Erckmann-Chatrian
HISTOIRE D’UN PAYSAN
(1789-1815)
PREMIÈRE
PARTIE
1789
LES ÉTATS GÉNÉRAUX
(1869)
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Table des matières
MICHEL BASTIEN, Cultivateur au Valtin, À SES AMIS.
PREMIÈRE PARTIE 1789 LES ÉTATS GÉNÉRAUX
DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME ET DU CITOYEN
À propos de cette édition électronique
Mes chers amis,
Permettez-moi d’abord de vous dire que mon histoire va très bien ; que le libraire, après en avoir vendu beaucoup de volumes, veut la mettre en petits cahiers à deux sous, avec de belles images de mon ami Théophile Schuler, pour en faire jouir tout le monde à bon marché.
Naturellement, cela m’encourage, et je vais continuer d’écrire tout ce que j’ai vu, soit à la guerre, soit au pays, jusque vers le temps où je me suis retiré à la ferme du Valtin.
Beaucoup d’autres, je le sais, ont raconté l’histoire de la Révolution à leur manière. Les uns ont dit que le peuple était bien plus heureux avant 89 ! – Ceux-là étaient des nobles, et je suis sûr que leurs idées ne s’étendront jamais chez nous. – D’autres, de soi-disant Jacobins, ont raconté les massacres, les déportations, le changement des églises en écuries, comme les plus belles choses de la Révolution. Ça n’a pas le sens commun ! Les massacres ont toujours été et seront toujours des choses épouvantables. L’égoïsme des nobles et des évêques a provoqué ces grands malheurs ; ils voulaient rétablir l’ancien régime, au moyen de la guerre civile et de l’invasion étrangère : la Révolution s’est défendue, comme on se défend lorsqu’il faut vaincre ou mourir.
D’autres ont dit que le grand homme avait tout fait, tout sauvé : les lois, les armées, les conquêtes et la gloire de la France ! Que sans lui, la Révolution n’aurait rien été ; qu’elle aurait péri dans le désordre ; que c’était un génie, une Providence !… Malheureusement pour eux, tout était fait, tout était décrété avant l’arrivée de Bonaparte. Quand la nation repoussait l’invasion des Prussiens et des Autrichiens ; quand l’Assemblée constituante proclamait les Droits de l’homme, rédigeait la constitution de 91, et décrétait le Code civil, Napoléon Bonaparte était encore sous-lieutenant.
Un assez grand nombre ont aussi raconté que le malheur de notre Révolution, c’est que les bourgeois ne sont pas restés seuls maîtres à la place des nobles. Enfin, chacun a prêché pour sa paroisse ! Et quand on voit que les uns veulent tout donner aux nobles, parce qu’ils sont nobles eux-mêmes ; les autres au clergé, parce qu’ils sont du clergé ; les autres aux militaires, parce qu’ils sont militaires ; à la bourgeoisie, parce qu’ils sont bourgeois ; en voyant ces injustices, on ne peut s’empêcher de s’écrier en soi-même : Mon Dieu, quand donc les hommes seront-ils justes ? Quand auront-ils du bon sens ? Est-ce que ceux qui l’emportent contre la justice n’ont pas toujours la masse réunie contre eux, pour les écraser tôt ou tard ?
Non, tout cela n’est pas l’histoire de la Révolution ; c’est l’histoire des partis qui l’ont déchirée, et qui auraient voulu la détruire, ou la confisquer à leur profit.
Moi, je suis un homme du peuple, et j’écris pour le peuple. Je raconte ce qui s’est passé sous mes yeux.
J’ai vu l’ancien régime avec ses lettres de cachet, son gouvernement du bon plaisir, sa dîme, ses corvées, ses jurandes, ses barrières, ses douanes intérieures, ses capucins crasseux mendiant de porte en porte, ses privilèges abominables, sa noblesse et son clergé, qui possédaient à eux seuls les deux tiers du territoire de la France ! J’ai vu les états-généraux de 1789 et l’émigration ; l’invasion des Prussiens et des Autrichiens, et la patrie en danger ; la guerre civile, la Terreur, la levée en masse ! enfin toutes ces choses grandes et terribles, qui étonneront les hommes jusqu’à la fin des siècles.
C’est donc l’histoire de vos grands-pères, à vous tous, bourgeois, ouvriers, soldats et paysans, que je raconte ; l’histoire de ces patriotes courageux qui ont renversé les bastilles, détruit les privilèges, aboli la noblesse, proclamé les Droits de l’homme, fondé l’égalité des citoyens devant la loi sur des bases inébranlables, et bousculé tous les rois de l’Europe, qui voulaient nous remettre la corde au cou.
Si vous êtes quelque chose, si vous pouvez aller et venir librement, travailler de votre état sans vexations, vous établir, avancer dans l’armée, dans l’administration et dans toutes les carrières jusqu’aux plus hauts grades, c’est à ces anciens que vous le devez ! Sans eux, vous travailleriez peut-être encore pour le moine et le seigneur.
Beaucoup d’entre vous ne le savent pas, et un certain nombre l’oublient ; voilà pourquoi j’ai entrepris de vous raconter ce que j’ai vu depuis 1778 jusqu’en 1804.
Mais une pareille histoire est terriblement difficile à faire ; plus on avance, plus de choses se rencontrent ; il faut tout expliquer clairement ; et dans la vie d’un homme, tant de souvenirs restent oubliés ou ne valent pas la peine d’être racontés ! Et puis, on n’a pas tout vu soi-même ; on est forcé de se confier à d’autres, de se rappeler leurs paroles, de retrouver leurs vieilles lettres, qui vous remettent sur le chemin.
Enfin, puisque tant de braves gens sont contents de ce que j’ai fait, j’irai jusqu’au bout. Je n’écris pas cette histoire dans l’intérêt d’un parti ou d’un autre, mais dans l’intérêt de tous ; l’intérêt de tous c’est la justice ; et quand on a la justice pour soi, ce qui veut dire tous les honnêtes gens, on est fort !
Et là-dessus, mes chers amis, je vous salue de bon cœur, et je vous dis au revoir.
MICHEL BASTIEN.
Bien des gens ont raconté l’histoire de la grande révolution du peuple et des bourgeois contre les nobles, en 1789. C’étaient des savants, des hommes d’esprit, qui regardaient les choses d’en haut. Moi, je suis un vieux paysan et je parlerai seulement de nos affaires. Le principal, c’est de bien veiller à ses propres affaires ; ce qu’on a vu soi-même, on le sait bien ; il faut en profiter.
Vous saurez donc qu’avant la Révolution, l’office et seigneurie de Phalsbourg avait cinq villages en dépendant : Vilschberg, Mittelbronn, Lutzelbourg, Hultenhausen et Hâzelbourg, que les gens de la ville, ceux de Vilschberg et de Hâzelbourg étaient de condition franche ; mais que ceux des autres villages, tant hommes que femmes, étaient serfs, et ne pouvaient sortir de la seigneurie, ou autrement s’absenter, sans la permission du prévôt.
Le prévôt rendait la justice à la maison commune ; il avait droit de juger les personnes et les choses ; il portait l’épée et condamnait même à la potence.
C’est sous la voûte de la mairie, où se trouve maintenant le corps de garde, qu’on mettait les accusés à la question, lorsqu’ils ne voulaient pas avouer leurs crimes. Le sergent du prévôt et le bourreau leur faisaient tellement mal, qu’on les entendait crier jusque sur la place. Et puis on dressait la potence un jour de marché, sous les vieux ormes, et le bourreau les pendait, en leur appuyant ses deux pieds sur les épaules.
Il fallait avoir le cœur bien endurci, pour penser seulement à faire un mauvais coup en ce temps !
Et Phalsbourg avait un haut passage, ce qui veut dire que chaque chariot de marchandises, comme drap, laine, ou autres choses semblables, payait un florin à la barrière ; chaque voiture d’échalas, planches, douves et autres bois charpentés, 6 gros de Lorraine ; chaque voiture de meubles riches, comme velours, soie, drap fin, 30 gros ; un cheval chargé, 2 gros ; une hotte de marchandises, 1/2 gros ; la charretée de poisson, 1/2 florin ; la charretée de beurre, d’œufs, de fromage, 6 gros ; chaque muid de sel, 6 gros ; chaque rezal de seigle ou de blé, 3 gros ; le rezal d’orge ou d’avoine, 2 ; le cent de fer, 2 ; un bœuf ou une vache, 6 pfénings ; un veau, porc ou brebis, 2 pfénings ; etc.
Ainsi les gens de Phalsbourg ou des environs ne pouvaient manger, boire ou se vêtir, sans payer une somme ronde aux ducs de Lorraine.
Ensuite venait la gabelle, c’est-à-dire que tous les hôteliers, aubergistes et taverniers demeurant à Phalsbourg, ou dans les villages en dépendant, étaient tenus de payer à Son Altesse six pots de vin ou bière, pour chaque mesure encavée ou vendue. Ensuite se touchaient pour Son Altesse les lods et ventes, savoir : à la vente des maisons ou héritages, 5 florins pour 100. Ensuite le mesurage des grains, ce qui signifiait que tous les grains : blé, seigle, orge, avoine, vendus à la halle, devaient un sou par rezal à Son Altesse.
Ensuite se payait l’étalage des foires. On en comptait trois par an : la première, à la Saint-Mathias ; la seconde, à la Saint-Modesty ; la troisième, à la Saint-Gall. Deux sergents visiteurs taxaient les places à tant, pour le bénéfice de Son Altesse.
Ensuite venaient les poids de la ville : pour le cent de laine, farine ou autres marchandises, un sou ; puis les amendes, qui se plaidaient par-devant le prévôt, mais que les conseillers de Son Altesse jugeaient et taxaient à son profit ; puis le droit de glandage et passon ; les droits d’affouage, les droits de foulon et battant ; la grosse dîme, pour les deux tiers à Son Altesse, et pour l’autre tiers à l’Église ; la petite dîme, en blé, pour l’Église seule, mais dont Son Altesse finit par lui retirer la connaissance, parce qu’elle s’aimait encore mieux que l’Église.
Et maintenant, si l’on veut savoir comment tant de braves gens se trouvaient ainsi sous la coupe de Son Altesse, de ses prévôts, baillis, sénéchaux et conseillers, il faut se rappeler qu’environ deux cents ans avant cette grande misère, un nommé Georges-Jean, comte Palatin, duc de Bavière et comte de Weldentz, qui possédait dans notre pays des forêts immenses par la grâce des empereurs d’Allemagne, mais qui ne pouvait en tirer un centime, faute de gens pour les habiter, faute de chemins pour transporter les bois, et faute de rivières entretenues pour les flotter, s’était mis à publier en Alsace, en Lorraine et dans le Palatinat : « que tous ceux qui se sentaient du courage au travail n’avaient qu’à se rendre dans ces bois ; qu’il leur fournirait des terres, et qu’ils vivraient comme coqs en pâte ; – que lui, Jean de Weldentz, faisait cela pour la gloire de Dieu ! Que Phalsbourg étant un grand chemin entre la France, la Lorraine, le Vestrich et l’Alsace, les artisans et commerçants, charrons, maréchaux, tonneliers, cordonniers, y trouveraient un grand débit de leurs marchandises ; comme aussi les serruriers, armuriers, tapissiers, cabaretiers et autres gens industrieux ; – et que l’honneur de Dieu devant commencer toute grande entreprise, ceux qui se rendraient dans sa ville de Phalsbourg seraient exempts de servitudes ; qu’ils pourraient bâtir, et qu’ils auraient le bois gratis ! Qu’on leur élèverait une église, pour y prêcher la pureté, la simplicité, la bonne foi ; qu’on leur construirait une école, pour enseigner aux enfants la vraie religion, attendu que l’esprit de la jeunesse est un jardin excellent, où l’on sème des plantes délicieuses, dont l’odeur s’élève jusqu’à Dieu ! »
Il promit encore mille autres avantages, exceptions et satisfactions, dont la nouvelle se répandit par toute l’Allemagne, de sorte qu’une foule de gens accoururent pour jouir de ces bienfaits. Ils bâtirent, ils défrichèrent, ils cultivèrent, et mirent les bois de Georges-Jean en valeur ; ce qui ne rapportait rien valut quelque chose !
Alors ledit Georges-Jean, comte de Weldentz, vendit terres, bêtes et habitants au duc de Lorraine Charles III, pour la somme de quatre cent mille florins, en l’honneur de la bonne foi, de la justice et de la gloire de Dieu.
Le plus grand nombre des habitants étaient luthériens, Georges-Jean ayant annoncé que la foi pure, claire, simple, selon saint Paul, serait prêchée à Phalsbourg, en vertu de la Confession d’Augsbourg ; mais quand il eut empoché les quatre cent mille florins, ses promesses ne l’empêchèrent pas de bien dormir ; et le successeur de Charles III, qui n’avait rien promis, envoya son cher et féal conseiller d’Estat, Didier Dattel, exhorter charitablement ses bourgeois de Phalsbourg à embrasser la foi catholique ; et, dans le cas où quelques-uns voudraient persévérer dans l’erreur, leur faire commandement de vider les lieux, à peine d’expulsion et confiscation de leurs biens.
Les uns se laissèrent convertir ; et les autres, hommes, femmes, enfants, s’en allèrent, emportant quelques vieux meubles sur leurs charrettes.
Tout étant alors en ordre, les ducs employèrent « leurs chers et biens-aimés habitants de Phalsbourg à relever et rhabiller les remparts, à bâtir les deux portes d’Allemagne et de France en pierres de taille et roches ; à creuser les fossés, édifier la maison commune, pour y tenir les sièges de justice ; l’église, pour y catéchiser les fidèles ; et la maison du sieur curé, joignant ladite neuve église, pour veiller sur son troupeau ; enfin la halle, pour taxer et recevoir les impositions ». Après quoi, les officiers de Son Altesse établirent les droits, charges, redevances et corvées qui leur plurent ; et les pauvres gens travaillèrent de père en fils depuis 1583 jusqu’en 1789, au profit des ducs de Lorraine et des rois de France, pour avoir écouté les promesses de Georges-Jean de Weldentz, lequel n’était qu’un véritable filou, comme on en trouve tant dans ce monde.
Les ducs établirent aussi par lettres patentes plusieurs corporations à Phalsbourg ; c’étaient des espèces d’associations entre gens du même métier, en vue d’empêcher tous autres de travailler de leur état, et conséquemment de pouvoir dépouiller le public entre eux, sans encombre.
L’apprentissage était de trois, quatre et même cinq ans ; on payait grassement le maître pour être admis au métier ; et puis, après avoir fait son chef-d’œuvre et reçu sa patente, on traitait le prochain comme on avait été traité soi-même.
Il ne faut pas se représenter la ville telle qu’on la voit aujourd’hui. Sans doute les alignements et les édifices en pierres de taille n’ont pas changé, mais pas une maison n’était peinte ; toutes étaient couleur de crépi, toutes avaient les portes et fenêtres petites et cintrées ; et sous ces petites voûtes, derrière les vitraux de plomb, on voyait le tailleur, les jambes croisées sur son établi, découper le drap ou tirer l’aiguille ; le tisserand, à son métier, lancer la navette dans l’ombre.
Les soldats de la garnison, avec leurs grands chapeaux à cornes, leurs habits blancs, râpés, tombant jusque sur les talons, étaient les plus misérables de tous : ils ne mangeaient qu’une fois par jour. Les taverniers et les gargotiers mendiaient, de porte en porte, les rogatons des ménages pour ces pauvres diables. Cela se passait encore ainsi quelques années avant la Révolution.
Les gens étaient hâves, minables ; une robe passait en héritage de la grand-mère à la petite-fille, et les souliers du grand-père au petit-fils.
Dans les rues, pas de pavés, la nuit, pas un réverbère, aux toits, pas de chéneaux ; les petites vitres éborgnées, fermées depuis vingt ans avec un morceau de papier. Au milieu de cette grande misère, le prévôt qui passe en toque noire, et monte l’escalier de la mairie, les jeunes officiers nobles, qui se promènent en petit tricorne, habit blanc, l’épée en travers du dos ; les capucins avec leurs longues barbes sales, leurs robes de bure, sans chemise, et le nez rouge, qui s’en vont par troupes au couvent, où se trouve aujourd’hui le collège… Tout cela, je l’ai présent à l’esprit, comme si c’était hier, et je crie en moi-même : – « Quel bonheur, pour nous autres malheureux, que la Révolution soit venue, et principalement pour nous paysans ! » Car si la misère était grande en ville, celle de la campagne dépassait tout ce qu’on peut se figurer. D’abord les paysans supportaient les mêmes charges que les bourgeois ; ensuite ils en avaient une quantité d’autres. Dans chaque village de Lorraine, il existait une ferme du seigneur ou du couvent ; toutes les bonnes terres appartenaient à cette ferme ; les plus mauvaises seules restaient aux pauvres gens.
Et les malheureux paysans ne pouvaient pas même planter ce qu’ils voulaient dans leurs terres ; les prés devaient rester en prés, les terres de labour, en labour. Si le paysan changeait son champ en pré, il privait le curé de sa dîme ; s’il mettait son pré en champ, il diminuait les terrains de parcours ; s’il semait du trèfle dans les jachères, il ne pouvait défendre au troupeau du seigneur ou du couvent d’y venir pâturer. Ses terres étaient grevées d’arbres fruitiers, qui se louaient tous les ans au profit du seigneur ou de l’abbaye ; il ne pouvait pas détruire ces arbres, et même il était tenu de les remplacer dans l’année, quand ils périssaient. L’ombre de ces arbres, le dommage causé pour la récolte des fruits, l’empêchement de labourer, à cause de la souche et des racines, lui causaient une grande perte.
Et puis les seigneurs avaient le droit de chasser, de traverser les moissons, de ravager les récoltes dans toutes les saisons ; et le paysan qui tuait une seule pièce de gibier, même sur son propre champ, risquait les galères.
Le seigneur et l’abbaye avaient aussi le droit de troupeau à part ce qui signifiait que leur bétail allait à la pâture une heure avant celui du village. Le bétail du paysan n’avait donc que le reste et dépérissait.
La ferme du seigneur ou de l’abbaye avait de plus le droit de colombier ; ses pigeons innombrables couvraient les champs. Il fallait semer double chanvre, double pois, double vesce pour espérer une récolte.
Après cela, chaque père de famille devait au seigneur, dans le cours de l’an, quinze bichets d’avoine, dix poulets, vingt-quatre œufs. Il lui devait pour son compte trois journées de travail, trois pour chacun de ses fils ou domestiques, et trois par cheval ou chariot. Il lui devait de faucher sa prairie autour du château, de faner son foin et de le charroyer à sa grange au premier son de la cloche, à peine de cinq gros d’amende pour chaque défaillance. Il lui devait aussi le transport des pierres et du bois nécessaires aux réparations de la ferme ou du château. Le seigneur le nourrissait d’un croustillon de pain et d’une gousse d’ail par journée de travail.
Voilà ce qu’on appelait la corvée.
Si je parlais encore du four banal, du moulin banal, du pressoir banal, où tout le village était forcé d’aller cuire, moudre ou presser, moyennant une redevance, bien entendu ; si je parlais du bourreau, lequel avait droit à la peau de toute bête morte ; et enfin de la dîme, ce qu’on peut se figurer de pire, puisqu’il fallait donner aux curés la onzième gerbe, alors qu’on nourrissait déjà tant de religieux, moines, chanoines, carmes, capucins et mendiants de tous les ordres ; si je parlais de toutes ces charges, et de mille autres écrasant les populations des campagnes, cela ne finirait pas !
On aurait cru que les seigneurs et les couvents avaient entrepris d’exterminer les malheureux paysans, et qu’ils cherchaient tous les moyens d’y parvenir.
Eh bien, la mesure n’était pas encore pleine !
Tant que notre pays était resté sous la domination des ducs, les droits de Son Altesse, ceux des seigneurs, abbayes, prieurés, couvents d’hommes et de femmes, suffisaient déjà pour nous accabler ; mais après la mort de Stanislas et la réunion de la Lorraine à la France, il fallut ajouter : la taille du roi, – c’est-à-dire que le père de famille devait douze sous par tête d’enfant et autant par domestique ; – la subvention du roi : tant pour les meubles ; – le vingtième du roi, ce qui signifiait le vingtième du produit net de la terre ; mais de la terre du paysan seul, car le seigneur et le clergé ne payaient pas le vingtième ; – puis la ferme sur le sel, sur le tabac, dont le seigneur et les religieux étaient aussi exempts ; et la gabelle du roi, ou droits réunis.
Encore si les princes, les seigneurs, les couvents d’hommes et de femmes, – qui gardaient les meilleures terres depuis des siècles, en forçant les malheureux paysans de labourer, de semer, de récolter pour eux, et de leur payer en outre des droits, redevances et impositions de toute sorte ! – s’ils avaient employé leurs richesses à tracer des routes, à creuser des canaux, à dessécher les marais, à bonifier le sol par des engrais, à bâtir des écoles et des hôpitaux, ce n’aurait été que demi-mal ; mais ils ne songeaient qu’à leurs plaisirs, à leur orgueil, à leur avarice. Et quand on voyait un cardinal Louis de Rohan, un prince de l’Église, comme on disait, vivre dans la débauche à Saverne, se moquer des honnêtes gens, faire battre par ses laquais les paysans sur la route, devant sa voiture ; – quand on voyait à Neuviller, à Bouxviller, à Hildeshausen, les seigneurs élever des faisanderies, des orangeries, des serres chaudes, faire des jardins d’une demi-lieue, pleins de vases en marbre, de statues et de jets d’eau, pour ressembler au roi de Versailles ; sans parler des femmes perdues, couvertes de soie, qu’ils trimballaient à travers le peuple misérable ; – quand on voyait ces files de carmes déchaussés, de cordeliers, de capucins, mendier et se goberger depuis le premier jour de l’an jusqu’à la Saint-Sylvestre ; – quand on voyait les baillis, les prévôts, les sénéchaux, les garde-notes et justiciers de toute sorte, ne s’inquiéter que de leurs épices, et vivre sur les inscriptions et amendes ; – quand on voyait mille choses pareilles, c’était bien triste !… d’autant plus triste, que les fils des paysans seuls soutenaient tout cela contre leurs parents, contre leurs amis et contre eux-mêmes.
Une fois dans un régiment, ces fils de paysans oubliaient les misères du village ; ils oubliaient leur mère et leurs sœurs ; ils ne connaissaient plus que leurs officiers, leur colonel : des nobles qui les avaient achetés, et pour lesquels ils auraient massacré le pays, en disant que c’était l’honneur du drapeau. Pourtant, aucun d’eux ne pouvait devenir officier : – les vilains n’étaient pas dignes de porter l’épaulette ! – mais après s’être fait estropier dans une bataille, ils avaient la permission d’aller mendier ! Les finauds, postés dans quelque taverne, tâchaient de racoler des conscrits et de garder les primes ; les plus hardis arrêtaient sur les grandes routes. Il fallait envoyer les gendarmes, et même quelquefois une ou deux compagnies contre eux. J’en ai bien vu pendre une douzaine à Phalsbourg, presque tous de vieux soldats, licenciés après la guerre de Sept-Ans. Ils avaient perdu l’habitude du travail, ils ne recevaient pas un liard de pension, et furent tous pris à Vilschberg, en revenant d’arrêter une patache sur la côte de Saverne.
Chacun se représente maintenant l’ancien régime : – les nobles et les religieux avaient tout, le peuple n’avait rien.
Ces choses sont bien changées, grâce à Dieu ! Les paysans ont pris leur bonne part des biens de la terre, et moi, naturellement, je ne suis pas resté le dernier. Tous ceux du pays connaissent la ferme du père Michel, ses prairies du Valtin, ses belles vaches suisses, couleur café au lait, qui se promènent au haut des sapinières de la Bonne-Fontaine, et ses douze grands bœufs de labour.
Je ne puis pas me plaindre : j’ai mon petit-fils Jacques à l’École polytechnique de Paris, dans les premiers ; j’ai ma petite-fille Christine mariée avec l’inspecteur des forêts Martin, un homme rempli de bon sens ; mon autre petite-fille Juliette est mariée avec le commandant du génie Forbin ; et le dernier, Michel, celui que j’aime pour ainsi dire le plus, parce qu’il est le dernier, veut être médecin. Il s’est déjà fait recevoir bachelier l’année dernière, à Nancy ; pourvu qu’il travaille, tout ira bien.
Tout cela, je le dois à la Révolution ! Avant 89, je n’aurais rien eu ; j’aurais travaillé toute ma vie, pour le seigneur et le couvent. Aussi, quand je suis dans mon vieux fauteuil, au milieu de la grande salle, et que la vieille faïence reluit au-dessus de la porte, sur l’étagère, à la lueur du foyer ; quand la grand-mère et les poussins vont et viennent autour de moi, que mon vieux chien, étendu tout du long près de l’âtre, me regarde durant des heures, le museau entre les pattes ; que je vois dehors à travers les vitres, mes pommiers blancs, mon vieux rucher ; et que j’entends dans la grande cour mes garçons de ferme qui chantent, qui rient avec les filles ; ou bien les charrues qui partent, les voitures de foin qui rentrent, les fouets qui claquent, les chevaux qui hennissent ; quand je suis là, pensif, et que je me représente la misérable baraque où vivaient mes pauvres père et mère, mes frères et sœurs, en 1780 : les quatre murs nus et décrépis, les lucarnes bouchées avec de la paille, le chaume affaissé par la pluie, la neige fondue et le vent ; cette espèce de tanière noire, vermoulue, où nous étouffions dans la fumée, où le froid et la faim nous faisaient grelotter, quand je songe à ces braves gens : à ce bon père, à cette mère courageuse, travaillant sans relâche pour nous donner un peu de fèves à manger, et que je les vois couverts de guenilles, l’air désolé, minables !… je frémis en moi-même ; et si je suis seul, je baisse la tête et je pleure.
Mon indignation contre ceux qui nous ont fait supporter cette existence, pour nous tirer jusqu’au dernier liard, ne s’éteindra jamais ; mes quatre-vingt-cinq ans n’y font rien ; au contraire, plus je vieillis, plus elle augmente. Et dire que des fils du peuple, des Gros-Jacques, des Gros-Jean, des Guillot écrivent dans leurs gazettes que la Révolution a tout perdu ; que nous étions bien plus honnêtes, bien plus heureux avant 89. – Canailles ! Chaque fois qu’une de ces gazettes me tombe entre les mains, j’en tremble de colère. Michel a beau me dire :
– Mais, grand-père, pourquoi donc te fâcher ? Ces gens-là sont payés pour tromper le peuple, pour le ramener dans la bêtise ; c’est leur état, c’est le gagne-pain de ces pauvres diables !…
Je réponds :
– Non !… Nous en avons fusillé par douzaines, de 92 à 99, qui valaient mille fois mieux que ceux-ci, c’étaient des nobles, des soldats de Condé, ils défendaient leur cause ! Mais trahir père, mère, enfants, patrie, pour se remplir la panse, c’est trop fort !
Si je lisais souvent de ces mauvaises gazettes, j’en attraperais un coup de sang. Heureusement ma femme les ôte, lorsqu’il en entre par hasard à la ferme. C’est comme la peste, il en entre partout, on n’a pas besoin de les demander.
J’ai donc résolu d’écrire cette histoire, – l’Histoire d’un Paysan, – pour détruire ce venin, et montrer aux gens ce que nous avons souffert. J’y songe depuis longtemps. Ma femme a mis de côté toutes nos anciennes lettres. Cet ouvrage va me coûter beaucoup de peine ; mais on ne doit pas s’épargner la peine, quand on veut faire le bien, et puis c’est un véritable plaisir d’ennuyer ceux qui nous ennuient ; rien que pour cela, je passerais des années devant mon secrétaire, mes besicles sur le nez.
Ça me distraira ; ça me fera du bien de penser que nous avons chassé les gueux. Je n’aurai pas besoin de me presser, tantôt une chose me reviendra, tantôt une autre, et j’écrirai tout en ordre, car sans ordre rien ne marche.
Maintenant, je commence.
Ce n’est pas à moi que l’on peut faire croire que les paysans étaient heureux avant la Révolution, j’ai vu le bon temps, comme ils disent, j’ai vu nos anciens villages : j’ai vu le four banal, où l’on ne cuisait de la galette qu’une fois l’an, et le pressoir banal, où l’on n’allait qu’à la corvée, pour le seigneur ou l’abbaye, j’ai vu les vilains : maigres, décharnés, sans sabots et sans chemises, avec une simple blouse et des pantalons de toile, été comme hiver ; leurs femmes tellement hâlées, tellement sales et déguenillées, qu’on les aurait prises pour des espèces de bêtes ; leurs enfants qui se traînaient tout nus devant les portes, un petit morceau de linge sur les cuisses. Ah ! les seigneurs eux-mêmes n’ont pu s’empêcher d’écrire dans leurs livres : « que les pauvres animaux, courbés sur la terre, sous la pluie et le soleil, pour gagner le pain de tout le monde, méritaient pourtant d’en manger un peu ! » Ils écrivaient cela dans un bon moment, et puis ils n’y pensaient plus.
Ces choses ne s’oublient jamais : voilà Mittelbronn, Hultenhausen, les Baraques, voilà tout le pays ! Et les vieilles gens parlaient d’un état encore pire ; ils parlaient de la grande guerre des Suédois, des Français et des Lorrains, où l’on pendait les paysans à tous les arbres, par grappes ; ils parlaient de la grande peste arrivée plus tard, pour achever la ruine du monde, de sorte qu’on pouvait faire des lieues sans rencontrer une âme ; ils criaient, en levant les mains : « Seigneur Dieu, préservez-nous de la peste, de la guerre et de la famine ! » Mais la famine, on l’avait tous les ans. Comment avec seize chapitres, vingt-huit abbayes, trente-six prieurés, quarante-sept couvents d’hommes, dix-neuf couvents de femmes, dans un seul diocèse, et nombre de seigneuries, comment recueillir assez de fèves, de pois, de lentilles, pour l’hiver ? On ne plantait pas encore de pommes de terre, et les malheureux n’avaient pas d’autres ressources que les légumes secs. Comment réunir assez de provisions ?
Aucun journalier n’en venait à bout.
Après les corvées de la charrue, des semailles, du sarclage, de la fauchée, du fanage, du voiturage, – et, dans les pays vignobles, encore celles des vendanges, – enfin, après toute cette masse de corvées, où le bon temps se passait à faire les récoltes du seigneur ou de l’abbaye, que pouvait-on faire pour soi-même et ses enfants ? Rien !
Aussi, la morte saison venue, les trois quarts des villages allaient mendier.
Les capucins de Phalsbourg réclamaient ; ils criaient que si tout le monde se mêlait de leur état, ils quitteraient le pays, et que ce serait une grande perte pour la religion. Alors, M. le prévôt Schneider et le gouverneur de la ville, M. le marquis de Talaru défendaient de mendier ; les sergents de la maréchaussée, et même des détachements des régiments de Rouergue, de Schénau, de la Fare, selon les temps, prêtaient main forte aux capucins. On risquait les galères, mais il fallait vivre : on partait tout de même, par bandes, chercher sa nourriture.
Ah ! la misère, voilà ce qui rabaisse les hommes. Je dis la misère et le mauvais exemple. En rencontrant sur les quatre chemins des capucins, des cordeliers, des carmes déchaussés, – des gaillards de six pieds, bâtis comme des bœufs, et capables d’enlever des pelletées de terre à remplir une brouette, – en les voyant défiler chaque jour, avec leur grande barbe et leurs bras poilus, tendre la main sans honte et faire leur grimace pour deux liards, comment les pauvres se seraient-ils respectés ?
Malheureusement il ne suffit pas de mendier, même lorsqu’on a faim, pour avoir du pain ; il faut encore que les autres en aient, et qu’ils veuillent vous en donner, et c’était la mode de dire alors :
« Chacun pour soi, Dieu pour tous ! »
Presque toujours, vers la fin de l’hiver, le bruit se répandait qu’une bande attaquait les voitures, soit en Alsace, soit en Lorraine. Les troupes se mettaient en route, et l’affaire finissait par une grande pendaison.
Figurez-vous maintenant, dans ce temps, un pauvre vannier avec sa femme et six enfants, sans un liard, sans un pouce de terre, sans une chèvre, sans une poule ; enfin, sans autre ressource que son travail pour vivre. Et pas d’espoir ni pour lui, ni pour ses enfants, d’obtenir un meilleur sort ! parce que c’était l’ordre, parce que les uns venaient au monde nobles, et devaient tout avoir, et que les autres naissaient vilains, et devaient rester misérables dans tous les siècles.
Qu’on se figure cet état : les grands jours de jeûne, les nuits d’hiver, sans feu ni couverture ; la peur des collecteurs, des sergents, des gardes forestiers, des garnissaires !… Eh bien ! malgré tout, au printemps, quand le soleil revenait après un long hiver, qu’il entrait dans la pauvre baraque, qu’il éclairait les toiles d’araignée entre les poutres, le petit âtre dans le coin à gauche, le pied de l’échelle à droite, l’aire battue de notre hutte, et que la chaleur, la bonne chaleur, nous réchauffait ; que le grillon se remettait à chanter, les bois à reverdir, malgré tout, nous étions heureux de vivre, de nous étendre devant la porte, – nos petits pieds nus dans les mains, – de rire, de siffler, de regarder le ciel, et de nous rouler dans la poussière.
Et quand nous voyions le père sortir du bois, son grand fagot de genêts verts ou de brindilles de bouleaux sur l’épaule, le manche de la cognée dessous, les cheveux pendant sur la figure, et qu’il se mettait à sourire, en nous découvrant de loin, tous nous courions à sa rencontre. Alors il dressait le fagot une minute, pour embrasser les plus petits ; sa figure, ses yeux bleus, son nez un peu fendu par le bout, ses grosses lèvres s’éclairaient ; il paraissait bien heureux.
Qu’il était bon !… qu’il nous aimait !… Et la mère, donc, la pauvre femme, déjà grise et ridée à quarante ans, et pourtant toujours courageuse, toujours aux champs à piocher la terre des autres, toujours le soir à filer le chanvre et le lin des autres, pour nourrir la couvée, payer les tailles, les impositions, les redevances de toute sorte ! Quel courage et quelle misère de travailler toujours, sans autre espoir que les récompenses de la vie éternelle !
Et ce n’était pas tout, les pauvres gens avaient encore une autre plaie, la pire de toutes les plaies du paysan : ils devaient !
Je me rappelle que tout enfant, j’entendais déjà le père dire, lorsqu’il revenait de vendre quelques paniers ou quelques douzaines de balais en ville :
– Voici le sel, voici des fèves ou du riz, mais je n’ai plus un liard. Mon Dieu ! mon Dieu ! j’avais pourtant espéré qu’il me resterait quelques sous pour M. Robin !
Ce Robin était le plus riche coquin de Mittelbronn, un gros homme avec une large barbe grisonnante, un bonnet en peau de loutre, lié sous le menton, le nez gros, le teint jaune, les yeux ronds, une espèce de sac sur le dos, en forme de casaquin. Il allait à pied, avec des guêtres de toile montant jusqu’aux genoux, un grand panier au bras, et un chien-loup sur ses talons. Cet homme courait le pays pour toucher ses intérêts, car il prêtait à tout le monde, par trois livres, par six livres, par un ou deux louis. Il entrait dans les maisons, et si l’argent n’était pas prêt, il empochait, en attendant, ce qu’on avait : une demi-douzaine d’œufs, un quart de beurre, une fiole de kirsch ou du fromage, enfin ce qu’on avait. Cela lui faisait prendre patience. On aimait mieux se laisser dépouiller, que de recevoir la visite de l’huissier.
Combien de malheureux sont encore aujourd’hui dévorés par des brigands pareils ! combien travaillent pour une misérable dette, et se consument sans jamais voir la fin de leurs peines !
Chez nous, Robin ne trouvait rien à prendre, seulement il toquait à la vitre et criait :
– Jean-Pierre ?
Aussitôt le père tremblant courait dehors et demandait, le bonnet à la main :
– Monsieur Robin ?
– Ah ! te voilà… J’ai deux corvées à faire sur le chemin de Hérange ou de Lixheim ; tu viendras ?
– Oui, monsieur Robin, oui !
– Demain, sans faute ?
– Oui, monsieur Robin.
Et l’autre partait. Mon père rentrait tout pâle ; il s’asseyait au coin de l’âtre et se remettait à tresser sans rien dire, la tête basse, les lèvres serrées. Le lendemain, il ne manquait pas d’aller faire les corvées de M. Robin, et ma mère criait :
– Ah ! gueuse de chèvre !… ah ! gueuse de chèvre !… Nous l’avons déjà payée plus de dix fois ; elle est crevée… mais elle nous fera tous périr !… Ah ! quelle mauvaise idée nous avons eue d’acheter cette vieille bique ! Ah ! malheur !…
Elle levait les mains et se désolait.
Le père était déjà depuis longtemps en route, la pioche sur l’épaule. Mais ce jour-là, le pauvre homme ne rapportait rien à la maison ; il avait payé sa rente pour un ou deux mois. Cela ne durait jamais longtemps ; quand on redevenait tranquille, un beau matin Robin toquait à la vitre !
On parle quelquefois de maladies qui vous rongent le cœur, qui vous dessèchent le sang ; mais la vraie maladie des pauvres, la voilà ! Ce sont ces usuriers, ces gens qui se donnent encore l’air de vous aider, et qui vivent sur vous, jusqu’à ce que vous soyez sous terre. Alors ils tâchent encore de se rattraper sur la veuve et les enfants.
Ce que mes parents ont souffert à cause de ce Robin n’est pas à dire, ils ne dormaient plus, ils n’avaient plus une minute de repos, ils vieillissaient de chagrin ; et leur seule consolation était de penser que si l’un de nous gagnait à la milice, ils pourraient le vendre et payer la dette.
Nous étions quatre garçons et deux filles : Nicolas, Lisbeth, moi, Claude, Mathurine et le petit Étienne, un pauvre être contrefait, pâle, chétif, que les gens des Baraques appelaient « le petit canard » parce qu’il marchait en se balançant sur ses pauvres jambes estropiées. Tous les autres se portaient bien.
La mère disait souvent en nous regardant, Nicolas, Claude et moi :
– Ne te chagrine pas tant, Jean-Pierre ; sur trois, il faudra bien qu’un gagne à la milice. Alors, gare à Robin ! Aussitôt payé, je lui fends la tête avec la hachette.
Il faut être bien malheureux, pour avoir des idées pareilles. Le père ne répondait rien, et nous autres nous trouvions tout naturel d’être vendus ; nous croyions appartenir à nos père et mère, comme une espèce de bétail. La grande misère vous empêche de voir les choses comme elles sont ; avant la Révolution, excepté les nobles et les bourgeois, tous les pères de famille regardaient leurs enfants comme leur bien ; c’est ce qu’on trouve si beau ; c’est ce qui fait dire que le respect des père et mère était plus grand !
Par bonheur notre père avait trop bon cœur pour pouvoir tirer profit de nous ; et souvent le pauvre homme pleurait, lorsqu’au milieu de la grande disette, en hiver, il était forcé de nous envoyer mendier, comme tout le monde. Il ne voulait jamais laisser sortir dans la neige le petit Étienne. Moi, je n’allai pas mendier longtemps non plus ; c’est à peine si je me rappelle être sorti sur la route de Mittelbronn et des Quatre-Vents, deux ou trois fois, et bien jeune, car à huit ans, mon parrain Jean Leroux, aubergiste et forgeron à l’autre bout du village, m’avait déjà pris pour garder son bétail, et je ne retournais plus dans notre baraque que le soir, pour dormir.
Ces choses sont loin de nous, et pourtant l’auberge des Trois-Pigeons est toujours devant mes yeux, avec son enseigne, au haut de la côte ; je vois Phalsbourg au bout du chemin, comme peint en gris sur le ciel ; devant l’auberge, la petite forge noire ; et derrière, le verger en pente douce, son grand chêne et sa petite source vive au milieu. L’eau de la source écumait par-dessus de grosses pierres arrangées, et se répandait dans le gazon touffu ; le chêne la couvrait de son ombre. Tout autour de ce chêne, les soldats du régiment de Boccart, en 1778, avaient fait un banc, et des tonnelles de lierre et de chèvre-feuille, par ordre du major Bachmann ; et, depuis, les officiers de tous les régiments venaient s’amuser en cet endroit, qu’on appelait le Tivoli. Les dames et les demoiselles des échevins et des syndics voulaient toutes boire de l’eau du Tivoli les dimanches, et danser sous le chêne.
C’est là que le grand chevalier d’Ozé, du régiment de Brie, au haut de la source, levait sa bouteille pleine d’eau, en parlant latin, les yeux en l’air. Les dames, assises dans l’herbe, avec leurs belles robes à grands ramages, leurs petits souliers de satin à boucles d’acier, et leurs chapeaux ronds, tout couverts de coquelicots et de marguerites, l’écoutaient et se renversaient de joie, sans rien comprendre. Et quand le quartier-maître de Vénier, avec un tout petit violon, se mettait à jouer des menuets, en se balançant, les chevaliers de Signeville, de Saint-Féral, de Contréglise, toutes ces espèces de fous, leur petit tricorne sur l’oreille, se levaient en tendant la jambe, et présentaient la main aux dames, qui se dépêchaient de rabattre leurs robes bouffantes et de se placer.
Alors on dansait gravement, noblement. Les domestiques, tous de vieux soldats, montaient à l’auberge chercher des paniers de vin, des pâtés et des confitures, qu’une bourrique avait apportés de la ville.
Les pauvres gens des Baraques, dans la rue pleine de poussière, le nez contre les palissades du verger, regardaient ce beau monde, principalement lorsque les bouchons sautaient et qu’on ouvrait les pâtés. Chacun se souhaitait d’être à leur place, seulement un petit quart d’heure.
Enfin, la nuit venue, MM. les officiers offraient le bras aux dames, et la noble compagnie retournait lentement à Phalsbourg.
Bien des régiments ont passé au Tivoli de maître Jean, jusqu’en 91 : – ceux de Castella, de Rouergue, de Schénau, de la Fare, de Royal-Auvergne. MM. Les syndics, les échevins, les conseillers y venaient aussi, leurs grosses perruques bien poudrées, le large habit noir tout blanc de farine sur le dos ; ils menaient joyeuse vie !… Et maintenant, de tous ceux qui dansaient ou regardaient, je suis sans doute le seul qui reste ; si je ne parlais pas d’eux, on y penserait autant qu’aux feuilles d’automne de 1778.
Une fois chez le parrain, je n’étais plus à plaindre ; j’avais ma paire de souliers tous les ans et la nourriture. Combien d’autres auraient été heureux d’en avoir autant ! Et je le savais, je ne négligeais rien pour contenter maître Jean, Mme Catherine, sa femme, et jusqu’au compagnon Valentin, jusqu’à la servante Nicole. Je me tenais bien avec tout le monde. Je courais quand on m’appelait, soit pour tirer le soufflet à la forge, soit pour grimper au fenil, jeter le foin aux bêtes ; je n’aurais pas même voulu mécontenter le chat de la maison ; car d’être assis au bout d’une bonne table, en face d’une bonne soupe à la farine, d’un plat de choux, garni de lard les dimanches, de manger du bon pain de seigle autant qu’on veut ; ou d’avoir le nez dans une écuelle de fèves, avec un peu de sel, que la mère épargne, et de compter ses cuillerées, cela fait une grande différence.
Quand on est bien, il faut s’y tenir. Aussi tous les matins, à quatre heures en été, à cinq en hiver, lorsque les gens de l’auberge dormaient encore, et que les bêtes ruminaient à l’écurie, j’arrivais déjà devant la porte, où je donnais deux petits coups. Aussitôt la servante s’éveillait, elle se levait et m’ouvrait dans la nuit. J’allais remuer les cendres à la cuisine, pour trouver une braise, et j’allumais la lanterne. Ensuite, pendant que Nicole s’occupait de traire les vaches, moi je courais au grenier chercher le foin et l’avoine, et je donnais leur picotin aux chevaux des rouliers et des marchands de grains, qui couchaient à l’auberge la veille des marchés. Ils descendaient, ils regardaient et trouvaient tout en ordre. Après cela, je les aidais encore à tirer les charrettes du hangar, à passer la bride, à serrer les boucles. Et puis, quand ils partaient et qu’ils se mettaient à crier : « Hue, Fox ! Hue, Reppel ! » mon petit bonnet de laine à la main, je leur souhaitais le bonjour.
Ces gros rouliers, ces marchands de farine ne me répondaient pas seulement ; mais ils étaient contents, ils ne trouvaient rien à redire au service : voilà le principal !
Et Nicole, une fois rentrée dans la cuisine, me donnait une écuelle de lait caillé, que je mangeais de bon appétit. Elle me donnait encore un gros morceau de pain pour aller au pâturage, deux ou trois bons oignons, quelquefois un œuf dur, ou bien un peu de beurre. Je fourrais tout cela dans mon sac, et je rentrais à l’écurie, la bretelle sur l’épaule, en claquant du fouet. Les bêtes défilaient l’une après l’autre, je les caressais, et nous descendions sur une seule file au vallon des Roches ; moi derrière, courant comme un bienheureux.
Les gens de Phalsbourg, qui vont se baigner au vallon de la Zorne, connaissent ces masses de rochers entassés à perte de vue, les maigres bruyères qui poussent dans leurs crevasses, et le filet d’eau plein de cresson des fontaines en bas, qui se dessèche aussitôt que les papillons blancs de juin arrivent.
C’est là que j’allais, car nous avions droit de vaine pâture sur les terres de la ville ; et seulement à la fin d’août, après la grande sève, quand les jeunes pousses avaient pris du bois, et que les bêtes ne pouvaient plus les brouter, nous entrions dans la forêt.
En attendant, il fallait vivre au grand soleil.
Le hardier[1] de Phalsbourg n’amenait que des pourceaux, qui, pendant les chaleurs de midi, faisaient leur trou dans le sable et se vautraient les uns contre les autres, comme des poules dans un pailler. Ils dormaient, leurs grandes oreilles roses sur les yeux ; on aurait marché dessus sans les faire bouger.
Mais nos chèvres, à nous autres des Baraques, grimpaient jusque dans les nuages ; il fallait courir, siffler, envoyer les chiens ; et ces coquines de bêtes, plus on criait, plus elles montaient.
Les garçons des autres villages venaient aussi, l’un avec sa vieille rosse aveugle, l’autre avec sa vache pelée, et presque tous avec rien, pour claquer du fouet, siffler ou courir déterrer des navets, des raves, des carottes à droite et à gauche dans les champs. Quand le bangard[2] les attrapait, on les promenait en ville, un collier d’orties autour du cou ; mais cela leur était bien égal ! La seule chose qui leur faisait beaucoup, c’était à la seconde ou troisième fois, selon l’âge, d’être fouettés sur la place, un jour de marché. Le rifleur[3] leur écorchait tout le dos avec son nerf de bœuf, et s’ils recommençaient, on les envoyait en prison.
Combien de fois, en écoutant des gens riches crier contre la Révolution, je me suis rappelé tout à coup que leur grand-mère ou leur grand-père avait été riflé au bon vieux temps ; malgré moi, j’étais forcé de rire : on trouve de drôles de choses dans ce monde !
Enfin, il faut pourtant le dire, c’est aussi ce temps que je regrette ; mais pas à cause du rifleur, du prévôt, des seigneurs et des capucins, non ! c’est parce que j’étais jeune. Et puis, si nos maîtres ne valaient pas grand-chose, le ciel était beau tout de même. Mon grand frère Nicolas et les autres, Claude, Lisbeth, Mathurine, arrivaient. Ils me prenaient mon sac, et je criais ; nous nous disputions. Mais, s’ils m’avaient tout pris, maître Jean aurait été les trouver le soir à la baraque ; ils s’en doutaient, et me laissaient ma bonne part, en m’appelant : – leur chanoine !
Après cela, notre grand Nicolas me défendait. Tous les villages, dans ce temps, – Hultenhausen, Lutzelbourg, les Quatre-Vents, Mittelbronn, les Baraques d’en haut et d’en bas, – se battaient à coups de pierres et de bâtons ; et notre grand Nicolas, son morceau de tricorne sur la nuque, son vieil habit de soldat, tout déchiré, boutonné jusque sur les cuisses, sa grande trique et ses pieds nus, marchait à la tête des Baraquins, comme un chef de sauvages ; il criait si fort : « En avant ! » qu’on l’entendait jusque sur la côte de Dann.
Je ne pouvais pas m’empêcher de l’aimer, car à chaque instant il disait :
– Le premier qui touche à Michel, gare !
Seulement, il me prenait mes oignons, et cela m’ennuyait. On avait aussi l’habitude de faire battre les bêtes ensemble ; et lorsqu’elles se poussaient cornes contre cornes, jusqu’à se déhancher, Nicolas disait en riant :
– La grande Rousse va bousculer l’autre !… Non ; maintenant, l’autre l’attaque par dessous… Hardi !… hardi !…
Plus d’une fois elles attrapaient des entorses, ou laissaient une corne sur le champ de bataille.
Vers le soir, on s’asseyait, le dos contre un rocher, à l’ombre, on regardait la nuit venir, on écoutait l’air bourdonner, et tout au loin, dans le ruisseau, les grenouilles commencer leur chanson.
C’était le moment de rentrer. Nicolas cornait, les échos répondaient de toutes les roches, les bêtes se réunissaient et remontaient en ligne aux Baraques, dans un nuage de poussière. Je faisais rentrer les nôtres à l’étable, je garnissais les râteliers et je soupais avec maître Jean, dame Catherine et Nicole. En été, quand on travaillait à la forge, je tirais le soufflet jusque dix heures ; et puis je retournais coucher à la baraque de mon père, tout au bout du village.
Les deux premières années se passèrent ainsi ; mes frères et sœurs continuaient à mendier ; moi, je me donnais mille peines pour rendre service au parrain. À dix ans, l’idée d’apprendre un état et de gagner mon pain me travaillait déjà ; maître Jean le voyait, et me retenait le plus souvent possible à la forge.
Chaque fois que j’y pense, je crois entendre la voix du parrain me crier : « Courage, Michel, courage ! »
C’était un grand et gros homme, avec de larges favoris roux, la grosse queue pendant sur le dos, et les moustaches si longues et touffues, qu’il pouvait les passer jusque derrière ses oreilles. Dans ce temps, les maréchaux-ferrants des hussards avaient aussi ces favoris et la queue nouée derrière en forme de perruque ; je pense que le parrain voulait leur ressembler. Il avait de gros yeux gris, le nez charnu, les joues rondes, et riait fort, lorsqu’il s’y mettait. Son tablier de cuir lui remontait en bavette jusque sous le menton, et ses gros bras étaient nus à la forge en plein hiver.
À chaque instant il disputait avec Valentin, son compagnon, un grand gaillard, maigre et voûté, qui trouvait tout bien dans ce bas monde : les nobles, les moines, les maîtrises, tout !…
– Mais, animal, lui criait le parrain, si ces choses n’existaient pas, tu serais maître forgeron comme moi depuis longtemps ; tu te serais acquis du bien, tu pourrais vivre à ton aise.
– C’est égal, répondait Valentin, vous penserez ce qui vous plaira ; moi, je suis pour notre sainte religion, la noblesse et le roi. C’est l’ordre établi par Dieu !
Alors maître Jean levait brusquement ses épaules et disait :
– Allons, puisque tu trouves tout bien, moi, j’y consens. En route !
Et l’on se remettait à forger.
Je n’ai jamais rencontré de plus brave homme que Valentin, mais il avait la tête en pain de sucre, et raisonnait comme une oie.
Ce n’était pas sa faute, on ne pouvait pas lui en vouloir.
La mère Catherine pensait comme son mari, et Nicole pensait comme la mère Catherine.
Tout prospérait à l’auberge ; maître Jean gagnait des sommes tous les ans ; et quand on nommait les répartiteurs pour les corvées, les tailles et les autres impositions des Baraques, il était toujours sur la liste, avec le maître bûcheron Cochart, et le grand charron Létumier, qui se faisaient bien aussi trois ou quatre cents livres.
Il faut savoir qu’alors le chemin ordinaire des rouliers, des voituriers et des maraîchers d’Alsace, pour se rendre au marché de la ville, passait par les Baraques. Comme la route de Saverne à Phalsbourg montait tout droit ; comme elle était effondrée, pleine d’ornières et même de ravines, où l’on risquait de verser jusque dans la Schlittenbach ; comme il fallait des cinq et six chevaux de renfort pour grimper cette côte, les gens aimaient mieux faire un détour par le vallon de la Zorne ; et presque tous, en allant et venant, s’arrêtaient à l’auberge des Trois-Pigeons.
La forge et l’auberge allaient bien ensemble ; pendant qu’on ferrait le cheval ou qu’on raccommodait la charrette, le voiturier entrait aux Trois-Pigeons ; il voyait de la fenêtre ce qui se passait dehors, en cassant sa croûte de pain, et vidant sa chopine de vin blanc.
Les jours de foire la grande salle fourmillait de monde ; ces gens arrivaient par bandes, avec leurs hottes, leurs paniers et leurs charrettes. En s’en retournant, ils avaient presque toujours un verre de trop dans la tête, et ne se gênaient pas de dire ce qu’ils pensaient. – C’étaient des plaintes qui ne finissaient pas ; les femmes surtout n’en disaient jamais assez ; elles appelaient les seigneurs, les prévôts, par leurs véritables noms ; elles racontaient leurs abominations, et quand leurs maris voulaient un peu les calmer, elles les traitaient de bêtes.
Les marchands d’Alsace en voulaient surtout aux péages, qui leur enlevaient tout le bénéfice, car il fallait payer pour entrer d’Alsace en Lorraine. Les pauvres juifs, qu’on rançonnait à toutes les barrières, – tant pour le juif et tant pour l’âne ! – n’osaient pas se plaindre, mais les autres ne ménageaient personne.
Seulement, après avoir bien crié, tantôt l’un, tantôt l’autre se levait en disant :
– Oui, c’est vrai, on nous étrangle… les droits augmentent tous les jours ; mais que voulez-vous ? Les paysans sont des paysans, et les seigneurs des seigneurs. Tant que le monde marchera, les seigneurs seront en haut et nous en bas. Allons… à la grâce de Dieu !… Tenez, mère Catherine, payez-vous… voilà votre compte !… En route !…
Et toute la bande partait. Une vieille se mettait à prier tout haut pour aider à la marche ; les femmes répondaient, et les hommes, la tête penchée, rêvaient derrière.
J’ai souvent pensé depuis, que cette espèce de bourdonnement par demandes et par réponses leur évitait la peine de réfléchir, et que cela les soulageait. L’idée de s’aider eux-mêmes, de se débarrasser du saunier, du collecteur, du péager, des seigneurs, des couvents, de tout ce qui les gênait, et de mettre les dîmes, les aides, les vingtièmes, toutes les impositions dans leur propre poche, comme ils l’ont fait plus tard, cette idée ne leur venait pas encore ; ils se reposaient sur le bon Dieu.
Enfin tout ce mouvement, ces plaintes, ce fourmillement de juifs, de routiers, de paysans dans la grande salle, les jours de foire ; leurs disputes sur le prix du bétail, du blé, des avoines, des récoltes de toute sorte ; leurs mines lorsqu’ils se tapaient dans la main, et qu’ils faisaient apporter le pot de vin pour arroser le marché, selon la coutume, tout cela m’apprenait à connaître les hommes et les choses. On ne pouvait pas souhaiter meilleure école pour un enfant, et si j’ai gagné du bien par la suite, c’est que je savais le prix des grains, des bêtes et des terres depuis longtemps. Le vieux juif Schmoûle et le grand Mathias Fischer, du Harberg me l’avaient appris, car ils disputaient assez souvent ensemble sur la valeur des denrées, Dieu merci !
Moi, tout petit, en courant chercher les gobelets et les cruches, j’ouvrais de grands yeux et je dressais les oreilles, on peut me croire.
Mais, ce que j’aimais encore beaucoup mieux que tout le reste, c’était d’entendre maître Jean lire la gazette après souper.
Aujourd’hui la moindre auberge de village a sa gazette ; l’ancien Messager boiteux, de Silbermann, pendu derrière la croisée, ne compte plus ; chacun veut connaître les affaires du pays, et lire son Courrier du Bas-Rhin, ou son Impartial de la Meurthe deux ou trois fois au moins par semaine ; chacun serait honteux de vivre comme un âne, sans s’inquiéter de ce qui regarde tout le monde. Mais avant 89, les gens qui n’avaient à se mêler de rien, et qui n’étaient bons qu’à supporter les impositions, autant qu’il plaisait au roi de leur en mettre sur le dos, les gens n’aimaient pas à lire ; la plupart ne connaissaient pas même la première lettre ; et puis les gazettes étaient très chères ! et maître Jean, quoique à son aise, n’aurait pas voulu pour son plaisir faire une aussi grosse dépense.
Heureusement le petit colporteur Chauvel nous en apportait un paquet, chaque fois qu’il rentrait de ses tournées en Alsace, en Lorraine ou dans le Palatinat.
Voilà bien encore une de ces figures comme on n’en voit plus depuis la Révolution : le colporteur d’almanachs, de bons paroissiens, de salutations à la Vierge, de catéchismes, de croisettes[4], etc. ; celui qui roulait de Strasbourg à Metz, de Trêves à Nancy, Pont-à-Mousson, Toul, Verdun ; qu’on rencontrait dans tous les sentiers, au fond des bois, devant les fermes, les couvents, les abbayes, à l’entrée des villages, avec sa carmagnole de bure, ses guêtres à boutons d’os, montant jusqu’aux genoux, de gros souliers chargés de clous luisants, les reins pliés, la bretelle de cuir en travers de l’épaule, et l’immense panier d’osier sur le dos, comme une montagne. Il vendait des livres de messe, mais combien de livres défendus passaient en contrebande : des Jean-Jacques, des Voltaire, des Raynal, des Helvétius !
