Erckmann-Chatrian
LES DEUX FRÈRES
(LES RANTZAU)
(1873)
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
À propos de cette édition électronique
À quelques lieues au-dessus de la Maladrie, en remontant la Sarre, vous trouvez, dans une gorge paisible des Vosges, le petit village des Chaumes. Une centaine de maisonnettes hautes, basses, couvertes de bardeaux ou de vieilles tuiles grises, bordent la rivière. De loin en loin un petit pont la traverse, avec ses deux perches où les enfants se penchent pour regarder le fourmillement des ablettes au soleil, autour d’un vermisseau, le mouvement des grandes herbes appelées queues de chat, et le passage des canards qui remontent le courant, en allongeant derrière eux leurs larges pattes jaunes. Ils sont là durant des heures, les cheveux ébouriffés, le pantalon et la veste déchirés, le petit sac d’école à sa ficelle sur la hanche, car le village a son école, mais jamais ils ne se pressent d’y aller. Puis c’est une femme qui passe en jupon, les pieds nus, le cuveau de sapin sur la tête, rempli de linge : Marie-Jeanne ou Catherinette vont au lavoir. Après cela des bœufs et des chèvres défilent ; le vieux Minique, sa pioche sur l’épaule et la tête penchée, va détourner l’eau sur son pré ; M. le curé, la soutane relevée et son tricorne à la main, se dépêche d’aller dire la messe ; ainsi de suite !
Tout cela se voit de loin, dans la grande prairie verdoyante, au milieu des palissades et des haies vives des jardinets, où pend la lessive des ménages.
À gauche, s’élève la colline, avec ses orges, ses avoines, ses champs de seigle et de pommes de terre, ses vieux pommiers tout noueux, déjetés et penchés par le vent.
Depuis cinquante ans que j’habite les Chaumes, je n’ai jamais pu décider les propriétaires à redresser leurs arbres ; les trois quarts ne veulent connaître ni la taille ni la greffe, et laissent tout pousser à la grâce de Dieu. Cela fait du fruit bien aigre, mais ils s’en contentent !
Cette culture monte à la lisière des bois, qui, le soir couvrent champs, vergers, village et rivière de leur ombre. Il ne reste qu’une bande de lumière sur les prés ; elle diminue toujours et finit par disparaître à la nuit.
C’est l’heure où les troupeaux rentrent, où la corne du hardier chante, où chèvres et pourceaux courent dans le village chercher leur logis ; ils ne se trompent jamais de porte, et grognent ou bêlent d’une voix plaintive, jusqu’à ce qu’on vienne leur ouvrir.
Ce bruit s’éteint à son tour.
On n’entend plus dans la vallée que le doux murmure des crapauds, le long de la rivière, et la grande voix traînante des grenouilles au milieu du silence.
Alors les petites lumières sont allumées dans les baraques. On soupe, on se repose de la journée. En deux ou trois endroits commence la veillée ; et la vieille église compte les heures du bavardage, jusqu’au moment où les bonnes femmes avec leurs rouets, les filles avec leur broderie et leur tricot retournent dormir à la maison.
Voilà le village des Chaumes.
Plus loin, à deux ou trois cents pas, se trouvent les moulins du père Lazare, où l’eau tombe en franges comme un cristal des vieilles roues moussues, et, plus loin encore, sous bois, dans la gorge étroite, les scieries de Frentselle et du Gros-Sapin.
Lorsque je reçus ma nomination d’instituteur aux Chaumes, M. Fortier en était le maire et M. Rigaud, aubergiste Au Pied de Bœuf, l’adjoint ; mais les deux frères Rantzau jouissaient d’une grande influence par leur richesse et gouvernaient en quelque sorte le conseil municipal. Le vieux Rantzau, leur père, mort deux ou trois ans avant, avait été cultivateur, marchand de bois et de salin. Il avait gagné de l’argent ; ensuite il était mort, comme nous mourrons tous, laissant ses biens à sa fille Catherine, mariée avec Louis Picot, brasseur à Lutzelbourg, et à ses deux fils, Jean et Jacques, qui malheureusement ne trouvaient pas tous les deux le partage à leur convenance.
C’est du moins ce qui parut alors, car eux, qui s’aimaient du vivant de leur père, qui se soutenaient contre tous, et qui s’étaient mariés en même temps avec les deux filles du vieux juge de paix Lefèvre, depuis ce moment-là se détestaient et ne pouvaient plus se voir.
Jean, l’aîné, était un grand gaillard chauve, rempli d’orgueil et de l’amour des biens de la terre. Par son testament le père lui donnait la maison hors part, d’abord comme étant l’aîné de la famille, ensuite pour l’avoir soutenu de son travail. Ce partage était injuste, car si Jean avait aidé le père dans sa culture et son commerce de salin, Jacques ne lui avait pas été moins utile pour l’exploitation des coupes.
On ne connaissait pas de plus grande maison au pays que celle du vieux Rantzau, avec hangars, jardin sur la rivière, des écuries pour quinze pièces de gros bétail et des granges pour entasser foin, paille, fourrages de toute sorte, autant qu’il en faut pour toute l’année.
En outre, belles caves, distillerie et buanderie, enfin une maison superbe, recrépite à neuf et les volets peints en vert.
Jean était content. Il trouvait tout naturel d’avoir la maison du père ; mais cet article du testament ne plaisait pas à Jacques, qui fit bâtir aussitôt une maison en face de l’autre, séparée seulement par la rue, hangar contre hangar, grange contre grange, écuries contre écuries, portes contre portes, fenêtres contre fenêtres, avec une place semblable pour le fumier, le fagotage et le bois. – C’était une déclaration de guerre ! Jean le comprit. Mais ce qui l’ennuya bien plus, c’est que trois mois après Jacques acheta le grand pré de Guîsi, le plus beau pré du vallon, et qu’il le paya comptant douze mille francs, ce qui ne s’était jamais vu et ne se reverra sans doute jamais aux Chaumes.
Jean, en apprenant cela, devint tout pâle ; il ne dit rien, car les Rantzau sont trop fiers pour crier contre leur propre famille ; mais les deux frères, l’un en face de l’autre, forcés de se voir vingt fois tous les jours, ne s’adressaient plus la parole. Ils allaient et venaient, sans avoir l’air de se connaître. La femme de Jean venait de mettre au monde une petite fille, celle de Jacques un garçon. Tout le village et la vallée se partageaient entre ces deux hommes, donnant raison ou tort à Jacques ou à Jean, chacun selon ses intérêts.
C’est dans cet état que je trouvai le pays, sous le règne de Louis XVIII, lorsque je vins remplacer aux Chaumes l’ancien instituteur Labadie, hors de service à cause de son grand âge, et que j’épousai sa fille unique Marie-Anne, à laquelle je dois tout le bonheur de ma vie depuis cinquante ans et qui m’a donné de braves enfants.
Le beau-père et moi nous continuâmes de vivre ensemble au logement de la maison d’école ; il m’aidait encore quelquefois dans mon travail, et me prodiguait les meilleurs conseils.
« Ne vous mêlez jamais des affaires du village, Florence, me disait-il ; n’entrez dans aucune querelle particulière ; tâchez d’être bien avec tout le monde. Remplissez vos devoirs à l’école, à l’église, à la mairie, avec zèle, et respectez ceux qui peuvent vous donner des ordres. Cela ne vous empêchera pas d’avoir votre opinion sur tout, mais n’en dites rien. De cette manière vous pourrez vivre en paix et faire quelque bien autour de vous. »
Ainsi parlait cet excellent homme. Il me raconta la haine terrible que se portaient les frères Rantzau, me recommandant pour eux, encore plus que pour tous les autres, d’être prudent ; recommandation d’autant plus sage, que les enfants de Jean et de Jacques devaient tôt ou tard venir à mon école, et que la moindre préférence marquée pour l’un ou pour l’autre pouvait me faire le plus grand tort.
Ces premières années où le jeune homme quitte son pays et va chercher fortune ailleurs sont les plus pénibles de la vie ; heureux celui qui trouve un bon conseiller, il évite souvent des fautes irréparables. Moi, je n’ai pas eu de regrets par la suite, ayant toujours écouté les conseils de la prudence, et ces premiers temps me reviennent avec plaisir.
Quelle différence entre la plaine, que je quittais, et la montagne où je me trouvais alors ! Mon vieux maître de Dieuze en Lorraine, homme instruit pour l’époque, m’avait donné le goût des choses naturelles, l’amour des plantes et des insectes, il m’avait appris le peu de musique qu’il savait. Combien ces premières études me furent utiles !… Combien elles servirent à me faire prendre en patience le travail souvent ingrat de l’école !… Tous les soirs, aussitôt après la classe, je passais la bretelle de mon petit herbier sur l’épaule, et je grimpais le sentier de la côte. Les grands genêts en fleur, les bruyères roses, les mille plantes sauvages attachées aux rochers ; les mouches dorées, argentées, couvertes de velours sombre ou de soie éclatante, qui s’élevaient à chaque pas et produisaient aux derniers rayons du jour, un bourdonnement immense, toutes ces choses me remplissaient le cœur d’attendrissement.
J’allais, je choisissais ; n’ayant pas grande science, je croyais toujours faire quelque découverte. Et puis en haut, contre les ruines du vieux château, où les ronces et le vieux lierre de cent ans tout flétri s’étendent sous les jeunes couches vivaces, je m’arrêtais, regardant la vallée calme et paisible, la rivière miroitante, les petits toits à la file, l’église, la maison de cure avec sa gloriette et son rucher, le moulin, les scieries lointaines déjà dans l’ombre, et ce spectacle me faisait rêver… Je me disais :
« Voilà le coin du monde où tu vas passer ton existence. Regarde ! C’est ici que tu dois rendre service à tes semblables, élever les enfants que Dieu te donnera, et puis te reposer dans la paix du Seigneur. Travaille, étudie… Qui sait si parmi les élèves assis sur les bancs de ton école, en guenilles et les pieds nus, pauvres ignorants, presque abandonnés comme les sauvageons de la forêt, qui sait s’il ne se trouvera pas un homme utile, bienfaisant et même remarquable par ses lumières ? Car le Seigneur ne regarde pas aux conditions, il sème partout le bon grain. Tâche de suivre son exemple ! Beaucoup de tes leçons tomberont dans les ronces, beaucoup sur le rocher ; mais pourvu qu’une seule graine utile tombe dans la bonne terre, tu seras heureux. »
Ainsi venait le soir.
Alors je redescendais lentement la côte, songeant aux nouvelles plantes que j’avais recueillies, aux nouveaux insectes que j’avais piqués sur mon chapeau, et tâchant de les classer, non d’après la science, je n’avais pas assez de savoir ni de livres pour cela, mais d’après les familles de plantes et les appellations du pays.
Le beau-père, qui m’attendait sur la porte, en me voyant revenir à la nuit close s’écriait :
« Vous êtes en retard, Florence ; Marie-Anne a la table mise depuis une heure, la soupe ne sera plus chaude. »
Il riait.
« Hé ! monsieur Labadie, lui disais-je, que voulez-vous ? On trouve tant de belles choses dans vos montagnes !… c’est une vraie bénédiction.
– Allons, montons, montons ! » faisait-il de bonne humeur.
Ma femme était là, souriante. On soupait ; on causait, je parlais de botanique et le beau-père s’écriait :
« Oui, je comprends cela ! De mon temps c’était affaire de grands savants. Nous autres, dans nos montagnes, nous n’entendions parler de M. de Billion, de Linné, de Jussieu que par hasard. Ah ! que nous aurions pourtant été bien placés pour étudier l’herbage des Vosges et rendre aux savants de vrais services ; mais on ne pensait pas à nous, et toute la science des plantes, qui devrait être répandue jusqu’au fond des hameaux, est dans les bibliothèques des grandes villes. »
Il s’égayait, non sans conserver un regret des belles années perdues au milieu de toutes ces richesses.
Après cela, son amour à lui, c’était la musique !… Nous avions un petit clavecin de quatre octaves dans la salle à manger et, la nuit venue, les volets fermés, le père Labadie s’asseyait dans son fauteuil de cuir, ses larges pieds sur les pédales et ses mains osseuses sur les touches noires, jouant des requiem, des alleluia, des in excelsis, accompagnant le plain-chant qu’il se figurait entendre, et se balançant, les yeux en l’air, avec un véritable attendrissement. Il possédait une caisse pleine de vieilleries d’anciens maîtres allemands, qu’il élevait jusqu’aux nues, et tout le pays savait que le père Labadie, des Chaumes, était le premier organiste parmi les catholiques. Les luthériens en ont beaucoup de bons, ils s’adonnent à la musique et s’en font un grand honneur. Je n’espérais pas devenir jamais aussi fort que le beau-père ; mais grâce à ses bonnes leçons, j’en sus bientôt autant que Letcher de Dâbo, ce qui suffisait pour tenir l’orgue, même dans les occasions solennelles, comme les jours de confirmation, en présence de Mgr de Forbin-Janson, l’évêque de notre diocèse.
C’est au milieu de ces études et de ces travaux que s’écoulèrent mes premières années aux Chaumes. Ma femme venait de nous donner un petit garçon, qui fut baptisé Paul ; et le père Labadie, depuis ce jour, passait sa vie à le regarder. Il pleurait parfois et s’affaiblissait de plus en plus ; son oreille devenait dure ; il n’allait plus à l’église ; pourtant il n’eut jamais le malheur de tomber en enfance. Quand on lui parlait fort, soit pour lui demander un renseignement au sujet des papiers de la mairie, des actes de naissance ou de décès, des droits forestiers de la commune, et même des délibérations du conseil municipal de quinze et vingt ans avant, après avoir bien écouté, il répondait toujours juste et disait :
« Dans telle case, à tel rayon, dans tel endroit, vous trouverez ce qu’il vous faut. »
Je crois qu’il sentait sa fin approcher, et qu’il se réjouissait intérieurement de voir un petit être bien portant venir pour le remplacer en ce monde.
Malgré le grand âge du beau-père et sa faiblesse, nous avions donc toutes les raisons d’être heureux ; j’avais pris sa place à l’école, à la maison, à l’église, à l’arpentage, aux ventes de coupes ; j’étais adopté par la commune, qui me donnait trois cents francs de fixe ; avec ce qui me revenait comme organiste, comme chantre, aux baptêmes, aux mariages, aux décès, et les cinquante sous des parents par élève chaque hiver, les cadeaux du nouvel An et le reste, cela montait bien à huit cents francs. Le petit jardin de la maison d’école, que ma femme et moi nous cultivions nous-mêmes, nous donnait des légumes pour l’année ; nous élevions aussi un porc, que le hardier Balthazar menait à la glandée, en récompense des peines que je prenais avec son garçon. Enfin tout allait bien, et je suivais exactement la recommandation du beau-père, de ne jamais entrer dans une dispute du village. M. le curé Jannequin s’intéressait à nous ; il aimait à me parler de ses abeilles, c’est moi qui sortais le miel de ses ruches en automne, et il ne manquait jamais de nous en envoyer un beau rayon. C’était un de ces vieux curés, revenus de l’émigration, pleins d’expérience et de sagesse, parlant bien, lentement, avec bon sens, faisant des prédications courtes, et tâchant de gagner leur dernière demeure sans nouveaux accidents. Il en avait tant vu… tant vu de toutes sortes, que l’exaltation des jeunes prêtres, du père Tarin et des missionnaires parcourant toute la France pour convertir les hérétiques, lui faisait lever les épaules. Deux ou trois fois étant ensemble seuls dans son jardin, derrière le presbytère, au moment où le facteur venait d’apporter la gazette et qu’il y jetait les yeux, je l’ai vu devenir blanc comme un linge.
« Florence, me disait-il en levant la main, ces jeunes gens nous perdront tous. Seigneur Dieu, faut-il donc que l’expérience des anciens ne profite pas à ceux qui les suivent ? Nos fautes, si durement expiées, n’ont donc éclairé personne !… Quel malheur ! »
Et puis, s’arrêtant, il murmurait :
« Songeons à autre chose ! »
Cela ne l’empêchait pas d’être sévère dans l’accomplissement de ses devoirs et de mériter la vénération de tout le pays.
Cinq ans après mon arrivée aux Chaumes, le père Labadie mourut, il s’éteignit doucement un soir. C’est la première grande douleur que j’éprouvai dans ma nouvelle famille. Ma femme en tomba faible deux fois ; elle ne put aller à l’enterrement, où toute la montagne accourut ; et moi je fus obligé de tenir l’orgue, pleurant comme un enfant ; je fus obligé de conduire, comme chantre, le cercueil au petit cimetière du village. Ah ! l’idée de Dieu peut seule nous soulager dans de pareils moments, l’idée de Celui qui récompense la vie du juste, et qui le recueille dans son sein, après le travail pénible, les chagrins et les soucis supportés avec courage en ce monde.
Longtemps la tristesse fut chez nous ; la place du grand-père était vide, on y portait les yeux en pensant :
« Il n’est plus là… Il ne reviendra plus… Nous ne l’entendrons plus ! »
Et le petit clavecin aussi se taisait ; on avait peur de le toucher et d’entendre frémir ses cordes.
Le malheur nous avait frappés en automne, après la rentrée des regains, quand les enfants mènent le bétail à la pâture. Dans ce temps il ne reste à l’école que cinq ou six élèves, les enfants des riches. Une grande salle d’école vide, je ne sais rien de plus triste ; ceux qui restent ne travaillent plus, ils s’ennuient à regarder le soleil aux fenêtres ; ils attendent la fin de la classe, ils se font des signes et même ils se disputent tout bas entre eux. – Alors, la tête entre les mains, je pensais tout le temps au beau-père.
Ce fut un grand soulagement pour moi de voir tomber les premières neiges et les bancs se remplir de nouveau. Les cris des enfants le matin, en entrant à la file et tirant leur petit bonnet de laine : « Bonjour, monsieur Florence », me réveillèrent de mes tristes pensées. On se remit à chanter ensemble le B A BA, d’autres idées remplacèrent les anciennes ; et, le soir seulement, en retrouvant ma femme toute rêveuse et les yeux rouges, assise près du berceau de l’enfant, je me rappelais le brave homme qui nous avait tant aimés.
Il fallut des mois pour adoucir notre douleur ; mais sur la terre rien n’est éternel, et le souvenir des honnêtes gens ne vous laisse à la fin que l’espérance de les revoir et de les aimer encore dans un séjour meilleur.
C’est au commencement de cet hiver que Jean et Jacques Rantzau m’envoyèrent leurs enfants : Georges et Louise. Ils avaient à peu près le même âge, de six à sept ans. Louise, la fille de Jean, venait de perdre sa mère, ce qui rendait ma tâche plus grave et plus touchante. Elle était grande, légère, avec de beaux yeux bleus et doux, et des cheveux blonds en abondance. Quand elle allait, dans son petit manteau toujours bien propre, la tête haute, regardant à droite et à gauche, on aurait dit un de ces jolis faons de biche qui traversent quelquefois la vallée aussi vite que le vent. Georges, son cousin, le fils de Jacques, avait le teint pâle et le grand nez crochu des Rantzau, leurs cheveux bruns crépus et leur large menton carré. L’obstination de la famille était peinte dans ses yeux : ce qu’il voulait, il le voulait bien ! mais l’esprit de la cousine lui manquait ; elle avait toujours avec lui le dernier mot, et le regardait par-dessus l’épaule, d’un petit air de hauteur.
Je mis ces deux enfants, Louise avec les petites filles et Georges avec les garçons, séparés les uns des autres par une barrière en bois, et, je suis bien forcé de le dire, au milieu de ces pauvres et de ces pauvrettes, dont les guenilles humides fumaient tout l’hiver autour du grand poêle de fonte, on les aurait crus d’une autre espèce. Ah ! que la misère est une triste chose et qu’elle rabaisse les malheureux ! Je ne parle pas seulement du teint rose, de l’air confiant que la souffrance et les privations leur font perdre si vite, je parle aussi de l’esprit. Mon Dieu, n’est-ce pas tout simple ? Les enfants du bûcheron, du ségare, du flotteur, que voient-ils, qu’entendent-ils en rentrant dans la hutte, à la nuit ? Ils voient les pauvres parents assis autour d’un tas de pommes de terre et d’un pot de lait caillé, le dos courbé, les bras tombant à force de fatigue, la tête penchée et les cheveux collés par la sueur sur leur figure, n’ayant plus même le courage de penser. Quelques mots sur la coupe, sur le chemin de schlitte, sur la neige qui tombe et rend la descente dangereuse, sur Pierre ou Paul qui viennent d’être écrasés, voilà tout… Si le dimanche on n’entendait pas M. le curé parler de Dieu, de la vie éternelle, des devoirs du chrétien, on ne connaîtrait que le froid, la fatigue et la faim.
Chez les autres, au contraire, fils de bourgeois, dans la grande salle propre, boisée tout autour à hauteur d’appui, – qu’ils appellent le poêle, – bien éclairée et meublée, soir et matin, à tous les repas, le père, la mère, les domestiques, les étrangers qui vont et viennent, entrent et sortent, parlant de leurs marchés, des nouvelles apportées par la poste ou par les journaux, en apprennent plus aux enfants, que les pauvres n’en sauront jamais. Aussi je le dis et c’est la vérité, la première instruction est celle de la maison ; celle de l’école ne vient qu’ensuite.
Georges et Louise profitaient donc à vue d’œil ; au bout d’un mois ils savaient épeler ; bientôt ils commencèrent à lire, et, chose rare chez nous, à comprendre ce qu’ils lisaient. Malgré moi je les prenais en amitié plus que d’autres élèves, qui me donnaient de la peine sans arriver à rien. J’avais du plaisir à les interroger, à voir leurs progrès extraordinaires. Un seul point me chagrinait, c’est qu’ils se détestaient comme leurs parents : je ne pouvais louer Georges sans voir Louise serrer les lèvres et cligner des yeux, d’un air ennuyé ; ni faire l’éloge de Louise sans que Georges, aussitôt, devînt pâle de jalousie. Les vieux avaient sans doute excité leurs enfants l’un contre l’autre, en parlant sans cesse à la maison, des champs, des prés, de tous les biens qu’ils auraient eus sans la mauvaise foi du frère, et de la malédiction qui retomberait sur les descendants, s’ils se réconciliaient jamais ensemble.
Je reconnaissais cette mauvaise semence parmi la bonne. J’aurais bien voulu l’arracher, mais la recommandation du beau-père me revenait toujours, et je me disais que cela regardait plutôt M. le curé ; qu’on verrait à la première communion ; qu’il faudrait bien alors réciter ensemble la prière enseignée par le Seigneur à ses disciples :
« Pardonnez-nous, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. »
Malgré cela, j’étais indigné de ces mauvais sentiments, et même un jour la patience m’échappa.
Vous saurez que dans nos pays de montagnes on est très sévère sur l’observation des fêtes, et principalement pour celles de l’enfance. D’abord arrive Saint Nicolas, le grand saint de la Lorraine, sa hotte au dos, tenant la sonnette d’une main et la verge trempée de vinaigre de l’autre ; plus tard c’est Noël, avec ses sabres de bois, ses gâteaux, et, chez les gens aisés, son petit sapin chargé de rubans, de sucreries et de noix dorées ; puis le nouvel An et les Rois. La fête des Rois, au temps des grandes neiges, est parmi les plus belles. Alors une troupe d’enfants courent le village, revêtus de chemises, des couronnes de papier peint sur la tête, un sceptre de bois contre l’épaule, comme les rois des jeux de cartes. L’un d’eux a la figure noircie avec de la suie, c’est le roi nègre. Ils entrent ainsi dans toutes les maisons et chantent une chanson patoise, si vieille qu’on a de la peine à la comprendre ; et l’air paraît encore plus vieux :
« Les trois rois ils sont venus,
Pour y adorer Jésus. »
Et dans un moment ils se prosternent, criant en chœur :
« Nous nous mettons à genoux ! »
Les bonnes gens leur donnent des pruneaux secs, des pommes, des œufs, du beurre. Naturellement ils n’oublient pas d’entrer à l’école ; ils entrent fièrement, comme des rois, et chantent au milieu de l’admiration universelle, pendant qu’Hérode, caché dans l’allée, attend son tour de paraître. Tous les enfants envient leur sort ; et c’est l’occasion pour l’instituteur, lorsqu’ils sont partis, de raconter la visite des mages d’Orient à Notre-Seigneur, qui venait de naître au petit village de Bethléem, en Judée, et se trouvait encore dans sa crèche, au milieu du bétail et des pauvres bergers ; de leur peindre l’étoile qui marchait devant ces souverains, dont l’un portait de la myrrhe, l’autre de l’or et l’autre de l’encens. Je leur racontai donc ces choses merveilleuses ; ils m’écoutaient, les petites filles penchées sur la balustrade, les yeux grands ouverts, et les petits garçons tout pensifs.
Quelques jours après, voulant m’assurer qu’ils avaient retenu, j’interrogeai l’école. Aucun garçon ne put répéter l’histoire des mages ; pas même Georges, qui ne savait par où commencer ni par où finir. Je dis à Louise de répondre, et tout de suite, d’une voix gentille et sans se presser, elle raconta la visite des monarques d’Orient au Sauveur du monde, aussi bien et peut-être mieux que moi.
J’en étais attendri.
« C’est bien, Louise ; c’est bien, mon enfant, lui dis-je, tu peux t’asseoir. Depuis longtemps je n’ai pas eu de satisfaction pareille. »
Sa figure brillait de joie, pendant que Georges devenait tout sombre.
Or, ce même jour, à la fin de l’école, ayant ouvert les fenêtres pour renouveler l’air, je regardais les enfants s’en aller en courant dans la neige, et se lancer à la file sur le verglas de notre fontaine ; garçons et filles glissaient ensemble, criaient, levant les bras, faisant sonner leurs petits sabots sur la glace, et quelques-uns, les plus adroits, s’asseyant et continuant de glisser sur leurs talons.
Toutes ces figures rondes de petites filles embéguinées dans leurs haillons, le petit nez rouge hors de la capuche, et les garçons, plus hardis, se balançant sur les reins pour reprendre l’équilibre, formaient un spectacle réjouissant. Je les regardais depuis une minute, quand la petite Louise passa sur la glissade, toute gaie et riante, au milieu des garçons. Elle allait comme un oiseau, les ailes de son petit manteau déployées, sans méfiance et sans crainte ; mais, dans la même seconde, je vis Georges partir derrière elle aussi vite qu’un tiercelet, et lui donner, en passant, un grand coup de coude qui l’étendit dans la neige. J’étais déjà dehors, indigné, courant la relever et criant :
« Georges !… Georges !… Arrive ici ! »
Elle pleurait à chaudes larmes, mais, heureusement, n’avait aucun mal. Georges aurait bien voulu se sauver.
« Arrive ici, lui dis-je ; arrive, mauvais cœur ! »
Je le pris par le bras et je l’emmenai dans la salle en criant :
« Tu l’as fait exprès ! »
Lui, tout pâle, ne répondait pas.
« Tu l’as fait exprès ! lui dis-je encore. – Réponds-moi ! »
Mais il était trop fier pour mentir, et ne dit rien, s’asseyant au bout d’un banc et regardant devant lui, les yeux farouches.
« Puisque tu ne réponds pas, lui dis-je, c’est vrai : tu voulais faire du mal à Louise, parce qu’elle a mieux su l’histoire des mages que toi. C’est abominable… Tu mérites d’être puni… Tu n’iras pas dîner… Je te retiens en prison. »
En même temps je sortis, fermant la porte à double tour ; cela m’avait bouleversé.
J’envoyai ma femme prévenir les parents que Georges était en pénitence ; et, quelques instants avant une heure, étant descendu, je le trouvai toujours à la même place, les coudes sur la table, les deux joues relevées sur les poings, regardant au même endroit. On aurait dit le père Jacques songeant à son frère pour le haïr.
« Tu te repens ? » lui demandai-je avec douceur.
Il ne dit rien.
« Tu ne le feras plus, n’est-ce pas ? »
Rien ! J’allais et venais dans la salle, tout désolé ! Presque aussitôt, la mère arriva, le dîner de l’enfant dans une écuelle, sous le tablier. Elle avait les yeux gros. Je lui dis tout ! La pauvre femme regardait Georges avec tristesse, et finit par mettre l’écuelle devant lui. Il mangea, puis il alla se placer à son pupitre, en attendant l’arrivée des camarades.
« Oh ! monsieur Florence, me dit la mère, dans l’allée, en s’en allant, quel chagrin !… Ils sont tous les mêmes… Ce sont tous des Rantzau ! »
Louise, en rentrant, paraissait joyeuse ; elle jetait de temps en temps, à son cousin, un coup d’œil satisfait.
Depuis ce jour, durant six semaines, Georges, lorsque je l’interrogeais, ne me regardait plus en face ; il m’en voulait. Quand les enfants vous en veulent, ils regardent de côté, pour cacher leur ressentiment.
« Regarde-moi, Georges, » lui disais-je.
Il ne voulait pas, et, jusqu’à la fin de l’hiver il resta le même, silencieux et sombre. Ce n’est qu’au printemps, un jour qu’il avait mieux récité son livret que Louise, et que je le montrais comme un modèle à mes autres élèves, qu’il leva les yeux et parut réconcilié.
Des événements plus graves arrivèrent en ce temps, dans notre commune ; notre maire, M. Fortier, mourut. Il avait passé quatre-vingts ans, ayant été soldat, cabaretier, entrepreneur de coupes et finalement maire des Chaumes durant plusieurs années. Depuis longtemps on attendait sa fin ; toutes les ménagères du village avaient jeté les yeux d’avance, l’une sur la grande soupière peinte, l’autre sur les assiettes ou la marmite, la table ou le buffet de M. le maire, pour le moment de la vente. Mais le père Fortier, malgré ses rhumatismes, traînait toujours, il se cramponnait, quand aux premiers jours du printemps, un matin, le bruit courut qu’il venait de mourir dans la nuit, et, cette fois, c’était vrai.
Voilà peut-être une des plus grandes ventes que j’ai vues dans la montagne, et des plus acharnées. Je ne parle pas de l’enterrement ; de la mise et de la levée des scellés, des publications et de toutes les autres cérémonies, qui se font toujours ; mais de la vente au plus fort et dernier enchérisseur, où l’exaltation et la fureur des montagnards de s’acquérir du bien éclata dans toute sa force.
Ma femme convoitait aussi quelque chose : deux grands chandeliers en cuivre de M. le maire. Elle y pensait depuis trois ans, et me dit le matin de la vente :
« Florence, nous irons ; il nous manque bien des choses et particulièrement des chandeliers, nous en avons le plus grand besoin. »
Je savais son idée, et je lui répondis :
« C’est bien, Marie-Anne, nous irons à onze heures, après l’école. »
Mais elle n’y tenait plus, et bien des fois pendant la classe elle vint regarder au châssis s’il était temps.
La vente avait commencé de bon matin ; de ma fenêtre je voyais les tables dehors couvertes de mille choses : grils, marmites, chaudrons, vaisselle, chaises, horloges, dévidoirs, linge de table et de lit ; enfin tout ce qu’on peut se figurer de biens meubles entassés depuis quarante ans de la cave au grenier. Dieu du ciel, que d’argent il faut dépenser pour garnir des maisons pareilles !… Ce sont de vrais gouffres ; et si l’on écoutait les femmes, elles voudraient tout avoir. Le crieur Lemoine et le notaire Bajolet de Lorquin, avec son premier clerc Schott étaient au milieu de la foule tourbillonnante, et les grands cris de Lemoine, debout sur une table devant la porte, s’entendaient jusqu’au bout du village.
« Une fois, deux fois… Personne ne dit plus rien ?… Une marmite superbe… trois livres dix sous. »
Il levait la marmite :
« Trois livres dix sous…
– Quatre livres !
– Quatre livres… une fois… deux fois… deux fois, quatre livres… Personne ne dit plus rien ? Deux fois, quatre livres… Personne ne dit plus rien ?… Et… trois fois… Adjugé à Jean-Pierre Machet. »
Je voyais ces choses, et ma femme qui descendait de temps en temps. Au milieu de semblables pensées, un instituteur oublie ses leçons. Heureusement cela ne se présente pas tous les jours. Les enfants aussi dans ces occasions n’y tiennent plus ; ils sont impatients d’aller regarder, et quand à onze heures juste je fis réciter la prière, au dernier mot : « Amen ! » vous auriez eu du plaisir à les voir rouler de leurs bancs et courir dehors comme un véritable troupeau.
