Alexandre Dumas
ROBIN HOOD,
LE PRINCE DES VOLEURS
Tome I
(1872)
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Table des matières
Bibliographie – Œuvres complètes
À propos de cette édition électronique
La vie aventureuse de l'outlaw (hors-la-loi, proscrit) Robin Hood, transmise de génération en génération, est devenue en Angleterre un sujet populaire. Néanmoins l'historien manque souvent de documents pour retracer l'existence étrange de ce célèbre bandit. Un grand nombre de traditions qui ont trait à Robin Hood portent un cachet de vérité et jettent un vif éclat sur les mœurs et les habitudes de son époque.
Les biographes de Robin Hood n'ont pas été d'accord sur l'origine de notre héros. Les uns lui ont donné une naissance illustre, les autres lui ont contesté son titre de Comte de Huntingdon. Quoi qu'il en soit, Robin Hood fut le dernier Saxon qui tenta de s'opposer à la domination normande.
Les événements qui composent l'histoire que nous avons entrepris de raconter, quelque vraisemblables et admissibles qu'ils puissent paraître, ne sont peut-être, après tout, qu'un effet de l'imagination, car la preuve matérielle de leur authenticité manque complètement. L'universelle popularité de Robin Hood est arrivée jusqu'à nous dans toute la fraîcheur et dans tout l'éclat des premiers jours de sa naissance. Il n'est pas un auteur anglais qui ne lui consacre quelques bonnes paroles. Cordun, écrivain ecclésiastique du quatorzième siècle, l'appelle ille famosissimus sicarius (le très célèbre bandit), Major lui donne la qualification de « très humain prince des voleurs ». L'auteur d'un poème latin très curieux, daté de 1304, le compare à William Wallace, le héros de l'Écosse. Le célèbre Gamden dit, en parlant de lui : « Robin Hood est le plus galant des brigands. » Enfin le grand Shakespeare, dans Comme il vous plaira, voulant peindre la manière de vivre du duc et faire allusion à son bonheur, s'exprime ainsi :
« Il est déjà dans la forêt de l'Arden (des Ardennes), avec une bande d'hommes joyeux, et ils y vivent à la manière du vieux Robin Hood d'Angleterre, laissant couler le temps, libre de tout souci, comme à l'époque heureuse de l'âge d'or. »
Si nous voulions énumérer ici les noms de tous les auteurs qui ont fait l'éloge de Robin Hood, nous lasserions la patience du lecteur ; il nous suffira de dire que dans toutes les légendes, chansons, ballades, chroniques, qui parlent de lui, on le représente comme un homme d'un esprit distingué, d'un courage et d'une audace sans égale. Généreux, patient et bon, Robin Hood était adoré, non seulement de ses compagnons (il ne fut jamais trahi ni abandonné par aucun d'eux), mais encore de tous les habitants du comté de Nottingham.
Robin Hood offre le seul exemple d'un homme qui, sans avoir été canonisé, ait un jour de fête. Jusqu'à la fin du seizième siècle, le peuple, les rois, les princes, les magistrats en Écosse et en Angleterre, célébrèrent la fête de notre héros par des jeux institués en son honneur.
La Biographie universelle nous apprend encore que le beau roman d'Ivanhoé, de sir Walter Scott, a fait connaître Robin Hood en France. Mais, pour apprécier l'histoire de cette troupe de bandits, il faut se rappeler que, depuis la conquête de l'Angleterre par Guillaume, les lois normandes sur la chasse punissaient les braconniers par la perte des yeux et la castration. Ce double supplice, pire que la mort, forçait les malheureux qui l'avaient encouru à se réfugier dans les bois. Toute leur ressource pour vivre devenait alors le métier même qui les avait mis hors la loi. La plupart de ces braconniers appartenaient à la race saxonne, dépossédée par la conquête. Piller un riche seigneur normand, c'était presque reprendre le bien de leurs pères. Cette circonstance, parfaitement expliquée dans le roman épique d'Ivanhoé et dans ce récit des aventures de Robin Hood, empêche de confondre les outlaws avec les voleurs ordinaires.
C'était sous le règne de Henri II et en l'an de grâce 1162 : deux voyageurs, aux vêtements souillés par une longue route et aux traits exténués par une longue fatigue, traversaient un soir les sentiers étroits de la forêt de Sherwood, dans le comté de Nottingham.
L'air était froid ; les arbres, sur lesquels commençait à poindre la faible verdure de mars, frissonnaient au souffle des dernières bises de l'hiver, et un sombre brouillard s'épanchait sur la contrée à mesure que les rayonnements du soleil couchant s'éteignaient dans les nuages empourprés de l'horizon. Bientôt le ciel devint obscur, et des rafales passant sur la forêt présagèrent une nuit orageuse.
– Ritson, dit le plus âgé des voyageurs en s'enveloppant dans son manteau, le vent redouble de violence ; ne craignez-vous pas que l'orage nous surprenne avant notre arrivée, et sommes-nous bien sur la bonne route ?
– Nous allons droit au but, milord, répondit Ritson, et, si ma mémoire n'est pas en défaut, nous frapperons avant une heure à la porte du garde forestier.
Les deux inconnus marchèrent en silence pendant trois quarts d'heure, et le voyageur que son compagnon gratifiait de milord s'écria impatienté :
– Arriverons-nous bientôt ?
– Dans dix minutes, milord.
– Bien, mais ce garde forestier, cet homme que tu appelles Head, est-il digne de ma confiance ?
– Parfaitement digne, milord : Head, mon beau-frère, est un homme rude, franc et honnête ; il écoutera avec respect l'admirable histoire inventée par Votre Seigneurie, et il y croira ; il ne sait pas ce que c'est que le mensonge, il ne connaît même pas la méfiance. Tenez, milord, s'écria joyeusement Ritson, interrompant l'éloge du garde, regardez là-bas cette lumière dont les reflets colorent les arbres, eh bien ! elle s'échappe de la maison de Gilbert Head. Que de fois dans ma jeunesse l'ai-je saluée avec bonheur, cette étoile du foyer, quand le soir nous revenions fatigués de la chasse !
Et Ritson demeura immobile, rêveur et les yeux fixés avec attendrissement sur la lumière vacillante qui lui rappelait les souvenirs du passé.
– L'enfant dort-il ? demanda le gentilhomme, fort peu touché de l'émotion de son serviteur.
– Oui, milord, répondit Ritson, dont la figure reprit aussitôt une expression de complète indifférence, il dort profondément ; et, sur mon âme ! je ne comprends pas que Votre Seigneurie se donne tant de peine pour conserver la vie d'un petit être si nuisible à vos intérêts. Pourquoi, si vous voulez vous débarrasser à jamais de cet enfant, ne pas lui enfoncer deux pouces d'acier dans le cœur ? Je suis à vos ordres, parlez. Promettez-moi pour récompense d'écrire mon nom sur votre testament, et notre jeune dormeur ne se réveillera plus.
– Tais-toi, reprit brusquement le gentilhomme, je ne désire pas la mort de cette innocente créature. Je puis craindre d'être découvert dans l'avenir, mais je préfère les angoisses de la crainte aux remords d'un crime. Du reste, j'ai lieu d'espérer et même de croire que le mystère qui enveloppe la naissance de cet enfant ne sera jamais dévoilé. Si le contraire arrivait, ce ne pourrait être que ton ouvrage, Ritson, et je te jure que tous les instants de ma vie seront employés à une rigoureuse surveillance de tes faits et gestes. Élevé comme un paysan, cet enfant ne souffrira pas de la médiocrité de sa condition ; il s'y créera un bonheur en rapport avec ses goûts et ses habitudes, et ne regrettera jamais le nom et la fortune qu'il perd aujourd'hui sans les connaître.
– Que votre volonté soit faite, milord ! répliqua froidement Ritson ; mais en vérité la vie d'un si petit enfant ne vaut pas les fatigues d'un voyage de Huntingdonshire à Nottinghamshire.
Enfin les voyageurs mirent pied à terre devant une jolie maisonnette cachée comme un nid d'oiseau dans un massif de la forêt.
– Holà ! voisin Head, cria Ritson d'une voix joyeuse et retentissante, holà ! ouvrez vite ; la pluie tombe dru, et d'ici je vois flamboyer votre âtre. Ouvrez, bonhomme, c'est un parent qui vous demande l'hospitalité.
Les chiens grondèrent dans l'intérieur du logis, et le prudent garde répondit d'abord :
– Qui frappe ?
– Un ami.
– Quel ami ?
– Roland Ritson, ton frère. Ouvre donc, bon Gilbert.
– Toi, Roland Ritson, de Mansfeld ?
– Oui, oui, moi-même, le frère de Marguerite. Allons, ouvriras-tu ? ajouta Ritson impatienté ; nous causerons à table.
La porte s'ouvrit enfin, et les voyageurs entrèrent.
Gilbert Head serra cordialement la main de son beau-frère, et dit au gentilhomme en le saluant avec politesse :
– Soyez le bienvenu, messire chevalier, et ne m'accusez pas d'avoir enfreint les lois de l'hospitalité si, pendant quelques instants, j'ai tenu ma porte fermée entre vous et mon foyer. L'isolement de cette demeure et le vagabondage des outlaws dans la forêt me commandent la prudence, car il ne suffit pas d'être vaillant et fort pour échapper au danger. Agréez donc mes excuses, noble étranger, et regardez ma maison comme la vôtre. Asseyez-vous au feu et séchez vos vêtements, on va s'occuper de vos montures. Holà ! Lincoln ! s'écria Gilbert entr'ouvrant la porte d'une chambre voisine, conduis les chevaux de ces voyageurs sous le hangar, puisque notre écurie est trop petite pour les recevoir, et qu'il ne leur manque rien : du foin plein le râtelier, et de la paille jusqu'au ventre.
Un robuste paysan vêtu en forestier parut aussitôt, traversa la salle, et sortit sans même jeter un curieux regard sur les nouveaux venus ; puis une jolie femme, de trente ans à peine, vint offrir ses deux mains et son front aux baisers de Ritson.
– Chère Marguerite ! chère sœur ! s'écriait celui-ci, redoublant ses caresses et la contemplant avec une naïve admiration mêlée de surprise ; mais tu n'es pas changée, mais ton front est aussi pur, tes yeux aussi brillants, tes lèvres et tes joues aussi roses et aussi fraîches que lorsque notre bon Gilbert te faisait la cour.
– C'est que je suis heureuse, répondit Marguerite lançant à son mari un tendre regard.
– Vous pouvez dire : nous sommes heureux, Maggie, ajouta l'honnête forestier. Grâce à votre heureux caractère, il n'y a encore eu ni bouderie ni querelle dans notre ménage. Mais assez causé sur ce chapitre, et pensons à nos hôtes… Ça ! l'ami beau-frère, ôtez votre manteau, et vous, messire chevalier, débarrassez-vous de cette pluie qui ruisselle sur vos habits comme une rosée du matin sur les feuilles. Nous souperons ensuite. Vite, Maggie, un fagot, deux fagots dans l'âtre, sur la table les meilleurs plats et dans les lits les draps les plus blancs ; vite.
Tandis que l'alerte jeune femme obéissait à son mari, Ritson rejetait son manteau en arrière et découvrait un bel enfant enveloppé dans une mante et cachemire bleu. Ronde, fraîche et vermeille, la figure de cet enfant, âgé de quinze mois à peine, annonçait une santé parfaite et une robuste constitution.
Quand Ritson eut arrangé soigneusement les plis froissés du bonnet de ce baby, il plaça sa jolie petite tête sous un rayon de lumière qui en faisait ressortir toute la beauté et appela doucement sa sœur.
Marguerite accourut.
– Maggie, lui dit-il, j'un cadeau à te faire, et tu ne m'accuseras pas de revenir vers toi les mains vides après huit ans d'absence… Tiens, regarde ce que je t'apporte.
– Sainte Marie ! s'écria la jeune femme les mains jointes, sainte Marie, un enfant ! Mais, Roland, est-il à toi ce beau petit ange ? Gilbert, Gilbert, viens donc voir un amour d'enfant !
– Un enfant ! un enfant entre les mains de Ritson ! Et, loin de s'enthousiasmer comme sa femme, Gilbert lança un coup d'œil sévère sur son parent. Frère, dit le garde forestier d'un ton grave, êtes-vous donc devenu nourrisseur de marmots depuis qu'on vous a réformé comme soldat ? Elle est assez bizarre, mon garçon, la fantaisie qui vous prend de courir la campagne avec un enfant sous votre manteau ! Que signifie tout cela ? pourquoi venez-vous ici ? quelle est l'histoire de ce poupon ? Voyons, parlez, soyez franc, je veux tout savoir.
– Cet enfant ne m'appartient pas, brave Gilbert ; c'est un orphelin, et le gentilhomme que voici est son protecteur. Sa Seigneurie connaît la famille de cet ange et vous dira pourquoi nous venons ici. En attendant, bonne Maggie, charge-toi de ce précieux fardeau qui pèse sur mon bras depuis deux jours… c'est-à-dire deux heures. Je suis déjà las de mon rôle de nourrice.
Marguerite s'empara vivement du petit dormeur, le transporta dans sa chambre, le déposa sur son lit, lui couvrit les mains et le cou de baisers, l'enveloppa chaudement dans son beau mantelet de fête, et rejoignit ses hôtes.
Le souper se passa joyeusement, et, à la fin du repas, le gentilhomme dit au garde :
– L'intérêt que votre charmante femme témoigne à cet enfant me décide à vous faire une proposition relative à son bien-être futur. Mais d'abord permettez-moi de vous instruire de certaines particularités qui se rattachent à la famille, à la naissance et à la situation actuelle de ce pauvre orphelin dont je suis l'unique protecteur. Son père, ancien compagnon d'armes de ma jeunesse, passée au milieu des camps, fut mon meilleur et mon plus intime ami. Au commencement du règne de notre glorieux souverain Henri II, nous séjournâmes ensemble en France, tantôt en Normandie, tantôt en Aquitaine, tantôt en Poitou, et, après une séparation de quelques années, nous nous retrouvâmes dans le pays de Galles. Mon ami, avant de quitter la France, était devenu éperdument amoureux d'une jeune fille, l'avait épousée et conduite en Angleterre auprès de sa famille à lui. Malheureusement cette famille, fière et orgueilleuse branche d'une maison princière et imbue de sots préjugés, refusa d'admettre dans son sein la jeune femme, qui était pauvre et n'avait d'autre noblesse que celle des sentiments. Cette injure la frappa au cœur, et elle mourut huit jours après avoir mis au monde l'enfant que nous voulons confier à vos bons soins, et qui n'a plus de père, car mon pauvre ami tombait blessé à mort dans un combat en Normandie, voilà bientôt dix mois. Les dernières pensées de mon ami mourant furent pour son fils ; il me manda près de lui, me donna à la hâte le nom et l'adresse de la nourrice de l'enfant, et me fit jurer au nom de notre vieille amitié de devenir l'appui, le protecteur de cet orphelin. Je jurai et je tiendrai mon serment, mais mission est bien difficile à remplir, maître Gilbert ; je suis encore soldat, je passe ma vie dans les garnisons ou sur les champs de bataille, et je ne puis veiller moi-même sur cette frêle créature. D'un autre côté, je n'ai ni parents ni amis aux mains desquels je puisse sans crainte remettre ce précieux dépôt. Je ne savais donc plus à quel saint me vouer quand l'idée me vint de consulter votre beau-frère Roland Ritson : il pensa de suite à vous ; il me dit que, marié depuis huit ans à une adorable et vertueuse femme, vous n'aviez pas encore le bonheur d'être père, et que sans doute, il vous serait agréable, moyennant salaire, bien entendu, d'accueillir sous votre toit un pauvre orphelin, le fils d'un brave soldat. Si Dieu accorde vie et santé à cet enfant, il sera le compagnon de ma vieillesse ; je lui raconterai l'histoire triste et glorieuse de l'auteur de ses jours, et je lui enseignerai à marcher d'un pas ferme dans les mêmes sentiers où nous marchâmes, son vaillant père et moi. En attendant, vous élèverez l'enfant comme s'il était le vôtre, et vous ne l'élèverez pas gratuitement, je vous le jure. Répondez, maître Gilbert : acceptez-vous ma proposition ?
Le gentilhomme attendit avec anxiété la réponse du forestier, qui avant de s'engager interrogeait sa femme du regard ; mais la jolie Margaret détournait la tête, et, le col penché vers la porte de la chambre voisine, elle essayait en souriant d'écouter l'imperceptible murmure de la respiration de l'enfant.
Ritson, qui analysait furtivement du coin de l'œil l'expression de la physionomie des deux époux, comprit que sa sœur était disposée à garder l'enfant, malgré les hésitations de Gilbert, et dit d'une voix persuasive :
– Les rires de cet ange feront la joie de ton foyer, ma douce Maggie, et, par saint Pierre ! je te le jure, tu entendras un autre bruit non moins joyeux, le bruit des guinées que Sa Seigneurie versera chaque année dans ta main. Ah ! je te vois déjà riche et toujours heureuse, conduisant par la main aux fêtes du pays le joli baby qui t'appellera maman : il sera vêtu comme un prince, brillant comme le soleil, et toi, tu rayonneras de plaisir et d'orgueil.
Marguerite ne répondit rien, mais elle regarda en souriant Gilbert, Gilbert dont le silence fut mal interprété par le gentilhomme.
– Vous hésitez, maître Gilbert ? dit ce dernier en fronçant les sourcils. Est-ce que ma proposition vous déplaît ?
– Pardon, messire, votre proposition m'est fort agréable, et nous garderons cet enfant, si ma chère Maggie n'y voit pas d'obstacle. Allons, femme, dis ce que tu penses ; ta volonté sera la mienne.
– Ce brave soldat a raison, répondit la jeune femme ; il lui est impossible d'élever cet enfant.
– Eh bien ?
– Eh bien ? je deviendrai sa mère. Puis s'adressant au gentilhomme, elle ajouta : Et si un jour il vous plaisait de reprendre votre fils d'adoption, nous vous le rendrons le cœur serré, mais nous nous consolerons de sa perte en pensant qu'il sera désormais plus heureux près de vous que sous l'humble toit d'un pauvre garde forestier.
– Les paroles de ma femme sont un engagement, reprit Gilbert, et, pour ma part, je jure de veiller sur cet enfant et de lui servir de père. Messire chevalier, voici le gage de ma foi.
En arrachant de sa ceinture un de ses gantelets, il le jeta sur la table.
– Foi pour foi et gantelet pour gantelet, répliqua le gentilhomme, jetant aussi un gantelet sur la table. Il s'agit maintenant de s'entendre sur le prix de la pension du baby. Tenez, brave homme, prenez cela ; chaque année vous en recevrez autant.
Et, tirant de dessous son pourpoint un petit sac de cuir, rempli de pièces d'or, il essaya de le placer entre les mains du forestier.
Mais celui-ci refusa.
– Gardez votre or, messire ; les caresses et le pain de Marguerite ne se vendent pas.
Longtemps le petit sac de cuir fut renvoyé des mains de Gilbert dans celles du gentilhomme. On transigea enfin et on convint, d'après la proposition de Marguerite, que l'argent reçu chaque année en payement de la pension de l'enfant serait placé en lieu sûr, pour être remis à l'orphelin à l'époque de sa majorité.
Cette affaire réglée à la satisfaction de tous, on se sépara pour dormir. Le lendemain Gilbert était sur pied au point du jour, et regardait d'un œil d'envie les chevaux de ses hôtes, Lincoln s'occupait déjà de leur pansage.
– Quelles magnifiques bêtes ! disait-il à son domestique ; on ne croirait pas qu'elles viennent de trotter pendant deux jours, tant elles montrent de vigueur. Par la sainte messe ! il n'y a que les princes qui puissent monter de pareils coursiers, et ils doivent valoir de l'argent gros comme mes bidets ; mais je les oubliais, ces pauvres compagnons ! leur râtelier doit être vide. Et Gilbert entra dans son écurie. L'écurie était déserte. Tiens, ils ne sont plus là. Ohé ! Lincoln, as-tu déjà conduit les bidets au pâturage ?
– Non, maître.
– Voilà qui est singulier, murmura Gilbert ; et saisi d'un secret pressentiment, il s'élança vers la chambre de Ritson. Ritson n'y était pas. Mais peut-être a-t-il été réveillé le gentilhomme, se dit Gilbert en passant dans la chambre donnée au chevalier. Cette chambre était vide. Marguerite parut, tenant dans ses bras le petit orphelin. Femme, s'écria Gilbert, nos bêtes ont disparu !
– Est-ce possible ?
– Ils ont enfourché nos chevaux et nous ont laissé les leurs.
– Mais pourquoi nous ont-ils quittés ainsi ?
– Devine, Maggie, moi je n'en sais rien.
– Ils voulaient peut-être nous cacher la direction de leur route.
– Ils auraient donc alors quelque mauvaise action à se reprocher ?
– Ils n'ont pas voulu nous prévenir qu'ils remplaçaient leurs bêtes harassées de fatigue par les nôtres.
– Ce n'est pas cela, car on dirait que leurs chevaux n'ont pas voyagé depuis huit jours, tant ils montrent ce matin de vivacité et de vigueur.
– Bah ! n'y pensons plus ! Tiens, regarde l'enfant comme il est beau, comme il sourit. Embrasse-le.
– Peut-être bien que ce seigneur inconnu a voulu nous récompenser de notre obligeance en échangeant ses deux chevaux de prix contre nos deux roquentins.
– Peut-être ; et craignant notre refus, il sera parti pendant que nous dormions.
– Eh bien ! s'il en est ainsi, je le remercie de grand cœur ; mais je ne suis point content du beau-frère Ritson qui nous devait un bonjour.
– Eh ! ne sais-tu pas que, depuis la mort de ta pauvre sœur Annette, sa fiancée, Ritson évite la contrée ? L'aspect de notre bonheur en ménage aura réveillé ses chagrins.
– Tu as raison, femme, répondit Gilbert en poussant un gros soupir. Pauvre Annette !
– Le plus fâcheux de l'affaire, reprit Marguerite, c'est que nous n'avons ni le nom ni l'adresse du protecteur de cet enfant. Qui avertirons-nous s'il tombe malade ? Lui-même comment l'appellerons-nous ?
– Choisis son nom, Marguerite.
– Choisis-le toi-même, Gilbert ; c'est un garçon, et cela te regarde.
– Eh bien ! nous lui donnerons, si tu veux, le nom du frère que j'ai tant aimé ; je ne puis penser à Annette sans me souvenir de l'infortuné Robin.
– Soit, il est baptisé, et voilà notre gentil Robin ! s'écria Marguerite en couvrant de baisers la figure de l'enfant qui lui souriait déjà comme si la douce Marguerite eût été sa mère.
L'orphelin fut donc nommé Robin Head. Plus tard, et sans cause connue, le mot Head se changea en Hood, et le petit étranger devint célèbre sous le nom de Robin Hood.
Quinze ans se sont écoulés depuis cet événement ; le calme et le bonheur n'ont pas cessé de régner sous le toit du garde forestier, et l'orphelin croit toujours être le fils bien-aimé de Marguerite et de Gilbert Head.
Par une belle matinée de juin, un homme au retour de l'âge, vêtu comme un paysan aisé et monté sur un poney vigoureux, suivait la route qui conduit par la forêt de Sherwood au joli village de Mansfeldwoohaus.
Le ciel était pur ; le soleil levant illuminait ces grandes solitudes ; la bise passant à travers les taillis entraînait dans l'atmosphère les senteurs âcres et pénétrantes du feuillage des chênes et les mille parfums des fleurs sauvages ; sur les mousses, sur les herbes, les gouttes de rosée brillaient comme des semis de diamants ; aux coins des futaies chantaient et voltigeaient les oiseaux ; les daims bramaient dans les fourrés ; partout enfin la nature s'éveillait, et les derniers brouillards de la nuit fuyaient au loin.
La physionomie de notre voyageur s'épanouissait sous l'influence d'un si beau jour ; sa poitrine se dilatait, il respirait à pleins poumons, et d'une voix forte et sonore il jetait aux échos les refrains d'un vieil hymne saxon, d'un hymne à la mort des tyrans.
Soudain une flèche passa en sifflant à son oreille et alla se planter dans la branche d'un chêne au bord de la route.
Le paysan, plus surpris qu'effrayé, sauta en bas de son cheval, se cacha derrière un arbre, banda son arc et se tint sur la défensive. Mais il eut beau surveiller le sentier dans toute sa longueur, scruter du regard les taillis environnants et prêter l'oreille aux moindres bruits de la forêt, il ne vit rien, n'entendit rien et ne sut que penser de cette attaque imprévue.
Peut-être l'inoffensif voyageur a-t-il failli tomber sous le trait d'un chasseur maladroit ; mais alors il entendrait le bruit des pas du chasseur, les aboiements des chiens, mais alors il verrait le daim en fuite traversant le sentier ?
Peut-être est-ce un outlaw, un proscrit comme il y en a tant dans le comté, gens ne vivant que de meurtres et de rapines, et passant leurs journées à l'affût des voyageurs ? Mais tous ces vagabonds le connaissent ; ils savent qu'il n'est pas riche, et que jamais il ne leur refuse un morceau de pain et un verre d'ale quand ils frappent à sa porte.
A-t-il outragé quelqu'un qui cherche à se venger ? Non, il ne se connaît pas d'ennemis à vingt milles à la ronde.
Quelle main invisible a donc voulu le blesser à mort ?
À mort ! car la flèche a rasé si près l'une de ses tempes qu'elle a fait voltiger ses cheveux.
Tout en réfléchissant sur sa position, notre homme se disait :
– Le danger n'est pas imminent, puisque l'instinct de mon cheval ne le pressent pas. Au contraire, il demeure là tranquille comme dans son écurie, et allonge le col vers la feuillée comme vers son râtelier. Mais s'il reste ici, il indiquera à celui qui me poursuit l'endroit où je me cache. Holà ! poney, au trot !
Ce commandement fut donné par un coup de sifflet en sourdine, et le docile animal, habitué depuis longtemps à cette manœuvre de chasseur qui veut s'isoler en embuscade, dressa ses oreilles, roula de grands yeux flamboyants vers l'arbre qui protégeait son maître, lui répondit par un petit hennissement et s'éloigna au trot. Vainement, pendant un grand quart d'heure, le paysan attendit, l'œil au guet, une nouvelle attaque.
– Voyons, dit-il, puisque la patience n'aboutit à rien, essayons de la ruse.
Et, calculant, d'après la direction du pennage de la flèche, l'endroit où son ennemi pouvait stationner, il décocha un trait de ce côté avec l'espoir d'effrayer le malfaiteur ou de le provoquer à force de mouvement. Le trait fendit l'espace, alla s'implanter dans l'écorce d'un arbre, et personne ne répondit à cette provocation. Un second trait réussira peut-être ? Ce second trait partit, mais il fut arrêté dans son vol. Une flèche, lancée par un arc invisible, le rencontra presque à angle droit au-dessus du sentier, et le fit tomber en pirouettant sur le sol. Ce coup avait été si rapide, si inattendu, il annonçait tant d'adresse et une si grande habileté de la main et de l'œil, que le paysan émerveillé, oublieux de tout danger, bondit de sa cachette.
– Quel coup ! quel merveilleux coup ! s'écria-t-il en gambadant sur la lisière des fourrés pour y découvrir le mystérieux archer.
Un rire joyeux répondit à ces acclamations, et non loin de là une voix argentine et suave comme la voix d'une femme chanta :
« Il y a des daims dans la forêt, il y a des fleurs sur la lisière des grands bois ;
« Mais laisse le daim à sa vie sauvage, laisse la fleur sur sa tige flexible,
« Et viens avec moi, mon amour, mon cher Robin Hood ;
« Je sais que tu aimes le daim dans les clairières, les fleurs pour couronner mon front ;
« Mais abandonne aujourd'hui chasse et fraîche récolte,
« Et viens avec moi, mon amour, mon cher Robin Hood. »
– Oh ! c'est Robin, l'effronté Robin Hood qui chante. Viens ici, garçon. Quoi ? tu oses tirer à l'arc sur ton père ? Par saint Dunstan, j'ai cru que les outlaws en voulaient à ma peau ! Oh ! le méchant enfant qui prend pour but ma tête grisonnante ! Ah ! le voici, ajouta le bon vieillard, le voici, l'espiègle ! il chante la chanson que je composais pour les amours de mon frère Robin… alors que je faisais des chansons et que le pauvre ami courtisait la jolie May, sa fiancée.
– Eh quoi ! bon père, eh quoi ! ma flèche vous a blessé en chatouillant votre oreille, répondit de l'autre côté d'un fourré un jeune garçon qui recommença à chanter.
« Il n'y a ni nuage sur l'or pâle de la lune, ni bruit dans la vallée,
« Il n'y a d'autre voix dans l'air que la douce cloche du couvent.
« Viens avec moi, mon amour, viens avec moi, mon cher Robin Hood,
« Viens avec moi dans la joyeuse forêt de Sherwood,
« Viens avec moi sous l'arbre témoin de notre premier serment,
« Viens avec moi, mon amour, mon cher Robin Hood. »
Les échos de la forêt répétaient encore ce tendre refrain quand un jeune homme, paraissant avoir vingt ans, quoique en réalité il n'en eût que seize, s'arrêta devant le vieux paysan, que vous reconnaissez sans doute pour être le brave Gilbert Head du premier chapitre de notre histoire.
Ce jeune homme souriait au vieillard et tenait respectueusement à la main son bonnet vert, orné d'une plume de héron. Une masse de cheveux noirs légèrement bouclés couronnait un front plus blanc que l'ivoire et largement développé. Les paupières, repliées sur elles-mêmes, laissaient jaillir au-dehors les fulgurances de deux prunelles d'un bleu sombre, dont l'éclat se veloutait sous la frange des longs cils qui projetaient leur ombre jusque sur les pommettes rosées des joues. Son regard nageait dans un fluide transparent comme un émail liquide ; les pensées, les croyances, les sentiments d'une adolescence candide s'y reflétaient comme dans un miroir ; l'expression des traits du visage de Robin annonçait le courage et l'énergie ; son exquise beauté n'avait rien d'efféminé, et son sourire était presque le sourire d'un homme maître de lui-même, lorsque ses lèvres, margées de corail et réunies par une courbe gracieuse à son nez droit et fin, aux narines mobiles et transparentes, s'entr'ouvraient sur une dentition éburnéenne.
Le hâle avait bruni cette noble physionomie, mais la blancheur satinée de la carnation reparaissait à la naissance du col et au-dessus des poignets.
Un bonnet avec plume de héron pour aigrette, un pourpoint de drap vert de Lincoln serré à la taille, des hauts-de-chausses en peau de daim, une paire de unhege sceo (brodequins saxons) attachés au-dessus des chevilles par de fortes courroies, un baudrier clouté d'acier brillant et supportant un carquois garni de flèches, le petit cor et le couteau de chasse à la ceinture, et l'arc en main, telles étaient les pièces de l'habillement et de l'équipement de Robin Hood, et leur ensemble plein d'originalité était loin de nuire à la beauté de l'adolescent.
– Et si tu m'avais transpercé le crâne au lieu de me chatouiller l'oreille ? dit le bon vieillard en répétant les dernières paroles de son fils d'un ton de sévérité affectée. Méfiez-vous de ce chatouillement-là, sir Robin, il tuerait plus souvent qu'il ne ferait rire.
– Pardonnez-moi, bon père. Je n'avais nullement l'intention de vous blesser.
– Je le crois parbleu bien ! cher enfant, mais cela pouvait arriver ; un changement dans l'allure de mon cheval, un pas à gauche ou à droite de la ligne que je suivais, un mouvement de ma tête, un tremblement de ta main, une erreur de ton coup d'œil, un rien enfin, et le jeu que tu jouais était mortel.
– Mais ma main n'a pas tremblé, et mon coup d'œil est toujours sûr. Ne me faites donc pas de reproches, bon père, et pardonnez-moi mon espièglerie.
– Je te la pardonne de grand cœur ; mais, ainsi que le dit Ésope, dont le chapelain t'apprit les fables, est-ce un divertissement pour un homme que le jeu qui peut tuer un autre homme ?
– C'est vrai, répondit Robin d'un ton plein de repentir. Je vous en conjure, oubliez mon étourderie, ma faute, veux-je dire, c'est l'orgueil qui me l'a fait commettre.
– L'orgueil ?
– Oui, l'orgueil ; ne m'avez-vous pas dit hier soir, à la veillée, que je n'étais pas encore assez bon archer pour effleurer le poil de l'oreille d'un chevreuil afin de l'effrayer sans le blesser ? et… j'ai voulu vous prouver le contraire.
– Jolie manière d'exercer son talent ! Mais brisons là, mon garçon ; je te pardonne, c'est entendu, et je ne te garde pas rancune, seulement je t'engage à ne jamais me traiter comme un cerf.
– Ne crains rien, père, s'écria l'enfant avec tendresse, ne crains rien ; aussi espiègle, aussi étourdi, aussi grand joueur de tours que je puisse être, je n'oublierai jamais le respect et l'affection que tu mérites, et, pour la possession de la forêt de Sherwood tout entière, je ne voudrais pas faire tomber un cheveu de ta tête.
Le vieillard saisit affectueusement la main que lui tendait le jeune homme, et la pressa en disant :
– Dieu bénisse ton excellent cœur et te donne la sagesse ! Puis il ajouta avec un naïf sentiment d'orgueil qu'il avait sans doute réprimé jusqu'alors afin de morigéner l'imprudent archer : Et dire que c'est mon élève ! Oui, c'est moi, Gilbert Head, qui le premier lui ai appris à bander un arc et à décocher une flèche ! L'élève est digne du maître, et, s'il continue, il n'y aura pas de plus adroit tireur dans tout le comté, dans toute l'Angleterre même.
– Que mon bras droit perde sa force, et que pas une de mes flèches n'atteigne le but si jamais j'oublie votre amour, mon père !
– Enfant, tu sais déjà que je ne suis ton père que par le cœur.
– Oh ! ne me parlez pas des droits qui vous manquent sur moi, car si la nature vous les a refusés, vous les avez acquis par une sollicitude, par un dévouement de quinze années.
– Parlons-en, au contraire, dit Gilbert, reprenant sa route à pied et traînant par la bride le poney qu'un vigoureux coup de sifflet avait rappelé à l'ordre, un secret pressentiment m'avertit que des malheurs prochains nous menacent.
– Quelle folle idée, mon père !
– Tu es déjà grand, tu es fort, tu es rempli d'énergie, grâce à Dieu ; mais l'avenir qui s'ouvre devant toi n'est plus celui que j'entrevoyais lorsque petit et faible enfant, tantôt boudeur, tantôt joyeux, tu grandissais sur les genoux de Marguerite.
– Qu'importe ! je ne fais qu'un vœu, c'est que l'avenir ressemble au passé et au présent.
– Nous vieillirions désormais sans regret si le mystère qui couvre ta naissance se dévoilait.
– Vous n'avez donc jamais revu le brave soldat qui m'a confié à vos soins ?
– Je ne l'ai jamais revu, et je n'ai reçu qu'une fois de ses nouvelles.
– Peut-être est-il mort à la guerre ?
– Peut-être. Un an après ton arrivée chez moi, je reçus par un messager inconnu un sac d'argent et un parchemin scellé de cire, mais dont le cachet n'avait pas d'armes. Je donnai ce parchemin à mon confesseur, qui l'ouvrit et m'en révéla le contenu que voici, mot pour mot : « Gilbert Head, j'ai placé depuis douze mois un enfant sous ta protection, et j'ai pris vis-à-vis de toi l'engagement de te payer pour ta peine une rente annuelle ; je te l'envoie ; je quitte l'Angleterre et j'ignore l'époque de mon retour. En conséquence, j'ai pris des arrangements pour que tu touches tous les ans la somme due. Tu n'auras donc à l'époque des échéances qu'à te présenter dans le cabinet du shérif de Nottingham, et tu seras payé. Élève le garçon comme s'il était ton propre fils, à mon retour, je viendrai te le réclamer. » Pas de signature, pas de date ; et d'où venait ce message ? je l'ignore. Le messager partit sans vouloir satisfaire ma curiosité. Je t'ai souvent répété ce que le gentilhomme inconnu nous avait raconté à propos de ta naissance et de la mort de tes parents. Je ne sais donc rien de plus sur ton origine, et le shérif qui me paye ta pension répond invariablement, lorsque je l'interroge, qu'il ne connaît ni le nom ni la demeure de celui qui lui a donné mandat de me compter tant de guinées par an. Si maintenant ton protecteur te rappelait à lui, ma douce Marguerite et moi nous nous consolerions de ton départ en pensant que tu retrouves des richesses et des honneurs qui t'appartiennent par droit de naissance ; mais si nous devons mourir avant que le gentilhomme inconnu reparaisse, un grand chagrin empoisonnera notre dernière heure.
– Quel grand chagrin, père ?
– Le chagrin de te savoir seul et abandonné à toi-même, et livré à tes passions au moment de devenir homme.
– Ma mère et vous avez encore de longs jours à vivre.
– Dieu le sait !
– Dieu le permettra.
– Que sa volonté soit faite ! En tout cas, si une mort prochaine nous sépare, sache, mon enfant, que tu es notre seul héritier ; la chaumière où tu as grandi est tienne, les défrichements qui l'entourent sont ta propriété, et, avec l'argent de ta pension, accumulé depuis quinze années, tu n'auras pas à redouter la misère et tu pourras être heureux si tu es sage. Le malheur t'a frappé dès ta naissance, et tes parents adoptifs se sont efforcés de réparer ce malheur ; tu penseras souvent à eux, ils n'ambitionnent pas d'autre récompense.
L'adolescent s'attendrissait ; de grosses larmes commençaient à sourdre entre ses paupières : mais il contint son émotion pour ne pas augmenter celle du vieillard, détourna la tête, essuya ses yeux d'un revers de main, et s'écria d'un ton de voix presque joyeux :
– Ne touchez plus jamais à un aussi triste sujet, mon père ; la pensée d'une séparation, quelque éloignée qu'elle soit, me rend faible comme une femme, et la faiblesse ne convient pas à un homme (il se croyait déjà homme). Sans nul doute je saurai un jour qui je suis, mais ne le saurais-je pas que cette ignorance ne m'empêcherait jamais de dormir tranquille ni de me réveiller gaiement. Parbleu ! si j'ignore mon véritable nom, noble ou roturier, je n'ignore pas ce que je veux être… le plus habile archer qui ait jamais tiré une flèche sur les daims de la forêt de Sherwood.
– Et vous l'êtes déjà, sir Robin, répliqua Gilbert avec fierté ; ne suis-je pas votre instituteur ? En route, Gip, mon gentil poney, ajouta le vieillard en remontant en selle, il faut que je me hâte d'aller à Mansfeldwoohaus et de revenir, sans quoi Maggie ferait une mine plus longue que la plus longue de mes flèches. En attendant, cher enfant, exerce ton adresse, et elle ne tardera pas à égaler celle de Gilbert Head dans ses plus beaux jours… Au revoir.
Robin s'amusa pendant quelques instants à déchiqueter à coups de flèches les feuilles qu'il choisissait de l'œil à la cime des plus grands arbres ; puis, las de ce jeu, il s'étendit sur l'herbe à l'ombre d'une clairière, et récapitula une à une dans sa pensée les paroles qu'il venait d'échanger avec son père adoptif. Avec son ignorance du monde, Robin ne désirait rien en dehors de la félicité dont il jouissait sous le toit du garde forestier, et le suprême bonheur pour lui consistait à pouvoir chasser en liberté dans les solitudes giboyeuses de la forêt de Sherwood ; que lui importait donc alors un avenir de noble ou de vilain ?
Un froissement prolongé du feuillage et les craquements précipités des broussailles voisines troublèrent bientôt les rêveries de notre jeune archer ; il leva la tête et aperçut un daim effrayé qui trouait le fourré, s'élançait à travers la clairière et disparaissait aussitôt dans les profondeurs de la forêt.
Bander son arc et poursuivre l'animal, tel fut le projet instantané de Robin ; mais ayant par hasard ou par instinct de chasseur examiné l'endroit du débouché avant d'entrer en campagne, il aperçut à quelques toises de distance un homme accroupi derrière un tertre dominant la route ; ainsi caché, cet homme pouvait voir sans être vu tout ce qui passerait sur la route, et, l'œil au guet, la flèche en corde, il attendait.
Certes il ressemblait par ses vêtements à un honnête forestier, connaissant de longue main les allures du gibier et se donnant le loisir d'une paisible chasse à l'affût. Mais s'il eût été réellement chasseur, et chasseur de daims surtout, il n'eût pas hésité à suivre en toute hâte la piste de l'animal. Pourquoi cette embuscade alors ? Peut-être était-ce un meurtrier à l'affût des voyageurs ?
Robin pressentit un crime, et, espérant y mettre obstacle, il se cacha derrière un bouquet de hêtres et surveilla attentivement les mouvements de l'inconnu. Celui-ci, toujours accroupi derrière le tertre, tournait le dos à Robin, et par conséquent se trouvait placé entre lui et le sentier.
Tout à coup le brigand ou le chasseur décocha une flèche dans la direction du sentier, et se releva à moitié comme pour bondir vers le but visé ; mais il s'arrêta, proféra un jurement énergique, et se remit à l'affût avec une flèche à son arc.
Cette nouvelle flèche fut suivie comme la première d'un odieux blasphème.
– À qui donc en veut-il ? se demandait Robin. Essaye-t-il de donner à un de ses amis un coup de peigne comme celui que j'ai donné ce matin au vieux Gilbert ? Le jeu n'est pas des plus faciles. Mais je ne vois rien là-bas du côté où il vise ; il voit cependant quelque chose, lui, puisqu'il prépare une troisième flèche.
Robin allait quitter sa cachette pour faire connaissance avec le tireur inconnu et maladroit, lorsqu'en écartant sans dessein quelques branches d'un hêtre il aperçut, arrêtés au bout du sentier et à l'endroit où le chemin de Mansfeldwoohaus forme un coude, un gentleman et une jeune dame qui semblaient éprouver beaucoup d'inquiétude et se demander s'il fallait tourner bride, ou braver le danger. Les chevaux s'ébrouaient, et le gentleman promenait ses regards de tous côtés pour découvrir l'ennemi et lui tenir tête, puis il s'efforçait en même temps de calmer les terreurs de sa compagne.
Soudain la jeune femme poussa un cri d'angoisse et tomba presque évanouie : une flèche venait de s'implanter dans le pommeau de sa selle.
Plus de doute, l'homme en embuscade était un lâche assassin.
Saisi d'une généreuse indignation, Robin choisit dans son carquois une flèche des plus aiguës, banda son arc et visa. La main gauche de l'assassin demeura clouée sur le bois de l'arc qui menaçait de nouveau le cavalier et sa compagne.
Rugissant de colère et de douleur, le bandit détourna la tête et chercha à découvrir d'où venait cette attaque imprévue ; mais la taille svelte de notre jeune archer le cachait derrière le tronc du hêtre, et les nuances de son pourpoint se confondaient avec celles du feuillage.
Robin aurait pu tuer le bandit, il se contenta de l'effrayer après l'avoir puni, et lui décocha une nouvelle flèche qui emporta son bonnet à vingt pas.
Saisi de vertige et d'épouvante, le blessé se redressa, et, soutenant de sa main solide sa main ensanglantée, hurla, trépigna, tournoya pendant quelques instants sur lui-même, promena des yeux hagards sur les taillis environnants, et s'enfuit en criant :
– C'est le démon ! le démon ! le démon !
Robin salua le départ du bandit par un rire joyeux, sacrifia une dernière flèche qui, après l'avoir éperonné pendant sa course, devait l'empêcher de longtemps de s'asseoir en repos.
Le danger passé, Robin sortit de sa cachette et vint s'adosser nonchalamment au tronc d'un chêne sur le bord du sentier ; il se préparait ainsi à souhaiter la bienvenue aux voyageurs ; mais à peine ceux-ci, qui s'avançaient au trot, l'eurent-il aperçu que la jeune femme poussa un grand cri et que le cavalier s'élança vers lui l'épée à la main.
– Holà ! messire chevalier, s'écria Robin, retiens ton bras et modère ta fureur. Les flèches lancées vers vous ne sortaient pas de mon carquois.
– Te voilà donc, misérable ! te voilà donc ! répéta le cavalier en proie à la plus violente colère.
– Je ne suis pas un assassin, bien au contraire, c'est moi qui vous ai sauvé la vie.
– L'assassin, où est-il alors ? Parle, ou je te fends la tête.
– Écoutez et vous le saurez, répondit froidement Robin. Quant à me fendre la tête, n'y songez pas, et permettez-moi de vous faire observer, messire, que cette flèche, dont la pointe est dirigée sur vous, traversera votre cœur avant que votre épée n'effleure ma peau. Tenez-vous donc pour averti, et écoutez en paix : je dirai la vérité.
– J'écoute, reprit le cavalier presque fasciné par le sang-froid de Robin.
– J'étais là tranquillement couché sur l'herbe derrière ces hêtres ; un daim passa, je voulus le poursuivre, mais, au moment de prendre sa piste, j'ai vu un homme qui lançait des flèches vers un but d'abord invisible pour moi. J'oubliai alors le daim ; je me plaçai en observation afin de veiller sur cet homme qui m'était suspect, et je ne tardai pas à découvrir qu'il prenait cette gracieuse dame pour point de mire. On dit que je suis le plus habile archer de la forêt de Sherwood ; j'ai voulu profiter de l'occasion pour me prouver à moi-même qu'on dit vrai. Du premier coup, la main et l'arc du bandit ont été chevillés ensemble par une de mes flèches, du second je lui ai enlevé son bonnet, qu'il nous est facile de retrouver, enfin du troisième, j'ai mis le bandit en fuite, et il court encore… Voilà.
Le cavalier tenait toujours l'épée haute ; il doutait encore.
– Allons, messire, reprit Robin, regardez-moi en face, et vous avouerez que je n'ai pas l'air d'un brigand.
– Oui, oui, mon enfant, je l'avoue, tu n'as pas l'air d'un brigand, dit enfin l'étranger après avoir attentivement considéré Robin. Le front radieux, la physionomie pleine de franchise, les yeux où pétillait le feu du courage, les lèvres qu'entr'ouvrait le sourire d'un légitime orgueil, tout en ce noble adolescent inspirait, commandait la confiance ;
– Dis-moi qui tu es, et conduis-nous, je te prie, dans un lieu où nos montures puissent se repaître et se reposer, ajouta le cavalier.
– Avec plaisir ; suivez-moi.
– Mais d'abord accepte ma bourse, en attendant que Dieu te récompense.
– Gardez votre or, messire chevalier ; l'or m'est inutile, je n'ai pas besoin d'or. Je me nomme Robin Hood, et je demeure avec mon père et ma mère à deux milles d'ici, sur la lisière de la forêt ; venez, vous trouverez dans notre maisonnette une cordiale hospitalité.
La jeune femme, qui s'était jusqu'alors tenue à l'écart, se rapprocha de son cavalier, et Robin vit resplendir l'éclat de deux grands yeux noirs sous le capuchon de soie qui préservait sa tête de la fraîcheur du matin ; il remarqua aussi sa divine beauté, et la dévora du regard en s'inclinant poliment devant elle.
– Devons-nous croire à la parole de ce jeune homme, demanda la dame à son cavalier.
Robin releva fièrement la tête, et, sans donner au chevalier le temps de répondre, il s'écria :
– Il n'y aurait plus alors de bonne foi sur la terre.
Les deux étrangers sourirent ; ils ne doutaient plus.
La petite caravane marcha d'abord silencieusement ; le cavalier et la jeune fille pensaient encore au danger qu'ils avaient couru, et tout un monde d'idées nouvelles surgissait dans la tête de notre jeune archer : il admirait pour la première fois la beauté d'une femme.
Fier par instinct de race autant que par caractère, il ne voulait pas paraître inférieur à ceux qui lui devaient la vie, et affectait en les guidant des manières orgueilleuses et pleines de rudesse : il devinait que ces personnages modestement vêtus et voyageant sans équipage appartenaient à la noblesse, mais il se croyait leur égal dans la forêt de Sherwood, et même leur supérieur devant les embûches des assassins.
La plus grande ambition de Robin était de paraître habile archer et forestier audacieux ; il méritait le premier titre, mais on lui refusait le second, que démentaient d'ailleurs ses formes juvéniles.
À tous ces avantages naturels, Robin joignait encore le charme d'une voix mélodieuse : il le savait et chantait partout où il lui plaisait de chanter, il lui plut donc de donner aux voyageurs une idée de son talent, et il entonna allégrement une joyeuse ballade ; mais dès les premiers mots une émotion extraordinaire paralysa sa voix, et ses lèvres se fermèrent en tremblant ; il essaya de nouveau, et redevint muet en poussant un gros soupir ; il essaya encore, même soupir, même émotion.
Le naïf enfant éprouvait déjà les timidités de l'amour ; il adorait sans le savoir l'image de la belle inconnue qui chevauchait derrière lui, et il oubliait ses chansons en rêvant à ses yeux noirs.
Il finit cependant par comprendre les causes de son trouble, et s'écria en retrouvant son sang-froid :
– Patience, je la verrai bientôt sans son capuchon.
Le cavalier interrogea Robin sur ses goûts, ses habitudes et ses occupations avec bienveillance ; mais Robin lui répondit froidement, et ne changea de ton qu'au moment où son amour-propre fut mis en jeu.
– Tu n'as donc pas craint, dit l'étranger, que ce misérable outlaw cherchât à se venger sur toi de son insuccès ?
– Parbleu ! non, messire, car il m'était impossible d'avoir cette dernière crainte.
– Impossible !
– Oui, l'habitude m'a fait un jeu des coups les plus difficiles.
Il y avait trop de bonne foi et de noble orgueil dans les réponses de Robin pour que l'étranger s'en moquât, et il reprit :
– Serais-tu assez bon tireur pour atteindre à cinquante pas ce que tu touches à quinze ?
– Certainement ; mais, ajouta l'enfant d'un ton railleur, j'espère, messire, que vous ne regardez pas comme un trait d'adresse la leçon que j'ai donnée à ce bandit ?
– Pourquoi ?
– C'est qu'une pareille bagatelle ne prouve rien.
– Et quelle meilleure preuve pourras-tu me donner ?
– Qu'une occasion se présente, et vous verrez.
Le silence se rétablit pendant quelques minutes, et la caravane arriva au bord d'une grande clairière que le chemin coupait en diagonale. Au même instant un gros oiseau de proie s'élevait dans l'atmosphère, et un jeune faon, alarmé par le bruit du passage des chevaux, sortait d'un fourré voisin et traversait l'espace boisé pour se remiser de l'autre côté.
– Attention ! s'écria Robin en tenant une flèche entre ses dents et en plaçant une seconde à son arc ; que préférez-vous, le gibier à plumes ou le gibier à poil ? Choisissez.
Mais avant que le chevalier eût eu le loisir de répondre, le faon tombait blessé à mort, et l'oiseau de proie descendait en tournoyant sur la clairière.
– Puisque vous n'avez pas choisi quand ils vivaient, vous choisirez ce soir quand ils seront rôtis.
– Admirable ! s'écria le chevalier.
– Merveilleux ! murmura la jeune fille.
– Vos Seigneuries n'ont qu'à suivre le droit chemin et après cette futaie elles apercevront la maison de mon père. Salut ! je prends les devants pour vous annoncer à ma mère et envoyer notre vieux domestique ramasser le gibier.
Cela dit, Robin disparut en courant.
– C'est un noble enfant, n'est-ce pas, Marianne ? dit le chevalier à sa compagne ; un charmant garçon, et le plus joli forestier anglais que j'aie jamais vu.
– Il est bien jeune encore, répondit l'étrangère.
– Et peut-être plus jeune encore que ne l'annoncent sa taille élancée et la vigueur de ses membres. Vous ne sauriez croire, Marianne, combien la vie en plein air favorise le développement de nos forces et entretient la santé ; il n'en est pas ainsi dans l'atmosphère étouffante des villes, ajouta le cavalier en soupirant.
– Je crois, messire Allan Clare, répliqua la jeune dame avec un fin sourire, que vos soupirs s'adressent beaucoup moins aux arbres verts de la forêt de Sherwood qu'à leur charmante feudataire, la noble fille du baron de Nottingham.
– Vous avez raison, Marianne, ma sœur chérie, et, je l'avoue, je préférerais, si le choix dépendait de ma volonté, passer mes jours à rôder dans ces forêts, ayant pour demeure la chaumière d'un yeoman et Christabel pour femme, plutôt que de m'asseoir sur un trône.
– Frère, l'idée est belle, mais un peu romanesque. Êtes-vous certain d'ailleurs que Christabel consente à échanger sa vie princière contre la mesquine existence dont vous parlez ? Ah ! cher Allan, ne vous bercez pas de folles espérances ; je doute fort que le baron vous accorde jamais la main de sa fille.
Le front du jeune homme se rembrunit ; mais il chassa aussitôt ce nuage de tristesse, et dit à sa sœur d'un ton calme :
– Je croyais vous avoir entendue parler avec enthousiasme des agréments de la vie champêtre.
– C'est vrai, Allan, je le confesse, j'ai parfois des goûts étranges ; mais je ne pense pas que Christabel en ait de semblables.
– Si Christabel m'aime véritablement, elle se plaira dans ma demeure, quelle qu'elle soit. Ah ! vous pressentez le refus du baron ? Mais si je voulais, je n'aurais qu'à dire un mot, un seul, et le fier, l'irascible Fitz-Alwine agréerait ma demande sous peine d'être proscrit et de voir son château de Nottingham réduit en poussière.
– Chut ! voici la chaumière, dit Marianne interrompant son frère. La mère du jeune homme nous attend à la porte. Vraiment, l'extérieur de cette femme est des plus agréables.
– Son enfant possède le même avantage, répondit le jeune homme en souriant.
– Oh ! ce n'est plus un enfant, murmura Marianne, et une subite rougeur envahit sa figure.
Mais quand la jeune fille eut mis pied à terre à l'aide de son frère, quand son capuchon, rejeté en arrière, eut découvert ses traits, la rougeur avait fait place à une légère teinte rosée. Robin, qui se tenait près de sa mère, admirait avec une radieuse surprise la première femme qui eût fait battre son cœur, et l'émotion du jeune archer était si vive, si franche, si vraie, qu'il s'écria sans avoir la conscience de ses paroles :
– Ah ! j'étais bien sûr que de si beaux yeux ne pouvaient éclairer qu'une belle figure !
Marguerite, étonnée de la hardiesse de son fils, se tourna vers lui et l'interpella d'une voix presque grondeuse. Allan se prit à rire, et la belle Marianne devint aussi rouge que l'effronté Robin, qui, pour cacher son embarras et sa honte, se jeta au cou de sa mère ; mais le naïf espiègle eut soin d'épier d'un regard de côté la physionomie de Marianne, et il n'y vit point de colère ; au contraire, un bienveillant sourire, que la jeune fille croyait dérober au coupable, illuminait ses traits, et le coupable, assuré d'obtenir sa grâce, se hasarda à lever timidement les yeux sur son idole.
Une heure après, Gilbert Head revint au logis portant en croupe sur son cheval un homme blessé qu'il avait rencontré en route ; il descendit l'étranger avec des précautions infinies de son siège incommode, et le porta dans la salle en appelant Marguerite, occupée à installer les voyageurs dans les chambres du premier étage.
À la voix de Gilbert, Maggie accourut.
– Tiens, femme, voici un pauvre homme qui a grand besoin de tes soins. Un mauvais plaisant lui a joué le tour atroce de lui clouer avec une flèche la main sur son arc, au moment où il visait un daguet. Allons, bonne Maggie, hâtons-nous ; cet homme est très affaibli par la perte de son sang. Comment te trouves-tu, camarade ? ajouta le vieillard en s'adressant au blessé. Courage, tu guériras. Allons donc ; relève un peu la tête, et ne te laisse pas abattre ainsi ; prends courage, morbleu ! on ne meurt pas pour une pointe de clou dans la main.
Le blessé, affaissé sur lui-même et la tête entre les épaules, courbait le front et semblait vouloir dérober à ses hôtes la vue de son visage.
En ce moment, Robin rentra dans la maison et courut vers son père pour l'aider à soutenir le blessé, mais à peine eut-il jeté les yeux sur lui qu'il s'éloigna et fit signe au vieux Gilbert de venir lui parler.
– Père, dit tout bas le jeune homme, ayez bien soin de cacher aux voyageurs de là-haut la présence de ce blessé dans notre maison. Plus tard vous saurez pourquoi. Soyez prudent.
– Eh ! quel autre sentiment que celui de la compassion pourrait éveiller chez nos hôtes la présence de ce pauvre forestier baigné dans son sang ?
– Vous le saurez ce soir, père ; en attendant, suivez mon conseil.
– Je le saurai, je le saurai ce soir, reprit Gilbert mécontent. Eh bien ! je veux le savoir de suite, car je trouve fort étrange qu'un enfant tel que toi se permette de me donner des leçons de prudence. Parle, quel rapport y a-t-il entre le forestier et Leurs Seigneuries ?
– Attendez, je vous en conjure, je vous le dirai ce soir quand nous serons seuls.
Le vieillard quitta Robin et vint vers le blessé. Un instant après ce dernier poussa un long cri de douleur.
– Ah ! maître Robin, voilà encore un de tes chefs-d'œuvre, dit Gilbert courant après son fils et le retenant au moment où il allait franchir le seuil de la porte. Je t'avais défendu ce matin d'exercer ton adresse aux dépens de tes semblables, et tu m'as parfaitement obéi, témoin ce malheureux forestier !
– Quoi donc ? répliqua le jeune homme plein d'une respectueuse indignation ; vous croyez que…
– Oui, je crois que c'est toi qui as cloué la main de cet homme sur son arc, il n'y a que toi dans la forêt capable d'une pareille adresse. Regarde, le fer de cette flèche te trahit ; il est poinçonné à notre chiffre… Ah ! tu ne nieras plus ta faute, j'espère.
Et Gilbert lui montrait le fer de la flèche qu'il avait arraché de la blessure.
– Eh bien ! oui, mon père, c'est moi qui ai blessé cet homme, répondit froidement Robin.
Le front du vieux Gilbert devint sévère.
– C'est chose horrible et criminelle, maître ; n'es-tu donc pas honteux d'avoir dangereusement blessé par forfanterie un homme qui ne te faisait aucun mal ?
– Je n'éprouve ni honte ni regret de ma conduite, répondit Robin d'un ton ferme. La honte et le regret reviennent à celui qui attaquait dans l'ombre des voyageurs inoffensifs et sans défense.
– Qui donc s'est rendu coupable de cette félonie ?
– L'homme que vous avez si généreusement ramassé dans la forêt.
Et Robin raconta à son père tous les détails de l'événement.
– Ce misérable t'a-t-il vu ? demanda Gilbert avec inquiétude.
– Non, car il s'est enfui presque atteint de folie et croyant à l'intervention du diable.
– Pardonne-moi mon injustice, dit le vieillard en pressant affectueusement entre les siennes les mains de l'enfant. J'admire ton adresse. Il faudra désormais surveiller attentivement les approches du logis. La blessure de ce coquin ne tardera pas à être guérie ; et, pour me remercier de mes soins et de mon hospitalité, il serait capable de revenir en compagnie de ses pareils mettre ici tout à feu et à sang. Il me semble, ajouta Gilbert après avoir réfléchi un moment, que la physionomie de cet homme ne m'est pas inconnue ; mais j'ai beau fouiller dans mes souvenirs, je ne retrouve pas son nom ; il doit avoir changé d'expression de figure. Quand je l'ai connu, il ne portait pas sur ses joues l'expression avilissante de la débauche et du crime.
Cet entretien fut interrompu par l'arrivée d'Allan et de Marianne, auxquels le maître du logis souhaita cordialement la bienvenue.
Le soir de ce même jour, la maison du garde forestier était pleine d'animation : Gilbert, Marguerite, Lincoln et Robin, Robin surtout, se ressentaient vivement du changement et du trouble provoqués dans leur paisible existence par l'arrivée de ces nouveaux hôtes. Le maître du logis surveillait attentivement le blessé, la ménagère préparait le repas ; Lincoln, tout en s'occupant de ses chevaux, faisait bonne garde et ouvrait l'œil sur les environs ; Robin seul était oisif, mais son cœur travaillait. La vue de la belle Marianne éveillait en lui des sensations jusqu'alors inconnues, et il demeurait immobile, plongé dans une muette admiration ; il rougissait, il pâlissait, il frissonnait quand la jeune fille marchait, parlait ou laissait errer ses regards autour d'elle.
Jamais aux fêtes de Mansfeldwoohaus il n'avait vu beauté pareille ; il dansait, il riait, il causait avec les filles de Mansfeldwoohaus, et déjà même il avait murmuré aux oreilles de quelques-unes de banales paroles d'amour, mais dès le lendemain il les oubliait en chassant dans la forêt ; aujourd'hui il serait mort de peur plutôt que d'oser dire un mot à la noble amazone qui lui devait la vie, et il sentait qu'il ne l'oublierait jamais.
Il cessait d'être enfant.
Pendant que Robin, assis dans un coin de la salle, adorait Marianne en silence, Allan complimentait Gilbert sur le courage et l'adresse du jeune archer, et félicitait le vieillard d'être le père d'un tel fils ; mais Gilbert, qui espérait toujours recevoir au moment où il s'y attendait le moins des renseignements sur l'origine de Robin, ne manquait jamais d'avouer que le jeune garçon n'était pas son fils, et racontait comment et à quelle époque un inconnu lui avait apporté cet enfant.
Allan apprit donc avec étonnement que Robin n'était point fils de Gilbert, et ce dernier ayant ajouté que le protecteur inconnu de l'orphelin était venu probablement de Huntingdon, puisque le shérif de cet endroit payait chaque année la pension de l'enfant, le jeune homme répondit :
– Huntingdon est notre lieu de naissance, et nous l'avons quitté il y a quelques jours à peine. L'histoire de Robin, brave forestier, pourrait être vraie, mais j'en doute. Aucun gentilhomme de Huntingdon n'est mort en Normandie à l'époque de la naissance de cet enfant, et je n'ai pas ouï dire qu'un membre des nobles familles du comté se soit jamais mésallié avec une Française roturière et pauvre. Ensuite, pour quel motif aurait-on transporté cet enfant aussi loin de Huntingdon ? Dans l'intérêt de son bien-être, dites-vous, de l'avis de Ritson, votre parent, qui avait pensé à vous et s'était rendu garant de votre humanité. Ne serait-ce pas plutôt parce que l'on avait intérêt à cacher la naissance de ce petit être et qu'on voulait l'abandonner, n'osant pas le faire périr ? Ce qui confirmerait mes soupçons, c'est que depuis lors vous n'avez plus revu votre beau-frère. À mon retour à Huntingdon, je prendrai de minutieuses informations, et je m'efforcerai de découvrir la famille de Robin ; ma sœur et moi nous lui devons la vie, fasse le ciel que nous puissions réussir et lui payer ainsi la dette sacrée d'une éternelle reconnaissance !
Peu à peu les caresses d'Allan et les douces et familières paroles de Marianne rendirent à Robin sa gaieté et son sang-froid habituels, et bientôt la joie la plus vraie, la plus franche, la plus cordiale régna dans la maison du garde.
– Nous nous sommes égarés en traversant la forêt de Sherwood pour aller à Nottingham, dit Allan Clare, et je compte me remettre en route demain matin. Voudriez-vous me servir de guide, cher Robin ? Ma sœur restera ici confiée aux bons soins de votre mère, et nous rentrerons dans la soirée. Y a-t-il loin d'ici à Nottingham ?
– Douze milles environ, répondit Gilbert ; un bon cheval ne met pas deux heures à faire le voyage ; je dois une visite au shérif, que je n'ai pas vu depuis un an, et je vous accompagnerai, messire Allan.
– Tant mieux, nous serons trois ! s'écria Robin.
– Non, non ! s'écria Marguerite ; et se penchant à l'oreille de son mari, elle ajouté à voix basse :
– Y pensez-vous ? laisser deux femmes seules dans la maison avec ce bandit !
– Seules, dit Gilbert en riant. Ne comptez-vous pour rien, chère Maggie, notre vieux Lincoln et mon fidèle chien, le brave Lance, qui arracherait le cœur à quiconque oserait lever la main sur vous ?
Marguerite jeta un regard suppliant sur la jeune étrangère, et Marianne déclara résolument qu'elle suivrait son frère si Gilbert ne renonçait pas aux plaisirs du voyage projeté.
Gilbert céda, et il fut convenu qu'aux premiers rayons du soleil, Allan et Robin se mettraient en route.
La nuit venue et les portes closes, nos personnes s'attablèrent et firent honneur aux talents culinaires de la bonne Marguerite. Le principal met se composait d'un quartier de faon rôti ; sire Robin rayonnait de joie, il avait tué ce faon, et elle daignait en trouver la chair délicieuse au goût !
Assises l'une auprès de l'autre, ces deux charmantes créatures causaient comme on cause entre vieilles connaissances ; Allan, de son côté, prenait plaisir à entendre raconter les chroniques de la forêt, et Maggie veillait à ce qu'il ne manquât rien sur la table. L'aspect qu'offrait alors la demeure du forestier eût servi de modèle pour peindre un de ces tableaux d'intérieur de l'école hollandaise, où l'artiste poétise le réalisme du ménage.
Tout à coup un sifflement prolongé, parti de la chambre occupée par le malade, attira les regards des convives vers l'escalier conduisant à l'étage supérieur, et à peine ce sifflement se fut-il évanoui dans l'air qu'une réponse sur le même ton retentit à quelque distance dans la forêt. Nos cinq convives tressaillirent, un des chiens de garde au-dehors poussa quelques hurlements d'inquiétude, et le silence le plus absolu régna de nouveau dans les environs et devant le foyer du garde.
– Il se passe par ici quelque chose d'inusité, dit Gilbert, et je serais fort surpris s'il n'y avait pas dans la forêt certains personnages qui n'éprouvent aucun scrupule à fouiller dans d'autres poches que les leurs.
– Avez-vous donc réellement à craindre la visite des voleurs ? demanda Allan.
– Quelquefois.
– Je pensais qu'ils laissaient en repos la demeure d'un honnête forestier, qui d'ordinaire n'est pas riche, et qu'ils avaient assez de bon sens pour ne s'attaquer qu'aux gens riches.
– Les gens riches sont rares, et il faut bien que messieurs les vagabonds se contentent de pain quand ils ne trouvent pas de viande, et je vous prie de croire que les outlaws ne sont nullement honteux d'arracher un morceau de pain de la main d'un pauvre homme. Ils devraient cependant respecter mon domicile ainsi que ma personne et les miens, car plus d'une fois je les ai laissés se réchauffer à mon foyer et manger à cette table en temps d'hiver et de disette.
– Les bandits ne savent pas ce que c'est que la reconnaissance.
– Ils le savent si peu que maintes fois ils ont voulu entrer ici par la force.
Marianne, à ces mots, frissonna de terreur et se rapprocha involontairement de Robin. Robin voulut la rassurer, mais l'émotion lui coupa de nouveau la parole, et Gilbert s'étant aperçu des craintes de la jeune fille, reprit en souriant :
– Tranquillisez-vous, noble demoiselle, nous avons à votre service de braves cœurs et de bons arcs, et si les outlaws osent paraître, ils en seront quittes pour s'enfuir comme ils se sont enfuis tant de fois, n'emportant pour tout butin qu'une flèche au bas de leur jaquette.
– Merci, dit Marianne ; puis jetant vers son frère un regard significatif, la jeune fille ajouta :
– La vie de forestier n'est donc pas sans inconvénients et sans dangers ?
Robin se trompa sur le sens de cette phrase ; il se l'attribua et ne comprit pas que la jeune fille faisait allusion au prétendu goût de son frère pour la vie champêtre, aussi s'écria-t-il avec enthousiasme :
– Moi je n'y trouve que plaisir et bonheur. Je passe souvent des journées entières dans les villages voisins, et je rentre dans ma belle forêt avec une joie inexprimable, me disant à moi-même que je préférerais la mort au supplice d'être enfermé dans les murs d'une ville.
Robin allait continuer sur le même ton quand retentit un coup violent à la porte extérieure de la salle ; l'édifice en trembla, les chiens couchés devant le foyer bondirent en aboyant, et Gilbert, Allan, Robin s'élancèrent vers la porte tandis que Marianne se réfugiait entre les bras de Marguerite.
– Holà ! cria le garde, quel malotru visiteur ose ainsi défoncer ma porte ?
Un second coup plus violent encore que le premier servit de réponse : Gilbert réitéra sa demande, mais les aboiements furieux des chiens rendirent d'abord tout dialogue impossible, et ce ne fut qu'avec peine qu'on entendit enfin au-dehors une voix sonore dominant le tumulte et prononçant cette formule sacramentelle :
– Ouvrez, pour l'amour de Dieu !
– Qui êtes-vous ?
– Deux moines de l'ordre de Saint-Benoist.
– D'où venez-vous et où allez-vous ?
– Nous venons de notre abbaye, l'abbaye de Laiton, et nous allons à Mansfeldwoohaus.
– Que voulez-vous ?
– Un abri pour la nuit et quelque chose à manger ; nous nous sommes égarés dans la forêt et nous mourons de faim.
– Ta voix n'est cependant pas la voix d'un homme mourant ; comment veux-tu que je m'assure si tu dis vrai ?
– Parbleu ! en ouvrant la porte et en nous regardant, répondit la même voix d'un ton que l'impatience rendait déjà moins humble. Allons, entêté forestier, ouvriras-tu, nos jambes fléchissent et nos estomacs crient.
Gilbert se consultait avec ses hôtes et hésitait lorsqu'une autre voix, une voix de vieillard timide et suppliante, intervint :
– Pour l'amour de Dieu ! ouvrez, bon forestier ; je vous jure par les reliques de notre saint patron que mon frère a dit la vérité !
– Après tout, dit Gilbert de manière à être entendu au-dehors, nous sommes ici quatre hommes, et avec l'aide de nos chiens nous aurons bien raison de ces gens-là, quels qu'ils soient. Je vais ouvrir. Robin, Lincoln, retenez un moment les chiens, et vous les lâcherez si des malfaiteurs nous attaquent.
La porte tournait à peine sur ses gonds qu'un homme calé en quelque sorte sur elle pour l'empêcher de se refermer apparaissait et franchissait le seuil instantanément. Cet homme, jeune, robuste, et d'une taille colossale, portait une longue robe noire à capuchon et à larges manches ; une corde lui servait de ceinture ; un immense chapelet pendait à son côté, et sa main s'appuyait sur un gros et noueux bâton de cornouiller.
Un vieillard vêtu de la même manière suivait humblement ce beau moine.
Après les salutations d'usage, on se réunit à table avec les nouveaux venus, et la joie ainsi que la confiance reparurent. Cependant les maîtres du cottage n'avaient pas oublié le coup de sifflet de l'étage supérieur et celui de la forêt, mais ils dissimulaient leurs appréhensions pour ne pas effrayer leurs hôtes.
– Bon et brave forestier, reçois mes congratulations ; la table est admirablement bien servie ! s'écria le grand moine en dévorant une tranche de venaison. Si je n'ai pas attendu ton invitation pour venir souper avec toi, c'est que mon appétit, aussi aigu que la lame d'un poignard, s'y opposait.
Vraiment les paroles et les manières de ce personnage sans gêne étaient plutôt celles d'un soudard que d'un homme d'Église. Mais en ce temps-là les moines avaient les coudées franches ; ils étaient nombreux, et la piété sincère ainsi que les vertus du plus grand nombre attiraient les respects du peuple sur l'espèce entière.
– Bon forestier, que la bénédiction de la très-sainte Vierge répande sur ta maison le bonheur et la paix ! dit le vieux moine en rompant un premier morceau de pain, tandis que son confrère dévorait à belles dents et absorbait verre d'ale sur verre d'ale.
– Vous me pardonnerez, mes bons pères, reprit Gilbert, si j'ai tant tardé à vous ouvrir ma porte ; mais la prudence…
– C'est entendu… la prudence est de saison, dit le jeune moine, reprenant haleine entre deux coups de dents. Une bande de farouches coquins rôde dans les environs, et, voici une heure à peine, nous avons été assaillis par deux de ces misérables qui, en dépit de nos protestations, mettaient de l'entêtement à croire que nous possédions dans nos besaces quelques échantillons de ce vil métal que l'on nomme argent. Par saint Benoist ! ils s'adressaient à bonne enseigne, et j'allais exécuter sur leur dos un cantique à coups de bâton, quand un long sifflement auquel ils ont répondu leur a donné le signal de la retraite.
Les convives se regardèrent avec anxiété, le moine seul paraissait ne s'inquiéter de rien et continuait philosophiquement ses exercices gastronomiques.
– Que la Providence est grande ! reprit-il après un instant de silence ; sans les aboiements d'un de vos chiens qu'alarmèrent ces coups de sifflet, nous ne pouvions découvrir votre demeure, et, vu la pluie qui commençait à tomber, nous n'avions pour tout rafraîchissement que de l'eau pure, selon les règles de notre ordre.
Cela dit, le moine remplit et vida son verre.
– Brave chien, ajouta le religieux en se penchant pour caresser de la main le vieux Lance, qui se trouvait par hasard couché à ses pieds ; noble animal !
Mais Lance, refusant de répondre aux caresses du moine, se dressa sur ses pattes, allongea le col et flaira l'espace et gronda sourdement.
– Là ! là ! qui vous inquiète, mon bon Lance ? demanda Gilbert en flattant l'animal.
Le chien, comme pour répondre, s'élança d'un bond vers la porte, et là, sans aboyer, il flaira de nouveau, écouta, tourna la tête vers son maître, et sembla demander avec des yeux enflammés de colère que la porte lui fût ouverte.
– Robin, donne-moi mon bâton et prends le tien, dit Gilbert à voix basse.
– Et moi, dit de même le jeune moine, j'ai un bras de fer, une poigne d'acier et un bâton de cornouiller au bout : tout cela est à votre service en cas d'attaque.
– Merci, répondit le garde forestier ; je croyais que la règle de ton ordre te défendait d'employer tes forces à un tel usage ?
– Mais avant tout la règle de mon ordre me commande de prêter secours et assistance à mes semblables.
– Patience, mes enfants, dit le vieux moine ; n'attaquez pas les premiers.
– On suivra votre conseil, mon père ; nous allons d'abord…
Mais Gilbert fut soudain interrompu dans l'explication de son plan de défense par un cri de terreur poussé par Marguerite. La pauvre femme venait d'entrevoir au haut de l'escalier le blessé, qu'on croyait mourant dans son lit, et, muette d'épouvante, elle tendait les bras vers cette sinistre apparition. Les regards des convives se dirigèrent aussitôt du même côté, mais déjà l'escalier était vide.
– Allons, chère Maggie, dit Gilbert avant de continuer son plan de défense, ne tremble pas ainsi ; le pauvre homme de là-haut n'a pas quitté son lit, il est trop faible, et je le crois plus à plaindre qu'à redouter, car si on l'attaquait, il ne pourrait se défendre, tu es la dupe d'une illusion, Maggie.
En parlant ainsi, le brave forestier dissimulait ses craintes, car lui seul avec Robin connaissait le véritable caractère du blessé. Sans nul doute ce bandit était de connivence avec ceux du dehors ; mais il fallait, tout en veillant sur lui, ne pas montrer qu'on redoutait sa présence dans la maison, sinon les femmes auraient perdu la tête ; il jeta donc un coup d'œil significatif à Robin, et celui-ci, sans que personne s'en aperçût et sans faire plus de bruit qu'un chat dans ses rondes nocturnes, grimpa sur la dernière marche de l'escalier.
La porte de la chambre était entrebâillée, les reflets des lumières de la salle pénétraient dans l'appartement, et du premier coup d'œil Robin put voir le blessé, qui, au lieu de garder le lit, se tenait penché à moitié corps sur l'appui de la fenêtre ouverte, et causait à voix basse avec un personnage du dehors.
Notre héros, rampant sur le plancher, se glissa jusqu'aux pieds du bandit et prêta l'oreille à ce dialogue.
– La jeune dame et le cavalier sont ici, disait le blessé, je viens de les voir.
– Est-ce bien possible ? s'écria l'interlocuteur.
– Oui, j'allais régler leur compte ce matin, quand le diable a pris leur défense ; une flèche partie de je ne sais où a mutilé ma main, et ils m'ont échappé.
– Enfer et damnation !
– Le hasard a voulu qu'égarés de leur route ils se réfugiassent pour la nuit chez le même brave homme qui m'a ramassé baigné dans mon sang.
– Tant mieux, ils ne nous échapperont plus maintenant.
– Combien êtes-vous, mes garçons ?
– Sept.
– Ils ne sont que quatre.
– Mais le plus difficile est d'entrer, car la porte me paraît solidement verrouillée, et j'entends gronder une meute de chiens.
– Ne nous occupons pas de la porte ; mieux vaux qu'elle reste fermée pendant la bagarre, sans quoi la belle et son frère pourraient nous échapper encore.
– Que comptez-vous faire alors ?
– Eh ! parbleu ! vous aider à entrer par la fenêtre. J'ai toujours une main à mon service, la droite, et je vais attacher à cette barre d'appui mes draps de lit et mes couvertures. Allons, préparez-vous à monter à l'échelle.
– Vraiment ! s'écria tout à coup Robin ; et, saisissant le bandit par les jambes, il essaya de le culbuter au-dehors.
L'indignation, la colère, le désir ardent de conjurer les dangers qui menaçaient la vie de ses parents et la liberté de la belle Marianne, centuplèrent les forces de cet enfant. Le bandit se raidit en vain contre une impulsion si brusquement donnée ; il dut y obéir, et, perdant l'équilibre, disparut dans l'espace pour tomber, non pas sur la terre nue, mais dans le réservoir plein d'eau qui se trouvait sous la fenêtre.
Les hommes du dehors, surpris par la chute inopinée de leur compère, s'enfuirent dans la forêt, et Robin descendit raconter l'aventure. On en rit d'abord, mais la réflexion vint après le rire ; Gilbert affirma que les malfaiteurs, revenus de leur stupéfaction, attaqueraient de nouveau la maison ; on se prépara donc de nouveau à les repousser, et le vieux moine, le père Eldred, proposa d'invoquer par une prière générale la protection du Très-Haut.
Le jeune moine, dont l'appétit s'était enfin émoussé n'y mit pas d'obstacle ; au contraire, il entonna d'une voix de stentor le psaume Exaudi nos. Mais Gilbert lui imposa silence, et, les convives s'étant agenouillés, le père Eldred prononça à voix basse une fervente oraison.
La prière durait encore quand des gémissements entremêlés de coups de sifflet saccadés s'élevèrent du côté du réservoir ; la victime de Robin appelait les fuyards à son secours ; les fuyards, honteux d'avoir lâché pied, se rapprochèrent sans bruit, aidèrent le blessé à sortir du bain, le déposèrent presque mourant sous le hangar, et délibérèrent sur un nouveau plan d'attaque.
– Morts ou vifs, il faut nous emparer d'Allan Clare et de sa sœur, disait le chef de cette escouade de soudards, c'est l'ordre du baron Fitz-Alwine, et j'aimerais mieux braver le diable ou me laisser mordre par un loup enragé plutôt que de retourner près du baron les mains vides. Sans la maladresse de cet imbécile Taillefer, nous serions déjà rentrés au château.
Nos lecteurs devineront que le sacripant si bien traité par Robin se nommait Taillefer. Quant au baron Fitz-Alwine, ils feront prochainement connaissance avec lui ; qu'il leur suffise maintenant de savoir que ce vindicatif personnage a juré la mort d'Allan, premièrement parce qu'Allan aime et est aimé de lady Christabel Fitz-Alwine sa fille ; et que lady Christabel est destinée à un riche seigneur de Londres ; secondement, parce que ce même Allan est possesseur de certains secrets politiques dont la révélation entraînerait la ruine et la mort du baron. Or, en ces temps de féodalité, le baron Fitz-Alwine, seigneur de Nottingham, avait droit de haute et basse justice sur tout le comté, et il lui était facile d'employer sa maréchaussée à l'exécution de ses vengeances personnelles. Et quelle maréchaussée, grand Dieu ! Taillefer en faisant le plus bel ornement.
– Allons, enfants, suivez-moi, la dague au poing, et n'épargnez personne si on résiste… Nous allons d'abord employer la douceur. Et, après avoir ainsi parlé aux sept coquins enrôlés au service de lord Fitz-Alwine, il frappa vigoureusement du pommeau de son épée à la porte de la maison et s'écria : Au nom du baron de Nottingham, notre haut et puissant seigneur, je t'ordonne d'ouvrir et de nous livrer… Mais les aboiements furieux des chiens couvrirent sa voix, et on n'entendit qu'avec peine la phrase. Je t'ordonne de nous livrer le cavalier et la jeune femme qui se cachent chez toi.
Gilbert se tourna aussitôt vers Allan et sembla lui demander du regard s'il était coupable.
– Coupable, moi ! répondit Allan. Oh ! non, je vous le jure, brave forestier, je ne suis coupable d'aucun crime, d'aucune action déshonorante et punissable, et mes seuls torts, vous les connaissez…
– Fort bien. Vous êtes toujours mon hôte, alors, et nous vous devons aide et protection selon l'étendue de nos moyens.
– Ouvriras-tu, satané rebelle ! criait le chef des assaillants.
– Je n'ouvrirai pas.
– C'est ce que nous allons voir.
Et à coups de masse d'armes, le chef ébranla la porte, qui aurait cédé sans une barre de fer passée transversalement à l'intérieur.
Le but de Gilbert était de gagner du temps, afin d'achever ses préparatifs de défense ; il n'avait confiance en la solidité de sa porte que pour quelques instants, et il voulait que lorsqu'il l'ouvrirait lui-même les brigands trouvassent à qui parler.
Aussi ressemblait-il au commandant d'une citadelle sur le point d'être prise d'assaut ; il distribuait les rôles, désignait un poste à chacun, inspectait les armes, et recommandait surtout la prudence et le sang-froid. Mais du courage, il n'en parlait pas, car ceux qui l'entouraient avaient déjà fait leurs preuves.
– Ça ! bonne Maggie, dit Gilbert à sa femme, retirez-vous avec cette noble demoiselle dans une chambre là-haut ; les femmes sont inutiles ici. Marguerite et Marianne n'obéirent qu'à regret. Toi, Robin, va dire au vieux Lincoln que nous avons de l'ouvrage à lui donner, puis tu iras te poster à une fenêtre du premier, afin de surveiller les brigands.
– Et je ne me contenterai pas de les surveiller, répliqua le jeune homme, qui disparut en brandissant son arc. En dépit de l'obscurité, je saurai atteindre mon but.
– Vous avez votre épée, messire Allan ; vous, mon père, votre bâton, et puisque la règle de votre ordre ne s'y oppose pas, vous en ferez un usage convenable.
– Je m'offre pour ôter les verrous de la porte, dit le jeune moine. Mon bâton inspirera peut-être du respect au premier arrivant.
