Alexandre Dumas
LA SAN-FELICE
Tome I
(1864 - 1865)
Table des matières
V LE PALAIS DE LA REINE JEANNE.
XXIII LE GÉNÉRAL BARON CHARLES MACK
XXXI OÙ GAETANO MAMMONE ENTRE EN SCÈNE
XXXII UN TABLEAU DE LÉOPOLD ROBERT
XXXVI LE PALAIS CORSINI À ROME
À propos de cette édition électronique
Les événements que je vais raconter sont si étranges, les personnages que je vais mettre en scène sont si extraordinaires, que je crois devoir, avant de leur livrer le premier chapitre de mon livre, causer pendant quelques minutes de ces événements et de ces personnages avec mes futurs lecteurs.
Les événements appartiennent à cette période du Directoire comprise entre l’année 1798 et 1800. Les deux faits dominants sont la conquête du royaume de Naples par Championnet, et la restauration du roi Ferdinand par le cardinal Ruffo ; – deux faits aussi incroyables l’un que l’autre, puisque Championnet, avec 10,000 républicains, bat une armée de 65,000 soldats, et s’empare, après trois jours de siége, d’une capitale de 500,000 habitants, et que Ruffo, parti de Messine avec cinq personnes, fait la boule de neige, traverse toute la péninsule, de Reggio au pont de la Madeleine, arrive à Naples avec 40,000 sanfédistes et rétablit sur le trône le roi déchu.
Il faut Naples, son peuple ignorant, mobile et superstitieux pour que de pareilles impossibilités deviennent des faits historiques.
Donc, voici le cadre :
L’invasion des Français, la proclamation de la république parthénopéenne, le développement des grandes individualités qui ont fait la gloire de Naples pendant les quatre mois que dura cette république, la réaction sanfédiste de Ruffo, le rétablissement de Ferdinand sur le trône et les massacres qui furent la suite de cette restauration.
Quant aux personnages, comme dans tous les livres de ce genre que nous avons écrits, ils se divisent en personnages historiques et en personnages d’imagination.
Une chose qui va paraître singulière à nos lecteurs, c’est que nous leur livrons, sans plaider aucunement leur cause, les personnages de notre imagination qui forment la partie romanesque de ce livre ; ces lecteurs ont été pendant plus d’un quart de siècle assez indulgents à notre égard, pour que, reparaissant après sept ou huit ans de silence, nous ne croyions pas avoir besoin de faire appel à leur ancienne sympathie. Qu’ils soient pour nous ce qu’ils ont toujours été, et nous nous regarderons comme trop heureux.
Mais c’est de quelques-uns des personnages historiques, au contraire, qu’il nous paraît de première nécessité de les entretenir ; sans quoi, nous pourrions courir ce risque qu’ils soient pris, sinon pour des créations de fantaisie, du moins pour des masques costumés à notre guise, tant ces personnages historiques, dans leur excentricité bouffonne ou dans leur bestiale férocité, sont en dehors non-seulement de ce qui se passe sous nos yeux, mais encore de ce que nous pouvons imaginer.
Ainsi, nous n’avons nul exemple d’une royauté qui nous donne pour spécimen Ferdinand, d’un peuple qui nous donne pour type Mammone. – Vous le voyez, je prends les deux extrémités de l’échelle sociale : le roi, chef d’État ; le paysan, chef de bande.
Commençons par le roi, et, pour ne pas faire crier les consciences royalistes à l’impiété monarchique, interrogeons un homme qui a fait deux voyages à Naples, et qui a vu et étudié le roi Ferdinand à l’époque où les nécessités de notre plan nous forcent à le mettre en scène. Cet homme est Joseph Gorani, citoyen français, comme il s’intitule lui-même, auteur des Mémoires secrets et critiques des cours et gouvernements et des mœurs des principaux États de l’Italie.
Citons trois fragments de ce livre, et montrons le roi de Naples écolier, le roi de Naples chasseur, le roi de Naples pêcheur.
C’est Gorani, et non plus moi, qui va parler :
L’ÉDUCATION DU ROI DE NAPLES.
« Lorsqu’à la mort du roi Ferdinand VI d’Espagne, Charles III quitta le trône de Naples pour monter sur celui d’Espagne, il déclara incapable de régner l’aîné de ses fils, fit le second prince des Asturies, et laissa le troisième à Naples, où il fut reconnu roi, quoique encore en bas âge. L’aîné avait été rendu imbécile par les mauvais traitements de la reine, qui le battait toujours, comme les mauvaises mères de la lie du peuple ; elle était princesse de Saxe, dure, avare, impérieuse et méchante. Charles, en partant pour l’Espagne, jugea qu’il fallait nommer un gouverneur au roi de Naples, encore enfant. La reine, qui avait la plus grande confiance dans le gouvernement, mit cette place, une des plus importantes, aux enchères publiques ; le prince San-Nicandro fut le plus fort enchérisseur et l’emporta.
» San-Nicandro avait l’âme la plus impure qui ait jamais végété dans la boue de Naples ; ignorant, livré aux vices les plus honteux, n’ayant jamais rien lu de sa vie, que l’office de la Vierge, pour laquelle il avait une dévotion toute particulière, qui ne l’empêchait pas de se plonger dans la débauche la plus crapuleuse, tel est l’homme à qui l’on donna l’importante mission de former un roi. On devine aisément quelles furent les suites d’un choix pareil ; ne sachant rien lui-même, il ne pouvait rien enseigner à son élève ; mais ce n’était point assez pour tenir le monarque dans une éternelle enfance : il l’entoura d’individus de sa trempe et éloigna de lui tout homme de mérite qui aurait pu lui inspirer le désir de s’instruire ; jouissant d’une autorité sans bornes, il vendait les grâces, les emplois, les titres ; voulant rendre le roi incapable de veiller à la moindre partie de l’administration du royaume, il lui donna de bonne heure le goût de la chasse, sous prétexte de faire ainsi sa cour au père, qui avait toujours été passionné pour cet amusement. Comme si cette passion n’eût pas suffi pour l’éloigner des affaires, il associa encore à ce goût celui de la pêche, et ce sont encore ses divertissements favoris.
» Le roi de Naples est fort vif, et il l’était encore davantage étant enfant : il lui fallait des plaisirs pour absorber tous ses moments ; son gouverneur lui chercha de nouvelles récréations et voulut en même temps le corriger d’une trop grande douceur et d’une bonté qui faisaient le fond de son caractère. San-Nicandro savait qu’un des plus grands plaisirs du prince des Asturies, aujourd’hui roi d’Espagne, était d’écorcher des lapins ; il inspira à son élève le goût de les tuer ; le roi allait attendre les pauvres bêtes à un passage étroit par lequel on les obligeait de passer, et, armé d’une massue proportionnée à ses forces, il les assommait avec de grands éclats de rire. Pour varier ce divertissement, il prenait des chiens ou des chats et s’amusait à les berner jusqu’à ce qu’ils en crevassent ; enfin, pour rendre le plaisir plus vif, il désira voir berner des hommes, ce que son gouverneur trouva très-raisonnable : des paysans, des soldats, des ouvriers et même des seigneurs de la cour, servirent ainsi de jouet à cet enfant couronné ; mais un ordre de Charles III interrompit ce noble divertissement ; le roi n’eut plus la permission de berner que des animaux, à la réserve des chiens, que le roi d’Espagne prit sous sa protection catholique et royale !
» C’est ainsi que fut élevé Ferdinand IV, à qui l’on n’apprit pas même à lire et à écrire ; sa femme fut sa première maîtresse d’école. »
LE ROI DE NAPLES CHASSEUR.
« Une telle éducation devait produire un monstre, un Caligula. Les Napolitains s’y attendaient ; mais la bonté naturelle de ce jeune monarque triompha de l’influence d’une instruction si vicieuse ; on aurait eu avec lui un prince excellent s’il fût parvenu à se corriger de son penchant pour la chasse et pour la pêche, qui lui ôtent bien des moments qu’il pourrait consacrer avec utilité aux affaires publiques ; mais la crainte de perdre une matinée favorable pour son amusement le plus cher est capable de lui faire abandonner l’affaire la plus importante, et la reine et les ministres savent bien se prévaloir de cette faiblesse.
» Au mois de janvier 1788, Ferdinand tenait dans le palais de Caserte un conseil d’État ; la reine, le ministre Acton, Caracciolo et quelques autres y assistaient. Il s’agissait d’une affaire de la plus grande importance. Au milieu de la discussion, on entendit frapper à la porte ; cette interruption surprit tout le monde, et l’on ne pouvait concevoir quel était l’homme assez hardi pour choisir un moment tel que celui-là ; mais le roi s’élança à la porte, l’ouvrit et sortit ; il rentra bientôt avec les signes de la plus vive joie et pria que l’on finît très-vite, parce qu’il avait une affaire d’une tout autre importance que celle dont on s’entretenait ; on leva le conseil, et le roi se retira dans sa chambre pour se coucher de bonne heure, afin d’être sur pied le lendemain avant le jour.
» Cette affaire à laquelle nulle autre ne pouvait être comparée était un rendez-vous de chasse ; ces coups donnés à la porte de la salle du conseil étaient un signal convenu entre le roi et son piqueur, qui, selon ses ordres, venait l’avertir qu’une troupe de sangliers avait été vue dans la forêt à l’aube du jour, et qu’ils se rassemblaient chaque matin au même lieu. Il est clair qu’il fallait rompre le conseil pour se coucher d’assez bonne heure et être en état de surprendre les sangliers. S’ils se fussent échappés, que devenait la gloire de Ferdinand ?
» Une autre fois, dans le même lieu et dans les mêmes circonstances, trois coups de sifflet se firent entendre ; c’était encore un signal entre le roi et son piqueur ; mais la reine et ceux qui assistaient au conseil ne prirent point cette plaisanterie en bonne part ; le roi seul s’en amuse, ouvre promptement une fenêtre et donne audience à son piqueur, qui lui annonce une pose d’oiseaux, ajoutant que Sa Majesté n’avait pas un instant à perdre si elle voulait avoir le plaisir d’un coup heureux.
» Le dialogue terminé, Ferdinand revint avec précipitation et dit à la reine :
» – Ma chère maîtresse, préside à ma place et finis comme tu l’entendras l’affaire qui nous rassemble. »
LA PÊCHE ROYALE.
« On croit écouter un conte fait à plaisir lorsque l’on entend dire non-seulement que le roi de Naples pêche, mais encore qu’il vend lui-même le poisson qu’il a pris ; rien de plus vrai : j’ai assisté à ce spectacle amusant et unique en son genre, et je vais en offrir le tableau.
» Ordinairement, le roi pêche dans cette partie de la mer qui est voisine du mont Pausilippe, à trois ou quatre milles de Naples ; après avoir fait une ample capture de poissons, il retourne à terre ; et, quand il est débarqué, il jouit du plaisir le plus vif qui soit pour lui dans cet amusement : on étale sur le rivage tout le produit de la pêche, et alors les acheteurs se présentent et font leur marché avec le monarque lui-même. Ferdinand ne donne rien à crédit, il veut même toucher l’argent avant de livrer sa marchandise et témoigne une méfiance fort soupçonneuse. Alors, tout le monde peut s’approcher du roi, et les lazzaroni ont surtout ce privilège, car le roi leur montre plus d’amitié qu’à tous les autres spectateurs ; les lazzaroni ont pourtant des égards pour les étrangers qui veulent voir le monarque de près. Lorsque la vente commence, la scène devient extrêmement comique ; le roi vend aussi cher qu’il est possible, il prône son poisson en le prenant dans ses mains royales et en disant tout ce qu’il croit capable d’en donner envie aux acheteurs.
» Les Napolitains, qui sont ordinairement très-familiers, traitent le roi, dans ces occasions, avec la plus grande liberté et lui disent des injures comme si c’était un marchand ordinaire de marée qui voulût surfaire ; le roi s’amuse beaucoup de leurs invectives, qui le font rire à gorge déployée ; il va ensuite trouver la reine et lui raconte tout ce qui s’est passé à la pêche et à la vente du poisson, ce qui lui fournit un ample sujet de facéties ; mais, pendant tout le temps que le roi s’occupe à la chasse et à la pêche, la reine et les ministres, comme nous l’avons dit, gouvernent à leur fantaisie et les affaires n’en vont pas mieux pour cela. »
Attendez, et le roi Ferdinand va nous apparaître sous un nouvel aspect.
Cette fois, nous n’interrogerons plus Gorani, le voyageur qui un instant l’entrevoit vendant son poisson ou passant au galop pour se rendre à un rendez-vous de chasse ; nous nous adresserons à un familier de la maison, Palmieri de Micciche, marquis de Villalba, amant de la maîtresse du roi, qui va nous montrer celui-ci dans tout le cynisme de sa lâcheté.
Écoutez donc ; c’est le marquis de Villalba qui parle, et qui parle dans notre langue :
» Vous connaissez, n’est-ce pas ? les détails de la retraite de Ferdinand, de sa fuite, pour parler plus exactement, lors des événements de la basse Italie, à la fin de l’année 1798. Je les rappellerai en deux mots.
» Soixante mille Napolitains, commandés par le général autrichien Mack, et encouragés par la présence de leur roi, s’avançaient triomphalement jusqu’à Rome, lorsque Championnet et Macdonald, en réunissant leurs faibles corps, tombent sur cette armée et la mettent en déroute.
» Ferdinand se trouvait à Albano, lorsqu’il apprit cette foudroyante défaite.
» – Fuimmo ! fuimmo ! se prit-il à crier.
» Et il fuyait en effet.
» Mais, avant de monter en voiture :
» – Mon cher Ascoli, dit-il à son compagnon, tu sais combien il fourmille de jacobins par le temps qui court ! Ces fils de p… n’ont d’autre idée que de m’assassiner. Faisons une chose, changeons d’habits. En voyage, tu seras le roi, et moi, je serai le duc d’Ascoli. De cette manière, il y aura moins de danger pour moi.
» Ainsi dit, ainsi fait : le généreux Ascoli souscrit avec joie à cette incroyable proposition ; il s’empresse d’endosser l’uniforme du roi et lui donne le sien en échange, puis il prend la droite dans la voiture, et fouette cocher !
» Nouveau Dandino, le duc joue son rôle avec perfection dans leur course jusqu’à Naples, tandis que Ferdinand, à qui la peur donnait des inspirations, s’acquittait de celui du plus soumis des courtisans de manière à faire penser qu’il n’avait été autre chose toute sa vie.
» Le roi, à la vérité, sut toujours gré au duc d’Ascoli de ce trait peu ordinaire de dévouement monarchique, et, tant qu’il vécut, il ne cessa jamais de lui donner des preuves éclatantes de sa faveur ; mais, par une singularité que peut seulement expliquer le caractère de ce prince, il lui arrivait souvent de persifler le duc sur son dévouement, tandis qu’il se raillait sur sa propre poltronnerie.
» J’étais un jour en tiers avec ce seigneur chez la duchesse de Floridia, au moment où le roi vint lui offrir le bras pour la mener dîner. Simple ami sans importance de la maîtresse du lieu, et me sentant trop honoré de la présence du nouvel arrivé, je marmottais entre mes dents le Domine, non sum dignus, et je reculais même de quelques pas, lorsque la noble dame, tout en donnant un dernier regard à sa toilette, se prit à faire l’éloge du duc et de son attachement pour la personne de son royal amant.
» – Il est sans contredit, lui disait-elle, votre ami véritable, le plus dévoué de vos serviteurs, etc., etc.
» – Oui, oui, donna Lucia, répondit le roi. Aussi demandez à Ascoli quel est le tour que je lui ai joué quand nous nous sauvâmes d’Albano.
» Et puis il lui rendait compte du changement d’habits et de la manière dont ils s’étaient acquittés de leurs rôles, et il ajoutait, les larmes aux yeux et en riant de toute la force de ses poumons :
» – C’était lui le roi ! Si nous eussions rencontré les jacobins, il était pendu, et moi, j’étais sauvé !
» Tout est étrange dans cette histoire : étrange défaite, étrange fuite, étrange proposition, étrange révélation de ces faits, enfin, devant un étranger, car tel j’étais pour la cour et surtout pour le roi, auquel je n’avais parlé qu’une fois ou deux.
» Heureusement pour l’humanité, la chose la moins étrange, c’est le dévouement de l’honnête courtisan. »
Maintenant, l’esquisse que nous traçons d’un des personnages de notre livre, personnage à la ressemblance duquel nous craignons que l’on ne puisse croire, serait incomplète si nous ne voyions ce pulcinella royal que sous son côté lazzarone ; de profil, il est grotesque ; mais, de face, il est terrible.
Voici, traduite textuellement sur l’original, la lettre qu’il écrivait à Ruffo, vainqueur et près d’entrer à Naples ; c’est une liste de proscriptions dressée à la fois par la haine, par la vengeance et par la peur :
« Palerme, 1er mai 1799.
» Mon très-éminent,
» Après avoir lu et relu, et pesé avec la plus grande attention le passage de votre lettre du 1er avril, relatif au plan à arrêter sur le destin des nombreux criminels tombés ou qui peuvent tomber dans nos mains, soit dans les provinces, soit lorsque, avec l’aide de Dieu, la capitale sera rendue à ma domination, je dois d’abord vous annoncer que j’ai trouvé tout ce que vous me dites à ce sujet plein de sagesse, et illuminé de ces lumières, de cet esprit et de cet attachement dont vous m’avez donné et me donnez continuellement des preuves non équivoques.
» Je viens donc vous faire connaître quelles sont mes dispositions.
» Je conviens avec vous qu’il ne faut pas être trop acharné dans nos recherches, d’autant plus que les mauvais sujets se sont fait si ouvertement connaître, que l’on peut en fort peu de temps mettre la main sur les plus pervers.
» Mon intention est donc que les suivantes classes de coupables soient arrêtées et dûment gardées :
» Tous ceux du gouvernement provisoire et de la commission exécutive et législative de Naples ;
» Tous les membres de la commission militaire et de la police formée par les républicains ;
» Tous ceux qui ont fait partie des différentes municipalités et qui, en général, ont reçu une commission de la république ou des Français ;
» Tous ceux qui ont souscrit à une commission ayant en vue de faire des recherches sur les prétendues dilapidations et malversations de mon gouvernement ;
» Tous les officiers qui étaient à mon service et qui sont passés à celui de la soi-disant république ou des Français. Il est bien entendu que, dans le cas où mes officiers seraient pris les armes à la main contre mes armées ou contre celles de mes alliés, ils seront, dans le terme de vingt-quatre heures, fusillés sans autre forme de procès, ainsi que tous les barons qui se seront opposés par les armes à mes soldats ou à ceux de mes alliés ;
» Tous ceux qui ont fondé des journaux républicains ou imprimé des proclamations et autres écrits, comme par exemple des ouvrages pour exciter mes peuples à la révolte et répandre les maximes du nouveau gouvernement.
» Seront également arrêtés les syndics des villes et les députés des places qui enlevèrent le gouvernement à mon vicaire le général Pignatelli, ou s’opposèrent à ses opérations, et prirent des mesures en contradiction avec la fidélité qu’ils nous doivent.
» Je veux également que l’on arrête une certaine LOUISA MOLINA SAN-FELICE et un nommé Vincenzo Cuoco, qui découvrirent la contre-révolution que voulaient faire les royalistes, à la tête desquels étaient les Backer père et fils.
» Cela fait, mon intention est de nommer une commission extraordinaire de quelques hommes sûrs et choisis qui jugeront militairement les principaux criminels parmi ceux qui seront arrêtés, et avec toute la rigueur des lois.
» Ceux qui seront jugés moins coupables seront économiquement déportés hors de mes domaines pendant toute leur vie, et leurs biens seront confisqués.
» Et, à ce propos, je dois vous dire que j’ai trouvé très-sensé ce que vous observez, quant à la déportation ; mais, tout inconvénient mis de côté, je trouve qu’il vaut mieux se défaire de ces vipères que de les garder chez soi. Si j’avais une île à moi, très-éloignée de mes domaines du continent, j’adopterais volontiers votre système de les y reléguer ; mais la proximité de mes îles des deux royaumes rendrait possible quelques conspirations que ces gens-là trameraient avec les scélérats et les mécontents que l’on ne serait pas parvenu à extirper de mes États. D’ailleurs, les revers considérables que, grâce à Dieu, les Français ont subis, et que, je l’espère, ils devront subir encore, mettront les déportés dans l’impossibilité de nous nuire. Il faudra cependant bien réfléchir au lieu de la déportation et à la manière avec laquelle on pourra l’effectuer sans danger : c’est ce dont je m’occupe actuellement.
» Quant à la commission qui doit juger tous ces coupables, à peine aurai-je Naples en main, que j’y songerai sans faute, en comptant expédier cette commission de cette ville-ci à la capitale. Quant aux provinces et aux endroits où vous êtes, de Fiore peut continuer, si vous en êtes content. En outre, parmi les avocats provinciaux et royaux des gouvernements qui n’ont point pactisé avec les républicains, qui sont attachés à la couronne et qui ont de l’intelligence, on peut en choisir un certain nombre et leur accorder tous les pouvoirs extraordinaires et sans appel, ne voulant pas que des magistrats, soit de la capitale, soit des provinces, qui auraient servi sous la république, y eussent-ils été, comme je l’espère, poussés par une irrésistible nécessité, jugent des traîtres au rang desquels je les place.
» Et pour ceux qui ne sont pas compris dans les catégories que je vous ai indiquées et que je me réserve, je vous laisse la liberté de faire procéder à leur prompt et exemplaire châtiment, avec toute la sévérité des lois, lorsque vous trouverez qu’ils sont les véritables et principaux criminels et que vous croirez ce châtiment nécessaire.
» Quant aux magistrats des tribunaux de la capitale, lorsqu’ils n’auront pas accepté des commissions particulières des Français et de la république, et qu’ils n’auront fait que remplir leurs fonctions, de rendre la justice dans les tribunaux où ils siégeaient, ils ne seront pas poursuivis.
» Ce sont là, pour le moment, toutes les dispositions que je vous charge de faire exécuter de la manière que vous jugerez convenable et dans les lieux où il y aura possibilité.
» À peine aurai-je reconquis Naples, que je me réserve de faire quelques nouvelles adjonctions que les événements et les connaissances que j’acquerrai pourront déterminer. Après quoi, mon intention est de suivre mes devoirs de bon chrétien et de père aimant ses peuples, d’oublier entièrement le passé, et d’accorder à tous un pardon général et entier qui puisse leur assurer l’oubli de leurs fautes passées, que je défendrai de rechercher plus longtemps, me flattant que ces fautes ont été causées, non par un esprit corrompu, mais par la crainte et la pusillanimité.
» Mais n’oubliez point cependant qu’il faut que les charges publiques soient données dans les provinces à des personnes qui se sont toujours bien comportées envers la couronne, et, par conséquent, qui n’ont jamais changé de parti, parce que, de cette manière seulement, nous pourrons être sûrs de conserver ce que nous avons reconquis.
» Je prie le Seigneur qu’il vous conserve pour le bien de mon service et pour pouvoir vous exprimer en tout lieu ma vraie et sincère reconnaissance.
» Croyez-moi toujours, en attendant,
» Votre affectionné.
» FERDINAND-L. B. »
Maintenant, nous avons ajouté qu’une des personnalités incroyables, presque impossibles, que nous avons introduites dans notre livre afin que Naples, dans ses jours de révolution, apparût à nos lecteurs sous son véritable aspect, c’est, à l’autre extrémité de l’échelle sociale, cette espèce de monstre, moitié tigre, moitié gorille, nommé Gaetano Mammone.
Un seul auteur en parle comme l’ayant connu personnellement : Cuoco. Les autres ne font que reproduire ce que Cuoco en dit :
« Mammone Gaetano, d’abord meunier, ensuite général en chef des insurgés de Sora, fut un monstre sanguinaire à la barbarie duquel il est impossible de rien comparer. En deux mois de temps, dans une petite étendue de pays, il fit fusiller trois cent cinquante malheureux, sans compter à peu près le double qui furent tués par ses satellites. Je ne parle pas des massacres, des violences, des incendies ; je ne parle pas des fosses horribles où il jetait les malheureux qui tombaient entre ses mains, ni des nouveaux genres de mort que sa cruauté inventait : il a renouvelé les inventions de Procuste et de Mézence. Son amour du sang était tel, qu’il buvait celui qui sortait des blessures des malheureux qu’il assassinait ou faisait assassiner. Celui qui écrit ces lignes l’a vu boire son propre sang après avoir été saigné, et rechercher avec avidité, dans la boutique d’un barbier, le sang de ceux que l’on venait de saigner avant lui. Il dînait presque toujours ayant sur sa table une tête coupée et buvait dans un crâne humain.
» C’est à ce monstre que Ferdinand de Sicile écrivait : Mon général et mon ami. »
Quant à nos autres personnages, – nous parlons des personnages historiques toujours, – ils rentrent un peu plus dans l’humanité : c’est la reine Marie-Caroline, dont nous essayerions de faire une esquisse préparatoire si cette esquisse n’avait été tracée à grands traits dans un magnifique discours du prince Napoléon au Sénat, discours qui est resté dans toutes les mémoires ; – c’est Nelson, dont Lamartine a écrit la biographie ; – c’est Emma Lyonna, dont la Bibliothèque impériale vous montrera vingt portraits ; – c’est Championnet, dont le nom est glorieusement inscrit sur les premières pages de notre Révolution, et qui, comme Marceau, comme Hoche, comme Kléber, comme Desaix, comme mon père, a eu le bonheur de ne pas survivre au règne de la liberté ; – ce sont, enfin, quelques-unes de ces grandes et poétiques figures comme en font rayonner les cataclysmes politiques, qui, en France, s’appellent Danton, Camille Desmoulins, Biron, Bailly, madame Roland, et qui, à Naples, s’appellent Hector Caraffa, Manthonnet, Schipani, Cirillo, Cimarosa, Éléonore Pimentel.
Quant à l’héroïne qui donne son nom au livre, disons un mot, non pas sur elle, mais sur son nom : la San-Felice.
En France, on dit, en parlant d’une femme noble ou simplement distinguée : Madame ; en Angleterre : Milady ou Mistress ; en Italie, pays de la familiarité, on dit : La une telle. Chez nous, cette dénomination serait prise en mauvaise part ; en Italie, à Naples surtout, c’est presque un titre de noblesse.
Pas une seule personne à Naples, en parlant de cette pauvre femme que l’excès de son malheur a rendue historique, n’aurait l’idée de dire : « Madame San-Felice, » ou : « La chevalière San-Felice. »
On dit simplement : LA SAN-FELICE.
J’ai cru devoir conserver au livre, sans altération aucune, le titre qu’il emprunte à son héroïne.
Sur ce, chers lecteurs, comme je vous ai dit ce que j’avais à vous dire, nous entrerons en matière, si vous le voulez bien.
ALEX. DUMAS.
Entre le rocher auquel Virgile, en y creusant la tombe du clairon d’Hector, a imposé le nom de promontoire de Misène, et le cap Campanella, qui vit sur l’un de ses versants naître l’inventeur de la boussole, et sur l’autre errer proscrit et fugitif l’auteur de la Jérusalem délivrée, s’ouvre le magnifique golfe de Naples.
Ce golfe, toujours riant, toujours sillonné par des milliers de barques, toujours retentissant du bruit des instruments et du chant des promeneurs, était, le 22 septembre 1798, plus joyeux, plus bruyant et plus animé encore que d’habitude.
Le mois de septembre est splendide à Naples, placé qu’il est entre les ardeurs dévorantes de l’été et les pluies capricieuses de l’automne ; et le jour duquel nous datons les premières pages de notre histoire était un des jours les plus splendides du mois. Le soleil ruisselait en flots dorés sur ce vaste amphithéâtre de collines qui semble allonger un de ses bras jusqu’à Nisida et l’autre jusqu’à Portici, pour presser la ville fortunée contre les flancs du mont Saint-Elme, que surmonte, pareille à une couronne murale posée sur le front de la moderne Parthénope, la vieille forteresse des princes angevins.
Le golfe, immense nappe d’azur, pareil à un tapis semé de paillettes d’or, frissonnait sous une brise matinale, légère, balsamique, parfumée ; si douce, qu’elle faisait éclore un ineffable sourire sur les visages qu’elle caressait ; si vivace, que dans les poitrines gonflées par elle se développait à l’instant même cette immense aspiration vers l’infini, qui fait croire orgueilleusement à l’homme qu’il est, ou du moins qu’il peut devenir un dieu, et que ce monde n’est qu’une hôtellerie d’un jour, bâtie sur la route du ciel.
Huit heures sonnaient à l’église San-Ferdinando, qui fait le coin de la rue de Tolède et de la place San-Ferdinando.
Le dernier frissonnement du timbre qui mesure le temps s’était à peine évanoui dans l’espace, que les mille cloches des trois cents églises de Naples bondissaient joyeusement et bruyamment par les ouvertures de leurs campaniles, et que les canons du fort de l’Œuf, du Castel-Nuovo et del Carmine, éclatant comme un roulement de tonnerre, semblaient vouloir éteindre leurs bruyantes volées, tout en enveloppant la ville d’une ceinture de fumée, tandis que le fort Saint-Elme, flamboyant et nuageux comme un cratère en éruption, improvisait, en face de l’ancien volcan muet, un Vésuve nouveau.
Cloches et canons saluaient de leur voix de bronze une magnifique galère qui en ce moment se détachait du quai, traversait le port militaire, et, sous la double pression des rames et de la voile, s’avançait majestueusement vers la haute mer, suivie de dix ou douze barques plus petites, mais presque aussi magnifiquement ornées que leur capitane, laquelle eût pu le disputer en richesse au Bucentaure, menant le doge épouser l’Adriatique.
Cette galère était commandée par un officier de quarante-six à quarante-sept ans, vêtu du riche uniforme d’amiral de la marine napolitaine ; son visage mâle, d’une beauté sévère et impérative, était hâlé tout à la fois par le soleil et par le vent ; quoiqu’il eût la tête découverte en signe de respect, il portait haut son front, chargé de cheveux grisonnants à travers lesquels on devinait qu’avait dû passer plus d’une fois le souffle aigu de la tempête, et l’on comprenait à la première vue que c’était à lui, quels que fussent les illustres personnages qu’il portait à son bord, que le commandement était départi ; le porte-voix de vermeil suspendu à sa main droite eût été le signe visible de ce commandement, si la nature n’eût pris soin d’imprimer ce signe d’une façon bien autrement indélébile dans l’éclair de ses yeux et dans l’accent de sa voix.
Il s’appelait François Caracciolo et appartenait à cette antique famille des princes Caraccioli, accoutumés d’être les ambassadeurs des rois et les amants des reines.
Il se tenait debout sur son banc de quart, comme il eût fait un jour de combat.
Tout le tillac de la galère était recouvert par une tente de pourpre, blasonnée des armes des Deux-Siciles et destinée à garantir du soleil les augustes passagers qu’elle abritait.
Ces passagers formaient trois groupes, de pose et d’aspect différents.
Le premier de ces groupes, le plus considérable de tous, se composait de cinq hommes, occupant le centre du bâtiment, et dont trois débordaient de la tente sur le pont ; des rubans de toutes couleurs soutenaient à leur cou des croix de tous les pays, et leurs poitrines, chamarrées de plaques, étaient sillonnées de cordons. Deux d’entre eux portaient, comme marques distinctives de leur rang, des clefs d’or aux boutons de taille de leur habit ; ce qui signifiait qu’ils avaient l’honneur d’être chambellans.
Le personnage principal de ce groupe était un homme de quarante-sept ans, grand et mince, quoique charpenté vigoureusement. L’habitude de se pencher pour écouter ceux qui lui parlaient lui avait légèrement courbé la taille en avant. Malgré le costume couvert de broderies d’or dont il était revêtu, malgré les ordres en diamants qui étincelaient sur son habit, malgré le titre de majesté qui revenait à chaque instant à la bouche de ceux qui lui adressaient la parole, son aspect était vulgaire, et aucun de ses traits, en les détaillant, ne révélait la dignité royale. Il avait les pieds gros, les mains larges, les attaches des chevilles et des poignets sans finesse ; un front déprimé qui révélait l’absence des sentiments élevés, un menton fuyant, accusant un caractère faible et irrésolu, faisaient encore ressortir un nez démesurément gros et long, signe de basse luxure et d’instincts grossiers ; l’œil seul était vif et railleur, mais faux presque toujours, cruel quelquefois.
Ce personnage était Ferdinand IV, fils de Charles III, par la grâce de Dieu roi des Deux-Siciles, et de Jérusalem, infant d’Espagne, duc de Parme, Plaisance et Castro, grand prince héréditaire de Toscane, que les lazzaroni de Naples appelaient plus simplement, et sans tant de titres et de façons, le roi Nasone.
Celui avec lequel il s’entretenait le plus particulièrement, et qui était le plus simplement vêtu de tous, quoiqu’il portât l’habit brodé des diplomates, était un vieillard de soixante-neuf ans, petit de taille, avec des cheveux rares, blancs et rejetés en arrière. Il avait cette figure étroite que les gens du peuple appellent si caractéristiquement une figure en lame de couteau, le nez et le menton pointus, la bouche rentrante, l’œil investigateur, clair et intelligent ; ses mains, dont il paraissait prendre un soin extrême et sur lesquelles retombaient des manchettes de magnifique dentelle d’Angleterre, étaient chargées de bagues dont l’or enchâssait des camées antiques et précieux ; il portait deux ordres seulement, la plaque de Saint-Janvier et le cordon rouge du Bain avec sa médaille d’or étoilée, où l’on voit un sceptre entre une rose et un chardon, au milieu de trois couronnes impériales.
Celui-là, c’était sir William Hamilton, frère de lait du roi George III, et depuis trente-cinq ans ambassadeur de la Grande-Bretagne près la cour des Deux-Siciles.
Les trois autres étaient le marquis Malaspina, aide de camp du roi ; l’Irlandais Jean Acton, son premier ministre, et le duc d’Ascoli, son chambellan et son ami.
Le second groupe, qui semblait un tableau peint par Angelica Kauffmann, se composait de deux femmes auxquelles, même dans l’ignorance de leur rang et de leur célébrité, il eût été impossible à l’observateur le plus indifférent de ne pas donner une attention particulière.
La plus âgée de ces femmes, quoique ayant passé la jeune et brillante période de la vie, avait conservé des restes remarquables de beauté ; sa taille, plutôt grande que petite, commençait à s’épaissir sous un embonpoint que sa grande fraîcheur eût pu faire accuser de précocité si quelques rides profondes, creusées sur l’ivoire d’un front large et dominateur, plus encore par les préoccupations de la politique et la pesanteur de la couronne que par l’âge lui-même, n’avaient révélé les quarante-cinq ans qu’elle était sur le point d’atteindre ; ses cheveux blonds, d’une finesse rare, d’une nuance charmante, encadraient admirablement un visage dont l’ovale primitif s’était légèrement déformé sous les contractions de l’impatience et de la douleur. Ses yeux bleus, fatigués et distraits, jetaient, lorsque la pensée venait tout à coup les animer, un feu sombre et, en quelque sorte, électrique, qui, après avoir été le reflet de l’amour, puis la flamme de l’ambition, était devenu l’éclair de la haine ; ses lèvres humides et carminées, dont l’inférieure, plus avancée que la supérieure, donnait dans certains moments une indicible expression de dédain à son visage, s’étaient séchées et avaient pâli sous les morsures incessantes de dents toujours belles et éclatantes comme des perles. Le nez et le menton étaient restés d’une pureté grecque ; le cou, les épaules et les bras demeuraient irréprochables.
Cette femme, c’était la fille de Marie-Thérèse, la sœur de Marie-Antoinette ; c’était Marie-Caroline d’Autriche, la reine des Deux-Siciles, l’épouse de Ferdinand IV, que, pour des raisons que nous verrons se développer plus tard, elle avait pris en indifférence d’abord, puis en dégoût, puis en mépris. Elle en était à cette troisième phase, qui ne devait pas être la dernière, et les nécessités politiques rapprochaient seules les illustres époux, qui, en dehors de cela, vivaient complétement séparés, le roi chassant dans ses forêts de Lincola, de Persano, d’Astroni, et se reposant dans son harem de San-Leucio, la reine faisant de la politique, à Naples, à Caserte ou à Portici, avec son ministre Acton, ou se reposant sous les berceaux d’orangers avec sa favorite Emma Lyonna, en ce moment couchée à ses pieds, comme une esclave reine.
Il suffisait, au reste, de jeter un regard sur cette dernière pour comprendre non-seulement la faveur tant soit peu scandaleuse dont elle jouissait près de Caroline, mais encore les enthousiasmes frénétiques soulevés par cette enchanteresse chez les peintres anglais, qui la représentèrent sous toutes les formes, et les poëtes napolitains qui la chantèrent sur tous les tons ; si la nature humaine peut arriver à la perfection de la beauté, certes Emma Lyonna avait atteint à cette perfection. Sans doute, dans ses intimités avec quelque moderne Sappho, elle avait hérité de cette essence précieuse donnée à Phaon par Vénus, pour se faire irrésistiblement aimer ; l’œil étonné semblait, en se fixant sur elle, ne distinguer d’abord les contours de ce corps admirable qu’à travers la vapeur de volupté qui émanait de lui ; puis, peu à peu, le regard perçait le nuage et la déesse transparaissait.
Essayons de peindre cette femme, qui descendit dans les abîmes les plus profonds de la misère et atteignit les plus splendides sommets de la prospérité, et qui, à l’époque où elle nous apparaît, eût pu rivaliser d’esprit, de grâce et de beauté avec la Grecque Aspasie, l’Égyptienne Cléopâtre et la Romaine Olympia.
Elle était ou du moins paraissait arrivée à cet âge qui donne à la femme l’apogée des accomplissements physiques ; sa personne, lorsque l’œil essayait de la détailler, offrait au regard comme un éblouissement successif ; ses cheveux châtains encadraient un visage rond comme celui de la jeune fille qui touche à peine à la puberté ; ses yeux irisés, dont il eût été impossible de déterminer la couleur, étincelaient sous deux sourcils que l’on eût crus dessinés par le pinceau de Raphaël ; son cou flexible et blanc comme celui du cygne ; ses épaules et ses bras, dont la souplesse, la douce rondeur, la grâce charmante rappelaient, non pas les froides créations du ciseau antique, mais les marbres suaves et palpitants de Germain Pilon, le disputaient à ces marbres mêmes en fermeté et en veines d’azur ; la bouche, semblable à celle de cette princesse, filleule d’une fée, qui à chaque parole laissait tomber une perle, et à chaque sourire un diamant, semblait un inépuisable écrin de baisers d’amour. Faisant contraste avec la parure toute royale de Marie-Caroline, elle était vêtue d’une longue et simple tunique de cachemire blanc à larges manches, échancrée à la grecque dans sa partie supérieure, serrée et plissée à la taille, libre de toute autre étreinte, par une ceinture de maroquin rouge, brodée d’or, incrustée de rubis, d’opales, de turquoises, et s’agrafant par un splendide camée représentant le portrait de sir William Hamilton ; elle s’enveloppait comme d’un manteau d’un large châle indien, aux couleurs changeantes et à fleurs d’or, qui plus d’une fois, dans les soirées intimes de la reine, lui avait servi à danser ce pas du châle qu’elle avait inventé et dont jamais danseuse ni ballerine ne purent atteindre la voluptueuse et magique perfection.
Plus tard, nous trouverons moyen de mettre sous les yeux de nos lecteurs l’étrange passé de cette femme, à laquelle, dans ce chapitre tout d’introduction descriptive, nous ne pouvons donner, quelque place qu’elle tienne dans l’histoire que nous allons raconter, qu’un coup d’œil rapide et qu’une fugitive attention.
Le troisième groupe, qui faisait pendant à celui-ci et qui se trouvait à la droite de celui du roi, se composait de quatre personnes, c’est-à-dire de deux hommes d’âge différents qui causaient science et économie politique, et d’une jeune femme, pâle, triste et rêveuse, berçant dans ses bras et serrant contre son cœur un enfant de quelques mois.
Une cinquième personne, qui n’était autre que la nourrice de l’enfant, grosse et fraîche paysanne portant le costume des femmes d’Aversa, se dissimulait dans la pénombre, où étincelaient, malgré elle, les broderies de son corsage passementé d’or.
Le plus jeune des deux hommes, à peine âgé de vingt-deux ans, aux cheveux blonds, au menton encore imberbe, à la taille épaissie par une obésité précoce, que le poison devait changer plus tard en maigreur cadavérique, vêtu d’un habit bleu de ciel, brodé d’or et surchargé de cordons et de plaques, était le fils aîné du roi et de la reine Marie-Caroline, l’héritier présomptif de la couronne, François, duc de Calabre. Né avec un caractère timide et doux, il avait été effrayé des violences réactionnaires de la reine, s’était jeté dans la littérature et les sciences, et ne demandait rien autre chose que de rester en dehors de la machine politique, par les rouages de laquelle il craignait d’être brisé.
Celui avec lequel il s’entretenait était un homme grave et froid, âgé de cinquante à cinquante-deux ans, qui était, non pas précisément un savant, comme on l’entend en Italie, mais, ce qui vaut parfois beaucoup mieux, un sachant. Il portait pour toute décoration, sur un habit très-simplement orné, la croix de Malte, qui exigeait deux cents ans de noblesse non interrompue : c’était, en effet, un noble Napolitain, nommé le chevalier de San-Felice, qui était bibliothécaire du prince et chevalier d’honneur de la princesse.
La princesse, par laquelle nous eussions dû commencer peut-être, était cette jeune mère, que nous avons indiquée d’un trait, qui, comme si elle eût deviné qu’elle devait bientôt quitter la terre pour le ciel, pressait son enfant contre son cœur. Elle aussi, comme sa belle-mère, était archiduchesse de la hautaine maison de Habsbourg ; elle se nommait Clémentine d’Autriche ; elle avait, à quinze ans, quitté Vienne pour épouser François de Bourbon, et, soit amour laissé là-bas, soit désillusion trouvée ici, nul, même sa fille, si elle eût été en âge de comprendre et de parler, n’eût pu raconter l’avoir vue sourire une seule fois. Fleur du Nord, elle se fanait, à peine ouverte, à l’ardent soleil du Midi ; sa tristesse était un secret dont elle mourait lentement sans se plaindre ni aux hommes ni à Dieu ; elle semblait savoir qu’elle était condamnée, et, pieuse et pure victime expiatoire, s’était résignée à la condamnation qu’elle subissait, non point pour ses fautes, mais pour celles d’autrui ; Dieu, qui a l’éternité pour être juste, a de ces mystérieuses contradictions que ne comprend pas notre justice mortelle et éphémère.
La fille qu’elle pressait contre son cœur, et qui, depuis quelques mois à peine, venait d’ouvrir ses yeux à la lumière, était cette seconde Marie-Caroline, qui peut-être eut les faiblesses, mais non les vices de la première ; ce fut la jeune princesse qui épousa le duc de Berry, que le poignard de Louvel fit veuve, et qui, seule de la branche aînée des Bourbons, a laissé en France une mémoire sympathique et un souvenir chevaleresque.
Et tout ce monde de rois, de princes, de courtisans glissant sur cette mer d’azur, sous cette tente de pourpre, au son d’une musique mélodieuse dirigée par le bon Dominique Cimarosa, maître de chapelle et compositeur de la cour, dépassait tour à tour Resina, Portici, Torre-del-Greco, et s’avançait dans la nef magnifique, poussée vers le large par cette molle brise de Baïa si fatale à l’honneur des dames romaines, et dont la voluptueuse haleine allait, en expirant sous les portiques de ses temples, faire fleurir deux fois l’an les rosiers de Pœstum.
En même temps, on voyait grandir à l’horizon, bien au delà encore de Capri et du cap Campanella, un vaisseau de guerre qui, de son côté, en apercevant la flottille royale, manœuvra pour naviguer au plus près, et, mettant le cap sur elle, tira un coup de canon.
Une légère fumée apparut aussitôt au flanc du colosse, et l’on vit gracieusement monter à sa corne le pavillon rouge d’Angleterre.
Puis on entendit, quelques secondes après, une détonation prolongée pareille au roulement d’un tonnerre lointain.
Ce bâtiment qui accourait au-devant de la flottille royale, et à la corne duquel nous avons vu monter le pavillon rouge d’Angleterre, se nommait le Van-Guard.
L’officier qui le commandait était le commodore Horace Nelson, – qui venait de détruire la flotte française à Aboukir, d’enlever à Bonaparte et à l’armée républicaine tout espoir de retour en France.
Disons en quelques mots ce que c’était que ce commodore Horace Nelson, un des plus grands hommes de mer qui aient jamais existé, le seul qui ait balancé, et même ébranlé sur l’Océan, la fortune continentale de Napoléon.
On s’étonnera peut-être de nous entendre faire, à nous, l’éloge de Nelson, ce terrible ennemi de la France, qui lui a tiré du cœur le meilleur et le plus pur de son sang à Aboukir et à Trafalgar ; mais les hommes comme lui sont un produit de la civilisation universelle ; la postérité ne fait pas pour eux une acception de naissance et de pays : elle les considère comme une partie de la grandeur de l’espèce humaine, que l’espèce humaine doit envelopper d’un large amour, caresser d’un immense orgueil ; une fois descendus dans la tombe, ils ne sont plus compatriotes ni étrangers, amis ni ennemis : ils s’appellent Annibal et Scipion, César et Pompée, c’est-à-dire des œuvres et des actions. L’immortalité naturalise les grands génies au profit de l’univers.
Nelson était né le 29 septembre 1758 ; c’était donc, à l’époque où nous sommes arrivés, un homme de trente-neuf à quarante ans.
Il était né à Barnham-Thorpes, petit village du comté de Norfolk ; son père en était le pasteur ; sa mère, qui mourut jeune, mourut en laissant onze enfants.
Un oncle qu’il avait dans la marine, et qui était apparenté aux Walpole, le prit avec lui comme aspirant, sur le vaisseau de soixante-quatre canons le Redoutable.
Il alla au pôle et fut pris pendant six mois dans les glaces, lutta corps à corps avec un ours blanc qui l’eût étouffé entre ses pattes si un de ses camarades n’eût fourré le bout de son mousquet dans l’oreille de l’animal et n’eût fait feu.
Il alla sous l’équateur, s’égara dans une forêt du Pérou, s’endormit au pied d’un arbre, fut piqué par un serpent de la pire espèce, faillit en mourir et en garda, pour toute sa vie, des taches livides pareilles à celles du serpent lui-même.
Au Canada, il eut son premier amour et pensa faire sa plus grande folie. Pour ne point quitter celle qu’il aimait, il voulut donner sa démission de capitaine de frégate. Ses officiers s’emparèrent de lui par surprise, le lièrent comme un criminel ou comme un fou, l’emportèrent sur le Sea-Horse, qu’il montait alors, et ne lui rendirent la liberté qu’en pleine mer.
De retour à Londres, il se maria à une jeune veuve nommée mistress Nisbett ; il l’aima avec cette passion qui s’allumait si facilement et si ardemment dans son âme, et, lorsqu’il se remit en mer, il emmena avec lui un fils nommé Josuah, qu’elle avait eu de son premier mari.
Lorsque Toulon fut livré aux Anglais par l’amiral Trogof et le général Maudet, Horace Nelson était capitaine à bord de l’Agamemnon ; il fut envoyé avec son bâtiment à Naples pour annoncer au roi Ferdinand et à la reine Caroline la prise de notre premier port militaire.
Sir William Hamilton, ambassadeur d’Angleterre, comme nous l’avons dit, le rencontra chez le roi, le ramena chez lui, le laissa au salon, passa dans la chambre de sa femme et lui dit :
– Je vous amène un petit homme qui ne peut pas se vanter d’être beau ; mais, ou je m’étonne fort, ou il sera un jour la gloire de l’Angleterre et la terreur de ses ennemis.
– Et comment prévoyez-vous cela ? demanda lady Hamilton.
– Par le peu de paroles que nous avons échangées. Il est au salon ; venez lui faire les honneurs de la maison, ma chère. Je n’ai jamais reçu chez moi aucun officier anglais ; mais je ne veux pas que celui-ci loge ailleurs que dans mon hôtel.
Et Nelson logea à l’ambassade d’Angleterre, située à l’angle de la rivière et de la rue de Chiaïa.
Nelson était alors, en 1793, un homme de trente-quatre ans, petit de taille comme l’avait dit William, pâle de visage, avec des yeux bleus, avec ce nez aquilin qui distingue le profil des hommes de guerre et qui fait ressembler César et Condé à des oiseaux de proie, avec ce menton vigoureusement accentué qui indique la ténacité poussée jusqu’à l’obstination ; quant aux cheveux et à la barbe, ils étaient d’un blond pâle, rares et mal plantés.
Rien n’indique qu’à cette époque, Emma Lyonna ait été sur le physique de Nelson d’un autre avis que son mari ; mais la foudroyante beauté de l’ambassadrice produisit son effet : Nelson quitta Naples, emmenant les renforts qu’il était venu demander à la cour des Deux-Siciles, et amoureux fou de lady Hamilton.
Fut-ce par pure ambition de gloire, fut-ce pour guérir de cet amour qu’il sentait inguérissable, qu’il voulut se faire tuer à la prise de Calvi, où il perdit un œil, et dans l’expédition de Ténériffe, où il perdit un bras ? On ne sait ; mais, dans ces deux occasions, il joua sa vie avec une telle insouciance, que l’on dut penser qu’il n’y tenait que médiocrement.
Lady Hamilton le revit ainsi borgne et manchot, et rien n’indique que son cœur ait ressenti, pour le héros mutilé, un autre sentiment que cette tendre et sympathique pitié que la beauté doit aux martyrs de la gloire.
Ce fut le 16 juin 1798 qu’il revint pour la seconde fois à Naples, et pour la seconde fois se retrouva en présence de lady Hamilton.
La position était critique pour Nelson.
Chargé de bloquer la flotte française dans le port de Toulon et de la combattre si elle en sortait, il avait vu lui glisser entre les doigts cette flotte, qui avait pris Malte en passant, et débarqué 30,000 hommes à Alexandrie !
Ce n’était pas le tout : battu par une tempête, ayant fait des avaries graves, manquant d’eau et de vivres, il ne pouvait continuer sa poursuite, obligé qu’il était d’aller se refaire à Gibraltar.
Il était perdu ; on pouvait accuser de trahison l’homme qui pendant un mois avait cherché dans la Méditerranée, c’est-à-dire dans un grand lac, une flotte de treize vaisseaux de ligne et de trois cent quatre-vingt-sept bâtiments de transport, non-seulement sans pouvoir la joindre, mais encore sans avoir découvert son sillage.
Il s’agissait, sous les yeux de l’ambassadeur français, d’obtenir de la cour des Deux-Siciles, qu’elle permit à Nelson de prendre de l’eau et des vivres dans les ports de Messine et de Syracuse, et du bois pour remplacer ses mâts et ses vergues brisés, dans la Calabre.
Or, la cour des Deux-Siciles avait un traité de paix avec la France ; ce traité de paix lui commandait la neutralité la plus absolue, et c’était mentir au traité et rompre cette neutralité que d’accorder à Nelson ce qu’il demandait.
Mais Ferdinand et Caroline détestaient tellement les Français et avaient juré une telle haine à la France, que tout ce que demandait Nelson lui fut impudemment accordé, et Nelson, qui savait qu’une grande victoire seule pouvait le sauver, quitta Naples, plus amoureux, plus fou, plus insensé que jamais, jurant de vaincre ou de se faire tuer à la première occasion.
Il vainquit et faillit être tué. Jamais, depuis l’invention de la poudre et l’emploi des canons, aucun combat naval n’avait épouvanté les mers d’un pareil désastre.
Sur treize vaisseaux de ligne dont se composait, comme nous l’avons dit, la flotte française, deux seulement avait pu se soustraire aux flammes et échapper à l’ennemi.
Un vaisseau avait sauté, l’Orient ; un autre vaisseau et une frégate avaient été coulés, neuf avaient été pris.
Nelson s’était conduit en héros pendant tout le temps qu’avait duré le combat ; il s’était offert à la mort, et la mort n’avait pas voulu de lui ; mais il avait reçu une cruelle blessure. Un boulet du Guillaume-Tell, expirant, avait brisé une vergue du Van-Guard, qu’il montait, et la vergue brisée lui était tombée sur le front au moment même où il levait la tête pour reconnaître la cause du craquement terrible qu’il entendait, lui avait rabattu la peau du crâne sur l’œil unique qui lui restait, et, comme un taureau frappé de la masse, l’avait renversé sur le pont, baigné dans son sang.
Nelson crut la blessure mortelle, fit appeler le chapelain pour qu’il lui donnât sa bénédiction, et le chargea de ses derniers adieux pour sa famille ; mais, avec le prêtre, était monté le chirurgien.
Celui-ci examina le crâne, le crâne était intact ; la peau seule du front était détachée et retombait jusque sur la bouche.
La peau fut remise à sa place, recollée au front, maintenue par un bandeau noir. Nelson ramassa le porte-voix échappé de sa main, et se remit à son œuvre de destruction en criant : « Feu ! » Il y avait le souffle d’un Titan dans la haine de cet homme contre la France.
Le 2 août, à huit heures du soir, nous l’avons dit, il ne restait plus de la flotte française que deux vaisseaux qui se réfugièrent à Malte.
Un navire léger porta à la cour des Deux-Siciles et à l’Amirauté d’Angleterre la nouvelle de la victoire de Nelson et de la destruction de notre flotte.
Ce fut dans toute l’Europe un immense cri de joie qui retentit jusqu’en Asie, tant les Français étaient craints, tant la révolution française était exécrée !
La cour de Naples surtout, après avoir été folle de rage, devint insensée de bonheur.
Ce fut naturellement lady Hamilton qui reçut la lettre de Nelson, annonçant cette victoire, laquelle renfermait à tout jamais trente mille Français en Égypte, et Bonaparte avec eux.
Bonaparte, l’homme de Toulon, du 13 vendémiaire, de Montenotte, de Dego, d’Arcole et de Rivoli, le vainqueur de Beaulieu, de Wurmser, d’Alvinzi et du prince Charles, le gagneur de batailles qui, en moins de deux ans, avait fait cent cinquante mille prisonniers, conquis cent soixante et dix drapeaux, pris cinq cent cinquante canons de gros calibre, six cents pièces de campagne, cinq équipages de pont ; l’ambitieux qui avait dit que l’Europe était une taupinière, et qu’il n’y avait jamais eu de grands empires et de grande révolution qu’en Orient ; l’aventureux capitaine qui, à vingt-neuf ans, déjà plus grand qu’Annibal et que Scipion, a voulu conquérir l’Égypte pour être aussi grand qu’Alexandre et que César, le voilà confisqué, supprimé, rayé de la liste des combattants ; à ce grand jeu de la guerre, il a enfin trouvé un joueur plus heureux ou plus habile que lui. Sur cet échiquier gigantesque du Nil, dont les pions sont des obélisques, les cavaliers des sphinx, les tours des pyramides, où les fous s’appellent Cambyse, les rois Sésostris, les reines Cléopâtre, il a été fait échec et mat !
Il est curieux de mesurer la terreur qu’imprimaient aux souverains de l’Europe les deux noms de la France et de Bonaparte réunis, par les cadeaux que Nelson reçut de ces souverains, devenus fous de joie en voyant la France abaissée et en croyant Bonaparte perdu.
L’énumération en est facile ; nous la copions sur une note écrite de la main même de Nelson :
De George III, la dignité de pair de la Grande-Bretagne et une médaille d’or ;
De la Chambre des communes, pour lui et ses deux plus proches héritiers, le titre de baron du Nil et de Barnham-Thorpes, avec une rente de deux mille livres sterling commençant à courir du 1er août 1798, jour de la bataille ;
De la Chambre des pairs, même rente, dans les mêmes conditions, à partir du même jour ;
Du Parlement d’Irlande, une pension de mille livres sterling ;
De la Compagnie des Indes orientales, dix mille livres une fois données ;
Du sultan, une boucle en diamants avec la plume du triomphe, évaluée deux mille livres sterling, et une riche pelisse évaluée mille livres sterling ;
De la mère du sultan, une boîte enrichie de diamants, évaluée douze cents livres sterling ;
Du roi de Sardaigne, une tabatière enrichie de diamants, évaluée douze cents livres sterling ;
De l’île de Zante, une épée à poignée d’or et une canne à pomme d’or ;
De la ville de Palerme, une tabatière et une chaîne d’or, sur un plat d’argent ;
Enfin, de son ami Benjamin Hallowell, capitaine du Swiftsure, un présent tout anglais, qui manquerait trop à notre énumération si nous le passions sous silence.
Nous avons dit que le vaisseau l’Orient avait sauté en l’air ; Hallowell recueillit le grand mât et le fit porter à bord de son bâtiment ; puis, avec le mât et ses ferrements, il fit faire, par le charpentier et le serrurier du bord, un cercueil orné d’une plaque contenant ce certificat d’origine :
« Je certifie que ce cercueil est entièrement construit avec le bois et le fer du vaisseau l’Orient, dont le vaisseau de Sa Majesté sous mes ordres sauva une grande partie dans la baie d’Aboukir.
» BEN. HALLOWELL. »
Puis, de ce cercueil ainsi certifié, il fit don à Nelson avec et par cette lettre :
À l’honorable Nelson C. B.
« Mon cher seigneur,
» Je vous envoie, en même temps que la présente, un cercueil taillé dans le mât du vaisseau français l’Orient, afin que vous puissiez, quand vous abandonnerez cette vie, reposer d’abord dans vos propres trophées. L’espérance que ce jour est encore éloigné est le désir sincère de votre obéissant et affectionné serviteur.
» BEN. HALLOWELL. »
De tous les dons qui lui furent offerts, hâtons-nous de dire que ce dernier parut être celui qui toucha le plus Nelson ; il le reçut avec une satisfaction marquée, il le fit placer dans sa cabine, appuyé contre la muraille et précisément derrière le fauteuil où il s’asseyait pour manger. Un vieux domestique, que ce meuble posthume attristait, obtint de l’amiral qu’il fût transporté dans le faux pont.
Lorsque Nelson quitta, pour le Fulminant, le Van-Guard, horriblement mutilé, le cercueil, qui n’avait point encore trouvé sa place sur le nouveau bâtiment, demeura quelques mois sur le gaillard d’avant. Un jour que les officiers du Fulminant admiraient le don du capitaine Hallowell, Nelson leur cria de sa cabine :
– Admirez tant que vous voudrez, messieurs, mais ce n’est pas pour vous qu’il est fait.
Enfin, à la première occasion qu’il trouva, Nelson l’expédia à son tapissier, en Angleterre, le priant de le garnir immédiatement de velours, attendu que, pouvant, au métier qu’il faisait, en avoir l’emploi d’un moment à l’autre, il désirait le trouver tout prêt à l’heure où il en aurait besoin.
Inutile de dire que Nelson, tué sept ans plus tard à Trafalgar, fut enseveli dans ce cercueil.
Revenons à notre récit.
Nous avons dit que, par un bâtiment léger, Nelson avait expédié la nouvelle de la victoire d’Aboukir à Naples et à Londres.
Aussitôt la lettre de Nelson reçue, Emma Lyonna courut chez la reine Caroline et la lui tendit tout ouverte ; celle-ci jeta les yeux dessus et poussa un cri ou plutôt un rugissement de bonheur ; elle appela ses fils, elle appela le roi, elle courut comme une insensée dans les appartements, embrassant ceux qu’elle rencontrait, serrant dans ses bras la messagère de bonnes nouvelles et ne se lassant pas de répéter : « Nelson ! brave Nelson ! Ô sauveur ! ô libérateur de l’Italie ! Dieu te protége ! le ciel te garde ! »
Puis, sans s’inquiéter de l’ambassadeur français Garat, le même qui avait lu à Louis XVI sa sentence de mort et qui avait sans doute été envoyé par le Directoire comme un avertissement à la monarchie napolitaine, elle ordonna, croyant n’avoir plus rien à craindre de la France, de faire hautement, ostensiblement et au grand jour, tous les préparatifs nécessaires pour recevoir Nelson à Naples comme on reçoit un triomphateur.
Et, pour ne pas rester en arrière des autres souverains, elle qui croyait lui devoir plus que les autres, menacée qu’elle était doublement, et par la présence des troupes françaises à Rome et par la proclamation de la république romaine, elle fit soumettre à la signature du roi, par son premier ministre Acton, le brevet de duc de Bronte avec trois mille livres sterling de rente annuelle, tandis que le roi, en lui présentant ce brevet, se réservait d’offrir lui-même à Nelson l’épée donnée par Louis XIV à son fils Philippe V, lorsqu’il partit pour régner sur l’Espagne, et par Philippe V à son fils don Carlos, lorsqu’il partit pour conquérir Naples.
Outre sa valeur historique qui était inappréciable, cette épée, qui, d’après les instructions du roi Charles III, ne devait passer qu’au défenseur ou au sauveur de la monarchie des Deux-Siciles, était évaluée, à cause des diamants qui l’ornaient, à cinq mille livres sterling, c’est-à-dire à cent vingt-cinq mille francs de notre monnaie.
Quant à la reine, elle s’était réservé de faire à Nelson un cadeau que tous les titres, toutes les faveurs, toutes les richesses des rois de la terre ne pouvaient égaler pour lui ; elle s’était réservé de lui donner cette Emma Lyonna, l’objet, depuis cinq années, de ses rêves les plus ardents.
En conséquence, le matin même de ce mémorable 22 septembre 1798, elle avait dit à Emma Lyonna, en écartant ses cheveux châtains pour baiser ce front menteur, si pur en apparence, qu’on l’eût pris pour celui d’un ange :
– Mon Emma bien-aimée, pour que je reste roi, et, par conséquent, pour que tu restes reine, il faut que cet homme soit à nous, et, pour que cet homme soit à nous, il faut que tu sois à lui.
Emma avait baissé les yeux, et, sans répondre, avait saisi les deux mains de la reine et les avait baisées passionnément.
Disons comment Marie-Caroline pouvait faire une telle prière, ou plutôt donner un tel ordre à lady Hamilton, ambassadrice d’Angleterre.
Dans le court et insuffisant portrait que nous avons essayé de tracer d’Emma Lyonna, nous avons dit : l’étrange passé de cette femme, et, en effet, nulle destinée ne fut plus extraordinaire que celle-là ; jamais passé ne fut tout à la fois plus sombre et plus éblouissant que le sien ; elle n’avait jamais su ni son âge précis, ni le lieu de sa naissance ; au plus loin que sa mémoire pouvait atteindre, elle se voyait enfant de trois ou quatre ans, vêtue d’une pauvre robe de toile, marchant pieds nus par une route de montagne, au milieu des brouillards et de la pluie d’un pays septentrional, s’attachant de sa petite main glacée aux vêtements de sa mère, pauvre paysanne qui la prenait entre ses bras lorsqu’elle était trop fatiguée, ou qu’il lui fallait traverser les ruisseaux qui coupaient le chemin.
Elle se souvenait d’avoir eu faim et froid dans ce voyage.
Elle se souvenait encore que, lorsqu’on traversait une ville, sa mère s’arrêtait devant la porte de quelque riche maison ou devant la boutique d’un boulanger ; que, là, d’une voix suppliante, elle demandait ou quelque pièce de monnaie qu’on lui refusait souvent, ou un pain qu’on lui donnait presque toujours.
Le soir, l’enfant et la mère faisaient halte à quelque ferme isolée et demandaient l’hospitalité, qu’on leur accordait, soit dans la grange, soit dans l’étable ; les nuits où l’on permettait aux deux pauvres voyageuses de coucher dans une étable étaient des nuits de fête ; l’enfant se réchauffait rapidement à la douce haleine des animaux, et presque toujours, le matin, avant de se remettre en route, recevait, ou de la fermière ou de la servante qui venait traire les vaches, un verre de lait tiède et mousseux, douceur à laquelle elle était d’autant plus sensible qu’elle y était peu accoutumée.
Enfin la mère et la fille atteignirent la petite ville de Flint, but de leur course ; c’était là qu’étaient nés la mère d’Emma et John Lyons, son père. Ce dernier avait, cherchant du travail, quitté le comté de Flint pour celui de Chester ; mais le travail avait été peu productif. John Lyons était mort jeune et pauvre ; et sa veuve revenait à la terre natale pour voir si la terre natale lui serait hospitalière ou marâtre.
Dans des souvenirs plus rapprochés de trois ou quatre ans, Emma se revoyait au penchant d’une colline gazonneuse et fleurie, faisant paître, pour une fermière des environs, chez laquelle sa mère était servante, un troupeau de quelques moutons, et séjournant de préférence près d’une source limpide, où elle se regardait complaisamment, couronnée par elle-même des fleurs champêtres qui s’épanouissaient autour d’elle.
Deux ou trois ans plus tard, et comme elle devait atteindre sa dixième année, quelque chose d’heureux était arrivé dans la famille. Un comte d’Halifax, qui sans doute, dans un de ses caprices aristocratiques, avait trouvé la mère d’Emma encore belle, envoya une petite somme dont partie était destinée au bien-être de la mère, partie à l’éducation de l’enfant ; et Emma se souvenait d’avoir été conduite dans une pension de jeunes filles dont l’uniforme était un chapeau de paille, une robe bleu de ciel et un tablier noir.
Elle resta deux ans dans cette pension, y apprit à lire et à écrire, y étudia les premiers éléments de la musique et du dessin, arts dans lesquels, grâce à son admirable organisation, elle faisait de rapides progrès, lorsqu’un matin sa mère vint la chercher. Le comte d’Halifax était mort et avait oublié les deux femmes dans son testament. Emma ne pouvait plus rester en pension, la pension n’étant plus payée ; il fallut que l’ex-pensionnaire se décidât à entrer comme bonne d’enfants dans la maison d’un certain Thomas Hawarden, dont la fille, en mourant jeune et veuve, avait laissé trois enfants orphelins.
Une rencontre qu’elle fit en promenant les enfants au bord du golfe décida de sa vie. Une célèbre courtisane de Londres, nommée miss Arabell, et un peintre d’un grand talent, son amant du jour, s’étaient arrêtés, le peintre pour faire le croquis d’une paysanne du pays de Galles, et miss Arabell pour lui regarder faire ce croquis.
Les enfants que conduisait Emma s’avancèrent curieusement et se haussèrent sur la pointe du pied pour voir ce que faisait le peintre. Emma les suivit ; le peintre, en se retournant, l’aperçut et jeta un cri de surprise : Emma avait treize ans, et jamais le peintre n’avait rien vu de si beau.
Il demanda qui elle était, ce qu’elle faisait. Le commencement d’éducation qu’avait reçu Emma Lyonna lui permit de répondre à ces questions avec une certaine élégance. Il s’informa combien elle gagnait à soigner les enfants de M. Hawarden ; elle lui répondit qu’elle était vêtue, nourrie, logée, et recevait dix schellings par mois.
– Venez à Londres, lui dit le peintre, et je vous donnerai cinq guinées chaque fois que vous consentirez à me laisser faire un croquis d’après vous.
Et il lui tendit une carte sur laquelle étaient écrits ces mots : « Edward Rowmney, Cavendish square, n° 8, » en même temps que miss Arabell tirait de sa ceinture une petite bourse contenant quelques pièces d’or et la lui offrait.
La jeune fille rougit, prit la carte, la mit dans sa poitrine ; mais, instinctivement, elle repoussa la bourse.
Et, comme miss Arabell insistait, lui disant que cet argent servirait à son voyage de Londres :
– Merci, madame, dit Emma ; si je vais à Londres, j’irai avec les petites économies que j’ai déjà faites et celles que je ferai encore.
– Sur vos dix schellings par mois ? demanda miss Arabell en riant.
– Oui, madame, répondit simplement la jeune fille.
Et tout finit là.
Quelques mois après, le fils de M. Hawarden, M. James Hawarden, célèbre chirurgien de Londres, vint voir son père ; lui aussi fut frappé de la beauté d’Emma Lyonna, et, pendant tout le temps qu’il resta dans la petite ville de Flint, il fut bon et affectueux pour elle ; seulement, il ne l’exhorta point comme Rowmney à venir à Londres.
Au bout de trois semaines de séjour chez son père, il partit, laissant deux guinées pour la petite bonne d’enfants en récompense des soins qu’elle donnait à ses neveux.
Emma les accepta sans répugnance.
Elle avait une amie ; cette amie s’appelait Fanny Strong et avait elle-même un frère qui s’appelait Richard.
Emma ne s’était jamais informée de ce que faisait son amie, quoiqu’elle fût mieux mise que ne semblait le permettre sa fortune ; sans doute croyait-elle qu’elle prélevait sa toilette sur les bénéfices interlopes de son frère, qui passait pour un contrebandier.
Un jour qu’Emma – elle avait alors près de quatorze ans – s’était arrêtée devant la boutique d’un marchand de glaces pour se regarder dans un grand miroir servant de montre au magasin, elle se sentit toucher à l’épaule.
C’était son amie, Fanny Strong, qui la tirait ainsi de son extase.
– Que fais-tu là ? lui demanda-t-elle.
Emma rougit sans répondre. En répondant vrai, elle eut dû dire : « Je me regardais et me trouvais belle. »
Mais Fanny Strong n’avait pas besoin de réponse pour savoir ce qui se passait dans le cœur d’Emma.
– Ah ! dit-elle en soupirant, si j’étais aussi jolie que toi, je ne resterais pas longtemps dans cet horrible pays.
– Où irais-tu ? lui demanda Emma.
– J’irais à Londres, donc ! Tout le monde dit qu’avec une jolie figure, on fait fortune à Londres. Vas-y, et, quand tu seras millionnaire, tu me prendras pour ta femme de chambre.
– Veux-tu que nous y allions ensemble ? demanda Emma Lyonna.
– Volontiers ; mais comment faire ? Je ne possède pas six pence, et je ne crois pas Dick beaucoup plus riche que moi.
– Moi, dit Emma, j’ai près de quatre guinées.
– C’est plus qu’il ne nous faut pour toi, moi et Dick ! s’écria Fanny.
Et le voyage fut résolu.
Le lundi suivant, sans rien dire à personne, les trois fugitifs prirent, à Chester, la diligence de Londres.
En arrivant au bureau où descendait la diligence de Chester, Emma partagea les vingt-deux schellings qui lui restaient entre Fanny Strong et elle.
Fanny Strong et son frère avaient l’adresse d’une auberge où logeaient les contrebandiers ; c’était dans la petite rue de Villiers, aboutissant d’un côté à la Tamise et de l’autre au Strand, qu’était située cette auberge. Emma laissa Dick et Fanny chercher leur logement ; elle prit une voiture et se fit conduire Cavendish square, n° 8.
Edward Rowmney était absent ; on ne savait pas où il était ni quand il reviendrait ; on le croyait en France, et on ne l’attendait pas avant deux mois.
Emma resta étourdie. Cette éventualité si naturelle de l’absence de Rowmney ne s’était pas même présentée à son esprit. Une lueur lui traversa le cerveau ; elle pensa à M. James Hawarden, le célèbre chirurgien qui, en quittant la maison de son père, avait, avec tant de bonté, laissé les deux guinées qui avaient servi à payer la majeure partie des dépenses du voyage.
Il ne lui avait pas donné son adresse ; mais deux ou trois fois elle avait porté à la poste les lettres qu’il écrivait à sa femme.
Il demeurait Leicester square, n° 4.
Elle remonta en voiture, se fit conduire à Leicester square, peu distant de Cavendish square, frappa en tremblant à la porte. Le docteur était chez lui.
Elle trouva le digne homme tel qu’elle l’espérait ; elle lui dit tout, et il eut pitié, promit de s’employer à la protéger, et, en attendant, il la reçut sous son toit, l’admit à sa table, et la donna pour demoiselle de compagnie à mistress Hawarden.
Un matin, il annonça à la jeune fille qu’il avait trouvé pour elle une place dans un des premiers magasins de bijouterie de Londres ; mais, la veille du jour où Emma devait entrer dans ce magasin, il voulut lui faire la fête de la conduire au spectacle.
La toile, en se levant devant elle au théâtre de Drury-Lane, lui montra un monde inconnu ; on jouait Roméo et Juliette, ce rêve d’amour qui n’a son pareil dans aucune langue ; elle rentra folle, éblouie, enivrée ; elle passa la nuit sans dormir une seule seconde, essayant de se rappeler quelques fragments des deux merveilleuses scènes du balcon.
Le lendemain, elle entra dans son magasin ; mais, avant d’y entrer, elle demanda à M. Hawarden où elle pourrait acheter la pièce qu’elle avait vu représenter la veille. M. Hawarden alla à sa bibliothèque, y prit un Shakspeare complet et le lui donna.
Au bout de trois jours, elle savait par cœur le rôle de Juliette ; elle rêvait par quels moyens elle pourrait retourner au théâtre et s’enivrer une seconde fois de ce doux poison que forme le magique mélange de l’amour et de la poésie ; elle voulait à tout prix rentrer dans ce monde enchanté qu’elle n’avait qu’entrevu, lorsqu’un splendide équipage s’arrêta devant la porte du magasin. Une femme en descendit, entra de ce pas dominateur que donne la richesse. Emma jeta un cri de surprise : elle avait reconnu miss Arabell.
Miss Arabell, de son côté, la reconnut, ne dit rien, acheta pour sept ou huit cents livres sterling de bijoux, et invita le marchand à lui envoyer ses emplettes par sa nouvelle demoiselle de magasin, indiquant l’heure à laquelle elle serait rentrée.
La nouvelle demoiselle de magasin, c’était Emma.
À l’heure dite, on la fit monter en voiture avec les écrins, et on l’envoya à l’hôtel de miss Arabell.
La belle courtisane l’attendait ; sa fortune était au comble : elle était la maîtresse du prince régent, âgé de dix-sept ans à peine.
Elle se fit tout raconter par Emma, puis, lui demanda si, en attendant le retour de Rowmney, elle ne préférait pas rester chez elle pour la distraire dans ses heures d’ennui, plutôt que de retourner au magasin. Emma ne demanda qu’une chose, ce fut s’il lui serait permis d’aller au théâtre. Miss Arabell lui répondit que, tous les jours où elle n’irait point au spectacle elle-même, sa loge serait à sa disposition.
Puis elle envoya payer les bijoux et fit dire qu’elle gardait Emma. Le joaillier dont miss Arabell était une des meilleures pratiques, n’eut garde de se brouiller avec elle pour si peu de chose.
Par quel étrange caprice la courtisane à la mode conçut-elle cet imprudent désir, cet inconcevable caprice, d’avoir cette belle créature auprès d’elle ? Les ennemis de miss Arabell – et sa haute fortune lui en avait fait beaucoup – donnèrent à cette fantaisie une explication que la Phryné anglaise, convertie en Sappho, ne se donna pas même la peine de démentir.
Pendant deux mois, Emma resta chez la belle courtisane, lut tous les romans qui lui tombèrent sous la main, fréquenta tous les théâtres, et, rentrée dans sa chambre, répéta tous les rôles qu’elle avait entendus, mima tous les ballets auxquels elle avait assisté ; ce qui n’était pour les autres qu’une récréation devenait pour elle une occupation de toutes les heures ; elle venait d’atteindre sa quinzième année, elle était dans toute la fleur de sa jeunesse et de sa beauté ; sa taille souple, harmonieuse, se pliait à toutes les poses, et par ses ondulations naturelles, atteignait les artifice des plus habiles danseuses. Quant à son visage, qui, malgré les vicissitudes de la vie, conserva toujours les couleurs immaculées de l’enfance, le velouté virginal de la pudeur, doué par l’impressionnabilité de sa physionomie d’une suprême mobilité, il devenait, dans la mélancolie une douleur, dans la joie un éblouissement. On eût dit que la candeur de l’âme transparaissait sous la pureté des traits, si bien qu’un grand poëte de notre époque, hésitant à ternir ce miroir céleste, a dit, en parlant de sa première faute : « Sa chute ne fut point dans le vice, mais dans l’imprudence et la bonté. »
La guerre que l’Angleterre soutenait, à cette époque, contre les colonies américaines, était dans sa plus grande activité et la presse s’exerçait dans toute sa rigueur. Richard, le frère de Fanny, pour nous servir du terme consacré, Richard fut pressé et fait marin malgré lui. Fanny accourut réclamer l’assistance de son amie ; elle la trouvait si belle, qu’elle était convaincue que personne ne pourrait résister à sa prière ; Emma fut suppliée d’exercer sa séduction sur l’amiral John Payne.
Emma sentit se révéler sa vocation tentatrice ; elle revêtit sa robe la plus élégante et alla avec son amie trouver l’amiral : elle obtint ce qu’elle demandait ; mais l’amiral, lui aussi, demanda, et Emma paya la liberté de Dick, sinon de son amour, du moins de sa reconnaissance.
Emma Lyonna, maîtresse de l’amiral Payne, eut une maison à elle, des domestiques à elle, des chevaux à elle ; mais cette fortune eut l’éclat et la rapidité d’un météore : l’escadre partit, et Emma vit le vaisseau de son amant lui enlever, en disparaissant à l’horizon, tous ses songes dorés.
Mais Emma n’était pas femme à se tuer comme Didon pour un volage Énée. Un des amis de l’amiral, sir Harry Fatherson, riche et beau gentleman, offrit à Emma de la maintenir dans la position où il l’avait trouvée. Emma avait fait le premier pas sur le brillant chemin du vice ; elle accepta, devint, pendant une saison entière, la reine des chasses, des fêtes et des danses ; mais, la saison finie, oubliée de son second amant, avilie par un second amour, elle tomba peu à peu dans une telle misère, qu’elle n’eut plus pour ressource que le trottoir de Haymarket, le plus fangeux de tous les trottoirs pour les pauvres créatures qui mendient l’amour des passants.
Par bonheur, l’entremetteuse infâme à laquelle elle s’était adressée pour entrer dans le commerce de la dépravation publique, frappée de la distinction et de la modestie de sa nouvelle pensionnaire, au lieu de la prostituer comme ses compagnes, la conduisit chez un célèbre médecin, habitué de sa maison.
C’était le fameux docteur Graham, sorte de charlatan mystique et voluptueux, qui professait devant la jeunesse de Londres la religion matérielle de la beauté.
Emma lui apparut ; sa Vénus Astarté était trouvée sous les traits de la Vénus pudique.
Il paya cher ce trésor ; mais, pour lui, ce trésor n’avait pas de prix ; il la coucha sur le lit d’Apollon ; il la couvrit d’un voile plus transparent que le filet sous lequel Vulcain avait retenu Vénus captive aux yeux de l’Olympe, et annonça dans tous les journaux qu’il possédait enfin ce spécimen unique et suprême de beauté qui lui avait manqué jusqu’à présent pour faire triompher ses théories.
À cet appel fait à la luxure et à la science, tous les adeptes de cette grande religion de l’amour, qui étend son culte sur le monde entier, accoururent dans le cabinet du docteur Graham.
Le triomphe fut complet : ni la peinture, ni la sculpture n’avaient jamais produit un semblable chef-d’œuvre ; Apelles et Phidias étaient vaincus.
Les peintres et les sculpteurs abondèrent. Rowmney, de retour à Londres, vint comme les autres et reconnut sa jeune fille du comté de Flint. Il la peignit sous toutes les formes, en Ariane, en bacchante, en Léda, en Armide, et nous possédons à la Bibliothèque impériale une collection de gravures qui représentent l’enchanteresse dans toutes les attitudes voluptueuses qu’inventa la sensuelle antiquité.
Ce fut alors que, attiré par la curiosité, le jeune sir Charles Grenville, de l’illustre famille de ce Warwick qu’on appelait le faiseur de rois, et neveu de sir William Hamilton, vit Emma Lyonna, et, dans l’éblouissement que lui causait une si complète beauté, en devint éperdument amoureux. Les plus brillantes promesses furent faites à Emma par le jeune lord ; mais elle prétendit être enchaînée au docteur Graham par le lien de la reconnaissance et résista à toutes les séductions, déclarant qu’elle ne quitterait cette fois son amant que pour suivre un époux.
Sir Charles engagea sa parole de gentilhomme de devenir l’époux d’Emma Lyonna, dès qu’il aurait atteint sa grande majorité. En attendant, Emma consentit à un enlèvement.
Les amants vécurent, en effet, comme mari et femme, et, sur la parole de leur père, trois enfants naquirent qui devaient être légitimés par le mariage.
Mais, pendant cette cohabitation, un changement de ministère fit perdre à Grenville un emploi auquel était attachée la majeure partie de ses revenus. L’événement arriva par bonheur au bout de trois ans et quand, grâce aux meilleurs professeurs de Londres, Emma Lyonna avait fait d’immenses progrès dans la musique et le dessin ; elle avait en outre, tout en se perfectionnant dans sa propre langue, appris le français et l’italien ; elle disait les vers comme mistress Siddons, et était arrivée à la perfection dans l’art de la pantomime et des poses.
Malgré la perte de sa place, Grenville n’avait pu se résoudre à diminuer ses dépenses ; seulement, il écrivit à son oncle pour lui demander de l’argent. À chacune de ses demandes, son oncle fit droit d’abord ; mais enfin, à une dernière, sir William Hamilton, répondit qu’il comptait sous peu de jours partir pour Londres, et qu’il profiterait de ce voyage pour étudier les affaires de son neveu.
Ce mot étudier avait fort effrayé les jeunes gens ; ils désiraient et craignaient presque également l’arrivée de sir William. Tout à coup, il entra chez eux sans qu’ils eussent été prévenus de son retour. Depuis huit jours, il était à Londres.
Ces huit jours, sir William les avait employés à prendre des informations sur son neveu, et ceux auxquels il s’était adressé n’avaient pas manqué de lui dire que la cause de ses désordres et de sa misère était une prostituée dont il avait eu trois enfants.
Emma se retira dans sa chambre et laissa son amant seul avec son oncle, qui ne lui offrit d’autre alternative que d’abandonner à l’instant même Emma Lyonna, où de renoncer à sa succession, qui était désormais sa seule fortune.
Puis il se retira, en donnant trois jours à son neveu pour se décider.
Tout l’espoir des jeunes gens résidait désormais dans Emma ; c’était à elle d’obtenir de sir William Hamilton le pardon de son amant, en montrant combien il était pardonnable.
Alors Emma, au lieu de revêtir les habits de sa nouvelle condition, reprit l’habillement de sa jeunesse, le chapeau de paille et la robe de bure ; ses larmes, ses sourires, le jeu de sa physionomie, ses caresses et sa voix feraient le reste.
Introduite près de sir William, Emma se jeta à ses pieds ; soit mouvement adroitement combiné, soit effet du hasard, les cordons de son chapeau se dénouèrent, et ses beaux cheveux châtains se répandirent sur ses épaules.
L’enchanteresse était inimitable dans la douleur.
Le vieil archéologue, amoureux jusqu’alors seulement des marbres d’Athènes et des statues de la Grande Grèce, vit pour la première fois la beauté vivante l’emporter sur la froide et pâle beauté des déesses de Praxitèle et de Phidias. L’amour qu’il n’avait pas voulu comprendre chez son neveu, entra violemment dans son propre cœur et s’empara de lui tout entier sans qu’il tentât encore de s’en défendre.
Les dettes de son neveu, l’infimité de la naissance, les scandales de la vie, la publicité des triomphes, la vénalité des caresses : tout, jusqu’aux enfants nés de leur amour, sir William accepta tout, à la seule condition qu’Emma récompenserait de sa possession le complet oubli de sa propre dignité.
Emma avait triomphé bien au delà de son espérance ; mais, cette fois, elle fit ses conditions complètes ; une seule promesse de mariage l’avait unie au neveu : elle déclara qu’elle ne viendrait à Naples que femme reconnue de sir William Hamilton.
Sir William consentit à tout.
La beauté d’Emma fit à Naples son effet accoutumé ; non-seulement elle étonna, mais elle éblouit.
Antiquaire et minéralogiste distingué, ambassadeur de la Grande-Bretagne, frère de lait et ami de George III, sir William réunissait chez lui la première société de la capitale des Deux-Siciles en hommes de science, en hommes politiques et en artistes. Peu de jours suffirent à Emma, si artiste elle-même, pour savoir, de la politique et de la science, ce qu’elle avait besoin d’en savoir, et bientôt, pour tous ceux qui fréquentaient le salon de sir William, les jugements d’Emma devinrent des lois.
Son triomphe ne dut pas s’arrêter là. À peine fut-elle présentée à la cour, que la reine Marie-Caroline la proclama son amie intime et en fit son inséparable favorite. Non-seulement la fille de Marie-Thérese se montrait en public avec la prostituée de Haymarket, parcourait la rue de Tolède et la promenade de Chiaïa dans le même carrosse qu’elle et portant la même toilette qu’elle, mais, après les soirées employées à reproduire les poses les plus voluptueuses et les plus ardentes de l’antiquité, elle faisait dire à sir William, tout enorgueilli d’une pareille faveur, qu’elle ne lui rendrait que le lendemain l’amie dont elle ne pouvait se passer.
De là des jalousies et des haines sans nombre contre la favorite. Caroline savait quels insolents propos circulaient au sujet de cette merveilleuse et soudaine intimité ; mais elle était un de ces cœurs absolus, une de ces âmes vaillantes qui, la tête haute, affrontent la calomnie et même la médisance, et quiconque voulut être bien accueilli par elle dut partager ses hommages entre Acton, son amant, et sa favorite Emma Lyonna.
On sait les événements de 89, c’est-à-dire la prise de la Bastille et le retour de Versailles, ceux de 93, c’est-à-dire la mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, ceux de 96 et de 97, c’est-à-dire les victoires de Bonaparte en Italie, victoires qui ébranlèrent tous les trônes, et qui firent, momentanément du moins, crouler le plus vieux et le plus immuable de tous : le trône pontifical.
On a vu, au milieu de ces événements qui avaient un retentissement si terrible à la cour de Naples, apparaître et grandir Nelson, champion des royautés vieillies. Sa victoire d’Aboukir rendait l’espoir à tous ces rois, qui avaient déjà mis la main sur leurs couronnes vacillantes. Or, à tout prix, Marie-Caroline, la femme avide de richesses, de pouvoir, d’ambition, voulait conserver la sienne ; il n’est donc pas étonnant qu’appelant à son aide la fascination qu’elle exerçait sur son amie, elle ait dit à lady Hamilton, le matin même du jour où elle la conduisait au-devant de Nelson, devenu la clef de voûte du despotisme : « Il faut que cet homme soit à nous, et, pour qu’il soit à nous, il faut que tu sois à lui. »
Était-ce bien difficile à lady Hamilton de faire pour son amie Marie-Caroline, à propos de l’amiral Horace Nelson, ce qu’Emma Lyonna avait fait pour son amie Fanny Strong, à propos de l’amiral Payne ?
Ce dut être, au reste, une glorieuse récompense de ses mutilations pour le fils d’un pauvre pasteur de Barnham-Thorpes, pour l’homme qui devait sa grandeur à son propre courage et sa renommée à son génie ; ce dut être une glorieuse récompense des blessures reçues, que de voir venir au-devant de lui ce roi, cette reine, cette cour, et, récompense de ses victoires, cette magnifique créature qu’il adorait.
Nous avons vu, au coup de canon tiré à bord du Van-Guard, presque aussi mutilé que son maître, au pavillon britannique hissé à sa corne, nous avons vu que Nelson avait reconnu le royal cortège qui venait au-devant de lui.
La galère capitane n’avait rien eu à hisser : depuis Naples, les couleurs d’Angleterre, mêlées à celles des Deux-Siciles, flottaient à ses mâts.
Lorsque les deux bâtiments ne furent plus qu’à une encablure l’un de l’autre, la musique de la galère fit entendre le God save the king, auquel les matelots du Van-Guard, montés sur les vergues, répondirent par trois hourras poussés avec la régularité que les Anglais apportent dans cette officielle démonstration.
Nelson ordonna de mettre en panne afin de laisser arriver la galère côte à côte du Van-Guard, fit abattre l’escalier de tribord, c’est-à-dire l’escalier d’honneur, et attendit au haut de cet escalier, la tête découverte et le chapeau à la main.
Tous les matelots et tous les soldats de marine, même ceux qui, pâles et souffrants, étaient encore mal guéris de leurs blessures furent appelés sur le pont et, rangés sur une triple file, présentèrent les armes.
Nelson s’attendait à voir monter à son bord le roi, puis la reine, puis le prince royal, c’est-à-dire à recevoir les illustres visiteurs selon toutes les règles de l’étiquette ; mais, par une séduction toute féminine, – et Nelson, dans une lettre à sa femme, consigne ce fait, – la reine poussa la belle Emma, qui, rougissant d’être en cette occasion plus que la reine, monta l’escalier, et, soit émotion réelle, soit comédie bien jouée, en revoyant Nelson avec une blessure de plus, le front ceint d’un bandeau noir, pâle du sang perdu, jeta un cri, pâlit elle-même, et, près de s’évanouir, s’affaissa sur la poitrine du héros en murmurant :
– Ô grand, ô cher Nelson !
Nelson laissa tomber son chapeau, et, avec un cri de joyeux étonnement, l’enveloppa de son bras unique, et, en la soutenant, la pressa convulsivement contre son cœur.
Dans l’extase profonde où le jeta cet incident inattendu, il y eut un instant, pour Nelson, oubli du monde entier et perception ineffable de toutes les joies, sinon du ciel des chrétiens, au moins du paradis de Mahomet.
Lorsqu’il revint à lui, le roi, la reine et toute la cour étaient à son bord, et la scène se généralisa.
Le roi Ferdinand lui prit la main, l’appela le libérateur du monde ; il lui tendit la magnifique épée dont il lui faisait don, et à la poignée de laquelle, avec le grand cordon du Mérite de Saint-Ferdinand, que le roi venait de créer, était suspendu le brevet de duc de Bronte, flatterie toute féminine trouvée par la reine, titre équivalent à celui de duc du Tonnerre, Bronte étant un des trois cyclopes qui forgeaient, dans les cavernes flamboyantes de l’Etna, la foudre de Jupiter.
Puis vint la reine, qui l’appela son ami, le protecteur des trônes, le vengeur des rois, et qui, réunissant dans les siennes la main de Nelson à celle d’Emma Lyonna, serra leurs deux mains réunies.
Les autres vinrent à leur tour : princes héréditaires, princesses royales, ministres, courtisans ; mais qu’étaient leurs louanges et leurs caresses pour Nelson, près des louanges et des caresses du roi et de la reine, près d’un serrement de main d’Emma Lyonna ! Il fut convenu que Nelson descendrait à bord de la galère capitane, qui, grâce à ses vingt-quatre rameurs, devait marcher plus vite qu’un bâtiment à voiles ; mais, avant tout, Emma lui demanda, au nom de la reine, de visiter dans tous ses détails ce glorieux Van-Guard, sur lequel les boulets français avaient creusé de glorieuses blessures qui, pareilles à celle de son commandant, n’étaient pas encore fermées.
Nelson fit les honneurs de son vaisseau avec l’orgueil d’un marin, et, pendant toute cette visite, lady Hamilton fut appuyée à son bras, lui faisant raconter au roi et à la reine tous les détails du combat du 1er août, et le forçant à parler de lui-même.
Le roi, de ses mains, ceignit Nelson de l’épée de Louis XIV ; la reine lui remit le brevet de duc de Bronte ; Emma lui passa au cou le grand cordon de Saint-Ferdinand, opération pendant laquelle elle ne put empêcher ses beaux cheveux parfumés d’effleurer le visage du bienheureux Nelson.
Il était deux heures de l’après-midi, il fallait trois heures à peu près pour regagner Naples. Nelson remit le commandement du Van-Guard à Henry, son capitaine de pavillon, et, au bruit de la musique et de l’artillerie, descendit dans la galère royale, qui, légère comme un oiseau de mer, se détacha des flancs du colosse et glissa gracieusement à la surface de la mer.
C’était à l’amiral Caracciolo à faire à son tour les honneurs du bâtiment ; Nelson et lui étaient de vieilles connaissances : ils s’étaient vus au siège de Toulon, ils avaient combattu tous deux les Français, et le courage et l’habileté qu’avait déployés Caracciolo dans ce combat, lui avaient, malgré le mauvais résultat de la campagne, valu, à son retour, le grade d’amiral, qui le faisait, en tous points, l’égal de Nelson, sur lequel lui restait l’avantage de la naissance et d’une illustration historique de trois siècles.
Ce petit détail explique la nuance de froideur qu’il y eut dans le salut qu’échangèrent les deux amiraux et l’espèce de hâte avec laquelle François Caracciolo reprit sur le banc de quart son poste de commandement.
Quant à Nelson, la reine le força à s’asseoir près d’elle, sous la tente de pourpre de la galère, déclarant que les autres hommes pouvaient devenir ce qu’ils voudraient, mais que l’amiral lui appartenait sans partage, à elle et à son amie. Sur quoi, selon son habitude, Emma prit place aux pieds de la reine.
Pendant ce temps, sir William Hamilton, qui, en sa qualité de savant, connaissait mieux l’histoire de Naples que le roi lui-même, expliquait à Ferdinand comment l’île de Capri, devant laquelle on passait en ce moment, avait été achetée aux Napolitains ou plutôt échangée contre celle d’Ischia par Auguste, qui avait remarqué qu’au moment où il abordait dans cette île, les branches d’un vieux chêne, desséchées et courbées vers la terre, s’étaient relevées et avaient reverdi.
Le roi écouta sir William Hamilton avec la plus grande attention ; puis, quand il eut fini :
– Mon cher ambassadeur, lui dit-il, depuis trois jours, le passage des cailles est commencé ; si vous voulez, dans une semaine, nous viendrons faire une chasse à Capri : nous en trouverons des milliers.
L’ambassadeur, qui était grand chasseur lui-même et qui devait à cette qualité surtout la haute faveur dont il jouissait près du roi, s’inclina en signe d’assentiment et garda pour une meilleure occasion une savante dissertation archéologique sur Tibère, ses douze villas et la probabilité que la Grotte d’azur était connue des anciens, mais n’avait point alors la magique couleur qui la décore aujourd’hui et qu’elle doit au changement de niveau de la mer, qui, pendant les dix-huit siècles écoulés de Tibère jusqu’à nous, s’est élevé de cinq ou six pieds.
Pendant ce temps, les commandants des quatre forts de Naples avaient leurs longues-vues fixées sur la flottille royale, et particulièrement sur la galère capitane, et, quand ils virent celle-ci virer de bord et mettre le cap sur Naples, jugeant que Nelson y était descendu, ils ordonnèrent un immense salut de cent un coups de canon, le plus honorable de tous, puisque c’est le même que celui qui se fait entendre lorsqu’un héritier naît à la couronne.
Au bout d’un quart d’heure, les salves s’arrêtèrent, mais pour recommencer au moment où la flottille, toujours guidée par la galère royale, rentra dans le port militaire.
Au pied de la pente conduisant au château, les voitures de la cour et celles de l’ambassade d’Angleterre attendaient, les voitures de l’ambassade rivalisant de luxe avec les voitures royales. Il avait été convenu que, ce jour-là, le roi et la reine des Deux-Siciles cédaient tous leurs droits à sir William et à lady Hamilton, que Nelson descendrait à l’ambassade d’Angleterre, et que c’était l’ambassadeur d’Angleterre qui donnerait le dîner et la fête qui en était la suite.
Quant à la ville de Naples, elle devait s’unir à cette fête par ses illuminations et ses feux d’artifice.
Avant de mettre pied à terre, lady Hamilton s’avança vers l’amiral Caracciolo, et, de sa voix la plus douce et avec sa figure la plus gracieuse :
– La fête que nous donnons à notre illustre compatriote serait incomplète, dit-elle, si le seul homme de mer qui puisse rivaliser avec lui ne se joignait point à nous, pour célébrer sa victoire et porter un toast à la grandeur de l’Angleterre, au bonheur des Deux-Siciles et à l’abaissement de cette orgueilleuse république française qui a osé déclarer la guerre aux rois. Ce toast, nous l’avons réservé à l’homme qui a si courageusement combattu à Toulon, à l’amiral Caracciolo.
Caracciolo s’inclina courtoisement mais gravement.
– Milady, dit-il, je regrette sincèrement de ne pouvoir accepter comme votre hôte la glorieuse part que vous me réserviez ; mais autant la journée a été belle, autant la nuit menace d’être orageuse.
Emma Lyonna parcourut l’horizon d’un seul regard ; à part quelques légers nuages accourant du côté de Procida, l’azur du ciel était aussi limpide que celui de ses yeux.
Elle sourit.
– Vous doutez de mes paroles, milady, reprit Caracciolo ; mais l’homme qui a passé les deux tiers de sa vie sur cette mer capricieuse que l’on appelle la Méditerranée, connaît tous les secrets de l’atmosphère. Voyez-vous ces légères vapeurs qui glissent au ciel et qui s’approchent rapidement de nous, elles indiquent que le vent, qui était nord-ouest, tourne à l’ouest. Vers dix heures du soir, il soufflera du midi, c’est à dire qu’il fera sirocco ; le port de Naples est ouvert à tous les vents et particulièrement à celui-là ; je dois donc veiller à l’ancrage des bâtiments de Sa Majesté Britannique, qui, déjà fort maltraités par la bataille, pourraient ne pas avoir conservé assez de forces pour résister à la tempête. Ce que nous avons fait aujourd’hui, milady, c’est une belle et bonne déclaration de guerre à la France, et les Français sont à Rome, c’est-à-dire à cinq journées de nous. Croyez-moi, d’ici à peu de jours, nous aurons besoin que nos deux flottes soient en bon état.
