Erckmann-Chatrian

 

 

 

UN CHEF DE CHANTIER À L’ISTHME DE SUEZ

(1876)


suivi de

UNE CAMPAGNE EN KABYLIE

(1873)

 

 

 

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Table des matières

 

UN CHEF DE CHANTIER À L’ISTHME DE SUEZ.. 3

I. 4

II. 17

III. 31

IV.. 49

V.. 56

VI. 61

VII. 77

VIII. 92

IX.. 98

X.. 112

XI. 125

XII. 131

XIII. 142

XIV.. 158

UNE CAMPAGNE EN KABYLIE.. 166

À propos de cette édition électronique. 248

UN CHEF DE CHANTIER À L’ISTHME DE SUEZ

I

 

Lorsque j’étais employé au canal de Suez, en 1865 et les années suivantes, me dit mon ami Goguel, j’avais l’habitude de me lever une ou deux heures avant le travail, pour respirer la fraîcheur du matin et voir si tout était en ordre dans nos environs.

 

Le campement du Sérapéum, – où se trouvaient nos chantiers, – situé sur l’emplacement de l’antique temple de Sérapis ruiné depuis deux mille ans, se composait alors de cinq maisonnettes recouvertes de béton, de la cantine, grande baraque en briques, d’une vingtaine d’autres baraques plus petites, pour loger les ouvriers, et du village arabe, formé d’un monceau de huttes sur le bord de l’embranchement qui nous amenait l’eau potable du canal d’eau douce, éloigné d’environ deux kilomètres.

 

Quant aux ruines de Sérapis, c’étaient quelques briques qu’on déterrait de loin en loin ; un vieux pot cassé, un tesson de cruche ou d’autres choses du même genre, que les amateurs admiraient comme des reliques, et qui ne valaient pas une pipe de tabac.

 

Presque toutes nos baraques étaient abandonnées depuis la mort du vice-roi Mohamet-Saïd, l’ami de M. de Lesseps, arrivée en 1863 ; son successeur, Ismaïl, ayant retiré les vingt mille fellahs qui travaillaient au canal maritime, pour les employer à la culture de la canne à sucre et du coton, il s’agissait de remplacer cette masse de gens par des travailleurs libres, recrutés dans toutes les parties du monde.

 

À force d’articles de gazette et de promesses, il en arrivait quelques-uns de l’Italie, de la Syrie, de la Grèce ; quelques barbarins, presque tous domestiques, garçons de barque ou d’écurie, venaient aussi de Kenneh et d’ailleurs, mais, sauf les anciens employés de la Compagnie universelle, bien logés et bien payés, il ne restait plus mille ouvriers dans l’isthme : c’était une véritable débâcle.

 

M. de Lesseps, pour monter son personnel, avait dû s’adresser aux Ponts-et-Chaussées, qui avaient commencé, grâce aux vingt mille fellahs, la première partie du canal maritime, de Port-Saïd au lac Timsah : un petit chenal, avec cinquante à soixante centimètres d’eau, permettait aux bateaux plats d’aller de Port-Saïd à Ismaïlia ; mais, pour terminer le canal, il fallait couper les seuils d’El-Guirs, de Toussoum, du Sérapéum, de Chalouf jusqu’à Suez ; creuser la tranchée dans une partie des lacs amers et lui donner dans tout son parcours la largeur et la profondeur nécessaires au passage des plus gros paquebots ; il fallait remuer plus de millions de mètres cubes de déblais qu’il n’en faudrait pour couvrir Paris et sa banlieue bien au-dessus des tours Notre-Dame.

 

D’après cela, Jean-Baptiste, tu comprends que mille ouvriers auraient eu de l’ouvrage jusqu’à la consommation des siècles.

 

C’est alors que M. de Lesseps eut l’idée de traiter, pour l’achèvement du canal maritime, avec les ingénieurs Borel et Lavalley, à tant le mètre cube, et moyennant de fortes avances sur les cent vingt millions d’indemnité dus par le vice-roi à la Compagnie universelle, en compensation des fellahs qu’elle avait perdus.

 

Ces messieurs avaient leur plan : c’était de remplacer les bras, qui manquaient, par des machines et par des dragues, qui n’emploieraient qu’un petit nombre d’hommes et feraient chacune le travail de trois cents fellahs.

 

Et l’affaire entendue de la sorte, ils se mirent à construire ces machines énormes dans tous les ateliers et toutes les fonderies de l’Europe ; cela leur prit deux ans.

 

En attendant, nous autres employés de l’Entreprise, nous creusions un petit canal, large comme celui de la Marne au Rhin, entre le Sérapéum et le lac Timsah, pour recevoir les dragues et les bateaux porteurs quand ils viendraient ; cette tranchée se développait sur la ligne même que devait suivre le canal maritime ; les dragues devaient l’élargir et l’approfondir ; seulement il fallait d’abord y faire arriver l’eau, chose qui nous paraissait assez difficile, attendu que le niveau de la Méditerranée d’un côté et celui de la mer Rouge de l’autre étaient à quelques mètres au-dessous du fond.

 

Enfin, cela regardait l’Entreprise ; nous poursuivions notre travail sans nous inquiéter du reste.

 

Et maintenant que tu connais ma position, j’en reviens à notre histoire au Sérapéum, en plein désert, à seize kilomètres d’Ismaïlia, à soixante-dix de Suez.

 

Je me levais donc la nuit, la chaleur du jour étant tellement grande qu’un œuf cuisait au soleil, et qu’il suffisait, pour se débarrasser des puces qui vous obsédaient, d’exposer sa chemise sur le sable : au bout de dix minutes elles étaient rôties.

 

Moi, j’étais devenu noir comme un corbeau, et tous les camarades d’Europe se trouvaient dans le même état.

 

Je passais simplement mon pantalon de coutil et je me mettais en route, en roulant une cigarette.

 

Il me semble encore y être. Voici la baraque de notre docteur arabe, Chabassi ; voici celle de mon camarade Ker-Forme, commandant l’équipe de nuit ; celle du maître charpentier Gendron, un Parisien plein de bon sens ; le four de notre boulanger Sainbois, chez lequel on allait prendre un verre d’absinthe ou de raki à l’occasion ; la jolie maisonnette de M. Réné-Caillé, chef de section de la Compagnie ; celle de M. Laugaudin, le nôtre ; la chapelle, la poste, le télégraphe, tout est là qui défile sous mes yeux à la lueur des étoiles.

 

J’allais au hasard, à droite, à gauche ; et le plus souvent je longeais par derrière les petites baraques des Piémontais, Dalmates, Monténégrins, où fumait encore sur l’âtre, devant les portes, un restant du feu de la veille.

 

En rôdant ainsi, j’arrivais près des magasins de la Compagnie ; là, parmi les hangars, dans une sorte de fenil en planches couvert de nattes en roseau, un vieux chameau tout pelé, les paupières à demi fermées, les lèvres pendantes, devant une auge en bois pleine de paille hachée et de fèves concassées, mâchait gravement sa pitance.

 

Il était vieux comme Mathusalem ; ses longues dents jaunes rabotaient l’une contre l’autre pour moudre ses fèves, et de temps en temps il relevait sa vieille tête de patriarche, promenant au loin un regard mélancolique sur le désert, où ses jambes s’étaient allongées pendant un demi-siècle.

 

Maintenant il avait sa retraite et remplissait seulement encore les petites commissions de M. Réné-Caillé.

 

J’éprouvais un certain plaisir à le contempler.

 

Au-dessus du fenil dormait le chamelier Iousef ; ses jambes sèches et nues, couleur de chocolat, sortaient de la niche ; et, dans les environs, des milliards de mouches tapissaient les madriers vermoulus ; elles étaient venues s’abriter là contre la fraîcheur et devaient repartir aux premiers rayons du soleil.

 

Il m’arrivait quelquefois de pousser plus loin, pour donner des ordres à nos chameliers, des bédouins du mont Sinaï, chargés de porter l’eau sur nos chantiers pendant le travail, les brouettes et les madriers d’un endroit à l’autre le long de la tranchée, et d’aller chercher notre viande à Ismaïlia.

 

Leurs tentes grises, rayées de brun, se détachaient sur le sable au clair de lune, à deux portées de fusil du campement, quelques chameaux et bourricots autour, et de véritables nichées d’enfants blottis dessous, comme des poussins sous les ailes de leur mère.

 

Ces gens ne dormaient jamais ; leurs chiens-loups donnaient l’éveil ; une ou deux femmes à l’ouverture des tentes me découvraient de loin ; elles se dépêchaient, en rampant sur les mains, de rentrer à mon approche, et presque aussitôt le cheik Saad-Méhémèche, un beau vieillard à large barbe grise, le nez fort, les joues ridées, couvertes d’un léger duvet jusqu’aux yeux, et la grande robe blanche traînant sur les talons, paraissait, me demandant ce que je désirais.

 

En quatre mots je lui disais ce qu’il avait à faire avec ses gens pendant la journée, et je repartais.

 

Il pouvait être alors cinq heures, moment où rentrait l’équipe de nuit, sous la conduite de mes camarades Ker-Forme et Bonifay.

 

En longeant l’embranchement du canal d’eau douce, et passant devant une baraque à deux pas de la cantine je toquais aux vitres d’une petite fenêtre, en criant :

 

– Hé ! Georgette, il est temps de se lever… La mère Aubry s’impatiente !

 

Et une voix gaie, une voix de jeune fille, me répondait :

 

– C’est bon… c’est bon !… Merci, Goguel… Je me lève tout de suite.

 

C’était une pauvre enfant qui demeurait là, Georgette Lafosse, la fille d’un peintre français venu dans l’isthme dès les premiers temps, et mort l’année précédente à l’invasion du choléra.

 

Il était en train de badigeonner l’intérieur d’une baraque, lorsque la mort l’avait surpris, et le lendemain seulement, au milieu de cette consternation générale, un garde du campement, voyant Georgette courir désolée, demandant son père, avait découvert le pauvre homme étendu sur les planches, auprès de ses brosses et de son pot de couleur. Des milliers de papillons blancs l’entouraient, disait le garde ; il avait fallu l’enterrer tout de suite.

 

Georgette, âgée de treize à quatorze ans, restait seule au monde, loin du pays, sans personne pour la réclamer ; et tout le campement, tous les amis du père l’avaient adoptée. Elle nous tutoyait tous, et nous la tutoyions. Ce pauvre petit être, vif et gracieux comme un cabri, avec de grands yeux noirs, un fond de caractère un peu fantasque, chantant et pleurant tour à tour, nous intéressait tous et nous apitoyait.

 

Du reste, Georgette ne demandait rien à personne ; elle aidait la mère Aubry à laver sa vaisselle, à servir les clients, et se nourrissait à la cantine.

 

On plaisantait avec elle, mais on se souvenait de son père, un brave ouvrier, un bon Français, et ce souvenir sauvegardait l’enfant contre toute mauvaise action.

 

C’est moi qui l’éveillais tous les matins, car elle était grande dormeuse ; et puis je poursuivais mon chemin, en songeant à mes affaires.

 

Le père Surot, surveillant de la Compagnie, un ancien soldat, ponctuel, matinal, avait déjà balayé sa chambre et pris son café ; il allait maintenant éveiller le conducteur de son bourricot et faire un tour sur les chantiers. À huit heures il était de retour et rendait compte à son chef, M. Réné-Caillé, de tout ce qu’il avait vu et du nombre des travailleurs.

 

Mais il ne s’agissait pas de cela : les camarades rentrés, il fallait partir.

 

Abou-Gamouse (le Père des Buffles), un grand nègre efflanqué, déhanché, soi-disant gardien du jardin public, où ne poussait pas un radis, – parce qu’il ne l’arrosait jamais, – Abou-Gamouse se mettait à sonner la cloche du campement à tour de bras ; il aurait réveillé des morts ; les ouvriers sortaient effarés de leurs baraques, et passaient les manches de leurs vareuses en se dirigeant vers les chantiers. Moi, je coupais au court, près des ateliers de l’Entreprise, et j’arrivais en dix minutes à la tête de notre chenal, sur la butte du Sérapéum, où notre locomobile était en pression.

 

Cette machine, la première arrivée, le 21 décembre 1865, avec son treuil et ses quarante wagons, enlevait cinq cents mètres cubes par jour. Tous les visiteurs de l’isthme venaient la voir : des Russes, des Anglais, des personnages de toute sorte, même le grand-duc Constantin ; pas un ne l’oubliait.

 

En ce moment, sa cheminée, à la fraîcheur du matin, détachait des auréoles qui tourbillonnaient jusqu’au ciel.

 

Je faisais vite mon appel, et les ouvriers des différentes attaques commençaient à charger ; ceux de la décharge attendaient au haut de la rampe ; les mulets, au fond de la tranchée, amenaient les wagons pleins au pied du plan incliné, la chaîne les accrochait ; elle se tendait, et voilà tout en train.

 

Quelle activité tout à coup, Jean-Baptiste ! quel mouvement !… Et, ma foi, tu riras si tu veux, quelle belle chose de voir ces wagons pleins de sable arriver à la rampe, de les voir monter à la file, basculer là-haut ; d’en voir d’autres descendre à vide, d’autres rouler au-dessous à la décharge, et d’entendre ce bruit de la machine, ces cris des charretiers !… Oui, c’était un grand et magnifique spectacle !

 

Au bout d’un quart d’heure, on ne pensait plus qu’à l’ouvrage : les mouches, les puces, la chaleur, le soleil rouge qui s’élevait sur la plaine aride, tout disparaissait. On était dans le feu de la bataille, et celle-là valait bien les autres de Crimée ou d’ailleurs : – il devait au moins en rester quelque chose…

 

Mais la chaleur augmentait toujours ; vers dix heures, elle devenait accablante ; deux chameaux, toujours occupés à chercher de l’eau douce à l’embranchement du canal pour abreuver les ouvriers, ne faisaient qu’aller et venir ; d’autres montaient de l’eau pour alimenter la machine ; d’autres apportaient de la houille.

 

Les Autrichiens et les Piémontais, mêlés de quelques Arabes syriens, chargeaient les wagons, les Européens en manches de chemise, les Arabes tout nus.

 

C’est là qu’il fallait voir, par cette chaleur écrasante, l’âpreté des hommes au gain ; ils ne travaillaient pas à la corvée pour le vice-roi, les nôtres, ils travaillaient pour eux, c’était facile à reconnaître ; les mulets y résistaient à peine, ils se tenaient immobiles en attendant le chargement, la tête entre les jambes, comme affaissés ; les hommes allaient toujours… Ils en ont sué des chemises !

 

Et les poseurs de la voie, qui travaillaient de onze heures à une heure, pendant le repas des autres, ont-ils souffert !…

 

Moi, presque toujours à l’ombre de la petite cassine qui me servait de bureau, je succombais presque ; dans ces moments, l’intérieur de la tranchée, où le soleil tombait d’aplomb, ressemblait à une fournaise.

 

Représente-toi cela toute l’après-midi, sans interruption ; il fallait sortir souvent, vérifier les chargements et s’assurer s’ils étaient complets ; il fallait en tenir note, se fâcher, s’indigner quand tout ne marchait pas rondement.

 

C’était une existence impossible ; eh bien, Jean-Baptiste, je ne puis m’en souvenir sans attendrissement.

 

De ma porte toujours ouverte, je découvrais l’immensité du désert : du côté d’Ismaïlia, le campement de Toussoum ; du côté de la Syrie, vingt lieues de sables entassés comme les flots de la mer ; vers l’Arabie, quand le temps était bien net, les cimes lointaines des contreforts du Sinaï ; et, à la chute du jour, les montagnes de l’Attaka, qui bordent la mer Rouge.

 

Tout est là comme peint devant mes yeux ; mais dans tout cela, pas un arbre, pas un brin d’herbe, ce qui répandait une grande tristesse sur cette vue imposante.

 

Du côté de la Syrie, je voyais quelquefois défiler au loin une caravane ; on aurait dit une ligne de fourmis sur la terre poudreuse ; d’autres fois un cavalier arabe galopait là-bas comme la foudre, et je me demandais :

 

« D’où vient-il ? – Où va-t-il ? – Est-ce à la chasse de la gazelle ?… – Est-ce à la poursuite de quelqu’un ? »

 

Bientôt il avait disparu, et le grincement de la machine m’avertissait de songer à mes affaires.

 

Souvent, à l’approche du soir, nous voyions arriver à cheval notre sous-chef de section, M. Saleron ; c’était un de mes bons amis.

 

Il venait de passer l’inspection des autres chantiers, qui se faisaient encore à la brouette, et s’arrêtait près de nous, penché, les mains sur le pommeau de la selle, son grand chapeau des Indes en parasol sur la nuque, regardant ce mouvement d’un air satisfait. Et s’il me voyait dehors, à surveiller un chargement, il ne manquait jamais de me crier :

 

– Ça marche, Goguel ?

 

– Oui, monsieur Saleron, oui, lui répondais-je en m’essuyant le front ; ça roule… le travail avance !

 

Et l’on continuait ainsi jusqu’à six heures, moment où le soleil disparaissait brusquement, presque sans crépuscule.

 

Alors l’équipe de nuit venait reprendre l’ouvrage jusqu’à six heures du matin : mules, travailleurs, surveillants, mécaniciens, tout était changé ; des torches éclairaient le fond du chenal ; la décharge allait toute seule sans lumières, car les nuits en Orient ne sont jamais bien obscures.

 

Le repos du travail de nuit était de onze heures à une heure du matin.

 

Tous les quinze jours environ, M. Cotard, ingénieur en chef de l’Entreprise générale Borel, Lavalley et Cie, venait inspecter l’avancement des travaux ; il écoutait les réclamations que le personnel et les ouvriers avaient à lui faire.

 

Ainsi se passèrent les années 1865 et 1866.

 

Je me souviens que deux ou trois mois après mon arrivée au Sérapéum, un matin que j’avais couru vers huit heures prendre mon café au campement et que je sortais de la cantine, un homme de taille moyenne, la démarche vive, le couffi de soie jaune et verte serré par la chamelière autour de la tête, comme un bédouin, en bottes et redingote, m’aborda sans façon et me demanda d’un ton familier comment j’allais, si je me plaisais dans ma position, enfin tout ce que peut vous demander une ancienne connaissance.

 

Et moi, tout surpris, je lui répondais de même :

 

– Mais ça ne va pas mal… On pourrait être mieux… vous comprenez… On n’a pas les agréments de Paris… Enfin, espérons toujours… À la guerre comme à la guerre !

 

Je riais.

 

– Oui, faisait-il, vous avez raison ; je vois avec plaisir que vous êtes satisfait ; j’aime les caractères comme le vôtre.

 

Il finit par me serrer la main et s’en alla.

 

Moi, je pensais :

 

« Il faut que cet homme-là te connaisse ; il a une bonne figure ; ses moustaches commencent à grisonner, mais il est encore vert ; où diable as-tu pu le rencontrer ? »

 

Et je me creusais la cervelle, lorsque Saleron sortit de la cantine à son tour et, tout en marchant vers le chantier, me demanda :

 

– Qu’est-ce que M. de Lesseps vous a donc dit tout à l’heure ?

 

– Comment !… M. de Lesseps ?… ce monsieur ?

 

– Hé ! oui, c’est le président. Vous ne le connaissez pas ?

 

– Comment ?… Comment ?… c’est lui ?… Et je restai tout ébahi.

 

Le maître charpentier Gendron, qui nous suivait et nous entendait, se mit à rire en disant :

 

– Ah ! oui… cela vous étonne !… Ce ne seraient pas messieurs les ingénieurs de la Compagnie, qui viendraient comme cela vous frapper sur l’épaule et souhaiter le bonjour au premier venu… Ils auraient trop peur de manquer au respect qu’ils se doivent.

 

Ce gueux de Parisien avait toujours des réflexions pareilles ; il nous faisait du bon sang à tous, car tu sauras qu’une sorte d’opposition existait entre les agents de la Compagnie universelle et ceux de l’Entreprise, ce qui devait naturellement arriver, les autres étant chargés de recevoir nos travaux. On se disait :

 

« Nous faisons tout, et ces messieurs ont les honneurs et les bénéfices ! »

 

Plus d’un employé aurait peut-être quitté l’Entreprise ; mais M. Lavalley avait introduit un petit article dans son contrat avec la Compagnie : c’est qu’elle ne pourrait engager aucun de ses employés sans son consentement écrit ; il ne lâchait que ceux dont il voulait se débarrasser ! Voilà pourquoi nous restions tous, bon gré, mal gré ; plus d’un faisait contre mauvaise fortune bon cœur.

 

II

 

Mais en voilà bien assez sur le pays, les habitants, les employés de la Compagnie et ceux de l’Entreprise ; tu vois la situation générale, cela suffit.

 

Quant au reste, nous prenions nos repas à la cantine Aubry, la grande baraque dont je t’ai déjà parlé et qui ne brillait ni par le luxe ni par la propreté ; la nappe et les serviettes n’étaient pas d’ordonnance ; la femme, longue, sèche et laide, n’embellissait pas l’établissement ; elle se grisait quelquefois et prisait comme un vieux procureur, même devant ses marmites.

 

La petite Georgette seule, par sa bonne humeur et son empressement autour de nous, déridait toutes les figures rembrunies.

 

– Hé ! Ker-Forme !… hé ! Goguel ou Bonifay, disait-elle, tu m’as l’air bien sombre, ce soir… Voyons, ris donc un peu !

 

– Non !… va-t’en… laisse-moi, Georgette… je n’ai pas envie de rire.

 

– Oh ! le bourru… il faudra donc que je lui tire les moustaches !

 

Et l’on riait malgré soi… On faisait mine de l’embrasser… elle se sauvait.

 

Souvent je l’avertissais d’être moins folle, je la prenais à part pour lui dire :

 

– Écoute, Georgette, il ne faut pas te familiariser avec tout le monde ; avec nous autres, les anciens, – Gendron, Ker-Forme, Brunet, – à la bonne heure ; mais les nouveaux venus n’ont pas connu le père Lafosse, eux ; ils pourraient croire autre chose et se tromper sur ton compte. Il faut être sage, tu m’entends, et ne pas agacer le grand Yâni Olympios comme tu fais. Dans trois ou quatre ans, un brave ouvrier se présentera, c’est sûr, il te connaîtra bonne ouvrière, gentille ; alors les anciens t’aideront, et tu deviendras une bonne petite femme. Mais surtout laisse Yâni tranquille.

 

Ce Yâni était le pharmacien de notre hôpital, le plus grand imbécile que j’aie connu, c’est lui qui pilait les drogues du Dr Dechêne et qui composait ses onguents d’après la formule ; cela lui donnait une importance que tu ne pourrais croire ; quand on l’appelait « élève d’Hippocrate », le grand benêt se redressait et s’allongeait comme un âne qu’on étrille.

 

Les Grecs s’imaginaient tous descendre d’un héros ou d’un être supérieur, j’ai vu ça cent fois. Mais cela n’empêchait pas Yâni Olympios d’être un fort bel homme, les yeux langoureux, le teint doré et le nez droit. Je ne sais pourquoi, rien que de le voir j’en étais agacé.

 

Georgette, lorsque je lui faisais ces remontrances, me regardait jusqu’au fond de l’âme, et si j’ajoutais :

 

– Le vieux Bernard Lafosse te dirait la même chose… Crois-moi… je te dis la vérité.

 

Quelquefois elle devenait toute rêveuse et me répondait :

 

– Oui, Goguel, je te crois… tu m’aimes bien.

 

Et d’autres fois elle se mettait à sangloter.

 

Ces choses me sont revenues depuis et m’ont souvent fait réfléchir.

 

Mais si Georgette nous faisait du bon sang, en revanche la mère Aubry nous désolait par son avarice vraiment sordide ; elle ne nous servait jamais que des conserves restées dans je ne sais quel fond de magasin depuis la campagne de Crimée ; nous aurions souhaité des choux, des haricots verts, de la salade ; mais la vieille ladre n’avait jamais le temps d’aller en acheter au passage du bateau-coche d’Ismaïlia ; le débarcadère du canal d’eau douce était trop loin pour elle, – à quatre pas de la cantine ; – et puis les dames du campement avaient tout enlevé, le coche avait à peine eu le temps de toucher la rive. Ainsi de suite ; elle trouvait cent raisons pour nous faire avaler ses rogatons.

 

Plusieurs eurent alors l’idée de semer des radis et d’autres légumes ; moi-même j’essayai d’avoir des fleurs et des plantes grimpantes devant ma baraque ; notre saïs[1] un jeune barbarin de Kartoum, dans la haute Égypte, le petit Kemsé-Abdel-Kérim, les arrosait régulièrement chaque matin, après avoir lavé notre linge au canal ; elles commençaient à s’étendre, je me réjouissais d’avance ; mais le soleil rôtissait tout ; de temps en temps un nuage de sauterelles pleuvait dessus comme la grêle, des sauterelles jaunes, desséchées, qui vous broutaient la verdure en un clin d’œil.

 

Je ne sais quelle bêtise nous retenait dans un endroit pareil ; on avait honte de battre en retraite, de retourner au pays sans avoir rien fait ; l’amour de la gloire, la vanité, vous donnaient de l’obstination. Qu’est-ce que je sais, moi ? Car, de réaliser des économies dans le commencement de l’Entreprise, il ne fallait pas y songer ; nous n’étions pas intéressés, nous n’avions pas l’occasion de gagner des gratifications comme par la suite ; notre saïs me coûtait 35 fr. par mois et ma pension 150. Il me restait 30 fr. pour le vêtement et les menus plaisirs : beau chiffre !

 

Et voilà que, vers le milieu de 1866, les ouvriers, qui s’étaient tant fait tirer l’oreille, arrivent par milliers du Nord et du Midi, de l’Orient et de l’Occident ; les gros salaires de 5 à 7 fr. par jour avaient fini par les décider.

 

Je ne parle pas des Européens ; c’est une chose qui nous est naturelle d’aimer l’argent ; mais les Arabes, des êtres sobres, vivant de galettes et ne buvant que de l’eau, je te demande un peu d’où l’amour du lucre pouvait leur venir !

 

Ils arrivaient du Delta, de la haute et de la moyenne Égypte, avec un pot à eau et quelquefois une vieille casserole en cuivre.

 

On leur distribuait des tâches, des madriers pour rouler les brouettes, des pioches et des pelles, tout ce qu’il leur fallait.

 

Aussitôt le travail commencé, ils allaient chercher un sac de farine au bazar arabe, moyennant quelques avances que leur faisait la caisse, et voilà mes gens acharnés à piocher, à s’échiner pour deux francs cinquante centimes par jour.

 

Qu’on vienne encore nous dire que la fureur du luxe corrompt les mœurs ! Quelle espèce de luxe pouvaient avoir des gens qui ne portent qu’une chemise, je te le demande ?

 

Les bédouins du désert, autres êtres désintéressés, arrivaient tous les matins avec leurs chameaux chargés de broussailles qu’ils vendaient aux travailleurs. Ceux-ci, dans un coin de leur manteau crasseux, mettaient de la farine qu’ils pétrissaient avec de l’eau, puis ils étendaient cette pâte sur une pelle dont ils avaient retiré le manche ; ils la posaient sur trois pierres et faisaient dessous leur feu de brindilles.

 

La galette se cuisait, elle était brûlée des deux côtés et encore toute en pâte à l’intérieur ; que leur importait ?

 

Ils s’asseyaient en rond à terre, déchiraient la galette, mettaient les morceaux en tas ; l’un d’eux tirait de son sac deux ou trois oignons, que l’on cassait d’un coup de poing, et la troupe se régalait, avec un peu de sel.

 

Les négociants grecs et arabes venaient aussi s’installer près de nos chantiers ; les Grecs vendaient du vin, de l’eau-de-vie, du raki, du tabac, des allumettes ; les Arabes, de la farine, des oignons, des lentilles rouges, des dattes sèches, puis aussi du tabac, du café, de l’huile, etc. ; mais les pauvres gens ne faisaient pas de grandes affaires : nos ouvriers européens s’approvisionnaient à l’économat Bazin, et les Arabes ne buvaient que de l’eau.

 

Tous ces Égyptiens, fellahs ou autres, sont des gens très doux ; ils avaient pourtant un défaut : chaque fois qu’ils trouvaient une brouette, un outil, un madrier égaré quelque part, après avoir bien regardé si personne ne pouvait les voir, ils ne manquaient pas de le casser ou de le cacher dans le sable.

 

Ensuite, la grande bonne foi ne les distinguait pas non plus, car souvent pendant la nuit l’un d’eux se levait et plantait tout doucement son piquet de séparation à deux ou trois mètres en deçà de sa tâche, pour augmenter celle de son voisin à sa propre décharge ; celui-ci, s’éveillant à son tour, avait la même idée et déplaçait le piquet à son avantage. Puis le matin on n’entendait que des disputes, il fallait tout remesurer de fond en comble.

 

Hors cela, c’étaient les meilleurs gens du monde, aimant à causer, à rire, à faire de la musique au moyen d’un manche de pioche qu’ils passaient dans une grosse boîte à sardines, tendant des cordes de boyau par-dessus en forme de guitare ; ils chantaient, en s’accompagnant de cet instrument, des airs nasillards et monotones, qui me produisaient l’effet de jérémiades ; tous les autres écoutaient après le travail, assis sur le sable, à l’ombre de leurs panneaux en bonnet de police.

 

Pendant les mois de juin, de juillet et d’août, tout cela fourmillait et travaillait le long de notre tranchée à perte de vue.

 

Oh ! le travail libre, à la tâche, quelle belle invention !… Sans le travail à la tâche, jamais on n’aurait pu tirer parti de ces Arabes ; à la journée ils n’auraient rien fait du tout, car ces gens n’ont pas d’heures ; souvent, au milieu de leur ouvrage, ils s’arrêtent pour prier ou pour fumer une cigarette.

 

Si l’on avait voulu les faire lever au son de la cloche, ils seraient arrivés d’un demi-jour en retard. Mais, la tâche une fois commencée, il fallait la finir ou renoncer à la paye.

 

L’amour du gain est le fond de la nature humaine d’un bout du monde à l’autre ; ceux qui parlent d’abolir la propriété sont des imbéciles ou des filous.

 

Avec cette masse de gens, tu penses si notre travail avançait ; mais notre canal n’était toujours qu’une rigole auprès du grand canal maritime qu’il s’agissait d’exécuter ; nous avions encore quatre mètres à creuser en profondeur avant d’arriver à la ligne d’eau de mer, et huit mètres en plus pour arriver au fond du futur grand canal, et y faire passer de grands bateaux allant d’Europe en Asie, donc douze mètres de profondeur sur soixante de large !

 

À première vue, cela paraissait impossible, on se disait : « Ce ne sera jamais fini ! »

 

Les journaux d’Europe nous apprenaient que la construction des dragues allait toujours son train, et que ce matériel coûtait déjà plus de trente millions à la Compagnie ; mais comment élever l’eau dans notre rigole, au-dessus du niveau de la mer, et puis ces dragues énormes dans le petit canal pour l’agrandir ?

 

Mon ami Saleron expliquait que l’eau viendrait du Nil, par le canal d’eau douce ; que la prise d’eau, se trouvant au Caire, était plus élevée que le Sérapéum, et que la pente nous l’amènerait à la première grande crue du fleuve ; mais d’autres soutenaient à la cantine que le sable boirait cette eau douce, et qu’il n’en resterait pas une goutte pour porter les dragues.

 

Au milieu de ce mouvement immense, bien différent des commencements de l’Entreprise, comme le campement s’était étendu dans tous les sens ; comme de nouvelles fournées d’Italiens, d’Autrichiens, de Grecs arrivaient sans cesse, des gens dont la physionomie, les manières et la crasse invétérée n’annonçaient rien de bon, et qu’il fallait caser tout de même ; comme tout se repeuplait dans l’isthme : qu’Ismaïlia, Port-Saïd, Suez et tous les campements intermédiaires ressemblaient à de grandes foires, où les gens de toutes figures et de tous costumes se pressaient, jouaient, volaient, bataillaient, et que les cavas[2] autrefois trop nombreux, ne savaient plus où donner de la tête, dans ce temps, vers le milieu de 1866, la chaleur était accablante ; mais notre jeune barbarin, Kemsé-Abdel-Kérim, à force d’arroser notre jardinet avait pourtant fini par y faire pousser quelques brindilles de haricots, de volubilis et d’autres plantes grimpantes qui formaient berceau devant nos portes et nous donnaient un peu d’ombre.

 

C’est là que je me reposais en caleçon et en bras de chemise, au retour du chantier ; que je m’offrais un verre de vermouth, et que je rêvais au pays, à la fraîcheur des bois et des petits torrents vosgiens, au père, à la mère et aux belles nappes de neige en hiver, dans la vallée de Saint-Dié, sur la côte de l’Ormont, en face de l’Ermitage.

 

Plus il faisait chaud, plus je rêvais de fraîcheur ; plus je voyais à travers le léger feuillage de ma treille le désert aride, le canal d’eau douce immobile, avec ses vieux chalands, les mâts penchés, la petite voile latine pendante et le raïss en turban gris, affaissé nonchalamment, plus je rêvais de forêts touffues, de prairies verdoyantes, de gens actifs, à la charrue, claquant du fouet, animant leurs bœufs de la voix ; enfin, plus j’étais chez nous à l’Ermitage ; notre petite ville, avec ses toits rouges et ses clochers au bas de la côte, et les bonnes gens du voisinage allant et venant par les sentiers.

 

Quelquefois je me représentais le père dans notre cour, fumant sous le pavillon sa grosse pipe d’écume, donnant un coup d’œil à la grange, aux écuries ; la mère et la grand-mère, dans la salle en bas, causant des petites affaires du ménage, de la rentrée des récoltes ; et tout à coup, sans savoir pourquoi, j’en avais les larmes aux yeux. Mais cela ne faisait que passer, je me levais, en me disant à moi-même :

 

« Allons, Goguel, est-ce que tu perds la tête de t’attendrir ? Si des gaillards comme toi prennent le mal du pays, qu’est-ce que ce sera donc des autres ? »

 

Et je me secouais ; je me mettais à chanter une gaudriole, pour chasser les idées mélancoliques. J’écrivais à la mère que tout allait bien, que je me portais comme le sapin du père Pacaud, derrière chez nous, le plus beau de la côte ; que j’étais en train d’avoir des augmentations ; que M. Lavalley n’aspirait qu’à nous en donner, et d’autres choses pareilles qui lui faisaient plaisir.

 

Et tout continuait de la sorte, sans interruption ; grand travail tous les jours, ciel bleu le matin, blanc à midi ; jamais de pluie, jamais de nuages ; jamais de relâche non plus, sauf les dimanches, où nos Italiens et nos Autrichiens, presque tous chauffeurs, mineurs, mécaniciens, allaient entendre la messe, – que venaient dire dans notre chapelle les Pères de la Terre-Sainte, – laver leur linge et puis faire un tour au village arabe, ce qui nous forçait de suspendre le travail.

 

Franchement, nous n’en étions pas fâchés ; on allait voir ces jours-là les amis d’Ismaïlia ou les camarades de Chalouf. J’en avais partout ; mais de faire le voyage en bateau-coche, cela ne me convenait pas trop.

 

Tu ne te figureras jamais rien de pareil, Jean-Baptiste ; d’abord on partait le soir du samedi, pour avoir la journée du dimanche devant soi ; et puis vous étiez avec des tas de Grecs, d’Arméniens, d’Italiens circulant sur le canal d’eau douce pour leur commerce ; avec des femmes allant voir leurs maris sur les chantiers.

 

Au milieu de la nuit sombre, parmi les caisses et les ballots, les gens ne savaient où se mettre.

 

À chaque instant le chaland butait à droite, à gauche, contre les berges, contre les roseaux de la rive ; on tombait les uns sur les autres ; les hommes juraient ; le raïss, en haut sur sa cabine, au gouvernail, chantait des versets du Coran ; on restait engravé des demi-heures, il fallait aider à pousser aux perches pour se dégager ; on risquait de perdre sa montre, son porte-monnaie, car les amateurs ne manquaient pas.

 

Et par-dessus tout cela, l’odeur de cette arche de Noé… Quelle partie de plaisir !

 

Aussi, depuis mon arrivée je ne songeais qu’à me procurer un cheval, que j’espérais faire nourrir par l’Entreprise, dans l’intérêt même du service ; mais en attendant il fallait voyager en bateau-coche, et je préférais les trois quarts du temps rester au Sérapéum, faire ma partie de baignade au canal ou bien une partie de chasse aux environs, mon fusil sur l’épaule.

 

Les cailles, les canards arrivaient par bandes aux grands passages du printemps et de l’automne ; seulement, faute de chiens d’arrêt, on poussait quelquefois assez loin avant de rencontrer ; et c’était une bonne précaution de partir à deux ou trois, en cas de mauvaise rencontre.

 

Un dimanche, étant parti avec Bruant, mon premier surveillant, dans la direction des lacs amers, – grande dépression de terrain où venait autrefois la mer Rouge, mais à sec depuis des milliers d’années, – je m’étais fait accompagner par Kemsé-Abdel-Kérim, qui portait la carnassière ; elle ne se remplissait pas vite, et vers deux heures, n’espérant plus rien trouver, nous allions reprendre le chemin du campement, lorsque nous découvrîmes dans un repli du désert, à quelque cent pas de nous, les tentes d’une famille de bédouins.

 

Il y en avait trois. Deux chameaux, quelques moutons et un cheval au piquet paissaient l’herbe rare de ces lagunes.

 

Le chef, homme de trente-cinq à quarante ans, petit, vigoureux, la barbe courte et frisée, se promenait gravement autour des tentes, en fumant son chibouck ; les enfants, tout nus, luttaient entre eux sur le sable ; ils se roulaient, se relevaient, se poursuivaient ; le père ne les regardait pas, il semblait pensif ; les femmes observaient de loin, le nez presque à terre, sous les plis abaissés de leurs tentes ; et en nous approchant nous les entendions ricaner entre elles, caqueter comme des poules, ce qu’elles font toujours à la vue d’étrangers ; leurs grands yeux noirs brillaient dans les déchirures des vieilles tentes en loques ; elles se moquaient de nous : les femmes sont partout les mêmes.

 

Le bédouin, lui, continuait de se promener, avec un petit balancement de corps, en se dandinant, comme satisfait de lui-même ; il n’avait pas l’air de nous voir venir, mais il nous avait vus.

 

Moi, ce qui m’intéressait particulièrement, c’était le cheval ; il me donnait dans l’œil.

 

Quelques jours avant, un troupeau de chevaux très considérable, deux ou trois mille au moins, avait passé vers Toussoum, s’en allant je ne sais où. C’était un cheval volé, sans doute, le plus beau type de la race du désert : la robe blanc cendré, la tête petite, fine, intelligente, le poitrail large, bien ouvert, les muscles admirablement dessinés, la crinière et la queue blanches ; bref, un animal de toute beauté.

 

Les musulmans ne donnent pas le salam aux chrétiens ; le bédouin, à notre approche, en se retournant, se contenta donc de nous saluer d’un petit signe de tête ; les enfants se roulaient toujours dans le sable, sans paraître faire attention à nous ; ils en avaient probablement reçu l’ordre du père ; les femmes ne cessaient pas de rire.

 

Au bout de quelques instants, le bédouin, voyant que j’admirais le cheval, m’adressa la parole :

 

– Cawaga[3] regarde le cheval ? dit-il en souriant.

 

Ils appellent ainsi tous les Européens.

 

– Oui, lui répondis-je ; c’est un cheval du Liban, il a bien cinq ans. D’où l’as-tu ?

 

– Je l’ai élevé dans la famille, dit-il. C’est un enfant du désert. Combien en donnerais-tu, cawaga ? il est à vendre.

 

– Peuh ! lui répondis-je, il n’est pas mal, j’aime le crin blanc et la robe pommelée, reste à savoir s’il est bon.

 

Aussitôt le bédouin appela son fils aîné, garçon de quinze ans, et lui remit son chibouck ; il détacha le cheval, le prit à la crinière et l’enfourcha d’un bond. Il partit comme l’éclair, fit un tour avec la légèreté du vent, au loin dans la plaine, revint comme il était parti, sauta à terre et rattacha le cheval en disant :

 

– Voilà, tu l’as vu.

 

Je ne répondais rien, j’étais émerveillé. Il le devinait sans doute et finit par me dire :

 

– En donnerais-tu bien quinze guinées !

 

– Non ; mais j’en donnerais dix.

 

– Est-ce que tu as l’argent sur toi ?

 

– Non ; viens au campement, je te le compterai.

 

Il avait repris son chibouck et paraissait réfléchir ; puis, appelant son fils, il lui remit sa pipe en disant :

 

– Tu veilleras Gafil, je vais bientôt revenir.

 

Et, remontant à cheval, nous partîmes ensemble. J’avais la somme, et si quelque chose y manquait, Saleron était là.

 

Une heure après, nous arrivions à ma baraque et je comptais ses deux cent cinquante francs en or au bédouin.

 

Il fit signe de la tête pour dire : « C’est bon ! » Et, m’ayant remis la bride, il reprit à pied le chemin de ses tentes. Le cheval était à moi !

 

Jamais je n’ai éprouvé de plus grande satisfaction ; tous les camarades restés au Sérapéum étaient sortis pour l’admirer.

 

Tu sais, Jean-Baptiste, que mon père a longtemps parcouru le Mexique ; c’est lui qui m’a donné les premières leçons d’équitation ; il aimait les beaux chevaux et je lui ressemble. Aussi figure-toi comme je m’en donnai ce premier jour ; le soir seulement j’allai chercher une selle à l’économat Bazin, qui vendait de tout. J’eus le bonheur d’en trouver une bonne, une selle française qui s’adaptait parfaitement à mon cheval Choubra.

 

Deux ou trois jours après, MM. Lavalley et Cotard étant venus faire leur tournée d’inspection, M. Lavalley, excellent cavalier, et qui possédait des chevaux de race, parut émerveillé de mon acquisition. Il avait un grand cheval gris pommelé truite, appelé Old-Roderer, un cheval parfait, qu’on a vu faire cent cinquante kilomètres en un jour, avec deux kilos et demi d’orge pour toute ration, et le surlendemain revenir d’une seule traite de Suez à Port-Saïd, un cheval de grand prix ; eh bien ! mon Choubra soutenait la comparaison.

 

M. Lavalley n’en revenait pas.

 

Enfin, pour achever de te peindre mon cheval, je te dirai que j’ai fait vingt fois le chemin du Sérapéum à Ismaïlia en une heure, et qu’après m’être reposé vingt minutes, j’en revenais dans le même temps : quarante kilomètres en deux heures ! C’est presque incroyable.

 

Les chevaux de notre pays des Vosges, même les meilleurs, sont de véritables rosses auprès de ceux-là.

 

Les chevaux du désert n’ont qu’un défaut : ils vont toujours au galop, on ne peut les faire trotter que difficilement ; aussitôt le cavalier en selle, les voilà partis comme un ressort qui se détend.

 

Ils ne peuvent non plus être attelés.

 

Au retour d’une longue course, pas une goutte de sueur ne brille sur leur poil ; mais, en revanche, on croirait voir le sang couler sous la peau fine de leur long cou ; chaque rameau de veines en est gonflé et semble battre d’ardeur et de fierté. Ils sont sensibles à la flatterie, une caresse de la main leur fait tourner la tête et vous regarder de leurs yeux doux avec reconnaissance ; leur regard a quelque chose d’humain.

 

III

 

Depuis cette acquisition, j’eus quelques instants de plaisir au Sérapéum ; tous les soirs, en revenant du chantier, j’allais voir Choubra dans les écuries de l’Entreprise ; il me reconnaissait au pas, nous causions ensemble ; mais l’Entreprise ne voulait pas le nourrir, c’est moi qui lui fournissais ses rations d’orge, et je l’en aimais davantage.

 

Ce cheval a complètement changé mon existence, jusqu’à l’époque où je me rendis aux lacs amers ; tous les dimanches, après le déjeuner, au lieu de moisir dans mon trou, j’étais en route pour Ismaïlia, qui prenait alors une extension extraordinaire.

 

L’administration centrale de l’Entreprise, d’abord à Port-Saïd, avait été transportée dans cette jolie ville toute neuve, au milieu de l’isthme. C’est de là que partaient tous les ordres ; c’est là qu’aboutissaient les fils télégraphiques et que se concentraient tous les services : vivres, transports, postes, même le service médical et celui de la religion. Le beau monde y circulait comme à Nancy : on y suivait les modes, on y jouait gros jeu, car plus on gagne, plus on veut gagner et plus on hasarde.

 

Les hauts fonctionnaires de la Compagnie et de l’Entreprise avaient tous leur habitation à Ismaïlia, les unes magnifiques, les autres plus modestes, et leurs jardins, qui ressemblaient, pour la variété des plantes, à nos serres chaudes : palmiers nains en éventail, dattiers en panache, orangers, citronniers, figuiers, tout y poussait, grâce à l’eau douce que l’usine Lasseron, dirigée par M. Pierre, un de nos compatriotes, fournissait en abondance non seulement en ville, mais dans tout le nord de l’isthme jusqu’à Port-Saïd. Une énorme pompe à vapeur et des tuyaux de fonte desservaient tous les campements intermédiaires.

 

L’eau douce au désert, c’est la vie ; avec quelques gouttes d’eau douce on obtient tout ce qu’on veut du soleil en Égypte.

 

Chacun cherchait à se donner de l’ombre et de la fraîcheur, et puis à gagner de l’argent, beaucoup d’argent avec le moins de peine possible.

 

Au milieu de toutes ces figures européennes, allaient, venaient les bourricots, les chevaux, les dromadaires, les turbans, les tarbouches, etc. ; on voyait le domestique nègre revenir du marché, son panier de légumes sur la tête ; le saïs, en tunique blanche, courir devant le cheval de son maître ; les caravanes, arrivant du Caire ou de Damas, traverser les rues ou se reposer à l’ombre des carrefours.

 

Qu’est-ce que je peux te dire ? L’Orient et l’Occident se confondaient ; c’était un grand caravansérail, qui promettait de grandir encore.

 

Le lac Timsah, que sillonnaient des barques de toutes formes, surmontées de pavillons de toutes les nations, embellissait encore le coup d’œil, comme un miroir où tout se reflète et se dore au soleil.

 

Il fallait cela, Jean-Baptiste, après les privations, la monotonie de l’existence et du travail dans les sables, il fallait cette détente de l’esprit et du corps, pour ne pas s’abrutir tout à fait : la nature ménage de loin en loin des oasis au voyageur dans les grandes solitudes ; Ismaïlia, avec son mouvement, ses parties de plaisir, même avec sa roulette et ses tripots, était une oasis sur la grande route que nous ouvrions à la civilisation.

 

En arrivant, je descendais à l’hôtel Masto et Frigara, dans le village grec. Frigara, un Corse à gros ventre et double menton, recevait les clients à bras ouverts et leur racontait les dernières nouvelles ; et l’autre, Masto, faisait la cuisine.

 

La grande salle en bas, sur ses légères colonnettes, ouverte à toutes les brises, fourmillait de consommateurs ; on y buvait de la limonade, du bordeaux, du Champagne, de l’absinthe, du raki. Chanteurs ambulants et employés de toutes les administrations s’y donnaient rendez-vous.

 

Tu penses bien que je ne m’amusais pas à boire du Champagne à quinze francs la bouteille, cela n’entrait pas dans mes moyens. Je me contentais, après avoir attaché Choubra dans la remise, de prendre un verre de raki sur le pouce, et puis je faisais mon tour en ville, pour me remettre à la hauteur du progrès.

 

Je m’arrêtais aux devantures des nouveaux magasins, regardant les crinolines à la dernière mode, les vêtements de la dernière coupe, et derrière les vitrines étincelantes, les jolis minois débarqués de Marseille, de Gênes ou d’ailleurs par le dernier paquebot des postes maritimes.

 

Je n’étais pas le seul, oh non ! bien d’autres faisaient le pied de grue dans ces parages et se rafraîchissaient le souvenir de la patrie absente.

 

Cette revue et celle des magasins d’objets de luxe, de comestibles, etc. ; les visites aux amis Varlet, Gouget, Drouot ; le temps d’aller saluer M. Pierre et sa jeune dame, vivant tout au bout de la ville dans leur grande usine et leur beau jardin, le plus beau de l’isthme, loin des intrigues et des caquets, tout cela me conduisait jusqu’au soir, et je repartais sur Choubra pour le désert.

 

Au bout d’une heure, je revoyais notre campement, ma baraque ; je remettais le cheval dans son écurie et j’allais m’accouder devant les ragoûts de la mère Aubry, racontant à Georgette toutes les belles choses que j’avais vues, ce qui lui faisait ouvrir de grands yeux pleins d’admiration et me dire tout bas :

 

– Écoute, Goguel, il faudra que tu m’emmènes là-bas ; si tu veux, je m’assoirai derrière toi sur le cheval ; je me tiendrai bien, je n’aurai pas peur.

 

– Nous verrons ça, Georgette, lui disais-je en riant, je ne dis pas non ; mais il faut que je sois en fonds, pour t’acheter quelque chose qui te plaise ; car d’aller à Ismaïlia sans rien acheter, ça te ferait trop de peine… Attendons les gratifications, et nous verrons.

 

Quel temps, Jean-Baptiste, et quelle existence ! Lorsque j’y pense, il me semble avoir fait un rêve.