– Soit. Séparons-nous, répondit Gilbert ; moi, dans cet angle, d'où je ferai pleuvoir des flèches sur les intrus ; vous, ici, Allan, prêt à vous porter de votre personne partout où il faudra du secours ; toi, Lincoln…
En ce moment un vieillard d'une taille colossale et armé d'un bâton proportionné à sa taille entra dans la salle.
– Toi, Lincoln, de l'autre côté de la porte, vis-à-vis le bon frère, vos bâtons agiront de concert ; mais d'abord, place de côté la table et les sièges, pour que le champ de bataille soit libre. Éteignons aussi les lumières, le foyer flamboyant donne assez de clarté. Quant à vous, mes braves chiens, ajouta le garde en caressant ses bouledogues, et toi, Lance, mon chéri, vous savez où il faut mordre, attention. Le père Eldred, qui prie maintenant pour nous, priera bientôt pour des éclopés et des trépassés.
En effet, le père Eldred se tenait agenouillé dans un angle de l'appartement avec ferveur, le dos tourné aux acteurs de ce drame.
Pendant cette mise en scène de la défense, les assaillants, fatigués de marteler inutilement la porte, avaient changé de tactique, et le cottage du forestier courait un grand danger. Heureusement que du haut de son observatoire, Robin veillait.
– Père, vint-il dire en sourdine au haut de l'escalier, père, les brigands entassent du bois devant la porte et vont y mettre le feu ; ils sont sept en tout, sans compter le blessé, à moitié mort sans doute.
– Par la messe ! s'écria Gilbert, ne leur laissons pas le temps d'allumer un fagot ; mon bois est sec, et en un clin d'œil la maison flamberait comme un feu de joie de la Saint-Jean. Ouvrez vite, ouvre, père bénédictin, et attention, vous tous !
Le moine, se tenant de côté, allongea le bras, enleva la barre de fer, fit grincer les verrous, et un tas de broussailles s'écroula dans la salle par la porte entr'ouverte.
– Hourrah ! s'écria le chef des brigands, qui se précipita la tête la première dans la salle. Hourrah !
Mais il ne poussa que ce seul cri et ne fit qu'un pas, un seul ; Lance lui sauta à la gorge, le bâton de Lincoln et celui du père tombèrent simultanément sur sa nuque, et il roula immobile sur le sol.
L'homme qui le suivait eut le même sort.
Le troisième pareillement, mais les quatre autres bandits ayant pu entrer en lice, sans être arrêtés comme leurs précurseurs par les chiens qui ne lâchaient pas encore leur proie, un combat en règle s'engagea, combat que Gilbert et Robin, postés comme ils l'étaient, auraient pu faire cesser bien vite à leur avantage, en vidant les flèches de leurs carquois sur les ennemis qui attaquaient avec des lances ; mais Gilbert, plutôt que de verser du sang, préférait laisser au bénédictin et à Lincoln la gloire d'assommer en détail les sbires du baron Fitz-Alwine, et il se contentait, ainsi qu'Allan Clare, de tenir à la parade contre les coups de lance.
Le sang n'avait donc encore coulé que par les morsures des chiens ; Robin, honteux de son inaction, voulut montrer son savoir-faire, et digne élève de Lincoln en la science du bâton comme il l'était de Gilbert en celle de l'arc, il s'empara d'un manche de hallebarde et réunit ses moulinets aux moulinets terribles de ses partenaires.
À l'approche de Robin, un des bandits, un colosse, un Hercule, poussa des ricanements moqueurs et féroces, rompit d'une semelle devant Lincoln et le moine, et fit un retour offensif sur l'adolescent. Mais Robin, sans s'émouvoir, esquiva le coup de lance, qui eût pu l'embrocher, et, répondant par un coup droit et horizontal en pleine poitrine, envoya choir le bandit au long de la muraille.
– Bravo, Robin ! cria Lincoln.
– Enfer et mort ! murmura le bandit qui vomissait des caillots de sang et semblait près d'expirer. Mais soudain, se redressant sur ses jarrets, il feignit un instant de chanceler, et, ivre de fureur, il se précipita sur Robin, le fer de sa lance en avant.
C'en était fait de Robin ! Le malheureux, dans son triomphe, avait oublié de se mettre en garde, et la lance allait le transpercer rapide comme un éclair, quand le vieux Lincoln, qui ouvrait l'œil sur tout, renversa le meurtrier d'un coup de bâton perpendiculairement asséné sur le somme du crâne.
– Et de quatre ! s'écria-t-il alors en riant.
En effet, quatre bandits gisaient sur le sol, et il n'en restait plus que trois en bataille, lesquels semblaient plutôt disposés à prendre la fuite qu'à maintenir l'offensive.
C'est que l'énorme branche de cornouiller manœuvrée par le père bénédictin ne cessait de leur caresser les membres.
Qu'il était beau, le père, avec sa tête nue et enflammée d'une sainte colère, avec ses manches retroussées jusqu'au coude, avec sa longue robe relevée au-dessus des genoux !
L'ange Gabriel combattant le démon n'avait pas une prestance plus terrifiante.
Pendant que ce moine héroïque, devant lequel Lincoln se tenait en admiration, l'arme au bras, continuait la lutte, Gilbert, aidé de Robin et d'Allan, s'occupait à garrotter solidement les membres des vaincus qui respiraient encore. Deux d'entre eux demandaient merci, un troisième était mort ; le chef, celui que Lance cravatait toujours avec ses mâchoires, râlait horriblement et reprenait par moments assez de forces pour crier à ses compagnons :
– Tue ! tue ! tue le chien !
Mais les compagnons ne l'entendaient pas, et, l'eussent-ils entendu, que leur défense personnelle les eût empêchés de lui porter secours.
Cependant, un homme, sur la présence duquel on ne comptait guère, osa venir à son secours ; Taillefer, qui avait été presque asphyxié dans le réservoir, et que ses confrères avaient déposé mourant sur la terre du hangar, Taillefer, ranimé par le bruit du combat, s'était glissé en rampant au milieu du champ de bataille et allait poignarder le brave Lance, lorsque Robin, l'apercevant tout à coup, le saisit par les épaules, le renversa sur le dos, lui arracha son poignard des mains et demeura agenouillé sur sa poitrine jusqu'à ce que Gilbert et Allan lui eussent garrotté bras et jambes.
Cette tentative de Taillefer devait accélérer la mort du chef ; Lance éprouva l'accès de fureur que tous les chiens éprouvent quand on veut leur arracher un os de la gueule ; il enfonça de plus en plus profondément ses dents aiguës dans la gorge de sa victime ; l'artère carotide et les veines jugulaires furent déchirées, et la vie du malfaiteur s'en alla avec son sang.
Instruits de la mort de leur chef, les bandits n'en continuèrent pas moins la lutte ; mais elle ne pouvait durer longtemps encore, la fuite même leur était devenue impossible depuis que Lincoln avait fermé et barré la porte, et ils étaient pris comme dans une souricière.
– Grâce ! cria l'un d'eux, étourdi, meurtri, moulu par les coups de bâton du moine.
– Pas de grâce ! répliqua le moine. Ah ! vous avez voulu des caresses, et bien ! en voilà !
– Grâce ! pour l'amour de Dieu !
– Pas de grâce pour un seul !
Et la branche de cornouiller tombait sans cesse, et ne se relevait que pour retomber encore.
– Grâce ! grâce ! s'écrièrent-ils enfin tous à la fois.
– À bas les lances d'abord !
Ils jetèrent leurs lances par terre.
– À genoux maintenant !
Les bandits s'agenouillèrent.
– Très bien ! je n'ai plus alors qu'à essuyer mon bâton. Le joyeux frère appelait essuyer son bâton envoyer une dernière et vigoureuse grêle de coups sur le dos des vaincus. Cela fait, il se croisa les bras, et, s'accoudant du coude droit sur l'extrémité de son arme vigoureuse, dans une position d'Hercule triomphant, il dit :
– Maintenant, c'est au patron du logis à décider de votre sort.
Gilbert Heas était maître de la vie de ces sacripants ; il aurait pu les mettre à mort selon les us et coutumes de l'époque, où chacun se rendait justice, mais il avait horreur du sang versé hors le cas de légitime défense ; il prit donc un autre parti.
On releva les six blessés, on ranima les forces des plus maltraités, on leur lia les mains derrière le dos, on les attacha à la suite les uns des autres comme des galériens, et Lincoln, assisté du jeune moine, les conduisit à quelques milles de la maison, dans un des plus épais fourrés de la forêt, où il les abandonna à leurs réflexions.
Taillefer ne faisait pas partie du convoi.
– Gilbert Head, avait-il dit au moment où Lincoln voulait le rattacher à la chaîne, Gilbert Head, fait-moi placer sur un lit ; il faut que je te parle avant de mourir.
– Non, chien d'ingrat ; je devrais plutôt te pendre à un arbre voisin.
– De grâce ! écoute.
– Non, tu vas marcher avec les autres.
– Écoute, ce que j'ai à te dire est de la dernière importance.
Gilbert allait refuser encore, mais il crut entendre sortir de la bouche de Taillefer un nom qui réveillait en lui tout un monde de douloureux souvenirs.
– Annette ! il a prononcé le nom d'Annette ! murmura Gilbert, en se penchant aussitôt vers le blessé.
– Oui, j'ai prononcé le nom d'Annette, répondit faiblement le moribond.
– Eh bien ! parle, dis-moi tout ce que tu sais d'Annette.
– Pas ici ; là-haut, quand nous serons seuls.
– Nous sommes seuls.
Gilbert le croyait, car Robin et Allan s'occupaient alors à creuser à quelque distance de la maison un trou pour y ensevelir le mort, et Marguerite et Marianne n'avaient pas encore quitté leur retraite.
– Non, nous ne sommes pas seuls, dit Taillefer en montrant le vieux moine qui priait sur le cadavre du bandit.
Puis, saisissant le bras de Gilbert, le blessé essaya de se soulever de terre ; mais le vieillard le repoussa vivement.
– Ne me touche pas, mécréant !
Le malheureux retomba sur le dos, et Gilbert attendri malgré lui, le releva doucement ; le souvenir d'Annette mitigeait sa colère.
– Gilbert, reprit Taillefer d'une voix de plus en plus faible, je vous ai fait beaucoup de mal ; mais je vais essayer de le réparer.
– Je ne demande pas de réparation ; j'écoute seulement ce que tu as à dire.
– Ah ! Gilbert, de grâce ! empêche-moi de mourir… J'étouffe… rends-moi la vie pour un instant, je te dirai tout, là-haut ! Là-haut !
Gilbert allait sortir pour appeler Robin et Allan afin qu'ils l'aidassent à transporter le moribond dans un lit, quand celui-ci, croyant que le garde forestier l'abandonnait, fit un nouvel effort pour se dresser sur son séant, et s'écria :
– Tu ne me reconnais donc pas, Gilbert ?
– Je te reconnais pour ce que tu es, un assassin, un maudit, un traître ! cria Gilbert le pied déjà sur le seuil de la porte.
– Je suis pire que tout cela, Gilbert ; je suis Ritson, Roland Ritson, le frère de ta femme.
– Ritson ! Ritson ! Ô sainte Vierge, mère de Dieu ? est-ce possible ?
Et Gilbert vint tomber à genoux près du mourant qui se débattait dans les dernières angoisses de l'agonie.
À cette orageuse soirée succéda une nuit de calme et de silence. Le jeune moine et Lincoln étaient revenus de leur expédition dans la forêt pour enterrer le cadavre du bandit ; Marianne et Marguerite n'entendaient plus qu'en rêve le bruit de la bataille ; Allan, Robin, Lincoln et les deux moines réparaient leurs forces dans un profond sommeil ; seul Gilbert Head veillait encore.
Penché sur le lit de Ritson, toujours évanoui, il attendait plein d'anxiété que l'agonisant ouvrît les yeux et il doutait… il doutait que cet homme à la face livide et décomposée, aux traits stigmatisés par le vice et vieillis par la débauche plutôt que par l'âge, fût le joyeux et beau Ritson d'autrefois, le frère bien-aimé de Marguerite, le fiancé de la malheureuse Annette.
Et, joignant les mains, Gilbert s'écriait :
– Permets, mon Dieu, qu'il ne meure pas encore !
Dieu le permit, et quand le soleil levant inonda l'appartement de lumière, Ritson, comme s'il se réveillait du sommeil de la mort, tressaillit, poussa un long cri de repentir, et, saisissant la main de Gilbert, la porta à ses lèvres et balbutia ces mots :
– Me pardonnes-tu ?
– Parle d'abord, répondit Gilbert qui avait hâte de recevoir des éclaircissements sur la mort de sa sœur Annette et sur la naissance de Robin ; je pardonnerai ensuite.
– Je mourrai donc moins malheureux.
Ritson allait commencer ses révélations, quand un bruit de voix joyeuses retentit dans la salle du rez-de-chaussée.
– Père, dormez-vous ? demanda Robin au bas de l'escalier.
– Il est temps de partir pour Nottingham si nous voulons revenir ce soir, ajouta Allan Clare.
– Et, s'il vous plaisait, messeigneurs, s'écriait le moine herculéen, je serais votre compagnon de voyage, car une bonne œuvre m'appelle au château de Nottingham.
– Allons, père, descendez qu'on vous dise adieu.
Gilbert descendit, mais à regret ; il craignait que le moribond n'expirât d'un instant à l'autre, et il s'arrangea de manière à remonter promptement auprès de lui et à ne plus être dérangé pendant cet entretien solennel d'où sortiraient sans doute des révélations importantes.
Il congédia donc immédiatement Robin, Allan et le moine ; Marianne et Marguerite devaient les accompagner à quelque distance de la maison, afin de s'égayer par une promenade matinale ; Lincoln fut envoyé sous un prétexte quelconque à Mansfeldwoohaus, et le père Eldred profita de l'occasion pour aller visiter le village : on devait se trouver réunis à la fin de la journée.
– Nous sommes seuls maintenant, parle, je t'écoute, dit Gilbert en s'asseyant au chevet de Ritson.
– Je ne vous raconterai pas, frère, tous les crimes, toutes les actions monstrueuses dont je me suis rendu coupable. Ce récit serait trop long. À quoi bon d'ailleurs raconter tout cela ? Vous ne voulez savoir que deux choses : ce qui concerne Annette et ce qui concerne Robin, n'est-ce pas ?
– Oui ; mais parle-moi d'abord de Robin, répondit Gilbert, car il craignit que le moribond n'eût pas le temps de faire tous ses aveux.
– Vous savez que je quittai Mansfeldwoohaus, il y a vingt-trois ans pour entrer au service de Philippe Fitzooth, baron de Beasant. Ce titre avait été donné à mon maître par le roi Henri en récompense de services rendus pendant la guerre de France. Philippe Fitzooth était le fils cadet du vieux comte de Huntingdon, qui mourut longtemps avant mon entrée dans cette maison, et laissa ses biens et son titre à son fils aîné Fitzooth.
« Quelque temps après cet héritage, Robert perdit sa femme par suite de couches, et concentra toutes ses affections sur l'héritier qu'elle lui laissa ; faible et souffreteux enfant dont la vie ne fut entretenue qu'à l'aide de soins constants et minutieux. Le comte Robert, déjà inconsolable de la mort de sa femme, et désespérant de l'avenir de son fils, se laissa dominer par le chagrin, et mourut en confiant à son frère Philippe la mission de veiller sur l'unique rejeton de sa race.
« Désormais le baron de Beasant, Philippe de Fitzooth, avait un devoir impérieux à remplir. Mais l'ambition, le désir d'acquérir de nouveaux titres nobiliaires et d'hériter d'une fortune colossale lui firent oublier les recommandations de son frère, et, après quelques jours d'hésitation, il résolut de se débarrasser de l'enfant ; mais il dut bientôt renoncer à ce projet, le jeune Robert vivant au milieu d'un nombreux domestique, les laquais, les gardes, les habitants du comté lui étaient dévoués et n'eussent pas manqué de protester et même de se révolter si Philippe Fitzooth eût osé le dépouiller ouvertement de ses droits.
« Il temporisa donc en exploitant la faible constitution de l'héritier qui, selon les avis des médecins, ne tarderait pas à succomber si on lui donnait le goût de la débauche et des exercices violents.
« C'est dans ce but que Philippe Fitzooth me prit à son service. Déjà le comte Robert avait atteint sa seizième année, et, d'après les infâmes calculs de son oncle, je devais le pousser à sa perte par tous les moyens possibles, les chutes, les accidents, les maladies ; je devais tout tenter enfin pour qu'il mourût promptement, tout, sauf l'assassinat.
« Je l'avoue à ma honte, brave Gilbert, je fus un digne et zélé mandataire du baron de Beasant, qui ne pouvait surveiller mon travail de corrupteur et de meurtrier, puisque le roi Henri l'avait envoyé commander un corps d'armée en France. Dieu me pardonne ! j'aurais dû profiter de son absence pour déjouer cette trame odieuse ; au contraire, je m'efforçai de gagner la récompense promise pour le jour où je lui annoncerais la mort de Robert.
« Mais Robert en grandissant était devenu fort. La fatigue n'avait plus de prise sur lui ; nous avions beau courir de jour et de nuit, et par tous les temps, les plaines, les forêts, les tavernes et les mauvais lieux, c'était moi souvent qui criais le premier merci ! Mon amour-propre en souffrait, et si le baron m'eût alors écrit un mot, un seul mot à double entente à propos de cette santé merveilleuse et invincible, je n'eusse pas hésité à faire intervenir quelque poison lent pour accomplir mon œuvre.
« Ma tâche devenait donc plus rude de jour en jour, j'épuisais toutes les ressources de mon esprit sans trouver un moyen naturel d'ébranler l'étrange vigueur de mon élève ; je m'épuisais moi-même et j'étais sur le point de résilier mon marché avec le baron de Beasant, quand je crus voir enfin quelques changements dans la physionomie et dans les allures du jeune comte ; ces changements presque imperceptibles d'abord devinrent peu à peu visibles, réels, importants ; il perdait sa vivacité et sa gaieté ; il demeurait triste et rêveur pendant de longues heures ; il s'arrêtait immobile au début d'un lancer, ou se promenait solitairement tandis que les chiens forçaient la bête ; il ne mangeait plus, ne buvait plus, ne dormait plus, fuyait les femmes, et me parlait à peine une ou deux fois le jour.
« Ne m'attendant à aucune confidence de sa part, je voulus l'espionner pour découvrir la cause d'un si grand changement ; mais l'espionnage était difficile, car il trouvait toujours des prétextes pour m'éloigner de lui.
« Un jour que nous étions en chasse, nous arrivâmes, à la poursuite d'un cerf, sur les lisières de la forêt de Huntingdon ; là le comte fit halte, et après un moment de repos il me dit d'un ton bref :
« – Roland, attendez-moi près de ce chêne ; je reviendrai dans quelques heures.
« – Oui, seigneur, répondis-je.
« Et le comte s'enfonça dans un fourré. Aussitôt j'attachai mes chiens à un arbre et m'élançai à sa piste, en suivant dans les broussailles les traces de son passage ; mais quelque diligence que je fisse il m'échappa, et j’errai longtemps, si longtemps que je finis par m'égarer.
« Tandis que, fort désappointé d'avoir manqué cette occasion de découvrir le mystère dont s'enveloppait Robert, je cherchais à retrouver l'arbre au pied duquel il m'avait ordonné de l'attendre, j'entendis à quelques pas de moi, derrière un bouquet d'arbustes, une douce voix, une voix de jeune fille… Je m'arrêtai, j'écartai sans bruit quelques branches, et je vis, assis l'un près de l'autre, causant et souriant, les mains entrelacées, mon maître et une belle enfant de seize ou dix-sept ans.
« – Ah ! ah ! pensai-je, voilà du nouveau auquel ne s'attend pas monseigneur le baron de Beasant ! Robert est amoureux ; cela explique ses insomnies, sa tristesse, son manque d'appétit et surtout ses promenades solitaires.
« Je prêtai une oreille attentive aux paroles des deux amants, espérant surprendre quelque secret ; mais je n'entendis rien autre chose que le langage usité en pareille circonstance.
« Le jour baissait : Robert se leva, et, prenant le bras de la jeune fille, la conduisit sur la lisière de la forêt, où l'attendait un domestique avec deux chevaux ; je les suivis de loin, là ils se séparèrent, et mon maître revint à grands pas où il m'avait laissé.
« J'eus le temps d'y arriver avant lui, et, quand il parut, les chiens étaient détachés et je donnais du cor à pleins poumons.
« – Pourquoi une telle sonnerie ? demanda-t-il.
« – Le soleil est couché, seigneur comte, répondis-je, et je craignais que vous ne vous fussiez égaré dans la forêt.
« – Je n'étais point égaré, répliqua-t-il froidement. Rentrons au château.
« Les entrevues de Robert et de sa bien-aimée se renouvelèrent longtemps. Pour les faciliter, Robert m'en confia le secret, et je ne racontai l'affaire au baron de Beasant qu'après m'être bien renseigné sur la position de la jeune fille. Miss Laura appartenait à une famille moins élevée dans la hiérarchie nobiliaire que celle de Robert, mais dont l'alliance était cependant honorable.
« Le baron me dit d'empêcher à tout prix le mariage de Robert avec cette miss Laura, il alla même jusqu'à m'ordonner de sacrifier la jeune fille.
« Cet ordre me parut fort cruel, fort dangereux, et surtout fort difficile à exécuter ; j'aurais voulu refuser d'y obéir, mais le pouvais-je, vendu que j'étais corps et âme au baron de Beasant ?
« Je ne savais plus quel parti prendre ni à quel démon demander conseil, lorsque, confiant et indiscret comme l'est tout homme heureux, Robert m'apprit que, ayant voulu être aimé pour lui-même, il avait caché son rang à miss Laura.
« Miss Laura le croyait fils d'un forestier, et consentait, malgré cette basse extraction, à lui donner sa main.
« Robert avait loué une maisonnette dans la petite ville de Loockeys, en Nottinghamshire ; il devait s'y réfugier avec sa jeune femme, et, pour qu'on ne se doutât de rien, il annoncerait, en quittant le château de Huntingdon, qu'il allait passer quelques mois en Normandie près de son oncle le baron de Beasant.
« Ce plan réussit à merveille ; un prêtre unit clandestinement les deux amoureux ; je fus l'unique témoin du mariage, et nous allâmes vivre dans la maisonnette de Loockeys.
« Là s'écoulèrent de longs jours de bonheur, en dépit des ordres pressants du baron, que je tenais au courant de tout ce qui se passait, et qui me menaçait de sa colère pour n'avoir point mis obstacle à cette union… Dieu soit loué, maintenant ! je n'en eus pas le pouvoir.
« Après une année de félicité sans nuages, Laura mit un fils au monde, mais la naissance de ce fils lui coûta la vie.
– Et ce fils, demanda anxieusement Gilbert, ce fils serait-ce ?…
– Oui, c'est l'enfant que nous t'avons confié voilà quinze ans.
– Robin alors doit porter le nom de comte de Huntingdon ?
– Oui, Robin est comte, Robin…
Et Ritson, qui, soutenu par la fièvre du remords, avait pu parler si longuement, sembla près de rendre le dernier soupir, maintenant que Gilbert interrompait sa narration.
– Ah ! mon fils adoptif est comte, répéta orgueilleusement le vieux Gilbert Head, comte de Huntingdon ! Achève, frère, achève l'histoire de mon Robin.
Ritson réunit tout ce qui lui restait de force et continua ainsi :
– Robert, fou de douleur, repoussa les consolations, perdit courage et tomba sérieusement malade.
« Le baron de Beasant, mécontent de ma surveillance, m'avait annoncé son prochain retour ; je crus agir selon ses désirs en faisant enterrer la comtesse Laura dans un couvent du voisinage, sans révéler sa qualité de femme du comte Robert, et je plaçai l'enfant en nourrice chez une fermière de mes connaissances. Sur ces entrefaites, le baron de Beasant revint en Angleterre, et, trouvant favorable à ses projets de ne pas démentir la prétendue excursion de Robert en France, il le fit transporter au château en annonçant qu'il était tombé malade pendant le voyage.
« Le sort favorisait le baron de Beasant, il touchait au but de ses désirs, il se voyait déjà héritier des titres et de la fortune du comte de Huntingdon : Robert allait mourir…
« Quelques instants avant de rendre le dernier soupir, cet infortuné jeune homme manda le baron à son chevet, lui raconta son mariage avec Laura, et lui fit jurer sur l'Évangile d'élever l'orphelin. L'oncle jura… mais le cadavre du malheureux Robert n'était pas encore refroidi que le baron m'appelait dans la chambre mortuaire, et à son tour me faisait jurer sur l'Évangile de ne jamais révéler, sa vie durant, ni le mariage de Robert, ni la naissance de son fils, ni les circonstances de sa mort.
« J'avais l'âme navrée ; je pleurais au souvenir de mon maître, ou plutôt de mon élève, de mon compagnon, si doux, si bon, si magnifique pour moi et pour tous ; mais il fallait obéir au baron de Beasant.
« Je jurai donc, et nous vous apportâmes l'enfant déshérité.
– Et le baron de Beasant, devenu comte de Huntingdon par usurpation, où est-il ? demanda Gilbert.
– Il est mort dans un naufrage sur les côtes de France, et c'est moi qui l'accompagnais alors comme je l'accompagnai quand nous vînmes ici ; c'est moi qui ai apporté en Angleterre la nouvelle de sa mort.
– Et qui donc lui a succédé ?
– Le riche abbé de Ramsay, William Fitzooth.
– Quoi ! c'est un abbé qui dépouille à son profit mon fils Robin ?
– Oui, cet abbé me prit à son service, et voilà quelques jours il me chassa injustement, à la suite d'une dispute que j'eus avec un de ses valets. Je sortis de chez lui le cœur plein de rage et jurant de me venger… Et quoique la mort me rende impuissant, je me venge, car je ne connais guère Gilbert Head s'il permet que Robin soit longtemps encore privé de son héritage.
– Non, il n'en sera pas longtemps privé, répliqua Gilbert, ou je mourrai à la peine. Quels sont ses parents du côté de sa mère ? Il est de leur intérêt que Robin soit reconnu comte d'Angleterre.
– Sir Guy de Gamwell-Hall est le père de la comtesse Laura.
– Comment ! le vieux sir Guy de Gamwell-Hall, le même qui habite de l'autre côté de la forêt avec ses six robustes fils, les hercules chasseurs de Sherwood ?
– Oui, frère.
– Eh bien ! avec son aide, je me fais fort de jeter hors du château de Huntingdon monsieur l'abbé, quoiqu'on l'appelle le riche, le puissant abbé de Ramsay, baron de Broughton.
– Frère, mourrai-je vengé ? demanda Ritson ouvrant à plein la bouche.
– Sur ma parole et sur mon bras, je jure, si Dieu me prête vie, que Robin sera comte de Huntingdon en dépit de tous les abbés de l'Angleterre !… et cependant il y en a un joli nombre.
– Merci ! j'aurai du moins réparé quelques-uns de mes torts.
L'agonie de Ritson se prolongeait, et de temps en temps, il reprenait quelques forces pour faire de nouveaux aveux. Il n'avait pas tout dit encore ; était-ce honte, ou bien les approches de la mort obscurcissaient-elles sa mémoire ?
– Ah ! reprit-il après un long râle, j'oubliais une chose importante… bien importante…
– Parle, dit Gilbert en lui soutenant la tête, parle.
– Ce cavalier et cette jeune dame auxquels tu as donné l'hospitalité…
– Eh bien ?
– Je voulais les tuer. Hier… le baron Fitz-Alwine m'avait payé pour cela, et de peur que je manquasse de les rencontrer, il avait envoyé à leur poursuite ces gens, mes complices, que vous avez battus ce soir. Je ne sais pourquoi le baron en veut à la vie de ces deux personnes… mais avertis-les de ma part qu'elles se gardent bien d'approcher du château de Nottingham.
Gilbert frémit en pensant qu'Allan et Robin étaient partis pour Nottingham, mais il était trop tard pour les avertir du danger.
– Ritson, dit-il, je connais un père bénédictin qui n'est pas loin d'ici ; veux-tu que j'aille le chercher, il te réconciliera avec Dieu ?
– Non, je suis damné, damné, damné, et d'ailleurs il n'arriverait pas à temps… je meurs.
– Courage, frère.
– Je meurs, et si tu me pardonnes, Gilbert, promets-moi de m'enterrer entre le chêne et le hêtre qui sont là-bas à l'angle du carrefour de Mansfeldwoohaus ; tu creuseras ma tombe entre eux. Le promets-tu ?
– Je le promets.
Merci, bon Gilbert…
Puis Ritson ajouta en tordant ses membres de désespoir :
– Ah ! tu ne connais pas tous mes crimes ! Il faut que j'avoue tout !… mais si j'avoue tout, promettras-tu encore de m'enterrer là-bas ?
– Je le promets encore.
– Gilbert Head, tu avais une sœur ! t'en souvient-il ?
– Oh ! s'écria Gilbert qui devint pâle et dont les mains se joignirent convulsivement, si je m'en souviens ! Qu'as-tu à me dire de ma pauvre sœur, perdue dans la forêt, enlevée par un outlaw, ou dévorée par les loups ; Annette, ma douce et belle Annette !
Ritson frissonna du frisson de la mort, et d'une voix presque éteinte il dit :
– Tu aimais ma sœur Marguerite, Gilbert, moi j'aimais la tienne ; je l'aimais à la folie, je l'aimais jusqu'au délire, et vous ignoriez tous que je l'aimais ainsi. Un jour je la rencontrai dans la forêt, et j'oubliai qu'un homme d'honneur doit respecter la jeune fille dont il veut faire sa femme. Annette me repoussa avec mépris et jura qu'elle ne me pardonnerait jamais ma faute… J'implorai ma grâce, je tombai à ses genoux, je parlais de mourir… Elle s'attendrit, et là-bas, sous les arbres où je veux être enterré, nous échangeâmes nos serments d'amour… Quelques jours après, je la trompai d'une manière indigne, affreuse… un de mes amis, déguisé en prêtre nous maria secrètement.
– Enfer et mort ! rugit Gilbert ivre de colère et se cramponnant au bois du lit pour résister à la tentation d'étrangler le misérable.
– Oui, je mérite la mort, et la mort va venir… Gilbert, ne me tue pas, je ne t'ai pas tout dit encore… Annette croyait donc être ma femme ; elle était trop pure, trop innocente pour soupçonner ma perfidie, et elle ajoutait foi aux raisons que j'inventais pour me dispenser de dévoiler notre union à sa famille ; je reculais toujours le moment de cette révélation, lorsqu'elle devint mère. Il lui était désormais impossible d'habiter sous le toit de son père. Vous épousâtes alors ma sœur ; le moment de tout avouer était donc venu, et elle me conjura de le faire ; mais je ne l'aimais plus, et je rêvais aux moyens de quitter le pays sans l'avertir de mon départ. Un soir Annette m'attendait sous le chêne où j'avais juré de l'aimer éternellement : j'allai au rendez-vous, la tête remplie de pensées sinistres, et j'écoutai froidement ses prières, ses reproches entremêlés de larmes et de sanglots. Ah ! que ne restai-je sourd et indifférent lorsque, éperdue à mes pieds et serrant mes genoux sur sa poitrine, elle me supplia de la frapper de mon poignard plutôt que de l'abandonner. À peine ces mots : « Tue-moi ! » furent-ils tombés de ses lèvres que le démon, oui, le démon, me poussa à m'armer de mon poignard, et… je frappai une fois, deux fois, trois fois… Nous étions seuls, la nuit était obscure ; je restai là debout, immobile, je n'avais pas conscience de mon crime, je ne me souvenais plus d'avoir frappé, et je ne pensais à rien, je crois ; quand soudain j'éprouvai aux jambes une sensation de chaleur : c'était le sang d'Annette qui ruisselait sur moi !…Réveillé de ma léthargie, averti de mon crime, je voulus fuir alors ; mais ses mains enserrèrent mes pieds, et j'entendis sa douce voix qui disait : « Mon Roland, merci ! » Oh ! Dieu voulut alors me punir pour toute ma vie, car en ce moment où je comprenais l'étendue de mon forfait, il me refusa la force de me poignarder sur le cadavre de la pauvre Annette.
– Misérable ! misérable ! qui as tué ma sœur ! répéta Gilbert chaque fois que Ritson s'arrêtait pour reprendre haleine. Qu'as-tu fait de son corps, assassin, infâme assassin ?
– Pendant qu'elle me disait merci, les rayons de la lune, traversant le feuillage, éclairèrent sa pâle figure, et je lus mon pardon dans ses yeux… Puis elle me tendit la main et poussa son dernier soupir, après avoir murmuré ces mots : « Merci, Roland, merci, car je préfère la mort à la vie sans ton amour ! Je désire qu'on ignore toujours ce que je suis devenue… enfouis mon corps au pied de cet arbre. »
Je ne sais combien de temps je demeurai foudroyé, évanoui près du cadavre de la malheureuse Annette ; je ne revins à moi que sous l'impression d'une vive douleur, il me semblait que les chairs de mon bras étaient déchiquetées par des dents aiguës ; je ne me trompais pas : c'était un loup, qui, attiré par l'odeur du sang, arrivait à la curée… La lutte que je soutins avec cet animal me rendit tout mon sang-froid ; je compris que si je n'enfouissais pas au plus tôt le corps de ma victime, mon crime serait découvert ; je creusai donc une tombe entre le chêne et le hêtre dont je vous ai parlé, et quand j'y eus déposé la pauvre Annette, je m'enfuis, et, bourrelé de remords, je vagabondai dans la forêt jusqu'au jour… C'est alors que vous me rencontrâtes étendu sur le sol, couvert de morsures et baigné dans mon sang… les loups me poursuivaient, ils allaient me dévorer, et sans vous je recevais déjà le châtiment de mon crime !… Le lendemain, quand on s'alarma de la disparition d'Annette, je n'eus garde d'avouer mon forfait, je vous aidai même dans vos recherches pour la découvrir, et je laissai croire qu'un outlaw l'avait enlevée, ou qu'elle avait servi de pâture aux bêtes féroces…
Gilbert n'écoutait plus Ritson ; il sanglotait, appuyé sur le rebord de la fenêtre. En vain le misérable lui criait-il : « Je meurs ! je meurs ! n'oublie pas le chêne ! » il demeura longtemps à cette même place, immobile et abîmé dans sa douleur, et quand il revint près du lit, Ritson avait rendu le dernier soupir.
Pendant cette longue agonie de Roland Ritson, nos trois voyageurs pour Nottingham, Allan, Robin et le moine, le moine au robuste appétit, au cœur vaillant et aux membres vigoureux, cheminaient rapidement à travers l'immense forêt de Sherwood. Ils causaient, riaient et chantaient ; tantôt le gros moine racontait quelque aventure égrillarde, tantôt la voix argentine de Robin entamait une ballade, tantôt Allan, par ses réflexions spirituelles, captivait l'attention de ses compagnons de voyage.
– Maître Allan, dit tout à coup Robin, le soleil marque déjà midi, et mon estomac ne se souvient plus du déjeuner de ce matin. Si vous voulez m'en croire, nous gagnerons les bords d'un ruisseau qui coule à quelques pas d'ici ; j'ai des vivres dans mon sac, et nous mangerons en nous reposant.
– Ce que tu proposes est plein de sens, mon fils, répliqua le moine, et j'y adhère de tout mon cœur, je voulais dire de toutes mes dents.
– Je n'y mets pas d'obstacle, cher Robin, dit Allan ; mais permets-moi de te faire observer que je veux absolument arriver au château de Nottingham avant le coucher du soleil, et si ce que tu proposes nous en empêche, je préfère continuer ma route sans m'arrêter.
– À vos souhaits, messire, répondit Robin ; où vous irez, nous irons.
– Au ruisseau ! au ruisseau ! cria le moine ; nous ne sommes plus qu'à trois milles de Nottingham, et nous avons dix fois le temps d'y arriver avant la nuit ; ce n'est pas une heure de repos et un bon repas qui pourront nous en empêcher.
Rassuré par les paroles du moine, Allan consentit à faire halte, et ils allèrent s'asseoir sous l'ombre d'un grand chêne, au fond d'une délicieuse vallée où serpentait un petit ruisseau aux eaux limpides et transparentes, au lit pavé de cailloux blancs et roses, aux rives bordées d'herbes fleuries.
– Quel ravissant paysage ! s'écria Allan dont les regards inventoriaient les beautés de ce petit recoin du monde ; mais il me semble, cher Robin, que ce paradis terrestre est trop éloigné de ta demeure pour que tu viennes t'y reposer souvent ?
– En effet, messire, nous n'y venons que rarement, une fois par année, et non pas quand tout verdit, quand tout fleurit, quand tout est beau comme aujourd'hui, mais quand l'hiver a tout dévasté et que le vent secoue lugubrement les branches des arbres dépouillées de leurs feuilles et chargées de givre ; notre cœur alors est rempli de tristesse, de même que le ciel est rempli de nuages, et le deuil de la nature sympathise avec le nôtre.
– Pourquoi ce deuil, Robin ?
– Voyez-vous ce hêtre qui s'élève là-bas au centre d'un massif d'églantiers ? Il y a une tombe sous ce hêtre, la tombe du frère de mon père, Robin Hood, dont je porte le nom. C'était quelque temps avant ma naissance : les deux forestiers revenaient de la chasse, quand ils furent assaillis par une bande d'outlaws ; ils se défendirent vaillamment, mais, hélas ! mon oncle Robin reçut une flèche en pleine poitrine et tomba pour ne plus se relever ; Gilbert vengea sa mort et lui éleva cet humble mausolée, devant lequel nous venons prier et pleurer chaque année, le jour anniversaire du malheur.
– Il n'y a pas d'endroit en l'univers, quelque beau qu'il soit, que l'homme n'ait profané, dit sentencieusement le moine.
Puis, changeant de ton, il ajouta avec une joyeuse impatience :
– Holà ! Robin, laisse dormir ton mort, et pense aux vivants qui t'accompagnent ; un mort n'a pas faim, et la faim nous taquine. Voyons, ça ! ouvre ta besace ; elle contient, m'as-tu dit, des trésors de provisions.
Assis sur l'herbe au bord du ruisseau, les trois compagnons banquetèrent largement, grâce à la prévoyance de la bonne Marguerite, et une volumineuse gourde, remplie d'un vieux vin de France, passa et repassa si souvent des mains aux lèvres et des lèvres aux mains, que la gaieté de chacun devint très expansive, et que le temps consacré à cette halte se prolongea indéfiniment sans qu'ils s'en aperçussent. Robin chantait, chantait sans relâche. Allan, transporté au septième ciel, décrivait pompeusement les charmes et les qualités de lady Christabel. Le moine bavardait à tort et à travers, et déclarait aux échos qu'il se nommait Gilles Sherbowne, qu'il appartenait à une bonne famille de campagnards, qu'il préférait à la vie de couvent la vie active et indépendante du forestier, et qu'il avait acheté et payé fort cher au supérieur de son ordre le droit d'agir à sa guise et de manier le bâton.
– On m'a surnommé le frère Tuck, ajoutait-il, à cause de mon talent bâtonniste et de l'habitude que j'ai de relever ma robe jusqu'aux genoux. Je suis bon avec les bons et méchant avec les méchants, je donne un coup de main à mes amis et un coup de bâton à mes ennemis, je chante la ballade pour rire et la chanson à boire à qui aime à rire, à qui aime à boire, je prie avec les dévots, j'entonne des Oremus avec les bigots, et j'ai de joyeux contes à raconter à ceux qui détestent les homélies. Voilà, voilà le frère Tuck ! Et vous, messire Allan, dites-nous donc qui vous êtes ?
– Volontiers, si vous me laissez parler, répondit Allan.
En ce moment Robin tenait à la main sa gourde, qui n'était pas tout à fait vide, et frère Tuck allongeait le bras pour s'en saisir.
– Hop ! minute ! s'écria le jeune homme ; je te donnerai la gourde, frère Tuck, si tu n'interromps pas messire Allan Clare.
– Donne, je n'interromprai pas.
– C'est ce que nous verrons quand le chevalier aura fini.
– Méchant Robin ! la soif m'étrangle !
– Eh bien ! jette ta soif à l'eau.
Le moine fit une longue grimace de dépit, et s'étendit sur l'herbe comme pour dormir au lieu d'écouter l'histoire d'Allan Clare.
– Je suis d'origine saxonne, dit ce dernier ; mon père était l'intime ami du Premier ministre d'Henri II, Thomas Becket, et cette amitié causa tous ses malheurs, car il fut exilé à la mort de ce ministre.
Robin allait imiter le moine, car il ne s'intéressait guère aux éloges pompeux que le chevalier faisait de ses ancêtres et de sa famille ; mais il cessa d'être indifférent dès que le nom de Marianne fut prononcé et, le cœur dans les oreilles, il écouta… il écouta si attentivement qu'il ne s'aperçut pas que Tuck se redressait sur son séant et lui enlevait des mains sa gourde. Chaque fois qu'Allan cessait de parler de la belle Marianne, Robin trouvait le moyen de ramener la conversation sur elle ; il dut cependant permettre au chevalier de parler de ses amours et de s'extasier longuement sur les charmes de la noble Christabel, la fille du baron de Nottingham. Le chevalier, devenu très communicatif sous l'influence du vin de France, parla ensuite de sa haine pour le baron.
– Quand les faveurs de la cour pleuvaient sur ma famille, dit-il, le baron de Nottingham souriait à nos amours et m'appelait son fils ; mais dès que la fortune nous fut contraire, il me ferma sa porte et jura que Christabel ne serait jamais ma femme ; je jurai à mon tour de faire fléchir sa volonté et de devenir l'époux de sa fille, et depuis lors j'ai lutté sans cesse pour atteindre mon but, et je crois avoir réussi… Ce soir, oui, ce soir, il m'accordera la main de Christabel, ou il sera puni de sa forfanterie. Grâce au hasard, j'ai découvert un secret dont la révélation entraînerait sa ruine et sa mort, et je vais lui dire en face : Baron de Nottingham, je te propose un échange : mon silence contre ta fille.
Allan aurait continué sur ce ton longtemps encore, et Robin, qui établissait dans son esprit des comparaisons entre Marianne et Christabel, n'avait garde de l'interrompre, lorsqu'il s'aperçut que le soleil baissait à l'horizon.
– En route, dit Allan.
– En route, frère Tuck, ajouta Robin.
Mais frère Tuck dormait couché sur le côté, et tenait la gourde vide aplatie sur son cœur.
Robin laissa au chevalier le soin de réveiller le moine et courut s'agenouiller sur la tombe du frère de Gilbert ; il se serait cru coupable d'un sacrilège s'il avait quitté ces lieux sans remplir ce pieux devoir.
Il se signait après une courte prière quand il entendit un grand bruit de cris, de jurements et de rires ; le chevalier et le moine se battaient, ou plutôt le moine faisait tournoyer son terrible bâton sur la tête d'Allan, et Allan cherchait à parer les coups avec sa lance, et riait, riait à gorge déployée, tandis que le bénédictin vociférait des malédictions.
– Holà ! messeigneurs, quelle mouche vous pique ? s'écria Robin.
– Si ta lance pique fort, mon bâton tape dur, beau chevalier, disait le moine enflammé de colère.
Allan riait en se sauvegardant des atteintes du moine ; cependant, à la vue de quelques gouttes de sang qui tombaient de dessous la robe du frère et rougissaient le gazon, il comprit que la colère de son adversaire était légitime, aussi demanda-t-il immédiatement merci. Le moine interrompit donc ses moulinets en grognant sourdement et en manifestant tous les symptômes d'une vive douleur ; et portant sa main derrière lui presque au bas de sa robe, il répondit au jeune archer qui s'enquérait des causes de la dispute :
– Les causes, les causes sont là, et c'est une honte, un crime que de troubler les dévotions d'un saint homme comme moi en lui enfonçant un fer de lance dans un endroit où la pointe ne rencontre point d'os.
Allan s'était avisé de réveiller le moine en lui lardant le bas des reins avec la pointe de sa lance ; certes, il avait voulu rire et non blesser jusqu'au sang le pauvre Tuck, aussi lui fit-il des excuses en règle et, la paix conclue, la petite caravane reprit la route de Nottingham. En moins d'une heure elle atteignit la ville et gravit la colline au sommet de laquelle s'élevait le château féodal.
– On m'ouvrira la porte du castel quand je demanderai à parler au baron, dit Allan ; mais vous, mes amis, quel motif donnerez-vous pour me suivre ?
– Ne vous inquiétez pas de cela, messire, répondit le moine. Il y a au château une jeune fille dont je suis le confesseur, le père spirituel ; cette jeune fille commande quand il lui plaît les manœuvres du pont-levis, et, grâce à son autorité, j'ai mes entrées au château de nuit aussi bien que de jour ; faites attention à vous, beau chevalier, vous gâteriez vos affaires en agissant avec le baron aussi rudement qu'avec moi ; c'est un vrai lion que vous allez relancer jusque dans sa caverne, prenez-le par la douceur, sinon malheur à vous, mon fils.
– J'aurai à la fois de la douceur et de la fermeté.
– Dieu vous inspire ! mais nous voici arrivés, attention ! et, d'une voix de stentor, le moine s'écria : Que la bénédiction de mon vénéré patron, le grand saint Benoît, répande ses bienfaits sur toi et sur les tiens, maître Herbert Lindsay, gardien des portes du château de Nottingham ! Laisse-nous entrer ; j'accompagne deux amis : l'un désire entretenir ton maître de choses très importantes ; l'autre a besoin de se rafraîchir, de se reposer, et moi, si tu le permets encore, je donnerai à ta fille les conseils spirituels que réclame l'état de son âme.
– Comment, c'est vous, joyeux et honnête Tuck, la perle des moines de l'abbaye de Linton ? répondit-on de l'intérieur avec cordialité. Soyez les bienvenus, vous et vos amis, mon très cher gentleman.
Aussitôt le pont-levis s'abaissa et les voyageurs pénétrèrent dans le château.
– Le baron s'est déjà retiré dans sa chambre, répondit maître Herbert Lindsay, le porte-clefs, à Allan, qui voulait être conduit sans retard près du baron, et si les paroles que vous avez à dire à milord ne sont pas des paroles de paix, je vous conseillerais de remettre cette entrevue à demain, car ce soir le baron est en proie à une violente colère.
– Est-il malade ? demanda le moine.
– Il a sa goutte dans une épaule, et souffre comme un damné ; si on le laisse seul, il grince des dents et appelle au secours ; si on l'approche, il écume de rage et menace de mort quiconque ose lui dire un mot de consolation. Ah ! mes amis, ajouta maître Herbert avec tristesse, depuis que monseigneur a reçu des coups de cimeterre sur la tête au pays de Jérusalem, il a perdu la patience et le bon sens.
– Ses fureurs ne m'inquiètent pas, dit Allan, je veux lui parler sur-le-champ.
– À vos souhaits, monsieur. Ohé ! Tristan, cria le gardien en interpellant un domestique qui traversait la cour, donne-moi des nouvelles de l'humeur de Sa Seigneurie.
– Toujours la même ; il tempête et rugit comme un tigre, parce que son médecin a fait un faux pli à l'un de ses bandages. Figurez-vous, messieurs, que le baron a chassé le pauvre médecin à grands coups de pied, et qu'ensuite, armé de son poignard, il m'a contraint de remplacer le docteur, en me disant d'une voix terrible qu'à la moindre maladresse il me couperait le nez.
– Je vous en conjure, messire chevalier, reprit tristement Herbert, ne paraissez pas ce soir devant monseigneur, attendez.
– Je n'attendrai pas une minute, pas une seconde ; conduisez-moi dans sa chambre.
– Vous l'exigez ?
– Je l'exige.
– Que Dieu vous garde alors ! dit le vieux Lindsay en faisant un grand signe de croix. Tristan, conduisez ce gentleman.
Tristan devint livide de peur et trembla de tous ses membres ; il se félicitait d'être sorti sain et sauf d'entre les griffes de cette bête féroce, et n'était pas d'avis de s'y exposer de nouveau ; il calculait avec raison que la colère du baron tomberait sur l'introducteur aussi bien que sur le visiteur.
– Monseigneur attend sans doute la visite de ce gentilhomme ? demanda-t-il d'un air embarrassé.
– Non, mon ami.
– Voulez-vous me permettre alors de prévenir monseigneur ?
– Non, je veux vous suivre ; conduisez-moi.
– Ah ! s'écria douloureusement le pauvre diable, je suis perdu !
Et il s'éloigna suivi d'Allan, pendant que le vieux porte-clefs disait en riant :
– Ce pauvre Tristan, il monte l'escalier de la chambre du baron aussi gaiement que celui d'un échafaud. Par la sainte messe ! son cœur doit battre la chamade. Mais je perds ici mon temps, mes braves, au lieu de passer la revue des sentinelles placées sur les murailles. Frère Tuck, tu trouveras ma fille dans l'office, va l'y rejoindre, et, s'il plaît à Dieu, je me rendrai auprès de vous avant une heure.
– Grand merci, dit le moine.
Et, suivi de Robin, il s'engagea dans un dédale de couloirs, de galeries et d'escaliers où Robin se serait égaré mille fois. Frère Tuck, au contraire, possédait la connaissance exacte des lieux ; l'abbaye de Linton ne lui était pas plus familière que le château de Nottingham, et ce fut avec l'aisance et l'aplomb d'un homme content de lui-même et fier de certains droits acquis depuis longtemps qu'il frappa à la porte de l'office.
– Entrez, dit une voix juvénile et fraîche.
Ils entrèrent, et, à la vue du grand moine, une jolie fille de seize à dix-sept ans à peine, au lieu de s'alarmer, s'élança vivement au-devant d'eux et les accueillit avec un coquet et bienveillant sourire.
– Ah ! ah ! pensa Robin, voici donc la naïve pénitente du saint moine. Par ma foi ! cette belle enfant aux yeux pétillants de gaieté, aux lèvres rouges et souriantes, est la plus jolie chrétienne que j'aie jamais vue.
Robin ne put dissimuler l'impression que produisait sur lui la beauté de l'aimable fille, car lorsque la belle Maude tendit vers lui ses deux petites mains pour lui souhaiter la bienvenue, Tuck, en bon frère qu'il était alors, s'écria :
– Ne te contente pas de ces mains, mon garçon, vise aux lèvres, aux jolies lèvres vermeilles, et embrasse-les ; à bas la timidité ! la timidité, c'est une vertu des sots.
– Fi donc ! répliqua la jeune fille en secouant la tête d'un air moqueur, fi donc ! comment osez-vous dire de pareilles choses, mon père ?
– Mon père ! mon père ! répéta le moine avec fatuité.
Robin suivit le conseil du moine en dépit de la faible résistance opposée par la jeune fille, et Tuck donna ensuite le baiser de grâce, puis le baiser de paix… enfin, soyons franc, et avouons que Maude traitait le frère Tuck beaucoup plus en amoureux qu'en conseiller spirituel ; avouons aussi que les allures du frère étaient fort peu canoniques.
Robert le remarqua, et pendant qu'ils faisaient honneur aux rafraîchissements et aux vivres dont Maude avait chargé une table, il insinua d'un air candide que le moine ne ressemblait guère à un confesseur redoutable et respecté.
– Un peu d'affection et d'intimité entre parents n'a rien de répréhensible, dit le moine.
– Ah ! vous êtes parents ? Je l'ignorais.
– À un très proche degré, mon jeune ami, très proche et très peu prohibé, c'est-à-dire que mon grand-père était fils d'un des neveux du cousin de la grand-tante de Maude.
– Ah ! ah ! voici un cousinage parfaitement établi.
Maude rougissait pendant ce dialogue et semblait implorer la pitié de Robin. Les bouteilles se vidèrent, l'office retentit du choc des verres, du bruit des rires et du murmure de quelques baisers dérobés à Maude.
Au moment le plus joyeusement animé de la soirée, la porte de l'office s'ouvrit brusquement, et un sergent, accompagné de six soldats, apparut sur le seuil.
Le sergent salua courtoisement la jeune fille, et, jetant un regard sévère sur les convives, il dit :
– Êtes-vous les compagnons de l'étranger qui est venu rendre visite à notre seigneur, lord Fitz-Alwine, baron de Nottingham ?
– Oui, répondit Robin d'un ton dégagé.
– Et après ? demanda audacieusement frère Tuck.
– Suivez-moi tous deux dans la chambre de monseigneur.
– Pour quoi faire ? demanda encore Tuck.
– Je l'ignore ; j'ai des ordres, obéissez.
– Mais avant de partir buvez un coup, dit la belle Maude en présentant au soldat un verre rempli d'ale ; cela ne peut pas vous faire de mal.
– Volontiers.
Et après avoir vidé son verre, le sergent renouvela aux convives de Maude l'ordre de le suivre.
Robin et Tuck obéirent, laissant à regret la jolie Maude seule et triste dans l'office.
Après avoir traversé d'immenses galeries et une salle d'armes, le soldat arriva devant une grande porte en chêne solidement fermée, et frappa trois coups violents sur cette porte.
– Entrez, cria-t-on brusquement.
– Suivez-moi de près, dit le sergent à Robin et à Tuck.
– Entrez, mais entrez donc, sacripants, bandits, gibiers de potence ; entrez, répétait d'une voix tonnante le vieux baron. Entrez, Simon.
Le sergent ouvrit enfin la porte.
– Ah ! vous voilà, coquins ! Où as-tu perdu ton temps depuis que je t'ai envoyé à leur recherche ? dit le baron en jetant sur le chef de la petite troupe des regards foudroyants.
– S'il plaît à Votre Seigneurie, j'ai…
– Tu mens, chien ! Comment oses-tu t'excuser après m'avoir fait attendre pendant trois heures ?
– Trois heures ? milord se trompe, il y a à peine cinq minutes qu'il m'a donné l'ordre de conduire ici ces gens.
– L'insolent esclave ! il ose me donner un démenti, et à ma barbe encore ! Coquins, ajouta-t-il en s'adressant aux soldats ébahis, n'obéissez pas à ce traître ; enlevez-lui ses armes, saisissez-vous de lui, emportez-le dans un cachot, et s'il ose vous résister en route, jetez-le sans pitié dans les oubliettes ! Alerte, obéissez !
Les soldats s'encouragèrent mutuellement du regard et s'approchèrent de leur chef pour le désarmer ; le sergent, plus mort que vif, gardait le silence.
– Coquins, reprit le baron, osez-vous bien toucher à cet homme avant qu'il ait répondu aux questions que je vais lui faire ?
Les soldats reculèrent.
– Maintenant, scélérat, maintenant que je t'ai donné des preuves de ma bonté en empêchant ces brutes de te désarmer, hésiteras-tu encore à répondre et à me dire si ces deux chiens que voilà sont les compagnons de ce hardi mécréant qui a osé venir m'insulter en face ?
– Oui, milord.
– Et comment le sais-tu, imbécile ? comment l'as-tu appris ? comment t'en es-tu assuré ?
– Ils me l'ont avoué, milord.
– Tu as donc osé les interroger sans ma permission ?
– Milord, ils me l'ont dit quand je leur ai commandé de me suivre devant vous.
– Ils me l'ont dit, ils me l'ont dit, répéta le baron en contrefaisant la voix tremblante du pauvre soldat ; belle raison ! tu crois donc ce que te dit le premier venu ?
– Milord, je pensais…
– Silence, fripon ! en voilà assez ; sortez d'ici.
Le sergent fit faire volte-face à ses hommes.
– Attendez !
Le sergent commanda halte.
– Non, partez, partez !
Le sergent fit de nouveau un signe de départ.
– Et où allez-vous ainsi, misérables ?
Le sergent pour la seconde fois, commanda halte.
– Mais sortez donc, vous dis-je, chiens de plomb, escargots de milice, sortez !
Cette fois-ci l'escouade ne manqua pas la sortie, et elle rentrait au poste quand le vieux baron grondait encore.
Robin avait attentivement suivi les phases diverses de cette intéressante conversation entre Fitz-Alwine et le sergent ; il en était ahuri et regardait avec des yeux plus étonnés qu'effrayés le fougueux et bizarre seigneur du château de Nottingham.
Cinquante ans environ, taille moyenne, yeux petits et vifs, nez aquilin, longues moustaches et sourcils épais, les traits énergiques, la face colorée et presque injectée de sang, et une étrange expression de sauvagerie dans toutes les manières, voilà son portrait ; il portait une armure écaillée, et un large pardessus en étoffe blanche sur lequel se détachait en rouge la croix des paladins de terre sainte. Dans cette nature éminemment inflammable, vitriolique pour ainsi dire, la moindre contrariété provoquait des explosions terribles ; un regard, une parole, un geste qui lui déplaisaient le transformaient en ennemi implacable, et il ne rêvait plus alors que vengeance, vengeance à mort.
La tournure de l'interrogatoire qu'allaient subir nos deux amis annonçait de nouvelles tempêtes pour la soirée, et ce fut d'un ton sardonique et avec l'ironie de la cruauté que le baron s'écria :
– Avance à l'ordre, jeune loup de Sherwood, et toi aussi, moine vagabond, vermine de couvent, avance ! Vous me direz, j'espère, sans fard et sans cautèle, pourquoi vous avez osé pénétrer dans mon château, et quel plan de brigandage vous a fait quitter, l'un ses broussailles et l'autre son bouge ? Parlez et parlez franc, sinon je connais un procédé merveilleux pour arracher les paroles du gosier des muets, et, par saint Jean d'Acre ! ce procédé, je l'emploierai sur votre peau de mécréants.
Robin jeta sur le baron un regard de mépris et ne daigna pas lui répondre ; le moine garda le même silence et pressa convulsivement entre ses mains ce vaillant bâton, cette noble branche de cornouiller que vous connaissez déjà et sur laquelle il s'appuyait toujours, soit en marchant, soit au repos, afin de se donner un certain air de vénérabilité.
– Ah ! vous ne répondez pas ; vous boudez, mes gentilshommes, s'écria le baron ; et je ne puis savoir à quel motif je dois l'honneur de votre visite ? Savez-vous, messeigneurs, que vous êtes parfaitement bien couplés : un bâtard d'outlaw et un mendiant crasseux !
– Tu mens, baron, répondit Robin ; je ne suis pas le bâtard d'un proscrit, et le moine n'est pas un mendiant crasseux ; tu mens !
– Vils esclaves !
– Tu mens encore ; je ne suis ni ton esclave ni celui de personne, et si ce moine allongeait le bras vers toi, ce ne serait pas pour mendier.
Tuck caressa son bâton.
– Ah ! ah ! le chien des bois, il ose me braver, m'insulter ! s'écria le baron étouffant de colère. Holà ! puisqu'il a les oreilles assez longues, qu'on le cloue par les oreilles sur la grande porte du château, et qu'on lui donne cent coups de verges.
Robin, pâle d'indignation, mais toujours plein de sang-froid, restait muet et regardait fixement le terrible Fitz-Alwine, tout en prenant une flèche dans son carquois. Le baron tressaillit, mais n'eut pas l'air de comprendre l'intention du jeune homme. Après une seconde de silence, il reprit d'un ton moins violent :
– La jeunesse excite ma commisération, et, en dépit de ton impertinence, je veux bien ne pas te faire jeter immédiatement dans un cachot ; mais il faut que tu répondes à mes questions, et en y répondant tu dois te souvenir que si je te laisse vivre, c'est par bonté d'âme.
– Je ne suis point en votre pouvoir aussi complètement que vous le pensez, noble seigneur, répondit Robin avec un dédaigneux sang-froid, et la preuve c'est qu'à toute vos questions je m'abstiendrai de répondre.
Habitué à une obéissance passive et absolue de la part de ses serviteurs et des êtres plus faibles que lui, le baron stupéfait demeura bouche béante ; puis les pensées tumultueuses qui se heurtaient dans son cerveau se formulèrent en paroles incohérentes et en invectives.
– Ah ! ah ! reprit-il alors avec un rire strident, ah ! tu n'es pas en mon pouvoir, jeune ourson mal léché ? ah ! tu veux garder le silence, métis de singe, enfant de sorcière ? Mais d'un geste, d'un regard, d'un signe, je puis t'envoyer en enfer. Attends, attends, je vais t'étrangler avec ma ceinture.
Robin, toujours impassible, avait bandé son arc et tenait une flèche prête pour le baron, quand Tuck intervint en disant d'une voix presque pateline :
– J'espère que Sa Seigneurie n'exécutera pas ses menaces ?
Les paroles du moine opérèrent une diversion ; Fitz-Alwine se retourna vers lui comme un loup enragé vers une nouvelle proie.
– Enchaîne ta langue de vipère, moine du diable ! s'écria le baron en toisant Tuck de la tête aux pieds ; puis il ajouta, afin de rendre plus expressif son dédaigneux regard : Voilà bien le type de ces gloutons rapaces qu'on appelle frères mendiants.
– Je ne suis pas tout à fait de votre avis, monseigneur, répliqua placidement maître Tuck, et vous me permettrez de vous dire, avec tout le respect qui est dû à un grand personnage, que votre manière de voir, complètement fausse, dénote un manque total de bon sens. Vous avez peut-être perdu l'esprit dans un violent accès de goutte, milord ; peut-être encore l'avez-vous laissé au fond d'une bouteille de gin.
Robin partit d'un grand éclat de rire.
Le baron exaspéré saisit un missel et le lança à la tête du moine avec une telle force que le pauvre Tuck, violemment atteint, chancela étourdi ; mais il se remit aussitôt, et, comme il n'était pas homme à recevoir un tel cadeau sans en témoigner immédiatement sa reconnaissance, il brandit son terrible bâton et en asséna un coup violent sur l'épaule goutteuse de Fitz-Alwine.
Le noble lord bondit, rugit, mugit comme le taureau d'un cirque à sa première blessure, et allongea le bras pour décrocher du mur sa grande épée des croisades ; mais Tuck ne lui en donna pas le temps, et conservant l'offensive, il administra une vigoureuse bastonnade au très haut, très noble et très puissant seigneur de Nottingham, qui, malgré sa pesante armure et ses infirmités de goutteux, courait à toutes jambes autour de l'appartement afin d'échapper autant que possible aux atteintes du terrible bâton.
Le baron appelait au secours depuis plusieurs minutes lorsque le sergent qui avait arrêté Tuck et Robin ouvrit la porte à demi, et, la tête passée entre les deux vantaux, demanda flegmatiquement si on avait besoin de lui.
Devenu ingambe comme à vingt ans, le baron ne fit qu'un saut du coin de la chambre où l'acculait la bastonnade de Tuck au seuil de la porte que le sergent n'osait franchir sans son ordre, même pour venir à son secours.
Pauvre sergent, il méritait d'être accueilli comme un sauveur, comme un ange gardien, et la colère du maître, impuissante contre le moine, se déchargea sur lui sous forme de coups de pied et de coups de poing.
Enfin, las de battre cet être inoffensif qui n'osait regimber, car à cette époque tout personnage noble était pour un vassal saintement inviolable, le baron reprit haleine et intima l'ordre au sergent d'appréhender au corps Robin et le moine et de les jeter dans un cachot.
Le sergent, hors des griffes de son seigneur, partit comme un trait en criant : Aux armes ! aux armes ! et revint aussitôt accompagné d'une douzaine de soldats.
À la vue de ce renfort, le moine saisit sur la table un crucifix d'ivoire, se plaça devant Robin qui voulait décocher quelques flèches, et s'écria :
– Au nom de la très-sainte Vierge, au nom de son Fils, mort pour vous, je vous ordonne de me laisser passer. Malheur et excommunication à qui osera y mettre obstacle.
Ces paroles, prononcées d'une voix tonnante, pétrifièrent les soudards, et le moine sortit sans obstacle de l'appartement. Robin allait suivre son ami quand, sur un signe du baron, les soldats s'élancèrent sur le jeune homme, lui enlevèrent son arc et ses flèches, et le repoussèrent dans l'intérieur de la chambre.
Brisé de lassitude et meurtri de coups, le baron s'était jeté dans un fauteuil.
– À nous deux maintenant, dit-il, quand, après beaucoup d'efforts, il put parler, à nous deux.
Ces événements se passaient à une époque où il n'était pas prudent de s'attaquer aux fils de l'Église ainsi que pour son malheur l'avait éprouvé Henri II lors de sa querelle avec Thomas Becket. Le baron avait donc été obligé de laisser échapper le moine mais il comptait prendre sa revanche sur Robin.
– Vous avez accompagné Allan Clare ici ? demanda-t-il d'un ton ironiquement calme. Pourriez-vous me dire pour quelle raison il s'est présenté chez moi ?
Tout autre que Robin se serait cru perdu, perdu sans rémission, en se voyant à la merci d'un personnage aussi cruel que le vieux Fitz-Alwine ; mais le jeune et vaillant archer de Sherwood était de ceux qui ne tremblent jamais, même devant une mort imminente et certaine, et il répondit avec un admirable sang-froid :
– Je sais que j'ai accompagné messire Allan Clare ici, mais j'ignore pour quelle raison il y est venu.
– Vous mentez !
Robin sourit dédaigneusement, et le calme affecté du lord fit place à une violente explosion de colère ; mais plus cette colère se déchaînait, plus Robin souriait.
– Depuis combien de temps connaissez-vous Allan Clare ? reprit le baron.
– Depuis vingt-quatre heures.
– Tu mens, tu mens ! rugit le baron.
Irrité de toutes ces injures, Robin riposta froidement :
– Je mens, moi, je mens ? mais c'est toi-même qui nies la vérité, intraitable vieillard ! Eh bien ! soit, je mens ; mais je ne mentirai plus, car désormais je garderai le silence.
– Enfant écervelé, tu veux donc être précipité du haut des remparts dans les fossés du château, ainsi que le sera dans une heure, après sa confession, ton complice Allan Clare ? Voyons, encore une question ; mais, si tu n'y réponds pas, c'en est fait de toi. N'avez-vous pas été attaqués en venant ici ?
Robin ne répondit pas. Fitz-Alwine exaspéré, mais concentrant sa fureur, quitta son fauteuil et s'arma de sa grande épée. Robin regardait fixement le baron ; il attendait. Cependant un meurtre allait être commis quand la porte s'ouvrit tout à coup et livra passage à deux hommes. Ces deux hommes avaient la tête enveloppée de linges ensanglantés, et ne marchaient qu'avec peine. Leurs vêtements étaient déchirés et souillés de boue, et ils semblaient sortir d'une lutte où ils n'avaient pas remporté la victoire. À l'aspect de Robin, ils poussèrent à l'unisson un cri de surprise, et Robin, non moins étonné, les reconnut comme étant les survivants de cette troupe de bandits qui la dernière nuit avait attaqué la demeure de Gilbert Head. La colère du baron remonta à son paroxysme quand ils eurent raconté les malheurs de cette nuit et signalé Robin comme ayant été un de leurs plus terribles adversaires ; aussi n'attendit-il pas la fin du récit pour s'écrier avec rage :
– Enlevez ce misérable et jetez-le dans un cachot ! vous l'y laisserez jusqu'à ce qu'il raconte ce qu'il sait de relatif à Allan Clare, et qu'il nous demande pardon à deux genoux de ses insolences… et d'ici là, ni pain ni eau, qu'il meure de faim.
– Adieu, baron Fitz-Alwine, répliqua Robin, adieu. Si je ne dois sortir de mon cachot qu'après avoir rempli ces deux conditions, nous ne nous reverrons jamais. Adieu donc pour toujours.
Les soldats rudoyaient déjà Robin pour hâter sa sortie de l'appartement quand, résistant à leurs efforts, le jeune homme, tourné vers le baron, ajouta encore :
– Serais-tu assez bon, noble seigneur, pour vouloir faire prévenir Gilbert Head, l'honnête et courageux garde de la forêt de Sherwood, que tu as l'intention de me loger sans me nourrir pendant quelque temps ?… Tu me ferais plaisir et je t"adresse cette prière, milord, parce que tu es père et que tu dois comprendre les angoisses d'un père quand il ignore ce qu'est devenu son fils ou sa fille.
– Mille démons ! Enlèverez-vous ce bavard ?
– Oh ! ne suppose pas que je veuille te tenir compagnie plus longtemps, illustre baron de Nottingham. Nous avons une mutuelle envie de nous séparer.
Dès que Robin fut sorti de la chambre du baron, il se mit à chanter à pleine voix et sa voix fraîche et argentine résonnait encore sous les sombres galeries du château quand la porte de la prison se referma sur lui.
Le prisonnier écouta longtemps les mille bruits confus du dehors, et lorsque le pas des hommes d'armes ne troubla plus le silence des galeries, il se mit à réfléchir sur la gravité de sa position.
La colère, les menaces du tout-puissant châtelain ne l'épouvantaient guère, et il ne pensait, le noble enfant, qu'aux inquiétudes et à la douleur de Gilbert et de Marguerite qui l'attendraient en vain, ce soir, demain et plus longtemps peut-être.
Ces tristes pensées éveillèrent en Robin un violent désir de liberté, et, de même qu'un lionceau captif tournoie sans cesse autour de sa cage pour découvrir une issue, de même Robin tournoya autour de son cachot, frappant le sol du pied, mesurant la hauteur de la lucarne, étudiant les murailles, et supputant ce qu'il lui faudrait de force, de ruse ou d'adresse pour briser ou se faire ouvrir une porte bardée de fer, dont la clef devait être entre les mains du brutal cerbère.
Le cachot était petit et percé de trois ouvertures : la porte, avec une petite lucarne au-dessus, et vis-à-vis une autre lucarne plus grande ; cette dernière, élevée de dix pieds au-dessus du sol, était garnie d'épais barreaux ; l'ameublement se composait d'une table, d'un banc et d'une botte de paille.
– Évidemment, se disait Robin, le baron ne se montre pas aussi cruel qu'il est injuste, puisqu'il me laisse pieds et mains libres ; profitons-en et voyons un peu ce qui se passe là-haut.
Et, plaçant le banc sur la table, Robin grimpa jusqu'à la lucarne à l'aide de ce banc dressé debout le long de la muraille.
Ô bonheur ! sa main vient de saisir un des barreaux, et il reconnaît que ces barreaux, au lieu d'être en fer, ne sont qu'en chêne, et en chêne vermoulu. Il les ébranle facilement, facilement aussi il pourra les briser ; et quand même ils résisteraient à son poignet, ne sont-ils pas assez espacés pour que sa tête passe entre eux, et ne sait-il pas que là où la tête passe le corps peut suivre ?
Enchanté de cette découverte, notre héros jugea utile de reconnaître la position de l'autre côté, afin de ne pas compromettre ses chances d'évasion ; un gardien veillait peut-être sournoisement dans le corridor et approcherait au premier bruit suspect.
Le banc fut donc dressé le long de la porte, et la tête intelligente du prisonnier s'encadra dans la lucarne. Mais elle n'y demeura pas une minute, pas une seconde, pas même moins qu'une demi-seconde, car un soldat se glissait le long du mur de la galerie et s'approchait de la porte, afin sans doute d'épier par le trou de la serrure les occupations du prisonnier.
Robin chanta tout à coup une de ses plus joyeuses ballades, et entre deux couplets il entendit les pas du soldat qui s'éloignait, puis il revenait avec précaution pour s'éloigner de nouveau et revenir encore. Ce manège, ces allées et venues durèrent un bon quart d'heure.
– Si le gaillard, – pensait Robin, – continue sa promenade pendant toute la nuit, je cours grand risque d'être encore là au point du jour. Je ne pourrai jamais prendre mon vol par là-haut sans qu'il m'entende.
Déjà depuis quelques instants un profond silence régnait dans la galerie, et le promeneur semblait avoir renoncé à son espionnage ; mais Robin, qui en sa qualité de rusé chasseur connaissait toutes les feintes, jugea que dans cette circonstance il était plus prudent de s'en rapporter au témoignage des yeux qu'à celui des oreilles, et se hasarda à utiliser une seconde fois le judas de son cachot.
Et bien lui en prit, car au lieu d'un espion le jeune homme en vit deux, deux aux écoutes et collés nez à nez sur la porte.
Au même instant la jolie Maude, un flambeau d'une main et quelques objets de l'autre, apparaissait à une extrémité de la galerie et poussait un cri de surprise en voyant poindre la tête de Robin au-dessus de cette paire de geôliers.
Aussi léger que la feuille qui tombe, Robin se laissa tomber sur le sol, et écouta plein d'anxiété ce qui allait se passer ; la voix de Maude avait heureusement masqué le bruit de sa chute, et il entendit la jeune fille gourmander les soldats et babiller avec une volubilité toute féminine afin de donner des prétextes à son cri de surprise ou d'épouvante.
Robin se hâta alors de remettre le banc et la table à leurs places respectives, ce qu'il fit en chantant à tue-tête, et en se demandant pourquoi Maude errait ainsi dans le château au milieu de la nuit. Maude, la jolie Maude, ne tarda pas à lui donner le mot de cette énigme, car, après quelques pourparlers conciliateurs avec les geôliers, elle entra radieuse dans le cachot, déposa des vivres et des rafraîchissements sur la table, et exigea qu'on la laissât seule avec le prisonnier afin d'échanger avec lui quelques paroles.
– Eh bien ! jeune forestier, dit la belle enfant dès que la porte fut fermée, vous voilà dans une belle position ; vous ressemblez à un rossignol en cage, et j'ai grand'peur que cette cage ne s'ouvre pas de sitôt, car le baron est dans une colère épouvantable ; il jure, il tempête, et il parle de vous traiter comme il a traité les Maures Mécréants de la terre sainte.
– Soyez ma compagne de captivité, charmante Maude, répliqua Robin en embrassant la jeune fille, et je ne regretterai pas ma liberté.
– Pas tant de hardiesse, messire, s'écria la jeune fille en se dégageant de l'étreinte de Robin ; vous n'agissez pas en galant chevalier.
– Pardon, vous êtes si belle que… Mais causons sérieusement ; asseyez-vous là et mettez vos deux mains dans les miennes ; bien, merci. Dites-moi maintenant si vous savez ce qu'est devenu Allan Clare, mon compagnon de route, celui qui est entré dans le château avec moi et votre oncle Tuck.
– Hélas ! il est dans un cachot plus sombre et plus affreux que celui-ci ; il a osé dire à Sa Seigneurie : « Infâme coquin, j'épouserai malgré toi lady Christabel. » Au moment où votre imprudent ami prononçait ces paroles, j'entrai dans la chambre du baron avec ma jeune maîtresse. À la vue de milady, sir Allan Clare s'est oublié au point de s'élancer vers elle, de la prendre dans ses bras, de l'embrasser en s'écriant : « Christabel, ma chère et bien-aimée Christabel ! » Milady a perdu l'usage de ses sens, et je l'ai entraînée hors de la présence de monseigneur. Par l'ordre de ma jeune maîtresse, je me suis informée de messire Allan ; comme je vous l'ai dit, il est prisonnier. Gilles, le joyeux moine, m'a appris votre sort, et je suis venue pour…
– Pour m'aider à fuir, n'est-ce pas, chère Maude ? Merci, merci, oui, je serai bientôt libre ; avant une heure, si Dieu me protège.
– Vous, libre ! mais comment sortirez-vous d'ici ? il y a deux factionnaires à cette porte.
– Je voudrais qu'il y en eût mille.
– Êtes-vous donc sorcier, beau forestier ?
– Non, mais j'ai appris à grimper sur les arbres comme un écureuil et à sauter les fossés comme un lièvre.
Le jeune homme montra du regard la lucarne grillée, et, se penchant à l'oreille de la jeune fille, se penchant si bien qu'au contact des lèvres de Robin, Maude rougit, il dit :
– Les barreaux ne sont pas en fer.
Maude comprit, et un sourire de joie éclaira son visage.
– Maintenant, il faut que je sache, ajouta Robin, où je puis retrouver frère Tuck.
– Dans… l'office, répondit Maude un peu honteuse : si milady a besoin de son secours pour délivrer messire Allan, il est convenu qu'elle l'enverra chercher à l'office.
– Quel chemin suivrai-je pour m'y rendre ?
– Une fois sorti d'ici, vous prendrez les remparts à gauche, et vous les suivrez jusqu'à ce que vous trouviez une porte ouverte. Cette porte vous conduira à un escalier, l'escalier à une galerie et la galerie à un corridor au bout duquel est l'office. La porte sera fermée ; si vous n'entendez aucun bruit au-dedans, entrez ; si Tuck n'y est pas, c'est que milady l'aura mandé, cachez-vous alors dans une armoire et attendez mon arrivée ; nous nous occuperons de votre sortie du château.
– Mille grâces vous soient rendues, ma jolie Maude, je n'oublierai jamais vos bontés ! s'écria Robin joyeusement.
Et le feu qui jaillissait de ses yeux heurta celui qui jaillissait des yeux de la jeune fille ; ces deux étincelles se mêlèrent, et entre ces deux êtres si jeunes, si beaux, il se fit un échange de pensées et de désirs, échange que couronna un double et brûlant baiser.
– Bravo ! bravissimo, mes amoureux ! Voilà donc en quoi consiste cet échange de paroles ! s'écria l'un des geôliers en ouvrant brusquement la porte du cachot. Corbleu ! belle demoiselle, vous apportez d'étranges rafraîchissements au prisonnier ! Je vous en félicite, et vous vous entendez si bien à donner des consolations que je ne serais pas fâché d'être mis en cage à mon tour.
À cette subite interpellation, la figure de Maude s'empourpra, et la pauvre fille demeura un instant muette et tremblante ; mais le soldat s'étant approché d'elle pour lui intimer l'ordre de sortir du cachot, elle retrouva son aplomb, et, levant sa petite main blanche à la hauteur des joues tannées du soldat, elle y appliqua d'un air crâne un soufflet bilatéral, et s'enfuit en riant comme une folle de son espièglerie.
– Hum ! hum ! grommela le geôlier se frottant les joues et jetant sur Robin un regard des moins affectueux, le jouvenceau et moi ne sommes pas payés de la même monnaie.
Et le geôlier sortit, puis affecta de verrouiller la porte avec fracas et de multiplier les tours de clef dans la serrure.
Quant au prisonnier, il buvait, riait et mangeait à cœur joie.
Bientôt une sentinelle armée de pied en cap vint remplacer le guichetier, et Robin, pour ne pas paraître soucieux ni préoccupé, recommença à chanter aussi fort que le lui permettaient ses poumons.
La sentinelle, déjà irritée de monter la garde, lui intima durement l'ordre de garder le silence. Robin obéit, c'était son plan, et d'un ton moqueur il souhaita au factionnaire une bonne nuit et des rêves heureux.
Une heure après, la lune à son zénith annonçait à Robin qu'il était temps de fuir, et Robin, maîtrisant les pulsations précipitées de son cœur, improvisa une échelle avec son banc et atteignit sans peine les barreaux de la lucarne ; un d'eux tout vermoulu céda promptement à quelques secousses et lui livra passage ; il s'accroupit alors sur le rebord de la lucarne, et mesura d'un œil inquiet la distance qui le séparait du sol ; cette distance lui ayant paru trop grande de plusieurs pieds, il pensa à utiliser son ceinturon en l'attachant par une de ses extrémités au barreau le plus solide.
Ces préparatifs, qui ne demandaient qu'une minute, étaient achevés et il allait opérer sa descente, quand il aperçut à quelques pas de lui sur la terrasse un soldat lui tournant le dos et contemplant, accoudé sur sa pique, les lointaines profondeurs de la vallée.
– Holà ! se dit-il, j'allais tomber dans la gueule du loup. Attention !
Par bonheur, un nuage passa entre la lune et le château, la terrasse rentra dans l'obscurité tandis que la vallée resplendissait de lumière. Le soldat, un enfant de cette vallée peut-être, la contemplait toujours immobile.
– Allons, à la garde de Dieu ! murmura Robin, qui, après un fervent signe de croix, se laissa glisser le long de la muraille en se tenant au ceinturon.
Malheureusement le ceinturon était trop court, et, arrivé à son extrémité, il sentit que ses pieds étaient encore éloignés du sol, et Robin craignit d'éveiller l'attention du factionnaire en tombant trop lourdement. Que faire ? remonter dans la prison ? mais les barreaux qui servaient de point d'appui pouvaient ne pas résister aux efforts d'une ascension ; mieux valait donc pousser l'aventure jusqu'au bout ; aussi, confiant en la Providence, et se faisant aussi léger que possible, le jeune homme s'abandonna à son propre poids.
Un fracas épouvantable, quelque chose comme le retentissement d'une trappe retombant sur un soupirail de cave, tel fut le bruit qui troubla les rêveries de la sentinelle au moment où notre héros touchait terre.
La sentinelle poussa le cri d'alarme et marcha la pique en avant vers l'endroit signalé par le bruit insolite ; mais elle ne vit rien, n'entendit rien, et sans plus s'inquiéter des causes d'un tel fracas, elle regagna son poste et contempla de nouveau sa chère vallée.
Robin, ne se sentant pas blessé, avait profité de l'ébahissement du factionnaire pour gagner du terrain, sans s'inquiéter lui aussi des causes de ce fracas ; il venait cependant de courir un grand danger. Les souterrains du château prenaient jour directement au-dessous de la fenêtre de son cachot, et la trappe de ce soupirail n'était pas fermée ; le hasard voulut qu'il la repoussât du pied en tombant, sans quoi il disparaissait à jamais dans les profondeurs du souterrain. Autre hasard heureux, il ne pouvait échapper au factionnaire si la trappe eût été fermée, car il eût été trahi par sa sonorité en sautant sur elle.
La chance tournait donc en sa faveur, et, d'un pas rapide, mais silencieux, il suivait la route indiquée par Maude.
Ainsi que l'avait annoncé la jeune fille, il trouva une porte ouverte à sa gauche, et après l'avoir franchie, il prit un escalier, puis une galerie, puis un immense corridor.
Arrivé à la bifurcation de deux galeries, notre héros, plongé dans une profonde obscurité, tâtait le sol du pied et palpait la muraille afin de ne pas faire fausse route, lorsqu'il entendit quelqu'un demander à voix basse :
– Qui est là ? que faites-vous là ?
Robin se blottit le long du mur et retint sa respiration. Également arrêté, l'inconnu fouillait légèrement les dalles avec la pointe de son épée, et cherchait à se rendre compte du bruit causé par l'approche de Robin.
– C'est sans doute un grincement de la porte, se dit le promeneur nocturne ; puis il continua son chemin.
Pensant avec raison que, précédé d'un guide, il lui serait plus facile de sortir du dédale où il errait depuis un quart d'heure, Robin suivit l'étranger à une distance respectueuse.
Bientôt ce dernier ouvrit une porte et disparut.
Cette porte conduisait dans la chapelle.
Robin hâta le pas, s'élança légèrement derrière l'inconnu, et se glissa sans bruit derrière un des piliers du saint lieu.
Les rayons de la lune inondaient la chapelle de leurs blanches clartés, et une femme voilée priait à genoux devant un tombeau ; l'étranger, revêtu de la robe des moines, promenait ses regards inquiets sur tout l'édifice ; soudain, à la vue de cette femme voilée, il tressaillit, retint une exclamation, un cri de bonheur prêt à lui échapper, traversa la nef, et s'approcha d'elle les mains jointes. Au bruit des pas de l'inconnu, la femme releva la tête et le regarda, agitée d'une crainte ou frissonnante d'un espoir.