Le père Chauvel était le plus fin, le plus hardi de tous ces contrebandiers d’Alsace et de Lorraine. C’était un petit homme brun, sec, nerveux, les lèvres serrées et le nez crochu. Son panier avait l’air de l’écraser, mais il le portait bien tout de même. En passant, ses petits yeux noirs vous entraient jusqu’au fond de l’âme ; il savait d’un coup d’œil ce que vous étiez, si vous vouliez quelque chose, si vous apparteniez à la maréchaussée, s’il devait vous craindre ou vous offrir un de ses livres. Il le fallait, car d’être pris en faisant cette contrebande-là, c’était un cas de galères.
Toutes les fois qu’il arrivait de ses voyages, Chauvel entrait d’abord chez nous, à la nuit, quand l’auberge était vide et que tout se taisait au village. Alors il venait avec sa petite Marguerite, qui ne le quittait jamais, même en route ; et rien que d’entendre leurs pas dans l’allée, on disait :
– Voici Chauvel ! Nous allons apprendre du nouveau.
Nicole courait ouvrir, et Chauvel entrait, son enfant à la main, en faisant un petit signe de tête. Ce souvenir me rajeunit de soixante et quinze ans ; je le vois avec Marguerite, brune comme une myrtille, la petite robe de toile bleue en franges le long des jambes, ses cheveux noirs tombant sur les épaules.
Chauvel donnait le paquet de gazettes à Nicole ; il s’asseyait derrière le poêle, sa petite entre les genoux, et maître Jean se retournait tout joyeux en criant :
– Eh bien ! Chauvel, eh bien ! ça va toujours ?… ça marche ?
– Oui, maître Jean, ça va bien… on achète beaucoup de livres… les gens s’instruisent… Ça va !… ça va !… répondait le petit homme.
Marguerite, quand il parlait, le regardait d’un air d’attention extraordinaire, on voyait qu’elle comprenait tout.
C’étaient des calvinistes, de vrais calvinistes de la Rochelle, qu’on avait chassés de là-bas, ensuite de Lixheim, et qui, depuis dix à douze ans, vivaient aux Baraques. Ils ne pouvaient remplir aucune place. Leur vieille cassine était presque toujours fermée ; en revenant, ils l’ouvraient et restaient cinq ou six jours à se reposer ; ensuite ils repartaient faire leur commerce. On les regardait comme des hérétiques, des sauvages ; mais cela n’empêchait pas le père Chauvel d’en savoir plus, à lui seul, que tous les capucins du pays !
Maître Jean aimait ce petit homme ; ils s’entendaient entre eux.
Après avoir ouvert le paquet de gazettes sur la table, et regardé quelques minutes, en disant :
– Celle-ci vient d’Utrecht… celle-ci de Clèves… celle-ci d’Amsterdam… Nous allons voir… nous allons voir… Ah ! ah ! c’est bon… c’est fameux ! Nicole, cherche mes besicles, là, sur la fenêtre.
Après s’être ainsi réjoui quelques instants, maître Jean se mettait à lire, et moi je ne respirais plus dans mon coin. J’oubliais tout, même le danger de retourner à notre baraque trop tard en hiver, lorsque la neige couvrait le village, et que des bandes de loups avaient passé le Rhin sur la glace.
J’aurais dû partir tout de suite après souper, mon père m’attendait ; mais la curiosité d’apprendre des nouvelles du Grand-Turc, de l’Amérique et de tous les pays du monde me possédait ; je restais jusque passé dix heures ! et même encore aujourd’hui je crois être dans mon coin, à gauche de la vieille horloge ; l’armoire de noyer et la porte du cabinet où couchait maître Jean à droite, et la grande table d’auberge en face de moi, contre les petites fenêtres sombres. Maître Jean lit ; la mère Catherine, une petite femme, les joues rosées, les oreilles couvertes d’un bavolet blanc, file en écoutant ; et Nicole aussi, son bonnet en coussinet sur la nuque. Cette pauvre Nicole était rousse comme une carotte, avec des taches de son par milliers et les cils blancs. Oui, tout est là ! Les rouets bourdonnent, la vieille horloge marche ; de temps en temps elle grince, les poids descendent, l’heure sonne, et puis le tic-tac continue. Maître Jean, dans son fauteuil, ses besicles à branches de fer sur le nez, – comme moi maintenant, – les oreilles rouges et ses gros favoris ébouriffés, ne fait attention qu’à sa gazette. Quelquefois il se retourne pour regarder sous ses lunettes, et dit :
– Ah ! ah ! voici des nouvelles d’Amérique. Le général Washington a battu les Anglais. Voyez-vous ça, Chauvel !
– Oui, maître Jean, répond le colporteur, ces Américains, il n’y a pas plus de trois ou quatre ans, ont commencé leur révolte ; ils ne voulaient plus payer la masse de droits que les Anglais augmentaient de jour en jour, comme ça se pratique souvent ailleurs, et maintenant leurs affaires vont bien !
Il souriait une seconde sans desserrer les lèvres, et maître Jean se remettait à lire.
D’autres fois, il était question de Frédéric II, ce vieux renard prussien, qui voulait recommencer ses tours.
– Vieux gueux ! bégayait maître Jean, sans M. de Soubise, il ne ferait pas le gros dos. C’est cette grande bête qui nous a valu Rosbach.
– Oui, répondait Chauvel, et voilà pourquoi Sa Majesté lui a donné quinze cent mille livres de pension ?
Alors ils se regardaient en silence, et maître Jean répétait :
– Quinze cent mille livres à cet imbécile ! Et l’on ne trouve pas un liard pour refaire la route royale de Saverne à Phalsbourg. Il faut que des milliers de paysans se détournent d’une lieue, pour aller d’Alsace en Lorraine ; le pain, le vin, la viande, tout renchérit.
– Hé ! que voulez-vous ? Ça, c’est de la politique, disait le calviniste. Nous ne comprenons rien à la politique, nous autres ! Nous ne savons que travailler et payer. La dépense regarde le roi.
Lorsque maître Jean s’emportait trop, la mère Catherine se levait bien vite ; elle écoutait dans l’allée, et tout s’apaisait, car le parrain comprenait ce que cela voulait dire. Il fallait de la prudence, les espions rôdaient partout ; s’ils avaient entendu ce que nous pensions des princes, des seigneurs et des moines, nous en aurions vu de grises.
Chauvel et sa petite fille partaient d’assez bonne heure ; moi, j’attendais toujours jusqu’à la dernière minute, lorsque maître Jean repliait sa gazette. Alors seulement il me voyait et criait :
– Hé ! Michel, qu’est-ce que tu fais donc là ? Tu comprends donc quelque chose ?
Et sans attendre ma réponse :
– Allons, disait-il, demain, au petit jour, nous aurons de l’ouvrage. Ce sera jour de marché ; la forge chauffera de bonne heure. En route, Michel, en route !
Je me rappelais aussitôt que les loups descendaient au village, et je courais allumer un flambeau dans la cuisine. La petite fenêtre sur la cour, avec ses barreaux, était noire comme de l’encre. On entendait la bise pleurer dehors. Je me dépêchais en frissonnant, et Nicole m’ouvrait.
À peine dehors, dans la nuit, en voyant cette grande rue blanche monter avec ses ornières entre les vieilles cassines enterrées sous la neige, en écoutant le vent souffler, et quelquefois les loups s’appeler et se répondre dans la plaine, je me mettais à courir, mais à courir tellement, que j’en perdais la respiration… Les cheveux me dressaient sur la tête ; je sautais par-dessus les tas de neige et de fumier, comme un cabri. Les vieux toits de chaume, les lucarnes au-dessous, avec leurs bouchons de paille où pendait le givre, les petites portes barricadées de traverses, tout était terrible sous la lumière blanche de mon flambeau, qui filait comme une étoile dans le silence ; tout semblait mort. Mais en courant, je voyais tout de même au fond des ruelles, à droite et à gauche, quelques ombres aller et venir et cette vue me donnait une telle épouvante, qu’en arrivant à notre baraque, je me jetais contre la porte comme un perdu.
Le pauvre père était là, près de l’âtre, dans son vieux pantalon de toile tout rapiécé, et s’écriait :
– Oh ! mon enfant, que tu viens tard ! Tous les autres dorment ; tu as donc encore écouté lire la gazette ?
– Oui, mon père, tenez !
Je lui mettais dans la main le morceau de pain que maître Jean me donnait toujours après souper. Il le prenait et me disait :
– Eh bien, couche-toi, mon enfant ; mais ne rentre plus si tard, tant de loups courent le pays !
Je me couchais à côté de mes frères, dans la grande caisse remplie de feuilles, une vieille couverture toute déchirée par-dessus.
Les autres dormaient, à force d’avoir couru mendier dans les villages et sur les grandes routes. Moi, je veillais encore longtemps, écoutant passer les coups de vent, et quelquefois, au loin, un bruit sourd au milieu du grand silence : les loups attaquaient une étable, ils sautaient à huit et dix pieds contre les lucarnes et retombaient dans la neige ; puis tout à coup deux ou trois cris terribles s’entendaient ; toute la bande descendait la rue comme le vent : ils avaient pris un chien et couraient le dévorer sous les roches.
D’autres fois je frissonnais de les entendre souffler et gratter sous notre porte. Le père alors se levait, il allumait une torche de paille sur l’âtre, et ces bêtes affamées s’en allaient plus loin.
J’ai toujours cru que les hivers en ce temps étaient plus longs que de nos jours et bien plus rigoureux. La neige montait souvent à deux et trois pieds ; elle tenait jusqu’en avril, à cause des grandes forêts, qu’on a défrichées depuis, et des étangs sans nombre que les couvents et les seigneurs laissaient en eau dans les vallées, pour n’avoir pas besoin de les planter et de récolter tous les ans. C’était plus commode. Mais ces grandes masses d’eau, ces bois et ces marais entretenaient l’humidité dans le pays et refroidissaient l’air.
Maintenant que tout est partagé, labouré, ensemencé, le soleil entre partout, et le printemps fleurit plus vite ; c’est ce que je pense. Mais, que ce soit pour cette raison ou pour une autre, tous les anciens vous diront que les froids arrivaient plus tôt, qu’ils finissaient plus tard, et que tous les ans des bandes de loups attaquaient les écuries, et venaient enlever les chiens de garde jusque dans la cour des fermes.
Or, à la fin d’un de ces longs hivers, quinze jours ou trois semaines après Pâques, il arriva quelque chose d’extraordinaire aux Baraques. Ce jour-là, j’avais dormi tard, comme il arrive aux enfants, et je me dépêchais de courir à l’auberge des Trois-Pigeons, dans la crainte d’être grondé par Nicole. Nous devions récurer le plancher de la grande salle avec de l’eau de lessive, ce qui se faisait toujours au printemps, et puis trois ou quatre fois dans l’année.
On ne pouvait pas encore conduire les bêtes à la pâture, la neige commençait seulement à fondre derrière les haies ; mais il faisait déjà chaud, et tout le long de la rue on ouvrait les portes et les lucarnes des maisons, pour renouveler l’air ; on poussait les vaches et les chèvres hors des écuries, pour sortir le fumier et laver les étables. Claude Huré remettait une cheville à sa charrue, sous le hangar ; Pierre Vincent repiquait la selle de son bidet ; le temps des labours approchait, chacun s’apprêtait d’avance, et les vieux, leur petit Benjamin sur le bras, respiraient aussi, devant la hutte, le bon air qui venait des montagnes.
C’était un beau jour, un des premiers de l’année.
Comme j’approchais de l’auberge, dont toutes les fenêtres en bas étaient ouvertes, je vis la bourrique du père Bénédic attachée à l’anneau de la porte, sa grande cruche de fer-blanc sur le dos, et ses deux paniers d’osier sur les hanches.
L’idée me vint que le père Bénédic prêchait chez nous, selon son habitude lorsque des étrangers remplissaient l’auberge, et qu’il espérait leur tirer quelques liards. – C’était le frère quêteur du couvent de Phalsbourg, un vieux capucin, la barbe jaune et dure comme du chiendent, le nez en forme de figue, avec de petites veines bleues, les oreilles plates, le front en arrière, les yeux tout petits, sa robe de bure si râpée, qu’on pouvait en compter tous les fils, le capuchon en pointe, jusqu’au bas du dos, et les orteils crasseux hors de ses savates. Avant d’entendre sa clochette, on sentait déjà l’odeur de la soupe et du vin.
Maître Jean ne pouvait pas le souffrir, mais la mère Catherine lui conservait toujours un bon morceau de lard, et quand le parrain se fâchait, elle lui répondait :
– Je veux avoir mon banc dans le ciel, comme à l’église ; tu seras bien content de t’asseoir à côté de moi, dans le royaume des cieux.
Alors il riait et ne disait plus rien.
J’entrai donc. Et voilà que dans la grande salle, autour de la table, se trouvait une quantité de monde : des Baraquins, des rouliers d’Alsace, Nicole, la mère Catherine et le père Bénédic. Maître Jean, au milieu d’eux, leur montrait un sac rempli de grosses pelures grises, disant que ces pelures venaient du Hanovre ; qu’elles produisaient des racines excellentes en si grand nombre, que les gens du pays en avaient de quoi manger toute l’année. Il les engageait à en planter, leur prédisant qu’on ne reverrait plus la famine aux Baraques, et que ce serait une véritable bénédiction pour nous tous.
Maître Jean disait ces choses simplement, la figure joyeuse ; Chauvel, derrière, avec sa petite Marguerite, écoutait.
Les autres prenaient de ces pelures dans leur main, ils les regardaient, ils les sentaient, et puis ils les remettaient dans le sac, riant en dessous comme pour dire :
« A-t-on jamais vu planter des pelures ? C’est contraire au bon sens. »
Quelques-uns même se donnaient de petits coups de coude par derrière, pour se moquer du parrain. Tout à coup le père Bénédic, son gros nez penché et ses petits yeux de hérisson fermés d’un air moqueur, se mit à rire en se retournant, et toute la bande éclata de rire.
Maître Jean, indigné, leur dit :
– Vous riez comme de véritables bêtes, sans savoir pourquoi. N’êtes-vous pas honteux de rire et de faire les malins, quand je parle sérieusement ?…
Mais ils riaient plus fort, et le capucin, voyant alors Chauvel, s’écria :
– Ah ! ah ! c’est de la semence de contrebande ; je m’en doutais !…
C’était vrai, Chauvel nous avait apporté ces pelures du Palatinat, où beaucoup de gens en plantaient déjà depuis quelques années ; il nous en avait dit le plus grand bien.
– Cela vient d’un hérétique ! criait le père Bénédic, comment voulez-vous que des chrétiens en sèment et que le Seigneur y répande ses bénédictions ?
– Vous serez bien content de vous mettre de temps en temps une de mes racines sous le nez, quand elles seront venues, lui cria maître Jean en colère.
– Quand elles seront venues ! dit le capucin, les mains jointes d’un air de pitié, quand elles seront venues !… Hélas ! croyez-moi, vous n’avez pas trop de terres pour vos choux, vos navets et vos raves… Laissez ces pelures, elles ne donneront rien… rien !… C’est moi, pater Bénédic, qui vous le dis.
– Vous dites bien d’autres choses auxquelles je ne crois pas, lui répondit maître Jean, en remettant le sac dans son armoire.
Mais ensuite il se reprit, et fit signe à sa femme de donner une bonne tranche de pain au capucin ; des gueux pareils entraient partout, ils pouvaient vous décrier et vous faire le plus grand tort.
Le capucin et les Baraquins sortirent alors ; moi, je restai là, tout désolé des moqueries qu’on avait faites contre le parrain. Le père Bénédic criait dans l’allée :
– J’espère bien, dame Catherine, que vous sèmerez autre chose que des pelures du Hanovre ; c’est à souhaiter ! car autrement, je risquerais de passer ici cent fois sans charger ma bourrique. Dieu du ciel ! je vais bien prier le Seigneur pour qu’il vous éclaire.
Il nasillait et traînait exprès la voix. Les autres, dehors, riaient en remontant la rue, et maître Jean, à sa fenêtre, disait :
– Essayez donc de faire du bien aux imbéciles, voilà votre récompense !
Chauvel répondit :
– Ce sont de pauvres êtres qu’on entretient dans l’ignorance, pour les faire travailler au profit des seigneurs et des moines, ce n’est pas leur faute, maître Leroux, il ne faut pas leur en vouloir. Si j’avais un bout de champ, j’y planterais ces pelures ; ils verraient ma récolte, et se dépêcheraient de suivre mon exemple ; car, je vous le répète, cette plante rapporte cinq et six fois plus que n’importe quel froment ou légume. Ses racines sont grosses comme le poing, excellentes à manger, très saines et très nourrissantes. J’en ai goûté moi-même : c’est blanc, farineux, dans le goût des châtaignes. On peut les cuire au beurre, à l’eau, n’importe comment, et c’est toujours bon.
– Soyez tranquille, Chauvel, s’écria maître Jean, ils n’en veulent pas, tant mieux, j’en aurai seul ! Au lieu d’ensemencer le quart de mon enclos, j’ensemencerai le clos tout entier.
– Et vous ferez bien. Toute terre est bonne pour ces racines, dit Chauvel, mais principalement la terre sablonneuse.
Ils sortirent, causant encore de ces choses ; puis Chauvel retourna dans sa baraque, maître Jean entra travailler à la forge, et Nicole et moi nous commençâmes à renverser nos bancs et nos tables les uns sur les autres, pour laver le plancher.
Jamais cette dispute de maître Jean et du capucin ne m’est sortie de l’esprit, et vous le comprendrez facilement, quand je vous aurai dit que les grosses pelures grises apportées par Chauvel, étaient la première semence de pommes de terre qu’on ait vue chez nous ; de ces pommes de terre qui nous ont préservés de la disette depuis quatre-vingts ans.
Tous les étés, lorsque je vois de ma fenêtre l’immense plaine de Diemeringen se couvrir à perte de vue, jusqu’à la lisière des bois, de grosses troches vertes qui s’enflent, qui fleurissent, et changent en quelque sorte la poussière elle-même en nourriture pour les hommes ; quand je vois, en automne, ces milliers de sacs, debout dans les champs, les hommes, les femmes, les enfants qui chantent et se réjouissent en les chargeant sur leurs charrettes, quand je me représente le bonheur des paysans jusqu’au fond des plus misérables chaumières, en comparaison de notre épouvante à nous autres d’avant 89, longtemps avant le mois de décembre, parce qu’on prévoyait déjà la famine, quand je songe à la différence, ces moqueries, ces éclats de rire des imbéciles me reviennent, et je m’écrie en moi-même :
« Oh ! maître Jean, oh ! Chauvel, pourquoi ne pouvez-vous pas revivre une heure pendant la récolte et vous asseoir à la tête d’un champ, pour reconnaître le bien que vous avez fait en ce monde ; cela vaudrait la peine de revivre ! Et le père Bénédic devrait revenir aussi, pour entendre les coups de sifflet et les éclats de rire des paysans, lorsqu’ils le verraient avec sa bourrique, gueusant par les chemins. »
Et songeant à ces choses, je me figure que l’Être suprême, dans sa justice, les laisse revenir, qu’ils sont au milieu de nous et que chacun jouit de son bon sens ou de sa bêtise, dans les siècles des siècles.
Dieu veuille que ce soit vrai : ce serait la véritable vie éternelle.
Enfin, voilà comment la semence des pommes de terre fut reçue chez nous.
Maître Jean paraissait rempli de confiance, mais il n’était pas au bout de ses peines. C’est dans ce temps que la bêtise du monde parut dans tout son jour, car le bruit se répandit que Jean Leroux perdait la tête et qu’il semait des épluchures de navets, pour avoir des carottes. Les marchands de grains et tous ceux qui passaient à l’auberge le regardaient d’un air moqueur, en lui demandant des nouvelles de sa santé. Naturellement ces abominations l’indignaient ; il en parlait le soir avec amertume, et sa femme en était chagrine. Mais cela ne l’empêcha pas de retourner son enclos derrière l’auberge, de le bien fumer et d’y planter les pelures du Hanovre. Nicole l’aidait, moi je portais le sac.
Les Baraquins et les passants se penchaient sur le petit mur du verger, qui longe le chemin, et nous regardaient en clignant des yeux.
Personne ne disait rien, parce qu’on pensait bien que maître Jean, à bout de patience, sortirait avec sa trique pour répondre aux malins.
Si je vous racontais tout ce qu’il nous fallut supporter de moqueries avant la récolte, vous auriez de la peine à le croire ; plus les gens sont bornés, plus ils aiment à rire de ceux qui montrent du bon sens, lorsque l’occasion s’en présente, et l’occasion paraissait très bonne aux Baraquins. Quand on parlait des racines du Hanovre, aussitôt tous les imbéciles éclataient de rire.
J’étais même forcé de me battre tous les jours à la pâture avec les garçons du village, car ils me voyaient à peine descendre au vallon, que tous se mettaient à crier :
– Hé ! voici le Hanovrien, celui qui porte le sac de maître Jean.
Alors je tombais dessus avec mon fouet, et souvent ils se mettaient à dix contre moi, sans honte, et me cinglaient de coups en criant :
– À bas les racines du Hanovre !… à bas les racines du Hanovre !…
Nicolas ni Claude n’étaient plus là malheureusement. Nicolas travaillait dans les coupes à ébrancher les arbres, et Claude tressait des paniers et faisait des balais avec le père, ou bien il allait chercher des brindilles de bouleau et des genêts du côté des Trois-Fontaines, avec la permission de Georges, le garde forestier du Schwirzerhof– pour Mgr le cardinal-évêque – près de Saint-Witt.
Je recevais donc seul la giboulée, mais je ne pleurais pas ; ma fureur était trop grande.
On pense d’après cela si j’aurais voulu voir pousser les racines et nos ennemis confondus ! Tous les matins, au petit jour, j’étais penché sur le mur de l’enclos, à regarder si rien ne venait, et quand je n’avais rien vu, je m’en allais tout triste, reprochant dans mon âme au père Bénédic d’avoir jeté sur notre champ un mauvais sort.
Avant la Révolution tous les paysans croyaient aux mauvais sorts, et cette croyance avait même fait brûler autrefois des milliers de malheureux. Si j’avais pu faire brûler le capucin, il n’aurait pas attendu longtemps, car mon indignation contre lui était terrible.
À force de batailler contre ceux de Lutzelbourg, des Baraques d’en haut et des Quatre-Vents, une sorte de fierté m’était venue ; je me faisais gloire de défendre nos racines, et pourtant jamais je n’eus l’idée de m’en glorifier ; ni maître Jean, ni Valentin, ni la mère Catherine ne savaient rien de ces choses ; mais le père, en voyant le soir les longues raies rouges qui me cinglaient les jambes, s’étonnait :
– Comment, Michel, disait le pauvre homme, toi que je croyais si paisible, tu fais aussi comme Nicolas : tu donnes et tu reçois des coups ! Prends garde, mon enfant, un seul coup de fouet peut vous crever les yeux. Alors, que deviendrions-nous, que deviendrions-nous.
Il hochait la tête tout pensif, et continuait à travailler.
Les jours de pleine lune en été, toute la famille travaillait devant notre porte, pour ménager l’huile de faîne. Lorsqu’on entendait au loin, bien loin, l’horloge de la ville tinter dix heures, le père se levait ; il serrait les genêts et les saules, et puis regardant un instant le ciel tout blanc d’étoiles, il s’écriait :
– Ah ! mon Dieu, mon Dieu, que vous êtes grand !… Que votre bonté repose sur vos enfants !
Jamais on n’a dit ces paroles avec autant d’admiration et de tendresse que mon pauvre père ; on voyait qu’il comprenait ces choses bien mieux que nos moines, qui récitaient le Pater noster ou le Crois en Dieu, comme je prends ma prise de tabac, sans y faire attention.
Ensuite nous rentrions, la journée était finie.
Cela se passait en mai et juin. Les orges, les seigles et les avoines grandissaient à vue d’œil ; dans l’enclos de maître Jean, rien ne poussait encore.
Mon père m’avait déjà parlé plusieurs fois des racines du Hanovre, et je lui racontais tout le bien que cette plante pourrait nous faire.
– Dieu le veuille, mon enfant, me disait-il, nous en avons grand besoin ; la misère augmente de jour en jour, les charges sont trop fortes, les corvées nous prennent aussi trop de journées !
Et la mère criait :
– Oui, surtout quand on est encore forcé de faire celles des autres ! Nous avons bien besoin d’une plante qui nous sauve, qu’elle vienne du Hanovre ou d’ailleurs. Cela ne peut pas durer.
Elle avait raison ! Malheureusement, on ne voyait encore rien pousser dans l’enclos de maître Jean. Le parrain commençait à croire que le père Bénédic n’avait pas eu tort de rire ; il songeait à retourner sa terre pour y semer de la luzerne. C’était dur, car on pouvait bien se figurer que tous les gens du pays allaient se moquer de lui pendant des années. Il faut absolument réussir pour que les gueux se taisent et voilà pourquoi si peu de gens osent entreprendre quelque chose de nouveau, voilà pourquoi nous restons dans l’ornière : c’est la crainte des imbéciles, de leurs moqueries et de leurs éclats de rire, qui retient les hommes entreprenants et courageux. Si nous sommes encore arriérés dans nos cultures, c’est à cela qu’il faut l’attribuer.
Nous étions donc désolés.
Si Chauvel n’avait pas fait alors sa grande tournée en Lorraine, la mère Catherine l’aurait accablé de reproches, car elle lui mettait tout sur le dos.
Un matin, entre quatre et cinq heures, au commencement de juin, je descendais la rue comme à l’ordinaire pour éveiller Nicole, fourrager les bêtes et les conduire à la pâture. Il était tombé beaucoup de rosée pendant la nuit ; le jour se levait rouge et chaud du côté des Quatre-Vents. En passant près de l’enclos, avant de frapper à la porte, je regarde par-dessus le mur, et qu’est-ce que je vois ? À droite, à gauche, des touffes de feuilles verdâtres qui s’élèvent partout : la rosée avait amolli la terre, les germes de nos racines sortaient par milliers.
Aussitôt je saute dans le champ, je reconnais que c’est bien vrai, que ces feuilles ne ressemblent à rien du pays, et je cours derrière la maison ; je frappe aux volets de la chambre où dormaient maître Jean et sa femme ; je frappe comme un malheureux.
Maître Jean crie :
– Qui est là ?
– Ouvrez, parrain !
Il ouvre en chemise.
– Parrain, les racines poussent !
Maître Jean était bien en colère d’être réveillé, mais en entendant cela, sa grosse figure fut toute réjouie.
– Elles poussent ?
– Oui, parrain, de tous côtés, en haut, en bas du champ. Dans une seule nuit elles sont venues.
– C’est bon, Michel, fit-il en se dépêchant de s’habiller, j’arrive ! – Hé ! Catherine, les racines poussent !…
Sa femme se leva bien vite. Ils s’habillèrent, et nous descendîmes ensemble dans l’enclos. Ils virent que je ne m’étais pas trompé ; les feuilles sortaient à foison, c’était même extraordinaire. Maître Jean dit d’un air d’admiration :
– Tout ce que Chauvel nous avait raconté arrive… Le capucin et les autres vont avoir le nez long !… Ha ! ha ! ha ! quelle chance !… Mais à cette heure, il faut butter les pieds, et je le ferai moi-même. Nous suivrons de point en point ce que nous a recommandé Chauvel. Cet homme est rempli de bon sens, il a plus de connaissances que nous, il faut suivre ses conseils.
Dame Catherine l’approuvait.
Nous rentrâmes ensuite à l’auberge. On ouvrit les fenêtres, j’allai fourrager le bétail et je partis sans rien dire à personne, étant moi-même trop étonné. Mais une fois au vallon, comme les autres garçons criaient :
– Voici le Hanovrien !
Au lieu de me fâcher, je leur répondis glorieusement :
– Oui, oui, je suis celui qui portait le sac de maître Jean, je suis Michel.
Et voyant qu’ils s’étonnaient :
– Allez voir là-haut, leur dis-je en montrant l’enclos avec mon fouet, elles poussent, nos racines, et plus d’un gueux sera content d’en avoir dans sa cave !
J’étais tout fier. Les autres se regardaient surpris ; ils pensaient :
« C’est peut-être vrai ! »
Mais ensuite ils se mirent à siffler, à crier, et je ne leur répondis plus ; l’envie de me battre était passée ; j’avais eu raison, c’était bien assez pour moi.
Lorsque je rentrai, vers six heures, on ne disait encore rien au village ; seulement, le lendemain, le surlendemain et les jours suivants, le bruit se répandit que les racines de Jean Leroux poussaient, et que ce n’étaient ni des raves, ni des navets, mais une plante nouvelle. Du matin au soir, des gens se penchaient sur notre mur et regardaient en silence, ils ne se moquaient plus de nous ! Le parrain nous avait aussi recommandé de ne rien leur dire, parce qu’il vaut mieux que les gens reconnaissent eux-mêmes leurs torts, sans qu’on leur fasse de reproches.
Malgré cela, maître Jean lui-même, un soir que le capucin passait avec sa bourrique, ne put s’empêcher de lui crier :
– Hé ! père Bénédic, voyez donc ! le Seigneur a béni la plante des hérétiques ; voyez comme elle vient !
– Oui, répondit le capucin en riant, j’ai vu ça, j’ai vu ça !… Que voulez-vous ? Je croyais qu’elle venait du diable, elle vient de Notre-Seigneur. Tant mieux… tant mieux ! nous en mangerons tout de même, si elle est bonne, bien entendu.
Ainsi les capucins avaient toujours raison ; quand une chose réussissait, le Seigneur l’avait faite ; quand elle tournait mal, c’était le diable, et les autres devaient seuls supporter la perte.
Que les hommes sont bêtes, ô mon Dieu, d’écouter des êtres pareils ! Autant les enfants, les infirmes et les vieillards méritent d’être secourus, autant les fainéants méritent d’être chassés. C’est une grande consolation pour moi de ne leur avoir jamais rien donné. Tous les gueux, capucins ou non, qui se présentent à la ferme, sont reçus par mon ordre, dans la cuisine, à midi. Ils voient les domestiques et les servantes, frais et joufflus, autour de la table, en train de manger et de boire un bon coup, comme cela doit être lorsque l’on travaille ferme et longtemps. Cette vue leur ouvre l’appétit. Mon garçon de labour, le vieux Pierre, entre deux grosses bouchées, leur demande :
– Que voulez-vous ?
S’ils commencent à faire leurs grimaces, on leur présente le manche d’une pioche ou d’une pelle, on leur offre de l’ouvrage ; presque toujours, ils s’en vont la tête basse, en pensant :
« Il paraît que ces gens-là ne veulent pas travailler pour nous… Quelle mauvaise race !… »
Et moi, sur ma porte, je ris en leur souhaitant bon voyage.
Si l’on avait fait la même chose aux capucins et à tous les paresseux de cette espèce, ils n’auraient pas réduit les paysans à la misère, et dévoré pendant des siècles le fruit de leur travail.
Mais il faut que je vous raconte maintenant la floraison et la récolte de nos pommes de terre, et ce qui mit Jean Leroux en plus grande estime et considération encore qu’il n’était avant dans le pays.
En juillet, l’enclos de maître Jean se voyait de la côte de Mittelbronn, comme un grand bouquet vert et blanc ; les tiges montaient presque au niveau du mur.
Durant ces grands jours de chaleur, quand tout semble dessécher dans les champs, c’était une joie de regarder nos belles plantes s’étendre de plus en plus ; il ne fallait qu’un peu de rosée le matin pour les entretenir dans leur fraîcheur ; et l’on se figurait au-dessous les grosses racines en train de s’allonger et de prendre du corps.
Nous y rêvions pour ainsi dire toujours, et, le soir, nous ne parlions plus que de cela, les gazettes elles-mêmes étaient oubliées, parce que les affaires du Grand-Turc et de l’Amérique nous intéressaient moins que les nôtres.
Nous voyions bien, au commencement de septembre, que toutes les fleurs étaient tombées et que les pieds se desséchaient de jour en jour ; nous pensions :
« Il est temps de sortir les racines ! »
Mais le parrain disait :
– Chauvel nous a prévenus qu’on les sort en octobre. Au 1er octobre, nous essayerons par un pied, et s’il faut encore attendre, on attendra.
C’est ce qu’il fit le 1er octobre au matin, par un temps de brouillard. Vers dix heures, maître Jean sortit de la forge ; il entra dans la cuisine, prit une pioche derrière la porte et descendit dans l’enclos.
Nous le suivions.
À la première touffe, il fit halte et donna son coup de pioche. Et quand il eut enlevé la motte et que nous vîmes ces grosses pommes de terre roses tomber autour ; quand nous vîmes qu’au second, qu’au troisième coup, il en sortait autant, et que cinq ou six pieds remplissaient la moitié d’un panier, alors nous nous regardâmes bien étonnés ! Nous ne pouvions en croire nos yeux.
Maître Jean ne disait rien. Il fit quelques pas, prit un autre pied au milieu du champ, et donna un nouveau coup de pioche. Ce pied avait autant de pommes de terre que les autres et de plus belles ; c’est pourquoi le parrain s’écria :
– Je vois maintenant ce que nous avons ; il faut que l’année prochaine mes deux arpents sur la côte soient plantés de ces racines, et le reste, nous le vendrons un bon prix ; ce qu’on donne pour rien aux gens, ils le regardent aussi comme rien.
Sa femme avait ramassé les pommes de terre dans un panier ; il le prit, et nous rentrâmes à la maison.
Dans la cuisine, maître Jean me dit d’aller chercher Chauvel, rentré depuis la veille au soir, d’une longue tournée en Lorraine. Il demeurait avec sa petite Marguerite, à l’autre bout des Baraques. Je courus le prévenir, et tout de suite il arriva, pensant bien que maître Jean venait de déterrer ses racines, et souriant d’avance.
Comme il entrait dans la cuisine, le parrain, les yeux brillants de joie, lui montra le panier au bord de l’âtre, en s’écriant :
– Voilà ce qui vient de six pieds, et j’en ai déjà mis autant dans la marmite.
– Oui, c’est ça, répondit Chauvel sans paraître étonné, c’est bien ça, je vous avais prévenu.
– Vous dînez avec nous, Chauvel, dit maître Jean, nous allons les goûter ; et si c’est bon, ce sera la richesse des Baraques.
– C’est très bon, vous pouvez me croire, fit le colporteur, c’est surtout une très bonne affaire pour vous ; rien que sur la semence, vous gagnerez quelques centaines de livres.
– Il faut voir, s’écria maître Jean, qui ne se tenait plus de joie, il faut voir !
Dame Catherine venait de casser des œufs pour faire une omelette au lard ; elle avait déjà dressé la grande soupière, où fumait une bonne soupe à la crème. Nicole descendit à la cave remplir la cruche de petit vin blanc d’Alsace, et puis elle remonta mettre la table.
Le parrain et Chauvel entrèrent dans la salle. Ils comprenaient bien que ces racines allaient être une bonne affaire ; mais de croire qu’elles changeraient l’état du peuple, qu’elles aboliraient la famine et qu’elles feraient plus pour le genre humain que le roi, les seigneurs et tous ceux qu’on élevait jusqu’aux nues, une idée pareille ne pouvait leur venir ; surtout à maître Jean, qui voyait principalement son profit dans la chose, sans pourtant oublier tout à fait le reste.
– Pourvu qu’elles aient seulement le goût des navets, disait-il, je n’en demande pas plus.
– Elles sont bien meilleures. On peut les manger de mille façons, répondit Chauvel. Vous devez bien penser que si je n’avais pas été sûr que la plante était bonne, utile pour vous et pour tout le monde, je n’aurais pas mis ces pelures dans mon panier, – il est assez lourd sans cela ! – et je ne vous aurais pas conseillé d’en planter dans votre enclos.
– Sans doute ! Mais on peut pourtant dire son mot. Moi, je suis comme saint Thomas, il faut que je voie, que je tâte, dit maître Jean.
Et le petit calviniste, riant en dessous, lui répondit :
– Vous avez raison !… Mais vous tâterez… voici que Nicole dresse la table… ce ne sera pas long.
Tout était prêt.
En ce temps les domestiques et le maître mangeaient ensemble, mais la servante et la femme du maître servaient ; elles ne s’asseyaient à table qu’après le repas.
Nous venions donc de nous asseoir, maître Jean et Chauvel contre le mur, d’un côté ; la petite Marguerite et moi de l’autre ; on allait manger, quand le parrain s’écria :
– Hé ! voici Christophe !
C’était M. Christophe Materne, curé de Lutzelbourg, un homme grand, roux et crépu, comme tous les Materne de la montagne. Le parrain l’avait vu passer devant nos fenêtres ; nous l’entendions déjà trépigner sur les marches dehors, pour détacher la glèbe de ses gros souliers ferrés, et presque aussitôt il entra, ses larges épaules en voûte sous la petite porte, le bréviaire sous le bras, son grand bâton de houx à la main, et le tricorne râpé sur sa grosse chevelure grisonnante.
– Ah ! ah ! s’écria-t-il d’une voix terriblement forte, je vous retrouve encore ensemble, parpaillots !… Vous complotez bien sûr de rétablir l’Édit de Nantes ?
– Hé ! Christophe, tu arrives bien, lui répondit maître Jean tout joyeux, assieds-toi… Regarde… je levais le couvercle de la soupière.
– C’est bon, répondit le curé d’un air de bonne humeur, en accrochant son tricorne au mur et déposant son bâton près de l’horloge, c’est bon… je te vois venir… tu veux m’apaiser ; mais cela ne va pas, Jean ! ce Chauvel te gâte ? il faut que je le signale au prévôt.
– Et qui fournira des Jean-Jacques à MM. les curés de la montagne ? fit Chauvel avec malice.
– Taisez-vous, mauvaise langue, répondit le curé, tous vos philosophes ne valent pas un verset de l’Évangile.
– Hé ! l’Évangile… s’écria le petit calviniste, nous n’avons jamais demandé que cela, nous autres !
– Oui… oui…, fit M. Materne, vous êtes de braves gens… nous le savons, Chauvel ; mais nous connaissons aussi le dessous des cartes.
Puis, s’adressant à Marguerite et à moi, et passant sa grande jambe entre nous deux :
– Allons, mes enfants, dit-il avec douceur, faites-moi place.
Nous nous serrions, repoussant nos assiettes, à droite et à gauche. Enfin, M. le curé s’assit, et pendant qu’il mangeait sa soupe, moi sur le bout du banc, je le regardais du coin de l’œil, sans oser lever le nez de mon assiette, tellement je lui trouvais l’air terrible, avec ses grands yeux gris, sa tête crépue et ses mains de géant !
C’était pourtant le meilleur des hommes que ce brave curé Christophe. Au lieu de vivre tranquillement du produit de la dîme et de mettre quelque chose de côté pour ses vieux jours, comme beaucoup de ses confrères, il ne pensait qu’à travailler et à se dévouer pour les autres. En hiver, il tenait lui-même l’école de son village ; et, pendant les beaux jours, quand les enfants conduisaient les bêtes à la pâture, il taillait du matin au soir, dans la pierre ou le vieux chêne, des images de saints et de saintes pour les paroisses qui n’avaient pas le moyen d’en acheter. On lui amenait le morceau de bois ou le bloc de pierre, et il vous renvoyait le saint Jean, la sainte Vierge ou le Père éternel.
Maître Jean et M. Materne étaient du même village ; c’étaient deux vieux amis, ils s’aimaient bien.
– Hé ! dis donc, Christophe, s’écria tout à coup le parrain, qui venait d’achever sa soupe, est-ce que tu recommenceras bientôt ton école ?
– Oui, Jean, la semaine prochaine, répondit M. le curé. C’est même pour cela que je suis en route ; je vais à Phalsbourg chercher du papier et des livres. Je pensais commencer le 20 septembre, mais il a fallu finir un saint Pierre pour la paroisse d’Abreschwiller, qui rebâtit son église. J’avais promis, j’ai voulu tenir ma promesse.
– Ah ! bon !… Alors c’est pour la semaine prochaine.
– Oui, lundi prochain nous commencerons.
– Tu devrais bien prendre ce garçon-là, dit le parrain en me montrant ; c’est mon filleul, le fils de Jean-Pierre Bastien. Je suis sûr qu’il apprendrait de bon cœur.
En entendant cela, je devins tout rouge de plaisir, car je désirais depuis longtemps d’aller à l’école. M. Christophe s’était retourné de mon côté.
– Voyons, fit-il en posant sa grosse main sur ma tête, regarde-moi.
Je le regardai les yeux troubles.
– Comment t’appelles-tu ?
– Michel, monsieur le curé.
– Eh bien ! Michel, tu seras le bienvenu. La porte de mon école est ouverte pour tout le monde ; plus il vient d’écoliers, plus je suis content !…
– À la bonne heure, s’écria Chauvel, voilà ce qui s’appelle parler !
Et maître Jean, levant son verre, porta la santé de son ami Christophe.
Ceux qui vont aujourd’hui tranquillement à l’école de leur village, et qui reçoivent en quelque sorte pour rien les leçons d’un homme instruit, honnête et très souvent capable de remplir une meilleure place, ceux-là ne se figurent pas combien d’autres, avant la Révolution, auraient envié leur sort. Ils ne se figurent pas non plus la joie d’un pauvre garçon comme moi, lorsque M. le curé voulut bien me recevoir, et que je me dis :
« Tu sauras lire, écrire ; tu ne vivras pas dans l’ignorance, comme tes pauvres parents !… »
Non, ces choses il faut les avoir senties ; il faut avoir vécu dans un temps pareil. Aussi les malheureux qui ne profitent pas d’un si grand bienfait sont bien à plaindre ; ils sauront un jour ce que c’est de traverser la vie au dur service des autres ; ils auront le temps de se repentir. Moi, j’étais en quelque sorte ébloui de mon bonheur ; j’aurais voulu courir à la maison, prévenir mon père et ma mère de ce qui m’arrivait ; je ne tenais plus en place !
Tout ce qui me revient encore de ce jour, c’est qu’après l’omelette, la mère Catherine apporta les pommes de terre dans une corbeille. Elles étaient cuites à l’eau, blanches, les pelures crevées ; la farine en tombait, et M. Christophe demandait en se penchant :
– Qu’est-ce que c’est, Jean ? D’où cela vient-il ?
Le parrain nous ayant dit d’en goûter, on trouva ces racines tellement bonnes, que toute la table disait :
– Nous n’avons jamais rien mangé d’aussi bon !
M. le curé apprenant que c’étaient là justement ces racines dont tout le pays s’était moqué, et qu’un quart d’arpent allait en donner au moins quinze sacs, ne voulait pas le croire :
– Ce serait trop beau, disait-il ; ce n’est pas possible ! Et comme, à force de manger et de nous extasier, cela ne glissait plus, la mère Catherine vida un grand pot de lait dans une écuelle, pour nous aider. Alors les bras ne faisaient plus qu’aller et venir ; tellement qu’à la fin M. Christophe dit, en posant sa cuillère sur la table :
– C’est assez, Jean, c’est assez ! On serait capable de se faire du mal : c’est trop bon !…
Nous pensions tous comme lui.
Avant de partir, M. le curé voulut voir notre enclos. Il se fit expliquer la manière de cultiver les racines du Hanovre ; et quand Chauvel lui dit qu’elles venaient encore mieux dans les terrains sablonneux des montagnes que dans les terres fortes de la plaine, il s’écria :
– Écoutez, Chauvel, en apportant ces pelures dans votre panier, et toi, Jean, en les plantant dans la terre, malgré les moqueries des capucins et des autres imbéciles, vous avez plus fait pour notre pays, que tous les moines des Trois-Évêchés depuis des siècles. Ces racines seront le pain des pauvres !
Il recommanda ensuite au parrain de lui conserver de la semence, disant qu’il voulait la mettre dans son jardin, pour donner l’exemple ; et qu’il fallait que dans deux ou trois ans, la moitié du finage de sa paroisse fût plantée de ces bonnes racines. Après quoi il partit pour Phalsbourg.
C’est ainsi que les pommes de terre sont venues dans notre pays. J’ai pensé que cela ferait plaisir aux paysans de l’apprendre.
L’année suivante, le parrain en mit dans son champ carré, sur la côte, et il en récolta plus de soixante sacs ; mais le bruit s’étant répandu qu’elles donnaient la lèpre, personne ne voulut en acheter, sauf Létumier, des Baraques, et deux laboureurs de la montagne. Heureusement, l’automne d’après, la nouvelle arriva dans les gazettes qu’un brave homme, nommé Parmentier, avait planté de ces racines aux environs de Paris, qu’il les avait présentées au roi, et que Sa Majesté en avait mangé !… Alors tout le monde voulut en avoir, et maître Leroux, que la grande bêtise des gens avait fâché, leur vendit sa semence très cher.
C’est de ce temps que je commence à vivre. Celui qui ne sait rien, et qui n’a pas le moyen de s’instruire, passe sur la terre comme un pauvre cheval de labour ; il travaille pour les autres, il enrichit ses maîtres, et, quand il devient faible et vieux, on s’en débarrasse.
Tous les matins, au petit jour, le père m’éveillait. Les frères et sœurs dormaient encore. Je m’habillais sans faire de bruit, et je sortais avec mon petit sac, les pieds dans mes sabots, le gros bonnet de roulier sur les oreilles et ma bûche sous le bras. Il faisait froid à l’entrée de l’hiver. Je fermais bien la porte et je partais, soufflant dans mes doigts.
Comme tout me revient après tant d’années : le sentier qui monte et redescend, les vieux arbres dépouillés au bord du chemin, le grand silence de l’hiver dans la forêt ; et puis le village de Lutzelbourg au fond du vallon, avec son clocher pointu, le coq dans les nuages gris ; le petit cimetière en bas, les tombes enterrées dans la neige ; les vieilles maisons, la rivière, le moulin du père Sirvin, qui clapote sur la grande fosse tournoyante… Est-il possible que les choses de l’enfance vivent toujours dans votre esprit, quand le reste est vite oublié !…
J’arrivais presque toujours avant les autres. J’entrais dans la salle encore vide. La mère de M. le curé Christophe, une toute petite femme courbée et ratatinée, la jupe de toile rouge montant derrière jusqu’au milieu du dos, à la mode alsacienne, le bonnet en forme de coussin, sur le chignon, Mme Madeleine, alerte comme une souris, venait déjà d’allumer le feu. Je posais ma bûche à côté du poêle, et mes sabots dessous, pour les sécher. Tout est encore là sous mes yeux : les poutres blanchies à la chaux ; les petits bancs à la file ; le grand tableau noir, contre le mur entre les deux fenêtres ; tout au fond, la chaire de M. Christophe, sur une petite estrade ; et au-dessus de la chaire, le grand crucifix.
Chacun devait balayer à son tour, mais je commençais en attendant les autres. Il en arrivait de Hultenhausen, des Baraques et même de Chèvrehof.
C’est là que j’ai connu tous mes vieux camarades : Louis Frossard, le fils du maire ; il est mort jeune, pendant la Révolution ; – Aloïs Clément, qui fut tué d’un coup de mitraille à Valmy ; il était déjà lieutenant en 92 ; – Dominique Clausse, qui s’est établi menuisier, plus tard, à Saverne ; – François Mayer, maître tailleur au 6e hussards ; en 1820, il s’est retiré riche, à ce que l’on dit, mais où, je n’en sais rien ! – Antoine Thomas, chef de bataillon dans la vieille garde ; combien de fois il est venu me voir à la ferme, après 1815 ! Nous causions de nos anciennes histoires ; je lui donnais toujours la chambre d’honneur, en haut ; – Jacques Messier, garde général des eaux et forêts ; – Hubert Perrin, maître de la poste aux chevaux de Héming ; et cinquante autres, qui ne seraient jamais rien devenus sans la Révolution.
Avant 89, le fils du cordonnier restait cordonnier, le fils du bûcheron restait bûcheron, on ne sortait pas de sa classe. Au bout de trente ou quarante ans, on vous retrouvait à la même place, faisant la même chose, un peu plus gros, un peu plus maigre, voilà tout ! Mais aujourd’hui, on peut s’élever par son courage et son bon sens, il ne faut jamais désespérer de rien, le fils d’un simple paysan, pourvu qu’il ait du talent et de la conduite, peut arriver à gouverner la France.
Louons donc le Seigneur de nous avoir éclairés de ses lumières, et réjouissons-nous de ce beau changement.
Pour en revenir à mes anciens camarades d’école, maintenant ils sont tous partis. L’année dernière nous ne restions plus que deux : Joseph Broussousse, chapelier à Phalsbourg, et moi. Quand j’allais acheter un chapeau de paille, au printemps, le gros Broussousse reconnaissait ma voix ; il arrivait toujours en traînant la jambe et criant :
– Hé ! c’est Michel Bastien !
Il fallait absolument passer dans l’arrière-boutique et vider ensemble une bouteille de son vieux bourgogne. Et Broussousse, à la fin, en me reconduisant, ne manquait pas de dire :
– Allons… allons… ça marche encore, Michel ! Mais, attention !… Lorsque je prendrai mon passeport, tu pourras faire viser le tien. Ha ! ha ! ha !
Il riait.
Pauvre Broussousse ! L’automne dernier, il a fallu le conduire derrière la bascule. Et malgré tout ce qu’il me disait, je ne veux pas faire viser mon passeport. Non ! il faut d’abord que cette histoire soit finie, et puis j’inventerai encore autre chose pour attendre. Ne nous pressons pas, il est toujours temps de lever le pied.
Enfin c’est chez M. Christophe que j’ai connu tous ces vieux amis, et bien d’autres dont les noms me reviendront peut-être plus tard. – Sur le coup de huit heures, ils arrivaient tous à la file en criant :
– Bonjour, monsieur Christophe ! Bonjour, monsieur Christophe !
Il n’était pas encore là, et l’on criait tout de même. On se serrait autour du poêle, on riait, on se poussait. Mais à peine les grands pas de M. le curé se faisaient-ils entendre dans l’allée, que tout se taisait. Chacun allait se mettre sur son banc, la croisette sur les genoux et le nez dessus, sans souffler. Car, pour dire la vérité, M. Christophe n’aimait pas le bruit ni les disputes ; je me rappelle l’avoir vu plus d’une fois, pendant la classe, lorsqu’on se donnait des coups de coude, se lever tranquillement, vous tirer du banc par le collet, et vous jeter dehors comme de petits chats.
On n’avait plus envie de recommencer, et même on tremblait dans sa peau, lorsqu’il vous regardait de travers.
M. le curé arrivait donc ; il regardait, debout sur la porte, si tout était en ordre. On entendait bourdonner le feu ; rien ne bougeait ! Puis il montait dans sa chaire, en nous criant : « Allez ! » et tous ensemble nous chantions le B A, BA. Cela durait longtemps ; à la fin, M. le curé nous criait : « Halte ! » et l’on se taisait. Alors il nous appelait chacun à notre tour :
– Jacques ! Michel ! Nicolas ! arrive !…
On s’approchait, le bonnet à la main :
– Qui vous a créés et mis au monde ?
– C’est Dieu.
– Pourquoi Dieu vous a-t-il créés et mis au monde ?
– Pour l’adorer, pour l’aimer, pour le servir, et par ce moyen obtenir la vie éternelle.
C’était un bon moyen de nous instruire ; rien que d’avoir entendu répondre les autres, je savais au bout de trois mois presque tout mon catéchisme.
Il nous faisait aussi réciter le livret par demandes et par réponses ; et puis il avait l’habitude, vers onze heures, de passer derrière les bancs et de se pencher pour reconnaître si vous étudiez ; quand on épelait bas, il vous pinçait doucement l’oreille, en disant :
– C’est bien… ça marchera !
Chaque fois qu’il me disait cela, je ne respirais plus, mes yeux se troublaient de contentement. Une fois même il me dit :
– Tu préviendras maître Jean Leroux que je suis content de toi. Tu m’entends ? Je te donne cette commission.
Ce jour-là le maire de la ville, les échevins, le gouverneur lui-même, n’auraient pas été mes cousins ; et pourtant je ne dis rien à maître Jean, pour ne pas tomber dans le péché d’orgueil.
Au commencement du mois de mars, je savais lire. Malheureusement maître Jean ne pouvait pas me nourrir à ne rien faire toute l’année, et quand le printemps revint, au lieu de continuer d’aller à l’école, il fallut retourner à la pâture. Mais j’avais toujours le catéchisme dans mon sac, et pendant que mes chèvres grimpaient sur les rochers, moi, tranquillement assis dans une touffe de bruyères, à l’ombre d’un hêtre ou d’un chêne, je repassais ce que M. le curé nous avait appris. Il arriva donc qu’au lieu d’oublier mes leçons, comme ceux de Hultenhausen, de Chèvrehof et d’ailleurs, je les savais encore mieux à la fin de l’automne, et que M. Christophe, à la rentrée d’hiver, me fit passer dans la classe des riches de Lutzelbourg, qui suivaient l’école toute l’année. J’appris tout ce qu’on apprenait en ce temps-là dans nos villages : à lire, écrire et calculer un peu ; et le 15 mars 1781, je fis ma première communion. Ce fut la fin de mes études. J’étais aussi savant que maître Jean ; le reste, avec du travail et de la bonne volonté, devait venir tout seul.
Depuis ce temps le parrain me prit tout à fait à sa forge ; il donna son bétail à garder au vieux Yéri, le hardier de la ville, je continuais à le soigner dans l’étable, mais j’apprenais en même temps un état ; et quelques mois après, la force m’étant venue, je battais déjà le fer en troisième.
La mère Catherine et Nicole avaient pour moi de la considération, car le soir, lorsque le feu de la forge avait fatigué les yeux de maître Jean, c’est moi qui lisais les gazettes et les petits livres de toute sorte que nous apportait Chauvel. Je lisais, mais sans comprendre, bien des choses ! Par exemple, quand la gazette parlait des droits de la couronne, des impositions des pays d’État et des pays d’élection, j’en suais sang et eau ; cela ne pouvait pas m’entrer dans la tête. Je voyais bien que c’était de l’argent qu’il fallait donner au roi, mais je ne comprenais pas la manière dont on nous le prenait.
Pour tout ce qui regardait notre pays, c’était autre chose. Quand la gazette parlait de gabelles, comme j’allais toutes les semaines en ville acheter le sel de la maison, à six sous la livre, ce qui ferait plus de douze sous aujourd’hui, je me figurais le saunier criant par son guichet à quelque pauvre diable :
« Tu n’es pas venu mardi dernier… Tu achètes de la contrebande… J’ai l’œil sur toi… Prends garde !… »
Car, non seulement il fallait acheter le sel au bureau de la gabelle, beaucoup plus qu’il ne valait, mais il fallait en acheter tant par tête et par semaine.
Quand il était question de dîmes, je me figurais le paulier, avec sa perche et ses voitures, criant au loin dans les champs, pendant la moisson :
« Eh ! ohé ! gare la onzième ! »
Alors, même en temps d’orage, quand la pluie menaçait, il fallait ranger les gerbes en ligne ; et le paulier venait lentement, lentement vous accrocher les plus belles sous le nez, pour les lancer sur son tas.
C’était assez clair !
Je comprenais aussi les droits sur les boissons, ceux du treizième sur les ventes, du péage, du halage sur toutes les marchandises, les droits réunis, les droits réservés, les droits de tarif, de cloison, d’imposition, d’entrée, d’octroi, de courte-pointe, de graissage, etc. Je n’avais qu’à me représenter les barrières, les halles, la mairie, et puis les contrôleurs-jurés-visiteurs, les marqueurs, les jaugeurs, les courtiers de police sur les vins, les inspecteurs-gourmets, les essayeurs d’eau-de-vie, les essayeurs de bière, les jurés-vendeurs, priseurs et visiteurs de foin, les botteleurs, les leveurs de minot, les auneurs-jurés, les contrôleurs de porcs, les inspecteurs aux boucheries, et mille autres employés, allant, venant, tâtant, regardant, ouvrant, déballant, arrêtant, tançant et confisquant… Tout cela, je le comprenais très bien.
Chauvel m’expliquait le reste.
– Tu veux savoir ce que c’est qu’un pays d’élection, me disait-il, tranquillement assis derrière le poêle, ce n’est pas difficile à comprendre, Michel. Un pays d’élection est une ancienne province de France, une des premières comme Paris, Soissons, Orléans, où les rois ont commencé. Dans ces pays-là, les intendants du roi sont tout et font tout ; ils mettent les impositions comme ils veulent, ils chargent le baudet tant et plus ; ils sont les maîtres, personne n’ose piper ni se plaindre. Les plaintes qu’on fait contre eux leur reviennent, et ils les jugent ! Autrefois ces pays nommaient eux-mêmes leurs répartiteurs ; ils arrangeaient leur bât, pour le porter avec moins de peine. On appelait ces répartiteurs : les élus ! et c’est à cause de cela qu’on disait : – Ce sont des pays d’élection. – Mais depuis deux cents ans les intendants nomment les répartiteurs ; cela leur convient mieux.
Il clignait de l’œil.
– As-tu compris, Michel ?
– Oui, maître Chauvel.