 

Et nous n’en étions qu’au début de l’entreprise. Notre tranchée sur le bord du Sérapéum allait bien, mais il fallait encore quelques mois pour la terminer, et seulement alors l’œuvre colossale de MM. Borel et Lavalley pourrait commencer en grand.

 

Cependant ces messieurs étaient loin de se plaindre, notre section faisait le plus de travail et le meilleur marché ; Saleron estimait que nous en avions encore jusqu’à la fin de l’année 1866, et que dès le mois de janvier suivant, le grand matériel pourrait venir, lorsqu’il arriva des contre-temps incroyables et qui pouvaient nous rejeter bien loin de notre compte.

 

Le 16 juin au matin, comme je surveillais ma locomobile et que les wagons roulaient à ma satisfaction, le surveillant Bruant vint me dire :

 

– Conducteur, un Arabe là-bas se tord dans la colique.

 

Et je lui répondis :

 

– Que voulez-vous que j’y fasse ?… Est-ce que la colique me regarde ? Allez prévenir le Dr Chabassi.

 

Il partit en courant.

 

Je pensais que l’Arabe avait cuit ses légumes dans une casserole pleine de vert-de-gris, ce qui leur arrivait assez souvent ; mais quelques instants après, tournant les yeux du côté de Toussoum, je vis deux autres Arabes qu’on apportait sur des manches de pioche en brancard ; cela me surprit.

 

Ceux qui les portaient suivaient le chemin de la berge ; ils allaient lentement, et les travailleurs se retournaient pour les regarder.

 

Le Dr Chabassi n’avait pas perdu de temps, il arrivait. C’était un petit vieux en redingote à l’européenne et culotte turque, la barbe grise, le tarbouche sur la nuque, un brave homme que M. de Lesseps avait sauvé de la corde, car, étant médecin de recrutement dans l’armée de Mahomet-Saïd, il exemptait les fellahs du service par douzaines, moyennant bien entendu quelques petites marques de reconnaissance de leur part. Le président avait obtenu sa grâce.

 

Tout cela ne l’empêchait pas de connaître son affaire ; à peine eut-il vu les gens attaqués de la colique, qu’il dit :

 

– C’est le choléra morbus, le vrai choléra asiatique, que les pèlerins viennent encore de nous apporter comme l’année dernière à la même époque.

 

Il faut te dire, Jean-Baptiste, que les musulmans sont les plus grands pèlerineurs du monde ; ils arrivent du Soudan, du Maroc, de l’Arménie, des fins fonds de l’Afrique et de l’Asie ; leurs chameaux défilent pendant des semaines ; ils traversent l’isthme, suivent la route de l’Hedjaz, le long des côtes de la mer Rouge, et disparaissent dans le désert.

 

Mais quelques mois après, en revenant, ils sont maigres, décharnés comme des coucous, à force de jeûnes, de fatigues, de privations ; des milliers d’entre eux meurent en route ; les carcasses de leurs caravanes empestent l’air.

 

Qu’est-ce que nos pèlerinages auprès de ceux-là ? Chez nous, on revient gros et gras, le teint fleuri, riants et jubilants ; on a trouvé de bonnes hôtelleries tout le long du voyage. Quelle misère ! À proprement parler, l’Eternel doit être indigné de pareils sacrifices.

 

Enfin, voilà ce que déclara le Dr Chabassi, et le bruit se répandit aussitôt, d’un bout de la tranchée à l’autre, que le choléra était venu. De sorte que la débâcle commença ; les Grecs donnèrent l’exemple ; on avait beau leur crier : « Lâches !… gueux !… misérables !… » ils s’en allaient sans répondre, en allongeant les jambes ; ils couraient au campement, faisaient leur paquet et prenaient le chemin d’Ismaïlia. Les Dalmates, les Monténégrins, les Italiens les suivirent.

 

Il fallut arrêter ma machine ; j’avais alors deux mécaniciens, deux chauffeurs et cent cinquante hommes sous mes ordres, car ce n’est pas une petite affaire de fournir à la locomobile assez de wagons chargés pour couvrir les frais, il en faut des pioches et des pelles !

 

J’étais dans la désolation.

 

Ah ! les gueux de Grecs !

 

Nous avons appris depuis qu’ils s’étaient sauvés jusqu’à Port-Saïd, à quatre-vingt-dix kilomètres du Sérapéum, qu’ils encombraient le port et qu’ils aimaient mieux s’embarquer sur de vieilles barques à moitié pourries, que de rester dans l’isthme. Quel malheur qu’un bon coup de vent ne les ait pas tous coulés à fond !

 

Moi, naturellement, je ne quittai pas les travaux, tâchant de continuer à la brouette autant que possible, et beaucoup d’Arabes restèrent aussi, parce qu’ils croyaient à la fatalité.

 

Je leur criais :

 

– Allah seul est grand !… Ceux qui se sauvent n’ont pas la foi !… Il les rattrapera tout de même.

 

Eux m’écoutaient en murmurant je ne sais quoi.

 

Aussitôt pris par les coliques, ils se couchaient sur le sable, au grand soleil, et refusaient tous les remèdes du Dr Chabassi, ce qui ne les empêchait pas de mourir aussi bien que ceux qui les prenaient tous. Ils devenaient bleus sous leur peau jaune, et quelques heures après ils étaient étendus à cinq pieds sous le sable. Arabes et chrétiens, on ne faisait pas de différence : ils sont alignés derrière les déblais, de l’autre côté du village arabe.

 

Et comme la dégringolade continuait, en apprenant dans l’après-midi que plusieurs d’entre nous avaient emboîté le pas à l’hôpital du campement, – des employés de bureau, des surveillants, des gens qui se portaient aussi bien que toi, Jean-Baptiste, avec lesquels nous avions trinqué le matin, et qui ne se doutaient de rien, pas plus que nous, – en apprenant ça, je ne te cache pas que nous étions aussi fort inquiets ; moi-même je me disais : « Tu pourrais bien y passer tout comme un autre ! »

 

Or, c’est au milieu de cette déroute que je revis pour la première fois notre vieux camarade Charles Hardy. Depuis mon départ de Saint-Dié, sept ans auparavant, pour aller travailler aux chemins de fer d’Espagne, je n’avais plus de ses nouvelles ; je savais seulement qu’au sortir de l’École des arts et métiers il s’était engagé dans la marine marchande, et que sa mère, la vieille Catherine Hardy, de Provenchère, chaque fois que le vent soufflait et qu’on apprenait des naufrages par les journaux, faisait dire des messes pour le salut de son Charlot.

 

Dieu sait si je pensais à lui, quand, rentrant le soir à la cantine, je me trouve en face d’un grand gaillard, le nez long, la bouche bien fendue, les favoris en côtelettes, et la petite casquette de marin liée sous le menton, qui me regarde et me dit :

 

– Hé ! ça n’est pas malheureux… voilà plus d’une heure que je t’attends !

 

Il faisait déjà un peu sombre, mais rien qu’à sa voix je m’écriai :

 

– C’est Charlot !

 

Et nous nous embrassâmes !

 

Il était tout attendri ; moi je criais :

 

– D’où viens-tu ? Tu tombes bien… tout est à la débandade !

 

– D’où je viens ? je viens des Indes… je viens de lAmérique… je viens de partout, mon vieux Goguel. Depuis que nous nous sommes quittés, je ne me suis reposé nulle part… j’ai fait tous les commerces : huiles, vins, thés, sucres, opium, bois de teinture…, qu’est-ce que je sais ! En débarquant à Suez, j’ai voulu voir le canal, et le gros Bernard, de Saucy, m’a dit à Chalouf que je te trouverais au Sérapéum ; de sorte…

 

– Bon !… bon !… entrons… nous allons causer de ça… Hé ! mère Aubry, vous n’allez pas nous servir vos rogatons, j’espère, ni vos conserves alimentaires du temps d’Adam, ni votre vin bleu… C’est vous qui nous empoisonnez !

 

La grande baraque ne bourdonnait pas de monde comme les autres jours ; sauf la petite Georgette qui pleurait dans un coin, la figure sur les genoux, en se rappelant la mort de son père, au milieu des mêmes circonstances, mon camarade Ker-Forme, et le respectable ingénieur mécanicien, M. Clément, premier organisateur des forges et chantiers de la Méditerranée, à Port-Saïd, un des hommes les plus capables de la Compagnie, et qu’on a chargé depuis d’établir encore les phares du canal et des lacs amers, sauf ces deux vieux amis, qui soupaient d’un air mélancolique au bout de la longue table, tout était vide. La mère Aubry contemplait ses marmites dans la désolation, et se bourrait le nez de tabac.

 

Charlot et moi nous prîmes place sans façon à côté des autres, et la vieille nous apporta ce qu’elle voulut, sachant bien que nous ne pouvions pas aller ailleurs.

 

Comme j’avais présenté Charlot aux amis, le père Clément, passant sa main sur sa longue barbe blanche, tout en mangeant et buvant, se prit à dire :

 

– Eh bien ! Goguel, nous sommes donc revenus aux premiers temps du Sérapéum ? La moitié des baraques sont vides, et si cela dure un mois, elles le seront toutes.

 

– Que voulez-vous, monsieur Clément, on croirait que le diable s’en mêle ; ce n’était pas assez des Anglais, de Palmerston, de lord Strafford, de sir Bulwer, de Nubar-Pacha, il fallait encore le choléra pour la seconde fois.

 

Et l’on se mit à s’indigner contre le choléra, contre les Grecs, contre les pèlerins arabes et tous les intrigants qui nous mettaient des bâtons dans les roues depuis le commencement des travaux.

 

Ker-Forme aurait voulu de nouvelles croisades, pour l’extermination de tous ces imbéciles qui nous apportaient régulièrement la peste de leurs pèlerinages, et père Clément disait que ce serait inutile, parce que la race des pauvres d’esprit est indestructible, que la nature en crée tous les jours de nouveaux, et qu’après ceux-ci il en viendrait d’autres, qui seraient peut-être encore pires.

 

Charlot écoutait en fermant l’œil gauche à sa manière, et, seulement après avoir bu deux ou trois bons coups, il répondit au père Clément :

 

– Je suis de votre avis, monsieur, la bêtise est naturelle au genre humain ; il faut des siècles pour la déraciner, et quand on croit avoir réussi, cela recommence. Mais c’est aux Indes qu’il faut voir le danger de la bêtise du peuple entretenu dans l’ignorance par la caste des prêtres ; c’est là qu’elle fleurit dans toute sa magnificence, et qu’elle se marie agréablement avec toutes les pestes et tous les fléaux du monde. Qu’est-ce que cette petite épidémie, auprès du choléra toujours en permanence ? le grand choléra de Calcutta, que j’ai vu fonctionner presque à chacun de mes voyages, car il ne se repose jamais complètement ; on l’entretient avec une sorte de complaisance.

 

« Les gens du pays, continua-t-il, ont l’habitude d’exposer par dévotion leurs malades sur les rives du Gange, de sorte qu’à la marée l’eau monte et les entraîne. Les pauvres imbéciles, malgré leur piété, cherchent tous à se sauver ; à la vue de la mort, ils se réveillent, l’instinct de la conservation prend le dessus, ils se traînent à quatre pattes ; les paralytiques, les aveugles, les êtres criblés de toutes les infirmités, tous veulent en réchapper ! Mais la marée de Calcutta monte de quatre mètres ; le fleuve déborde et s’étend au loin ; il entoure bientôt les misérables et les entraîne dans son courant. Chaque fois que les Anglais ont voulu s’opposer à cette religion stupide, qui condamne le progrès et veut en revenir à Bouddah, ils ont soulevé de grandes révoltes. Aussi laissent-ils maintenant les Indous se noyer à leur aise ; après tout, le commerce est leur principale affaire ; ils seraient bien bêtes de vouloir sauver des idiots malgré eux, la race en sera toujours assez nombreuse. Mais il en résulte qu’en remontant le fleuve, vous rencontrez dans toutes ses anses, autour de tous ses îlots, quelques cadavres flottant dans les hautes herbes, et des milliers de vautours, de cormorans et de corbeaux qui s’en régalent. C’est là que la peste, le choléra, toutes les maladies contagieuses prennent naissance, et voilà ce que ces gens appellent la vraie religion, la plus vieille du monde, la plus respectable, la mère de toutes les autres, la religion de Vichnou, de Schiva et d’Osiris ! »

 

Il riait de pitié, mais nous n’avions pas envie de rire ; et vers neuf heures, le docteur Dechêne étant venu nous annoncer, en sortant de l’hôpital, que notre camarade Larrague, employé de la caisse, venait d’expirer après deux heures d’horribles convulsions, et qu’une dizaine d’ouvriers auxquels il administrait du laudanum, pour leur épargner au moins la souffrance, ne passeraient sans doute pas la nuit, chacun pensa qu’il valait mieux aller tranquillement se coucher, que de continuer à se goberger et de se donner une indigestion.

 

Charlot et moi nous restâmes seuls en face d’un grog au rhum, que la mère Aubry venait de nous servir, il me raconta son arrivée à Suez, et le coup d’œil qu’il venait de donner aux travaux du canal d’Ismaïlia à Port-Saïd.

 

Il retournait à Suez. Je vis bien qu’il avait quelque projet en tête, mais il ne m’en dit rien alors, et une demi-heure après le départ des autres, nous sortîmes tranquillement pour aller dormir.

 

Je ne veux pas oublier une singulière rencontre que nous fîmes encore cette même nuit.

 

Le ciel était trouble ; le dessèchement du canal de Néfich avait fait s’élever une sorte de brouillard, qui remplissait l’air de je ne sais quelle odeur marécageuse ; et comme nous passions devant une file de baraques avant d’arriver à la mienne, nous en vîmes une vivement éclairée à l’intérieur : c’était celle d’un garde du camp dalmate, Ballatino Antonio, un grand beau garçon à barbe noire, qui faisait les réponses aux Pères de la Terre-Sainte, lorsqu’ils venaient dire la messe au Sérapéum.

 

– Tiens, dis-je à Charlot, qu’est-ce qui se passe là-dedans ? On dirait un commencement d’incendie.

 

Et je poussai la porte entr’ouverte.

 

La lumière venait de cinq ou six bougies qui brûlaient autour de la table, où le pauvre Ballatino Antonio était étendu mort, en redingote et pantalon noir, mais sans gilet, une grosse rose en papier peint et un rosaire entre les mains.

 

Il avait succombé dans la journée ; plusieurs de ses compatriotes, assis sur un banc, contre le mur, le veillaient et se passaient une outre de vin avec componction : les malheureux étaient complètement ivres ; l’un d’eux chantait, en nasillant, une antienne, les yeux à demi fermés et la tête penchée sur l’épaule, comme assoupi. Nous allions poursuivre notre chemin, quand quelqu’un, arrivant derrière nous, nous dit :

 

– Pardon… laissez-moi entrer !

 

C’était le nommé Reboul, entrepreneur des fourrages pour les mulets et les bourricots de la Compagnie, un être chétif, qui se plaisait à faire de grandes phrases, et qui, voyant le mort sans gilet, se mit à dire :

 

– Mes amis, vous ne pouvez enterrer votre camarade sans gilet… c’est impossible !… Non… cela ne se peut pas… ce serait indécent et même contraire à notre sainte religion.

 

Et les autres, qui n’en pouvaient plus à force de boire, trouvèrent qu’il avait raison ; ils se levèrent, prirent en trébuchant leur mort sous les bras et le dressèrent tant bien que mal.

 

Reboul, ayant décroché le gilet pendu au mur, cherchait à tirer les manches de la redingote du mort, qui tombait à droite, à gauche, avec un bruit sourd.

 

– Tiens, allons-nous-en, dis-je à Charlot, c’est abominable.

 

– Oui, fit-il en haussant les épaules, ces gens-là méritent d’être de la religion de Vichnou ; ils en sont tout à fait dignes.

 

Quelques pas plus loin, nous entrâmes dans ma baraque ; nous étendîmes un de mes matelas à terre, et Charlot se coucha de son côté pour dormir.

 

Je me souviens qu’au bout d’un instant Charlot m’appela :

 

– Goguel ?

 

– Quoi ?

 

– Est-ce que tu ne connaîtrais pas par hasard un nommé Julien Desrôses ?

 

– Un employé du canal ?

 

– Non, un peintre décorateur, venu en Égypte du temps de Mohamed-Saïd. Tu n’as jamais entendu parler de lui ?

 

– Jamais ! Parle-moi du personnel de l’Entreprise ou même de la Compagnie universelle, à la bonne heure. Mais est-ce que je me connais en peinture ?… Est-ce que ça m’inquiète ?

 

– Ah ! je croyais, fit-il ; le hasard est si grand !

 

Et, deux minutes après, je l’entendais ronfler comme un bienheureux.

 

Quant à moi, je ne pus fermer l’œil ; la chaleur de nos baraques, surtout la nuit, était insupportable ; les mouches, sorties du canal d’eau douce en partie desséché, bourdonnaient avec ce petit bruit plaintif, aigu, qui vous agace.

 

Deux fois je me levai pour renouveler l’air.

 

Dehors, tout était silencieux.

 

Enfin, sur les trois heures du matin, j’allais m’assoupir, quand un autre bruit étrange, une sorte de tintement, de cliquetis, d’abord lointain, mais qui se rapprochait, me réveilla de nouveau.

 

Je me levai et je regardai dehors.

 

Une file de cinq ou six dromadaires longeaient le canal ; leurs grandes silhouettes grises se dessinaient dans le brouillard ; et comme ils passaient devant ma porte, le conducteur, un nègre assis sur le cou du premier, s’arrêta et fit arrêter ceux qui le suivaient ; il n’avait que le caleçon, le taki et le bâton recourbé ; en même temps je vis que sur les autres dromadaires se trouvaient des femmes, des saltimbanques, une grosse caisse, des drapeaux tricolores, des cartons, des chapeaux chinois.

 

C’était la troupe de Mme Dalbert, qui donnait des représentations depuis trois semaines à Ismaïlia, et dont tout l’isthme parlait.

 

Et comme je regardais cet étrange spectacle, une des femmes, la plus grosse, me demanda du haut de son dromadaire :

 

– Monsieur, est-ce que le choléra est ici ?

 

– Oui, madame.

 

– Avez-vous perdu beaucoup de monde ?

 

– Beaucoup, madame.

 

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu !… fit-elle en se cachant la figure des deux mains.

 

Et une autre alors, plus jeune, me demanda :

 

– Monsieur, est-ce que le choléra est à Chalouf ?

 

– Je ne sais pas ; il est possible que non ; nous n’avons pas de nouvelles de ce côté.

 

Alors toutes ensemble, et même deux ou trois artistes du sexe intrépide, assis derrière, s’écrièrent :

 

– Allons à Chalouf… oui… allons à Chalouf !… Connaissez-vous l’arabe, monsieur ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, dites donc au conducteur de nous mener à Chalouf.

 

Charlot me tirait par le bras, en me disant :

 

– Engage-les à rester, cela nous égayera tous.

 

Mais de rire, après avoir perdu de bons camarades, ce n’était pas le moment, et je dis au nègre :

 

– Conduis ces dames à Chalouf, tu seras bien payé.

 

Alors Chariot, élevant la voix, s’écria :

 

– Pardon… un instant !… Ces dames voudraient-elles bien me permettre de les accompagner ?… J’attendais une occasion pour Suez, et celle-ci me paraît charmante.

 

– Ah ! monsieur, c’est le plus grand service que vous pourriez nous rendre, répondit l’une de ces aimables personnes… D’aller seules par le désert avec cet Arabe…

 

Charlot n’attendit pas la fin, il me serra la main, et posant le pied sur le genou du premier dromadaire, saisissant son licol, en deux bonds il fut en selle près de la grosse dame, sans que le conducteur eût besoin de l’aider.

 

– Allons ! au revoir, Goguel, criait-il ; dans quinze jours ou trois semaines nous nous reverrons, je pense.

 

Et la caravane s’éloignait à grands pas. Je la regardai deux secondes se perdre au milieu de la brume, puis je rentrai dans ma baraque faire un somme.

 

Cela se passait en juin 1866.

 

Le lendemain, MM. de Lesseps, Lavalley, Cotard, M. Guichard, chef des transports, et d’autres employés supérieurs, arrivèrent au triple galop. Ils se rendirent au campement et visitèrent, accompagnés de M. Laugaudin et des docteurs Chabassi et Dechêne, d’abord l’hôpital, puis toutes les baraques où se trouvaient des malades.

 

M. de Lesseps et ses compagnons, aussitôt après leur visite, voyant que l’épidémie n’était pas aussi forte que la précédente, ne s’inquiétèrent plus que des Grecs, et repartirent sur leurs chevaux, qui filaient comme l’éclair, pour Ismaïlia.

 

Bien loin d’arrêter les fuyards, ils couraient là-bas organiser des transports pour les aider à décamper au plus vite, car ces Grecs et tous ces gens de l’Archipel, – filous, voleurs, pirates de père en fils, – étaient la vraie peste de l’isthme ; cette race abominable ne faisait rien de bon et faisait beaucoup de mal ; c’est elle qui, les jours de paye, attirait les travailleurs dans les tripots de Suez et d’Ismaïlia, où l’on jouait dans une heure le gain de tout le mois ; c’est elle qui biseautait les cartes, qui donnait les coups de couteau ; c’est à cette race dégradée que s’adressait surtout le président, lorsqu’il disait sur les chantiers :

 

– Tout le monde est libre ici… mais que les fainéants s’en aillent ; c’est le plus grand service qu’ils puissent nous rendre ; quand on ne fait rien, on gêne les autres.

 

Le pire, c’est que ces bandits, une fois pris sur le fait, arrêtés et convaincus, étaient réclamés par leur consul d’Alexandrie, pour les faire juger en Grèce, d’où les braves gens ne tardaient pas à revenir sous un autre nom, recommencer le même métier.

 

À la fin, sur la demande du gouvernement égyptien, quelques vieux renards de la police européenne vinrent leur rendre visite ; ils les dénichèrent partout ; on les expédiait tout de suite en Grèce, sur de vieux navires à moitié pourris, qui coulaient souvent en route. Alors les Grecs comprirent que le métier n’était plus bon et disparurent ; il ne resta que les travailleurs et les négociants honnêtes.

 

Mais nous n’en étions pas encore là, malheureusement, et M. de Lesseps se dépêcha de faciliter à tous ces mauvais sujets les moyens de déguerpir.

 

Chez nous, au Sérapéum, on distribuait matin et soir du café aux travailleurs ; il était même question d’évacuer le campement et le village arabe.

 

Quelques jours après, M. Guichard, étant revenu, trouva l’hôpital vide ; plusieurs malades, au moyen de frictions, avaient été sauvés ; d’autres étaient morts. Il n’existait plus dans les baraques que des cas isolés ; en conséquence, les projets d’évacuation furent abandonnés, tout rentra dans l’ordre ordinaire.

 

IV

 

À la fin de juillet, on ne parlait plus du choléra ; c’était passé. Les travaux avaient repris avec une nouvelle ardeur ; onze cents hommes étaient à l’ouvrage dans notre seule section, le triple à Chalouf, où le canal se creusait à sec et à fond, parce que le terrain, étant trop dur et semé de roches, les dragues ne devaient pas aller là.

 

Ce chantier de Chalouf, où se concentrait provisoirement le travail, ressemblait à un gouffre.

 

Notre ingénieur en chef, M. Cotard, venait tous les huit jours au Sérapéum ; M. Lavalley l’accompagnait quelquefois. Ils arrivaient à cheval et regardaient ; chacun avait le droit de leur parler et de leur présenter des observations. M. Cotard en prenait note ; M. Lavalley écoutait jusqu’au bout et répondait tout de suite. Je le vois encore sur son Old-Roderer, au bord de la tranchée ; c’était un homme grand, sec, froid, le nez aquilin, les favoris à l’anglaise. Il donnait ses ordres d’un ton bref, clair et net, comme un homme sûr de lui-même. Il fallait avoir l’esprit bien bouché pour ne pas le comprendre du premier coup ; mais quand on ne le comprenait pas, il vous lançait un regard de mépris terrible, qui vous ôtait l’envie de lui demander d’autres explications.

 

Quelquefois, avec le bout de sa cravache, il vous traçait un dessin, qui vous aidait à mieux comprendre.

 

Voilà comme je l’ai toujours vu ; quant à moi, je n’ai jamais eu à me plaindre de lui ni de l’Entreprise, car, lorsque le travail s’exécutait convenablement, vous étiez bien récompensé. Après avoir payé mon sous-chef et mes surveillants, j’ai fait quelquefois mes douze cents francs par mois et même plus ; il fallait pour cela des circonstances exceptionnelles, des difficultés à vaincre dans un temps donné ; si vous dépassiez le temps fixé, chaque jour de retard vous était pris en déduction. Mais je te raconterai cela, Jean-Baptiste, à mesure que les circonstances se présenteront.

 

M. de Lesseps, lui, quand il n’était pas en France, en Turquie, en Angleterre, ne faisait que parcourir le canal d’un bout à l’autre ; je ne crois pas qu’aucun autre homme ait autant circulé dans sa vie. Même quand il était absent, ses chevaux venaient tous les jours, conduits par des domestiques ; et les ouvriers, qui considéraient le Président comme le défenseur de leurs droits, en voyant ces belles bêtes se disaient :

 

– M. de Lesseps est dans son chalet, à Ismaïlia, il viendra un de ces quatre matins.

 

Ensuite, quand il arrivait, accompagné de grands personnages, d’étrangers de distinction, capables de répandre la bonne nouvelle et de dire la vérité sur les progrès du canal, rien que de le voir aller, venir, gesticuler, et de penser qu’il parlait de nous, c’était une véritable satisfaction ; le dernier travailleur arabe, appuyé sur sa pioche, le regardait avec admiration.

 

Et lorsqu’il nous adressait enfin quelques paroles sur la patrie, sur la grandeur de l’œuvre et l’honneur qui nous en reviendrait, on avait envie de l’interrompre à chaque mot pour crier :

 

– Vive de Lesseps !… Vive la France !…

 

On oubliait le reste : les appointements, les gratifications, tout ce qu’on voulait demander ; on n’y pensait qu’au moment du départ, au roulement du galop dans la poussière.

 

En a-t-il eu de beaux jours à galoper, à s’embarquer, à revenir, à parler, à expliquer, à encourager, à porter des toasts, à prononcer des speechs, et à voir tout marcher aux applaudissements du public et des Anglais eux-mêmes, malgré Palmerston !

 

Mais c’est au milieu des jeunes dames anglaises, russes, françaises, américaines, qu’il fallait le contempler ; les respectables, plus loin, dans le grand chariot attelé de dromadaires, les roues larges de trente centimètres, pour aller en pèlerinage à Jérusalem, à Bethléem, au Sinaï. C’est là qu’il voltigeait et caracolait parmi la jeunesse, adressant tout de même de temps en temps un petit compliment flatteur aux vénérables ladies, pour les consoler de leur carriole.

 

Oui, Jean-Baptiste, voilà ce que j’appelle une existence grande, utile, tournée à la justice, au bon sens.

 

Enfin, tu vois d’ici la chose, je n’ai pas besoin de t’en dire plus : c’était le diplomate ; et les autres, – les hommes de science, les hommes d’administration, – étaient les hommes d’exécution. Il les avait tous mis dans sa manche et se disait bien sûr tous les jours :

 

« Je veux que le canal se fasse, et il se fera… parce que c’est nécessaire pour le commerce, pour la civilisation, pour la gloire de la France ! Et j’entraînerai tout le monde, même ceux qui n’en veulent pas ; ils seront forcés à la fin de se taire et de reconnaître que je suis plus fin qu’eux tous, plus fort et plus grand. »

 

Que le canal soit à n’importe qui, c’est toujours un Français qui l’a fait ; l’Amérique est aux Yankees, mais un Génois l’a découverte. Qu’on le dise ou qu’on ne le dise pas, Jean-Baptiste, cela revient au même, car c’est la vérité.

 

Cependant notre tranchée avançait rapidement, grâce aux milliers de travailleurs qui se présentaient de jour en jour ; elle s’étendait sur la ligne du futur canal maritime ; elle avait vingt mètres de large, deux de profondeur, et parcourait environ seize kilomètres, de Toussoum aux lacs amers ; le seuil du Sérapéum était traversé.

 

Alors on avait circonscrit de digues trois grandes dépressions de terrain touchant la tranchée du côté Asie ; on les avait fermées pour empêcher l’eau de se répandre dans le désert, lorsqu’on couperait le barrage entre le village arabe et le village européen, qui séparait notre rigole du canal d’eau douce. Et comme le canal d’eau douce avait sa prise au Caire, il se trouvait à six mètres au-dessus de la mer, juste à notre niveau, et devait remplir jusqu’au bord notre rigole, en même temps que ces dépressions de terrain, qui formeraient alors des lacs artificiels où l’on porterait facilement en bateau les déblais, à mesure que les dragues étendraient et creuseraient notre tranchée.

 

Cette idée venait de M. Lavalley, et sans elle peut-être le canal maritime aurait traîné de longues années.

 

Un soir, revenant du chantier, je trouvai mon ami Saleron au pied de la butte, derrière les ateliers. Il allait monter et me dit :

 

– Venez avec moi, Goguel, jetons un coup d’œil sur l’ensemble des travaux, car Ismaïl-Pacha vient d’envoyer seize mille fellahs pour creuser le canal d’eau douce, ce qui nous annonce que bientôt la coupure sera faite.

 

Nous partîmes donc ensemble, grimpant des pieds et des mains dans le sable, jusqu’au sommet de la butte, l’un des points les plus élevés de l’isthme.

 

Le soleil allait se coucher, ses derniers rayons éclairaient obliquement le désert de la Syrie, où l’on aurait marché des semaines et des mois avant de rencontrer une culture ; à peine de loin en loin quelques broussailles desséchées, une touffe de tamaris, apparaissaient-elles dans l’étendue.

 

Devant nous se prolongeait en ligne droite notre tranchée, avec ses déblais en cavaliers, ses fourmillements de travailleurs ; et à nos pieds se trouvaient les toits blancs du campement, les tas de charbon, les ateliers, les écuries ; c’était un coup d’œil sec, aride, comme celui d’une ligne de chemin de fer.

 

– Notre rigole ne fait pas grande figure, dit Saleron après avoir repris haleine ; si jamais le canal maritime se termine, ce sera tout autre chose : quatre-vingts mètres de largeur, quinze, vingt, trente de profondeur, selon les renflements du terrain ; quarante à cinquante millions de mètres cubes à déplacer, dont huit au moins pour notre section seule, ce n’est pas une petite entreprise.

 

Il me regardait, et j’avais envie de rire.

 

– Tenez, dit-il, du point où nous sommes, pour arriver au fond de la cuvette, il faudra descendre de trente mètres sur vingt-deux de largeur au fond ; quel gouffre épouvantable cela suppose !

 

Je m’étais déjà dit cela cent fois, et tous les camarades se tenaient les côtes pour s’empêcher de rire, quand on en parlait ; MM. de Lesseps, Lavalley et Gotard seuls avaient la foi.

 

Enfin, mon ami Saleron m’ayant expliqué le système des dragues, la façon dont elles seraient élevées par une écluse dans le canal d’eau douce, et puis introduites dans notre rigole au moment d’une forte crue du Nil ; comment elles enlèveraient un mètre cube de déblais en trois godets, et le verseraient sur les berges au moyen de longs couloirs ; pour ne pas le contrarier, je fis semblant d’être convaincu.

 

La seule objection qui lui paraissait sérieuse, c’était que le sable pouvait n’être pas étanche, et que, dans ce cas, il absorberait l’eau douce à mesure qu’elle viendrait.

 

Mais, sous ce rapport, je n’avais pas d’inquiétude.

 

– Quant à cela, lui dis-je au moment où nous redescendions de la butte, pourvu que les dragues fassent bien leur service, je vous réponds que le sable fera le sien et qu’il retiendra l’eau comme une bouteille. Dans nos montagnes sablonneuses des Vosges, quand il pleut durant des semaines, l’eau ne pénètre pas de cinquante centimètres en terre ; elle coule à la rivière comme sur un toit.

 

– C’est aussi ce que je pense, disait-il ; mais des ingénieurs de la Compagnie, des hommes très savants, pensent le contraire.

 

– Les savants ont quelquefois des idées impossibles, lui dis-je ; dans le temps, ils soutenaient que le niveau de la mer Rouge était de neuf mètres au-dessus de la Méditerranée ; le poids de neuf mètres d’eau, multiplié par la surface de la mer Rouge et de l’océan Indien qui pousse derrière, aurait enlevé l’isthme de Suez, comme un boulet de quarante-huit crèverait une feuille de papier ; ils ne voyaient pas cela, les savants ; ils étaient trop savants pour se rappeler que la terre est ronde.

 

Saleron se faisait du bon sang à m’entendre.

 

C’est ainsi que nous arrivâmes au bureau de notre chef de section, M. Laugaudin, qui me demanda pour combien de jours je pensais avoir encore du travail sur mon chantier.

 

Je lui répondis :

 

– Huit jours.

 

– C’est bien, dit-il ; aussitôt votre travail terminé nous enverrons la locomobile à Chalouf, et, d’après l’ordre de M. Lavalley, nous ferons la coupure ; notre tranchée, étant fermée aux deux bouts par de solides barrages, se remplira dans un jour ; mais quant aux lacs artificiels, pour ne pas entraîner les berges et risquer de mettre le canal d’eau douce à sec jusqu’à Zagazig, il faudra modérer l’entrée de l’eau par des vannes ; selon nos calculs, le remplissage nous prendra trois semaines pour le bassin 158, et un mois pour le bassin 125, vers Toussoum ; quant au bassin 175, on le remplira plus tard, lorsque les dragues se porteront de ce côté. Il faudra laisser les sables s’imprégner d’eau lentement. Vous surveillerez l’établissement des vannes et des coulottes, et puis vous aurez sous vos ordres un chantier de déblai sur le bassin 158.

 

Je ne fus pas fâché de cet ordre, car dix-huit mois de terrassements consécutifs, en plein soleil d’Égypte, cela commençait à me paraître un peu monotone ; j’éprouvais une certaine satisfaction à changer d’exercice.

 

V

 

Tout se passa comme l’avait ordonné M. Laugaudin.

 

La coupure ne fut pas longue à faire, car un petit embranchement se détachait du canal d’eau douce et venait jusqu’au Sérapéum ; il suffit de le prolonger jusqu’à la tranchée qui se remplit dans une nuit ; les vannes et les coulottes ne laissèrent entrer l’eau dans les bassins que selon la mesure qu’on voulut bien leur donner.

 

M. Lavalley surveillait lui-même le remplissage des lacs artificiels, comme toutes les autres opérations importantes ; son associé, M. Borel, venait rarement dans l’isthme ; il était chargé de l’administration générale et résidait à Paris.

 

Depuis mon arrivée en Égypte, je n’avais encore vu que le travail libre, tel qu’il était organisé chez nous ; je voulus voir alors le travail des fellahs, et le premier dimanche qui suivit leur arrivée au kilomètre 16 du canal d’eau douce, j’enfourchai Choubra et je poussai un temps de galop jusque-là.

 

Seize mille hommes à l’ouvrage, c’est un grand spectacle, Jean-Baptiste, mais seulement quand tout se fait avec ordre, quand tout est calculé d’avance, quand chacun a sa tâche marquée, et qu’aucun trouble ne règne, ni dans le commandement, ni dans l’exécution.

 

C’est ce que M. Cotard, notre directeur, avait établi sur nos chantiers ; aucune force n’était perdue, parce que toute force libre se paye argent comptant, et qu’il faut en tirer le meilleur parti possible.

 

Les ingénieurs de la Compagnie universelle ne s’étaient pas trouvés dans les mêmes conditions à l’origine du canal maritime ; comme les fellahs ne coûtaient rien, ils s’étaient dit sans doute :

 

« Chaque fellah fait peu individuellement il ne donne pas la moitié de ce qu’il pourrait donner, c’est positif ; mais vingt fellahs, au bout de la journée, ont pourtant fait un beau tas de déblais ; et en ajoutant les tas aux tas, pendant dix, vingt ou trente ans, le canal se terminera tout de même.

 

Je te dis les choses telles qu’on me les a racontées cent fois. C’était le système oriental, le système des Turcs, des pachas.

 

Je vis alors ce beau système en action.

 

Le canal était plein de boue liquide ; les fellahs, par centaines, des hommes et des quantités de gamins tout nus, barbotaient dans la vase presque jusqu’aux aisselles, comme des grenouilles dans une mare ; les uns portaient des couffins, sorte de paniers à deux poignées qui se fabriquent en masse dans la haute Égypte ; d’autres les chargeaient à la pelle, et quelquefois, quand les couffins manquaient, ils plaquaient sur les reins de leurs camarades un tas de boue, que les pauvres diables retenaient des deux mains par derrière, se dépêchant d’aller le secouer sur la berge. Mais cette boue, au grand soleil, s’attachait vite ; en haut, il fallait la racler.

 

Tout cela montait, descendait, courait, faisait semblant de rire, d’être de bonne humeur.

 

Sur le chemin de halage et sur les berges se tenaient debout les cheiks de chaque village appelé à la corvée, en robe noire ou bleue et gros turban blanc ou vert, appuyés sur un grand bâton. Ils encourageaient leur monde. Et plus loin, en arrière, se tenait à cheval le bey turc, au milieu de ses cavas.

 

Ce groupe à cheval, au milieu de ces êtres humains grouillant dans la fange, sous le soleil ardent, était terrible à voir : c’était la force, la puissance farouche du maître impitoyable et brutal veillant sur ses esclaves.

 

Les fellahs semblaient rire ; mais, à peine le cheik avait-il une distraction et détournait-il les yeux… crac ! un coup de pioche éventrait le couffin fourni par le gouvernement.

 

Mais aussi gare si le cheik avait vu faire le coup ! Aussitôt le coupable était saisi par les cavas, jeté à terre, étendu sur le ventre, et, malgré ses cris, ses plaintes, ses invocations à la barbe du Prophète, la courbache lui traçait des raies bleues, jaunes et rouges sur la plante des pieds, jusqu’à ce que le Turc impassible fît signe que c’était assez.

 

Voilà le travail des fellahs !…

 

C’est la corvée du bon vieux temps !… La corvée du roi très chrétien, du couvent, du seigneur… Oui, c’est ainsi qu’étaient traités les paysans de France avant 1789.

 

Et c’est pour cela que la nation a fini par se révolter ; qu’elle a confisqué les terres des émigrés et qu’elle les a vendues aux malheureux qui les cultivaient depuis des siècles, n’obtenant d’autre salaire que des coups ; c’est pour cela qu’elle les a défendues contre toute l’Europe soulevée par ces nobles barbares, et que, au lieu d’être encore aujourd’hui des fellahs, nous sommes devenus des citoyens, dont les droits et les devoirs sont inscrits dans les lois.

 

Tu sais, Jean-Baptiste, que de mauvaises gazettes ont reproché dans le temps à la Compagnie universelle du Canal de Suez de se servir des fellahs pour faire le canal maritime, et que Nubar-Pacha, ministre du khédive Ismaïl, homme très capable, mais complètement dévoué à son maître, est même venu protester en France contre cet abus.

 

C’était une mauvaise plaisanterie.

 

Si Nubar avait dit :

 

« Nous voulons abolir la corvée en Égypte, et M. de Lesseps, en vertu de son contrat, s’y oppose ! »

 

Alors l’affaire aurait été sérieuse.

 

Mais de venir nous dire :

 

« Vous autres Français, qui regardez les hommes comme des frères, vous ne devez pas vous servir des fellahs ; c’est un privilège qui nous appartient à nous seuls, parce que nous les regardons comme des bœufs, comme des ânes et des dromadaires. Rendez-nous donc nos fellahs, que nous vous avons loués trop bon marché, et qu’il nous serait plus profitable d’employer ailleurs ! »

 

Quelle farce !

 

Il faut avouer que ces Orientaux ont parfois des idées singulières, et qu’ils nous croient un peu trop bêtes.

 

Mais Nubar avait sans doute donné d’autres raisons aux journaux qui le soutenaient, des raisons plus solides et qu’ils ont gardées pour eux.

 

Enfin, quoi qu’il en soit, tu peux te faire une idée du travail des fellahs, d’après ce que je viens de te dire. Ils font ce que faisaient leurs pères depuis trois mille ans, sous les Pharaons, sous les empereurs grecs, sous les Romains, sous les Arabes et les Turcs. Rien n’est changé.

 

C’est à cet état d’abrutissement que les a réduits la caste de leurs prêtres, toujours avec les vainqueurs, jamais avec les vaincus ; soutenant l’envahisseur dès qu’il avait le dessus, partageant avec lui le pouvoir et ses jouissances ; invoquant Dieu, pour asservir encore davantage les victimes et leur ôter le courage de se révolter, de reconquérir leur indépendance, leur dignité.

 

Voilà le fond de toutes les histoires.

 

Il n’y a que nos évêques à nous qui soutiennent le peuple contre les puissants de la terre ; qui considèrent le pauvre à l’égal du riche ; qui prêchent d’exemple le désintéressement, l’humilité, la mansuétude, le pardon ; qui respectent les lois du pays, et qui mettent toujours les intérêts de la patrie avant leurs intérêts particuliers et ceux de leur chef, notre saint-père le pape.

 

Aussi le peuple les vénère, – et il a bien raison !

 

VI

 

Quelques jours après ma visite aux fellahs, en revenant un soir du chantier, qu’est-ce que je trouvai dans ma baraque ? Le grand Charlot, avec un nommé Van den Bergh, planteur, armateur et négociant à Batavia.

 

Ils avaient loué trois chameaux pour visiter l’isthme ; le chamelier de Suez, Arambourou-Omar, leur servait de guide.

 

Toute la caravane se trouvait dans mon jardinet, parmi mes choux, mes radis et ma salade.

 

Tu te figures quel ravage, Jean-Baptiste ! Si ce n’avait pas été Charlot, je me serais fâché ; mais avec un vieux camarade, on n’y regarde pas de si près ; j’eus même l’air d’être content.

 

Ce Van den Bergh était maigre, jaune et transparent comme un parchemin ; on aurait vu le jour à travers ses côtes, mais il était riche à millions, d’après ce que me dit Charlot ; il avait des plantations, des navires, des esclaves en masse ; il avait aussi des femmes à la douzaine, c’est dans cet état qu’elles l’avaient réduit.

 

Malgré ses millions, je me dis en le voyant que j’aimais mieux être dans ma peau que dans la sienne.

 

Il était assis sous ma tonnelle, et quand Charlot nous eût présentés l’un à l’autre, il resta longtemps à me regarder de ses grands yeux pâles, d’un air rêveur, et puis il finit par me dire :

 

– Il y a dix-neuf ans, quand je passai dans l’isthme avec le courrier de la malle des Indes, pour aller recueillir à Java la succession de mon oncle Tobie Van den Bergh, j’avais une santé comme la vôtre, monsieur Goguel.

 

– Je vous crois, monsieur, lui répondis-je, car vous êtes bien bâti, vous deviez être un solide gaillard dans votre temps.

 

– Oui, fit-il en souriant, oui, j’ai largement usé de mon capital, et je ne m’en repens pas !… Non… je ne m’en repens pas !

 

Je crois qu’il s’en repentait tout de même un peu, ne pouvant plus recommencer la danse.

 

Arambourou vint nous servir le café dans de petites tasses chinoises grandes comme des coquilles de noix, et M. Van den Bergh nous offrit des cigares délicieux.

 

Lui ne fumait plus ; étant poussif, il devait se contenter du parfum des autres.

 

Voilà ce que c’est, Jean-Baptiste, que d’avoir brûlé, comme on dit, la chandelle par les deux bouts, et de se trouver usé jusqu’à la corde.

 

Nous causâmes longtemps du canal, des travaux, du nombre des ouvriers sur les chantiers, du prix de la main-d’œuvre pour les Européens et les Arabes, de la quantité de sable qu’il nous restait à extraire, de l’arrivée prochaine des dragues et de leur puissance, enfin de toute l’Entreprise en gros et en détail.

 

Après cela nous parlâmes de la nouvelle situation où se trouvaient les puissances en Europe depuis Sadowa.

 

Mais ce qui me surprit dans un homme aussi positif, c’est que dans cette guerre, si dangereuse pour tout le monde, il en voulait beaucoup moins aux Prussiens, cause unique de tout ce bouleversement, qu’aux Anglais, qui ne s’en étaient pas mêlés du tout. Il leur souhaitait toutes les misères, et je crois qu’il nous en souhaitait autant à nous autres Français, qu’il accusait d’avoir conquis son pays soixante-douze ans avant, sous la première République, de se l’être annexé jusqu’en 1814, et de l’avoir entraîné dans toutes nos misères.

 

Son grand nez blanc se recourbait en parlant de ces choses lointaines, et ses yeux pâles s’allumaient comme des lanternes.

 

Je regardais Charlot, qui souriait et lui disait :

 

– Calmez-vous, monsieur Van den Bergh ; votre état nerveux ne vous permet pas de si longues discussions irritantes, qui n’aboutissent à rien.

 

Mais il ne voulait rien entendre et disait :

 

– Laissez-moi !… j’ai raison, et quand j’ai raison, le reste m’est parfaitement égal.

 

Puis il reprenait d’un air de satisfaction :

 

– Maintenant la partie est engagée, les Prussiens ont gagné la première manche et relégué l’Autriche dans son coin ; la seconde, ils la joueront contre vous ; si vous aviez bougé après Sadowa, ce serait déjà fait, heureusement vos troupes étaient au Mexique, vous avez été prudents malgré vous ; ils la gagneront aussi, car ils s’y préparent depuis cinquante ans, et vos meilleures armées se sont englouties en Crimée, en Italie, au Mexique ; et la troisième ils la joueront contre l’Angleterre ; l’enjeu de la partie, c’est la Hollande. C’est malheureux pour nous autres Hollandais, mais tôt ou tard cela devait arriver, comme pour le Schleswig-Holstein ; il était impossible de supporter la situation plus longtemps. Le despotisme des mers est le plus épouvantable des despotismes, tous les peuples en souffrent, il fallait que cela finît d’une manière ou d’une autre ; l’aristocratie anglaise, avec sa marine exclusive contraire au droit des gens, ne peut durer toujours. Ne s’est-elle pas opposée à votre canal ? N’a-t-il pas fallu la pression de l’opinion de tous les peuples et de plusieurs gouvernements, pour l’empêcher d’intervenir ? C’était tout simple, ce canal doit rétablir un jour la grande route de l’Asie, interceptée bêtement au XVe siècle par les Turcs, qui se sont coupé eux-mêmes les vivres en jetant leur cimeterre en travers de la carte, et décidant ainsi toute l’Europe à prendre le chemin du Cap. Votre canal doit forcer le commerce du monde de repasser par la Méditerranée ; il doit ranimer le commerce et la marine de l’Italie, de l’Espagne, de la Grèce ; il doit réveiller le génie des races latines, tombé dans le marasme faute de communications. Cela suffisait à ces aristocrates anglais pour résister au progrès, pour vous mettre des bâtons dans les roues. C’était une grande idée, une idée généreuse à la française, dont l’univers était appelé à profiter ; une œuvre de paix, car tous les peuples ont besoin de travail, de commerce, de débouchés pour leurs produits ; la mer est le bien de tous ! Aussi Palmerston n’en voulait pas ; il a fallu que le peuple anglais lui-même, par esprit de justice, vînt vous appuyer et lui forcer la main. Est-ce vrai, monsieur Goguel ? fit-il en me regardant en face.

 

– Sans doute, lui dis-je, il y a beaucoup de vrai là-dedans.

 

– Tout est vrai, dit-il. Mais aujourd’hui les affaires vont être portées sur un autre terrain, bien autrement grave pour cette aristocratie britannique que pour votre canal. On peut dire qu’elle branle au manche et que rien ne peut la sauver. Elle a eu beau s’emparer de tous les golfes, de tous les caps, de tous les détroits, de toutes les îles du monde, pour couper le chemin aux autres et les effacer de la carte des nations commerçantes quand il lui plaît… bientôt… bientôt on va la saisir corps à corps chez elle. Vous êtes jeunes et vous verrez ça !… Ces Anglais qui, par la ruse et la violence, vous ont pris à vous Français le haut et le bas Canada, la Nouvelle-Ecosse, Terre-Neuve, la Grenade, Saint-Vincent, Saint-Dominique, Saint-Christophe, Tabago, Sainte-Lucie, l’Île-de-France ; à l’Espagne, la Jamaïque, le Honduras, Campêche, la Trinidad, les îles Falkland ; à nous, Demerary, Essequibo, Berbice, le Cap, sans parler de ce qu’ils ont enlevé à la Turquie, au Danemark et aux autres puissances ; ces Anglais qui, en somme, ne sont que trente millions d’hommes pour dominer tout le globe, vont enfin trouver leurs maîtres !… C’est moi, Van den Bergh, qui vous le dis ; l’heure est proche, et toute la terre respirera ; les quatre-vingt-dix millions d’Indous qu’ils habillent malgré eux de leurs cotonnades, en leur refusant une poignée de riz et quelques grains de sel qui leur seraient bien plus nécessaires ; tous ces millions d’êtres humains lèveront les mains au ciel, pour le remercier de ce soulagement inespéré.