– Christabel ! murmura doucement le moine.
La jeune fille se redressa, une rougeur profonde envahit ses joues, et, s'élançant dans les bras tendus du jeune homme, elle s'écria d'un ton de joie inexprimable :
– Allan ! Allan ! mon cher Allan !
Gilbert raconta à Marguerite l'histoire de Roland Ritson, mais il garda le silence sur ses plus grands crimes, et ne parla que très peu des amours et de la fin malheureuse de sa sœur Annette.
– Implorons pour cet insensé la miséricorde de Dieu, dit Marguerite.
Et elle cacha ses larmes pour ne pas augmenter la douleur de son mari.
Le vieux moine s'agenouilla à demeure près du cadavre et récita les prières des morts ; Gilbert et Marguerite se réunirent à lui par intervalles ; Lincoln fut chargé de creuser une fosse entre le chêne et le hêtre désignés par le misérable Ritson, et l'on attendit le retour des voyageurs de Nottingham pour procéder aux funérailles.
Fatiguée d'errer devant le cottage, Marianne, abandonnée à elle-même, eut envie d'aller au-devant de son frère. Lance dormait étendu sur le seuil de la porte ; elle l'appela, le caressa de sa blanche main, et partit avec lui sans avertir Gilbert.
Longtemps la jeune fille marcha pensive et rêvant à l'avenir de son frère ; puis elle s'assit au pied d'un arbre, et, la tête dans ses mains, elle se prit à pleurer. Pourquoi ? le savait-elle ? non. De noirs pressentiments la faisaient tressaillir, et à travers mille images confuses elle apercevait dans un sombre lointain l'image chérie d'Allan et celle du jeune forestier, du véritable comte de Huntingdon.
Lance, le fidèle animal, s'était couché à ses pieds, et, le museau en l'air, braquait sur elle ses deux grands yeux ronds où flamboyait l'intelligence ; on aurait dit qu'il était triste de la tristesse de cette jeune fille, et qu'il éprouvait comme elle de noirs pressentiments, car il ne dormait pas, il veillait.
Le soleil n'éclairait plus que la cime des grands arbres, et déjà le crépuscule assombrissait le taillis, lorsque Lance se redressa sur ses pattes et poussa de petits cris plaintifs en agitant la queue.
Marianne, arrachée à ses rêveries par cet avertissement, se repentit d'être restée si longtemps dans la forêt ; mais les joyeuses gambades de l'animal qui saluait son lever la rassurèrent, et elle reprit aussitôt le chemin du cottage en ne désespérant pas encore du prompt retour d'Allan.
Lance ne marchait plus derrière Marianne comme le matin ; il furetait au contraire en avant, afin d'éclairer le sentier, et d'instant en instant il tournait la tête pour voir si la jeune fille le suivait toujours.
Quoique certaine de ne pas s'égarer en s'abandonnant à l'instinct de son guide, Marianne hâtait le pas, car l'obscurité augmentait rapidement, et les premières étoiles scintillaient dans le bleu du ciel.
Lance s'arrêta soudain, se roidit sur ses jarrets, allongea le râble et le cou, dressa les oreilles, contracta le museau, flaira l'espace, éventa la voie et se prit à aboyer avec fureur, avec rage.
Marianne tremblante demeura clouée à sa place, et chercha à reconnaître la cause des aboiements du chien.
– Il signale peut-être l'approche d'Allan, se dit la jeune fille en écoutant attentivement.
Tout était silencieux autour d'elle. Le chien lui-même cessa ses plaintes, et déjà Marianne ne tremblait plus. Mais au moment où, riant de sa frayeur, la jeune fille allait reprendre sa marche, un bruit de pas précipités retentit dans un fourré voisin, et les aboiements de Lance recommencèrent avec plus de furie et de rage que jamais.
La crainte de tomber entre les mains d'un outlaw donna des ailes à la jeune fille, et elle s'élança en courant dans le sentier ; mais bientôt, à bout de ses forces, elle dut s'arrêter, et faillit s'évanouir en entendant un homme crier d'une voix rude et impérieuse :
– Rappelez votre chien !
Lance, qui s'était tenu à l'arrière-garde pour protéger la fuite de Marianne, venait de sauter à la gorge de l'individu qui la poursuivait.
– Rappelez votre chien ! cria de nouveau l'étranger ; je n'ai pas l'intention de vous faire du mal.
– Comment puis-je savoir que vous dites vrai ? répondit Marianne d'un ton presque ferme.
– Il y a longtemps que je vous aurais envoyé une flèche dans le cœur, si j'étais un malfaiteur ; encore une fois, vous dis-je, rappelez votre chien !
Déjà les crocs de Lance avaient déchiqueté les vêtements et entamaient la peau.
Au premier mot de Marianne, le chien lâcha prise et vint se poster devant elle, sans perdre de vue cet inconnu qu'il continuait à menacer des dents.
Cet inconnu, c'était bien un outlaw, un de ces proscrits sans feu ni lieu qui volent et pillent les forestiers moins courageux que Gilbert, et assassinent les voyageurs sans défense. Ce misérable, dont la face suait le crime, était vêtu d'un pourpoint et d'un haut-de-chausses en peau de chèvre ; un large feutre, souillé, malaxé, recouvrait à peine sa longue chevelure tombant en désordre sur ses épaules. L'écume échappée de la gueule du chien blanchissait sa barbe épaisse ; à son côté pendait une dague, d'une main il tenait son arc, et de l'autre des flèches.
Malgré son épouvante, Marianne simulait un grand sang-froid.
– Ne m'approchez pas, dit la jeune fille avec un impérieux regard.
L'outlaw s'arrêta, car le chien prenait son élan pour sauter sur lui.
– Que voulez-vous ? parlez, je vous écoute, ajouta Marianne.
– Je parlerai, mais d'abord il faut que vous veniez avec moi.
– Où ?
– Peu vous importe l'endroit de la forêt ; suivez-moi.
– Je ne vous suivrai pas.
– Ah ! ah ! vous refusez, belle demoiselle, s'écria le coquin avec un éclat de rire féroce ; vous faites la dédaigneuse, la difficile !
– Je ne vous suivrai pas, répéta fermement Marianne.
– Je serai donc obligé alors d'employer les grands moyens, et les grands moyens ne seront pas de votre goût, je vous en préviens.
– Et moi je vous préviens que, si vous avez l'audace d'user de violence envers moi, vous serez cruellement puni.
Marianne ne tremblait plus ; le courage lui était revenu en face du danger, et elle avait prononcé ces dernières paroles d'une voix assurée, et le bras tendu vers le proscrit comme pour lui dire : Retirez-vous.
Le proscrit se remit à rire de son rire féroce ; et Lance fit en grondant craquer ses mâchoires.
– Vraiment, la belle fille, reprit le bandit après un instant de silence, vraiment j'admire votre courage et la hardiesse de vos paroles, mais cette admiration ne me fera pas modifier mes projets ; je sais qui vous êtes, je sais que vous êtes arrivée hier chez Gilbert Head le forestier, en compagnie de votre frère Allan, et que ce matin votre frère Allan est parti pour Nottingham, je sais tout cela aussi bien que vous ; mais ce que je sais encore et ce que vous ne savez pas, c'est que les portes du château de Fitz-Alwine, qui se sont ouvertes pour laisser entrer messire Allan, ne se rouvriront jamais pour le laisser sortir.
– Que dites-vous ? s'écria Marianne en proie à une nouvelle terreur.
– Je dis que messire Allan Clare est prisonnier du baron de Nottingham.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura douloureusement la jeune fille.
– Et je ne le plains pas, votre estimable frère. Pourquoi va-t-il se fourrer dans la gueule du lion ? C'est que c'est un vrai lion que le vieux Fitz-Alwine. Nous avons fait la guerre en Palestine, et je connais ses goûts ; il veut avoir la sœur comme il a déjà le frère. Hier vous avez échappé à ses limiers, et aujourd'hui…
Marianne poussa un cri de désespoir.
– Oh ! rassurez-vous, je veux dire qu'aujourd'hui vous lui échapperez encore.
Marianne osa lever les yeux sur le bandit, il y avait déjà presque de la reconnaissance dans son regard.
– Oui, vous lui échapperez encore… mais vous ne m'échapperez pas à moi ; à lui le frère, à moi la sœur, et vive mon lot ! Allons, pas de larmes, la belle fille ! vous qui seriez esclave chez le baron, vous serez livre avec moi, libre et reine dans ces vieux bois, et j'en connais plus d'une, brune ou blonde, qui enviera votre sort. En route donc, ma belle épousée ; là-bas, dans ma caverne, nous trouverons un bon souper de venaison et notre lit de feuilles sèches.
– Oh ! je vous en conjure, parlez-moi de mon frère, de mon cher Allan, s'écria Marianne, qui ne tenait aucun compte des absurdes propos de ce misérable.
– Parbleu ! reprit-il sans remarquer l'inattention de Marianne, si votre frère s'échappe des griffes de la bête, il viendra vivre avec nous ; mais je ne crois pas que nous puissions jamais chasser le daim de compagnie, car le vieux Fitz-Alwine ne laisse pas moisir ses prisonniers dans les cachots, il les expédie promptement pour l'éternité.
– Mais comment avez-vous appris que mon frère était prisonnier du baron ?
– Au diable les questions, la belle ! il s'agit maintenant des offres que je te fais d'être ma reine, et non de la corde qui doit étrangler monsieur ton frère. Par saint Dunstan, de gré ou de force tu vas me suivre.
Et il fit un pas vers Marianne, qui se rejeta vivement en arrière en s'écriant :
– À lui, Lance ! à lui !
Le courageux animal n'attendait que cet ordre et sauta à la gorge du proscrit ; mais celui-ci, habitué sans doute à de pareilles luttes, saisit les deux pattes de devant du chien, et avec une force irrésistible le lança à vingt pas ; le chien sans s'effrayer revint à la charge, et, par une feinte habile, attaqua de côté au lieu d'attaquer en face, mordit dans la masse de cheveux qui s'échappait de dessous le feutre du bandit, et implanta si profondément ses crocs que l'oreille tout entière se détacha et lui resta dans la gueule.
Un flot de sang inonda le blessé, qui s'adossa à un arbre en poussant des rugissements affreux et en blasphémant Dieu, et Lance, désappointé de n'avoir pas mis la dent sur un morceau de résistance, bondit de nouveau comme à la curée.
Mais cette troisième attaque devait lui être fatale ; son adversaire, quoique épuisé par la perte de son sang, lui asséna du plat de sa dague un coup tellement violent sur le crâne, qu'il roula comme une masse inerte aux pieds de Marianne.
– À nous deux maintenant ! s'écria le bandit après avoir suivi d'un œil satisfait la chute de Lance. À nous deux, la belle !… Enfer et damnation ! ajouta-t-il, rugissant et promenant ses regards aux alentours ; partie ! sauvée ! Ah ! de par tous les diables, elle ne m'échappera pas !
Et il s'élança à la poursuite de Marianne. La pauvre jeune fille courut longtemps sans savoir si le sentier qu'elle avait pris la conduirait au cottage de Gilbert Head. Une seule chance lui restait après la mise hors de combat de son défenseur, la chance d'échapper à l'outlaw à la faveur de l'obscurité ; aussi fit-elle des efforts surhumains pour gagner promptement le plus de terrain possible : la Providence veillerait ensuite sur elle. Hors d'haleine, Marianne s'arrêta enfin dans une clairière où aboutissaient diverses routes, et respira plus librement en n'entendant aucun bruit de pas derrière elle ; mais là, nouvelle angoisse ; quelle route fallait-il prendre ? Son hésitation ne pouvait durer : elle devait choisir, et choisir bien vite, sinon le limier lancé sur ses traces allait paraître. L'infortunée invoqua le secours de la sainte Vierge, ferma les yeux, fit deux ou trois tours sur elle-même, et indiqua en étendant le bras au hasard le sentier qu'elle allait suivre. À peine avait-elle quitté la clairière que l'outlaw y arrivait et hésitait aussi sur le choix du chemin pour rattraper la fugitive. Malheureusement la lune, cette lune qui à la même heure éclairait l'évasion de Robin, éclaira la fuite de Marianne ; sa robe blanche la trahit.
– Enfin, s'écria le bandit, je la tiens !
Marianne entendit ces horribles paroles : Je la tiens ! et plus agile qu'un daim, plus rapide qu'une flèche, elle vola, vola, vola ; mais bientôt, épuisée, défaillante et n'ayant plus que la force de crier pour la dernière fois :
– Allan ! Allan ! Robin ! au secours ! au secours !
Elle tomba et s'évanouit.
Guidé par cette robe blanche, l'outlaw avait redoublé de vitesse, et déjà il se courbait et allongeait les bras pour enserrer sa proie, quand un homme, un garde qui se trouvait par là en embuscade pour veiller à la conservation du gibier royal, intervint en s'écriant :
– Holà ! misérable coquin ! ne touche pas à cette femme, ou tu es mort !
Le bandit n'eut pas l'air d'entendre et glissa ses mains sous les épaules de la jeune fille pour la soulever de terre.
– Ah ! tu fais la sourde oreille, reprit le forestier d'une voix tonnante ; soit !
Et il bâtonna rudement le proscrit avec le manche de sa pique.
– Mais cette femme m'appartient, dit l'outlaw en se levant.
– Tu mens ! tu la poursuivais comme un ours poursuit un faon ! Misérable coquin ! arrière, ou je t'embroche !
Le bandit recula, car le fer de la pique du forestier entamait déjà son haut-de-chausses.
– À bas les flèches ! à bas l'arc ! à bas la dague ! ajouta le forestier, la pique toujours en arrêt.
Le bandit jeta ses armes à terre.
– Fort bien. Maintenant, volte-face, et file, file rondement, lestement, sinon je t'éperonne à coups de flèches.
Il fallait obéir ; plus d'armes, plus de résistance possible. Le bandit s'éloigna donc en vomissant des torrents de blasphèmes et de malédictions, et jurant de se venger tôt ou tard. Le forestier s'occupa aussitôt de rappeler à la vie la pauvre Marianne, qui gisait immobile sur l'herbe comme une blanche statue de marbre renversée de son piédestal ; la lune éclairant son pâle visage aidait encore à l'illusion.
Non loin de là serpentait un ruisseau, la jeune fille fut transportée au bord ; quelques gouttes d'eau subitement projetées sur ses tempes et sur son front la ranimèrent, et ouvrant les yeux comme si elle sortait d'un long sommeil, elle s'écria :
– Où suis-je ?
– Dans la forêt de Sherwood, répondit naïvement le garde forestier.
Au son de cette voix qui lui était étrangère, Marianne voulut se relever et fuir encore ; mais les forces lui manquèrent, et elle s'écria d'une voix plaintive et les mains jointes :
– Ne me faites pas de mal, ayez pitié de moi !
– Rassurez-vous, mademoiselle ; le misérable qui a osé vous attaquer est loin de nous, et voudrait-il recommencer qu'il aurait affaire à moi avant de toucher un pli de votre robe.
Marianne, toujours tremblante, jetait des regards effarés autour d'elle, et cependant la voix qu'elle entendait résonner à son oreille lui paraissait être une voix amie.
– Voulez-vous, mademoiselle, que je vous conduise à notre hall ? Vous y recevrez bon accueil, je vous le jure. Au hall, vous trouverez des jeunes filles pour vous servir et pour vous consoler, des garçons forts et vigoureux pour vous défendre, et un vieillard pour vous servir de père. Venez au hall, venez.
Il y avait tant de cordialité et de franchise dans ces offres que Marianne se leva instinctivement et suivit sans mot dire l'honnête forestier. Le grand air et le mouvement lui rendirent bientôt l'intelligence et le sang-froid ; elle considéra attentivement aux clartés de la lune la tournure de son guide, et, comme si un secret pressentiment l'avertissait que cet inconnu était un ami de Gilbert Head, elle dit :
– Où allons-nous, messire ? Ce chemin conduit-il à la maison de Gilbert Head ?
– Quoi ! vous connaissez Gilbert Head ? Seriez-vous sa fille, par hasard ? Vraiment, je gronderai le vieux sournois pour le silence qu'il a gardé sur la possession d'un aussi joli trésor. Pardon, miss, sans vous offenser, c'est que, voyez-vous, il y a longtemps que je connais le bonhomme. Head et son fils Robin Hood, et je ne les croyais pas si discrets.
– Vous êtes dans l'erreur, messire ; je ne suis point la fille de Gilbert, mais son amie, son hôte depuis hier.
Et racontant tout ce qui lui était arrivé depuis son départ de la maison du forestier, Marianne termina son récit par un compliment plein d'effusion à l'adresse de son sauveur.
Ce compliment n'était pas achevé que le forestier l'interrompit en rougissant :
– Il ne faut pas penser à rentrer ce soir chez Gilbert ; sa demeure est trop éloignée d'ici ; mais le hall de mon oncle est à deux pas ; vous y serez en sûreté, miss, et de peur que vos hôtes ne s'inquiètent, j'irai leur porter de vos nouvelles.
– Merci mille fois, messire ; j'accepte vos offres, car je tombe de fatigue.
– Pas de remerciements, miss, je ne fais que mon devoir.
Marianne en effet tombait de fatigue, et chancelait à chaque pas ; le forestier s'en aperçut et lui offrit son bras ; mais comme la jeune fille était plongée dans ses réflexions, elle ne l'entendit pas et continua de marcher isolée.
– Miss, est-ce que vous manqueriez de confiance en moi ? demanda le jeune homme avec tristesse et en réitérant son offre ; craindriez-vous donc de vous appuyer sur ce bras qui…
– J'ai pleine confiance en vous, messire, répondit Marianne en prenant aussitôt le bras de son compagnon ; vous êtes incapable, n'est-ce pas, de tromper une femme ?
– C'est comme vous le dites, miss, j'en suis incapable…oui, Petit-Jean en est incapable… Allons, appuyez-vous ferme sur le bras de Petit-Jean, qui vous porterait tout entière s'il le fallait, miss, et sans plus fatiguer que ne fatigue la branche d'arbre qui porte une tourterelle.
– Petit-Jean, Petit-Jean, murmura la jeune fille étonnée et levant la tête pour mesurer du regard la taille colossale de son cavalier. Petit-Jean !
– Oui, Petit-Jean, ainsi nommé parce qu'il a six pieds six pouces de haut, parce que ses épaules sont larges en proportion, parce que d'un coup prompt il assomme un bœuf, parce que ses jambes fournissent une traite de quarante milles anglais sans s'arrêter, parce qu'il n'y a ni valseur, ni coureur, ni lutteur, ni chasseur qui puisse lui faire crier merci, parce que enfin ses six cousins, ses compagnons, les fils de sir Guy de Gamwell, sont tous plus petits que lui ; voici pourquoi, miss, celui qui a l'honneur de vous prêter l'appui de son bras est appelé Petit-Jean par tous ceux qui le connaissent ; et le bandit qui vous a attaquée me connaît bien, lui, car il s'est gardé de faire le méchant quand la sainte Vierge qui vous protège a permis que je vous rencontrasse. Permettez-moi, miss, d'ajouter que je suis aussi bon que robuste, que mon nom de famille est John Baylot, neveu de sir Guy Gamwell, que je suis forestier de naissance, archer par goût, garde-chasse par état, et que j'ai vingt-quatre ans depuis un mois.
Ainsi causant et riant, Marianne et son compagnon s'acheminaient vers le hall de Gamwell ; ils atteignirent bientôt la lisière de la forêt, et là un spectacle magnifique se déroula devant eux ; la jeune fille, malgré sa lassitude et son épuisement, ne pouvait se lasser d'admirer ce merveilleux paysage. Sur une étendue de terrain de plusieurs milles qu'encadraient des bordures de forêts d'un vert sombre, miroitaient les sites les plus enchanteurs, les plus accidentés, les plus capricieusement dissemblables : çà et là sur les lisières des bois, sur les collines, dans le creux des vallons, de blanches maisonnettes jouaient au fantôme, les unes mystérieusement isolées, les autres fraternellement groupées autour de l'église d'où le vent emportait les derniers tintements du couvre-feu.
– Là-bas, à droite du village et de l'église, voyez-vous, dit Petit-Jean à sa compagne, ce vaste bâtiment dont les fenêtres à moitié closes laissent s'échapper de vives clartés ? le voyez-vous, miss ? Eh bien ! c'est le hall de Gamwell, la demeure de mon oncle. Dans tout le comté on ne trouverait pas de logis plus confortable, ni dans toute l'Angleterre un coin de pays plus enchanteur. Qu'en dites-vous, miss ?
Marianne approuva par un sourire l'enthousiasme du neveu de sir Guy de Gamwell.
– Hâtons le pas, miss, reprit celui-ci, la rosée de la nuit est abondante, et je ne voudrais pas vous voir trembler de froid quand vous avez cessé de trembler de peur.
Bientôt une meute de chiens de garde en liberté accueillirent bruyamment Petit-Jean et sa compagne. Le jeune homme modéra leurs transports avec de rudes paroles d'amitié et quelques légers coups de bâton à l'adresse des plus turbulents, et, après avoir traversé des groupes de serviteurs étonnés qui le saluèrent respectueusement, il pénétra dans la grande salle du hall, au moment où toute la famille allait s'asseoir à table pour le repas du soir.
– Mon bon oncle, s'écria le jeune homme en conduisant Marianne par la main devant un fauteuil où trônait le vénérable sir Guy de Gamwell, je vous demande l'hospitalité pour cette belle et noble demoiselle. Grâce à la Providence, dont je n'ai été que l'indigne instrument, elle vient d'échapper aux fureurs d'un infâme outlaw.
Marianne, fuyant dans la forêt, avait perdu le bandeau de velours qui d'ordinaire, retenait ses longs cheveux, et, afin de se garantir du froid, elle avait accepté le plaid de Petit-Jean, qui couvrait encore sa tête et s'entrecroisait sur sa poitrine, en ne laissant voir son doux visage que par un ovale très étroit. Gênée par la draperie de cette coiffure, ou honteuse peut-être de se servir devant tous d'un objet faisant partie de la toilette d'un homme, Marianne se débarrassa vivement du plaid, et apparut aux regards de la famille de Gamwell dans toute la splendeur de sa beauté.
Les six cousins de Petit-Jean admiraient Marianne bouche béante, tandis que les deux filles de sir Guy s'élançaient avec un empressement plein de grâce au-devant de la voyageuse.
– Bravo ! disait le patriarche du hall, bravo ! Petit-Jean ; tu nous raconteras comment tu t'y es pris pour ne pas effaroucher cette jeune fille en l'accostant en pleine nuit au milieu de la forêt, et comment tu lui as inspiré assez de confiance pour qu'elle se décidât à te suivre sans te connaître et à nous faire l'honneur de venir se reposer sous notre toit. Noble et belle demoiselle, vous me paraissez souffrante et fatiguée. Çà ! prenez place ici entre ma femme et moi ; un doigt de vin généreux ranimera vos forces, et mes filles vous conduiront ensuite dans un bon lit.
On attendit que Marianne se fût retirée dans sa chambre pour demander à Petit-Jean un récit détaillé des aventures de sa soirée, et Petit-Jean termina sa narration en annonçant qu'il allait se mettre en route pour le cottage de Gilbert Head.
– Eh bien ! s'écria William, le plus jeune des six Gamwell, puisque cette demoiselle est une amie du brave Gilbert et de Robin mon camarade, je veux vous accompagner, cousin Petit-Jean.
– Pas ce soir, Will, dit le vieux baronnet ; il est trop tard, et Robin sera couché avant que vous n'ayez traversé la forêt ; vous irez lui rendre visite demain, mon garçon.
– Mais, mon bon père, reprit William, Gilbert doit être très inquiet sur le sort de cette demoiselle, et je gagerais qu'à cette heure Robin est à sa recherche.
– Tu as raison, mon fils ; agis comme tu l'entendras, je te laisse libre.
Petit-Jean et Will quittèrent aussitôt la table et prirent le chemin de la forêt.
Nous avons laissé Robin dans la chapelle ; il se tenait caché derrière un pilier et se demandait par quel heureux concours de circonstances Allan avait pu recouvrer sa liberté.
– Sans nul doute, pensait Robin, c'est Maude, la gentille Maude, qui joue de pareils tours au baron, et ma foi ! si elle continue à nous ouvrir ainsi toutes les portes du château, je lui promets un million de baisers.
– Une fois encore, chère Christabel, disait Allan en portant à ses lèvres les mains de la jeune fille, j'ai donc le bonheur, après deux ans de séparation, d'oublier près de vous tout ce que j'ai souffert.
– Vous avez souffert, cher Allan ? demanda Christabel d'un ton légèrement incrédule.
– Pourriez-vous en douter ? Oh ! oui, j'ai souffert, et depuis le jour où je fus chassé du château de votre père, la vie pour moi n'a jamais été qu'un enfer. Ce jour-là je quittai Nottingham, marchant à reculons tant que mes yeux purent reconnaître à travers l'espace les plis flottants de l'écharpe que vous agitiez sur les remparts en signe d'adieu. Je crus alors que cet adieu serait éternel, car je me sentais mourir de douleur. Mais Dieu prit compassion de moi : il me permit de pleurer comme un enfant qui a perdu sa mère ; je pleurai et je vécus.
– Allan, le ciel m'est témoin que s'il était en mon pouvoir de faire votre bonheur, vous seriez heureux.
– Je serai donc heureux un jour ! s'écria Allan avec transport. Dieu voudra ce que vous voulez.
– M'avez-vous été bien fidèle ? demanda Christabel en interrompant le jeune homme avec une coquette naïveté, et le serez-vous toujours ?
– En pensées, en paroles, en actions, je l'ai toujours été, je le suis et je le serai toujours.
– Merci, Allan ! la foi que j'ai en vous me soutient dans mon isolement ; je dois obéissance aux volontés de mon père, mais il est une de ses volontés à laquelle je ne me soumettrai jamais : il peut nous séparer encore ainsi qu'il l'a déjà fait, il ne pourra jamais me contraindre à aimer un autre que vous seul.
Robin, pour la première fois de sa vie, entendait parler le langage de l'amour ; il le comprenait par intuition, il tressaillait de bonheur à ses résonances, et se disait en soupirant :
– Oh ! si la belle Marianne voulait me parler ainsi !
– Chère Christabel, reprit Allan, comment avez-vous pu découvrir le cachot où j'étais renfermé ? qui m'a ouvert cette porte ? qui m'a procuré ce costume de moine ? Je n'ai pu reconnaître mon sauveur dans l'obscurité. On m'a seulement dit à voix basse : « Allez à la chapelle. »
– Il n'y a qu'une seule personne dans le château à laquelle je puisse me confier : c'est à une jeune fille aussi bonne qu'ingénieuse, c'est à Maude, ma femme de chambre, que nous sommes redevables de votre évasion.
– J'en étais sûr, murmura Robin.
– Quand mon père, après nous avoir si violemment séparés, vous eut jeté dans un cachot, Maude, touchée de mon désespoir, me dit : « Consolez-vous, milady, vous reverrez bientôt messire Allan. » Et elle a tenu parole, la bonne petite Maude, car elle m'a avertie, il y a quelques instants, que je pouvais vous attendre ici. Il paraîtrait que le geôlier chargé de votre garde n'a pas été insensible aux agaceries de Maude : Maude lui a porté à boire, lui a chanté des ballades, et l'a si bien enivré de vin et de regards que le pauvre homme s'est endormi comme un loir ; alors la rusée lui a enlevé ses clefs. Par un hasard providentiel, le confesseur de Maude se trouvait au château, et le saint homme n'a pas craint de se dépouiller de sa robe en votre faveur. Je ne connais pas encore ce vénérable serviteur de Dieu, mais je veux le connaître afin de le remercier du paternel appui qu'il a prêté à Maude.
– L'appui est en effet très paternel, se dit Robin toujours caché derrière son pilier.
– Ce moine ne porte-t-il pas le nom de frère Tuck ? demanda Allan.
– Oui, mon ami. Le connaissez-vous ?
– Un peu, répondit le jeune homme en souriant.
– C'est un bon vieillard, j'en suis s$ure, ajouta Christabel ; mais pourquoi riez-vous donc ainsi, Allan ? Est-ce que ce bon père ne mérite pas notre vénération ?
– Je ne prétends pas le contraire, chère Christabel.
– Mais pourquoi riez-vous, mon ami ? je veux le savoir.
– Pour une bagatelle, chère. C'est que ce bon vieillard de moine n'est pas tout à fait aussi vieux que vous le pensez.
– Je m'étonne que mon erreur vous fasse tant sourire. N'importe, vieux ou jeune, j'aime ce moine, et Maude me paraît l'aimer beaucoup.
– Oh ! à cela pas d'objection ; mais je serais désolé que vous puissiez l'aimer autant que Maude l'aime.
– Que voulez-vous dire ? demanda Christabel d'un ton fâché.
– Pardonnez-moi, mon amour, tout cela n'est qu'une plaisanterie que vous comprendrez plus tard, quand nous remercierons le moine de son obligeance.
– Soit. Mais vous ne me parlez pas de mon amie, de Marianne, votre sœur ; ah ! celle-là du moins, vous me permettrez de l'aimer, n'est-ce pas ?
– Marianne nous attend chez un honnête forestier de Sherwood ; elle a quitté Huntingdon pour vivre avec nous car j'espérais que votre père m'accorderait votre main ; mais puisque, non content de me repousser, il attente à ma liberté, pour attenter plus tard à ma vie sans doute, une seule chance de bonheur nous reste, la fuite…
– Oh ! non, Allan, non, jamais je n'abandonnerai mon père !
– Mais sa colère tombera sur vous comme elle vient de tomber sur moi. Marianne, vous et moi nous serions si heureux isolés du monde ; partout où tu voudras vivre, dans les bois, à la ville, partout, Christabel. Oh ! viens, viens, je ne veux pas sortir de cet enfer sans toi !
Christabel, éperdue, sanglotait, la tête cachée entre ses mains, et ne prononçait que ce seul mot : « Non ! non ! » chaque fois qu'Allan parlait de fuir.
Ah ! si en ce moment Allan Clare se fût trouvé en public, comme il eût dévoilé les crimes du baron Fitz-Alwine, et réduit à néant cet orgueilleux et cruel personnage !
Pendant que le jeune gentleman et Christabel, serrés l'un contre l'autre, se confiaient leurs douleurs et leurs espérances, Robin, devant qui se jouait pour la première fois une scène de véritable amour, se sentait transporté dans un monde nouveau.
La porte par laquelle les prisonniers évadés étaient entrés dans la chapelle se rouvrit doucement, et Maude, portant une torche en main, apparut, suivie de frère Tuck dépouillé de sa robe.
– Ah ! ah ! ah ! chère maîtresse ! s'écria Maude avec des sanglots, tout est perdu ! nous allons mourir, c'est un massacre général ! Ah ! ah ! ah !
– Que dites-vous, Maude ? s'écria Christabel épouvantée.
– Je dis que nous allons mourir : le baron met tout à feu et à sang ; il n'épargnera personne, ni vous, ni moi ! Ah ! ah ! mourir si jeune, c'est affreux ! Non, non, mille fois non, milady, je ne veux pas mourir !
Elle tremblait, elle pleurait véritablement, la gentille Maude, mais elle ne devait pas tarder à sourire.
– Que signifient ces verbiages et ces sanglots ? dit Allan d'un ton sévère, êtes-vous folle ? et vous, maître Tuck, ne pouvez-vous pas me dire ce qui se passe ?
– Impossible, messire chevalier, répondit le moine d'un air presque goguenard, car tout ce que je sais se résume en ceci : J'étais assis… non, à genoux…
– Assis, interrompit Maude.
– À genoux, riposta le moine.
– Assis, répéta Maude.
– À genoux, vous dis-je ! j'étais à genoux… je faisais mes prières.
– Vous buviez de l'ale, interrompit de nouveau très dédaigneusement Maude, vous en buviez même beaucoup.
– Douceur et civilité sont qualités remarquables, ma jolie Maude, et il me semble qu'aujourd'hui vous êtes portée à l'oublier.
– Pas de morale, et surtout pas de discussion, reprit Allan d'une voix impérieuse ; faites-moi connaître simplement la cause de votre arrivée soudaine et quel danger nous menace.
– Interrogez le révérend père, dit Maude en secouant sa jolie tête d'un air mutin ; tout à l'heure vous vous êtes adressé à lui, messire chevalier, il est juste qu'il vous réponde.
– Vous vous jouez cruellement de mon effroi, Maude, ajouta Christabel ; dites-moi ce que nous avons à craindre, je vous en supplie, je vous l'ordonne.
La jeune camériste, intimidée, rougit et dit enfin en s'approchant de sa maîtresse :
– Voilà ce que c'est, milady. Vous savez que j'ai fait prendre à Egbert le geôlier plus de vin que sa tête n'est capable d'en supporter ; il s'est donc endormi. Au milieu de son sommeil, sommeil lourd d'ivresse, Egbert a été appelé par milord ; milord voulait rendre visite à votre… à messire Allan ; le pauvre geôlier, encore sous l'influence du vin que je lui avais versé, oubliant le respect qu'il doit à Sa Seigneurie, s'est présenté devant elle les poings sur les hanches et lui a demandé d'un ton fort irrévérencieux pourquoi on osait le troubler, lui, brave et honnête garçon, au milieu de son sommeil. Monsieur le baron a été tellement surpris en entendant cette étrange question qu'il est demeuré quelques instants à contempler Egbert sans daigner lui répondre. Enhardi par ce silence, le geôlier s'est approché de monseigneur, et, s'accoudant sur l'épaule de monsieur le baron, il s'est écrié d'un ton jovial : « Dis donc, mon vieux débris de Palestine, et cette chère santé, comment va-t-elle ? J'espère que la goutte te laissera dormir tranquille cette nuit… » Vous savez, milady, que Sa Seigneurie n'était pas déjà de très bonne humeur, jugez alors de sa colère après les paroles et les gestes d'Egbert… Ah ! si vous aviez vu monseigneur, milady, vous trembleriez comme je tremble, vous redouteriez une sanglante catastrophe ; monsieur écumait de rage, il rugissait plus fort qu'un lion blessé, il ébranlait la salle en trépignant et cherchant quelque chose à écraser dans ses mains ; tout à coup il s'est emparé du trousseau de clefs suspendu à la ceinture d'Egbert, et a cherché parmi toutes ces clefs celle du cachot de votre… de messire chevalier. Cette clef n'y était plus. « Qu'en as-tu fait ? » s'est écrié monseigneur d'une voix de tonnerre. À cette question, Egbert, soudainement dégrisé, est devenu livide d'épouvante. Monseigneur n'avait plus la force de crier ; mais le frémissement convulsif qui agitait tout son corps annonçait qu'il allait se venger. Il a demandé une escouade de soldats et s'est fait conduire au cachot de messire en annonçant que si le prisonnier ne s'y trouvait plus, Egbert serait pendu… Messire, ajouta Maude, en se tournant vers Allan, il faut fuir au plus vite, fuir avant que mon père, informé de tout ce qui se passe, ne ferme les portes du château et n'abaisse le pont-levis.
– Partez, partez, cher Allan ! s'écria Christabel ; nous serions à jamais séparés si mon père nous trouvait ensemble.
– Mais vous, Christabel, vous ! dit Allan au désespoir.
– Moi, je reste… je calmerai la fureur de mon père.
– Moi aussi, je reste.
– Non, non, fuyez, au nom du ciel ! si vous m'aimez, fuyez… nous nous reverrons.
– Nous nous reverrons : vous le jurez, Christabel ?
– Je le jure.
– Eh bien ! Christabel, je vous obéis.
– Adieu ! à bientôt.
– Et vous allez me suivre, messire chevalier, ainsi que ce vénérable moine.
– Mais êtes-vous certaine, Maude, que votre père nous laissera sortir du château ? demanda frère Tuck.
– Oui, surtout si on ne l'a pas encore instruit des événements de la soirée. Allons, venez, il n'y a pas de temps à perdre.
– Mais nous sommes entrés trois au château, dit le moine.
– C'est vrai, ajouta Allan. Qu'est devenu Robin ?
– Présent ! s'écria le jeune forestier en sortant de sa cachette.
Christabel poussa un léger cri d'effroi, et Maude salua Robin avec un si gracieux empressement que le moine fronça les sourcils.
– L'habile garçon ! dit Maude avec un sourire et effleurant de sa main le bras de Robin ; il s'est sauvé d'un cachot que surveillaient deux sentinelles !
– Vous étiez donc emprisonné aussi ? s'écria Allan.
– Je raconterai mon aventure quand nous serons loin d'ici, répondit le jeune forestier. Partons bien vite… Mais venez donc, messire ; il me semble que vous devez tenir à la vie… et bien plus que je n'y tiens, moi, ajouta tristement le jeune garçon, car votre sœur et d'autres personnes pleureraient votre mort, tandis que moi… Mais vite, vite, profitons du secours de Maude ; partons, les murailles du château de Nottingham me pèsent sur la poitrine. Partons !
Maude, à ces dernières paroles, jeta sur le jeune homme un singulier regard.
Tout à coup un bruit de pas se fit entendre dans le passage conduisant à la chapelle.
– Que Dieu ait pitié de nous ! s'écria Maude. Voici le baron ; au nom du ciel ! partez.
Se dépouillant avec promptitude de sa robe de moine, Allan la rendit à Tuck et s'élança vers Christabel afin de lui dire un dernier adieu.
– Par ici, chevalier ! s'écria impérieusement Maude, qui ouvrait une des portes de sortie.
Allan déposa sur les lèvres de Christabel le plus ardent des baisers, et répondit à l'appel de Maude.
– Que saint Benoît me protège, ma douce amie ! dit le moine qui voulut aussi embrasser Maude.
– Impertinent ! s'écria la jeune fille ; mais passez donc, passez donc !
Robin, déjà expert en galanterie, s'inclina devant Christabel et lui baisa respectueusement la main en lui disant :
– Que la Vierge soit votre appui, votre consolation et votre guide !
– Merci, répondit Christabel étonnée de voir tant de noblesse dans les manières d'un simple forestier.
– Pendant que nous fuyons, milady, dit Maude, mettez-vous en prière et faites l'ignorante, si bien que le baron ne puisse se douter que vous connaissez la cause de sa colère.
La porte se refermait à peine sur les fugitifs que le baron, à la tête de ses hommes d'armes, faisait irruption dans la chapelle.
Nous l'y rejoindrons plus tard ; accompagnons d'abord nos trois amis, dont la gentille Maude est l'ange gardien.
La petite bande parcourait une longue et étroite galerie et marchait ainsi : Maude en tête et portant une torche, Robin à sa suite, et frère Tuck presque à côté de Robin ; Allan venait le dernier.
Maude hâtait le pas, autant pour mettre une certaine distance entre Robin et elle que pour arriver plus tôt à la porte du château ; elle ne riait pas, gardait un profond silence, et de sa main restée libre repoussait la main de Robin, qui tentait vainement de saisir au vol quelques plis de sa robe.
– Vous êtes donc fâchée contre moi ? demanda le jeune homme d'un ton suppliant.
– Oui, répondit laconiquement Maude.
– Qu'ai-je fait pour vous déplaire ?
– Vous n'avez rien fait.
– Qu'ai-je dit alors ?
– Ne me le demandez pas, messire, cela ne peut ni ne doit vous intéresser.
– Mais cela m'afflige.
– Qu'importe, vous vous consolerez promptement. Ne serez-vous pas bientôt éloigné de ce château de Nottingham dont les murailles pèsent tant sur votre poitrine ?
– Ah ! ah ! je comprends, se dit Robin ; et il ajouta :
– Si je suis fatigué du baron, des murailles de son château et des verrous de ses prisons, je ne le suis pas de votre charmante figure, ni de vos sourires, ni de vos gracieuses paroles, ma chère Maude.
– Vrai ? s'écria Maude tournant à demi la tête.
– Bien vrai, chère Maude.
– La paix, alors…
Et Maude se laissa embrasser par le jeune forestier.
Cette petite manœuvre causa un temps d'arrêt dans la marche des fugitifs ; aussi le moine, dont l'oreille avait été désagréablement affectée par le bruit de ce baiser, s'écria-t-il d'un ton bourru :
– Holà ! marchez donc plus vite… Quel chemin faut-il prendre ?
Ils étaient arrivés à un embranchement de couloirs.
– À droite, répondit Maude ; et vingt pas plus loin, ils atteignirent le poste du concierge.
La jeune fille appela son père.
– Comment ! s'écria le vieux Lindsay, qui par bonheur ignorait encore les événements de la soirée, comment, vous nous quittez déjà, et de nuit encore ! Vraiment, frère Tuck, je comptais trinquer avec vous avant de m'endormir ; mais est-ce bien nécessaire que vous partiez ce soir ?
– Oui, mon fils, répondit Tuck.
– Adieu donc, joyeux Gilles ; et vous aussi, braves gentlemen, au revoir !
Le pont-levis s'abaissa ; Allan s'élança le premier hors du château, le moine le suivit après avoir parlementé avec la jeune fille, qui ne lui permit pas cette fois de lui donner ce qu'il appelait sa bénédiction, un baiser, car elle profita d'un instant d'inattention du moine pour imprimer ses lèvres brûlantes sur la main de Robin.
En faisant tressaillir le jeune homme dans tout son être, ce baiser l'affligea profondément.
– Nous nous reverrons bientôt, n'est-ce pas ? dit Maude à voix basse.
– Je l'espère, répondit Robin, et, en attendant mon retour, ayez l'obligeance, chère enfant, de reprendre mon arc dans la chambre du baron ainsi que mes flèches, vous les remettrez à qui viendra les demander de ma part.
– Venez vous-même.
– Eh bien ! je viendrai moi-même, Maude. Adieu, Maude.
– Adieu, Robin, adieu !
Les sanglots qui étouffaient la voix de la pauvre fille ne permirent pas de reconnaître si elle disait aussi : « Adieu, Allan ; adieu, Tuck. »
Les fugitifs descendirent rapidement la colline, traversèrent la ville sans s'arrêter, et ne ralentirent leur marche que sous l'ombrage protecteur de la forêt de Sherwood.
Vers dix heures du soir, Gilbert, qui attendait avec impatience le retour des voyageurs, laissa le père Eldred dans la chambre de Ritson et descendit près de Marguerite, qui s'occupait des soins du ménage ; il voulait s'informer si miss Marianne ne s'inquiétait pas trop de la longue absence de son frère.
– Miss Marianne ? s'écria Marguerite, qui, préoccupée de sa douleur, n'avait pas remarqué l'absence de la jeune fille, miss Marianne ? mais elle est sans doute dans sa chambre.
Gilbert y courut : l'appartement était vide.
– Il est dix heures, Maggie, dix heures, et cette jeune fille n'est pas dans la maison.
– Elle se promenait tantôt avec Lance dans l'avenue vis-à-vis.
– Elle aura perdu le cottage de vue et se sera égarée. Ah ! Maggie, je tremble qu'il lui soit arrivé malheur. Dix heures passées ! mais à cette heure, il n'y a que les loups et les outlaws d'éveillés dans la forêt.
Gilbert prit son arc, ses flèches, une dague bien affilée, et l'élança dans la forêt à la recherche de Marianne ; il connaissait tous les fourrés, tous les taillis, tous les buissons, toutes les clairières, et il voulait fouiller un à un tous les endroits si connus de lui et dangereux pour une femme. Il faut que je retrouve cette jeune fille, se disait Gilbert ; par saint Pierre ! il faut que je la retrouve.
Guidé par l'instinct ou plutôt par cette prescience particulière que les forestiers arrivent à acquérir en pratiquant les bois, Gilbert suivit exactement la route que Marianne avait suivie jusqu'à l'endroit où elle était assise. Arrivé là, le forestier crut entendre un sourd gémissement sur le bord d'une allée voisine que l'épaisseur du feuillage dérobait aux rayons de la lune ; il prêta l'oreille et reconnut que ces gémissements étaient entremêlés de cris faibles, aigus et plaintifs comme ceux d'un animal qui souffre. L'obscurité était profonde, et Gilbert se dirigea à tâtons vers l'endroit d'où partaient ces cris ; à mesure qu'il s'approchait, ces cris devenaient plus distincts, et bientôt les pieds du garde se heurtèrent contre une masse inerte étendue sur le sol ; il se baissa, allongea le bras, et sa main toucha la robe poilue mais gluante de sueur froide d'un animal. L'animal, comme ranimé par le toucher de cette main, fit un mouvement, et ses plaintes se changèrent en un faible aboiement de reconnaissance.
– Lance, mon pauvre Lance ! s'écria Gilbert.
Lance essaya de se redresser sur ses pattes ; mais fatigué de l'effort, il retomba en gémissant.
– Un effroyable malheur est arrivé à cette pauvre jeune fille, se dit mentalement Gilbert, et Lance, en voulant la défendre, a succombé dans la lutte. Là ! là ! murmurait le forestier en caressant tendrement la fidèle bête, là ! mon pauvre vieux, où es-tu blessé ? au ventre ? non. Au râble ? aux pattes ? Non, non. Ah ! sur la tête ! le coquin a voulu te fendre le crâne… Ah ! tout beau ! nous n'en mourrons pas. Tu as perdu bien du sang, mais il t'en reste encore… Le cœur bat, oui, je le sens battre, et il ne bat pas la retraite.
Gilbert, ainsi que tous les campagnards, connaissait les vertus médicales de certaines plantes ; il se hâta donc d'aller en cueillir quelques-unes dans les clairières voisines, où l'obscurité était combattue par les premiers rayons de la lune, et, après les avoir broyées entre deux pierres, il les plaça sur la blessure de Lance et les y maintint à l'aide d'une compresse improvisée avec un lambeau de son surtout en peau de chèvre.
– Il faut que je te quitte, pauvre vieux ; mais sois tranquille, je reviendrai te chercher ; en attendant, tu vas te reposer là sur cette litière de feuilles sèches, et je recouvrirai ton corps avec d'autres feuilles afin que tu n'aies pas froid, mon bon Lance !
Tout en parlant ainsi à son chien comme il aurait parlé à un homme, le vieux forestier, prenant l'animal entre ses bras, le transporta dans un fourré. Cela fait, il donna une dernière caresse au fidèle animal, et reprit sa course à la recherche de Marianne.
– Par saint Pierre ! murmurait Gilbert en explorant d'un œil de lynx les taillis et les clairières, par saint Pierre ! si le bon Dieu jette sur mon chemin le fils du diable qui a endommagé le cuir de mon pauvre Lance, je lui ferai danser une ronde à coups de plat de dague comme jamais il n'en dansera. Ah ! le coquin ! ah ! le bandit !
Gilbert suivait précisément le sentier par où s'était enfuie Marianne après la chute de Lance, et arriva dans la clairière non loin de laquelle Petit-Jean avait délivré la fugitive. Gilbert allait explorer les alentours assez déboisés de cette clairière, lorsqu'une ombre rendue gigantesque par les rayons obliques de la lune lui apparut s'agitant sur le sol ; il crut d'abord qu'elle provenait d'un grand arbre et n'y prêta pas d'attention ; mais l'instinct souffla à Gilbert que cette ombre avait quelque chose d'étrange : il la considéra donc attentivement et reconnut bientôt qu'elle ne pouvait appartenir qu'à un être vivant, à un homme.
À vingt pas du lieu où il se trouvait, Gilbert vit un homme debout appuyé contre un arbre, le dos tourné et agitant ses bras autour de sa tête comme s'il voulait se coiffer d'un turban.
Le forestier n'hésita pas à planter sa vigoureuse main sur celui qu'il croyait être un outlaw, et peut-être aussi le meurtrier de miss Marianne.
– Qui es-tu ? lui demanda-t-il en même temps d'une voix de tonnerre.
L'homme, moitié saisissement, moitié faiblesse, chancela et se laissa glisser le long de l'arbre jusqu'aux pieds de Gilbert.
– Qui es-tu ? répéta Gilbert en redressant brusquement l'étranger.
– Que vous importe ? grommela le personnage sitôt que, remis sur ses jambes, il se fut aperçu que Gilbert était seul ; que vous…
– Il m'importe beaucoup. Je suis garde forestier, et comme tel chargé de la police de Sherwood ; or tu ressembles à un bandit autant que la pleine lune de ce mois-ci ressemble à celle du mois dernier, et je te soupçonne de ne chasser qu'un seul genre de gibier. Néanmoins je te laisserai partir en liberté si tu veux répondre clairement et sincèrement à certaines questions que je vais t'adresser ; mais si tu refuses, par saint Dunstan ! je t'abandonne à la sollicitude du shérif.
– Questionnez-moi, je verrai si je dois répondre.
– As-tu rencontré ce soir dans la forêt une jeune fille vêtue d'une robe blanche ?
Un affreux sourire passa sur les lèvres du bandit.
– Je comprends, tu l'as rencontrée. Mais que vois-je ? Tu es blessé à la tête ? oui, et cette blessure a été faite par les dents d'un chien. Ah ! misérable ! je vais m'en assurer.
Et Gilbert arracha vivement le bandeau ensanglanté qui recouvrait la blessure ; l'homme ainsi démasqué laissa voir un lambeau de chair retombant sur son cou, et, fou de douleur, s'écria sans songer qu'il s'accusait lui-même :
– Comment peux-tu savoir que c'est un chien ? nous étions seuls !
– Et la jeune fille, où est-elle ? Parle, misérable, parle ou je te tue.
Pendant que Gilbert, la main sur la poignée de sa dague, attendait une réponse, l'outlaw relevait sournoisement son arbalète et lui en assénait un coup violent au sommet de la tête. Le vieillard, étourdi un instant, reprit bien vite son aplomb, s'affermit sur ses jambes et dégaina. Le proscrit reçut alors du plat de sa dague une si furieuse grêle de coups serrés et continus, sur le dos, sur les épaules, sur les bras et sur les flancs, qu'il tomba et demeura gisant à terre immobile et presque mort.
– Je ne sais pas pourquoi je ne te tue pas, misérable ! criait le forestier ; mais puisque tu ne veux pas dire où elle est, je t'abandonne au hasard. Meurs là, comme une bête fauve.
Et Gilbert s'éloigna pour recommencer ses recherches.
– Je ne suis pas encore mort, vil esclave du fouet ! murmura le proscrit, en se soulevant sur son coude dès que Gilbert fut parti ; je ne suis pas mort, et je te le prouverai ! Ah ! tu voudrais savoir où elle se trouve maintenant, cette jeune fille ? Je serais bien niais de faire cesser tes angoisses en te disant qu'un des Gamwell l'a conduite vers le hall. Oh ! là, là ! que je souffre ! mes os sont fracassés, mes membres disloqués, et je ne suis pas mort, non, non, Gilbert Head, je ne suis pas mort !
Et, se traînant sur les genoux et sur les mains, il alla chercher du repos et un abri dans l'épaisseur d'un fourré.
Le vieillard, de plus en plus inquiet, ne cessait de parcourir la forêt, et commençait à perdre tout espoir de rencontrer la jeune fille, du moins vivante, lorsque non loin de là il entendit chanter une de ces joyeuses ballades qu'il avait jadis composées en l'honneur de son frère Robin.
Le chanteur invisible arrivait au-devant de lui dans le même sentier ; Gilbert écouta, et son amour-propre de poète lui fit oublier les inquiétudes du moment.
– Que la rouge figure de ce sot Will, si bien nommé l'Écarlate, se balance pendue à la branche d'un chêne, murmura Gilbert d'un ton de mauvaise humeur ; il chante l'air de ma ballade d'une façon bien peu en rapport avec les paroles. Ohé ! maître Gamwell ; ohé ! William Gamwell, n'estropiez donc pas ainsi la musique et la poésie ! Eh ! que diable faites-vous à cette heure dans la forêt ?
– Holà ! répondit le jeune gentleman, qui donc ose interrompre les chants de William de Gamwell avant que William de Gamwell ne lui ait souhaité la bienvenue ?
– Quiconque a entendu une fois, une seule fois, la voix de Will l'Écarlate ne l'oublie jamais, et n'a besoin pour reconnaître l'approche de Will ni des clartés du soleil ni de celles de la lune, pas même de celles des étoiles.
– Bravo ! bien riposté ! dit joyeusement un autre personnage.
– Avance, spirituel étranger, répliqua Will d'un ton provocateur, et nous verrons à te donner une leçon de politesse.
Et Will faisait déjà tournoyer son bâton quand Petit-Jean intervint.
– Mais tu es fou, mon cousin ; ne reconnais-tu donc pas le vieux Gilbert, chez lequel nous allons ?
– Gilbert, vraiment !
– Eh ! oui, Gilbert.
– Ah ! c'est différent, dit le jeune homme ; et il s'élança au-devant du forestier en s'écriant :
– Bonnes nouvelles, mon vieux, bonnes nouvelles ! La jeune dame est en sûreté au hall, et miss Barbara ainsi que miss Winifred ont grand soin d'elle ; Petit-Jean l'a rencontrée dans la forêt au moment où un outlaw allait lui faire un mauvais parti. Mais vous êtes donc seul, Gilbert ? et Robin, mon cher Robin Hood, où est-il ?
– Paix, paix donc, Will ! ménagez vos poumons et nos oreilles. Robin est parti ce matin pour Nottingham ; et n'était pas encore de retour quand j'ai quitté la maison.
– Ah ! c'est mal à Robin Hood d'aller sans moi à Nottingham ; nous nous étions promis de passer huit jours à la ville. On s'y amuse tant !
– Mais comme vous êtes pâle, Gilbert, dit Petit-Jean ; qu'avez-vous ? êtes-vous malade ?
– Non, j'ai des chagrins : mon beau-frère est mort aujourd'hui, et j'ai appris que… mais qu'importe, n'en parlons plus. Dieu soit loué ! miss Marianne est hors de danger. C'est elle que je cherchais dans la forêt ; jugez de mon inquiétude, surtout après avoir rencontré tout à l'heure le meilleur de mes chiens, le pauvre Lance, presque mort.
– Lance presque mort, ce chien si bon, si…
– Oui, Lance, une bête comme il ne s'en fait plus, la race en est perdue.
– Qui a fait cela, qui a commis ce crime ? dites-moi où il est, ce coquin, que je lui brise les côtes ! Où est-il ? où est-il ? demandait vivement le jeune homme aux cheveux rouges.
– Soyez tranquille, mon fils, j'ai vengé le vieux Lance.
– C'est égal, je veux le venger aussi, moi ; dites, où est-il, le misérable assez lâche pour tuer un chien ? il faut que je prenne son signalement avec mon bâton. C'est un outlaw, sans doute ?
– Oui, et je l'ai laissé là-bas… de ce côté… presque mort, après l'avoir roué de coups avec le plat de ma dague.
– Si cet homme est le même que celui qui a osé violenter miss Marianne, il est de mon devoir de le conduire à Nottingham, devant le shérif, dit Petit-Jean. Montrez-moi où vous l'avez laissé, Gilbert.
– Par ici, par ici, mes enfants !
Le vieux forestier retrouva facilement l'endroit où le proscrit était tombé sous ses coups ; mais le proscrit n'y était déjà plus.
– C'est fâcheux ! s'écria Will. Tiens, voilà justement où nous nous donnons rendez-vous, en partant du hall, pour la chasse, là-bas, dans ce carrefour, entre ce chêne et ce hêtre.
– Entre ce chêne et ce hêtre ! répéta Gilbert dont tout le corps frissonna subitement.
– Oui, entre ces deux arbres. Mais qu'avez-vous, mon vieux ? s'écria Will ; vous tremblez, comme une feuille.
– C'est que… Ah ! rien, rien, répliqua Gilbert en comprimant son émotion ; un souvenir, rien.
– Bah ! vous craignez les revenants, vous, mon brave, dit Petit-Jean qui ignorait la cause du trouble de Gilbert ; je vous croyais blasé là-dessus, en votre qualité de doyen des forestiers. Il est vrai néanmoins que cet endroit ne jouit pas d'une très bonne réputation ; on dit que l'âme en peine d'une jeune fille, tuée par des proscrits, erre chaque nuit sous ces grands arbres ; je ne l'ai jamais vue, moi, quoique je fréquente la forêt aussi bien de nuit que de jour ; mais beaucoup de gens de Mansfeld, de Nottingham, du hall et des villages voisins affirment sous serment l'avoir rencontrée dans le carrefour.
À mesure que Petit-Jean parlait ainsi, l'émotion de Gilbert croissait ; une sueur froide mouillait son visage, ses dents claquaient, et, les yeux hagards, le bras tendu vers le hêtre, il montrait du doigt à ses compagnons un objet invisible.
Tout à coup, la brise, légère jusqu'alors, se tourna en rafale et balaya de dessous ces arbres les feuilles sèches qui s'y étaient entassées, et du milieu du tourbillon surgit une forme humaine.
– Annette, Annette, ma sœur, s'écria Gilbert tombant à genoux et levant ses mains jointes, Annette, que désires-tu ? qu'ordonnes-tu ?
Will et Petit-Jean, tout intrépides qu'ils étaient, frémirent et se signèrent dévotement, car Gilbert n'était point la dupe d'une hallucination, et comme lui ils voyaient un grand fantôme blanc debout entre les deux arbres ; le fantôme eut l'air de vouloir s'avancer vers eux, mais la rafale redoublant de violence, il s'éloigna à reculons comme s'il obéissait à la force du vent, et disparut à l'extrémité du carrefour dans une zone obscure où les rayons obliques de la lune, interceptés par l'épaisseur du feuillage, ne pénétraient pas encore.
– C'est elle ! elle ! sans sépulture !
En prononçant ces derniers mots, Gilbert s'évanouit, et ses compagnons demeurèrent longtemps immobiles, et muets comme des statues ; ils ne voyaient plus le fantôme, mais il leur semblait que la brise apportait jusqu'à eux des bruits confus, des gémissements.
Revenus peu à peu de leur frayeur, nos deux jeunes gens se concertèrent pour porter secours à Gilbert toujours évanoui ; en vain frappèrent-ils des mains dans les siennes et cherchèrent-ils à lui faire avaler quelques gouttes de ce whisky dont chaque forestier en course possède une petite provision ; en vain murmurèrent-ils à son oreille tout un vocabulaire de mots de consolation, le vieillard ne sortait pas de son anéantissement, et, sans les battements du cœur toujours appréciables, on l'aurait cru mort.
– Que faire, cousin ? demanda Will.
– Le transporter chez lui, et au plus vite, répondit Petit-Jean.
– Certes tu es de force à le placer sur ton dos ; mais il n'y sera pas à son aise, pas plus que si je le prenais par les pieds et toi par la tête.
– Tiens, voici ma hachette, Will ; va-t'en choisir dans le fourré ce qu'il faut pour improviser un brancard ; mais je reste là, j'espère encore pouvoir le réveiller.
William ne chantait plus les joyeuses ballades de Gilbert, et s'affligeait sincèrement de l'état du vieux poète de Sherwood ; tout en cherchant son bois, il arriva à cette extrémité sombre du carrefour par où s'était évaporé le fantôme ; et, disons-le à sa louange, il n'éprouva pas plus de frayeur que s'il se fût promené seul à minuit dans le verger du hall de Gamwell.
Tout à coup William trébucha contre un objet volumineux couché sur la terre, et roula dessus ; le jeune homme allait lancer le plus énergique juron contre le malencontreux obstacle qui l'arrêtait en son chemin, lorsqu'il sentit que ce qu'il prenait pour un morceau de bois était doué de mouvement et débitait à son oreille une kyrielle de blasphèmes.
– Holà ! là ! s'écria le courageux Will en empoignant la gorge de l'individu sur lequel il venait de rouler ; cousin, cousin, à moi ! je le tiens !
– Coupe-le ras le pied, répondit Petit-Jean sans quitter Gilbert.
– Eh ! ce n'est pas un jeune arbre que je tiens, c'est le bandit, le meurtrier de Lance ; à moi, cousin !
– Me lâcheras-tu ? j'étouffe ! disait l'homme en râlant. Ah ! vous voilà tous deux après moi, ajouta-t-il en voyant accourir Petit-Jean ; ce n'est pas la peine… je meurs !… De l'air, par pitié, de l'air !…
William se releva.
– Eh ! parbleu ! c'est le fantôme de tout à l'heure, avec son surtout en peau de chèvre blanche ! s'écria Petit-Jean. N'étais-tu pas couché là-bas, entre deux arbres, sur un tas de feuilles ?
– Oui.
– C'est toi qui as poursuivi une jeune fille ? demanda Petit-Jean.
– C'est toi qui viens d'assommer le plus brave des chiens ? ajouta Will.
– Non, non, messeigneurs ; par pitié, secourez-moi, je meurs !
– Et, reprit Will, tu viens de tuer un homme qui a cru voir en toi un fantôme, le fantôme d'une Annette…
– Annette ? Annette ? Ah ! oui, je me souviens d'Annette… C'est Ritson qui l'a tuée ; moi j'étais déguisé en prêtre et je les ai mariés.
– Il a le délire ! pensèrent les deux cousins, qui ne comprenaient pas le sens de ces dernières paroles.
– Par pitié, messeigneurs, emportez-moi d'ici ! la terre est si dure !
– Dis-nous d'abord qui t'a mis en cet état.
– Les loups, répondit le misérable, qui, malgré les souffrances de l'agonie, ne perdait pas l'esprit ; les loups, messeigneurs ; ils ont dévoré tout un côté de ma tête, ils m'ont déchiré les membres à coups de dents ; j'étais égaré dans la forêt, et comme je n'avais pas mangé depuis deux jours, je n'ai pas eu la force de me défendre. Pitié, pitié, mes deux seigneurs.
– C'est un outlaw, dit Petit-Jean, à l'oreille de Will, c'est lui qui a poursuivi miss Marianne et fendu la tête à Lance ; c'est lui que Gilbert à roué de coups. Il m'est avis qu'il n'ira pas loin, et que nous le retrouverons ici au point du jour ; alors, s'il n'est pas mort, je le conduirai devant le shérif.
Et sans plus s'inquiéter des gémissements du bandit, les deux cousins retournèrent près de Gilbert.
Peu à peu Gilbert avait repris ses sens ; il déclara qu'il se sentait capable de regagner à pied son domicile, et il se mit en route, soutenu de chaque côté par les deux jeunes gens.
À quelques pas de sa maison il s'arrêta pour écouter un bruit lugubre qui s'élevait dans les airs, et il tressaillit en disant :
– C'est Lance ; c'est son dernier cri de douleur peut-être.
– Courage, bon Gilbert ! nous arrivons ; voici dame Marguerite qui vous attend sur la porte, une lumière entre les mains ; courage !
Pour la seconde fois les hurlements du chien traversèrent l'espace, et Gilbert allait perdre connaissance quand Marguerite, se précipitant au-devant de lui, le soutint et l'entraîna dans l'intérieur de la maison.
Une heure plus tard, Gilbert, presque calmé, disait doucement à ses jeunes amis :
– Enfants, plus tard peut-être aurai-je la force de vous raconter l'histoire de cette âme en peine que nous avons vue errer là-bas.
– Une âme en peine ! s'écria Will avec un gros rire. Ah ! nous la connaissons, cette âme…
– Silence, cousin ! dit Petit-Jean d'un air sévère.
– Non, vous ne la connaissez pas, vous êtes trop jeunes, reprit Gilbert.
– Je veux dire que nous avons rencontré l'outlaw que vous avez si bien accompagné à coups de dague.
– Vous l'avez rencontré ?
– Oui, et presque mort.
– Dieu lui pardonne !
– Et le diable l'emporte ! ajouta Will.
– Silence, cousin !
– Avant de retourner au hall, vous pouvez me rendre un grand service, mes enfants, reprit Gilbert.
– Parlez, maître.
– Il y a un mort dans ma maison, aidez-nous à le porter en terre.
– Nous sommes à vos ordres, bon Gilbert, répliqua William ; nous avons de bons bras, et ne craignons ni morts, ni vivants, ni fantômes.
– Silence donc, cousin !
– Soit, on se taira, murmura Will de très mauvaise humeur. Il ne comprenait pas comme Petit-Jean que les allusions au fantôme réveillaient les angoisses et les douleurs du vieux forestier.
En tête, le père Eldred récitant des prières, à sa suite Petit-Jean et Lincoln portant le cadavre sur une civière, après la litière Marguerite et Gilbert, Gilbert retenant ses sanglots pour ne pas provoquer ceux de Marguerite, et Marguerite pleurant silencieusement sous son capuchon de bure, et après eux Will l'Écarlate, tel était l'ordre du convoi qui s'avançait à l'heure de minuit vers les deux arbres au pied desquels l'amant et le meurtrier d'Annette avait demandé la grâce d'être enseveli.
Gilbert et sa femme demeurèrent agenouillés tout le temps que les bras vigoureux de Lincoln et de Petit-Jean employèrent à creuser la fosse.
Elle n'était pas à moitié creusée que Will, qui montait la garde aux environs, l'arc bandé d'une main et la dague de l'autre, vint dire à l'oreille de son cousin :
– Nous ne ferions peut-être pas mal d'agrandir ce trou et d'y jeter quelqu'un en compagnie de cet homme.
– Que signifie cela, cousin ?
– Cela signifie que celui qui prétendait avoir été attaqué par les loups et que nous avons laissé en fort mauvais état à quelques pas d'ici est mort, bien mort. Allez lui donner un coup de pied, et vous verrez s'il se plaint.
Les dernières pelletées de terre retombaient sur les cadavres des deux bandits, quand, pour la troisième fois, les hurlements du chien planèrent dans la forêt.
– Lance, mon pauvre Lance, à toi, à toi maintenant ! s'écria le forestier. Je ne rentrerai pas sans t'avoir porté secours.
Ainsi que l'avait raconté Maude, le fougueux baron, suivi de six hommes d'armes, s'était rendu au cachot d'Allan Clare.
Plus de prisonnier !
– Ah ! ah ! dit-il en riant comme un tigre, si toutefois les tigres peuvent rire, ah ! ah ! l'on obéit à mes ordres d'une admirable façon ; vraiment j'en suis enchanté ! Mais à quoi servent donc mes geôliers et mon donjon ? Par sainte Griselda ! j'exercerai désormais sans eux mes droits de haute et basse justice, et je renfermerai mes prisonniers dans la volière de ma fille… Egbert Lanner, le porte-clefs, où est-il ?
– Le voilà, monseigneur, répondit un soldat ; je le tiens serré de près, sans quoi il se serait enfui.
– Et s'il s'était enfui je t'aurais pendu à sa place… Approche ici, Egbert. Tu vois la porte de ce cachot, elle est fermée ; tu vois ce guichet, il est étroit ; eh bien ! me diras-tu comment le prisonnier, qui n'est ni assez mince de corps pour passer par cette ouverture, ni aussi subtil que l'air pour s'évaporer par le trou de la serrure, me diras-tu comment il a fait pour s'échapper ?
Egbert, plus mort que vif, gardait le silence.
– Me diras-tu pour quel vil intérêt tu as prêté la main à l'évasion de ce criminel ? Je te demande cela sans colère, réponds-moi sans crainte. Je suis bon et juste, et peut-être, si tu avoues ta faute, je pardonnerai…
Le baron faisait de la mansuétude en pure perte ; Egbert avait trop d'expérience pour croire à sa sincérité, et, toujours plus mort que vif, il ne répondit pas.
– Ah ! stupides esclaves que vous êtes ! s'écria tout à coup Fitz-Alwine, je gagerais que pas un de vous n'a eu l'esprit d'avertir le concierge du château de ce qui se passait ? Vite, vite, qu'un de vous aille ordonner de ma part à Hubert Lindsay d'abaisser le pont-levis et de fermer toutes les portes.
Un soldat partit aussitôt en courant, mais il s'égara à travers les couloirs obscurs de la prison, et tomba la tête la première dans l'escalier d'une cave. La chute fut mortelle, personne ne s'en aperçut, et les fugitifs sortirent du château, grâce à cette catastrophe ignorée.
– Milord, dit un des hommes d'armes, quand nous venions ici, il m'a semblé voir les reflets d'une torche à l'extrémité de la galerie qui conduit à la chapelle.
– Et tu attends jusqu'à présent pour me le dire ! s'écria le baron. Ah ! ils ont juré de me faire mourir à petit feu, les coquins ! mais ils mourront avant moi, oui, ajouta-t-il, suffoqué par la colère ; oui, vous mourrez avant moi, et j'inventerai pour vous un supplice terrible, si je ne rattrape pas ce mécréant qu'Egbert va d'abord remplacer au gibet.
En achevant ces mots, Fitz-Alwine arracha une torche des mains d'un soldat et se précipita dans la chapelle. Christabel, debout devant le tombeau de sa mère, paraissait plongée dans une profonde méditation.
– Fouillez par tous les coins et recoins, ramenez-le mort ou vif ! dit le baron.
Les soldats obéirent.
– Et vous, ma fille, que faites-vous ici ?
– Je prie, mon père.
– Vous priez sans doute pour un mécréant qui mérite la corde ?
– Je prie pour vous devant le tombeau de ma mère ; ne le voyez-vous pas ?
– Où est votre complice ?
– Quel complice ?
– Ce traître, cet Allan.
– Je l'ignore.
– Vous me trompez ; il est ici.
– Je ne vous ai jamais trompé, mon père.
Le baron scruta du regard le pâle visage de la jeune fille.
– Nous ne trouvons ni l'un ni l'autre, vint dire un des soldats.
– Ni l'un ni l'autre ? répéta Fitz-Alwine, qui commençait à se douter de la fuite de Robin.
– Mais oui, seigneur, ni l'un ni l'autre. Est-ce qu'on ne parle pas des deux prisonniers évadés ?
Exaspéré de voir Robin lui échapper, l'insolent Robin qui l'avait bravé en face et duquel il espérait obtenir plus tard par la torture certains renseignements sur Allan, le baron appliqua sa large main sur l'épaule de l'indiscret soldat, et lui dit :
– Ni l'un ni l'autre ? Explique-moi la valeur de ces quatre mots.
Le soldat frissonnait sous la pression violente de cette main et ne savait que répondre.
– Mais d'abord, qui es-tu ?
– S'il plaît à Votre Seigneurie, je me nomme Gaspard Steinkoff ; j'étais en faction sur le rempart, et c'est…
– Misérable ! c'est donc toi qui étais de garde derrière la porte du cachot de ce jeune loup de Sherwood ? Ne me dis pas que tu l'as laissé fuir, sinon je te poignarde.
Nous nous abstiendrons désormais d'indiquer les innombrables nuances de la colère du baron ; qu'il suffise à nos lecteurs de savoir que la colère était passée chez lui à l'état d'habitude, de nécessité, et qu'il aurait cessé de respirer s'il avait cessé d'être en colère.
– Ainsi, tu avoues qu'il s'est échappé pendant que tu étais de faction sur le rempart de l'est ? reprit le baron après un instant de silence ; allons, réponds-moi !
– Milord, vous m'avez menacé de votre poignard si j'avouais, répondit le pauvre diable.
– Et certes j'exécuterai ma menace.
– Alors je me tais.
Le baron levait le poignard sur le malheureux quand lady Christabel retint son bras en s'écriant :
– Oh ! je vous en conjure, mon père, n'ensanglantez pas ce tombeau !
Cette prière fut écoutée ; le baron, repoussa brusquement Gaspard, rengaina son poignard, et dit à la jeune fille d'un ton sévère :
– Rentrez dans votre appartement, milady ; et vous autres, montez à cheval et courez sur la route de Mansfeldwoohaus ; les prisonniers ont dû suivre cette direction, vous pourrez les rattraper facilement ; je les veux, il me les faut à tout prix, entendez-vous ? il me les faut !
Les hommes d'armes obéirent, et Christabel s'éloignait quand Maude rentra dans la chapelle, courut à sa maîtresse, et, se mettant un doigt sur les lèvres, dit à mi-voix :
– Sauvés ! sauvés !
La jeune lady joignit pieusement les mains pour remercier Dieu, et partit suivie de Maude.
– Arrêtez ! cria le baron qui avait entendu le chuchotement de la camériste. Demoiselle Hubert Lindsay, je désirerais m'entretenir un instant avec vous. Eh bien ! approchez donc ; avez-vous peur qu'on vous dévore ?
– Je ne sais, répondit Maude épouvantée ; mais vous me paraissez si en colère, si furieux, monseigneur, que je n'ose.
– Demoiselle Hubert Lindsay, on connaît votre astuce et on sait que vous ne vous épouvantez pas d'un froncement de sourcils. Cependant, si on le voulait, on vous ferait trembler réellement, et prenez garde qu'on ne le veuille… Or çà, dites-moi qui es sauvé ? J'ai entendu vos paroles, ma belle effrontée !
– Je n'ai point dit que quelqu'un était sauvé, monseigneur, répondit Maude en jouant d'un air candide avec les longues manches de sa robe.
– Ah ! vous n'avez pas dit que quelqu'un était sauvé, charmante comédienne ! vous avez dit peut-être qu’ils étaient sauvés ; pas un, mais plusieurs.
La camériste secoua la tête en signe de négation.
– Oh ! la menteuse, la menteuse prise en flagrant délit !
Maude regarda fixement le baron en affectant un grand air de stupidité, comme si elle ne comprenait pas ce que signifiaient ces mots flagrant délit.
– Je ne suis point dupe de ta feinte imbécillité, reprit le baron. Je sais que tu as favorisé la fuite de mes prisonniers ; mais ne chante pas victoire, ils ne sont pas encore tellement éloignés du château que mes gens ne puissent les rattraper, et nous verrons dans une heure si tu les empêches d'être attachés l'un à l'autre dos à dos, et jetés du haut des remparts dans les fossés.
– Pour les attacher dos à dos, monseigneur, il faut d'abord les ramener ici, répliqua Maude, toujours avec une naïveté stupide que démentaient des yeux pétillants de malice.
– Et avant de leur faire faire le plongeon dans les fossés, on les confessera ; et s'il est prouvé que vous avez été leur complice, nous essayerons un peu de vous faire trembler, demoiselle Hubert Lindsay.
– À vos souhaits, monseigneur.
– Mais ce ne sera guère aux vôtres… vous verrez.
– Par saint Valentin ! monseigneur, je serais bien contente d'être instruite à l'avance de vos projets sur moi ; j'aurais au moins le temps de me préparer, ajouta-t-elle avec une révérence.
– Insolente !
– Milady, reprit la camériste d'un ton parfaitement calme, et se rapprochant de sa maîtresse, qui dans son immobilité ressemblait à une statue de la Douleur ; milady, si vous voulez m'en croire, Votre Honneur regagnera son appartement ; la nuit devient froide… Votre Honneur n'a pas la goutte… mais…
L'irascible baron, démonté par tant de sang-froid railleur, interrompit la camériste et lui demanda une dernière fois de qui elle avait voulu parler en disant : Sauvés ! sauvés !
Cette demande fut faite presque sans colère, et Maude comprit qu'il était temps d'y répondre d'une façon ou d'une autre ; aussi s'écria-t-elle, comme vaincue par la persistance du baron :
– Je vais vous le dire, monseigneur, puisque vous l'exigez. oui, j'ai prononcé ces mots : Il est sauvé ! et je les ai prononcés à voix basse, pour ne pas montrer mon émotion devant vos hommes d'armes. Mais bien fin qui pourrait vous cacher quelque chose, monseigneur. Je disais donc à milady : Il est sauvé ! il est sauvé ! et je parlais de ce pauvre Egbert que vous aviez l'intention de pendre, monseigneur, et que vous n'avez pas pendu, Dieu soit loué ! ajouta Maude en fondant en larmes.
– Voilà qui est fort ! s'écria le baron. Mais vous me prenez donc pour un idiot, Maude ? Ah ! ah ! c'est absurde, et vous abusez de ma patience ! Eh bien ! Egbert sera pendu, et, puisque vous l'aimez, vous serez pendue avec lui.
– Grand merci, monseigneur, riposta la camériste, en éclatant de rire ; et, pirouettant après une révérence, elle courut rejoindre Christabel qui venait de sortir de la chapelle.
Lord Fitz-Alwine suivit Maude en improvisant un long monologue rempli d'objurgations contre l'astuce des femmes. La rieuse insolence de Maude avait surexcité les instincts féroces du baron ; il ne savait ni sur qui ni comment décharger sa colère ; il aurait abandonné la moitié de sa fortune pour qu'on lui livrât sur-le-champ Allan et Robin ; et, pour tuer le temps qui devait s'écouler jusqu'au retour des soldats lancés à la poursuite des fugitifs, le baron résolut d'aller épancher sa mauvaise humeur dans la compagnie de lady Christabel.
Maude, qui sentait le baron venir sur ses traces, redouta quelque violence et s'enfuit au plus vite avec la torche, de sorte qu'il se trouva tout à coup plongé dans une profonde obscurité, et débita une nouvelle série de malédictions contre Maude, et contre l'univers entier.
– Tempête, tempête, baron ! se disait Maude en s'éloignant ; mais la jeune fille, plus espiègle que méchante, fut prise d'un remords en pensant à ce vieillard infirme qu'elle abandonnait dans ces noires galeries ; elle s'arrêta, et elle crut entendre des cris de détresse.
– Au secours ! au secours ! criait une voix sourde et étouffée.
– Il me semble reconnaître la voix du baron, s'écria Maude, en retournant bravement en arrière. Où êtes-vous donc, monseigneur ? demanda la jeune fille.
– Ici, coquine, ici ! répondit Fitz-Alwine ; et sa voix semblait sortir de dessous terre.
– Dieu du ciel ! comment êtes-vous descendu là ? s'écria Maude en s'arrêtant au haut de l'escalier, et à l'aide de sa torche la jeune fille entrevit le baron étendu sur les marches et arrêté dans sa descente par un objet qui lui barrait le passage.
Le furibond personnage avait fait fausse route, comme le malheureux soldat qui s'était tué en allant ordonner la fermeture des portes du château ; mais, grâce à la cuirasse qu'il portait toujours sous son pourpoint, le baron avait glissé sur les marches de l'escalier sans se blesser, et ses pieds avaient trouvé un point d'appui contre le cadavre du soldat.
Cette chute produisit sur la colère du châtelain l'effet que produit la pluie sur un grand vent.
– Maude, dit-il en se relevant avec peine et soutenu par la main de la jeune fille, Maude, Dieu vous punira de m'avoir manqué de respect au point de m'abandonner sans lumière dans l'obscurité.
– Pardon, monseigneur ; je suivais milady, et je croyais qu'un de vos soldats vous accompagnait avec une torche. Dieu soit loué ! vous êtes sain et sauf, et la Providence n'a pas permis que notre bon maître nous fût enlevé… Appuyez-vous sur mon bras, monseigneur.
– Maude, dit le baron qui n'avait garde de reprendre ses allures de fou furieux tant que le secours de la camériste lui était nécessaire, Maude, tu rappelleras à ma mémoire que l'ivrogne endormi sur l'escalier de ma cave doit être réveillé par cinquante coups de fouet.
– Soyez tranquille, monseigneur, je ne l'oublierai pas.
Ils étaient loin de penser que cet ivrogne n'était plus qu'un cadavre ; les lueurs vacillantes de la torche ne l'éclairaient que faiblement, et le baron était trop préoccupé de l'accident arrivé à sa précieuse personne pour remarquer que les marches de l'escalier n'étaient pas tachées de vin, mais de sang.
– Où allons-nous, monseigneur ? demanda Maude.
– Chez ma fille.
– Ah ! pauvre milady ! pensa la camériste, il va recommencer à la torturer dès qu'il se sentira à l'aise dans un bon fauteuil.
Assise devant une petite table éclairée par une lampe de bronze, Christabel contemplait attentivement un petit objet placé dans le creux de sa main ; cet objet, elle le cacha au bruit de l'entrée du baron.
– Quelle est cette bagatelle que vous venez de soustraire si prestement à mes regards ? demanda le baron en s'asseyant dans le fauteuil le plus moelleux de l'appartement.
– Bon, voilà déjà qu'il commence, murmura Maude.
– Que dites-vous, Maude ?
– Je dis, monseigneur, que vous me paraissez éprouver de grandes souffrances.
Le soupçonneux baron lança à la jeune fille un regard plein de colère.
– Répondez, ma fille : quelle est cette bagatelle ?
– Ce n'est pas une bagatelle, mon père.
– Ce ne peut être autre chose.
– Nos opinions alors ne sont pas les mêmes, répliqua Christabel en s'efforçant de sourire.
– Une bonne fille n'a pas d'autres opinions que celles de son père. Quelle est cette bagatelle ?
– Mais je vous jure que ce n'en est pas une.
– Ma fille, reprit le baron d'une voix calme par extraordinaire, mais très sévère, ma fille, si l'objet que vous venez de soustraire à mes regards ne se rattache à aucune faute commise, ou ne vous rappelle aucun souvenir blâmable, montrez-le-moi ; je suis votre père, et comme tel je dois veiller sur votre conduite ; si au contraire c'est une espèce de talisman, et si vous avez à rougir de sa possession, montrez-le-moi encore ; après mes droits j'ai des devoirs à remplir : vous empêcher de tomber dans l'abîme si vous marchez au bord, vous en retirer si vous y êtes déjà tombée. Encore une fois, ma fille, je vous demande quel est l'objet que vous cachez dans votre corsage.
– C'est un portrait, milord, répondit la jeune fille tremblante et rouge d'émotion.
– Et ce portrait est celui ?…
Christabel baissa les yeux sans répondre.
– N'abusez pas de ma patience… j'en ai beaucoup aujourd'hui, c'est vrai, mais n'en abusez pas ; répondez, c'est le portrait de…
– Je ne puis vous le dire, mon père.
Les larmes étouffèrent la voix de Christabel ; mais bientôt elle reprit d'un ton plus ferme :
– Oui, mon père, vous avez le droit de me questionner, mais, moi, j'oserai me donner celui de ne pas vous répondre ; car ma conscience ne me reproche rien de contraire ni à ma dignité ni à la vôtre.
– Bah ! votre conscience ne vous reproche rien parce qu'elle est d'accord avec vos sentiments ; c'est très joli, très moral ce que vous dites, ma fille.
– Veuillez me croire, mon père ; je ne déshonorerai jamais votre nom, je me souviens trop de ma pauvre sainte mère.
– Ce qui veut dire que je suis un vieux coquin… Ah ! c'est convenu depuis longtemps, hurla le baron ; mais je ne veux pas qu'on me le dise en face.
– Mais, mon père, je n'ai pas dit cela.
– Vous le pensez, alors. Bref, je me soucie fort peu de la précieuse relique que vous me cachez avec tant de persistance ; c'est le portrait du mécréant que vous aimez malgré ma volonté, et je n'ai déjà que trop vu sa diabolique physionomie. Maintenant, écoutez-moi bien, lady Christabel : vous n'épouserez jamais Allan Clare : je vous tuerais tous deux de ma propre main plutôt que d'y consentir, et vous épouserez sir Tristram de Goldsborough…Il n'est pas très jeune, c'est vrai, mais il a quelques années de moins que moi, et je ne suis pas vieux… il n'est pas très beau, c'est encore vrai ; mais depuis quand la beauté donne-t-elle le bonheur en ménage ? Je n'étais pas beau, moi, et cependant milady Fitz-Alwine ne m'eût pas troqué contre le plus brillant chevalier de la cour de Henri II, et d'ailleurs la laideur de Tristram de Goldsborough est une solide garantie pour votre future tranquillité… il ne vous sera pas infidèle ; sachez aussi qu'il est immensément riche et très influent en cour ; en un mot, c'est l'homme qui me… qui vous convient le mieux sous tous les rapports ; demain je lui enverrai votre consentement ; dans quatre jours il viendra lui-même vous remercier, et, avant la fin de la semaine vous serez une grande dame, milady.