« Bonjour, monsieur Florence ! Bonjour, monsieur Florence ! »
Ils riaient, et je n’étais pas fâché non plus d’en être débarrassé, car Marie-Anne arrivait déjà et disait :
« Eh bien, il est temps, Florence.
– C’est bien, me voilà. »
– Nous sortîmes.
Les chandeliers se trouvaient encore là ; quel bonheur ! La vente des petits objets de ménage tirait pourtant à sa fin ; les assiettes, les verres, les chaudrons et toute la batterie de cuisine venaient d’être enlevés ; on passait aux armoires, aux chaises, aux fauteuils. Il était temps ! Marie-Anne me traîna par le bras dans cette foule, qui non seulement remplissait la vieille maison du grenier à la cave, regardant aux fenêtres, s’appelant, tourbillonnant comme un essaim, mais qui fourmillait encore tout autour.
« Hé ! monsieur Florence, me cria M. le garde général Botte, un gros homme tout réjoui, son large ventre serré dans sa capote verte et la figure ronge. – Hé ! monsieur et madame Florence, arrivez donc par ici. »
Il nous faisait place avec ses larges épaules.
« Vous avez donc aussi des idées, monsieur Florence, vous voulez aussi miser sur quelque chose ! »
J’allais lui parler des chandeliers, mais ma femme me tira par le bras et répondit :
« Il faut voir, monsieur Botte, il faut voir ! »
Nous étions alors près de la table, à côté du clerc couché sur son pupitre, pour inscrire les articles, et du notaire, qui se fâche lorsque les mauvaises payes misent sans présenter de caution, et qui les fait rayer, malgré les cris et les poings qui s’élèvent avec menace. Par bonheur le gendarme Lallemand était là, le coude appuyé sur la poignée de son sabre, et quand les cris redoublaient, il n’avait qu’à tourner la tête et regarder les criards de travers. Cela suffisait toujours, et les gueux allaient se consoler en buvant le vin de la vente ; car à toutes les grandes ventes on boit deux, trois, quatre mesures de rouge ou de blanc. C’était alors la grande mode, cela donnait du cœur aux acheteurs, mais quelquefois, le lendemain, ils trouvaient ce vin bien cher.
Enfin, une fois là nous fûmes assez tranquilles ! les gens du village me saluaient et m’offraient de boire un coup avec eux, causant de leurs achats et parlant surtout des beaux immeubles qui bientôt allaient avoir leur tour. Mais quant aux immeubles, il ne s’agissait plus de miser des deux ou trois francs, cela devait monter par cent et par mille, et les acheteurs véritables pouvaient se compter.
On voyait dans le fond de la chambre en bas les deux juifs Samuel Lévy et Judas Mayer d’Imling, le bâton de boucher pendu au poignet par un cordon de cuir, et la petite casquette plate sur les yeux, les frères Restignat du Grand Soldat, M. Barabino du Harberg, M. Georges de Saint-Quirin, M. Ristroph d’Abrecheville, surnommé « le prince » à cause de sa grande fortune, enfin tous les richards des environs ; et puis, aux deux côtés de la salle, Jean et Jacques Rantzau, debout dans l’ombre, regardant marcher la petite vente d’un air d’ennui : l’un grand, chauve ; l’autre carré, trapu, les cheveux noirs frisés, la barbe pleine ; et tous les deux pâles, avec leurs grands nez crochus, leurs yeux luisants, et leurs larges mâchoires serrées. Les juifs leur parlaient ; ils n’avaient pas l’air de les écouter ni de leur répondre.
Tout cela je le voyais en me redressant un peu ; ma femme, elle, ne voyait que ses chandeliers et le reste les meubles encore en vente. Tout à coup elle me tira par le bras ; Lemoine venait de prendre les deux chandeliers ; il les levait, debout sur la table, et criait :
« Deux chandeliers en cuivre. »
Sa voix, à force d’avoir crié depuis cinq heures, était devenue tout enrouée.
« Deux beaux chandeliers ! »
Il se baissa pour demander la mise à prix.
« Quarante sous, lui dit M. Bajolet.
– Quarante sous, deux chandeliers magnifiques, cria Lemoine, en regardant autour de lui. Quarante sous… Allons, mesdames, un peu de courage. »
J’allais dire cinquante sous ; ma femme, plus fine, dit :
« Quarante-cinq sous ! »
Lemoine regarda :
« Quarante-cinq sous… une fois… deux fois… quarante-cinq sous… personne ne met plus rien ?… quarante-cinq sous… une fois… deux fois… trois fois… Adjugé ! »
Il donna les chandeliers à ma femme, en lui disant de bonne humeur :
« Vous avez fait un bon marché, madame Florence, ils valent quatre francs comme deux liards. »
Ma femme parut aussitôt bien contente. Moi, la vue de ces choses m’intéressait, et j’attendis pour voir la grande vente, celle où l’on ne misait plus par sous, mais par vingtaines et centaines de francs.
Quand on est au milieu de pareils spectacles, on croirait que votre sang s’échauffe à mesure, et que la fureur d’acquérir qu’on voit chez les autres, leurs frémissements et leurs cris vous rendent comme eux. Je restai donc, plein d’impatience, attendant la vente des champs, des prés, des vergers et de la maison, comme si cela m’avait regardé.
Le père Botte, près de moi, me disait en riant :
« Tout ça, monsieur Florence, n’est encore qu’un petit commencement ; les escarmouches sont finies, la bataille va venir. » Il avait raison.
Vers onze heures et demie, tous les meubles étant vendus, il fut question de renvoyer la vente des immeubles à l’après-midi, mais le notaire était un fin renard ; il voyait que la vente allait bien, que les acheteurs s’échauffaient, et tout de suite il s’écria :
« Lemoine, on se reposera demain… Quand le fer est chaud, il faut le battre. Entrons dans la salle. »
Alors le clerc prit son registre sous le bras, Lemoine le pupitre, et l’on entra dans la grande salle pleine de monde. Le notaire et les autres s’établirent au milieu ; et d’abord M. Bajolet exposa les conditions de la vente : – payable à un an et un jour, avec les intérêts à cinq pour cent, ou bien au comptant, au choix des acheteurs, – et la vente commença.
La foule se pressait autour de la table ; moi, derrière, je ne voyais que les têtes en face : Samuel Lévy, Jean et Jacques Rantzau et le grand Judas Mayer.
On vendit d’abord un verger sur la côte, quelques champs ensemencés de blé, d’autres en avoine, ayant soin chaque fois d’annoncer les tenants et les aboutissants. La vente par cent et par mille avait l’air de languir ; les juifs ne s’en mêlaient pas assez. Le notaire, de temps en temps aidait Lemoine, en répétant le prix.
Il sortait aussi crier dehors.
« Tel champ, tel verger va être mis en vente. »
Quelques hommes venaient lentement, leurs femmes les prêchaient et les retenaient ; car si les femmes aiment les meubles, les hommes aiment les immeubles, et cela fait des disputes : l’homme veut, la femme ne veut pas ; bien des fois ils se prennent aux cheveux, et la femme crie toujours :
« Non !… Non !… »
Ceux-là rentraient, leur femme derrière eux, et se penchaient en masse les uns sur les autres, autour de la table.
J’allais me retirer, il était plus de midi, lorsque le notaire, élevant la voix, s’écria :
« Nous allons mettre en vente, à cette heure, d’un bloc, les cinq jours de pré qui touchent par en bas la rivière, et par en haut à la grande prairie de Jacques Rantzau, dite « prairie de Guîsi. » Il est bien entendu que tout marche ensemble. Lemoine, allez. »
Aussitôt Lemoine, montant sur sa chaise, cria :
« Les cinq jours de prairie, quinze cents francs, quinze cents francs les cinq jours, à trois cents francs le jour, les cinq jours quinze cents francs !
– Deux mille, dit un juif.
– Deux mille deux cents, dit l’autre.
– Deux mille deux cents, » répéta Lemoine.
Les deux juifs un instant allèrent ainsi, montant par cent francs, jusqu’à trois mille. M. Botte me dit à l’oreille :
« Samuel est l’homme de paille de Jean Rantzau et Judas celui de Jacques, la bataille est entre les deux frères. »
Je regardai : Jacques et Jean paraissaient calmes, mais sombres. Cela pouvait durer encore une demi-heure par cinquante francs, car après quatre mille les deux juifs se ralentissaient, n’osant plus monter sans regarder à chaque minute les signes des deux frères, quand tout à coup Jacques eut comme un éclair sur sa figure :
« Quatre mille cinq cents francs ! cria-t-il d’une voix terrible.
– Cinq mille, dit Jean en souriant.
– Six mille, dit Jacques, sans regarder son frère, mais les yeux enfoncés dans la tête et les dents serrées.
– Sept mille, » dit Jean.
Alors Jacques poussa un éclat de rire et sortit en fendant la presse, les deux poings dans les poches de sa veste.
« C’est du bien trop cher pour moi, » fit-il sur la porte, et il sortit.
Jean, de son côté, dit en passant près de moi, d’un air satisfait :
« C’est un peu cher, mais son grand pré sur la Sarre aurait été trop beau d’une pièce ; j’en voulais ma part et je l’ai. »
Comme il descendait la rue tranquillement, je sortis aussi. Le juif Samuel l’accompagnait ; et de loin Jacques, sur sa porte avec le grand Judas, les regardait venir. Sa bonne humeur était passée, il ne riait plus en pensant que son beau pré de Guîsi, qu’il pensait arrondir à la mort du vieux Fortier, était pour ainsi dire coupé en deux par la partie que Jean venait d’acheter.
Et moi, voyant combien ces deux hommes s’en voulaient, je tremblais en pensant que Jacques devait aussi m’en vouloir, depuis que j’avais retenu son fils à cause de Louise. Oui ! cela m’inquiétait d’autant plus qu’il était question de le nommer maire à la place de M. Fortier, et que dans cette position il pouvait me faire le plus grand tort. Cette crainte me suivit jusqu’au milieu de ma classe du soir, et mon embarras entre les enfants d’hommes pareils me paraissait quelque chose de bien pénible. Ils me faisaient aussi peur l’un que l’autre ; jamais je ne m’étais figuré de caractères aussi dangereux.
Ce même jour, vers sept heures, étant à souper, j’en parlais justement à ma femme, qui me recommandait d’être toujours sur mes gardes, quand nous entendîmes quelqu’un monter l’escalier, puis frapper à la porte.
« Entrez ! » dit Marie-Anne.
Et le petit Georges parut, avec un panier au bras, en disant :
« Bonsoir, monsieur et madame Florence. Voici quelque chose que mes parents vous envoient. »
Ma femme découvrit le panier ; c’étaient de magnifiques côtelettes de porc et des boudins de toute beauté, sur une large assiette, ce qui nous fit pousser un cri d’admiration.
« Comment… comment !… dit ma femme, mais nous ne pourrons jamais assez vous remercier.
– Nous avons tué hier, dit Georges, et mon père a bien recommandé de choisir pour vous de beaux morceaux. »
Nous étions émerveillés.
Je forçai Georges de mettre deux bonnes poignées de noix dans ses poches, et je lui répétai de remercier mille fois ses parents de l’attention qu’ils avaient eue pour nous. Il me le promit et partit tout joyeux.
Ainsi, bien loin d’être mal avec M. Jacques Rantzau, comme nous l’avions craint, nous étions au nombre de ses amis, car on n’envoie de tels présents qu’à des amis.
Je ne vous dirai pas que ces côtelettes et ces boudins étaient des meilleurs que nous ayons jamais goûtés ; venant de Mme Charlotte Rantzau, cela va sans dire ; ce n’est pas dans de pareilles maisons qu’on néglige les assaisonnements, et cette dame avait d’ailleurs la réputation d’être la meilleure cuisinière du pays, avec Mme Guérito Limon, la femme du brasseur. Mais ce qui me fit encore plus de plaisir, c’est l’assurance d’avoir la paix avec tout le monde ; sans la paix et la tranquillité tout le reste n’est rien, et l’existence vous paraît amère. Si les Rantzau se haïssaient entre eux, ils avaient au moins le bon esprit de laisser les autres en repos, et de regarder l’instruction de leurs enfants comme un bien. M. Jean me saluait chaque fois que j’avais l’honneur de le rencontrer, soit au village, soit ailleurs, et son frère me tirait aussi son chapeau, de sorte que je jouissais du plus grand calme dans l’accomplissement de mes devoirs.
M. le curé Jannequin, lui, par son âge et sa position, avait plus que tout autre le droit de rappeler ces gens notables aux sentiments chrétiens, et je me rappelle avec quelle finesse un jour il dit à M. Jean de grandes vérités, sans avoir l’air de parler pour lui.
C’était environ trois mois après la mort de M. Fortier un jeudi matin, pendant les grandes chaleurs de l’été ; M. le curé m’avait fait prévenir qu’il venait d’arriver un malheur dans la montagne, et que nous allions porter le viatique au hameau des Bruyères.
Le jeudi, dans cette saison, tous les enfants sont au bois à ramasser des myrtilles ; je me trouvais donc bien embarrassé de rencontrer un porte-clochette, quand par bonheur le petit Georges Rantzau vint à passer devant la maison d’école.
« Georges, lui dis-je, va prévenir ton père que tu viens avec nous porter la clochette des agonisants ; va, dépêche-toi, nous allons aux Bruyères. »
Les enfants ne demandent pas mieux que de courir, et surtout d’avoir un rôle dans ces tristes cérémonies. Il partit aussitôt et moi j’entrai dans la sacristie pour m’habiller. Georges arriva quelques instants après, je lui mis un petit surplis, en lui donnant la clochette ; M. Jannequin nous attendait à la maison de cure, et nous partîmes en toute hâte, avec le Saint Sacrement. Le cas était grave, nous n’avions pas une minute à perdre : Jean-Pierre Abba, bûcheron de M. Jean Rantzau, venait de tomber d’un grand sapin, qu’il ébranchait à la cognée, et ses reins ayant porté sur une grosse racine, tout le bas du corps restait comme mort.
Nous marchions donc en allongeant le pas. Les vieilles gens du village, au bruit de la sonnette, venaient aux fenêtres et récitaient la prière. Une fois sur la côte, dans le petit sentier sablonneux qui monte à travers les bruyères, la grande chaleur du jour nous força de ralentir notre marche. Personne ne parlait, mais combien de pensées vous viennent en songeant à la mort, et comme on s’écrie en soi-même :
« Mon Dieu, que l’homme est peu de chose !… Ces millions d’êtres qui bourdonnent autour de nous, toute cette poussière connaît les joies de la vie, et le pauvre malheureux, notre semblable, est là-bas, étendu sans espoir de se relever… Que serions-nous donc de plus que le dernier de ces insectes, si la vie éternelle ne nous avait pas été promise ? »
La sueur nous couvrait le front, et M. le curé, déjà courbé par l’âge, était forcé de s’arrêter souvent pour reprendre haleine. La tristesse de ce haut pays nous gagnait aussi ; cette terre sèche, où rien ne pousse que des bruyères et des ronces, ces grandes roches plates en ligne qui s’avancent toutes nues dans les airs ; ce silence de midi, si profond que vous entendez à deux cents pas une cigale qui chante, sont des choses qu’on ne peut ni peindre ni se figurer. Je n’étais jamais venu si loin, et l’idée que des êtres humains vivaient là me paraissait étrange ; à chaque instant je me demandais :
« De quoi vivent-ils ? Qu’est-ce qu’ils mangent ? »
Et j’avais beau regarder, je ne voyais rien. Je cherchais aussi dans quel endroit ils pouvaient demeurer, et seulement au bout d’une heure, au détour d’une roche en pointe, je vis trois ou quatre vieilles baraques couvertes de bardeaux, avec des lucarnes, les unes remplies de paille, les autres garnies de petites vitres presque toutes cassées, les portes branlantes, les escaliers usés et disjoints, enfin quelque chose d’épouvantable et qui ressemblait bien plus à des tanières de bêtes sauvages qu’à des habitations humaines. Je croyais connaître toutes les misères de ce monde, mais là je changeai d’idée.
Devant une de ces abominables baraques se trouvaient des êtres, hommes et femmes, qui nous regardaient venir ; les hommes en pantalons de toile percés aux genoux et tombant en loques le long des jambes, les femmes avec des robes semblables et les cheveux sur les épaules, comme du chanvre, enfin qu’est-ce que je puis dire ? C’est ce qu’on appelle les Bruyères. Derrière, sur une petite hauteur, s’étendaient trois ou quatre champs qui paraissaient avoir été remués ; mais faute d’eau rien n’y venait, on avait de la peine à reconnaître que c’étaient des pommes de terre.
En regardant ces choses nous arrivâmes à la porte de Jean-Pierre Abba. Georges s’était remis à sonner, les malheureux se prosternaient. Et d’abord nous entrâmes dans une espèce de cuisine, l’âtre couvert de cendres dans un coin, les petites poutres du plafond si basses, qu’il fallut nous découvrir. Une vieille femme, la tête toute grise, était assise sur un escabeau, ses deux bras secs et jaunes par-dessus le chignon ; elle ne remuait pas et sanglotait par secousses. M. Jean Rantzau et Louise se tenaient debout près d’elle, étant accourus tout de suite à la nouvelle du malheur. M. Jean disait :
« Courage, Zalie, courage !… Je ne vous abandonnerai pas… non… jamais… jamais… Jean-Pierre était un brave homme, un de mes vieux compagnons… un ancien ouvrier de mon père… Ne craignez rien… Comptez sur moi ! »
Cette pauvre vieille, la tête sur les genoux, les pieds nus à terre, ne répondait pas un mot. On n’a jamais rien vu de plus terrible ; j’en devins tout pâle et M. le curé aussi. – M. Jean disait encore :
« Pensez, Zalie, que votre garçon, votre brave Cyriaque vous reste, et qu’il ne manquera jamais d’ouvrage ; j’en aurai toujours pour lui ! »
C’est ce que nous entendîmes de la porte, en essuyant la sueur qui coulait de nos joues. Georges secouait la sonnette. Quand nous entrâmes, M. Jean nous salua en se penchant ; il avait des larmes plein les yeux ; Louise aussi pleurait. Nous restâmes un instant sans parler, pour nous remettre, et M. Jean, montrant la petite porte au fond, nous dit à voix basse :
« Il est là. »
Alors ayant découvert le Saint Sacrement, M. le curé entra. Je le suivis ; Georges derrière moi, puis M. Jean, Louise et les autres, excepté la pauvre vieille. Tout était sombre, et malgré les deux petites lampes qui brillaient sur la table, à droite et à gauche du petit crucifix en cuivre, de l’assiette pleine d’eau bénite, avec une brindille de buis, et de l’autre assiette où se trouvait une mèche de coton pour l’huile sainte, malgré ces deux lumières jaunes, on ne voyait rien. Seulement au bout d’une seconde, sur un vieux lit à droite, nous découvrîmes le père Abba, couché tout de son long, pâle comme un mort, les joues creusées de larges rides, les yeux enfoncés, et quelques touffes de cheveux gris comme hérissés autour du front. Il ne bougeait pas d’abord, mais au bruit de la sonnette il fit un effort pour se retourner.
« Restez, Abba, lui dit M. le curé, restez… Dieu vient à vous !… »
En même temps dehors la prière des agonisants commençait.
« Pouvez-vous encore m’entendre et parler demanda M. le curé ?
– Oui, répondit Abba, je vous entends. »
Aussitôt M. le curé se pencha sur le lit, pour recevoir la confession de ce malheureux. Cela dura bien dix minutes. Nous, plus loin, nous étions à nous regarder, pensant que le Seigneur en ce moment même était au milieu de nous ; qu’Il nous voyait et nous entendait dans ce grand silence, selon ses divines paroles aux apôtres : « Quand vous serez trois réunis en mon nom, je serai parmi vous. » Ce qui nous faisait trembler.
Après la confession, Abba reçut l’absolution et le corps de notre Sauveur. Nous priions tout bas ; dehors les trois ou quatre femmes priaient aussi ; Zalie seule sanglotait. Le pauvre vieux bûcheron paraissait plus calme, il regardait le plafond obscur, à la lumière des deux petites lampes. La vue de ce monde s’en allait pour lui ; il avait assez souffert, l’heure de la rédemption et du salut éternel approchait.
Nous sortîmes alors et nous reprîmes le chemin du village, redescendant la grande côte bien fatigués ; M. le curé et moi devant, M. Jean et Louise ensuite, et Georges derrière avec sa clochette, tous pensifs et la tête courbée. Il pouvait être trois heures et nous approchions de la sapinière au-dessus des Chaumes, quand voilà qu’un bûcheron arrive, son large feutre rabattu et la face pâle, criant d’une voix rude :
« Il n’est pas mort ?
– Non, pas encore, Simon, lui répondit M. le curé ; mais dépêchez-vous.
– Ah ! quel malheur, cria cet homme, quel malheur ! »
Et sans s’arrêter, il se remit à grimper, coupant au court par les ronces. Alors M. le curé souriant avec tristesse, et le regardant s’éloigner comme un sanglier à travers les épines me dit :
« C’est le beau-frère d’Abba. Depuis quinze ans ils s’en veulent à cause d’un coin de chènevière, que chacun prétendait lui revenir à la mort du père. Ils ont juré cent fois de s’exterminer et se sont fait bien du mal !… Maintenant celui-ci s’arrache les cheveux, en apprenant le malheur de son parent, et l’autre, qui va paraître devant Dieu, lui pardonne pour qu’il lui soit pardonné !… Seigneur, faut-il donc que la mort seule et la crainte de ta justice nous rapprochent ?… Faut-il que nous ne soyons réconciliés que dans la terre ? Les biens de ce monde, que sont-ils auprès de l’éternité ? »
M. Jannequin avait l’air de me parler à moi seul ; mais Jean Rantzau, Louise et Georges entendaient tout et pouvaient en faire leur profit.
Nous eûmes le temps de rêver à ces grandes vérités avant de rentrer au village, sur les quatre heures de l’après-midi. Nous mourions de soif et ce fut un véritable plaisir pour nous d’arriver enfin devant la maison de M. Jean, où l’on se sépara. Jacques regardait par sa fenêtre en face ; le petit Georges courut lui dire qu’il allait revenir tout de suite, après avoir déposé son surplis et sa clochette. Il me suivit aussitôt à l’église, où, nous étant déshabillés, chacun prit le chemin de sa maison.
Ma femme avait mis de côté mon dîner ; je me mis à table, mon petit Paul sur les genoux, et je mangeai de bon appétit. Qu’on est heureux après des fatigues pareilles de se reposer au milieu de ceux que l’on aime !
On voit d’après ce que je viens de raconter que M. le curé ne laissait passer aucune occasion de ramener M. Jean et M. Jacques Rantzau à leurs devoirs de chrétiens ; mais à quoi servent les bonnes paroles et les meilleurs conseils, quand la haine a jeté des racines dans le cœur de gens durs, qui ne voient que leur intérêt dans ce monde ? Et surtout quand ces gens vivent au même village, l’un en face de l’autre, et que chaque jour ils trouvent de nouvelles occasions de se détester. C’est ce que nous vîmes bientôt.
En ce temps, il fallait nommer un nouveau maire à la place de M. Fortier. Tout le pays pensait aux frères Rantzau ; mais ils avaient déjà refusé cette charge autrefois, disant que leurs propres affaires les empêcheraient de surveiller celles de la commune. On parlait donc tantôt de M. Rigaud, l’aubergiste du Pied-de-Bœuf, tantôt de M. Limon le brasseur ; mais cela traînait de jour en jour, et rien ne se décidait, quand vers la fin de juin, M. Jacques déclara qu’il accepterait s’il était nommé.
Tout le monde croyait que le choix du préfet se porterait sur lui, et cela n’aurait pas manqué, si M. Jean ne s’était aussitôt mis sur les rangs. Alors on vit ce que peuvent les dissensions de familles ; tout le village et la vallée furent troublés par ces deux hommes. Ceux des Chaumes, cultivateurs, journaliers, voituriers, gens de métiers ne voulaient que M. Jean ; l’un menait son foin, l’autre son fumier ; l’autre travaillait à son labour, fauchait ses prés, ou battait en grange chez lui ; ceux de la vallée, ouvriers des bois, flotteurs, schlitteurs, bûcherons, ségares, ne connaissaient que M. Jacques, qui leur versait tous les dimanches des dix, et même des quinze francs pour le travail de la semaine.
C’est le plus grand trouble dont je me souvienne ; hommes et femmes s’en mêlaient, jusqu’aux enfants à l’école. À chaque instant, j’étais forcé de crier silence et de menacer Georges et Louise, qui parlaient à leurs voisins. Tout cela vient des parents ; ce que les enfants entendent dire chez eux, ils le répètent dehors. Qu’on se figure ma position au milieu de ces disputes, qui s’étendaient jusque dans les dernières baraques ; ma place dépendait de celui qui serait maire, je ne pouvais donc me prononcer ni pour ni contre.
Je pensais même que des êtres tellement animés finiraient par se prendre au collet, par s’empoigner au milieu du conseil municipal, et me réduire à verbaliser contre eux, sur l’ordre formel de M. l’adjoint Rigaud ; mais les choses se passèrent avec ordre, car les Rantzau se respectaient eux-mêmes, et ne voulaient pas donner au public le spectacle de leurs scandaleuses divisions. M. Jean ayant été nommé, son frère se contenta de donner sa démission de membre du conseil, et durant toute cette semaine on le vit aller et venir le long de la vallée, son mètre sous le bras, veillant à ses coupes, faisant flotter son bois et surveillant ses ségares aussi tranquillement que d’habitude. Seulement le lundi suivant, vers sept heures du matin, comme j’attendais les enfants à la porte de l’école, je le vis passer sur son char à bancs, sa grosse tête barbue enfoncée dans les épaules et les yeux à demi fermés, comme un homme qui rêve ; ses deux gros chevaux gris-pommelé allaient bon train. Je le saluai, mais il ne me vit pas et se mit à crier :
« Hue, Grisette !… Hue, Charlot ! »
Les chevaux filaient sur le chemin de Sarrebourg, bientôt ils disparurent du côté de la Tuilerie. Ces choses me reviennent maintenant. Le soir, vers huit heures, à la nuit, le char à bancs rentrait et je dis à ma femme :
« C’est M. Jacques qui revient de Sarrebourg. Il est bien sûr allé là-bas pour le procès-verbal que le garde forestier Lefèvre a fait l’autre jour à son domestique. »
Mais le lendemain de bonne heure, avant l’ouverture de la classe, tout le village savait déjà que M. Jean Rantzau venait de recevoir une assignation pour comparaître en justice de paix à cette fin de s’entendre à l’amiable avec Jacques Rantzau, sur le rétablissement d’un chemin qui devait traverser les cinq jours de prairie qu’il avait achetés quelques mois avant, à la vente du père Fortier ; et pas plus de vingt minutes après, M. Jean, sur sa grande jument, qu’on appelait Zozote, les bords du feutre relevés, ses longs éperons bouclés aux bottes, son nez crochu recourbé jusque sur le menton, les yeux écarquillés et les joues pâles d’indignation, passait ventre à terre. Il allait consulter l’avocat Colle, à Sarrebourg, et le charger de sa défense ; car le chemin que M. Jacques demandait, devait diminuer de moitié la valeur de la prairie qu’il avait payée si cher, pour empêcher son frère de s’arrondir.
Voilà le commencement de ce fameux procès, où les frères Rantzau nourrirent et enrichirent à leurs dépens des quantités d’avocats, d’huissiers, de greffiers, d’arbitres et de juges pendant dix-huit mois ; où l’on fit des enquêtes, des contre-enquêtes, des descentes de lieux ; où Colle et Gide prononcèrent de magnifiques discours, s’indignant, se fâchant l’un contre l’autre ; se moquant de leur ignorance des anciennes et des nouvelles lois, devant le tribunal ; et puis riant, se saluant, se donnant la main, quand ils étaient dehors ; le commencement de ce procès où tous les jours arrivaient des hommes de loi, des experts de toute sorte, qui se gobergeaient tantôt chez Jacques, et tantôt chez Jean, leur donnant raison à tous les deux ; où Gide gagna d’abord à Sarrebourg ; où Colle rappela du jugement à Nancy, et fit à son tour condamner M. Jacques. Heureusement, la procédure avait un défaut, il put se pourvoir en cassation. Le jugement de Nancy fut cassé et l’affaire jugée de nouveau du côté de Dijon. Finalement au bout de dix-huit mois, Jacques eut son chemin à travers le pré de Jean, qui paya tous les frais ! excepté les avocats de M. Jacques, bien entendu, lesquels, de leur côté, je pense, ne s’étaient pas usé la langue pour rien.
Jacques eut donc son chemin ! Il lui donna le nom de Malgré-Jean et quand on parle de ce sentier, les gens du pays disent encore : « Nous allons à la rivière par le chemin de Malgré-Jean. » Jacques fit même construire un petit pont en bois au bout, sur la Sarre, pour engager le monde à traverser la prairie de son frère, qui ne pouvait plus s’y opposer.
C’est ainsi que ces deux frères s’aimaient !
Et cela ne les empêchait pas d’aller régulièrement à la grand-messe les dimanches ; de se mettre dans le banc de la famille, que le père et la mère Rantzau leur avaient laissé en commun ; de s’agenouiller en penchant la tête à l’élévation, leur grand chapeau dans les mains jointes ; et d’écouter attentivement M. le curé, prêchant l’union des familles, le pardon des injures et l’oubli des fautes du prochain.
Personne n’écoutait mieux qu’eux ! Et puis en sortant, après avoir pris l’eau bénite, l’un derrière l’autre, ils se regardaient de travers, ou plutôt ils ne se regardaient pas du tout, et s’en allaient, rêvant au tort qu’ils pouvaient se causer, à la ruine que chacun d’eux souhaitait à l’autre.
Leurs enfants, naturellement, se haïssaient de plus en plus, et je me disais en leur parlant tous les jours de vertus chrétiennes, en leur faisant réciter le catéchisme et les préparant à la première communion, que toutes nos peines étaient perdues ; que ni moi, ni M. le curé, ni personne, nous ne pourrions jamais détruire les ronces, les chardons et autres mauvaises herbes, qui jetaient de jour en jour des racines plus fortes dans le cœur de ces pauvres êtres.
J’en étais désolé, mais que voulez-vous ? quand on remplit son devoir, le Seigneur Dieu Lui-même ne peut vous en demander davantage ; il mesure à chacun sa tâche, selon sa force et ses moyens.
Une chose pourtant me donnait encore un peu de confiance ; la première communion est un acte tellement grave et solennel, que je me disais quelquefois :
« Hé ! ce jour-là, les deux vieux, en voyant leurs enfants si heureux, si recueillis, à genoux sur les marches du parvis, en présence de la foule, pour recevoir le corps de notre Sauveur, se laisseront peut-être attendrir ; et qui sait si dans une occasion pareille ils ne voudront pas se pardonner ? Il faut si peu de chose, un bon sentiment, un souvenir du bon temps où l’on s’aimait, une pensée vers ceux qui ne sont plus et qui nous regardent ; il ne faut qu’un bon mouvement pour se précipiter dans les bras l’un de l’autre ! »
Voilà ce que j’espérais !… Mais, hélas ! ce beau jour arriva ; les enfants en ligne, avec leurs petites robes blanches, leurs habits neufs, leurs cierges, se rendirent à l’église ; les pères et mères étaient là, dévotement agenouillés dans leurs bancs ; le curé en chaire, prononça les plus touchantes paroles sur le pardon des injures ; la mère de Georges sanglotait dans son mouchoir ; on la prenait en pitié, songeant à ce que la pauvre femme devait souffrir, on la plaignait ! Et Jean, avec sa longue tête chauve, toute luisante sous les vitraux du chœur, les mains jointes et l’air plein de sentiments pieux, à côté de Jacques, également attentif à l’exhortation, les lèvres murmurant des prières, et son grand nez crochu penché d’un air d’attendrissement, les deux gueux !… – Je suis bien forcé de dire le mot, car c’est la pure vérité… – Oui, malgré leurs mines d’apôtres, les deux malheureux n’étaient pas plus attendris que les roches de la Ligne-Bâri, où la pluie, la rosée du ciel, la lumière, et toutes les bénédictions d’en haut n’ont jamais pu faire pousser une fleur depuis six mille ans.
