par la veuve ce qu’elle savait de la mort de Jean Oullier. La présence de sa belle-sœur et des enfants et des femmes qui avaient suivi le cortège empêcha Marianne de raconter comment, quelques heures auparavant, elle avait parlé à Jean Oullier, plein de vie alors ; comment, en revenant le chercher avec la charrette, elle avait entendu un coup de feu et les pas d’hommes qui s’enfuyaient ; comment, enfin, elle présumait que Jean Oullier avait été assassiné : elle dit, au contraire, tout simplement, qu’en venant de la lande, elle avait trouvé le corps sur son chemin.

 

– Pauvre brave homme ! dit le docteur. Après tout, mieux vaut encore cette mort, qui, au moins, est celle d’un soldat, que la destinée qui l’attendait s’il eût vécu. Il était gravement compromis ! et, pris, on l’eût, sans doute, envoyé comme les autres dans les cabanons du mont Saint-Michel.

 

En disant ces mots, le médecin s’approcha machinalement de Jean Oullier, prit son bras inerte et posa la main sur sa poitrine.

 

Mais à peine cette main s’était-elle mise en contact avec la chair, que le docteur tressaillit.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda la veuve.

 

– Rien, répondit froidement le médecin ; cet homme est bien mort, et il ne réclame plus rien de nous autres qui lui survivons, que les derniers devoirs.

 

– Qu’aviez-vous besoin, dit aigrement la femme de Joseph, d’apporter ici ce cadavre, qui peut nous amener une visite des bleus ? Par la première, jugez ce que serait la seconde !

 

– Qu’est-ce que cela vous fait ? dit la veuve Picaut, puisque ni vous ni votre mari n’habitez plus la maison ?

 

– Nous ne l’habitons plus justement à cause de cela, répondit la femme de Joseph ; nous aurions peur, en l’habitant, de les y attirer et de perdre ainsi le peu qui nous reste.

 

– Vous feriez bien de le faire reconnaître, avant de lui donner la sépulture, interrompit le médecin, et, si cela doit vous causer quelque embarras, je me chargerai, moi, de le faire reconduire dans la maison du marquis de Souday, dont je suis le médecin.

 

Puis, saisissant le moment où la veuve Picaut passait devant lui, le docteur lui dit tout bas :

 

– Congédiez tout votre monde.

 

Comme il était près de minuit, ce fut chose facile à faire.

 

Puis, lorsqu’ils furent seuls, le docteur, s’approchant de Marianne :

 

– Jean Oullier n’est pas mort, dit-il.

 

– Comment ! il n’est pas mort ? s’écria-t-elle.

 

– Non ; et, si je me suis tu devant tout ce monde, c’est qu’à mon avis ce qu’il y a de plus urgent, c’est de s’assurer que l’on ne viendra point vous troubler dans les soins que vous lui donnerez, j’en suis sûr.

 

– Dieu vous entende ! répondit la bonne femme toute joyeuse ; et, si je puis aider à sa guérison, comptez que je le ferai avec grand bonheur ; car je n’oublierai jamais l’amitié que feu mon homme avait pour lui ; je me souviendrai toujours que, quoique je fisse dans ce moment-là même du mal aux siens, Jean Oullier n’a pas voulu permettre que je tombe sous la balle des assassins.

 

Et, ayant soigneusement clos les volets et la porte de sa chaumière, la veuve alluma un grand feu, fit chauffer de l’eau, et, tandis que le docteur sondait la blessure et cherchait à voir si quelque organe nécessaire à la vie n’était pas intéressé, elle dit adieu aux quelques commères en retard, faisant semblant de s’en retourner à Saint-Philbert.

 

Puis, au détour du chemin, elle se jeta dans le bois et s’en revint par le verger.

 

La maison de Joseph Picaut était fermée ; elle écouta à la porte : elle n’entendit aucun bruit.

 

Il était évident que la femme et les enfants de son beau-frère avaient regagné la cachette où ils se tenaient, tandis que leur mari et père continuait, comme nous l’avons dit, la guerre de partisan.

 

Marianne rentra chez elle par la porte de la cour.

 

Le médecin avait terminé le pansement du blessé, et les symptômes de son existence devenaient de plus en plus évidents.

 

Déjà ce n’était plus le cœur seulement, c’était le pouls lui-même qui battait ; déjà, en mettant la main devant sa bouche, on sentait le souffle sortir de ses lèvres.

 

La veuve écouta tous ces détails avec joie.

 

– Croyez-vous le sauver ? demanda-t-elle.

 

– Ceci, répondit le médecin, c’est le secret de Dieu. Ce que je puis dire, c’est qu’aucun des organes essentiels n’a été atteint, mais la perte du sang est énorme et, en outre, il m’a été impossible d’extraire la balle.

 

– Mais, hasarda Marianne, j’ai entendu dire qu’il y avait des hommes qui avaient parfaitement guéri et vécu de longues années avec une balle dans le corps.

 

– Cela est très possible, répondit le médecin. Mais, maintenant, qu’allez-vous en faire ?

 

– Mon intention avait été de conduire le pauvre homme à Saint-Philbert et de l’y cacher jusqu’à sa mort ou son rétablissement.

 

– C’est difficile à cette heure, dit le médecin. Il aura été sauvé par ce que nous appelons le caillot, et toute secousse lui pourrait être fatale. D’ailleurs, à Saint-Philbert, dans l’auberge de votre mère, au milieu de tant d’allées et de venues, il vous serait impossible de tenir secrète sa présence chez vous.

 

– Mon Dieu ! croyez-vous donc que, dans cet état, on l’arrêterait ?

 

– On ne le mettrait pas en prison, certainement ; mais on le transporterait dans quelque hospice d’où il ne sortirait que pour attendre, dans les cachots, un jugement qui, s’il n’était pas mortel, serait au moins infamant. Jean Oullier est un de ces chefs obscurs, mais dangereux par leur action sur le peuple, pour lesquels le gouvernement sera sans pitié. Pourquoi ne vous ouvrez-vous pas à votre belle-sœur ? Jean Oullier et elle ne sont-ils pas de la même opinion ?

 

– Vous l’avez entendue.

 

– C’est vrai… Je comprends que vous n’ayez nulle confiance dans sa pitié. Cependant, Dieu sait si elle devrait être miséricordieuse à son prochain, elle surtout ; car, si son mari était pris, il pourrait lui arriver pis encore qu’à Jean Oullier.

 

– Oui, je le sais bien, dit la veuve d’une voix sombre ; la mort est sur eux !

 

– Voyons, fit le médecin, pouvez-vous le cacher ici ?

 

– Ici ? Oui, sans doute ; il serait même plus en sûreté ici que partout ailleurs, puisque l’on croit la maison déserte. Mais qui le soignera ?

 

– Jean Oullier n’est point une femmelette, répondit le médecin, et, dans deux ou trois jours d’ici, aussitôt que la fièvre sera un peu amortie, il pourra aisément rester seul pendant les heures du jour. Quant à moi, je vous promets de le visiter chaque nuit.

 

– Bien ! et, moi, je passerai près de lui tout le temps dont je pourrai disposer sans donner des soupçons.

 

Marianne, aidée du docteur, transporta le blessé dans l’étable qui attenait à sa chambre ; elle en verrouilla soigneusement la porte ; elle plaça son matelas sur un tas de paille ; puis, ayant pris rendez-vous avec le médecin pour la nuit suivante, et sachant que le blessé n’aurait besoin, pendant les premiers instants, que d’eau fraîche, elle se jeta sur une botte de paille près de lui, attendant qu’il manifestât son retour à la vie, soit par quelques paroles, soit même par un soupir.

 

Le lendemain, elle se montra à Saint-Philbert, et, quand on lui demanda ce qu’était devenu Jean Oullier, elle répondit qu’elle avait suivi le conseil de sa belle-sœur, et que craignant d’être inquiétée, elle avait reporté le cadavre dans la lande.

 

Puis elle retourna vers sa maison sous prétexte de la mettre en ordre ; le soir venu, elle en ferma la porte avec affectation, et rentra à Saint-Philbert avant qu’il fût nuit close, afin que tout le monde la vît bien.

 

Pendant la nuit, elle retourna près de Jean Oullier.

 

Elle le veilla ainsi trois jours et trois nuits, enfermée avec lui dans cette étable, craignant de faire le moindre bruit qui pût révéler sa présence, et, bien qu’au bout de ces trois jours, Jean Oullier fût encore dans cet état de torpeur qui suit les grandes commotions physiques et les abondantes pertes de sang, le médecin l’engagea à retourner chez elle pendant le jour, et à ne revenir prendre son poste que pendant la nuit.

 

La blessure de Jean Oullier était si grave, qu’il resta près de quinze jours entre la vie et la mort ; des fragments de ses vêtements, entraînés par le projectile et restés comme lui dans la plaie, y entretinrent longtemps l’inflammation, et ce ne fut que quand la force de la nature les eut éliminés, que le docteur, à la grande joie de la veuve Picaut, répondit de la vie du Vendéen.

 

Les soins de la Picaut redoublèrent, à mesure qu’elle le vit marcher vers la convalescence ; et, bien que le blessé fût encore si faible, qu’il ne pouvait qu’à grand-peine articuler quelques paroles, et que les signes de reconnaissance qu’il faisait à la veuve témoignassent seuls du mieux qui s’opérait en lui, celle-ci ne manqua point une seule fois de venir achever la nuit à son chevet, prenant, pour ne pas être découverte, les précautions les plus minutieuses.

 

Cependant, du moment que la poitrine de Jean Oullier fut débarrassée des corps étrangers qui s’y étaient introduits, une suppuration régulière s’établit, et il fit des pas rapides vers la convalescence ; mais, à mesure que ses forces revenaient, il commença de s’inquiéter de ceux qu’il aimait et, comme il suppliait la veuve de s’informer du sort du marquis de Souday, de Bertha, de Mary et même de Michel – qui avait décidément triomphé de l’antipathie que le Vendéen éprouvait pour lui, et conquis une petite place parmi ses affections – Marianne prit des informations auprès des voyageurs royalistes qui s’arrêtaient à l’auberge de sa mère, et bientôt elle put assurer à Jean Oullier que tous ses amis étaient vivants et libres, et elle lui apprit que le marquis de Souday était dans la forêt de Touvois, Bertha et Michel chez Courtin, et Mary, selon toute probabilité, à Nantes.

 

Mais la veuve n’eut pas plutôt prononcé le nom du métayer de la Logerie, qu’il se fit une révolution dans la physionomie du blessé ; il passa la main sur son front comme pour éclaircir ses idées, et pour la première fois il se dressa sur son séant.

 

L’amitié et la tendresse avaient eu sa première pensée ; les souvenirs de haine, les idées de vengeance pénétraient à leur tour dans son cerveau jusqu’alors vide, et le surexcitaient avec une violence d’autant plus grande que leur engourdissement avait été plus prolongé.

 

À sa grande terreur, la Picaut entendit Jean Oullier reprendre les phrases qu’il prononçait dans sa fièvre, et qu’elle avait prises pour des hallucinations ; elle l’entendit mêler le nom de Courtin à des reproches de trahison, à des accusations de lâcheté et d’assassinat ; elle l’entendit parler de sommes fabuleuses qui auraient été le prix du crime ; et, en parlant ainsi, le malade était en proie à la plus vive exaltation, et ce fut avec des yeux étincelants de fureur, avec une voix tremblante d’émotion, qu’il supplia la veuve d’aller chercher Bertha et de l’amener à son chevet.

 

La pauvre femme crut à une recrudescence de la fièvre, et fut fort inquiète parce que le médecin avait annoncé qu’il ne reviendrait que dans la nuit du surlendemain.

 

Elle promit néanmoins au blessé de faire tout ce qu’il demandait.

 

Jean Oullier, un peu calmé, se recoucha, et, peu à peu, accablé par la violence des impressions qu’il venait de subir, il se rendormit.

 

La veuve, assise sur quelque reste de litière, devant le lit du malade, appesantie par la fatigue, sentait, de son côté, le sommeil la gagner et ses yeux se fermer malgré elle, lorsque, tout à coup, elle crut entendre, dans la cour, un bruit inaccoutumé.

 

Elle prêta l’oreille et entendit le pas d’un homme qui marchait sur le pavé servant d’encadrement au fumier dont était tapissée la cour des deux maisons.

 

Bientôt une main fit jouer le loquet de la porte voisine, et au même instant, Marianne entendit une voix, qu’elle reconnut pour celle de son beau-frère, s’écrier : « Par ici ! par ici ! » et le pas se diriger vers la demeure de Joseph.

 

La veuve Picaut savait que la maison de son beau-frère était vide ; la visite nocturne que recevait Joseph piqua vivement sa curiosité ; elle ne douta point qu’il ne s’agît de tramer quelques-uns de ces coups de main que le chouan chérissait traditionnellement, et elle résolut d’écouter.

 

Elle souleva doucement une des trappes par lesquelles les vaches, alors qu’il y en avait dans l’étable, passaient la tête pour manger leur provende sur le carreau même de la chambre, et, étant parvenue à en détacher la planche, elle se glissa par cette étroite issue dans la pièce principale de sa maison ; puis, grimpant lestement et sans bruit l’échelle sur laquelle le comte de Bonneville avait reçu la balle qui l’avait frappé à mort, elle pénétra dans le grenier, qui, comme on se le rappelle, était commun aux deux maisons ; puis elle colla son oreille au plancher, au-dessus de la chambre du frère de son mari, et écouta.

 

Elle arrivait au milieu d’une conversation déjà entamée.

 

– Et tu as vu la somme ? disait une voix qui ne lui était pas complètement étrangère et que cependant elle ne put reconnaître.

 

– Comme je vous vois, répondit Joseph Picaut ; elle était en billets de banque ; mais il a demandé qu’on la lui apportât en or.

 

– Tant mieux ! car les billets, vois-tu, tant qu’il y en ait, cela ne me séduit pas beaucoup : ça se place difficilement dans nos campagnes.

 

– Puisque je vous dis qu’il aura de l’or.

 

– Bon ! et où doivent-ils se rencontrer ?

 

– À Saint-Philbert, demain dans la soirée. Vous avez tout le temps de prévenir vos gars.

 

– Es-tu fou ? mes gars ! combien as-tu dit qu’ils seraient ?

 

– Deux : mon brigand et son compagnon.

 

– Eh bien, alors, deux contre deux ; c’est de la guerre, comme disait Georges Cadoudal, de glorieuse mémoire.

 

– Mais c’est que vous n’avez plus qu’une main, maître Jacques.

 

– Qu’est-ce que cela fait, quand elle est bonne ? Je me chargerai du plus fort.

 

– Un instant ! ceci n’entre pas dans nos conventions.

 

– Comment ?

 

– Je veux le maire pour moi.

 

– Tu es exigeant.

 

– Oh ! le gueux ! c’est bien le moins qu’il me paie ce qu’il m’a fait souffrir.

 

– S’ils ont la somme que tu dis, il y aura bien de quoi te dédommager, quand même on t’aurait vendu comme un nègre… Vingt-cinq mille francs, tu ne vaux pas cela, mon bonhomme, je m’y connais.

 

– C’est possible ; mais je tiens à me venger par-dessus le marché, et il y a longtemps que je lui en veux, au damné pataud ! c’est lui qui est cause…

 

– De quoi ?

 

– Suffit… je m’entends !

 

Joseph Picaut avait répondu d’une manière inintelligible pour tout le monde, excepté pour Marianne. Elle supposa que ce souvenir devant lequel le chouan reculait, se rattachait à la mort de son pauvre mari, et un frisson parcourut tout son corps.

 

– Eh bien, dit l’interlocuteur de Joseph Picaut, tu auras ton homme ; mais, avant d’entreprendre l’affaire, tu me jures, n’est-ce pas ? que ce que tu m’as dit est bien vrai, que c’est bien l’argent du gouvernement sur lequel nous allons mettre la main ; car, vois-tu, autrement, cela ne m’irait point, à moi.

 

– Pardine ! croyez-vous pas que ce particulier est assez riche pour faire de son chef des cadeaux comme celui-là à un aussi vilain paroissien ? Et encore ce n’est qu’un acompte ; je l’ai entendu parfaitement.

 

– Et tu n’as pas pu savoir ce qu’on lui payait si cher ?

 

– Non ; mais je m’en doute bien.

 

– Dis alors.

 

– M’est avis, voyez-vous, maître, qu’en débarrassant la terre de ces deux drôles, nous ferons d’une pierre deux coups : une affaire privée d’abord, et ensuite, un coup politique. Mais, soyez tranquille, demain, j’en saurai davantage et je vous renseignerai.

 

– Sacredié ! dit maître Jacques, tu m’en fais venir l’eau à la bouche. Tiens, décidément, je reviens sur ma parole ; tu n’auras ton homme que s’il en reste.

 

– Comment ! s’il en reste ?

 

– Oui ; avant de te laisser régler ton compte avec lui, je veux que nous ayons tous les deux un bout de conversation.

 

– Bah ! et vous croyez qu’il vous dira comme cela son secret ?

 

– Oh ! une fois qu’il sera mon prisonnier, j’en suis sûr.

 

– C’est un malin !

 

– Comment ! toi qui es du vieux temps, tu ne te souviens pas qu’il y a des moyens pour faire parler, si malins qu’ils soient, ceux qui veulent se taire ? dit maître Jacques avec un rire sinistre.

 

– Ah ! oui, le feu aux pattes… Vous avez, par ma foi, raison, et cela me vengera encore mieux, répliqua Joseph.

 

– Oui ; et au moins, de cette façon, nous saurons, sans nous donner du mal, comment et pourquoi le gouvernement envoie ces petits acomptes de cinquante mille francs au maire. Cela vaudra peut-être encore mieux pour nous que l’or que nous empocherons.

 

– Eh ! eh ! l’or a bien son prix, surtout lorsque, comme nous, on est dans la récidive et susceptible de laisser sa tête au Bouffai : avec ma part, c’est-à-dire avec vingt-cinq mille francs, je vivrai partout moi.

 

– Tu feras ce que tu voudras ; mais, voyons, où doivent-ils se rencontrer, tes gens ? Il s’agit de ne pas les manquer, j’y tiens.

 

– À l’auberge de Saint-Philbert.

 

– Alors, cela va tout seul : l’auberge n’est-elle pas, à peu près, à ta belle-sœur ? On lui fera sa part ; cela ne sortira point de la famille.

 

– Oh ! non, pas chez elle, répliqua Joseph ; d’abord, elle n’est pas des nôtres, et puis, nous ne nous parlons plus depuis…

 

– Depuis quand ?

 

– Depuis la mort de mon frère, là ! puisque tu veux le savoir.

 

– Ah ça ! c’est donc vrai, ce que l’on m’a dit, que si tu n’as pas poussé le couteau, tu as, au moins, tenu la chandelle.

 

– Qui dit cela ? s’écria Joseph Picaut, qui dit cela ? Nommez-le-moi, maître Jacques, et, de celui-là, je ferai des morceaux aussi menus que ceux de cette escabelle.

 

Et la veuve entendit son beau-frère qui, en achevant ces paroles, lançait sur la pierre du foyer le siège sur lequel il était assis et l’y brisait en éclats.

 

– Calme-toi donc ! qu’est-ce que cela me fait ? répliqua maître Jacques. Tu sais bien que je ne me mêle jamais des affaires de famille. Revenons aux nôtres. Tu disais donc…

 

– Je disais : pas chez ma belle-sœur.

 

– Alors, c’est dans la campagne que le coup doit se faire mais où ? car ils arriveront, bien sûr, par deux chemins différents.

 

– Oui ; mais ils s’en iront ensemble. Pour revenir chez lui, le maire suivra la route de Nantes jusqu’au Tiercet.

 

– Eh bien, embusquons-nous sur la route de Nantes, dans les roseaux qui sont près de la chaussée ; c’est une bonne cache, et, pour ma part, j’y ai fait plus d’un coup.

 

– Soit ; et où nous retrouverons-nous ? Je déménagerai d’ici, moi, demain matin, avant le jour, dit Joseph.

 

– Eh bien, rendez-vous au carrefour des Ragots, dans la forêt de Machecoul, dit le maître des lapins.

 

Joseph accepta le lieu désigné et promit de s’y rendre ; la veuve l’entendit offrir à maître Jacques de passer la nuit sous son toit ; mais le vieux chouan, qui avait ses gîtes dans toutes les forêts du canton, préférait ces asiles à toutes les maisons du monde, sinon comme commodité, du moins comme sécurité.

 

Il partit donc, et tout rentra dans le silence chez Joseph Picaut.

 

Marianne redescendit à son étable et trouva Jean Oullier qui dormait d’un profond sommeil. Elle ne voulut pas l’éveiller ; la nuit était fort avancée, si avancée, qu’il était temps pour elle de regagner Saint-Philbert.

 

Elle prépara tous les objets dont le Vendéen pouvait avoir besoin dans la journée du lendemain, et, comme elle en avait l’habitude, elle sortit par la fenêtre de l’étable.

 

La veuve Picaut marchait toute pensive.

 

Elle nourrissait contre son beau-frère, en raison de la conviction où elle était qu’il avait trempé dans la mort de Pascal, une haine profonde, un désir de vengeance que son isolement et les douleurs de son veuvage rendaient chaque nuit plus impérieux.

 

Il lui sembla que le ciel, en l’appelant, d’une façon si providentielle, à découvrir le secret d’un nouveau méfait de Joseph, se mettait de moitié dans ses sentiments ; elle crut que ce serait servir ses desseins que d’empêcher, tout en assouvissant sa haine, le crime de s’accomplir, la ruine et la mort de ceux qu’elle devait considérer comme des innocents de se consommer, et, renonçant à son idée première, qui avait été de dénoncer maître Jacques et Joseph, soit à la justice, soit à ceux qu’ils voulaient assassiner et dépouiller, elle résolut d’être elle-même, toute seule, l’intermédiaire entre la Providence et les victimes du forfait projeté.

 

LXXX

Où Courtin touche enfin du bout du doigt à ses cinquante mille francs


La lettre de Petit-Pierre à Bertha n’avait rien appris à Courtin, sinon que Petit-Pierre était à Nantes et qu’il y attendait Bertha ; mais du lieu qu’il habitait, mais des moyens de parvenir jusqu’à lui, il n’en était aucunement question.

 

Seulement, Courtin possédait un renseignement grave : c’était celui qui concernait la maison aux deux issues dont il avait découvert le secret.

 

Un moment, il eut la pensée de continuer son rôle d’espionnage, de suivre Bertha lorsque, obéissant aux injonctions de Petit-Pierre, elle se rendrait à Nantes, d’escompter à son profit le trouble que jetterait dans la raison de la jeune fille la nouvelle du dénouement qu’allaient avoir les amours de Mary et de Michel, dénouement qu’il se réservait de lui faire pressentir suivant son intérêt ; mais le métayer en était arrivé à douter de l’efficacité des moyens qu’il avait employés jusqu’alors ; il comprenait qu’il aurait perdu sans ressource sa dernière chance de succès si le hasard ou la vigilance de ceux qu’il allait épier déjouaient une fois de plus sa sagacité et sa ruse, et il se décida à essayer d’un autre moyen et à user d’initiative.

 

La maison qui donnait, d’un côté, sur la ruelle sans nom dans laquelle nous avons déjà plusieurs fois conduit le lecteur, et, de l’autre côté, sur la rue du Marché, était-elle habitée ? quelle était la personne qui l’habitait ? par cette personne, n’était-il pas possible d’arriver jusqu’à Petit-Pierre ? Voilà les premières questions qu’à la suite de ses réflexions se posa le maire de la Logerie.

 

Pour les résoudre, il fallait rester à Nantes, et maître Courtin n’y eut pas plutôt songé, qu’il renonça à retourner à sa métairie, où, d’ailleurs, il était très probable que Bertha s’était déjà rendue pour rejoindre Michel, et où il avait la presque certitude qu’elle l’attendait.

 

Il prit donc bravement son parti.

 

Le lendemain, à dix heures du matin, il frappait à la porte de la maison mystérieuse ; seulement, au lieu de se présenter par la porte de la ruelle où il avait fait une marque, il se présentait par la rue du Marché.

 

C’est ainsi qu’il avait vu faire à Michel, et, en se présentant par l’autre porte, il avait pour but de s’assurer que les deux portes donnaient entrée dans la même maison.

 

Lorsque, à l’aide d’un petit guichet grillé, celui qu’avait attiré le retentissement du marteau se fut bien assuré que le visiteur était seul, il ouvrit ou plutôt entrouvrit la porte.

 

Les deux têtes se trouvèrent nez à nez.

 

– D’où venez-vous ? demanda celle de l’intérieur.

 

Abasourdi par la brusquerie avec laquelle cette question lui était faite :

 

– Pardieu ! répondit Courtin, de Touvois.

 

– Nous n’attendons personne de ce côté-là, repartit l’homme de l’intérieur.

 

Et il repoussa la porte.

 

Mais ce n’était pas chose facile que de la fermer : Courtin s’y cramponnait.

 

Un trait de lumière frappa le métayer de la Logerie.

 

Il se rappela les paroles dont Michel s’était servi pour se faire donner les deux chevaux à l’hôtel du Point du Jour ; il devina alors que ces paroles, auxquelles il n’avait rien compris, étaient un mot d’ordre.

 

L’homme continuait de pousser ; mais Courtin s’arc-bouta contre la porte.

 

– Attendez donc, attendez donc, dit-il : quand j’ai prétendu que je venais de Touvois, c’était pour m’assurer que vous étiez dans la confidence : on ne peut pas prendre trop de précautions, que diable ! Eh bien, non, là, je ne viens pas de Touvois ; je viens du Sud.

 

– Et vous allez où ? continua son interlocuteur sans livrer une ligne de plus du passage demandé.

 

– Et où voulez-vous que j’aille, venant du Sud, si ce n’est à Rosny ?

 

– À la bonne heure, répondit le domestique. C’est que, voyez-vous, mon bel ami, on n’entre pas ici sans montrer patte blanche.

 

– À ceux chez lesquels tout est blanc, ce n’est pas chose difficile, dit Courtin.

 

– Hum ! tant mieux, répliqua l’homme, espèce de bas Breton qui, tout en parlant, égrenait entre ses doigts les grains d’un chapelet enroulé autour de sa main.

 

Mais, comme Courtin avait répondu selon la consigne aux demandes faites, malgré la répugnance qu’il semblait éprouver à remplir cet office, le bas Breton l’introduisit dans une petite pièce, et, lui montrant une chaise :

 

– Monsieur est en affaire, dit-il ; je vous introduirai auprès de lui aussitôt qu’il aura fini avec la personne qui est dans son cabinet. Asseyez-vous donc ; à moins que vous n’ayez le moyen de passer le temps d’une façon plus utile.

 

Courtin se voyait lancé en avant plus loin qu’il n’avait compté.

 

Il avait espéré que la maison serait occupée par quelque agent subalterne, de qui il comptait tirer soit par la ruse, soit par la corruption, les indices dont il avait besoin. En entendant l’homme qui lui avait ouvert la porte, parler de l’introduire près de son maître, il comprit que la partie devenait plus sérieuse et qu’il fallait préparer une fable pour faire face aux nécessités de la situation.

 

Il renonça en même temps à interroger le domestique, dont la physionomie sombre et sévère indiquait un de ces fanatiques endurcis, comme il s’en trouve encore dans la péninsule celtique.

 

Aussi Courtin comprit-il à l’instant même le rôle qu’il avait à jouer.