 

M. Van den Bergh gesticulait comme un véritable fou ; et je dois t’avouer, Jean-Baptiste, que plus d’une fois pendant cette longue tirade je regardai Charlot, pour lui demander si la cervelle du pauvre homme n’avait pas complètement déménagé.

 

Les Hollandais n’ont pas la réputation d’être de grands discoureurs, et c’était une raison de plus de croire que celui-ci ne se trouvait pas dans son état naturel.

 

– Mais monsieur Van den Bergh, lui dis-je, à supposer que les Allemands parviennent à nous battre, comme vous le croyez, grâce à leur magnifique organisation préparée depuis cinquante ans, comment pourraient-ils lutter contre les Anglais sur mer, eux qui n’ont pas de marine ?

 

– Pas de marine ! fit-il en haussant les épaules. Quand on a des côtes, et quand on a des marins, des ports, du bois, du fer, du chanvre, du charbon, on a bientôt des vaisseaux, des canons et tout ce qu’il faut pour passer un bras de mer comme la Manche. Depuis le commencement du monde, les nations exclusivement maritimes ont été dévorées par des peuples de terre ferme : Tyr, Carthage, Venise, Gênes, enfin toutes ont passé par là. Il suffit d’être le plus fort pendant quinze jours pour en venir à bout ; une expédition d’un mois et la réunion de toutes les matières premières nécessaires ne sont pas une grande histoire. Votre premier Bonaparte, qui se calquait sur les Romains, le savait bien. Et d’ailleurs la Prusse, en s’annexant la Hollande et la Belgique, aura, depuis le Niémen jusqu’aux bouches de l’Escaut, autant de côtes en Europe que les Iles Britanniques ; c’est un des pays les mieux situés pour le commerce et la navigation ; il est maître des embouchures de quatre grands fleuves, qui traversent toutes les provinces de l’Allemagne du Nord, et d’un grand nombre d’autres rivières navigables. Les Prussiens avaient depuis longtemps les ports de Stettin, de Colberg, de Dantzig, de Memel et de Pilau, excellents pour la marine marchande ; ils viennent de s’en donner deux de premier ordre pour la marine de guerre : Kiel et Jahde ; ils sont en train d’augmenter leur marine militaire ; le budget de la Prusse, au moment où je vous parle, monsieur Goguel, s’élève pour cet objet important à trente-cinq millions de thalers, ce qui fait plus de cent millions. Et si vous ajoutiez à tout cela les fleuves, les ports, les forces navales de la Hollande, vous verriez une situation maritime fort respectable.

 

– Comment, lui dis-je, vous Hollandais, vous, un peuple libre, indépendant, vous pourriez un jour vous courber sous le joug des Prussiens ; vous prévoyez cette situation avec calme ?

 

– Écoutez, monsieur Goguel, fit-il d’un ton flegmatique, nous avons été la première nation maritime du monde ; les Anglais, joints quelquefois aux Français, nous ont anéantis comme puissance politique ; nous n’avons plus d’amour-propre ; nous ne voyons plus que nos intérêts matériels… À qui la faute ? Et puis à quoi bon se fâcher contre les choses ? Cela ne leur fait rien, cela ne les empêche pas d’exister ! Si jamais les Allemands l’emportaient sur vous, comme sur l’Autriche, ils voudraient profiter de leurs avantages, et le seul profit réel, durable, qu’ils pourraient en tirer, ce serait de s’enrichir ; pour s’enrichir, il leur faudrait une bonne marine, de bonnes colonies. Tout cela ne conviendrait pas aux Anglais, il faudrait donc en venir aux mains, car, comme l’a dit Bismarck, c’est par le fer et par le feu que se tranchent les grandes questions. Nous autres Hollandais, nous ne sommes guère plus en état de résister que le Hanovre.

 

– Mais en rompant les digues ?… dit Charlot.

 

– Rompre nos digues et nous engloutir pour faire plaisir aux Anglais, qui nous ont abaissés et dépouillés de tout ce qu’ils ont pu nous prendre !… s’écria M. Van den Bergh, allons donc ! nous serions bien bêtes. Si les Anglais, les Français et les Autrichiens comptent là-dessus, ils ont tort. La force des choses, c’est que le commerce du centre de l’Europe passe entre les mains des Prussiens et les nôtres, sur tout le versant de la Baltique et de la mer du Nord. C’est un principe que tout pays industriel ayant les matières premières en abondance, qui ne se crée pas de marine, est appelé à disparaître. C’est justement le cas, et je ne crois pas que les Prussiens veuillent se laisser dépecer par n’importe qui… Que je me fâche ou que je rie, monsieur Goguel, cela ne changera rien à l’état des choses.

 

Les discours de M. Van den Bergh m’avaient rendu tout pensif, et je finis par demander à cet original s’il considérait notre canal maritime comme inutile.

 

– Tant que la guerre menacera, dit-il, le canal maritime n’aura pas le quart de sa valeur ; mais après la guerre, si les Anglais sont battus, toute l’activité du monde se portera vers le commerce, le droit des gens sera rétabli sur mer, et votre canal maritime ne sera plus assez large pour recevoir tous les bateaux qui voudront passer. Tout ce qui nuit à la paix nuit aussi à votre canal.

 

Voilà ce que me dit ce monsieur, et si je t’en parle, c’est qu’il avait prévu notre guerre avec la Prusse.

 

Je me souviens aussi qu’il me dit que la Russie serait exclue définitivement des affaires de l’Europe, et que les Allemands lui diraient tranquillement : « Allez là-bas, en Asie, c’est votre chemin, et tâchez de nous laisser tranquilles. Happez Constantinople si vous pouvez ; nous ne serons pas fâchés d’une pareille diversion, pendant notre affaire avec les Anglais ; mais ensuite nous aurons encore à nous entendre, à régler nos comptes pour la Courlande, l’Esthonie et la Livonie. »

 

Il parlait avec beaucoup d’aplomb. Reste à savoir maintenant si la seconde partie de sa prédiction s’accomplira, Jean-Baptiste. C’était un finaud de premier ordre ; mais je crois qu’il se trompait sur le patriotisme de ses compatriotes et sur la marine allemande. Pourquoi les Allemands auraient-ils besoin d’une marine ? La haute aristocratie de la Prusse et celle de l’Angleterre peuvent très bien s’entendre, faire des traités, se marier entre elles ; et quant au peuple hollandais, je crois qu’il a trop de cœur et qu’il aime trop son pays, pour se laisser avaler par les Allemands sans se défendre. Tout se passera donc comme autrefois, j’espère ; d’autant plus que les Anglais, qui ne sont pas bêtes, occupent déjà Aden, ce qui leur permet de concentrer toutes leurs forces rapidement en Europe et en Asie, selon le besoin.

 

Il pouvait être alors huit heures du soir, et comme M. Van den Bergh n’avait pas l’air de vouloir aller dormir, n’ayant pas encore soupé, j’envoyai mon saïs Kemsé-Abdel-Kérim me chercher une bouteille de vin à la cantine, avec quelques autres petits accessoires ; Charlot n’était pas fâché non plus de se mettre quelque chose sous la dent.

 

Depuis deux ou trois heures, Ker-Forme avait emmené l’équipe de nuit à la tranchée, mes hommes à moi se reposaient. Le plus grand silence régnait aux environs, et, sauf une lampe qui brillait sous la tonnelle, tous les feux de campement étaient éteints.

 

Un quart d’heure environ après le départ de Kemsé, nous l’entendîmes revenir causant et riant avec Georgette ; ils portaient à deux le panier de la mère Aubry, le tenant chacun d’une main par l’anse.

 

– Nous voilà, Goguel, dit Georgette tout ébouriffée ; tu n’auras pas grand’chose, les autres ont tout avalé.

 

Elle riait, montrant ses petites dents blanches, et se mit à déployer la nappe sur la table d’un air joyeux, insouciant, sans regarder mes convives et ne s’adressant qu’à moi. Kemsé l’aidait.

 

– Ah ! faisait-elle, Kemsé est arrivé juste à temps, nous allions fermer. Par bonheur, la mère Aubry avait mis de côté la moitié d’un gigot et le fond d’un saladier, pour son déjeuner de demain ; c’est tout ce que nous avons ; et puis ces quatre oranges ; mais je sais que tu n’aimes pas les oranges, un bon morceau de fromage te convient mieux.

 

Et poussant un éclat de rire :

 

– Tiens… il en reste… Oui… Au fond du panier, avec la bouteille de rouge.

 

Elle me regardait :

 

– Hé ! tu ne me dis rien… c’est pourtant moi qui l’ai découvert au fond de l’armoire… la mère Aubry voulait le garder.

 

Alors je pris sa jolie petite tête dans mes mains et je l’embrassai sur le front :

 

– Maintenant, va te coucher… Bonne nuit, Georgette… Dors bien !

 

– Et toi aussi, fit-elle en s’éloignant. Tu n’oublieras pas de m’éveiller, car j’ai bien sommeil, je vais m’en donner.

 

Cette voix de jeune fille, vive et gaie, retentissant dans la nuit, sembla tirer M. Van den Bergh de sa rêverie, car il s’était assoupi dans mon fauteuil de canne et regardait de ses yeux pâles ce qui se passait.

 

– C’est étonnant, murmurait-il, étonnant.

 

– Allons, si le cœur t’en dit, prends place, dis-je à Charlot en me mettant à dépecer le gigot. – Vous ne vous décidez pas, monsieur Van den Bergh ?

 

– Merci ! fit-il, je me sens bien et ne veux pas me charger l’estomac à cette heure avancée du soir ; c’est une précaution dont je me suis toujours bien trouvé, monsieur Goguel.

 

– Oui, monsieur Van den Bergh ; mais comme je suis forcé de me lever demain de grand matin pour aller au chantier, vous comprenez…

 

– Sans doute… sans doute !… fit-il ; à chacun ses nécessités, les positions sont différentes et les besoins aussi.

 

Et tandis que Charlot et moi nous mangions de bon appétit, en nous regardant, tout à coup il reprit :

 

– Qu’est-ce donc que cette jeune fille, monsieur Goguel ? cette enfant qui tout à l’heure est venue vous apporter ces provisions ?

 

– Georgette ?

 

– Elle s’appelle Georgette… C’est une jolie enfant.

 

– Oui, monsieur Van den Bergh, une pauvre enfant dont le père est mort voilà dix-huit mois, à la première invasion du choléra ; mais nous l’avons adoptée ; tout le campement du Sérapéum, tous les anciens l’ont prise sous leur protection ; elle est de la famille.

 

– Elle est charmante, fit-il, oui, charmante, pleine de vivacité, d’espièglerie, de bonne humeur.

 

Je pensais :

 

« Tu voudrais bien l’emmener à Batavia, vieux farceur, ou bien en Hollande ; mais un instant, nous sommes là, nous autres. »

 

Et j’ajoutai :

 

– Oui !… Et malheur à celui qui la regarderait de travers, qui lui rendrait la vie dure, qui chercherait à mettre la main dessus… Vous comprenez monsieur Van den Bergh… il se trouve dans le monde des gueux capables de tout… Mais celui-là n’aurait pas beau jeu.

 

– Je vous crois, fit-il. C’est bien… c’est très bien. Il semblait tout pensif, et, tirant de la poche de sa redingote une toute petite pipe en or, dont le fourneau n’était pas plus grand qu’un dé à coudre, il y mit quelques grains d’opium, renfermés dans une petite boîte.

 

Alors je me dis en moi-même :

 

« Ah ! ah ! voilà donc pourquoi tu es si maigre ! »

 

Car j’avais vu des Chinois adonnés à cette passion terrible et tous secs comme des allumettes.

 

Il alluma sa pipe à la lampe et me demanda :

 

– Vous avez connu le père de cette enfant ?

 

– Sans doute, je l’ai connu ; dans les premiers temps de mon arrivée au Sérapéum, nous n’étions pas plus de six ou huit employés de l’Entreprise ; on se voyait tous les jours, on vivait ensemble. Le père de Georgette était un excellent homme au fond, mais un peu maniaque, ne communiquant ses affaires à personne, et toujours comme absorbé par une idée fixe.

 

– Quelle idée ? demanda Chariot.

 

– Ma foi ! je n’en sais rien. Dans tous les cas, ce n’était pas une idée gaie, car, malgré son humeur joviale qui le portait à chanter des gaudrioles au haut de son échelle, en badigeonnant les murs, quelquefois il se mettait tout à coup dans une fureur incroyable, jurant comme un possédé, lançant ses brosses, ses pots de couleur, tout ce qui lui tombait sous la main, à droite, à gauche, et hurlant : « Je ne le retrouverai donc jamais !… Il faudra donc que je me pende sans avoir eu le bonheur de l’étrangler !… Où est-il ?… où est-il ?… » Sa petite fille seule parvenait à le calmer, par ses pleurs et ses cris. Alors il remontait à son échelle et se remettait à l’ouvrage comme si rien ne s’était passé. Voilà, monsieur Van den Bergh, ce que je puis vous dire sur Bernard Lafosse, le père de Georgette, et personne n’en sait plus long que moi.

 

Le Hollandais avait changé deux ou trois fois de figure en écoutant mon histoire ; ses grands doigts maigres s’allongeaient et se raccourcissaient au bord de la table, comme sur les touches d’une épinette.

 

– C’était un singulier caractère, fit-il en regardant Charlot du coin de l’œil. Et sans doute ce Bernard Lafosse était chargé de décorer votre chapelle ?

 

– Non, monsieur Van den Bergh, il était chargé de mettre en couleur au blanc de céruse les baraques bretonnes, pour empêcher les insectes de s’y loger et les planches de pourrir.

 

– Alors, fit-il brusquement, c’était un malheureux !

 

– Un malheureux, monsieur ! Dites un simple ouvrier, un homme de métier qui gagne ses cinq à six francs par jour.

 

– Bon… bon !… fit-il en se levant, c’est ce que j’entends… et le gueux traînait l’enfant avec lui… il l’exposait à périr misérablement… il n’avait pitié de rien !…

 

Une sorte d’indignation sourde avait saisi M. Van den Bergh, qui se promenait de long en large, les yeux à terre, ses longs bras croisés sur le dos.

 

Charlot me faisait signe de me taire ; mais en entendant cette espèce de diplomate appeler gueux un bon et brave ouvrier, parce qu’il n’avait pas eu la chance d’hériter de quelque oncle de Batavia, la colère me gagnait à mon tour, et je lui dis :

 

– Que vouliez-vous donc, monsieur, que fît Bernard Lafosse ? Son enfant, il l’avait avec lui ; il l’entretenait aussi bien que possible, d’après son état et sa paye ; il ne pouvait pas l’élever en duchesse. Je vous trouve bien singulier aussi, moi, d’appeler un de nos ouvriers : gueux !

 

– Allons… allons… Goguel, me disait Charlot, tu vois bien que M. Van den Bergh raisonne d’après son point de vue.

 

– Je vois qu’il raisonne très mal, lui répondis-je.

 

Mais M. Van den Bergh ne nous écoutait déjà plus ni l’un ni l’autre ; il allait et venait, les poings crispés, et bégayait :

 

– Oui… oui… voilà ce que je supposais… Et elle… elle… qu’est-elle devenue ? fit-il en s’arrêtant tout à coup et me regardant.

 

– Qui, elle ?

 

– La femme.

 

– La femme de Bernard Lafosse ?

 

– Oui, la mère de l’enfant ?

 

– Ah ! monsieur, m’écriai-je, vous m’en demandez trop, je n’ai jamais connu que Bernard lui-même ; il n’était pas communicatif, je vous l’ai déjà dit.

 

– C’est bien, fit-il en se rasseyant, tout cela doit être tiré au clair, sans perdre une minute, vous m’entendez, monsieur Hardy ?

 

– Très bien, monsieur Van den Bergh, je ferai mon possible, répondit Charlot.

 

J’étais stupéfait de leur air grave à tous les deux, je n’y comprenais rien.

 

– Et, dit encore M. Van den Bergh, il faut que la jeune personne soit retirée immédiatement de la situation déplorable où l’autre l’a laissée.

 

– Qui cela… Georgette ? lui dis-je.

 

– Oui, monsieur Goguel.

 

– Ah ! ah ! ceci est autre chose, monsieur Van den Bergh, lui répondis-je ; pour mettre la main sur Georgette et l’emmener à Batavia ou ailleurs, vous trouverez des gens qui vous crieront : Halte ! Moi tout le premier, je vous en préviens.

 

M. Van den Bergh haussa les épaules sans daigner me répondre et dit :

 

– C’est bon !… Vous m’avez entendu, monsieur Hardy, cela suffit.

 

Puis, s’adressant de nouveau à moi, d’un ton plus convenable :

 

– Monsieur Goguel, me dit-il, votre ami Hardy m’a promis l’hospitalité de votre part ; mon état de souffrance ne me permet pas de passer la nuit en plein air, comme les jeunes gens ; je coucherai sous votre toit, n’est-ce pas ?

 

– Oui, monsieur, lui répondis-je, et je vous souhaite même un bon sommeil. Seulement, sur le chapitre de tout à l’heure, je vous préviens que nous ne serons jamais d’accord.

 

Il ne me répondit pas et entra se coucher sur mon lit. Charlot et moi nous restâmes dehors ; le chamelier tira quelques couvertures du sac d’un de ses chameaux accroupis dans mon jardin ; Charlot, tout rêveur, m’en remit une ; j’éteignis ma lampe, et chacun se coucha de son côté contre le mur. Il pouvait être alors onze heures, je ne tardai pas à m’endormir profondément.

 

VII

 

Le lendemain vers quatre heures, Arambourou vint éveiller mes hôtes ; Chariot roula sa couverture, moi la mienne ; M. Van den Bergh sortit de ma baraque, et me dit en souriant :

 

– Je vous remercie, monsieur Goguel, de votre bonne hospitalité. Je pense rester encore quelque temps en Égypte, et vous me feriez bien plaisir d’accepter à déjeuner pour dimanche prochain, dans l’Ouadi de Bir-Abou-Ballah, où je me rappelle avoir vu de jolies cultures autrefois.

 

– Nous verrons cela, monsieur Van den Bergh, lui répondis-je ; en ce moment, le travail presse ; il s’agit de terminer notre tranchée avant l’arrivée des dragues ; mais, si c’est possible, j’irai.

 

Là-dessus Charlot me serra la main, ils se mirent en selle, les chameaux accroupis se levèrent, et la petite caravane partit en silence dans la direction d’Ismaïlia.

 

Moi, je fis mon tour dans le campement, comme à l’ordinaire ; j’allai donner mes ordres aux chameliers de l’Entreprise, voir, en passant, si Choubra avait eu sa ration ; bref, je m’occupai de mes affaires, sans m’inquiéter davantage des propos du Hollandais, que j’attribuais à l’abus de l’opium.

 

Vers six heures j’allais toquer aux vitres de Georgette, lorsque je l’aperçus sur le seuil de sa petite baraque.

 

– Hé ! me dit-elle en riant, tu viens trop tard ce matin, Goguel, je suis plus matinale que toi ; vous vous êtes bien amusés, hier soir ?

 

– Pas trop, Georgette, lui dis-je en m’arrêtant sur le pas de sa porte, et regardant à l’intérieur la petite chambre blanchie à la chaux, le plancher déjà balayé et le petit lit déjà fait.

 

– Tu te soignes bien, lui dis-je ; tu sais t’arranger dans ton nid.

 

– Tiens ! fit-elle, qui donc penserait à moi, si je ne veillais pas à mon ménage ?

 

– C’est juste, Georgette.

 

Et remarquant une petite croix de bois contre le mur, au-dessus du lit :

 

– Tu fais donc aussi tes dévotions, Georgette ?

 

– Mais, sans doute, je ne suis pas païenne.

 

– Est-ce que tu vas aussi te confesser aux Pères de la Terre-Sainte ?

 

– La mère Aubry m’en parle tous les jours… Mais j’ai tant de péchés… tant de péchés, que je n’ose plus… Depuis six mois je n’y suis pas allée.

 

Elle riait, et je la regardais dans le blanc des yeux, ce qui la fit rire encore plus fort.

 

– Écoute, lui dis-je, quand tu voudras te confesser, viens auprès de moi… Tu me raconteras tout… tout… jusqu’à tes plus secrètes pensées, et je te donnerai toujours l’absolution.

 

– Oh ! le bon apôtre, faisait-elle… oui… le plus souvent !… aller lui dire mes péchés à lui !

 

– Méfie-toi toujours d’Olympios, repris-je, et de tous les Grecs, même des Hollandais ; tu ne sais pas combien de gens t’en veulent.

 

Et je lui racontai ce que M. Van den Bergh, le grand pâle, m’avait dit. Elle ne finissait pas de rire, ne croyant pas un mot de cette histoire.

 

Enfin, comme Abou-Gamouse sonnait le départ de mon équipe, je la quittai, tout réjoui moi-même de sa bonne humeur et bien persuadé qu’elle ne ferait jamais rien sans me consulter.

 

Ce jour se passa comme tous les autres ; et le dimanche suivant, les Italiens et les Dalmates ayant laissé l’ouvrage en plan pour aller assister à la messe du Père Domingo, je me rappelai l’invitation de M. Van den Bergh. En conséquence de quoi, sitôt après déjeuner, je sellai mon cheval, et je partis pour l’Ouadi de Bir-Abou-Ballah (l’oasis du Père des Dattes).

 

Cette petite oasis, située sur le canal d’eau douce de Suez à Néfich, était le rendez-vous habituel des employés d’Ismaïlia, les jours de fête. Ils y venaient en famille, par bateau ; on y dansait, on y riait ; les jeunes dames et les demoiselles se faisaient un bonheur d’y respirer à l’ombre des palmiers ; et nous autres employés de l’Entreprise, venus de neuf kilomètres pour jouir d’un instant de distraction, nous n’étions pas moins heureux de renouveler connaissance avec les doux yeux bleus de la mère-patrie. On ne se quittait jamais sans regrets, sans promesses de se revoir et sans une légère pression de main à l’heure des adieux.

 

Bref, cet endroit me rappelait les plus gracieux souvenirs, et puis aussi d’agréables parties de chasse à la saison d’automne, au grand passage des cailles.

 

Combien de fois M. Durant, notre chef comptable, notre chef de section, M. Laugaudin, Saleron et moi, n’avions-nous pas fait ce petit voyage en barque, une volaille froide, un gigot, quelques bouteilles de vin sous la banquette, de grand matin, à la fraîcheur, pour être à notre poste avant le lever du jour !

 

Le mulet de halage ne se pressait jamais, il fallait une bonne heure et demie pour arriver le long des rigoles d’irrigation bordées de jeunes saules, où les sarcelles, les canards et autres oiseaux aquatiques se plaisaient à dormir la tête sous l’aile, avant de prendre leur vol vers les grands lacs.

 

Au premier rayon de soleil, le cri d’éveil était donné, la fusillade commençait.

 

Ah ! si nous avions eu des chiens d’arrêt, surtout des épagneuls qui vont à l’eau, quelles belles chasses nous aurions faites !

 

Tout en galopant, voilà les souvenirs qui me trottaient par la tête.

 

Je me rappelais aussi le vieux cheik Békri, de la tribu des Benou-Hadjar, venu de l’Arabie bien des années avant la création du canal, avec ses femmes et ses enfants, pour cultiver au milieu des sables ce coin reculé du monde, un bon vieux bédouin à tête d’épervier, toujours assis dans l’ombre de sa vieille tente effilochée, les joues creuses, la barbe blanche, le gros turban enfoncé jusqu’aux épaules, le tuyau du chibouck entre ses lèvres tremblantes.

 

En rêvant à ces choses, au bout d’une heure environ, j’aperçus de loin, par-dessus les hautes berges du canal sur l’autre rive, l’oasis de Bir-Abou-Ballah ; la jolie maisonnette à l’égyptienne entourée de son élégante vérandah, les persiennes peintes en vert, offerte par la Compagnie universelle à l’émir Abd-el-Kader lors de sa visite dans l’isthme en 1863 ; et à côté, la belle gerbe de palmiers et l’antique puits du Père des Dattes surmonté de sa roue vermoulue, où pendait un long chapelet de pots plongeant dans la citerne. En tournant la roue, les pots remontaient à la file, vidant leur contenu dans une petite auge de bois, et redescendaient sur la poulie. L’auge répandait l’eau dans un bassin plus large, qui la distribuait par de petites rigoles sur toutes les terres environnantes. C’est la noriah d’Égypte, une invention qui date des premiers temps de la Bible et qui nous prouve que les gens d’alors n’étaient pas bêtes.

 

Tout cela me revient quand j’y pense ; il me semble le voir peint devant mes yeux, avec les tamaris qui poussaient au voisinage du vieux puits, et sans oublier la tente du père Békri, ni ses fils, dispersés dans les cultures d’orge, de maïs, de coton, en train de faire la seconde ou la troisième récolte.

 

Comme j’arrivais, ma première idée fut de découvrir au loin les trois dromadaires de mes amis Charlot et Van den Bergh, dont le profil n’aurait pas manqué de se détacher sur cette plaine immense, s’ils avaient été là ; mais j’eus beau regarder, rien de pareil n’apparaissait sur l’horizon, ce qui me fit pousser un juron, Jean-Baptiste, chose bien naturelle en semblable circonstance. Enfin, ayant pris mon fusil en bandoulière, je m’écriai : – Bah ! passons le canal tout de même, je suis peut-être en avance, et les canards, s’il en vient, m’aideront à prendre patience.

 

Là-dessus, descendant la berge, je mis Choubra à la nage. Mais au moment de reprendre pied en face, près d’une mare d’infiltration comme il s’en rencontrait sur le parcours du canal, deux grands buffles, enfoncés jusqu’aux yeux dans la vase, se relevèrent le muffle en l’air, soufflant et me regardant d’un air menaçant. Choubra frémissait, et je tenais déjà le plus avancé des deux buffles en joue, entre les yeux, à quelques pas, lorsqu’il eut la bonne idée de se détourner et de me livrer passage.

 

Je n’en fus pas fâché, car du plomb de canard aurait bien pu glisser sur une tête pareille.

 

J’abordai donc et je m’avançai tranquillement au pas vers le vieux cheik, qui m’avait reconnu de loin et me regardait venir sans bouger, d’un air de satisfaction.

 

– Allah te donne une longue vie, père Békri ! lui dis-je en mettant pied à terre près de la noriah.

 

– Qu’il t’entende ! répondit le vieux bédouin d’un ton de bienveillance.

 

– Tu n’as vu personne auprès du puits ? lui demandai-je.

 

– Personne, fit-il. Mais le soleil est haut, il peut venir quelqu’un avant la nuit.

 

J’étais fort ennuyé, mais l’observation du cheik me semblait juste ; j’attachai Choubra au tronc d’un tamaris, et je m’assis au bord de l’auge, les yeux sur le canal, du côté d’Ismaïlia.

 

Le père Békri était rêveur ; nous restions ainsi en silence depuis quelques instants, lorsqu’il me demanda :

 

– Combien as-tu de femmes, mon gentilhomme ?

 

C’était un titre d’honneur qu’il me donnait d’après l’inspection de mon cheval.

 

Il voulait entrer en conversation, je le compris tout de suite, et, n’ayant rien de mieux à faire, je lui répondis :

 

– Je n’en ai point, je suis encore trop jeune.

 

– Trop jeune ! fit-il après avoir aspiré lentement une bouffée de son chibouck ; quel âge as-tu donc ?

 

– Vingt-quatre ans.

 

– À vingt-quatre ramadans j’avais deux femmes, dit-il ; mon fils Hamoud en a deux, il est de ton âge, et mon fils le plus jeune, Zalim, en a deux aussi.

 

– C’est possible, lui dis-je ; mais dans mon pays on ne se marie pas si jeune, et puis il ne nous est jamais permis d’avoir plus d’une femme.

 

Là-dessus il resta pensif pendant deux ou trois minutes, pour se mettre cela dans la cervelle, et moi, ne voyant rien venir sur le canal, pour passer le temps, je repris :

 

– Non, nous n’avons jamais plus d’une femme, père Békri ; elle est maîtresse de la maison et nous ne pouvons pas en changer, à moins qu’elle ne meure avant nous, alors il nous est permis d’en épouser une autre.

 

Cela lui paraissait étrange ; il fixait sur moi ses petits yeux noirs, et, remarquant sans doute que je parlais sérieusement, il me demanda :

 

– Et combien une jeune vierge vaut-elle de guinées dans ton pays, mon gentilhomme ?

 

– Dans mon pays, les femmes ne s’achètent pas, lui répondis-je ; au contraire, le père vous donne de l’argent pour qu’on prenne sa fille.

 

Et voyant combien ce chapitre l’intéressait, je lui racontai dans tous les détails la manière dont se font les mariages en France, l’âge où l’on peut se marier, la demande, la dot, le contrat, la comparution devant le maire, et puis la bénédiction à l’église.

 

Il comprenait tout cela très bien, et, selon son habitude, il inclinait doucement la tête, en murmurant :

 

– Bon !… bon !… ah ! c’est ainsi qu’on se marie dans ton pays… Alors, les femmes sont très heureuses et très fières, mon gentilhomme.

 

– Sans doute, lui dis-je ; elles sont libres d’aller et de venir ; elles n’ont point de voile sur la figure ; on les mène partout, à la danse, au spectacle ; plus l’homme a d’argent, plus il se fait d’honneur d’en dépenser pour elles.

 

Il clignait des yeux et me demanda :

 

– Vont-elles aussi à la mosquée, vos femmes ? Font-elles leurs prières ? Votre prophète a-t-il dit qu’elles auraient part au paradis ?

 

– Cela va sans dire, père Békri ; elles ont part à tout, et même le prêtre conserve la direction de leur âme après le mariage, pour être sûr de la sauver. Elles vont, quand il leur plaît, lui raconter en secret, dans un petit pavillon, leurs péchés et leurs plus secrètes pensées.

 

– C’est bon, fit-il, je comprends : ils sont eunuques.

 

– Eunuques ! m’écriai-je avec indignation ; tu oses avoir une idée pareille, père Békri ? c’est abominable.

 

– Vos marabouts ne sont pas eunuques ? fit-il d’un ton sec.

 

– Certainement non, lui dis-je.

 

– Et vos femmes vont les voir en secret… les maris ne disent rien ?…

 

– Sans doute.

 

À peine eut-il entendu cela, que, se levant de sa place, il me tourna le dos en criant :

 

– J’avais cru tout ce que tu me disais ; mais, à cette heure, je vois que tu n’es qu’un menteur !

 

Et sans vouloir m’entendre davantage, il entra dans sa tente.

 

Voilà les Arabes, Jean-Baptiste, la foi leur manque ; et quand la foi vous manque, tout est perdu, on ne peut pas être sauvé. Jamais notre sainte religion ne se répandra dans ce pays ; il n’y a que les Français, avec quelques autres peuples intelligents, qui soient dignes de comprendre nos saints mystères.

 

Si je t’ai raconté ces choses, c’est pour te montrer la bêtise des hommes, lorsqu’on n’a pas soin de leur ouvrir l’esprit dès l’enfance par l’enseignement du catéchisme.

 

Après cela, voyant que rien ne venait sur le canal, du côté d’Ismaïlia, je détachai Choubra et je repris la direction du Sérapéum.

 

Je me souviens que le chaland-coche arrivait justement de Suez, ce qui me força d’attendre qu’il eût passé ; il était encombré de monde, comme toujours, et je remarquai le Père Domingo et son servant, debout au milieu de la foule, contre la cabine. Dès qu’ils m’aperçurent près de la berge, ils firent un mouvement de surprise. Le Père Domingo ferma brusquement la porte contre laquelle il s’appuyait, et me lança un coup d’œil singulier.

 

Ces choses, je n’y fis pas attention alors, elles me sont revenues depuis.

 

Le chaland passé, je me mis à la nage, et sur l’autre rive Choubra prit le galop.

 

Maintenant, Jean-Baptiste, il faut te figurer mon indignation contre Charlot et M. Van den Bergh, qui m’avaient fait venir là pour se moquer de moi ; je ne voyais pas d’autre raison, et je me promettais bien de leur rendre la pareille, si l’occasion s’en présentait.

 

Mais une bien autre surprise m’attendait au Sérapéum.

 

Comme j’entrais dans la rue de l’Hôpital, au tournant du four de Sainbois, voilà que le grand Olympios, ce fameux pharmacien grec dont je t’ai déjà parlé, ce bel homme qui rôdait à la cantine autour de Georgette, et dont la vue seule me rendait de mauvaise humeur, le voilà qui se met à m’appeler, à crier, me faisant signe des deux mains d’arrêter.

 

Naturellement je passais sans vouloir l’entendre, quand je distinguai dans ses cris le nom de Georgette, ce qui me fit retourner furieux, en demandant :

 

– Eh bien, quoi ?… Quoi ?… Qu’est-ce que c’est ?… Qu’est-ce que vous voulez ?…

 

– Ils l’ont emmenée, monsieur Goguel, fit-il tout pâle.

 

– Emmenée… Qui… qui… animal ?

 

– Elle… Georgette… le Père Domingo…

 

– Le Père Domingo… vous dites ?…

 

– Le Père Domingo et son vicaire ont emmené Georgette voilà deux heures… Et tout ce que j’ai pu dire, monsieur Goguel, tout ce que j’ai pu faire, ne les a pas arrêtés… Ils sont partis par le coche.

 

Je ne l’écoutais plus. J’avais sauté à terre devant les écuries de l’Entreprise ; je poussais Choubra dedans et je l’attachais à sa place, sans penser à rien. Olympios derrière moi, continuait à parler, à gémir ; tout ce que je me rappelle, c’est qu’en ressortant, tout à coup je lui dis brusquement :

 

– Et vous n’avez pas empoigné le moine, grand lâche ? Vous l’avez laissé faire !… Ah ! si j’avais été là !…

 

Puis je courus à la cantine. Olympios me suivait toujours, et, en entrant, je dis aux camarades en train de dîner.

 

– Vous savez, les Pères de la Terre-Sainte viennent d’enlever Georgette !

 

Bonnifay se retourna tranquillement et me répondit :

 

– Oui, ils avaient des ordres supérieurs, les papiers étaient en règle.

 

– Et vous n’avez pas protesté ? m’écriai-je… la fille d’un vieux camarade !…

 

– Bah ! s’écria Ker-Forme, toutes les protestations n’auraient servi de rien… Et d’ailleurs, chez les Pères de la Terre-Sainte elle sera mieux qu’ici… tous les jours elle courrait des chances ; si le père Lafosse avait vu ça, il aurait été le premier à donner son consentement, il aurait été le premier à dire…

 

Je me retournai sans lui répondre, et m’adressant au pauvre Olympios, aussi désolé que moi :

 

– Allons voir M. Laugaudin, lui dis-je ; c’est là que nous verrons s’il est permis à ces Espagnols de mettre les pieds dans le plat… si nous ne sommes plus rien ici… Arrivez !…

 

La grande baraque était partagée en deux compartiments ; d’un côté nous prenions nos repas, nous autres chefs de chantier, conducteurs, surveillants, et de l’autre nos supérieurs : MM. Laugaudin et Saleron.

 

Nous entrâmes, et, par bonheur, Olympios se trouvait devant moi ; c’est lui qui prit la parole.

 

– Monsieur Laugaudin, dit-il en ânonnant, vous savez que le Père Domingo vient d’emmener la petite Georgette sur le chaland-coche ?

 

Et il resta bouche béante.

 

M. Laugaudin s’était retourné sur sa chaise, il écoutait, surpris de notre brusque entrée.

 

– Eh bien ? fit M. Laugaudin, un ancien officier d’artillerie, à la physionomie militaire ; après ?

 

– C’est la mère Aubry qui l’a conduit à la baraque de Georgette ; ils l’ont endoctrinée ensemble.

 

– Et puis, monsieur Olympios ?

 

– Elle pleurait… elle ne voulait pas partir… Elle demandait Goguel, qui n’était pas là.

 

– Tiens… c’est étonnant ! Et puis ?

 

– Et puis, à force de sermons, de promesses de la ramener, ils ont fini par la décider… Ils l’ont emmenée sur le bateau…

 

– Et puis… monsieur Olympios… Est-ce que cela vous regarde ? Est-ce que c’est une question de votre pharmacie ?… Êtes-vous le frère, le tuteur de cette petite ?

 

Moi, derrière lui, je voyais que les autres se mettaient à rire, cela me défrisait. Olympios n’ajoutant plus rien, M. Laugaudin, qui buvait son café à petites gorgées, lui demanda :

 

– Êtes-vous chargé, monsieur Olympios, de veiller sur cette jeune fille ? Voyons… qu’est-ce qui vous amène ?

 

Le Grec avait un air si bête, si penaud, que tous éclatèrent de rire, et moi-même, je fis comme eux par contenance.

 

Cependant, élevant alors la voix, je dis :

 

– Monsieur Laugaudin, cette enfant est la fille d’un camarade mort au service de l’Entreprise, et de vieux amis du père ont bien le droit de demander si des moines espagnols…

 

– Écoutez, Goguel, interrompit M. Laugaudin, nous sommes ici pour faire le canal maritime, et notre devoir n’est pas de nous mêler des affaires de police. Ces moines de la Terre-Sainte avaient leur ordre en règle ; ils étaient autorisés régulièrement à prendre la petite, qui est mineure, et dont personne n’a jamais su positivement la nationalité, car Lafosse n’a jamais dit de quel pays, de quel endroit il était, de sorte qu’on avait cette charge sur le dos. Les moines nous en délivrent. Ils étaient autorisés à l’emmener, et nous n’avons pas à mettre le nez dans ce genre d’affaires.

 

Là-dessus, il se retourna sur sa chaise et se mit à reprendre une conversation interrompue par notre arrivée.

 

Nous sortîmes, Olympios et moi, nous regardant tout vexés. Mais sa figure à lui était si longue, si drôle, que malgré moi je ne pus m’empêcher de lui dire :

 

– Elle vous a passé devant le bec, mon pauvre Olympios… c’est malheureux… hé ! hé hé ! oui, bien malheureux !… Ah ! les gueux de moines, quelle chance ils ont eue que je n’aie pas été là !… mais ils reviendront, ils auront à s’expliquer.

 

Et l’idée me vint au même instant que l’invitation de M. Van den Bergh n’avait été que pour m’écarter du Sérapéum, pendant que les moines, envoyés par lui sans doute, viendraient faire leur coup. Cela m’agaça jusqu’au bout des ongles ; j’aurais été capable de remonter à cheval pour les rattraper, mais ils avaient au moins deux bonnes heures d’avance, ils étaient même arrivés à Néfich depuis une heure, et à partir de là quelle route avaient-ils prise ? Était-ce du côté de Zagazig pour Alexandrie, ou d’Ismaïlia pour Port-Saïd et Jérusalem ?

 

L’indignation me tenait au cœur, et ce sentiment me poursuivit longtemps, mais à quoi bon ? Georgette était partie sur un ordre régulier, tous les amis et connaissances trouvaient cela bien, que pouvais-je faire tout seul !

 

C’est alors, Jean-Baptiste, que je vis combien l’existence des faibles tient à peu de chose ; combien l’indifférence des gens est grande à l’égard de ceux qui n’ont point de défenseurs naturels.

 

Tous les amis du père Lafosse, qui s’étaient promis de défendre Georgette, aussitôt qu’elle fut partie, se dépêchèrent en quelque sorte de l’oublier. La mère Aubry s’indignait quand on lui faisait des reproches au sujet de cet enlèvement, et tout le monde lui donnait raison ; le Père Domingo, du moment qu’il avait agi par ordre supérieur, ne pouvait avoir tort. Personne ne s’informait d’où venait cet ordre supérieur, qui l’avait délivré ; on aurait cru que l’Éternel lui-même avait parlé.

 

Bien des fois depuis, en passant le matin devant la petite baraque de Georgette, l’idée me revenait de frapper à la vitre et de crier :

 

« Georgette, lève-toi, c’est l’heure !… »

 

Et puis, songeant qu’elle n’était plus là, je poursuivais mon chemin tout triste et rêveur. Insensiblement cette impression s’effaça comme tant d’autres, et je ne songeai plus qu’à mes propres affaires.

 

VIII

 

Vers la fin de septembre, le seuil du Sérapéum était enlevé, notre rigole terminée, ma locomobile et ses wagons chargés sur chalands et dirigés par le canal d’eau douce vers Chalouf.

 

La plupart de nos terrassiers partaient, ils allaient offrir leurs bras plus loin, sur d’autres chantiers. L’armée de M. Lavalley, les travailleurs du fer, arrivaient ; ils installaient leurs ateliers et leurs forges en grand, pour la réparation des machines, qui ne pouvaient plus tarder à venir.

 

En attendant, les bassins 158 et 125 se remplissaient ; en novembre, on put ôter les derniers barrages et ouvrir au large les communications de notre tranchée avec les deux lacs ; l’eau douce était de niveau, du bassin de Toussoum au Nil, à la hauteur du Caire. On n’attendait plus alors que les dragues et les bateaux porteurs destinés à la section du Sérapéum. Ils stationnaient déjà dans le lac Timsah, mais M. Lavalley décida que le plus urgent était d’envoyer son matériel à la section de Suez.

 

Et voilà qu’on apprend un beau matin que les cinq dragues destinées à Suez ont franchi les écluses d’Ismaïlia et qu’elles s’avancent sur le canal d’eau douce.

 

On court sur la butte, derrière les ateliers, et l’on découvre ces grandes masses noires qui s’approchent lentement, au milieu du désert. Elles venaient remorquées par des mulets et par des hommes ; un gabari les précédait d’au moins deux kilomètres, pour empêcher ces masses de fer de s’engager dans des passages impossibles. Sur le fond vide du désert, elles paraissaient immenses.

 

Arrivées en face du Sérapéum, à l’écluse du kilomètre 16, distante de notre campement d’environ dix-huit cents mètres, elles firent halte.

 

Avant de pousser plus loin du côté de Suez, on voulait s’assurer que le passage était possible ; le gabari partit donc dans cette direction, pour s’assurer que rien ne leur ferait obstacle jusqu’au kilomètre 42, où se trouvait l’écluse suivante.

 

Mais, dès le kilomètre 21, le gabari rencontre une résistance ; on l’allège, on le redresse, rien n’y fait. On commence des sondages, et l’on constate que sur un parcours de trois kilomètres le canal d’eau douce est trop étroit dans le fond d’un mètre cinquante centimètres, et que le fond lui-même est trop haut de dix à quarante-cinq centimètres.

 

On télégraphie aussitôt la chose à M. Lavalley, qui donne l’ordre de diriger les cinq dragues sur le Sérapéum.

 

Le lendemain elles étaient en place dans notre tranchée, à deux kilomètres l’une de l’autre, et huit jours après les bateaux porteurs à clapets latéraux étant arrivés, les dragues fonctionnèrent.

 

D’autres, Jean-Baptiste, ont décrit ces machines colossales, ils les ont analysées dans toutes leurs parties ; ils ont raconté l’usure de leurs articulations par le sable et la manière de les réparer ; quant à moi, tout ce que je puis te dire, c’est qu’on n’a jamais rien vu de plus grand, de plus imposant que le travail de ces dragues, rien qui puisse vous donner une plus haute idée du génie humain et de sa puissance à vaincre les résistances de la matière.

 

Il fallait voir ces énormes hottes de fer descendre à la file sous le bateau, plonger au fond du canal, remonter pleines de sable, de vase, de déblais jusqu’au bord, s’élever, basculer en haut contre l’énorme roue à engrenage qui les tirait, verser leur charge dans le couloir et redescendre s’emplir de nouveau.

 

Chacune de ces hottes contenait quatre cents litres de sable, chacune faisait seule par jour le travail de cinquante fellahs ; et comme le chapelet de ces hottes allait son train à la vapeur, sans interruption, en tournant verticalement autour d’une grosse charpente en tôle, imagine-toi le nombre de mètres cubes qu’une drague pareille vous extrayait du canal dans un mois.

 

Encore n’étaient-ce pas les plus grandes dragues de l’Entreprise : les dragues à longs couloirs, qui faisaient jusqu’à quarante mille mètres cubes par mois, en déversant les déblais directement sur les berges, par des couloirs immenses.

 

Mais celles-ci suffisaient pour nous convaincre à l’avance que le canal maritime se terminerait quand même, chose dont nous avions douté jusqu’alors, moi tout le premier, attendu que je n’étais pas très fort en mécanique.

 

Entre nous, je crois que plus d’un ingénieur de la Compagnie se trouvait dans le même cas, de sorte que je ne suis pas trop honteux d’avouer mes doutes ; au contraire, je me fais en quelque sorte honneur d’être en si bonne société.

 

Mais c’est le bruit de ces machines, leur respiration haletante, leurs sifflements qu’il fallait entendre ; et puis le passage des bateaux à clapets, venant les accoster sous le couloir, pour recevoir les déblais, et repartant à toute vapeur se décharger dans les lacs artificiels, tandis que d’autres arrivaient prendre leur place ; c’est la circulation des bateaux à citernes, pour alimenter d’eau douce toutes ces machines ; les allées et venues des jolis canots d’employés à deux rameurs, la petite voile blanche déployée, surveillant le travail, allant chercher ou rapportant les ordres ; les visiteurs assistant du haut des berges à ce mouvement ; les hautes cheminées des dragues déroulant dans le ciel les flots de leur fumée au milieu du désert aride… C’est tout cela qu’il faudrait te représenter et que je me reconnais incapable de te dépeindre.

 

Souvent le Julien, canot à vapeur de M. Lavalley, filant ses vingt-cinq kilomètres à l’heure, passait comme une hirondelle au milieu de ce mouvement, tantôt tout bondé de visiteurs, tantôt M. Lavalley seul avec M. Cotard, ses papiers sous le bras ; ils allaient inspecter les travaux et tout vérifier par eux-mêmes.

 

Et notre pauvre campement du Sérapéum, quel changement il vit alors s’accomplir au désert !… Ah ! nous n’en étions plus au temps des cinq maisonnettes et des vingt baraques bretonnes élevées sous la direction de l’ami Gendron ; une partie de l’activité de l’isthme se portait chez nous ; c’est là maintenant qu’on allait aussi travailler en grand, et que les écus allaient rouler.

 

La nouvelle s’en était répandue du jour au lendemain, de Port-Saïd à Suez ; et les commerçants accouraient, les établissements se montaient, on apportait sa baraque comme à la foire, on clouait son enseigne, on posait ses affiches, on étalait sa marchandise.

 

Des buvettes, des cantines, même des cafés-concerts s’ouvraient. On ne s’y reconnaissait plus ; la mère Aubry avait dû fermer boutique devant la concurrence du fameux Robichon, cuisinier d’Ismaïlia, qui donnait le vin, les biftecks, les rosbifs à moitié prix ; sans parler des jolies Valaques, Italiennes, Albanaises, qui vous servaient en costume national, ce qui ne laissait pas de vous charmer les yeux en vous ouvrant l’appétit.

 

Je me rappelle même avoir vu dans ce temps s’ouvrir un théâtre sur chalands ; le fifre, la trompette, annonçaient les débuts de Mlles Angèle, Malvina, etc.

 

Oh ! l’argent… l’argent !… Quelles merveilles il fait faire, Jean-Baptiste ! Si le bruit se répandait qu’on gagne beaucoup d’argent à Tombouctou, dans le centre de l’Afrique, avant six mois Tombouctou serait peuplé comme le boulevard des Italiens.

 

Le 3 décembre, au moment de toutes ces installations, comme il s’agissait de faire passer d’autres dragues à Suez, et qu’il était bien constaté que le passage du kilomètre 23 était impossible, MM. Lavalley et Cotard vinrent au Sérapéum, ils agitèrent la question et se consultèrent avec M. Laugaudin ; après quoi, on me fit appeler. Ces messieurs me dirent que j’irais le lendemain enlever le banc de rocher, et que ce travail se ferait au compte de la Compagnie.

 

Je partis donc de grand matin pour m’établir là-bas dans une de ces petites bâtisses en pierre, hautes de trois mètres sur quatre de largeur, construites le long du canal d’eau douce de distance en distance ; enfin une baraque de cantonnier.

 

Je m’étais fait accompagner d’un cuisinier et de trois surveillants. Un comptable, M. Philipot, était aussi de la compagnie. J’avais des hommes autant qu’il m’en fallait pour les premières opérations.

 

Après avoir inspecté les lieux, je fis crever une berge du canal et lever l’écluse du kilomètre 42. Le soir, tout était à sec ; j’écrivis au Sérapéum, à Ismaïlia, à El-Guisr, de m’envoyer des travailleurs, et quelques jours après j’avais douze cents hommes à ma disposition ; les Arabes enlevaient les déblais au couffin, les Européens faisaient jouer la mine.

 

Sainbois, notre boulanger, m’approvisionnait tout cela ; tous les matins, ses chameaux arrivaient chargés de pain, de vin, de comestibles en abondance.

 

Le 23, tout était terminé, la roche était enlevée, le canal avait la largeur et le tirant d’eau voulus, les dragues n’avaient plus qu’à passer.

 

Je me souviens avec plaisir que M. Lavalley me dit :

 

– Vous avez bien conduit le travail.

 

Et qu’il me fit donner mille francs de gratification.

 

Mais quelles fatigues ! Être debout le premier, se trouver tout le jour au milieu des travailleurs et des coups de mine, et ne se coucher qu’après avoir mis la comptabilité en ordre avec l’ami Philipot ! Ceux qui n’ont pas passé par là ne peuvent s’en rendre compte.