– Je n'épouserai jamais cet homme, milord, s'écria la jeune fille, jamais ! jamais !
Le baron éclata de rire.
– On ne vous demande pas votre consentement, milady, mais on se charge de vous faire obéir.
Christabel, jusqu'alors pâle comme une morte, rougit, et pressant convulsivement ses mains l'une contre l'autre, parut prendre une détermination irrévocable.
– Je vous laisse à vos réflexions, ma fille, reprit le baron, si toutefois vous croyez qu'il soit utile de réfléchir. Mais rappelez-vous bien ceci : je veux, j'exige de votre part une obéissance entière, passive, absolue.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! prenez pitié de moi ! s'écria douloureusement Christabel.
Le baron s'éloigna en haussant les épaules.
Pendant une heure entière, Fitz-Alwine arpenta sa chambre en pensant aux événements de la soirée.
Les menaces d'Allan Clare effrayaient le baron, et la volonté de sa fille lui paraissait indomptable.
– Je ferais peut-être mieux, se disait-il, de traiter cette question de mariage avec douceur. Après tout, j'aime cette enfant ; c'est ma fille, c'est mon sang ; je ne veux pas qu'elle se regarde comme une victime de mes exigences ; je veux qu'elle soit heureuse, mais je veux aussi qu'elle épouse mon vieil ami Tristram, mon ancien compagnon d'armes. Voyons, je vais essayer de réussir en la prenant par la douceur.
Arrivé à la porte de Christabel, le baron s'arrêta, et un sanglot déchirant parvint jusqu'à lui.
– Pauvre petite, pensa le baron en ouvrant doucement la porte de la chambre.
La jeune fille écrivait.
– Ah ! ah ! se dit le baron qui ne comprenant guère pourquoi sa fille avait acquis le talent d'écrire, réservé à cette époque au clergé seul. C'est encore ce sot d'Allan Clare qui lui a mis en tête d'apprendre à barbouiller du papier.
Et Fitz-Alwine s'avança sans bruit vers la table.
– À qui donc écrivez-vous, mademoiselle ? demanda-t-il d'un ton furieux.
Christabel poussa un cri et voulut cacher le papier là où elle avait déjà caché le précieux portrait ; mais plus prompt qu'elle, le baron s'en empara. Éperdue, et oubliant que son noble père n'avait jamais pris la peine d'ouvrir un livre ni de tenir une plume, et que par conséquent il ne savait pas lire, la jeune fille voulut s'échapper de l'appartement ; mais le baron la saisie par le bras, et, l'enlevant comme une plume, la retint près de lui. Christabel s'évanouit. Les yeux brillants de fureur, le baron chercha à déchiffrer les caractères tracés par la main de sa fille ; mais, ne pouvant y parvenir, il abaissa son regard sur le visage décoloré de la pauvre enfant, qui s'appuyait inanimée contre sa poitrine.
– Oh ! les femmes ! les femmes ! vociféra le baron en portant Christabel sur un lit.
Cela fait, Fitz-Alwine ouvrit la porte en appelant d'une voix retentissante :
– Maude ! Maude !
La jeune fille accourut.
– Déshabillez votre maîtresse : et le baron s'éloigna en grondant.
– Je suis seule avec vous, milady, dit Maude en ranimant sa maîtresse ! ne craignez rien.
Christabel ouvrit les yeux et promena autour d'elle des regards éperdus ; mais, ne voyant plus auprès de son lit que sa fidèle servante, elle lui jeta les bras autour du cou en s'écriant :
– Oh, Maude ! je suis perdue, Maude !
– Chère lady, confiez-moi votre malheur.
– Mon père s'est emparé d'une lettre que j'écrivais à Allan.
– Mais il ne sait pas lire, votre noble père, milady.
– Il se fera lire ma lettre par son confesseur.
– Oui, si nous lui en laissons le temps ; donnez-moi vite un autre papier, un papier dont la forme soit semblable à celui qui vous a été enlevé.
– Tiens, cette feuille volante a quelques rapports…
– Soyez tranquille, milady, séchez vos beaux yeux ; les pleurs en ternissent l'éclat.
L'audacieuse Maude fit irruption dans l'appartement du baron au moment où celui-ci prêtait l'oreille à son vénérable confesseur, qui déjà tenait entre ses mains, pour la lire, la lettre de Christabel à Allan.
– Monseigneur, s'écria vivement Maude, milady m'envoie vous demander le papier que Votre Seigneurie a pris sur sa table.
Et en disant cela la jeune fille glissait vers le confesseur avec des allures de chatte.
– Ma fille est folle, par saint Dunstan ! Quoi, elle ose te charger d'un pareil message ?
– Oui, monseigneur, et ce message, le voilà rempli ! s'écria Maude en s'emparant lestement du papier que le moine tenait déjà placé au bout de son nez pour mieux déchiffrer l'écriture.
– Insolente ! vociféra le baron en s'élançant à la poursuite de Maude.
La jeune fille bondit comme un faon jusqu'à la porte, mais sur le seuil elle se laissa atteindre.
– Rends-moi ce papier, ou je t'étrangle !
Maude baissa la tête, parut trembler de peur, et le baron arracha d'une des poches de son tablier, où elle tenait ses deux mains plongées, un papier en tout semblable à celui que le confesseur devait déchiffrer.
– Tu mériterais une paire de soufflets, maudite pécore ! reprit le baron, levant une main sur Maude et de l'autre rendant le papier au moine.
– Je n'ai fait qu'obéir aux ordres de milady.
– Eh bien ! dis à ma fille qu'elle supportera la peine de tes insolences.
– Je salue humblement monseigneur, répliqua Maude en ajoutant à ses paroles une révérence des plus ironiques.
Enchantée de la réussite de son stratagème, la jeune fille rentra joyeusement dans la chambre de sa maîtresse.
– Voyons, mon père, nous sommes tranquilles maintenant ; lisez-moi ce que mon indigne fille écrit à ce païen d'Allan Clare.
Le moine commença d'une voix nasillarde :
– « Quand l'hiver moins rigoureux permet aux violettes de s'ouvrir,
« Quand les fleurs sont écloses et que les perce-neige annoncent le printemps,
« Quand ton cœur appelle les doux regards et les douces paroles,
« Quand tu souris de joie, penses-tu à moi, mon amour ? »
– Qu'est-ce que vous me lisez là, mon père ? s'écria le baron : des sottises, Dieu me damne !
– Je déchiffre mot à mot ce qui est sur ce papier, mon fils ; vous plaît-il que je continue ?
– Certainement, mon père ; mais il me semble que ma fille était trop agitée pour n'avoir point écrit autre chose qu'une chanson stupide.
Le moine reprit sa lecture.
– « Quand le printemps couvre la terre de roses parfumées,
« Quand le soleil sourit dans le ciel,
« Quand les jasmins fleurissent sous les fenêtres,
« Envoies-tu vers celui qui t'aime une pensée d'amour ? »
– Au diable ! s'écria le baron ; on appelle cela des vers ; y en a-t-il encore beaucoup, mon père ?
– Quelques lignes, et rien autre chose.
– Cherchez, voyez à la dernière page.
– « Quand l'automne… »
– Assez ! assez ! hurla Fitz-Alwine ; la romance passe en revue les quatre saisons ; assez.
Néanmoins le vieillard continua :
– « Quand les feuilles détachées couvrent le gazon,
« Quand le ciel est couvert de nuages,
« Quand le givre et la neige tombent,
« Penses-tu à celui qui t'aime, mon amour ? »
– Mon amour, mon amour ! répéta le baron ; mais ce n'est pas possible, Christabel n'écrivait pas cette chanson quand je l'ai surprise. Je suis dupé, bien dupé ; mais par saint Pierre ! ce ne sera pas pour longtemps. Mon père, je désirerais être seul ; bonsoir, bonne nuit.
– Que la paix soit avec vous, mon fils, dit le moine en se retirant.
Laissons le baron ruminer ses plans de vengeance, et retournons auprès de Christabel et de l'espiègle Maude.
La jeune fille écrivait à Allan qu'elle était prête à quitter la maison de son père, et que les projets du baron relativement à son mariage avec Tristram Goldsborough rendaient nécessaire cette cruelle détermination.
– Je me charge de faire parvenir cette lettre à messire Allan, dit Maude en prenant la missive ; et dans ce but, la jeune fille alla réveiller un jeune garçon de seize à dix-sept ans, son frère de lait.
– Halbert, lui dit-elle, veux-tu me rendre un grand service, c'est-à-dire à lady Christabel ?
– Avec plaisir, répondit l'enfant.
– Je te préviens d'abord qu'il y a quelques dangers à courir.
– Tant mieux, Maude.
– Je puis donc avoir confiance en toi, ajouta Maude passant un de ses bras autour du cou de l'enfant et le regardant fixement de ses beaux yeux noirs.
– Confiance comme en Dieu, répliqua l'enfant naïvement présomptueux, comme en Dieu, ma chère Maude.
– Oh ! je savais bien que je pouvais compter sur toi, cher frère ; merci.
– De quoi s'agit-il ?
– Il s'agit de te lever, de t'habiller et de monter à cheval.
– Rien de plus facile.
– Mais il faut que tu prennes le meilleur coureur de l'écurie.
– Rien de plus facile encore. Ma jument, qui porte votre joli nom, Maude, est la première trotteuse du comte.
– Je sais cela, cher enfant. Dépêche-toi, et, dès que tu seras prêt, viens me trouver dans la cour qui précède le pont-levis ; je t'y attendrai.
Dix minutes après, Halbert, tenant sa monture par la bride, écoutait attentivement les instructions de l'adroite camériste.
– Ainsi, disait-elle, tu traverseras la ville et une partie de la forêt, et de là tu gagneras une maison située quelques milles en avant du bourg de Mansfeldwoohaus. Dans cette maison habite un garde forestier nommé Gilbert Head ; tu lui donneras ce billet en le priant de le remettre à messire Allan Clare ; et tu rendras au fils du forestier Robin Hood cet arc et ces flèches qui lui appartiennent. Voilà mes instructions ; les as-tu bien comprises ?
– Parfaitement, ma jolie Maude, répondit le jeune garçon ; vous n'avez pas d'autres ordres à me donner ?
– Non. Ah ! si, j'oubliais… Tu diras à ce Robin Hood, le propriétaire de cet arc et de ces flèches, tu lui diras… que l'on s'empressera de lui faire savoir à quel moment il pourra venir au château sans courir de danger, car il y a ici une personne qui attend impatiemment son retour. Comprends-tu, Hal ?
– Certes, oui, je comprends.
– Fais bien en sorte d'éviter la rencontre des soldats du baron.
– Pourquoi les éviterais-je, Maude ?
– Je te dirai pourquoi à ton retour, et, si la fatalité te jette sur leur route, invente un prétexte pour justifier ta promenade nocturne, et garde-toi bien de leur parler du but de ton voyage. Va, mon brave cœur !
Halbert avait déjà le pied dans l'étrier dans Maude ajouta :
– Mais si tu rencontrais trois personnes dont l'une est un moine…
– Frère Tuck, n'est-ce pas ?
– Oui, tu n'irais pas bien loin ; ses deux compagnons Allan Clare et Robin Hood, et tu t'acquitterais aussitôt de tes commissions et reviendrais en toute hâte. Allons, en route ! ne manque pas de répondre à mon père, quand il te demandera le motif de ta sortie du château, que tu vas à la ville chercher un médecin pour lady Christabel qui est malade. Adieu, Hal, adieu ! je dirai à Grâce May que tu es le plus aimable et le plus courageux de tous les garçons de Christendon.
– Vraiment, Maude, répliqua Halbert en se mettant en selle, tu auras la bonté de dire tout cela à Grâce ?
– Mais oui, et de plus, je la prierai de te payer elle-même tous les baisers que je te dois pour le service que tu me rends.
– Hourra ! hourra ! cria l'enfant en éperonnant sa bête ; hourra pour Maude ! hourra pour Grâce !
Le pont-levis s'abaissa : Hal descendit au galop la colline, et, plus légère que l'hirondelle, Maude s'envola vers l'appartement de lady Christabel et annonça joyeusement le départ du messager.
La nuit était calme et sereine, les clartés de la lune inondaient la forêt, et nos trois fugitifs traversaient rapidement les zones tour à tour obscures et lumineuses des clairières et des taillis.
L'insouciant Robin envoyait aux échos des refrains de ballades d'amour ; Allan Clare, triste et silencieux, déplorait les résultats de sa visite au château de Nottingham, et le moine faisait des réflexions très peu comiques sur l'indifférence de Maude à son égard et sur la gracieuseté de ses attentions pour le jeune forestier.
– Par le saint Miserere ! murmurait sourdement le moine, il me semble pourtant que je suis un bel homme, bien campé sur ses hanches et pas mal de figure, on me l'a dit maintes et maintes fois ; pourquoi donc Maude a-t-elle changé d'avis ? Ah ! sur mon âme ! si la petite coquette m'oublie pour ce pâle et mièvre garçon, cela prouve son mauvais goût, et je ne veux pas perdre mon temps à lutter contre un si mince rival ; qu'elle l'aime donc tout à son aise, si elle l'aime, je m'en moque !
Et le pauvre moine soupirait.
– Bah ! reprit-il tout à coup, la face éclairée par un sourire d'orgueil, ce n'est pas possible ! Maude ne peut aimer cet avorton qui ne sait que roucouler des ballades ; elle a voulu exciter ma jalousie, éprouver ma confiance en elle et me rendre plus amoureux que je ne le suis. Ah ! les femmes ! les femmes ! elles ont plus de malice dans un seul de leurs cheveux que nous autres hommes dans tous les poils de notre barbe.
Nos lecteurs nous blâmeront peut-être de prêter un tel langage à ce monastique personnage, et de lui faire jouer le rôle d'un homme à bonne fortunes et d'un ami des joies mondaines. Mais qu'ils se reportent par la pensée aux temps où se passe notre histoire, et ils comprendront que nous n'avons nullement l'intention de calomnier les ordres religieux.
– Eh bien ! mon jovial Gilles, comme dit Maude la jolie, s'écria Robin, à quoi pensez-vous donc ? Vous paraissez aussi mélancolique qu'une oraison funèbre.
– Les favoris de… de la fortune ont le droit d'être gais, maître Robin, répondit le moine ; mais ceux qui sont victimes de ses caprices ont aussi le droit d'être tristes.
– Si vous appelez faveurs de la fortune les bons regards, les brillants sourires, les douces paroles et les tendres baisers d'une jolie fille, répondit Robin, je puis me vanter d'être très riche ; mais vous, frère Tuck, qui avez fait vœu de pauvreté, à quel propos, dites-moi, vous prétendez-vous malmené par la capricieuse déesse ?
– Tu feins de l'ignorer, mon garçon ?
– Je l'ignore de bonne foi. Mais j'y pense, est-ce que Maude entrerait pour quelque chose dans votre tristesse ? Oh ! non, c'est impossible ! vous êtes son père spirituel, son confesseur, et rien de plus… n'est-ce pas ?
– Montre-nous le chemin de ta maison, répliqua le moine d'un ton bourru, et cesse de me parler sans rime ni raison, comme un véritable étourneau que tu es.
– Ne nous fâchons pas, mon bon Tuck, dit Robin d'un air peiné. Si je vous ai offensé, c'est sans le vouloir, et si Maude en est la cause, c'est encore contre ma volonté, car je vous le jure sur l'honneur ! je n'aime pas Maude, et avant de voir Maude aujourd'hui pour la première fois, j'avais déjà donné mon cœur à une jeune fille…
Le moine se retourna vers le jeune forestier, lui pressa affectueusement la main, et dit en souriant :
– Tu ne m'as pas offensé, cher Robin, je deviens triste comme cela tout à coup et sans raison. Maude n'a d'influence ni sur mon caractère ni sur mon cœur ; c'est une rieuse et charmante enfant que Maude ; épouse-la quand tu seras en âge de te marier, et tu seras heureux… Mais es-tu bien sûr que ton cœur ne t'appartient plus ?
– Sûr, très sûr… je l'ai donné pour toujours.
Le moine sourit de nouveau.
– Si je ne vous conduis pas chez mon père par le chemin le plus court, reprit Robin après un instant de mutuel silence, c'est afin d'éviter les soldats que le baron n'aura pas manqué de lancer à notre poursuite dès qu'il se sera aperçu de notre évasion.
– Tu penses comme un sage et tu agis comme un renard, maître Robin, dit le moine ; ou je ne connais plus ce vieux fanfaron de Palestine, ou avant une heure il sera sur nos talons avec une troupe de stupides arbalétriers.
Nos trois compagnons, déjà harassés de fatigue, allaient traverser un vaste carrefour, quand, aux rayons de la lune, ils aperçurent un cavalier descendant à fond de train la pente rapide d'un sentier.
– Cachez-vous derrière ces arbres, mes amis, dit vivement Robin ; je vais faire connaissance avec ce voyageur.
Armé du bâton de Tuck, Robin se posta de manière à attirer les regards de l'étranger ; mais celui-ci ne l'aperçut pas et continua sa route sans ralentir le galop de son cheval.
– Arrêtez ! arrêtez ! vociféra Robin, quand il vit que le cavalier n'était qu'un enfant.
– Arrêtez ! répéta le moine d'une voix de stentor.
Le cavalier fit volte-face et s'écria :
– Oh ! ah ! si mes yeux ne sont pas des noisettes, voici le père Tuck. Bonsoir, père Tuck.
– Tu parles d'or, mon enfant, répondit le moine. Bonsoir, et dis-nous qui tu es.
– Comment, mon père, Votre Révérence ne se souvient plus d'Halbert, le frère de lait de Maude, la fille d'Hubert Lindsay, le concierge du château de Nottingham !
– Ah ! c'est vous, maître Hal ; je vous reconnais maintenant. Et pour quel motif, s'il vous plaît, galopez-vous ainsi dans la forêt passé minuit ?
– Je puis vous le dire, car vous m'aiderez à remplir mon message : c'est pour remettre à messire Allan Clare un billet écrit par la main mignonne de lady Christabel Fitz-Alwine.
– Et pour me donner cet arc et ces flèches que j'aperçois sur votre dos, mon garçon, ajouta Robin.
– Le billet, où est-il ? demanda vivement Allan.
– Ah ! ah ! reprit le jeune garçon en riant, je n'ai plus besoin de demander son nom à chacun de ces gentlemen. Maude, afin d'établir une distinction entre eux, m'avait dit : « Sir Allan est le plus grand, et sir Robin le plus jeune ; sir Allan est beau ; mais sir Robin l'est encore plus. » Je vois que Maude ne se trompait pas ; je le vois, quoique je sois mauvais juge de la beauté des hommes ; ah ! de celle des femmes, je ne dis pas non, je m'y connais, et Grâce May le sait.
– La lettre, bavard, donne-moi la lettre ! s'écria Allan.
Halbert jeta sur le jeune homme un long regard étonné et dit tranquillement :
– Tenez, sire Robin, voici votre arc, voici vos flèches ; ma sœur vous prie…
– Morbleu ! garçon, s'écria de nouveau Allan, donne-moi la lettre, sinon je te l'arrache de force !
– Comme il vous plaira, messire, répondit paisiblement Halbert.
– Je m'emporte malgré moi, mon enfant, reprit Allan avec douceur ; mais cette lettre est si importante…
– Je n'en doute pas, messire, car Maude m'a vivement recommandé de ne la remettre qu'à vous-même en personne, si je vous rencontrais avant de gagner la maison de Gilbert Head.
Tout en parlant, Halbert fouillait dans ses poches et les retournait sens dessus dessous ; puis, après cinq minutes de recherches simulées, le malicieux drôle s'écria d'un ton piteux et chagrin :
– J'ai perdu la lettre, mon Dieu ! je l'ai perdue !
Allan, désespéré, furieux, se précipita vers Hal, le désarçonna et le jeta par terre. Heureusement l'enfant se releva sans blessure.
– Cherche dans ta ceinture, lui cria Robin.
– Ah ! oui, j'oubliais ma ceinture, reprit le jeune garçon moitié riant, moitié reprochant du regard au chevalier son inutile brutalité.
– Hourra ! hourra ! pour ma bien-aimée Grâce May ! voici le billet de lady Christabel.
Hal tenait le papier au bout de ses doigts et levait le bras en l'air en criant Hourra ! de sorte que messire Allan fut obligé de faire un pas vers lui pour se saisir de cette précieuse missive.
– Et le message qui m'est destiné, l'avez-vous perdu, maître ? demanda Robin.
– Je l'ai là sur ma langue.
– Débarrassez-en votre langue, j'écoute.
– Le voici mot pour mot : « Mon cher Hal », c'est Maude qui parle, « tu diras à messire Robin Hood que l'on s'empressera de lui faire savoir à quel moment il pourra venir au château sans courir de danger, car il y a ici une personne qui attend impatiemment son retour. » Voilà.
– Et qu'a-t-elle dit pour moi ? demanda le moine.
– Rien, mon révérend père.
– Pas un mot ?
– Pas un.
– Merci.
Et frère Tuck lança sur Robin un regard furieux.
Allan, sans perdre une minute, avait brisé le cachet de la lettre et lisait ceci aux clartés de la lune :
« Très cher Allan,
« Quand tu m'as suppliée si tendrement, si éloquemment de quitter la maison paternelle, j'ai fermé l'oreille, j'ai repoussé tes sollicitations ; car alors je croyais ma présence nécessaire au bonheur de mon père, et il me semblait qu'il ne pourrait vivre sans moi.
« Mais je m'étais cruellement trompée.
« Je me suis sentie comme foudroyée quand, après ton départ, il m'a annoncé qu'à la fin de la semaine je serais la femme d'un autre que mon cher Allan.
« Mes larmes, mes prières ont été inutiles. Sir Tristram de Goldsborough va venir dans quatre jours.
« Eh bien ! puisque mon père veut se séparer de moi, puisque ma présence lui est à charge, je l'abandonne.
« Cher Allan, je t'ai donné mon cœur, je t'offre ma main. Maude, qui va tout préparer pour ma fuite, te dira comment tu dois agir.
« Je suis à toi.
« Christabel »
« P.-S. Le jeune garçon chargé de ce billet doit te ménager une rencontre avec Maude. »
– Robin, dit aussitôt Allan, je retourne à Nottingham.
– Y pensez-vous ?
– Christabel m'attend.
– C'est différent.
– Le baron Fitz-Alwine veut la marier à un vieux coquin de ses amis ; elle ne peut éviter ce mariage qu'en fuyant, et elle m'attend pour fuir… Seriez-vous disposé à m'aider dans cette entreprise ?
– De grand cœur, messire.
– Eh bien, venez me rejoindre demain matin. Vous trouverez Maude ou l'un de ses envoyés, ce jeune garçon peut-être, à l'entrée de la ville.
– Je pense, messire, qu'il sera plus sage de vous rendre d'abord auprès de votre sœur, que votre longue absence doit inquiéter beaucoup, et nous repartirons ensemble au point du jour, en compagnie de quelques vigoureux gaillards dont je vous garantis le courage et le dévouement ; mais, chut ! j'entends le bruit d'une cavalcade.
Et Robin colla son oreille sur terre.
– Cette cavalcade vient du côté du château… ce sont les soldats du baron qui nous cherchent. Messire, et vous, frère Tuck, cachez-vous dans les broussailles. et toi, Hal, tu vas nous prouver que tu es le digne frère de Maude.
– Et le digne amoureux de Grâce May, ajouta l'enfant.
– Oui, mon garçon ; saute sur ton cheval, oublie que tu viens de nous rencontrer, et tâche de faire comprendre aux cavaliers que le baron leur ordonne de retourner sur-le-champ au château ; comprends-tu ?
– Je comprends, soyez tranquille, et que Grâce May me prive à jamais de ses caressants regards si je n'exécute pas adroitement vos ordres !
Halbert donna un coup d'éperon à son cheval ; mais il n'alla pas loin, la cavalcade lui barrait déjà le passage.
– Qui vive ? demanda le chef d'une escouade d'hommes d'armes.
– Halbert, novice écuyer au château de Nottingham.
– Que cherchez-vous dans la forêt à une heure où quelconque n'est pas de service doit dormir en paix ?
– C'est vous que je cherche ; monseigneur le baron m'a expédié vers vous pour vous dire de rentrer en toute hâte ; il s'impatiente, il vous attend depuis une heure.
– Monseigneur était-il de mauvaise humeur quand vous l'avez quitté ?
– Certainement, la mission que vous aviez à remplir n'exigeait pas une si longue absence.
– Nous avons poussé jusqu'au village de Mansfeldwoohaus sans rencontrer de fuyards ; mais en revenant, nous avons eu la chance de mettre le grappin sur l'un d'eux.
– Vraiment ? Et lequel avez-vous pris ?
– Un certain Robin Hood ; il est là, bien garrotté, sur un cheval au milieu de mes hommes.
Robin, caché derrière un arbre à quelques pas de là, avança doucement la tête pour essayer d'apercevoir l'individu qui usurpait son nom, mais il ne put y parvenir.
– Permettez-moi de voir ce prisonnier, dit Halbert en s'approchant du groupe des soldats ; je connais Robin Hood de vue.
– Amenez le prisonnier, commanda le chef.
Le vrai Robin entrevit alors un jeune homme vêtu comme lui du costume des forestiers ; il avait les pieds attachés par-dessous le ventre du cheval et les mains liées derrière le dos ; un rayon de lune éclaira son visage, et Robin reconnut le plus jeune des fils de sir Guy de Gamwell, le joyeux William, ou plutôt Will l'Écarlate.
– Mais ce n'est pas Robin Hood ! s'écria Halbert en riant aux éclats.
– Qui est-ce donc alors ? demanda le chef désappointé.
– Comment savez-vous que je ne suis pas Robin Hood ? Vos yeux vous trompent, mon jeune ami, dit l'Écarlate ; je suis Robin Hood, entendez-vous ?
– Soit ; il y a alors deux archers du même nom dans la forêt de Sherwood, répliqua Halbert. Où l'avez-vous rencontré, sergent ?
– À quelques pas d'une maison habitée par un nommé Gilbert Head.
– Était-il seul ?
– Seul.
– Il devait être accompagné de deux personnes, car le Robin qui s'est échappé du château a pris la fuite avec deux autres prisonniers ; d'ailleurs, il n'avait ni armes ni monture, il fuyait à pied, et il lui aurait été impossible d'aller à une telle distance en si peu de temps, à moins d'être monté sur un bon trotteur comme les nôtres.
– Ayez l'obligeance, jeune aspirant écuyer, dit le sergent, de m'expliquer comment vous savez que les fugitifs étaient au nombre de trois ? Et derechef je te somme de me dire pourquoi tu vagabondes au milieu de la nuit en pleine forêt ? Tu me diras aussi depuis quand tu connais Robin Hood.
– Sergent, vous me paraissez vouloir troquer votre jaquette de soldat contre une robe de confesseur.
– Pas de plaisanterie, petit drôle ; réponds catégoriquement à mes questions.
– Je ne plaisante pas, sergent, et, pour preuve, je répondrai à vos questions caté… quoi ?… oui ! catégoriquement. Je commence par votre dernière question ; cela vous convient-il, sergent ?
– Au fait ! cria le sergent impatienté, sinon les menottes.
– Au fait, soit. Je connais Robin Hood, parce qu'aujourd'hui même je l'ai vu entrer au château.
– Après ?
– Je parcours la forêt, primo, d'après un ordre du baron Fitz-Alwine, notre seigneur à tous ; vous le connaissez déjà, cet ordre ; secundo, d'après un ordre aussi de sa fille adorée, lady Christabel. Êtes-vous satisfait, sergent ?
– Après ?
– Je sais qu'il y a trois prisonniers évadés parce que maître Hubert Lindsay, garde porte-clefs du château et père de ma sœur de lait la jolie Maude, m'en a prévenu ; êtes-vous satisfait, sergent ?
Le sergent enrageait du sang-froid moqueur de ces réponses, et, ne sachant plus que dire, il s'écria :
– Quel ordre as-tu reçu de lady Christabel ?
– Ah ! ah ! ah ! répliqua l'enfant avec un gros rire, le sergent qui s'avise de pénétrer les secrets de milady… ah ! ah ! ah ! vraiment c'est à n'y pas croire. Mais ne vous gênez pas, sergent ; ordonnez-moi de retourner au château à franc étrier, je ferai part de votre désir à milady, et bien certainement milady me renverra au-devant de vous, toujours à franc étrier, pour soumettre à votre appréciation les ordres qu'elle m'a donnés. Holà ! beau capitaine, tu patauges, tu t'embourbes, et je te félicite sur la capture de Robin Hood ; le baron Fitz-Alwine te gratifiera largement, je n'en doute pas, quand il verra cet exemplaire de Robin Hood que tu lui apportes comme étant l'original.
– Mais, bavard, cria le sergent en fureur, je t'étranglerais si j'en avais le temps !… En route, mes fils !
– En route ! cria aussi le prisonnier, et hourra pour Nottingham !
La cavalcade tournait bride quand Robin s'élança à la tête du cheval du sergent et dit d'une voix forte :
– Halte ! c'est moi qui suis Robin Hood.
Avant de prendre ce parti, le courageux garçon avait murmuré ces mots à l'oreille d'Allan :
– Si vous tenez à la vie et à Christabel, messire, ne bougez pas plus que ces troncs d'arbres, et donnez-moi liberté de manœuvre ; et Allan avait laissé parler Robin sans comprendre son intention.
– Tu me trahis, Robin ! s'écria inconsidérément Will l'Écarlate.
À ces mots le chef de l'escouade allongea le bras et saisit Robin au collet de son pourpoint en demandant à Hal :
– Est-ce là le vrai Robin ?
Halbert, trop rusé pour répondre catégoriquement, comme disait le sergent, éluda la question, et dit :
– Depuis quand me trouvez-vous assez pénétrant, maître, pour recourir à mes lumières ? Suis-je donc chien de chasse pour dépister le gibier à votre profit ? lynx pour voir ce que vous ne voyez pas ? sorcier pour deviner ce que vous ignorez ? Vous n'avez pourtant pas l'habitude de me demander à chaque instant : Hal, qu'est-ce que ceci ? Hal, qu'est-ce que cela ?
– Ne fais pas l'imbécile, et dis-moi lequel de ces deux vauriens est Robin Hood, sinon, je te le réitère, les menottes !
– Ce nouveau venu peut bien vous répondre lui-même ; interrogez-le.
– Je vous ai déjà dit que j'étais Robin Hood, le vrai Robin Hood ! s'écria le pupille de Gilbert. Le jeune homme que vous tenez garrotté à cheval est un de mes bons amis, mais ce n'est qu'un Robin Hood de contrebande.
– Alors les rôles vont changer, reprit le sergent, et pour commencer tu vas prendre la place de ce gentleman au poil rouge.
Will, dégagé de ses liens, s'élança vers Robin : les deux amis s'embrassèrent avec effusion ; puis Will disparut après avoir énergiquement serré la main de Robin en lui disant à voix basse :
– Compte sur moi.
Ces mots étaient sans nul doute une réponse aux paroles que Robin venait de lui glisser dans l'oreille pendant leurs embrassades.
Les soldats attachèrent Robin sur le cheval, et la cavalcade se dirigea vers le château.
Voici les causes de l'arrestation de William. En sortant de chez Gilbert Head, l'Écarlate avait laissé son cousin Petit-Jean retourner seul au hall de Gamwell, et s'était dirigé du côté de Nottingham dans l'espoir de rencontrer Robin. Après une marche d'une heure, il avait entendu des piétinements de chevaux, et, dans l'intime conviction que c'étaient Robin et ses compagnons qui s'approchaient, Will avait entonné de toute la force de ses poumons et de sa voix la plus abominablement fausse cette ballade de Gilbert qui se termine ainsi :
« Viens avec moi, mon amour, mon cher Robin Hood. »
et les soldats du baron, trompés par cette invocation à Robin Hood, l'avaient entouré et garrotté en criant : Victoire !
Will, comprenant alors qu'un danger menaçait son ami, ne s'était pas fait connaître. On sait le reste.
La cavalcade partie avec Robin, Allan et le moine sortirent de leur cachette, et Will, surgissant du milieu d'un buisson, leur apparut comme un fantôme.
– Que vous a dit Robin ? lui demanda Allan.
– Le voici mot pour mot, répondit Will. « Mes deux compagnons, un chevalier et un moine, sont cachés ici près. Dis-leur de venir me trouver demain matin au lever du soleil dans la vallée de Robin Hood, qu'ils connaissent déjà ; toi et tes frères vous les accompagnerez, car j'aurai besoin de bras vigoureux et de cœurs vaillants pour aider au succès de mon entreprise ; nous aurons des femmes à protéger. » Voilà tout. En conséquence, messire cavalier, ajouta Will, je vous conseillerais de venir de suite au hall de Gamwell ; il y a moins loin d'ici le hall que d'ici la maison de Gilbert Head.
– Je désire embrasser ma sœur ce soir, et elle est chez Gilbert.
– Pardon, messire ; la dame arrivée hier chez Gilbert en compagnie d'un gentilhomme est maintenant au hall de Gamwell.
– Au hall de Gamwell ! mais c'est impossible !
– Pardonnez-moi, messire ; miss Marianne est chez mon père, et je vous raconterai en marchant comment elle y est venue.
– Robin ne t'a-t-il pas dit que demain nous aurions des femmes à protéger ? demanda le moine.
– Oui, mon père.
– L'heureux coquin ! grommela le moine : il enlève Maude. Oh ! les femmes ! les femmes ! oui, elles ont plus de malice dans un seul de leurs cheveux que les hommes dans tous les poils de leur barbe.
Le baron écoutait négligemment la lecture des comptes d'un homme d'affaires, quand Robin, flanqué de deux soldats et précédé du sergent Lambic, dont nous avions oublié le nom, fut introduit dans sa chambre.
Aussitôt l'impétueux baron imposa silence à son lecteur et s'avança vers la petite troupe en lançant des regards qui ne présageaient rien de bon.
Le sergent leva les yeux sur son seigneur, dont les lèvres frémissantes s'entr'ouvraient, et il crut faire acte de politesse en lui laissant la parole ; mais le vieux Fitz-Alwine n'était pas homme à attendre patiemment qu'il plût au sergent de lui adresser son rapport, aussi lui appliqua-t-il un vigoureux soufflet comme pour lui dire : J'écoute.
– J'attendais… balbutia le pauvre Lambic.
– Moi aussi, j'attendais. Et lequel de nous deux doit attendre, s'il vous plaît ? Ne voyez-vous pas, imbécile que vous êtes, que j'ouvre l'oreille depuis une heure ?… Mais d'abord sachez, mon cher monsieur, que l'on a déjà raconté vos exploits, et que cependant je veux vous faire la grâce d'en entendre une seconde fois le récit de votre propre bouche.
– Est-ce qu'Halbert vous a dit, monsieur ?…
– Vous m'interrogez, je crois ? parbleu ! voilà du nouveau ! monsieur m'interroge ! Ah ! ah !
Lambic raconta en tremblant l'arrestation du vrai Robin.
– Vous oubliez une petite circonstance, monsieur ; vous ne me dites pas que vous avez relâché, après l'avoir capturé, le coquin à l'arrestation duquel je tenais essentiellement. Cela était fort spirituel de votre part, monsieur.
– Vous êtes dans l'erreur, milord.
– Je ne commets jamais d'erreurs, monsieur. Oui, vous avez capturé un jeune homme qui s'est dit Robin Hood, et vous l'avez laissé libre quand ce jeune homme de Sherwood a paru.
– C'est la vérité, milord, répondit Lambic qui avait omis par prudence cet épisode de son expédition dans la forêt.
– Oh ! c'est le plus sage, le plus ardent, le plus pénétrant, le plus rusé des troupiers que maître Lambic, sergent d'une compagnie de mes hommes d'armes, s'écria le baron avec dédain ; puis il ajouta :
– Tu ne t'es donc pas souvenu des traits de ceux que tu avais mis au cachot quelques heures auparavant ? roi des idiots, chauve-souris, escargot invalide !
– Je n'avais vu ni l'un ni l'autre des prisonniers, milord.
– Vraiment ! Tu avais alors un emplâtre sur les yeux ? Avance ici, Robin ! cria le baron d'une voix de tonnerre et en se laissant tomber sur le fauteuil.
Les soldats poussèrent Robin devant le baron.
– Très bien, jeune bouledogue ! Abois-tu toujours aussi fort ? Je vais te dire ce que j'ai déjà dit tantôt ; tu répondras franchement à mes questions, sinon j'ordonnerai à mes gens de t'assommer, entends-tu ?
– Interrogez-moi, répliqua froidement Robin.
– Ah ! tu t'amendes, tu ne refuses plus de parler ; bravo !
– Interrogez-moi, vous dis-je, milord.
L'œil du baron, qui s'était adouci, flamboya de nouveau et s'attacha sur Robin ; mais Robin sourit.
– Comment t'es-tu sauvé, jeune loup ?
– En sortant de mon cachot.
– J'aurais pu deviner cela sans beaucoup de peine ; qui t'a aidé à fuir ?
– Moi-même.
– Et qui encore ?
– Personne.
– Mensonge ! Je sais le contraire ; je sais que tu n'as pu passer par le trou de la serrure et que l'on t'a ouvert la porte.
– On ne m'a pas ouvert la porte, et, si je n'ai pas été assez fluet pour passer par le trou de la serrure, du moins l'embonpoint ne m'a-t-il pas empêché de me glisser entre les barreaux de la lucarne du cachot ; de là j'ai sauté sur le rempart, où j'ai trouvé une porte ouverte, et, cette porte franchie, j'ai parcouru des escaliers, des galeries, des préaux, puis je suis arrivé au pont-levis… et j'étais libre, milord.
– Et ton compagnon, comment s'est-il sauvé ?
– Je l'ignore.
– Il faut cependant que tu me le dises.
– Impossible. Nous n'étions pas ensemble ; nous nous sommes rencontrés.
– Dans quel endroit du château vous êtes-vous rencontrés si à propos ?
– Je ne connais pas l'intérieur du château et ne puis désigner cet endroit.
– Et ce coquin, où était-il quand le sergent Lambic t'a arrêté ?
– Je l'ignore. Nous nous étions séparés depuis quelques instants ; je retournais seul chez mon père.
– Est-ce lui qu'on avait arrêté avant toi ?
– Non.
– Mais où est-il ? qu'est-il devenu ?
– De qui parlez-vous, milord ?
– Tu le sais bien, jeune fourbe ; je parle d'Allan Clare, ton complice, ton ami.
– J'ai vu Allan Clare avant-hier pour la première fois.
– Quelle corruption, grand Dieu ! Ils osent nous mentir en face, les vilains d'aujourd'hui ! plus de bonne foi, plus de respect depuis que les enfants apprennent à déchiffrer des grimoires et à barbouiller du papier ! Ma fille elle-même subit l'influence du vice ; elle correspond par ces infernales lettres avec le misérable Allan Clare. Eh bien ! puisque tu ignores où il se cache, ce misérable, aide-moi à deviner où je pourrai le trouver, je te promets la liberté pour récompense.
– Milord, je n'ai pas l'habitude de passer mon temps à deviner des énigmes.
– Eh bien ! je vais t'obliger à consacrer plusieurs heures par jour à cet utile exercice. Holà ! Lambic, remets ce bouledogue à la chaîne, et s'il s'évade encore, que Dieu te préserve de la potence !
– Oh ! il ne m'échappera pas, répondit le sergent en hasardant un maigre sourire.
– Allons, file, et gare la corde !
Le sergent conduisit Robin de passages en passages, d'escaliers en escaliers, jusqu'à une petite porte ouvrant sur un corridor étroit ; là il prit des mains d'un domestique, venu en éclaireur, une torche allumée, et fit entrer Robin dans un réduit dont tout le mobilier consistait en une botte de paille.
Notre jeune forestier jeta les yeux autour de lui ; rien de plus hideux que ce cachot ; pas d'issue autre que la porte, faite d'épais madriers bardés de fer ; comment sortir de là ? Il cherchait dans sa pensée un moyen, un expédient pour rendre inutiles les minutieuses précautions de son geôlier et n'en trouvait aucun, lorsque tout à coup il vit briller dans l'obscurité du couloir, derrière les soldats, le regard clair et limpide d'Halbert. Cette vision lui rendit l'espérance, et il ne douta plus de sa délivrance prochaine en pensant que des cœurs dévoués compatissaient à sa misère.
– Voilà votre chambre à coucher, dit Lambic ; entrez, messire, et nargue le chagrin ! Nous devons tous mourir un jour, vous ne l'ignorez pas ; que ce soit aujourd'hui, demain ou plus tard, qu'importe ! Qu'importe aussi le genre de mort : mourir d'une façon ou d'une autre, c'est toujours mourir.
– Vous avez raison, sergent, répondit Robin avec calme, et je comprends qu'il vous serait indifférent de mourir comme vous avez vécu… c'est-à-dire comme un chien.
En disant cela, Robin examinait du coin de l'œil la porte encore ouverte, et relevait la position des soldats au-dehors. Le domestique qui avait cédé sa torche à Lambic était parti, le jeune Hal également ; brisés de fatigue, les soldats, au nombre de quatre, se tenaient nonchalamment appuyés contre les murailles, et ne prêtaient guère d'attention à la causerie de leur chef avec le prisonnier.
Habile à concevoir et prompt à exécuter, le jeune loup de Sherwood profita de l'inattention des hommes d'armes et de la faiblesse relative de Lambic, dont les mouvements étaient gênés par la torche qu'il tenait de la main droite, et, bondissant comme un chat sauvage, il poussa la torche sur le visage de Lambic, l'y éteignit du coup, et s'élança hors du cachot.
Malgré l'obscurité, malgré les atroces douleurs que lui causaient les brûlures de son visage, Lambic, suivi de ses hommes, appuya une vigoureuse chasse au fugitif ; mais jamais lièvre au déboulé n'était parti si prestement, jamais aussi renard ayant meute sur ses pistes ne fit plus de crochets, et vainement les limiers du baron hurlèrent en fouillant dans les coins et recoins des immenses galeries. Robin leur échappa.
Déjà depuis quelques instants le jeune homme ne marchait plus qu'à petits pas, sans savoir où il se trouvait, et les bras tendus en avant pour se garer des obstacles, quand il se heurta contre un être humain qui ne put retenir un cri de frayeur.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-on d'une voix presque tremblante.
– C'est la voix d'Halbert, pensa Robin.
– C'est moi, mon cher Hal, répondit le jeune forestier.
– Qui, vous ?
– Moi, Robin Hood ; je viens de m'échapper, ils me poursuivent, cachez-moi quelque part.
– Suivez-moi, messire, dit le brave enfant ; donnez-moi la main, marchez tout près de moi, et surtout pas un mot.
Après mille tours et détours dans l'obscurité, et remorquant le fugitif par la main, Halbert s'arrêta et frappa légèrement à une porte dont les ais mal joints laissaient filtrer quelques rayons de lumière ; une voix douce s'enquit du nom du visiteur nocturne.
– Votre frère Hal.
La porte s'ouvrit aussitôt.
– Quelles nouvelles avez-vous, chez frère ? demanda Maude en pressant les mains du jeune garçon.
– J'ai mieux que des nouvelles, chère Maude ; tournez la tête et regardez.
– Juste ciel ! c'est lui ! s'écria Maude en sautant au cou de Robin.
Surpris et peiné d'un accueil qui révélait une passion qu'il était loin de partager, Robin voulut raconter les faits de son retour au château, de sa nouvelle évasion, mais Maude ne le laissa pas parler.
– Sauvé ! sauvé ! sauvé ! balbutiait-elle follement avec des larmes, des rires, des sanglots et des baisers, sauvé ! sauvé !
– Quelle étrange fille vous êtes, Maude, disait l'innocent novice écuyer ; je croyais vous faire plaisir en vous amenant ici messire Robin Hood, et voilà que vous pleurez comme une Madeleine.
– Hal a raison, ajouta Robin, vous gâtez vos beaux yeux, chère Maude ; redevenez donc joyeuse autant que vous l'étiez ce matin.
– C'est impossible, répondit la jeune fille avec un profond soupir.
– Je ne veux pas le croire, répliqua Robin penché sur la tête de Maude et posant ses lèvres sur les bandeaux de ses cheveux noirs qui encadraient son front.
Maude se ressentit sans doute de la froideur que le jeune forestier mettait dans ces simples mots : « Je ne veux pas le croire » ; car elle pâlit et sanglota amèrement.
– Chère Maude, ne pleurez plus, me voilà ! répétait sans cesse Robin ; dites-moi la cause de votre chagrin.
– Ne me demandez pas cela aujourd'hui ; plus tard vous saurez tout… Lady Christabel et moi nous pensions à vous rendre libre… Oh ! quelle joie quand elle saura que vous l'êtes déjà ! Messire Allan Clare a reçu sa lettre ; quelle réponse lui apportez-vous ?
– Messire Allan n'a pas eu la possibilité ni d'écrire ni de conférer avec moi ; mais je connais ses intentions, et je veux, avec l'aide de Dieu et votre concours, chère Maude, enlever du château lady Christabel et la conduire près de son fiancé.
– Je cours prévenir milady, dit vivement Maude ; mon absence ne sera pas de longue durée. Attendez ici mon retour ; viens avec moi, Hal.
Robin, demeuré seul, s'assit au bord du lit de la jeune fille, et rêva. Nous avons déjà dit que, malgré sa jeunesse, Robin parlait et agissait comme un homme. Cette précoce raison, il la devait aux soins de Gilbert pour son éducation. Gilbert lui avait appris à penser seul, à agir seul, et à bien agir ; mais il ne lui avait pas révélé que des sympathies autres que celles de l'amitié peuvent naître fortuitement et se développer irrésistibles entre deux êtres d'un sexe différent. La conduite de Maude, depuis le furtif baiser qu'il avait déposé sur sa main en sortant de la chapelle, l'étonnait donc beaucoup. Mais à force d'y rêver, et comme par intuition, il crut deviner ce que c'était que l'amour ; il comprit aussi que c'était de l'amour que Maude ressentait pour lui, et il s'en affligea, car il ne ressentait rien pour elle, sinon qu'il la trouvait jolie, gracieuse, aimable et pleine de dévouement.
Cependant, tout en s'affligeant de son indifférence involontaire pour Maude, il en vint à se reprocher cette même indifférence et à se demander s'il ne devait pas, sous peine de manquer de probité, s'efforcer de rendre à Maude amour pour amour. Le naïf adolescent allait donc donner son cœur qu'il croyait encore libre, quand soudain l'image chérie de Marianne passa devant ses yeux.
– Ô Marianne ! Marianne ! s'écria-t-il avec enthousiasme.
La cause de Maude était à jamais perdue.
Bientôt succédèrent à cet enthousiasme le doute et la tristesse. Marianne, de même que Christabel, appartenait à une noble famille, et Marianne ferait fi de l'amour d'un obscur forestier. Marianne aimait déjà peut-être quelque beau cavalier de la Cour. Certes Marianne lui avait déjà donné de bien tendres regards, mais qui prouvait au jeune homme que ces regards si tendres n'étaient pas uniquement inspirés par la reconnaissance ?
À mesure que Robin s'adressait ces questions, et beaucoup d'autres encore auxquelles il répondait à son désavantage, la cause de Maude s'améliorait.
Maude, jolie, aussi jolie que Marianne et Christabel, n'était pas noble, Maude n'avait pas pour adorateurs des gentilshommes, et un humble forestier pourrait lutter contre ses adorateurs ; Maude donnait de tendres regards à Robin, et ces regards n'étaient point provoqués par la reconnaissance ; au contraire, c'était Robin qui devait de la reconnaissance à Maude.
Robin éprouvait d'étranges sensations pendant ces rêveries et s'y abandonnait avec des alternatives de bonheur et d'angoisse, quand un bruit de pas lourds et très différents de ceux de la légère Maude retentit dans le couloir ; ce bruit s'approchait de la chambre, et Robin éteignit la lumière au premier coup vigoureusement frappé sur la porte.
– Holà ! Maude, dit le visiteur au-dehors, pourquoi éteignez-vous la lumière ?
Robin n'eut garde de répondre et se blottit entre le lit et la muraille.
– Maude, ouvre-moi !
Impatienté de ne pas recevoir de réponse, le visiteur ouvrit la porte et entra. Sans l'obscurité, Robin aurait pu voir un homme d'une haute stature, et d'une corpulence proportionnée.
– Maude, Maude, parleras-tu ? Je suis certain que tu es ici, j'ai vu briller ta lampe par les fentes de la porte.
Et l'homme à grosse voix bourrue cherchait en tâtonnant par toute la chambre.
Robin, pour plus de sûreté, se glissa sous le lit.
– Les stupides meubles ! dit l'homme qui se heurta le front contre une armoire et s'embarrassa les jambes dans une chaise. Ma foi ! pour plus de sûreté je m'assieds par terre.
Un long silence se fit ; Robin ne respirait qu'à rares intervalles et le plus doucement possible.
– Mais où peut-elle être ? reprit l'étranger en allongeant le bras et en promenant sa main sur le lit. Elle n'est pas couchée ; sur mon âme, je commence à croire que Gaspard Steinkoff m'a dit la vérité, une vérité qui lui a valu un bon coup de poing, à Gaspard ! il m'a dit ; « Ta fille, maître Hubert Lindsay, embrasse les personnes aussi librement que je bois un verre d'ale. » Ô le coquin de Gaspard ! oser me dire à moi qu'un enfant qui m'appartient à moi, et dont je suis le père, moi, embrasse des prisonniers !… Ô le coquin !… Cependant je trouve très bizarre qu'à une heure aussi avancée Maude ne soit pas dans sa chambre. Elle ne peut être auprès de lady Christabel ; où est-elle alors ? Mon Dieu ! j'ai l'enfer dans la tête. Où est-elle, ma petite Maude, où est-elle ? Par la sainte mère de Dieu ! si Maude commet une faute, je… Bah ! je suis un aussi misérable coquin que Gaspard Steinkoff… j'insulte mon sang, ma vie, mon cœur, mon enfant, ma Maude chérie. Ah ! vieille tête folle que je suis ! j'oubliais qu'Halbert est sorti du château pour aller chercher un médecin, car milady est malade, et Maude est auprès de milady. Oh ! que je suis donc content, bien content de m'être souvenu de cela. Je mériterais d'être roué pour avoir eu de mauvaises pensées sur ma chère fille.
Robin, immobile sous le lit, avait eu lui aussi de mauvaises pensées, et de plus un certain tressaillement de jalousie avant de reconnaître dans le visiteur nocturne le gardien porte-clefs du château, l'honnête père de Maude, Hubert Lindsay.
Des pas légers et précipités, le frôlement d'une robe, le rayonnement d'une lampe, interrompirent le monologue d'Hubert, qui se remit sur ses pieds.
Maude, à sa vue ne put retenir un cri d'effroi, et lui dit avec anxiété :
– Pourquoi êtes-vous ici, mon père ?
– Pour causer avec toi, Maude.
– Nous causerons demain, père ; il est fort tard, je suis fatiguée et j'ai besoin de dormir.
– Je n'ai que quelques mots à dire.
– Je ne veux rien entendre, cher père ; je vous embrasse et je deviens sourde, bonsoir.
– Je n'ai qu'une question à te faire, tu y répondras, et je partirai.
– Je suis sourde, vous dis-je, et je vais devenir muette. Bonsoir, bonsoir, bonsoir, ajouta Maude, en approchant son front des lèvres du vieillard.
– Pas de bonsoir encore, fille, dit Hubert d'un air grave ; je veux savoir d'où vous venez et pour quelles raisons vous n'êtes pas encore couchée.
– Je viens de l'appartement de milady qui est très souffrante.
– Fort bien. Autre question : pourquoi êtes-vous si prodigue de vos baisers en faveur de certains prisonniers ? pourquoi embrassez-vous un étranger comme s'il était votre frère ? C'est mal agir, Maude.
– J'ai embrassé des étrangers, moi ! moi ! et qui donc a inventé cette calomnie ?
– Gaspard Steinkoff.
– Gaspard Steinkoff en a menti, mon père ; mais il n'aurait pas menti en vous faisant connaître quelle fut ma colère et mon indignation quand il eut l'audace de chercher à me séduire.
– Il a osé !… s'écria Hubert rugissant de colère.
– Il a osé, répéta énergiquement la jeune fille.
Puis fondant en larmes, elle ajouta :
– Je lui résistai, je lui échappai, et il me menaça de sa vengeance.
Hubert tint sa fille pressée sur sa poitrine, et, après quelques instants de silence, il dit avec calme, un de ces calmes au fond desquels on devine le sang-froid d'une implacable colère, il dit :
– Que Dieu, s'il pardonne à Gaspard Steinkoff, lui accorde la paix en l'autre monde ! pour moi je n'aurai plus de paix en celui-ci avant que je n'aie puni cet infâme… Embrasse-moi, mon enfant, embrasse ton vieux père qui t'aime, qui te respecte, qui prie le ciel de veiller sur ton honneur.
Et maître Hubert Lindsay regagna son poste.
– Robin, demanda aussitôt la jeune fille, où êtes-vous ?
– Me voilà, Maude, répondit Robin déjà sorti de sa cachette.
– J'étais perdue si mon père s'était aperçu de votre présence.
– Non, chère Maude, répliqua le jeune homme avec une admirable candeur ; j'aurais, au contraire, témoigné de votre innocence. Mais dites-moi, quel est donc ce Gaspard Steinkoff ? L'ai-je déjà vu ?
– Oui ; il surveillait le cachot quand vous avez été emprisonné pour la première fois.
– C'est donc lui qui nous a surpris quand nous… causions ?
– Lui-même, reprit Maude qui ne put s'empêcher de rougir.
– Vous serez vengée alors ; je me souviens de sa figure, et, quand je le rencontrerai…
– Ne vous occupez pas de cet homme, il n'en vaut guère la peine ; méprisez-le comme je le méprise… Lady Christabel désire vous voir ; mais, avant de vous conduire près d'elle, j'ai quelque chose à vous dire, Robin… Je suis très malheureuse… et…
Maude s'arrêta, les sanglots l'étouffaient.
– Encore des larmes ! s'écria affectueusement Robin. Ah ! ne pleurez pas ainsi. Puis-je vous être utile ? puis-je contribuer à votre bonheur ? Dites-le-moi, et je me mets corps et âme à votre service ; n'hésitez pas à me confier vos peines ; un frère doit se dévouer pour sa sœur, et je suis votre frère.
– Je pleure, Robin, parce que je suis forcée de vivre dans cet horrible château où il n'y a pas d'autres femmes que lady Christabel et moi, excepté les filles de cuisine et de basse-cour ; j'ai été élevée avec milady, et malgré la différence de nos rangs, nous nous aimions comme des sœurs. Je suis la confidente de ses chagrins, je partage aussi ses joies ; mais, en dépit des efforts de cette bonne maîtresse, je comprends, je sens que je ne suis que sa servante, et je n'ose lui demander des conseils et des consolations. Mon père, si bon, si honnête et si brave, ne me protège que de loin, et j'aurais besoin, je l'avoue, d'être protégée de près… Chaque jour les soldats du baron me courtisent… et m'insultent en se méprenant sur la légèreté naturelle de mon caractère, sur ma gaieté, sur mes rires, sur mes chansons… Non, je ne me sens plus la force de supporter cette abominable existence ! il faut qu'elle change ou que je meure ! Voilà, Robin, ce que j'avais à vous dire, et si lady Christabel quitte le château, je vous prie de m'emmener avec elle.
Le jeune forestier ne put répondre que par une exclamation de surprise.
– Ne me repoussez pas, emmenez-moi, je vous en conjure ! reprit Maude d'un ton passionné. Je mourrai, je me tuerai, je veux me tuer si vous franchissez le pont-levis sans moi.
– Vous oubliez, chère Maude, que je ne suis encore qu'un enfant et que je n'ai pas le droit de vous conduire dans la maison de mon père. Mon père vous repousserait peut-être.
– Un enfant ! répliqua la jeune fille avec dépit, un enfant qui ce matin buvait à ses amours !
– Vous oubliez aussi votre vieux père qui mourrait de chagrin… Tout à l'heure je l'ai entendu ; il vous a bénie, il a juré de punir un calomniateur.
– Il me pardonnera en pensant que j'ai suivi ma maîtresse.
– Mais votre maîtresse peut fuir, elle ! messire Allan Clare est son fiancé.
– Vous avez raison, Robin ; moi je ne suis qu'une pauvre abandonnée.
– Il me semble cependant que frère Tuck pourrait vous…
– Oh ! c'est mal, très mal ce que vous dites ! s'écria Maude avec indignation. J'ai ri, j'ai chanté, j'ai follement causé avec le moine ; mais je suis innocente entendez-vous, je suis innocente ! Mon Dieu ! mon Dieu ! ils m'accusent tous, je suis pour tous une fille perdue. Ah ! je sens que je deviens folle !
Et, la figure voilée de ses deux mains, Maude s'agenouilla en gémissant.
Robin était profondément ému.
– Relève-toi, dit-il avec douceur. Eh bien ! tu fuiras avec milady, tu viendras chez mon père Gilbert, tu seras sa fille, tu seras ma sœur.
– Dieu te bénisse, noble cœur ! répliqua la jeune fille la tête appuyée sur l'épaule de Robin ; je serai ta servante, ton esclave.
– Tu seras ma sœur. Allons, Maude, un sourire maintenant, un joli sourire à la place de ces vilaines larmes.
Maude sourit.
– Le temps presse ; conduis-moi chez lady Christabel.
Maude sourit encore, mais ne bougea pas.
– Eh bien ! chère, qu'attends-tu ?
– Rien, rien ; partons !
Et ce mot : Partons ! fut dit entre deux baisers sur les joues empourprées de notre héros.
Lady Christabel attendait avec impatience le messager d'Allan.
– Puis-je compter sur vous, messire ? demanda-t-elle dès que Robin parut dans sa chambre.
– Oui, madame.
– Dieu vous récompensera, messire ; je suis prête.
– Et moi aussi, chère maîtresse ! s'écria Maude. En route ! nous n'avons pas un instant à perdre.
– Nous ! répliqua Christabel étonnée.
– Oui, nous, milady, nous, nous ! riposta la camériste en riant. Croyez-vous donc, madame, que Maude puisse vivre éloignée de sa chère maîtresse ?
– Quoi ! tu consens à m'accompagner ?
– Non seulement j'y consens, mais encore je mourrais de douleur si vous n'y consentiez pas, madame.
– Et je suis du voyage aussi ! s'écria Halbert, qui jusqu'alors s'était tenu à l'écart ; milady me prend à son service. Messire Robin, voici votre arc et vos flèches, dont je m'emparai quand on vous arrêta dans la forêt.
– Merci, Hal, dit Robin. À partir d'aujourd'hui nous sommes amis.
– À la vie, à la mort ! messire, ajouta le jeune gars avec un naïf orgueil.
– En route donc ! s'écria Maude. Hal, passe devant nous, et vous, milady, donnez-moi la main. Maintenant, silence général et complet ; le moindre chuchotement, le plus petit bruit pourrait nous trahir.
Le château de Nottingham communiquait avec le dehors par d'immenses souterrains dont l'entrée s'ouvrait dans la chapelle et la sortie dans la forêt de Sherwood. Hal les connaissait assez pour pouvoir y servir de guide ; le passage de ces souterrains n'était donc pas difficile, mais il fallait d'abord gagner la chapelle ; or la porte de la chapelle n'était plus libre comme au commencement de la nuit, le baron Fitz-Alwine venait d'y faire placer une sentinelle ; par bonheur pour les fugitifs cette sentinelle avait jugé à propos de monter sa garde en dedans de la chapelle, et, vaincue par la fatigue, elle s'était endormie sur un banc, à l'instar d'un chanoine dans une stalle.
Les quatre jeunes gens pénétrèrent donc dans le saint lieu sans réveiller le soldat et sans même se douter de sa présence, tant l'obscurité était grande ; et ils allaient atteindre l'entrée des souterrains lorsque Halbert, qui marchait en avant, se heurta contre un mausolée et tomba lourdement.
– Qui vive ! demanda soudain le factionnaire qui se crut pris en flagrant délit de sommeil.
L'écho répéta seul le bruyant Qui vive ! et ses retentissements prolongés de piliers en piliers et de voûtes en voûtes masquèrent le bruit des voix et des mouvements des fugitifs. Hal se blottit derrière le tombeau, Robin et Christabel sous l'escalier de la chaire ; Maude seule n'eut pas le temps de se cacher ; la lumière d'une torche éclaira la chapelle, et le factionnaire s'écria :
– Parbleu ! c'est Maude, Maude, la pénitente à frère Tuck ! Sais-tu, ma charmante, que tu as fait trembler la moustache de Gaspard Steinkoff en le réveillant ainsi brusquement pendant qu'il rêvait de tes grâces ? Corps de Dieu ! j'ai cru que le vieux sanglier de Jérusalem, notre aimable seigneur, passait la revue des sentinelles. Mais, vive la joie ! il ronfle, le bonhomme, et la beauté me réveille !
Et, cela disant, le soldat planta sa torche dans un candélabre du lutrin, et s'avança vers Maude les bras ouverts pour lui saisir la taille.
Maude répondit froidement :
– Oui, je viens prier Dieu pour lady Christabel qui est très souffrante ; laissez-moi donc prier, Gaspard Steinkoff.
– Holà ! là ! pensa Robin en mettant silencieusement une flèche à son arc, c'est le calomniateur…
– À plus tard les oraisons, la belle, reprit le soldat dont les mains effleuraient déjà le corsage de la jeune fille ; ne soyons pas farouche et donnons à Gaspard un baiser, deux baisers, trois baisers, beaucoup de baisers.
– Arrière, lâche, insolent ! s'écria Maude en reculant elle-même.
Le soldat fit un nouveau pas en avant.
– Arrière, calomniateur, tu as tenté de me faire maudire par mon père pour te venger du mépris avec lequel j'ai repoussé tes odieuses galanteries ! arrière, monstre qui ne respecte même pas la sainteté de ces lieux ! arrière !
– Triple damnation ! s'écria Gaspard écumant de rage et saisissant la jeune fille à bras-le-corps ; triple damnation ! tes insolences seront punies.
Maude résistait énergiquement et ne doutait pas qu'Halbert et Robin ne vinssent à son secours ; mais en même temps elle craignait que le bruit d'une lutte n'attirât l'attention des soldats du poste le plus voisin ; elle s'abstenait donc de pousser des cris et répliquait au soldat :
– C'est toi qui seras… puni, quand une flèche, lancée par une main qui ne manquait jamais son but, traversa le crâne du bandit et le renversa mort sur les dalles du temple. Moins prompt que la flèche, Hal accourait pour défendre sa sœur, mais elle s'était déjà évanouie en murmurant :
– Merci, Robin, merci !…
Les lueurs tremblotantes de la torche éclairèrent d'abord deux corps inanimés et gisant côte à côte sur le sol ; l'un restait isolé dans la mort, et près de l'autre des cœurs dévoués attendaient, des yeux amis épiaient les symptômes d'un retour à la vie. Robin puisait l'eau des bénitiers à deux mains et en mouillait doucement les tempes de la jeune fille ; Hal frappait de ses mains dans la paume des siennes, et Christabel lui prodiguait les plus doux noms de l'amitié en invoquant le secours de la Vierge ; tous trois enfin s'efforçaient de ranimer les sens de la pauvre Maude, et ils eussent renoncé à fuir plutôt que de l'abandonner dans cet état. Quelques minutes s'écoulèrent avant que Maude rouvrît les yeux, et ces minutes parurent des siècles ; mais quand ses paupières se dessillèrent, un long regard, le premier, un céleste regard rempli de gratitude et d'amour, s'arrêta sur Robin : un sourire s'échappa de ses lèvres blêmies, des nuances rosées remplacèrent la froide pâleur des joues, sa poitrine se dilata, ses bras se réunirent aux bras tendus pour la soulever de terre, et secouant sa léthargie, elle s'écria la première :
– Partons !
La marche dans le souterrain dura plus d'une grande heure.
– Enfin nous arrivons, dit Hal ; courbez le dos, la porte est basse, et prenez garde aux épines d'une haie qui masque l'issue de ce passage au-dehors ; tournez à gauche ; bien ; suivez le sentier le long de la haie… et maintenant, adieu la torche et vive le clair de lune ! nous sommes libres !
– Et à mon tour de servir de pilote, dit Robin en s'orientant ; je suis chez moi. La forêt est à moi. Ne craignez rien, mesdames, et au point du jour nous rejoindrons messire Allan Clare.
La petite caravane s'avança lestement à travers les taillis et les futaies, malgré la fatigue des deux jeunes filles. La prudence défendait de suivre les sentiers et de traverser les clairières, où le baron avait sans doute déjà lancé ses limiers ; et, au risque de déchirer les robes et de se meurtrir pieds et jambes, il fallait voyager comme les daims, de fort en fort, de trouées en trouées. Robin paraissait réfléchir profondément depuis quelques minutes, et Maude lui en demanda timidement la cause.
– Chère sœur, dit-il, il faut que nous nous séparions avant le jour ; Halbert va vous accompagner jusque chez mon père, et vous expliquerez au bon vieillard pourquoi je ne suis pas encore de retour de Nottingham ; il est utile et prudent de l'avertir que je conduis sans retard milady auprès de messire Allan Clare.
Les fugitifs se séparèrent donc après de tendres adieux, et Maude dévora ses larmes et étouffa ses sanglots en s'engageant à la suite d'Halbert dans le sentier que lui indiqua Robin.
Lady Christabel et son chevalier, car désormais Robin est un vrai chevalier, atteignirent promptement la grande route de Nottingham à Mansfeldwoohaus, et Robin, avant de s'y engager, grimpa sur un arbre, et explora du regard les alentours de l'horizon.
Rien de suspect n'apparut d'abord, et aussi loin que sa vue pouvait porter, la route lui sembla libre ; mais pendant que le jeune homme descendait de son observatoire en se croyant favorisé du sort, il vit poindre au sommet d'une des côtes de la route un cavalier qui s'avançait à franc étrier.
– Blottissez-vous là, milady, là, dans ce fossé, derrière ce buisson à mes pieds, et pour l'amour de Dieu, ne faites pas un mouvement, ne poussez pas le plus petit cri d'effroi.
– Y a-t-il du danger ? craignez-vous quelque chose, messire ? demanda Christabel en voyant Robin mettre une flèche à son arc et se poster en embuscade derrière un tronc d'arbre.
– Vite, milady, cachez-vous, un cavalier s'avance vers nous, et j'ignore si c'est un ami ou un ennemi… Après tout, si c'est un ennemi, ce n'est jamais qu'un homme, et une flèche bien lancée arrêtera toujours un homme.
Robin n'osait ajouter, de peur d'effrayer encore plus sa compagne, qu'il reconnaissait aux premières lueurs du matin les couleurs du baron Fitz-Alwine sur le pennon du cavalier. Christabel de son côté devinait les intentions hostiles de Robin et aurait voulu pouvoir crier : Plus de sang ! plus de mort ! cette liberté nous coûte déjà trop cher ! mais Robin d'une main tenait son arc et de l'autre lui imposait silence par un geste d'autorité, tandis que le cavalier s'approchait ventre à terre.
– Au nom du Dieu vivant, cachez-vous, milady ! murmura Robin les dents serrées et comme mangeant sa voix : cachez-vous.
Christabel obéit, et, la tête enveloppée dans son manteau, adressa une prière mentale à la Vierge. Cependant le cavalier s'approchait, s'approchait, et Robin, campé derrière l'arbre, l'arc tendu et la flèche à l'œil, le guettait au passage. Le cavalier passa… il passa rapide comme l'éclair… mais, plus rapide encore, une flèche le gagna de vitesse, frôla la hanche du cheval, se glissa obliquement entre son flanc et le coussin de la selle, et lui pénétra dans le ventre jusqu'à l'empennage, et bête et cavalier roulèrent dans la poussière.
– Fuyons, milady ! s'écria Robin, fuyons !
Christabel, plus morte que vive, tremblait de tous ses membres et balbutiait ces mots :
– Il l'a tué ! il l'a tué ! il l'a tué !
– Fuyons, milady, répéta Robin, fuyons, le temps presse !
– Il l'a tué ! balbutiait follement Christabel.
– Mais non, je ne l'ai pas tué, milady.
– Il a poussé un cri horrible, un cri d'agonie !
– Il n'a poussé qu'un cri de surprise.
– Vous dites ?
– Je dis que ce cavalier était lancé à notre recherche, et que nous étions perdus si je n'avais mis son cheval dans l'impossibilité de le porter plus longtemps. Marchons, milady ; vous me comprendrez mieux quand vous ne tremblerez plus.
– Il n'a pas même une égratignure, milady ; mais son pauvre cheval vient de battre son dernier temps de galop. Ce cavalier avait trop d'avantages sur nous ; il pouvait aller de Mansfeldwoohaus à Nottingham et en revenir avant que nous ayons quitté cette route ; il était donc urgent d'arrêter sa fougue. Maintenant les chances sont égales entre nous : que dis-je ? les nôtres sont supérieures ; il est à pied, et nous sommes à pied, c'est vrai, mais nos pieds sont agiles et sans entraves, tandis que les siens ne le sont pas. Courage, milady, nous serons loin d'ici quand ce messire cavalier aura pu se dégager de dessous son courtaud et se mettre en route avec ses grosses bottes, qui ne sont plus bottes de sept lieues. Courage, milady, Allan Clare n'est pas loin, courage !
Le front, les paupières ou plutôt la figure entièrement endommagée par les flammes de la torche auxquelles elle venait de servir d'éteignoir, le sergent Lambic eut encore la chance de prendre, en pourchassant Robin, une direction tout à fait opposée à celle du fuyard.
Au temps où se passe cette histoire, le château de Nottingham possédait une quantité prodigieuse de passages souterrains creusés dans les rochers de la colline au sommet de laquelle s'élevaient ses tours et ses murailles crénelées ; peu d'individus, même parmi les plus anciens habitants de la citadelle féodale, connaissaient exactement la topographie de ce sombre et mystérieux labyrinthe. Lambic et ses hommes y vagabondèrent donc au hasard, et se séparèrent les uns des autres sans s'en apercevoir.
Lambic, presque aveuglé, nous l'avons dit, tourna le dos à Robin, laissa ses hommes s'éloigner à gauche, et arriva devant le grand escalier du château, en haut duquel il crut entendre le pas de ses hommes.
– Bon ! se dit-il, ils ont rattrapé le jeune drôle et le conduisent devant le baron ; il faut que j'arrive en même temps qu'eux, sinon ils se feraient un mérite de leur vigilance aux yeux de monseigneur, les stupides brutes !
Tout en grognant ainsi, le brave sergent arriva à la porte de l'antichambre du baron, et, prudent par expérience, il voulut, avant de se montrer, savoir comment le vieux Fitz-Alwine accueillait le retour de ses hommes en compagnie du prisonnier ; il colla donc son oreille au trou de la serrure, et écouta le dialogue suivant :
– Cette lettre m'annonce, dites-vous, que sir Tristram de Goldsborough ne peut venir à Nottingham ?
– Oui, monseigneur ; il est obligé d'aller à la Cour.
– Fâcheux contretemps !
– Et il vous prévient qu'il vous attendra à Londres.
– Tant pis ! Indique-t-il le jour de notre rendez-vous ?
– Non, monseigneur ; il vous prie seulement de vous mettre en route aussitôt que possible.
– Eh bien ! je partirai ce matin ; donnez des ordres pour qu'on prépare mes chevaux ; je veux être accompagné par six hommes d'armes.
– Vous serez obéi, monseigneur.
Lambic, fort étonné de ce que Robin n'était pas là, s'imagina que les soldats l'avaient reconduit en prison et courut s'en assurer ; mais la porte du cachot était toute grande ouverte, le cachot vide, et la torche fumante encore gisait par terre.
– Holà ! je suis perdu ! se dit le sergent. Que faire ?
Et il revint machinalement à la porte du baron en osant espérer encore que les soldats y ramèneraient le damné forestier. Pauvre Lambic ! il sentait déjà autour de son cou l'étreinte d'une corde neuve. Cependant l'espérance, qui n'abandonne jamais complètement les malheureux, l'espérance lui sourit lorsque, ayant de nouveau collé son oreille au trou de la serrure, il reconnut que tout était calme et silencieux dans l'appartement. Le soldat fit le raisonnement suivant :
– Le baron dort, donc il n'est pas en colère ; il n'est pas en colère, donc il ignore que le forestier m'a glissé entre les mains comme une anguille ; il ignore la fuite du forestier, donc il ne me suppose pas répréhensible, punissable, pendable ; donc je puis me présenter devant lui sans crainte aucune, et lui rendre compte de ma mission comme si je l'avais remplie à sa plus grande satisfaction ; je gagnerai ainsi du temps, et pourrai savoir ce qu'est devenu ce satané Robin, afin de le réintégrer dans son cachot, ou de l'y maintenir si mes deux stupides bêtes de soldats ont eu la chance de bien faire leur devoir. Je puis donc me présenter sans crainte… oui, sans crainte, devant mon terrible et tout-puissant seigneur… Entrons. Mais il dort, il dort ! Oh ! alors autant vaudrait accoster un tigre affamé et se permettre de lui caresser le dos ! pas si fou ne suis-je d'éveiller monseigneur. Oh ! oh ! cependant, continuait à se dire le pauvre Lambic, tremblant et rassuré tour à tour, tour à tour timide et fanfaron, cependant si le baron ne dormait pas ? Tant mieux, ce serait alors le vrai moment d'entrer, cela prouverait derechef qu'il ignore ma mésaventure. Vraiment, s'il ne dort pas, ce calme et ce silence tiennent du prodige ! Mais j'y pense, essayons un peu de gratter le bois de la porte, et si ce bruit est trop mal accueilli, j'aurai le temps de me sauver.
Lambic gratta légèrement de l'ongle sur le milieu de la porte à l'endroit où il y a le plus de sonorité. Cette espèce de provocation demeura sans résultat, et le silence de l'intérieur ne fut pas troublé.
– Décidément il dort, pensa de nouveau Lambic. Eh ! non, imbécile que je suis ! il est sorti ; il est auprès de sa fille, sinon je l'entendrais encore, car il dort en grondant.
Poussé par une diabolique curiosité, le sergent manœuvra doucement la clef de la porte, qui tourna sans grincer sur ses gonds, et lui permit d'allonger le cou pour embrasser d'un premier coup d'œil l'appartement en son entier.
– Miséricorde !
Ce cri de terreur expira sur les lèvres de Lambic, le froid et l'immobilité de la mort le saisirent, et il demeura enchâssé dans l'entrebâillement de la porte, tandis que le baron, muet d'étonnement lui-même et stupéfait de tant d'audace, le foudroyait de ses regards.
Ce malheureux Lambic, la chance lui était toujours contraire, un mauvais génie s'acharnait sur sa personne, et la fatalité voulut qu'il troublât le baron juste au moment où le vieux pécheur, agenouillé devant son confesseur, demandait une absolution avant de partir pour Londres.
– Misérable ! gueux ! infâme sacrilège ! espion du confessionnal ! envoyé de Satan ! traître vendu au diable ! que viens-tu faire ici ? s'écria le baron qui pouvait enfin respirer et lâcher les écluses de sa fureur. Qui donc en ce château est le maître ou le valet ? est-ce toi le maître ? est-ce moi le valet ? La corde au cou, pâture à corbeau ! et je ne monterai pas à cheval avant que tu n'aies monté l'échelle de ma potence.
– Calmez-vous, mon fils, dit le vieux moine confesseur, Dieu est miséricordieux.
– Dieu n'est pas servi par de pareils sacripants, reprit le baron en se relevant ivre de fureur. Ici, coquin ! ajouta-t-il après avoir tournoyé dans la chambre comme une hyène dans sa cage ; ici à genoux, prends ma place, et confesse-toi avant de mourir.
Lambic ne quittait pas le seuil de la porte, et quoiqu'il eût perdu tout esprit d'à-propos, il cherchait néanmoins à profiter d'un temps d'arrêt dans la colère de son maître pour risquer une justification. Le baron, dont les pensées et les paroles se succédaient incohérentes, lui offrit sans le vouloir l'occasion de se disculper.
– Que me voulais-tu ? demanda-t-il tout à coup, parle.
– Milord, j'ai frappé plusieurs fois à la porte, répondit humblement le sergent, j'ai cru qu'il n'y avait personne, et j'ai pensé…
– Oui, tu as pensé à profiter de mon absence pour me voler.
– Oh ! milord…
– Pour me voler !
– Je suis soldat, milord, répondit Lambic avec fierté.
Cette accusation de vol ranimait son courage naturel, et il ne redoutait plus la prison, les coups de bâton et la corde.
– Tudieu ! quelle notre indignation ! dit le baron en riant ironiquement.
– Oui, milord, je suis soldat, soldat au service de Votre Seigneurie, et Votre Seigneurie n'a jamais eu de voleurs pour soldats.
– Ma Seigneurie peut et veut, s'il lui plaît, appeler voleurs ses soldats ; Ma Seigneurie n'a pas à s'enquérir de leurs vertus privées ; Ma Seigneurie enfin a trop de bon sens pour supposer que votre visite, messire Lambic, visite dont vous m'honorez juste au moment où vous me croyez absent, n'ait pas eu un but autre que celui de m'apprendre que vous êtes un honnête homme. Bref, voleur ou honnête homme, pourquoi es-tu venu ici ? Tu me rendras compte ensuite de l'incarcération de notre jeune loup.
Lambic trembla de nouveau, la demande du baron lui prouvait que la fuite de Robin n'était pas encore connue, et il redoutait une crise des plus violentes dès qu'il expliquerait au baron la cause des brûlures de son visage ; il restait donc immobile devant son terrible maître, les yeux stupidement écarquillés, la bouche béante, les bras pendants.
– Eh ! d'où viens-tu ? s'écria tout à coup le baron examinant la figure de Lambic. Parbleu ! j'avais bien raison tout à l'heure de t'appeler évadé de l'enfer ; car tu n'as pu roussir ainsi ton museau qu'en rendant visite au diable.
– C'est une torche qui m'a brûlé, milord.
– Une torche !
– Pardon, milord ; mais Votre Seigneurie ne sait pas que cette torche…
– Que me chantes-tu là ? Abrège ; de quelle torche parles-tu ?
– De la torche de Robin.
– Encore Robin ! s'écria le baron d'une voix de tonnerre en allant décrocher son épée.
– Bon ! me voilà décidément emballé et expédié pour l'autre monde, pensa Lambic, qui se replia instinctivement sur le seuil de la porte et se tint prêt à fuir à la première botte que lui enverrait le baron.
– Encore Robin ! Où est-il, Robin ? criait le baron battant l'air de sa flamberge ; où est-il que je vous embroche de compagnie ?
Lambic avait déjà la moitié du corps hors de l'appartement, et se cramponnait des mains au bord de la porte, afin de la tirer sur lui si la pointe de la flamberge le menaçait de trop près.
– Mon fils, dit le vieux moine, les Philistins allaient être frappés ; mais ils prièrent Dieu, et l'épée rentra au fourreau.
Fitz-Alwine jeta son épée sur la table, et s'élança vers Lambic, qui ne faisait plus mine de vouloir se sauver.
– Je demande encore, dit-il en le saisissant par le collet de son pourpoint et en l'entraînant jusqu'au milieu de la chambre, je demande ce que tu viens faire ici ? Je désire savoir en même temps quels rapports existent entre Robin, une torche et ton hideux visage ? Réponds vivement et clairement, sinon voilà qui n'est pas une épée et que la clémence ne fera pas rentrer au fourreau.
En disant cela, Fitz-Alwine montrait du doigt, dans un angle de l'appartement, la longue et grosse canne à pomme d'or, je jonc presque phénoménal sur lequel il s'appuyait lors de ses promenades sur les remparts.
– Milord, repartit vivement le sergent qui venait d'inventer un biais afin d'éluder une réponse catégorique, je venais, milord, vous demander ce que Votre Seigneurie compte faire de ce Robin Hood.
– Eh ! morbleu ! je veux qu'il reste dans le cachot où il est enfermé.
– Veuillez me dire, milord, où est ce cachot ; j'y veillerai.
– Ne le sais-tu pas ? tu l'y as conduit voici à peine une heure.
– Mais il n'y est plus, milord. J'avais donné ordre à mes soldats de le ramener devant vous, et je pensais que vous aviez fait choix d'une autre prison… C'est dans ce cachot, milord, qu'il m'a brûlé la figure.
– Ah ! c'est trop fort ! hurla Fitz-Alwine qui fit un pas vers le jonc à pomme d'or, tandis que Lambic tournait à demi la tête et calculait d'un œil inquiet s'il aurait le temps de fuir avant que l'orage n'éclatât.
Les coups allaient donc tomber comme grêle, car, malgré sa goutte, le baron n'était pas manchot, lorsque Lambic, poussé à bout, oublia l'inviolabilité de son seigneur, bondit au-devant de lui, lui arracha le jonc des mains, lui saisit les deux bras au-dessus de chaque poignet, et, avec autant de respect que le permettait la circonstance, le fit vivement reculer, le laissa choir dans son grand fauteuil de goutteux, et se sauva à toutes jambes.
À toutes jambes aussi le vieux Fitz-Alwine, auquel l'excitation du moment rendait un peu d'agilité, voulut poursuivre cet audacieux vassal ; mais les deux soldats qui revenaient de leur expédition à la recherche de Robin lui épargnèrent cette fatigue, car, aux cris poussés par lui : « Arrêtez ! arrêtez ! » ils barrèrent le passage au sergent, qui n'était pas encore sorti de l'antichambre.
– Arrière ! fit le sergent en repoussant ses deux subordonnés, arrière !
Mais Fitz-Alwine courut fermer la porte de sortie ; toute résistance était donc inutile désormais, et le malheureux Lambic attendait, plongé dans une morne stupeur, qu'il plût à son haut et puissant seigneur de se prononcer sur son sort.
Par un de ces phénomènes bizarres, inexplicables, et qui peut-être sont dans l'ordre moral ce que sont leurs analogues dans l'ordre physique de la nature, la colère du baron sembla calmée après cet épisode de rébellion, de même que le grand vent s'abat après une pluie légère.
– Demande-moi pardon, dit tranquillement Fitz-Alwine, qui, tout essoufflé, se laissa tomber, volontairement cette fois-ci, dans son grand fauteuil ; allons, maître Lambic, demande-moi pardon ?
Le baron ne manifestait peut-être cette tranquillité, cette mansuétude que parce qu'il n'avait plus la force de maintenir ses fureurs à leur diapason habituel ; mais cela ne pouvait durer longtemps ainsi, et, à mesure que les hésitations craintives de Lambic se prolongeaient, à mesure aussi que la respiration du baron se régularisait, les bouillonnements de sa colère augmentaient d'intensité, et l'explosion de cette colère devenait imminente.