 

– Oui, dit-il en se donnant à la fois une contenance humble et édifiante, j’attendrai que Monsieur ait fini en sanctifiant l’attente par la prière. Me permettez-vous de prendre une de ces heures ? ajouta-t-il en indiquant un des livres qui se trouvaient sur la table.

 

– Ne touchez point à ces livres si vos intentions sont telles que vous le dites, répondit le Breton ; car ces livres sont, non pas des heures, mais des livres profanes. Je vais vous prêter mon paroissien, continua le paysan en prenant dans la poche de sa veste brodée un petit livre dont le temps et l’usage avaient complètement noirci la couverture et la tranche.

 

Et, dans le geste qu’il fit pour porter sa main à sa poche, le paysan découvrit la crosse luisante de deux pistolets cachés dans sa large ceinture, et Courtin s’applaudit d’autant plus de n’avoir risqué aucune tentative sur la fidélité du Breton, qui lui sembla homme à y répondre par quelque mauvais coup.

 

– Merci, dit-il en recevant le petit livre et en s’agenouillant avec tant de componction, que le Breton, édifié, ôta le chapeau qui couvrait ses longs cheveux, fit le signe de la croix et ferma la porte fort doucement pour ne point troubler un si saint homme dans sa méditation.

 

Aussitôt qu’il se sentit seul, le métayer éprouva le besoin d’examiner en détail l’appartement dans lequel il se trouvait ; mais il n’était point homme à faire une pareille faute : il songea qu’on pouvait l’observer par le trou de la serrure. Il se contint donc et resta comme absorbé dans sa prière.

 

Cependant, et tout en marmottant à demi-voix ses patenôtres, Courtin regardait en dessous tout autour de lui. Il était dans une petite pièce d’une douzaine de pieds carrés, séparée d’une autre chambre par une cloison dans laquelle s’ouvrait une seconde porte ; cette petite chambre était garnie de modestes meubles en noyer, éclairée par une fenêtre qui donnait sur la cour, et dont les carreaux intérieurs étaient munis d’un treillage très fin en fil de fer peint en vert, qui empêchait que, de l’extérieur, on ne pût voir la personne qui se trouvait dans cette partie de la maison.

 

Il écouta s’il n’entendrait aucun bruit de voix venir à lui ; mais sans doute les précautions avaient été bien prises ; car, quoique maître Courtin tendît tour à tour son oreille du côté de la porte de communication et dans la cheminée, près de laquelle il s’était agenouillé, il ne parvint à percevoir aucun son.

 

Mais, en s’inclinant sous cette cheminée pour écouter, maître Courtin aperçut dans le foyer, au milieu des cendres et des débris, quelques papiers chiffonnés, amoncelés en tas et disposés à être brûlés. Ces papiers le tentèrent : il laissa pendre son bras, l’allongea insensiblement en appuyant sa tête contre le chambranle, ramassa tous ces papiers un à un, les ouvrit sans quitter sa position, certain qu’il était que la table placée au milieu de l’appartement suffisait pour masquer complètement, aux yeux de ceux qui l’observaient, tous les mouvements qu’il faisait.

 

Il avait examiné et rejeté plusieurs de ces papiers comme n’offrant aucun intérêt, lorsque, au revers de l’un d’eux qui ne contenait que des notes insignifiantes et qu’il allait, comme les autres, rouler le long de sa jambe avant de le rendre à la cheminée, il aperçut quelques lignes d’une écriture fine et élégante qui le frappa, et il lut ces quelques mots :

 

Si l’on vous inquiète, venez tout de suite. Notre ami m’a chargé de vous dire qu’il reste, dans notre asile, une chambre dont vous pouvez disposer.

 

Le billet était signé : M. de S.

 

C’était évidemment, comme l’indiquaient ces initiales, Mary de Souday qui l’avait écrit.

 

Maître Courtin le serra précieusement dans sa poche ; en un instant, sa profonde rouerie de paysan avait deviné tout le parti qu’on pouvait tirer de ce renseignement.

 

Le billet serré, il continua ses investigations, qui lui apprirent encore, par des comptes assez considérables, que le propriétaire ou le locataire de cette maison devait être chargé de régler les dépenses de Petit-Pierre.

 

En ce moment, on entendit un bruit de voix et de pas dans le corridor.

 

Courtin se releva brusquement et s’approcha de la fenêtre.

 

À travers l’entrebâillement du vitrage, il aperçut un homme que le domestique conduisait vers la porte ; cet homme tenait à la main un large sac à argent, vide, et, avant de sortir, il plia ce sac et l’enfonça dans la poche de son habit.

 

Jusque-là, maître Courtin n’avait pu voir que le dos du visiteur ; mais, au moment où celui-ci passa devant le domestique pour franchir la porte du jardin, le métayer reconnut maître Loriot.

 

– Ah ! ah ! dit-il, celui-là aussi, celui-là en est ! et il leur apporte de l’argent ! décidément, j’ai eu une fière idée de venir ici.

 

Et Courtin reprit sa place devant la cheminée ; car il se doutait que son heure d’audience était arrivée.

 

Au moment où le paysan rouvrit la porte, il était ou semblait être si absorbé dans ses oraisons, qu’il ne bougea point.

 

Le paysan vint à lui, lui toucha doucement l’épaule et lui dit de le suivre. Courtin obéit après avoir terminé sa prière comme il l’avait commencée, par un signe de croix auquel le Breton s’associa dévotement.

 

On fit entrer le métayer dans la pièce où maître Pascal avait reçu Michel le premier soir ; seulement, cette fois, maître Pascal était plus sérieusement occupé que la première. Devant lui était une table chargée de papiers, et il sembla à Courtin avoir vu reluire des pièces d’or sous un tas de lettres ouvertes qui lui paraissaient amoncelées à dessein pour cacher cet or.

 

Maître pascal surprit ce regard du métayer ; il n’en conçut d’abord aucun ombrage, l’attribuant à ce sentiment d’étonnement curieux avec lequel les paysans considèrent toujours les valeurs d’or ou d’argent ; cependant il ne voulut pas que cette curiosité allât plus loin, et, faisant semblant d’avoir à fouiller dans un tiroir, il retroussa le tapis de serge verte qui couvrait la table et pendait jusqu’à terre, et le rejeta sur ses papiers.

 

Puis, se retournant vers le visiteur :

 

– Que voulez-vous ? demanda brutalement maître Pascal.

 

– M’acquitter d’une commission, répondit Courtin.

 

– Qui vous envoie ?

 

– M. de la Logerie.

 

– Ah ! vous appartenez à notre jeune homme ?

 

– Je suis son métayer, son homme de confiance.

 

– Parlez donc, alors.

 

– Mais, à mon tour, je ne sais si je puis le faire, répliqua Courtin avec assurance.

 

– Comment cela ?

 

– Ce n’est point à vous que M. de la Logerie m’envoie.

 

– À qui donc, mon brave homme ? répliqua maître Pascal dont les sourcils se froncèrent avec inquiétude.

 

– À une autre personne vers laquelle vous devez me conduire.

 

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, repartit maître Pascal sans pouvoir déguiser le mouvement d’impatience que provoquait en lui ce qu’il considérait comme une impardonnable étourderie commise par Michel.

 

Courtin, qui remarqua sa gêne, comprit qu’il avait été trop vite ; mais il était à présent dangereux de faire une brusque retraite.

 

– Voyons, dit Pascal, voulez-vous, oui ou non, me dire ce dont vous êtes chargé ? Je n’ai point de temps à perdre.

 

– Dame, moi, je ne sais pas, mon bon monsieur, fit Courtin ; j’aime mon maître à me jeter dans le feu pour lui ; quand il me dit : « Fais ceci, fais cela », je tiens à exécuter ses ordres, à mériter sa confiance ; et ce n’est point à vous qu’il a dit que je devais parler.

 

– Comment vous nommez-vous, mon brave homme ?

 

– Courtin, pour vous servir.

 

– De quelle paroisse êtes-vous ?

 

– De la Logerie, pardieu !

 

Maître Pascal prit son agenda, le feuilleta pendant quelques instants ; puis il attacha sur le métayer un regard investigateur et défiant.

 

– Vous êtes maire ? lui demanda-t-il.

 

– Oui, depuis 1830.

 

Mais, remarquant la froideur croissante de maître Pascal :

 

– C’est ma maîtresse, c’est Mme la baronne qui m’a fait nommer, ajouta-t-il.

 

– M. de la Logerie ne vous a donné qu’une commission verbale pour la personne vers laquelle il vous a envoyé ?

 

– Oui ; j’ai bien là un bout de lettre, mais ce n’est pas pour celle-là.

 

– Peut-on voir votre bout de lettre ?

 

– Sans doute ; il n’y a pas de secret puisqu’il n’est pas cacheté.

 

Et Courtin tendit à maître Pascal le papier que lui avait remis Michel pour Bertha et par lequel Petit-Pierre priait celle-ci de se rendre à Nantes.

 

– Comment se fait-il que ce papier soit encore dans vos mains ? demanda maître Pascal. Il me semble qu’il a plus de vingt-quatre heures de date.

 

– Parce qu’on ne peut pas tout faire à la fois, et que ce n’est que tantôt que je retournerai chez nous, où je dois rencontrer la personne à laquelle je suis chargé de remettre ce billet.

 

Les yeux de maître Pascal, depuis qu’il n’avait point trouvé le nom de Courtin parmi ceux qui s’étaient signalés par leur royalisme, ne quittaient pas le maire de la Logerie ; celui-ci affectait l’idiotisme qui lui avait si bien réussi avec le capitaine du Jeune-Charles.

 

– Voyons, mon bonhomme, dit-il au métayer, il m’est impossible de vous indiquer d’autre que moi pour recevoir la confidence que vous avez à me faire. Parlez si vous le jugez à propos ; sinon, retournez auprès de votre maître et dites-lui qu’il vienne lui-même.

 

– Je ne ferai point cela, mon cher monsieur, répondit Courtin : mon maître est condamné à mort, et je ne me soucie point de le ramener à Nantes ; il est mieux chez nous. Je vais tout vous dire : vous en ferez votre affaire, et, si Monsieur n’est pas content, il me grondera, j’aime mieux cela.

 

Cet élan naïf de dévouement raccommoda un peu maître Pascal avec le métayer, dont la première réponse l’avait sérieusement alarmé.

 

– Parlez donc, mon brave homme, et je vous réponds que votre maître ne vous grondera pas.

 

– Ça sera bientôt fait. M. Michel m’a donc chargé de vous dire, ou plutôt de dire à M. Petit-Pierre – car c’est ainsi que se nomme la personne vers laquelle il m’envoie…

 

– Bien, dit en souriant maître Pascal.

 

– Qu’il avait découvert celui qui avait fait partir le navire quelques instants avant que Petit-Pierre, mademoiselle Mary et lui arrivassent au rendez-vous.

 

– Et quel est celui-là ?

 

– C’est un nommé Joseph Picaut, qui était dernièrement garçon d’écurie au Point du Jour.

 

– Au fait, cet homme que nous avions placé là a disparu depuis hier matin ! s’écria maître Pascal. Continuez, mon brave Courtin.

 

– Que l’on ait à se méfier de ce Picaut dans la ville, et qu’il allait le faire surveiller dans le Bocage et dans la plaine. Et puis c’est tout.

 

– Bien ; vous remercierez M. de la Logerie de son renseignement. Et, à présent que je l’ai reçu, je puis vous certifier qu’il a été à son adresse.

 

– Je n’en demande pas davantage, répliqua Courtin en se levant.

 

Maître Pascal reconduisit le métayer avec infiniment de politesse et de courtoisie, et fit pour lui ce que ce dernier ne lui avait point vu faire pour maître Loriot lui-même, en l’accompagnant, lui, Courtin, jusqu’à la porte de la rue.

 

Courtin était trop madré pour se méprendre à ces façons et ce fut sans surprise aucune qu’il entendit, lorsqu’il eut fait vingt pas, la petite porte de la maison de maître Pascal se rouvrir et se refermer derrière lui. Il ne se retourna pas ; mais, certain qu’on le suivait, il marcha lentement en homme inoccupé, s’arrêtant avec une badauderie étonnée devant toutes les boutiques, lisant toutes les affiches, évitant soigneusement tout ce qui pouvait confirmer les soupçons qu’il n’avait pu achever de détruire dans l’esprit de maître Pascal.

 

Cette contrainte lui coûtait peu ; il était enchanté de sa matinée et se voyait décidément sur le point de recueillir le fruit de ses peines.

 

Au moment où il arrivait en face de l’Hôtel des Colonies, il aperçut maître Loriot qui causait sous le portail avec un étranger.

 

Courtin, affectant un étonnement profond, alla droit au notaire, et lui demanda comment il se faisait qu’il se trouvât à Nantes, un jour où il n’y avait point de marché.

 

Puis Courtin pria maître Loriot de lui donner une place dans son cabriolet ; ce à quoi celui-ci accéda de grand cœur, en le prévenant, toutefois, que, quelques courses lui restant à faire, il demeurerait encore quatre ou cinq heures à Nantes, l’invitant à entrer, pour l’attendre, dans quelque café.

 

Le café était un luxe que le métayer ne se permettait en aucune circonstance et qu’il se fût permis ce jour-là moins que jamais ; dans sa ferveur religieuse, il ne se concéda même point le cabaret : il se rendit dévotement à l’église, où il assista aux vêpres que l’on disait pour les chanoines ; enfin, il revint à l’hôtel de maître Loriot, s’assit sur la borne, et s’endormit, ou fit semblant de s’endormir, à l’ombre de l’un des deux ifs qui faisaient pyramide à la porte, de ce sommeil calme et paisible qui est l’apanage des consciences pures.

 

Deux heure ; après, le notaire était de retour ; il annonça à Courtin qu’il était forcé de prolonger son séjour à Nantes, et que ce ne serait, par conséquent, que vers les dix heures du soir qu’il retournerait à Légé.

 

Cela ne faisait plus l’affaire du métayer, qui devait, le soir même, de sept à huit heures, rencontrer M. Hyacinthe – c’était ainsi que se faisait appeler l’homme d’Aigrefeuille – à Saint-Philbert-de-Grand-Lieu.

 

Il annonça donc à M. Loriot qu’il renonçait à l’honneur de faire route en sa compagnie, et il se mit à cheminer à pied ; car le soleil commençait à baisser, et il voulait être rendu à Saint-Philbert avant la nuit.

 

Courtin, qui, en rouvrant les yeux sur sa borne, avait vu le serviteur breton qui l’épiait, ne fit pas semblant de le voir encore au moment où il sortait de l’hôtel, pour s’acheminer vers son rendez-vous ; le domestique le suivit jusqu’au-delà de la Loire sans que le maire de la Logerie témoignât une seule fois, en se retournant, cette inquiétude si naturelle aux gens dont la conscience n’est pas tranquille ; de sorte que le Breton revint sur ses pas et dit à son maître que c’était bien à tort qu’on avait soupçonné le digne paysan, lequel ne s’occupait dans ses loisirs qu’aux distractions les plus innocentes, et aux pratiques les plus saintes ; si bien que maître Pascal, à son tour, commença de trouver Michel moins coupable d’avoir accordé toute sa confiance à un si loyal serviteur.

 

LXXXI

L’auberge du « Grand Saint Jacques »


Un mot sur le gisement du village de Saint-Philbert ; sans cette petite préface topographique, qui, au reste, sera courte comme toutes nos préfaces, il serait difficile de suivre dans tous leurs détails les scènes que nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs.

 

Le village de Saint-Philbert est situé à l’extrémité de l’angle que forme la Boulogne en se jetant dans le lac de Grand-Lieu, et sur la rive gauche de cette rivière.

 

L’église et les principales maisons du bourg se trouvent à peu près à un kilomètre du lac ; sa grande et unique rue suit le cours de la rivière, et plus on descend en aval, plus les maisons sont rares et clairsemées, plus elles sont pauvres et chétives ; si bien que, quand on aperçoit l’immense nappe d’eau bleue encadrée de roseaux qui borne cette rue, on n’a plus autour de soi que trois ou quatre huttes de chaume, où vivent les hommes qui exploitent les pêcheries des environs.

 

Cependant, il y a, ou plutôt il y avait alors une exception, dans cette décroissance de l’état florissant des habitations de Saint-Philbert. À trente pas des chaumières dont nous avons parlé tout à l’heure, se trouve une maison de pierres et de briques, aux toits rouges, aux contrevents verts, entourée de javelles de paille et de foin comme un camp l’est de ses sentinelles, peuplée d’un monde de vaches, de moutons, de poules, de canards, dont les uns mugissent et bêlent dans l’étable, dont les autres caquettent et cancanent devant la porte en épluchant la poussière de la route.

 

Cette route sert de cour à la maison, qui, si elle est privée de cette utile dépendance, en est bien dédommagée par les jardins, qui sont tout simplement les plus magnifiques et les plus productifs du pays.

 

On aperçoit de la route, au-dessus des toits, au niveau des cheminées, les cimes des arbres, chargés, au printemps, de la neige rosée de leurs fleurs ; en été, de fruits de toute espèce ; de verdure, enfin, pendant neuf mois de l’année ; et ces arbres s’étendent en amphithéâtre sur une longueur de deux cents mètres environ, au midi, jusqu’à une petite colline couronnée de ruines qui, du côté du nord, surplombe les eaux du lac de Grand-Lieu.

 

Cette maison, c’est l’auberge occupée par la mère de la veuve Picaut.

 

Ces ruines sont celles du château de Saint-Philbert-de-Grand-Lieu.

 

Les hautes murailles, les tours gigantesques d’une des plus célèbres baronnies de la province, bâtie pour tenir en échec la contrée et commander aux eaux du lac ; ces voûtes sombres, dont les échos ont répondu au bruit des éperons du comte Gilles de Retz, lorsqu’il passait sur les dalles en méditant ces monstrueuses luxures qui ont égalé, sinon dépassé tout ce qu’avait inventé en ce genre la Rome du Bas-Empire – aujourd’hui démantelées, délabrées, festonnées de lierre, brodées de giroflées sauvages, effondrées de toutes parts, ont marché, de décadence en décadence, jusqu’à la dernière de toutes : de grandes, de sauvages, de terribles qu’elles étaient, elles sont devenues humblement utilitaires ; elles en ont été réduites enfin à faire la fortune d’une famille de paysans, des descendants de pauvres serfs, qui ne les regardaient probablement autrefois qu’en tremblant.

 

Ces ruines abritent les jardins du vent du nord-ouest, si fatal à la floraison, et fait de ce petit coin de terre un véritable Eldorado où tout pousse, où tout prospère, depuis le poirier indigène jusqu’à la vigne, depuis le cormier aux fruits âpres jusqu’au figuier.

 

Mais ce n’était pas le seul service que le vieux donjon féodal rendît aux nouveaux propriétaires : dans les salles basses, aérées par des courants d’air impétueux, ils avaient construit des fruitiers où les produits du jardin, en se conservant bons au-delà de leur saison ordinaire, doublaient de valeur ; enfin, dans les cachots où Gilles de Retz entassait ses victimes, ils avaient établi une laiterie dont les beurres et les fromages étaient justement renommés.

 

Voilà ce que le temps avait fait de l’œuvre titanique des anciens sires de Saint-Philbert.

 

Un mot, maintenant, sur ce qu’elle avait été autrefois.

 

Le château de Saint-Philbert consistait primitivement en un vaste parallélogramme clos de murs, baigné d’un côté par les eaux du lac, et de l’autre défendu par un large fossé creusé dans le roc.

 

Quatre tours carrées flanquaient les angles de cette énorme masse de pierre ; un donjon, avec sa herse et son pont-levis, en défendait l’entrée ; en face du donjon, et de l’autre côté, une cinquième tour carrée, plus élevée et plus imposante que les autres, dominait cette construction et le lac qui l’entourait de trois côtés.

 

À l’exception de cette dernière tour et du donjon, tout le reste de la forteresse, murailles et corps de logis, était à peu près écroulé ; et encore le temps n’avait fait à la première de ces tours qu’une grâce incomplète : les solives pourries du plancher du premier étage, incapables de supporter les pierres qui, de jour en jour, s’amoncelaient sur elles en plus grand nombre, s’étaient abattues sur le rez-de-chaussée et l’avaient exhaussé d’un pied, tandis qu’elles ne laissaient plus d’autre voûte à la tour que celle de la plate-forme.

 

C’était dans cette salle basse que le grand-père de la veuve Picaut avait établi sa principale fruiterie, et les murs en étaient garnis de planches où le bonhomme étalait, l’hiver, tout ce que lui avait donné son jardin.

 

Les portes et les fenêtres de cette partie de la tour avaient été conservées en assez bon état, et à l’une de ces fenêtres on apercevait encore un barreau couvert de rouille qui datait certainement du temps du comte Gilles.

 

Les autres tours et la muraille du corps de logis étaient complètement en ruine ; les masses de maçonnerie qui s’en étaient détachées avaient roulé, les unes dans la cour, qu’elles obstruaient, les autres dans le lac, qui les couvrait de ses roseaux en tout temps et de son écume les jours de tempête.

 

Le donjon, de son côté, à peu près intact comme la tour dont nous avons parlé, était couronné par une énorme masse de lierre qui lui tenait lieu de toiture ; il renfermait deux petites chambres qui, malgré l’apparence colossale du bâtiment, n’avaient jamais eu plus de huit à dix pieds en tous sens, tant les murailles étaient épaisses.

 

La cour intérieure – qui autrefois avait servi de place d’armes aux défenseurs du château – obstruée par les débris que les années y avaient amoncelés, jonchée de colonnes, de créneaux tout entiers, d’arceaux, de statues défigurées, était complètement impraticable. Un petit sentier conduisait à la tour du milieu ; un autre, moins soigneusement frayé, menait à un vestige de la tour de l’est, dans laquelle était resté debout un escalier de pierre à l’aide duquel, par un miracle de gymnastique, les gens curieux de jouir d’une admirable vue pouvaient gagner la plate-forme de la tour principale, en suivant une galerie qui courait le long de la muraille, comme font ces chemins alpestres, tracés le long des rochers entre un précipice et une montagne.

 

Il va sans dire qu’à l’exception de l’époque où le fruitier était garni, nul ne fréquentait les ruines du château de Saint-Philbert ; à cette époque seulement, on y mettait un gardien qui couchait dans le donjon ; pendant tout le reste de l’année, on fermait la porte de la tour. À partir de ce moment, les ruines étaient abandonnées aux amateurs de souvenirs historiques et aux polissons du bourg, qui peuplaient ces vieux débris, où ils trouvaient des nids à ravir, des fleurs à cueillir, des dangers à braver, toutes choses dont l’enfance est avide.

 

C’était dans ces ruines que Courtin avait donné rendez-vous à M. Hyacinthe ; il les savait parfaitement désertes à l’heure où il devait y rencontrer son associé, attendu qu’aussitôt que le jour tombait, la mauvaise réputation du lieu en chassait tous ceux qui, tant que le soleil était sur l’horizon, se jouaient comme des lézards le long des arêtes dentelées du vieux donjon.

 

Le maire de la Logerie avait quitté Nantes vers cinq heures ; il était à pied, et cependant il mit dans sa marche une telle célérité, qu’il s’en fallait d’une heure au moins qu’il fût nuit lorsqu’il traversa le pont qui conduit à Saint-Philbert.

 

Dans ce bourg, maître Courtin était un personnage ; lui voir faire une infidélité au Grand Saint Jacques – auberge à la porte de laquelle il attachait d’ordinaire son cheval Joli-Cœur – en faveur de la Pomme de Pin, c’est-à-dire du cabaret tenu par la mère de la veuve Picaut, c’eût été un événement dont tout le village se fût préoccupé. Il le sentit si bien, que, quoique étant privé de son bidet, et ne prenant jamais que ce qu’on lui offrait, et que se rendre à l’auberge fût une chose au moins inutile, le maire de la Logerie s’arrêta comme d’habitude devant la porte du Grand Saint Jacques, où il eut avec les habitants de Saint-Philbert, qui, depuis le double échec du Chêne et de la Pénissière, s’étaient rapprochés de lui, une conversation qui, dans la situation où il se trouvait, ne laissait pas d’avoir pour lui son importance.

 

– Maître Courtin, lui demanda l’un d’eux, est-ce donc vrai, ce que l’on dit ?

 

– Et que dit-on, Mathieu ? dit Courtin. Raconte-moi cela pour que je l’apprenne.

 

– Dame, on dit que vous avez retourné votre casaque, et que vous n’en montrez plus que la doublure ; ce qui fait que, de bleue qu’elle était, la voilà devenue blanche.

 

– Ah ! bon ! fit Courtin, en voilà une bêtise !

 

– C’est que vous donnez à le croire, mon bonhomme, et, depuis que votre bourgeois a passé aux blancs, c’est un fait qu’on ne vous entend plus jaser comme autrefois.

 

– Jaser ! fit Courtin avec son air matois. À quoi cela sert-il de jaser ? Bon ! laisse faire, je fais mieux que de jaser, à cette heure, et… tu en entendras parler, garçon.

 

– Tant mieux ! tant mieux ! car, voyez-vous, maître Courtin, tout ce trouble, c’est la mort du commerce, et, si les patriotes ne restent pas unis, au lieu de nous en aller par la fusillade comme nos pères, c’est par la misère et par la faim que nous nous en irons ; tandis qu’au contraire, si nous parvenons à nous débarrasser d’un tas de mauvais gars qui rôdent par ici, eh bien, les affaires ne tarderont pas à reprendre, et c’est tout ce que nous voulons.

 

– Qui rôdent ? répéta Courtin. M’est avis que ce n’est plus guère que comme revenants qu’ils rôdent, à présent.

 

– Bah ! avec cela qu’ils s’en privent ! Il n’y a pas dix minutes que je viens de voir passer le plus fier gredin du pays, le fusil sur l’épaule et les pistolets à la ceinture ; et cela, aussi hardiment que s’il n’y avait pas une culotte rouge dans le pays.

 

– Qui donc cela ?

 

– Joseph Picaut, pardieu ! l’homme qui a tué son frère.

 

– Joseph Picaut, ici, s’écria le maire de la Logerie en blêmissant. Nom d’une pipe de cidre ! ce n’est pas possible.

 

– Aussi vrai que vous êtes là, maître Courtin, aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu ! Seulement, il avait une veste et un chapeau de marin ; mais, n’importe, je l’ai reconnu tout de même.

 

Maître Courtin réfléchit une minute. Le plan qu’il avait arrêté dans sa tête, et qui se basait sur l’existence de la maison à deux issues et sur les relations quotidiennes que maître Pascal avait avec Petit-Pierre, pouvait échouer, et, dans ce cas, Bertha devenait sa suprême ressource. Il n’avait plus, pour découvrir la retraite de Petit-Pierre, qu’un seul moyen à employer, celui qui lui avait manqué à l’endroit de Mary : suivre la jeune fille quand elle se rendrait à Nantes. Si Bertha voyait Joseph Picaut, tout était compromis ; mais c’était bien pis si Bertha mettait en contact le chouan avec Michel ! Alors, le rôle qu’il avait joué, lui, Courtin, dans la nuit du départ avorté était signalé au jeune homme, et le métayer était perdu.

 

Courtin demanda du papier et une plume, écrivit quelques lignes, et, les tendant à son interlocuteur :

 

– Tiens, gars Mathieu, lui dit-il, voilà la preuve que je suis un patriote et que je ne tourne pas comme une girouette au vent où les maîtres voudraient nous pousser. Tu m’as accusé d’avoir suivi mon jeune bourgeois dans ses caravanes ; eh bien, la preuve que non, c’est que, depuis une heure seulement, je connais l’endroit où il se cache, et que je vais le faire pincer ; et autant j’aurai l’occasion de détruire des ennemis de la patrie, autant je m’empresserai de le faire ; et cela, sans me demander si c’est ou non mon avantage ; et cela, sans m’inquiéter si ce sont mes amis ou non.