 

En janvier 1867, j’étais à la tête d’un chantier de dragues ; j’avais en plus à surveiller la décharge des bateaux à clapets dans le bassin 158 ; il fallait baliser le bassin et faire approcher les bateaux le plus près possible des berges, avant de les décharger, autrement les premiers auraient fermé le chemin à ceux qui devaient arriver par la suite, et les lacs artificiels n’auraient pas reçu la quantité de déblais qu’ils devaient recevoir. La décharge de ces bateaux se faisait en lâchant un déclic ; dans les grandes profondeurs, le fond s’ouvrait, le sable tombait ; près des rives, les bateaux plats ouvraient leurs portes ou clapets sur le côté ; ainsi aucun espace n’était perdu.

 

IX

 

Sur la fin de janvier, les Pères de la Terre-Sainte, absents depuis cinq mois, revinrent dire la messe au Sérapéum ; je courus aussitôt leur demander des explications ; mais les braves gens avaient opéré une mutation dans leur personnel ; l’Espagnol était allé dire sa messe ailleurs ; celui qui le remplaçait s’appelait Ambrosio, un gros court, avec une grosse barbe d’un rouge sale, qui lui cachait une partie de la figure, et sentant l’ail à plein nez.

 

Quand je lui parlai de Georgette, il eut l’air de ne pas me comprendre.

 

– Je ne sais pas, signor, ce que vous voulez dire, faisait-il ; j’ignore de quelle personne vous me parlez ; le Père Domingo pourra peut-être vous en donner des nouvelles ; actuellement il est en Cilicie, je crois, pour recueillir le denier de Saint-Pierre ; mais ayez patience, mon fils, il reviendra.

 

L’odeur du personnage et son accent papelard me révoltaient ; je compris qu’il se moquait de moi, et j’en devins tout rouge ; quelques Italiens et Dalmates, qui nous observaient du seuil de la chapelle, m’empêchèrent de lui dire vertement ma façon de penser.

 

Seigneur Dieu, faut-il recourir à de pareils instruments pour répandre vos saintes doctrines ? Quelle opinion les Turcs et les Arabes peuvent-ils prendre de nous, sur de tels échantillons ? – Enfin, comme disait un homme pieux rempli de bon sens, il faut bien que notre religion soit divine, puisque ces ordres mendiants, criblés de vices, la véritable peste de l’Orient, n’ont pu la détruire… Oui, c’est la meilleure preuve qu’elle nous vient d’en haut, aucune autre religion n’a de preuves aussi solides que celle-là.

 

Je me retirai donc fort triste, n’espérant plus revoir Georgette ; d’ailleurs, j’étais le seul à m’en souvenir encore : le travail nous absorbait tous, quatre mille ouvriers finissaient à la brouette les quatre kilomètres qui nous séparaient des lacs amers, et de notre côté les dragues approfondissaient le canal sans relâche.

 

Les bassins, toujours remplis jusqu’aux bords, nous donnaient de l’eau douce en abondance ; aussi jamais nos petits jardins n’avaient été si beaux : radis, pois, salades, y foisonnaient, sans parler des plantes grimpantes qui montaient jusque sur nos baraques.

 

Ker-Forme, Philibert, – un ancien zouave, – et moi, nous faisions notre popote ensemble. Tout allait donc très bien.

 

Une seule chose m’ennuyait ; depuis quelque temps, mon saïs Kemsé-Abdel-Kérim maigrissait à vue d’œil, ce n’était plus le même garçon, gai, riant, que tout le campement m’enviait à cause de sa belle humeur ; il semblait toujours rêvasser et négligeait son service.

 

À chaque instant j’étais forcé de le brusquer, de le rappeler à l’ordre ; finalement, un beau matin il vint me dire :

 

– Je pars.

 

– Tu pars !… Pour aller où ?

 

– À Kartoum, mon pays ; je suis assez riche, je m’en vais.

 

Naturellement, cela m’ennuya ; mais je n’ai pas l’habitude de retenir les gens malgré eux ; je lui réglai son compte, et, supposant qu’il avait peut-être la nostalgie et qu’après avoir vu son pays il ne serait pas fâché de revenir, je le prévins que pendant deux mois j’attendrais pour le remplacer définitivement.

 

Il parut bien heureux et se mit en route.

 

En attendant, comme je ne pouvais pas me passer de domestique, je pris un autre saïs, un jeune nègre venu du Soudan, noir et luisant comme des bottines bien vernies, et la tête crépue comme un agneau ; il s’appelait Achmet et courait devant Choubra durant des kilomètres, sans reprendre haleine ; souvent le pauvre diable me faisait de la peine, je lui criais de rester en arrière, mais il ne voulait pas m’entendre.

 

Nous avions en outre un cuisinier fellah, Charaf, grand, sec, grêlé jusqu’au bout du nez, et qui s’entendait à rôtir le mouton et la volaille comme pas un cuisinier d’Europe.

 

Ma position était donc améliorée, j’aurais dû me trouver heureux, mais tout cela ne m’empêchait pas de regretter le bon temps du Sérapéum, où nous vivions en famille, le temps de la sécheresse, des sauterelles, des cinquante degrés à l’ombre… voilà l’homme !

 

Peut-être le souvenir de Georgette n’était-il pas étranger à mes regrets ; même au milieu des travaux, il m’arrivait de songer à elle et de m’indigner contre Charlot et Van den Bergh, qui m’avaient écarté du campement par ruse, pour faciliter leur enlèvement aux moines ; cette pensée me rendait tout mélancolique.

 

Un soir, revenant à pied de mon bassin 158, je rencontrai le vieux chamelier Saad-Méhémèche ; nous n’avions plus de rapports ensemble depuis l’arrivée des dragues, et je poursuivais mon chemin, en lui faisant un petit signe de main d’ancienne connaissance, lorsqu’il me dit :

 

– Attends, conducteur, j’ai quelque chose pour toi.

 

Il fouillait dans sa robe, et finit par me remettre un chiffon de papier tout crasseux, en disant :

 

– Tiens, c’est à toi !

 

C’était une lettre de Charlot, remontant à plusieurs mois.

 

– Qui t’a remis cela ? dis-je au vieux bédouin.

 

– Arambourou-Omar, le mouker de Suez en revenant d’Ismaïlia, le troisième jour avant la fin du Ramadan ; il s’est arrêté sous ma tente et m’a demandé si je te connaissais ; j’ai dit oui… et voilà !

 

– Tu ne pouvais pas venir plus tôt ?

 

– Je t’ai cherché, conducteur ; je pensais toujours à toi ; mais depuis que tu travailles sur l’eau, je ne te vois plus, et puis j’ai été malade.

 

– C’est bon, lui dis-je en fourrant brusquement la lettre dans ma poche, quand je serai pressé, je t’enverrai en courrier.

 

Et je partis de mauvaise humeur.

 

Cette lettre m’avait rappelé la petite ; j’allais devant moi tout pensif ; il me semblait revoir la pauvre enfant, entendre ses joyeux éclats de rire.

 

L’idée de lire ma lettre ne me venait pas, c’est machinalement que je l’avais fourrée dans ma poche, je pensais : « C’est une lettre d’excuse… une farce ! » Mais, arrivé dans la baraque, me trouvant seul avec Charaf, qui faisait sa cuisine, par curiosité je la lus.

 

Tiens, la voici, Jean-Baptiste ; hier, en fouillant mes vieux papiers pour te raconter mon histoire, je l’ai trouvée ; écoute :

 

« Ismaïlia, le 10 septembre.

 

» Mon cher Montézuma,

 

» M. Van den Bergh est mort avant-hier à l’hôtel Noger ; il m’a chargé de liquider ses affaires en Hollande et dans l’Amérique du Sud, et je pars ce soir même, sans pouvoir remplir la mission qu’il m’avait confiée d’abord en ta présence, au sujet de Georgette Lafosse. Je me repose sur toi pour veiller au sort de cette enfant jusqu’à mon retour ; les bons sentiments que je te connais, et l’intérêt que je t’ai vu témoigner à Georgette Lafosse, me donnent pleine confiance dans ta vigilance et ton dévouement. Tout me porte à croire que Georgette est la fille de M. Van den Bergh et qu’elle doit succéder à son immense fortune. Il a fait un testament en sa faveur avant de mourir, mais sous condition.

 

» Pour te mettre à même de remplir les intentions de M. Van den Bergh et les miennes, je vais t’ouvrir un crédit de mille livres sterling sur la maison Sinadino, d’Alexandrie ; tu pourras toucher cette somme à mesure des besoins, et tu retireras d’abord Georgette Lafosse de la triste position où je l’ai vue ; tu l’installeras dans un bon établissement d’éducation, soit en France, soit ailleurs. Il est inutile de rien ménager sous le rapport de la dépense ; il faut que tout soit convenable ; mais je te recommande la plus grande discrétion.

 

» Dès mon retour en Égypte, il s’agira de recueillir les preuves légales de la filiation, car le sort du testament en dépend, et la famille aura le plus grand intérêt à les faire disparaître… Il importe que je prenne les devants dans tous les consulats où cette preuve peut exister.

 

» Tu me comprends… Je n’insiste pas davantage, mon cher Goguel, et je te serre la main de tout cœur.

 

» Ton vieux camarade,

 

» Charles Hardy. »

 

» P. S. La poste est déjà partie, mais le mouker Arambourou part à l’instant, il te remettra lui-même cette missive, c’est plus sûr. »

 

Figure-toi mon indignation à cette lecture : les moines avaient donc agi pour leur propre compte en enlevant Georgette… Ils voulaient bien sûr happer sa succession ; mais comment avaient-ils pu savoir que la pauvre enfant était fille de Van den Bergh, homme riche, étranger au pays et prêt à la reconnaître ? Le gueux de mouker leur avait donc communiqué la lettre ?

 

Je courus tout de suite au campement des chameliers pour m’en assurer. Le vieux Saad-Méhémèche se trouvait là ; il fut tout surpris de mon animation, lorsque je l’interrogeai sur le papier.

 

– Quand Arambourou t’a-t-il vu, lui dis-je, à quelle heure ?

 

– Il est arrivé juste à la nuit ; l’étoile était déjà levée, fit-il, nous mangions, mes enfants et moi ; je lui ai dit de s’asseoir, il a mis la main dans l’écuelle…

 

– C’est bon, je ne te demande pas ce qu’il a mangé ; mais venait-il directement d’Ismaïlia ?

 

– Oui.

 

– Il ne s’était arrêté nulle part ?

 

– Non, il s’est arrêté juste à la nuit, près de nos tentes, pour manger, car nous étions en Ramadan ; l’étoile venait de se lever, et il avait faim, n’ayant pas mangé de la journée, comme tout bon croyant.

 

– Et alors il t’a remis la lettre ?

 

– Oui ; il m’a demandé d’abord : « Tu connais le conducteur chez lequel j’ai fait halte avec mes gens, voilà six jours ? » – j’ai répondu que je te connaissais ; alors il m’a remis le papier pour toi, et je l’ai gardé jusqu’à ce que je t’aie vu moi-même. »

 

Comme il parlait, la réflexion me vint que Charlot n’avait écrit sa lettre que le 10 septembre, six jours après sa visite au Sérapéum, et que les moines étaient venus faire le coup la veille de ce jour ; ils n’avaient donc pu connaître la missive, leur action l’avait devancée.

 

Je remerciai le vieux chamelier de ses explications et je repris le chemin du campement.

 

Si Charlot ne m’avait pas demandé le secret, ma première pensée aurait été de consulter M. Laugaudin, Saleron et tous les amis capables de me donner un bon conseil, car je n’ai pas l’habitude de ce genre d’affaires, moi ; je n’aime pas les longs détours et je vais directement au but ; mais dans le cas particulier, étant forcé de me taire, tout s’embrouillait dans ma tête, et, le souper terminé, je me promenai plus d’une heure dans ma baraque, me demandant comment réclamer la petite, qui pourrait m’aider, quel moyen prendre.

 

Malheureusement, plus j’y songeais, plus cela me paraissait difficile ; je finis par me coucher, renvoyant les réflexions au lendemain.

 

Il paraît que j’y rêvai toute la nuit, car ma première idée en me levant fut de confier l’affaire à Yâni Olympios. Tous ces Grecs, même les plus bornés, sont remplis de ruse ; ils s’entendent comme des larrons en foire ; l’idée de mettre la bande des Grecs sur le dos des moines me parut une inspiration lumineuse.

 

Yâni Olympios aimait Georgette ; je soupçonnais même un peu la petite de le regarder d’un œil favorable ; mais, à cette heure que les Pères de la Terre-Sainte tenaient l’oiseau sous leur griffe, il n’y avait plus aucun danger du côté d’Olympios, je pouvais me fier à lui.

 

Malgré cela, c’était grave, et je ne me pressais pas, quand l’ordre m’arriva d’aller à Kabret-el-Chouche, à quarante kilomètres du Sérapéum, établir un nouveau chantier au milieu des sables, pour la continuation du canal maritime vers Suez.

 

J’allais être employé principal à 416 francs par mois, sans parler des autres avantages, car, en plus de mes appointements, j’avais un dixième sur les travaux, d’après un prix fixé d’avance par M. Cotard ; mais la position par elle-même laissait beaucoup à désirer, il fallait un bon tempérament pour y vivre.

 

Représente-toi, au milieu d’une plaine immense brûlée par le soleil d’Égypte, sans un brin d’herbe et sans une goutte d’eau, un monticule de galets agglomérés, d’où l’on ne découvrait rien, absolument rien que le désert à perte de vue ; voilà Kabret-el-Chouche, entre les grands et petits lacs amers.

 

Quant à ces lacs, c’étaient d’anciens marais desséchés, que la mer Rouge avait remplis quelques milliers d’années avant nous ; le soleil ayant pompé l’eau après sa retraite, les coquillages et les galets étaient restés au fond, avec des plaques de sel, qui craquaient sous vos pieds comme des coquilles d’œufs.

 

Du Sérapéum à Chalouf, ces lacs mesuraient environ quarante kilomètres, sur une largeur variant de dix à vingt.

 

La mer Rouge les avait abandonnés en deux fois ; elle s’était retirée d’abord des grands lacs enfoncés dans le désert, puis, après un repos, des petits lacs rapprochés de ses rives, chose visible, car entre les deux s’étendait un large banc de sable, formant un second rivage amoncelé sur ses bords avant sa retraite définitive dans le golfe de Suez.

 

À l’ouest de la barre se trouvait la butte de Kabret-el-Chouche (le Tombeau des Oiseaux), ainsi nommée par les bédouins, sans doute parce que des quantités d’oiseaux aquatiques avaient laissé là leurs ossements, à l’époque où les marais salants entouraient ces solitudes.

 

La ligne droite du canal maritime devait couper cette barre, pour arriver dans les petits lacs et plus loin à Chalouf, puis dans la plaine de Suez.

 

Je te dis cela tout de suite, pour te faire connaître ma nouvelle destination ; j’avais déjà poussé plus d’une reconnaissance dans cette direction, aux grands passages des cailles, en automne, et j’avais découvert au loin l’îlot de Kabret-el-Chouche, sans me douter que j’irais passer là deux années de ma vie.

 

Enfin, aussitôt mes ordres reçus, ma décision était prise. Je fis mon paquet, je mis mes poules, mes dindes et mes lapins sous la surveillance de Charaf, puis, avant de seller Choubra, je dis à mon saïs Achmet d’aller prévenir Olympios que j’avais des communications à lui faire et que je l’attendais dans ma baraque.

 

Il partit en courant, et M. Olympios ne tarda point à paraître.

 

Je le vois encore arriver dans sa polonaise, le tarbouche sur l’oreille et l’air grave.

 

– Vous m’avez fait appeler, monsieur Goguel ? me dit-il.

 

– Oui, monsieur Olympios ; donnez-vous la peine d’entrer, et toi, Charaf, va voir dehors si j’y suis.

 

Le cuisinier sortit ; alors, me retournant brusquement vers le Grec, je lui demandai :

 

– Vous avez aimé Georgette ?

 

Et comme il hésitait à répondre, j’ajoutai :

 

– Vous n’étiez pas le seul ; tous les honnêtes gens du Sérapéum aimaient cette pauvre enfant ; elle ne méritait pas de tomber entre les mains des moines ; c’est abominable.

 

– Oui, c’est abominable ; cela m’a fait de la peine, dit-il, beaucoup de peine.

 

Je remarquai qu’il avait les yeux troubles, et j’en fus touché.

 

– Asseyez-vous, lui dis-je ; et d’abord lisez-moi ça. Je lui présentai la lettre de Charlot, qu’il se mit à lire, penché sur sa chaise, le coude sur la table, avec la plus grande attention.

 

Il la lut deux fois, et c’est alors que je me rendis compte du caractère de ces Grecs ; au lieu de se fâcher, il devint tout pâle, puis une légère rougeur colora ses joues ; il déposa la lettre au bord de la table pour rouler une cigarette, et, comme je voulais parler, il me dit à voix basse, en me posant la main sur le bras :

 

– Attendez, monsieur Goguel, je n’ai pas fini.

 

Il se remit à lire, exhalant la fumée par les narines, comme ils le font tous.

 

Je l’observais ainsi depuis deux minutes, lorsque, se relevant lentement, il me dit, en jetant son bout de cigarette par la porte d’un air flegmatique :

 

– Tout cela, je le savais déjà.

 

– Comment, vous le saviez ?

 

– Oui, quatre ou cinq jours après l’enlèvement de Georgette, j’avais pris toutes mes informations.

 

Et voyant dans ce moment quelqu’un passer dehors, il cria :

 

– Hé ! Angélo ! Angélo !

 

C’était le second du Dr Chabassi, qui passait dans la rue, un docteur de la fabrication de M. Aubert-Roche, autrefois simple porte-mire au campement de Raz-el-Ech, et devenu du jour au lendemain médecin en titre. Aussi tout le monde l’appelait en riant : le docteur de la Faculté de Raz-el-Ech !

 

– Eh bien, fit-il en entrant, qu’est-ce que vous désirez, monsieur Olympios ?

 

– Tenez, racontez donc à Goguel votre aventure d’Ismaïlia… vous savez, l’histoire des moines… vous pouvez tout dire. M. Goguel est des nôtres.

 

– Ah ! fit-il, je sais tout l’intérêt que M. Goguel portait à Georgette.

 

Et sans autre préambule, s’asseyant au bout de la table, les jambes croisées, il me raconta qu’environ cinq mois avant, se trouvant à l’hôtel Noger, en train d’extraire une dent à la dame de l’établissement, on était venu l’appeler en toute hâte pour un malade qui se mourait à côté.

 

– Je n’eus que le temps de serrer mon instrument, dit-il, de replier ma trousse et de grimper quatre à quatre à la galerie. Arrivé là, je vis, sous une grande tente dominant le lac Timsah, un monsieur déjà pâle comme la mort, étendu sur un lit, entouré d’un grand nombre de personnes, entre autres Arambourou-Omar, le mouker de Suez, un agent consulaire, cinq ou six autres personnages et deux moines, l’un le Père Domingo, et l’autre appelé, je crois Tomasio, de la Propagande romaine, un beau moine napolitain à barbe noire et large tonsure, qui se tenait debout au pied du lit, levant un crucifix qu’il montrait au moribond.

 

L’agent consulaire, assis devant un petit bureau, taillait sa plume, attendant que le monsieur revînt à lui, car il avait perdu connaissance. Sa face était baignée de sueur. Je lui fis humecter les tempes de vinaigre et je lui donnai mon flacon de sels à respirer. Il ne me quitte jamais, monsieur Goguel, tenez, le voilà.

 

– Bon… bon… monsieur Angélo, je vous crois… Après !

 

– Eh bien, après, il revint à lui et se mit à dicter son testament. C’était un riche planteur de Java, un nommé Van den Bergh. Il parlait avec le plus grand calme, et légua tout son bien, une fortune considérable : des navires, des plantations, des esclaves, il légua tout sans exception à la fille d’un certain Julien Desrôses, et finit par dire que ce Julien Desrôses n’était autre que Bernard Lafosse, mort du choléra au Sérapéum, et la légataire, sa fille Anne-Louise-Georgette.

 

– Vous avez entendu cela, monsieur Angélo ?

 

– Comme je vous entends, fit-il ; et les moines aussi l’ont entendu ; le Père Domingo, penché sur le lit du monsieur et l’oreille tendue, recueillait son moindre souffle.

 

– Oh ! les gueux ! m’écriai-je ; c’est pour sa succession qu’ils ont enlevé la petite !

 

– Parbleu ! dit Olympios en ricanant ; mais je me charge de leur apprendre qu’on n’est pas plus bête qu’eux.

 

L’indignation me possédait, et je criai :

 

– Où peuvent-ils l’avoir emmenée ?… où ?… où ? Voilà ce qu’il faudrait savoir.

 

– Cela ne signifierait rien, dit Olympios. Si nous conduisons bien l’affaire, ils seront forcés de la rendre eux-mêmes, mais surtout gardons le secret ; votre ami M. Hardy n’a pas tort, la famille aura le plus grand intérêt à faire disparaître les preuves de la filiation, et, si la chose s’ébruitait, les moines auraient aussi le plus grand intérêt à les rechercher, pour les vendre aux héritiers deux ou trois petits millions ; vous comprenez, monsieur Goguel ?

 

Il clignait de l’œil, et je faisais semblant de comprendre ; mais toutes ces histoires de preuves, de filiation, de micmac en tout genre, n’ont jamais pu m’entrer dans la tête ; les Grecs, au contraire, nageaient là dedans comme le poisson dans l’eau, c’est leur élément naturel.

 

Enfin Achmet, que j’avais envoyé chercher Choubra, revint ; le cheval piaffait à la porte, et je n’en fus pas fâché.

 

– Tout ce que vous me racontez là est clair, dis-je aux Grecs, je m’en rapporte à vous ; mais il faut que je parte pour Kabret-el-Chouche, et j’espère que vous me donnerez des nouvelles.

 

– Partez tranquillement, me dit Olympios, et comptez sur moi, j’aurai soin de vous tenir au courant.

 

Ils sortirent là-dessus ; je bouclai mes éperons et je me mis en route pour Chalouf, heureux d’avoir laissé les affaires de Georgette en aussi bonnes mains.

 

X

 

L’ordre que j’avais reçu me mettait à la disposition de M. Montrichard, chef de section à Chalouf ; la section des Petits-Lacs, quoique distante de ce campement d’au moins vingt kilomètres, était par le fait une de ses sous-sections.

 

C’est à Chalouf que se concentrait en ce moment le plus grand travail ; huit à dix mille ouvriers occupaient sa tranchée ; le sol se composait en partie de rocher, et, depuis le début, on n’avait pas cessé d’en extraire mille à quinze cents wagons par jour.

 

Impossible de se représenter un tel gouffre ; plusieurs chantiers se trouvaient au fond même du canal ; la mer Rouge, à quelques kilomètres, le dominait de huit mètres ; ses infiltrations menaçaient de tout engloutir ; des pompes énormes, de distance en distance, en épuisaient l’eau et la jetaient par des coulottes dans l’ancien canal des Pharaons, qui la déversait dans le désert. Ces pompes marchaient jour et nuit.

 

Quant au campement, il s’étendait entre le canal d’eau douce et le canal maritime, distants l’un de l’autre en cet endroit d’environ cinq cents mètres ; tout cet espace était rempli de constructions variées, les unes en briques cuites au soleil, les autres en torchis.

 

Dans l’origine, toutes ces constructions s’étaient faites au hasard ; la seule chose qu’on eût ménagée, c’étaient des rues entre les bâtisses ; mais plus tard, à l’époque dont je parle, comme on ne trouvait plus de place pour les déblais le long du canal, les wagons allaient se décharger dans les rues. Ces déblais, s’élevant de jour en jour, bouchaient les portes et les fenêtres, et finissaient par écraser les baraques, d’où les gens se sauvaient à la dernière minute, emportant tout ce qui leur tombait sous la main.

 

Tâche de te figurer ces tas de roches et de terre allant les uns par-dessus les autres comme des montagnes, et, parmi ces décombres, ici un cabaret : À la Belle Hélène, plus loin un poste de cawas, ailleurs la cabane d’un surveillant, surmonté de son petit pavillon blanc et bleu, portant les deux grosses lettres B. -L. (Borel-Lavalley), et puis encore un tripot fourmillant de Grecs et d’Arabes, un piéton, avec sa gibecière, courant porter les ordres de service, des bandes d’ouvriers en blouse, en vareuse, des Arabes tout nus, la pioche et la pelle sur l’épaule, allant à l’ouvrage. Que sais-je ? Il faut avoir vu ce spectacle, cette confusion de gens de tous pays, accourus pour avoir leur part des millions tambourinés par les journaux jusqu’au bout du monde.

 

C’est au milieu de tout cela que j’arrivai vers cinq heures du soir, et que je m’arrêtai devant les écuries de l’Entreprise.

 

Le gros Bernard, de Saucy, surveillant des écuries, vint aussitôt prendre la bride de Choubra et me serrer la main. Je lui dis ma nouvelle destination, ce qui le réjouit beaucoup, car, étant de la même section, nous devions nécessairement nous rencontrer plus souvent et nous entretenir des nouvelles du pays.

 

Mais Bernard m’avertit que M. Montrichard était un fort mauvais coucheur, qu’il ne s’entendait avec personne et trouvait moyen de vexer tout le monde, depuis ses premiers employés jusqu’au dernier ouvrier de l’Entreprise.

 

– Méfiez-vous, disait-il, c’est un renard ; vous verrez cela tout de suite à sa mine.

 

Je riais, et me rendis ensuite chez ce monsieur, dont le portrait se rapportait assez bien à ce que Bernard m’en avait dit. Il avait une fort jolie femme, qui ne devait pas avoir les sept joies du paradis en sa société, mais cela les regardait.

 

M. Montrichard, sur le vu de mon ordre, me renvoya sans explications à M. Rodolphe, sous-chef de section aux Petits-Lacs.

 

M. Rodolphe était un brave homme, qui me reçut en camarade. Nous dînâmes gaiement ensemble. Sa bonne figure bourguignonne, aux gros favoris ébouriffés, me plut, et je crois que ma physionomie lui revint également, car, vers la fin du repas, il me dit :

 

– Je vois, Goguel, que vous êtes un excellent garçon ; c’est un grand point de se convenir, quand on a la perspective de passer ensemble de longs mois au désert. Vous me convenez, et j’espère que tout ira bien. Moi, je suis un peu vif, j’ai mes défauts… Mon Dieu ! qui n’a pas les siens ? L’essentiel, c’est d’être franc, ouvert, et de remplir exactement son service. Nous tâcherons de faire en sorte que MM. Lavalley et Cotard soient contents de nous. Seulement, nous avons pour chef immédiat un être insupportable, ce Montrichard… Ah ! vous ne saurez jamais le mal qu’il m’a fait depuis deux ans, toutes les mauvaises chicanes qu’il m’a cherchées, tous les détours qu’il a pris pour me nuire dans l’esprit de ces messieurs. Quelle chance nous aurions, si notre sous-section devenait une section indépendante !

 

– D’autres m’ont déjà raconté que ce monsieur n’est pas d’un commerce fort agréable, lui répondis-je en riant.

 

– Ah ! quel mauvais fond il a, dit-il, c’est à ne pas y croire !

 

Ce bon père Rodolphe paraissait désolé ; mais, s’étant remis, nous arrêtâmes d’aller le plus tôt possible jeter un coup d’œil sur notre futur campement.

 

Je passai la soirée avec quelques anciens camarades du Sérapéum, et le lendemain de bonne heure, mon chef de section et moi, nous étions sur le chemin de Kabret-el-Chouche.

 

La chaleur, en ce mois de mars, reprenait vigoureusement ; la lumière reflétée par les bancs de sel était éblouissante, mais le galop de nos chevaux nous donnait de l’air.

 

Au bout d’une heure environ, nous arrivâmes au Tombeau des Oiseaux, l’endroit le plus sec et le plus aride que j’aie vu de ma vie ; pas un insecte ne bourdonnait aux environs, pas un lézard ne rampait sur le sable, tout était mort.

 

En haut de la butte nous trouvâmes quelques planches et voliges entassées pour la construction des premières baraques ; je crois que, depuis Sésostris, personne, sauf peut-être quelques bédouins égarés, n’avait allumé de feu sur ce plateau.

 

Nous découvrions au sud les montagnes rocheuses de l’Attaka, à l’ouest, un peu plus près, le Djebel-Geneffé, d’où l’on avait tiré des blocs de pierre pour la construction des écluses du canal d’eau douce, puis, au fond de l’horizon, les grands lacs, dont les bancs de sel brillaient comme de la neige.

 

Du côté de la Syrie apparaissaient quelques touffes de tamaris ; c’est ce qu’on a nommé la forêt d’El-Ambach.

 

Hélas ! quelle forêt… Cela ne ressemblait guère à nos Vosges ; de deux en deux cents pas, une touffe énorme couvrait d’un peu d’ombre la terre poudreuse, où se marquaient le pas d’une hyène, d’une gazelle, ou les pieds nus de quelque bédouin à la recherche de brindilles pour son fagot.

 

Et pas un oiseau, malgré les belles descriptions qu’on a faites là-dessus.

 

Nous regardions l’immensité du désert et nous n’entendions que le souffle de nos chevaux.

 

Tout à coup M. Rodolphe, étendant le bras me dit :

 

– Dans cette direction, Goguel, à huit kilomètres, passe le canal d’eau douce.

 

En effet, il me sembla voir quelque chose, une hutte de cantonnier, puis cinq ou six chameaux se dirigeant vers nous à travers la solitude.

 

Je le dis à M. Rodolphe, qui supposa que c’étaient nos porteurs de planches, arrivant du canal d’eau douce avec un second chargement.

 

Là-dessus, nous poussâmes un temps de galop dans les grands lacs ; il m’indiqua le tracé du canal, estimant que nous aurions bien deux millions deux cent mille mètres cubes à déplacer, ce qui nous prendrait un certain temps.

 

J’étais de son avis, et, notre inspection terminée, nous reprîmes le chemin de Chalouf.

 

Voilà, Jean-Baptiste, ma première visite à Kabret-el-Chouche, entre les grands et les petits lacs amers.

 

Deux jours après, j’allai m’établir sur la butte, avec un maître charpentier et quelques ouvriers de Chalouf ; nous y construisîmes deux grandes baraques en planches, de vingt mètres de long sur huit mètres de large, parallèles l’une à l’autre et séparées par un espace de huit mètres. Cet intervalle formait une cour intérieure ouverte au nord, ce qui permettait à l’air d’y circuler. Ainsi nous eûmes autant de fraîcheur qu’il était possible d’en espérer sous ce ciel brûlant.

 

Derrière ces deux casernes, que nous avions couvertes avec des nattes en roseaux, j’établis les cuisines, et plus loin, au pied de la butte longeant le canal, nos bureaux et les écuries.

 

L’eau recouvre maintenant tout cela, sauf l’emplacement où s’élevaient les deux grandes baraques sur le plateau.

 

Pour ce qui regardait les travaux à faire dans les petits lacs, il était prévu que nous serions forcés d’y creuser un chenal, dont les déblais seraient jetés sur les côtés et formeraient berge, pour empêcher le battement des vagues de les rejeter dans le canal.

 

On voit encore maintenant au milieu du lac, à trois kilomètres de Kabret-el-Chouche, un îlot ovale d’environ quarante mètres de long ; cet îlot, c’est moi qui l’ai fait ; j’avais établi là mon poste de surveillance dans une hutte comme au Sérapéum ; à mesure que les travaux avançaient je déplaçais ma baraque, pour être toujours au milieu des ouvriers, de sorte qu’à la fin elle se trouva juste en face de Kabret-el-Chouche, où débouchait notre tranchée dans les petits lacs.

 

Mais nous avions encore quelques chemises à suer avant d’en être là, Jean-Baptiste.

 

Dès que la première baraque fut terminée, j’envoyai l’ordre à Charaf de venir avec ma basse-cour, mes meubles, ma provision de conserves alimentaires, et tout ce qui m’appartenait.

 

Il arriva. Nous mîmes tout en ordre dans l’une des cases, la plus au nord.

 

J’avais deux chambres, une cuisine et une petite cour où je fis plus tard un jardin.

 

Huit jours après, M. Rodolphe vint à son tour, accompagné du personnel, qui se composait de deux conducteurs : le papa Moulin, un bon vieux marin, suivi de sa femme et de son fils, petit bonhomme de dix ans ; puis le nommé Roux, grand et solide gaillard à barbe noire, ancien maréchal des logis d’artillerie, qui ne manquait pas de vigueur à l’occasion.

 

Sous mes ordres, j’eus comme surveillants un Italien, Agazi, qui m’avait suivi du Sérapéum, et un Hongrois nommé Sikoski.

 

C’était un homme instruit, connaissant plusieurs langues, entre autres l’arabe, le grec, le turc, l’anglais, l’allemand, etc., un vieux compagnon de Kossuth, blessé d’une balle au genou ; cela le faisait boiter un peu, mais ne lui ôtait rien de son activité et de son énergie.

 

Que de fois il m’a parlé, les larmes aux yeux, de son ancienne position, de ses espérances de jeunesse et des malheurs de sa patrie !

 

Le pauvre Sikoski me faisait de la peine ; je me représentais le malheur d’avoir tout perdu, jusqu’au foyer de sa maison, et d’errer à l’aventure dans le monde ; mais depuis nous en avons vu bien d’autres !… C’est chose commune aujourd’hui de rencontrer des gens qui ne savent plus où reposer leur tête, par la faute d’un tas de gueux qui s’en moquent et qui réclament le droit de recommencer leurs exploits.

 

Mais cela n’entre pas dans l’histoire du canal.

 

Le personnel s’établit dans les baraques. M. Rodolphe et moi nous prenions nos repas ensemble.

 

Charaf avait apporté du Sérapéum soixante et dix pièces de volailles, nous en mangions une tous les jours ; mes lapins ouvrirent la marche, attendu que la salade et les feuilles de choux étaient rares dans nos environs ; le grain se transporte et se conserve à volonté.

 

Les matériaux et les provisions continuaient de nous venir par le canal jusqu’au kilomètre 42, où nos chameaux allaient les prendre.

 

Dès la fin d’avril, les travaux de nivellement étaient faits, les piquets plantés, avec leur cote de hauteur par rapport au niveau de la mer, et les tâches de dix mètres en dix mètres marquées du côté Asie et du côté Afrique.

 

Les Arabes venaient déjà par petites bandes, et tous les jours de grand matin j’étais à cheval pour me rendre au chantier, à neuf kilomètres du campement.

 

Là, je m’abouchais avec ces gens, je leur fixais le prix de chaque tâche, en raison du nombre de mètres cubes à extraire, leur expliquant tout en détail et les encourageant à se décider.

 

Une fois la tâche entreprise, je leur faisais distribuer les pioches, les pelles et les brouettes nécessaires, avec deux panneaux mobiles, qui se posaient en bonnet de police, pour s’abriter à l’heure des repas et la nuit.

 

À cela se passaient mes journées, ainsi qu’à la surveillance des travaux.

 

Le soir, on mettait ordre à la comptabilité, on soldait le compte de ceux qui avaient fini leur tâche ; et la nuit venue, après souper, on s’étendait en chemise dans la cour, sur des nattes, pour fumer sa cigarette, causer des travaux, de la France, et des nouvelles du jour dans l’isthme.

 

Je me souviens qu’un jour, dans ces premiers temps, comme nous finissions de déjeuner, M. Rodolphe et moi, et que je m’apprêtais à retourner au chantier, nous aperçûmes tout au loin, du seuil de notre baraque, une longue cavalcade qui venait à toute bride, soulevant des flots de poussière ; on aurait dit un coup de vent tourbillonnant sur nos routes de France.

 

J’ai toujours eu de bons yeux, et je criai :

 

– C’est M. de Lesseps avec sa société ; c’est tout le grand monde d’Ismaïlia !… Vite, mettons un peu d’ordre chez nous… Charaf, un coup de balai… Allons, allons, qu’on se remue… Avant dix minutes, ils seront ici… Et rentrant, je me dépêchai d’arranger la table, de passer la serviette dans mes verres et de remplir d’eau les gargoulettes. Après quoi je m’élançai dehors ; la cavalcade arrivait : M. de Lesseps en tête, sur son Simoun, le couffi noué sur le menton, il montait la butte au galop ; puis deux ou trois autres, des personnages de distinction ; puis M. Lavalley, M. Borel, M. Cotard, au milieu des dames en amazones ; et bien loin derrière eux, le petit Dr Angélo trottant sur sa grande bique.

 

Quel mouvement à l’arrivée de tout cela dans la cour !… On riait, on se félicitait d’être arrivés si vite.

 

Moi, j’avais pris la bride de deux ou trois chevaux fringants, que je passais à Charaf.

 

– Eh bien, Goguel, me disait M. Cotard tout joyeux, vous voyez qu’on ne vous oublie pas ; cela marche, à ce qu’il paraît ? les piquets sont établis, les tâches distribuées et le travail commencé par les Arabes ?

 

– Oui, monsieur Cotard. – Donnez-vous la peine d’entrer, mesdames.

 

Elles entraient, relevant leurs longues robes sur le bras. C’étaient, Jean-Baptiste, des dames du plus grand monde, et belles… je ne te dis que cela.

 

Il faut avoir vécu dans les sables du désert durant des mois, pour bien savoir ce que c’est qu’une femme jeune, belle, gracieuse, et quel tapage son apparition fait dans votre cœur.

 

Elles étaient entrées dans la chambre où nous mangions.

 

J’offrais ce que j’avais, je montrais mon vin, mon eau fraîche, mon vermouth et mon café froid, balbutiant :

 

– C’est tout ce que j’ai !

 

Et les messieurs acceptaient ; le papa de Lesseps, vif, fringant comme à vingt-cinq ans, faisait aux dames les honneurs du campement ; il les invitait à se rafraîchir ; malheureusement, je n’avais ni glaces ni sirops !

 

– Ah ! disait le Président en me regardant de ses yeux vifs, puisque vous nous recevez ainsi, Goguel, je vous préviens que nous reviendrons. Et, reprit-il, je vous amènerai ma bru, qui désire voir Kabret-el-Chouche.

 

Jamais il n’avait été plus gai, plus aimable ; j’en étais aux anges.

 

M. Rodolphe, un peu timide de sa nature, se tenait au second plan. C’est moi qui recevais.

 

Quant à M. Lavalley, qui s’entendait à vivre au désert, il était entré dans une de mes cases pour se passer un peu d’eau fraîche sur la figure ; puis, rentrant dans la salle, il s’informait des travaux.

 

Ainsi se passa plus d’une heure.

 

On était sorti pour respirer sous les nattes de la cour. Au moment de partir, MM. Lavalley et Cotard, nous prenant à part, annoncèrent à M. Rodolphe que notre sous-section serait à l’avenir une section : la section des Petits-Lacs, et qu’il en dirigerait les travaux.

 

Tu ne saurais te figurer l’émotion de cet excellent homme ; il balbutiait des remerciements, promettant que tout irait bien.

 

Ils le savaient, car M. Rodolphe, depuis longtemps, avait fait ses preuves sur les chemins de fer français, avant de venir dans l’isthme.

 

Enfin, vers trois heures, tout ce beau monde, ayant vu ce qu’il voulait voir, se remit à cheval. Je me souviens avoir présenté l’étrier au plus joli brodequin de la cavalcade, avoir reçu des poignées de main affectueuses et avoir vu la brillante société s’éloigner comme elle était venue, au triple galop de ses chevaux enragés.

 

M. Rodolphe et moi nous regardions du haut de la butte ; quand le tourbillon de poussière eut disparu, tournant les yeux de mon côté et me tendant la main, le brave homme s’écria d’un accent de soulagement inexprimable :

 

– Me voilà donc débarrassé de mon cauchemar ! Il n’était pas trop tôt, mon cher Goguel !… Maintenant, en route, et bon courage, nous sommes sauvés !

 

Il riait, et j’étais presque aussi content que lui.

 

J’allais partir pour le chantier, Achmet me présentait la bride de Choubra, et je mettais le pied à l’étrier, lorsque le petit Dr Angélo, resté au fond de la cour vint me saluer agréablement.

 

– Ah ! c’est vous ? lui dis-je. Vous venez du Sérapéum ?

 

– Oui, monsieur Goguel, et j’y retourne après ma tournée d’inspection.

 

– Eh bien, faites mes compliments à votre compatriote M. Olympios ; il remplit joliment ses promesses !… Pas un mot de notre affaire depuis trois semaines !…

 

Il souriait et me répondit :

 

– Pour avoir des nouvelles certaines, monsieur Goguel, il faudrait pouvoir mettre des gens en campagne ; les gens ne marchent pas sans qu’on leur graisse un peu les bottes, vous comprenez ? Nous savons maintenant que les Pères de la Terre-Sainte ont emmené Georgette à Jaffa ; mais pour aller plus loin, il faudrait un peu d’argent.

 

Comme je ne répondais pas, il ajouta tranquillement :

 

– Il ne tiendrait qu’à vous d’avoir des nouvelles tous les huit jours…

 

– Comment cela ?

 

– Sans doute ! N’avez-vous pas une lettre de crédit sur la maison Sinadino, d’Alexandrie ? Quatre mots suffiraient : « Bon pour cent livres sterling, Goguel. » Et tout de suite l’affaire serait lancée.

 

– Tiens… tiens… cette idée ne m’était pas encore venue.

 

– Et, fit-il, ce serait de l’argent bien employé d’après les instructions de M. Hardy, car, pour placer Georgette dans un établissement d’instruction, il faut d’abord la retrouver.

 

– C’est juste, lui dis-je, vous avez raison.

 

Et, sans réfléchir, j’entrai dans ma baraque faire un bon de cinquante livres sterling, que je lui remis contre un reçu en règle au nom de Yâni Olympios.

 

Il paraissait content et promit de m’envoyer bientôt de bonnes nouvelles, après quoi nous nous séparâmes, et je partis pour le chantier.

 

XI

 

Nos travaux de Kabret-el-Chouche prenaient tous les jours un nouveau développement. Au plus fort des chaleurs de l’année, nous avions déjà plus de quinze cents ouvriers à la tâche, car les Arabes y prenaient goût ; sans leur malheureuse habitude d’interrompre le travail pour faire la fantasia (la fête), puis de reprendre la pioche et de travailler quelquefois dix-huit heures de suite pour rattraper le temps perdu, ce qui ne les avançait guère, sans cela ces gens auraient pu se ramasser du bien. Mais ils suivaient leur nature : à chacun sa manière de voir ; nous autres Européens, nous n’aurions jamais supporté leur régime ; il nous fallait le travail régulier, mesuré, la sieste à midi et la reprise jusqu’au soir.

 

Les dimanches, nous allions en promenade voir les dunes, chercher des coquillages, des dents de squales et de crocodiles pétrifiés ; ces choses en intéressaient plusieurs ; ils parlaient du déluge, des siècles écoulés depuis la formation de l’isthme, comme on parlerait du carnaval ou des fêtes de Pâques de l’année dernière.

 

J’allais aussi visiter mes anciens camarades, tantôt à Chalouf, tantôt au Sérapéum ; j’en retrouvais avec lesquels j’avais débuté cinq ans avant, aux chemins de fer d’Espagne, et je poussais même quelquefois jusqu’à Ismaïlia, pour serrer la main de notre compatriote M. Pierre, qui recevait tous les Vosgiens comme des amis et dont tous aussi ont gardé le meilleur souvenir.

 

Mais à quoi bon entrer dans ces détails ? Tu connais mon caractère, tu sais que je n’aime pas m’endormir dans un coin, lorsqu’il est possible de se donner de l’air. Une mission que je remplissais quelquefois avec le père Rodolphe, parce qu’elle était délicate et que l’on pouvait faire des mauvaises rencontres, c’était d’aller prendre l’argent de la paye à Suez ; la somme montait souvent à cent mille francs, et comme les Grecs se doutaient du but de ces petits voyages, tu comprends qu’ils auraient mieux aimé ramasser nos sacs en route que de courir les campements, pour vendre des sardines ou du tabac. Aussi, nous nous faisions accompagner souvent par un cawas turc.

 

Ayant quarante kilomètres à parcourir, nous partions de bon matin, et nous arrivions à Suez pour déjeuner.

 

Ceux qui n’ont pas vu l’Orient ne peuvent se faire une idée d’un endroit semblable ; c’est un entassement de vieilles bâtisses dominées de loin en loin par le dôme d’une mosquée à côtes de melon et la flèche de quelque minaret ; un enchevêtrement de ruelles larges de deux mètres et demi au plus, sales, décrépites, les maisons percées de lucarnes grillées comme des prisons, les portes basses, cintrées, entrant sous terre par deux ou trois marches usées, et portant à leurs angles des sortes de guérites en encorbellement, d’où les femmes des harems vous observent à travers leurs moucharabis déchiquetés en sculptures ; enfin, de vrais labyrinthes, où règnent une chaleur, une poussière, une puanteur intolérables.

 

Au-dessus des ruelles, d’une terrasse à l’autre, pendent des nattes filandreuses, des paillassons de roseaux, sans doute pour empêcher la bonne odeur de s’évaporer.

 

Les rayons du soleil, blancs comme la lumière électrique, éclairent sous ces guenilles la foule qui s’agite, les turbans, les tarbouches qui passent, les files d’ânes qui trottinent comme des rats dans un égout, les grands chameaux pelés, chargés de ballots, allongeant le pas dans l’ombre ; les vieilles femmes sèches, ridées, frôlant les murs, le voile d’Islam tiré jusqu’aux yeux d’un air pudique ; mais elles ont beau se cacher, cela ne vous empêche pas de reconnaître qu’elles sont plus laides que les sept péchés capitaux. Et dans le fond du cloaque, vous entendez braire, hennir, nasiller, réciter des versets du Coran, qu’est-ce que je sais, moi ! On ne s’entend plus soi-même.

 

Puis, de distance en distance, se présente un bazar, vieille halle affaissée, le toit en auvent sur des piliers vermoulus, pleine d’antiques friperies, de ferrailles rouillées, de pistolets détraqués, de pierreries fausses en étalage devant de sales niches, où les marchands pansus, leurs jambes cagneuses croisées comme nos tailleurs, rêvassent en fumant leur chibouck, en bâillant et psalmodiant : « Oh ! que je m’ennuie !… » Un autre répond : « Et moi aussi !… » Cela fait le tour de la vieille bâtisse et se prolonge en forme de chant.

 

Il y a de quoi dormir debout.

 

La boucherie et la fruiterie sont aussi là-dessous, au milieu d’un nuage de mouches qui vous poursuivent à deux cents pas.

 

Et pour compléter le tableau, Jean-Baptiste, des bandes de chiens roux, pelotonnés dans tous les recoins par bandes de dix, de quinze, de vingt, et chargés, comme l’on dit, du service de la voirie, en fouillant dans les tas d’ordures, – des sortes de chacals, – se rencontrent à chaque pas ; ces animaux, dans leur opinion particulière, doivent se croire les maîtres de l’endroit, car ils ne se dérangent pas pour vous laisser passer, et tout le monde se détourne pour les laisser dormir.

 

Voilà le sujet des belles descriptions que nous font quelques touristes revenus de l’Orient !…

 

Quant au reste, la mer Rouge est très verte ; elle baigne le pied des montagnes de l’Attaka. La rade est grande ; les messageries maritimes françaises, les transports britanniques, les bateaux de guerre égyptiens, y déroulent leurs pavillons ; la jetée du canal maritime est superbe.

 

En ce temps, les marins arrivant avec des pacotilles de la Chine ou du Japon vendaient pour rien leurs porcelaines, leurs boîtes à thé, leurs peaux de tigre, leurs singes et leurs perroquets ; mais il fallait aller les acheter à bord.

 

Quelques-uns vous offraient aussi de petites balles de vrai moka ; s’il avait été possible de transporter ces objets à peu de frais en Europe, la spéculation n’aurait pas été mauvaise ; mais le canal maritime a rendu depuis ces articles bon marché : l’occasion est passée.

 

En résumé, sauf deux nouvelles rues, où se trouvaient les établissements européens et le Grand Hôtel péninsulaire oriental, la cour, pleine de fleurs comme une serre chaude, encombrée de gentlemen et de ladies arrivant des Indes, buvant à la glace et se faisant servir par des coolies vêtus de blanc, sauf cela, Suez, qui donne son nom au canal maritime, est une véritable bicoque, même depuis que le canal d’eau douce y conduit de l’eau potable.

 

Le canal de Suez devrait s’appeler simplement Canal de Lesseps, puisque c’est lui qui l’a fait ; – s’il était roi ou empereur, on n’aurait pas attendu si longtemps.

 

Nous arrivions donc à Suez, M. Rodolphe et moi, entre onze heures et midi, et nous allions prévenir tout de suite le payeur de la Compagnie, M. Lesieur, de notre arrivée. Il demeurait dans une maison arabe, derrière l’hôtel d’Orient ; c’était un homme très agréable, aimant à s’informer des nouvelles ; sur le vu de notre bon, il nous disait de repasser dans une ou deux heures, et nous allions déjeuner à l’hôtel de Normandie, chez un nommé Alexandre, qui faisait très bien la cuisine à la française. Les coquillages, le rôti et le bon vin ne manquaient pas ; c’était le meilleur coin du port ; les amis de Chalouf me l’avaient indiqué.