– Ah ! tu refuses de me demander pardon ! eh bien ! ajouta Fitz-Alwine d'un ton cruellement sardonique, fais un acte de contrition : c'est fort utile avant la mort.
– Milord, voilà ce qui s'est passé, et ces deux hommes pourront témoigner de la vérité.
– Deux coquins comme toi !
– Je ne suis pas si coupable que vous le pensez, milord ; j'allais fermer la porte du cachot, quand Robin Hood…
Nous ne suivrons pas le sergent dans son verbeux récit, entrecoupé de réticences à son avantage, nos lecteurs n'apprendraient rien de nouveau ; le baron l'écouta, non sans hurler de fureur, en trépignant et en se démenant dans son fauteuil autant que le diable, dit-on, quand un bénitier lui sert de baignoire, et il résuma ses menaces de châtiment par cette phrase d'un effrayant laconisme :
– Si Robin s'est échappé du château, vous ne m'échapperez pas, vous autres ! À lui la liberté, à vous la mort.
Soudain retentit un coup violemment frappé à la porte de la chambre.
– Entrez ! cria le comte.
Un soldat entra et dit :
– Que le très-honorable lord me pardonne si j'ose me présenter devant Sa très-honorable personne sans être mandé par Sa très-honorable Seigneurie ; mais l'événement qui vient de se passer est si extraordinaire, si terrible, que j'ai cru obéir au devoir en venant l'annoncer immédiatement au très-honorable maître de ce château.
– Parle ; mais pas d'histoire sans fin.
– Votre très-honorable Seigneurie sera satisfaite ; l'histoire que j'ai à raconter a une fin, et elle sera aussi courte qu'elle est effrayante ; je sais qu'un bon soldat doit fatiguer son arc et ménager sa langue, et comme je suis un bon…
– À l'histoire, à l'histoire, imbécile ! cria le baron.
Le soldat s'inclina courtoisement et reprit :
– Et comme je suis un bon soldat, je n'oublie jamais ce principe.
– Bavard infernal ! tais-toi si tu n'as qu'à nous parler de ton mérite, ou raconte ton histoire.
Le soldat s'inclina de nouveau et reprit imperturbablement :
– Mon devoir m'ordonnait…
– Encore ! vociféra Fitz-Alwine.
– Mon devoir m'ordonnait de relever le factionnaire de la chapelle…
– Ah ! nous y sommes, pensa le baron, et il écouta attentivement.
– Je m'y transportai voilà cinq ou dix minutes, comme il plaira à Votre très-honorable Seigneurie ; arrivé à la porte du saint lieu, je n'y trouvai point de sentinelle ; il devait y en avoir cependant, puisque je venais pour la relever. « Elle y est », pensai-je, « Allons au poste, allons requérir main-forte afin d'appréhender le délinquant, pour qu'il lui soit infligé une punition exemplaire, nonobstant la punition infligée de mon chef. » J'arrivai au poste en criant : « Sergent, hors la garde ! » personne ne sortit du poste ; j'y entrai ; personne au-dedans. « Oh ! oh ! » pensai-je…
– Au diable tes pensées ! bavard ! Arrive au fait ! cria le baron impatienté.
Le soldat exécuta de nouveau son salut militaire, et reprit :
– « Oh ! oh ! pensai-je », les devoirs du soldat sont méconnus dans la garnison du châtiment de Nottingham. La discipline s'est relâchée, et les conséquences de ce relâchement…
– Mille dieux ! tu divagueras donc toujours, crétin bavard ! chien prolixe ! s'exclama le baron.
– Chien prolixe ! murmura à part lui le soldat qui s'interrompit à cette épithète, chien prolixe ! moi qui suis grand chasseur, je ne connais pas encore cette race de chiens. C'est égal, continuons. Les conséquences de ce relâchement peuvent être funestes ; je n'eus pas de peine à retrouver les hommes du poste attablés dans la cantine, et nous entreprîmes immédiatement une visite minutieuse et intelligente des abords du saint lieu et de son intérieur. Aux abords, rien de particulier, sauf l'absence continue de la sentinelle ; mais à l'intérieur, cette même sentinelle était présente, et dans quel état, grand Dieu ! présente comme les morts sur le champ de bataille, c'est-à-dire couchée par terre, sans vie, baignée dans son sang et le crâne traversé par une flèche…
– Grand Dieu ! s'écria le baron. Qui a pu commettre ce crime ?
– Je l'ignore, je n'étais pas présent ; mais…
– Qui est mort ainsi ?
– Gaspard Steinkoff… un rude soldat.
– Et tu ne connais pas l'assassin ?
– J'ai déjà eu l'honneur de dire à Votre honorable Seigneurie que je n'étais pas présent lors de la consommation du crime ; mais, afin de favoriser les recherches de Monseigneur, j'ai eu l'esprit de m'emparer de la flèche homicide… la voilà.
– Cette flèche ne sort pas de mon arsenal, dit le baron après l'avoir examinée attentivement.
– Mais, avec tout le respect que je dois à Son honorable Seigneurie, reprit le soldat, je lui ferai observer que cette flèche, ne sortant pas de son arsenal, doit sortir d'ailleurs, et que je crois en avoir remarqué de semblables dans un carquois que portait ce soir un de novices écuyers.
– Quel novice ?
– Halbert. Le carquois et l'arc que nous avons vus entre les mains de ce jeune garçon appartiennent à l'un des prisonniers de Sa Seigneurie, au nommé Robin Hood.
– Vite, allez chercher Halbert, et amenez-le devant moi, ordonna le baron.
– J'ai vu, ajouta le même soldat, Hal se rendre il y a une heure, en compagnie de la demoiselle Maude, vers la demeure de lady Christabel.
– Allumez une torche et suivez-moi ! cria le baron.
Suivi de Lambic et de l'escorte, le baron, qui ne se ressentait plus de sa goutte, marcha rapidement vers l'appartement de sa fille. Arrivé à la porte, il frappa ; mais ne recevant pas de réponse, il ouvrit et se précipita à l'intérieur. Obscurité profonde, silence complet. En vain le baron parcourut-il le cabinet et les autres chambres dépendant de l'appartement : partout même silence et même obscurité.
– Partie ! elle est partie, s'écria le baron avec angoisse ; et, d'une voix déchirante, il appela : Christabel ! Christabel !
Mais Christabel ne répondit pas.
– Partie ! partie ! répétait le baron en se tordant les mains et en se laissant tomber sur le même siège où il l'avait surprise écrivant à Allan Clare. Partie avec lui ! ma fille, ma Christabel !
Cependant l'espoir de rejoindre la jeune fille dans sa fuite rendit au pauvre père un peu de sang-froid.
– Alerte ! vous autres, cria-t-il d'une voix de tonnerre ; alerte ! partagez-vous en deux bandes : l'une fouillera le château du haut en bas, de long en large, partout enfin elle fouillera, partout… l'autre à cheval, et que pas un taillis, pas un fourré, pas un buisson de la forêt de Sherwood n'échappe à vos investigations… Allez…
Les soldats s'ébranlaient pour sortir quand le baron reprit :
– Qu'on dise à Hubert Lindsay, le porte-clefs, de venir ici ; c'est Maude Jézabel, sa damnée fille, qui a comploté la fuite et il va payer pour elle. Dites aussi à vingt de mes cavaliers de seller leurs courtauds et de se tenir prêts à partir au premier ordre. Allez, mais allez donc, misérables !
Les soldats partirent en toute hâte, et Lambic profita de l'événement pour s'éloigner hors de portée des griffes de son irascible maître.
Resté seul, le baron divagua tour à tour, emporté par les frénésies de la colère et par les désolations de son cœur. Il aimait sincèrement sa fille, et la honte qu'il ressentait de sa fuite avec un homme était moins grande encore que sa douleur en pensant que désormais il ne la verrait plus, ne l'embrasserait plus, et même ne la tyranniserait plus.
Ce fut durant ces alternatives de fureur et de désespoir que le vieil Hubert Lindsay parut. Malheureusement pour lui il arrivait avant la fin d'un accès de colère.
– Puisqu'ils ne savent pas faire leur métier de soldat, je les exterminerai tous ! vociférait le baron, et je ne laisserai pas sur terre l'ombre d'un fantôme, d'un seul de ces mécréants, car cette ombre pourrait dire : « J'ai aidé Christabel à tromper son père ! » Oui, oui, je le jure par tous les saints apôtres et par les barbes de mes aïeux, je n'en épargnerai pas un seul ! Ah ! te voilà, maître Hubert Lindsay, gardien porte-clefs du château de Nottingham ! te voilà !
– Votre Seigneurie m'a fait demander, dit le vieillard d'une voix calme.
Le baron ne répondit pas, mais il lui sauta à la gorge comme sauterait une bête féroce, le traîna au milieu de la chambre, et lui dit en le secouant rudement :
– Scélérat ! ma fille, où est-elle ? réponds, ou je t'étrangle !
– Votre fille, milord ? mais je n'en sais rien, répondit Hubert plus surpris qu'épouvanté de la colère de son maître.
– Imposteur !
Hubert se dégagea de l'étreinte du baron, et répondit froidement :
– Milord, faites-moi l'honneur de m'expliquer le motif de votre étrange question, et j'y répondrai… Mais sachez bien, milord, que je ne suis qu'un pauvre homme, honnête, franc et loyal, qui de sa vie n'a eu à rougir d'aucune faute. Vous me tueriez sur-le-champ qu'il me serait égal de mourir sans confession, car je n'ai rien à me reprocher ; vous êtes mon seigneur et maître, interrogez-moi, je répondrai à toutes vos questions, non par crainte, mais par devoir, par respect…
– Qui est sorti du château depuis deux heures ?
– Je l'ignore, milord ; depuis deux heures j'ai remis les clefs à mon second, Michaël Walden.
– Est-ce bien vrai ?
– Aussi vrai que vous êtes mon seigneur et maître.
– Qui est sorti pendant que tu étais encore de garde ?
– Halbert, le jeune écuyer ; il m'a dit : « Milady est malade, et j'ai ordre d'aller chercher un médecin. »
–Ah ! voilà le complot ! s'écria le baron. Il t'a menti : Christabel n'était pas malade, Hal sortait pour préparer sa fuite.
– Quoi ! milady vous a quitté, monseigneur ?
– Oui, l'ingrate a abandonné son vieux père, et ta fille est partie avec elle.
– Maude ? Oh, non, monseigneur, c'est impossible ; je vais la chercher, elle est dans sa chambre.
Le sergent Lambic, qui était bien aise de montrer son zèle, entra précipitamment.
– Milord, s'écria-t-il, vos cavaliers sont prêts. J'ai vainement cherché Halbert par tout le château ; il y était rentré avec moi et Robin, et n'en est pas ressorti par la grande porte, Michaël Walden l'affirme sous serment ; personne n'a franchi le pont-levis depuis deux heures.
– Qu'importe tout cela ! reprit le baron. La mort de Gaspard n'est pas un crime inutile. Lambic ! ajouta Fitz-Alwine après un instant de silence.
– Milord.
– Tu es allé cette nuit jusqu'à la maison d'un garde nommé Gilbert Head, non loin de Mansfeldwoohaus ?
– Oui, milord.
– Eh bien c'est là que demeure l'infernal Robin Hood, et c'est là sans doute que mon ingrate fille doit retrouver un mécréant qui… Ne parlons plus de cela… Lambic, monte à cheval avec tes hommes, cours à cette maison, empare-toi des fugitifs, et ne reviens ici qu'après avoir brûlé ce repaire de brigands.
– Oui, milord.
Et Lambic disparut.
Hubert Lindsay, rentré depuis quelques minutes, demeurait debout à l'écart, morne, silencieux, les bras croisés et la tête penchée.
– Mon vieux serviteur, lui dit Fitz-Alwine, je ne veux pas que la colère me fasse oublier que depuis longues années nous vivons près l'un de l'autre ; tu m'as toujours été fidèle ; tu m'as sauvé deux fois la vie ; eh bien ! mon vieux frère d'armes, oublie mes colères, mes brutalités, mes injustices peut-être, et, si tu aimes ta fille comme j'aime la mienne, prête-moi encore le secours de ton courage et de ton expérience pour ramener au bercail les brebis égarées… car Maude est sans doute partie avec Christabel.
– Hélas ! monseigneur, sa chambre est vide, dit le vieillard en sanglotant.
Cette sincère affliction aurait dû prouver au baron que Hubert n'était pas complice de la fuite des jeunes filles, mais ce singulier gentilhomme, aussi soupçonneux qu'irascible, avait la conviction qu'un inférieur doit toujours tromper un supérieur, un vilain un noble, un prêtre un prélat, un soldat un officier, et ainsi de suite. Il crut donc tendre un piège à Hubert en lui disant :
– N'existe-t-il pas dans les passages souterrains du château une issue qui donne dans la forêt de Sherwood ?
Le baron connaissait parfaitement l'existence de cette sortie, mais il ignorait sa position exacte ; Hubert et sans doute aussi sa fille étaient mieux renseignés que lui.
– Ah ! pensait-il en faisant cette question, si mademoiselle Maude a piloté ma fille par-dessous terre, je lui payerai au grand jour ses frais de conduite.
Hubert, franc et loyal, nous l'avons dit, crut devoir aider son maître à retrouver la jeune lady : il était d'ailleurs intéressé autant que le baron à rattraper les fugitives, aussi s'empressa-t-il de répondre :
– Oui, milord, les souterrains ont une sortie sur la forêt, et je connais tous les détours qui y conduisent.
– Maude est-elle aussi savante que toi ?
– Non, milord, du moins je ne le pense pas.
– Personne autre que toi ne possède donc ce secret ?
– Il y en a trois autres, milord : Michaël Walden, Gaspard Steinkoff et Halbert.
– Halbert ! s'écria le baron pris d'un nouvel accès de rage, Halbert ! mais c'est lui qui leur a servi de guide ! Holà ! une torche, des torches, fouillons le souterrain !
Hubert était récompensé de sa franchise ; le baron, ne se méfiant plus de lui, lui prodiguait des noms d'amitié et des serments de reconnaissance.
– Courage, maître, disait le vieillard pendant qu'on préparait les torches et que les hommes accouraient pour servir d'escorte : courage, Dieu nous les rendra !
Le désespoir de ces deux vieillards était navrant. Séparés par leur naissance, par l'orgueil de la race, par leur genre de vie, ils se réunissaient pour conjurer un malheur commun, ils étaient égaux dans la douleur.
Le baron et Hubert, suivis de six hommes d'armes, traversèrent la chapelle sans s'arrêter au cadavre de Gaspard, et s'enfoncèrent dans le souterrain. À peine y avaient-ils fait quelques pas qu'un bruit lointain de voix parvint aux oreilles de Fitz-Alwine.
– Ah ! s'écria-t-il, nous les tenons ! Avance, Hubert, avance !
Hubert marchait en tête.
Le bruit entendu par le baron recommença.
– Monseigneur, dit le vieillard, ce que vous entendez ne provient pas du passage conduisant à la forêt.
– N'importe, ce sont eux, avance, avance donc !
Le passage se bifurquait en cet endroit, et ils se dirigèrent du côté du bruit. Le bruit augmenta ; des cris retentirent.
– Bien, bien, ils crient au secours ! Nous voilà, mes enfants, nous voilà !
– Alors ils se sont trompés de chemin, dit Hubert.
– Tant mieux, répliqua le baron, dont la tendresse paternelle faisait déjà place à une soif de vengeance des plus ardentes ; tant mieux !
Hubert, qui marchait quelques pas en avant, s'arrêta pour écouter.
– Milord, dit-il, je vous jure que ces clameurs ne sont pas poussées par les fugitifs ; nous quittons le bon chemin en allant de ce côté et nous perdons du temps.
– Viens avec moi ! s'écria le baron, lançant un regard furieux au porte-clefs, qu'il recommençait à soupçonner d'intelligence avec les fugitifs. Viens, et vous, attendez-nous ici !
– À vos ordres, milord, répondit Hubert.
Les deux vieillards s'avancèrent du côté du bruit : de minute en minute les cris devenaient plus distincts.
– Sur mon âme, murmurait Hubert, mon maître devient fou ! croit-il donc qu'en fuyant on fasse tant de bruit ? Les gens qui font ce bruit parlent à tue-tête, et, ma foi ! je crois qu'ils viennent au-devant de nous.
À peine achevait-il ces mots que deux soldats apparurent aux yeux étonnés du baron.
– Et d'où venez-vous, mécréants ?
– De poursuivre le prisonnier Robin Hood, répondirent ces malheureux, épuisés de fatigue et saisis de terreur. Nous nous sommes égarés, milord, ajoutèrent-ils ; nous nous croyions perdus à jamais quand la Providence a envoyé Votre honorable Seigneurie à notre secours ; nous vous avons entendus venir de loin, et nous sommes accourus au-devant de vous pour vous épargner du chemin.
Fitz-Alwine ne savait plus à quel diable se vouer dans son désappointement, quand un des soldats entreprit de lui raconter la fuite de Robin Hood.
– Assez, assez, imbéciles ! s'écria-t-il. Depuis que vous vous êtes perdus dans ce souterrain, où vous devriez être condamnés à mourir de faim, depuis lors, dites-moi si vous avez entendu quelque bruit suspect dans ces galeries.
– Rien absolument, milord.
– Courons, Hubert, courons, il faut rattraper le temps perdu !
Ce temps perdu avait sauvé les fugitifs. Un quart d'heure après la petite troupe débouchait dans la forêt, et il n'était plus permis de douter que les fugitifs n'eussent suivi cette voie. La porte du souterrain, fermée d'ordinaire, était toute grande ouverte.
– Mes pressentiments ne m'avaient pas trompé ! s'écria le baron. Allez, soldats, partez, battez la forêt en tous sens ; je promets cent pièces d'or à qui ramènera au château lady Christabel et les infâmes qui l'ont entraînée.
Le baron, accompagné d'Hubert seul, revint sur ses pas et rentra dans son appartement ; puis, au lieu de prendre un repos dont il avait grand besoin, il revêtit une cotte de mailles, ceignit sa flamberge, et, brandissant sa lance au pennon bigarré des couleurs de sa maison, monta prestement à cheval, et s'élança en tête de vingt hommes sur la route de Mansfeldwoohaus.
Les dramatis personœ qui ont déjà figuré dans cette histoire parcourent à l'heure présente la vieille forêt de Sherwood.
Robin et Christabel gagnent l'endroit où sir Allan Clare doit les attendre, et par conséquent marchent en sens contraire du sergent Lambic, qui a reçu l'ordre d'incendier la demeure du père adoptif de Robin.
Suivi de vingt bonnes lances, le baron, rajeuni par une colère persistante, vient de s'élancer à la recherche de sa fille ; nous le laisserons galoper bride abattue dans les verdoyants sentiers de la forêt, et nous nous réunirons à sir Allan Clare, qui, soutenu par Petit-Jean, par frère Tuck, par Will l'Écarlate et par les six autres fils du noble sir Guy de Gamwell, se rend en toute hâte à la vallée de Robin Hood, tandis que Maude et Halbert s'acheminent vers le cottage du vieux forestier.
Maude n'est plus alerte, infatigable, courageuse et gaie. Maude repasse tristement dans sa mémoire les indications que lui a données Robin pour se reconnaître parmi les mille sentiers qui se croisent et s'entrecroisent ; Maude enfin, quoique sous la sauvegarde d'un intrépide garçon, ressemble à une pauvre abandonnée, et soupire, soupire après la fin de cette longue course.
– Sommes-nous encore éloignés de la maison de Gilbert ? demanda-t-elle.
– Non, Maude, répondit joyeusement Hal, encore six milles, je crois.
– Six milles !
– Courage, Maude, courage, dit Halbert, nous travaillons pour lady Christabel… Mais regarde donc là-bas, ne vois-tu pas un cavalier, oui, un cavalier suivi d'un moine et de quelques forestiers ? C'est messire Allan, c'est le frère Tuck. Salut, messieurs, jamais rencontre n'a eu lieu plus à propos.
– Et lady Christabel, et Robin, où sont-ils ? demanda vivement sir Allan en reconnaissant Maude.
– Ils doivent aller vous attendre dans la vallée, répondit Maude.
– Dieu nous protège ! s'écria Allan quand il eut minutieusement fait raconter à Maude toutes les péripéties de leur fuite du château. Brave Robin, je lui dois tout, ma bien-aimée et ma sœur !
– Nous allions prévenir son père des motifs de l'absence de Robin, dit Hal.
– Et ne pourriez-vous pas aller seuls maintenant, frère Hal ? dit Maude qui brûlait du désir de se rapprocher de Robin. Ma maîtresse doit avoir grand besoin de mes services.
Allan ne vit aucun inconvénient à accepter l'offre de Maude et se remit en marche.
Frère Tuck, silencieux et isolé d'abord, ne tarda pas à se rapprocher de la jeune fille ; et il tenta de faire l'aimable, il sourit, parla moins brusquement que d'habitude, il eut presque de l'esprit ; mais les avances du pauvre moine ne furent accueillies qu'avec une réserve extrême.
Ce changement dans les manières de Maude, en affligeant Tuck, lui enleva toute sa verve ; il se retira donc à l'écart et marcha en regardant pensivement la jeune fille, toujours aussi pensive que lui.
Cependant à quelques pas en arrière de Tuck s'avançait un personnage qui paraissait vivement désirer un regard de Maude ; ce personnage réparait les désordres de sa toilette, brossait de l'avant-bras les manches et les basques de sa jaquette, redressait la plume de héron qui ornait sa toque, lissait son épaisse chevelure, bref, se livrait en pleine forêt à ce petit travail de coquetterie que tout amoureux débutant exécute par instinct.
Ce personnage n'était autre que notre ami Will l'Écarlate.
Maude réalisait pour lui l'idéal de la beauté ; il la voyait pour la première fois, et c'était elle que dans ses rêves il avait choisie pour régner sur son cœur. Un front blanc légèrement bombé et souligné par des sourcils délicats et bruns, des yeux noirs dont l'éclat était tempéré par l'écran de cils longs et soyeux, des joues rosées et veloutées, un nez comme en modelaient les statuaires de l'antiquité, une bouche entr'ouverte pour laisser parler ou respirer l'amour, des lèvres aux commissures desquelles nichaient de fins et doux sourires, un menton dont la fossette promettait le plaisir comme le hile de la graine promet la fleur, un cou et des épaules réunis par une vraie ligne serpentine, une taille svelte, des mouvements souples et des pieds mignons pour lesquels les sentiers de la forêt auraient dû se couvrir de fleurs : telle était Maude, la jolie fille d'Hubert Lindsay.
William n'était pas assez timide pour se contenter d'admirer en silence ; le désir, le besoin de sentir les yeux de la jeune fille se lever sur lui l'amenèrent rapidement près d'elle.
– Vous connaissez Robin Hood, mademoiselle ? demanda Will.
– Oui, monsieur, répondit gracieusement Maude.
Sans le savoir, Will touchait la corde sensible et gagnait l'attention de Maude.
– Et vous plaît-il beaucoup ?
Maude ne répondit pas, mais ses joues devinrent pourpres. Il fallait que Will fût un vrai débutant pour interroger ainsi à brûle-pourpoint le cœur d'une femme ; il agissait comme l'aveugle qui marcherait sans trembler le long d'un précipice ; que de gens ainsi dont la bravoure n'est qu'un effet de leur ignorance !
– J'aime tant Robin Hood, reprit-il, que je vous garderais rancune, mademoiselle, s'il ne vous plaisait pas.
– Rassurez-vous, messire ; je déclare que c'est un charmant garçon. Vous le connaissez depuis longtemps sans doute ?
– Nous sommes amis d'enfance, et je préférerais perdre ma main droite plutôt que son amitié : voilà pour le cœur. Quant à l'estime, j'estime que dans tout le comté il n'y a pas d'archer qui le vaille ; son caractère est aussi droit que ses flèches ; il est brave, il est doux, et sa modestie égale sa douceur et sa bravoure ; avec lui je ne craindrais pas l'univers entier.
– Quelle ardeur dans l'expression de vos pensées, messire ! vos louanges s'en ressentent.
– Aussi vrai que je me nomme William de Gamwell, et que je suis un honnête garçon, je dis la vérité, mademoiselle, rien que la vérité.
– Maude, demanda Allan, craignez-vous que le baron se soit déjà aperçu de la fuite de lady Christabel ?
– Oui, messire chevalier ; car Sa Seigneurie devait partir ce matin même pour Londres avec milady.
– Silence ! silence ! vint dire Petit-Jean qui marchait en éclaireur ; cachez-vous dans l'endroit le plus épais de ce fourré ; j'entends le bruit d'une cavalcade ; si les nouveaux venus nous découvrent, nous sauterons sur eux à l'improviste, et notre cri de ralliement sera le nom de Robin Hood… vite, cachez-vous, ajouta Petit-Pierre en se jetant lui-même derrière un tronc d'arbre.
Aussitôt apparut un cavalier emporté par un cheval qui franchissait tous les obstacles, fossés, arbres renversés, buissons et haies, avec une vitesse fantastique ; ce cavalier, que suivaient à grand'peine quatre hommes également à cheval, était accroupi plutôt qu'assis sur la fougueuse bête : il avait perdu son chapeau, et ses longs cheveux épars, secoués par le vent, donnaient à sa figure où respirait l'effroi, un aspect étrange et diabolique ; il rasa de près le fourré où s'était blottie la petite troupe, et Petit-Jean aperçut une flèche plantée dans le jalon d'un arpenteur sur la croupe du cheval.
Le cavalier disparut bientôt dans les profondeurs de la forêt, toujours suivi de ses quatre hommes.
– Que le ciel nous protège ! s'écria Maude. C'est le baron !
– C'est le baron ! répétèrent Allan et Halbert.
– Et si je ne me trompe, ajouta Will, la flèche qui sert de gouvernail à sa bête sort du carquois de Robin ; qu'en dites-vous, cousin Petit-Jean ?
– Je suis de vos avis, Will, et j'en tire la conséquence que Robin et la jeune dame sont en danger. Robin est trop prudent pour prodiguer des flèches sans y être contraint ; hâtons le pas.
Un mot pour expliquer la désagréable situation du noble Fitz-Alwine, très bon cavalier du reste, ne sera pas inutile.
Le baron, en s'engageant dans la forêt, avait donné l'ordre à son meilleur coureur d'inventorier la grande route de Nottingham à Mansfeldwoohaus, et de revenir lui faire son rapport à tel carrefour désigné ; on sait ce qu'il advint du coureur : Robin le démonta ; le hasard voulut que Robin et lady Christabel entrassent par un côté dans le même carrefour désigné pour le rendez-vous, tandis que le baron y entrait par un autre. Les deux fugitifs eurent la chance de se jeter dans un taillis sans être vus, et le baron avec ses quatre écuyers se porta au milieu du carrefour, sur une éminence, en attendant le retour de son éclaireur.
– Fouillez un peu les alentours, commanda le baron ; deux ici et deux là.
– Nous sommes perdus, pensa Robin. Que faire ? comment fuir ? Si nous prenons en dehors du bois, les chevaux nous rattraperont en deux temps ; si nous essayons une trouée à l'intérieur, le bruit attirera l'attention des limiers, que faire ?
Tout en réfléchissant ainsi, Robin bandait son arc et choisissait dans son carquois la flèche au fer le plus pointu. Christabel, quoique anéantie par la frayeur, s'aperçut de ces préparatifs et, la piété filiale l'emportant sur son désir de rejoindre Allan, elle supplia le jeune homme d'épargner son père.
Robin sourit et fit de la tête un signe affirmatif.
Le signe voulait dire : Je l'épargnerai ; le sourire : Souvenez-vous du cavalier démonté.
Les soldats battaient avec soin la lisière du carrefour, mais la prime de cent écus d'or qui stimulait leur zèle n'avait pas la vertu de leur donner du nez. Néanmoins la position de Robin et de Christabel devenait de plus en plus critique, car ces chiens quêteurs, partis deux par deux d'un point opposé pour faire le tour de la clairière, ne pouvaient se réunir sans les rencontrer.
Pendant ce temps-là le vieux Fitz-Alwine, posté comme une vedette sur les hauteurs qui dominent un camp ennemi, se livrait à une répétition générale du terrible sermon qu'il comptait adresser à sa fille dès qu'elle serait rentrée dans le domicile paternel. Il combinait aussi les raffinements divers des châtiments à infliger à Robin, à Maude et à Hal, et calculait à quelques pouces près, la hauteur de la potence d'Allan : il rêvait, l'excellent seigneur, aux convulsions de celui qui avait osé enlever Christabel ; il laissait pourrir son cadavre au gibet pendant le mois de la lune de miel, et souriait déjà à l'idée d'être grand-papa l'an prochain par le fait de sir Tristram de Goldsborough.
Mais tout à coup, au milieu de ces rêves enchanteurs, le cheval du baron se cabre, se déhanche, tord le râble, pousse des ruades et secoue frénétiquement le vieux guerrier, qui tient bon et cherche à le maîtriser sur place, comme il maîtrisait jadis les indomptables coursiers arabes. Vaines tentatives ! l'homme et la bête ne s'entendent pas ; Fitz-Alwine demeure en selle aussi ferme que sur la croupe du cheval demeure la flèche qui vient de s'y implanter, et le cheval et les illusions du baron prennent le mors aux dents et commencent de par la forêt cette course désordonnée, folle, fantastique, qui les conduit près d'Allan Clare et les entraîne on ne sait où. Les quatre écuyers s'élancèrent au secours de leur maître, et l'habile archer, saisissant la main de sa compagne, traversa le carrefour.
Que devint le baron ? Vraiment nous n'oserions raconter l'événement qui mit fin à cette course au clocher, tant il est extraordinaire et merveilleux ; mais les chroniques de l'époque en garantissent l'authenticité. Voilà :
Les écuyers perdirent bientôt le baron de vue, et peut-être eût-il été emporté à travers l'Angleterre jusqu'au nord de l'Océan, si la bête, en passant sous un chêne au pied duquel gisait le fragment d'un tronc d'arbre, n'eût trébuché.
Notre baron, qui n'avait pas perdu l'esprit, voulut éviter une chute dont la violence pouvait être mortelle, et, laissant la bride, se saisit à deux mains d'une des branches du chêne fort heureusement à sa portée ; il espérait pouvoir en même temps retenir son cheval en l'enserrant entre ses genoux ; mais la courbette forcée de la bête fut si profonde que Fitz-Alwine dut abandonner la selle et demeura suspendu par les mains à la branche du chêne, tandis que le cheval se redressait allégé et entreprenait une nouvelle campagne.
Peu habitué à la gymnastique, le baron mesurait prudemment la distance qui le séparait du sol avant de se laisser choir, lorsque tout à coup il vit flamboyer dans la demi-obscurité du matin, et droit sur ses pieds, quelque chose d'incandescent comme deux morceaux de charbons ardents. Ces deux points ignés appartenaient à une masse noire qui s'agitait, tournoyait et se rapprochait par instants et par bonds des jambes du malheureux lord.
– Holà, c'est un loup, pensa le baron qui ne put retenir un cri d'effroi et s'efforça de monter à califourchon sur la branche ; mais il ne put y parvenir, et une sueur glacée, la sueur de l'épouvante, l'inonda quand il sentit glisser sur le cuir de sa botte et craquer sur le métal de ses éperons les dents du loup qui bondissait, allongeant le col, tirait la langue, et aspirait sa proie à mesure que lui se roidissait les bras, s'accrochait du menton à la branche et repliait les jambes jusque sur sa poitrine.
La lutte n'était pas égale : le fil qui retenait en l'air cette friandise de bête féroce allait se casser, le vieux lord n'avait plus de force ; aussi, donnant un dernier souvenir à Christabel et recommandant son âme à Dieu, dut-il fermer les yeux et ouvrir les mains… et il tomba.
Mais, ô miracle de la Providence, il tomba comme un pavé sur la tête du loup, qui ne s'attendait pas à un si lourd morceau, et, en tombant, le poids de son corps, qui se présentait par l'endroit où il a le plus d'ampleur, luxa les vertèbres cervicales du loup et lui rompit la moelle épinière.
De sorte que si les quatre écuyers étaient arrivés sur le lieu du sinistre, ils eussent trouvé leur maître évanoui, couché côte à côte avec un loup trépassé ; mais d'autres personnages que les écuyers devaient réveiller le noble seigneur de Nottingham.
…………………
Au pied de ce vieux chêne dont les branches s'inclinaient vers le ruisseau qui traverse la vallée de Robin Hood, était assise lady Christabel ; debout, à quelques pas, Robin s'accoudait sur son arc, et tous deux attendaient non sans impatience l'arrivée de sir Allan Clare et de ses compagnons.
Après avoir épuisé les sujets de causerie sur leur situation présente, ils parlèrent de Marianne, et les tendres éloges que prodigua Christabel au doux et charmant caractère de la sœur d'Allan furent écoutés par Robin avec l'ardente attention de l'amour.
Le jeune homme aurait bien voulu adresser une question à Christabel, lui demander si, comme Allan Clare, Marianne n'avait pas déjà donné son cœur à quelque beau cavalier de la noblesse, mais il n'osait. « Si cela est », pensait-il, « je suis perdu ; quelle chance aurais-je en luttant contre un tel rival, moi pauvre enfant de la forêt ? »
– Milady, dit-il soudain en rougissant, et d'une voix émue, tremblante, je plains sincèrement miss Marianne si elle a quitté quelque tendre ami pour accompagner son frère dans un voyage rempli, sinon de dangers réels, du moins de difficultés et de fatigues.
– Marianne, répondit Christabel, a le malheur ou peut-être le bonheur de n'avoir d'autre tendre ami que son frère.
– J'ai peine à le croire, milady ; une personne aussi belle, aussi séduisante que miss Marianne doit posséder ce que vous posséder, quelqu'un qui lui soit dévoué, comme à vous messire Allan.
– Quelque étrange que cela puisse vous paraître, messire, dit la jeune fille en rougissant, j'affirme que Marianne ne sait pas s'il existe un amour autre que l'amour fraternel.
Cette réponse, faite d'un ton assez froid, obligea Robin à changer de conversation.
Le soleil dorait déjà la cime des grands arbres, et Allan ne paraissait pas. Robin dissimulait son inquiétude pour ne pas alarmer la jeune fille, mais il se livrait à de sombres hypothèses sur les causes de ce retard.
Tout à coup une voix sonore retentit dans le lointain, Robin et Christabel tressaillirent.
– Est-ce un appel de nos amis ? demanda la jeune fille.
– Hélas ! non. Will, mon ami d'enfance, et Petit-Jean son cousin, qui accompagnent messire Allan, connaissent parfaitement l'endroit où nous les attendons, et ce que nous avons entrepris exige tant de prudence pour réussir qu'ils ne s'amuseraient pas à jouer avec les échos de la forêt.
La voix se rapprocha, et un cavalier aux couleurs de Fitz-Alwine traversa rapidement la vallée.
– Éloignons-nous, milady, nous sommes ici trop près du château. Je plante cette flèche à terre au pied de ce chêne, et si mes amis arrivent pendant notre absence, ils comprendront en la voyant que nous nous sommes cachés dans les environs.
– Faites, messire ; je m'abandonne entièrement à votre bonne garde.
Les deux jeunes gens venaient de franchir quelques halliers et cherchaient une place convenable pour s'y reposer, quand ils aperçurent le corps d'un homme étendu immobile et comme mort près d'un tronc d'arbre.
– Miséricorde ! s'écria Christabel, mon père, mon pauvre père mort !
Robin frissonna en se croyant coupable de la mort du baron. La blessure du cheval n'en était-elle pas la cause première ?
– Sainte Vierge ! murmura Robin, accordez-nous la grâce qu'il ne soit qu'évanoui !
Et en disant ces mots, le jeune archer se précipita à genoux près du vieillard, tandis que Christabel, toute à sa douleur et au repentir, poussait des gémissements. Une légère blessure au front du baron laissait filtrer quelques gouttes de sang.
– Tiens, est-ce qu'il se serait battu avec un loup ? Ah ! il a étranglé le loup ! s'écria joyeusement Robin, et il n'est qu'évanoui. Milady ! milady, croyez-moi, monsieur le baron n'a qu'une égratignure ; milady, relevez-vous. Malheur ! malheur ! reprit Robin, elle aussi est évanouie ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! que devenir ? Je ne puis la laisser là… et le vieux lion qui se réveille, qui agite les bras, qui grogne déjà ! ah ! c'est à en devenir fou ! Milady, répondez-moi donc ? Non, elle est aussi insensible que ce tronc d'arbre. Ah ! que n'ai-je dans les bras et dans les reins la force que je me sens dans le cœur ? je l'emporterais d'ici comme une nourrice emporte son enfant.
Et Robin essaya d'emporter Christabel.
Cependant, en revenant à lui, la pensée du baron ne fut pas pour sa fille, mais pour le loup, ce seul et dernier être vivant qu'il eût aperçu avant de fermer les yeux ; il allongea donc le bras pour saisir l'animal, qu'il se figurait occupé à lui dévorer une jambe ou une cuisse, quoiqu'il ne ressentît aucune douleur des morsures, et il se cramponna à la robe de sa fille en jurant de défendre sa vie jusqu'au dernier soupir.
– Vil monstre ! disait le baron au loup étendu à quelques pas de lui, monstre affamé de ma chair, altéré de mon sang, il y a encore de la vigueur dans mes vieux membres, tu vas voir… Ah ! il tire la langue, je l'étrangle… ici tous les loups de Sherwood, ici venez ! … ah ! ah ! un autre, un autre encore ! Mais je suis perdu ! Mon Dieu ! prenez pitié de moi ! Pater noster qui es in…
– Mais il est fou, complètement fou ! se disait Robin, anxieusement placé entre un devoir à remplir et sa sûreté personnelle à garantir ; s'il fuyait, il abandonnait celle qu'il avait juré de conduire près d'Allan ; s'il restait, les hurlements du fou pouvaient attirer les hommes qui battaient le bois.
Fort heureusement l'accès du baron se calma, et, les yeux toujours fermés, il comprit que nulle dent de bête féroce ne déchiquetait ses membres, et il voulut se relever : mais Robin, agenouillé derrière sa tête, pesa fortement sur ses épaules, et remplit pour ainsi dire le rôle d'une lassitude extrême en le maintenant solidement étendu par terre.
– Par saint Benoît ! murmurait le lord, je sens sur mes épaules un poids de cent mille livres… Ô mon Dieu et mon saint patron ! je jure de faire bâtir une chapelle à l'orient du rempart si vous me conservez la vie et me donnez la force de rentrer au château ! Libera nos, quœsumus, Domine !
En achevant cette prière, il tenta un nouvel effort ; mais Robin, qui espérait voir Christabel reprendre ses sens, pesait toujours ferme.
– Domine exaudi orationem meam, continua Fitz-Alwine en se frappant la poitrine ; puis il se mit à pousser des cris perçants.
Mais ces cris ne convenaient pas à Robin, ils étaient trop dangereux pour la sûreté des fugitifs, et le jeune homme, ne sachant comment les interrompre, dit brutalement :
– Taisez-vous !
Au son de cette voix humaine, le baron ouvrit les yeux, et quelle ne fut pas sa surprise en reconnaissant, penchée sur sa figure, la figure de Robin Hood, et, à côté de lui, étendue sur le sol, sa fille évanouie !
Cette apparition balaya la folie, la fièvre et l'anéantissement de l'irascible lord, et, comme s'il eût été maître de la situation dans son château et entouré de ses soldats, il s'écria presque triomphant :
– Enfin je te tiens donc, jeune bouledogue !
– Taisez-vous ! répliqua énergiquement et impérieusement Robin, taisez-vous ! plus de menaces, plus de criailleries, elles sont hors de propos, et c'est moi qui vous tiens !
Et Robin continua à peser de toutes ses forces sur les épaules du baron.
– En vérité, dit Fitz-Alwine qui n'eut pas de peine à se dégager des étreintes de l'adolescent, et se redressa de toute sa hauteur ; en vérité, tu montres les dents, jeune chien !
Christabel était toujours évanouie, et en ce moment elle ressemblait à un cadavre tombé entre ces deux hommes, car Robin s'était rejeté promptement de quelques pas en arrière et posait une flèche sur son arc.
– Un pas de plus, milord, et vous êtes mort ! dit le jeune homme en visant le baron à la tête.
– Ah ! ah ! s'écria Fitz-Alwine devenu livide et reculant lentement pour se placer derrière un arbre, seriez-vous assez lâche pour assassiner un homme sans défense ?
Robin sourit.
– Milord, dit-il en visant toujours à la tête, continuez votre mouvement de retraite ; bien, vous voilà abrité par cet arbre. Maintenant, attention à ce que je vais vous commander, non, vous prier de faire ; attention ! ne montrez ni votre nez, ni même un seul cheveu de votre tête en dehors de cet arbre, soit à gauche, soit à droite, sinon… la mort !
Sans tenir tout à fait compte de ces menaces, le baron, bien caché par l'arbre, avança en dehors le doigt indicateur et menaça le jeune archer ; mais il s'en repentit cruellement, car ce doigt fut aussitôt emporté par une flèche.
– Assassin ! misérable coquin ! vampire ! vassal ! hurla le blessé.
– Silence, baron, ou je vise à la tête, entendez-vous ?
Fitz-Alwine, collé contre l'arbre, vomissait à mi-voix des torrents de malédictions, mais se cachait avec sollicitude, car il s'imaginait Robin au gîte, à quelques pas de là, l'arc tendu et la flèche à l'œil, épiant le moindre de ses gestes hasardé en dehors de la perpendiculaire du tronc d'arbre.
Mais Robin remettait son arc en bandoulière, chargea doucement Christabel sur ses épaules, et disparaissait à travers les halliers.
Au même instant, le bruit d'une cavalcade se fit entendre, et quatre cavaliers apparurent en face de l'arbre qui servait d'écran au malheureux baron.
– À moi, coquins ! s'écria celui-ci, car ces quatre hommes n'étaient autres que ceux de son escouade distancés depuis longtemps par le courtaud galopant flèche en croupe. À moi ! tombez sur le mécréant qui veut m'assassiner et emporter ma fille.
Les soldats ne comprirent rien à un tel ordre, car ils ne voyaient aux alentours ni bandit ni femme enlevée.
– Là-bas, là-bas, le voyez-vous qui fuit ? reprit le baron en se réfugiant entre les jambes des chevaux ; tenez, il tourne au bout du massif.
En effet, Robin n'avait pas encore assez de vigueur pour transporter rapidement au loin un fardeau tel que le corps d'une femme, et quelques centaines de pas à peine le séparaient de ses ennemis.
Les cavaliers s'élancèrent donc vers lui ; mais les cris du baron frappèrent en même temps l'oreille de Robin, et il comprit aussitôt que son salut n'était plus dans la fuite.
Faisant alors volte-face, il mit un genou en terre, coucha Christabel en travers sur son autre jambe, et s'écria, les deux mains à l'arc et visant de nouveau Fitz-Alwine :
– Arrêtez ! De par le ciel, si vous faites un pas de plus vers moi, votre seigneur est mort !
Robin n'avait pas achevé ces paroles que déjà le baron était caché derrière l'arbre qui lui servait d'écran, mais continuant à crier :
– Saisissez-le ! tuez-le ! il m'a blessé !… Vous hésitez ? oh ! les lâches ! les mercenaires !…
La fière contenance de l'intrépide archer intimidait les soldats.
L'un d'eux cependant osa rire de cet effroi.
– Il chante bien, le jeune coq, dit-il, mais, c'est égal, vous allez voir comme il est doux et soumis !
Et le soldat descendit de cheval et s'avança vers Robin.
Robin, outre la flèche placée sur son arc, en tenait une seconde entre ses dents, et, d'une voix étouffée mais impérieuse, il dit :
– Je vous ai déjà prié de ne pas m'approcher, maintenant je vous l'ordonne… Malheur à vous si vous ne me laissez continuer en paix mon chemin.
Le soldat se prit à rire d'un air moqueur, et avança encore.
– Une fois, deux fois, trois fois, arrêtez-vous !
Le soldat riait toujours et ne s'arrêtait pas.
– Meurs donc ! cria Robin.
Et l'homme tomba, la poitrine transpercée d'une flèche.
Le baron seul portait une cotte de mailles ; ses hommes d'armes s'étaient équipés comme pour une chasse.
– Chiens, tombez sur lui ! vociférait toujours Fitz-Alwine. Ô les lâches ! les lâches ! une égratignure leur fait peur.
– Sa Seigneurie appelle cela une égratignure, murmura l'un des trois cavaliers, peu soucieux d'exécuter la même manœuvre que son défunt camarade.
– Mais, s'écria un autre soldat en s'élevant sur ses étriers pour mieux voir de loin, voilà du secours qui nous arrive. Parbleu ! c'est Lambic, monseigneur.
En effet, Lambic et son escorte arrivaient à fond de train.
Le sergent était si joyeux et en même temps si pressé d'apprendre au baron le succès de son expédition, qu'il n'aperçut pas Robin et cria d'une voix retentissante :
– Nous n'avons pas rencontré les fugitifs, monseigneur, mais en revanche la maison est brûlée.
– Bien, bien, répondit impatiemment Fitz-Alwine ; mais regarde cet ourson, que ces lâches n'osent museler.
– Oh ! oh ! reprit Lambic reconnaissant le démon à la torche et riant avec mépris ; oh ! oh ! jeune poulain sauvage, je vais donc enfin te passer une bride ! Sais-tu, mon bel indomptable, que j'arrive de ton écurie ? Je croyais t'y trouver, et franchement, ça m'a contrarié : tu aurais pu voir un magnifique feu de joie et danser, en compagnie de bonne maman, une gigue au milieu des flammes. Mais console-toi ; comme tu n'étais pas là, j'ai voulu épargner à la pauvre vieille des souffrances inutiles, et je lui ai préalablement envoyé une flèche dans…
Lambic n'acheva pas : un cri rauque s'exhala de ses lèvres, et lâchant la bride du cheval, il tomba… une flèche venait de lui traverser la gorge.
Une indicible terreur cloua sur place les témoins de cette vengeance. Robin en profita, malgré le saisissement que lui causaient les dernières paroles de Lambic, et, chargeant Christabel sur son épaule, il disparut dans le hallier.
– Courez, courez, répétait le baron au paroxysme de la rage ; courez, coquins ; si vous ne le saisissez pas, vous serez tous pendus, oui, pendus !
Les soldats se jetèrent à bas de leurs chevaux et s'élancèrent sur les traces du jeune homme. Robin, pliant sous le faix, perdait à chaque minute de son avance sur eux ; plus il faisait d'efforts pour s'éloigner, plus il sentait que ces efforts devenaient inutiles, et pour comble de malheur, la jeune fille, qui commençait à reprendre ses sens, s'agitait convulsivement et poussait des cris aigus. Ces mouvements désordonnés entravaient la vitesse de la course de Robin, et, s'il parvenait à se cacher derrière quelque épais buisson, les cris de Christabel ne manqueraient pas d'attirer les limiers.
– Allons ! pensa-t-il, s'il faut mourir, mourons en nous défendant.
Et de l'œil Robin chercha un endroit propice pour y déposer Christabel, quitte à revenir seul ensuite faire tête aux gens du baron.
Un orme entouré de buissons et de jeunes pousses d'arbres lui parut convenable pour servir de retraite à la fiancée d'Allan, et, sans révéler à Christabel quels dangers les menaçaient, il la déposa au pied de cet arbre, s'étendit auprès d'elle, la conjura de rester immobile et silencieuse, et attendit, contemplant par la pensée un spectacle horrible : l'incendie du cottage où il avait vécu, puis Gilbert et Marguerite expirant au milieu des flammes.
Cependant les soldats s'approchaient toujours, mais avec prudence, et à chaque pas ils s'arrêtaient, abrités par des massifs de feuillage, pour écouter les conseils du baron qui ne voulait pas qu'ils se servissent de l'arc de peur de blesser sa fille.
Cet ordre ne plaisait guère aux soldats, car ils comprenaient que Robin ne les laisserait pas s'approcher de lui assez près pour qu'ils pussent employer la lance sans en tuer quelques-uns.
– S'ils ont l'esprit de m'entourer, pensa Robin, je suis perdu.
Une éclaircie dans le feuillage lui permit bientôt d'apercevoir Fitz-Alwine, et le désir de la vengeance le mordit au cœur.
– Robin, murmura alors la jeune fille, je me sens forte. Qu'est devenu mon père ? Vous ne lui avez fait aucun mal, n'est-ce pas ?
– Aucun mal, milady, répondit Robin en tressaillant, mais…
Et du doigt il fit vibrer la corde de l'arc.
– Mais quoi ? s'écria Christabel épouvantée par ce geste sinistre.
– C'est qu'il m'a fait du mal, lui ! Ah ! milady, si vous saviez…
– Où est mon père, messire ?
– À quelques pas d'ici, répondit froidement Robin, et Sa Seigneurie n'ignore pas que nous ne sommes qu'à quelques pas d'elle ; mais ses soldats n'osent m'attaquer, ils redoutent mes flèches. Écoutez-moi bien, milady, reprit Robin après une minute de réflexion, nous tomberons inévitablement entre leurs mains si nous restons ici : nous n'avons qu'une seule chance de salut, la fuite, la fuite sans être vus, et, pour y réussir, il nous faut beaucoup de courage, beaucoup de sang-froid, et surtout beaucoup de confiance en la protection divine. Écoutez-moi bien : si vous tremblez ainsi, vous ne comprendrez pas toutes mes paroles ; c'est à vous d'agir maintenant ; enveloppez-vous dans votre manteau, dont la couleur sombre n'attire pas le regard, et glissez-vous sous la feuillée, presque terre à terre, en rampant s'il le faut.
– Mais les forces encore plus que le courage me manquent, dit en pleurant la pauvre Christabel ; ils m'auront tuée avant que je n'aie fait vingt pas. Sauvez-vous, messire, et ne vous préoccupez plus de moi ; vous avez fait tout ce qu'il était possible de faire pour me réunir à mon bien-aimé, Dieu ne l'a pas permis, que sa sainte volonté soit faite, et que sa sainte bénédiction vous accompagne ! Adieu, messire… partez ; vous direz à mon très-cher Allan que mon père n'exercera pas longtemps son pouvoir sur moi… mon corps est brisé comme mon cœur ; je mourrai bientôt, Adieu.
– Non, milady, répliqua le courageux enfant, non, je ne fuirai pas. J'ai fait une promesse à messire Allan, et pour remplir cette promesse j'irai toujours en avant, à moins que la mort ne m'arrête… Reprenez courage. Allan est peut-être déjà rendu dans la vallée ; peut-être aussi, en voyant ma flèche, se mettra-t-il à notre recherche… Dieu ne nous a pas encore abandonnés.
– Allan, Allan, cher Allan ! pourquoi ne venez-vous pas ? s'écria Christabel éperdue.
Soudain, comme pour répondre à cet appel du désespoir, retentit à travers l'espace le hurlement prolongé d'un loup.
Christabel, agenouillée, tendit les bras au ciel d'où vient tout secours ; mais Robin, les joues colorées d'une vive rougeur, voûta ses deux mains autour de sa bouche, et répéta le même hurlement.
– On vient à notre aide, dit-il ensuite joyeusement, on vient, milady ; ce hurlement, c'est un signal convenu entre forestiers ; j'y ai répondu, et nos amis vont paraître. Vous voyez bien que Dieu ne nous abandonne pas. Je vais leur dire de se hâter.
Et, avec une seule main placée en entonnoir devant ses lèvres, Robin imita le cri d'un héron poursuivi par un vautour.
– Cela signifie, milady, que nous sommes en détresse.
Un cri semblable de héron effrayé se fit entendre à une faible distance.
– C'est Will, c'est l'ami Will ! s'écria Robin. Courage, milady ! glissez-vous sous la feuillée, vous y serez à l'abri ; une flèche égarée est à craindre.
Le cœur de la jeune fille battait à se rompre ; mais, soutenue par l'espérance de voir bientôt Allan, elle obéit et disparut, souple comme une couleuvre dans l'épaisseur du fourré.
Pour faire diversion, Robin poussa un grand cri, sortit de sa cachette, et alla d'un seul bond se placer derrière un autre arbre.
Une flèche vint aussitôt s'implanter dans l'écorce de cet arbre ; notre héros, prompt à la riposte, salua son arrivée par un éclat de rire moqueur, et, échangeant flèche contre flèche, jeta bas le malheureux soldat.
– En avant, imbéciles ! lâches ! en avant ! vociférait Fitz-Alwine, sinon il vous tuera tous ainsi les uns après les autres.
Le baron poussait ses gens au combat, tout en se faisant un gabion de chaque arbre, lorsqu'une grêle de flèches annonça l'entrée en lice de Petit-Jean, des sept frères Gamwell, d'Allan Clare et de frère Tuck.
À l'aspect de cette vaillante troupe, les gens de Nottingham jetèrent bas les armes et demandèrent quartier. Le baron seul ne capitula pas, et se jeta dans les broussailles en rugissant.
Robin, en apercevant ses amis, s'était élancé sur les traces de Christabel ; mais Christabel, au lieu de s'arrêter à une petite distance, avait continué sa course, soit par terreur, soit par oubli des conseils de Robin, soit par fatalité.
Robin retrouvait facilement les traces de la jeune fille, mais il l'appelait vainement, l'écho seul répondait à sa voix. Le jeune archer s'accusait déjà d'imprévoyance, quand tout à coup un cri de douleur frappa son oreille. Il bondit dans la direction d'où partait ce cri, et aperçut un cavalier du baron qui saisissait Christabel par la taille et l'enlevait sur son cheval.
Encore, encore une de ses flèches vengeresses partit ; le cheval, blessé en plein poitrail, se cabra, et le soldat et Christabel roulèrent dans le sentier.
Le soldat abandonna Christabel et chercha, rapière en main, sur qui venger la mort de sa bête ; mais il n'eut point le loisir de reconnaître son adversaire, car il tomba lui-même sans mouvement près de la victime, et Robin arracha Christabel d'auprès de ce nouveau cadavre, de peur que le sang qui s'écoulait d'une blessure à la tête ne souillât la jeune fille.
Lorsque Christabel ouvrit les yeux et qu'elle entrevit la noble physionomie du jeune archer penché vers elle, elle rougit et lui tendit la main en lui disant ce seul mot :
– Merci !
Mais ce seul mot fut dit avec un tel sentiment de gratitude, avec une si profonde émotion, que Robin, rougissant à son tour, baisa cette main qu'on lui offrait.
– Pourquoi vous êtes-vous si rapidement éloignée, milady, et comment avez-vous été surprise par ce mercenaire ? les autres ont mis bas les armes et demandent quartier à messire Allan.
– Allan !… Cet homme m'a reconnue, s'est saisi de moi en s'écriant : « Cent écus d'or ! hourra ! cent écus d'or ! » Mais vous dites qu'Allan…
– Je dis que messire Allan Clare vous attend.
La jeune fille eut des ailes à ses pieds, déjà si fatigués, mais elle s'arrêta stupéfaite, interdite devant le cortège qui entourait le chevalier.
Robin prit la main de Christabel et lui fit faire quelques pas vers le groupe ; mais à peine Allan l'eut-il aperçue que sans tenir compte des hommes présents, mais aussi sans pouvoir articuler une seule parole, il s'élança vers elle, l'étreignit sur sa poitrine, et couvrit son front des plus tendres baisers. Christabel, palpitante, ivre de joie, morte de bonheur à force d'être heureuse, n'était plus entre les bras d'Allan qu'une forme humaine ; toute la force vitale était dans le regard, dans les lèvres frémissantes, dans les folles palpitations du cœur.
Enfin les larmes, les sanglots, sanglots de bonheur, larmes d'allégresse, se firent jour ; ils reprirent conscience de leur être, et ils purent se le dire par de longs regards où le fluide d'amour remplaçait le fluide lumineux.
L'émotion des spectateurs de cette réunion ou plutôt de cette fusion de deux âmes était grande. Maude, comme si elle en ressentait l'envie, s'approcha de Robin, lui prit les deux mains et voulut lui sourire ; mais ce sourire égrenait une à une de grosses larmes sur ses joues veloutées et ces larmes roulaient sans se briser comme roulent les gouttes d'eau sur les feuilles.
– Et ma mère, et Gilbert ? demanda le jeune homme en pressant les mains de Maude dans les siennes.
Maude apprit en tremblant à Robin qu'elle ne s'était pas rendue au cottage et qu'Halbert y était allé seul.
– Petit-Jean, dit Robin, vous avez vu mon père ce matin ; ne lui était-il rien arrivé de malheureux ?
– Rien de malheureux, cher ami, mais des choses étranges qu'on te racontera ; j'ai laissé ton père tranquille et bien portant ce matin, c'est-à-dire à deux heures après minuit.
– Pourquoi t'inquiéter ainsi, Robin ? demanda Will qui se rapprochait du jeune archer pour être dans le voisinage de Maude.
– J'ai des motifs sérieux de m'inquiéter : un sergent du baron Fitz-Alwine m'a dit avoir incendié ce matin la maison de mon père et jeté ma mère dans les flammes.
– Et que lui as-tu répondu ? s'écria Petit-Jean.
– Je ne lui ai pas répondu, je l'ai tué… A-t-il dit la vérité, a-t-il menti ? Je veux y aller voir, je veux voir mon père et ma mère, ajouta Robin la voix pleine de larmes ; sœur Maude, partons…
– Miss Maude est ta sœur ? s'écria Will. Vraiment je ne te savais pas si heureux il y a huit jours.
– Il y a huit jours je n'avais pas encore de sœur, cher Will… aujourd'hui j'ai le bonheur d'être frère, répliqua Robin en essayant de sourire.
– Je n'aurais qu'un souhait à faire pour mes sœurs, ajouta galamment Will, ce serait qu'elles ressemblassent en tout à mademoiselle.
Robin regarda Maude d'un œil curieux.
La jeune fille pleurait.
– Où est ton frère Halbert ? demanda Robin.
– Je vous l'ai déjà dit, Robin, Hal se dirige vers le cottage de Gilbert.
– Sur mon âme, je crois l'apercevoir ! s'écria vivement le moine Tuck, regardez…
En effet, Hal arrivait à franc étrier, monté sur le plus beau cheval des écuries du baron.
– Voyez, mes amis, s'écria orgueilleusement le jeune garçon, quoique séparé de vous, je me suis bien battu ; j'ai gagné la meilleure bête de tout le comté. Ah ! vous croyez cela que je me suis battu ! Eh bien ! non, j'ai trouvé le cheval sans cavalier et broutant l'herbe de la forêt.
Robin sourit en reconnaissant la monture du baron, cette monture qui lui avait servi de cible.
On tint conseil.
À cette époque où les grands possesseurs de fiefs agissaient en souverains sur leurs vassaux, guerroyaient avec leurs voisins et se livraient au pillage, au brigandage, au meurtre, sous prétexte d'exercer les droits de haute et de basse justice, souvent des luttes terribles s'engageaient de château à château, de village à village, et, la bataille finie, vainqueurs et vaincus se retiraient, chacun de son côté, prêts à recommencer à la première occasion favorable.
Le baron de Nottingham, battu pendant cette nuit fertile en événements, pouvait donc tenter de reprendre le jour même sa revanche. Ses hommes reçus à quartier ralliaient déjà le château, il possédait encore bon nombre de lances qu'il n'avait pas mises en campagne, et les gens du hall de Gamwell, seuls partisans d'Allan Clare et de Robin, n'étaient pas de force à lutter longtemps contre un aussi puissant seigneur ; il fallait donc, pour conserver l'avantage, suppléer au manque de bras par la prudence, par la ruse et par l'activité aussi bien que par le courage.
Voilà pourquoi nos amis tinrent conseil pendant que le baron, accompagné de deux ou trois serviteurs, regagnait piteusement son manoir. La présence de Christabel empêchait qu'on l'inquiétât dans sa retraite.
Il fut décidé que messire Allan et Christabel se réfugieraient immédiatement au hall par la route la plus courte. Will l'Écarlate, ses six frères et le cousin Petit-Jean les accompagneraient.
Robin, Maude, Tuck et Halbert devaient se rendre à la demeure de Gilbert Head. Dans la soirée on échangerait des messages, et on se tiendrait prêt s'il fallait se réunir sur tel point ou sur tel autre.
William n'approuvait pas ces dispositions et employait toute son éloquence pour convaincre Maude de la nécessité où elle se trouvait d'accompagner sa maîtresse au hall.
Maude, prenant sérieusement à cœur son nouveau titre de sœur de Robin, n'y voulait rien entendre ; mais Will fit si bien que Christabel s'associa à ses désirs sans en comprendre le but, et contraignit Maude à la suivre.
– Robin Hood, dit Allan Clare en prenant les mains du jeune archer dans les siennes, Robin Hood, c'est en risquant deux fois votre vie que vous avez sauvé la mienne et celle de lady Christabel, vous êtes donc plus qu'un ami pour moi, vous êtes un frère. Or entre frères tout est commun : à vous donc mon cœur, mon sang, ma fortune, à vous tout ce que je possède ; quand je cesserai d'être reconnaissant, c'est que j'aurai cessé de vivre. Adieu !
– Adieu, messire.
Les deux jeunes gens s'embrassèrent et Robin porta respectueusement à ses lèvres les doigts blancs de la belle fiancée du chevalier.
– Adieu, vous tous ! cria Robin en envoyant un dernier salut aux Gamwell.
– Adieu ! répondirent-ils en agitant en l'air leurs bonnets.
– Adieu ! murmura une douce voix, adieu !
– Au revoir, chère Maude, dit Robin, au revoir ! N'oubliez pas votre frère !
Allan et Christabel, montés sur le cheval du baron, partirent les premiers.
– La sainte Vierge les protège, eux, dit tristement Maude.
– Le fait est que le cheval va bien, répondit Halbert.
– Enfant ! murmura Maude ; et un soupir profond s'échappa de ses lèvres.
Le noble animal qui emportait lady Christabel et Allan Clare vers le hall de Gamwell marchait rapidement, mais avec une souplesse, une douceur infinie de mouvement, comme s'il eût compris la nature de son précieux fardeau ; la bride flottait sur son cou gracieusement cambré, mais il ne quittait pas le sol des yeux de crainte d'interrompre par un faux pas le dialogue des amoureux.
De temps en temps le jeune homme tournait la tête, et ses paroles se touchaient avec les paroles de Christabel, qui, pour se soutenir en selle, serrait la taille du cavalier entre ses bras.
Que pouvaient-ils se dire après une si terrible nuit ? Tout ce que le délire du bonheur inspire, beaucoup quelquefois, parfois aussi rien ; les uns ont le bonheur éloquent, les autres sont silencieux.
Christabel s'adressait des reproches sur sa conduite envers son père ; elle se voyait blâmée, repoussée par le monde pour avoir fui avec un homme : elle se demandait si plus tard Allan lui-même ne la mépriserait pas. Mais ces reproches, ces scrupules, ces craintes, elle ne les exprimait que pour avoir le plaisir de les entendre réduire à néant par l'éloquence persuasive du chevalier.
– Que deviendrions-nous si mon père avait le pouvoir de nous séparer, cher Allan ?
– Il ne l'aura bientôt plus, adorée Christabel ; bientôt vous serez ma femme, non seulement devant Dieu comme aujourd'hui, mais encore devant les hommes. Moi aussi j'aurai des soldats, ajouta fièrement le jeune chevalier, et mes soldats vaudront ceux de Nottingham. Plus de soucis, chère Christabel, abandonnons-nous à la jouissance de notre bonheur et à la protection divine.
– Fasse Dieu que mon père nous pardonne !
– Si vous redoutez le voisinage de Nottingham, ma bien-aimée, nous irons vivre dans les îles du Sud, où il y a toujours un beau ciel, de chauds rayons de soleil, des fleurs et des fruits. Exprimez un désir, je trouverai pour vous un paradis terrestre.
– Vous avez raison, cher Allan, nous serions plus heureux là-bas que dans cette froide Angleterre.
– Vous quitteriez donc sans regret l'Angleterre !
– Sans regret !… pour vivre avec vous je quitterais le ciel, ajouta tendrement Christabel.
– Eh bien ! sitôt mariés nous partirons pour le continent ; Marianne nous suivra.
– Chut ! s'écria la jeune fille, écoutez… Allan, on nous poursuit.
Le chevalier arrêta son cheval. Christabel ne s'était pas trompée, le retentissement d'un galop de chevaux arrivait jusqu'à eux, et, de minute en minute, de seconde en seconde, ce bruit, d'abord lointain, augmentait d'intensité et se rapprochait.
– Fatalité ! pourquoi avons-nous devancé nos amis de Gamwell ! murmurait Allan qui éperonna son cheval pour faire volte-face et s'enfoncer dans les taillis, car ils se trouvaient alors sur le bord d'une route.
En ce moment un hibou, réveillé par le bruit, sortit d'un tronc d'arbre voisin, poussa un cri lugubre et rasa de son vol les narines du cheval, qui allait obéir à l'éperon. Le cheval épouvanté s'affola et, au lieu de fuir dans la direction choisie par Allan, se lança à fond de train sur la route.
– Courage, Christabel ! cria le jeune homme qui luttait inutilement contre la folie de la bête, courage ! tenez-vous ferme ! un baiser, Christabel, et Dieu nous sauve !
Une bande de cavaliers aux couleurs du baron se présentait en ligne et tenait toute la largeur de la route.
La fuite était impossible en tournant le dos aux cavaliers, et l'on ne pouvait miraculeusement échapper qu'en forçant leur ligne.
Allan vit le danger et ne pensa plus qu'à le braver.
Clouant alors les molettes de ses éperons dans les flancs du cheval, il donna tête baissée au milieu des hommes d'armes et passa… passa comme l'éclair qui traverse la nue.
– Change de main ! volte-face ! commanda le chef de la troupe qu'exaspéra ce trait d'audace. Visez à la bête, hurla le chef, et malheur à qui blessera milady !
Une grêle de flèches tomba autour d'Allan ; mais le noble cheval ne ralentit pas sa course, mais Allan ne perdit pas courage.
– Enfer ! ils nous échappent ! hurla le chef. Aux jarrets, tirez aux jarrets !
Quelques instants après les cavaliers entouraient les deux amants, jetés sur le gazon par la chute mortelle du pauvre cheval.
– Rendez-vous, chevalier, dit le chef avec une ironie courtoise.
– Jamais, répondit Allan, qui déjà debout avait dégainé sa rapière, jamais ; vous avez tué lady Fitz-Alwine, ajouta le jeune homme en montrant Christabel évanouie à ses pieds. Eh bien ! je mourrai en la vengeant.
L'inégale lutte ne fut pas de longue durée : Allan tomba criblé de blessures, et les soldats reprirent le chemin de Nottingham, emportant Christabel comme un enfant endormi.
William eut un remords de conscience et rejoignit son cher Robin, il croyait pouvoir lui être utile, et se promettait de revenir ensuite promptement au hall se livrer à l'admiration des beaux yeux de miss Hubert Lindsay.
Mais Petit-Jean, très formaliste, le rappela.
– Il convient, dit-il, que tu sois l'introducteur au hall de ces nouveaux arrivants. J'accompagnerai Robin, moi.
William y consentit ; il n'aurait eu garde de refuser les devoirs que lui imposait l'amitié.
C'est pendant ce court entretien qu'Allan et Christabel avaient devancé les Gamwell, et Robin lui-même, croyant abréger sa route, marcha quelque temps encore en leur compagnie jusqu'à ce qu'il trouvât un certain sentier à lui bien connu.
Hal et Maude avaient aussi pris les devants ; mais frère Tuck s'était arrêté pour attendre le gros de la troupe.
Tout en causant, les jeunes gens arrivèrent au petit carrefour où Robin devait se séparer d'eux et non loin duquel frère Tuck attendait mollement assis sur le gazon ; il rêvait de la cruelle Maude, le pauvre frère !
Les derniers souhaits du départ se répétaient pour la millième fois quand les yeux de quelques-uns des Gamwell découvrirent à une faible distance le corps sanglant d'un homme étendu sur le sol.
– Un soldat du baron ! dirent les uns.
– Une victime de Robin ! ajoutèrent les autres.
– Ciel ! un affreux malheur est arrivé ! s'écria Robin qui reconnut aussitôt Allan Clare. Ah ! mes amis, voyez… l'herbe est foulée par des piétinements de chevaux. On s'est battu ici… mon Dieu ! mon Dieu ! il est mort peut-être… et lady Christabel, qu'est-elle devenue ?
Tous les amis firent cercle autour du corps qui paraissait sans vie.
– Il n'est pas mort, rassurez-vous ! s'écria Tuck.
– Béni soit Dieu ! répéta le groupe.
– Le sang coule par cette grande blessure au sommet de la tête, le cœur bat… Allan, messire chevalier, vos amis vous entourent, ouvrez les yeux.
– Fouillez les environs, dit Robin, cherchez lady Christabel.
Ce doux nom prononcé par Robin ranima chez Allan la vie bien près de s'éteindre.
– Christabel ! murmura-t-il.
– En sûreté, messire, cria le moine qui s'occupait à cueillir quelques plantes utiles en pareilles circonstances.
– Vous répondez de lui ? demanda Robin au moine.
– J'en réponds ; sitôt la blessure pansée, on le transportera au hall à l'aide d'une litière en branches d'arbres.
– Alors, adieu, messire Allan, dit Robin, penché tristement sur le blessé ; nous nous reverrons.
Allan ne put répondre que par un faible sourire.
Tandis que les robustes bras des Gamwell transportaient lentement au hall le pauvre Allan Clare, Robin, dévoré d'inquiétude, s'avançait rapidement vers la demeure de son père adoptif. L'infortune d'Allan et ses craintes personnelles lui oppressaient le cœur ; il maudissait l'étendue, l'espace ; il aurait voulu voler plus rapidement que ne volent les hirondelles ; il aurait voulu percer l'épaisseur de la forêt, embrasser Marguerite et Gilbert pour être certain qu'ils vivaient encore.
– Vous avez des jambes de cerf, dit Petit-Jean.
– On les a toujours ainsi quand on veut, répondit Robin.
En entrant dans la vallée d'aulnes qui conduisait à la maison de Gilbert, les deux jeunes gens reconnurent avec terreur l'affreuse véracité des paroles de Lambic. Un épais nuage de fumée tourbillonnait encore au-dessus des arbres, et les âcres senteurs de l'incendie imprégnaient l'atmosphère.
Robin jeta un cri de désespoir, et, suivi de Petit-Jean, non moins peiné, il s'élança en courant dans l'avenue.
À quelques pas des noirs décombres, là où la veille souriait encore par ses fenêtres éclairées la joyeuse maison, était agenouillé le pauvre Robin, et ses mains pressaient convulsivement les mains froides de Marguerite étendue devant lui.
– Père ! père ! cria Robin.
Une sourde exclamation s'échappa des lèvres de Gilbert ; puis il fit quelques pas vers Robin et tomba en sanglotant dans les bras tendus du jeune homme.
Cependant l'énergie naturelle du vieux forestier fit taire un instant les plaintes, les larmes et les sanglots.
– Robin, dit-il d'une voix ferme, tu es le légitime héritier du comte de Huntingdon ; ne tressaille pas : c'est vrai… tu seras donc puissant un jour, et tant qu'il y aura un souffle de vie dans mon vieux corps, il t'appartiendra… tu auras donc pour toi la fortune d'un côté, mon dévouement de l'autre : eh bien ! regarde, regarde-la, morte, assassinée par un misérable, celle qui t'aimait tendrement, sincèrement, comme elle eût aimé le fils de ses entrailles.
– Oh ! oui, elle m'aimait ! murmura Robin agenouillé auprès du corps de Marguerite.
– Voici ce qu'ils ont fait de ta mère, un cadavre ; voici ce qu'ils ont fait de ta maison, une ruine ! Comte de Huntingdon, vengeras-tu ta mère ?
– Je la vengerai !
Et, se levant fièrement, le jeune homme ajouta :
– Le comte de Huntingdon écrasera le baron de Nottingham, et la seigneuriale demeure du noble lord sera, comme la maison de l'humble forestier, dévorée par les flammes !
– Je jure à mon tour, dit Petit-Jean, de ne laisser ni repos ni trêve au Fitz-Alwine, à ses gens et tenanciers.
Le lendemain, le corps de Marguerite, transporté au hall par Lincoln et Petit-Jean, fut pieusement enterré dans le cimetière du village de Gamwell.
Les mémorables événements de cette étrange nuit avaient réuni comme une seule famille, pour se venger du baron Fitz-Alwine, les divers personnages de notre histoire.
Quelques jours après l'enterrement de la pauvre Marguerite, Allan Clare apprit à ses amis par quel concours de circonstances inattendues lady Christabel avait été une fois encore enlevée à son amour.
Halbert, envoyé au château par le pauvre amoureux si fatalement déçu dans ses espérances, vint annoncer que Fitz-Alwine était parti pour Londres avec sa fille, et que de Londres le baron devait se rendre en Normandie, où quelques affaires d'intérêt nécessitaient sa présence.
La foudroyante nouvelle de ce départ si subit et si imprévu causa au jeune homme une douleur profonde, et cette douleur devint si violente que Marianne, Robin et les fils de sir Guy épuisèrent pour la calmer toutes les consolations qu'inspirent la tendresse et le dévouement. Un conseil du jeune Hood, conseil fortement appuyé par l'approbation de tous les membres de la famille Gamwell, apporta une lueur d'espérance dans le cœur d'Allan.
Robin disait :
– Allan doit suivre Fitz-Alwine à Londres, de Londres en Normandie, et ne s'arrêter enfin que là où s'arrêtera lui-même le furieux baron.
Cette idée se transforma bientôt en projet, et de projet en exécution. Allan se prépara au départ, et, à la prière du jeune homme, la douce et résignée Marianne consentit à attendre son retour dans la charmante solitude du hall de Gamwell.
Nous laisserons messire Allan poursuivre de Londres en Normandie les traces de lady Christabel, et nous nous occuperons de Robin Hood, ou, pour mieux dire, du jeune comte de Huntingdon.
Avant de commencer les poursuites légales d'une demande aussi difficile que celle qu'il avait à faire dans l'intérêt de son fils d'adoption, Gilbert crut devoir soumettre la question à sir Guy de Gamwell et dut lui faire connaître dans ses moindres détails l'étrange histoire racontée par Ritson mourant. Lorsque le vieillard eut achevé le récit de l'odieuse usurpation des droits de Robin, sir Guy apprit à son tour à Gilbert que la mère de Robin était la fille de son frère Guy de Coventry. Par conséquent Robin se trouvait être le neveu du baronnet, et non son petit-fils, ainsi que l'avaient pu faire croire à Gilbert les paroles de Ritson. Malheureusement sir Guy de Coventry n'existait plus ; et son fils, seul rejeton de cette branche cadette de la famille des Gamwell, était aux croisades. « Mais », avait ajouté l'excellent baronnet, « l'absence de ces deux parents ne doit mettre aucune entrave à la démarche que vous méditez, brave Gilbert, mon cœur, mon bras, ma fortune et mes enfants appartiennent à Robin. Je désire vivement lui être utile, je désire le voir devenir possesseur aux yeux de tous d'une fortune qui lui appartient aux yeux de Dieu. »
La juste réclamation de Robin fut présentée devant les tribunaux ; il y eut procès. L'abbé de Ramsay, adversaire du jeune homme, membre très riche de la toute-puissante Église, repoussa vigoureusement la demande, et traita de fable, de mensonge et d'imposture le récit de Gilbert. Le shérif auquel monsieur de Beasant avait confié l'argent nécessaire à l'entretien de son neveu fut appelé devant les juges ; mais cet homme, vendu corps et âme à l'audacieux détenteur des biens du comte de Huntingdon, nia le dépôt et refusa de reconnaître Gilbert.
L'unique témoin du jeune homme, son unique protecteur traité de fou et de visionnaire était donc son père adoptif, faible appui, on en conviendra, pour lutter avec avantage contre un adversaire aussi bien placé dans le monde que l'était l'abbé de Ramsay. Il est vrai que sir Guy de Gamwell assura par serment que la fille de son frère avait disparu de Huntingdon à l'époque précisée par Ritson ; mais là se bornait, sur la connaissance des faits, la déposition du vieillard. Si Robin était parvenu à intéresser ses juges, s'il était encore parvenu à leur ôter sur la légalité de ses droits tout doute moral, en revanche il lui était bien difficile, pour ne pas dire impossible, de vaincre les obstacles matériels qui s'opposaient au triomphe de sa cause.
La distance qui sépare Huntingdon de Gamwell, le manque de renfort militaire empêchaient Robin de conquérir ses droits par la force des armes, action permise à cette époque ou du moins tolérée ; il fut donc contraint de supporter avec patience les insolentes bravades de son ennemi, il fut obligé de se mettre à la recherche d'un moyen pacifique et légal, aucun jugement n'ayant encore été rendu, pour entrer sans combat en jouissance de ses biens. Ce moyen fut trouvé par sir Guy, et, d'après le conseil du vieillard, Robin s'adressa directement à la justice de Henri II. Son message envoyé, il attendit, avant de prendre une nouvelle détermination, la réponse bienveillante ou défavorable de Sa Royale Majesté.
Six années s'écoulèrent, six années qui furent absorbées par les angoisses d'un procès laissé et repris suivant le caprice des juges ou des avocats. Dévorées par les inquiétudes de l'attente, ces six années n'eurent pour les habitants du hall de Gamwell que la durée d'un jour.
Robin et Gilbert n'avaient point quitté l'hospitalière maison de sir Guy ; mais, en dépit de l'affection et des tendres soins de son fils, Gilbert, le joyeux Gilbert, n'était plus que l'ombre de lui-même. Marguerite avait emporté l'âme et la gaieté du vieillard.
Marianne faisait également partie des hôtes de Gamwell. L'aimable jeune fille, le front couronné des roses épanouies de son vingtième printemps, était encore plus charmante que le jour où l'amoureux Robin s'extasiait si hautement et si naïvement sur les charmes de son joli visage. Aimée des hommes avec respect, chérie des femmes avec un sentiment d'abnégative tendresse, il ne manquait au bonheur de Marianne que la présence de son frère. Allan habitait la France, et dans ses rares lettres il ne parlait jamais ni de bonheur présent ni de retour prochain.
Mieux que personne au hall, et surtout plus que personne, Robin admirait, appréciait et chérissait les perfections physiques et morales de Marianne ; mais cette admiration voisine de l'idolâtrie, ne s'exprimait ni par les regards, ni par les paroles, ni par les gestes. L'isolement de la jeune fille la rendait à Robin aussi digne de respect que la présence d'une mère ; de plus, l'incertitude de son avenir interdisait à la délicatesse du jeune homme l'aveu d'un amour que sa position présente ne lui permettait pas de sanctionner par les liens sérieux du mariage.
La noble sœur d'Allan Clare pouvait-elle descendre jusqu'à Robin Hood ?
Il eût été impossible, même à l'observateur le plus attentif, de se rendre compte des pensées intérieures de la jeune fille ; il lui eût été impossible de découvrir dans les actions de Marianne, dans ses paroles ou dans ses regards, non seulement la part qu'elle faisait de son cœur à Robin, mais encore si elle avait compris l'ardent amour dont l'entourait le silencieux et dévoué jeune homme.
La douce voix de Marianne avait pour tous indistinctement les mêmes modulations musicales. L'absence de Robin ne mettait ni pâleur à son front ni rêverie dans ses regards ; son retour imprévu ne la faisait point rougir ; elle n'avait avec lui ni entretien particulier ni rencontre fortuite. Mélancolie sans tristesse, Marianne paraissait vivre avec le souvenir de son frère, avec l'espoir d'apprendre que, aimé de Christabel, Allan pouvait ouvertement laisser lire sur son front l'orgueil et la joie que lui donnait cet amour.
Les habitants du hall de Gamwell formaient autour de Marianne plutôt une cour qu'une société : car, sans être pour personne ni froide, ni fière, ni hautaine, la jeune fille s'était involontairement placée au-dessus de son entourage. La sœur d'Allan Clare semblait être la reine du hall. Déjà reine par la beauté, on eût dit encore qu'un titre plus sérieux lui en donnait les droits, et ce titre était une supériorité incontestable, reconnue et respectée. Les manières aristocratiques de la jeune fille, sa conversation spirituelle et sérieuse, l'élevaient trop visiblement au-dessus de ses hôtes pour que dans leur loyale et rustique franchise ils n'eussent pas été les premiers à reconnaître son mérite.
Maude Lindsay, dont le père était mort depuis près de cinq ans, n'avait pu ni rentrer au château ni suivre sa maître en France. Elle habitait donc le hall de Gamwell, et s'y rendait utile dans la mesure de ses forces.
Le frère de lait de Maude, le gentil petit Hal, remplissait toujours au château les fonctions de garde. Plus d'une fois, hâtons-nous de le dire, le désir de jeter aux orties la livrée du baron avait assiégé l'esprit du jeune homme : mais une raison plus puissante que son désir, une raison fortement appuyée par le cœur, retenait Hal dans les chaînes du vieux baron : cette raison se nommait Grâce May, et l'éloquence des beaux yeux qui brillaient à quelques pas de Nottingham réduisait toujours à néant les virils projets d'une émancipation. L'amoureux Hal supportait donc la servitude avec un mélange de joie et de tristesse, et pour s'en consoler il faisait de temps à autre une longue visite à Gamwell. Les joyeux fils de sir Guy avaient remarqué que les premières paroles du jeune garçon à son entrée au hall étaient invariablement celles-ci :
– Chère sœur Maude, j'ai pour vous un baiser de ma jolie Grâce.
Maude acceptait le baiser. La journée s'écoulait en jeux, en rires, en repas, en causeries ; puis, au moment du départ, Hal redisait, du même ton qu'à son arrivée :
– Chère sœur Maude, donnez-moi pour Grâce May un baiser de vos lèvres.
Maude accordait le baiser d'adieu comme elle avait reçu celui de l'arrivée, et Hal partait joyeux.
Il aimait tant sa bonne fiancée, l'honnête et bon garçon !
Notre ami Gilles Sherbowne, le joyeux moine Tuck, comprit enfin l'indifférence de cœur exprimée par les manières froidement polies de la jolie Maude. Les premiers jours qui suivirent cette désolante découverte furent employés par Tuck à gémir sur l'inconstance des femmes en général et sur celle de Maude en particulier. Lorsque les plaintes, les lamentations et les regrets eurent calmé l'effervescence de sa douleur, Tuck jura de renoncer à l'amour ; il jura de ne plus aimer autre chose que les boissons, les jouissances de la table et les bons coups de bâton, ajoutant in petto qu'il aimerait éternellement à les donner et non à les recevoir. Le serment de Tuck fut appuyé par le renfort d'un bon déjeuner, par l'absorption d'une prodigieuse quantité d'ale à laquelle se joignaient encore une demi-douzaine de verres de vieux vin. Ce copieux repas glorieusement achevé, Tuck sortit de la salle hospitalière, dédaigna de lever les yeux sur Maude pensivement accoudée à une fenêtre, oublia de serrer la main bienfaisante de ses hôtes, et, drapé dans sa résolution comme dans un manteau, s'éloigna majestueusement du hall de Gamwell.