– Eh bien, pour les pays d’État, ou pays conquis, comme notre pays de Lorraine, d’Alsace, comme la Bretagne, la Bourgogne, c’est différent. Ici, les intendants ne font pas tout, les nobles et les évêques se réunissent de temps en temps en assemblées provinciales, ils votent les impôts, d’abord pour la part de la province dans les dépenses de tout le royaume ; c’est comme ils disent : – le don gratuit… l’affaire du roi ! – ensuite pour leurs propres dépenses, pour leurs chemins, leurs cours d’eau, leurs bâtisses, etc. Avant de se rendre, nos pays ont fait leurs conditions, les nobles et les évêques de nos pays s’entend ! Ils ont eu leur capitulation, ils ont gardé leurs avantages et privilèges. Quant à nous, pauvre diables, nous payons, c’est notre droit ; personne ne viendra nous l’ôter, celui-là ! Nous payons, non seulement comme autrefois les charges de nos provinces, mais depuis la capitulation nous payons en sus l’affaire du roi ; c’est le plus clair de notre bénéfice. Tu comprends, Michel ?
– Oui.
– Eh bien, tâche de t’en souvenir !
Maître Jean s’indignait :
– Ce n’est pourtant pas juste, disait-il, son gros poing sur la table, non, ce n’est pas juste ! Sommes-nous tous Français, oui ou non ? Sommes-nous du même sang, de la même nation ? Pourquoi les uns votent-ils leurs impositions, et pourquoi les autres payent-ils toujours ? Est-ce que les avantages et les frais ne doivent pas être mis en commun ?
– Hé ! sans doute, répondait tranquillement Chauvel. Et les barrières, et les taxes, et les aides, et les corvées, et toutes ces charges qui pèsent sur les pauvres seuls, pendant que les nobles, les couvents et même les bourgeois en train de s’anoblir ne supportent rien ou presque rien, tout cela n’est pas juste non plus ! Mais à quoi sert d’en parler ? Nous ne changerons rien à la chose.
Jamais il ne s’emportait. Je me rappelle l’avoir souvent entendu raconter les misères de ses anciens, avec un grand calme : comme on les avait chassés de la Rochelle, comme on leur avait pris terre, argent, maisons, comme on les avait persécutés à travers toute la France, enlevant leurs enfants de force, pour les élever dans la religion catholique, comme plus tard, à Lixheim, on leur avait envoyé des dragons pour les convertir à coups de sabre, comme le père s’était sauvé dans les bois du Graufthal, où la mère et les enfants l’avaient suivi le lendemain, renonçant à tout plutôt qu’à leur religion, comme le grand-père avait été mis aux galères de Dunkerque treize ans, la jambe attachée jour et nuit sur son banc de rameur, avec un véritable scélérat pour maître, qui les rouait de coups tellement, qu’un grand nombre de ces calvinistes en mouraient ; et quand on livrait bataille, comment ces malheureux galériens voyaient les Anglais pointer leurs grosses pièces chargées jusqu’à la gueule, – en face de leur banc, à quatre pas, sans pouvoir bouger, – et la mèche descendre sur la lumière ! et puis, une fois les balles, les clous et les biscaïens passés, comme on arrachait leurs jambes fracassées de la chaîne, comme on les jetait à la mer, en balayant le reste.
Il racontait ces choses, qui nous faisaient frémir, en se râpant une prise de tabac dans le creux de la main, et sa petite Marguerite, toute pâle, le regardait avec ses grands yeux noirs en silence.
Il finissait toujours par dire :
– Oui, voilà ce que les Chauvel doivent aux Bourbons, au grand Louis XIV, à Louis XV, le Bien-Aimé ! C’est drôle, n’est-ce pas, notre histoire ? Et moi-même, encore aujourd’hui, je ne suis bon à rien, je n’ai pas d’existence civile. Notre bon roi, comme tous les autres, en montant sur son trône, au milieu de ses évêques et de ses archevêques, a juré notre extermination : – « Je jure de m’appliquer sincèrement et de tout mon pouvoir à exterminer de toutes les terres soumises à ma domination, les hérétiques nommément condamnés par l’Église ! » Vos curés, qui dressent les actes de la vie, et qui doivent être pour tous les Français, refusent de dresser nos actes de naissance, de mariage et de décès. La loi nous défend d’être juges, conseillers, maîtres d’école. Nous ne pouvons que rouler dans le monde, comme des animaux ; on nous coupe d’avance toutes les racines qui font vivre les hommes, et pourtant nous ne faisons pas de mal, tous sont forcés de reconnaître notre honnêteté.
Maître Jean répondait :
– C’est abominable, Chauvel, mais la charité chrétienne ?…
– La charité chrétienne !… Nous l’avons toujours eue, disait-il, heureusement pour nos bourreaux ! Si nous ne l’avions pas eue !… Mais tout se paye, avec les intérêts des intérêts !… Il faut que tout se paye !… si ce n’est pas dans un an, c’est en dix ; si ce n’est pas en dix ans, c’est en cent… en mille… Tout se payera !
On comprend d’après cela que Chauvel n’aurait pas voulu se contenter, comme maître Jean, d’un peu d’adoucissement, d’un soulagement dans les impôts, dans la milice. Rien qu’à voir son teint pâle, ses petits yeux vifs et noirs, son nez fin et crochu, ses lèvres minces toujours serrées, son échine sèche, courbée à force de porter la balle, et ses petits membres nerveux comme des fils de fer ; rien qu’à le regarder, on pensait :
« Ce petit homme-là veut tout ou rien ! Il a de la patience tant qu’il en faut, il risquerait les galères mille fois pour vendre des livres dans ses idées ; il n’a peur de rien, et il se méfie de tout ; si l’occasion se présente, il ne fera pas bon d’être contre lui ! Et sa petite fille lui ressemble déjà ; cela casse, mais cela ne plie jamais. »
Sans penser à tout cela, – car j’étais trop jeune, – je le sentais en moi-même ; j’avais beaucoup de respect pour le père Chauvel ; je lui tirais le bonnet tout de suite, et je me disais : – Il veut le bien des paysans, nous sommes ensemble !
Nos gazettes parlaient aussi dans ce temps d’un déficit, et souvent le parrain s’écriait qu’il ne pouvait pas comprendre d’où venait ce déficit ; que le peuple payait toujours ses impositions ; qu’on ne lui faisait pas grâce ni crédit d’un denier, qu’on l’augmentait même de jour en jour ; et que ce déficit-là montrait qu’il existait des voleurs ; que notre bon roi ferait bien de rechercher ces voleurs ; que ce ne pouvait pas être des gens de notre classe, puisque une fois l’argent des impositions levé, les paysans n’en voyaient plus un liard, ni de près ni de loin ; il fallait donc bien croire que les voleurs étaient autour du roi.
Valentin alors levait les mains et disait :
– Oh ! maître Jean, maître Jean, à quoi pensez-vous ? Mais autour de S. M. le roi ne vivent que des princes, des ducs, des barons, des évêques ; des gens remplis d’honneur, qui mettent leur gloire bien au-dessus de la richesse.
– C’est bon, faisait maître Jean brusquement, pense ce qui te plaira, et laisse-moi penser ce qui me convient. Tu ne me feras pas croire que les paysans, les ouvriers, et même les bourgeois, qui ne touchent à rien que pour payer, soient la cause du déficit. Pour voler, il faut s’approcher de la caisse ; donc, si ce ne sont pas les princes, ce sont leurs laquais.
Le parrain avait raison, car, avant la Révolution, le peuple ne pouvait pas envoyer de députés pour vérifier les comptes, les seigneurs et les évêques avaient tout en main ; ils étaient donc responsables de tout.
Mais, à dire la vérité, personne n’était encore sûr du déficit ; les gens en parlaient, et quelquefois aussi les gazettes, d’une façon détournée, quand le roi nomma pour ministre un marchand de Genève, qui s’appelait Necker. Cet homme, à la manière des marchands qui ne veulent pas faire banqueroute, eut l’idée de dresser le compte de toute la France : d’un côté les gains, et de l’autre les dépenses.
Les gazettes appelaient cela le compte rendu de M. Necker.
C’était la première fois, depuis des siècles, qu’on disait aux paysans où passait leur argent, parce que, de rendre des comptes à ceux qui payent, c’est une idée de marchand, et que les seigneurs, les abbés et les moines étaient trop fiers et trop saints pour avoir une idée pareille.
Quand je songe au compte rendu de M. Necker, c’est comme un rêve ! Tous les soirs, maître Jean en parlait ; la guerre d’Amérique, Washington, Rochambeau, Lafayette, les batailles sur la mer des Indes, tout était mis de côté pour ce compte rendu, qu’il épluchait en levant les mains et gémissant : « Maison du roi et de la reine, tant ! Maison des princes, tant ! Régiments suisses, tant ! Traitements des receveurs, fermiers, payeurs, régisseurs, tant ! Communautés, maisons, édifices de religion, tant ! Pensions sur la cassette, tant ! » – Et toujours par millions !
Je n’ai jamais vu d’homme plus indigné.
– Ah ! maintenant, criait-il, on voit d’où vient notre grande misère, on voit pourquoi les gens vont pieds nus ; on voit pourquoi tant de milliers d’hommes périssent de froid et de faim ; on voit pourquoi tant de terres restent en friche. Ah ! maintenant, on comprend tout ! Dieu du ciel ! faut-il que les misérables donnent tous les ans cinq cents millions au roi, et que ce ne soit pas assez !… qu’il reste cinquante-six millions de déficit ?
Rien que de voir sa figure, votre cœur se retournait.
– Oui, c’est bien triste, disait Chauvel, mais il faut aussi penser que c’est un grand bonheur de savoir où passe notre argent. Autrefois on pensait : « Que fait-on de cette masse d’argent ? Où va-t-il ? Est-ce qu’il tombe dans la mer ? » Maintenant, en payant les mille impositions de toute sorte, on saura ce que cela devient.
Alors maître Jean répondait en colère :
– Vous avez raison, ce sera bien agréable de penser : « Je travaille pour acheter des palais à M. de Soubise. Je me prive de tout, pour que Mgr le comte d’Artois donne des fêtes de deux cent mille livres. Je m’échine du matin au soir, pour que la reine accorde au premier mendiant noble venu, dix fois plus que je n’ai gagné dans ma vie ». Ça nous réjouira beaucoup !
Malgré cela, l’idée que l’on allait nous rendre des comptes lui plaisait, et la première colère une fois passée, il dit :
– Depuis Turgot, nous n’avons pas eu d’aussi bon ministre. M. Necker est un honnête homme, il suit les idées de l’autre, qui voulait aussi soulager le peuple, diminuer les impôts, abolir les jurandes et rendre des comptes. Les grands seigneurs et les évêques l’ont forcé de quitter la place. Pourvu qu’ils ne puissent pas en faire autant pour M. Necker, et que notre bon roi le soutienne ! Maintenant, ceux qui nous ruinent auront un peu de honte, ils n’oseront pas continuer leurs abominables dépenses. Quand ils passeront près d’un pauvre homme qui travaille aux champs, ils ne pourront pas s’empêcher de rougir, en voyant que ce malheureux les regarde avec mépris ; ils penseront : « Celui-là doit avoir lu le compte de M. Necker ; il sait que ces plumets, ces chevaux, cette voiture, et ces laquais me viennent de son travail, et que je les ai mendiés. »
Ce qui réjouissait encore plus maître Jean, c’est que M. Necker finissait son compte en disant que, pour payer le déficit, il fallait abolir les privilèges des couvents et des seigneurs, et leur demander les mêmes impôts qu’aux paysans.
– Voilà le plus beau, disait-il, M. Necker a de très bonnes idées.
Le bruit d’un grand changement courait le pays, la bonne nouvelle entrait partout. Durant plus de trois semaines, Chauvel et sa petite Marguerite ne reparurent plus au village, et pendant tout ce temps, ils ne firent que vendre des comptes rendus de M. Necker. C’est à Pont-à-Mousson qu’ils les cherchaient pour la Lorraine, et à Kehl pour l’Alsace. Je ne sais plus combien ils vendirent de ces petits livres ; Marguerite me l’a dit autrefois, mais tant d’années se sont passées depuis ! Les jours de marché, vous n’entendiez plus parler que de l’abolition des privilèges et de l’égalité des impôts :
– Hé ! maître Jean, il paraît donc qu’à la fin des fins, nos bons seigneurs et nos abbés seront aussi forcés de payer quelque chose ?
– Mon Dieu, oui, Nicolas ! C’est ce gueux de déficit qui nous vaut ça. Les anciens impôts ne suffisent plus, le peuple n’arriverait jamais à remplir le déficit ; c’est terrible, terrible… Quel malheur !…
Et l’on riait. On s’offrait une prise de tabac, en plaignant ces pauvres moines, ces pauvres seigneurs.
Cela se passait en 81 ; mais la confiance ne dura pas longtemps. On apprit bientôt que le comte d’Artois, la reine Marie-Antoinette et le vieux ministre Maurepas ne pouvaient pas supporter ce ministre bourgeois qui voulait rendre des comptes. L’inquiétude gagnait de plus en plus, on se méfiait de quelque chose ; et le 2 juin 1781, un vendredi, maître Jean m’ayant envoyé chercher du sel au bureau de la gabelle, je trouvai toute la ville en l’air. La musique du régiment de Brie jouait sous le balcon de M. le marquis de Talaru. Les tambours battaient devant l’hôtel du prévôt, et devant la maison du major, ils allaient par détachements, comme au jour de Noël, et ces tambours recevaient aussi de bons pourboires. On aurait dit une fête ! Mais le peuple était triste ; les marchands de volaille et de légumes, assis sur leurs petits bancs à la file, ne criaient pas comme à l’ordinaire. On n’entendait que cette musique sur la place, et les tambours à droite et à gauche dans les rues.
Devant le bureau de la gabelle se pressait la foule. De jeunes officiers, des cadets comme on les appelait, leurs petits chapeaux de travers et la bouffette au bras, allaient par trois et par quatre, riant et faisant les fous. Le saunier compta mon argent, il me passa le sac par son guichet et je partis.
Au coin de la halle, quelques marchands de grains causaient entre eux :
– C’est fini, disait un de ces hommes, c’est fini, nous ne pouvons plus compter sur rien : le roi l’a mis dehors.
Aussitôt l’idée me vint que Necker était renvoyé, car on ne parlait que de lui depuis trois mois. Je me dépêchai donc de retourner aux Baraques. Les vieux soldats de garde à la porte d’Allemagne fumaient leur pipe, et jouaient tranquillement à la drogue comme d’habitude.
Lorsque j’arrivai devant notre forge, maître Jean savait déjà tout, par des marchands qui revenaient de la ville. Ces marchands étaient encore là, racontant ce qu’ils avaient appris. Le parrain criait :
– Ça n’est pas possible !… ça n’est pas possible !… Si M. Necker s’en va, qui payera le déficit ? Les autres iront toujours leur train, ils donneront des fêtes, des chasses et des réjouissances, ils jetteront l’argent par les fenêtres, le déficit, au lieu de diminuer, grandira. Je vous dis que ce n’est pas possible.
Mais quand je lui racontai ce que j’avais vu : les réjouissances des cadets, la musique devant l’hôtel du gouverneur, et le reste, ses gros sourcils se froncèrent.
– Allons, dit-il, je vois que c’est vrai, le brave homme s’en va ! J’avais cependant cru que notre bon roi voulait le soutenir.
Il aurait dit encore bien d’autres choses, mais nous ne connaissions pas tous les gens qui se trouvaient là, sur la porte, et qui nous regardaient en écoutant. Il reprit son marteau et nous cria :
– Courage !… Travaillons bien… Il faut payer la pension de Soubise ! En avant, garçons !…
Il riait tellement haut, qu’on l’entendait en face, à l’auberge, et que la mère Catherine se penchait dehors, pour voir ce qui se passait.
Les marchands s’en allèrent, et beaucoup d’autres défilèrent encore tout ce jour, dans la tristesse. On ne dit plus rien ; seulement le soir, entre nous, la porte et les volets fermés, maître Jean vida son cœur :
– M. le comte d’Artois et notre belle reine, dit-il, ont fini par l’emporter ! Malheur au pauvre homme qui se laisse conduire par une femme dépensière ! il peut avoir toutes les bonnes qualités du monde, il peut aimer ses peuples, il peut abolir les corvées et la question, mais les fêtes, les danses, les plaisirs de toute sorte, il ne peut pas les abolir ! sur ce chapitre, la femme dépensière n’écoute rien, elle ne veut rien entendre ; elle verrait tout périr, que les fêtes devraient toujours aller leur train : c’est pour cela qu’elle est venue au monde ! Il lui faut des compliments, des bouquets, de bonnes odeurs. Regardez ce pauvre tabellion Régoine : un homme à son aise, un homme que son père, son grand-père, tous ses parents avaient enrichi, et qui n’avait qu’à se laisser vivre tranquillement jusqu’à cent ans. Eh bien ! il a le malheur de prendre Mlle Jeannette Desjardin pour sa femme ; alors il faut courir à toutes les fêtes, à toutes les noces, à tous les baptêmes ; il faut atteler la carriole matin et soir, et mettre dessus deux bottes de paille fraîche, pour arriver glorieusement à la danse. Et puis, au bout de cinq ou six ans, les huissiers arrivent, ils vident la maison, ils vendent terres et meubles ; le pauvre Régoine va se promener aux galères, et Mme Jeannette court le monde avec le chevalier de Bazin, du régiment de Rouergue. Voilà ce que fait la femme dépensière ; voilà comme tout finit avec des êtres pareils.
Plus maître Jean parlait, plus la colère l’emportait ; il n’osait pas prédire que notre reine Marie-Antoinette nous entraînerait tous dans le malheur, mais on voyait bien à sa mine qu’il le pensait. Ses discours duraient au moins depuis une demi-heure, il ne finissait plus de parler.
Dehors il pleuvait et le vent soufflait ; c’était un vilain jour.
Mais nous devions avoir encore une grande frayeur, et même apprendre des choses plus tristes ; car, après neuf heures, comme Nicole couvrait le feu, et que j’allais me mettre un sac sur le dos pour courir chez nous, deux grands coups retentirent aux volets.
Maître Jean venait de tant crier, que, malgré la pluie et le vent, on pouvait l’avoir entendu. Nous nous regardions sans bouger, et dame Catherine portait déjà la lampe dans la cuisine, pour faire croire que nous dormions ; l’idée des sergents, debout à la porte, nous rendait tout pâles, quand une grosse voix se mit à crier dehors :
– C’est moi, Jean… C’est Christophe… Ouvre !…
Et l’on pense si nous reprîmes haleine.
Maître Jean sortit dans l’allée, et la mère Catherine rapporta la lampe.
– C’est toi ? disait maître Jean.
– Oui, c’est moi.
– Quelle peur tu viens de nous faire !
Presque aussitôt ils entrèrent ensemble ; et nous vîmes tout de suite que M. le curé Christophe n’était pas content, car, au lieu de saluer Mme Catherine et tout le monde comme toujours, il ne fit attention à personne, et secoua son grand tricorne plein de pluie, en s’écriant :
– Je viens de Saverne… J’ai vu ce fameux cardinal de Rohan… Dieu du ciel ! Dieu du ciel ! faut-il que ce soit un cardinal, un prince de l’Église… Ah ! quand j’y pense !…
Il avait l’air indigné. L’eau coulait de ses joues jusque dans le collet de sa soutane ; il ôta brusquement son rabat et le mit dans sa poche, en se promenant de long en large. Nous le regardions tout surpris ; lui n’avait pas l’air de nous voir et parlait à maître Jean seul.
– Oui, j’ai vu ce prince, s’écriait-il, ce grand dignitaire, qui nous doit l’exemple des bonnes mœurs et de toutes les vertus chrétiennes, je l’ai vu conduire lui-même sa voiture et passer au galop dans la grande rue de Saverne, au milieu des faïences et des poteries étalées à terre, en riant comme un vrai fou… Quel scandale !…
– Tu sais que Necker est renvoyé ? lui demanda maître Jean.
– Si je le sais ! fit-il en souriant d’un air de mépris. Est-ce que je ne viens pas de voir les supérieurs de tous les couvents d’Alsace, les picpus, les capucins, les carmes déchaussés, les barnabites, tous les mendiants, tous les va-nu-pieds défiler en grande cérémonie dans les antichambres de Son Éminence ? Ha ! ha ! ha !
Il arpentait la chambre. La boue le couvrait jusqu’à l’échine, la pluie le trempait jusqu’aux os, mais il ne sentait rien, sa grosse tête grise et crépue frémissait ; il se parlait en quelque sorte à lui-même :
– Oui, Christophe, oui, voilà les princes de l’Église !… Va demander la protection de monseigneur pour un pauvre père de famille ; va te plaindre à celui qui doit être le soutien du clergé ; va lui dire que les employés du fisc, sous prétexte de rechercher de la contrebande, ont pénétré jusque dans ton presbytère ; qu’il a fallu leur livrer les clefs de ta cave, de tes armoires. Dis-lui qu’il est indigne de forcer un citoyen, quel qu’il soit, d’ouvrir sa porte de jour et de nuit, à des hommes armés qui n’ont aucun uniforme, aucune marque qui puisse les distinguer d’avec les brigands ; qui sont crus sur leur serment en justice ! sans qu’il soit permis de faire aucune information sur leurs vie et mœurs, lorsqu’on les installe dans leurs fonctions, qu’on confie à leur périlleuse parole la fortune, l’honneur, quelquefois la vie des gens. Dis-lui qu’il appartient à sa dignité de porter ces justes réclamations au pied du trône, et de faire relâcher un malheureux traîné en prison, parce que les gabeloux ont trouvé chez lui quatre livres de sel… Va… va… tu seras bien reçu, Christophe !
– Mais au nom du ciel, lui dit maître Jean, que t’est-il donc arrivé ?
Alors il s’arrêta deux minutes et dit :
– J’étais allé là, pour me plaindre d’une visite générale que les employés de la gabelle ont faite hier à onze heures du soir, dans mon village, et de l’arrestation d’un de mes paroissiens, Jacob Baumgarten. C’était mon devoir. Je pensais qu’un cardinal comprendrait cela, qu’il aurait pitié d’un malheureux père de six enfants, dont tout le crime est d’avoir acheté quelques livres de sel de contrebande, et qu’il le ferait relâcher ! Eh bien, d’abord il m’a fallu rester deux heures à la porte de ce magnifique château, où les capucins entraient comme chez eux. Ils allaient complimenter monseigneur sur l’heureux changement de Necker. Et puis, on m’a permis d’entrer dans cette Babylone, où l’orgueil de la soie, de l’or et des pierres se montre partout, dans la peinture et dans le reste ! Enfin on m’a laissé là depuis onze heures du matin jusqu’à cinq heures du soir, avec deux pauvres curés de la montagne. Nous entendions rire les laquais. Nous en voyions de temps en temps un grand, habillé de rouge, sur la porte, qui nous regardait et criait aux autres : « La prêtraille est toujours là ! » Je patientais… Je voulais me plaindre à monseigneur, lorsqu’un de ces drôles est venu nous dire que les audiences de monseigneur étaient renvoyées à huit jours. Le gueux riait.
En disant cela, M. le curé Christophe, qui tenait son gros bâton de houx, le cassa comme une allumette, et sa figure devint terrible.
– Le pendard aurait mérité des soufflets, dit maître Jean.
– Si nous avions été seuls, répondit le curé, je l’aurais pris aux oreilles, et je l’aurais arrangé ! Mais là, j’ai fait le sacrifice de mon humiliation au Seigneur.
Alors il se remit à marcher. Nous le plaignions tous. La mère Catherine était allée lui chercher du pain et du vin, il resta debout pour manger, et tout à coup sa colère s’était calmée. Mais il dit des choses que je n’oublierai jamais ; il dit :
– L’humiliation de la justice est partout. Le peuple fait tout, et les autres ne font rien que des insolences, ils mettent sous leurs pieds toutes les vertus, ils méprisent la religion ! C’est le fils du pauvre qui les défend, c’est le fils du pauvre qui les nourrit ; et c’est encore le fils du pauvre, comme moi, qui prêche le respect de leurs richesses, de leurs dignités et même de leurs scandales ! Jusqu’à quand cela peut-il durer ? Je n’en sais rien, mais cela ne peut pas durer toujours : c’est contraire à la nature, c’est contraire à la volonté de Dieu ; c’est un acte de conscience que de prêcher le respect de ce qui mérite la honte ! Il faut que cela finisse, car il est écrit : « Ceux qui font mes commandements entreront dans ma demeure ; mais dehors seront les impudiques, les menteurs, les idolâtres : quiconque aime la fausseté et la commet ! »
Ce même soir, M. Christophe retourna dans son village. Nous étions tristes, et maître Jean nous dit avant de nous séparer :
– Tous ces nobles ne connaissent qu’eux seuls. Lorsqu’ils sont forcés de se servir d’un de nous, que ce soit comme prêtre, comme ouvrier ou comme soldat, ils l’humilient et s’en débarrassent aussitôt que possible. Eh bien, ils ont tort ! Et maintenant que tout le monde connaît le déficit, les choses vont changer. On sait que l’argent vient du peuple, et le peuple se lassera de travailler pour des princes et des cardinaux de cette espèce.
Je retournai dans notre baraque après dix heures, et toutes ces pensées me suivirent jusque dans le sommeil. J’avais les mêmes idées que maître Jean, Chauvel et M. le curé Christophe ; mais les temps n’étaient pas encore venus ; nous devions encore beaucoup souffrir avant d’arriver à notre délivrance.
Au milieu de toutes ces histoires de Necker, de la reine et du comte d’Artois, ce qui me revient encore de plus triste, c’est la grande misère de mes parents, travaillant toujours et retombant toujours dans la disette, en hiver. Étienne avait grandi ; le pauvre enfant travaillait avec le père, mais, faible et souffrant, il gagnait à peine pour sa nourriture. Claude était hardier au couvent des Tiercelins, de Lixheim. Nicolas travaillait dans la forêt comme bûcheron, c’était un ouvrier ; malheureusement il aimait à riboter et à batailler le dimanche dans les auberges et ne donnait presque rien à la mère. Lisbeth et notre petite sœur Mathurine servaient les officiers et les dames de la ville, au Tivoli ; mais cela n’arrivait qu’une fois par semaine, les dimanches ; et le reste du temps elles mendiaient sur les routes, car il n’existait pas alors de fabriques ; on ne faisait pas tricoter de capuches, de pèlerines, de bouffantes de belle laine dans nos villages ; on ne tressait pas ces milliers de chapeaux de paille, qui vont à Paris, en Allemagne, en Italie, en Amérique ; souvent les enfants arrivaient à dix-huit et vingt ans, sans avoir gagné deux liards.
Mais le pire, c’est que notre dette augmentait toujours, qu’elle dépassait neuf gros écus de six livres, et que M. Robin venait frapper régulièrement à notre vitre tous les trois mois, pour dire au père qu’il avait telle et telle corvée à remplir. Voilà notre épouvante. Le reste ne nous paraissait rien auprès de ce malheur. Nous ne savions pas qu’au moyen des fermes générales, des taxes et des barrières, on nous faisait payer toutes les choses de la vie dix fois plus qu’elles ne valaient ; que pour un morceau de pain nous en payions une miche ; pour une livre de sel, dix livres, ainsi de suite ! et que cela nous ruinait.
Nous ne savions pas qu’à vingt-cinq lieues de chez nous, en Suisse, avec le même travail nous aurions pu vivre beaucoup mieux et mettre encore des sommes de côté. Non, les pauvres paysans n’ont jamais compris les contributions indirectes ; ce qu’on leur demande en argent, à la fin de l’année, quand ce ne serait que vingt sous, les indigne ; mais s’ils savaient ce qu’on leur fait payer au jour le jour sur leur nécessaire, ils jetteraient d’autres cris !
Encore ce n’est plus rien aujourd’hui, les barrières sont supprimées et les employés diminués des trois quarts ; mais dans ce temps-là, quel pillage et quelle misère !
Ah ! comme j’aurais voulu pouvoir soulager mes parents, comme je m’attendrissais en pensant :
« L’année prochaine, maître Jean me donnera trois livres par mois, et nous pourrons éteindre tout doucement notre dette. »
Oui, cette idée doublait mes forces ; j’y rêvais jour et nuit.
Enfin, après tant de souffrances, il nous arriva pourtant quelque chose d’heureux : Nicolas, en tirant à la milice, prit un billet blanc. Alors, au lieu de numéros, on tirait des billets, blancs ou noirs ; les billets noirs étaient seuls pris.
Quel bonheur !
Aussitôt l’idée de vendre Nicolas vint à la mère ; il avait cinq pieds six pouces, il pouvait entrer dans les grenadiers : cela devait faire plus de neuf écus !
Toute ma vie je verrai la joie de notre famille ; la mère tenait Nicolas par le bras et lui disait :
– Nous allons te vendre ! Beaucoup d’hommes mariés sont tombés à la milice ; tu pourras remplacer.
On ne pouvait remplacer que les hommes mariés, mais il fallait faire le double de service : douze ans au lieu de six ! Nicolas le savait aussi bien que la mère, et répondait tout de même :
– Comme vous voudrez ! Moi je suis toujours content.
Le père aurait mieux aimé le garder ; il disait qu’en travaillant au bois comme bûcheron, et remplissant des corvées en hiver, on gagne aussi de l’argent, et qu’on paye ses dettes ; mais la mère le tirait à part et lui soufflait à l’oreille :
– Écoute, Jean-Pierre, si Nicolas reste, il va se marier ; je sais qu’il court après la petite Jeannette Lorisse. Ils se marieront, ils auront des enfants, et ce sera pire pour nous que tout.
Le père alors, ses yeux pleins de larmes, demandait :
– Tu veux donc remplacer, Nicolas ? Tu veux partir ?
Et lui, un ruban rouge à son vieux tricorne, criait :
– Oui, je pars ! Je dois payer la dette !… Je suis l’aîné, c’est moi qui paye la dette.
C’était un bon garçon. La mère l’embrassait les deux bras autour du cou, et lui disait qu’elle savait bien qu’il aimait ses parents, qu’elle le savait depuis longtemps ; et puis qu’il serait grenadier, et qu’il viendrait au village avec l’habit blanc et le collet bleu de ciel, un plumet au chapeau.
– C’est bon !… c’est bon !… répondait Nicolas.
Il voyait bien les finesses de la mère, qui ne pensait qu’à la couvée, mais il faisait semblant de ne rien voir ; et puis il aimait aussi la guerre.
Le père, près de l’âtre, la tête entre ses deux mains, pleurait. Il aurait voulu garder tout le monde autour de lui ; mais la mère se penchait sur son épaule, et, pendant que les frères et sœurs criaient sur la porte pour appeler les voisins, elle lui murmurait dans l’oreille :
– Écoute, nous aurons plus de neuf gros écus. Nicolas a six pouces, les pouces se payent à part ; ça fera douze louis ! Nous achèterons une vache ; nous aurons du lait, du beurre, du fromage ; nous pourrons aussi engraisser un cochon !
Lui ne répondait rien, et tout ce jour il fut triste.
Le lendemain, ils allèrent pourtant ensemble en ville ; et malgré son chagrin, en revenant, le père dit que Nicolas remplacerait le fils du boulanger Josse, qu’il servirait douze ans, et que nous aurions douze louis, – un louis pour chaque année de service ! – qu’on payerait d’abord Robin, et qu’ensuite on verrait.
Il voulait laisser un ou deux louis à Nicolas ; mais la mère criait qu’il n’avait besoin de rien, qu’il allait avoir son bon repas par jour ; qu’il serait bien habillé ; qu’il aurait même des bas dans ses souliers, comme tous les miliciens ; et que, si on lui donnait de l’argent, il le dépenserait à l’auberge et se ferait punir.
Nicolas riait et répondait :
– Bon !… bon !… Je veux bien.
Le père seul se désolait ; mais il ne faut pas croire que la mère était contente de voir partir Nicolas, non ! elle l’aimait beaucoup ; seulement, la grande misère vous endurcit le cœur : elle songeait aux plus petits, à Mathurine, à Étienne, et douze louis en ce temps faisaient une fortune.
Les choses étaient donc entendues de la sorte ; le papier devait être signé à la mairie dans la huitaine. Tous les matins, Nicolas partait pour la ville, et naturellement, comme il devait remplacer le fils de la maison, le père Josse, qui tenait l’auberge du Grand-Cerf, en face de la porte d’Allemagne, lui donnait à manger des saucisses et de la choucroute ; il ne lui refusait pas non plus de boire un bon coup de vin ; Nicolas passait tout son temps à rire et à chanter avec des camarades, qui remplaçaient d’autres bourgeois.
Moi, je travaillais avec un nouveau courage, maintenant, au moins, les neuf gros écus de Robin allaient être payés ; nous allions être débarrassés du gueux pour toujours. Je ne faisais que me réjouir en tapant sur l’enclume, et maître Jean, Valentin, tous ceux de la maison comprenaient ma joie.
Un matin que les marteaux galopaient et que les étincelles volaient à droite et à gauche, voilà que tout à coup sur la porte se dresse un gaillard de six pieds, un brigadier de Royal-Allemand, – le grand bonnet à poil sur l’oreille, l’habit bleu boutonné sur la veste en drap chamois, la culotte de peau jaune, les grandes bottes montant jusqu’aux genoux, le sabre à la ceinture, – et qu’il se met à crier :
– Hé ! bonjour, cousin Jean, bonjour !
Il était fier comme un colonel. Maître Jean regarda, d’abord étonné, mais ensuite il répondit :
– Ah ! c’est toi, mauvais gueux !… Tu n’es pas encore pendu ?
L’autre, alors, se mit à rire en criant :
– Vous êtes toujours le même, cousin Jean, toujours farceur ! Vous ne payez pas une bouteille de Rikewir ?
– Quand je travaille, ce n’est pas pour arroser le gosier d’un gaillard de ton espèce, dit maître Jean en lui tournant le dos. Allons, à l’ouvrage, garçons !
Et comme nous recommencions à forger, le brigadier s’en allait en riant et traînant le sabre.
C’était bien le cousin de maître Jean, son cousin Jérôme des Quatre-Vents, mais il avait fait tant de mauvais tours au pays avant de s’engager, que la famille ne le regardait plus.
Ce gueux avait un congé de semestre, et si je vous raconte cela, c’est que le lendemain, en allant acheter notre sel, j’entends crier au coin de la halle :
– Michel ! Michel !
Je me retourne et je vois Nicolas avec ce grand pendard, devant la taverne de l’Ours, à l’entrée de la ruelle du Cœur-Rouge. Nicolas me prend par le bras et me dit :
– Tu vas boire un coup.
– Allons plutôt chez Josse, lui dis-je.
– J’ai bien assez de choucroute !… fit-il. Arrive !…
Et comme je lui parlais d’argent, l’autre se mit à crier :
– Ne parlons pas de ça !… J’aime les pays, moi, ça me regarde.
Il fallut entrer et boire.
La vieille Ursule apportait tout ce qu’on voulait : du vin, de l’eau-de-vie, du fromage. Mais je n’avais pas de temps à perdre, et cette espèce de trou plein de soldats et de miliciens, qui fumaient, criaient et chantaient ensemble, ne me plaisait pas. Un autre Baraquin, le petit Jean Rat, le joueur de clarinette, se trouvait avec nous ; il buvait aussi sur le compte du Royal-Allemand. Deux ou trois vieux soldats, des vétérans, la tignasse serrée sur la nuque, le grand chapeau de travers, le nez, les joues et toute la figure couverte de plaques rouges qui tombaient en poussière, se tenaient autour de la table, les coudes écartés, et le bout de pipe noire entre leurs chicots. C’était tout ce qu’on pouvait voir de plus sale, de plus râpé, de plus ivrogne. Ils tutoyaient Nicolas, qui les tutoyait aussi. Deux ou trois fois, je les vis cligner des yeux avec le Royal-Allemand, et quand Nicolas disait quelque chose, tous riaient et criaient :
– Ha ! ha ! ha !… C’est ça !… Ha ! ha ! ha !
Je ne savais pas ce que cela signifiait, j’étais bien étonné, d’autant plus que l’autre payait toujours.
Dehors, on battait le rappel à la caserne d’infanterie, les soldats du régiment suisse de Schœnau passaient en courant ; ils remplaçaient depuis quelques jours le régiment de Brie. Tous ces Suisses étaient en rouge, comme les soldats français en blanc, mais les vieux, qu’on appelait vétérans soldés, n’étaient d’aucun régiment ; ils ne bougeaient pas de la taverne.
Le Royal-Allemand me demanda quel âge j’avais. Je lui répondis : Quatorze ans. Alors il ne me dit plus rien.
Nicolas s’était mis à chanter, moi, voyant qu’il entrait toujours plus de monde et qu’on étouffait, je pris mon sac sous le banc, et je me dépêchai de retourner aux Baraques.
Cela se passait la veille du jour où l’on devait signer les papiers à la mairie. Mais cette nuit-là, Nicolas ne vint pas coucher à la maison. Le père était bien inquiet, surtout quand je lui racontai le soir ce que j’avais vu. La mère disait :
– Hé ! ce n’est rien, il faut bien que les garçons s’amusent. Nicolas ne pourra pourtant plus revenir tous les jours maintenant ; autant qu’il profite encore d’un bon moment, et qu’il s’en donne, puisque les autres payent.
Mais le père était pensif. Les frères et sœurs dormaient depuis longtemps. La mère grimpa l’échelle et nous laissa seuls près de l’âtre. Le père ne parlait pas, il songeait. Enfin, bien tard, il dit :
– Couchons-nous, Michel ; tâchons de dormir. Demain, de grand matin, j’irai voir. Il faut bien vite finir cette affaire, il faut signer, puisque nous l’avons promis.
Il montait l’échelle, et moi je me déshabillais, quand nous entendîmes quelqu’un arriver du côté de notre baraque, par la petite ruelle des jardins. Le père alors redescendit, et dit :
– Voici Nicolas !
Il ouvrit, mais au lieu de mon frère, nous vîmes entrer le petit Jean Rat, tout pâle, qui nous dit :
– Écoutez, il ne faut pas vous effrayer, mais un malheur vient d’arriver pour vous.
– Qu’est-ce que c’est ? dit le père tout tremblant.
– Votre Nicolas est au violon de la ville, il a presque tué le grand Jérôme du Royal-Allemand avec une cruche. Je lui disais bien : Prends garde ! fais comme moi, depuis trois ans je bois sur le compte des racoleurs ; ils veulent tous me piper, mais je ne signe pas ; je les laisse payer, je ne signe jamais !
– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! cria le père, faut-il donc que tous les malheurs tombent sur nous !
Moi, je ne me tenais plus, j’étais assis au coin de l’âtre, la mère se levait, tout le monde se réveillait.
– Il a signé quoi ? demanda le père. Dis-nous quoi ? Mais il ne pouvait plus signer, puisque nous avions promis aux Josse, il ne pouvait plus !
– Enfin, que voulez-vous ? dit Jean Rat, ce n’est pas sa faute, ni la mienne : nous avions trop bu ! Les racoleurs lui disaient de signer ; moi, je lui clignais des yeux que non, mais il ne voyait plus clair, il ne comprenait plus rien. Finalement, il faut que je sorte une minute, et quand je rentre, il avait signé ; le Royal-Allemand mettait déjà le papier dans sa poche en riant. Alors je tire votre Nicolas dehors, dans la cuisine et je lui dis : « Tu as signé ? – Oui. – Mais tu n’auras pas douze louis, tu n’auras que cent livres ; tu t’es laissé piper ! » Aussitôt il rentre comme un furieux, et dit aux autres qu’on doit déchirer le papier. Le Royal-Allemand lui rit au nez. Que voulez-vous que je vous dise, moi ? Votre Nicolas a tout bousculé de fond en comble ; il tenait le Royal-Allemand et un vétéran à la cravate. Tout tremblait dans la baraque, tout tombait à terre. La vieille criait : « À la garde ! » Moi, j’étais derrière la table contre le mur, je ne pouvais rien faire, je ne pouvais pas me sauver. Le Jérôme avait tiré son sabre ; alors Nicolas a pris une cruche, et lui a donné sur la tête un coup tellement fort, que la cruche s’est cassée en mille morceaux, et que ce gueux de Royal-Allemand s’est allongé tout du long, à côté du fourneau renversé, des bouteilles, des gobelets et des cruches qui vous roulaient sous les pieds. La garde arrivait justement à la porte, et je n’ai eu que le temps de filer par l’écurie, derrière, sur la rue de la Synagogue. En tournant le coin, j’ai vu Nicolas au milieu de la garde, près de la voûte. La rue de la Halle était pleine de monde, on ne pouvait plus approcher. Les gens disaient que le Royal-Allemand était mort aux trois quarts ! Mais il ne devait pas tirer son sabre ; Nicolas ne pouvait pas non plus se laisser tuer. C’est le Jérôme qui est cause de tout ; je lèverai la main si l’on m’appelle, il est cause de tout !
Pendant que Jean Rat nous racontait ce malheur, nous étions tous là comme accablés ; nous ne disions rien, nous ne pouvions rien dire ; seulement la mère levait les deux mains, et d’un seul coup tout le monde se mit à fondre en larmes. C’est ce que je me rappelle de plus triste, non seulement nous étions ruinés, mais encore Nicolas était en prison.
Si les portes de la ville n’avaient pas été fermées, le père serait parti de suite ; mais il fallut attendre jusqu’au matin dans la désolation.
Les voisins, déjà couchés, s’étaient levés l’un après l’autre à nos cris ; à mesure qu’ils arrivaient, Jean Rat leur racontait les mêmes choses ; et nous tous, assis sur notre vieille caisse de fougère, les mains entre les genoux, nous pleurions. – Ah ! les riches ne connaissent pas le malheur ! non, tout fond sur les pauvres, tout est contre eux.
La mère, dans les premiers moments, s’était mise à crier contre Nicolas ; et puis à la fin elle le plaignait, elle pleurait.
Au petit jour, le père prit son bâton et voulut partir seul ; mais je lui dis d’attendre, que maître Jean allait se lever ; qu’il nous donnerait un bon conseil, et que peut-être il viendrait avec nous arranger l’affaire. Nous attendîmes donc, et sur les cinq heures, comme la forge s’allumait, nous descendîmes à l’auberge.
Maître Jean était déjà debout, en bras de chemise, dans la grande salle. Il fut bien étonné de nous voir, et quand je lui racontai le malheur, en le priant de nous aider, d’abord sa colère fut grande.
– Que voulez-vous qu’on fasse à cela ? disait-il. Votre Nicolas est un riboteur, et l’autre, mon grand filou de cousin, est encore pire ! Qu’est-ce qu’on peut arranger ? Il faut que tout aille son train, que le prévôt s’en mêle. Dans tous les cas, ce qui pourrait encore arriver de mieux, ce serait de voir déjà votre mauvais sujet en route pour son régiment, puisqu’il s’est laissé bêtement racoler.
Il avait bien raison. Mais comme le père pleurait à chaudes larmes, il mit tout à coup son grand habit des dimanches et prit son bâton, en lui disant :
– Allons, tu es un si brave homme, qu’il faut pourtant voir à t’aider, si c’est possible. Mais je n’ai pas beaucoup d’espoir.
Il dit à sa femme que nous serions de retour vers neuf heures, et donna quelques ordres à Valentin, devant la forge. Alors nous partîmes, la tête penchée. De temps en temps, maître Jean criait :
– Que faire ? Il a mis sa croix devant témoins ; c’est un homme de six pieds, solide comme du buis, est-ce qu’on relâche des imbéciles pareils, quand ils se laissent prendre ? Voilà justement les meilleurs soldats : moins ils ont de cervelle, plus ils sont hardis. Et l’autre, le grand pendard, est-ce qu’il aurait eu son congé de semestre, si ce n’était pas pour racoler les garçons de notre pays ? Est-ce qu’on ne le mettrait pas dedans, s’il n’en amenait pas au moins un ou deux au Royal-Allemand ? Je ne vois pas ce qu’on peut faire.
Plus il parlait, plus nous étions tristes. Pourtant, une fois en ville, maître Jean reprit courage et dit :
– Allons d’abord à l’hôpital. Je connais le vieux contrôleur Jacques Pelletier, nous aurons la permission de voir mon cousin, et s’il veut nous rendre l’engagement, tout sera gagné. Laissez-moi faire.
Nous longions déjà les remparts, et nous arrivions devant le vieil hôpital, entre le bastion de la porte de France et celui de la Poudrière. Maître Jean tira la clochette de la porte où se promène une sentinelle jour et nuit. Un infirmier vint ouvrir, et le parrain entra, en nous disant d’attendre.
La sentinelle allait et venait. Mon père et moi, contre le mur du jardin, nous regardions les vieilles fenêtres avec une tristesse qu’on ne peut se figurer.
Au bout d’un quart d’heure, maître Jean revint sur la porte, et nous fit signe de venir. La sentinelle nous laissa passer, et nous entrâmes dans le grand corridor, ensuite dans les escaliers, qui montent jusque sous le toit. Un infirmier montait devant nous. Il ouvrit en haut une chambre à part, où se trouvait Jérôme dans un petit lit, la tête tellement emmaillotée, que si l’on n’avait pas vu son nez et ses moustaches, on aurait eu de la peine à le reconnaître.
Il s’était levé sur le coude, et regardait sous son bonnet de coton, en renversant la tête.
– Hé ! bonjour, Jérôme ! lui dit maître Jean ; ce matin, j’ai appris ton accident, et ça m’a fait beaucoup de peine.
Jérôme ne répondait pas ; il n’avait pas l’air aussi fier, aussi gai que deux jours avant.
– Oui, c’est bien malheureux, dit le parrain ; tu risquais d’avoir la tête fendue. Mais heureusement, ce ne sera rien ; le major m’a dit que ce ne sera rien. Seulement il ne faudra pas boire de vin ni d’eau-de-vie pendant une quinzaine, et tout se remettra dans l’ordre.
Jérôme ne répondait toujours pas. À la fin, il dit en nous regardant :
– Vous avez quelque chose à me demander… qu’est-ce que c’est ?
– Voilà, cousin. Je vois avec plaisir que tu n’es pas aussi malade qu’on disait, répondit maître Jean. Ces pauvres malheureux viennent des Baraques ; c’est le père et le frère de Nicolas…
– Ah ! ah ! cria le gueux en se recouchant, je comprends : ils viennent me demander l’engagement de l’autre ! mais je me laisserais plutôt couper le cou. Ah ! bandit !… ah ! tu tapes !… tu veux étrangler les gens !… Ah ! canaille !… Pourvu que je t’aie dans ma compagnie, je t’en ferai voir de dures !
Il grinçait les dents, et se retourna, le drap sur l’épaule, pour ne pas nous voir.
– Écoute donc un peu, Jérôme, dit maître Jean.
– Allez au diable ! cria le gueux.
Alors maître Jean se fâcha et dit :
– Tu ne veux pas rendre l’engagement ?
– Allez vous faire pendre ! criait ce vaurien.
L’infirmier lui-même nous disait de partir, que la colère pourrait l’étouffer. Mais avant de sortir, maître Jean lui cria :
– Je te croyais bien mauvais, cousin ; je te regardais comme le dernier des derniers, depuis que tu as vendu la voiture et les bœufs de ton père, avant de t’engager ; mais à cette heure, je voudrais te voir debout, en bon état, pour t’allonger une paire de soufflets sur les oreilles, car tu n’en vaux pas davantage !
Il en aurait encore dit plus, mais l’infirmier l’entraîna et referma la porte. Nous descendîmes tout désolés ; il ne nous restait plus d’espérance.
Une fois en bas, devant l’hôpital, maître Jean nous dit :
– Eh bien ! vous voyez, c’est de la peine et du temps perdus. Votre Nicolas restera sans doute au violon jusqu’au moment de partir. Il payera tous les frais et les pots cassés sur sa prime, vous n’aurez rien.
Et tout à coup, malgré notre tristesse, il se mit à rire en s’essuyant les yeux, et dit :
– C’est égal, il a joliment arrangé le cousin ; quelle poigne ! Il l’a marqué comme avec le gros timbre sec du syndic des drapiers.
Il riait tellement, qu’à la fin nous riions avec lui. Le père disait :
– Oui, c’est un solide gaillard, notre Nicolas ! Celui-ci est peut-être plus gros, il a de plus gros os ; mais Nicolas a des nerfs !
Nous riions bien, mais ensuite notre tristesse devint encore plus grande, lorsque maître Jean sortit de la ville.
Ce même jour, nous allâmes voir Nicolas au violon. Il était sur une botte de paille ; et comme le père pleurait, il lui dit :
– Que voulez-vous, c’est un malheur ! Vous n’aurez rien, je le sais bien ; mais quand on ne peut rien changer, il faut crier : « À la grâce de Dieu ! »
Nous voyions que cela lui faisait beaucoup de peine. Au moment de partir, nous nous embrassâmes ; il était pâle et demandait à voir les frères et sœurs, mais la mère ne voulut pas.
Trois jours après, Nicolas partit pour son régiment de Royal-Allemand. Il était assis sur une voiture, avec cinq ou six autres camarades, qui venaient aussi de se battre, en ribotant et dépensant l’argent de leur prime. Des dragons de la maréchaussée à cheval marchaient sur les côtés. Je courais derrière en criant :
– Adieu, Nicolas, adieu !
Lui levait son chapeau ; il avait les larmes aux yeux de quitter le pays, et de ne voir ni la mère, ni le père, ni personne autre que moi. Voilà le monde ! Le père travaillait comme tous les jours, pour vivre, et la mère lui tenait rancune. Plus tard, elle disait bien :
– Notre pauvre Nicolas ! j’aurais dû lui pardonner tout de suite ; c’était un si bon garçon !
Oui, sans doute, mais cela ne servait à rien ; il était au régiment de Royal-Allemand, en garnison à Valenciennes, dans les Flandres, et longtemps nous devions rester sans avoir de ses nouvelles.
La bêtise de Nicolas nous aurait tous mis dans le malheur pour des années, si maître Jean n’avait pas eu pitié de nous ; mais le soir où mon frère venait de partir, ce brave homme voyant que je me désolais dans mon coin derrière le fourneau, me dit :
– Ne te chagrine pas, Michel. Je sais que l’usurier Robin vous tient dans ses griffes ; tes parents ne pourraient jamais le payer, ils sont trop pauvres, mais c’est toi qui le payeras. Quoique ton apprentissage ne soit pas fini, tu recevras dès maintenant cinq livres par mois. Tu travailles bien, je suis content de ta conduite.
Il parlait avec force. Dame Catherine et Nicole avaient des larmes plein les yeux ; et comme je répondais au bout d’un instant :
– Oh ! maître Jean, vous faites pour nous plus qu’un père !
Chauvel, qui venait d’entrer avec Marguerite, s’écria :
– Oui, c’est beau ! Je vous aimais déjà, maître Jean, mais à cette heure je vous estime.
Il lui serra la main ; et me touchant l’épaule :
– Michel, me dit-il, ton père m’a chargé de trouver une place pour votre Lisbeth. Eh bien, on l’attend à la brasserie de l’Arbre-Vert, chez Toussaint, à Wasselonne. Elle aura le logement, la nourriture, sa paire de souliers et deux gros écus par an. Plus tard, si la fille remplit bien son service, on verra. C’est tout ce qu’il faut pour commencer.
On peut se figurer la joie de mes parents, lorsqu’ils apprirent ces bonnes nouvelles. Lisbeth ne se tenait plus de contentement ; elle aurait voulu partir à la minute, mais il fallut faire une petite quête au village, car elle n’avait rien que ses guenilles de tous les jours. Chauvel lui donna des sabots, Nicole une jupe, dame Catherine deux chemises presque neuves, la fille Létumier un casaquin, et les père et mère de bons conseils avec leur bénédiction.
Alors elle nous embrassa bien vite et prit le sentier de Saverne, qui monte à travers les jardins, en allongeant ses longues jambes, son petit paquet sous le bras, toute fière et glorieuse. Nous la regardions de notre porte, mais elle ne tourna pas la tête ; une fois au haut de la colline, elle était envolée pour toujours.
Les vieux pleuraient.
C’est l’histoire des pauvres gens ; ils élèvent des petits, et, quand les plumes sont venues, tous partent l’un après l’autre chercher leur nourriture. Les pauvres vieux restent seuls, à rêver.
Mais au moins depuis ce moment notre dette commença à s’éteindre. À la fin de chaque mois, lorsque je recevais mes cinq livres, nous allions ensemble, mon père et moi, chez M. Robin, à Mittelbronn. Nous entrions dans ce nid à rats, plein d’or et d’argent ; et le vieux gueux était là avec son gros chien-loup dans sa chambre basse, derrière ses petites fenêtres solidement grillées, le bonnet en peau de loutre crasseux sur le front, les coudes au milieu de ses registres, en train de régler ses comptes.
– Hé ! faisait-il aussitôt, c’est encore vous ! Mon Dieu ! qui est-ce qui vous presse ? Je ne vous demande pas un denier ; au contraire, voulez-vous plus ? Voulez-vous encore dix livres, quinze livres ? Vous n’avez qu’à parler.
– Non, non, monsieur Robin, lui disais-je. Voici pour l’intérêt du billet, et voici quatre livres dix sous à diminuer sur la dette. Marquez quatre livres dix sous de moins au dos de votre billet, marquez !
Alors, voyant que j’avais du bon sens et que nous étions las d’être plumés, il écrivait en nasillant :
– Hé ! hé ! hé ! rendez donc service ! rendez donc service !
Et moi, penché derrière son fauteuil, je regardais s’il écrivait bien : « Pour les intérêts tant ! Pour le principal, tant ! » Ah ! j’ouvrais l’œil ; j’avais vu ce qu’il en coûte d’être sous les griffes d’un renard pareil ! En sortant, le père, qui restait toujours sur la porte, n’ayant rien à voir puisqu’il ne savait pas lire, le pauvre père me disait :
– Michel, tu nous sauves… Tu fais la force de notre famille !…
Et quand nous rentrions dans la baraque, il s’écriait en se retournant vers les frères et sœurs :
– Voici notre maître à tous !… celui qui nous retire de la misère. Il sait quelque chose, lui ; nous ne savons rien ! C’est lui qu’il faudra toujours écouter. Sans lui, nous ne serions que des êtres abandonnés du ciel.
C’était malheureusement trop vrai. Que peuvent faire des malheureux qui ne savent pas même lire ? Que peuvent-ils faire, entre les dents d’un Robin ? Ils sont bien forcés de se laisser dévorer tout vivants.
Il nous fallut plus d’une année pour payer les neuf gros écus et ravoir le billet. À la fin, M. Robin disait que nous lui donnions trop d’écritures, et qu’il ne voulait plus recevoir d’aussi petites sommes. Je lui répondis que c’était très bien, que nous allions consigner l’argent chez M. le prévôt, et il s’adoucit.
Finalement, quand je rapportai le billet, la mère en sautait de joie ; elle aurait voulu pouvoir le lire, et criait :
– C’est fini !… C’est bien fini !… Tu es sûr que c’est fini, Michel ?
– Oui, j’en suis sûr.
– Nous n’aurons plus de corvées pour Robin ?
– Non, ma mère.
– Lis voir un peu.
Tous autour de moi se penchaient, la bouche ouverte, en écoutant, et quand à la fin je lus : « Payé ! » ils se mirent à danser ; on aurait cru des sauvages qui se réjouissent. La mère criait :
– La chèvre ne nous broutera plus l’herbe sur le dos ! Ah ! ce n’est pas malheureux !… Nous en a-t-elle fait faire, des corvées !…
Et quelque temps après, M. Robin s’étant arrêté devant la baraque, pour demander si nous avions besoin d’argent, elle prit la fourche et courut sur lui comme une furieuse, en criant :
– Ah ! tu viens nous rapporter des corvées à faire ; attends !…
Elle l’aurait exterminé, s’il ne s’était mis à courir, malgré son gros ventre, jusqu’au bout du village. C’est terrible ! Mais faut-il s’étonner que d’honnêtes gens, lorsqu’on les pousse à bout, en viennent à de pareilles extrémités ? Les usuriers finissent toujours mal ; ils devraient se rappeler que le peuple est quelquefois bien bas, mais qu’il se relève vite, et qu’alors leur tour arrive aussi de régler un vilain compte. J’ai vu cela cinq ou six fois dans ma vie : le pays n’avait plus assez de gendarmes pour défendre ces voleurs. Qu’ils y pensent !… C’est un bon conseil que je leur donne. J’écris une histoire d’abord pour les paysans, mais elle peut aussi servir aux autres. Le laboureur, le voiturier, le meunier, le boulanger, celui qui fait le pain et celui qui le mange, tous profitent du bon grain ; et celui qui le sème est content de savoir que tout le monde y trouve son compte.
Pendant que ces choses se passaient, le reste allait son train ordinaire ; les foires, les marchés se suivaient, les impôts se payaient, les gens criaient, les capucins faisaient leurs quêtes, les soldats allaient à l’exercice, et l’on avait même rétabli pour eux les coups de plat de sabre. Tous les vendredis, j’allais en ville acheter notre sel, et je voyais cette abomination : de vieux soldats battus par de misérables cadets ! Il s’est passé du temps depuis, eh bien, j’en frémis encore !
Ce qui nous indignait aussi, c’est que les régiments étrangers à notre solde, – les Suisses de Schœnau et tous les autres, – étaient commandés en allemand. N’était-ce pas contraire au bon sens, lorsqu’on devait se battre ensemble contre les mêmes ennemis, d’avoir deux espèces de commandements ? Je me souviens qu’un ancien soldat de notre village, Martin Gros, se plaignait de cette bêtise, et disait qu’elle nous avait fait un grand tort pendant la guerre de Prusse. Mais nos anciens rois et nos seigneurs n’aimaient pas à voir le peuple et les soldats trop bien ensemble ; il leur fallait des Suisses, des Chamborans, des régiments de Saxe, de Royal-Allemand, etc., pour garder les Français. Ils ne se fiaient pas à nous, et nous traitaient comme des prisonniers qu’on entoure de gens sûrs.