Lady Hamilton fit un léger mouvement de tête qui ressemblait à une contraction.
– Prince dit-elle, j’accepte votre excuse, qui prouve une si grande sollicitude pour les intérêts de Leurs Majestés Britannique et Sicilienne ; mais, tout au moins, nous espérons voir au bal votre charmante nièce, Cecilia Caracciolo, qui, du reste, n’aurait pas d’excuse, ayant été prévenue que nous comptions sur elle le jour même où nous avons reçu la lettre de l’amiral Nelson.
– Eh ! justement, madame, voilà ce qui me restait à vous dire. Depuis quelques jours, sa mère, ma belle-sœur, est tellement souffrante, que, ce matin, avant de partir, j’ai reçu une lettre de la pauvre Cecilia, laquelle m’exprime tous ses regrets de ne pouvoir prendre sa part de votre fête ; elle me chargeait, en outre, de présenter ses excuses à Votre Seigneurie, et c’est ce que j’ai l’honneur de faire en ce moment.
Pendant ces quelques paroles échangées entre lady Hamilton et François Caracciolo, la reine s’était approchée, avait écouté, avait entendu, et, comprenant le motif du double refus de l’austère Napolitain, son front s’était plissé, sa lèvre inférieure s’était allongée et une légère pâleur avait envahi son visage.
– Prenez garde, prince ! dit la reine d’une voix stridente et avec un sourire menaçant comme ces légers nuages que l’amiral avait fait remarquer à lady Hamilton, et qui annonçaient l’approche de la tempête ; prenez garde ! les seules personnes qui seront venues à la fête de lady Hamilton seront invitées aux fêtes de la cour.
– Hélas ! madame, répondit Caracciolo sans que sa sérénité parût le moins du monde altérée par cette menace, l’indisposition de ma pauvre belle-sœur est tellement grave, que, les fêtes données par Votre Majesté à Sa Seigneurie milord Nelson durassent-elles un mois, elle ne pourra y assister, ni ma nièce par conséquent, puisqu’une jeune fille de son âge et de son nom ne peut, même chez la reine, paraître séparée de sa mère.
– C’est bien, monsieur, répondit la reine incapable de se contenir ; en temps et lieu, nous nous souviendrons de ce refus.
Et, prenant le bras de lady Hamilton :
– Venez, chère Emma, dit-elle.
Puis, à demi-voix :
– Oh ! ces Napolitains ! ces Napolitains ! murmura-t-elle, ils me haïssent, je le sais bien ; mais je ne suis pas en arrière avec eux : moi, je les exècre !
Et elle s’avança d’un pas rapide vers l’escalier de tribord, mais point si rapide cependant que l’amiral Caracciolo ne l’y devançât.
Un signe de lui fit éclater la musique en brillantes fanfares ; les canons tonnèrent de nouveau, les cloches s’ébranlèrent toutes à la fois, et la reine, la rage dans le cœur, et Emma, la honte sur le front, descendirent au milieu de toutes les apparences extérieures de la joie et du triomphe.
Le roi, la reine, Emma Lyonna, Nelson montèrent dans la première voiture ; le prince, la princesse royale, sir William Hamilton et le ministre Jean Acton, dans la seconde ; tous les autres, à leur choix, dans les voitures de suite.
On se rendit d’abord et directement à l’église Sainte-Claire, afin d’y entendre un Te Deum d’action de grâces. En leur qualité d’hérétiques, Horace Nelson, sir William et Emma Lyonna se fussent volontiers passés de cette cérémonie ; mais le roi était trop bon chrétien, surtout quand il avait peur, pour permettre qu’on l’oubliât.
Le Te Deum était chanté par monseigneur Capece Zurlo, archevêque de Naples, excellent homme auquel, au point de vue du roi et de la reine des Deux-Siciles, on ne pouvait reprocher qu’une trop grande tendance vers les idées libérales ; il était assisté, dans l’accomplissement de ce triomphant office, par une autre sommité ecclésiastique, par le cardinal Fabrizio Ruffo, lequel n’était encore, à cette époque, connu que par les scandales de sa vie publique et privée.
Aussi, tout le temps que dura le Te Deum, fut-il employé par sir William Hamilton, aussi grand collecteur d’anecdotes scandaleuses que de curiosités archéologiques, à mettre lord Nelson au courant des aventures de l’illustre porporato.
Voici, au reste, ce qu’il lui apprit et ce qu’il est important que nos lecteurs sachent sur cet homme, destiné à jouer un si grand rôle dans le cours des événements que nous avons à raconter.
Un proverbe italien destiné à glorifier les grandes familles et à constater leur ancienneté historique dit : « Les apôtres à Venise, les Bourbons en France, les Colonna à Rome, les San-Severini à Naples, les Ruffo en Calabre.
Le cardinal Fabrizio Ruffo appartenait à cette illustre famille.
Un soufflet donné par lui, dans son enfance, au bel Ange Braschi, lequel, plus tard, devint pape sous le nom de Pie VI, fut la source de sa fortune.
Il était neveu du cardinal Tommaso Ruffo, doyen du sacré collège. Un jour, Braschi, alors trésorier de Sa Sainteté, prit sur ses genoux l’enfant de son protecteur, et, comme le petit Ruffo voulait jouer avec les beaux cheveux blonds du trésorier et que celui-ci, en relevant la tête, lui faisait éprouver un supplice pareil à celui de Tantale, l’enfant, au moment où Braschi abaissait la tête vers lui, au lieu d’essayer de saisir les boucles de ses cheveux, comme il avait fait jusque-là, lui appliqua de toutes ses petites forces un vigoureux soufflet.
Trente ans plus tard, Braschi, devenu pape, retrouva dans l’homme de trente-quatre ans l’enfant qui l’avait souffleté. Il se souvint que c’était le neveu du protecteur auquel il devait tout, et il le fit ce qu’il était lui-même au moment où il avait reçu ce soufflet, c’est-à-dire trésorier du saint-siège, poste d’où l’on ne sort que cardinal.
Fabrizio Ruffo mena si bien la trésorerie, qu’au bout de trois ou quatre ans, on s’aperçut d’un déficit de trois ou quatre millions : c’était un million par an. Pie VI vit qu’il avait meilleur marché de nommer Ruffo cardinal que de le laisser trésorier ; il lui envoya le chapeau rouge et lui fit redemander la clef du trésor.
Ruffo, cardinal à trente mille francs par an au lieu de trésorier à un million, ne voulut point rester à Rome pour y faire la figure d’un homme ruiné ; il partit pour Naples, et, muni d’une lettre du pape Pie VI, vint demander un emploi à Ferdinand, dont, en sa qualité de Calabrais, il était le sujet.
Consulté sur ses aptitudes, Ruffo répondit qu’elles étaient toutes guerrières, que c’était lui qui avait fortifié Ancône et inventé une nouvelle manière de rougir les boulets ; il demandait donc ou plutôt désirait un emploi à la guerre ou à la marine.
Mais Ruffo n’avait pas eu le don de plaire à la reine, et, comme c’était la reine qui, par la signature de son favori Acton, premier ministre, nommait aux emplois de la marine et de la guerre, Ruffo fut inexorablement repoussé, même des emplois inférieurs.
Le roi alors, pour faire honneur à la recommandation de Pie VI, nomma le cardinal directeur de sa manufacture de soieries de San-Leucio.
Si étrange que fût ce poste pour un cardinal, surtout lorsque l’on approfondissait le mystère qui avait présidé à la formation de cette colonie, Ruffo accepta. Ce qu’il lui fallait avant tout, c’était de l’argent, et le roi avait attaché au titre de directeur de la colonie de San-Leucio, une abbaye rapportant vingt-mille livres de rente.
Au reste, le cardinal Ruffo était instruit et même savant, beau de visage, jeune encore, brave et fier comme ces prélats du temps de Henri IV et de Louis XIII qui disaient la messe dans leurs moments perdus, et, tout le reste du temps, portaient la cuirasse et maniaient l’épée.
Le récit de sir William dura juste autant que le Te Deum de monseigneur Capece Zurlo. Le Te Deum fini, on remonta en voiture, et l’on se rendit à l’extrémité de la rue de Chiaïa, où était situé, comme nous l’avons dit, et où est encore situé aujourd’hui le palais de l’ambassade d’Angleterre, un des plus beaux et des plus vastes palais de Naples.
Pour revenir de l’église Sainte-Claire, comme pour y aller, les voitures furent obligées de marcher au pas, tant les rues étaient encombrées de monde. Nelson, peu habitué aux démonstrations bruyantes et extérieures des peuples du Midi, était enivré de ces cris de « Vive Nelson ! vive notre libérateur ! » répétés par cent mille bouches, ébloui par ces mouchoirs de toutes couleurs agités par cent mille bras.
Une chose cependant l’étonnait quelque peu, au milieu de la bruyante grandeur de son triomphe, c’était la familiarité des lazzaroni, qui montaient sur les marchepieds, sur le siège de devant et sur le siège de derrière de la voiture royale, et qui, sans que le cocher, les laquais ni les coureurs parussent s’en inquiéter, tiraient la queue du roi ou lui secouaient le nez en l’appelant compère Nasone, en le tutoyant et en lui demandant quel jour il vendrait son poisson à Mergellina, ou mangerait du macaroni à Saint-Charles. Il y avait loin de là à la majesté qu’affectaient les rois d’Angleterre et à la vénération dont on les entourait ; mais Ferdinand paraissait si heureux de ces familiarités, il répondait si gaiement par des quolibets et des gros mots du calibre de ceux qui lui étaient lancés ; il envoyait de si vigoureuses taloches à ceux qui lui tiraient la queue trop rudement, qu’en arrivant à la porte de l’hôtel de l’ambassade, Nelson ne voyait plus dans cet échange de familiarités que les transports d’enfants fanatiques de leur père et les faiblesses d’un père trop indulgent pour ses enfants.
Là, de nouveaux éblouissements attendaient son orgueil.
La porte de l’ambassade était transformée en un immense arc de triomphe, surmonté des nouvelles armes que le roi d’Angleterre venait d’accorder au vainqueur d’Aboukir, avec le titre de baron du Nil et la dignité de lord. Aux deux côtés de cette porte étaient plantés deux mâts dorés pareils à ceux que l’on dresse, les jours de fête, sur la piazzetta de Venise, et à l’extrémité de ces mâts flottaient de longues flammes rouges avec les deux mots Horace Nelson, en lettres d’or, déroulés par la brise de la mer et exposés à la reconnaissance du peuple.
L’escalier était une voûte de lauriers constellée des fleurs les plus rares, formant le chiffre de Nelson, c’est-à-dire une H et une N. Les boutons de la livrée des valets, le service de porcelaine, tout, jusqu’aux nappes de l’immense table de quatre-vingts couverts dressée dans la galerie de tableaux ; tout, jusqu’aux serviettes des convives, était marqué de ces deux initiales, entourées d’un cercle de lauriers ; une musique, assez douce pour permettre la conversation, se faisait entendre, mêlée à des arômes impalpables ; l’immense palais, pareil à la demeure enchantée d’Armide, était plein de parfums flottants et de mélodies invisibles.
On n’attendit pour se mettre à table que la présence des deux officiants, l’archevêque Capece Zurlo et le cardinal Fabrizio Ruffo.
À peine furent-ils arrivés, que, selon les règles des étiquettes royales, qui veulent que, partout où les rois sont, les rois soient chez eux, on annonça que Leurs Majestés étaient servies.
Nelson fut placé en face du roi, entre la reine Marie-Caroline et lady Hamilton.
Comme cet Apicius qui, lui aussi, habitait Naples, à qui Tibère renvoyait de Caprée les turbots trop gros et trop chers pour lui, et qui se tua lorsqu’il ne lui resta plus que quelques millions, sous prétexte que ce n’était plus la peine de vivre quand on était ruiné, sir William Hamilton, mettant la science aux ordres de la gastronomie, avait levé une contribution sur les productions du monde entier.
Des milliers de bougies se reflétant dans les glaces, dans les candélabres, dans les cristaux, jetaient à travers cette galerie magique une lumière plus éblouissante que n’avait jamais fait le soleil aux heures les plus ardentes de la journée et dans les jours les plus limpides et les plus transparents de l’été.
Cette lumière, en rampant sur les broderies d’or et d’argent et en rejaillissant en feux de mille couleurs des plaques, des ordres, des croix en diamants qui chamarraient leur poitrine, semblait envelopper les illustres convives dans cette auréole qui, aux yeux des peuples esclaves, fait des rois, des reines, des princes, des courtisans, des grands de la terre enfin, une race de demi-dieux et de créatures supérieures et privilégiées.
À chaque service, un toast était porté, et le roi Ferdinand lui-même avait donné l’exemple en portant le premier toast au règne glorieux, à la prospérité sans nuages et à la longue vie de son bien-aimé cousin et auguste allié George III, roi d’Angleterre.
La reine, contre tous les usages, avait porté la santé de Nelson, libérateur de l’Italie ; suivant son exemple, Emma Lyonna avait bu au héros du Nil, puis, passant à Nelson le verre où elle avait trempé sa lèvre, changé le vin en flammes ; et, à chaque toast, des hourras frénétiques, des applaudissements à faire crouler la salle, avaient éclaté.
On atteignit ainsi le dessert dans un enthousiasme croissant, qu’une circonstance inattendue porta jusqu’au délire.
Au moment où les quatre-vingts convives n’attendaient plus, pour se lever de table, que le signal que devait donner le roi en se levant lui-même, le roi se leva en effet, et son exemple fut suivi ; mais le roi debout demeura à sa place. Aussitôt, ce chant si grave, si large, si profondément mélancolique, commandé par Louis XIV à Lulli pour faire honneur à Jacques II, l’exilé de Windsor, l’hôte royal de Saint-Germain, le God save the king éclata chanté par les plus belles voix du théâtre Saint-Charles, accompagnées des cent vingt musiciens de l’orchestre.
Chaque couplet fut applaudi avec fureur, et le dernier couplet applaudi plus longuement et plus bruyamment encore que les autres, parce que l’on croyait le chant terminé, lorsqu’une voix pure, sonore, vibrante commença ce couplet, ajouté pour la circonstance, et dont le mérite était plus dans l’intention qui l’avait dicté que dans la valeur des vers :
Joignons-nous, pour fêter la gloire
Du favori de la Victoire,
Des Français l’effroi !
Des Pharaons l’antique terre
Chante avec la noble Angleterre,
De Nelson orgueilleuse mère :
« Dieu sauve le roi ! »
(Traduction littérale.)
Ces vers, si médiocres qu’ils fussent, avaient fait pousser une acclamation universelle, qui allait encore s’accroître en se répétant, quand tout à coup les voix s’éteignirent sur les lèvres des convives, et les yeux effarés se tournèrent vers la porte, comme si le spectre de Banquo ou la statue du Commandeur venait d’apparaître au seuil de la salle du festin.
Un homme de haute taille et au visage menaçant était debout dans l’encadrement de la porte, vêtu de ce sévère et magnifique costume républicain, dont on ne perdait pas le moindre détail, inondé qu’il était de lumière. Il portait l’habit bleu à larges revers, le gilet rouge brodé d’or, le pantalon collant blanc, les bottes à retroussis ; il avait la main gauche appuyée à la poignée de son sabre, la main droite enfoncée dans sa poitrine, et, impardonnable insolence, la tête couverte de son chapeau à trois cornes, sur lequel flottait le panache tricolore, emblème de cette Révolution qui a élevé le peuple à la hauteur du trône et abaissé les rois au niveau de l’échafaud.
C’était l’ambassadeur de France, ce même Garat qui, au nom de la Convention nationale, avait lu, au Temple, la sentence de mort à Louis XVI.
On comprend l’effet qu’avait produit dans un pareil moment une semblable apparition.
Alors, au milieu d’un silence de mort, que nul ne songeait à rompre, d’une voix ferme, vibrante, sonore, il dit :
– Malgré les trahisons sans cesse renouvelées de cette cour menteuse qu’on appelle la cour des Deux-Siciles, je doutais encore ; j’ai voulu voir de mes yeux, entendre de mes oreilles ; j’ai vu et entendu ! Plus explicite que ce Romain qui, dans un pan de sa toge, apportait au Sénat de Carthage la paix ou la guerre, moi, je n’apporte que la guerre, car vous avez aujourd’hui renié la paix. Donc, roi Ferdinand, donc, reine Caroline, la guerre puisque vous la voulez ; mais ce sera une guerre d’extermination, où vous laisserez, je vous en préviens, malgré celui qui est le héros de cette fête, malgré la puissance impie qu’il représente, où vous laisserez le trône et la vie. Adieu !
Je quitte Naples, la ville du parjure ; fermez-en les portes derrière moi, réunissez vos soldats derrière vos murailles, hérissez de canons vos forteresses, rassemblez vos flottes dans vos ports, vous ferez la vengeance de la France plus lente, mais vous ne la ferez pas moins inévitable ni moins terrible ; car tout cédera devant ce cri de la grande nation : Vive la République !
Et, laissant le nouveau Balthasar et ses convives épouvantés devant les trois mots magiques qui venaient de retentir sous les voûtes, et que chacun croyait lire en lettres de flamme sur les murs de la salle du festin, le héraut qui venait, comme le fécial antique, de jeter sur le sol ennemi le javelot enflammé et sanglant, symbole de la guerre, s’éloigna à pas lents, faisant résonner le fourreau de son sabre sur les degrés de marbre de l’escalier.
Puis, à ce bruit à peine éteint, succéda celui d’une voiture de poste qui s’éloignait au galop de quatre chevaux vigoureux.
Il existe à Naples, à l’extrémité de Mergellina, aux deux tiers à peu près de la montée du Pausilippe, qui, à l’époque dont nous parlons, n’était qu’un sentier à peine carrossable ; il existe, disons-nous, une ruine étrange, s’avançant de toute sa longueur sur un écueil incessamment baigné par les flots de la mer, qui, aux heures des marées, pénètre jusque dans ses salles basses ; nous avons dit que cette ruine était étrange, et elle l’est en effet, car c’est celle d’un palais qui n’a jamais été achevé et qui est arrivé à la décrépitude sans avoir passé par la vie.
Le peuple, dans la mémoire duquel vit avec plus de ténacité la popularité du crime que celle des vertus, le peuple, qui, à Rome, oublieux des règnes régénérateurs de Marc-Aurèle et de Trajan, ne montre pas au voyageur un débris de monument se rapportant à la vie de ces deux empereurs ; le peuple, au contraire, encore enthousiaste aujourd’hui de l’empoisonneur de Britannicus et du meurtrier d’Agrippine, le peuple attache le nom du fils de Domitius Ænobarbus à tous les monuments, même à ceux qui sont postérieurs à lui de huit cents ans, et montre à tout passant les bains de Néron, la tour de Néron, le sépulcre de Néron ; ainsi fait le peuple de Naples, qui a baptisé la ruine de Mergellina, malgré le démenti visible que lui donne son architecture du XVIIe siècle, du nom de palais de la reine Jeanne.
Il n’en est rien ; ce palais, qui est de deux cents ans postérieur au règne de l’impudique Angevine, fut bâti, non point par l’épouse régicide d’Andréa, ou par la maîtresse adultère de Sergiani Caracciolo, mais par Anna Caraffa, femme du duc de Medina, favori de ce duc Olivarès qu’on appelait le comte-duc, et qui était lui-même le favori du roi Philippe IV. Olivarès, en tombant, entraîna la chute de Medina, qui fut rappelé à Madrid et qui laissa à Naples sa femme en butte à la double haine qu’avait soulevée contre elle son orgueil, contre lui sa tyrannie.
Plus les peuples sont humbles et muets pendant la prospérité de leurs oppresseurs, plus ils sont implacables au jour de leur chute. Les Napolitains, qui n’avaient pas fait entendre un murmure tant qu’avait duré la puissance du vice-roi disgracié, le poursuivirent dans sa femme, et Anna Caraffa, écrasée sous les dédains de l’aristocratie, accablée sous les insultes de la populace, quitta Naples à son tour, et alla mourir à Portici, laissant son palais à demi-achevé, symbole de sa fortune brisée au milieu de son cours.
Depuis ce temps, le peuple a fait de ce géant de pierre l’objet de ses superstitions néfastes ; quoique l’imagination des Napolitains n’ait qu’une médiocre tendance vers la nébuleuse poésie du septentrion et que les fantômes, commensaux habituels des brouillards, n’osent s’aventurer dans l’atmosphère limpide et transparente de la moderne Parthénope, ils ont peuplé, on ne sait pourquoi, cette ruine d’esprits inconnus et malfaisants qui jettent des sorts sur les incrédules assez hardis pour s’aventurer dans ce squelette de palais ou sur ceux qui, plus audacieux encore, ont essayé de l’achever, malgré la malédiction qui pèse sur lui, et malgré la mer, qui, dans son ascension progressive, l’envahit de plus en plus : on dirait que, pour cette fois, les murailles immobiles et insensibles ont hérité des passions humaines, ou que les âmes vindicatives de Medina et d’Anna Caraffa sont revenues habiter, après la mort, la demeure déserte et croulante qu’il ne leur a point été permis d’habiter de leur vivant.
Cette superstition s’était encore augmentée, vers le milieu de l’année 1798, par les récits qui avaient particulièrement couru dans la population de Mergellina, c’est-à-dire dans la population la plus voisine du théâtre de ces lugubres traditions. On racontait que, depuis quelque temps, on avait entendu dans le palais de la reine Jeanne, – car, nous l’avons dit, le peuple persistait à lui donner ce nom, et nous le lui conservons comme romancier, tout en protestant contre comme archéologue ; – on racontait qu’on avait entendu des bruits de chaînes, mêlés à des gémissements ; qu’on avait, à travers les fenêtres béantes, vu flotter sous les sombres arcades des lumières d’un bleu pâle qui erraient seules dans les salles humides et inhabitées ; on affirmait enfin, – et c’était un vieux pêcheur nommé Basso Tomeo, dans lequel on avait la foi la plus entière, qui le racontait, – on affirmait que ces ruines étaient devenues un repaire de malfaiteurs. Et voici sur quelle certitude Basso Tomeo appuyait cette dernière croyance :
Pendant une nuit de tempête où, malgré l’effroi que lui inspirait le château maudit, il avait été obligé de chercher un refuge dans une petite anse que forme naturellement l’écueil sur lequel il est bâti, il avait entrevu, se glissant dans les ténèbres des immenses corridors, des ombres vêtues de la longue robe des bianchi, c’est à dire du costume des pénitents qui assistent à leurs derniers moments les patients condamnés au gibet ou à l’échafaud. Il disait plus, il disait que, vers minuit, – il pouvait préciser l’heure, car il venait de l’entendre sonner à l’église de la Madone de Pie-di-Grotta, – il avait vu un de ces hommes ou de ces démons qui, apparaissant sur la roche au pied de laquelle se trouvait son bateau, s’y était arrêté un instant ; puis, se laissant glisser sur le talus rapide qui descend à la mer, s’était avancé droit à lui. Lui, alors épouvanté de l’apparition, avait fermé les yeux et fait semblant de dormir. Il avait, un instant après, senti le mouvement d’inclinaison que faisait son bateau sous le poids d’un corps. De plus en plus effrayé, il avait faiblement desserré les paupières, juste ce qu’il fallait pour distinguer ce qui se passait au-dessus de lui, et il avait, comme à travers un nuage, entrevu cette forme spectrale se penchant sur lui, un poignard à la main. Ce poignard, un instant après, il en avait senti la pointe appuyée à sa poitrine ; mais, convaincu que l’être humain ou surhumain, quel qu’il fût, auquel il avait affaire, voulait s’assurer s’il dormait véritablement, il était resté immobile, réglant de son mieux sa respiration sur celle d’un homme plongé dans le plus profond sommeil ; et, en effet, l’effrayante apparition, après avoir pesé un instant sur lui, s’était redressée tout entière sur le rocher, et, du même pas et avec la même facilité qu’elle l’avait descendu, avait commencé de le gravir, s’était, comme en venant, arrêtée un instant au sommet pour s’assurer qu’il dormait toujours, puis avait disparu dans les ruines d’où elle était sortie.
Le premier mouvement de Basso Tomeo avait été alors de saisir ses avirons et de fuir à force de rames ; mais il avait réfléchi qu’en fuyant il serait vu, que l’on reconnaîtrait qu’il n’avait pas dormi, mais avait fait semblant de dormir, découverte qui pouvait lui être fatale, soit dans le moment, soit plus tard.
Dans tous les cas, l’impression avait été si profonde sur le vieux Basso Tomeo, qu’il avait, avec ses trois fils Gennari, Luigi et Gaetano, sa femme et sa fille Assunta, quitté Mergellina et était allé fixer son domicile à Marinella, c’est-à-dire à l’autre bout de Naples et au côté opposé du port.
Tous ces bruits, on le comprend bien, avaient pris une consistance de plus en plus grande parmi la population napolitaine, la plus superstitieuse des populations. Chaque jour, ou plutôt chaque soir, c’étaient, de l’extrémité du Pausilippe à l’église de la Madone de Pie-di-Grotta, soit dans la chambre qui réunit toute la famille, soit à bord des barques où les pêcheurs stationnent en attendant l’heure de tirer leurs filets, c’étaient de nouveaux récits enrichis de nouveaux détails, tous plus effrayants les uns que les autres.
Quant aux personnes intelligentes qui croyaient difficilement à l’apparition des esprits et aux malédictions jetées sur les ruines, elles étaient les premières à propager ces bruits, ou du moins à les laisser circuler sans contradiction ; car elles attribuaient les événements qui donnaient naissance à toutes ces légendes populaires à des causes bien autrement graves et surtout bien autrement menaçantes que des apparitions de spectres et des gémissements d’âmes en peine ; et, en effet, voici ce qu’on se disait tout bas, en regardant autour de soi, d’un air inquiet, ce qu’on se disait de père à fils, de frère à frère, d’ami à ami : On se disait que la reine Marie-Caroline, irritée jusqu’à la folie des événements soulevés en France par la Révolution et qui avaient amené la mort sur l’échafaud de son beau-frère Louis XVI et de sa sœur Marie-Antoinette, avait institué, pour poursuivre les jacobins, une junte d’État, laquelle avait, comme on sait, condamné à mort trois malheureux jeunes gens : Emmanuele de Deo, Vitaliano et Galiani, qui n’avaient pas âge de vieillard à eux trois ; mais, voyant les murmures que cette triple exécution avait fait naître et combien Naples avait été disposé à faire des trois prétendus coupables trois martyrs, on disait que la reine, poursuivant dans l’ombre des vengeances moins éclatantes, mais non moins sûres, avait, dans une chambre du palais appelée la chambre obscure, à cause des ténèbres où demeuraient les juges et les accusateurs, établi une sorte de tribunal secret et invisible que l’on appelait le tribunal de la sainte foi ; que, dans cette chambre et devant ce tribunal, on recevait les délations d’accusateurs, non-seulement inconnus, mais masqués ; que l’on y prononçait des jugements auxquels n’assistaient pas les prévenus, qui ne leur étaient pas dénoncés, dont ils n’apprenaient l’existence que lorsqu’ils se trouvaient face à face avec l’exécuteur de ces jugements, Pasquale de Simone, lequel, que l’accusation portée contre Caroline d’Autriche fût vraie ou fausse, n’était connu dans Naples que sous le nom de sbire de la reine. Ce Pasquale de Simone ne disait, assurait-on, qu’un seul mot tout bas au condamné qu’il frappait, et il le frappait d’un coup tellement sûr, ajoutait-on encore, qu’il n’y avait pas d’exemple qu’aucun de ceux qui avaient été frappés par lui en fût revenu ; au reste, prétendait-on toujours, pour qu’on ne fit pas doute d’où venait le coup, le meurtrier laissait dans la plaie le poignard, sur le manche duquel étaient gravées ces deux lettres séparées par une croix : S. F., initiales des deux mots Santa Fede.
Il ne manquait pas de gens qui disaient avoir ramassé des cadavres et trouvé dans la blessure le poignard vengeur ; mais il y en avait bien davantage encore qui avouaient avoir pris la fuite en voyant un cadavre à terre, et cela sans s’être donné la peine de vérifier si le poignard était ou non resté dans la blessure, et encore moins si ce poignard, comme celui de la Sainte Vehme allemande, portait sur sa lame un signe quelconque, dénonçant la main qui s’en était servie.
Enfin une troisième version avait cours qui n’était peut-être pas la plus vraie, quoi qu’elle fût la plus vraisemblable : c’est qu’une bande de malfaiteurs, si communs à Naples, où les galères ne sont que la maison de campagne du crime, travaillait pour son propre compte et trouvait l’impunité de ses actes en laissant ou en faisant croire qu’elle travaillait pour le compte des vengeances royales.
Quelle que soit la version qui fût la vérité, ou qui s’en rapprochât le plus, pendant la soirée de ce même 22 septembre, tandis que les feux d’artifice éclataient sur la place du château, sur le Mercatello et au largo delle Pigne ; tandis que la foule, pareille à un fleuve roulant à grand bruit entre deux rives escarpées, s’écoulait sous l’arcade de flammes des illuminations dans la seule artère chargée de porter la vie d’un bout à l’autre de Naples, c’est-à-dire dans la rue de Tolède ; tandis que l’on commençait à se remettre, au palais de l’ambassade d’Angleterre, du trouble causé par l’apparition de l’ambassadeur de France et de l’anathème lancé par lui, une petite porte de bois donnant sur l’endroit le plus désert de la montée du Pausilippe, entre l’écueil de Frise et le restaurant de la Schiava, une petite porte, disons-nous, s’ouvrait de dehors au dedans pour donner passage à un homme enveloppé d’un grand manteau avec lequel il cachait le bas de sa figure, tandis que le haut était perdu dans l’ombre que projetait sur elle un chapeau à larges bords enfoncé jusque sur ses yeux.
La porte refermée avec soin derrière lui, cet homme prit un étroit sentier qui s’escarpait aux flancs du talus, par une pente rapide descendait vers la mer, et conduisait directement au palais de la reine Jeanne. Seulement, au lieu de mener jusqu’au palais, ce sentier aboutissait à une roche à pic surplombant l’abîme de dix à douze pieds. Il est vrai qu’à cette roche adhérait pour le moment une planche dont l’autre extrémité s’appuyait sur le rebord d’une fenêtre du premier étage du palais et formait un pont mobile presque aussi étroit que ce tranchant de rasoir sur lequel il faut passer pour atteindre le seuil du paradis de Mahomet. Cependant, si étroit et si mobile que fût ce pont, l’homme au manteau s’y aventura avec une insouciance indiquant l’habitude qu’il avait de ce chemin ; mais, au moment où il allait atteindre la fenêtre, un homme caché à l’intérieur se démasqua et barra le passage au nouvel arrivant en lui mettant un pistolet sur la poitrine. Sans doute celui-ci s’attendait-il à cet obstacle, car il n’en parut nullement inquiet, et, sans s’émouvoir, sans paraître même s’effrayer, il fit un signe maçonnique, murmura à celui qui lui barrait le chemin la moitié d’un mot que celui-ci acheva en démasquant l’entrée de la ruine, ce qui permit à l’homme au manteau de descendre de l’appui de la fenêtre dans la chambre. Une fois cette descente opérée, le dernier venu voulut remplacer son compagnon au poste de la fenêtre, comme sans doute c’était l’usage, afin d’y attendre un nouvel arrivant, de même qu’au haut de l’escalier du sépulcre royal de Saint-Denis, le dernier roi de France mort attend son successeur.
– Inutile, lui dit son compagnon ; nous sommes tous au rendez-vous, excepté Velasco, qui ne peut venir qu’à minuit.
Et tous deux, réunissant leurs forces, tirèrent à eux la planche qui formait le pont volant, menant du rocher aux ruines, la dressèrent contre la muraille, et, enlevant ainsi aux profanes tout moyen d’arriver jusqu’à eux, ils se perdirent dans l’ombre, plus épaisse encore à l’intérieur des ruines qu’au dehors.
Mais, si grande que fût cette obscurité, elle ne paraissait pas avoir de secret pour les deux compagnons ; car tous deux suivirent sans hésitation une espèce de corridor où pénétraient par les crevasses du plafond quelques parcelles de lumière sidérale, et arrivèrent ainsi aux premières marches d’un escalier dont la rampe manquait, mais assez large pour que l’on pût s’y engager sans danger.
À l’une des fenêtres de la salle à laquelle aboutissait l’escalier et qui s’ouvrait sur la mer, on distinguait une forme humaine que son opacité rendait visible de l’intérieur, mais que, de l’extérieur, il devait être impossible de distinguer.
Au bruit des pas, cette espèce d’ombre se retourna.
– Sommes-nous tous réunis ? demanda-t-elle.
– Oui, tous, répondirent les deux voix.
– Alors, dit l’ombre, il ne nous reste plus à attendre que l’envoyé de Rome.
– Et, pour peu qu’il tarde, je doute qu’il puisse, du moins cette nuit, tenir la parole donnée, dit l’homme au manteau en jetant un coup d’œil sur les vagues qui commençaient à écumer sous les premières haleines du sirocco.
– Oui, la mer se fâche, répondit l’ombre ; mais, si c’est véritablement l’homme qu’Hector nous a promis, il ne s’arrêtera point pour si peu.
– Pour si peu ! comme tu y vas, Gabriel ! voilà le vent du midi lâché, et, dans une heure, la mer ne sera plus tenable ; c’est le neveu d’un amiral qui te le dit.
– S’il ne vient pas par mer, il viendra par terre ; s’il ne vient point en barque, il viendra à la nage ; s’il ne vient pas à la nage, il viendra en ballon, dit une voix jeune, fraîche et vigoureusement accentuée. Je connais mon homme, moi qui l’ai vu à l’œuvre. Du moment qu’il a dit au général Championnet : « J’irai ! » il viendra, dût-il passer à travers le feu de l’enfer.
– D’ailleurs, il n’y a point de temps perdu, reprit l’homme au manteau ; le rendez-vous est entre onze heures et minuit, et – il fit sonner une montre à répétition – et, vous le voyez, il n’est pas encore onze heures.
– Alors, dit celui qui s’était donné pour le neveu d’un amiral, et qui, par cette raison, devait se connaître au temps, c’est à moi, qui suis le plus jeune, de monter la garde à cette fenêtre, et à vous, qui êtes les hommes mûrs et les fortes têtes, à délibérer. Descendez donc dans la salle des délibérations ; je reste ici, et, à la moindre barque ayant un feu à sa proue, vous êtes prévenus.
– Nous n’avons point à délibérer ; mais nous devons avoir un certain nombre de nouvelles à échanger ; le conseil que nous donne Nicolino est donc bon, quoiqu’il nous soit donné par un fou.
– Si l’on me croit véritablement un fou, dit Nicolino, il y a ici quatre hommes encore plus insensés que moi : ce sont ceux qui, me sachant un fou, m’ont admis dans leurs complots ; car, mes bons amis, vous avez beau vous appeler philomati et donner un prétexte scientifique à vos séances, vous êtes tout simplement des francs-maçons, secte proscrite dans le royaume des Deux-Siciles, et vous conspirez la chute de Sa Majesté le roi Ferdinand et l’établissement de la République parthénopéenne ; ce qui implique le crime de haute trahison, c’est-à-dire la peine de mort. De la peine de mort, nous nous moquons, mon ami Hector Caraffa et moi, attendu qu’en notre qualité de patriciens, nous aurons la tête tranchée, accident qui ne fait point tort au blason ; mais, toi, Manthonnet, mais, toi, Schipani, mais Cirillo, qui est en bas, mais vous, comme vous n’êtes que des gens de cœur, de courage, de science, de mérite, comme vous valez cent fois mieux que nous, mais que vous avez le malheur d’être des vilains, vous serez pendus haut et court. Ah ! comme je rirai, mes bons amis, quand, de la fenêtre de la mannaïa[1], je vous verrai gigoter au bout de vos cordes, à moins toutefois que l’illustrissimo signore don Pasquale de Simone ne me prive de ce plaisir par ordre de Sa Majesté la reine… Allez délibérer, allez ! et, quand il y aura quelque chose d’impossible à faire, c’est-à-dire quelque chose que puisse faire seulement un fou, pensez à moi.
Ceux auxquels l’avis était adressé furent probablement de l’opinion de celui qui le donnait ; car, moitié riant, moitié haussant les épaules, ils laissèrent Nicolino de garde à sa fenêtre, descendirent un escalier tournant, sur les marches duquel se projetaient les lueurs d’une lampe éclairant une chambre basse creusée dans le roc au-dessous du niveau de la mer, et qui avait, selon toute probabilité, été destinée par l’architecte du duc de Medina au noble but d’enfermer, sous le nom prosaïque de cave, les meilleurs vins d’Espagne et de Portugal.
Dans cette cave, puisque malgré la poésie et la gravité de notre sujet, nous sommes obligé d’appeler les choses par leur nom, dans cette cave était un homme assis, pensif et méditant, le coude appuyé sur une table de pierre ; son manteau, rejeté en arrière, laissait éclairé par la lumière de la lampe son visage pâle et amaigri par les veilles ; devant lui étaient quelques papiers, des plumes et de l’encre, et à la portée de sa main une paire de pistolets et un poignard.
Cet homme, c’était le célèbre médecin Domenico Cirillo.
Les trois autres conjurés que Nicolino avait envoyés délibérer et désignés sous les noms de Schipani, de Manthonnet et d’Hector Caraffa entrèrent tour à tour dans le cercle de lumière pâle et tremblotante que projetait la lampe, se débarrassèrent de leur manteau et de leur chapeau, posèrent chacun devant eux une paire de pistolets et un poignard, et commencèrent, non pas à délibérer, mais à échanger les nouvelles qui couraient par la ville, et que chacun avait pu recueillir de son côté.
Comme nous sommes aussi bien qu’eux, et même mieux qu’eux, au courant de tout ce qui s’était passé dans cette journée si pleine d’événements, nous allons, si nos lecteurs veulent bien nous le permettre, les laisser discourir sur ce sujet, qui n’aurait plus d’intérêt pour nous, et tracer une courte biographie de ces cinq hommes, appelés à jouer un rôle important dans les événements que nous avons entrepris de raconter.
Voyons donc ce que c’était que ces cinq hommes, dont Nicolino, dans sa verve railleuse, venait, sans s’épargner lui-même, de vouer trois au gibet et deux à la guillotine, prédiction qui, au reste, moins un, devait de point en point se réaliser pour tous.
Celui que nous avons montré seul, assis, pensif et méditant, le coude appuyé sur la table de pierre, et que nous avons dit se nommer Domenico Cirillo, était un homme de Plutarque, un des plus puissants représentants de l’antiquité qui eussent jamais paru sur la terre de Naples. Il n’était ni du pays ni du temps dans lequel il vivait, et il avait à peu près toutes les qualités dont une seule eût suffi à faire un homme supérieur.
Il était né en 1734, l’année même de l’avènement au trône de Charles III, à Grumo, petit village de la Terre de Labour. Sa famille avait toujours été une pépinière d’illustres médecins, de savants naturalistes et d’intègres magistrats. Avant d’avoir atteint vingt ans, il concourait pour la chaire de botanique et l’obtenait ; puis il avait voyagé en France, s’était lié avec Nollet, Buffon, d’Alembert, Diderot, Franklin, et, sans son grand amour pour sa mère, – il le disait lui-même, – renonçant à sa patrie réelle, il fût resté dans la patrie de son cœur.
De retour à Naples, il continua ses études et devint un des premiers médecins de son époque ; mais il était particulièrement connu comme le médecin des pauvres, disant que la science devait être, pour un véritable chrétien, non une source de fortune, mais un moyen de venir en aide à la misère ; ainsi, appelé en même temps par un riche citoyen et par un pauvre lazzarone, il allait de préférence au pauvre, qu’il soulageait d’abord avec son art, tant qu’il était en danger, et qu’une fois entré en convalescence il aidait de son argent.
Malgré cela, disons mieux, à cause de cela, il avait été mal vu à la cour en 1791, époque à laquelle la crainte des principes révolutionnaires et la haine des Français soulevèrent Ferdinand et Caroline contre tout ce qu’il y avait à Naples de cœurs nobles et d’esprits intelligents.
Depuis ce temps, il avait vécu dans une demi-disgrâce, et, ne voyant d’espoir pour son malheureux pays que dans une révolution accomplie à l’aide de ces mêmes Français qu’il avait aimés, au point de les mettre en balance avec sa mère et sa propre patrie, il était entré, avec la résolution philosophique de son âme et la sereine et douce ténacité de son caractère, dans un complot qui avait pour but de substituer l’intelligente et fraternelle autorité de la France à la sombre et brutale tyrannie des Bourbons. Il ne se cachait point qu’il jouait sa tête, et, calme, sans faux enthousiasme, il persistait dans son projet, si dangereux qu’il fût, comme il eût persisté dans la dangereuse volonté de soigner, au risque de sa propre vie, une population malade du choléra ou du typhus. Ses compagnons, plus jeunes et plus violents que lui, avaient pour ses avis, en toute chose, une suprême déférence ; il était le fil qui les guidait dans le labyrinthe, la lumière qu’ils suivaient dans l’obscurité ; et le sourire mélancolique avec lequel il accueillait le danger, la suave onction avec laquelle il parlait des élus qui ont le bonheur de mourir pour l’humanité, avaient sur leur esprit quelque chose de cette influence que donne Virgile à l’astre chargé de dissiper les ténèbres et les terreurs de l’obscurité, et de leur substituer les silences protecteurs et bienveillants de la nuit.
Hector Caraffa, comte de Ruvo, duc d’Andria, le même qui était intervenu dans la conversation pour répondre de la persistante volonté et du froid courage de l’homme que l’on attendait, était un de ces athlètes que Dieu crée pour les luttes politiques, c’est-à-dire une espèce de Danton aristocrate, avec un cœur intrépide, une âme implacable, une ambition démesurée.
Il aimait par instinct les entreprises difficiles, et courait au danger du même pas dont un autre l’aurait fui, s’inquiétant peu des moyens, pourvu qu’il arrivât au but. Énergique dans sa vie, il fut, ce que l’on eût cru impossible, plus énergique dans sa mort ; c’était enfin un de ces puissants leviers que la Providence, qui veille sur les peuples, met aux mains des révolutions qui doivent les affranchir.
Il descendait de l’illustre famille des ducs d’Andria, et portait le titre de comte de Ruvo ; mais il dédaignait son titre et tous ceux de ses aïeux qui ne s’offraient pas à la reconnaissance de l’histoire avec quelqu’une de ces recommandations qu’il ambitionnait de conquérir, disant sans cesse qu’il n’y avait pas de noblesse chez un peuple esclave. Il s’était enflammé au premier souffle des idées républicaines, introduites à Naples à la suite de Latouche-Tréville, s’était jeté avec son audace accoutumée dans la voie hasardeuse des révolutions, et, quoique forcé par sa position de paraître à la cour, il s’était fait le plus ardent apôtre, le plus zélé propagateur des principes nouveaux ; partout où l’on parlait de liberté, comme par une évocation magique, on voyait apparaître à l’instant même Hector Caraffa. Aussi, dès 1795, avait-il été arrêté avec les premiers patriotes désignés par la junte d’État et conduit au château Saint-Elme ; là, il était entré en relation avec un grand nombre de jeunes officiers préposés à la garde du fort. Sa parole ardente créa chez eux l’amour de la république ; bientôt une telle amitié les unit, que, menacé d’un jugement mortel, il n’hésita point à leur demander leur aide pour fuir. Alors, il y eut lutte entre ces nobles cœurs : les uns disaient que, même pour la liberté, on ne devait point trahir son devoir, et que, chargés de la garde du château, c’était un crime à eux de concourir à la fuite d’un prisonnier, ce prisonnier fût-il leur ami, fût-il leur frère. D’autres, au contraire, disaient qu’à la liberté et au salut de ses défenseurs, même l’honneur, un patriote doit tout sacrifier.
Enfin, un jeune lieutenant de Castelgirone, en Sicile, plus ardent patriote que les autres, consentit à être non-seulement le complice, mais le compagnon de sa fuite ; tous deux furent aidés dans cette évasion par la fille d’un officier de la garnison qui, amoureuse d’Hector, lui fit passer une corde pour descendre du haut des murs du château, tandis que le jeune Sicilien l’attendait en bas.
L’évasion s’exécuta heureusement ; mais les deux fugitifs n’eurent point même fortune : le Sicilien fut repris, condamné à mort, et, par faveur spéciale de Ferdinand, vit son supplice commué en celui d’une prison perpétuelle dans l’horrible fosse de Favignana.
Hector trouva un asile dans la maison d’un ami, à Portici ; de là, par des sentiers connus des seuls montagnards, il sortit du royaume, se rendit à Milan, y trouva les Français, et devint facilement leur ami, étant celui de leurs principes. Eux, de leur côté, apprécièrent cette âme de feu, ce cœur indomptable, cette volonté de fer. Le beau caractère de Championnet lui parut taillé sur celui des Phocion et des Philopœmen ; sans fonctions particulières, il s’attacha à son état-major, et, lorsque, après la chute de Pie VI et la proclamation de la république romaine, le général français vint à Rome, il l’y accompagna ; alors, se trouvant si près de Naples, ne désespérant pas d’y soulever un mouvement révolutionnaire, il avait repris, pour rentrer dans le royaume, le même chemin par lequel il en était sorti, était revenu demander l’hospitalité non plus du proscrit, mais du conspirateur, au même ami chez lequel il avait déjà trouvé un asile et qui n’était autre que Gabriel Manthonnet, que nous avons déjà nommé, et, de là, il avait écrit à Championnet qu’il croyait Naples mûre pour un soulèvement et qu’il l’invitait à lui envoyer un homme sûr, calme et froid qui pût juger lui-même de la situation des esprits et de l’état des choses : c’était cet envoyé que l’on attendait.
Gabriel Manthonnet, chez lequel Hector Caraffa avait trouvé un asile, et que le bouillant patriote n’avait pas eu de peine à entraîner à la cause de la liberté, était, comme Hector Caraffa, un homme de trente-quatre à trente-cinq ans, d’origine savoyarde, comme l’indique son nom ; sa force était herculéenne, et sa volonté marchait l’égale de sa force ; il avait cette éloquence du courage et cet esprit du cœur qui, dans les circonstances extrêmes, font jaillir de l’âme ces paroles sublimes dont tressaille l’histoire, chargée de les enregistrer ; ce qui ne l’empêchait pas, dans les circonstances ordinaires, de trouver ces fines railleries qui, sans arriver à la postérité, font fortune chez les contemporains. Admis dans l’artillerie napolitaine en 1784, il avait été fait sous-lieutenant en 1787, était passé en 1789 comme lieutenant au régiment d’artillerie de la reine, avait, en 1794, été nommé lieutenant-capitaine, et enfin, au commencement de l’année 1798, était devenu capitaine commandant de son régiment et aide de camp du général Fonseca.
Celui des quatre conspirateurs que nous avons désigné sous le nom de Schipani était un Calabrais de naissance. La loyauté et la bravoure étaient ses deux qualités dominantes : homme d’exécution sûre tant qu’il restait sous le commandement de deux chefs de génie, comme Manthonnet ou Hector Caraffa, il devenait, abandonné à lui-même, inquiétant à force de témérité, dangereux à force de patriotisme. C’était une espèce de machine de guerre, frappant des coups terribles et sûrs, mais à la condition qu’il serait mis en mouvement par d’habiles machinistes.
Quant à Nicolino, qui était resté de garde, comme le plus jeune, à la fenêtre du vieux château donnant sur la pointe du Pausilippe, c’était un beau gentilhomme de vingt et un à vingt-deux ans, neveu de ce même François Caracciolo que nous avons vu commander la galère de la reine et refuser pour lui une invitation à dîner, et, pour sa nièce Cecilia, une invitation de bal chez l’ambassadeur ou plutôt chez l’ambassadrice d’Angleterre ; il était, en outre, frère du duc de Rocca-Romana, le plus élégant, le plus aventureux, le plus chevaleresque des cavaliers servants de la reine et qui est resté, à Naples, le type méridional de notre duc de Richelieu, amant de mademoiselle de Valois et vainqueur de Mahon ; seulement, Nicolino, enfant d’un second mariage, était fils d’une Française, avait été élevé par sa mère dans l’amour de la France, et tenait, de cette portion de son sang, cette légèreté d’esprit et cette insouciance du danger qui font au besoin du héros un homme aimable et de l’homme aimable un héros.
Tandis que les quatre autres conjurés échangeaient entre eux à voix basse, et la main machinalement étendue vers leurs armes, ces paroles pleines d’espérance, comme en disent les conspirateurs, mais à travers lesquelles, si pleines d’espérance qu’elles soient, brillent de temps en temps comme le reflet du glaive ou l’éclair du poignard, quelques-uns de ces mots qui, par le frissonnement qu’ils éveillent au fond du cœur, rappellent aux Damoclès politiques qu’ils ont une épée suspendue au-dessus de leur tête, Nicolino, insoucieux comme on l’est à vingt ans, rêvait à ses amours, qui, en ce moment, avaient pour objet une des dames d’honneur de la reine, encore plus qu’à la liberté de Naples, et, sans perdre de vue la pointe du Pausilippe, regardait s’amasser au ciel cette tempête prédite par François Caracciolo à la reine, et par lui à ses compagnons.
En effet, de temps en temps, un tonnerre lointain grondait, précédé par des éclairs qui, ouvrant une sombre masse de nuages, roulant du midi au nord, illuminaient tour à tour d’une lueur fantastique le noir rocher de Capri, qui, aussitôt l’éclair éteint, rentrait dans l’obscurité, ne faisant plus qu’un avec la masse opaque de nuées dont il semblait former la base. De temps en temps, des bouffées de ce vent lourd et desséchant qui apporte jusqu’à Naples le sable enlevé aux déserts de la Libye, passaient par rafales frissonnantes, soulevant à la surface de la mer une trépidation phosphorescente qui, pour un instant, la changeait en un lac de flammes, rentrant presque aussitôt dans sa sombre opacité.
Au souffle de ce vent redouté des pêcheurs, une foule de petites barques se hâtaient de regagner le port, les unes emportées par leurs voiles triangulaires et laissant derrière elles un sillon de feu, les autres nageant de toutes leurs forces et pareilles à ces grosses araignées qui courent sur l’eau, égratignant la mer de leurs avirons, dont chaque coup faisait jaillir une gerbe d’étincelles liquides. Peu à peu, ces barques, en se rapprochant hâtivement de la terre, disparurent derrière la lourde et immobile masse du château de l’Œuf et le phare du môle, dont la lumière jaunâtre apparaissait au centre d’un cercle de vapeur pareil à celui qui entoure la lune à l’approche des mauvais temps ; enfin, la mer resta solitaire, comme pour laisser le champ libre au combat qu’allaient se livrer les quatre vents du ciel.
En ce moment, à la pointe du Pausilippe, apparut, comme un point dans l’espace, une flamme rougeâtre, faisant contraste avec les sulfureuses haleines de la tempête et les émanations phosphorescentes de la mer ; cette flamme se dirigeait en droite ligne sur le palais de la reine Jeanne.
Alors, et comme si l’apparition de cette flamme était un signal, éclata un coup de tonnerre qui roula du cap Campanella au cap Misène, tandis que, dans la même direction, le ciel, en s’ouvrant, offrait à l’œil effrayé les abîmes insondables de l’éther. Des rafales venant de points complétement opposés passèrent, en la creusant, à la surface de la mer avec des rapidités et des bruits de trombe ; les vagues montèrent sans gradation, comme si un bouillonnement sous-marin provoquait leur ébullition ; la tempête venait de briser sa chaîne et parcourait le cirque liquide, comme un lion furieux.
Nicolino, à l’aspect effrayant que prenaient à la fois la mer et le ciel, jeta un cri d’appel qui fit tressaillir les conjurés dans les profondeurs du vieux palais ; ils s’élancèrent par les degrés, et, arrivés à la fenêtre, virent de quoi il s’agissait.
La barque qui amenait, il n’y avait point à en douter, le messager attendu, venait d’être prise et comme enveloppée par la tempête, à moitié chemin du Pausilippe au palais de la reine Jeanne ; elle avait abattu à l’instant même la petite voile carrée sous laquelle elle naviguait, et elle bondissait effarée sur les vagues, où essayaient de mordre les avirons de deux vigoureux rameurs.
Comme l’avait pensé Hector Caraffa, rien n’avait arrêté le jeune homme au cœur de bronze qu’ils attendaient. Comme il avait été convenu dans l’itinéraire tracé d’avance, – et plus encore par précaution pour les conspirateurs napolitains que pour l’envoyé, que son uniforme français et son titre d’aide de camp de Championnet devaient protéger dans une ville d’un royaume allié, dans une capitale amie, – il avait quitté la route de Rome à Santa-Maria, avait gagné le bord de la mer, avait laissé son cheval à Pouzzoles, sous prétexte qu’il était trop fatigué pour aller plus loin ; et, là, moitié menace, moitié séduction d’une forte récompense, il avait déterminé deux marins à partir malgré les présages du temps ; et, tout en protestant contre une pareille témérité, ils étaient partis au milieu des cris et des lamentations de leurs femmes et de leurs enfants, qui les avaient accompagnés jusque sur les dalles humides du port.
Leur crainte s’était réalisée, et, arrivés à Nisida, ils avaient voulu mettre leur passager à terre et s’abriter à la jetée ; mais le jeune homme, sans colère, sans paroles vaines, avait tiré les pistolets passés à sa ceinture, en avait dirigé le canon sur les récalcitrants, qui, voyant, à ce visage calme mais résolu, que c’en était fait d’eux s’ils abandonnaient leurs rames, s’étaient courbés sur elles et avaient donné une nouvelle impulsion à la barque.
Ils avaient débouché alors du petit golfe de Pouzzoles dans le golfe de Naples, et, à partir de là, s’étaient trouvés sérieusement aux prises avec la tempête, qui, ne voyant, sur l’immense surface des flots, que cette seule barque à anéantir, semblait avoir concentré sur elle toute sa colère.
Les cinq conjurés restèrent un instant immobiles et muets ; le premier aspect d’un grand danger couru par notre semblable commence toujours par nous stupéfier ; puis jaillit tout à coup de notre cœur, comme un instinct impérieux et irrésistible de la nature, le besoin de lui porter secours.
Hector Caraffa rompit le premier le silence.
– Des cordes ! des cordes ! cria-t-il en essuyant la sueur qui venait de perler tout à coup à son front.
Nicolino s’élança, il avait compris ; il replaça la planche sur l’abîme, bondit du rebord de la fenêtre sur la planche, de la planche sur le rocher, et du rocher jusqu’à la porte de la rue, et, dix minutes après, il reparut avec une corde arrachée à un puits public.
Pendant ce temps, si court qu’il fût, la tempête avait redoublé de rage ; mais aussi, poussée par elle, la barque s’était rapprochée et n’était plus qu’à quelques encablures du palais ; seulement, la vague battait avec tant de fureur contre l’écueil sur lequel il était bâti, qu’au lieu de se présenter comme une espérance, il y avait un redoublement de danger à s’en approcher, l’écume fouettant le visage des conspirateurs penchés à la fenêtre du premier étage, c’est-à-dire à vingt ou vingt-cinq pieds au-dessus de l’eau.
À la lueur du feu allumé à la proue, et que chaque vague que surmontait la barque menaçait d’éteindre, on voyait les deux marins courbés sur leurs rames avec l’angoisse de la terreur peinte sur le visage ; tandis que, debout, comme s’il était rivé au plancher du bateau, les cheveux fouettés par l’ouragan, mais le sourire sur les lèvres et regardant d’un œil dédaigneux ces flots qui, pareils à la meute de Scylla, bondissaient et aboyaient autour de lui, le jeune homme semblait un dieu commandant à la tempête, ou, ce qui est plus grand encore, un homme inaccessible à la peur.
On voyait, à la façon dont il abaissait la main sur ses yeux et dont il dirigeait son regard vers la ruine gigantesque, que, dans l’espérance d’être attendu, il essayait de distinguer à travers l’ombre la présence de ceux qui l’attendaient ; un éclair lui vint en aide, qui illumina la façade ridée et sombre du vieux bâtiment, et il put voir, groupés dans l’attitude de l’angoisse, cinq hommes qui d’une même voix lui crièrent :
– Courage !
Au même moment, une vague monstrueuse, refoulée par la base rocheuse du palais, s’abattit sur l’avant de la barque, et, éteignant le feu, sembla l’avoir engloutie.
La respiration s’arrêta dans toutes les poitrines ; d’un geste désespéré, Hector Caraffa saisit ses cheveux à pleines mains ; mais on entendit une voix forte et calme qui criait, dominant le bruit de la tempête :
– Une torche !
Ce fut Hector Caraffa qui s’élança à son tour ; il y avait dans une cavité de la muraille des torches préparées pour les nuits ténébreuses ; il saisit une de ces torches, l’alluma à la lampe qui brûlait sur la table de pierre ; puis, presque aussitôt, on le vit apparaître sur la plate-forme extérieure du rocher, penché sur la mer et étendant vers la barque sa torche résineuse au milieu d’un nuage d’écume impuissant à l’éteindre.
Alors, comme si elle surgissait des abîmes de la mer, la barque reparut à quelques pieds seulement de la base du château ; les deux rameurs avaient abandonné leurs rames, et à genoux, les bras levés au ciel, invoquaient la madone et saint Janvier.
– Une corde ! cria le jeune homme.
Nicolino monta sur le rebord de la fenêtre, et, retenu à bras-le-corps par l’herculéen Manthonnet, prit sa mesure et lança dans le bateau une extrémité de la corde, dont Schipani et Cirillo tenaient l’autre extrémité.
Mais à peine avait-on entendu le bruit de la corde heurtant le bois de la barque, qu’une vague énorme, venant cette fois de la mer, lança avec une force irrésistible la barque contre l’écueil. On entendit un craquement funèbre suivi d’un cri de détresse ; puis barque, pêcheurs, passagers, tout disparut.
Seulement, cette exclamation simultanée s’échappa de la poitrine de Schipani et de Cirillo :
– Il la tient ! il la tient !
Et ils se mirent à tirer la corde à eux.
En effet, au bout d’une seconde, la mer se fendit au pied de l’écueil, et, à la lueur de la torche qu’étendait Hector Caraffa au-dessus de l’abîme, on en vit sortir le jeune aide de camp, qui, secondé par la traction de la corde, escalada le rocher, saisit la main que lui tendit le comte de Ruvo, bondit sur la plateforme, et, pressé tout ruisselant sur la poitrine de son ami, avec son regard serein et sa voix dans laquelle il était impossible de distinguer la moindre altération, levant la tête vers ses sauveurs, prononça ce seul mot :
– Merci !
En ce moment, un coup de tonnerre retentit, qui sembla vouloir arracher le palais à sa base de granit ; un éclair flamboya, lançant, par toutes les ouvertures de la ruine, ses flèches de feu, et la mer, avec un hurlement terrible, monta jusqu’aux genoux des deux jeunes gens.
Mais Hector Caraffa, avec cet enthousiasme méridional qui faisait encore ressortir la tranquillité de son âme, levant sa torche comme pour défier la foudre :
– Gronde, tonnerre ! flamboie, éclair ! rugis tempête ! s’écria-t-il. Nous sommes de la race de ces Grecs qui ont brûlé Troie, et celui-ci – ajouta-t-il en passant la main sur l’épaule de son ami – celui-ci descend d’Ajax, fils d’Oilée : il échappera malgré les dieux !
Ce qu’il y a de particulier aux grands cataclysmes de la nature et aux grandes préoccupations politiques, – et, hâtons-nous de le dire, la chose ne fait point honneur à l’humanité, – c’est qu’ils concentrent l’intérêt sur les individus qui, dans l’un ou l’autre cas, jouent les rôles principaux et desquels on attend ou le salut ou le triomphe, en repoussant les personnages inférieurs dans l’ombre, et en laissant le soin de veiller sur eux à cette banale et insouciante Providence qui est devenue, pour les égoïstes de caractère ou d’occasion, un moyen de mettre à la charge de Dieu toutes les infortunes qu’ils ne se souciaient pas de secourir.
Ce fut ce qui arriva au moment où la barque qui amenait le messager attendu si impatiemment par nos conspirateurs fut lancée contre l’écueil et se brisa dans le choc. Eh bien, ces cinq hommes d’élite, au cœur loyal et miséricordieux, qui, fervents apôtres de l’humanité, étaient prêts à sacrifier leur vie à leur patrie et à leurs concitoyens, oublièrent complétement que deux de leurs semblables, fils de cette patrie et, par conséquent, leurs frères, venaient de disparaître dans le gouffre, pour ne s’occuper que de celui qui se rattachait à eux par un lien d’intérêt non-seulement général, mais encore individuel, concentrant sur celui-là toute leur attention et tous leurs secours, et croyant qu’une vie si nécessaire à leurs projets n’était pas trop payée des deux existences secondaires qu’elle venait de compromettre et à la perte desquelles, tant que dura le péril, ils ne songèrent même pas.
– C’étaient des hommes, cependant, murmurera le philosophe.
– Non, répondra le politique ; c’étaient des zéros dont une nature supérieure était l’unité.
Quoi qu’il en soit, que les deux malheureux pêcheurs aient eu leur part bien vive dans les sympathies et dans les regrets de ceux qui venaient de les voir disparaître, c’est ce dont il nous est permis de douter en les voyant s’élancer, le visage joyeux et les bras ouverts, à la rencontre de celui qui, grâce à son courage et à son sang-froid, apparaissait sain et sauf aux bras de son ami le comte de Ruvo.
C’était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, aux cheveux noirs, encadrant de leurs longues mèches, collées aux tempes et le long des joues par l’eau de la mer, un visage naturellement pâle, et dont tout le mouvement et toute la vie semblaient s’être concentrés dans les yeux, suffisant d’ailleurs à animer une physionomie qui, sans les éclairs qu’ils jetaient, eût semblé de marbre ; ses sourcils noirs et naturellement froncés donnaient à cette tête sculpturale une expression de volonté inflexible, contre laquelle on comprenait que tout, excepté les mystérieux et implacables décrets du sort, avait dû se briser et devait se briser encore ; si ses habits n’eussent été ruisselants d’eau, si les boucles de ses cheveux n’eussent point porté les traces de son passage à travers les vagues, si la tempête n’eût rugi comme un lion furieux d’avoir laissé échapper sa proie, il eût été impossible de lire sur sa physionomie le moindre signe d’émotion qui indiquât qu’il venait d’échapper à un danger de mort ; c’était bien enfin et de tout point l’homme promis par Hector Caraffa, dont l’impétueuse témérité se plaisait à s’incliner devant le froid et tranquille courage de son ami.
Pour achever maintenant le portrait de ce jeune homme, destiné à devenir, sinon le principal personnage, du moins un des personnages principaux de cette histoire, hâtons-nous de dire qu’il était vêtu de cet élégant et héroïque costume républicain que les Hoche, les Marceau, les Desaix et les Kléber ont non-seulement rendu historique, mais aussi fait immortel, et dont nous avons, à propos de l’apparition de notre ambassadeur Garat, tracé une description trop exacte et trop récente pour qu’il soit utile de la renouveler ici.
Peut-être, au premier moment, le lecteur trouvera-t-il qu’il y avait une certaine imprudence à un messager, chargé de mystérieuses communications, à se présenter à Naples vêtu de ce costume qui était plus qu’un uniforme, qui était un symbole ; mais nous répondrons que notre héros était parti de Rome, il y avait quarante-huit heures, ignorant complétement, ainsi que le général Championnet, dont il était l’émissaire, les événements qu’avaient accumulés en un jour l’arrivée de Nelson et l’inqualifiable accueil qui lui avait été fait ; que le jeune officier était ostensiblement envoyé à l’ambassadeur que l’on croyait encore à son poste, comme chargé de dépêches, et que l’uniforme français dont il était revêtu semblait devoir être un porte-respect, au contraire, dans un royaume que l’on savait hostile au fond du cœur, mais qui, par crainte au moins, si ce n’était par respect humain, devait conserver les apparences d’une amitié qu’à défaut de sa sympathie, lui imposait un récent traité de paix.
Seulement, la première conférence du messager devait avoir lieu avec les patriotes napolitains, qu’il fallait avoir grand soin de ne pas compromettre ; car, si l’uniforme et la qualité de Français sauvegardaient l’officier, rien ne les sauvegardait, eux ; et l’exemple d’Emmanuel de Deo, de Galiani et de Vitaliano, pendus sur un simple soupçon de connivence avec les républicains français, prouvait que le gouvernement napolitain n’attendait que l’occasion de déployer une suprême rigueur et ne manquerait pas cette occasion si elle se présentait. La conférence terminée, elle devait être transmise dans tous ses détails à notre ambassadeur et devait servir à régler la conduite qu’il tiendrait avec une cour dont la mauvaise foi avait, à juste titre, mérité chez les modernes la réputation que la foi carthaginoise avait dans l’antiquité.
Nous avons dit avec quel empressement chacun s’était élancé au-devant du jeune officier, et l’on comprend quelle impression dut faire sur l’organisation impressionnable de ces hommes du Midi cette froide bravoure qui semblait déjà avoir oublié le danger, quand le danger était à peine évanoui.
Quel que fût le désir des conjurés d’apprendre les nouvelles dont il était porteur, ils exigèrent que celui-ci acceptât d’abord de Nicolino Caracciolo, qui était de la même taille que lui et dont la maison était voisine du palais de la reine Jeanne[2], un costume complet pour remplacer celui qui était trempé de l’eau de la mer et qui, joint à la fraîcheur du lieu dans lequel on se trouvait, pouvait avoir de graves inconvénients pour la santé du naufragé ; malgré les objections de celui-ci, il lui fallut donc céder ; il resta seul avec son ami Hector Caraffa, qui voulut absolument lui servir de valet de chambre ; et, lorsque Cirillo, Manthonnet, Schipani et Nicolino rentrèrent, ils trouvèrent le sévère officier républicain transformé en citadin élégant, Nicolino Caracciolo étant, avec son frère le duc de Rocca-Romana, un des jeunes gens qui donnaient la mode à Naples.
En voyant rentrer ceux qui s’étaient absentés pour un instant, ce fut notre héros, à son tour, qui, s’avançant à leur rencontre, leur dit en excellent italien :
– Messieurs, excepté mon ami Hector Ceraffa, qui a bien voulu vous répondre de moi, personne ne me connaît ici, tandis qu’au contraire, moi, je vous connais tous ou pour des hommes savants ou pour des patriotes éprouvés. Vos noms racontent votre vie et sont des titres à la confiance de vos concitoyens ; mon nom, au contraire, vous est inconnu, et vous ne savez de moi, comme Caraffa et par Caraffa, que quelques actions de courage qui me sont communes avec les plus humbles et les plus ignorés des soldats de l’armée française. Or, quand on va combattre pour la même cause, risquer sa vie pour le même principe, mourir peut-être sur le même échafaud, il est d’un homme loyal de se faire connaître et de n’avoir point de secrets pour ceux qui n’en ont pas pour lui. Je suis Italien comme vous, messieurs ; je suis Napolitain comme vous ; seulement, vous avez été proscrits et persécutés à différents âges de votre vie ; moi, j’ai été proscrit avant ma naissance.
Le mot FRÈRE s’échappa de toutes les bouches, et toutes les mains s’étendirent vers les deux mains ouvertes du jeune homme.
– C’est une sombre histoire que la mienne, ou plutôt que celle de ma famille, continua-t-il les yeux perdus dans l’espace, comme s’il cherchait quelque fantôme invisible à tous, excepté à lui ; et qui vous sera, je l’espère, un nouvel aiguillon à renverser l’odieux régime qui pèse sur notre patrie.
Puis, après un instant de silence :
– Mes premiers souvenirs datent de la France, dit-il ; nous habitions, mon père et moi, une petite maison de campagne isolée au milieu d’une grande forêt ; nous n’avions qu’un domestique, nous ne recevions personne ; je ne me rappelle pas même le nom de cette forêt.
» Souvent, le jour comme la nuit, on venait chercher mon père ; il montait alors à cheval, prenait ses instruments de chirurgie, suivait la personne qui le venait chercher ; puis, deux heures, quatre heures, six heures après, le lendemain même quelquefois, reparaissait sans dire où il avait été. – J’ai su, depuis, que mon père était chirurgien, et que ses absences étaient motivées par des opérations dont il refusa toujours le salaire.
» Mon père s’occupait seul de mon éducation ; mais, je dois le dire, il donnait plus d’attention encore au développement de mes forces et de mon adresse qu’à celui de mon intelligence et de mon esprit.
» Ce fut lui, cependant, qui m’apprit à lire et à écrire, puis qui m’enseigna le grec et le latin ; nous parlions indifféremment l’italien et le français ; tout le temps qui nous restait, ces différentes leçons prises, était consacré aux exercices du corps.
» Ils consistaient à monter à cheval, à faire des armes et à tirer au fusil et au pistolet.
» À dix ans, j’étais un excellent cavalier, je manquais rarement une hirondelle au vol et je cassais presque à chaque coup, avec mes pistolets, un œuf se balançant au bout d’un fil.
» Je venais d’atteindre ma dixième année lorsque nous partîmes pour l’Angleterre ; j’y restai deux ans. Pendant ces deux ans, j’y appris l’anglais avec un professeur que nous prîmes à la maison, et qui mangeait et couchait chez nous. Au bout de deux ans, je parlais l’anglais aussi couramment que le français et l’italien.
» J’avais un peu plus de douze ans lorsque nous quittâmes l’Angleterre pour l’Allemagne ; nous nous arrêtâmes en Saxe. Par le même procédé que j’avais appris l’anglais, j’appris l’allemand ; au bout de deux autres années, cette langue m’était aussi familière que les trois autres.
» Pendant ces quatre années, mes études physiques avaient continué. J’étais excellent cavalier, de première force à l’escrime ; j’eusse pu disputer le prix de la carabine au meilleur chasseur tyrolien, et, au grand galop de mon cheval, je clouais un ducat contre la muraille.
» Je n’avais jamais demandé à mon père pourquoi il me poussait à tous ces exercices. J’y prenais plaisir, et, mon goût se trouvant d’accord avec sa volonté, j’avais fait des progrès qui m’avaient amusé moi-même tout en le satisfaisant.
» Au reste, j’avais jusque-là passé au milieu du monde pour ainsi dire sans le voir ; j’avais habité trois pays sans les connaître ; j’étais très-familier avec les héros de l’ancienne Grèce et de l’ancienne Rome, très-ignorant de mes contemporains.
» Je ne connaissais que mon père.
» Mon père, c’était mon dieu, mon roi, mon maître, ma religion ; mon père ordonnait, j’obéissais. Ma lumière et ma volonté venaient de lui ; je n’avais par moi-même que de vagues notions du bien et du mal.
» J’avais quinze ans lorsqu’il me dit un jour, comme deux fois il me l’avait déjà dit :
» – Nous partons.
» Je ne songeai pas même à lui demander :
» – Où allons-nous ?
» Nous franchîmes la Prusse, le Rhingau, la Suisse ; nous traversâmes les Alpes. J’avais parlé successivement l’allemand et le français, tout à coup, en arrivant au bord d’un grand lac, j’entendis parler une langue nouvelle, c’était l’italien ; je reconnus ma langue maternelle et je tressaillis.
» Nous nous embarquâmes à Gènes, et nous débarquâmes à Naples. À Naples, nous nous arrêtâmes quelques jours ; mon père achetait deux chevaux et paraissait mettre beaucoup d’attention au choix de ces deux montures.
» Un jour, arrivèrent à l’écurie deux bêtes magnifiques, croisées d’anglais et d’arabe ; j’essayai le cheval qui m’était destiné et je rentrai tout fier d’être maître d’un pareil animal.
» Nous partîmes de Naples un soir ; nous marchâmes une partie de la nuit. Vers deux heures du matin, nous arrivâmes à un petit village où nous nous arrêtâmes.
» Nous nous y reposâmes jusqu’à sept heures du matin.
« À sept heures, nous déjeunâmes ; avant de partir, mon père me dit :
» – Salvato, charge tes pistolets.
» – Ils sont chargés, mon père, lui répondis-je.
» – Décharge-les alors, et recharge-les de nouveau avec la plus grande précaution, de peur qu’ils ne ratent : tu auras besoin de t’en servir aujourd’hui.
» J’allais les décharger en l’air sans faire aucune observation ; j’ai dit mon obéissance passive aux ordres de mon père ; mais mon père m’arrêta le bras.
» – As-tu toujours la main aussi sûre ? me demanda-t-il.
» – Voulez-vous le voir ?
» – Oui.
» Un noyer à l’écorce lisse ombrageait l’autre côté de la route ; je déchargeai un de mes pistolets dans l’arbre ; puis, avec le second, je doublai si exactement ma balle, que mon père crut d’abord que j’avais manqué l’arbre.
» Il descendit, et, avec la pointe de son couteau, s’assura que les deux balles étaient dans le même trou.
» – Bien, me dit-il, recharge tes pistolets.
» – Ils sont rechargés.
» – Partons alors.
» On nous tenait nos chevaux prêts ; je plaçai mes pistolets dans leurs fontes ; je remarquai que mon père mettait une nouvelle amorce aux siens.
» Nous partîmes.
» Vers onze heures du matin, nous atteignîmes une ville où s’agitait une grande foule ; c’était jour de marché et tous les paysans des environs y affluaient.
» Nous mîmes nos chevaux au pas et nous atteignîmes la place. Pendant toute la route, mon père était demeuré muet ; mais cela ne m’avait point étonné : il passait parfois des journées entières sans prononcer une parole.
» En arrivant sur la place, nous nous arrêtâmes ; il se haussa sur ses étriers et jeta les yeux de tous côtés.
» Devant un café se tenait un groupe d’hommes mieux vêtus que les autres ; au milieu de ce groupe, une espèce de gentilhomme campagnard, à l’air insolent, parlait haut, et, gesticulant avec une cravache qu’il tenait à la main, s’amusait à en frapper indifféremment les hommes et les animaux qui passaient à sa portée.
» Mon père me toucha le bras ; je me retournai de son côté : il était fort pâle.
» – Qu’avez-vous mon père ? lui demandai-je.
» – Rien, me dit-il. – Vois-tu cet homme ?
» – Lequel ?
» – Celui qui a des cheveux roux.
» – Je le vois.
» – Je vais m’approcher de lui et lui dire quelques paroles. Quand je lèverai le doigt au ciel, tu feras feu et tu lui mettras la balle au milieu du front. Entends-tu ? Juste au milieu du front. – Apprête ton pistolet.
» Sans répondre, je tirai mon pistolet de ma fonte, mon père s’approcha de l’homme, lui dit quelques mots ; l’homme pâlit. Mon père me montra du doigt le ciel.
» Je fis feu, la balle atteignit l’homme roux au milieu du front : il tomba mort.
» Il se fit un grand tumulte et on voulut nous barrer le chemin ; mais mon père éleva la voix.
» – Je suis Joseph Maggio-Palmieri, dit-il ; et celui-ci, ajouta-t-il en me montrant du doigt, c’est le fils de la morte !
» La foule s’ouvrit devant nous et nous sortîmes de la ville sans que nul pensât à nous arrêter ou à nous poursuivre.
Une fois hors de la ville, nous mîmes nos chevaux au galop et nous ne nous arrêtâmes qu’au couvent du Mont-Cassin.
» Le soir, mon père me raconta l’histoire que je vais vous raconter à mon tour.
La première partie de l’histoire que venait de raconter le jeune homme avait paru tellement étrange à ses auditeurs, qu’ils l’avaient écoutée attentifs, muets et sans l’interrompre ; en outre, il put se convaincre, par le silence qu’ils continuaient de garder pendant la pause d’un instant qu’il fit, de l’intérêt qu’ils attachaient à sa narration et du désir qu’ils éprouvaient d’en connaître la fin, ou plutôt le commencement.
Aussi n’hésita-t-il point à reprendre son récit.
– Notre famille continua-t-il, habitait de temps immémorial la ville de Larino, dans la province de Molise : elle avait nom Maggio-Palmieri. Mon père Giuseppe Maggio-Palmieri, ou plutôt Giuseppe Palmieri, comme on l’appelait plus communément, vint, vers 1778, achever ses études à l’école de chirurgie de Naples.
– Je l’ai connu, ajouta Dominique Cirillo ; c’était un brave et loyal jeune homme, mon cadet de quelques années ; il est retourné dans sa province vers 1771, à l’époque où je venais d’être nommé professeur ; au bout de quelque temps, nous avons entendu dire qu’à la suite d’une querelle avec le seigneur de son pays, querelle dans laquelle il y avait eu du sang répandu, il avait été forcé de s’exiler.
– Soyez béni et honoré, dit Salvato en s’inclinant, vous qui avez connu mon père et qui lui rendez justice devant son fils.
– Continuez, continuez ! dit Cirillo ; nous vous écoutons.
– Continuez ! reprirent après lui, et d’une seule voix, les autres conjurés.
– Donc, vers l’année 1771, comme vous l’avez dit, Giuseppe Palmieri quitta Naples, emportant le diplôme de docteur, et jouissant d’une réputation d’habileté que plusieurs cures fort difficiles, accomplies heureusement par lui, ne permettaient pas de mettre en doute.
» Il aimait une jeune fille de Larino, nommée Luisa-Angiolina Ferri. Fiancés avant leur séparation, les deux amants s’étaient fidèlement gardé leur foi pendant les trois années d’absence ; leur mariage devait être la principale fête du retour.
» Mais, en l’absence de mon père, un événement qui avait la gravité d’un malheur était arrivé : le comte de Molise était devenu amoureux d’Angiolina Ferri.
» Vous savez mieux que moi, vous qui habitez le pays, ce que sont nos barons provinciaux et les droits qu’ils prétendent tenir de leur puissance féodale ; un de ces droits était d’accorder ou de refuser, selon leur bon plaisir, à leurs vassaux, la permission de se marier.
» Mais ni Joseph Palmieri ni Angiolina Ferri n’étaient les vassaux du comte de Molise. Tous deux étaient nés libres et ne relevaient que d’eux-mêmes ; il y avait plus : mon père, par la fortune, était presque son égal.
» Le comte avait tout employé, menaces et promesses, pour obtenir un regard d’Angiolina ; tout s’était brisé contre une chasteté dont le nom de la jeune fille semblait être le symbole.
» Le comte donna une grande fête et l’invita. Pendant cette fête, qui devait avoir lieu non-seulement dans le château, mais encore dans les jardins du comte, son frère, le baron de Boïano, s’était chargé d’enlever Angiolina et de la transporter de l’autre côté du Tortore, dans le château de Tragonara.
» Angiolina, invitée, comme toutes les dames de Larino, feignit, pour ne point assister à la fête, une indisposition.
» Le lendemain, ne gardant plus aucune mesure, le comte de Molise envoya ses campieri pour enlever la jeune fille, qui n’eut que le temps, tandis que ceux-ci forçaient la porte de la rue, de fuir par celle du jardin et de se réfugier au palais épiscopal, lieu doublement sacré par lui-même et par le voisinage de la cathédrale.
» À ce double titre, il jouissait du droit d’asile.
» Voilà donc le point où les choses en étaient lorsque Giuseppe Palmieri revint à Larino.
» Le siège épiscopal était, par hasard, vacant à cette époque. Un vicaire remplaçait l’évêque ; Giuseppe Palmieri alla trouver ce vicaire, ami de sa famille, et le mariage eut lieu secrètement dans la chapelle de l’évêché.
» Le comte de Molise apprit ce qui s’était passé, et, tout enragé de colère qu’il était, il respecta les privilèges du lieu ; mais il plaça tout autour du palais des hommes d’armes chargés de surveiller ceux qui entraient dans le palais épiscopal et surtout ceux qui en sortaient.
» Mon père savait bien que ces hommes d’armes étaient là, à son intention surtout, et que, si sa femme courait risque de l’honneur, lui courait risque de la vie. Un crime coûte peu à nos seigneurs féodaux ; sûr de l’impunité, le comte de Molise avait cessé depuis longtemps de tenir registre des assassinats qu’il avait commis lui-même ou fait commettre par ses sbires.
» Les hommes du comte faisaient bonne garde ; on disait qu’Angiolina vivante valait dix mille ducats, et mon père mort cinq mille.
» Mon père resta quelque temps caché au palais épiscopal ; mais, par malheur, il n’était pas homme à subir longtemps une pareille contrainte. Ennuyé de sa captivité, Giuseppe Palmieri résolut un jour d’en finir avec son persécuteur.
» Or, le comte de Molise avait l’habitude de sortir tous les jours en voiture de son palais, une heure ou deux avant l’Ave Maria, et d’aller faire une promenade jusqu’au couvent des Capucins, situé à environ deux milles de distance de la ville ; arrivé là, le comte donnait invariablement au cocher l’ordre de revenir au palais ; le cocher tournait bride, et, au petit trot, presque au pas, le comte reprenait le chemin de la ville.
» À mi-chemin de Larino au couvent, se trouve la fontaine de San-Pardo, patron du pays, et çà et là, autour de la fontaine, des fourrés et des haies.
» Giuseppo Palmieri sortit du palais épiscopal en habit de moine, et dépista tous ses gardiens. Sous sa robe, il cachait une paire d’épées et une paire de pistolets.
» Arrivé à la fontaine de San-Pardo, le lieu lui parut propice ; il s’y arrêta et se cacha derrière une haie. La voiture du comte passa, il la laissa passer : il y avait encore une heure de jour.
» Une demi-heure après, il entendit le roulement de la voiture qui revenait ; il dépouilla sa robe de moine et se retrouva avec ses habits ordinaires.
» La voiture approchait.
» D’une main, il prit les épées hors de leur fourreau, de l’autre, les pistolets tout armés, et alla se placer au milieu de la route.
» En voyant cet homme, auquel il soupçonnait de mauvaises intentions, le cocher prit un des bas côtés du chemin ; mais mon père n’eut qu’un mouvement à faire pour se retrouver en face des chevaux.
» – Qui es-tu et que veux-tu ? lui demanda le comte en se soulevant dans sa voiture.
» – Je suis Giuseppe Maggio-Palmieri, lui répondit mon père ; je veux ta vie.
» – Coupe la figure de ce drôle d’un coup de fouet, dit le comte à son cocher, et passe !
» Et il se recoucha dans sa voiture.
» Le cocher leva son fouet ; mais, avant que le fouet fût retombé, mon père avait tué le cocher d’un coup de pistolet.
» Il roula de son siège à terre.
» Les chevaux demeurèrent immobiles ; mon père marcha à la voiture et ouvrit la portière.
» – Je ne viens point ici pour t’assassiner, quoique j’en aie le droit, étant en cas de légitime défense, mais pour me battre loyalement avec toi, dit-il au comte. Choisis : voici deux épées d’égale longueur, voici deux pistolets ; des deux pistolets, un seul est chargé ; ce sera véritablement le jugement de Dieu.
» Et il lui présenta, d’une main, les deux poignées d’épée, et, de l’autre, les deux crosses de pistolet.
» – On ne se bat point avec un vassal, reprit le comte ; on le bat.
» Et, levant sa canne, il en frappa mon père à la joue.
» Mon père prit le pistolet chargé et le déchargea à bout portant dans le cœur du comte.
» Le comte ne fit pas un mouvement, ne jeta pas un cri ; il était mort.
» Mon père reprit sa robe de moine, remit ses épées au fourreau, rechargea ses pistolets, et rentra au palais épiscopal aussi heureusement qu’il en était sorti.
» Quant aux chevaux, se sentant libres, il se remirent en route d’eux-mêmes, et, comme ils connaissaient parfaitement la route, qu’ils faisaient deux fois par jour, d’eux-mêmes encore ils revinrent au palais du comte ; mais, chose singulière, au lieu de s’arrêter devant le pont en bois qui conduisait à la porte du château, comme s’ils eussent compris qu’ils menaient non pas un vivant, mais un mort, ils continuèrent leur chemin et ne s’arrêtèrent qu’au seuil d’une petite église placée sous l’invocation de saint François, dans laquelle le comte disait toujours qu’il voulait être enterré.
» Et, en effet, la famille du comte, qui connaissait son désir, ensevelit le cadavre dans cette église et lui éleva un tombeau.
» L’événement fit grand bruit ; la lutte engagée entre mon père et le comte était publique, et il va sans dire que toutes les sympathies étaient pour mon père ; personne ne doutait que ce dernier ne fût l’auteur du meurtre, et, comme si Giuseppe Palmieri eût désiré lui-même que l’on n’en doutât point, il avait envoyé une somme de dix mille francs à la veuve du cocher.
» Le frère cadet du comte héritait de toute sa fortune ; il déclara en même temps hériter de sa vengeance. C’était celui qui avait voulu aider son frère à enlever Angiolina ; c’était un misérable qui, à vingt et un ans, avait commis déjà trois ou quatre meurtres. Quant aux rapts et aux violences, on ne les comptait pas.
» Il jura que le coupable ne lui échapperait point, doubla les gardes qui entouraient le palais épiscopal et en prit lui-même le commandement.
» Maggio-Palmieri continua de se tenir caché dans le palais épiscopal. Sa famille et celle de sa femme leur apportaient tout ce dont ils avaient besoin en vivres et en vêtements. Angiolina était enceinte de cinq mois ; ils étaient tout à eux-mêmes, c’est-à-dire tout à leur amour, aussi heureux qu’on peut l’être sans la liberté.
» Deux mois s’écoulèrent ainsi ; on arriva au 26 mai, jour où l’on célèbre à Larino la fête de saint Pardo, qui, comme je vous l’ai dit, est le patron de la ville.
» Ce jour-là, il se fait une grande procession ; les métayers ornent leurs chars de tentures, de guirlandes, de feuillages et de banderoles de toutes couleurs ; ils y attellent des bœufs aux cornes dorées, qu’ils couvrent de fleurs et de rubans ; ces chars suivent la procession, qui porte par les rues le buste du saint, accompagnée par toute la population de Larino et des villages voisins, chantant les louanges du bienheureux. Or, cette procession, pour entrer à la cathédrale et pour en sortir, devait passer devant le palais épiscopal qui donnait asile aux deux jeunes gens.
» Au moment où la procession et le peuple, arrêtés sur la grande place de la ville, chantaient et dansaient autour du char, Angiolina, croyant à la trêve de Dieu, s’approcha d’une fenêtre, imprudence que son mari lui avait pourtant bien recommandé de ne pas commettre. Le malheur voulut que le frère du comte fût sur la place, juste en face de cette fenêtre ; il reconnut Angiolina à travers la vitre, arracha le fusil des mains d’un soldat, ajusta et lâcha le coup.
» Angiolina ne jeta qu’un cri et ne prononça que deux paroles :
» – Mon enfant !
» Au bruit du coup, au fracas de la vitre cassée, au cri poussé par sa femme, Giuseppe Palmieri accourut assez à temps pour la recevoir dans ses bras.
» La balle avait frappé Angiolina juste au milieu du front.
» Fou de douleur, son mari la prit dans ses bras, la porta sur son lit, se courba sur elle, la couvrit de baisers. Tout fut inutile. Elle était morte !
» Mais, dans cette douloureuse et suprême étreinte, il sentit tout à coup l’enfant qui tressaillait dans le sein de la morte.
» Il poussa un cri, une lueur traversa son cerveau, et, à son tour, il laissa échapper de son cœur ces deux mots :
» – Mon enfant !
» La mère était morte, mais l’enfant vivait ; l’enfant pouvait être sauvé.
» Il fit un effort sur lui-même, étancha la sueur qui perlait sur son front, essuya les pleurs qui coulaient de ses yeux, et, se parlant à lui-même, il murmura ces deux mots :
» – Sois homme.
» Alors, il prit sa trousse, l’ouvrit, choisit le plus acéré de ses instruments, et, tirant la vie du sein de la mort, il arracha l’enfant aux entrailles déchirées de la mère.
» Puis, tout sanglant, il le mit dans un mouchoir qu’il noua aux quatre coins, prit le mouchoir entre ses dents, un pistolet de chaque main, et, tout sanglant lui-même, les bras nus et rougis jusqu’au coude, mesurant du regard la place qu’il avait à traverser, les ennemis qu’il avait à combattre, il s’élança à travers les degrés, ouvrit la porte du palais épiscopal et fondit tête baissée au milieu de la population en criant les dents serrées :
» – Place au FILS DE LA MORTE !
» Deux hommes d’armes voulurent l’arrêter, il les tua tous deux ; un troisième essaya de lui barrer le passage, il l’étendit à ses pieds assommé d’un coup de crosse de pistolet ; il traversa la place, essuya le feu des gardes du château, devant lequel il devait passer, sans qu’aucune balle l’atteignit, gagna un bois, traversa le Biferno à la nage, trouva dans une prairie un cheval qui paissait en liberté, s’élança sur son dos, gagna Manfredonia, prit passage sur un bâtiment dalmate qui levait l’ancre, et gagna Trieste.
» L’enfant, c’était moi. Vous savez le reste de l’aventure, et comment, quinze ans après, le fils de la morte vengeait sa mère.
» Et, maintenant, ajouta le jeune homme, maintenant que je vous ai raconté mon histoire, maintenant que vous me connaissez, occupons-nous de ce que je suis venu faire ; il me reste une seconde mère à venger : la patrie ! »
Pour l’intelligence des faits que nous racontons, et surtout pour l’harmonie que ces faits doivent forcément conserver entre eux, il faut que nos lecteurs abandonnent un instant la partie politique de cet ouvrage, à laquelle, à notre grand regret, nous n’avons pas pu donner une moindre extension, pour continuer avec nous une excursion dans les parties pittoresques qui s’y rattachent de telle façon, que nous ne saurions séparer l’une de l’autre. En conséquence, nous allons, s’ils veulent bien toujours nous prendre pour guide, repasser sur la planche que, dans son empressement à apporter la corde qui devait si puissamment aider au salut du héros de notre histoire, – car notre intention n’est pas de cacher plus longtemps que nous lui destinons ce rôle, – Nicolino Caracciolo a oublié d’enlever de son double appui ; puis, la planche repassée, remonter le talus, sortir par la même porte qui nous a donné passage pour entrer, redescendre la pente du Pausilippe, jusqu’à ce qu’ayant dépassé le tombeau de Sannazar et le casino du roi Ferdinand, nous fassions, au milieu de Mergellina, halte entre le casino du roi Ferdinand et la fontaine du Lion, devant une maison communément appelée à Naples la maison du Palmier, parce que, dans le jardin de cette maison, un élégant individu de cette famille panache au-dessus d’un dôme d’orangers tout constellés de leurs fruits d’or, et qu’il domine des deux tiers de sa hauteur.
Cette maison, bien désignée à la curiosité de nos lecteurs, – de peur d’effaroucher ceux qui pourraient avoir affaire à une petite porte percée dans le mur, qui fait justement face au point où nous sommes arrêtés, – nous allons quitter la rue, longer le mur du jardin et gagner une pente, de laquelle nous pourrons, en nous haussant sur la pointe des pieds, surprendre peut-être quelques-uns des secrets que ses murailles renferment.
Et ce doivent être des secrets charmants et auxquels nos lecteurs ne pourront manquer d’accorder toute leur sympathie, rien qu’à voir celle qui va nous les livrer.
En effet, malgré le tonnerre qui gronde, malgré l’éclair qui luit, malgré le vent qui, en passant plus furieux et plus strident que jamais, secoue les orangers dont les fruits, se détachant de leurs branches, tombent comme une pluie d’or, et tord sous ses rafales réitérées le palmier dont les longs panaches semblent des tresses échevelées, une jeune femme de vingt-deux à vingt-trois ans, en peignoir de batiste, un voile de dentelle jeté sur la tête, apparaît de temps en temps sur un perron de pierre conduisant du jardin au premier étage, où semblent être les appartements d’habitation, s’il faut en juger par un rayon de lumière qui, chaque fois qu’elle ouvre la porte, se projette de l’intérieur à l’extérieur.
Ses apparitions ne sont pas longues ; car, à chaque fois qu’elle apparaît et qu’un éclair brille ou qu’un coup de tonnerre se fait entendre, elle pousse un petit cri, fait un signe de croix et rentre, la main appuyée sur sa poitrine, comme pour y comprimer les battements précipités de son cœur.
Celui qui la verrait, malgré la crainte que lui cause la perturbation de l’atmosphère, rouvrir avec obstination, de cinq minutes en cinq minutes, cette porte, que chaque fois elle ouvre avec hésitation et referme avec terreur, offrirait bien certainement de parier que toute cette impatience et toute cette agitation sont celles d’une amante inquiète ou jalouse, attendant ou épiant l’objet de son affection.
Eh bien, celui-là se tromperait ; aucune passion n’a encore terni la surface de ce cœur, véritable miroir de chasteté, et, dans cette âme où tous les sentiments sensuels et ardents sommeillent encore, une curiosité enfantine veille seule, et c’est elle qui, empruntant la puissance d’une de ces passions inconnues jusqu’alors, cause tout ce trouble et toute cette agitation.
Son frère de lait, le fils de sa nourrice, un lazzarone de la Marinella, sur ses vives instances, a promis de lui amener une vieille Albanaise, dont les prédictions passent pour infaillibles ; au reste, ce n’est point d’elle seulement que date cet esprit sibyllique que ses aïeules ont recueilli sous les chênes de Dodone, depuis que sa famille, à la mort de Scanderberg le Grand, c’est-à-dire en 1467, a quitté les bords de l’Aoüs pour les montagnes de la Calabre, jamais une génération ne s’est éteinte sans que le vent qui passe au-dessus des cimes glacées du Tomero n’ait apporté à quelque pythie moderne le souffle de la divination, héritage de sa famille.
Quant à la jeune femme qui l’attend, un vague instinct lui fait craindre et désirer à la fois de connaître l’avenir dans lequel s’égarent, en frissonnant, des pressentiments étranges, et son frère de lait lui a promis de lui amener le soir même, à minuit, heure cabalistique, celle qui pourra – tandis que son mari est retenu jusqu’à deux heures du matin aux fêtes de la cour – lui révéler les mystérieux secrets de cet avenir qui jette des ombres sur ses veilles et des lueurs dans ses rêves.
Elle attend donc tout simplement le lazzarone Michele le Fou et la sorcière Nanno.
D’ailleurs, nous allons bien voir si l’on nous a trompé.
Trois coups frappés à égale distance ont retenti à la petite porte du jardin, au moment même où, des nuages livides et jaunâtres, commencent à tomber de larges gouttes de pluie. Au bruit de ces trois coups, quelque chose comme un flot de gaze glisse le long de la rampe du perron, la porte du jardin s’ouvre, donne passage à deux nouveaux personnages et se referme sur eux. L’un de ces personnages est un homme, l’autre une femme ; l’homme porte des caleçons de toile, le bonnet de laine rouge et le caban du pêcheur de la Marinella ; la femme est enveloppée d’un grand manteau noir aux épaules duquel brilleraient, si l’on pouvait les distinguer, quelques fils d’or fanés, reste d’une ancienne broderie : on ne voit rien, du reste, de son costume, et ses deux yeux seuls brillent dans l’ombre que projette le capuchon qui recouvre sa tête.
En traversant l’espace qui sépare la porte des premières marches du perron, la jeune femme a trouvé moyen de dire au lazzarone :
– Si fou que tu sois ou qu’on te croie, tu ne lui as pas dit qui j’étais, n’est-ce pas, Michele ?
– Non, sur la madone, elle ignore jusqu’à la première lettre de ton nom, petite sœur.
Arrivée au haut du perron, la jeune femme entra la première ; le lazzarone et la sorcière la suivirent.
Lorsqu’ils traversèrent la première pièce, on put voir la tête d’une jeune camériste soulevant une portière de tapisserie et suivant d’un regard curieux sa maîtresse et les hôtes bizarres qu’elle introduisait chez elle.
Derrière eux la portière retomba.
Entrons à notre tour. La scène qui va se passer aura trop d’influence sur les événements à venir pour que nous ne la racontions pas dans tous ses détails.
La lumière dont nous avons vu le rayon transparaître jusque dans le jardin venait d’un petit boudoir décoré à la manière de Pompéi, avec des divans et des rideaux de soie rose, brochés de fleurs d’un bleu clair ; la lampe qui jetait cette lueur était enfermée dans un globe d’albâtre répandant sur tous les objets un reflet nacré ; elle était posée sur une table de marbre blanc dont le pied unique était un griffon aux ailes étendues. Un fauteuil de forme grecque, qui, par la pureté de sa sculpture, eût pu réclamer sa place dans le boudoir d’Aspasie, indiquait que l’œil d’un amateur avait présidé aux moindres détails de cet ameublement.
Une porte placée en face de celle qui avait donné entrée à nos trois personnages s’ouvrait sur une file de chambres régnant dans toute la longueur de la maison ; la dernière de ces chambres attenait non-seulement à la maison voisine, mais encore avait une communication avec elle.