Maude avait aimé, Maude aimait encore Robin Hood. Mais lorsque la pauvre fille eut fait la connaissance de Marianne, lorsque le temps et un contact journalier lui eurent fait connaître les rares qualités de la sœur d'Allan Clare, elle comprit la fidélité de Robin et lui pardonna les dédains de son indifférence. Non seulement elle pardonna, la bonne et dévouée jeune fille, non seulement elle comprit son infériorité, mais encore elle l'accepta, se résignant à jouer sans arrière-pensée, sans espoir dans l'avenir, sinon sans regret, son rôle de sœur. Avec la perspicace finesse d'une femme réellement éprise, Maude devina le secret de Marianne. Ce secret, caché aux yeux mêmes de celui qu'il intéressait ne resta pas longtemps un mystère pour Maude ; elle lut dans les yeux calmes et en apparence si indifférents de Marianne cette pensée, qui eût fait, en deux mots, le bonheur du jeune homme :
« J'aime Robin. »
Maude essaya d'étouffer son rêve sous le poids écrasant de cette réalité ; elle tenta de chasser de son cœur l'image chérie et si tendrement caressée qu'on appelait le bonheur, et qui se nommait Robin Hood ; elle essaya de se montrer aux yeux de tous insouciante et joyeuse : elle voulut oublier, et ne put que pleurer et se souvenir. Cette lutte intérieure, lutte sans trêve, qui mettait constamment en présence l'un de l'autre le cœur et la raison, fatigua les traits charmants de Maude. La fraîche et rieuse fille du vieux Lindsay ne montra bientôt plus d'elle-même qu'un portrait demi-effacé et dont on cherchait avec une surprise émue la belle et souriante figure. En réagissant à l'extérieur, cette souffrance morale jetait sur les joues de Maude une touchante pâleur, et cette apparence maladive fut attribuée au chagrin que lui causait la mort de son père.
Au nombre des personnes qui cherchaient à distraire Maude de sa douleur, au nombre de celles qui se montraient à son égard bienveillantes et bonnes, on pouvait remarquer un aimable garçon, au caractère vif et joyeux, aux manières caressantes et empressées, qui à lui seul prenait plus de soins et de peines dans l'intention d'amuser Maude que ne s'en donnerait bien certainement un maître de maison obligé de distraire soixante convives. Tout le long du jour on voyait trotter de la maison aux jardins, des jardins aux champs, des champs à la forêt, l'ami dévoué de Maude. Ce va-et-vient perpétuel, ces allées et venues infatigables n'avaient d'autre but que la recherche d'un objet précieux ou nouveau pour le donner à Maude, d'autre but que la découverte d'un plaisir à lui offrir, d'une surprise à lui faire. Cet ami si tendre, si joyeusement empressé, était notre ancienne connaissance, le bon Will l'Écarlate.
Une fois par semaine, et cela avec une régularité et une constance dignes d'un meilleur sort, William faisait à Maude une déclaration d'amour. Avec une régularité et une constance égales à celles du jeune homme, Maude repoussait cette déclaration.
Fort peu intimidé et surtout fort peu découragé par les patients refus de la jeune fille, Will l'aimait silencieusement du lundi au dimanche ; mais ce jour-là son amour, muet pendant l'entière durée d'une semaine, ne pouvant plus se contenir, arrivait au transport. Les tranquilles refus de Maude jetaient un peu d'eau froide sur ce feu incendiaire ; Will se taisait jusqu'au dimanche suivant, jour de repos qui lui permettait de se livrer sans contrainte à ses épanchements de cœur.
Le jeune Gamwell ne comprenait point l'exquise délicatesse de sentiment qui interdisait à Robin l'aveu de son amour pour Marianne. William traitait de niaiserie cette délicatesse, et, bien loin d'en imiter la réserve, il guettait toutes les occasions favorables à un aveu, déjà fait cent fois, à la confidence d'un mot qui avait mission d'apprendre à Maude qu'elle était aimée, bien tendrement aimée par Will de Gamwell.
Maude était pour William l'aimant de la vie, la seule femme qu'il lui fût possible d'aimer. Maude était le souffle de William, sa joie, son bonheur, ses plaisirs, son rêve, son espérance. Will appelait du nom de Maude son chien de chasse favori ; les armes préférées du jeune homme portaient également ce nom ; son arc s'appelait Maude ; sa lance, la blanche Maude ; ses flèches, les fines Maude. Insatiable dans son amour pour le nom de sa bien-aimée, William ambitionna la possession du cheval de l'amoureux de Grâce May, et cela uniquement parce que ce cheval portait le nom de son idole. Hal refusa nettement les offres fabuleuses que lui fit William pour acquérir ce cheval, et notre ami courut aussitôt à Mansfeld, acheta une magnifique jument, et lui donna le nom d'Incomparable Maude. Le petit nom de miss Lindsay fut bientôt connu dans le voisinage de Gamwell ; ce nom était sans cesse sur les lèvres de Will ; il le prononçait vingt fois par heure, et toujours avec une expression de tendresse croissante. Non content de donner aux objets de son entourage et dont il se servait journellement le nom de son amie, William en baptisait encore toutes les choses qui plaisaient à ses regards.
Maude était tellement idéalisée dans le cœur de ce naïf garçon qu'elle ne lui paraissait plus sous la forme d'une femme, mais bien sous les traits d'un ange, d'une déesse, d'un être supérieur à tous les êtres, moins près de la terre qu'elle ne l'était du ciel ; en un mot, miss Lindsay était la religion de Will.
Si nous sommes obligés de reconnaître que le sauvage fils du baronnet de Gamwell aimait Maude d'une manière aussi rude que franche, nous sommes également obligés de dire que cet amour, si bizarre dans son expression, n'était point sans influence sur le cœur de miss Lindsay.
Les femmes détestent rarement l'homme qui les aime, et lorsqu'elles rencontrent un cœur vraiment dévoué, elles rendent une partie de l'amour qu'elles inspirent. Chaque jour fit éclore une prévenance, une gentillesse, une amabilité de la part de Will, toutes ayant pour but et récompense la joie de Maude. Il arriva enfin que cette bruyante tendresse, mélangée de passion, de respect et de platonisme, jeta dans le cœur de la jeune fille une vive gratitude. Si les témoignages de l'amour de William n'étaient pas entourés de la délicatesse de forme que les esprits sensitifs croient essentiellement nécessaire à leur manifestation, c'était uniquement parce que la brusquerie naturelle à son caractère et à ses allures ne pouvait ni concevoir ni admettre cette délicatesse.
Maude connaissait le naturel fougueux et emporte de Will. Du reste, quelle est la femme qui ne comprend pas immédiatement la force et la grandeur d'une bonté qui a sa source dans le cœur ?
Par reconnaissance, peut-être aussi par un sentiment de générosité, Maude chercha à mériter la gratitude de Will. Pour obtenir cette gratitude, Maude n'employa point une coquetterie brodée d'espérance. Non, cette conduite trompeuse était indigne de la jeune fille ; elle eut pour William des soins de jeune mère, des attentions d'ami, des prévenances de sœur. Malheureusement les gracieusetés de Maude furent mal comprises de Will, qui, au moindre mot affectueux, devant le plus léger regard de cordiale amitié, tomba dans les extases de l'adoration, dans les transports d'un amour insensé.
Après avoir juré une tendresse éternelle, après avoir offert son nom, son cœur, sa fortune, Will terminait invariablement ses déclarations passionnées par cette patiente et naïve demande :
– Maude, m'aimerez-vous bientôt ? m'aimerez-vous un jour ?
Ne voulant ni donner des espérances au jeune homme ni lui faire douter d'un changement à venir, Maude éludait la question.
La conduite de miss Lindsay n'était point guidée, nous l'avons dit, par un sentiment de coquetterie, et moins encore par le désir, toujours flatteur pour la vanité d'une femme, de conserver un adorateur. Maude, qui se savait passionnément aimée, qui connaissait l'emportement irréfléchi du caractère de Will, redoutait avec raison les dangereux résultats d'un refus sérieux et irrévocable. Dans un premier moment de douleur, Will pouvait cruellement souffrir de sa défaite amoureuse. Du reste, il faut avouer en toute franchise que les craintes de recevoir un refus sans appel n'avaient jamais troublé ni le cœur ni l'esprit du jeune homme. Le pauvre garçon croyait fermement que si Maude refusait aujourd'hui son amour, elle l'accepterait le lendemain. Il avait déjà demandé trois cents fois à la jeune fille si elle l'aimerait bientôt, il lui avait déjà dit six cents fois qu'il l'adorait, trois cents fois Will avait été doucement repoussé. N'importe, le jeune homme se promettait de renouveler ses offres trois cents fois encore.
Le cœur de Maude cependant n'était pas de nature à exiger un siège aussi prolongé ; car ce cœur était bon, tendre et dévoué. William savait cela et il espérait qu'un beau matin, à sa millième déclaration d'amour, Maude lui tendrait sa petite main blanche, son front si pur, et dirait enfin : « William, je vous aime. »
Nous avons oublié de suivre les regards de Maude lorsque la jeune fille les portait, avec une affectueuse reconnaissance, sur son passionné serviteur. Notre ami avait au physique aussi bien qu'au moral des imperfections qui d'ordinaire ne sont point l'apanage des héros de nos romans modernes, néanmoins ces imperfections n'avaient ni le droit ni le pouvoir d'éloigner l'amour. Will était grand, bien proportionné ; sa figure ovale aux traits fins n'était point enlaidie par la teinte vermeille d'une fraîcheur juvénile mise en relief par l'encadrement d'une chevelure d'un rouge un peu vif. Cette bizarre nuance, qui avait acquis au jeune homme la qualification d'Écarlate, était donc un défaut, un grand défaut, nous sommes contraints de le reconnaître. Mais nous devons ajouter que les cheveux de William se bouclaient naturellement et tombaient sur son cou avec une grâce digne d'admiration. La mère de Will s'était flattée, en caressant la tête de son enfant, que le temps donnerait à l'étrange couleur de ses cheveux une teinte plus foncée ; mais, loin de réaliser l'espoir de la bonne dame, le temps avait pris plaisir à les revêtir d'une couche de carmin plus vif, et William devint une seconde édition de Guillaume le Roux.
De charmantes beautés physiques, de précieuses qualités morales rachetaient amplement ce bizarre caprice de la nature ; car Will avait des yeux bleus fendus en amande, à l'expression tantôt remplie de tendresse, tantôt pétillante de malice. Au doux regard de ces beaux yeux venait se joindre un air de bonne humeur si franc, si affectueux et si aimable qu'il diminuait considérablement l'ensemble un peu coloré de notre ami.
Aimée de la famille Gamwell, adorée de Will, désireuse de plaire à tous, Maude en arriva enfin à s'attacher au jeune homme ; mais elle avait si souvent repoussé l'offre de son amour que, tout en se sentant le désir d'y répondre, elle ne savait plus comment elle devait s'y prendre.
Voilà donc dans quelle situation se trouvaient nos personnages en l'an 1182, six ans après le meurtre de la pauvre Marguerite.
Pendant une belle soirée des premiers jours du mois de juin, une expédition nocturne fut préparée par Gilbert Head. Cette expédition, qui avait pour but d'arrêter une bande d'hommes appartenant au baron Fitz-Alwine, devait, par son succès, réaliser les souhaits du vieillard, car l'époux de Marguerite n'avait point renoncé à ses projets de vengeance. Les renseignements qui avaient instruit Gilbert du passage de ces hommes dans la forêt de Sherwood laissaient supposer qu'ils accompagnaient leur maître au château de Nottingham, et l'intention de Gilbert était de faire revêtir à sa troupe la livrée des soldats du baron et de s'introduire au château sous ce déguisement. Là seulement auraient lieu les représailles, représailles sans pitié, qui rendraient meurtre pour meurtre, incendie pour incendie.
Plus bavard qu'il n'était prudent, Hal avait répondu aux questions de Gilbert. Le naïf enfant ne s'était point aperçu que ses réponses indiscrètes faisaient courir des nuées d'orage dans les yeux du sombre et attentif vieillard.
Robin et Petit-Jean avaient juré à Gilbert de l'aider à punir le baron. Fidèles à leur serment, ils s'étaient mis l'un et l'autre à sa disposition. Sur la demande de Gilbert, Petit-Jean arma une troupe d'hommes hardis et courageux, plaça dans leurs rangs les fils de sir Guy, et cette petite troupe, formée de combattants résolus à vaincre, se mit aux ordres du vieux forestier.
Gilbert voulait tuer de ses propres mains le baron Fitz-Alwine ; car, dans l'extrême exagération de sa douleur, il regardait ce meurtre comme un tribut à payer aux restes chéris de son infortunée compagne.
Robin n'avait point à cet égard les mêmes pensées que son père adoptif, et, sans se croire parjure au serment qu'il avait fait sur le cadavre de Marguerite, il songeait à défendre le baron de la fureur du vieillard.
Une pensée d'amour devait donc se mettre comme un bouclier entre l'arme de Gilbert et la poitrine du baron Fitz-Alwine.
« Mon Dieu ! » se disait mentalement Robin, « accordez-moi la grâce de préserver cet homme des coups de mon père ; la douce créature qui habite auprès de vous ne demande pas de vengeance. Accordez-moi la grâce de toucher le cœur de Fitz-Alwine, d'apprendre par lui le sort d'Allan Clare, afin de donner un peu de bonheur à celle que j'aime. »
Quelques minutes avant l'heure fixée pour le départ, Robin se rendit dans une chambre qui avoisinait l'appartement de Marianne afin de prendre congé de la jeune fille.
En entr'ouvrant sans bruit la porte de cette pièce, Robin aperçut Marianne accoudée sur une fenêtre et causant avec elle-même, ainsi que cela arrive quelquefois aux personnes qui vivent dans un isolement rempli de leurs songes.
Interdit et troublé, Robin resta silencieusement, le chapeau à la main, sur le seuil de la porte.
– Sainte mère du Sauveur, murmurait la jeune fille d'une voix entrecoupée, aide-moi, protège-moi, donne-moi la force de supporter l'écrasante monotonie de mon existence ! Allan, mon frère, mon seul protecteur, mon seul ami, pourquoi m'avez-vous quittée ? Vos espérances de bonheur étaient ma seule joie, Christabel et vous étiez toute ma vie ! Tu es parti depuis six ans, mon frère, et, comme une fleur oubliée dans le jardin d'une maison déserte, j'ai grandi loin de toi. Les personnes à qui ta tendresse a confié le soin de ma vie sont bonnes, trop bonnes peut-être, car leur bienveillance m'accable, elle me fait sentir mon isolement, mon abandon. Je suis malheureuse, Allan, bien malheureuse, et, pour mettre le comble à mon infortune, une passion dévorante est venue remplir tout mon être : mon cœur ne m'appartient plus.
En achevant ces douloureuses paroles, Marianne ensevelit sa tête dans ses blanches mains et pleura amèrement.
– « Mon cœur ne m'appartient plus », répéta Robin qui tressaillit d'angoisse, tandis qu'une profonde rougeur lui faisait comprendre qu'il était indiscrètement témoin des pleurs de la jeune fille… Marianne, dit vivement Robin en s'avançant au milieu de la chambre, voulez-vous me permettre de causer quelques instants avec vous ?
Marianne surprise jeta un léger cri.
– Volontiers, messire, répondit-elle avec douceur.
– Mademoiselle, reprit Robin les yeux baissés et la voix tremblante, je viens de commettre involontairement une impardonnable faute. Je demande à votre extrême indulgence d'en écouter l'aveu sans colère. Je suis là au seuil de cette porte depuis quelques minutes, vos paroles si profondément tristes ont eu un auditeur.
Marianne rougit.
– J'ai entendu sans écouter, mademoiselle, se hâta d'ajouter Robin, timidement rapproché de la jeune fille.
Un doux sourire entr'ouvrit les lèvres de la charmante lady.
– Mademoiselle, reprit Robin, enhardi par ce divin sourire, permettez-moi de répondre à quelques-unes de vos paroles. Vous êtes sans parents, Marianne, éloignée de votre frère et presque seule au monde. Ma vie n'a-t-elle pas les mêmes douleurs ? ne suis-je pas orphelin ? Comme vous, milady, je puis me plaindre du sort, comme vous je puis pleurer, non les absents, mais sur ceux qui ne sont plus. Je ne pleure pas cependant, parce que l'avenir et Dieu sont mon espérance. Courage, Marianne, confiance et espoir : Allan reviendra, et avec lui la noble et belle Christabel. En attendant l'époque sans nul doute prochaine de cet heureux retour, accordez-moi la grâce de vous servir de frère ; ne me refusez pas, Marianne, et vous comprendrez bientôt que votre confiance se sera reposée sur un homme qui donnerait sa vie pour vous rendre heureuse.
– Vous êtes bon, Robin, répondit la jeune fille d'une voix profondément émue.
– Ayez donc confiance en moi, chère lady. Ne supposez pas surtout que l'offre de mon cœur, de ma vie, de mes soins vous soit faite sans réflexion… Tenez, Marianne, ajouta le jeune homme d'une voix plus expressive et moins tremblante, je vais vous dire la vérité tout entière : je vous aime depuis le premier jour de notre rencontre.
Une exclamation mêlée de joie et de surprise s'échappa des lèvres de Marianne.
– Si je vous fais aujourd'hui cet aveu, reprit Robin d'une voix émue, si je vous ouvre mon cœur fermé sur votre image depuis six ans, ce n'est point avec l'espoir d'obtenir votre affection, mais dans celui de vous faire comprendre combien je suis dévoué à votre chère personne. Vos paroles si involontairement entendues m'ont brisé le cœur. Je ne vous demande pas le nom de celui que vous aimez… lorsque vous me jugerez digne de remplacer votre frère, vous daignerez me le donner. Croyez-le bien, Marianne, je respecterai ce choix, choix si digne d'envie…Vous me connaissez depuis six ans, il vous a été facile, n'est-ce pas ? de me juger par mes actions. Je mérite le titre sacré de votre protecteur. Ne pleurez pas, Marianne ; donnez-moi votre main et dites-moi que je serai un jour votre ami, votre confident.
Marianne tendit au jeune homme incliné vers elle ses deux mains tremblantes.
– J'écoute vos paroles, Robin, dit la jeune fille, avec un sentiment d'admiration si vif qu'il me rend impuissante à vous exprimer mon bonheur. Je vous connais depuis plusieurs années, et chaque jour m'a appris à vous apprécier davantage. Pendant l'absence d'Allan, vous avez rempli auprès de moi les devoirs du meilleur des frères, et cela dans l'ombre, en silence, presque sans remerciements. Je suis profondément touchée, ami cher, du généreux sacrifice que vous voulez faire de vos sentiments en faveur de la personne inconnue à qui appartient mon cœur. Eh bien ! il me serait pénible d'être surpassée en grandeur d'âme, même par vous, Robin. Je veux me montrer aussi franche que vous êtes dévoué.
Une vive rougeur colora les joues de Marianne, qui resta silencieuse pendant quelques minutes.
– N'ayez point mauvaise opinion de ma délicatesse de femme, reprit la jeune fille d'une voix émue, si en récompense de toutes vos bontés pour moi je vous appartiens ! Du reste, je ne crois point devoir rougir de cet aveu, puisqu'il est un témoignage de ma gratitude et de ma loyauté.
Nous ne répéterons pas les paroles ardentes qui s'échappèrent comme un torrent du cœur des jeunes gens ; six années d'un amour silencieux y avaient amassé des trésors de tendresse.
Les mains unies, les yeux en pleurs, le sourire sur les lèvres, ils se jurèrent l'un à l'autre un amour constant, éternel : amour qui ne devait s'envoler au ciel qu'avec le dernier soupir de leur vie.
– Maude, Maude, miss Maude ! criait une voix joyeuse en poursuivant la jeune fille qui se promenait seule et pensive dans les jardins de Gamwell… Maude, charmante Maude, répéta la voix d'un ton de tendresse impatiente, où donc êtes-vous ?
– Me voici, William, me voici, dit miss Lindsay en s'avançant d'un air de bienveillance empressée au-devant du jeune homme.
– Je suis fort heureux de vous rencontrer, Maude, s'écria joyeusement Will.
– Je suis également satisfaite de cette rencontre, puisqu'elle vous donne tant de plaisir, répondit gracieusement la jeune fille.
– Certainement elle me donne un très-grand plaisir, Maude. Quelle belle soirée, n'est-ce pas ?
– Très belle, William ; mais n'avez-vous point autre chose à me dire ?
– Je vous demande pardon, Maude, j'ai autre chose à vous dire, répondit Will en riant ; mais le calme délicieux de ce demi-jour me fait songer qu'il est propice à une promenade dans les bois.
– Votre intention est-elle d'aller préparer les voies d'une chasse pour demain ?
– Non, Maude, nous n'allons pas dans la forêt avec cette pacifique intention ; nous allons… Ah ! je m'oublie… je ne dois parler de cela à personne. Cependant je vais faire une chose dont le résultat peut être pour moi une jambe cas… Je dis des folies, Maude, ne m'écoutez pas. Je suis venu vous souhaiter une bonne, une heureuse nuit, et vous dire adieu…
– Adieu, Will ! que signifie cet aveu ? Allez-vous donc entreprendre une dangereuse expédition ?
– Eh bien ! s'il en était ainsi, avec un arc et un bâton solidement noué à une main ferme, on emporte facilement la victoire. Mais, chut !… toutes mes paroles sont oiseuses, elles ne disent absolument rien.
– Vous me trompez, William, vous voulez me faire un mystère de votre sortie nocturne.
– La prudence l'exige, très-chère Maude ; une parole inconsidérée pourrait devenir fort dangereuse. Les soldats… Ah ! je suis fou… fou d'amour pour votre charmante personne, Maude. Voici tout simplement la vérité : Petit-Jean, Robin et moi nous allons courir la forêt. Avant de sortir j'ai voulu vous dire adieu, Maude, bien tendrement adieu, car peut-être n'aurai-je plus jamais le bonheur de vous le… Je dis des enfantillages, Maude, oui, des enfantillages. Je suis venu vous dire adieu uniquement parce qu'il m'est impossible de m'éloigner du hall sans vous serrer les mains ; ceci est très-vrai, Maude, bien vrai, je vous assure.
– Oui, Will, c'est vrai.
– Et pour quelle raison vous dis-je toujours adieu ou au revoir, Maude ?
– Ce n'est pas à moi de vous l'apprendre, Will.
– Ah ! vraiment, Maude, s'écria le jeune homme d'un ton joyeux, ce n'est pas vous qui devez me l'apprendre ! Vous l'ignorez peut-être, chère Maude ; vous ignorez peut-être que je vous aime plus que je n'aime mon père, mes frères, mes sœurs et mes bons amis. Je puis quitter le hall avec l'intention d'en rester éloigné des semaines entières sans dire adieu à personne, à l'exception de ma mère toutefois, et il est impossible que je m'éloigne de vous, même pour quelques heures, sans presser dans les miennes vos petites mains blanches, sans emporter comme une bénédiction ces douces paroles : « Bon voyage et prompt retour, Will. » Cependant, Maude, vous ne m'aimez pas, ajouta presque tristement le pauvre garçon. Mais ce nuage n'assombrit pas les beaux yeux de William ; car il reprit bien vite d'un ton plus gai : J'espère que vous m'aimerez un jour, Maude ; je l'espère, j'ai de la patience, je puis attendre votre bon plaisir ; ne vous pressez pas, ne vous tourmentez pas, n'imposez pas à votre cœur un sentiment qu'il ne veut pas accepter. Cela viendra, chère Maude, et si bien qu'un jour vous vous direz à vous-même : « Eh bien ! j'aime William, je l'aime un peu… un tout petit peu. » Puis, au bout de quelques jours, de quelques semaines, de quelques mois, vous m'aimerez davantage. Votre amour grandira ainsi progressivement jusqu'à ce qu'il arrive à égaler en force et en passion l'immensité du mien. Mais vous aurez beau faire, Maude, il n'y parviendra pas. Je vous aime tant que ce serait trop demander au ciel que de le prier de vous mettre dans le cœur un pareil amour. Vous m'aimerez à votre aise, à votre fantaisie, suivant votre caprice, et vous me direz un jour : « Will, je vous aime ! » Moi je vous répondrai… Ah ! ah ! ah ! je ne sais pas ce que je vous répondrai, Maude ; mais je sauterai de joie, mais j'embrasserai ma mère, mais je deviendrai fou de bonheur. Oh ! Maude, essayez de m'aimer, commencez par un léger sentiment de préférence, demain vous m'aimerez un peu, après-demain davantage, et à la fin de la semaine vous me direz : « Will, je vous aime ! »
– Vous m'aimez donc vraiment, Will ?
– Que faut-il faire pour vous en donner la preuve ? répondit le jeune homme d'un ton grave, que faut-il faire ? dites-le moi… Je désire vous apprendre que je vous aime de tout mon cœur, de toute mon âme, de toutes mes forces, je désire vous l'apprendre puisque vous ne le savez pas encore.
– Vos paroles et vos actions sont des preuves qui ne demandent pas à être appuyées par de nouveaux témoignages, cher William, et ma demande n'a d'autre but que d'amener entre nous une sérieuse explication, non de vos sentiments, ils me sont connus, mais de ceux qui remplissent mon cœur. Vous m'aimez, Will, vous m'aimez sincèrement ; mais si j'ai attiré votre attention, il ne faut pas oublier que c'est sans le vouloir ; je n'ai jamais cherché à vous inspirer de l'amour.
– C'est vrai, Maude, c'est vrai, vous êtes aussi modeste que belle ; je vous aime parce que je vous aime, voilà tout.
– Will, reprit la jeune fille avec un peu d'anxiété dans le regard, Will, n'avez-vous donc jamais songé que j'avais pu donner mon cœur avant de vous connaître ?
Cette affreuse pensée, qui n'était jamais venue troubler les rêves de William ni porter atteinte à la douce quiétude de son patient amour, le frappa au cœur d'un coup si douloureux qu'il pâlit, et, près de défaillir, s'appuya contre un arbre.
– Vous n'avez point donné votre cœur, n'est-ce pas, Maude ? murmura-t-il d'une voix suppliante.
– Calmez-vous, cher Will, reprit doucement la jeune fille, calmez-vous et écoutez-moi. Je crois en votre amour comme je crois en Dieu, et je voudrais de tout mon cœur pouvoir vous rendre, cher et bon Will, affection pour affection.
– Ne me dites pas qu'il vous est impossible de m'aimer, Maude ! s'écria violemment le jeune homme, ne me le dites pas, car je sens aux palpitations de mon cœur, à la chaleur de mon sang qui court dans mes veines comme une lave ardente, je sens qu'il me serait impossible d'entendre, d'écouter vos paroles.
– Vous devez cependant les entendre, Will, et je vous demande en grâce d'y prêter quelques minutes d'attention. Je connais les douleurs de l'amour sans espoir, mon ami, j'en ai subi une à une toutes les tortures ; il n'existe point sur la terre de douleur comparable à celle que jette dans le cœur un amour dédaigné. Je désire ardemment vous en épargner les cruelles angoisses, Will ; écoutez-moi, je vous prie, sans amertume et surtout sans colère. Avant de vous connaître, avant d'avoir quitté le château de Nottingham, j'avais donné mon cœur à une personne qui ne m'aime pas, qui ne m'a jamais aimée, qui ne m'aimera jamais.
William tressaillit.
– Maude, dit-il d'une voix palpitante, Maude, si vous le voulez cet homme vous aimera, il vous aimera, Maude, répéta le pauvre garçon les yeux pleins de larmes. Par la messe ! il faut que cet homme devienne votre esclave, il le faut ou je le battrai tous les jours. Oui, Maude, je le battrai jusqu'à ce qu'il vous aime.
– Vous ne battrez personne, Will, répondit Maude en souriant malgré elle de l'étrange expédient que voulait mettre en œuvre le jeune garçon, non seulement l'amour ne s'impose pas, et surtout d'une aussi rude manière, mais encore celui dont je vous parle ne mérite en aucune façon d'indignes traitements. Vous devez comprendre, Will, que je n'attends pas, que je n'espère pas l'affection de cet homme, et vous devez comprendre mieux encore qu'il faudrait n'avoir ni cœur ni âme pour rester insensible et indifférente aux témoignages de votre tendresse. Eh bien ! Will, mon cher Will, profondément touchée de vos généreuses paroles, je veux vous en exprimer ma gratitude par le don de ma main, par l'assurance d'une affection qui mettra toute sa force à conquérir, à mériter, à égaler la vôtre.
– À votre tour, écoutez-moi, Maude, répondit Will d'une voix tremblante. Je suis honteux de n'avoir pas compris les raisons de votre indifférence. Je vous prie de me pardonner l'aveu arraché à votre cœur. Par bonté d'âme, Maude, vous voulez accepter le nom du pauvre William, par bonté d'âme encore vous voulez vous sacrifier à son bonheur. Songez donc, Maude, que ce bonheur même est la perte de vos espérances, peut-être même celle de votre repos. Je ne puis ni je ne dois accepter un pareil sacrifice. Non seulement je ne crois pas en être digne, mais encore je rougirais de vous parler plus longtemps de mon amour. Pardonnez-moi les ennuis dont je vous ai accablée, pardonnez-moi de vous avoir aimée, de vous aimer encore, pardonnez-moi, je vous jure de ne jamais vous parler de mes sentiments.
– William, William, où donc êtes-vous ? s'écria tout à coup une voix forte et sonore.
– On m'appelle, Maude, adieu. Que la vierge Marie daigne veiller sur vous, que sa divine protection vous préserve de tout malheur ! Soyez heureuse, Maude ; mais, si vous ne me revoyez jamais, si je ne reviens plus, pensez quelquefois au pauvre Will, pensez à celui qui vous aime, qui vous aimera toujours.
En achevant ces paroles, murmurées d'une voix pleine de larmes, le jeune homme saisit Maude par la taille, pressa sur son cœur la jeune fille palpitante, l'embrassa passionnément, et s'enfuit sans détourner la tête, sans répondre à une douce voix qui cherchait à le retenir.
– Il ne m'a pas donné le temps de lui exprimer d'une manière explicite la délicatesse de mon aveu, se dit Maude tout attristée du brusque départ de William. Demain je lui dirai que mon cœur n'a aucun regret du passé ; il en sera bien heureux, ce cher Will.
Hélas ! le lendemain devait être précédé de longs jours d'attente.
Une vingtaine de robustes vassaux armés de lances, d'épées, d'arcs et de flèches entouraient, à une distance respectueuse, un groupe d'hommes composé des fils de sir Guy de Gamwell, de Petit-Jean son neveu, et de Gilbert Head.
– Je suis fort étonné que Robin se fasse attendre, disait le vieillard à ses jeunes compagnons ; il n'est point dans les habitudes de mon fils d'être paresseux.
– Patience, maître Gilbert, répondit Petit-Jean en redressant sa grande taille pour jeter au loin un regard investigateur ; Robin n'est pas seul à manquer à l'appel, mon cousin Will se fait également désirer. Ce n'est pas sans motif, je le gage, qu'ils retardent le départ de deux ou trois minutes.
– Les voici ! cria un des hommes.
Will et Robin s'avancèrent rapidement.
– Avez-vous donc oublié l'heure du rendez-vous, mon fils ? demanda Gilbert en tendant la main aux jeux jeunes gens.
– Non, mon père, et je vous demande pardon de m'être fait attendre.
– Partons ! s'écria Gilbert, Petit-Jean, ajouta-t-il en se tournant vers le jeune homme, vos amis connaissent-ils bien clairement le but de notre expédition ?
– Oui, Gilbert, et ils ont juré de vous suivre avec courage, de vous servir avec fidélité.
– Je puis donc en toute confiance compter sur leur appui ?
– En toute confiance.
– Très bien. Un mot encore : afin de gagner Nottingham par le chemin le plus court, nos ennemis traverseront Mansfeld, s'engageront dans la grande route qui coupe en deux la forêt de Sherwood, et atteindront un carrefour auprès duquel nous nous mettrons en embuscade… Je n'ai pas besoin d'en dire davantage. Petit-Jean, vous connaissez mes intentions ?
– Parfaitement, répondit le jeune homme. Mes garçons ! cria Petit-Jean sur un signe du vieillard, aurez-vous le courage d'enfoncer vos dents saxonnes dans le corps de ces loups normands ? aurez-vous le courage de vaincre ou de mourir ?
Un oui énergique répondit à la double question du jeune homme.
– Eh bien ! mes braves gens, en avant !…
– Hourra ! pour la guerre ! s'exclama Will en suivant avec Robin la belliqueuse troupe.
– Hourra ! hourra ! crièrent joyeusement les hommes. Et l'écho de la sombre forêt répéta encore :
– Hourra ! hourra ! hourra !
– Qu'avez-vous donc, ami Will ? demanda Robin en prenant le bras du pensif jeune homme. Il me semble qu'un nuage de noire mélancolie obscurcit votre joyeuse figure. Les cris des combattants n'ont-ils donc plus d'harmonie pour le gentil William, ou bien craint-il le danger de notre promenade ?
– Vous me faites là une étrange question, Robin ? répondit William en tournant vers son ami un regard chargé de tristesse. Demandez au lévrier s'il aime poursuivre le cerf, au faucon s'il lui plaît de fondre du haut des nues sur le modeste passereau ; mais ne me demandez pas si je crains le danger.
– Ma question avait pour but de distraire votre esprit des sombres pensées qui l'occupent, cher Will, répondit Robin ; ces sombres pensées ont terni l'éclat de vos yeux et jeté sur votre front une inquiétante pâleur. Vous avez un chagrin, Will, un véritable chagrin, confiez-le-moi, ne suis-je pas votre ami ?
– Je n'ai pas de chagrin, Robin, je suis ce que j'étais hier et ce que je serai demain ; vous me verrez comme d'habitude, le premier au combat.
– Je ne doute nullement de votre courage mon cher Will, mais je doute de la tranquillité de votre âme : quelque chose vous attriste, j'en suis convaincu. Soyez franc avec moi, je puis peut-être vous être utile, porter avec vous le fardeau de vos peines, et par cela même les rendre moins lourdes. Si vous vous êtes mis en querelle avec quelqu'un, dites-le-moi, votre affaire sera la mienne.
– Le motif de ma tristesse n'est ni assez important ni assez sérieux, mon cher Robin, pour rester plus longtemps un mystère. Si j'avais pris la peine de réfléchir, je ne serais ni surpris ni affligé de ce qui m'arrive… Pardonnez-moi mes hésitations, il y a en moi un sentiment qui, malgré ma volonté, ferme mon cœur à toute confidence. Est-ce orgueil ou timidité ? je l'ignore ; mais un ami tel que vous est un second soi-même. Vos questions trouvent souvent en moi un écho, votre amitié triomphe de ma fausse honte, je…
– Non, non, cher Will, interrompit vivement Robin : garde ton secret : la souffrance a sa pudeur, et je te prie de me pardonner l'amicale importunité de mes interrogations.
– C'est à moi de demander pardon pour l'égoïsme de ma douleur, cher Robin, s'écria Will en saccadant ses paroles dans un éclat de rire plus triste que des pleurs. Je souffre, je souffre réellement, et je veux sonder devant toi la blessure qui a déchiré mon âme. Tu seras le confident de ma première souffrance comme tu as été le compagnon de mes premiers jeux ; car nous sommes plus étroitement liés par l'amitié que nous ne le serions pas les liens du sang, et je veux être pendu, Rob, si mon affection pour toi n'est pas celle du plus tendre des frères.
– Tes paroles sont vraies, Will, l'affection nous a rendus frères. Où sont les jours de notre belle enfance ? Le bonheur dont nous jouissions alors ne reviendra plus.
– Le bonheur reviendra pour vous, Robin, mais sous d'autres formes ; il portera d'autres vêtements, un autre nom, mais il sera toujours le bonheur. Quant à moi, je n'espère plus rien, je ne désire plus rien, mon cœur est brisé. Vous savez, Robin, combien j'ai aimé Maude Lindsay… je ne trouve pas de paroles qui puissent vous faire clairement comprendre l'invincible passion qui attachait ma vie au nom seul de cette jeune fille. Eh bien ! maintenant, je sais, je sais…
Une douloureuse crainte traversa l'esprit de Robin.
– Eh bien ! maintenant ? interrogea-t-il d'un ton plein d'anxiété.
– Lorsque vous êtes venu me chercher dans le jardin du hall, reprit William, j'étais auprès de Maude, je venais de lui dire ce que je lui dis tous les jours depuis bien longtemps, que mon rêve le plus doux est de la donner pour fille à ma mère, pour sœur à mes sœurs. Je demandais à Maude si elle voulait essayer de m'aimer un peu, et Maude me répondait qu'avant de venir au hall de Gamwell elle avait disposé de son affection. Alors, Robin, j'ai vu se détruire toutes mes espérances, alors j'ai senti quelque chose se briser en moi : c'était mon cœur, Rob, c'était mon cœur ; vous le voyez, je suis bien malheureux.
– Maude vous a-t-elle confié le nom de celui qu'elle aime ? demanda craintivement Robin.
– Non, répondit Will, elle m'a seulement dit que cet homme ne l'aimait pas. Comprenez-vous cela, Robin ? Il existe un homme qui n'aime pas Maude et qui est aimé de Maude ! un homme que son regard cherche et qui fuit ce regard ! Ô l'insigne brute ! ô le misérable ! J'ai offert à Maude de m'emparer de lui, de le contraindre à donner l'amour qu'il refuse. Je lui ai offert de le battre à outrance, elle a refusé. oh ! elle l'aime ! elle l'aime ! Après avoir achevé ce triste et pénible aveu, continua William, la pauvre et généreuse Maude m'a offert sa main. Je l'ai refusée. La raison, la loyauté, l'honneur ont imposé silence à mon amour… Dites adieu au rieur et joyeux Will, Robin, il est mort, bien mort.
– Allons, allons, William, un peu de courage, dit doucement Robin ; votre cœur est malade, il faut le soigner, il faut le guérir, et je veux en être le premier médecin. Je connais Maude mieux encore que vous ne la connaissez ; elle vous aimera un jour, si déjà elle ne vous aime. Je vous assure, William, que vous avez fort mal interprété ses petites confessions de jeune fille : elles ont été dictées par un sentiment d'extrême délicatesse, elles devaient vous faire comprendre les rigueurs passées et en même temps vous rendre plus précieuse une offre aussi inconsidérément refusée. Croyez-moi donc, William, Maude est une charmante fille, aussi honnête que belle, et vraiment digne de votre amour.
– J'en suis certain ! s'écria le jeune homme.
– Il ne faut point vous exagérer la profondeur des chagrins de miss Lindsay, mon ami, ni vous tourmenter l'esprit de suppositions chimériques. Maude vous aime déjà beaucoup, j'en suis sûr, et un jour elle vous aimera plus encore.
– Le pensez-vous, Robin, mon cher Robin ? s'écria Will, saisissant avec avidité cette lueur d'espoir.
– Oui, je le pense ; seulement faites-moi le plaisir de me laisser parler sans interruption ; je vous le répète, et je vous le répéterai toutes les fois que vous perdrez courage, Maude vous aime ; l'offre de sa main n'était ni un dévouement ni un sacrifice, mais bien un élan du cœur.
– Je vous crois, Robin, je vous crois ! s'écria Will, et demain je demanderai à Maude si elle veut bien donner un enfant de plus à ma mère.
– Vous êtes un excellent garçon, William ; reprenez donc courage, et doublons le pas, nous nous trouvons au moins à un quart de mille en arrière de nos compagnons, et franchement cette lenteur de marche ne nous donne pas un air fort martial.
– Vous avez raison, mon ami, et je crois déjà entendre la voix grondeuse de notre général en chef.
Lorsque la petite troupe eut atteint l'endroit désigné par Gilbert comme étant propice à une embuscade, le vieillard posta ses hommes, donna à chacun de nouvelles et brèves explications, ordonna sur toute la ligne un profond silence, et vint lui-même se placer derrière un tronc d'arbre à quelques pas de Petit-Jean, dont les oreilles étaient déjà aux aguets.
Le cri d'un oiseau éveillé, le chant mélodieux du rossignol, les soupirs de la brise se jouant dans les feuilles, troublaient seuls le calme silencieux de la nuit ; mais à ces indistincts murmures vint bientôt se joindre un bruit de pas encore éloigné, un bruit presque imperceptible et que l'ouïe seule des hommes de la forêt pouvait distinguer dans les rumeurs harmonieuses des plaintes du vent, de la voix de l'oiseau et du bruissement des feuilles.
– C'est un voyageur à cheval, dit Robin à mi-voix, je crois reconnaître le pas court et rapide d'un poney de nos pays.
– Votre observation est parfaitement juste, répondit Petit-Jean sur le même ton de prudence ; le survenant est un ami ou bien un passant inoffensif.
– Attention ! cependant.
– Attention ! se répétèrent les hommes les uns aux autres.
La personne qui excitait ainsi l'inquiète curiosité de la petite troupe continuait joyeusement sa route ; elle chantait d'une voix forte une ballade composée en son propre honneur, et sans nul doute par elle-même.
– Malédiction sur toi ! s'écria tout à coup le chanteur en adressant à son cheval cette aimable parole. Eh ! quoi ! bête sans goût, lorsque des torrents d'harmonie s'échappent de mes lèvres, tu ne restes pas silencieuse, ravie, charmée ! Au lieu de dresser tes longues oreilles, de m'écouter avec une gravité convenable, tu tournes la tête de droite à gauche, tu mêles à la mienne ta voix fausse, gutturale et sans harmonie ! Mais tu es une femelle, et par conséquent tu as un naturel taquin, contrariant, entêté, opiniâtre. Si je désire te voir marcher d'un côté de la route, tu te diriges immédiatement vers une direction opposée, tu fais sans cesse ce que tu ne dois point faire, et tu ne fais jamais ce qu'il faut que tu fasses. Tu sais que je t'aime, effrontée, et c'est uniquement parce que tu as acquis la certitude de cette affection que tu veux changer de maître. Tu es comme elle, comme sont toutes les femmes enfin, capricieuse, inconstante, volontaire et coquette.
– Pour quelle raison déclames-tu ainsi contre les femmes, mon ami ? dit Petit-Jean, qui, silencieusement sorti de sa cachette, saisit à l'improviste les brides du cheval.
Fort peu effrayé, l'inconnu repartit :
– Avant de répondre, je serais bien aise de savoir le nom de celui qui arrête un homme paisible et inoffensif, le nom de celui qui ajoute à ce procédé de brigand l'impudence d'appeler son ami un homme qui lui est bien supérieur, ajouta fièrement l'étranger.
– Apprenez, sir clerc de Copmanhurst, car la bruyante criaillerie de vos chants m'a dit votre nom, que vous êtes arrêté, non par un brigand, mais par un homme fort difficile à intimider, et qui est placé au-dessus de vous à une hauteur égale à celle que vous donne pour l'instant votre cheval, répondit d'un ton calme et froid le neveu de sir Guy.
– Apprenez, sir chien de la forêt, car la grossièreté de vos manières me dit votre nom, que vous questionnez un homme peu habitué à répondre aux demandes importunes, un homme qui vous rossera d'importance si vous ne laissez retomber à l'instant les brides de son cheval.
– Les grands brailleurs sont toujours les petits faiseurs, répondit le jeune homme d'un ton plein de raillerie, et je vais répondre à vos menaces par la présentation d'un jeune forestier qui vous fera crier merci avec votre propre bâton.
– Me faire crier merci avec mon propre bâton ! s'écria l'étranger d'un ton furieux ; le cas serait rare, s'il n'était impossible. Amenez votre ami, amenez-le à l'instant.
En achevant de vociférer ces dernières paroles, le voyageur sauta à bas de son cheval.
– Eh bien ! où est-il, ce batailleur de profession ? continua l'étranger en jetant sur le jeune homme de furieux regards, où est-il ? Je veux lui fendre le crâne afin d'avoir ensuite le plaisir de vous châtier, nigaud aux longues jambes.
– Allez vite, Robin, dit Gilbert, allez vite, le temps presse : donnez à ce bavard insolent une courte et bonne leçon.
En apercevant l'étranger, Robin saisit le bras de Petit-Jean, et lui dit à voix basse :
– Ne reconnaissez-vous donc pas ce voyageur ? C'est Tuck, le joyeux moine.
– Ah bah ! vraiment ?
– Oui ; mais ne dites rien, je désire depuis longtemps faire un tour de bâton avec ce brave Gilles, et comme le clair-obscur de la nuit me promet l'incognito, je veux abuser de cette bizarre rencontre.
Les formes élégantes et efféminées de Robin amenèrent un sourire narquois sur les lèvres de l'étranger.
– Mon garçon, dit-il en riant, es-tu sûr d'avoir le crâne épais et de pouvoir supporter sans en mourir la grêle de coups que mérite ton impudence ?
– Mon crâne est solide, quoiqu'il n'ait pas l'épaisseur du vôtre, sir étranger, répondit le jeune homme en parlant le dialecte de Yorkshire afin de dissimuler l'organe de sa voix ; néanmoins il résistera à vos coups, si toutefois ils ont l'adresse de l'atteindre, adresse que je mets en doute avec autant de hardiesse que vous mettez de forfanterie à la proclamer.
– Nous allons te voir à l'œuvre, jeune pie effrontée. Ainsi donc, assez de paroles, les faits sont plus éloquents. En garde !
Dans l'intention d'effrayer son jeune adversaire, Tuck fit avec son bâton un effrayant moulinet et parut vouloir diriger son premier coup dans les jambes de Robin ; mais le jeune homme, trop habile pour méconnaître les réelles intentions du moine, arrêta le bâton au moment où, guidé par une main sûre, il allait le frapper à la tête. Puis, non content de cette adroite parade, il asséna sur les épaules, les reins, et sur la tête de Tuck une grêle de coups, si rapide, si violente et si méthodiquement appliquée que le moine, abasourdi, moulu, les yeux aveuglés, demanda, non point merci, mais une suspension d'armes.
– Vous maniez assez bien le bâton, mon jeune ami, dit-il d'une voix haletante, tout en essayant d'en dissimuler la fatigue, et je m'aperçois que les coups rebondissent sans les meurtrir sur vos membres flexibles.
– Ils rebondissent lorsque je les reçois, messire, répondit gaiement Robin ; mais jusqu'à présent je ne connais pas le contact de votre bâton.
– C'est votre orgueil qui parle, jeune homme, car bien certainement je vous ai touché plus d'une fois.
– Vous avez donc oublié, moine Tuck, que ce même orgueil m'a de tout temps interdit le mensonge ? répondit Robin de sa voix naturelle.
– Qui êtes-vous ? s'écria le moine.
– Regardez mon visage.
– Ah ! par saint Benoît, notre bienheureux patron ! c'est Robin Hood, l'habile archer.
– Moi-même, joyeux Tuck.
– Joyeux Tuck, joyeux Tuck, oui, mais avant l'époque où vous m'avez enlevé ma petite maîtresse, la jolie Maude Lindsay.
Ces paroles étaient à peine achevées qu'une main de fer se cramponnait avec violence autour du bras de Robin, et une voix furieuse murmurait sourdement :
– Ce moine dit-il vrai ?
Robin tourna la tête et vit, pâle, les lèvres tremblantes, les yeux injectés de sang, la figure effarée de Will.
– Silence, William, répondit doucement Robin, silence, je répondrai tout à l'heure à votre question. Mon cher Tuck, reprit le jeune homme, je n'ai point enlevé celle que vous nommez si légèrement votre maîtresse. Miss Maude, en digne et honnête fille, a repoussé un amour qu'elle ne pouvait partager. Sa sortie du château de Nottingham n'était point une faute, mais l'accomplissement d'un devoir : elle accompagnait sa maîtresse, lady Christabel Fitz-Alwine.
– Je n'ai point prononcé de vœux monastiques, Robin, répondit le moine en manière d'excuse, et j'aurais pu donner mon nom à miss Lindsay. Si la capricieuse fille a repoussé mon amour, j'en dois accuser votre joli visage, ou bien l'inconstance de cœur naturelle aux femmes.
– Fi donc ! moine Tuck, s'écria Robin, calomnier les femmes est une infamie ; pas un mot de plus ! miss Maude est orpheline, miss Maude est malheureuse, miss Maude a droit au respect de tous.
– Herbert Lindsay est mort ? s'écria tristement Tuck. Dieu veuille avoir son âme !
– Oui, Tuck, mort. Bien des choses étranges se sont passées ; je vous conterai tout cela plus tard. En attendant la possibilité d'un long entretien, occupons-nous du motif qui amène notre rencontre. Votre concours nous est nécessaire.
– En quoi ? demanda Gilles.
– Je vais vous l'expliquer le plus brièvement possible. Le baron Fitz-Alwine a fait brûler par ses sbires la maison de mon père, comme vous le savez ; ma mère a été tuée au milieu de l'incendie, et Gilbert veut venger sa mort. Nous attendons ici le baron ; il revient de l'étranger et rentre à Nottingham. Notre intention est de pénétrer ensuite par surprise dans l'intérieur du château. Si vous avez envie d'échanger quelques bons coups, en voilà l'occasion.
– Bravo ! je ne refuse jamais un plaisir. Mais vous n'espérez pas que je pense remporter la victoire, car notre corps d'armée n'est pas fort, s'il ne se compose que de ces beaux garçons, de vous et de moi.
– Mon père et une bande de vigoureux forestiers sont en embuscade dans le taillis à vingt pas de nous.
– Alors nous serons vainqueurs ! s'écria le moine en faisant tournoyer son bâton d'un air enthousiasmé.
– Quelle route avez-vous suivie pour gagner la forêt, mon révérend père ? demanda Petit-Jean.
– Celle de Mansfeld à Nottingham, mon frêle ami, répondit le moine. En vérité, ajouta-t-il, je ne pardonne point à mes yeux leur aveuglement, et je vous serre les mains de bon cœur, mon cher Petit-Jean.
Le neveu de sir Guy répondit avec affection aux amicales politesses du moine.
– N'avez-vous point rencontré sur votre route une cavalcade militaire ? demanda le jeune homme.
– Une bande d'hommes arrivés de la terre sainte se rafraîchissait dans une auberge de Mansfeld ; mais cette bande, toute disciplinée qu'elle paraît être, est composée d'hommes à moitié morts de fatigue, d'épuisement et de privations. Croyez-vous qu'elle fasse partie du cortège qui accompagne le baron Fitz-Alwine ?
– Oui, car ces croisés attendus au château de Nottingham sont des hommes à lui. Ainsi donc, à bientôt la rencontre des illustres personnages. Moine Tuck, il faut disparaître dans un fourré ou derrière un tronc d'arbre.
– Volontiers ; mais où faut-il placer cette obstinée jument ? Elle a autant de défauts qu'une fem… chut !… néanmoins je m'y suis attaché.
– Je vais la conduire dans un abri sûr ; confiez-m'en le soin, et cachez-vous.
Petit-Jean lia le cheval par les reins à un arbre peu éloigné de la route, puis il vint rejoindre ses compagnons.
L'inquiétude nerveuse de Will ne lui avait point permis d'attendre un moment propice à une explication ; il s'était emparé de Robin, et, bon gré, mal gré, le fougueux jeune homme avait contraint son ami à lui faire un récit détaillé des circonstances qui se rattachaient à la fuite du château de Nottingham.
Robin fut véridique, sincère et surtout généreux pour Maude.
Will écouta le cœur palpitant, et lorsque le jeune homme eut achevé son récit, il lui demanda :
– Est-ce tout ?
– C'est tout.
– Merci !
Et les deux excellents cœurs se pressèrent l'un contre l'autre.
– Je suis son frère, dit Robin.
– Je serai son mari, s'écria William ; et il ajouta gaiement : Allons nous battre !
Pauvre William !
L'attente des forestiers se prolongea fort avant dans la nuit, et ce ne fut que vers trois heures du matin qu'un hennissement de cheval retentit dans les profondeurs de la forêt. La jument de Tuck répondit gracieusement à cette voix de frère.
– Ma jeune demoiselle fait la coquette, dit Tuck ; est-elle solidement attachée, Petit-Jean ?
– Je le crois, répondit le jeune homme.
– Chut ! dit Robin, j'entends le pas des chevaux.
Quelques minutes après, une troupe qui ne faisait nullement un mystère de son approche, car les hommes moins fatigués que ne l'avait jugé Tuck, riaient, causaient et chantaient, parut à l'entrée du carrefour.
Au même instant le petit cheval de Tuck se précipita hors du taillis, passa comme une flèche devant son maître, et galopa d'un air délibéré au-devant des soldats.
Le moine fit un mouvement pour s'élancer sur les traces de la déserteuse.
– Êtes-vous fou ? murmura Petit-Jean qui saisit le bras du moine ; un pas de plus et vous êtes mort.
– Mais ils me prendront mon petit poney, grommela Tuck ; laissez-moi, je vais…
– Silence, malheureux ! tu vas nous faire découvrir ; les poneys ne sont pas rares ; mon oncle t'en donnera un.
– Oui, mais il n'aura pas été béni par l'abbé de notre couvent comme l'a été ma gentille Mary ; lâchez-moi à l'instant. Que signifie cette violence, ami tourelle ? je veux mon cheval, je le veux, je le veux !
– Eh bien ! va le chercher, s'écria Petit-Jean en poussant le moine ; va, fanfaron étourdi, tête sans cervelle !
Tuck devint pourpre, ses yeux lancèrent des éclairs, et il dit d'une voix tremblante de colère :
– Écoute, tour, clocher marchant, colonne ambulante, après le combat je te rosserai cruellement.
– Ou bien tu seras rossé, répondit Petit-Jean.
Tuck s'élança sur la route, et, tout en courant vers les soldats, il vit sa jument caracoler, se cabrer, soulever autour d'elle des nuages de poussière et résister aux efforts de ceux qui voulaient mettre un frein à ses joyeuses folies.
Un soldat atteignit le poney avec sa lance ; mais le coup qu'il frappa lui fut rendu avec usure par Tuck, car le pauvre diable glissa de sa monture en jetant un cri de douleur.
– Mary, Mary, doucement, ma fille, cria Tuck ; viens à moi, mignonne, viens.
Cette voix connue fit dresser les oreilles au cheval ; il hennit joyeusement, et trotta aussitôt du côté de son maître.
– Comment, coquin ! s'écria le chef d'un ton furieux, tu massacres mes hommes !
– Respectez un membre de l'Église, répondit Tuck en appliquant sur la tête du cheval monté par le chef un violent coup de bâton.
L'animal bondit en arrière, le chef chancela et perdit les étriers.
– Ne vois-tu pas l'habit que je porte ? reprit Tuck d'un ton qu'il essayait de rendre imposant.
– Non ! rugit le chef, non ! je ne vois pas ton habit, mais bien ta hardiesse insolente. Sans respect pour l'un et sans merci pour l'autre, je vais te briser le crâne.
Le coup de lance atteignit Tuck, et la douleur exaspéra si follement le bon frère qu'il se jeta sur le chef en criant d'une voix de stentor :
– À moi les Hood ! les Hood à moi ! à moi !
Les clameurs de Tuck n'épouvantèrent pas le chef. Sa troupe, composée d'une quarantaine d'hommes, pouvait le secourir au moindre signe, et, quelque adroit et vigoureux que fût le moine, c'était un ennemi facile à vaincre.
– Arrière, coquin ! s'écria-t-il d'une voix terrible, arrière ! et sa lance repoussa Tuck, tandis que, violemment enlevé par son cavalier, le cheval se jetait au-devant du moine.
Le bénédictin fit un bond prodigieux, et, d'un formidable coup de bâton, fendit la tête du chef.
Vingt lances et autant d'épées menacèrent la vie de l'intrépide moine.
– Au secours, les Hood ! au secours ! vociféra Tuck en s'acculant comme un lion contre le tronc d'un arbre.
– Hourra ! hourra pour les Hood, s'écrièrent furieusement les forestiers, hourra ! hourra !
Et la troupe commandée par Gilbert, s'élança comme un seul homme au secours du moine.
En voyant courir sur eux cette bande armée et aux intentions hostiles, les soldats jetèrent un cri de ralliement, enveloppèrent la route dans toute sa largeur, et se préparèrent à renverser l'ennemi sous le pied des chevaux.
Une volée de flèches arrêta l'essor de cette première défense, et une demi-douzaine de soldats tombèrent blessés à mort sur le champ de bataille.
En s'apercevant que le nombre des ennemis était bien supérieur à sa petite troupe, Gilbert lui ordonna de s'appuyer sur le bas-côté de la route, afin d'y trouver la protection des ténèbres et le rempart des arbres.
Cette habile manœuvre livrait les soldats aux atteintes mortelles des flèches, car les forestiers ne manquaient point leur but, tant l'habitude leur avait donné de précision et d'adresse.
– Pied à terre ! cria l'homme qui, de sa propre autorité, avait pris la place du chef.
Les croisés obéirent, et la troupe de Gilbert s'élança bravement au-devant d'eux. Ce fut alors un combat corps à corps, un combat meurtrier où la force commandait en reine.
– Hood ! Hood ! criaient les forestiers, vengeance ! vengeance !
– Point de quartier ! à bas les chiens saxons ! à bas les chiens ! vociféraient les soldats.
– Gare aux dents de ces chiens ! cria Will en clouant une flèche sur la poitrine d'un gaillard qui venait de hurler ce cri de mort.
Petit-Jean, Robin et Gilbert se battaient du même côté, les Gamwell accomplissaient des merveilles d'adresse et de courage ; quant au vigoureux moine, chaque coup de son prodigieux bâton terrassait un homme.
William courait comme un cerf d'un côté et de l'autre, culbutant un soldat par-ci, fendant la tête à un autre par-là, mais veillant surtout au salut de ses amis, veillant sur Robin, qu'à deux reprises différentes il sauva d'un danger presque mortel.
En dépit de tous ces efforts, en dépit du courage particulier de chacun et de la force combinée d'une résistance générale, le résultat victorieux du combat était visiblement du côté de la troupe appartenant au baron. Cette troupe bien disciplinée, rompue aux fatigues et d'une force double de celle des forestiers, regagnait de minute en minute le terrain qu'elle avait perdu en engageant le combat. Petit-Jean jugea d'un regard la situation presque désespérée, et du moment que l'effusion du sang ne devenait plus qu'un inutile carnage, il fallait y mettre une trêve. Mais s'osant agir sans l'autorisation de Gilbert, le jeune homme s'élança à sa recherche.
Les prouesses de William avaient attiré sur lui l'attention de quatre soldats réunis en conseil pour s'emparer d'un chef des forestiers. Ils jugèrent au nombre des chefs le tendre amoureux de la jolie Maude, et, malgré son énergique résistance, ils parvinrent à le terrasser. Robin vit le résultat de l'attaque, et, ne consultant que son bon cœur, il traversa d'un coup de lance la poitrine d'un homme, releva William d'une main vigoureuse, et, appuyé par son ami, tenta vers le corps des forestiers, déjà rassemblés par Petit-Jean, une victorieuse retraite.
Le danger couru par Will semblait être conjuré, il allait, toujours soutenu par Robin, gagner le groupe ami qui formait un rempart devant les soldats, lorsqu'un cri de Robin, un cri de furieux désespoir, fit perdre de vue au jeune homme les soldats qui n'avaient pas succombé dans la lutte.
– Mon père ! mon père ! criait Robin, ils vont tuer mon père !
Le jeune archer s'élança au secours de Gilbert, et William, ressaisi, entraîné, n'eut que le temps de voir tomber Robin à genoux devant Gilbert, dont le crâne avait été fendu par un coup de hache.
Au milieu des clameurs soulevées par la mort du vieillard, par la prompte vengeance qu'en tira Robin en tuant le soldat meurtrier, l'enlèvement de Will passa inaperçu.
Le combat, ralenti un instant, redevint plus terrible. Robin et Tuck frappaient de mort tous ceux qui cherchaient à les atteindre, et Petit-Jean mit à profit l'ivresse désespérée du jeune homme pour faire enlever le corps de Gilbert.
Un quart d'heure après le départ du triste cortège, Robin cria d'une voix forte :
– Au bois, mes garçons !
Les forestiers se dispersèrent comme une bande d'oiseaux surpris, et les soldats s'élancèrent à leur poursuite en criant :
– Victoire ! victoire ! chassons les chiens ! tuons les chiens !
– Les chiens ne se laisseront pas tuer sans mordre, cria Robin, et les arcs tendus envoyèrent une flèche meurtrière.
La dangereuse poursuite devint bientôt impossible, et les soldats eurent le bon sens de s'en apercevoir.
Six hommes manquaient à la troupe de Petit-Jean, Gilbert Head était mort, et William faisait partie des absents.
– Je n'abandonnerai pas William, dit Robin en arrêtant la troupe ; poursuivez votre chemin, mes braves ; quant à moi, je vais à la recherche de Will : blessé, mort ou prisonnier, il faut que je le retrouve.
– Je vous accompagne, dit aussitôt Petit-Jean.
Les hommes continuèrent leur route, et les deux jeunes gens reprirent en toute hâte le chemin qu'ils venaient de parcourir.
Le champ de bataille n'offrit plus à leurs regards aucune trace de combat. Les morts, forestiers ou soldats, avaient tous disparu. Quelques piétinements de chevaux indiquaient çà et là le passage d'une troupe nombreuse, mais rien de plus : tronçons d'arbres, bois de flèches et autres vestiges de lutte, les croisés avaient tout recueilli, tout emporté.
Cependant un être vivant errait dans le carrefour, jetant de droite et de gauche les regards intelligents d'une inquiète recherche : cet être était le cheval du moine.
À la vue des deux jeunes gens, le poney trotta de leur côté d'un air de satisfaction ; mais, en reconnaissant celui qui l'avait attaché, il hennit, se cabra et disparut.
– La douce Mary s'est émancipée, dit Petit-Jean, et bien certainement elle sera avant le jour la propriété d'un outlaw.
– Essayons de nous en emparer, dit Robin ; avec son secours il me sera peut-être possible de rejoindre les soldats.
– Et de vous faire tuer par eux, mon ami, répondit sagement le neveu de sir Guy ; la démarche serait, je vous l'assure, aussi inutile qu'imprudente ; retournons au hall, demain nous aviserons.
– Oui, retournons au hall, dit Robin, un douloureux devoir m'y rappelle aujourd'hui même.
Le surlendemain de cette funeste journée, le corps de Gilbert, sur lequel Tuck avait pieusement prié, fut enseveli et prêt à être transporté à sa dernière demeure.
Robin, resté seul, à son instante demande, auprès des restes chéris du bon vieillard, pria avec ferveur pour le repos de celui qui l'avait tant aimé.
– Adieu pour toujours, mon père chéri, dit-il, adieu, toi qui as reçu dans ta maison l'enfant étranger et sans famille ; adieu, toi qui as noblement donné à cet enfant une mère tendre, un père dévoué, un nom sans tache, adieu, adieu, adieu !… La séparation mortelle de nos corps ne sépare point nos âmes. Ô mon père ! tu vivras éternellement dans mon cœur, tu y vivras aimé, respecté, honoré à l'égal de Dieu. Ni le temps, ni les misères de la vie, ni même le bonheur n'affaibliront ma filiale tendresse. Tu m'as souvent dit, ô mon vénéré père ! que l'âme des bons garde et protège ceux qu'elle a aimés. Veille sur ton fils, sur celui auquel tu as donné un nom qu'il conservera toujours digne de toi. Je te le jure, père, ma main dans ta main, le regard vers le ciel, je te le jure, Robin Hood ne commettra jamais une action, bonne qu'elle ne soit guidée par toi, mauvaise qu'elle ne soit tempérée par des souvenirs de ta loyale justice.
Quelques minutes de calme succédèrent à ces paroles, puis le jeune homme se leva, appela ses amis, et, tête nue, suivi de tous les membres de la famille Gamwell, il accompagna les restes mortels du vieux forestier.
Derrière le triste cortège marchait Lincoln, plus pâle que le mort, puis un chien boiteux, un pauvre chien que personne ne voyait, auquel personne ne songeait, un pauvre chien fidèle jusqu'à l'exil de la tombe.
Lorsque le corps, tout habillé et enseveli dans un drap, fut couché sur son dernier lit de repos, lorsque les armes de Gilbert eurent été déposées auprès de lui, le bon vieux Lance se glissa jusqu'au bord de la fosse, hurla tristement et se jeta sur le corps.
Robin voulut enlever le chien.
– Laissez le serviteur auprès du maître, sir Robin, dit gravement Lincoln, maître et chien sont morts.
Le vieillard avait dit vrai, Lance n'existait plus.
La tombe fermée, Robin resta seul, car les grandes douleurs ne veulent ni consolations ni témoins.
Le soleil s'était couché dans un manteau de pourpre, les premières étoiles scintillaient au ciel, les doux rayons de la lune venaient éclairer la solitude de Robin au moment où deux ombres blanches apparurent à quelques pas du jeune homme.
Le léger contact de deux mains simultanément posées sur ses épaules arracha Robin à cette torpeur du désespoir, plus triste que des sanglots.
Il leva la tête et vit à ses côtés Maude en pleurs et Marianne pensive.
– L'espérance, le souvenir et mon affection vous restent, Robin, dit Marianne d'une voix émue. Si Dieu donne la douleur, il donne également la force de la supporter.
– Je couvrirai la tombe des fleurs du souvenir, Robin, dit Maude, et nous parlerons ensemble de celui qui n'est plus.
– Merci, Marianne, merci, Maude, répondit Robin.
Et, ne pouvant exprimer par des paroles sa profonde reconnaissance, le jeune homme se leva, pressa les mains de Maude, s'inclina devant Marianne, et s'éloigna précipitamment.
Les deux jeunes filles s'agenouillèrent à la place que Robin venait de quitter et se mirent silencieusement à prier.
Le lendemain, aux premières heures du jour, Robin et Petit-Jean entraient dans une auberge de la petite ville de Nottingham, afin d'y prendre leur premier repas. La salle de cette auberge était remplie pour le moment d'une quantité de soldats appartenant, ainsi que l'indiquait leur costume, au baron Fitz-Alwine.
Tout en déjeunant, les deux amis prêtaient une oreille attentive à la conversation des soldats.
– Nous ne savons pas encore, disait un des hommes du baron, à quel genre d'ennemis les croisés ont eu affaire. Sa Seigneurie suppose que ce sont des outlaws qui les ont attaqués, ou bien encore des vassaux guidés par un de ses ennemis. Fort heureusement pour monseigneur, son arrivée au château avait été retardée de quelques heures.
– Les croisés feront-ils un long séjour au château, Geoffroy ? demanda le maître du logis à celui qui parlait.
– Non, ils partent demain pour Londres, où ils vont conduire les prisonniers.
Robin et Petit-Jean échangèrent un éloquent regard.
Quelques paroles indifférentes pour nos deux amis suivirent cette réponse ; puis les soldats continuèrent à boire et à jouer.
– William est au château, murmura Robin d'une voix presque insaisissable ; il faut ou aller l'y chercher ou attendre sa sortie, il faut enfin user de force, de ruse, d'adresse, en un mot le rendre libre.
– Je suis prêt à tout, dit Petit-Jean du même ton.
Les deux jeunes gens quittèrent leur siège, et Robin paya l'hôte.
Au moment où les deux amis traversaient le cercle formé par les soldats, afin de gagner la porte, l'individu désigné sous le nom de Geoffroy dit à Petit-Jean :
– Par saint Paul ! mon ami, ton crâne me paraît avoir une singulière sympathie pour les solives du plafond, et si ta mère peut te baiser les joues sans te faire agenouiller à ses pieds, elle mérite un grade dans le corps des croisés.
– Ma haute stature offense-t-elle tes regards, sir soldat ? répondit Petit-Jean d'un ton de condescendance.
– Elle ne m'offense nullement, superbe étranger ; mais je dois te dire en toute franchise qu'elle me surprend beaucoup. Jusqu'à présent je m'étais cru l'homme le mieux découplé et le plus vigoureux du comté de Nottingham.
– Je suis heureux de pouvoir te donner une visible preuve du contraire, répondit gracieusement Petit-Jean.
– Je parie un pot d'ale, reprit Geoffroy en s'adressant à l'assemblée, que, en dépit de cette apparence de vigueur, l'étranger serait incapable de me toucher avec un bâton.
– Je tiens le pari, cria un des assistants.
– Bravo ! riposta Geoffroy.
– Mais, en vérité, s'écria à son tour Petit-Jean, tu ne me demandes même pas si j'accepte le défi ?
– Tu ne saurais refuser un quart d'heure de plaisir à celui qui, sans te connaître, a parlé pour toi, dit l'homme qui avait agréé la demande de Geoffroy.
– Avant de répondre à l'amicale proposition qui m'est faite, répliqua Petit-Jean, je voudrais donner à mon adversaire le léger avertissement que voici : Je ne suis point orgueilleux de ma force, cependant je dois dire que rien ne lui résiste ; je dois dire encore que vouloir lutter avec moi, c'est vouloir chercher une défaire, quelquefois un malheur, souvent une blessure d'amour-propre. Je n'ai jamais été vaincu.
Le soldat se mit bruyamment à rire.
– Tu es à mes yeux le plus grand fanfaron de la terre, sir étranger, cria-t-il d'un ton narquois, et si tu ne veux pas que j'ajoute la qualification de lâche à celle d'orgueilleux, tu vas consentir à te battre avec moi.
– Puisque vous le voulez absolument, ce sera de tout mon cœur, maître Geoffroy. Mais avant de vous donner les preuves de ma force, permettez-moi de dire quelques mots à mon compagnon. Une fois libre de mon temps, je vous promets de l'utiliser de manière à vous corriger sagement de votre défaut d'impudence.
– Tu ne vas pas t'éloigner au moins ! demanda Geoffroy d'une voix railleuse.
Les assistants éclatèrent de rire.
Blessé au vif par cette insolente supposition, Petit-Jean s'élança vers le soldat.
– Si j'étais normand, dit le jeune homme d'une voix pleine de colère, je pourrais agis ainsi : mais je suis saxon. Si je n'ai pas accepté sur-le-champ ton offre belliqueuse, c'est par bonté. Eh bien ! puisque tu te moques de mes scrupules, stupide bavard, puisque tu me dégages de toute commisération pour toi, appelle l'hôte, paye ton ale et demande des bandages ; car, aussi vrai que tu donnes le nom de tête à la vilaine bosse qui se balance entre tes deux épaules, tu en auras tout à l'heure grandement besoin. Mon cher Robin, dit Petit-Jean en rejoignant son ami, arrêté à quelques pas de l'auberge, rendez-vous dans la maison de Grâce May, où sans nul doute vous rencontrerez Hal. Il serait dangereux pour vous et surtout très compromettant pour le salut de Will que vous fussiez reconnu par un serviteur du château. Je suis obligé de répondre à l'intempestive bravade de ce soldat ; la réponse sera courte et bonne, soyez-en bien certain, et allez vous mettre à l'abri de toute fâcheuse rencontre.
Robin obéit à contrecœur aux sages conseils de Petit-Jean, car il va sans dire qu'il eût trouvé un véritable plaisir au spectacle d'une lutte dans laquelle son ami devait facilement triompher.
Lorsque Robin eut disparu, Jean rentra dans l'auberge. La réunion des buveurs s'était considérablement augmentée, car la nouvelle d'une bataille entre Geoffroy le Fort et un étranger qui ne lui cédait en rien comme vigueur et comme audace, avait déjà traversé la petite ville et appelé les amateurs de ce genre de combat.
Après avoir parcouru la foule d'un regard indifférent et tranquille, Petit-Jean s'approcha de son adversaire.
– Je suis à ta disposition, sir Normand, dit-il.
– Et moi à la tienne, répondit Geoffroy.
– Avant de commencer la lutte, ajouta Petit-Jean, je désire connaître la politesse de l'ami généreux qui, sur une habileté inconnue, s'est exposé à perdre un pari. Je veux donc, en réponse à la courtoisie de sa confiance, mettre cinq schellings en jeu et parier que non seulement je te ferai mesurer la terre de toute la longueur de ton corps, mais encore que je te frapperai à la tête avec mon bâton. Celui qui gagnera les cinq schellings offrira des liqueurs à l'aimable assemblée.
– J'y consens, répondit Geoffroy avec gaieté, et même j'offre à mon tour de doubler la somme si tu parviens à me blesser ou à me renverser.
– Hourra ! crièrent les spectateurs, qui dans cet arrangement des choses gagnaient encore et n'avaient rien à perdre.
Tumultueusement accompagnés par la foule, les deux adversaires sortirent de la salle et allèrent se placer en face l'un de l'autre, au centre d'une vaste pelouse dont l'épais tapis convenait admirablement à la circonstance.
Les spectateurs formèrent un large cercle autour des combattants, et un profond silence succéda au bruit.
Petit-Jean n'avait fait aucun changement dans son costume ; il s'était contenté d'enlever ses armes et d'ôter ses gants ; mais Geoffroy avait mis plus de soin dans ses dispositions. Débarrassé de la plus lourde partie de ses vêtements, il se montrait la taille étroitement serrée dans un pourpoint de couleur sombre.
Les deux hommes s'examinèrent un instant avec une persistante fixité. La figure de Petit-Jean présentait une expression calme et souriante ; celle de Geoffroy révélait en dépit de lui-même une vague inquiétude.
– J'attends, dit le jeune homme en saluant le soldat.
– Je suis à vos ordres, répondit Geoffroy avec non moins de politesse.
Par un mouvement simultané, les deux hommes se tendirent la main, et une étreinte cordiale les réunit pendant une seconde.
La lutte commença. Nous n'entreprendrons pas de la décrire, nous dirons seulement qu'elle ne fut pas de longue durée. En dépit des vigoureux efforts d'une énergique résistance, Geoffroy perdit l'équilibre, et, par un mouvement d'une force inouïe et d'une adresse jusqu'alors restée sans exemple, Petit-Jean lança son adversaire par-dessus sa tête, et l'envoya rouler à vingt pas de lui.
Le soldat, exaspéré de cette honteuse défaite, se releva au bruit des clameurs joyeuses de tous les assistants, qui criaient en jetant leurs bonnets en l'air :
– Hourra ! hourra pour le beau forestier !
– J'ai gagné honnêtement la première partie de notre enjeu, sir soldat, dit Petit-Jean, et je suis tout disposé à commencer la seconde.
Pourpre de colère, Geoffroy répondit à cette demande par un signe affirmatif.
Les bâtons respectifs des deux hommes furent mesurés, et la lutte se continua, plus vive, plus acharnée, plus ardente.
Geoffroy fut encore une fois vaincu.
Les bravos enthousiastes de la foule célébrèrent les triomphantes prouesses de Jean, et un flot d'ale ruissela dans les verres en l'honneur du beau forestier.
– Sans rancune, vaillant soldat, dit Jean en tendant la main à son adversaire.
Geoffroy refusa l'offre amicale qui lui était faite, et dit d'un ton amer :
– Je n'ai besoin ni du secours de votre bras ni des offres de votre amitié, sir forestier, et je vous engage à mettre moins d'orgueil dans vos manières. Je ne suis pas homme à supporter tranquillement la honte d'un échec, et si les devoirs de mon service ne me rappelaient au château de Nottingham, je vous rendrais coup pour coup les horions reçus.
– Voyons, mon brave ami, repartit Jean qui appréciait à sa valeur le courage réel du soldat, ne te montre ni mécontent ni jaloux. Tu as succombé devant une force supérieure à la tienne : le mal n'est pas grand, et tu trouveras, j'en suis sûr, les moyens de relever ta réputation de vigueur, de sang-froid et d'adresse. Je me fais un plaisir de reconnaître, et permets-moi de le proclamer, que tu es non seulement très fort dans l'art de manier le bâton, mais encore l'athlète le plus difficile à terrasser que puisse désirer un cœur ferme et un bras vaillant. Ainsi accueille sans arrière-pensée l'offre de ma main, elle t'est tendue avec une loyauté pleine de franchise.
Ces paroles, prononcées avec une expression de réelle bienveillance, parurent émouvoir le rancunier Normand.
– Voici ma main, dit-il en la présentant au jeune homme ; elle demande à la tienne une étreinte d'ami. Maintenant, bon jeune homme, ajouta Geoffroy d'une voix doucereuse, accorde-moi la grâce de connaître le nom de mon vainqueur.
– Je ne puis pour le moment accorder ce que tu me demandes, maître Geoffroy ; plus tard je me ferai mieux connaître.
– J'attendrai ton bon plaisir, étranger ; mais, avant de te laisser sortir de cette auberge, je crois qu'il est de mon devoir de te confier qu'en me qualifiant de normand, tu commets une erreur : je suis saxon.
– Ma foi ! répondit gaiement Petit-Jean, je suis très-enchanté d'apprendre que tu appartiens à la plus noble race du sol anglais ; ceci redouble l'estime et la sympathie que tu m'inspires. Nous nous reverrons bientôt, et je serai avec toi plus communicatif et plus confiant. Maintenant au revoir, les affaires qui m'ont appelé à Nottingham exigent mon départ.
– Comment ! tu songes déjà à me quitter, noble forestier ? Je ne le souffrirai pas, je vais t'accompagner là où tu as besoin de te rendre.
– Je vous en prie, sir soldat, laissez-moi la liberté d'aller rejoindre mon compagnon, j'ai déjà perdu un temps précieux.
La nouvelle du départ de Petit-Jean courut de bouche en bouche, et elle souleva un véritable tumulte.
Vingt voix prièrent :
– Étranger, nous allons te suivre, nous voulons proclamer partout ta grandeur d'âme et ta vaillance.
Fort peu désireux de recevoir les témoignages menaçants de cette soudaine popularité, Petit-Jean, qui voyait approcher avec une réelle crainte l'heure fixée pour son rendez-vous avec Robin, dit vivement à Geoffroy :
– Veux-tu me rendre un service ?
– De tout mon cœur.
– Eh bien ! aide-moi à me débarrasser honnêtement de ces braillards d'ivrognes. Je désire pouvoir m'éloigner sans attirer l'attention.
– Très-volontiers, répondit Geoffroy ; puis il ajouta après un instant de réflexion : Il n'y a, pour réussir, qu'un seul moyen à employer.
– Lequel ?
– Voici : accompagne-moi au château de Nottingham, ils n'oseront pas nous suivre au-delà du pont-levis. De l'intérieur du château je te conduirai à un chemin désert qui, par une voie détournée, te ramènera à l'entrée de la ville.
– Comment ! s'écria Petit-Jean, il n'est pas possible de trouver un autre moyen pour le délivrer de la compagnie de ces imbéciles ?
– Je n'en vois pas d'autre. Tu ne connais pas, mon homme, la sotte vanité de ces bavards ; ils te feraient cortège, non pour toi-même, mais pour être vus en ta compagnie, et afin de pouvoir dire à leurs voisins, à leurs parents, à leurs connaissances : « J'ai passé deux heures avec le vaillant garçon qui a battu Geoffroy le Fort ; il est de mes amis, nous sommes entrés en ville ensemble il y a quelques instants ; d'ailleurs vous avez dû me voir, j'étais à sa droite, ou à sa gauche, etc…, etc… »
Petit-Jean se vit, bien à contrecœur, obligé de suivre le conseil que lui donnait Geoffroy.
– J'accepte ta proposition, lui dit-il ; éloignons-nous sans retard.
– Je suis à vous dans une seconde. Mes amis, cria Geoffroy, il faut que je rentre au château ; ce digne forestier m'y accompagne. Je vous prie donc de nous laisser tranquillement sortir ; s'il arrive que l'un de vous se permette de nous suivre, même à une distance de vingt pas, je regarderai sa démarche comme une insolente bravade, et, par saint Paul ! je l'en ferai cruellement repentir.
– Mais, hasarda une voix, ma maison se trouve sur le chemin que vous allez suivre, et je suis obligé de rentrer chez moi.
– Tu n'y seras obligé que dans dix minutes, repartit Geoffroy. Ainsi, bonjour à tous, et amitié à chacun.
Cela dit, Geoffroy sortit de la salle, et un formidable hourra accompagna Petit-Jean jusqu'au seuil de la porte.
Ce fut ainsi que Petit-Jean pénétra dans la seigneuriale demeure du baron Fitz-Alwine.
Après avoir quitté Petit-Jean, Robin s'était dirigé vers la demeure de Grâce May. La jolie fiancée de Hal était une inconnue pour Robin en ce sens qu'il n'avait jamais autrement que par les yeux de son jeune ami admiré les charmes de la belle enfant, et si nous devons parler avec le cœur de Robin, il est nécessaire d'ajouter qu'un sentiment de vive curiosité l'attirait vers la maison de Grâce May.
Il frappa longtemps à la porte sans attirer la moindre attention ; puis, fatigué d'attendre, il se prit à chantonner à mi-voix le refrain d'une romance qui lui avait été apprise par son père.
Aux premiers murmures de ce chant mélancolique, un pas vif et précipité réveilla l'écho endormi de la vieille maison, et la porte brusquement ouverte donna passage à une jeune demoiselle qui, sans prendre le temps de regarder le visiteur, s'écria d'un ton joyeux :
– Je savais bien, mon cher Hal, que vous viendriez ce matin ; j'ai dit à ma mère… Ah ! pardon, messire, ajouta la vive jeune fille, qui n'était autre que Grâce May, pardon mille fois.
Tout en adressant ces excuses à Robin, Grâce rougissait jusqu'au blanc des yeux, et la vivacité irréfléchie de ses mouvements motivait cette rougeur, car elle s'était jetée dans les bras de Robin.
– C'est à moi, mademoiselle, répondit le jeune homme d'une voix très-douce, de vous demander pardon de n'être pas celui que vous attendez.
Confuse et embarrassée, Grâce May ajouta :
– Puis-je savoir, messire, à quelle cause je dois attribuer l'honneur de votre visite ?
– Mademoiselle, répondit Robin, je suis un ami d'Halbert Lindsay, et je désire le voir. Un motif sérieux et qu'il serait trop long de vous expliquer ne me permet pas d'aller chercher Hal au château ; je vous serais donc fort obligé si vous vouliez m'accorder la permission d'attendre ici sa venue.
– Très-volontiers, messire ; les amis de Hal sont toujours des hôtes choyés dans la maison de ma mère ; entrez, je vous prie.
Robin s'inclina courtoisement devant Grâce et pénétra avec elle dans une vaste salle du rez-de-chaussée.
– Avez-vous déjeuné, messire ? demanda la jeune fille.
– Oui, mademoiselle, je vous remercie.
– Permettez-moi de vous offrir un verre d'ale, nous en avons d'excellente.
– J'accepte afin d'avoir le plaisir de boire au bonheur de Hal, mon heureux ami, dit galamment Robin.
Les yeux de la jolie Grâce étincelèrent de gaieté.
– Vous êtes courtois, messire, dit-elle.
– Je suis un sincère admirateur de la beauté, miss, rien de plus.
La jeune fille rougit.
– Venez-vous de loin ? demanda-t-elle comme pour donner un cours à la conversation.
– Oui, mademoiselle, j'arrive d'un petit village qui est situé dans les environs de Mansfeld.
– Du village de Gamwell ? ajouta vivement Grâce.
– Précisément. Vous connaissez ce village ? interrogea Robin.