Enfin, nous verrons plus tard ce que ces étrangers ont fait contre la France, qui les nourrissait ; nous verrons leurs régiments passer en masse à l’ennemi !
Maintenant je continue.
Le soir nous lisions les gazettes, tantôt seuls, tantôt avec Chauvel. Maître Jean ne s’était pas trompé sur le compte des seigneurs, des princes et des évêques ; depuis que M. Necker avait été renvoyé, ces gens ne s’inquiétaient plus du déficit. Les gazettes ne parlaient plus que de chasses, de festins, de réjouissances, de pensions, de gratifications, et cætera, et cætera. Notre belle reine, Marie-Antoinette, M. le comte d’Artois, MM. les grands écuyers, les grands veneurs, les maîtres de la garde-robe, les premiers gentilshommes de la chambre, les panetiers, les échansons, les écuyers tranchants, enfin tout ce tas de domestiques nobles, qui vivaient à bouche que veux-tu, ne se moquaient pas mal de la banqueroute. Ils avaient trouvé tout de suite des ministres à leur idée pour continuer la noce, des Joly de Fleury et d’autres, qui ne rendaient pas de comptes.
Maître Jean, lorsqu’il lisait ces fêtes et ces galas, ne s’indignait plus, mais ses grosses joues tombaient ; il toussait dans sa main et disait :
– Qu’est-ce que la chambre du roi, la chapelle-musique, la chapelle-oratoire, le garde-meuble, la grande écurie, la petite écurie, la vénerie, la louveterie, la cassette ; la capitainerie des chasses de Fontainebleau, de Vincennes, de Royal-Monceau, de la gruerie du parc de Boulogne, de la Muette et dépendances ; et les bailliages et les capitaineries royales des chasses de la vénerie du Louvre et fauconnerie de France ? Qu’est-ce que tout ça ? Qu’est-ce que ça nous fait à nous ?
Chauvel, alors, répondait en souriant :
– Ça fait rouler le commerce, maître Jean.
– Le commerce ?
– Sans doute !… Le vrai commerce, c’est quand l’argent s’en va, et qu’il ne revient plus chez les paysans !… C’est le luxe qui fait rouler le commerce, nos ministres l’ont dit cent et cent fois, il faut bien les croire ! – Nous autres, ici, nous travaillons et nous payons toujours ; mais, là-bas, les nobles gens s’amusent et dépensent !… Ils ont des dentelles, des broderies et des diamants. Les douze valets de chambre ordinaires et ceux des antichambres, les tapissiers, les coiffeurs et les coiffeuses, les baigneurs étuvistes, les lavandières de linge de corps, les femmes d’atours et les écuyers cavalcadours, tout ça fait rouler les affaires !… tout ça ne vit pas de lentilles et de haricots ; tout ça ne porte pas le sarrau de toile grise, comme nous autres.
– Non, non ! je vous crois, Chauvel, répondait le parrain indigné ; ni les hâteurs de rôtis, que je vois là, non plus ! ni les inspecteurs du département de la bouche, ni les dentistes. Oh ! misère, misère, faut-il que tant de millions d’hommes travaillent pour entretenir cette espèce ! il vaut mieux lire autre chose. Dieu du ciel, est-ce possible ?
Mais en tournant la page il trouvait encore pis : des bâtisses, des invitations de toute sorte, des présentations, des promenades avec les chapeaux à galons d’or, les robes en soie ; enfin les cérémonies où nous autres malheureux paysans, nous avions de la peine à nous représenter la masse d’argent que cela devait coûter.
Chauvel criait d’un air d’étonnement :
– Mais qu’est-ce que M. Necker nous disait donc ? Jamais nous n’avons eu plus d’argent ; nous ne savons plus qu’en faire, il nous embarrasse !
En même temps, il nous regardait avec ses petits yeux remplis de malice, et la colère nous entrait dans l’âme ; car, sans être trop regardant, on peut bien dire que dans un temps où les trois quarts et demi de la France souffraient le froid et la faim, de pareilles dépenses, pour exalter la vanité de quelques mauvais drôles, étaient une chose épouvantable !
Chauvel, avant de sortir, disait toujours :
– Allons, allons, ça va bien ! Les impôts, les dépenses et le déficit, tout augmente d’année en année. Nous prospérons : – plus on s’endette, plus on s’enrichit ! c’est clair.
– Oui, oui, faisait maître Jean en le reconduisant, c’est très clair.
Il refermait la porte et je retournais chez nous.
Plus nous lisions ces gazettes, plus notre cœur devenait gros ; nous voyions bien que ces nobles nous prenaient pour des bêtes ; mais que faire ? La milice, la maréchaussée et les troupes tenaient avec eux ! On s’écriait en soi-même :
« Sont-ils heureux, ces seigneurs, d’être au monde ; et nous, sommes-nous misérables ! »
L’exemple de la reine, du comte d’Artois et des autres qui se gobergeaient à la cour, s’étendait jusqu’aux petites villes : c’étaient fêtes sur fêtes, grandes revues, défilés, galas, etc. Les prévôts, les colonels, les majors, les capitaines, les lieutenants et les cadets ne faisaient que se pavaner, rosser leurs soldats, et même les paysans qui retournaient le soir à leurs villages. Demandez au vieux Laurent Duchemin, il vous dira quelle vie les jeunes officiers du régiment de Castella menaient au Panier-Fleuri ; comme ils buvaient du vin de Champagne, et faisaient entrer les femmes et les filles, soi-disant pour danser ; et quand les pères ou les maris ne voulaient pas, comme on vous les reconduisait à coups de canne jusqu’aux Quatre-Vents.
On doit aussi comprendre notre tristesse à nous autres ouvriers et paysans, d’entendre leur musique et de voir les filles des bourgeois, des échevins, des syndics, des commissaires-jurés, des vérificateurs de gibier, des gourmets, des commissaires à la vente et revente, enfin de tout ce qu’on connaissait de plus distingué, – de voir leurs demoiselles aller au bras de cette jeunesse et se promener avec eux au Tivoli ; oui, cela vous retournait le cœur. Elles pensaient peut-être s’anoblir !
On n’avait plus d’espoir que dans le déficit. Tous les hommes de bon sens voyaient qu’il devait grossir, surtout depuis que la reine et M. le comte d’Artois avaient fait nommer M. de Calonne contrôleur général des finances. Celui-là peut encore se vanter de nous avoir fait du mauvais sang pendant quatre ans, avec ses emprunts, avec ses virements, comme il disait, avec ses prorogations de vingtièmes, avec ses sous additionnels et ses autres filouteries ! On a vu bien des mauvais ministres depuis ce Calonne, mais aucun de pire, car ses inventions et ses mensonges pour tromper les gens ont passé de l’un à l’autre, et même les plus bêtes ont pu s’en servir et paraître malins ! Il avait l’air de tout voir en beau, comme les fripons qui ne pensent jamais à payer leurs dettes, mais seulement à les augmenter ; leur air de confiance en donne aux autres, et c’est tout ce qu’ils veulent.
Mais Calonne ne nous trompait pas tout de même. Maître Jean ne pouvait plus ouvrir une gazette sans se fâcher, il disait :
– Ce gueux finira par me faire attraper un coup de sang : il ment toujours ! Il jette notre argent par les fenêtres, il décoiffe saint Pierre pour coiffer saint Paul ; il emprunte à droite et à gauche ; et quand il faudra payer à la fin, il se sauvera en Angleterre, et nous laissera dans la nasse. Je vous le prédis, ça ne peut pas tourner autrement.
Tout le monde voyait ces choses, excepté le roi, la reine, les princes, dont Calonne avait payé les dettes, et les courtisans, sur qui pleuvaient les pensions et les gratifications de toute sorte.
Le clergé n’était pas aussi bête, il commençait à voir que tous ces beaux tours de Calonne finiraient mal. Chaque fois que Chauvel revenait de ses tournées, sa figure était comme éclairée, ses yeux brillaient ; il souriait et disait en s’asseyant avec Marguerite, derrière le poêle :
– Maître Jean, tout va maintenant de mieux en mieux ; nos pauvres curés de paroisse ne veulent plus lire que le Vicaire savoyard, de Jean-Jacques ; les chanoines, les bénéficiaires de toute sorte lisent Voltaire, ils commencent à prêcher l’amour du prochain, et se désolent de la misère du peuple ; ils font des quêtes pour les pauvres. Dans toute l’Alsace et la Lorraine, on n’entend parler que de bonnes œuvres : à tel couvent, monsieur le supérieur fait dessécher les étangs, pour donner de l’ouvrage aux paysans ; à tel autre, on fait remise de la petite dîme cette année ; à tel autre on distribue des soupes. Il vaut mieux tard que jamais ! Toutes les bonnes idées leur viennent à la fois. Ces gens-là sont fins, très fins ; ils voient que le bateau coule tout doucement ; ils veulent avoir des amis qui leur tendent la perche.
Ses petits yeux clignotaient.
Nous n’osions presque pas croire ce qu’il disait, cela nous paraissait trop fort ; mais durant les années 1784, 1785 et 1786, Chauvel devenait toujours plus gai, plus riant : c’était comme un de ces oiseaux qui montent très haut à cause de leur bonne vue, et qui voient les choses de très loin et très clairement, par-dessus les nuages.
La petite Marguerite devenait aussi très gentille ; elle riait souvent en passant devant la forge, et se penchait dans la porte, son panier de livres sur l’épaule, en nous criant de sa petite voix claire et gaie :
– Bonjour, maître Jean ! Bonjour, monsieur Valentin ! bonjour, Michel !
Et chaque fois je sortais, ayant un grand plaisir à rire avec elle. Elle était toute brune, toute hâlée, le bas de sa petite jupe de toile bleue et ses petites bottines à grosses courroies tout couverts de boue ; mais elle avait les yeux si vifs, de si jolies dents, de si beaux cheveux noirs, l’air si gai et si courageux, que, sans savoir pourquoi, j’étais très content après l’avoir vue ; et même je la regardais monter jusqu’à l’allée de leur maison, en pensant : « Si je pouvais seulement porter son panier et vendre des livres avec eux, ça me plairait bien. »
Mais je n’allais pas plus loin ; et quand maître Jean me criait :
– Hé ! Michel, qu’est-ce que tu fais donc là-bas ? En route !
Aussitôt, je courais en répondant :
– Voilà, maître Jean ; nous y sommes.
J’étais devenu compagnon forgeron ; je gagnais mes dix livres par mois, la mère était bien soulagée. Lisbeth, à Wasselonne, n’envoyait rien, que de temps en temps des compliments ; les servantes de brasserie ont besoin de beaux habits, et puis elle était glorieuse, enfin elle n’envoyait rien. Mais mon frère Claude, hardier au couvent des Tiercelins, recevait quatre livres par mois et il en envoyait trois aux parents. Étienne et Mathurine tressaient de petits paniers, des cages, et les vendaient en ville. Je les aimais bien, et eux m’aimaient bien aussi, Étienne surtout ! Il venait à ma rencontre tous les soirs, en se balançant et riant de plaisir ; il me prenait par la main et me disait :
– Viens voir, Michel, mon ouvrage d’aujourd’hui.
C’était quelquefois très bien fait. Le père disait toujours pour l’encourager :
– Je ne serais pas capable d’en faire autant. Jamais je n’ai si bien tressé.
L’idée d’envoyer Étienne chez M. le curé Christophe m’était venue plus d’une fois, malheureusement il ne pouvait pas faire ce chemin matin et soir, c’était trop loin. Mais comme il avait envie d’apprendre, je lui donnais des leçons en rentrant de la forge, et c’est ainsi qu’il apprit à lire et à écrire.
Enfin, personne ne mendiait plus à la maison, nous vivions tous de notre travail, les parents respiraient un peu.
Tous les dimanches après vêpres, je forçais mon père de s’asseoir à l’auberge des Trois-Pigeons et de prendre sa chopine de vin blanc ; cela lui faisait du bien. La mère, qui n’avait jamais souhaité qu’une bonne chèvre, pouvait alors la conduire brouter l’herbe le long des chemins ; j’en avais acheté une pour elle du vieux juif Schmoûle, une chèvre superbe dont le pis traînait jusqu’à terre. Le plus grand bonheur de la mère était de la soigner, de la traire et de faire du fromage ; elle aimait cette chèvre comme les yeux de sa tête. Les pauvres vieux ne demandaient donc rien de plus, et moi-même j’étais très heureux.
Après le travail, les dimanches et jours de fête j’avais le temps de lire. Maître Jean me prêtait de bons livres, et je passais des après-midi tout entières à les étudier, au lieu d’aller jouer aux quilles avec les camarades.
Nous étions alors en 1785, et c’est le temps d’un grand scandale pour toute la France, le temps où ce malheureux cardinal de Rohan, que M. le curé Christophe méprisait, voulut séduire la reine Marie-Antoinette, en lui donnant un collier de perles. C’est alors qu’on vit bien que cet homme avait perdu la tête, car il se laissa tromper par une comédienne ; la comédienne se sauva d’abord avec les perles, mais on l’arrêta plus tard, et le rifleur lui marqua la fleur de lis sur l’épaule.
Quant au cardinal, il ne fut pas marqué, parce qu’il était prince. Il eut la permission de s’en aller à Strasbourg.
Ces choses lointaines me reviennent, et je me rappelle que maître Jean disait que si par malheur pater Bénédic, ou tout autre capucin, avait essayé de séduire sa femme, il n’aurait pas manqué de lui casser la tête avec son marteau. Moi j’aurais fait comme lui ; mais notre roi était trop bon, et ce fut une grande honte pour la reine, qu’un cardinal eût seulement espéré la séduire par des présents. Tout le pays en parlait. Le respect des seigneurs, des princes et des évêques se perdait ; le mépris des honnêtes gens s’étendait sur eux de plus en plus. On se souvenait aussi du déficit ; ce n’était pas avec les mensonges de M. de Calonne et les scandales de la cour qu’on pouvait le payer.
Enfin, cela traîna jusqu’à la fin de 1786. La veille du nouvel an, Chauvel et sa fille arrivèrent tout couverts de neige. Ils revenaient de Lorraine et nous dirent en passant, qu’ils avaient appris que le roi convoquait les notables à Versailles, pour entendre les comptes de Calonne et tâcher d’éteindre la dette.
Maître Jean était dans la joie, il criait :
– Nous sommes sauvés !… Notre bon roi prend pitié de ses peuples, il veut l’égalité des impôts !
Mais Chauvel, son grand panier encore sur l’épaule, devenait tout pâle de colère en l’écoutant, et finit par lui répondre :
– Si notre bon roi convoque les notables, c’est qu’il ne peut plus faire autrement, la dette est maintenant de seize cent trente millions ! Comment pouvez-vous être assez simple pour croire que les princes du sang, les principaux de la noblesse, de la magistrature et du clergé, vont la payer de leur poche ? Non, ils essayeront de nous la mettre sur le dos ! Et cette bonne reine, ce brave comte d’Artois, après avoir mené la belle vie que vous savez, après avoir foulé le peuple, commis toutes les bêtises et les scandales du monde, ces honnêtes personnes n’ont pas même le courage de la responsabilité de leurs actions, elles convoquent des notables, pour tout signer et parapher. Mais nous ! nous, malheureux qui payons toujours et ne profitons de rien, nous ne sommes pas convoqués ; on ne demande pas notre avis : c’est de la malhonnêteté, c’est de la bassesse !
Chauvel devenait furieux en parlant. C’était la première fois que je le voyais se mettre en colère. Il levait la main et tremblait sur ses petites jambes. Marguerite, toute mouillée et ses cheveux noirs collés sur les joues par la neige fondante, se redressait près de lui comme pour le soutenir. Maître Jean voulait répondre, mais ils ne l’écoutaient pas. La mère Catherine s’était levée de son rouet tout indignée, criant que notre bon roi faisait ce qu’il pouvait, qu’on ne devait pas manquer de respect à la reine dans l’auberge, qu’elle ne le souffrirait pas ! et Valentin disait :
– Vous avez raison, dame Catherine, il faut respecter les représentants de Dieu sur la terre ! C’est bien… vous avez mille fois raison.
Il étendait ses longs bras d’un air d’admiration. Alors Chauvel et Marguerite sortirent brusquement, et ne revinrent plus chez nous. Ils détournaient la tête en passant devant la forge, ce qui nous faisait beaucoup de peine. Maître Jean disait à Valentin :
– Voilà !… Qui est-ce qui te demandait de te mêler de mes affaires ? Tu es cause que mon meilleur ami ne veut plus me voir : un homme que je respecte, et qui a plus de bon sens et d’esprit dans son petit doigt que toi dans ton grand corps. Tout se serait arrangé, j’aurais fini par comprendre qu’il avait raison.
– Et moi, répondait Valentin, je soutiens qu’il avait tort. Les notables veulent le bonheur du peuple !…
Maître Jean alors devenait tout rouge, et le regardait de travers en murmurant :
– Bourrique !… Si tu n’étais pas un si brave homme, depuis longtemps je t’aurais envoyé paître !…
Mais il disait ces choses à part, car Valentin ne se serait pas laissé insulter, même par maître Jean ; il était plein de fierté, malgré sa bêtise, et, le même jour, j’en suis sûr, il aurait fait son paquet pour s’en aller. De cette façon au lieu de perdre un ami, nous en aurions perdu deux ; il fallait être sur ses gardes.
Notre chagrin et notre ennui de ne plus revoir Chauvel grandissaient de jour en jour. Cela dura jusqu’à ce qu’un matin maître Jean, voyant le colporteur et sa fille allonger le pas devant notre forge, courut dehors en criant tout attendri :
– Chauvel !… Chauvel !… vous m’en voulez… moi je ne vous en veux pas !
Alors ils se serrèrent la main, on voyait qu’ils auraient voulu s’embrasser, et quelques jours après, Chauvel et Marguerite étant rentrés d’une de leurs tournées en Alsace, ils revinrent s’asseoir derrière le poêle ; jamais, depuis, il ne fut plus question de cela.
C’était au temps où les notables se trouvaient réunis à Versailles, et l’on commençait à reconnaître que Chauvel avait eu raison de soutenir qu’ils ne feraient rien pour le peuple ; car ces nobles s’étant mis à délibérer sur le discours de Calonne, qui déclarait lui-même « qu’on ne pourrait plus payer la dette par les moyens ordinaires, qu’il fallait abolir les fermes générales, établir des assemblées dans les provinces pour taxer chacun selon ses moyens, et mettre un impôt sur toutes les terres, sans distinction, » ils finirent par tout refuser.
Chauvel, en écoutant cela, souriait dans sa barbe.
– Ah ! la mauvaise race ! criait maître Jean.
Mais lui, disait :
– Que voulez-vous ? Ces gens-là s’aiment, ils n’ont pas assez mauvais cœur pour se taxer, ni se faire du mal. Ah ! s’ils étaient réunis pour établir un nouvel impôt sur le peuple ça ne serait pas si long, ils auraient déjà dit oui ! plutôt dix fois qu’une. Mais d’imposer ses propres terres, c’est dur, je comprends ça ! quand on se respecte soi-même, il faut se ménager.
Ce qui faisait le plus de bon sang à Chauvel, c’était le procès-verbal en tête des réunions des notables : « Après le discours du roi, monseigneur le garde des sceaux s’est approché du trône, en faisant trois profondes inclinations : la première, avant de quitter sa place, la deuxième, après avoir fait quelques pas, et la troisième, lorsqu’il a été sur le premier degré du trône. Puis, il a pris à genoux les ordres de Sa Majesté. »
– Voilà le plus beau, disait-il, avec ça, nous sommes sauvés !
Finalement le roi renvoya Calonne et nomma monseigneur de Brienne, archevêque de Toulouse, à sa place. Les notables alors acceptèrent les réformes, on n’a jamais su pourquoi. Mais aussitôt ceux du parlement de Paris, qui n’avaient jamais pris part aux dépenses de la cour, parce que c’étaient des juges, des gens graves, économes et vivant entre eux, ces juges furent indignés de voir qu’on voulait leur faire payer les folies des autres. Ils s’opposèrent donc à l’imposition des terres, déclarant qu’il fallait des états généraux pour consentir les impôts, ce qui signifiait que tout le monde, ouvriers, paysans, bourgeois et nobles, devaient voter ensemble pour donner leur argent. Le grand mot était lâché !… Ce fut un scandale encore pire que celui de la reine et du cardinal de Rohan, car le parlement déclarait par là que, depuis les premiers temps, on avait imposé le peuple sans lui demander son consentement, et que c’était un véritable vol.
Ainsi commença la révolution.
Il était clair alors que les nobles et les moines trompaient la nation en masse depuis des siècles : les premiers juges du pays le disaient ! Les autres avaient toujours vécu sur notre compte ; ils nous avaient réduits à la plus affreuse misère pour se goberger ; leur noblesse ne signifiait rien ; ils n’avaient pas plus de droits que nous, ils n’avaient pas plus de cœur et d’esprit que nous ; notre ignorance faisait leur grandeur ; ils nous avaient élevés tout exprès dans des idées contraires au bon sens, pour nous tondre sans peine.
Que chacun se figure maintenant la joie de Chauvel lorsque le parlement fit cette déclaration.
– À cette heure tout va changer, criait-il, les grandes choses vont venir ; la fin de la misère du peuple approche ; la justice commence !…
La déclaration du parlement de Paris s’étendit comme un coup de vent jusqu’au fond des provinces. On ne parlait plus que des états généraux dans les villages, sur les foires et les marchés. À peine cinq ou six paysans suivaient-ils le même chemin depuis un quart d’heure, causant de leurs affaires, que l’un ou l’autre s’écriait tout à coup :
– Et les états généraux !… quand aurons-nous nos états généraux ?
Alors chacun disait son mot sur l’abolition des barrières, des octrois, des vingtièmes, sur la noblesse et le tiers état. On se disputait, on entrait dans la première auberge pour s’entendre ; les femmes aussi s’en mêlaient. Au lieu de vivre comme des imbéciles qui payent toujours, sans savoir où passe leur argent, chacun voulait avoir des comptes et voter lui-même ses impôts. Le bon sens nous venait !
Malheureusement cette année-là fut bien mauvaise, à cause de la grande sécheresse. Depuis le milieu de juin jusqu’à la fin d’août, il ne tomba pas une goutte d’eau, de sorte que les blés, les avoines et toutes les récoltes manquèrent. L’herbe ne valait pas la fauchée. On voyait déjà venir la famine, car les pommes de terre elles-mêmes n’avaient pas donné. C’était une véritable désolation. Et puis l’hiver de 1788 arriva, le plus terrible hiver que les hommes de mon âge se rappellent.
Le bruit courait que des gueux avaient acheté tout le blé de la France pour nous affamer, et même on appelait cela le pacte de famine. Ces brigands accaparaient les grains à la récolte, ils en envoyaient par vaisseaux en Angleterre ; et quand la famine était venue, ils les faisaient rentrer et les vendaient ce qu’ils voulaient. Chauvel nous disait que cette société de bandits existait depuis longtemps, et que le roi Louis XV lui-même en avait fait partie. Nous ne voulions pas le croire, cela nous paraissait trop horrible ; mais j’ai reconnu par la suite que c’était vrai.
Le pauvre peuple de France n’a jamais tant pâti que dans cet hiver de 1788 à 1789, pas même au temps du maximum, et plus tard en 1817, à la chère année. Il arrivait partout des inspecteurs dans les granges, qui vous forçaient de battre le grain et de le charger tout de suite pour les marchés de la ville.
Si je n’avais pas eu le bonheur de gagner mes douze livres par mois, et si Claude n’avait pas envoyé tout ce qu’il pouvait, pour soutenir les pauvres vieux et les deux enfants qui restaient à leur charge, Dieu sait ce qu’ils seraient devenus. Des milliers de gens moururent de faim !… Qu’on se représente d’après cela la misère de Paris, une ville où l’on reçoit tout du dehors et qui périrait de fond en comble si l’on n’avait pas de gros bénéfices à porter les grains, les légumes et les viandes sur ses marchés !
Eh bien, malgré tout, les gens n’oubliaient pas les états généraux ; au contraire, la misère augmentait l’indignation du monde ; on pensait : « Si vous n’aviez pas dépensé notre argent, nous ne serions pas si misérables. Mais gare, gare, cela ne peut plus durer. Nous ne voulons pas plus de Brienne que de Calonne : ce sont vos ministres, à vous ; nous voulons des ministres pour le peuple, comme Necker et Turgot. »
Et pendant ce froid épouvantable, où le vin et l’eau-de-vie elle-même gelaient dans les caves, Chauvel et sa fille ne cessèrent pas un instant de courir dans le pays, avec leurs paniers. Ils avaient des peaux de mouton autour des jambes ; nous frémissions de les voir partir, avec leurs grands bâtons ferrés, à travers le givre et la glace. Ils vendaient alors des petits livres sans nombre qui venaient de Paris ; et quelquefois, en rentrant de leurs tournées, ils nous en apportaient qu’on lisait autour du grand poêle, rouge comme une braise. J’en ai même gardé de ces petits livres, et si je pouvais vous les prêter, vous seriez étonnés de l’esprit et du bon sens qu’on avait avant la Révolution. Tout le monde voyait clair, tout le monde était las des gueuseries, excepté les nobles et les soldats qu’ils avaient achetés. Un soir nous lisions : Diogène aux états généraux – un autre soir : Plaintes, doléances, remontrances, et vœux de nos bourgeois de Paris ; ou bien : Causes de la disette dévoilées, ou : Considérations sur les intérêts du tiers état, adressées au peuple des provinces, et d’autres petits livres pareils, qui nous montraient que les trois quarts et demi de la France pensaient comme nous sur la cour, sur les ministres et sur les évêques.
Mais en ce temps, il arriva quelque chose qui me fit de la peine, et qui montre que dans les mêmes familles on trouve des êtres de toute espèce.
Vers le milieu de décembre, pendant les grandes neiges, la vieille Hoccard, qui remplissait les commissions de la ville et des villages, moyennant quelques liards, vint nous dire que M. le maître de poste avait crié sur la place du Marché les lettres en retard, et qu’il s’en trouvait une dans le nombre pour Jean-Pierre Bastien, des Baraques du Bois-de-Chênes. Le facteur Brainstein ne courait pas alors porter les lettres de village en village, sur les quatre chemins. Le maître de poste, qui s’appelait M. Pernet, arrivait lui-même sur la place, pendant le marché, ses lettres dans un panier ; il se promenait entre les bancs et demandait aux gens :
– Est-ce que vous n’êtes pas de Lutzelbourg ? Est-ce que vous n’êtes pas de Hultenhausen ou du Harberg ?
– Oui.
– Eh bien, vous donnerez cette lettre à Jean-Pierre ou Jean-Claude un tel. Je l’ai depuis cinq ou six semaines ; personne ne vient la réclamer. Il est temps qu’elle arrive.
On prenait la lettre et le maître de poste ne s’en inquiétait plus ; il avait fait son service.
La vieille Hoccard aurait bien pris la nôtre, mais elle coûtait vingt-quatre sous, et la brave femme ne les avait pas ; et puis elle n’était pas sûre que nous voudrions les donner.
C’était dur de donner vingt-quatre sous pour une lettre, dans un temps pareil. J’avais bien envie de la laisser au compte de la poste ; mais les père et mère, pensant que cette lettre venait de Nicolas, furent dans un grand trouble. Les pauvres vieux me dirent qu’ils aimeraient mieux jeûner quinze jours, que de ne pas avoir de nouvelles du garçon.
J’allai donc prendre cette lettre en ville. Elle était bien de mon frère Nicolas ; et je revins la lire dans notre baraque, au milieu de l’attendrissement des parents et de notre étonnement à tous. C’était écrit du 1er décembre 1788 : Brienne avait été renvoyé avec une pension de huit cent mille livres ; les états généraux étaient convoqués pour le 1er mai 1789 ; Necker avait repris sa place, mais Nicolas ne s’inquiétait pas de ces choses ! et je copie cette vieille écriture jaune et déchirée, pour vous faire voir ce que pensaient les soldats, quand tout le reste de la France demandait justice.
Ce pauvre Nicolas n’était ni meilleur ni pire que ses camarades ; il n’avait aucune instruction, il raisonnait comme un véritable imbécile, faute d’avoir appris à lire ; mais on ne pouvait lui faire aucun reproche ; et peut-être l’autre, celui qu’il avait chargé d’écrire à sa place, ajoutait-il aussi de temps en temps quelque chose de son propre cru, pour faire le joli cœur.
Enfin, voici cette lettre :
« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
» À Jean-Pierre Bastien et Catherine, son épouse, Nicolas Bastien, brigadier au 3e escadron du régiment de Royal-Allemand, en garnison à Paris.
» Chers père et mère, frères et sœurs,
» Vous devez encore être vivants, car ce ne serait pas naturel de mourir tous en quatre ans et six mois, quand je me porte toujours bien. Je ne suis pas encore aussi gros que le syndic des bouchers, Kountz, de Phalsbourg ; mais, sans vouloir me flatter, je suis aussi solide que lui, l’appétit ne me manque pas ni le reste non plus ; c’est le principal.
» Chers père et mère, si vous me voyiez maintenant à cheval, avec mon chapeau sur l’oreille, les pieds dans les étriers et le sabre au port d’armes, soit pour faire le salut militaire, soit autrement, ou quand je me promène agréablement en ville avec une jeune connaissance au bras, vous seriez étonnés, vous ne croiriez jamais que je suis votre fils ! Et si je voulais me faire passer pour de la noblesse, comme plusieurs se le permettent au régiment, ça ne tiendrait qu’à moi, mais vous pensez bien que je n’en suis pas capable, en considération de vos cheveux blancs et du respect que je vous porte.
» Vous saurez aussi que la première année, le maréchal des logis Jérôme Leroux m’a fait beaucoup de misères, à cause des marques de la cruche, qui lui balafrent la figure. Mais aujourd’hui, je suis brigadier au troisième escadron, et je ne lui dois plus rien que le salut, hors du service. Je passerai aussi maréchal des logis un jour, et nous retrouverons ça ! car je ne dois pas vous cacher que je suis maître d’armes au régiment, et que la première année j’avais déjà blessé deux prévôts de Noailles. Et maintenant, excepté Lafougère, de Lauzun, et Bouquet, le Mestre-de-camp-général, pas un autre n’oserait me regarder de travers. Ça vient de l’œil et du poignet, on en a ou on n’en a pas, c’est un don du Seigneur ! – et même ceux des autres régiments viennent me défier par jalousie. Le 1er juillet dernier, avant de quitter Valenciennes, l’état-major du régiment a parié pour moi, contre ceux du régiment de Conti (infanterie). Le maître d’armes Bayard, un petit brun du Midi, disait toujours : « L’Alsacien ! » Ça m’ennuyait ? J’envoyai deux prévôts lui demander raison. C’était entendu d’avance, et le lendemain nous nous sommes alignés dans le parc. Il sautait comme un chat, mais à la troisième reprise je l’ai pincé tout de même sous le teton droit, un peu proprement. Il n’a pas seulement dit : pipe ! et c’était fini. Tout le régiment s’est réjoui. On m’a donné quarante-huit heures de salle de police, parce que j’ai la main malheureuse ; mais le major, chevalier de Mendell, a fait passer un panier de sa table pour Nicolas Bastien, un panier de vins fins et de viandes : c’était ça ! Nicolas avait fait gagner Royal-Allemand, on pouvait bien le régaler. Depuis, j’ai l’estime de mes supérieurs. Et si vous savez ce qui se passe ici, comme cette canaille de bourgeois se remue, principalement les robins, si vous savez ça, vous devez comprendre que l’occasion de se distinguer ne manque pas. Pas plus tard que le 27 août dernier, le commandant du guet, Dubois, nous a fait charger la canaille, sur le Pont-Neuf ; et tout ce jour, jusqu’à minuit, nous n’avons fait que lui passer sur le ventre, à la place Dauphine, à la place de Grève et partout. Si vous aviez vu le lendemain quel massacre nous avons fait dans la rue Saint-Dominique et la rue Meslée, vous auriez dit : Ça va bien ! – J’étais le premier sur la droite de l’escadron, au 2e rang ; tout ce qui passait à la hauteur était rasé. Le lieutenant-colonel de Reinach, après la charge, disait que les robins n’auraient plus envie de piper. Je crois bien, ils en ont vu de dures ! Voilà ce qui montre la beauté de la discipline : quand l’ordre arrive, il faut que tout marche ; vous auriez père et mère, frère et sœur devant vous, on passe dessus comme sur du fumier. Je serais déjà maréchal des logis, s’il ne fallait pas savoir écrire pour faire son rapport. Mais soyez tranquilles, j’ai mon petit compte à régler avec Jérôme Leroux ! Un jeune homme de bonne famille, Gilbert Gard, et du troisième escadron, me montre les lettres, et je lui donne des leçons de contre-pointe ; ça marchera, je vous en réponds. À la première vous recevrez de mon écriture, et sur celle-ci, en vous embrassant et vous souhaitant tout ce que vous pouvez désirer dans cette vie et dans l’autre, je fais ma croix,
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« Nicolas Bastien
» Maître de pointe et de contre-pointe au régiment de Royal-Allemand
» Ce 1er décembre 1788. »
Le pauvre Nicolas ne voyait rien de plus beau que de se battre ; ses officiers nobles le regardaient comme une espèce de bouledogue qu’on lance sur un autre chien, et qui nous fait gagner des paris ; et lui trouvait cela magnifique ! Je lui pardonnais de bien bon cœur, mais j’étais honteux de montrer sa lettre à maître Jean et à Chauvel. Le père et la mère, eux, pendant tout le temps que je l’avais lue, levaient les mains d’admiration ; la mère surtout, elle riait et criait :
– Ah ! je savais bien que Nicolas ferait son chemin ! Ah ! voyez-vous comme on avance ! C’est parce que nous restons toujours aux Baraques, que nous sommes si pauvres. Mais Nicolas deviendra noble, je vous le prédis, il deviendra noble.
Le père était content aussi, mais il voyait du danger à se battre, et disait en regardant à terre :
– Oui…, Oui…, oui…, c’est bien !… mais pourvu qu’un autre ne lui pique pas aussi sous le teton droit ; ça nous crèverait le cœur ! C’est pourtant terrible… l’autre avait peut-être aussi ses père et mère !
– Ah ! bah ! Ah ! bah ! criait la mère.
Et tout de suite elle prit la lettre et alla la montrer aux voisins en disant :
– Une lettre de Nicolas !… il est brigadier… maître de pointe et de contre-pointe… Il a déjà tué beaucoup de monde… il ne faut pas le regarder de travers !…
Ainsi de suite. – Seulement, deux ou trois jours après, elle me rendit la lettre ; et comme maître Jean me l’avait demandée, il fallut bien l’apporter et la lire le soir. Chauvel et Marguerite étaient là ; je n’osais plus lever les yeux. Maître Jean dit :
– Quel malheur d’avoir dans sa famille des gueux pareils, des gens qui ne pensent qu’à hacher père et mère, frères et sœurs, et qui trouvent encore que c’est beau, parce que cela s’appelle discipline !
Chauvel répondit :
– Bah ! c’est bon à savoir ce que Nicolas raconte là : ces grandes charges dans les rues, ces massacres, nous n’en savions rien ; les gazettes n’en parlaient pas, quoiqu’il me soit déjà revenu dans mes tournées, que du côté de Grenoble, de Bordeaux, de Toulouse, on a fait marcher des masses de troupes. Tout ça c’est bon signe, ça prouve que le courant entraîne tout, que rien ne peut l’arrêter. Ces batailles nous ont déjà valu le renvoi de Loménie de Brienne, la convocation des états généraux. Ce qu’il faut craindre, ce ne sont pas les batailles, qu’est-ce que cinquante ou cent régiments, quand la masse est contre ? Pourvu que le peuple veuille bien ce qu’il veut, pourvu que le tiers état soit bien d’accord, le reste est comme l’écume qui s’envole, quand souffle un grand vent. Mais je suis content d’apprendre tout ça. Préparons-nous pour les élections, soyons prêts, et que le bon sens, la justice de tous se montrent.
Chauvel alors ne serrait plus les lèvres ; il paraissait plein de confiance. Et malgré la famine, qui se prolongea jusqu’à la fin de mars, malgré tout, les paysans, les ouvriers, et les bourgeois tenaient ensemble. Chauvel avait eu raison de dire, à la déclaration du parlement, que le temps des grandes choses approchait ; chacun se sentait plus fort, plus ferme ; c’était comme une nouvelle vie ; et le dernier misérable, sans habits et sans pain, au lieu de se courber comme autrefois, avait l’air de relever la tête et de regarder le ciel.
Plus la famine grandissait, plus les pauvres gens montraient de courage, ceux des Baraques, de Hultenhausen, des Quatre-Vents, n’avaient plus que la peau et les os ; ils déterraient des racines sous la neige, ils faisaient bouillir les vieilles orties qui poussent derrière les masures ; ils cherchaient tous les moyens de se soutenir. La misère était affreuse, mais le printemps arrivait tout doucement.
Les capucins de Phalsbourg n’osaient plus mendier ; on les aurait assommés sur la route, car le régiment de La Fère, qui venait de remplacer celui de Castella, ne voulait pas les soutenir : c’étaient de vieux soldats, las de la jeune noblesse et des coups de plat de sabre.
Et puis, quelque chose courait dans l’air ; les baillis, les sénéchaux avaient bien été forcés de publier l’édit du roi, pour la convocation des états généraux. On savait que les baillis et sénéchaux d’épée recevraient les dernières lettres de convocation pour tel jour, et qu’aussitôt ils les annonceraient à leurs audiences ; qu’ils les feraient afficher à la porte des églises et des mairies ; que les curés les liraient à leurs prônes ; et que, dans la huitaine au plus tard, après ces publications, nous tous, ouvriers, bourgeois, paysans, nous irions nous assembler à l’hôtel de ville, pour dresser un cahier de nos plaintes et doléances, et nommer des députés qui porteraient ce cahier à l’endroit qu’on nous dirait plus tard.
C’est tout ce que nous savions en gros. Dieu merci, nous avions des plaintes à mettre dans les cahiers de chaque paroisse.
On savait aussi qu’une seconde assemblée de notables était réunie à Versailles, pour arrêter les dernières mesures à prendre avant les états généraux. – Et dans ce temps de famine : en décembre 1788, janvier 1789, on ne parlait plus que du tiers état ; chacun apprit que le tiers état, c’étaient les bourgeois, les marchands, les paysans, les ouvriers et les malheureux ; – qu’on avait déjà consulté nos pauvres pères autrefois, dans des états généraux pareils, mais qu’ils avaient dû se présenter à genoux, la corde au cou, devant le roi, les nobles et les évêques, pour déposer leurs cahiers de plaintes. Ce fut une grande indignation, quand on sut que les parlements voulaient voir nos représentants dans le même état, ce qu’ils appelaient les formes de 1614.
Alors chacun traita les parlements de canailles, et l’on vit bien que s’ils avaient demandé les premiers des états généraux, ce n’était pas pour soulager le peuple et lui faire justice, mais pour ne pas mettre sur leurs propres terres les impositions que les terres des pauvres gens supportaient depuis si longtemps.
Les gazettes disaient qu’il arrivait des blés d’Amérique et de Russie ; mais aux Baraques et dans toute la montagne, bien loin de nous en donner, les inspecteurs fouillaient toutes les maisons jusque sous le chaume, pour enlever le peu qu’il nous en restait encore. Ceux des grandes villes se révoltaient, il fallait les ménager ; on dépouillait donc les gens paisibles, à cause de leur patience.
Je me souviens que vers la fin de février, au moment de la plus grande famine, le maire, les échevins et les syndics de la ville, qui visitaient les granges et les hangars des environs, vinrent un jour dîner à l’auberge de maître Jean.
Chauvel, qui nous apportait toujours en passant les dernières nouvelles d’Alsace et de Lorraine, lorsqu’il rentrait de ses tournées, se trouvait justement dans la grande salle ; il avait déposé son panier sur un banc, et ne se doutait de rien. En voyant entrer ce monde en perruques poudrées, tricornes, habits carrés, bas de laine, manchons et gants fourrés jusqu’aux coudes ; et derrière, M. le lieutenant du prévôt, Desjardins, grand, sec, jaune, le chapeau à cornes galonné et l’épée sur la hanche, il fut d’abord un peu troublé. Le lieutenant du prévôt le regardait de travers, par-dessus l’épaule. C’était lui qui, dans le temps, faisait mettre à la question. Il avait l’air mauvais ! Pendant que les autres se débarrassaient de leurs affiquets, et couraient voir à la cuisine, il dégrafa son épée et la posa dans un coin ; ensuite il alla tranquillement découvrir le panier, et regarda les livres.
Chauvel se tenait derrière, les mains dans les poches de sa culotte, sous le sarrau, comme si de rien n’était.
– Hé ! criaient les échevins, les syndics, en allant et venant, encore une corvée de faite !
Ils riaient.
On avait ouvert la porte de la cuisine, le feu brillait sur l’âtre, et la clarté se répandait jusque dans la salle. Le petit syndic des boulangers, Merle, levait le couvercle des marmites, et se faisait tout expliquer par la mère Catherine ; Nicole déployait une belle nappe blanche sur la table ; et le lieutenant de police ne bougeait pas de sa place. Il tirait les livres l’un après l’autre du panier, et les posait en piles sur le banc.
– C’est toi qui vends ces livres-là ? dit-il à la fin, sans même se retourner.
– Oui, Monsieur, répondit tranquillement Chauvel ; à votre service.
– Sais-tu bien, fit l’autre en traînant et parlant du nez, que ça mène à la potence ?
– Oh ! à la potence !… dit Chauvel, de si bons petits livres !… Tenez !… voyez : Délibérations à prendre pour les assemblées des bailliages, par Monseigneur le duc d’Orléans ; Réflexions d’un patriote sur la prochaine tenue des états généraux ; Doléances, souhaits et propositions des loueurs de carosses, avec prière au public de les insérer dans ses cahiers. Ça n’est pas bien dangereux…
– Et le privilège du roi ? fit le lieutenant d’un ton sec.
– Le privilège ? Vous savez bien, Monsieur, que depuis Monseigneur Loménie de Brienne, les brochures passent sans privilège.
Le lieutenant cherchait toujours, et les autres alors faisaient cercle autour d’eux.
Maître Jean et moi, plus loin contre l’armoire, nous n’étions pas à notre aise. Chauvel nous regardait de côté, comme pour raffermir notre courage ; il avait bien sûr quelque chose de caché dans son panier, et le lieutenant avec son nez pointu le sentait.
Heureusement, comme les livres étaient presque tous sur le banc, la mère Catherine arriva toute glorieuse, avec la grande soupière fumante ; et le petit syndic Merle, la perruque ébouriffée, se mit à crier, en entrant derrière elle :
– À table… à table… voici la soupe à la crème !… Bon Dieu, que regardez-vous là ?… Hé ! j’en étais sûr, encore une visite !… N’avons-nous pas assez de visites comme cela ?… Voyons, à table, à table, ou je commence tout seul !
Il s’était déjà mis à table, la serviette au menton, et découvrait la soupière, dont la bonne odeur se répandait dans la chambre ; en même temps Nicole apportait un aloyau mariné, de sorte que tous les échevins et les syndics se dépêchèrent de s’asseoir. Le lieutenant, voyant que sa compagnie commençait sans lui, dit à Chauvel d’un air de mauvaise humeur :
– Tu sais ! partie remise n’est pas perdue !
Puis il jeta le livre qu’il tenait sur les autres, et alla s’asseoir à côté de Merle.
Aussitôt Chauvel remballa ses brochures et sortit, son panier sur l’épaule, en nous regardant tout joyeux. Nous respirions ! car d’entendre un lieutenant du prévôt parler de corde, malgré toutes les promesses qu’on nous faisait, cela vous coupait la respiration.
Enfin, Chauvel sortit sain et sauf, et ces messieurs dînèrent comme les nobles et les gens riches dînaient avant la Révolution. Ils avaient fait apporter leurs propres vins de la ville, de la viande fraîche et du pain blanc.
À la porte, des douzaines de mendiants priaient ensemble et regardaient aux fenêtres, demandant la charité, – quelques-uns avec des plaintes qui vous faisaient frémir, surtout les femmes, leurs enfants décharnés sur les bras. – Mais ces messieurs de la ville n’écoutaient pas ; ils riaient en débouchant les bouteilles et se versaient à boire en se racontant des choses de rien. Ils repartirent à trois heures, les uns pour la ville, en voiture, les autres à cheval, pour continuer leurs visites dans la montagne.
Le même soir, Chauvel vint nous voir avec Marguerite. Il était à peine sur la porte que maître Jean lui criait :
– Ah ! quelle peur vous nous avez faite !… Quelle existence terrible vous menez, Chauvel ! Mais ce n’est pas vivre, cela, c’est être toujours sous la potence, au bord de l’échelle ! Je ne durerais pas quinze jours avec ces craintes.
– Ni moi non plus, disait la mère Catherine.
Et nous pensions tous de même ; mais lui souriait :
– Bah ! tout cela n’est rien, dit-il en s’asseyant, tout cela n’est plus que de la plaisanterie. Il y a dix ans, quinze ans, à la bonne heure ! C’est alors que j’étais poursuivi, c’est alors qu’il ne fallait pas se laisser prendre avec des éditions de Kehl ou d’Amsterdam : je n’aurais fait qu’un saut des Baraques aux galères ; et quelques années avant, j’aurais été pendu haut et court. Oui, c’était dangereux, mais qu’on m’arrête aujourd’hui, ce ne sera pas pour longtemps ; on ne me cassera pas bras et jambes, pour me faire dénoncer mes complices.
– C’est égal, dit maître Jean, vous n’étiez pas à votre aise, Chauvel ; vous aviez quelque chose dans votre panier ?
– Sans doute !… voici ce que j’avais, dit-il en jetant un paquet de gazettes sur la table. Voyez où nous en sommes.
Alors, la porte et les volets fermés, nous lûmes jusque près de minuit ; et je crois vous faire plaisir en copiant quelques-uns de ces vieux papiers. Rien qu’à voir comment les gens de cœur se soutenaient, on est attendri.
Partout la noblesse et les parlements de province étaient d’accord pour s’opposer aux états généraux. En Franche-Comté, le peuple de Besançon avait chassé son parlement, parce qu’il s’opposait à l’édit du roi, et qu’il déclarait que les terres nobles étaient naturellement exemptes d’impôts ; que cela durait depuis mille ans, et devait durer toujours.
En Provence, la majorité de la noblesse et le parlement avaient protesté contre l’édit du roi, pour la convocation des mêmes états généraux. Alors, pour la première fois, en entendit le nom de Mirabeau, un noble dont les autres ne voulaient pas, et qui se mit avec le tiers état. Il disait que ces protestations de la noblesse et des parlements « n’étaient ni utiles, ni convenables, ni légitimes ». On n’a jamais vu d’homme parler avec autant de force, de justesse et de grandeur. Les autres ne le trouvaient pas assez noble ; ils lui fermaient l’entrée de leurs délibérations ; cela montre leur bon sens !
Partout on se battait : à Rennes, en Bretagne, la noblesse tuait les bourgeois qui soutenaient l’édit, et principalement les jeunes gens connus pour avoir du courage. Ces bourgeois n’étaient pas en force ; ils appelaient à leur secours ceux des autres villes de leur province ; et voici comme la jeunesse de Nantes et d’Angers leur répondait, en arrivant à marches forcées : « Frémissant d’horreur, à la nouvelle des assassinats commis à Rennes ; convoqués par le cri général de la vengeance et de l’indignation ; reconnaissant que les dispositions bienfaisantes de notre auguste roi, pour affranchir ses fidèles sujets du tiers état de l’esclavage, ne trouvent d’obstacles que chez ces nobles égoïstes, qui ne voient dans la misère et les larmes des malheureux qu’un tribut odieux qu’ils voudraient étendre sur les races futures ; d’après le sentiment de notre propre force, et voulant rompre le dernier anneau de la chaîne qui nous lie, avons arrêté de partir en nombre suffisant pour en imposer aux vils exécuteurs des aristocrates. Protestons d’avance contre tous arrêts qui pourraient nous déclarer séditieux, lorsque nous n’avons que des intentions pures ; jurons tous, au nom de l’honneur et de la patrie, qu’au cas qu’un tribunal injuste parvînt à s’emparer de nous… jurons de faire ce que la nature, le courage et le désespoir inspirent à l’homme pour sa propre conservation. – Arrêté à Nantes, dans la salle de l’hôtel de la Bourse, le 28 janvier 1789. »
C’étaient des jeunes gens du commerce qui disaient cela.
D’autres, d’Angers, des étudiants, marchaient aussi ; et voici ce que les femmes de ce brave pays écrivaient : « Arrêté des mères, sœurs, épouses et amantes des jeunes citoyens de la ville d’Angers, assemblées extraordinairement ; lecture faite des arrêtés de tous messieurs de la jeunesse, déclarons que si les troubles recommençaient – et en cas de départ, tous les ordres de citoyens se réunissant pour la cause commune – nous nous joindrons à la nation, dont les intérêts sont les nôtres ; nous réservant, la force n’étant pas notre partage, de prendre pour nos fonctions et notre genre d’utilité le soin des bagages, provisions de bouche, préparatifs de départs, et tous les soins, consolations et services qui dépendront de nous. Protestons que notre intention à toutes n’est point de nous écarter du respect et de l’obéissance que nous devons au roi, mais que nous périrons plutôt que d’abandonner nos fils, nos époux, nos frères et nos amants ; préférant la gloire de partager leurs dangers à la sécurité d’une honteuse inaction. »
En lisant cela, nous pleurions et nous disions :
– Voilà de braves femmes, d’honnêtes gens ; nous ferions aussi comme eux !
Nous nous sentions forts. – Et Chauvel, levant le doigt, s’écria :
– Que les nobles, les évêques et les parlements tâchent de comprendre cela ! C’est un grand signe, quand les femmes elles-mêmes se mêlent de vouloir des droits, et quand elles soutiennent leurs frères, leurs maris et leurs amants, au lieu de vouloir les détourner de la bataille. Cela n’est pas arrivé souvent, mais quand c’est arrivé, les autres étaient perdus d’avance !
Quelques jours après, le 20 mars 1789, à la fonte des neiges, la nouvelle se répandit que de grandes affiches, avec le gros timbre noir à trois fleurs de lis, avaient été posées la veille aux portes des églises, des couvents et des mairies, pour nous convoquer tous à la maison commune de Phalsbourg.
C’était vrai ! Ces affiches appelaient la noblesse, le clergé et le tiers état aux assemblées de bailliage, où devaient se préparer nos états généraux.
Je n’ai rien de mieux à faire que de vous copier ces affiches ; vous verrez vous-mêmes la différence des états généraux de ce temps, avec ce qui se passe aujourd’hui :
« Règlement du roi pour l’exécution des lettres de convocation du 24 janvier 1789. – Le roi, en adressant aux diverses provinces soumises à son obéissance des lettres de convocation pour les états généraux, a voulu que ses sujets fussent tous appelés à concourir aux élections des députés qui doivent former cette grande et solennelle assemblée ; Sa Majesté a désiré que des extrémités de son royaume, et des habitations les moins connues, chacun fût assuré de faire parvenir jusqu’à elle ses vœux et ses réclamations. – Sa Majesté a donc reconnu, avec une véritable satisfaction, qu’au moyen des assemblées graduelles, ordonnées dans toute la France pour la représentation du tiers état, elle aurait ainsi une sorte de communication avec tous les habitants de son royaume, et qu’elle se rapprocherait de leurs besoins et de leurs vœux d’une manière plus sûre et plus immédiate. »
Après cela, l’affiche parlait de la noblesse et du clergé, de leur convocation, du nombre de députés que les évêques, les abbés, les chapitres et communautés ecclésiastiques rentés, réguliers et séculiers des deux sexes, et généralement tous les ecclésiastiques possédant fief, auraient aux assemblées de bailliage, et plus tard aux états généraux.
Puis elle revenait à ce qui nous regardait :
« 1° Les paroisses et communautés, les bourgs ainsi que les villes, s’assembleront à la maison commune devant le juge ou tout autre officier public. À cette assemblée auront droit d’assister tous les habitants composant le tiers état, nés Français ou naturalisés, âgés de vingt-cinq ans, domiciliés et compris au rôle des impositions, pour concourir à la rédaction des cahiers et à la nomination des députés.
» 2° Les députés choisis formeront à l’hôtel de ville, et sous la présidence des officiers municipaux, l’assemblée du tiers état de la ville. Ils rédigeront le cahier de plaintes et doléances de ladite ville, et nommeront des députés pour le porter au bailliage principal.
» 3° Le nombre des députés qui seront choisis par les paroisses et communautés de campagne, pour porter leur cahier, sera de deux, à raison de deux cents feux et au-dessus ; de trois, à raison de trois cents feux ; ainsi de suite.
» 4° Dans les bailliages principaux, ou sénéchaussées principales, les députés du tiers état, dans une assemblée préparatoire, réduiront tous les cahiers en un seul, et nommeront le quart d’entre eux pour porter ledit cahier à l’assemblée générale du bailliage.
» 5° Sa Majesté ordonne que dans lesdits bailliages principaux, l’élection des députés du tiers état, pour les états généraux, sera faite immédiatement après la réunion des cahiers de toutes les villes et communautés qui s’y seront rendues. »
On voit qu’au lieu de nommer, comme aujourd’hui, des députés qu’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam, et qu’on vous envoie de Paris avec de bonnes recommandations, on nommait, d’après le bon sens, des gens de son village. Ceux-ci choisissaient ensuite entre eux les plus capables, les plus courageux, les plus instruits, pour soutenir nos plaintes devant le roi, les princes, les nobles et les évêques, et de cette façon on avait quelque chose de bon.
Regardez ce que nos députés de 89 ont fait et ce que font ceux d’aujourd’hui ; d’après cela, vous reconnaîtrez ce qui vaut le mieux : d’avoir des paysans qu’on choisit parce qu’on les connaît, ou des hommes qu’on accepte, parce que le préfet vous les recommande. Ce n’est pas pour rabaisser nos messieurs, mais, entre les meilleures choses, il y a du choix. Il est clair que les députés doivent représenter les gens qui les nomment, et non le gouvernement qu’ils sont chargés de surveiller, ça tombe sous le bon sens. Supposez que le roi Louis XVI, au moyen de ses baillis, de ses sénéchaux, de ses prévôts, de ses gouverneurs de provinces et de sa maréchaussée, ait fait nommer lui-même les députés du tiers état. Que serait-il arrivé ? Ces députés n’auraient jamais osé contredire le roi, qui les avait mis en place, ils auraient trouvé bien tout ce que désirait le gouvernement, et nous croupirions encore dans la misère.
Je n’ai pas besoin de vous peindre la satisfaction et l’enthousiasme des gens, lorsqu’ils surent que les états généraux auraient lieu, car malgré tout on avait conservé quelques doutes. À force d’être trompés, on n’osait plus croire à rien, mais cette fois, la chose ne pouvait se remettre.
Ce même jour, maître Jean et moi, vers cinq heures du soir, nous travaillions à la forge comme des bienheureux. À chaque instant, le parrain en mettant le fer au feu s’écriait, sa grosse figure toute réjouie :
– Eh bien, Michel, nous allons donc avoir nos états généraux !
Je lui répondais en riant :
– Oui, maître Jean, l’affaire est dans le sac !
Et les marteaux se remettaient à galoper sans relâche. La joie du cœur vous donne des forces extraordinaires.
Dehors, il faisait une boue qu’on ne connaît plus depuis longtemps ; la neige fondait, l’eau coulait, elle entraînait les fumiers et remplissait les caves. Les femmes sortaient à chaque instant, pour la repousser à grands coups de balais. Une misère entraîne l’autre : après avoir rempli les corvées du roi, du seigneur et du couvent, l’idée de paver la rue du village ne pouvait pas vous venir, on était bien trop content de se reposer et de vivre dans la crasse.
Tout à coup, cinq ou six vieux Baraquins, des Baraques d’en haut, d’en bas et du Bois-de-Chênes, avec le vieux sarrau gris, le grand feutre en galette sur les épaules : le père Jacques Létumier, Nicolas Cochart, Claude Huré, Gauthier Courtois, enfin tous les notables du pays, s’arrêtèrent devant notre forge d’un air majestueux, et se découvrirent comme pour faire des cérémonies.
– Hé ! c’est vous, Létumier ! cria maître Jean, et vous Huré ! Que diable faites-vous là ?
Il riait, mais les autres étaient graves, et le grand Létumier, courbant son dos sous la petite porte, dit du fond de son gosier, à la manière des marchands ambulants de poterie :
– Maître Jean Leroux, hé ! sauf votre respect, nous avons une communication à vous faire.
– À moi ?
– Oui, à vous-même ! relativement aux élections.
– Ah ! ah ! bon… entrez… vous êtes là les pieds dans la boue.
Alors tous, l’un après l’autre, entrèrent. Nous ne pouvions presque pas tenir dans le petit carré. Les autres rêvaient à la façon de commencer le discours, quand maître Jean leur dit :
– Eh bien, quoi ?… qu’est-ce que vous avez à me demander ?… Ne vous gênez pas ; si c’est possible… vous me connaissez.
– Voilà ce que c’est, dit le bûcheron Cochart ; vous savez que les trois Baraques votent ensemble à la ville ?
– Oui… eh bien ?
– Eh bien, les trois Baraques ont deux cents feux ; nous avons droit à deux députés.