Ce fait avait sans doute, aux yeux de la jeune femme, une certaine importance, car elle le fit remarquer à Michele en lui disant :
– Dans le cas où mon mari rentrerait, Nida viendrait nous prévenir, et vous sortiriez par la maison de la duchesse Fusco.
– Oui, madame, répondit Michele en s’inclinant avec respect.
En entendant ces dernières paroles, la sorcière, qui était entrain de dépouiller son manteau, se retourna, et, avec un accent qui n’était pas exempt d’une certaine amertume :
– Depuis quand les frères d’un même lait ne se tutoient-ils plus ? demanda-t-elle. Ceux qui ont été pendus à la même mamelle ne sont-ils pas aussi proches parents que ceux qui ont été portés dans le même sein ? Tutoyez-vous, enfants, continua-t-elle avec douceur ; cela fait plaisir à Dieu, de voir ses créatures s’aimer, malgré la distance qui les sépare.
Michele et la jeune femme se regardèrent avec étonnement.
– Quand je te dis qu’elle est véritablement sorcière, petite sœur ! s’écria Michele, et c’est ce qui me fait trembler.
– Et pourquoi cela te fait-il trembler, Michele ? demanda la jeune femme.
– Sais-tu ce qu’elle m’a prédit, à moi, pas plus tard que ce soir avant de venir ?
– Non.
– Elle m’a prédit que je ferais la guerre, que je deviendrais colonel et que je serais…
– Quoi ?
– C’est difficile à dire.
– Dis toujours.
– Et que je serais pendu.
– Ah ! mon pauvre Michele !
– Ni plus ni moins.
La jeune femme reporta avec une certaine terreur ses yeux sur l’Albanaise ; celle-ci avait complétement dépouillé son manteau, qui gisait à terre, et elle apparaissait dans son costume national, flétri par un long usage, mais riche encore ; seulement, ce ne fut point le turban blanc broché de fleurs autrefois brillantes, qui serrait sa tête et d’où s’échappaient de longues mèches de cheveux noirs mêlés de fils d’argent, ce ne fut point son corsage rouge broché d’or, ce ne fut point enfin son jupon couleur de brique à bandes noires et bleues qu’elle remarqua ; ce furent les yeux gris et perçants de la sorcière, fixés sur elle comme s’ils eussent voulu lire au plus profond de son cœur.
– Ô jeunesse ! jeunesse curieuse et imprudente ! murmura la sorcière, seras-tu donc toujours poussée, par une puissance plus forte que ta volonté, à aller au-devant de cet avenir qui vient si vite au-devant de toi ?
À cette apostrophe inattendue, faite d’une voix aiguë et stridente, un frisson passa par les veines de la jeune femme, et elle se repentit presque d’avoir appelé Nanno.
– Il est encore temps, dit celle-ci, comme si aucune pensée ne pouvait échapper à son œil avide et pénétrant. La porte qui nous a donné entrée est encore ouverte, et la vieille Nanno a trop souvent dormi sous l’arbre de Bénévent pour n’être pas habituée au vent, au tonnerre et à la pluie.
– Non, non, murmura la jeune femme. Puisque vous voilà, restez !
Et elle tomba assise sur le fauteuil placé près de la table, la tête renversée en arrière et exposée à toute la lumière de la lampe.
La sorcière fit deux pas de son côté, et, comme se parlant à elle-même :
– Cheveux blonds et yeux noirs, dit-elle : grands, beaux, clairs, humides, veloutés, voluptueux.
La jeune femme rougit et couvrit son visage de ses deux mains.
– Nanno ! murmura-t-elle.
Mais celle-ci ne parut pas l’entendre, et, s’attaquant aux mains qui empêchaient qu’elle ne poursuivît l’examen du visage, elle continua :
– Les mains sont grasses, potelées ; la peau en est rosée, douce, fine, mate et vivante tout à la fois.
– Nanno ! dit la jeune femme écartant ses mains comme pour les cacher, mais démasquant un visage souriant, je ne vous ai point appelée pour me faire des compliments.
Mais Nanno, sans écouter, continua, et, se reprenant à la figure qu’on lui livrait de nouveau :
– Le front beau, blanc, pur, sillonné de veines azurées. Les sourcils noirs, bien dessinés, commençant à la racine du nez, et entre les deux sourcils, trois ou quatre petites lignes brisées. Oh ! belle créature ! tu es bien consacrée à Vénus, va !
– Nanno ! Nanno ! s’écria la jeune femme.
– Mais laisse-la donc tranquille, petite sœur, dit Michele. Elle prétend que tu es belle ; est-ce que tu ne le sais pas ? est-ce que ton miroir ne te le dit pas tous les jours ? est-ce que quiconque te voit n’est pas de l’avis de ton miroir ? est-ce que tout le monde ne dit pas que le chevalier San-Felice porte un nom prédestiné, puisque, heureux de nom, il l’est aussi en effet.[3]
– Michele ! fit la jeune femme mécontente que son frère de lait révélât ainsi son nom en révélant celui de son mari.
Mais, tout à son examen, la sorcière continua :
– La bouche est petite, vermeille ; la lèvre supérieure est un peu plus grosse que la lèvre inférieure ; les dents sont blanches, bien rangées ; les lèvres sont couleur de corail ; le menton est rond ; la voix est molle, un peu traînante, s’enrouant facilement. Vous êtes née un vendredi, n’est-ce pas, à minuit ou bien près de minuit ?
– C’est vrai, murmura la jeune femme d’une voix, en effet, légèrement enrouée par l’émotion qu’elle éprouvait et à laquelle elle cédait, malgré ses efforts ; ma mère m’a dit souvent que mon premier cri s’était mêlé aux dernières vibrations de la pendule sonnant les douze heures qui séparaient le dernier jour d’avril du premier jour de mai.
– Avril et mai, les mois des fleurs ! Un vendredi ; le jour consacré à Vénus ! Tout s’explique. Voilà pourquoi Vénus domine, reprit la sorcière. Vénus ! la seule déesse qui ait conservé son empire sur nous, quand tous les autres dieux ont perdu le leur. Vous êtes née sous l’union de Vénus et de la Lune, et c’est Vénus qui l’emporte et qui vous donne ce cou blanc, rond, de moyenne longueur, que nous appelons la tour d’ivoire ; c’est Vénus qui vous donne ces épaules arrondies, un peu tombantes ; ces cheveux ondoyants, soyeux, épais ; ce nez élégant, rond, aux narines dilatées et sensuelles.
– Nanno ! fit la jeune femme d’une voix plus impérative en se dressant tout debout et appuyant sa main sur la table.
Mais l’interruption fut inutile.
– C’est Vénus, continua l’Albanaise, qui vous donne cette taille souple, ces attaches fines, ces pieds d’enfant ; c’est Vénus qui vous donne le goût de la mise élégante, des vêtements clairs, des couleurs tendres ; c’est Vénus qui vous fait douce, affable, naïve, portée à l’amour romanesque, portée au dévouement.
– Je ne sais si je suis prompte au dévouement, Nanno, dit la jeune femme d’un ton radouci et presque triste ; mais, à coup sûr, tu te trompes à l’endroit de l’amour.
Puis, retombant sur son fauteuil comme si ses jambes eussent à peu près perdu la force de la porter :
– Car jamais je n’ai aimé ! continua-t-elle avec un soupir.
– Tu n’as jamais aimé reprit Nanno ; et à quel âge dis-tu cela ? À vingt-deux ans, n’est-ce pas ?… Mais attends, attends !
– Tu oublies que je suis mariée, dit la jeune femme d’une voix languissante, et à laquelle elle essayait vainement de donner de la fermeté, – et que j’aime et je respecte mon mari.
– Oui, oui ! je sais tout cela, répliqua la sorcière ; mais je sais aussi qu’il a près de trois fois ton âge. Je sais que tu l’aimes et que tu le respectes ; mais je sais que tu l’aimes comme un père et que tu le respectes comme un vieillard. Je sais que tu as l’intention, la volonté même de rester pure et vertueuse ; mais que peuvent l’intention et la volonté contre l’influence des astres ? – Ne t’ai-je pas dit que tu étais née de l’union de Vénus et de la Lune, les deux astres d’amour ? Mais peut-être échapperas-tu à leur influence. – Voyons ta main. Job, le grand prophète, a dit : « Dans la main des hommes, Dieu a mis les signes qui font reconnaître son œuvre. »
Et elle étendit vers la jeune femme sa main ridée, osseuse et noire, dans laquelle vint, comme par une influence magique, se placer la main douce, blanche et fine de la San-Felice.
C’était la main gauche, celle où les cabalistes anciens prétendaient, et où les cabalistes modernes prétendent encore lire les secrets de la vie.
Nanno regarda un instant le dessus de cette main charmante avant de la retourner pour lire dans l’intérieur, comme on tient un instant dans sa main, sans se presser de l’ouvrir, un livre qui doit vous révéler des choses inconnues et surnaturelles.
En la regardant comme on regarde un beau marbre, elle murmurait :
– Les doigts lisses, allongés, sans nœuds ; les ongles roses, étroits, pointus ; main d’artiste s’il en fut, main destinée à tirer des sons de tous les instruments, cordes de la lyre – ou fibres du cœur.
Elle retourna enfin cette main frissonnante, qui faisait un contraste si merveilleux avec sa main bronzée, et un sourire d’orgueil éclos sur ses lèvres illumina tout son visage.
– Ne l’avais-je pas deviné ! dit-elle.
La jeune femme la regarda avec anxiété. Michele, de son côté, s’approcha comme s’il eût connu quelque chose à la chiromancie.
– Commençons par le pouce, reprit la sorcière ; c’est lui qui résume tous les autres signes de la main : le pouce est l’agent principal de la volonté et de l’intelligence ; les idiots naissent ordinairement sans pouces ou avec des pouces difformes ou atrophiés[4] ; les épileptiques, dans leurs crises, ferment leurs pouces avant les autres doigts. Pour conjurer le mauvais œil, on étend l’index et l’auriculaire, et l’on cache les pouces dans la paume de la main.
– Cela est vrai, petite sœur, s’écria Michele, c’est ainsi que je fais quand j’ai le malheur de rencontrer sur mon chemin le chanoine Jorio.
– La première phalange du pouce, celle qui porte l’ongle, continua Nanno, est le signe de la volonté. Vous avez la première phalange du pouce courte ; donc, vous êtes faible, sans volonté, facile à entraîner.
– Faut-il que je me fâche ? demanda en riant celle à qui était donnée cette explication plus vraie que flatteuse.
– Voyons le mont de Vénus, dit la sorcière en allongeant son ongle, que l’on eût dit une griffe de corne enchâssée dans l’ébène, sur la partie charnue et renflée qui faisait la base du pouce ; toute cette portion de la main dans laquelle sont compris la génération et les désirs matériels, est consacrée à l’irrésistible déesse ; la ligne de vie l’entoure comme un ruisseau qui coule au bas d’une colline et l’isole comme une île. – Vénus, qui a présidé à votre naissance, Vénus, qui, pareille à ces fées, marraines prodigieuses des jeunes princesses, Vénus, qui vous a donné la grâce, la beauté, la mélodie, l’amour des belles formes, le désir d’aimer, le besoin de plaire, la bienveillance, la charité, la tendresse, Vénus se montre ici plus puissante que jamais. – Ah ! si nous pouvions trouver les autres lignes aussi favorables que celles-ci, quoique…
– Quoique ?…
– Rien.
La jeune femme regarda la sorcière, dont les sourcils s’étaient froncés un instant.
– Il y a donc d’autres lignes que celles de vie ? demanda-t-elle.
– Il y en a trois : ce sont ces trois lignes qui forment dans la main l’M majuscule, que le vulgaire indique comme la première lettre du mot Mort, signe terrible, chargé par la nature elle-même de rappeler à l’homme qu’il est mortel ; les deux autres sont la ligne du cœur ; la voici : elle s’étend de la base de l’index à celle du petit doigt ; maintenant, voyez la ligne de tête, c’est celle qui coupe en deux le milieu de la main.
Michele s’approcha de nouveau et donna une attention profonde à la démonstration de la sorcière.
– Pourquoi ne m’as-tu pas expliqué tout cela à moi ? lui demanda-t-il. Me croyais-tu trop bête pour te comprendre ?
Nanno haussa les épaules sans lui répondre ; mais, continuant de s’adresser à la jeune femme :
– Suivons d’abord la ligne du cœur, dit-elle ; regarde comme elle s’étend depuis le mont de Jupiter, c’est-à-dire depuis la base de l’index, jusqu’au mont de Mercure, c’est-à-dire jusqu’à la base du petit doigt. Elle indique, restreinte, une grande chance de bonheur : trop étendue, comme chez toi, elle indique une probabilité de souffrances terribles ; elle se brise sous Saturne, c’est-à-dire sous le médium, c’est fatalité ; elle est d’un rouge vif qui tranche avec la mate blancheur de ta main, c’est amour, ardent jusqu’à la violence.
– Et voilà justement ce qui m’empêche de croire à tes prédictions, Nanno, dit la San-Felice en souriant ; mon cœur est tranquille.
– Attends, attends, t’ai-je dit, répliqua la sorcière en s’exaltant ; attends, attends, incrédule ! car le moment où un grand changement doit se faire dans ta destinée n’est pas loin. Puis encore un signe funeste : regarde ! La ligne du cœur s’unit, comme tu le vois, à la ligne de tête, entre le pouce et l’index, signe funeste, mais qui peut cependant être combattu par un signe contraire dans l’autre main. Voyons la main droite !
La jeune femme obéit et tendit à la sibylle la main que celle-ci lui demandait.
Nanno secoua la tête.
– Même signe, dit-elle, même jonction.
Et, pensive, elle laissa retomber la main ; puis, comme elle restait rêveuse et gardant le silence :
– Parle donc, dit la jeune femme, puisque je te répète que je ne te crois pas.
– Tant mieux, tant mieux, murmura Nanno ; puisse la science se tromper ; puisse l’infaillible faillir !
– Qu’indique donc la jonction de ces deux lignes ?
– Blessure grave, emprisonnement, danger de mort.
– Ah ! si tu me menaces de souffrances physiques, Nanno, tu vas me voir faiblir… N’as-tu pas dit toi-même que je n’étais pas brave ? Et où serai-je blessée ? Dis !
– C’est bizarre ! à deux endroits : au cou et au côté.
Puis, laissant retomber la main gauche comme elle avait laissé retomber la main droite :
– Mais peut-être y échapperas-tu, continua-t-elle ; espérons !
– Non pas, reprit la jeune femme, achève. Tu ne devais rien me dire ou tu dois me dire tout.
– J’ai tout dit.
– Ton accent et tes yeux me prouvent que non ; d’ailleurs, tu as dit qu’il y avait trois lignes : la ligne de vie, la ligne de cœur et la ligne de tête.
– Eh bien ?
– Eh bien, tu n’en as examiné que deux, la ligne de vie et la ligne de cœur. Reste la ligne de tête.
Et, d’un geste impératif, elle tendit la main à la sorcière.
Celle-ci la prit, et, en affectant l’indifférence :
– Tu peux le voir comme moi, dit-elle, la ligne de tête traversant la plaine de Mars, s’incline sous le mont de la Lune. Cela signifie : rêve, idéalisme, imagination, chimère ; – la vie comme elle est dans la lune, enfin, et non point ici-bas.
Tout à coup Michele, qui regardait avec attention la main de sa sœur, poussa un cri :
– Regarde donc, Nanno ! dit-il.
Et il indiqua du doigt, avec l’expression de la plus profonde terreur, un signe de la main de sa sœur de lait.
Nanno détourna la tête.
– Mais regarde donc, te dis-je ! Luisa a dans le creux de la main le même signe que moi.
– Imbécile ! fit Nanno.
– Imbécile tant que tu voudras, s’écria Michele ; une croix au milieu de cette ligne-là : – mort sur l’échafaud, m’as-tu dit ?…
La jeune femme jeta un cri, et, d’un air effaré, regarda tour à tour son frère de lait et la sorcière.
– Tais-toi, mais tais-toi donc ! fit celle-ci impatientée et frappant du pied.
– Tiens, petite sœur ; tiens, dit Michele ouvrant sa main gauche, regarde toi-même si nous n’avons pas le même signe, une croix.
– Une croix ! répéta Luisa en pâlissant.
Puis, saisissant le bras de la sorcière :
– Sais-tu que c’est vrai, Nanno ? dit-elle. Que veut dire ceci ? Y a-t-il dans la main de l’homme des signes selon sa condition, et ce qui est mortel pour l’un, est-il indifférent pour l’autre ? Voyons, puisque tu as commencé, achève.
Nanno retira doucement son bras de la main qui s’efforçait de le retenir.
– Nous ne devons pas révéler les choses pénibles, dit-elle, lorsque, marquées du sceau de la fatalité absolue, elles sont inévitables, malgré tous les efforts de la volonté et de l’intelligence.
Puis, après une pause :
– À moins, toutefois, ajouta-t-elle, que, dans l’espoir de combattre cette fatalité, la personne menacée n’exige cette révélation de nous.
– Exige, petite sœur, exige ! s’écria Michele ; car, enfin, toi, tu es riche, tu peux fuir ; peut-être le danger que tu cours n’existe-t-il qu’à Naples, peut-être ne te poursuivrait-il pas en France, en Angleterre, en Allemagne !
– Et pourquoi ne fuis-tu pas, toi, répondit Luisa, puisque tu prétends que nous sommes marqués du même signe ?
– Oh ! moi, c’est autre chose ; je ne puis pas quitter Naples, je suis enchaîné à la Marinella comme le bœuf au joug ; je suis pauvre, et, de mon travail, je nourris ma mère. Que deviendrait-elle, pauvre femme, si je m’en allais ?
– Et, si tu meurs, que deviendra-t-elle ?
– Si je meurs, c’est qu’elle aura dit vrai, Luisa, et, si elle a dit vrai, avant de mourir, je serai colonel. Eh bien, quand je serai colonel, je lui donnerai tout mon argent en lui disant : « Mets cela de côté, mamma ; » et, quand on me pendra, puisqu’on doit me pendre, elle se trouvera être mon héritière.
– Colonel ! Pauvre Michele, et tu crois à la prédiction ?
– Eh bien, après ? En supposant qu’il n’y ait que la mort de vraie, il faut toujours supposer le pire. Eh bien, elle est vieille ; moi, je suis pauvre, nous ne faisons point déjà une si grosse perte l’un et l’autre en perdant la vie.
– Et Assunta ? demanda en souriant la jeune femme.
– Oh ! Assunta m’inquiète moins que ma mère, Assunta m’aime comme une maîtresse aime son amant, et non pas comme une mère aime son fils. Une veuve se console avec un autre mari ; une mère ne se console pas même avec un autre enfant. Mais laissons la vieille Mechelemma, et revenons à toi, sœur, à toi qui es jeune, qui es riche, qui es belle, qui es heureuse ! Oh ! Nanno ! Nanno ! écoute bien ceci : il faut que tu lui dises à l’instant même d’où viendra le danger, ou malheur à toi !
La sorcière avait ramassé son manteau, et était occupée à le rajuster sur ses épaules.
– Oh ! tu ne t’en iras pas ainsi, Nanno, s’écria le lazzarone en bondissant vers elle et en la saisissant par le poignet ; et à moi, tu peux dire ce que tu voudras ; mais à ma sainte sœur, à Luisa… oh ! non, non ! c’est autre chose. Tu l’as dit, nous avons sucé le lait de la même mamelle. Je veux bien mourir deux fois, s’il le faut, une pour moi, une pour elle ; mais je ne veux pas que l’on touche à un cheveu de sa tête ! Entends-tu !
Et il montra la jeune femme, pâle, immobile, haletante, retombée sur son fauteuil, ne sachant pas quel degré de foi elle devait accorder à l’Albanaise, mais, en tout cas, violemment émue, profondément agitée.
– Voyons, puisque vous le voulez tous deux, dit la sorcière se rapprochant de Luisa, essayons ; et, si le sort peut être conjuré, eh bien, conjurons-le, quoique ce soit une impiété, ajouta-t-elle, que de lutter contre ce qui est écrit. Donne-moi ta main, Luisa.
Luisa tendit sa main tremblante et crispée ; l’Albanaise fut forcée de lui redresser les doigts.
– Voilà bien la ligne du cœur, brisée ici en deux tronçons sous le mont de Saturne ; voilà bien la croix au milieu de la ligne de tête ; voilà enfin la ligne de vie brusquement rompue entre vingt et trente ans.
– Et tu ne vois pas d’où vient le danger ? tu ne sais pas les causes qu’il faudrait combattre ? s’écria la jeune femme sous le poids de la terreur qu’avait exprimée pour elle son frère de lait, et que ses yeux, le tremblement de sa voix, l’agitation de tout son corps exprimaient à leur tour.
– L’amour, toujours l’amour ! s’écria la sorcière, un amour fatal, irrésistible, mortel !
– Mais connais-tu au moins celui qui en sera l’objet ? demanda la jeune femme cessant de se débattre et de nier, envahie qu’elle avait été, peu à peu, par l’accent convaincu de la sorcière.
– Tout est nuage dans ta destinée, pauvre créature, répondit la sibylle ; je le vois, mais je ne le connais pas ; il m’apparaît comme un être qui n’appartiendrait pas à ce monde, c’est l’enfant du fer et non de la vie… Il est né… impossible ! et cependant cela est ainsi : il est né d’une morte !
La sorcière resta le regard fixe, comme si elle voulait absolument lire dans l’obscurité ; son œil se dilatait et prenait la rondeur de celui du chat et du hibou, tandis qu’avec la main elle faisait le geste de quelqu’un qui essaye d’écarter un voile.
Michele et Luisa se regardaient ; une sueur froide coulait sur le front du lazzarone ; Luisa était plus pâle que le peignoir de batiste qui l’enveloppait.
– Ah ! s’écria Michele après un instant de silence, et faisant un effort pour s’arracher à la terreur superstitieuse qui l’écrasait, que nous sommes imbéciles d’écouter cette vieille folle ! Que je sois pendu, moi, c’est encore possible ; j’ai mauvaise tête, et, dans notre condition, avec mon caractère, on dit des mots, on en vient aux faits, on met la main dans sa poche, on tire un couteau, on l’ouvre, le diable vous tente, on frappe son homme, il tombe, il est mort, un sbire vous arrête, le commissaire vous interroge, le juge vous condamne, maître Donato[5] vous met la main sur l’épaule, il vous passe la corde au cou, il vous pend, très-bien ! Mais toi ! toi, petite sœur ! que peut-il y avoir de commun entre toi et l’échafaud ? quel crime peux-tu même rêver, avec ton cœur de colombe ? qui peux-tu tuer avec tes petites mains ? Car, enfin, on ne tue les gens que quand les gens ont tué ; et puis, ici, on ne tue pas les riches ! Tiens, veux-tu savoir une chose, Nanno ? à partir d’aujourd’hui, on ne dira plus Michele le Fou, on dira Nanno la Folle !
En ce moment, Luisa saisit le bras de son frère de lait et lui montra du doigt la sorcière.
Celle-ci était toujours immobile et muette à la même place ; seulement, elle s’était courbée peu à peu et semblait, à force de volonté, commencer à distinguer quelque chose dans cette nuit qu’un instant auparavant elle se plaignait de voir s’épaissir devant elle ; son cou maigre s’allongeait hors de son manteau noir, et sa tête s’agitait de droite à gauche, comme celle d’un serpent qui va s’élancer.
– Oh ! maintenant, je le vois, je le vois, dit-elle. C’est un beau jeune homme de vingt-cinq ans, aux yeux et aux cheveux noirs ; il vient, il approche. Lui aussi est menacé d’un grand danger, – d’un danger de mort. – Deux, trois, quatre hommes le suivent ; – ils ont des poignards sous leurs habits… cinq, six…
Puis, tout à coup, comme frappée d’une révélation subite :
– Oh ! s’il était tué ! s’écria-t-elle presque joyeuse.
– Eh bien, demanda Luisa éperdue et comme suspendue aux lèvres de la sorcière, s’il était tué, qu’arriverait-il ?
– S’il était tué, comme c’est lui qui causera ta mort, tu serais sauvée.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria la jeune femme, aussi convaincue que si elle voyait elle-même ce que Nanno croyait voir ; oh ! mon Dieu ! quel qu’il soit, protége-le.
Au même instant, sous les fenêtres de la maison, on entendit la double détonation de deux coups de pistolet, puis des cris, un blasphème, et plus rien, que le frissonnement du fer contre le fer.
– Madame ! madame ! dit en entrant la camériste le visage tout bouleversé, on assassine un homme sous les murs du jardin.
– Michele ! s’écria Luisa, les bras étendus vers lui, les mains jointes, tu es un homme, et tu as un couteau ; laisseras-tu égorger un autre homme sans lui porter secours ?
– Non, par la madone ! s’écria Michele.
Et il s’élança vers la fenêtre et l’ouvrit pour sauter dans la rue ; mais, tout à coup, il poussa un cri, se jeta en arrière, et, d’une voix étouffée par la terreur :
– Pasquale de Simone, le sbire de la reine ! murmura-t-il en se courbant derrière l’appui de la fenêtre.
– Eh bien, s’écria la San-Felice, c’est donc à moi de le sauver.
Et elle s’élança vers le perron. Nanno fit un mouvement pour la retenir ; mais, secouant la tête et laissant tomber ses bras :
– Va, pauvre condamnée, dit-elle, et que l’arrêt des astres s’accomplisse !
Nous avons, on se rappelle, laissé Salvato Palmieri sur le point de transmettre aux conjurés la réponse de Championnet.
En effet, on se rappelle qu’au nom des patriotes italiens, Hector Caraffa avait écrit au général français qui venait d’obtenir le commandement de l’armée de Rome, pour lui faire part de la disposition des esprits à Naples et lui demander si, le cas d’une révolution échéant, on pouvait compter sur l’appui, non-seulement de l’armée française, mais aussi du gouvernement français.
Disons quelques mots de cette belle personnalité républicaine, une des gloires les plus pures de nos jours patriotiques ; nous avons à lui faire prendre sa place dans le grand tableau que nous essayons de tracer, et, montrant où il va, il est bon que nous fassions voir d’où il vient.
Le général Championnet était, à l’époque où nous sommes arrivés, un homme de trente-six ans, à la figure douce et prévenante, mais cachant sous cette physionomie, qui était plutôt celle d’un homme du monde que celle d’un soldat, une puissante énergie de volonté et un courage à toute épreuve.
Il était fils naturel d’un président aux élections qui, ne voulant pas lui donner son nom, lui avait donné celui d’une petite terre des environs de Valence, sa ville natale.
C’était un esprit aventureux, dompteur de chevaux avant d’être un dompteur d’hommes. À douze ou quinze ans, il montait les animaux les plus rétifs et les réduisait à l’obéissance.
À dix-huit ans, il se mit à la poursuite de l’un ou de l’autre de ces deux fantômes que l’on nomme la gloire ou la fortune, partit pour l’Espagne, et, sous le nom de Bellerose, s’engagea dans les troupes wallones.
Au camp de Saint-Roch, qui s’était formé devant Gibraltar, il rencontra, dans le régiment de Bretagne, plusieurs de ses camarades de collège ; ils obtinrent de son colonel qu’il quittât les gardes wallones et passât avec eux, comme volontaire.
À la paix, il rentra en France et trouva son père ouvrant ses deux bras à l’enfant prodigue.
Aux premiers mouvements de 1789, il s’engagea de nouveau. Le canon du 10 août retentit et la première coalition se forma. Chaque département alors offrit son bataillon de volontaires ; celui de la Drôme fournit le 6e bataillon ; Championnet en fut nommé chef et gagna avec lui Besançon. Ces bataillons de volontaires formaient l’armée de réserve.
Pichegru, en passant par Besançon pour aller prendre le commandement de l’armée du Haut-Rhin, y retrouva Championnet, qu’il avait connu quand il était chef de bataillon de volontaires comme lui. Championnet le supplia de l’appeler à l’armée active ; son désir fut satisfait.
À partir de ce moment, Championnet inscrivit son nom à côté des noms de Joubert, de Marceau, de Hoche, de Kléber, de Jourdan et de Bernadotte.
Il servit alternativement sous eux, ou plutôt fut leur ami. Ils connaissaient si bien le caractère aventureux du jeune homme, que, lorsqu’il y avait quelque expédition bien difficile, presque impossible à conduire à bien, ils disaient :
– Envoyons-y Championnet.
Et celui-ci, en revenant vainqueur, justifiait toujours le proverbe qui dit : Heureux comme un bâtard.
Cette suite de succès fut récompensée par le titre de général de brigade, puis par celui de général de division, commandant les côtes de la mer du Nord depuis Dunkerque jusqu’à Flessingue.
La paix de Campo-Formio le rappela à Paris.
Il y revint, et, de toute sa maison militaire, ne garda qu’un jeune aide de camp.
Dans les différentes rencontres qu’il avait eues avec les Anglais, Championnet avait remarqué un jeune capitaine qui, à cette époque où tout le monde était brave, avait trouvé moyen d’être remarqué pour sa bravoure. Aucun engagement n’avait lieu auquel il prît part, qu’on ne citât de lui quelque action d’éclat. À la prise d’Altenkirchen, il était monté le premier à l’assaut. Au passage de la Lahn, il avait sondé la rivière et trouvé un gué sous le feu de l’ennemi. Aux défilés de Laubach, il avait pris un drapeau. Enfin, à l’affaire du camp des Dunes, à la tête de trois cents hommes, il avait attaqué quinze cents Anglais ; mais, dans une charge désespérée qu’avait faite le régiment du prince de Galles, les Français ayant été repoussés, lui, avait dédaigné de faire un pas en arrière.
Championnet, qui le suivait des yeux, l’avait vu de loin disparaître entouré d’ennemis. Admirateur de la bravoure comme tout brave, Championnet alors s’était mis de sa personne à la tête d’une centaine d’hommes et avait chargé pour le délivrer. Arrivé au point où le jeune officier avait disparu, il l’avait retrouvé debout, le pied sur la poitrine du général anglais, à qui il avait cassé la cuisse d’un coup de pistolet, entouré de cadavres et blessé lui-même de trois coups de baïonnette ; il le força de sortir de la mêlée, le recommanda à son propre chirurgien, et, lorsqu’il fut guéri, lui offrit d’être son aide de camp.
Le jeune capitaine accepta.
C’était Salvato Palmieri.
Lorsqu’il se nomma, son nom fut un nouveau sujet d’étonnement pour Championnet. Il était évident qu’il était Italien ; d’ailleurs, n’ayant aucune raison de renier son origine, il la confessait lui-même, et cependant, chaque fois qu’il avait fallu obtenir quelques renseignements de prisonniers anglais ou autrichiens, Salvato les avait interrogés dans leur langue avec autant de facilité que s’il fût né à Dresde ou à Londres.
Salvato s’était contenté de répondre à Championnet qu’ayant été transporté tout jeune en France, et ayant achevé son éducation en Angleterre et en Allemagne, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il parlât l’allemand, l’anglais et le français comme sa langue maternelle.
Championnet, comprenant de quelle utilité pouvait lui être un jeune homme à la fois si brave et si instruit, l’avait, comme nous l’avons dit, gardé seul de toute sa maison militaire et ramené à Paris.
Lors du départ de Bonaparte pour l’Égypte, quoiqu’on ne connût pas le but de l’expédition, Championnet avait demandé à suivre la fortune du vainqueur d’Arcole et de Rivoli ; mais Barras, auquel il s’était adressé, lui avait mis la main sur l’épaule en lui disant :
– Reste avec nous, citoyen général ; nous aurons besoin de toi sur le continent.
Et, en effet, Bonaparte parti, Joubert le remplaçant dans le commandement de l’armée d’Italie, celui-ci demanda qu’on lui adjoignit Championnet pour commander l’armée de Rome, destinée à surveiller et, au besoin, à menacer Naples.
Et, cette fois, Barras, qui lui portait un intérêt tout particulier, lui avait dit, en lui remettant ses instructions :
– Si la guerre éclate de nouveau, tu seras le premier des généraux républicains chargé de détrôner un roi.
– Les intentions du Directoire seront remplies, répondit Championnet avec une simplicité digne d’un Spartiate.
Et, chose étrange, la promesse devait se réaliser.
Championnet partit pour l’Italie avec Salvato ; il parlait déjà l’italien avec facilité, la pratique seule de la langue lui manquait ; mais, à partir de ce moment, il ne parla plus qu’italien avec Salvato, et même, dans la prévoyance de ce qui pouvait arriver, il s’exerça avec lui au patois napolitain, qu’en s’amusant Salvato avait appris de son père.
À Milan, où le général s’arrêta à peine quelques jours, Salvato fit connaissance avec le comte de Ruvo et le présenta au général Championnet comme un des plus nobles seigneurs et des plus ardents patriotes de Naples. Il lui raconta comment Hector Caraffa, dénoncé par les espions de la reine Caroline, persécuté et emprisonné par la junte d’État, s’était évadé du château Saint-Elme, et demanda pour lui la faveur de suivre l’état-major sans y être attaché par aucun grade.
Tous deux l’accompagnèrent à Rome.
Le programme donné au général Championnet était celui-ci :
« Repousser par les armes toute agression hostile contre l’indépendance de la république romaine, et porter la guerre sur le territoire napolitain si le roi de Naples exécutait les projets d’invasion qu’il avait si souvent annoncés. »
Une fois à Rome, le comte de Ruvo, comme nous l’avons raconté plus haut, n’avait pu résister au désir de prendre une part active au mouvement révolutionnaire qui était, disait-on, sur le point d’éclater à Naples ; il était entré dans cette ville sous un déguisement, et, par l’intermédiaire de Salvato, avait mis les patriotes italiens en communication avec les républicains français, pressant le général de leur envoyer Salvato, dans lequel Championnet avait la plus grande confiance, et qui ne pouvait manquer d’inspirer une confiance pareille à ses compatriotes. Le but de cette mission était de faire voir au jeune homme, par ses propres yeux, le point où en étaient les choses, afin qu’il pût, de retour près du général, lui rendre compte des moyens que les patriotes avaient à leur disposition.
Nous avons vu à travers quels dangers Salvato était arrivé au rendez-vous, et comment, les conjurés n’ayant point de secrets pour lui, il avait voulu, de son côté, pour qu’ils pussent mesurer son patriotisme à la position que les événements lui avaient faite, n’avoir point de secrets pour eux.
Mais, par malheur, les moyens d’action de Championnet, dans le commandement qu’il venait de recevoir et qui avaient pour but la protection de la république romaine, étaient loin de répondre à ses besoins. Il arrivait dans la ville éternelle un an après que le meurtre du général Duphot, sinon provoqué, du moins toléré et laissé impuni par le pape Pie VI, avait amené l’envahissement de Rome et la proclamation de la république romaine.
C’était Berthier qui avait eu l’honneur d’annoncer au monde cette résurrection. Il avait fait son entrée à Rome et était monté au Capitole comme un triomphateur antique, foulant cette même voie Sacrée qu’avaient foulée, dix-sept siècles auparavant, les triomphateurs de l’univers. Arrivé au Capitole, il avait fait deux fois le tour de la place où s’élève la statue de Marc-Aurèle, aux cris frénétiques de « Vive la liberté ! vive la république romaine ! vive Bonaparte ! vive l’invincible armée française ! »
Puis, ayant réclamé le silence, qui lui fut accordé à l’instant même, le héraut de la liberté avait prononcé le discours suivant :
– Mânes de Caton, de Pompée, de Brutus, de Cicéron, d’Hortensius, recevez les hommages des hommes libres, dans ce Capitole où vous avez tant de fois défendu les droits du peuple et illustré par votre éloquence ou vos actions la république romaine. Les enfants des Gaulois, l’olivier à la main, viennent dans ce lieu auguste rétablir les autels de la liberté dressés par le premier des Brutus. Et vous, peuple romain, qui venez de reprendre vos droits légitimes, rappelez-vous quel sang coule dans vos veines ! Jetez les yeux sur les monuments de gloire qui vous environnent, reprenez les vertus de vos pères, montrez-vous dignes de votre antique splendeur, et prouvez à l’Europe qu’il est encore des âmes qui n’ont point dégénéré des vertus de vos ancêtres !
Pendant trois jours, on avait illuminé Rome, tiré des feux d’artifice, planté des arbres de la Liberté, dansé, chanté, crié : « Vive la République ! » autour de ces arbres ; mais l’enthousiasme avait été de courte durée. Dix jours après le discours de Berthier, qui, outre l’allocution aux mânes de Caton et d’Hortensius, contenait la promesse d’un respect inviolable pour les revenus et les richesses de l’Église, on avait, par l’ordre du Directoire, porté à la Monnaie les trésors de cette même Église pour y être fondus, transformés en pièces d’or et d’argent, non pas à l’effigie de la république romaine, mais à celle de la république française, et versés dans les caisses, les uns disaient du Luxembourg et les autres de l’armée : ceux qui disaient dans les caisses de l’armée étaient en minorité, et en minorité encore plus grande ceux qui le croyaient.
Puis on avait mis en vente les biens nationaux, et, comme le Directoire avait un pressant besoin d’argent pour l’armée d’Égypte, disait-il, ces biens avaient été vendus en toute hâte et à un prix fort au-dessous de leur valeur. Alors, des appels en argent et en nature avaient été faits aux riches propriétaires, qui, malgré leur patriotisme, auquel les exigences réitérées du gouvernement français avaient, nous devons l’avouer, porté une rude atteinte, avaient été bientôt mis à sec.
Il en résultait que, malgré les sacrifices faits par les classes riches de la société, les besoins du Directoire se renouvelant sans cesse, aucune des dépenses les plus indispensables n’avait pu être acquittée, et que la solde des troupes nationales, les appointements des fonctionnaires publics, présentaient, au bout de trois mois, un arriéré qui datait du jour même où la république avait été proclamée.
Les ouvriers, ne recevant plus de salaires, et, d’ailleurs, on le sait, n’étant pas énormément enclins d’eux-mêmes au travail, ils avaient, chacun de leur côté, abandonné leurs travaux et s’étaient faits, les uns mendiants, les autres bandits.
Quant aux autorités, qui eussent dû, dans leurs fonctions, donner l’exemple d’une intégrité lacédémonienne, comme elles ne recevaient pas un sou, elles étaient devenues encore plus vénales et encore plus voleuses qu’auparavant. La magistrature de l’annone, chargée de la nourriture du peuple, institution de la vieille Rome des empereurs qui s’était maintenue à travers la Rome des papes, n’ayant pu, avec du papier-monnaie discrédité, faire les approvisionnements nécessaires, et manquant de farine, d’huile, de viande, déclarait qu’elle ne savait plus quel remède opposer à la famine ; si bien que, quand Championnet arriva, on se disait tout bas qu’il n’y avait plus à Rome que pour trois jours de vivres, et que, si le roi de Naples et son armée n’arrivaient pas bien vite pour chasser les Français, rétablir le saint-père sur son trône et rendre l’abondance au peuple, on allait se trouver incessamment dans l’alternative de se manger les uns les autres, ou de mourir de faim.
Voilà ce que Salvato était chargé d’annoncer d’abord aux patriotes napolitains ; c’était la misérable situation de la république romaine, situation à laquelle on allait essayer de faire face à force d’économie et d’honnêteté. Pour commencer, Championnet avait chassé de Rome tous les agents du fisc et avait pris sur lui d’appliquer aux besoins de la ville et de l’armée tous les envois d’argent, de quelque part qu’ils vinssent, qui se faisaient au Directoire.
Maintenant, voici ce que Salvato avait à ajouter relativement à la situation de l’armée française, qui n’était guère plus florissante que celle de la république romaine :
L’armée de Rome, dont Championnet venait de prendre le commandement et qui, sur les cadres qu’il avait reçus du Directoire, se montait à trente-deux mille hommes, était de huit mille hommes en réalité. Ces huit mille hommes, qui, depuis trois mois, n’avaient pas reçu un sou de solde, manquaient de chaussures, d’habits, de pain, et étaient comme enveloppés par l’armée du roi de Naples, se composant de 60,000 hommes, bien vêtus, bien chaussés, bien nourris et payés chaque jour. Pour toutes munitions, l’armée française avait cent quatre-vingt mille cartouches ; c’était quinze coups de fusil à tirer par homme. Aucune place n’était approvisionnée, nous ne dirons pas de vivres, mais de poudre, et la pénurie était telle, qu’on en avait manqué à Civita-Vecchia pour tirer sur un bâtiment barbaresque qui était venu capturer une barque de pêcheur à demi-portée de canon du fort. On n’avait en tout que neuf bouches à feu. Toute l’artillerie avait été fondue pour faire de la monnaie de cuivre. Quelques forteresses avaient des canons, c’est vrai ; mais, soit trahison, soit négligence, dans aucune les boulets n’étaient du calibre des pièces ; dans quelques-unes, il n’y avait pas de boulets du tout.
Les arsenaux étaient aussi vides que les forteresses ; on avait inutilement essayé d’armer de fusils deux bataillons de gardes nationales, et cela dans un pays où l’on ne rencontrait pas un homme qui n’eût son fusil sur l’épaule s’il était à pied, et en travers de sa selle s’il était à cheval.
Mais Championnet avait écrit à Joubert, et l’on devait lui envoyer d’Alexandrie et de Milan un million de cartouches et dix pièces de canon avec leurs parcs.
Quant aux boulets, Championnet avait établi des fours, et il en faisait fondre quatre ou cinq mille par jour. Ce qu’il demandait donc en grâce aux patriotes, c’était de ne rien hâter, ayant besoin d’un mois encore pour se mettre en mesure, non pas d’envahir, mais de se défendre.
Salvato était chargé d’une lettre dans ce sens pour l’ambassadeur français à Naples, lettre où Championnet exposait à Garat sa situation, et le priait de mettre tous ses soins à retarder une rupture entre les deux cours. Cette lettre, heureusement enfermée dans un portefeuille de basane hermétiquement fermé, n’avait point été atteinte par l’eau.
Au reste, Salvato en connaissait le contenu, et, fût-elle devenue illisible, il pouvait la redire mot pour mot à l’ambassadeur ; seulement, l’ambassadeur, ne recevant pas la lettre, perdait la mesure du degré de confiance qu’il pouvait accorder au porteur.
Tous ces faits exposés aux conjurés, il y eut un instant de silence pendant lequel ils se regardèrent, s’interrogeant des yeux les uns les autres.
– Que faire ? demanda le comte de Ruvo, le plus impatient de tous.
– Suivre les instructions du général, répondit Cirillo.
– Et, pour m’y conformer, ajouta Salvato, je me rends à l’instant même chez l’ambassadeur de France.
– Hâtez-vous, alors ! dit du haut de l’escalier une voix qui fit tressaillir tous les conjurés, et Salvato lui-même ; car cette voix n’avait pas encore été entendue. L’ambassadeur, à ce que l’on assure, part cette nuit ou demain matin pour Paris.
– Velasco ! firent à la fois Nicolino et Manthonnet.
Puis, continuant seul, Nicolino ajouta :
– Soyez tranquille, signor Palmieri : c’est le sixième ami que nous attendions et qui, par ma faute, par ma très-grande faute, a passé sur la planche que j’ai oublié de retirer, non pas une fois, mais deux fois, la première en rapportant la corde, et la seconde en rapportant les habits.
– Nicolino, Nicolino, dit Manthonnet, tu nous feras pendre.
– Je l’ai dit avant toi, répliqua insoucieusement Nicolino. Pourquoi conspirez-vous avec un fou ?
Si la nouvelle donnée par Velasco était vraie, il n’y avait pas un instant à perdre ; car, au point de vue de Championnet, ce départ, qui était une déclaration de guerre, pouvait entraîner de grands malheurs, et ce départ, l’arrivée de Salvato l’empêcherait peut-être en déterminant le citoyen Garat à temporiser.
Chacun voulait accompagner Salvato jusqu’à l’ambassade ; mais Salvato, autant par ses souvenirs que par un plan, s’était fait une topographie de Naples ; il refusa obstinément. Celui des conjurés qui eût été vu avec lui, le jour où l’objet de sa mission transpirait, était perdu : il devenait la proie de la police de Naples ou le but du poignard des sbires du gouvernement.
Au reste, Salvato n’avait à suivre que le bord de la mer en la gardant constamment à sa droite, pour arriver à l’ambassade de France, située au premier étage du palais Caramanico ; il ne risquait donc point de s’égarer ; le drapeau tricolore et le faisceau soutenant le bonnet de la liberté lui indiqueraient la maison.
Seulement, autant à titre d’amitié qu’à titre de précaution, il échangea ses pistolets, mouillés par l’eau de mer, contre ceux de Nicolino Carracciolo ; puis, sous son manteau, il boucla son sabre, qu’il avait sauvé du naufrage et qu’il suspendit au porte-mousqueton, pour que son rebondissement sur les dalles ne le trahît point.
Il fut convenu qu’on le laisserait partir le premier, et que, dix minutes après son départ, les six conjurés, sortant à leur tour, les uns après les autres, se rendraient séparément chacun chez soi, en déroutant ceux qui voudraient les suivre par ces détours si faciles à multiplier dans ce labyrinthe plus inextricable que celui de la Crète et que l’on appelle la ville de Naples.
Nicolino conduisit le jeune aide de camp jusqu’à la porte de la rue, et, lui montrant la descente du Pausilippe et les rares lumières brillant encore dans Mergellina :
– Voilà votre chemin, lui dit-il ; ne vous laissez ni suivre ni accoster.
Les deux jeunes gens échangèrent une poignée de main et se séparèrent.
Salvato jeta les yeux autour de lui : la rue était entièrement déserte, et, d’ailleurs, la tempête n’était point encore calmée, et, quoique la pluie eût cessé de tomber, de nombreux et fréquents éclairs, accompagnés du grondement de la foudre, continuaient d’éclater sur tous les points du ciel.
En dépassant l’angle le plus obscur du palais de la reine Jeanne, il lui sembla entrevoir la silhouette d’un homme se dessinant sur le mur ; il ne jugea point que cela valût la peine de s’arrêter ; armé comme il l’était, que lui faisait un homme ?
Au bout de vingt pas, il tourna cependant la tête en arrière : il ne s’était point trompé : l’homme traversait la route et semblait vouloir prendre la gauche du chemin.
Dix pas plus loin, il crut distinguer, au-dessus du mur qui, du côté de la mer, sert de parapet à la route, une tête qui, à son approche, disparut derrière ce mur ; il se pencha sur le parapet, regarda de l’autre côté, et ne vit qu’un jardin avec des arbres touffus, dont les branches montaient à la hauteur du parapet.
Pendant ce temps, l’autre homme avait gagné du terrain et marchait parallèlement à lui ; Salvato affecta de s’en rapprocher, sans cependant perdre de vue l’endroit où la tête avait disparu.
À la lueur d’un éclair, il vit alors derrière lui un homme qui enjambait le mur et qui, comme lui, descendait vers Mergellina.
Salvato mit la main à sa ceinture, s’assura que ses pistolets ne pouvaient sortir facilement, et continua son chemin.
Les deux hommes suivaient toujours parallèlement la route, l’un un peu en avant de lui à sa gauche, l’autre un peu en arrière de lui à sa droite.
À la hauteur du casino du Roi, deux hommes tenaient le milieu du chemin, se disputant avec cette multiplicité de gestes et ces cris discordants particuliers aux gens du peuple à Naples.
Salvato arma ses pistolets sous son manteau, et, commençant à soupçonner un guet-apens quand il vit qu’ils ne se dérangeaient point, marcha droit à eux.
– Allons, place ! dit-il en napolitain.
– Et pourquoi place ? demanda un des deux hommes d’un ton goguenard et oubliant la dispute dans laquelle il était engagé.
– Parce que, répondit Salvato, le haut du pavé de Sa gracieuse Majesté le roi Ferdinand est fait pour les gentilshommes et non pour des drôles comme vous.
– Et, si on ne vous la faisait point, place ! repartit l’autre disputeur, que diriez-vous ?
– Je ne dirais rien, je me la ferais faire.
Et, tirant ses deux pistolets de sa ceinture, il marcha sur eux.
Les deux hommes s’écartèrent et le laissèrent passer ; mais ils le suivirent.
Salvato entendit celui qui semblait être le chef dire aux autres :
– C’est bien lui !
Nicolino, on se le rappelle, avait recommandé à Salvato non-seulement de ne pas se laisser accoster, mais encore de ne pas se laisser suivre ; d’ailleurs, les trois mots qu’il avait surpris indiquaient qu’il était menacé.
Il s’arrêta. En le voyant s’arrêter, les hommes en firent autant, c’est-à-dire s’arrêtèrent de leur côté.
Ils étaient à dix pas l’un de l’autre.
L’endroit était désert.
À gauche, une maison dont tous les volets étaient fermés, se continuant par les murs d’un jardin, au-dessus desquels ont voyait frissonner la cime d’une forêt d’orangers, et se courber et se relever tour à tour le flexible panache d’un magnifique peuplier.
À droite, la mer.
Salvato fit encore dix pas en avant et s’arrêta de nouveau.
Les hommes, qui avaient continué de marcher en même temps que lui, s’arrêtèrent en même temps que lui.
Alors, Salvato revint sur ses pas ; les quatre hommes, qui s’étaient réunis et que l’on reconnaissait parfaitement pour être de la même bande, l’attendirent :
– Non-seulement, dit Salvato, lorsqu’il ne fut plus qu’à quatre pas d’eux, non-seulement je ne veux pas que l’on me barre le passage, mais encore je ne veux pas que l’on me suive.
Deux des hommes avaient déjà tiré leur couteau et le tenaient à la main.
– Voyons, dit le chef, il y a peut-être moyen de s’entendre, au bout du compte ; car, à la manière dont vous parlez le napolitain, il est impossible que vous soyez Français.
– Et que t’importe que je sois Français ou Napolitain ?
– Ceci, c’est mon affaire. Répondez franchement.
– Je crois que tu te permets de m’interroger, coquin !
– Oh ! ce que j’en fais, monsieur le gentilhomme, c’est pour vous et non pour moi. Voyons : êtes-vous l’homme qui, venant de Capoue à cheval, avec l’uniforme français, a pris une barque à Pouzzoles, et, malgré la tempête, a forcé deux marins de le conduire au palais de la reine Jeanne ?
Salvato pouvait répondre non, se servir de sa facilité à parler le patois napolitain pour augmenter les doutes de celui qui l’interrogeait ; mais il lui sembla que mentir, même à un sbire, c’était toujours mentir, c’est-à-dire commettre une action abaissant la dignité humaine.
– Et si c’était moi, demanda Salvato, qu’arriverait-il ?
– Ah ! si c’était vous, dit l’homme d’une voix sombre et en secouant la tête, il arriverait que je serais obligé de vous tuer, à moins que vous ne consentissiez à me donner de bonne volonté les papiers dont vous êtes porteur.
– Alors, il fallait vous mettre vingt au lieu de quatre, mes drôles ; vous n’êtes pas assez de quatre pour tuer ou même voler un aide de camp du général Championnet.
– Allons, décidément, c’est lui, dit le chef ; il faut en finir. À moi, Beccaïo !
À cet appel, deux hommes se détachèrent d’une petite porte sombre découpée dans la muraille du jardin et s’élancèrent rapidement pour attaquer Salvato par derrière.
Mais, à leur premier mouvement, Salvato avait fait feu de ses deux pistolets sur les deux hommes qui tenaient leur couteau à la main, et avait tué l’un et blessé l’autre.
Puis, dégrafant son manteau et le rejetant loin de lui, il s’était retourné en mettant le sabre à la main, avait fendu d’un revers le visage de celui que le chef avait appelé à son aide sous le nom de Beccaïo, et, d’un coup de pointe, blessé grièvement son compagnon.
Il croyait être débarrassé de ses agresseurs, dont quatre sur six étaient hors de combat, et, n’ayant plus affaire qu’au chef et à un de ses sbires qui se tenait prudemment à dix pas de lui, avoir facilement raison des deux derniers, lorsqu’au moment où il se retournait vers eux pour les charger, il vit briller une espèce d’éclair qui, se détachant de la main du chef, vint à lui en sifflant ; en même temps, il sentit une vive douleur au côté droit de la poitrine. L’assassin, n’osant s’approcher de lui, lui avait lancé son couteau ; la lame avait disparu entre la clavicule et l’épaule, le manche seul tremblait hors de la blessure.
Salvato saisit le couteau de la main gauche, l’arracha, fit quelques pas en arrière, car il lui semblait que la terre manquait sous ses pieds ; puis, cherchant un appui, il rencontra le mur, et s’y adossa. Presque aussitôt, tout parut tourner autour de lui ; sa dernière sensation fut de croire qu’à son tour le mur lui manquait comme la terre.
Un éclair qui fendit le ciel lui apparut, non plus bleuâtre, mais couleur de sang ; il étendit les bras, lâcha son sabre et tomba évanoui.
Dans la dernière lueur de raison qui le sépara de l’anéantissement, il crut voir les deux hommes s’élancer vers lui. Il fit un effort pour les repousser ; mais tout s’éteignit dans un soupir que l’on eût pu croire le dernier.
C’était quelques secondes auparavant qu’à la détonation des pistolets, la fenêtre de la San-Felice s’était ouverte, et qu’à ce cri de terreur de Michele : « Pasquale de Simone, le sbire de la reine ! » la jeune femme avait répondu par ce cri du cœur : « Eh bien, c’est donc à moi de le sauver. »
Or, quoique la distance ne fût pas grande du boudoir au perron et du perron à la porte du jardin, lorsque Luisa ouvrit cette porte d’une main tremblante, les assassins avaient déjà disparu, et le corps seul du jeune homme, demeurant appuyé contre la porte, tombait, le haut du corps renversé, dans le jardin, au moment où la San-Felice ouvrait cette porte.
Alors, avec une force dont elle ne se serait jamais crue capable, la jeune femme tira le blessé dans le jardin, ferma la porte derrière lui, non-seulement à la clef, mais encore au verrou, et, tout éplorée, elle appela Nina, Michele et Nanno à son aide.
Tous trois accoururent. Michele, de sa fenêtre, avait vu fuir les assassins ; une patrouille dont on entendait le pas lent et mesuré se chargerait probablement de faire disparaître les morts et de recueillir les blessés ; il n’y avait donc plus rien à craindre pour ceux qui portaient secours au jeune officier, dont la trace serait perdue, même aux yeux les plus exercés.
Michele souleva par le milieu le corps du jeune homme entre ses bras, Nina lui prit les pieds, Luisa lui soutint la tête, et, avec ces doux mouvements dont les femmes ont seules le secret à l’égard des malades et des blessés, on le transporta dans l’intérieur de la maison.
Nanno était restée en arrière. Courbée vers la terre, elle marmottait entre ses dents des paroles magiques et cherchait des herbes à elle connues parmi les herbes qui poussaient en toute liberté dans les angles du jardin et dans les fentes des murailles.
Arrivé au boudoir, Michele demeura pensif ; puis, tout à coup, secouant la tête :
– Petite sœur, dit-il, le chevalier va rentrer. Que dira-t-il quand il verra qu’en son absence, et sans le consulter, tu as apporté ce beau jeune homme dans sa maison ?
– Il le plaindra, Michele, et dira que j’ai bien fait, répondit la jeune femme en relevant son front resplendissant d’une douce sérénité.
– Oui, certainement, il en serait ainsi si ce meurtre était un meurtre ordinaire ; mais, quand il saura que le meurtrier est Pasquale de Simone, se croira-t-il le droit, lui qui est de la maison du prince Francesco, se croira-t-il le droit de donner asile à un homme frappé par le sbire de la reine ?
La jeune femme resta pensive ; puis, après quelques secondes :
– Tu as raison, Michele, dit-elle. Voyons s’il y a sur lui quelque papier qui nous indique où nous devons le faire porter.
On eut beau chercher dans les poches du blessé, on ne trouva rien que sa bourse et sa montre ; ce qui prouvait qu’il n’avait point eu affaire à des voleurs ; mais, quant à ses papiers, s’il en avait eu sur lui, ils avaient disparu.
– Mon Dieu, mon Dieu ! que faire ? s’écria Luisa. Je ne puis cependant pas abandonner une créature humaine dans cet état.
– Petite sœur, dit Michele du ton d’un homme qui a trouvé un moyen, si le chevalier était venu pendant que Nanno te disait la bonne aventure, ne devions-nous pas disparaître dans la maison de ton amie la duchesse Fusco, qui est vide et dont tu as les clefs ?
– Oh ! tu as raison, tu as raison, Michele ! s’écria la jeune femme. Oui, portons-le chez la duchesse ; on le mettra dans une des chambres dont les fenêtres donnent sur le jardin. Il y a une porte de sortie. Merci, Michele ! Nous pourrons, s’il ne meurt pas, pauvre jeune homme, nous pourrons lui donner là tous les soins que réclame son état.
– Et, continua Michele, ton mari, ignorant tout, pourra au besoin protester de son ignorance ; ce qu’il ne ferait pas s’il était averti.
– Non, tu le connais bien, il se livrerait, mais ne mentirait pas. Il faut qu’il ignore tout, il le faut, non pas que je doute de son cœur ; mais, comme tu le dis, je ne dois pas le mettre entre son devoir comme ami du prince et sa conscience comme chrétien. Éclaire-nous, Nanno, dit la jeune femme à la sorcière, qui rentrait avec un paquet de plantes de familles diverses ; non, il ne faut pas que, dans la maison, il reste trace de ce jeune homme.
Et le cortège, éclairé par Nanno, se remit en chemin, traversa trois ou quatre chambres, et finit par disparaître derrière la porte de communication qui donnait dans la maison voisine.
Mais à peine venait-on de déposer le blessé sur un lit, dans une des chambres désignées par la San-Felice elle-même, que Nina, moins préoccupée que sa maîtresse, lui posa vivement la main sur le bras.
La jeune femme comprit que la camériste réclamait son attention, et écouta.
On frappait à la porte du jardin.
– C’est le chevalier ! s’écria Luisa.
– Et vite, vite, madame, dit Nina, mettez-vous au lit avec votre peignoir ; je me charge du reste.
– Michele ! Nanno ! s’écria la jeune femme, leur recommandant d’un geste suprême le blessé.
Un signe d’eux la rassura autant qu’elle pouvait être rassurée.
Puis, comme enchaînée par un songe, se heurtant aux murailles, haletante, éperdue, murmurant des paroles sans suite, elle gagna sa chambre, n’eut que le temps de jeter sur une chaise ses bas et ses pantoufles, de s’étendre dans son lit, et, le cœur bondissant, mais la respiration comprimée, de fermer les yeux et de faire semblant de dormir.
Cinq minutes après, le chevalier San-Felice, à qui Nina avait expliqué la mise des verrous à la porte du jardin comme une étourderie de sa part, entrait dans la chambre de sa femme sur la pointe du pied, le visage souriant et le bougeoir à la main.
Il s’arrêta un instant debout devant le lit, contempla Luisa à la lueur de cette bougie de cire rose qu’il tenait à la main, puis abaissa avec lenteur ses lèvres sur son front en murmurant :
– Dors sous la garde du Seigneur, ange de pureté, et le ciel te sauve de tout contact avec les anges de perdition que je quitte !
Puis, respectant cette immobilité qu’il croyait être le sommeil, il sortit sur la pointe du pied, comme il était entré, referma doucement la porte de la chambre de sa femme et passa dans la sienne.
Mais à peine la lueur de la bougie se fut-elle effacée des parois de la chambre, que la jeune femme se souleva sur son coude, et, l’œil dilaté, l’oreille tendue, écouta.
Tout était rentré dans le silence et l’obscurité.
Alors, elle souleva lentement la couverture de soie jetée sur son lit, posa avec précaution son pied nu sur le parquet de faïence, se dressa sur un genou en s’appuyant au chevet, écouta encore, et, rassurée par l’absence de tout bruit, prit la porte opposée à celle qui avait donné passage à son mari, regagna le corridor qui conduisait chez la duchesse, ouvrit la porte de communication, et, légère et muette comme une ombre, pénétra jusqu’au seuil de la chambre où était couché le malade.
Il était toujours évanoui ; Michele pilait des herbes dans un mortier de bronze, et Nanno exprimait le jus de ces herbes sur la blessure du malade.
Nous croyons l’avoir déjà dit dans un des précédents chapitres, dans le premier peut-être, le chevalier San-Felice était un savant.
Mais, quoique les savants, comme les voyageurs de Sterne, puissent se diviser et même se subdiviser en une foule de catégories, on doit les diviser cependant en deux grandes espèces :
Les savants ennuyeux.
Les savants amusants.
La première espèce est la plus nombreuse et passe pour être la plus savante.
Nous avons connu, dans le cours de notre vie, quelques savants amusants ; ils étaient en général reniés par leurs confrères, comme gâtant le métier en mêlant à la science l’esprit ou l’imagination.
Quelque tort que cela puisse lui faire dans l’esprit de nos lecteurs, nous sommes forcés d’avouer que le chevalier San-Felice appartenait à la seconde espèce, c’est-à-dire à l’espèce des savants amusants.
Nous l’avons dit encore, mais il y a assez longtemps pour qu’on l’ait oublié, le chevalier San-Felice était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, d’une mise simple, mais élégante dans sa simplicité, et qui n’ayant, dans des études qui durèrent toute sa vie, adopté aucune spécialité, était plutôt un sachant qu’un savant.
Appartenant lui-même à l’aristocratie, ayant toujours vécu soit à la cour, soit avec les seigneurs, ayant beaucoup voyagé dans sa jeunesse, surtout en France, il avait les manières charmantes et l’aimable désinvolture des Buffon, des Hélvétius et des d’Holbach, dont il partageait, avec les principes sociaux, l’insouciance, nous dirons presque l’irréligion philosophique.
Et, en effet, ayant, comme Galilée et Swammerdam, étudié les infiniment grands et les infiniment petits, étant descendu des mondes roulants dans l’éther aux infusoires nageant dans la goutte d’eau, ayant vu que l’astre et l’atome tenaient la même place dans l’esprit de Dieu et avaient la même part à l’amour immense que le Créateur répand sur toutes ses créatures, son âme, étincelle échappée au foyer divin, s’était prise à tout aimer dans la nature. Les humbles de la création avaient seulement droit chez lui à une curiosité plus tendre que les superbes, et nous oserions presque affirmer que la transformation de la larve en nymphe et de la nymphe en scarabée, examinée le jour au microscope, lui paraissait aussi intéressante au moins que la lente locomotion du colosse Saturne, neuf cent fois plus gros que la Terre, et mettant près de trente ans à tourner autour du Soleil avec l’attirail monstrueux de ses sept lunes et l’ornement encore incompris de son anneau.
Ces études l’avaient un peu soulevé hors de la vie réelle, pour le jeter dans la vie contemplative ; ainsi, quand, de la fenêtre de sa maison, – maison qui avait été celle de son père et de son aïeul, – par une de ces chaudes nuits caniculaires de Naples, il voyait, sous la rame du pêcheur ou sous le sillon de sa barque, s’allumer ce feu bleuâtre qu’on croirait un reflet de l’étoile de Vénus, et que, pendant une heure, quelquefois une nuit, immobile à l’appui de cette fenêtre, il regardait le golfe étinceler de lumières et, si le vent du sud agitait les vagues, nouer les unes aux autres des guirlandes de feu qui allaient se perdre à ses yeux derrière Capri, mais qui se prolongeaient à coup sûr jusqu’aux rivages d’Afrique, on disait : « Que fait là ce rêveur de San-Felice ? » Ce rêveur de San-Felice passait tout simplement du monde matériel au monde invisible, de la vie bruyante à la vie silencieuse. Il se disait que cet immense serpent de flamme dont les replis enveloppent le globe, n’était rien autre chose qu’une réunion d’animalcules imperceptibles, et son imagination reculait, effrayée, devant cette épouvantable richesse de la nature qui met au-dessous de notre monde, sur notre monde, autour de notre monde, des mondes dont nous ne nous doutons pas, et par lesquels l’infini supérieur, qui s’échappe à nos yeux dans des torrents de lumière, s’enchaîne sans se rompre à l’infini inférieur, qui, plongeant au plus profond des abîmes, se perd dans la nuit.
Ce rêveur de San-Felice, au delà du double infini, voyait Dieu, non pas comme le vit Ezéchiel, passant au milieu des tempêtes ; non pas comme le vit Moïse, dans le buisson ardent, mais resplendissant dans la majestueuse sérénité de l’amour éternel, gigantesque échelle de Jacob que monte et descend la création tout entière.
Peut-être, maintenant, pourrait-on croire que cette tendresse infinie répandue en portions égales sur toute la nature ôtait une partie de leur force à ces autres sentiments qui ont fait dire au poëte latin : Je suis homme, et rien de ce qui appartient à l’humanité ne m’est étranger ? – Non, c’est chez le chevalier San-Felice que l’on eût pu faire surtout cette distinction entre l’âme et le cœur qui permet au vice-roi de la création d’être tantôt calme et serein comme Dieu, lorsqu’il contemple avec son âme, tantôt joyeux ou désespéré comme l’homme, quand il éprouve avec son cœur.
Mais, de tous les sentiments qui élèvent l’habitant de notre planète au-dessus des animaux qui vivent autour de lui, l’amitié était celui auquel le chevalier avait voué le culte le plus sincère et le plus dévoué, et nous nous appesantissons sur celui-là, parce que celui-là eut une plus profonde et plus particulière influence sur sa vie.
Le chevalier San-Felice, élevé au collège des Nobles, fondé par Charles III, y avait eu pour condisciple un des hommes dont les aventures, l’élégance et la haute fortune firent le plus de bruit dans le monde napolitain, vers la fin du dernier siècle ; cet homme était le prince Joseph Caramanico.
Si le prince n’eût été lui-même que prince, il est probable que le jeune San-Felice n’eût éprouvé pour lui que ce sentiment de respect banal ou de jalousie envieuse que les enfants éprouvent pour ceux de leurs compagnons qui pèsent sur l’indulgence des maîtres par la supériorité de leur rang ; mais, à part son titre de prince, Joseph Caramanico était un charmant enfant plein de cœur et d’abandon, comme il fut plus tard un charmant homme plein d’honneur et de loyauté.
Il arriva cependant, entre le prince Caramanico et le chevalier San-Felice, ce qui arrive inévitablement dans toutes les amitiés : il y eut un Oreste et un Pylade ; le chevalier San-Felice eut le rôle le moins brillant aux yeux du monde, mais peut-être le plus méritoire aux yeux du seigneur : il fut Pylade.
On devina quelle facile supériorité le futur savant, avec son intelligence distinguée et ses dispositions studieuses, dut prendre sur ses rivaux de collège, et, combien, au contraire, avec son insouciance de grand seigneur, le futur ministre à Naples, le futur ambassadeur à Londres, le futur vice-roi à Palerme devait être un mauvais écolier.
Eh bien, grâce au laborieux Pylade qui travaillait pour deux, le paresseux Oreste se maintint toujours au premier rang ; il eut autant de prix, autant de couronnes, autant de récompenses que San-Felice, et plus de mérite aux yeux de ses professeurs, qui ne savaient pas ou ne voulaient pas savoir le secret de sa supériorité ; car cette supériorité, il la maintenait comme celle de sa position sociale, sans avoir l’air de se donner le moindre mal pour cela.
Mais Oreste le savait, lui, ce secret de dévouement, et rendons-lui cette justice de dire qu’il l’apprécia comme il devait être apprécié, ainsi que le prouvera la suite de notre récit, en le mettant à l’épreuve.
Les jeunes gens sortirent du collège, et chacun suivit la carrière vers laquelle l’entraînait ou sa vocation ou son rang. Caramanico prit celle des armes ; San-Felice, celle de la science.
Caramanico entra comme capitaine dans un régiment de Lipariotes, nommé ainsi des îles Lipari, d’où presque tous les soldats qui le composaient étaient tirés. Ce régiment, formé par le roi, était commandé par le roi ; le roi portait le titre de colonel de ce régiment, et y être admis comme officier était la plus haute faveur à laquelle pût aspirer un noble Napolitain.
San-Felice, au contraire, voyagea, visita la France, l’Allemagne, l’Angleterre, resta cinq ans hors de l’Italie, et, lorsqu’il revint à Naples, trouva le prince Caramanico premier ministre et amant de la reine Caroline.
Le premier soin de Caramanico, en arrivant au pouvoir, avait été d’assurer une position indépendante à son cher San-Felice ; en son absence, il l’avait fait, avec exemption de vœux, nommer chevalier de Malte, faveur, au reste, à laquelle avaient droit tous ceux qui pouvaient faire leurs preuves, et lui avait fait donner une abbaye rapportant deux mille ducats. Cette rente, avec celle de mille ducats qu’il tenait de sa fortune patrimoniale, faisait du chevalier San-Felice, dont les goûts étaient ceux d’un savant, c’est-à-dire fort simples, un homme comparativement aussi riche que l’homme le plus riche de Naples.
Les deux jeunes gens avaient marché dans la vie et étaient devenus des hommes ; ils s’aimaient toujours ; mais, occupés, l’un de science, l’autre de politique, ils ne se voyaient plus que rarement.
Vers 1783, quelques bruits qui couraient sur la disgrâce prochaine du prince de Caramanico, commençaient à préoccuper la ville et à inquiéter San-Felice : on disait que Caramanico, surchargé de besogne, comme premier ministre, et voulant créer une marine respectable à Naples, qu’il regardait, tout au contraire du roi, comme une puissance maritime, plutôt que comme une puissance continentale, s’était adressé au grand-duc de Toscane Léopold, afin qu’il voulût bien lui céder, pour le mettre à la tête de la marine napolitaine, avec le titre d’amiral, un homme qui venait de faire répéter son nom avec éloge dans une expédition contre les Barbaresques.
Cet homme, c’était le chevalier Jean Acton, d’origine irlandaise, né en France.
Mais à peine Acton s’était-il trouvé, par la protection de Caramanico, installé à la cour de Naples, dans une position à laquelle ses rêves les plus ambitieux n’auraient jamais cru pouvoir atteindre, qu’il combina tous ses efforts pour remplacer son protecteur, et dans l’affection de la reine et dans son poste de premier ministre, qu’il devait encore plus peut-être à cette affection qu’à son rang et à son mérite.
Un soir, San-Felice vit entrer chez lui, comme un simple particulier et sans avoir permis qu’on l’annonçât, le prince de Caramanico.
San-Felice, par une douce soirée du mois de mai, était occupé, dans ce beau jardin dont nous avons essayé de faire la description, à donner la chasse à des lucioles, sur lesquelles il voulait étudier, au retour du matin, la dégradation de la lumière.
Il poussa un cri de joie en voyant le prince, se jeta dans ses bras et le pressa contre son cœur.
Celui-ci répondit à ses embrassements avec son affection accoutumée, à laquelle une préoccupation triste semblait donner encore une plus vive expression.
San-Felice voulut l’entraîner vers le perron ; mais Caramanico, enfermé dans son cabinet depuis le matin jusqu’au soir, ne voulait point perdre cette occasion de respirer l’air parfumé par la forêt d’orangers, dont le feuillage métallique frissonnait au-dessus de sa tête ; une douce brise venait de la mer, le ciel était pur, la lune brillait au ciel et se reflétait dans le golfe. Caramanico montra à son ami un banc adossé au tronc d’un palmier ; tous deux s’assirent sur ce banc.
Caramanico resta un instant sans parler, comme s’il eût hésité à troubler le silence de toute cette nature muette ; puis enfin, avec un soupir :
– Mon ami, dit-il, je viens te dire adieu, peut-être pour toujours.
San-Felice tressaillit et le regarda en face ; il croyait avoir mal entendu.
Le prince secoua mélancoliquement sa belle tête pâle, et, avec une profonde expression de découragement :
– Je suis las de lutter, reprit-il. Je reconnais que j’ai affaire à plus fort que moi ; j’y laisserais mon honneur peut-être, ma vie à coup sûr.
– Mais la reine Caroline ? demanda San-Felice.
– La reine Caroline est femme, mon ami, répondit Caramanico, par conséquent faible et mobile. Elle voit aujourd’hui par les yeux de cet intrigant irlandais qui, j’en ai bien peur, poussera l’État à sa ruine. Que le trône tombe ! mais sans moi. Je ne veux pas contribuer à sa chute, je pars.
– Où vas-tu ? demanda San-Felice.
– J’ai accepté l’ambassade de Londres ; c’est un honorable exil. J’emmène ma femme et mes enfants, que je ne veux pas laisser exposés aux dangers de l’isolement ; mais il y a une personne que je suis obligé de laisser à Naples ; j’ai compté sur toi pour me remplacer près d’elle.
– Près d’elle ? répéta le savant avec une espèce d’inquiétude.
– Sois tranquille, dit le prince essayant de sourire ; ce n’est point une femme, c’est une enfant.
San-Felice respira.
– Oui, continua le prince, au milieu de mes tristesses, une jeune femme me consolait. Ange du ciel, elle est remontée au ciel, en me laissant un vivant souvenir d’elle, une petite fille qui vient d’atteindre sa cinquième année.
– J’écoute, dit San-Felice, j’écoute.
– Je ne puis ni la reconnaître, ni lui faire une position sociale, puisqu’elle est née pendant mon mariage ; d’ailleurs, la reine ignore et doit ignorer l’existence de cette enfant.
– Où est-elle ?
– À Portici. De temps en temps, je me la fais apporter ; de temps en temps même, je vais la voir ; j’aime beaucoup cette innocente créature, qui, j’en ai bien peur, est née dans un jour néfaste ! et, m’en croiras-tu, San-Felice, il m’en coûte moins, je te le jure, de quitter mon ministère, Naples, mon pays, que de quitter cette enfant ; car celle-là, c’est bien l’enfant de mon amour.
– Moi aussi, dit le chevalier avec sa douce simplicité, moi aussi, Caramanico, je l’aime.
– Tant mieux ! reprit le prince ; car j’ai compté sur toi pour me remplacer près d’elle. Je veux, tu comprendras cela, je veux qu’elle ait une fortune indépendante. Voici, en ton nom, une police de cinquante mille ducats. Cette somme, placée par tes soins, se doublera en quatorze ou quinze ans par l’accumulation seule des intérêts ; tu prendras, sur ta fortune à toi, ce qui sera nécessaire à son entretien et à son éducation, et, lors de sa majorité ou de son mariage, tu te rembourseras.
– Caramanico !
– Pardon, mon ami, dit en souriant le prince, je te demande un service ; c’est à moi de faire mes conditions.
San-Felice baissa la tête.
– M’aimerais-tu moins que je ne croyais ? murmura-t-il.
– Non, mon ami, reprit Caramanico. Tu es non-seulement l’homme que j’aime le mieux, mais celui que j’estime le plus au monde, et la preuve, c’est que je te laisse la seule partie de mon cœur qui soit restée pure et n’ait point été brisée.
– Mon ami, dit le savant avec une certaine hésitation, je voudrais te demander une faveur, et, si ma demande ne te contrariait pas, je serais heureux que tu me l’accordasses.
– Laquelle ?
– Je vis seul, sans famille, presque sans amis ; je ne m’ennuie jamais, parce qu’il est impossible que l’homme s’ennuie avec le grand livre de la nature ouvert devant les yeux ; j’aime toute chose en général : j’aime l’herbe qui, le matin, se courbe sous le poids des gouttes de rosée, comme sous un fardeau trop lourd pour elle ; j’aime ces lucioles que je cherchais quand tu es arrivé ; j’aime le scarabée à l’aile d’or dans laquelle se mire le soleil, mes abeilles qui me bâtissent une ville, mes fourmis qui me fondent une république ; mais je n’aime pas une chose plus que l’autre, et je ne suis aimé tendrement par rien. S’il m’était permis de prendre ta fille avec moi, je l’aimerais plus que toute chose, je le sens, et peut-être, elle aussi, comprenant que je l’aime beaucoup, m’aimerait-elle un peu. L’air du Pausilippe est excellent ; la vue que j’ai de mes fenêtres est splendide ; elle aurait un grand jardin pour courir après les papillons, des fleurs à la portée de sa main, des oranges à la hauteur de ses lèvres ; elle grandirait flexible comme ce palmier, dont elle aurait à la fois la grâce et la vigueur. Dis, veux-tu que ton enfant demeure avec moi, mon ami ?
Caramanico le regardait les larmes aux yeux et l’approuvait d’un doux mouvement de tête.
– Et puis, continua San-Felice croyant que son ami n’était pas suffisamment convaincu, et puis un savant, ça n’a rien à faire ; eh bien, je ferai son éducation, je lui apprendrai à lire et à écrire l’anglais et le français. Je sais beaucoup de choses, va, et je suis beaucoup plus instruit qu’on ne le croit ; cela m’amuse de faire de la science, mais cela m’ennuie d’en parler. Tous ces rats de bibliothèque napolitains, tous ces académiciens d’Herculanum, tous ces fouilleurs de Pompéi, ils ne me comprennent pas et ils disent que je suis ignorant parce que je ne me sers pas de grands mots et que je parle simplement des choses de la nature et de Dieu ; mais ce n’est pas vrai, Caramanico ; j’en sais au moins autant qu’eux et peut-être même plus qu’eux, je t’en donne ma parole d’honneur… Tu ne me réponds pas, mon ami ?
– Non, je t’écoute, San-Felice, je t’écoute et je t’admire. Tu es la créature par excellence. Dieu t’a élu. Oui, tu prendras ma fille ; oui, tu prendras mon enfant ; oui, mon enfant t’aimera ; seulement, tu lui parleras de moi tous les jours, et tu tâcheras qu’après toi, ce soit moi qu’elle aime le plus au monde.
– Oh ! que tu es bon ! s’écria le chevalier en essuyant ses larmes. Maintenant, tu m’as dit quelle était à Portici, n’est-ce pas ? Comment reconnaîtrai-je la maison ? Comment s’appelle-t-elle ? Tu lui as donné un joli nom, j’espère ?
– Ami, dit le prince, voici son nom et l’adresse de la femme qui prend soin d’elle, et, en même temps, l’ordre à cette femme de te regarder, moi absent, comme son véritable père… Adieu, San-Felice, dit le prince en se levant ; sois fier, mon ami : tu viens de me donner le seul bonheur, la seule joie, la seule consolation qu’il me soit permis d’espérer encore.
Les deux amis s’embrassèrent comme des enfants, en pleurant comme des femmes. Le lendemain, le prince Caramanico partait pour Londres, et la petite Luisa Molina s’installait avec sa gouvernante dans la maison du Palmier.
Le matin du jour où la petite Luisa Molina devait quitter Portici, on vit le chevalier San-Felice, ne voulant s’en rapporter à personne de ce soin si important, courir les magasins de joujoux de la rue de Tolède et y faire une collection de moutons blancs, de poupées marchant toutes seules, de polichinelles faisant la cabriole, lesquels pouvaient faire croire à ceux qui connaissaient l’inutilité de ces objets pour lui-même, que le digne savant était chargé par quelque prince étranger de faire pour ses enfants une collection de jouets napolitains dans sa plus complète extension. Ceux-là se fussent trompés : toute cette acquisition insolite était réservée aux plaisirs de la petite Luisa Molina.
Puis on procéda à l’emménagement. La plus belle chambre de la maison, donnant par une de ses fenêtres sur le golfe, et par l’autre sur le jardin, fut concédée aux nouvelles locataires ; un de ces charmants petits lits de cuivre que l’on fabrique si élégamment à Naples, fut placé près du lit de la gouvernante, et une moustiquaire, exécutée sous les yeux et d’après les conseils du savant chevalier, et dont toutes les mesures, géométriquement prises, devaient dérouter les plus habiles combinaisons des assiégeants, fut placée sur les montants du lit, tente transparente destinée à garantir l’enfant de la piqûre des cousins.
On donna l’ordre à l’un de ces pâtres qui conduisent dans les rues de Naples des troupeaux de chèvres, qu’ils font quelquefois monter jusqu’au cinquième étage des maisons, de s’arrêter tous les matins devant la porte. On choisit dans le troupeau une chèvre blanche, la plus belle de toutes, pour donner l’étrenne de son lait à la petite Luisa, et la chèvre élue reçut, séance tenante, le nom mythologique d’Amalthée.
Après quoi, toute précaution paraissant prise au chevalier pour l’amusement, le confortable et la nutrition matérielle de l’enfant, il envoya chercher une voiture bien large et bien douce, et partit pour Portici.
La translation se fit sans accident aucun, et, trois heures après le départ de San-Felice pour Portici, la petite Luisa, prenant possession de son nouveau domicile avec cette satisfaction que fait toujours éprouver aux enfants un changement de résidence, habillait et déshabillait une poupée aussi grande qu’elle et qui possédait une garde-robe aussi variée et aussi riche que celle de la madone del Vescovato.
Pendant bien des semaines et même bien des mois, le chevalier oublia toutes les autres merveilles de la nature pour ne s’occuper que de celle qu’il avait sous les yeux ; et, en effet, qu’est-ce qu’un bourgeon qui pousse, une fleur qui s’ouvre ou un fruit qui mûrit près d’un jeune cerveau qui, en se développant, donne chaque jour naissance à une idée nouvelle, en ajoutant un peu plus de clarté à l’idée éclose la veille. Ce progrès de l’intelligence de l’enfant, en raison du perfectionnement des organes, lui donnait bien quelques doutes à l’endroit de l’âme immortelle soumise au développement de ces organes, comme la fleur et le fruit de l’arbre sont soumis à la sève, tandis qu’au contraire, cette même âme que l’on a vue pour ainsi dire naître, grandir, acquérir ses facultés dans l’adolescence, en jouir dans l’âge mûr, les perd peu à peu insensiblement, mais visiblement néanmoins, au fur et à mesure que ces organes s’endurcissent et s’atrophient en vieillissant, comme les fleurs perdent de leur parfum et les fruits de leur saveur à mesure que la sève tarit ; mais, comme les grands esprits, le chevalier San-Felice avait toujours été quelque peu panthéiste, et même panthéiste psychologique : en faisant de Dieu l’âme universelle du monde, il regardait l’âme individuelle comme une superfluité ; il la regrettait cependant, comme il regrettait de ne point avoir des ailes, ainsi que l’oiseau ; mais il n’en voulait point à la nature d’avoir fait sur l’homme cette céleste économie.
Forcé d’abandonner la continuité de la vie, il se réfugiait dans ses transformations. Les Égyptiens mettaient dans les tombeaux de leurs morts bien-aimés un scarabée. Pourquoi cela ? Parce que le scarabée meurt trois fois et renaît trois fois, comme la chenille.
Dieu fera-t-il, dans sa bonté infinie, moins pour l’homme qu’il ne fait pour l’insecte ? Tel était le cri de ce peuple dont les nombreuses nécropoles nous ont transmis les spécimens enveloppés dans des bandelettes sacrées.
Maintenant, le chevalier San-Felice se posait cette question que je me pose et que vous vous êtes posée certainement : La chenille se souvient-elle de l’œuf, la chrysalide se souvient-elle de la chenille, le papillon se souvient-il de la chrysalide, et enfin, pour accomplir le cercle des métamorphoses, l’œuf se souvient-il du papillon ?
Hélas ! ce n’est pas probable : Dieu n’a pas voulu donner à l’homme cet orgueil de se souvenir, ne l’ayant pas donné aux animaux. Du moment que l’homme se souviendrait de ce qu’il était avant d’être homme, l’homme serait immortel.
Et, pendant que le chevalier faisait toutes ces réflexions, Luisa grandissait, avait appris sans s’en douter à lire et à écrire, et faisait en français ou en anglais toutes les questions qu’elle avait à faire, le chevalier ayant signifié une fois pour toutes qu’il ne répondrait qu’aux questions faites dans l’une ou l’autre de ces langues ; or, comme la petite Luisa était très-curieuse, et, par conséquent, faisait force questions, elle sut bientôt non-seulement questionner, mais répondre en français et en anglais.
Puis, sans s’en douter, elle apprenait beaucoup d’autres choses ; d’astronomie, ce qu’il en faut à une femme ; ainsi, par exemple : la lune semble tout particulièrement affectionner le golfe de Naples, probablement parce que, plus heureuse que la chenille, le scarabée et l’homme, elle se souvient d’avoir été autrefois la fille de Jupiter et de Latone, d’être née sur une île flottante, de s’être appelée Phébé, d’avoir été amoureuse d’Endymion, et que, coquette qu’elle est, en sa qualité de femme, elle ne trouve pas sur toute la terre de plus limpide miroir où se regarder que le golfe de Naples.
La lune, qu’elle appelait la lampe du ciel, préoccupait beaucoup la petite Luisa, qui, lorsque l’astre était dans son plein, voulait toujours y voir un visage, et qui, lorsqu’elle diminuait, demandait s’il y avait des rats au ciel, et si ces rats rongeaient là-haut la lune, comme un jour ils avaient rongé ici-bas le fromage.
Alors, le chevalier San-Felice, enchanté d’avoir une démonstration scientifique à faire à un enfant, et voulant la lui faire claire et à la portée de son âge, s’amusait à exécuter lui-même un modèle en grand de notre système planétaire ; il lui montrait la lune, notre satellite, quarante-neuf fois plus petite que la terre ; il lui faisait accomplir autour de notre monde, en une minute, le périple qu’elle accomplit en vingt-sept jours sept heures quarante-trois minutes, et la révolution qu’elle accomplit sur elle en même temps ; il lui montrait que, dans ce périple, elle se rapproche et s’éloigne alternativement de nous, que le point le plus éloigné de son orbite s’appelle l’apogée et qu’alors elle est à quatre-vingt-onze mille quatre cent dix-huit lieues de notre globe ; que son point le plus rapproché s’appelle le périgée et n’en est éloigné que de quatre-vingt mille soixante-dix-sept lieues. Il lui expliquait que la lune, comme la terre, n’étant lumineuse que parce qu’elle réfléchit les rayons du soleil, nous n’en pouvons apercevoir que la partie éclairée par le soleil et non celle sur laquelle la terre projette son ombre : de là vient que nous la voyons sous différentes phases ; il lui affirmait que ce visage qu’elle s’obstinait à voir lorsque la lune était dans son plein n’était autre chose que les accidents du terrain lunaire, le creux de ses vallons où s’épaissit l’ombre et la saillie de ses montagnes qui reflète la lumière ; il lui faisait même observer, sur un grand plan de notre satellite que l’on venait de faire à l’observatoire de Naples, que ce qu’elle prenait pour le menton de la lune n’était qu’un volcan qui avait autrefois, il y avait des milliers d’années, jeté des feux comme en jetait le Vésuve et s’était éteint comme le Vésuve s’éteindra un jour. L’enfant comprenait mal à la première démonstration ; elle insistait, et, à la seconde ou à la troisième démonstration, le jour se faisait dans son esprit.
Un matin qu’on avait acheté du tripoli pour remettre à neuf son joli petit lit de cuivre, Luisa vit le chevalier très-occupé à regarder au microscope cette poussière rougeâtre ; elle s’approcha de lui sur la pointe du pied et lui demanda :
– Que regardes-tu là, bon ami San-Felice ?
– Et quand je pense, répondit le chevalier se parlant à lui-même, bien que répondant à Luisa, quand je pense qu’il faudrait cent quatre-vingt-sept millions de ces infusoires pour peser un grain !
– Cent quatre-vingt-sept millions de quoi ? demanda la petite fille.
Cette fois, la démonstration était grave ; le chevalier prit l’enfant sur ses genoux et lui dit :
– La terre, petite Luisa, n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui, c’est-à-dire tapissée de gazon, couverte de fleurs, ombragée par des grenadiers, des orangers et des lauriers-roses. Avant d’être habitée par l’homme et les animaux que tu vois, elle a été couverte d’eau d’abord, puis de grandes fougères, puis de palmiers gigantesques. De même que les maisons n’ont pas poussé toutes seules et qu’on est forcé de les bâtir, Dieu, le grand architecte des mondes, a été forcé de bâtir la terre. Eh bien, comme on bâtit les maisons avec des pierres, de la chaux, du plâtre, du sable et des tuiles, Dieu a bâti la terre d’éléments divers, et un de ces éléments se compose d’animalcules imperceptibles, ayant des coquilles comme les huîtres et des carapaces comme les tortues. À eux seuls, ils ont fourni les masses de cette grande chaîne de montagnes du Pérou qu’on appelle les Cordillères ; les Apennins de l’Italie centrale, dont tu vois d’ici les dernières cimes, sont formés de leurs débris, et ce sont les fragments impalpables de leurs écailles qui font reluire ce cuivre en le polissant.
Et il lui montrait son lit, que frottait le domestique.
Un autre jour, en voyant un bel arbre de corail que venait d’apporter au chevalier un pêcheur de Torre-del-Greco, l’enfant demanda pourquoi le corail avait des branches et pas de feuilles.
Le chevalier lui expliqua alors que le corail n’était pas une végétation naturelle, comme elle le croyait, mais une composition animale. Il lui raconta, à son grand étonnement, que des milliers de polypes cacticifères se réunissaient pour composer, avec la chaux dont ils vivent et que la violence des vagues arrache aux rochers, ces branches folles d’abord, que sucent et broutent les poissons, et qui, se raffermissant peu à peu, se colorent de ce vif et charmant incarnat auquel les poëtes comparent les lèvres de la femme ; il lui apprit qu’un petit animal, qu’il promit de lui faire voir au microscope, et que l’on nomme le vermet, construit, en remplissant le vide que laissent entre eux les madrépores et les coraux, un trottoir autour de la Sicile, tandis que d’autres animalcules, les tubiporés, entre autres, construisent dans l’Océanie des îles de trente lieues de tour, qu’ils relient entre elles par des bancs de récifs qui finiront un jour par arrêter les flottes et intercepter la navigation.
D’après ce que nous venons de raconter, on peut se faire une idée de l’éducation que reçut de son infatigable et savant instituteur la petite Luisa Molina ; elle eut ainsi, mise à la portée des progrès successifs de son intelligence, l’explication, claire, nette et précise, de toutes les choses explicables, de sorte qu’elle ne garda dans son cerveau aucune de ces notions troubles et vagues qui inquiètent l’imagination des adolescents.
Et, selon que l’avait promis San-Felice à son ami, elle grandit forte et flexible, comme le palmier au pied duquel, la plupart du temps, toutes ces démonstrations lui étaient faites.
Le chevalier San-Felice était en correspondance suivie avec le prince Caramanico ; deux fois par mois, il lui donnait des nouvelles de Luisa, qui, de son côté, à chaque lettre de son tuteur, ajoutait quelques mots pour son père.
Vers 1790, le prince Caramanico passa de l’ambassade de Londres à celle de Paris ; mais, lorsque Toulon fut livré aux Anglais par les royalistes, et que le gouvernement des Deux-Siciles, sans se déclarer pourtant l’allié de M. Pitt, envoya des troupes contre la France, Caramanico, trop loyal pour accepter la position qui lui était faite, demanda son rappel ; ce rappel, Acton ne le voulait à aucun prix ; il le fit nommer vice-roi de Sicile, en remplacement du marquis Caraccioli, qui venait de mourir.
Il se rendit à son poste sans passer par Naples.
L’intelligence supérieure et la bonté naturelle du prince Caramanico, appliquées au gouvernement de ce beau pays qu’on appelle la Sicile, y produisirent bientôt des miracles, et cela juste au moment où, poussée par la funeste influence d’Acton et de Caroline sur une pente contraire, Naples marchait à grands pas au précipice, voyait gorger ses prisons des citoyens les plus illustres, entendait la junte d’État réclamer les lois de torture, abolies depuis le moyen âge, et assistait à l’exécution d’Emmanuele de Deo, de Vitagliano et de Gagliani, c’est-à-dire de trois enfants.
Aussi, les Napolitains, comparant les terreurs au milieu desquelles ils vivaient, les lois de proscription et de mort suspendues sur leurs têtes, au bonheur des Siciliens et aux lois protectrices et paternelles qui les régissaient, n’osant accuser la reine que tout bas, accusaient tout haut Acton, rejetant tout sur le compte de l’étranger et ne cachant pas leur désir que, de même qu’Acton avait autrefois remplacé Caramanico, Caramanico le remplaçât aujourd’hui.
On disait plus : on disait que la reine, dans un doux souvenir de son premier amour, secondait les vœux des Napolitains, et, que, si elle n’était retenue par une fausse honte, elle se déclarerait, elle aussi, pour Caramanico.
Ces bruits prenaient une consistance qui eût pu faire croire qu’il y avait un peuple à Naples et que ce peuple avait une voix, lorsqu’un jour le chevalier San-Felice reçut de son ami une lettre conçue en ces termes :
« Ami,
» Je ne sais ce qui m’arrive, mais, depuis dix jours, mes cheveux blanchissent et tombent, mes dents tremblent dans leurs gencives et se détachent de leurs alvéoles ; une langueur invincible, un abattement suprême m’ont envahi. Pars pour la Sicile avec Luisa, aussitôt cette lettre reçue, et tâche d’arriver avant que je sois mort.
» Ton GIUSEPPE. »
Ceci se passait vers la fin de 1795 ; Luisa avait dix-neuf ans, et, depuis quatorze ans, n’avait pas vu son père ; elle se rappelait son amour, mais non pas sa personne ; la mémoire de son cœur avait été plus fidèle que celle de ses yeux.
San-Felice ne lui révéla point d’abord toute la vérité : il lui dit seulement que son père souffrant désirait la voir ; puis il courut au môle pour y chercher un moyen de transport. Par bonheur, un de ces bâtiments légers que l’on appelle speronare, après avoir amené des passagers à Naples, allait retourner à vide en Sicile ; le chevalier le loua pour un mois afin de n’avoir point à s’inquiéter du retour, et, le même jour, il partit avec Luisa.
Tout favorisa ce triste voyage : le temps fut beau, le vent fut propice ; au bout de trois jours, on jetait l’ancre dans le port de Palerme.
Au premier pas que le chevalier et Luisa firent dans la ville, il leur sembla qu’ils entraient dans une nécropole ; une atmosphère de tristesse était répandue dans les rues, un voile de deuil semblait envelopper la cité qui s’est elle-même appelée l’Heureuse.
Le passage leur fut barré par une procession ; on portait à la cathédrale la châsse de Sainte-Rosalie.
Ils passèrent devant une église ; elle était tendue de noir et on y disait les prières des agonisants.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda le chevalier à un homme qui entrait à l’église, et pourquoi tous les Palermitains ont-ils l’air si désespéré ?
– Vous n’êtes pas Sicilien ? demanda l’homme.
– Non, je suis Napolitain et j’arrive de Naples.
– Il y a que notre père se meurt, dit le Sicilien.
Et, comme l’église était trop pleine de monde pour qu’il pût y entrer, l’homme s’agenouilla sur les degrés et dit tout haut en se frappant la poitrine :
– Sainte mère de Dieu ! offre ma vie à ton divin fils, si la vie d’un pauvre pécheur comme moi peut racheter la vie de notre vice-roi bien-aimé.
– Oh ! s’écria Luisa, entends-tu, bon ami ? c’est pour mon père qu’on prie, c’est mon père qui se meurt… Courons ! courons !
Cinq minutes après, le chevalier San-Felice et Luisa étaient à la porte du vieux palais de Roger, situé à l’extrémité de la ville opposée au port.
Le prince ne recevait plus personne. Aux premières atteintes du mal, sous prétexte d’affaires à régler, il avait envoyé à Naples sa femme et ses enfants.
Voulait-il leur épargner le spectacle de sa mort ? mourir entre les bras de celle dont il avait été séparé pendant toute sa vie ?
S’il pouvait nous rester des doutes sur ce point, la lettre adressée par le prince Caramanico au chevalier San-Felice suffirait à les dissiper.
On refusa, selon la consigne donnée, de laisser entrer les deux nouveaux venus ; mais à peine San-Felice se fut-il nommé, à peine eut-il nommé Luisa, que le valet de chambre poussa une exclamation de joie et courut vers l’appartement du prince en criant :
– Mon prince, c’est lui ! mon prince, c’est elle !
Le prince, qui, depuis trois jours, n’avait pas quitté sa chaise longue, et que l’on était forcé de lever par-dessous les bras pour lui faire prendre les boissons calmantes avec lesquelles on essayait d’endormir ses douleurs, le prince se dressa debout en disant :
– Oh ! je savais bien que Dieu, qui m’a tant éprouvé, me donnerait cette récompense de les revoir tous deux avant de mourir !
Le prince ouvrit les bras ; le chevalier et Luisa apparurent sur la porte de sa chambre. Il n’y avait place dans le cœur du mourant que pour un des deux. San-Felice poussa Luisa dans les bras de son père en lui disant :
– Va, mon enfant, c’est ton droit.
– Mon père ! mon père ! s’écria Luisa.
– Ah ! qu’elle est belle ! murmura le mourant, et comme tu as bien tenu la promesse que tu m’avais faite, saint ami de mon cœur !
Et, tout en pressant d’une main Luisa sur sa poitrine, il tendit l’autre au chevalier. Luisa et San-Felice éclatèrent en sanglots.