 

Le paysan, qui était un bleu renforcé, serra avec enthousiasme la main de Courtin.

 

– As-tu des jambes ? continua celui-ci.

 

– Ah ! je crois bien ! fit le paysan.

 

– Eh bien, porte cela à Nantes à l’instant ; et, comme j’ai encore bien des javelles dehors, je compte que tu me garderas le secret ; car, tu comprends bien, si l’on savait que c’est moi qui ai fait arrêter le jeune baron, mes javelles courraient grand risque de ne pas rentrer dans la grange.

 

Le paysan donna sa parole à Courtin, et, comme la nuit commençait à descendre, celui-ci sortit de l’auberge par la gauche, fit une pointe dans les champs, et, revenant sur ses pas, se dirigea du côté des ruines de Saint-Philbert.

 

Il y arriva par les bords du lac, suivit le fossé extérieur et pénétra dans la cour par le pont de pierre remplaçant le pont-levis qui s’abaissait autrefois devant le donjon.

 

Arrivé dans cette cour, le métayer siffla doucement.

 

À ce signal, un homme assis à l’abri d’une masse de maçonnerie écroulée se leva et vint à lui.

 

Cet homme, c’était M. Hyacinthe.

 

– Est-ce vous ? demanda-t-il en s’approchant, mais avec certaine précaution.

 

– Eh ! oui, répondit Courtin ; soyez donc tranquille.

 

– Quelles nouvelles, aujourd’hui ?

 

– Bonnes ; mais ce n’est point ici qu’il convient de les dire.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce qu’ici il fait noir comme dans un four. J’ai failli marcher sur vous sans vous voir : un homme pourrait être caché à vos pieds, et nous entendre sans que nous ayons vent de lui.

 

Venez donc ! l’affaire se présente trop bien à cette heure pour la compromettre.

 

– Soit ; mais où trouverez-vous une place plus isolée que celle-ci ?

 

– Il nous en faut une cependant. Si je connaissais dans les environs un désert, c’est là que je vous conduirais ; et encore je parlerais bas. Mais, à défaut d’un désert, nous trouverons un endroit où, au moins, nous aurons la certitude d’être seuls.

 

– Allez donc ; je vous suis.

 

LXXXII

Les deux Judas


Ce fut vers la tour du milieu que Courtin guida son compagnon, non sans s’arrêter une ou deux fois pour écouter ; car, soit réalité, soit préoccupation, il semblait au maire de la Logerie entendre des pas, voir se glisser des ombres. Mais, comme M. Hyacinthe le rassurait à chaque pause, il finit par avouer que c’était un effet de son imagination timorée, et, arrivé à la tour, poussa une porte, entra le premier, puis tira de sa poche une bougie de cire et un briquet phosphorique, alluma la bougie et la promena dans toutes les encoignures ; enfin, il visita toutes les anfractuosités de façon à s’assurer que personne n’était caché dans l’ancien fruitier.

 

Une porte, pratiquée dans le mur à droite et à moitié enfoncée dans les débris du plancher, excita la curiosité et l’inquiétude de Courtin. Il la poussa et se trouva en face d’une ouverture béante de laquelle sortait une vapeur humide.

 

– Voyez donc ! dit M. Hyacinthe, qui s’était approché, en montrant à Courtin la brèche énorme ouverte dans la muraille et par laquelle on apercevait le lac, qui étincelait au clair de lune ; voyez donc.

 

– Oh ! je vois parfaitement, répondit en riant Courtin ; oui, la laiterie de la mère Chompré a besoin de réparations ; depuis que je suis venu ici, le trou fait au mur a augmenté du double ; on y entrerait maintenant en bateau.

 

Courtin, élevant alors sa lumière et la tendant vers la voûte, essaya d’éclairer les profondeurs du souterrain inondé ; mais, n’y réussissant pas, il prit une pierre et la lança dans l’eau, où elle tomba avec un bruit que la sonorité du lieu rendait sinistre, tandis que les ondes, ébranlées, répondaient à ce bruit par le clapotement régulier de leurs couches qui frappaient les murs et les marches de l’escalier.

 

– Allons, dit Courtin, il n’y a décidément par ici que les poissons du lac qui pourraient nous entendre, et il y a un proverbe qui dit : « Muet comme un poisson. »

 

En ce moment, une pierre détachée de la plate-forme roula le long des murs extérieurs et rebondit sur le pavé de la cour.

 

– Avez-vous entendu ? demanda à son tour M. Hyacinthe avec inquiétude.

 

– Oui, répliqua Courtin, qui, au contraire de son compagnon, que l’ombre gigantesque de ces ruines rendait plus timoré, avait repris, lui, un certain courage en s’assurant qu’il n’y avait personne de caché dans la cour ; mais ce n’est pas la première fois que je vois pareille chose et que j’entends pareil bruit. J’ai vu tomber, du haut de ces vieilles tourelles, des pans entiers de maçonnerie, au contact de l’aile d’un oiseau de nuit.

 

– Eh ! eh ! fit M. Hyacinthe avec son rire nasillard, qui rappelait le juif allemand, ce sont justement les oiseaux de nuit que nous avons à redouter.

 

– Oui, les chouans, dit Courtin ; mais, non, ces ruines sont trop près du village, et, bien que l’on ait vu rôder aux environs d’ici un drôle dont je nous croyais débarrassés et à l’intention duquel j’ai fait la perquisition de tout à l’heure, ils n’oseraient point s’y hasarder.

 

– Éteignez votre bougie, alors.

 

– Non pas : elle nous est inutile pour causer, c’est vrai ; mais nous avons, ce me semble, autre chose à faire que de causer.

 

– Vraiment ? fit M. Hyacinthe avec un mouvement d’allégresse.

 

– Sans doute. Venez dans cet enfoncement, où nous serons à l’abri et où nous pourrons cacher votre lumière.

 

Et le maire de la Logerie entraîna M. Hyacinthe sous la voussure qui conduisait à la porte du souterrain, plaça la lumière devant cette porte au bas d’une pierre tombée et s’assit sur les marches.

 

– Vous disiez donc, fit M. Hyacinthe en se plaçant en face de Courtin, que vous alliez me donner le nom de la rue et le numéro de la maison où est caché Petit-Pierre ?

 

– Ou quelque chose d’approchant, répondit Courtin, qui avait entendu le bruissement des pièces d’or que contenait la ceinture de M. Hyacinthe et dont les yeux étincelaient de convoitise.

 

– Voyons, ne perdons pas de temps en paroles inutiles. Savez-vous sa demeure ?

 

– Non.

 

– Alors, pourquoi m’avoir dérangé ? Ah ! si j’ai un regret, c’est de m’être adressé à un lambin de votre espèce !

 

Pour toute réponse, Courtin prit le papier qu’il avait ramassé dans les cendres du foyer de la maison de la rue du Marché, et le tendit à M. Hyacinthe en l’éclairant de façon qu’il pût lire.

 

– Qui a écrit ceci ? demanda le juif.

 

– La jeune fille dont je vous ai parlé et qui était près de celle que nous cherchons.

 

– Oui ; mais elle n’y est plus.

 

– C’est vrai.

 

– En ce cas, je vous demande à quoi nous sert cette lettre ? Que prouve-t-elle ? comment peut-elle avancer notre affaire ?

 

Courtin haussa les épaules et reposa sa lumière.

 

– En vérité, pour un monsieur de la ville, vous n’êtes guère futé, dit-il.

 

– Comment cela ?

 

– Pardieu ! n’avez-vous pas vu que, dans le cas où l’on inquiéterait celui auquel cette lettre est adressée, Petit-Pierre lui offre un asile ?

 

– Oui ; et après ?

 

– Eh bien, après, il n’y a qu’à l’inquiéter pour qu’il s’y rende.

 

– Et ensuite ?

 

– Il n’y aura qu’à fouiller la maison où il se sera sauvé pour trouver tout le monde ensemble.

 

M. Hyacinthe réfléchit.

 

– Oui, le moyen est bon, dit-il en tournant et en retournant la lettre entre ses mains et en la passant sur la flamme de la bougie pour s’assurer qu’elle ne contenait pas d’autre écriture.

 

– Je crois bien qu’il est bon !

 

– Et où demeure cet homme ? demanda négligemment M. Hyacinthe.

 

– Ah ! quant à cela, c’est une autre affaire, dit Courtin. Vous avez le moyen ; vous-même, vous l’avez dit, vous le trouvez bon ; mais je ne vous livrerai la manière de vous en servir que lorsque je serai nanti, comme disent les hommes de loi.

 

– Et, si cet homme ne profite pas de l’asile qu’on lui offre ? s’il ne se réfugie pas près de celle que nous cherchons ? dit M. Hyacinthe.

 

– Oh ! de la façon que je vous indiquerai, il est impossible qu’il ne s’y rende pas. La maison a deux issues : nous nous présentons à une porte avec des soldats ; il fuit par l’autre, que nous avons à dessein laissée libre ; à celle-là, il ne voit aucun danger qui le menace ; mais nous sommes, nous, à chaque extrémité de la rue, et nous le suivons. Vous voyez bien que le coup est immanquable ! Allons, débouclez votre ceinture.

 

– Vous viendrez avec moi ?

 

– Sans doute.

 

– D’ici à l’exécution, vous ne me quitterez pas d’une minute ?

 

– Je n’ai garde, puisque vous ne me donnez que moitié.

 

– Seulement, une fois nanti, dit M. Hyacinthe avec une résolution de laquelle, sous son air pacifique, on l’eût cru incapable, je vous préviens d’une chose, c’est que, si vous faites un geste suspect, si je m’aperçois que vous me trompez, à l’instant même je vous brûle la cervelle !

 

Et, en disant ces mots, M. Hyacinthe tira de sa poitrine un pistolet, et le montra au maire de la Logerie. La physionomie de celui qui faisait cette menace resta froide et calme ; cependant il y avait dans ses yeux un sombre éclair, qui disait à son complice qu’il était homme à lui tenir parole.

 

– Comme vous voudrez, répondit Courtin, et cela vous sera d’autant plus facile que je n’ai pas d’arme.

 

– C’est un tort, repartit M. Hyacinthe.

 

– Allons, fit Courtin, donnez-moi ce que vous m’avez promis, et, à votre tour, jurez-moi que, si la chose réussit, vous m’en remettrez encore autant.

 

– Ceci est sacré, vous pouvez y compter. On est honnête ou on ne l’est pas. Mais qu’avez-vous besoin de vous charger de cet or, puisque nous ne devons pas nous quitter ? continua M. Hyacinthe, qui paraissait éprouver à se dessaisir de sa ceinture autant de peine que Courtin manifestait d’empressement à s’en emparer.

 

– Comment ! s’écria celui-ci ; mais ne voyez-vous pas que j’en ai la fièvre, de le sentir, cet or, de le palper, de le toucher ; que je meurs de savoir qu’il est là, sans le tenir dans ma main ?

 

Mais, pour le moment de jouissance que je vais goûter tout à l’heure à le sentir rouler sous mes doigts – car vous me le donnerez, ou sinon je ne parle pas – mais, pour ce moment, j’ai tout bravé ! j’ai trouvé du courage, moi qui avais peur de mon ombre, moi qui tremblais lorsque, la nuit, j’étais forcé de traverser notre avenue. Donnez-moi cet or ; donnez-moi cet or, monsieur ! Il nous reste encore bien des périls à affronter, bien des risques à courir : cet or me fera courageux. Donnez-moi cet or, si vous voulez que je sois calme, que je sois implacable comme vous !

 

– Oui, répliqua M. Hyacinthe, qui avait vu le visage terne, la physionomie blafarde du paysan s’illuminer en prononçant ces paroles ; oui, contre l’adresse de cet homme, je vous le donnerai ; mais, à votre tour, l’adresse ? l’adresse ? Chacun désirait la chose attendue aussi vivement que l’autre.

 

M. Hyacinthe se leva, détacha sa ceinture ; Courtin, qu’enivrait le bruit métallique qu’il entendait de nouveau, allongea la main pour la saisir.

 

– Un instant ! fit M. Hyacinthe ; donnant, donnant.

 

– Oui ; mais voyons, avant tout, si c’est bien de l’or que vous avez là.

 

À son tour, le juif haussa les épaules ; mais il ne s’en rendit pas moins aux désirs de son associé. Il tira la chaînette de fer qui fermait la poche de cuir, et Courtin, ébloui par les lueurs de l’or, sentit un frisson qui courait tout le long de son corps, et, le cou tendu, les yeux fixes, les lèvres frémissantes, il passa avec une ineffable et indescriptible volupté les mains dans cet amas de pièces qui ruisselaient entre ses doigts.

 

– Il demeure, dit-il, il demeure rue du Marché, n° 22 ; la seconde porte est dans la ruelle parallèle à la rue du Marché.

 

Maître Hyacinthe lâcha la ceinture, que Courtin saisit en poussant un profond soupir de satisfaction.

 

Mais, au même instant, il redressa la tête d’un air effaré.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda M. Hyacinthe.

 

– Ah ! pour le coup, on a marché, dit le métayer, dont la figure se bouleversa.

 

– Mais non, repartit le juif ; je n’ai rien entendu. Décidément, j’ai mal fait de vous donner cet or.

 

– Pourquoi ? fit Courtin en serrant la ceinture contre sa poitrine comme s’il eût peur qu’on ne la lui reprît.

 

– Eh ! parce qu’il semble doubler vos terreurs.

 

D’un geste rapide, Courtin appuya la main sur le bras de son acolyte.

 

– Eh bien ? demanda M. Hyacinthe, qui commençait à s’inquiéter lui-même.

 

– Je vous dis que j’entends marcher sur nos têtes, fit Courtin en levant les yeux vers la voûte, qui restait noire et sombre.

 

– Bon ! n’allez-vous pas vous trouver mal ? dit le juif en essayant de rire.

 

– Le fait est que je ne me sens pas bien.

 

– Allons, retirons-nous. Nous n’avons plus rien à faire ici, et il est temps que nous nous mettions en route pour Nantes.

 

– Pas encore.

 

– Comment ! pas encore ?

 

– Non ; cachons-nous et écoutons. Si l’on a marché, c’est que l’on nous épie, et, si l’on nous épie, c’est que l’on nous guette à la porte… Oh ! mon Dieu, mon Dieu, en voudrait-on déjà à mon or ? fit le métayer serrant toujours la ceinture contre ses flancs, mais tremblant si fort, qu’il ne pouvait parvenir à l’attacher.

 

– Voyons, décidément vous perdez la tête, dit M. Hyacinthe, qui, des deux, se trouvait être l’homme de courage. Seulement, commençons par éteindre cette lumière, et, comme vous l’avez dit, cachons-nous dans le souterrain. Nous verrons de là si vous vous trompez.

 

– Vous avez raison, vous avez raison, dit Courtin en soufflant la bougie, en tirant à lui la porte du souterrain inondé et en descendant la première marche.

 

Mais il n’alla pas plus loin. Il poussa un cri d’épouvante dans lequel on pouvait distinguer ces mots :

 

– À moi, monsieur Hyacinthe !

 

Celui-ci portait la main à son pistolet, lorsqu’un bras vigoureux saisit le sien et le tordit à le briser.

 

La douleur fut telle, que le juif tomba à genoux, le front baigné de sueur et criant grâce !

 

– Un mot, un geste, et je te tue comme un chien que tu es ! dit la voix de maître Jacques.

 

Puis, s’adressant à Joseph Picaut, qui était entré derrière lui :

 

– Eh bien, fainéant, le tiens-tu ? Voyons !

 

– Oh ! le brigand ! répondit celui-ci d’une voix entrecoupée et haletante par suite des efforts qu’il faisait pour contenir Courtin, qu’il avait saisi au moment où celui-ci ouvrait la porte du souterrain et qui faisait des efforts désespérés pour sauver, non sa personne, mais son or ; oh ! le brigand ! il me mord, il me déchire… Ah ! si vous ne m’aviez pas défendu de le saigner, comme j’en aurais vite fini avec lui ! Au même instant, on entendit le bruit de deux corps qui tombaient d’une seule chute sur le sol.

 

Ces deux corps vinrent rouler à deux pas de M. Hyacinthe, que maître Jacques tenait lui-même renversé.

 

– S’il regimbe plus longtemps, tue ! tue ! dit maître Jacques. À présent que je sais ce que je voulais savoir, je n’y vois plus d’inconvénient.

 

– Ah ! mordieu ! que ne disiez-vous pas cela plus tôt, maître ! ce serait déjà fini.

 

Et, en effet, Joseph Picaut n’en demandait pas davantage : par un effort suprême, il tint Courtin renversé sous lui, lui appuya le genou sur la poitrine, et tira de sa ceinture un couteau acéré dont, au milieu de l’obscurité, Courtin vit étinceler la lame comme on voit briller un éclair.

 

– Grâce ! grâce ! cria le métayer. Je dirai tout, j’avouerai tout : mais ne me tuez pas.

 

La main de maître Jacques arrêta le bras de Joseph Picaut, qui, nonobstant cette promesse de Courtin, allait s’abattre sur lui.

 

– Non, dit Jacques, pas encore. J’y réfléchis, il peut nous servir. Ficelle-le-moi comme un saucisson, et qu’il ne puisse remuer ni pieds ni pattes.

 

Le malheureux Courtin était tellement épouvanté, qu’il tendit de lui-même les mains à Joseph, qui les lui enlaçait d’une corde mince et déliée dont maître Jacques avait dit à son compagnon de se munir.

 

Cependant, le métayer n’avait point encore lâché la ceinture pleine d’or, qu’à l’aide de son coude il maintenait serrée contre son estomac.

 

– Eh bien, en finiras-tu ? demanda le maître des lapins.

 

– Laissez-moi encore amarrer cette patte, répondit Joseph.

 

– Bien, bien ; et, après, tu en feras autant à celui-ci, continua Jacques en désignant M. Hyacinthe, qu’il avait laissé se relever sur un genou, et qui demeurait muet et immobile dans cette posture.

 

– Ça irait plus vite si j’y voyais clair, dit Joseph Picaut dépité d’avoir fait, dans l’obscurité, à sa ficelle, un nœud qu’il ne pouvait démêler.

 

– Mais, au fait, dit maître Jacques, pourquoi diable nous gênerions-nous ? pourquoi n’allumerions-nous pas notre lanterne ? Cela me réjouira l’âme, de voir un peu la face de ces marchands de rois et de princes.

 

En effet, maître Jacques tira de sa poche une petite lanterne et l’alluma à l’aide d’un briquet phosphorique aussi paisiblement que s’il eût été au milieu de la forêt de Touvois ; puis il promena sa clarté sur le visage de M. Hyacinthe et de Courtin.

 

À cette lueur, Joseph aperçut la ceinture de cuir que le métayer tenait sur sa poitrine et se précipita sur lui pour la lui arracher.

 

Maître Jacques se méprit sur la portée de ce geste : il crut que, cédant à sa haine contre le maire de la Logerie, le chouan voulait l’assassiner, et il se précipita sur lui pour prévenir ce dessein.

 

Au même instant, une ligne de feu, partie de la voûte supérieure de la tour, raya l’obscurité ; une explosion sourde se fit entendre et maître Jacques tomba sur le corps de Courtin, qui se sentit le visage inondé d’une liqueur chaude et insipide.

 

– Ah ! brigand ! s’écria maître Jacques en se relevant sur un genou et en s’adressant à Joseph ; ah ! tu m’as tendu un piège ! je t’avais pardonné ton mensonge ; mais tu payeras ta trahison ! Et, d’un coup de pistolet tiré à bout portant, il foudroya le frère de Pascal Picaut.

 

La lanterne s’était éteinte en roulant des escaliers dans le lac ; la fumée des deux coups de jeu avait rendu l’obscurité plus épaisse.

 

M. Hyacinthe, en voyant tomber maître Jacques, s’était relevé et, pâle, muet, fou de terreur, il tournait en courant autour du donjon sans trouver une issue ; enfin, il aperçut, à travers une des étroites fenêtres, les étoiles qui brillaient sur la voûte noire du ciel, et, avec la vigueur que donne l’épouvante, sans s’inquiéter de son complice, il escalada l’appui de cette fenêtre, et, ne calculant ni la hauteur ni le danger, il s’élança la tête la première dans le lac.

 

L’immersion dans l’eau froide calma le sang qui se portait à son cerveau avec une suprême violence, et lui rendit toute sa raison.

 

Il revint à la surface de l’eau et s’y soutint en nageant. Il regardait autour de lui pour voir de quel côté il devait se diriger, lorsqu’il aperçut une barque amarrée dans l’excavation qui permettait à l’eau du lac de pénétrer dans la tour.

 

C’était sans doute au moyen de cette barque que les deux hommes étaient arrivés jusqu’au souterrain inondé.

 

M Hyacinthe, tout frémissant, l’atteignit, faisant le moins de bruit qu’il lui fût possible, y grimpa, saisit les avirons et gagna le large.

 

Ce ne fut qu’à cinq cents pas du bord qu’il pensa à son compagnon.

 

– Rue du Marché, 22, s’écria-t-il. Non, la terreur ne m’a rien fait oublier ; le succès, maintenant, dépend de la célérité avec laquelle je vais rentrer dans Nantes. Pauvre Courtin ! à présent, je puis bien, je crois, me considérer comme l’héritier des cinquante mille francs qui me restaient à lui donner ; mais quelle sotte idée j’ai eue de lui livrer ma sacoche ! À cette heure, j’aurais l’adresse et l’argent. Quelle faute ! quelle faute !

 

Et, pour étouffer ses remords, le juif se courba sur les rames, et fit voler la barque sur l’eau du lac avec une vigueur qui semblait incompatible avec son apparence débile.

 

LXXXIII

ŒIL POUR ŒIL, DENT POUR DENT


Pour suivre M. Hyacinthe dans sa fuite presque miraculeuse, nous avons abandonné notre vieille connaissance Courtin, étendu sur le sol, pieds et poings liés, au milieu d’une obscurité profonde, entre les deux bandits blessés.

 

Le bruit de la respiration haletante de maître Jacques, les plaintes de Joseph lui causaient autant d’épouvante que lui en avaient donné leurs menaces ; il tremblait que l’un d’eux ne vînt à se souvenir que lui aussi était là, et ne pensât à exercer sur lui une suprême vengeance en le tuant ; il retenait son souffle de crainte qu’il ne le rappelât à leur pensée.

 

Cependant, un autre sentiment était plus fort chez lui que celui-là même de conservation de sa vie : il voulait jusqu’au dernier moment, soustraire à ceux qui pouvaient être ses bourreaux la ceinture précieuse, qu’il continuait à presser contre son cœur, et il osa, pour la leur cacher, ce qu’il n’eût point osé peut-être pour sauver sa vie : la laissant doucement couler contre sa poitrine, étouffant, par une pression habile et avec un instinct magnétique, comme si ses nerfs eussent communiqué avec cet or, le bruit métallique qu’il pouvait rendre, il la fit glisser sur le sol, et, par un mouvement insensible, rampant dans sa direction, il arriva à se coucher dessus et à la couvrir de son corps.

 

Comme il achevait d’accomplir cette difficile manœuvre, il entendit la porte de la tour qui criait en roulant sur ses gonds rouillés ; il tourna les yeux du côté d’où venait le bruit, et il aperçut une sorte de fantôme vêtu de noir qui s’avançait pâle, tenant une torche d’une main et traînant, de l’autre, par sa baïonnette, un lourd fusil dont la crosse résonnait sur les dalles.

 

À travers les ombres de la mort, qui s’étendaient déjà devant ses yeux, Joseph Picaut vit l’apparition ; car il s’écria d’une voix entrecoupée par l’angoisse :

 

– La veuve ! la veuve !

 

La veuve Picaut – c’était elle, en effet – s’avança lentement, et, sans jeter un regard sur le maire de la Logerie, ni sur maître Jacques, qui comprimant de sa main gauche la blessure qui lui trouait verticalement la poitrine, essayait de se soulever sur la droite, elle s’arrêta devant son beau-frère, et le considéra avec une expression qui conservait un reste de menace.

 

– Un prêtre ! un prêtre ! s’écria le moribond épouvanté par cette espèce de fantôme sombre qui éveillait un sentiment jusque-là inconnu en lui, le remords.

 

– Un prêtre ! et à quoi te servira un prêtre, misérable ? rendra-t-il la vie à ton frère, que tu as assassiné ?

 

– Non, non, s’écria Picaut, non, je n’ai pas assassiné Pascal, j’en jure sur l’éternité, où je suis près de descendre.

 

– Tu ne l’as pas assassiné ; mais tu as laissé faire les assassins, si toutefois tu ne les as pas poussés au crime. Non content de cela, tu as tiré sur moi, et, sans la main d’un brave homme qui a fait dévier le coup, dans une seule soirée tu étais deux fois fratricide. Mais, sache-le bien, ce n’est point du mal que tu as voulu me faire que je me suis vengée : c’est la main de Dieu qui t’a frappé par la mienne, Caïn !

 

– Eh quoi ! s’écrièrent à la fois Joseph Picaut et maître Jacques, ce coup de feu… ?

 

– Ce coup de feu, c’est moi qui savais te surprendre une fois de plus dans le crime, c’est moi qui l’ai tiré ! oui, Joseph, oui, toi si brave, toi si fier de ta force, humilie-toi devant l’arrêt de la Providence : tu meurs frappé de la main d’une femme.

 

– Oh ! que m’importe, à moi, d’où le coup vient ! du moment que j’en meurs, il vient de Dieu. Je t’en conjure donc, femme, laisse à mon repentir le temps d’être efficace ; fais que je puisse me réconcilier avec le Ciel, que j’ai offensé, amène-moi un prêtre, je t’en conjure !

 

– Ton frère a-t-il eu un prêtre, lui, à sa dernière heure ? lui as-tu donné, à lui, le temps d’élever son âme à Dieu lorsqu’il est tombé sous les coups de tes complices au gué de la Boulogne ? Non, œil pour œil, dent pour dent ! meurs de mort violente ; meurs sans secours spirituel ni temporel, comme est mort ton frère ! et que tous les brigands, ajouta-t-elle en se tournant vers maître Jacques, que tous les brigands qui, au nom d’un drapeau quel qu’il soit, portent la ruine dans leur patrie et le deuil dans leurs familles, descendent avec toi au plus profond de l’enfer !

 

– Femme ! s’écria maître Jacques parvenant à se soulever, quel que soit son crime, quoi qu’il vous ait fait, il n’est pas beau de lui parler ainsi. Pardonnez-lui bien plutôt, afin que l’on vous pardonne à vous-même.

 

– À moi ? dit la veuve ; et qui donc peut élever la voix contre moi ?

 

– Celui que, sans le vouloir, vous avez mis dans la tombe ; celui qui a reçu la balle que vous destiniez à votre beau-frère ; celui qui vous parle enfin ! moi, moi que vous avez frappé et qui ne vous en veux pas, au reste ; car, au train dont vont les choses, ce que les hommes de cœur ont de mieux à faire, c’est d’aller voir si le torchon tricolore, qui, à ce qu’il paraît, est à l’ordre du jour ici-bas, l’est aussi là-haut.

 

La veuve Picaut poussa un cri d’étonnement et presque d’épouvante à ce que venait de lui dire maître Jacques.