– Sans doute. Et puis ?
– Et puis, vous êtes le premier, ça va sans dire. Seulement l’autre nous embarrasse.
– Comment, vous voulez me nommer ! dit maître Jean, intérieurement flatté tout de même.
– Oui, mais l’autre ?
Alors maître Jean fut tout à fait content et dit :
– Nous sommes à nous rôtir là près du feu, entrons plutôt à l’auberge, vidons une bonne cruche ensemble, ça nous ouvrira les idées.
Naturellement ils acceptèrent. Je voulais rester à la forge, mais maître Jean, du milieu de la rue, me cria :
– Hé, Michel, arrive donc !… Un jour comme celui-ci, tout le monde doit s’entendre.
Et nous entrâmes ensemble dans la grande salle. On s’assit autour de la table, le long des fenêtres ; maître Jean fit apporter du vin, des gobelets, une miche et des couteaux. On choqua les gobelets ; et puis, comme la mère Catherine regardait toute surprise, ne sachant ce que cela voulait dire, et que Létumier s’essuyait la bouche pour lui expliquer la réunion, maître Jean s’écria :
– Moi, c’est bon… ça me flatte… J’accepte, parce que chacun doit se sacrifier pour le pays. Seulement, je dois vous prévenir que si vous ne nommez pas en même temps Chauvel, je refuse.
– Chauvel, le calviniste ? s’écria Létumier en tournant la tête et ouvrant des yeux tout ronds.
Et les autres, se regardant comme épouvantés, criaient :
– Le calviniste… notre député ! lui !…
– Écoutez, dit maître Jean, nous n’allons pas là pour nous réunir comme qui dirait en concile, à cette fin de délibérer sur les mystères de notre sainte religion, sur les saints sacrements et le reste. Nous allons là pour nos affaires, et principalement pour nous débarrasser des aides, des tailles, des corvées, des capitations ; pour faire pièce à nos seigneurs, si c’est possible, et tirer notre épingle du jeu. Eh bien, moi, je suis un homme de bon sens, – au moins je le crois ! – mais ce n’est pas assez pour gagner une aussi grosse partie. Je sais lire, écrire ; je connais aussi les endroits où le bât nous blesse, et s’il ne fallait que braire comme une bourrique, je ferais ma partie aussi bien que n’importe lequel des Quatre-Vents, de Mittelbronn ou d’ailleurs. Mais il ne s’agit pas de ça. Nous allons trouver là-bas des finauds de toute sorte, des procureurs, des baillis, des sénéchaux, des gens pleins d’instruction, qui nous donneront mille raisons tirées des lois, des coutumes, des usages, de ceci, de cela ; et si nous ne savons pas leur répondre clairement, ils nous remettront le licou pour toujours ! Comprenez-vous ?
Létumier ouvrait la bouche jusqu’aux oreilles.
– Oui !… mais Chauvel… Chauvel ?… disait-il.
– Laissez-moi finir, reprit maître Jean. Je veux bien être votre député ; et si quelqu’un des nôtres parle bien pour nous, je suis capable de le soutenir, et je le soutiendrai, – mais de répondre moi-même ! non, je n’ai pas assez d’instruction ni de connaissances ; et je vous dis que dans tout le pays, n’importe où, personne n’est capable de parler et de nous défendre comme Chauvel. Il sait tout : les lois, les coutumes, les ordonnances, tout ! Ce petit homme-là, voyez-vous, connaît tous les livres qu’il a portés depuis vingt-cinq ans sur son dos. En route, vous croyez qu’il regarde à droite, à gauche, les champs, les arbres, les haies, les ponts et les rivières. Eh bien, non ! Il a le nez dans un de ses bouquins en marchant, ou bien il rumine des raisons, ça fait qu’à moins d’être des bêtes et de vouloir conserver vos corvées, vos tailles et vos impositions, c’est lui que vous choisirez d’abord, même avant moi. Si Chauvel est là, je le soutiendrai ferme ; mais s’il n’y est pas, autant ne pas me nommer du tout, car je refuse d’avance.
Maître Jean parlait simplement et les autres se grattaient l’oreille.
– Mais, dit le bûcheron Cochart, est-ce qu’on voudra l’accepter ?
– L’affiche ne fait aucune différence entre les religions, répondit maître Jean ; tout le monde est appelé, pourvu qu’on soit Français, qu’on ait vingt-cinq ans et qu’on soit inscrit aux rôles des impositions. Chauvel paye comme nous tous, peut-être plus. Et l’année dernière, notre bon roi n’a-t-il pas rendu l’état civil aux luthériens, aux calvinistes et même aux juifs ? Vous devriez pourtant le savoir ! Nommons Chauvel et ne nous inquiétons pas du reste. Je vous réponds qu’il nous fera plus de bien et plus d’honneur que cinquante capucins ; qu’il défendra nos intérêts avec un grand bon sens et un grand courage. Ce sera l’honneur des trois Baraques, croyez-moi. Hé ! Catherine, encore une cruche.
Les autres étaient encore dans le doute ; mais lorsque maître Jean remplit les verres et qu’il dit :
– C’est mon dernier mot ; si vous ne nommez pas Chauvel, je refuse ; si vous le nommez, j’accepte. – À la santé de notre bon roi !
Tous furent comme attendris, en répétant :
– À la santé de notre bon roi !
Et quand ils eurent bu, Létumier, d’un air grave, dit :
– Ce sera dur à faire avaler aux femmes ; mais du moment que c’est comme ça, maître Leroux, voici ma main.
– Et voici la mienne, fit un autre en se penchant.
Ainsi de suite tout autour de la table. Après quoi on vida la cruche, et chacun se leva pour retourner à la maison. – C’étaient les notables, nous étions sûrs que tous les autres feraient comme eux.
– L’affaire est donc entendue ! leur criait maître Jean, tout joyeux sur sa porte.
– C’est entendu ! disaient-ils en s’en allant, et pataugeant à travers la boue.
Alors nous rentrâmes dans la forge ; tout cela nous avait rendus pensifs. Nous travaillâmes jusqu’à sept heures, et Nicole vint nous appeler pour souper.
La réunion devait avoir lieu le dimanche suivant. Chauvel et sa fille étaient en route depuis une quinzaine de jours ; jamais ils n’avaient vendu plus de leurs petits livres ; maître Jean espérait pourtant les trouver à la grande réunion de la mairie.
Enfin, ce soir-là, rien de nouveau ne se passa ; la journée était bien assez pleine !
Comme je descendais, le dimanche suivant, la vieille rue des Baraques avec mon père, entre six et sept heures du matin, le soleil se levait tout rouge au-dessus des bois de la Bonne-Fontaine. C’était le premier beau jour de l’année ; les toits de chaume et les petites cheminées en briques noires, où se dévidait la fumée dans l’air, ressemblaient à de l’or, les petites flaques d’eau, le long des chemins, brillaient à perte de vue ; les nuages tout blancs s’étendaient dans le ciel ; et l’on entendait au loin, bien loin, les clarinettes des villages qui se mettaient en route, les tambours qui battaient le rappel en ville, et les premiers tintements des cloches annonçant la messe du Saint-Esprit, avant les élections.
Mon père, déjà vieux, hâlé, chétif, la barbe grise, le cou nu, marchait près de moi, son sarrau de grosse toile écrue serré sur les hanches, le pantalon aussi de toile, noué par un cordon sur les chevilles, et les souliers de cuir roux, sans talons, lacés en forme de bottines. Il était coiffé comme tous les paysans de notre temps, du vieux bonnet en bourre de laine, qu’on a mis depuis sur le drapeau de la République, et regardait tout pensif à droite et à gauche, du coin des yeux, comme si quelque chose allait nous surprendre. Ah ! c’est qu’à force de souffrir, on se méfie de tout. À chaque instant, le pauvre homme me disait :
– Michel, prends garde ! Ne disons rien !… Taisons-nous !… Ça finira mal !…
Moi, j’avais plus de confiance ; l’habitude d’entendre maître Jean et Chauvel parler des affaires du pays, et de lire moi-même ce qui se passait à Rennes, à Marseille, à Paris, me donnait déjà plus de courage. Et puis, à dix-huit ans, le travail de la forge m’avait élargi les épaules ; le gros marteau de douze livres ne pesait pas trop lourd dans mes mains calleuses ; j’avais à peine un poil de barbe, mais cela ne m’empêchait pas de regarder mon homme en face : soldat, bourgeois ou paysan. J’aimais aussi me bien mettre ; les dimanches, je portais ma culotte de drap bleu, mes bottes montantes, ma veste de velours à la mode des forgerons ; et, puisqu’il faut le dire, je regardais les jolies filles avec plaisir, je les trouvais belles ; ça n’est pas défendu ! Enfin, voilà !
Tout le village était debout. Comme nous arrivions près de l’auberge, maître Jean et Valentin, dans la grande salle, les fenêtres ouvertes au large, vidaient ensemble une bouteille de vin et cassaient une croûte avant de partir. Ils étaient tous les deux en grande tenue : maître Jean, avec son habit de maître, à larges pans, son gilet rouge, la culotte bouclée sur ses gros mollets, et les boucles d’argent sur ses souliers ronds ; Valentin en blouse de toile grise, le col et le devant festonnés de liserés rouges, un gros cœur d’argent fermant la chemise, le bonnet de paysan penché sur l’oreille. Ils nous virent et crièrent :
– Hé ! les voici !… les voici !…
Nous entrâmes.
– Allons, Bastien, à la santé de notre bon roi ! cria maître Jean en remplissant nos gobelets.
Et mon père, les larmes aux yeux, répondit :
– Oui, oui, Jean, à la santé de notre bon roi !… Vive notre bon roi !…
C’était la mode alors de croire que le roi faisait tout ; on le regardait comme une espèce de bon Dieu qui veille sur ses enfants. Mon père aimait donc beaucoup le roi.
Nous bûmes, et presque aussitôt les notables arrivèrent. C’étaient les mêmes que la veille, avec le grand-père Létumier, tellement vieux qu’il ne voyait plus clair, et qu’il fallait le conduire pas à pas pour l’empêcher de tomber. Malgré tout, il avait voulu voter ; et pendant qu’on allait chercher du vin, qu’on remplissait les gobelets et que chacun disait son mot, criant :
– Eh bien, nous y sommes… c’est fini !… On va reconnaître les Baraquins ; tous voteront ensemble, soyez tranquilles !…
Pendant qu’on se serrait la main, qu’on riait, qu’on trinquait, le pauvre vieux disait :
– Ah ! que la vie est longue ! que la vie est longue !… Mais c’est égal, quand on voit un jour pareil, on ne regrette plus ses misères.
Maître Jean lui répondit :
– Vous avez raison, père Létumier, on ne compte plus les jours de pluie, de grêle et de neige quand la moisson arrive. Voici les gerbes !… Elles nous ont coûté de la peine, c’est vrai ; mais nous allons les battre, les vanner, les cribler ; nous aurons du pain, et s’il plaît à Dieu, nos enfants aussi. Vive le bon roi !
Et tous nous répétâmes :
– Vive le bon roi !
Les gobelets se choquèrent ; on aurait voulu s’embrasser. Ensuite on partit bras dessus, bras dessous, mon père et moi les derniers.
Tous ceux des Baraques, déjà réunis autour de la fontaine, en nous voyant en route, nous suivirent avec la clarinette et le tambour. Jamais on n’a rien entendu de pareil ; tout le pays était plein de musique et du son des cloches ; de tous les côtés on voyait sur les quatre chemins des files de gens qui dansaient, levaient leurs chapeaux, jetaient leurs bonnets en l’air et criaient :
– Vive le bon roi ! vive le père du peuple !
Les cloches se répondaient depuis la haute montagne jusqu’au fond de la plaine ; cela ne finissait pas. Et plus on approchait de la ville, plus ce bourdonnement grandissait. Sur l’église, aux fenêtres des casernes, sur l’hôpital, partout flottaient les drapeaux de soie blancs, à fleurs de lis d’or. Non, jamais je n’ai rien vu d’aussi grand !
Plus tard, les victoires de la République, le canon qui grondait sur nos remparts, vous élevaient bien aussi le cœur, et l’on criait : « Vive la France !… Vive la nation !… Vive la République !… » avec fierté. Mais cette fois on ne songeait pas à tuer des hommes, on pensait tout gagner d’un seul coup en s’embrassant les uns les autres.
Ces choses ne sont pas à peindre !
Comme nous approchions de la ville, voilà que le curé Christophe à la tête de ses paroissiens, arrive à l’embranchement des deux petits chemins. Alors on s’arrête, on lève les chapeaux, on crie tous ensemble :
– Vive le bon roi !
Le curé et maître Jean s’embrassent ; et puis riant, chantant et jouant de la clarinette, faisant des roulements de tambour, les deux paroisses arrivent à l’avancée, déjà pleine de monde. Je vois encore la sentinelle du régiment de La Fère, sur la demi-lune, avec son grand habit blanc à revers gris de fer, son immense chapeau à cornes sur la perruque poudrée, le gros mousquet au bras, qui nous fait signe d’arrêter. Les ponts étaient encombrés de charrettes, de voitures ; tous les vieux se faisaient traîner à la mairie, tous voulaient voter avant de mourir ; un grand nombre pleuraient comme des enfants.
Après cela, qu’on dise que ceux de notre temps n’avaient pas un bon sens extraordinaire : depuis le premier jusqu’au dernier, ils voulaient tous avoir des droits.
Enfin, nous attendîmes là plus de vingt minutes avant de passer le pont, tant la presse était grande.
Mais c’est l’intérieur de la ville qu’il aurait fallu voir, les rues pleines de monde, les drapeaux innombrables à toutes les fenêtres. C’est là qu’il fallait entendre les cris de : « Vive le roi ! » commencer tantôt sur la place, tantôt près de l’arsenal, ou de la porte d’Allemagne, et faire le tour des remparts et des glacis, comme un roulement de tonnerre.
Une fois la vieille herse passée, vous ne pouviez plus avancer ni reculer, ni voir à quatre pas devant vous. Les cabarets, les tavernes, les brasseries, les rues Saint-Christophe, du Cœur-Rouge, des Capucins, – tout le long des deux casernes, de l’hôpital et jusque sous la halle aux grains, – ne formaient qu’une seule foule d’un bloc.
La messe du Saint-Esprit venait de commencer ; mais comment s’approcher de l’église ? Les patrouilles du régiment de La Fère, elles-mêmes, avaient beau crier : « Gare !… gare !… » elles étaient repoussées dans tous les coins, et restaient l’arme au pied sans pouvoir en sortir.
Alors maître Jean se rappela que l’auberge de son ami Jacques Renaudot était proche, et sans rien nous dire, en nous faisant seulement signe d’arriver, il nous entraîna, le curé Christophe, Valentin, mon père et moi, jusque sur les marches du Cheval-Blanc. Mais nous ne pûmes entrer que par la porte de derrière, dans la cuisine, car la grande salle était pleine comme un œuf ; il avait fallu tout ouvrir, les portes et les fenêtres, pour respirer.
La mère Jeannette Renaudot nous reçut bien et nous fit monter au premier dans une chambre encore vide, où l’on nous apporta du vin, de la bière et du pâté ; tout ce que nous voulions.
Les autres, en bas, regardaient de tous les côtés ; ils nous croyaient perdus dans la foule. Nous ne pouvions pourtant pas les appeler, ni les faire monter tous. Nous restâmes donc entre nous ; seulement, vers une heure de l’après-midi, quand la bonne moitié des villages avait déjà voté, et que ceux des Baraques tournaient au coin de Fouquet pour aller vers la place, nous sortîmes ; et, prenant par la rue de l’Hôpital, nous arrivâmes devant la mairie les premiers. On crut que nous étions là depuis longtemps, et chacun disait :
– Les voilà !… les voilà !…
La vieille maison commune, avec son clocher, ses grandes fenêtres ouvertes au-dessous de l’horloge, sa voûte où s’engouffraient les villages l’un après l’autre, bourdonnait du haut en bas, comme un tambour. De loin, on aurait dit une fourmilière.
Les Baraquins devaient passer avant ceux de Lutzelbourg ; ils étaient entre l’ancienne citerne et le grand escalier qui monte à la voûte. Maître Jean, Valentin, mon père et moi, nous marchions alors en tête ; mais d’autres, ceux de Vilschberg, n’ayant pas encore fini de voter, il fallut attendre sur les marches assez longtemps. Et dans ce moment, comme le cœur de chacun battait en songeant à ce qu’il allait faire, et que derrière nous, sous les vieux ormes, après les cris de ! « Vive le bon roi ! » se faisaient de grands silences, dans un de ces moments, j’entendis une voix claire, une voix que nous connaissions tous, celle de la petite Marguerite Chauvel, qui criait, à la manière des marchands d’almanachs :
« Qu’est-ce que le tiers état ? Qu’est-ce que le tiers état ? par M. l’abbé Sieyès. Achetez Qu’est-ce que le tiers état ? – Assemblées des bailliages de Mgr le duc d’Orléans. Qu’est-ce qui veut les Assemblées des bailliages ? »
Alors, me tournant vers maître Jean, je lui dis :
– Entendez-vous la petite Marguerite ?
– Oui, oui, je l’entends depuis longtemps, dit-il. Quelles braves gens que ces Chauvel !… Ceux-là peuvent se vanter d’avoir fait du bien au pays. Tu devrais aller prévenir Marguerite d’envoyer son père. Il ne doit pas être bien loin. Ça lui ferait plaisir de s’entendre nommer.
Aussitôt, écartant un peu les coudes, je retournai dans la foule jusqu’au haut des marches de la mairie, et j’aperçus Marguerite, son panier sur un des bancs de la place des Ormes, qui vendait ses livres. On ne se figure pas de petit diable pareil, arrêtant les paysans, les retenant par la manche, leur parlant en allemand et en français. Elle était dans le grand feu de la vente ; et c’est la première fois que la vivacité de ses yeux noirs m’étonna, malgré les mille autres pensées qui me passaient par la tête.
Je descendis jusqu’auprès du banc, et comme je m’approchais, Marguerite me prit aussitôt par la veste, en criant :
– Monsieur ! monsieur ! Qu’est-ce que le tiers état ? Voyez le Tiers état, de M. l’abbé Sieyès, à six liards.
Alors je lui dis :
– Tu ne me reconnais donc pas, Marguerite ?
– Tiens, c’est Michel ! dit-elle en me lâchant et riant de bon cœur.
Elle s’essuyait la sueur qui perlait sur ses joues brunes, et rejetait ses grands cheveux noirs tout défaits, derrière son cou. Nous étions comme émerveillés de nous trouver là.
– Comme tu travailles, Marguerite, quelle peine tu te donnes ! lui dis-je.
– Ah ! fit-elle, c’est le grand jour ; il faut vendre !
Et me montrant le bas de sa jupe et ses petits pieds de cerf tout crottés :
– Regarde comme je suis faite ! Depuis hier soir à six heures nous marchons. Nous arrivons de Lunéville avec cinquante douzaines de Tiers état ; et depuis ce matin nous en vendons, nous en vendons ! Tiens, c’est tout ce qui nous reste : dix ou douze douzaines.
Elle était toute fière, et moi je lui tenais la main tout surpris.
– Et ton père, où est-il ? lui dis-je.
– Je ne sais pas… Il court la ville… Il entre dans les auberges… Oh ! nous ne garderons pas un seul de ces Tiers état. Je suis sûre qu’il a déjà vendu tous les siens.
Puis tout à coup, me retirant sa petite main :
– Allons, va ! dit-elle, ceux des Baraques entrent dans l’hôtel de ville.
– Mais je n’ai pas mes vingt-cinq ans, Marguerite, je ne puis pas voter.
– C’est égal… nous perdons notre temps à bavarder ensemble.
Et tout de suite elle se remit à vendre :
– Hé ! messieurs, le Tiers état… le Tiers état…
Alors je partis bien étonné. J’avais toujours vu Marguerite à côté de son père, et maintenant elle me paraissait tout autre ; son courage m’étonnait, je pensais :
– Elle se tirerait mieux d’affaire que toi, Michel. Et même au milieu de la foule, sur le balcon, après avoir rejoint maître Jean, j’y songeais encore.
– Eh bien ? me dit le parrain, au moment où j’arrivais.
– Eh bien, Marguerite est seule sur la place ; son père court la ville avec des brochures.
En ce moment nous descendions du balcon dans le grand corridor, qui menait à la salle d’audience du prévôt. Le tour des Baraquins était venu ; et comme il fallait voter à haute voix, avant d’entrer dans la salle nous entendions déjà longtemps d’avance les votes :
« Maître Jean Leroux ! – Mathurin Chauvel ! – Jean Leroux ! – Mathurin Chauvel ! – Maître Jean Leroux ! – Chauvel ! »
Maître Jean, la figure toute rouge, me dit :
– Quel dommage que Chauvel ne soit pas là ! Il aurait du bonheur.
Et moi, me retournant, je vis derrière nous Chauvel, bien étonné de ce qu’il entendait.
– C’est vous qui avez fait cela ? dit-il à maître Jean.
– Oui, répondit le parrain tout joyeux.
– De votre part, cela ne m’étonne pas, dit Chauvel en lui serrant la main ; je vous connais depuis longtemps ! mais ce qui me surprend, ce qui me réjouit, c’est d’entendre des catholiques nommer un calviniste. Le peuple met de côté ses vieilles superstitions : il aura la victoire !
Nous avancions tout doucement, et nous tournions deux à deux pour entrer dans la grande salle. Une minute après nous voyions, au-dessus de la foule découverte, M. le prévôt Schneider, en manteau noir bordé de blanc, la toque en tête et l’épée au côté. C’était un homme de cinquante ans. Les échevins, les syndics en habits noirs, une écharpe aussi noire sur le cou, étaient assis plus bas d’une marche. Derrière, contre le mur, se trouvait un grand crucifix.
C’est tout ce qui me revient.
Les noms de Jean Leroux et Mathurin Chauvel se suivaient comme le battant d’une horloge. Le premier qui dit : – Nicolas Létumier et Chauvel ! – ce fut maître Jean lui-même. C’est à cela qu’on le reconnut, et le prévôt sourit. Le premier qui dit : – Jean Leroux et Létumier ! – ce fut Chauvel et on le reconnut aussi. Mais M. le prévôt le connaissait depuis longtemps, et il ne sourit pas. Le lieutenant Desjardins se pencha même à son oreille, pour lui parler.
Moi, j’avais passé sur la droite, n’ayant pas de vote à donner. – Chauvel, maître Jean et moi, nous sortîmes ensemble ; nous eûmes mille peines à traverser de nouveau la foule ; et même en bas, au lieu de remonter sur la place, où ceux de Mittelbronn venaient d’arriver, il nous fallut passer par derrière, sous la vieille halle. Là, Chauvel nous quitta tout de suite, en nous disant :
– À ce soir, aux Baraques, nous causerons.
Il avait encore de ses petits livres à vendre.
Maître Jean et moi nous rentrâmes seuls chez nous, tout pensifs. Les gens s’en allaient ; ils paraissaient bien fatigués et pourtant encore joyeux. Quelques-uns avaient bu un coup de trop, et chantaient en levant les bras le long des chemins. Mon père et Valentin ne vinrent que plus tard. Nous aurions pu les chercher longtemps, avant de les trouver.
Ce même soir, après le souper, Chauvel et sa fille arrivèrent comme à l’ordinaire. Chauvel avait un gros paquet de papier dans sa poche ; c’étaient les discours prononcés le matin avant les élections, dans la grande salle de la mairie, par M. le prévôt et son lieutenant ; et puis les procès-verbaux de comparution du clergé, de la noblesse et du tiers état. Les discours étaient bien beaux ; et, comme maître Jean s’étonnait que des gens qui nous parlaient si bien nous eussent toujours traités si mal, Chauvel dit en souriant :
– À l’avenir, il faudra que tout soit d’accord : les actions et les paroles. Ces messieurs voient que le peuple est le plus fort, et ils lui tirent le chapeau ; mais il faut aussi que le peuple connaisse sa force et qu’il en use, alors tout ira selon la justice.
Mais à cette heure, il faut que je vous raconte une chose qui m’attendrit toujours quand j’y pense : c’est le bonheur de toute ma vie.
Et d’abord vous saurez qu’en ce mois d’avril, ceux du pays qu’on avait nommés pour dresser le cahier de nos plaintes et doléances se réunirent au bailliage de Lixheim. Ils logeaient là-bas dans des auberges. Maître Jean et Chauvel partaient tous les lundis matin et ne rentraient que le samedi soir ; cela dura trois semaines.
On se représente aussi le mouvement de la montagne en ce temps : les cris, les disputes sur l’abolition de la taille, de la gabelle, de la milice, sur le vote par tête ou par ordre, et mille autres choses auxquelles on n’avait jamais pensé. Des Alsaciens et des Lorrains en foule remplissaient l’auberge ; ils buvaient, ils tapaient du poing sur les tables et s’emportaient comme des loups. On aurait cru qu’ils allaient s’étrangler, et pourtant ils étaient tous d’accord, comme tous les gens du peuple ; ils voulaient ce que nous voulions, sans cela quelles batailles on aurait vues !
Valentin et moi nous travaillions à la forge en face ; nous raccommodions les charrettes et nous ferrions les chevaux de tous ces passants. Quelquefois j’essayais aussi de me disputer avec Valentin, car lui croyait tout perdu, si les seigneurs et les évêques avaient le dessous ; j’aurais voulu le convaincre, mais c’était un si brave homme, que je n’osais lui faire de la peine. Sa seule consolation était de parler d’une hutte qu’il avait au bois, derrière la Roche-Plate, pour prendre des mésanges ; il avait aussi des sauterelles dans les bruyères et des collets dans les passes, avec la permission de M. l’inspecteur Claude Coudray, auquel il portait de temps en temps un chapelet de grives ou de becs-fins, en signe de reconnaissance. Voilà ce qui le touchait au milieu du grand bouleversement qu’on voyait déjà venir ; il ne songeait qu’à ses appeaux, et me disait :
– La saison des nids approche, Michel ; et après les nids viendra la pipée ; ensuite le grand passage des grives, qui descendent en Alsace quand le raisin commence à mûrir. L’année s’annonce bien ; si le beau temps continue, nous en prendrons des quantités.
Sa longue figure s’allongeait, il souriait de sa grande bouche édentée, ses yeux devenaient ronds ; il voyait déjà les grives pendues par le cou à ses lacets ; et il arrachait du crin à la queue de tous les chevaux que nous ferrions, pour faire ses sauterelles.
Moi, je songeais aux grandes affaires du bailliage, et principalement à l’abolition de la milice, parce que je devais tirer en septembre et que cela m’intéressait encore plus que le reste.
Mais il arriva bien autre chose.
Depuis quelque temps, le soir, en rentrant dans notre baraque, je trouvais la mère Létumier et sa fille en train de filer avec ma mère, à côté de mon père, de Mathurine et du petit Étienne, qui tressaient des corbeilles. Elles étaient là comme chez elles et faisaient la veillée jusqu’à dix heures. Ces Létumier étaient des gens riches pour le temps, ils avaient bien douze jours de terre dans le finage ; et leur fille Annette, une grande blonde un peu rousse, mais blanche et fraîche, était une bonne créature. Je la voyais souvent aller et venir devant la forge, avec un petit baquet sous le bras, – soi-disant pour aller chercher de l’eau à la fontaine, – et se retourner en regardant d’un air doux. Elle était en jupe courte et corset de toile bleue à bretelles, les bras nus jusqu’aux coudes.
Je voyais cela sans y faire attention ni me douter de rien. Le soir, en la regardant filer, je lui disais quelques paroles joyeuses, des douceurs comme les garçons en disent aux filles, par honnêteté, par jeunesse ; c’est naturel, et l’on ne pense pas plus loin.
Mais voilà qu’un jour la mère me dit :
– Écoute, Michel, tu feras bien d’aller danser dimanche au Rondinet de la Cigogne, et de mettre ta veste de velours, ton gilet rouge et ton cœur d’argent.
Cela m’étonne et je lui demande pourquoi. Elle me répond en souriant et regardant le père :
– Tu verras !
Le père tressait tout pensif. Il me dit :
– Les Létumier sont riches ; tu devrais bien danser avec leur fille, ce serait un bon parti.
En entendant cela, je fus troublé. Ce n’est pas que cette fille me déplût, non ! mais jamais l’idée de me marier ne m’était encore venue. Enfin, malgré tout, par curiosité, par bêtise, et aussi parce que cela faisait plaisir au père, je réponds :
– Comme vous voudrez ! Seulement, je suis trop jeune pour me marier ; je n’ai pas encore tiré à la milice.
– Enfin, dit la mère, ça ne te coûte rien d’y aller, et ça fera plaisir à ces gens ; c’est une honnêteté, voilà tout.
Alors je répondis :
– C’est bon !
Et le dimanche suivant, après vêpres, je pars ; je descends la côte, rêvant à ces choses, et comme étonné de ce que je faisais.
En ce temps, la vieille Paquotte, veuve de Dieudonné Bernel, tenait l’auberge de la Cigogne, à Lutzelbourg, un peu sur la gauche du pont de bois ; et derrière, où se trouve aujourd’hui le jardin, au pied de la côte, on dansait sous les charmilles. Il y avait beaucoup de monde, car M. Christophe n’était pas comme tant d’autres curés ; il avait l’air de ne rien voir, ni de rien entendre, pas même la clarinette de Jean Rat. On buvait du petit vin blanc d’Alsace et l’on mangeait de la friture.
Je descends donc la rue, et je monte l’escalier au fond de la cour, en regardant les filles et les garçons tourner ensemble sur la terrasse ; à peine en haut, sous la première tonnelle, la mère Létumier me crie :
– Par ici, Michel, par ici !
La belle Annette était là ; en me voyant, elle devint toute rouge. Je la pris au bras et je lui demandai une valse. Elle criait :
– Oh ! monsieur Michel !… Oh ! monsieur Michel !… en levant les yeux et me suivant.
Dans tous les temps, avant comme après la Révolution, les filles ont été les mêmes ; elles avaient plus de goût pour l’un que pour l’autre.
Je dansai donc des valses avec elle, cinq, six, je ne sais plus. Et l’on riait. La mère Létumier était toute contente, Annette toute rouge, les yeux baissés. Naturellement on ne parlait pas politique ; on plaisantait, on buvait, on cassait une brestelle[5] ensemble. Voilà la vie !
– Je pensais :
« La mère sera contente ; on lui fera compliment sur son garçon. »
Mais le soir, vers six heures, j’en avais assez ; et, sans songer à autre chose, je descends dans la rue et je prends par la sapinière, pour couper au court entre les roches.
Il faisait une chaleur extraordinaire pour la saison ; tout verdissait et fleurissait : les violettes, les myrtilles et les fraisiers, tout s’étendait et couvrait le sentier de verdure. On aurait cru le mois de juin. Ces choses sont encore là comme hier, j’ai pourtant quelques années de plus, oh ! oui.
Enfin, au haut des rochers, sur le plateau, je rattrape le grand chemin, d’où l’on découvre les toits des Baraques ; et à deux ou trois cents pas devant moi, je vois, toute blanche de poussière, une petite fille, avec un grand panier carré en travers de l’épaule, les reins courbés, qui marchait… qui marchait !… Je me dis :
« C’est Marguerite !… Oui… c’est elle !… »
Et je presse le pas… je cours :
– Hé ! c’est toi, Marguerite ?
Elle se retourne, avec sa figure brune, toute luisante de sueur, ses cheveux tombant le long de ses joues, et ses yeux vifs ; elle se retourne et se met à rire en disant :
– Hé ! Michel… ah ! la bonne rencontre !
Moi, je regardais la grosse bretelle qui lui entrait dans l’épaule ; j’étais tout étonné et troublé.
– Hé ! tu as l’air un peu las, fit-elle ; tu viens de loin ?
– Non… J’arrive de Lutzelbourg… de la danse.
– Ah ! bon, bon, dit-elle, en se remettant à marcher. Moi, je viens de Dabo ; j’ai couru tout le comté. J’en ai vendu, là-bas, des Tiers état !… Je suis arrivée juste au bon moment, les députés des paroisses venaient de se réunir. Et avant-hier matin, j’étais à Lixheim, en Lorraine.
– Tu es donc de fer ? lui dis-je en marchant près d’elle.
– Oh ! de fer ! pas tout à fait ; je suis un peu lasse tout de même. Mais le grand coup est porté, vois-tu ! ça marche !
Elle riait ; mais elle devait être bien lasse, car en approchant du petit mur qui longeait l’ancien verger de Furst, elle posa son panier au bord, et dit :
– Causons un peu, Michel, et reprenons haleine.
Alors je lui pris son panier, et je le poussai tout à fait sur le mur en disant :
– Oui, respirons ! Ah ! Marguerite, tu fais un plus dur métier que nous autres !
– Oui, mais aussi ça marche ! dit-elle avec la même voix et le même coup d’œil que son père ; aussi nous pouvons dire que nous avons fait du chemin ! Nous avons déjà rattrapé nos anciens droits ; et maintenant nous allons en demander d’autres. Il faut que tout soit rendu, tout ! Il faut que tout soit égal… que les impôts soient les mêmes pour tous… que chacun puisse arriver par son courage et son travail. Et puis, il nous faut la liberté… Voilà !
Elle me regardait. J’étais dans l’admiration ; je pensais :
« Qu’est-ce que nous sommes donc, nous autres, à côté de ces gens-là ? Qu’est-ce que nous avons donc fait pour le pays ? Qu’est-ce que nous avons souffert ? »
Et, me regardant en dessous, elle dit encore :
– Oui, c’est comme cela ! Maintenant, les cahiers sont presque finis, nous allons en vendre par milliers. En attendant, moi, je cours seule. Nous n’avons que notre état pour vivre, il faut que je travaille pour deux, puisque le père aujourd’hui travaille pour tous. Je lui ai porté avant-hier douze livres, ça fera sa semaine ; j’en avais gagné quinze ! depuis, j’en ai gagné quatre, il me reste donc sept livres. J’irai le voir après-demain. Ça marchera ! Et, pendant les états généraux, nous vendrons tout ce qui se dira là-bas, au tiers, s’entend !… Nous ne lâcherons pas… non ! Il faut que l’esprit marche… il faut qu’on sache tout… que les gens s’instruisent ! Tu comprends ?
– Oui, oui, Marguerite, lui dis-je ; tu parles comme ton père, ça me fait presque pleurer.
Elle s’était assise sur le mur, à côté de son panier. Le soleil venait de se coucher ; le ciel, au fond, du côté de Mittelbronn, était comme de l’or avec de grandes veines rouges ; et la lune pâle et bleue, sans nuages, montait à gauche au-dessus des vieilles ruines du château de Lutzelbourg. Je regardais Marguerite, qui ne parlait plus et qui regardait aussi ces choses, les yeux en l’air, je la regardais !… Elle avait le coude sur son panier ; et, comme je ne la quittais pas des yeux, elle le vit et me dit :
– Hé ! je suis bien couverte de poussière, n’est-ce pas ?
Je lui demandai sans répondre :
– Quel âge as-tu maintenant ?
– Au premier dimanche de Pâques, dans quinze jours, dit-elle, j’aurai seize ans. Et toi ?
– Moi, j’en ai dix-huit passés.
– Oui, tu es fort, dit-elle en sautant du mur et repassant la bretelle sur son épaule. Aide-moi… Bon, j’y suis.
Rien que de lever le panier, je sentis qu’il était terriblement lourd, et je dis :
– Oh ! c’est trop lourd pour toi, Marguerite ; tu devrais bien me le laisser porter.
Alors, elle, marchant le dos courbé, me regarda de côté en souriant, et dit :
– Bah ! quand on travaille pour ravoir ses droits, rien n’est trop lourd ; et nous les aurons, nous les aurons !…
Je n’osais plus répondre… J’avais le cœur gêné… J’étais dans l’admiration de Chauvel et de sa fille ; je les élevais dans mon esprit.
Marguerite ne paraissait plus fatiguée ; elle disait de temps en temps :
– Oui, là-bas, à Lixheim, ils se sont joliment défendus, ces nobles et ces moines. Mais on leur a répondu, on leur a dit ce qu’ils méritaient d’entendre. Et tout sera dans le cahier, on n’oubliera rien. Le roi saura ce qu’on pense, et la nation aussi. Seulement, il faut voir les états généraux. Le père dit qu’ils seront bons ; je le crois. Nous verrons !… et nous soutiendrons nos députés ; ils pourront se reposer sur nous.
Nous arrivions alors aux Baraques. Je reconduisis Marguerite jusqu’à leur porte. Il faisait nuit. Elle sortit la grosse clef de sa poche, et me dit en entrant :
– Encore une de passée !… Allons, bonne nuit, Michel !
Et je lui souhaitai le bonsoir.
En arrivant chez nous, le père et la mère étaient là qui m’attendaient ; ils me regardèrent :
– Eh bien ? me dit la mère.
– Eh bien ! nous avons dansé.
– Et après ?
– Après, je suis revenu.
– Seul ?
– Oui.
– Tu ne les as pas attendues ?
– Non.
– Et tu n’as rien dit ?
– Qu’est-ce que vous vouliez que je dise ?
Alors elle se fâcha, et se mit à crier.
– Tiens, tu n’es qu’une bête ; et cette fille est encore plus bête que toi, de te vouloir. Qu’est-ce que nous sommes donc auprès d’eux ?
Elle était toute verte de colère. Moi, je la regardais tranquillement sans répondre. Le père dit :
– Laisse Michel tranquille ; ne crie pas si fort.
Mais elle n’écoutait plus rien, et continua :
– A-t-on jamais vu un imbécile pareil ? Moi qui depuis six mois attire cette grande bique de Létumier chez nous, pour faire avoir du bien au garçon ; une vieille avare, qui ne parle que de ses champs, de sa chénevière, de leurs vaches !… Je supporte tout… je patiente… Et puis quand c’est fini, quand il va tout agrafer, ce gueux-là refuse ! Il se croit peut-être un seigneur ; il croit qu’on va courir après lui. Ah ! mon Dieu, peut-on avoir des êtres aussi bêtes dans sa famille ; ça fait frémir !…
Je voulu répondre, mais elle me dit :
– Tais-toi ! Tu finiras sur un fumier, et nous avec.
Et comme je me taisais, elle recommença :
– Oui, monsieur refuse !… Passez donc votre vie à nourrir des Nicolas, des Michel, des vauriens qui se font racoler ; car bien sûr que celui-ci s’est aussi fait racoler quelque part… Les gueuses ne manquent pas dans le pays !… Puisqu’il refuse, c’est qu’il en aime une autre !…
Elle tournait avec son balai, en me regardant pardessus l’épaule. Je n’en pouvais pas entendre plus, et je montai l’échelle, tout pâle. Depuis le départ de Claude, Étienne et moi nous couchions en haut sous le chaume. J’étais dans la désolation. La mère en bas me criait :
– Ah ! tu te sauves… Je vois clair, n’est-ce pas, mauvais gueux ? Tu n’oses pas rester !
La honte m’étouffait. Je me jetai dans la grande caisse, les deux bras sur la figure, en pensant : « Oh ! mon Dieu, est-ce possible ! » Et j’entendais la mère crier de plus en plus fort :
– Oh ! l’imbécile !… Oh ! le gueux !…
Le père essayait de l’apaiser. Cela dura longtemps.
Les larmes me couvraient la figure. Vers une heure seulement, tout se tut dans la baraque, mais je ne dormais pas, j’étais trop misérable ; je pensais :
« Voilà !… depuis dix ans que tu travailles… Les autres partent… toi, tu restes ; tu payes les dettes de la maison ; tu donnes jusqu’au dernier liard pour soutenir les vieux ; et parce que tu ne veux pas te marier avec cette fille, pour attraper son bien, parce que tu ne veux pas épouser la chénevière, tu n’es plus bon à rien ; tu n’es plus qu’un Nicolas, une bête, un gueux ! »
L’indignation me gagnait. Le petit Étienne dormait doucement près de moi. Je ne pouvais pas fermer l’œil. À force de tourner et de retourner ces choses dans ma tête, la sueur me couvrait le corps ; j’étouffais dans ce grenier, j’avais besoin d’air.
Finalement, sur les quatre heures, je me lève et je descends. Le père ne dormait pas ; il me demanda :
– C’est toi, Michel ? Tu sors ?
– Oui, mon père, je sors.
J’aurais bien voulu lui parler ; c’était le meilleur, le plus brave homme du monde, mais quoi lui dire ? La mère ne dormait pas non plus ; ses yeux brillaient dans l’ombre ; elle ne disait rien, et je sortis.
Dehors, le brouillard montait de la vallée. Je pris le sentier des troupeaux, sous les roches. Le brouillard perçait mon sarrau, cela me rafraîchissait le sang. J’allais devant moi. Ce que je pensais, Dieu le sait aujourd’hui ! Je voulais quitter les Baraques, aller à Saverne, aux Quatre-Vents ; un compagnon forgeron ne manque jamais d’ouvrage. L’idée d’abandonner le père, Mathurine et le petit Étienne me crevait le cœur ; mais je savais que la mère n’oublierait jamais les beaux champs des Létumier, qu’elle me les jetterait à la tête jusqu’à la fin des siècles. Tant d’idées vous traversent l’esprit, dans des moments pareils ! On n’y pense plus, on ne veut plus y penser, on les oublie.
Tout ce qui me revient, c’est que vers cinq heures, après la rosée, un beau soleil se leva : le soleil du printemps. La fraîcheur m’avait fait du bien ; je m’écriais en moi-même :
« Michel, tu resteras… tu supporteras tout ! Tu ne peux pas abandonner le père, non ! ni ton frère Étienne, ni ta petite sœur. C’est ton devoir de les soutenir. Que la mère crie… tu resteras ! »
Et dans ces pensées, je remontais au village, à travers les petits vergers et les jardins qui bordent la côte. Je m’affermissais en moi-même. Le soleil devenait toujours plus chaud ; les oiseaux chantaient, tout était rouge, la rosée tremblotait au bout des feuilles. Je voyais aussi la fumée blanche de notre forge monter lentement dans le ciel. Valentin était levé.
Je pressais le pas. Et comme j’arrivais près du village, tout à coup, de l’autre côté de la haie qui bordait le sentier, j’entendis piocher. Je regarde : Marguerite était là, derrière leur maison, qui piochait un coin de leur petit verger, pour y planter des pommes de terre. En me rappelant qu’elle était revenue la veille au soir, si fatiguée, je fus bien étonné ; je m’arrêtai contre la haie à la regarder longtemps ; et plus je la regardais, plus j’avais de l’admiration pour elle.
Elle était là, tout affairée et courageuse, en petite jupe et gros sabots, ne songeant à rien qu’à son ouvrage. Et je vis, pour la première fois, qu’elle avait les joues brunes et rondes, le front petit, avec de beaux cheveux bruns plantés près des sourcils, et d’autres comme fin duvet autour des tempes, où s’arrêtait la sueur. Elle ressemblait à son père ; ses jambes et ses bras étaient secs, ses petits reins solides ; elle serrait les lèvres, et son sabot poussait la bêche en faisant craquer les racines. Le soleil qui perçait les grands pommiers en fleurs, s’étendait sur elle, avec l’ombre agitée des feuilles. La terre fumait, tout brillait ; on sentait d’avance qu’il allait faire très chaud.
Après avoir longtemps regardé Marguerite, les paroles de la mère me revinrent : « Il en aime une autre. » Et je me dis : « C’est vrai, j’en aime une autre !… Celle-ci n’a pas de champs, pas de prés, pas de vaches ; mais elle a du courage, elle sera ma femme ! Nous aurons tout le reste. Mais d’abord, je veux la gagner, et je la gagnerai par mon travail ! »
Et depuis ce moment, jamais mon idée n’a changé ; je respectais Marguerite encore plus qu’avant ; l’idée ne m’est pas venue une seule fois qu’elle pouvait être la femme d’un autre.
Ayant donc pris en moi-même cette résolution, comme des gens descendaient le sentier pour aller travailler aux champs, je partis de là tout à fait décidé, plein de courage et même de contentement. J’entrai dans la rue. Valentin, les manches de chemise retroussées sur ses longs bras maigres, la poitrine et le cou nus, m’attendait depuis un instant devant la forge.
– Quel beau temps ! Michel, se mit-il à crier en me voyant venir, quel beau temps ! Ah si c’était dimanche, nous ferions un bon tour au bois.
– Oui, lui répondis-je en riant et défaisant mon sarrau ; mais c’est lundi, papa La Ramée. Qu’est-ce que nous allons faire ce matin ?
– Le vieux Rantzau est venu nous apporter hier soir deux douzaines de haches à rechausser pour le Harberg ; et puis la charrette de Christophe Besme a besoin d’un moyeu.
– Bon, bon, lui dis-je, nous pouvons commencer.
Jamais je ne m’étais senti plus de cœur au travail. Le fer était au feu. Valentin prit les pinces et le petit marteau ; moi, le merlin, et nous voilà partis.
Toutes les fois que dans ma vie j’ai vu clairement ce que je voulais, et qu’au lieu de rêvasser et de suivre ma routine au jour le jour, j’ai décidé quelque chose de difficile, qui demandait de l’attention et du courage, la bonne humeur m’est revenue, j’ai chanté, j’ai sifflé, j’ai fait rouler mon marteau comme un ancien. Le plus grand ennui, c’est de n’avoir aucune idée ; mais j’en avais alors une qui me plaisait extraordinairement.
Il ne faut pourtant pas croire que c’était facile de venir à bout de mon idée en 89, non ! Et ce matin même, vers sept heures, au moment où Marguerite passait devant la forge avec son grand panier, pour aller vendre ses brochures, Valentin me rappela lui-même que ce n’était pas une petite affaire. Il ne se doutait de rien, et voilà pourquoi chacune de ses paroles valait son pesant d’or.
– Regarde, Michel, me dit-il, en montrant la petite, qui gagnait déjà le haut des Baraques, n’est-ce pas terrible de voir une enfant de seize ans avec des charges pareilles sur le dos ? Ça va par la pluie, la neige, le soleil ; c’est brave jusqu’au bout des ongles, ça ne recule jamais devant la peine ; si ce n’étaient pas des hérétiques, ce seraient des martyrs. Mais le diable les pousse à vendre leurs mauvais petits livres, pour détruire notre sainte religion et l’ordre établi par le Seigneur en ce monde. Au lieu de mériter des récompenses, ça mérite la corde.
– Oh ! Valentin, la corde ! lui dis-je.
– Oui, la corde ! fit-il en allongeant le nez et serrant les lèvres, et même le bûcher, si l’on voulait être juste. Est-ce à nous de les défendre, quand leur bon sens, leur honnêteté, leur courage tournent contre nous ? C’est comme les loups et les renards, plus ils montrent de finesse, plus on doit se dépêcher de les détruire ; s’ils étaient bêtes comme des moutons, ils ne seraient pas si dangereux ; au contraire, on pourrait les tondre et même les conserver honnêtement à l’étable. Mais ces calvinistes n’écoutent rien, c’est une véritable peste.
– Ce sont pourtant des créatures du Seigneur comme nous, Valentin !
– Des créatures du Seigneur, s’écria-t-il en levant ses grands bras. Si c’étaient des créatures du Seigneur, les curés refuseraient-ils d’inscrire leurs actes de naissance, de mariage et de décès ? Est-ce qu’on les enterrerait dans les champs, loin de la terre sainte, comme des animaux ? Est-ce qu’on les empêcherait de remplir une place, comme le dit Chauvel lui-même ? Est-ce que tout le monde crierait contre eux ? Non, Michel ! Ça me fait de la peine, car, en dehors de leur commerce, on ne peut rien leur reprocher ; mais maître Jean a tort de laisser entrer ces gens-là chez lui. Ce Chauvel finira mal ; il en fait trop ! Nos Baraquins sont des ânes de l’avoir nommé ; une fois l’ordre rétabli, je t’en préviens, les premiers qu’on empoignera, c’est Chauvel et sa fille, et peut-être aussi maître Jean et nous tous, pour nous purifier quelques années dans les prisons. Moi, je ne l’aurai pas mérité, mais je reconnaîtrai tout de même la justice du roi. La justice est la justice… Nous l’aurons mérité… C’est triste !… Mais la justice avant tout.
Il courbait son grand dos, en joignant les mains d’un air de résignation, et puis il fermait les yeux tout pensif ; et moi je pensais :
« Peut-on être aussi borné ? Ce qu’il dit est contraire au bon sens. »
Malgré cela, je voyais bien que tout le monde serait contre moi si je demandais Marguerite en mariage, et que les Baraquins seraient capables de vouloir me lapider. Mais tout m’était égal, et je m’étonnais moi-même de mon courage.
Le soir de ce jour, au moment de retourner dans notre baraque, je partis sans crainte, et résolu à tout entendre de la mère, sans répondre un mot. Comme j’approchais de la maison, le père, tout pâle et craintif, vint à ma rencontre, en me faisant signe d’entrer dans une ruelle profonde, entre les vergers, pour ne pas être vus. Je le suivis, et le pauvre homme me dit en tremblant :
– Ta mère a bien crié hier, mon enfant… Ah ! c’est terrible !… Maintenant, qu’est-ce que tu vas faire ?… Tu vas partir, n’est-ce pas ?…
Il me regardait, tout pâle ; je voyais qu’il était dans la plus grande inquiétude, et je lui répondis :
– Non, mon père, non !… Comment pourrais-je vous abandonner, vous, le petit Étienne et Mathurine !… Ça n’est pas possible !
Sa figure prit un air de bonheur ; on aurait dit qu’il revivait.
– Ah ! c’est bon, fit-il. Je savais bien que tu resterais, Michel !… Oui, je suis bien content de t’avoir parlé !… Elle n’a pas de raison… elle s’emporte trop. Ah ! j’ai bien souffert aussi dans ma vie… Mais c’est bien, tu restes… c’est bien…
Il me tenait la main et je me sentais tout remué.
– Oui, lui dis-je, je resterai, mon père ; et si la mère crie… c’est ma mère, je l’écouterai sans répondre.
Alors il fut rassuré.
– C’est bien, dit-il. Seulement, écoute, tu vas attendre ici quelques instants, je remonterai seul, car si ta mère nous voyait ensemble, elle me ferait la vie dure ; tu comprends ?
– Oui, mon père, allez.
Aussitôt il sortit de la ruelle ; et quelques minutes après, je le suivis tranquillement et j’entrai chez nous. La mère, au fond, près de l’âtre, filait, les dents serrées. Elle pensait, sans doute, que j’allais lui dire quelque chose… annoncer mon départ ! Elle me suivait de ses yeux brillants et s’apprêtait à me maudire. La petite Mathurine et Étienne, à ses pieds, tressaient une corbeille, sans oser lever les yeux ; le père cassait du petit bois, en m’observant de côté ; mais je n’eus l’air de rien ; je dis simplement :
– Bonsoir, mon père ; bonsoir, ma mère ; je suis las aujourd’hui, nous avons beaucoup travaillé à la forge.
Et je montai l’échelle. Personne ne m’avait répondu. Je me couchai content de ce que j’avais fait, et cette nuit-là je dormis bien.
Le lendemain, en allant à l’ouvrage de grand matin, je vis l’auberge des Trois-Pigeons déjà pleine de monde ; il en arrivait tout le long de la route, les uns en charrette, les autres à pied.
Le bruit se répandait que le cahier de nos plaintes et doléances tirait à sa fin, et qu’on allait le porter à Metz, pour être fondu avec ceux des autres bailliages.
Depuis le jour des élections, un grand nombre de députés au bailliage avaient fait venir leur femme et leurs enfants à Lixheim ; ces gens s’en retournaient chez eux, bien contents de rentrer dans leurs nids.
Ils criaient en passant :
– C’est fini !… Ce soir les autres arrivent… Tout est arrangé.
Valentin et moi, nous nous réjouissions aussi de revoir bientôt maître Jean à la forge. Quand on travaille depuis dix ans ensemble, c’est un grand ennui de rester seul trois semaines, et de ne plus voir une bonne grosse figure pareille, qui vous crie de temps en temps :
– Allons, garçons, en avant !
Ou bien :
– Halte ! Respirons une minute.
Oui, quelque chose vous manque ; on est tout dérouté.
Nous accrochions donc nos vestes, en causant de la bonne nouvelle, et regardant cette foule qui s’arrêtait à l’auberge : Nicole et la mère Catherine, qui sortaient avec des chaises, pour aider les femmes à descendre de leurs charrettes ; et puis les compliments, les salutations, car toutes ces femmes étaient d’anciennes connaissances ; et depuis que les maris avaient été nommés députés, on se saluait bien plus, on faisait des cérémonies, on s’appelait : Madame !
Valentin en riait de bon cœur.
– Tiens, Michel, disait-il, voici la comtesse Gros-Jacques… ou la baronne Jarnique… Regarde… C’est maintenant que nous pouvons apprendre les belles manières !
Il ne manquait pas de malice pour se moquer de ceux qui n’étaient pas nobles ; au contraire, en les voyant se faire des révérences, il en avait les larmes aux yeux, et finissait toujours par dire :
– Ça leur va comme des dentelles à Finaude, la bourrique du père Bénédic !… Ah ! les gueux !… Et penser que cette race ose se révolter contre Sa Majesté le roi, contre la reine et les autorités d’en haut !… Penser qu’ils réclament des droits !… Ah, je vous en donnerais, des droits, je vous en donnerais !… Je vous enverrais paître ; et, si vous n’étiez pas contents, je doublerais mes Suisses et ma maréchaussée.
Il raisonnait ainsi tout bas, en tirant le soufflet et tenant le fer au feu dans ses pinces. Je connaissais toutes ses pensées, car il avait besoin de parler pour se comprendre lui-même ; cela me faisait du bon sang.
Enfin, nous avions repris notre ouvrage ; l’enclume sonnait depuis trois heures, les étincelles partaient, et nous ne songions plus qu’à notre travail, quand tout à coup une ombre s’avance sur la petite porte ; je me retourne : c’était Marguerite ! Elle avait quelque chose dans son tablier, et nous dit :
– Je vous apporte de l’ouvrage… Ma bêche, qui s’est cassée… Est-ce que vous ne pourriez pas m’arranger ça pour ce soir ou demain matin ?
Valentin prend la bêche tout ébréchée et le col déchaussé. Moi, j’étais dans la joie ; Marguerite me regardait, et je lui souriais comme pour dire :
– Sois tranquille… je vais t’arranger ça joliment… Tu verras mon travail.
Elle finit par me sourire, voyant que j’étais heureux de lui rendre un petit service.
– Pour ce soir ou demain matin, ce n’est pas possible, dit Valentin ; mais si tu revenais demain soir…
– Bah ! bah ! m’écriai-je, ce n’est pas une affaire ! Nous avons beaucoup d’ouvrage, c’est vrai, mais la bêche de Marguerite doit passer avant tout. Laissez-moi ça, Valentin ; je m’en charge.
– Hé ! je ne demande pas mieux, dit-il ; seulement il te faudra plus de temps que tu ne penses, et nous sommes pressés.
Marguerite riait.
– Allons, dit-elle, je puis compter dessus, Michel ?
– Oui, oui, Marguerite, tu l’auras ce soir.
Elle repartit ; et tout de suite je posai la petite enclume sur son billot ; je remis le vieux fer au feu, et j’empoignai le bâton du soufflet. Valentin me regardait comme surpris ; mon empressement l’étonnait ; il ne disait rien, mais je sentais que mes oreilles devenaient rouges, et que cela gagnait les joues. Alors je me mis à chanter l’air des forgerons :
Bon forgeron, ton feu s’allume.
Et lui, selon son habitude, me suivit en grossissant sa voix, ronflant du nez et traînant chaque mot, à la manière plaintive des anciens compagnons. Nos marteaux allaient en cadence ; et en songeant que je travaillais pour Marguerite, mon cœur débordait de contentement. Je ne crois pas avoir jamais mieux travaillé de ma vie ; mon marteau remontait plus vite qu’il ne tombait sur l’enclume, le fer s’allongeait comme de la pâte.
Je forgeai ma bêche d’abord à chaud, et puis à froid ; je lui donnai une jolie forme carrée, un peu longue, légère, la ligne bien au milieu, le tranchant en queue d’aronde, le col tellement arrondi et bien soudé, que Valentin s’arrêtait de temps en temps pour admirer mon travail, et je l’entendais murmurer en lui-même :
– À chacun sa partie : maître Jean n’a pas son pareil pour le fer à cheval ; moi, j’ai l’œil pour les jantes et les moyeux. Oui, c’est un don du ciel, personne ne dira le contraire. Lui sera pour les bêches, pour les pelles, pour les pioches, les socs de charrue ; c’est son affaire, son présent du Seigneur.
Il allait, venait, se retournait et me demandait quelquefois :
– Veux-tu que je t’aide ?
– Non, non ! m’écriais-je, tout fier et tout joyeux de voir mon ouvrage avancer si bien.
Et je recommençais à chanter :
Bon forgeron…
Chacun allait son train.
Finalement, vers cinq heures, ma bêche était finie. Elle reluisait comme un plat d’argent et sonnait comme une cloche. Valentin la prit ; il la pesa longtemps, et puis, me regardant, il dit :
– Le vieux Rebstock, de Ribeaupierre, qui vend des faux, des bêches et des socs de charrue jusqu’au fond de la Suisse, le vieux Rebstock lui-même mettrait son gros R sur cette bêche et dirait : « C’est moi qui l’ai faite ! » Oui, Michel, les Chauvel pourront se vanter d’avoir une belle et bonne bêche, qui durera peut-être plus longtemps qu’eux. Tiens, voilà ton premier chef-d’œuvre.