 

Le déjeuner fini, nous retournions compter notre argent, le ficeler dans les sacs et le mettre sur un chameau qui nous attendait à la porte. Après quoi nous partions, sans plus nous arrêter nulle part.

 

Le soir nous étions au campement.

 

Jamais nous n’avons fait de mauvaises rencontres ; M. Rodolphe et moi nous étions prêts à les bien recevoir, les Grecs le savaient, ils nous laissaient le passage libre.

 

Les choses allaient ainsi de semaine en semaine, de mois en mois, sans incidents extraordinaires ; le nombre des ouvriers augmentait ; la tranchée, large et profonde, avançait lentement ; M. Lavalley venait nous voir de temps en temps sur son Old-Roderer, et vérifier l’avancement des travaux.

 

M. de Lesseps, suivi toujours d’un nombreux cortège de personnages, de dames et quelquefois de dignitaires, venait aussi ; c’était alors grande fête, grande émotion, et, comme disait le père Rodolphe, le sursum corda général. On tirait les tables des baraques, on les rangeait dans la cour ; mon cuisinier Charaf se dépêchait de tordre le cou à quelques volailles, de tuer un mouton ; les dames s’émerveillaient de son adresse ; elles voulaient tout savoir : nos distractions, notre manière d’être, notre existence avant d’en venir là.

 

M. de Lesseps, lui, s’informait de nos familles, de nos parents ; je crois qu’il connaissait les oncles, les tantes, les cousins et les cousines de tout le personnel ; il prenait intérêt à tout, aussi comme on l’aimait !

 

Après ces visites, le travail se poursuivait avec un nouvel enthousiasme, tellement, Jean-Baptiste, que j’ai vu quelquefois des enragés ne plus vouloir quitter le chantier, même à l’heure de midi, travailler au grand soleil et tomber en criant :

 

– Vive le canal !… Vive la France !…

 

Quelques gouttes de sang leur sortaient de la bouche et du nez : c’était fini.

 

XII

 

J’aurais pu demander, en juin 1867, un congé de deux ou trois mois, comme plusieurs de mes camarades et bon nombre des employés de la Compagnie universelle, qui voulaient assister à la grande Exposition de Paris. Ils l’obtinrent presque tous et partirent, conservant leurs appointements jusqu’au retour. Mais l’intérêt du travail me retenait, j’avais fini par m’attacher à Kabret-el-Chouche ; et tandis que les amis se promenaient en Europe, le père Rodolphe et moi, nous eûmes la magnifique idée de faire venir l’eau douce à notre campement, en contournant les dunes.

 

Naturellement notre rigole devait en être allongée du double, mais la dépense aussi devait en être réduite des sept huitièmes.

 

Nous voilà donc partis un dimanche avec le niveau ; nous relevons les plans du terrain et nous reconnaissons que l’opération est facile ; cinq ou six mille francs de dépense allaient économiser 150 francs par jour à l’Entreprise pour le transport de l’eau douce à nos chantiers.

 

Nous faisons approuver notre projet, et l’on se met tout de suite à l’œuvre. Tout marchait ensemble, les travaux du canal maritime et ceux de la rigole.

 

Nous avions établi notre prise d’eau au kilomètre 56, et, trois semaines après, l’eau douce arrivait à notre porte, les cinquante chameaux avec leurs outres et leurs tonnelets étaient supprimés ; nous semions des radis, des pois et d’autres légumes dans nos jardinets, et, pour la première fois depuis la cinquième ou la sixième dynastie des Pharaons, le Tombeau des Oiseaux revoyait de la verdure.

 

Quelque temps après, les camarades revinrent de France. Ils nous racontèrent les merveilles de l’Exposition, les bons dîners qu’ils avaient faits ; mais nous avions bien employé notre temps, nous ne regrettions pas d’être restés.

 

À cette époque, Kabret-el-Chouche était le seul chantier qui pût vous donner encore l’idée complète des travaux primitifs du canal ; tout le reste de l’isthme s’était à peu près civilisé, on y circulait comme de Paris à Pontoise : le costume des gens, les dromadaires et les ânes faisaient toute la différence ; le Tombeau des Oiseaux seul, dans l’endroit le plus aride des lacs amers, n’avait pas changé.

 

À la fin de cette année, l’expédition anglaise en Abyssinie compléta la ressemblance de l’isthme avec les pays européens.

 

Les Anglais avaient établi leur camp de ravitaillement à Suez ; un de leurs grands transports remonta même le canal maritime jusqu’au lac Timsah, et des bateaux moindres partant de là transportèrent par le canal d’eau douce leur matériel de guerre, – canons, caissons, munitions, approvisionnements de toute sorte, – à la mer Rouge.

 

Vingt-deux mille mulets et douze mille chevaux achetés en Égypte, en Italie, en Turquie et sur tout le littoral de la Syrie, arrivèrent ainsi ; le chemin de fer d’Alexandrie à Suez était encombré, les trains succédaient aux trains sans interruption ; si la Compagnie n’avait pas établi le canal d’eau douce quelques années avant, les Anglais auraient été bien embarrassés.

 

Les troupes, les tentes, les ambulances, les magasins de vivres s’étendaient à perte de vue sur la plage ; des bateaux en rade ne faisaient qu’embarquer tout cela dans le plus grand ordre et partaient pour l’Abyssinie.

 

Une affiche posée à Suez dépeupla nos ateliers et nos chantiers pour quelque temps. Cette affiche promettait à tout homme qui consentirait à faire partie de l’expédition, comme conducteur de mulets, cinq francs par jour, un pantalon neuf, une bonne paire de souliers et la nourriture.

 

Les amateurs de changement quittèrent en foule la pioche pour le fouet. Ils voulaient voir du pays ; ils en ont vu.

 

Au commencement de ce mouvement extraordinaire, vers la fin d’octobre, trois bédouins parurent un jour sur nos chantiers, m’amenant un mulet qu’ils proposèrent de me vendre ; c’était un jumart, comme j’en avais vu quelques-uns en Espagne, les oreilles courtes et la queue de vache ; ce ne sont pas les plus beaux mulets, mais ce sont les plus solides.

 

Je compris tout de suite que les bandits avaient profité de la bagarre pour le voler ; je leur dis d’attendre dans ma baraque, et je donnai l’ordre à un de mes surveillants de courir au kilomètre 43, prévenir les cawas de service de venir tout de suite, que j’avais du gibier pour eux.

 

Mais les bédouins, au bout d’une demi-heure, se doutant de la chose, s’esquivèrent en m’abandonnant l’animal, que je fis conduire aux écuries. Ce même jour, j’écrivis au consul anglais de vouloir bien faire prendre le mulet à Kabret-el-Chouche, ajoutant de ne pas perdre de temps, que le fourrage dans l’isthme était très rare, et qu’après un certain délai je serais forcé de le vendre pour me couvrir de mes frais.

 

Ces messieurs trouvèrent bon de ne me répondre qu’au bout de cinquante-sept jours, et c’est le consul de France qui m’écrivit de me présenter à Suez avec l’animal.

 

Je partis donc le dimanche suivant, et je n’oubliai pas ma note, montant à près de trois cents francs, pour deux mois de nourriture et d’entretien.

 

Achmet m’accompagnait, il montait le jumart ; moi je galopais en avant, le fusil en bandoulière, tâchant de faire lever quelques canards sur le bord du canal. Je ne vis absolument rien, mais je devais faire ce jour-là une singulière rencontre.

 

D’abord, en arrivant là-bas, nous trouvâmes Suez dans la consternation ; le bruit courait que les Anglais avaient été battus par Théodoros ; les bateaux de la rade tiraient le canon pour hâter l’embarquement des hommes en retard ; les Européens engagés ne voulaient plus partir : c’était un tohu-bohu terrible.

 

Arrivés devant l’hôtel du consulat, je remis la bride de mon cheval au saïs, en lui disant de m’attendre, et je gravis l’escalier, songeant avant tout à présenter ma note.

 

En haut, au premier, trouvant une porte entr’ouverte, je la poussai ; elle donnait dans une assez vaste salle, éclairée par deux fenêtres en plein cintre garnie des vitraux, et entourée de hautes armoires grillées, pleines de registres.

 

C’était la salle des archives, comme qui dirait la salle de la mairie, où se trouvaient les registres de l’état civil ; et quel ne fut pas mon étonnement de voir assis devant une longue table deux moines en robe de bure, le Père Domingo et un autre, long, maigre, le nez pointu, orné de lunettes en verre bleu, que je voyais seulement de profil, mais qui me produisit l’effet d’une véritable fouine.

 

Tous les deux feuilletaient un tas de registres, me tournant le dos et me montrant leur tonsure.

 

Les coups de canon de la rade faisaient grelotter les vitres de seconde en seconde, la foule courait en tumulte dans la rue ; mais rien ne dérangeait les moines, ils feuilletaient toujours.

 

Au bout de la table se trouvaient assis deux employés du consulat, et un troisième, perché sur une échelle roulante, compulsait les registres, la tête près du plafond.

 

Le bruit du dehors avait empêché ces gens de m’entendre venir, et je restai près d’une demi-minute sur le seuil à les regarder.

 

– Voici la lettre D, mon Révérend Père, dit tout à coup l’employé du haut de son échelle ; vous trouverez le nom de la personne au répertoire ; vous disiez ?

 

– Desrôses Julien, dit Bernard Lafosse, répondit le Père Domingo en se levant pour aller prendre le registre que l’autre lui tendait de son échelle.

 

Mais en même temps il m’aperçut et resta stupéfait ; il se rassit en me regardant d’un œil louche.

 

Je m’approchai lentement et lui posai la main sur l’épaule, en disant :

 

« C’est moi, mon Révérend Père, je suis heureux de vous retrouver ici après ce que je viens d’entendre.

 

Et lui, s’adressant en espagnol à l’autre moine, également étonné, lui dit avec volubilité :

 

– C’est l’individu que la petite réclame, l’ami de l’exécuteur testamentaire, un être dangereux.

 

Puis, élevant la voix en français, il me demanda :

 

– Qui êtes-vous, monsieur ? Je ne vous connais pas.

 

– Comment ! vous ne me connaissez pas, saint homme ? lui dis-je en espagnol. Ah ! ah ! mon Révérend Père, c’est ainsi que vous mentez !

 

Alors lui, vexé de m’entendre parler sa langue, se redressa brusquement, et, me regardant face à face, il bégaya en propres termes, les mâchoires serrées :

 

– Eh bien ! oui, je te connais, et je me moque de toi. (Il se servit en espagnol d’un mot plus énergique.) Tu m’entends, fit-il, je me moque de tous ceux de ton espèce.

 

Il avait la figure terriblement mauvaise, le bon Père Domingo, en me disant cela ; ce n’était plus le bon moine s’en allant les reins courbés comme un malade, prononçant des sentences d’un ton papelard et donnant sa bénédiction aux pauvres gens rangés sur deux lignes, qui le contemplaient avec attendrissement lorsqu’il allait dire sa messe à notre petite chapelle du Sérapéum. Non ! il était droit ; ses joues musculeuses tremblaient de colère, et ses yeux, d’un brun roux, me lançaient un éclair de défi.

 

C’était une de ces têtes de paysan ou de soldat espagnol, rude et hardie, comme on en voit dans les tableaux de leurs cathédrales, ce qu’ils appellent des têtes d’apôtres, mais qu’on serait fâché de rencontrer au coin d’un bois, sans être armé d’une bonne trique.

 

– Cela vous fâche, Révérend Père, lui dis-je en souriant ; vous êtes terriblement vexé d’être pris la main dans le sac ; vous venez ici chercher les preuves de filiation, pour happer le magot de M. Van den Bergh, n’est-ce pas ?

 

Alors l’autre, se levant, s’écria d’une voix aigre :

 

– Vous nous insultez, malheureux, vous insultez de pauvres moines sans défense, c’est abominable !

 

Il pensait soulever les employés contre moi, mais eux, sans doute, ne tenaient pas à la confrérie, et puis ils étaient curieux de savoir le reste : cette rencontre les intéressait, ils écoutaient, et, voyant cela, je dis en me tournant de leur côté :

 

– Tenez, messieurs, ces gens-là sont des voleurs d’enfants ; ils ne les volent pas pour faire leur salut, oh ! non !… Ils les volent pour avoir l’héritage des parents ; ils viennent ici chercher la preuve qu’il leur faut.

 

J’allais raconter toute l’histoire, lorsque le Père Domingo me dit en espagnol :

 

– Si tu n’étais pas un grand lâche, nous sortirions ensemble vider cette affaire.

 

La colère, l’indignation, me saisirent bêtement, et je criai :

 

– Tu m’appelles lâche, vieux cafard !

 

– Oui, tu as peur.

 

– Peur !… Sortons !…

 

Et nous sortîmes.

 

L’autre n’avait plus rien dit, il resta tout rêveur. Pendant que nous descendions l’escalier, le Père, reprenant son ton papelard, se mit à bredouiller :

 

– Imbécile, c’est ton Olympios qui va happer la petite… elle qui t’aimait… qui ne voulait que toi !… C’est lui… ce Grec, qui l’aura par ta bêtise… C’est toi qui lui as tout dit… qui lui as donné de l’argent pour faire des recherches… S’il la trouve, il l’emmènera en Grèce pour avoir son héritage. Il l’épousera !… Chez nous, elle est en sûreté… Ce n’est pas nous, pauvres moines mendiants, qui la dépouillerons ; nous voulons la sauver, au contraire ; sans nous, elle serait déjà entre les mains de ce Grec, qui se serait dépêché de la compromettre… Nous voulons la garder pour la rendre saine et sauve à son tuteur, M. Hardy, avec tous les papiers qui établissent ses droits… Et voilà… voilà comme nous sommes récompensés !… Ah ! faites… faites du bien !…

 

Moi, je n’entendais pas de cette oreille, et pourtant ces choses me troublaient. L’idée me passait par la tête qu’il avait peut-être raison, que le Grec voulait peut-être faire le coup pour son propre compte, et que j’avais eu tort de tout lui confier.

 

En bas, dans le vestibule, le Père Domingo, s’étant arrêté, demanda :

 

– Où allons-nous ?

 

– Vous m’avez défié, lui dis-je ; vous êtes un ancien soldat, vous devez savoir où nous allons.

 

– Écoutez, dit-il, vous avez raison, j’ai servi dans le temps ; vous m’avez insulté, je me suis souvenu que j’avais été soldat, et, que Dieu me le pardonne ! un instant j’ai souhaité de voir votre sang ; mais à cette heure je suis prêtre, je me repens et je vous demande pardon.

 

J’étais tout bouleversé, d’abord à cause de ce qu’il m’avait dit d’Olympios, et puis de voir cet homme qui se soumettait et reconnaissait ses torts.

 

– Frappez-moi, dit-il, frappez !… Je ne répondrai pas ; ce sera la punition de ma faute, de mon orgueil.

 

Alors je lui dis :

 

– Vous m’avez appelé lâche, et…

 

– C’est moi qui suis un lâche, dit-il, de n’avoir pas observé le vœu d’humilité que j’avais fait… vous voyez… je m’humilie !…

 

Après cela, Jean-Baptiste, je ne savais plus quoi répondre ; et comme dans le même instant le consul entrait, je me dis en moi-même :

 

« Que le vieux gueux s’en aille au diable ! »

 

Je lui tournai le dos ; je me présentai au consul, qui vit le mulet à la porte en bon état et me dit de monter, ce que nous fîmes ensemble.

 

Nous entrâmes dans son cabinet, il examina la note et me dit que c’était très bien, qu’il la ferait solder le plus tôt possible.

 

Il donna l’ordre à l’un de ses domestiques de descendre et de conduire le mulet aux écuries.

 

Cette affaire étant réglée de la sorte, l’idée des moines me revint. En passant, je regardai dans la salle des archives, mais ils avaient disparu.

 

Je repris le chemin de Kabret-el-Chouche, et la pensée de la gueuserie d’Olympios ne me sortit pas de l’esprit. Je me reprochai cent fois d’avoir confié au Grec une affaire aussi grave, mais c’était fait, il n’y avait plus à en revenir, et je tâchai d’y songer le moins possible, pour ne pas me tourmenter inutilement.

 

Quant à l’expédition d’Abyssinie, elle suivit son cours naturel ; l’annonce de la défaite des Anglais était une fausse nouvelle ; sans doute ils eurent beaucoup de difficultés à surmonter sur le littoral, avant d’arriver aux montagnes, ils perdirent du monde. Nous en voyions de temps en temps des nôtres revenir épuisés, et qui ne se félicitaient pas d’avoir quitté le chantier pour courir les aventures ; mais l’expédition réussit mieux que la nôtre au Mexique, et, vers les mois de juillet et d’août, elle revint triomphante.

 

Les Anglais avaient vaincu le nègre Théodoros, qui, voyant ses soldats découragés par les nouvelles armes de précision des Européens, s’était fait sauter la cervelle.

 

L’empereur des Noirs, dans cette circonstance, prouva qu’il avait plus de cœur et de dignité que beaucoup de rois blancs, en ne voulant pas survivre à sa défaite.

 

Seulement Théodoros avait un fils, jeune enfant de huit à dix ans, que les Anglais emmenèrent aux Iles Britanniques. Ils ont eu soin depuis de lui donner une éducation anglaise ; ils l’ont mis sous la direction d’un colonel anglais, qui n’aura pas manqué, j’en suis sûr, de lui donner les principes de la vieille Angleterre et les sentiments de dévouement à la mère-patrie anglaise. Plus tard, quand il sera suffisamment imbu de ses devoirs envers ses bienfaiteurs, ils le reconduiront peut-être là-bas et le feront nommer empereur d’Abyssinie.

 

Ainsi faisait le fameux Nabuchodonosor, emmenant les enfants des rois d’Israël à Babylone, pour les instruire dans sa loi ; ainsi faisaient les Romains, emmenant les enfants des souverains vaincus, pour les élever dans les idées romaines et dominer plus tard sous leur nom les peuples insoumis ; ainsi font et feront toujours les conquérants, spéculant sur l’attachement servile des multitudes ignorantes aux dynasties de toute sorte, anciennes ou nouvelles.

 

Mais tout cela ne regarde pas Kabret-el-Chouche, et j’en reviens au canal maritime.

 

XIII

 

À la suite de cette expédition d’Abyssinie, des quantités de chevaux, de baudets, de dromadaires, revinrent plus ou moins éclopés de la campagne ; les Anglais, pressés de retourner chez eux, s’en défaisaient à tout prix ; des Italiens et des Arabes les achetaient, et, pour les utiliser, venaient offrir d’entreprendre des tâches.

 

Comme il s’agissait de pousser le travail par n’importe quel système, M. Cotard les accueillait très bien ; il organisa même pour eux des tâches d’un nouveau genre ; des chemins furent tracés le long de nos talus, aboutissant dans la tranchée ; en bas, on chargeait les baudets de déblais dans des paniers et les chameaux dans des caisses en bois, qui s’ouvraient par le fond en frappant un déclic ; ces animaux, par files de dix, quinze, vingt, après le chargement, montaient sous la conduite d’un bédouin. En haut, le conducteur renversait les paniers, ou frappait les déclics de sa trique, les caisses se vidaient, et toute la bande redescendait pour recommencer le même manège.

 

Ce mouvement perpétuel sur toute la ligne réalisait un nombre de mètres cubes incroyable, à ce point que, vers la fin de 1868, notre tranchée dépassait la butte de Kabret-el-Chouche d’au moins trois kilomètres.

 

Alors nous résolûmes de transporter le campement à sept kilomètres plus loin, vers Chalouf, et, grâce aux bêtes de somme dont nous disposions, ce transport s’opéra dans un seul jour ; nos baraques étaient construites pour se démonter ; on n’avait qu’à déboulonner, à lever les toitures, et le reste tombait comme un château de cartes.

 

On partit donc ensemble, et le soir, étant arrivés au nouveau campement, on remonta le tout dans les mêmes dispositions qu’à Kabret-el-Chouche. Rien ne paraissait changé, sauf qu’au lieu de se trouver sur un rocher, où nous venait le vent du large, nos baraques étaient dans un fond, où la chaleur et le défaut d’air nous accablaient.

 

Tu conçois, Jean-Baptiste, qu’au milieu de ces occupations incessantes, de ces déplacements, et des mille soins qu’il fallait donner aux chantiers, aux bureaux, le souvenir de Georgette ne me revenait plus que rarement. M. Olympios, depuis que j’avais eu la bêtise de lui signer un bon de cinquante livres sterling sur la maison Sinadino, ne donnait plus signe de vie ; enfin tout allait à la grâce de Dieu, lorsque vers la fin de novembre l’apparition des moines dans notre nouveau campement me remit en éveil.

 

Ces gens rôdaient autour de nous, ils donnaient des bénédictions à droite et à gauche, ils observaient ce que nous faisions, et Charaf me dit même un soir que l’un d’eux avait pénétré jusque dans ma baraque, marmottant et priant, ouvrant la porte du cabinet, de la cuisine, regardant ce qui s’y trouvait, et finissant par s’en aller sans explication aucune.

 

– Pourquoi n’as-tu pas jeté le mendiant à la porte ? dis-je à mon cuisinier. De quel droit les gueux viennent-ils nous épier ? qu’est-ce qu’ils nous veulent ?

 

Impossible de me rendre compte de cette inspection. Le soir même j’en parlai longuement au père Rodolphe, pendant le dîner ; je lui racontai l’histoire de Georgette Lafosse, l’abandon de la pauvre enfant, tant qu’il n’existait pas d’héritage en perspective, et son enlèvement immédiat, à la nouvelle des dispositions testamentaires de M. Van den Bergh.

 

Il m’écoutait en souriant et finit par me répondre :

 

– Hé ! de quoi vous étonnez-vous, mon cher Goguel ? Les moines font leur métier… Quand on n’a rien, qu’on ne produit rien et qu’on ne gagne rien, il faut bien mendier ou voler pour vivre. On fait alors de la mendicité une vertu chrétienne, et quand la mendicité ne suffit pas, eh bien, on tâche de happer les héritages du prochain ; c’est une nécessité de la situation. Moi, je méprise moins un voleur de grande route qu’un mendiant de profession ; le voleur court des risques ; il est plus dangereux pour la société, mais il est moins lâche que cette race de cagnards. Dépouiller les familles de leur patrimoine ; voler le pain des vrais pauvres, des vieillards et des orphelins par des grimaces hypocrites ; invoquer le nom sacré de Dieu pour entretenir sa paresse, son ivrognerie et tous ses vices, c’est réellement ignoble, et c’est ce que nous voyons ici sur la plus large échelle. Tous ces moines de Nazareth, de Bethléem, de Djebelmar-Elias et d’ailleurs, qui se disputent les aumônes venues de l’Europe et se déchirent impitoyablement entre eux, lorsqu’il s’agit de l’intérêt particulier de leur confrérie, mais qui s’entendent on ne peut mieux pour gruger et dépouiller le genre humain, tout cela, c’est l’opprobre de la nature, le dernier vestige de la dégradation d’un autre âge, qui, par bonheur, tend à disparaître tous les jours. Mais la corporation est encore puissante, elle s’appuie sur toutes les vieilles pécheresses et les vieux criminels, auxquels elle octroie la rémission de leurs méfaits, en leur promettant les joies du paradis, après celles de ce monde ; elle s’appuie sur l’ignorance et la bêtise humaines… donc elle est redoutable. À votre place, Goguel, je ne m’occuperais plus de cela, je laisserais courir les événements, car, par le mensonge et la calomnie, ces gens-là peuvent vous faire le plus grand tort.

 

Cette façon de voir tenait au caractère prudent, circonspect, de M. Rodolphe ; quant à moi, je me moquais de la calomnie et de tous les mauvais bruits qu’on pouvait semer sur mon compte.

 

Mais ce qui m’ennuya beaucoup, ce fut une lettre de Charlot, qui m’annonçait son prochain retour en Égypte. Il me racontait que tout avait assez bien marché, que les affaires de M. Van den Bergh, en Hollande et dans l’Amérique du Sud, étaient liquidées, et qu’il venait s’occuper activement de celle dont il m’avait confié le soin au sujet de Georgette, ne doutant pas que j’eusse rempli toutes ses prescriptions.

 

Cette lettre, qui devait me réjouir, me produisit un effet tout contraire. En songeant que je n’avais rien fait par moi-même pour retrouver la petite, et que depuis plusieurs mois je n’en avais que des nouvelles incertaines, le dimanche suivant de bon matin, je partis à cheval, résolu de secouer solidement ce gueux d’Olympios, qui me mettait dans un pareil embarras, car toute la faute retombait sur lui ; puisqu’il avait accepté la commission et reçu de l’argent, c’est lui qui devait rendre des comptes, moi je m’en lavais les mains.

 

Voilà ce que je me répétai tout le long du chemin, et, vers neuf heures, en arrivant au Sérapéum, je poussai droit à l’hôpital, où le Grec demeurait, sans m’arrêter nulle part ailleurs.

 

Il était chez lui, couché sur son lit, la figure longue et mélancolique.

 

– Eh bien, lui dis-je en entrant, après avoir attaché mon cheval à la porte, puisque vous ne m’envoyez pas de nouvelles, il faut que je vienne, moi, vous en demander. C’est abominable, ce que vous faites là, monsieur Yâni ; quand on se repose sur vous, quand on vous avance de l’argent, quand on vous donne toute sa confiance, c’est indigne d’en abuser de cette façon !

 

Il paraissait consterné.

 

– Vous ne répondez pas, lui dis-je… Voyons, qu’est-ce qui se passe ? Avez-vous fait des démarches sérieuses pour trouver cette pauvre enfant, comme vous me l’aviez promis ? Qu’est-ce qu’elle est devenue ? Savez-vous, monsieur Olympios, que mon ami Hardy m’annonce son prochain retour, qu’il croit tout en ordre ? Qu’est-ce que je lui dirai, moi ? car il faut pourtant bien que je dise quelque chose.

 

Je me promenais de long en large, les bras croisés et la courbache à la main ; l’indignation me possédait. Le Grec alors s’assit sur son lit et me dit :

 

– Monsieur Goguel, si vous saviez tout le mal que je me suis donné et tout l’argent que j’ai dépensé pour retrouver Georgette, vous ne me feriez pas de reproches… Est-ce ma faute, à moi, si tout a manqué à la dernière minute et si le malheur est arrivé ?

 

– Quoi ?… quel malheur ? lui dis-je en m’arrêtant.

 

– Un grand malheur, monsieur Goguel : Georgette s’est sauvée du couvent de Djebel-el-Deïr avec un jeune Arabe.

 

– Sauvée avec un Arabe ! m’écriai-je furieux, Georgette ?

 

– Oui, fit-il froidement, mais tout pâle de colère.

 

Je voyais qu’il serrait les dents, qu’il était encore plus furieux que moi ; qu’il avait travaillé pour rattraper cette petite, et qu’un autre l’avait enlevée à sa place. Je compris du coup que les moines étaient venus rôder à Kabret-el-Chouche pour voir si ce n’était pas moi qui l’avais dans ma baraque ; et malgré mon indignation contre l’Arabe, que je ne connaissais pas, malgré tout je ne pus m’empêcher d’éprouver une certaine satisfaction de voir que ni le Grec ni les moines ne l’auraient.

 

– Ah ! ah ! elle est partie, lui dis-je, elle a filé… elle a pris de l’air… c’est assez naturel… mais avec un jeune Arabe, cela me paraît louche, monsieur Olympios : ne serait-ce pas avec un autre… avec un Grec, par exemple ?

 

– Non, fit-il brusquement, c’est avec un jeune Arabe, je le sais, j’en suis sûr.

 

Alors, voulant en savoir davantage, je m’assis pour l’écouter ; et tout en s’indignant, en serrant les poings, il me raconta que les Révérends Pères avaient emmené Georgette au couvent de Djebel-el-Deïr, et que là, dans cette grande et vieille bâtisse, où l’on entre par une échelle, sans autre société que de vieux moines, au fond d’une cellule, elle s’ennuyait beaucoup ; qu’il était arrivé à correspondre avec elle ; qu’elle devait partir dans sa société, que c’était convenu ; qu’il l’aurait conduite à Athènes, dans sa propre famille, jusqu’au retour de Hardy et jusqu’à la constatation de ses droits, et qu’alors il l’aurait rendue ; mais que huit jours avant, au moment de réaliser leur projet, il avait appris qu’elle s’était enfuie avec un jeune Arabe, en plein désert, sur un âne ; que cet Arabe s’était introduit dans le couvent, soi-disant pour se convertir au catholicisme ; qu’on avait battu tout le pays pour les découvrir, et qu’on supposait qu’ils s’étaient hasardés sur une barque, près d’Aïr-Hawarah, pour gagner Suez.

 

Il me dit ces choses en s’interrompant à chaque instant.

 

– Ah ! oui, je commence à comprendre, lui dis-je ; mais les titres… les titres qui prouvent sa filiation… vous n’avez rien appris ?

 

– Hé ! mon Dieu, fit-il, à quoi bon courir les chercher au Caire, à Suez ?… Ils étaient ici… au Sérapéum… Je les ai découverts tout de suite au bureau des engagements : « M. Julien Desrôses, dit Bernard Lafosse, peintre. » M. Lucazowich m’en a même délivré copie : le passeport, l’acte de naissance, tout est là.

 

« Bon, me dis-je en moi-même, il était en règle, le Grec ! il avait pris toutes ses mesures, et c’est moi qui lui fournissais l’argent pour enlever l’héritière ! Quelle chance que le hasard ait tout fait manquer ! »

 

Et là-dessus, n’ayant plus rien à lui demander, je lui tirai le chapeau sans autre cérémonie, en m’écriant que les moines allaient répondre de tout, que Hardy poursuivrait cette affaire.

 

Je sortis et je remontai à cheval fort triste ; l’idée d’aller voir mes amis Saleron, Durand et autres ne me vint même pas, tant mon cœur était serré de savoir Georgette errante dans le désert avec un Arabe ; je la considérais comme perdue, et je repris le chemin de Kabret-el-Chouche au galop, songeant à quels misérables hasards tiennent quelquefois les destinées humaines. Encore quelques jours, et l’enfant de Bernard Lafosse, après avoir passé par les plus tristes épreuves, arrivait sans transition à la fortune ; et, croyant se sauver, la pauvre petite s’était perdue elle-même.

 

Ces idées et bien d’autres semblables m’assiégeaient l’esprit, lorsqu’au bout de trois heures, arrivant à l’entrée de notre cour, j’aperçus devant ma baraque M. Rodolphe, Charaf, Georgette et un jeune Arabe qui causaient entre eux ; l’Arabe tenait encore à la main la bride d’une bourrique tout efflanquée ; il était coiffé d’un tarbouche et portait une souquenille grise ; Georgette avait un vieux chapeau de jonc, en pointe ; ils causaient là tranquillement, s’informant sans doute de moi, comme des étrangers qui arrivent à l’instant.

 

J’avais fait halte, croyant rêver, et tout à coup je criai :

 

– Hé ! c’est toi !…

 

Alors Georgette, se retournant, me répondit par un cri étrange et accourut les bras en l’air.

 

J’étais encore à cheval, je la levai des deux mains et je l’assis sur le devant de ma selle, pour l’embrasser ; elle ne disait rien et sanglotait.

 

Au bout d’une minute, elle se mit à balbutier :

 

– Oh ! Goguel… Goguel… que je suis contente de te voir… Que j’ai trouvé le temps long après toi… Nous resterons ici maintenant… nous ne nous quitterons plus !

 

– Non, lui dis-je, vraiment attendri, et sois tranquille, nous ne serons plus malheureux.

 

J’allais lui parler des grands biens qui lui étaient promis, mais je retins ma langue ; et dans le même instant je sentis quelqu’un me prendre la main et la baiser à la manière des Arabes.

 

Je regardai… c’était mon saïs, Kemsé-Abdel-Kérim, qui me demanda :

 

– Es-tu content, maître ?

 

– C’est lui qui m’a ramenée, dit Georgette.

 

Alors, je lui répondis :

 

– Tu es un brave garçon, Kemsé, je te reprends à mon service ; et, n’en doute pas, ta belle action sera récompensée, j’en réponds !

 

– Oui, monsieur Rodolphe, repris-je tout ému, voyez ce jeune homme qui quitte tout pour me faire plaisir, pour me ramener celle que des gueux nous avaient enlevée… Quel dévouement !… Et qu’on vienne encore prétendre que les Arabes sont ingrats, égoïstes !

 

Ce trait de fidélité m’avait touché profondément ; mais ce qui me faisait encore plus de plaisir, c’était de revoir Georgette, brunie par le soleil du désert, et ayant conservé toute sa grâce enfantine et sa bonne santé.

 

Il va sans dire que tout ce jour et les suivants, à l’heure des repas, et le soir, quand je revenais du chantier, on ne faisait que parler des moines, du couvent d’El-Deïr, de la vie que l’on menait dans ce vieux nid à rats, des vingt-cinq chapelles souterraines, où brûlent les flambeaux et les cierges sans interruption, des sermons sur le néant des richesses de ce monde qu’on adressait à Georgette, chose qu’elle ne pouvait comprendre, croyant ne rien avoir, mais que les Révérends Pères comprenaient on ne peut mieux ; puis l’arrivée d’Olympios en pèlerin, la manière dont le Grec avait pu l’entretenir, en glissant quelques talaris au frère Pacôme ; l’apparition de Kemsé, s’offrant de recevoir le baptême et de servir la communauté pour rien… Qu’est-ce que je sais encore ? c’était toute une histoire, qui nous faisait rire aux larmes, lorsque Georgette nous la débitait, en l’accompagnant de réflexions sur les Grecs et sur les moines.

 

Jamais je n’ai passé de jours plus joyeux.

 

J’avais écrit tous ces détails à Charlot, et j’attendais son arrivée avec impatience, ne voulant rien dire à Georgette des brillantes espérances qu’elle était en droit de concevoir. Non, après tant de traverses, il valait mieux attendre l’événement, pour éviter les désillusions en cas de nouveau malheur.

 

Il n’était donc jamais question de l’héritage entre nous. Georgette aidait Charaf à la cuisine, comme autrefois chez la mère Aubry ; Kemsé-Abdel-Kérim avait obtenu de M. Rodolphe une petite surveillance aux écuries du campement, et tout allait ainsi le mieux du monde, lorsque enfin Charlot arriva.

 

C’est en février qu’il parut aux petits lacs, comme un grand seigneur ou comme un patriarche, à ton choix, Jean-Baptiste, accompagné d’une dizaine de chameaux et de toute une cargaison de meubles, de caisses, de ballots qu’il emportait à Batavia.

 

Il arriva le matin ; j’étais sur nos chantiers, et, seulement en rentrant le soir, je vis cette caravane à l’ombre de nos baraques, Arambourou-Omar et son nègre Caleb en train de déballer, et plus loin, dans la cour, mon vieux camarade qui se promenait gravement avec le père Rodolphe, Sikoski et l’ancien maréchal des logis Roux. Dès que Charlot m’aperçut, il vint à ma rencontre, et nous nous embrassâmes.

 

– Je t’ai donné bien des tribulations, dit-il, mais tout est bien qui finit bien ; les titres que tu m’indiquais au Sérapéum sont en ma possession depuis longtemps, l’identité de Julien Desrôses et de Bernard Lafosse ne peut plus faire aucun doute, Georgette est prévenue de son prochain départ pour Bornéo et du sort splendide qui l’attend là-bas ; elle ne peut y croire, et, chose étrange, mon cher Goguel, elle s’en désole, elle pleure.

 

– Hé ! dit l’ancien maréchal des logis en riant, c’est comme à la veille d’un beau mariage, la fiancée pleure toujours, ça rentre en quelque sorte dans son rôle.

 

J’étais un peu de l’avis de Roux, mais cela me parut singulier tout de même.

 

– Elle se méfie, lui dis-je ; après tous ces enlèvements, elle craint quelque nouvelle surprise ; je vais lui parler seul et lui faire entendre raison.

 

J’entrai dans la cuisine, où Charaf était en train de préparer le dîner, et je vis Georgette assise sur un escabeau, près de l’âtre, la figure sur les genoux dans son tablier ; elle pleurait tout bas, et je la regardai quelques instants, étonné d’une singularité pareille, puis je lui demandai :

 

– Qu’est-ce que tu fais donc là, Georgette ? Au lieu de chanter et de rire comme les autres jours, tu pleures… Qu’est-ce que cela signifie ?…

 

Mais elle continuait de sangloter sans répondre, ce qui m’étonnait de plus en plus.

 

– Comment, lui dis-je, on t’apprend que tu es riche, que tu as des plantations, des jardins magnifiques, que tu vas rouler en voiture à quatre chevaux, avec un petit nègre derrière, pour t’abriter d’un parasol ; que tu vas avoir des robes de soie, des diamants, tout ce qui fait la joie des personnes raisonnables… et tu pleures… ça te désole !… Est-ce que tu perds la tête ?… Voyons… réponds-moi donc !

 

Mais plus je lui parlais, plus elle fondait en larmes !

 

– Allons !… repris-je en ayant l’air de me fâcher, ça n’est pas naturel… Est-ce que tu te méfies de mon ami Charlot, le plus honnête homme du monde ? Est-ce que tu le prends pour un Père Domingo qui veut te tromper, te mettre dans une capucinière, par hasard ?… Parle donc !

 

– Ah ! Goguel, fit-elle à la fin, je ne veux pas m’en aller… Je veux rester ici… Je veux avoir une petite cantine comme la mère Aubry… C’est tout ce que je souhaite, Goguel. Je ne veux rien… Je ne veux pas être riche… Je suis contente comme cela… pourvu qu’on ne me force pas de partir.

 

Sa désolation me chagrinait réellement.

 

– Mais tout cela, lui dis-je, ne peut pas aller… Une cantine… une cantine… ça n’a pas le sens commun… chacun doit tenir son rang… et puisque maintenant tu fais partie du grand monde, il faut absolument suivre ses habitudes. Il faut voyager, aller au bal, au théâtre, qu’est-ce que je sais, moi ? Il faut jouir de l’existence, quoi !

 

Cette simplicité m’impatientait, et je finis par m’écrier :

 

– Écoute, Georgette, je te croyais plus de bon sens… Un joli steamer, qui s’appelle la Favorite, t’attend à Suez ; il est à hélice, il est en acajou, poli, ciré, il est à toi, tu n’auras qu’à commander, à te faire servir, tu seras comme une petite reine, et tu veux rester ici à surveiller des marmites.

 

– Ah ! s’il faut que je parte seule, cria-t-elle, j’en mourrai, Goguel… Au moins si Kemsé venait avec nous !

 

– Kemsé-Abdel-Kérim ? lui dis-je stupéfait, mon saïs ?

 

– Oui…

 

– Tu l’aimes donc bien, ce garçon !

 

– Oui, fit-elle tout bas… il m’a délivrée !… Et puis… et puis, depuis longtemps, chez la mère Aubry, il m’aidait à la cuisine ; il portait l’eau pour moi, il remplissait toutes mes commissions…

 

– Ah ! le gueux, m’écriai-je, il profitait de mon absence… Voyez-vous cette finesse !… Tiens !… tiens !… tiens !… Et moi qui te supposais un faible pour cette grande bête d’Olympios… Eh bien ! j’aime encore mieux ça !…

 

Et je sortis prévenir Charlot de ce qui se passait.

 

Sikoski, M. Rodolphe et Roux se trouvaient encore avec lui dans la cour ; je leur racontai ce que je venais d’entendre, et nous retournâmes ensemble dans la cuisine, où Georgette, tout en continuant à pleurer, répéta devant tous ce qu’elle m’avait dit.

 

Je donnai l’ordre aussitôt à Charaf d’aller chercher Kemsé-Abdel-Kérim. Il paraît que le brave garçon savait déjà ce qui se passait au campement, le changement de fortune de Georgette, car il arriva tout tremblant.

 

– Tu sais que Georgette est riche, lui dis-je, qu’elle est devenue une grande dame et qu’elle va partir… J’ai voulu t’en prévenir par considération pour votre ancienne amitié, et pensant que tu ne serais pas fâché de lui souhaiter bon voyage.

 

À peine eut-il entendu cela, qu’il s’écria d’une voix déchirante :

 

– Allah, aie pitié de moi !… Allah, fais-moi mourir !

 

Sa désolation était si grande, que moi-même, Jean-Baptiste, j’en fus navré. Nous nous regardions les uns les autres, tout saisis.

 

Mais alors Georgette, se levant comme une folle et se jetant dans ses bras, se mit à crier :

 

– Kemsé, n’aie pas peur… jamais je ne te quitterai… jamais !… jamais !…

 

Ils se tinrent longtemps embrassés, et Charlot, élevant la voix à son tour, leur dit :

 

– Eh bien, vous ne vous quitterez pas… Non… ce serait trop barbare !… Kemsé nous accompagnera… Il sera mon ami… et dans un an, Georgette, quand vous connaîtrez bien votre nouvelle position, si vous répétez les paroles que je viens d’entendre, nous vous marierons ensemble.

 

Et tournant vers moi sa figure de brave homme :

 

– Est-ce que toute les richesses de la terre valent une affection désintéressée ? dit-il. Est-ce que l’amour véritable s’achète avec de l’argent ?

 

– Non, lui dis-je, tu as raison !

 

Après cela, Jean-Baptiste, tu penses bien que tout était pour le mieux.

 

Le soir de ce même jour, pendant que les autres dormaient déjà, me trouvant seul avec Charlot, je lui demandai s’il était bien sûr que Georgette fût la fille de M. Van den Bergh, car cette histoire me produisait l’effet d’un rêve.

 

Alors, tout en fumant son cigare, Chariot me raconta que, vers 1851, M. Van den Bergh, se rendant en Hollande pour affaires de famille, avait lié connaissance au départ d’Alexandrie avec un certain Julien Desrôses, se disant peintre décorateur, lequel retournait à Marseille, accompagné d’une fort jolie femme, sa maîtresse.

 

– M. Van den Bergh poursuivit son voyage en société de cet heureux couple, me dit-il ; la liaison devint intime, et l’on se sépara les meilleurs amis du monde. Rien n’avait fait soupçonner les relations de Van den Bergh avec la jeune personne, et M. Desrôses, croyant remplir le devoir d’un homme de cœur, épousa sa maîtresse pour légitimer un enfant sur le point de naître. Malheureusement, un peu plus tard, Mme Desrôses, venant à tomber gravement malade, et désireuse d’obtenir l’absolution de notre sainte Église, fit à son mari des aveux qui faillirent le rendre fou de désespoir.

 

– C’était un fameux gueux, ton Van den Bergh ! m’écriai-je indigné.

 

– Oui, dit Charlot, c’était un profond égoïste ; il posait en principe que celui qui se prive d’un plaisir qu’il pourrait se procurer est un imbécile. Tu as vu toi-même où cette belle morale l’avait conduit. Enfin Van den Bergh, s’étant marié à Batavia, ne put avoir d’enfants ; alors l’autre lui revint en mémoire. J’étais son principal commis, j’avais un intérêt considérable dans ses entreprises, et je jouissais de toute sa confiance ; il me donna l’ordre de retrouver coûte que coûte l’enfant qu’il avait abandonné, et je partis immédiatement pour Marseille, où j’appris ce que je viens de te dire. Julien Desrôses avait disparu avec la petite fille. À force de recherches, je finis par découvrir qu’il était retourné en Égypte et qu’il travaillait au canal maritime. J’écrivis aussitôt à Van den Bergh, qui tout de suite accourut me rejoindre à Suez.

 

» Tu sais le reste aussi bien que moi : tu te rappelles ma première visite, les questions que je t’adressai touchant un nommé Julien Desrôses, et puis l’émotion extraordinaire de M. Van den Bergh à l’arrivée de Georgette dans ta baraque du Sérapéum ; il paraît que cette chère enfant est le portrait vivant de sa mère ! »

 

Voilà ce que me raconta mon ami Charlot.

 

Le lendemain, toute la caravane partit pour Suez. Les adieux furent tristes, Georgette resta longtemps pendue à mon cou ; elle m’appelait « son bon Goguel » et pleurait à chaudes larmes ; Kemsé me baisait les mains. Charlot aurait bien voulu m’emmener avec eux, mais j’avais autre chose à faire que d’aller me promener à Java !

 

XIV

 

Les travaux de terrassement du canal maritime approchaient alors de leur terme, plusieurs chantiers n’avaient plus que les règlements des talus à faire, la masse de leurs ouvriers se portait chez nous. Notre tranchée des petits lacs touchait aussi à sa fin, lorsque le bruit se répandit qu’un grand banc de rocher venait de se découvrir dans la section de la plaine de Suez, que les dragues envoyées par M. Lavalley ne pouvaient y mordre, de sorte qu’il allait falloir exécuter cette partie à bras, avec des plans inclinés, des brouettes, des wagons.

 

Ce banc de rocher, qui n’avait pas été signalé sur le profil géologique des sondages exécutés par les ingénieurs de la Compagnie, ne nous regardait pas aux petits lacs ; n’ayant plus que vingt à trente mille mètres de terrassements à faire, nous pensions finir les premiers de notre section, nous y mettions de l’amour-propre.

 

Mais voilà qu’un beau matin M. Cotard vient me prendre sur le chantier et me dit en me conduisant au bureau :

 

– Goguel, nous avons besoin de vous, il faut que vous nous rendiez encore de grands services ; la section de la plaine de Suez est fort en retard ; nous dirigeons là tous nos agents énergiques, et je compte sur vous pour nous donner un coup de main. Nous allons partir ensemble ; demain vous reviendrez prendre votre matériel et tout votre monde. Je ne doute pas que d’ici quelques jours votre nouveau chantier ne fonctionne vigoureusement.

 

Je t’avoue, Jean-Baptiste, que si tout autre était venu me donner cet ordre, j’aurais jeté, comme on dit, le manche après la cognée, car j’en avais assez au bout de quatre ans, et l’idée de retourner en France et d’embrasser les vieux parents m’avait saisi comme tant d’autres ; mais de refuser à M. Cotard, un des hommes que j’aimais et que j’estimais le plus, à cause de sa droiture et de ses capacités hors ligne, ce n’était pas possible. Je donnai l’ordre aussitôt à mon saïs de seller mon cheval, et je partis sans faire aucune objection.

 

Deux heures après nous étions dans la plaine de Suez ; là les camarades Egermann, Boursière et M. Guillaumet, le chef de la section, nous reçurent avec empressement. On me conduisit sur le chantier que je devais diriger.

 

Jamais tu ne t’imagineras rien de comparable : trois mètres de vase, recouvrant sur plusieurs kilomètres le rocher qu’il s’agissait d’enlever ; cette vase était liquide, la mer ayant séjourné dessus pendant plus d’un an. Et pas même de baraque pour se loger. Celle qu’on me promit ne put se faire que dix jours après, les charpentiers étant écrasés d’ouvrage.

 

En attendant, mon petit lit de fer, mes bagages et mes quelques ustensiles de cuisine, que j’avais fait venir des petits lacs, étaient gardés en plein air par Charaf et un autre Arabe. J’allais manger et dormir chez mon ami Boursière.

 

Enfin tous mes ouvriers arrivèrent. Il s’agissait avant tout d’ouvrir des rigoles d’assainissement, pour dessécher et raffermir cette boue ; l’eau de nos rigoles se rendait dans des puisards plus profonds que le canal, d’où des pompes à vapeur la rejetaient plus loin, en la déversant dans des coulottes.

 

Ce fut un rude coup de collier à donner ; mais enfin, au bout de trois semaines, grâce à mes six cents baudets, à mes quatre-vingts chameaux et à mes douze cents hommes, grâce surtout au soleil ardent de l’Égypte, qui dardait ses rayons sur cette mare et produisait plus d’effet que toutes les pompes du monde, grâce à tout, le rocher fut à nu, et l’on put s’occuper de le faire sauter.

 

Pendant les repas on tirait les mines, et l’on trouvait ensuite des masses de déblais faciles à charger.

 

La section de Chalouf, sur le point de se terminer, nous envoyait aussi son matériel et ses travailleurs, qui nous furent d’un bon secours. Les bateaux dragueurs venaient à notre rencontre du golfe de Suez.

 

Je ne te parle pas des visites d’Anglais, de personnages, de dignitaires, que nous recevions presque tous les jours ; ces gens venaient contempler les derniers travaux du canal, et les Anglais reconnaissaient enfin que la chose n’était pas impossible.

 

Naturellement, toutes les cantines, toutes les boutiques et les tripots, qui ne faisaient plus leurs affaires sur les chantiers déjà terminés, venaient chez nous ; en moins d’un mois, nous eûmes entre le canal maritime et le canal d’eau douce un campement surnommé le « Petit Paris », qui résumait en lui tout ce que j’ai dépeint ailleurs. Ce campement, bientôt aussi grand que les faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin, portait des noms de rues fort drôles. Cafés-concerts, restaurants servis par de jeunes femmes, pâtisseries, charcuteries, cantines et roulettes tenues par des Grecs, rien n’y manquait, pas même de grands breaks attelés de quatre chevaux arabes, qui faisaient le service d’omnibus du Petit-Paris à Suez, sept kilomètres pour douze sous, aller et retour.

 

C’est en ce temps, où les fatigues et les ennuis de la première installation commençaient à se dissiper, que nous apprîmes la fin de notre digne et bien-aimé patron, M. Borel, associé de M. Lavalley, mort subitement à Paris.