C’est ce que j’ai vu moi-même, et tous ceux du pays l’ont vu comme moi.
La première communion ne leur fit rien du tout ; toute la mauvaise race – les jeunes et les vieux – restèrent ce qu’ils étaient avant.
Après la cérémonie, M. Jacques et puis M. Jean remercièrent à part M. le curé de son beau discours, ce qui montre encore une hypocrisie terrible et pire que leur haine invétérée ; ils lui témoignèrent soi-disant leur satisfaction du beau sermon qu’il avait fait, en envoyant les enfants lui présenter des cadeaux très convenables.
Louise et Georges vinrent aussi me remercier des peines que je m’étais données pour leur instruction. Ils remirent chacun une pièce de vingt francs en or à ma femme, somme véritablement trop forte, puisqu’ils avaient payé l’écolage comme tous les autres, sans parler des présents nombreux qu’ils m’avaient apportés chaque année, le jour de ma fête et au nouvel An, mais cela ne laissa pas de m’être agréable.
M. Jean et M. Jacques remplirent donc en apparence tous les devoirs de bons chrétiens ; mais quant au fond, c’était autre chose, leur haine persistait ; et s’il est permis de dire toute ma pensée, je crois qu’à chaque occasion semblable, les mauvais sentiments de ces deux hommes ne faisaient que s’accroître, à cause des efforts qu’ils faisaient pour conserver la dignité des Rantzau. L’orgueil seul les retenait ; ils voulaient avoir l’air calme, parce que des gens de leur sorte ne devaient pas s’emporter en public comme le premier venu ; ils restaient maîtres d’eux-mêmes par orgueil.
Après les premières communions, tous mes plus grands élèves partirent, selon l’habitude du pays ; les filles allèrent s’engager comme servantes dans les maisons bourgeoises, ou comme ouvrières dans les fabriques des environs ; les garçons devinrent bûcherons, schlitteurs, cordonniers, sabotiers, cuveliers, tailleurs, selon la profession des parents ; cela se renouvelait tous les ans, et bientôt ils avaient oublié ce que je leur avais appris.
C’est le sort du pauvre en ce monde.
Combien auraient voulu continuer leurs études ! Ils avaient autant de dispositions que les Rantzau et quelquefois plus, mais l’argent, l’argent manquait… C’est toujours l’argent qui manque, et le pauvre maître d’école ne peut pas en donner.
Enfin, ils partirent ! Vers le mois d’octobre, M. Jacques emmena son fils au collège de Phalsbourg, étudier le grec, le latin, les mathématiques, tout ce qu’il fallait pour être reçu bachelier, et puis pour entrer dans la partie forestière, que le jeune homme aimait, étant élevé dans un pays de bois et de montagnes. Il voulait avoir un bel uniforme vert, comme notre garde général Botte, un collet brodé d’argent, un couteau de chasse sur la cuisse. C’était tout naturel.
Cette idée ne plaisait pas à M. Jacques, il aurait mieux aimé voir son fils prendre la suite de ses affaires ; mais il n’en disait rien, pensant qu’avec l’âge, la réflexion lui viendrait, et qu’il aimerait mieux alors travailler pour son propre compte et donner des ordres que d’en recevoir.
Georges vint me raconter ces choses la veille de son départ, pendant le souper ; il était rouge jusqu’aux oreilles et me regardait avec des yeux luisants, comme pour me dire :
« Voilà ce que je serai, monsieur Florence, je vous ferai honneur ; je n’aurai jamais honte de vous ! »
Il se voyait dans un état de grandeur. Ma femme, toujours prudente comme son pauvre père, se méfiant d’une petite remontrance contre l’orgueil, que j’avais sur la langue, me faisait signe de ne rien dire.
Je me tus par prudence, et le jeune homme finit par m’embrasser avec une effusion véritable ; je sentais bien qu’il m’aimait ; et puis il était si content de quitter les Chaumes !
Deux ou trois jours après, Louise vint aussi me faire ses adieux. Elle allait au couvent de Molsheim, la maison la plus recommandable du pays. Toutes les jeunes personnes de bonnes familles bourgeoises allaient là. C’est ce que nous expliqua Louise, en petite robe bleue à la mode et grand chapeau de paille souple, orné d’une rose en cocarde. Elle était vraiment jolie, cette enfant, légère et gracieuse ; ses yeux bleus avaient une grande finesse. La satisfaction d’aller dans une maison si recommandable lui donnait un teint rosé ; elle changeait en quelque sorte de couleur à chaque parole, causait bien, regardait le bout de ses petits souliers d’un air modeste, et puis levait les yeux pour me dire :
« Oui, monsieur Florence, je vais là !… Je n’oublierai jamais vos bonnes leçons ; c’est à vous que je devrai tout, mon bon monsieur Florence. »
Elle était tout à fait bonne pour moi ; et finalement nous ayant tous embrassés, elle m’empêcha de descendre le vieil escalier de bois, pour l’accompagner, car je m’étais levé :
« Restez, monsieur Florence, me dit-elle, ne vous dérangez pas. »
Quelle différence de manières vous donne la fortune ou la pauvreté ; on a beau ne pas le reconnaître, c’est pourtant vrai.
Toute la soirée je ne fis que songer à ces deux enfants, formant des vœux pour qu’en outre de leurs autres vertus, ils eussent aussi par la suite celle du pardon ; car le Seigneur mettait cette vertu la première, il la recommandait à part dans son oraison dominicale, et disait aux apôtres de pardonner toujours.
Enfin, voilà les pensées qui me vinrent alors.
Le lendemain de grand matin, comme j’ouvrais la salle d’école, à la fraîcheur, j’entendis une voix jeune et douce me crier :
« Bonjour, monsieur Florence, portez-vous bien. »
M. Jean passait au trot sur son char à bancs avec Louise, qui me saluait de la main, en se retournant sur le siège. M. Jean leva son chapeau et je répondis :
« Que le Ciel te conduise, mon enfant, sois toujours bonne et sage. »
J’étais attendri.
La vieille école, avec la moitié de ses bancs vides, me parut alors bien triste. J’allais et venais, me rappelant tous mes anciens élèves qui, faute de quelques sous pour continuer leurs classes, étaient restés dans la dernière misère. Je les voyais passer tous les jours, la pioche sur l’épaule, ou le dos courbé sous leurs fagots énormes ; ils me regardaient tristement en dessous, et me disaient d’une voix haletante :
« Bonjour, monsieur Florence. »
Ah ! plus d’une fois j’en avais eu le cœur déchiré, surtout quand c’étaient de bons sujets et que je les avais jugés capables de devenir autre chose que des malheureux.
Encore, moi, malgré mon humble condition, je vivais selon mes goûts ; je lisais de temps en temps un bon livre, quand j’en trouvais par hasard l’occasion ; je me formais des idées sur tout, par le bon sens et la méditation ; au lieu que tant d’autres étaient forcés pour vivre de se livrer au plus grand travail, courbés sur un établi, ou penchés vers la terre du matin au soir jusqu’à la vieillesse. Oui, auprès de ceux-là je m’estimais heureux ; et maintenant encore, que ma tête a blanchi lentement, je dois reconnaître que mon sort était enviable pour le plus grand nombre.
Sans parler des fonctions honorables que je remplissais comme organiste à l’église, comme secrétaire à la mairie, comme dépositaire du secret des familles, qui venaient faire écrire chez moi leurs lettres et leurs pétitions ; ni du bonheur d’avoir une brave femme, de voir grandir mon petit Paul et ma petite Juliette, est-ce que je n’avais pas mon herbier, mes promenades du jeudi et des dimanches, et toutes les satisfactions qu’un homme raisonnable peut souhaiter ?
Depuis la mort du beau-père, trois grands registres in-folio s’étaient remplis de plantes desséchées ; j’avais aussi des quantités d’insectes piqués sur des cartons : hannetons noirs, bruns, jaunes, papillons de toutes les couleurs, mouches des bruyères brillantes comme des étincelles, tout s’y trouvait. Une seule chose m’attristait quelquefois, avec mon volume dépareillé de Linneus, je ne pouvais leur donner que des noms latins, auxquels je ne comprenais presque rien, et j’en éprouvais une sorte d’humiliation.
Or, cette année-là, au temps des premières neiges, un matin que ma classe venait de finir, vers onze heures, et que les enfants couraient encore dans la rue, pendant que je rangeais mes papiers dans le tiroir avant de monter, quelqu’un sur la porte, un étranger, me cria le bonjour.
C’était le marchand ambulant, le Savoyard Martin, – un roulant, comme on les appelle au pays, – avec sa grosse courroie de cuir sur l’épaule et son énorme panier de livres sur les reins. Tous les cinq ou six mois il passait aux Chaumes, et je prenais chez lui tout ce qu’il me fallait : des paquets de plumes, des crayons, de la cire à cacheter, etc. Il était là, levant sa petite casquette et me disant :
« Ça va toujours bien, monsieur ? Est-ce qu’il ne vous faut rien cette fois ?
– Mon Dieu, non, lui répondis-je ; mais entrez tout de même, refermez la porte… nous allons voir. »
Alors il referma la porte, et traversa lentement la salle, le dos courbé et ses gros souliers massifs chargés de neige ; d’un coup d’épaule il tourna son panier et le posa sur le coin de la table, près de la chaire. Puis il leva sa toile cirée, et selon l’habitude je me mis à regarder la marchandise, demandant le prix de ceci et de cela.
MM. les instituteurs étaient ses meilleures pratiques, après MM. les curés, qui recommandaient ses livres, approuvés par M. Frayssinous, ministre de l’Instruction publique : l’Histoire des saints, l’Histoire des martyrs des missions en Chine, les Mœurs des Israélites, par M. l’abbé Fleury, le Paroissien et d’autres œuvres édifiantes.
Je regardais, lui ne disait rien, quand au-dessous de tout cela j’aperçus un énorme volume qui n’était plus neuf, large, solide, carré. Je le tirai du papier par curiosité, demandant à l’ambulant ce que c’était.
« Ah ! fit-il, ça c’est d’une vente ; j’en ai beaucoup acheté de ces livres, à la vente d’un particulier de la montagne ; ça m’a coûté cher, mais je pense m’en défaire à la longue, j’en prendrai quelques-uns à chaque tournée ; ce sont de vieux livres, autorisés comme les autres. »
Pendant qu’il parlait, j’examinais l’ouvrage : c’était le Dictionnaire des Sciences naturelles, par M. Antoine-Laurent de Jussieu, professeur de botanique au Muséum ; et derrière se trouvait un grand article pour le classement des végétaux.
On pense quel effet me produisit la vue d’un livre pareil, il valait au moins cinquante francs ; j’en étais devenu tout pâle. Je ne sais pas si l’ambulant voyait à ma mine que j’en avais envie ; mais comprenant bien que s’il s’en doutait j’allais le payer bien cher, je remis le dictionnaire à sa place, en disant :
« Ce n’est pas mal relié, c’est du beau papier de fil ; mais c’est vieux, et puis ces tranches rouges ne sont plus à la mode.
– Oh ! que si, fit-il, j’en vends tous les jours. »
Après en avoir retourné quelques autres, je revins au dictionnaire, en demandant :
« Combien vendez-vous ça ?
– Trois francs, monsieur, dit-il ; rien que pour la reliure et la qualité du papier, ça vaut plus.
– Oh ! oh ! trois francs… Est-ce que vous croyez que j’ai de l’argent à jeter par les fenêtres ? Ce livre-là, je voudrais l’avoir, parce que dans ma bibliothèque il ferait bonne mine, à cause de sa reliure en veau. Écoutez, je vous en donne trente sous.
– Non, fit-il, vous l’aurez à deux francs, et pas un centime de moins. »
J’avais des battements de cœur, le courage me manquait pour oser refuser. Je repris le volume, je le rouvris en allongeant les lèvres, et puis je dis :
« Vous me donnerez encore deux paquets de plumes. »
Alors il répondit :
« Voilà quelques années que nous trafiquons ensemble ; puisque c’est vous, j’y consens ; mais vous m’en tiendrez compte une autre fois. Voici vos deux paquets de plumes ; seulement, c’est trop bon marché, beaucoup trop bon marché. »
Il voyait la joie éclater dans mes yeux, et cela pouvait le faire changer d’avis ; c’est pourquoi tout de suite je mis mon dictionnaire sur la chaire et les deux paquets de plumes dans mon tiroir ; après quoi je lui comptai les quarante sous.
« Vous ne prenez plus rien ? fit-il presque de mauvaise humeur, voyant de plus en plus ma satisfaction. Tenez, dit-il, en retournant tout le haut du panier, et prenant au-dessous un grand cahier couvert de papier gris, ceci vient aussi de la vente. »
Il ouvrit le cahier au large, c’étaient les planches du dictionnaire, représentant tous les insectes, magnifiquement dessinés et gravés, et rangés par ordre : chenilles, cocons, papillons, vers de toute sorte, enfin quelque chose d’admirable ; malgré moi je ne pouvais plus cacher mon enthousiasme.
L’ambulant le voyait et dit :
« Oh ! pour ça, c’est beaucoup plus cher ; ça, c’est dessiné !… c’est bien fait… c’est autre chose ! »
Je ne savais quoi lui répondre, car il avait raison, quand par bonheur ma femme descendit ; elle m’attendait depuis un quart d’heure pour dîner, et voyant que j’achetais des livres, – elle qui voulait avoir une vache et qui ne me parlait que de cela depuis six mois, – voyant que je dépensais notre argent pour des livres, malgré son bon caractère elle devint tout de suite de mauvaise humeur et se mit à dire :
« Mon Dieu, nous avons assez de livres, Florence ; toute la chambre en haut en est pleine. À quoi cela te sert-il d’avoir tant de livres ? Ce qu’il nous faut maintenant, c’est une vache. »
Le Savoyard était indigné de l’entendre.
« Tu as raison, Marie-Anne, je n’y pensais pas », dis-je, en rendant le cahier au colporteur.
Mais aussitôt, lui, se remettant, s’écria :
« Voyons, moi je tiens à me débarrasser de la marchandise ; que donnez-vous de ça, monsieur le maître d’école ? J’en ai ma charge, je voudrais rentrer. »
Il me tendait le cahier :
« Mettez trois francs et c’est une affaire faite ! »
Quand ma femme entendit parler de trois francs, elle en eut presque une faiblesse.
« Trois francs ! dit-elle ; ça ne vaut pas quatre sous.
– Madame, dit l’ambulant, sans vouloir vous rabaisser, votre mari se connaît mieux en livres que vous.
– Écoutez, dis-je alors, pour le dictionnaire, c’est bon, il est relié en veau, cela donne du prix à l’ouvrage ; mais un cahier qui n’est recouvert que de papier gris, sans aucune reliure, vous comprenez que c’est bien différent.
– Et qu’en donnez-vous ? dit-il.
– Vingt sous. »
Ma femme était indignée, et le Savoyard le voyant à sa mine me dit :
« Eh bien, le voilà !… Il faut que je me débarrasse. »
Marie-Anne aurait bien voulu casser le marché ; quand elle me vit mettre la main à la poche et compter l’argent, elle devint toute pâle ; elle ne dit rien cependant, étant élevée dans l’obéissance à son mari, mais elle ne pouvait s’empêcher de m’en vouloir.
Quant au Savoyard, comprenant bien qu’avec ma femme auprès de moi nous ne ferions pas de nouvelles affaires, il rempaquetait déjà ses livres et ficelait dessus sa toile cirée ; puis passant sa courroie sur son épaule :
« Allons, monsieur et madame, dit-il, au revoir, après l’hiver. Espérons que ce ne sera pas la dernière fois que nous pourrons nous arranger ensemble. »
Il sortit. Je le suivis avec Marie-Anne, et pendant qu’il descendait la rue nous montions notre escalier.
Jamais je n’avais été plus heureux, ni ma femme plus ennuyée. Elle ne me dit pas un mot pendant le dîner ; mais à peine les enfants étaient-ils sortis, qu’elle commençait à me faire des reproches, lorsque je lui dis, en l’interrompant :
« Je sais tout ce que tu vas me raconter de notre vache… Eh bien, tu l’auras… Oui, tu l’auras… Mais au nom du ciel, ne me rends pas l’existence amère. Est-ce que je suis un dépensier ? Est-ce que je prodigue l’argent pour mes plaisirs ? Est-ce que je ne suis pas toujours attentif à remplir mes devoirs envers tout le monde ? Est-ce qu’on en trouve un autre plus économe que moi, dans le village ? Eh bien, pour une fois que je me donne de la satisfaction, vas-tu me désoler et m’ennuyer pendant des semaines et des mois ? Ne dois-tu pas être soumise à mes volontés ! C’est la première fois que je veux quelque chose. Ces livres me plaisent… il me les fallait !… Toi, tu veux une vache ; le juif Élias te parle tous les jours d’une autre vache, et tu voudrais les avoir toutes ; mais une vache est plus chère que deux volumes qui me reviennent à trois francs ; une vache, la plus petite du pays, coûte au moins cent francs… Où trouver cet argent ? Et puis le fourrage ? »
Alors elle me dit :
« L’argent, je l’ai mis de côté ; et le fourrage nous l’avons au grenier de notre verger derrière l’école. »
En entendant cela, je fus tout étonné je ne savais pas que nous avions tant d’argent à la maison ; mais c’était une femme économe, à laquelle j’ai toujours rendu justice en tout, une excellente femme, qui n’a jamais cessé de faire mon bonheur ; et voyant qu’elle avait l’argent, je ne dis plus rien ; car dans un ménage comme le nôtre, il fallait du lait, du beurre, du fromage, enfin de tout ; ces choses coûtent cher et j’approuvais en moi-même cette dépense.
« Puisqu’il en est ainsi, lui dis-je, tâche de t’arranger ; je ne suis pas contraire à la vache, mais j’aime aussi mes livres. Fais comme tu voudras, seulement tâche de ne pas te laisser tromper par Élias ; les juifs sont malins, ils se connaissent mieux que nous au bétail. Notre voisin Bouveret a changé trois fois de vache depuis six semaines avec Élias, en lui donnant chaque fois des dix et quinze francs de retour, et la dernière est encore plus mauvaise que la première. Réfléchis à cela ; et surtout ne me tourmente pas à cause de ces livres, qui m’étaient nécessaires, et que je ne rendrais pas pour cinq fois ce qu’ils m’ont coûté. »
Marie-Anne alors parut s’apaiser, elle était contente de voir que je ne blâmais pas son idée d’avoir une vache ; et puis ce que je lui disais était vrai, jamais je n’avais fait d’autre dépense extraordinaire que pour ces livres ; les femmes sont pleines de finesse, et la mienne comprenait bien qu’il ne fallait pas me tourmenter inutilement.
Ce même soir, seul dans mon cabinet, en haut, pendant que les enfants s’amusaient encore dans notre petite salle à manger, et que ma femme lavait la vaisselle, moi, tranquille, accoudé sur la table, en face de ma petite lampe, je lisais déjà mon dictionnaire, ce que je n’ai pas cessé de faire pendant plusieurs années, ayant toujours soin de vérifier sur les planches et sur mon propre herbier tout ce que je voyais écrit.
Je vis alors pour la première fois ce qu’on peut appeler la science : la classification des plantes et la classification des insectes d’après leurs organes, et non d’après leurs dénominations, comme l’avait fait M. Linneus. Et je compris aussi pour la première fois que les hommes devaient être classés d’après leurs organes, et non d’après leurs noms de princes, de nobles et de bourgeois, choses qui ne sont pas de la nature, mais simplement de l’orgueil et de la sottise humaine. Oui, la plante qui respire mieux que l’autre est supérieure à l’autre, l’insecte qui par ses trachées aspire plus de vie et prend plus de mouvement est aussi, dans l’ordre de la nature, supérieur à l’autre ; et l’homme qui sent plus, qui réfléchit plus, qui produit plus et mieux que d’autres, qui dépense plus de force, plus de talent, de courage et de volonté, devrait être classé d’après cela, dans l’intérêt de tous, et non d’après les règles de l’orgueil, de l’égoïsme et de l’avidité. Je me permets de le dire hautement, l’Être éternel, Dieu, est avec moi, car c’est ainsi qu’il classe les êtres, depuis le brin d’herbe jusqu’au chêne, depuis le ver de terre jusqu’à l’homme ; c’est là ce qu’il fait ; et tout ce qu’on veut, tout ce que l’on fait contrairement à lui, contre sa volonté, contre ses lois, ne sert de rien : c’est le désordre, l’injustice, le malheur de tous au profit de quelques-uns.
Je sais bien qu’un très grand nombre ne voudront pas comprendre ce que dit un pauvre instituteur de village, mais cela n’empêchera pas la vérité d’être vraie, et cela n’empêchera pas le désordre de finir, car l’ordre éternel soumet tout à la longue ; la justice vient de Dieu, qui ne change jamais ; il nous donne l’exemple, nous devons le suivre et ne reconnaître que l’ordre fondé sur la justice.
Tout cet hiver, après mes classes, je montais et je lisais les articles magnifiques de M. de Jussieu, de M. Georges Cuvier, sur la subordination des organes, la respiration par trachées ou par branchies, la circulation par le cœur, ou par le vaisseau dorsal, etc.
J’appris ainsi que tous les animaux sont organisés sur quatre plans, ni plus ni moins, et que ces quatre plans s’appellent les quatre types, ou les quatre embranchements du système nerveux : de là, quatre formes de la vie et de la pensée sur notre terre.
Les animaux se divisent en espèces, en familles, en classes, comme les êtres humains se divisent en nations. Chaque civilisation crée un organe ; malheureusement il faut des siècles pour que ces organes deviennent parfaits, et s’étendent aux créatures de même ordre.
Mais je m’aperçois que mes idées m’emportent trop loin ; ce n’est pas ce que je veux vous raconter, non ! je n’ai pas assez de savoir ni de talent pour vous entretenir de ces choses sublimes, j’en reviens à ma propre histoire, qui me convient mieux.
Seulement, ce que je peux et ce que je dois vous dire, c’est que l’étude alors me fit du bien, et que je me sentis fortifié dans mon âme, étant de plus en plus convaincu d’une justice profonde dans la nature et d’une vie impérissable qui finira par mettre l’ordre en tout.
Une chose qui me fit comprendre encore en ce temps la supériorité de l’être qui pense sur ceux qui s’abandonnent à leurs instincts de lucre, d’avarice ou de férocité sauvage, comme par exemple les frères Rantzau, c’est ce qui m’arriva durant l’hiver. Toutes les semaines, lorsque ma femme allait faire quelques petites provisions chez l’épicier Claudel, je trouvais autour de ses paquets de chandelles ou de savon des feuillets de papier magnifique, bien imprimés, ce qui me donna l’idée de les lire. Et quel ne fut pas mon étonnement de voir des quarts, des moitiés d’articles traitant de l’histoire, du commerce, de la mécanique, des gouvernements, enfin de tout ; et bien mieux écrits, bien mieux pensés que les livres recommandés par M. Frayssinous.
J’en étais vraiment confondu ; de sorte que la six ou septième fois, n’y tenant plus d’étonnement, un jeudi matin, je mis mon chapeau et je me rendis chez M. Claudel, qui se trouvait justement dans sa boutique, en train de servir de la mélasse.
« Monsieur Claudel, lui dis-je, en lui montrant le papier que je venais de lire, au nom du ciel, d’où cela vient-il ? Voilà plus de six semaines que ma femme me rapporte de ces feuillets de papier autour de votre marchandise. Quel dommage, monsieur Claudel, j’en suis désolé !
– Ah ! fit-il, en regardant et déposant sa canette sur le comptoir, je vois ce que c’est ; cela vient de la bibliothèque de M. Lefèvre, l’ancien juge de paix, le beau-père de MM. Jacques et Jean Rantzau, mort l’été dernier. Il avait beaucoup de vieilleries, et le jour de la vente, étant allé là, pour voir si quelque chose me conviendrait, je me suis rendu adjudicataire de quelques cents kilos de bouquins, à deux sous la livre. »
Il disait cela tout souriant dans son collier de barbe, et sa tignasse ébouriffée en toupet, selon la mode du temps.
« Et vous les découpez ces bouquins ! lui dis-je, les bras tombant de surprise et d’indignation.
– Mon Dieu, oui, dit-il. Je les avais achetés pour faire des cornets, et j’en fais des cornets. Sans le Savoyard qui passe ici tous les ans, avec son panier de livres sur l’épaule, j’aurais tout eu à moitié prix ; mais il était justement à Saint-Quirin, et d’abord il voulut en avoir sa part, le gueux ! Il a fallu s’entendre à nous trois : l’épicier Clairainval d’Abrecheville, le Savoyard et moi. Cet ambulant-là me coûte au moins cinquante francs, que j’ai perdus faute de les gagner ; c’est lui maintenant qui les a dans sa poche, mais il me payera ça ! Je voudrais bien savoir, monsieur Florence, si les épiciers à grosse patente, comme moi, n’auraient pas le droit d’empêcher des gueux pareils de circuler dans le village ?
– Je n’en sais rien, lui répondis-je consterné. Comment, les frères Rantzau vous ont vendu cela au poids ! Ils n’ont rien gardé de la bibliothèque de leur beau-père, un homme instruit, un de ces anciens bourgeois qui savaient quelque chose ; ils n’ont rien gardé du tout ?
– Non, rien, les quatre mille volumes y ont passé !… Attendez, je me rappelle maintenant : M. Jean a gardé le Code civil du vieux, M. Jacques a pris l’Histoire des comtes de Dabo, les anciens seigneurs du pays, et moi j’ai mis de côté un livre de vieilles chansons ; vous comprenez ? fit-il en clignant de l’œil, des gaudrioles de bergers et de bergères ; c’est amusant, mais ça ne vaut pas Béranger tout de même, ha ! ha ! ha ! »
Il riait, sa large bouche ouverte jusqu’aux oreilles : « Mais entrez donc, monsieur Florence, il fait froid à la boutique, et puisque personne ne vient, nous serons mieux à côté du poêle.
– Merci, lui dis-je, je n’ai pas froid – Est-ce que vous ne pourriez pas me faire voir ce qui vous reste de ces livres, monsieur Claudel ?
– Hé ! pourquoi pas ? Jean-Baptiste… Jean-Baptiste ! » cria-t-il.
Son garçon entra, un grand innocent encore plus borné que son maître, et la bouche toujours ouverte, comme un véritable benêt.
« Jean-Baptiste, conduis M. Florence au grenier, il veut voir notre vieux papier. Tu ouvriras la lucarne pour qu’on y voie clair. Tu m’entends, Jean-Baptiste ?
– Oui, monsieur », dit le garçon.
Et nous montâmes l’escalier, lui devant, soufflant par le nez ; moi tout pensif et désolé, m’écriant en moi-même :
« Ils ont tout vendu, tout !… Allez donc travailler, suer sang et eau, pour des gendres pareils ! Si le vieux juge de paix pouvait se réveiller, il les maudirait jusqu’à la sixième génération !… Et dire qu’on envoie des missionnaires en Chine, lorsque nous avons de pareils barbares au milieu de nous, par centaines de mille, qui vendraient tous les chefs-d’œuvre de l’esprit humain, Buffon, Cuvier, Jussieu, l’Encyclopédie et toutes les bibliothèques de l’Europe à deux sous la livre, s’ils les avaient. Mon Dieu, mon Dieu ! où en sommes-nous ? »
En me faisant ces tristes réflexions, nous arrivâmes au grenier. Jean-Baptiste leva le couvercle de la lucarne, et je vis là dans un coin, sous les tuiles, tous les volumes défaits, les couvercles en tas et le papier découpé par hautes piles en bon ordre. Cette vue me retourna le cœur, je regardais sans rien dire ; et comme il faisait froid là-haut, comme Jean-Baptiste grelottait, à la fin je lui dis :
« Descendons… C’est assez !… Merci, Jean-Baptiste. Tu remercieras aussi ton patron.
– Oui, monsieur Florence, » fit-il.
En bas, sans traverser la boutique, je sortis par l’allée et je me rendis directement à la maison.
Depuis ce jour-là, jusqu’à la fin de l’hiver, je ne fis plus que m’occuper du classement de mes plantes et de mes insectes. Je vis qu’il m’en manquait encore un grand nombre, même de ceux du pays, mais au moins leur place vide était marquée d’avance dans les cartons et dans l’herbier. Il ne s’agissait plus que de les trouver, et je me promettais bien de battre les bois, les bruyères et la vallée au printemps, pour compléter ma collection.
Je reconnus aussi vers ce temps, avec bonheur, que mes enfants avaient le même goût que moi pour l’étude de la nature ; tous les soirs ils venaient me regarder à l’ouvrage ; ils m’aidaient même à étendre les feuilles sèches sans les briser, ce qui demande des mains délicates. Je leur donnais aussi toutes les explications à la portée de leur âge, qu’ils écoutaient, ouvrant de grands yeux émerveillés.
La petite Juliette surtout comprenait vite ; mais Paul, lui, retenait mieux ; il avait la mémoire des choses, ce qui vient surtout de la réflexion ; Juliette retenait mieux les noms, elle aurait pu tous les réciter à la file.
Cela m’a fait penser depuis qu’aucune étude ne serait meilleure pour l’enfance que celle des végétaux et de tout ce qui se rencontre aux champs, dans les fermes et les jardins. Tout est nouveau pour les enfants ; ils en sont plus frappés que nous, et ce qui s’apprend alors se retient toute la vie. Quelle étude aussi pourrait leur être plus utile ? Est-ce que toutes les sciences naturelles, la physique, la chimie, la médecine, ne se rattachent pas à celle-là ; et l’esprit lui-même pourrait-il trouver une nourriture plus saine, plus solide, plus profitable ?
Ce sont les réflexions que je me fis alors, et je ne crois pas m’être trompé.
Ma femme, elle, pendant ce temps, ne pensait plus qu’à sa vache ; elle avait mis de l’ordre dans notre petite étable ; elle avait tout disposé pour que le fourrage tombât directement du haut de notre grenier dans le râtelier ; enfin tout était prêt, il ne manquait plus que la bête, et Dieu sait le mouvement que Marie-Anne se donnait pour en trouver une à sa convenance.
Tous les mercredis matin, au passage du juif Élias, elle l’attendait, regardant à la petite fenêtre de sa cuisine, et puis elle traversait bien vite la salle à manger, en disant :
« Le voilà !… c’est lui !… Élias est au bout de la rue. »
Le vieux juif, avec sa blouse crasseuse, son bonnet en peau de mouton râpé, la corde autour des reins et le bâton de cormier pendu au poing par un bout de cuir, était reçu comme un ambassadeur. Marie-Anne courait chercher la bouteille d’eau-de-vie et la miche de pain dans l’armoire, pendant qu’Élias, ses petits yeux rouges plissés, s’asseyait en disant d’un air joyeux :
« Cette fois-ci, madame Florence, j’ai trouvé votre affaire. »
Malheureusement Marie-Anne voulait tant de qualités pour sa vache, que souvent, en remontant de ma classe du matin, je les trouvais encore en conférence.
Enfin, ce vieux finaud, qui depuis longtemps sans doute aurait pu nous amener une bonne vache, mais qui, voyant l’enthousiasme de ma femme, trouvait agréable de se faire payer la goutte et de casser une croûte gratis tous les mercredis chez nous, Élias vint un matin avec une grande et belle vache couleur café au lait, deux taches blanches sur le front, le pis ni trop grand ni trop petit, enfin une bête superbe.
Marie-Anne l’avait vu de loin, elle était déjà en bas. J’entendais ses exclamations de satisfaction dans l’allée, chose contraire à sa finesse ordinaire, et qu’Élias allait vouloir me faire payer argent comptant ; mais que voulez-vous ? l’idée d’avoir cette belle bête dans notre écurie, de la conduire boire à la fontaine, à travers le village, lui faisait perdre toute prudence.