 

Comme on le devine, à la suite du projet surpris entre les deux complices, elle avait guetté l’arrivée de Courtin, et, l’ayant vu entrer dans la cour, elle avait, par la galerie extérieure, gagné la plate-forme, et, de là, à travers l’ouverture du plancher, elle avait fait feu sur son beau-frère.

 

Nous avons vu comment, dans le mouvement qu’avait fait maître Jacques pour protéger Courtin, c’était le premier qui avait reçu le coup.

 

Cette déviation de sa haine avait d’abord, comme nous l’avons dit, un peu étourdi la veuve.

 

Mais, aussitôt, pensant à quels bandits elle avait affaire :

 

– Eh bien, quand cela serait vrai, dit-elle, quand j’aurais frappé l’un pour l’autre, ne vous ai-je pas frappé au moment où vous alliez commettre un nouveau crime ? n’ai-je pas sauvé la vie à un innocent ?

 

À ce dernier mot, un sombre sourire crispa la lèvre pâle de maître Jacques ; il se retourna du côté de Courtin et sa main chercha à sa ceinture la crosse de son second pistolet.

 

– Ah ! oui, c’est juste, dit-il avec un rire sinistre, il y a là un innocent, je n’y pensais plus, moi… Eh bien, cet innocent, puisque vous me faites penser à lui, je vais lui délivrer son brevet de martyr ; je ne veux pas mourir sans avoir achevé mon œuvre.

 

– Vous ne souillerez pas de sang votre dernière heure comme vous en avez souillé toute votre vie, maître Jacques ! s’écria la veuve en se plaçant entre Courtin et le chouan ; je saurai bien vous en empêcher, moi.

 

Et elle dirigea vers maître Jacques la baïonnette de son fusil.

 

– Bien, fit maître Jacques comme s’il se résignait ; tout à l’heure, si Dieu m’en donne le temps et la force, je vous ferai connaître les deux drôles que vous appelez des innocents ; pour le moment, je laisse la vie à celui-ci ; mais, en échange, et pour mériter l’absolution que je vous ai donnée tout à l’heure, voyons, pardonnez à votre pauvre beau-frère… Ne l’entendez-vous pas qui râle ? dans dix minutes, peut-être sera-t-il trop tard.

 

– Non, non, jamais ! reprit sourdement la veuve.

 

Cependant, non seulement la voix, mais le râle même de Joseph Picaut allait s’affaiblissant, et il continuait d’user le peu de force qui lui restait dans les prières qu’il adressait à sa sœur.

 

– C’est Dieu et non moi qu’il faut implorer, dit celle-ci.

 

– Non, répondit le moribond secouant la tête, non, je n’ose point m’adresser à Dieu tant que je resterai chargé de votre malédiction.

 

– Alors, adresse-toi à ton frère et prie-le de te pardonner.

 

– Mon frère… murmura Joseph en fermant les yeux comme s’il entrevoyait le spectre terrible, mon frère ! je vais le voir, je vais me trouver face à face avec lui.

 

Et il essayait de repousser, de la main, le fantôme sanglant qui semblait l’attirer à lui.

 

Puis, d’une voix à peine intelligible, et qui n’était plus qu’un souffle :

 

– Frère… frère… murmurait-il, pourquoi détournes-tu la tête quand je te prie ? Au nom de notre mère, Pascal, laisse-moi embrasser tes genoux ! souviens-toi des larmes que nous avons versées ensemble pendant une enfance que les premiers bleus nous avaient faite si rude. Pardonne-moi d’avoir suivi la voie terrible dans laquelle notre père nous avait poussés tous les deux. Hélas ! hélas ! je ne savais pas alors que nous nous y rencontrerions un jour en ennemis ! Mon Dieu, mon Dieu, tu ne me réponds point, Pascal ! tu continues de détourner la tête… Oh ! mon pauvre enfant, mon pauvre petit Louis que je ne reverrai plus ! continua le chouan, prie ton oncle, prie-le pour moi ! Il t’aimait comme son enfant ; demande-lui, au nom de ton père mourant, de laisser arriver un pécheur repentant jusqu’au trône de Dieu… Ah ! frère, frère, murmura-t-il avec une expression de joie qui touchait à l’extase, tu te laisses attendrir… tu pardonnes… tu tends la main à l’enfant… Mon Dieu, mon Dieu, vous pouvez prendre mon âme maintenant : mon frère m’a pardonné ! Et il retomba sur la terre, de laquelle, par un suprême effort, il s’était soulevé pour tendre les bras à la vision.

 

Pendant ce temps, et peu à peu, la haine et la vengeance qu’avait respirées la physionomie de la veuve s’étaient calmées ; lorsque Joseph avait parlé du petit garçon que le pauvre Pascal aimait comme son enfant, une larme s’était fait jour entre les paupières de Marianne ; enfin, lorsque, à la lueur de sa torche, elle vit la figure du moribond s’éclairer, non pas d’une lumière terrestre, mais d’une certaine auréole divine, elle tomba elle-même à genoux, et pressant la main du blessé :

 

– Je te crois, je te crois, Joseph, dit-elle. Dieu dessille les yeux du mourant et entrouvre pour eux les profondeurs de son ciel. Comme Pascal t’a pardonné, je te pardonne ; comme il a oublié, j’oublie, oui, j’oublie tout, pour ne me rappeler qu’une chose, c’est que tu étais son frère. Frère de Pascal, meurs en paix !

 

– Merci, merci, balbutia Joseph, dont la voix devenait de plus en plus sifflante et dont les lèvres commençaient à se teindre d’une mousse rougeâtre ! merci ! Mais la femme ? mais les petits ?

 

– Ta femme est ma sœur et tes enfants sont mes enfants, dit solennellement la veuve. Meurs en paix, Joseph !

 

La main du chouan se porta à son front comme s’il eût essayé de faire le signe de la croix ; ses lèvres murmurèrent encore quelques paroles qui n’étaient point faites, sans doute, pour les oreilles humaines, car personne ne les comprit.

 

Puis il ouvrit démesurément les yeux, étendit les bras et poussa un profond soupir.

 

C’était le dernier.

 

Amen ! dit maître Jacques.

 

La veuve s’agenouilla et demeura en prière près de ce corps pendant quelques instants, tout étonnée que ses yeux eussent tant de larmes pour celui qui l’avait tant fait pleurer.

 

Il se fit un long silence.

 

Sans doute, ce long silence pesait à maître Jacques ; car tout à coup, il s’écria :

 

– Sacredié ! on ne se douterait guère qu’il y a encore un chrétien de vivant ici ! Je dis un, car je n’appelle pas les Judas des chrétiens.

 

La veuve tressaillit : près du mort, elle avait oublié le moribond.

 

– Je vais retourner à la maison et vous envoyer du secours, dit-elle.

 

– Du secours ? Peste ! gardez-vous-en bien : on ne me guérirait que pour la guillotine, et merci, la Picaut, j’aime mieux la mort du soldat ; je la tiens, je ne la lâche point.

 

– Et qui vous dit donc que je vous livrerais ?

 

– N’êtes-vous pas pataude et femme de pataud ? Fichtre ! la prise de maître Jacques, cela vaut bien la peine d’être griffonné dans vos états de services, la veuve !

 

– Mon mari était patriote ; j’ai hérité de ses sentiments, c’est vrai ; mais j’ai, avant toute chose, horreur des traîtres et de la trahison. Pour tout l’or du monde, je ne livrerais personne, pas même vous.

 

– Vous avez horreur de la trahison ? Entends-tu là-bas ? Eh bien voilà mon affaire.

 

– Voyons, Jacques, laissez-moi appeler, fit la veuve.

 

– Non, répondit le maître des lapins ; j’ai mon compte, je le sens et je le sais : j’en ai tant fait, de ces trous-là, que je m’y connais ! dans deux heures, dans trois au plus, je me serai égaillé dans la grande lande, dans la dernière, dans la bonne, dans la belle, dans la lande du bon Dieu ! Mais écoutez-moi.

 

– Parlez.

 

– Cet homme que vous voyez, continua-t-il en poussant Courtin du pied comme il eût fait d’un animal immonde, cet homme, pour quelques pièces d’or, a vendu une tête qui, pour tous devait être sainte et sacrée ; non seulement parce qu’elle est de celles qui sont destinées à porter les couronnes, mais encore parce que son cœur est noble, bon et généreux.

 

– Cette tête, répliqua la veuve, elle s’est abritée sous mon toit.

 

Car, au portrait que venait de tracer maître Jacques, Marianne avait reconnu Petit-Pierre.

 

– Oui, une première lois, vous l’avez sauvée, je sais cela, la Picaut, et c’est ce qui vous fait grande à mes yeux ; c’est ce qui m’a donné l’idée de vous adresser ma prière.

 

– Voyons, que faut-il faire ?

 

– Approchez et tendez l’oreille ; vous seule devez entendre ce que je vais dire.

 

La veuve passa du côté opposé à Courtin et se pencha vers le blessé.

 

– Il faut, dit-il à voix basse, il faut avertir l’homme qui est chez vous.

 

– Qui donc ? demanda la veuve avec stupeur.

 

– Celui que vous cachez dans votre étable, celui que, chaque nuit, vous allez soigner et consoler.

 

– Mais qui donc vous a appris…

 

– Bon ! est-ce que vous croyez que l’on cache quelque chose à maître Jacques ? Tout ce que je dis est vrai, la Picaut, et c’est ce qui fait que maître Jacques le chouan, maître Jacques le chauffeur, vous dit que, malgré la façon dont vous traitez vos parents, il serait fier d’en être.

 

– Mais le gars est convalescent ; à peine s’il a la force de se tenir debout, et encore en s’appuyant contre les murailles.

 

– La force, soyez tranquille, il la trouvera ; car c’est un homme, lui, un homme comme il n’y en aura plus après nous, dit le Vendéen avec un orgueil sauvage, et s’il ne peut marcher lui-même, il trouvera bien le moyen de faire marcher les autres, allez ! Dites-lui seulement qu’il avertisse à Nantes, et sur-le-champ, sans perdre une minute, une seconde ! qu’il avertisse qui il sait… L’autre est en marche tandis que nous bavardons.

 

– Cela sera fait, maître Jacques.

 

– Ah ! si votre gredin de Joseph avait parlé plus tôt, reprit maître Jacques en redressant son buste pour arrêter le sang qui se portait avec violence à sa poitrine ; il savait, je suis sûr, ce qui se tramait entre ces deux gueux-là ; mais il les tenait, il croyait vivre… l’homme propose et Dieu dispose… C’est le magot qui l’a tenté. À propos, la veuve, vous devez le trouver quelque part, ce magot.

 

– Qu’en faudra-t-il faire ?

 

– Deux parts : vous donnerez l’une aux orphelins que la guerre a faits chez les blancs comme chez les bleus ; c’est ma part, celle-là, celle qui devait me revenir après le coup ; l’autre part, c’est celle de Joseph : vous la donnerez à ses enfants.

 

Courtin poussa un soupir d’angoisse ; car ces mots avaient été prononcés d’une voix assez haute pour qu’il les entendît.

 

– Non, dit la veuve, non, c’est de l’or de Judas : il porterait malheur ! Merci, je ne veux pas de cet or pour les pauvres enfants, si innocents qu’ils soient.

 

– Vous avez raison : donnez tout aux pauvres : les mains qui reçoivent l’aumône lavent tout, même le crime.

 

– Et lui ? fit la veuve en désignant Courtin du doigt, mais sans le regarder.

 

– Lui, il est bien lié, bien ficelé, bien garrotté, n’est-ce pas ?

 

– Il en a l’air du moins.

 

– Eh bien, celui qui est là-bas décidera de son sort.

 

– Soit.

 

– À propos, tenez, la Picaut, en allant l’avertir, faites-lui cadeau de cette carotte de tabac dont je n’ai plus besoin, moi ; m’est avis que ça le flattera crânement. Allons, continua le maître des lapins, ne voilà-t-il pas que cela va me faire regretter de mourir… Ah ! je donnerais mes vingt-cinq mille francs de prise pour assister à l’entrevue de notre homme avec celui-ci ; ça sera drôle… Mais, bah ! un million ou deux sous, c’est la même chose quand on s’adresse à la camuse.

 

– Vous ne resterez pas ici, dit Marianne, nous avons dans le donjon une chambre où je vais vous transporter. Là, au moins, vous pourrez recevoir un prêtre.

 

– Comme vous voudrez, la veuve ; mais auparavant, faites-moi l’amitié de vous assurer si mon drôle est convenablement amarré. Ça chagrinerait mes derniers moments, voyez-vous, la seule idée qu’il puisse se donner de l’air avant le branle-bas qu’il va y avoir tout à l’heure ici.

 

La veuve inclina la tête vers Courtin.

 

Les cordes serraient si étroitement les bras du maire de la Logerie, qu’elles entraient dans les chairs, qui boursouflaient à l’entour, rougies et violacées.

 

La figure du métayer, surtout, trahissant les angoisses qu’il éprouvait, était plus pâle que celle de maître Jacques.

 

– Non, il ne peut bouger, répliqua Marianne ; voyez plutôt. D’ailleurs, je donnerai un tour de clef à la porte.

 

– Oui, et puis, au fait, ce ne sera pas long ; vous allez y aller tout de suite, n’est-ce pas la mère ?

 

– Soyez tranquille.

 

– Merci !… Oh ! le merci que je vous dis n’approche pas du merci que vous dira tout à l’heure celui qui est là-bas, allez !

 

– Bien ; mais laissez-moi vous transporter dans le donjon, où vous pourrez recevoir tous les secours que réclame votre état. Confesseur et médecin seront muets, soyez tranquille.

 

– Soit… Ce sera drôle, au fait, de voir maître Jacques mourir dans un lit, lui qui, toute sa vie, a couché sur la mousse ou sur la bruyère.

 

La veuve prit le Vendéen entre ses bras et, l’enlevant de terre, elle le transporta dans la petite chambre dont nous avons parlé et le déposa sur le grabat qui s’y trouvait.

 

Maître Jacques, malgré les souffrances qu’il devait endurer, malgré la gravité de sa position, restait, en face de la mort, sardonique et rieur comme il l’avait été pendant toute sa vie ; le caractère de cet homme, qui ne ressemblait en rien à celui de ses compatriotes, ne se démentait pas un seul instant.

 

Cependant, au milieu de ses sarcasmes, qu’il adressait aussi bien à ce qu’il avait défendu qu’à ce qu’il avait combattu, il ne cessa de prier la veuve Picaut d’aller au plus vite remplir auprès de Jean Oullier la mission dont il l’avait chargée.

 

Ainsi activée par lui, la veuve Picaut ne prit que le temps de pousser les verrous du vieux fruitier, où elle laissait Courtin prisonnier ; elle traversa le jardin, rentra dans l’auberge, et trouva sa vieille mère tout alarmée du bruit des coups de feu qui était parvenu jusqu’à elle ; l’absence de sa fille avait redoublé les alarmes de la brave femme, et elle commençait à craindre, lorsque Marianne rentra, qu’elle n’eût été victime de quelque guet-apens de son beau-frère.

 

La veuve, sans lui dire un mot de ce qui s’était passé, la pria de ne laisser pénétrer personne jusqu’aux ruines, et, jetant sa mante sur ses épaules, elle se disposa à sortir.

 

Au moment où elle posait la main sur le loquet, on frappa doucement à la porte.

 

Marianne se retourna vers sa mère.

 

– Mère, dit-elle, si quelque étranger demande à passer la nuit dans l’auberge, dites que nous n’avons plus de place. Personne ne doit pénétrer ici cette nuit : la main de Dieu est sur la maison.

 

On frappa pour la seconde fois.

 

– Qui va là ? demanda la veuve en ouvrant la porte, mais en barrant le passage avec son corps.

 

Bertha parut sur le seuil.

 

– Vous m’avez fait savoir ce matin, madame, dit la jeune fille, que vous aviez une communication importante à me faire.

 

– Ah ! vous avez raison, répondit la veuve ; je l’avais oublié.

 

– Juste Dieu ! dit Bertha remarquant que le fichu de Marianne était marbré de larges taches de sang, serait-il arrivé quelque chose à l’un des miens ? Mary ! mon père ! Michel !

 

Et, malgré la force d’âme de la jeune fille, cette dernière pensée ébranla si fortement son cœur, qu’elle dut s’appuyer à la muraille pour ne pas tomber.

 

– Rassurez-vous, répondit la Picaut, ce n’est point un malheur que je voulais vous annoncer ; au contraire, c’est un de vos anciens amis que vous croyiez perdu, que vous avez pleuré, qui vit et qui doit vous voir.

 

– Jean Oullier, s’écria Bertha devinant à l’instant même de qui il était question ; Jean Oullier ! c’est de lui, n’est-ce pas, que vous voulez parler ? Il vit ? Oh ! que le ciel soit béni ! mon père va-t-il être heureux ! conduisez-moi près de lui, madame, tout de suite, à l’instant, je vous en conjure !

 

– C’était mon intention aussi, ce matin ; mais, depuis ce matin, bien des événements sont arrivés, et vous avez un devoir plus pressant que celui-là.

 

– Un devoir ! demanda Bertha étonnée ; et lequel ?

 

– Celui de vous rendre à Nantes sur-le-champ ; car je doute que, épuisé comme il l’est, le pauvre Jean Oullier puisse faire ce qu’en attendait maître Jacques.

 

– Et qu’irai-je faire à Nantes ?

 

– Dire à celui ou à celle que vous appelez Petit-Pierre que le secret de sa demeure a été vendu et acheté ; qu’elle ait à la quitter au plus vite. Tout asile est plus sûr que celui qu’elle occupe maintenant. La trahison est sur elle ; et Dieu veuille que vous arriviez à temps !

 

– Trahie ! s’écria Bertha, trahie ! et par qui ?

 

– Par celui qui, une fois déjà, avait envoyé chez moi les soldats pour la prendre, par Courtin, le métayer de la Logerie.

 

– Courtin ! vous l’avez vu ?

 

– Oui, répondit laconiquement Marianne.

 

– Oh ! s’écria Bertha en joignant les mains, ne pourrai-je le voir ?

 

– Jeune fille, jeune fille, dit la veuve évitant de répondre à la question, c’est moi, que les partisans de cette femme ont faite veuve, qui vous dis de vous hâter ! et c’est vous, qui vous vantez d’être une de ses fidèles, qui hésitez à partir !

 

– Non, non ; vous avez raison, dit Bertha, je n’hésite pas, je pars ! Et, en effet, la jeune fille fit un mouvement pour sortir.

 

– Vous ne pouvez aller à Nantes à pied, vous n’arriveriez pas à tenir ; Mais, dans l’écurie de cette maison, il y a deux chevaux ; prenez celui que vous voudrez, et faites-vous-le seller par le garçon d’écurie.

 

– Oh ! dit Bertha, soyez tranquille, je le sellerai bien moi-même. Mais que pourra donc faire pour vous, pauvre veuve, celle que, pour la seconde fois, vous avez sauvée ?

 

– Dites-lui qu’elle se souvienne de ce que je lui ai dit dans ma chaumière, près de ce lit où deux hommes tués pour elle, gisaient étendus ; dites-lui que c’est un crime d’apporter la discorde et la guerre dans un pays où ses ennemis eux-mêmes la défendent contre la trahison. Allez, allez, mademoiselle, et Dieu vous conduise !

 

Et, à ces mots, la veuve s’élança hors de la maison, et se rendit d’abord chez le curé de Saint-Philbert, qu’elle pria de passer au donjon ; puis, aussi rapidement que la chose était possible, elle se dirigea à travers champ, vers sa métairie.

 

LXXXIV

Les pantalons rouges


Depuis vingt-quatre heures, l’inquiétude de Bertha avait été extrême ; ce n’était point sur Courtin seul que les révélations de Joseph Picaut avaient fait planer ses soupçons : ils s’étaient étendus jusqu’à Michel lui-même.

 

Ses souvenirs de la soirée qui avait précédé le jour du combat du Chêne, cette apparition d’un homme à la croisée de la chambre de Mary, n’étaient jamais complètement sortis de la pensée de Bertha, que de temps en temps ils traversaient comme un trait de flamme en laissant derrière eux un sillon de douleur que l’attitude passive prise vis-à-vis d’elle par Michel pendant sa convalescence parvenait difficilement à calmer ; mais, lorsqu’elle apprit que Courtin, qu’elle ne pouvait supposer avoir agi sans ordre, avait fait partir le bâtiment ; lorsque surtout, revenant, tout effarée et haletante d’amour, à la Logerie, elle n’y trouva plus celui qu’elle y venait chercher, ses soupçons jaloux devinrent plus violents encore.

 

Mais un instant elle oublia tout pour obéir au devoir que venait de lui imposer la veuve ; devant ce devoir, toutes les considérations devaient fléchir, même celle de son amour.

 

Elle courut donc à l’écurie sans perdre une minute, choisit celui des deux chevaux qui lui parut le plus propre à faire promptement la route, lui servit double ration d’avoine pour donner à ses jambes tout le degré d’élasticité auquel elles pouvaient atteindre, jeta sur son dos, pendant qu’il mangeait, l’espèce de bât qui devait lui servir de selle, et, la bride à la main, elle attendit que l’animal eût fini de manger.

 

Tandis qu’elle attendait, un bruit bien connu dans ces temps de trouble parvint jusqu’à elle.

 

C’était le retentissement régulier des pas d’une troupe en marche.

 

Au même instant, on frappa violemment à la porte de l’auberge.

 

À travers un châssis vitré qui donnait sur un fournil communiquant avec la cuisine, la jeune fille entrevit des soldats, et, aux premiers mots qu’ils prononcèrent, elle comprit qu’ils venaient demander un guide.

 

En ce moment, rien n’était indifférent à Bertha, qui avait à trembler à la fois pour son père, pour Michel et pour Petit-Pierre. Elle ne voulut donc point partir sans savoir précisément ce que désiraient ces hommes ; et certaine de ne pas être reconnue sous le costume de paysanne qu’elle avait conservé, elle passa de l’écurie dans le fournil, et, pénétra jusqu’à la cuisine.

 

Un lieutenant commandait la petite troupe.

 

– Comment ! disait-il à la mère Chompré, il n’y a pas un homme dans cette maison ? pas un seul ?

 

– Non, monsieur, répondit la vieille femme ; ma fille est veuve, et le seul garçon d’écurie que nous ayons, est, à ce qu’il paraît, allé je ne sais où.

 

– Eh ! c’est justement votre fille que j’eusse voulu trouver, dit le lieutenant ; si elle était là, elle nous servirait de guide, comme elle a fait la fameuse nuit du saut de Baugé, ou, si elle ne pouvait pas nous en servir elle-même, elle nous en choisirait un de sa main, et, celui-là, on pourrait s’y fier, tandis qu’avec les misérables paysans que nous racolons de force et qui sont à moitié chouans, il n’y a pas moyen de voyager tranquille.

 

– La maîtresse Picaut est absente ; mais peut-être y a-t-il moyen de la remplacer, dit Bertha en s’avançant résolument. Allez-vous loin, messieurs ?

 

– Tudieu ! voilà une jolie fille ! dit le jeune officier en s’approchant. Conduisez-moi où vous voudrez, la belle enfant, et du diable si je ne vous suis pas !

 

Bertha baissa les yeux en tordant le crin de son tablier comme eût pu le faire une naïve villageoise.

 

– Si ce n’est pas bien loin d’ici, messieurs, et que la maîtresse le permettent, je puis vous accompagner. Je connais assez bien les alentours.

 

– Accepté ! dit le lieutenant.

 

– Mais ce serait à une condition, continua Bertha : c’est que quelqu’un me ramènerait ici ; j’aurais peur toute seule par les chemins.

 

– Dieu me garde de céder ce soin-là à un autre, ma belle fille ! dit l’officier, quand même cette complaisance devrait me coûter mes épaulettes. Voyons, connais-tu la Banlœuvre ?

 

Au nom de cette métairie qui appartenait à Michel, et qu’elle avait habitée pendant quelques jours avec le marquis et Petit-Pierre, Bertha sentit un frisson courir par tout son corps ; une sueur froide lui monta au front ; son cœur battit avec violence ; cependant, elle domina son émotion.

 

– La Banlœuvre ? répéta-t-elle. Non, ce n’est pas de chez nous, cela. Est-ce un bourg ou un château, la Banlœuvre ?

 

– C’est une métairie.

 

– Une métairie ? Et à qui la métairie ?

 

– À un monsieur de vos environs, sans doute.

 

– Vous allez en logement à la Banlœuvre ?

 

– Non, nous y allons en expédition.

 

– Qu’est-ce que cela veut dire, en expédition ? demanda Bertha.

 

– Eh bien, à la bonne heure ! dit le lieutenant, voilà une belle enfant qui ne demande pas mieux que de s’instruire.

 

– C’est tout naturel : si je vous conduis ou vous fais conduire à la Banlœuvre, il faut au moins que je sache ce que vous allez y faire.

 

– Nous allons, dit le sous-lieutenant se mêlant à la conversation pour placer sa plaisanterie, nous allons passer un blanc à la lessive de plomb, afin que, de blanc, il devienne bleu.

 

– Ah ! fit Bertha, ne pouvant retenir une exclamation de terreur.

 

– Tudieu ! Qu’avez-vous ? demanda le lieutenant. Si l’on vous avait dit le nom de celui que nous allons arrêter, je croirais que vous en êtes amoureuse.

 

– Moi ! dit Bertha faisant appel à toute l’énergie de son caractère pour dissimuler l’effroi qui lui comprimait le cœur ; moi, amoureuse d’un monsieur ?

 

– On a vu des rois épouser des bergères, dit le sous-lieutenant, qui paraissait décidément être d’humeur bouffonne.

 

– Bon ! dit le lieutenant ; et voilà, sur ma foi, la bergère qui va s’évanouir comme une grande dame.

 

– Moi ! fit Bertha en essayant de sourire ; moi, m’évanouir ? Allons donc ! ce sont des manières que l’on apprend à la ville, et non pas ici.

 

– Il n’en est pas moins vrai que vous êtes devenue pâle comme votre linge, la belle fille.

 

– Dame, vous parlez de fusiller un homme comme de tirer un lapin au coin d’une haie.

 

– Tandis que ce n’est pas du tout la même chose, dit le sous-lieutenant. Un lapin fusillé est bon à rôtir, tandis qu’un chouan n’est bon à rien.

 

Bertha ne put empêcher son fier et énergique visage de trahir par son expression, le dégoût que lui inspirait la plaisanterie du jeune officier.

 

– Ah çà ! dit le lieutenant, vous n’êtes donc point patriote comme votre maîtresse, et nous sommes donc mal renseignés ?

 

– Je suis patriote ; mais j’ai beau haïr mes ennemis, je n’ai pas encore pu m’habituer à voir leur mort d’un œil sec.

 

– Bah ! dit l’officier, on s’y fait… On se fait bien à passer les nuits sur les grands chemins, au lieu de les passer dans son lit.

 

Tout à l’heure, quand ce maudit paysan est arrivé au poste de Saint-Martin, et qu’il m’a fallu me mettre en route, j’ai donné l’État à tous les diables ! Eh bien, je vois maintenant que j’avais tort et qu’il a ses compensations ; de sorte que, dans ce moment-ci, loin de la maudire, je trouve la profession charmante.

 

Et, en achevant ces mots, pour ajouter sans doute aux agréments de la situation, l’officier se pencha et voulut prendre un baiser sur le cou de la jeune fille.