 

Ce fut une grande perte pour nous, employés de l’Entreprise, et tous la ressentirent car M. Borel nous aimait, nous savions qu’il veillait à nos intérêts et qu’il ne nous aurait jamais abandonnés.

 

Une autre perte également douloureuse pour la section de Suez fut celle de notre chef, M. Guillaumet, enlevé en trois jours par la fièvre pernicieuse.

 

Je me rappellerai toute ma vie le chagrin que nous causa cette mort, le service funèbre dans la petite chapelle de Chalouf, et puis le transport des restes par le canal d’eau douce, à Ismaïlia. J’étais un des trois délégués, représentant la section, pour rendre les derniers devoirs à notre chef. Une chaleur accablante régnait, et dans la barque, n’ayant pas d’autre abri que la petite voile, dont l’ombre couvrait le cercueil, nous avions fini par nous asseoir sur le couvercle, et nous nous regardions en silence. Que de pensées vous traversent l’esprit dans des moments pareils, que de tristesses et de souvenirs !…

 

Enfin, il repose aussi là-bas, comme tant d’autres braves camarades, le bon Guillaumet ; heureux ceux qui dorment, ils n’ont plus à supporter les misères de ce monde !…

 

Parlons d’autre chose.

 

Un des plus beaux coups d’œil qui se soient vus en fait de travaux, c’est l’enlèvement du rocher de Suez : dix-huit mille hommes à l’ouvrage, les pompes à vapeur qui jouent sans relâche, les coups de mine qui partent par milliers tous les jours, et surtout la fièvre, cette fièvre sainte du travail, qui saisit les hommes lorsqu’ils approchent de la fin et qu’ils se disent :

 

« Encore un… deux… trois jours !… Encore un coup de collier… un dernier effort… et ce sera fini !… »

 

Un homme tombe, on l’emporte ; un autre est malade, on a besoin de lui, on court le chercher… Il arrive lentement… il se dresse avec peine… puis le feu sacré le saisit, il se met à l’œuvre, et ses souffrances sont oubliées.

 

Et les chevaux, les mulets, les dromadaires, tous ces êtres brutes, qui s’animent, qui subissent l’entraînement général et semblent comprendre la grandeur solennelle du moment… Oui ! les animaux eux-mêmes semblent se transformer et vivre d’une vie supérieure à leur nature… c’est inconcevable !…

 

Depuis trois mois, au milieu de l’horrible chaleur de ce climat tropical, toutes les forces de l’Entreprise se concentraient de plus en plus dans la plaine de Suez. On touchait à la fin… on y était !

 

M. Cotard commandait et dirigeait tout depuis quelque temps, M. Lavalley se trouvant alors à Paris. Enfin, c’était fini !

 

À sept kilomètres de nous, vers la mer Rouge, toute la terre du canal étant enlevée, un barrage et un déversoir en bois solidement construits nous empêchaient seuls encore d’être engloutis au fond de la tranchée ; et le 15 août on retirait à la hâte les madriers, les tuyaux des pompes, les rails des chemins de fer ; on les rangeait sur le talus.

 

Entre le barrage et le déversoir, au bout de la section, non loin de la mer, du côté Afrique, une grande tente recevait alors les autorités égyptiennes, les consuls de toutes les nations, M. de Lesseps, M. Cotard, etc. ; des discours, des félicitations s’échangeaient sans doute entre ces personnages, pendant que nous retirions le matériel du canal.

 

Et tout à coup, sur les six heures du soir, Ali-Pacha-Moubareck, ministre des travaux publics de l’Égypte, sortant de la tente suivi d’un long cortège, prend la pioche des mains d’un ouvrier et crève le barrage. L’eau entre en mugissant contre la grande charpente en bois dont on lève quelques vannes ; alors elle se précipite dans cette immense cuvette de vingt-cinq kilomètres ; et comme depuis un mois la Méditerranée entrait par le déversoir du Sérapéum, ce 15 août 1869 les deux mers furent mariées pour toujours.

 

La plus grande œuvre du siècle, et peut-être la plus durable, était accomplie.

 

Ai-je besoin de te peindre maintenant les fêtes, les réjouissances qui suivirent cette solennité ? La paye générale du lendemain, où dix-huit mille ouvriers de toutes les nations, armés jusqu’aux dents et furieux, – Dieu sait pourquoi ! – se pressaient autour de nos bureaux, croyant que nous allions lever le pied sans leur solder le dernier compte ; les coups de revolver qui partaient de tous les côtés sur nos baraques ; l’arrivée des troupes et de l’artillerie égyptiennes pour nous protéger ; et puis, tous étant payés, le départ des immenses convois emportant cette foule vers Alexandrie ; enfin, ces six derniers jours d’anxiété, où tous les employés de l’Entreprise risquèrent d’être massacrés cent fois ?

 

Non, il vaut mieux passer de si tristes détails : les plus grandes choses ont leur vilain côté.

 

Après ce tumulte, au bout de quelques jours les campements étaient déserts, il ne restait plus qu’un petit nombre d’équipes en train de déménager à leur tour ; les lacs se remplissaient lentement, les bancs de sel se fondaient, mon îlot de Kabret-el-Chouche se resserrait d’heure en heure, et bientôt les navires, toutes voiles déployées ou battant la vague de leurs hélices, allaient apparaître. Toutes les puissances étaient convoquées par M. de Lesseps à cette grande fête de la civilisation.

 

Pourtant une dernière surprise assez désagréable nous attendait encore ; les souverains, répondant à l’appel du président, arrivaient, et l’Égypte se mettait en fête pour les recevoir, lorsqu’on apprit qu’une énorme lentille de roche vive venait de se découvrir au fond du canal, non loin du Sérapéum.

 

Figure-toi notre indignation.

 

On aurait dit que cette roche avait poussé là tout exprès, à la dernière minute, pour nous mettre en affront ; tout ce qu’il restait de bras dans l’isthme courut s’acharner à ce dernier obstacle, que l’on fit sauter sous huit mètres d’eau, et le 19 octobre, jour fixé pour le passage de la flotte, il ne restait plus trace du rocher.

 

Ici, Jean-Baptiste, je m’arrête ; les grandes cérémonies de l’inauguration n’entrent pas dans mon récit, d’ailleurs je ne les ai pas vues. Tandis que les impératrices, les princes, les hauts dignitaires, les artistes, les écrivains en renom, toutes ces mille célébrités conviées à la fête, se rendaient en Égypte, moi je retournais à l’Ermitage de Saint-Dié, j’allais revoir mes vieux parents et me reposer quelques jours à l’ombre de nos sapins ; j’avais besoin de l’air des Vosges et des embrassades de la famille, car j’étais épuisé.

 

Toutes ces fêtes sont passées, les principaux acteurs ont disparu, mais le canal maritime reste pour témoigner du courage et du génie des enfants de la France à travers les siècles.

 

Je voudrais pouvoir te citer ici les noms de tous les braves camarades que j’ai rencontrés à l’isthme de Suez, non pas seulement ceux de nos chefs, tout le monde les connaît, mais ceux des simples conducteurs et chefs de chantiers qui se sont distingués ; la liste en serait trop longue ; et puis qu’importe le nom de gens qui n’ont fait pendant dix ans que remuer de la terre ? S’ils avaient tiré des coups de fusil ou de canon, à la bonne heure ! le moindre d’entre eux mériterait de figurer en lettres d’or sur les tables du temple de la Gloire. Laissons donc ces noms de côté ; qu’on s’appelle Jean, Charles ou Nicolas, cela revient au même, pourvu qu’on fasse son devoir et qu’on se rende utile à ses semblables. Il serait bon pourtant de se rappeler quelquefois que la France brille autant par ses œuvres en temps de paix, que par ses exploits à la guerre ; qu’elle a toujours marqué les premiers pas dans la voie de la civilisation, et qu’elle l’a souvent ouverte aux autres peuples !

 

Aujourd’hui des bateaux innombrables, sous tous les pavillons, passent à Kabret-el-Chouche, quelquefois d’immenses transports britanniques chargés de dix-huit cents à deux mille hommes pour les Indes. La mer intérieure des deux lacs leur chante son hymne éternel, les bouées que la Compagnie des forges et chantiers a établies sur le parcours du canal leur tracent le chemin, de petits phares éclairent la nuit le flot qui baigne au loin les sables du désert ; et les passagers, qui de leur bord contemplent ce spectacle grandiose, ne savent souvent pas ce qu’il en a coûté de travail pour amener la mer jusque-là. Ils trouvent tout naturel d’avoir à travers le désert ce canal maritime, qui leur permet de s’endormir tranquillement sur leur couchette à Port-Saïd et de s’éveiller à Suez, ce qui leur épargne trois mille lieues de chemin, trois mois de fatigue et de dangers.

 

Ainsi va le monde ; nous jouissons du travail de nos anciens, sans savoir ce que le moindre progrès leur a coûté !…

 

Et maintenant, Jean-Baptiste, mon histoire est finie ; je n’ai plus qu’un mot à te dire, touchant Georgette Lafosse : la fortune ne l’a pas changée, elle a épousé Kemsé-Abdel-Kérim. Ils vivent heureux avec mon vieil ami Charlot, qui dirige leurs affaires, et m’écrivent souvent d’aller les rejoindre : – ce sont deux bons cœurs !

 

UNE CAMPAGNE EN KABYLIE

RÉCIT D’UN CHASSEUR D’AFRIQUE

 

Écoute, me dit mon ami Goguel, tu es un homme de paix, un homme amoureux du bétail, des abeilles et de tout ce qui regarde la vie des champs ; c’est tout naturel, de père en fils dans ta famille on ne fait que labourer, semer et récolter ; mais il ne faut pas croire que les autres vous ressemblent ; il ne faut pas dire non plus que l’Éternel est avec vous seuls ; si l’Éternel n’aimait que la paix, est-ce qu’il aurait créé et mis au monde les éperviers pour manger les poules, les loups pour manger les moutons et les brochets pour avaler les carpes ?

 

Quant à moi, je ne te cache pas que j’ai toujours eu plus de plaisir à me sentir un bon cheval entre les jambes, un sabre à la ceinture et un mousqueton sur la cuisse, que d’être assis devant une charrette pour conduire des légumes au marché.

 

Que veux-tu ? À chacun son caractère ! Le plus beau jour de ma vie, c’est le 30 mars 1871, quand Grosse, vieux trompette au 1er chasseurs d’Afrique, à Blidah, sonna vers une heure aux fourriers de tous les escadrons, et qu’en entrant dans la salle du rapport, je vis l’adjudant Pigacé qui me souriait en se retroussant les moustaches.

 

Je sentis aussitôt qu’il allait m’arriver quelque chose d’agréable, et je ne me trompais pas ; à peine les camarades réunis, l’adjudant s’écria :

 

– Ordre du jour. – Quel numéro avons-nous ? Personne n’en sait rien !… Allons, vous le mettrez plus tard. – Promotions : Le colonel commandant le 1er régiment de chasseurs d’Afrique nomme maréchal des logis, Goguel (Alban-Montézuma).

 

Il n’avait pas fini de parler, que j’étais un tout autre homme. Moi, Goguel, engagé pour la durée de la guerre contre la Prusse, maréchal des logis de chasseurs d’Afrique au bout de huit mois de service !… Tu ne pourras jamais comprendre ça. Je me redressai, j’allongeai mon pantalon, les deux pouces dans les poches, les épaules effacées, et je criai :

 

– Vive la France !

 

Les autres riaient, et l’adjudant, refermant son cahier, me dit d’un air joyeux :

 

– Eh ! eh ! Goguel, nous voilà le pied dans l’étrier ; nous entrons dans les honneurs !…

 

Tu penses bien que j’invitai les camarades à boire l’absinthe, et que nous sortîmes tous bras dessus, bras dessous, pour aller à la cantine. Jusqu’à cinq heures on ne fit que rire, trinquer et se représenter la vie en beau. Mais à cinq heures, Grosse sonne encore une fois aux fourriers. Nous sortons, et là, devant le quartier, on annonce que le maréchal des logis Goguel est désigné pour aller rejoindre le détachement à Tizi-Ouzou, avec quatre chasseurs non montés.

 

Tu sauras que Tizi-Ouzou se trouve en Kabylie, à trente-cinq lieues environ de Blidah, et que nous avons en cet endroit un fort qui protège les villages européens. Des hommes étaient morts là-bas, soit par maladie, soit autrement ; on envoyait quatre de nos chasseurs les remplacer et monter leurs chevaux.

 

C’était très bien ; mais de faire porter le porte-manteau et les bagages à mes hommes pendant trente-cinq lieues, sous le soleil d’Afrique, cela me paraissait un peu dur. J’ai toujours pensé qu’il faut ménager le soldat autant que possible, et je passai le reste de la journée à tourmenter l’intendance pour faire voiturer mes chasseurs par la charrette et la vieille bique du père Lubin, qui remplissait ce service depuis quinze ans.

 

On finit par me l’accorder.

 

Le lendemain donc, avant le petit jour, ayant harnaché mon cheval et fait compléter les effets d’habillement de mes hommes, je leur donnai l’ordre de prendre l’avance.

 

Moi, je courus serrer la main de mon ami Jaquel, avoué à Blidah. Mon cheval piaffait à la porte. Nous prîmes sur le pouce un petit verre de kirschen-wasser qu’il avait reçu du pays ; puis, nous étant embrassés, je sautai en selle et je rejoignis mon petit détachement d’un temps de galop.

 

La vieille rue des Juifs était encore déserte ; quelques bonnes femmes donnaient leur coup de balai le long des murs et tournaient la tête pour voir filer le maréchal des logis à franc étrier, le sabre sonnant contre la botte.

 

Une fois hors de la porte d’Alger, j’eus bientôt rattrapé la charrette, qui s’en allait au pas, avec mes quatre chasseurs fumant leur pipe à la fraîcheur du matin et causant entre eux de choses indifférentes.

 

Un peu plus loin, nous prîmes la route de Dalmatie, chemin stratégique qui longe le pied de l’Atlas et qui devait nous conduire directement à l’Arba, notre première étape.

 

Jamais je n’oublierai le calme joyeux de notre départ, à cette heure matinale où la fraîcheur règne encore à l’ombre de hautes montagnes. Les cailles s’appelaient et se répondaient au milieu des blés ; elles sont innombrables en Algérie. À notre droite montait l’Atlas, avec ses broussailles de lentisques et d’ajoncs dorés ; à notre gauche s’étendait la plaine de la Métidja, couverte de récoltes, et ses mille ruisseaux qui sortent en bouillonnant des gorges voisines.

 

À mesure que s’élevait le soleil, les tourterelles, les rossignols et d’autres oiseaux du pays s’égosillaient dans les sycomores, et nous distinguions mieux, à travers le crépuscule, la grande masse de pierres en pyramide qu’on appelle le Tombeau de la Reine, et, tout au bout de l’horizon, le grand mont du Zackar.

 

C’était quelque chose d’immense, personne ne peut se faire une idée de cette abondance des biens de la terre.

 

Si l’on avait construit des chemins de fer en Algérie depuis trente ans, les villages seraient venus se poser par milliers sur leur parcours, comme on le raconte de l’Amérique ; nous aurions là une France plus belle et plus riche que la première. Mais nous autres, nous voulons que les villages existent avant d’établir des routes et des chemins de fer ; nous donnons des pays entiers à des gens qui ne cultivent rien, et puis nous avons les bureaux arabes. Tu ne sais peut-être pas ce que c’est qu’un bureau arabe, je vais te le dire, ce ne sera pas long.

 

D’abord, toute l’Algérie est divisée en trois grandes provinces : celle d’Alger au centre, celle d’Oran à l’ouest, et celle de Constantine à l’est.

 

Chacune de ces provinces a plusieurs subdivisions, qui sont administrées, les unes civilement par des préfets, comme en France, les autres militairement par des bureaux arabes.

 

Les bureaux arabes font tout dans ces dernières provinces ; ils répartissent les impôts, ils rendent justice, ils veillent à l’instruction publique ; ils ont même autorité sur les choses de la religion.

 

Aussi la place de chef d’un bureau arabe, quand ce serait le plus petit de tous, est une fameuse place, surtout en ce qui regarde les impôts. Un simple sous-lieutenant, ruiné de fond en comble par le jeu, par le luxe et toutes les mauvaises habitudes, lorsqu’il a la chance d’être attaché à quelque bureau arabe, paye ses dettes rapidement : il s’achète des immeubles, il monte des chevaux magnifiques, il marche sur des peaux de lion, enfin il mène un train de pacha, et tout cela avec sa paye de sous-lieutenant !

 

Tu penses bien que je ne vais pas t’expliquer comment ces messieurs s’y prennent ; cela les regarde et ne regarde pas l’armée d’Afrique : le vrai soldat est fait pour se battre, quand la patrie l’ordonne, et ne se fourre pas dans des affaires véreuses. Mais tu dois comprendre que ces gens tiennent à leurs places en proportion de ce qu’elles leur rapportent, et que tous les bureaux arabes considèrent l’administration civile comme leur plus terrible ennemie.

 

Nous allions donc ainsi, tout rêveurs, moi sur mon cheval Négro, et les autres sur leur carriole, le vieux Lubin devant, avec sa blouse déteinte, son morceau de chapeau gris sur l’oreille, et criant à chaque pas : « Hue ! Grisette, hue ! » ce qui ne faisait pas aller la pauvre bête plus vite.

 

De temps en temps nous rencontrions un Arabe assis sur son cheval, les genoux en l’air, comme dans un fauteuil, le grand manteau blanc rabattu sur les étriers, le long fusil en travers de la selle, ou bien une jeune femme revenant de la source voisine, sa cruche de grès sur l’épaule.

 

On ne se disait ni bonjour ni bonsoir ! Je crois que ces gens-là nous méprisent, car ils passent auprès de nous sans même nous jeter un coup d’œil.

 

Au petit village de Dalmatie, où nous arrivâmes vers six heures du matin, mes hommes voulurent absolument m’offrir un verre de vin, que je ne pus pas leur refuser. Ce petit vin de Dalmatie était excellent ! Cela ne m’empêcha pas de leur dire, après m’être essuyé les moustaches, qu’à l’avenir on ne s’arrêterait plus en route, parce qu’un chef a des devoirs particuliers à remplir, et que s’ils se conduisaient bien, je leur ferais part d’une cinquantaine de francs que m’avait prêtés mon ami Jaquel, pour nous alléger les fatigues du voyage ; mais que s’ils me jouaient des farces, je m’en tiendrais à la solde de route. Ils me promirent que tout irait bien, et nous partîmes, n’ayant plus qu’une trentaine de kilomètres à faire dans la journée.

 

Tout en marchant, je riais en moi-même des chasseurs de notre pays, qui se fatiguent du matin au soir à courir après un lièvre, tandis qu’à chaque massif de chênes nains, de lentisques ou d’aloès, partaient des compagnies de perdrix dans toutes les directions.

 

Voilà ce qui s’appelle un pays giboyeux ! Et quant à la culture, je n’en parle pas ; on peut dire que tout pousse à foison. C’est là que devraient aller, avec leurs femmes et leurs enfants, les pauvres diables qui s’épuisent à faire pousser du seigle et des pommes de terre dans le sable de nos montagnes. Mais il ne faudrait plus de bureaux arabes, car avec les bureaux arabes nous aurons toujours des guerres en Afrique, et ceux qui cultivent ont surtout besoin de la paix.

 

Quelquefois, en levant le nez, nous voyions par dessus les mûriers, les oliviers et les autres arbres, tout au haut de la côte, un berger arabe appuyé sur son grand bâton, qui nous regardait en silence.

 

Après cela, pour finir de te peindre le pays, nous rencontrions aussi de loin en loin un Kabyle, autre espèce d’indigènes particulièrement adonnés au commerce. Ils vont rarement à cheval, étant de vrais montagnards, et passaient auprès de nous fiers comme des patriarches, avec leurs burnous graisseux et leurs belles mules chargées d’outres pleines d’huile.

 

L’huile est le plus grand commerce de la Kabylie. Dans chaque village, on trouve un pressoir, où les gens apportent leur récolte d’olives. Les Kabyles approvisionnent aussi nos marchés d’oranges, de citrons, de pêches, de grenades, de melons, de concombres, de poivrons, d’aubergines, enfin de tous les fruits et de tous les légumes qu’ils cultivent autour de leurs villages. Les grains viennent dans la plaine ; c’est l’affaire des Européens et des Arabes.

 

Mes chasseurs s’étaient mis à chanter des gaudrioles, qui les faisaient rire, et puis de ces vieilles chansons que le régiment avait chantées en Crimée, en Italie, au Mexique, et même à Lunéville, en Lorraine, avant d’aller à Metz et à Sedan, où les trois quarts de nos anciens avaient mordu la poussière. On devenait grave en pensant à ces braves, qui tous avaient fait leur devoir et qui dormaient maintenant dans les brouillards de la Meuse et de la Moselle.

 

Mais bah ! il vaut mieux être mort que de vivre comme ces gens qui rendent leur épée pour sauver leur peau et leurs fourgons ; au moins on ne connaît pas la honte, et votre mémoire élève le cœur des enfants de la patrie.

 

Finalement, à quatre kilomètres de l’étape, je partis en avant, sachant trouver à l’Arba mon camarade Rellin, détaché depuis environ quinze jours avec vingt hommes, à la garde d’un convoi de poudre.

 

Comme j’approchais de l’Arba, j’aperçus en dehors des murs le bivouac, les fourgons, les tentes, les chevaux au piquet. J’y courus d’abord ; et je crois voir encore mon vieux Rellin, la barbiche en pointe, le képi sur l’oreille, en train de raccommoder une de ses bottes ; je l’entends me crier, en passant la tête à travers sa tente toute décousue :

 

– Hé ! c’est Goguel. D’où diable sort-il ? Ah çà ! mon vieux, tu m’apportes la solde du détachement ?

 

– Ma foi non ! Je n’ai rien à ton service, sauf un bon appétit, que je te recommande.

 

Alors, il se mit à rire.

 

– Eh bien ! descends de cheval, dit-il.

 

Et se tournant vers son chasseur, qui bouchonnait les chevaux plus loin, il lui cria :

 

– Mathis, tu vas mettre le cheval du maréchal des logis au piquet. Tu veilleras à ce que rien ne lui manque.

 

– Oui, maréchal des logis.

 

– Et tu préviendras le cuisinier que nous avons une bonne fourchette de plus au râtelier.

 

Là-dessus il sortit, et me prenant par le bras :

 

– Arrive, dit-il, nous allons boire le vermouth, en attendant que tout soit prêt.

 

Nous passions déjà le petit mur du bivouac, quand, se retournant encore une fois, les deux mains devant la bouche, il cria :

 

– Mathis, tu viendras nous prendre à l’auberge du Colon économe.

 

Le chasseur fit signe qu’il comprenait, et nous enfilâmes une ruelle juste en face du bivouac.

 

L’Arba est un grand et beau village européen, à l’embranchement de la route stratégique de l’Atlas avec celle d’Alger à Aumale ; ses maisons sont bien alignées, bien bâties, couvertes de tuiles et blanchies à la chaux.

 

Le village a son église, sa gendarmerie, son grand moulin sur l’oued Djemmaa, une belle place carrée plantée d’arbres, une grande fontaine en croix ; et dehors, à l’endroit où nous étions campés, un marché de grain et de bétail, où viennent deux fois par semaine tous les marchands des environs.

 

Un peu plus loin, nous entrâmes à l’auberge du Colon économe, qui forme le coin de deux ruelles et présente une assez belle apparence ; mais nous eûmes à peine le temps de nous asseoir, car Mathis vint nous appeler à midi juste, et nous retournâmes au bivouac, où mes hommes, arrivés depuis un instant, faisaient honneur à la gamelle des camarades.

 

Rellin et moi, tous les deux assis sur notre selle, à l’ombre de sa tente, nous dînâmes d’une bonne poule au riz ; et, comme j’avais eu soin d’apporter de l’auberge une bouteille de vin, rien ne nous manquait ; puis nous prîmes notre café.

 

Tout en mangeant et nous rafraîchissant, Rellin me raconta qu’un caïd des environs d’Aumale avait refusé ses appointements et venait de nous déclarer la guerre ; que les 3 e et 4e escadrons du régiment, détachés à Alger, étaient partis pour Aumale en doublant les étapes, laissant sous la garde de quelques chasseurs vingt voitures encore là, près des nôtres, et qu’il attendait, d’une minute à l’autre, l’arrivée d’un bataillon du 1er zouaves, chargé d’escorter le convoi.

 

Il me dit aussi que les diligences d’Alger n’arrivaient plus et que les Arabes avaient commencé par couper les fils télégraphiques.

 

Tout cela m’étonnait, car à Blidah, le matin même, il n’avait été question de rien.

 

Rellin m’assura que les Arabes avaient essayé d’acheter des cartouches chassepot à ses hommes, ce qui le forçait d’ouvrir l’œil.

 

Oui, cela me surprit d’abord ; l’idée de croiser le sabre avec les Arabes me réjouit ensuite, et, rêvant à ces choses, j’allai faire un petit somme sous la tente de Rellin.

 

Vers quatre heures, il m’éveilla ; tout était en ordre, les chasseurs à leur poste, et nous retournâmes à l’auberge du Colon économe.

 

Des négociants d’Alger, marchands de grains et de bétail, arrivés sans doute pour le marché du lendemain, remplissaient la salle ; ils buvaient de la bière, et les deux filles de l’aubergiste avaient bien du mal à servir tout ce monde.

 

Ces négociants, avec leurs chapeaux de paille et leurs grosses vareuses, semblaient être de bons enfants ; la vue de l’uniforme leur fit plaisir ; ils nous invitèrent à prendre de la bière avec eux ; Rellin accepta, et bientôt on se mit à parler de politique.

 

Un petit vieux, la tête toute blanche, les yeux vifs et le nez pointu, rejetait tous nos malheurs sur l’Empire ; il savait tout ce qui s’était passé dans la colonie depuis quarante ans et tapait sur la table avec son petit poing. Il racontait mille abominations des bureaux arabes, des congrégations de jésuites, des sociétés financières, etc.

 

Je ne sais pas où ce petit homme avait pris toutes ses histoires, et la seule chose qui m’en revienne aujourd’hui, c’est la fin, quand il s’écria :

 

– Oui, messieurs, nous en sommes là ; c’est triste, c’est pitoyable !… Mais attendez, vous en verrez bien d’autres… On raconte déjà que du côté de Bordj-bou-Arraidj les affaires se gâtent ; que Mohamet-el-Mokrani s’est révolté… Eh bien ! je ne serais pas étonné qu’il y eût encore du bureau arabe là-dessous !… On dit que le nouveau gouverneur général, M. de Gueydon, arrive muni de pleins pouvoirs du gouvernement de la République, et que son premier acte sera la suppression des bureaux arabes ; j’en doute, car M. de Gueydon est un royaliste clérical ; mais les bureaux arabes, se croyant menacés, peuvent bien faire une petite insurrection, comme ils en ont fait tant d’autres, pour prouver encore une fois qu’ils sont indispensables.

 

Pas un des autres négociants ne lui donna tort ; au contraire, ils semblaient tous être de son avis ; et, quant à nous, cela ne nous regardait pas, nous écoutions sans rien dire.

 

Vers le soir, ces gens sortirent, et nous restâmes seuls à prendre de la bière, regardant les deux filles de l’aubergiste, Mlles Marguerite et Marie, une jolie brune toute vive et une belle blonde, remettre un peu d’ordre dans la maison. La plus jeune finit par dresser la table pour le souper, et l’aubergiste, M. Pouchet, un homme grand et sec, à mine respectable, sans doute content de notre bonne tenue, nous pria de manger la soupe en famille, ce que nous acceptâmes de bon cœur.

 

J’eus soin de laisser tout le monde prendre place, et de m’asseoir ensuite à côté de Mlle Marie, dont les yeux bleus et les cheveux blonds me rappelaient les jeunes filles des Vosges. Te dire ce que l’on mangea, j’en serais bien embarrassé ; c’était, je crois, une soupe aux haricots et puis un gigot à l’ail avec de la salade ; mais ce que je puis t’affirmer, c’est qu’à notre retour au bivouac, vers dix heures, j’aurais donné mes galons pour être toujours assis à côté de Mlle Marie ; et que cette nuit-là, n’ayant pas dépaqueté ma tente, et m’étant couché près de Rellin, je l’empêchai de fermer l’œil à force de lui rabâcher mon admiration et mon enthousiasme.

 

La nuit était magnifique, claire, couverte d’étoiles ; les rossignols chantaient à plein gosier dans tous les orangers du voisinage, et la bonne odeur des fleurs me rendait fou.

 

– Tu dors, Rellin ? tu n’as pas honte de dormir ? disais-je en le poussant du coude.

 

– Non ! non !… Je t’entends bien… Va toujours !… faisait-il en se remettant tout doucement à ronfler ; je t’écoute !

 

Enfin au petit jour je me levai ; je donnai sa ration à Négro, j’éveillai le père Lubin, qui se dépêcha de fourrager sa haridelle. Les chasseurs préparaient déjà leur café, Mathis nous apporta le nôtre ; puis mon cheval étant harnaché, mes hommes sur leur charrette, je serrai la main de Rellin, et nous voilà partis pour l’Alma, notre deuxième étape.

 

En traversant le village, je m’arrêtai deux secondes devant l’enseigne du Colon économe, espérant revoir Mlle Marie et lui dire adieu ; mais tout dormait encore à la maison, et ce n’est que plus loin, au tournant de la rue, en donnant un dernier coup d’œil à l’auberge, que je vis M. Pouchet pousser ses volets et me dire de la main au revoir !

 

Voilà l’existence du soldat… on arrive sans penser à rien… deux grands yeux vous entrent dans le cœur… on voudrait rester… ; mais la trompette sonne… En route !… Durant plus d’une heure je ne fis que songer à cela, puis mes idées prirent un autre cours.

 

Le pays changeait, les broussailles succédaient aux cultures le long de notre chemin. Dans un certain endroit, en nous détournant, nous vîmes à gauche, par-dessus la plaine, un coin de la mer, et la ville d’Alger sur le fond bleu du ciel, avec ses maisons blanches autour de la rade. La charrette s’était arrêtée ; mes chasseurs et le père Lubin regardaient aussi ; on sentait comme une odeur de marée, que nous apportaient de petits coups de vent frais venant du large ; puis, nous étant remis en route, nous arrivâmes au Fondouck, village revêtu d’anciennes fortifications. On y fait un assez grand commerce de grains et de bétail ; et, pour notre compte, nous achetâmes en cet endroit des pommes de terre et du lard.

 

Le bois manquait, c’est pourquoi nous partîmes, traversant à gué le ruisseau, qui sort de l’Atlas.

 

Mais alors commencèrent nos misères ; le chemin à chaque pas devenait plus abominable, les roches suivaient les roches, d’une fondrière on entrait dans une autre ; la vieille bique n’en pouvait plus ; le père Lubin jurait, les chasseurs criaient, rien ne servait.

 

Pour comble de malheur, voilà qu’à deux kilomètres du village l’essieu de la charrette se casse ; il faut retourner au galop demander où se trouve un forgeron, pendant que mes hommes attendent. On m’en indique un sur la route que nous devions suivre. Je reviens ; on a déchargé la carriole ; on tape sur la vieille rosse, on crie pour la faire avancer. Enfin elle marche, et nous arrivons, à trois kilomètres plus loin, devant une masure où par bonheur se trouvait le forgeron Rivero, un Mahonais, petit homme basané, qui demeurait là dans la solitude, avec trois enfants.

 

Aussitôt arrivés, nos misères étaient oubliées ; et pendant que le soufflet allait à la forge, que le marteau sonnait sur l’enclume, mes chasseurs s’occupaient à chercher du bois, des artichauts, des oignons, de la salade, dans le petit potager derrière la baraque ; d’autres faisaient la cuisine. C’est là que j’ai mangé pour la première fois une omelette aux blancs d’artichauts, et je puis t’assurer que c’était excellent.

 

La charrette raccommodée, Rivero payé, on se remit en chemin, quelques crottes marquant la route à travers les cactus, les aloès, les lentisques, les rochers, les creux, les fondrières de toute sorte.

 

Au bout d’une heure, personne ne savait plus où nous étions, et cette bonne odeur de marée, que nous avions sentie au Fondouck, avec les petits coups de vent, nous avait amené des nuages qui crevèrent sur nous d’une manière épouvantable.

 

Il faut avoir vu un orage d’Afrique : ces coups de tonnerre et ces torrents d’eau qui ne finissent plus !

 

Le pire, c’est que nous aurions été bien embarrassés de revenir, parce que nous avions perdu notre chemin. Heureusement, après la grande averse, en regardant de tous les côtés, j’aperçus de la fumée à travers les broussailles. – On marche dans cette direction, et, quelques centaines de pas plus loin, nous arrivons près d’un gourbi arabe, sur le bord d’un petit ruisseau.

 

Représente-toi une hutte de charbonnier ; au milieu de la hutte, quelques brindilles qui flambent ; trois ou quatre Arabes qui dorment, une vieille accroupie devant le feu, un jeune Arabe qui coupe des feuilles de tabac, deux chiens maigres qui grognent, et un enfant qui dort sur une peau de mouton.

 

Voilà ce qu’on appelle un gourbi dans ce pays. Il pleuvait toujours ; et ces gens, en train de préparer leur café, furent bien surpris de voir apparaître au milieu d’eux un maréchal des logis à cheval, des chasseurs le mousqueton en sautoir, puis la charrette et le père Lubin. Ils regardaient tout inquiets. Je leur demandai du café pour mes hommes et pour moi ; le jeune homme se dépêcha de nous en chercher à leur gamelle. Après cela, je n’eus qu’à leur demander notre chemin, et les pauvres diables nous le montrèrent, par les petits villages de Saint-Pierre et Saint-Paul.

 

Nous arrivâmes à l’Alma sur les six heures du soir. C’est une longue file de maisons, traversée par une belle rivière qui galope sur le gravier, en sortant de la montagne. On y trouve un grand lavoir, où les femmes sont agenouillées et battent leur linge comme en France ; des auges où s’abreuve le bétail, une église, une gendarmerie, des jardins, des auberges, avec leurs portes cochères où stationnent des voitures et des voyageurs. Comme l’orage avait détrempé la terre, nous ne voulions pas bivouaquer ; je dis à mes hommes de me suivre, et nous descendîmes à l’auberge du roulage. Cette auberge me rappelait tout à fait celles de notre bon pays de Lorraine ; elle avait grange, écuries, hangars, grande cour derrière, pleine d’oies, de poules, de pintades.

 

Je demandai à l’aubergiste, jeune homme d’une trentaine d’années, la permission de mettre nos chevaux dans son écurie et de laisser mes chasseurs se coucher sous le hangar. Il y consentit volontiers. Après avoir déposé leurs sacs, mes hommes voulurent aller pêcher dans la rivière ; je n’y vis pas d’inconvénients, et ils partirent.

 

Moi, m’étant changé, j’allai percevoir nos bons de vivres chez le fournisseur et faire signer à la gendarmerie mon ordre de route.

 

Je pourrais te raconter l’heureuse rencontre que je fis là du brigadier Lefèvre, grand gaillard à la figure militaire et le cœur sur la main, qui m’invita d’abord, selon l’habitude, à prendre l’absinthe et puis à dîner ; le retour de mes chasseurs, avec une magnifique pêche de barbeaux, qu’ils accommodèrent eux-mêmes à la buanderie ; et puis, pendant notre dîner, dans la grande salle tapissée d’une superbe chasse aux lions, l’arrivée du brigadier du col de Beni-Aicha, lequel avait les fièvres et voyait tout en noir, tandis que nous autres nous chantions la chansonnette et voyions tout couleur de rose ! Oui, je pourrais m’étendre sur ce chapitre et te raconter notre visite à l’auberge du Veau qui tète, où le brigadier Lefèvre était comme chez lui, mais tout cela nous traînerait trop en longueur.

 

La seule chose que je ne veuille pas oublier, c’est l’arrivée en cet endroit du maître d’école Wagner, de Rothau, que tu as connu dans le temps, tu sais, le petit maître d’école alsacien, avec favoris rouges, sa grande bouche et ses yeux couleur de faïence.

 

Le brigadier Lefèvre et moi nous étions en train de chanter et de rire, quand tout à coup débarque d’une patache qui venait de s’arrêter devant la porte une jeune femme avec ses paquets et ses cartons. Le brigadier crie :

 

– Eh ! c’est Mme Wagner.

 

On l’aide à déballer, on l’invite à prendre place, et notre joie redouble, parce qu’une jolie figure est toujours agréable à voir.

 

Cette dame parlait de son mari, de leur exploitation à la grande ferme de San-Salvator ; je l’écoutais en admirant ses beaux cheveux bruns et ses dents blanches. Et voilà que le mari débarque par une autre patache ; il entre, je tourne la tête : c’était mon vieux camarade Wagner, de Rothau ! Oui, c’était lui-même ; mais il avait aussi les fièvres, il était maigre comme un hareng saur. Nous nous reconnaissons, il ouvre ses bras en criant :

 

– Montézuma Goguel, de Saint-Dié… Dieu du ciel !

 

Et là-dessus, il me dit d’embrasser sa femme, ce que je fis avec plaisir.

 

Nous buvons, nous causons du pays, de nos excursions à Fonday, dans les Vosges, chez le père Gaignière, du kirsch, du bon lard fumé, des grives, de la truite, des écrevisses, du petit vin blanc de Mutzig ; l’eau nous en venait à la bouche.

 

La femme de Wagner riait, les deux brigadiers aussi ; celui du col de Beni-Aicha n’avait plus les fièvres. Enfin, qu’est-ce que je peux te dire ? Le bonheur de rencontrer un camarade de jeunesse, à cinq cents lieues du pays, en pleine Afrique.

 

Nous restâmes là jusqu’à cinq heures du matin, moment où nos chasseurs arrivèrent avec mon cheval, la charrette et le père Lubin, prêts à partir.

 

Les embrassades recommencèrent, puis je remontai sur Négro, et, n’ayant pas dormi deux nuits de suite, je m’endormis tranquillement en selle, sans voir où nous allions.

 

Heureusement la route est droite, et de l’Alma aux Isser on compte trente-six kilomètres : j’avais du temps devant moi.

 

Jusqu’au col de Beni-Aicha nous montions et je dormais ; c’est à peine si j’ouvrais de temps en temps les yeux, comme en rêve ; les arbres et les broussailles défilaient lentement. Mais en haut du col, l’air vif me réveilla tout à fait. Le Jurjura, ce géant de l’Atlas, était là devant nous, couvert de neige, et ses grands contreforts de la Kabylie serpentaient à nos pieds dans la plaine des Isser. C’est la retraite des lions.

 

L’Afrique, avec ses forêts d’oliviers, ses villages blancs, ses mosquées, son beau soleil, nous souriait toute joyeuse.

 

Qui se serait jamais figuré que la guerre allait se promener là dedans, avec le pillage et l’incendie ?

 

De ce point, notre route descendait, laissant à droite celle de Constantine. Personne ne se doutait de rien ; nous allions sans méfiance, et vers midi nous arrivâmes aux Isser, large vallée où se réunissent plusieurs ruisseaux, avant de se rendre à la mer.

 

Nous passâmes sur un pont ; quelque cent mètres plus loin, nous trouvâmes le grand caravansérail, vaste construction carrée – une cour au milieu, un magnifique sycomore à droite de la porte – où s’arrêtaient autrefois les caravanes, et loué maintenant à un marchand juif. À droite de cette bâtisse se tient en plein soleil le marché des Isser. Là, les vendredis matin, vers huit heures, tout est encore désert ; à midi, trente mille personnes se pressent et marchandent ; huiles, grains, tabacs, corbeilles pleines de racines, d’oranges, de pêches, monceaux de melons, caffas à cinq et six étages remplis de volailles, tout s’entasse sur ce vaste terrain battu. Les Kabyles y mènent leurs bœufs, leurs mules, leurs juments, leurs baudets ; on y voit des juifs discuter comme chez nous ; des montagnards kabyles, toujours sérieux, les écouter en fronçant le sourcil ; des caïds se promener gravement sur leurs chevaux superbes ; des spahis en manteau rouge aller et venir, pour maintenir l’ordre au milieu de cette foule.

 

À cinq heures, plus une âme !… Tout est fini. Des milliers de moineaux, sortis du caravansérail et de son grand sycomore, voltigent seuls de place en place et se livrent bataille pour un crottin.

 

Voilà le marché des Isser, un des principaux de l’Algérie.

 

Comme nous n’étions pas un vendredi, rien ne paraissait.

 

Nous fîmes halte à l’auberge en planches de M. Paul, un brave homme, alors tellement miné par les fièvres, qu’il ne tenait plus sur ses jambes. Dans cette auberge s’arrêtaient les officiers allant de Dellys à Dra-el-Mizan ; elle était pleine de monde. Il fallut chercher une autre baraque plus loin, où nous pûmes enfin nous abriter.

 

Je mis mon cheval à l’écurie, et mes chasseurs s’occupèrent de faire la soupe.

 

J’appris à l’auberge qu’un maréchal des logis de la première compagnie de remonte était détaché depuis quelques jours au caravansérail, avec trois hommes et six chevaux étalons. Naturellement j’attachai tout de suite mon sabre à la boucle du ceinturon, et j’allai voir qui c’était.

 

Le marchand juif, qui tenait un café maure à la porte, me conduisit dans la cour du caravansérail, entourée de bâtiments, les toits tombant à l’intérieur et les murs percés de meurtrières. Il m’indiqua les écuries et le logement de la remonte ; et figure-toi ma satisfaction de trouver là, dans une petite chambre ornée de viandes fumées pendues au plafond et de bouteilles rangées sur des tablettes, mon vieil ami Collignon, en train de mettre ses écritures au courant. Représente-toi nos embrassades et puis la noce qu’il fallut faire. Je ne t’en dirai rien, quoique ce soit bien agréable de trinquer avec un vieux camarade et de causer des amis et connaissances qu’on n’a pas vus depuis longtemps ; oui, cela mérite qu’on en parle, mais tu pourrais me reprocher d’être trop porté sur ma bouche, et j’aime mieux continuer.

 

Le lendemain, en prenant la goutte avec Collignon, avant mon départ, je vis qu’une grande inquiétude commençait à se répandre. Des négociants de Dellys, arrivés pour le marché, parlaient à l’auberge d’incendies du côté d’Aumale, de marchés rasés par les Kabyles, et d’autres particularités semblables.

 

Ces gens me regardaient de temps en temps pour voir l’effet que tout cela pouvait me produire ; mais je me moquais bien de leurs histoires, ayant l’habitude de ne m’inquiéter des choses que lorsqu’elles arrivent.

 

Ils trouvaient que les douze spahis indigènes, commandés par un maréchal des logis également indigène, n’étaient pas trop rassurants pour le marché des Isser, et l’un d’eux finit par me dire :

 

– Maréchal des logis, savez-vous ce que vous devriez faire ? Votre première étape est Azib-Zamoun ; ce n’est qu’à seize kilomètres d’ici, toujours belle route. Eh bien ! vous devriez rester jusqu’à midi ; des soldats français, quand ils ne seraient que cinq, inspireraient toujours plus de confiance que ces spahis.

 

– Ah çà ! lui répondis-je, est-ce que vous me prenez pour une bête ? Mon ordre de route est d’être à Azib-Zamoun avant midi ; s’il arrivait quelque chose à mon détachement, est-ce vous qui devriez en répondre ?

 

Mes chasseurs arrivaient alors à la porte sur leur charrette. Je sortis, en donnant une poignée de main à Collignon, et j’enfourchai mon cheval, que le père Lubin tenait en bride ; après quoi nous repartîmes.

 

On raconte toujours que dans les grandes occasions le soleil se voile, que la terre tremble, et d’autres histoires pareilles, pour marquer l’horreur de la nature, à cause de la mauvaise conduite des gens !

 

Moi, tout ce que je peux dire, c’est que le temps s’était remis au beau, et que les alouettes chantaient comme à l’ordinaire.

 

Nous traversâmes bien tranquillement le petit village de Bordj-Menaïel, puis nous commençâmes à monter, par un chemin bordé de blés, la grande côte d’Azib-Zamoun.

 

Je me souviens maintenant qu’au bout d’une heure de marche environ, nous rencontrâmes à gauche de notre route une jolie maison européenne, ressemblant à une petite cité ouvrière, le jardin devant, fermé de palissades, les banquettes pleines d’artichauts, de choux-fleurs, de salade pommée, de radis ; et, sur le seuil de la maison, une véranda toute couverte de volubilis, de chèvrefeuilles et d’autres plantes grimpantes qui pendaient tout autour.

 

Le verger était aussi rempli d’arbres européens : cerisiers, pruniers, pommiers, orangers en pleine fleur.

 

Je m’étais arrêté, regardant cette jolie demeure. Mes hommes ne voyaient que les artichauts, et l’un d’eux me dit :

 

– Maréchal des logis, c’est le paradis terrestre… Si l’on pouvait entrer !…

 

Mais il y avait des palissades, et puis, à travers les fleurs, je voyais sous la véranda un homme à barbe noire, les yeux luisants, qui n’avait pas l’air de vouloir se laisser voler ses artichauts.

 

Nous continuâmes donc notre route ; et j’ai su plus tard que c’étaient les agents des ponts et chaussées qui demeuraient là. Nous avons aussi appris, quelques jours après, que cette jolie habitation avait été saccagée par les Kabyles, ses arbres coupés et plusieurs de ses habitants égorgés.

 

Les hommes sont comme des pendards vis-à-vis les uns des autres ; quand ils trouvent un nid plein de jeunes, ils n’y laissent que des plumes et du sang.

 

Enfin, ayant poursuivi notre chemin, nous arrivâmes à Azib-Zamoun, où je fis monter les tentes. J’écrivis mes bons, pour toucher mes rations de vivres, et je me rendis moi-même chez M. Boucher, aubergiste et fournisseur.

 

Mais à peine avais-je demandé nos rations de fourrage, que ce M. Boucher entra dans une fureur sourde et se mit à traiter notre armée de rien qui vaille, nous accusant de tous les malheurs du pays ; sa femme vint bientôt se joindre à lui pour m’accabler d’injures.

 

L’indignation me gagnait ; je leur criai de se taire, ou que j’allais les faire solidement ficeler avec une corde à fourrage et conduire au commandant de Tizi-Ouzou, qui pourrait écouter leurs injures, si cela lui convenait.

 

Ils se turent alors et me délivrèrent le fourrage contre mes bons.

 

De retour au bivouac, après la soupe, voyant qu’il nous restait encore huit heures de soleil, je décidai qu’on doublerait l’étape et qu’on coucherait à Tizi-Ouzou. Nous levâmes le camp. Les époux Boucher, sur leur porte, me montraient le poing.

 

Je leur ris au nez.

 

Ces pauvres gens, tombés depuis entre les mains des Kabyles, ont dû faire de tristes réflexions ; ils ont dû reconnaître que sans les soldats leur boutique était peu de chose.

 

De pareilles leçons coûtent cher ; malheureusement, les hommes ne s’instruisent que par l’expérience.

 

À partir d’Azib-Zamoun, notre route entrait dans l’immense vallée du Sébaou, rivière torrentueuse, presque à sec en juin et juillet, mais alors bordée de joncs, de tamaris et d’autres plantes semblables. Les cimes arides et broussailleuses de la Grande Kabylie se développaient au-dessus de nous, la rivière se déroulait dans la vallée.

 

À mesure que nous avancions, chaque détail de ce paysage devenait plus frappant ; un peu sur notre droite, à la cime des airs brillaient les murailles blanches du fort National et la route qui serpente en zigzag jusqu’à sa hauteur ; sur une autre cime, à gauche, scintillait le marabout Dubelloi, petit ermitage arabe surmonté de son croissant.

 

Lorsque nous eûmes dépassé le camp du Maréchal et le petit village appelé Vin-Blanc, nous aperçûmes enfin au pied de ces masses colossales, sur un léger renflement de terrain, le bordj de Tizi-Ouzou.

 

En Afrique l’air est beaucoup plus clair que dans nos pays brumeux, on voit les choses de très loin. Ce bordj, sur un petit monticule presque au niveau des orges et des blés, avec son mur d’enceinte haut de trois mètres et blanchi à la chaux, n’avait pas grande apparence. Malgré moi j’en conçus d’abord une triste opinion, d’autant plus qu’il nous cachait le village européen et le village arabe, tous deux inclinés sur l’autre pente du mamelon ; de sorte que je me représentais l’immense ennui que nous allions avoir, et la quantité de verres d’absinthe qu’il faudrait prendre en cet endroit pour tuer le temps.

 

Mais il ne faut jamais désespérer de rien, et nous devions avoir à Tizi-Ouzou des distractions auxquelles j’étais loin de m’attendre. Avant d’arriver au bordj, nous eûmes le plaisir de rencontrer la belle fontaine construite par les Turcs, pendant leur occupation ; elle est à gauche, en contre-bas de la route, entourée d’une solide maçonnerie à fleur de terre et recouverte de deux magnifiques saules pleureurs. On ne peut voir d’eau plus fraîche, plus limpide ; et ces deux grands saules qui se penchent, laissant tomber leurs longues feuilles pâles, sont d’un effet admirable.