On pense si j’étais content, car Valentin s’y connaissait ; mais la gloire de ses éloges n’était rien auprès du plaisir que j’allais avoir de porter la bêche à Marguerite. Seulement, il y fallait encore un manche, et j’en voulais un de frêne, tout neuf. C’est pourquoi, sans attendre, je courus chez notre voisin, le vieux tourneur Rigaud, qui se mit à l’ouvrage, ses grosses besicles sur le nez, et me fit un manche tel que je le souhaitais : bien rond, la pomme en haut pas trop grosse, et solidement emmanché, enfin quelque chose de léger et de fort. Je le payai tout de suite, et je rentrai poser la bêche derrière notre porte, en attendant la fin de la journée.
Sur les sept heures, en me lavant les mains, la figure et le cou devant la forge, à la pompe, regardant par hasard dans la rue, je vis Marguerite assise sur le petit banc de leur maison, en train de peler des pommes de terre. Aussitôt je lui montrai la bêche de loin, et j’arrivai tout content près d’elle, en lui criant :
– La voilà !… Que penses-tu de ça, Marguerite ?
Elle prit la bêche et la regarda tout émerveillée. Je ne respirais plus.
– Ah ! dit-elle en me regardant, c’est Valentin qui l’a faite.
Et je lui répondis, tout rouge :
– Tu crois donc que je ne sais rien faire ?
– Oh ! non… mais c’est si beau !… Sais-tu, Michel, que tu fais un bon ouvrier ?
Elle me souriait ; et je redevenais tout joyeux, quand elle me dit :
– Mais ça va me coûter gros… Qu’est-ce que je te dois ?
En entendant cela, je tombai des nues, et je lui répondis, presque en colère :
– Tu veux donc me chagriner, Marguerite ? Comment je travaille pour toi… Je t’apporte une bêche en cadeau… Je suis content de te faire un plaisir, et tu me demandes ce que ça coûte ?
Elle, alors, voyant ma figure désolée, s’écria :
– Mais tu n’es pas raisonnable, Michel, toute peine mérite son salaire ; et puis, le charbon de maître Jean a son prix, et tu lui dois aussi ta journée.
Elle avait raison, et je le voyais ; mais cela ne m’empêchait pas de lui répondre :
– Non… non… ce n’est pas cela ! et de me fâcher même, quand tout à coup le père Chauvel, en petit sarrau gris et le bâton à la main, me prit par le bras, en disant :
– Eh bien… eh bien !… Qu’est-ce que c’est donc, Michel ? Vous êtes donc à vous disputer aussi, vous autres ?
Il revenait de Lixheim, et me regardait tout joyeux ; moi, j’avais perdu la voix, j’étais dans un trouble extraordinaire.
– Hé ! dit Marguerite, il a rechaussé ma bêche, et maintenant il ne veut pas recevoir d’argent.
– Ah ! bah ! dit Chauvel, et pourquoi ?
Heureusement une bonne idée me passa par la tête, et je m’écriai :
– Non ! vous ne me ferez pas recevoir un denier, monsieur Chauvel. Est-ce que vous ne m’avez pas prêté des livres cent fois ? Est-ce que vous n’avez pas placé ma sœur Lisbeth à Wasselonne ? Et maintenant encore, est-ce que vous n’aidez pas tout le pays à ravoir ses droits ? Quand je travaille pour vous, c’est par amitié, par reconnaissance ; je me regarderais comme un gueux de vous dire : « Ça coûte tant. » C’est contre ma nature.
Il m’observait avec ses petits yeux vifs, et répondit :
– C’est bien… c’est bien !… Mais je n’ai pas fait tout cela non plus, moi, pour ne plus payer les gens. Si je l’avais fait dans des idées pareilles, je me regarderais aussi comme un gueux… Tu comprends, Michel ?
Alors, ne sachant plus que répondre, j’avais presque envie de pleurer, et je dis :
– Ah ! monsieur Chauvel, vous me faites de la peine.
Et lui, touché sans doute, me répondit :
– Non, Michel, non, ce n’est pas dans mes intentions, car je te regarde comme un brave, un honnête garçon ; et pour te le montrer, j’accepte ton cadeau. N’est-ce pas, Marguerite, nous acceptons tous les deux ?
– Oh ! oui, dit-elle, puisque ça lui fait tant de plaisir, nous ne pouvons pas refuser.
Chauvel regarda ensuite la bêche, et loua mon ouvrage, disant que j’étais un bon ouvrier, et que plus tard il espérait me voir maître et bien dans mes affaires. J’étais redevenu content, et quand il entra dans la maison, en me serrant la main, et que Marguerite me cria : – Bonsoir Michel, et merci ! tout était oublié. Je me réjouissais d’avoir si bien répondu, car le coup d’œil de Chauvel, lorsque je parlais, m’avait mis dans un grand trouble, et si mes raisons n’avaient pas été si bonnes, il aurait bien pu se figurer autre chose. Et même je considérais cela comme un avertissement d’être prudent et de bien cacher mes idées sur Marguerite, avant le jour où je pourrais la demander en mariage.
Je faisais ces réflexions en retournant à l’auberge. Comme j’entrais dans la grande salle, maître Jean venait d’arriver ; il pendait sa grosse capote dans l’armoire et criait :
– Nicole… Nicole… qu’on m’apporte le tricot et mon bonnet de coton. Ah ! la bonne chose d’être dans sa vieille veste et ses sabots.
– Hé ! c’est toi, Michel ! Nous voilà tous revenus… Les marteaux vont rouler… Vous devez être en retard ?
– Pas trop, maître Jean, nous avons fait l’ouvrage courant. Les coins qui venaient du Dagsberg ont tous été dépêchés hier soir.
– Allons, tant mieux ! tant mieux !
La mère Catherine arrivait aussi toute réjouie, et demandait :
– C’est donc fini, Jean ? C’est tout à fait fini… Tu n’iras plus là-bas ?
– Non, Catherine, grâce à Dieu ! J’en avais assez, à la fin, de tous ces honneurs. Maintenant, notre affaire est dans le sac ; le cahier part après-demain. Mais ça n’a pas été sans peine ; et si nous n’avions pas eu Chauvel, Dieu sait où nous en serions encore. Quel homme ! il sait tout, il parle sur tout ; c’est l’honneur des Baraques d’avoir envoyé cet homme. Tous ceux des autres bailliages l’ont choisi dans les premiers pour aller porter nos plaintes et doléances à Metz et pour les soutenir contre ceux qui voudraient les attaquer. Jamais, tant que les Baraques dureront, elles ne se feront un aussi grand honneur. Maintenant Chauvel est connu partout, et l’on sait aussi que nous l’avons envoyé, qu’il demeurait au Bois-de-Chênes, et que les gens de ce pays-là ont eu assez de bon sens pour reconnaître son esprit, malgré sa religion.
Maître Jean disait ces choses en mettant ses sabots et sa vieille casaque.
– Oui, criait-il en soufflant, sur des centaines de députés au bailliage, le tiers en a choisi quinze pour porter le cahier, et Chauvel est le quatrième ! Aussi, maintenant il faut une fête, vous m’entendez : un gala pour les amis des Baraques, en l’honneur de notre député Chauvel. Tout est arrangé, Létumier et Cochart sont déjà prévenus : je les ai rencontrés à la Pomme-d’Or, en ville, et je les ai d’abord invités, en les chargeant d’inviter les autres. Il faut que les vieilles bouteilles de dessous les fagots sortent cette fois ; il faut que la cuisine soit en feu. Nicole partira ce soir chercher six livres de bon bœuf, trois livres de côtelettes, deux beaux gigots, chez Kountz sous la Halle ; elle dira que c’est pour maître Jean Leroux, des Trois-Pigeons. Et les gigots seront à l’ail. Il nous faudra des saucisses aux choux, et l’on décrochera le plus gros jambon, avec une bonne salade, du fromage, des noix. Tout le monde sera content. Je veux que tout le pays sache que les Baraques ont eu cette gloire d’envoyer le quatrième député du bailliage à Metz ; un homme que les autres ne connaissaient pas et que nous avons connu, que nous avons choisi, et qui seul a fait plus pour soutenir les droits du peuple que cinquante autres. Mais nous recauserons de tout cela. Chauvel a fermé le bec des plus vieux procureurs, des plus fins avocats et des plus huppés richards de la province !
Maître Jean avait sans doute bu quelques bons coups en route ; il parlait tout seul, en étendant ses grosses mains et gonflant ses joues rouges, comme il faisait toujours à la fin d’un bon dîner. Nous l’écoutions dans l’étonnement et l’admiration.
Nicole mettait la nappe pour souper ; cela rétablit le silence ; chacun réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre.
Au moment où j’allais partir, maître Jean me dit :
– Tu préviendras aussi ton père qu’il est invité par son vieux camarade Jean Leroux, car nous sommes de vieux camarades : nous avons tiré à la milice ensemble en cinquante-sept ! Tu lui diras ça. Pour demain, à midi juste, tu entends, Michel ?
Il me tenait la main, et je lui répondis :
– Oui, maître Jean ; c’est un grand honneur que vous nous faites.
– Quand on invite d’aussi braves gens que vous, dit-il, on se fait de l’honneur et du plaisir à soi-même. Et maintenant, bonsoir !
Alors je sortis. Jamais maître Jean, mon parrain, ne m’avait dit d’aussi bonnes choses sur mon père, et je l’en aimais encore plus qu’avant, si c’était possible.
En rentrant chez nous, je dis aux parents que le père et moi nous étions invités à dîner le lendemain chez maître Jean, avec les notables des Baraques. Ils comprirent quel honneur on nous faisait, et le père en fut tout attendri. Longtemps il parla de son tirage à la milice, en l’an cinquante-sept, lorsque Jean Leroux et lui s’en allaient bras dessus, bras dessous par la ville, des rubans à leurs tricornes ; et puis de mon baptême, où son vieux camarade avait accepté d’être parrain. Il rappelait ces souvenirs dans les moindres détails, et s’écriait :
– Ah ! le bon temps ! Ah ! le bon temps !…
La mère aussi était contente ; mais comme elle m’en voulait, au lieu de montrer sa joie, elle continuait de filer sans rien dire. Malgré cela, le lendemain les chemises blanches et les habits de fêtes étaient prêts sur la table ; elle avait tout lavé, tout séché, tout mis en ordre de bonne heure. Et quand, vers midi, le père et moi nous descendîmes la grand-rue en nous tenant par le bras, elle nous regardait de la porte et criait aux voisins :
– Ils vont au grand dîner des notables, chez maître Jean Leroux !
Le pauvre vieux père, appuyé sur mon bras, me disait en souriant :
– Nous sommes aussi beaux que le jour des élections. Depuis, il ne nous est pas arrivé de mal ; pourvu que cela continue, Michel. Surveillons bien notre langue, on parle toujours trop dans un grand dîner. Prenons garde à nous ; tu m’entends ?
– Oui, mon père, soyez tranquille, je ne dirai rien.
Il tremblait toujours comme un pauvre lièvre poursuivi depuis des années de bruyère en bruyère ; et combien d’autres lui ressemblaient alors ! presque tous les vieux paysans élevés sous les seigneurs et les couvents, et sachant trop bien que pour eux il n’y avait pas de justice.
Pour entreprendre quelque chose, il faut que la jeunesse commence, avec de vieux entêtés comme Chauvel, qui ne changent et ne reculent jamais. Si les paysans avaient dû faire la Révolution de 89 tout seuls, et si les bourgeois n’avaient pas commencé, nous serions encore en 88 ! Que voulez-vous ? À force de souffrir, on perd courage ; la confiance vient du bonheur, et puis l’instruction manquait.
Mais on devait voir en ce jour ce que fait le bon vin. Nous étions encore à cent pas de l’auberge, que nous entendions déjà les éclats de rire et les joyeux propos des notables arrivés avant nous. Le grand Létumier, Cochart, Claude Huré, le charron, Gauthier Courtois, l’ancien canonnier, et maître Jean causaient debout, au coin de la grande table couverte de sa nappe blanche ; et quand nous entrâmes, nous fûmes en quelque sorte éblouis par les carafes, les bouteilles, les assiettes de vieille faïence peinte, les fourchettes et les cuillères fraîchement étamées, qui reluisaient d’un bout à l’autre de la salle.
– Hé ! voici mon vieux camarade Jean-Pierre ! s’écria maître Jean, en venant à notre rencontre.
Il avait sa veste de forgeron à boutons de hussard, la perruque tortillée et liée par un gros flot sur la nuque, la chemise ouverte, le ventre bien arrondi dans sa large culotte, les bas de laine et les souliers à boucles d’argent. Ses grosses joues rouges tremblotaient de contentement, et, posant ses deux mains sur les épaules du père :
– Ah ! mon pauvre Jean-Pierre, que je suis content de te voir ! s’écria-t-il. Comme tout me revient quand je te regarde !
– Oui, faisait mon père, les larmes aux yeux, le bon temps de la milice, n’est-ce pas, Jean ? J’y pense aussi quelquefois, il ne reviendra plus.
Mais Létumier, son tricorne sur l’oreille et son grand habit couleur cannelle pendant sur ses cuisses maigres, avec son gilet rouge à boutons d’acier, qui sonnaient comme des cymbales, se mit à crier :
– Il est déjà revenu, Jean-Pierre ; nous avons tous gagné à la milice avant-hier, le pays a gagné ! vive la joie !
Il levait son tricorne jusqu’au plafond ; et les autres riaient de voir les bouteilles rangées à la file, leur cœur en sautait de joie ; chacun dans le cercle se retournait de temps en temps comme pour se moucher, et comptait les bouteilles du coin de l’œil.
Au fond de la salle, la porte de la cuisine était ouverte ; on voyait le feu rouge monter sur l’âtre, les deux gigots tourner lentement à la broche, la graisse tomber en sifflant dans la lèchefrite ; la mère Catherine en grand bonnet blanc, les manches de chemise retroussées, aller et venir, un plat ou bien une tarte sur son tablier ; et Nicole, avec sa grande fourchette de fer, retourner les viandes dans les marmites, ou secouer dans un coin le panier à salade. – La bonne odeur entrait partout ; jamais on n’aurait cru que maître Jean traiterait aussi bien de simples notables ; mais cet homme économe et laborieux, dans les grandes occasions ne regardait pas à la dépense ; et quelle plus grande occasion pouvait-il avoir de s’attirer l’estime du pays, que de bien traiter ceux qui l’avaient fait nommer au bailliage avec son ami Chauvel. Tous les bons bourgeois de mon temps ont fait de même ; c’était le meilleur moyen de conserver l’ordre. Ils avaient le bon sens de se mettre à la tête du peuple ; et quand leurs fils, par orgueil, par avarice et par bêtise, ont voulu s’en séparer, pour devenir des espèces de faux nobles, ils ont travaillé pour d’autres plus malins qu’eux. C’est notre histoire en quatre mots !
Cependant les vieux, réunis près de la fenêtre, s’étaient remis à causer des affaires du bailliage, et chaque fois qu’un notable entrait, on recommençait à crier :
– Hé ! Pletche !… hé ! Rigaud !… par ici… par ici !… Comment ça va-t-il ?
Valentin, derrière, riait en me regardant. Mais son enthousiasme pour le roi, la reine et les autorités d’en haut ne l’empêchait pas d’aimer le bon vin, les saucisses et le jambon. L’idée d’une fête pareille lui paraissait tout de même agréable, et son long nez se tournait avec complaisance du côté de la cuisine.
Finalement, sur le coup de midi, Nicole vint me dire d’appeler Chauvel, et je sortais, lorsqu’il arriva tranquillement avec Marguerite. Tous les autres criaient :
– Le voilà !… le voilà !
Lui, dans sa carmagnole et sa culotte de grisette, riait en allant leur serrer la main. Ce n’était pourtant plus le même homme ; M. le lieutenant du prévôt ne serait plus venu le prendre au collet ; il était choisi parmi les quinze de Metz, et cela se voyait bien à sa mine ; ses petits yeux noirs brillaient encore plus qu’avant, et le col de sa chemise, bien blanc, se dressait contre ses oreilles.
Comme le grand Létumier, qui aimait les cérémonies, voulait lui faire une espèce de discours, il dit en riant :
– Maître Létumier, voici la soupe qui vient, elle sent bien bon !
Et c’était vrai, dame Catherine arrivait avec la grande soupière, qu’elle posa majestueusement sur la table.
Maître Jean s’écria :
– Asseyons-nous, mes amis, asseyons-nous. Létumier, vous ferez votre discours au dessert… Ventre affamé n’a pas d’oreilles. Ici, Cochart ; Chauvel, là-bas, au haut de la table ; Valentin !… Huré !… Jean-Pierre !…
Enfin il nous montrait à chacun notre place, et l’on ne pensait plus qu’à se réjouir. Mon père, Valentin et moi, nous étions en face de maître Jean, qui servait : il découvrit la grande soupière ; la bonne odeur d’une croûte au pot, à la moelle, s’éleva jusqu’au plafond, en forme de nuage, et l’on se mit à se passer les assiettes.
Je n’avais jamais vu d’aussi grand dîner ; j’étais dans l’admiration, et mon père encore plus.
– Chacun a sa bouteille près de lui, dit maître Jean ; qu’on se verse.
Et, naturellement, après cette bonne soupe, on tira les bouchons et on emplit les verres. Quelques-uns voulaient déjà boire à la santé des députés du bailliage, mais c’était du petit vin d’Alsace, et maître Jean s’écria :
– Attendez !… Il faut boire à nos santés avec du bon vin, et non pas avec de l’ordinaire.
On trouva qu’il avait raison. Et le bouilli garni de persil étant arrivé, chacun en mangea sa bonne tranche.
Létumier disait que tout homme qui travaille aux champs ou de son métier devrait avoir une demi-livre de bœuf pareil, avec son setier de vin à chaque repas ; le bûcheron Cochart l’approuvait ; et l’on commençait à parler de politique, quand la choucroute aux petites saucisses grillées arriva ; cela changea les idées d’un grand nombre.
Marguerite et Nicole couraient autour de la table remplacer les bouteilles vides, dame Catherine apportait des plats ; et vers une heure, quand arrivèrent les gigots et qu’on apporta du vieux vin de Ribeaupierre, la joie venait et grandissait. On se regardait l’un l’autre d’un air de contentement. Cochart disait :
– Nous sommes des hommes !… Nous avons nos droits d’hommes !… Celui qui voudrait me soutenir le contraire au bois, je lui répondrais.
Et l’ancien canonnier Gauthier Courtois criait :
– Si nous ne sommes pas des hommes, c’est que les autres ont toujours eu pour eux le bon vin et la bonne nourriture. Avant de livrer bataille, ils étaient pourtant contents de nous flatter et de nous promettre tout ce que nous voulions. Mais après, on ne parlait plus que de discipline, et les coups de plat de sabre pleuvaient. Je dis que c’est une honte de battre les soldats, et d’empêcher ceux qui montrent du courage de devenir officiers, parce qu’ils ne sont pas nobles.
Létumier voyait tout en beau :
– La misère est passée, s’écriait-il ; nos cahiers sont en ordre ; on verra ce que nous voulons, et le bon roi sera bien forcé de dire : « Ces gens ont raison, mille fois raison, ils veulent l’égalité des impôts, et l’égalité devant la loi, c’est juste ! » Est-ce que nous ne sommes pas tous Français ? Est-ce que nous ne devons pas tous avoir les mêmes droits et supporter les mêmes impôts ? Ça tombe sous le bon sens, que diable !
Il parlait très bien, ouvrant sa grande bouche jusqu’aux oreilles, fermant les yeux à demi d’un air malin, la tête un peu en arrière, et levant ses grands bras comme ceux qui parlent d’abondance. Tout le monde écoutait ; et le père lui-même, avec deux ou trois signes de tête, murmurait :
– Il parle bien… C’est juste !… Mais ne disons rien, Michel, c’est trop dangereux.
Il regardait à chaque instant du côté de la porte, comme si les sergents de la maréchaussée avaient dû venir.
Maître Jean alors, ayant rempli les verres de vieux vin, s’écria :
– Mes amis, à la santé de Chauvel, celui qui nous a le mieux soutenus au bailliage ; qu’il vive longtemps pour défendre les droits du tiers, et qu’il parle toujours aussi bien qu’il a parlé ; c’est ce que je souhaite ! À sa santé !
Et tout le monde se penchant autour de la table, on se mit à trinquer comme des bienheureux. On riait, et chacun répétait :
– À la santé des députés du bailliage : maître Jean et Chauvel !
Les vitres de la grande salle en frissonnaient. Dans la rue, les gens s’arrêtaient, le nez contre les vitres, pensant :
– Ceux qui crient là-dedans se portent bien.
Les notables s’étant rassis, on remplit encore une fois les verres, tandis que Catherine et Nicole apportaient les grandes tartes à la crème, et que Marguerite enlevait le restant des gigots, des jambons et de la salade.
Tous les yeux se tournaient du côté de Chauvel, pour voir ce qu’il allait répondre. Lui, tranquillement assis au haut de la table, le bonnet de coton au bâton de sa chaise, les joues pâles et les lèvres serrées, avait l’air de loucher, et tenait son verre tout pensif. Le vin de Ribeaupierre l’avait un peu agacé sans doute, car au lieu de répondre à la santé des autres, il dit d’une voix claire :
– Oui, le premier pas est fait ! Mais ne chantons pas encore victoire ; il nous reste beaucoup à faire avant de ravoir nos droits. L’abolition des privilèges, de la taille, des aides, de la gabelle, des péages, des corvées, c’est déjà beaucoup demander ; les autres ne lâcheront pas facilement ce qu’ils tiennent, non ! ils batailleront, ils se défendront contre la justice ; il faudra les forcer ! Ils appelleront à leur aide tous les employés, tous ceux qui vivent de leurs places et qui pensent s’anoblir. Et, mes amis, ce n’est encore là que le premier point, ce n’est encore là que la moindre des choses ; je crois que le tiers état gagnera cette première bataille ; le peuple le veut ; le peuple, qui supporte ces charges iniques, soutiendra ses députés.
– Oui, oui, jusqu’à la mort ! crièrent le grand Létumier, Cochart, Huré, maître Jean, en serrant les poings ; nous gagnerons, nous voulons gagner !…
Chauvel ne bougeait pas ; quand ils eurent fini de crier, il continua comme si personne n’avait rien dit :
– Nous pouvons l’emporter pour toutes les injustices que le peuple ressent, et qui sont trop criantes, trop claires ; mais à quoi cela nous servira-t-il, si, plus tard, les états généraux une fois dissous et les fonds de la dette votés, les nobles rétablissent leurs droits et privilèges ? Ce ne serait pas la première fois, car nous en avons eu d’autres, d’états généraux, et tout ce qu’ils avaient décidé en faveur du peuple n’existe plus depuis longtemps. Ce qu’il nous faut après l’abolition des privilèges, c’est la force d’empêcher qu’on les rétablisse. Cette force est dans le peuple, elle est dans nos armées. Il ne faut pas vouloir un jour, un mois, une année, il faut vouloir toujours, il faut empêcher que les gueux, les filous ne rétablissent lentement, tout doucement et d’une manière détournée, ce que le tiers, appuyé sur la nation, aura renversé ! Il faut que l’armée soit avec nous ; et, pour que l’armée soit avec nous, il faut que le dernier soldat, par son courage et son esprit, puisse monter de grade en grade, jusqu’à devenir maréchal et connétable, aussi bien que les nobles, m’entendez-vous ?
– À la santé de Chauvel ! s’écria Gauthier Courtois.
Mais lui, étendant la main pour empêcher les autres de répondre, continua :
– Les soldats alors ne seront plus assez bêtes pour soutenir la noblesse contre le peuple ; ils seront et resteront avec nous ! – Et puis, écoutez bien ceci, car c’est le principal : pour que l’armée et le peuple ne puissent plus être trompés ; pour qu’on ne puisse plus les aveugler jusqu’à détruire eux-mêmes leur propre avancement et défendre ceux qui remplissent les places qu’ils devraient avoir, il faut la liberté de parler et d’écrire pour tout le monde. Si on vous fait une injustice, à qui réclamez-vous ? Au supérieur. Le supérieur vous donne toujours tort ; c’est tout simple : l’employé exécute ses ordres ! Mais si vous pouviez réclamer devant le peuple ; si le peuple nommait lui-même les supérieurs, alors on n’oserait pas vous faire d’injustice ; et même il ne pourrait pas en exister, puisque vous mettriez vos employés à la raison, en leur retirant votre voix. Mais il faut que les gens s’instruisent pour comprendre ces choses, et voilà pourquoi l’instruction paraît si dangereuse aux nobles ; voilà pourquoi dans les églises on vous prêche : « Heureux les pauvres d’esprit ! » Voilà pourquoi nous voyons tant de lois contre les livres et les gazettes ; voilà pourquoi ceux qui veulent nous éclairer sont forcés de se sauver en Suisse, en Hollande, en Angleterre. Plusieurs sont morts à la peine ! mais non, de pareils hommes ne meurent jamais ; ils sont toujours au milieu du peuple pour le soutenir ; seulement il faut les lire, il faut les comprendre. C’est à leur santé que je bois !
Alors Chauvel nous tendit son verre, et tous ensemble nous criâmes :
– À la santé des braves gens !
Beaucoup ne savaient pas de qui Chauvel avait voulu parler, mais, c’est égal, ils criaient tout de même ; et tellement qu’à la fin la mère Catherine arriva nous prévenir de ne plus tant crier, que la moitié du village était sous nos fenêtres, et que nous avions l’air de nous rebeller contre le roi.
Valentin sortit aussitôt, et mon père se mit à me regarder, comme pour savoir s’il était temps de nous sauver.
– Allons, c’est bon, Catherine, répondit maître Jean ; nous avons dit ce que nous avions à nous dire, maintenant c’est assez.
Tout le monde se taisait. On se passait les corbeilles de noix et de pommes. Dehors, dans la rue, on entendait nasiller une vielle.
– Eh ! dit Létumier, voici Mathusalem !
Et maître Jean cria :
– C’est bon !… qu’on le fasse entrer… Il arrive bien !…
Marguerite sortit aussitôt, et nous amena le vieux Mathusalem, que tout le monde connaissait au pays. Son vrai nom était Dominique Saint-Fauvert, et tous les anciens vous diront qu’on n’a jamais vu d’homme aussi vieux sur ses jambes. Il devait avoir près de cent ans. Sa figure était si jaune et si ridée, qu’on aurait dit un pain d’épice, et qu’on reconnaissait à peine la forme de son nez, de son menton et la place de ses petits yeux, couverts de gros sourcils blancs comme un caniche. Il avait un grand feutre gris, plié devant et le bord relevé tout droit en visière, avec une plume de coq. Les manches de sa souquenille et le revers de sa culotte étaient fendus et liés par des cordons tout du long, en forme de maillot, et les airs qu’il jouait devaient venir au moins du temps des Suédois ; rien que de les entendre, on avait envie de pleurer.
– Hé ! c’est vous, Mathusalem, lui cria maître Jean, avancez ! avancez !…
Il lui tendait un grand verre de vin, que le vieux Dominique prit en saluant de trois côtés par un signe de tête. Ensuite il but tout doucement, ses petits yeux fermés. La mère Catherine, Marguerite et Nicole se tenaient derrière ; nous le regardions tout attendris.
Maître Jean, – lorsqu’il rendit le verre, – lui demanda de chanter quelque chose. Mais le vieux Mathusalem lui répondit qu’il ne chantait plus depuis des années. Et comme nous étions dans l’attendrissement, il se mit à jouer un air tellement vieux et doux, que personne ne le connaissait ; on se regardait l’un l’autre. Tout à coup, mon père dit :
– Ah ! c’est l’air des Paysans !…
Et toute la table s’écria :
– Oui !… oui !… c’est l’air des Paysans ! Jean-Pierre, tu vas le chanter !
Je ne savais pas que mon père chantait bien, je ne l’avais jamais entendu. Lui disait :
– J’ai tout oublié !… Je ne sais plus le premier mot !…
Mais, comme Chauvel l’engageait, et que maître Jean soutenait qu’on n’avait jamais entendu mieux chanter autrefois que son ami Jean-Pierre, à la fin, les joues rouges et les yeux baissés, il toussa doucement et dit :
– Puisque vous le voulez absolument… eh bien ! je vais essayer de me le rappeler.
Et tout de suite il chanta l’air des Paysans en suivant la vielle, mais d’une voix si douce et si triste, qu’on croyait voir nos pauvres vieux, dans les anciens temps, gratter la terre en attelant leurs femmes à la charrue ; et puis les soldats pillards venir leur prendre la récolte ; et puis le feu monter sur leurs villages de paille, les moissons s’envoler en étincelles, les femmes et les filles entraînées dans les chemins détournés ; et la famine, la maladie, la grande pendaison… toutes les misères !… cela traînait, traînait, et ne finissait plus !
Moi, malgré le bon vin, au troisième couplet j’étais déjà la figure sur la table, à sangloter, pendant que Létumier, Huré, Cochart, maître Jean et deux ou trois autres chantaient le refrain, comme on chante à l’enterrement de ses père et mère.
Marguerite aussi chantait. Sa voix montait comme une plainte de femme qu’on attèle et qu’on entraîne ; c’était terrible, les cheveux vous en dressaient sur la tête.
Et regardant autour de moi, je vis que nous étions tous plus pâles que des morts. Chauvel, au bout de la table, les lèvres serrées, regardait comme un loup.
Enfin, le père se tut ; la vielle grinçait encore ; Chauvel dit :
– Jean-Pierre, vous avez bien chanté !… Vous avez chanté comme un de nos anciens, parce que vous avez senti les mêmes choses ; et nos pères à nous tous, nos grands-pères, et tous ceux, hommes et femmes, dont nous descendons depuis mille ans, les ont senties !
Et comme on se taisait, il cria :
– Mais la vieille chanson est finie… Il faut qu’une autre commence !
Et d’un coup, tous ceux qui se trouvaient là, moi le premier, nous étions debout et nous criions :
– Oui, il faut qu’une autre chanson commence… nous avons trop souffert !
– C’est ce qu’on verra bientôt ! dit Chauvel. À cette heure, dame Catherine nous a prévenus de ne pas crier ; elle a raison ; ici cela ne sert à rien !
Maître Jean alors entonna seul la chanson du forgeron, avec sa grosse voix. Valentin venait de rentrer ; nous l’accompagnions ensemble ; et cette chanson nous rendit un peu la joie ; elle était aussi triste, mais elle était forte ; le refrain disait que le forgeron forge le fer !… Cela laissait entendre bien des choses, et l’on souriait.
En ce jour, bien d’autres chansons furent chantées, et des bonnes ! Mais celle du père, je ne l’oublierai jamais, et quand j’y pense je m’écrie encore :
– Oh ! grande, oh ! sainte révolution ! Que celui des paysans de France qui serait capable de te renier apprenne la chanson de ses anciens ; et si cette chanson ne le convertit pas, que lui, ses enfants et descendants la chantent encore une fois à la glèbe. Ils la comprendront peut-être alors, et leur ingratitude aura sa récompense.
Ce jour-là, bien tard, le père et moi nous rentrâmes à la baraque. Le lendemain, 10 avril 1789, Chauvel partit pour Metz. Les états généraux n’étaient pas loin.
Après le départ de Chauvel, il ne fut plus question, durant quelques jours, que des affaires du grand bailliage, et principalement de la réunion des trois ordres en un seul, aux états généraux. C’est encore une des plus grandes disputes que j’aie vues de ma vie.
Comme l’ordonnance du roi avait déclaré que le tiers état serait doublé, c’est-à-dire que nous aurions autant de députés que les deux autres ordres réunis, nous voulions voter par tête, pour abolir les privilèges malgré tout ce que les nobles et les évêques pourraient dire, mais eux, qui tenaient à conserver leurs anciens droits, voulaient voter par ordre, parce qu’ils étaient sûrs d’être toujours ensemble contre nous, et d’avoir toujours deux voix contre une.
C’est alors qu’il aurait fallu voir l’indignation de maître Jean, de Létumier, de Cochart, et de tous les notables réunis le soir dans la cour des Trois-Pigeons, sous le grand chêne, car depuis quelques jours on transportait les bancs et les tables dehors, à la nuit, pour respirer le grand air. Autant nous devions avoir de vent et de pluie en mai 1789, autant les chaleurs d’avril étaient grandes ; tout fleurissait et verdissait, les oiseaux étaient déjà nichés vers le 15 ; et je me souviens que nous travaillions à la forge, Valentin et moi, en simple blouse, la culotte serrée sur les hanches et les chemises pendues derrière la porte. – Maître Jean, tout rouge et luisant de bonne santé, m’appelait à chaque instant dehors, criant :
– Michel ! hé ! Michel, arrive !…
Et je devais lui pomper trois ou quatre bons coups sur sa tête chauve et ses épaules. C’était sa manière de se rafraîchir. Madeleine Rigaud, la femme du tourneur en face, riait de bon cœur.
Enfin, c’est pour vous dire qu’il faisait très chaud, et qu’après huit heures, quand la lune montait, on était content d’être à la fraîcheur, en vidant sa bouteille ou son pot de cidre dans la cour, derrière le treillis.
Tout le long de la rue, les femmes et les jeunes filles filaient devant leurs portes et se donnaient du bon temps. On entendait causer et rire de près et de loin, les chiens aboyer, etc., et les voisins pouvaient aussi nous entendre disputer, mais cela nous était bien égal : on commençait à prendre confiance.
Marguerite venait quelquefois ; nous causions contre la charmille, riant entre nous, pendant que le grand Létumier tapait des deux poings sur la table en criant :
– C’est fini !… ça ne peut pas durer… Il faut déclarer que nous sommes tout !
Et que la mère Catherine disait :
– Au nom du ciel, maître Létumier, ne cassez pas notre table, elle ne veut pas voter par ordre !
Les choses allaient donc ainsi leur train, et je ne me rappelle pas avoir été plus heureux que dans ce temps où je causais avec Marguerite, sans oser même lui dire que je l’aimais ; non, jamais je n’ai eu de plus grand bonheur.
Enfin, ce soir-là, vers huit heures, nous étions dans la cour, les uns penchés derrière les autres, et la lune au-dessus de l’arbre. Le grand Létumier criait ; Cochart, son nez crochu dans sa barbe rousse, son bout de pipe entre les dents et les yeux arrondis comme un hibou, fumait, le coude allongé sur la table. On ne se méfiait de rien, et Cochart, pas plus que les autres, quoiqu’il eût fait un grand coup en ce jour. Le métier de bûcheron ne lui rapportait pas grand-chose, comme on pense ; mais il passait de temps en temps la ligne des barrières, et cherchait au Graufthal un bon sac de tabac, qui se vendait très bien dans les environs : le rouge fin à quatre sous la livre, au lieu de vingt, et le noir fin à trois sous, au lieu de quinze.
Les disputes sur la politique avaient l’air de devoir continuer ainsi jusqu’à dix heures, comme à l’ordinaire, quand le treillis de la rue s’ouvrit, et qu’un homme en bourgeois et deux sergents de la maréchaussée s’avancèrent lentement dans la cour, en nous inspectant. C’était le gros Mathurin Poulet, le cellerier de la porte d’Allemagne, avec son petit tricorne renversé sur la nuque, sa tignasse jaune tordue en boudin au-dessous, son gros nez rouge en l’air, ses yeux de bœuf reluisant à la lune, le double menton dans son jabot, et sa panse sur les cuisses ; enfin un mangeur terrible ! Il lui fallait six cervelas, découpés dans un grand saladier de haricots verts à l’huile, une petite miche de trois livres et deux pots de bière pour son déjeuner ; et pour son dîner autant, avec quelques bonnes tranches de jambon ou de gigot en plus, et deux fromages blancs à la ciboulette. Qu’on se figure, d’après cela, si les bénéfices d’un cellerier lui suffisaient pour vivre ! Aussi, Poulet ne connaissait ni père, ni mère, ni frères, ni sœurs, ni cousins, ni cousines, quand il s’agissait de remplir le saladier. Il aurait dénoncé le bon Dieu, pour avoir la prime ; et, malgré son air bête, il était fin comme un renard, pour dénicher les fraudeurs et poursuivre les contrebandiers. Il y rêvait nuit et jour, et vivait de ses dénonciations, comme les autres de leur travail. Voilà ce que c’est d’avoir un ventre pareil à nourrir ; le cœur vous descend en quelque sorte dans l’estomac, et l’on ne pense plus qu’à boire et à manger.
Les deux sergents le suivaient, habillés comme tous les sergents visiteurs, de l’habit blanc à revers jaunes, qui les faisait appeler « bandes de lard », le chapeau en travers des épaules, et le sabre battant leurs gros mollets. C’étaient des hommes de six pieds, mais tous les deux fortement gravés de petite vérole. Avant la Révolution, presque tout le monde était marqué ; les belles filles risquaient toujours de perdre leur beauté, et les beaux hommes aussi ; les borgnes et les aveugles ne manquaient pas, à cause de cette terrible maladie ; et Dieu sait pourtant ce qu’il a fallu de peines pour faire accepter la vaccine, peut-être encore plus que pour les pommes de terre. Le peuple commence toujours par repousser ce qui lui fait du bien… Quel malheur !
Ces gens arrivaient donc, et le gros Poulet, à quatre pas de la table, voyant Cochait, dit d’un air de satisfaction :
– Le voilà ! nous le tenons !…
Ce fut une indignation générale dans la cour, car depuis longtemps Cochart portait à Poulet du tabac pour rien. Mais Poulet ne s’inquiétait pas de si peu de chose, et dit aux sergents :
– Empoignez-le ! C’est lui !
Les deux autres empoignèrent Cochart, qui se mit à crier, en laissant tomber sa pipe :
– Qu’est-ce que vous me voulez ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
Les étincelles volaient sous nos pieds ; on se regardait l’un l’autre dans l’épouvante ; et Poulet lui répondit en riant :
– Nous venons pour les deux sacs de contrebande que tu as apportés hier du Graufthal ; tu sais, les deux sacs de tabac qui sont à droite en entrant dans ton grenier, derrière la cheminée, sous les bardeaux ?
On comprit alors que le pauvre Cochart avait été dénoncé par quelque voisin envieux, et chacun frémit : c’était un cas de galères !
On n’osait pas bouger, car de résister au fisc en ce temps, c’était encore plus terrible qu’aujourd’hui, non seulement on vous prenait terres, argent, maison, mais s’il manquait des rameurs quelque part, du côté de Marseille ou de Dunkerque, on vous envoyait là-bas, et personne n’entendait plus parler de vous. C’était arrivé plusieurs fois dans la montagne, et même aux Baraques, pour le fils de la vieille Geneviève Paquotte ; sur la dénonciation de Poulet, il avait été convaincu de faire la contrebande du sel, et depuis, les gens disaient que François était au pays où poussent le poivre et la cannelle. Geneviève avait perdu tout son bien pour les frais ; elle était devenue infirme et mendiante.
Qu’on se représente maintenant l’épouvante des gens.
– Allons, criait Poulet, en route !
Et Cochart, se cramponnant à la table, répondait en soufflant :
– Je n’irai pas !
Le grand Létumier n’avait plus envie de crier ; il se taisait comme une carpe au fond de son baquet. Tous ces grands braillards, lorsqu’ils voient les sergents ou les gendarmes, deviennent prudents ; et souvent ceux auxquels on pense le moins montrent un autre courage.
À force de le tirer et de lui donner des secousses, les deux sergents avaient presque fini par arracher Cochart de son banc. Poulet disait :
– Encore un petit coup !… ça marchera !…
Quand Marguerite, assise près de moi contre le treillis, élevant la voix, dit au milieu du silence :
– Mais, monsieur Poulet, prenez garde ! vous n’avez pas le droit d’arrêter cet homme !
Et tous ces gens, autour de la table, sur le pas de la porte : maître Leroux, Létumier, la mère Catherine, Nicole, pâles de crainte et de pitié, se retournèrent dans l’épouvante. Ils avaient bien reconnu la voix de Marguerite, mais ils ne pouvaient croire à son courage ; ils en frémissaient. Le gros Poulet, le nez en l’air comme les autres, regardait et s’étonnait ; jamais chose pareille n’était arrivée. Il criait :
– Qui vient de parler ? Qui se permet de réclamer contre la régie ?
Marguerite répondit tranquillement de sa place :
– C’est moi, monsieur Poulet : Marguerite Chauvel ; la fille de Chauvel, député du tiers au grand bailliage de Metz. Ce que vous faites est très mal ; c’est grave, monsieur le cellerier, d’arrêter un homme, un notable, sans un ordre exprès de M. le prévôt.
Et, se levant, elle s’approcha du cellerier et des deux sergents, qui se retournaient, la regardant de travers sous le bord de leurs grands chapeaux à cornes, sans lâcher Cochart.
– Vous ne connaissez donc pas l’ordonnance du roi ? leur dit-elle. Vous arrêtez les gens, pour vos affaires du fisc, après six heures du soir, quand l’ordonnance vous le défend ; et vous voulez les forcer de vous ouvrir leur porte pendant la nuit ! Songez donc que tous les malfaiteurs pourraient dire : « Nous sommes les employés du fisc, ouvrez ! » Ils pilleraient les villages à leur aise, si l’ordonnance ne défendait pas ce que vous faites, et si l’édit ne vous ordonnait pas d’être assistés de deux échevins et d’arriver en plein jour.
Elle parlait clairement et sans gêne, comme le vieux Chauvel, et Poulet semblait confondu de voir qu’on osait lui parler en face ; l’indignation faisait trembler ses joues. Tout le monde reprenait courage. Dehors, dans la rue, s’entendait une grande rumeur pendant que Marguerite parlait, et, comme elle finissait, une voix plaintive et lamentable s’éleva, la voix de la vieille Geneviève Paquotte, criant :
– Ah ! le brigand !… ah ! le malheureux !… il arrive encore !… il lui faut les enfants et les pères de famille !
Cette pauvre vieille élevait sa béquille au-dessus de la haie, et ses cris partaient comme des sanglots ; elle disait :
– C’est toi qui m’as pris mon garçon… mon pauvre François ?… C’est toi qui m’as mise dans la misère !… Ah ! le bon Dieu t’attend !… il t’attend, va !… Ce n’est pas fini… les malheureux seront là !…
Rien que de l’entendre, on avait la chair de poule, on devenait tout pâle ; et lui, Poulet, regardait, en écoutant la rumeur du côté de la rue. Les sergents aussi se tournaient.
Dans ce moment, maître Jean, se levant, dit :
– Monsieur le cellerier, écoutez cette malheureuse !… C’est pourtant terrible, cela !… personne ici ne voudrait avoir pareille chose sur la conscience, ça vous déchire le cœur.
Geneviève Paquotte ne criait plus, mais elle sanglotait, et l’on entendait ses béquilles qui s’en allaient lentement, remontant la rue.
– Oui, dit maître Jean, c’est épouvantable ! Réfléchissez bien à ce que vous faites ; nous vivons dans un moment difficile pour tous, mais principalement pour les employés du fisc. Le vase est plein, prenez garde de le faire déborder. Voici déjà cinq fois que vous venez à la nuit close cette année, et vous avez aussi fait des visites à Lutzelbourg, l’hiver dernier, après minuit, pour trouver de la contrebande. Si les gens se lassent, s’ils finissent par vous résister, que devrons-nous faire, nous, bons bourgeois ? Est-ce que nous devrons vous prêter main-forte contre l’ordonnance du roi, que vous violez ? Est-ce que nous devrons soutenir ceux qui mettent l’édit et l’ordonnance sous leurs pieds, ou ceux qui défendent leurs droits ? Réfléchissez, au nom du ciel ! je ne vous dis que cela, monsieur Poulet !
Alors il se rassit. Les rumeurs de la rue augmentaient ; une quantité de gens se penchaient sur la haie pour voir et entendre. – Cochart criait :
– Je ne marcherai pas !… on me tuera plutôt !… Je suis avec l’ordonnance !
Poulet, voyant que les deux sergents eux-mêmes commençaient à réfléchir et regardaient autour d’eux sans oser suivre ses ordres, se rappela tout à coup Marguerite et se retourna furieux, en lui criant :
– C’est toi qui nous vaut ça… calviniste !… Tout aurait marché comme à l’ordinaire, sans cette mauvaise race !
Il s’avançait tout rouge et le cou plein de sang, comme un de ces gros dindons qui courent après les enfants ! Il arrivait pour la pousser, quand il me vit derrière elle, dans l’ombre. J’étais là sans savoir comment, en bras de chemise. Je le regardais, et je riais en moi-même, pensant :
– Malheureux ! si tu la touches, je te plains !…
Je sentais déjà son gros cou rouge entre mes deux mains, comme dans un étau. Lui vit cela, et tout à coup il devint pâle.
– Allons, dit-il, c’est bon… c’est bon… Nous reviendrons demain !
Les deux sergents, qui voyaient cette foule penchée sur la haie et tous ces yeux reluisant dans l’ombre, parurent bien contents de s’en aller. Ils lâchèrent Cochart, qui se redressa, le sarrau déchiré, les joues et le front couverts de sueur.
Moi, je ne bougeais pas de ma place. Marguerite, alors, se retournant, me vit. Beaucoup d’autres me regardaient aussi. J’étais pour ainsi dire fâché de voir le gros cellerier s’en aller avec les sergents ; ce soir-là, j’aurais aimé la bataille ! Que les hommes sont étonnants, et que les idées changent avec l’âge ! mais on n’a pas toujours des bras et des épaules de dix-huit ans et des mains de forgeron, et l’on ne pense plus à montrer sa force et son courage à celle que l’on aime !… Enfin ils s’en allaient. Marguerite me dit en riant :
– Ils s’en vont, Michel…
Et je lui répondis :
– C’est la meilleure idée qui puisse leur venir.
Mais à peine étaient-ils au dehors, que les coups de sifflets et les éclats de rire s’élevèrent d’un bout des Baraques à l’autre. Cochart, encore tout défait, vida sa cruche d’un trait, et Marguerite lui dit :
– Dépêchez-vous de porter votre contrebande au bois, dépêchez-vous !
Ah ! qu’elle paraissait heureuse, et ce pauvre Cochart, qu’il était content ! Je suis sûr qu’il aurait voulu la remercier, mais l’épouvante le tenait encore ; il partit en remontant la rue, sans dire bonjour ni bonsoir.
Tout le monde criait et chantait victoire dans la cour. Poulet et ses deux sergents, qui traversaient alors les champs, devaient nous entendre au loin, jusque dans la petite allée du cimetière près de la ville ; ils devaient être bien ennuyés d’avoir manqué leur coup, les gueux !
Maître Jean fit apporter du cidre, et longtemps autour de la table on parla de ce qui venait de se passer. Chacun voulait avoir dit son mot, ceux qui n’avaient pas soufflé, comme les autres, mais tous reconnaissaient le courage et le bon sens de Marguerite.
Maître Jean disait :
– C’est l’esprit du vieux qui se trouve en elle. Il va joliment rire, en apprenant la manière dont elle a parlé devant les fiscaux, et comme elle les a forcés de relâcher Cochart ; il se fera du bon sang.
Moi, j’écoutais en silence, près de Marguerite ; j’étais le plus heureux garçon du pays !
Et bien tard, après dix heures, comme les uns et les autres partaient, et que maître Jean refermait sa porte en criant : « Bonsoir, les amis, bonsoir. Ah ! la belle journée !… » et que les gens s’en allaient par trois, par quatre, à droite et à gauche, Marguerite et moi, les derniers, nous sortîmes de la cour en repoussant le treillis, et nous remontâmes lentement la rue du village.
Nous étions tout pensifs en regardant cette belle nuit blanche, les arbres allongeant leurs ombres dans le chemin, et les étoiles innombrables au-dessus. Le grand silence revenait, pas une feuille ne remuait dans l’air. Au loin, les portes et les volets se refermaient. Quelques vieilles se souhaitaient le bonsoir ; et devant la maison de Chauvel, sous la haie de leur petit verger en pente, la source, sortant de la côte par son vieux tuyau, bruissait dans la petite auge presque à ras de terre.
Je vois l’eau qui coule par-dessus l’auge ; le cresson de fontaine et les glaïeuls qui pendent autour et qui couvrent le vieux tuyau pourri ; l’ombre d’un grand pommier, au coin de la maison ; et dans l’auge, la lune qui tremble comme au fond d’un miroir. Tout se tait ! Marguerite est là qui regarde un instant et qui dit :
– Comme tout est tranquille, Michel !
Et puis elle se penche, sa petite main sur le tuyau, la bouche au dessous, ses beaux cheveux noirs tombant le long de ses joues et sur son joli cou brun : elle boit. Moi, je la regarde dans le ravissement. Tout à coup elle se relève et s’essuie le menton avec son tablier, en me disant :
– C’est égal, Michel, tu es tout de même plus courageux que les autres garçons du village ; je t’ai bien vu derrière moi… Tu n’avais pas une bonne figure, non ! Aussi Poulet s’est dépêché de partir, après t’avoir regardé !
Elle se met à rire ; et, pendant que je me réjouis de l’entendre dans cette rue tranquille, elle me demande :
– Mais, dis donc, à quoi pensais-tu, Michel, pour avoir cette figure ?
Et je lui réponds :
– Je pensais que s’il avait le malheur de te toucher, ou seulement de te dire un mot malhonnête, c’était un homme perdu.
Alors elle me regarde, et ses joues deviennent rouges :
– Mais tu aurais été aux galères !
– Qu’est-ce que ça m’aurait fait ? Avant, je l’aurais tué !
Comme tout me revient après tant d’années ! J’entends la voix de Marguerite ; chaque mot est dans mon oreille ; et ce petit murmure de la source, tout, tout revit. Oh ! l’amour, quelle bonne chose !… Marguerite avait alors seize ans, elle n’a jamais vieilli pour moi.
Nous restâmes encore là quelques instants à rêver, et puis Marguerite s’en alla du côté de leur porte. Elle ne disait plus rien. Mais comme elle venait d’ouvrir, le pied déjà dans leur allée, elle se retourna d’un coup, me tendit sa petite main de bien loin, en me disant, les yeux brillants :
– Allons ! bonne nuit, Michel, dors bien, et merci !
Et je sentis qu’elle me serrait la main. J’en fus grandement troublé.
Et la porte s’étant refermée, je restai deux minutes à ma place, écoutant Marguerite trotter dans leur baraque, monter l’escalier ; et puis, regardant la lampe s’allumer, à travers les fentes du volet :
– Elle se couche ! me dis-je.
Et je partis, m’écriant dans mon âme :
– Maintenant elle sait que tu l’aimes !
Jamais je n’ai senti depuis de trouble et d’enthousiasme pareils.
J’avais donc décidé que Marguerite serait ma femme ; tout était arrangé dans ma tête ; je me disais :
« Elle est encore trop jeune, mais dans quinze mois, quand elle aura dix-huit ans et qu’elle comprendra que c’est son bonheur d’être mariée, comme toutes les filles, et que je lui dirai que je l’aime, nous serons bientôt d’accord et nous livrerons la grande bataille. La mère va terriblement crier ; elle ne voudra pas d’une calviniste ; et le curé, tous les gens du village seront avec elle ; mais c’est égal, le père sera toujours avec moi, car je lui montrerai que c’est le bonheur de toute ma vie, et que je ne puis exister sans Marguerite. Alors il aura du courage et, malgré tout, il faudra que l’affaire marche. Après cela nous louerons une petite forge, soit sur la route des Quatre-Vents, à la Roulette, soit sur la route de Mittelbronn, aux Maisons-Rouges, et nous travaillerons pour notre compte. Les rouliers, les voituriers ne manqueront pas. Nous pourrons même tenir une petite auberge comme maître Jean. Nous serons les plus heureux du monde ; et si nous avons le bonheur d’avoir un enfant, au bout de quinze jours ou trois semaines je le prendrai sur mon bras, j’irai tranquillement aux Baraques et je dirai à la mère : « Tenez, le voilà !… maudissez-le !… » Et elle pleurera, elle criera, elle s’apaisera, et finalement elle viendra chez nous ; tout sera raccommodé ! »
Voilà ce que je me figurais, les larmes aux yeux ; et je pensais aussi que le père Chauvel serait content de m’avoir pour gendre. Qu’est-ce qu’il pouvait espérer de mieux qu’un bon ouvrier, laborieux, économe, et capable par son travail d’amasser du bien, un homme simple et naturel comme moi ? J’étais pour ainsi dire sûr qu’il consentirait ; rien ne me troublait, tout me paraissait dans le bon sens, et j’étais attendri de mes bonnes idées.
Malheureusement il arrive des choses en ce monde auxquelles on ne s’attend pas.
Un matin, cinq ou six jours après la visite des fiscaux, nous étions à ferrer le roussin du vieux juif Schmoûle devant la forge, lorsque arriva la femme Stéphen, des Baraques d’en haut. Elle revenait de vendre ses œufs et ses légumes au marché de la ville, et dit à maître Jean :
– Voici quelque chose pour vous !
C’était une lettre de Metz, et maître Jean s’écria tout joyeux :
– Je parie qu’elle vient de Chauvel ! Lis-nous ça, Michel ; je n’ai pas le temps de chercher mes besicles.
J’ouvris donc la lettre, mais j’en lisais à peine les premières lignes, que mes genoux tremblaient et que je me sentais froid par tout le corps : Chauvel annonçait à maître Jean qu’il venait d’être nommé député du tiers aux états généraux, et lui disait d’envoyer tout de suite Marguerite à l’auberge du Plat-d’Étain, rue des Vieilles-Boucheries, à Metz, parce qu’ils allaient partir ensemble pour Versailles.
C’est tout ce que je me rappelle de cette lettre assez longue. Après cela, je lisais sans comprendre, et, finalement, je m’assis sur l’enclume comme un être accablé. Maître Jean traversait la rue en criant :
– Catherine, Chauvel est nommé député du tiers aux états généraux !
Valentin, les mains jointes, bégayait :
– Chauvel à la cour, parmi les seigneurs et les évêques !… Ô mon Dieu !…
Et le vieux juif Schmoûle lui répondait :
– Pourquoi pas ? C’est un homme de bon sens, un véritable homme de commerce ; il mérite cette place autant qu’un autre !
Mais, moi, j’avais les yeux troubles, et je m’écriais en moi-même :
« Maintenant, tout est fini, tout est perdu !… Marguerite part et je reste seul !… »
J’avais envie de sangloter ; la honte seule m’en empêchait. Je pensais :
« Si l’on savait que tu l’aimes, tout le pays se moquerait de toi !… Qu’est-ce qu’un garçon forgeron auprès de la fille d’un député du tiers état ? Rien du tout !… Marguerite est au ciel, et toi sur la terre ! »
Et mon cœur se déchirait.
La rue se remplissait déjà de monde : dame Catherine, Nicole, maître Jean, les voisins et les voisines, criant :
– Chauvel est député du tiers aux états généraux !
C’était un grand mouvement. Maître Jean, rentrant dans la forge, s’écria :
– Nous sommes tous comme fous à cause de la gloire du pays ; nous ne pensons plus à rien ; Michel, cours donc prévenir Marguerite !
Alors je me levai. Je m’épouvantais de voir Marguerite ; j’avais peur de pleurer devant elle, de montrer malgré moi que je l’aimais, et de lui faire honte. Et même dans leur allée, je m’arrêtai pour raffermir mon cœur, et puis j’entrai.
Marguerite était dans la petite salle, à repasser du linge.
– Hé ! c’est Michel, dit-elle, tout étonnée de me voir en bras de chemise, car je n’avais pas même eu l’idée de mettre ma veste et de me laver les mains.
Je lui répondis :
– Oui… c’est moi… Je t’apporte une bonne nouvelle…
– Qu’est-ce que c’est ?
– Ton père est nommé député du tiers aux états généraux.
Comme je parlais, elle devint toute pâle, et je m’écriai :
– Marguerite, qu’est-ce que tu as ?
Mais elle ne pouvait me répondre ; c’était la joie, la fierté, qui faisait cela ; et tout à coup, fondant en larmes, elle se jeta dans mes bras en criant :
– Oh ! Michel, quel honneur pour mon père !
Je la tenais serrée, elle ses bras autour de mon cou ; je sentais les sanglots par tout son petit corps ; ses larmes me coulaient sur les joues ! Ah ! que je l’aimais, et comme j’aurais voulu la garder ! Comme je m’écriais dans mon âme : « Qu’on vienne me la prendre ! » Et pourtant il fallait la laisser partir ; son père était le maître !
Longtemps Marguerite pleura ; puis me lâchant et courant s’essuyer la figure à la serviette, elle se mit à rire et me dit :
– Que je suis folle ! n’est-ce pas, Michel ? Peut-on pleurer pour de pareilles choses ?
Moi, je ne disais rien ; je la regardais avec un amour qu’on ne peut se figurer ; elle n’y faisait pas attention !
– Allons, dit-elle en me prenant le bras, arrive !
Et nous sortîmes.
La grande salle des Trois-Pigeons était pleine de monde. Mais je n’ai pas envie de vous peindre les embrassades de maître Jean, de dame Catherine, de Nicole, ni les compliments des notables, du grand Létumier, du vieux Rigaud, de Huré. Ce jour-là l’auberge ne désemplit plus de Baraquins jusqu’à neuf heures du soir ; hommes, femmes, enfants, entraient et sortaient, levant leurs chapeaux, leurs bonnets, trébuchant et criant à se faire entendre jusqu’au petit Saint-Jean. Les verres, les bouteilles, les canettes tintaient ; la grosse voix de maître Jean s’élevait au-dessus du tumulte, avec des éclats de rire qui ne finissaient pas. C’était une fête incroyable.