Puis elle m’appela :
« Florence !… Florence… viens voir !… »
Je descendis et je regardai sur la porte cette belle vache, que le vieux juif tenait par une corde passée dans les cornes. J’en fis le tour. Je reconnus, malgré les paroles et les exclamations de ma femme, qui voulait absolument m’entraîner dans ses idées, je reconnus que cette vache avait au moins dix ans et qu’elle n’était pas fraîche à lait, comme le disait Élias ; mais que sous les autres rapports, elle était bien conformée et forte en chair, ce qui ne manque jamais, lorsque le fourrage, au lieu de faire du lait, fait de la graisse. C’est un bien mauvais signe !
Et comme je ne m’enthousiasmais pas du tout, Marie-Anne se fâcha presque.
« Allons, s’écria-t-elle, dis donc ce que tu penses ! Est-ce qu’elle ne te plaît pas notre vache ?
– Je pense, lui dis-je, que pour un peintre qui voudrait peindre une belle vache dans les prés, avec une belle tête, de belles cuisses, un pis pas trop gros et un air majestueux, cette vache lui conviendrait bien, parce qu’elle est belle à la vue ; mais pour un fermier, elle ne serait pas belle.
– Comment, pas belle ! s’écria ma femme.
– Non ! Pour ceux qui veulent avoir du lait, de la crème, du beurre, du fromage, il faut une vache autrement faite ; il leur en faut une avec un gros ventre tout rond, de gros pis pendants, une grosse tête ; il faut qu’on voie les côtes ; il faut que le pied, au lieu d’être ferme et luisant, soit fourchu et presque mou, comme si elle marchait dans des pantoufles. Ce n’est pas aussi beau qu’une vache qui se promène sur de longues jambes, en allongeant le cou à droite et à gauche, et tournant la tête pour se gratter le dos avec de belles cornes pointues ; non, ce n’est pas aussi beau, mais cela vaut mieux.
– Mon Dieu, dit ma femme, tu parles comme si tu connaissais quelque chose aux bêtes. Cette vache est très belle et bonne. Ne l’écoutez pas, Élias, mon mari ne connaît rien aux animaux, il est toujours dans son école.
– Je vois bien, dit le vieux juif, souriant et nasillant dans sa barbe grise, que M. Florence n’est pas un connaisseur en vaches. Il a lu tout cela dans ses livres…
– Oui, lui dis-je, c’est vrai.
– Hé ! fit-il en secouant la tête et regardant ma femme, qui s’était mise à rire, j’en étais sûr… j’en étais sûr !… Cette vache-ci, voyez-vous, monsieur Florence, j’en réponds. Elle est fraîche à lait, elle n’a pas encore cinq ans ; elle donne sept litres de lait par jour. Encore elle n’était pas jusqu’à présent dans une écurie comme la vôtre, bien propre, bien aérée ; elle n’avait pas le fourrage qu’elle aurait voulu ; elle n’était pas soignée comme elle le sera chez vous.
– Non !… non !… soyez-en sûr, dit Marie-Anne, jamais elle n’aura été si bien.
– Je le sais, madame, dit Élias, et voilà pourquoi je pense qu’au lieu de sept litres, elle en donnera huit. C’est moi qui vous le dis ; depuis trois ans que je connais cette belle bête, je puis vous la donner de confiance. Je vous en réponds !
– Tu entends ? dit Marie-Anne.
– Oui, j’entends bien, lui répondis-je, et cela me fait plaisir. Du moment que M. Élias en répond ?…
– Sur ma conscience, dit Élias, en mettant la main sur son cœur.
– Eh bien, du moment qu’il en répond, nous allons faire un petit acte sous seing privé. »
Ma femme devint toute rouge, comme si je faisais une injure au vieux juif de douter le moins du monde de sa parole, et Élias s’écria :
« Voilà plus de cinquante ans que je vends du bétail au pays, et jamais on ne m’a demandé d’écrit…
– Eh bien, lui dis-je, il faut un commencement à tout.
– Ah ! s’écria ma femme d’un air embarrassé, vous savez, Élias, mon mari est secrétaire de la mairie, il aime à tout écrire…
– Oui, madame, mais cela ne se fait jamais, c’est contre la règle.
– La règle, lui dis-je, c’est que tout homme de bon sens aime voir ses affaires au clair. Je veux bien croire que la vache est ce que vous dites ; mais puisque vous en êtes sûr, puisque vous en répondez, pourquoi refuser d’écrire ?… Moi je vous compte bien mon argent, vous savez que c’est de l’argent, qu’il a toutes les qualités voulues… Eh bien, mettons par écrit toutes les qualités de la vache ; il me semble que c’est juste, que cela ne peut rien vous faire ? »
Il n’avait rien à répondre et dit :
« Allons, soit ! mais cela ne se fait jamais. »
Il attacha sa vache au montant de la porte, et nous montâmes tous ensemble dans mon cabinet, où j’écrivis en détail toutes les qualités de la vache, son âge, en quel temps elle avait mis bas, la quantité de lait qu’elle donnait par jour, enfin tout. Après quoi Élias signa, ne pouvant faire autrement. Je lui comptai cent vingt francs, et cinq francs pour ses courses ; il m’en donna quittance, et je lui dis alors :
« Vous voyez bien, cela n’a pas coûté dix minutes, et maintenant tout est en règle.
– Oui, dit-il, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, tout est en règle. C’était inutile, mais pour vous tranquilliser… quand on est de bonne foi… vous comprenez ?…
– Je comprends, et je suis tranquille à cette heure ; chacun suit ses habitudes. »
Ma femme, toute joyeuse, était allée prendre dans l’armoire une bouteille de kirsch, elle en avait rempli deux petits verres ; Élias vida le sien d’un trait, puis prenant son bâton dans un coin :
« Allons, au revoir », fit-il.
Nous descendîmes sur ses talons, ma femme, les enfants et moi. On conduisit la vache à l’étable, le râtelier était déjà plein de fourrage ; et comme la vache ne voulait pas manger tout de suite, le juif dit qu’elle était fatiguée de la course, mais qu’elle allait s’y mettre, et que nous aurions le soir même nos trois litres et demi de lait.
Je fis semblant de le croire et il partit.
Marie-Anne était si contente, qu’elle ne songea plus à me reprocher d’avoir douté d’un aussi brave homme qu’Élias. C’était l’heure d’entrer à l’école, Paul et Juliette m’y suivirent.
Ce même soir la vache nous donna quatre litres de lait ; cela ne m’étonna pas, pensant bien qu’avant de l’amener, Élias l’avait laissée deux ou trois jours sans la traire, comme font tous les juifs, pour lui donner un beau pis. Ma femme triomphait ; je lui dis d’attendre et nous allâmes dormir. Le lendemain, la vache avait mangé très raisonnablement, elle nous donna deux litres de lait le matin et deux litres le soir ; et durant huit jours cela continua de même, malgré tous les soins de Marie-Anne, qui ne disait plus un mot. Moi, le huitième jour, je taillai ma plume et j’écrivis à Élias, qu’il eût à venir reprendre sa vache, et à nous en amener une autre, qui donnât pour le moins sept litres de lait, attendu que celle-là, malgré tout, n’en donnait que quatre. Je l’avertis que cela pressait et que nous l’attendions sans faute pour le lendemain.
Le lendemain il arriva sans vache. Il regarda ; il soutint tout ce qu’il avait avancé d’abord, et prétendit que le fourrage n’était pas bon. Ma femme m’avait laissé seul avec lui. Je lui dis que le fourrage était excellent, qu’on n’en trouvait pas de meilleur au pays ; mais que sa vache était vieille, qu’elle avait fait veau depuis longtemps et qu’elle était épuisée, toutes choses qu’il savait aussi bien que moi.
« Eh bien, dit-il, ce soir ou demain, je vous en amènerai une autre.
– Allons, soit, nous verrons ! »
En effet, le lendemain il arrivait avec une seconde vache, encore plus vieille que la première, qui mangeait plus et donnait encore moins de lait.
Marie-Anne était consternée, et moi, l’indignation me gagnait. C’est pourquoi j’écrivis à Élias que s’il continuait à me prendre pour un âne, et s’il ne m’amenait pas une vache jeune, fraîche à lait, ayant toutes les qualités mises par écrit dans notre contrat, je serais forcé de lui envoyer une assignation à comparaître devant le juge de paix, pour lui demander l’exécution de ses promesses, avec des dommages-intérêts proportionnés à la perte que nous avait causée le retard. Je ne lui donnai que deux jours pour s’exécuter, ne voulant pas voir avaler tout notre foin par de vieilles bêtes hors de service.
La lettre partit le soir, par le facteur, et le lendemain matin à dix heures Élias était là, nous amenant une petite vache de la montagne, la tête grosse, les cornes longues, écartées, les yeux vifs, le ventre en forme de tonneau, le pis fort, les jambes courtes un peu cagneuses.
Du premier coup d’œil je vis que nous avions une bonne bête, et je dis en souriant :
« À la bonne heure, monsieur Élias, à la bonne heure, je crois que cette fois vous avez eu la main heureuse. Revenez dans quinze jours, et si…
– Je n’aurai pas besoin de revenir, dit-il, c’est une des meilleures vaches de la montagne ; vous n’en voudrez jamais d’autre. Mais c’est égal, monsieur Florence, vous avez eu tort de m’écrire comme cela, tout le monde peut se tromper ou être trompé ; moi je croyais toujours vous amener une bonne vache ; je n’ai pas eu de chance, voilà tout.
– Cette fois, lui répondis-je, vous en avez eu, j’en suis sûr ; avec de la persévérance, on arrive tôt ou tard. »
Il partit là-dessus, et je crois que notre petit acte l’avait aidé beaucoup à trouver de la chance. Si tous les paysans faisaient comme moi, les juifs auraient toujours la chance qu’il faut avoir pour remplir ses promesses. Ce n’est pourtant pas difficile d’écrire sur un bout de papier les conventions que l’on fait et de mettre au bas les signatures, non, c’est tout simple ; mais que voulez-vous ? il faudrait savoir écrire… et nos révérends pères jésuites veulent seuls savoir écrire, disant qu’on ne doit pas envoyer les enfants à l’école, ni s’inquiéter des faux biens de la terre, et les juifs en profitent comme beaucoup d’autres !
Aussitôt Élias parti, notre petite vache se mit à manger de bon appétit ; et le lendemain matin, nous avions trois litres et demi de lait crémeux, le soir autant, et depuis cela n’a jamais manqué durant des années.
Ma femme, comprenant alors combien j’avais eu raison de dresser un écrit, devint encore plus soumise, si c’est possible. Elle ne faisait plus rien sans me consulter ; et la satisfaction d’avoir du lait, du beurre, du fromage, sans être forcée de courir chaque jour en acheter chez les voisins, la rendait parfaitement heureuse.
On peut assurer que rien n’est plus utile, plus nécessaire même aux petits ménages comme le nôtre, que d’avoir une belle vache ; car outre le lait, elle vous donne encore le meilleur engrais pour la culture.
Je ne crois pas qu’il soit possible d’être plus heureux que nous en ce temps, surtout quand les beaux jours furent revenus et que le petit Paul put m’accompagner dans mes promenades du jeudi.
C’était un plaisir de le voir, tout brun et hâlé, grimpant comme un cabri dans les hautes bruyères, puis revenant et criant :
« Voici le grand hircus sylvestris, mon père ! Voici la belle luciole gris perle de M. Linneus ! Ouvre ta boîte bien vite… Quelle récolte nous allons faire aujourd’hui ! »
Il était encore plus content que moi.
Et cette année-là fut aussi très bonne pour tout le monde ; on fit du blé, du seigle, de l’avoine autant qu’on en voulut ; les foins ne manquèrent pas dans les vallées, malgré la sécheresse assez grande, ni les pommes de terre non plus.
La commune aurait donné le spectacle de la paix et de la prospérité, sans ces malheureux Rantzau, qui ne pouvaient s’entendre entre eux, et qui même s’en voulaient encore davantage, à cause de ce que je vais vous dire.
Au temps des vacances, vers l’automne, les deux enfants revinrent de Phalsbourg et de Molsheim, et le lendemain déjà le bruit courait au village que Mlle Louise avait eu tous les prix de sa classe à la pension, tandis que Georges n’avait rien remporté du tout dans son collège. C’était malheureusement vrai, et cela me fit beaucoup de peine, car j’aimais ces deux enfants autant l’un que l’autre, et je comprenais que leurs parents allaient s’en vouloir encore bien plus.
Toutes les voisines, toute cette foule de commères qui passent leur temps à jaser sur les portes, sans s’inquiéter de l’ouvrage, se rendirent à la file chez M. Jean, pour voir les beaux livres de Louise et ses couronnes. On ne parlait plus que de cela. Le vieux Jean, flatté dans son orgueil, leur disait :
« Regardez… ils sont là sur la commode. »
Et de temps en temps il levait le rideau de la fenêtre, pour voir ce qui se passait chez Jacques, dont la porte restait fermée ; sa vieille tête chauve souriait.
Ce qui se passait chez Jacques Rantzau, personne n’en sait rien, mais chacun doit comprendre qu’il n’était pas content.
Ma femme voulait aussi courir chez M. le maire ; je lui dis de bien s’en garder, qu’il n’est pas beau de courir tout de suite chez les gens qui réussissent ; que cela ne me plaisait pas, et puis que M. Jacques ne nous pardonnerait jamais.
Tout resta tranquille en apparence.
Deux jours après, Louise vint nous rendre visite ; elle était dans la joie, nous racontant toutes les bontés de Mme la supérieure, tous les bons conseils de sœur Placide, etc., etc., et puis la gloire de son père, lorsqu’elle avait été couronnée cinq fois de suite, en présence de la meilleure société d’Alsace et des Vosges.
Je l’écoutais, tout heureux de son bonheur, car c’était vraiment une charmante jeune fille, une des élèves dont je pouvais être fier. Mais ensuite lui ayant demandé si son cousin Georges avait été heureux comme elle, et la voyant sourire, en agitant la tête et disant : « Il n’a rien eu, monsieur Florence, rien du tout ! » j’en fus affecté profondément, sans pourtant lui faire aucun reproche.
Ma femme était émerveillée de ses beaux livres, pleins d’images de saints, de saintes et de cœurs enflammés de notre sainte Mère des douleurs. Et comme j’allais et venais tout rêveur, j’aperçus Georges qui remontait la rue, la tête penchée, dans son petit uniforme à collet bleu de ciel. Il arrivait directement chez nous ; aussitôt je dis :
« C’est très bien, Louise, tes succès m’ont fait le plus grand plaisir ; mais quelqu’un arrive, il faut que j’aille voir. »
Et je descendis, la laissant avec Marie-Anne. Georges était dans l’allée ; je l’embrassai de bon cœur, d’autant plus que je le voyais tout pâle et malheureux.
« Allons au jardin, lui dis-je ; viens, Georges, nous causerons mieux à l’ombre des pommiers, nous serons seuls. »
Il me suivit ; et comme je lui demandais si réellement il n’avait rien obtenu, le pauvre garçon se mit à fondre en larmes, ce qui me toucha plus qu’il n’est possible de se le figurer ; j’en étais tout bouleversé.
« Comment cela se peut-il ? lui dis-je. Pourtant tu ne manques pas de moyens, tu m’as toujours donné de la satisfaction ; je ne comprends pas que tu n’aies rien obtenu.
– Ah ! fit-il, j’étais avec des grands, ils avaient déjà fait une année de latin.
– Tu n’as donc pas pu les rattraper ?
– Non, ils étaient trop forts. »
C’est une grande faute de mettre des enfants dans la même classe que d’autres plus avancés ; cela ne devrait jamais être, les grands sont retardés et les petits se découragent ; c’est quelque chose de triste.
« Bah ! tout cela ne signifie rien, dis-je à Georges, tu les rattraperas l’année prochaine. Ta cousine a eu des prix, mais dans les pensionnats on donne des prix à tout le monde, pour encourager les gens à revenir ; dans les collèges, c’est différent ; ne te désole pas. Ton père t’a bien sûr fait de grands reproches ?
– Oui, il était bien fâché !… Bar bonheur, en passant à Lutzelbourg, la tante Catherine l’a calmé ; elle lui a dit les mêmes choses que vous. Il m’en voulait trop.
– Ta tante Catherine est une brave femme pleine de bon sens, lui dis-je ; elle a bien fait d’apaiser la colère de ton père ; ce n’était pas juste, tous ces prix ne veulent rien dire, les plus paresseux en obtiennent avec un peu de chance, et d’autres plus courageux, plus persévérants n’en ont pas ; mais c’est la fin qu’il faut voir en tout. Je te dis, moi, Georges, que tu n’as pas eu de chance ; car je te connais, je suis sûr que tu as fait tout ton possible.
– Oui, monsieur Florence.
– Eh bien, voilà le principal. Quant au reste, j’en fais peu de cas ; tant d’imbéciles ont de la chance ! »
C’est ainsi que je cherchais à le consoler. À la fin il me dit :
« Monsieur Florence, je vous remercie ; je vous aime bien ! Voudriez-vous me donner des leçons pendant les vacances ?
– Tu ne veux donc pas t’amuser ni te reposer ?
– Non, il faut que je travaille ; je veux avoir autant de prix que Louise, l’année prochaine. »
Cette résolution me donna bonne opinion de lui et je répondis :
« Arrive tous les soirs après sept heures, nous repasserons ensemble l’arithmétique et le commencement de la géométrie. Je ne peux pas t’enseigner le latin, car malheureusement je n’en connais pas un seul mot ; mais pour l’histoire, la géométrie, la grammaire, tu peux compter sur moi, je t’aiderai.
– Vous êtes bien bon, fit-il. Je n’ai pas besoin de vous parler du prix des leçons ?
– Non, lui dis-je, j’aime quand on travaille.
– Ah ! mon père sera bien content… Vous n’aurez qu’à lui demander…
– C’est bon, Georges, ne t’inquiète pas de cela ; plus tu viendras, plus tu me feras plaisir. »
Alors il m’embrassa de nouveau, et partit en me disant qu’il allait chez M. le curé, le prier de lui rendre le même service pour le latin.
J’étais touché de son chagrin, voyant bien que tout cela ne venait pas de sa faute, puisqu’on l’avait mis avec de grands gaillards qu’un enfant de douze ans ne pouvait surmonter, et puis son énergie me faisait plaisir.
Enfin il partit, et le lendemain ses répétitions commencèrent, le matin chez M. le curé, le soir chez moi. Je n’ai jamais vu travailler un enfant avec une volonté pareille ; chaque jour il faisait des progrès étonnants j’en étais émerveillé !… Oh ! la volonté est une grande chose.
Mais ce que j’avais prévu touchant la colère de M. Jacques se vérifia bientôt ; un beau matin, tous ceux qui lui devaient de l’argent et dont les femmes étaient allées voir les prix de Mlle Louise reçurent un avertissement de payer dans les vingt-quatre heures ; le nombre en était très grand. Tous coururent le supplier d’attendre que leurs seigles fussent battus, leurs regains rentrés, leurs pommes de terre arrachées ; mais lui, se promenant de long en large, son grand nez crochu dans sa barbe ébouriffée et les mains croisées au bas du dos, ne leur répondait qu’un mot :
« Payez-moi… Il me faut de l’argent !… Payez-moi vite ou dans les huit jours l’huissier Dévosges viendra ! »
Ces gens s’en allaient désolés.
En apprenant ces choses, je n’eus qu’à regarder Marie-Anne, elle comprit que j’avais eu raison de lui défendre d’aller chez M. Jean, et qu’il valait mieux s’être tenu dans la réserve, avec des caractères aussi dangereux.
M Jacques poussa même la chose si loin, qu’il renvoya dans la quinzaine plusieurs bûcherons qui travaillaient depuis longtemps à ses coupes.
« Voilà votre compte, leur dit-il, allez chercher de l’ouvrage ailleurs.
– Mais, monsieur Rantzau, pourquoi, pourquoi ?
– Je n’ai pas d’explications à vous donner.
– Mais où trouver de l’ouvrage maintenant, au nom du ciel ?
– Allez chez M. Jean, il en a peut-être ! »
Ils comprirent aussitôt d’où cela venait, et ce soir même les malheureux, rentrant furieux et désolés, battirent leurs femmes comme du plâtre ; on entendait les cris jusqu’à travers les murs dans tout le village.
Il paraît que cela satisfit M. Jacques, car trois ou quatre jours après il fit dire à ces hommes qu’ils pouvaient rentrer à la coupe. Il les reprit tous, mais l’on peut se figurer si les pauvres femmes, toutes bleues de coups, eurent encore envie d’aller admirer les prix de Mlle Louise.
M. Jean, se doutant bien d’où tout cela venait, accepta les créances dont ne voulait plus son frère ; et Jacques, lui, ne prêta jamais plus d’argent à ceux qui n’avaient pas suivi l’exemple de ses bûcherons ; il leur disait :
« Allez chez M. Jean, il a de l’argent pour vous. Je serais bien bête de prêter à mes ennemis… Allez !… »
Il leur montrait la porte et ne voulait rien entendre.
Quelques jours avant la fin des vacances, je le rencontrai allant à ses coupes, le mètre sous le bras ; il me salua de loin et me demanda des nouvelles de son fils.
« Il va très bien, monsieur Jacques, lui dis-je, c’est un très bon sujet, qui fera son chemin, car il a du courage et de la persévérance et ne manque pas de moyens.
– Vous croyez, monsieur Florence ?
– J’en suis sûr ! L’affaire des prix ne signifie absolument rien. Georges était avec des garçons de quatorze et quinze ans ; comment pouvait-il lutter contre eux ? ce n’était pas possible. Si vous voulez qu’il ait des prix, laissez-le deux ans dans la même classe, alors il écrasera les plus jeunes que lui, et n’aura pas fait de progrès.
– Non, non ! Vous avez raison, monsieur Florence, s’écria-t-il ; je me moque des prix, je veux que mon fils avance, je veux qu’il sache quelque chose. »
Et comme il s’éloignait après m’avoir salué, tout à coup se retournant en m’appelant :
« Monsieur Florence ? »
Je revins.
« À propos, vous savez que les leçons sont à vingt francs par mois ?
– Oh ! monsieur Jacques, moi je ne demande rien ; je donne ces leçons à Georges par amitié pour lui.
– Bon ! c’est aussi comme ça que je l’entends… Vous êtes un brave homme, un savant, vous aimez mon fils : raison de plus pour vous payer convenablement. »
Il me tendit la main ; et qu’on juge de mon étonnement il avait mis dedans deux pièces de vingt francs, chose rare à l’époque dans nos villages ; j’en étais confondu.
« Et ce n’est pas tout, dit-il ; si jamais vous avez besoin de quelque chose, monsieur Florence, venez hardiment chez moi. Allons, au revoir. »
Il partit avant que j’eusse le temps de le remercier.
Marie-Anne en apprenant cela pencha tout de suite pour M. Jacques, disant que c’était un tout autre homme que son frère Jean, qu’il était plus riche d’au moins la moitié.
« Cela ne nous regarde pas, lui répondis-je. Tiens, mets cet argent dans la corbeille, au fond de l’armoire ; nous avons de quoi payer maintenant nos pommes de terre pour tout l’hiver ; c’est agréable. Mais retenons notre langue, car M. Jean est maire de la commune, et s’il se doutait seulement que tu penses qu’il est moins riche et moins généreux que son frère, il m’en voudrait et pourrait me faire perdre ma place. »
Elle le comprit et se tut, se contentant de filer et de tricoter le soir, pendant que je donnais mes leçons à Georges. C’est ce qu’elle pouvait faire de mieux.
Bientôt les vacances finirent, Georges repartit pour son collège et Louise pour son pensionnat de Molsheim. Puis l’hiver revint, qui fut très rude. C’était en 1829 ; les gens ne se souvenaient pas d’en avoir vu de pareil, depuis 1812, à la retraite de Russie. Le vin gela dans les caves ; on retira les glaçons d’eau pure, et le reste en devenait plus fort. Heureusement les récoltes avaient été bonnes, chacun se tenait enfermé dans sa maison ; malgré cela beaucoup de gens moururent, des vieux et des jeunes ; ils attrapaient tous le point de côté, se mettaient à cracher le sang ; et comme on n’allait chercher le médecin qu’à la dernière extrémité, suivant la mauvaise habitude des paysans, il arrivait toujours trop tard et les gens mouraient.
C’est de cette maladie que mourut, à la fin de décembre, Mme Picot, née Rantzau, la sœur de Jean et de Jacques, une personne charitable, qu’on appelait au pays « la bonne madame Catherine » et que tout le monde aimait ; elle mourut à Lutzelbourg, au cœur de l’hiver. En apprenant cela, tout notre village fut désolé.
Beaucoup partirent pour son enterrement ; et je n’oublierai jamais que le soir après ma classe, étant appelé à la mairie, je trouvai M. Jean, la figure cachée sur le grand registre et sa tête chauve entre les mains : cet homme dur pleurait comme un enfant ; il sanglotait et je l’entendais crier tout bas : « Ah ! pauvre Catherine… pauvre sœur… Mon Dieu !… Mon Dieu !… Je ne te verrai plus… C’est fini ! »
Il gémissait avec tant d’amertume, que je me sentis le cœur arraché, car j’aimais aussi cette brave femme, et je m’assis à ma place ordinaire, pensant :
« Cet homme est pourtant bon… Il aimait sa sœur ! »
Cela dura bien cinq minutes, le feu bourdonnait dans le grand poêle ; finalement M. Jean, se levant et m’adressant la parole, me dit :
« Monsieur Florence, comme un ami de la maison et secrétaire de la mairie, je vous ai fait appeler, à cette fin de venir avec moi dans les tristes circonstances où nous sommes. Il faut que des gens honorables du village viennent à la triste cérémonie, et je vous choisis. Voudrez-vous me faire ce plaisir ?
– Monsieur le maire, lui dis-je, je me ferai un honneur de vous accompagner, et puis je dois bien cette marque de considération à la mémoire d’une personne qui sera toujours regrettée par ceux qui l’ont connue.
– C’est bien, fit-il, je savais que vous ne me refuseriez pas. Eh bien donc, demain de bon matin nous partirons ensemble sur mon traîneau. Vous avez un bon manteau ?
– Oui, monsieur le maire.
– Ne l’oubliez pas, car il fait bien froid ; nous aurons aussi deux peaux de mouton pour les pieds. C’est donc entendu pour demain, à six heures du matin, au petit jour ?
– Oui, je vous le promets. »
Alors il me serra les deux mains et me dit en se remettant à gémir :
« Merci ! – Ah ! ma pauvre Louise, qu’est-ce que tu vas dire, en apprenant ce malheur ?… Une tante si bonne… Une si brave… une si digne femme !… Ah ! les gueux restent,… oui, ils restent… les bons seuls s’en vont ! »
Il pensait à son frère Jacques ; et comme les mauvais sentiments reprenaient le dessus ; comme je voyais qu’il allait m’en raconter plus que je ne devais en savoir ; qu’il s’en repentirait ensuite et m’en voudrait, je l’interrompis en lui disant :
« Monsieur le maire, il est près de sept heures, ma femme m’attend pour souper…
– Allez, Florence, fit-il ; moi, depuis cette terrible nouvelle, je ne sais plus où aller. »
Il s’assit en face du poêle, jeta dedans une grosse bûche, et je sortis.
En rentrant à la maison, je dis à Marie-Anne que M. Jean m’avait prié de l’accompagner le lendemain à Lutzelbourg. Nous soupâmes en silence. Les enfants allèrent se coucher ; et, songeant alors qu’il fallait partir de bonne heure, je tirai de l’armoire mes habits des dimanches, une chemise blanche, des bas de laine, mon feutre et mon manteau. Marie-Anne m’aidait, les enfants dormaient bien, leur bonne couverture sur le nez. Enfin, tout étant prêt, rangé sur une chaise en bon ordre, nous nous mîmes au lit, causant quelques instants du froid qu’il ferait avant le jour et des précautions qu’il fallait prendre.
Je dormais encore, lorsqu’un bruit de grelots qui passaient dans la rue m’éveilla. Je sautai du lit, croyant que c’était le traîneau de M. Jean ; mais le bruit s’éloignant, je compris que c’était celui de M. Jacques, ce qui ne m’empêcha pas de m’habiller, après avoir fait de la lumière. Un quart d’heure ne s’était pas passé que j’entendais venir le traîneau de M. Jean ; je n’eus qu’à regarder par la fenêtre.
« C’est vous, monsieur le maire ?
– Oui ! n’oubliez rien. »
Je refermai bien vite et je descendis, en recommandant à ma femme d’éteindre la lampe, car elle dormait encore aux trois quarts. Puis, relevant le collet du manteau, j’arrivai dans la petite allée sombre et je sortis.
« Asseyez-vous ici, dit M. Jean, en me faisant place ; couvrez-vous bien les jambes avec cette peau de mouton. »
C’est ce que je fis, et les chevaux recommencèrent à trotter dans la neige, avec leur bruit monotone de grelots. M. Jean conduisait, tenant le fouet et les rênes avec ses grosses moufles en peau de renard, qui lui remontaient jusqu’aux coudes. Les chevaux avaient aussi des peaux de mouton. On ne voyait que la grande traînée blanche de la route ; au loin, bien loin, on entendait les grelots du traîneau de M. Jacques ; les étoiles se couchaient au fond du ciel ; le petit jour pâle commençait à paraître derrière la ligne noire des montagnes. De temps en temps un des chevaux, plus vif que l’autre, levait sa croupe, poussant un hennissement bref, comme pour exciter son camarade, qui trottait toujours du même pas égal. Nous, le nez et les oreilles dans le collet de nos manteaux, nous n’avions pas envie de parler.
Environ deux heures plus tard, en approchant de l’auberge forestière de Bourdonnais, nous vîmes quelques paysans de Dabo, des hommes et des femmes, avec leurs gros habits bleus à larges manches des anciens temps, et leurs pèlerines, la capuche relevée sur le bonnet, qui se rendaient aussi à l’enterrement ; ils marchaient lentement sur le rebord du chemin, suivant à la file un étroit sentier tracé dans la neige.
Cela montrait de quelle considération avait joui Mme Catherine Picot, pour décider ces gens à venir de si loin, par un froid aussi rude, assister à son inhumation ; oui, c’était une grande marque d’estime et de regrets. Ils se retournèrent à notre approche, et reconnaissant M. Jean Rantzau, ils levèrent leurs grands chapeaux en silence. Nous leur répondîmes.
Enfin, sur les neuf heures et demie nous arrivâmes au tournant de la vallée ; et les petites maisons, le long de la rivière couverte de glace, le vieux clocher pointu, les décombres de l’antique château sur la côte se découvrirent à nos yeux.
M. Jean alors, d’une voix sourde, prononça ses premières paroles :
« Voilà !… Voilà la maison de Catherine ! »
Il montrait à gauche du bout de son fouet, non loin de l’église, la rue montante, déjà pleine de monde.
Au-delà du petit pont, nous débouchâmes juste en face de la porte où reposait le cercueil couvert de son drap blanc, au milieu des cierges. Tous les gens de Lutzelbourg et des environs venaient en silence jeter quelques gouttes d’eau bénite sur le cercueil, puis ils entraient dans la grande salle en bas.
Un domestique vint aussitôt prendre le fouet et les rênes des mains de M. Jean, qui ne s’inquiéta plus de ses chevaux et se précipita dans la maison. En passant, il avait seulement regardé le cercueil, en levant les deux bras, les mains jointes sur sa tête en criant :
« Oh ! oh !… mon Dieu !… mon Dieu !… »
Je jetai l’eau bénite et je le suivis. De grandes tables étaient dressées à l’intérieur, jusqu’au fond de la cuisine, avec des assiettes innombrables, à côté desquelles se trouvaient des verres et des bouteilles de vin. Cinq ou six vieilles connaissances de la famille vinrent embrasser M. Jean, et presque aussitôt les cloches se mirent à tinter dans la vallée, ce tintement si triste, que chacun se rappelle malheureusement pour l’avoir entendu dans la douleur affreuse des grandes séparations. La morte allait partir ; elle allait quitter cette vieille maison où durant des années la pauvre femme avait fait tant de bien. Les sanglots éclatèrent de tous les côtés, pendant que les cloches allaient toujours lentement l’une après l’autre, comme pour pleurer avec les affligés.