 

Presque tous les voyageurs, en passant, descendent à la fontaine abreuver leurs mules et leurs chevaux, c’est ce que nous fîmes ; et sur les six heures nous arrivâmes au bordj de Tizi-Ouzou, découvrant enfin sur l’autre versant de la colline le village européen, avec sa grande rue, son église, sa place entourée de platanes, et, contre la montagne Dubelloi, le village arabe, la mosquée, la maison de commandement du caïd Ali, noyés dans le feuillage des orangers, des figuiers, des lauriers-roses.

 

Cette vue me rafraîchit le sang, et je me promis de descendre plus d’une fois à ces deux villages.

 

Le bordj lui-même, avec ses trois portes d’Alger, de Bougie et du bureau arabe, dominait tous les environs. Il comprenait d’abord le vieux bordj, lourde et massive construction turque en pierre, haute de vingt-cinq à trente pieds et garnie de créneaux. Autour de ce fortin, on avait bâti l’hôpital, la poudrière, le magasin du génie, deux pavillons pour les officiers, deux longues baraques sans étages, servant de remises et de casernes ; le tout était relié par un mur, et plusieurs de ces constructions formaient rempart, leurs fenêtres étant grillées sur la campagne et leurs portes tournées à l’intérieur.

 

Les camarades nous reçurent à bras ouverts, et l’on passa le reste de la journée à se donner des nouvelles.

 

Le détachement du 1er régiment de chasseurs, à Tizi-Ouzou, se composait d’un lieutenant, d’un sous-lieutenant, trois maréchaux des logis, deux trompettes, un maréchal ferrant, soixante hommes, soixante-dix chevaux.

 

Mon camarade, le maréchal des logis Ignard, était de semaine.

 

Je fis la connaissance, ce même jour, à la cantine, du maréchal des logis Detchard, du train des équipages, un bon et brave soldat, pour lequel j’ai toujours conservé de l’estime.

 

La nuit venue et la retraite sonnée, nous allâmes enfin nous reposer à la grâce de Dieu.

 

Le lendemain, après la soupe, Detchard, qui sortait de l’artillerie, et moi, tout en fumant notre pipe, nous fîmes le tour du bordj, car ma première idée en arrivant quelque part, c’est de voir où je suis.

 

Du haut des remparts, on jouissait d’une vue très étendue sur les deux côtés de la vallée. Detchard m’expliquait tout.

 

– Voici là-haut, me disait-il, le fort National, à vingt-six kilomètres d’ici, par la route, mais en ligne droite il n’est pas à plus de dix ou douze kilomètres ; il a six pièces rayées, huit cents hommes de garnison et une bonne fontaine. C’est dommage que nous n’en ayons pas autant ; nous n’avons que des citernes, et l’on peut nous couper l’eau, ce qui serait bien désagréable pendant les grandes chaleurs de mai, juin, et juillet. Entre le fort National et nous, dans le fond de ce ravin, coule l’Oued-Aissi, une petite rivière très froide, claire comme l’eau de roche, qui sort du Djurdjura ; on y pêche de bons poissons, vous verrez ça plus tard. L’Oued-Aissi fait un détour derrière cette côte et tombe plus loin dans le Sébaou ; à l’embranchement des deux rivières se trouve le village arabe de Si-Kou-Médour, où l’on mène quelquefois les promenades militaires. Toutes les montagnes autour de nous sont habitées par les Kabyles, et l’on peut dire que ces gens-là se défendent très bien ; ce sont des tribus guerrières, surtout les Beni-Raten et les Mâatka. Tenez, voyez-vous sur cette crête, ces murs blancs derrière les broussailles ; vous croiriez des nids d’éperviers, n’est-ce pas ? Eh bien ! c’est le village de Bouïnoum. Les Kabyles ne bâtissent pas comme nous le long des rivières, ils nichent sur les montagnes ; leurs femmes aiment mieux faire quatre ou cinq kilomètres tous les jours, pour descendre à la vallée avec leurs cruches, chercher de l’eau, et les hommes aiment mieux descendre et remonter mille fois avec leurs charges d’huile, de fruits et de légumes, que de se fier à nous. Je me suis même laissé dire qu’ils ne se sont jamais fiés à personne, ni aux anciens Romains, ni aux Arabes, ni aux Turcs ; ils ont toujours eu plus de confiance dans leurs rochers que dans la parole des généraux.

 

– Cela montre une grande défiance, lui disais-je.

 

– Oui, maréchal des logis, et pourtant on ne peut pas leur donner tort, car bien des généraux et même bien des empereurs ont manqué de parole. Ces Beni-Raten, ces Mâatka et tous les autres Kabyles vivent donc ainsi dans les airs, et font semblant de se soumettre, quand ils ne sont pas les plus forts. Dans leurs villages, où les baraques sont entassées sans ordre, comme des taupinières, ils fabriquent de tout : des yatagans, des fusils, des balles, de la poudre, même de la fausse monnaie. Puisqu’ils ne se fient pas à nous, il ne faut pas non plus se fier à eux.

 

– Je suis tout à fait de votre avis. Mais qu’est-ce que nous voyons donc là-bas ?

 

– Ça, c’est le cimetière européen ; il est entouré d’un petit mur. Et cette route qui serpente dans la vallée, c’est la route muletière de Dra-el-Mizan ; elle se perd plus loin dans les gorges profondes des Mâatka.

 

– Et ceci, maréchal des logis, derrière l’hôpital ?

 

– C’est l’endroit qu’on appelle le cimetière des braves ! C’est là que dorment les Français morts en 1857, en enlevant d’assaut le fort des Beni-Raten, lorsque nous fîmes la conquête du pays. Et plus bas, à l’endroit où descendent les égouts du bordj, vous voyez le jardin militaire, loué maintenant au vieil Antonio, un bon homme qui nous vend des légumes pour l’ordinaire ; il tient un petit cabaret, où nous allons quelquefois prendre l’absinthe.

 

Detchard me donna ces explications et beaucoup d’autres, en suivant la terrasse du petit mur ; puis nous descendîmes au village par la porte de Bougie, pour prendre quelques chopes de bière, à l’auberge de la Femme sans tête, non loin des écuries militaires.

 

La bière n’est pas mauvaise avant le mois de mai, en Afrique, et puis on ne peut pas toujours prendre de l’absinthe et du vermouth.

 

Nous étions donc là, le coude sur la table ; je regardais par la fenêtre les gens aller et venir dans la rue. Au bout d’une heure, j’avais vu passer le jeune curé, avec sa barbe noire, le tricorne sous le bras ; puis les deux chères sœurs, le bandeau blanc sur le front, qui s’en allaient tenir l’école des filles ; le sous-maître Deveaux, sergent de zouaves, que mon camarade Detchard se dépêcha d’appeler, en toquant à la vitre, et qui voulut bien accepter un petit verre sur le pouce, avant d’entrer en classe. Le brigadier de gendarmerie vint aussi jeter un coup d’œil sur les nouvelles figures. Celui qui m’étonna le plus, ce fut le brigadier forestier Lefèbre, un bon vieux tout gris, et l’oreille fort dure, qui gardait les forêts de l’État dans les environs ; il vint se rafraîchir au comptoir, la bretelle du fusil de chasse sur l’épaule.

 

Alors, voyant cela, je me dis que nous étions à Tizi-Ouzou comme dans un autre coin de la France ; que rien n’y manquait, ni les curés, ni les chères sœurs, ni les gardes forestiers, ni les gendarmes ; et tout ce qu’on m’avait raconté de soulèvements, d’incendies, de marchés rasés, de Beni-Raten, de Mâatka, me parut une mauvaise plaisanterie.

 

J’en étais même vexé ; je trouvais ces figures si calmes, si paisibles, que je me disais en moi-même :

 

« Goguel, tu es un véritable enfant de croire à tout ce qu’on te raconte ; est-ce que ces gens-là, s’ils étaient dans l’inquiétude, ne feraient pas d’autres mines ?… Allons… allons… il n’y aura rien ; c’est une partie remise pour longtemps ! »

 

Mais j’étais loin de mon compte ; la précipitation des jugements ne vaut rien.

 

Le dimanche 9 avril, le maréchal des logis Ignard descendait de semaine, mon tour était venu.

 

Tout alla bien jusqu’au 12.

 

Ce jour-là, je conduisais la promenade des chevaux sur la route du fort National ; les chasseurs me demandèrent de leur faire voir le moulin de Saint-Pierre, à quelques kilomètres plus loin ; j’y consentis.

 

C’est un moulin français, sur l’Oued-Aissi, exploité par des négociants d’Alger ; ils avaient là leur gérant, avec sa jeune femme et sa belle-sœur. Nous descendîmes donc au ravin, entouré de plantations admirables ; grands arbres, belle culture, tout réjouissait la vue.

 

Le gérant, un brave homme, s’empressa de nous montrer l’établissement, et puis nous revînmes d’un bon pas, car je craignais d’avoir conduit trop loin notre promenade, mais nous rentrâmes à temps pour la soupe ; et vers trois heures, comme j’assistais au pansage dans les écuries qui se trouvent au pied du bordj, sur la pente du village, le lieutenant Wolf, du bureau arabe, escorté de quatre cavaliers, arriva.

 

– Surveillez bien le pansage, me dit-il, et faites donner une bonne ration aux chevaux ; tout annonce que vous monterez à cheval ce soir.

 

Il s’en alla, et toute l’après-midi on vit du mouvement.

 

Le vieux brigadier de spahis, Abd-el-Kader Soliman, attaché depuis des années au bureau arabe, rentrait vers quatre heures, et le voyant arriver ventre à terre sur son cheval blanc, la crinière flottante, la grande queue balayant la poussière, sa vieille barbe grise ébouriffée et la chamelière roulée autour du capuchon blanc, je lui criai :

 

– Eh bien ! Abd-el-Kader, quoi de nouveau ?

 

– Laisse-moi, maréchal des logis, dit-il en s’arrêtant une seconde, la croupe de son cheval repliée sur les jarrets ; le caïd Ali se révolte ; M. Goujon, l’interprète, est allé chez lui hier soir ; nous avons peur qu’il ne soit enlevé avec ses deux spahis.

 

Il repartit à fond de train. Je le suivais de loin, et, comme j’entrais par la porte de Bougie, il sortait déjà du bureau du commandant Leblanc, il sautait à cheval et repassait auprès de moi comme un ouragan.

 

Il faut avoir vu un vieux cavalier arabe descendre une rampe pareille au triple galop, pour savoir ce que c’est que de manier un cheval.

 

Enfin, pendant qu’il allait porter des ordres quelque part, je rentrai dans notre chambre, où se trouvaient justement les maréchaux des logis Ignard et Brissard.

 

– Goguel, me dit aussitôt Brissard, il y a du nouveau, le lieutenant m’a demandé la liste des chevaux disponibles, il m’a dit de compléter leurs trois paquets de cartouches à mes hommes, de préparer les bons pour six jours de vivres et de nous tenir prêts à partir.

 

– Tant mieux ! dit Ignard, nous allons voir du pays, dans trois jours nous serons près d’Aumale.

 

Je n’étais pas de leur avis, et je leur racontai que le caïd Ali venait de se révolter aux environs, ce qui nous dispenserait d’aller si loin.

 

– Qu’est-ce que Caïd Ali peut faire avec son gros ventre ? disait Brissard. Comment cette grosse pastèque pourrait-elle tenir la campagne ?

 

Je leur fis observer que Caïd Ali n’aurait pas besoin de marcher, qu’il avait deux beaux-frères : Mokrani et Saïd Caïd, qui tiendraient la campagne à sa place.

 

Brissard sortit là-dessus, pour compléter l’armement, et vers sept heures le lieutenant Cayatte, puis le sous-lieutenant Aressy vinrent nous prévenir que dans une heure il faudrait être prêts, que nous serions quarante combattants.

 

Ils nous recommandèrent surtout de ne pas courir, de ne pas faire de bruit, d’éviter tout ce qui pouvait donner l’éveil, et d’être à cheval après avoir complété nos provisions de six jours.

 

Ces ordres donnés, chacun s’occupa de son affaire, et à huit heures sonnant, l’appel terminé, nos officiers se partagèrent les hommes en deux pelotons de vingt hommes chacun, le premier commandé par le lieutenant Cayatte, Brissard et Ignard, maréchaux des logis ; le second commandé par le sous-lieutenant Aressy, et moi comme sous-officier. Nous allions laisser dans le bordj, en partant, une quinzaine de chasseurs, cent quatre mobilisés de la Côte-d’Or, cinq artilleurs commandés par un brigadier, et vingt soldats du train commandés par le maréchal des logis Detchard, qui remplissait en même temps les fonctions d’adjudant de place.

 

Le commandant supérieur était M. Leblanc, chef du bureau arabe de Tizi-Ouzou. Le bureau arabe se composait de M. Sage, capitaine ; Wolf, lieutenant ; Laforcade, sous-lieutenant, et de M. Goujon, interprète, jeune homme plein d’énergie.

 

Ajoutez un garde du génie, un gardien de batterie, un jeune chirurgien, M. Annesley, nouvellement sorti des écoles, et M. Desjardins, comptable.

 

Donc, sur les huit heures et demie, chacun ayant pris sa place dans les rangs, le lieutenant Cayatte donna l’ordre du départ, et nous descendîmes la rampe du bordj au village.

 

En traversant la grande rue, le sous-lieutenant Aressy me demanda si j’avais de la place pour loger sa gourde. Une petite place pour la gourde ne manque jamais aux chasseurs d’Afrique. Nous fîmes halte un instant à la porte du café Thibaud ; Mlle Marie nous remplit la gourde d’eau-de-vie et nous offrit un petit verre de cognac ; après quoi nous rejoignîmes le détachement, qui cheminait en silence sur la grande route.

 

La nuit était venue, très obscure, et quelques pas plus loin nous prîmes le chemin de Si-Kou-Médour, en traversant l’Oued-Aissi ; les chevaux avaient de l’eau jusqu’au poitrail ; les étoiles tremblotaient dans les flots sombres.

 

Après avoir touché l’autre rive, durant plus d’une demi-heure nous eûmes un chemin impossible, bordé d’immenses cactus, dont les dards nous accrochaient et nous piquaient jusqu’au sang ; mais on ne murmurait pas, on allait.

 

Vers onze heures, les aboiements des chiens de Si-Kou-Médour nous avertirent que nous contournions le village ; nous n’en étions plus loin, et quelques instants après nous sortions de ce passage abominable, sur un grand terrain vague, autant que j’en pus juger par cette nuit noire.

 

Là, le lieutenant nous donna l’ordre de nous mettre sur deux rangs, puis de mettre pied à terre : il commanda de planter les piquets, de tendre les cordes, d’entraver les chevaux.

 

Cela fait, il nous appela, les trois maréchaux des logis, et nous dit de prévenir les hommes qu’on ne dresserait pas les tentes, qu’on n’allumerait pas de feu et qu’on ne ferait pas de bruit.

 

– Les chevaux ne seront pas dessellés, dit-il, on les déchargera seulement ; chaque homme, après avoir débridé, se couchera près de son cheval, le sabre au corps, le fusil sous la main, la bride passée dans le bras, pour être prêt à brider et à monter au premier signal. Il est bien entendu que deux factionnaires vont être placés et qu’on les relèvera d’heure en heure. Un de vous se promènera en tête des chevaux durant deux heures, un brigadier se promènera derrière, le même temps, chacun à son tour. Moi, je resterai là, pendant que M. Aressy se reposera ; puis il viendra me relever. À quatre heures du matin on donnera une ration aux chevaux, on fera le café ; à cinq heures nous serons à cheval.

 

Après ces explications, je pris le premier quart ; le lieutenant alluma sa pipe, et les chevaux étant déchargés, tout rentra dans le silence.

 

La nuit était profonde ; nous entendions l’eau du Sébaou couler sur les galets, et, plus loin, les bandes de chacals s’appeler d’un bout à l’autre de la vallée.

 

Le silence était aussi troublé par les cris des chevaux, qui se battent quelquefois entre eux, et ceux des chasseurs réveillés en sursaut, qui les traitaient de vieilles rosses, en les menaçant de se fâcher.

 

Au bout de mes deux heures, j’allai réveiller Ignard, qui dormait dans son manteau. C’est un bien bon garçon, mais il ne put s’empêcher de prétendre, en se levant, que je n’étais pas resté là cinq minutes.

 

Le brigadier Péron alla réveiller aussi son camarade, qui n’était pas de meilleure humeur, à ce que j’entendis. Enfin je me couchai près de mon cheval et je m’endormis.

 

Le petit jour blanchissait à peine le haut des montagnes, lorsque mon chasseur Coppel m’éveilla.

 

– Tenez, maréchal des logis, me dit-il, en me présentant un bon quart de café, voilà de quoi vous réchauffer.

 

Aussitôt, je sautai sur mes jambes et je regardai ; nous étions tout près de Si-Kou-Médour, dont les vieilles baraques en torchis, couvertes de roseaux, et les jardinets, séparés l’un de l’autre par d’énormes haies de cactus, se voyaient à cinquante pas. Nous occupions, derrière le village, un petit plateau, où s’élevaient quelques meules de paille, entourées d’épines.

 

Des officiers du bureau arabe, arrivés après nous, pendant la nuit, s’étaient logés dans une de ces meules ; leurs spahis caracolaient autour.

 

Une foule de Kabyles, par groupes de quinze à vingt, avec leurs grands burnous blancs, leurs longs fusils ou leurs vieux tromblons en bandoulière, descendaient des montagnes environnantes. C’étaient nos contingents ; ils arrivaient soi-disant pour nous soutenir.

 

Je vis tout cela d’un coup d’œil.

 

Les enfants de Si-Kou-Médour arrivaient aussi se mêler à nous et nous observaient d’un œil de pie, pendant que les femmes nous regardaient du fond de leurs gourbis, et les cigognes du haut des toits.

 

C’est le pays des cigognes, je n’en ai jamais autant vu de ma vie.

 

J’avalai mon quart de café, puis je donnai l’accolade à la gourde du lieutenant Aressy ; j’appelai les camarades, qui lui souhaitèrent aussi le bonjour.

 

Le lieutenant arriva presque aussitôt ; il ordonna de recharger les chevaux, de leur ôter la musette, d’enlever les cordes et les piquets.

 

Le soleil alors étincelait. Tous ces Kabyles qui venaient gravement et s’arrêtaient à quelques pas du bivouac ne m’inspiraient pas trop de confiance. Bientôt les officiers du bureau arabe se mirent à leur distribuer des cartouches ; des mules chargées de couffins arrivaient encore plus loin, et la distribution continuait.

 

Les spahis, tout joyeux, causaient avec ces nouveaux venus, et je dis au vieil Abd-el-Kader, qui s’avançait à cheval, en lui présentant la gourde :

 

– Dis donc, brigadier, qu’est-ce que tous ces bédouins-là ? d’où sortent-ils et qu’est-ce qu’ils demandent ?

 

Lui, regardant de tous les côtés, pour s’assurer que personne ne le regardait, leva le coude et but un bon coup ; puis, passant lentement la main sur ses vieilles moustaches grises, il me rendit la gourde et répondit :

 

– Le caïd Ali s’est révolté avec son village de Temda… Alors, tu comprends, maréchal des logis, nous avons prévenu les autres tribus de nous envoyer des gens pour faire razzia ; ce sont nos amis ! Nous allons marcher devant, comme toujours ; eux derrière ; Caïd Ali se défendra peut-être ; on donne quelques cartouches à ces gens pour charger leurs fusils… Il y aura razzia, répéta-t-il en souriant.

 

– Et si nos amis nous tournent casaque ? dit Brissard.

 

– Il n’y a pas de danger. Tu vas voir ; les femmes et les enfants de Temda sont déjà partis ; nous prendrons tout et nous brûlerons le village. Il y a beaucoup de bœufs à Temda ; si j’en prends un, je le donnerai à mes amis les chasseurs.

 

Ainsi parla le vieux spahi. Il en avait vu bien d’autres depuis trente ans et ne doutait de rien. Puis il partit, allant à la rencontre de nouveaux groupes de Kabyles, pour leur indiquer l’endroit où se distribuaient les cartouches.

 

Au bout de quelques instants, le lieutenant Cayatte nous ayant fait compter par quatre et rompre par deux, se mit à la tête de la colonne, avec un cavalier du bureau arabe, qui devait nous servir de guide, et nous partîmes tranquillement à travers les broussailles, jusqu’au tracé de la nouvelle route de Tizi-Ouzou à Bougie ; deux ou trois cents Kabyles nous précédaient ; mais, voyant que la masse ne nous suivait pas, le lieutenant fit arrêter la colonne, et le guide retourna voir ce qui retardait ces gens.

 

Il revint dire que les Kabyles se partageaient en deux colonnes, dont l’une suivait le pied de la montagne des Beni-Raten, à notre droite, l’autre la rive du Sébaou, à notre gauche. Il ajouta que ces deux colonnes nous rejoindraient avant d’arriver à Temda.

 

Le lieutenant, satisfait de cette explication, après nous avoir fait mettre pied à terre pour serrer les sangles, ordonna de se remettre en marche.

 

Nous allions sans nous presser. La route, qui n’était qu’ébauchée, suit cette magnifique vallée du Sébaou dans toute sa longueur ; de chaque côté s’élèvent de hautes montagnes couvertes d’oliviers, où se détachent les murailles blanches des villages kabyles.

 

C’était un spectacle splendide au lever du soleil.

 

Le Sébaou, presque à sec, laissait à découvert les trois quarts de son lit, plein de galets blancs comme du marbre ; de notre côté, l’eau, plus profonde, serpentait contre la berge à travers les tamaris et les lauriers-roses. De loin en loin, se levaient des bécassines, des sarcelles, des cigognes et d’autres oiseaux aquatiques, qui fuyaient à notre approche ; les deux colonnes du bureau arabe s’étaient enfin décidées à partir ; l’une allait sur une longue file, dans l’ombre des montagnes, l’autre sur les galets de la rivière, en plein soleil ; elles semblaient nous escorter à distance.

 

La marche durait depuis environ une heure, lorsque nous découvrîmes, à cinq ou six kilomètres devant nous, en travers de la vallée, une haute colline à gauche, entièrement déboisée et couverte de blés verts.

 

Le Sébaou faisait un coude au pied de la colline, et des milliers d’Arabes fourmillaient là-haut.

 

Au sommet d’un petit mamelon, à droite, se dressait un cavalier sur un cheval noir et vêtu d’un burnous noir.

 

Dès que cet homme nous aperçut, il descendit à la charge, traversa le Sébaou et rejoignit les révoltés.

 

Le guide dit sans doute alors au lieutenant : « Voici l’ennemi ! » car ces mots furent répétés jusqu’à l’arrière-garde.

 

Vingt minutes après, nous arrivâmes au coude de la rivière, large en cet endroit d’environ un kilomètre, tout de gravier sec, et de huit à dix mètres d’eau seulement, coulant contre la berge de notre côté. Nous traversâmes ce petit bras d’eau, et dans le lit même de la rivière, sur le gravier, on se mit en bataille, le premier peloton en avant, et le second, dont j’étais, en arrière.

 

À quelques cents mètres devant nous, au pied de la colline, s’étendait un grand verger de figuiers, où nous voyions aller et venir six cavaliers arabes, qu’on nous dit être de la famille du caïd révolté.

 

Pendant que nous étions en bataille, nos colonnes de Kabyles auxiliaires s’étaient réunies en une seule masse, car déjà, depuis une demi-heure, celle qui marchait à gauche, sur le gravier, avait passé la rivière, et celle de droite, qui suivait le pied des montagnes, était descendue dans la vallée, de sorte qu’au lieu de les avoir en flanqueurs, pour nous soutenir, nous les avions sur nos derrières. Et tous ces braves gens, avec leurs grands burnous, leurs longues barbes et leurs fusils, s’arrêtèrent tranquillement sur la rive, regardant ce que nous allions faire.

 

Quelques-uns avaient bien déchargé leurs vieilles patraques, mais ils savaient qu’elles ne portaient pas au quart de la distance.

 

Enfin, cela regardait les officiers du bureau arabe.

 

Le lieutenant Cayatte ne parut pas s’en inquiéter ; il déploya son peloton en tirailleurs, et, cinq minutes après, les six cavaliers qui nous observaient du verger étaient démontés. Nous avons appris par la suite que deux étaient morts de leurs blessures ; les autres gagnèrent leur ligne de retraite, emportant les blessés.

 

Ainsi commença le combat.

 

Et maintenant représente-toi le premier peloton qui remonte à cheval et part au galop ; les Kabyles répandus dans les blés, qui se lèvent et font feu sur eux, tout en se retirant à grands pas ; la charge qui passe à travers le verger et gagne le haut de la colline ; nous en bas, en ligne de bataille, impatients de partir, et derrière nous les officiers du bureau arabe, en train de haranguer nos contingents, pour les décider à passer le Sébaou.

 

Le cavalier Ali, du bureau arabe, ne faisait que passer et repasser la rivière, pour leur montrer qu’elle n’était pas profonde ; mais ces braves gens, toujours graves et solennels, n’avaient pas l’air de le voir ni de l’entendre, lorsqu’une balle vint frapper son cheval juste au milieu du front et l’étendit mort dans le courant.

 

Alors nos bons amis poussèrent de grands cris et se précipitèrent dans l’eau, pour attraper l’un la bride et l’autre la selle de la bête.

 

Ali gagna le bord et vint nous rejoindre à la réserve.

 

Pendant ce temps, le premier peloton avait atteint aux deux tiers de la colline ; les coups de fusil redoublaient.

 

Tout à coup, nous vîmes déboucher en arrière du premier peloton, à droite, une colonne serrée de Kabyles, le grand étendard jaune et vert déployé. Ils se dépêchaient d’accourir, pour couper la retraite à nos camarades.

 

Le lieutenant Aressy vit le danger.

 

– Pas une minute à perdre, dit-il ; sabre à la main, en avant !

 

Et nous partîmes comme des forcenés.

 

Quelques instants après, nous arrivions au verger. Là nous enfilâmes un petit ravin, où l’on ne pouvait passer qu’un à un, et nous débouchâmes dans les blés, juste en face des Kabyles, qui ne nous attendaient pas et se mirent précipitamment en retraite.

 

Nous poursuivîmes notre charge jusqu’au premier tiers de la colline, près de trois ou quatre vieilles masures, où venait aboutir une haie de cactus haute et profonde, coupant la colline en écharpe.

 

– Voyons, les bons tireurs, pied à terre ! s’écria le lieutenant.

 

Aussitôt je sautai de mon cheval, je remis la bride à l’élève trompette Lecomte, et je lui demandai son chassepot. Puis j’enfilai la ruelle, où passait un petit ruisseau plein de grosses pierres tachées d’énormes gouttes de sang ; c’est par là que les Kabyles avaient emporté leurs blessés.

 

Il y avait au bout de la ruelle un champ de blé. Je vis auprès de moi le brigadier Péron, mon ordonnance Coppel, les vieux chasseurs Audot et Ramadier ; nous mîmes genou à terre dans les blés pour commencer le feu.

 

Deux ou trois chasseurs à cheval, de l’autre côté de la haie, derrière nous, tiraient aussi par-dessus les cactus. Le lieutenant Aressy, tout riant, sur son petit cheval rouge, le sabre à la main, nous indiquait les directions :

 

– À droite du champ… en voici deux qui se glissent… Attention !…

 

Mais ils arrivaient toujours plus serrés, en rampant, et tout à coup le lieutenant cria :

 

– Tout le monde à cheval !… Allons… allons… dépêchons-nous, ils vont nous tourner !

 

Moi, je dis aux tirailleurs :

 

– Repassons la haie !

 

Mais j’arrivais à peine de l’autre côté, que presque tout notre monde partait. L’élève trompette Lecomte commençait à filer, avec mon cheval en main. Je le rappelai furieux. Il me passa la bride et partit au galop.

 

J’entendais les Kabyles courir et s’appeler. Mon cheval, voyant que tous les autres partaient, était d’une impatience dangereuse. Je voulais monter ; comme le terrain était en pente, et que le côté montoir se trouvait sur la pente au-dessous, je ne pouvais m’enlever : ma selle tournait, mon cheval se dressait pour partir.

 

J’entendais les Kabyles arriver.

 

Enfin je passai du côté hors montoir, je ramenai ma selle, et la bretelle du fusil au cou, le sabre entre les jambes, je montai.

 

Il était temps !

 

Je lâchai les rênes, et le cheval partit comme la foudre. Les Kabyles, à vingt pas, avaient cru me prendre vivant ; ils auraient pu me tuer cent fois à coups de fusil ; leur haine, leur espoir de vengeance m’avaient sauvé.

 

Mon cheval, suivant les autres de l’œil, filait sur le flanc de la colline, au milieu d’une grêle de balles.

 

Je parcourus ainsi environ huit cents à mille mètres, et j’atteignis le bord d’un immense talus ; au-dessous s’étendait une plaine ; un filet d’eau, légèrement encaissé, passait au bas ; et derrière le ruisseau, dans les tamaris, nos chasseurs du premier et du second peloton, déployés en tirailleurs, attendaient, prêts à tirer.

 

En arrivant au bord de ce talus, je vis le brigadier Péron couché sous son cheval, dont il ne pouvait se dégager la jambe. Je lui criai :

 

– Péron, sauve-toi, les Kabyles me suivent.

 

Alors, faisant un effort, il retira sa jambe ; mais le fourreau du sabre était aussi pris sous le cheval, il ne pouvait le tirer de là. Je lui dis :

 

– Lâche ton ceinturon… laisse ton fourreau…

 

Ce qu’il fit bien vite. Puis il descendit quatre à quatre, tenant son fusil d’une main et la lame du sabre de l’autre.

 

Nous n’étions pas au bas du talus que les Kabyles paraissaient au haut. Heureusement nos chasseurs reçurent les premiers à coups de fusil, ce qui nous permit de rejoindre le détachement.

 

À peine arrivés au milieu de nos camarades, je mis pied à terre pour resseller mon cheval et rétablir un peu l’ordre de mon équipement. – Le lieutenant Aressy vint me serrer la main ; il était heureux de me revoir.

 

Nous allâmes aussitôt nous reformer en bataille dans le lit desséché de la rivière, et là nous reconnûmes avec peine que le vieux chasseur Audot avait disparu, ainsi que Ramadier, de notre peloton ; le chasseur Joseph, du premier peloton, avait une balle dans la cuisse.

 

Péron prit le cheval de Ramadier, qui venait de rejoindre.

 

Les Kabyles faisaient mine de vouloir nous poursuivre. Le cavalier noir, pour les entraîner, descendit même jusqu’au pied de la montée, et là nous envoya bravement son coup de fusil ; puis il se retira tranquillement au pas, rejoindre ses gens. Les balles pleuvaient autour de lui, soulevant la poussière ; nous ne pûmes le toucher.

 

Voilà ce qui s’appelle un fier soldat ; personne ne le disait, mais nous le pensions tous.

 

Pendant cette fusillade, nos chasseurs se demandaient des cartouches les uns aux autres, et l’on reconnut avec stupeur qu’il n’en restait que trois paquets au détachement.

 

Ce n’était pas gai, à vingt kilomètres de Tizi-Ouzou !

 

Encore si les Kabyles avaient osé se hasarder en plaine, nous aurions pu les charger le sabre à la main, mais ils se tenaient sur les hauteurs.

 

Nous repassâmes donc la rivière, et nous rejoignîmes nos fameux contingents, auxquels on avait distribué des cartouches. Une sorte de satisfaction intérieure éclatait dans leurs yeux ; par bonheur, ils ne se doutaient pas que les munitions nous manquaient, car ils nous seraient tombés sur le dos, j’en suis sûr.

 

Nous n’avions rien de mieux à faire que de retourner à Si-Kou-Médour, et c’est ce que nous fîmes. Deux heures après, nous étions à notre point de départ ; les chevaux, débridés et déchargés, mangeaient leur ration d’orge, la musette au nez, à la même place où nous bivouaquions le matin ; les hommes faisaient la soupe ; et à six cents mètres en avant, du côté de l’ennemi, se voyait un de nos chasseurs en vedette.

 

Nous passâmes la nuit au même endroit. Vers le soir, au coucher du soleil, arriva un mulet chargé de cartouches, que nous envoyait le commandant du cercle, Leblanc. On se couvrit d’une grand-garde ; l’ennemi n’était pas loin, il avait dû nous suivre. Et toute cette nuit, en rêvant aux camarades restés là-bas, derrière les cactus, j’entendais les chacals crier et s’appeler bien plus encore que la veille ; comme j’en faisais la remarque au vieux spahi Abd-el-Kader, il me répondit que c’était le cri de ralliement des Kabyles.

 

Combien de tristes réflexions je fis alors, en songeant qu’il ne s’en était fallu que d’une minute pour avoir ma tête dans le même sac que celles du brave Ramadier et du vieil Audot. Je me demandais comment ils avaient été pris ; Audot sans doute était tombé mort dans les blés, où je ne l’avais plus vu ; Ramadier avait couru jusqu’au bout de la haie, pensant s’échapper par les vieilles masures, et là les Kabyles l’attendaient. Mes idées n’étaient pas réjouissantes.

 

Le jour parut enfin ; on releva la grand-garde, on fit un brin de pansage. Nos gueux d’auxiliaires, qui ne nous avaient pas encore tout à fait abandonnés, se trouvaient au milieu de nous. On parlait de renforts qui devaient nous venir de Tizi-Ouzou, de chasseurs à pied, d’artilleurs, etc. ; un spahi soutenait même qu’ils étaient à deux kilomètres au delà de l’Oued-Aissi.

 

Nos amis Kabyles, assis en rond par groupes, prêtaient l’oreille. Et voilà qu’un coup de fusil part, personne n’a jamais su d’où ni comment ; le sous-lieutenant Aressy, qui regardait tranquillement manger ses chevaux, les mains croisées sur le dos, pousse un cri : il venait de recevoir par derrière une balle qui lui traversait l’os où s’emboîte la cuisse et qui lui pénétrait jusque dans le ventre.

 

Figure-toi l’indignation des chasseurs ; les Kabyles ne disaient rien.

 

– Goguel, me cria le lieutenant Cayatte, en se tournant de mon côté, cherchez le médecin à Tizi-Ouzou !

 

Je montai vite à cheval et je partis au galop.

 

Après avoir traversé l’Oued-Aissi, j’aperçus dans le lointain, sur la route, des chasseurs à pied et des artilleurs ; mais ce n’était pas le moment de leur donner ni de leur demander des nouvelles.

 

En arrivant au bordj, j’appris que le vieux commandant Leblanc était relevé de son commandement et remplacé par M. Letellier, un jeune chef de bataillon du 1er zouaves. Je me transportai près de lui, pour lui rendre compte de ce qui venait d’arriver. Il me fit quelques questions, puis il donna l’ordre au médecin de partir, et en même temps de faire atteler une charrette pour ramener le blessé.

 

Je redescendais au village, laissant respirer mon cheval, lorsque je fis la rencontre du vieux sergent Deveaux, adjoint à l’instituteur de Tizi-Ouzou, qui montait au bordj, et s’empressa de me raconter que soixante-six chasseurs à pied, armés de chassepots, sous la conduite de deux officiers, étaient arrivés le matin même, à la destination du fort National, avec trente soldats du train et vingt-quatre ouvriers de la 10e compagnie d’artillerie, commandés par le maréchal des logis Erbs ; mais que depuis notre défaite, toute la tribu des Beni-Raten s’étant soulevée, ce détachement resterait à Tizi-Ouzou ; que le commandant du fort National était également relevé de ses fonctions et remplacé par le colonel Marchai, lieutenant-colonel au 4e régiment de chasseurs d’Afrique, lequel n’avait pas voulu compromettre son petit détachement et s’était engagé seul, sur une mule, à travers l’insurrection.

 

– Il doit être à cette heure au fort, dit le sergent, à moins qu’il n’ait eu le cou coupé en route.

 

Après m’avoir raconté cela, Deveaux me dit :

 

– Je vous quitte, car, vous le voyez, tout notre monde se rend au bordj ; toute la Kabylie s’insurge, bientôt nous serons assiégés. Le père Colombani, l’instituteur, a déjà mené sa vache là-haut, mais sa femme et ses enfants sont encore à la maison d’école, en train de tout déménager ; voici les deux chères sœurs qui viennent avec de gros paniers, et les hommes de M. le curé, avec ce qu’il y a de plus précieux. Le père Thibaud, du café des officiers, emballe ses bouteilles, et là-bas, le boucher Louis, avec sa petite voiture et sa mule, monte au trot ; il a déjà fait au moins six voyages.

 

– Allons, dis-je au sergent, je vois que vous êtes tous des peureux, les Kabyles n’oseront jamais venir sous le canon de la place.

 

– Ah ! ah ! maréchal des logis Goguel, je n’ai pas toujours été détaché instituteur adjoint : j’ai vingt-trois ans de service ; j’ai suivi le 1er zouaves dans plus d’une expédition, et je connais ces gens-là mieux que vous ; en 1857, ils nous ont donné du fil à retordre, et déjà bien avant ils avaient bloqué le colonel Beauprêtre dans le vieux bordj. Beauprêtre… ah ! quel homme !… C’est lui qui savait prendre les Kabyles, et qui n’épargnait pas leurs têtes ; aussi tous le respectent encore et disent : « C’était un brave ! » Quel homme ! quel homme !… Avec trente chasseurs, dans le vieux bordj, il les a tenus en échec.

 

Le sergent allait me raconter cette histoire, mais j’étais pressé.

 

– Vous me raconterez cela plus tard, lui dis-je, il faut que je parte. Au revoir… à bientôt !

 

Et je poursuivis mon chemin.

 

Deux kilomètres plus loin, je rencontrai les chasseurs à pied, les soldats du train et les artilleurs qui revenaient en allongeant le pas ; je pressai l’allure et je rejoignis notre détachement.

 

Tout le monde était à cheval. Le maréchal des logis Brissard faisait l’appel ; les contingents kabyles autour de nous, appuyés sur leurs longs fusils, nous regardaient d’un œil sombre ; l’appel fini, le lieutenant Cayatte allumant sa pipe, dit :

 

– Tout le monde est présent.

 

Il nous fit rompre par deux, et nous défilâmes devant nos bons amis, dont les figures basanées et les yeux noirs n’exprimaient pas positivement une grande tendresse pour nous. Brissard était en avant, moi au centre, Ignard à l’arrière-garde.

 

Un instant avant de partir, comme Brissard passait près de moi, je lui dis :

 

– Tu vois ces gens-là ; ce matin ils étaient nos amis, à ce que disaient les cavaliers du bureau arabe, maintenant ils sont avec les insurgés… Gare au défilé !… S’ils en ont le courage, en se voyant dix contre un et des cartouches plein leur sac, ils feront sur nous une décharge générale ; pas un homme du détachement n’en réchappera !

 

– Tu penses à cela, Goguel, me dit-il en clignant de l’œil ; eh bien ! j’y pensais aussi !

 

Après le commandement de marche, pour gagner la route il fallait sauter un petit fossé. Le lieutenant se mit à la queue de la colonne. Brissard passa le premier ; puis les deux trompettes, puis les deux chevaux de bât, puis tous les chasseurs sautèrent l’un après l’autre. Au delà du fossé, on faisait halte pour reformer les rangs. Il ne restait plus qu’un chasseur et le lieutenant.

 

Nous tournions le dos aux Kabyles. J’avais fait face en queue, par un mouvement instinctif. Comme le dernier chasseur, Katterling, un jeune Alsacien, allait sauter, son cheval fit un faux pas, il tomba dans le fossé ; le lieutenant resta seul de l’autre côté. Katterling se releva, remonta sur son cheval ; et le lieutenant, passant le dernier, commanda de nouveau :

 

– Marche !

 

Les Kabyles n’osèrent pas bouger.

 

Deux heures après, nous rentrions dans Tizi-Ouzou, trompettes en tête, ayant laissé à la ferme Berton, à trois kilomètres de la place, le maréchal des logis Ignard et huit hommes, pour garder la route.

 

Tout le village montait au bordj derrière nous, pleurant, criant, emportant lits, paillasses, meubles, provisions ; je n’ai jamais vu pareille scène de désolation.

 

Nous autres, nous mîmes nos chevaux au piquet dans la cour, et chacun regagna le casernement qu’il avait quitté deux jours auparavant.

 

Le soir, vers neuf heures, par une nuit très obscure, le commandant supérieur Letellier envoya un exprès porter l’ordre au maréchal des logis Ignard de se rapprocher avec ses hommes et de garder la route à partir de la fontaine romaine, qui se trouve à cinq cents mètres du bordj, sur le chemin que nous venions de suivre.

 

La nuit fut tranquille.

 

Le lendemain matin, le lieutenant Cayatte me prit avec trente hommes, pour aller faire une reconnaissance sur la route de Si-Kou-Médour ; en passant près d’Ignard, il lui donna l’ordre de rentrer, puis nous poussâmes notre pointe jusqu’à la ferme Berton ; là, nous ne vîmes rien de nouveau. Nous revînmes donc sur nos pas, en prenant l’ancienne route, qui tourne près de la gendarmerie et passe par le cimetière arabe.

 

Le lieutenant monta sur une éminence à gauche qui domine la vallée, et, ne voyant rien, nous redescendîmes en coupant la route, pour gravir une autre colline, en face de Tizi-Ouzou, celle où se trouvait une redoute en 1857.

 

Le lieutenant, ayant jeté un coup d’œil, me dit :

 

– Goguel, vous allez rester ici avec dix hommes, dont un brigadier. Vous mettrez trois vedettes, l’une regardant du côté de la Mâatka, l’autre la vallée du Sébaou, et la troisième le pied de la montagne où se trouve le marabout Dubelloi.

 

Puis il partit avec le restant des hommes, en me recommandant, dans le cas où je verrais quelque chose d’extraordinaire, d’envoyer le brigadier prévenir le commandant.

 

Vers dix heures, comme je fumais tranquillement ma pipe, regardant d’un côté, puis de l’autre, tout à coup des Arabes traversent la rivière et s’approchent de la maison du cantonnier ; ils en enfoncent la porte, et deux minutes après le feu se met à danser sur le toit. Les gueux étaient hors de portée.

 

Ils ressortent et courent à la ferme Berton ; malgré tout, je ne pus m’empêcher de leur envoyer quelques balles, mais elles n’arrivaient pas jusque-là. Bientôt la ferme commence à brûler ; le toit s’affaisse, il ne reste plus que les quatre murs.

 

Nous regardions cela, les bras croisés, ne pouvant rien y faire, quand d’un autre côté, du fond de la gorge, et se dirigeant vers les Mâatka, s’avance une longue file de burnous blancs, conduisant des mules par la bride. C’était le corps d’armée du caïd Ali, qui se rendait de tribus en tribus, pour les sommer de se joindre à l’insurrection si elles ne voulaient pas être brûlées.

 

Naturellement, par ce moyen, le nombre des insurgés allait grandir de minute en minute. Les étendards jaunes et verts marchaient devant. Le commandant Letellier leur fit lancer quelques obus, qui les forcèrent de se rapprocher de la montagne, mais le défilé n’en continua pas moins.

 

À la nuit tombante, le maréchal des logis Ignard vint me chercher avec mes dix hommes, et nous abandonnâmes la position.

 

Nous n’étions pas rentrés, que les pillards remplissaient déjà le village arabe ; puis ils envahirent le village européen, abandonné depuis la veille. Le commandant supérieur fit aussitôt partir les miliciens, appuyés de quelques chasseurs à pied, pour les déloger ; une fusillade assez vive s’engagea. Il y eut plusieurs Kabyles de tués ; mais il en venait d’autres, il fallut se replier ; et peu d’instants après, vers dix heures, le feu se déclara dans le village, d’abord à la maison du jardin militaire, au pied du bordj, en face de l’hôpital, puis au magasin à orge, puis à la gendarmerie, puis enfin dans toutes les maisons, qui brûlaient au milieu de la nuit comme des allumettes. Tout était en flammes et le ciel plein de milliards d’étincelles. On entendait le craquement des toits, l’écroulement des murs ; et dans les rues, où passaient les lueurs de l’incendie, on voyait courir les grands manteaux blancs, la torche au poing. Les pauvres gens du village, réfugiés dans le fort, regardaient s’en aller en fumée ce qu’ils avaient amassé avec tant de peine ; c’était horrible !

 

Quelques coups de canon furent tirés pour balayer ces misérables, mais à quoi bon ? La nuit, on tire au hasard.

 

Ce soir même, les tuyaux de la fontaine furent coupés ; il ne nous restait plus que les citernes.

 

Le lendemain, dimanche, 16 avril, le commandant Letellier déclara l’état de siège, il institua la cour martiale et régla tous les postes et services. Nous étions bloqués et privés de toute voie de communication.

 

Le commandant fit hisser sur le vieux bordj le drapeau de la France ; il prit les clefs des citernes et distribua les rations de la manière suivante : les hommes un litre et demi d’eau par jour, les femmes et les enfants demi-ration, les chevaux cinq litres. – La moitié de la garnison devait toujours monter la garde aux créneaux et l’autre être de réserve.

 

L’état de la garnison était alors : 104 mobilisés de la Côte-d’Or, avec un capitaine, un lieutenant, un sous-lieutenant ; cinquante-sept chasseurs d’Afrique, commandés par le lieutenant Cayatte ; soixante-six chasseurs à pied, commandés par le capitaine Truchy et le lieutenant Masso ; une cinquantaine de soldats du 1er régiment du train, commandés par le lieutenant Valé ; vingt-quatre ouvriers d’artillerie, de la 10e compagnie, commandés par le maréchal des logis Erbs ; puis la milice du village : quarante hommes, commandés par le capitaine Tibaud.

 

Les habitants du village européen encombraient le bordj ; le commandant supérieur eut beaucoup de peine à caser tous ces ménages – les logements séparés étaient rares –, il fallait en mettre partout, dans les casernes, dans les pavillons du génie, de l’artillerie, du bureau arabe.

 

Nous avions aussi avec nous une quinzaine d’Arabes surpris par l’insurrection, et les spahis commandés par le brigadier Abd-el-Kader Soliman.

 

Tout cela demandait des vivres et de l’eau.

 

Par bonheur, le troupeau d’un fournisseur du fort National avait été forcé de se replier sur la place ; au moment du soulèvement, le berger n’avait pas trouvé d’autre refuge ; son troupeau se composait de vingt bœufs. Il y avait de plus les vaches et le bétail des particuliers ; dans tous les coins et recoins du bordj, jusqu’au fond des prisons, on avait logé ces animaux, avec le peu de foin et de paille qu’il avait été possible de sauver.

 

Le mardi, 18 avril, nous entendîmes tonner le canon du fort National ; les Arabes nous serraient de très près.

 

Nous n’avions pu garder le redan de la porte du bureau arabe, à cause de son étendue ; cette porte restait donc condamnée : elle était en bois plein jusqu’à un mètre et demi environ de hauteur, le dessus en lattage, et le génie avait fait construire derrière un mur en pierres sèches.

 

Le redan de la porte de Bougie nous resta jusqu’à la fin, parce que le commandant Letellier s’était dépêché de faire construire en avant des épaulements et des retranchements, où les sentinelles se trouvaient à couvert.

 

Comme artillerie, nous n’avions que des pièces à âme lisse, deux obusiers de quinze, trois obusiers de quatre et deux petits mortiers, ordinairement appelés crapauds.

 

Les Kabyles, voyant de loin que la porte du bureau arabe n’était pas gardée au dehors, espérèrent s’en rendre maîtres ; ils se mirent aussitôt à l’ouvrage, et, dès la première nuit, en traçant leurs chemins couverts, ils avaient fait d’assez forts remblais pour attirer l’attention du commandant. Ils poursuivirent leur travail les nuits suivantes avec la même ardeur.

 

Le jour, c’était une fusillade continuelle ; ils tiraient dans la place au tir plongeant. Puis, reconnaissant qu’ils avaient eu tort de brûler le village européen avant de le piller, toutes les nuits on ne les entendait plus que démolir les maisons, pour en emporter les poutres, les fenêtres, les portes à moitié consumées et jusqu’aux tuiles. Quelquefois ils n’étaient pas d’accord sur le partage, alors les coups de bâton roulaient.

 

Comme les colons de Tizi-Ouzou avaient ensemencé les terrains vagues autour de la place, en vue d’en consacrer les récoltes à secourir les victimes de la guerre contre la Prusse, les blés, les orges, les fèves foisonnaient jusqu’au pied des remparts. Ces cultures ont beaucoup contrarié la défense ; les Arabes se glissaient là-dedans et poussaient l’audace jusqu’à venir, la nuit, au pied du mur, insulter grossièrement en français M. le curé, les chères sœurs, les gens mariés, nous menaçant tous de nous couper le cou dans quatre ou cinq jours, et nous invitant à nous apprêter. Allez donc tirer, dans la nuit noire, sur des gens étendus dans les hautes herbes, c’était impossible.

 

Tout cela n’aurait encore été que de la plaisanterie, sans la soif terrible qui s’approchait ; la soif est ce que je connais de pire au monde.

 

Nous souffrions déjà beaucoup avec notre litre et demi d’eau, dont un quart pour le café, un quart pour boire à la main, et le reste pour la soupe ; c’était déjà fort, quand on réduisit la ration à un litre par homme, et celle des chevaux à trois litres.

 

Jamais tu ne pourras te faire l’idée d’une privation pareille ; je ne parle pas seulement des hommes, mais encore des animaux.