 

Bertha, qui ne s’attendait pas à cette agression amoureuse, sentit le souffle chaud du jeune homme sur son visage et se releva rouge comme une grenade, les narines frissonnantes de colère, les yeux étincelants d’indignation.

 

– Oh ! oh ! continua le lieutenant, n’allez-vous pas vous mettre en colère pour un méchant baiser, la belle fille ?

 

– Pourquoi pas ? Croyez-vous donc, parce que je suis une pauvre fille de la campagne, que l’on puisse m’insulter impunément ?

 

– « Insulter impunément ! » Hein ! comme cela parle ! dit le sous-lieutenant ; et que l’on vienne nous dire que nous sommes dans un pays de sauvages !

 

– Savez-vous, dit le lieutenant, que j’ai bonne envie de faire une chose ?

 

– Laquelle ?

 

– C’est de vous arrêter comme suspecte, et de ne vous relâcher que lorsque vous m’aurez payé la rançon que je mettrai à votre liberté.

 

– Et quelle sera cette rançon ?

 

– Ce que vous me refusez, un baiser.

 

– Je ne puis vous laisser prendre un baiser, puisque vous n’êtes ni mon parent, ni mon frère, ni mon mari.

 

– N’y a-t-il donc que ceux-là qui auront jamais le droit de poser leurs lèvres sur ces belles joues ?

 

– Sans doute.

 

– Et pour quelle raison ?

 

– Parce que je ne veux pas manquer à mes devoirs.

 

– Vos devoirs ! Oh ! la bonne plaisanterie !

 

– Croyez-vous donc que nous n’ayons pas nos devoirs comme vous avez les vôtres ?… Voyons (Bertha essaya de rire), si je vous demandais, par exemple, le nom de celui que vous allez arrêter et qu’il fût contre votre devoir de me le dire, me le diriez-vous ?

 

– Ma foi, dit le jeune officier, je n’aurais pas grand mérite à vous le dire, car je ne crois pas qu’il y ait le moindre inconvénient à ce que vous le sachiez.

 

– Mais, s’il y en avait un, enfin ?

 

– Oh ! alors… et encore, je ne sais, par ma foi ! vos yeux me troublent ! bien la cervelle, que je n’ose dire ce que je ferais vraiment. Et, tenez, la preuve, c’est que, s’il le faut absolument, si vous êtes aussi curieuse que je suis faible, ce nom, je vous le dirai, je trahirai la patrie ; mais, à mon tour, ce baiser, il me le faut ! L’appréhension de Bertha était si vive ; elle était si intimement convaincue que c’était Michel que le danger menaçait, qu’elle oublia toute prudence et qu’avec l’impétuosité de son caractère, sans réfléchir aux suppositions que son insistance pourrait faire naître dans l’esprit du lieutenant, elle lui tendit brusquement la joue.

 

L’officier y prit deux baisers retentissants.

 

– Donnant donnant, dit-il sans pouvoir s’empêcher de réprimer un sourire : le nom de celui que nous allons arrêter est M. de Vincé.

 

Bertha se recula et regarda l’officier. Un pressentiment lui disait qu’il s’était joué d’elle et l’avait trompée.

 

– Allons, allons, en route ! dit le lieutenant, je vais demander au maire ce que nous n’avons pu trouver ici.

 

Puis, se retournant vers Bertha :

 

– Ah ! quel que soit le guide qu’il me donne, ajouta-t-il, il ne m’en fournira point qui m’agrée autant que vous, la belle enfant !

 

Et il poussa un soupir affecté.

 

Enfin, s’adressant aux soldats :

 

– Allons, vous autres, en route ! dit le lieutenant.

 

Le sous-lieutenant et les quelques soldais qui étaient entrés avec l’officier, sortirent pour reprendre leurs rangs.

 

Celui-ci demanda une allumette pour allumer son cigare. Bertha chercha en vain l’objet demandé sous le chambranle de la cheminée. L’officier alors prit un papier dans sa poche et l’alluma à la lampe ; Bertha, qui suivait tous ses mouvements, jeta un regard sur ce papier que la flamme commençait à tordre, et entre ses plis jaunissants, elle lut distinctement le nom de Michel.

 

– Ah ! je m’en étais douté, pensa-t-elle ; il a menti ! Oui, oui, c’est bien Michel qu’ils vont arrêter !

 

Et, comme l’officier avait jeté à terre le papier à moitié enflammé, elle posa le pied dessus avec tant de trouble, que l’officier put en profiter pour l’embrasser une seconde fois.

 

Puis, au moment où elle se retournait vers lui :

 

– Chut ! lui dit-il en posant un doigt sur sa bouche, vous n’êtes pas une paysanne. Veillez sur vous si vous avez à vous cacher ; car, si vous jouez aussi mal votre rôle avec ceux qui vous cherchent qu’avec moi qui n’ai point mission de vous chercher, vous êtes perdue !

 

Et, sur ces mots, il sortit vivement, de peur sans doute de se perdre lui-même.

 

Bertha n’attendit même pas que la porte fût refermée derrière lui ; elle saisit le débris du papier.

 

C’était la dénonciation que Courtin avait envoyée à Nantes par le paysan dont il avait fait son messager, et que celui-ci avait remise, pour abréger sa course, au premier poste qu’il avait rencontré sur la route.

 

Ce poste était celui de Saint-Martin, village voisin de Saint-Philbert.

 

Il restait assez de l’écriture du maire de la Logerie pour éclairer Bertha sur la destination de la troupe qui marchait vers la Banlœuvre.

 

La tête de Bertha s’égara : si la condamnation qui pesait sur la tête du jeune homme était exécutée par les soldats – et la plaisanterie du sous-lieutenant pouvait le lui faire croire – dans deux heures, Michel était mort ; elle le vit sanglant, la poitrine trouée de balles, rougissant la terre de son sang. Elle devint folle.

 

– Où est Jean Oullier ? s’écria-t-elle en s’adressant à la vieille hôtesse.

 

– Jean Oullier ? dit celle-ci en la regardant avec stupeur. Je ne sais ce que vous voulez dire.

 

– Je vous demande où est Jean Oullier ?

 

– Est-ce que Jean Oullier n’est pas mort ? répondit la mère Chompré.

 

– Mais votre fille, où est-elle allée ?

 

– Dame, je n’en sais rien ; elle ne me dit pas où elle va quand elle sort ; elle est d’âge à être maîtresse de ses actions.

 

Bertha pensa bien à la maison de la Picaut ; mais, cette course, si elle était inutile, lui faisait perdre une heure.

 

Cette heure suffisait pour amener la mort de Michel.

 

– Tout à l’heure elle sera de retour, reprit-elle ; dites-lui que je n’ai pu aller tout de suite où elle sait, mais qu’avant le jour j’y serai.

 

Et, courant à l’écurie, elle passa la bride au cheval, s’élança sur son dos, le fit sortir de la maison, et, lui cinglant les flancs d’un vigoureux coup de houssine, elle parvint à le mettre tout d’abord à une allure qui n’était ni le trot, ni le galop, mais grâce à laquelle elle pouvait cependant gagner une demi-heure sur les soldats.

 

Lorsqu’elle traversa la place de Saint-Philbert, elle entendit sur sa droite, et dans la direction du pont, le bruit de la petite troupe qui s’éloignait.

 

Elle s’orienta, prit une ruelle, dépassa les maisons, lança son cheval dans la Boulogne, la passa à la nage, et vint rejoindre le chemin un peu au-dessus de la forêt de Machecoul.

 

LXXXV

La louve blessée


Heureusement pour Bertha que sa monture offrait plus de ressources que son apparence n’en promettait ; c’était un petit cheval breton qui, au repos, semblait morne, triste, abattu, comme le sont les hommes de son pays, mais qui, comme eux aussi, s’échauffait à l’action et de minute en minute grandissait en énergie, les naseaux ouverts, sa longue crinière ébouriffée et flottant au vent, il atteignit le galop ; puis bientôt son galop se précipita, dévorant le chemin ; les plaines, les vallons, les haies passaient et disparaissaient derrière lui avec une fantastique rapidité, tandis que Bertha, penchée sur son cou, rendant toute la bride, ne s’occupait que de l’actionner et lui fouettait les flancs sans relâche.

 

Les paysans attardés qu’ils rencontraient, voyant le cheval et celle qui le montait s’évanouir dans l’ombre aussi vite qu’ils les avaient vus apparaître, les prenaient pour des fantômes et se signaient derrière eux.

 

Mais si prompte que fût cette course, elle n’était point encore ce qu’eût voulu le cœur de Bertha, à laquelle la seconde semblait un mois, la minute une année ; elle sentait quelle terrible responsabilité pesait sur sa tête, responsabilité de sang, de mort et de honte tout à la fois. Sauverait-elle Michel, et, l’ayant sauvé, arriverait-elle à temps pour conjurer le danger qui menaçait Petit-Pierre ?

 

Mille idées confuses traversaient son cerveau ; elle se reprochait de n’avoir point donné à la mère de Marianne des instructions suffisantes ; elle était prise de vertige en songeant qu’après la course terrible qu’elle lui faisait faire, le pauvre petit cheval breton succomberait indubitablement dans le trajet de la Banlœuvre à Nantes ; elle se reprochait d’user, au profit de son amour, les ressources qui pouvaient sauvegarder une tête si précieuse à la noblesse de France ; elle comprenait que, personne n’ayant les mots d’ordre qu’elle possédait, on ne pourrait arriver jusqu’à l’illustre proscrite, et, combattue par mille sentiments divers, éperdue, en proie à une sorte d’ivresse furieuse, elle ne savait plus que presser son cheval du talon, que précipiter son allure, que courir enfin cette course folle, qui, au moins, rafraîchissait son cerveau brûlé par les pensées qui semblaient près de le faire éclater.

 

Au bout d’une heure, elle atteignit la forêt de Touvois ; là, force lui fut de renoncer à cette vitesse ; le chemin était si bien semé de fondrières, que deux fois le pauvre petit cheval breton s’abattit ; elle le mit au pas, en calculant qu’elle avait dû gagner une avance suffisante pour donner à Michel le temps de fuir. Elle espéra – elle respira.

 

Un moment de satisfaction vint éteindre toutes les ardeurs dévorantes de ses angoisses et de ses douleurs.

 

Michel allait, une fois de plus, lui devoir la vie !

 

Il faut avoir aimé, il faut avoir éprouvé les ineffables joies du sacrifice, il faut savoir tout ce qu’il y a de bonheur dans cette immolation de soi-même au profit de l’être aimé, pour comprendre combien Bertha se sentit, pendant quelques minutes, joyeuse et fière, en songeant que l’existence de Michel, qu’elle allait sauver, lui coûterait peut-être si cher ! Elle était tout entière à ses pensées lorsque, aux rayons de la lune, elle vit briller les murs blancs de la métairie, encadrés dans les touffes noires des noisetiers.

 

La porte charretière était ouverte.

 

Bertha descendit de son cheval, l’attacha à un des anneaux du mur extérieur et pénétra dans la cour.

 

Le fumier dont elle était jonchée amortissait le bruit de son pas ; nul chien par ses aboiements ne signala son entrée aux habitants de la métairie.

 

À sa grande surprise, Bertha aperçut, attaché à la porte de la maison, un cheval tout sellé et tout bridé.

 

Le cheval pouvait être à Michel ; mais tout aussi bien pouvait-il être à un étranger.

 

Bertha voulut s’en assurer avant de pénétrer dans la maison.

 

Un des volets de cette même salle dans laquelle Petit-Pierre avait demandé, au nom de Michel, la main de la jeune fille au marquis de Souday, était entrouvert ; Bertha s’en approcha doucement et regarda à l’intérieur.

 

À peine y eut-elle jeté les yeux, qu’elle poussa un cri étouffé et faillit tomber à la renverse.

 

Elle venait de voir Michel aux genoux de Mary ; un des bras du jeune homme entourait la taille de sa sœur ; la main de celle-ci jouait dans les cheveux du baron ; leurs lèvres se souriaient, leurs yeux rayonnaient de cette expression de bonheur à laquelle on ne se trompe plus une fois que l’on a aimé.

 

Le moment d’accablement qui suivit cette découverte ne dura chez Bertha qu’une seconde. Elle se précipita vers la porte, la poussa avec violence et parut sur le seuil, les cheveux épars, l’œil flamboyant, le visage livide, la poitrine haletante, comme la statue de la Vengeance.

 

Mary jeta un cri et tomba à genoux, le visage entre ses mains.

 

Elle avait tout deviné à première vue, tant Bertha paraissait profondément bouleversée.

 

Michel, épouvanté par le regard de Bertha, s’était relevé brusquement, et, comme s’il se trouvait en face d’un ennemi, avait machinalement porté la main à ses armes.

 

– Frappez ! s’écria Bertha, qui avait vu son mouvement, frappez donc, malheureux ! ce sera le digne complément de votre lâcheté et de votre trahison.

 

– Bertha… balbutia Michel, laissez-moi vous dire… laissez-moi vous expliquer…

 

– À genoux ! à genoux ! vous et votre complice ! s’écria Bertha. C’est à genoux qu’il faut prononcer les odieux mensonges que vous allez inventer pour votre défense… Oh ! l’infâme ! moi qui accourais pour sauver sa vie ; moi qui, à moitié folle de terreur, de désespoir, parce qu’un danger était suspendu sur sa tête, oubliais tout, honneur et devoir ; moi qui mettais ma vie à ses pieds, qui n’avais qu’un but, qu’un désir, qu’un souhait, celui de lui dire : « Tiens, Michel, regarde et vois si je t’aime ! » j’arrive, et je le trouve trahissant tous ses serments, parjurant toutes ses promesses, infidèle aux liens sacrés, je ne dirai pas de l’amour, mais de la reconnaissance ! et avec qui ? et pour qui ? Pour l’être que j’aimais le plus au monde après lui ! pour la compagne de mon enfance ! pour ma sœur ! Mais il n’y avait donc pas d’autre femme à séduire ! Dis, dis, misérable ! continua Bertha en saisissant le bras du jeune homme, et en le secouant avec violence. Ou voulais-tu donc, en me laissant désespérée, m’ôter encore les consolations que l’on doit trouver dans le cœur de cette seconde soi-même que l’on appelle une sœur ?

 

– Bertha, écoutez-moi, dit Michel, écoutez-moi, je vous en conjure ! Nous ne sommes pas, Dieu merci, aussi coupables que vous le croyez… Oh ! si vous saviez, Bertha !

 

– Je n’écoute rien ! je n’écoute que mon cœur, que la douleur brise et que le désespoir étreint ! je n’écoute que la voix de ma conscience, qui me dit que tu es un lâche !… Mon Dieu, mon Dieu, cria-t-elle en tordant ses cheveux noirs dans ses mains crispées, mon Dieu, est-ce donc là le prix de ma tendresse pour lui, de cette tendresse qui a été si aveugle, que mes yeux se fermaient, que mes oreilles se bouchaient lorsqu’on me disait que cet enfant, que cette femmelette tremblante, timide, indécise, n’était pas digne de mon amour ? Oh ! pauvre folle que j’étais ! j’espérais que la reconnaissance l’attacherait à celle qui prenait en pitié sa faiblesse, à celle qui bravait les préjugés, l’opinion publique pour l’aller chercher dans sa fange, pour faire, enfin, de son nom souillé, un nom honorable et honoré.

 

– Ah ! s’écria Michel en se redressant, assez ! assez !

 

– Oui, d’un nom souillé, répéta Bertha. Ah ! cela te touche ? Tant mieux ! je le redis alors… Oui, d’un nom souillé par ce qui est le plus odieux, le plus lâche, le plus infâme, par la trahison ! Oh ! famille de trahisseurs ! le fils continue l’œuvre du père ; je devais m’attendre à cela.

 

– Mademoiselle, mademoiselle, dit Michel, vous abusez du privilège de votre sexe pour m’insulter, non seulement en moi, mais encore dans ce que l’homme a de plus sacré, dans la mémoire de mon père.

 

– Un sexe, un sexe ! ai-je un sexe à cette heure ? Ah ! je n’en avais pas tout à l’heure, quand tu te jouais de moi aux pieds de cette pauvre folle ! je n’en avais pas quand tu faisais de sa sœur la plus misérable des créatures ! Et parce que je ne me lamente pas, parce que je ne me traîne pas à tes pieds en m’arrachant les cheveux et en me frappant la poitrine, voilà que, tout à coup, tu découvres que je suis une femme, un être que l’on doit respecter parce qu’il est timide, auquel on doit épargner la douleur parce qu’il est faible ! Non, non, pour toi, je n’avais pas, et je n’ai plus de sexe ; tu n’as devant toi, maintenant, à partir de cette heure, qu’une créature que tu as mortellement offensée et qui t’insulte !… Baron de la Logerie, je t’ai déjà dit qu’il était cent fois traître et lâche, celui qui séduisait la sœur de sa fiancée – car j’étais sa fiancée, à cet homme ! – baron de la Logerie, non seulement tu es un traître et un lâche, mais encore tu es fils de traître et de lâche ; ton père était un infâme qui a vendu et livré Charette, et qui a, du moins, expié son crime, lui, car il l’a payé de sa vie ! On t’a dit qu’il s’était tué lui-même à la chasse, ou qu’il y avait été tué par accident ; mensonge bénévole et que je démens, moi : il a été tué par celui qui lui avait vu accomplir sa lâche action, il a été tué par…

 

– Ma sœur ! s’écria Mary en se redressant et en mettant sa main sur la bouche de Bertha, ma sœur, vous allez vous rendre coupable d’un de ces crimes que vous reprochez aux autres ; vous allez disposer d’un secret qui ne vous appartient pas.

 

– Soit ; mais qu’il parle donc, cet homme ! que le mépris que je lui témoigne lui fasse donc relever la tête ; qu’il trouve donc, dans sa honte ou dans son orgueil, la force de m’ôter une existence dont je ne veux plus, qui m’est odieuse, qui ne sera plus qu’un long délire, qu’un désespoir éternel ; qu’il achève, au moins, ce qu’il a commencé ! Mon Dieu, mon Dieu, poursuivit Bertha, dans les yeux de laquelle les larmes commençaient à se frayer un passage, comment permettez-vous aux hommes de briser ainsi les cœurs de vos créatures ? Mon Dieu, mon Dieu, qui donc me consolera désormais ?

 

– Moi ! dit Mary, moi, ma sœur, ma bonne sœur, ma sœur chérie ! si tu veux m’entendre ; moi, si tu veux me pardonner !

 

– Vous pardonner, à vous ? s’écria Bertha en repoussant sa sœur. Non ; vous êtes la compagne de cet homme : je ne vous connais plus ! Seulement, veillez mutuellement l’un sur l’autre ; car votre trahison doit vous porter malheur à tous deux.

 

– Bertha, Bertha, au nom du ciel ne parle pas ainsi ! ne nous maudis pas, ne nous insulte pas.

 

– Bon ! fit Bertha, y songez-vous ? Ne faut-il donc pas qu’ils aient raison, ceux qui nous ont surnommées les louves ? Voulez-vous que l’on dise : « Mesdemoiselles de Souday ont aimé M. Michel de la Logerie ; elles l’ont aimé toutes les deux, et, après leur avoir promis toutes deux qu’il les épouserait – car il a dû vous le promettre comme à moi – M. de la Logerie en a pris une troisième ? » Mais comprenez donc que, même pour des louves, ce serait monstrueux !

 

– Bertha ! Bertha !

 

– Si j’ai dédaigné cette épithète, comme j’ai dédaigné la vaine considération de la bienséance superficielle, continua la jeune fille toujours au comble de l’exaltation ; si j’ai raillé les convenances des salons et du monde, c’est parce que toutes deux – entendez-vous bien cela ? – nous avions le droit de marcher fièrement dans notre indépendance vertueuse et pleine d’honneur ; c’est parce que nous étions, haut dans notre conscience, que ces misérables injures étaient toujours dominées par notre mépris ; mais, aujourd’hui, je vous le déclare, ce que je dédaigne de faire pour moi, je le ferais pour vous : je tuerais cet homme s’il ne vous épousait pas, Mary ! C’est bien assez d’une honte sur le nom de notre père.

 

– Ce nom ne sera pas déshonoré, je te le jure, Bertha ! s’écria Mary en s’agenouillant de nouveau devant sa sœur, qui succombant enfin à la secousse, était tombée sur une chaise et tenait sa tête entre ses mains.

 

– Tant mieux ! ce sera une douleur de moins pour celle que vous ne verrez plus.

 

Puis, se tordant les bras avec un geste désespéré :

 

– Mon Dieu, mon Dieu, les avoir tant aimés tous deux et être forcée de les haïr !

 

– Non, tu ne me haïras pas, Bertha ! Ta douleur, tes larmes me font plus de mal que ta colère ; pardonne-moi. Oh ! mon Dieu, que dis-je là ? Tu vas me croire coupable, parce que j’embrasse tes genoux, parce que je te demande pardon ! Je ne le suis pas, je te le jure… Je te dirai… mais je ne veux pas que tu souffres, je ne veux pas que tu pleures… Monsieur de la Logerie, continua Mary en tournant vers Michel son visage que les larmes inondaient, monsieur de la Logerie, tout le passé n’est qu’un rêve ; le jour est venu : partez ! éloignez-vous, oubliez-moi ; partez ; partez sur-le-champ !

 

– Mais, encore une fois, tu n’y songes pas, Mary, dit Bertha, qui avait laissé sa sœur prendre sa main, que celle-ci couvrait de baisers et de larmes ; mais c’est impossible !

 

– Si, si, c’est possible, Bertha, fit Mary en adressant à sa sœur un sourire déchirant, Bertha, nous prendrons chacune un époux dont le nom défiera toutes les calomnies du monde et des méchants.

 

– Lequel, pauvre enfant ?

 

Mary éleva sa main étendue vers le ciel.

 

– Dieu ! dit-elle.

 

Bertha ne put répondre ; la douleur la suffoquait ; mais elle pressa fortement Mary sur son cœur, tandis que Michel, accablé, tombait sur un escabeau dans un angle de la pièce.

 

– Mais pardonne-nous ! murmurait Mary à l’oreille de sa sœur ; ne l’accable pas !… Mon Dieu, est-ce sa faute si son éducation l’avait fait si irrésolu, si timide, qu’il n’a pas eu le courage de parler alors que c’était pour lui un devoir de le faire ?…

 

Il y a longtemps qu’il a voulu t’avertir ; moi seule, je l’en ai empêché, j’espérais arriver à l’oublier un jour !… Hélas ! hélas ! Dieu nous a faites bien faibles contre notre cœur ! Mais, va, nous ne nous quitterons plus, chère sœur… Montre-moi tes yeux, que je les baise… Il n’y aura plus personne entre nous, jamais personne qui vienne jeter le trouble et la discorde entre deux sœurs ! Non, non, nous serons consacrées… et il y aura encore du bonheur dans notre retraite ; nous en trouverons, nous prierons pour lui, nous prierons pour lui ! Mary prononça ces dernières paroles avec un accent déchirant.

 

Michel, bouleversé, était venu s’agenouiller à côté d’elle, devant Bertha, qui, tout occupée de sa sœur, ne l’avait pas repoussé.

 

En ce moment, sur le seuil de la porte, que Bertha avait laissée toute grande ouverte, parurent des soldats, et l’officier que nous avons vu à l’auberge de Saint-Philbert s’avança au milieu de la chambre, et, posant la main sur l’épaule de Michel :

 

– Vous êtes M. Michel de la Logerie ? lui dit-il.

 

– Oui, monsieur.

 

– Alors, au nom de la loi, je vous arrête.

 

– Grand Dieu ! s’écria Bertha, qui revenait à elle ; grand Dieu ! j’avais oublié !… Ah ! c’est moi qui le tue !… Et là-bas, là-bas, que se passe-t-il ?

 

– Michel, Michel, dit Mary, qui, à l’aspect du danger que courait le jeune homme, oublia ce qu’elle venait de dire à sa sœur, Michel, si tu meurs, je mourrai avec toi !

 

– Non, non, il ne mourra pas, je te le jure, sœur, et vous serez heureux ! Place, monsieur ! place ! continua-t-elle en s’adressant à l’officier.

 

– Mademoiselle, répliqua celui-ci avec une douloureuse politesse, comme vous, je ne sais pas transiger avec mes devoirs. À Saint-Philbert, vous n’étiez pour moi qu’une inconnue suspecte ; mais je ne suis pas commissaire de police et je n’avais rien à vous dire ; ici, je vous trouve en rébellion flagrante contre la loi, et je vous arrête.

 

– M’arrêter ! m’arrêter en ce moment ! Vous me tuerez, monsieur, vous ne m’aurez pas vivante.

 

Et, avant que l’officier fût revenu de sa surprise, Bertha escalada la fenêtre, sauta dans la cour et courut vers la porte.

 

Elle était gardée par des soldats.

 

En promenant ses regards autour d’elle, la jeune fille aperçut le cheval de Michel, qui, épouvanté par l’apparition des soldats et par le bruit, courait çà et là, dans la cour.

 

Profitant de la confiance que le lieutenant avait dans la précaution qu’il avait prise d’entourer la maison et qui l’empêchait d’user de violence pour saisir une femme, elle alla droit à l’animal, d’un bond s’assit sur la selle, et passant comme une tempête devant l’officier stupéfait, elle arriva à un endroit où le mur d’enceinte était légèrement écrêté et, de la bride et du talon, enleva si vigoureusement l’animal – qui était un excellent cheval anglais – qu’elle lui fit franchir l’obstacle qui avait encore près de cinq pieds, et le lança dans la plaine.

 

– Ne tirez pas ! ne tirez pas sur cette femme ! cria l’officier, qui ne regardait pas la prise comme assez importante pour que, ne pouvant l’avoir vive, il se décidât à l’arrêter morte.

 

Mais les soldats qui formaient un cordon autour du mur extérieur n’entendirent pas ou ne comprirent pas cet ordre, et une grêle de balles siffla autour de Bertha, que les bonds puissants du vigoureux anglais portaient rapidement du côté de Nantes.

 

LXXXVI

La plaque de cheminée


Voyons maintenant ce qui se passait à Nantes, dans cette nuit que nous avons vue s’ouvrir par la mort de Joseph Picaut et se continuer par l’arrestation de M. Michel de la Logerie.

 

Vers neuf heures du soir, un homme aux vêtements trempés d’eau et souillés de boue s’était présenté chez le préfet, et, sur le refus de l’huissier de l’introduire auprès de ce magistrat, lui avait fait porter une carte toute-puissante, à ce qu’il paraît, car immédiatement le préfet avait quitté ses occupations pour recevoir cet homme, qui n’était autre que M. Hyacinthe.

 

Dix minutes après cette entrevue, une forte escouade de gendarmes et d’agents de police se dirigeait vers la maison que maître Pascal habitait rue du Marché, et se présentait à la porte donnant sur cette rue.

 

Nulle précaution n’était prise pour assourdir le bruit des pas de cette colonne, pour donner le change sur ses intentions ; si bien que maître Pascal, qui l’avait vue venir, put à loisir s’assurer que la porte de la ruelle n’était pas gardée et sortir par celle-là, avant que les agents de l’autorité eussent achevé d’enfoncer celle de la rue du Marché, que l’on refusait de leur ouvrir.

 

Il se dirigea vers la rue du Château et entra au n°3.

 

M. Hyacinthe, qu’il n’avait pas aperçu, caché qu’il était dans l’ombre d’une borne, le suivit avec toute la précaution dont se sert le chasseur pour la proie qu’il convoite.