Dehors arrivait déjà M. le curé avec ses chantres. On commençait à se ranger, les plus proches parents derrière le cercueil : c’était d’abord M. Picot, le mari de la défunte, dans une désolation inexprimable, et puis ses deux frères, Jean et Jacques Rantzau. Ils ne se regardèrent point, ayant tous les deux une main sur la figure et le grand chapeau dans l’autre ; et les premières prières étant faites, les premiers chants s’élevèrent, pendant que les porteurs levaient le cercueil.
On se mit en route.
J’étais dans les premiers ; c’est tout ce qui me revient, car à ce spectacle des deux frères marchant côte à côte derrière leur sœur morte, sans se regarder ni s’adresser une seule parole, le plus grand trouble m’avait saisi. Je ne faisais attention qu’à cela, et c’est à peine si je me souviens du nombre de messes hautes et basses qui furent dites. On avait déposé le cercueil dans l’allée du milieu, entre les grands cierges à candélabres de bois et les six têtes de mort qui signifient notre triste sort à tous, sans exception ; les messes et les chants se suivaient ; l’église était froide, les vitraux blancs, la foule nombreuse, et je ne voyais que Jean et Jacques, tantôt agenouillés et tantôt debout.
On sortit enfin ; la terre du cimetière, derrière la nef, était couverte de glace. Le De Profundis commença, un grand murmure répondit : les gens priaient !… On se dépêchait,… on grelottait ; et seulement quand le fossoyeur et son garçon eurent passé les cordes et que le cercueil se mit à descendre, et que, les cordes étant retirées, les grosses mottes de terre, dures comme du roc, commencèrent à tomber avec un bruit sourd, seulement alors les deux frères se regardèrent comme épouvantés, mais ils ne se dirent rien.
Quelques parents réunis autour d’eux et du pauvre M. Picot les emmenèrent ; nous suivîmes tous en désordre.
Les invités rentrèrent à la maison ; beaucoup qui ne l’étaient pas les suivirent, et l’on s’assit autour des tables, où tous les grands mangeurs du pays, en face des soupes grasses, des énormes quartiers de bœuf, des plats de choux garnis de lard et de saucisses, commencèrent par s’en donner selon leur habitude, sans s’inquiéter du reste. Chose terrible, les deux frères étaient encore placés l’un à côté de l’autre, en tête de la grande table. Ils ne mangèrent point. Seulement M. Jacques buvait de temps en temps un peu de vin, et restait là, les yeux baissés, tout sombre. Jean, lui, les bras croisés, regardait son assiette ; il n’avait l’air de rien voir.
Trois ou quatre vieux amis de la maison parlaient entre eux à voix basse ; on n’entendait que le bruit des verres et des fourchettes, quand tout à coup M. Picot, sa bonne figure de brave homme toute rouge et les yeux pleins de larmes, dit :
« Jean !… Jacques !… vous avez perdu votre sœur, qui vous aimait tant !… Si elle avait pu vous réconcilier, la pauvre âme, ç’aurait été sa plus grande consolation dans cette vie et son bonheur dans l’autre ! Jusqu’à la dernière minute elle ne parlait que de vous… Elle aurait voulu vous voir ensemble près de son lit la main dans la main, comme deux bons frères… Elle vous appelait !… Est-ce que vous ne voudrez pas vous embrasser en mémoire de Catherine ?… Tous vos vieux amis, qui sont ici, seraient contents ; au milieu de ce grand chagrin, nous serions un peu soulagés… Allons, Jacques,… Jean,… Catherine, vous le demande, et moi votre frère, et nous tous !… »
Il leur tendait les bras ; beaucoup sanglotaient !… Et dans le même instant les deux frères se levèrent ; ils s’embrassèrent, en se serrant et gémissant d’une manière épouvantable. Et j’ai toujours pensé depuis qu’ils auraient peut-être été réconciliés, sans ce tas de mangeurs et d’ivrognes qui se trouvaient là, la bouche et l’estomac pleins, et qui se mirent à trépigner, à battre des mains, criant : « À la bonne heure !… À la bonne heure !… Embrassez-vous… C’est ça ! »
Toute la maison en tremblait ; les deux frères en furent comme réveillés ; ils se retournèrent tout pâles, regardant ce tumulte.
C’était une honte pour la maison mortuaire.
De pareils repas, que des gueux attendent quelquefois cinq ou six ans d’avance, disant : « Bientôt un tel ou une telle mourront, et nous pourrons nous goberger aux dépens des héritiers !… » Ces repas sont de véritables abominations ; mais que voulez-vous, c’est un usage bien antique, ça remonte avant Notre-Seigneur Jésus-Christ, voilà comme on buvait et l’on se régalait dans les bois, à la mort des anciens chefs ; de père en fils il faut que cela continue. À la fin l’indignation de Jacques ne put se contenir, ses gros sourcils se froncèrent et d’une voix de tonnerre il dit :
« Je pars ! »
Il aurait voulu ajouter autre chose et crier à tous ces goinfres de se taire ; mais sans doute par considération pour les honnêtes gens, il n’en dit pas davantage et sortit.
J’étais indigné contre la mauvaise race.
M. Jean se rassit et resta quelques instants encore au milieu du grand tumulte ; il était blanc comme un linge et tremblait des pieds à la tête.
« Prenez un verre de vin », lui dis-je, en lui présentant un verre.
Alors il but et me dit :
« Merci, monsieur Florence. »
M. Jacques passait déjà devant les fenêtres, sur son traîneau, il retournait aux Chaumes ; M. Picot, qui l’avait reconduit, rentrait dans la salle, tout consterné, et les amis baissaient la tête sans rien dire ; mais les mangeurs et les braillards, tout en célébrant la réconciliation des deux frères, n’en perdaient pas un coup de dent, je n’ai jamais vu manger comme à cet enterrement. On voyait bien que plusieurs de ces abominables gueux auraient souhaité voir mourir un de leurs soi-disant amis ou connaissances tous les quinze jours, pour recommencer la fête.
Enfin, quand on ne peut pas changer les choses, il vaut mieux se taire.
Un quart d’heure environ après le départ de M. Jacques, M. Jean me fit signe ; nous sortîmes à notre tour.
Il attela lui-même les chevaux, et tout étant en ordre, nous reprîmes le chemin du village, où nous rentrâmes sur les six heures, sans nous être dit un mot de ce qui venait de se passer.
Le lendemain, les frères Rantzau ne s’aimaient ni plus ni moins qu’avant ; mais comme leurs affaires ne me regardaient pas, je m’occupai tranquillement des miennes.
On eut encore beaucoup à souffrir du froid jusqu’à la fin de mars ; enfin ce rude hiver finit comme les autres : après les grandes gelées arrivèrent à la fonte des neiges les grandes inondations de la vallée et les balayages de la rue ; les scieries et les moulins se remirent à marcher ; et puis un beau matin on entendit la première alouette gazouiller dans le ciel encore pâle sa douce chanson qui vous fait lever les yeux et penser :
« Voilà le printemps revenu !… Les haies vont refleurir. Dans quinze jours ou trois semaines les enfants conduiront les chèvres à la pâture ; ils feront des entailles aux bouleaux, pour boire la sève nouvelle ; et les jeunes filles, le corsage entouré de rameaux verts, iront encore une fois de maison en maison chanter en dansant le vieux cantique du Tri mâso :
« Tri maso
So lo mâ, et lo tri mâ
So lo tri mâ so ! »
Pas un montagnard qui ne se figure ces choses d’avance, et qui ne dise le soir, en rentrant, les épaules courbées sous sa petite porte : « Aujourd’hui, j’ai entendu chanter la première alouette ! » Comme on dit en ville : « J’ai vu la première hirondelle. »
Mars, avril et mai sont encore bien durs à passer, alors les pommes de terre, le grain et le fourrage étant presque épuisés, il faut attendre longtemps les nouvelles récoltes ; mais c’est égal, on n’a plus froid, et la gaieté vous revient avant l’abondance.
Or, tandis que les choses marchaient ainsi, comme elles marcheront encore des centaines et des milliers d’années, lorsque nous n’y serons plus, des bruits nouveaux commencèrent à courir le pays.
D’abord ce fut une grande histoire touchant le dey d’Alger, qui depuis longtemps arrêtait les voyageurs en mer et les faisait vendre comme esclaves sur les marchés. Ces bruits se répandirent, et l’on apprit aussi que le malheureux avait frappé notre ambassadeur au visage avec son éventail ; c’était un affront pour la France !
Martin, le Savoyard, en passant aux Chaumes, vendit des quantités d’images d’Épinal, représentant ce dey Hussein, son marché d’esclaves, et ses femmes assises à terre, les jambes croisées comme nos tailleurs, et jouant de la guitare.
Puis, tout à coup, on apprit que notre flotte était partie, pour réclamer les malheureux chrétiens que le bandit retenait au bagne. Ce fut une grande joie ! Chaque soir, à la mairie, après avoir transcrit mes actes de l’état civil, je lisais les nouvelles dans le Moniteur de la Meurthe. J’avais à l’école une carte d’Afrique, et je montrais à mes élèves l’endroit où nichaient les pirates, me figurant nos soldats et nos matelots en pleine mer.
Nous faisions des vœux, comme tout le monde, pour le succès des armées du roi. J’avais même, de mon propre chef, ordonné la prière matin et soir pour nos soldats, dont plusieurs étaient du village.
J’expliquai aux enfants que c’était notre devoir de réclamer la justice et de secourir les malheureux. Ils le comprirent très bien ; c’est naturel à l’homme d’aimer la justice.
Malheureusement il arriva des coups de vent et d’autres retards qui nous inquiétèrent beaucoup ; puis on fit le débarquement, et l’on se mit à bombarder – non pas la ville, comme font aujourd’hui les Allemands en pays chrétiens ! – mais les forts d’Alger. Les barbares se défendaient bien ; ils coupaient la tête de nos soldats blessés ; l’indignation augmentait de jour en jour. Nous avions encore aux Chaumes Nicolas Guette, dit l’Égyptien, un vieux soldat qui se plaisait à parler des pyramides, des mosquées et de tout ce qu’il avait vu durant sa jeunesse. On allait chez lui se faire donner des explications sur la campagne ; il mâchait du tabac et n’ignorait de rien. Sa baraque était toujours pleine de gens ; ma femme elle-même allait l’entendre.
Cela traînait ainsi, quand au commencement de juillet le Moniteur annonça que le fort de l’Empereur avait sauté ; que les Arabes s’étaient sauvés par une porte de derrière, du côté des montagnes, et que le dey d’Alger était pris, avec ses femmes, ses nègres, son bagne et sa ménagerie. La nouvelle s’en répandit du jour au lendemain, on criait partout :
« Vive le roi ! »
Triboulet, le percepteur, passa sur son char à bancs, disant qu’il fallait dissoudre la Chambre et faire de nouvelles élections. Il avait le mandement de Mgr Forbin-Janson, notre évêque, ordonnant des actions de grâces dans toutes les églises du diocèse, pour célébrer la victoire de notre sainte religion sur les infidèles.
On annonçait aussi de nouvelles missions dans les départements de l’Est, pour convertir les luthériens et les juifs, chose qui me parut bien étonnante, puisqu’ils ne nous faisaient pas la guerre, étant de notre propre pays.
Ces vieux souvenirs sont encore présents à ma mémoire ; je me rappelle que bien des personnes honorables n’étaient pas contentes ! M. Jacques, notamment, ne se gênait pas de dire que les jésuites pourraient chanter leurs victoires, quand ils auraient été se battre eux-mêmes, mais que celles de la France ne les regardaient pas ; que la France se battait pour la justice, et non pour le triomphe de la sainte congrégation, qui voulait faire croire que nos armées étaient les siennes.
Ces propos inconsidérés furent rapportés à M. Jean ; ils l’indignèrent, car depuis sa nomination de maire, il était devenu dévot et ne manquait jamais d’assister à la messe et à toutes les processions. Cependant il se tut d’abord et quelques jours après seulement, lorsque les premières nouvelles de la révolte des Parisiens contre Charles X arrivèrent, et que Nicolas Guette, Jean Limon, l’épicier Claudel, M. Jacques et cinq ou six autres notables réunis le soir à l’auberge du Pied-de-Bœuf, se permirent de chanter des chansons de Béranger, contre le roi, le clergé et la noblesse, seulement alors, je vis le véritable caractère de notre maire.
Nous étions seuls à la mairie ; et comme je lui disais que les Parisiens n’avaient égard à rien, qu’ils se moquaient de tout, lui, ne pouvant se contenir d’avantage, s’écria :
« Ce n’est pas seulement à Paris qu’on trouve des gueux ; il s’en rencontre jusque dans les derniers villages, capables de se révolter contre les autorités légitimes. Mais gare !… s’écria-t-il, gare ! nous avons l’œil sur eux, le brigadier de gendarmerie est prévenu, les menottes sont prêtes… Je ne vous dis que ça, monsieur Florence. »
Il se promenait de long en large dans la salle ; et s’arrêtant près d’une fenêtre, les yeux tournés vers la maison de M. Jacques, il leva le doigt d’un air menaçant, les dents serrées, et dit :
« Attends !… Attends, vaurien !… Tu recevras bientôt de mes nouvelles. »
Je n’ai jamais vu de figure plus mauvaise que celle de M. Jean en ce moment ; j’en frémis, pensant tout bas :
« Comment ! sa haine va jusqu’à dénoncer son frère ! »
Et je crois réellement que la dénonciation était partie, que les gendarmes devaient venir, quand tout à coup on apprit que les Parisiens avaient massacré les Suisses et la garde royale ; qu’ils étaient les maîtres partout ; que Charles X se sauvait, et que Louis-Philippe d’Orléans venait d’être nommé lieutenant général du royaume.
On apprit presque aussitôt que notre évêque Forbin-Janson était chassé de Nancy, que le peuple avait ravagé son palais ; et le surlendemain de ces terribles nouvelles la fureur fut déchaînée chez nous : les montagnards se remuaient ; d’heure en heure, on apprenait du nouveau.
Moi, naturellement, je ne bougeais pas de mon école. Marie-Anne me disait :
« Au nom du ciel, Florence, ne te mêle de rien, ne dis rien, ne parle pas ! »
Je n’avais pas envie non plus de parler, ni de me mêler d’affaires pareilles. Oh ! non, j’aurais plutôt voulu pouvoir fermer la porte et les fenêtres ; malheureusement il fallait laisser l’école ouverte, et les trois quarts des bancs étaient vides.
De tous les côtés de la rue, on disait :
« Les gens de Dabo arrivent… Ils veulent régler leurs comptes avec la partie forestière… Ils sont en route… Ils sont à Valsch… Ils sont au Grand-Soldat… Ils approchent !… »
Finalement cinq ou six garçons, courant pieds nus, traversèrent le village en criant :
« Les voilà !… Les voilà !… »
Et, regardant vers la côte, je les vis sortir du bois par centaines : hommes, femmes, enfants, avec des fusils, des fourches, des haches, et descendre dans le chemin creux des Chenevières ; on ne voyait plus que le haut des fourches ; mais il en sortait toujours de la forêt, cela n’en finissait pas !
Alors entendant sonner dix heures, je renvoyai les enfants, en leur disant de se sauver chez leurs parents. Je fermai la porte et je fis monter Paul et Juliette dans la chambre en haut. La tête des montagnards arrivait déjà par le bout du village ; ils criaient en tumulte, comme une bande de corbeaux.
« Les procès-verbaux !… les procès-verbaux ! À bas les gardes forestiers !… À bas les curés… À bas les rats de cave… les percepteurs et tout le reste !… Nous sommes les maîtres !… le bois est à nous !… Vive Lafayette !… »
Ils allaient chez le garde général détruire tous les procès-verbaux qu’on avait dressés contre eux, pensant qu’alors tout serait fini ; les malheureux ne savaient pas que la copie de ces papiers étaient au tribunal de Sarrebourg ; ils ne savaient rien et ne voulaient rien entendre.
C’est ainsi qu’ils arrivèrent sur une file à perte de vue, en blouse, en camisole, en bras de chemise, en sabots, les pieds nus, les cheveux défaits et la fureur peinte dans leurs traits.
Il faisait très chaud ; j’avais fermé les persiennes, mais je les voyais défiler tout de même par les fentes. Tout le village en était rempli. Qu’on se représente notre inquiétude ; heureusement ils n’en voulaient qu’au garde général. Cela formait un grand bourdonnement au loin ; et puis tout à coup nous entendîmes des vitres tomber, des portes s’enfoncer, des cris, des disputes. Ma femme tremblait comme une feuille ; moi je la rassurais, lui disant que cela ne nous regardait pas, qu’on n’attaquait jamais les maîtres d’école. Paul et la petite Juliette, dans leur coin, les yeux tout grands ouverts, me regardaient en écoutant. Je me donnais l’air de ne rien craindre, mais à chaque grand coup dans les portes, croyant que c’était en bas, je ne pouvais m’empêcher de trembler, et puis de me pencher dans l’escalier, prêtant l’oreille.
Midi était passé depuis longtemps et l’on n’avait pas eu l’idée de manger. À la fin pourtant, sur les trois heures, je me hasardai d’entrouvrir un volet, et je vis les bandes se remettre à défiler vers la montagne. Quelques-uns de ces gens étaient ivres ; mais le plus grand nombre semblaient dans leur état naturel, et criaient tout joyeux :
« Tout est déchiré !… Tout est brûlé !… Tout est payé !… Vive Lafayette !… »
J’attendis là plus d’un bon quart d’heure ; ils se retiraient, se retiraient toujours.
Ma femme, un peu rassurée, avait dressé la table, avec du pain, du fromage, de la viande froide de la veille, pour les enfants. Nous-mêmes nous avions aussi besoin de reprendre des forces, car la frayeur de voir ces bûcherons, ces charbonniers, ces contrebandiers, ces braconniers, toute cette race terrible de délinquants tomber dans notre pauvre village, nous avait bouleversés. Bientôt pourtant ne voyant plus que des traînards de loin en loin, avant de manger, je voulus savoir ce qui s’était passé et je sortis.
La mère de notre voisin, Nanette Bouveret, filait tranquillement sur sa porte, comme d’habitude ; en me voyant elle s’écria toute joyeuse :
« Ne craignez rien, monsieur Florence, ils sont partis !… Quelle débâcle !… »
Cette vieille, qu’on appelait « la jacobine » parce que son mari, feu Nicolas Bouveret, avait présidé le club de Saint-Quirin du temps de Robespierre, ne s’étonnait pas de ces choses ; elle en avait vu bien d’autres !…
« Ça recommence ! faisait-elle en clignant de l’œil, ça recommence !… »
Et sans se faire prier, elle me raconta que la grande presse était tombée chez le garde général.
M. Botte, prévenu à temps, avait pu se sauver en traversant la Sarre, et gagner le bois des Baraques. Mais alors les montagnards avaient cassé les vitres, enfoncé la porte de sa maison, déchiré et brûlé tous les papiers avec une fureur extraordinaire.
Notre maire, M. Jean Rantzau, s’étant présenté pour faire cesser ce pillage, les gueux l’avaient rudement secoué, l’appelant calotin et poussant même l’audace jusqu’à lui mettre le poing sous le nez. Il avait eu beaucoup de peine à s’échapper de leurs mains. Enfin, vers deux heures, M. Jacques était sorti de sa maison ; il avait réuni les principaux chefs dans sa cour, leur faisant boire de la bière et manger du fromage, et leur promettant en outre solennellement d’écrire à Lafayette, pour ravoir leurs anciens droits forestiers, ce qui les avait décidés à retourner chez eux.
Voilà ce que me raconta la grand-mère Nanette d’un air tout à fait réjoui, et je puis assurer que les révolutions sont terribles, surtout dans la montagne, où les malheureux, dépourvus d’instruction, demandent des choses impossibles et se livrent à tous les excès ; ils n’ont point de religion véritable, car après chaque révolution, lorsqu’ils se croient débarrassés des gendarmes, c’est sur les prêtres et tous les gens d’Église qu’ils crient d’abord, en les humiliant de mille façons.
Ces Daboyens ayant réussi la première fois, pouvaient revenir ; qu’on se figure si cette idée nous réjouissait ; par bonheur ils n’en eurent pas le temps. Louis-Philippe fut tout de suite nommé roi des Français, par les mêmes députés que Charles X avait voulu renvoyer ; et tous ceux qu’on parlait d’arrêter quinze jours avant reçurent des récompenses : M. Jacques fut nommé maire à la place de son frère Jean, l’épicier Claudel obtint un bureau de tabac, qu’il demandait depuis longtemps, et Nicolas Guette, quoiqu’il eût crié : « Vive le duc de Reichstadt ! » reçut une petite pension de cent cinquante francs, qui calma son enthousiasme pour le fils de l’Empereur.
Moi, je craignais de perdre ma place à la mairie, mais M. Jacques se souvint de mon amitié pour son fils ; il me fit appeler et me dit en présence des notables qu’un homme paisible, instruit, et remplissant comme moi tous ses devoirs, méritait une augmentation, et qu’il allait la demander lui-même au conseil municipal.
Ce fut un grand soulagement pour moi de voir que les choses prenaient une si bonne tournure, et j’en remerciai notre nouveau maire de tout mon cœur. – Quelque temps après on m’accorda cent francs d’augmentation, ce qui me fit du bien.
Les montagnards s’étaient mis à couper les bois de l’État, il fallut envoyer contre eux des troupes et de la garde nationale. M. Jacques dans cette occasion montra un grand courage et se rendit seul à Dabo, pour dire aux rebelles que s’ils continuaient leurs ravages, les trois quarts de leur commune risquaient d’aller aux galères. Mais la plupart ne voulurent pas le croire, ils continuèrent à couper les bois de taillis et de haute futaie sans distinction, entassant dans les hangars, dans les jardins, sous leurs échoppes, des quantités de bûches qui montaient jusque par-dessus les toits, et qu’ils se promettaient bien de vendre plus tard un bon prix.
Alors les troupes et les gendarmes, les gardes forestiers et tous les fonctionnaires chargés de prêter main-forte à l’autorité, entourèrent leurs villages. Il ne fut pas difficile de constater les délits, puisque tout était là, derrière les baraques ; ces gens furent arrêtés en masse et conduits à Nancy ; ils y restèrent plus d’un an dans les prisons, et passèrent ensuite en cour d’assises ; les principaux, ceux qui avaient déchiré et brûlé les papiers du garde général, allèrent à Brest, à Toulon ; les autres, coupables seulement d’avoir pris du bois dans la forêt, furent renvoyés chez eux, mais ruinés de fond en comble ; ces malheureux se firent contrebandiers, braconniers ; au lieu d’être de bons paysans ils devinrent des bandits. Voilà le monde !
Les plus à plaindre en ce temps étaient les curés ; on en voyait à peine deux ou trois sur la route, avec leurs robes noires et leurs tricornes, que d’un bout de la vallée à l’autre partaient des « Coûa !… coûa !… coûa !… » qui n’en finissaient plus ; hommes, femmes, enfants, tous les travailleurs des champs déposaient la pioche ou le râteau, et les mains devant la bouche, imitaient le cri des corbeaux avec fureur.
Allez donc dire après cela que la religion a beaucoup d’influence, et que les curés soutiennent les gouvernements ! Moi, sans être bien malin, je crois que si le gouvernement ne soutenait pas nos curés et nos évêques, ils feraient tous maigre chère et que beaucoup quitteraient bientôt le métier. C’est triste, c’est malheureux, car la vraie religion est un grand bienfait ; mais il faudrait être aveugle, et n’avoir jamais vu de révolution, pour ne pas savoir que le chapeau d’un simple gendarme fait plus d’effet sur nos paysans, que toutes les soutanes du diocèse. M. Jannequin s’en plaignait un jour amèrement. Nous revenions d’un baptême, et comme je l’aidais à se débarrasser de ses ornements dans la sacristie, nous voyant seuls, il me dit :
– Oh ! mon cher monsieur Florence, quel malheur ! Je pensais finir ici paisiblement ma carrière ; je n’avais fait de mal à personne, j’avais même fait quelque bien, et me voilà peut-être encore forcé de retourner bientôt en émigration. Mais je ne partirai pas… non… il faudra qu’on me tue !
– Mon Dieu, monsieur le curé, lui dis-je, touché profondément de sa peine, personne ne vous en veut ; il faudrait avoir bien mauvais cœur pour ne pas vous aimer.
– Ah ! fit-il, vous n’entendez pas les cris de haine qui nous poursuivent !… La France n’est plus catholique… elle ne croit plus !… Les jésuites ont tué la religion !…
Et s’animant :
– Quelle faute !… Quelle faute !… s’écria-t-il, et quelle leçon !… Quand la religion doit servir de marchepied à l’ambition de quelques êtres insatiables ; quand elle devient un moyen d’abrutissement et de servitude pour le peuple, et de domination pour un ordre abhorré de tous les cœurs honnêtes, alors ces réactions épouvantables sont justifiées, et les malheureuses victimes telles que nous n’ont pas même le droit de se plaindre, parce qu’on les a rendues complices de l’iniquité.
C’est ce que me dit ce brave homme, et j’ai retenu ses paroles mot à mot, car longtemps après j’y pensais encore, plaignant nos malheureux curés, et rejetant la colère du peuple sur les missions, sur les congrégations, sur les cérémonies publiques de toute sorte qu’on nous avait forcés de suivre depuis quinze ans, et que M. Jacques devenu maire, appelait « de la comédie ! »
Mais ces choses sont passées ; espérons qu’elles ne reviendront plus.
Après ces grandes secousses, durant quelques années il ne fut plus question que de s’enrichir de toutes les manières. Alors jusqu’au fond des montagnes, au lieu des anciennes foires, où les ménagères se rendaient une fois l’an, pour acheter les provisions de leurs ménages, des commis voyageurs par centaines arrivaient de Paris, de Nancy, de Strasbourg, vendant de tout et faisant crédit à ceux qu’ils jugeaient capables de payer dans quelques mois. On aurait dit qu’ils avaient absolument besoin de se débarrasser coûte que coûte de leurs marchandises. Et puis on fonda des journaux, des revues, qu’on appelait utiles, sur l’agriculture, sur le commerce, sur l’industrie, sur l’éducation. Tous les messieurs des villes s’inquiétaient de notre bien-être, de nos progrès et nous donnaient des conseils, qui leur rapportaient plus d’argent qu’à nous. On établit de nouvelles fabriques dans nos vallées : tissages, forges, verreries, faïenceries, tout marchait ensemble.
Les frères Rantzau, plus ennemis que jamais, mais tous deux actifs, hardis, entreprenants, avaient des actions dans toutes les nouvelles usines, jusque du côté de Schirmeck ; ils s’enrichissaient de plus en plus. M. Jacques fut bientôt du conseil d’arrondissement ; M. Jean ne voulut rien être, s’étant déclaré pour les rois légitimes et les droits de notre sainte Église. On ne savait lequel des deux frères était le plus riche, et les fainéants se disputaient chaque soir au cabaret sur ce chapitre.
Georges et Louise revenaient d’année en année de leur collège et de leur pension avec des prix en quantité ; c’étaient les plus beaux jeunes gens et les plus riches du pays. Tous les deux me conservaient leur affection. Je voyais passer Louise en char à bancs, avec son père, toujours plus gracieuse et plus belle ; et Georges à cheval, les épaules carrées, le grand nez en bec d’aigle, ses cheveux noirs un peu crépus, ébouriffés, me criait chaque fois, en passant au galop :
« Bonjour, monsieur Florence. »
Il était fort et hardi comme son père, c’était le même homme, avec trente ans de moins. Quelquefois il s’arrêtait à ma porte, pour me demander des nouvelles de ma santé. Louise m’envoyait de petits présents, des paniers de fruits, du raisin et même d’excellentes confitures qu’elle avait pris la peine de faire elle-même. Je voyais que ces braves enfants m’aimaient bien ; ils ne m’oubliaient pas comme tant d’autres.
Mes enfants grandissaient aussi ; Paul avait d’heureuses dispositions, mais je ne savais à quoi le destiner, n’ayant pas de fortune. Depuis longtemps c’était tourment, lorsque M. Jacques, devinant sans doute à ma tristesse les pensées qui m’occupaient, me dit un soir que nous étions assis tous les deux à la mairie, lui pour me donner des ordres et moi pour les remplir :
« Monsieur Florence, quel âge a donc Paul ?
– Quatorze ans bientôt, monsieur le maire.
– Quatorze ans… Et que voulez-vous en faire ?… Il faut y songer d’avance.
– J’y pense tous les jours, malheureusement je n’en sais rien, car pour toutes les carrières on a besoin d’argent, et…
– Bah ! fit-il, cet enfant ne manque pas de moyens… Vous êtes content de lui ?
– Depuis le départ de Georges, lui répondis-je, je n’ai pas eu de meilleur élève. »
Il se leva, fit un tour dans la salle, regardant le plancher, les mains croisées sur le dos, et puis s’arrêtant tout à coup :
« Eh bien, dit-il brusquement, il faut tâcher de lui faire obtenir une bourse à l’école normale de Nancy : comme instituteur vous avez des droits ; moi, comme maire et membre du conseil d’arrondissement je ne manque pas d’influence. Le jeune homme étant un bon sujet se recommande aussi lui-même. Qu’en pensez-vous ?
– Monsieur le maire, lui répondis-je les larmes aux yeux, je ne puis vous exprimer toute ma reconnaissance pour…
– Alors, vous acceptez ?
– Mon Dieu, c’est tout ce que je désire.
– Bon, dit-il, c’est donc entendu. Nous avons une grande réunion à Sarrebourg la semaine prochaine, le conseil d’arrondissement vote les centimes additionnels pour l’instruction primaire ; je mettrai la chose en avant, et si c’est nécessaire j’écrirai à notre député ; il a besoin de moi pour les nouvelles élections, l’affaire marchera ! »
C’est tout ce qu’il me dit. J’en étais bien ému. Je voulais le remercier encore de ses bonnes intentions, mais il avait un caractère brusque et me dit :
« Cela suffit, mon cher monsieur Florence. Je veux m’employer en faveur de Paul, parce que c’est un bon sujet, et puis pour vous rendre service ; vous le méritez sous tous les rapports. »
Il sortit en me serrant la main.
Six semaines après je vis qu’il avait le bras long : tout ce qu’il m’avait annoncé réussit ! M. l’inspecteur Pitte, à son passage, ayant interrogé mon fils sur la grammaire, sur l’histoire et la géographie, parut satisfait ; et bientôt M. Jacques lui-même vint m’annoncer que Paul était admis à l’école normale avec une bourse complète, ce qui me combla de joie. Je n’aurais jamais cru que cet homme rude me portât tant d’intérêt. Mon seul chagrin était de ne pouvoir lui rendre quelque grand service, proportionné à ma reconnaissance ; oui, j’y rêvais souvent, mais sans en découvrir le moyen.
Paul partit à la fin des vacances et je n’eus plus à m’inquiéter de son avenir, car monsieur l’inspecteur, à chacune de ses tournées, me faisait compliment de son intelligence et de sa bonne conduite ; j’étais le plus heureux des hommes.
Ma pensée se reportait alors vers Juliette, qui venait d’atteindre ses douze ans, et qu’il fallait aussi pourvoir ; lorsqu’une inquiétude s’en va, tout aussitôt une autre arrive. Mais, grâce au ciel, ce nouveau tourment devait aussi avoir son terme. L’industrie s’étendait de plus en plus, et vers ce temps arrivèrent au pays des entrepreneurs de broderie, avec les modèles, les étoffes et le fil nécessaires à ce travail délicat, promettant aux jeunes filles qui réussiraient le mieux un salaire convenable, cela pouvait aller jusqu’à trente et même trente-cinq sous par jour ; seulement il fallait être bien habile, avoir de bons yeux et du goût au travail.
Juliette réussit l’une des premières, et dès lors je fus tranquille.