 

Si tu avais vu nos bœufs errer dans la cour des prisons arabes et dans le bordj, poussant des mugissements sourds, qui ne sortaient qu’avec peine de leurs entrailles desséchées ; si tu les avais vus, la tête basse, les yeux hors de la tête, les naseaux arides, aller ainsi comme de vieilles carcasses, tu aurais frémi ; leur chair, quand on les tuait, était plus rouge que du jambon. Et les moutons, les chèvres, il fallait les voir avaler jusqu’aux feuilles de papier, et nous, nous tous, avec nos figures noires de crasse, car tu penses bien qu’on ne se lavait plus, il fallait aussi nous voir !… On avait pitié de soi-même en se regardant ; on se sentait comme un masque de plâtre sur la face.

 

Voilà ce qui s’appelle un supplice ; et quelle rage cela vous donnait contre ceux qui vous réduisaient à cet état ! Mais ils étaient plus de cent contre un ; d’autres passaient par milliers, hors de portée du canon ; ils gardaient toutes les routes, tous les défilés.

 

Pendant la nuit, au milieu du grand silence, nous les entendions forger je ne sais quoi dans l’église de Tizi-Ouzou. Le matin, lorsqu’ils regagnaient leurs retranchements et se distribuaient les postes, le commandant Letellier ne perdait jamais l’occasion de leur envoyer quelques obus ; mais durant le jour, au moment où la grande chaleur du soleil pesait sur le bordj, tout restait paisible ; ils avaient résolu, les gueux, de nous réduire par la soif et la famine.

 

Je suis sûr que des Arabes ou d’autres traîtres enfermés avec nous dans la place les tenaient au courant de ce qui s’y passait ; cela parut clairement le 22 avril.

 

Ce jour-là, quelques instants avant midi, toute la garnison fut prévenue qu’à midi juste aurait lieu une sortie, pour détruire les ouvrages inquiétants des Kabyles à la porte du bureau arabe. On avait bien fait de ne nous prévenir qu’à la dernière minute, car à peine l’ordre donné, l’ennemi savait notre intention.

 

Il n’était pas prêt à nous recevoir, il lui fallait du temps pour appeler des renforts. Aussitôt on annonça qu’un parlementaire kabyle se présentait à la porte de Bougie ; il tenait à la main un roseau, garni au bout d’une feuille de papier écolier.

 

– Qu’on le laisse entrer ! dit le commandant, qui tout d’abord avait deviné la manœuvre.

 

C’était un vieux Kabyle à barbe grise, faisant le saint homme, l’ami de la paix !

 

– Qu’est-ce que tu veux ? lui demanda le commandant au milieu des officiers.

 

L’autre alors dit qu’il avait obtenu de ses compatriotes qu’avant de livrer l’assaut, on proposerait au commandant de capituler, et que s’il y consentait, la garnison, les femmes et les enfants seraient conduits sains et saufs à Dellys.

 

– Tu te moques de moi ! s’écria le commandant. Je vais te montrer comment nous capitulons.

 

Puis, s’adressant au brigadier de gendarmerie :

 

– Vous allez me garder ce parlementaire à vue, dit-il ; nous reprendrons la conversation plus tard.

 

Et tout aussitôt, le sabre au côté, le revolver à la main, la longue-vue sous le bras, il prit le commandement des troupes déjà rangées derrière la porte.

 

Moi, j’étais avec douze hommes sur le bastion du bureau arabe ; Ignard, avec le même nombre, sur celui du génie ; la porte se trouvait entre nous deux.

 

Le lieutenant Cayatte et le maréchal des logis Brissard, avec quinze chasseurs, devaient rester en réserve à la porte de sortie. Ignard et moi, les fusils dans les créneaux, nous devions protéger la retraite. Le maréchal des logis Erbs, avec un obusier de 15, envoyait des boîtes à mitraille sur le village, pour empêcher les Arabes d’arriver au secours des leurs de ce côté.

 

Les troupes composant la sortie étaient des chasseurs à pied, des mobilisés ; quelques soldats du train et la milice, avec des pioches, pour détruire les ouvrages des Kabyles. Un petit obusier de quatre, manœuvré par cinq artilleurs et un brigadier, devait appuyer l’attaque.

 

Naturellement, le garde du génie avait eu soin de faire enlever la muraille en pierres sèches construite contre la porte ; tout à coup elle s’ouvrit et nos hommes s’élancèrent au pas de course. Les Kabyles, dans leurs ouvrages, n’étaient pas à plus de vingt mètres.

 

Aussi longtemps que je vivrai, j’aurai ce spectacle sous les yeux :

 

– Haïe !… Haô !… Haô !… criaient nos soldats.

 

À six pas en avant des premiers, courait M. Goujon, l’interprète ; il tenait son fusil en joue et tua le premier Arabe qui se levait de la tranchée ; je le vis ensuite sauter dans les chemins couverts ; sa crosse en l’air ne faisait que monter et s’abattre. Le capitaine Truchy le suivait de près ; puis tous les chasseurs à pied, la baïonnette en avant. C’étaient des cris, des hurlements de rage sans fin, là devant nous, sous les créneaux, des malédictions à nous faire dresser les cheveux sur la tête.

 

Les Arabes après avoir soutenu l’orage une minute, lâchèrent pied ; leurs blessés, se traînant à quelques pas, finissaient par tomber. Ce fut même quelques jours après la cause d’une infection épouvantable ; l’un de ces hommes était tombé à quelques pas du redan, il pourrit sur place, parce que ni les Arabes ni nous, nous ne pouvions l’enlever ; les chiens et les chacals le dévorèrent à notre vue, se disputant ses lambeaux et les traînant de tous côtés.

 

Mais, pour en revenir à la sortie, au bout de quelques instants, du haut des créneaux nous vîmes arriver une véritable avalanche d’Arabes, il en venait par milliers, malgré la mitraille ; on aurait dit qu’ils sortaient de dessous terre ; notre fusillade, dont chaque coup portait dans la masse, semblait même exciter leur fureur. Le commandant s’en aperçut, il donna le signal de la retraite : tout rentra précipitamment et la porte se referma.

 

La milice et les soldats du train avaient renversé les épaulements de leurs chemins couverts ; le but principal de la sortie était atteint. Mais tout le restant de ce jour et la nuit suivante personne ne ferma l’œil.

 

– Attention !… Et tout le monde aux créneaux ! avait dit le commandant Letellier.

 

Il avait bien raison, car nous étions au milieu d’un cercle de Kabyles qui ne se possédaient plus de rage ; partout, dans toutes les directions, se dressaient leurs drapeaux. Je n’aurais jamais cru que les Kabyles fussent en aussi grand nombre. Nous nous attendions à les voir d’une minute à l’autre se précipiter à l’assaut, mais ils reçurent sans doute de leurs chefs l’ordre d’attendre une occasion plus favorable ; et puis ils espéraient nous réduire par la soif.

 

Leur exaltation tomba pendant la nuit ; ils avaient éprouvé de grandes pertes ! Les nôtres furent d’un chasseur à pied, resté malheureusement entre leurs mains, et d’un vieux brigadier d’artillerie, blessé à la tête et qui mourut à l’hôpital. Le sergent-major Martin fut aussi mordu au pouce très grièvement par un Kabyle.

 

C’est à partir de ce jour que les chevaux commencèrent à périr ; on ne savait plus où les enterrer ; un grand trou, qu’on avait fait derrière la poudrière, était comble. Outre les chevaux, nous avions aussi le bétail qui n’en pouvait plus.

 

Je crois voir encore le vieux maître d’école Colombani, tout petit, tout ratatiné dans sa capote noire râpée, son vieux chapeau gris sur la nuque, arriver à la cantine, suivi de sa vache et de son veau, qui ne le quittaient jamais ; je l’entends nous dire d’une voix plaintive :

 

– Ah ! messieurs les maréchaux des logis, ayez pitié de ma pauvre vache ! c’est tout notre bien… Qu’est-ce que nous deviendrions, ma femme, mes filles et moi, sans notre vache, mon Dieu !… Un peu d’eau, je vous prie… Voyez comme elles me suivent, les pauvres bêtes !

 

Tu penses s’il était bien reçu ; rien que de l’entendre nous demander de l’eau, l’indignation nous prenait, nous l’aurions jeté volontiers par la fenêtre.

 

Ce pauvre vieux grimpait tous les jours sur les petits platanes de la place, dont il arrachait les feuilles pour sa vache. Les Kabyles, le voyant de loin, tiraient dessus, les balles sifflaient dans les branches, mais il n’y prenait pas garde ; on avait beau lui crier de descendre, il ne vous écoutait pas.

 

Le brave homme a fini par sauver sa vache et son veau ; il le méritait bien !

 

Je me rappelle aussi de ce temps une scène singulière et même touchante. Un entrepreneur du génie, dont le nom ne me revient pas maintenant, avait une trentaine de bourricots dans le bordj ; les malheureux ânes n’avaient pas bu depuis quelques jours, aussi figure-toi si leurs oreilles pendaient, s’ils tiraient la langue. C’était une vraie pitié !

 

Enfin, comme ils commençaient à crever, et que c’aurait été du travail pour les enterrer, on décida qu’il valait mieux les lâcher à la grâce de Dieu. Ils étaient tous marqués au fer rouge sur la fesse, et l’entrepreneur pensa sans doute que c’était la meilleure chance de les sauver et de les ravoir, si nous échappions de notre triste position.

 

Je me trouvais justement au redan de la porte de Bougie, quand on les amena tous à la file, pour leur donner la clef des champs. Ils ne se tenaient plus debout, et l’on eut mille peines à leur faire comprendre ce dont il s’agissait ; ils ne voulaient pas monter sur le talus ; il fallut les pousser par derrière, l’un après l’autre ; mais à peine avaient-ils vu la campagne, que leurs grandes oreilles se redressaient et qu’ils se mettaient à trottiner vers la fontaine, comme des lièvres ; l’odeur de l’eau les attirait de plus d’un kilomètre.

 

En les voyant défiler ainsi, tout joyeux et ranimés, nous aurions bien voulu pouvoir les suivre.

 

Mais revenons à des choses plus sérieuses.

 

Depuis le malheur de mon pauvre lieutenant Aressy, je n’oubliais pas d’aller le voir chaque jour à l’hôpital. Il me serait bien difficile de te donner une idée de cette petite chambre blanchie à la chaux, de ce lit malpropre et de cette odeur presque insupportable. L’eau manquait pour laver les bandages, c’est tout dire !

 

Et puisqu’on représente toujours le long des rues, à tous les coins de Paris et d’ailleurs, les chères sœurs et monsieur le curé assis auprès du lit des malades, et secourant les blessés sur le champ de bataille, je déclare que ceux de Tizi-Ouzou ne s’y trouvaient jamais et qu’ils restaient prudemment dans leur coin, chose connue de toute la garnison et de tous les habitants du bordj, qui ne viendront pas dire le contraire.

 

Il faudrait pourtant tâcher de mettre les actions un peu d’accord avec les peintures, et ne pas faire lever les épaules des gens par de semblables comédies.

 

À cause de cet isolement, mon bon et brave lieutenant, autrefois si gai, l’air si riant, était tout abattu. Mon Dieu ! qu’il me faisait de peine, et qu’il était content de recevoir quelques nouvelles du dehors !

 

Souvent il bouillonnait et s’indignait d’être cloué là.

 

– Voyez la fatalité, mon cher Goguel, disait-il ; être réchappé de Sedan, avoir assisté à cette fameuse charge, où le régiment s’est si bien montré… et venir ici attraper bêtement une balle au bivouac, après une action… Ah ! si je l’avais seulement reçue en pleine poitrine, au moins je serais mort !

 

Alors l’émotion le gagnait, il ne pouvait s’empêcher de pleurer.

 

Tout cela, tu le penses bien, ne vous embellissait pas l’existence, et souvent je me disais que si nous sortions de ce trou, les Kabyles en verraient de dures ; je serrais la poignée de mon sabre, en pensant :

 

« Malheur à vous quand sonnera la charge ! Vous me payerez tout ce que nous souffrons ; vous me le payerez cher ! »

 

De leur côté, les gueux se faisaient sans doute des réflexions semblables ; chaque matin je les voyais le nez en l’air, dans leurs tranchées ; ils aiguisaient leurs flissas, comme pour nous dire :

 

« Apprêtez votre cou ! Voici ce qui vous attend ! Vos citernes doivent être bientôt vides… le moment approche où nous vous ferons passer le goût du pain ! »

 

Nous touchions alors au mois de mai, tous les jours il faisait plus chaud que la veille ; et dans notre bordj, entre neuf heures du matin et cinq heures du soir, quand le soleil d’Afrique passait au-dessus de nos murs blancs, sans verdure et sans ombre, nous desséchions sur pied. Rien ne bougeait ; nos spahis mêmes qui supportent mieux la soif que nous, restaient assis, les jambes repliées, la tête penchée, tout rêveurs.

 

Les Arabes ont quelque chose pour se consoler de tout, c’est de dire que c’était écrit ; mais tu penses bien que cette façon de voir ne me convenait pas, et que j’étais résolu à défendre ma peau jusqu’à la dernière extrémité.

 

Malgré cela, d’être enfermé dans cette espèce de cimetière, et de monter régulièrement la garde autour, sans pouvoir s’allonger de temps en temps un coup de sabre avec l’ennemi ; de rêver toujours à boire ; de se représenter le plaisir qu’on aurait eu à vider d’un trait une bonne canette de bière bien fraîche, et de se forger d’autres illusions pareilles, sans arriver à rien, c’était terrible au bout du compte. Chaque fois qu’il passait un nuage, on se disait :

 

« Il va pleuvoir ! »

 

Puis le nuage s’en allait dans les oliviers de la montagne, le soleil revenait plus beau qu’avant, et l’on restait à sec comme des poissons sur le sable, quand la rivière se retire.

 

Nous croyions aussi quelquefois entendre un orage dans le lointain ; on écoutait : c’était le canon du fort National, de Dellys, de Dra-el-Misan ! – L’insurrection s’étendait partout.

 

Je ne te cache pas que je me suis souhaité plus d’une fois en ce temps d’être à Saint-Dié, dans les Vosges, au milieu des sapins, auprès d’un ruisseau ; et que souvent la nuit, le manteau autour de la tête, dans un coin quelconque, après la garde, je me suis traité d’imbécile, d’être venu me fourrer dans ce guêpier de Tizi-Ouzou, pendant que tant d’autres, restés chez eux malgré les appels du gouvernement provisoire, faisaient leurs trois repas par jour, arrosés de bon vin, et fumaient tranquillement leur pipe à la brasserie, dans l’après-dînée, en battant les cartes et causant des petites affaires de la ville. – Oui, bien souvent je me suis écrié :

 

« Oh ! Goguel, faut-il que tu sois bête de t’être engagé sans réfléchir une minute, tandis que des milliers de garçons plus riches que toi, ayant beaucoup plus de bien à défendre, ne bougeaient pas de la maison. Ils deviendront maires de leur commune, membres du conseil général, députés du département ; ils épouseront de jolies filles, qui t’auraient peut-être préféré ; et toi, dans cette misérable bicoque, tu dépéris de soif ; tu risques de voir ta tête promenée de gourbi en gourbi, au bout d’un bâton ! Oh ! mon pauvre Goguel, faut-il que tu manques de bon sens ! Si tout le monde était forcé de servir, à la bonne heure, en partant tu n’aurais fait que ton devoir, mais de cette manière, tu t’es conduit comme un véritable fou. »

 

Voilà les réflexions que je me faisais.

 

Ce qui m’indignait encore le plus, c’était de voir que les Kabyles, au lieu de nous attaquer, voulaient nous prendre comme des rats dans une ratière.

 

La patience de ces gens finit pourtant aussi par se lasser ; ils nous croyaient à bout, quand un soir, les nuages, qui depuis si longtemps allaient et venaient, s’arrêtèrent sur le bordj, les éclairs se mirent de la partie, et nous reçûmes une averse abondante.

 

Quelle joie pour les hommes et le bétail ! Nous avions de l’eau cette fois, on put s’en donner ! Et comme l’eau de tous les toits s’en allait aux citernes, elles furent à moitié remplies. Les Arabes en devinrent furieux.

 

– Ah ! chiens de Français, nous criaient-ils de leurs chemins couverts, vous avez du bonheur qu’Allah ait pensé à vous ! Il vous prolonge l’existence de cinq ou six jours ; mais vous ne perdrez rien pour attendre !

 

Bientôt nous vîmes qu’ils se rendaient par bandes dans les villages environnants, et qu’ils en rapportaient des poutres, des planches, des fagots. Ces fagots s’entassaient derrière un monticule, en face de la porte du bureau arabe, et toute la garnison pensa qu’ils étaient enfin décidés à livrer l’assaut ; qu’ils allaient tous accourir au premier signal, leur fagot sur l’épaule, et qu’ils les jetteraient en tas au pied du mur, jusqu’à la hauteur du rempart, où l’on se prendrait corps à corps.

 

On s’apprêtait à les bien recevoir.

 

Or, la nuit même où on s’attendait à l’attaque, j’étais de réserve au bureau arabe. Il faisait un clair de lune magnifique ; nos écuries touchaient à ce bureau ; le toit s’appuyait au sommet contre le mur du bordj, et, dans la cour à l’intérieur, il reposait sur des piliers en forme de hangar. On voyait au-dessous les chevaux et les mulets rangés à la file ; et devant le mur du fond, percé de meurtrières, se tenaient nos spahis, l’arme prête, observant la campagne.

 

J’avais ordre d’empêcher que la moindre parole ne fût échangée entre nos hommes et l’ennemi, car les Kabyles, dans leurs tranchées, n’étaient pas à plus de quinze mètres du rempart.

 

Je me promenais donc de long en large, fumant ma cigarette, écoutant et regardant ce qui se passait.

 

À minuit sonnant, j’éveillai le brigadier Péron, qui prit la garde à son tour ; puis, enveloppé dans mon grand manteau blanc, je m’étendis derrière les chevaux, sur une botte de paille, à l’ombre du toit, et je m’endormis profondément.

 

Dieu sait depuis combien de temps je dormais et quelle heure il pouvait être, quand de ma place je vis entre les pieds des chevaux un trou énorme dans le mur, sous la mangeoire.

 

« Ah ! me dis-je, en pensant aux Kabyles, c’est par là qu’ils veulent entrer ! »

 

Et tout aussitôt la tête barbue d’un Kabyle, les yeux luisants comme ceux d’un chat, parut dans ce trou ; j’en frémis !… Il tenait à la main un grand yatagan et rampait de mon côté ; puis j’en vis un autre derrière, puis un troisième, ainsi de suite.

 

Je faisais des efforts terribles pour me lever et crier aux armes ! Impossible !… quelque chose me pesait sur la poitrine.

 

Et voilà que le premier Kabyle arrive auprès de moi ; il me regarde dans l’ombre, son bras se lève, le yatagan m’entre dans l’estomac jusqu’à la garde ; je sens le sang qui bouillonne de la blessure… alors je crie :

 

– À moi, chasseurs !

 

La sentinelle se retourne et me demande :

 

– Qu’est-ce que vous avez donc, maréchal des logis ?

 

Et je lui réponds, en portant les mains à ma poitrine toute chaude et toute mouillée :

 

– Je suis blessé… mon sang coule !…

 

Mais le silence régnait partout. Je me lève, et qu’est-ce que je vois au clair de lune ? Mon manteau tout jaune du haut en bas : je venais d’avoir un cauchemar, et vers la fin, une mule, tirant sur sa longe pour se reculer, m’avait inondé de son urine… C’est de là que venait ce que j’avais pris pour du sang !

 

Tu penses si les camarades se moquèrent de moi le lendemain, lorsque je leur racontai mon rêve ; tout le bordj en rit de bon cœur ; ce fut une distraction à nos misères.

 

Malheureusement l’assaut n’arrivait pas ! Les Kabyles, bien loin de penser à grimper aux murs, s’étaient construit des baraques avec leurs matériaux, pour nous observer plus à leur aise. Nous avions eu plusieurs hommes tués aux créneaux ; dix-sept chevaux étaient morts de soif ; le bétail se trouvait réduit des trois quarts, l’eau des citernes redevenait rare, on creusait depuis longtemps le puits du paratonnerre sans en trouver ; on attendait du secours, et rien ne paraissait.

 

Nous aurions bien fait notre trouée le sabre à la main et la baïonnette en avant ; mais les femmes et les enfants n’auraient pas pu nous suivre, et le commandant Letellier n’était pas homme à les laisser en arrière. Pas un de nous d’ailleurs n’était capable d’avoir une idée pareille ; nous serions plutôt morts là jusqu’au dernier ; il faut nous rendre cette justice.

 

On ne pensait donc plus qu’à la colonne qui devait venir nous délivrer.

 

Le 11 mai, étant de garde au bastion de la poudrière, je traversais la place, vers midi, pour aller manger la soupe, quand, en passant auprès des chariots de MM. Moute, d’Alger, réfugiés dans le bordj, en me retournant avant d’entrer à la cantine, je vis une immense colonne de fumée se dérouler dans les airs.

 

– Qu’est-ce que cela ? dis-je à l’un des conducteurs.

 

– Çà, maréchal des logis, c’est le caravansérail d’Azib-Zamoun qui brûle.

 

J’entrai, pensant qu’il avait raison.

 

Mais le soir, après avoir relevé mes factionnaires, comme j’allais m’étendre au pied du mur pour dormir, un coup de canon au loin me fit dresser la tête ; j’écoutais en retenant mon haleine ; un second coup bien faible arriva jusqu’au bordj, et je me dis :

 

– Si j’en entends un troisième, c’est le signal, nous sommes sauvés !

 

En effet, le troisième coup retentit, mais si loin, qu’il fallait être prévenu pour l’entendre.

 

J’aurais bien voulu pouvoir annoncer la bonne nouvelle aux camarades, mais malheureusement j’étais de garde, impossible de quitter le poste.

 

Toute cette nuit-là les Kabyles ne firent que tirer et crier, sans doute pour nous empêcher de voir ou d’entendre d’autres signaux.

 

Enfin, à quatre heures du matin, le vieux brigadier Abd-el-Kader parut et me dit, en étendant la main vers la porte du bureau arabe :

 

– Il n’y a plus de Kabyles de ce côté, maréchal des logis ; ils sont tous à la porte de Bougie.

 

Je ne pouvais le croire ; mais bientôt des mobilisés de la Côte-d’Or s’avancèrent hors des remparts et se mirent à couper les blés pour le bétail ; puis, vers le camp du maréchal, au coude de la route, je vis s’élever un long nuage de poussière, annonçant une colonne en marche. Le bruit courut aussitôt que nous allions être débloqués !… Songe avec quelle émotion les malheureux enfermés dans le bordj venaient s’en assurer de leurs propres yeux.

 

Deux heures après, nous vîmes flamber le petit village de Vin-Blanc ; un officier français à cheval parut sur la route d’Alger ; il entra ventre à terre, annonçant l’arrivée de la colonne Lallemand, composée de huit mille hommes, dix pièces de canon et deux mitrailleuses.

 

Inutile de te peindre l’enthousiasme des gens, les cris de « Vive la France ! Vive la République ! »

 

Les Kabyles se repliaient à la hâte vers la montagne ; ils se concentraient au village arabe, près du marabout Dubelloi.

 

Un pauvre soldat du train accourut sur les remparts pour jouir de ce spectacle ; je le vois encore arriver tout riant et se pencher dans un créneau, quand il s’affaissa, la tête toute sanglante. La dernière balle avait été pour lui. On l’emporta.

 

– Allons… allons… criait le lieutenant Cayatte, pas de temps à perdre… bridons… il faut faire boire les chevaux.

 

Mais comment leur passer la bride ? Ils ne pouvaient plus ouvrir leur bouche gercée et crevassée. On se mit pourtant à cheval et l’on partit. J’avais pris bien vite un morceau de savon. Comme nous arrivions à la fontaine turque, la tête de la colonne débouchait auprès ; le général Lallemand, en nous voyant dans cet état, se mit à sourire.

 

Il faut avoir passé par là, pour savoir quel bonheur il y a de se laver, de se savonner et de se bouchonner à fond avec de la bonne eau fraîche. Toute la colonne défilait auprès de nous ; bientôt ce fut le tour du régiment. Le régiment ! Tu ne connais pas ça, puisque tu n’as jamais servi ; le régiment, vois-tu, c’est la famille du soldat, ça remplace tout !

 

Les petits schakos à couvre-nuque blancs, les vestes bleu de ciel, les gros pantalons rouges à jupe, les larges baudriers blancs s’avançaient au pas, dans la poussière ; le cliquetis des sabres, le hennissement des chevaux nous réjouissaient encore une fois l’oreille ; comme nous regardions !…

 

Et tout à coup une voix crie :

 

– Goguel !

 

Mon vieux camarade Rellin saute à terre ; d’autres sous-officiers le suivent. Quelles bonnes et solides poignées de main on se donnait ; qu’on était content de se revoir !

 

Mais la colonne marchait ; il fallut se remettre en selle et partir au trot pour reprendre son rang.

 

Nous autres, les manches retroussées, nous continuâmes notre lessive ; puis, après nous être bien lavés, bien savonnés, nous revînmes à Tizi-Ouzou, menant les chevaux par la bride.

 

Tout allait bien alors de notre côté ; seulement, à vingt-six kilomètres de nous, dans la haute montagne, le fort National restait toujours bloqué ; les Kabyles, fortement retranchés autour, avaient coupé la route en plus de vingt endroits. En attendant qu’on pût les déloger, le général Lallemand donna l’ordre de déblayer nos environs ; et comme nous rentrions au bordj, un bataillon partait déjà le fusil sur l’épaule, pour enlever le village arabe. Mais la résistance fut plus sérieuse qu’on ne pensait ; les Kabyles, furieux de voir que nous leur échappions, se battaient avec désespoir ; il fallut envoyer un second bataillon, puis un régiment, enfin toute la colonne fut engagée.

 

Au premier coup de canon, j’étais monté sur les remparts du vieux bordj, qui dominaient la position. Des milliers de Kabyles, embusqués dans les maisons du village et derrière leurs immenses haies de cactus, faisaient un feu d’enfer ; de tous les côtés, au milieu des orangers, des mûriers, des sycomores, s’élevait la fumée de leur fusillade. Notre artillerie leur répondait du village européen, hachant cette verdure comme de la paille, et nos tirailleurs arrivaient sur eux au pas de course. Plus d’une ruelle était déjà pleine de morts et de blessés.

 

La lutte fut longue ; mais aux approches de la nuit, les Kabyles, enfoncés sur toute la ligne, se mirent en retraite ; leurs longues jambes brunes s’allongèrent sur la côte, grimpant au marabout Dubelloi, pour gagner d’autres cimes éloignées ; quelques rares coups de fusil brillaient encore de loin en loin dans les oliviers, puis tout se tut, et la flamme monta sur le village, enlaçant les vieux arbres déjà mutilés, dont les grandes ombres tremblotaient dans la plaine.

 

Cela fait, la colonne Lallemand resta deux jours sous Tizi-Ouzou ; elle rétablit les tuyaux de la fontaine, elle approvisionna la place, et nous quitta le matin du troisième jour, en nous laissant une compagnie d’infanterie, une pièce rayée et une mitrailleuse. Elle allait au nord, vers la mer, et livra le lendemain le sanglant combat de Taourga, qui dispersa les insurgés et les força de lever le blocus de Dellys. Huit jours après, elle était déjà revenue à Temda et recevait la soumission des Beni-Djéma. C’est là que notre petit détachement, escortant un convoi de pain, alla la rejoindre ; le commandant Letellier était à notre tête. Nous revîmes, en passant, Si-Kou-Médour, complètement abandonné, le Sébaou, dont nous suivîmes encore une fois le lit desséché, et la colline où nous avions livré combat quarante jours avant. Enfin, vers huit heures du matin, nous arrivâmes à Temda.

 

La colonne campait sur la côte.

 

Je passai quelques heures avec les camarades. Nous fîmes même un tour au village, et je me rappelle avoir vu là des turcos dans une ruelle, en train de ravager quelques ruches ; ils étaient noirs de mouches et riaient comme des fous, sans s’inquiéter des piqûres, ayant sans doute un moyen de s’en préserver ; ils mordaient à même dans les rayons de miel et s’empressèrent de nous en offrir. J’acceptai, et je me souviendrai longtemps de la colique qui s’ensuivit.

 

Ce même jour, on fit sauter la maison du caïd Ali et l’on brûla Temda. Il était environ quatre heures du soir, la colonne avait plié bagage et descendait au Sébaou, pour aller camper plus loin dans la montagne. Nous autres, nous reprîmes le chemin de Tizi-Ouzou ; vers cinq heures, nous repassions par Si-Kou-Médour ; les habitants de ce village avaient rejoint les insurgés.

 

Il faisait une chaleur étouffante. Tout se taisait dans ce monceau de gourbis, de huttes, de baraques, où des centaines de cigognes avaient élu domicile ; chaque vieux toit en portait deux ou trois nids énormes, pleins de jeunes, dont les cous repliés et les grands becs toujours ouverts attendaient la pâture. Les mères, par douzaines, arrivaient de la vallée du Sébaou, leur apportant des couleuvres, des crapauds, des grenouilles. Les arbres mêmes étaient chargés de ces nids ; on aurait dit des greniers à foin. Au-dessous, dans les petites ruelles, entre les haies touffues, couraient des colonies de poules et de poulets, que les Arabes n’avaient pas eu le temps d’emmener avec le bétail.

 

Voilà les seuls habitants de Si-Kou-Médour.

 

Comme nous approchions du village, le commandant donna l’ordre d’y mettre le feu, ce qui se fit rapidement par une vingtaine de chasseurs. On arrachait du toit voisin une poignée de chaume qu’on allumait et qui vous servait de torche. Au bout d’un quart d’heure, tout était en feu ; et par ce temps chaud, calme, les flammes se réunirent bientôt en une gerbe immense, puis la fumée noire monta directement au ciel.

 

Là, je vis une scène vraiment attendrissante et terrible : les cigognes, ces oiseaux des marais, appelées par les cris de leurs petits, planaient au milieu de cette fumée sombre ; elles plongeaient dans le brasier et tombaient mortes sur leurs couvées.

 

Nous partîmes au pas ; mais combien de fois je tournai la tête, regardant ce spectacle navrant et me rappelant ce que nous avions souffert nous-mêmes en France : nos villes brûlées, nos terres ravagées, nos parents fusillés par les Prussiens.

 

Une heure après, nous rentrions à Tizi-Ouzou ; et chaque jour, depuis, nous entendions gronder le canon dans la montagne ; nous voyions les villages brûler tantôt à droite, tantôt à gauche.

 

Vers le 1er juin, la colonne Lallemand revint camper auprès de nous, le général ne se trouvait pas assez en force pour tenter le débloquement du fort National ; mais la colonne Cérez, forte de six à sept mille hommes, arrivait des environs d’Aumale ; il s’agissait d’opérer la jonction avant de commencer l’attaque.

 

Le 5 juin au soir, étant allé serrer la main de mon ami Babelon, lieutenant au premier régiment de tirailleurs algériens, il me dit que la nuit suivante la colonne allait lever le camp, et qu’elle serait à la pointe du jour au pied des Mâatka, dont elle gagnerait la crête, pour se joindre à la colonne Cérez. En effet, la colonne Lallemand partit le lendemain, laissant à Tizi-Ouzou de la cavalerie, une compagnie d’infanterie, deux pièces de canon et deux mitrailleuses. Ce détachement, le 6 juin au matin, partit à son tour, se dirigeant par la route muletière de Dra-el-Misan, vers la montagne où se trouve le village de Bounoum. Les Kabyles, croyant que nous allions les attaquer de ce côté, descendirent en masse à notre rencontre ; et la colonne Lallemand qui se trouvait plus loin, profita de cette diversion pour grimper directement sur les crêtes des Mâatka sans éprouver de résistance.

 

Vers onze heures du matin, tout était terminé. Le détachement rentra dans le bordj ; et ce même soir nous vîmes les feux des deux colonnes briller à la cime des montagnes ; la jonction était faite.

 

Depuis ce moment jusqu’au 15 juin, nous entendîmes tous les jours gronder le canon derrière les Mâatka ; mais il paraît qu’on ne pouvait s’approcher du fort National dans cette direction, c’est pourquoi les deux colonnes Cérez et Lallemand redescendirent à Tizi-Ouzou. Nous les croyions découragées, quand une nuit, toute l’infanterie partit, laissant la cavalerie en plaine ; elle arriva vers quatre heures du matin au pied des Beni-Raten, près du moulin Saint-Pierre, et l’assaut de ces immenses hauteurs, couronnées par le fort National, commença tout de suite.

 

Du haut des remparts, nous voyions nos soldats grimper à travers les oliviers et les broussailles, traînant après eux l’artillerie. Tout montait et tirait à la fois. Les pièces étaient mises en batterie sur chaque escarpement et tonnaient à leur tour ; les Kabyles se défendaient avec courage. Rien au monde ne pourrait rendre l’effet de nos vingt pièces de canon tonnant dans les échos des Beni-Raten : c’était un roulement formidable et grandiose.

 

Au plus fort de l’action, le fort National fit une sortie ; les Kabyles, pris entre deux attaques, se décidèrent enfin à quitter la position ; ils se dispersèrent, et le fort fut débloqué ; vers trois heures de l’après-midi, les deux colonnes campaient autour de ses murs.

 

Je pourrais m’arrêter ici, puisque nous étions dégagés, mais il faut que tu connaisses la fin de cette histoire, car le reste ne regarde pas seulement les choses de la guerre, mais encore les affaires intérieures de ces pays si beaux, si riches et si malheureux.

 

Le 24 juin au soir, le commandant Letellier, du cercle de Tizi-Ouzou, prit le commandement de quatre escadrons de cavalerie et nous choisit pour escorte, nous qui l’avions secondé dans sa défense du bordj. Nous allâmes coucher sur les cendres de Si-Kou-Médour. Le 25, nous campions un peu au-dessus de Temda. Le 26, de grand matin, nous partîmes avec le commandant, les quatre escadrons et les spahis du bureau arabe. Nous nous rendîmes au village de Djéma-Sahridj, dans la tribu des Beni-Frassen, pour recevoir leur soumission et les maintenir par notre présence, car l’insurrection n’était pas comprimée ; une foule d’insurgés allaient encore grossir le nombre des combattants d’Echeriden. Tout ce jour, le canon se fit entendre dans la direction du fort National ; il devait se livrer là-bas une véritable bataille. La précaution du commandant ne fut pas inutile, nous avions nos chevaux au piquet sur la place du village, et personne n’était tenté, nous voyant là, d’aller se battre ailleurs.

 

Le village de Djéma-Sahridj est peut-être un des plus beaux de l’Algérie ; on ne s’en douterait pas en le regardant de la vallée, car des rochers se hérissent tout autour ; mais arrivé au haut, c’est un paradis terrestre ; plus de cinquante sources bouillonnent aux environs, et dans ce pays de soleil brûlant, l’eau c’est tout, c’est l’abondance, la richesse. Aussi toutes les maisons de Djéma-Sahridj sont-elles bâties en pierres, couvertes de tuiles, entourées de jardins et plongées dans la verdure des noyers, des cerisiers, des orangers, des figuiers, tous couverts de fruits et entrelacés d’énormes plants de vigne. Près de la mosquée j’ai même remarqué trois grands palmiers, arbres assez rares dans les hautes régions de la Kabylie. Les femmes et les enfants avaient seuls quitté le village ; nous les voyions qui nous observaient d’un air craintif, du haut des rochers.

 

Les chasseurs firent là le café. Les Kabyles nous apportaient des couffins pleins de figues sèches ; les pauvres gens, ayant vu brûler tant d’autres villages, avaient peur. Enfin, le commandant, qui se promenait de long en large, tout pensif, donna l’ordre du départ, et nous retournâmes au camp, où bivouaquaient les camarades.

 

Nous repartîmes de là le jour suivant, remontant le Sébaou, pour aller camper à dix ou douze kilomètres plus haut, vers les sources de la rivière. La vallée se rétrécissait toujours à mesure que nous avancions ; des rochers bruns se dressaient à droite et à gauche ; les cultures devenaient rares ; la ronce, le chêne-nain, les lentisques prenaient le dessus ; à peine si quelques petits villages se montraient encore au fond de ces halliers.

 

Le lendemain, de bonne heure, le commandant fit partir un escadron en reconnaissance chez les Beni-Djéma ; puis il nous emmena pousser une pointe très avant dans la vallée.

 

Vers onze heures, nous atteignîmes un mamelon, où nous restâmes toute la journée en observation ; le soir, nous rentrâmes au camp. La nuit, dans ce recoin, se passa très bien, et le lendemain, avant le jour, nous repartîmes encore, renforcés d’un peloton du premier régiment de chasseurs.

 

Après avoir marché pendant trois ou quatre heures à travers des broussailles n’offrant plus trace de sentier, nous arrivâmes près d’un petit marabout solitaire, perdu dans les hautes herbes ; un verger de figuiers au-dessous, sur la pente du ravin, et plus bas un moulin kabyle au bord de la rivière, profondément encaissée.

 

Ce moulin, couvert de chaume, les poutres moussues, paraissait vieux comme le temps ; l’eau lui venait d’une cascade galopant sur les rochers et qui tombait dans un gros tronc d’arbre creux, d’environ quinze pieds ; au bas de l’arbre se trouvait une turbine en bois, grossièrement taillée, et sur le pivot même de la turbine, la meule en forme de toton ; quand on voulait arrêter le mouvement, il suffisait de repousser l’arbre attaché par une corde à l’autre bout ; l’eau tombait alors à côté. J’ai regardé cela très attentivement ; toutes les choses naturelles m’intéressent.

 

Tu vois que les turbines ne datent pas d’aujourd’hui, car cette vieille baraque avait pour le moins cent cinquante ans. Tout autour croissaient d’énormes frênes. Je m’étais assis au bord du courant, fumant ma pipe ; mon camarade Ignard était en vedette près du marabout, avec cinq hommes, et nos chasseurs arrachaient des oignons dans le petit jardin à côté, pour manger avec leur pain.

 

Il pouvait être dix heures lorsque le commandant donna l’ordre de remonter à cheval. On descendit dans le lit de la rivière, presque à sec, et l’on fit halte.

 

Nous étions là depuis environ un quart d’heure, le commandant à vingt-cinq ou trente pas en avant, quand nous vîmes arriver une femme européenne sur un mulet, escortée de deux Kabyles armés. Cette femme, déjà vieille, était habillée d’une robe en loques ; elle avait un chapeau de paille, les bords rabattus et liés contre les oreilles. En arrivant près du commandant, elle descendit de sa mule, et, se jetant à genoux, elle lui embrassa les mains, les bottes, et jusqu’aux pieds de son cheval. Nous ne savions ce que cela voulait dire ; et comme Ali, le cavalier du bureau arabe, passait près de moi, je lui demandai ce que c’était.

 

– Ça, maréchal des logis, dit-il, c’est la femme d’un colon de Bordj-Menaïel, que Caïd Ali a faite prisonnière, avec quarante-cinq autres du même village ; il l’envoie en parlementaire.

 

Jamais je n’ai vu de figure plus triste et plus touchante. Ce que la malheureuse dit au commandant, je n’en sais rien, mais je l’entendis lui répondre :

 

– Allez !… Retournez vers Caïd Ali, et dites-lui que s’il ne veut pas vous rendre à tous la liberté, nous irons vous chercher ; je suis las d’attendre !

 

Alors elle remonta sur sa mule et repartit, escortée de ses deux Kabyles.

 

Nous n’attendîmes plus longtemps ; une heure environ après débouchait du vallon une troupe de Kabyles armés ; ils arrivaient au pas et s’arrêtèrent à trois cents mètres de nous.

 

Le commandant se porta seul en avant ; un frère de Caïd Ali s’avança de son côté ; ils causèrent ensemble quelques instants ; puis le frère du caïd, se retournant, fit un signe à ses hommes, et nous vîmes bientôt s’avancer du fond de la gorge une troupe de gens affaissés, déguenillés, minables : c’était la population de Bordj-Menaïel, ce qui restait du massacre ! Caïd Ali avait trouvé bon de les emmener comme otages, se réservant de leur couper le cou s’il était vainqueur, et, s’il était battu, de les rendre, grave circonstance atténuante.

 

Représente-toi la joie de ces pauvres gens lorsqu’ils nous aperçurent ; ce n’étaient que des vieillards, des malades, des femmes et des enfants, en blouse, en veste, en chapeau, en casquette, tels qu’on les avait ramassés deux mois avant, les uns dans leurs maisons, les autres pendant le travail des champs ; enfin des gens réchappés de la potence, je ne peux pas mieux te dire. Il y avait soixante et dix jours qu’on les promenait de tribu en tribu ; tous les jours ces malheureux entendaient le canon de la colonne qui se rapprochait, et toutes les nuits Caïd Ali les faisait aller plus loin.

 

Ils vinrent donc nous serrer les mains et nous raconter leurs misères. Tu ne saurais croire ce qu’ils avaient supporté. Chaque village les nourrissait à son tour ; on ne leur donnait que du blé et des figues sèches, et chaque fois que les Kabyles venaient d’éprouver un échec, ils arrivaient auprès d’eux, aiguisant leurs flissas et disant :

 

– Préparez-vous… Il est temps !

 

Puis ils délibéraient entre eux, et disaient :

 

– Eh bien ! non, pas aujourd’hui, mais demain !

 

Je ne te parlerai pas des autres outrages que les malheureux avaient endurés… Ce serait trop horrible !… Le fanatisme religieux rend les hommes pires que les derniers des animaux.

 

Le commandant, ayant rappelé Ignard et ses cinq hommes, fit monter ces pauvres gens sur des mulets qu’on avait mis en réquisition au dernier village ; ils partirent, escortés d’un peloton de chasseurs, se dirigeant vers l’endroit où campait le reste de la cavalerie. L’ordre était de les conduire le lendemain à Tizi-Ouzou.

 

Le commandant n’avait retenu qu’un seul homme de la troupe, celui qu’il avait jugé le plus robuste et le plus intelligent, pour le conduire au général Lallemand, campé dans la haute Kabylie, près du Jurjura.

 

Je regardais cette scène tout pensif. La figure d’un Kabyle surtout attirait mon attention ; il était grand, il avait le nez un peu fort, la barbe courte, noire et frisée ; je me demandais où je l’avais vu, quand Brissard me dit :

 

– Tu ne reconnais pas cet Arabe à cheval ? C’est Saïd Caïd, le cavalier noir de Temda.

 

Je le reconnus aussitôt ; il était sur le même cheval et portait le même manteau noir, nous regardant d’un air de hauteur, en se grattant la barbe avec indifférence. Il venait faire sa soumission, maintenant qu’ils étaient tous battus.

 

Le commandant donna l’ordre du départ.

 

– En route ! dit-il en montrant les sommets ; nous en avons pour six heures avant d’arriver là-haut.

 

Et nous partîmes.

 

Si j’étais forcé de te peindre les chemins par lesquels nous avons passé à la file les uns des autres, toujours grimpant comme des chèvres, le précipice tantôt à droite, tantôt à gauche, les pentes d’oliviers sauvages, de chênes-nains, de myrtes et de genévriers à perte de vue au-dessous de nous, j’en serais bien embarrassé. Lorsque nous arrivions au haut d’un pic et que nous disions : « Nous y sommes ! » un autre se présentait, encore plus haut ; nous pensions que cela n’en finirait plus.

 

Du reste, nos petits chevaux arabes n’avaient pas l’air trop fatigués ; ils étaient là dans leur élément.

 

De loin en loin se rencontraient aussi de grands villages kabyles, soumis tout récemment ; les gens, sur leurs portes, nous présentaient de l’eau dans des écuelles de bois pour nous rafraîchir.

 

Finalement, après avoir grimpé sept heures, nous découvrîmes entre deux pics, sur un plateau couvert de gros frênes et d’oliviers, les petites tentes et les pantalons rouges de la colonne.

 

Le commandant Letellier, le colon qu’il avait amené et Saïd Caïd se rendirent au quartier général, et nous campâmes au-dessus d’un petit ravin, à l’endroit où l’on abattait le bétail. L’air était si clair à cette hauteur, que la tête vous en tournait.

 

J’allai voir tout de suite mon ami Babelon, le lieutenant de turcos. Les officiers de son régiment s’étaient construit une petite hutte en feuillage ; ils finissaient de dîner. Babelon me reçut comme un vieux camarade, et ces messieurs rappelèrent le cuisinier pour lui dire de me servir ; ils m’obligèrent à m’asseoir, ce que je fis de bon cœur, l’appétit ne manquait pas. Sur les neuf heures du soir, je les quittai ; nous étions restés quinze heures à cheval, j’avais besoin de faire un somme.

 

Le lendemain au tout petit jour, on sonnait déjà le départ. Je courus remercier Babelon de son bon accueil, et nous prîmes encore ensemble un verre de cognac sur le pouce.

 

– Allons, Goguel, me dit-il au moment de nous quitter, bientôt nous nous reverrons au pays ; aussitôt l’expédition terminée, je demande une permission, et toi tu seras libéré.

 

– Le plus tôt sera le mieux ! lui répondis-je en riant.

 

Il me regarda filer et rentra sous sa tente.

 

Nous suivions alors la crête des montagnes. C’est là qu’on respirait à son aise et qu’on voyait de loin : d’un côté, la mer toute bleue, Alger dans le ciel, avec son port, ses jardins, ses maisons blanches ; et de l’autre côté le Jurjura, dont les immenses contreforts, chargés de rochers, de forêts et parsemés de villages arabes, s’allongeaient à perte de vue dans toutes les directions jusqu’au bout de la plaine. Plus on regardait, plus on voyait de choses… Ah ! oui, c’était beau !… Quelle colonie nous aurions là, si l’émigration s’y était portée depuis trente ans ! Tous les malheureux que le besoin pousse dans le désordre vivraient là-bas au milieu de l’abondance ; nous n’aurions plus à craindre les révolutions de la misère… Mais le régime du sabre empêche tout !… Ceux qui quittent leur pays, pour chercher fortune ailleurs, aiment mieux s’en aller en Amérique ; et pendant que chez nous des millions de travailleurs ne possèdent pas un pouce de terre, nous avons en Algérie des millions d’hectares en friche, qui n’attendent que des bras pour produire les plus magnifiques récoltes.

 

Tous les chasseurs étaient comme moi, pas un ne disait mot ; nous regardions en silence, laissant les chevaux marcher, la bride sur le cou.

 

À neuf heures, nous passions auprès du village d’Echeriden, où s’était porté, quelques jours avant, le coup décisif de la campagne. Après ce combat, les Kabyles, repoussés de leurs derniers retranchements, n’avaient plus eu qu’à se soumettre.

 

Ce grand village était détruit ; les gros arbres étaient coupés et les petits tellement fauchés par la mitraille, qu’on aurait dit des blés couchés sur leurs sillons.

 

Là, j’ai vu pleurer un Kabyle – je n’en ai jamais vu d’autre ! – Il ne trouvait même plus la place de sa maison ; la femme, assise auprès de lui sur une pierre, se cachait la figure sur les genoux, et les enfants semblaient ahuris. Pauvres gens ! Le noble Caïd Ali les avait soulevés contre nous, en les menaçant de brûler leur village, s’ils ne marchaient pas ; ils étaient ruinés de fond en comble.

 

Vers onze heures, nous arrivâmes au fort National, et nous mîmes nos chevaux au piquet sur la route, en entrant. Il faisait très chaud. Brissard se chargea de nous trouver à déjeuner ; puis nous allâmes prendre quelques chopes avec les soldats du train, qui nous reçurent en bons amis. On se raconta les événements de la guerre. Caïd Ali avait tenté l’assaut du fort National ; il avait fait construire des échelles, disant à ses gens que celui qui ne toucherait pas au moins le mur serait maudit ; qu’il n’aurait jamais part aux délices du paradis ; qu’il glisserait en bas du rasoir, en passant sur l’enfer, enfin des histoires de Lourdes et de la Salette !…

 

Nous écoutions ces choses, qui méritent qu’on y réfléchisse ; dans tous les pays, les ignorants sont des instruments terribles entre les mains des fanatiques, et nous avons aussi des marabouts en France !…

 

À trois heures, nous reprîmes le chemin de Tizi-Ouzou, escortant deux mitrailleuses et deux pièces rayées ; à sept heures nous rentrions dans le bordj.

 

Ainsi finit notre campagne.

 

Dans les premiers jours du mois de juillet, le bruit se répandit que les militaires libérables auraient bientôt leur congé, et, le 12 au matin, Ignard, moi et vingt-deux chasseurs d’Afrique, nous quittions Tizi-Ouzou pour nous rendre à Dellys ; nous laissions au bordj Brissard, avec le lieutenant Cayatte et le reste des chasseurs.

 

Ce bon et brave Brissard et l’honnête maréchal des logis Erbs nous accompagnèrent jusqu’à la fontaine turque ; en nous quittant ils pleuraient comme des enfants.

 

Le soir, nous étions à Dellys et nous prenions le bateau de la côte pour Alger, où nous arrivâmes le lendemain ; de là, par le chemin de fer, nous retournâmes à Blidah. Enfin, le 15 juillet nous avions nos feuilles de route en poche et nous regagnions nos foyers.

 

 

 

 

 


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Août 2008

 

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[1] Domestique.

[2] Gendarmes turcs.

[3] En arabe, seigneur ou cavalier.