– Oh ! ne pleurez pas, ne pleurez pas, dit le prince avec un ineffable sourire. Ce jour est pour moi un jour de fête. Ne fallait-il pas quelque grand événement comme celui qui va s’accomplir pour que nous nous revissions encore une fois en ce monde ! et, qui sait ? peut-être la mort sépare-t-elle moins que l’absence. L’absence est un fait connu, éprouvé ; la mort est un mystère. Embrasse-moi, chère enfant ; oui, embrasse-moi, vingt fois, cent fois, mille fois ; embrasse-moi pour chacune des années, pour chacun des jours, pour chacune des heures qui se sont écoulées depuis quatorze ans. Que tu es belle ! et que je remercie Dieu d’avoir permis que je pusse enfermer ton image dans mon cœur et l’emporter avec moi dans mon tombeau.
Et, avec une énergie dont il se fût cru lui-même incapable, il appuyait sa fille sur sa poitrine, comme s’il eût voulu en effet la faire entrer matériellement dans son cœur.
Puis, s’adressant au valet de chambre qui s’était rangé pour laisser passer San-Felice et Luisa :
– Qui que ce soit, entends-tu bien, Giovanni ? pas même le médecin ! pas même le prêtre ! La mort a seule le droit d’entrer ici maintenant.
Le prince retomba sur sa chaise longue, écrasé de l’effort qu’il venait de faire ; sa fille se mit à genoux devant lui, le front à la hauteur de ses lèvres ; son ami se tint debout à son côté.
Il leva lentement la tête vers San-Felice ; puis, d’une voix affaiblie :
– Ils m’ont empoisonné, dit-il tandis que sa fille éclatait en sanglots ; ce qui m’étonne seulement, c’est que, pour le faire, ils aient si longtemps attendu. Ils m’ont laissé trois ans ; j’en ai profité pour faire quelque bien à ce malheureux pays. Il faut leur en savoir gré ; deux millions de cœurs me regretteront, deux millions de bouches prieront pour moi.
Puis, comme sa fille semblait, en le regardant, chercher au fond de sa mémoire :
– Oh ! tu ne te souviens pas de moi, pauvre enfant, dit-il ; mais tu t’en souviendrais, que tu ne pourrais pas me reconnaître, dévasté comme je le suis. Il y a quinze jours, San-Felice, malgré mes quarante-huit ans, j’étais presque un jeune homme encore ; en quinze jours, j’ai vieilli d’un demi-siècle… Centenaire, il est temps que tu meures !
Puis, regardant Luisa et appuyant la main sur sa tête :
– Mais, moi, moi, je te reconnais, dit-il : tu as toujours tes beaux cheveux blonds et tes grands yeux noirs ; tu es maintenant une adorable jeune fille, mais tu étais une bien charmante enfant ! La dernière fois que je la vis, San-Felice, je lui dis que j’allais la quitter pour longtemps, pour toujours peut-être ; elle éclata en sanglots comme elle vient de le faire tout à l’heure ; mais, comme il y avait encore une espérance alors, je la pris dans mes bras et je lui dis : « Ne pleure pas, mon enfant, tu me fais de la peine. » Et elle, alors, tout en étouffant ses soupirs : « Va-t’en, chagrin ! dit-elle, papa le veut. » Et elle me sourit à travers ses larmes. Non, un ange entrevu par la porte du ciel ne serait pas plus doux et plus charmant.
Le mourant appuya ses lèvres sur la tête de la jeune fille, et l’on vit de grosses larmes silencieuses rouler sur ses cheveux qu’il baisait.
– Oh ! je ne dirai pas cela aujourd’hui, murmura Luisa ; car, aujourd’hui, ma douleur est grande… Ô mon père, mon père, il n’y a donc pas d’espoir de vous sauver ?
– Acton est fils d’un habile chimiste, dit Caramanico, et il a étudié sous son père.
Puis, se tournant vers San-Felice :
– Pardonne-moi, Luciano, lui dit-il, mais je sens la mort qui vient, je voudrais rester un instant seul avec ma fille ; ne sois pas jaloux, je te demande quelques minutes, et je te l’ai laissée quatorze ans… Quatorze ans !… J’eusse pu être si heureux pendant ces quatorze années !… Oh ! l’homme est bien insensé !
Le chevalier, tout attendri que le prince se fût rappelé le nom dont il l’appelait au collège, serra la main que son ami lui tendait et s’éloigna doucement.
Le prince le suivit des yeux ; puis, lorsqu’il eut disparu :
– Nous voilà seuls, ma Luisa, dit-il. Je ne suis pas inquiet sur ta fortune ; car, sur ce point, j’ai pris les mesures nécessaires ; mais je suis inquiet pour ton bonheur… Voyons, oublie que je suis presque un étranger pour toi, oublie que nous sommes séparés depuis quatorze ans ; figure-toi que tu as grandi près de moi dans cette douce habitude de me confier toutes tes pensées ; eh bien, s’il en était ainsi et que nous fussions arrivés à cette heure suprême où nous sommes, qu’aurais-tu à me dire ?
– Rien autre chose que ceci, mon père : en venant au palais, nous avons rencontré un homme du peuple qui s’agenouillait à la porte d’une église où l’on priait pour vous, joignant cette prière à la prière universelle : « Sainte mère de Dieu ! offre ma vie à ton divin fils, si la vie d’un pauvre pécheur comme moi peut racheter la vie de notre vice-roi bien-aimé. » À vous et à Dieu, mon père, je n’aurais rien autre chose à dire que ce que disait cet homme à la madone.
– Le sacrifice serait trop grand, répondit le prince en secouant doucement la tête. Moi, bonne ou mauvaise, j’ai vécu ma vie ; à toi, mon enfant, de vivre la tienne, et, pour que nous te la préparions la plus heureuse possible, voyons, n’aie point de secrets pour moi.
– Je n’ai de secrets pour personne, dit la jeune fille en le regardant avec ses grands yeux limpides, dans lesquels se peignait une nuance d’étonnement.
– Tu as dix-neuf ans, Luisa ?
– Oui, mon père.
– Tu n’es point arrivée à cet âge sans avoir aimé quelqu’un ?
– Je vous aime, mon père ; j’aime le chevalier, qui vous a remplacé près de moi ; là se borne le cercle de mes affections.
– Tu ne me comprends pas ou tu affectes de ne pas me comprendre, Luisa. Je te demande si tu n’as distingué aucun des jeunes gens que tu as vus chez San-Felice ou rencontrés ailleurs ?
– Nous ne sortions jamais, mon père, et je n’ai jamais vu chez mon tuteur d’autre jeune homme que mon frère de lait Michele, qui y venait, tous les quinze jours, chercher la petite pension que je faisais à sa mère.
– Ainsi, tu n’aimes personne d’amour ?
– Personne, mon père.
– Et tu as vécu heureuse jusqu’à présent ?
– Oh ! très-heureuse.
– Et tu ne désirais rien ?
– Vous revoir, voilà tout.
– Est-ce qu’une suite de jours pareils à ceux que tu as passés jusqu’aujourd’hui, te paraîtrait un bonheur suffisant ?
– Je ne demanderais rien autre chose à Dieu qu’un pareil chemin pour me conduire au ciel. Le chevalier est si bon !
– Écoute, Luisa. Tu ne sauras jamais ce que vaut cet homme.
– Si vous n’étiez point là, mon père, je dirais que je ne connais pas un être meilleur, plus tendre, plus dévoué que lui. Oh ! tout le monde sait ce qu’il vaut, mon père, excepté lui-même, et cette ignorance est encore une de ses vertus.
– Luisa, j’ai, depuis quelques jours, c’est-à-dire depuis que je ne pense plus qu’à deux choses, à la mort et à toi, j’ai fait un rêve : c’est que tu pouvais passer au milieu de ce monde méchant et corrompu sans t’y mêler. Écoute, nous n’avons point de temps à perdre en préparations vaines ; voyons, la main sur ton cœur, éprouverais-tu quelque répugnance à devenir la femme de San-Felice.
La jeune fille tressaillit et regarda le prince.
– Ne m’as-tu point entendu ? lui demanda celui-ci.
– Si fait, mon père ; mais la question que vous venez de m’adresser était si loin de ma pensée.
– Bien, ma Luisa, n’en parlons plus, dit le prince, qui crut voir une opposition déguisée sous cette réponse. C’était pour moi, encore plus que pour toi, égoïste que je suis, que je te faisais cette question. Quand on meurt, vois-tu, on est plein de trouble et d’inquiétude, surtout quand on se rappelle la vie. Je fusse mort tranquille et sûr de ton bonheur en te confiant à un si grand esprit, à un si noble cœur ; n’en parlons plus et rappelons-le… Luciano !
Luisa serra la main de son père comme pour l’empêcher de prononcer une seconde fois le nom du chevalier.
Le prince la regarda.
– Je ne vous ai pas répondu, mon père, dit-elle.
– Réponds, alors. Oh ! nous n’avons pas de temps à perdre.
– Mon père, dit Luisa, je n’aime personne ; mais j’aimerais quelqu’un, qu’un désir exprimé par vous en un pareil moment serait un ordre.
– Réfléchis bien, reprit le prince, dont une expression de joie éclaira le visage.
– J’ai dit, mon père ! reprit la jeune fille, qui semblait puiser la fermeté de la réponse dans la solennité de la situation.
– Luciano ! cria le prince.
San-Felice reparut.
– Viens, viens vite, mon ami ! elle consent, elle veut bien.
Luisa tendit sa main au chevalier.
– À quoi consens-tu, Luisa ? demanda le chevalier de sa voix douce et caressante.
– Mon père dit qu’il mourra heureux, bon ami, si nous lui promettons, moi, d’être votre femme, vous, d’être mon mari. J’ai promis de mon côté.
Si Luisa était peu préparée à une pareille ouverture, certes, le chevalier l’était encore moins ; il regarda tour à tour le prince et Luisa, et, avec une soudaine exclamation :
– Mais cela n’est pas possible ! dit-il.
Cependant le regard dont il couvrait Luisa en ce moment donnait clairement à entendre que ce n’était pas de son côté que viendrait l’impossibilité.
– Pas possible, et pourquoi ? demanda le prince.
– Mais regarde-nous donc tous deux ! Vois-la, elle, apparaissant au seuil de la vie dans toute la fleur de la jeunesse, ne connaissant pas l’amour, mais aspirant à le connaître ; et moi !… moi avec mes quarante-huit ans, mes cheveux gris, ma tête inclinée par l’étude !… Tu vois bien que cela n’est pas possible, Giuseppe.
– Elle vient de me dire qu’elle n’aimait que nous deux au monde.
– Eh ! voilà justement ! elle nous aime du même amour ; à nous deux, l’un complétant l’autre, nous avons été son père, toi par le sang, moi par l’éducation ; mais bientôt cet amour ne lui suffira plus. À la jeunesse, il faut le printemps ; les bourgeons poussent en mars, les fleurs s’ouvrent en avril, les noces de la nature se font en mai ; le jardinier qui voudrait changer l’ordre des saisons serait non-seulement un insensé, mais encore un impie.
– Oh ! mon dernier espoir perdu ! dit le prince.
– Vous le voyez, mon père, fit Luisa, ce n’est pas moi, c’est lui qui refuse.
– Oui, c’est moi qui refuse, mais avec ma raison et non avec mon cœur. Est-ce que l’hiver refuse jamais un rayon de soleil ? Si j’étais un égoïste, je dirais : « J’accepte. » Je t’emporterais dans mes bras comme ces dieux ravisseurs de l’antiquité emportaient les nymphes ; mais, tu le sais, tout dieu qu’il était, Pluton, en épousant la fille de Cérès, ne put lui donner pour dot qu’une nuit éternelle où elle serait morte de tristesse et d’ennui si sa mère ne lui avait pas rendu six mois de jour. – Ne songe plus à cela, Caramanico ; en croyant préparer le bonheur de ton enfant et de ton ami, tu ferais le deuil de deux cœurs.
– Il m’aimait comme sa fille, et ne veut pas de moi pour femme, dit Luisa. Je l’aimais comme mon père, et cependant je veux bien de lui pour mon époux.
– Sois bénie, ma fille, dit le prince.
– Et moi, Giuseppe, reprit le chevalier, je suis exclu de la bénédiction paternelle. Comment, continua-t-il en haussant les épaules, comment se peut-il que, toi qui as épuisé toutes les passions, tu te trompes ainsi sur ce grand mystère qu’on appelle la vie ?
– Eh ! s’écria le prince, c’est justement parce que j’ai épuisé toutes les passions, c’est justement parce que j’ai mordu dans ces fruits du lac Asphalte et que je les ai trouvés pleins de cendre, c’est justement pour cela que je lui voulais, à elle, une vie douce, calme et sans passions, une vie telle qu’elle l’a menée jusqu’à ce jour et qu’elle avoue être le bonheur. M’as-tu dit avoir été heureuse jusqu’aujourd’hui ?
– Oui, mon père, bienheureuse.
– Tu l’entends, Luciano !
– Dieu m’est témoin, dit le chevalier en enveloppant la tête de Luisa de son bras, en approchant son front de ses lèvres et en y déposant le même baiser qu’il lui donnait tous les matins, Dieu m’est témoin que, moi aussi, j’ai été heureux ; Dieu m’est témoin encore que, le jour où Luisa me quittera pour suivre un mari, ce jour-là, tout ce que j’aime au monde, tout ce qui me fait tenir à la vie m’aura abandonné ; ce jour-là, mon ami, je vêtirai le linceul en attendant le tombeau !
– Eh bien, alors ? s’écria le prince.
– Mais elle aimera, te dis-je ! s’écria San-Felice avec un accent douloureux que sa voix n’avait pas pris encore ; elle aimera, et celui qu’elle aimera, ce ne sera pas moi. Dis ! ne vaut-il pas mieux qu’elle aime jeune fille et libre, que femme et enchaînée ? Libre, elle s’envolera comme l’oiseau que le chant de l’oiseau appelle ; et qu’importe à l’oiseau qui s’envole que la branche sur laquelle il était posé tremble, se fane et meure après son départ ?
Puis, avec une expression de mélancolie qui n’appartenait qu’à cette nature poétique :
– Si, au moins, ajouta-t-il, l’oiseau revenait faire son nid sur la branche abandonnée, peut-être reviendrait-elle !
– Alors, dit Luisa, comme je ne veux pas vous désobéir, mon père, je ne me marierai jamais.
– Rejeton stérile de l’arbre abattu par la tempête, murmura le prince, flétris-toi donc avec lui !
Et il pencha sa tête sur sa poitrine ; une larme échappée de ses yeux tomba sur la main de Luisa, qui, soulevant sa main, montra silencieusement cette larme au chevalier.
– Eh bien, puisque vous le voulez tous deux, dit le chevalier, je consens à cette chose, c’est-à-dire à ce que je redoute et désire tout à la fois le plus au monde ; mais j’y mets une condition.
– Laquelle ? demanda le prince.
– Le mariage n’aura lieu que dans un an. Pendant cette année, Luisa verra le monde qu’elle n’a pas vu, connaîtra ces jeunes gens qu’elle ne connaît pas. Si, dans un an, aucun des hommes qu’elle aura rencontrés ne lui plaît ; si, dans un an, elle est toujours aussi prête à renoncer à ce monde qu’elle l’est aujourd’hui ; si, dans un an enfin, elle vient me dire : « Au nom de mon père, mon ami, sois mon époux ! » alors je n’aurai plus aucune objection à faire, et, si je ne suis pas convaincu, au moins serai-je vaincu par l’épreuve.
– Oh ! mon ami ! s’écria le prince lui saisissant les deux mains.
– Mais écoute ce qui me reste à te dire, Joseph, et sois le témoin solennel de l’engagement que je prends, son vengeur implacable, si j’y manquais. Oui, je crois à la pureté, à la chasteté, à la vertu de cette enfant comme je crois à celle des anges ; cependant elle est femme, elle peut faillir.
– Oh ! murmura Luisa en couvrant son visage de ses deux mains.
– Elle peut faillir, insista San-Felice. Dans ce cas, je te promets, ami, je te jure, frère, sur ce crucifix, symbole de tout dévouement et devant lequel nos mains se joindront tout à l’heure, si un pareil malheur arrivait, je te jure de n’avoir pour la faute que miséricorde et pardon, et de ne dire sur la pauvre pécheresse que les paroles de notre divin Sauveur sur la femme adultère : Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre. Ta main, Luisa !
La jeune fille obéit. Caramanico prit le crucifix et le leur présenta.
– Caramanico, dit San-Felice étendant sa main, jointe à celle de Luisa, sur le crucifix, je te jure que, si, dans un an, Luisa conserve encore ses intentions d’aujourd’hui, dans un an jour pour jour, heure, pour heure, Luisa sera ma femme. Et maintenant, mon ami, meurs tranquille, j’ai juré.
Et, en effet, la nuit suivante, c’est-à-dire la nuit du 14 au 15 décembre 1795, le prince Caramanico mourut le sourire sur les lèvres et tenant dans sa main les mains réunies de San-Felice et de Luisa.
Le deuil fut grand à Palerme ; les funérailles qui se firent de nuit, comme d’habitude, furent magnifiques. La ville entière suivait le convoi ; la cathédrale, sous l’invocation de sainte Rosalie, éclairée tout entière en chapelle ardente, ne pouvait contenir la foule ; cette foule débordait sur la place, et, de la place, si grande qu’elle fut, dans la rue de Tolède.
Derrière le catafalque, couvert d’un immense velours noir chargé de larmes d’argent et chamarré des premiers ordres de l’Europe, venait, conduit par deux pages, le cheval de bataille du prince, pauvre animal qui piaffait orgueilleusement sous ses caparaçons d’or, ignorant et la perte qu’il avait faite et le sort qui l’attendait.
En sortant de l’église, il reprit sa place derrière le char mortuaire ; mais alors le premier écuyer du prince s’approcha, une lancette à la main, et, tandis que le cheval le reconnaissait, le caressait, hennissait, il lui ouvrit la jugulaire. Le noble animal poussa une faible plainte ; car, quoique la douleur ne fût pas grande, la blessure devait être mortelle ; il secoua sa tête ornée de panaches aux couleurs du prince, c’est-à-dire blancs et verts, et reprit son chemin ; seulement, un filet de sang, mince mais continu, descendit de son cou sur son poitrail et laissa sa trace sur le pavé.
Au bout d’un quart d’heure, il trébucha une première fois et se releva en hennissant non plus de joie, mais de douleur.
Le cortège s’avançait au milieu du chant des prêtres, de la lumière des cierges, de la fumée de l’encens, suivant les rues tendues de noir, passant sous des arcs funèbres de cyprès.
Un caveau provisoire avait été préparé pour le prince dans le campo-santo des Capucins, son corps devant plus tard être transporté dans la chapelle de sa famille à Naples.
À la porte de la ville, le cheval, s’affaiblissant de plus en plus par la perte de son sang, butta une seconde fois ; il hennit de terreur et son œil s’effara.
Deux étrangers, deux inconnus, un homme et une femme conduisaient ce deuil presque royal, qui des classes supérieures atteignait les classes les plus infimes de la société : c’était le chevalier et Luisa, mêlant leurs pleurs, l’une murmurant : « Mon père !… » l’autre : « Mon ami !… »
On arriva au caveau, désigné seulement par une grande dalle sur laquelle étaient gravés les armes et le nom du prince ; cette dalle fut soulevée pour donner passage au cercueil, et un De Profundis immense, chanté par cent mille voix, monta au ciel. Le cheval agonisant, ayant perdu par la route la moitié de son sang, était tombé sur ses deux genoux : on eût dit que le pauvre animal, lui aussi, priait pour son maître ; mais, lorsque s’éteignit la dernière note du chant des prêtres, il s’abattit sur la dalle refermée, s’allongea sur elle comme pour en garder l’accès et rendit le dernier soupir.
C’était un reste des coutumes guerrières et poétiques du moyen âge : le cheval ne devait pas survivre au chevalier. Quarante-deux autres chevaux, formant les écuries du prince, furent égorgés sur le corps du premier.
On éteignit les cierges, et tout ce cortège immense, silencieux comme une procession de fantômes, rentra dans la ville sombre, où pas une lumière ne brillait, ni dans les rues, ni aux fenêtres. On eût dit qu’un seul flambeau éclairait la vaste nécropole, et que, la mort ayant soufflé sur ce flambeau, tout était rentré dans la nuit.
Le lendemain, au point du jour, San-Felice et Luisa se rembarquèrent et partirent pour Naples. Trois mois furent donnés à cette douleur bien sincère, trois mois pendant lesquels on vécut de la même vie que par le passé, plus triste, voilà tout.
Ces trois mois écoulés, San-Felice exigea que commençât l’année d’épreuve, c’est-à-dire que Luisa vit le monde ; il acheta une voiture et des chevaux, la voiture la plus élégante, les chevaux les meilleurs qu’il put trouver ; il augmenta sa maison d’un cocher, d’un valet de chambre et d’une camériste, et commença de se mêler avec Luisa aux promeneurs journaliers de Tolède et de Chiaïa.
La duchesse Fusco, sa voisine, veuve à trente ans et maîtresse d’une grande fortune, recevait beaucoup de monde et la meilleure société de Naples : elle avait, attirée par ce sentiment sympathique si puissant sur les Italiennes, invité souvent sa jeune amie à assister à ses soirées, et Luisa avait toujours refusé, objectant la vie retirée que menait son tuteur. Cette fois, ce fut San-Felice lui-même qui alla chez la duchesse Fusco, la priant de renouveler ses invitations à sa pupille ; ce que celle-ci fit avec plaisir.
L’hiver de 1796 fut donc à la fois une époque de fêtes et de deuil pour la pauvre orpheline ; à chaque nouvelle occasion que lui donnait son tuteur de se faire voir et, par conséquent, de briller, elle opposait une véritable résistance et une sincère douleur ; mais San-Felice répondait par le mot charmant de son enfance : Va t’en, chagrin, papa le veut.
Le chagrin ne s’en allait pas, mais seulement il disparaissait à la surface ; Luisa le renfermait au fond de son cœur, il jaillissait par ses yeux, se répandait sur son visage, et cette douce mélancolie qui l’enveloppait comme un nuage, la faisait plus belle encore.
On la savait, d’ailleurs, sinon une riche héritière, du moins ce que l’on appelle, en matière de mariage, un parti convenable. Elle avait, grâce à la précaution prise par son père et aux soins donnés à sa petite fortune par San-Felice, elle avait cent vingt-cinq mille ducats de dot, c’est-à-dire un demi-million placé dans la meilleure maison de Naples, chez MM. Simon André, Backer et Ce, banquiers du roi ; puis on ne connaissait à San-Felice, dont on la croyait la fille naturelle, d’autre héritier qu’elle, et San-Felice, sans être un capitaliste, avait, de son côté, une certaine fortune.
En ces sortes de matières, ceux qui calculent, calculent tout.
Luisa avait rencontré chez la comtesse Fusco un homme de trente à trente-cinq ans, portant un des plus beaux noms de Naples et ayant marqué d’une façon distinguée à Toulon dans la guerre de 1793 ; il venait d’obtenir, avec le titre de brigadier, le commandement d’un corps de cavalerie, destiné à servir d’auxiliaire dans l’armée autrichienne, lors de la campagne de 1796, qui allait s’ouvrir en Italie : on l’appelait le prince de Moliterno.
Il n’avait point encore reçu à cette époque, au travers du visage, le coup de sabre qui, en le privant d’un œil, y mit ce cachet de courage que personne, au reste, ne songea jamais à lui contester.
Il avait un grand nom, une certaine fortune, un palais à Chiaïa. Il vit Luisa, en devint amoureux, pria la duchesse Fusco d’être son intermédiaire près de sa jeune amie et n’emporta qu’un refus.
Luisa avait souvent croisé à Chiaïa et à Tolède, quand elle s’y promenait avec cette belle voiture et ces beaux chevaux que lui avait achetés son tuteur, un charmant cavalier de vingt-cinq à vingt-six ans à peine, tout à la fois le Richelieu et le Saint-Georges de Naples : c’était le frère aîné de Nicolino Caracciolo, avec lequel nous avons fait connaissance au palais de la reine Jeanne, c’était le duc de Rocca-Romana.
Beaucoup de bruits, qui eussent été peut-être peu honorables pour un gentilhomme dans nos capitales du Nord, mais qui, à Naples, pays de mœurs faciles et de morale accommodante, ne servaient qu’à rehausser sa considération, couraient sur son compte et le faisaient un objet d’envie pour la jeunesse dorée de Naples ; on disait qu’il était un des amants éphémères que le favori-ministre Acton permettait à la reine, comme Potemkine à Catherine II, à la condition que lui resterait l’amant inamovible, et que c’était la reine qui entretenait ce luxe de beaux chevaux et de nombreux serviteurs, qui n’avait pas sa source dans une fortune assez considérable pour alimenter de pareilles dépenses ; mais on disait aussi que, protégé comme il l’était, le duc pouvait parvenir à tout.
Un jour, ne sachant comment s’introduire chez San-Felice, le duc de Rocca-Romana s’y présenta de la part du prince héréditaire François, dont il était grand écuyer ; il était porteur du brevet de bibliothécaire de Son Altesse, espèce de sinécure que le prince offrait au mérite bien reconnu de San-Felice.
San-Felice refusa, se déclarant incapable, non pas d’être bibliothécaire, mais de se plier aux mille petits devoirs d’étiquette qu’entraîne une charge à la cour. Le lendemain, la voiture du prince s’arrêtait devant la porte de la maison du Palmier, et le prince lui-même venait renouveler au chevalier l’offre de son grand écuyer.
Il n’y avait pas moyen de refuser un tel honneur, offert par le futur héritier du royaume. San-Felice objecta seulement une difficulté momentanée et demanda que Son Altesse voulût bien remettre à six mois les effets de sa bonne volonté ; ces six mois écoulés, Luisa serait ou la femme d’un autre ou la sienne : si elle était la femme d’un autre, il aurait besoin de distractions pour se consoler ; si elle était la sienne, ce serait un moyen de lui ouvrir les portes de la cour et de la distraire elle-même.
Le prince François, homme intelligent, amoureux de la véritable science, accepta le délai, fit compliment à San-Felice sur la beauté de sa pupille et sortit.
Mais la porte fut ouverte à Rocca-Romana, qui épuisa en vain pendant trois mois près de Luisa, les trésors de son éloquence et les merveilles de sa coquetterie.
Le temps approchait qui devait décider du sort de Luisa, et Luisa, malgré toutes les séductions qui l’entouraient, persistait dans sa résolution de tenir la promesse donnée à son père ; alors, San-Felice voulut lui rendre un compte exact de toute sa fortune afin de la séparer de la sienne, et que Luisa en fût, quoique sa femme, complétement maîtresse ; il pria donc les banquiers Backer, chez lesquels la somme primitive de cinquante mille ducats avait été placée il y avait déjà quinze ans, de lui faire ce que l’on appelle, en termes de banque, un état de situation. André Backer, fils aîné de Simon Backer, se présenta chez San-Felice avec tous les papiers concernant ce placement et les preuves matérielles de la façon dont son père avait placé et fait valoir cet argent. Quoique Luisa ne prît point un grand intérêt à tous ces détails, San-Felice voulut qu’elle assistât à la séance ; André Backer ne l’avait jamais vue de près, il fut frappé de sa merveilleuse beauté ; il prit, pour revenir chez San-Felice, le prétexte de quelques papiers qui lui manquaient ; il revint souvent et finit par déclarer à son client qu’il était amoureux fou de sa pupille ; il pouvait distraire, en se mariant, un million de la maison de son père en faisant valoir comme pour lui les cinq cent mille francs de Luisa, si elle consentait à devenir sa femme ; il pouvait en quelques années doubler, quadrupler, sextupler cette fortune ; Luisa serait alors une des femmes les plus riches de Naples, pourrait lutter d’élégance avec la plus haute aristocratie et effacer les plus grandes dames par son luxe, comme elle les effaçait déjà par sa beauté. Luisa ne se laissa aucunement éblouir par cette brillante perspective ; et San-Felice, tout joyeux et tout fier, au bout du compte, de voir que Luisa avait refusé pour lui l’illustration dans Moliterno, l’esprit et l’élégance dans Rocca-Romana, la fortune et le luxe dans André Backer, San-Felice invita André Backer à revenir dans la maison autant qu’il lui plairait comme ami, mais à la condition qu’il renoncerait entièrement à y revenir comme prétendant.
Enfin, le terme fixé par San-Felice lui-même étant arrivé le 14 novembre 1795, anniversaire de la promesse faite par lui au prince Caramanico mourant, simplement, sans pompe aucune, seulement en présence du prince François, qui voulut servir de témoin à son futur bibliothécaire, San-Felice et Luisa Molina furent unis à l’église de Pie-di-Grotta.
Aussitôt le mariage célébré, Luisa demanda pour première grâce à son mari de réduire la maison sur le pied où elle était auparavant, désirant continuer de vivre avec cette même simplicité où elle avait vécu pendant quatorze ans. Le cocher et le valet de chambre furent donc renvoyés, les chevaux et la voiture furent vendus ; on ne garda que la jeune femme de chambre Nina, qui paraissait avoir voué un sincère attachement à sa maîtresse ; on fit une pension à la vieille gouvernante, qui regrettait toujours son Portici et qui y retourna joyeuse, comme un exilé qui rentre dans sa patrie.
De toutes les connaissances qu’elle avait faites pendant ses neuf mois de passage à travers le monde, Luisa ne garda qu’une seule amie : c’était la duchesse Fusco, veuve et riche, âgée de dix ans plus qu’elle, comme nous l’avons dit, et sur laquelle la médisance la plus exercée n’avait rien trouvé à dire, sinon qu’elle blâmait peut-être un peu trop haut et trop librement les actes politiques du gouvernement et la conduite privée de la reine.
Bientôt les deux amies furent inséparables ; les deux maisons n’en avaient fait qu’une autrefois et avaient été séparées dans un partage de famille. Il fut convenu que, pour se voir sans contrainte à toute heure du jour et même de la nuit, une ancienne porte de communication qui avait été fermée lors de ce partage de famille serait rouverte ; on soumit la proposition au chevalier San-Felice, qui, loin de voir un inconvénient à cette réouverture, mit lui-même les ouvriers à l’œuvre ; rien ne pouvait lui être plus agréable pour sa jeune femme qu’une amie du rang, de l’âge et de la réputation de la duchesse Fusco.
Dès lors, les deux amies furent inséparables.
Une année tout entière se passa dans la félicité la plus parfaite. Luisa atteignit sa vingt et unième année, et peut-être sa vie se serait-elle écoulée dans cette sereine placidité si quelques paroles imprudentes dites par la duchesse Fusco sur Emma Lyonna n’eussent été rapportées à la reine. Caroline ne plaisantait pas à l’endroit de la favorite : la duchesse Fusco reçut, de la part du ministre de la police, une invitation d’aller passer quelque temps dans ses terres.
Elle avait pris avec elle une de ses amies, compromise comme elle et nommée Eleonora Fonseca Pimentel. Celle-là était accusée non-seulement d’avoir parlé, mais encore d’avoir écrit.
Le temps que la duchesse Fusco devait passer en exil était illimité ; un avis émané du même ministre devait lui annoncer qu’il lui était permis de rentrer à Naples.
Elle partit pour la Basilicate, où étaient ses propriétés, laissant à Luisa toutes les clefs de sa maison, afin qu’en son absence elle pût veiller elle-même à ces mille soins qu’exige un mobilier élégant.
Luisa se trouva seule.
Le prince François avait pris en grande amitié son bibliothécaire, et, trouvant en lui, sous l’enveloppe d’un homme du monde, une science aussi étendue que profonde, ne pouvait plus se passer de sa société, qu’il préférait à celle de ses courtisans. Le prince François était, en effet, d’un caractère doux et timide, que la crainte rendit plus tard profondément dissimulé. Effrayé des violences politiques de sa mère, la voyant se dépopulariser de plus en plus, sentant le trône chanceler sous ses pieds, il voulait hériter de la popularité que perdait la reine en paraissant complétement étranger, opposé même à la politique suivie par le gouvernement napolitain ; la science lui offrait un refuge : il se fit de son bibliothécaire un bouclier, et parut complétement absorbé dans ses travaux archéologiques, géologiques et philologiques, et cela sans perdre de vue le cours des événements journaliers, qui, selon lui, se pressaient vers une catastrophe.
Le prince François faisait donc cette habile et sourde opposition libérale que, sous les gouvernements despotiques, font toujours les héritiers de la couronne.
Sur ces entrefaites, le prince François, lui aussi, s’était marié et avait en grande pompe ramené à Naples cette jeune archiduchesse Marie-Clémentine, dont la tristesse et la pâleur faisaient, au milieu de cette cour, l’effet que fait dans un jardin une fleur de nuit, toujours prête à se fermer aux rayons du soleil.
Il avait fort invité San-Felice à amener sa femme aux fêtes qui avaient eu lieu à l’occasion de son mariage ; mais Luisa, qui tenait de son amie la duchesse Fusco des détails précis sur la corruption de cette cour, avait prié son mari de la dispenser de toute apparition au palais. Son mari, qui ne demandait pas mieux que de voir sa femme préférer à tout son chaste gynécée, l’avait excusée de son mieux. L’excuse avait-elle été trouvée bonne ? L’important était qu’elle eût paru bonne et eût été acceptée.
Mais, nous l’avons dit, depuis près d’un an, la duchesse Fusco était partie et Luisa s’était trouvée seule ; la solitude est la mère des rêves, et Luisa seule, son mari retenu au palais, son amie envoyée en exil, Luisa s’était mise à rêver.
À quoi ? Elle n’en savait rien elle-même. Ses rêves n’avaient point de corps, aucun fantôme ne les peuplait ; c’étaient de douces et enivrantes langueurs, de vagues et tendres aspirations vers l’inconnu ; rien ne lui manquait, elle ne désirait rien, et cependant elle sentait un vide étrange dont le siège était sinon dans son cœur, du moins déjà autour de son cœur.
Elle se disait à elle-même que son mari, qui savait toute chose, lui donnerait certainement l’explication de cet état si nouveau pour elle ; mais elle ignorait pourquoi elle fut morte plutôt que de recourir à lui pour avoir des explications à ce sujet.
Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’un jour, son frère de lait Michele étant venu et lui ayant parlé de la sorcière albanaise, elle lui avait, après quelque hésitation, dit de la lui amener le lendemain, dans la soirée, son mari devant probablement être retenu une partie de la nuit à la cour par les fêtes que l’on y donnerait en l’honneur de Nelson, et pour célébrer la victoire que celui-ci avait remportée sur les Français. Nous avons vu ce qui s’était passé pendant cette soirée sur trois points différents, à l’ambassade d’Angleterre, au palais de la reine Jeanne et à la maison du Palmier ; et comment, amenée dans cette maison par Michele, soit hasard, soit pénétration, soit connaissance réelle de la mystérieuse science parvenue jusqu’à nous du moyen âge sous le nom de cabale, la sorcière avait lu dans le cœur de la jeune femme et lui avait prédit le changement que la naissance prochaine des passions devait produire dans ce cœur encore si chaste et si immaculé.
L’événement, soit hasard, soit fatalité, avait suivi la prédiction. Entraînée par un sentiment irrésistible vers celui à qui sa prompte arrivée avait probablement sauvé la vie, nous l’avons vue, ayant pour la première fois un secret à elle seule, fuir la présence de son mari, faire semblant de dormir, recevoir sur son front plein de trouble le calme baiser conjugal, et, San-Felice sorti de la chambre, se relever furtivement pieds nus, l’âme pleine d’angoisse, et venir, d’un œil inquiet, interroger la mort planant au-dessus du lit du blessé.
Laissons Luisa, le cœur tout plein des bondissantes palpitations d’un amour naissant, veiller anxieuse au chevet du moribond, et voyons ce qui se passait au conseil du roi Ferdinand le lendemain du jour où l’ambassadeur de France avait jeté aux convives de sir William Hamilton ses terribles adieux.
Si nous avions entrepris, au lieu du récit d’événements historiques auxquels la vérité doit donner un cachet plus profondément terrible, et qui, d’ailleurs, ont pris une place ineffaçable dans les annales du monde, si nous avions entrepris, disons-nous, d’écrire un simple roman de deux ou trois cents pages, dans le but inutile et mesquin de distraire, par une suite d’aventures plus ou moins pittoresques, d’événements plus ou moins dramatiques, sortis de notre imagination, une lectrice frivole ou un lecteur blasé, nous suivrions le principe du poëte latin, et, nous hâtant vers le dénoûment, nous ferions assister immédiatement notre lecteur ou notre lectrice aux délibérations de ce conseil auquel assistait le roi Ferdinand et que présidait la reine Caroline, sans nous inquiéter de leur faire faire une connaissance plus intime avec ces deux souverains, dont nous avons indiqué la silhouette dans notre premier chapitre. Mais alors, nous en sommes certain, ce que notre récit gagnerait en rapidité, il le perdrait en intérêt ; car, à notre avis, mieux on connaît les personnages que l’on voit agir, plus grande est la curiosité qu’on prend aux actions bonnes ou mauvaises qu’ils accomplissent ; d’ailleurs, les personnalités étranges que nous avons à mettre en relief dans les deux héros couronnés de cette histoire ont tant de côtés bizarres, que certaines pages de notre récit deviendraient incroyables ou incompréhensibles, si nous ne nous arrêtions pas un instant pour transformer nos croquis, faits à grands traits et au fusain, en deux portraits à l’huile, modelés de notre mieux, et qui n’auront rien de commun, nous le promettons d’avance, avec ces peintures officielles de rois et de reines que les ministres de l’intérieur envoient aux chefs-lieux de département et de canton pour décorer les préfectures et les mairies.
Reprenons donc les choses, ou plutôt les individus, de plus haut.
La mort de Ferdinand VI, arrivée en 1759, appela au trône d’Espagne son frère cadet, qui régnait à Naples et qui lui succéda sous le nom de Charles III.
Charles III avait trois fils : le premier, nommé Philippe, qui eût dû, à l’avènement au trône de son père, devenir prince des Asturies et héritier de la couronne d’Espagne, si les mauvais traitements de sa mère ne l’eussent rendu fou, ou plutôt imbécile ; le second, nommé Charles, qui remplit la vacance laissée par la défaillance de son frère aîné, et qui régna sous le nom de Charles IV ; enfin le troisième, nommé Ferdinand, auquel son père laissa cette couronne de Naples qu’il avait conquise à la pointe de son épée et qu’il était forcé d’abandonner.
Ce jeune prince, âgé de sept ans au moment du départ de son père pour l’Espagne, restait sous une double tutelle politique et morale. Son tuteur politique était Tanucci, régent du royaume ; son tuteur moral était le prince de San-Nicandro, son précepteur.
Tanucci était un fin et rusé Florentin qui dut la place assez distinguée qu’il tient dans l’histoire, non pas à son grand mérite personnel, mais au peu de mérite des ministres qui lui succédèrent ; grand par son isolement, il redescendrait à une taille ordinaire s’il avait pour point de comparaison un Colbert ou même un Louvois.
Quant au prince de San-Nicandro, – qui avait, assure-t-on, acheté à la mère de Ferdinand, à la reine Marie-Amélie[6], à cette même princesse qui avait rendu fou son fils aîné à force de mauvais traitements, le droit de faire non pas un fou, mais un ignorant de son troisième fils, et qui avait payé ce droit trente mille ducats, à ce que l’on assurait toujours, – c’était le plus riche, le plus inepte, le plus corrompu des courtisans qui fourmillaient, vers la moitié du siècle dernier, autour du trône des Deux-Siciles.
On se demande comment un pareil homme pouvait arriver, même à force d’argent, à devenir précepteur d’un prince dont un homme aussi intelligent que Tanucci était ministre ; la réponse est bien simple : Tanucci, régent du royaume, c’est-à-dire véritable roi des Deux-Siciles, n’était point fâché de prolonger cette royauté au delà de la majorité de son auguste pupille ; Florentin, il avait sous les yeux l’exemple de la Florentine Catherine de Médicis, qui régna successivement sous François II, Charles IX et Henri III ; or, lui ne pouvait pas manquer de régner sous ou sur Ferdinand, comme on voudra, si le prince de San-Nicandro arrivait à faire de son élève un prince aussi ignorant et aussi nul que son précepteur.
Et, il faut le dire, si telles étaient les vues de Tanucci, le prince de San-Nicandro entra complétement dans ses vues : ce fut un jésuite allemand qui fut chargé d’apprendre au roi le français, que le roi ne sut jamais ; et, comme on ne jugea point à propos de lui apprendre l’italien, il en résulta qu’il ne parlait encore, à l’époque de son mariage, que le patois des lazzaroni, qu’il avait appris des valets qui le servaient et des enfants du peuple qu’on laissait approcher de lui pour sa distraction. Marie-Caroline lui fit honte de cette ignorance, lui apprit à lire et à écrire, deux choses qu’il savait à peine, et lui fit apprendre un peu d’italien, chose qu’il ne savait pas du tout ; aussi, dans ses moments de bonne humeur ou de tendresse conjugale, n’appelait-il jamais Caroline que ma chère maîtresse, faisant ainsi allusion aux trois parties de son éducation qu’elle avait essayé de compléter.
Veut-on un exemple de l’idiotisme du prince de San-Nicandro ? Cet exemple, le voici :
Un jour, le digne précepteur trouva dans les mains de Ferdinand les Mémoires de Sully, que le jeune prince essayait de déchiffrer, ayant entendu dire qu’il descendait de Henri IV et que Sully était ministre de Henri IV. Le livre lui fut immédiatement enlevé, et l’honnête imprudent qui lui avait prêté ce mauvais livre fut sévèrement réprimandé.
Le prince de San-Nicandro ne permettait qu’un livre, ne connaissait qu’un livre, n’avait jamais lu qu’un livre : c’était l’Office de la Vierge.
Et nous appuyons sur cette première éducation pour ne pas faire au roi Ferdinand plus grande qu’il n’est juste la responsabilité des actes odieux que nous allons voir s’accomplir dans le cours du récit que nous avons entrepris.
Ce premier point d’impartialité historique bien établi, voyons ce que fut cette éducation.
Ce n’était point assez pour la tranquillité de la conscience du prince de San-Nicandro que cette conviction consolante que, ne sachant rien, il ne pouvait rien apprendre à son élève ; mais, afin de le maintenir dans une éternelle enfance, tout en développant, par des exercices violents, les qualités physiques dont la nature l’avait doué, il écarta de lui, homme ou livre, tout ce qui pouvait jeter dans son esprit la moindre lumière sur le beau, sur le bon et sur le juste.
Le roi Charles III était, comme Nemrod, un grand chasseur devant Dieu ; le prince de San-Nicandro fit tout ce qu’il put pour que, sous ce rapport du moins, le fils marchât sur les traces de son père ; il remit en vigueur toutes les ordonnances tyranniques sur la chasse, tombées en désuétude, même sous Charles III : les braconniers furent punis de la prison, des fers et même de l’estrapade ; on repeupla les forêts royales de gros gibier ; on multiplia les gardes, et, de peur que la chasse, plaisir fatigant, ne laissât au jeune prince, par la lassitude qui en était la suite, trop de temps libre, et que, pendant ce temps, chose peu probable mais possible, il ne lui prit le désir d’étudier, son précepteur lui donna le goût de la pêche, plaisir tranquille et bourgeois, pouvant servir de repos au plaisir violent et royal de la chasse.
Une des choses qui inquiétaient surtout le prince de San-Nicandro pour l’avenir du peuple sur lequel son élève était appelé à régner, c’est que celui-ci avait un naturel doux et bon ; il était donc urgent de le corriger avant tout de ces deux défauts, auxquels, selon le prince de San-Nicandro, il fallait bien se garder de laisser prendre racine dans le cœur d’un roi.
Voici comment s’y prit le prince de San-Nicandro pour corriger le jeune prince de ce double vice :
Il savait que le frère aîné de son élève, celui qui, devenu prince des Asturies, avait suivi son père en Espagne, trouvait, pendant son séjour à Naples, un suprême plaisir à écorcher des lapins vivants.
Il essaya de donner le goût de cet amusement royal à Ferdinand ; mais le pauvre enfant y montra une telle répugnance, que San-Nicandro résolut de lui inspirer seulement le désir de tuer les pauvres bêtes. Pour donner à cet exercice le charme de la difficulté vaincue, et, comme, de peur qu’il ne se blessât, on ne pouvait encore mettre un fusil entre les mains d’un enfant de huit ou neuf ans, on rassemblait dans une cour une cinquantaine de lapins pris au filet, et, en les chassant devant soi, on les forçait de passer par une chatière pratiquée dans une porte ; le jeune prince se tenait derrière cette porte avec un bâton et les assommait ou les manquait au passage.
Un autre plaisir auquel l’élève du prince de San-Nicandro prit un goût non moins vif qu’à celui d’assommer des lapins, fut celui de berner des animaux sur des couvertures ; par malheur, un jour, il eut la malencontreuse idée de berner un des chiens de chasse du roi son père, ce qui lui valut une mercuriale sévère et une défense absolue de s’adresser jamais à l’un de ces nobles quadrupèdes.
Le roi Charles III parti pour l’Espagne, le prince de San-Nicandro ne vit point d’inconvénient à laisser son élève reconquérir la liberté qu’il avait perdue, et même à l’étendre des quadrupèdes aux bipèdes. Ainsi, un jour que Ferdinand jouait au ballon, il avisa, parmi ceux qui prenaient plaisir à le regarder faire des merveilles à cet exercice, un jeune homme maigre, poudré à blanc et vêtu de l’habit ecclésiastique. Le voir et céder à l’irrésistible désir de le berner fut l’affaire d’une seconde ; il dit quelques mots tout bas à l’oreille d’un des laquais attendant ses ordres ; le laquais courut vers le château, – la chose se passait à Portici, – en revint avec une couverture ; la couverture apportée, le roi et trois joueurs se détachèrent du jeu, firent prendre par le laquais le patient désigné, le firent coucher sur la couverture qu’ils tenaient par les quatre coins, et le bernèrent au milieu des rires des assistants et des huées de la canaille.
Celui à qui cette injure fut faite était le cadet d’une noble famille florentine ; il se nommait Mazzini. La honte qu’il éprouva d’avoir ainsi servi de jouet au prince et de risée à la valetaille, fut si grande, qu’il quitta Naples le jour même, se sauva à Rome, tomba malade en arrivant et mourut au bout de quelques jours.
La cour de Toscane fit ses plaintes aux cabinets de Naples et de Madrid ; mais la mort d’un petit abbé cadet de famille était chose de trop peu d’importance, pour qu’il fût fait droit par le père du coupable et par le coupable lui-même.
On comprend que, tout entier abandonné à de pareils amusements, le roi, enfant, s’ennuyât de la société des gens instruits, et, jeune homme, en eût honte ; aussi passait-il tout son temps soit à la chasse, soit à la pêche, soit à faire faire l’exercice aux enfants de son âge, qu’il réunissait dans la cour du château et qu’il armait de manches à balai, nommant ces courtisans en herbe sergents, lieutenants, capitaines, et frappant de son fouet ceux qui faisaient de fausses manœuvres et de mauvais commandements. Mais les coups de fouet d’un prince sont des faveurs, et ceux qui, le soir venu, avaient reçu le plus de coups de fouet étaient ceux qui se tenaient pour être le plus avant dans les bonnes grâces de Sa Majesté.
Malgré ce défaut d’éducation, le roi conserva un certain bon sens qui, lorsqu’on ne l’influençait pas dans un sens contraire, le menait au juste et au vrai. Dans la première partie de sa vie, celle qui fut antérieure à la révolution française, et tant qu’il ne craignit pas l’invasion de ce qu’il appelait les mauvais principes, c’est-à-dire de la science et du progrès, sachant lire et écrire à peine, jamais il ne refusait ni places ni pensions aux hommes qu’on lui assurait être recommandables par leurs connaissances ; parlant le patois du môle, il n’était point insensible à un langage élevé et éloquent. Un jour, un cordelier nommé le père Fosco, persécuté par les moines de son couvent parce qu’il était plus savant et meilleur prédicateur qu’eux, parvint jusqu’au roi, se jeta à ses pieds et lui raconta tout ce que lui faisaient souffrir leur ignorance et leur jalousie ; le roi, frappé de l’élégance de ses paroles et de la force de son raisonnement, le fit causer longtemps ; puis enfin il lui dit :
– Laissez-moi votre nom et rentrez dans votre couvent ; je vous donne ma parole d’honneur que le premier évêché vacant sera pour vous.
Le premier évêché qui vint à vaquer fut celui de Monopoli, dans la terre de Bari, sur l’Adriatique.
Comme d’habitude, le grand aumônier présenta au roi trois candidats, de grande maison tous trois, pour remplir cette place ; mais le roi Ferdinand, secouant la tête :
– Pardieu ! dit-il, depuis que vous êtes chargé des présentations, vous m’avez fait donner assez de mitres à des ânes auxquels il eût suffi de mettre des bâts ; il me plaît aujourd’hui de faire un évêque de ma façon, et j’espère qu’il vaudra mieux que tous ceux que vous m’avez mis sur la conscience, et pour la nomination desquels je prie Dieu et saint Janvier de me pardonner.
Et, biffant les trois noms, il écrivit celui du père Fosco.
Le père Fosco fut, ainsi que l’avait prévu Ferdinand, un des évêques les plus remarquables du royaume, et, comme, un jour, quelqu’un qui l’avait entendu prêcher faisait compliment au roi, non-seulement sur l’éloquence, mais encore sur la conduite exemplaire de l’ex-cordelier :
– Je les choisirais bien toujours ainsi, répondit Ferdinand ; mais, jusqu’à présent, je n’ai connu qu’un seul homme de mérite parmi les gens d’Église ; le grand aumônier ne me propose que des ânes pour évêques. Que voulez-vous ! le pauvre homme ne connaît que ses confrères d’écurie.
Ferdinand avait parfois une bonhomie de caractère qui rappelait celle de son aïeul Henri IV.
Un jour qu’il se promenait dans le parc de Caserte en habit militaire, une paysanne s’approcha de lui et lui dit :
– On m’a assuré, monsieur, que le roi se promenait souvent dans cette allée ; savez-vous si j’ai chance de le rencontrer aujourd’hui ?
– Ma bonne femme, lui répondit Ferdinand, je ne puis vous indiquer quand le roi passera ; mais, si vous avez quelque demande à lui faire, je puis me charger de la lui transmettre, étant de service près de lui.
– Eh bien, voici la chose, dit la femme : j’ai un procès et, comme, étant une pauvre veuve, je n’ai point d’argent à donner au rapporteur, cet homme le fait traîner depuis trois ans.
– Avez-vous préparé une requête ?
– Oui, monsieur ; la voilà.
– Donnez-la-moi et venez demain à la même heure, je vous la rendrai apostillée par le roi.
– Et moi, dit la veuve, je n’ai que trois dindes grasses ; mais, si vous faites cela, les trois dindes sont à vous.
– Revenez demain avec vos trois dindes, la bonne femme, et vous trouverez votre demande apostillée.
La veuve fut exacte au rendez-vous, mais pas plus que le roi ne le fut lui-même. Ferdinand tenait la requête, la femme tenait les trois dindes ; il prit les trois dindes et la femme la requête.
Tandis que le roi tâtait les dindes pour voir si elles étaient effectivement aussi grasses que la femme l’avait dit, la bonne femme ouvrait la requête pour voir si elle était réellement apostillée.
Chacun avait tenu fidèlement sa parole ; la femme s’en alla de son côté, le roi du sien.
Le roi entra dans la chambre de la reine, tenant ses trois dindes par les pattes, et, comme Marie-Caroline regardait sans y rien comprendre cette volaille qui se débattait aux mains de son mari :
– Eh bien, lui dit-il, ma chère maîtresse, vous qui dites toujours que je ne suis bon à rien, et que, si je n’étais pas né roi, je ne saurais pas gagner mon pain, cependant voilà trois dindes que l’on m’a données pour une signature !
Et il raconta toute l’aventure à la reine.
– Pauvre femme ! dit celle-ci quand il eut fini son récit.
– Pourquoi, pauvre femme ?
– Parce qu’elle a fait une mauvaise affaire. Croyez-vous donc que le rapporteur aura égard à votre signature ?
– J’y ai bien pensé, dit Ferdinand avec un rire narquois ; mais j’ai mon idée.
Et, en effet, la reine avait raison : la recommandation de son auguste époux ne fit pas le moindre effet sur le rapporteur, et le procès se continua tout aussi lentement que par le passé.
La veuve revint à Caserte, et, comme elle ne savait pas le nom de l’officier qui lui avait rendu service, elle demanda l’homme auquel elle avait donné trois dindes.
L’aventure avait fait du bruit ; on prévint le roi que la plaideuse était là.
Le roi la fit entrer.
– Eh bien, ma bonne femme, lui dit-il, vous venez m’annoncer que votre procès est jugé ?
– Ah bien, oui ! dit-elle, il faut que le roi n’ait pas grand crédit ; car, lorsque j’ai remis au rapporteur la requête apostillée par Sa Majesté, il a dit : « C’est bon, c’est bon ! si le roi est pressé, il fera comme les autres, il attendra. » Aussi, ajouta-t-elle, si vous êtes un homme de conscience, vous me rendrez mes trois dindes, ou, tout au moins, vous me les payerez.
Le roi se mit à rire.
– Avec la meilleure volonté du monde, dit-il, je ne puis vous les rendre ; mais je puis vous les payer.
Et, prenant dans sa poche tout ce qu’il y avait de pièces d’or, il les lui donna.
– Quant à votre rapporteur, ajouta-t-il, nous sommes au 25 du mois de mars : eh bien, vous verrez qu’à la première audience d’avril, votre procès sera jugé.
En effet, lorsque le rapporteur se présenta à la fin du mois pour toucher ses appointements, il lui fut dit, de la part du roi, par le trésorier :
– Ordre de Sa Majesté de ne vous payer que quand le procès qu’il vous a fait l’honneur de vous recommander sera jugé.
Comme l’avait prévu le roi, le procès fut jugé à la première audience.
Et l’on citait sur le roi, à Naples, nombre d’aventures de ce genre, dont nous nous contenterons de rapporter deux ou trois.
Un jour qu’il chassait dans la forêt de Persano avec la même livrée que ses gardes, il rencontra une pauvre femme appuyée à un arbre et sanglotant.
Il lui adressa le premier la parole et lui demanda ce qu’elle avait.
– J’ai, répondit-elle, que je suis veuve avec sept enfants ; que, pour toute fortune, j’ai un petit champ, et que ce petit champ vient d’être ravagé par les chiens et les piqueurs du roi.
Puis, avec un mouvement d’épaules et un redoublement de sanglots :
– Il est bien dur, ajouta-t-elle, d’être les sujets d’un homme qui, pour une heure de plaisir, n’hésite pas à ruiner toute une famille. Je vous demande un peu pourquoi ce butor est venu dévaster mon champ !
– Ce que vous dites là est trop juste, ma bonne femme, répondit Ferdinand ; et, comme je suis au service du roi, je lui porterai vos plaintes, en supprimant, toutefois, les injures dont vous les accompagnez.
– Oh ! dis-lui ce que tu voudras, continua la femme exaspérée ; je n’ai rien à attendre de bon d’un pareil égoïste, et il ne peut pas maintenant me faire plus de mal qu’il ne m’en a fait.
– N’importe, dit le roi, fais-moi toujours voir le champ, afin que je juge s’il est réellement aussi dévasté que tu le dis.
La veuve le conduisit à son champ ; la récolte était, en effet, foulée aux pieds des hommes, des chevaux et des chiens, et entièrement perdue.
Alors, apercevant des paysans, le roi les appela et leur dit d’estimer en conscience le dommage que la veuve avait pu éprouver.
Ils l’estimèrent vingt ducats.
Le roi fouilla dans sa poche, il en avait soixante.
– Voilà, dit-il aux deux paysans, vingt ducats que je vous donne pour votre arbitrage ; quant aux quarante autres, ils sont pour cette pauvre femme. C’est bien le moins, lorsque les rois font un dégât, qu’ils payent le double de ce que payeraient de simples particuliers.
Un autre jour, une femme dont le mari venait d’être condamné à mort, part d’Aversa sur le conseil de l’avocat qui a défendu le condamné et vient à pied à Naples pour demander la grâce de son mari. C’était chose facile que d’aborder le roi, toujours courant à pied ou à cheval par les rues de Tolède et par la rivière de Chiaïa ; cette fois, malheureusement ou plutôt heureusement pour la suppliante, le roi n’était ni au palais, ni à Chiaïa, ni à Tolède ; il était à Capodimonte ; c’était la saison des becfigues, et son père Charles III, de cynégétique mémoire, avait fait bâtir le château, qui avait coûté plus de douze millions, dans le seul but de se trouver sur le passage de ce petit gibier si estimé des gourmands.
La pauvre femme était écrasée de fatigue, elle venait de faire cinq lieues tout courant. Elle se présenta à la porte du palais royal, et, apprenant que Ferdinand était à Capodimonte, elle demanda au chef du poste la permission d’attendre le roi ; le chef du poste, touché de compassion en voyant ses larmes et en apprenant le sujet qui les faisait couler, lui accorda sa demande. Elle s’assit sur la première marche de l’escalier par lequel le roi devait monter au palais ; mais, quelle que fût la préoccupation qui la tenait, la fatigue devint plus forte que l’inquiétude, et, après avoir, pendant quelques heures, lutté en vain contre le sommeil, elle renversa sa tête contre le mur, ferma les yeux et s’endormit.
Elle dormait à peine depuis un quart d’heure lorsque revint le roi, qui était un admirable tireur, et qui avait été, ce jour-là, plus adroit encore que d’habitude ; il était donc dans une disposition d’esprit des plus bienveillantes, quand il aperçut la bonne femme qui l’attendait. On voulut la réveiller ; mais le roi fit signe qu’on ne la dérangeât point ; il s’approcha d’elle, la regarda avec une curiosité mêlée d’intérêt, et, voyant le bout de sa pétition qui sortait de sa poitrine, il la tira doucement, la lut, et, ayant demandé une plume et de l’encre, il écrivit au bas : Fortuna e duorme, ce qui correspond à peu près à notre proverbe : La fortune vient en dormant, et signa : FERDINAND B.
Après quoi, il ordonna de ne réveiller la paysanne sous aucun prétexte, défendit qu’on la laissât pénétrer jusqu’à lui, veilla à ce qu’il fût sursis à l’exécution et replaça la pétition à l’endroit où il l’avait prise.
Au bout d’une demi-heure, la solliciteuse ouvrit les yeux, s’informa si le roi était rentré et apprit qu’il venait de passer devant elle, tandis qu’elle dormait.
Sa désolation fut grande ! elle avait manqué l’occasion qu’elle était venue chercher de si loin et avec tant de fatigue ! Elle supplia le chef du poste de lui permettre d’attendre que le roi sortit ; le chef du poste répondit que la chose lui était positivement défendue ; la paysanne, au désespoir, repartit pour Aversa.
Sa première visite, à son retour, fut pour l’avocat qui lui avait donné le conseil d’aller implorer la clémence du roi ; elle lui raconta ce qui s’était passé et comment, par sa faute, elle avait laissé échapper une occasion désormais introuvable ; l’avocat avait des amis à la cour, il lui dit de rendre la pétition, et qu’il aviserait au moyen de la faire tenir au roi.
La femme remit à l’avocat la pétition demandée ; par un mouvement machinal, celui-ci l’ouvrit ; mais à peine y eut-il jeté les yeux, qu’il poussa un cri de joie. Dans la situation où l’on se trouvait, le proverbe consolateur écrit et signé de la main du roi équivalait à une grâce, et, en effet, sur les instances de l’avocat, sur la production de l’apostille du roi, et surtout grâce à l’ordre donné directement par le roi, huit jours après, le prisonnier était rendu à la liberté.
Le roi Ferdinand n’était rien moins que difficile dans la recherche de ses amours. En général, peu lui importaient le rang et l’éducation, pourvu que la femme fût jeune et belle ; il avait, dans toutes les forêts où il prenait le plaisir de la chasse, de jolies petites maisons composées de quatre ou cinq pièces, très-simplement mais très-proprement meublées ; il s’y arrêtait pour y déjeuner, pour y dîner, ou pour y prendre simplement quelques heures de repos. Chacune de ces petites maisons était tenue par une hôtesse, toujours choisie parmi les plus jeunes et les plus belles filles des villages voisins, et, comme il disait un jour au valet de chambre qui avait dans ses attributions celle de veiller à ce que son maître ne retrouvât pas trop souvent les mêmes visages : « Prends garde que la reine ne sache ce qui se passe ici ! » le valet de chambre, qui avait son franc parler, lui répondit :
– Bon ! n’ayez souci, sire : Sa Majesté la reine en fait bien d’autres, et n’y met pas tant de précautions !
– Chut ! répondit le roi, il n’y a point de mal, cela croise les races.
Et, en effet, le roi, voyant que la reine se gênait si peu, avait jugé à propos de ne pas se gêner non plus à son tour, et il avait fini par fonder sa fameuse colonie de San-Leucio, à la tête de laquelle, comme nous l’avons raconté, il avait mis le cardinal Fabrizio Ruffo. Cette colonie compta jusqu’à cinq ou six cents habitants, qui, à la condition que les maris et les pères ne verraient jamais entrer le roi Ferdinand dans leur maison et n’auraient jamais la prétention de se faire ouvrir une porte qui aurait ses raisons de rester fermée, jouissaient de toute sorte de privilèges, comme, par exemple, d’être exempts du service militaire, d’avoir des tribunaux particuliers, de se marier sans avoir besoin de la permission des parents, et enfin d’être dotés directement par le roi quand ils se mariaient. Il en résulta que la population de cette autre Salente, fondée par cet autre Idoménée, devint une espèce de collection de médailles frappées directement par le roi, et où les antiquaires retrouveront encore le type bourbonien, lorsqu’il aura disparu du reste du monde.
D’après toutes les anecdotes que nous venons de raconter, il est facile de voir que le roi Ferdinand, comme l’avait parfaitement découvert son précepteur le prince de San-Nicandro n’était point naturellement cruel ; seulement, sa vie, à l’époque où nous sommes arrivés, c’est-à-dire à l’an 1798, pouvait déjà se séparer en deux phases :
Avant la révolution française, – après la révolution française.
Avant la révolution française, c’est l’homme que nous avons vu, c’est-à-dire naïf, spirituel, porté au bien plutôt qu’au mal.
Après la révolution française, c’est l’homme que nous verrons, c’est-à-dire craintif, implacable, défiant, et porté, au contraire, plutôt au mal qu’au bien.
Dans l’espèce de portrait moral que nous venons de tracer un peu longuement peut-être, mais par des faits et non par des paroles, nous avons eu pour but de faire connaître l’étrange personnalité du roi Ferdinand : de l’esprit naturel, pas d’éducation, l’insouciance de toute gloire, l’horreur de tout danger, pas de sensibilité, pas de cœur, la luxure permanente, le parjure établi en principe, la religion du pouvoir royal poussée aussi loin que chez Louis XIV, le cynisme de la vie politique et de la vie privée mis au grand jour par le mépris profond qu’il faisait des grands seigneurs qui l’entouraient, et dans lesquels il ne voyait que des courtisans ; du peuple sur lequel il marchait et dans lequel il ne voyait que des esclaves ; des instincts inférieurs qui l’attiraient vers les amours grossiers, des amusements physiques qui tendaient à matérialiser incessamment le corps aux dépens de l’esprit, voilà sur quelles données il faut juger l’homme qui monta sur le trône presque aussi jeune que Louis XIV, qui mourut presque aussi vieux que lui, qui régna de 1759 à 1825, c’est-à-dire soixante-six ans, y compris sa minorité ; sous les yeux duquel s’accomplit, sans qu’il sût mesurer la hauteur des événements et la profondeur des catastrophes, tout ce qui se fit de grand dans la première moitié du siècle présent et dans la dernière moitié du siècle passé. Napoléon tout entier passa dans son règne ; il le vit naître et grandir, décroître et tomber ; né seize ans avant lui, il le vit mourir cinq ans avant lui, et se trouva enfin, sans avoir d’autre valeur que celle d’un simple comparse royal, mêlé comme un des principaux acteurs à ce drame gigantesque qui bouleversa le monde, de Vienne à Lisbonne et du Nil à la Moskova.
Dieu le nomma Ferdinand IV, la Sicile le nomma Ferdinand III, le congrès de Vienne le nomma Ferdinand Ier, les lazzaroni le nommèrent le roi Nasone.
Dieu, la Sicile et le congrès se trompèrent ; un seul de ses trois noms fut vraiment populaire et lui resta c’est celui qui lui fut donné par les lazzaroni.
Chaque peuple a eu son roi qui a résumé l’esprit de la nation : les Écossais ont eu ROBERT BRUCE, les Anglais ont eu HENRI VIII, les Allemands ont eu MAXIMILIEN, les Russes ont eu IVAN LE TERRIBLE, les Polonais ont eu JEAN SOBIESKI, les Espagnols ont eu CHARLES-QUINT, les Français ont eu HENRI IV, les Napolitains ont eu NASONE.
Marie-Caroline, archiduchesse d’Autriche, avait quitté Vienne au mois d’avril 1768, pour venir épouser Ferdinand IV à Naples. La fleur impériale entra dans son futur royaume avec le mois du printemps ; elle avait seize ans à peine, étant née en 1752 ; mais, fille chérie de Marie-Thérèse, elle arrivait avec un sens bien supérieur à son âge ; elle était, d’ailleurs, plus qu’instruite, elle était lettrée ; elle était plus qu’intelligente, elle était philosophe ; il est vrai qu’à un moment donné, cet amour de la philosophie se changea en haine contre ceux qui la pratiquaient.
Elle était belle dans la complète acception du mot, et, lorsqu’elle le voulait, charmante ; ses cheveux étaient d’un blond dont l’or transparaissait sous la poudre ; son front était large, car les soucis du trône, de la haine et de la vengeance n’y avaient point encore creusé leurs sillons ; ses yeux pouvaient le disputer en transparence à l’azur du ciel sous lequel elle venait régner ; son nez droit, son menton légèrement accentué, signe de volonté absolue, lui faisaient un profil grec ; elle avait le visage ovale, les lèvres humides et carminées, les dents blanches comme le plus blanc ivoire ; enfin un cou, un sein et des épaules de marbre, dignes des plus belles statues retrouvées à Pompéi et à Herculanum, ou venues à Naples du musée Farnèse, complétaient ce splendide ensemble. Nous avons vu, dans notre premier chapitre, ce qu’elle conservait de cette beauté, trente ans après.
Elle parlait correctement quatre langues : l’allemand d’abord, sa langue maternelle, puis le français, l’espagnol et l’italien ; seulement, en parlant, et surtout quand un sentiment violent l’inspirait, elle avait un léger défaut de prononciation pareil à celui d’une personne qui parlerait avec un caillou dans la bouche ; mais ses yeux brillants et mobiles, mais la netteté de ses pensées surtout avaient bientôt raison de ce léger défaut.
Elle était altière et orgueilleuse comme il convenait à la fille de Marie-Thérèse. Elle aimait le luxe, le commandement, la puissance. Quant aux autres passions qui devaient se développer en elle, elles étaient encore enfermées sous la virginale enveloppe de la fiancée de seize ans.
Elle arrivait avec ses rêves de poésie allemande, dans ce pays inconnu, où les citrons mûrissent, comme a dit le poëte germain ; elle venait habiter la contrée heureuse, la campania felice, où naquit le Tasse, où mourut Virgile. Ardente de cœur, poétique d’esprit, elle se promettait de cueillir d’une main au Pausilippe le laurier qui poussait sur la tombe du poëte d’Auguste, de l’autre celui qui ombrageait à Sorrente le berceau du chantre de Godefroy. L’époux auquel elle était fiancée avait dix ans ; étant jeune et de grande race, sans doute il était beau, élégant et brave. Serait-il Euryale ou Tancrède, Nisus ou Renaud ? Elle était disposée, elle, à devenir Camille ou Hermine, Clorinde ou Didon.
Elle trouva, à la place de sa fantaisie juvénile et de son rêve poétique, l’homme que vous connaissez, avec un gros nez, de grosses mains, de gros pieds, parlant le dialecte du môle avec des gestes de lazzarone.
La première entrevue eut lieu le 12 mai à Portella, sous un pavillon de soie brodé d’or ; la princesse était accompagnée de son frère Léopold, qui était chargé de la remettre aux mains de son époux. Comme Joseph II son frère, Léopold II était nourri de maximes philosophiques ; il voulait introduire force réformes dans ses États, et, en effet, la Toscane se souvient qu’entre autres réformes, la peine de mort fut abolie sous son règne.
De même que Léopold était le parrain de sa sœur, Tanucci était le tuteur du roi. Au premier regard qu’échangèrent la jeune reine et le vieux ministre, ils se déplurent réciproquement. Caroline devina en lui l’ambitieuse médiocrité qui avait enlevé à son époux, en le maintenant dans son ignorance native, tous les moyens d’être un jour un grand roi, ou tout simplement même un roi. Sans doute, elle eût reconnu le génie d’un époux qui lui eût été supérieur, et, dans son admiration pour lui, elle eût probablement été alors reine soumise, épouse fidèle ; il n’en fut point ainsi ; elle reconnut, au contraire, l’infériorité de son époux, et, de même que sa mère avait dit à ses Hongrois : Je suis le roi Marie-Thérèse, elle dit aux Napolitains : Je suis le roi Marie-Caroline.
Ce n’était point ce que voulait Tanucci ; il ne voulait ni roi ni reine, il voulait être premier ministre.
Par malheur, il y avait, dans les clauses du contrat de mariage des augustes époux, un petit article qui s’était glissé sans que Tanucci, qui ne connaissait point encore la jeune archiduchesse, y eût attaché grande importance : Marie-Caroline avait le droit d’assister aux conseils d’État, du moment qu’elle aurait donné à son époux un héritier de la couronne.
C’était une fenêtre que la cour d’Autriche ouvrait sur celle de Naples. Jusque-là, l’influence – qui, sous Philippe II et Ferdinand VII, était venue de France, – Charles III étant monté sur le trône d’Espagne, venait naturellement de Madrid.
Tanucci comprit que, par cette fenêtre ouverte pour Marie-Caroline, entrait l’influence autrichienne.
Il est vrai qu’ayant donné, cinq ans seulement après son mariage, un héritier à la couronne, Marie-Caroline ne jouit que vers l’année 1774 du privilège qui lui était accordé.
En attendant, aveuglée par des illusions qu’elle s’obstinait à conserver, Marie-Caroline espéra qu’elle pourrait faire une éducation complétement nouvelle à son mari ; cela lui parut d’autant plus facile que sa science à elle avait frappé Ferdinand d’étonnement. Après avoir entendu causer Caroline avec Tanucci et les quelques rares personnes instruites de sa cour, il se frappait la tête avec stupéfaction en disant :
– La reine sait tout !
Plus tard, lorsqu’il eut vu où cette science le conduisait et combien elle le faisait dévier de la route qu’il eût voulu suivre, il ajoutait à ces mots : La reine sait tout !
– Et cependant elle fait plus de sottises que moi, qui ne suis qu’un âne !
Mais il n’en commença pas moins à subir l’influence de cet esprit supérieur, et il se soumit aux leçons qu’elle lui proposa : elle lui apprit littéralement, comme nous l’avons déjà dit, à lire et à écrire ; mais ce qu’elle ne put lui apprendre, ce furent ces façons élégantes des cours du Nord, ce soin de soi-même, si rare surtout dans les pays chauds, où l’eau devrait être non-seulement un besoin, mais encore un plaisir ; cette sympathie féminine pour les fleurs et pour les parfums que la toilette leur demande ; ce babillage doux et charmant, enfin, qui semble emprunté moitié au murmure des ruisseaux, moitié au ramage des fauvettes et des rossignols.
La supériorité de Caroline humiliait Ferdinand ; la grossièreté de Ferdinand répugnait à Caroline.
Il est vrai que cette supériorité, incontestable aux yeux de son époux, prévenu, pouvait être, à la rigueur, contestée par les gens véritablement instruits, qui ne voyaient dans le bavardage de la reine que le résultat de cette science superficielle qui gagne en étendue ce qu’elle perd en profondeur. Peut-être, en effet, en la jugeant comme elle devait être jugée, eût-on trouvé en elle plus de babil que de raisonnement, et surtout ce pédantisme particulier aux princes de la maison de Lorraine dont étaient si profondément atteints ses frères Joseph et Léopold : Joseph parlant toujours sans jamais laisser à personne le temps de lui répondre ; Léopold, véritable maître d’école, plus fait pour tenir la férule d’Orbélius que le sceptre de Charlemagne.
Ainsi était la reine. Elle avait un petit manuscrit d’écriture très-fine, composé par elle-même à son usage et contenant les opinions des philosophes depuis Pythagore jusqu’à Jean-Jacques Rousseau, et, lorsqu’elle devait recevoir des hommes sur lesquels elle voulait faire une certaine impression, elle repassait son manuscrit, et, selon les circonstances, plaçait dans sa conversation les maximes qu’il contenait.
Ce qu’il y avait de bizarre, c’est que, tout en faisant l’esprit fort, la reine donnait dans toutes les superstitions populaires qui agitaient les classes inférieures de la population de Naples.
Nous citerons deux exemples de cette superstition ; nous avons à peindre dans le livre que nous écrivons non-seulement des rois, des princes, des courtisans, des hommes qui sacrifient leur vie à un principe et des hommes qui sacrifient tous les principes à l’or et aux faveurs, mais encore un peuple mobile, superstitieux, ignorant, féroce : disons donc à l’aide de quels moyens ce peuple est soulevé ou calmé.
Ce qui soulève l’Océan, c’est la tempête ; ce qui soulève le peuple de Naples, c’est la superstition.
Il y avait à Naples une femme que l’on appelait la sainte des pierres.
Elle prétendait, sans être aucunement malade, rendre tous les jours une certaine quantité de petites pierres qu’elle distribuait comme des reliques, vu son état de santé, aux fidèles qui avaient foi en elles. Ces pierres, nonobstant le chemin qu’elles avaient suivi pour arriver à la lumière, avaient le privilège de faire des miracles, et, au bout de quelque temps, étaient entrées en concurrence avec les reliques des saints les plus accrédités de Naples.
Cette prétendue sainte, quoique non malade, avait été, sur la demande de son confesseur et de son médecin, transportée au grand hôpital des Pellegrini de Naples, où elle jouissait de la nourriture des directeurs et de la plus belle chambre de l’établissement. Une fois établie dans cette chambre, grâce à la connivence du confesseur et des chirurgiens qui y trouvaient leur compte, elle jouait à grand orchestre la farce de la vente des pierres miraculeuses.
Nous disons à tort la vente ; non, les pierres ne se vendaient pas, elles se donnaient ; mais la sainte, qui avait fait vœu de ne pas toucher d’argent monnayé, acceptait des vêtements, des bijoux, des cadeaux de toute espèce enfin, en toute humilité et pour l’amour du Seigneur.
Ce petit commerce, dans tout autre pays que Naples, eût conduit la prétendue sainte à la police correctionnelle ou aux Petites-Maisons ; à Naples, c’était un miracle de plus, voilà tout.
Eh bien, la reine fut une des plus ardentes adeptes de la sainte des pierres ; elle lui envoyait des présents et lui écrivait elle-même – la reine était prodigue de son écriture – pour se recommander à ses prières, sur lesquelles elle comptait pour l’accomplissement de ses vœux.
On comprend que, du moment qu’on vit la reine en personne et une reine philosophe, recourir à la sainte, les doutes, s’il en restait, disparurent ou firent semblant de disparaître.
La science seule resta incrédule.
Or, la science, à cette époque, la science médicale voulons-nous dire, était représentée par ce même Dominique Cirillo, que nous avons vu apparaître au palais de la reine Jeanne pendant cette soirée d’orage où l’envoyé de Championnet aborda avec tant de difficulté le rocher sur lequel est bâti le palais ; or, Dominique Cirillo, homme de progrès, qui eût voulu voir sa patrie suivre le mouvement de la terre, auquel elle semblait ne point participer, Dominique Cirillo jugea honteux pour Naples, au moment où éclataient sur le monde les lumières encyclopédiques, d’y laisser jouer cette comédie à peine digne de s’accomplir dans les ténèbres du XIIe ou du XIIIe siècle.
Il commença, en conséquence, par aller trouver le chirurgien qui servait de compère à la sainte et essaya d’obtenir de lui l’aveu de sa fourberie.
Le chirurgien affirma qu’il y avait miracle.
Dominique Cirillo lui offrit, s’il voulait dire la vérité, de l’indemniser personnellement de la perte qu’amènerait pour lui la connaissance de cette vérité.
Le chirurgien persista dans son dire.
Cirillo vit qu’il y avait deux fourbes à démasquer au lieu d’un.
Il se procura plusieurs des pierres rejetées par la sainte, les examina, se convainquit que les unes étaient de simples cailloux ramassés au bord de la mer, les autres de la terre calcaire durcie, les autres, enfin, des pierres ponces ; aucune n’était du genre de celles qui peuvent se former dans le corps humain à la suite de la pierre ou de la gravelle.
Le savant, ses pierres en main, fit une nouvelle démarche près du chirurgien ; mais celui-ci s’entêta à soutenir sa sainte.
Cirillo comprit qu’il fallait en finir par un grand acte de publicité.
Comme son talent et son autorité dans la science médicale mettaient en quelque sorte tous les hôpitaux sous sa juridiction, il fit, un beau matin, irruption dans le grand hôpital, suivi de plusieurs médecins et chirurgiens qu’il avait réunis à cet effet, entra dans la chambre de la sainte et visita son produit de la nuit.
Elle avait quatorze pierres à mettre à la disposition des fidèles.
Cirillo la fit enfermer et veiller pendant deux ou trois jours, et elle continua de produire des pierres selon son habitude ; seulement, le nombre des pierres variait, mais toutes étaient de la même nature que celle que nous avons dite.
Cirillo recommanda à l’élève qu’il avait mis de garde auprès d’elle de la surveiller avec le plus grand soin : celui-ci remarqua que la sainte tenait habituellement les mains dans ses poches, et, de temps en temps, les portait à sa bouche, comme quelqu’un qui mangerait des pastilles.
L’élève la força de tenir les mains hors de ses poches et l’empêcha de les porter à sa bouche.
La sainte, qui ne voulait pas se trahir en se mettant en opposition ouverte avec son gardien, demanda une prise de tabac, et, en portant les doigts à son nez, porta en même temps la main à sa bouche, et, dans ce mouvement, parvint à avaler trois ou quatre pierres.
Il est vrai que ce furent les dernières : le jeune homme avait surpris l’escamotage ; il la saisit par les deux mains, et fit entrer des femmes qui, par son ordre, ou plutôt par celui de Cirillo, déshabillèrent la sainte.
On trouva un sac à l’intérieur de sa chemise ; il contenait cinq cent seize petites pierres.
En outre, elle portait au cou un amulette, que, jusque-là, on avait pris pour un reliquaire et qui, de son côté, en contenait environ six cents.
Procès-verbal fut dressé du tout, et Cirillo traduisit la sainte devant le tribunal de police correctionnelle sous prévention d’escroquerie. Le tribunal la condamna à trois mois de prison.
On trouva dans la chambre de la sainte une malle pleine de vaisselle d’argent, de bijoux, de dentelles, d’objets précieux ; plusieurs de ces objets et des plus précieux lui venaient de la reine, dont elle produisit les lettres au tribunal.
La reine fut furieuse, et cependant le procès avait eu un tel éclat, qu’elle n’osa tirer cette femme des mains de la justice ; mais sa vengeance poursuivit Cirillo, et il dut à cette circonstance les persécutions qu’il avait éprouvées, et qui, de l’homme de science, firent l’homme de révolution.
Quant à la sainte, malgré le procès-verbal de Cirillo, malgré le jugement du tribunal qui la déclarait coupable, Naples ne manqua pas de cœurs pleins de foi qui continuèrent de lui envoyer des présents et de se recommander à ses prières.
Le second exemple de superstition que nous nous sommes engagés à citer de la part de la reine est celui que nous allons raconter.
Il y avait à Naples, vers 1777, c’est-à-dire à l’époque de la naissance de ce même prince François que nous avons vu apparaître sur la galère capitane, arrivé alors à l’âge d’homme et duquel il a été question depuis comme protecteur du cavalier San-Felice, il y avait un frère minime, âgé de quatre-vingts ans, qui était arrivé à se faire une réputation de sainteté, propagée par son couvent, auquel cette réputation était très-profitable ; les moines ses collègues avaient répandu le bruit que la calotte que le bonhomme portait habituellement avait reçu du ciel la faculté de faciliter le travail des femmes enceintes, de sorte que de tous côtés on s’arrachait la sainte calotte, que les moines ne laissaient, comme on le pense bien, sortir du couvent qu’à prix d’or. Les femmes qui, à la suite de l’emploi de la calotte, avaient des couches heureuses, le criaient tout haut, et fortifiaient ainsi la réputation de la bienheureuse calotte ; celles qui accouchaient difficilement ou même qui mouraient, étaient accusées de n’avoir pas eu la foi, et la calotte ne souffrait pas de l’accident.
Caroline, dans les derniers jours de sa grossesse, prouva qu’elle était femme avant d’être reine et philosophe : elle envoya chercher la calotte en disant que, par chaque jour qu’elle la garderait, elle enverrait cent ducats au couvent.
Elle la garda cinq jours à la grande joie des religieux, mais au grand désespoir des autres femmes en couches, qui étaient obligées de courir toutes les chances de la parturition, sans y être aidées par la bienheureuse relique.
Nous ne pourrions dire si la calotte du minime porta bonheur à la reine ; mais, à coup sûr, elle ne porta point bonheur à Naples. Lâche et faux comme prince, François fut faux et cruel comme roi.
Cette manie de faire de la science, qui était commune à Caroline et à ses frères Joseph et Léopold, était telle, que le jeune prince Charles, duc de Pouille, héritier de la couronne, qui était né en 1775, et dont la naissance avait ouvert à sa mère la porte du Conseil d’État, étant tombé malade en 1780, et les plus célèbres médecins ayant été appelés pour lui donner des soins, Caroline, non point avec les angoisses d’une mère, mais avec l’aplomb d’un professeur, se mêlait à toutes les consultations, donnant son avis et cherchant à prendre une influence sur le traitement que l’on faisait suivre à l’enfant.
Ferdinand, qui se contentait d’être père et qui était désolé, il faut lui rendre cette justice, de voir l’héritier présomptif marcher à une mort certaine, ne put, un jour, supporter une froide dissertation de la reine sur les causes de la goutte, tandis que son enfant agonisait de la petite vérole ; voyant alors que, malgré les gestes réitérés qui lui imposaient silence, elle continuait de discuter, il se leva et la prit par la main en lui disant :
– Mais ne comprends-tu pas qu’il ne suffit point d’être reine pour savoir la médecine et qu’il faut encore l’avoir apprise ? Je ne suis qu’un âne, moi, je le sais ; aussi je me contente de me taire et de pleurer. Fais comme moi, ou va-t’en.
Et, comme elle voulait continuer d’exposer sa théorie, il la mit à la porte en la poussant un peu plus violemment qu’elle n’y était habituée, et en pressant sa sortie avec un geste du pied qui appartenait bien plus a un lazzarone qu’à un roi.
Le jeune prince mourut, au grand désespoir de son père ; quant à Caroline, elle se contenta, pour toute consolation, de lui répéter les paroles de la Spartiate, que le pauvre roi n’avait jamais entendues et dont il apprécia mal le sublime stoïcisme :
– Lorsque je le mis au monde, je savais qu’il était condamné à mourir un jour.
On comprend que deux individus de caractères si opposés ne pouvaient demeurer en bonne intelligence ; aussi, quoique les mêmes motifs de stérilité n’existassent point entre Ferdinand et Caroline qu’entre Louis XVI et Marie-Antoinette, les commencements de leur union, si prolifique depuis, ne brillent-ils point par leur fécondité.
En effet, en jetant les yeux sur l’arbre généalogique dressé par del Pozzo, je trouve que le premier né du mariage de Ferdinand et de Caroline est la jeune princesse Marie-Thérèse, qui voit le jour en 1772, devient-archiduchesse en 1790, impératrice en 1792, et meurt en 1803.
Quatre ans s’étaient donc passés sans que l’union des deux époux portât ses fruits ; il est vrai qu’à partir de ce moment, l’avenir répara les lenteurs du passé : treize princes ou princesses vinrent témoigner que les rapprochements des deux époux étaient presque aussi fréquents que leurs querelles ; il est donc probable que, si un sentiment de répulsion instinctive éloigna d’abord Caroline de son époux, un calcul politique l’en rapprocha bientôt. Une femme jeune, belle, ardente comme était la reine, avait, du moment qu’elle eut bien étudié le tempérament de son époux, toujours à sa disposition un moyen de l’amener à faire ce qu’elle voulait. En effet, Ferdinand n’avait jamais rien su refuser à une maîtresse, à plus forte raison à sa femme – et quelle femme ! – Marie-Caroline d’Autriche, c’est-à-dire une des femmes les plus séduisantes qui aient jamais existé.
Ce qui avait surtout contribué d’abord à éloigner cette nature fine et sensitive de cette autre nature sensuelle et vulgaire, c’était le côté lazzarone de Ferdinand. Ainsi, par exemple, chaque fois que le roi allait entendre l’opéra à San-Carlo, il se faisait apporter dans sa loge un souper. Ce souper, plus substantiel que délicat, eût été incomplet sans le plat de macaroni national ; mais c’était moins le macaroni en lui-même qu’appréciait le roi que le triomphe populaire qu’il tirait de sa manière de le manger. Les lazzaroni ont, dans l’inglutition de ce plat, une adresse manuelle toute particulière qu’ils doivent au mépris qu’ils font de la fourchette ; or, Ferdinand, qui en toute chose ambitionnait d’être le roi des lazzaroni, ne manquait jamais de prendre son plat sur la table, de s’avancer sur le devant de la loge, et, au milieu des applaudissements du parterre, de manger son macaroni à la manière de Polichinelle, le patron des mangeurs de macaroni.
Un jour qu’il s’était livré à cet exercice en présence de la reine et qu’il avait été couvert d’applaudissements, la reine n’y put tenir, elle se leva et sortit en faisant signe à ses deux femmes, la San-Marco et la San-Clemente, de la suivre.
Lorsque le roi se retourna, il trouva la loge vide.
Et cependant, l’histoire consacre un plaisir de ce genre partagé par Caroline ; mais alors la reine était amoureuse de son premier amour et aussi timide à cette époque qu’elle fut depuis impudente elle avait trouvé, dans la mascarade à visage découvert que nous allons raconter, un moyen de se rapprocher de ce beau prince Caramanico que nous avons vu mourir si prématurément à Palerme.
Le roi avait formé un régiment de soldats qu’il prenait plaisir à faire manœuvrer et qu’il appelait ses Liparotis, parce que ceux qui le composaient étaient presque tous tirés des îles Lipariotes.
Nous avons dit plus haut que Caramanico était capitaine dans ce régiment, dont le roi était colonel.
Un jour, le roi ordonna une grande revue de son régiment privilégié dans la plaine de Portici, au pied de ce Vésuve, éternelle menace de destruction et de mort. On dressa des tentes magnifiques sous lesquelles on transporta du château royal des vins de tous les pays, des comestibles de toutes les espèces.
Une de ces tentes était occupée par le roi en habit d’hôtelier, c’est-à-dire vêtu d’une jaquette et d’une culotte de toile blanche, la tête ornée du bonnet de coton traditionnel, et les flancs serrés par une ceinture de soie rouge dans laquelle était passé, au lieu de l’épée avec laquelle Vatel se coupa la gorge, un immense couteau de cuisine.
Jamais le roi ne s’était senti si fort à son aise que sous ce costume ; il eût voulu pouvoir le garder toute sa vie.
Dix ou douze garçons d’auberge, vêtus comme lui, se tenaient prêts à obéir aux ordres du maître et à servir officiers et soldats.
C’étaient les premiers seigneurs de la cour, l’aristocratie du Livre d’or de Naples.
L’autre tente était occupée par la reine, vêtue, en hôtesse d’opéra-comique, d’une jupe de soie bleu de ciel, d’un casaquin noir brodé d’or, d’un tablier cerise brodé d’argent ; elle avait une parure complète de corail rose, collier, boucles d’oreilles, bracelets ; le sein et les bras à moitié nus, et ses cheveux, sans poudre, c’est-à-dire dans toute leur luxuriante abondance et avec l’éclat d’une gerbe dorée, étaient retenus, comme une cascade prête à rompre sa digue, par une résille d’azur.
Une douzaine de jeunes femmes de la cour, vêtues de leur côté en caméristes de théâtre, avec toute l’élégance et les raffinements de coquetterie qui pouvaient faire ressortir les avantages naturels de chacune d’elles, lui faisait un escadron volant qui n’avait rien à envier à celui de la reine Catherine de Médicis.
Mais, nous l’avons dit, au milieu de cette mascarade à visage découvert, l’amour seul avait un masque. En allant et venant entre les tables, Caroline effleurait de sa robe, laissant voir le bas d’une jambe adorable, l’uniforme d’un jeune capitaine qui n’avait de regards que pour elle et qui ramassait et pressait sur son cœur le bouquet qu’elle laissait tomber de sa poitrine en lui versant à boire. Hélas ! un de ces deux cœurs qui battaient si ardemment au souffle du même amour s’était déjà éteint ; l’autre battait encore, mais au désir de la vengeance, aux espérances de la haine.
Quelque chose de pareil se passait dix ans plus tard au Petit-Trianon, et une comédie pareille, à laquelle ne se mêlait point, il est vrai, une soldatesque grossière, se jouait entre le roi et la reine de France. Le roi était le meunier, la reine la meunière, et le garçon meunier, qu’il s’appelât Dillon ou Coigny, ne le cédait en rien en élégance, en beauté et même en noblesse au prince Caramanico.
Quoi qu’il en soit, le tempérament ardent du roi s’accommodait mal des caprices conjugaux de Caroline, et il offrait à d’autres femmes cet amour que la sienne méprisait ; mais Ferdinand était d’une telle faiblesse avec la reine, qu’à certaines heures il ne savait pas même garder le secret des infidélités qu’il lui faisait ; alors, non point par jalousie, mais pour qu’une rivale ne lui ravît pas cette influence à laquelle elle aspirait, la reine feignait un sentiment qu’elle n’éprouvait point, et finissait par faire exiler celle dont son mari lui avait livré le nom. C’est ce qui arriva à la duchesse de Luciano, que le roi lui-même avait dénoncée à sa femme, et que celle-ci fit reléguer dans ses terres. Indignée de la faiblesse de son royal amant, la duchesse s’habilla en homme, vint se poster sur le passage du roi et l’accabla de reproches. Le roi reconnut ses torts, tomba aux genoux de la duchesse, lui demanda mille fois pardon ; mais elle n’en fut pas moins forcée de quitter la cour, d’abandonner Naples, de se retirer dans ses terres enfin, d’où le roi n’osa la rappeler qu’au bout de sept ans ! Une conduite contraire valut une punition semblable à la duchesse de Cassano-Serra. Vainement le roi lui avait fait une cour assidue, elle avait obstinément résisté. Le roi, aussi indiscret dans ses revers que dans ses triomphes, avoua à la reine d’où venait sa mauvaise humeur ; Caroline, pour laquelle une trop grande vertu était un reproche vivant, fit exiler la duchesse de Cassano-Serra pour sa résistance comme elle avait fait exiler la duchesse de Luciano pour sa faiblesse.
Cette fois encore, le roi la laissa faire.
Il est vrai que parfois aussi la patience échappait au roi.
Un jour, la reine, n’ayant point par hasard à s’en prendre à une favorite, s’en prit à un favori : c’était le duc d’Altavilla, contre lequel elle croyait avoir quelque motif de plainte ; or, comme dans ses emportements, cessant d’être maîtresse d’elle-même, la reine ne ménageait point ses injures, elle s’oublia jusqu’à dire au duc qu’il achetait la faveur du roi par des complaisances indignes d’un galant homme.
Le duc d’Altavilla, blessé dans sa dignité, alla aussitôt trouver le roi, lui raconta ce qui venait d’arriver, et lui demanda la permission de se retirer dans ses terres. Le roi, furieux, passa à l’instant même chez la reine, et, comme, au lieu de l’apaiser, elle l’irritait encore par des réponses acerbes, il lui envoya, toute fille de Marie-Thérèse qu’elle était, et tout roi Ferdinand qu’il était lui-même, un soufflet qui, parti de la main d’un crocheteur, n’eût pas mieux résonné sur la joue de la fille d’un portefaix.
La reine se retira chez elle, se renferma dans ses appartements, bouda, cria, pleura ; mais, cette fois, Ferdinand tint bon, ce fut elle qui dut revenir la première, et force lui fut de demander au duc d’Altavilla lui-même de la remettre bien avec son royal époux.
Nous avons dit quel effet avait produit sur Ferdinand la révolution française ; on comprend – les caractères si opposés des deux souverains étant connus – que cet effet fut bien autrement terrible sur Caroline.
Chez Ferdinand, ce fut un sentiment tout égoïste, un retour sur sa propre situation, une assez grande indifférence sur le sort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, qu’il ne connaissait pas, mais la terreur d’un sort semblable pour lui-même.
Chez Caroline, ce fut tout à la fois l’affection de famille frappée au cœur. Cette femme, qui voyait mourir d’un œil sec son enfant, adorait sa mère, ses frères, sa sœur, l’Autriche enfin, à laquelle elle sacrifia éternellement Naples. Ce fut l’orgueil royal, mortellement blessé, moins encore par la mort que par l’ignominie de cette mort ; ce fut la haine la plus ardente, éveillée contre cet odieux peuple français, qui osait traiter ainsi non-seulement les rois, mais encore la royauté, qui amenèrent sur les lèvres de cette femme un serment de vengeance contre la France, non moins implacable que celui qui sortit contre Rome des lèvres du jeune Annibal.
En effet, en apprenant successivement, et à huit mois de distance, les nouvelles de la mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, Caroline devint presque folle de rage. Les différentes impressions de terreur et de colère qui agitaient son âme avaient altéré sa physionomie et bouleversé le fil de ses idées ; elle voyait partout des Mirabeau, des Danton, des Robespierre ; on ne pouvait lui parler de l’amour et de la fidélité de ses sujets sans risquer de tomber dans sa disgrâce. Sa haine pour la France lui faisait voir dans ses propres États un parti républicain qui était loin d’y exister, mais qu’elle finit par y créer à force de persécutions ; elle donnait le nom de jacobin à tout homme dont la distinction et la valeur personnelles dépassaient la mesure ordinaire, à tout imprudent lisant une gazette parisienne, à tout dandy imitant les modes françaises, et particulièrement à ceux qui portaient les cheveux courts ; des aspirations pures et simples dans un progrès social furent taxées de crimes que la mort ou une prison perpétuelle pouvaient seules expier. Après que ses soupçons eurent été chercher, dans le Mezzo-Ceto, Emmanuele de Deo, Vitagliano et Cagliani, trois enfants ayant à peine soixante-cinq ans à eux trois, et qui furent cruellement exécutés sur la place du Château, les Pagano, les Conforti, les Cirillo furent emprisonnés ; seulement, cette première fois, les soupçons de la reine montèrent jusqu’à la plus haute aristocratie : un prince Colonna, un Caracciolo, un Riario, enfin ce comte de Ruvo que nous avons vu figurer avec Cirillo au nombre des conspirateurs du palais de la reine Jeanne, furent arrêtés sans aucun motif, conduits au château Saint-Elme et recommandés au geôlier comme les conspirateurs les plus dangereux.
Le roi et la reine, si mal d’accord d’habitude en toute chose, s’accordèrent cependant à partir de ce moment sur un point, leur haine contre les Français ; seulement, la haine du roi était indolente et se fût contentée de les tenir éloignés de lui, tandis que la haine de Caroline était active et qu’à cette haine, à laquelle leur éloignement ne suffisait point, il fallait leur destruction.
Le caractère altier de Caroline avait depuis longtemps courbé sous sa volonté le caractère insoucieux de Ferdinand, qui, ainsi que nous l’avons dit, se révoltait parfois par boutades, quand son bon sens naturel lui indiquait qu’on le faisait dévier du droit chemin ; mais, avec du temps, de la patience et de l’obstination, la reine en arrivait toujours au but qu’elle se proposait.
C’est ainsi que, dans l’espoir de prendre part à quelque coalition contre la France, et même de lui faire une guerre personnelle, elle avait, par l’intermédiaire d’Acton, levé et organisé, presque à l’insu de son mari, une armée de 70,000 hommes, construit une flotte de cent bâtiments de toute grandeur, réuni un matériel considérable, et pris toutes les dispositions enfin pour que, du jour au lendemain, sur un ordre du roi, la guerre pût commencer.
Elle avait été plus loin : appréciant l’impuissance des généraux napolitains, qui n’avaient jamais commandé une armée en campagne, comprenant le peu de confiance qu’auraient en eux des soldats qui connaîtraient comme elle leur incapacité, elle avait demandé à son neveu l’empereur d’Autriche, un de ses généraux qui passait pour le premier stratégiste de l’époque, quoiqu’il ne fut encore célèbre que par ses échecs, le baron Mack ; l’empereur s’était empressé de le lui accorder, et l’on attendait de moment en moment l’arrivée de cet important personnage, arrivée dont la reine et Acton devaient être seuls prévenus et que le roi ignorait complétement.