Mais le commerce et l’industrie auraient fait bien d’autres progrès chez nous, si nous avions eu de bons chemins pour les voyageurs et la marchandise. Malheureusement sous Charles X et Louis XVIII on n’avait pensé qu’à la plantation des croix de missions, aux processions, aux expiations, à la loi du sacrilège, au droit d’aînesse, en abandonnant tout le reste à la grâce de Dieu. De sorte que nos chemins étaient pleins de trous et de fondrières, où l’eau croupissait des semaines et des mois. Pas un de nos paysans, qui s’embourbaient chaque jour dans ces mauvais chemins jusqu’aux essieux, et qui se voyaient forcés de traîner leurs chevaux par la bride, pour en sortir, pas un n’aurait eu le bon sens de jeter dedans quelques pelletées de terre et de cailloux ; non, ils auraient craint de faire plaisir au prochain.
Les voitures de marchandises pesantes, telles que la terre de Champagne et le sable, nécessaires pour la fabrication du verre et des creusets, restaient souvent au beau milieu du village une partie de l’hiver, enfoncées dans des trous tels que ni chevaux ni bœufs ne pouvaient les en sortir ; il fallait attendre le printemps ! Et que de fois les pauvres commis voyageurs, dans leurs calèches à moitié détraquées par les mauvais chemins, ne se sont-ils pas emportés contre nous, criant que nous étions abandonnés de la raison, et même du sentiment de nos intérêts les plus clairs. Ce qu’ils disaient ou rien c’était la même chose ; car nos curés, revenus de leur grande peur de 1830, bien loin de prêcher qu’il faut s’aider les uns les autres à sortir de la bourbe et de la crasse, disaient en chaire que cet état nous préservait de la corruption du siècle ; que c’était un bienfait du ciel de n’avoir pas de routes ; qu’il valait mieux être misérables que damnés.
Enfin cela durerait encore, si dans ce temps toute la France ne s’était mise à faire des chemins vicinaux, et si les Alsaciens nous donnant l’exemple, en se dépêchant d’ouvrir des voies de communication avec leurs voisins, ne s’étaient attiré tout notre commerce.
Alors comme ils s’enrichissaient à nos dépens, quelques-uns pensèrent qu’il ne serait pas mauvais de suivre leur exemple, et de faire aussi des routes par la montagne.
M. Jacques se déclara le premier, disant qu’il nous fallait un bon chemin vicinal pour aller à la justice de paix, à la halle aux grains, au tribunal, à la sous-préfecture ; que c’était indispensable et que chacun devait y contribuer pour sa part.
M. Jean comprenait ces choses aussi bien que son frère, cela tombait sous le sens commun, et lui-même étant riche, ayant beaucoup à vendre, devait y trouver un grand avantage ; mais il suffit que M. Jacques en eût eu l’idée pour le décider à se déclarer contre.
« M. le maire, disait-il d’un air moqueur, ne veut plus que des chemins, il lui faut toujours des chemins ! Quel intérêt peut-il donc avoir à nous imposer des prestations, des corvées, des centimes additionnels ? Il veut se faire bien venir du gouvernement ; il veut attraper la croix ! »
Ainsi de suite.
Ces paroles de M. Jean couraient le village ; et comme les ignorants, les êtres irréfléchis sont en majorité partout, il eut tout de suite avec lui la plupart des membres du conseil municipal.
M Jacques n’en dressa pas moins son plan et dès les premiers beaux jours, un dimanche, il convoqua le conseil, dont j’étais assistant comme secrétaire de la mairie.
C’est ce jour-là, sur les deux heures de l’après-midi, dans la grande salle en haut, qu’il fallut entendre les cris d’indignation contre le projet. C’est alors qu’il fallut voir se lever le grand charron Dominique Bokion, son gros poing sur la table et les yeux enflammés, criant que les bois du comte de Dabo étaient à nous, qu’il fallait les conserver pour nous ; que si l’on établissait un chemin, ceux de Sarrebourg, de Blamont et de plus loin, jusqu’au fond de la Lorraine, viendraient chercher notre bois, nos planches, nos bardeaux et nos madriers ! Que le bon bois de charme, qui fait les meilleures roues, les meilleures échelles et les meilleures charrues, irait ailleurs ; que le foin, la paille, l’avoine suivraient la même route ; que nous n’aurions plus de viande, plus de beurre, plus d’œufs, plus de légumes, puisqu’on les vendrait sur les marchés de Lorquin et de Sarrebourg ; et que les commis voyageurs viendraient encore en bien plus grand nombre nous vendre de mauvais drap, de mauvaises toiles de coton, de mauvais outils fabriqués à la mécanique, de mauvaise eau-de-vie, en emportant notre bonne marchandise : notre bon kirsch, nos bons outils forgés sur l’enclume, notre bon fil de chanvre, filé par les ménagères, et notre bonne toile, tissée par nos tisserands et qui dure vingt fois plus que l’autre.
Il était furieux ; tous les membres du conseil lui donnaient raison, excepté l’épicier Claudel. M. Jacques, à chaque mot, voulait l’interrompre, criant :
« Et l’argent !… et l’argent !… Si l’on emporte la marchandise, on apportera l’argent. Notre pays a trop de bois, le bois sèche sur pied… nous n’avons pas assez d’argent… »
Personne ne voulait l’entendre ; on trépignait, on criait :
« Pas de chemin !… Pas de corvées !… Pas de centimes additionnels !… non… non !… Nous sommes bien, il ne faut pas changer… Les autres veulent entrer chez nous… il faut leur fermer la porte… nous avons assez de chemins comme cela !… »
Moi, dans mon coin, derrière le pupitre, j’admirais le courage de M. Jacques, qui faisait face à tous ces êtres furieux, disant :
« Mais nous voulons donc rester des sauvages ? Quand tous les départements voisins se civilisent, nous voulons donc toujours vivre comme des loups, dans nos bois !… »
Et la fureur redoublait.
« Nous ne sommes pas plus des loups que les autres, criaient les plus indignés ; nous voulons conserver notre bien, nous ne voulons pas être volés ! »
Ce jour-là M. Jacques ne put rien obtenir, pas même d’être entendu. À cinq heures du soir l’affaire n’était pas plus avancée qu’à deux heures.
M. Jean en apprenant cela fut content.
« À la bonne heure, dit-il, je vois que le bon sens n’est pas encore tout à fait perdu dans ce pays. C’est très bien ! Ce qu’il nous faut, c’est de la religion ; l’argent nous en avons bien assez ; déjà trop de gueux vendent leur conscience pour des bureaux de tabac, des places, des croix et des pensions. Ce chemin vicinal serait la ruine des honnêtes gens et la gloire des écornifleurs ! »
Il riait, en voyant M. Jacques qui passait devant ses fenêtres et rentrait chez lui tout pensif.
Mais notre maire n’était pas un homme à se décourager quand il avait entrepris quelque chose ; et l’idée seule de battre son frère, de l’humilier devant toute la commune, aurait suffit pour l’empêcher de reculer.
Il se rendit le lendemain à la sous-préfecture et puis au chef-lieu du département.
Quatre ou cinq jours après M. Jacques revint de Nancy, et le dimanche suivant il réunit de nouveau le conseil, vers une heure. Pas un membre ne manqua la séance, craignant de voir les prestations et les corvées votées en son absence. Bornic, le marchand de bois, disait en entrant que M. Claudel voulait un chemin pour avoir ses marchandises à meilleur compte ; Claudel lui répondait que s’il les obtenait à meilleur compte, il les vendrait aussi moins cher, et que toute la commune en profiterait ; mais Bornic ne voulait pas comprendre ce raisonnement et disait que Claudel mettrait la différence dans sa poche.
Dans ce moment M. Jacques entra ; tout le conseil se tut, chacun prit sa place, et M. le maire dans son fauteuil, en tête de la table, me fit signe d’écrire ce que j’allais entendre, puis il se leva et dit :
« Messieurs les membres du conseil municipal, j’ai raconté notre dernière délibération à la préfecture. M. le préfet, son secrétaire général et son conseil ont été bien étonnés, ils ne pouvaient croire ce que je leur disais ; mais cette délibération est passée, n’en parlons plus.
« Voici maintenant ce que je vous dis, moi.
« Notre forêt communale nous rapporte bon an, mal an, mille cordes de bois. Le bois est maintenant, pris dans la forêt, à huit francs la corde ; huit fois mille font huit mille francs. Mais de l’autre côté de Sarrebourg, la corde de bois est à vingt-quatre francs ; mettons par un bon chemin huit francs pour le transport, restent donc seize francs, au lieu de huit. Est-ce que vous voulez changer vos pièces de huit francs contre des pièces de seize francs ? C’est toute la question. Moi, je le veux, ça rentre dans mes idées, mais si vous ne voulez pas, vous êtes libres.
« Ma maison, mes champs, mes prés, mes scieries, tout sera dans la même proportion que le bois de chauffage, de huit à seize ! Après que le chemin sera fait, tout vaudra le double. Je me regarderais comme une véritable bête, si je m’y refusais. Chacun sa manière de voir !
« C’est pourquoi j’ai voté ce chemin au conseil d’arrondissement, malgré vos protestations, que je connaissais d’avance. Il s’agit ici d’une affaire d’intérêt général. »
Comme il disait cela, l’indignation et la fureur éclatèrent ; mais M. Jacques n’eut pas l’air de s’en occuper, il se tut ; et quand la fureur du grand Bokion, de Bornic et des autres fut calmée, il continua :
« Si cela ne vous convient pas, eh bien, donnez votre démission ; un autre conseil sera nommé, qui votera peut-être ce que nous demandons.
« Vous comprenez bien une chose : l’arrondissement et le département tout entier ne peuvent pas souffrir de ce qu’une quinzaine d’individus ici s’obstinent à ne pas vouloir de chemins. Le département a besoin de chemins ; quatre cent mille personnes ne peuvent être arrêtées par la décision d’une douzaine de paysans des Chaumes, qui ne comprennent pas leur propre intérêt ; le département et toute la France ont besoin de bois, de planches, de madriers et de tout ce que nous avons en trop grande quantité.
« On veut nous payer largement. Il me semble à moi, que si nous étions encore plus encroûtés dans nos habitudes, ce ne serait pas une raison pour toute la France de ne pas faire un chemin par ici. Dans votre intérêt, je vous engage donc à voter ce qui est juste ; nous profiterons le plus de ce chemin, donc il est juste d’y contribuer pour notre part.
« Si vous ne votez pas, des gens plus raisonnables et moins égoïstes, au conseil d’arrondissement et au conseil général, voteront, selon l’équité, ce que notre village devra payer. Au lieu de pouvoir nous libérer par des prestations et des corvées, nous payerons en argent ; d’autres avec notre argent se chargeront de piocher la terre, d’amener du sable et des pierres à notre place ; et comme ils auront plus de chemin à faire matin et soir, n’étant pas sur les lieux, ils perdront du temps et nous payerons davantage.
« Maintenant la chose est claire… Choisissez ! »
On vota, et tous, sauf M. Jacques et Claudel, votèrent contre le chemin.
On se dispersa dans un grand tumulte ; mais cela n’empêcha pas le chemin d’être mis en train ce printemps même. Des ouvriers arrivèrent de partout, et quinze jours après, tous ceux qui possédaient une voiture aux Chaumes, demandèrent à se libérer en conduisant du sable et des pierres, et les autres en faisant leurs corvées. M. le maire y consentit volontiers, et l’année suivante, malgré l’opposition de M. Jean et sa colère rentrée, nous avions, vers la fin du mois de juillet, un excellent chemin vicinal, allant des Chaumes à Sarrebourg, un chemin bien ferré, de grosses pierres en dessous pour l’écoulement des eaux, au-dessus de la pierraille, puis de la bonne terre de sable et des pierres blanches, les rigoles bien tracées des deux côtés à plus d’un pied de profondeur. Il était en dos d’âne ; on n’en a jamais fait de meilleur, depuis trente ans il dure encore, toujours en bon état.
Cette année-là, Georges finissait ses classes ; son père me parlait souvent de lui avec satisfaction, disant qu’il ne pensait plus à l’école forestière, et qu’aussitôt rentré du collège il se mettrait au commerce de bois. M. Jacques se faisait vieux ; depuis deux ans il souffrait d’un rhumatisme dans la jambe gauche, qui l’empêchait de surveiller ses coupes, et l’idée de voir son fils prendre la suite de ses affaires le réjouissait.
Vers la fin du mois d’août, un soir que je soupais en famille avec de bon lait caillé et des pommes de terre, sans penser à rien, quelqu’un monta l’escalier, ce qui me surprit, car d’ordinaire on ne venait pas si tard. Juliette allait voir, lorsque la porte s’ouvrit et que M. Jacques lui-même parut sur le seuil en nous disant :
« Ne vous dérangez pas ; c’est moi, monsieur Florence. Je viens vous demander si vous ne pourriez pas m’accompagner demain à Phalsbourg. C’est la distribution des prix, et Georges m’écrit de vous amener, qu’il veut être couronné par vous ! Est-ce que cela ne vous ferait pas plaisir ?
– Ah ! monsieur le maire, lui répondis-je en me levant tout ému, j’en serais bien heureux ! »
Je lui présentai une chaise, mais il ne voulut pas s’asseoir et me dit :
« Alors, vous acceptez… c’est entendu !… Je viendrai vous prendre demain matin à six heures. Nous irons là-bas en char à bancs, et nous ferons un peu la noce. »
Il riait, et me serra la main amicalement.
« Au revoir, madame Florence. »
Je voulais l’accompagner, mais il m’en empêcha :
« Restez !… Je trouverai bien le chemin tout seul. »
Juliette l’éclairait du haut de l’escalier ; il sortit, et nous rentrâmes bien étonnés : M. le maire n’était jamais entré chez nous, c’était la première fois.
Ma femme se dépêcha de préparer mes beaux habits, et le lendemain, comme il avait été convenu, M. Jacques et moi nous partîmes pour la ville. Son char à bancs, attelé de deux petits chevaux tout ronds, courait comme la malle-poste. Je n’ai jamais vu M. Jacques aussi joyeux ; à chaque instant il tirait sa montre et s’écriait :
« Voyez !… Nous sommes à Nitting… nous sommes à Hesse ; il nous aurait fallu dans le temps deux grandes heures pour arriver ici, et nous y sommes en cinquante minutes… Nous arriverons avant dix heures. »
Et les chevaux galopaient. La campagne était magnifique ; de tous côtés on voyait les gens fauciller les blés, des gerbes innombrables se dressaient le long des sillons à perte de vue, et tous ces travailleurs se levaient au milieu des moissons pour nous regarder.
« Hé ! leur criait M. Jacques, ça roule ! on n’a plus besoin de pousser aux roues !
– Non, monsieur le maire, disaient-ils, ça va bien ! »
À dix heures nous entrions à Phalsbourg, et M. Jacques, tirant pour la dernière fois sa montre, s’écria :
« Qu’est-ce que je vous avais dit ? Nous avons fait en quatre heures le chemin qui nous en aurait demandé huit ou dix l’année dernière. Voilà ce qui s’appelle marcher. Avec les idées du frère Jean, nous serions encore à Hesse, dans la boue par-dessus les oreilles. Allons, allons, voici la mère Antoni qui vient nous faire ses compliments. Hue ! »
Le char à bancs traversait alors la place et s’arrêtait devant l’hôtel de la Ville de Bâle, encombré de monde. Tous les parents des élèves, père, mère, frères et sœurs, venant d’Alsace et de Lorraine, s’arrêtaient là ; dans ce temps de chemins vicinaux et de prospérité nouvelle, l’auberge de la Ville de Bâle faisait des affaires considérables ; on n’y dînait pas à moins de trente sous, mais les gros rouliers, les voyageurs de commerce, les riches propriétaires des environs, qui descendaient chaque jour sous la voûte et dans la cour encombrée de voitures de ce vaste établissement, ne regardaient pas à la dépense.
Déjà Mme Antoni, une femme superbe, grande, brune, avec son haut bonnet blanc, accourait en criant :
« Ah ! monsieur le maire, vous venez donc encore une fois couronner votre jeune homme !… C’est bien !… C’est bien !… – Kasper… Kasper… viens vite dételer la voiture de M. le maire ; dépêche-toi. – Vous dînerez à la maison, monsieur Rantzau ?
– Oui, madame Antoni, vers deux ou trois heures, après la distribution. Vous mettrez trois couverts.
– Bon, bon !… Je vais vous arranger ça ! »
Quelle activité, quel bon sens avait cette brave dame, car son mari, M. Nicolas Antoni, ne s’occupait de rien, et buvait du vin blanc toute la journée en fumant sa pipe.
Comment une simple femme pouvait-elle mener seule une si grande affaire, surveiller la cuisine, les logements, le service, etc., et ne rien oublier dans cette presse ? Je n’en sais rien, et tout ce que je puis dire, c’est que c’était une personne très capable.
Elle nous avait à peine quittés, que le domestique conduisait déjà nos chevaux à l’écurie. Nous autres, ayant secoué la poussière de nos habits, nous allâmes au collège voir Georges, qui nous attendait depuis le matin.
Je n’ai pas envie de vous peindre cette journée : le collège, le principal, les professeurs, les élèves, les discours et la distribution, non, ce serait trop long. Figurez-vous seulement tout ce que vous avez vu de plus beau dans ce genre : la musique du régiment qui joue, les pères et mères assis dans la salle, qui posent des couronnes sur la tête de leurs enfants, en pleurant d’attendrissement ; figurez-vous Georges, alors un des grands, les joues et les lèvres garnies d’une légère barbe brune, frisée comme celle de son père, les yeux brillants et l’air heureux, qui vient m’embrasser dans la foule, et que je comble de mes bénédictions, en lui couvrant le front d’une magnifique couronne de chêne et lui mettant le livre dans la main ! Ces choses ne peuvent se dire, elles sont trop touchantes.
Et penser que j’avais eu dans mon école cet enfant, qui devenu l’un des premiers du collège, parmi les philosophes, songeait encore à moi !… J’en étais attendri… je me disais qu’il y a pourtant de beaux moments dans l’existence.
Oui, ce fut un des beaux jours de ma vie !
Georges avait les prix de discours français, de discours latin, d’histoire naturelle, de géographie et de mathématiques ; il en savait dix fois plus que moi ; c’était un savant ! Voilà ce que c’est d’avoir un père riche, qui ne regarde pas à l’argent pour vous faire donner une bonne instruction. Combien de malheureux remplis de dispositions, qui donneraient, avec un peu de dépense, des hommes utiles et même remarquables, sont privés d’un pareil avantage, et deviennent des êtres dangereux, capables de tout critiquer et renverser ! En se comparant plus tard à ceux qui les commandent, ils se sentent naturellement supérieurs et trouvent tout mal ! Les autres, au-dessous, les écoutent et les suivent ; j’avais reconnu cela toute ma vie, et notamment en 1830, lors de la grande révolte des montagnards contre les gardes forestiers. Je me permets de le dire : faute d’une greffe, le meilleur, le plus sain, le plus vigoureux des sauvageons ne donnera jamais que des fruits aigres !…
Après la distribution, nous revînmes ensemble à l’auberge, chargés de livres et de couronnes ; les gens regardaient en disant :
« Voici le vieux maître d’école !… Voilà le père ! »
J’entendais tout cela et j’en étais fier.
Et puis à l’auberge nous fîmes un dîner… Ah ! quel dîner !… cela n’en finissait plus. M. Jacques, tout glorieux au milieu de ces étrangers, de ces grands Alsaciens en gilet rouge qui tourbillonnaient autour de nous, M. Jacques demandait de tous les vins : du bordeaux, du bourgogne, et même du champagne !
Je ne savais plus à la fin ce que je buvais ; et si nous n’avions pas été forcés de conserver notre dignité, après un pareil triomphe nous nous serions mis à chanter. Oui, moi qui n’avais chanté qu’au lutrin, et qui n’ai jamais dansé de ma vie, j’aurais chanté et dansé !… Je poussais de grands éclats de rire sans savoir pourquoi, et j’embrassais mon élève.
Enfin cela peut bien arriver une fois en cinquante ans d’être un peu gai ; on a bien eu assez d’ennuis et de misères ; quand un beau jour vous arrive, on s’en souvient longtemps !
Et là-dessus, vers cinq heures, M. Jacques ayant payé, je ne sais combien, nous partîmes avec les malles et les effets de Georges, qui ne devait plus revenir.
Grâce au ciel, M. le maire avait encore une bonne vue ; moi, s’il avait fallu conduire, j’aurais passé pardessus les ponts. Je n’y voyais plus ; et seulement au loin dans les champs, au grand air, regardant les chevaux galoper et les arbres défiler, je me dis :
« Cette fois, Florence, tu peux te glorifier d’avoir un peu dépassé ta mesure ordinaire. »
Je me remis tout à fait vers Sarrebourg.
Georges, heureux d’avoir terminé ses classes et de rentrer avec tant de prix, était aussi content de me voir si gai car sur tout le chemin je ne faisais que radoter, racontant à mon élève les moindres détails de sa jeunesse : comme il avait appris à épeler, à tracer les premiers jambages, à poser les premiers chiffres au tableau, enfin tout ce qui me revenait ; et lui me répondait : « Oui, monsieur Florence, je m’en souviens très bien ! » Quant à M. Jacques, de temps en temps il tapait sur les chevaux en criant :
« Nous avons remporté cinq premiers prix !… Notre nom sera sur le Moniteur de la Meurthe !… On verra si les autres en ont autant !… Comme ça roule… Hue !… »
En trois heures nous fûmes aux Chaumes.
Alors sur ma porte le char à bancs s’arrêta deux minutes. On se serra la main, je descendis tout joyeux ; et je montais à peine les premières marches de notre escalier, que la voiture continuait déjà sa route par le village au triple galop.
J’embrassai ma femme comme si je ne l’avais pas vue depuis deux ans. Je riais ; Marie-Anne était tout étonnée ! Mais réfléchissant ensuite que ce n’était pas mon habitude d’agir de la sorte, je compris ce qui se passait, et ayant remis mes vieux habits, je m’assis gravement, quoique joyeux encore, et je racontai à ma femme, et à Juliette qui venait de rentrer, tous les événements de ce jour mémorable. Elles prirent part à mon bonheur !
Ce soir-là, je me couchai sans souper, et je dormis d’une haleine jusqu’au matin ; Marie-Anne fut obligée de m’éveiller à sept heures, pour l’école.
Je vous ai raconté ce beau jour ; et maintenant passons à la suite, car un chapitre fini, il faut en recommencer un autre.
Au commencement de septembre, Louise revint de Molsheim, elle avait aussi fini ses études et nous fit sa petite visite en arrivant, comme les autres années. C’était alors la plus jolie fille du pays, grande, vive, légère ; on ne pouvait voir de plus magnifiques cheveux blonds que les siens, ni de plus beaux yeux, fins et doux. Et pourtant l’esprit des Rantzau était en elle ; il fallait rire malgré soi de l’entendre parler du bon oncle Jacques et de la barbe du cousin Georges, avec un coup d’œil moqueur. On voyait bien qu’elle revenait de Molsheim, où les chères sœurs, comme disait M. Jannequin, sont confites en charité.
Ma femme, Juliette et moi, nous nous fîmes du bon sang durant cette visite.
Enfin, tout cela n’empêchait pas Louise d’être bonne et loyale au fond ; et maintenant que j’avais mes deux meilleurs élèves au village, je me promettais une existence plus agréable, en allant les voir de temps en temps. Je les aimais bien, ils m’aimaient aussi, voilà le principal. Chacun en ce monde a ses petits défauts, le meilleur est de ne pas y faire attention.
Deux ou trois jours après, un jeudi, vers une heure, Mlle Suzanne, la servante de M. le curé, vint me prévenir que son maître m’attendait au jardin du presbytère, pour lever le miel de ses ruches, selon notre habitude.
Je m’y rendis aussitôt. Il faisait un beau temps d’automne assez chaud ; les abeilles tourbillonnaient par milliers dans l’air.
M. le curé avait déjà préparé les masques en fil de fer avec leur grand sac retombant sur les épaules, comme le capuchon des ramoneurs, et les gants de grosse toile qui vous remontent jusqu’aux coudes. J’avais eu soin de fourrer mon pantalon dans mes bottes car ces insectes laborieux n’aiment pas qu’on les pille, ils s’introduisent partout, par esprit de vengeance.
Les grandes cuillères tranchantes et les pots étaient aussi prêts, avec le vieux torchon de linge, pour enfumer les ruches ; c’est toujours par là qu’on commence.
J’arrivai donc tout joyeux et M. le curé me dit en riant :
« Eh bien, monsieur Florence, cette fois nous allons faire un joli butin ; les fleurs n’ont pas manqué cette année, ni la miellée non plus, je parierais pour trente livres de miel par ruche, l’une dans l’autre.
– Il faut voir, il faut voir, monsieur le curé, lui répondis-je ; bien des fois on se trompe : on croit n’avoir rien, et l’on a beaucoup ; on croit avoir beaucoup et l’on n’a rien ! Et puis il faut ménager aussi la nourriture des abeilles pour l’hiver ; après un été si chaud, nous devons avoir un hiver long et rigoureux.
– Vous avez raison, dit-il. Eh bien, habillons-nous. »
Il avait ôté sa soutane. J’ôtai mon habit et je passai ma blouse ; puis ayant mis nos masques, bien rabattu nos capuchons, et tiré nos gants, j’avertis Suzanne de fermer les fenêtres du presbytère, pour ne pas perdre beaucoup d’abeilles, qui s’acharnent à suivre les gens jusqu’au fond des chambres. Après quoi, dans la cuisine, je pris quelques braises et nous sortîmes.
On aurait dit que les mouches devinaient ce que nous allions faire, car, elles qui nous laissaient approcher tous les jours, en une minute nous couvrirent des pieds à la tête ; elles bourdonnaient autour de mon masque ; mais tout cela ne servait de rien, il fallait y passer !
Je commençai donc à enfumer, promenant mon vieux linge sur la pelle avec les braises, devant les trois grosses ruches du milieu, pendant que M. le curé soufflait.
À l’odeur de la fumée toutes se mirent à déguerpir. Alors passant dans le rucher derrière, je retournai le premier panier ; et les abeilles étant parties, sauf un petit nombre qui restaient là comme engourdies, je me mis à découper les premiers rayons du dessous. M. le curé me présentait les pots, et je plaçais délicatement les rayons dedans, les uns sur les autres. – C’était une cire blanche comme de la neige, et le plus beau miel qu’il soit possible de voir, transparent, couleur d’or.
La chaleur était grande ; beaucoup de mouches revinrent, il fallut recommencer à les enfumer.
Nous passâmes ainsi en revue les dix ruches de M. Jannequin, ayant soin de ménager les plus jeunes, nouvellement essaimées, qui n’avaient pas eu le temps de faire toutes leurs provisions.
Cela ne nous empêcha pas d’approcher des trente livres dont avait parlé M. Jannequin, huit grands pots étaient pleins. J’avais eu soin aussi de ménager les jeunes abeilles, encore sans ailes, et renfermées en forme de petites chenilles blanches dans les cellules ; c’est l’espoir de l’avenir, les maladroits en font périr beaucoup trop.
À la fin nous remîmes tout en place, après avoir enduit le dessous des paniers de terre glaise, pétrie avec de la bouse de vache, qui seule empêche le froid d’entrer. Il n’y a pas d’autre mot pour le dire, et c’est pourtant un bon conseil à donner aux éleveurs.
Et là-dessus, voyant tout en ordre, nous allions rentrer, lorsque sur la route, qui passe derrière la charmille du jardin, nous entendîmes de grands cris et des coups de fouet précipités. Une voiture entrait au village, et nos abeilles furieuses se vengeaient sur ces gens. Nous les entendions crier :
« Chiennes de mouches !… Allons… dépêchez-vous donc !… Courez !… que le diable emporte ces mouches !… d’où cela vient-il ? »
C’était un étranger qui parlait, et l’un de nos paysans répondait :
« Ça, monsieur, ce sont les mouches de M. le curé.
– Ah ! criait l’autre, je m’en doutais ; ça ne pouvait venir que de là. »
Il ajoutait de gros mots contre les jésuites, contre la prêtraille, de sorte que voyant la voiture s’éloigner, nous ne pûmes nous empêcher de rire, et M. Jannequin lui-même dit :
« Allons… Allons… celui-là ne nous ménage pas… Ça doit être quelque ouvrier de fabrique… un étranger ?
– Oui, lui répondis-je, il parle comme un vrai Parisien ; il aura été piqué. »
Tout en disant cela, j’écartai doucement le feuillage, et je vis à cent pas de nous, derrière le treillis, une grande voiture, et sur la voiture une caisse énorme en bois blanc. Un domestique de M. Jean, le vieux Dominique, tenait les chevaux par la bride, et plus loin courait un étranger se tenant un mouchoir sous le nez.
Qu’est-ce que cette caisse pouvait renfermer ? Je me le demandais en riant, pensant bien qu’elle allait chez M. Jean et qu’elle venait de loin !
Enfin, faisant ces réflexions, je revins finir l’ouvrage. Nous portâmes les pots dans une petite chambre derrière, où M. Jannequin avait ses fleurs en hiver, et ses instruments de jardinage.
Suzanne, en nous voyant entrer, se sauva bien vite ; les vitres étaient couvertes de mouches. M. le curé, riant, criait :
« Suzanne, venez donc goûter notre miel !
– Merci, merci, monsieur le curé, criait-elle derrière la porte ; je le goûterai plus tard. »
Et nous égayant de la sorte, après avoir bien enfumé, nous pûmes enfin nous débarrasser de nos masques, de nos gants et de nos ustensiles.
La quantité de miel que nous venions de lever était énorme ; M. le curé, bien content, alla lui-même prendre une assiette à la cuisine, il mit dessus trois des plus beaux rayons et me dit :
« Voici pour vous, mon cher monsieur Florence, je vous remercie du concours que vous avez bien voulu me prêter.
– Je suis toujours à votre service, monsieur le curé, lui répondis-je.
– Je le sais, fit-il, et je vous en remercie. Allons, au revoir ! »
Alors je sortis avec mon assiette, que j’eus soin de couvrir. Quoiqu’il se fût passé près d’une heure depuis la fin de l’opération, des milliers d’abeilles, enivrées par la fumée, tourbillonnaient encore partout ; mais elles commençaient pourtant à rentrer, et c’est à peine si trois ou quatre des plus acharnées me poursuivirent, sentant l’odeur de mon miel et voulant le ravoir. Enfin j’arrivai chez nous et je refermai bien vite la porte.
Ma femme et Juliette furent émerveillées des beaux rayons que j’apportais, et tout de suite on les mit au frais dans le garde-manger.
« Est-ce que tu n’as pas vu passer une grande voiture ? me demanda ma femme, pendant que je me lavais les mains et la figure dans notre petite cuisine.
– Sans doute ! lui dis-je en riant.
– Ah ! tout le village en parle.
– Est-ce que le conducteur a été piqué ?
– Oui, sous le nez et dans le cou ; mais ce n’est rien, ce n’est pas de cela qu’on parle ; on parle du beau meuble, du magnifique piano que M. Jean a fait venir de Paris pour sa fille. Notre voisine, Mme Bouveret et les gens du village disent qu’on n’a jamais rien vu d’aussi beau. »
Comme elle me racontait cela, l’idée me vint aussitôt d’aller voir ; depuis longtemps je désirais connaître un vrai piano de Paris ; nous n’en avions chez nous que de Harchkirch, en Lorraine, de petits pianos à trois octaves ; et les facteurs de ce pays, je puis le dire sans leur faire une trop grande injure, sont de véritables massacres. Leurs pianos ne tiennent pas l’accord ; il faut toujours avoir la clef en main, pour remonter les notes d’un demi-ton ; et puis en automne le bois joue et les cordes filent avec un grincement horrible. C’est comme les vaches du juif Élias ; avant de les payer, on ferait bien d’écrire en détail toutes les bonnes qualités que ces facteurs leur attribuent ; alors peut-être, à force de changer, on en trouverait un de passable sur cinquante.
Ma femme voulait aussi courir là-bas, mais je lui dis qu’elle aurait le temps d’y aller le lendemain, tandis que moi je n’avais que mon jeudi, et je sortis, lui promettant d’être de retour avant le souper.