– Oui, messire, répondit la jeune fille en souriant, je le connais parfaitement bien, et cependant je n'y suis jamais allée.
– Comment se fait-il alors… ?
– Oh ! c'est bien simple : la sœur de lait d'Halbert, miss Maude Lindsay, habite le château de sir Guy. Halbert va très-souvent rendre visite à sa sœur, et au retour il me parle d'elle, il me raconte les nouvelles du pays ; il m'apprend ainsi, ajouta gracieusement la jeune fille, à connaître et à aimer les hôtes de sir Guy. Parmi ces hôtes, il y en a un dont Halbert me parle avec beaucoup d'amitié.
– Lequel ? demanda le jeune homme en riant.
– Vous-même, messire ; car, si ma mémoire est fidèle, je puis en toute confiance vous saluer du nom de Robin Hood. Hal m'a fait de vous un portrait si ressemblant qu'il est impossible de s'y tromper. Il m'a dit, continua avec volubilité la vive jeune fille, Robin Hood est grand, bien fait, il a de grands yeux noirs, des cheveux magnifiques, un air noble.
Un sourire de Robin arrêta l'expansive description de Grâce May ; elle se tut et baissa les yeux.
– Le bon cœur de Hal lui a donné relativement à moi une grande indulgence d'appréciation, mademoiselle ; mais il a été plus sévère à votre égard, et je m'aperçois que tout ce qu'il m'a dit de vous manque de vérité.
– Il n'a cependant rien dit qui puisse me blesser, j'en suis certaine, repartit Grâce avec cette admirable confiance de l'amour partagé.
– Non, il m'a dit que vous étiez une des plus charmantes personnes de tout le comté de Nottingham.
– Et vous n'avez pas ajouté foi à sa parole ?
– Pardonnez-moi, mais je viens de m'apercevoir que j'avais eu le grand tort d'y croire.
– Eh bien ! s'écria gaiement la jeune fille, je suis enchantée de vous entendre parler sincèrement.
– Très-sincèrement. Je vous disais tout à l'heure que Hal s'était montré sévère à votre égard, j'ai ajouté qu'en vous nommant une des plus charmantes femmes de tout le comté Hal était dans son tort.
– Oui, messire ; mais il faut pardonner l'exagération à un cœur favorablement prévenu.
– Il n'y a pas exagération, mademoiselle, il y a aveuglement, car vous n'êtes pas une des plus jolies femmes de tout le comté, mais bien la plus jolie.
Grâce se mit à rire.
– Permettez-moi, repartit-elle, de ne voir dans vos paroles qu'une bienveillante galanterie, et je suis sûre que si j'avais la folie de les croire sincères, vous penseriez que je suis une petite sotte. Maude Lindsay est d'une beauté accomplie, au-dessus de Maude il y a au château de Gamwell une jeune dame que bien certainement vous trouvez cent fois plus jolie que Maude, mille fois plus jolie que moi ; seulement, messire, vous êtes aussi discret que vous êtes galant, et vous n'osez dire ouvertement ce que vous pensez.
– Je ne redoute jamais de parler avec franchise, mademoiselle, répondit Robin, et je dis la vérité en vous assurant que vous êtes, dans votre genre de beauté, supérieure à toutes les jeunes filles de Nottingham. La jeune dame à qui vous faites allusion a comme vous droit au premier rang dans le type de son gracieux visage. Mais il me semble que notre conversation aborde la flatterie, ajouta Robin, et je ne veux pas que mon ami Hal puisse m'accuser de vous faire des compliments.
– Vous avez raison, messire, causons en amis.
– C'est cela. Eh bien ! miss Grâce, répondez franchement à la question que je vais vous adresser. Comment se fait-il que, sans prendre même le temps de regarder mon visage vous vous soyez jetée dans mes bras ?
– Votre question est tout à fait embarrassante, sir Robin, dit Grâce, je vais cependant y répondre. Vous fredonniez un air qui est toujours dans la bouche de Hal, et naturellement, j'ai cru reconnaître sa voix. Hal est un ami d'enfance, nous avons pour ainsi dire été élevés ensemble sur les genoux de ma mère ; j'ai avec Hal des familiarités de sœur, nous nous voyons tous les jours. Cela vous explique pourquoi je me suis montrée si vive. Excusez-moi, je vous prie.
– Comment donc, miss Grâce, vous n'avez nullement besoin de vous excuser. Maintenant que j'ai eu le plaisir de vous voir, je suis prêt à envier le bonheur de Hal, et je ne m'étonnerai plus désormais de l'entendre s'écrier qu'il est le plus heureux garçon de la terre.
– Sir Robin, repartit gaiement la jeune fille, je vous prends une fois encore en flagrant délit de mensonge. Ce bonheur que vous êtes si près d'envier, vous ne l'échangeriez pas pour celui qui est le mobile de toutes vos espérances.
– Ma charmante Grâce, répondit tranquillement Robin, lorsqu'il arrive à un homme ou à une femme de placer son affection dans un cœur honnête, il ne l'y reprend jamais, et je suis certain que, s'il me venait à l'esprit de chercher à supplanter Halbert dans votre cœur, vous ne voudriez pas de moi.
– Oh ! non, riposta naïvement Grâce ; mais, ajouta-t-elle en riant, je ne voudrais pas révéler à Halbert le fond réel de ma pensée, il en serait trop fier.
La conversation aussi joyeusement commencée se prolongea encore pendant une heure.
– Il me semble, dit tout à coup Robin, que Hal se fait attendre ; les amoureux sont toujours impatients et précèdent d'ordinaire l'heure du rendez-vous.
– Et c'est bien naturel, n'est-ce pas, messire ? dit Grâce.
– Très-naturel.
Enfin un coup de marteau retentit à la porte ; l'air chanté par Robin se fit entendre, et Grâce, après avoir jeté au jeune homme un regard qui semblait lui dire : « Vous le voyez, mon erreur était bien pardonnable », s'élança rapidement à la rencontre du nouveau venu.
La présence de Robin n'empêcha point la pétulante demoiselle de gronder Hal sur l'heure tardive de son arrivée, et de l'embrasser en boudant un peu.
– Comment ! vous ici, Robin ! s'écria Hal. Et Maude, ma chère sœur Maude ? donnez-moi des nouvelles de sa santé.
– Maude est un peu souffrante.
– J'irai la voir. Son mal n'a rien de grave ?
– Rien absolument.
– J'espérais vous rencontrer ici, reprit Halbert. J'ai su, ou plutôt j'ai deviné que vous étiez venu à Nottingham, et voici de quelle manière. En allant faire à la ville une commission pour le château, j'ai appris qu'un combat au bâton allait avoir lieu entre Geoffroy le Fort, vous le connaissez, Grâce ? et un forestier. Aussitôt la pensée m'est venue d'aller prendre ma part de plaisir à cette petite fête.
– Tandis que je vous attendais, monsieur, dit Grâce en allongeant d'un air boudeur ses jolies lèvres roses.
– Je n'avais pas l'intention de rester plus d'une minute au nombre des spectateurs. Je suis arrivé sur le terrain au moment où Petit-Jean lançait Geoffroy par-dessus sa tête, Geoffroy le Fort, Geoffroy le Géant, ainsi que nous le nommons au château, songez donc, Grâce, quel magnifique coup de main ! Je voulais demander de vos nouvelles à Jean ; impossible de l'aborder. Alors j'ai parcouru la ville, et, à bout de ressources pour ma recherche mystérieuse, je suis allé vous demander au château.
– Au château ! s'écria Robin, vous m'y avez demandé par mon nom ?
– Non, non, rassurez-vous. Le baron est revenu hier, et si j'avais eu la sottise de révéler votre présence sur ses terres, vous seriez traqué comme une bête fauve.
– Mon cher Hal, ma crainte était un véritable enfantillage ; je sais que vous êtes prudent et que vous savez garder un secret. Le but de mon voyage était d'abord de me rencontrer avec vous, puis ensuite de vous demander des renseignements sur les prisonniers qui se trouvent au château. Vous savez sans doute ce qui s'est passé cette nuit dans la forêt de Sherwood.
– Oui, je le sais ; le baron est furieux.
– Tant pis pour lui. Revenons aux prisonniers ; parmi eux se trouve un garçon que je veux sauver à tout prix, William l'Écarlate.
– William ! s'écria le jeune homme, et comment se trouvait-il mêlé à la bande de proscrits qui a attaqué les croisés ?
– Mon cher Hal, répondit Robin, il n'y a pas eu rencontre avec des proscrits, mais bien avec de braves garçons qui ont eu le tort d'agir sans discernement et de croire s'attaquer, non à des croisés, mais bien au baron Fitz-Alwine et à ses soldats.
– C'était vous ! s'écria le pauvre Hal péniblement surpris.
Robin fit un signe affirmatif.
– Alors je comprends tout : c'est de votre adresse dont parlent les croisés en disant qu'un homme de la bande envoyait la mort au bout de chacune de ses flèches. Ah ! mon pauvre Robin, le résultat de cette bataille est bien malheureux pour vous.
– Oui, Hal, bien malheureux, répéta Robin avec tristesse ; car mon pauvre père a été tué.
– Mort, le digne Gilbert ! dit Hal d'une voix pleine de larmes ; ah ! mon Dieu !
Un instant de silence laissa les jeunes gens absorbés dans une commune douleur. Grâce ne souriait plus ; elle était navrée du chagrin de Hal et du désespoir de Robin.
– Et ce cher Will est tombé entre les mains des soldats du baron ? reprit Halbert afin de ramener l'esprit de Robin sur le sort de son ami.
– Oui, répondit Robin, et je suis venu vous trouver, mon cher Hal, dans l'espoir que vous voudriez bien me prêter votre aide pour entrer au château. Je ne m'éloignerai de Nottingham qu'après avoir rendu la liberté à Will.
– Comptez sur moi, Robin, répondit vivement le jeune homme, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous être d'un bon secours dans cette douloureuse circonstance. Nous allons nous rendre au château ; il me sera facile de vous y faire entrer ; mais une fois dans l'intérieur, il faudra veiller sur vous-même, prendre patience et vous montrer prudent. Depuis que le baron est revenu, l'existence est un véritable enfer pour nous tous ; il crie, il jure, il va, il vient, et nous accable de sa présence.
– Lady Christabel est-elle revenue avec lui ?
– Non, il n'a amené que son confesseur ; les soldats qui l'ont accompagné sont des étrangers.
– Vous n'avez rien appris sur le sort d'Allan Clare ?
– Pas un mot ; il n'y a personne au château à qui on puisse demander des nouvelles. Quant à lady Christabel, elle est en Normandie, et selon toute probabilité dans une maison religieuse. Il est donc fort à présumer que messire Allan se tient aux environs de ce couvent.
– C'est à peu près une chose certaine, répondit Robin, pauvre Allan ! son fidèle amour sera récompensé, je l'espère.
– Oui, ajouta Grâce, il est une Providence pour les amoureux.
– Je me confie à la bonté de cette douce Providence, s'écria Halbert en jetant un tendre regard à sa fiancée.
– Et moi aussi, dit Robin, le cœur ému au souvenir de Marianne.
– Cher Robin, reprit Hal, s'il nous est possible de faire quelque chose pour sauver William il faut le tenter ce soir même ; les prisonniers doivent partir pour Londres au milieu de la nuit afin d'y être jugés et condamnés selon le bon plaisir du roi.
– Alors hâtons-nous, hâtons-nous ; j'ai promis à Petit-Jean d'aller l'attendre à l'entrée du pont-levis du château.
– Grâce, ma très chère, dit Hal d'un air craintif, vous ne me gronderez pas demain de vous avoir si promptement quittée aujourd'hui.
– Non, non, Hal, vous pouvez être tranquille. Allez avec courage au secours de votre ami, et ne pensez pas à moi ; je vais prier le ciel de vous venir en aide.
– Vous êtes la meilleure et la plus aimée des femmes, très chère Grâce, dit Hal en baisant les joues vermeilles de sa fiancée.
Robin salua gracieusement la jeune fille, et les deux amis s'élancèrent d'un pas rapide dans la direction du château.
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– En effet, répondit Robin, c'est bien Petit-Jean. Que veut dire cette apparente intimité ?
– Je parie ma tête, répondit Hal, que Geoffroy s'est pris pour Petit-Jean d'une soudaine amitié, et qu'il l'emmène au château dans l'intention de lui offrir à boire. Geoffroy est un excellent garçon ; mais il est très imprudent. Il n'est au service du baron que depuis fort peu de temps, et il y aura du tapage s'il se livre trop légèrement au plaisir de vider des bouteilles.
– Nous pouvons avoir toute confiance en la sobriété habituelle de Petit-Jean, répondit Robin ; il maintiendra son compagnon dans les limites raisonnables.
– Faites attention, Robin, dit vivement Hal ; Petit-Jean nous a aperçus, il vient de vous adresser un signal.
Robin dirigea ses yeux du côté de son ami.
– Il me conseille de l'attendre, répondit Robin ; il va au château ; mais je vais lui faire comprendre que je vous accompagne, et que nous nous rencontrerons dans l'intérieur de quelque cour.
– Très bien. Vous allez me suivre à l'office, je dirai que vous êtes un de mes amis. Là, nous tâcherons de découvrir, par le bavardage des soldats, dans quelle partie du donjon sont enfermés les prisonniers et le nom de celui qui a mission de veiller sur eux ; s'il nous arrive de pouvoir dérober les clefs du château, nous mettrons William en liberté ; mais pour sortir il sera absolument nécessaire de traverser une fois encore les souterrains. Arrivés dans la forêt…
– Je leur permets de nous poursuivre et même de nous atteindre s'ils peuvent réussir ! s'écria gaiement Robin.
Le pont-levis s'abaissa à l'appel de Hal, et Robin se trouva bientôt dans l'intérieur du château de Nottingham.
En se voyant obligé de suivre Geoffroy, Petit-Jean résolut de mettre à profit, dans l'intérêt de son cousin, la subite amitié qui lui était témoignée par le soldat normand.
Il fut facile au forestier de ramener la conversation sur l'événement de la nuit : Geoffroy se prêta de la meilleure grâce du monde au curieux désir de son nouvel ami, et lui confia qu'il avait sous sa garde la surveillance de trois prisonniers.
– Parmi eux, ajouta-t-il, se trouve un fort beau garçon, et qui a vraiment une figure remarquable.
– Ah ! dit Petit-Jean d'un ton d'indifférence.
– Oui ; jamais de la vie peut-être vous ne verrez des cheveux d'une couleur aussi étrange, ils sont presque rouges ; malgré cela il est très beau, ses yeux sont magnifiques, et on dirait maintenant qu'ils contiennent un tison de l'enfer, tant la colère les a rendus lumineux. Monseigneur a fait une visite à ce pauvre jeune homme pendant que j'étais de faction : il n'a pu lui arracher un mot, et il est sorti en jurant de le faire pendre dans les vingt-quatre heures.
– Pauvre Will ! se dit Petit-Jean. Pensez-vous que ce malheureux soit blessé ? demanda le jeune homme.
– Il se porte aussi bien que vous et moi, répondit Geoffroy. Il est de mauvaise humeur, voilà tout.
– Vous avez donc des cachots sur les remparts ? reprit Petit-Jean ; c'est une chose assez rare.
– Vous êtes dans l'erreur, sir étranger ; en Angleterre, il s'en trouve dans plusieurs châteaux.
– À quel endroit sont-ils situés. Aux angles ?
– Le plus souvent, mais ils ne sont pas tous habitables ; par exemple, celui dans lequel est enfermé le jeune garçon dont je vous parle, et qui se trouve à l'ouest, est assez bien ; il est possible d'y vivre sans souffrir. Tenez, ajouta Geoffroy, vous pouvez apercevoir d'ici l'endroit où il est situé : regardez auprès de cette barbacane ; y êtes-vous ?
– Oui.
– Eh bien ! il y a au-dessus une ouverture assez large pour laisser pénétrer l'air et la lumière, au-dessous une porte basse.
– Je vois. Et ce garçon à cheveux rouges est là-dedans ?
– Oui, pour son malheur.
– Pauvre diable, c'est triste, n'est-il pas vrai, maître Geoffroy ?
– Très-triste, sir étranger.
– Et quand on pense, reprit Petit-Jean de l'air d'un homme qui fait une simple réflexion, qu'il se trouve là, entre quatre murs, derrière une porte barrée, un jeune homme vigoureux et bien portant, qui après tout n'a pas fait grand mal, et qui sans doute épuise ses forces dans de vains efforts ! Il est gardé à vue par des sentinelles ?
– Non, il est là tout seul, et s'il avait des amis il lui serait très facile de s'évader. Le verrou de la porte est en dehors ; il n'y aurait qu'à tirer, et crac ! la porte roulerait sur ses gonds ; seulement il serait impossible de traverser le rempart du côté de l'ouest.
– Pourquoi cela ?
– Parce qu'il est à tout instant parcouru par les soldats tandis que le côté de l'est, étant abandonné, serait un chemin sûr.
– Il n'y a pas de gardien ?
– Non, cette partie du château est complètement vide ; on la dit hantée par des esprits, de sorte qu'un sentiment de terreur en éloigne tout le monde.
– Ma foi ! dit Petit-Jean, je n'engagerais pas le prisonnier à tenter les hasards d'un sauvetage aussi incertain ; car, une fois hors du cachot, comment s'y prendre pour s'évader au-delà des murs d'une pareille forteresse ?
– Une personne étrangère et qui évidemment ignore les passages secrets, serait arrêtée avant d'avoir fait dix pas ; mais moi, par exemple, si je cherchais à fuir, je me dirigerais à l'est des remparts vers une chambre inhabitée dont la fenêtre s'ouvre au-dessus des fossés ; tout près de cette fenêtre, à la longueur du bras, se trouve un vieil arc-boutant ; il pourrait servir de marchepied. De là on descendrait sur une pièce de bois qui surnage au-dessus de l'eau ; ce pont volant a dû servir, je n'en doute pas, aux hommes du baron alors qu'ils rentraient au château après l'heure du couvre-feu. Une fois de l'autre côté, il faut nécessairement demander son salut à l'agilité de ses propres jambes.
– Il faudrait un intelligent ami au pauvre prisonnier, dit Petit-Jean.
– Oui, mais il n'en a pas.
– Bon forestier, reprit Geoffroy, permettez-moi de vous laisser seul pendant quelques instants, j'ai des devoirs à remplir ; si vous désirez parcourir le château, vous en avez la permission, et si par hasard on vous interroge, donnez le mot de passe, qui est volontiers et honnêtement, on saura que vous êtes un ami.
– Je vous remercie, maître Geoffroy, dit Petit-Jean avec reconnaissance.
– Bientôt, tu auras à me remercier mieux encore, chien saxon ! grommela Geoffroy en sortant de la chambre. En vérité, ce paysan me prend pour un de ses pareils ; je suis normand, un véritable Normand ; et je vais lui donner la preuve que Geoffroy le Fort n'est pas impunément battu. Ah ! maudit forestier, tu as fait plier devant toi un homme qui n'a jamais senti sur ses épaules le bâton d'un adversaire ; tu te repentiras de ton impudence, sois tranquille. Ah ! ah ! ah ! s'écria Geoffroy au milieu d'un bruyant éclat de rire, tu es pris dans le piège, mon robuste forestier ; tu es venu bien certainement pour sauver tes amis, car ce sont des coquins de ton espèce qui ont attaqué les croisés. Bien, bien, tu feras un voyage au service de Sa Majesté, si mon couteau ne t'atteint pas au cœur. Comme il a lestement mordu à l'hameçon ! je gagerais ma vie que je le trouverai tout à l'heure sur le rempart de l'est ; ce sera l'occasion de lui payer d'un seul coup tout ce que je lui dois.
Tout en grommelant ainsi, Geoffroy songeait à se faire un mérite de sa vigilance auprès du baron, et en même temps à se venger de Petit-Jean.
Resté seul, notre ami Jean se prit à réfléchir.
– Ce Geoffroy est peut-être un homme, se disait le neveu de sir Guy, il peut avoir de bonnes intentions ; mais je ne crois ni à son honnêteté ni à sa bienveillance. Il n'est pas donné à un personnage aussi infime d'avoir la grandeur d'âme de pardonner, mieux encore de ressentir un sentiment d'intérêt pour un adversaire triomphant ; donc Geoffroy me trompe, je suis évidemment pris dans un filet ; il faut en sortir et veiller au salut de William.
Petit-Jean sortit de la chambre, et, sans autre guide que le hasard, il se dirigea vers une large galerie dont l'extrémité devait probablement le conduire à l'est des remparts.
Après avoir parcouru pendant une bonne demi-heure une enfilade de couloirs et de passages complètement déserts, il se trouva en face d'une porte. Petit-Jean l'ouvrit et aperçut un vieillard, le front penché au-dessus d'un coffre-fort dans lequel il entassait avec soin de petites sacoches remplies de pièces d'or. Absorbé dans les calculs de son opération, il ne s'aperçut pas de l'insolite présence du forestier.
Petit-Jean se demandait en lui-même quelle réponse il devait faire à l'inévitable question du vieillard, lorsque celui-ci, levant la tête, aperçut devant lui son gigantesque visiteur. Une expression de visible épouvante se peignit sur ses traits ; il laissa tomber un des sacs, et l'or, se heurtant contre le plancher, rendit un son qui fit trembler son propriétaire.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il d'une voix tremblante. J'avais donné l'ordre d'interdire l'entrée de mes appartements ; que me voulez-vous ?
– Je suis un ami de Geoffroy ; je désirerais me rendre sur le rempart de l'ouest, et je me suis égaré en chemin.
– Ah ! ah ! s'écria le vieillard, et un étrange sourire entr'ouvrit ses lèvres ; vous êtes un ami de Geoffroy le Fort, du brave Geoffroy ? Écoutez-moi, beau forestier, car en vérité vous êtes le plus beau garçon que j'aie jamais vu de ma vie ; voulez-vous échanger votre habit de paysan contre l'uniforme d'un soldat ? Je suis le baron de Fitz-Alwine.
– Ah ! vous êtes le baron de Fitz-Alwine ? s'écria Petit-Jean.
– Oui, et vous vous féliciterez un jour, si vous avez le bon esprit d'accepter ma proposition, d'avoir eu la chance de me rencontrer.
– Quelle proposition ? demanda Petit-Jean.
– Celle d'entrer à mon service.
– Avant de répondre, permettez-moi de vous adresser quelques questions, reprit Petit-Jean tout en allant d'un air fort tranquille fermer à double tour l'entrée de la chambre.
– Que faites-vous, beau forestier ? interrogea le baron saisi d'une soudaine frayeur.
– Je préviens les interruptions discrètes, je mets un obstacle à des visites qui pourraient être gênantes, répondit le jeune homme d'un ton parfaitement calme.
Un éclair de fureur traversa les petits yeux gris du baron.
– Voyez-vous ceci ? demanda le forestier en mettant sous les yeux de Sa Seigneurie une large bande de peau de cerf.
Le vieillard, suffoqué de colère, se contenta de répondre à cette inquiétante demande par un signe affirmatif.
– Écoutez-moi avec attention, reprit le jeune homme : j'ai une grâce à vous demander, et, s'il arrive que sous un prétexte quelconque vous refusiez de me l'accorder, je vous pendrai sans miséricorde à la corniche du grand meuble que j'aperçois là-bas. Personne ne viendra à l'appel de vos cris, par la meilleure des raisons : je vous empêcherai de crier. J'ai des armes, une volonté de fer, un courage égal à ma volonté, et je me sens de force à défendre contre vingt soldats l'entrée de cette chambre. De toute manière, comprenez-le bien, vous êtes un homme mort si vous refusez de m'obéir.
– Misérable coquin ! pensait le baron, je te ferai sûrement rouer de coups si je parviens à échapper à ton infernale domination. Que désirez-vous, brave forestier ? demanda Sa Seigneurie d'une voix doucereuse.
– Je veux la liberté…
En ce moment un pas rapide se fit entendre le long du couloir, et un coup violent ébranla le chambranle de la porte. Petit-Jean saisit à sa ceinture un couteau à lame effilée, s'empara du débile vieillard, et lui dit à voix basse et d'un ton menaçant :
– Si vous jetez un cri, si vous dites une parole qui soit dangereuse pour ma sécurité, je vous tue. Demandez quelle est la personne qui frappe.
Le baron épouvanté obéit prestement :
– Qui est là ?
– Monseigneur, c'est moi.
– Qui, toi, imbécile ? souffla Petit-Jean.
– Qui, toi, imbécile ? répéta le baron.
– Geoffroy.
– Que me voulez-vous, Geoffroy ?
– Monseigneur, j'ai à vous annoncer une nouvelle importante.
– Quelle nouvelle ?
– Je tiens en mon pouvoir le chef des coquins qui ont attaqué les vassaux de Votre Seigneurie.
– Ah ! vraiment ! murmura Petit-Jean d'un ton narquois.
– Ah ! vraiment ! murmura le pauvre baron.
– Oui, milord, et si Votre Seigneurie veut bien me le permettre je lui apprendrai à l'aide de quelle ruse je suis parvenu à m'emparer de ce brigand.
– Je suis occupé en ce moment-ci, je ne puis donc vous recevoir ; revenez dans une demi-heure.
Le baron mâcha pour ainsi dire les paroles de cette réponse, qui lui était soufflée par Petit-Jean.
– Dans une demi-heure il sera trop tard, répondit Geoffroy d'un ton de visible mauvaise humeur.
– Obéissez, coquin ! allez-vous-en ; je vous le répète encore, je suis très occupé.
Le baron, anéanti de fureur, eût donné avec joie les sacs d'or enfermés dans son coffre-fort pour avoir la possibilité de retenir Geoffroy et de l'appeler à son aide. Malheureusement ce dernier, forcé d'obéir à l'ordre péremptoire qui venait de lui être donné, s'éloignait aussi rapidement qu'il était venu, et le baron se retrouva seul avec son gigantesque ennemi.
Lorsque le bruit de la marche du soldat se fut perdu dans la profondeur des couloirs, Petit-Jean remit son couteau à sa ceinture et dit à lord Fitz-Alwine :
– Maintenant, sir baron, je vais vous apprendre ce que je désire. La nuit dernière, un combat a eu lieu dans la forêt de Sherwood entre vos soldats revenant de la terre sainte et une compagnie de braves Saxons. Six hommes ont été faits prisonniers : je veux la liberté de ces six hommes, je veux encore que personne ne les accompagne ni les suive ; je redoute l'espionnage, et je vous l'interdis.
– Je consentirais de grand cœur à vous être agréable sur ce point, beau forestier, mais…
–Mais vous ne voulez pas. Écoutez, seigneur baron, je n'ai ni le temps de prêter l'oreille à vos fausses paroles ni la patience d'en subir la fatigue. Donnez-moi la liberté de ces pauvres garçons, ou je ne réponds pas de votre vie, même pour un quart d'heure.
– Vous êtes vif, jeune homme. Eh bien ! je vais vous obéir. Voici mon sceau : allez trouver une des sentinelles du rempart, montrez-lui ce cachet, et dites-lui que je vous ai accordé la grâce des coquins… des prisonniers. La sentinelle vous enverra auprès de celui qui a la charge de vos protégés, et aussitôt on vous ouvrira les portes de la salle où je les tiens enfermés ; car ils ne sont point dans les cachots, les vaillants garçons.
– Vos paroles me semblent assez sincères, sir baron, répondit Petit-Jean ; néanmoins je ne me sens pas d'humeur à y ajouter une grande confiance. Ce cachet, cette sentinelle, ce va-et-vient d'un endroit à l'autre, tout cela me paraît si bien embrouillé qu'il me serait impossible d'en sortir avec honneur. En conséquence, vous allez, de gré ou de force, m'accompagner auprès de l'homme qui a la charge de mes amis ; vous lui donnerez l'ordre de les mettre en liberté, puis vous nous laisserez sortir tranquillement de l'enceinte du château.
– Vous doutez de ma parole ? dit le baron d'un air scandalisé.
– Complètement, et j'ajoute que si, par un mot, par un geste, par un signe, vous tentez de me faire tomber dans un piège, je vous plante à l'instant même, et sans crier gare, mon couteau dans le cœur.
Les menaces de Petit-Jean étaient prononcées d'un ton si ferme, sa figure exprimait une résolution si immuable, qu'il n'y avait pas à douter un instant que des paroles au fait il n'y eût que le geste.
Le baron se trouvait dans une situation fort dangereuse, et cela par sa faute. D'habitude, une compagnie d'hommes veillait à sa sécurité, soit auprès de son appartement, soit à portée d'un facile appel. Mais ce jour-là, désireux de rester seul afin de pouvoir ranger secrètement la prodigieuse quantité d'or entassée dans ses coffres (à cette époque il n'existait pas de banquiers), il avait éloigné ses gardes et défendu que, sous aucun prétexte on se permît de pénétrer auprès de lui. Désespérément convaincu de sa solitude, le baron n'osait enfreindre la défense formelle de Petit-Jean, et, la gorge pleine de clameurs épouvantées, il gardait un profond silence. Lord Fitz-Alwine tenait singulièrement à l'existence, et le désir d'aller rejoindre ses ancêtres ne lui était pas encore venu. Cependant il était bien près d'accomplir ce triste voyage, car la lutte qu'il allait entreprendre avec Petit-Jean était pour lui d'un difficile succès : la liberté promise et si impérieusement exigée des jeunes Saxons était un fait irréalisable par la raison que, aux premières heures du jour, enchaînés les uns aux autres, et confiés à la garde d'une vingtaine de soldats, les prisonniers étaient partis pour Londres.
Décimée par les guerres désastreuses de la Normandie, l'armée de Henri II était fort appauvrie, et quoique le royaume fût en pleine paix, Henri II faisait recruter, autant que cela lui était possible, les jeunes gens d'une santé robuste et d'une taille élevée.
Afin de complaire au bon plaisir du roi, les seigneurs suzerains envoyaient à Londres bon nombre de leurs vassaux, et lord Fitz-Alwine n'était revenu à Nottingham que pour y faire choix, parmi ses hommes, d'une troupe digne de prendre rang dans le corps de l'armée. La haute prestance de Petit-Jean, sa mine fière et la vigueur herculéenne de toute sa personne, avaient soudainement inspiré au baron le désir de l'envoyer à Londres. C'était donc avec cette secrète intention qu'il avait proposé au jeune homme d'entrer à son service et d'endosser la cape militaire.
Contraint d'obéir à une nouvelle injonction de Petit-Jean, le baron résolut de lui cacher la vérité, et de l'amener, sous le prétexte d'une visite aux prisonniers, dans un quartier du château où il serait possible d'obtenir de prompts secours.
– Je suis tout disposé à répondre à votre demande, dit-il en quittant son siège.
– Vous avez, je vous l'assure, grandement raison, repartit le jeune homme, et si vous désirez remettre à une époque encore lointaine la visite que vous devez à Satan, hâtons-nous de quitter cette chambre. Ah ! un mot encore, ajouta Petit-Jean.
– Dites, gémit le baron.
– Où est votre fille ?
– Ma fille ! s'exclama Fitz-Alwine au comble de l'étonnement ; ma fille !
– Oui, votre fille, lady Christabel ?
– En vérité, sir forestier, vous m'adressez là une étrange question.
– Qu'importe ! répondez-y franchement.
– Lady Christabel est en Normandie.
– Dans quelle partie de la Normandie ?
– À Rouen.
– Est-ce bien vrai ?
– Parfaitement vrai ; elle habite un couvent de cette ville.
– Qu'est devenu Allan Clare ?
Le visage du baron s'empourpra d'une subite rougeur, ses dents, pressées sous ses lèvres frémissantes, étouffèrent un cri de rage, et il attacha sur le jeune homme un regard d'indicible colère. Jean, qui dominait de toute sa taille son faible ennemi, répéta lentement sa question :
– Qu'est devenu Allan Clare ?
– Je ne sais pas.
– Mensonge ! s'écria Petit-Jean, mensonge ! Il nous a quittés depuis six ans pour suivre lady Christabel et je suis certain que vous savez ce qu'est devenu ce malheureux jeune homme. Où est-il ?
– Je ne le sais pas.
– Ne l'avez-vous donc pas vu pendant le cours de ces six années ?
– Je l'ai vu, l'obstiné misérable !…
– Pas d'injures, s'il vous plaît, seigneur baron. Où l'avez-vous vu ?
– La première rencontre qui a eu lieu entre nous, reprit lord Fitz-Alwine d'un ton amer, s'est passée dans un endroit qui devait être interdit à ce vagabond sans pudeur. Je l'ai trouvé dans l'appartement de ma fille, je l'ai trouvé aux genoux de lady Christabel. Le soir même, ma fille entrait dans un couvent ; le lendemain il eut l'audace de se présenter devant moi et de me demander la main de ma fille. Je le fis mettre dehors par mes hommes ; depuis cette époque je ne l'ai pas revu, mais j'ai appris dernièrement qu'il était entré au service du roi de France.
– De son propre gré ? demanda Jean.
– Oui, afin de remplir les conditions d'un traité fait entre nous.
– Quel traité ? à quoi s'est engagé Allan ? que lui avez-vous promis ?
– Il s'est engagé à rétablir sa fortune, à rentrer en possession de ses terres, mises sous le séquestre à cause du dévouement de son père pour Thomas Becket. Je lui ai promis la main de ma fille si pendant sept ans il reste éloigné d'elle et ne cherche pas à la voir. S'il manque à sa parole, je disposerai de lady Christabel comme bon me semblera.
– À quelle date remonte cet engagement ?
– Il existe depuis trois ans.
– C'est bien. Maintenant occupons-nous des prisonniers. Allons les mettre en liberté.
La poitrine du baron renfermait un véritable volcan ; elle brûlait, néanmoins son pâle visage ne révélait rien des sinistres projets qui occupaient son esprit. Avant de suivre Petit-Jean, il ferma à double tour sa précieuse caisse, s'assura qu'il ne laissait aucune trace révélatrice de ses riches trésors, et dit au jeune homme d'un ton bénin :
– Venez, vaillant Saxon.
Petit-Jean n'était pas homme à suivre aveuglément l'itinéraire que choisirait le baron, et il lui fut facile de s'apercevoir que lord Fitz-Alwine s'engageait dans une direction opposée à celle qu'il fallait prendre pour gagner les remparts.
– Sir baron, dit-il, en mettant sa robuste main sur l'épaule du vieillard, vous choisissez un chemin qui nous éloigne de notre but.
– Comment le savez-vous ? demanda le baron.
– Parce que les prisonniers sont enfermés dans les cachots du rempart.
– Qui vous a donné ce renseignement ?
– Geoffroy.
– Ah ! le coquin !
– Oui, c'est un coquin ; car, non content de me dire dans quelle partie du château se trouvent mes amis, il m'a encore indiqué un moyen pour les faire évader.
– En vérité ! s'écria le baron. Je n'oublierai pas de lui donner la récompense de ses bons offices. Mais, tout en me trahissant, il se jouait de votre crédulité : les prisonniers ne sont pas dans cette partie du château.
– C'est possible, mais je désire m'en assurer en votre compagnie.
Au-dessous de la galerie dans laquelle se trouvaient nos deux personnages se fit tout à coup entendre le bruit d'une marche qui révélait le pas de plusieurs hommes. Un escalier seulement séparait lord Fitz-Alwine de ce secours providentiel ; aussitôt, profitant de l'inattention du forestier, occupé à se rendre compte de l'endroit où allaient aboutir les profondeurs de cette galerie, il s'élança avec une agilité extraordinaire pour son âge vers la porte dont l'ouverture plongeait sur l'escalier. Arrivé là, et au moment où il allait descendre les marches quatre à quatre, il sentit une main de fer se cramponner à son épaule. Le malheureux vieillard jeta un cri strident et se précipita le long des degrés. Impassible, et se contentant d'allonger le pas, Petit-Jean suivit le baron dont la course insensée devenait de minute en minute plus vive et plus rapide. Entraîné par l'espoir de rencontrer du secours, le baron poursuivait follement sa course, jetant des cris, appelant à l'aide. Mais ces cris entrecoupés restaient sans écho et se perdaient dans l'immense solitude des galeries. Enfin, après un quart d'heure de cette fuite étrange, le baron atteignit une porte ; il la repoussa avec une si grande vigueur que les deux battants s'ouvrirent, et il alla tomber éperdu dans les bras d'un homme qui s'était élancé au-devant de lui.
– Sauvez-moi ! sauvez-moi ! au meurtre ! s'écriait le baron ; saisissez-le ! tuez-le ! Et, en achevant de vociférer ces clameurs furieuses, lord Fitz-Alwine, à bout de forces, glissa des mains qui essayaient de le soutenir, et tomba de tout son long sur le plancher.
– Arrière ! cria Petit-Jean qui cherchait à repousser le protecteur du baron ; arrière !
– Eh bien ! Petit-Jean, dit une voix connue, est-ce que la colère vous aveugle à ce point que vous méconnaissiez vos amis ?
Petit-Jean jeta un cri de surprise.
– Comment ! c'est vous, Robin ? Vive Dieu ! voilà un hasard dont ce traître aura grandement à se féliciter ; car sans vous, je le jure, il était arrivé à sa dernière heure.
– Qui est donc ce malheureux que vous poursuivez ainsi, mon brave Jean ?
– Le baron Fitz-Alwine ! souffla Halbert à l'oreille de Robin, tout en cherchant à se dissimuler derrière le jeune homme.
– Le baron Fitz-Alwine ! s'écria Robin ; je suis vraiment enchanté de cette rencontre, elle va me permettre de lui adresser quelques questions de la plus haute importance pour des personnes que j'aime.
– Vous pouvez vous épargner la peine d'interroger Sa Seigneurie, répondit Petit-Jean ; j'ai appris d'elle tout ce que je désirais savoir, d'abord sur le sort d'Allan Clare, ensuite sur la situation de nos amis ; ils sont enfermés ici, et il me conduisait à leur cachot afin de les mettre en liberté ; ou, pour mieux dire, le traître faisait semblant de m'y conduire, car il a profité d'une minute d'inattention pour chercher à fuir.
Le regret de n'avoir pu réussir arracha au baron un gémissement lugubre.
– En vous promettant la mise en liberté de nos amis, il vous trompait, mon brave Jean : les chers garçons s'acheminaient vers Londres tandis que nous déjeunions à l'auberge.
– C'est impossible ! s'exclama Petit-Jean.
– C'est parfaitement vrai, répondit Robin Hood ; Hal vient de l'apprendre, et nous étions à votre recherche afin de vous faire sortir de l'antre du lion.
En entendant prononcer le nom d'Halbert, le baron releva la tête, jeta un regard furtif vers le jeune homme, et, entièrement édifié sur la fidélité de son guide, il reprit sa position de vaincu, grommelant en lui-même mille imprécations contre le pauvre Hal.
Le mouvement du baron n'avait pas échappé à l'attention inquiète d'Halbert.
– Robin, dit-il, Sa Seigneurie vient de me jeter un coup d'œil qui ne me promet pas de grandes récompenses pour l'amitié que je vous porte.
– Non, en vérité, murmura sourdement lord Fitz-Alwine et je n'oublierai pas ta traîtrise.
– Eh bien, mon cher Hal, répondit Robin, puisque votre séjour ici est devenu impossible, puisque notre présence au château est devenue inutile, allons-nous-en de compagnie.
– Attendez, ajouta Petit-Jean, je crois rendre un très grand service à tout le comté en le débarrassant à jamais de l'impérieuse domination de ce Normand maudit. Je vais l'expédier à Satan.
Cette menace fit bondir le baron, qui en un instant se dressa sur ses maigres jambes.
Hal et Robin allèrent fermer les portes.
– Bon forestier, murmura le vieillard, honnête archer, mon cher petit Hal, ne vous montrez pas sans pitié ! je suis innocent du malheur qui est arrivé à vos amis : ils ont attaqué mes hommes, mes hommes se sont défendus ; n'est-ce pas bien naturel ? Les braves garçons tombés entre mes mains, au lieu d'être pendus comme ils dev… comme ils méri… je veux dire comme ils auraient dû s'y attendre, ont été épargnés et envoyés à Londres. Je ne savais pas que vous dussiez venir aujourd'hui me demander leur liberté ; si j'en avais été prévenu, bien certainement les bons garçons… n'auraient à l'heure présente plus rien à désirer. Réfléchissez ; au lieu de vous mettre en colère, soyez des juges et non des bourreaux. Je vous jure de demander la grâce de vos amis. Je vous jure encore de pardonner à Halbert l'indi… la légèreté de sa conduite, et de lui conserver la bonne place qu'il occupe près de moi.
Tout en parlant, le baron prêtait l'oreille au moindre bruit, espérant, mais en vain, un secours qui ne lui venait pas.
– Baron Fitz-Alwine, dit gravement Petit-Jean, je dois agir selon les lois qui régissent nos forêts : vous allez mourir.
– Non ! non ! sanglota Sa Seigneurie.
– Écoutez, je vous prie, sir baron. Je parle sans colère. Il y a six ans, vous avez fait brûler la maison de ce jeune homme ; sa mère a été tuée par un de vos soldats, sur le corps de cette pauvre femme nous avons juré de punir son meurtrier.
– Ayez pitié de moi ! gémit le vieillard.
– Petit-Jean, dit Robin, épargnez cet homme en faveur de l'angélique créature qui lui donne le nom de père. Milord, ajouta Robin en se tournant vers le baron, promettez-moi d'accorder à Allan Clare la main de celle qu'il aime, et vous aurez la vie sauve.
– Je vous le promets, sir forestier.
– Tiendrez-vous votre parole ? demanda Petit-Jean.
– Oui.
– Laissez-le vivre, Jean ; le serment qu'il vient de vous faire est enregistré au ciel ; s'il y manque, il vouera son âme à une damnation éternelle.
– Je crois que c'est déjà fait, mon ami, répondit Jean, et je ne puis me résigner à lui voir accorder ainsi grâce entière.
– Ne vous apercevez-vous donc pas qu'il est déjà à moitié mort de peur ?
– Oui, oui ; mais à peine serons-nous à cent pas d'ici qu'il nous fera poursuivre par toute sa troupe. Il nous faut mettre un obstacle à ce dangereux dénouement.
– Enfermons-le dans cette chambre, dit Hal.
Lord Fitz-Alwine lança au jeune homme un regard chargé de haine.
– C'est cela, repartit Robin.
– Et les cris qu'il poussera une fois seul ? et le tapage qu'il fera ? y songez-vous.
– Alors, dit Robin, attachez-le sur un siège, avec la bande de peau de cerf qui entoure votre ceinture, et bâillonnez-le avec le manche de son propre poignard.
Petit-Jean s'empara du baron, qui n'osa point se défendre, et le lia fortement au dossier du fauteuil.
Cette précaution prise, les trois jeunes gens gagnèrent en toute hâte la cour du pont-levis, et le gardien, qui était un ami de Hal, ne fit aucune difficulté pour le laisser passer.
Tandis que nos amis se dirigeaient rapidement vers la demeure de Grâce May, Geoffroy, exaspéré par l'impatience, montait à l'appartement du baron.
Arrivé devant la porte, il frappa d'abord un coup très léger ; puis, ne recevant pas de réponse, il heurta plus fortement ; personne ne répondit. Effrayé de ce silence, Geoffroy appela le baron ; mais l'écho de sa propre voix lui répondit seul. Alors, à l'aide de sa puissante épaule, il enfonça la porte.
La chambre était vide.
Geoffroy parcourut les salles, les couloirs, les passages, les galeries, criant de toutes ses forces :
– Monseigneur ! monseigneur ! où donc êtes-vous ?
Enfin, après une longue recherche, Geoffroy eut le plaisir de se trouver en présence de son maître.
– Milord ! seigneur ! qu'est-il arrivé ? s'exclama Geoffroy tout en déliant le baron.
Celui-ci, pâle de rage, répondit d'un ton furieux :
– Faites lever le pont-levis, ne laissez sortir personne, fouillez le château, trouvez un grand coquin de forestier qui s'y cache, liez-le, apportez-le moi ; faites pendre Hal. Allez donc, imbécile ! mais allez donc !
Le baron, épuisé de fatigue, se traîna vers sa chambre, et Geoffroy, le cœur gonflé du séduisant espoir de s'emparer de Petit-Jean, alla donner les ordres multiples qu'il venait de recevoir.
Une heure après, et tandis qu'on bouleversait le château pour y découvrir Petit-Jean, Hal, qui avait fait ses adieux à la jolie Grâce May, traversait avec ses amis la forêt de Sherwood, dans la direction de Gamwell.
Lorsque le baron Fitz-Alwine fut entièrement remis de sa terreur et de ses fatigues, il ordonna à ses gens de faire une enquête dans la ville de Nottingham, afin d'y découvrir les traces du forestier. Il va sans dire que le baron se promettait une éclatante revanche de l'insulte inouïe qui lui avait été faite.
Geoffroy apprit au baron la fuite d'Halbert, et l'annonce de cette dernière nouvelle porta au comble de l'exaspération la colère du châtelain.
– Misérable coquin ! dit-il à Geoffroy, si tu as encore la maladresse de laisser échapper le brigand qui s'est présenté devant moi avec le titre de ton ami, tu seras pendu sans miséricorde.
Jaloux de regagner l'estime et la confiance de son maître, le robuste serviteur se livra consciencieusement à la recherche du forestier. Il parcourut la ville, fouilla ses environs, interrogea les aubergistes du pays, et se démena si bien qu'il arriva à savoir que le premier gardien de la forêt de Sherwood, sir Guy de Gamwell, avait un neveu dont le signalement répondait en tout point à celui du beau forestier. Geoffroy apprit encore que ce jeune homme habitait la maison de son oncle, et que, à en juger sur la description faite par les croisés du chef de la bande nocturne, ce personnage parent de sir Guy n'était autre que l'antagoniste du baron et le vainqueur de Geoffroy.
L'homme qui avait donné au soldat ces précieux renseignements avait encore ajouté qu'un jeune archer, d'une adresse à l'arc pour ainsi dire devenue proverbiale, et nommé Robin Hood, habitait également le château de Gamwell.
Comme on doit bien le penser, Geoffroy courut en toute hâte communiquer au baron ce qu'il venait d'apprendre.
Lord Fitz-Alwine écouta paisiblement le prolixe récit de son serviteur, ce qui révélait de sa part une grande faculté de patience, et aussitôt la lumière se fit dans son esprit. Il se souvint que Maude, ou Isabel, ainsi que le baron nommait d'ordinaire la suivante de sa fille, avait trouvé un asile au hall de Gamwell, et que là sans doute devaient être réunis Robin Hood, le chef de la bande, ainsi que Petit-Jean et les hommes qui composaient cette bande insolente.
De nouveaux renseignements confirmèrent l'exactitude du rapport de Geoffroy, et lord Fitz-Alwine se décida sur-le-champ à déposer au pied du trône de Henri II une plainte sévère contre les forestiers.
Le moment était bien choisi. À cette époque, Henri II, qui s'occupait activement de la police intérieure de son royaume, qui cherchait à y introduire le respect de la propriété territoriale, écoutait avec attention les récits de vols et de pillages qui lui étaient faits par ses rapporteurs.
Par ordre du roi, les coupables, appréhendés au corps, étaient d'abord incarcérés ; puis des prisons de l'État ils passaient soit dans les rangs subalternes de l'armée, soit sur les pontons des vaisseaux en croisière.
Lord Fitz-Alwine obtint une audience de la justice de Henri II, et il exposa au roi, en l'exagérant beaucoup, la cause de ses griefs contre Robin Hood. Ce nom attira vivement l'attention du prince ; il demanda de nouvelles explications, et apprit ainsi que ce même Robin Hood était celui qui avait revendiqué des droits au titre et aux biens du dernier comte de Huntingdon, prétendant descendre en ligne directe de Waltheof, à qui le comté de Huntingdon avait été accordé par Guillaume Ier. La demande de Robin Hood, comme on le sait, avait été repoussée, et son adversaire, l'abbé de Ramsay, était resté en possession de l'héritage du jeune homme.
En découvrant que l'agresseur du baron n'était autre que le prétendu comte de Huntingdon, le roi se mit dans une grande colère, et condamna Robin Hood à la proscription. Il décréta en outre que la famille Gamwell, protectrice avouée de Robin Hood serait dépouillée de ses biens et chassée de son territoire.
Un ami de sir Guy, qui eut connaissance du cruel jugement rendu contre le pauvre vieillard, s'empressa de lui expédier une dépêche. Cette affreuse nouvelle jeta la consternation dans la paisible demeure de Gamwell ; les villageois, promptement instruits du malheur qui venait frapper leur maître, se réunirent autour du château et s'écrièrent avec sir Guy qu'il fallait défendre l'approche du hall, qu'ils mourraient en combattant plutôt que de céder un pouce de terrain. Sir Guy possédait une belle propriété dans le comté de Yorkshire, Robin Hood savait cela, et, conseillé par Petit-Jean, il supplia le vieillard de quitter Gamwell et de conduire sa famille dans cette retraite assurée.
– Je ne me soucie guère des derniers jours qui me restent à vivre, répondit le baronnet en essuyant d'une main tremblante les larmes qui rougissaient sa paupière. Je ressemble aux vieux chênes de nos forêts, auxquels le plus léger vent enlève une à une leurs dernières feuilles. Mes enfants quitteront aujourd'hui même cette maison en ruine ; mais, quant à moi, je n'ai ni la force ni le courage de déserter le toit de mes pères. Je suis né ici, ici je mourrai. N'exigez pas mon départ, Robin Hood, le foyer de mes ancêtres me servira de tombe ; comme eux je dormirai au seuil qui m'a vu naître, comme eux je défendrai ma porte contre une invasion étrangère. Emmenez ma femme et mes filles… Mes garçons, j'en suis certain, n'abandonneront pas leur vieux père ; avec lui ils défendront le berceau de notre race.
Les prières de Robin et les supplications de Petit-Jean trouvèrent le baronnet insensible ; il fallut renoncer à l'espoir de l'éloigner de Gamwell, et, comme les circonstances demandaient une très grande promptitude d'action, on s'occupa immédiatement d'organiser le départ des femmes.
Lady Gamwell, ses filles, Marianne, Maude et les servantes de la maison, confiées à une troupe de villageois fidèles, devaient, à la nuit tombante, s'éloigner du hall.
Lorsque les préparatifs de ce douloureux départ furent achevés, la famille se réunit dans la grande salle, et Robin Hood, après s'être assuré de l'absence de Marianne, se dirigea en toute hâte vers l'appartement de la jeune fille.
– Robin ! cria tout à coup une voix entrecoupée par les sanglots.
Le jeune homme tourna la tête et aperçut miss Maude tout en larmes.
– Cher Robin, dit la jeune fille, je désire vous parler avant de quitter le hall. Hélas ! mon Dieu ! peut-être ne nous reverrons-nous jamais !
– Chère Maude, calmez-vous, je vous prie, et ne vous laissez pas dominer par la souffrance d'une pensée aussi triste. Nous serons bientôt réunis, je vous le jure.
– Je voudrais pouvoir vous croire, Robin ; mais, en vérité, c'est impossible : je connais le danger qui nous menace, la défense que vous allez tenter présente des difficultés presque insurmontables. L'heure du départ approche, permettez-moi, Robin, de vous témoigner ma gratitude pour toutes les constantes bontés que vous avez eues pour moi.
– Je vous en prie, Maude, qu'il ne soit jamais question entre nous de reconnaissance et de remerciement : souvenez-vous du pacte d'amitié que nous avons fait ensemble il y a six ans : je me suis engagé à vous aimer comme un frère, et vous m'avez promis la tendresse d'une sœur. Je me hâte d'ajouter que vous avez tenu parole et que vous avez été pour moi la plus tendre des amies et la meilleure des sœurs. Depuis cette époque je vous ai aimée chaque jour davantage.
– M'aimez-vous réellement, Robin ?
– Oui, Maude, voyez en moi un parent tout dévoué à votre bonheur.
– Vous avez toujours agi de manière à me convaincre de votre affection, cher Robin ; c'est pourquoi je me sens assez de confiance en la loyauté de votre caractère pour vous dire…
En achevant ces mots, la jeune fille fondit en larmes.
– Voyons, Maude, qu'avez-vous ? Mais parlez donc, petite niaise ; en vérité, vous me paraissez aussi timide que l'est un jeune faon.
La jeune fille, la tête ensevelie dans ses mains, continua de sangloter.
– Allons, Maude, allons, courage ! Que signifie ce désespoir ? qu'avez-vous à me confier ? Je vous écoute, parlez sans crainte.
Maude laissa retomber ses mains, leva les yeux, essaya de sourire, et dit :
– Je souffre beaucoup… Je pense à une personne qui a eu pour moi des bontés, des soins, des attentions…
– Vous pensez à William, interrompit vivement Robin. La jeune fille rougit.
– Hourra ! cria Robin. Ah ! chère petite Maude, vous aimez ce brave garçon, que Dieu soit béni ! Je donnerais tout au monde pour voir Will à vos genoux. Il serait si heureux de vous entendre dire : « William, je vous aime. »
Maude essaya de nier qu'elle aimât Will autant que Robin semblait le croire, cependant elle fut obligée de convenir que, à force de penser au jeune homme, elle en était arrivée à ressentir pour lui un vif sentiment d'affection. Après cet aveu assez pénible à faire pour Maude, surtout à Robin, la jeune fille l'interrogea sur l'absence de William.
Robin répondit que cette absence, nécessitée par une affaire importante, n'avait rien d'inquiétant, et que sous peu de jours Will se retrouverait au milieu de sa famille.
Cet affectueux mensonge ramena le calme et la sérénité dans le cœur de Maude ; elle tendit à Robin ses joues colorées par les larmes, et après avoir reçu son fraternel baiser, elle se hâta de descendre dans la salle.
De son côté Robin entra dans l'appartement de Marianne.
– Chère Marianne, dit Robin en prenant entre les siennes les mains de la jeune fille, nous sommes sur le point de nous quitter, et peut-être pour longtemps. Permettez-moi, avant de nous séparer, de causer cœur à cœur avec vous.
– Je vous écoute, cher Robin, répondit affectueusement la jeune fille.
– Vous savez, n'est-ce pas, Marianne, reprit le jeune homme d'une voix frémissante, que je vous aime de toutes les forces de mon âme ?
– Vos actions m'en donnent journellement la preuve, mon ami.
– Vous avez confiance en moi, n'est-il pas vrai ? vous ajoutez une foi entière, complète, absolue, à la sincérité de mon amour, à la tendre abnégation de mon dévouement ?
– Oui, oui, sans doute ; mais pour quel motif me demandez-vous si je vous crois un honnête homme, un brave cœur, un véritable ami ?
Au lieu de répondre à la question de Marianne, Robin sourit tristement.
– En vérité, vous me faites peur, Robin ; parlez, je vous en supplie. L'expression sérieuse de votre visage, la gravité de vos manières et les questions étranges que vous m'adressez, me font craindre d'avoir à apprendre un malheur plus grand encore que ceux dont je suis accablée depuis si longtemps.
– Rassurez-vous, Marianne, dit doucement Robin, je n'ai point, Dieu merci, de mauvaises nouvelles à vous communiquer. Je n'ai à vous parler que de vous-même, et si j'insiste il ne faut pas m'en vouloir. En dépit de tout raisonnement, l'amour est égoïste, et mon amour va se trouver soumis à une rude épreuve. Nous allons nous séparer, Marianne, et peut-être pour toujours.
– Non, Robin, non, il faut avoir confiance en la bonté de Dieu.
– Hélas ! chère Marianne, je vois tout se détruire autour de moi, et mon cœur est brisé. Voyez cette digne et hospitalière famille : parce qu'elle m'a tendu une main secourable alors que j'étais errant et sans asile, on la condamne au bannissement, on lui confisque ses biens, on la chasse de sa maison. Nous allons défendre le hall, et tant qu'il restera une pierre liée à une autre pierre dans le village de Gamwell, je resterai debout à côté d'elle. La Providence dont vous espérez un secours ne m'a jamais abandonné dans le danger, et comme vous, Marianne, je me repose sur elle ; je combattrai, elle me protégera. Mais songez-y bien, Marianne, une ordonnance du roi m'a proscrit du royaume, je puis être pendu au premier arbre du chemin, ou envoyé à la potence par quelque espion, car ma tête est mise à prix. Robin Hood, comte de Huntingdon, ajouta fièrement le jeune homme, n'est plus rien aujourd'hui ! Eh bien ! Marianne, vous m'avez donné votre foi, vous m'avez juré de devenir ma bien-aimée compagne ?
– Oui, oui, Robin.
– Ce serment, chère Marianne, je l'efface de mon cœur ; cette promesse, je veux la mettre en oubli. Marianne, ma très adorée Marianne, je vous rends votre liberté, je vous délie de votre engagement.
– Oh ! Robin, s'écria la jeune fille d'un ton de reproche.
– Je serais indigne de votre amour, Marianne, reprit Robin, si dans ma position actuelle je conservais l'espoir de vous nommer ma femme. Je vous laisse donc libre de disposer de votre main, et je vous prie seulement de penser quelquefois avec amitié au malheureux proscrit.
– Vous avez une bien triste opinion de mon caractère, Robin, répondit la jeune fille d'un ton blessé. Comment avez-vous pu croire un seul instant que celle qui vous aime fût à ce point indigne de votre amour ? Comment avez-vous pu croire que mon affection pût être infidèle au malheur ?
En achevant ces paroles, Marianne fondit en larmes.
– Marianne ! Marianne ! s'écria Robin éperdu, de grâce, écoutez-moi sans colère. Hélas ! je vous aime si ardemment que j'ai honte de vous condamner au partage de ma malheureuse destinée. Croyez-vous que je ne sois pas profondément humilié du déshonneur cruel attaché à mon nom, et que la pensée de me séparer de vous ne pénètre pas mon âme d'une amère souffrance. Mais, si je ne vous aimais pas, Marianne, je m'enfoncerais un couteau dans le cœur ; votre amour est le seul lien qui me rattache à la vie. Vous qui êtes habituée au luxe, chère Marianne, vous souffririez cruellement des atteintes de la pauvreté si vous deveniez la femme de Robin Hood, et, je vous le jure, je préférerais vous perdre à jamais, que de vous savoir malheureuse avec moi.
– Je suis votre femme devant Dieu, Robin, et votre vie sera la mienne. Maintenant, permettez-moi de vous faire quelques recommandations. Chaque fois que vous pourrez sûrement me faire parvenir de vos nouvelles, envoyez-moi un message, et, s'il vous est possible de venir me voir, venez, vous me rendrez bien heureuse. Mon frère reviendra auprès de nous, et par lui, je l'espère, nous réussirons à faire révoquer le cruel décret qui vous condamne.
Robin sourit tristement.
– Chère Marianne, dit-il, il ne faut point vous bercer le cœur d'un espoir chimérique. Je n'attends rien du roi. Je me suis tracé une ligne de conduite, et j'ai pris la ferme résolution de ne pas m'en écarter. Si vous entendez dire du mal de moi, Marianne, fermez vos oreilles à la calomnie ; car, par notre Sainte Mère, je vous jure de mériter toujours votre estime et votre amitié.
– Quel mal pourrais-je entendre dire de vous, Robinet quels projets avez-vous formés ?
– Ne m'interrogez pas, chère Marianne, je crois mes intentions honnêtes ; si l'avenir démontre qu'elles ne le sont pas, je serai le premier à reconnaître mon erreur.
– Je sais que vous êtes loyal et brave, Robin, et je prierai Dieu afin qu'il vous assiste dans toutes vos entreprises.
– Merci, ma bien-aimée Marianne ; et maintenant, adieu, ajouta Robin en refoulant les larmes qui baignaient ses paupières.
Enlacée par les bras de son malheureux ami, la jeune fille sentit à ce mot adieu ses dernières forces l'abandonner. Elle cacha son visage en pleurs sur l'épaule de Robin, et sanglota douloureusement.
Pendant quelques minutes, les deux jeunes gens restèrent ainsi muets, éperdus. Enfin une voix qui appelait Marianne vint les arracher à l'étreinte de ce dernier embrassement.
Ils descendirent, et Marianne, qui était déjà vêtue d'un costume d'amazone, monta sur le cheval qui lui était destiné.
Lady Gamwell et ses filles étaient tellement affectées de douleur qu'elles pouvaient à peine se maintenir sur leur selle.
Les servantes de la maison, pour la plupart mariées, leurs enfants, et quelques vieillards complétaient la cavalcade. Après une scène déchirante, les portes du hall se fermèrent sur les fugitifs, et, accompagnés d'une troupe d'hommes résolus, ils prirent le chemin de la forêt.
Une semaine s'écoula. Chaque jour de cette semaine d'anxieuse attente fut employé à fortifier Gamwell. Les habitants du village vivaient pour ainsi dire dans les tortures de la crainte, car chaque heure leur apportait l'épouvante du lendemain. Des sentinelles furent placées autour du hall, et, sous la direction de Robin, on construisit deux lignes de barricades qui devaient servir, sinon à arrêter la marche de l'ennemi, du moins à apposer à son approche les entraves d'une sérieuse défense. Ces barricades, élevées à hauteur d'homme, permettaient aux paysans de se tenir à l'abri des flèches meurtrières de leurs ennemis, tout en leur donnant le loisir de viser le point où devaient se porter leurs propres coups.
Il ne faut pas croire cependant que sir Guy se fît illusion sur le succès de sa défense, il la savait dangereuse et inutile ; mais il ne voulait pas se rendre sans avoir combattu, le noble et vaillant Saxon.
Robin était l'âme de la petite armée ; il surveillait les travaux, il encourageait les paysans, il fabriquait des armes, il se multipliait. Le village de Gamwell, autrefois si calme et si tranquille, était maintenant plein d'animation et de vie, la terreur avait place à l'enthousiasme, et les paisibles villageois se montraient fiers et heureux d'entrer en lutte ouverte avec les Normands.
Lorsque tous les préparatifs du combat furent terminés, une sorte de torpeur tomba sur Gamwell ; on eût dit que le calme, chassé par l'écho des clameurs guerrières, était revenu chez ses hôtes paisibles ; mais ce silence ressemblait à celui qui s'étend sur la nature quelques minutes avant l'orage. L'œil est inquiet, l'ouïe est tendue, on attend avec angoisse les grondements de la foudre.
L'ennemi se fit attendre pendant dix jours.
Enfin un des batteurs d'estrade qui avaient été postés dans la forêt vint annoncer l'approche d'une troupe d'hommes à cheval.
La nouvelle vola de bouche en bouche, on sonna le tocsin, et les paysans s'élancèrent comme un seul homme aux différents postes qui leur avaient été assignés. Blottis derrière le rempart de leurs barricades, ils s'y tinrent muets, l'arme tendue, attentifs à suivre du regard la marche rapide de l'ennemi.
N'apercevant personne, n'entendant aucun bruit qui pût révéler une tentative de défense, le chef des soldats de Henri II se frottait joyeusement les mains dans la persuasion où il était de surprendre les habitants de Gamwell. Cependant ce chef, qui connaissait le caractère des Saxons, qui savait par expérience, l'ayant appris à ses propres dépens, que ces vaillants hommes se battaient fort bien, s'était attendu à rencontrer des obstacles sur sa route. Le silence qui régnait dans la plaine lui causait donc un très-vif plaisir, il croyait pouvoir arriver à l'improviste.
La troupe normande se composait d'une cinquantaine d'hommes, les villageois étaient au nombre de cent ; comme on le voit, la force de ces derniers se trouvait supérieure à celle de l'ennemi, et de plus leur position était excellente.
Toujours persuadé qu'il allait fondre sur le village comme le fait un oiseau de proie sur un innocent passereau, le chef normand ordonna à ses hommes d'activer la marche de leurs chevaux. Ils obéirent, et d'un pas vif montèrent rapidement la colline.
À peine en eurent-ils atteint le sommet qu'une volée de flèches, de dards et de pierres les enveloppa des pieds à la tête. L'étonnement des soldats fut si grand qu'une seconde volée de flèches les atteignit avant même qu'ils eussent eu la pensée d'y répondre.
La chute de trois ou quatre soldats mortellement frappés fit jeter aux Normands un cri d'indignation ; ils aperçurent alors les barricades, s'élancèrent sur la première et la chargèrent avec fureur.
Vaillamment accueillis et repoussés avec force par les Saxons, invisibles dans leurs cachettes, les soldats comprirent qu'ils n'avaient d'autre parti à prendre que celui de se battre courageusement. Ils réussirent à s'emparer de la première barrière ; mais derrière celle-ci s'en trouvait une seconde, une troisième les arrêta encore. Ils avaient déjà perdu plusieurs hommes, et, pour comble de mécompte, il leur était impossible de voir s'ils parvenaient à abattre quelques-uns de leurs ennemis. Les Saxons, qui pour la plupart étaient des archers très-experts, ne manquaient jamais leur but, et leurs flèches jetaient la destruction au milieu de la petite armée.
Les soldats, désespérés de ne pouvoir se rencontrer face à face avec l'ennemi, commençaient à se plaindre. Le chef, qui saisit au vol ces murmures de découragement, ordonna à ses hommes d'opérer une fausse retraite, afin de contraindre les Saxons à sortir de leur secret asile. Cette ruse de guerre fut aussitôt mise en œuvre : les Normands feignirent de se retirer avec ordre, et ils étaient déjà à une certaine distance des barricades lorsqu'un cri annonça l'apparition des vassaux de sir Guy.
Sans arrêter la marche de sa troupe, le chef jeta un regard en arrière.
Les villageois couraient tumultueusement et dans un apparent désordre à la poursuite de leurs ennemis.
– Ne vous retournez pas, mes garçons, cria le chef ; laissez-les nous atteindre. Ils seront pris ! attention ! attention !
Les soldats, ranimés par l'espoir d'une éclatante revanche, continuèrent de s'éloigner.
Mais tout à coup, à la grande surprise du chef normand, les Saxons, au lieu de chercher à gagner les soldats de vitesse, s'arrêtèrent à la première barricade qui leur avait été enlevée, et de ce poste envoyèrent, avec une adresse incomparable, une nuée de flèches aux fuyards.
Le chef, exaspéré, ramena ses hommes sur le chemin déjà parcouru, et d'un bond furieux de son cheval, il se porta à la tête de la petite troupe. Soudain une pluie de flèches lancées par des mains sûres couvrit le malheureux Normand ; il chancela sur sa selle et, sans jeter un cri, roula comme une masse inerte au pied de son cheval, qui, blessé lui-même, bondit hors des rangs et alla tomber mort à quelques pas du cadavre de son maître.
Déjà abattus par l'insuccès de leurs efforts, les soldats furent complètement démoralisés en présence de ce nouveau malheur. Ils relevèrent le corps de leur chef, et, sans prendre le temps de compter les morts, d'enlever les blessés, ils s'éloignèrent du champ de bataille de toute la vitesse de leurs vigoureux chevaux.
Après avoir proclamé par des cris d'allégresse la fuite des soldats, les paysans s'occupèrent, non à les poursuivre, mais à recueillir les blessés et à enterrer les morts. Dix-huit Normands avaient succombé dans la lutte, y compris le chef emporté par ses hommes.
Les bons villageois étaient si joyeux d'avoir remporté la victoire qu'ils songeaient déjà à rappeler leurs femmes à Gamwell ; mais Petit-Jean fit clairement comprendre à ses naïfs compagnons que le roi ne bornerait pas sa vengeance à ce premier envoi et qu'il fallait s'attendre à recevoir la visite d'une troupe d'homme plus considérable et se préparer à la bien recevoir.
En serviteurs dévoués de sir Guy, les vassaux se rendirent aux conseils de leur jeune chef ; ils fortifièrent les barrières et fabriquèrent de nouvelles armes. Par les soins de Petit-Jean, le hall fut approvisionné d'une grande quantité de vivres et mis en état de supporter les attaques d'un véritable siège. Une trentaine de paysans, alliés et amis des propriétaires de Gamwell, vinrent se joindre à la troupe villageoise, et, armés jusqu'aux dents, l'esprit en éveil, constamment sur la défensive, les braves Saxons attendirent la venue des sanguinaires Normands.
Le mois de juillet touchait à sa fin, et depuis quinze jours les villageois attendaient leurs dangereux visiteurs ; ils se préparaient à être attaqués aux premières heures du matin, parce que, selon toute probabilité, les Normands, fatigués d'une marche rapide par un temps de chaleur, prendraient à Nottingham une nuit de repos.
Un soir, deux habitants du village qui revenaient de Mansfeld, où ils étaient allés faire quelques acquisitions, annoncèrent à leurs amis qu'une troupe de soldats composée de trois cents hommes venait d'arriver à Nottingham, et qu'elle avait l'intention d'y passer la nuit afin de gagner sans fatigue le hall de Gamwell.
Cette nouvelle produisit une grande émotion ; mais cette émotion fit bientôt place à un sentiment de vigilante ardeur.
Le lendemain au point du jour, les villageois, réunis autour du moine Tuck, entendirent pieusement la messe, et Petit-Jean, qui avait uni ses prières à celles de ses hommes, se plaça au milieu d'eux, et, d'une voix douce et sonore, s'exprima ainsi :
– Mes amis, je désire vous parler avant que nous nous rendions mutuellement au poste où le devoir nous appelle ; mais je suis un homme peu lettré, et l'éloquence de la parole m'est inconnue. Tout homme a un talent qui lui est propre, le mien consiste à savoir manier le bâton et à tirer adroitement une flèche. Excusez-moi donc si je m'exprime mal, et écoutez-moi avec attention. L'ennemi approche, soyez prudents, et ne sortez de vos cachettes que dans un cas de nécessité absolue. Si vous êtes forcés d'attaquer l'ennemi corps à corps, faites-le avec calme, sans précipitation ; rappelez-vous bien que, s'il vous arrivait le malheur de perdre votre sang-froid, vous mettriez inévitablement en oubli les actes les plus importants à votre défense. Sachez-le bien, mes amis, une chose qui doit être bien faite ne doit point se faire à la hâte. Disputez pas à pas chaque pouce de terrain, frappez sans colère et ne manquez aucun de vos coups, car votre vie payerait votre erreur. Montrez à nos ennemis que chaque ligne de notre sol natal vaut l'existence d'un chien normand. Je vous le répète une fois encore, mes garçons, soyez calmes, vaillants et fermes, vendez chèrement aux soldats de Henri les avantages que la force du nombre et celle des armes peuvent leur faire obtenir. Hourra pour Gamwell et pour les cœurs saxons !
– Hourra ! crièrent joyeusement les vassaux, et d'une main ferme ils pressèrent leurs armes, et d'un œil étincelant ils cherchèrent au loin l'apparition de l'ennemi.
– Mes amis, cria Robin en s'élançant à la place que Petit-Jean venait d'occuper, souvenez-vous bien que vous vous battez pour vos foyers, souvenez-vous que vous défendez le toit qui abrite vos femmes, qui garde le berceau de vos enfants ; souvenez-vous que les Normands sont nos oppresseurs, qu'ils marchent sur nos têtes, qu'ils tyrannisent les faibles, et qu'ils n'étendent jamais la main que pour brûler, tuer ou détruire ! souvenez-vous qu'ici est la demeure de vos ancêtres, et que vous devez en défendre l'approche. Battez-vous avec courage, mes garçons, battez-vous tant qu'un souffle de vie sortira de vos lèvres !
– Oui, oui, nous nous battrons avec courage ! répondirent les hommes d'une seule voix.
Trois heures après le lever du soleil, le son d'un cor annonça l'approche de l'ennemi. Les batteurs d'estrade rentrèrent à Gamwell, et bientôt, de même qu'à l'attaque précédente, les défenseurs du hall se firent invisibles.
Le corps ennemi avançait lentement, et il était facile de juger, d'après l'étendue qu'occupait sa marche, qu'il se composait réellement de deux à trois cents hommes.
Les cavaliers se réunirent au pied de la colline qu'il était nécessaire de monter avant d'apercevoir Gamwell, et, après un conciliabule de quelques minutes, la troupe se divisa en quatre parties. La première s'élança au galop sur la colline, la seconde mit pied à terre et suivit les cavaliers, la troisième tourna la colline du côté gauche, et la dernière se dirigea vers la droite.
Cette manœuvre, qui avait été prévue, fut contrecarrée, des défenses avaient été construites au pied des arbres qui croissent sur le sommet de la colline, et les interstices de ces arbres étaient remplis de broussailles et d'arbrisseaux si naturellement entrelacés que les soldats se félicitaient de la rencontre d'un abri auprès duquel il allait leur être loisible de se réunir, une fois qu'ils auraient atteint le sommet de la colline.
En approchant de ces arbres protecteurs, les Normands reçurent une volée de coups de flèches qui, tout en blessant les hommes, fit cabrer les chevaux, jeta la confusion parmi les soldats, et contraignit la troupe à descendre la colline plus rapidement qu'elle ne l'avait montée.
Les hommes envoyés aux côtés opposés de la colline furent accueillis d'une manière aussi désastreuse que l'avaient été leurs compagnons. En conséquence, il fut décidé que la marche, devenue impossible avec les chevaux, aurait lieu à pied. Les soldats abandonnèrent leurs montures, et, protégés par leurs boucliers, ils s'engagèrent résolument dans les trois chemins désignés par leur chef, tandis qu'une partie de la troupe, mise en réserve, dut attendre au bas de la colline le succès d'une première attaque contre les barrières.
Les Normands atteignirent rapidement la barrière, qui, d'une hauteur de sept pieds, était de distance en distance percée de meurtrières pour le passage des flèches. Au lieu de perdre un temps précieux à frapper des ennemis à l'abri de leurs coups, ils se mirent à escalader le rempart.
Les villageois n'essayèrent pas d'opposer une résistance inutile : ils se contentèrent de gagner la seconde barrière ; les Normands surexcités par ce premier succès se précipitèrent confusément à la suite des villageois, et attaquèrent la nouvelle barricade avec une indicible fureur. Pendant un instant, les deux partis luttèrent presque corps à corps ; la bataille devenait sanglante, lorsqu'un signal appela les Saxons et les rejeta sous l'abri d'une troisième barrière.
Cette retraite fit alors apercevoir aux Normands qu'ils perdaient à chaque instant le terrain gagné.
Le capitaine réunit ses hommes afin de se concerter avec eux sur un plan d'attaque, et, tout en écoutant leurs avis, il regardait attentivement autour de lui.
Gamwell se trouvait placé au centre d'une vaste plaine, et la colline qui en quelque sorte lui servait de rempart était à la fois un chemin impraticable pour les chevaux et dangereux pour les hommes.
Le capitaine demanda à ses gens s'il se trouvait parmi eux un garçon qui connût la localité.
Cette question du capitaine, répétée de bouche en bouche, amena devant lui un paysan qui prétendit connaître le village de Gamwell où il avait un parent.
– Es-tu saxon ? coquin, demanda le chef en fronçant les sourcils.
– Non, capitaine, je suis normand.
– Ton parent est-il allié avec ces rebelles ?
– Oui, capitaine, car il est saxon.
– Comment est-il ton parent, alors ?
– Parce qu'il a épousé ma belle-sœur.
– Tu connais le village ?
– Oui, capitaine.
– Pourrais-tu conduire mes hommes à Gamwell par un autre chemin que celui-ci ?
– Oui, il y a au pied de la colline un sentier qui mène directement au hall de Gamwell.
– Au hall de Gamwell ? interrogea le chef ; où se trouve-t-il situé ?
– Là-bas, à votre gauche, capitaine ; c'est ce grand bâtiment entouré d'arbres. Il est habité par sir Guy.
– Le vieux rebelle que nous attaquons ? Ma foi ! le roi Henri aurait pu me donner une tâche plus facile que celle de faire sortir ce chien saxon de son chenil. Maintenant, coquin, puis-je me fier à toi ?
– Oui, capitaine, et, si vous suivez mes indications, vous verrez que je n'ai point menti.
– Je le désire pour tes oreilles, répondit le capitaine d'un ton menaçant.
– Je vous ai déjà rendu service, reprit l'homme, en vous guidant jusqu'ici.
– Sans doute, sans doute ; mais pour quelle raison ne m'as-tu pas d'abord indiqué ce chemin ?
– Parce que les Saxons se seraient aperçus du mouvement de la troupe, et auraient pris des précautions pour arrêter sa marche. Il est possible à une poignée de braves de protéger ce sentier contre un millier d'hommes.
– Il est situé, dis-tu, au pied de la colline ? demanda encore le chef.
– Oui, capitaine, sur la lisière de la forêt.
Celui-ci, très enchanté du renseignement, ordonna à une partie de sa troupe de se disposer à suivre le guide, tandis que lui, afin d'occuper sur un autre point l'attention des Saxons, allait commencer une nouvelle attaque.
Les projets du capitaine devaient être déjoués.
Le beau-frère du guide, qui en effet faisait partie des défenseurs de sir Guy, reconnut son parent, et, en le désignant à Petit-Jean, il lui fit remarquer l'espèce de conciliabule qui avait lieu entre lui et le chef.
Petit-Jean pressentit aussitôt la trahison du paysan ; il appela une trentaine d'hommes, et, sous le commandement d'un de ses cousins, il les envoya surveiller l'approche du chemin menacé d'invasion.
Ce soin pris, Petit-Jean fit appeler Robin Hood.
– Mon cher ami, lui dit-il, pourriez-vous atteindre avec votre arc un objet quelconque placé sur la colline ?
– Je le crois, répondit modestement le jeune homme.
– Ou, pour mieux dire, vous en êtes certain, reprit Petit-Jean. Eh bien ! suivez mon regard. Voyez-vous cet homme placé à la gauche du soldat qui porte sur sa tête un grand panache ? Cet homme, mon cher ami, est un perfide coquin, et je suis convaincu qu'il donne au chef des indications pour lui faire gagner Gamwell par le chemin de la forêt. Tâchez donc de tuer ce misérable.
– Volontiers.
Robin tendit son arc, et deux secondes après l'homme désigné par Petit-Jean fit un bond de douleur, jeta un cri et tomba pour ne plus se relever.
Le chef normand rassembla promptement ses hommes et se détermina à prendre les barrières d'assaut.
Les Saxons se défendirent bravement ; mais, inférieurs en nombre, ils ne purent empêcher l'escalade, et se retirèrent avec ordre dans la direction de Gamwell.
Les barrières franchies, les Normands gagnèrent facilement du terrain ; ils pénétrèrent dans le village, et une sorte de terreur panique s'empara des paysans. Ils allaient fuir lorsqu'une voix éclatante cria à pleins poumons :
– Saxons, arrêtez-vous ! celui qui a du cœur suivra son chef. En avant ! en avant !
Cette voix, qui était celle de Petit-Jean, ranima les forces défaillantes des villageois épouvantés ; ils se retournèrent, et, honteux de leur faiblesse, ils suivirent leur chef.
Celui-ci se précipita comme un lion vers un homme de haute taille qui partageait avec le chef principal le commandement de la troupe et qui, par l'ardeur de ses coups, avait causé l'effroi de ses hommes.
À la vue de Petit-Jean, qui s'avançait vers lui en courbant comme de flexibles roseaux les soldats qui tentaient de s'opposer à son passage, l'homme dont nous parlons s'arma d'une hache et s'élança à sa rencontre.
– Nous voici enfin en présence, maître forestier ! cria cet homme qui n'était autre que Geoffroy. Je vais me venger d'un seul coup de tout le mal que tu m'as fait.
Petit-Jean sourit dédaigneusement, et lorsque Geoffroy après avoir fait tournoyer sa hache, tenta de la faire descendre sur la tête du jeune homme, celui-ci, d'un geste prompt comme la pensée, la lui arracha d'entre les mains et la lança à vingt pas de lui.
– Tu es un misérable coquin, dit Petit-Jean, et tu mérites la mort ; mais, une fois encore, j'ai pitié de toi ; défends ta vie.
Les deux hommes, ou pour mieux dire les deux géants, car Geoffroy le Fort, on doit s'en souvenir, était d'une taille aussi remarquable que celle de Petit-Jean, commencèrent ce terrible combat. Il fut de longue durée, et la victoire, restée longtemps incertaine, se décida tout à coup en faveur de Petit-Jean, qui, concentrant toute sa vigueur dans un suprême effort, asséna un coup de son épée sur l'épaule de Geoffroy, et lui fendit le corps jusqu'à l'échine.
Le vaincu tomba sans pousser un cri, et les deux camps rivaux, qui avaient assisté en silence à cet étrange combat, regardaient avec une stupeur mêlée d'épouvante la terrible blessure produite par ce coup mortel.
Petit-Jean ne s'arrêta pas devant le corps de son ennemi ; il leva d'une main ferme son épée sanglante au-dessus de sa tête et traversa les rangs normands, semblable au dieu de la guerre, de la dévastation et de la mort.
Arrivé sur une éminence, le jeune homme porta ses regards en arrière ; il vit alors que, entourés par les Normands, les vassaux, malgré tout leur courage, étaient dans l'impossibilité de se défendre.
Aussitôt le jeune homme sonna du cor et donna l'ordre de la retraite ; puis, se précipitant de nouveau dans la mêlée, il fraya le chemin à ses hommes. Sa foudroyante épée tint pendant quelques minutes les soldats en respect, et les Saxons, secondant les intentions de leur chef, gagnèrent peu à peu la cour du hall. Réunis dans un seul corps et se battant en désespérés ils parvinrent à franchir les portes du château, déjà mis en état de résister aux attaques d'un siège.
Les Normands s'élancèrent sur les portes la hache à la main ; mais ces portes, en chêne massif, résistèrent à leurs efforts. Alors ils se mirent à rôder autour du vaste bâtiment dans l'espoir de découvrir une entrée mal défendue ; mais leur recherche, d'abord inutile devint bientôt dangereuse, car les Saxons jetaient du haut des fenêtres d'énormes pierres et les accablaient de flèches.
Le capitaine normand, effrayé du ravage que faisaient parmi ses hommes les projectiles lancés par les assiégés, les rappela à lui et après en avoir placé une centaine autour du hall, il descendit au village. Comme on le sait, les maisons de Gamwell étaient vides. Les soldats, autorisés par leur chef, fouillèrent les habitations ; mais à leur grande mortification, ils les trouvèrent non seulement désertes, mais encore vides de tout butin et de toute provision de bouche.
Comptant sur les ressources d'une prompte victoire, ils n'avaient point apporté de vivres, aussi étaient-ils dans un grand embarras. Ils témoignèrent leur mécontentement. Aussitôt le chef expédia dans la forêt une douzaine d'hommes réputés bons chasseurs, afin d'y tenter la prise de quelques cerfs. La chasse fut couronnée de succès ; les affamés se rassasièrent, et le capitaine, qui avait établi son camp dans le village, fit prendre du repos à une moitié de sa troupe, tandis que l'autre préparait les armes pour une attaque nocturne contre le bâtiment qui abritait les Saxons.
Plus heureux que leurs ennemis, les paysans avaient fait un excellent repas et s'étaient livrés au sommeil, après avoir relevé les morts et donné des soins aux blessés.
À la chute du jour, une éclatante lueur vint annoncer aux Saxons la nouvelle manœuvre de leurs ennemis : le village était en feu.
– Voyez, mon cher Petit-Jean, dit Robin Hood en montrant au jeune homme la lugubre clarté, les misérables brûlent sans miséricorde les chaumières de nos paysans.