Ce fut sur ces entrefaites qu’Acton, se sentant maître de la situation et ne connaissant au monde qu’un seul homme qui pût le renverser et se mettre à sa place, se décida à se débarrasser de cet homme, dont l’éloignement ne lui suffisait plus.
Un jour, on apprit à Naples que le prince Caramanico, vice-roi de Sicile, était malade, le lendemain qu’il était mourant, le surlendemain qu’il était mort.
Dans aucun cœur peut-être cette mort ne causa un ébranlement si terrible que dans celui de Caroline ; cet amour, le premier de tous, y avait grandi par l’absence et ne pouvait en être déraciné que par la mort. Pas une des fibres dont il s’était emparé ne fut épargnée dans ce douloureux déchirement, et l’angoisse fut d’autant plus grande, qu’elle dut la cacher aux regards curieux qui l’enveloppaient ; elle feignit une indisposition, s’enferma dans la chambre la plus reculée de son appartement, et, là, se roulant sur ses tapis, les ongles enfoncés dans ses cheveux, la figure inondée de larmes, avec des rugissements de panthère blessée, elle blasphéma le ciel, maudit le roi, maudit sa couronne, maudit cette amante qu’elle n’aimait pas et qui lui tuait le seul amant qu’elle eût aimé, se maudit elle-même, et, par dessus tout, maudit ce peuple qui, chantant cette mort dans les rues, l’accusait d’avoir fait ce sacrifice humain à son complice Acton ; enfin se promit de reverser sur la France et sur les Français tout ce fiel extravasé au fond de son cœur.
Pendant cette agonie, une seule personne, confidente de tous ses secrets, et qu’elle allait associer à sa haine, put pénétrer jusqu’à elle : ce fut sa favorite Emma Lyonna.
Les deux années qui s’étaient écoulées depuis cette mort, la plus grande douleur peut-être de toute la vie de Caroline, avaient pu épaissir le masque d’impassibilité qu’elle portait sur son visage, mais n’avaient en rien cicatrisé les blessures qui saignaient en dedans.
Il est vrai que l’éloignement de Bonaparte séquestré en Égypte, l’arrivée à Naples du vainqueur d’Aboukir avec toute sa flotte, la certitude que, par cette Circé nommée Emma Lyonna, elle ferait de Nelson l’allié de sa haine et le complice de sa vengeance, lui avaient donné une de ces joies amères, les seules qu’il soit permis de connaître aux cœurs en deuil, aux âmes désespérées.
Dans cette situation d’esprit, la scène qui s’était passée la veille au soir au palais de l’ambassade d’Angleterre, c’est-à-dire les menaces de l’ambassadeur français et sa déclaration de guerre, loin d’avoir effrayé notre implacable ennemie, avaient, au contraire, résonné à son oreille comme le tintement du bronze sonnant l’heure si longtemps et si impatiemment attendue.
Il n’en était pas de même du roi, sur lequel cette scène avait produit une très-fâcheuse impression et auquel elle avait fait passer une fort mauvaise nuit.
Aussi, en rentrant dans son appartement, avait-il commandé qu’on lui préparât le lendemain, pour se distraire, une chasse au sanglier dans les bois d’Asproni.
Il était deux heures du matin, à peu près, lorsque le roi et la reine, quittant l’ambassade d’Angleterre, rentrèrent au palais. Le roi, très-préoccupé, nous l’avons dit, de la scène qui venait de se passer, prit immédiatement le chemin de son appartement, et la reine, qui l’invitait rarement à entrer dans le sien, ne mit aucun obstacle à cette retraite précipitée, pressée qu’elle paraissait être, de son côté, de rentrer chez elle.
Le roi ne s’était pas dissimulé la gravité de la situation ; or, dans les circonstances graves, il y avait un homme qu’il consultait toujours avec une certaine confiance, parce que rarement il l’avait consulté sans en recevoir un bon conseil ; il en résultait qu’il reconnaissait à cet homme une supériorité réelle sur toute cette tourbe de courtisans qui l’environnait.
Cet homme, c’était le cardinal Fabrizio Ruffo, que nous avons montré à nos lecteurs, assistant l’archevêque de Naples, son doyen au sacré collège, lors du Te Deum qui avait été chanté, la veille, dans l’église cathédrale de Naples en l’honneur de l’arrivée de Nelson.
Ruffo était au souper donné au vainqueur d’Aboukir par sir William Hamilton ; il avait donc tout vu et tout entendu, et, en sortant, le roi n’avait eu que ces mots à lui dire :
– Je vous attends cette nuit au palais.
Ruffo s’était incliné en signe qu’il était aux ordres de Sa Majesté.
En effet, dix minutes à peine après que le roi était rentré chez lui en prévenant l’huissier de service qu’il attendait le cardinal, on lui annonçait que le cardinal était là et faisait demander si le bon plaisir du roi était de le recevoir.
– Faites-le entrer, cria Ferdinand de manière que le cardinal l’entendît ; je crois bien que mon bon plaisir est de le recevoir !
Le cardinal, invité ainsi à entrer, n’attendit pas l’appel de l’huissier et répondit par sa présence même à ce pressant appel du roi.
– Eh bien, mon éminentissime, que dites-vous de ce qui vient de se passer ? demanda le roi en se jetant dans un fauteuil et en faisant signe au cardinal de s’asseoir.
Le cardinal, sachant que la plus grande révérence dont on puisse user envers les rois est de leur obéir aussitôt qu’ils ont ordonné, toute invitation de leur part étant un ordre, prit une chaise et s’assit.
– Je dis que c’est une affaire très-grave, répliqua le cardinal ; heureusement que Sa Majesté se l’est attirée pour l’honneur de l’Angleterre et qu’il est de l’honneur de l’Angleterre de la soutenir.
– Que pensez-vous, au fond, de ce bouledogue de Nelson ? Soyez franc, cardinal.
– Votre Majesté est si bonne pour moi, qu’avec elle je le suis toujours, franc !
– Dites, alors.
– Comme courage, c’est un lion ; comme instinct militaire, c’est un génie ; mais, comme esprit, c’est heureusement un homme médiocre.
– Heureusement, dites-vous ?
– Oui, sire.
– Et pourquoi heureusement ?
– Parce qu’on le mènera où l’on voudra, avec deux leurres.
– Lesquels ?
– L’amour et l’ambition. L’amour, c’est l’affaire de lady Hamilton ; l’ambition, c’est la vôtre. Sa naissance est vulgaire ; son éducation, nulle. Il a conquis ses grades sans mettre les pieds dans une antichambre, en laissant un œil à Calvi, un bras à Ténériffe, la peau de son front à Aboukir ; traitez cet homme-là en grand seigneur, vous le griserez, et, une fois qu’il sera gris, Votre Majesté en fera ce qu’elle voudra. Est-on sûr de lady Hamilton ?
– La reine en est sûre, à ce qu’elle dit.
– Alors, vous n’avez pas besoin d’autre chose. Par cette femme, vous aurez tout ; elle vous donnera à la fois le mari et l’amant. Tous deux sont fous d’elle.
– J’ai peur qu’elle ne fasse la prude.
– Emma Lyonna faire la prude ? dit Ruffo avec l’expression du plus profond mépris. Votre Majesté n’y pense pas.
– Je ne dis pas prude par pruderie, pardieu !
– Et par quoi ?
– Il n’est pas beau, votre Nelson, avec son bras de moins, son œil crevé et son front fendu. S’il en coûte cela pour être un héros, j’aime autant rester ce que je suis.
– Bon ! les femmes ont de si singulières idées, et puis lady Hamilton aime si merveilleusement la reine ! Ce qu’elle ne fera pas par amour, elle le fera par amitié.
– Enfin ! dit le roi comme un homme qui s’en remet à la Providence du soin d’arranger une affaire difficile.
Puis, à Ruffo :
– Maintenant, continua-t-il, vous avez bien un conseil à me donner dans cette affaire-là ?
– Certainement ; le seul même qui soit raisonnable.
– Lequel ? demanda le roi.
– Votre Majesté a un traité d’alliance avec son neveu l’empereur d’Autriche.
– J’en ai avec tout le monde, des traités d’alliance ; c’est bien ce qui m’embarrasse.
– Mais enfin, sire, vous devez fournir un certain nombre d’hommes à la prochaine coalition.
– Trente mille.
– Et vous devez combiner vos mouvements avec ceux de l’Autriche et de la Russie.
– C’est convenu.
– Eh bien, quelles que soient les instances que l’on fera près de vous, sire, attendez, pour entrer en campagne, que les Autrichiens et les Russes y soient entrés eux-mêmes.
– Pardieu ! c’est bien mon intention. Vous comprenez, Éminence, que je ne vais pas m’amuser à faire la guerre tout seul aux Français… Mais…
– Achevez, sire.
– Si la France n’attend pas la coalition ? Elle m’a déclaré la guerre, si elle me la fait ?
– Je crois, par mes relations de Rome, pouvoir vous affirmer, sire, que les Français ne sont pas en mesure de vous la faire.
– Hum ! voilà qui me tranquillise un peu.
– Maintenant, si Votre Majesté me permettait…
– Quoi ?
– Un second conseil.
– Je le crois bien !
– Votre Majesté ne m’en avait demandé qu’un ; il est vrai que le second est la conséquence du premier.
– Dites, dites.
– Eh bien, à la place de Votre Majesté, j’écrirais de ma main à mon neveu l’empereur, pour savoir de lui, non pas diplomatiquement, mais confidentiellement, à quelle époque il compte se mettre en campagne, et, prévenu par lui, je réglerais mes mouvements sur les siens.
– Vous avez raison, mon éminentissime, et je vais lui écrire à l’instant même.
– Avez-vous un homme sûr à lui envoyer, sire ?
– J’ai mon courrier Ferrari.
– Mais sûr, sûr, sûr ?
– Eh ! mon cher cardinal, vous voulez un homme trois fois sûr, quand il est si difficile d’en trouver qui le soit une fois.
– Enfin, celui-là ?
– Je le crois plus sûr que les autres.
– Il a donné à Votre Majesté des preuves de sa fidélité ?
– Cent.
– Où est-il ?
– Où est-il ? Parbleu ! il est ici quelque part, couché dans mes antichambres, tout botté et tout éperonné, pour être prêt à partir au premier ordre, quelque heure du jour ou de la nuit que ce soit.
– Il faut écrire d’abord, et nous le chercherons après.
– Écrire, c’est facile à dire, Éminence ; où diable vais-je trouver à cette heure-ci de l’encre, du papier et des plumes ?
– L’Évangile dit : Quœre et invenies.
– Je ne sais pas le latin. Votre Éminence.
– « Cherche et tu trouveras. »
Le roi alla à son secrétaire, ouvrit tous les tiroirs les uns après les autres, et ne trouva rien de ce qu’il cherchait.
– L’Évangile ment, dit-il.
Et il retomba tout contrit dans son fauteuil.
– Que voulez-vous, cardinal ! ajouta-t-il en poussant un soupir, je déteste écrire.
– Votre Majesté est cependant décidée à en prendre la peine cette nuit.
– Sans doute ; mais, vous le voyez, tout me manque ; il me faudrait réveiller tout mon monde, et encore… Vous comprenez bien, mon cher ami, quand le roi n’écrit pas, personne n’a de plumes, d’encre ni de papier. Oh ! je n’aurais qu’à faire demander tout cela chez la reine, elle en a, elle. C’est une écriveuse. Mais, si l’on savait que j’ai écrit, on croirait, ce qui est vrai, au reste, que l’État est en péril. « Le roi a écrit… À qui ? pourquoi ? » Ce serait un événement à remuer tout le palais.
– Sire, c’est donc à moi de trouver ce que vous cherchez inutilement.
– Et où cela ?
Le cardinal salua le roi, sortit, et, une minute après, rentra avec du papier, de l’encre et des plumes.
Le roi le regarda d’un air d’admiration.
– Où diable avez-vous pris cela, Éminence ? demanda-t-il.
– Tout simplement chez vos huissiers.
– Comment ! malgré ma défense, ces drôles-là avaient du papier, de l’encre et des plumes ?
– Il leur faut bien cela pour inscrire les noms de ceux qui viennent solliciter des audiences de Votre Majesté.
– Je ne leur en ai jamais vu.
– Parce qu’ils les cachaient dans une armoire. J’ai découvert l’armoire, et voilà tout ce qui est nécessaire à Votre Majesté.
– Allons, allons, vous êtes homme de ressource. Maintenant, mon éminentissime, dit le roi d’un air dolent, est-il bien nécessaire que cette lettre soit écrite de ma main ?
– Cela vaudra mieux, elle en sera plus confidentielle.
– Alors, dictez-moi.
– Oh ! sire…
– Dictez-moi, vous dis-je, ou, sans cela, je serai deux heures à écrire une demi-page. Ah ! j’espère bien que San-Nicandro est damné, non-seulement dans le temps, mais encore dans l’éternité, pour avoir fait de moi un pareil âne.
Le cardinal trempa dans l’encre une plume fraîchement taillée et la présenta au roi.
– Écrivez donc, sire.
– Dictez, cardinal.
– Puisque Votre Majesté l’ordonne, dit Ruffo en s’inclinant.
Et il dicta.
« Très-excellent frère, cousin et neveu, allié et confédéré,
» Je dois vous instruire sans retard de ce qui vient de se passer hier soir au palais de l’ambassadeur d’Angleterre. Lord Nelson, ayant relâché à Naples, au retour d’Aboukir, et sir William Hamilton lui donnant une fête, le citoyen Garat, ministre de la République, a pris cette occasion de me déclarer la guerre de la part de son gouvernement.
» Faites-moi donc, par le retour du même courrier que je vous envoie, très-excellent frère, cousin et neveu, allié et confédéré, savoir quelles sont vos dispositions pour la prochaine guerre, et surtout l’époque précise à laquelle vous comptez vous mettre en campagne, ne voulant absolument rien faire qu’en même temps que vous et d’accord avec vous.
» J’attendrai la réponse de Votre Majesté pour me régler en tout point sur les instructions qu’elle me donnera.
» La présente n’étant à autre fin, je me dis, en lui souhaitant toute sorte de prospérités, de Votre Majesté, le bon frère, cousin et oncle, allié et confédéré. »
– Ouf ! fit le roi.
Et il leva la tête pour interroger le cardinal.
– Eh bien, c’est fini, sire, et Votre Majesté n’a plus qu’à signer.
Le roi signa, selon son habitude : Ferdinand B.
– Et quand je pense, continua le roi, que j’aurais mis la nuit tout entière à écrire cette lettre, Merci, mon cher cardinal, merci.
– Que cherche Votre Majesté ? demanda Ruffo, qui voyait que le roi cherchait autour de lui avec inquiétude.
– Une enveloppe.
– Bien, dit Ruffo, nous allons en faire une.
– C’est encore une chose que San-Nicandro ne m’a point appris à faire, des enveloppes ! Il est vrai qu’ayant oublié de m’apprendre à écrire, il avait regardé la science des enveloppes comme chose inutile.
– Votre Majesté permet-elle ? demanda Ruffo.
– Comment, si je le permets ! dit le roi en se levant. Asseyez-vous là à ma place sur mon fauteuil, mon cher cardinal.
Le cardinal s’assit sur le fauteuil du roi, et, avec une grande prestesse et une grande habileté, plia et déchira le papier qui devait recouvrir la lettre royale.
Ferdinand le regardait faire avec admiration.
– Maintenant, dit le cardinal, Votre Majesté veut-elle me dire où est son sceau ?
– Je vais vous le donner, je vais vous le donner, ne vous dérangez pas, dit le roi.
La lettre fut cachetée, et le roi mit l’adresse.
Puis, appuyant son menton dans sa main, il demeura pensif.
– Je n’ose interroger le roi, demande Ruffo en s’inclinant.
– Je veux, répondit le roi toujours pensif, que personne ne sache que j’ai écrit cette lettre à mon neveu, ni par qui je l’ai envoyée.
– Alors, sire, dit en riant Ruffo, Votre Majesté va me faire assassiner en sortant du palais.
– Vous, mon cher cardinal, vous n’êtes pas quelqu’un pour moi ; vous êtes un autre moi-même.
Ruffo s’inclina.
– Oh ! ne me remerciez point, allez, le compliment n’est pas riche.
– Comment faire, alors ? Il faut cependant que vous envoyiez chercher Ferrari par quelqu’un, sire.
– Justement, je m’oriente.
– Si je savais où il est, dit Ruffo, j’irais le chercher.
– Pardieu ! moi aussi, fit le roi.
– Vous avez dit qu’il était dans le palais.
– Certainement qu’il y est ; seulement, le palais est grand. Attendez, attendez donc ! En vérité, je suis encore plus bête que je ne croyais.
Il ouvrit la porte de sa chambre à coucher et siffla.
Un grand épagneul s’élança du tapis où il était couché près du lit de son maître, posa ses deux pattes sur la poitrine du roi, toute chamarrée de plaques et de cordons, et se mit à lui lécher le visage, occupation à laquelle le maître paraissait prendre autant de plaisir que le chien.
– C’est Ferrari qui l’a élevé, dit le roi ; il va me trouver Ferrari tout de suite.
Puis, changeant de voix et parlant à son chien comme il eût parlé à un enfant :
– Où est-il donc, ce pauvre Ferrari, Jupiter ? Nous allons le chercher. Taïaut ! taïaut !
Jupiter parut parfaitement comprendre ; il fit trois ou quatre bonds par la chambre, humant l’air et jetant des cris joyeux ; puis il alla gratter à la porte d’un corridor secret.
– Ah ! nous en revoyons donc, mon bon chien ? dit le roi.
Et, allumant un bougeoir au candélabre, il ouvrit la porte du couloir en disant :
– Cherche, Jupiter ! cherche !
Le cardinal suivait le roi, d’abord pour ne pas le laisser seul, ensuite par curiosité.
Jupiter s’élança vers l’extrémité du couloir et gratta à une seconde porte.
– Nous sommes donc sur la voie, mon bon Jupiter ? continua le roi.
Et il ouvrit cette seconde porte, comme il avait ouvert la première ; elle donnait sur une antichambre vide.
Jupiter alla droit à une porte opposée à celle par laquelle il était entré et se dressa contre cette porte.
– Tout beau ! dit le roi, tout beau !
Puis, se tournant vers Ruffo :
– Nous brûlons, cardinal, dit-il.
Et il ouvrit cette troisième porte.
Elle donnait sur un petit escalier. Jupiter s’y élança, monta rapidement une vingtaine de marches, puis se mit à gratter la porte en poussant de petits cris.
– Zitto ! zitto ! dit le roi.
Le roi ouvrit cette quatrième porte comme il avait ouvert les trois autres ; seulement, cette fois, il était arrivé au terme de son voyage : le courrier, tout vêtu et tout éperonné, dormait sur un lit de camp.
– Hein ! fit le roi, tout fier de l’intelligence de son chien ; et quand je pense que pas un de mes ministres, même celui de la police, n’aurait fait ce que vient de faire mon chien !
Malgré l’envie qu’avait Jupiter de sauter sur le lit de son père nourricier Ferrari, le roi lui fit un signe de la main, et il se tint tranquille derrière lui.
Ferdinand alla droit au dormeur, et, du bout de la main, lui toucha l’épaule.
Si légère qu’eût été la pression, celui-ci se réveilla immédiatement et se mit sur son séant, regardant autour de lui avec cet œil effaré de l’homme que l’on éveille au milieu de son premier sommeil ; mais, aussitôt, reconnaissant le roi, il se laissa glisser de son lit de camp et se tint debout et les coudes au corps, attendant les ordres de Sa Majesté.
– Peux-tu partir ? lui demanda le roi.
– Oui, sire, répondit Ferrari.
– Peux-tu aller à Vienne sans t’arrêter ?
– Oui, sire.
– Combien de jours te faut-il pour aller à Vienne ?
– Au dernier voyage, sire, j’ai mis cinq jours et six nuits ; mais je me suis aperçu que je pouvais aller plus vite et gagner douze heures.
– Et à Vienne, combien de temps te faut-il pour te reposer ?
– Le temps qu’il faudra à la personne à laquelle Votre Majesté écrit pour me donner une réponse.
– Alors, tu peux être ici dans douze jours ?
– Auparavant si l’on ne me fait pas attendre, et s’il ne m’arrive pas d’accident.
– Tu vas descendre à l’écurie, seller un cheval toi-même ; tu iras le plus loin possible avec le même cheval, au risque de le forcer ; tu le laisseras chez un maître de poste quelconque et tu l’y reprendras à ton retour.
– Oui, sire.
– Tu ne diras à personne où tu vas.
– Non, sire.
– Tu remettras cette lettre à l’empereur lui-même et point à d’autres.
– Oui, sire.
– Et à qui que ce soit, même à la reine, tu ne laisseras prendre la réponse.
– Non, sire.
– As-tu de l’argent ?
– Oui, sire.
– Eh bien, pars, alors.
– Je pars, sire.
Et, en effet, le brave homme ne prit que le temps de glisser la lettre du roi dans une petite poche de cuir pratiquée en manière de portefeuille dans la doublure de sa veste, de mettre sous son bras un petit paquet contenant un peu de linge et de se coiffer de sa casquette de courrier ; après quoi, sans en demander davantage, il s’apprêta à descendre l’escalier.
– Eh bien, tu ne fais pas tes adieux à Jupiter ? dit le roi.
– Je n’osais, sire, répondit Ferrari.
– Voyons, embrassez-vous ; n’êtes-vous pas deux vieux amis, et tous les deux à mon service ?
L’homme et le chien se jetèrent dans les bras l’un de l’autre : tous deux n’attendaient que la permission du roi.
– Merci, sire, dit le courrier.
Et il essuya une larme en se précipitant par les degrés pour rattraper le temps perdu.
– Ou je me trompe fort, dit le cardinal, ou vous avez là un homme qui se fera tuer pour vous à la première occasion, sire !
– Je le crois, dit le roi : aussi, je pense à lui faire du bien.
Ferrari avait disparu depuis longtemps que le roi et le cardinal n’étaient point encore au bas de l’escalier.
Ils rentrèrent dans l’appartement du roi par le même chemin qu’ils avaient pris pour en sortir, refermant derrière eux les portes qu’ils avaient laissées ouvertes.
Un huissier de la reine attendait dans l’antichambre, porteur d’une lettre de Sa Majesté.
– Oh ! oh ! fit le roi en regardant la pendule, à trois heures du matin ? Ce doit être quelque chose de bien important.
– Sire, la reine a vu votre chambre éclairée, et elle a pensé avec raison que Votre Majesté n’était pas encore couchée.
Le roi ouvrit la lettre avec la répugnance qu’il mettait toujours à lire les lettres de sa femme.
– Bon ! dit-il aux premières lignes, c’est amusant : voilà ma partie de chasse à tous les diables !
– Je n’ose demander à Votre Majesté ce que lui annonce cette lettre.
– Oh ! demandez, demandez, Votre Éminence. Elle m’annonce qu’au retour de la fête et à la suite de nouvelles importantes reçues, M. le capitaine général Acton et Sa Majesté la reine ont décidé qu’il y aurait conseil extraordinaire aujourd’hui mardi. Que le bon Dieu bénisse la reine et M. Acton ! Est-ce que je les tourmente, moi ? Qu’ils fassent donc ce que je fais, qu’ils me laissent tranquille.
– Sire, répliqua Ruffo, pour cette fois, je suis obligé de donner raison à Sa Majesté la reine et à M. le capitaine général ; un conseil extraordinaire me paraît de toute nécessité, et plus tôt il aura lieu, mieux cela vaudra.
– Eh bien, alors, vous en serez, mon cher cardinal.
– Moi, sire ? Je n’ai point droit d’assister au conseil !
– Mais, moi, j’ai le droit de vous y inviter.
Ruffo s’inclina.
– J’accepte, sire, dit-il ; d’autres y apporteront leur génie, j’y apporterai mon dévouement.
– C’est bien. Dites à la reine que je serai demain au conseil à l’heure qu’elle m’indiquera, c’est-à-dire à neuf heures. Votre Éminence entend ?
– Oui, sire.
L’huissier se retira.
Ruffo allait le suivre, lorsqu’on entendit le galop d’un cheval qui passait sous la voûte du palais.
Le roi saisit la main du cardinal.
– En tout cas, dit-il, voilà Ferrari qui part. Éminence, vous serez instruit un des premiers, je vous le promets, de ce qu’aura répondu mon cher neveu.
– Merci, sire.
– Bonne nuit à Votre Éminence… Ah ! qu’ils se tiennent bien demain au conseil ! je préviens la reine et M. le capitaine général que je ne serai pas de bonne humeur.
– Bah ! sire, dit le cardinal en riant, la nuit portera conseil.
Le roi rentra dans sa chambre à coucher et sonna à briser la sonnette. Le valet de chambre accourut tout effaré, croyant que le roi se trouvait mal.
– Que l’on me déshabille et que l’on me couche ! cria le roi d’une voix de tonnerre ; et, une autre fois, vous aurez soin que l’on ferme mes jalousies, afin que l’on ne voie pas que ma chambre est éclairée à trois heures du matin.
Disons maintenant ce qui s’était passé dans la chambre obscure de la reine, tandis que ce que nous venons de raconter se passait dans la chambre éclairée du roi.
À peine la reine était-elle rentrée chez elle, que le capitaine général Acton s’était fait annoncer en lui mandant qu’il avait deux nouvelles importantes à lui communiquer ; mais sans doute ce n’était pas lui que la reine attendait ou n’était-il point le seul qu’elle attendit ; car elle répondit assez durement :
– C’est bien ! qu’il entre au salon ; aussitôt que je serai libre, j’irai le rejoindre.
Acton était habitué à ces boutades royales. Depuis longtemps, entre la reine et lui, il n’y avait plus d’amour ; il était l’amant en titre comme il était premier ministre ; ce qui n’empêchait point qu’il n’y eût d’autres ministres que lui.
Un lien politique rattachait seul l’un à l’autre ces deux anciens amants. Acton avait besoin, pour rester au pouvoir, de l’influence que la reine avait prise sur le roi, et la reine, pour ses vengeances ou ses sympathies, qu’elle satisfaisait avec une égale passion, avait besoin du génie intrigant d’Acton et de sa complaisance infinie, prête à tout supporter pour elle.
La reine se dépouilla rapidement de toute sa toilette de gala, de ses fleurs, de ses diamants, de ses pierreries ; elle effaça et fit disparaître le rouge dont les femmes et surtout les princesses couvraient leurs joues à cette époque, passa un long peignoir blanc, prit une bougie, suivit un couloir solitaire, et, après avoir traversé tout un appartement, elle arriva à une chambre isolée, d’un ameublement sévère et communiquant à l’extérieur avec un escalier secret dont la reine avait une clef, et son sbire Pasquale de Simone une autre.
Les fenêtres de cette chambre restaient constamment fermées pendant le jour, et pas le moindre rayon de lumière n’y pénétrait.
Une lampe de bronze occupait le centre de la table, où elle était scellée, et un abat-jour posé sur la lumière était construit de manière à concentrer cette lumière dans la circonférence de la table seulement, et à laisser tout le reste de la chambre dans l’obscurité.
C’était là que l’on entendait les dénonciations. Si les dénonciateurs, malgré l’ombre qui s’épaississait dans les profondeurs de la salle, craignaient d’être reconnus, ils pouvaient entrer un masque sur le visage, ou revêtir dans l’antichambre une de ces longues robes de pénitent qui accompagnent le cadavre au cimetière ou le patient à l’échafaud : linceuls effrayants qui rendent l’homme pareil à un spectre et qui, ne laissant de passage qu’à la vue, font, des trous pratiqués à cet effet, deux ouvertures pareilles aux orbites vides d’une tête de mort.
Les trois inquisiteurs qui s’asseyaient à cette table ont acquis une assez triste célébrité pour faire leurs noms immortels ; ils se nommaient Castel-Cicala, ministre des affaires étrangères, Guidobaldi, vice-président de la junte d’État en permanence depuis quatre ans, et Vanni, procureur fiscal.
La reine, en récompense de ses bons services, venait de faire ce dernier marquis.
Mais, cette nuit-là, la table était déserte, la lampe éteinte, la chambre solitaire ; le seul être vivant ou plutôt ayant apparence de vie qui l’habitât était une pendule dont le balancement monotone et le timbre strident troublaient seuls le silence funèbre qui semblait descendre du plafond et peser sur le parquet.
On eût dit que les ténèbres qui régnaient éternellement dans cette chambre en avaient épaissi l’air et l’avaient rendu semblable à cette vapeur qui flotte au-dessus des marais ; on sentait, en y entrant, que l’on changeait non-seulement de température, mais encore d’atmosphère, et que celle-ci, ne se composant plus des éléments qui forment l’air extérieur, devenait plus difficile à respirer.
Le peuple, qui voyait les fenêtres de cette chambre constamment fermées, l’avait appelée la chambre obscure ; et, par les bruits vagues qui s’en étaient échappés comme de toute chose mystérieuse, il avait, avec le terrible instinct de divination qui le caractérise, à peu près entrevu ce qui s’y passait, mais, comme ce n’était pas lui que menaçait cette funèbre obscurité, comme les décrets qui sortaient de cette chambre sombre passaient au-dessus de sa tête pour frapper des têtes plus hautes que la sienne, c’était lui qui parlait le plus de cette chambre, mais c’était lui aussi qui, au bout du compte, la craignait le moins.
Au moment où la reine entra, pâle et éclairée comme lady Macbeth par le reflet de la bougie qu’elle tenait à la main, dans cette chambre à l’atmosphère épaisse, cette espèce d’échappement qui précède la sonnerie se fit entendre, et la pendule sonna la demie après deux heures.
Ainsi que nous l’avons dit, la chambre était vide, et, comme si elle se fût attendue à y trouver quelqu’un, la reine parut s’étonner de cette solitude. Un instant elle hésita à s’avancer ; mais bientôt, surmontant cette terreur qui l’avait prise au bruit inattendu de la pendule, elle explora les deux angles de la chambre opposés au côté par lequel elle était entrée, et vint, lente et pensive, s’asseoir à la table.
Cette table, tout au contraire de celle qui se trouvait chez le roi, était couverte de dossiers comme le bureau d’un tribunal, et offrait en triple tout ce qu’il fallait pour écrire, papier, encre et plumes.
La reine feuilleta distraitement les papiers ; ses yeux les parcouraient sans les lire, son oreille tendue essayait de saisir le moindre bruit, son esprit errait loin du corps. Au bout d’un instant, ne pouvant contenir son impatience, elle se leva, alla à la porte donnant sur l’escalier secret, y appuya son oreille, et écouta.
Après quelques moments, elle entendit le grincement d’une clef qui tournait dans la serrure, et murmura ce mot, qui peignit l’impatience avec laquelle elle attendait :
– Enfin !
Puis alors, ouvrant la porte donnant sur un escalier sombre :
– Est-ce toi, Pasquale ? demanda-t-elle.
– Oui, Votre Majesté, répondit une voix d’homme venant du bas de l’escalier.
– Tu viens bien tard ! dit la reine regagnant sa place d’un air sombre et le sourcil froncé.
– Par ma foi ! peu s’en est fallu que je ne vinsse pas du tout, répondit celui à qui l’on faisait le reproche de manquer de diligence.
La voix se rapprochait de plus en plus.
– Et pourquoi as-tu manqué de ne pas venir du tout ?
– Parce que la besogne a été rude là-bas, dit l’homme apparaissant enfin à la porte de la chambre.
– Est-elle faite, du moins ? demanda la reine.
– Oui, madame, grâce à Dieu et à saint Pasquale, mon patron, elle est faite et bien faite ; mais elle a coûté cher !
Et, en disant ces mots, le sbire déposait sur un fauteuil un manteau contenant des objets qui rendirent un son métallique au contact du meuble.
La reine le regarda faire avec une expression mêlée de curiosité et de dégoût.
– Comment, cher ? demanda-t-elle.
– Un homme tué et trois blessés, rien que cela.
– C’est bien. On fera une pension à la veuve et l’on donnera des gratifications aux blessés.
Le sbire s’inclina en signe de remercîment.
– Ils étaient donc plusieurs ? demanda la reine.
– Non, madame, il était seul ; mais c’était un lion que cet homme ; j’ai été obligé de lui lancer mon couteau à dix pas ; sans quoi, j’y passais comme les autres.
– Mais enfin ?
– Enfin, on en est venu à bout.
– Et vous lui avez pris les papiers de force ?
– Oh ! non, de bonne volonté, madame : il était mort.
– Ah ! fit la reine avec un léger frisson. Ainsi, vous avez été obligé de le tuer ?
– Morbleu ! plutôt deux fois qu’une, et cependant, foi de Simone ! cela m’a fait de la peine ; il fallait bien, je vous le jure, que ce fût pour le service de Votre Majesté.
– Comment ! cela t’a fait de la peine, de tuer un Français ? Je ne te croyais pas le cœur si tendre aux soldats de la République.
– Ce n’était point un Français, madame, dit le sbire en secouant la tête.
– Quelle histoire me contes-tu là ?
– Jamais Français n’a parlé le patois napolitain comme le parlait le pauvre diable.
– Holà ! s’écria la reine, j’espère, que tu n’as pas commis quelque erreur. Je t’avais parfaitement annoncé un Français venant à cheval de Capoue à Pouzzoles.
– C’est bien cela, madame, et en barque de Pouzzoles au château de la reine Jeanne ?
– Un aide de camp du général Championnet.
– Oh ! c’est bien à lui que nous avons eu affaire. D’ailleurs, il a eu le soin de nous dire lui-même qui il était.
– Tu lui as donc adressé la parole ?
– Sans doute, madame. En lui entendant hacher du napolitain comme de la paille, j’ai eu peur de me tromper et je lui ai demandé s’il était bien celui que j’étais chargé de tuer.
– Imbécile !
– Pas si imbécile, puisqu’il m’a répondu : « Oui. »
– Il t’a répondu : « Oui ? »
– Votre Majesté comprend bien qu’il eût parfaitement pu me répondre autre chose ; qu’il était de Basso-Porto ou de Porta-Capuana, et il m’eût mis dans un grand embarras ; car je n’eusse pas pu lui prouver le contraire. Mais non, il n’y a pas été par trente-six chemins. « Je suis celui que vous cherchez. » Et pif ! paf ! voilà deux hommes à terre de deux coups de pistolet ; et vli ! vlan ! voilà deux hommes à terre de deux coups de sabre. Il aura jugé indigne de mentir, car c’était un brave, je vous en réponds.
La reine fronça le sourcil à cet éloge de la victime par son assassin.
– Et il est mort ?
– Oui, madame, il est mort.
– Et qu’avez-vous fait du cadavre ?
– Ah ! par ma foi, madame, une patrouille arrivait, et, comme, en me compromettant, je compromettais Votre Majesté, j’ai laissé à cette patrouille le soin de ramasser les morts et de faire panser les blessés.
– Alors, on va le reconnaître pour un officier français !
– À quoi ? Voilà son manteau, voilà ses pistolets, voilà son sabre, que j’ai ramassés sur le champ de bataille. Ah ! il en jouait bien, du sabre et du pistolet, je vous en réponds ! Quant à ses papiers, il n’avait pas autre chose sur lui que ce portefeuille et ce chiffon, qui y est resté collé.
Et le sbire jetait sur la table un portefeuille en basane teint de sang ; une espèce de chiffon de papier ressemblant à une lettre adhérait en effet au portefeuille, le sang séché l’y maintenait.
Le sbire les sépara l’un de l’autre avec une profonde insouciance et les jeta tous deux sur la table.
La reine allongea la main ; mais sans doute hésitait-elle à toucher ce portefeuille ensanglanté ; car, s’arrêtant à moitié chemin, elle demanda :
– Et son uniforme, qu’en as-tu fait ?
– Voilà encore une chose qui a manqué me faire donner au diable : c’est qu’il n’avait pas plus d’uniforme que sur ma main. Il était tout simplement vêtu, sous son manteau, d’une houppelande de velours vert avec des tresses noires. Comme il avait fait un grand orage, il l’aura laissé à quelque ami qui lui aura prêté sa redingote en échange.
– C’est étrange ! dit la reine ; on m’avait cependant bien donné le signalement ; au reste, les papiers contenus dans ce portefeuille lèveront tous nos doutes.
Et, de ses doigts gantés dont les extrémités se teignirent de rouge, elle ouvrit le portefeuille et en tira une lettre portant cette suscription :
« Au citoyen Garat, ambassadeur de la république française à Naples. »
La reine brisa le cachet aux armes de la République, ouvrit la lettre, et, aux premières lignes qu’elle en lut, poussa une exclamation de joie.
Cette joie allait croissant au fur et à mesure qu’elle avançait dans sa lecture, et, quand elle l’eut achevée :
– Pasquale, tu es un homme précieux, dit-elle, et je ferai ta fortune.
– Il y a déjà bien longtemps que Votre Majesté me le promet, répondit le sbire.
– Pour cette fois, sois tranquille, je te tiendrai parole ; en attendant, tiens, voici un à-compte.
Elle prit un morceau de papier sur lequel elle écrivit quelques lignes.
– Prends ce bon de mille ducats ; il y en a cinq cents pour toi et cinq cents pour tes hommes.
– Merci, madame, fit le sbire soufflant sur le papier pour en faire sécher l’encre avant de le mettre dans sa poche ; mais je n’ai pas dit à Votre Majesté tout ce que j’ai à lui dire.
– Et moi, je ne t’ai point demandé tout ce que j’ai à te demander ; mais, auparavant, laisse-moi relire cette lettre.
La reine relut la lettre une seconde fois, et, à cette seconde fois, ne parut pas moins satisfaite qu’à la première.
Puis, cette seconde lecture achevée :
– Voyons, mon fidèle Pasquale, qu’avais-tu à me dire ?
– J’avais à vous dire, madame, que, du moment où ce jeune homme est resté depuis onze heures et demie jusqu’à une heure du matin dans les ruines du palais de la reine Jeanne ; que, du moment où il y a troqué son uniforme militaire contre une houppelande bourgeoise, il n’y est pas resté seul ; et sans doute avait-il des lettres de la part de son général pour d’autres personnes encore que l’ambassadeur français.
– C’était justement ce que je pensais en même temps que tu me le disais, mon cher Pasquale. Et sur ces personnes, ajouta la reine, tu n’as aucun soupçon ?
– Non, pas encore ; mais nous allons, je l’espère bien, savoir quelque chose de nouveau.
– Je t’écoute, Pasquale, dit la reine en inondant en quelque sorte le sbire de la lumière de ses yeux.
– Des huit hommes que j’avais commandés pour l’expédition de cette nuit, j’en ai distrait deux, pensant que c’était assez de six pour venir à bout de notre aide de camp ; il a failli m’en coûter cher de l’avoir pesé à faux poids ; mais cela ne fait rien… Eh bien, ces deux hommes, je les ai placés en embuscade au-dessus du palais de la reine Jeanne, avec ordre de suivre les gens qui en sortiraient avant ou après l’homme à qui j’avais affaire moi-même, et de tâcher de savoir qui ils sont ou du moins où ils demeurent.
– Eh bien ?
– Eh bien, madame, je leur ai donné rendez-vous au pied de la statue du Géant, et, si Votre Majesté le permet, je vais voir s’ils sont à leur poste.
– Va ! et, s’ils y sont, amène-les-moi ; je veux les interroger moi-même.
Pasquale de Simone disparut dans le corridor, et l’on entendit le bruit de ses pas décroître au fur et à mesure qu’il descendait les marches de l’escalier.
Restée seule, la reine jeta vaguement un regard sur la table, elle y vit ce second papier, que le sbire avait traité de chiffon, décollé du portefeuille où il adhérait et rejeté en même temps que lui sur la table.
Dans son désir de lire la lettre du général Championnet, et dans sa satisfaction après l’avoir lue, elle l’avait oublié.
C’était une lettre écrite sur un élégant papier ; elle était d’une écriture de femme, mince, fine, aristocratique ; aux premiers mots, la reine reconnut une lettre d’amour.
Elle commençait par ces deux mots : Caro Nicolino.
Par malheur pour la curiosité de la reine, le sang avait presque entièrement envahi la page écrite ; on pouvait seulement distinguer la date, qui était le 20 septembre, et lire les regrets ressentis par la personne qui écrivait la lettre de ne pouvoir venir à son rendez-vous accoutumé, obligée qu’elle était de suivre la reine, qui allait au-devant de l’amiral Nelson.
Il n’y avait pour toute signature qu’une lettre, une initiale, une E.
Pour cette fois, la reine s’y perdait complétement.
Une lettre de femme, une lettre d’amour, une lettre datée du 20 septembre, une lettre enfin d’une personne qui s’excusait de manquer son rendez-vous habituel parce qu’elle était obligée de suivre la reine, une pareille lettre ne pouvait être adressée à l’aide de camp de Championnet qui, le 20 septembre, c’est-à-dire trois jours auparavant, était à cinquante lieues de Naples.
Il n’y avait qu’une probabilité, et l’esprit intelligent de la reine la lui présenta bientôt.
Cette lettre se trouvait sans doute dans la poche de la houppelande prêtée à l’envoyé du général Championnet par un de ses complices du palais de la reine Jeanne. L’aide de camp avait mis son portefeuille dans la même poche après l’avoir enlevé de son uniforme ; le sang, en coulant de la blessure, avait collé la lettre au portefeuille, quoique cette lettre et ce portefeuille n’eussent rien de commun entre eux.
La reine se leva alors, alla au fauteuil où Pasquale avait déposé le manteau, examina ce manteau, et, en l’ouvrant, trouva le sabre et les pistolets qu’il renfermait.
Le manteau était évidemment un simple manteau d’ordonnance d’officier de cavalerie française.
Le sabre, comme le manteau, était d’ordonnance ; il avait dû appartenir à l’inconnu ; mais il n’en était pas de même des pistolets.
Les pistolets, très-élégants, étaient de la manufacture royale de Naples, montés en vermeil et portaient gravée sur un écusson la lettre N.
Un jour se faisait sur cette mystérieuse affaire. Sans aucun doute, les pistolets appartenaient à ce même Nicolino auquel la lettre était adressée.
La reine mit les pistolets à part avec la lettre, en attendant mieux ; c’était un commencement d’indice qui pouvait conduire à la vérité.
En ce moment, de Simone rentrait avec ses deux hommes.
Les renseignements qu’ils apportaient étaient de peu de valeur.
Cinq ou six minutes après la sortie de l’aide de camp, ils avaient cru voir une barque montée par trois personnes s’éloigner comme si elle allait à la villa, profitant de la mer qui avait calmi.
Deux de ces personnes ramaient.
Il n’y avait point à s’occuper de cette barque ; elle échappait naturellement à l’investigation des deux sbires, qui ne pouvaient la suivre sur l’eau.
Mais, presque au même moment, par compensation, trois autres personnes apparaissaient à la porte donnant sur la route du Pausilippe, et, après avoir regardé si la route était libre, se hasardaient à sortir en fermant avec soin cette porte derrière eux ; seulement, au lieu de descendre la route du côté de Mergellina, comme avait fait le jeune aide de camp ils la remontèrent du côté de la villa de Lucullus.
Les deux sbires suivirent les trois inconnus.
Au bout de cent pas, à peu près, l’un de ces derniers gravit le talus à droite et se jeta dans un petit sentier où il disparut derrière les aloès et les cactus ; celui-là devait être très-jeune, autant qu’on avait pu en juger par la légèreté avec laquelle il avait gravi les talus et par la fraîcheur de la voix avec laquelle il avait crié à ses deux amis :
– Au revoir !
Les autres avaient gravi le talus à leur tour, mais plus lentement, et par un sentier qui, en longeant la pente de la montagne et en revenant sur Naples, devait les conduire au Vomero.
Les sbires s’étaient engagés derrière eux dans le même sentier ; mais, se voyant suivis, les deux inconnus s’étaient arrêtés, avaient tiré de leur ceinture, chacun une paire de pistolets, et, s’adressant à ceux qui les suivaient :
– Pas un pas de plus, avaient-ils dit, ou vous êtes morts !
Comme la menace était faite d’une voix qui ne laissait pas de doute sur son exécution, les deux sbires, qui n’avaient point ordre de pousser les choses à leur extrémité, et qui, d’ailleurs, n’étaient armés que de leurs couteaux, se tinrent immobiles et se contentèrent de suivre des yeux les deux inconnus jusqu’à ce qu’ils les eussent perdus de vue.
Donc, aucun renseignement à attendre de ces hommes, et le seul fil à l’aide duquel on pût suivre la conspiration perdue dans le labyrinthe du palais de la reine Jeanne était cette lettre d’amour adressée à Nicolino et ces pistolets achetés à la manufacture royale et marqués d’une N.
La reine fit signe à Pasquale que lui et ses hommes pouvaient se retirer ; elle jeta dans une armoire le sabre et le manteau, qui, pour le moment, ne lui étaient d’aucune utilité, et rapporta chez elle le portefeuille, les pistolets et la lettre.
Acton attendait toujours.
Elle déposa dans un tiroir de secrétaire les pistolets et le portefeuille, ne gardant que la lettre tachée de sang, avec laquelle elle entra au salon.
Acton, en la voyant paraître, se leva et la salua sans manifester la moindre impatience de sa longue attente.
La reine alla à lui.
– Vous êtes chimiste, n’est-ce pas, monsieur ? lui dit-elle.
– Si je ne suis pas chimiste dans toute l’acception du mot, madame, répondit Acton, j’ai du moins quelques connaissances en chimie.
– Croyez-vous que l’on puisse effacer le sang qui tache cette lettre sans en effacer l’écriture ?
Acton regarda la lettre ; son front s’assombrit.
– Madame, dit-il, pour la terreur et le châtiment de ceux qui le répandent, la Providence a voulu que le sang laissât des taches difficiles entre toutes à faire disparaître. Si l’encre dont cette lettre est écrite est composée, comme les encres ordinaires, d’une simple teinture et d’un mordant, l’opération sera difficile ; car le chlorure de potassium, en enlevant le sang, attaquera l’encre ; si, au contraire, ce qui n’est pas probable, l’encre contient du nitrate d’argent ou est composée de charbon animal et de gomme copale, une solution d’hypochlorite de chaux enlèvera la tache sans porter aucune atteinte à l’encre.
– C’est bien, faites de votre mieux ; il est très-important que je connaisse le contenu de cette lettre.
Acton s’inclina.
La reine reprit :
– Vous m’avez fait dire, monsieur, que vous aviez deux nouvelles graves à me communiquer. J’attends.
– Le général Mack est arrivé ce soir pendant la fête, et, comme je l’y avais invité, est descendu chez moi, où je l’ai trouvé en rentrant.
– Il est le bienvenu, et je crois que, décidément, la Providence est pour nous. Et la seconde nouvelle, monsieur ?
– Est non moins importante que la première, madame. J’ai échangé quelques mots avec l’amiral Nelson, et il est en mesure de faire, à l’endroit de l’argent, tout ce que Votre Majesté désirera.
– Merci ; voilà qui complète la série des bonnes nouvelles.
Caroline alla à la fenêtre, écarta les tentures, jeta un coup d’œil sur l’appartement du roi, et, le voyant éclairé :
– Par bonheur, le roi n’est pas encore couché, dit-elle ; je vais lui écrire qu’il y a conseil extraordinaire ce matin et qu’il est de toute nécessité qu’il y assiste.
– Il avait, je crois me le rappeler, des projets de chasse pour aujourd’hui, répliqua le ministre.
– Bon ! dit dédaigneusement la reine, il les remettra à un autre jour.
Puis elle prit une plume et écrivit la lettre que nous avons vue parvenir au roi.
Alors, comme Acton, toujours debout, semblait attendre un dernier ordre :
– Bonne nuit, mon cher général ! lui dit la reine avec un gracieux sourire. Je suis fâchée de vous avoir retenu si tard ; mais, quand vous saurez ce que j’ai fait, vous verrez que je n’ai pas perdu mon temps.
Elle tendit la main à Acton ; celui-ci la baisa respectueusement, salua et fit quelques pas pour s’éloigner.
– À propos, dit la reine.
Acton se retourna.
– Le roi sera de très-mauvaise humeur au conseil.
– J’en ai peur, dit Acton en souriant.
– Recommandez à vos collègues de ne pas souffler le mot, de ne répondre que quand ils seront interrogés ; toute la comédie doit se jouer entre le roi et moi.
– Et je suis sûr, dit Acton, que Votre Majesté a choisi le bon rôle.
– Je le crois, dit la reine ; d’ailleurs, vous verrez.
Acton s’inclina une seconde fois et sortit.
– Ah ! murmura la reine en sonnant ses femmes, si Emma fait ce qu’elle m’a promis, tout ira bien.
Finissons-en avec les événements de cette nuit si pleine d’événements, afin que nous puissions continuer désormais notre récit, sans être forcé de nous arrêter ou de revenir en arrière.
Si nos lecteurs ont lu avec attention notre dernier chapitre, ils doivent se rappeler que les conspirateurs, après le départ de Salvato Palmieri, s’étaient séparés en deux groupes de trois personnes chacun : l’un, qui avait remonté le Pausilippe ; l’autre, qui avait pris la mer dans une barque.
Le groupe qui avait remonté le Pausilippe se composait de Nicolino Caracciolo, de Velasco et de Schipani.
L’autre, qui était parti à l’aide d’une barque amarrée sous le grand portique du palais de la reine Jeanne, portique que baigne la mer, et où elle avait bravé la tempête, se composait de Dominique Cirillo, d’Ettore Caraffa et de Manthonnet.
Ettore Caraffa était, comme nous l’avons dit, caché à Portici. Manthonnet y demeurait. Manthonnet, grand amateur de la pêche, avait une barque à lui. Avec cette barque, aidé d’Hector Caraffa, il se rendait de Portici au palais de la reine Jeanne. Rudes rameurs tous deux, ils faisaient le trajet en deux heures par les temps calmes. Quand il y avait du vent et que le vent était bon, ils allaient à la voile, et la voile leur suffisait.
Cette nuit-là, ils s’en retournaient ainsi que de coutume ; seulement, ils s’en allaient à la rame, le vent étant tombé et la mer ayant calmi ; en passant, ils devaient déposer Cirillo à Mergellina. Cirillo demeurait à l’extrémité de la rivière de Chiaïa : voilà pourquoi, au lieu de nager directement sur Portici, ils avaient été vus par les sbires longeant le rivage.
Arrivés en face du casino du Roi, aujourd’hui appartenant au prince Torlonia, ils déposèrent Cirillo à terre, choisissant un endroit où la pente était facile pour atteindre le chemin, devenu depuis une rue.
Puis ils avaient repris la mer, s’écartant cette fois du rivage et naviguant pour passer à la pointe du château de l’Œuf.
Cirillo avait donc atteint la rue facilement et sans être remarqué, lorsque, après avoir fait une centaine de pas, il vit tout à coup un groupe composé d’une vingtaine de soldats arrêtés et paraissant discuter au milieu du chemin ; leurs fusils brillaient à la lueur de deux torches.
À cette même lueur qui se reflétait dans leurs armes, ils semblaient examiner deux hommes couchés en travers de la rue.
Cirillo reconnut une patrouille dans l’exercice de ses fonctions.
C’était, en effet, la patrouille qu’avait entendue venir Pasquale de Simone, et devant laquelle il avait fui pour ne pas compromettre la reine.
Comme l’avait présumé le sbire, arrivée au lieu du combat, la patrouille avait trouvé couché sur le lastrico un mort et un blessé ; les deux autres blessés, celui qui avait reçu un coup de sabre à travers la figure et celui qui avait eu l’épaule brisée par une balle, avaient eu la force de fuir par la petite rue qui longeait la partie nord du jardin de la San-Felice.
La patrouille avait facilement reconnu que l’un des deux hommes était mort, et que, de celui-là, il était parfaitement inutile de se préoccuper ; mais, quoique évanoui, son compagnon respirait encore, et, celui-là, peut-être pouvait-on le sauver.
On était à vingt pas de la fontaine du Lion ; un des soldats alla y prendre de l’eau dans son bonnet et revint vider cette eau sur le visage du blessé, qui, surpris par cette fraîcheur inattendue, rouvrit les yeux et revint à lui.
Se voyant entouré de soldats, il essaya de se lever, mais inutilement ; il était complétement paralysé, la tête seule pouvait tourner à droite et à gauche.
– Dites donc, mes amis, fit-il, si je n’ai plus qu’à mourir, ne pourrait-on pas au moins me porter sur un lit un peu plus doux ?
– Ma foi, dirent les soldats, c’est un bon diable ; il faut, quel qu’il soit, lui accorder ce qu’il demande.
Ils essayèrent de le soulever dans leurs bras.
– Eh ! mordieu ! dit celui-ci, touchez-moi comme si j’étais de verre, mannaggia la Madonna !
Ce blasphème, un des plus grands que puisse proférer un Napolitain, indiquait que le mouvement qu’on venait de lui faire faire avait causé au blessé une vive douleur.
En apercevant ce groupe, la première pensée de Cirillo fut de l’éviter ; mais, presque aussitôt, il songea que cette patrouille, et les hommes qu’elle ramassait sur le pavé, se trouvaient justement au beau travers de la route qu’avait dû suivre Salvato Palmieri, pour se rendre chez l’ambassadeur français, et il lui vint naturellement à l’idée que ce rassemblement pouvait bien être causé par quelque catastrophe dans laquelle le jeune envoyé du général Championnet avait eu sa part et joué son rôle.
Il s’avança donc résolument, au moment même où l’officier commandant la patrouille menaçait d’enfoncer la porte d’une maison située de l’autre côté de la fontaine du Lion et faisant l’angle de la rue, un des caractères distinctifs de la population napolitaine étant la répugnance qu’elle éprouve instinctivement à porter secours à son semblable, fût-il en danger de mort.
Mais, à l’ordre de l’officier, et surtout devant les coups de crosse de fusil des soldats, la porte finit par s’ouvrir, et Cirillo entendit deux ou trois voix qui demandaient où l’on pouvait trouver un chirurgien.
Son devoir et sa curiosité le poussaient doublement à s’offrir.
– Je suis médecin et non chirurgien, dit-il ; mais, peu importe, je puis au besoin faire de la chirurgie.
– Ah ! monsieur le docteur, dit le blessé que l’on apportait et qui avait entendu les paroles de Cirillo, j’ai peur que vous n’ayez en moi une mauvaise pratique.
– Bon ! dit Cirillo, la voix ne me paraît pas mauvaise, cependant.
– Il n’y a plus que la langue qui remue, dit le blessé, et, ma foi, j’en use.
Pendant ce temps, on avait tiré un matelas du lit, on l’avait posé sur une table au milieu de la chambre ; on y coucha le blessé.
– Des coussins, des coussins sous la tête, dit Cirillo ; la tête d’un blessé doit toujours être haute.
– Merci, docteur, merci ! dit le sbire ; je vous aurai la même reconnaissance que si vous réussissiez.
– Et qui vous dit que je ne réussirai pas ?
– Hum ! je me connais en blessures, allez ! Celle-la va à fond.
Il fit signe à Cirillo de s’approcher. Cirillo pencha son oreille vers la bouche du blessé.
– Ce n’est pas que je doute de votre science ; mais vous feriez bien, je crois, comme si cela venait de vous, d’envoyer chercher un prêtre.
– Déshabillez cet homme avec les plus grandes précautions, dit Cirillo.
Puis, s’adressant au maître de la maison, qui, avec sa femme et ses deux enfants, regardaient curieusement le blessé :
– Envoyez un de vos deux bambins à l’église de Santa-Maria-di-Porto-Salvo et faites demander don Michelangelo Ciccone.
– Ah ! nous le connaissons. Cours, Tore, cours, tu as entendu ce que dit M. le docteur.
– J’y vais, dit l’enfant.
Et il s’élança hors de la maison.
– Il y a une pharmacie à dix pas d’ici, lui cria Cirillo ; réveille en passant le pharmacien et dis-lui que le docteur Cirillo va lui envoyer une ordonnance. Qu’il ouvre sa porte et qu’il attende.
– Ah çà ! quel diable d’intérêt avez-vous donc à ce que je vive ? demanda le blessé au docteur.
– Moi, mon ami ? répondit Cirillo. Aucun ; l’humanité.
– Oh ! le drôle de mot ! dit le sbire avec un ricanement douloureux ; c’est la première fois que je l’entends prononcer… Ah ! Madonna del Carmine !
– Qu’y a-t-il ? demanda Cirillo.
– Il y a qu’ils me font mal en me déshabillant.
Cirillo tira sa trousse, y prit un bistouri et fendit la culotte, la veste et la chemise du sbire, de manière à mettre à découvert tout son flanc gauche.
– À la bonne heure ! dit le blessé, voilà un valet de chambre qui s’y entend. Si vous savez aussi bien recoudre que couper, vous êtes un habile homme, docteur !
Puis, montrant la plaie qui s’ouvrait entre les fausses côtes :
– Tenez, c’est là, dit-il.
– Je vois bien, dit le docteur.
– Mauvais endroit, n’est-ce pas ?
– Lavez-moi cette blessure-là avec de l’eau fraîche, et le plus doucement que vous pourrez, dit le docteur à la maîtresse de la maison. Avez-vous du linge bien doux ?
– Pas trop, dit celle-ci.
– Tenez, voilà mon mouchoir ; pendant ce temps-là, on ira chez le pharmacien chercher l’ordonnance que voici.
Et, au crayon, il écrivit en effet une potion cordiale calmante, composée d’eau simple, d’acétate d’ammoniaque et de sirop de cédrat.
– Et qui payera ? demanda la femme tout en lavant la plaie avec le mouchoir du docteur.
– Pardieu ! moi, dit Cirillo.
Et il mit une pièce de monnaie dans l’ordonnance, en disant au second bambin :
– Cours vite ! le reste de la monnaie sera pour toi.
– Docteur, dit le sbire, si j’en reviens, je me fais moine et je passe ma vie à prier pour vous.
Le docteur, pendant ce temps, avait tiré de sa trousse une sonde d’argent ; il s’approcha du blessé.
– Ah çà ! lui dit-il, mon brave, il s’agit d’être homme.
– Vous allez sonder ma blessure ?
– Il le faut bien, pour savoir à quoi s’en tenir.
– Est-il permis de jurer ?
– Oui ; seulement, on vous écoute et l’on vous regarde. Si vous criez trop, on dira que vous êtes douillet ; si vous jurez trop, on dira que vous êtes impie.
– Docteur, vous avez parlé d’un cordial. Je ne serais pas fâché d’en prendre une cuillerée avant l’opération.
L’enfant rentra tout essoufflé, tenant une petite bouteille à la main.
– Mère, dit-il, il y a eu six grains pour moi.
Cirillo lui prit la bouteille des mains.
– Une cuiller, dit-il.
On lui donna une cuiller ; il y versa ce qu’elle pouvait contenir du cordial et le fit boire au blessé.
– Tiens ! dit celui-ci après un instant, cela me fait du bien.
– C’est pour cela que je vous le donne.
Puis, après quelques secondes :
– Maintenant, dit gravement Cirillo, êtes-vous prêt ?
– Oui, docteur, dit le blessé ; allez, je tâcherai de vous faire honneur.
Le docteur enfonça lentement, mais d’une main ferme, la sonde dans la blessure. Au fur à mesure que l’instrument disparaissait dans la plaie, le visage du patient se décomposait ; mais il ne poussa pas une plainte. La souffrance et le courage étaient si visibles, qu’au moment où le docteur retira sa sonde, un murmure d’encouragement sortit de la bouche des soldats qui assistaient curieusement à ce sombre et émouvant spectacle.
– Est-ce cela, docteur ? demanda le sbire tout orgueilleux de lui-même.
– C’est plus que je n’attendais du courage d’un homme, mon ami, répondit Cirillo en essuyant avec la manche de son habit la sueur de son front.
– Eh bien, donnez-moi à boire, ou je vais me trouver mal, dit le blessé d’une voix éteinte.
Cirillo lui donna une seconde cuillerée du cordial.
Non-seulement la blessure était grave ; mais, comme l’avait jugé le blessé lui-même, elle était mortelle.
La pointe du sabre avait pénétré entre les fausses côtes, avait touché l’aorte thoracique et traversé le diaphragme ; tous les secours de l’art, en diminuant l’hémorrhagie par la compression, devaient se borner à prolonger de quelques instants la vie, voilà tout.
– Donnez-moi du linge, dit Cirillo en regardant autour de lui.
– Du linge ? dit l’homme. Nous n’en avons pas.
Cirillo ouvrit une armoire, y prit une chemise et la déchira par petits morceaux.
– Eh bien, que faites-vous donc ? cria l’homme. Vous déchirez mes chemises, vous !
Cirillo tira deux piastres de sa poche et les lui donna.
– Oh ! à ce prix-là, dit l’homme, vous pouvez les déchirer toutes.
– Dites donc, docteur, fit le blessé, si vous avez beaucoup de pratiques comme moi, vous ne devez pas vous enrichir.
Avec une partie de la chemise, Cirillo fit un tampon ; avec l’autre, une bande.
– Maintenant, vous sentez-vous mieux ? demanda-t-il au blessé.
Celui-ci respira longuement et avec hésitation.
– Oui, dit-il.
– Alors, dit l’officier, vous pouvez répondre à mes questions ?
– À vos questions ? Pour quoi faire ?
– J’ai mon procès-verbal à rédiger.
– Ah ! dit le blessé, votre procès-verbal, je vais vous le dicter en quatre mots. Docteur, une cuillerée de votre affaire.
Le sbire but une cuillerée de cordial et reprit :
– Moi, sixième, nous attendions un jeune homme pour l’assassiner ; il a tué l’un de nous, il en a blessé trois, et je suis l’un des trois blessés : voilà tout.
On comprend avec quelle attention Cirillo avait écouté la déclaration du mourant ; ses soupçons étaient donc fondés : ce jeune homme que les sbires attendaient pour l’assassiner, sans aucun doute c’était Salvato Palmieri ; d’ailleurs, quel autre que lui pouvait mettre hors de combat quatre hommes sur six ?
– Et quels sont les noms de vos compagnons ? demanda l’officier.
Le blessé fit une grimace qui ressemblait à un sourire.
– Ah ! pour cela, dit-il, vous êtes trop curieux, mon bon ami. Si vous les savez par quelqu’un, ce ne sera point par moi ; puis, quand je vous les dirais, cela ne vous servirait pas à grand’chose.
– Cela me servirait à les faire arrêter.
– Croyez-vous ? Eh bien, je vais vous dire quelqu’un qui les sait, leurs noms ; libre à vous d’aller les lui demander.
– Et quel est ce quelqu’un ?
– Pasquale de Simone. Voulez-vous son adresse ? Basso-Porto, au coin de la rue Catalana.
– Le sbire de la reine ! murmurèrent à demi-voix les assistants.
– Merci, mon ami, dit l’officier ; mon procès-verbal est fait.
Puis, s’adressant à la patrouille :
– Allons, en route ! dit-il ; depuis une heure, nous perdons notre temps ici.
Et on entendit le froissement des armes et le bruit mesuré des pas qui s’éloignaient.
Cirillo resta debout près du blessé.
– Les avez-vous vus, dit le sbire, comme ils ont décampé ?
– Oui, répondit Cirillo, et je comprends que vous n’ayez rien voulu dire qui compromit vos camarades ; mais, à moi, refuserez-vous de me donner quelques renseignements qui ne compromettent personne et qui n’intéressent que moi ?
– Oh ! à vous, docteur, je ne demande pas mieux ; vous avez eu la bonne volonté de me faire du bien, et vous m’eussiez sauvé si j’avais pu l’être ; seulement, dépêchez-vous, je sens que je m’affaiblis ; demandez-moi vite ce que vous désirez savoir, la langue s’embarbouille ; c’est ce que nous appelons le commencement de la fin.
– Je serai bref. Ce jeune homme que Pasquale de Simone attendait pour l’assassiner, n’était-ce pas un jeune officier français ?
– Il paraît que oui, quoiqu’il parlât le napolitain comme vous et moi.
– Est-il mort ?
– Je ne saurais vous l’affirmer ; mais ce que je puis vous dire, c’est que, s’il n’est pas mort, il est au moins bien malade.
– Vous l’avez vu tomber ?
– Oui, mais mal vu : j’étais déjà à terre, et, dans ce moment-là, je m’occupais plus de moi que de lui.
– Enfin, qu’avez-vous vu ? Rappelez tous vos souvenirs : j’ai le plus grand intérêt à savoir ce qu’est devenu ce jeune homme.
– Eh bien, j’ai vu qu’il est tombé contre la porte du jardin au palmier, et puis alors, comme à travers un nuage, il m’a semblé que la porte du jardin s’ouvrait et qu’une femme vêtue de blanc attirait à elle ce jeune homme. Après cela, il est possible que ce soit une vision, et que ce que j’ai pris pour une femme vêtue de blanc, ce fût l’ange de la mort qui venait chercher son âme.
– Et ensuite, vous n’avez plus rien vu ?
– Si fait. J’ai vu le beccaïo qui s’enfuyait en tenant sa tête entre ses mains ; il était tout aveuglé par le sang.
– Merci, mon ami ; je sais maintenant tout ce que je voulais savoir ; d’ailleurs, il me semble que j’entends…
Cirillo prêta l’oreille.
– Oui, le prêtre et sa sonnette. Oh ! j’ai entendu aussi… Quand cette sonnette-là vient pour vous, on l’entend de loin !
Il se fit un instant de silence, pendant lequel la sonnette se rapprocha de plus en plus.
– Ainsi, dit le sbire à Cirillo, c’est bien fini, n’est-ce pas ? il ne s’agit plus de songer aux choses de ce monde ?
– Vous m’avez prouvé que vous étiez un homme ; je vous parlerai comme à un homme : vous avez le temps de vous réconcilier avec Dieu, et voilà tout.
– Amen ! fit le sbire. Et, maintenant, une dernière cuillerée de votre cordial, afin que j’aie la force d’aller jusqu’au bout ; car je me sens bien bas.
Cirillo fit ce que lui demandait le blessé.
– Maintenant, serrez-moi la main bien fort.
Cirillo lui serra la main.
– Plus fort, dit le sbire, je ne vous sens pas.
Cirillo serra de toutes ses forces la main du mourant, déjà paralysée.
– Puis faites sur moi le signe de la croix. Dieu m’est témoin que je voudrais le faire moi-même, mais que je ne puis.
Cirillo fit le signe de la croix, et le blessé, d’une voix qui s’affaiblissait de plus en plus, prononça les paroles : Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi-soit-il !
En ce moment, le prêtre parut sur la porte, précédé de l’enfant qui l’était allé chercher ; il avait à sa gauche la croix, à sa droite l’eau bénite, et lui-même portait le saint viatique.
À sa vue, tout le monde tomba à genoux.
– On m’a appelé ici ? demanda-t-il.
– Oui, mon père, dit le moribond ; un pauvre pécheur est sur le point de rendre l’âme, si toutefois il en a une, et, dans cette rude opération, il désire que vous l’aidiez de vos prières, n’osant vous demander votre bénédiction, dont il se reconnaît indigne.
– Ma bénédiction est à tous, mon fils, répondit le prêtre, et plus grand est le pêcheur, plus il en a besoin.
Il approcha une chaise du chevet du lit et s’assit, le ciboire entre ses deux mains et l’oreille près de la bouche du mourant.
Cirillo n’avait plus rien à faire près de cet homme, dont il avait, autant qu’il était en son pouvoir, adouci matériellement la dernière heure ; le médecin avait achevé son œuvre, c’était au prêtre de commencer la sienne ; il se glissa hors de la maison, ayant hâte de visiter le lieu de la lutte et de s’assurer que le sbire lui avait dit la vérité à l’endroit de Salvato Palmieri.
On sait quelles étaient les localités. Au palmier balançant sa tête élégante au-dessus des orangers et des citronniers, Cirillo reconnut la maison du chevalier San-Felice.
Le sbire avait bien désigné le terrain. Cirillo alla droit à la petite porte du jardin, par laquelle celui-ci avait vu ou cru voir disparaître le blessé ; il s’inclina contre cette porte et crut y reconnaître effectivement des traces de sang.
Mais cette tache noire était-elle du sang ou seulement de l’humidité ? Cirillo avait laissé son mouchoir aux mains de la femme qui avait lavé la blessure du sbire ; il détacha sa cravate, en mouilla un bout à la fontaine du Lion, puis revint en frotter cette portion de bois, qui paraissait de teinte plus foncée que le reste.
À quelques pas de là, en remontant vers le palais de la reine Jeanne, une lanterne brûlait devant une madone.
Cirillo monta sur une borne et approcha la batiste de la lanterne.
Il n’y avait pas à s’y tromper, c’était bien du sang.
– Salvato Palmieri est là, dit-il en étendant le bras vers la maison du chevalier San-Felice ; seulement, est-il mort ou est-il vivant ? C’est ce que je saurai aujourd’hui même.
Il traversa la place et repassa devant la maison où l’on avait porté le sbire.
Il jeta un coup d’œil dans l’intérieur.
Le blessé venait d’expirer, et don Michelangelo Ciccone priait à son chevet.
Au moment où Dominique Cirillo rentrait chez lui, trois heures sonnaient à l’église de Pie-di-Grotta.
Outre les séances qui se tenaient chez la reine, dans cette chambre obscure où nous avons introduit nos lecteurs, et que l’on eût pu à bon droit prendre pour des séances de l’inquisition, il y avait chaque semaine, au palais, quatre conseils ordinaires : le lundi, le mercredi, le jeudi et le vendredi.
Les personnes qui composaient ces conseils d’État étaient :
Le roi, lorsqu’il y était forcé par l’importance des affaires ;
La reine, dont nous avons expliqué le droit de présence ;
Le capitaine général Jean Acton, président du conseil ;
Le prince de Castel-Cicala, ministre des affaires étrangères, marine, commerce, et espion dénonciateur et juge dans ses moments perdus ;
Le brigadier Jean-Baptiste Ariola, ministre de la guerre, homme intelligent et comparativement honnête ;
Le marquis Saverio Simonetti, ministre de grâce et justice.
Le marquis Ferdinand Corradino, ministre des cultes et des finances, qui eût été le plus médiocre de tous les ministres, s’il n’eût rencontré au conseil Saverio Simonetti, encore plus médiocre que lui.
Dans les grandes occasions, on adjoignait à ces messieurs, le marquis de la Sambucca, le prince Carini, le duc de San-Nicolo, le marquis Balthazar Cito, le marquis del Gallo et les généraux Pignatelli, Colli et Parisi.
Tout au contraire du roi, qui assistait à l’un de ces conseils sur dix, la reine y était fort assidue ; il est vrai que souvent elle semblait simple spectatrice de la discussion, se tenant éloignée de la table et assise dans quelque coin ou quelque embrasure de fenêtre avec sa favorite Emma Lyonna, qu’elle avait introduite dans la salle des séances comme une chose à elle et étant de sa suite obligée, sans plus d’importance apparente que n’en avait, derrière Ferdinand, Jupiter, son épagneul favori.
Chacun jouait sa comédie : les ministres avaient l’air de discuter, Ferdinand avait l’air d’être attentif, Caroline avait l’air d’être distraite, le roi grattait l’occiput de son chien, la reine jouait avec les cheveux d’Emma, favori et favorite étaient couchés, l’un aux pieds de son maître, l’autre aux genoux de sa maîtresse. Les ministres, soit en passant devant eux, soit dans les intervalles des discussions, faisaient une caresse à Jupiter, un compliment à Emma, et caresse et compliment étaient récompensés par un sourire du maître ou de la maîtresse.
Le capitaine général Jean Acton, seul pilote chargé de la responsabilité de ce navire battu par le vent révolutionnaire qui venait de France, et engagé, en outre, dans les récifs de cette mer dangereuse des sirènes, où sombrèrent en six siècles huit dominations différentes ; Acton, le front plissé, l’œil sombre, la main frémissante comme s’il eût en effet touché le gouvernail, semblait seul comprendre la gravité de sa situation et l’approche du danger.
Appuyée sur la flotte anglaise, à peu près sûre du concours du Nelson, forte surtout de sa haine contre la France, la reine était décidée non-seulement à affronter le danger, mais encore à aller au-devant de lui et à le provoquer.
Quant à Ferdinand, c’était tout le contraire ; il avait jusqu’alors, avec toutes les ressources de sa feinte bonhomie, louvoyé, de manière sinon à satisfaire la France, au moins à ne lui fournir aucun moyen spécieux de se brouiller avec lui.
Et voilà que, grâce aux imprudences de Caroline, les événements avaient marché plus vite que ne l’avait calculé le roi, lequel, au lieu de leur imprimer un mouvement impulsif, eût voulu les laisser se dérouler avec une sage lenteur ; voilà qu’on avait été, comme nous l’avons vu, au-devant de Nelson ; voilà qu’au mépris des traités conclus avec la France, on avait reçu la flotte anglaise dans le port de Naples ; voilà qu’on avait donné une fête splendide au vainqueur d’Aboukir ; voilà que l’ambassadeur de la République, lassé de tant de mauvaise foi, de tant de mensonges et de tant d’affronts, sans calculer si de son côté la France était prête, avait, au nom de la France, déclaré la guerre au gouvernement des Deux-Siciles ; voilà enfin que le roi, qui avait, pour le mardi 27 septembre, ordonné une magnifique chasse, dont trois fanfares devaient lui donner le signal, avait, comme nous l’avons vu, par suite de la lettre de la reine, décommandé sa chasse et été obligé de la convertir en conseil d’État !
Au reste, ministres et conseillers avaient été prévenus par Acton de la mauvaise humeur probable de Sa Majesté, et invités à se renfermer dans le silence pythagoricien.
La reine était arrivée la première au conseil, et, outre les ministres et les conseillers, elle y avait trouvé le cardinal Ruffo ; elle lui avait alors fait demander à quelle circonstance heureuse elle devait le plaisir de sa présence ; Ruffo avait répondu qu’il était là par ordre exprès du roi ; la reine et le cardinal avaient échangé, l’une une légère inclination de tête, l’autre une profonde révérence, et l’on avait silencieusement attendu l’arrivée du roi.
À neuf heures un quart, la porte s’était ouverte à deux battants, et les huissiers avaient annoncé :
– Le roi !
Ferdinand était entré doublement mécontent et faisant opposition, par son air maussade et rechigné, à l’air joyeux et vainqueur de la reine ; son épagneul Jupiter, avec lequel nous avons déjà fait connaissance, ne le cédant point en intelligence aux coursiers d’Hippolyte, le suivait, la tête basse et la queue entre les jambes. Quoique la chasse eût été renvoyée à un autre jour, le roi, comme pour protester contre la violence qui lui était faite, s’était vêtu en chasseur.
C’était une consolation qu’il s’était donnée et qu’apprécieront ceux-là seuls qui connaissent son fanatisme pour l’amusement dont on l’avait privé.
À sa vue, tout le monde se leva, même la reine.
Ferdinand la regarda de côté, secoua la tête et poussa un soupir, comme ferait un homme qui se trouve en face de la pierre d’achoppement de tous ses plaisirs.
Puis, après un salut général à droite et à gauche, en réponse aux révérences des ministres et des conseillers, et un salut personnel et particulier au cardinal Ruffo :
– Messieurs, dit-il d’une voix dolente, je suis véritablement au désespoir d’avoir été forcé de vous déranger un jour où vous comptiez peut-être, comme moi, au lieu de tenir un conseil d’État, vous occuper de vos plaisirs ou de vos affaires. Ce n’est point ma faute, je vous le jure, si vous éprouvez ce désappointement ; mais il paraît que nous avons à débattre des choses pressées et de la plus haute importance, choses que la reine prétend ne pouvoir être débattues que par-devant moi. Sa Majesté va vous raconter l’affaire ; vous en jugerez et m’éclairerez de vos avis. Asseyez-vous, messieurs.
Puis, s’asseyant à son tour un peu en arrière des autres et en face de la reine :
– Viens ici, mon pauvre Jupiter, ajouta-t-il en frappant sur sa cuisse avec sa main ; nous allons bien nous amuser ; va !
Le chien vint, en bâillant, se coucher près de lui, allongeant ses pattes et se tenant accroupi à la manière des sphinx.
– Oh ! messieurs, dit la reine avec cette impatience que lui inspiraient toujours les manières de faire et de dire de son mari, si complétement en opposition avec les siennes, la chose est bien simple, et, s’il était en humeur de parler aujourd’hui, le roi nous la dirait en deux mots.
Et, voyant que tout le monde écoutait avec la plus grande attention :
– L’ambassadeur français, le citoyen Garat, ajouta-t-elle, a quitté Naples cette nuit en nous déclarant la guerre.
– Et, fit le roi, il faut ajouter, messieurs, que nous ne l’avons pas volée, cette déclaration de guerre, et notre bonne amie l’Angleterre en est arrivée à ses fins ; reste à voir maintenant comment elle nous soutiendra. Ceci, c’est l’affaire de M. Acton.
– Et du brave Nelson, monsieur, dit la reine. Au reste, il vient de montrer à Aboukir ce que peut le génie réuni au courage.
– N’importe, madame, dit le roi, je n’hésite pas à vous le dire franchement, la guerre avec la France est une lourde affaire.
– Moins lourde cependant, vous en conviendrez, reprit aigrement la reine, depuis que le citoyen Buonaparte, tout vainqueur de Dego, de Montenotte, d’Arcole et de Mantoue qu’il s’intitule, est confiné en Égypte, où il restera jusqu’à ce que la France ait construit une nouvelle flotte pour l’aller chercher ; ce qui lui laissera le temps, je l’espère, de voir pousser les raves dont le Directoire lui a fourni les graines pour ensemencer les rives du Nil.
– Oui, répliqua non moins aigrement le roi ; mais, à défaut du citoyen Buonaparte, – qui est bien bon de ne s’intituler que le vainqueur de Dego, de Montenotte, d’Arcole et de Mantoue, quand il pourrait s’intituler encore celui de Roveredo, de Bassano, de Castiglione et de Millesimo, – il reste à la France Masséna, le vainqueur de Rivoli ; Bernadotte, le vainqueur du Tagliamento ; Augereau, le vainqueur de Lodi ; Jourdan, le vainqueur de Fleurus ; Brune, le vainqueur d’Alkmaer ; Moreau, le vainqueur de Radstadt ; ce qui fait bien des vainqueurs pour nous qui n’avons jamais rien vaincu ; sans compter Championnet, le vainqueur des Dunes, que j’oubliais, lequel, je vous le ferai observer en passant, n’est qu’à trente lieues de nous, c’est-à-dire à trois jours de marche.
La reine haussa les épaules avec un sourire de mépris qui s’adressait à Championnet, dont elle connaissait l’impuissance momentanée, et que le roi prit pour lui.
– Si je me trompe de deux ou trois lieues, madame, dit-il, c’est tout. Depuis que les Français occupent Rome, j’ai demandé assez souvent à quelle distance ils étaient de nous pour le savoir.
– Oh ! je ne conteste pas vos connaissances en géographie, monsieur, dit la reine en laissant retomber sa lèvre autrichienne jusque sur son menton.
– Non, je comprends, vous vous contentez de contester mes aptitudes politiques ; mais, quoique San-Nicandro ait travaillé de son mieux à faire de moi un âne, et qu’à votre avis il y ait malheureusement réussi, je ferai observer à ces messieurs qui ont l’honneur d’être mes ministres que la chose se complique. En effet, il ne s’agit plus d’envoyer, comme en 1793, trois ou quatre vaisseaux et cinq ou six mille hommes à Toulon ; et ils en sont revenus dans un bel état, de Toulon, nos vaisseaux et nos hommes ! le citoyen Buonaparte, quoiqu’il ne fût encore le vainqueur de rien, les avait bien arrangés ! Il ne s’agit plus de fournir à la coalition, comme en 1796, quatre régiments de cavalerie qui ont fait des prodiges de valeur dans le Tyrol, ce qui n’a pas empêché Cuto d’être fait prisonnier, et Moliterno d’y laisser le plus beau de ses yeux ; et notez qu’en 93 et 96, nous étions couverts par toute la largeur de la haute Italie, occupée par les troupes de votre neveu, qui, soit dit sans reproche, ne me paraît pas pressé d’entrer en campagne, quoique le citoyen Buonaparte lui ait diablement rogné les ongles par le traité de Campo-Formio. C’est que votre neveu François est un homme prudent ; il ne lui suffit pas, pour se mettre en campagne, des 60,000 hommes que vous lui offrez, il attend encore les 50,000 que lui promet l’empereur de Russie ; il connaît les Français, il s’y est frotté et ils l’ont frotté.
Et Ferdinand, qui commençait à reprendre un peu de sa belle humeur, se mit à rire de l’espèce de jeu de mots qu’il venait de faire aux dépens de l’empereur d’Autriche, justifiant cette maxime à la fois si profonde et si désespérante de la Rochefoucauld, qu’il y a toujours dans le malheur d’un ami quelque chose qui nous fait plaisir.
– Je ferai observer au roi, répondit Caroline, blessée de ce mouvement d’hilarité qui se manifestait aux dépens de son neveu, que le gouvernement napolitain n’est pas libre, comme celui de l’empereur d’Autriche, de choisir son temps et son heure. Ce n’est pas nous qui déclarons la guerre à la France, c’est la France qui nous la déclare, et même qui nous l’a déclarée ; il faut donc voir au plus tôt quels sont nos moyens de soutenir cette guerre.
– Certainement qu’il faut le voir, dit le roi. Commençons par toi, Ariola. Voyons ! On parle de 65,000 hommes. Où sont-ils, tes 65,000 hommes ?
– Où ils sont, sire ?
– Oui, montre-les-moi.
– Rien de plus facile, et le capitaine général Acton est là pour dire à Votre Majesté si je mens.
Acton fit de la tête un signe affirmatif.
Ferdinand regarda Acton de travers. Il lui prenait parfois des caprices, non pas d’être jaloux, il était trop philosophe pour cela, mais d’être envieux. Aussi, le roi présent, Acton ne donnait-il signe d’existence que si Ferdinand lui adressait la parole.
– Le capitaine général Acton répondra pour lui, si je lui fais l’honneur de l’interroger, dit le roi ; en attendant, réponds pour toi, Ariola. Où sont tes 65,000 hommes ?
– Sire, 22,000 au camp de San-Germano.
Au fur et à mesure qu’Ariola énumérait, Ferdinand, avec un mouvement de tête, comptait sur ses doigts.
– Puis 16,000 dans les Abruzzes, continua Ariola, 8,000 dans la plaine de Sessa, 6,000 dans les murs de Gaëte, 10,000 tant à Naples que sur les côtes, enfin 3,000 tant à Bénévent qu’à Ponte-Corvo.
– Il a, ma foi, son compte, dit le roi finissant son calcul en même temps qu’Ariola terminait son énumération, et j’ai une armée de 65,000 hommes.
– Et tous habillés à neuf, à l’autrichienne.
– C’est à dire en blanc ?
– Oui, sire, au lieu d’être habillés en vert.
– Ah ! mon cher Ariola, s’écria le roi avec une expression de grotesque mélancolie, vêtus de blanc, vêtus de vert, ils n’en ficheront pas moins le camp, va…
– Vous avez une triste idée de vos sujets, monsieur, répondit la reine.
– Triste idée, madame ! Je les crois, au contraire, très-intelligents, mes sujets, trop intelligents même ; et voilà pourquoi je doute qu’ils se fassent tuer pour des affaires qui ne les regardent pas. Ariola nous dit qu’il a 65,000 hommes ; parmi ces 65,000 hommes, il y a 15,000 vieux soldats, c’est vrai ; mais ces vieux soldats n’ont jamais brûlé une amorce ni entendu siffler une balle. Ceux-là, il est possible, ne se sauveront qu’au second coup de fusil ; quant aux 50,000 autres, ils datent de six semaines ou d’un mois, et ces 50,000 hommes, comment ont-ils été recrutés ? Ah ! vous croyez, messieurs, que je ne fais attention à rien, parce que, la plupart du temps, pendant que vous discutez, je cause avec Jupiter, qui est un animal plein d’intelligence ; mais, au contraire, je ne perds pas un mot de ce que vous dites ; seulement, je vous laisse faire ; si je vous contrariais, je serais forcé de vous prouver que je m’entends mieux que vous à gouverner, et cela ne m’amuse point assez pour que je risque de me brouiller avec la reine, que cela amuse beaucoup. Eh bien, ces hommes, vous ne les avez enrôlés ni en vertu d’une loi, ni à la suite d’un tirage au sort ; non, vous les avez enlevés de force à leurs villages, arrachés par violence à leurs familles, et cela selon le caprice de vos intendants et de vos sous-intendants. Chaque commune vous a fourni huit conscrits par mille hommes ; mais voulez-vous que je vous dise comment cela s’est fait ? On a d’abord désigné les plus riches ; mais les plus riches ont payé rançon et ne sont point partis. On en a désigné de moins riches alors ; mais, comme les seconds pouvaient encore payer, ils ne sont pas plus partis que les premiers. Enfin, de moins en moins riches, après avoir levé trois ou quatre contributions, dont on s’est bien gardé de te parler, mon pauvre Corradino, tout mon ministre des finances que tu es, on est arrivé à ceux qui n’avaient pas un grain pour se racheter. Ah ! ceux-là, il a bien fallu qu’ils partent. Chacun de ces hommes représente donc une injustice vivante, une flagrante exaction ; aucun motif légitime ne l’oblige au service, aucun lien moral ne le retient sous les drapeaux, il est enchaîné par la crainte du châtiment, voilà tout ! Et vous voulez que ces gens-là se fassent tuer pour soutenir des ministres injustes, des intendants cupides, des sous-intendants voleurs, et, par-dessus tout cela, un roi qui chasse, qui pêche, qui s’amuse et qui ne s’occupe de ses sujets que pour passer avec sa meute sur leurs terres et dévaster leurs moissons ! Ils seraient bien bêtes ! Si j’étais soldat à mon service, dès le premier jour, j’aurais déserté, et je me serais fait brigand ; au moins, des brigands combattent et se font tuer pour eux-mêmes.
– Je suis forcé d’avouer qu’il y a beaucoup de vérité dans ce que vous dites là, sire, répondit le ministre de la guerre.
– Pardieu ! reprit le roi, je dis toujours la vérité, quand je n’ai pas de raisons de mentir, bien entendu. Maintenant, voyons ! Je t’accorde tes 65,000 hommes ; les voilà rangés en bataille, vêtus à neuf, équipés à l’autrichienne, le fusil sur l’épaule, le sabre au côté, la giberne au derrière. Qui mets-tu à leur tête, Ariola ? Est-ce toi ?
– Sire, répondit Ariola, je ne puis être à la fois ministre de la guerre et général en chef.
– Et tu aimes mieux rester ministre de la guerre, je comprends cela.
– Sire !
– Je te dis que je comprends cela ; et d’un. Voyons, Pignatelli, cela te convient-il, de commander en chef les 65,000 hommes d’Ariola ?
– Sire, répondit celui auquel le roi s’adressait, j’avoue que je n’oserais prendre une telle responsabilité.
– Et de deux. Et toi, Colli ? continua le roi.
– Ni moi non plus, sire.
– Et toi, Parisi ?
– Sire, je suis simple brigadier.
– Oui ; vous voulez bien tous commander une brigade, une division même ; mais un plan de campagne à tracer, mais des combinaisons stratégiques à accomplir, mais un ennemi expérimenté à combattre et à vaincre, pas un de vous ne s’en chargera !
– Il est inutile que Votre Majesté se préoccupe d’un général en chef, dit la reine : ce général en chef est trouvé.
– Bah ! dit Ferdinand ; pas dans mon royaume, j’espère ?
– Non, monsieur, soyez tranquille, répondit la reine. J’ai demandé à mon neveu un homme dont la réputation militaire puisse à la fois imposer à l’ennemi et satisfaire aux exigences de nos amis.
– Et vous le nommez ? demanda le roi.
– Le baron Charles Mack… Avez-vous quelque chose à dire contre lui ?
– J’aurais à dire, répliqua le roi, qu’il s’est fait battre par les Français ; mais, comme cette disgrâce est arrivée à tous les généraux de l’empereur, y compris son oncle et votre frère le prince Charles, j’aime autant Mack qu’un autre.
La reine se mordit les lèvres à cette implacable raillerie, qui poussait le cynisme jusqu’à se railler soi-même à défaut des autres, et, se levant :
– Ainsi, vous acceptez le baron Charles Mack pour général en chef de votre armée ? demanda-t-elle.
– Parfaitement, répondit le roi.
– En ce cas, vous permettez…
Et elle s’avança vers la porte ; le roi la suivait des yeux, ne pouvant pas deviner ce qu’elle allait faire, quand tout à coup un cor de chasse, embouché par deux lèvres puissantes et animé par une vigoureuse haleine, commença de sonner le lancer dans la cour du palais, sur laquelle donnaient les fenêtres de la chambre du conseil, et cela avec une telle vigueur, que les vitres en tremblèrent et que ministres et conseillers, ne comprenant rien à cette fanfare inattendue, se regardèrent avec étonnement.
Puis tous les yeux se reportèrent sur le roi, comme pour lui demander l’explication de cette interruption cynégétique.
Mais le roi paraissait aussi étonné que les autres et Jupiter aussi étonné que le roi.
Ferdinand écouta un instant comme s’il doutait de lui-même.
Puis :
– Que fait donc ce drôle ? dit-il. Il doit savoir cependant que la chasse est contremandée ; pourquoi donne-t-il le premier signal ?
Le piqueur continuait de sonner avec fureur.
Le roi se leva très-agité ; il était visible qu’il se livrait en lui-même un combat violent.
Il alla à la fenêtre et l’ouvrit.
– Veux-tu te taire, imbécile ! cria-t-il.
Puis, refermant la fenêtre avec humeur, il revint, toujours suivi de Jupiter, reprendre sa place sur son fauteuil.
Mais, pendant le mouvement qu’il avait fait, un nouveau personnage était entré en scène sous la protection de la reine ; celle-ci, en effet, pendant que le roi parlait à son piqueur, était allée ouvrir la porte de ses appartements qui donnait sur la salle du conseil, et l’avait introduit.
Chacun regardait avec surprise cet inconnu, et le roi avec non moins de surprise que les autres.
Celui qui causait cet étonnement général était un homme de quarante-cinq à quarante-six ans, grand, blond, pâle, portant l’uniforme autrichien, les insignes de général, et, entre autres décorations, les plaques et les cordons de Marie-Thérèse et de Saint-Janvier.
– Sire, dit la reine, j’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté le baron Charles Mack, qu’elle vient de nommer général en chef de ses armées.
– Ah ! général, dit le roi en regardant avec un certain étonnement l’ordre de Saint-Janvier, dont le général était décoré et que le roi ne se rappelait pas lui avoir donné, enchanté de faire votre connaissance.
Et il échangea avec Ruffo un coup d’œil qui voulait dire : « Attention ! »
Mack s’inclina profondément, et sans doute allait-il répondre à ce compliment du roi, lorsque la reine, prenant la parole :
– Sire, dit-elle, j’ai cru que nous ne devions pas attendre l’arrivée du baron à Naples pour lui donner un signe de la considération que vous avez pour lui, et, avant qu’il quittât Vienne, je lui ai fait remettre, par votre ambassadeur, les insignes de votre ordre de Saint-Janvier.
– Et moi, sire, dit le baron avec un enthousiasme un peu trop théâtral pour être vrai, plein de reconnaissance pour les bontés de Votre Majesté, je suis venu avec la promptitude de l’éclair lui dire : Sire, cette épée est à vous.
Mack tira son épée du fourreau, le roi recula son fauteuil. Comme Jacques Ier, il n’aimait pas la vue du fer.
Mack continua :
– Cette épée est à vous et à Sa Majesté la reine, et elle ne dormira tranquille dans son fourreau que quand elle aura renversé cette infâme république française, qui est la négation de l’humanité et la honte de l’Europe. Acceptez-vous mon serment, sire ? continua Mack en brandissant formidablement son épée.
Ferdinand, peu porté de sa personne aux mouvements dramatiques, ne put s’empêcher, avec son admirable bon sens, d’apprécier tout ce que l’action du général Mack avait de ridicule forfanterie, et, avec son sourire narquois, il murmura dans son patois napolitain, qu’il savait inintelligible pour tout homme qui n’était pas né au pied du Vésuve, ce seul mot :
– Ceuza !
Nous voudrions bien traduire cette espèce d’interjection échappée aux lèvres du roi Ferdinand ; mais elle n’a malheureusement pas d’équivalent dans la langue française. Contentons-nous de dire qu’elle tient à peu près le milieu entre fat et imbécile.
Mack, qui, en effet, n’avait pas compris et qui attendait, l’épée à la main, que le roi acceptât son serment, se retourna assez embarrassé vers la reine.
– Je crois, dit Mack à la reine, que Sa Majesté m’a fait l’honneur de m’adresser la parole.
– Sa Majesté, répondit la reine sans se déconcerter, vous a, général, par un seul mot plein d’expression, témoigné sa reconnaissance.
Mack s’inclina, et, tandis que la figure du roi conservait son expression de railleuse bonhomie, remit majestueusement son épée au fourreau.
– Et maintenant, dit le roi lancé sur cette pente moqueuse qu’il aimait tant à suivre, j’espère que mon cher neveu, en m’envoyant un de ses meilleurs généraux pour renverser cette infâme république française, m’a en même temps envoyé un plan de campagne arrêté par le conseil aulique.
Cette demande, faite avec une naïveté parfaitement jouée, était une nouvelle raillerie du roi, le conseil aulique ayant élaboré les plans de la campagne de 96 et de 97, plans sur lesquels les généraux autrichiens et l’archiduc Charles lui-même avaient été battus.
– Non, sire, répondit Mack, j’ai demandé à Sa Majesté l’empereur, mon auguste maître, carte blanche à ce sujet.
– Et il vous l’a accordée, je l’espère ? demanda le roi.
– Oui, sire, il m’a fait cette grâce.
– Et vous allez vous en occuper sans retard, n’est-ce pas, mon cher général ? car j’avoue que j’en attends avec impatience la communication.
– C’est chose faite, répondit Mack avec l’accent d’un homme parfaitement satisfait de lui-même.
– Ah ! dit Ferdinand redevenant de bonne humeur, selon sa coutume, quand il trouvait quelqu’un à railler, vous l’entendez, messieurs. Avant même que le citoyen Garat nous eût déclaré la guerre au nom de l’infâme république française, l’infâme république française, grâce au génie de notre général en chef, était déjà battue. Nous sommes véritablement sous la protection de Dieu et de saint Janvier. Merci, mon cher général, merci.
Mack, tout gonflé du compliment qu’il prenait à la lettre, s’inclina devant le roi.
– Quel malheur, s’écria celui-ci, que nous n’ayons point là une carte de nos États et des États romains, pour suivre les opérations du général sur cette carte. On dit que le citoyen Buonaparte a, dans son cabinet de la rue Chantereine, à Paris, une grande carte sur laquelle il désigne d’avance à ses secrétaires et à ses aides de camp les points sur lesquels il battra les généraux autrichiens ; le baron nous eût désigné d’avance ceux sur lesquels il battra les généraux français. Tu feras faire pour le ministère de la guerre, et tu mettras à la disposition du baron Mack, une carte pareille à celle du citoyen Buonaparte, tu entends, Ariola ?
– Inutile de prendre cette peine, sire, j’en ai une excellente.
– Aussi bonne que celle du citoyen Buonaparte ? demanda le roi.
– Je le crois, répondit Mack d’un air satisfait.
– Où est-elle, général ? reprit le roi, où est-elle ? Je meurs d’envie de voir une carte sur laquelle on bat l’ennemi d’avance.
Mack donna à un huissier l’ordre de lui apporter son portefeuille, qu’il avait laissé dans la chambre voisine.
La reine, qui connaissait son auguste époux et qui n’était point dupe des compliments affectés qu’il faisait à son protégé, craignant que celui-ci ne s’aperçût qu’il servait de quintaine à l’humeur caustique du roi, objecta que ce n’était peut-être pas le moment de s’occuper de ce détail ; mais Mack, ne voulant point perdre l’occasion de faire admirer par trois ou quatre généraux présents sa science stratégique, s’inclina en manière de respectueuse insistance, et la reine céda.
L’huissier apporta un grand portefeuille sur lequel étaient imprimés en or, d’un côté les armes de l’Autriche, et de l’autre côté le nom et les titres du général Mack.
Celui-ci en tira une grande carte des États romains avec leurs frontières, et l’étendit sur la table du conseil.
– Attention, mon ministre de la guerre ! attention, messieurs mes généraux ! dit le roi. Ne perdons pas un mot de ce que va nous dire le baron. Parlez, baron ; on vous écoute.
Les officiers se rapprochèrent de la table avec une vive curiosité ; le baron Mack possédait, on ne savait pourquoi à cette époque, et on ne l’a même jamais su depuis, la réputation de l’un des premiers stratégistes du monde.
La reine, au contraire, ne voulant point avoir part à ce quelle regardait comme une mystification de la part du roi, se retira un peu à l’écart.
– Comment ! madame, dit le roi, au moment où le baron consent à nous dire où il battra ces républicains que vous détestez tant, vous vous éloignez !