En descendant la rue, je voyais déjà quelques voisins et voisines devant la maison de M. Jean ; d’autres arrivaient ; des filles rentrant du bois, leurs grands draps de toile grise pleins de feuilles sèches sur la tête, jetaient leur charge à terre ; et tous ces gens se penchaient aux fenêtres ouvertes, regardant ce qui se passait dans la salle en bas.
Il paraît que Louise me voyait venir, car elle sortit en me disant toute souriante :
« Ah ! monsieur Florence, vous arrivez bien… Entrez !… Venez voir le beau piano que mon père m’achète.
– C’est pour cela que j’arrive, mon enfant », lui dis-je en entrant dans la salle, fraîchement repeinte et tapissée de papier à grandes fleurs bleu de ciel.
Le piano se trouvait placé entre les deux fenêtres qui donnent sur la rue. M. Jean, avec son grand front chauve, les mains croisées sur le dos, se promenait de long en large d’un air grave.
« C’est vous, monsieur Florence, dit-il, en s’arrêtant ; vous venez voir notre instrument : Eh bien, regardez… Qu’en dites-vous ? »
Il paraissait tout fier, et non sans raison, car ce meuble, par sa splendeur, dépassait encore mon attente ; il était en bois de palissandre, à poignées de cuivre doré, haut, droit, en forme de buffet ; il reluisait comme un miroir, et rien que par sa forme extérieure on devinait qu’il devait être excellent. Ce n’est pas pour des pianos de Harchkirch qu’on prodigue un pareil travail. Mais tout ce que je pouvais supposer n’était rien auprès de ce que je devais entendre.
Louise, bien contente de me montrer son talent pour la musique, s’était dépêchée d’ouvrir ; les belles touches d’ivoire et les demi-tons en ébène brillaient au soleil ; et quand ses petites mains blanches se mirent à courir, montant et descendant les octaves comme l’éclair, et que j’entendis ces sons de flûte, de hautbois, et dans la basse ces sons pleins, graves, sonores comme des timbres, alors vraiment je crus être en paradis.
Louise était bien plus forte que moi ; elle avait un doigté qui montrait tous les soins que les arts d’agrément obtiennent à Molsheim ; oui, on doit rendre justice aux chères sœurs, elles ne négligent rien sous ce rapport.
Seulement, s’il m’est permis de le dire, la liaison des accords, qu’on ne peut obtenir que par l’exercice de l’orgue, où tous les sons doivent être filés ; cette liaison, le passage d’un ton dans un autre, qu’on appelle fugue, et que le vieux Labadie connaissait si bien, et quelques autres détails d’expression lui manquaient encore. Mais elle n’en jouait pas moins bien pour cela, et la précipitation qu’elle mettait à me montrer son savoir nuisait peut-être aussi un peu à la mesure.
Enfin, je n’avais rien à dire, et je fus ravi de l’entendre. Je lui fis compliment, heureux de l’appeler mon élève ; ses yeux brillaient de satisfaction.
« Vous êtes content, vraiment content, mon cher monsieur Florence ? disait-elle.
– Je suis fier, lui dis-je, tu me fais honneur sous tous les rapports.
– Eh bien, asseyez-vous, s’écria-t-elle, il faut aussi que je chante. Vous m’accompagnerez, monsieur Florence, vous chanterez avec moi.
– À quoi penses-tu donc ? lui dis-je alors ; moi chanter avec toi !… Mais je ne connais que des airs d’église, des Kyrie, des Gloria in excelsis, des Alléluia…
– C’est égal, c’est égal !… Eh bien, nous chanterons des chants d’église. À la chapelle des chères sœurs je chantais le contre-alto. Vous avez une belle basse, monsieur Florence, il faut que nous chantions ensemble. »
Alors, voyant cela, pour ne pas la contrarier, j’envoyai un de mes élèves, qui regardait à la fenêtre, chercher bien vite le cahier de l’orgue à la maison. Il partit pieds nus, dans la poussière, et revint cinq minutes après, ne s’étant pas trompé.
M. Jean, qui ne connaissait plus que la volonté de sa fille, paraissait aussi joyeux de nous entendre chanter. Je déployai donc mon cahier sur le pupitre reluisant, je posai mes pieds sur les belles pédales, et d’un ton ferme, après avoir marqué les trois temps du départ : – une, deux, trois ! – nous partîmes sur un grand Kyrie comme en pleine cathédrale :
« Kyrie… Kyrie… Kyrie… e… e… eleison… »
Jamais je n’aurais cru que Louise avait une aussi belle voix ; c’était une voix pleine, touchante, et qui montait, qui montait jusqu’au ciel. Dans le premier moment j’en eus comme le frisson ; j’ouvrais de grands yeux, croyant que cela monterait toujours ; heureusement les notes étaient marquées, il fallait les suivre. Et comme rien ne vous anime et vous encourage comme d’être soutenu par une voix magnifique, je ne me souviens pas non plus d’avoir aussi bien chanté de ma vie ; il me semblait que ma basse était digne d’accompagner un chant pareil.
Voilà l’effet de l’émulation !… Quand vous chantez sur un vieil orgue asthmatique, dans une petite église sans écho, où les enfants de chœur poussent des cris perçants et confus, en présence de vieilles gens dispersés dans les bancs, et qui n’écoutent même pas, parce qu’ils sont devenus sourds, alors vous avez beau tirer tous les registres, enfler votre voix, presser les grosses pédales, c’est de la misère, de la vraie misère.
Ah ! quelle différence ce jour-là.
M. Jean avait ouvert les fenêtres au large ; tout le village dehors nous écoutait et nous n’y pensions même pas ; le plaisir de chanter tantôt un Alléluia, tantôt un 0 Salutaris, nous emportait et nous enthousiasmait. J’étais redevenu comme un enfant, tout ce que voulait Louise, je le faisais ; et la nuit arriva, comme s’il ne s’était pas écoulé une minute. Alors seulement je me rappelai que l’heure du souper était passée ; je me levai, disant :
« Et ma femme,… Juliette,… qui m’attendent ! »
M. Jean riait ; il voulait me retenir pour souper, mais ayant promis de rentrer, cela ne me parut pas convenable. Je sortis donc. Louise et son père m’accompagnèrent. Le vieux disait :
« Ça marche !… ça va très bien !… Oui, ces Parisiens-là font de fameux instruments ; mais aussi, monsieur Florence, ça coûte !… Devinez voir un peu ce que me coûte ce piano-là ?
– Ça ne peut jamais coûter trop cher, monsieur Rantzau, lui répondis-je ; quand une chose est parfaite, elle n’est jamais trop chère.
– Sans doute… sans doute… d’une façon » disait-il en riant ; mais un piano de deux mille francs !…
– Bah ! ce n’est pas une affaire pour vous…
– Non !… non !… Je peux bien me permettre ça !… Mais deux mille francs sont toujours deux mille francs ; il me faut vendre des quintaux de salin et des voitures de paille et de foin pour me rattraper… Deux mille francs !… Les Parisiens ne doivent pas y perdre à faire des pianos, ils doivent y trouver leur compte.
– C’est aussi juste, monsieur Rantzau ; où se trouve le mérite doit être aussi la récompense.
– Je ne dis pas le contraire. »
En causant ainsi nous étions sur la porte ; les gens se dispersaient. Louise me donna la main, disant :
« Vous reviendrez, monsieur Florence, vous reviendrez ?…
– Cela va sans dire, mon enfant, le plus souvent possible. »
Au moment de partir, derrière la charmille du jardin de Jacques en face, j’aperçus Georges qui s’en allait lentement, en se baissant comme pour se cacher. Il avait entendu, bien sûr ; peut-être même avait-il écouté. Voilà ce que je me dis.
Enfin nous étant souhaité le bonsoir, je partis, rêvant au plaisir que j’avais eu dans cette journée, et me promettant bien de profiter des invitations qu’on m’avait faites. Pendant le souper je racontai toutes ces choses en détail à ma femme et à ma fille, et puis nous allâmes dormir à la grâce du Seigneur.
Maintenant tout allait bien. Après vingt-cinq ans de travail, je commençais à récolter le fruit de mes peines ; Paul finissait ses études à l’École normale, il ne pouvait manquer d’obtenir une bonne place ; Juliette avait plus d’ouvrage en broderie qu’elle n’en pouvait faire ; ma femme et moi nous nous portions toujours bien, Dieu merci ! mes deux meilleurs élèves étaient revenus ; tout le monde m’aimait, qu’est-ce que je pouvais souhaiter de plus ? Je me regardais comme le plus heureux des hommes.
Mais il arriva dans ce temps une chose bien désagréable.
Le jeudi suivant, ayant cherché dans les vieux cahiers du père Labadie, j’avais découvert plusieurs jolis morceaux de Mozart, et j’allais les porter à Louise, lorsqu’en arrivant là-bas je trouvai M. Jean dans une indignation extraordinaire. Il était debout auprès de ses fenêtres, et me voyant entrer il me dit en écartant les rideaux :
« Venez ici, monsieur Florence, regardez-moi cette figure ; est-ce que vous en avez jamais vu de plus abominable ? »
Il me montrait son frère Jacques, tranquillement assis, en manches de chemise, sur un tas de gerbes, au coin de sa grange, et qui prenait une prise de tabac d’un air souriant.
Je ne savais pas ce que M. Jean pouvait encore lui vouloir, quand se mettant à marcher dans la salle, il s’écria :
« L’année passée, le gueux faisait battre son grain dans son autre grange, derrière sa maison ; il avait son évent du même côté, sur le jardin, pour ne pas être étouffé par la poussière, car la poussière entre aussi bien chez lui que chez nous ; mais cette année, pour empêcher ma fille de faire de la musique, il ordonne de battre trois semaines avant le temps ordinaire, et sa grange est ouverte sur la rue ; il veut nous rendre sourds et nous forcer de fermer nos fenêtres ! Est-ce qu’un gueux pareil ne mériterait pas d’aller à Toulon ? Est-ce qu’il ne mériterait pas d’avoir le dos pelé tous les jours à coups de trique ? »
Jamais M. Jean ne m’avait paru plus furieux, ses joues tremblaient ; et comme malheureusement le tic-tac allait toujours son train, comme le bruit et la poussière remplissaient la rue, il n’y avait rien à répondre.
Au bout d’un instant la réflexion me vint, et je dis :
« Monsieur Rantzau, c’est bien ennuyeux ; mais peut-être que M. Jacques ne songe pas à tout cela ; peut-être a-t-il d’autres raisons pour battre son grain sur la rue. Mon Dieu, on ne peut pas savoir ; il faut toujours penser pour le mieux et ne pas voir les choses du plus mauvais côté…
– Vous êtes un bon homme, interrompit M. Jean, vous voulez être bien avec tout le monde ; dans votre position vous n’avez pas tort, le bandit serait capable de vous retirer votre place à la mairie ; mais je vous dis, moi, que c’est comme cela. Depuis assez longtemps je le connais, il ne rêve qu’au mal, il n’a de plaisir qu’à nuire, il ne rumine que d’ennuyer les honnêtes gens ; il est trop bête pour faire un grand coup, et puis il a peur des galères ; mais s’il avait aussi bien le courage que la méchanceté, vous en verriez encore d’autres, jusqu’au moment, bien entendu, où le coquin se ferait pincer. Ah ! misérable… Et dire que le bon Dieu vous donne des frères pareils ! Voyez… voyez… est-ce qu’on ne jurerait pas un vieux juif, un vieil usurier qui cherche dans son esprit un moyen de ruiner les gens ? »
M. Jean ne pensait pas qu’il ressemblait à son frère, sauf qu’il était chauve et que l’autre avait des cheveux gris ; la colère l’aveuglait.
Enfin, voyant cela, et ne voulant pas me mêler de ces affaires, je posai mon cahier sur le piano et je dis à Louise :
« Écoute, mon enfant, ne te chagrine pas trop ; je t’avais apporté de la musique, mais puisqu’on ne peut pas jouer à cause du bruit, eh bien, je reviendrai dimanche, après vêpres ; M. Jacques ne pourra pas faire battre en grange le saint jour du dimanche, et nous essayerons alors ces nouveaux morceaux. »
Et saluant M. Jean je sortis par la porte de derrière, dans la crainte de rencontrer M. Jacques, qui m’aurait demandé des nouvelles de ma santé et peut-être donné la main devant son frère.
Je sortis donc par la ruelle des jardins, en réfléchissant aux extrémités abominables où nous poussent souvent les dissensions de famille. Je voyais bien M. Jacques, qui riait, assis sur les gerbes devant sa grange ; oui, je voyais la mauvaise satisfaction peinte sur sa figure, et pourtant je n’osais croire à tout ce que M. Jean pensait de lui, cela me paraissait trop fort !…
Le même jeudi soir, Georges, revenant de visiter les scieries de son père, du côté de la Sarre-Rouge, entra chez nous après souper et me dit joyeusement :
« Voici quelque chose pour vous, monsieur Florence, c’est une bruyère blanche de la haute montagne ; elle est rare, j’ai pensé qu’elle vous ferait plaisir.
– Ah ! oui, tu me fais plaisir, Georges, lui répondis-je. Assieds-toi. J’ai déjà plusieurs de ces bruyères ; mais pas la même, celle-ci est une variété très rare de la famille. Marie-Anne, va donc chercher nos cerises à l’eau-de-vie ; Georges prendra bien une cerise avec moi.
– Avec plaisir, monsieur Florence, » dit-il en s’asseyant.
Et ma femme ayant servi les cerises, tout en causant des hauts plateaux où croissent les bruyères blanches, en parlant de scieries, de coupes, de ventes de bois, d’estimations, finalement je tombai sur le chapitre de la grange.
« Ah ! çà, lui dis-je, vous faites battre maintenant vos avoines et votre seigle sur la rue ; figure-toi que ton oncle Jean croit que c’est pour empêcher Louise de faire de la musique. Tu penses bien que de pareilles idées ne peuvent m’entrer dans la tête : mais lui… »
Alors il éclata de rire tout haut et dit :
« Ma foi, monsieur Florence, écoutez, c’est bien ennuyeux d’entendre crier du matin au soir et tapoter sur un piano.
– Comment, Georges, lui dis-je, toi qui as appris la musique au collège et qui joues si bien de la flûte, tu peux dire que Louise crie !… Elle chante… elle a beaucoup de goût et même de talent… Sa voix est admirable… »
Ma femme, dans le coin de la fenêtre, me faisait signe de me taire, mais la vérité m’emportait et je ne pouvais entendre cela sans me fâcher.
Georges était devenu tout rouge.
« Hé ! fit-il d’un air embarrassé, c’est possible… je ne dis pas le contraire ! Mais que voulez-vous, mon père n’aime pas le piano… Chacun fait la musique qui lui convient… »
Et comme je secouais la tête pour dire : – Tout cela ce sont de mauvaises raisons ! – il continua :
« Cet homme-là depuis longtemps nous ennuie… Est-ce que vous croyez que c’est agréable, monsieur Florence, de voir un gueux pareil, dans la maison du grand-père qu’il nous a volée, acheter des pianos de deux mille francs avec notre argent ?
– Allons, allons, m’écriai-je, malgré les signes de ma femme, c’est trop fort, ne parlons plus de cela, nous ne pourrions nous entendre. Louise ne vous a rien volé du tout ; elle n’est cause de rien… Depuis son retour j’ai reconnu en elle toutes les bonnes qualités ; elle est charmante, je l’aime bien, et cela me chagrine de voir que ton père et toi vous lui faites de la peine ! »
Ma femme paraissait tout inquiète, mais j’avais le cœur trop plein pour me taire ; Georges m’écoutait en me regardant, et je dis encore :
« Je voudrais bien savoir si dans tout l’arrondissement de Sarrebourg on trouverait une jeune fille mieux élevée que ta cousine et plus jolie. Moi je ne suis pas un Rantzau, je ne veux pas flatter les Rantzau, mais si j’avais l’honneur d’appartenir à la première famille du pays, je ne serais pas toujours à crier contre mon propre sang ; au contraire, je serais fier de tous ceux qui feraient honneur à ma race. Voilà ce que je pense, et ce que je dirais aussi à Louise, si je l’entendais parler contre toi ! »
J’étais vraiment désolé.
Tout à coup, Georges, me tendant la main, s’écria :
« Vous ne m’en voulez pas, monsieur Florence ?
– T’en vouloir, à toi ? non, non ! lui dis-je. J’aime tous mes anciens élèves, surtout quand je les estime, et je t’estime beaucoup. Voilà pourquoi je me fâche contre ton injustice ; si c’était un autre, ça ne me ferait rien. »
Il me regardait comme attendri ; et me serrant la main :
« Eh bien, dit-il, vous avez raison… Je vous en aime encore plus, si c’est possible ; tous les gens devraient être comme vous. »
Puis se levant :
« Bonsoir, monsieur et madame Florence. Bonne nuit, Juliette. ».
Et s’adressant encore à moi :
« Si vous voulez, nous irons un de ces jours dans la haute montagne, mon cher maître, vous verrez quel beau pays aux sources de la Sarre !
– Oui, Georges, nous irons, lui dis-je, j’aime toujours causer avec toi. »
Je l’avais accompagné sur la porte. Il me serra la main, en criant :
« Bonne nuit ! » et descendit.
Alors me rasseyant, j’éprouvai comme une satisfaction d’avoir dit ce que j’avais sur le cœur ; mais ma femme me faisait des reproches, soutenant qu’à la fin je serais entre M. Jacques et M. Jean, comme entre l’enclume et le marteau.
« Eh bien, tant pis, m’écriai-je, cela m’est égal ! »
J’avais trop pris de cerises à l’eau-de-vie, et je ne voyais pas le danger.
« Tant pis ! Si ces gens me font du mal parce que je les aime, ça les regarde ; ils s’en repentiront… le bon Dieu les punira ! »
Voilà ce que c’est que de se laisser séduire par ses goûts, cela vous pousse aux plus grandes imprudences.
Toute cette nuit-là je me donnai raison ; même en rêvant je m’approuvais moi-même ; mais le lendemain je vis bien que j’avais eu tort, et j’aurais voulu retirer mes paroles imprudentes.
Il ne m’arriva pourtant aucun mal ; et le jeudi suivant, Georges, en blouse et grand chapeau de paille, le bâton à la main vint me prendre pour aller aux scieries. Je ne demandais pas mieux que de courir un peu la montagne. Je mis une croûte de pain et une petite gourde d’eau-de-vie dans mon sac, et nous partîmes tout joyeux.
Malgré mes cinquante ans, étant d’un tempérament sec et même assez nerveux, je marchais encore bien. La beauté du pays, les grands arbres, les lierres, les mousses, la vive lumière dans le feuillage, la fraîcheur des petits torrents qui galopent entre les rochers, sur le gravier, les mille insectes qui tourbillonnent dans un rayon de soleil, les papillons veloutés des bois : tout cela me réveillait, me rendait attentif comme à vingt ans.
Et puis, après une bonne trotte, montant et descendant à travers les bruyères et les myrtilles desséchées, quel plaisir de découvrir tout à coup au fond de la vallée sombre, où serpente la rivière, une vieille scierie couverte de bardeaux moussus : son petit pont, sa roue pesante, son étang, ses tas de planches en éventail, son ségare en train de dégrossir les troncs à coups de hache, et qui vous regarde venir de loin, le nez en l’air, pendant que le bruit de la scie, le bourdonnement de l’eau sous l’écluse remplissent la solitude, et que les éperviers à la chasse tourbillonnent en rond dans le ciel au-dessus des sapinières !
Voilà ce que j’aimais le plus et qui me faisait oublier mes fatigues.
Quant à Georges, son affaire était l’estimation des bois ; il avait un coup d’œil d’estimateur extraordinaire.
« Combien ce sapin peut-il donner de planches et de stères de bois de chauffage ?
– Tant !
– Et ce vieux hêtre ?
– Tant ! »
Il ne se trompait jamais, ayant reçu dès sa première jeunesse les leçons de son père, et puis étant aidé par le calcul et les tables de logarithmes. On voyait que ce serait un fameux marchand de bois, un véritable homme de commerce ; je m’en réjouissais pour lui, songeant pourtant à toute autre chose.
Nous étions partis à cinq heures du matin, à neuf heures nous arrivions au pied de la grande côte de Langin, tout près des sources de la Sarre-Rouge, dans une gorge étroite remplie de larges places noires, annonçant qu’on venait de faire du charbon dans cet endroit. Du reste pas une âme aux environs, les dernières bannes étaient descendues vers les forges de la vallée ; il ne restait que la hutte des charbonniers au bord du ruisseau plein de cresson sauvage.
Georges passa la main dans les fentes de la porte et ouvrit le loquet à l’intérieur ; puis jetant son sac à terre, il entassa sur l’âtre le restant des bûches noircies, avec des branches de sapin ; ensuite battant le briquet, il secoua l’amadou dans une poignée de bruyères desséchées, qui prirent feu presque aussitôt ; et la flamme monta dans l’âtre, la fumée se déroula sur la solitude des bois.
C’est ainsi qu’ont fait les premiers hommes ; mais alors cette fumée montant sur les forêts vierges annonçait que l’âme humaine venait de s’éveiller et que les brutes sauvages avaient un maître. – J’ai lu cela quelque part, je ne me souviens plus où.
Cela fait, Georges tira de son sac deux bonnes saucisses bien fumées, qu’il enterra dans la cendre chaude sous le brasier ; moi je sortis ma gourde, et nous nous assîmes bien contents. La bonne odeur des saucisses se répandait dans la hutte ; dehors chantaient les grives et les petites mésanges bleues, qui se tiennent volontiers autour des habitations forestières. Et les saucisses étant cuites à point, nous nous mîmes à manger de bon appétit, chacun ayant son couteau pour fourchette. Une petite brise s’était levée, agitant les feuilles ; cette fraîcheur nous faisait du bien, rien ne nous manquait.
Je ne me souhaiterais pas une autre existence que celle-là ; ce serait la plus belle, la plus agréable, si l’accomplissement de nos devoirs ne nous rappelait pas au village.
Enfin nous nous reposâmes ainsi jusque vers onze heures ; puis il fallut reprendre le bâton, et nous redescendîmes tout joyeux vers la première scierie, où Georges fit le relevé des planches, des madriers, des bois en stère et en grume de leur entreprise.
Quelques chargements arrivaient encore de la coupe voisine : des troncs entiers, couverts de leur écorce et suspendus par des chaînes sous les chariots, les petits bœufs roux devant, l’œil hagard, les pieds cramponnés dans le gravier, tirant de toutes leurs forces. On entendait gémir les essieux et grincer les roues dans le chemin creux, plein de roches, où l’eau de mille petites sources vives courait comme du vif-argent, à l’ombre des sapins. Cette eau rafraîchissait les pieds des pauvres animaux ; et tout autour de la gorge, les montagnes bleues se dressaient dans le ciel.
On ne pouvait rien voir de plus beau. Le clic-clac des fouets au fond de la vallée, les cris prolongés des schlitteurs et des bûcherons se hélant d’une montagne à l’autre, les grands coups de hache à la cime des airs et de temps en temps la clochette d’une bête errant à la pâture, tous ces bruits se mêlaient au grand murmure de la solitude, au bruissement des feuilles, au bourdonnement monotone de la rivière.
Quelle existence et quel mouvement, même dans ces lieux qu’on croirait abandonnés ! Il faut travailler, toujours travailler… C’est la vie ! Charbonniers, schlitteurs, bûcherons, ségares, bétail, tout travaille, été comme hiver. Mais ce grand spectacle donne l’idée du repos, il vous élève l’âme vers les choses éternelles.
Tandis que je me faisais ces réflexions, assis sur le petit pont, les jambes pendantes et regardant plus loin le vieil étang à moitié rempli de sciure de bois, où les flotteurs construisaient un de ces grands trains de planches qui descendent la Sarre, jusque Sarrebrück, en Prusse, Georges, ayant fini son ouvrage et pris ses notes, me fit signe de la main et nous repartîmes un peu reposés.
Nous suivions alors le sentier plein de racines qui longe la côte, au-dessus du chemin de voitures. Il faisait bien chaud ; les sauterelles, les cigales se levaient de la bruyère par nuages et se croisaient sous nos pieds ; quelques gros lézards verts se pâmaient sur le sable brûlant, ils avaient peine à traîner leur gros ventre gonflé d’insectes jusqu’à la broussaille voisine. Nous, la sueur nous baignait le front ; nous marchions en silence sous le feuillage sombre des sapins ; nous rêvions ! Les jours lointains de la jeunesse me revenaient ; je me rappelais les premiers temps de mon arrivée dans ce pays, mes premières admirations ; ma première amitié pour le grand-père Labadie ; mon amour respectueux pour sa fille, qui travaillait toujours à coudre et réparer les vieux vêtements, me jetant de temps en temps un regard timide ; et puis les premières paroles, les premières questions, lorsqu’elle me retirait doucement sa main et me disait tremblante :
« Monsieur Florence, parlez à mon père. »
Elle se détournait ; j’étais craintif et tremblant comme elle. Et puis les aveux, les promesses, les promenades solitaires, les rêveries au loin sur la côte : « Que fait-elle ? Pense-t-elle à moi ? » l’amour, le mariage !
Ces bois, où j’avais passé tant de jeudis, me rappelaient tout cela.
Quant à Georges, je ne sais pas à quoi il pensait, il était aussi grave ; et tout à coup de loin, voyant les premières lueurs de la lisière des forêts, il me dit :
« Vous marchez encore bien, monsieur Florence ; vous n’êtes pas fatigué ?
– Non ! je ne me fatigue pas quand je rêve.
– À quoi rêvez-vous ?
– Ah !… À bien des choses… Aux jours passés, à la vie… Plus tard, Georges, tu sauras à quoi l’on rêve, quand l’âge arrive. Maintenant tu es encore dans toute la force de ta jeunesse, je ne peux pas t’expliquer cela, les jours passés ne te regardent pas encore. Mais toi-même à quoi penses-tu ?
– Moi, je n’en sais rien !… »
Et comme nous causions ainsi, nous arrivâmes dans le chemin de notre vallée, bordé d’un côté par la forêt, et de l’autre par de grandes haies qui le séparent des prairies, car plus bas, à cent pas coule la rivière, au milieu du grand pré de M. Jean. Et cette année-là étant très chaude, on faisait encore les regains. Nous entendions depuis longtemps rire et chanter les faneuses. Bientôt à travers les aunes, nous découvrîmes une haute voiture de regain toute chargée, qui se mettait en route de l’autre rive, descendant le chemin sablonneux, pour traverser à gué la rivière alors très basse à cause de la sécheresse, elle n’avait guère plus d’un pied d’eau ; et la voiture descendait lentement, se balançant à droite et à gauche, à mesure que ses roues s’enfonçaient davantage dans les graviers humides, et que les ornières devenaient plus profondes.
Tout autour, les femmes, le râteau sur l’épaule, la regardaient descendre ; les grands bœufs noir et blanc de M. Jean allaient devant d’un pas majestueux ; et plus loin derrière, Louise, en petite robe d’indienne, son grand chapeau de paille à bords souples flottant sur son cou, ses beaux cheveux blonds un peu défaits et les joues animées par l’ardeur du travail, regardait.
Elle parlait, elle semblait dire aux faneuses :
« Le chemin est mauvais… la voiture penche ! »
Mais nous ne l’entendions pas, et nous observions à travers le feuillage ce beau coup d’œil encadré par la prairie verdoyante et les hautes montagnes.
Georges semblait aussi très attentif, je l’entendais dire :
« C’est mal chargé… ça versera !… »
Il souriait, quand, la voiture une fois dans l’eau, le sable me parut céder.
Alors partit un grand cri de tous les côtés, un cri de femmes épouvantées, levant les mains au ciel ; et dans la même seconde nous eûmes un étrange spectacle : Louise était descendue comme le vent ; elle tenait une longue fourche, et, sans s’inquiéter de rien, elle était entrée dans la rivière, appuyant sa fourche du côté où penchait la voiture, et criant :
« Par ici !… par ici !… N’ayez pas peur !… »
Mais les autres voyaient le danger et ne se dépêchaient pas d’accourir.
Son faible effort ne pouvait relever cette masse ; la voiture risquait de l’écraser, j’en frémissais !… Quand Georges d’un bond franchit les broussailles, et puis en trois ou quatre autres bonds pareils il descendit la prairie en talus, et, tombant dans l’eau jusqu’aux genoux, il saisit la fourche des mains de Louise, et d’un effort terrible releva cette avalanche prête à fondre sur eux. Il poussait en même temps un cri de colère :
« Hue !… hue !… donc, mille tonnerres !… Hue !… Tapez donc sur vos bêtes… qu’elles avancent !… »
Les faneuses, voyant qu’il n’y avait plus rien à craindre, étaient aussi arrivées, appuyant leurs râteaux à la masse du regain, et le vieux Dominique, devant, tirait ses bœufs et les tapait avec le manche de son fouet.
Les animaux, troublés d’abord par tout ce bruit, s’étaient remis à marcher ; la grande voiture, doucement, doucement se redressa et gagna le bord de la rivière : le regain était sauvé ! Aussitôt le vallon retentit de cris joyeux, et Georges, tendant la fourche à Louise, lui dit avec un sourire étrange :
« Hein ! il était temps que j’arrive !…
– Oui ! lui répondit Louise, toute rouge. Merci, Georges ! »
Puis montrant aux autres le bas de sa robe mouillée, et riant comme une folle, elle s’écria :
« Voyez donc comme je suis faite !… mes souliers sont pleins de sable. »
Toutes les autres, autour d’elle, riaient de bon cœur.
Alors regardant Georges qui revenait à grands pas, je le vis tout pâle, ses cheveux crépus ébouriffés.
« Eh bien, lui dis-je, que penses-tu, garçon, de cette joueuse de piano ? Elle n’a pas peur !…
– Non, fit-il, c’est une Rantzau. »
Et ramassant son chapeau, qui était tombé dans les broussailles, il dit avec un air de rire :
« Je croyais que tout leur regain allait descendre la rivière ; c’est si mal chargé !… On voit bien que la cousine revient du couvent. Est-ce que la grande perche ne devrait pas être au milieu et liée plus solidement derrière ? Mais au couvent on n’apprend pas ça… On chante !…
– Oui, lui dis-je, on chante, et même on chante très bien, ce qui ne vous empêche pas d’avoir du courage ! »
Je voyais que cela le contrariait, et je ne dis plus rien.
Nous reprîmes le chemin du village. La voiture nous suivait à trois ou quatre cents pas ; après avoir replacé la perche au milieu et serré la corde au moyen de la poulie, le fourrage étant bien en équilibre, les faneuses étaient montées dessus, et je voyais de loin Louise attacher le bouquet de branches au haut de l’échelle.
Georges, la tête penchée, marchait devant sans rien dire. Je me retournai deux ou trois fois ; lui continuait toujours son chemin ; mais au détour de la vallée, il laissa tomber quelque chose, et s’arrêta cherchant dans les hautes herbes. Plus loin, en me rejoignant il dit :
« J’avais laissé tomber mon couteau… Je l’ai retrouvé… le voici ! »
Nous entrions au village.
« Allons, bonsoir, monsieur Florence, me dit-il devant notre porte ; si vous désirez m’accompagner une autre fois…
– Oui, Georges, nous avons fait un bon tour, lui répondis-je, et j’espère que ce ne sera pas le dernier. »
Il s’éloigna et je montai notre escalier. Ma femme et Juliette furent bien contentes de me revoir. J’entrai dans mon cabinet changer de chemise et d’habits ; et comme l’heure du souper était venue, on se mit à table.
Dehors nous entendîmes un instant le chant des faneuses qui rentraient ; ma fille courut les voir à la fenêtre, puis elle revint en disant :
« C’est la dernière voiture, elles ont le bouquet ; Mlle Louise est avec les faneuses. Maintenant tous les regains sont au sec, il peut pleuvoir ! »
Dans ce temps mourut le vieux garde général Botte ; c’était un bon gros homme court, jouissant d’un excellent appétit jusqu’à la fin. Ses gardes ne manquaient jamais de lui porter, même en temps prohibé, quelque jeune levraut bien tendre, un cuissot de chevreuil, un chapelet de grives, des gelinottes et d’autre gibier délicat :
« C’est bon… c’est bon… leur disait-il, passez à la cuisine, Nicolas ou Jean Claude ; voyez Rosalie, tout cela ne me regarde pas, je ne veux rien en savoir ! »
Mais ensuite il traitait bien ceux qui n’avaient pas oublié Rosalie, et fermait les yeux sur plus d’une irrégularité dans le service, sur plus d’un pot-de-vin reçu contrairement aux règlements.