Moi, voyant cela, je me disais :
« Tu n’es pourtant qu’un gueux ! Tout le village se réjouit du bonheur de Marguerite et de Chauvel, tout le monde est content, et toi, te voilà triste jusqu’à la mort… C’est abominable ! »
Valentin seul était avec moi, disant :
– C’est le bouleversement de tout ; la racaille va maintenant à la cour… les seigneurs sont confondus parmi les va-nu-pieds, … on ne respecte plus rien, … on nomme des calvinistes au lieu de chrétiens… La fin du monde approche.
Et, dans ma grande tristesse, je lui donnais raison. Mon courage s’en allait. Je ne pouvais rester là, dans cette foule ; Marguerite elle-même était forcée de reculer jusque dans la cuisine, où les notables entraient lui faire leurs salutations. Je pris mon bonnet et je sortis. J’allai, Dieu sait où ! devant moi, du côté de la grande route je pense, à travers champs.
Il faisait beau comme depuis quinze jours ; les avoines commençaient à verdir, les blés poussaient. Le long des haies les fauvettes gazouillaient, et dans l’air, les alouettes se balançaient avec leur joie et leur musique éternelles. Le soleil et la lune ne s’arrêtaient pas à cause de moi. Ma désolation était terrible.
Je m’assis trois ou quatre fois au bord du chemin, à l’ombre d’une haie, la tête entre mes mains et je rêvais ! mais plus je rêvais, plus ma tristesse devenait grande ; je ne voyais plus rien, ni devant, ni derrière, comme on raconte des malheureux perdus sur la mer, qui ne voient que le ciel et l’eau, et qui crient.
« C’est fini !… Maintenant, il faut mourir !… »
Voilà ce que je pensais. Le reste ne m’était plus rien.
Enfin à la nuit, sans savoir comment, je retournai au village et j’arrivai derrière notre baraque. Au loin, à l’autre bout de la rue, les cris et les chansons continuaient. J’écoutais en me disant :
« Criez… chantez… vous avez bien raison !… la vie est une misère !… »
Et j’entrai. Le père et la mère, sur leurs petites escabelles, filaient et tressaient. Je leur dis bonsoir. Le père, me regardant, s’écria :
– Comme tu es pâle, Michel, tu es malade, mon enfant.
Je ne savais quoi répondre, lorsque la mère dit en souriant :
– Hé ! tu vois bien qu’il a riboté avec les autres !… Il en a pris son compte, en l’honneur de Chauvel.
Je répondis, dans l’amertume de mon âme :
– Oui, vous avez raison, ma mère, je suis malade… J’ai trop bu… Vous avez raison !… Il faut bien un peu profiter des bonnes occasions.
Et le père, avec douceur, dit alors :
– Eh bien, mon enfant, va dormir, cela se passera. Bonne nuit, Michel !
Je montai l’escalier avec la petite lampe de fer-blanc, je montai tout accablé, la main sur le genou pour m’aider. Et là-haut, posant la lampe sur le plancher, je regardai quelques instants mon petit frère Étienne, qui dormait si bien, sa tête blonde renversée sur l’oreiller en grosse toile, sa petite bouche ouverte, et ses grands cheveux autour de son cou ; je le regardai, pensant :
« Comme il ressemble au père !… Comme il lui ressemble, mon Dieu ! »
Et je l’embrassai, pleurant tout bas et me disant :
« Eh bien, c’est pour toi maintenant que je travaillerai ! Puisque tout s’en va, puisqu’il ne me reste rien, c’est pour toi que je me donnerai de la peine ; et peut-être, toi, tu seras plus heureux : celle que tu aimeras ne s’en ira pas, et nous vivrons tous ensemble ! »
Alors je me déshabillai, je me couchai près de lui, et toute la nuit je ne fis que rêver à mon malheur, en me répétant qu’il fallait du courage ; que personne ne devait rien savoir de mon amour pour Marguerite ; que ce serait une honte ; qu’un homme devait être un homme ; ainsi de suite ! Et le lendemain de bonne heure je retournai tranquillement à la forge, résolu à rester ferme. Cela me faisait du bien.
Or, en ce jour les compliments continuèrent, et ce n’étaient plus seulement les Baraquins, c’étaient tous les notables de la ville : MM. les officiers de mairie, MM. les échevins, assesseurs et syndics, MM. les secrétaires, greffiers, trésoriers, receveurs et contrôleurs, MM. les notaires et gardes-marteaux de la maîtrise des eaux et forêts… Qu’est-ce que je sais encore, moi ?
Toute cette masse de gens, qu’on ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam, arrivaient à la file, avec leurs tricornes, leurs grosses perruques poudrées, leurs hautes cannes à pomme d’ivoire, leurs habits de ratine, leurs bas de soie, leurs jabots et leurs dentelles ; ils arrivaient comme les hirondelles autour du clocher, en automne ; ils venaient saluer Mlle Marguerite Chauvel, la demoiselle de notre député du bailliage aux états généraux. Ils avaient l’air joyeux, comme si nos élections les avaient regardés. Quelle abomination ! Toute l’auberge et les environs étaient pleins de leurs bonnes odeurs de musc et de vanille. J’ai pensé souvent depuis que c’étaient là les vrais coucous, qui viennent se mettre dans un nid quand il est fait, mais qui n’apportent jamais un brin de paille pour le bâtir. Leur grande affaire, c’est de profiter de tout sans peine et de gagner les bonnes places à coups de chapeaux. Avant les élections, ils ne nous auraient dit ni bonjour ni bonsoir ; mais à cette heure ils venaient nous offrir leurs services, pensant bien que Chauvel, à Versailles, serait capable de leur rendre le double et le triple. Ah ! les gueux ! rien que de les voir, mon sang tournait.
Valentin et moi, de la forge en face, pendant que maître Jean, Marguerite et la mère Catherine recevaient ce beau monde, nous voyions toutes leurs simagrées par les fenêtres ouvertes ; et Valentin, jaune d’indignation, me disait :
– Regarde, voici M. le syndic un tel, ou bien M. le garde-marteau un tel qui salue… Regarde sa figure ; ça, c’est la belle manière de saluer. Et maintenant il prend sa petite prise de macouba sur le pouce ; il fait tomber le tabac du jabot avec le bout des ongles ; c’est chez Mgr le cardinal qu’il a appris ça ; mais ça sert aussi chez un cabaretier ; ça flatte la demoiselle de M. le député Chauvel. À cette heure, il tourne sur le talon et va saluer le reste de la compagnie.
Valentin riait, mais moi je tapais sur l’enclume sans regarder ; j’étouffais de colère. C’est alors que je voyais encore mieux la distance entre Marguerite et moi : les Baraquins avaient bien pu se tromper sur la grandeur d’un député du tiers aux états généraux ; mais ceux-là devaient s’y connaître, ils ne devaient pas faire leurs salutations et leurs compliments pour rien. Marguerite n’avait qu’à choisir ! Je trouvais même, en y pensant, qu’elle aurait tort de prendre un garçon forgeron, au lieu d’un fils de conseiller ou de syndic ; oui, ça me paraissait naturel et me désolait d’autant plus.
Enfin, il fallut voir ce spectacle jusqu’à cinq heures du soir.
Marguerite devait partir dans la nuit, avec le courrier de Paris. Maître Jean lui prêtait sa malle ; c’était une grande malle couverte en peau de vache, qu’il avait héritée de son beau-père Didier Ramel ; elle roulait sur le grenier depuis trente ans, et c’était moi qu’il avait chargé d’y mettre des coins en tôle, pour la renforcer. Pendant toute cette journée, l’idée m’était venue vingt fois de l’enfoncer d’un coup de marteau ; mais songeant que je travaillais pour Marguerite, et que c’était sans doute le dernier service que je pourrais lui rendre, de grosses larmes me remplissaient les yeux, et je continuais l’ouvrage avec un amour qu’on n’a plus après vingt ans ; ce n’était jamais fini, j’avais toujours un coup de lime à donner, une charnière à mieux ajuster. Pourtant, quelques minutes avant cinq heures, je n’y voyais plus rien à faire : la serrure jouait bien, la patte du cadenas se fermait toute seule, tout était solide.
Marguerite venait de sortir, je l’avais vue entrer dans leur maison. Je dis à Valentin que j’étais fatigué, et qu’il me ferait plaisir de porter la malle chez Chauvel. Il la prit sur son épaule et partit aussitôt. Moi, tout affaissé, je n’aurais pas eu le courage d’aller là, de me trouver encore une fois seul avec Marguerite ; je sentais que ma désolation éclaterait. Je remis donc ma veste, et j’entrai dans l’auberge. Tous les autres étaient partis grâce à Dieu. Maître Jean, les joues rouges et les yeux brillants, célébrait la gloire des Trois-Pigeons ; il disait, en soufflant dans ses joues, que jamais aucune autre auberge n’avait reçu d’honneur pareil, et la mère Catherine pensait comme lui.
Nicole dressait la table.
Maître Jean, me voyant, dit alors que Marguerite avait déjà soupé, et qu’elle se dépêchait maintenant de préparer ses effets, et de choisir les livres de son père qu’il fallait emporter. Il me demanda des nouvelles de la malle ; je lui dis qu’elle était finie et que Valentin l’avait portée dans la maison de Chauvel.
Au même instant Valentin entrait ; on s’assit et l’on soupa.
J’avais l’idée de m’en aller avant huit heures, sans rien dire à personne. À quoi servait-il de faire tant de compliments, puisque tout était fini, puisqu’il ne restait plus aucune ressource ? Je pensais :
« Eh bien, quand elle sera partie, maître Jean écrira que j’étais malade au père Chauvel, s’il s’inquiète de cela ; et s’il ne s’en inquiète pas, tant mieux ! »
Voilà donc mon idée ; aussitôt le souper fini, je me levai tranquillement et je sortis. Il faisait nuit ; dans la chambre en haut de la maison de Chauvel brillait une lampe. Je m’arrêtai deux minutes à la regarder ; et puis tout d’un coup, voyant Marguerite s’approcher de la fenêtre, je partis en courant ; mais dans le moment où je tournais au coin de leur verger, j’entendis sa voix me crier :
– Michel ! Michel !
Et je m’arrêtai, comme si la cheminée m’était tombée sur la tête.
– Qu’est-ce que tu veux, Marguerite ? lui dis-je, sentant mon cœur battre à défoncer ma poitrine.
– Hé ! monte donc, répondit-elle, j’allais te chercher ; il faut que je te parle !
Alors, je montai tout pâle, et je la trouvai dans la chambre en haut, l’armoire ouverte ; elle venait de remplir la malle, et me dit en souriant :
– Eh bien, tu vois que je me suis dépêchée ; les livres sont au fond, le linge dessus, et tout en haut mes deux robes. Il ne me reste rien à mettre… Je cherche…
Et comme je ne répondais pas, étant tout troublé :
– Écoute, dit-elle, maintenant, il faut que je te montre la maison, car c’est toi qui vas la garder ; arrive !
Elle me prit la main, et nous entrâmes dans la petite chambre du fond, au-dessus de la cuisine ; c’était leur fruitier, mais il n’y avait plus de fruits, et seulement des rayons pour en mettre.
– Voilà, me dit-elle ; ici tu mettras les pommes et les poires du verger. Nous n’en avons pas beaucoup ; raison de plus pour les conserver. Tu m’entends ?
– Oui, Marguerite, lui répondis-je, en la regardant attendri.
Ensuite nous descendîmes l’escalier. Elle me montra la chambre en bas, où couchait son père, leur petite cave et la cuisine ouvrant sur le verger ; et puis elle me recommanda ses rosiers, disant que c’était le principal article, et qu’elle m’en voudrait beaucoup si je ne les soignais pas bien. Je pensais : « Ils seront bien soignés, mais à quoi cela servira-t-il, puisque tu pars ? » Et pourtant je sentais dans mon cœur comme une bonne espérance qui revient doucement ; mes yeux étaient troubles, et de me voir là, seul, à causer avec elle, je m’écriais en moi-même :
« Mon Dieu, mon Dieu, est-ce possible que tout soit fini ? »
Comme nous rentrions dans la chambre en bas, Marguerite me montra les livres de son père, rangés en bon ordre sur leurs rayons, entre les deux petites fenêtres, et me dit :
– Pendant que nous serons là-bas, tu viendras ici souvent chercher des livres, Michel, et tu t’instruiras ; sans instruction on n’est rien.
Elle me parlait, et je ne répondais pas, étant touché de voir qu’elle pensait à mon instruction, une des choses que je regardais aussi comme parmi les premières. Je me disais :
« Elle m’aime : pourtant ?… Oui, elle m’aime !… Oh ! que nous aurions été heureux ! »
Après avoir posé la lampe sur la table, elle me donna la clef de leur maison, en me recommandant d’ouvrir de temps en temps, à cause de l’humidité.
– Quand nous reviendrons, j’espère, Michel, que tout sera bien en ordre, me dit-elle au moment de sortir.
Et moi, l’entendant dire qu’ils reviendraient, je m’écriai :
– Vous reviendrez donc, Marguerite ; vous ne partez pas pour toujours ?
Ma voix tremblait, j’étais bouleversé.
– Comment, si nous reviendrons ? dit-elle en me regardant tout étonnée ; mais que veux-tu donc que nous fassions, grosse bête ? Est-ce que tu crois que nous allons faire fortune là-bas ?
Elle riait :
– Mais oui, nous reviendrons, et plus pauvres que nous ne partons, va ! Nous reviendrons faire notre commerce, quand les droits du peuple seront votés. Nous reviendrons peut-être cette année, ou l’année prochaine au plus tard.
– Ah ! lui dis-je, je croyais que tu ne reviendrais pas !
Et, sans pouvoir me retenir, je me mis à sangloter, mais à sangloter comme un enfant. Je m’étais assis sur la malle, la tête penchée entre les genoux, remerciant Dieu et pourtant honteux d’avoir parlé. Marguerite ne disait rien. Cela dura plusieurs minutes, car je ne pouvais m’arrêter. Tout à coup je sentis sa main me toucher l’épaule. Je me levai. Elle était pâle, et ses beaux yeux noirs brillaient.
– Travaille bien, Michel, me dit-elle avec douceur, en me montrant de nouveau la petite bibliothèque, mon père t’aimera !
Puis elle prit la lampe et sortit. Je chargeai la malle sur mon épaule comme une plume, et je la suivis dans l’allée. J’aurais bien voulu parler, mais je ne savais quoi dire.
Une fois dehors, je refermai la porte et je mis la clef dans ma poche. La lune brillait au milieu des étoiles. Alors je criai, relevant la tête :
– Ah ! la belle nuit, Marguerite ! Je remercie Dieu de te donner une si belle nuit pour partir. Il va faire bon voyager.
J’étais redevenu content ; elle paraissait plus grave, et me dit en entrant :
– N’oublie rien de ce que tu m’as promis !
Le courrier devait passer vers dix heures, il restait juste le temps de se mettre en route. Toute la maison embrassa Marguerite, excepté maître Jean et moi, qui devions la reconduire en ville ; et, quelques instants après, nous partîmes par ce beau clair de lune. La mère Catherine et Nicole, sur la porte, criaient :
– Bon voyage, Marguerite !… Revenez bientôt…
Elle répondait :
– Oui !… Et que nous vous retrouvions tous en bonne santé !
J’avais repris la malle, et nous suivions le grand chemin bordé de peupliers, qui mène aux glacis. Marguerite marchait près de moi. Deux ou trois fois elle me dit :
– La malle est lourde, n’est-ce pas, Michel ?
Et je lui répondais :
– Non… Ce n’est rien, Marguerite !
Il fallait se dépêcher ; nous pressions le pas. Arrivés au pied du glacis, maître Jean s’écria :
– Nous y serons bientôt !
La demie sonnait pour dix heures ; quelques minutes après, nous passions la porte de France. Au bout de la rue où demeure aujourd’hui Lutz, s’arrêtait la patache. Nous courions presque ; et, au quart de la rue, nous entendions déjà le roulement de la voiture, qui traversait la place d’Armes.
– Nous arrivons juste à temps, dit maître Jean. Comme nous débouchions au coin de Fouquet, la lanterne du courrier arrivait sur nous, par la rue de l’Église. Alors nous entrâmes sous la voûte, où, par le plus grand hasard, se trouvait le vieux juif Schmoûle, qui partait pour Metz.
Presque aussitôt la voiture faisait halte. Plusieurs places étaient vides. Maître Jean embrassa Marguerite ; moi, j’avais déposé la malle, et je n’osais avancer.
– Viens donc ici, me dit-elle en me tendant la joue.
Et je l’embrassai, pendant qu’elle me soufflait à l’oreille :
– Travaille bien, Michel, travaille !
Schmoûle avait déjà pris sa place dans un coin ; maître Jean, levant Marguerite dans la voiture, lui dit :
– Vous aurez soin d’elle, Schmoûle ; je vous la recommande.
– Soyez tranquille, répondit le vieux juif, la fille de notre député sera bien soignée ; fiez-vous à moi.
J’étais content de voir que Marguerite serait avec une vieille connaissance. Elle était penchée par la fenêtre et me donnait la main. Le conducteur venait d’entrer voir au bureau si les places étaient payées ; il remonta sur son siège en disant :
– Allez !
Et les chevaux partirent, comme nous criions tous ensemble.
– Adieu… adieu… Marguerite !…
– Adieu, Michel !…
– Adieu, maître Jean !
La voiture courait devant nous ; elle passa sous la porte de France ; nous la suivions tout pensifs. Une fois dehors, dans l’avancée, nous n’entendions déjà plus que les grelots des chevaux galopant au loin sur la route de Sarrebourg.
Maître Jean dit :
– Demain, à huit heures, ils arriveront à Metz ; Chauvel sera là pour recevoir Marguerite, et dans cinq ou six jours ils seront à Versailles.
Moi, je ne disais rien.
Nous rentrâmes au village, et j’allai tout de suite à notre baraque, où tout le monde dormait dans la paix du Seigneur. Je grimpai l’échelle, et cette nuit-là je ne fis plus de mauvais rêves, comme la veille.
Après le départ de Marguerite, tout redevint calme durant quelques jours. Le temps s’était mis à la pluie. Nous travaillions beaucoup, et le soir, je profitais des dernières heures pour m’instruire dans la bibliothèque de Chauvel. Elle était pleine de bons livres : Montesquieu, Voltaire, Buffon, Jean-Jacques Rousseau ; tous ces grands écrivains dont j’entendais parler depuis dix ans avaient là leurs ouvrages : les gros en ligne sur le plancher, et les autres au-dessus, dans les rayons. Ah ! comme j’ouvrais les yeux lorsqu’il m’arrivait de tomber sur une page dans mes idées ! et quel bonheur j’eus en ouvrant pour la première fois un des grands volumes d’en bas : le Dictionnaire encyclopédique de MM. d’Alembert et Diderot, et de comprendre ce bel ordre alphabétique, où chacun trouve ce qu’il lui plaît de chercher, selon ses besoins ou son état !
Voilà ce qui me parut admirable ; et tout de suite je cherchai l’article de la forge, où se trouve racontée l’histoire des forgerons, depuis le Tubalcain de la Bible jusqu’à nos jours, et la manière de tirer le fer des mines, de le fondre, de le tremper, de le battre, de le travailler, dans les moindres détails. Je n’en revenais pas ; et quand j’en dis quelques mots le lendemain à maître Jean, lui-même fut dans l’étonnement et l’admiration. Il s’écriait que nous autres jeunes gens nous avions bien des facilités pour apprendre, mais que de son temps il n’existait pas de livres pareils, ou qu’ils étaient trop chers ; et Valentin aussi paraissait me prendre en plus haute considération.
Au commencement du mois de mai, le 9 ou le 10, je pense, nous reçûmes une lettre de Chauvel, qui nous annonçait leur arrivée à Versailles, disant qu’ils logeaient chez un maître bottier rue Saint-François, à quinze livres par mois. Les états généraux venaient de s’ouvrir, il n’avait pas le temps de nous en écrire plus long, et mettait seulement à la fin : « J’espère que Michel ne se gênera pas d’emporter mes livres à leur maison. Qu’il s’en serve et qu’il en ait soin, car il faut toujours respecter ses amis, et ceux-là sont les meilleurs. » Je voudrais bien ravoir cette lettre, la première de toutes, mais Dieu sait ce qu’elle est devenue ! Maître Jean avait la mauvaise habitude de montrer ses lettres et de les prêter à tout le monde, de sorte que les trois quarts se perdaient.
Ce que disait Chauvel m’apprit que Marguerite avait parlé de notre entretien à son père, et qu’il l’approuvait. J’en fus dans une joie remplie de tendresse et de courage ; et depuis ce jour j’emportais chaque soir chez nous un volume de l’Encyclopédie, que je lisais article par article, jusqu’à une et deux heures du matin. La mère me reprochait aigrement une si grande dépense d’huile, je la laissais crier ; et, quand nous étions seuls, le père me disait :
– Instruis-toi, mon enfant, tâche de devenir un homme, car celui qui ne sait rien est trop misérable ; il travaille toujours pour les autres. C’est bien !… N’écoute pas ta mère.
Et je ne l’écoutais pas non plus, sachant qu’elle serait la première à profiter de ce que j’aurais appris.
Dans ce même temps M. le curé Christophe et quantité de gens à Lutzelbourg étaient malades. Le dessèchement des marais de la Steinbach avait répandu des fièvres dans toute la vallée ; on ne voyait que des malheureux traîner la jambe et claquer des dents.
Maître Jean et moi, nous allions voir le curé tous les dimanches. Cet homme si fort n’avait plus que la peau et les os, et nous ne pensions jamais qu’il pourrait en revenir.
Heureusement on appela le vieux Freydinger, de Diemeringen, qui connaissait le vrai remède contre les fièvres de marais : – la semence de persil bouillie dans de l’eau ; – par ce moyen, il sauva la moitié du village, et M. le curé Christophe finit aussi par se remettre tout doucement.
Durant le mois de mai, je me souviens qu’on ne parlait au pays que de bandes de brigands qui ravageaient Paris. Tous les Baraquins et ceux de la montagne voulaient déjà prendre leurs fourches et leurs faux pour courir au-devant de ces gueux, qui devaient soi-disant se répandre dans les champs et brûler les moissons. Mais on apprit bientôt que les brigands avaient été massacrés au faubourg Saint-Antoine, chez un marchand de papiers peints qui s’appelait Réveillon, et l’épouvante se calma pour un temps. Plus tard, la peur des brigands revint beaucoup plus forte, et chacun tâcha de trouver de la poudre et des fusils, pour se défendre contre eux lorsqu’ils viendraient. Naturellement ces bruits m’inquiétaient d’autant plus que, pendant près de deux mois, nous n’eûmes plus d’autres nouvelles que celles des gazettes. À la fin pourtant, grâce à Dieu, nous reçûmes une deuxième lettre de Chauvel, et celle-là je l’ai gardée, ayant eu soin de la copier moi-même, parce que l’autre courait le pays et qu’on ne pouvait plus la ravoir. Un paquet de gazettes, anciennes et nouvelles, arrivait avec la lettre.
Ce même jour, M. le curé Christophe et son frère, le grand Materne, – celui qui s’est battu en 1814 contre les alliés, avec Hullin, – vinrent nous voir.
Le curé n’avait plus les fièvres ; il se sentait à peu près remis et dîna chez nous, ainsi que son frère. C’est devant eux que je lus la lettre ; dame Catherine, Nicole et deux ou trois notables se trouvaient là aussi, bien étonnés de ce que Chauvel, connu pour son bon sens et sa prudence se permît d’écrire aussi vertement.
Enfin, voici sa lettre ; chacun y verra ce qui se passait à Paris, et ce que nous devions espérer des nobles et des évêques, s’ils étaient restés nos maîtres :
« À Jean Leroux, maître forgeron aux Baraques-du-Bois-de-Chênes, près de Phalsbourg.
» Ce 1er juillet 1789.
» Vous avez dû recevoir une lettre du 6 mai dernier, où je vous annonçais notre arrivée à Versailles. Je vous disais que nous avions trouvé, moyennant quinze livres par mois, un logement convenable chez Antoine Pichot, maître bottier, rue Saint-François, dans le quartier Saint-Louis, vieille ville. Nous demeurons toujours au même endroit, et si vous avez quelque chose à nous écrire, le principal est de bien mettre l’adresse.
» Je voudrais savoir ce que vous espérez des récoltes cette année. Que maître Jean et Michel m’écrivent à ce sujet. Ici, nous avons toujours eu des temps d’orages, de grandes averses ; par-ci par-là, quelques rayons de soleil. On craint une mauvaise année ; qu’en pensez-vous ? – Marguerite désire avoir des nouvelles de notre petit verger et surtout de ses fleurs ; notez cela.
» Nous vivons dans cette ville comme des étrangers. Deux de mes confrères, le curé Jacques, de Maisoncelle, près de Nemours, et Pierre Gérard, syndic de Vic, bailliage de Toul, sont dans la même maison que nous ; eux au-dessous et nous tout en haut, avec un petit balcon sur la ruelle. Marguerite fait le marché pour nous et la cuisine aussi. Tout va bien. Le soir, dans la chambre de M. le curé Jacques, nous réglons nos idées ; je prends ma prise, Gérard fume sa pipe et nous finissons toujours par nous entendre plus ou moins.
» Voilà pour nos affaires. Passons à la nation.
» C’est mon devoir de vous tenir au courant de ce qui se passe ; mais depuis notre arrivée nous avons eu tant de contrariétés, tant d’ennuis, tant de traverses ; les deux premiers ordres, et principalement celui de la noblesse, nous ont montré tant de mauvaise volonté, que je ne savais pas moi-même où nous pourrions aboutir. Du jour au lendemain les idées changeaient ; on avait confiance, et puis on désespérait. Il nous a fallu bien de la patience et du calme, pour forcer ces gens à se montrer raisonnables ; ils ont eu trois fois le marché en main ; et c’est en voyant que nous allions nous passer d’eux et faire la constitution tout seuls qu’ils se sont enfin décidés à venir prendre part à l’assemblée et délibérer avec nous.
» Je ne pouvais donc rien vous donner de certain, mais aujourd’hui la partie est gagnée, et nous allons tout reprendre en détail depuis le commencement.
» Vous lirez cette lettre aux notables, car ce n’est pas pour moi seul que je suis ici, c’est pour tout le monde ; et je serais un gueux de ne pas rendre compte de leurs propres affaires à ceux qui m’ont envoyé. Comme j’ai pris mes notes jour par jour, je n’oublierai rien.
» En arrivant à Versailles, le 30 avril, avec trois autres députés de notre bailliage, nous sommes descendus à l’hôtel des Souverains, encombré de monde. Je ne vous raconterai pas ce que l’on paye un bouillon, une tasse de café, cela fait frémir. Tous ces gens-là, les domestiques et les hôteliers, sont valets de père en fils ; cela vit de la noblesse, qui vit du peuple, sans s’inquiéter de ses misères. Un bouillon de deux liards chez nous coûte ici la journée de travail d’un ouvrier aux Baraques ; et c’est tellement reçu, que celui qui fait la moindre réclamation passe pour un va-nu-pieds ; les autres le regardent d’un œil de mépris : c’est la mode de se laisser voler et dépouiller par cette espèce de gens.
» Vous pensez bien que cela ne pouvait pas me convenir ; quand on a gagné son pain honnêtement et laborieusement depuis trente-cinq ans, on sait le prix des choses, et je ne me suis pas gêné pour faire venir le gros maître d’hôtel en habit noir, et lui dire ma façon de penser sur son compte. C’était la première fois qu’il recevait de pareils compliments. Le drôle voulait avoir l’air de me mépriser, mais je lui ai rendu son mépris avec usure. Si je n’avais pas été député du tiers état, on m’aurait mis à la porte ; heureusement cette qualité fait respecter son homme. Je me suis laissé dire le lendemain par mon confrère Gérard, que j’avais scandalisé toute la valetaille de l’hôtel, j’en ai ri de bon cœur. Il faut que le salut et la grimace d’un laquais ne soient pas au même taux que le travail d’un honnête homme.
» Je tenais à vous raconter cela d’abord, pour vous montrer à quelle race nous avons affaire.
» Enfin, le lendemain de notre arrivée, après avoir couru la ville, je retins mon logement, et j’y fis transporter mes effets. C’était une bonne trouvaille ; les deux confrères que je vous ai nommés me suivirent aussitôt. Nous sommes là entre nous, et nous vivons au meilleur marché possible.
» C’est le 3 mai jour de présentation au roi, qu’il aurait fallu voir Versailles ; la moitié de Paris encombrait les rues ; et le lendemain, à la messe du Saint-Esprit, ce fut encore plus extraordinaire : on voyait du monde jusque sur les toits.
» Mais, avant tout, il faut que je vous parle de la présentation.
» Le roi et la cour demeurent dans le château de Versailles, sur une sorte de coteau, comme celui de Mittelbronn, entre la ville et les jardins. En avant du château s’étend une cour en pente douce ; des deux côtés de la cour, à droite et à gauche s’élèvent de grands bâtiments, où logent les ministres ; dans le fond est le palais. Ces choses se voient d’une lieue, en arrivant par l’avenue de Paris, large quatre à cinq fois comme nos grand-routes et bordée de beaux arbres. La cour est fermée devant par une grille d’au moins soixante toises. Derrière le château s’étendent les jardins, remplis de jets d’eau, de statues et d’autres agréments pareils. Combien de milliers d’hommes ont dû mourir à la peine dans nos champs, et payer les tailles, les gabelles, les vingtièmes, etc., pour élever ce palais ! Après cela, les nobles et les laquais y vivent bien. Il faut du luxe, à ce que l’on dit, pour que le commerce roule ; et pour avoir du luxe à Versailles, les trois quarts de la France tirent la langue depuis cent ans !…
» Nous étions avertis de la présentation par des affiches et des petits livres qui se vendent en quantité dans ce pays, les gens vous arrêtent au collet pour vous en faire prendre.
» Plusieurs députés du tiers trouvaient mauvais qu’on nous eût avertis par des affiches, tandis que les membres des deux premiers ordres avaient reçu des avis directs. Moi, je n’y regardais pas de si près, et je me mis en route vers midi, avec mes deux confrères, pour la salle des Menus. C’est dans cette salle des Menus que se tiennent les états généraux ; elle est construite en dehors du château, dans la grande avenue de Paris, sur la place d’anciens ateliers dépendant du magasin des Menus-Plaisirs de S. M. le roi. Ce que sont les grands et menus plaisirs du roi, je n’en sais rien ; mais la salle est très belle. Deux autres l’avoisinent et sont disposées, l’une pour les délibérations du clergé, l’autre pour celles de la noblesse.
» Nous partîmes de la salle des Menus en cortège, entourés du peuple qui criait : « Vive le tiers état ! » On voyait que ces braves gens comprenaient que nous les représentions, surtout la masse des Parisiens arrivés de la veille.
» La grille, en avant du palais, était gardée par des Suisses, ils éloignèrent la foule et nous laissèrent passer. Nous arrivâmes donc dans la cour et puis dans le palais, où nous montâmes un escalier, les marches couvertes de tapis, et les voûtes semées de fleurs de lis d’or. Le long des deux rampes se tenaient de superbes laquais, tout chamarrés de broderies. J’estime qu’ils étaient bien dix de chaque côté jusqu’en haut.
» Une fois au premier, nous entrâmes dans une salle plus belle, plus grande et plus riche que tout ce qu’on peut dire, je prenais cela pour la salle du trône : c’était l’antichambre.
» Enfin, au bout d’environ un quart d’heure, s’ouvrit une porte en face, et celle-là, maître Jean, nous conduisit dans la vraie salle de réception, voûtée magnifiquement avec de grosses moulures, et peinte comme on ne peut pas se représenter de peintures. Nous étions en quelque sorte perdus là-dedans ; mais autour se tenaient debout des gardes du roi, l’épée nue ; et tout à coup sur la gauche, dans le silence, nous entendîmes crier :
« – Le roi !… Le roi !… »
Cela se rapprochait toujours ; et le maître des cérémonies, arrivant le premier, répéta lui-même :
« – Messieurs, le roi ! »
» Vous me direz, maître Jean, que tout cela n’est que de la comédie ; sans doute ! Mais il faut reconnaître qu’elle est très bien entendue, pour exalter l’orgueil de ceux qu’on appelle grands, et pour frapper de respect ceux qu’on regarde comme petits. Le grand maître des cérémonies, M. le marquis de Brézé, en costume de cour, auprès de nous, pauvres députés du tiers, en habits et culottes de drap noir, semblait d’une espèce supérieure ; et son air faisait assez voir qu’il le pensait lui-même. Il s’approcha de notre doyen en saluant, et presque aussitôt le roi s’avança seul, à travers le salon. On avait mis un fauteuil pour lui, dans le milieu, mais il resta debout, le chapeau sous le bras ; et M. le marquis ayant fait signe à notre doyen de s’avancer, il le présenta, puis un autre ; ainsi de suite, par bailliage. On lui disait le nom du bailliage, il le répétait, et le roi ne disait rien.
» À la fin pourtant, il nous dit que c’était son bonheur de voir les députés du tiers état. Il parle lentement et bien. – C’est un très gros homme, la figure ronde, le nez, les lèvres et le menton gros, le front en arrière. – Ensuite il sortit, et nous repartîmes par une autre porte. Voilà ce qu’on appelle une présentation.
» En rentrant chez nous, j’ôtai mon habit noir et ma culotte, mes souliers à boucles, et mon chapeau. Le père Gérard monta, puis le curé. Notre journée était perdue ; mais Marguerite avait préparé pour nous un gigot à l’ail, dont nous mangeâmes la moitié de bon appétit, en vidant un cruchon de cidre et causant de nos affaires. Gérard et bon nombre d’autres députés du tiers se plaignaient de cette présentation, disant qu’elle aurait dû se faire les trois ordres réunis. Ils pensaient que, d’après cela, nous pouvions juger à l’avance que la cour voulait la séparation des ordres. Quelques-uns rejetaient cette présentation sur le maître des cérémonies. Moi je pensais : nous verrons ! si la cour est contre le vote par tête, on avisera ; nous sommes avertis !
» Le lendemain, de grand matin, toutes les cloches sonnaient, et dans la rue s’élevaient des cris de joie, des rumeurs sans fin : c’était le jour de la messe du Saint-Esprit, pour appeler sur les états généraux les bénédictions du Seigneur.
» Les trois ordres se réunirent dans l’église Notre-Dame, où l’on chanta le Veni Creator. Après cette cérémonie, très agréable à cause des belles voix et de la bonne musique, on se rendit en procession à l’église Saint-Louis. Nous étions en tête, la noblesse venait ensuite ; puis, le clergé, précédant le saint sacrement. Les rues étaient tendues de tapisseries de la couronne et la foule criait :
« – Vive le tiers état ! »
» C’est la première fois que le peuple ne se soit pas déclaré pour les beaux habits, car nous étions comme des corbeaux, à côté de ces paons, le petit chapeau à plumes retroussé, les habits dorés sur toutes les coutures, les mollets ronds, le coude en l’air et l’épée au côté. Le roi, la reine, au milieu de leur cour, fermaient la marche. Quelques cris de : « Vive le roi ! vive le duc d’Orléans ! » s’élevèrent ensemble. Les cloches sonnaient à pleine volée.
» Ce peuple a du bon sens ; pas un imbécile, dans tant de mille âmes, ne criait : – « Vive le comte d’Artois, la reine ou les évêques ! » – Ils étaient pourtant bien beaux !
» À l’église Saint-Louis, la messe commença : puis l’évêque de Nancy, M. de la Fare, fit un long sermon contre le luxe de la cour, le même que tous les évêques font depuis des siècles, sans retrancher un seul galon de leurs mitres, de leurs chasubles ou de leurs dais.
» Cette cérémonie dura jusqu’à quatre heures après-midi. Chacun pensait que c’était bien assez, et que nous allions avoir la satisfaction de causer ensemble de nos affaires ; mais nous n’en étions pas encore là, car, le lendemain 5 mai, l’ouverture des états généraux fut encore une cérémonie. Ces gens ne vivent que de cérémonies, ou, pour parler net, de comédies.
» Le lendemain donc, tous les états généraux se réunirent dans notre salle, qu’on appelle salle des Trois-Ordres. Elle est éclairée en haut, par une ouverture ronde garnie de satin blanc, et elle a des colonnes sur les deux côtés. Au fond s’élevait un trône, sous un dais magnifique parsemé de fleurs de lis d’or.
» Le marquis de Brézé et ses maîtres de cérémonies placèrent les députés. Leur ouvrage commença vers neuf heures et finit à midi et demi : on vous appelait, on vous conduisait, on vous faisait asseoir. Dans ce même temps, les conseillers d’État, les ministres et secrétaires d’État, les gouverneurs et lieutenants généraux de provinces se plaçaient aussi. Une longue table, à tapis vert, au bas de l’estrade, était destinée aux secrétaires d’État ; à l’un des bouts se trouvait Necker, à l’autre M. de Saint-Priest. S’il fallait vous raconter tout en détail, je n’en finirais jamais.
» Le clergé s’assit à droite du trône, la noblesse à gauche et nous en face. Les représentants du clergé étaient 291, ceux de la noblesse 270 et nous 578. Il en manquait encore quelques-uns des nôtres, parce que les élections de Paris ne se terminèrent que le 19 ; mais cela ne se voyait pas.
» Enfin, vers une heure, on alla prévenir le roi et la reine ; presque aussitôt ils parurent, précédés et suivis des princes et princesses de la famille royale et de leur cortège de cour. Le roi se plaça sur le trône ; la reine à côté de lui, sur un grand fauteuil hors du dais ; la famille royale autour du trône ; les princes, les ministres, les pairs du royaume un peu plus bas ; et le surplus de l’escorte sur les degrés de l’estrade. Les dames de la cour en grande parure, occupèrent les galeries de la salle, du côté de l’estrade ; quant aux simples spectateurs, ils se mirent dans les autres galeries, entre les colonnes.
» Le roi portait un chapeau rond, la ganse enrichie de perles, et surmonté d’un gros diamant connu sous le nom de Pitt. Chacun était assis sur un fauteuil, une chaise, un banc, un tabouret, selon son rang ou sa dignité ; car ces choses sont de très grande importance ; c’est de cela que dépend la grandeur d’une nation ! Je ne l’aurais jamais cru, si je ne l’avais pas vu : tout est réglé pour ces cérémonies. Plût à Dieu que nos affaires, à nous, fussent en aussi bon ordre ! Mais les questions d’étiquette passent d’abord, et ce n’est qu’à la suite des siècles qu’on a le temps de s’inquiéter des misères du peuple.
» Je voudrais bien que Valentin eût été trois ou quatre heures à ma place, il vous expliquerait la différence d’un bonnet avec un autre bonnet, d’une robe avec une autre robe ! Moi, ce qui m’intéressa le plus, ce fut le moment où M. le grand maître des cérémonies nous fit signe d’être attentifs, et que le roi se mit à lire son discours. Tout ce qui m’en est resté, c’est qu’il était content de nous voir ; qu’il nous engageait à bien nous entendre, pour empêcher les innovations et payer le déficit, que, dans cette confiance, il nous avait assemblés ; qu’on allait nous mettre sous les yeux la dette, et qu’il était assuré d’avance que nous trouverions un bon moyen de l’éteindre, et d’affermir ainsi le crédit ; que c’était le plus ardent de ses vœux et qu’il aimait beaucoup ses peuples.
Alors il s’assit, en nous disant que son garde des sceaux allait encore mieux nous faire comprendre ses intentions. Toute la salle criait :
« – Vive le roi ! »
» Le garde des sceaux, M. de Barentin, s’étant donc levé, nous dit que le premier besoin de Sa Majesté était de répandre des bienfaits, et que les vertus des souverains sont la première ressource des nations, dans les temps difficiles ; que notre souverain avait donc résolu de consommer la félicité publique ; qu’il nous avait convoqués pour l’aider, et que la troisième race de nos rois avait surtout des droits à la reconnaissance de tout bon Français : qu’elle avait affermi l’ordre de la succession à la couronne, et qu’elle avait aboli toute distinction humiliante, « entre les fiers successeurs des conquérants et l’humble postérité des vaincus ! » mais que malgré cela elle tenait à la noblesse, car l’amour de l’ordre a mis des rangs entre les uns et les autres, et qu’il fallait les maintenir dans une monarchie ; enfin, que la volonté du roi était de nous voir assemblés le lendemain, pour vérifier promptement nos pouvoirs et nous occuper des objets importants qu’il nous avait indiqués, à savoir l’argent !
» Après cela, M. le garde des sceaux s’assit, et M. Necker nous lut un très long discours touchant la dette, qui s’élève à seize cents millions, et qui produit un déficit annuel de 56 150 000 livres. Il nous engageait à payer ce déficit ; mais il ne nous dit pas un mot de la constitution, que nos électeurs nous ont chargés d’établir.
» Le même soir, en nous en allant bien étonnés, nous apprîmes que deux régiments nouveaux, Royal-Cravate et Bourgogne-Cavalerie, avec un bataillon suisse, venaient d’arriver à Paris, et que plusieurs autres régiments étaient en marche. Cette nouvelle nous donnait terriblement à réfléchir, d’autant plus que la reine, Mgr le comte d’Artois, M. le prince de Condé, M. le duc de Polignac, M. le duc d’Enghien et M. le prince de Conti n’avaient pas approuvé la convocation des états généraux, et qu’ils doutaient de nous voir payer la dette, si l’on ne nous aidait pas un peu. Pour tous autres que pour des princes, cela se serait appelé un guet-apens ! Mais les noms des actions changent avec les dignités de ceux qui les commettent : pour des princes, c’était donc tout simplement un coup d’État qu’ils préparaient. Heureusement j’avais déjà vu les Parisiens, et je pensais que ces braves gens ne nous laisseraient pas tout seuls.
» Enfin, ce soir-là, mes deux confrères et moi nous tombâmes d’accord, après souper, qu’il fallait compter sur nous plutôt que sur les autres, et que l’arrivée de tous ces régiments n’annonçait rien de bon pour le tiers.
» C’est le 6 mai que les affaires commencèrent à prendre une tournure ; avant cette séance, toutes les cérémonies dont je vous ai parlé, et les discours qu’on nous avait faits, n’aboutissaient à rien ; mais à cette heure, vous allez voir réellement du nouveau.
» Le lendemain à neuf heures, Gérard, M. le curé Jacques et moi, nous arrivâmes dans la salle des états généraux. On avait enlevé les tentures des baldaquins et les tapis du trône. La salle était presque vide ; mais les députés du tiers arrivaient, les bancs se garnissaient ; on causait à droite et à gauche, on faisait connaissance avec ses voisins, comme des gens qui doivent s’entendre sur des affaires sérieuses. Vingt minutes après, presque tous les députés du tiers état se trouvaient réunis. On attendait ceux de la noblesse et du clergé ; pas un seul ne se montrait.
» Tout à coup, un des nôtres, arrivant, dit que les deux autres ordres se trouvaient réunis chacun dans sa salle et qu’ils délibéraient. Naturellement, cela produisit autant de surprise que d’indignation. On décida de nommer tout de suite président du tiers état notre doyen d’âge, un vieillard tout chauve, et qui s’appelle Leroux comme vous, maître Jean. Il accepta et choisit six autres membres de l’assemblée pour l’aider.
» Il fallut du temps pour rétablir le silence, car des milliers d’idées vous venaient en ce moment. Chacun avait à dire ce qu’il prévoyait, ce qu’il craignait, et les moyens qu’il croyait utile d’employer dans un cas si grave. Enfin le calme se rétablit, et M. Malouet, un ancien employé de l’administration de la marine, à ce qu’on m’a dit, proposa d’envoyer aux ordres privilégiés une députation, pour les inviter à se réunir avec nous, dans le lieu des assemblées générales. Un jeune député, M. Mounier, lui répondit que cette démarche compromettrait la dignité des communes ; que rien ne pressait, qu’on serait bientôt instruit de ce que les privilégiés auraient décidé ; et qu’alors on prendrait ses mesures en conséquence. Je pensais comme lui. Notre doyen ajouta que nous ne pouvions encore nous regarder comme membres des états généraux, puisque ces états n’étaient pas formés ni nos pouvoirs vérifiés ; et pour cette raison, il refusa d’ouvrir les lettres adressées à l’assemblée : c’était agir avec bon sens.
» On prononça ce même jour bien d’autres paroles, qui revenaient toutes au même.
» Vers deux heures et demie, un député du Dauphiné nous apporta la nouvelle que les deux autres ordres venaient de décider qu’ils vérifieraient leurs pouvoirs séparément. Alors la séance fut levée dans le tumulte, et l’on s’ajourna au lendemain, à neuf heures.
» Tout devenait clair : on voyait que le roi, la reine, les princes, les nobles et les évêques nous trouvaient très bons pour payer leurs dettes, mais qu’ils ne se souciaient pas de faire une constitution, où le peuple aurait voix au chapitre. Ils aimaient mieux faire les dettes tout seuls, sans opposition ni contrôle, et nous réunir tous les deux cents ans une fois, pour les accepter au nom du peuple et consentir des impôts à perpétuité.
» Vous concevez nos réflexions, après cette découverte, et notre colère !
» Nous restâmes jusqu’à minuit à crier et à nous indigner contre l’égoïsme et l’abominable injustice de la cour. Mais, après cela, je dis à mes confrères que le meilleur pour nous était de rester calmes en public, de mettre le bon droit de notre côté, d’agir par la persuasion s’il était possible, et de laisser le peuple faire ses réflexions. C’est ce que nous résolûmes ; et le lendemain, en arrivant dans notre salle, nous vîmes que les autres députés des communes avaient sans doute pris les mêmes résolutions que nous ; car, au lieu du grand tumulte de la veille, tout était grave. Le doyen à sa place et ses aides à l’estrade écrivaient, recevaient les lettres et les déposaient sur le bureau.
» On nous remit, en forme de cahiers, les discussions de la noblesse et du clergé ; je les ajoute ici pour vous montrer ce que ces gens pensaient et voulaient. Le clergé avait décidé la vérification de ses pouvoirs dans l’ordre, à la majorité de 133 voix contre 114, et la noblesse aussi, par 188 voix contre 47, malgré les gens de cœur et de bon sens de leur parti : le vicomte de Castellane, le duc de Liancourt, le marquis de Lafayette, les députés du Dauphiné et ceux de la sénéchaussée d’Aix-en-Provence, qui combattaient leur injustice. Ils avaient déjà nommé douze commissions pour vérifier leurs pouvoirs entre eux.
» Ce jour-là, Malouet renouvela sa proposition d’envoyer une députation aux deux ordres privilégiés, pour les engager à se réunir aux députés des communes, et là-dessus, le comte de Mirabeau se leva. J’aurai souvent à vous parler de cet homme. Quoique noble, il est député du tiers, parce que la noblesse de son pays refusa de l’admettre, sous prétexte qu’il n’était propriétaire d’aucun fief. Il se fit aussitôt marchand, et la ville d’Aix nous l’envoya. C’est un Provençal, large, trapu, le front osseux, les yeux gros, la figure jaune, laide et grêlée. Il a la voix criarde et commence toujours par bredouiller ; mais une fois lancé, tout change, tout devient clair, on croit voir ce qu’il dit ; on croit avoir toujours pensé comme lui ; et de temps en temps, sa voix criarde descend, lorsqu’il va dire quelque chose de grand ou de fort ; cela gronde d’avance et part comme un coup de tonnerre. Je ne puis vous donner une idée du changement de figure d’un homme pareil : tout marche ensemble, la voix, les yeux, le geste, les idées. On s’oublie soi-même en l’écoutant ; il vous tient et l’on ne peut plus se lâcher. En regardant ses voisins, on les voit tout pâles. Tant qu’il sera pour nous, tout ira très bien, mais il faut être sur ses gardes. Moi je ne m’y fie point. D’abord c’est un noble ! et puis c’est un homme sans argent, avec des appétits terribles et des dettes. Rien qu’à voir son gros nez charnu, ses mâchoires énormes et son large ventre, couvert de dentelles fripées et pourtant magnifiques, on pense : – Il te faudrait à toi l’Alsace et la Lorraine à manger, avec la Franche-Comté et quelques petits environs encore ! – Je bénis pourtant la noblesse de n’avoir pas voulu l’inscrire sur ses registres ; nous avions besoin de son secours dans les premiers temps ; vous verrez cela plus loin.
» Ce jour-là, 7 mai, Mirabeau ne dit pas grand-chose ; il nous représenta seulement que pour envoyer une députation, il fallait être constitués en ordre ; or, nous n’étions pas encore constitués, et même nous ne voulions pas nous constituer sans les autres. Le meilleur était donc d’attendre.
» L’avocat Mounier dit alors qu’il fallait au moins permettre à ceux des députés du tiers qui voudraient s’en charger, d’aller individuellement et sans mission, engager les nobles et les évêques à se réunir avec nous, selon le vœu du roi. Comme cela ne compromettait rien, on adopta cet avis. Douze membres du tiers allèrent aux informations ; ils nous annoncèrent bientôt qu’ils n’avaient trouvé dans la salle de la noblesse que des commissions en train de vérifier les pouvoirs de ces messieurs ; et que dans celle du clergé l’ordre étant assemblé, le président leur avait répondu qu’on allait délibérer sur notre proposition. Une heure après, MM. les évêques de Montpellier et d’Orange, avec quatre autres ecclésiastiques, entrèrent dans notre salle, et nous dirent que leur ordre avait décidé de nommer des commissaires, qui se réuniraient avec les nôtres et ceux de la noblesse, pour examiner si les pouvoirs devaient être vérifiés en commun.
» Cette réponse nous fit ajourner notre réunion du 7 au 12 mai, et je profitai de ces quatre jours de vacances pour aller voir Paris avec mes deux confrères et Marguerite. Nous n’avions pas eu le temps de nous arrêter en passant, le 30 avril, deux jours après le pillage de la maison Réveillon, au faubourg Saint-Antoine. L’agitation alors était grande, les gardes de la prévôté faisaient des visites ; on parlait de l’arrivée d’une foule de bandits. J’étais curieux de savoir ce qui se passait là-bas, si le calme revenait et ce qu’on pensait de nos premières séances. Les Parisiens, qui ne font qu’aller et venir, m’en avaient bien donné quelque idée, mais il vaut mieux voir les choses par soi-même.
» Nous partîmes donc de bon matin, et notre patache, au bout de trois heures, entrait dans cette immense ville qu’on ne peut se représenter, non seulement à cause de la hauteur des maisons, de la quantité des rues et des ruelles qui s’enlacent, de la vieillerie des bâtisses, du nombre des carrefours, des impasses, des cafés, des boutiques et étalages de toute sorte, qui se touchent et se suivent à perte de vue, et des enseignes qui grimpent d’étage en étage jusque sur les toits, mais encore à cause des cris innombrables des marchands de fritures, de fruitiers, de fripiers et de mille autres espèces de gens traînant des charrettes, portant de l’eau, des légumes, et d’autres denrées. On croirait entrer dans une ménagerie, où des oiseaux d’Amérique poussent chacun leur cri, qu’on n’a jamais entendu. Et puis, le roulement des voitures, la mauvaise odeur des tas d’ordures, l’air minable des gens, qui veulent tous être habillés à la dernière mode, avec de la friperie, qui dansent, qui chantent, qui rient et se montrent pleins de complaisance pour les étrangers, pleins de bon sens et de gaieté dans leur misère, et qui voient tout en beau, pourvu qu’ils puissent se promener, dire leur façon de voir dans les cafés et lire le journal !… Tout cela, maître Jean, fait de cette ville quelque chose d’unique dans le monde ; cela ne ressemble à rien de chez nous : Nancy est un palais à côté de Paris, mais un palais vide et mort ; ici tout est vivant.
» Les malheureux Parisiens se sentent encore de la disette du dernier hiver ; un grand nombre n’ont réellement que la peau et les os ; eh bien ! malgré tout, ils plaisantent : à toutes les vitres, on voit des farces affichées.
» Moi, voyant cela, j’étais dans le ravissement ; je me trouvai dans mon véritable pays. Au lieu de porter ma balle de village en village durant des heures, j’aurais trouvé des acheteurs ici, pour ainsi dire à chaque pas ; et puis, c’est aussi le pays des vrais patriotes. Ces gens-là, tout pauvres, tout minables qu’ils sont, tiennent à leurs droits avant tout ; le reste vient après.
» Notre confrère Jacques a une de ses sœurs fruitière, rue du Bouloi, près du Palais-Royal ; c’est là que nous descendîmes. Tout le long de la route, depuis notre entrée dans le faubourg, nous n’entendions chanter qu’une chanson :
Vive le tiers état de France !
Il aura la prépondérance
Sur le prince, sur le prélat.
Ahi ! povera nobilita !
Le plébéien, puits de science,
En lumières, en expérience,
Surpasse et prêtre et magistrat.
Ahi ! povera nobilita !
» Si l’on avait su que nous étions du tiers, on aurait été capable de nous porter en triomphe. Aussi, pour abandonner un peuple pareil, il faudrait être bien lâche ! Et je vous réponds que si nous n’avions pas été décidés, rien que de voir ce courage, cette gaieté, toutes ces vertus, dans la plus grande misère, nous aurions pris du cœur nous-mêmes, et juré de remplir notre mandat, et de réclamer nos droits jusqu’à la mort.
» Nous avons passé quatre jours chez la veuve Lefranc. Marguerite, avec mon confrère le curé Jacques, a vu tout Paris : le Jardin des Plantes, Notre-Dame, le Palais-Royal, et même les théâtres. Moi, je n’avais de plaisir qu’à me promener dans les rues, à courir ici, là, sur les places, le long de la Seine, où l’on vend des bouquins, sur les ponts garnis de friperies, de marchands de fritures ; à causer devant les boutiques avec le premier venu ; à m’arrêter pour entendre chanter un aveugle, ou voir jouer la comédie en plein air. Les chiens savants ne manquent pas, ni les arracheurs de dents, avec la grosse caisse et le fifre ; mais la comédie au bout du Pont-Neuf est le plus beau ; c’est toujours des princes et des nobles qu’on rit ; ce sont toujours eux qui disent des bêtises. Deux ou trois fois j’en avais les larmes aux yeux, à force de me faire du bon sang.
» J’ai visité la commune de Paris, où l’on discutait encore les cahiers. Cette commune vient de prendre une résolution très sage : elle a laissé une commission en permanence, pour observer ses députés, pour leur donner des avis et même des avertissements, s’ils ne remplissaient pas bien leur mandat. Voilà une fameuse idée, maître Jean ! et qu’on a malheureusement négligée dans d’autres endroits. Qu’est-ce qu’un député qui n’est surveillé par personne, et qui peut vendre sa voix impunément, en se moquant encore de ceux qui l’ont envoyé ? car il est devenu riche et les autres sont restés pauvres ; il est défendu par le pouvoir qui l’achète, et ses commettants restent avec leur bon droit, sans appui ni recours ! Le parti que vient de prendre la commune de Paris devra nous profiter ; c’est un des articles à mettre en tête de la constitution : il faut que les électeurs puissent casser, poursuivre et faire condamner tout député qui trahit son mandat, comme on condamne celui qui abuse d’une procuration ! Jusque-là, tout est au petit bonheur.
» Enfin, cette décision m’a fait plaisir ; et maintenant, je continue.
» Outre ma joie de voir ce grand mouvement, j’avais encore la satisfaction de reconnaître que les gens ici savent très bien ce qu’ils veulent et ce qu’ils font. J’allais, le soir, après souper, au Palais-Royal, que le duc d’Orléans laisse ouvert à tout le monde. Ce duc est un débauché ; mais au moins, ce n’est pas un hypocrite ; après avoir passé la nuit au cabaret ou bien ailleurs, il ne va pas entendre la messe et se faire donner l’absolution, pour recommencer le lendemain. On le dit ami de Sieyès et de Mirabeau. Quelques-uns lui reprochent d’avoir attiré dans Paris des quantités de gueux, chargés de piller et de saccager la ville ; c’est difficile à croire, parce que les gueux arrivent tout seuls, après un hiver aussi terrible ; qu’ils cherchent leur nourriture ; et qu’on n’a pas besoin de faire signe aux sauterelles de tomber sur les moissons.
» Enfin, la reine et la cour détestent ce duc, et cela lui fait beaucoup d’amis. Son Palais-Royal est toujours ouvert, et dans l’intérieur se trouvent des lignes d’arbres où chacun peut se promener. Quatre rangées d’arcades entourent le jardin, et là-dessous sont les plus belles boutiques et les plus élégants cabarets de Paris. C’est la réunion de la jeunesse et des gazetiers, qui parlent haut pour ou contre, sans se gêner de personne. Quant à ce qu’ils disent, ce n’est pas toujours fameux, et la plupart du temps, cela vous passe par la tête comme dans un crible, le bon grain qui reste n’est pas lourd ; ils vendent plus de paille que de froment. Deux ou trois fois, j’ai bien écouté, et puis, en sortant, je me demandais, tout embarrassé : – Qu’est-ce qu’ils ont dit ? – Mais, c’est égal, le fond est toujours bon, et quelques-uns ont tout de même beaucoup d’esprit.
» Nous avons pris là, sous les arbres, une bouteille de mauvaise piquette très chère. Les loyers sont chers aussi ; je me suis laissé dire que la moindre de ces boutiques se loue deux et trois mille livres par an : il faut bien se rattraper sur la pratique. Ce Palais-Royal est réellement une grande foire, et la nuit, quand les lanternes s’allument, on ne peut rien voir de plus beau.
» Le 11, vers deux heures de l’après-midi, nous sommes repartis bien contents de notre voyage, et bien sûrs que la masse des Parisiens était pour le tiers état. Voilà le principal.