– Je n’entends rien à la stratégie, monsieur, répondit aigrement la reine ; et peut-être, continua-t-elle en désignant de la main le cardinal Ruffo, prendrais-je la place de quelqu’un qui s’y entend.
Et, s’approchant d’une fenêtre, elle battit de ses doigts contre les carreaux.
Au même instant, comme si c’eût été un signal donné, une seconde fanfare retentit ; seulement, au lieu de sonner le lancer, comme la première, elle sonnait la vue.
Le roi s’arrêta comme si ses pieds eussent pris tout à coup racine dans la mosaïque qui formait le parquet de la chambre ; sa figure se décomposa, une expression de colère prit la place du vernis de bonhomie railleuse répandue sur elle.
– Ah çà ! mais, décidément, dit-il, ou ils sont idiots, ou ils ont juré de me rendre fou. Il s’agit bien de courre le cerf ou le sanglier ; nous chassons le républicain.
Puis, s’élançant pour la seconde fois vers la fenêtre, qu’il ouvrit avec plus de violence encore que la première :
– Mais te tairas-tu, double brute ! cria-t-il ; je ne sais à quoi tient que je ne descende et que je ne t’étrangle de mes propres mains.
– Oh ! sire, dit Mack, ce serait, en vérité, trop d’honneur pour ce manant.
– Vous croyez, baron ? dit le roi reprenant sa bonne humeur. Laissons-le donc vivre et ne nous occupons que d’exterminer les Français. Voyons votre plan, général, voyons-le.
Et il referma la fenêtre avec plus de calme qu’on ne pouvait l’espérer de l’état d’exaspération où l’avait mis le son du cor, et dont heureusement l’avait, comme par miracle, tiré la flatterie banale du général Mack.
– Voyez, messieurs, dit Mack du ton d’un professeur qui enseigne à ses élèves, nos 60,000 hommes sont divisés en quatre ou cinq points sur cette ligne qui s’étend de Gaete à Aquila.
– Vous savez que nous en avons 65,000, dit le roi ; ainsi ne vous en gênez pas.
– Je n’en ai besoin que de 60,000 sire, dit Mack ; mes calculs sont établis sur ce chiffre, et Votre Majesté aurait 100,000 hommes, que je ne lui prendrais pas un tambour de plus ; d’ailleurs, j’ai les renseignements les plus exacts sur le nombre des Français, ils ont à peine 10,000 hommes.
– Alors, dit le roi, nous serons six contre un, voilà qui me rassure tout à fait. Dans la campagne de 96 et de 97, les soldats de mon neveu n’étaient que deux contre un, quand ils ont été battus par le citoyen Buonaparte.
– Je n’étais point là, sire, répondit Mack avec le sourire de la suffisance.
– C’est vrai, répondit le roi avec une parfaite simplicité ; il n’y avait là que Beaulieu, Wurmser, Alvinzi et le prince Charles.
– Sire, sire ! murmura la reine en tirant Ferdinand par la basque de sa veste de chasse.
– Bon ! ne craignez rien, dit le roi, je sais à qui j’ai affaire et puis je ne le gratterai que tant qu’il me tendra la tête.
– Je disais donc, reprit Mack, que le gros de nos troupes, vingt mille hommes à peu près, est à San-Germano, et que les quarante mille autres sont campés sur le Tronto, à Sessa, à Tagliacozzo et à Aquila. Dix mille hommes traversent le Tronto et chassent la garnison française d’Ascoli, dont ils s’emparent, et s’avancent sur Fermo par la voie Émilienne. Quatre mille hommes sortent d’Aquila, occupent Rieti et se dirigent sur Terni ; cinq ou six mille descendent de Tagliacozzo à Tivoli pour faire des courses dans la Sabine ; huit mille autres partent du camp de Sessa et pénètrent dans les États romains par la voie Appienne ; six mille autres enfin s’embarquent, font voile pour Livourne et coupent la retraite aux Français, qui se retirent par Perugia.
– Qui se retirent par Perugia… Le général Mack ne nous dit pas précisément, comme le citoyen Buonaparte, où il battra l’ennemi ; mais il nous dit par où il se retire.
– Eh bien, si fait, dit Mack triomphant, je vous dis où je bats l’ennemi.
– Ah ! voyons cela, dit le roi, qui paraissait prendre presque autant de plaisir à la guerre qu’il en eût pris à la chasse.
– Avec Votre Majesté et vingt ou vingt-cinq mille hommes, je pars de San-Germano.
– Vous partez de San-Germano avec moi.
– Je marche sur Rome.
– Avec moi toujours.
– Je débouche par les routes de Ceperano et de Frosinone.
– Mauvaises routes, général ! je les connais, j’y ai versé.
– L’ennemi abandonne Rome.
– Vous en êtes sur ?
– Rome n’est point une place qui puisse être défendue.
– Et, quand l’ennemi a abandonné Rome, que fait-il ?
– Il se retire sur Civita-Castellana, qui est une position formidable.
– Ah ! ah ! Et vous l’y laissez, bien entendu ?
– Non pas ; je l’attaque et je le bats.
– Très-bien. Mais si, par hasard, vous ne le battiez pas ?
– Sire, dit Mack en mettant la main sur sa poitrine et en s’inclinant devant le roi, quand j’ai l’honneur de dire à Votre Majesté que je le battrai, c’est comme s’il était battu.
– Alors, tout va bien ! dit le roi.
– Sa Majesté a-t-elle quelques objections à faire sur le plan que je lui ai exposé ?
– Non ; il n’y a absolument qu’un point sur lequel il s’agirait de nous mettre d’accord.
– Lequel, sire ?
– Vous dites, dans votre plan de campagne, que vous partez de San-Germano avec moi ?
– Oui, sire.
– J’en suis donc, moi, de la guerre ?
– Sans doute.
– C’est que vous m’en donnez la première nouvelle. Et quel grade m’offrez-vous dans mon armée ? Ce n’est point indiscret, n’est-ce pas, de vous demander cela ?
– Le suprême commandement, sire ; je serai heureux et fier d’obéir aux ordres de Votre Majesté.
– Le suprême commandement !… Hum !
– Votre Majesté refuserait-elle ?… On m’avait fait espérer cependant…
– Qui cela ?
– Sa Majesté la reine.
– Sa Majesté la reine est bien bonne ; mais Sa Majesté la reine, dans la trop haute opinion qu’elle a toujours eue de moi et qui se manifeste en cette occasion, oublie que je ne suis pas un homme de guerre. À moi le suprême commandement ? continua le roi. Est-ce que San-Nicandro m’a élevé à être un Alexandre ou un Annibal ? est-ce que j’ai été à l’École de Brienne comme le citoyen Buonaparte ? est-ce que j’ai lu Polybe ? est-ce que j’ai lu les Commentaires de César ? est-ce que j’ai lu le chevalier Folard, Montecuculli, le maréchal de Saxe, comme votre frère le prince Charles ? est-ce que j’ai lu tout ce qu’il faut lire, enfin, pour être battu dans les règles ? est-ce que j’ai jamais commandé autre chose que mes Lipariotes ?
– Sire, répondit Mack, un descendant de Henri IV et un petit-fils de Louis XIV sait tout cela sans l’avoir appris.
– Mon cher général, dit le roi, allez conter ces bourdes à un sot, mais pas à moi qui ne suis qu’une bête.
– Oh ! sire ! s’écria Mack étonné d’entendre un roi dire si franchement son opinion sur lui-même.
Mack attendit, Ferdinand se grattait l’oreille.
– Et puis ? demanda Mack voyant que ce que le roi avait à dire ne venait pas tout seul.
Ferdinand parut se décider.
– Une des premières qualités d’un général est d’être brave, n’est-ce pas ?
– Incontestablement.
– Alors, vous êtes brave, vous ?
– Sire !
– Vous êtes sûr d’être brave, n’est-ce pas ?
– Oh !
– Eh bien, moi, je ne suis pas sûr de l’être.
La reine rougit jusqu’aux oreilles ; Mack regarda le roi avec étonnement. Les ministres et les conseillers, qui connaissaient le cynisme du roi, sourirent ; rien ne les étonnait, venant de cette étrange individualité nommée Ferdinand.
– Après cela, continua le roi, peut-être que je me trompe et que je suis brave sans m’en douter ; nous verrons bien.
Se retournant alors vers ses conseillers, ses ministres et ses généraux :
– Messieurs, dit-il, vous avez entendu le plan de campagne du baron ?
Tous firent signe que oui.
– Et tu l’approuves, Ariola ?
– Oui, sire, répondit le ministre de la guerre.
– Tu l’approuves, Pignatelli ?
– Oui, sire.
– Et toi, Colli ?
– Oui, sire.
– Et toi, Parisi ?
– Oui, sire.
Enfin, se tournant vers le cardinal, qui se tenait un peu à l’écart comme il avait fait tout le reste de la séance.
– Et vous, Ruffo ? demanda-t-il.
Le cardinal garda le silence.
Mack avait salué chacune de ces approbations d’un sourire ; il regarda avec étonnement cet homme d’Église qui ne se hâtait point d’approuver comme les autres.
– Peut-être, dit la reine, M. le cardinal en avait-il préparé un meilleur ?
– Non, Votre Majesté, répondit le cardinal sans se déconcerter ; car j’ignorais que la guerre fût si instante, et personne ne m’avait fait l’honneur de me demander mon avis.
– Si Votre Éminence, dit Mack d’une voix railleuse, a quelques observations à faire, je suis prêt à les écouter.
– Je n’eusse point osé exprimer mon opinion sans la permission de Votre Excellence, répondit Ruffo avec une extrême courtoisie ; mais, puisque Votre Excellence m’y autorise…
– Oh ! faites, faites, Éminence, dit Mack en riant.
– Si j’ai bien compris les combinaisons de Votre Excellence, dit Ruffo, voici le but qu’elle se propose dans le plan de campagne qu’elle nous a fait l’honneur d’exposer devant nous…
– Voyons mon but, dit Mack croyant avoir trouvé à son tour quelqu’un à goguenarder.
– Oui, voyons cela, dit Ferdinand, qui donnait d’avance la victoire au cardinal, par la seule raison que la reine le détestait.
La reine frappa du pied avec impatience ; le cardinal vit le mouvement, mais ne s’en préoccupa point ; il connaissait les mauvais sentiments de la reine à son égard, et ne s’en inquiétait que médiocrement ; il continua donc avec une parfaite tranquillité :
– Votre Excellence, en étendant sa ligne, espère, grâce à sa grande supériorité numérique, dépasser les extrémités de la ligne française, l’envelopper, pousser des corps les uns sur les autres, jeter parmi eux la confusion, et, comme la retraite leur sera coupée par la Toscane, les détruire ou les faire prisonniers.
– Je vous eusse expliqué ma pensée, que vous ne l’eussiez pas mieux comprise, monsieur, dit Mack ravi. Je les ferai prisonniers depuis le premier jusqu’au dernier, et pas un Français ne retournera en France pour donner des nouvelles de ses compagnons, aussi vrai que je m’appelle le baron Charles Mack. Avez-vous quelque chose de mieux à proposer ?
– Si j’eusse été consulté, répondit le cardinal, j’eusse du moins proposé autre chose.
– Et qu’eussiez-vous proposé ?
– J’eusse proposé de diviser l’armée napolitaine en trois corps seulement ; j’eusse concentré 25 ou 30,000 hommes entre Cieti et Terni ; j’eusse envoyé 12,000 hommes sur la voie Émilienne pour combattre l’aile gauche des Français, 10,000 dans les marais Pontins pour écraser leur aile droite ; enfin, j’en eusse envoyé 8,000 en Toscane ; j’aurais, par un effort suprême, dans lequel j’eusse mis toute l’énergie dont je me sens capable, tenté d’enfoncer le centre ennemi, de prendre en flanc ses deux ailes, et de les empêcher de se porter mutuellement secours ; pendant ce temps, la légion toscane, recrutée de tout ce que le pays eût pu fournir, eût couru la contrée pour se rapprocher de nous et nous aider selon les circonstances. Cela eût permis à l’armée napolitaine, jeune et inexpérimentée, d’agir par masses, ce qui lui eût donné confiance en elle-même. Voilà, dit Ruffo, ce que j’eusse proposé ; mais je ne suis qu’un pauvre homme d’Église, et je m’incline devant l’expérience et le génie du général Mack.
Et, ce disant, le cardinal, qui s’était approché de la table pour indiquer sur la carte les mouvements qu’il eût exécutés, fit un pas en arrière en signe qu’il abandonnait la discussion.
Les généraux se regardèrent avec surprise ; il était évident que Ruffo venait de donner un excellent avis. Mack, en éparpillant trop l’armée napolitaine et la divisant en trop petits corps, exposait ces corps à être battus séparément, fût-ce par des ennemis peu nombreux. Ruffo, au contraire, présentait un plan complétement à l’abri de ce danger.
Mack se mordit les lèvres ; il sentait combien le plan qui venait d’être développé était supérieur au sien.
– Monsieur, dit Mack, le roi est libre encore de choisir entre vous et moi, entre votre plan et le mien ; peut-être, en effet, ajouta-t-il en riant, mais du bout des lèvres, pour faire une guerre que l’on peut appeler la guerre sainte, mieux vaudrait Pierre l’Ermite que Godefroy de Bouillon.
Le roi ne savait pas précisément ce que c’était que Pierre l’Ermite et Godefroy de Bouillon ; mais, tout en raillant Mack personnellement, il ne voulait pas le mécontenter.
– Que dites-vous là, mon cher général ! s’écria-t-il ; je trouve, pour mon compte, votre plan excellent, et vous avez vu que c’était l’avis de ces messieurs, puisque tous l’ont approuvé. Je l’approuve donc de bout en bout et je n’y veux pas changer une étape seulement. Voilà que nous avons l’armée. Bien. Voilà que nous avons le général en chef. Bien, très-bien. Il ne nous manque plus que l’argent. Voyons, Corradino, continua le roi en s’adressant au ministre des finances. Ariola nous a fait voir ses hommes, montre-nous tes écus.
– Eh ! sire, répondit celui que le roi interpellait ainsi à brûle-pourpoint, Votre Majesté sait bien que les dépenses que l’on vient de faire pour équiper et habiller l’armée, ont complétement vidé les caisses de l’État.
– Mauvaise nouvelle, Corradino, mauvaise nouvelle ; j’ai toujours entendu dire que l’argent était le nerf de la guerre. Vous entendez, madame ? pas d’argent !
– Sire, répondit la reine, l’argent ne vous manquera pas plus que ne vous ont manqué l’armée et le général en chef, et nous avons, en attendant mieux, un million de livres sterling à votre disposition.
– Bon ! dit le roi ; et quel est l’alchimiste qui a ainsi l’heureuse faculté de faire de l’or ?
– Je vais avoir l’honneur de vous le présenter, sire, dit la reine en allant à la porte par laquelle elle avait déjà introduit le général Mack.
Puis, s’adressant à une personne encore invisible :
– Votre Grâce, dit-elle, veut-elle avoir la bonté de confirmer au roi ce que je viens d’avoir l’honneur de lui annoncer, c’est-à-dire que, pour faire la guerre aux jacobins, l’argent ne lui manquera pas ?
Tous les yeux se portèrent vers la porte, et Nelson apparut radieux sur le seuil, tandis que, derrière lui, pareille à une ombre élyséenne, s’effaçait la forme légère d’Emma Lyonna, laquelle venait d’acheter par un premier baiser le dévouement de Nelson et les subsides de l’Angleterre.
L’apparition de Nelson en un pareil moment était significative : c’était le mauvais génie de la France en personne qui venait s’asseoir au conseil de Naples et soutenir de la toute-puissance de son or les mensonges et la trahison de Caroline.
Tout le monde connaissait Nelson, excepté le général Mack, arrivé dans la nuit, comme nous l’avons dit ; la reine alla à lui, et, lui prenant la main, et conduisant le futur vainqueur de Civita-Castellana au vainqueur d’Aboukir :
– Je présente, dit-elle, le héros de la terre au héros de la mer.
Nelson parut peu flatté du compliment ; mais il était de trop bonne humeur en ce moment pour se blesser d’un parallèle, quoique ce parallèle fût tout à l’avantage de son rival ; il salua courtoisement Mack, et, se tournant vers le roi :
– Sire, dit-il, je suis heureux de pouvoir annoncer à Votre Majesté et à ses ministres que je suis porteur des pleins pouvoirs de mon gouvernement pour traiter avec elle au nom de l’Angleterre toute question relative à la guerre avec la France.
Le roi se sentit pris ; Caroline l’avait, pendant son sommeil, garrotté comme Gulliver à Lilliput ; il lui fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur ; seulement, il essaya de se cramponner à la dernière objection qui se présentait à son esprit.
– Votre Grâce a entendu, dit-il, ce dont il est question, et notre ministre des finances, sachant que nous sommes entre amis et que l’on n’a pas de secrets pour ses amis, nous a avoué franchement qu’il n’y avait plus d’argent dans les caisses ; alors, je faisais cette objection que, sans argent, il n’y avait pas de guerre possible.
– Et Votre Majesté faisait, comme toujours, preuve d’une profonde sagesse, répondit Nelson ; mais voici, par bonheur, des pouvoirs de M. Pitt qui me mettent à même de remédier à cette pénurie.
Et Nelson posa sur la table du conseil un pouvoir conçu en ces termes :
« À son arrivée à Naples, lord Nelson, baron du Nil, est autorisé à s’entendre avec sir William Hamilton, notre ambassadeur près la cour des Deux-Siciles, pour soutenir notre auguste allié le roi de Naples dans toutes les nécessités où pourrait l’entraîner une guerre contre la république française.
» W. PITT.
» Londres, 7 septembre 1798. »
Acton traduisit les quelques lignes de Pitt au roi, qui appela près de lui le cardinal, comme un renfort contre le nouvel allié de la reine qui venait d’apparaître.
– Et Votre Seigneurie, dit Ferdinand, peut, à ce que disait la reine, mettre à notre disposition… ?
– Un million de livres sterling, dit Nelson.
Le roi se tourna vers Ruffo comme pour lui demander ce que faisait un million de livres sterling.
Ruffo devina la question.
– Cinq millions et demi de ducats, à peu près, répondit-il.
– Hum ! fit le roi.
– Cette somme, dit Nelson, n’est qu’un premier subside destiné à faire face aux nécessités du moment.
– Mais, avant que vous ayez avisé votre gouvernement de nous expédier cette somme, avant que votre gouvernement nous l’expédie, avant, enfin, qu’elle soit arrivée à Naples, un assez long temps peut s’écouler. Nous sommes dans l’équinoxe d’hiver, et ce n’est pas trop de calculer un mois ou six semaines pour l’aller et le retour d’un bâtiment ; pendant ces six semaines ou ce mois, les Français auront tout le temps d’être à Naples !
Nelson allait répondre, la reine lui coupa la parole.
– Votre Majesté peut se tranquilliser sur ce point, dit-elle : les Français ne sont point en mesure de lui faire la guerre.
– En attendant, répliqua Ferdinand, ils nous l’ont déclarée.
– Qui nous l’a déclarée ?
– L’ambassadeur de la République. Pardieu ! on dirait que je vous apprends une nouvelle.
La reine sourit dédaigneusement.
– Le citoyen Garat s’est trop pressé, dit-elle ; il eût attendu encore quelque temps, ou n’eût point fait sa déclaration de guerre, s’il eût connu la situation du général Championnet à Rome.
– Et vous connaissez mieux cette situation que ne la connaissait l’ambassadeur lui-même, n’est-ce pas, madame ?
– Je le crois.
– Vous avez des correspondances à l’état-major du général républicain ?
– Je ne me fierais pas à des correspondances avec des étrangers, sire.
– Alors, vous tenez vos renseignements du général Championnet lui-même ?
– Justement ! et voici la lettre que l’ambassadeur de la République eût reçue ce matin, s’il ne se fût point tant pressé de partir hier au soir.
Et la reine tira de son enveloppe la lettre que le sbire Pasquale de Simone avait enlevée la veille à Salvato Palmieri et lui avait remise dans la chambre obscure ; puis elle la passa au roi.
Le roi y jeta les yeux.
– Cette lettre est en français, dit-il du ton dont il eût dit : « Cette lettre est en hébreu. »
Puis, la passant à Ruffo, comme s’il se fiait à lui seul :
– Monsieur le cardinal, dit-il, traduisez-nous cette lettre en italien.
Ruffo prit la lettre, et, au milieu du plus profond silence, lut ce qui suit :
« Citoyen ambassadeur,
» Arrivé à Rome depuis quelques jours seulement, je crois qu’il est de mon devoir de porter à votre connaissance l’état dans lequel se trouve l’armée que je suis appelé à commander, afin que, sur les notes précises que je vais vous donner, vous puissiez régler la conduite que vous avez à tenir vis-à-vis d’une cour perfide qui, poussée par l’Angleterre, notre éternelle ennemie, n’attend que le moment favorable pour nous déclarer la guerre… »
À ces derniers mots, la reine et Nelson se regardèrent en souriant. Nelson n’entendait ni le français ni l’italien ; mais probablement une traduction anglaise de cette lettre lui avait été faite à l’avance.
Ruffo continua, ce signe n’ayant point interrompu la lecture.
« D’abord, cette armée, qui se monte au chiffre de 35,000 hommes sur le papier, n’est, en réalité, que de 8,000 hommes, lesquels manquent de chaussures, de vêtements, de pain, et, depuis trois mois, n’ont pas reçu un sou de solde. Ces 8,000 hommes n’ont que 180,000 cartouches à se distribuer, ce qui nous fait quinze coups à tirer par homme ; aucune place n’est approvisionnée même en poudre, et l’on en a manqué à Civita-Vecchia pour tirer sur un vaisseau barbaresque qui est venu observer la côte… »
– Vous entendez, sire, dit la reine.
– Oui, j’entends, dit le roi. Continuez, monsieur le cardinal.
Le cardinal reprit :
« Nous n’avons que cinq pièces de canon et un parc de quatre bouches à feu ; notre manque de fusils est tel, que je n’ai pu armer deux bataillons de volontaires que je comptais employer contre les insurgés qui nous enveloppent de tous côtés… »
La reine échangea un nouveau signe avec Mack et Nelson.
« Nos forteresses ne sont pas en meilleur état que nos arsenaux ; dans aucune d’elles les boulets et les canons ne sont du même calibre ; dans quelques-unes, il y a des canons et pas de boulets ; dans d’autres, des boulets et pas de canons. Cet état désastreux m’explique les instructions du Directoire que je vous transmets afin que vous vous y conformiez.
» Repousser par les armes toute agression hostile dirigée contre la république romaine et porter la guerre sur le territoire napolitain, mais dans le cas seulement où le roi de Naples exécuterait ses projets d’invasion depuis si longtemps annoncés… »
– Vous entendez, sire, dit la reine. Avec 8,000 hommes, cinq pièces de canon et 180,000 cartouches, je crois que nous n’avons pas grand’chose à craindre de cette guerre.
– Continuez, éminentissime, dit le roi se frottant les mains.
– Oui, continuez, dit la reine, et vous verrez ce que le général français pense lui-même de sa position.
« Or, continua le cardinal, avec les moyens qui sont à ma disposition, citoyen ambassadeur, vous comprenez facilement que je ne pourrais pas repousser une agression hostile, à plus forte raison, porter la guerre sur le territoire napolitain… »
– Cela vous rassure-t-il, monsieur ? demanda la reine.
– Hum ! fit le roi ; voyons jusqu’au bout.
« Je ne puis donc trop vous recommander, citoyen ambassadeur, de maintenir, autant que le permettra la dignité de la France, la bonne harmonie entre la République et la cour des Deux-Siciles, et de calmer par tous les moyens possibles l’impatience des patriotes napolitains ; tout mouvement qui se produirait avant trois mois, c’est-à-dire avant le temps qui m’est nécessaire pour organiser l’armée serait prématuré et avorterait infailliblement.
» Mon aide de camp, homme sûr, d’un courage éprouvé, et qui, né dans les États du roi de Naples, parle non-seulement l’italien, mais encore le patois napolitain, est chargé de vous remettre cette lettre et de s’aboucher avec les chefs du parti républicain à Naples. Renvoyez-le-moi le plus vite possible avec une réponse détaillée qui m’expose exactement votre situation vis-à-vis de la cour des Deux-Siciles.
» Fraternité.
» CHAMPIONNET.
» 18 septembre 1798. »
– Eh bien, monsieur, dit la reine, si vous n’êtes rassuré qu’à moitié, voilà qui doit vous rassurer tout à fait.
– Sur un point, oui, madame ; mais sur un autre, non.
– Ah ! je comprends. Vous voulez parler du parti républicain, auquel vous avez eu tant de peine à croire. Eh bien, Votre Majesté le voit, ce n’est pas tout à fait un fantôme ; il existe, puisqu’il faut le calmer et que ce sont les jacobins eux-mêmes qui en donnent le conseil.
– Mais comment diable avez-vous pu vous procurer cette lettre ? demanda le roi en la prenant des mains du cardinal et en l’examinant avec curiosité.
– Ceci, c’est mon secret, monsieur, répondit la reine, et vous me permettrez de le garder ; mais j’ai, je crois, coupé la parole à Sa Seigneurie lord Nelson au moment où il allait répondre à une question que vous veniez de lui faire.
– Je disais qu’en septembre et en octobre, la mer est mauvaise, et qu’il nous faudrait peut-être un mois ou six semaines pour recevoir d’Angleterre cet argent dont nous avons besoin le plus tôt possible.
La demande du roi fut transmise à Nelson.
– Sire, répondit-il, le cas est prévu et vos banquiers, MM. Baker père et fils, vous escompteront, avec l’aide de leurs correspondants de Messine, de Rome et de Livourne, une lettre de change d’un million de livres que leur fera sir William Hamilton et que j’endosserai. Votre Majesté aura seulement besoin, vu le chiffre assez élevé de la somme, de les prévenir à l’avance.
– C’est bien, c’est bien, dit le roi ; faites faire la lettre de change à sir William, endossez-la, remettez-la-moi, et je m’entendrai de cela avec les Baker.
Ruffo souffla quelques mots à l’oreille du roi.
Ferdinand fit un signe de tête.
– Mais ma bonne alliée l’Angleterre, dit-il, si amie qu’elle soit du royaume des Deux-Siciles, ne donne pas son argent pour rien, je la connais. Que demande-t-elle, en échange de son million de livres sterling ?
– Une chose bien simple, et qui ne porte aucun préjudice à Votre Majesté.
– Laquelle, enfin ?
– Elle demande que, quand la flotte de Sa Majesté Britannique, qui est en train de bloquer Malte, l’aura reprise aux Français, Votre Majesté renonce à faire valoir ses droits sur cette île, afin que Sa Majesté Britannique, qui n’a point de possession dans la Méditerranée autre que Gibraltar, puisse faire de Malte un point de station et d’approvisionnement pour les vaisseaux anglais.
– Bon ! la cession sera facile de ma part ; Malte ne m’appartient pas, elle appartient à l’Ordre.
– Oui, sire ; mais, Malte reprise, l’Ordre sera dissous, fit observer Nelson.
– Et, l’Ordre dissous, se hâta de dire Ruffo, Malte fait retour à la couronne des Deux-Siciles, ayant été donné par l’empereur Charles-Quint, comme héritier du royaume d’Aragon, aux chevaliers hospitaliers qui venaient d’être chassés de Rhodes, en 1535, par Soliman II ; or, si avec le besoin qu’a l’Angleterre d’une station dans la Méditerranée, l’Angleterre ne payait Malte que vingt-cinq millions de francs, ce ne serait pas cher.
Peut-être la discussion allait-elle s’établir sur ce point lorsqu’une troisième fanfare se fit entendre dans la cour et produisit un effet non moins inattendu et non moins prodigieux que les deux premières.
Quant à la reine, elle échangea avec Mack et Nelson un regard qui voulait dire : « Restez calmes, je sais ce que c’est. »
Mais le roi, qui ne le savait pas, courut à la fenêtre et l’ouvrit avant que la fanfare fût terminée.
Elle sonnait l’hallali.
– Voyons ! cria-t-il furieux, m’expliquera-t-on enfin ce que veulent dire ces trois misérables fanfares ?
– Elles veulent dire que Votre Majesté peut partir quand elle voudra, répondit le sonneur ; elle sera sûre de ne pas faire buisson creux, les sangliers sont détournés.
– Détournés ! répéta le roi, les sangliers sont détournés ?
– Oui, sire, une bande de quinze.
– Quinze sangliers !… Entendez-vous, madame ? s’écria le roi en s’adressant à Caroline. Quinze sangliers ! entendez-vous, messieurs ? Quinze sangliers ! entends-tu, Jupiter ? Quinze ! quinze ! quinze !
Puis, revenant au sonneur de cor :
– Ne sais-tu donc pas, lui cria-t-il d’une voix désespérée, qu’il n’y a pas de chasse aujourd’hui, malheureux ?
La reine s’avança.
– Et pourquoi donc n’y aurait-il pas de chasse aujourd’hui, monsieur ? demanda-t-elle avec son plus charmant sourire.
– Mais, madame, parce que, sur le billet que vous m’avez écrit cette nuit, je l’ai décommandée.
Et il se retourna vers Ruffo comme pour le prendre à témoin que l’ordre avait été donné devant lui.
– C’est possible, monsieur ; mais, moi, reprit la reine, j’ai pensé à la peine que vous causait la privation de ce plaisir, et, présumant que le conseil finirait de bonne heure et nous laisserait le temps de chasser pendant une partie de la journée, j’ai intercepté le messager et n’ai rien changé au premier ordre donné par vous, sinon que j’ai indiqué votre départ pour onze heures au lieu de neuf. Voici onze heures qui sonnent, le conseil est fini, les sangliers sont détournés, rien n’empêche donc Votre Majesté de partir.
Au fur et à mesure que la reine parlait, la figure du roi devenait rayonnante.
– Ah ! chère maîtresse ! – on se rappelle que c’était le nom dont Ferdinand appelait Caroline dans ses moments d’amitié, – ah ! chère maîtresse ! vous êtes digne de remplacer non-seulement Acton comme premier ministre, mais encore le duc della Salandra, comme grand veneur. Vous l’avez dit : le conseil est fini, vous avez votre général de terre, vous avez votre général de mer, nous allons avoir cinq ou six millions de ducats sur lesquels nous ne comptions point ; tout ce que vous ferez sera bien fait ; tout ce que je vous demande, c’est de ne pas vous mettre en campagne avant l’empereur. Par ma foi, je me sens tout disposé à faire la guerre : il paraît que, décidément, j’étais brave… Au revoir, chère maîtresse ! Au revoir, messieurs ! Au revoir, Ruffo !
– Et Malte, sire ? demanda le cardinal.
– Bon ! que l’on en fasse ce que l’on voudra, de Malte ; je m’en passe depuis deux cent soixante-trois ans, je m’en passerai bien encore. Un mauvais rocher qui n’est bon pour la chasse que deux fois dans l’année, au passage des cailles ; où l’on ne peut pas avoir de faisans, faute d’eau ; où il ne pousse pas un radis et où l’on est obligé de tout tirer de la Sicile ! Qu’ils prennent Malte et qu’ils me débarrassent des jacobins, c’est tout ce que je leur demande… Quinze sangliers ! Jupiter, taïaut ! Jupiter, taïaut !
Et le roi sortit en sifflant une quatrième fanfare.
– Milord, dit la reine à Nelson, vous pouvez écrire à votre gouvernement que la cession de Malte à l’Angleterre ne souffrira aucune difficulté de la part du roi des Deux-Siciles.
Alors, se tournant vers les ministres et les conseillers :
– Messieurs, dit-elle, le roi vous remercie des bons avis que vous lui avez donnés. Le conseil est levé.
Puis, enveloppant tout le monde dans un salut qu’elle sut par un coup d’œil rendre ironique pour Ruffo, elle rentra chez elle, suivie de Mack et de Nelson.
Il était neuf heures du matin ; l’atmosphère, épurée par l’orage de la nuit, était d’une limpidité merveilleuse ; les barques des pêcheurs sillonnaient silencieusement le golfe, entre le double azur du ciel et de la mer, et, de la fenêtre de la salle à manger, de laquelle il s’éloignait et se rapprochait tour à tour, le chevalier San-Felice eût pu voir et compter, comme des points blancs, les maisons qui, à sept lieues de là, marbraient le sombre versant d’Ana-Capri, si deux choses ne l’eussent en ce moment préoccupé : d’abord, cette opinion qu’a émise Buffon dans ses Époques de la nature, – opinion qui lui paraissait quelque peu hasardée, – que la terre avait été détachée du soleil par le choc d’une comète ; et, en même temps, une inquiétude vague que lui causait le sommeil prolongé de sa femme. C’était la première fois, depuis son mariage, qu’en sortant de son cabinet, vers les huit heures du matin, il ne trouvait pas Luisa occupée à préparer la tasse de café, le pain, le beurre, les œufs et les fruits qui composaient le déjeuner habituel du savant, déjeuner que partageait, avec un appétit tout juvénile, celle qui l’avait ordonné et servi, même, avec la double attention d’une fille respectueuse et d’une tendre épouse.
Après son déjeuner, c’est-à-dire vers dix heures du matin, avec la régularité qu’il mettait à toute chose, quand une trop forte préoccupation scientifique ou morale ne l’absorbait pas, le chevalier embrassait Luisa au front et prenait le chemin de sa bibliothèque, chemin qu’à moins de trop mauvais temps, il faisait toujours à pied, autant pour son plaisir et sa distraction que pour accomplir une recommandation d’hygiène que lui avait faite son ami Cirillo, et qui, s’étendant de Mergellina au palais royal, pouvait équivaloir à un kilomètre et demi.
C’était là que demeurait, six mois de l’année, le prince héréditaire ; les six autres mois, il demeurait à la Favorite ou à Capodimonte ; pendant ces six mois, une de ses voitures était à la disposition de San-Felice.
Quand il habitait le palais royal, le prince descendait invariablement vers onze heures à sa bibliothèque, et trouvait son bibliothécaire juché sur quelque échelle, à la recherche d’un livre rare ou nouveau. En apercevant le prince, San-Felice faisait un mouvement pour descendre, mais le prince s’opposait à ce qu’il se dérangeât. Une conversation presque toujours littéraire ou scientifique s’établissait entre le savant sur son échelle et l’adepte sur son fauteuil. Entre midi et midi et demi, le prince rentrait chez lui. San-Felice descendait de son échelle pour le reconduire jusqu’à la porte, tirait sa montre, la mettait sur son bureau pour ne pas oublier l’heure, oubli auquel l’eût facilement entraîné un travail attachant, parce qu’il était aimé. À deux heures moins vingt minutes, le chevalier replaçait son travail dans son tiroir, auquel il donnait un tour de clef, remettait sa montre dans son gousset, prenait son chapeau, qu’il tenait à la main jusqu’à la porte de la rue, par cette révérence qu’avaient à cette époque les hommes vraiment royalistes pour tout ce qui tenait à la royauté. Parfois, s’il était dans ses jours de distraction, il faisait, tête nue, le chemin du palais à sa maison, à la porte de laquelle il frappait deux coups, presque toujours au même moment où sa pendule sonnait deux heures.
Ou Luisa venait lui ouvrir elle-même, ou elle l’attendait sur le perron.
– Le dîner était toujours prêt ; on se mettait à table ; pendant le dîner, Luisa racontait ce qu’elle avait fait, les visites qu’elle avait reçues, les petits événements qui étaient survenus dans le voisinage. Le chevalier, de son côté, disait ce qu’il avait vu sur son chemin, les nouvelles que lui avait données le prince, ce qu’il avait pu saisir de la politique, chose qui le préoccupait assez peu et qui intéressait médiocrement Luisa. Puis, après le dîner, selon sa disposition, Luisa se mettait au clavecin ou prenait sa guitare et chantait quelque gaie chanson de Santa-Lucia ou quelque mélancolique mélodie de Sicile ; ou bien encore les deux époux faisaient une promenade à pied sur la route pittoresque du Pausilippe, ou en voiture jusqu’à Bagnoli ou Pouzzoles, et, dans ces promenades, San-Felice avait toujours quelque anecdote historique à raconter, quelque observation intéressante à faire, sa vaste érudition lui permettant de ne se répéter jamais et de charmer toujours.
On rentrait à la nuit ; il était rare alors que quelque ami de San-Felice, quelque amie de Luisa, ne vînt pour passer la soirée, l’été sous le palmier, où l’on dressait une table, l’hiver au salon. En hommes, c’était souvent, lorsqu’il n’était point à Saint-Pétersbourg ou à Vienne, Dominique Cimarosa, l’auteur des Horaces, du Mariage secret, de l’Italienne à Londres, du Directeur dans l’embarras. L’illustre maestro se plaisait à faire chanter les morceaux encore inédits de ses opéras à Luisa, dans laquelle il trouvait, outre une excellente méthode qu’elle lui devait en partie, cette voix fraîche, limpide et sans fioritures, que l’on rencontre si rarement au théâtre ; c’était quelquefois un jeune peintre, beau talent, charmant esprit, grand musicien, excellent joueur de guitare, s’appelant Vitaliani, comme cet enfant qui mourut avec deux autres enfants, Emmanuele de Deo et Gagliani, victimes de la première réaction. C’était, rarement enfin, car sa nombreuse clientèle lui en laissait peu le temps, c’était ce bon docteur Cirillo, avec lequel déjà deux ou trois fois nous nous sommes rencontrés, et que nous allons rencontrer encore. C’était, presque tous les soirs, la duchesse Fusco, quand elle était à Naples. C’était souvent une femme remarquable sous tous les rapports, rivale de madame de Staël comme publiciste et improvisatrice, Éléonore Fonseca Pimentele, élève de Métastase, qui, lorsqu’elle était encore tout enfant, lui avait promis un grand avenir de gloire. Quelquefois, encore, c’était la femme d’un savant, confrère de San-Felice : c’était la signora Baffi, qui, comme Luisa, n’avait pas la moitié de l’âge de son mari, et qui cependant l’aimait comme Luisa aimait le sien. Ces soirées duraient jusqu’à onze heures, rarement plus tard. On causait, on chantait, on disait des vers, on prenait des glaces, on mangeait des gâteaux. Parfois, si la soirée était belle, si la mer était calme, si la lune semait le golfe de paillettes d’argent, on descendait dans une barque : et, alors, de la surface de la mer montaient au ciel des chants délicieux, des harmonies adorables qui ravissaient en extase le bon Cimarosa ; ou bien, debout comme la sibylle antique, Éléonore Pimentele jetait au vent qui faisait flotter ses longs cheveux noirs, dénoués sur une simple tunique à la grecque, des strophes qui semblaient des souvenirs de Pindare ou d’Alcée.
Le lendemain, la même existence recommençait, avec la même ponctualité ; rien ne l’avait jamais ni troublée ni dérangée.
Comment se faisait-il donc que Luisa, qu’en rentrant à deux heures du matin il avait trouvée couchée et dormant d’un si bon sommeil, comment se faisait-il que Luisa, toujours levée à sept heures, ne fût pas encore sortie de sa chambre à neuf heures, et qu’à toutes les questions du chevalier, Giovannina eût répondu :
– Madame dort et a prié qu’on ne la réveillât point.
Mais neuf heures un quart venaient de sonner, et le chevalier, cédant à son inquiétude, se préparait à aller lui-même frapper à la porte de Luisa, lorsque celle-ci parut sur le seuil de la salle à manger, les yeux un peu fatigués, le teint un peu pâle, mais plus ravissante peut-être sous ce nouvel aspect que le chevalier ne l’avait jamais vue.
Il allait à elle avec l’intention de la gronder à la fois et de ce sommeil si prolongé et de l’inquiétude qu’il lui avait causée ; mais, lorsqu’il vit le doux sourire de la sérénité éclairer, comme un rayon matinal, sa charmante physionomie, il ne put que la regarder, sourire lui-même, prendre sa blonde tête entre ses deux mains, la baiser au front, en lui disant avec une galanterie mythologique qui, à cette époque, n’avait rien de suranné :
– Si la femme du vieux Tithon s’est fait attendre, c’était pour se déguiser en amante de Mars !
Une vive rougeur passa sur le visage de Luisa, elle appuya sa tête contre le cœur du chevalier, comme si elle eût voulu se réfugier dans sa poitrine.
– J’ai fait des rêves terribles cette nuit, mon ami, dit-elle, et cela m’a rendue un peu malade.
– Et ces rêves terribles, t’ont-ils, en même temps que le sommeil, enlevé l’appétit ?
– J’en ai vraiment peur, dit Luisa en se mettant à table.
Elle fit un effort pour manger, mais c’était chose impossible : il lui semblait avoir la gorge serrée par une main de fer.
Son mari la regardait avec étonnement, et elle se sentait rougir et pâlir sous ce regard plutôt inquiet qu’interrogateur cependant, lorsqu’on frappa trois coups également espacés à la porte du jardin.
Quelle que fût la personne qui arrivait, elle était la bienvenue pour Luisa ; car elle faisait diversion à l’inquiétude du chevalier et à son embarras à elle.
Aussi se leva-t-elle vivement pour aller ouvrir.
– Où est donc Nina ? demanda San-Felice.
– Je ne sais, répondit Luisa ; sortie peut-être.
– À l’heure du déjeuner ? quand elle sait sa maîtresse souffrante ? Impossible, ma chère enfant !
On frappa une seconde fois.
– Permettez que j’aille ouvrir, dit Luisa.
– Non pas ; c’est à moi d’y aller ; tu souffres, tu es fatiguée ; reste tranquille, je le veux !
Le chevalier disait quelquefois : Je le veux, mais d’une voix si douce, avec une expression si tendre, que c’était toujours la prière d’un père à sa fille, et jamais l’ordre d’un mari à sa femme.
Luisa laissa donc le chevalier descendre le perron et aller lui-même ouvrir la porte du jardin ; mais, inquiète à chaque circonstance nouvelle qui pouvait donner à son mari soupçon de ce qui s’était passé pendant la nuit, elle courut à la fenêtre, y passa vivement la tête, et, sans pouvoir découvrir qui c’était, vit un homme qui paraissait d’un certain âge déjà, et qui, abrité sous un chapeau à larges bords, examinait, avec une attention qui lui fit passer un frisson dans les veines, la porte contre laquelle s’était adossé Salvato, et le seuil sur lequel il était tombé.
La porte s’ouvrit, l’homme entra sans que Luisa eût pu le reconnaître.
Au son joyeux de la voix de son mari, qui invitait le visiteur à le suivre, Luisa comprit que c’était un ami.
Très-pâle, très-agitée, elle alla reprendre sa place à table.
Son mari entra, poussant devant lui Cirillo.
Elle respira. Cirillo l’aimait beaucoup, et, de son côté, elle avait une grande affection pour lui, parce que Cirillo, ayant autrefois été le médecin du prince Caramanico, parlait souvent de lui – quoiqu’il ignorât le lien de parenté qui l’attachait à Luisa – avec amour et vénération.
En l’apercevant, elle se leva donc et jeta un cri de joie ; rien de mauvais ne pouvait lui venir de la part de Cirillo.
Hélas ! bien des fois, pendant cette nuit qu’elle avait passée presque tout entière au chevet du blessé, elle avait pensé au bon docteur, et, peu confiante dans la science de Nanno, elle avait dix fois été sur le point d’envoyer Michele à sa recherche ; mais elle n’avait point osé mettre ce désir à exécution. Que penserait Cirillo du mystère qu’elle faisait à son mari de ce terrible événement qui s’était passé sous ses yeux, et comment apprécierait-il les raisons qu’elle croyait avoir de garder sur cet événement un silence absolu ?
Mais il n’en était pas moins singulier pour elle, ce hasard qui amenait Cirillo, que l’on n’avait pas vu depuis plusieurs mois, et cela, le matin même qui suivait la nuit où sa présence avait été si fort désirée dans la maison.
Cirillo, en entrant, arrêta un instant son regard sur Luisa ; puis, cédant à l’invitation de San-Felice, il approcha sa chaise de la table où le mari et la femme déjeunaient, et sur laquelle, selon la coutume orientale, qui est aussi celle de Naples, cette première étape de l’Orient, Luisa lui servit une tasse de café noir.
– Ah ! pardieu ! lui dit San-Felice en lui posant la main sur le genou, il ne fallait pas moins qu’une visite à neuf heures et demie du matin pour vous faire pardonner l’abandon dans lequel vous nous laissiez. On mourrait vingt fois, cher ami, avant de savoir si vous êtes mort vous-même !
Cirillo regarda San-Felice avec la même attention qu’il avait regardé sa femme ; mais autant chez l’une il trouvait la trace mystérieuse d’une nuit agitée et inquiète, autant il trouvait chez l’autre la naïve sérénité de l’insouciance et du bonheur.
– Alors, dit-il à San-Felice, cela vous fait plaisir, de me voir ce matin, mon cher chevalier ?
Et il appuya sur ces deux mots : ce matin, avec une intention marquée.
– Cela me fait toujours plaisir, de vous voir, cher docteur, matin et soir, soir et matin ; mais justement, ce matin, je suis plus que jamais content de vous voir.
– À quel propos ? Dites-moi cela.
– À deux propos… Prenez donc votre café… Ah ! pour le café, par exemple, vous jouez de malheur aujourd’hui, ce n’est pas Luisa qui l’a fait… La paresseuse s’est levée… À quelle heure ? Devinez.
– Fabiano ! dit Luisa en rougissant.
– La voyez-vous ! elle est honteuse elle-même !… À neuf heures !
Cirillo remarqua la rougeur de Luisa, à laquelle succéda une pâleur mortelle.
Sans savoir encore quels étaient les motifs de cette agitation, Cirillo eut pitié de la pauvre femme.
– Vous vouliez me voir à deux propos, mon cher San-Felice… Lesquels ?
– D’abord, répliqua le chevalier, imaginez-vous que j’ai rapporté hier de la bibliothèque du palais les Époques de la nature, de M. le comte de Buffon. Le prince a fait venir ce livre en cachette, attendu qu’il est défendu par la censure : peut-être – je n’en sais rien – peut-être est-ce parce qu’il n’est pas tout à fait d’accord avec la Bible.
– Oh ! cela me serait bien égal, répondit Cirillo en riant, s’il était d’accord avec le sens commun.
– Ah ! s’écria le chevalier, vous ne pensez donc pas comme lui que la terre soit un morceau du soleil détaché par le choc d’une comète ?
– Pas plus que je ne pense, mon cher chevalier, que la génération des êtres vivants s’opère par des molécules organiques et des moules intérieurs ; ce qui est encore une théorie du même auteur, non moins absurde, à mon avis, que la première.
– À la bonne heure ! Je ne suis donc pas si ignorant que j’en avais peur !
– Vous, mon cher ami ? Mais vous êtes l’homme le plus savant que je connaisse.
– Oh ! oh ! oh ! mon cher docteur, parlez bas, que l’on ne vous entende pas dire une pareille énormité. Ainsi, c’est bien arrêté, n’est-ce pas ? je n’ai pas besoin de m’en préoccuper davantage : la terre n’est point un morceau du soleil… Ah ! voilà l’un des deux points éclaircis, et, comme c’était le moins important, je l’ai fait passer le premier ; le second, vous l’avez devant les yeux. Que dites-vous de ce visage-là ?
Et il lui montra Luisa.
– Ce visage-là est charmant comme toujours, répondit Cirillo ; seulement un peu fatigué, un peu pâli par la peur que madame aura peut-être eue cette nuit.
Le docteur appuya sur les derniers mots.
– Quelle peur ? demanda San-Felice.
Cirillo regarda Luisa.
– Il n’est rien arrivé cette nuit qui vous ait effrayée, madame ? demanda Cirillo.
– Bien, non, rien, cher docteur.
Et Luisa jeta sur Cirillo un regard suppliant.
– Alors, répondit insoucieusement Cirillo, c’est que vous avez mal dormi, voilà tout.
– Oui, dit San-Felice en riant, elle a fait de mauvais rêves, et cependant, lorsque je suis rentré hier de l’ambassade d’Angleterre, elle dormait d’un si bon sommeil, que je suis entré dans sa chambre et l’ai embrassée sans qu’elle se soit réveillée.
– Et à quelle heure êtes-vous revenu de l’ambassade d’Angleterre ?
– Mais à deux heures et demie, à peu près ?
– C’est cela, dit Cirillo, tout était fini.
– Qu’est-ce qui était fini ?
– Rien, dit Cirillo. Seulement, on a assassiné cette nuit un homme devant votre porte…
Luisa devint aussi pâle que le peignoir de batiste dont elle était vêtue.
– Mais, continua Cirillo, comme c’était à minuit que l’assassinat avait eu lieu, que madame dormait à cette heure, que vous êtes rentré à deux heures et demie, vous n’en avez rien su ?
– Non, et c’est vous qui m’en donnez des nouvelles. Par malheur, ce n’est pas chose rare qu’un assassinat dans les rues de Naples, et surtout à Mergellina, qui est à peine éclairée et où tout monde est couché à neuf heures du soir… Ah ! je comprends maintenant pourquoi vous êtes venu de si bon matin.
– Justement, mon ami, je voulais savoir si cet assassinat, qui a plus de gravité qu’un accident ordinaire, n’avait pas, s’étant passé sous vos fenêtres, jeté quelque trouble dans la maison.
– Aucun ! vous le voyez… Mais cet assassinat, comment l’avez-vous appris ?
– J’ai passé devant votre porte au moment même où il venait d’avoir lieu. L’homme, en se défendant, – il paraît qu’il était très-fort et très-brave, – a tué deux sbires et en a blessé deux autres.
Luisa dévorait chaque parole qui sortait de la bouche du docteur ; tous ces détails, qu’on ne l’oublie pas, lui étaient inconnus.
– Comment ! demanda San-Felice en baissant la voix, les assassins étaient des sbires ?
– Sous le commandement de Pasquale de Simone, répondit Cirillo en mettant sa voix au diapason de celle du chevalier.
– Croyez-vous donc à toutes ces calomnies ? demanda San-Felice.
– Je suis bien forcé d’y croire.
Cirillo prit San-Felice par la main et le conduisit à la fenêtre.
– Voyez-vous, lui dit-il en étendant le doigt, de l’autre côté de la fontaine du Lion, à la porte de cette maison qui fait l’angle de la place et de la rue, voyez-vous cette bière exposée entre quatre cierges ?
– Oui.
– Eh bien, elle renferme le cadavre d’un des deux sbires blessés. Celui-là est mort entre mes mains et, en mourant, m’a tout dit.
Cirillo se retourna vivement pour s’assurer de l’effet qu’avaient fait sur Luisa les paroles qu’il venait de prononcer.
Elle était debout, essuyant avec son mouchoir la sueur de son front.
Luisa comprit que les paroles avaient été dites pour elle. Les forces lui manquèrent ; elle retomba sur sa chaise les mains jointes.
Cirillo fit signe que lui aussi comprenait et la rassura d’un coup d’œil.
– Maintenant, dit-il, mon cher chevalier, je suis enchanté que tout cela se soit passé in partibus, c’est-à-dire sans que vous ni madame ayez rien vu ni entendu. Mais, comme madame n’en est pas moins un peu souffrante, vous allez me permettre de l’interroger, n’est-ce pas, et de lui laisser une petite ordonnance ? Puis, comme les médecins font toujours des questions fort indiscrètes ; comme les dames ont toujours, à l’endroit de leur santé, certains secrets ou plutôt certaines pudeurs qui ont besoin du tête-à-tête pour s’épancher, vous allez me permettre d’emmener madame dans sa chambre et de l’y interroger tout à mon aise.
– Inutile, cher docteur ; voici dix heures qui sonnent. Je suis en retard de vingt minutes. Restez avec Luisa ; confessez-la à blanc. Moi, je vais à ma bibliothèque… À propos, vous savez ce qui s’est passé, cette nuit, à l’hôtel de l’ambassadeur d’Angleterre ?
– Oui, à peu près du moins.
– Eh bien, cela doit avoir amené de grandes choses ; je suis sûr que le prince descendra aujourd’hui plus tôt que de coutume, et que déjà même peut-être il m’attend. Vous m’avez donné des nouvelles ce matin ; eh bien, moi, peut-être pourrai-je vous en donner ce soir, si vous repassez par ici… Mais que je suis naïf ! on ne repasse point par ici, on y vient quand on s’y perd… Mergellina est le pôle nord de Naples, et je suis au milieu des banquises.
Puis, embrassant sa femme au front :
– Au revoir, mon enfant chéri, lui dit-il. Conte bien toutes tes petites histoires au docteur ; songe que ta santé est ma joie, et que ta vie est ma vie. Au revoir, cher docteur.
Puis, jetant les yeux sur la pendule :
– Dix heures un quart ! s’écria-t-il, dix heures un quart !
Et, levant au ciel son chapeau et son parapluie, il s’élança par les degrés du perron.
Cirillo le regarda s’éloigner ; mais il n’eut pas même la patience d’attendre qu’il fût hors du jardin, et, se retournant vers Luisa :
– Il est ici, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il avec un sentiment de profonde angoisse.
– Oui ! oui ! oui ! murmura Luisa en tombant à genoux devant Cirillo.
– Mort ou vivant ?
– Vivant !
– Dieu soit loué ! s’écria Cirillo. Et vous, Luisa…
Il la regarda avec une tendresse mêlée d’admiration.
– Et moi ?… demanda celle-ci toute tremblante.
– Vous, dit Cirillo en la relevant et en la pressant sur son cœur, vous, soyez bénie !
Et ce fut Cirillo qui, à son tour, tomba sur une chaise en s’essuyant le front.
Luisa ne comprenait rien à la scène qui venait de se passer. Elle devinait qu’elle avait sauvé la vie d’une personne qui était chère à Cirillo, voilà tout.
Seulement, voyant le bon docteur pâlir sous le poids de l’émotion qu’il venait d’éprouver, elle lui versa un verre d’eau fraîche, qu’elle lui offrit et qu’il but à moitié.
– Et maintenant, dit Cirillo en se levant vivement, ne perdons pas une minute. Où est-il ?
– Là, dit Luisa en montrant l’extrémité du corridor.
Cirillo fit un mouvement dans la direction indiquée ; Luisa le retint.
– Mais…, dit-elle en hésitant.
– Mais ? répéta Cirillo.
– Écoutez-moi, et surtout excusez-moi, mon ami, lui dit-elle de sa voix caressante, et en lui posant les deux mains sur les deux épaules.
– J’écoute, dit en souriant Cirillo ; il n’est point à l’agonie, n’est-ce pas ?
– Non, Dieu merci ! il est même, je le crois, aussi bien qu’il peut l’être dans sa position ; du moins, il était ainsi quand je l’ai quitté, il y a deux heures. Voilà donc ce que je voulais vous dire et ce qu’il était important que vous sussiez avant que de le voir. Je n’osais pas vous envoyer chercher, parce que vous êtes l’ami de mon mari, et qu’instinctivement je sentais que mon mari ne devait rien savoir de tout cela. Je ne voulais pas confier à un médecin dont je ne fusse pas sûre un secret important, car il y a quelque secret important là-dessous, n’est-ce pas, mon ami ?
– Un secret terrible, Luisa !
– Un secret royal, n’est-ce pas ? reprit celle-ci.
– Silence ! Qui vous a dit cela ?
– Le nom même de l’assassin.
– Vous le saviez ?
– Michele, mon frère de lait, a reconnu Pasquale de Simone… Mais laissez-moi achever. Je voulais donc vous dire que, n’osant vous envoyer chercher, ne voulant pas envoyer chercher un autre médecin que vous, j’ai prié une personne qui se trouvait là par hasard de donner les premiers soins au blessé…
– Cette personne appartient-elle à la science ? demanda Cirillo.
– Non ; mais elle a prétendu avoir des secrets pour guérir.
– Quelque charlatan, alors.
– Non ; mais excusez-moi, cher docteur, je suis si troublée, que ma pauvre tête se perd ; mon frère de lait, Michele, celui qu’on appelle Michele il Pazzo, vous le connaissez, je crois ?
– Oui, et, par parenthèse, je vous dirai même : défiez-vous de lui ! c’est un royaliste enragé devant lequel je n’oserais point passer si j’avais des cheveux taillés à la Titus, et si je portais des pantalons au lieu de porter des culottes : il ne parle que de brûler et de pendre les jacobins.
– Oui ; mais il est incapable de trahir un secret dans lequel je serais pour quelque chose.
– C’est possible ; nos hommes du peuple sont un composé de bon et de mauvais ; seulement, chez la plupart d’entre eux, le mauvais l’emporte sur le bon. Vous disiez donc que votre frère de lait Michele… ?
– Sous prétexte de me faire dire ma bonne aventure, – Je vous jure, mon ami, que c’est lui qui a eu cette idée et non pas moi, – m’avait amené une sorcière albanaise. Elle m’avait prédit toute sorte de choses folles, et elle était là enfin quand j’ai recueilli ce malheureux jeune homme, et c’est elle qui, avec des herbes dont elle prétend connaître la puissance, a arrêté le sang et posé le premier appareil.
– Hum ! fit Cirillo avec inquiétude.
– Quoi ?
– Elle n’avait point de raison d’en vouloir au blessé, n’est-ce pas ?
– Aucune : elle ne le connaît pas, et, au contraire, elle a paru prendre un grand intérêt à sa situation.
– Alors, vous n’avez point la crainte que, dans un but de vengeance quelconque, elle n’ait employé des herbes vénéneuses.
– Bon Dieu ! s’écria Luisa en pâlissant, vous m’y faites penser ; mais non, c’est impossible. Le blessé, à part une grande faiblesse, a paru soulagé dès que l’appareil a été posé.
– Ces femmes, dit Cirillo comme s’il se parlait à lui-même, ont, en effets, quelquefois des secrets excellents. Au moyen âge, avant que la science nous fût venue de la Perse, avec les Avicenne, et de l’Espagne, avec les Averrhoës, elles furent les confidentes de la nature, et, si la médecine était moins fière, elle avouerait qu’elle leur doit quelques-unes de ses meilleures découvertes. Seulement, ma chère Luisa, continua-t-il en revenant à la jeune femme, ces sortes de créatures sont sauvages et jalouses, et il y aurait danger pour le malade que votre sorcière sût qu’un autre médecin qu’elle lui donne des soins. Tâchez donc de l’éloigner afin que je voie le blessé seul.
– Eh bien, c’est ce que j’avais pensé, mon ami, et ce dont je voulais vous avertir, dit Luisa. Maintenant que vous savez tout et que vous-même avez été au-devant de mes craintes, venez ! vous entrerez dans une chambre voisine ; j’éloignerai Nanno sous un prétexte quelconque, et, alors, alors, ô cher docteur, dit Luisa en joignant les mains comme elle eût fait devant Dieu, alors, vous le sauverez, n’est-ce pas ?
– C’est la nature qui sauve, mon enfant, et non pas nous autres, répondit Cirillo. Nous l’aidons, voilà tout ; et j’espère qu’elle aura déjà fait pour notre cher blessé tout ce qu’elle pouvait faire. Mais ne perdons point de temps : dans ces sortes d’accidents, la promptitude des soins est pour beaucoup dans la guérison. S’il faut se fier à la nature, il ne faut pas non plus lui laisser tout à faire.
– Venez donc, alors, dit Luisa.
Elle marcha la première, le docteur la suivit.
On traversa la longue file d’appartements qui faisaient partie de la maison San-Felice, puis on ouvrit la porte de communication donnant dans la maison voisine.
– Ah ! dit Cirillo remarquant cette combinaison du hasard qui avait si bien servi l’événement, voilà qui est excellent ! Je comprends, je comprends… Il n’est pas chez vous ; il est chez la duchesse Fusco. Il y a une Providence, mon enfant !
Et, d’un regard levé au ciel, Cirillo remercia cette Providence à laquelle, en général, les médecins ont si peu de foi.
– Ainsi, n’est-ce pas, dit Luisa, il faut qu’il soit caché ?…
Cirillo comprit ce que Luisa voulait dire.
– À tout le monde, sans exception aucune, vous entendez ? Sa présence connue dans cette maison, quoiqu’elle ne soit pas la vôtre, compromettrait cruellement votre mari d’abord.
– Alors, s’écria joyeusement Luisa, je ne m’étais pas trompée, et j’ai bien fait de garder mon secret pour moi seule ?
– Oui, vous avez bien fait, et je n’ajouterai qu’un mot pour vous enlever tout scrupule. Si ce jeune homme était reconnu et arrêté, non-seulement sa vie serait en danger, mais encore la vôtre, celle de votre mari, la mienne et celle de beaucoup d’autres qui valent mieux que moi.
– Oh ! nul ne vaut mieux que vous, mon ami, et nul mieux que moi ne sait ce que vous valez. Mais nous sommes à la porte, docteur ; voulez-vous rester dehors et me laisser entrer ?
– Faites, dit Cirillo en s’effaçant.
Luisa posa la main sur la clef et, sans le moindre grincement, fit tourner la porte sur ses gonds.
Sans doute les précautions avaient été prises pour qu’elle s’ouvrît ainsi sans bruit.
Au grand étonnement de la jeune femme, elle trouva le blessé seul avec Nina, qui, une petite éponge à la main, lui pressait cette petite éponge sur la poitrine et y faisait couler goutte à goutte, au moyen de cette pression, le jus des herbes cueillies par la sorcière.
– Où est Nanno ? où est Michele ? demanda Luisa.
– Nanno est partie, madame, en disant que tout allait bien et qu’elle n’avait plus rien à faire ici pour le moment, tandis qu’elle avait beaucoup à faire ailleurs.
– Et Michele ?
– Michele a dit qu’à la suite des événements de cette nuit, il y aurait probablement du bruit au Vieux-Marché, et, comme il est un des chefs de son quartier, il a ajouté que, s’il y avait du bruit, il voulait en être.
– Ainsi, tu es seule ?
– Absolument seule, madame.
– Entrez, entrez, docteur, dit Luisa, le champ est libre.
Le docteur entra.
Le malade était couché sur un lit dont le chevet était appuyé à la muraille. Il avait la poitrine complétement nue, à l’exception d’une bande de toile, qui, disposée en croix et passant derrière ses épaules, maintenait l’appareil sur sa blessure. C’était à l’endroit précis de cette blessure que Nina, en passant l’éponge, exprimait le suc des herbes.
Salvato était immobile et sans mouvement, tenant ses yeux fermés au moment où Luisa avait ouvert la porte. En même temps que la porte, ses yeux s’étaient ouverts, et sa figure avait pris une expression de bonheur qui avait presque fait disparaître celle de la souffrance.
Invité par la jeune femme à entrer, Cirillo apparut à son tour ; le blessé le regarda d’abord avec inquiétude. Quel était cet homme ? Un père, probablement ; un mari, peut-être.
Tout à coup, il le reconnut, fit un mouvement pour se soulever, murmura le nom de Cirillo et lui tendit la main.
Puis il retomba sur les oreillers, épuisé par le léger effort qu’il venait de faire.
Cirillo, en portant un doigt à sa bouche, lui fit signe de ne parler ni remuer.
Il s’approcha du blessé, leva la bande qui lui serrait la poitrine, et, maintenant l’appareil, examina avec attention les débris des herbes broyées par Michele, goûta du bout des lèvres la liqueur qui en était tirée, et sourit en reconnaissant la triple combinaison astringente de la fumeterre, du plantain et de l’artémise.
– C’est bien, dit-il à Luisa, sur laquelle s’étaient arrêtés de nouveau le regard et le sourire du malade, vous pouvez continuer les remèdes de la sorcière ; je n’eusse peut-être pas ordonné cela, mais je n’eusse rien ordonné de mieux.
Puis, revenant au blessé, il l’examina avec la plus grande attention.
Grâce aux herbes astringentes formant l’appareil, grâce au suc des herbes dont on avait constamment baigné la blessure, les lèvres de la plaie s’étaient rapprochées ; elles étaient roses et du meilleur aspect, et il était probable qu’il n’y avait pas eu d’hémorrhagie intérieure, ou que, s’il y en avait eu un commencement, elle avait été interrompue par ce que les chirurgiens nomment le caillot, œuvre admirable de la nature qui combat pour les êtres créés par elle avec une intelligence à laquelle la science n’atteindra jamais.
Le pouls était faible mais bon. Restait à savoir dans quel état était la voix. Cirillo commença par appuyer son oreille sur la poitrine du malade et écouter sa respiration. Sans doute en fut-il content, car il se releva en rassurant par un sourire Luisa, qui suivait des yeux tous ses mouvements.
– Comment vous sentez-vous, mon cher Salvato ? demanda-t-il au blessé.
– Faible, mais très-bien, répondit-il ; je voudrais toujours rester ainsi.
– Bravo ! dit Cirillo, la voix est meilleure que je ne l’espérais. Nanno a fait une magnifique cure, et je pense que, sans trop vous fatiguer, vous allez pouvoir répondre à quelques questions, dont vous sentirez vous-même l’importance.
– Je comprends, dit le malade.
Et, en effet, dans toute autre circonstance, Cirillo eût remis au lendemain l’espèce d’interrogatoire qu’il allait faire subir à Salvato ; mais la situation était si grave, qu’il n’avait pas un instant à perdre pour prendre les mesures qu’elle nécessitait.
– Dès que vous vous sentirez fatigué, arrêtez-vous, dit-il au blessé, et, quand Luisa pourra répondre aux questions que je vous adresserai, je la prie de vous épargner la peine d’y répondre vous-même.
– Vous vous nommez Luisa ? dit Salvato. C’était un des noms de ma mère. Dieu n’a fait qu’un seul et même nom pour la femme qui m’a donné la vie et pour celle qui me l’a sauvée. Je remercie Dieu.
– Mon ami, dit Cirillo, soyez avare de vos paroles ; je me reproche chaque mot que je vous force de prononcer. Ne prononcez donc pas un seul mot inutile.
Salvato fit un léger mouvement de la tête en signe d’obéissance.
– À quelle heure, demanda Cirillo s’adressant moitié à Salvato, moitié à Luisa, à quelle heure le blessé a-t-il repris connaissance ?
Luisa se hâta de répondre pour Salvato :
– À cinq heures du matin, mon ami, et juste au moment où l’aube se levait.
Le blessé sourit ; c’était aux premiers rayons de cette aube qu’il avait entrevu Luisa.
– Qu’avez-vous pensé en vous trouvant dans cette chambre et en voyant près de vous une personne inconnue ?
– Ma première idée fut que j’étais mort et qu’un ange du Seigneur venait me chercher pour m’enlever au ciel.
Luisa fit un mouvement pour s’effacer derrière Cirillo : mais Salvato allongea vers elle la main d’un mouvement si brusque, que Cirillo arrêta la jeune femme et la ramena en vue du blessé.
– Il vous a pris pour l’ange de la mort, lui dit Cirillo ; prouvez-lui qu’il se trompait et que vous êtes, au contraire, l’ange de la vie.
Luisa poussa un soupir, appuya la main sur son cœur, sans doute pour en comprimer les battements, et, cédant, sans avoir la force de résister, à la contrainte que lui imposait Cirillo, elle se rapprocha du blessé.
Les regards des deux beaux jeunes gens se croisèrent alors et ne se détachèrent plus l’un de l’autre.
– Soupçonnez-vous quels étaient vos assassins ? demanda Cirillo.
– Je les connais, dit vivement Luisa, et je vous les ai nommés ; ce sont des hommes à la reine.
Suivant la recommandation de Cirillo de laisser Luisa répondre pour lui, Salvato se contenta de faire un signe affirmatif.
– Et vous doutez-vous dans quel but ils ont tenté de vous assassiner ?
– Ils me l’ont dit eux-mêmes, fit Salvato : c’était pour m’enlever les papiers dont j’étais porteur.
– Ces papiers, où étaient-ils ?
– Dans la poche de la houppelande que m’avait prêtée Nicolino.
– Et ces papiers ?
– Au moment où je me suis évanoui, j’ai cru sentir qu’on me les enlevait.
– M’autorisez-vous à visiter votre habit ?
Le blessé fit un signe de tête ; mais Luisa intervint.
– Je vais vous le donner si vous voulez, dit-elle ; mais ce sera bien inutile, les poches sont vides.
Et, comme Cirillo lui demandait des yeux : « Comment le savez-vous ? »
– Notre premier soin, répondit Luisa à cette interrogation muette, a été de chercher, là où il pouvait se trouver, un renseignement qui put nous aider à établir l’identité du blessé. S’il eût eu une mère ou une sœur à Naples, mon premier devoir, au risque de ce qui pouvait arriver, était de les prévenir. Nous n’avons rien trouvé, n’est-ce pas, Nina ?
– Absolument rien, madame.
– Et quels étaient ces papiers qui sont à cette heure entre les mains de vos ennemis ? vous le rappelez-vous, Salvato ?
– Il n’y en avait qu’un seul, la lettre du général Championnet, recommandant à l’ambassadeur de France de maintenir autant que possible la bonne intelligence entre les deux États, attendu qu’il n’était point encore en mesure de faire la guerre.
– Lui parlait-il des patriotes qui se sont mis en communication avec lui ?
– Oui, pour lui dire de les calmer.
– Les nommait-il ?
– Non.
– Vous en êtes sûr ?
– J’en suis sûr.
Fatigué de l’effort qu’il venait de faire pour répondre jusqu’au bout à Cirillo, le blessé ferma les yeux et pâlit.
Luisa jeta un cri ; elle crut qu’il s’évanouissait.
À ce cri, les yeux de Salvato se rouvrirent, et un sourire – était-il de reconnaissance ou d’amour ? – reparut sur ses lèvres.
– Ce n’est rien, madame, dit-il, ce n’est rien.
– N’importe, dit Cirillo ; pas un mot de plus. Je sais ce que je voulais savoir. Si ma vie seule eut été en jeu, je vous eusse recommandé le silence le plus absolu ; mais vous savez que je ne suis pas seul, et vous me pardonnez.
Salvato prit la main que lui offrait le docteur et la serra avec une force qui prouvait que son énergie ne l’avait pas abandonné.
– Et maintenant, dit Cirillo, taisez-vous et calmez-vous ; le mal est moins grand que je ne le craignais et qu’il pouvait être.
– Mais le général ! dit le blessé malgré l’ordre qui lui était donné de se taire, il faut qu’il sache à quoi s’en tenir.
– Le général, répondit Cirillo, recevra avant trois jours un messager ou un message qui le rassurera sur votre sort. Il saura que vous êtes dangereusement, mais non mortellement blessé. Il saura que vous êtes hors des atteintes de la police napolitaine, si habile qu’elle soit ; il saura que vous avez près de vous une garde-malade que vous avez prise pour un ange du ciel avant de savoir que c’était une simple sœur de charité ; il saura enfin, mon cher Salvato, que tout blessé voudrait être à votre place, ne demanderait qu’une chose à son médecin : c’est de ne pas le guérir trop vite.
Cirillo se leva, alla à une table où se trouvaient une plume, de l’encre et du papier, et, tandis qu’il écrivait une ordonnance, Salvato cherchait et trouvait la main de Luisa, que celle-ci lui abandonnait en rougissant.
L’ordonnance écrite, Cirillo la remit à Nina, qui sortit aussitôt pour la faire exécuter.
Alors, appelant à lui la jeune femme et lui parlant assez bas pour que le blessé ne pût pas l’entendre :
– Soignez ce jeune homme, lui dit-il, comme une sœur soignerait son frère ; ce n’est point assez, comme une mère soignerait son enfant. Que personne, pas même San-Felice, ne sache sa présence ici. La Providence a choisi vos douces et chastes mains pour lui confier la précieuse vie de l’un de ses élus. Vous en devrez compte à la Providence.
Luisa baissa la tête avec un soupir. Hélas ! la recommandation était inutile, et la voix de son cœur lui recommandait le blessé, non moins tendrement que celle de Cirillo, si puissante qu’elle fût.
– Je reviendrai après-demain, continua Cirillo ; à moins d’accidents, ne m’envoyez pas chercher ; car, après tout ce qui s’est passé cette nuit, la police aura les yeux sur moi. Il n’y a rien à faire de plus que ce qui a été fait. Veillez à ce que le blessé n’éprouve aucune secousse matérielle ou morale ; pour tout le monde et même pour San-Felice, c’est vous qui êtes souffrante ; et c’est vous que je viens voir.
– Mais, cependant, murmura la jeune femme, si mon mari savait…
– Dans ce cas, je prends tout sur moi, répondit Cirillo.
Luisa leva les yeux au ciel et respira plus librement.
En ce moment, Nina rentra, rapportant l’ordonnance.
Aidé de la jeune fille, Cirillo plaça des herbes fraîchement triturées sur la poitrine du blessé, raffermit la bande, lui recommanda le repos, et, à peu près rassuré sur sa vie, il prit congé de Luisa en lui promettant de revenir le surlendemain.
Au moment où Nina refermait sur lui la porte de la rue, un carrozzello descendait du Pausilippe.
Cirillo lui fit signe de venir à lui et y monta.
– Où faut-il conduire Votre Excellence ? demanda le cocher.
– À Portici, mon ami, et voilà une piastre pour ta course, si nous y sommes dans une heure.
Et il lui montra la piastre, mais sans la lui donner.
– Viva san Gennaro ! cria le cocher.
Et il fouetta son cheval, qui partit au galop.
En marchant de cette allure, Cirillo, en moins d’une heure, eût atteint le but de sa course ; mais, en arrivant à la rue Neuve-de-la-Marine, il trouva le quai encombré par un immense attroupement qui lui coupa entièrement le passage.
Michele ne s’était pas trompé, il y avait eu du bruit au Vieux-Marché ; seulement, ce bruit n’avait pas eu tout à fait la cause que lui assignait dans son esprit le frère de lait de la San-Felice, ou, tout au moins, cette cause n’avait pas été la seule.
Essayons de raconter ce qui s’était passé dans ce tumultueux quartier du vieux Naples : espèce de cour des Miracles, dont lazzaroni, camorristes et guappi se disputent la royauté ; où Masaniello a improvisé sa révolution, et d’où sont sorties, depuis cinq cents ans, toutes les émeutes qui ont agité la capitale des Deux-Siciles, comme sont sortis du Vésuve tous les tremblements de terre qui ont ébranlé Resina, Portici et Torre-del-Greco.
Vers six heures du matin, les voisins du couvent de Saint-Éphrem, situé salita dei Capuccini, avaient pu voir sortir, comme d’habitude, poussant devant lui son âne et descendant la longue rue qui conduit de la porte du saint édifice à la rue de l’lnfrascata, le frère quêteur chargé d’approvisionner la communauté.
Ces deux personnages, bipède et quadrupède, étant destinés à jouer un certain rôle dans notre récit ; méritent, le bipède surtout, une description toute particulière.
Le moine, qui portait la robe brune des capucins, avec le capuchon retombant derrière le dos, avait, selon le règlement, les pieds nus dans des sandales à semelles de bois qui, retenues sur le cou-de-pied par deux lanières de cuir jaune, battaient le pavé d’un côté et ses talons de l’autre ; la tête rasée, à part cette étroite couronne de cheveux destinée à représenter la couronne d’épines de Notre-Seigneur, et la taille serrée par ce miraculeux cordon de Saint-François, qui exerce une si grande influence sur la vénération que les fidèles portent à l’ordre, et dont les trois nœuds symboliques rappellent trois vœux que les moines de cet ordre font en renonçant au monde ; c’est-à-dire le vœu de pauvreté, le vœu de chasteté et le vœu d’obéissance.
Fra Pacifico, en français frère Pacifique – tel était le nom du moine quêteur que nous venons de mettre en scène – semblait, en revêtant la robe de Saint-François, s’être imposé le nom qui paraissait le plus en opposition avec son physique et son caractère.
En effet, frère Pacifico était un homme d’une quarantaine d’années, haut de cinq pieds huit pouces, aux bras musculeux, aux mains massives, à la poitrine herculéenne, aux jambes robustes. Il avait la barbe noire et épaisse, le nez droit et fortement dilaté, les dents pareilles à une tenaille d’ivoire, le teint brun, et de ces yeux dont l’expression terrible n’appartient, en France, qu’aux hommes d’Avignon et de Nîmes, et en Italie, qu’aux montagnards des Abruzzes, descendants de ces Samnites que les Romains eurent tant de peine à vaincre, ou de ces Marses qu’ils ne vainquirent jamais.
Quant à son caractère, c’était celui qui pousse en général les hommes bilieux aux querelles sans cause. Aussi, du temps qu’il était marin, – frère Pacifique avait commencé par être marin, et nous dirons plus tard à quelle occasion il quitta le service du roi pour celui de Dieu ; – aussi, du temps qu’il était marin, il était bien rare que frère Pacifique, qui se nommait alors François Esposito, son père ayant oublié de le reconnaître et sa mère n’ayant pas cru devoir se donner la peine de le nourrir[7] ; il était bien rare, disons-nous, qu’un jour se passât sans que frère Pacifique en vint aux mains, soit à bord de son bâtiment avec quelques-uns de ses camarades, soit place du Môle, soit strada dei Pilieri, soit à Santa-Lucia, avec quelque camorricce ou quelque guappo qui prétendait avoir sur la terre les mêmes droits que le susdit Francesco Esposito prétendait avoir sur l’Océan ou sur la Méditerranée.
Francesco Esposito avait, comme matelot à bord de la Minerve, commandée par l’amiral Caracciolo, fait partie de l’expédition de Toulon, en bon allié des royalistes français qu’il était, et avait prêté main-forte à ceux-ci, lorsque, Toulon vendu aux Anglais, ils avaient pris leur revanche sur les jacobins. Il avait, il est vrai, été rigoureusement puni de cette complicité par l’amiral Caracciolo, qui n’entendait point que l’entente cordiale fût poussée jusqu’à l’assassinat ; mais, au lieu que cette punition l’eût guéri de sa haine pour les sans-culottes, elle n’avait fait, au contraire, que la redoubler ; de sorte que la seule vue d’un homme qui, adoptant les modes nouvelles, avait fait sur l’autel de la patrie le sacrifice de sa queue et de sa culotte pour adopter la titus et les pantalons, le faisait entrer dans des convulsions qui, au moyen âge, eussent nécessité l’emploi de l’exorcisme.
Au milieu de tout cela, François Esposito était resté excellent chrétien ; il n’eût jamais manqué de faire, matin et soir, sa prière. Il portait sur sa poitrine la médaille de la Vierge que sa mère y avait attachée avant de l’introduire dans le tour des enfants trouvés, mais à laquelle elle s’était bien gardée de faire aucune marque qui pût laisser au jeune Esposito l’espérance d’être réclamé un jour. Tous les dimanches où il lui était permis d’aller à Toulon, il écoutait la messe avec une dévotion exemplaire, et pour tout l’or du monde il ne fût point sorti de l’église pour aller vider au cabaret, avec ses camarades, la bouteille de vin rouge de Lamalgue, ou la bouteille de vin blanc de Cassis, avant d’avoir vu rentrer le prêtre à la sacristie ; ce qui n’empêchait point que cette opération de vider la bouteille au liquide blanc ou rouge, ne s’opérât jamais sans que l’on eût à enregistrer, sur la liste des cicatrices amicales, quelques égratignures plus ou moins larges, quelques piqûres plus ou moins profondes, résultats de ces duels au couteau, si fréquents dans la classe interlope à laquelle François Esposito appartenait et pour laquelle l’homicide n’est qu’un geste.
On sait comment se termina le siège ; ce fut d’une façon fort inattendue. Une nuit, Bonaparte s’empara du petit Gibraltar ; le lendemain, on prit les forts de l’Aiguillette et de Balaguier, dont on tourna immédiatement les canons contre les vaisseaux anglais, portugais et napolitains. Il n’y avait plus même à essayer de se défendre. Caracciolo, maître de sa frégate comme un cavalier de son cheval, ordonna de couvrir la Minerve de toile depuis ses basses voiles jusqu’à ses cacatois. François Esposito, un des plus habiles et des plus vigoureux matelots, fut envoyé dans les œuvres hautes de la frégate pour déployer la voile de perroquet. Il venait, malgré un roulis assez fort, de s’acquitter de cette manœuvre à la plus grande satisfaction de son capitaine, lorsqu’un boulet français coupa, à un demi-mètre du mât la vergue sur laquelle ses deux pieds reposaient. La secousse lui fit perdre l’équilibre, mais il se retint des deux mains à la voile flottante, où il demeura suspendu à la force des poignets. La situation était précaire ; François sentait la voile se déchirer peu à peu : en s’élançant, il pouvait profiter du moment où le roulis lui permettait de choir à la mer, et il avait, dans ce cas, cinquante chances sur cent de se sauver ; en attendant, au contraire, que la voile se déchirât tout à fait, il pouvait tomber sur le pont, et alors il avait quatre-vingt-dix-neuf chances sur une de se casser les reins. Il s’arrêta au premier parti, c’est-à-dire à celui qui lui offrait cinquante chances bonnes contre cinquante mauvaises, et, afin de faire passer les mauvaises du côté des bonnes, il fit vœu, à son patron saint François, de dépouiller – s’il en revenait – l’habit de marin, et de revêtir celui de moine. Or, le capitaine, qui, au bout du compte, tenait à Esposito, malgré sa mauvaise tête, attendu que c’était un de ses meilleurs marins, avait fait signe à une chaloupe de s’approcher et de se tenir prête à secourir Esposito. Celui-ci, précipité d’une hauteur de soixante pieds, tomba à trois mètres de la chaloupe, de sorte que, au moment où il remontait sur l’eau, quelque peu étourdi de sa chute, il n’eut qu’à choisir entre les mains et les avirons étendus vers lui. Il préféra les mains comme étant plus solides, saisit les premières qu’il trouva à sa portée, fut hissé hors de l’eau, et réintégré à bord, où Caracciolo s’empressa de lui faire son compliment sur la façon dont il exécutait les exercices de voltige ; mais Esposito écouta les compliments de son capitaine d’un air distrait, et, comme celui-ci voulut bien s’enquérir du motif de sa distraction, il lui fit part du vœu qu’il avait fait, affirmant qu’il était certain qu’il lui arriverait malheur en ce monde ou dans l’autre, s’il n’accomplissait pas ce vœu, même par une circonstance indépendante de sa volonté. Caracciolo, qui ne voulait point avoir à se reprocher la perte de l’âme d’un si bon chrétien, promit à Esposito qu’aussitôt son retour à Naples, il lui donnerait son congé dans toutes les formes, mais à une condition : c’est que, le lendemain du jour où il aurait prononcé ses vœux, et où, par conséquent, il ferait partie de l’ordre, il viendrait le voir à bord de la Minerve avec son nouvel uniforme, et recommencerait, avec son froc, le même saut qu’il avait fait en costume de marin ; bien entendu que la même chaloupe et les mêmes hommes seraient là pour lui prêter assistance à la seconde chute, comme ils avaient fait à la première. Esposito était dans un moment de foi ; il répondit qu’il avait une telle confiance dans l’aide de son saint patron, qu’il n’hésitait point à accepter la condition et à renouveler l’épreuve ; sur quoi, Caracciolo ordonna qu’on lui administrât deux rations d’eau-de-vie, et l’envoya se coucher dans son hamac, en le dispensant de tout service pendant vingt-quatre heures. Esposito remercia son capitaine, se laissa glisser par les écoutilles, avala la double ration d’eau-de-vie, et s’endormit, malgré le carillon infernal que faisaient les trois forts français, tirant à la fois sur la ville et sur les trois escadres alliées, lesquelles se hâtèrent de sortir du port à la lueur de l’incendie de l’arsenal, auquel les Anglais, en se retirant, avaient mis le feu.
Malgré les boulets français qui la poursuivirent en sortant de la rade, malgré la tempête qui l’accueillit après en être sortie, la frégate la Minerve, bravement conduite par son capitaine, regagna Naples sans trop d’avaries, et, une fois arrivé, fidèle à sa promesse, Caracciolo signa le congé de François Esposito, en lui imposant de vive voix, et sur sa parole de marin, les conditions qu’il lui avait prescrites, et que celui-ci promit d’accomplir.
François Caracciolo, devenu amiral, comme nous croyons l’avoir dit, à la suite de cette même expédition de Toulon, avait complétement oublié Esposito, son congé et les conditions auxquelles ce congé avait été accordé, lorsque, le 4 octobre 1794, jour de la Saint-François, se trouvant à bord de sa frégate pavoisée et tirant des salves d’honneur pour la fête du prince héréditaire, qui, lui aussi, se nommait François, il vit une douzaine de barques pleines de capucins, avec croix et bannières, se détacher du rivage, et, comme si elles étaient dirigées par un capitaine expérimenté, s’avancer en bon ordre vers la Minerve, en chantant de cette voix nasillarde particulière à l’ordre de Saint-François, les litanies des saints. Un instant, il put croire qu il s’agissait d’un abordage, et se demandait s’il ne devait pas faire battre le branle-bas de combat, lorsque ces deux mots coururent du mât de misaine au mât d’artimon, sur les bouches des matelots montés dans les haubans pour voir cet étrange spectacle :
– Francesco Esposito ! Francesco Esposito !
Caracciolo commença à comprendre ce dont il était question, et, jetant les yeux sur la flottille enfroquée, il reconnut en effet, dans la première barque, c’est-à-dire dans celle qui avait l’air de conduire et de commander les autres, Francesco Esposito, qui, revêtu de la robe de capucin, faisait d’une voix de tonnerre sa partie dans ce concert pieux et chantait à tue-tête les louanges de son saint patron.
La barque qui portait Esposito s’arrêta par humilité à l’échelle de bâbord ; mais Caracciolo lui fit donner par son lieutenant l’ordre de passer à tribord, et alla attendre le néophyte en haut de l’escalier d’honneur.
Esposito monta seul, et, arrivé sur le dernier degré, il fit le salut militaire en disant ces seuls mots :
– Me voilà, mon amiral, je viens acquitter ma parole.
– C’est d’un bon marin, dit Caracciolo, et je te remercie, en mon nom et au nom de tous tes camarades, de ne pas l’avoir oubliée ; cela fait honneur à la fois aux capucins de Saint-Éphrem et à l’équipage de la Minerve ; mais, avec ta permission, je me contenterai de ta bonne volonté, qui, je l’espère, sera aussi agréable à Dieu qu’elle l’est à moi.
Mais Esposito, secouant la tête :
– Excusez, mon amiral, dit-il ; mais cela ne peut pas se passer comme cela.
– Pourquoi donc, si cela me satisfait ainsi ?
– Votre Excellence ne voudrait pas faire un pareil tort à notre pauvre couvent et m’ôter, à moi, la chance d’être canonisé après ma mort ?
– Explique-toi.
– Votre Excellence, je dis que c’est un grand triomphe pour les capucins de Saint-Éphrem que ce qui va se passer aujourd’hui.
– Je ne comprends pas.
– C’est cependant clair comme l’eau du Lion, mon amiral, ce que je vous dis là. Il n’y a pas dans les cent couvents de tous les ordres qui peuplent Naples, un seul moine, à quelque règle qu’il appartienne, qui soit capable de faire ce que mon vœu m’oblige de faire aujourd’hui.
– Ah ! pour cela, j’en suis sûr, dit Caracciolo en riant.
– Eh bien, de deux choses l’une, mon amiral, ou je me noie et je suis un martyr, ou j’en réchappe et je suis un saint. Dans l’un et l’autre cas, j’assure la suprématie de mon ordre sur tous les autres, et je fais la fortune du couvent.
– Oui ; mais, si je ne veux pas, moi, qu’un brave garçon comme toi s’expose à se noyer, et si je m’oppose à ce que l’expérience s’accomplisse ?
– Eh ! nom d’un diable, mon amiral, n’allez pas faire une pareille chose ! En voyant leur spéculation manquée, ils croiraient que c’est moi qui ai demandé grâce, et ils me fourreraient dans quelque in pace.
– Mais tu tiens donc bien à devenir moine ?
– Je ne tiens pas à le devenir, mon amiral ; depuis hier, je le suis, et l’on m’a même donné des dispenses de trois semaines pour mon noviciat, afin que le saut périlleux se fasse le jour de Saint-François. Vous comprenez, cela donne plus de solennité à la chose et plus d’émulation au patron.
– Et que te reviendra-t-il du saut que tu vas exécuter ?
– Oh ! j’ai fait mes conditions.
– Tu as au moins, je l’espère, demandé d’être supérieur ?
– Oh ! pas si bête, mon amiral !
– Merci.
– Non ; j’ai demandé et obtenu la place de frère quêteur. Il y a de la distraction dans l’emploi. Si j’avais été obligé de m’enfermer dans le couvent avec tous ces imbéciles de moines, je serais mort d’ennui, Votre Excellence comprend bien. Mais le frère quêteur n’a pas le temps de s’ennuyer ; il court dans tous les quartiers de Naples, depuis la Marinella jusqu’au Pausilippe, depuis le Vomero jusqu’au môle ; puis on rencontre des amis sur le port, et l’on boit un verre de vin que personne ne paye.
– Comment ! que personne ne paye ? Esposito, mon ami, il me semble que tu t’égares.
– Au contraire, je suis le droit chemin.
– Est-ce que les commandements de Dieu ne disent pas : « Le bien d’autrui tu ne prendras ?… »
– Est-ce que le cordon de Saint-François n’est pas là, mon amiral ? Est-ce que tout ce qui touche ce bien-heureux cordon n’est point la roba du moine ? On touche une carafe, deux carafes, trois carafes ; on offre une prise de tabac au marchand de vin, sa manche à baiser à la marchande, et tout est dit.
– C’est vrai ; je ne me rappelais pas ce privilège.
– Et puis, mon amiral, continua Esposito d’un air satisfait de lui-même, Votre Excellence doit remarquer que l’on n’a point trop mauvaise mine sous la robe ; moins bonne mine, je le sais, que sous l’uniforme ; mais, enfin, il en faut pour tous les goûts, et, si je crois ce que l’on dit dans le couvent…
– Eh bien ?
– Eh bien, mon amiral, on dit que les moines de Saint-François, et surtout les capucins de Saint-Éphrem, ne font pas maigre tous les jours où le maigre est ordonné par l’almanach.
– Veux-tu te taire, impie ! si tes confrères t’entendaient…
– Ah ! bon ! ils en disent bien d’autres, par notre saint patron ! c’est-à-dire qu’il y a des moments où j’en arrive à croire que c’était du temps que je servais dans la marine que j’étais au couvent, et que c’est depuis mon entrée au couvent que je suis marin ; mais je m’aperçois qu’ils s’impatientent, mon amiral. Oh ! ce n’est pas pour eux, ce que j’en dis ; mais voyez sur le quai.
L’amiral regarda dans la direction indiquée par Esposito, et, en effet, il vit le môle, le quai, les fenêtres de la rue del Piliero, encombrés de spectateurs qui, prévenus de ce qui allait se passer, s’apprêtaient à applaudir au triomphe des capucins de Saint-Éphrem sur les moines des autres ordres.
– Soit ! dit Caracciolo, je vois bien qu’il faut que j’en passe par où tu veux. Allons, vous autres, cria-t-il, préparez le canot.
Et, comme il vit que l’on allait exécuter ses ordres avec cette promptitude particulière aux manœuvres de la marine :
– Et toi, demanda-t-il à Esposito, de quel côté comptes-tu faire le saut ?
– Mais du même côté que je l’ai déjà fait : à bâbord ; cela m’a trop bien réussi. D’ailleurs, c’est le côté du quai. Il ne faut pas voler tous ces braves gens qui sont venus pour voir le spectacle.
– Va pour bâbord. Le canot à bâbord, enfants ! Le canot avec quatre rameurs, le maître et deux hommes de surcharge, se trouva à la mer au moment où Caracciolo achevait son commandement.
Alors, l’amiral, pensant qu’il fallait donner à ce spectacle populaire toute la solennité dont il était susceptible, prit son porte-voix et cria :
– Tout le monde sur les vergues !
Au bruit du sifflet du contre-maître, on vit alors deux cents hommes s’élancer d’un seul bond, monter dans les agrès comme une troupe de singes et se ranger sur les vergues, depuis les plus basses jusqu’aux plus hautes, tandis qu’au son du tambour les soldats de marine se rangeaient en bataille sur le pont faisant face au quai.
Les spectateurs, on le pense bien, ne demeurèrent pas indifférents à tous ces préparatifs, qui s’exécutaient, en manière de prologue du grand drame qu’ils étaient venus voir représenter. Ils battirent des mains, agitèrent leurs mouchoirs, et crièrent selon qu’ils étaient plus ou moins dévots au fondateur de l’ordre des capucins, les uns : Vive saint François, les autres : Vive Caracciolo !
Caracciolo, il faut le dire, était à Naples presque aussi populaire que saint François.
Les douze barques qui avaient amené les capucins formèrent alors un grand hémicycle, s’allongeant de la poupe à la proue de la Minerve, réservant un grand espace vide entre elles et la carène du bâtiment.
Caracciolo jeta alors les yeux sur son ancien marin, et, le voyant parfaitement résolu :
– Cela va toujours ? dit-il.
– Plus que jamais, mon amiral ! répondit celui-ci.
– Tu ne veux pas ôter ta robe et ton cordon ? Ce serait toujours une chance de plus.
– Non, mon amiral ; car il faut que ce soit le moine qui accomplisse le vœu du marin.
– Tu n’as pas de recommandations à me faire, dans le cas où les choses tourneraient mal ?
– Dans ce cas, Excellence, je vous prierais d’être assez bon de faire dire une messe pour le repos de mon âme. Ils m’ont promis d’en dire des centaines ; mais je les connais, mon amiral. Moi mort, il n’y en a pas un qui remuerait le bout du doigt pour me tirer du purgatoire.
– Je t’en ferai dire non pas une, mais dix.
– Vous me le promettez ?
– Foi d’amiral !
– C’est tout ce qu’il faut. À propos, mon commandant, faites-les dire, s’il vous plaît, car je présume que la chose vous sera indifférente, non pas au nom d’Esposito, mais à celui de frère Pacifique. Il y a tant d’Esposti à Naples, que mes messes seraient escroquées au passage, et que le bon Dieu ne s’y reconnaîtrait pas.
– Tu t’appelles donc fra Pacifico, maintenant ?
– Oui, mon amiral ; c’est un frein que j’ai voulu me donner à moi-même contre mon ancien caractère.
– N’as-tu pas peur, au contraire, que, sous ce nouveau nom, Dieu, qui n’a pas encore eu le temps de t’apprécier, ne te reconnaisse pas ?
– Alors, mon amiral, saint François, dont je vais glorifier le nom, sera là pour me montrer du doigt, puisque c’est sous sa robe et ceint de son cordon que je serai mort.
– Qu’il soit donc fait comme tu voudras ; en tout cas, comptes sur tes messes.
– Oh ! du moment que l’amiral Caracciolo dit : « Je ferai, » répliqua le moine, c’est plus sûr que si un autre disait : « J’ai fait. » Et maintenant, quand vous voudrez, mon amiral.
Caracciolo vit qu’en effet le moment était arrivé.
– Attention ! cria-t-il d’une voix qui fut entendue non-seulement de toutes les parties du bâtiment, mais encore de tous les points de la plage.
Puis le contre-maître tira de son sifflet d’argent un son aigu suivi d’une modulation prolongée.
Cette modulation n’était pas encore éteinte, que fra Pacifico, sans être le moins du monde embarrassé par sa robe de moine, s’était élancé dans les haubans de tribord, afin de faire face au public, et, avec une agilité qui prouvait que son noviciat de moine ne lui avait rien enlevé de sa dextérité de matelot, atteignait la grande hune, se glissait à travers son ouverture, s’élançait vers la petite hune, puis, sans s’y arrêter, passait de celle-ci sur les barres de perroquet, et, enthousiasmé par les cris d’encouragement qui partaient de tous côtés à la vue d’un moine voltigeant dans les cordages, montait jusqu’aux cacatois, ce qui était plus qu’il n’avait promis, et, sans hésitation, sans retard, se contentant de crier : « Que saint François me soit en aide ! » s’élançait dans la mer.
Un grand cri sortit de toutes les bouches. Le spectacle, qui, pour beaucoup de ceux qu’il avait rassemblés, promettait de n’être que grotesque, avait pris ce caractère grandiose que revêt toujours une action où la vie de l’homme est en jeu, quand cette action est bravement exécutée par le joueur. Aussi, à ce cri, auquel se mêlaient la terreur, la curiosité et l’admiration, succéda le silence de l’angoisse, chacun attendant la réapparition du plongeur, et tremblant que, comme celui de Schiller, il ne restât sous les eaux.
Trois secondes, qui parurent trois siècles aux spectateurs, s’écoulèrent sans que le moindre bruit troublât ce silence. Puis on vit la vague, encore agitée par la chute de fra Pacifico, se fendre de nouveau pour laisser apparaître la tête rasée du moine, qui, à peine hors de l’eau, fit entendre d’une voix formidable ce cri de louange et de reconnaissance :
– Vive saint François !
À peine le moine avait-il reparu sur l’eau, que, d’un seul coup d’aviron, les quatre rameurs l’avaient rejoint. Les deux hommes dont les mains étaient libres le prirent chacun par un bras et le tirèrent glorieusement hors de la mer. Les capucins qui chargeaient les barques entonnèrent d’une seule voix le Te Deum laudamus, tandis que les matelots de l’équipage poussaient trois hourras et que les spectateurs du môle, du quai, des fenêtres applaudissaient avec cette frénésie qui, à Naples, accompagne les triomphes, quels qu’ils soient, mais qui s’élève à des proportions fantastiques quand une question religieuse est, par ce triomphe, résolue en l’honneur de quelque madone en vogue, ou de quelque saint en renom.