– Et ils mettront le feu au hall, mon ami, répondit Petit-Jean avec tristesse ; il faut nous préparer à subir ce nouveau malheur. La vieille maison est entourée de bois, elle brûlera comme une botte de paille.
– Comme vous dites cela tranquillement ! s'écria Robin. N'est-il donc pas possible de prévenir cette odieuse tentative ?
– Nous emploierons tous les moyens qui se trouvent en notre pouvoir, mon cher Robin ; mais ne vous faites pas illusion, le feu est un ennemi difficile à vaincre.
– Regardez, Jean, voilà encore une autre chaumière qui brûle ; ils veulent donc incendier tout le village ?
– En avez-vous douté un seul instant, mon pauvre Robin ? Oui, ils détruiront notre cher Gamwell, et, lorsqu'ils auront achevé là-bas leur œuvre de démon, ils viendront essayer de mettre le feu ici.
Les paysans, désespérés, considéraient ce spectacle en jetant des cris d'indignation ; ils voulaient sortir du hall et satisfaire à l'heure même l'âpre désir de vengeance qui les mordait au cœur ; mais Petit-Jean, prévenu par un de ses cousins, accourut au milieu d'eux et leur dit d'une voix émue :
– Je comprends votre fureur, mes chers garçons ; mais de grâce ! attendez. Si nous pouvons nous défendre seulement jusqu'au point du jour, nous serons vainqueurs. Attendez, attendez, dans un quart d'heure les misérables seront ici.
– Les voilà ! dit Robin.
En effet, les Normands s'avançaient vers le château en jetant de grands cris et en portant à deux mains des tisons enflammés.
– À vos postes, enfants, à vos postes ! cria le neveu de sir Guy ; dirigez vos flèches avec attention, visez avec soin, et ne perdez aucun de vos coups. Quant à vous, Robin, restez auprès de moi, vous frapperez de mort ceux que je désignerai.
Les Normands entourèrent le château, et, tout en se tenant à distance des fenêtres et des barbacanes, ils lancèrent contre la porte des torches allumées ; mais ces torches, aussitôt atteintes par les torrents d'eau que versaient les paysans, s'éteignaient sans faire aucun mal.
Le feu fut suspendu, et une sorte de joyeux rugissement poussé par les soldats appela Petit-Jean et Robin à une fenêtre.
Précédés du chef, une dizaine de soldats traînaient un instrument qui, selon toute probabilité, devait servir à enfoncer la porte. Au moment où, sous la direction de leur capitaine, les Normands allaient établir la machine à la place qu'elle devait occuper, Petit-Jean dit à Robin :
– Envoyez donc une flèche à ce maudit capitaine.
– Je le veux bien ; mais il sera difficile de l'atteindre mortellement, car il est revêtu d'une cotte de mailles, et il faudrait pouvoir l'atteindre à la figure.
– Attention, dit Jean, préparez votre arc… tirez, mon cher Robin, mais tirez donc ! voilà son visage sous la lueur de la torche. La mort de cet homme nous sauvera.
Robin, qui suivait les mouvements du chef, tira tout à coup. La flèche partit. Le capitaine, frappé entre les deux sourcils, tomba en arrière. Les soldats éperdus se pressèrent confusément autour de leur chef, et un épouvantable désordre se mit dans les rangs.
– Maintenant, Saxons ! cria Jean d'une voix vibrante, envoyez une volée de flèches sur les incendiaires.
Cette nouvelle décharge fut tellement écrasante que les soldats restés debout se sentirent perdus. Ils allaient fuir lorsqu'un Normand, se plaçant de sa propre autorité à la tête de ses compagnons, leur proposa d'employer un dernier moyen pour contraindre les paysans à sortir de la forteresse. Un bosquet d'arbres, principalement composé de pins, se trouvait placé vis-à-vis de la façade intérieure du château, c'est-à-dire du côté des jardins. Les Normands, conduits par leur nouveau chef, scièrent à demi le tronc des arbres les plus rapprochés de la toiture du bâtiment, après en avoir au préalable enflammé les hautes branches. Petit-Jean, qui surveillait avec angoisse les rapides progrès de cette infernale destruction, laissa bientôt échapper un cri de fureur, et dit à Robin :
– Ils ont trouvé le moyen de nous obliger à sortir ; les arbres vont incendier le toit, et dans quelques instants le château sera enveloppé de flammes. Robin, faites tomber les porteurs de torches, et vous, mes amis, n'épargnez pas vos flèches. À bas les loups normands ! à bas les loups !
Les arbres, rapidement embrasés, tombèrent sur la toiture avec un bruit épouvantable, et une lueur rouge couronna bientôt le dôme du château.
Petit-Jean rassembla ses hommes dans la grande salle, les divisa en trois parties, se mit avec Robin Hood à la tête de la première, donna au moine Tuck le commandement de la seconde, confia la troisième à la direction du vieux Lincoln, et chacune de ces bandes se prépara à sortir du hall par une porte différente.
Sir Guy avait assisté d'un air impassible aux préparatifs de ce départ ; mais quand son neveu vint l'engager à quitter la salle avec lui, le vieux baronnet s'écria :
– Je veux mourir sur les ruines de ma maison.
Petit-Jean, Robin et les jeunes Gamwell supplièrent vainement le vieillard, vainement ils lui montrèrent la flamme empourprée qui jetait dans la salle une sanglante lueur, vainement ils lui parlèrent de sa femme, de ses filles, le vieux Saxon restait sourd à leurs prières, insensible à leurs larmes.
– Alerte ! alerte ! cria soudain Robin Hood ; la toiture va tomber.
Petit-Jean saisit son oncle, l'entoura de ses bras, et, malgré les plaintes du vieillard, malgré ses lamentations, il l'emporta hors de la salle.
À peine les Saxons eurent-ils franchi les portes du hall qu'un bruit sinistre se fit entendre : les étages, surchargés par la chute du toit, s'effondrèrent les uns après les autres, et la vieille demeure seigneuriale lança par ses ouvertures des trombes de flammes et de fumée.
Petit-Jean confia sir Guy à la garde de quelques hommes déterminés, et leur ordonna de prendre en toute hâte le chemin du Yorkshire.
L'esprit tranquille de ce côté-là, l'invincible Petit-Jean s'arma une fois encore de sa triomphante épée, et s'élança sur l'ennemi en criant :
– Victoire ! victoire ! Demandez grâce ! demandez merci !
L'apparition de Tuck, revêtu de sa robe de moine, jeta une terreur panique parmi les Normands ; pas un seul n'osa se défendre contre un membre de la sainte Église, et, saisis d'un soudain effroi, ils s'élancèrent, poursuivis par les Saxons, vers l'endroit où stationnaient les chevaux, se mirent lestement en selle, et s'éloignèrent à franc étrier. Des trois cents Normands arrivés le matin, il en restait à peine soixante-dix. Les villageois, enivrés de leur victoire, entouraient Petit-Jean, qui après avoir fait recueillir les blessés et les morts, parla ainsi à ses compagnons :
– Saxons ! vous avez donné la preuve aujourd'hui que vous étiez dignes de porter ce noble nom ; mais, hélas ! en dépit de votre vaillance, les Normands ont atteint leur but ; ils ont brûlé vos chaumières, ils ont fait de vous de pauvres bannis. Votre séjour ici est désormais impossible ; bientôt une nouvelle troupe de soldats enveloppera ces ruines, il faut donc vous en éloigner. Il nous reste encore un moyen de salut : la forêt nous offre un asile. Quel est celui de vous, enfant, qui n'a pas dormi sur la mousse du bois et sous le rideau ondoyant des vertes feuilles et des grands arbres ?
– Allons dans la forêt ! allons dans la forêt ! crièrent plusieurs voix.
– Oui, allons dans la forêt, répéta Petit-Jean ; nous y vivrons ensemble, nous travaillerons les uns pour les autres ; mais, pour que notre bonheur puisse s'appuyer sur la sécurité d'une constante harmonie, il faut vous nommer un chef.
– Un chef ? Alors ce sera vous, Petit-Jean.
– Hourra pour Petit-Jean ! répondirent les vassaux d'une voix unanime.
– Mes chers amis, reprit le jeune homme, je vous remercie infiniment de l'honneur que vous voulez me faire ; mais je ne puis l'accepter. Permettez-moi de vous présenter sur-le-champ celui qui est digne d'être placé à votre tête.
– Où est-il ? où est-il ?
– Le voici, dit Jean en posant sa main sur l'épaule de Robin Hood. Robin Hood, mes enfants, est un véritable Saxon, de plus il est brave. Sa discrétion et son jugement égalent la sagesse d'un vieillard. Vous voyez en Robin Hood le comte de Huntingdon, le descendant de Waltheof, fils bien-aimé de l'Angleterre. Les Normands, qui lui ont volé ses biens, lui disputent encore ses titres de noblesse ; le roi Henri a proscrit Robin Hood. Maintenant, mes garçons, répondez à ma demande : voulez-vous pour chef le neveu de sir Guy de Gamwell, le notre Robin Hood ?
– Oui ! oui ! s'écrièrent les paysans, flattés d'avoir pour chef le comte de Huntingdon.
Le cœur de Robin Hood bondissait de joie, ses plans secrets avaient donc enfin une espérance de réalisation. Il se sentait fier, et, disons-le, il se savait digne de remplir la difficile mission qui lui était dévolue par la tendresse de son ami. Après avoir promené sur les Saxons un regard étincelant, il se découvrit, et, la main appuyée sur le bras de Petit-Jean, il dit d'un ton ému :
– Mes amis, je suis heureux de voir que vous m'acceptez pour chef, et je vous en remercie du plus profond de mon cœur. Je ferai, soyez-en certains, tout ce qui dépendra de moi pour mériter votre estime et votre affection. Ma jeunesse pourrait être pour vous un sujet de crainte et de méfiance si je ne prenais le soin de vous dire que mes pensées, mes sentiments et mes actions sont ceux d'un homme qui a souffert, et par conséquent d'un homme fait. Vous trouverez en moi un frère, un compagnon, un ami, un chef dans les cas de nécessité absolue. Je connais la forêt, notre future demeure, et je m'engage à vous y trouver un asile sûr, à y rendre votre existence heureuse et agréable. Le secret de cet asile ne devra jamais être confié à personne ; nous serons nos propres gardiens, et il sera nécessaire de se montrer discret et prudent. Préparez-vous au départ, je vais vous conduire dans une retraite inaccessible à nos ennemis. Encore une fois, chers frères Saxons, je vous remercie de votre confiance ; elle sera méritée, je serai avec vous dans le malheur aussi bien que dans le bonheur.
Les préparatifs de départ furent bientôt faits, les Normands n'avaient rien laissé aux malheureux proscrits.
Trois heures après, Robin Hood et Petit-Jean, accompagnés des villageois, pénétraient dans une cave spacieuse située au centre de la forêt. Cette cave, parfaitement sèche, avait à son plafond de larges ouvertures qui permettaient à l'air et à la lumière de circuler librement dans toute son étendue.
– En vérité, Robin, dit Petit-Jean, moi qui connais le bois aussi bien que vous, je suis émerveillé de votre découverte ; comment se peut-il faire que la forêt de Sherwood possède une demeure aussi confortable ?
– Il est probable, répondit Robin, qu'elle a été construite sous Guillaume Ier par des réfugiés saxons.
Quelques jours après l'installation de nos amis dans la forêt de Sherwood, deux hommes de leur bande, qui étaient allés faire des emplettes à Mansfeld, apprirent à Robin qu'une troupe composée de cinq cents Normands avait, ne pouvant mieux faire, achevé de démolir les murailles de l'hospitalière maison qui avait été le hall de Gamwell.
Cinq années s'écoulèrent.
La bande de Robin Hood, confortablement établie dans la forêt, y vivant en sécurité, quoique son existence fût connue des Normands, ses ennemis naturels. Elle s'était d'abord nourrie des produits de la chasse ; mais cette ressource, à la longue, aurait pu devenir insuffisante, ce qui avait obligé Robin Hood à pourvoir d'une manière plus certaine aux besoins de sa troupe.
En conséquence, après avoir fait garder les routes qui traversent en tous sens la forêt de Sherwood, il avait prélevé un impôt sur le passage des voyageurs. Cet impôt, quelquefois exorbitant si l'étranger surpris par la bande était un grand seigneur, se réduisait à fort peu de chose dans le cas contraire. Du reste, ces extorsions journalières n'avaient point les apparences du vol ; elles étaient faites avec autant de bonne grâce que de courtoisie.
Voici de quelle manière les hommes de Robin Hood arrêtaient les voyageurs :
– Sir étranger, disaient-ils en ôtant avec politesse la toque qui couvrait leur tête, notre chef, Robin Hood, attend Votre Seigneurie pour commencer son repas.
Cette invitation, qui ne pouvait être refusée, était donc accueillie avec un semblant de reconnaissance.
Conduit, toujours courtoisement, en présence de Robin Hood, l'étranger se mettait à table avec son hôte, mangeait bien, buvait mieux encore, et apprenait au dessert le chiffre de la dépense qui avait été faite en son honneur. Il va sans dire que ce chiffre était proportionné à la valeur financière de l'étranger. S'il se trouvait pourvu d'argent, il payait ; s'il n'avait sur lui qu'une somme insuffisante, il donnait le nom et l'adresse de sa famille, et l'on réclamait à celle-ci une forte rançon. Dans ce dernier cas, le voyageur, tout en restant prisonnier, était si bien traité qu'il attendait sans éprouver le moindre mécontentement l'heure de sa mise en liberté. Le plaisir de dîner avec Robin Hood coûtait très cher aux Normands, néanmoins on ne se plaignait jamais d'y avoir été contraint.
Deux ou trois fois une compagnie de soldats fut envoyée contre les forestiers ; mais, toujours honteusement vaincue, elle en arriva à déclarer que la bande de Robin Hood était invincible. Si les grands seigneurs étaient largement dépouillés, en revanche les pauvres gens, saxons ou normands, recevaient un cordial accueil. En l'absence de Tuck, on se permettait quelquefois d'arrêter un moine ; s'il consentait de bonne grâce à dire une messe pour la bande, il était généreusement récompensé.
Notre vieil ami Tuck se trouvait trop heureux en si joyeuse compagnie pour avoir eu un seul instant l'idée de se séparer d'elle. Il s'était fait construire un petit ermitage dans les environs de la cave, et il vivait plantureusement des meilleurs produits de la forêt. Il buvait toujours, le digne frère, du vin lorsqu'il avait le bonheur d'en rencontrer quelques bouteilles, de l'ale forte à défaut de vin, et de l'eau pure, hélas ! lorsque l'inconstante fortune lui retirait ses faveurs. Mais il va sans dire que le pauvre Gilles faisait alors une laide grimace, et qu'il déclarait fade et nauséabonde l'eau limpide du ruisseau. Le temps n'avait point apporté d'amélioration dans le caractère du brave moine. C'était toujours le même homme, hâbleur, bruyant, fanfaron et prêt à la riposte. Il suivait la bande dans ses excursions à travers la forêt, et c'était plaisir de rencontrer les gais compagnons aux visages riants, à la parole animée, qui, même en arrêtant les voyageurs, ne perdaient rien de leur aimable humeur. Ils se montraient à tous si visiblement heureux, si enchantés de leur manière de vivre, que la voix publique les nomma amicalement « les joyeux hommes de la forêt ».
Depuis près de cinq ans personne n'avait entendu parler d'Allan Clare ni de lady Christabel ; on savait seulement que le baron Fitz-Alwine avait suivi Henri II en Normandie.
Quant au pauvre Will l'Écarlate, il avait été enrôlé dans une compagnie.
Halbert, qui avait épousé Grâce May, habitait avec sa femme la petite ville de Nottingham, et il était déjà père d'une charmante fille de trois ans.
Maude, la jolie Maude, comme disait le gentil William, faisait toujours partie de la famille Gamwell, qui, nous l'avons dit, s'était secrètement retirée dans une propriété du Yorkshire.
Le vieux baronnet avait trouvé auprès de sa femme et de ses enfants l'oubli de son malheur ; il avait repris des forces, et sa florissante santé lui promettait une longue vie.
Les fils de sir Guy s'étaient faits les compagnons de Robin Hood, et ils vivaient avec lui dans la verte forêt.
Un grand changement s'était opéré dans la personne de notre héros : il avait grandi ; ses membres étaient devenus forts ; la beauté délicate de ses traits avait, sans perdre son exquise distinction, pris les formes de la virilité. Âgé de vingt-cinq ans, Robin Hood paraissait avoir atteint sa trentième année ; ses grands yeux noirs pétillaient d'audace ; ses cheveux aux boucles soyeuses encadraient un front pur et à peine bruni par les caresses du soleil ; sa bouche et ses moustaches d'un noir de jais donnaient à sa charmante figure une expression sérieuse ; mais l'apparente sévérité de la physionomie n'ôtait rien à l'aimable enjouement de son caractère. Robin Hood, qui excitait au plus haut point l'admiration des femmes, n'en paraissait ni fier ni flatté, son cœur appartenait à Marianne. Il aimait la jeune fille aussi tendrement que dans le passé, et lui rendait de fréquentes visites au château de sir Guy. Le mutuel amour des deux jeunes gens était connu de la famille Gamwell, et on attendait pour conclure leur mariage le retour d'Allan ou la nouvelle de sa mort.
Au nombre des hôtes amicalement accueillis à Barnsdale (nom de la propriété du baronnet saxon) se trouvait un jeune homme qui adorait Marianne. Ce jeune homme, proche voisin de sir Guy (le parc de son château touchait aux limites de Barnsdale), était depuis quelques mois à peine de retour de Jérusalem, où il avait suivi une croisade, appartenant à l'ordre des Templiers.
Sir Hubert de Boissy était chevalier, et par conséquent voué au célibat.
Un matin, au retour d'une promenade faite à cheval dans les environs, sir Hubert aperçut Marianne à une fenêtre du château de son voisin. Il la trouva belle, désira la revoir et s'informa qui elle était. On le lui apprit. Aussitôt il se présenta à la porte du baronnet, s'annonça comme un voisin de bonne compagnie, offrit son amitié au vieillard et essaya de gagner sa confiance. C'était une conquête fort difficile à faire ; le vieux Saxon, qui détestait les Normands, se tint sur la réserve et accueillit avec une extrême froideur les avances du seigneur de Boissy. Fort peu découragé par ce premier échec, le chevalier revint à la charge. Alors, conseillé par la prudence, sir Guy se montra plus traitable. Quelques jours après cette seconde entrevue, Hubert rendit une visite aux dames de Gamwell, et, une fois admis au cercle de la famille, il se montra si franc, si affectueux, si aimable, que sir Guy, auquel il racontait de merveilleuses histoires, vit s'évanouir peu à peu le sentiment de méfiance que lui avait inspiré le seul aspect du Normand.
Les visites d'Hubert se multiplièrent, et il se conduisit avec tant d'adresse qu'il gagna complètement, sinon la confiance, du moins l'estime et l'amitié du vieillard, pour lequel il devint un très agréable compagnon. Galant avec les jeunes filles sans importunité, il partageait également entre elles ses prévenances et ses attentions. Il était donc impossible de se plaindre de son assiduité, elle paraissait être tout amicale ; Marianne la jugea ainsi, car il ne lui vint pas à la pensée d'en fait part à Robin. Cependant la jeune fille avait à redouter une rencontre fortuite entre les deux hommes dans le salon du château, et cette rencontre pouvait conduire Robin Hood à commettre quelque imprudence, car il était fort à présumer que le fougueux jeune homme ne pourrait voir d'un œil tranquille l'intimité d'un Saxon avec un ennemi de sa race.
Hubert de Boissy était un de ces hommes qui, sans posséder de grandes qualités physiques, ou morales, ont le talent de plaire aux femmes et de s'en faire aimer. La souplesse de son caractère ayant toujours laissé croire à la bonté de son cœur, il avait eu dans le monde de véritables succès. Cet inexplicable engouement donna au jeune homme beaucoup de fatuité et une dose d'impudence qui ne lui permettait pas de supposer un refus sérieux de la part d'une femme honorée de son attention.
Les règles de l'ordre auquel appartenait Hubert, en lui interdisant le mariage, le soumettaient aux devoirs d'une vie chaste ; mais, à vrai dire, la plupart des templiers imitaient la conduite d'Hubert, qui, habitué au luxe d'une fortune princière, vivait dans le monde et menait l'existence d'un jeune homme entièrement libre de disposer de son cœur, de sa fortune et de ses loisirs.
Le premier regard qu'il obtint de l'innocente Marianne fit naître dans le cœur du chevalier une vive passion, et cette passion dissimulée à tous les yeux, ignorée de celle qui en était l'objet, devint un supplice pour Hubert. Tenu à distance par le froid maintien de la jeune fille, exaspéré par son dédaigneux mépris pour les usurpateurs normands, il se prit pour Marianne d'un amour haineux mêlé à la fois de désir et d'exécration.
Le chevalier avait assez de finesse et d'expérience pour comprendre que, à part le bon sir Guy, toute la famille supportait douloureusement sa présence. Il se sentait lui-même fort mal à l'aise auprès de ceux qu'il nommait ses amis, et contre lesquels il méditait lâchement une cruelle vengeance.
En dépit de la généreuse bonté de son caractère, il arrivait souvent au vieux baronnet de laisser paraître son mépris pour les Normands et de les qualifier d'épithètes injurieuses. Hubert contenait la rage que lui faisaient éprouver ces mortelles insultes ; il souriait d'un air indulgent, et poussait quelquefois la duplicité jusqu'à feindre de partager les opinions de son hôte, mais toutefois après avoir essayé de les combattre afin d'inspirer pour lui-même un sentiment de miséricorde et de sympathie.
Hubert possédait une remarquable intelligence, il jugeait vite et bien lorsque l'intérêt de ses passions exigeait une grande rapidité de coup d'œil. Il lui avait donc par conséquent été facile, dès la première entrevue qui l'avait mis à même de juger sir Guy, de s'apercevoir que le bon vieillard était un homme simple, franc, sincère et incapable de supposer chez les autres les mauvaises pensées qu'il n'avait pas lui-même.
Deux mois après la première visite d'Hubert au château, il s'y trouva traité en apparence comme l'est un véritable ami.
Winifred et Barbara, les deux filles du baronnet, se montraient poliment gracieuses envers le Normand ; mais il n'en était pas de même de la part de Marianne, qui se méfiait instinctivement de la fausse bonhomie du chevalier.
Hubert avait appris le prochain mariage de Marianne, mais il lui avait été impossible de découvrir le nom de son futur époux.
Un esprit moins ardent que ne l'était celui du chevalier eût reculé devant la glaciale réserve de Marianne ; mais, à vrai dire, Hubert obéissait plutôt à un sentiment de vengeance qu'à l'entraînement irrésistible d'un véritable amour. Il attendait l'heure propice à une soudaine déclaration ; il se proposait de tomber aux genoux de la jeune fille et de lui avouer d'un ton humble l'ardente tendresse qu'il ressentait pour elle. Mais, tout en guettant avec une patiente persévérance le moment de se trouver en tête à tête avec Marianne, Hubert essayait de surprendre le secret de son amour, se promettant bien, s'il y parvenait, de briser sous ses pieds ce dangereux obstacle.
Interrogés par les valets d'Hubert, les vassaux de sir Guy donnèrent sur le fiancé de Marianne de faux renseignements ; ils le baptisèrent d'un nom de fantaisie, et le chevalier, en dépit de ses ruses et de ses adroites investigations, resta sur ce fait dans la plus complète ignorance.
Néanmoins il réussit à savoir que le futur époux de Marianne était saxon, jeune et d'une beauté remarquable ; il apprit encore qu'on entourait de mystère les visites qu'il faisait au château. Le chevalier se mit en embuscade afin de surprendre l'arrivée de son rival et de le tuer au passage ; mais cette bienveillante intention fut déjouée, le jeune homme attendu ne vint pas.
Les choses en étaient là, Hubert n'avait pas encore révélé ni l'emportement de sa passion pour Marianne, ni la haine qu'il ressentait pour toute la famille, lorsque la fête d'un village situé à quelque distance du château y appela tous les membres de la famille Gamwell. Hubert sollicita la permission d'accompagner les dames, et cette permission lui fut gracieusement accordée.
Winifred, Maude et Barbara se promettaient un grand plaisir de cette petite excursion ; mais Marianne, qui attendait la visite de Robin Hood, prétexta un violent mal de tête pour avoir la liberté de rester seule au château.
La famille partit, les vassaux endimanchés la suivirent, et, à l'exception d'un homme de garde et de deux femmes de service, tous les habitants du logis s'éloignèrent de Barnsdale.
Restée seule, Marianne monta dans sa chambre, fit une jolie toilette, et se plaça auprès d'une fenêtre, d'où elle pouvait plonger sur les différentes routes qui venaient aboutir au château. À chaque instant, elle croyait entendre le son mélodieux du cor aérien, appel qui lui annonçait l'approche du bien-aimé. Alors sa charmante tête se penchait à demi, ses yeux pensifs brillaient d'un rapide éclat, ses lèvres sérieuses prononçaient un nom, et tout son être palpitait de joie, d'anxiété et d'attente. Mais le son ne s'était pas fait attendre, mais la silhouette entrevue n'avait pas allongé sa forme élégante sur le sable doré du chemin, et Marianne, ne voyant rien avec ses yeux, regardait en elle-même pour voir avec son cœur.
L'attente fut longue, et bientôt elle devint douloureuse. Marianne fouilla l'horizon, pénétra la profondeur des allées du parc, écouta tous les bruits, et, déçue dans son ardente espérance, elle se mit tristement à pleurer.
Assiste dans un fauteuil et la tête appuyée sur une de ses mains, elle se livrait avec abandon à son naïf désespoir, lorsqu'un léger bruit lui fit lever les yeux.
Hubert était devant elle.
Marianne jeta un cri et voulut fuir.
– Pourquoi cette frayeur, miss ? me prenez-vous pour un fils de Satan ? Vive Dieu ! je croyais avoir le droit de supposer que ma présence dans la chambre d'une femme ne pouvait être pour elle un épouvantail.
– Excusez-moi, messire, balbutia Marianne d'une voix tremblante ; je ne vous ai pas entendu ouvrir la porte. J'étais seule… et…
– Vous me paraissez avoir une grande passion pour la solitude, charmante Marianne, et lorsqu'il arrive à un ami de vous surprendre dans votre retraite, vous lui montrez un visage aussi mécontent que s'il avait eu la maladresse d'interrompre une causerie amoureuse.
Marianne, un instant dominée par l'effroi, reprit bientôt le calme habituel à sa tranquille nature. Elle releva fièrement la tête, et d'un pas ferme se dirigea vers la porte. Le chevalier de Boissy l'arrêta au passage.
– Mademoiselle, dit-il, je désire causer avec vous ; faites-moi le plaisir de m'accorder quelques instants. Je pensais en vérité que ma visite serait mieux accueillie.
– Votre visite, messire, répondit dédaigneusement la jeune fille, est aussi désagréable qu'elle a été inattendue.
– Vraiment ! s'écria Hubert, j'en suis fort peiné ; mais que voulez-vous, mademoiselle, il faut savoir subir ce que l'on ne peut empêcher.
– Si vous êtes gentilhomme, vous connaissez les usages du monde, sir Hubert ; il doit donc me suffire de vous inviter à me laisser seule.
– Je suis gentilhomme, ma belle enfant, répondit le chevalier d'une voix railleuse ; mais j'aime tellement la bonne société qu'il me faut une raison plus forte qu'un simple désir pour me décider à la quitter.
– Vous manquez à toutes les lois de la galanterie chevaleresque, messire, répondit Marianne. Veuillez alors me permettre de vous laisser dans un endroit où vous êtes venu sans être appelé ni désiré.
– Mademoiselle, reprit insolemment Hubert, je trouve bon aujourd'hui d'oublier la politesse en toute chose, et si mon intention n'est pas de me retirer, elle n'est pas non plus de vous laisser sortir. J'ai eu l'honneur de vous dire que je désirais causer avec vous, et comme les occasions d'un tête-à-tête sont aussi rares que votre beauté, il serait mal à moi de ne pas mettre à profit celle que j'ai conquise en prétextant à votre exemple une forte migraine. Veuillez donc m'écouter. Depuis longtemps je vous aime.
– Assez, messire, interrompit Marianne, il ne m'est pas permis d'en entendre davantage.
– Je vous aime, reprit Hubert.
– Oh ! s'écria Marianne, si le baronnet se trouvait auprès de moi, vous n'oseriez me parler ainsi.
– Évidemment, répondit le jeune homme avec insolence. (Une pâleur livide couvrit les joues de la pauvre enfant.) Vous avez de l'esprit et de l'intelligence, continua Hubert, il est donc inutile que je perde mon temps à vous combler de niaises flatteries. Cette manière d'agir aurait certainement une heureuse influence sur la jeune fille vaine et coquette ; mis vis-à-vis de vous elle serait oiseuse et de mauvais ton. Vous êtes fort belle, et je vous aime ; vous le voyez, je vais droit au but ; voulez-vous me rendre une petite partie de mon affection ?
– Jamais ! répondit fermement Marianne.
– Voilà un mot qu'il serait prudent de ne point prononcer lorsqu'il arrive à une jeune fille de se trouver seule avec un homme fort épris de sa beauté.
– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria Marianne en joignant les mains.
– Voulez-vous être ma femme ? Si vous y consentez, vous serez une des plus grandes dames du Yorkshire.
– Malheureux ! s'exclama la jeune fille, vous mentez honteusement aux serments que vous avez faits. Vous m'offrez une main qui n'est pas libre ; vous appartenez à l'ordre des Templiers, et le sacrement du mariage vous est interdit.
– Je puis être relevé de mes vœux, reprit le chevalier, et, si vous acceptez mon nom, rien ne pourra s'opposer à notre bonheur. Je vous le jure sur l'immortalité de mon âme, Marianne, vous serez heureuse ; je vous aime de toutes les forces de mon cœur, je serai votre esclave, je n'aurai d'autre pensée que celle de vous rendre la plus enviée des femmes. Marianne, répondez-moi ; ne pleurez pas ainsi ; voulez-vous me permettre d'espérer votre amour ?
– Jamais ! jamais ! jamais !
– Encore ce mot ! Marianne, ajouta Hubert d'un ton mielleux. N'agissez pas à la légère, réfléchissez avant de répondre. Je suis riche, je possède les plus beaux domaines de la Normandie, de nombreux vassaux ; ils seront vos valets, ils verront en vous la femme bien-aimée de leur seigneur, et vous serez l'idole de toute la contrée. Je couvrirai vos cheveux de perles fines, je vous comblerai des dons les plus précieux. Marianne, Marianne, je vous le jure, vous serez heureuse avec moi.
– Ne jurez pas, messire, car vous manqueriez à ce nouveau serment comme vous avez manqué à celui qui vous engage avec le ciel.
– Non, Marianne, j'y serai fidèle.
– Je veux bien ajouter foi à vos paroles, messire, reprit la jeune fille d'un ton plus conciliant ; mais je ne puis répondre aux désirs qu'elles expriment : mon cœur ne m'appartient pas.
– On me l'avait dit et je ne pouvais le croire, tellement cette pensée m'était odieuse. Est-ce vrai ? est-ce bien vrai ?
– C'est vrai, messire, répondit Marianne en rougissant.
– Eh bien ! soit ! je respecterai le secret de votre cœur si vous m'accordez quelquefois une parole bienveillante, si vous me dites que je puis espérer le titre de votre ami. Je vous aimerai si tendrement, Marianne, je vous serai si dévoué !
– Je ne veux point d'ami, messire, et je ne saurais reconnaître des droits à une affection qu'il m'est impossible de partager. Celui qui occupe mes pensées possède les seules richesses dont je puisse ambitionner la conquête : un noble cœur, un esprit chevaleresque et un caractère loyal. Je lui serai éternellement fidèle, éternellement attachée.
– Marianne, ne me jetez pas dans le désespoir, j'y perdrais ma raison. Je désire rester calme et me tenir vis-à-vis de vous dans les limites du respect ; mais si vous me traitez encore avec autant de dureté, il me sera difficile de dompter ma colère. Marianne, écoutez-moi ; vous n'êtes pas aimée aussi passionnément que je vous aime par cet homme qui peut vivre séparé de vous. Ô Marianne, soyez à moi ! Quelle est votre existence ici ? L'isolement au milieu d'une famille étrangère. Sir Guy n'est pas votre père, Winifred et Barbara ne sont pas vos sœurs. Le sang normand, je le sais, coule dans vos veines, et le dédain que vous me témoignez est un écho de la reconnaissance qui vous attache à ces Saxons. Venez, ma belle Marianne, venez avec moi, je vous ferai une vie de luxe, de plaisir et de fêtes.
Un dédaigneux sourire entr'ouvrit les lèvres de Marianne.
– Messire, dit-elle, veuillez vous retirer, les offres que vous me faites ne méritent même pas la politesse d'un refus. J'ai eu l'honneur de vous dire que j'étais fiancée à un noble Saxon.
– Alors vous repoussez, vous dédaignez mes offres, orgueilleuse jeune fille ? demanda Hubert d'une voix altérée.
– Oui, messire.
– Vous mettez en doute la sincérité de mes paroles ?
– Non, sir chevalier, et je vous remercie de vos bonnes intentions ; mais, je vous en prie une dernière fois, laissez-moi seule ; votre présence dans mon appartement me cause une peine très vive.
Pour toute réponse, le chevalier prit un siège et l'approcha de celui qu'occupait Marianne.
La jeune fille se leva, et, debout au milieu de la chambre, elle attendit le front calme et les yeux baissés le départ d'Hubert.
– Revenez auprès de moi, dit-il après un instant de silence, je ne veux point vous faire de mal, je veux obtenir une promesse qui, sans vous obliger à rompre votre mariage avec le mystérieux inconnu que vous aimez si tendrement, me donnera la force de supporter le souvenir de vos dédains. Je prie alors que j'ai le droit d'exiger, Marianne, ajouta Hubert en s'avançant vers la jeune fille qui, sans apparente précipitation, mais d'un pas ferme, se dirigea vers la porte. Cette est fermée, miss Marianne, et vos jolies mains se meurtriraient inutilement contre la serrure. Je suis homme de précaution, ma belle enfant ; il n'y a personne au château, et s'il vous prenait fantaisie d'appeler du secours, mes gens qui sont apostés à quelques pas de Barnsdale prendraient vos cris pour un ordre d'amener au bas du perron d'excellents chevaux tous sellés, et qui, bon gré, mal gré, vous emporteraient loin d'ici.
– Messire, dit Marianne d'une voix pleine de sanglots, ayez pitié de moi ; vous me demandez des choses qu'il m'est impossible de vous accorder, et la violence ne pourra rien sur mon cœur. Laissez-moi partir ; vous le voyez, je ne crie pas, je n'appelle personne. Je vous estime assez pour croire que vos menaces d'enlèvement n'ont rien de sérieux ; vous êtes un homme d'honneur, et vous ne sauriez même avoir la pensée de commettre une action aussi lâche. Sir Guy vous aime, sir Guy a pour vous de l'estime, de la considération, auriez-vous le courage de mentir aussi cruellement à la généreuse amitié que vous avez fait naître ? Songez-y, toute la famille Gamwell serait au désespoir ; moi-même je… je me tuerais, chevalier.
En achevant ces mots, Marianne fondit en larmes.
– J'ai juré que vous seriez à moi.
– Vous avez fait là un serment insensé, messire, et si jamais votre cœur a battu d'amour pour une femme, songez dans quelle douloureuse situation elle se trouverait si, étant aimée de vous, un homme voulait l'obliger à renier cet amour. Vous avez peut-être une sœur, messire, pensez à elle ; moi j'ai un frère, et il ne survivrait pas à mon déshonneur.
– Vous serez ma femme, Marianne, ma femme chérie et respectée ; venez avec moi.
– Non, messire, non, jamais !
Hubert, qui s'était doucement rapproché de Marianne, voulut l'entourer de ses bras. La jeune fille échappa à cette odieuse étreinte, et, s'élançant à l'extrémité de la chambre, elle cria d'une voix retentissante :
– Au secours ! au secours !
Hubert, peu effrayé d'un appel qu'il savait devoir être sans effet, se prit cruellement à sourire, et parvint à saisir les mains de la jeune fille. Mais au moment où il tentait d'attirer Marianne à lui, par un geste rapide comme la pensée, la jeune fille arracha un poignard suspendu à la ceinture d'Hubert, et s'élança vers la fenêtre restée ouverte. La pauvre enfant tout éperdue allait se frapper ou se précipiter, lorsque le son d'un cor jeta ses notes harmonieuses dans le silence de la plaine. Marianne, à demi renversée sur la balustrade de la fenêtre, tressaillit faiblement ; puis elle releva la tête, et, la main toujours armée, l'ouïe tendue, le sein palpitant, elle écouta. Le son, d'abord vague et indistinct, se fit peu à peu clairement entendre, puis il éclata en fanfare joyeuses. Hubert, subjugué par le charme de cette mélodie inattendue, n'avait fait aucun mouvement offensif vers la jeune fille, mais lorsque le son du cor eut cessé de se faire entendre, il chercha à l'éloigner de la fenêtre.
– Au secours ! Robin, au secours ! cria Marianne d'une voix vibrante ; au secours ! vite, vite, Robin, mon cher Robin, c'est le ciel qui vous envoie !
Hubert, foudroyé de surprise en entendant prononcer ce nom redoutable, essaya d'étouffer les cris de Marianne ; mais la jeune fille se débattit avec une énergie et une force extraordinaires.
Tout à coup le nom de Marianne retentit au-dehors, le bruit d'une lutte succéda à cet appel ; puis la porte de l'appartement où se trouvait la jeune fille vola en éclats, et Robin Hood parut sur le seuil.
Sans jeter un cri, sans dire un mot, Robin bondit sur le chevalier, le saisit à la gorge et le jeta aux pieds de Marianne.
– Misérable ! dit le jeune homme en mettant son genou sur la poitrine d'Hubert, tu cherches à violenter une femme.
Marianne tomba en pleurant dans les bras de son fiancé.
– Soyez béni, cher Robin, dit-elle ; vous m'avez sauvé plus que la vie, vous m'avez sauvé l'honneur.
– Ma chère Marianne, répondit le jeune homme, je ne demande jamais à Dieu d'autre grâce que celle de me trouver auprès de vous à l'heure du danger. La sainte Providence a guidé mes pas, qu'elle soit glorifiée. Calmez-vous, vous me raconterez tout à l'heure ce qui s'est passé avant ma bienheureuse venue. Quant à vous, impudent coquin, continua Robin Hood en se retournant vers le chevalier qui venait de se relever, éloignez-vous ; je respecte trop profondément la notre jeune fille que vous avez eu l'audace d'insulter pour me permettre de vous frapper devant elle. Sortez…
Nous n'essayerons pas de dépeindre la rage du misérable séducteur, elle tenait de la folie. Ses yeux lancèrent sur le jeune couple un regard chargé de haine ; il grommela quelques mots indistincts, et, désarmé, raillé, insulté, honni, il gagna la porte, descendit en chancelant l'escalier qu'il avait franchi avec tant de joie, et s'éloigna du château. Robin Hood tenait Marianne pressée contre sa poitrine et la pauvre jeune fille continuait de pleurer, tout en essayant de témoigner à son sauveur toute la joie que lui donnait sa présence.
– Marianne, chère bien-aimée Marianne, disait Robin d'une voix attendrie, vous n'avez plus rien à craindre, je suis avec vous. Allons, levez vers moi ce charmant visage ; je désire lui voir une expression tranquille et souriante. Marianne essaya d'obéir à la tendre prière de son ami ; mais elle ne put prononcer un seul mot, tant son émotion était grande.
– Quel est ce jeune homme, mon amie ? demanda Robin après un silence, et en faisant asseoir à ses côtés la jeune fille encore tremblante.
– Un seigneur normand dont les propriétés avoisinent Barnsdale, répondit craintivement la jeune fille.
– Un Normand ! s'écria Robin. Comment se peut-il faire que mon oncle reçoive dans sa maison un homme qui appartient à cette race maudite ?
– Mon cher Robin, reprit Marianne, sir Guy, vous le savez, est un vieillard prudent et sage ; ne jugez pas sa conduite sous l'influence du sentiment de colère qui vous anime en ce moment. S'il a reçu les visites du chevalier Hubert de Boissy, croyez bien qu'une raison sérieuse lui en a fait une obligation. Autant que vous, peut-être plus encore, sir Guy déteste les Normands. Outre la raison de prudence qui a obligé votre oncle à accueillir les avances du chevalier, il y a encore la ruse, l'adresse, la mielleuse fourberie avec laquelle il est parvenu à s'insinuer dans les bonnes grâces de toute la famille. Sir Hubert se montrait si respectueux, si humble et si dévoué que tout le monde s'est laissé prendre à l'apparente loyauté de son caractère.
– Et vous, Marianne ?
– Moi, répondit la jeune fille, je ne le jugeais pas ; mais je trouvais dans son regard quelque chose de faux qui devait repousser la confiance.
– Comment est-il parvenu à s'introduire dans votre appartement ?
– Je ne sais. Je pleurais, parce que… Et la jeune fille rougit en baissant les yeux.
– Parce que ? interrogea tendrement Robin.
– Parce que vous ne veniez pas, dit Marianne avec un doux sourire.
– Chère bien-aimée !…
– Un léger bruit ayant attiré mon attention, je relevai la tête et je vis le chevalier. Il avait quitté sir Guy à l'aide de quelque prétexte, éloigné sans doute les femmes de service, et fait garder par ses gens les abords de la maison.
– Je sais cela, interrompit Robin ; j'ai renversé deux hommes qui avaient voulu me fermer le passage.
– Ô cher Robin, vous m'avez sauvée ! Sans vous j'étais morte ; j'allais me frapper lorsque j'ai entendu le son de votre cor.
– Où se trouve la demeure de ce misérable ? demanda Robin les dents serrées.
– À quelques pas d'ici, répondit la jeune fille en conduisant Robin du côté de la fenêtre. Venez, ajouta-t-elle ; voyez-vous ce bâtiment dont la toiture domine les arbres du parc ? Eh bien ! c'est le château du seigneur de Boissy.
– Merci, chère Marianne ; mais ne parlons plus de cet homme, je souffre à l'idée seule que ses mains infâmes ont pu toucher vos mains. Parlons de nous, de nos amis ; j'ai de bonnes nouvelles à vous donner, chère Marianne, des nouvelles qui vous rendront bien heureuse.
– Hélas ! Robin, reprit tristement la jeune fille, je suis si peu habituée à la joie que je ne puis croire même à l'espérance d'un heureux événement.
– Et vous avez tort, mon amie. Voyons, oubliez ce qui vient de se passer, et tâchez de deviner le secret de mes bonnes nouvelles.
– Ô cher Robin ! s'écria la jeune fille, vos paroles me font pressentir un bonheur inespéré. Vous avez reçu votre grâce, n'est-ce pas ? vous êtes libre, vous n'êtes plus obligé de fuir le regard des hommes ?
– Non, Marianne, non, je suis toujours un pauvre proscrit ; je ne voulais pas parler de moi.
– Alors c'est de mon frère, de mon cher Allan ? Où est-il, Robin ? quand viendra-t-il me voir ?
– Il viendra bientôt, je l'espère, répondit Robin ; j'ai reçu de ses nouvelles par un homme qui s'est associé à ma bande. Cet homme, fait prisonnier par les Normands à l'époque fatale de notre rencontre avec les croisés dans la forêt de Sherwood, fut contraint d'entrer au service du baron Fitz-Alwine. Le baron est arrivé hier avec lady Christabel à son château de Nottingham. Naturellement le Saxon fait soldat est revenu avec lui, et sa première pensée a été de s'unir à nous. Il m'a donc appris qu'Allan Clare tenait un rang distingué dans l'armée du roi de France, et qu'il était sur le point d'obtenir un congé pour venir passer quelques mois en Angleterre.
– Voilà en vérité une heureuse nouvelle, cher Robin, s'écria Marianne ; comme toujours vous êtes le bon ange de votre pauvre amie. Allan vous aime déjà beaucoup, mais combien il vous aimera plus encore lorsque je lui aurai dit à quel point vous avez été généreux et bon pour celle qui, sans l'appui de votre protectrice tendresse, serait morte d'ennui, de chagrin et d'inquiétude.
– Chère Marianne, répondit le jeune homme, vous direz à Allan que j'ai fait tout mon possible pour vous aider à supporter patiemment la douleur de son absence ; vous lui direz que j'ai été pour vous un frère tendre et dévoué.
– Un frère ! ah ! plus qu'un frère, dit doucement Marianne.
– Chère bien-aimée, murmura Robin en pressant la jeune fille sur son cœur, dites-lui que je vous aime passionnément et que toute ma vie vous appartient.
Le tendre tête-à-tête des deux jeunes gens se prolongea longtemps, et s'il arriva à Robin de presser trop vivement contre les siennes les mains de sa belle fiancée, cette affectueuse caresse eut la chaste réserve d'un amour respectueux.
Le lendemain, au point du jour, Robin Hood monta à cheval, et, sans avertir personne de ce départ précipité, il gagna en toute hâte la forêt de Sherwood. Par ses ordres une cinquantaine d'hommes, placés sous le commandement de Petit-Jean, se rendirent à Barnsdale, et, cachés dans les environs du village, ils y attendirent les dernières instructions de leur jeune chef.
Le soir même, Robin Hood conduisit ses hommes dans un petit bois qui faisait face au château d'Hubert de Boissy, et leur raconta en peu de mots l'infâme conduite du chevalier normand.
– J'ai appris, ajouta Robin, qu'Hubert de Boissy se préparait à prendre une revanche terrible ; il a réuni ses vassaux, qui sont au nombre de quarante, et cette nuit il doit faire une descente sur le château de notre cher parent et ami sir Guy de Gamwell ; il se propose d'incendier les bâtiments, de tuer les hommes et d'enlever les femmes. Eh bien ! mes garçons, il a compté sans nous ; nous défendrons l'approche de Barnsdale ; la victoire ne peut être mise en doute. Adresse et courage, et en avant !
– En avant ! crièrent avec enthousiasme les joyeux hommes de la forêt.
Aux premières ténèbres de la nuit, les portes du château d'Hubert donnèrent passage à une troupe d'hommes qui prit à pas muets le chemin de Barnsdale. Mais à peine eut-elle franchi les limites de la propriété du Normand, qu'un cri de guerre passa au-dessus de sa tête et la glaça de terreur. Hubert s'élança au milieu de ses hommes, et, les encourageant de la voix et du geste, il se précipita du côté où s'était fait entendre cette menaçante clameur. Aussitôt les forestiers sortirent du bois et fondirent sur la petite troupe.
La bataille violemment engagée allait devenir sanglante, lorsque Robin Hood se rencontra face à face avec le chevalier de Boissy.
Le combat fut terrible. Hubert se défendit vaillamment ; mais Robin Hood, dont les forces étaient triplées par la colère, fit des prodiges de valeur et enfonça son épée jusqu'à la garde dans le cœur du chevalier normand.
Les vassaux demandèrent quartier, et Robin fut généreux ; son ennemi mort, il donna l'ordre d'arrêter le combat. Le château de Boissy fut livré aux flammes, et le seigneur de ce magnifique domaine pendu à un arbre du chemin.
Marianne était vengée.
FIN.
Tiré de Bibliographie des Auteurs Modernes (1801 – 1934) par Hector Talvart et Joseph Place, Paris, Editions de la Chronique des Lettres Françaises, Aux Horizons de France, 39 rue du Général Foy , 1935 Tome 5.
1. Élégie sur la mort du général Foy. Paris, Sétier, 1825, in-8 de 14 pp.
2. La Chasse et l'Amour.
Vaudeville en un acte, par MM. Rousseau, Adolphe (M. Ribbing de Leuven) et Davy (Davy de la Pailleterie : A. Dumas).
Représenté pour la première fois, à Paris, au théâtre de l'Ambigu-Comique (22 sept.1825).
Paris, Chez Duvernois, Sétier, 1825, in-8 de 40 pp.
3. Canaris.
Dithyrambe. Au profit des Grecs.
Paris, Sanson, 1826, in-12 de 10 pp.
4. Nouvelles contemporaines.
Paris, Sanson, 1826, in-12 de 4 ff., 216 pp.
5. La Noce et l'Enterrement.
Vaudeville en trois tableaux, par MM. Davy, Lassagne et Gustave.
Représenté pour la première fois, à Paris, au théâtre de la Porte-Saint-Martin (21 nov.1826).
Paris, Chez Bezou, 1826, in-8 de 46 pp.
6. Henri III et sa cour.
Drame historique en cinq actes et en prose.
Représenté au Théâtre-Français (11 fév.1829).
Paris, Vezard et Cie, 1829, in-8 de 171 pp.
7. Christine ou Stockholm, Fontainebleau et Rome.
Trilogie dramatique sur la vie de Christine, cinq actes en vers, avec prologue et épilogue.
Représenté à Paris sur le Théâtre Royal de l'Odéon (30 mars 1830).
Paris, Barba, 1830, in-8 de 3 ff. et 191 pp.
8. Rapport au Général La Fayette sur l'enlèvement des poudres de Soissons. Paris, Impr. de Sétier, s.d. (1830), in-8 de 7 pp.
9. Napoléon Bonaparte, ou trente ans de l'histoire de France.
Drame en six actes.
Représenté pour la première fois, sur le Théâtre Royal de l'Odéon (10 janv.1831).
Paris, chez Tournachon-Molin, 1831, in-8 de XVI-219 pp.
10. Antony.
Drame en cinq actes en prose.
Représenté pour la première fois sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin (3 mai 1831).
Paris, Auguste Auffray, 1831, in-8 de 4 ff. n. ch., 106 pp.et 1 f.n. ch. (post-scriptum).
11. Charles VII chez ses grands vassaux.
Tragédie en cinq actes.
Représentée pour la première fois sur le Théâtre Royal de l'Odéon (20 oct. 1831).
Paris, Publications de Charles Lemesle, 1831, in-8 de 120 pp.
12. Richard Darlington.
Drame en cinq actes et en prose, précédé de La Maison du Docteur, prologue par MM. Dinaux.
Représenté pour la première fois sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin (10 déc. 1831).
Paris, J.-N. Barba, 1832, in-8 de 132 pp.
13. Teresa.
Drame en cinq actes et en prose.
Représenté pour la première fois sur le Théâtre Royal de l'Opéra-Comique (6 fév. 1832).
Paris, Barba; Vve Charles Béchet; Lecointe et Pougin, 1832, in-8 de 164 pp.
14. Le Mari de la veuve.
Comédie en un acte et en prose, par M.***.
Représentée pour la première fois sur le Théâtre-Français (4 avr. 1832).
Paris, Auguste Auffray, 1832, in-8 de 63 pp.
15. La Tour de Nesle.
Drame en cinq actes et en neuf tableaux, par MM. Gaillardet et ***.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin (29 mai 1832).
Paris, J.-N. Barba, 1832, in-8 de 4 ff., 98 pp.
16. Gaule et France.
Paris, U. Canel ; A. Guyot, 1833, in-8 de 375 pp.
17. Impressions de voyage.
Paris, A. Guyot, Charpentier et Dumont, 1834-1837, 5 vol. in-8.
18. Angèle.
Drame en cinq actes.
Paris, Charpentier, 1834, in-8 de 254 pp.
19. Catherine Howard.
Drame en cinq actes et en huit tableaux.
Paris, Charpentier, 1834, in-8 de IV-208 pp.
20. Souvenirs d'Antony.
Paris, Librairie de Dumont, 1835, in-8 de 360 pp.
21. Chroniques de France. Isabel de Bavière (Règne de Charles VI).
Paris, Librairie de Dumont, 1835, 2 vol. in-8 de 406 pp. et 419 pp.
22. Don Juan de Marana ou la chute d'un ange.
Mystère en cinq actes.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin (30 avr.1836).
Paris, Marchant, Éditeur du Magasin Théâtral, 1836 in-8 de 303 p.
23. Kean.
Comédie en cinq actes.
Représentée pour la première fois aux Variétés (31 août 1836).
Paris, J.-B. Barba, 1836, in-8 de 3 ff. et 263 pp.
24. Piquillo.
Opéra-comique en trois actes.
Représenté pour la première fois sur le Théâtre Royal de l'Opéra-Comique (31 oct. 1837).
Paris, Marchant, 1837, in-8 de 82 pp.
25. Caligula.
Tragédie en cinq actes et en vers, avec un prologue.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français (26 déc. 1837).
Paris, Marchant, Editeur du Magasin Théâtral, 1838 in-8 de 170 p.
26. La Salle d'armes. I. Pauline II. Pascal Bruno (précédé de Murat).
Paris, Dumont, Au Salon littéraire, 1838, 2 vol. in-8 de 376 e t 352 pp.
27. Le Capitaine Paul
(La main droite du Sire de Giac).
Paris, Dumont, 1838, 2 vol. in-8 de 316 et 323 pp.
28. Paul Jones.
Drame en cinq actes.
Représenté pour la première fois, à Paris (8 oct. 1838).
Paris, Marchant, 1838, gr. in-8 de 32 pp.
29. Nouvelles impressions de voyage.
Quinze jours au Sinaï, par MM. A. Dumas et A. Dauzats.
Paris, Dumont, 1839, 2 vol. in-8 de 358 et 406 pp
30. Acté.
Paris, Librairie de Dumont, 1839, 2 vol. in-8 de 3 ff., 242 et 302 pp.
31. La Comtesse de Salisbury. Chroniques de France.
Paris, Dumont, (et Alexandre Cadot), 1839-1848, 5 vol. in-8.
32. Jacques Ortis.
Paris, Dumont, 1839, in-8 de XVI pp. (préface de Pier-Angelo-Fiorentino) et 312 pp.
33. Mademoiselle de Belle-Isle.
Drame en cinq actes, en prose.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français (2 avr. 1839).
Paris, Dumont, 1839, in-8 de 202 pp.
34. Le Capitaine Pamphile.
Paris, Dumont, 1839, 2 vol. in-8 de 307 et 296 pp.
35. L'Alchimiste.
Drame en cinq actes en vers.
Représenté pour la première fois, sur le Théâtre de la Renaissance (10 avr. 1839).
Paris, Dumont, 1839, in-8 de 176 pp.
36. Crimes célèbres.
Paris, Administration de librairie, 1839-1841, 8 vol. in-8.
37. Napoléon, avec douze portraits en pied, gravés sur acier par les meilleurs artistes, d'après les peintures et les dessins de Horace Vernet, Tony Johannot, Isabey, Jules Boily, etc.
Paris, Au Plutarque français; Delloye, 1840, gr; in-8 de 410 pp.
38. Othon l'archer.
Paris, Dumont, 1840, in-8 de 324 pp.
39. Les Stuarts.
Paris, Dumont, 1840, 2 vol. in-8 de 308 et 304 pp.
40. Maître Adam le Calabrais.
Paris, Dumont, 1840, in-8 de 347 pp.
41. Aventures de John Davys.
Paris, Librairie de Dumont, 1840, 4 vol. in-8.
42. Le Maître d'armes.
Paris, Dumont, 1840-1841, 3 vol. in-8 de 320, 322 et 336 pp.
43. Un Mariage sous Louis XV.
Comédie en cinq actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français (1er juin 1841).
Paris, Marchant; C. Tresse, 1841, in-8 de 140 pp.
44. Praxède, suivi de Don Martin de Freytas et de Pierre-le-Cruel.
Paris, Dumont, 1841, in-8 de 307 pp.
45. Nouvelles impressions de voyage. Midi de la France.
Paris, Dumont, 1841, 3 vol. in-8 de 340, 326 et 357 pp.
46. Excursions sur les bords du Rhin.
Paris, Dumont, 1841, 3 vol. in-8 de 328, 326 et 334 pp.
47. Une année à Florence.
Paris, Dumont, 1841, 2 vol. in-8 de 340 et 343 pp.
48. Jehanne la Pucelle. 1429-1431.
Paris, Magen et Comon, 1842, in-8 de VII-327 pp.
49. Le Speronare
Paris, Dumont, 1842, 4 vol. in-8.
50. Le Capitaine Arena.
Paris, Dolin, 1842, 2 vol. in-8 de 309 et 314 pp.
51. Lorenzino. Magasin théâtral. Théâtre français.
Drame en cinq actes et en prose.
Paris, Marchant; Tarride, s. d. (1842), gr. in-8 de 36 pp.
52. Halifax. Magasin théâtral. Choix de pièces nouvelles, jouées sur tous les théâtres de Paris. Théâtre des Variétés.
Comédie en trois actes et un prologue.
Paris, Marchant; Tarride, s. d. (1842), gr. in-8 de 36 pp.
53. Le Chevalier d'Harmental.
Paris, Dumont, 1842, 4 vol. in-8.
54. Le Corricolo.
Paris, Dolin, 1843, 4 vol. in-8.
55. Les Demoiselles de Saint-Cyr.
Comédie en cinq actes, suivie d'une lettre à l'auteur à M. Jules Janin.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français (25 juill.1843). Paris, chez Marchant, et tous les Marchands de Nouveautés, 1843, gr.
in-8 de 1 f. (lettre de Dumas à son éditeur), 38 pp. et VIII pp. (lettre à J. Janin).
56. La Villa Palmieri.
Paris, Dolin, 1843, 2 vol. in-8.
57. Louise Bernard. Magasin théâtral. Choix de pièces nouvelles, jouées sur tous les théâtres de Paris.
Théâtre de la Porte-Saint-Martin.
Drame en cinq actes.
Paris, Marchant; Tarride, s. d. (1843), gr. in-8 de 34 pp.
58. Un Alchimiste au dix-neuvième siècle.
Paris, Imprimerie de Paul Dupont, 1843, in-8 de 23 pp.
59. Filles, Lorettes et Courtisanes.
Paris, Dolin, 1843, in-8. de 338 pp.
60. Ascanio.
Paris, Petion, 1844, 5 vol. in-8.
61. Le Laird de Dumbicky. Magasin théâtral. Choix de pièces nouvelles, jouées sur tous les théâtres de Paris.
Théâtre Royal de l'Odéon.
Drame en cinq actes.
Paris, Marchant; Tarride, s. d. (1844), gr. in-8 de 42 pp.
62. Sylvandire.
Paris, Dumont, 1844, 3 vol. in-8 de 318, 310 et 324 pp.
63. Fernande.
Paris, Dumont, 1844, 3 vol. in-8 de 320, 336 et 320 pp.
64. A. Les Trois Mousquetaires
Paris, Baudry, 1844, 8 vol. in-8.
B. Les Mousquetaires
Drame en cinq actes et douze tableaux, précédé de L'Auberge de Béthune,
prologue par MM. A. Dumas et Auguste Maquet.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l'Ambigu-Comique (27 oct. 1845).
Paris, Marchant, 1845, gr. in-8 de 59 pp.
C. La Jeunesse des Mousquetaires.
Pièce en 14 tableaux, par MM. A. Dumas et Auguste Maquet.
Paris, Dufour et Mulat, 1849, in-8 de 76 pp.
D. Le Prisonnier de la Bastille, fin des Mousquetaires.
Drame en cinq actes et neuf tableaux.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Impérial du Cirque (22 mars 1861).
Paris, Michel Lévy frères, s. d. (1861), gr. in-8 de 24 pp.
65. Le Château d'Eppstein.
Paris, L. de Potter, 1844, 3 vol. in-8 de 323, 353 et 322 pp.
66. Amaury.
Paris, Hippolyte Souverain, 1844, 4 vol. in-8.
67. Cécile.
Paris, Dumont, 1844, 2 vol. in-8 de 330 et 324 pp.
68. A. Gabriel Lambert.
Paris, Hippolyte Souverain, 1844, 2 vol. in-8.
B. Gabriel Lambert.
Drame en cinq actes et un prologue, par A. Dumas et Amédée de Jallais.
Paris, Michel Lévy frères, 1866, in-18 de 132 pp.
69. Louis XIV et son siècle.
Paris, Chez J.-B. Fellens et L.-P. Dufour, 1844-1845, 2 vol. gr. in-8 de II-492 et 512 pp.
70. A. Le Comte de Monte-Cristo.
Paris, Pétion, 1845-1846, 18 vol. in-8.
B. Monte-Cristo.
Drame en cinq actes et onze tableaux, par MM. A. Dumas et A. Maquet.
Paris, N. Tresse, 1848, gr. in-8 de 48 pp.
C. Le Comte de Morcerf.
Drame en cinq actes et dix tableaux de MM. A. Dumas et A. Maquet.
Paris, N. Tresse, 1851, gr. in-8 de 50 pp.
D. Villefort.
Drame en cinq actes et dix tableaux de MM. A. Dumas et A. Maquet.
Paris, N. Tresse, 1851, gr. in-8 de 59 pp.
71. A. La Reine Margot.
Paris, Garnier frères, 1845, 6 vol. in-8.
B. La Reine Margot.
Bibliothèque dramatique. Théâtre moderne. 2ème série.
Drame en cinq actes et en 13 tableaux, par MM. A. Dumas et A. Maquet.
Paris, Michel Lévy frères, 1847, in-12 de 152 pp.
72. Vingt Ans après, suite des Trois Mousquetaires. Paris, Baudry, 1845, 10 vol.
73. A. Une Fille du Régent.
Paris, A. Cadot, 1845, 4 vol. in-8.
B. Une Fille du Régent.
Comédie en cinq actes dont un prologue.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français (1er avr. 1846).
Paris, Marchant, 1846, gr. in-8 de 35 pp.
74. Les Médicis. Paris, Recoules, 1845, 2 vol. in-8 de 343 et 345 pp.
75. Michel-Ange et Raphaël Sanzio.
Paris, Recoules, 1845, 2 vol. in-8 de 345 et 306 pp.
76. Les Frères Corses.
Paris, Hippolyte Souverain, 1845, 2 vol. in-8 de 302 et 312 pp.
77. A. Le Chevalier de Maison-Rouge.
Paris, A. Cadot, 1845-1846, 6 vol. in-8.
B. Le Chevalier de Maison-Rouge. Bibliothèque dramatique.
Théâtre moderne. 2ème série.
Épisode du temps des Girondins, drame en 5 actes et 12 tableaux, par MM. A. Dumas et A. Maquet.
Paris, Michel Lévy frères, 1847, in-18 de 139 pp.
78. Histoire d'un casse-noisette.
Paris, J. Hetzel, 1845, 2 vol. pet. in-8.
79. La Bouillie de la Comtesse Berthe.
Paris, J. Hetzel, 1845, pet. in-8 de 126 pp.
80. Nanon de Lartigues.
Paris, L. de Potter, 1845, 2 vol. in-8 de 324 et 331 pp.
81. Madame de Condé.
Paris, L. de Potter, 1845, 2 vol. in-8 de 315 et 307 pp.
82. La Vicomtesse de Cambes.
Paris, L. de Potter, 1845, 2 vol. in-8 de 334 et 324 pp.
83. L'Abbaye de Peyssac.
Paris, L. de Potter, 1845, 2 vol. in-8 de 324 et 363 pp.
N. B. Ces 8 volumes (n 80 à 83) constituent une série intitulée : La Guerre des femmes, qui a inspiré la pièce :
La Guerre des femmes.
Drame en cinq actes et dix tableaux, par MM. A. Dumas et A. Maquet. Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Historique (1er oct. 1849). Paris, A. Cadot, 1849, gr. in-8 de 57 pp.
84. A. La Dame de Monsoreau.
Paris, Pétion, 1846, 8 vol. in-8.
B. La Dame de Monsoreau.
Drame en cinq actes et dix tableaux, précédé de L'Etang de Beaugé, prologue par MM. A. Dumas et A. Maquet.
Paris, Michel Lévy, 1860, in-12 de 196 pp.
85. Le Bâtard de Mauléon.
Paris, A. Cadot, 1846-1847, 9 vol. in-8.
86. Les Deux Diane.
Paris, A. Cadot, 1846-1847, 10 vol. in-8.
87. Mémoires d'un médecin.
Paris, Fellens et Dufour (et A. Cadot), 1846-1848, 19 vol. in-8.
88. Les Quarante-Cinq.
Paris, A. Cadot, 1847-1848, 10 vol. in-8.
89. Intrigue et Amour. Bibliothèque dramatique.
Théâtre moderne. 2ème série.
Drame en cinq actes et neuf tableaux.
Paris, Michel Lévy frères, 1847, in-12 de 99 pp.
90. Impressions de voyage. De Paris à Cadix.
Paris, Ancienne maison Delloye, Garnier frères, 1847-1848, 5 vol. in-8.
91. Hamlet, prince de Danemark.
Bibliothèque dramatique. Théâtre moderne. 2ème série.
Drame en vers, en 5 actes et 8 parties, par MM. A. Dumas et Paul Meurice.
Paris, Michel Lévy frères, 1848, in-18 de 106 pp.
92. Catilina.
Drame en 5 actes et 7 tableaux, par MM. A. Dumas et A. Maquet.
Paris, Michel Lévy frères, 1848, in-18 de 151 pp.
93. Le Vicomte de Bragelonne.ou Dix ans plus tard, suite des Trois Mousquetaires et de Vingt Ans après.
Paris, Michel Lévy frères, 1848-1850, 26 vol. in-8.
94. Le Véloce, ou Tanger, Alger et Tunis.
Paris, A. Cadot, 1848-1851, 4 vol. in-8.
95. Le Comte Hermann.
2ème Série du Magasin théâtral…
Drame en cinq actes, avec préface et épilogue.
Paris, Marchant, s. d. (1849), gr. in-8 de 40 pp.
96. Les Mille et un fantômes.
Paris, A. Cadot, 1849, 2 vol. in-8 de 318 et 309 pp.
97. La Régence.
Paris, A. Cadot, 1849, 2 vol. in-8 de 349 et 301 pp.
98. Louis Quinze.
Paris, A. Cadot, 1849, 5 vol. in-8.
99. Les Mariages du père Olifus.
Paris, A. Cadot, 1849, 5 vol. in-8.
100. Le Collier de la Reine.
Paris, A. Cadot, 1849-1850, 11 vol. in-8.
101. Mémoires de J.-F. Talma.
Écrits par lui-même et recueillis et mis en ordre sur les papiers de sa famille, par A. Dumas.
Paris, 1849 (et 1850), Hippolyte Souverain, 4 vol. in-8.
102. La Femme au collier de velours.
Paris, A. Cadot, 1850, 2 vol. in-8 de 326 et 333 pp.
103. Montevideo ou une nouvelle Troie.
Paris, Imprimerie centrale de Napoléon Chaix et Cie, 1850, in-18 de 167 pp.
104. La Chasse au chastre.
Magasin théâtral. Pièces nouvelles…
Fantaisie en trois actes et huit tableaux.
Paris, Administration de librairie théâtrale. Ancienne maison Marchant, 1850, gr. in-8 de 24 pp.
105. La Tulipe noire.
Paris, Baudry, s. d. (1850), 3 vol. in-8 de 313, 304 et 316 pp.
106. Louis XVI (Histoire de Louis XVI et de Marie-Antoinette.) Paris, A. Cadot, 1850-1851, 5 vol. in-8.
107. Le Trou de l'enfer. (Chronique de Charlemagne).
Paris, A. Cadot, 1851, 4 vol. in-8.
108. Dieu dispose.
Paris, A. Cadot, 1851, 4 vol. in-8.
109. La Barrière de Clichy.
Drame militaire en 5 actes et 14 tableaux.
Représenté pour la première fois à Paris sur le Théâtre National (ancien Cirque, 21 avr. 1851).
Paris, Librairie Théâtrale, 1851, in-8 de 48 pp.
110. Impressions de voyage. Suisse.
Paris, Michel Lévy frères, 1851, 3 vol. in-18.
111. Ange Pitou.
Paris, A. Cadot, 1851, 8 vol. in-8.
112. Le Drame de Quatre-vingt-treize. Scènes de la vie révolutionnaire. Paris, Hippolyte Souverain, 1851, 7 vol. in-8.
113. Histoire de deux siècles ou la Cour, l'Église et le peuple depuis 1650 jusqu'à nos jours.
Paris, Dufour et Mulat, 1852, 2 vol. gr. in-8.
114. Conscience.
Paris, A. Cadot, 1852, 5 vol. in-8.
115. Un Gil Blas en Californie.
Paris, A. Cadot, 1852, 2 vol. in-8 de 317 et 296 pp.
116. Olympe de Clèves.
Paris, A. Cadot, 1852, 9 vol. in-8.
117. Le Dernier roi (Histoire de la vie politique et privée de Louis-Philippe.) Paris, Hippolyte Souverain, 1852, 8 vol. in-8. 118. Mes Mémoires.
Paris, A. Cadot, 1852-1854, 22 vol. in-8.
119. La Comtesse de Charny.
Paris, A. Cadot, 1852-1855, 19 vol. in-8.
120. Isaac Laquedem.
Paris, A la Librairie Théâtrale, 1853, 5 vol. in-8.
121. Le Pasteur d'Ashbourn.
Paris, A. Cadot , 1853, 8 vol. in-8.
122. Les Drames de la mer.
Paris, A. Cadot, 1853, 2 vol. in-8 de 296 et 324 pp.
123. Ingénue.
Paris, A. Cadot, 1853-1855, 7 vol. in-8.
124. La Jeunesse de Pierrot. par Aramis. Publications du Mousquetaire
Paris, A la Librairie Nouvelle, 1854, in-16, 150 pp.
125. Le Marbrier.
Drame en trois actes.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville (22 mai 1854).
Paris, Michel Lévy frères, 1854, in-18 de 48 pp.
126. La Conscience.
Drame en cinq actes et en six tableaux.
Paris, Librairie d'Alphonse Tarride, 1854, in-18 de 108 pp.
127. A. El Salteador.
Roman de cape et d'épée.
Paris, A. Cadot, 1854, 3 vol. in-8.
Il a été tiré de ce roman une pièce dont voici le titre :
B. Le Gentilhomme de la montagne.
Drame en cinq actes et huit tableaux, par A. Dumas (et Ed. Lockroy).
Paris, Michel Lévy, 1860, in-18 de 144 pp.
128. Une Vie d'artiste.
Paris, A. Cadot, 1854, 2 vol. in-8 de 315 et 323 pp.
129. Saphir, pierre précieuse montée par Alexandre Dumas.
Bibliothèque du Mousquetaire.
Paris, Coulon-Pineau, 1854, in-12 de 242 pp.
130. Catherine Blum.
Paris, A. Cadot, 1854, 2 vol. in-8.
131. Vie et aventures de la princesse de Monaco. Recueillies par A. Dumas.
Paris, A. Cadot, 1854, 6 vol. in-8.
132. La Jeunesse de Louis XIV.
Comédie en cinq actes et en prose.
Paris, Librairie Théâtrale, 1856, in-16 de 306 pp.
133. Souvenirs de 1830 à 1842.
Paris, A. Cadot, 1854-1855, 8 vo l. in-8.
134. Le Page du Duc de Savoie.
Paris, A. Cadot, 1855, 8 vol. in-8.
135. Les Mohicans de Paris.
Paris, A. Cadot, 1854-1855, 19 vol. in-8.
136. A. Les Mohicans de Paris (Suite) Salvator le commissionnaire.
Paris, A. Cadot, 1856 (-1859), 14 vol. in-8.
Il a été tiré des Mohicans de Paris, la pièce suivante:
B. Les Mohicans de Paris.
Drame en cinq actes, en neuf tableaux, avec prologue.
Paris, Michel Lévy, 1864, in-12 de 162 pp.
137. Taïti. Marquises. Californie. Journal de Madame Giovanni. Rédigé et publié par A. Dumas.
Paris, A. Cadot, 1856, 4 vol. in-8.
138. La dernière année de Marie Dorval.
Paris, Librairie Nouvelle, 1855, in-32 de 96 pp.
139. Le Capitaine Richard. (Une Chasse aux éléphants.) Paris, A. Cadot, 1858, 3 vol. in-8.
140. Les Grands hommes en robe de chambre. César. Paris, A. Cadot, 1856, 7 vol. in-8.
141. Les Grands hommes en robe de chambre. Henri IV. Paris, A. Cadot, 1855, 2 vol. in-8 de 322 et 330 pp.
142. Les Grands hommes en robe de chambre. Richelieu.
Paris, A. Cadot, 1856, 5 vol. in-8.
143. L'Orestie.
Tragédie en trois actes et en vers, imitée de l'antique.
Paris, Librairie Théâtrale, 1856, in-12 de 108 pp.
144. Le Lièvre de mon grand-père.
Paris, A. Cadot, 1857, in-8 de 309 pp.
145. La Tour Saint-Jacques-la-Boucherie.
Drame historique en 5 actes et 9 tableaux, par MM. A. Dumas et X. de Montépin.
Représenté pour la première fois sur le Théâtre Impérial du Cirque (15 nov. 1856).
A la Librairie Théâtrale, 1856, gr. in-8 de 16 pp.
146. Pèlerinage de Hadji-Abd-el-Hamid-Bey (Du Couret). Médine et la Mecque. Paris, A. Cadot, 1856-1857, 6 vol. in-8.
147. Madame du Deffand.
Paris, A. Cadot, 1856-1857, 8 vol. in-8.
148. La Dame de volupté.
Mémoires de Mlle de Luynes, publiés par A. Dumas.
Paris, Michel Lévy frères, 1864, 2 vol. in-18 de 284 et 332 pp.
149. L'Invitation à la valse.
Comédie en un acte et en prose.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase (18 juin 1857).
Paris, Beck, 1837 (pour 1857), in-12 de 48 pp.
150. L'Homme aux contes.
Le Soldat de plomb et la danseuse de papier. Petit-Jean et Gros-Jean.
Le roi des taupes et sa fille. La Jeunesse de Pierrot.
Édition interdite en France.
Bruxelles, Office de publicité, Coll. Hetzel, 1857, in-32 de 208 pp.
151. Les Compagnons de Jéhu.
Paris, A. Cadot, 1857, 7 vol. in-8.
152. Charles le Téméraire.
Paris, Michel Lévy frères, 1860, 2 vol. in-12 de 324 et 310 pp.
153. Le Meneur de loups.
Paris, A. Cadot, 1857, 3 vol. in-8.
154. Causeries.
Première et deuxième séries.
Paris, Michel Lévy frères, 1860, 2 vol. in-8.
155. La Retraite illuminée, par A. Dumas, avec divers appendices par M. Joseph Bard et Sommeville.
Auxerre, Ch. Gallot, Libraire-éditeur, 1858, in-12 de 88 pp.
156. L'Honneur est satisfait.
Comédie en un acte et en prose.
Paris, Librairie Théâtrale, 1858, in-12 de 48 pp.
157. La Route de Varennes.
Paris, Michel Lévy, 1860, in-18 de 279 pp.
158. L'Horoscope.
Paris, A. Cadot, 1858, 3 vol. in-8.
159. Histoire de mes bêtes.
Paris, Michel Lévy frères, 1867, in-18 de 333 pp.
160. Le Chasseur de sauvagine.
Paris, A. Cadot, 1858, 2 vol. in-8 de chacun 317 pp.
161. Ainsi soit-il.
Paris, A. Cadot, s. d. (1862), 5 vol. in-8.
Il a été tiré de ce roman la pièce suivante:
Madame de Chamblay.
Drame en cinq actes, en prose.
Paris, Michel Lévy, 1869, in-18 de 96 pp.
162. Black.
Paris, A. Cadot, 1858, 4 vol. in-8.
163. Les Louves de Machecoul, par A. Dumas et G. de Cherville.
Paris, A. Cadot, 1859, 10 vol. in-8.
164. De Paris à Astrakan, nouvelles impressions de voyage.
Première et deuxième série.
Paris, Librairie nouvelle A. Bourdilliat et Cie, 1860, 2 vol. in-18 de 318 et 313 pp.
165. Lettres de Saint-Pétersbourg (sur le Servage en Russie).
Édition interdite pour la France.
Bruxelles, Rozez, coll. Hetzel 1859, in-32 de 232 pp.
166. La Frégate l'Espérance.
Édition interdite pour la France.
Bruxelles, Office de publicité; Leipzig, A. Dürr, coll. Hetzel, 1859, in-32 de 232 pp.
167. Contes pour les grands et les petits enfants.
Bruxelles, Office de publicité; Leipzig, A. Dürr, coll. Hetzel, 1859, 2 vol. in-32 de 190 et 204 pp.
168. Jane.
Paris, Michel Lévy frères, 1862, in-18 de 324 pp.
169. Herminie et Marianna.
Édition interdite pour la France.
Bruxelles, Méline, Cans et Cie, coll. Hetzel, 1859, in-32 de 174 pp.
170. Ammalat-Beg.
Paris, A. Cadot, s. d. (1859), 2 vol. in-8 de 326 et 352 pp.
171. La Maison de glace.
Paris, Michel Lévy, 1860, 2 vol. in-18 de 326 et 280 pp.
172. Le Caucase. Voyage d'Alexandre Dumas.
Paris, Librairie Théâtrale, s. d. (1859), in-4 de 240 pp.
173. Traduction de Victor Perceval. Mémoires d'un policeman. Paris, A. Cadot, 1859, 2 vol. in-8 de chacun 325 pp.
174. L'Art et les artistes contemporains au Salon de 1859.
Paris, A. Bourdilliat et Cie, 1859, 2 vol. in-18 de 188 pp.
175. Monsieur Coumbes. (Histoire d'un cabanon et d'un chalet.)
Paris, A. Bourdilliat et Cie, 1860, in-18 de 316 pp.
Connu aussi sous le titre suivant : Le Fils du Forçat
176. Docteur Maynard. Les Baleiniers, voyage aux terres antipodiques.
Paris, A. Cadot, 1859, 3 vol. in-8.
177. Une Aventure d'amour (Herminie).
Paris, Michel Lévy frères, 1867, in-18 de 274 pp.
178. Le Père la Ruine.
Paris, Michel Lévy frères, 1860, in-18 de 320 pp
179. La Vie au désert. Cinq ans de chasse dans l'intérieur de l'Afrique méridionale par Gordon Cumming.
Paris, Impr. de Edouard Blot, s. d. (1860), gr. in-8 de 132 pp.
180. Moullah-Nour.
Édition interdite pour la France.
Bruxelles, Méline, Cans et Cie, coll. Hetzel, s. d. (1860), 2 vol. in-32 de 181 et 152 pp.
181. Un Cadet de famille traduit par Victor Perceval, publié par A. Dumas.
Première, deuxième et troisième série.
Paris, Michel Lévy frères, 1860, 3 vol. in-18.
182. Le Roman d'Elvire.
Opéra-comique en trois actes, par A. Dumas et A. de Leuven.
Paris, Michel Lévy frères, 1860, in-18 de 97 pp.
183. L'Envers d'une conspiration.
Comédie en cinq actes, en prose.
Paris, Michel Lévy frères, 1860, in-18 de 132 pp.
184. Mémoires de Garibaldi, traduits sur le manuscrit original, par A. Dumas.
Première et deuxième série.
Paris, Michel Lévy frères, 1860, 2 vol. in-18 de 312 et 268 pp.
185. Le père Gigogne contes pour les enfants.
Première et deuxième série.
Paris, Michel Lévy frères, 1860, 2 vol. in-18.
186. Les Drames galants. La Marquise d'Escoman.
Paris, A. Bourdilliat et Cie, 1860, 2 vol. in-18 de 281 et 291 pp.
187. Jacquot sans oreilles.
Paris, Michel Lévy frères, 1873, in-18 de XXVIII-231 pp.
188. Une nuit à Florence sous Alexandre de Médicis.
Paris, Michel Lévy frères, 1861, in-18 de 250 pp.
189. Les Garibaldiens. Révolution de Sicile et de Naples. Paris, Michel Lévy frères, 1861, in-18 de 376 pp.
190. Les Morts vont vite.
Paris, Michel Lévy frères, 1861, 2 vol. in-18 de 322 et 294 pp.
191. La Boule de neige.
Paris, Michel Lévy frères, 1862, in-18 de 292 pp.
192. La Princesse Flora.
Paris, Michel Lévy frères, 1862, in-18 de 253 pp.
193. Italiens et Flamands.
Première et deuxième série.
Paris, Michel Lévy, 1862, 2 vol. in-18 de 305 et 300 pp.
194. Sultanetta.
Paris, Michel Lévy, 1862, in-18 de 320 pp.
195. Les Deux Reines, suite et fin des Mémoires de Mlle de Luynes. Paris, Michel Lévy frères, 1864, 2 vol. in-18 de 333 et 329 pp.
196. La San-Felice.
Paris, Michel Lévy frères, 1864-1865, 9 vol. in-18.
197. Un Pays inconnu, (Géral-Milco; Brésil.).
Paris, Michel Lévy frères, 1865, in-18 de 320 pp.
198. Les Gardes forestiers.
Drame en cinq actes.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Grand-Théâtre parisien (28 mai 1865).
Paris, Michel Lévy frères, s. d. (1865), gr. in-8 de 36 pp.
199. Souvenirs d'une favorite.
Paris, Michel Lévy frères, 1865, 4 vol. in-18.
200. Les Hommes de fer.
Paris, Michel Lévy frères, 1867, in-18 de 305 pp.
201. A. Les Blancs et les Bleus.
Paris, Michel Lévy frères, 1867-1868, 3 vol. in-18.
B. Les Blancs et les Bleus.
Drame en cinq actes, en onze tableaux.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Châtelet (10 mars 1869).
(Michel Lévy frères), s. d. (1874), gr in-8 de 28 pp.
202. La Terreur prussienne.
Paris, Michel Lévy frères, 1868, 2 vol. in-18 de 296 et 294 pp.
203. Souvenirs dramatiques.
Paris, Michel Lévy frères, 1868, 2 vol. in-18 de 326 et 276 pp.
204. Parisiens et provinciaux.
Paris, Michel Lévy frères, 1868, 2 vol. in-18 de 326 et 276 pp.
205. L'Île de feu.
Paris, Michel Lévy frères, 1871, 2 vol. in-18 de 285 et 254 pp.
206. Création et Rédemption. Le Docteur mystérieux.
Paris, Michel Lévy frères, 1872, 2 vol. in-18 de 320 et 312 pp.
207. Création et Rédemption. La Fille du Marquis.
Paris, Michel Lévy frères, 1872, 2 vol. in-18 de 274 et 281 pp.
208. Le Prince des voleurs.
Paris, Michel Lévy frères, 1872, 2 vol. in-18 de 293 et 275 pp.
209. Robin Hood le proscrit.
Paris, Michel Lévy frères, 1873, 2 vol. in-18 de 262 et 273 pp.
210. A. Grand dictionnaire de cuisine, par A. Dumas (et D.-J. Vuillemot).
Paris, A. Lemerre, 1873, gr. in-8 de 1155 pp.
B. Petit dictionnaire de cuisine.
Paris, A. Lemerre, 1882, in-18 de 819 pp.
211. Propos d'art et de cuisine. Paris, Calmann-Lévy, 1877, in-18 de 304 pp.
212. Herminie. L'Amazone. Paris, Calmann-Lévy, 1888, in-16 de 111 pp.
Texte libre de droits.
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Juin 2005
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