» Le 12, à neuf heures, nous étions à notre poste ; et comme nos commissaires n’avaient pu s’entendre avec ceux de la noblesse et du clergé, nous vîmes qu’on voulait seulement nous faire perdre du temps. C’est pourquoi, dans cette séance, on prit des mesures pour aller en avant. Le doyen et les anciens furent chargés de dresser la liste des députés, et l’on décida que tous les huit jours une commission, composée d’un député de chaque province, serait nommée pour maintenir l’ordre dans les conférences, recueillir et compter les voix, connaître la majorité des opinions sur chaque question, etc.
» Nous reçûmes le lendemain une députation de la noblesse, pour nous signifier que leur ordre était constitué, qu’ils avaient nommé leur président, leurs secrétaires, ouvert des registres, et pris divers arrêtés, entre autres celui de procéder seuls à la vérification de leurs pouvoirs. Ils étaient bien décidés à se passer de nous.
» Le même jour, le clergé nous fit dire qu’il avait nommé des commissaires, pour conférer avec ceux de la noblesse et du tiers état, sur la vérification des pouvoirs en commun et la réunion des trois ordres.
» Une grande discussion s’éleva ; les uns voulaient nommer des commissaires, d’autres proposaient de déclarer que nous ne reconnaîtrions pour représentants légaux, que ceux dont les pouvoirs auraient été examinés dans l’assemblée générale, et que nous invitions les députés de l’église et de la noblesse à se réunir dans la salle des états, où nous les attendions depuis huit jours.
» Comme la discussion s’échauffait, et que plusieurs membres voulaient encore parler, les débats furent continués le lendemain. Rabaud de Saint-Étienne, un ministre protestant ; Viguier, député de Toulouse ; Thouret, avocat au parlement de Rouen ; Barnave, député du Dauphiné ; Boissy-d’Anglas, député du Languedoc, tous des hommes de grand talent et des orateurs admirables, surtout Barnave, soutinrent, les uns qu’il fallait marcher, les autres qu’il fallait encore attendre, et donner le temps à la noblesse et au clergé de réfléchir ; comme si toutes leurs réflexions n’avaient pas été faites. Enfin, Rabaud de Saint-Étienne l’emporta, et l’on choisit seize membres qui devaient conférer avec les commissaires des nobles et des évêques.
» Dans notre séance du 23, on proposa de nommer un comité de rédaction, chargé de rédiger tout ce qui s’était passé depuis l’ouverture des états généraux. Cette proposition fut rejetée, parce que ce simple exposé pouvait augmenter l’agitation du pays, en démontrant les intrigues de la noblesse et du clergé, pour paralyser le tiers état.
» Le 22 et le 23, le bruit courait déjà que Sa Majesté voulait nous présenter le projet d’un emprunt. Au moyen de cet emprunt, on aurait pu se passer de nous, puisque le déficit aurait été comblé ; seulement, nos enfants et descendants auraient payé les rentes à perpétuité. – Les troupes arrivaient en même temps par masses autour de Paris et de Versailles.
» Le 26, on compléta le règlement de discipline et de bon ordre ; et nos commissaires vinrent nous annoncer qu’ils n’avaient pu s’entendre avec ceux de la noblesse.
» Le lendemain 27, Mirabeau résuma tout ce qui s’était passé jusqu’alors, en disant : « La noblesse ne veut pas se réunir à nous, pour juger des pouvoirs en commun. Nous voulons vérifier les pouvoirs en commun. Le clergé persévère à vouloir nous concilier. Je propose de décréter une députation vers le clergé, très solennelle et très nombreuse, pour l’adjurer au nom du Dieu de paix, de se ranger du côté de la raison, de la justice et de la vérité, et de se réunir à ses codéputés, dans la salle commune. »
» Tout cela se passait au milieu du peuple. La foule nous entourait et ne se gênait pas pour applaudir ceux qui lui plaisaient.
» Le lendemain, 28, on ordonna d’établir une barrière pour séparer l’assemblée du public, et l’on fit une députation au clergé, dans le sens indiqué par Mirabeau.
» Ce même jour, nous reçûmes une lettre du roi : « Sa Majesté avait été informée que les difficultés entre les trois ordres, relativement à la vérification des pouvoirs, subsistaient encore. Elle voyait avec peine, et même avec inquiétude, l’assemblée qu’elle avait convoquée pour s’occuper de la régénération du royaume, livrée à une inaction funeste. Dans ces circonstances, elle invitait les commissaires nommés par les trois ordres à reprendre leurs conférences, en présence du garde des sceaux et des commissaires que Sa Majesté nommerait elle-même, afin d’être informée particulièrement des ouvertures de conciliation qui seraient faites, et de pouvoir contribuer directement à une harmonie si désirable. »
» Il paraît que c’était nous, – les députés des communes, – qui étions cause de l’inaction des états généraux depuis trois semaines ; c’était nous qui voulions faire bande à part, et qui défendions de vieux privilèges contraires aux droits de la nation !
» Sa Majesté nous prenait pour des enfants.
» Plusieurs députés parlèrent contre cette lettre, entre autres Camus. Ils dirent que de nouvelles conférences étaient inutiles, que la noblesse ne voudrait pas entendre raison ; que d’ailleurs les communes ne devaient pas accepter la surveillance du garde des sceaux, – lequel tiendrait naturellement avec les nobles, – que nos commissaires seraient là, devant ceux du roi, comme des plaideurs devant des juges décidés d’avance à les condamner ; et qu’il arriverait ce qui était déjà arrivé en 1589 : à cette époque, le roi avait aussi proposé de pacifier les esprits, et il les avait effectivement pacifiés par un arrêt du conseil.
» Beaucoup de députés pensaient les mêmes choses ; ils regardaient cette lettre comme un véritable piège.
» Malgré cela, le lendemain 29, « afin d’épuiser tous les moyens de conciliation, » on fit au roi une très humble adresse, pour le remercier de ses bontés, et pour lui dire que les commissaires du tiers étaient prêts à reprendre leurs séances avec ceux du clergé et de la noblesse. Mais le lundi suivant, 1er juin, Rabaud de Saint-Étienne, un de nos commissaires, étant venu nous dire que le ministre Necker leur proposait d’accepter la vérification des pouvoirs par ordre, et de s’en remettre, pour tous les cas douteux, à la décision du conseil, il fallut bien reconnaître que Camus avait raison : – le roi lui-même était contre la vérification des pouvoirs en commun ; il voulait trois chambres séparées, au lieu d’une seule ; il tenait avec le clergé et la noblesse, contre le tiers état ! – Nous ne pouvions plus compter que sur nous-mêmes.
» Tout ce que je vous ai raconté jusqu’ici, maître Jean, est exact, et cela vous montre que ces grands mots, ces grandes phrases, ces fleurs, comme on dit, sont inutiles. Le dernier Baraquin, pourvu qu’il ait du bon sens, voit clairement les choses, et toutes ces inventions de style sont inutiles et même nuisibles à la clarté. Tout peut être expliqué simplement : – Vous voulez ceci ? – Moi, je veux ça ! – Vous nous entourez de soldats ! – Les Parisiens sont avec nous ! – Vous avez de la poudre, des fusils, des canons, des mercenaires suisses, etc. – Nous n’avons rien que nos mandats ! Mais nous sommes las d’être dépouillés, grugés et volés. – Vous croyez être les plus forts ? – Nous verrons !
» C’est le fond de l’histoire ; toutes les inventions de mots et de discours, quand le droit et la justice sont évidents, ne servent plus à rien : – On nous a bernés… Arrivons au fond des choses… Nous payons, nous voulons savoir ce que notre argent devient. Et d’abord nous voulons payer le moins possible. Nos enfants sont soldats, nous voulons savoir qui les commande, pourquoi ces gens les commandent et ce qui nous en revient. Vous avez des ordres de la noblesse et du tiers ; pourquoi ces distinctions ? Comment les enfants de l’un sont-ils supérieurs aux enfants de l’autre ? Est-ce qu’ils sont d’une autre espèce ? Est-ce qu’ils viennent des dieux et les nôtres des animaux ? – Voilà ! c’est cela qu’il faut rendre clair.
» Maintenant, continuons.
» La noblesse comptait sur les troupes, elle voulait tout emporter par la force et rejeta nos propositions. Nous étant donc réunis, le 10 juin, après la lecture des conférences de nos commissaires avec ceux de la noblesse, Mirabeau dit que les députés des communes ne pouvaient attendre davantage ; que nous avions des devoirs à remplir, et qu’il était temps de commencer ; qu’un membre de la députation de Paris avait à proposer une motion de la plus haute importance, et qu’il invitait l’assemblée à vouloir bien l’entendre.
» Ce membre était l’abbé Sieyès, un homme du Midi, de quarante à quarante-cinq ans environ. Il parle mal et d’une voix faible, mais ses idées sont très bonnes. J’ai vendu beaucoup de ses brochures, vous le savez ; elles ont produit le plus grand bien.
« Voici ce qu’il dit au milieu du silence :
– Depuis l’ouverture des états généraux, les députés des communes ont tenu une conduite franche et calme ; ils ont eu tous les égards compatibles avec leur caractère, pour la noblesse et le clergé ; tandis que ces deux ordres privilégiés ne les ont payés que d’hypocrisie et de subterfuges. L’assemblée ne peut rester plus longtemps dans l’inaction, sans trahir ses devoirs et les intérêts de ses commettants ; il faut donc vérifier les pouvoirs. La noblesse s’y refuse ; de ce qu’un ordre refuse de marcher, peut-il condamner les autres à l’immobilité ? Non ! Donc l’assemblée n’a plus autre chose à faire, que d’inviter une dernière fois les membres des deux chambres privilégiées à se rendre dans la salle des états généraux, pour assister, concourir et se soumettre à la vérification commune des pouvoirs. Et puis, en cas de refus, de passer outre.
» Mirabeau dit ensuite qu’il fallait prendre défaut contre la noblesse et le clergé.
» Une seconde séance eut lieu le même jour, de cinq à huit heures ; la motion de l’abbé Sieyès fut adoptée, et l’on décida en même temps d’envoyer une adresse au roi, pour lui expliquer les motifs de l’arrêté du tiers.
» Le vendredi, 12 juin, il fallut signifier aux deux autres ordres ce que nous avions décidé, et rédiger l’adresse au roi. M. Malouet proposa un projet écrit d’un style mâle et vigoureux mais rempli de compliments. Volney, qu’on raconte avoir couru l’Égypte et la terre sainte lui répondit : « Méfions-nous de tous ces éloges, dictés par la bassesse et la flatterie, et enfantés par l’intérêt. Nous sommes ici dans le séjour des menées et de l’intrigue ; l’air qu’on y respire porte la corruption dans les cœurs ! Des représentants de la nation, hélas ! semblent déjà en être vivement atteints… » Il continua de cette manière, et Malouet ne dit plus rien.
» Finalement, après de grandes batailles, on décida de porter en députation au roi, l’adresse rédigée par M. Barnave, renfermant l’exposition de tout ce qui s’était passé depuis l’ouverture des états généraux, et ce que le tiers avait décidé. Notre députation rentrait sans avoir vu le roi, attendu qu’il était à la chasse, lorsqu’une autre députation de la noblesse arriva nous annoncer que son ordre délibérait sur nos propositions. M. Bailly, député du tiers parisien, répondit : « Messieurs, les communes attendent depuis longtemps messieurs de la noblesse ! » Et sans se laisser arrêter par cette nouvelle cérémonie, qui n’avait comme toutes les autres, que le but de nous traîner de jour en jour et de semaine en semaine, on commença l’appel des bailliages, après avoir nommé M. Bailly, président provisoire et l’avoir chargé de nommer deux membres, en qualité de secrétaires, pour dresser procès-verbal de l’appel qu’on allait faire et des autres opérations de l’assemblée.
» L’appel commença vers sept heures et finit à dix. Alors nous fûmes constitués, non pas en tiers état, comme l’auraient voulu les autres, mais en états généraux ; les deux ordres privilégiés n’étaient que des assemblées particulières ; nous étions l’assemblée de la nation.
» Nous avions perdu cinq semaines par la mauvaise volonté des nobles et des évêques, et vous allez voir ce qu’ils firent encore pour nous empêcher d’avancer.
» Je ne vous parlerai pas des questions de mots qui s’élevèrent ensuite et qui nous prirent trois grandes séances, pour savoir s’il fallait s’appeler : – représentants du peuple français, comme le voulait Mirabeau ; – assemblée légitime des représentants de la majeure partie de la nation, agissant en l’absence de la mineure partie – comme le voulait Mounier, – ou : représentants connus et vérifiés de la nation française – comme le demandait Sieyès. Moi, j’aurais pris tranquillement le vieux nom d’états généraux. Les nobles et les évêques refusaient d’y paraître, cela les regardait ; mais nous n’en étions pas moins les états généraux de 1789 ; nous n’en représentions pas moins les quatre-vingt-seize centièmes de la France.
» Enfin, sur une nouvelle proposition de Sieyès, on adopta le titre d’Assemblée nationale.
» Mais le meilleur, c’est qu’à partir de notre déclaration du 12, chaque jour quelques bons curés se détachaient de l’assemblée des évêques et venaient faire vérifier leurs pouvoirs chez nous. Le 13, il en vint trois du Poitou, le 14, six autres ; le 15, deux ; le 16, six ; et ainsi de suite ! Figurez-vous notre joie, nos cris d’enthousiasme, nos embrassades. Notre président passait la moitié des séances à complimenter ces braves curés, les larmes aux yeux. Dans le nombre des premiers se trouvait M. l’abbé Grégoire, d’Emberménil, auquel j’ai vendu plus d’un de mes petits livres. En le voyant arriver, je courus à sa rencontre pour l’embrasser, et je lui dis à l’oreille :
« – À la bonne heure ! vous suivez l’exemple du Christ, qui n’allait pas chez les princes, ni chez le grand prêtre, mais chez le peuple.
» Il riait. Et moi je me figurais la mine des évêques, dans leur salle à côté ; quelle débâcle ! Dans le fond les curés auraient été bien simples de tenir avec ceux qui les humilient depuis tant de siècles ! Est-ce que le cœur du peuple n’est pas le même sous la soutane du prêtre, ou sous le sarrau du paysan ?
» Le 17, en présence de quatre à cinq mille spectateurs qui nous entouraient, l’Assemblée se déclara constituée, et chacun des membres prêta ce serment : « Nous jurons et promettons de remplir avec zèle et fidélité les fonctions dont nous sommes chargés. » On confirma Bailly comme président de l’Assemblée nationale, et l’on déclara tout de suite à l’unanimité des suffrages, « que l’Assemblée consentait provisoirement, pour la nation, à la perception des impôts existants, – quoique illégalement établis et perçus, – mais seulement jusqu’à la première séparation de l’Assemblée, de quelque cause qu’elle pût provenir ! Passé lequel jour toute levée d’impôts cesserait dans toutes les provinces du royaume, par le seul fait de la dissolution. »
» Réfléchissez à cela, maître Jean, et faites-le bien comprendre aux notables du pays. Notre misère pendant tant de siècles est venue de ce que nous étions assez bornés, assez timides pour payer des impôts qui n’avaient pas été votés par nos représentants. L’argent est le nerf de la guerre, et nous avons toujours donné notre argent à ceux qui nous mettaient la corde au cou. Enfin, celui qui payerait les impôts après la dissolution de l’Assemblée nationale, serait le dernier des misérables, il trahirait père, mère, femme, enfants, et lui-même, la patrie ; et ceux qui voudraient les percevoir ne devraient pas être considérés comme des Français, mais comme des brigands ! C’est le premier principe proclamé par l’Assemblée nationale de 1789.
» La séance fut levée à cinq heures et remise au même soir de ce 17 juin.
» Vous pensez comme le roi, la reine, les princes, la cour et les évêques ouvrirent l’œil en apprenant cette déclaration du tiers état. Durant la séance, M. Bailly avait été prié de se rendre à la chancellerie, pour y recevoir une lettre du roi ; l’Assemblée ne lui avait pas permis de s’absenter. – À la séance du soir, M. Bailly nous lut cette lettre du roi, qui désapprouvait le mot d’ordres privilégiés, que plusieurs députés du tiers avaient employé pour désigner la noblesse et le clergé. Le mot ne lui plaisait pas. C’était contraire, disait-il, à la concorde qui devait exister entre nous ; mais la chose ne lui paraissait pas contraire à la concorde : la chose doit rester !
» Voilà, maître Jean, ce que je vous disais plus haut : l’injustice n’existe pas à la cour, quand on l’appelle justice, ni la bassesse quand on l’appelle grandeur. Que répondre à cela ? Tout le monde se tut.
» Le lendemain, nous assistâmes en corps à la procession du saint sacrement dans les rues de Versailles. Le vendredi 19, on organisa les comités, on en forma quatre : le premier, pour veiller aux subsistances ; le deuxième, pour les vérifications ; le troisième, pour la correspondance et les impressions ; le quatrième, pour le règlement. Tout était en bonne voie, nous allions marcher vite ; mais cela ne faisait pas le compte de la cour ; d’autant plus que le même soir, vers six heures, on apprit que cent quarante-neuf députés du clergé s’étaient déclarés pour la vérification des pouvoirs en commun.
» Nous avions tout supporté pour remplir notre mandat ; nous avions été calmes, nous avions résisté à l’indignation, à la colère que vous inspirent l’insolence et l’hypocrisie ! En voyant que tous les moyens détournés pour nous exaspérer et nous faire commettre des fautes ne suffisaient pas, on résolut d’en employer d’autres, de plus grossiers, de plus humiliants.
» C’est le 20 juin que cela commença.
» Ce jour, de grand matin, on entendit publier dans les rues, par des hérauts d’armes : « que le roi ayant arrêté de tenir une séance royale aux états généraux, lundi 22 juin, les préparatifs à faire dans les trois salles exigeaient la suspension des assemblées jusqu’à ladite séance, et que Sa Majesté ferait connaître, par une nouvelle proclamation, l’heure à laquelle elle se rendrait lundi à l’Assemblée des états ».
» On apprit en même temps qu’un détachement de gardes-françaises s’était emparé de la salle des Menus.
» Tout le monde comprit aussitôt que le moment dangereux était venu. Je vis avec plaisir mes deux confrères, Gérard et le curé Jacques, monter chez nous, à sept heures. La séance du jour était indiquée pour huit heures. En déjeunant, nous prîmes la résolution de nous tenir fermes autour du président, qui représentait notre union et par conséquent notre force. À vous dire vrai, nous regardions ceux qui voulaient arrêter la marche du pays, comme de véritables polissons, des gens qui n’avaient jamais vécu que du travail des autres, des êtres sans expérience, sans capacités, sans délicatesse, sans génie, et dont toute la force venait de l’ignorance et de l’abrutissement du peuple, qui se laisse toujours prendre à la magnificence des laquais, sans penser que tous ces galons d’or, ces habits brodés et ces chapeaux à plumes, tous ces carrosses et ces chevaux viennent de son propre travail et de l’impudence des drôles qui lui soutirent son argent.
» Quant à la mesure de nous fermer les portes de l’assemblée, c’était tellement plat, que nous en haussions les épaules de pitié.
» Naturellement notre bon roi ne se doutait pas de ces choses ; son esprit calme et doux ne descendait pas à ces misères, nous le bénissions de sa bonté, de sa simplicité, sans le charger de la bêtise et de l’insolence de la cour.
» À sept heures trois quarts nous partîmes de notre maison. En approchant de la salle des Menus, nous vîmes une centaine de députés du tiers réunis sur l’esplanade, Bailly, notre président, au milieu d’eux. Il faut que je vous peigne ce brave homme. Jusqu’alors, au milieu d’une foule d’autres, il ne s’était pas encore montré ; nous l’avions choisi parce qu’il avait la réputation d’être très savant et très honnête. C’est un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, la figure longue, l’air digne et ferme. Il ne précipite rien ; il écoute et regarde longtemps avant de prendre un parti ; mais une fois résolu, il ne recule pas.
» D’autres députés du tiers arrivaient aussi par différentes allées. À neuf heures sonnant, on s’approcha de la salle des états, M. Bailly et les deux secrétaires en tête. Quelques gardes-françaises se promenaient à la porte. Aussitôt qu’ils nous virent approcher, un officier commandant parut et s’avança ; M. Bailly eut une vive discussion avec lui. Je n’étais pas assez proche pour l’entendre, mais aussitôt on se dit que la porte nous était fermée. L’officier[6], un homme très poli, s’excusait sur ses ordres. L’indignation nous possédait. Au bout de vingt minutes, l’assemblée était à peu près complète ; et comme l’officier de garde, malgré sa politesse, ne voulait pas nous laisser le passage libre, plusieurs députés protestèrent avec force, et puis on remonta l’avenue jusque près de la grille, au milieu du plus grand tumulte. Les uns criaient qu’il fallait se rendre à Marly, pour tenir l’assemblée sous les fenêtres du château ; les autres que le roi voulait plonger la nation dans les horreurs de la guerre civile, affamer le pays et qu’on n’avait jamais rien vu de semblable sous les plus grands despotes, Louis XI, Richelieu et Mazarin.
» La moitié de Versailles prenait part à notre indignation ; le peuple, hommes et femmes, nous entourait et nous écoutait.
» M. Bailly s’était éloigné vers dix heures ; on ne savait ce qu’il était devenu, lorsque trois députés vinrent nous avertir qu’après avoir enlevé nos papiers de l’hôtel des états, avec l’aide des commissaires qui l’accompagnaient, il s’était transporté dans une grande salle où l’on jouait ordinairement au jeu de paume, rue Saint-François, – presque en face de mon logement, – et que cette salle pourrait contenir l’assemblée.
» Nous partîmes donc, escortés par le peuple, pour nous rendre au jeu de paume, en descendant la rue qui longe, par derrière, la partie du château qu’on appelle les grands communs, et nous entrâmes dans la vieille bâtisse vers midi. L’affront que nous venions de recevoir montrait assez que la noblesse et les évêques étaient las d’avoir des ménagements pour nous, qu’il fallait nous attendre à d’autres indignités, et que nous devions prendre des mesures, non seulement en vue d’assurer l’exécution de notre mandat, mais encore de sauvegarder notre existence. Ces malheureux, habitués à n’employer que la force, ne connaissent pas d’autre loi ; heureusement, nous étions près de Paris, cela contrariait leurs projets.
» Enfin, poursuivons.
» La salle du jeu de paume est une construction carrée, haute d’environ trente-cinq pieds, pavée de grandes dalles, sans piliers, sans poutres de traverse, et le plafond en larges madriers ; le jour vient de quelques fenêtres bien au-dessus du sol, ce qui donne à l’intérieur un aspect sombre. Tout autour sont d’étroites galeries en planches ; il faut les traverser pour arriver dans cette espèce de halle aux blés ou de marché couvert, qui doit exister depuis longtemps. Dans tous les cas, on ne bâtit pas en pierres de taille pour un jeu d’enfants. Tout y manquait, les chaises et les tables ; il fallut en chercher dans les maisons du voisinage. Le maître de l’établissement, un petit homme chauve, paraissait content de l’honneur qu’on lui faisait. On établit une table au milieu de la halle et quelques chaises autour. L’assemblée était debout. La foule remplissait les galeries.
» Alors Bailly, montant sur une chaise, commença par nous rappeler ce qui venait de se passer ; puis il nous lut les deux lettres de M. le marquis de Brézé, maître des cérémonies, dans lesquelles ce seigneur lui communiquait l’ordre de suspendre nos réunions jusqu’à la séance royale. Ces deux lettres avaient le même objet, la seconde ajoutait seulement que l’ordre était positif. – Ensuite, M. Bailly nous proposa de mettre en délibération le parti qu’il fallait prendre.
» Il est inutile, je crois, maître Jean, de vous faire comprendre notre émotion : quand on représente un grand peuple, et qu’on voit ce peuple outragé dans sa propre personne ; quand on se rappelle ce que nos pères ont souffert de la part d’une classe d’étrangers qui, depuis des centaines d’années, vivent à nos dépens, et s’efforcent de nous retenir dans la servitude ; quand on vient encore de vous rappeler avec insolence, quelques jours avant, que c’est par grâce qu’on oublie un instant la supériorité « des descendants de nos fiers conquérants, sur l’humble postérité des vaincus ! » et qu’on s’aperçoit enfin qu’au moyen de la ruse et de l’insolence, on veut continuer sur nous et nos descendants le même système, alors, à moins de mériter ce traitement abominable, on est prêt à tout sacrifier pour maintenir ses droits, et rabattre l’orgueil de ceux qui nous humilient.
» Mounier, plein de calme au milieu de son indignation, eut alors une idée véritablement grande. Après nous avoir représenté combien il était étrange de voir la salle des états généraux occupée par des hommes armés, et nous, l’Assemblée nationale, à la porte, exposés au rire insultant de la noblesse et de ses laquais ; forcés de nous réfugier au jeu de paume pour ne pas interrompre nos travaux ; il s’écria que l’intention de nous blesser dans notre dignité se montrait ouvertement, qu’elle nous avertissait de toute la vivacité de l’intrigue et de l’acharnement avec lequel on cherchait à pousser notre bon roi à des mesures désastreuses ; et que, dans cette situation, les représentants de la nation n’avaient qu’une chose à faire : c’était de se lier au salut public et aux intérêts de la patrie par un serment solennel.
» Cette proposition, vous le pensez bien, excita un enthousiasme extraordinaire ; chacun comprenait que l’union des braves gens fait la terreur des gueux, et l’on prit aussitôt l’arrêté suivant :
« L’Assemblée nationale, considérant qu’appelée à fixer la constitution du royaume, opérer la régénération de l’ordre public, et maintenir les vrais principes de la monarchie, rien ne peut empêcher qu’elle ne continue ses délibérations dans quelque lieu qu’elle soit forcée de s’établir, et qu’enfin partout où ses membres sont réunis, là est l’Assemblée nationale :
» Arrête que tous les membres de cette assemblée prêteront à l’instant serment solennel de ne jamais se séparer, et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeront, jusqu’à ce que la constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides ; et que, ledit serment étant prêté, tous les membres, et chacun d’eux en particulier, confirmeront par leur signature cette résolution inébranlable. »
» Quel bonheur vous auriez eu, maître Jean, de voir alors cette grande salle sombre, nous au milieu, le peuple autour ; d’entendre ce grand bourdonnement de l’étonnement, du contentement, de l’enthousiasme ; puis le président Bailly, debout sur une chaise, nous lire la formule du serment, au milieu d’un silence religieux ; et tout à coup nos centaines de voix éclater comme un coup de tonnerre dans la vieille bâtisse :
« – Nous le jurons !… nous le jurons !…
» Ah ! nos anciens qu’on a tant fait souffrir, devaient se remuer sous terre ! Je ne suis pas un homme tendre, mais je n’avais plus une goutte de sang dans les veines. Jamais de la vie je n’aurais cru qu’un bonheur pareil pouvait m’arriver. Près de moi, le curé Jacques pleurait ; Gérard, de Vic, était tout pâle ; finalement nous tombâmes dans les bras les uns des autres.
» Dehors, des acclamations immenses s’étendaient sur la vieille ville ; et c’est là que je me suis rappelé ce verset de l’Évangile, lorsque l’âme du Christ est remontée aux cieux : « La terre en trembla, le voile du temple fut déchiré. »
» Quand le calme se rétablit, chacun à son tour s’approchant de la table répéta le même serment, que les secrétaires inscrivaient et lui faisaient signer. Je n’ai jamais écrit mon nom avec tant de plaisir ; je riais en signant, et en même temps j’aurais voulu pleurer. Ah ! le beau jour !…
» Un seul député, Martin d’Auch, de Castelnaudary, signa : « Opposant. » Valentin sera content d’apprendre qu’il n’est pas seul de son espèce en France, et qu’un autre enfant du peuple aime plus les nobles que sa propre race : ils sont deux !
» On écrivit l’opposition de Martin d’Auch sur le registre. Et, comme quelques-uns proposaient d’envoyer une députation à Sa Majesté, pour lui représenter notre douleur profonde, etc., l’assemblée s’ajourna purement et simplement au lundi 22, heure ordinaire ; arrêtant, en outre, que si la séance royale avait lieu dans la salle des Menus, tous les membres du tiers état y demeureraient après la séance, pour s’occuper de leurs propres affaires, qui sont celles de la nation.
» On se sépara sur les six heures.
» En apprenant ce qui venait de se passer, M. le comte d’Artois, surpris de voir qu’on pouvait aussi délibérer au jeu de paume, se dépêcha de le faire retenir, pour s’y amuser le 22. Cette fois il était bien sûr, le pauvre prince, que nous ne saurions plus où donner de la tête.
» Le lendemain, le roi nous envoya prévenir que la séance n’aurait pas lieu le 22, mais le 23 ; c’était prolonger nos angoisses. Mais, hélas ! ces profonds génies n’avaient pas songé qu’il existe encore à Versailles d’autres endroits que le jeu de paume et la salle des Menus. De sorte que le 22, trouvant ces deux salles fermées, l’assemblée se rendit d’abord à la chapelle des Récollets, qui n’était pas assez grande, puis à l’église Saint-Louis, où chacun fut à son aise.
» Le plan magnifique de M. le comte d’Artois, des princes de Condé et de Conti, fut ainsi déjoué. On ne peut songer à tout, mon Dieu ! Qui jamais aurait cru qu’on irait à l’église Saint-Louis, et que le clergé lui-même viendrait nous y rejoindre ? – Ce sont pourtant ces grands hommes-là, maître Jean, qui nous ont tenus dans l’abaissement pendant des siècles ! Il est facile maintenant de voir que notre ignorance seule en était cause, et qu’on ne peut pas leur en faire de reproches. L’innocente Jeannette Paramel, des Baraques, avec sa grosse gorge, a plus de malice qu’eux.
» Vers midi, M. Bailly nous annonça qu’il était prévenu que la majorité du clergé devait se rendre à l’assemblée, pour vérifier les pouvoirs en commun. La cour le savait depuis le 19 ; c’était pour empêcher à tout prix cette réunion, qu’on nous avait fermé la salle des Menus, et qu’on préparait une séance royale.
» Le clergé se rassembla d’abord dans le chœur de l’église ; puis il s’unit à nous dans la nef, et ce fut encore une scène attendrissante ; les curés avaient entraîné leurs évêques, et les évêques eux-mêmes étaient presque tous revenus au bon sens.
» Un seul ecclésiastique, l’abbé Maury, le fils d’un cordonnier du Comtat-Venaissin, se sentait blessé dans sa dignité, d’être confondu parmi les députés du tiers. On voit pourtant des choses singulières en ce monde !
» Malgré cet abbé, le plus opposé de son ordre à la réunion, on se communiqua les pièces, on prononça quelques discours pour se féliciter les uns et les autres ; après quoi la séance fut levée, pour être continuée le lendemain mardi, à neuf heures, au lieu ordinaire des assemblées, c’est-à-dire dans la salle des Menus.
» Nous arrivons donc au 23, jour de la séance royale.
» Le matin, en me levant et poussant les volets, je vis qu’il allait faire un temps abominable ; il ne pleuvait pas encore, mais tout était gris au ciel. Cela n’empêchait pas la rue de fourmiller de monde. Quelques instants après, le père Gérard monta pour déjeuner, puis M. le curé Jacques. Nous étions en costume de cérémonie, comme le jour de notre première réunion. Qu’est-ce que cette séance royale signifiait ? Qu’est-ce qu’on avait à nous dire ? Depuis la veille, on savait déjà que les Suisses et les gardes-françaises étaient sous les armes. Le bruit avait aussi couru que six régiments s’avançaient sur Versailles. En déjeunant, nous entendions les patrouilles monter et descendre la rue Saint-François. Gérard pensait qu’on allait faire un mauvais coup, un coup d’État, comme on dit, pour nous forcer de voter l’argent, et puis nous renvoyer chez nous.
» Le curé Jacques disait que ce serait, en quelque sorte, nous demander la bourse ou la vie, et que le roi n’était pas capable, malgré sa complaisance pour la reine et le comte d’Artois, de faire un trait pareil ; qu’il n’y consentirait jamais. Je pensais comme lui. Mais quand à savoir dans quel but allait avoir lieu la séance royale, je n’étais pas plus avancé que les autres. L’idée me venait seulement qu’on voulait nous faire peur. Enfin, nous allions bientôt savoir à quoi nous en tenir.
» À neuf heures, nous partîmes. Toutes les rues aboutissant à l’hôtel des états s’encombraient déjà de peuple ; les patrouilles allaient et venaient ; les gens de toute sorte, bourgeois, ouvriers et soldats, avaient l’air inquiet ; chacun se méfiait de quelque chose.
» Dans le moment où nous approchions de la salle, il commençait à pleuvoir ; l’averse ne pouvait pas tarder à venir. J’étais en avant et je me dépêchais. Une centaine de députés du tiers stationnaient devant la porte, sur la grande avenue ; on les empêchait d’entrer, tandis que la noblesse et le clergé passaient sans observations ; et, comme j’arrivais, une espèce de laquais vint prévenir messieurs du tiers état d’entrer par la rue du Chantier, pour éviter tout encombrement et confusion.
» M. le marquis de Brézé, ayant eu de la peine à placer tout le monde avec ordre, le jour de la première réunion des états généraux, avait pris cette mesure de son propre chef, je suppose.
» La colère nous gagnait ; malgré cela, comme la pluie commençait à tomber ferme, on se dépêcha d’arriver à la porte du Chantier, pensant qu’elle était ouverte. Mais M. le marquis n’avait pas encore placé selon ses idées les deux premiers ordres, la porte de derrière était donc aussi fermée. Il fallut courir sous une espèce de hangar, à gauche, pendant que les nobles et les évêques entraient carrément et majestueusement par la grande avenue de Paris. M. le grand maître des cérémonies n’avait pas à se gêner avec nous ; il trouvait tout naturel de nous faire attendre ; nous n’étions là que pour la forme, en définitive. Qu’est-ce que les représentants du peuple ? Qu’est-ce que le tiers état ? De la canaille ! Ainsi pensait sans doute M. le marquis ; et si des paysans, des bourgeois comme moi digéraient avec peine ces affronts, renouvelés chaque jour par une espèce de premier domestique, qu’on se figure la fureur d’un noble comme Mirabeau ; les cheveux lui en dressaient sur la tête, ses joues charnues tremblaient de colère. La pluie était battante. Deux fois, notre président avait été renvoyé, M. le marquis ayant encore de grands personnages à placer. Mirabeau voyant cela, dit à Bailly d’une voix terrible, en montrant les députés du tiers :
« – Monsieur le président, conduisez la nation au-devant du roi !
» Enfin, pour la troisième fois, Bailly s’approcha de la porte en y frappant, et M. le marquis daigna paraître, après avoir sans doute fini sa noble besogne. Celui-là, maître Jean, peut se vanter d’avoir bien servi la cour ! Notre président lui déclara que si la porte ne s’ouvrait pas, le tiers état allait se retirer. Alors elle s’ouvrit toute grande ; nous vîmes la salle décorée comme le premier jour, les bancs de la noblesse et du clergé garnis des magnifiques députés de ces deux ordres, et nous entrâmes trempés de pluie. Messieurs de la noblesse et quelques évêques riaient en nous voyant prendre place ; ils paraissaient tout à fait réjouis de notre humiliation.
» Ces choses-là coûtent cher !
» On s’assit donc, et presque aussitôt le roi entrait par l’autre bout de la salle, environné des princes du sang, des ducs et pairs, des capitaines de ses gardes et de quelques gardes du corps. Pas un seul cri de : « Vive le roi ! » ne s’éleva de notre côté. Le silence s’établit à l’instant, et le roi dit « qu’il croyait avoir tout fait pour le bien de ses peuples, et qu’il semblait que nous n’avions plus qu’à finir son ouvrage ; mais que depuis deux mois nous n’avions pu nous entendre sur les préliminaires de nos opérations, et qu’il se devait à lui-même de faire cesser ces funestes divisions. En conséquence, il allait nous déclarer ce qu’il voulait. »
» Après ce discours, le roi s’assit et un secrétaire d’État nous lut ses volontés.
« Art. 1er. – Le roi veut que l’ancienne distinction des trois ordres de l’État soit conservée en entier, et qu’ils forment trois chambres séparées. Il déclare nulles les délibérations prises par les députés du tiers état, le 17 de ce mois.
» Art. 2. – Sa Majesté déclare les pouvoirs valables, vérifiés ou non vérifiés, dans chaque chambre, et ordonne qu’il en soit donné communication aux autres ordres, sans plus d’embarras.
» Art. 3. – Le roi casse et annule les restrictions qu’on a mises aux pouvoirs des députés. »
» De sorte que chacun de nous pouvait faire ce qui lui plaisait : accorder des subsides, voter des impôts, aliéner les droits de la nation, etc., etc., sans s’inquiéter des vœux de ceux qui l’avaient envoyé.
» Art. 4 et 5. – Si des députés avaient fait le serment téméraire de rester fidèles à leur mandat, le roi leur permettait d’écrire à leurs bailliages, pour s’en faire relever ; mais ils allaient rester en attendant à leur poste, pour donner du poids aux décisions des états généraux.
» Art. 6. – Sa Majesté déclare que dans les tenues des états généraux à l’avenir, elle ne permettra plus les mandats impératifs. »
» Sans doute parce que les filous qui trafiquent de leurs voix se reconnaîtraient trop bien au milieu des honnêtes gens qui remplissent leur mandat !
» Ensuite Sa Majesté nous signifia de quelle manière elle entendait que nous procédions. D’abord elle nous défendait de traiter à l’avenir des affaires qui regardent les droits antiques des trois ordres ; de la forme d’une constitution à donner aux prochains états généraux ; des propriétés seigneuriales et féodales ; des droits et prérogatives honorifiques des deux premiers ordres. Elle déclarait que le consentement particulier du clergé serait nécessaire pour tout ce qui intéresse la religion, la discipline ecclésiastique, le régime des ordres réguliers et séculiers.
» Enfin, maître Jean, nous n’étions appelés là que pour payer le déficit et voter que le peuple donnerait l’argent ; le reste ne nous regardait pas ; tout était bien, très bien ; tout devait rester debout, quand nous aurions financé !
» Après cette lecture, le roi se releva pour nous dire que jamais monarque n’en avait fait autant que lui, dans l’intérêt de ses peuples, et que ceux qui retarderaient encore ses intentions paternelles seraient indignes d’être regardés comme Français.
» Puis il se rassit, et on nous lut ses intentions sur les impôts, sur les emprunts et les autres affaires des finances.
» Le roi voulait changer le nom des impôts ; vous entendez bien, maître Jean, le nom ! Ainsi, la taille réunie au vingtième, ou remplacée de quelque autre manière, allait devenir plus coulante : au lieu de payer une livre, on donnera vingt sous ; au lieu de payer au collecteur, on payera au percepteur, et le peuple sera soulagé !
» Jamais aucun roi n’en a tant fait pour ses peuples !
» Il voulait abolir les lettres de cachet, mais en les conservant pour ménager l’honneur des familles ; c’est clair !
» Il voulait aussi la liberté de la presse, mais en ayant bien soin d’empêcher les mauvaises gazettes et les mauvais livres de se publier.
» Il voulait le consentement des états généraux pour faire des emprunts ; seulement, en cas de guerre, il déclarait pouvoir emprunter jusqu’à concurrence de cent millions pour commencer. « Car l’intention formelle du roi est de ne mettre jamais le salut de son empire dans la dépendance de personne. »
» Il voulait aussi nous consulter sur les emplois et charges, qui conserveraient à l’avenir le privilège de donner ou de transmettre la noblesse.
» Enfin on nous lut un grand pot-pourri sur toutes sortes de choses, où l’on voulait nous consulter. Mais le roi se réservait toujours de faire ce qu’il voudrait ; notre affaire, à nous, c’était de payer ; pour cela, nous avions toujours la préférence.
» Sa Majesté se remit encore une fois à parler et nous dit :
« – Réfléchissez, messieurs, qu’aucun de vos projets, aucune de vos dispositions ne peuvent avoir force de loi, sans mon approbation spéciale ; je suis le garant naturel de vos droits. C’est moi qui fais tout le bonheur de mes peuples ; et il est rare peut-être que l’ambition d’un souverain soit d’obtenir de ses sujets, qu’ils s’entendent pour accepter ses bienfaits.
» Je vous ordonne, messieurs, de vous séparer tout de suite, et de vous rendre demain matin chacun dans la chambre affectée à votre ordre, pour y reprendre vos séances.
» Enfin nous étions remis à notre place ! On nous avait fait venir pour voter les fonds, voilà tout. Sans la déclaration du parlement, que tous les impôts avaient été perçus illégalement jusqu’alors, jamais l’idée de convoquer les états généraux ne serait venue à notre bon roi. Mais, à cette heure, les états généraux étaient plus embarrassants que le parlement, et l’on nous donnait des ordres comme à de la valetaille : « Je vous ordonne de vous séparer tout de suite ! »
» Les évêques, les marquis, les comtes et les barons jouissaient de notre confusion et nous regardaient de leur hauteur ; mais croyez-moi, maître Jean, nous ne baissions pas les yeux, nous sentions en nous un frémissement terrible.
» Le roi, sans rien ajouter, se leva et sortit comme il était venu. Presque tous les évêques, quelques curés et la plus grande partie des députés de la noblesse se retirèrent par la grande porte de l’avenue.
» Nous autres, nous devions sortir par la petite porte du Chantier, mais nous restâmes provisoirement à notre place. Chacun réfléchissait, chacun amassait de la force et de la colère.
» Cela durait depuis un quart d’heure, quand Mirabeau se leva, sa grosse tête en arrière et les yeux étincelants. Le silence était terrible. On le regardait. Tout à coup de sa voix claire, il dit :
« – Messieurs, j’avoue que ce que vous venez d’entendre pourrait être le salut de la patrie, si les présents du despotisme n’étaient toujours dangereux. Quelle est cette insultante dictature ? L’appareil des armes, la violation du temple national, pour vous commander d’être heureux !
» Tout le monde frissonnait ; on comprenait que Mirabeau jouait sa tête ! Il le savait aussi bien que nous, mais l’indignation l’emportait ; et la figure toute changée, – belle, maître Jean, car celui qui risque sa vie pour attaquer l’injustice est beau, c’est même ce qu’il y a de plus beau dans le monde ! – il continua :
« – Qui vous fait ce commandement ? Votre mandataire ! Qui vous donne des lois impérieuses ? Votre mandataire ! Lui qui doit les recevoir de nous, messieurs, qui sommes revêtus d’un sacerdoce politique et inviolable ; de nous enfin, de qui seuls vingt-cinq millions d’hommes attendent un bonheur certain, parce qu’il doit être consenti, donné et reçu par tous.
» Chaque mot entrait comme un boulet dans le vieux trône de l’absolutisme.
« – Mais la liberté de vos délibérations est enchaînée, reprit-il avec un geste qui nous fit frémir ; une force militaire environne les états ! Où sont les ennemis de la patrie ? Catilina est-il à nos portes ? Je demande qu’en vous couvrant de votre dignité, de votre puissance législative, vous vous renfermiez dans la religion de votre serment ; il ne vous permet de vous séparer qu’après avoir fait la constitution.
» Pendant ce discours, le maître des cérémonies, qui avait suivi le roi, était rentré dans la salle, et il s’avançait, son chapeau à plumes à la main, du côté des bancs vides de la noblesse. À peine Mirabeau finissait-il de parler, qu’il prononça quelques mots ; mais comme on ne l’entendait pas, plusieurs se mirent à crier d’un ton de mauvaise humeur :
« – Plus haut !… plus haut !…
» Et lui, alors, élevant la voix, dit au milieu du silence :
« – Messieurs, vous avez entendu les ordres du roi !
» Mirabeau était resté debout, je voyais la colère et le mépris serrer ses grosses mâchoires.
« – Oui, Monsieur, dit-il lentement, – d’un ton de grand seigneur qui parle de haut, – nous avons entendu les intentions qu’on a suggérées au roi ; et vous, qui ne sauriez être son organe auprès des états généraux, vous qui n’avez ici ni place ni droit de parler, vous n’êtes pas fait pour nous rappeler son discours !
» Puis, se redressant et toisant le maître des cérémonies :
« – Cependant, reprit-il, pour éviter toute équivoque et tout délai, je déclare que, si l’on vous a chargé de nous faire sortir d’ici, vous devez demander des ordres pour employer la force, car nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes !
» Toute l’assemblée se leva comme un seul homme, criant « Oui ! oui ! »
» C’était un tumulte extraordinaire.
» Au bout de deux ou trois minutes, le calme s’étant un peu rétabli, notre président dit au maître des cérémonies :
« – L’assemblée a décidé hier qu’elle resterait séance tenante, après la séance royale. Je ne puis séparer l’assemblée avant qu’elle en ait délibéré elle-même, et délibéré librement.
« – Puis-je, Monsieur, porter cette réponse au roi ? demanda le marquis.
« – Oui, Monsieur, répondit le président.
» Alors le maître des cérémonies sortit, et la séance continua.
» Pour vous dire la vérité, maître Jean, nous nous attendions à un grand coup ! Mais sur les deux heures, au lieu de baïonnettes, nous vîmes arriver une quantité de charpentiers, qu’on envoyait pour démolir l’estrade de la séance royale, et qui se mirent tout de suite à l’ouvrage. C’était encore une invention de la reine et du comte d’Artois : n’osant pas employer la force, ils employaient le bruit ! On n’a jamais rien vu de plus misérable.
» Vous pensez bien que cette nouvelle avance ne nous empêcha pas de faire notre devoir ; la discussion continua au milieu du roulement des marteaux ; et les ouvriers eux-mêmes, étonnés de notre calme, finirent par abandonner leurs outils, et par descendre sur les marches de l’estrade, pour écouter ce qui se disait. Si M. le comte d’Artois avait pu les voir, jusqu’à la fin de la séance, plus attentifs que dans une église, et couvrant de leurs applaudissements les orateurs qui disaient des choses fortes et justes, il aurait compris que le peuple n’est pas aussi bête qu’on veut bien le croire.
» Camus, Barnave, Sieyès parlèrent. Sieyès dit, en descendant de la tribune :
« – Vous êtes aujourd’hui ce que vous étiez hier !
» On prit les voix par assis et levé, et l’Assemblée nationale déclara unanimement persister dans ses précédents arrêtés. Et finalement Mirabeau, dont la colère avait eu le temps de se refroidir, et qui voyait clairement que sa tête était en jeu, dit :
« – C’est aujourd’hui que je bénis la liberté, de ce qu’elle mûrit de si beaux fruits dans l’Assemblée nationale. Assurons notre ouvrage, en déclarant inviolable la personne des députés aux états généraux. Ce n’est pas manifester une crainte, c’est agir avec prudence ; c’est un frein contre les conseils violents qui assiègent le trône.
» Chacun vit bien la finesse, et la motion fut adoptée à la majorité de 493 voix contre 34.
» L’assemblée se sépara vers six heures, après avoir pris l’arrêté suivant :
« L’Assemblée nationale déclare que la personne de chaque député est inviolable ; que tous particuliers, toutes corporations, tribunal, cour ou commission qui oseraient, pendant ou après la présente session, poursuivre, rechercher, arrêter ou faire arrêter, détenir ou faire détenir un député, pour raison d’aucune proposition, avis, opinion, ou discours aux états généraux, de même que toutes personnes qui prêteraient leur ministère à aucun desdits attentats, de quelque part qu’ils fussent ordonnés, sont infâmes et traîtres envers la nation, et coupables de crimes capitaux. L’Assemblée nationale arrête que, dans les cas susdits, elle prendra toutes les mesures pour rechercher, poursuivre et punir ceux qui en seront les auteurs, instigateurs et exécuteurs. »
» Mirabeau n’avait plus rien à craindre, ni nous non plus. Si les rois sont sacrés, c’est qu’ils ont eu soin de l’écrire comme nous dans les lois. Ça fait toujours du bien d’être sacré ! Si l’on touchait seulement à l’un de nos cheveux maintenant, toute la France crierait et s’indignerait terriblement. Nous aurions même dû commencer par là, mais les bonnes idées ne viennent pas toutes ensemble.
» Je crois, du reste, que la cour a bien fait de ne pas pousser les choses plus loin, car, pendant toute cette séance du 23, le peuple remplissait les avenues de Versailles, et les entrants et sortants ne faisaient que lui porter des nouvelles ; il savait tout ce qui se passait dans l’assemblée, de quart d’heure en quart d’heure ; si l’on nous avait attaqués, nous aurions eu toute la nation pour nous.
» En même temps, le bruit courait du renvoi de Necker, remplacé par le comte d’Artois ; de sorte qu’aussitôt notre séance levée, le peuple se précipita vers le palais. Les gardes-françaises avaient reçu l’ordre de tirer, pas un ne bougea. La foule entra jusque dans les appartements de Necker, et c’est en apprenant de la bouche du ministre lui-même qu’il restait, qu’elle consentit à se retirer.
» À Paris, l’exaspération était encore plus grande. Je me suis laissé dire que là, quand la nouvelle se répandit que le roi avait tout cassé, on sentait le feu couver sous les pavés, et qu’il ne fallait qu’un signe pour allumer la guerre civile.
» Il faut bien que ce soit vrai, car, malgré les conseils des princes ; malgré les régiments de mercenaires allemands et suisses qu’on avait fait venir des quatre coins de la France ; malgré les canons qu’on avait logés dans les écuries de la reine, vis-à-vis la salle des états, et dont on voyait les gueules de nos fenêtres ; malgré ce qu’il nous avait signifié lui-même, le roi écrivit aux députés de la noblesse, d’aller rejoindre les députés du tiers dans la salle commune ; et le 30 juin, qui était donc hier, nous avons vu les « fiers descendants des conquérants » venir s’asseoir à côté de « l’humble postérité des vaincus ». Ils ne riaient pas comme le matin du 23, en nous voyant entrer dans la salle, trempés de pluie !
» Voilà, maître Jean, où nous en sommes : la première partie est gagnée ! Et maintenant nous allons faire la constitution. C’est un travail difficile, mais nous y mettrons le temps ; d’ailleurs, nos cahiers sont là pour nous guider, nous n’aurons, pour ainsi dire, qu’à les suivre.
» Toutes les plaintes, tous les vœux du peuple doivent entrer dans cette constitution : « Abolition des droits féodaux, des corvées, de la gabelle et des douanes intérieures. Égalité devant l’impôt et devant la loi. Sûreté personnelle. Admission de tous les citoyens aux emplois civils et militaires. Inviolabilité du secret des lettres. Pouvoir législatif réservé aux représentants de la nation. Responsabilité des agents du pouvoir. Unité de législation, d’administration, de poids et de mesures. Instruction et justice gratuites. Partage égal des biens entre les enfants. Liberté du commerce, de l’industrie et du travail. » – Enfin, tout ! Il faut que tout y soit, très clair, et rangé dans un bel ordre par chapitres, afin que chacun comprenne, et que le dernier paysan puisse connaître ses droits et ses devoirs.
» Soyez tranquilles, mes amis, les hommes parleront longtemps de 1789.
» C’est tout ce que j’avais à vous dire aujourd’hui. Tâchez de me donner de vos nouvelles le plus tôt possible. Nous désirons savoir ce qui se passe en province ; mes confrères sont mieux informés que moi. Dites à Michel de me consacrer une heure par jour, après le travail, qu’il me raconte ce qui se passe aux Baraques et dans les environs, et qu’il m’envoie le paquet à la fin de chaque mois. De cette façon, nous serons toujours les uns avec les autres comme autrefois, et nous aurons l’air de causer ensemble, au coin de notre feu.
» Je finis en vous embrassant tous. Marguerite me charge de vous dire de ne pas l’oublier, et qu’elle ne vous oublie pas non plus. Allons, encore une fois, nous vous embrassons.
» Votre ami,
» Chauvel. »
Pendant que je lisais cette lettre, maître Jean, le grand Materne et M. le curé Christophe se regardaient en silence. Quelques mois avant, celui qui se serait permis de parler ainsi du roi, de la reine, de la cour et des évêques, n’aurait pas manqué d’aller aux galères jusqu’à la fin de ses jours. Mais les choses changent vite en ce monde, quand les temps sont venus, et ce qu’on trouvait abominable devient naturel.
Lorsque j’eus fini, ceux qui se trouvaient là continuaient de se taire, et seulement au bout d’une ou deux minutes maître Jean s’écria :
– Eh bien, que penses-tu de cela, Christophe ? qu’en dis-tu ? Il ne se gêne pas !
– Non, dit le curé, rien ne le gêne plus ! et pour qu’un homme aussi prudent, aussi fin que Chauvel écrive de cette encre, il faut que le tiers ait déjà la force en main. – Ce qu’il dit du bas clergé, comme nous appellent nosseigneurs les évêques, est vrai : nous sommes du peuple, et nous tenons avec le peuple. Jésus-Christ, notre divin maître, a voulu naître dans une étable ; il a vécu pour les pauvres, au milieu des pauvres, et il est mort pour eux.
» Voilà notre modèle ! – Nos cahiers demandent, comme ceux du tiers, une constitution monarchique, où le pouvoir législatif appartienne aux états ; où l’égalité de tous devant la loi et la liberté soit établie ; où les abus de pouvoir, même dans l’Église, soient sévèrement réprimés ; où l’instruction primaire soit rendue universelle et gratuite ; et l’unité de législation établie dans tout le royaume. – La noblesse, elle, demande pour les femmes nobles le droit de porter des rubans qui les distinguent des femmes du commun ! Elle ne s’occupe que de questions d’étiquette ; elle ne dit pas un mot du peuple, elle ne lui reconnaît aucun droit et ne lui fait aucune concession, si ce n’est pour quelques inégalités dans les impôts, chose assez misérable. Nos évêques, presque tous nobles, tiennent avec la noblesse ; et nous, enfants du peuple, nous sommes avec le peuple ; il n’existe donc aujourd’hui que deux partis : les privilégiés et les non-privilégiés, l’aristocratie et le peuple.
» Pour tout cela, Chauvel a raison. Mais il parle trop librement du roi, des princes et de la cour. La royauté est un principe. On reconnaît le vieux calviniste, qui se figure déjà tenir au pied du mur les descendants de ceux qui ont martyrisé ses ancêtres. Ne crois pas, Jean, que Charles IX, Louis XIV et même Louis XV se soient acharnés contre les réformés à cause de leur religion ; ils l’ont fait croire au peuple, car le peuple ne s’intéresse qu’à la religion, à la patrie, aux choses du cœur ; il ne se moque pas mal des dynasties, et de se faire casser les os pour les intérêts de Pierre, Paul ou Jacques ! Les rois ont donc fait croire qu’ils défendaient la religion, parce que ces calvinistes, sous prétexte de religion, voulaient fonder une république comme en Suisse ; et que de la Rochelle, leur nid, ils répandaient des idées d’égalité et de liberté dans le midi de la France. Le peuple croyait se battre pour la religion ; il se battait contre l’égalité, pour le despotisme. Comprends-tu maintenant ? Il a fallu dénicher ces calvinistes et les détruire ; sans cela ils auraient établi la république. Chauvel le sait bien ! Je suis sûr qu’au fond c’est aussi son idée, et voilà justement où nous ne sommes plus d’accord.
– Mais, s’écria maître Jean, c’est pourtant abominable de traiter les députés du tiers comme font les princes et les nobles !
– Hé ! que veux-tu, répondit le curé, l’orgueil a déjà précipité Satan dans les abîmes ! L’orgueil commence par aveugler ceux qu’il possède ; il les pousse à toutes les choses injustes et insensées. Pour le bon sens, on peut dire maintenant que les premiers sont les derniers, et les derniers les premiers. Dieu sait comment tout cela finira ! Quant à nous, mes amis, remplissons toujours nos devoirs de chrétiens : c’est le meilleur.
Les autres écoutaient.
Le curé Christophe et son frère repartirent tout pensifs.
Décrétée par l’Assemblée nationale constituante de 1789
Les Représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer dans une déclaration solennelle les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous.
En conséquence, l’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen :
I. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
II. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression.
III. Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.
IV. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme, n’a de bornes que celles qui assurent, aux autres membres de la société, la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.
V. La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.
VI. La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus ou de leurs talents.
VII. Nul homme ne peut être accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent, ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l’instant ; il se rend coupable par la résistance.
VIII. La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée.
IX. Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.
X. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.
XI. La libre communication de la pensée et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.
XII. La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.
XIII. Pour l’entretien de la force publique et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés.
XIV. Tous les citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentants la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée.
XV. La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration.
XVI. Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution.
XVII. La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité.
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L’Assemblée nationale, voulant établir la Constitution française sur les principes qu’elle vient de reconnaître et de déclarer, abolit irrévocablement les institutions qui blessaient la liberté et l’égalité des droits.
Il n’y a plus ni noblesse, ni pairie, ni distinctions héréditaires, ni distinctions d’ordre, ni régime féodal, ni justice patrimoniale, ni aucun des titres, dénominations et prérogatives qui en dérivaient, ni aucun ordre de chevalerie, ni aucune des corporations ou décorations pour lesquelles on exigeait des preuves de noblesse, ou qui supposaient des distinctions de naissance, ni aucune autre supériorité que celle des fonctionnaires publics dans l’exercice de leurs fonctions.
Il n’y a plus ni vénalité ni hérédité d’aucun office public.
Il n’y a plus pour aucune partie de la nation ni pour aucun individu, aucun privilège ni exception au droit commun de tous les Français.
Il n’y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers.
La loi ne reconnaît plus ni vœux religieux ni aucun autre engagement qui serait contraire aux droits naturels ou à la Constitution.
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :
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Adresse du site web du groupe :
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Septembre 2009
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