Inutile de dire, après ce que nous venons de raconter, que les capucins de Saint-Éphrem devinrent les moines à la mode et leur couvent le couvent en renom.
Quant à fra Pacifico, il fut, depuis ce moment, le héros du populaire de Naples. Pas un homme, pas une femme, pas un enfant qui ne le connût et qui ne le tint, sinon pour un saint, du moins pour un élu.
Aussi la quête se ressentit-elle bientôt de la popularité du frère quêteur. Il avait d’abord accompli cette opération comme ses confrères des autres ordres mendiants, avec une besace à l’épaule. Mais, au bout d’une heure de perlustration[8] dans les rues de Naples, la besace déborda ; il en prit deux, et la seconde déborda au bout d’une autre heure ; si bien que fra Pacifico déclara un jour, en rentrant, que, s’il avait un âne et s’il pouvait étendre ses courses jusqu’au Vieux-Marché, jusqu’à la Marinella et jusqu’à Santa-Lucia, il rapporterait le soir au couvent la charge de son âne de fruits, de légumes, de poissons, de viandes, de victuailles de toute espèce enfin, et cela, de premier choix et de qualité supérieure.
La demande fut prise en considération ; la communauté se réunit, et, après une courte délibération entre les fortes têtes du couvent, délibération où les mérites de fra Pacifico furent pleinement reconnus, on vota l’âne à l’unanimité. Cinquante francs furent consacrés à l’achat de l’animal, que fra Pacifico reçut l’autorisation de choisir à sa guise.
La délibération avait été prise un dimanche. Fra Pacifico ne perdit point de temps ; dès le lendemain lundi, c’est-à-dire le premier des trois jours où se tient le marché de bestiaux à Naples, – les deux autres sont le jeudi et le samedi, – fra Pacifico se rendit à la porte Capuana, lieu du marché, et arrêta son choix sur un vigoureux ciuccio[9] des Abruzzes.
Le marchand le lui fit cent francs, et il est juste de dire que le prix n’était point exagéré ; mais fra Pacifico déclara à l’ânier qu’en vertu des privilèges de son ordre, qui devaient être bien connus d’un bon chrétien comme lui, il n’avait qu’à poser son cordon sur le dos de l’âne en disant : Saint François, et qu’à partir de ce moment, l’âne appartiendrait à saint François et, par conséquent, à lui, fra Pacifico, son délégué, et cela, sans avoir aucunement besoin de donner les cinquante francs qu’il offrait bénévolement. Le marchand reconnut la vérité des arguments du moine et la légitimité des droits de son patron ; seulement, comme il lui paraissait que l’honneur qu’avait son âne de passer au service de saint François ne compensait pas les cinquante francs que cet honneur lui faisait perdre, il essaya de dégoûter fra Pacifico de son choix, lui disant qu’il lui conseillait, en ami, de se rabattre sur tout autre, l’animal qu’il avait choisi ayant le fâcheux avantage de réunir en lui tous les défauts de la race à laquelle il appartenait : étant gourmand, entêté, luxurieux, rétif, se roulant à tout propos, ruant à tout bout de champ, ne pouvant souffrir aucun poids sur son dos, et n’étant bon en somme qu’à la reproduction ; si bien que, pour lui donner un nom qui offrit à la première audition le catalogue de tous les vices dont le malheureux animal était doué, il avait, après y avoir réfléchi, cru devoir l’appeler Giacobino, seul nom dont il fût digne et qui fût digne de lui.
Inutile de dire que Giacobino, traduit en français, donne pour résultante Jacobin.
Fra Pacifico jeta un cri de joie. De temps en temps, le vieil homme reparaissait en lui, et il était pris du besoin de quereller, de jurer, de frapper, comme au temps où il était marin. Un âne rétif s’appelant Jacobin ! c’était tout simplement le salut de son âme qu’il rencontrait au moment où il s’en doutait le moins. Avec un animal si vicieux, les occasions légitimes de se mettre en colère ne lui manqueraient plus, et, quand sa colère aurait besoin de se traduire en actions au lieu de se répandre en paroles, il saurait au moins sur qui frapper ! Ainsi tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ! jusqu’au nom caractéristique donné à l’animal par son propriétaire.
En effet, tout le monde connaissait à Naples la haine que frère Pacifique portait au seul nom de jacobin. En attaquant, en insultant, en maudissant l’animal par son nom, il attaquait, il insultait, il maudissait la secte tout entière, laquelle faisait – si l’on en croyait les têtes tondues et les pantalons de toutes les couleurs qui allaient chaque jour augmentant par les rues, – laquelle faisait tous les jours les progrès les plus inquiétants à Naples. Le choix de fra Pacifico était donc fixé sur Jacobin, et plus on en disait de mal, plus on l’affermissait dans son choix.
Avec le droit bien reconnu qu’avait le moine de jeter son cordon sur le dos de l’âne, et, par ce seul acte, de le confisquer à son profit, il n’y avait pas moyen au marchand de se montrer difficile sur le prix ; il consentit donc à recevoir les cinquante francs offerts par fra Pacifico, craignant de ne rien recevoir du tout, et, en échange des dix piastres à l’effigie de Charles III, sur lesquelles fra Pacifico se fit rendre quatre-vingt-seize grains, la piastre valant douze carlins et huit grains, l’animal devint la propriété du couvent, ou plutôt la sienne.
Mais, soit sympathie pour son ancien maître, soit antipathie pour le nouveau, l’animal parut résolu à donner, séance tenante, à fra Pacifico, le prospectus des mauvaises qualités dont le vendeur avait fait l’énumération.
Le cheval, dit la loi napolitaine, doit être vendu avec sa bride, et l’âne avec sa longe.
En conséquence de cet axiome de droit, Giacobino avait été non-seulement vendu, mais livré avec sa longe. Fra Pacifico prit donc l’animal par la longe et se mit à tirer en avant. Mais Giacobino s’arc-bouta sur ses quatre pieds, et rien ne put le déterminer à prendre le chemin de l’Infrascata. Après quelques efforts qui furent inutiles, et qui pouvaient porter atteinte à l’influence de saint François, fra Pacifico résolut de recourir aux grands moyens. Il se rappela que, du temps qu’il était marin, il avait vu, sur les côtes d’Afrique, les chameliers conduire leurs chameaux avec une corde passée dans la cloison du nez. Il tira son couteau de la main droite, pinça les narines de Giacobino de la main gauche, incisa la cloison nasale, et, avant même que l’âne, qui ne pouvait se douter de l’opération à laquelle il allait être soumis, eût même songé à y mettre opposition, la corde était passée par l’ouverture, et Giacobino bridé par le nez, au lieu de l’être par la bouche ; l’animal voulut poursuivre sa résistance et tira de son côté, mais fra Pacifico tira du sien. Jacobin poussa un hennissement de douleur, jeta un regard désespéré à son ancien maître, comme pour lui dire : « Tu vois, j’ai fait ce que j’ai pu, » et suivit fra Pacifico au couvent de Saint-Éphrem, avec la même docilité qu’un chien en laisse.
Là, l’ayant enfermé dans une espèce de cellier qui devait lui servir d’écurie, fra Pacifico alla au jardin, choisit un pied de laurier qui tenait le milieu entre le bâton de Roland le Furieux et la massue d’Hercule ; il le coupa d’une longueur de trois pieds et demi, l’écorça, lui laissa passer deux heures sous les cendres chaudes, et, armé de ce caducée d’une nouvelle espèce, il rentra dans le cellier et ferma la porte derrière lui.
Ce qui se passa alors entre Jacobin et frère Pacifique resta un secret entre l’homme et l’animal ; mais, le lendemain, frère Pacifique, son bâton au poing et Jacobin ses paniers sur le dos, sortirent côte à côte, comme deux bons amis ; seulement, la peau de Jacobin, lisse et luisante la veille, aujourd’hui meurtrie, fendue et ensanglantée en différents endroits, témoignait que cette amitié ne s’était pas consolidée sans quelque protestation de la part de Jacobin et sans une insistance obstinée de la part de fra Pacifico.
Comme celui-ci s’y était engagé, il étendit le cercle de sa course au Vieux-Marché, au quai, à Santa-Lucia, et revint le soir ramenant Jacobin porteur d’une telle charge de chair, de poisson, de gibier, de fruits et de légumes, que la communauté, abondamment pourvue, put du superflu faire une vente, et établir à la porte même du couvent, trois fois par semaine, un petit marché, où désormais s’approvisionnèrent les âmes dévotes et les estomacs pieux de la rue de l’Infrascata et de la salita dei Capuccini.
Il y avait près de quatre ans que les choses marchaient ainsi, et que fra Pacifico et son ami vivaient dans une bonne intelligence que jamais Jacobin n’avait plus essayé de rompre, lorsque tous deux, comme c’était leur habitude trois fois la semaine, sortirent du couvent et descendirent cette pente qui a donné son nom à la rue, Jacobin marchant devant, ses paniers vides sur le dos, et fra Pacifico le suivant, son bâton de laurier à la main.
Dès les premiers pas que le moine et l’âne firent dans la rue de l’Infrascata, l’homme le plus étranger aux mœurs de Naples eût pu reconnaître la popularité dont ils jouissaient tous deux : l’âne, auprès des enfants, qui lui apportaient à pleines mains des fanes de carotte et des feuilles de chou que Jacobin dévorait avec une visible satisfaction tout en marchant, et fra Pacifico, auprès des femmes, qui lui demandaient sa bénédiction, et des hommes, qui lui demandaient des numéros pour mettre à la loterie.
Il faut dire, à la louange de Jacobin et de frère Pacifique, que, si Jacobin acceptait tout ce qu’on lui offrait, frère Pacifique ne refusait rien de ce qui lui était demandé et donnait libéralement bénédiction et numéros, mais sans plus garantir l’efficacité des unes que la bonté des autres. De temps en temps, une dévote, plus démonstrative que ses compagnes se jetait à genoux devant le moine. Si elle était jeune et jolie, fra Pacifico lui donnait le dessous de sa manche à baiser, ce qui lui permettait de lui caresser le menton, petite sensualité à laquelle il n’était point indifférent. Si elle était vieille et laide, au contraire, il se contentait de lui abandonner son cordon, qu’elle pouvait tirer et baiser à satiété. Mais elle devait s’arrêter au cordon, toute autre faveur lui étant impitoyablement refusée.
Dans les premiers jours de la quête, et quand il en était à la période primitive de la besace, en récompense de ses bénédictions et de ses numéros, les habitants de la rue de l’Infrascata, de la strada dei Studi, del largo Spirito-Santo, de Porta-Alba et des autres quartiers qu’il avait l’habitude de parcourir, avaient offert de payer les bontés que fra Pacifico avait pour eux avec des fruits, des légumes, du pain, de la viande et même du poisson, quoique le poisson monte rarement jusqu’aux hauteurs où sont situées les rues que nous venons de citer, – et fra Pacifico avait accepté. La besace n’était pas fière ; mais il avait remarqué que toutes les denrées offertes par les gens habitant des maisons éloignées des quartiers marchands étaient de second choix, et c’était surtout ce qui l’avait fait insister pour avoir un âne. Une fois l’âne acheté, fra Pacifico avait poussé jusqu’aux endroits où se trouvait la fleur de toute chose, et avait complétement dédaigné les productions ou les offrandes des quartiers intermédiaires.
Nous ne voulons pas dire que les maraîchers du Vieux-Marché, que les bouchers du vico Rotto, les pêcheurs de la Marinella et les fruitiers de Santa-Lucia, dont fra Pacifico écrémait les plus beaux produits, n’eussent pas autant aimé que le moine commençât sa récolte au sortir du couvent, et que ses paniers, au lieu de leur venir complétement vides, arrivassent aux deux tiers, ou tout au moins à moitié pleins. Plus d’une fois, en l’apercevant, les marchands avaient essayé de dissimuler quelque belle pièce qu’ils voulaient garder pour de riches pratiques ; mais fra Pacifico avait un flair admirable pour découvrir toute fraude. Il allait droit à l’objet qu’on essayait de lui dérober, et, si on ne lui offrait pas le susdit objet de bonne volonté, le cordon de Saint-François faisait son office. Or, pour éviter toutes ces petites chicanes, fra Pacifico en était arrivé à ne plus attendre qu’on lui donnât : il touchait de son cordon, prenait et tout était dit. Et les marchands, qui, du temps de Masaniello, s’étaient révoltés pour un impôt que le duc d’Arcos avait voulu mettre sur les fruits, supportaient, non pas joyeusement, mais du moins patiemment cette dîme, que le quêteur du couvent de Saint-Éphrem prélevait sur tous leurs produits ; si bien que jamais l’idée n’était venue à aucun de se révolter contre cette tyrannie. Si fra Pacifico, son choix fait, voyait quelques traces de mécontentement sur le visage de celui à qui il faisait l’honneur de s’adresser, il tirait de sa poche une tabatière de corne étroite et profonde comme un étui, offrait une prise au marchand lésé dans ses intérêts, et il était rare que cette faveur particulière ne ramenât point le sourire sur les lèvres de ce dernier. Si cette attention était insuffisante, fra Pacifico, qui, malgré le nom qu’il s’était imposé, avait été toujours facile à remuer, de bronzé qu’il était, devenait couleur de cendre ; ses yeux lançaient un double éclair, son bâton de laurier résonnait sur le lastrico, et, à cette triple démonstration, il n’était jamais arrivé que la bonne humeur ne reparût pas immédiatement sur le visage du mauvais catholique qui ne se trouvait pas trop heureux de faire à saint François l’hommage de son oie la plus grasse, de son melon le plus savoureux, de son entre-côte la plus tendre ou de son poisson le plus luisant.
Ce jour-là, comme d’habitude, fra Pacifîco descendit donc sans s’arrêter autrement que pour donner sa bénédiction et la manche de sa robe à baiser, et indiquer des ambes, des ternes, des quaternes et des quines aux joueurs de loterie, à travers ce dédale de petites rues qui s’étend de la Vicaria à la strada Egiziaca-a-Foriella ; arrivé là, il prit la via Grande, le vico Berrettari et déboucha sur la place du Vieux-Marché juste derrière la petite église de la Sainte-Croix, dont les prêtres conservent, non point par vénération, mais pour en faire montre, le billot blasonné sur lequel Coradino et le duc d’Autriche eurent la tête tranchée par le duc d’Anjou, ce roi au visage basané, qui, dit Villani, « dormait peu et ne riait jamais. »
L’église dépassée, fra Pacifico se trouvait dans un nouveau pays.
Véritable pays de Cocagne, où le règne animal et le règne végétal sont confondus, où grognent les cochons, où gloussent les poules, où nasillent les oies, où chantent les coqs, où glougloutent les dindons, où cancanent les canards, où roucoulent les pigeons, où, près du faisan mordoré de Capodimonte, du lièvre de Persano, des cailles du cap Misène, des perdrix d’Acerra, des grives de Bagnoli, sont étalées à terre les bécasses des marais de Lincola et les sarcelles du lac d’Agnano ; où des montagnes de choux-fleurs et de broccolis, des pyramides de pastèques et de melons d’eau, des murailles de fenouil et de céleri dominent des couches de péperones écarlates, de tomates cramoisies, au milieu desquelles s’arrondissent des corbeilles de ces petites figues violettes du Pausilippe et de Pouzzoles dont Naples, pendant un an, grava l’effigie sur sa monnaie comme le symbole de son éphémère liberté.
C’était au milieu de ces richesses que fra Pacifico moissonnait tous les deux jours à pleins paniers.
Le moine leva sa dîme accoutumée ; mais, tout en la levant, il lui sembla qu’une grande préoccupation planait ce jour-là sur la place. Les marchands causaient ensemble ; les femmes chuchotaient tout bas ; les enfants faisaient des amas de pierres, et, contre toute habitude, à quelque marchand que fra Pacifico s’adressât, celui-ci ne faisait qu’une médiocre attention aux denrées, légumes, volailles, gibiers ou fruits que le frère quêteur choisissait, et dont il bourrait ses paniers ; or, comme les susdits paniers étaient déjà aux deux tiers remplis, fra Pacifico pensa qu’il était temps de passer à la viande de boucherie, et il s’achemina vers San-Giovanni-al-Mare, où tenaient plus particulièrement leur commerce les macellaï et les beccaï, c’est-à-dire les bouchers et les tueurs de chèvres et de moutons, ces deux industries se côtoyant, mais cependant étant séparées à Naples. Il s’achemina donc vers la rue San-Giovanni-al-Mare, au milieu de cette incompréhensible indifférence que lui témoignait la population. Depuis son entrée au Vieux-Marché, pas une femme ne lui avait demandé sa bénédiction, et pas un homme ne l’avait prié de lui dire d’avance les numéros qui gagneraient au prochain tirage de la loterie.
Qui pouvait à ce point préoccuper la population du vieux Naples ?
Fra Pacifico allait sans doute le savoir, car un grand bourdonnement venait du vico del Mercato, espèce de ruelle qui donne, d’un côté, sur le Vieux-Marché, de l’autre, sur le quai, et que l’on appelait à cette époque vico dei Sospiri-dell’abisso[10], nom poétique que la municipalité moderne a cru devoir lui enlever et qui lui venait de ce que c’était par là que passaient les condamnés à mort, que l’on suppliciait d’habitude sur le Vieux-Marché, et qui, en entrant dans cette ruelle et voyant pour la première fois l’échafaud, poussaient presque toujours à cette vue un soupir si profond, qu’il semblait sortir de l’abîme.
Or, non-seulement il fallait que fra Pacifico passât par ce même vico dei Sospiri, mais encore il comptait prendre un gigot de mouton à un beccaïo dont la boutique faisait le coin de cette ruelle et de la rue Sant-Eligio.
Il ne pouvait donc manquer de savoir ce dont il s’agissait.
Au reste, ce devait être quelque chose d’important qui était arrivé ; car, à mesure qu’il approchait de la rue Sant-Eligio, la foule devenait plus épaisse et plus agitée ; il lui semblait entendre prononcer, d’une voix sourde et menaçante, ces mots Français et jacobins. Cependant, comme cette foule s’ouvrait devant lui avec son respect accoutumé, il ne tarda point d’arriver à la boutique où il comptait, nous l’avons dit, prendre un des sept ou huit gigots qui devaient constituer pour le lendemain le rôti de la communauté.
La boutique était encombrée d’hommes et de femmes hurlant et gesticulant comme des possédés.
– Holà, beccaïo ! cria le moine.
La maîtresse de la maison, espèce de mégère aux cheveux gris et épars, reconnut la voix du moine, et, écartant les discuteurs à coups de poing, d’épaule et de coude :
– Venez, mon père, dit-elle ; c’est le bon Dieu qui vous envoie. Il a grand besoin de vous et du cordon de Saint-François, allez, votre pauvre beccaïo !
Et, donnant Jacobin à garder au garçon écorcheur, elle entraîna fra Pacifico dans la chambre du fond, où le beccaïo, le visage fendu de la tempe à la bouche, gisait tout sanglant sur un lit.
C’était l’accident arrivé au beccaïo qui causait toute cette préoccupation au Vieux-Marché, et toute cette rumeur dans la rue Sant-Eligio, et dans la ruelle des Soupirs-de-l’abîme.
Seulement, comme on le comprend bien, cet accident était interprété de cent façons différentes.
Le beccaïo, avec sa joue fendue, ses trois dents cassées, sa langue mutilée, n’avait pas pu ou n’avait pas voulu donner de grands renseignements. On avait seulement cru comprendre, aux mots giacobini et Francesi, murmurés par lui, que c’étaient les jacobins de Naples, amis des Français, qui l’avaient équipé ainsi.
Le bruit s’était, en outre, répandu qu’un autre ami du beccaïo avait été trouvé mort sur le lieu du combat et que deux autres encore avaient été blessés, dont l’un si gravement, qu’il était mort dans la nuit.
Chacun disait son avis sur cet accident et sur ses causes ; et c’était le bavardage de cinq ou six cents voix qui causait cette rumeur qu’avait entendue de loin fra Pacifico et qui l’avait attiré vers la boutique du tueur de moutons.
Seul, un jeune homme de vingt-six ou vingt-huit ans, appuyé au chambranle de la porte, demeurait pensif et muet. Seulement, aux différentes conjectures qui étaient émises et particulièrement à celle-ci que le beccaïo et ses trois camarades avaient été, en revenant de faire un souper à la taverne de la Schiava, attaqués par quinze hommes à la hauteur de la fontaine du Lion, le jeune homme riait et haussait les épaules avec un geste plus significatif que si c’eût été un démenti formel.
– Pourquoi ris-tu et hausses-tu les épaules ? lui demanda un de ses camarades nommé Antonio Avella, et que l’on appelait Pagliucchella, par suite de l’habitude qu’ont les gens du peuple à Naples de donner à chaque homme un surnom tiré de son physique ou de son caractère.
– Je ris parce que j’ai envie de rire, répondit le jeune homme, et je hausse les épaules parce que cela me plaît de les hausser. Vous avez bien le droit de dire des bêtises, vous ; j’ai bien, moi, le droit de rire de ce que vous dites.
– Pour que tu saches que nous disons des bêtises, il faut que tu sois mieux instruit que nous.
– Il n’est pas difficile d’être mieux instruit que toi, Pagliucchella ; il ne faut que savoir lire.
– Si je n’ai point appris à lire, répondit celui à qui Michele reprochait son ignorance, – car le railleur était notre ami Michele, – c’est l’occasion qui m’a manqué. Tu l’as eue, toi, parce que tu as une sœur de lait riche et qui est la femme d’un savant ; mais il ne faut pas pour cela mépriser les camarades.
– Je ne te méprise point, Pagliucchella, tant s’en faut ! car tu es un bon et brave garçon, et, si j’avais quelque chose à dire, au contraire, c’est à toi que je le dirais.
Et peut-être Michele allait donner à Pagliucchella une preuve de la confiance qu’il avait en lui, en le tirant hors de la foule et en lui faisant part de quelques-uns des détails qui étaient à sa connaissance, lorsqu’il sentit une main qui s’appuyait sur son épaule et qui pesait lourdement.
Il se retourna et tressaillit.
– Si tu avais quelque chose à dire, c’est à lui que tu le dirais, fit au jeune railleur celui qui lui mettait la main sur l’épaule ; mais, crois-moi, si tu sais quelque chose sur toute cette aventure, ce dont je doute, et que tu dises ce quelque chose à qui que ce soit, c’est alors que tu mériteras véritablement d’être appelé Michele le Fou.
– Pasquale de Simone ! murmura Michele.
– Il vaut mieux, crois-moi, continua le sbire, et c’est plus sûr pour toi, aller rejoindre à l’église de la Madone-del-Carmine, – où elle accomplit un vœu, Assunta, que tu n’as pas trouvée chez elle ce matin, absence qui te met de mauvaise humeur, – que de rester ici pour dire ce que tu n’as pas vu, et ce qu’il serait malheureux pour toi d’avoir vu.
– Vous avez raison, signor Pasquale, répondit Michele tout tremblant, et j’y vais. Seulement, laissez-moi passer.
Pasquale fit un mouvement qui laissa entre lui et le mur une ouverture par laquelle eût pu se glisser un enfant de dix ans. Michele y passa à l’aise, tant la peur le faisait petit.
– Ah ! par ma foi, non ! murmurait-il en s’éloignant à grands pas dans la direction de l’église del Carmine, sans regarder derrière lui ; par ma foi, non ! je ne dirai pas un mot, tu peux être tranquille, monseigneur du couteau ! j’aimerais mieux me couper la langue. Mais c’est qu’aussi, continua-t-il, cela ferait parler un muet, d’entendre dire qu’ils ont été attaqués par quinze hommes, quand ce sont eux, au contraire, qui se sont mis six pour en attaquer un seul. C’est égal, je n’aime pas les Français ni les jacobins ; mais j’aime encore moins les sbires et les sorici[11], et je ne suis pas fâché que celui-là les ait un peu houspillés. Deux morts et deux blessés sur six, viva san Gennaro ! il n’avait pas un rhumatisme dans le bras, ni la goutte dans les doigts, celui-là !
Et il se mit à rire en secouant joyeusement la tête et en dansant seul un pas de tarentelle au milieu de la rue.
Quoique l’on prétende que le monologue n’est point dans la nature, Michele, que l’on appelait Michele le Fou, justement parce qu’il avait l’habitude de parler tout seul et de gesticuler en parlant, Michele le Fou eût continué de glorifier Salvato s’il ne se fût pas trouvé, tant il allongeait le pas, poussant son éclat de rire, sur la place del Carmine, et dansant son pas de tarentelle sous le porche même de l’église.
Il souleva la lourde et sale tenture qui pend devant la porte, entra et regarda autour de lui.
L’église del Carmine, dont il nous est impossible de ne pas dire un mot en passant, est l’église la plus populaire de Naples, et sa Madone passe pour être une des plus miraculeuses. D’où lui vient cette réputation, et qui lui vaut ce respect que partagent toutes les classes de la société ? Est-ce parce qu’elle renferme la dépouille mortelle de ce jeune et poétique Conradin, neveu de Manfred, et de son ami Frédéric d’Autriche ? Est-ce à cause de son Christ, qui, menacé par un boulet de René d’Anjou, baissa la tête sur sa poitrine pour éviter le boulet, et dont les cheveux poussent si abondamment, que le syndic de Naples vient, une fois l’an, en grande pompe, les lui couper avec des ciseaux d’or ? Est-ce, enfin, parce que Masaniello, le héros des lazzaroni, fut assassiné dans son cloître et y dort dans quelque coin inconnu, tant le peuple est oublieux, même de ceux qui sont morts pour lui ? Mais il n’en est pas moins vrai que, l’église del Carmine étant, comme nous l’avons dit, la plus populaire de Naples, c’est à elle que se font la plupart des vœux, et que le vieux Tomeo avait fait le sien, dont nous ne tarderons point à savoir la cause.
Michele eut donc, tout d’abord, au milieu de l’église del Carmine, toujours encombrée de fidèles, quelque peine à trouver celle qu’il cherchait ; cependant, il finit par la découvrir faisant dévotement sa prière au pied d’un des autels latéraux placés à main gauche en entrant.
Cet autel, tout éblouissant de cierges, était consacré à saint François.
Michele avait, selon que vous serez pessimiste ou optimiste en amour, cher lecteur, Michele avait le malheur ou le bonheur d’être amoureux. L’émeute, qu’il prévoyait et qu’il avait donnée à Nina pour raison de son départ, n’était qu’une cause secondaire. Celle qui passait avant toutes les autres était le désir de voir et d’embrasser Assunta, la fille de Basso-Tomeo, ce vieux pêcheur qui, on se le rappelle, avait, une nuit, pendant laquelle son bateau était amarré aux fondations du palais de la reine Jeanne, vu un spectre se pencher sur lui, s’assurer avec la pointe du poignard que son sommeil était de bon aloi ; puis, enfin, convaincu qu’il dormait, remonter et disparaître dans les ruines.
On doit se rappeler encore que cette apparition avait causé un tel effroi au vieux pêcheur, qu’abandonnant Mergellina, et mettant, entre son ancien logement et le nouveau, la rivière de Chiaïa, Chiatamone, le château de l’Œuf, Santa-Lucia, le Castel-Nuovo, le môle, le port, la strada Nuova, et enfin la porte del Carmine, il avait transporté son domicile à la Marinella.
En vrai chevalier errant, Michele avait suivi sa maîtresse au bout de Naples : il l’eût suivie au bout du monde.
Le matin du jour auquel nous sommes arrivés, quand il avait trouvé la porte du vieux Basso-Tomeo fermée, au lieu de la trouver ouverte comme de coutume, il n’avait pas été sans inquiétude.
Où pouvait être Assunta, et quelle cause l’avait éloignée de la maison ?
Outre le doute qu’un amant a toujours sur sa maîtresse, si bien aimé qu’il se croie par elle, Michele n’était point sans avoir éprouvé quelques traverses dans ses amours.
Basso-Tomeo, vieux pêcheur, plein de la crainte de Dieu, de la vénération des saints, de l’amour du travail, n’avait point une considération bien grande pour Michele, qu’il traitait non-seulement de fou, comme tout le monde, mais encore de paresseux et d’impie.
Les trois frères d’Assunta, Gaetano, Gennaro et Luigi, étaient des enfants trop respectueux pour ne point partager les opinions de leur père à l’endroit de Michele ; de sorte que le pauvre Michele, à chaque nouveau grief soulevé contre lui, n’avait dans la maison Tomeo qu’un seul défenseur, Assunta, tandis qu’au contraire, il avait quatre accusateurs : le père et les trois fils ; ce qui constituait contre lui, dans la discussion qu’on avait à son sujet, une formidable majorité.
Par bonheur, le métier de pêcheur est un rude métier, et Basso-Tomeo et ses trois fils qui se vantaient de ne pas être des paresseux comme Michele, tenant à exercer le leur en conscience, passaient une partie de la soirée à poser leurs filets, une partie de la nuit à attendre que le poisson s’y engageât, et une partie de la matinée à les tirer hors de l’eau. Il en résultait que, sur vingt-quatre heures, Basso-Tomeo et ses trois fils en restaient dix-huit dehors et dormaient les six autres ; ce qui n’en faisait pas des surveillants bien insupportables pour les amours de Michele et d’Assunta.
Aussi, Michele prenait-il son malheur en patience. Basso-Tomeo lui avait dit qu’il ne lui donnerait sa fille que lorsqu’il exercerait un métier lucratif et honnête, ou lorsqu’il aurait fait un héritage. Michele, par malheur, prétendait ne connaître aucun métier lucratif et honnête à la fois, affirmant que l’une de ces deux épithètes excluait l’autre, ce qui, à Naples n’était point tout à fait un paradoxe ; et il en donnait pour preuve à Basso-Tomeo que lui, par exemple, qui exerçait un métier honnête, qui, aidé par ses trois fils, consacrait dix-huit heures par jour à ce métier, n’avait, depuis cinquante ans à peu près qu’il avait, pour la première fois, jeté ses filets à la mer, pas réussi à mettre cinquante ducats de côté. Il attendait donc l’héritage, parlant d’un oncle qui n’avait jamais existé, et qui, sur les indications de Marco Polo, était parti pour le royaume du Cathay. Si l’héritage ne venait pas, ce qui, au bout du compte, était possible, il ne pouvait manquer, un jour ou l’autre, d’être colonel, puisque Nanno le lui avait prédit. Il est vrai qu’il n’avait rendu publique, dans la maison de Basso-Tomeo, que la première partie de la prédiction, ayant gardé pour lui celle qui aboutissait à la potence et n’ayant jugé à propos de s’ouvrir à ce sujet qu’à sa sœur de lait Luisa, ainsi que nous l’avons vu dans l’entretien qui avait précédé la prédiction plus sinistre encore que la sorcière lui avait faite à elle-même.
Or, la présence d’Assunta dans l’église de la Madone-del-Carmine, sa présence à l’autel de saint François et l’illumination a giorno de cet autel, étaient autant de preuves que Michele, tout fou qu’on le disait, ne s’était point trompé à l’endroit du médiocre produit que Basso-Tomeo, malgré la fatigue qu’il prenait, tirait de son pénible métier. En effet, les trois dernières journées avaient été si mauvaises, que le vieux pêcheur avait fait vœu de brûler douze cierges à l’autel de saint François, dans l’espérance que le saint, qui était son patron, lui accorderait une pêche dans le genre de celle que les pêcheurs de l’Évangile avaient faite dans le lac de Génézareth, et avait exigé que, pendant toute la matinée, c’est-à-dire pendant le temps qu’il serait occupé à tirer ses filets, sa fille Assunta appuyât le vœu qu’il avait fait, de ses plus ferventes prières.
Or, comme le vœu avait été fait la veille, après la dernière pêche, qui avait encore été plus mauvaise que les deux précédentes ; que Michele, ayant consacré toute la soirée à Luisa, et toute la nuit au blessé, n’avait pu être prévenu par Assunta, Michele avait trouvé la porte de la maison fermée, et Assunta agenouillée à l’autel de saint François, au lieu de l’attendre à sa porte.
En voyant que Pasquale de Simone lui avait dit vrai, Michele fit un si gros soupir de satisfaction, qu’Assunta se retourna à son tour, poussa un cri de joie, et, avec un bon sourire qui n’était autre chose qu’un remercîment pour sa pénétration, lui fit signe de venir s’agenouiller près d’elle. Michele n’eut pas besoin qu’on lui répétât l’invitation. Il ne fit qu’un bond de la place où il était jusqu’aux degrés de l’autel, et tomba à genoux sur la même marche où priait Assunta.
Nous ne voudrions pas affirmer qu’à partir de ce moment la prière de la jeune fille fut aussi fervente que lorsque Michele était absent, et qu’il ne se mêla point à cette prière quelques distractions. Mais la chose était peu importante à cette heure, la pêche devant être faite et les filets tirés. On pouvait bien, à tout prendre, risquer quelques paroles d’amour, au milieu des pieuses paroles auxquelles le saint avait droit.
Ce fut là seulement que Michele apprit d’Assunta les faits qu’en notre qualité d’historien, nous avons fait connaître à nos lecteurs, avant que Michele les connût lui-même, – et, en échange de ces faits, il lui fit, de son côté, l’histoire la plus probable qu’il put agencer sur une indisposition de Luisa, sur un assassinat qui avait eu lieu à la fontaine du Lion, et sur le bruit qui se faisait à cette heure, rue Sant-Eligio et ruelle des Soupirs-de-l’Abîme, à la porte de la boutique du beccaïo.
Assunta, en véritable fille d’Ève qu’elle était, sut à peine qu’il y avait du bruit au Vieux-Marché, qu’elle voulut connaître les véritables causes de ce bruit. Or, ce que lui en disait son amant lui paraissant couvert d’un certain nuage, elle prit congé de saint François, auquel sa prière était finie ou bien près de l’être ; elle fit une révérence à l’autel du saint, trempa ses ongles dans le bénitier de la porte, toucha du bout de ses doigts humides les doigts de son amant, fit un dernier signe de croix, prit, avant même d’être sortie de l’église, le bras de Michele, et, légère comme une alouette prête à s’envoler, en chantant comme elle, elle sortit avec lui de l’église del Carmine, pleine de confiance dans l’intervention du saint et ne doutant pas que son père et ses frères n’eussent fait une pêche miraculeuse.
Assunta avait bien raison d’avoir confiance en saint François : son père et ses frères avaient fait une pêche vraiment miraculeuse.
Au moment où ils avaient commencé de tirer leurs filets, leurs filets leur avaient paru si lourds, qu’ils avaient cru d’abord avoir accroché quelque rocher ; mais, ne sentant point cette résistance absolue que présente une masse enracinée au fond de la mer, ils avaient eu la crainte, chose qui arrive quelquefois et qui est d’un triste présage pour ceux à qui elle arrive, ils avaient eu la crainte de tirer à eux le cadavre de quelque suicidé ou de quelque noyé par accident.
Mais, au fur et à mesure que le filet se rapprochait de la plage, ils sentaient des soubresauts et des secousses indiquant que c’étaient des corps vivants et bien vivants qui, malgré eux, cédaient à la traction du filet.
Bientôt on vit, aux clapotements de la mer et aux gerbes liquides qui en jaillissaient, que les captifs, commençant à comprendre leur position, faisaient des efforts désespérés pour rompre la traîne ou pour sauter par-dessus.
Gennaro et Gaetano se mirent à la mer, et, tandis que le vieux pêcheur et Luigi, réunissant tous leurs efforts, luttaient contre la proie indocile, ils passèrent derrière les filets, et, quoiqu’ils eussent de l’eau jusqu’aux épaules, parvinrent à la maintenir.
Seulement, à leurs gestes et à leurs exclamations, on pouvait comprendre que saint François avait largement fait les choses.
Ceci se passait dans le golfe vers la moitié à peu près de la strada Nuova, en face d’une grande maison qui donnait d’un côté sur le quai, de l’autre sur la rue Sant’-Andrea-degli-Scopari.
Cette maison, que l’on désignait sous le nom de palais della Torre, appartenait, en effet, au duc de ce nom.
Comme nous allons raconter un fait entièrement historique, nous sommes forcés de donner quelques détails sur cette maison où le fait s’est passé et sur ceux qui l’habitaient.
À la fenêtre du premier étage se tenait un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, vêtu à la dernière mode de Paris, si ce n’est qu’au lieu d’avoir la redingote à carrick ou l’habit aux longues basques et au haut collet piqué que l’on portait à cette époque, il était enveloppé d’une élégante robe de chambre de velours nacarat fermant sur sa poitrine avec des brandebourgs de soie. Ses cheveux noirs, qui depuis longtemps avaient renoncé à la poudre, quoique coupés court, frisaient en boucles naturelles ; une fine chemise de batiste, ornée d’un jabot d’élégante dentelle, s’ouvrait pour laisser voir un cou juvénile et blanc comme un cou de femme ; ses mains étaient blanches, longues et minces, signe d’aristocratie, il portait, au petit doigt de la gauche, un diamant, et, distrait, l’œil perdu dans l’espace, suivait les nuages glissant dans le ciel, tout en faisant de la main droite ces mouvements dénonciateurs que fait un poëte qui scande des vers.
C’était un poëte, en effet, un poëte dans le genre de Sannasar, de Bertin, de Parny, c’était don Clemente Filomarino, frère cadet du duc della Torre, un des jeunes gens les plus élégants de Naples, et qui disputait la royauté de la mode aux Nicolino, aux Caracciolo et aux Roccamana ; en outre, beau cavalier, grand chasseur, excellant dans les exercices de l’escrime, du tir, de la natation ; riche, quoique cadet de famille, attendu que son frère, le duc della Torre, qui avait vingt-cinq ans de plus que lui, avait déclaré vouloir mourir garçon, afin de laisser toute sa fortune à son jeune frère, lequel avait reçu de son aîné l’honorable mission de perpétuer la race des ducs de la Torre, honneur auquel celui-ci paraissait avoir renoncé.
Au reste, le duc della Torre s’occupait d’un travail bien autrement intéressant – et il en était convaincu – pour ses contemporains et même pour l’avenir, que celui de procréer des héritiers de son nom et des soutiens de sa race. Bibliomane acharné, il faisait une collection de livres rares et de manuscrits précieux. La bibliothèque royale elle-même – celle de Naples, bien entendu, – n’avait rien que l’on pût comparer à sa réunion d’Elzévirs, ou, pour parler plus correctement, d’Elzéviers. En effet, il avait un spécimen à peu près complet de toutes les éditions publiées par Louis, Isaac et Daniel, c’est-à-dire par le père, le fils et le neveu[12]. Nous disons à peu près complète, parce que nul bibliomane ne peut se vanter d’avoir la collection entière, depuis le premier volume, publié en 1572, auquel est attaché le nom d’Elzévir, et qui porte pour titre : Eutropii historiæ romanæ, lib X, jusqu’au Pastissier françois, publié chez Louis et Daniel, et qui porte la date de 1655. Cependant, il montrait avec orgueil aux amateurs cette collection presque unique, où se trouvaient successivement, servant d’enseigne au frontispice, l’ange tenant d’une main un livre, de l’autre une faux ; un cep de vigne embrassant un orme, avec la devise Non solus ; la Minerve et l’olivier, avec l’exergue Ne extra oleas ; le fleuron au masque de buffle que les Elzévirs adoptèrent en 1629 ; la sirène, qui lui succéda en 1634 ; le cul-de-lampe représentant la tête de Méduse ; la guirlande de roses trémières, et enfin les deux sceptres croisés sur un bouclier, qui sont leur dernière marque. En outre, ses éditions, toutes de choix, étaient remarquables par la grandeur et la largeur de leurs marges, dont quelques-unes atteignaient quinze et dix-huit lignes.
Quant à ses autographes, c’était bien la plus riche collection qui existât au monde. Elle commençait au sceau de Tancrède de Hauteville, et se continuait, en rois, princes, vice-rois ayant régné sur Naples, jusqu’aux signatures de Ferdinand et de Caroline, actuellement régnants.
Chose bizarre ! Ce profond amour de la collection, dont le plus signalé symptôme est de rendre indifférent à tous les sentiments humains, n’avait eu aucune influence sur l’amour presque paternel que le duc della Torre portait à son jeune frère, don Clemente, resté orphelin à cinq ans. Ce qui l’avait si profondément attaché à cet enfant le jour même de sa naissance, c’était probablement cette idée que, dès ce jour-là, il était déchargé de l’obligation de prendre une femme, qui ne l’eût point détourné entièrement, mais qui l’eût distrait de sa vocation de collectionneur. Aussi, nous serait-il impossible d’énumérer les soins dont l’enfant chargé de le dispenser de l’accomplissement de ses obligations conjugales avait été l’objet de sa part. Dans toutes ces indispositions plus ou moins graves auxquelles l’enfance est soumise, il avait été son seul garde-malade, passant les nuits près de son lit à annoter ses catalogues, ou à chercher dans ses livres rares ces fautes d’impression qui marquent un exemplaire du sceau de l’identité. D’enfant, don Clemente était devenu adolescent ; d’adolescent, jeune homme ; de jeune homme, il était en train de passer homme, sans que cette profonde et tendre affection de son frère pour lui se fût altérée et eût changé de nature. À l’âge de vingt-six ans, don Clemente était encore traité par son frère comme un enfant. Il ne montait pas une fois à cheval, il n’allait pas une fois à la chasse que son frère ne lui criât par la fenêtre : « Prends garde de te noyer ! Prends garde que ton fusil ne soit mal chargé ! Prends garde que ton cheval ne s’emporte ! »
Lorsque l’amiral Latouche-Tréville vint à Naples, don Clemente Filomarino, comme les autres jeunes gens de son âge, fraternisa avec les officiers français, et, poëte doué d’une imagination ardente, révolté des abus d’un pays livré au triple despotisme du sceptre, du sabre et du goupillon, il se mêla aux rangs des plus chauds patriotes et fut emprisonné avec eux.
Tout entier à ses recherches d’autographes et à ses études de bibliomane, le duc della Torre avait à peine su le passage de la flotte française, et, en tout cas, n’y avait attaché aucune importance. Philosophe lui-même, mais ne mêlant en aucune façon la politique à sa philosophie, il ne s’était point étonné des railleries de son frère contre le gouvernement, l’armée et les moines. Tout à coup, il apprit que don Clemente Filomarino avait été arrêté et conduit au fort Saint-Elme.
La foudre tombée à ses pieds ne l’eût pas plus étourdi que cette nouvelle ; il fut quelque temps à rassembler ses idées, et courut chez le régent de la vicairie, charge qui correspond, chez nous, à celle de préfet de police.
Il venait demander ce qu’avait fait son frère.
Son étonnement fut grand lorsqu’on lui eut répondu que son frère conspirait, que les accusations les plus graves pesaient sur lui, et que, si ces accusations étaient prouvées, il y allait de sa tête.
L’échafaud sur lequel avaient péri Vitagliano, Emmanuele de Deo et Gagliani était à peine enlevé de la place du Château ; il crut le voir se dresser de nouveau pour dévorer son frère. Il courut chez les juges, assiégea les portes des Vanni, des Guidobaldi, des Castelcicala ; il offrit sa fortune tout entière ; il offrit ses autographes, ses Elzévirs ; il s’offrit lui-même si l’on voulait mettre son frère en liberté. Il supplia le premier ministre Acton, il se jeta aux pieds du roi, aux pieds de la reine ; tout fut inutile. Le procès suivit son cours ; mais, cette fois, malgré l’influence néfaste de cette sanglante trinité, tous les accusés furent reconnus innocents et mis en liberté.
Ce fut alors que la reine, voyant lui échapper la vengeance légale, établit cette fameuse chambre obscure où nous avons introduit nos lecteurs, et créa ce tribunal secret dont Vanni, Castelcicala et Guidobaldi étaient les juges, et Pasquale de Simone l’exécuteur.
Dix-huit mois de prison, pendant lesquels son frère, le duc della Torre, pensa devenir fou, et cessa de se livrer à la compilation de ses Elzévirs et à la recherche de ses autographes, ne guérirent aucunement don Clemente Filomarino de ses principes libéraux, de ses tendances philosophiques et de ses instincts railleurs ; au contraire, ils le poussèrent plus avant que jamais dans la voie de l’opposition. Fort de cette impartialité du tribunal, qui, malgré les instances secrètes de la reine, qui, malgré les instances publiques de ses accusateurs, l’avait déclaré innocent, et l’avait mis en liberté, il pensait n’avoir plus autre chose à craindre, et était devenu un des habitués les plus assidus des salons de l’ambassadeur français, tandis qu’au contraire il s’était complétement éclipsé des salons de la cour, dans lesquels son rang lui donnait entrée.
Le duc della Torre, son frère, rassuré sur le sort de Clemente, s’était remis à la poursuite de ses autographes et de ses Elzévirs, et ne s’inquiétait plus de cet enfant prodigue que pour lui recommander comme toujours la prudence, quand il montait à cheval, allait à la chasse, ou faisait quelque pleine eau dans le golfe.
Or, ce jour-là, tous deux étaient satisfaits.
Don Clemente Filomarino avait appris le départ de l’ambassadeur français, ainsi que la déclaration de guerre faite par lui au roi Ferdinand, et, ses principes de citoyen du monde l’emportant sur sa nationalité napolitaine, il espérait bien avant un mois voir ses bons amis les Français à Naples, et le roi et la reine à tous les diables.
De son côté, le duc della Torre venait de recevoir une lettre du libraire Dura, le plus célèbre bouquiniste de Naples, qui lui annonçait qu’il avait découvert un des deux Elzévirs manquant à sa collection, et qui lui faisait demander s’il devait le lui porter chez lui ou attendre sa visite à son magasin.
En lisant la lettre du libraire, le duc della Torre avait poussé un cri de joie, et, n’ayant pas la patience d’attendre la visite, il avait noué sa cravate, passé sa houppelande, et, descendant du second étage, occupé tout entier par sa bibliothèque, il était entré au premier, qui lui servait de logement, ainsi qu’à son frère, et avait fait son apparition dans la chambre, juste au moment où celui-ci venait de rimer les derniers vers d’un poëme comique, dans le genre du Lutrin de Boileau, et où il attaquait les trois gros péchés, non-seulement des moines de Naples, mais des moines de tous les pays : la luxure, la paresse et la gourmandise.
À la seule vue de son frère, don Clemente Filomarino devina qu’il venait d’arriver à celui-ci un de ces grands événements bibliomaniques qui le mettaient hors de lui.
– Oh ! mon cher frère, s’écria-t-il, auriez-vous trouvé, par hasard, le Térence de 1661 ?
– Non, mon cher Clemente ; mais juge de mon bonheur : j’ai trouvé le Perse de 1664.
– Mais trouvé… ce qui s’appelle trouvé, hein ? Vous savez bien que, plus d’une fois déjà, vous m’avez dit : « J’ai trouvé, » et que, quand il s’est agi de vous livrer l’exemplaire en question, on essayait de vous fourrer quelque faux Elzévir, quelque édition avec la sphère, au lieu de l’édition de l’olivier ou de celle de l’orme.
– Oui, mais je ne m’y laissais pas prendre. Ce n’est pas un vieux renard comme moi que l’on attrape ! D’ailleurs, c’est Dura qui m’écrit, et Dura ne me ferait point un tour comme celui-là. Il a sa réputation à conserver. Regarde plutôt, voici sa lettre : « Monsieur le duc, venez vite ; j’ai la joie de vous annoncer que je viens de trouver le Perse de 1664, avec les deux sceptres croisés sur l’écu ; édition magnifique ; les marges ont quinze lignes de hauteur en tout sens. »
– Bravo, mon frère ! Et vous allez chez Dura, je présume ?
– J’y cours ! il va m’en coûter soixante ou quatre-vingts ducats au moins ; mais qu’importe ! c’est à toi que ma bibliothèque reviendra un jour ; et, si maintenant j’ai le bonheur de trouver le Térence de 1661, j’aurai la collection complète ; et sais-tu ce que vaut une collection complète d’Elzévirs ? Vingt mille ducats comme un grain !
– Il y a une chose dont je vous supplie, mon cher frère, c’est de ne vous inquiéter jamais de ce que vous me laisserez ou ne me laisserez pas. J’espère que, comme Cléobis et Biton, quoique nous n’ayons pas les mêmes mérites qu’eux, les dieux nous aimeront assez pour nous faire mourir le même jour et à la même heure. Aimez-moi, vous, et, tant que vous m’aimerez, je serai riche.
– Eh ! malheureux, lui dit le duc en lui posant les deux mains sur les deux épaules et en le regardant avec une ineffable tendresse, tu sais bien que je t’aime comme mon enfant, mieux que mon enfant même ; car, si tu n’avais été que mon enfant, j’eusse couru tout droit chez Dura, et je ne t’eusse embrassé qu’à mon retour.
– Eh bien, embrassez-moi, et courez vite chercher votre Térence.
– Mon Perse, ignorant ! mon Perse ! Ah ! continua le duc avec un soupir, tu ne feras qu’un bibliomane de troisième ordre, et encore ! encore !… Au revoir, Clemente, au revoir !
Et le duc della Torre s’élança hors de la maison.
Don Clemente revint à la fenêtre.
Basso-Tomeo et ses fils venaient de tirer leurs filets sur la plage, au milieu d’un immense concours de pêcheurs et de lazzaroni, accourus pour voir le résultat de la pêche de Basso-Tomeo et de ses trois fils.
Nous l’avons dit au commencement du chapitre précédent, saint François avait bien fait les choses, et la pêche était vraiment miraculeuse.
On eût dit que le saint, si religieusement prié par Assunta et si généreusement gratifié par Basso-Tomeo d’une messe et de douze cierges, avait voulu mettre dans les filets du vieux pêcheur et de ses trois fils un spécimen de tous les poissons du golfe.
Lorsque la traîne sortit de la mer et qu’elle apparut sur le rivage avec sa poche pleine à rompre, on eût dit que c’était non pas la Méditerranée, mais le Pactole qui dégorgeait toutes ses richesses sur la plage.
La dorade aux reflets d’or, la bonite aux mailles d’acier, la spinola à la robe d’argent, la trille au corsage rose, le dentiche aux nageoires lie de vin, le mulet au museau arrondi, le poisson-soleil que l’on croirait un tambour de basque tombé à la mer, enfin le poisson Saint-Pierre, qui porte sur ses flancs l’empreinte des doigts de l’apôtre, faisaient escorte, et semblaient la cour, les ministres, les chambellans d’un thon magnifique qui pesait au moins soixante rotoli, et qui semblait ce roi de la mer que, dans la Muette de Portici, promet Masaniello à ses compagnons sur un air si charmant.
Le vieux Basso-Tomeo se tenait la tête à deux mains, ne pouvait en croire ses yeux et trépignait de joie. Les paniers apportés par le vieillard et ses fils, dans l’espoir d’une pêche abondante, une fois remplis jusqu’aux bords, ne contenaient pas le tiers de cette magnifique moisson faite dans la plaine qui se laboure toute seule.
Les enfants se mirent à la recherche de nouveaux récipients, tandis que Basso-Tomeo, dans sa reconnaissance, racontait à tout venant qu’il devait ce miracle à la faveur toute particulière de saint François, son patron, à l’autel duquel il avait fait dire une messe et brûler douze cierges.
Le thon faisait surtout l’admiration du vieux pêcheur et des assistants : c’était un miracle qu’après les secousses qu’il avait données au filet, il ne l’eût pas rompu, et, en s’ouvrant à travers ses mailles une fuite pour lui-même, n’eût pas ouvert en même temps un passage à toute la gent écaillée qui bondissait autour de lui.
Chacun, au récit du vieux Basso-Tomeo et à la vue de sa pêche, se signait et criait : Evviva san Francisco ! Don Clemente seul, qui, de sa fenêtre, dominait toute cette scène, paraissait mettre en doute l’intervention du saint, et attribuer tout simplement ce miraculeux coup de filet à une de ces chances heureuses et comme en rencontrent parfois les pêcheurs.
Placé d’ailleurs comme il l’était, c’est-à-dire à la fenêtre du premier étage de son palais et pouvant plonger du regard jusqu’au coude que fait le quai de la Marinella, il voyait ce que Basso-Tomeo, enfermé avec son poisson au milieu d’un cercle de féliciteurs, ne pouvait pas voir et ne voyait pas.
Ce que don Clemente voyait et ce que ne voyait point Basso-Tomeo, c’était fra Pacifico, arrivant du côté du marché avec son âne, tenant orgueilleusement le milieu du pavé comme d’habitude, et devant infailliblement, s’il suivait la ligne droite, se heurter au monceau de poissons que venait de tirer de la mer le vieux Basso-Tomeo.
Ce fut ce qui arriva ; en voyant un attroupement qui lui barrait le passage, sans savoir la cause de cet attroupement, fra Pacifico, pour le fendre plus facilement, prit Jacobin par la longe et marcha le premier en disant :
– Place ! au nom de saint François, place !
On comprend facilement que, dans une foule chantant les louanges du fondateur des ordres mineurs, un nouveau venu, quel qu’il fût, se présentant au nom du saint, devait trouver place ; mais place fut faite par cette même foule avec d’autant plus de promptitude et de vénération, que l’on reconnut fra Pacifico et son âne Jacobin, que chacun savait avoir l’honneur d’être attachés au service particulier du saint.
Fra Pacifico allait donc, fendant la foule, ignorant ce qu’elle contenait à son centre, lorsque tout à coup il se trouva face à face avec le vieux Tomeo et manqua de trébucher contre la montagne de poissons qui se mouvaient encore dans les dernières convulsions d’agonie !
C’était ce moment qu’attendait don Clemente ; car il pouvait prévoir qu’il allait se passer une lutte curieuse entre le pêcheur et le moine ; en effet, à peine Basso-Tomeo eut-il reconnu Pacifico traînant derrière lui Jacobin, que, comprenant à quelle dîme exorbitante il allait être soumis, il jeta un cri de terreur et pâlit, tandis qu’au contraire le visage de fra Pacifico s’illumina d’un formidable sourire en voyant vers quelle belle aubaine sa bonne étoile le conduisait.
Il avait justement trouvé le marché au poisson si mal fourni, qu’il n’avait, quoique le lendemain fût jour maigre, rien jugé digne de la bouche si finement connaisseuse des capucins de Saint-Éphrem.
– Ah ! ah ! fit don Clemente assez haut pour être entendu d’en bas, c’est-à-dire du quai, voilà qui devient intéressant.
Quelques personnes levèrent la tête ; mais, ne comprenant pas ce que voulait dire le jeune homme à la robe de chambre de velours, ils reportèrent presque aussitôt leurs regards sur Basso-Tomeo et fra Pacifico.
Au reste, frère Pacifique ne laissa point longtemps Basso-Tomeo dans les transes du doute ; il prit son cordon, l’étendit sur le thon et prononça les paroles sacramentelles :
– Au nom de saint François !
C’était ce que prévoyait don Clemente ; il éclata de rire.
Il était évident qu’il allait assister au combat de deux des plus puissants mobiles des actions humaines : la superstition et l’intérêt.
Basso-Tomeo, qui croyait fermement tenir sa pêche de saint François, défendrait-il le plus beau morceau de cette pêche contre saint François lui-même, ou, ce qui était exactement la même chose, contre son représentant ?
D’après ce qui allait se passer, don Clemente apprécierait dans la lutte que Naples allait avoir à soutenir pour la conquête de ses droits, quel fond les patriotes pouvaient faire sur le peuple, et si ce peuple, pour lequel ils se dévoueraient au moment du renversement des préjugés, combattrait en faveur de ces préjugés, ou contre eux.
L’épreuve ne fut pas heureuse pour le philosophe.
Après un combat intérieur qui ne dura au reste que quelques secondes, l’intérêt fut vaincu par la superstition, et le vieux pêcheur, qui avait paru disposé un instant à défendre sa propriété en cherchant des yeux si ses trois fils étaient de retour avec les paniers qu’ils étaient allés prendre, fit un pas en arrière, et, démasquant l’objet en litige, dit humblement :
– Saint François me l’avait donné, saint François me le reprend. Vive saint François ! Ce poisson est à vous, mon père.
– Ah ! l’imbécile ! ne put s’empêcher de s’écrier don Clemente.
Tous levèrent la tête, et les regards de la foule se fixèrent sur le jeune homme à la physionomie railleuse ; l’expression des visages de ceux qui regardaient ne dépassait pas encore l’étonnement, car personne ne comprenait parfaitement à qui s’adressait l’épithète d’imbécile.
– Oh ! c’est toi, Basso-Tomeo, et non un autre que j’appelle imbécile ! s’écria don Clemente.
– Et pourquoi cela, Excellence ?
– Parce que, toi et tes trois fils, qui êtes d’honnêtes gens, de braves travailleurs, et, de plus, de vigoureux gaillards, vous vous laissez enlever le prix de votre labeur par un moine fripon, paresseux, et impudent.
Fra Pacifico, qui avait cru que la vénération attachée à son habit le mettait hors de la question, attaqué ainsi en face et à l’improviste, chose qu’il n’eût jamais crue possible, poussa un rugissement de colère et montra son bâton à don Clemente.
– Garde ton bâton pour ton âne, moine ; il n’y a qu’à lui que ton bâton puisse faire peur.
– Oui ; mais je vous en préviens, don Cicillo[13], mon âne s’appelle Jacobin.
– Eh bien, alors, c’est ton âne qui porte le nom de l’homme, et c’est toi qui as le nom de la bête.
La foule se mit à rire : elle commence toujours, lorsqu’elle écoute une dispute, par être du parti de celui qui a de l’esprit.
Fra Pacifico, furieux, ne sut qu’apostropher don Clemente de ce nom qui était pour lui la plus terrible injure.
– Je te dis que tu es un jacobin ! Cet homme est un jacobin, mes frères ; le voyez-vous avec ses cheveux coupés à la Titus et son pantalon sous sa robe de chambre ? Jacobin ! jacobin ! jacobin !
– Jacobin tant que tu voudras, et je me vante d’être jacobin.
– Vous entendez, hurla fra Pacifico, il avoue qu’il est jacobin !
– D’abord, lui dit don Clemente, sais-tu ce que c’est qu’un jacobin ?
– C’est un démagogue, un sans-culotte, un septembriseur, un régicide.
– En France, c’est possible ; mais, à Naples, écoute bien ceci et tâche de ne pas l’oublier : jacobin veut dire un honnête homme qui aime son pays, qui voudrait le bonheur du peuple, et, par conséquent, l’abolition des préjugés qui l’abrutissent ; qui demande l’égalité, c’est-à-dire les mêmes lois pour les petits comme pour les grands ; la liberté pour tous, afin que tous les pêcheurs puissent jeter également leurs filets dans toutes les parties du golfe, et qu’il n’y ait point de réserves même pour le roi, à Portici, à Chiatamone et à Mergellina, attendu que la mer est à tout le monde, comme l’air que nous respirons, comme le soleil qui nous éclaire ; un jacobin, enfin, c’est un homme qui veut la fraternité, c’est-à-dire qui regarde tous les hommes comme ses frères, et qui dit : « Il n’est pas juste que les uns se reposent et mendient, tandis que les autres se fatiguent et travaillent, » ne voulant pas qu’un pauvre pêcheur qui a passé la nuit à poser ses filets et la journée à les tirer, quand il a, une fois par hasard, ce qui lui arrive tous les dix ans, pris un poisson qui vaut trente ducats…
La foule sembla trouver le prix trop élevé et se mit à rire.
– J’en donne trente ducats, moi, continua Filomarino. Eh bien, je le répète, un jacobin est un homme qui ne veut pas que, quand un pauvre pêcheur a pris un poisson qui vaut trente ducats, il lui soit volé par un homme, – je me trompe, un moine ! – un moine n’est pas un homme ; celui qui mérite le nom d’homme est celui qui rend des services à ses frères, et non celui qui les vole, celui qui rend des services à la société et non celui qui est à sa charge, qui travaille et qui touche honorablement le prix de son labeur pour nourrir une femme et des enfants, et non celui qui, la plupart du temps, détourne la femme des autres et débauche ses enfants au profit de la paresse et de l’oisiveté. Voilà ce que c’est qu’un jacobin, moine, et, si c’est là ce que c’est qu’un jacobin, oui, je suis jacobin !
– Vous l’entendez ! s’écria le moine exaspéré, il insulte l’Église, il insulte la religion, il insulte saint François… C’est un athée !
Plusieurs voix demandèrent :
– Qu’est-ce qu’un athée ?
– C’est, répondit fra Pacifico, un homme qui ne croit pas en Dieu, qui ne croit pas en la Madone, qui ne croit pas en Jésus-Christ, enfin qui ne croit pas au miracle de saint Janvier.
À chacune de ces accusations, don Clemente Filomarino avait vu les yeux de la foule s’animer et briller de plus en plus. Il était évident que, si la lutte continuait entre lui et le moine, et avait pour arbitre une foule ignorante et fanatique, le résultat serait contre lui. À la dernière accusation, quelques hommes avaient poussé un cri de colère en lui montrant le poing et en répétant après fra Pacifico :
– C’est un jacobin, c’est un athée, c’est un homme qui ne croit pas au miracle de saint Janvier.
– Enfin, continua le moine, qui avait gardé cet argument pour le dernier, c’est un ami des Français.
Quelques hommes, à cette dernière invective, ramassèrent des pierres.
– Et vous, leur cria don Clemente, vous êtes des ânes auxquels on ne mettra jamais de bâts assez pesants et auxquels on ne fera jamais porter de charges assez lourdes.
Et il referma sa fenêtre.
Mais, au moment où il refermait sa fenêtre, une voix cria :
– À bas les Français ! Mort aux Français !
Et cinq ou six pierres brisèrent la vitre derrière don Clemente.
Une de ces pierres, l’atteignant au visage, lui fit une légère blessure.
Peut-être, si le jeune homme eût eu la prudence de ne point reparaître, la colère de cette multitude se fût-elle calmée par cette vengeance ; mais, furieux à la fois de l’insulte et de la douleur, il s’élança sur son fusil de chasse chargé à balle, rouvrit la fenêtre, et, le visage rayonnant de colère et splendide de dédain :
– Qui a jeté la pierre ? qui m’a atteint là, là, là ? dit-il en montrant sa joue ensanglantée.
– Moi, répondit un homme d’une quarantaine d’années, court de taille, mais vigoureusement bâti, coiffé d’un chapeau de paille, vêtu d’une veste et d’une culotte blanches, en croisant ses bras sur sa poitrine et en faisant jaillir par le geste un flot de farine de sa veste ; moi, Gaetano Mammone.
À peine l’homme à la veste blanche avait-il prononcé ces paroles, que don Clemente Filomarino appuyait son fusil à son épaule et lâchait le coup.
L’amorce seule brûla.
– Miracle ! cria don Pacifico en chargeant son poisson sur son âne, et en laissant don Clemente aux prises avec la foule ; miracle !
Et il descendit du côté de l’Immacolatella, en criant :
– Miracle ! miracle !
Deux cents voix crièrent après lui : « Miracle ! » Mais, au milieu de toutes ces voix, la même voix qui s’était déjà fait entendre répéta :
– Mort au jacobin ! mort à l’athée ! mort à l’ami des Français !
Et toutes les voix qui avaient crié : « Miracle ! » crièrent :
– À mort ! à mort !
La guerre était déclarée.
Une partie de la foule s’engouffra dans la grande porte pour venir attaquer don Clemente par l’intérieur ; d’autres appuyèrent une échelle à la fenêtre et commencèrent de l’escalader.
Don Clemente lâcha son second coup de fusil au hasard, au milieu de la foule : un homme tomba.
C’était, de la part de l’imprudent jeune homme, renoncer à toute miséricorde. Il ne lui restait plus qu’à vendre chèrement sa vie.
Il assomma d’un coup de crosse de fusil le premier dont la tête parut au niveau de la fenêtre ; l’homme ouvrit les bras et tomba à la renverse.
Puis, jetant dans la chambre son fusil dont le bois s’était cassé par la violence du coup, il prit de chaque main un pistolet de tir, et les deux premiers assaillants qui se montrèrent, reçurent, l’un une balle dans la tête, l’autre une balle dans la poitrine.
Tous deux tombèrent en dehors, et restèrent sans mouvement sur le pavé.
Les cris de rage redoublèrent ; de tous les côtés du quai, on accourait pour prêter main-forte aux assaillants.
Don Clemente Filomarino entendit en ce moment craquer la porte d’entrée et des pas s’approcher de la chambre.
Il courut à la porte et la ferma à la clef.
C’était un bien faible rempart contre la mort.
Il n’avait pas eu le temps de recharger ses pistolets, et son fusil était brisé ; mais il lui restait le canon, armé des batteries, dont il pouvait se servir comme d’une masse ; il lui restait ses épées de duel.
Il les décrocha de la muraille, les posa derrière lui sur une chaise, ramassa le canon de son fusil, et résolut de se défendre jusqu’à la dernière extrémité.
Un nouvel assaillant parut à la fenêtre, le fusil s’abattit sur lui ; s’il eût atteint la tête, il l’eût fendue ; mais, par un mouvement rapide, l’homme sauva son crâne et reçut le coup de massue sur l’épaule. Il saisit le fusil, se cramponna des deux mains aux parties saillantes, sous-garde et batterie. Don Clemente vit que c’était une lutte à soutenir, pendant laquelle on pouvait enfoncer la porte ; il abandonna l’arme au moment où son adversaire s’attendait à la résistance : le point d’appui lui manquant, l’homme tomba à la renverse ; mais don Clemente perdait son arme la plus terrible.
Il sauta sur ses épées.
Un craquement terrible se fit entendre ; le fer d’une hache passa à travers le faible battant de la porte de sa chambre.
Au moment où le fer se retirait pour frapper un second coup, le jeune homme darda son épée par l’ouverture que la hache avait faite, il entendit un blasphème.
– Touché ! dit-il en riant de ce rire sauvage que font entendre, dans les joies de la vengeance, ceux qui n’ont plus rien à espérer que de mourir en faisant le plus de mal possible à leurs ennemis.
Le bruit de la chute d’un corps pesant se fit entendre derrière lui ; un homme venait de sauter du balcon dans la chambre, un poignard à la main.
La fine lame de l’épée se croisa avec le poignard, pareille à un éclair ; l’homme poussa un soupir et tomba ; le fer lui était ressorti de six pouces entre les deux épaules.
Un second coup de hache brisa le panneau de la porte. Don Clemente allait faire face à ses nouveaux adversaires, lorsqu’il vit passer dans l’air, venant d’en haut et tombant dans la rue, des papiers et des livres.
Il comprit que ces furieux étaient montés au second étage, avaient brisé la porte de l’appartement de son frère, qui peut-être même, ne soupçonnant aucun danger, l’avait laissée ouverte dans sa hâte à se rendre chez Dura ; et que ces papiers, c’étaient les autographes, les livres, les Elzévirs du duc della Torre, que ces misérables, dans leur ignorance des trésors qu’ils gaspillaient, jetaient par la fenêtre.
Blessé par une pierre, il avait poussé un cri de rage ; à la vue de cette profanation, il poussa un cri de douleur.
Son frère, son pauvre frère, quel serait son désespoir lorsqu’il rentrerait !
Don Clemente oublia son danger, oublia que, quand le duc de la Torre rentrerait, il aurait probablement une bien autre perte à déplorer que celle de ses autographes et de ses Elzévirs. Il ne vit que cet abîme ouvert dans sa vie, par son imprudence à lui, au moment où il s’y attendait le moins, abîme dans lequel s’engloutissaient en un instant trente longues années de soins incessants et de recherches assidues, et sa rage en redoubla contre ces brutes à qui la vengeance exercée sur l’homme ne suffisait pas et qui l’étendaient aux objets inanimés, qu’ils détruisaient sans en connaître la valeur et par un simple instinct de destruction.
Il eut un instant l’idée de parlementer avec ses ennemis, de se livrer à eux et de faire de sa mort la rançon des livres et des manuscrits précieux de son frère. Mais, à l’aspect de ces visages où la colère le disputait à la stupidité, il comprit que ces hommes, certains qu’il ne pouvait leur échapper, ne transigeraient pas avec lui, mais que, leur indiquant seulement la valeur des objets qu’il voulait sauver, il rendrait le salut de ces objets moins probable qu’en le leur laissant ignorer.
Il résolut donc de ne rien demander, et, comme sa mort était certaine, que rien ne pouvait le sauver, de rendre seulement, par un effort désespéré, cette mort plus facile et plus prompte.
Lui mort, ses ennemis ne pousseraient peut-être pas plus loin leur vengeance.
Il restait à don Clemente à examiner sa position avec sang-froid et à en tirer, au point de vue de la vengeance, le meilleur parti possible.
La fenêtre paraissait abandonnée comme étant d’un abord trop dangereux ; il y courut ; trois mille lazzaroni peut-être encombraient le quai ; par bonheur, pas un n’avait d’armes à feu : il put donc regarder par la fenêtre.
Au-dessous de la fenêtre, ces hommes faisaient un immense amas de bois qu’ils allaient chercher sur la plage, laquelle, à l’endroit dont nous parlons, forme un gigantesque chantier où sont réunis bois à brûler et bois de construction, tandis que d’autres fourraient, sous cet amas de bois disposé en bûcher, les livres et les papiers que les dévastateurs continuaient de leur envoyer par la fenêtre du deuxième étage et qui étaient destinés à y mettre le feu.
D’un autre côté, la porte était près de céder sous les efforts des assaillants et surtout sous les coups de hache de l’homme à la veste blanche.
La porte pouvait encore tenir dix secondes ; avec de la présence d’esprit et une main sûre, c’était à peu près le temps qu’il fallait à don Clemente pour recharger ses pistolets.
On sait la promptitude avec laquelle se chargent les pistolets de tir, où la balle presse directement la poudre. Les pistolets étaient chargés et amorcés au moment où la porte céda.
Un flot d’hommes se répandit dans la chambre ; les deux coups partirent en même temps comme deux éclairs ; deux hommes roulèrent sur le carreau.
Don Clemente se retourna pour saisir les épées ; mais, avant qu’il eût eu le temps d’étendre les mains vers elles, il se trouva littéralement enveloppé de couteaux et de poignards.
Il allait être percé de vingt coups à la fois et s’élançait de toutes les puissances de son cœur au-devant de cette mort si prompte qui lui sauvait l’agonie, lorsque l’homme à la hache et à la veste blanche, faisant tournoyer sa hache au-dessus de sa tête, s’écria :
– Que personne ne le touche ! Le sang de cet homme est à moi.
L’ordre arriva à temps pour sauver à don Clémente dix-neuf coups de couteau sur vingt ; mais un vingtième, plus pressé que les autres, avait déjà frappé au-dessous de la gorge. Tout ce que put faire l’assassin pour obéir fut donc de reculer d’un pas en laissant le couteau dans la plaie.
Le blessé resta debout, mais oscillant comme un homme qui va tomber. Gaetano Mammone jeta sa hache, bondit jusqu’à lui, l’appuya et le maintint d’une main à la muraille, de l’autre déchira, sans que don Clemente eût la volonté ou la force de s’y opposer, la robe de chambre, la chemise de batiste du blessé, lui mit la poitrine nue, arracha le couteau resté dans la gorge, et appliqua avidement sa bouche à la plaie, d’où jaillissait un long filet incarnat.
Ainsi fait le tigre suspendu au cou du cheval, dont il ouvre l’artère, et dont il boit le sang.
Don Clemente sentit que cet homme, ou plutôt cette bête fauve lui tirait violemment la vie du corps ; instinctivement il lui appuya les mains aux épaules et essaya de le repousser, comme Anthée essaye de repousser Hercule qui l’étouffe. Mais, ou son adversaire était trop robuste, ou don Clemente était trop affaibli ; ses bras se détendirent lentement. Il lui sembla que cet homme, après son sang, après sa vie, tirait à lui son âme ; une sueur froide passa sur son front, un frisson mortel courut dans ses veines à moitié vides ; il poussa un long soupir et s’évanouit.
En cessant de sentir palpiter sa victime, le vampire se détacha d’elle ; sa bouche se tordit dans un sourire d’effroyable volupté.
– La ! dit-il, je suis désaltéré ; maintenant, vous autres, faites ce que vous voudrez de ce cadavre.
Et, en effet, Gaetano Mammone cessa de maintenir contre la muraille le corps de don Clemente, qui, s’affaissant sur lui-même, tomba inerte sur le carreau.
Pendant ce temps, joyeux comme un enfant qui vient d’obtenir le joujou qu’il désire, le duc della Torre avait reçu des mains du libraire Dura, le Perse de 1664, s’était bien assuré de l’identité de l’édition en reconnaissant que les livres portaient pour frontispice l’écu avec les deux sceptres croisés, et n’avait point reculé devant le prix de soixante-deux ducats que lui avait demandé le libraire. En effet, que maintenant il se procure le Térence de 1661, et sa collection d’Elzévirs sera complète, bonheur auquel trois amateurs seulement, un à Paris, un à Amsterdam, un à Vienne, pouvaient se vanter d’être arrivés !
Maître du précieux volume, le duc ne songea plus qu’à remonter dans le carrozzello qui l’avait amené, et à reprendre le chemin de son palais. Avec quel bonheur il allait revoir don Clemente, lui montrer son trésor et lui prouver la supériorité des joies du bibliomane sur celles des autres hommes ! Ah ! s’il pouvait y amener ce jeune homme, qui avait de si belles qualités, mais à qui manquait celle-là, ce serait un cavalier complet ; tandis que don Clemente était encore comme la collection du duc : il avait toutes les qualités hors une ; comme lui, l’heureux bibliomane avait toutes les éditions des Elzévirs père, fils et neveu, moins le Térence.
Et, le sourire sur les lèvres, le duc revenait, retournant dans sa pensée tous ces concetti où son esprit avait moins de part que son cœur, regardant son précieux volume, le serrant entre ses deux mains, le pressant contre sa poitrine, mourant d’envie de le baiser, ce qu’il eût fait bien certainement s’il eût été seul, lorsque, en arrivant à Supportico-Strettela, il commença à distinguer un immense attroupement qui lui paraissait s’être formé devant son palais. Cependant, sans doute se trompait-il ; que feraient ces hommes devant son palais ?
Mais une chose lui paraissait bien plus extraordinaire encore que ces hommes réunis à cet endroit.
C’étaient tous ces livres et ces papiers qui, pareils à une troupe d’oiseaux, semblaient s’envoler des fenêtres de sa bibliothèque ! Sans doute, la perspective le trompait ; ces fenêtres auxquelles de temps en temps apparaissaient des hommes correspondant par des gestes de colère avec ceux de la rue, ces fenêtres n’étaient point les siennes.
Mais, au fur et à mesure que le carrozzello avançait, il n’était plus permis au duc de douter, et son cœur se serrait d’une invincible angoisse ; quoique plus rapproché à chaque pas, à chaque pas il voyait moins distinctement. Un nuage s’étendait sur ses yeux, pareil à ceux que l’on a en songe, et, à voix basse, mais d’une voix de plus en plus anxieuse, il se disait les yeux fixes, le cou tendu, la tête en avant du corps :
– Je rêve ! je rêve ! je rêve !
Mais force lui fut bientôt de s’avouer à lui-même qu’il ne rêvait pas, et que quelque catastrophe inattendue, formidable, s’accomplissait chez lui et sur lui.
L’attroupement venait jusqu’au vico Marina-del-Vino, et chacun des hommes qui formaient cet attroupement, pris d’une folle frénésie, hurlait :
– À mort le jacobin ! à mort l’athée ! à mort l’ami des Français ! au bûcher ! au bûcher !
Un éclair terrible traversa l’esprit du duc ; des hommes débraillés, à moitié nus, sanglants, gesticulaient aux fenêtres de l’appartement de son frère. Il sauta à bas du carrozzello, pénétra comme un insensé dans cette foule, poussant des cris inarticulés, écartant, avec une force qu’il ne se connaissait pas lui-même, des hommes dix fois plus robustes que lui, et, à mesure qu’il entrait dans cet océan dont chaque flot était un homme, il le sentait plus irrité, plus grondant, plus passionné.
Enfin, parti de la circonférence, il arriva au centre, et, arrivé là, jeta un cri.
Il se trouvait en face d’un bûcher composé de bois de toute espèce, sur lequel, sanglant, évanoui, mutilé, son frère était couché à moitié nu. Il n’y avait point à le méconnaître, il n’y avait point à dire : « Ce n’est pas lui. » Non, non ! c’était bien lui, don Clemente, l’enfant de son cœur, le frère de ses entrailles !
Le duc ne comprit qu’une chose et il n’avait besoin de comprendre que celle-là : c’est que ces tigres qui rugissaient, c’est que ces cannibales qui hurlaient, c’est que ces démons qui riaient et chantaient autour de ce bûcher étaient les assassins de son frère.
Il faut rendre cette justice au duc que, croyant son frère mort, il n’eut pas un seul instant l’idée de lui survivre ; la possibilité ne s’en présenta même point à son esprit.
– Ah ! misérables ! traîtres et lâches assassins ! Ah ! bourreaux immondes ! s’écria-t-il, vous ne pourrez pas du moins nous empêcher de mourir ensemble !
Et il se jeta sur le corps de son frère.
Toute la bande hurla de joie : elle avait deux victimes au lieu d’une, et, au lieu d’une victime insensible, inerte, aux trois quarts morte, une victime vivante, sur laquelle on pouvait épuiser les tortures en les prolongeant.
Domitien disait en parlant des chrétiens :
« Ce n’est point assez qu’ils meurent ; il faut qu’ils se sentent mourir. »
Le peuple de Naples est, sous ce rapport, le digne héritier de Domitien.
En une seconde, le duc della Torre fut lié sur le corps de son frère aux poutres du bûcher.
Don Clemente rouvrit les yeux. Il avait senti sur ses lèvres la pression d’une bouche amie.
Il reconnut le duc.
Déjà noyé dans le vague de la mort, il murmura :
– Antonio ! Antonio ! pardonne-moi !
– Tu l’as dit, don Clemente, répondit le duc, les dieux nous aiment ; ainsi que Cléobis et Biton, nous mourrons ensemble ! Je te bénis, frère de mon cœur ! je te bénis, Clemente !
En ce moment, au milieu des cris de joie, des railleries impies, des blasphèmes sanglants de cette multitude, un homme approcha une torche des papiers et des livres amassés au pied du bûcher et auxquels le duc n’avait donné ni un regard ni un soupir, tandis qu’un autre s’écriait :
– De l’eau ! de l’eau ! il ne faut pas qu’ils meurent trop vite !
Et, en effet, le supplice des deux frères dura trois heures !
Ce fut au bout de trois heures seulement que, rassasié de souffrances, le peuple se dispersa, chaque homme emportant un lambeau de chair brûlée, au bout de son couteau, de son poignard ou de son bâton.
Les os restèrent au bûcher, qui continua de les consumer lentement.
Le docteur Cirillo put alors passer et continuer sa route vers Portici ; c’était l’agonie de ces deux martyrs qui lui barrait le chemin.
Ainsi périrent le duc della Torre et son frère, don Clemente Filomarino, les deux premières victimes des fureurs populaires de Naples.
Les armes de la ville au beau ciel sont une cavale passante ; mais cette cavale, issue des chevaux de Diomède, s’est bien souvent nourrie de chair humaine.
Cinquante minutes après, le docteur Cirillo était à Portici et le cocher avait gagné sa piastre.
Le même soir, déguisé, par le chemin qu’il avait déjà suivi pour sortir une première fois du royaume de Naples, Hector Caraffa gagnait la frontière pontificale et se rendait en toute hâte à Rome pour annoncer au général Championnet l’accident arrivé à son aide de camp, et conférer avec lui des mesures à prendre en cette grave circonstance.
Nous laisserons Hector Caraffa suivre les sentiers des montagnes ; et, dans l’espérance d’arriver avant lui, nous prendrons, avec la permission de nos lecteurs, la grande route de Naples à Rome, celle-là même qu’a prise notre ambassadeur, Dominique-Joseph Garat ; et, sans nous arrêter au camp de Sessa, où manœuvrent les troupes du roi Ferdinand ; sans nous arrêter à la tour de Castellone de Gaete, faussement appelée le tombeau de Cicéron ; sans nous arrêter même à la voiture de notre ambassadeur, qui, au galop de ses quatre chevaux, descend rapidement la pente de Castellone, nous la précéderons à Itri, où Horace, dans son voyage à Brindes, a soupé de la cuisine de Capiton et couché chez Murena.
Murena præbente domum, Capitone culinam.
Aujourd’hui, c’est-à-dire à l’époque où nous y conduisons nos lecteurs, la petite ville d’Itri n’est plus l’urbs Mamurrarum ; elle ne compte plus au nombre de ses quatre mille cinq cents habitants des hommes qui aient atteint la célébrité du fameux jurisconsulte romain ou du beau-frère de Mécène.
D’ailleurs, nous n’avons pas de cuisine à y faire, pas d’hospitalité à y demander ; il s’agit tout simplement d’une halte de quelques heures chez le maître charron de la localité, où notre ambassadeur, grâce au mauvais chemin dans lequel il est engagé, ne tardera point à nous rejoindre.
La maison de don Antonio della Rota – ainsi nommé, à la fois à cause de la noblesse de son origine, qu’il prétend remonter aux Espagnols, et de la grâce avec laquelle il fait prendre au frêne et à l’orme le plus rebelle la forme d’une roue, – est située, dans une prévoyance qui fait honneur à l’intelligence de son propriétaire, à deux pas de la maison de poste et en face de l’hôtel del Riposo d’Orazio, enseigne qui indique la prétention – nous parlons pour l’hôtel – d’être situé sur l’emplacement même de la maison de Murena. Don Antonio della Rota avait pensé, avec beaucoup de sagacité, qu’en se logeant près de la poste, où étaient forcés de relayer les voyageurs, et en face de l’hôtel où, attirés par leurs souvenirs classiques, ils prenaient leurs rafraîchissements, aucune des voitures disloquées par ces fameux chemins où Ferdinand lui-même se rappelait avoir versé deux fois, ne pouvait échapper à sa juridiction.
Et, en effet, don Antonio, grâce à l’incurie des inspecteurs des grandes routes de Sa Majesté Ferdinand, faisait d’excellentes affaires ; nos lecteurs ne s’étonneront donc point d’entendre, en entrant chez lui, en signe de joyeuse humeur, les sons du tambourin national, mêlés à ceux de la guitare espagnole.
Au reste, outre la disposition habituelle à la gaieté que donne à tout industriel la prospérité croissante de sa maison, don Antonio avait, ce jour-là, un motif particulier d’allégresse : il mariait sa fille Francesca à son premier ouvrier Peppino, auquel, en se retirant des affaires, il comptait laisser son établissement ; aussi, traversons l’allée sombre qui perce la maison d’une façade à l’autre, et jetons un coup d’œil sur la cour et sur le jardin, et nous verrons qu’autant la façade officielle, c’est-à-dire celle de la rue, est grave, déserte et silencieuse, autant la façade opposée est joyeuse, brillante et peuplée.
Cette partie de la propriété de don Antonio dans laquelle nous pénétrons, se compose d’une terrasse avec balustrade, descendant par un escalier de six marches dans une cour dont le sol est formé d’une espèce de terre glaise, servant, à l’époque de la moisson, d’aire à battre le blé ; cette cour et cette terrasse ne font qu’une immense tonnelle, couvertes qu’elles sont par des rameaux de vigne partant des arbres voisins et venant se rattacher à la maison, contre laquelle ils continuent de grimper en tapissant sa façade blanchie à la chaux, façade dont leurs verts festons, ainsi que l’ombre qu’ils projettent, adoucissent par des demi-teintes, mouvantes à chaque souffle du vent, la teinte trop crue de la muraille, laquelle, grâce à cette collaboration de la nature, s’harmonise admirablement avec les tuiles rouges du toit, qui se découpent en vives arêtes sur l’azur foncé du ciel ; le soleil jette sur tout cela les chaudes teintes d’une des premières matinées d’automne, et, pénétrant à travers les interstices du feuillage si serré qu’il soit, marbre de plaques dorées les dalles de la terrasse et le sol battu de la cour.
Au delà s’étend le jardin, c’est-à-dire une plantation de peupliers irrégulièrement semés et se rattachant les uns aux autres par de longs cordages de vigne auxquels se balancent des grappes de raisin à faire honneur à la terre promise ; ces grappes, d’un pourpre foncé, sont si nombreuses, que chaque passant se croit le droit d’en détacher du cep ce qu’il lui faut pour satisfaire sa gourmandise ou étancher sa soif, tandis que les grives, les merles et les moineaux francs détachent de leur côté les grains des grappes comme les passants les grappes de l’arbre ; quelques poules qui courent çà et là dans la plantation sous l’œil dominateur d’un coq grave et presque immobile, prennent leur part de la curée, soit en ramassant les graines qui tombent, soit en sautant jusqu’aux grappes inférieures, auxquelles elles restent parfois pendues par le bec, tant elles les attaquent avec voracité. Mais qu’importe ce monde de larrons, de maraudeurs et de parasites à cette luxuriante nature ! il en restera toujours assez pour faire une vendange suffisant aux besoins de l’année suivante ; la Providence a été tout particulièrement inventée pour les âmes inactives et les esprits insoucieux.
Au delà du jardin sont les premières rampes de ces montagnes apennines, lesquelles, dans l’antiquité, abritaient ces rudes pasteurs samnites qui firent passer les légions de Posthumus sous le joug, et ces Marses invincibles que les Romains hésitaient à combattre et recherchaient pour alliés depuis deux mille ans ; c’est là que se réfugie et se maintient, à chaque commotion politique qui secoue la plaine ou les vallées, la sauvage et hostile indépendance des brigands.
Et maintenant que nous avons levé la toile sur le théâtre, mettons en scène les acteurs.
Ils se divisent en trois groupes.
Les hommes qui s’intitulent raisonnables, non point parce que la raison leur est venue, mais parce que la jeunesse les a quittés, assis sur la terrasse, autour d’une table couverte de bouteilles au long cou et au ventre garni de paille, forment le premier groupe, présidé par maître Antonio della Rota.
Les jeunes gens et les jeunes filles, dansant la tarentelle ou plutôt des tarentelles présidées par Peppino et Francesca, c’est-à-dire par les deux fiancés qui vont devenir époux, forment le second groupe.
Le troisième enfin se compose des trois musiciens de l’orchestre ; un de ces musiciens racle une guitare, les deux autres battent du tambour de basque ; le racleur de guitare est assis sur la dernière marche de l’escalier qui relie la terrasse à la cour ; les deux autres sont restés debout à ses côtés pour conserver la liberté de leurs mouvements et pouvoir, à certains moments, frapper, en manière de points d’orgue, leurs tambourins, du coude, de la tête et du genou.
Ces trois groupes ont pour unique spectateur un jeune homme de vingt à vingt-deux ans, assis, ou plutôt accoudé, sur un mur à demi écroulé appartenant en mitoyenneté à la maison de don Antonio et à la maison du bourrelier Giansimone, son compère et son voisin, de sorte que l’on ne saurait dire si ce jeune homme est chez le bourrelier ou chez le charron.
Ce spectateur, tout immobile qu’il demeure, et tout indifférent qu’il semble, est sans doute un sujet d’inquiétude pour don Antonio, pour Francesca et pour Peppino ; car, de temps en temps, leurs regards se portent sur lui avec une expression qui signifie qu’ils aimeraient autant cet incommode voisin loin que près, absent que présent.
Comme les autres personnages que nous venons de faire passer sous les yeux de nos lecteurs ne sont que des comparses, ou à peu près, dans notre drame, et que ce jeune homme seul y doit jouer un rôle d’une certaine importance, c’est de lui particulièrement que nous allons nous occuper.
Ainsi que nous l’avons dit, c’est un garçon de vingt à vingt-deux ans, bien découplé ; il a les cheveux blonds, presque roux, de grands yeux bleu-faïence d’une intelligence remarquable, et, dans certains moments, d’une férocité inouïe ; son teint, qui dans sa jeunesse n’a point été exposé aux intempéries de l’air, laisse transparaître quelques taches de rousseur ; son nez est droit ; ses lèvres minces, en se relevant aux deux coins, découvrent deux rangées de dents petites, blanches et aiguës comme celles d’un chacal ; ses moustaches et sa barbe naissantes sont de couleur fauve ; enfin, pour achever le portrait de cet étrange jeune homme, moitié paysan, moitié citadin, il y a, dans son allure, dans ses vêtements et jusque dans le chapeau à larges bords placé près de lui, quelque chose qui dénonce l’ex-séminariste.
C’est le cadet de trois frères du nom de Pezza ; plus faible que ses deux aînés, qui sont valets de charrue, ses parents, en effet, l’ont d’abord destiné à l’Église : la grande ambition d’un paysan de la Terre de Labour, des Abruzzes, de la Basilicate ou des Calabres est d’avoir un enfant dans les ordres. En conséquence, son père l’a mis à l’école à Itri, et, quand il a su lire et écrire, a obtenu pour lui du curé de l’église Saint-Sauveur la place de sacristain.
Tout a bien été pour lui jusqu’à l’âge de quinze ans, et l’onction avec laquelle l’enfant servait la messe, l’air béat dont il balançait l’encensoir aux processions, l’humilité avec laquelle il secouait la sonnette en accompagnant le viatique, lui avaient attiré toutes les sympathies des âmes dévotes, qui, anticipant sur l’avenir, lui avaient d’avance donné le titre de fra Michele, auquel il s’était, de son côté, habitué à répondre ; mais le passage de l’adolescence à la virilité produisait probablement sur le jeune chierico[14] un changement physique qui ne tarda point à réagir sur le moral ; on le vit se rapprocher des plaisirs dont il s’était tenu éloigné jusque-là ; sans qu’il se mêlât aux danseurs, on le vit regarder d’un œil d’envie ceux qui avaient une belle danseuse ; on le rencontra un soir sous les peupliers, un fusil à la main, poursuivant les grives et les merles ; une nuit, on entendit les sons d’une guitare inexpérimentée sortir de sa chambre ; s’appuyant de l’exemple du roi David, qui avait dansé devant l’arche, il fit, un dimanche, sans trop de gaucherie, son début dans la tarentelle, flotta encore un an entre le désir pieux de ses parents et sa vocation mondaine ; enfin, à l’heure même où il atteignait sa dix-huitième année, il annonça qu’après avoir consciencieusement consulté ses goûts et ses penchants, il renonçait décidément à l’Église et réclamait sa place dans la société et sa part des pompes et des œuvres de Satan. C’était juste le contraire de ce que font les néophytes qui abjurent le monde et renoncent à Satan, à ses pompes et à ses œuvres.
En conséquence de ces idées, fra Michele demanda à entrer chez maître Giansimone comme garçon bourrelier, prétendant que sa véritable vocation, vocation de laquelle il avait dévié en passant par l’Église, l’entraînait irrésistiblement vers la confection des bâts de mulet et des colliers de cheval.
Ce fut un grand chagrin pour la famille Pezza, qui perdait sa plus chère espérance, celle d’avoir un de ses membres curé, ou tout au moins capucin ou carme ; mais fra Michele manifesta son désir avec tant de netteté, qu’il fallut consentir à tout ce qu’il voulait.
Quant à Giansimone, chez lequel le sacristain désirait transporter son domicile, il n’y avait, dans ce désir, rien que de flatteur pour son amour-propre. Fra Michele n’était point précisément le pieux aspirant au ciel que son nom indiquait ; mais ce n’était pas non plus un mauvais garçon. Dans deux ou trois circonstances seulement, où les torts n’étaient point de son côté, il avait montré les dents et fermé carrément les poings ; en outre, un jour où son adversaire avait tiré un couteau de sa ceinture, fra Michele, qu’il avait probablement cru prendre sans vert, en avait tiré un de sa poche et s’en était escrimé de telle façon, que personne ne lui avait plus proposé le même jeu ; en outre, peu après, sournoisement, comme il faisait tout, – ce qui était peut-être une suite de son éducation cléricale, – il s’était formé tout seul à la danse, était devenu, à ce que l’on assurait, sans que personne pût cependant en donner la preuve, un des meilleurs tireurs de la ville, et grattait enfin si doucement et si harmonieusement sa guitare, quoiqu’on ne lui connût pas de maître, que, lorsqu’il se livrait à cet exercice, la fenêtre ouverte, les jeunes filles, pour peu qu’elles eussent l’oreille musicale, s’arrêtaient avec plaisir sous sa fenêtre.
Mais, parmi les jeunes filles d’Itri, une seule avait le privilège d’arrêter les regards du jeune chierico, et c’était justement celle-là qui seule, parmi toutes ses compagnes, paraissait insensible à la guitare de fra Michele.
Cette insensible était Francesca, la fille de don Antonio.
Aussi, nous qui, en notre qualité d’historien et de romancier, savons sur Michele Pezza, bien des choses que ses concitoyens eux-mêmes ignorent encore, n’hésiterons-nous point à dire que ce qui avait principalement déterminé notre héros dans le choix de l’état de bourrelier, et surtout dans le choix de Giansimone pour son maître, c’était le voisinage de sa maison avec celle de don Antonio, et surtout la mitoyenneté de ce mur à moitié ruiné qui, à peu de chose près, et surtout pour un gaillard aussi agile que l’était fra Michele, faisait des deux jardins un seul enclos, et nous avancerons avec la même certitude que, si, au lieu d’être bourrelier, maître Giansimone eût été tailleur ou serrurier, pourvu qu’il eût excercé un état dans la même localité, fra Michele se serait senti, pour la taille des habits ou le maniement de la lime, une vocation égale à celle qu’il s’était sentie pour rembourrer des bâts et piquer des colliers.
Le premier à qui le secret que nous venons de divulguer apparut clairement fut don Antonio : la ténacité avec laquelle le jeune bourrelier, son ouvrage fini, se tenait à la fenêtre donnant sur la terrasse, la cour et le jardin du charron, parut à celui-ci un fait qui méritait toute son attention ; il examina la direction des regards de son voisin ; ces regards, vagues et sans expression en l’absence de Francesca, devenaient, du moment que celle-ci entrait en scène, d’une fixité et d’une éloquence qui, depuis longtemps, n’avaient plus laissé de doutes à Francesca, sur le sentiment qu’elle avait inspiré, et qui bientôt n’en laissèrent plus à son père.
Il y avait à peu près six mois que fra Michele était entré en apprentissage chez Giansimone, lorsque don Antonio fit cette découverte ; la chose ne l’inquiétait pas beaucoup à l’endroit de sa fille, qu’il avait consultée et qui lui avait avoué qu’elle n’avait rien contre Pezza, mais qu’elle aimait Peppino.
Comme cet amour entrait dans les vues de don Antonio, il y applaudit de tout son cœur ; mais, jugeant néanmoins que l’indifférence de Francesca n’était point une assez sûre défense contre les entreprises du jeune chierico, il résolut d’y ajouter son éloignement ; la chose lui paraissait la plus facile du monde : de charron à bourrelier, il n’y a que la main ; d’ailleurs, don Antonio et Giansimone étaient non-seulement voisins, mais compères, ce qui, dans l’Italie méridionale surtout, est un grand lien ; il alla donc trouver Giansimone, lui exposa la situation et lui demanda, comme une preuve d’amitié qu’il ne pouvait lui refuser, de mettre fra Michele à la porte ; Giansimone trouva la demande du père de sa filleule parfaitement juste et lui promit de la satisfaire à la première occasion de mécontentement que lui donnerait son apprenti. Mais ce fut comme un fait exprès ; on eût dit que fra Michele, comme Socrate, avait un génie familier qui le conseillait. À partir de ce moment, le jeune homme, qui n’était qu’un bon apprenti, devint un apprenti excellent ; Giansimone cherchait vainement un reproche à lui faire, il n’y avait point à le reprendre sur son assiduité : il devait à son patron huit heures de travail par jour, et il lui en donnait souvent huit et demie, neuf quelquefois. Il n’y avait point à le reprendre sur les défectuosités de son ouvrage : il faisait chaque jour de tels progrès dans son état, que la seule observation que Giansimone eût pu lui faire, c’est que les pratiques commençaient à préférer les pièces confectionnées par l’ouvrier à celles qui l’étaient par le maître. Il n’y avait point à le reprendre sur sa conduite : aussitôt sa tâche terminée, fra Michele montait à sa chambre, n’en descendait plus que pour souper, et, le souper fini, il y remontait jusqu’au lendemain matin. Giansimone pensa bien à l’entreprendre sur son goût pour la guitare et à lui déclarer que les vibrations de cet instrument lui agaçaient horriblement les nerfs ; mais, de lui-même, le jeune homme cessa d’en jouer dès qu’il s’aperçut que celle-là seule pour laquelle il en jouait ne l’écoutait pas.
Tous les huit jours, don Antonio se plaignait à son compère de ce qu’il n’avait pas encore mis son apprenti à la porte, et, à chaque plainte de son compère, Giansimone répondait que ce serait pour la semaine suivante ; mais la semaine suivante s’écoulait, et le dimanche retrouvait fra Michele à sa fenêtre, plus assidu à chaque dimanche nouveau qu’il ne l’avait été le dimanche précédent.