 

Pendant cette opération préliminaire, du succès de laquelle M. Hyacinthe avait probablement répondu, l’autorité avait pris de fortes dispositions militaires, et, aussitôt que le juif eut rendu compte de ce qu’il avait vu au préfet de la Loire-Inférieure, douze cents hommes, mis sur pied, se dirigèrent vers la maison dans laquelle l’espion avait vu disparaître maître Pascal.

 

Les douze cents hommes étaient divisés en trois colonnes.

 

La première descendit le Cours, laissant des sentinelles jalonnées le long des murs du jardin de l’évêché et des maisons contiguës ; longea les fossés du château et se trouva en face du n° 3, où elle se déploya.

 

La seconde, se dirigeant par la rue de l’Évêché, traversa la place Saint-Pierre, descendit la grande rue, et vint rejoindre la première par la rue basse du Château.

 

La troisième se relia aux deux autres par la rue haute du Château, en laissant, comme celle-ci, un long cordon de baïonnettes derrière elle.

 

L’investissement était complet ; tout le pâté de maisons dans lequel se trouvait le n° 3 était cerné.

 

Les soldats entrèrent au rez-de-chaussée, précédés des commissaires de police, qui marchaient le pistolet au poing. La troupe se répandit dans la maison, fut placée à toutes les issues ; sa mission était accomplie, celle des policiers commençait.

 

Quatre dames étaient, en apparence, les seules habitantes de la maison : ces dames appartenant à la haute aristocratie nantaise, respectables autant par leur honorabilité que par leur position sociale, furent mises en état d’arrestation.

 

Au-dehors, le peuple s’amassait et formait une seconde enceinte autour des soldats. La ville tout entière était descendue dans ses places et dans ses rues. Cependant, aucun signe royaliste ne se manifestait ; c’était une curiosité grave et voilà tout.

 

Les perquisitions étaient commencées à l’intérieur et le premier résultat des recherches confirma l’autorité dans la conviction que Mme la duchesse de Berry était dans la maison ; une lettre à l’adresse de Son Altesse royale fut trouvée tout ouverte sur une table ; la disparition de maître Pascal, que l’on avait vu entrer et que l’on ne retrouvait plus, prouvait qu’il y avait une cachette. Le tout était de la trouver.

 

Les meubles furent ouverts lorsque les clefs s’y trouvaient, défoncés lorsqu’elles manquaient. Les sapeurs et les maçons sondaient les planchers et les murs à grands coups de marteau ; des architectes, amenés dans chaque chambre, déclaraient qu’il était impossible, d’après leur conformation intérieure comparée à leur conformation extérieure, qu’elles renfermassent une cachette, ou bien trouvaient les cachettes qu’elles renfermaient. Dans une de celles-ci, on mit la main sur divers objets, entre autres, des imprimés, des bijoux et de l’argenterie appartenant au propriétaire de la maison, mais qui, dans ce moment, ajoutèrent à la certitude du séjour de la princesse dans cette maison. Arrivés aux mansardes, les architectes déclarèrent que là, moins que partout ailleurs, il pouvait y avoir une retraite.

 

Alors on passa aux maisons voisines, où les recherches continuèrent. On sondait les gros murs avec une telle force, que des morceaux de maçonnerie se détachèrent et qu’un moment il y eut crainte que ces murs tout entiers ne s’écroulassent. Pendant que ces choses se passaient en haut, les dames que l’on avait arrêtées montraient un grand sang-froid, et, quoique gardées à vue par des soldats, elles s’étaient mises à table.

 

Deux autres femmes – et l’histoire devra aller chercher les noms de celles-là dans leur obscurité pour les conserver à la postérité – deux autres femmes encore étaient, de la part de la police, l’objet d’une surveillance toute spéciale ; ces femmes, les servantes de la maison, nommées Charlotte Moreau et Marie Boissy, furent conduites au château, et, de là, à la caserne de la gendarmerie, en voyant qu’elles résistaient à toutes les menaces, on tenta de les corrompre ; des sommes de plus en plus fortes leur furent successivement offertes, mais elles répondirent constamment qu’elles ignoraient où était Mme la duchesse de Berry.

 

Après ces recherches infructueuses, les perquisitions se ralentirent ; le préfet donna le signal de la retraite, laissant, par précaution, un nombre d’hommes suffisant pour occuper toutes les pièces de la maison, ainsi que des commissaires de police qui s’établirent au rez-de-chaussée. La circonvallation fut continuée, et la garde nationale vint en partie relever la troupe de ligne qui alla prendre un peu de repos.

 

Par la distribution des sentinelles, deux gendarmes se trouvèrent dans les deux mansardes que l’on venait d’explorer. Le froid était si vif, que ces gendarmes n’y purent résister : l’un descendit et remonta avec des mottes à brûler ; dix minutes après, un feu magnifique flambait dans la cheminée, et, au bout d’un quart d’heure, la plaque devint rouge.

 

Presque en même temps, et quoiqu’il ne fît point encore jour, les travaux des ouvriers perquisiteurs recommencèrent ; les barres de fer et les madriers frappaient à coups redoublés sur le mur de la mansarde et l’ébranlaient.

 

Malgré ce vacarme effroyable, l’un des deux gendarmes s’était endormi ; son compagnon, réchauffé momentanément, avait cessé d’entretenir le feu. Enfin, les ouvriers abandonnèrent cette partie de la maison, que, par instinct de démolisseurs, ils avaient si minutieusement explorée.

 

Le gendarme qui veillait, désirant profiter du moment de silence qui venait de succéder au fracas et au mouvement diabolique qui se faisait depuis la veille, secoua son camarade, afin de dormir à son tour. L’autre s’était refroidi dans son sommeil et se réveilla tout gelé. À peine eut-il les yeux ouverts, qu’il songea à se réchauffer ; en conséquence, il ralluma le feu ; puis, comme les mottes ne brûlaient pas assez vivement, il jeta dans le brasier une énorme quantité de paquets de Quotidienne qui se trouvaient dans la chambre, jetés pêle-mêle sous une table.

 

Ce feu produit par les journaux donna une fumée plus épaisse et une chaleur plus vive que les mottes ne l’avaient fait la première fois. Le gendarme, enchanté, se délassait de son ennui en lisant des Quotidienne, lorsque, tout à coup, son édifice pyrotechnique s’écroula et les mottes qu’il avait appuyées contre la plaque roulèrent au milieu de la mansarde.

 

En même temps, il entendit derrière la plaque un bruit qui fit naître en lui une singulière idée : il se figura qu’il y avait des rats dans la cheminée, que la chaleur allait les forcer de déloger ; il réveilla son camarade, et tous deux, ils se mirent en devoir de leur donner la chasse avec leur sabre.

 

Pendant qu’ils concentraient toute leur attention dans cet affût d’un nouveau genre, l’un d’eux s’aperçut que la plaque avait fait un mouvement. Il s’écria :

 

– Qui est là ?

 

Une voix de femme lui répondit :

 

– Nous nous rendons, nous allons ouvrir : éteignez le feu !

 

Les deux gendarmes s’élancèrent aussitôt sur le feu, qu’ils dispersèrent à coups de pied. La plaque de la cheminée, pivotant sur elle-même, démasqua une ouverture béante, et une femme, le visage pâle, la tête nue, les cheveux hérissés sur le front comme ceux d’un homme, vêtue d’une robe de napolitaine, simple, de couleur brune, sillonnée de larges brûlures, sortit de cette ouverture en posant ses pieds et ses mains sur le foyer ardent.

 

Cette femme, c’était Petit-Pierre, c’était Son Altesse royale madame la duchesse de Berry.

 

Ses compagnons la suivirent. Il y avait seize heures qu’ils étaient enfermés dans cette cachette sans aucune nourriture.

 

Le trou qui leur avait donné asile avait été pratiqué entre le tuyau de la cheminée et le mur de la maison voisine, sous le toit, dont les chevrons lui servaient de couverture.

 

Au moment où les troupes s’ébranlaient pour cerner la maison, Son Altesse royale était occupée à écouter maître Pascal, lequel faisait en riant le récit de l’alerte qui venait de le chasser de sa maison. À travers les fenêtres de l’appartement où elle se trouvait, la duchesse voyait, sur un ciel calme, la lune se lever, et, sur sa lumière, se découper, comme une silhouette brune, les tours massives, immobiles et silencieuses du vieux château.

 

Il y a des moments où la nature semble si douce et si amie que l’on ne peut croire qu’au milieu de ce calme un danger veille et vous menace.

 

Mais, tout à coup, maître Pascal, en s’approchant de la fenêtre, vit reluire les baïonnettes.

 

À l’instant même, il se rejeta en arrière, en criant :

 

– Sauvez-vous, madame ! sauvez-vous !

 

Madame s’était précipitée aussitôt sur l’escalier et chacun l’avait suivie.

 

Arrivée à la cachette, elle appela ses compagnons. Comme il avait été reconnu que l’on pouvait y tenir par rang de taille, les hommes qui accompagnaient Son Altesse royale y étaient entrés les premiers ; puis, comme la demoiselle qui était venue retrouver Madame ne voulait point passer avant elle :

 

– En bonne stratégie, lui dit la duchesse en riant, lorsqu’on opère une retraite, le commandant doit marcher le dernier.

 

Les soldats ouvraient la porte de la rue lorsque celle de la cachette se refermait.

 

Nous avons vu avec quel soin minutieux les perquisitions avaient été opérées : chaque coup frappé contre la muraille retentissait dans l’asile où se trouvaient la duchesse de Berry et ses compagnons ; sous les marteaux, sous les barres de fer, sous les madriers, les briques se détachaient, le plâtre tombait en poussière et les prisonniers étaient menacés d’être ensevelis sous les décombres.

 

Lorsque les gendarmes firent du feu, la plaque et le mur de la cheminée, en s’échauffant, communiquèrent à la petite retraite une chaleur qui allait toujours augmentant. L’air y devenait de moins en moins respirable, et ceux qu’elle renfermait eussent péri asphyxiés, étouffés, s’ils ne fussent parvenus à déranger quelques ardoises du toit pour renouveler l’air.

 

C’était la duchesse qui souffrait le plus ; car, entrée la dernière, elle se trouvait appuyée contre la plaque ; chacun de ses compagnon ; lui avait offert à plusieurs reprises d’échanger sa place avec elle, mais jamais elle n’y avait voulu consentir.

 

Au danger d’être asphyxiés était venu, pour les prisonniers, s’en joindre un nouveau, celui d’être brûlés vifs ; la plaque était rouge et le bas des vêtements des femmes menaçait de s’enflammer. Deux fois déjà, le feu avait pris à la robe de madame, et elle l’avait étouffé à pleines mains, au prix de deux brûlures dont elle conserva longtemps les marques.

 

Chaque minute raréfiait encore l’air intérieur et l’air extérieur fourni par les trous du toit entrait en trop petite quantité pour le renouveler suffisamment. La poitrine des prisonniers devenait de plus en plus haletante ; rester dix minutes de plus dans cette fournaise, c’était compromettre les jours de la duchesse. Chacun l’avait suppliée de sortir ; elle seule ne le voulut pas ; ses yeux laissaient échapper de grosses larmes de colère qu’un souffle ardent séchait sur ses joues. Le feu avait pris encore une fois à sa robe, une fois encore elle l’avait éteint ; mais, dans le mouvement qu’elle fit en se relevant, elle avait soulevé la gâchette de la plaque, qui s’était entrouverte et avait ainsi attiré l’attention des gendarmes.

 

Supposant que cet accident avait dénoncé sa retraite, prenant en pitié les souffrances de ses compagnons, madame avait alors consenti à se rendre et était sortie de la cheminée ainsi que nous l’avons raconté précédemment.

 

Ses premières paroles furent pour demander Dermoncourt. Un des gendarmes descendit le chercher au rez-de-chaussée, qu’il n’avait point voulu quitter.

 

LXXXVII

Trois cœurs brisés


Aussitôt qu’on lui eut annoncé l’arrivée du général, madame s’avança précipitamment vers lui.

 

– Général, dit-elle vivement, je me rends à vous, et m’en remets à votre loyauté.

 

– Madame, répondit Dermoncourt, Votre Altesse royale est sous la sauvegarde de l’honneur français.

 

Il la conduisit alors vers une chaise, et, en s’asseyant, madame lui dit encore en lui serrant fortement le bras :

 

– Général, je n’ai rien à me reprocher ; j’ai rempli les devoirs d’une mère pour reconquérir l’héritage d’un fils.

 

Sa voix était brève et accentuée.

 

Quoique pâle, madame était animée comme si elle avait eu la fièvre. Le général lui fit apporter un verre d’eau dans lequel elle trempa ses doigts : la fraîcheur la calma un peu.

 

Pendant ce temps, le préfet et le commandant de la division avaient été prévenus de ce qui venait de se passer.

 

Le préfet arriva le premier.

 

Il entra dans la chambre où était madame, le chapeau sur la tête, comme s’il n’y avait pas eu là une femme prisonnière qui, par son rang et ses malheurs, méritait plus d’égards qu’on ne lui en avait jamais rendu. Il s’approcha de la duchesse, la regarda en portant cavalièrement la main à son chapeau, et, le soulevant à peine de son front, il dit :

 

– Ah ! oui, c’est bien elle.

 

Et il sortit pour donner ses ordres.

 

– Qu’est-ce que cet homme ? demanda la princesse.

 

La demande était naturelle, car M. le préfet se présentait sans aucune des marques distinctives de sa haute position administrative.

 

– Madame ne le devine pas ? répondit le général.

 

Elle le regarda avec un léger sourire.

 

– Ce ne peut être que le préfet, dit-elle.

 

– Madame n’aurait pas deviné plus juste quand elle aurait vu sa patente.

 

– Est-ce que cet homme a servi sous la Restauration ?

 

– Non, Madame.

 

– J’en suis bien aise pour la Restauration.

 

En ce moment, le préfet rentra ; comme la première fois, il ne se fit pas annoncer ; comme la première fois, il souleva à peine son chapeau. Apparemment, ce jour-là, M. le préfet avait faim ; car il apportait un morceau de pâté sur une assiette qu’il tenait à la main ; il posa son assiette sur une table, se fit donner une fourchette et un couteau et se mit à manger, tournant le dos à la princesse.

 

Madame le regarda avec une expression empreinte à la fois de mépris et de colère.

 

– Général, s’écria-t-elle, savez-vous ce que je regrette le plus dans le rang que j’occupais ?

 

– Non, Madame.

 

– Deux huissiers, pour me faire raison de Monsieur.

 

Le préfet, lorsqu’il eut terminé son repas, se retourna et demanda à la duchesse ses papiers.

 

Madame dit de chercher dans la cachette et qu’on y trouverait un portefeuille blanc qui y était resté.

 

Le préfet alla prendre ce portefeuille et le rapporta.

 

– Monsieur, dit la duchesse en le lui ouvrant, les choses renfermées dans ce portefeuille sont de peu d’importance ; mais je tiens à vous les donner moi-même, afin de vous expliquer leur destination.

 

Et elle lui remit les unes après les autres chacune des choses que contenait le portefeuille.

 

– Madame sait-elle combien elle a d’argent ? demanda le préfet.

 

– Monsieur, il doit y avoir dans la cachette environ trente-six mille francs, dont douze mille appartiennent aux personnes que je désignerai.

 

Le général s’approcha alors de madame et lui dit que, si elle se trouvait un peu mieux, il serait instant qu’elle quittât la maison.

 

– Pour aller où ? dit-elle en le regardant fixement.

 

– Au château, Madame.

 

– Ah ! bien ! et de là, à Blaye, sans doute ?

 

– Général, dit alors un des compagnons de madame, Son Altesse royale ne peut aller à pied, cela ne serait pas convenable.

 

– Monsieur, répliqua Dermoncourt, une voiture ne ferait que nous encombrer. Madame peut aller à pied en jetant un manteau sur ses épaules, et en mettant un chapeau sur sa tête.

 

Alors, le secrétaire du général et le préfet, qui se piqua de galanterie cette fois, descendirent au second étage et en rapportèrent trois chapeaux. La princesse en choisit un qui était noir, parce que sa couleur, dit-elle, était analogue à la circonstance ; après quoi, elle prit le bras du général, et, lorsqu’elle passa devant la mansarde, jetant un dernier regard sur la plaque de la cheminée, qui était restée ouverte :

 

– Ah ! général, dit-elle en riant, si vous ne m’aviez pas fait une guerre à la saint Laurent, ce qui, par parenthèse, est au-dessous de la générosité militaire, vous ne me tiendriez pas sous votre bras à l’heure qu’il est. Allons, mes amis ! ajouta-t-elle en s’adressant à ses compagnons.

 

La princesse descendit l’escalier. Au moment où elle allait franchir le seuil de la maison, elle entendit un grand bruit dans la foule qui s’entassait derrière les soldats, et formait une ligne dix fois plus épaisse que les rangs de ceux-ci.

 

Madame put croire que ces cris s’adressaient à elle ; mais elle ne donna pas d’autre signe de crainte que de presser plus fortement le bras du général.

 

Quand la princesse s’avança entre le double rang de soldats et de gardes nationaux qui faisaient la haie depuis la maison jusqu’au château, les cris et les murmures qu’elle avait entendus recommencèrent plus violents qu’ils ne l’avaient été d’abord.

 

Le général jeta les yeux du côté d’où venait ce tumulte ; il aperçut une jeune fille vêtue en paysanne qui essayait de se frayer un passage à travers les rangs des militaires, lesquels, frappés de sa beauté et du désespoir empreint sur sa figure, lui opposaient leur consigne, mais sans recourir à la violence pour la repousser.

 

Dermoncourt reconnut Bertha, et, du doigt, la désigna à la princesse. Celle-ci poussa un cri.

 

– Général, dit-elle vivement, vous m’avez promis que vous ne me sépareriez d’aucun de mes amis ; laissez venir à moi cette jeune fille.

 

Sur un signe du général, les rangs s’ouvrirent, et Bertha put arriver jusqu’à l’auguste prisonnière.

 

– Grâce, madame ! grâce pour une malheureuse qui pouvait vous sauver et qui ne l’a point fait ! Oh ! je veux mourir en maudissant ce fatal amour qui a fait de moi la complice involontaire des traîtres qui ont vendu Votre Altesse royale !…

 

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, Bertha, interrompit la princesse en la soulevant et en lui donnant celui de ses bras qui était libre. Ce que vous faites en ce moment prouve que, quoi qu’il soit arrivé, je n’ai point à accuser un dévouement dont jamais je ne perdrai le souvenir. Mais j’avais à vous entretenir d’autre chose, mon enfant ; j’avais à vous demander pardon d’avoir contribué à une erreur qui, peut-être, a fait votre malheur ; j’avais à vous dire…

 

– Je sais tout, madame, dit Bertha en relevant sur la princesse ses yeux rougis par les larmes.

 

– Pauvre enfant ! répliqua la duchesse en étreignant la main de la jeune fille ; eh bien, suivez-moi alors. Le temps et mon affection pour vous calmeront cette douleur que je conçois, que je respecte.

 

– Je demande pardon à Votre Altesse de ne pouvoir lui obéir ; mais j’ai fait un vœu et je dois l’accomplir. Dieu est le seul que le devoir place pour moi au-dessus de mes princes.

 

– Allez donc, chère enfant ! allez ! dit madame, qui pressentait le projet de la jeune fille ; et que ce Dieu dont vous parlez soit avec vous ! Lorsque vous L’invoquerez, n’oubliez pas Petit-Pierre. Dieu accueille les prières des cœurs brisés.

 

On était arrivé aux portes du donjon. La duchesse leva les yeux sur ses murs noircis ; puis elle tendit sa main à Bertha, qui, s’agenouillant, déposa un baiser sur cette main en murmurant encore une fois le mot pardon ; et madame, après un moment d’hésitation, franchit la poterne en envoyant encore un dernier signe d’adieu, un dernier sourire à Bertha.

 

Le général quitta le bras de la duchesse pour la laisser passer ; il se retourna du côté de la jeune fille.

 

Puis, à demi-voix :

 

– Et votre père ? lui demanda-t-il.

 

– Il est à Nantes.

 

– Dites-lui qu’il retourne dans son château, qu’il s’y tienne tranquille ; il ne sera pas inquiété. Je briserais mon épée plutôt que de le laisser arrêter, mon vieil ennemi !

 

– Merci pour lui, général.

 

– Bien ! Et vous, si vous avez besoin de mes services, disposez de moi, mademoiselle.

 

– Je voudrais un passeport pour Paris.

 

– Quand ?

 

– Sur-le-champ.

 

– Où vous l’envoyer ?

 

– De l’autre côté du pont Rousseau, à l’auberge du Point du Jour.

 

– Dans une heure, vous aurez votre passeport, mademoiselle.

 

Et, laissant un signe d’adieu à la jeune fille, le général à son tour s’enfonça sous la voûte sombre.

 

Bertha fendit les rangs pressés de la foule, s’arrêta à la première église qu’elle rencontra sur son chemin et resta longtemps agenouillée sur les dalles froides du parvis.

 

Lorsqu’elle se releva, ces dalles étaient tout humides de ses larmes ; elle traversa la ville et gagna le pont Rousseau.

 

En approchant de l’auberge du Point du Jour, elle aperçut son père assis sur le seuil de la porte.

 

En quelques heures, le marquis de Souday avait vieilli de dix années ; son œil avait perdu cette expression goguenarde qui lui donnait tant de vivacité ; il portait la tête basse comme un homme qu’un fardeau trop lourd accable.

 

Averti par le curé qui avait reçu les dernières confidences de maître Jacques et qui était venu prévenir le marquis dans sa retraite, le vieillard s’était sur-le-champ mis en route pour Nantes.

 

À une demi-lieue du pont Rousseau, il avait rencontré Bertha, dont le cheval venait de s’abattre et de se briser un tendon dans la course furieuse qu’elle lui avait fait prendre.

 

La jeune fille avoua à son père ce qui s’était passé. Le vieillard ne lui avait pas adressé un reproche ; seulement, il avait brisé contre les pavés de la route le bâton qu’il tenait à la main.

 

En arrivant au pont Rousseau, et bien qu’il ne fût guère que sept heures du matin, la rumeur publique leur avait appris l’arrestation de la princesse, arrestation qui n’était pas encore consommée cependant.

 

Bertha, sans oser lever les yeux sur son père, avait couru vers Nantes ; le vieillard s’était assis sur le banc où nous le retrouvons encore quatre heures après.

 

Cette douleur était la seule contre laquelle sa philosophie épicurienne et égoïste fût impuissante ! Il eût pardonné à sa fille bien des fautes ; il ne pouvait songer sans désespoir qu’elle avait enveloppé son nom dans ce crime de lèse-chevalerie, et que les Souday, à leur dernier jour, auraient aidé à précipiter la royauté dans le gouffre.

 

Lorsque Bertha s’approcha de lui, il lui tendit silencieusement un papier plié qu’un gendarme venait de lui remettre.

 

– Ne me pardonnerez-vous pas comme elle m’a pardonné, père ? dit la jeune fille d’un ton doux et humble qui contrastait bien singulièrement avec sa manière dégagée d’autrefois.

 

Le vieux gentilhomme secoua tristement la tête.

 

– Où retrouverai-je mon pauvre Jean Oullier ? dit-il. Puisque Dieu me l’a conservé, je veux le voir, je veux qu’il me suive loin de ce pays.

 

– Vous quitterez Souday, mon père ?

 

– Oui.

 

– Et où irez-vous ?

 

– Où je pourrai cacher mon nom.

 

– Et Mary, la pauvre Mary, qui est innocente, elle ?

 

– Mary sera la femme de celui qui est aussi la cause que cet exécrable forfait s’est accompli… Je ne reverrai pas Mary.

 

– Vous serez seul.

 

– Non pas : j’aurai Jean Oullier.

 

Bertha baissa la tête ; elle rentra dans l’auberge, où elle échangea ses vêtements de paysanne contre des habits de deuil qu’elle venait d’acheter. Lorsqu’elle ressortit, elle ne trouva plus le vieillard où elle l’avait laissé ; elle l’aperçut sur la route, les mains croisées derrière le dos, la tête penchée sur la poitrine, cheminant tristement dans la direction de Saint-Philbert.

 

Bertha poussa un sanglot ; puis elle jeta un dernier regard sur la plaine verdoyante du pays de Retz que l’on apercevait dans le lointain, bornée par les lignes bleuâtres de la forêt de Machecoul.

 

Et, s’écriant : « Adieu, tout ce que j’aime ici-bas ! » elle rentra dans la ville de Nantes.

 

LXXXVIII

Le bourreau de Dieu


Pendant les trois heures que Courtin passa, toujours garrotté des pieds à la tête, étendu sur le sol dans les ruines de Saint-Philbert, côte à côte avec le cadavre de Joseph Picaut, son cœur passa par toutes les angoisses qui peuvent tordre et déchirer un cœur.

 

Il sentait toujours sous lui la précieuse ceinture, sur laquelle il avait eu la précaution de se coucher ; mais cet or lui-même ajoutait de nouvelles douleurs à ses douleurs, de nouvelles terreurs aux terreurs qui venaient assaillir son cerveau.

 

Cet or qui était pour lui plus que la vie, n’allait-il pas lui échapper ? Quel était cet inconnu dont il avait entendu maître Jacques parler à la veuve ? Quelle était cette vengeance mystérieuse qu’il avait à craindre ? Le maire de la Logerie voyait repasser devant lui tous ceux à qui, dans le cours de sa vie, il avait fait du mal, et la liste en était longue, et leurs figures menaçantes peuplaient l’obscurité de la tour.

 

Parfois, cependant, un rayon d’espérance traversait ses sinistres pensées ; de vague et d’indécis qu’il était d’abord, il prenait peu à peu consistance. Est-ce qu’un homme possédant de si beaux louis pouvait mourir ? Si la vengeance se dressait devant lui, n’avait-il pas de l’or à lui jeter pour lui imposer silence ? Alors son imagination comptait et recomptait la somme qui lui appartenait, qui était bien à lui, qu’il sentait avec délices meurtrir sa chair, entrer dans ses reins comme si cet or arrivait à faire corps avec sa personne ; puis il songeait, s’il parvenait à s’échapper, aux cinquante mille francs qu’il allait ajouter aux cinquante mille qu’il avait déjà, et, tout lié, tout garrotté qu’il était, victime dévouée à la mort, n’attendant que cette épée de Damoclès suspendue sur sa tête et qui, d’une minute à l’autre, en tombant, pouvait dénouer sa vie, son cœur se fondait dans un bonheur qui prenait la proportion de l’ivresse. Mais bientôt ses idées changeaient de cours ; il se demandait si son complice – dans lequel il n’avait qu’une confiance de complice – il se demandait si son complice ne profiterait pas de son absence pour le frustrer de cette part qui lui était réservée ; il le voyait, fuyant, écrasé sous le faix de la somme énorme qu’il emportait et refusant le partage à celui qui, cependant, avait tout fait dans la trahison.

 

Alors, il préparait pour cette circonstance des prières qui arrivassent au cœur du juif, des menaces qui l’épouvantassent, des reproches qui l’attendrissent, et lorsqu’il réfléchissait que, si M. Hyacinthe aimait l’or autant qu’il l’aimait lui-même – ce qui était au moins probable puisqu’il était juif – lorsqu’il mesurait son associé à sa mesure, lorsqu’il sondait dans son âme l’immensité du sacrifice qu’il allait demander à cet associé, qu’il se disait qu’il était bien possible que larmes, prières, reproches, menaces fussent inutiles, alors il tombait dans des accès de rage, il poussait des rugissements qui ébranlaient la vieille voûte de l’édifice féodal ; il se tordait dans ses liens, il les mordait, il essayait de les déchirer avec ses dents ; mais ces cordes, minces, fines, déliées, semblaient s’animer, devenir vivantes sous ses efforts : il croyait les sentir lutter avec lui, redoubler leurs enlacements, leurs tresses ; les nœuds dénoués semblaient se reformer d’eux-mêmes, non plus simples comme auparavant, mais doubles, triples, quadruples ; et, en même temps, comme pour le punir de ses vaines tentatives, elles pénétraient dans sa chair meurtrie, elles y traçaient un sillon brûlant. Tout rêve d’espérance, toute préoccupation de richesse et de bonheur s’évanouissait alors comme un nuage au souffle de la tempête ; les fantômes de ceux que le métayer avait persécutés reparaissaient terribles ; tout dans l’ombre, pierres, poutres, morceaux de bois effondrés, corniches branlantes, tout prenait une forme, et toutes ces formes menaçantes le regardaient avec des yeux qui brillaient dans l’obscurité comme des milliers d’étincelles courant sur un linceul noir. La tête du malheureux s’égarait ; fou de terreur et de désespoir, il s’adressait au cadavre de Joseph Picaut, dont il apercevait, à quatre pas de lui, la silhouette roidie ; il lui offrait le quart, le tiers, la moitié de son or s’il voulait détacher ses liens ; mais l’écho seul de ces voûtes lui répondait avec sa voix funèbre, et, brisé par l’émotion, il retombait dans une insensibilité momentanée.

 

Il était dans un de ces moments de torpeur lorsqu’un bruit venu du dehors le fit tressaillir ; on marchait dans la cour intérieure du château, et bientôt il entendit le grincement que produisait une main en ébranlant les verrous du vieux fruitier.

 

Le cœur de Courtin battit à lui briser la poitrine ; il haletait de crainte, il suffoquait d’angoisse ; car il prévoyait que celui qui allait entrer, c’était le vengeur qu’avait annoncé maître Jacques.

 

La porte s’ouvrit.

 

La flamme d’une torche éclaira la voûte de ses reflets sanglants. Courtin eut un moment d’espérance ; car ce fut la veuve – qui portait cette torche – qu’il aperçut la première, et il crut d’abord qu’elle était seule ; mais, quand elle eut fait deux pas dans la tour, un homme qui était derrière elle se démasqua.

 

Les cheveux du métayer se dressèrent sur sa tête ; il ne se sentit pas le courage de dévisager cet homme : il ferma les yeux et demeura muet.

 

L’homme et la veuve s’avancèrent.

 

Marianne donna la torche à son compagnon, en lui désignant du doigt maître Courtin, et, comme insoucieuse de ce qui allait se passer, elle s’agenouilla aux pieds du cadavre de Joseph Picaut, où elle se mit en prière.

 

Quant à l’homme, il continua de s’approcher de maître Courtin, et, sans doute pour s’assurer que c’était bien le maire de la Logerie, il lui promena sur le visage la flamme de sa torche.

 

– Dormirait-il ? se demanda l’explorateur à demi-voix. Oh ! non ; il est trop lâche pour dormir ! non, sa figure est trop pâle, il ne dort pas…

 

Alors, il ficha la torche dans une fente de la muraille, s’assit sur une énorme pierre qui, de la voûte, avait roulé jusqu’au milieu de la tour, et s’adressant à Courtin :

 

– Allons, ouvrez les yeux, monsieur le maire ! lui dit-il ; nous avons à causer ensemble, et j’aime à voir le regard de ceux qui me parlent.

 

– Jean Oullier ! s’écria Courtin devenant livide, de pâle qu’il était, et faisant un haut-le-corps désespéré pour rompre ses liens et s’enfuir : – Jean Oullier vivant !

 

– Quand ce ne serait que son fantôme, il me semble, monsieur Courtin, qu’il suffirait encore pour vous épouvanter ; car vous auriez un rude compte à lui rendre !

 

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu, fit Courtin en se laissant retomber sur le sol avec accablement et comme un homme qui se résigne à sa destinée.

 

– Notre haine date de loin, n’est-ce pas ? reprit Jean Oullier, et elle ne nous trompait pas dans ses instincts ; elle vous a fait vous acharner contre moi, et aujourd’hui, tout moribond que je suis, elle me ramène à vous.

 

– Je ne vous ai jamais haï, moi, dit Courtin, qui, du moment où Jean Oullier ne le tuait pas tout de suite, sentait l’espoir renaître dans son cœur, et entrevoyait la possibilité de tirer sa vie de discussion ; je ne vous ai jamais haï ; au contraire ! et, si ma balle vous a frappé, ce n’est point à vous qu’elle était destinée :

 

j’ignorais que vous fussiez dans le buisson.

 

– Oh ! mes griefs contre vous remontent plus haut que cela, monsieur Courtin.

 

– Plus haut que cela ? répliqua Courtin, qui, peu à peu, recouvrait quelque énergie. Mais je vous jure qu’avant cet accident que je déplore, jamais je ne vous mis en péril, jamais je ne vous causai de dommage.

 

– Vous avez mémoire courte, et les offenses pèsent davantage au cœur de l’offensé, à ce qu’il paraît, car, moi, je me souviens.

 

– De quoi ? voyons, de quoi vous souvenez-vous ? Parlez, monsieur Jean Oullier. Convient-il de condamner quelqu’un sans l’entendre, de tuer un malheureux sans lui permettre un mot pour sa défense ?

 

– Et qui donc vous dit que je veux vous tuer ? dit Jean Oullier avec ce même calme glacial qui ne l’avait pas quitté un seul instant. Votre conscience, sans doute ?

 

– Oh ! parlez, parlez, monsieur Jean ! dites de quoi vous m’accusez, en dehors de ce malheureux coup de fusil, et je suis certain de sortir de là blanc comme neige. Oui, oh ! oui, je vous prouverai que personne n’a aimé plus que moi les respectables habitants du château de Souday, que nul autant que moi ne les a vénérés, ne s’est réjoui de ce mariage qui rapprochait de vous la famille de mes maîtres.

 

– Monsieur Courtin, dit Jean Oullier, qui avait laissé un libre cours à ce flux de paroles, comme vous dites, il est juste que l’accusé se défende. Défendez-vous donc, si vous pouvez. Écoutez bien : je commence.

 

– Oh ! vous pouvez dire ; je ne crains rien, fit Courtin.

 

– C’est ce que nous allons voir. Qui m’a livré aux gendarmes à la foire de Montaigu, pour arriver plus sûrement aux hôtes de mon maître, que vous supposiez bien que je défendrais ? qui, ayant fait cela, s’est lâchement embusqué derrière la haie du dernier jardin de Montaigu, et, ayant emprunté un fusil au maître de ce Courtin, s’en est servi pour tirer sur mon chien et tuer mon pauvre compagnon ? qui, si ce n’est vous ? Répondez, monsieur Courtin.

 

– Qui oserait dire qu’il m’a vu faire le coup ? s’écria le métayer.

 

– Trois personnes qui en ont rendu témoignage, et, parmi elles, l’homme auquel appartenait l’arme dont vous vous êtes servi.

 

– Pouvais-je savoir que ce bien fût le vôtre ! Non, monsieur Jean, sur l’honneur, je l’ignorais.

 

Jean Oullier fit un geste de dédain.

 

– Qui, continua-t-il de la même voix calme mais accusatrice, qui, s’étant glissé dans la maison de Pascal Picaut, a vendu aux bleus le secret de la sainte hospitalité de ce foyer, secret qu’il avait surpris ?

 

– J’atteste ! dit sourdement la voix de la veuve de Pascal sortant de son silence et de son immobilité.

 

Le métayer tressaillit et n’osa se disculper.

 

– Depuis quatre mois, reprit Jean Oullier, qui ai-je constamment rencontré sur mon passage, tramant de honteuses machinations, dressant ses filets en se couvrant du nom de son maître, en affichant le dévouement, la fidélité, l’attachement, en souillant ces vertus au contact de ses criminelles intentions ? qui ai-je entendu, dans la lande de Bouaimé, discuter le prix du sang, peser l’or qu’on lui offrait pour la plus lâche et la plus odieuse des trahisons ? qui encore, si ce n’est vous ?

 

– Je vous le jure sur tout ce qu’il y a de plus sacré parmi les hommes, dit Courtin, qui se figurait toujours que le principal grief de Jean Oullier était la blessure qu’il lui avait faite, je vous le jure, j’ignorais que ce fût vous qui étiez dans ce malheureux buisson.

 

– Mais quand je vous dis que ceci, je ne vous le reproche pas ; je ne vous en ai pas dit un mot, je ne vous en ouvrirai pas la bouche : la liste de vos crimes est assez longue sans cela.

 

– Vous parlez de mes crimes, Jean Oullier, et vous oubliez que mon jeune maître, qui bientôt va devenir le vôtre, me doit la vie ; que, si j’avais été un traître, comme vous le dites, je l’eusse livré aux soldats, qui, chaque jour, passaient et repassaient devant le seuil de ma maison ; vous oubliez tout cela, tandis qu’au contraire, vous vous faites arme des circonstances les plus insignifiantes pour m’accabler.

 

– Si tu as sauvé ton maître, reprit Jean Oullier du même ton inexorable, c’est que cette feinte générosité était utile à tes desseins ; et mieux eût valu pour lui, mieux eût valu pour les deux pauvres jeunes filles les laisser finir honorablement, glorieusement leur vie, plutôt que de les mêler à ces honteuses intrigues ; et c’est ce que je te reproche, Courtin ; c’est cette pensée qui redouble ma haine contre toi.

 

– La preuve que je ne vous en veux pas, Jean Oullier, répliqua Courtin, c’est que, si j’eusse voulu, il y a longtemps que vous ne seriez plus de ce monde.

 

– Que veux-tu dire ?

 

– Lorsque le père de M. Michel fut tué, fut assassiné, monsieur Jean, disons le mot, il y avait un traqueur qui n’était plus qu’à dix pas de lui, et ce traqueur, on l’appelait Courtin.

 

Jean Oullier se dressa de toute sa hauteur.

 

– Oui, poursuivit le métayer, et ce traqueur a vu que c’était la balle de Jean Oullier qui avait couché le traître sur l’herbe.

 

– Et, si le traqueur le raconte, il dira vrai ; car cela, ce n’était point un crime : c’était une expiation, répondit Jean Oullier, et je suis fier d’avoir été celui que la Providence avait choisi pour frapper l’infâme !

 

– Dieu seul peut frapper, Dieu seul peut maudire, monsieur Oullier.

 

– Non ! Oh ! je ne m’y trompe pas, c’est lui qui m’avait mis au cœur cette haine profonde du forfait, le souvenir ineffaçable de la trahison ; c’était Son doigt qui touchait mon cœur lorsque ce cœur frissonnait, chaque fois que j’entendais prononcer le nom du Judas. Quand je l’ai frappé, j’ai senti le souffle de la justice divine qui passait sur mon visage et qui le rafraîchissait, et, à partir de ce moment, j’ai trouvé le calme et le repos qui me fuyaient depuis que je voyais le crime impuni prospérer sous mes yeux. Tu vois bien que Dieu était avec moi.

 

– Dieu ne peut être avec le meurtrier.

 

– Dieu est toujours avec le bourreau qui a levé l’épée de sa justice. Les hommes ont le leur ; mais Lui a le sien ; ce jour-là, j’étais l’épée de Dieu comme je le suis aujourd’hui.

 

– Mais vous allez donc m’assassiner comme vous avez assassiné le baron Michel ?

 

– Je vais punir celui qui a vendu Petit-Pierre, comme j’ai puni celui qui avait vendu Charette ; je vais le punir sans crainte, sans souci, sans remords.

 

– Prenez garde ! ces remords pourront venir lorsque votre futur maître vous demandera compte de la mort de son père.

 

– Le jeune homme est juste et loyal, et, s’il est appelé à me juger, je lui raconterai ce que j’ai vu dans le bois de la Chabotière, et il se prononcera.

 

– Qui témoignera que vous dites la vérité ? Un seul homme, et cet homme, c’est moi. Laissez-moi vivre, Jean, et, comme cette femme tout à l’heure, quand il le faudra, je me lèverai pour dire : « J’atteste ! »

 

– La peur te fait déraisonner, Courtin ! M. Michel n’invoquera aucun témoignage quand Jean Oullier lui dira : « Voilà la vérité » ; lorsque Jean Oullier, découvrant sa poitrine, lui dira : « Si vous voulez venger votre père, frappez ! » lorsqu’il s’agenouillera en face de lui et qu’il demandera à Dieu de lui envoyer l’expiation, si Dieu juge que cet acte doive être expié ; non, non ; et dans la terreur qui te glace, tu as eu tort d’évoquer à mes yeux ce sanglant souvenir. Toi, maître Courtin, tu as fait pis encore que n’avait fait Michel ; car le sang que tu as vendu est plus noble encore que celui qu’il avait livré ! Je n’ai point épargné Michel, et je t’épargnerais, toi ? Non, jamais ! jamais !

 

– Pitié, Jean Oullier ! ne me tuez pas ! dit le misérable en sanglotant.

 

– Implore ces pierres, demande-leur de la compassion ; peut-être te répandront-elles ; mais rien n’ébranlera ma résolution et ma volonté, Courtin. Tu mourras !

 

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu, s’écria Courtin, personne ne viendra-t-il donc à mon aide ? Veuve Picaut, veuve Picaut, à mon secours ! me laisserez-vous égorger ainsi ? Défendez-moi, je vous en conjure ! Si vous voulez de l’or, je vous en donnerai ; j’en ai, de l’or… Mais, non, non, je délire ; je n’en ai pas, je n’en ai pas ! dit le misérable, qui craignait d’aiguillonner la fièvre de meurtre qu’il voyait luire dans les yeux de son ennemis non, je n’en ai pas ; mais j’ai des terres, je vous les donnerai, je vous ferai riche tous les deux. Grâce, Jean Oullier ! Veuve Picaut, défendez-moi ! La veuve ne bougea point ; sans le mouvement de ses lèvres, à la voir pâle comme un marbre, immobile et muette en face de ce cadavre, on aurait pu la prendre, sous ses vêtements de deuil, pour une de ces statues que l’on voit agenouillées au pied des anciens tombeaux.

 

– Quoi ! vous allez me tuer ? continua Courtin ; me tuer sans combat, sans danger, sans que je puisse lever un pied pour fuir, une main pour me défendre ? M’égorger dans mes liens comme l’animal que l’on traîne à l’abattoir ! oh ! Jean Oullier, ce n’est plus d’un soldat, ceci, c’est d’un boucher !

 

– Et qui te dit que cela va se passer ainsi ? Non, non, non, maître Courtin. Regarde la blessure que tu as faite à ma poitrine, elle saigne encore ; je suis encore faible, chancelant, débile ; je suis proscrit ; ma tête est à prix ; eh bien, malgré tout cela, je suis si certain de la justice de ma cause, que je n’hésite pas à en appeler au jugement de Dieu. Courtin je te rends libre.

 

– Vous me rendez libre ?

 

– Oui, je te rends libre… Oh ! ne me remercie pas : ce que je fais, c’est pour moi et non pour toi ; c’est afin qu’il ne soit pas dit que Jean Oullier a frappé un homme à terre et désarmé ; mais, sois tranquille, va ! cette vie que je te laisse, je compte bien te la reprendre.

 

– Mon Dieu !

 

– Maître Courtin, tu vas sortir d’ici sans liens et sans entraves ; mais, je t’en préviens, garde-toi ! aussitôt que tu auras passé le seuil de ces ruines, je serai sur ta trace, et cette trace, je ne l’abandonnerai plus que lorsque je t’aurai frappé à mon tour, que lorsque, de ton corps, j’aurai fait un cadavre. Garde-toi, maître Courtin ! garde-toi ! Et, en achevant ces mots, Jean Oullier prit son couteau et coupa les cordes qui attachaient les pieds et les mains du métayer.

 

Courtin eut un mouvement de joie frénétique ; mais ce mouvement de joie, il le réprima aussitôt. En se relevant, il avait senti sa ceinture ; elle s’était en quelque sorte rappelée à lui. Avec l’espérance, Jean Oullier venait de lui rendre la vie ; mais qu’était la vie sans son or ?

 

Il se recoucha aussi vite qu’il s’était levé.

 

Jean Oullier, pendant le mouvement de Courtin, si rapide qu’il eût été, avait entrevu le cuir gonflé de la ceinture et deviné ce qui se passait dans le cœur du métayer.

 

– Qu’attends-tu donc pour partir ? lui dit-il. Oui, je comprends, tu crains qu’en te voyant libre comme moi, plus fort que moi, ma colère ne se réveille ; tu crains que je ne te jette un second couteau et qu’armé de celui-ci, je ne te dise : « Défends-toi, maître Courtin ! » Non, Jean Oullier n’a qu’une parole. Hâte-toi, fuis ! si Dieu est pour toi, Il te dérobera à mes coups ; s’Il t’a condamné, que m’importe l’avance que je te donne ! Prends ton or maudit, et va-t’en.

 

Maître Courtin ne répondit pas, il se leva chancelant comme un homme ivre ; il essaya d’attacher sa ceinture autour de sa taille, mais il ne put y parvenir, ses doigts tremblaient comme s’ils eussent été agités par la fièvre.

 

Avant de partir, il se retourna avec terreur du côté de Jean Oullier.

 

Le traître craignait une trahison. Il ne pouvait croire que la générosité de son ennemi ne cachât point un piège.

 

Jean Oullier, du doigt, lui montra la porte. Courtin se précipita dans la cour ; mais, avant qu’il eût franchi le seuil de la poterne, il entendit la voix du Vendéen qui, sonore comme un clairon de bataille, lui criait :

 

– Garde-toi, Courtin ! Garde-toi.

 

Maître Courtin, tout libre qu’il était, frémit, et, en ce moment de trouble, son pied heurtant une pierre, il trébucha et tomba à la renverse.

 

Il poussa un cri d’angoisse ; il lui semblait que le Vendéen allait se précipiter sur lui. Il croyait sentir le froid de la lame de son poignard pénétrer dans son dos. Ce n’était qu’un mauvais présage ; Courtin se releva, et, une minute après, il avait dépassé la poterne et s’élançait dans la campagne, qu’il avait si bien cru ne jamais revoir.

 

Lorsqu’il eut disparu, la veuve vint à Jean Oullier et lui tendit la main.

 

– Jean, lui dit-elle, en vous écoutant, je songeais combien mon pauvre Pascal avait raison lorsqu’il me disait qu’il y avait de braves gens sous tous les drapeaux.

 

Jean Oullier serra cette main que lui tendait la digne femme qui lui avait sauvé la vie.

 

– Comment vous trouvez-vous, maintenant ? lui demanda-t-elle.

 

– Mieux ! on trouve toujours de la force dans la lutte.

 

– Et où allez-vous aller ?

 

– À Nantes. D’après ce que m’a raconté votre mère, Bertha n’y est point allée, elle, et je crains bien qu’un malheur ne soit arrivé là-bas.

 

– Bon ! mais, au moins, prenez un bateau ; cela épargnera à vos jambes la fatigue de la moitié du chemin.

 

– Soit, répondit Jean Oullier.

 

Et il suivit la veuve, jusqu’à l’endroit du lac où les barques de pêcheurs étaient tirées sur le sable.

 

LXXXIX

Où l’on voit qu’un homme qui a cinquante mille francs sur lui peut quelquefois être fort gêné


Aussitôt que maître Courtin eut franchi le pont du château de Saint-Philbert, il se mit à courir comme un insensé ; la terreur lui prêtait des ailes ; il marchait sans se demander où ses pas le conduisaient ; il fuyait pour fuir ; si ses forces n’avaient trahi ses terreurs, il eût mis le monde entre lui et les menaces du Vendéen, menaces qu’il entendait toujours raisonner à son oreille comme un glas funèbre.

 

Mais lorsqu’il eut fait une demi-lieue à travers champs, dans la direction de Machecoul, épuisé, haletant, suffoqué par la rapidité de sa course, il tomba plutôt qu’il ne s’assit sur le revers d’un fossé, et, peu à peu, il revint à lui et réfléchit à ce qu’il allait faire.

 

Son premier projet fut de gagner immédiatement sa maison ; mais ce projet, il l’abandonna sur-le-champ. Dans la campagne, et quelques uns que prit l’autorité, prévenue, pour garantir la vie du maire de la Logerie, Jean Oullier, avec les intelligences qu’il avait dans le pays, avec sa connaissance si parfaite de tous les chemins, de toutes les forêts, de tous les champs de genêts, secondé, et par la sympathie que chacun avait pour lui, et par la haine que l’on portait à Courtin, Jean Oullier aurait trop beau jeu.

 

C’était dans Nantes que le métayer devait chercher un refuge ; dans Nantes, où la police habile et nombreuse sauvegarderait sa vie, jusqu’à ce que l’on fût parvenu à arrêter Jean Oullier, résultat que Courtin se flattait n’obtenir très prochainement à l’aide des indications qu’il pourrait fournir sur les asiles ordinaires des condamnés et des insoumis.

 

En ce moment la main du fugitif se porta à sa ceinture pour la soulever ; car le poids énorme de la masse d’or qu’il y portait l’étouffait et n’avait pas peu contribué à l’accablement qui avait arrêté sa course.

 

Ce geste décida de sa destinée.

 

Ne devait-il pas retrouver à Nantes M. Hyacinthe ? Recevoir de son associé, leur complot avait réussi – et il n’en doutait pas – une somme égale à celle qu’il possédait déjà, cette idée remplissait le cœur de Courtin d’une joie qui le mettait bien au-dessus de toutes les tribulations par lesquelles il venait de passer.

 

Il n’hésita pas une seconde de plus, et revint sur ses pas dans la direction de la ville.

 

D’abord, maître Courtin voulut y arriver à vol d’oiseau, en continuant de marcher à travers champs ; sur une route, il risquait d’être épié ; le hasard seul pouvait faire que Jean Oullier trouvât sa trace dans la plaine ; mais son imagination, échauffée par les péripéties de la soirée, fut plus puissante que sa raison.

 

Il avait beau se glisser le long des haies, restant dans l’ombre, étouffant le bruit de ses pas, n’entrant dans une pièce qu’après s’être assuré qu’elle était déserte, à chaque instant il était pris de terreurs paniques.

 

Dans les arbres à tête émondée qui se dressaient derrière les haies, il croyait voir des assassins qui guettaient son passage dans les branches noueuses qui s’étendaient au-dessus de sa tête, des bras armés de poignards et prêts à le frapper. Alors, il s’arrêtait, glacé d’épouvante ; ses jambes se refusaient à le porter plus loin, comme si elles eussent pris racine dans la terre ; une sueur glacée inondait tout son corps ; ses dents s’entrechoquaient convulsivement ; ses mains crispées serraient son or, et il lui fallait longtemps pour se remettre de sa frayeur.

 

Il gagna la route.

 

Sur la route, il lui semblait que sa peur serait moins vive ; il rencontrerait des passants, qui pouvaient, sans doute, être des ennemis, mais qui, aussi, pouvaient le secourir si on l’attaquait, et, sous l’impression de l’épouvante qui l’accablait, il croyait qu’un être vivant, quel qu’il fût, lui paraîtrait moins redoutable que ces spectres noirs, menaçants, implacables dans leur immobilité, que sa terreur lui montrait à chaque pas dans les champs.

 

D’ailleurs, sur la route, il pouvait trouver une voiture se rendant à Nantes, y demander une place et abréger de moitié la longueur du chemin.

 

Lorsqu’il eut fait cinq cents pas, il se trouva sur la chaussée qui suit, pendant un quart de lieue, les rives du lac de Grand-Lieu, auquel elle sert de digue en même temps qu’elle sert de chemin.

 

Courtin s’arrêtait de minute en minute pour prêter l’oreille, et bientôt il crut distinguer le pas d’un cheval sur le pavé.

 

Il se jeta dans les roseaux qui bordent la route du côté du lac et s’y tapit, subissant encore une fois toutes les angoisses que nous avons décrites tout à l’heure.

 

Mais, alors, il entendit, à sa gauche, un bruit d’avirons qui frappaient doucement les eaux du lac.

 

Il se glissa entre les joncs, regarda du côté d’où venait le bruit, et aperçut, dans l’ombre, une barque qui glissait lentement le long du bord.

 

C’était, sans doute, un pêcheur qui allait retirer avant le jour les filets qu’il avait placés la veille.

 

Le cheval approchait ; le fracas de ses fers sur le pavé épouvantait Courtin ; là, il voyait le danger ; il ne songeait qu’à le fuir.

 

Il siffla doucement pour attirer l’attention du pêcheur.

 

Celui-ci suspendit le mouvement de ses avirons et écouta.

 

– Par ici ! par ici ! s’écria Courtin.

 

Il n’avait pas fini de parler qu’un vigoureux coup d’aviron fit avancer la barque jusqu’à quatre pieds du métayer.

 

– Pouvez-vous me faire traverser le lac, me conduire jusqu’à la hauteur de Port-Saint-Martin ? demanda Courtin. Il y a un franc pour vous.

 

Le pêcheur, enveloppé dans une espèce de vareuse dont le capuchon lui cachait le visage, ne répondit que par une inclination de tête ; mais il fit mieux que de répondre : d’un coup de gaffe, il fit entrer son bachot au milieu des joncs, qui se courbèrent en frémissant sous son avant ; et, au moment où le cheval qui avait excité les inquiétudes de maître Courtin arrivait à la hauteur de l’endroit où il se trouvait, en deux enjambées il rejoignit la barque, dans laquelle il sauta.

 

Le pêcheur, comme s’il eût partagé les appréhensions du métayer, poussa au large avec empressement, et celui-ci respira.

 

Au bout de dix minutes, la chaussée et ses arbres n’apparaissaient plus que comme une ligne sombre à l’horizon.

 

Courtin ne se sentait pas de joie. Cette barque qui s’était trouvée là si à point comblait tous ses vœux, dépassait toutes ses espérances. Une fois à Port-Saint-Martin, il n’avait plus qu’une lieue à faire pour gagner Nantes, une lieue sur une route fréquentée à quelque heure de la nuit que ce fût, et, une fois à Nantes, il était sauvé.

 

La joie de Courtin était si grande, que, malgré lui, et par l’effet de la réaction des terreurs qu’il avait éprouvées, il se laissait aller à la manifester tour haut. Assis à l’arrière du bachot, il regardait avec ivresse le pêcheur, qui, se courbant sur ses rames, s’éloignait, à chaque effort de son bras, de la rive où était le danger ; ces coups d’aviron, il les comptait ; puis il riait sourdement, il palpait sa ceinture, il faisait glisser l’or entre ses plis. Ce n’était pas du bonheur, c’était de l’ivresse.

 

Cependant, il commença de trouver que le pêcheur l’avait suffisamment éloigné de la rive et qu’il était temps de mettre le cap sur Port-Saint-Martin, qu’en suivant la direction imprimée au bateau, ils devaient infailliblement laisser à droite.

 

Pendant quelques instants, il attendit, croyant que c’était là une manœuvre du pêcheur, que celui-ci cherchait quelque courant qui facilitât sa tâche.

 

Mais le pêcheur ramait toujours et ramait toujours dans la direction du large.

 

– Eh ! gars, dit enfin le métayer, vous aurez mal entendu ; ce n’est point à Port-Saint-Père que je vous ai dit que je voulais aller : c’est à Port-Saint-Martin. Dirigez-vous donc de ce côté ; vous aurez plus tôt gagné votre argent.

 

Le pêcheur demeura silencieux.