Enfin, poussé à bout par don Antonio, Giansimone se détermina à signifier un beau matin à son apprenti qu’ils devaient se séparer, et cela le plus tôt possible.
Fra Michele se fit répéter deux fois cette signification de congé ; puis, fixant son œil clair et résolu sur l’œil trouble et vague de son patron :
– Et pourquoi devons-nous nous séparer ? lui demanda-t-il.
– Bon ! répliqua le bourrelier en essayant de faire de la dignité, voilà que tu m’interroges ? L’apprenti interroge le maître !
– C’est mon droit, répondit tranquillement fra Michele.
– Ton droit, ton droit !… répéta le bourrelier étonné.
– Sans doute ; quand nous avons fait un contrat ensemble…
– Nous n’avons pas fait de contrat, interrompit Giansimone, je n’ai rien signé.
– Nous n’en avons pas moins fait un contrat ensemble : pour faire un contrat, il n’est pas besoin de papier, de plume et d’encre ; entre honnêtes gens, la parole suffit.
– Entre honnêtes gens, entre honnêtes gens !… murmura le bourrelier.
– N’êtes-vous pas un honnête homme ? demanda froidement fra Michele.
– Si fait, pardieu ! répondit Giansimone.
– Eh bien, alors, si nous sommes d’honnêtes gens, je le répète, il y a contrat entre nous, un contrat qui dit que je dois vous servir comme apprenti ; que vous, de votre côté, vous devez m’apprendre votre état, et qu’à moins que je ne vous donne des sujets de mécontentement, vous n’avez pas le droit de me renvoyer de chez vous.
– Oui ; mais, si tu me donnes des sujets de mécontentement ? Ah !…
– Vous en ai-je donné ?
– Tu m’en donnes à chaque instant.
– Lesquels ?
– Lesquels, lesquels !…
– Je vais vous aider à les trouver, s’il y en a. Suis-je un paresseux ?
– Je ne puis pas dire cela.
– Suis-je un tapageur ?
– Non.
– Suis-je un ivrogne ?
– Ah ! pour cela, tu ne bois que de l’eau.
– Suis-je un débauché ?
– Il ne te manquerait plus que cela, malheureux !
– Eh bien, n’étant ni un débauché, ni un ivrogne, ni un tapageur, ni un paresseux, quels sujets de mécontentement puis-je donc vous donner ?
– Il y a incompatibilité d’humeur entre nous.
– Incompatibilité d’humeur entre nous ? dit-il. Voilà la première fois que nous ne sommes pas du même avis ; d’ailleurs, dites-moi mes défauts de caractère, je les corrigerai.
– Ah ! tu ne diras point que tu n’es pas entêté, j’espère ?
– Parce que je ne veux pas m’en aller de chez vous !
– Tu avoues donc que tu ne veux pas t’en aller de chez moi ?
– Certainement que je ne veux pas.
– Et si je te chasse ?
– Si vous me chassez, c’est autre chose.
– Tu t’en iras, alors ?
– Oui ; mais, comme vous aurez commis envers moi une injustice que je n’aurai pas méritée, vous m’aurez fait une insulte que je ne vous pardonnerai pas…
– Eh bien ? demande Giansimone.
– Eh bien, dit le jeune homme sans hausser la voix d’une note, mais en regardant plus fermement et plus fixement que jamais Giansimone, aussi vrai que je m’appelle Michele Pezza, je vous tuerai.
– Il le ferait comme il le dit, s’écria le bourrelier en faisant un bond en arrière.
– Vous en êtes bien convaincu, n’est-ce pas ? répondit fra Michele.
– Ma foi, oui.
– Il vaut donc mieux, mon cher patron, puisque vous avez eu la chance de trouver un apprenti qui n’est point débauché, qui n’est point ivrogne, qui n’est point paresseux, qui vous respecte de toute son âme et de tout son cœur ; il vaut donc mieux que vous alliez de vous-même dire à don Antonio que vous êtes trop honnête homme pour chasser de chez vous un pauvre garçon dont vous n’avez qu’à vous louer. Est-ce convenu ainsi ?
– Ma foi, oui, dit Giansimone, c’est ce qui me paraît, en effet, le plus juste.
– Et le plus prudent, ajouta le jeune homme avec une légère teinte d’ironie. Ainsi donc, c’est convenu, n’est-ce pas ?
– Quand on te dit que oui.
– Votre main ?
– La voilà.
Fra Michele serra cordialement la main de son patron et se remit à l’ouvrage, aussi calme que si rien ne se fût passé.
Le lendemain, qui était un dimanche, Michele Pozza s’habilla, selon son habitude, pour aller entendre la messe, devoir auquel il n’avait pas manqué une seule fois depuis qu’il s’était refait laïque. À l’église, il rencontra son père et sa mère, les salua pieusement, les reconduisit chez eux la messe dite, leur demanda leur agrément, qu’il obtint, pour épouser la fille de don Antonio, si par hasard celui-ci la lui accordait ; puis, afin de n’avoir rien à se reprocher, il se présenta chez don Antonio dans l’intention de demander Francesca en mariage.
Don Antonio était avec sa fille et son futur gendre, et, à l’entrée de Michele Pezza, son étonnement fut grand. Le compère Giansimone n’avait point osé lui raconter ce qui s’était passé entre lui et son apprenti ; il lui avait, comme toujours, dit de prendre patience et qu’il verrait à le satisfaire dans le courant de la semaine suivante.
À la vue de fra Michele, la conversation s’interrompit si brusquement, qu’il fut facile au nouvel arrivant de deviner qu’il était question d’affaires de famille dont on ne comptait aucunement lui faire part.
Pezza salua avec beaucoup de politesse les trois personnes qu’il trouvait réunies, et demanda à don Antonio la faveur de lui adresser quelques paroles en particulier.
Cette faveur lui fut accordée en rechignant ; le descendant des conquérants espagnols se demandait s’il ne courait point quelque danger à demeurer en tête-à-tête avec son jeune voisin, dont il était loin cependant de soupçonner le caractère résolu.
Il fit signe à Francesca et à Peppino de se retirer.
Peppino offrit son bras à Francesca et sortit avec elle en riant au nez de fra Michele.
Pezza ne souffla point le mot, ne fit pas un signe de mécontentement, pas un geste de menace, quoiqu’il lui semblât être mordu par plus de vipères que don Rodrigue dans son tonneau.
– Monsieur, dit-il à don Antonio, aussitôt que la porte se fut refermée sur le couple heureux qui probablement à cette heure raillait impitoyablement le pauvre amoureux, inutile de vous dire, n’est-ce pas, que j’aime votre fille Francesca ?
– Si c’est inutile, répliqua en goguenardant don Antonio, alors, pourquoi le dis-tu ?
– Inutile pour vous, monsieur, mais non pour moi qui viens vous la demander en mariage.
Don Antonio éclata de rire.
– Je ne vois rien à rire là dedans, monsieur, dit Michele Pezza sans s’emporter le moins du monde ; et, vous parlant sérieusement, j’ai le droit d’être écouté sérieusement.
– En effet, quoi de plus sérieux ? dit le charron en continuant de railler. M. Michele Pezza fait à don Antonio l’honneur de lui demander sa fille en mariage !
– Je ne crois pas, monsieur, vous faire particulièrement honneur, à vous, répliqua Pezza conservant le même sang-froid ; je crois l’honneur réciproque, et vous allez me refuser ma demande, je le sais bien.
– Pourquoi t’exposes-tu à un refus, alors ?
– Pour mettre ma conscience en repos.
– La conscience de Michele Pezza ! fit don Antonio en éclatant de rire.
– Et pourquoi, répliqua le jeune homme avec le même sang-froid, pourquoi Michele Pezza n’aurait-il pas une conscience comme don Antonio ? Comme don Antonio, il a deux bras pour travailler, deux jambes pour marcher, deux yeux pour voir, une langue pour parler, un cœur pour aimer et haïr. Pourquoi n’aurait-il pas, comme don Antonio, une conscience pour lui dire : « Ceci est bien, ceci est mal ? »
Ce sang-froid auquel il ne s’attendait point de la part d’un si jeune homme dérouta entièrement le charron ; cependant, s’attachant au vrai sens des paroles de Michele Pezza :
– Mettre ta conscience en repos, ajouta-t-il ; ce qui veut dire que, si je te refuse ma fille, il arrivera quelque malheur.
– Probablement, répondit Michele Pezza avec le laconisme d’un Spartiate.
– Et quel malheur arrivera-t-il ? demanda le charron.
– Dieu seul et la sorcière Nanno le savent ! dit Pezza ; mais il arrivera un malheur, attendu que, moi vivant, Francesca ne sera jamais la femme d’un autre.
– Tiens, va-t’en ! tu es fou.
– Je ne suis pas fou, mais je m’en vais.
– C’est bien heureux ! murmura don Antonio.
Michele Pezza fit quelques pas vers la porte ; mais, à mi-chemin, il s’arrêta.
– Vous me voyez partir si tranquillement, dit-il, parce que vous comptez qu’un jour ou l’autre, sur votre demande, votre compère Giansimone me mettra à la porte de chez lui, comme vous venez de me mettre à la porte de chez vous.
– Hein ? fit don Antonio étonné.
– Détrompez-vous ! nous nous sommes expliqués et je resterai chez lui tant qu’il me fera plaisir d’y rester.
– Ah ! le malheureux ! s’écria don Antonio, il m’avait cependant promis…
– Ce qu’il ne pouvait pas tenir… Vous avez le droit de me mettre à la porte de chez vous, et je ne vous en veux pas de m’y mettre, parce que je suis un étranger ; mais il n’en avait pas le droit, lui, parce que je suis son apprenti.
– Eh bien, après ? dit don Antonio se redressant. Que tu restes ou ne restes pas chez le compère, peu importe ! nous sommes chacun chez nous ; seulement, je te préviens, à mon tour, après les menaces que tu viens de me faire, que, si désormais je te trouve chez moi, ou te vois, de jour ou de nuit, rôder dans mon bien, comme je connais par toi-même tes mauvaises intentions, je te tue comme une bête enragée.
– C’est votre droit, mais je ne m’y exposerai pas ; maintenant, réfléchissez.
– Oh ! c’est tout réfléchi.
– Vous me refusez la main de Francesca ?
– Plutôt deux fois qu’une.
– Même dans le cas où Peppino y renoncerait ?
– Même dans le cas où Peppino y renoncerait.
– Même dans le cas où Francesca consentirait à me prendre pour mari ?
– Même dans le cas où Francesca consentirait à te prendre pour mari.
– Et vous me renvoyez sans avoir la charité de me laisser le moindre espoir ?
– Je te renvoie en te disant : Non, non, non.
– Songez, don Antonio, que Dieu punit, non pas les désespérés, mais ceux qui les ont poussés au désespoir.
– Ce sont les gens d’Église qui prétendent cela.
– Ce sont les gens d’honneur qui l’affirment. Adieu, don Antonio ; que Dieu vous fasse paix !
Et Michele Pezza sortit.
À la porte du charron, il rencontra deux ou trois jeunes gens d’Itri auxquels il sourit comme d’habitude.
Puis il rentra chez Giansimone.
Il était impossible, en voyant son visage si calme, de penser, de soupçonner même qu’il fut un de ces désespérés dont il parlait un instant auparavant.
Il monta à sa chambre et s’y enferma ; seulement, cette fois, il ne s’approcha point de la fenêtre ; il s’assit sur son lit, appuya ses deux mains sur ses genoux, laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et de grosses larmes silencieuses coulèrent de ses yeux le long de ses joues.
Il était depuis deux heures dans cette immobilité, muet et pleurant, lorsqu’on frappa à sa porte.
Il releva la tête, s’essuya vivement les yeux et écouta.
On frappa une seconde fois.
– Qui frappe ? demanda-t-il.
– Moi, Gaetano.
C’était la voix et le nom d’un de ses camarades ; Pezza n’avait point d’amis.
Il s’essuya les yeux une seconde fois et alla ouvrir la porte.
– Que me veux-tu, Gaetano ? demanda-t-il.
– Je voulais te demander si tu ne serais pas disposé à faire, sur la promenade de la ville, une partie de boules avec les amis ? Je sais bien que ce n’est pas ton habitude ; mais j’ai pensé qu’aujourd’hui…
– Et pourquoi jouerais-je plutôt aujourd’hui aux boules que les autres jours ?
– Parce que, aujourd’hui, ayant du chagrin, tu as plus besoin de distraction que les autres jours.
– J’ai du chagrin aujourd’hui, moi ?
– Je le présume ; on a toujours du chagrin quand on est véritablement amoureux et qu’on vous refuse la femme que l’on aime.
– Tu sais donc que je suis amoureux ?
– Oh ! quant à cela, toute la ville le sait.
– Et tu sais que l’on m’a refusé celle que j’aimais ?
– Certainement, et de bonne source, c’est Peppino qui nous l’a dit.
– Et comment vous a-t-il dit cela ?
– Il a dit : « Fra Michele est venu demander Francesca en mariage à don Antonio, et il a emporté une veste. »
– Il n’a rien ajouté ?
– Si fait ; il a ajouté que, si la veste ne te suffisait pas, il se chargerait de te donner la culotte, ce qui te ferait le vêtement complet.
– Ce sont ses paroles ?
– Je n’y change pas une syllabe.
– Tu as raison, dit Michele Pezza après un moment de silence, pendant lequel il s’était assuré que son couteau était bien dans sa poche, j’ai besoin de distraction ; allons jouer aux boules.
Et il sortit avec Gaetano.
Les deux compagnons descendirent d’un pas rapide mais calme, qui au reste était plutôt réglé par Gaetano que par Michele, la grande rue conduisant à Fondi ; puis ils appuyèrent à gauche, c’est-à-dire du côté de la mer, vers une double allée de platanes qui servait de promenade aux gens raisonnables d’Itri, et de gymnase aux enfants et aux jeunes gens. Là, vingt groupes divers jouaient à vingt jeux différents, mais particulièrement à ce jeu qui consiste à se rapprocher le plus possible d’une petite boule avec de grosses boules.
Michele et Gaetano tournèrent autour de cinq ou six de ces groupes avant de reconnaître celui où Peppino faisait sa partie ; enfin ils aperçurent l’ouvrier charron au milieu du groupe le plus éloigné de la promenade ; Michele marcha directement à lui.
Peppino, qui, courbé vers la terre, discutait sur un coup, en se redressant, aperçut Pezza.
– Tiens, dit-il en tressaillant malgré lui sous la gerbe d’éclairs que lançaient les yeux de son rival, c’est toi, Michele !
– Comme tu vois, Peppino ; cela t’étonne ?
– Je croyais que tu ne jouais jamais aux boules.
– C’est vrai, je n’y joue pas.
– Que viens-tu faire ici, alors ?
– Je viens chercher la culotte que tu m’as promise.
Peppino tenait dans sa main droite la petite boule qui sert de but aux joueurs et qui était de la grosseur d’un boulet de quatre ; devinant dans quelle intention hostile Michele venait à lui, il prit son élan et, de toute la vigueur de son bras, lui lança le projectile.
Michele, qui n’avait pas perdu de vue un des mouvements de Peppino, et qui, à l’altération de sa physionomie, avait deviné son intention, se contenta d’incliner la tête. Le boulet de bois, lancé avec la force d’une catapulte, passa en sifflant à deux doigts de sa tempe, et alla se fendre en dix éclats contre la muraille.
Pezza ramassa un caillou.
– Je pourrais, comme le jeune David, dit-il, te briser la tête avec un caillou, et je ne ferais que te rendre ce que tu as voulu me faire ; mais, au lieu de te le mettre au milieu du front, comme fit David au Philistin Goliath, je me contenterai de te le mettre au milieu de ton chapeau.
Le caillou partit en sifflant et enleva le chapeau de la tête de Peppino en le traversant de part en part comme eût fait une balle de fusil.
– Et, maintenant, continua Pezza fronçant les sourcils et serrant les dents, les braves ne se battent pas de loin avec du bois et des pierres.
Il tira son couteau de sa poche.
– Ils se battent de près et le fer à la main.
Puis, s’adressant aux jeunes gens qui regardaient cette scène si intéressante pour eux, parce qu’elle était dans les mœurs du pays, et se présentait rarement avec de tels symptômes d’hostilité :
– Regardez, vous autres, dit-il, et, témoins que Peppino a été l’agresseur, soyez en même temps juges de ce qui va se passer.
Et il s’avança sur Peppino, dont il était séparé par une vingtaine de pas et qui l’attendait le fer à la main.
– À combien de pouces de fer nous battons-nous ? demanda Peppino[15].
– À toute la lame, répondit Pezza. De cette façon, il n’y aura pas moyen de tricher.
– Au premier ou au second sang ? demanda Peppino.
– À mort ! répondit Pezza.
Ces mots, comme des éclairs sinistres, s’étaient croisés au milieu d’un silence sépulcral. Chaque combattant dépouilla sa veste et la roula autour du bras gauche, pour s’en faire un bouclier ; puis Peppino et Michele marchèrent l’un contre l’autre.
Les spectateurs formaient un cercle au milieu duquel se trouvèrent isolés les deux adversaires ; le même silence continua, car on comprit qu’il allait se passer quelque chose de terrible.
Si jamais deux natures furent opposées, c’étaient celles de ces deux rivaux : l’une était toute musculaire, l’autre était toute nerveuse ; l’un devait combattre à la manière du taureau, l’autre, à la manière du serpent.
Peppino attendit Michele, replié sur lui-même, la tête dans les épaules, les deux bras en avant, le sang au visage et en injuriant son adversaire.
Michele s’avança lentement, silencieusement, pâle jusqu’à la lividité ; ses yeux, bleu verdâtre, semblaient avoir la fascination de ceux du boa.
On sentait dans le premier le courage brutal uni à la force musculaire ; on devinait dans le second une puissance de volonté invincible et suprême.
Michele était visiblement le plus faible et probablement le moins adroit ; mais, chose étrange et les paris eussent été dans les mœurs des spectateurs, les trois quarts eussent parié pour lui.
Les premiers coups se perdirent, soit dans l’air, soit dans les plis des vestes ; les deux lames se croisaient comme des dards de vipères qui jouent.
Tout à coup, la main droite de Peppino se couvrit de sang : du tranchant de son couteau, Michele lui avait ouvert les quatre doigts.
Ce dernier fit un bond en arrière pour donner le temps à son adversaire de changer son couteau de main, s’il ne pouvait plus se servir de sa main droite.
En refusant toute grâce pour lui, Michele avait interdit à son adversaire d’en demander aucune.
Peppino prit son couteau entre ses dents, banda avec son mouchoir sa main droite blessée, changea sa veste de bras et reprit son couteau de la main gauche.
Pezza, sans doute, ne voulut pas conserver sur son adversaire un avantage que celui-ci avait perdu, il changea donc son couteau de main comme lui.
Au bout d’une demi-minute, Peppino avait reçu une seconde blessure au bras gauche.
Il poussa un rugissement, non de douleur, mais de rage ; il commençait à entrevoir le dessein de son ennemi : Pezza voulait le désarmer, non le tuer.
En effet, de sa main droite devenue libre et qui n’avait rien perdu de sa force, Pezza saisit le poignet gauche de Peppino et l’enveloppa de ses doigts longs, minces et nerveux, comme d’une tenaille à plusieurs branches.
Peppino essaya de dégager son poignet de l’étreinte qui paralysait son arme dans sa main et laissait à son ennemi toute liberté de lui plonger dix fois, s’il l’eût voulu, son couteau dans la poitrine ; tout fut inutile, la liane triomphait du chêne.
Le bras de Peppino s’engourdissait, le couteau de son adversaire avait ouvert une veine, et, par cette ouverture, le blessé perdait à la fois sa force et son sang ; au bout de quelques secondes, ses doigts, énervés par la pression, se détendirent et laissèrent tomber le couteau.
– Ah ! fit Pezza indiquant par cette joyeuse exclamation qu’il était enfin arrivé au résultat qu’il poursuivait.
Et il mit le pied sur le couteau.
Peppino, désarmé, comprit qu’il n’avait plus qu’une ressource : il s’élança sur son adversaire et l’enveloppa de ses bras nerveux, mais blessés et sanglants.
Loin de refuser ce nouveau genre de combat, dans lequel on eût pu croire qu’il allait être étouffé comme Antée, Pezza, pour indiquer que son intention n’était pas de profiter de la situation, mit son couteau entre ses dents et saisit à son tour son adversaire à bras-le-corps.
Alors, tout ce que la force peut multiplier d’efforts, tout ce que l’adresse peut suggérer de ruses fut employé par les deux lutteurs ; seulement, au grand étonnement des spectateurs, Peppino, qui, dans ce genre d’exercice, avait vaincu tous ses jeunes compagnons, excepté Pezza avec lequel il n’avait jamais lutté, Peppino paraissait être destiné, comme dans le combat précédent, à avoir le dessous.
Tout à coup, les deux lutteurs, comme deux chênes frappés de la foudre, perdirent pied et roulèrent sur le sol. Pezza avait réuni toutes ses forces, que rien n’avait diminuées, et, d’une secousse terrible à laquelle Peppino était loin de s’attendre de la part d’un si chétif ennemi, il avait déraciné son adversaire et était tombé sur lui.
Avant que les spectateurs fussent revenus de leur étonnement, Peppino était couché sur le dos, et Pezza lui tenait le couteau sur la gorge et le genou sur la poitrine.
Les dents de Pezza grincèrent de joie.
– Messieurs, dit-il, tout s’est-il passé loyalement et de franc jeu ?
– Loyalement et de franc jeu, dirent les spectateurs à l’unanimité.
– La vie de Peppino est-elle bien à moi ?
– Elle est à toi.
– Est-ce ton avis, Peppino ? demanda Pezza en faisant sentir au vaincu la pointe de son couteau.
– Tue-moi ! tu en as le droit, murmura ou plutôt râla Peppino d’une voix étranglée.
– M’aurais-tu tué, si tu m’eusses tenu comme je te tiens ?
– Oui ; mais je ne t’aurais pas fait languir.
– Donc, tu conviens que ta vie est à moi ?
– J’en conviens.
– Bien à moi ?
– Oui.
Pezza se pencha à son oreille, et, à voix basse :
– Eh bien, lui dit-il, je te la rends, ou plutôt je te la prête ; seulement, le jour où tu épouseras Francesca, je te la reprendrai, tu entends ?
– Ah ! misérable ! s’écria Peppino, tu es le démon en personne ! et ce n’est pas fra Michele qu’il faut t’appeler, c’est fra Diavolo !
– Appelle-moi comme tu voudras, dit Pezza ; mais souviens-toi que ta vie m’appartient et que, le cas que tu sais échéant, je ne te demanderai pas la permission de te la reprendre.
Et il se releva, essuya le sang de son couteau à la manche de sa chemise, et, le remettant tranquillement dans sa poche :
– Maintenant, continua-t-il, tu es libre, Peppino, et personne ne t’empêche plus de reprendre ta partie de boules.
Et il s’éloigna lentement, saluant de la tête et de la main ses jeunes compagnons, qu’il laissait abasourdis et se demandant ce qu’il avait pu dire à Peppino qui maintint celui-ci immobile et à demi soulevé de terre, dans l’attitude du gladiateur blessé.
On comprend que, malgré la menace de Pezza, Peppino n’en persista pas moins dans ses projets de mariage avec Francesca ; personne n’avait entendu ce que Michele lui avait dit tout bas ; mais, en le voyant renoncer à la main de Francesca, dont on savait Michele Pezza amoureux, tout le monde l’eût deviné.
La noce devait avoir lieu entre la moisson et les vendanges, et l’événement que nous venons de raconter s’était passé vers la fin du mois de mai.
Juin, juillet et août s’écoulèrent sans que rien révélât les intentions tragiques annoncées par Pezza à son rival.
Le 7 septembre, qui était un dimanche, le curé annonça au prône, pour le 23 septembre, le mariage de Francesca et de Peppino.
Les deux fiancés étaient à la messe, et Pezza à quelques pas d’eux. Peppino regarda Pezza au moment où le prêtre fit cette annonce, à laquelle Pezza ne parut pas faire plus d’attention que s’il ne l’eût point entendue ; seulement, au sortir de l’église, Pezza s’approcha de Peppino, et, assez bas pour qu’elles parvinssent à celui-là seul auquel elles étaient adressées, il lui dit ces paroles :
– C’est bien ! tu as encore dix-huit jours à vivre.
Peppino tressaillit de telle façon, que Francesca, qui était à son bras, se retourna avec inquiétude : elle vit Michele Pezza, qui la salua en s’éloignant.
Depuis que Pezza, dans son duel avec Peppino, avait donné à celui-ci deux coups de couteau, Pezza continuait de saluer Francesca, mais Francesca ne le saluait plus.
Le dimanche suivant, la publication des bancs qui, comme on sait, se renouvelle trois fois, fut répétée par le prêtre. Au même endroit que le dimanche précédent, Michèle Pezza s’approcha de Peppino, et, de la même voix menaçante et calme tout ensemble, il lui dit :
– Tu as encore dix jours à vivre.
Le dimanche suivant, même publication, même menace ; seulement, comme huit jours s’étaient écoulés, ce n’étaient plus que deux jours d’existence qui étaient accordés par Pezza à Peppino.
Ce 23 septembre tant craint et tant désiré tout à la fois arriva : c’était un mercredi. Après une nuit d’orage, le jour, comme nous l’avons dit dans un de nos précédents chapitres, s’était levé magnifique, et, le mariage devant avoir lieu à onze heures du matin, les conviés, amis de don Antonio, amis et amies de Peppino et de Francesca, s’étaient réunis à la maison de la fiancée, où la noce devait se faire et dont l’hôte principal avait clos sa boutique pour transporter le repas sur la terrasse et la fête dans la cour et le jardin.
Cette terrasse, cette cour et ce jardin, ruisselants de soleil, teintés d’ombre, retentissaient de cris joyeux. Nous avons essayé de les peindre en montrant les vieillards buvant sur la terrasse, les jeunes gens dansant au son des tambours et de la guitare, les musiciens groupés, l’un assis, les autres debout sur les marches de la terrasse, le tout dominé par ce spectateur immobile et sombre accoudé sur le mur mitoyen, tandis que le paysan, couché sur sa charrette chargée de paille, prolonge dans des improvisations sans fin, ce chant lent et criard, particulier aux contadini des provinces napolitaines, et que poules, grives, merles et moineaux francs pillent gaiement les treilles courant de peuplier en peuplier, dans l’enclos qui, sous le nom de jardin, s’étend de la cour au pied de la montagne.
Et, maintenant que nous avons levé le rideau sur le passé, nos lecteurs comprennent pourquoi don Antonio, Francesca et surtout Peppino regardent de temps en temps avec inquiétude ce jeune homme qu’ils n’ont point le droit de chasser du mur mitoyen sur lequel il est accoudé, et de la douceur du tempérament duquel leur répond, sans pouvoir les rassurer tout à fait, le compère Giansimone, qui, depuis le jour mémorable où il a eu maille à partir avec lui, ne lui ayant jamais reparlé de quitter la maison, n’a jamais eu qu’à se louer de son caractère.
Onze heures et demie sonnèrent, juste au moment où l’une des tarentelles les plus animées venait de finir.
Le dernier vagissement du timbre était à peine éteint, qu’un bruit bien connu de don Antonio lui succéda : c’était celui des grelots des chevaux de poste, du roulement sourd et pesant d’une voiture et les cris de deux postillons appelant don Antonio d’une voix de basse qui eût fait honneur à un gran’cartello du théâtre Saint-Charles.
À ce triple bruit, le digne charron et toute l’honorable société comprirent que, selon son habitude, le chemin de Castellone à Itri avait fait des siennes et qu’il lui arrivait de la besogne qu’il partageait parfois avec le chirurgien de l’endroit, les voitures et les voyageurs rompant, la plupart du temps, les voitures leurs roues ou leurs essieux, et les voyageurs leurs bras ou leurs jambes du même coup.
Mais celui qui venait et pour lequel on réclamait les bons soins de don Antonio, par bonheur ne s’était rien rompu, et il réclamait le charron pour sa voiture sans avoir besoin de chirurgien pour lui.
Ce fut, au reste, une certitude que l’on acquit quand, à ces mots d’un des postillons : « Venez vite, don Antonio, c’est pour un voyageur très-pressé, » Antonio ayant répondu : « Tant pis pour lui s’il est pressé, on ne travaille pas aujourd’hui, » on vit, à l’extrémité de l’allée donnant sur la cour, apparaître ce voyageur en personne, qui demanda :
– Et pourquoi, s’il vous plaît, citoyen Antonio, ne travaille-t-on pas aujourd’hui ?
Le digne charron, mal disposé à cause du moment où on le demandait, plus mal disposé encore par ce titre de citoyen, dont la substitution à son titre de noblesse lui paraissait blessante, allait répondre par quelque brutalité, comme c’était sa noble habitude, lorsqu’en jetant les yeux sur le voyageur, il reconnut que c’était un trop grand personnage pour le traiter avec son sans façon ordinaire.
Et, en effet, le voyageur qui surprenait don Antonio au milieu de sa fête de famille n’était autre que notre ambassadeur, parti de Naples, vers le milieu de la nuit, et qui, n’ayant pas voulu permettre aux postillons, tant il était pressé de sortir du royaume des Deux-Siciles, de ralentir leur course à la descente de Castellone, avait brisé une des roues de derrière de sa voiture, en traversant un des nombreux ruisseaux qui coupent la grande route et vont se jeter dans le petit fleuve sans nom qui la côtoie.
Il résultait de cet accident qu’il avait été forcé, si pressé qu’il fût d’arriver à la frontière romaine, de faire la dernière demi-lieue à pied ; ce qui donnait un nouveau mérite au calme avec lequel il avait demandé : « Et pourquoi, s’il vous plaît, citoyen, Antonio, ne travaille-t-on pas aujourd’hui ? »
– Excusez-moi, mon général, répondit, en faisant un pas vers le voyageur, don Antonio, qui, à son costume guerrier, prenait le citoyen Garat pour un militaire, et qui pensait que, pour courir la poste à quatre chevaux, il fallait au moins qu’un militaire fût général, je ne savais pas avoir l’honneur de parler à un haut personnage comme paraît être Votre Excellence ; car alors j’eusse répondu, non pas : « On ne travaille point aujourd’hui, » mais : « On ne travaille que dans une heure. »
– Et pourquoi ne peut-on travailler tout de suite ? demanda le voyageur de son ton le plus conciliant et qui annonçait que, s’il ne s’agissait que d’un sacrifice d’argent, il était prêt à le faire.
– Parce que voilà la cloche qui sonne, Votre Excellence, et que, fût-ce pour raccommoder la voiture de Sa Majesté le roi Ferdinand, que Dieu garde, je ne ferai pas attendre M. le curé.
– En effet, dit le voyageur en regardant autour de lui, je crois que je suis tombé dans une noce.
– Justement, Votre Excellence.
– Et, demanda le voyageur sur le ton d’une bienveillante interrogation, cette belle fille qui se marie ?
– C’est ma fille.
– Je vous en fais mon compliment. Pour l’amour de ses beaux yeux, j’attendrais.
– Si Votre Excellence veut nous faire l’honneur de venir à l’église avec nous, peut-être cela lui fera-t-il paraître le temps moins long ; M. le curé débitera un très-beau sermon.
– Merci, mon ami, j’aime mieux rester ici.
– Eh bien, restez ; et, à notre retour, vous boirez un verre de vin de ces vignes-là à la santé de la mariée ; cela lui portera bonheur, et nous n’en travaillerons que mieux après.
– C’est convenu, mon brave. Et combien cela va-t-il durer, votre cérémonie ?
– Ah ! trois quarts d’heure, une heure tout au plus. Allons, les enfants, à l’église !
Chacun s’empressa d’exécuter l’ordre donné par don Antonio, qui s’était constitué pour toute la journée maître des cérémonies, excepté Peppino, qui resta en arrière et qui bientôt se trouva seul avec Michele Pezza.
– Voyons, Pezza, lui dit-il en s’avançant vers lui la main ouverte et le sourire sur les lèvres, bien que ce sourire fût peut-être un peu forcé, il s’agit aujourd’hui d’oublier nos vieilles rancunes et de faire une paix sincère.
– Tu te trompes, Peppino, reprit Pezza : il s’agit de te préparer à paraître devant Dieu, voilà tout.
Puis, se dressant debout sur le mur :
– Fiancé de Francesca, lui dit-il solennellement, tu as encore une heure à vivre !
Et, s’élançant dans le jardin de Giansimone, il disparut derrière le mur.
Peppino regarda autour de lui, et, voyant qu’il était seul, il fit le signe de la croix, en disant :
– Seigneur ! Seigneur ! je remets mon âme entre vos mains.
Puis il alla rejoindre sa fiancée et son beau-père, qui étaient déjà sur le chemin de l’église.
– Comme tu es pâle ! lui dit Francesca.
– Puisses-tu, dans une heure, lui répondit-il, ne pas être plus pâle encore que je ne le suis maintenant !
L’ambassadeur, auquel il restait pour toute distraction pendant son heure d’attente, le plaisir de regarder passer les habitants d’Itri allant à leurs plaisirs ou à leurs affaires, suivit des yeux le cortège jusqu’à ce qu’il l’eût vu disparaître à l’angle de la rue qui conduisait à l’église.
En reportant son regard du côté opposé avec ce vague de l’homme qui attend et qui s’ennuie d’attendre, il crut, à son grand étonnement, apercevoir des uniformes français à l’extrémité de la rue de Fondi, c’est-à-dire faisant route opposée à celle qu’il venait de faire, et allant, par conséquent, de Rome à Naples.
Ces uniformes étaient portés par un brigadier et quatre dragons qui escortaient une voiture de voyage dont la marche, quoique en poste, était réglée, non pas sur celle des chevaux qui la traînaient, mais sur celle des chevaux qui l’escortaient.
Au reste, la curiosité du citoyen Garat allait être promptement satisfaite : la voiture et son escorte venaient à lui et ne pouvaient échapper à son investigation, soit que la voiture se contentât de changer de chevaux à la poste, soit que les voyageurs qu’elle renfermait fissent une halte à l’hôtel, puisque la poste était la première maison à sa droite, et l’hôtel la maison en face de lui.
Mais il n’eut pas même besoin d’attendre cette halte ; en l’apercevant, en reconnaissant l’uniforme d’un haut fonctionnaire de la République, le brigadier mit son cheval au galop, précéda la voiture de cent ou cent cinquante pas, et s’arrêta devant l’ambassadeur en portant la main à son casque et en attendant d’être interrogé.
– Mon ami, lui dit l’ambassadeur avec son affabilité ordinaire, je suis le citoyen Garat, ambassadeur de la République à Naples, ce qui me donne le droit de vous demander quelles sont les personnes renfermées dans cette voiture de voyage que vous escortez.
– Deux vieilles ci-devant en assez mauvais état, mon ambassadeur, répondit le brigadier, et un ci-devant qui, lorsqu’il leur parle, les appelle princesses.
– Les connaissez-vous par leurs noms ?
– L’une s’appelle madame Victoire et l’autre madame Adélaïde.
– Ah ! ah ! fit l’ambassadeur.
– Oui, continua le brigadier, il paraît qu’elles étaient tantes du feu tyran que l’on a guillotiné ; au moment de la Révolution, elles se sont sauvées en Autriche ; puis, de Vienne, elles sont venues à Rome ; à Rome, elles ont eu peur quand la République est venue, comme si la République faisait la guerre à ces vieux bonnets de nuit-là ! De Rome, elles eussent bien voulu se sauver comme elles s’étaient sauvées de Paris et de Vienne ; mais il paraît qu’il y avait une troisième sœur, la plus vieille, une décrépite que l’on appelait madame Sophie : elle est tombée malade, les autres n’ont pas voulu la quitter, ce qui était bien de leur part. Au bout du compte, elles ont donc demandé un permis de séjour au général Berthier… Mais je vous embête avec tout mon bavardage, n’est-ce pas ?
– Non, mon brave, au contraire, et ce que tu me racontes m’intéresse beaucoup.
– Soit ! Alors, vous n’êtes pas difficile à intéresser, mon ambassadeur. Je disais donc qu’une semaine après l’arrivée du général Championnet, qui m’envoyait tous les deux jours prendre des nouvelles de la malade, la malade étant morte et enterrée, les deux autres sœurs ont demandé à quitter Rome et à se rendre à Naples, où elles ont des parents dans une bonne position, à ce qu’il paraît ; mais elles avaient peur d’être arrêtées comme suspectes le long de la route ; alors, le général Championnet m’a dit : « Brigadier Martin, tu es un homme d’éducation, tu sais parler aux femmes ; tu vas prendre quatre hommes et tu vas accompagner jusqu’au delà des frontières ces deux vieilles créatures, qui sont des filles de France, après tout. Ainsi, brigadier Martin, toute sorte d’égards, tu entends ; ne leur parle qu’à la troisième personne et la main au casque, comme à des supérieurs. – Mais, citoyen général, lui ai-je répondu, si elles ne sont que deux, comment pourrai-je parler à la troisième personne ? » Le général s’est mis à rire de la bêtise qu’il venait de dire, et il m’a répondu : « Brigadier Martin, tu es encore plus fort que je ne croyais ; elles sont trois, mon ami ; seulement, la troisième est un homme, c’est leur chevalier d’honneur ; on l’appelle le comte de Châtillon. – Citoyen général, lui ai-je répondu, je croyais qu’il n’y avait plus de comtes ? – Il n’y en a plus en France, c’est vrai, a-t-il répliqué à son tour ; mais, à l’étranger et en Italie, il y en a encore quelques-uns par-ci par-là. – Et moi, général, dois-je l’appeler comte ou citoyen, le Châtillon ? – Appelle-le comme tu voudras ; mais je crois que tu lui feras plus de plaisir, ainsi qu’aux personnes qu’il accompagne, si tu l’appelles monsieur le comte que si tu l’appelles citoyen ; et, comme cela ne tire pas à conséquence et ne fait de tort à personne, tu peux lui dire monsieur le comte gros comme le bras. » Ainsi ai-je agi tout le long du chemin ; et, en effet, cela a paru faire plaisir aux pauvres vieilles dames qui ont dit : « Voilà un garçon bien élevé, mon cher comte. Comment t’appelles-tu, mon ami ? » J’avais envie de leur répondre qu’en tout cas j’étais mieux élevé qu’elles, puisque, moi, je ne tutoyais pas leur comte et qu’elles me tutoyaient ; mais je me suis contenté de leur répondre : « C’est bon, c’est bon, je m’appelle Martin. » De sorte que, tout le long de la route, quand elles ont eu quelque chose à demander, c’est à moi qu’elles se sont adressées : « Martin par-ci, Martin par-là ; » mais vous comprenez bien, citoyen ambassadeur, que cela ne tire point à conséquence, puisque la plus jeune des deux a soixante-neuf ans.
– Et jusqu’où Championnet vous a-t-il ordonné de les conduire ?
– Jusqu’au delà de la frontière, et même plus loin si elles le désiraient.
– C’est bien, citoyen brigadier, tu as rempli tes instructions, puisque tu as franchi la frontière et que tu es même venu deux postes au delà ; d’ailleurs, il y aurait danger à aller plus loin.
– Pour moi ou pour elles ?
– Pour toi.
– Oh ! si ce n’est que cela, citoyen ambassadeur, vous savez, ça ne fait rien. Le brigadier Martin connaît le danger, il a été plus d’une fois son camarade de lit.
– Mais ici le danger est inutile et pourrait avoir de graves résultats ; tu vas donc signifier à tes deux princesses que ton service près d’elles est fini.
– Elles vont jeter les hauts cris, je vous en préviens, citoyen ambassadeur. Mon Dieu ! les pauvres filles, que vont-elles devenir sans leur Martin ? Vous voyez, elles se sont aperçues que je n’étais plus auprès d’elles, et les voilà qui me cherchent avec des yeux tout effarés.
En effet, pendant cette conversation ou pendant ce récit, – car le peu de paroles qu’avait prononcées le citoyen Garat n’avaient été placées dans le discours du brigadier Martin que comme des points d’interrogation, – la voiture des vieilles princesses s’était arrêtée devant l’hôtel del Riposo d’Orazio, et, les pauvres filles voyant leur protecteur engagé dans une conversation des plus animées avec un personnage revêtu du costume des hauts fonctionnaires républicains, elles avaient eu peur que quelque complot ne se tramât à l’endroit de leur sûreté ou que contre-ordre ne fut donné à leur voyage ; voilà pourquoi, avec un air d’anxiété qui flattait infiniment l’amour-propre du brigadier, elles appelaient de leur voix la plus tendre leur chef d’escorte Martin.
Martin, sur un signe du citoyen Garat, et tandis que celui-ci, pour s’épargner un colloque embarrassant, rentrait dans l’allée du charron et allait s’asseoir sur la terrasse déserte, Martin se rendait à la portière du carrosse, et, la main au casque, comme l’y avait invité Championnet, transmettait aux royales voyageuses l’invitation, qu’il venait de recevoir d’un supérieur, de retourner à Rome.
Comme l’avait fort judicieusement pensé le brigadier Martin, cette notification jeta un grand trouble dans l’esprit des vieilles filles ; elles se consultèrent, elles consultèrent leur chevalier d’honneur, et le résultat de cette double consultation fut que celui-ci irait s’informer, près de l’inconnu à l’habit bleu et au panache tricolore, des motifs qui pouvaient empêcher le brigadier Martin et ses quatre hommes d’aller plus loin.
Le comte de Châtillon descendit de voiture, suivit le chemin qu’il avait vu prendre au fonctionnaire républicain, et, en arrivant à l’autre bout de l’allée, le trouva assis sur la terrasse de don Antonio et suivant des yeux machinalement, et sans le voir peut-être, un jeune homme qui, au moment où il était entré, sautait du mur mitoyen dans le jardin du charron et traversait ce jardin dans toute sa longueur, un fusil sur l’épaule.
C’était chose si simple dans ce pays d’indépendance, où tout homme marche armé et où les clôtures ne semblent être faites que pour exercer l’agilité des passants, que l’ambassadeur ne parut prêter qu’une médiocre attention à ce fait, attention d’ailleurs dont il fut aussitôt distrait par l’apparition du comte de Châtillon.
Le comte s’avança vers lui ; le citoyen Garat se leva.
Garat, fils d’un médecin d’Ustaritz, avait reçu une éducation distinguée, était lettré, ayant vécu dans l’intimité des philosophes et des encyclopédistes, et ayant, par ses différents éloges de Suger, de M. de Montausier et de Fontenelle, obtenu des prix académiques.
C’était un homme du monde, avant tout élégant parleur et ne se servant du vocabulaire jacobin que dans les occasions d’apparat et lorsqu’il ne pouvait faire autrement.
En voyant le comte de Châtillon venir à lui, il se leva et fit la moitié du chemin.
Les deux hommes se saluèrent avec une courtoisie qui sentait bien plus son Louis XV que son Directoire.
– Dois-je dire monsieur ou citoyen ? demanda le comte de Châtillon en souriant.
– Dites comme vous voudrez, monsieur le comte ; cela me sera toujours un honneur de répondre aux questions que vous venez probablement me faire de la part de Leurs Altesses royales.
– À la bonne heure ! dit le comte ; au milieu de ces pays sauvages, je suis heureux de rencontrer un homme civilisé. Je venais donc, au nom de Leurs Altesses royales, puisque vous me permettez de conserver ce titre aux filles du roi Louis XV, vous demander, non point à titre de reproche, mais comme renseignement essentiel à leur tranquillité, quelle est la volonté ou l’obstacle qui s’oppose à ce qu’elles conservent jusqu’à Naples l’escorte que le général Championnet a eu l’obligeance de leur donner.
Garat sourit.
– Je comprends très-bien la différence qu’il y a entre le mot obstacle et le mot volonté, monsieur le comte, et je vais vous répondre de manière à vous prouver que l’obstacle existe, et que, s’il y a volonté en même temps, cette volonté est plutôt bienveillante que mauvaise.
– Commençons par l’obstacle alors, fit en s’inclinant le comte.
– L’obstacle, le voici, monsieur : depuis hier minuit, il y a déclaration de guerre entre le royaume des Deux-Siciles et la république française ; il en résulte qu’une escorte composée de cinq ennemis serait plutôt, vous devez le comprendre, pour Leurs Altesses royales un danger qu’une protection. Quant à la volonté, qui est la mienne, et que vous voyez maintenant ressortir naturellement de l’obstacle, elle est de ne point exposer les illustres voyageuses à subir des insultes et leur escorte à être assassinée. À demande catégorique, ai-je répondu catégoriquement, monsieur le comte ?
– Si catégoriquement, monsieur, que je serais heureux que vous consentissiez à répéter à Leurs Altesses royales, ce que vous venez de me faire l’honneur de me dire.
– Ce serait avec grand plaisir, monsieur le comte, mais un sentiment de délicatesse que vous apprécieriez, j’en suis sûr, s’il vous était connu, me prive, à mon grand regret, de l’honneur de leur présenter mes hommages.
– Avez-vous quelque motif de tenir ce sentiment secret ?
– Aucun, monsieur ; je crains seulement que ma présence ne leur soit désagréable.
– Impossible.
– Je sais à qui j’ai l’honneur de parler, monsieur ; vous êtes le comte de Châtillon, chevalier d’honneur de Leurs Altesses royales, et c’est un avantage que j’ai sur vous, car vous ne savez pas qui je suis.
– Vous êtes, je puis le certifier, monsieur, un homme du monde et de parfaite courtoisie.
– Et c’est pour cela, monsieur, que j’ai été choisi par la Convention pour avoir le fatal honneur de lire au roi Louis XVI sa sentence de mort.
Le comte de Châtillon fit un bond en arrière, comme s’il se fut trouvé tout à coup en face d’un serpent.
– Mais, alors, vous êtes le conventionnel Garat ? s’écria-t-il.
– Lui-même, monsieur le comte ; vous voyez, si mon nom fait cet effet sur vous qui n’étiez point parent, que je sache, du roi Louis XVI, quel effet il produirait sur ces pauvres princesses, qui étaient ses tantes. Il est vrai, ajouta l’ambassadeur avec son fin sourire, qu’elles n’aimaient guère leur neveu de son vivant ; mais, aujourd’hui, je sais qu’elles l’adorent ; la mort est comme la nuit : elle porte conseil.
M. le comte de Châtillon salua et alla reporter le résultat de la conversation qu’il venait d’avoir à mesdames Victoire et Adélaïde.
Les deux vieilles princesses qu’avait été chargé de protéger le brigadier Martin, et près desquelles retournait le comte de Châtillon, tout effaré d’avoir vu en face, non-seulement un régicide, mais encore celui-là même qui avait lu à Louis XVI son arrêt de mort, les deux vieilles princesses, disons-nous, ne sont pas tout à fait de nouvelles connaissances pour ceux de nos lecteurs qui sont quelque peu familiarisés avec nos œuvres ; ils les ont vues apparaître, plus jeunes de trente ans, dans notre livre de Joseph Balsamo, non-seulement sous les noms par lesquels nous venons de les désigner, mais encore sous le sobriquet moins poétique de Loque et de Chiffe, que dans sa familiarité paternelle, leur donnait le roi Louis XV.
Nous avons vu que la troisième, la princesse Sophie, que son royal géniteur, pour ne point dépareiller la trilogie de ses filles, avait baptisée du nom harmonieux de Graille, était morte à Rome, et, par sa maladie, avait retardé le départ de ses deux sœurs, et que, de cette façon, le hasard avait fait que leur passage à Itry avait coïncidé avec celui de l’ambassadeur français dans la même ville.
La chronique scandaleuse de la cour avait toujours respecté madame Victoire, que l’on assurait avoir, toute sa vie, été de mœurs irréprochables ; mais, comme il leur faut toujours une victime expiatoire, les mauvaises langues s’étaient rabattues sur madame Adélaïde ; celle-ci, en effet, passait pour avoir été l’héroïne d’une aventure passablement scandaleuse, dans laquelle le héros était son propre père. Quoique Louis XV ne fût point un patriarche et que je doute, si Dieu eût brûlé la moderne Sodome, qu’il l’eût fait prévenir comme Loth par un de ses anges d’abandonner à temps la ville maudite, cette aventure, non point dans ses détails, mais dans le fond, passait pour avoir eu son antécédent dans la famille du Chananéen Loth, qui, on s’en souvient, devint, par un oubli déplorable des liens de famille, le père de Moab et d’Ammon ; l’oubli du roi Louis XV et de sa fille madame Adélaïde avait été de moitié moins fécond, et il en était résulté seulement un enfant du sexe masculin, né à Colorno, dans le grand-duché de Parme, et devenu, sous le nom de comte Louis de Narbonne, un des cavaliers les plus élégants, mais en même temps un des cerveaux les plus vides de la cour du roi Louis XVI ; madame de Staël, qui, à la retraite de son père, M. de Necker, avait perdu la présidence du conseil, mais qui avait gardé une certaine influence, l’avait fait nommer, en 1791, ministre de la guerre, et, se trompant, sinon à la valeur morale et intellectuelle de ce beau cavalier, avait tenté de lui introduire un peu de son génie dans la tête et un peu de son cœur dans la poitrine ; elle échoua ; il eût fallu un géant pour dominer la situation, et M. de Narbonne était un nain, ou, si vous voulez, un homme ordinaire : la situation l’écrasa.
Décrété d’accusation le 10 août, il passa le détroit et alla rejoindre à Londres les princes émigrés, mais sans jamais tirer l’épée contre la France. Fils impuissant à la sauver, il eut le mérite du moins de ne point chercher à la perdre.
Lorsque les trois vieilles princesses décidèrent de quitter Versailles, ce fut M. de Narbonne qui fut chargé de tous les préparatifs de leur fuite ; elle eut lieu le 21 janvier 1791, et l’un des derniers discours de Mirabeau, un des plus beaux, fut prononcé à ce sujet et eut pour texte : De la liberté d’émigration.
Nous avons vu, dans le récit du brigadier Martin, comment Leurs Altesses avaient successivement habité Vienne et Rome, et comment, reculant devant la République, qui, après avoir envahi le nord, envahissait le midi de l’Italie, elles avaient décidé d’aller trouver les parents en bonne position qu’elles avaient dans le royaume de Naples.
Ces parents en bonne position, mais qui ne devaient point tarder à se trouver en mauvaise position, étaient le roi Ferdinand et la reine Caroline.
Comme l’avait présumé le brigadier Martin, la nouvelle que le comte de Châtillon reportait aux deux princesses les troubla fort ; l’idée de continuer leur route sans autre escorte que celle de leur chevalier d’honneur, qui cependant, pour ménager les nerfs des deux pauvres filles, leur avait caché le voisinage du terrible conventionnel, n’avait, en effet, rien de bien rassurant. Elles étaient au plus violent de leur désespoir, lorsqu’un domestique de l’hôtel frappa respectueusement à la porte et avertit M. le comte de Châtillon qu’un jeune homme, arrivé depuis la veille, demandait la faveur de lui dire quelques mots.
Le comte de Châtillon sortit et rentra presque aussitôt, annonçant à Mesdames que le jeune homme en question était un soldat de l’armée de Condé, porteur d’une lettre de M. le comte Louis de Narbonne, adressée à Leurs Altesses royales, mais plus particulièrement à madame Adélaïde.
Les deux choses sonnaient bien aux oreilles des deux princesses : d’abord le titre de soldat de l’armée de Condé, ensuite la recommandation de M. le comte de Narbonne.
On fit entrer le porteur de la lettre.
C’était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, blond de barbe et de cheveux, agréable de visage, frais et rose comme une femme ; il était proprement vêtu sans être vêtu élégamment ; sa manière de se présenter, quoique n’étant pas exempte d’une certaine roideur contractée sous l’uniforme, annonçait une bonne naissance et une certaine habitude du monde.
Il salua respectueusement de la porte les deux princesses. M. de Châtillon lui désigna de la main madame Adélaïde ; il fit trois pas dans la chambre, mit un genou en terre et tendit la lettre à la vieille princesse.
– Lisez, Châtillon, lisez, dit madame Adélaïde ; je ne sais pas ce que j’ai fait de mes lunettes.
Et elle fit, avec un gracieux sourire, signe au jeune homme de se relever.
M. de Châtillon lut la lettre, et, se retournant vers les princesses :
– Mesdames, leur dit-il, cette lettre est, en effet, de M. le comte Louis de Narbonne, qui recommande dignement à Vos Altesses M. Giovan-Battista de Cesare, Corse de nation, qui a servi avec ses compagnons dans l’armée de Condé, et qui lui est recommandé à lui-même par M. le chevalier de Vernègues ; il ajoute, en mettant ses fidèles hommages aux pieds de Vos Altesses royales, qu’elles n’auront jamais à se repentir de ce qu’elles feront pour ce digne jeune homme.
Madame Victoire laissa la parole à sa sœur et se contenta d’approuver de la tête.
– Ainsi, monsieur, dit madame Adélaïde, vous êtes noble ?
– Madame, répondit le jeune homme, nous autres Corses, nous avons tous la prétention d’être nobles ; mais, comme je veux commencer à me faire connaître à Votre Altesse royale par ma sincérité, je lui répondrai que je suis tout simplement d’une ancienne famille de caporali ; un de nos ancêtres a, sous ce titre de caporale, commandé un district de la Corse pendant une de ces longues guerres que nous avons soutenues contre les Génois ; un seul de mes compagnons, M. de Bocchechiampe, est de noblesse, dans le sens où l’entend Votre Altesse royale ; les cinq autres, comme moi, quoique l’un deux porte l’illustre nom de Colonna, n’ont aucun droit au livre d’or.
– Mais savez-vous, monsieur de Châtillon, dit madame Victoire, que ce jeune homme s’exprime fort bien ?
– Cela ne m’étonne point, dit madame Adélaïde ; vous devez bien comprendre, ma chère, que M. de Narbonne ne nous eût point recommandé des espèces.
Puis, se tournant vers de Cesare :
– Continuez, jeune homme. Vous dites donc que vous avez servi dans les armées de M. le prince de Condé ?
– Moi et trois de mes compagnons, madame, M. de Bocchechiampe, M. Colonna et M. Guidone, nous étions avec Son Altesse royale à Weissembourg, à Haguenau, à Bentheim, où M. de Bocchechiampe et moi fûmes blessés. Par malheur, intervint la paix de Campo-Formio : le prince fut forcé de licencier son armée, et nous nous trouvâmes en Angleterre, sans fortune et sans position ; ce fut là que M. le chevalier de Vernègues voulut bien se rappeler nous avoir vus au feu et affirma à M. le chevalier de Narbonne que nous ne faisions pas déshonneur à la cause que nous avions embrassée. Ne sachant que devenir, nous demandâmes à M. le comte son avis ; il nous conseilla de gagner Naples, où, nous dit-il, le roi se préparait à la guerre, et où, grâce à nos états de services, nous ne pouvions pas manquer d’être employés. Nous ne connaissions, par malheur, personne à Naples ; mais M. le comte Louis leva cette difficulté en nous disant que, sinon à Naples, du moins à Rome, nous rencontrerions Vos Altesses royales ; ce fut alors qu’il me fit l’honneur de me donner la lettre que je viens de remettre à M. le comte de Châtillon.
– Mais comment, monsieur, demanda la vieille princesse, se fait-il que nous vous rencontrions juste ici et que vous ne nous ayez pas remis cette lettre plus tôt ?
– Nous eussions pu, en effet, madame, avoir l’honneur de la remettre à Vos Altesses royales à Rome ; mais, d’abord, vous étiez au lit de mort de madame la princesse Sophie, et, tout à votre douleur, vous n’eussiez pas eu le loisir de vous occuper de nous ; puis nous n’étions pas sans être observés par la police républicaine ; nous avons craint de compromettre Vos Altesses royales. Nous avions quelques ressources ; nous les avons ménagées et nous avons vécu dessus en attendant un moment plus favorable de vous demander votre protection. Il y a huit jours que vous avez eu la douleur de perdre Son Altesse royale la princesse Sophie et que vous vous êtes décidées à partir pour Naples ; nous nous sommes tenus au courant des intentions de Vos Altesses royales, et, la veille de votre départ, nous sommes venus vous attendre ici, où nous sommes arrivés hier dans la nuit. Un instant, en voyant l’escorte qui accompagnait le carrosse de Vos Altesses, nous avons cru tout perdu pour nous ; mais, au contraire, la Providence a voulu qu’ici justement l’ordre fût donné à votre escorte de retourner à Rome. Nous venons offrir à Vos Altesses royales de la remplacer ; s’il ne s’agit que de se faire tuer pour leur service, nous en valons d’autres, et nous vous demandons la préférence.
Le jeune homme prononça ces dernières paroles avec beaucoup de dignité, et le salut dont il les accompagna était si plein de courtoisie, que la vieille princesse, se retournant vers M. de Châtillon, lui dit :
– Avouez, Châtillon, que vous avez vu peu de gentilshommes s’exprimer avec plus de noblesse que ce jeune Corse, qui n’était cependant que caporal.
– Pardon, Votre Altesse, répliqua de Cesare en souriant de la méprise, c’est un de mes ancêtres, madame, qui était caporale, c’est-à-dire commandant d’une province ; j’avais, moi, l’honneur d’être, ainsi que M. de Bocchechiampe, lieutenant d’artillerie dans l’armée de monseigneur le prince de Condé.
– Espérons que vous n’y ferez pas le chemin que le petit Buonaparte, votre compatriote, y a fait dans l’artillerie, ou que ce sera du moins dans une voie opposée.
Puis, se retournant vers le comte :
– Eh bien, Châtillon, lui dit-elle, vous voyez que cela s’arrange à merveille ; au moment où notre escorte nous manque, la Providence, comme l’a très-bien dit M. de… M. de… Comment m’avez-vous dit déjà que vous vous appeliez, mon bon ami ?
– De Cesare, Votre Altesse.
– La Providence, comme l’a très-bien dit M. de Cesare, nous en envoie une autre ; mon avis, à moi, est de l’accepter. Qu’en dites-vous, ma sœur ?
– Ce que je dis ? Je dis que je remercie Dieu de nous avoir délivrées de ces jacobins de Français, dont les plumets tricolores me donnaient des attaques de nerfs.
– Et moi de leur chef, le citoyen brigadier Martin, qui avait la rage de s’adresser toujours à moi pour demander les ordres de Mon Altesse royale ; et dire que j’étais obligée de lui faire les blanches dents et de lui sourire, quand j’aurais voulu lui tordre le cou.
Puis, se retournant vers Cesare :
– Monsieur, dit-elle, vous pouvez me présenter vos compagnons ; j’ai hâte, en vérité, de faire leur connaissance.
– Peut-être vaudrait-il mieux que Leurs Altesses royales attendissent le départ du brigadier Martin et de ses soldats, fit observer M. de Châtillon.
– Et pourquoi cela, comte ?
– Mais pour qu’il ne rencontre pas ces messieurs chez Leurs Altesses royales en venant prendre congé d’elles.
– En venant prendre congé de nous ?… Pour mon compte, j’espère bien que le drôle n’aura pas l’impudence de se représenter devant moi. Prenez dix louis, Châtillon, et donnez-les au brigadier Martin pour lui et ses hommes. Je ne veux pas qu’il soit dit que ces odieux jacobins nous aient rendu un service sans en être payés.
– Je ferai ce qu’ordonne Votre Altesse royale ; mais je doute que le brigadier accepte.
– Qu’il accepte quoi ?
– Les dix louis que Votre Altesse royale lui offre.
– Il aimerait mieux les prendre, n’est-ce pas ? Cette fois, il faudra bien qu’il se contente de les recevoir ; mais qu’est-ce que c’est donc que cette musique ? Est-ce que nous serions reconnues et que l’on nous donnerait une sérénade ?
– Ce serait le devoir de la population, madame, répondit en souriant le jeune Corse, si elle savait qui elle a l’honneur de posséder dans ses murs ; mais elle l’ignore, à ce que je suppose du moins, et cette musique est tout simplement celle d’une noce qui revient de l’église ; la fille du charron qui demeure en face de cet hôtel se marie, et, comme il y a un rival, on présume que la journée ne se passera point sans tragédie ; nous qui sommes ici depuis hier au soir, nous avons eu le temps de nous mettre au courant des nouvelles de la localité.
– Bien, bien, dit madame Adélaïde, nous n’avons rien à faire avec ces gens-là. Présentez-nous vos compagnons, monsieur de Cesare, présentez-nous-les. S’ils vous ressemblent, notre bienveillance leur est acquise. Et vous, Châtillon, portez ces dix louis au citoyen brigadier Martin, et, s’il demande à nous remercier, dites-lui que ma sœur et moi sommes indisposées.
Le comte de Châtillon et le lieutenant de Cesare sortirent pour exécuter les ordres qu’ils venaient de recevoir.
De Cesare rentra le premier avec ses compagnons, et c’était tout simple : les jeunes gens, dans leur empressement à savoir ce que décideraient Leurs Altesses royales, attendaient dans l’antichambre.
Ils n’eurent donc qu’à passer par la porte que venait de leur ouvrir leur introducteur. Madame Victoire, qui avait toujours eu un penchant à la dévotion, avait pris son livre d’heures et lisait sa messe, qu’elle n’avait pu entendre : elle se contenta de jeter un coup d’œil rapide sur les jeunes gens et de faire un signe approbatif ; mais il n’en fut point de même de madame Adélaïde : elle passa une véritable revue.
De Cesare lui présenta ses compagnons : tous étaient Corses ; nous savons déjà le nom de leur introducteur et de trois d’entre eux : Francesco Bocchechiampe, Ugo Colonna et Antonio Guidone ; les trois autres se nommaient Raimondo Cordara, Lorenzo Durazzo et Stefano Pittaluga.
Nous demandons pardon à nos lecteurs de tous ces détails ; mais, l’inexorable histoire nous forçant d’introduire un grand nombre de personnages de toutes nations et de tous rangs dans notre récit, nous appuyons un peu plus longuement sur ceux qui doivent y acquérir une certaine importance.
Nous le répétons, c’est une immense épopée que celle que nous écrivons, et, à l’exemple d’Homère, le roi des poëtes épiques, nous sommes forcé de faire le dénombrement de nos soldats.
Comme nous, de Cesare suivit en petit l’exemple de l’auteur de l’Iliade, il nomma les uns après les autres ses six compagnons à madame Adélaïde ; mais ce que lui avait dit le jeune Corse de la noblesse de Bocchechiampe l’avait frappée, et ce fut particulièrement à lui qu’elle s’adressa.
– M. de Cesare m’a annoncé que vous étiez gentilhomme, lui dit-elle.
– Il m’a fait trop d’honneur, Votre Altesse royale : je suis noble tout au plus.
– Ah ! vous faites une distinction entre noble et gentilhomme, monsieur ?
– Sans doute, madame, et j’ai l’honneur d’appartenir à une caste trop jalouse de ses droits, justement par cela même qu’ils sont méconnus aujourd’hui, pour que j’empiète sur ceux qui ne m’appartiennent pas. Je pourrais faire mes preuves de deux cents ans et être chevalier de Malte, s’il y avait encore un ordre de Malte ; mais je serais très-embarrassé de faire mes preuves de 1399, pour monter dans les carrosses du roi.
– Vous monterez cependant dans le nôtre, monsieur, dit la vieille princesse en se redressant.
– C’est seulement lorsque j’en serai descendu, madame, dit le jeune homme en s’inclinant, que je me vanterai d’être gentilhomme.
– Tu entends, ma sœur, tu entends, s’écria madame Adélaïde ; mais c’est fort joli, ce qu’il dit là. Enfin, nous voilà donc avec des gens de notre bord !
Et la vieille princesse respira plus librement.
En ce moment, M. de Châtillon rentra.
– Eh bien, Châtillon, qu’a dit le brigadier Martin ? demanda madame Adélaïde.
– Il a dit tout simplement que, si Votre Altesse royale lui avait fait faire cette offre par un autre que moi, il aurait coupé les oreilles à cet autre.
– Et à vous ?
– À moi, il a bien voulu me faire grâce ; il a même accepté ce que je lui ai offert.
– Et que lui avez-vous offert ?
– Une poignée de main.
– Une poignée de main, Châtillon ! vous avez offert une poignée de main à un jacobin ! Pourquoi n’êtes-vous pas rentré avec un bonnet rouge, pendant que vous y étiez ? C’est incroyable, un brigadier qui refuse dix louis, un comte de Châtillon qui donne une poignée de main à un jacobin ! En vérité, je ne comprends plus rien à la société telle qu’ils l’ont faite.
– Ou plutôt telle qu’ils l’ont défaite, dit madame Victoire en lisant ses heures.
– Défaite, vous avez bien raison, ma sœur, défaite, c’est le mot ; seulement, vivrons-nous assez pour la voir refaire, c’est ce dont je doute. En attendant, Châtillon, donnez vos ordres ; nous partons à quatre heures ; avec une escorte comme celle de ces messieurs, nous pouvons nous hasarder à voyager de nuit. Monsieur de Bocchechiampe, vous dînerez avec nous.
Et, avec un geste qui avait conservé plus de commandement que de dignité, la vieille princesse congédia ses sept défenseurs sans avoir le moins du monde remarqué ce qu’il y avait de blessant dans le choix qu’elle avait fait du plus noble d’entre eux, à l’exclusion des autres, pour dîner à sa table et à celle de sa sœur.
Bocchechiampe demanda pardon par un signe à ses compagnons de la faveur qui lui était faite ; ils lui répondirent par une poignée de main.
Comme l’avait dit de Cesare, cette musique que l’on avait entendue était celle qui précédait le cortège nuptial de Francesca et de Peppino ; le cortège était nombreux ; car, ainsi que l’avait dit encore de Cesare, on s’attendait généralement à quelque catastrophe suscitée par Michele Pezza ; aussi, à leur entrée sur la terrasse, les regards des deux époux se portèrent-ils tout d’abord sur le mur à demi écroulé où, depuis le matin, s’était tenu celui qui causait leur inquiétude.
Le mur était solitaire.
Au reste, aucun objet ne revêtait cette teinte sombre qui, aux yeux du prétendu roi de la création, semble toujours devoir annoncer sa disparition de ce monde. Il était midi ; le soleil dans toute sa splendeur, tamisait ses rayons à travers la treille qui formait un dais de verdure au-dessus de la tête des convives ; les merles sifflaient, les grives chantaient, les moineaux francs pépiaient, et les carafes, pleines de vin, reflétaient, au milieu de leurs rubis liquides, une paillette d’or.
Peppino respira ; il ne voyait la mort nulle parts mais, au contraire, il voyait la vie partout.
Il est si bon de vivre quand on vient d’épouser la femme que l’on aime, et que l’on est enfin arrivé au jour attendu depuis deux ans !
Un instant il oublia Michele Pezza et sa dernière menace, dont il était pâle encore.
Quant à don Antonio, moins préoccupé que Peppino, il avait retrouvé, à la porte, la voiture brisée, et, sur la terrasse, le propriétaire de la voiture.
Il alla à lui en se grattant l’oreille.
Le travail faisait tache dans un pareil jour.
– Ainsi, demanda-t-il à l’ambassadeur, qu’il continuait de prendre purement et simplement pour un voyageur de distinction, Votre Excellence tient absolument à continuer sa route aujourd’hui ?
– Absolument, répondit le citoyen Garat. Je suis attendu à Rome pour affaire de la plus haute importance, et j’ai déjà perdu, à l’accident qui m’est arrivé aujourd’hui, quelque chose comme trois ou quatre heures.
– Allons, allons, un honnête homme n’a que sa parole ; j’ai dit que, quand vous nous auriez fait l’honneur de boire avec nous un verre de vin à l’heureuse union de ces enfants, on travaillerait ; buvons et travaillons.
On remplit tout ce qu’il y avait de verres sur la table, on donna à l’étranger le verre d’honneur, orné d’un filet d’or. L’ambassadeur, pour tenir sa parole, but à l’heureuse union de Francesca et de Peppino ; les jeunes filles crièrent : « Vive Peppino ! » les jeunes garçons : « Vive Francesca ! » et tambours et guitares firent éclater leur tarentelle la plus joyeuse.
– Allons, allons, dit maître della Rota à Peppino, il ne s’agit point ici de faire les yeux doux à notre amoureuse, mais de se mettre à la besogne ; il y a temps pour tout. Embrasse ta femme, garçon, et à l’ouvrage !
Peppino ne se fit point répéter deux fois la première partie de l’invitation : il prit sa femme entre ses bras, et, avec un regard de reconnaissance au ciel, il l’appuya contre son cœur.
Mais, au moment où, abaissant les yeux vers elle avec cette indéfinissable expression de l’amour qui a longtemps attendu et qui va enfin être satisfait, il approchait ses lèvres de celles de Francesca, la détonation d’une arme à feu retentit, et le sifflement d’une balle se fit entendre, suivi d’un bruit mat.
– Oh ! oh ! dit l’ambassadeur, voilà une balle qui m’a bien l’air d’être à mon adresse.
– Vous vous trompez, balbutia Peppino en s’affaissant aux pieds de Francesca, elle est à la mienne.
Et il rendit par la bouche une gorgée de sang.
Francesca jeta un cri et tomba à genoux devant le corps de son mari.
Tous les yeux se tournèrent vers le point d’où le coup était parti : une légère fumée blanchâtre montait, à cent pas peut-être, à travers les peupliers. On vit alors parmi les arbres un jeune homme qui, par des élans rapides, gravissait la montagne un fusil à la main.
– Fra Michele ! s’écrièrent les assistants, fra Michele !
Le fugitif s’arrêta sur une espèce de plate-forme, et, avec un geste de menace :
– Je ne m’appelle plus fra Michele, dit-il ; à partir de ce moment, je m’appelle fra Diavolo.
C’est, en effet, le nom sous lequel il fut connu plus tard ; le baptême du meurtre l’emporta sur celui de la rédemption.
Pendant ce temps, le blessé avait rendu le dernier soupir.
Pendant que nous sommes sur la route de Rome, précédons notre ambassadeur chez Championnet, comme nous l’avons précédé chez le charron don Antonio.
Dans une des plus grandes salles de l’immense palais Corsini, qui vient d’être successivement occupé par Joseph Bonaparte, ambassadeur de la République, et par Berthier, qui est venu y venger le double assassinat de Basseville et de Duphot, deux hommes se promenaient, le jeudi 24 septembre, entre onze heures et midi, s’arrêtant de temps en temps près de grandes tables sur lesquelles étaient étendus un plan de Rome à la fois antique et moderne, un plan des États romains réduits par le traité de Tolentino, et toute une collection des gravures de Piranèse ; d’autres tables plus petites supportaient des livres d’histoire ancienne et moderne, parmi lesquels on distinguait pêle-mêle, un Tite-Live, un Polybe, un Montecuculli, les Commentaires de César, un Tacite, un Virgile, un Horace, un Juvénal, un Machiavel, une collection presque complète enfin de livres classiques se rapportant à l’histoire de Rome ou aux guerres des Romains ; chacune de ces tables portait, en outre, de l’encre, des plumes, des feuilles de papier couvertes de notes, à côté de feuilles blanches attendant leur tour d’être noircies et qui indiquaient que l’hôte passager de ce palais se reposait des fatigues de la guerre, sinon par les études du savant, du moins par les loisirs de l’érudit.
Ces deux hommes, à trois ans près, étaient du même âge, c’est-à-dire que l’un avait trente-six ans et l’autre trente-trois.
Le plus âgé des deux était en même temps le plus petit ; il portait encore la poudre de 89, avait conservé la queue et brillait par un certain air d’aristocratie qu’il devait sans doute à l’extrême propreté de ses vêtements, à la finesse et à la blancheur de son linge ; son œil noir était vif, déterminé, plein de résolution et d’audace ; sa barbe était faite avec le plus grand soin ; il ne portait ni moustaches ni favoris ; son costume était celui des généraux républicains du Directoire ; son chapeau, son sabre et ses pistolets étaient déposés sur une table assez voisine de la chaise sur laquelle il avait l’habitude d’écrire, pour qu’en allongeant la main il pût les atteindre.
Celui-là, c’était l’homme dont nous avons déjà entretenu longuement nos lecteurs : Jean-Étienne Championnet, commandant en chef l’armée de Rome.
L’autre, plus grand de taille, comme nous l’avons dit, blond de cheveux, accusait, par la fraîcheur de son teint, une origine septentrionale ; il avait l’œil bleu, limpide, plein de lumière ; le nez moyen, les lèvres minces et ce menton fortement accentué qui est le signe dominant des races fauves, c’est-à-dire des races conquérantes ; un grand sentiment de calme et de placidité était répandu sur toute sa personne et devait en faire au feu non-seulement un soldat intrépide, mais encore un général plein de toutes les ressources que donne un véritable sang-froid. Il était de famille irlandaise, mais né en France ; il avait servi d’abord dans le corps irlandais de Dillon, s’était distingué à Jemmapes, avait été nommé colonel après la bataille, avait battu le duc d’York dans différentes rencontres, traversé en 1795 le Wahal sur la glace, s’était emparé de la flotte hollandaise à la tête de son infanterie, avait été nommé général de division, et enfin venait d’être envoyé à Rome, où il commandait une division sous Championnet.
Celui-là, c’était Joseph-Alexandre Macdonald, qui fut depuis maréchal de France et qui mourut duc de Tarente.
Ces deux hommes, pour ceux qui les eussent regardés causant, étaient deux soldats ; mais, pour ceux qui les auraient entendus causer, ils eussent été deux philosophes, deux archéologues, deux historiens.
Ce fut le propre de la révolution française – et cela se comprend, puisque toutes les classes de la société concoururent à former l’armée, – d’introduire, près des Cartaux, des Rossignol et des Luckner, les Miollis, les Championnet, les Ségur, c’est-à-dire, près de l’élément matériel et brutal, l’élément immatériel et lettré.
– Tenez, mon cher Macdonald, disait Championnet à son lieutenant, plus j’étudie cette histoire romaine au milieu de Rome, et particulièrement celle de ce grand homme de guerre, de ce grand orateur, de ce grand législateur, de ce grand poëte, de ce grand philosophe, de ce grand politique qu’on appelle César, et dont les Commentaires doivent être le catéchisme de tout homme qui aspire à commander une armée, plus je suis convaincu que nos professeurs d’histoire se trompent complétement à l’endroit de l’élément que représentait César à Rome. Lucain a eu beau faire, en faveur de Caton, un des plus beaux vers latins qui aient été faits, César, mon ami, c’était l’humanité ; Caton n’était que le droit.
– Et Brutus et Cassius, qu’étaient-ils ? demanda Macdonald avec le sourire de l’homme mal convaincu.
– Brutus et Cassius, – je vais vous faire sauter au plafond, car je vais toucher, je le sais, à l’objet de votre culte, – Brutus et Cassius étaient deux républicains de collège, l’un de bonne, l’autre de mauvaise foi ; des espèces de lauréats de l’école d’Athènes, des plagiaires d’Harmodius et d’Aristogiton, des myopes qui n’ont pas vu plus loin que leur stylet, des cerveaux étroits qui n’ont pas su comprendre l’assimilation du monde que rêvait César ; et j’ajouterai, que, nous autres républicains intelligents, c’est César que nous devons glorifier et ses meurtriers que nous devons maudire.
– C’est un paradoxe qui peut être soutenu, mon cher général ; mais, pour le faire adopter comme une vérité, il ne faudrait pas moins que votre esprit et votre éloquence.
– Eh ! mon cher Joseph, rappelez-vous notre promenade d’hier au musée du Capitole ; ce n’était pas sans raison que je vous disais : « Macdonald, regardez ce buste de Brutus ; Macdonald, regardez cette tête de César. » Vous les rappelez-vous ?
– Certainement.
– Eh bien, comparez ce front puissant, mais comprimé avec ces cheveux qui viennent jusqu’aux sourcils, caractère du vrai type romain, au reste ; comparez ces sourcils, épais et contractés écrasant un œil sombre, avec le front large et ouvert de César, avec ses yeux d’aigle.
– Ou de faucon, occhi griffagni, a dit Dante.
– Nigris et vegetis oculis, a dit Suétone, et, si vous voulez bien, je m’en rapporterai à Suétone, ses yeux noirs et pleins de vie ; contentons-nous donc de cela, et vous verrez de quel côté était l’intelligence. On reprochait à César d’avoir ouvert le Sénat à des sénateurs qui n’en savaient pas même le chemin : c’était là son génie et en même temps le génie de Rome. Athènes, et par Athènes j’entends la Grèce, Athènes n’est que la colonie, elle essaime et se rejette au dehors ; Rome, c’est l’adoption, elle aspire l’univers et se l’assimile : la civilisation orientale, l’Égypte, la Syrie, la Grèce, tout y a passé ; la barbarie occidentale, l’Ibérie, la Gaule, l’Armorique même, tout y passera. Le monde sémitique, représenté par Carthage, et la Judée résistent à Rome : Carthage est anéantie, les Juifs sont dispersés. Le monde entier régnera sur Rome, parce que le monde entier est dans Rome ; après les Auguste, les Tibère, les Caligula, les Claude, les Néron, c’est-à-dire après les Césars romains viennent les Flaviens, qui ne sont déjà qu’Italiens ; puis les Antonins, qui sont Espagnols et Gaulois ; puis Septime, Caracalla, Héliogabale, Alexandre Sévère, qui sont Africains et Syriens ; il n’y a pas jusqu’à l’Arabe Philippe et jusqu’au Goth Maximin qui ne viennent, après les Aurélien et les Probus, ces durs paysans de l’Illyrie, s’asseoir sur le trône qui s’écroulera sous le Hun Augustule, lequel mourra en Campanie avec une rente de six mille livres d’or que lui fera Odoacre, roi des Hérules, Tout s’est écroulé autour de Rome, Rome seule est encore debout. Capitoli immobile saxum.
– Ne croyez-vous pas que ce soit à ce mélange de races que les Italiens doivent l’affaiblissement de leur courage et la mollesse de leur caractère ? demanda Macdonald.
– Ah ! vous voilà comme les autres, mon cher Macdonald, jugeant le fond par la surface. Parce que les lazzaroni sont lâches et paresseux, – et peut-être encore reviendrons-nous un jour sur cette opinion, – faut-il en augurer que tous les Napolitains sont lâches et paresseux ? Voyez ces deux spécimens que Naples nous a envoyés, Salvato Palmieri et Ettore Caraffa : connaissez-vous, dans toutes nos légions, deux plus puissantes personnalités ? La différence qui existe entre les Italiens et nous, mon cher Joseph, et j’ai bien peur que cette différence ne soit à notre désavantage, c’est que, fidèles à nos habitudes d’hommes liges[16], nous mourons pour un homme, et qu’en Italie on ne meurt, en général, que pour les idées. Les Italiens, c’est vrai, n’ont pas, comme nous, la recherche aventureuse des dangers inutiles, mais ceci est un héritage de nos pères les vieux Gaulois ; ils n’ont pas, comme nous, la déification chevaleresque de la femme, parce qu’ils n’ont dans toute leur histoire ni une Jeanne d’Arc ni une Agnès Sorel ; ils n’ont pas, comme nous, la rêverie enthousiaste du monde féodal, parce qu’ils n’ont ni un Charlemagne ni un saint Louis ; mais ils ont autre chose, ils ont un génie sévère, étranger aux vagues sympathies. Chez eux, la guerre est devenue une science ; les condottieri italiens sont nos maîtres en fait de stratégie. Qu’étaient nos capitaines du moyen âge, nos chevaliers de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt, près des Sforza, des Malatesta, des Braccio, des Gangrande, des Farnese, des Carmagnola, des Baglioni, des Ezzelino ? Le premier capitaine de l’antiquité, César, est un Italien, et ce Bonaparte, qui nous mangera tous, les uns après les autres, comme César Borgia voulait manger l’Italie feuille à feuille, ce petit Bonaparte, que l’on croit enfermé en Égypte, mais qui en sortira d’une façon ou de l’autre, dût-il emprunter les ailes de Dédale ou l’hippogriphe[17] d’Astolphe, c’est encore un homme de race italienne. Il n’y a qu’à voir son maigre et sec profil pour cela : il a tout à la fois du César, du Dante et du Machiavel.
– Vous avouerez au moins, mon cher général, si enthousiaste que vous soyez d’eux, qu’il y a une grande différence entre les Romains des Gracques ou même ceux de Colas de Rienzi et ceux d’aujourd’hui.
– Mais pas tant que vous croyez, Macdonald. La vocation du Romain antique, c’était l’action militaire ou politique : conquérir le monde d’abord et le gouverner ensuite. Conquis et gouverné à son tour, ne pouvant plus agir, il rêve. Tenez, depuis trois semaines que je suis ici, je ne fais pas autre chose que de contempler, dans ses rues et dans ses places publiques, cette race monumentale ; eh bien, mon cher, ces hommes sont pour moi des bas-reliefs de la colonne Trajane descendus de leur colonne de bronze, pas autre chose, mais qui vivent et qui marchent ; chacun d’eux est le cives romanus, trop grand seigneur, trop maître du monde pour travailler. Leurs moissonneurs, ils les font venir des Abruzzes ; leurs portefaix, ils vont les chercher à Bergame ; ils ont des trous à leur manteau, ils les feront raccommoder par un juif, non par leur femme : n’est-elle pas la matrone romaine ? non plus celle du temps de Lucrèce, qui file la laine et garde la maison ; non, mais celle du temps de Catilina et de Néron, qui serait déshonorée de tenir une aiguille si ce n’est pour percer la langue de Cicéron ou crever les yeux d’Octavie. Comment voulez-vous que la descendance de ceux qui allaient recueillant la sportule de porte en porte, de ceux qui vivaient six mois de la vente de leurs votes au champ de Mars, à qui Caton, César, Auguste faisaient distribuer le blé à boisseaux, pour qui Pompée bâtissait des forums et des bains, qui avaient un préfet de l’annone chargé de les nourrir, et qui en ont encore un aujourd’hui, mais qui ne les nourrit plus, se mettent à faire œuvre servile de leurs nobles doigts ? Non, vous ne pouvez pas exiger que ces hommes-là travaillent. Le peuple roi n’était-il pas un peuple de mendiants ? Tout ce que vous pouvez exiger de ce même peuple, lorsqu’il a perdu sa couronne, c’est qu’il mendie noblement, et c’est ce qu’il fait. Accusez-le de férocité, si vous voulez, mais non de faiblesse, car son couteau répondrait pour lui. Son couteau ne le quitte pas plus que l’épée ne quittait le légionnaire ; c’est son glaive à lui. Le couteau est le glaive de l’esclave.
– Nous en savons quelque chose. De cette fenêtre qui donne sur le jardin, nous pouvons reconnaître la place où ils ont assassiné Duphot, et, de celle-ci, qui donne sur la rue, celle où ils ont assassiné Basseville… Eh ! mais que vois-je donc là-bas ? fit Macdonald en s’interrompant avec une exclamation de surprise. Une voiture de poste qui nous arrive. Dieu me pardonne ! mais c’est le citoyen Garat.
– Quel Garat ?
– L’ambassadeur de la République à Naples.
– Impossible !
– Lui-même, général.
Championnet jeta un coup d’œil sur la rue, reconnut Garat à son tour, et, jugeant aussitôt l’importance de l’événement, courut à la porte du salon, transformé par lui en bibliothèque et en cabinet de travail.
Au moment où il ouvrait cette porte, l’ambassadeur montait la dernière marche de l’escalier et apparaissait sur le palier.
Macdonald voulut se retirer, mais Championnet le retint.
– Vous êtes mon bras gauche, lui dit-il, et quelquefois mon bras droit ; restez, mon cher général.
Tous deux attendaient avec impatience les nouvelles que Garat apportait de Naples.
Les compliments furent courts : Championnet et Garat échangèrent une poignée de main ; Macdonald fut présenté, et Garat commença son récit.
Ce récit se composait des choses que nous avons vues s’accomplir sous nos yeux : de l’arrivée de Nelson, des fêtes qui lui avaient été données et de la déclaration que l’ambassadeur s’était cru obligé de faire pour sauvegarder la dignité de la République.
Puis, subsidiairement, l’ambassadeur raconta l’accident arrivé à sa voiture entre Castellane et Itri, comment cet accident l’avait forcé de s’arrêter chez le charron don Antonio ; comment il avait rencontré les vieilles princesses avec leur escorte, qu’il avait empêchée d’aller plus loin ; comment il avait assisté au meurtre du gendre de don Antonio par un jeune homme appelé fra Diavolo, qui, selon l’habitude, avait été chercher dans la montagne, en se faisant bandit, l’impunité de son crime, et comment enfin il avait démonté le brigadier Martin, qu’il avait laissé à Itri pour lui ramener sa voiture, tandis qu’il en louait une autre à Fondi, avec laquelle il venait d’arriver à Rome, sans autre accident qu’un retard de six heures.
Le brigadier Martin et les quatre hommes d’escorte arriveraient, selon toute probabilité, dans la journée du lendemain.
Championnet avait laissé l’ambassadeur aller jusqu’au bout sans l’interrompre, espérant toujours entendre un mot sur son envoyé ; mais, le citoyen Garat ayant terminé son récit sans prononcer le nom de Salvato Palmieri, Championnet commença à craindre que l’ambassadeur ne fût déjà parti de Naples quand son aide de camp y était arrivé, et qu’ils ne se fussent, par conséquent, croisés en route.
Le général en chef, fort inquiet et ne sachant pas ce qui avait pu arriver à Salvato après le départ de l’ambassadeur, allait lui adresser une série de questions sur ce point, quand un bruit qui se faisait dans l’antichambre attira son attention ; au même instant, la porte s’ouvrit et le soldat de planton annonça qu’un homme vêtu en paysan voulait absolument parler au général.
Mais, dominant la voix du planton, une autre voix vigoureusement accentuée s’écria :
– C’est moi, mon général, moi, Ettore Caraffa. Je vous apporte des nouvelles de Salvato.
– Laissez entrer, morbleu ! laissez entrer, cria à son tour Championnet. J’allais justement en demander au citoyen Garat. Venez, Hector, venez ! vous êtes deux fois le bienvenu.
Le comte de Ruvo se précipita dans la salle et sauta au cou du général.
– Ah ! mon général, mon cher général ! s’écria-t-il, que je suis content de vous revoir !
– Vous parliez de Salvato, Hector ? Quelles nouvelles nous apportez-vous de lui ?
– Bonnes et mauvaises tout ensemble : bonnes puisqu’il devrait être mort et qu’il ne l’est pas ; mauvaises en ce que, pendant son évanouissement, ils lui ont volé la lettre que vous lui aviez donnée pour le citoyen Garat.
– Vous lui aviez donné une lettre pour moi ? demanda Garat.
Hector se retourna.
– Ah ! c’est vous, monsieur, qui êtes l’ambassadeur de la République ? demanda-t-il à Garat.
Garat s’inclina.
– Mauvaises nouvelles ! mauvaises nouvelles ! murmura Championnet.
– Et pourquoi ? comment ? Expliquez-moi cela, fit l’ambassadeur.
– Eh ! mon Dieu, voici : nous ne sommes point en mesure de nous battre, je vous l’écrivais ; je vous disais dans ma lettre que nous manquions de tout, d’hommes, d’argent, de pain, de vêtements, de munitions. Je vous priais de faire tout ce que vous pourriez pour maintenir quelque temps encore la paix entre le royaume des Deux-Siciles et la République ; il paraît que mon messager est arrivé trop tard, que vous étiez déjà parti, qu’il a été blessé, que sais-je, moi ? Racontez-nous tout cela, Hector. Si ma lettre est tombée entre leurs mains, c’est en vérité un grand malheur ; mais un malheur plus grand encore, ce serait que mon cher Salvato mourût de ses blessures ; car vous m’avez dit qu’il était blessé, n’est-ce pas, qu’ils avaient voulu l’assassiner, quelque chose comme cela enfin ?
– Et ils y ont réussi aux trois quarts ! Il avait été épié, suivi ; on l’attendait au sortir du palais de la reine Jeanne, à Mergellina, six hommes ! Vous comprenez bien, vous qui connaissez Salvato, qu’il ne s’est pas laissé égorger comme un poulet : il en a tué deux et blessé deux autres ; mais enfin un des sbires, leur chef, je crois, Pasquale de Simone, le tueur de la reine, lui a lancé son couteau, le couteau lui est entré jusqu’au manche dans la poitrine.
– Et où, comment est-il tombé ?
– Oh ! tranquillisez-vous, mon général, il y a des gaillards qui ont de la chance, il est tombé dans les bras de la plus jolie femme de Naples, qui l’a caché à tous les yeux, à commencer par ceux de son mari.
– Et la blessure ? la blessure ? s’écria le général. Vous savez, Hector, que j’aime Salvato comme mon fils.
– La blessure est grave, très-grave, mais n’est pas mortelle ; d’ailleurs, c’est le premier médecin de Naples, un des nôtres, qui le soigne et qui en répond. Oh ! il a été magnifique, notre Salvato ; il ne vous a jamais raconté son histoire, un roman et un roman terrible, mon cher général ; comme le Macduff de Shakspeare, il a été tiré vivant des flancs d’une morte. Il vous contera tout cela un jour ou plutôt un soir au bivac, pour vous faire passer le temps ; mais il s’agit d’autre chose maintenant : les égorgements contre les nôtres ont commencé à Naples ; Cirillo a été retardé de deux heures sur le quai en venant m’annoncer la nouvelle que je vous apporte, et par quoi ? par un bûcher qui obstruait le passage et où les lazzaroni brûlaient vivants les deux frères della Torre.
– Quels misérables ! s’écria Championnet.
– Imaginez-vous, mon général, un poëte et un bibliomane, je vous demande un peu ce que ces gens-là pouvaient leur avoir fait ! On parle, en outre, d’un grand conseil qui aurait été tenu au palais : je sais cela par Nicolino Caracciolo, qui est l’amant de la San-Clemente, une des dames d’honneur de la reine ; la guerre contre la République y a été décidée, l’Autriche fournit le général.
– Le connaissez-vous ?
– C’est le baron Charles Mack.
– Ce n’est pas une réputation bien effrayante.
– Non ; mais ce qui est plus effrayant, c’est que l’Angleterre s’en mêle et fournit l’argent ; ils ont 60,000 hommes prêts à marcher sur Rome dans huit jours, s’il le faut, et puis… Ma foi, je crois que voilà tout.
– La peste ! c’est bien assez, ce me semble, répondit Championnet.
Puis, se tournant vers l’ambassadeur :
– Vous le voyez, mon cher Garat, il n’y a pas un instant à perdre ; par bonheur, j’ai reçu hier deux millions de cartouches ; nous n’avons pas de canons, mais, avec deux millions de cartouches et dix ou douze mille baïonnettes au bout, nous prendrons les canons des Napolitains.
– Je croyais que Salvato nous avait dit que vous n’aviez que neuf mille hommes.
– Oui, mais je compte sur trois mille hommes de renfort. Êtes-vous fatigué, Hector ?
– Jamais, mon général.
– Alors, vous êtes prêt à partir pour Milan ?
– Quand j’aurai déjeuné et changé d’habits, car je meurs de faim, et, vous le voyez, je suis couvert de boue ; je suis venu par Isoletta, Agnani, Frosinone, des chemins épouvantables, tout détrempés par l’orage. Je comprends que vos plantons ne voulussent pas me laisser entrer dans l’état où je suis.
Championnet tira une sonnette particulière ; son valet de chambre entra.
– Un déjeuner, un bain et des habits pour le citoyen Hector Caraffa ; que tout cela soit prêt, le bain dans dix minutes, les habits dans vingt, le déjeuner dans une demi-heure.
– Mon général, dit le valet de chambre, aucun de vos habits n’ira au citoyen Caraffa, il a la tête de plus que vous.
– Tenez, dit Garat, voici la clef de ma malle ; ouvrez-la et prenez-y du linge et des habits pour le comte de Ruvo ; il est à peu près de ma taille, et puis, c’est ici le cas de le dire, à la guerre comme à la guerre !
– À Milan, vous trouverez Joubert ; c’est à vous que je parle, Hector, écoutez-moi, reprit Championnet.
– Je ne perds pas un mot, mon général.
– À Milan, vous trouverez Joubert ; vous lui direz qu’il s’arrange comme il voudra, mais qu’il me faut trois mille hommes, ou que Rome est perdue ; qu’il les donne à Kellermann, s’il peut ; c’est un excellent général de cavalerie, et c’est la cavalerie qui nous manque surtout ; vous les ramènerez, Hector, et vous les dirigerez sur Civita-Castellana ; c’est là probablement que nous nous retrouverons. Je n’ai pas besoin de vous recommander la diligence.
– Mon général, ce n’est point à un homme qui vient de faire soixante et dix lieues de montagnes en quarante-huit heures qu’il faut recommander cela.
– Vous avez raison.
– D’ailleurs, dit Garat, je me charge du citoyen Caraffa jusqu’à Milan ; ma chaise de poste ne peut manquer d’arriver demain.
– Vous n’attendrez pas votre chaise de poste, mon cher ambassadeur ; vous prendrez la mienne, dit Championnet. Dans les circonstances où nous sommes, il n’y a pas une minute à perdre. Macdonald, écrivez, je vous prie, en mon nom, à tous les chefs de corps qui tiennent Terracine, Piperno, Prossedi, Frosinone, Veroli, Tivoli, Ascoli, Fermo et Macerata, de ne faire aucune résistance, et, aussitôt qu’ils sauront que l’ennemi a passé la frontière, de se replier, en évitant tout engagement, sur Civita-Castellane.
– Comment ! s’écria Garat, vous abandonnerez Rome aux Napolitains sans essayer de la défendre ?
– Je l’abandonnerai, si je puis, sans tirer un coup de fusil ; mais, soyez tranquille, ce ne sera point pour longtemps.
– Mon cher général, vous en savez plus que moi sur ce point.
– Moi ? Je ne sais absolument de la guerre que ce qu’en dit Machiavel.
– Et qu’en dit Machiavel ?
– Il faut que je vous apprenne cela, à vous, un diplomate qui devrait savoir par cœur Machiavel ? Eh bien, il dit… Écoutez, Hector ; écoutez cela, Macdonald… Il dit : « Tout le secret de la guerre consiste en deux choses : à faire tout ce que l’ennemi ne peut soupçonner, et à lui laisser faire tout ce qu’on avait prévu qu’il ferait ; en suivant le premier de ces préceptes, vous rendrez inutiles ses plans de défense ; en observant le second, vous déjouerez ses plans d’attaque. » Lisez Machiavel, c’est un grand homme, mon cher Garat, et, quand vous l’aurez lu…
– Eh bien, quand je l’aurai lu ?
– Relisez-le.
La porte s’ouvrit et le valet de chambre reparut.
– Tenez, mon cher Hector, voilà Scipion qui vient vous dire que votre bain est prêt. Pendant que Macdonald écrira ses lettres, je dirai à Garat tout ce qu’il doit raconter au Directoire des pilleries que ses agents font ici ; après quoi, nous nous mettrons à table, et nous boirons du vin de la cave de Sa Sainteté à notre prochaine et heureuse entrée à Naples.
FIN DU PREMIER TOME.
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Juin 2006
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[1] Nom italien de la guillotine.
[2] L’auteur a connu ce même Nicolino Caracciolo dont il est question ici ; il habitait encore, en 1860, cette maison, où il est mort à l’âge de quatre-vingt-trois ans, en 1863.
[3] Inutile de dire que la traduction de San-Felice est sainte heureuse…
[4] Voir, du reste, pour les études sur la main, le livre de mon excellent ami Desbarrolles.
[5] C’était le nom du bourreau de Naples à cette époque.
[6] Inutile de dire que cette reine Marie-Amélie, quoique portant les mêmes prénoms, n’a rien de commun que la parenté avec la respectable et respectée reine Marie-Amélie, veuve du roi Louis-Philippe.
[7] On nomme, à Naples, du nom d’esposito ou exposé, tout enfant abandonné par ses parents et confié à l’hospice de l’Annunziata, qui est l’établissement des enfants trouvés de Naples.
[8] Du latin perlustrare : « parcourir, explorer », « examiner avec soin, passer en revue ». (Note du correcteur – ELG.)
[9] Nom populaire des ânes à Naples. – Inutile de dire que les imbéciles ont le privilège de partager ce nom.
[10] Ruelle des Soupirs-de-l’abîme.
[11] Nom que l’on donne, à Naples, aux agents de la police secrète.
[12] Les savants ne sont pas d’accord sur ce point : les uns disent qu’Isaac est le fils de Louis, les autres disent qu’il n’est que son neveu…
[13] Nom que l’on donne à Naples aux muscadins, mirliflores, dandys, etc.
[14] On appelle chierico, dans l’Italie méridionale, les gens d’Église de position inférieure.
[15] Souvent, dans les duels au couteau, si communs dans l’Italie méridionale, on convient à combien de pouces de fer on se battra ; un morceau de liège au travers duquel passe la lame, mesure en ce cas les différentes longueurs…
[16] Qui est lié plus étroitement que d'autres envers son suzerain. (Note du correcteur – ELG.)
[17] Sic. L’orthographe exacte est hippogriffe (ou hippogrife dans les siècles passés) ; c’est un animal fabuleux, moitié cheval, moitié griffon. [(Note du correcteur – ELG.)