 

– M’avez-vous entendu ? voyons ! reprit Courtin impatienté. Port-Saint-Martin, bonhomme ! C’est à droite qu’il vous faut prendre. Que nous ne longions pas la chaussée de trop près, c’est bien ; que nous restions hors de la portée des balles que l’on pourrait nous envoyer de la rive, ça me va encore ; mais nageons de ce côté, s’il vous plaît !

 

L’injonction de Courtin ne parut pas avoir été entendue du rameur.

 

– Ah çà ! êtes-vous sourd ? s’écria le métayer commençant à se fâcher.

 

Le pêcheur ne répondit que par un nouveau coup d’aviron qui fit voler la barque à dix pas plus loin sur la surface du lac.

 

Courtin, hors de lui, se précipita à l’avant, rabattit le capuchon qui dissimulait dans son ombre le visage du pêcheur, approcha sa tête de la sienne, et, poussant un cri étouffé, tomba à genoux au milieu de la barque.

 

L’homme abandonna les rames, et, sans se lever :

 

– Décidément, maître Courtin, dit-il, Dieu a prononcé et a prononcé contre vous. Je ne vous cherchais pas, et Il vous envoie à moi ; je vous oubliais pour un temps, et Il vous met sur mon passage ! Dieu veut que vous mouriez, maître Courtin.

 

– Non, non, vous ne me tuerez pas, Jean Oullier ! s’écria celui-ci retombant dans ses premières terreurs.

 

– Je vous tuerai aussi vrai que voilà au ciel les étoiles que le seigneur y a placées de ses mains ! Ainsi donc, si vous avez une âme, songez-y ; repentez-vous et priez pour que le jugement ne soit pas trop sévère.

 

– Oh ! vous ne ferez pas cela, Jean Oullier, vous ne ferez pas cela ! Songez que vous allez tuer une créature de ce bon Dieu dont vous prononcez le nom ! Oh ! ne pas revoir la terre qui est si belle lorsque le soleil l’éclaire ! dormir dans un cercueil glacé, loin de tous ceux qu’on aime ! oh ! non, c’est impossible !

 

– Si tu étais père, si tu avais une femme, une mère, une sœur qui attendît ton retour, tes prières pourraient me toucher ; mais non, inutile aux hommes, tu n’as vécu que pour te servir d’eux et leur rendre le mal pour le bien. Tu blasphèmes encore dans ton mensonge, car tu n’as aimé personne, personne ne t’a aimé ici-bas, et, en fouillant ta poitrine, ce n’est que ton cœur que mon poignard percera. Maître Courtin, tu vas paraître devant ton juge ; encore une fois recommande-lui ton âme.

 

– Eh ! quelques minutes me suffisent-elles pour cela ? À un coupable comme moi, il faut des années pour que le repentir soit à la hauteur du péché. Vous qui êtes si pieux, Jean Oullier, vous me laisserez la vie pour que je l’emploie à pleurer mes fautes.

 

– Non, non ; la vie ne te servirait qu’à en commettre de nouvelles ! La mort, ce sera l’expiation ! tu la redoutes ; mets tes angoisses aux pieds du Seigneur, et Il te recevra dans sa miséricorde ! Maître Courtin, le temps passe, et, aussi vrai que Dieu trône au-dessus de ces astres, dans dix minutes tu seras devant lui.

 

– Dix minutes, mon Dieu ! Dix minutes ! oh ! pitié ! pitié !

 

– Le temps que tu emploies en prières inutiles est perdu pour ton âme, songes-y, Courtin, songes-y ! Courtin ne répondit pas ; sa main s’était posée sur une rame, et une lueur d’espoir venait de traverser son cerveau.

 

Il saisit doucement l’aviron ; puis, se relevant brusquement, il le brandit au-dessus de la tête du Vendéen ; celui-ci se rejeta à droite, et esquiva le coup ; la rame tomba sur le bordage de l’avant, se brisa en mille éclats, et ne laissa qu’un tronçon dans les mains du métayer.

 

Prompt comme la foudre, Jean Oullier sauta à la gorge de Courtin, qui, pour la seconde fois, tomba à genoux.

 

Le misérable, paralysé par la peur, roula au fond de la barque ; sa voix étranglée murmurait à peine le cri de « Grâce, grâce ! »

 

– Ah ! la peur de la mort a éveillé chez toi un peu de courage ! s’écria Jean Oullier. Ah ! tu as trouvé une arme ! Eh bien, tant mieux ! tant mieux ! défends-toi, Courtin, et, si l’arme que tu tiens à la main ne te convient pas, prends la mienne, poursuivit le vieux garde en jetant son poignard aux pieds du métayer.

 

Mais celui-ci était incapable d’un geste ; tout mouvement lui était devenu impossible ; il balbutiait des paroles incohérentes et sans suite ; tout son corps tremblait comme s’il eût été secoué par la fièvre ; un bourdonnement confus bruissait à son oreille, et, comme il avait perdu la voix, tous ses sens s’étaient éteints dans les affres de la mort.

 

– Mon Dieu ! s’écria Jean Oullier en poussant du pied la masse inerte qu’il avait devant lui, mon Dieu, je ne puis pourtant pas porter le couteau sur ce cadavre.

 

Alors, le Vendéen promena son regard autour de lui, comme s’il cherchait quelque chose.

 

La nature était calme, la nuit silencieuse ; à peine si une brise légère ridait la surface du lac, à peine si les ondulations de ces eaux bruissaient le long du bateau ; on n’entendait que le cri de la sauvagine qui s’envolait devant la barque et dont les ailes tachaient de noir les bandes empourprées de l’aurore qui commençait d’apparaître à l’orient.

 

Jean Oullier se tourna brusquement vers Courtin, et le secoua en le tenant par le bras.

 

– Maître Courtin, je ne te tuerai pas sans avoir ma part du danger, lui dit-il ; maître Courtin, je te forcerai à te défendre, si ce n’est contre moi, au moins contre la mort ; elle vient, elle approche, défends-toi !

 

Le métayer ne répondit que par un gémissement ; il roulait des yeux hagards autour de lui, mais il était facile de voir que son regard ne distinguait aucun des objets qui l’entouraient ; la mort, terrible, hideuse, menaçante, les effaçait tous.

 

Au même instant, Jean Oullier donna un vigoureux coup de talon dans le bordage. Les ais, à moitié pourris, cédèrent et l’eau entra en bouillonnant dans le bateau.

 

Courtin se réveilla en sentant la fraîcheur de l’eau gagner ses pieds, et poussa un cri horrible, un cri qui n’avait rien d’humain.

 

– Je suis perdu ! dit-il.

 

– C’est le jugement de Dieu ! s’écria Jean Oullier en étendant son bras vers le ciel. Une première fois, je ne t’ai point frappé parce que tu étais garrotté ; cette fois encore, ma main t’épargnera, maître Courtin. Si ton bon ange veut de toi, qu’il te sauve ; moi, je n’aurai pas trempé les mains dans ton sang.

 

Courtin s’était levé pendant que Jean Oullier prononçait ces paroles, et, en faisant jaillir l’eau autour de lui, il allait çà et là dans la barque.

 

Jean Oullier, calme et impassible s’était agenouillé sur l’avant ; il priait.

 

L’eau gagnait toujours.

 

– Oh ! qui me sauvera ? qui me sauvera ? criait Courtin devenu livide et contemplant avec effroi les six pouces de bois qui restaient à peine hors de la surface du lac.

 

– Dieu, s’il le veut ! ta vie, comme la mienne, est dans Ses mains : qu’Il prenne l’une ou l’autre, ou qu’Il nous sauve ou nous condamne tous les deux. Nous sommes dans Sa droite ; encore une fois, maître Courtin, accepte Son jugement.

 

Comme Jean Oullier achevait ces paroles, le bateau craqua dans toutes ses membrures ; l’eau était arrivée à la hauteur du dernier bordage ; la barque pivota une fois sur elle-même, se soutint une seconde encore à la surface de l’eau, puis elle manqua sous les pieds des deux hommes et s’engouffra dans les profondeurs du lac en faisant entendre un sombre murmure.

 

Courtin fut entraîné dans le remous de la barque ; mais il revint à la surface de l’eau et ses doigts saisirent le second aviron, qui flottait auprès de lui ; ce morceau de bois sec et léger le soutint sur l’eau assez longtemps pour qu’il pût adresser une nouvelle prière à Jean Oullier. Celui-ci ne répondit pas : il s’était mis à la nage et il avançait doucement dans la direction où on voyait le jour se lever.

 

– À moi ! à moi ! criait le malheureux Courtin. Aide-moi à gagner la rive, Jean Oullier, et je t’abandonne tout l’or que j’ai sur moi.

 

– Jette cet or impur au fond du lac, dit le Vendéen, qui avait aperçu le métayer accroché à son épave : c’est la seule chance qu’il te reste pour préserver ta vie, et ce conseil est la seule chose que je veuille faire pour toi.

 

Courtin porta la main à sa ceinture ; mais elle lui eût brûlé les doigts, qu’il ne l’eût pas retirée plus vite, et, comme si le Vendéen lui eût commandé de s’ouvrir les entrailles, de sacrifier sa chair et son sang :

 

– Non, non, murmura-t-il, je le sauverai, cet or, et me sauverai avec lui !

 

Alors, il essaya de nager.

 

Mais il n’avait, dans cet exercice, ni la force, ni l’habileté de Jean Oullier ; d’ailleurs, le poids qu’il portait était trop lourd, et à chaque brassée, il enfonçait sous l’eau, qui, malgré lui, pénétrait dans sa gorge.

 

Il appela encore Jean Oullier ; mais Jean Oullier était à cent brasses.

 

Dans une de ces immersions plus longues que les autres, saisi de vertige, par un mouvement prompt et subit, il détacha sa ceinture ; mais, avant de lancer son or dans le gouffre, il voulut le voir, le sentir encore une fois ; il le serra, il le palpa entre ses doigts crispés.

 

Cette dernière communication avec le métal qui était pour lui plus que la vie décida de son sort ; il ne put se résoudre à s’en détacher, il le pressa contre sa poitrine, fit encore un mouvement des pieds pour s’élancer hors de l’eau, mais le poids de la partie supérieure de son corps entraîna les extrémités ; il plongea, et, après quelques secondes passées sous l’eau, Courtin, à demi asphyxié, reparut encore, jeta une suprême imprécation au ciel, qu’il voyait pour la dernière fois, puis descendit dans les profondeurs du lac, entraîné par son or, comme par un démon.

 

Jean Oullier, qui se retournait en ce moment, aperçut quelques cercles qui rayaient la surface de l’eau : c’était le dernier témoignage que le maire de la Logerie donnât de son existence ; c’était le dernier mouvement qui se devait faire autour de lui et au-dessus de lui dans le monde des vivants.

 

Le Vendéen leva les yeux vers le ciel et adora Dieu dans la justice de ses décrets.

 

Jean Oullier nageait bien ; pourtant, sa blessure récente, les fatigues et les émotions de cette nuit terrible l’avaient épuisé ; lorsqu’il fut à cent pas de la rive, il sentit que ses forces allaient trahir son courage ; mais calme, résolu en ce moment suprême comme il l’avait été pendant toute son existence, il se décida à lutter jusqu’au bout.

 

Il nagea.

 

Bientôt il sentit une espèce de défaillance ; ses membres s’engourdissaient ; il lui semblait que mille piqûres d’épingle en déchiraient la peau ; ses muscles devenaient douloureux et, en même temps, le sang montait avec impétuosité à son cerveau, et un bourdonnement confus comme celui de la mer qui bat les rochers bruissait dans ses oreilles ; des nuages noirs et chargés d’étincelles phosphorescentes papillotaient devant ses yeux, il sentait qu’il allait mourir, et, cependant, ses membres, obéissants dans leur impuissance, essayaient encore le mouvement que leur imprimait sa volonté.

 

Il nageait toujours.

 

Ses yeux se fermèrent malgré lui ; ses membres se roidirent tout à fait, il donna une dernière pensée à ceux avec lesquels il avait traversé la vie, aux enfants, à la femme, au vieillard qui avaient embelli sa jeunesse ; aux deux jeunes filles qui avaient remplacé ceux qu’il avait aimés ; il voulait que sa dernière prière fût pour eux comme sa dernière pensée.

 

Mais, en ce moment, et malgré lui, une idée soudaine traversa son cerveau : un fantôme passa devant ses yeux ; il vit Michel le père baigné dans son sang, et gisant sur la mousse de la forêt ; alors, élevant le bras hors de l’eau, vers le ciel, il s’écria :

 

– Mon Dieu, si je m’étais trompé ! si c’était un crime ! pardonnez-le-moi, non pas dans ce monde mais dans l’autre.

 

Puis, comme si cette suprême invocation eût épuisé ses dernières forces, l’âme sembla abandonner ce corps qui flottait inerte entre deux eaux ; au moment où le soleil, sortant de derrière les montagnes de l’horizon, dorait de ses premiers feux la surface du lac ; au moment où Courtin, roulé dans la vase, rendait le dernier soupir ; au moment où l’on arrêtait Petit-Pierre !…

 

Cependant Michel, conduit par les soldats, était dirigé sur Nantes.

 

Au bout d’une demi-heure de marche, le lieutenant qui commandait la petite troupe, s’était approché de lui.

 

– Monsieur, lui avait-il dit, vous avez l’air d’un gentilhomme ; j’ai l’honneur de l’être moi-même, et cela me fait souffrir de vous voir les menottes aux mains ; voulez-vous que nous les échangions contre une parole ?

 

– Volontiers, répondit Michel, et je vous remercie, monsieur, en vous jurant que, de quelque part que le secours me vienne, je ne quitterai point vos côtés sans votre permission.

 

Et tous deux avaient continué leur route bras dessus bras dessous, si bien, que, pour qui les eût rencontrés, il eût été difficile de décider lequel des deux était le prisonnier.

 

La nuit était belle, le lever du soleil fut splendide : toutes les fleurs, humides de rosée, semblaient étincelantes de diamants ; l’air se chargeait des plus douces senteurs ; les petits oiseaux chantaient dans les branches ; cette course était une vraie promenade.

 

Arrivé à l’extrémité du lac de Grand-Lieu, le lieutenant arrêta son prisonnier, avec lequel il avait dépassé d’un bon quart de lieue le reste de la colonne, et, lui montrant du doigt une masse noirâtre qui flottait à la surface du lac, à cinquante pas du bord environ :

 

– Qu’est-ce que cela ? fit-il.

 

– On dirait le corps d’un homme ? répondit Michel.

 

– Savez-vous nager ?

 

– Un peu.

 

– Ah ! si je savais nager, je serais déjà à l’eau, dit en soupirant l’officier, qui, en même temps, se retourna avec inquiétude du côté de la route pour appeler ses hommes à l’aide.

 

Michel n’en écouta pas davantage ; il descendit la berge, en un tour de main se déshabilla, et se précipita dans le lac.

 

Quelques instants après, il ramenait à la rive un corps qui semblait inanimé et qu’il venait de reconnaître pour celui de Jean Oullier.

 

Pendant ce temps, les soldats étaient arrivés et s’empressaient autour du noyé.

 

L’un d’eux détacha sa gourde, et, desserrant les dents du Vendéen, il lui introduisit quelques gouttes d’eau-de-vie dans la bouche.

 

Son premier regard se porta sur Michel, qui lui soutenait la tête, et il y eut une telle expression d’angoisse dans ce regard que le lieutenant s’y trompa.

 

– Voilà votre sauveur, mon ami ! dit-il en désignant Michel au Vendéen.

 

– Mon sauveur !… son fils ! s’écria Jean Oullier. Ah ! merci mon Dieu ! vous êtes aussi grand dans Vos miséricordes que terrible dans Vos justices !

 

Épilogue

Un jour de l’année 1843, vers sept heures du soir, une lourde voiture s’arrêta à la porte du couvent des carmélites de Chartres.

 

Cette voiture contenait cinq personnes : deux enfants de huit à neuf ans, un homme et une femme de trente à trente-cinq, et un paysan cassé par l’âge, mais encore vert malgré ses cheveux blancs. En dépit de l’humilité de son costume, ce paysan occupait, aux côtés de la dame, le fond de la voiture ; un des enfants jouait sur ses genoux avec les anneaux d’une grosse chaîne d’acier qui attachait sa montre à la boutonnière de son gilet, tandis que lui passait sa main noire et ridée dans la chevelure soyeuse de l’enfant.

 

À la secousse qu’éprouva la voiture en cessant de rouler sur le pavé de la grande route, pour s’engager dans le faubourg Saint-Jean, la dame passa la tête par la portière, puis la retira avec une expression douloureuse lorsqu’elle eut aperçu les murs élevés qui entouraient le couvent, et la sombre porte qui y donnait entrée.

 

Le postillon descendit de cheval, s’approcha de la portière et dit :

 

– c’est ici.

 

La dame serra la main de son mari, qui était placé en face d’elle, et deux grosses larmes roulèrent le long de ses yeux.

 

– Allez, Mary, et du courage ! lui dit le jeune homme, dans lequel nos lecteurs reconnaîtront le baron Michel de la Logerie ; je regrette que la règle du couvent m’interdise de partager avec vous ce triste devoir ; depuis dix ans, c’est la première fois que nous souffrirons loin l’un de l’autre !

 

– Vous lui parlerez de moi, n’est-ce pas ? dit le vieux paysan.

 

– Oui, mon Jean, répondit Mary.

 

La jeune femme descendit le marchepied, sauta à bas de la voiture et frappa à la porte.

 

Le bruit du marteau rendit un son funèbre en se répercutant sous la voûte.

 

– La mère sainte Marthe ? dit la dame.

 

– Vous êtes la personne que notre mère attend ? demanda la carmélite.

 

– Oui, ma sœur.

 

– Alors, venez ! vous allez la voir ; mais rappelez-vous que la règle veut que, toute notre supérieure qu’elle est, vous ne l’entreteniez qu’en présence d’une de ses sœurs, qu’elle défend surtout que vous lui parliez, même en ce moment, des choses mondaines qu’elle a laissées en arrière.

 

Mary inclina la tête.

 

La tourière marcha la première et conduisit la baronne de la Logerie à travers un corridor sombre et humide sur lequel s’ouvraient une douzaine de portes ; elle poussa une de ces portes et se rangea de côté pour laisser passer Mary.

 

Celle-ci hésita un moment ; elle suffoquait d’émotion ; puis elle recueillit ses forces, franchit le seuil et se trouva dans une cellule de huit pieds carrés, à peu près.

 

Dans cette cellule, il y avait pour tous meubles un lit, une chaise et un prie-Dieu ; pour tous ornements, quelques images de sainteté collées aux murailles nues, un crucifix d’ébène et de cuivre qui étendait ses bras au-dessus du prie-Dieu.

 

Mary ne vit rien de tout cela.

 

Sur le lit, il y avait une femme dont le visage avait pris la couleur et la transparence de la cire, dont les lèvres décolorées semblaient près d’exhaler leur dernier soupir.

 

Cette femme, c’était ou plutôt cela avait été Bertha !

 

Maintenant, ce n’était plus que la mère sainte Marthe, supérieure du couvent des carmélites de Chartres.

 

Bientôt ce ne devait plus être qu’un cadavre.

 

En voyant entrer l’étrangère, la mourante avait ouvert ses bras et Mary s’y était précipitée.

 

Longtemps elles se tinrent étroitement embrassées toutes les deux, Mary trempant de ses larmes le visage de sa sœur, Bertha haletant ; car, dans ses yeux creusés par les rigueurs du cloître, il semblait qu’il n’y eût plus de larmes.

 

La tourière, qui s’était assise sur la chaise et qui lisait son bréviaire, n’était pas tellement occupée de ses prières, qu’elle ne remarquât ce qui se passait autour d’elle.

 

Elle trouva, sans doute, que ces embrassements se prolongeaient au-delà des règles prescrites, car elle toussa pour avertir les deux sœurs.

 

La mère sainte Marthe repoussa doucement Mary, mais sans lâcher sa main, qu’elle tenait dans la sienne.

 

– Sœur ! sœur ! murmura celle-ci, qui eût dit jamais que nous nous retrouverions ainsi ?

 

– C’est la volonté de Dieu, il faut s’y soumettre, répondit la carmélite.

 

– Cette volonté est quelquefois bien sévère, soupira Mary.

 

– Que dites-vous, ma sœur ! cette volonté est douce et miséricordieuse pour moi, au contraire. Dieu, qui pouvait me laisser encore pendant de longues années sur la terre, daigne me rappeler à Lui.

 

– Vous retrouverez notre père là-haut ! dit Mary.

 

– Et qui laisserai-je sur la terre ?

 

– Notre bon ami Jean Oullier, qui vit et qui vous aime toujours, Bertha.

 

– Merci !… Et qui encore ?

 

– Mon mari… et deux enfants qui s’appellent, le garçon Pierre, et la fille Bertha, et auxquels j’ai appris à vous bénir.

 

Une légère rougeur passa sur les joues de l’agonisante.

 

– Chers enfants ! murmura-t-elle ; si Dieu m’accorde une place à Ses côtés, je vous promets de Le prier pour eux là-haut.

 

Et la mourante commença sur la terre la prière qu’elle devait achever au Ciel.

 

Au milieu de cette prière, et dans le silence que faisaient les assistants, on entendit la vibration d’une cloche ; puis bientôt après, le tintement d’une sonnette ; puis, enfin, dans le corridor, des pas qui se rapprochaient de la cellule.

 

C’était le viatique qui s’approchait.

 

Mary tomba à genoux à la tête du lit de Bertha.

 

Le prêtre entra, tenant le saint ciboire de la main gauche, de la droite l’hostie consacrée.

 

En ce moment, Mary sentit la main de Bertha qui cherchait la sienne ; la jeune femme crus que c’était pour la lui serrer seulement.

 

Elle se trompait.

 

Bertha lui glissait dans la main un objet qu’elle reconnut pour un médaillon.

 

Elle voulut le regarder.

 

– Non, non, dit Bertha ; quand je serai morte.

 

Mary fit signe qu’elle se conformerait à la prescription, et baissa la tête sur ses mains jointes.

 

La cellule s’était emplie de religieuses qui s’étaient mises à genoux, et, aussi loin que le regard pouvait plonger dans le corridor, on en voyait d’autres agenouillées et priant dans leur costume sombre.

 

La mourante parut reprendre quelque force pour aller au-devant de son Créateur ; elle se souleva en murmurant :

 

– Me voici, mon Dieu !

 

Le prêtre lui posa l’hostie sur les lèvres ; la mourante retomba les yeux fermés et les mains jointes.

 

Si l’on n’eût pas vu le mouvement de ses lèvres, on eût pu croire qu’elle était morte, tant son visage était pâle, tant le souffle qui sortait de sa poitrine était faible.

 

Le prêtre acheva les autres cérémonies de l’extrême-onction sans que la mourante rouvrît les yeux.

 

Puis il sortit et les assistants le suivirent.

 

La tourière s’approcha alors de Mary, demeurée à genoux, et lui toucha légèrement l’épaule.

 

– Ma sœur, dit-elle, la règle de notre ordre s’oppose à ce que vous restiez plus longtemps dans cette cellule.

 

– Bertha ! Bertha ! dit Mary en sanglotant, entends-tu ce que l’on me dit ? Mon Dieu ! avoir vécu vingt ans sans nous quitter un jour, onze ans séparées, et ne pouvoir rester deux heures ensemble au moment de se quitter pour jamais !

 

– Vous pouvez rester dans la maison jusqu’au moment de ma mort, ma sœur, et je serai heureuse de mourir vous sachant près de moi et priant pour moi.

 

Mary voulut s’incliner pour embrasser une dernière fois la mourante ; mais la religieuse présente à l’entrevue l’arrêta en disant :

 

– Ma sœur, ne détournez point, par des souvenirs terrestres, notre sainte mère de la voie céleste où elle marche en ce moment.

 

– Oh ! je ne la quitterai cependant pas ainsi ! s’écria Mary en se jetant sur le lit de Bertha, et en appuyant ses lèvres sur les siennes.

 

Les lèvres de Bertha répondirent à ce baiser par un faible frémissement ; puis elle-même repoussa doucement sa sœur de la main.

 

Mais la main qui avait fait ce geste n’eut plus la force de rejoindre l’autre ; elle retomba inerte sur le lit.

 

La religieuse s’avança, et, sans une larme, sans un soupir, sans que son visage trahît la moindre émotion, elle prit les deux mains de la mourante, les rapprocha l’une de l’autre et les posa jointes sur la poitrine.

 

Puis elle poussa doucement Mary vers la porte.

 

– Oh ! Bertha ! Bertha ! s’écria la jeune femme en éclatant en sanglots.

 

Il lui sembla qu’à ces sanglots répondait comme un murmure et que, dans ce murmure, elle pouvait distinguer le nom de Mary.

 

Elle était dans le corridor ; la porte de la cellule se referma derrière elle.

 

– Oh ! que je la revoie ! dit Mary, une fois, une seule fois encore ! Mais la religieuse étendit les bras et lui barra le chemin.

 

– C’est bien, dit Mary, que ses larmes aveuglaient ; conduisez-moi, ma sœur.

 

La religieuse conduisit la jeune femme dans une cellule vide ; celle qui l’avait habitée était morte la veille.

 

Mary, à travers ses larmes, entrevit un prie-Dieu surmonté d’un crucifix ; elle alla s’y agenouiller en trébuchant.

 

Pendant une heure, elle resta abîmée dans la prière.

 

Au bout d’une heure, la religieuse rentra, et, de la même voix froide et impassible :

 

– Mère sainte Marthe vient de mourir, dit-elle.

 

– Puis-je la revoir ? demanda Mary.

 

– La règle de notre ordre le défend, répondit la religieuse.

 

Mary laissa retomber sa tête sur ses mains avec un soupir.

 

Dans une de ces mains était renfermé l’objet que Bertha lui avait remis au moment de recevoir pour la dernière fois son divin Créateur.

 

Mère sainte Marthe était morte ; Mary pouvait donc voir quel était cet objet.

 

Comme elle l’avait deviné à la forme, c’était un médaillon.

 

Mary ouvrit ce médaillon : il contenait des cheveux et un papier.

 

Les cheveux étaient de la même couleur que ceux de Michel.

 

Le papier renfermait ces mots :

 

« Coupés pendant son sommeil, dans la nuit du 5 juin 1832. »

 

– Ô mon Dieu ! murmura Mary en levant les yeux sur le crucifix, ô mon Dieu, recevez-la dans votre miséricorde ; car votre passion, à vous, n’a duré que quarante jours et la sienne a duré onze ans !

 

Puis, mettant le médaillon sur son cœur, Mary descendit l’escalier froid et humide du couvent.

 

La voiture et ceux qu’elle avait amenés attendaient toujours à la porte.

 

– Eh bien ? demanda Michel en ouvrant la portière et en faisant un pas au-devant de Mary.

 

– Hélas ! tout est fini ! dit-elle en se jetant dans ses bras ; elle est morte en promettant de prier pour nous là-haut.

 

– Heureux enfants ! dit Jean Oullier en posant ses deux mains, l’une sur la tête du petit garçon, l’autre sur celle de la petite fille ; heureux enfants ! marchez hardiment dans la vie : une martyre veille sur vous du haut des Cieux !

 

 

 

 

 


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Juillet 2006

 

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[1] Mesure contenant un seizième de litre servant à distribuer les boissons aux marins.

[2] Schnick, Eau-de-vie de qualité médiocre.

[3] Catégorie de paysans entre les journaliers et les laboureurs.