Lui-même menait les affaires avec les marchands de bois, comme on dit, « à la papa » sans entrer dans les détails ; le tout était de savoir le prendre, de lui dire avant l’adjudication un mot juste et clair dans le tuyau de l’oreille ; alors tout allait rondement, à la satisfaction réciproque des parties.
Le pauvre homme traîna plus de six semaines, ayant une inflammation des intestins ; et ceux auxquels il avait rendu tant de services riaient, disant :
« Eh bien, il ne veut donc pas quitter sa charge, ce brave M. Botte ? Il y tient !… Hé ! hé ! ce n’est pas étonnant ; elle est bonne la place de garde général aux Chaumes. Mais qu’est-ce qu’il a donc ? Il a bien sûr une indigestion de planches, de madriers, de bois de chablis ; ça ne veut pas passer… ça racle… ça s’accroche quelque part. »
C’est ainsi qu’on se permettait de parler d’un agent supérieur de l’administration, d’un homme habile et savant dans sa partie. Il avait fait restituer dans son temps sous l’Empire, au sol forestier, toutes les anticipations, tous les partages, tous les défrichements illicites ; il avait rétabli chez nous les futaies détruites par l’abus du pâturage et de la glandée ; il avait entouré les bois de l’État de fossés, pour les garantir du bétail ; il avait tracé des chemins d’exploitation ; mais voilà, tous les talents du monde ne suffisent pas pour obtenir l’estime des gens, il faut encore se respecter soi-même.
Enfin il mourut. Les gardes, les marchands de bois, M. Jacques en tête, assistèrent à son enterrement ; M. Jannequin dit une grand messe ; et huit jours après arrivait un autre garde général, peut-être moins capable que M. Botte, mais qui sur différentes choses avait des idées plus justes.
Je crois encore le voir arriver à cheval, suivi d’une voiture de Sarrebourg qui portait ses meubles et ses livres. C’était un homme de vingt-cinq ans, petit, sec ; il avait le teint pâle, les moustaches rousses effilées, le nez fin, les lèvres minces, et portait des espèces de besicles en écaille, pendues à son gilet blanc par un cordonnet de soie. Il regardait le nez en l’air, à droite, à gauche d’un air très attentif et serrait avec ses genoux maigres son grand cheval, qui se mit à trotter dans la poussière.
Les gens l’observaient. Je le suivis des yeux ; il s’arrêta près de l’église, en face de la fontaine, devant la petite maison de M. Botte alors fermée, et que l’administration forestière louait depuis longtemps pour le garde général des Chaumes. Après avoir attaché son cheval à l’anneau de la porte, il mit la clef dans la serrure, entra, poussa les deux persiennes en bas, regarda dehors ; puis il monta, les persiennes en haut s’ouvrirent.
La voiture venait de s’arrêter, le conducteur se mit aussitôt à décharger les livres et les petits objets. L’ancienne servante de M. Botte, la vieille Rosalie, ayant appris cela, vint tout de suite offrir ses services au jeune maître, qui sans doute les accepta, car elle aida le voiturier dans son ouvrage ; elle appela des voisines, qui vinrent aider à décharger les gros meubles. Cela se passait vers six heures du soir, à la nuit.
Le nouveau garde général s’appelait M. Lebel, on le sut le lendemain ; et deux jours après on sut aussi que toutes les lois et règlements sur la pêche, la chasse, les aménagements, les adjudications, les exploitations, les droits d’usage, oubliés par M. Botte, allaient être appliqués dans toute leur rigueur ; que le nombre des porcs à la glandée serait limité, que chaque porc serait marqué d’un fer chaud ; qu’on ne pourrait plus ramasser de glands, de faînes, de feuilles dans les forêts de l’État, sans permission ; qu’il ne pourrait plus être fait aucun changement à l’assiette des coupes, comme sous M. Botte ; que toute vente faite autrement que par adjudication publique serait considérée comme vente clandestine et déclarée nulle, sans parler des amendes applicables à chaque délit, pouvant monter jusqu’à six mille francs, etc., etc.
Et puis on apprit que M. Jacques avait déjà deux procès-verbaux pour avoir commencé l’exploitation avant le permis d’exploiter, et pour n’avoir pas déposé l’empreinte du marteau qui sert à marquer les arbres appartenant à chaque adjudicataire.
Ce fut un cri terrible dans le village.
M. Jacques disait qu’il n’avait pu faire sa déclaration, ni déposer le marteau chez M. Botte, puisqu’il était mort ; qu’il n’avait pas pu demander l’autorisation d’exploiter, par la même raison ; mais le nouveau garde général lui répondait qu’il devait attendre son arrivée.
C’était un procès à faire, et l’on perd presque toujours ses procès contre l’administration forestière, sans parler des vexations de toute sorte qui s’ensuivent.
Quel changement au pays, par l’arrivée de ce jeune homme, quelle histoire !…
Trois vieux gardes furent aussitôt mis à la retraite, cinq ou six chasseurs eurent des procès-verbaux, et tous les pêcheurs à la ligne de fond, à la nasse, à la traînée, furent arrêtés et envoyés à Sarrebourg, à cause de je ne sais quelle drogue dont ils s’étaient servis pour amorcer le poisson. Le brigadier Chrétien et deux gendarmes vinrent eux-mêmes les prendre le soir ; la consternation était partout.
C’est alors qu’on regrettait le pauvre vieux Botte ; c’est alors qu’on ne riait plus et qu’on ne lui reprochait plus d’avoir avalé trop de planches ! on aurait bien voulu le ravoir, et lui faire même une pension : mais il dormait sur la côte, auprès de la vieille église, sans se soucier des chapelets de grives, ni des levrauts, ni du bon petit vin blanc d’Alsace, ni des adjudications. Il était bien tranquille, pendant que le jeune homme, plein d’enthousiasme pour les règlements, exerçait ses ravages.
Le plus indigné, le plus consterné de tous était M. Jacques ; il disait partout :
« Jamais je n’ai reçu d’affront pareil ! »
De son côté, M. Jean, qui n’achetait du bois que par occasion, et dont l’affaire principale était la culture de ses terres, M. Jean riait et disait :
« M. le maire est en contravention ; il paraît que la place de maire ne fait plus tout comme du temps du père Botte, et que M. le maire sera tenu d’obéir à la loi comme tout le monde ; il paraît que M. Lebel, ce digne homme, ne permet pas que les gueux s’enrichissent aux dépens de l’État, et qu’à la fin des fins tout se découvre, qu’il faut rendre ce qu’on a pris indûment. »
En passant dans la rue, chaque fois qu’il rencontrait M. Lebel, c’était un grand salut amical. Le garde général n’y répondit d’abord qu’avec défiance, croyant avoir affaire à quelque marchand de bois trop poli, et pour cause. Mais apprenant bientôt par ses gardes que c’était M. Jean Rantzau, l’ennemi de Jacques son frère, et le père de la jolie personne qu’il avait vue passer, M. Lebel rendit le salut avec empressement.
Ce jeune homme aimait beaucoup la musique ; il jouait du violon tous les soirs et faisait des fioritures, après avoir appliqué les règlements, destitué ses gardes, et rédigé ses procès-verbaux, comme si de rien n’était.
« Je parie que la musique de M. Lebel ne plaît pas plus à M. le maire que la nôtre, disait M. Jean. Ce jeune homme joue pourtant très bien, mais on ne peut pas faire plaisir à tout le monde ; c’est malheureux, c’est bien malheureux !… »
Ces propos ravivaient encore la haine de son frère.
Vers la fin de l’automne, M. Jacques ayant laissé passer les délais fixés par le cahier des charges, pour vider ses coupes et les nettoyer de toutes les épines, ronces et autres arbustes nuisibles, ces travaux furent exécutés à la diligence de M. le garde général, aux frais bien entendu de l’adjudicataire, lequel fut encore poursuivi devant le tribunal de Sarrebourg, pour inexécution de ses obligations.
C’était au commencement de décembre, un jour qu’il neigeait, M. Jacques, malade de colère, n’avait pu se rendre au tribunal ; son fils Georges s’y trouvait pour lui, et le soir, vers huit heures, nous entendîmes le pauvre garçon taper des pieds dans notre allée, en grommelant des paroles confuses ; puis il monta l’escalier et parut sur le seuil, les guêtres couvertes de boue, la blouse et le grand feutre tout blancs de neige.
« C’est moi, monsieur Florence, dit-il, en posant son bâton dans un coin. J’arrive de Sarrebourg ; nous sommes condamnés à cinq cents francs de dommages-intérêts. C’est agréable de se revoir avec d’honnêtes gens, quand on sort d’une caverne de bandits. »
Il avait un peu bu sans doute ; son père entrait aussi quelquefois au cabaret, les jours de mauvaise humeur.
« Donne donc une chaise à Georges, » dis-je à ma femme.
Et m’adressant à lui :
« De qui parles-tu, Georges ? lui demandai-je.
– Hé ! de qui ? fit-il en s’asseyant, du tribunal de Sarrebourg, du président, des juges, des avoués, des avocats. De tous ces gueux qui s’entendent entre eux comme des larrons en foire pour dépouiller les honnêtes gens.
– Oh ! ho ! lui dis-je, c’est ainsi que tu traites les gens chargés d’appliquer nos lois…
– C’est la vérité, fit-il. Et vous pouvez encore y mettre les gardes généraux et les simples gardes, ils font tous partie de la bande. »
Je pensais : « Ce n’est pas la peine d’avoir étudié la rhétorique et la philosophie pour avoir des idées pareilles ! » Mais je ne dis rien, voyant que dans son état il aurait été capable de se fâcher.
« Qu’est-ce que tout cela ? disait-il, des vauriens. Ce garde général, d’où vient-il ? Qu’est-ce qu’il sait ? Qu’est-ce qu’il a ? Une place de dix-huit cents francs ! Est-ce que c’est avec dix-huit cents francs qu’il peut se donner les airs qu’il se donne ? Je parierais que c’est le fils d’un savetier. Et des gaillards pareils veulent tout réformer ; ils font les grands, ils montent à cheval sur une vieille rosse de cavalerie réformée à Lunéville ; ils se mettent des lunettes sur le nez ; ça va déterrer des règlements qu’on ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam ; ça vexe, ça tracasse les gens, pour attraper de l’avancement, et un beau matin on les trouve les reins cassés dans une ornière. »
Sa figure en ce moment était bien mauvaise, j’avais peur de l’entendre.
« Est-ce que vous avez encore de vos bonnes cerises à l’eau-de-vie ? fit-il.
– Marie-Anne, va chercher les cerises, » dis-je à ma femme.
Elle se dépêcha d’ouvrir l’armoire et de nous servir tous les deux.
« Ça réchauffe ! » dit Georges en clignant de l’œil.
Et comme je revenais sur l’histoire du jugement, disant que l’ancien garde général Botte avait un peu négligé ses devoirs, qu’il avait laissé tomber de vieilles lois en désuétude, et souvent négligé d’appliquer les nouvelles ; que le nouveau garde général montrait sans doute trop de zèle, mais qu’il faisait son devoir ; tout à coup m’interrompant, il s’écria :
« Ah çà ! est-ce que vous allez le défendre ? vous… vous… monsieur Florence !
– Je ne le défends pas, Georges, je fais seulement une petite observation.
– C’est un gueux, dit-il du même ton dur que son père, un intrigant ; mais ce n’est pas à lui que j’en veux encore le plus.
– À qui donc ?
– À mon fameux oncle Jean ; c’est là que M. Lebel va prendre des leçons, c’est là qu’on l’excite contre nous.
– Mais mon Dieu, Georges, m’écriai-je, est-ce qu’un garde général ira jamais écouter quelqu’un d’étranger à la partie pour ses affaires ? Quelle influence M. Jean peut-il avoir sur ce jeune homme ? »
Avant de me répondre sa joue trembla deux fois ; il regarda ma femme et Juliette, puis il dit :
« Vous ne savez donc pas que ce beau merle va presque tous les jours chez l’oncle… On ne vous appelle plus, n’est-ce pas, monsieur Florence, pour faire de la musique ? On se passe de vous maintenant… Louise chante avec un autre… elle ne chante plus d’airs d’église… elle chante des duos… des romances… »
Et levant la main il imita le roucoulement du garde général d’une façon ridicule, avec ses balancements de tête, et les roulades de Louise. Juliette riait, mais moi je ne riais pas ; je voyais que la colère le possédait, il était tout blanc.
« C’est une honte, dit-il, une honte pour les Rantzau, d’attirer un freluquet pareil dans la famille.
– Mais ce n’est pas ta famille, ça ne te regarde pas, Georges.
– Ça regarde tous les Rantzau, dit-il. Moi je me moque pas mal du père et de la fille ; si ce n’étaient pas des Rantzau, je penserais : – qu’ils s’en aillent au diable ! que le vieux donne sa fille à Pierre, à Paul, au hardier, ça m’est égal ! – Mais dans des affaires pareilles, tous ceux de la famille ont le droit de s’en mêler. »
J’étais bien étonné de l’entendre.
« C’est Louise qui fait tout ça, dit-il au bout d’un instant. Je la connais !… je la connais !…
– Comment Louise ? une jeune fille naïve, sans connaissance du monde.
– Sans connaissance du monde ! fit-il en levant les épaules, c’est la plus fine mouche du pays.
– Louise ?…
– Oui, Louise ! Depuis mon enfance je la connais ; elle me faisait toujours punir, elle m’attirait tous les désagréments, et vous ne voyiez rien, vous ne saviez rien ; c’est moi qu’on punissait, et c’est elle qui faisait les mauvais coups, avec son air de sainte nitouche.
– Allons… allons… vous n’avez jamais fait de mauvais coups ni l’un ni l’autre, lui dis-je en riant.
– Vous ne la connaissez pas, s’écria-t-il ; elle nous mènerait tous par le bout du nez, vous, moi, mon père, le sien, tout le village, avec le garde général ; elle est remplie de malice ; elle connaît mieux les affaires de l’oncle que lui.
– Et toi qui me disais qu’elle n’avait rien appris au couvent, qu’à chanter !… »
Il eut l’air de ne pas m’entendre, et se levant :
« Oui, c’est la vérité, fit-il, ce garde général suit les conseils de l’oncle ; il veut nous ruiner, pour faire plaisir au vieux bandit et épouser sa fille… mais ça tournera mal, ça tournera mal… gare !… »
Puis, entendant sonner neuf heures, il me serra la main, souhaita le bonsoir à tout le monde et sortit.
Je regardai ma femme, effrayé de ce que nous venions d’entendre.
« Que penses-tu de tout cela ? lui dis-je. Sais-tu que la haine de ces gens devient tous les jours plus terrible.
– Oui, fit-elle, mais ça les regarde ! Ne nous mêlons pas de leurs affaires ! »
Je descendis tirer le verrou, ensuite nous allâmes nous coucher.
L’hiver arriva bientôt après, le temps des grandes neiges, où tous les travailleurs des bois rentrent au village et se reposent de leurs fatigues. Alors les exploitations des coupes sont suspendues. Les plus pauvres gens seuls vont encore par petites bandes à la forêt ramasser le bois mort ; quelques-uns portent des balais à la ville, d’autres font des sabots ou tressent des paniers : il leur faut du bois, toujours du bois !
Le garde les attend au retour sur la route, il visite leurs fagots et s’assure qu’on n’y trouve pas de brins verts, puis il les laisse passer. Malgré cela les procès-verbaux sont rares, ces pauvres gardes ne sont pas fâchés non plus de se tenir au chaud dans leurs maisonnettes isolées, et de fumer leur pipe au coin de l’âtre ; ce n’est que sur le coup de feu d’un braconnier à l’affût qu’ils se lèvent, regardent et prennent la direction, pendant que le coup retentit encore d’échos en échos ; alors quelquefois ils se mettent en route dans les neiges, et font le tour du finage ; les traces du délinquant le suivent jusqu’à sa maison. On entre chez lui, mais le plus souvent son gibier a disparu, il est chez un voisin, ou bien enterré derrière quelque broussaille, en attendant qu’on puisse aller le chercher, pour le porter en ville.
Ce métier de braconnier est bien dangereux ; tôt ou tard les malheureux vont passer cinq ou six mois en prison, et ne retrouvent, en rentrant à la cabane, que la misère profonde, la femme et les enfants presque morts de faim.
Décembre et janvier se passèrent ainsi dans le repos ordinaire, tantôt du vent, tantôt de la neige, du givre, de grandes pluies froides, du verglas.
M. le garde général, sévère comme les jeunes gens qui ne connaissent que leurs livres, leurs calculs, leurs règlements, sans prendre en considération les misères humaines, ne se relâchait pas envers ses gardes, il lui fallait un rapport toutes les semaines.
Il faisait aussi toujours de la musique, allait voir M. Jean et chantait avec Louise ; M. Jacques, de sa maison en face, voyait tout cela.
Un jour qu’il tombait du grésil en masse, me trouvant à la mairie, où la sage-femme Simone et le bûcheron Nicolas Cerf, de l’annexe du Grand-Soldat, venaient de présenter un enfant du sexe masculin à l’inscription aux actes de naissance, sur le registre de l’état civil, comme ces gens sortaient, M. le maire entra pour signer l’acte et s’assit auprès de moi, sa grosse tabatière en carton noir sur la table.
Je mettais mes actes au net, le feu pétillait dans le fourneau, quand tout à coup M. Jacques se réveillant me demanda :
« Georges va toujours vous voir, monsieur Florence ?
– Quelquefois, monsieur le maire ; il vient le soir, nous causons de choses et d’autres.
– De quoi causez-vous ?
– Mon Dieu de tout ; de coupes, de procès-verbaux, de chômage ; il faut bien passer la soirée…
– Vous devriez bien engager Georges à s’en aller d’ici, dit-il. Ce n’est pas une existence pour un jeune homme instruit, riche, de bonne famille, de se promener en blouse, une toise sous le bras, de mesurer des bûches, de compter des planches et de se laisser vexer par un mendiant qui n’a pas de quoi s’acheter un habit neuf, et qui vous cherche les plus mauvaises chicanes pour avoir de l’avancement. Non, ça ne peut pas durer, il faut que Georges parte ou cela finira mal. »
Je l’écoutais, surpris d’un pareil changement, car il m’avait dit cinquante fois qu’on n’est bien que chez soi, que son fils lui succéderait, qu’il serait son propre maître, qu’il amènerait ses propres affaires, qu’il surveillerait son propre bien, et que c’était le plus beau sort d’avoir à donner des ordres au lieu d’en recevoir.
Je ne disais rien, et lui, devinant ce que je pensais, continua :
« Dans le temps, sous M. Botte et tous les autres gardes généraux, qui faisaient le soir leur partie de piquet avec les adjudicataires, en prenant une ou deux chopines de vin blanc, cela pouvait encore aller ; mais aujourd’hui ces nouveaux employés ne pensent qu’à se distinguer ; et plus ils font de procès-verbaux, plus ils se distinguent. C’est la nouvelle administration de Louis-Philippe : il faut tondre sur un œuf, ou vous n’êtes pas capable ! À Sarrebourg, ils appellent ça l’esprit moderne, l’esprit du progrès, le positif. Ils veulent tous être positifs. À force d’être positifs, ils s’attirent tout le monde sur le dos, les paysans, les marchands, les ouvriers, et ça finira par une révolution. Enfin ça les regarde ! Mais en attendant le commerce se gâte, les adjudications se font au rabais, les acheteurs se ruinent. Vous me rendriez un grand service, monsieur Florence, d’expliquer tout cela clairement à mon garçon. Mon Dieu, je ne veux pas le forcer à faire plutôt ceci que cela. À sa place je tâcherais de devenir avocat. Aujourd’hui les avocats sont tout ; ils sont procureurs généraux, députés, ministres ; ils se mettent du foin dans les bottes tant et plus ; ils font le gouvernement et les lois. Ou si Georges ne veut pas être avocat, qu’il choisisse autre chose, tout ce qu’il voudra, ça m’est égal, mais qu’il s’en aille. Je suis vieux, ma jambe gauche traîne depuis deux ans, j’aurais souhaité d’avoir le garçon près de moi, de le voir prendre la suite de mes affaires ; mais les Rantzau ont la tête chaude, ils ne supportent pas l’injustice ; à vingt ans, je me serais révolté cent fois ; il me ressemble… un mauvais coup est sitôt fait !… vous comprenez !… Ce garçon-là doit partir. »
Je ne savais quoi répondre.
« Tâchez de lui faire comprendre ça, dit-il, car je ne veux pas m’en mêler ; depuis quelque temps il ne m’écoute plus. J’ai la voix un peu forte, j’ai l’habitude qu’on m’obéisse… je pourrais m’emporter à la fin ; alors lui s’en irait peut-être en Amérique, et ne me donnerait plus de ses nouvelles. Nous avons vu cela dans la famille ; ça ne serait pas la première fois ; le grand-oncle Jean-Baptiste est parti le lendemain d’une dispute avec son père, quinze ou vingt ans avant la Révolution ; il est allé du côté de la Pologne, de la Turquie, Dieu sait où, et le pauvre vieux n’a jamais su ce qu’il était devenu ; c’était son plus grand chagrin. Et qu’est-ce qui me resterait à moi ? Rien que mes rhumatismes et ma femme. J’aurais travaillé toute ma vie pour des gens qui se partageraient mon bien après ma mort. Quand on se connaît, il faut se méfier de soi-même. Voilà, monsieur Florence, ce que j’avais à vous dire ; depuis plusieurs jours j’y pense, j’attendais l’occasion.
– Mais, monsieur le maire, lui dis-je tout inquiet, est-ce que vous croyez que Georges m’écoutera ? Maintenant il en sait dix fois plus que son vieux maître d’école…
– Oui, fit-il, Georges vous écoutera ; vous êtes un bon homme, il vous aime ; parlez-lui seulement comme je viens de vous le dire, à votre manière ; j’ai pleine confiance en vous. Mettez un peu d’ordre dans tout ça ; moi, quand j’y pense, la colère me gagne tout de suite. Je voudrais déjà le voir à Strasbourg, à Paris, n’importe où ! Quand ça devrait me coûter cinq mille francs par an, je n’y regarderais pas, pourvu qu’il s’en aille. Mais il ne veut plus m’écouter, on dirait qu’il a peur que je le vole !
– Oh ! monsieur le maire…
– C’est une façon de parler, dit-il ; Dieu merci, Georges n’a ni frères, ni sœurs, tout lui reviendra. Mais c’est ainsi qu’il faut nous y prendre ; vous me le promettez, monsieur Florence ?
– Puisque vous avez cette confiance en moi, monsieur le maire, je ferai mon possible.
– Oui, j’ai la plus grande confiance en vous, et je suis bien content de vous avoir expliqué la chose ; ça réussira.
– Peut-être… nous verrons. »
Alors la nuit était venue ; et se levant, M. Jacques ferma la porte du poêle, pour éteindre le feu.
« Ce n’est pas la peine d’allumer la lampe, ni de brûler du bois, dit-il, personne ne viendra plus ce soir. Allons-nous-en. »
Nous sortîmes dans le grand corridor. Je fermai la porte à double tour, mettant la grosse clef dans ma poche, et nous descendîmes en nous souhaitant le bonsoir. Je retournai chez moi tout pensif et M. Jacques rentra chez lui.
En arrivant à la maison, quelques instants avant le souper, je trouvai ma femme seule, en train de coudre près de la table déjà mise ; Juliette était dans la cuisine. Tout en me débarrassant de ma redingote et mettant mon tricot, je lui racontai ce qui venait de se passer ; elle avait déposé son ouvrage près de la lampe et m’écoutait bien étonnée, je voyais que ma promesse ne la rendait pas contente.
« Comment, Florence, dit-elle en joignant les mains, comment, tu te laisses mettre des affaires pareilles sur les épaules ? Il n’avait qu’à parler lui-même à son garçon ; est-ce que cela nous regarde ? S’il veut que Georges s’en aille, il n’a qu’à lui dire de s’en aller.
– Bon, bon, Marie-Anne, je sais bien ça ; c’est ennuyeux, mais j’ai promis.
– Tu as promis ! Mais ce garçon-là ne t’écoutera pas ; il pourra se fâcher !… Que M. le maire s’arrange lui-même, nous ne devons nous mêler de rien.
– Mais j’ai promis !… lui dis-je encore une fois.
– C’est égal, dit-elle. Au nom du ciel, Florence, reste tranquille ; on ne sait pas où tout cela peut nous mener. »
Alors je me fâchai presque et je lui dis :
« Écoute, Marie-Anne, ne me parle jamais comme cela ; je ne veux pas qu’on me parle de cette façon : un homme n’a que sa parole ! M. Jacques m’a rendu plus d’un service ; il m’a conservé ma place, il m’a même fait augmenter de cent francs, je ne pouvais pas refuser ; j’ai promis, et je tiendrai ma promesse… Tu m’entends ? »
Je n’avais jamais parlé d’un pareil ton d’autorité à Marie-Anne, mais elle me donnait aussi pour la première fois un mauvais conseil, car tout homme doit remplir ses promesses. Elle fut donc tout étonnée ; et comme Juliette entrait justement avec le plat de pommes de terre et le pot de lait caillé, elle ne dit plus un mot et le souper se passa tranquillement.
Le lendemain, le surlendemain, il n’y eut rien de nouveau. Il neigeait toujours. Je tenais mon école et je pensais que la semaine entière se passerait de la sorte, lorsque le samedi soir, après le souper, Georges arriva. Ma femme fut aussitôt troublée ; Juliette, elle, ne sachant rien, était gaie comme à l’ordinaire ; elle se leva tout de suite et, présentant une chaise à Georges, elle lui dit de s’asseoir.
Il fumait selon son habitude une pipe de terre. Je n’aime pas l’odeur du tabac, personne ne fume à la maison ; mais pour un de mes anciens élèves, j’avais fait une exception.
« Vous me permettez, monsieur Florence ? dit-il en souriant.
– Va… va… continue, ne te gêne pas, lui dis-je ; c’est du bon tabac, et…
– Oui, fit-il, c’est du caporal à huit sous le paquet ; on n’en vend pas d’autre au village ; mais je n’aime pas la contrebande des Allemands, ils font leur qualité supérieure de tabac avec des trognons de choux ; c’est pour ça que cela sent si mauvais. »
Alors on se mit à causer du mauvais temps. Il se plaignait du retard dans les coupes, du chômage des scieries, à cause de la quantité d’eau gelée qui restait dans la montagne, au lieu de descendre ; il prévoyait un grand débordement et peut-être même des inondations à la fonte des neiges.
Moi je l’écoutais, songeant toujours à la manière d’entamer mon chapitre.
À la fin, comme il disait que l’existence était bien ennuyeuse au village pendant l’hiver, je pensai : – Voilà le bon moment ! – et je lui dis :
« Ah ! tu as bien raison !… Quelle existence… Quelle existence !… Surtout quand ça doit durer des trente, quarante et cinquante ans… Quel ennui !… À la longue, on est comme des mécaniques qui font toujours les mêmes choses sans penser à rien. Ce que je ne comprends pas, Georges, c’est qu’un garçon comme toi, riche, instruit, tu viennes t’enterrer aux Chaumes. Je ne te cache pas qu’en te voyant au collège couvert de toutes ces couronnes, jamais je ne me serais figuré que tu finirais par être un simple marchand de bois, qui se promènerait en blouse, dans la boue, dans la neige, à la pluie et au vent, comme le Savoyard Martin et tous les malheureux roulants de cette espèce. Non ! ça ne me serait jamais entré dans l’esprit. Moi, Georges, je te voyais déjà d’avance dans une grande ville, en train de faire des études de droit ou de médecine, de mathématiques ou d’histoire naturelle ; d’écouter d’illustres professeurs, et puis après cela de te distinguer dans une carrière vraiment scientifique. Je croyais déjà lire le nom de Georges Rantzau dans des écrits savants, et même dans les gazettes. Voilà ce que je pensais ! Ça me paraissait très naturel d’avoir cette idée, car tous les professeurs reconnaissaient les heureuses dispositions que la nature a mises en toi ; ces germes utiles qu’il faut cultiver pour les voir fructifier ; que tant d’autres voudraient avoir, et qui dépérissent faute de culture, dans un pays comme le nôtre, où l’on n’entend que les raisons vulgaires et les grossiers propos des naturels du pays. »
Je m’animais moi-même, arrangeant avec art ce que M. Jacques m’avait dit ; lui, m’écoutait en me regardant de côté, son grand nez incliné, sans cligner de l’œil. Ma femme, tout en ayant l’air de suivre sa couture, tremblait comme une feuille ; Juliette, seule, qui ne se doutait de rien, m’observait, ouvrant de grands yeux étonnés, car d’habitude je n’aime pas à parler longuement, j’aime bien mieux écouter les autres.
Georges, sans rien dire, avait fini par se lever et se promenait dans la chambre, en crachant à droite et à gauche, et tirant d’énormes bouffées de sa pipe, comme si mon discours avait produit sur lui de l’impression.
Pendant plus d’une bonne demi-heure, je ne fis que m’exalter et m’attendrir, lui peignant le beau sort des jeunes gens qui continuent leurs études ; la vie brillante qu’ils mènent au sein de la civilisation ; le grand opéra, les théâtres, les musées, les bibliothèques, les magnifiques collections du Jardin des Plantes, enfin tout ce que je me représentais d’après les descriptions que j’en avais lues ; tout ce que je me serais souhaité d’avance, si j’avais eu le bonheur de naître dans une position élevée ; tout ce qui me faisait soupirer depuis tant d’années, en pensant que j’en serais privé jusqu’à la fin de mes jours.
Je croyais l’avoir touché, lorsqu’il se rassit tranquillement et me dit :
« Oui, monsieur Florence, c’est très bien ; voilà ce que vous souhaitez pour vous ; mais moi je souhaite autre chose.
– Qu’est-ce que tu souhaites donc ?
– Je souhaite de rester aux Chaumes ; et comme j’y suis, à proprement parler je ne souhaite rien du tout.
– Mais, mon cher Georges, lui dis-je, songe donc à tous les désagréments du commerce de bois, depuis l’arrivée de ce M. Lebel ; songe donc qu’auprès de lui, malgré tes moyens et ta fortune, tu n’as l’air de rien ! Voilà ce qui me chagrine le plus. Dans deux ou trois ans, en continuant tes études à Nancy, tu reviendrais avec le même grade que lui, tu pourrais lui répondre ; au lieu que de cette façon tu courbes le dos ; c’est lui qui fait les procès-verbaux et c’est toi qui les payes ; c’est lui qui donne des ordres et c’est toi qui obéis. »
Il était devenu tout pâle, ses joues frémissaient.
« Monsieur Florence, me dit-il brusquement, parlons d’autre chose ; je n’aime pas entendre parler de cet homme.
– Alors, lui dis-je, presque intimidé par son coup d’œil, tu ne veux pas écouter ton vieux maître d’école, qui ne parle que pour ton bien ? Tu veux rester dans ce pays, où tes belles qualités, tes heureuses dispositions…
– Oui, dit-il en m’interrompant d’un ton dur, je reste ! »
Et ce mot « je reste ! » ne souffrait aucune réponse ; c’était la voix du père Jacques dans ses moments de colère. Ma femme me regardait en dessous, en tirant le fil au hasard, et je voyais dans son regard une grande prière de ne pas continuer ; aussi croyant avoir accompli mon devoir, je dis seulement :
« C’est pour ton bien, Georges, que je parlais ; mais puisque tu ne veux plus rien entendre, il ne faut pas m’en vouloir. »
Lui, penché sur sa chaise, regardait dans la cheminée, les yeux fixes. Et tout à coup, comme on se taisait, il se tourna de mon côté et me dit d’un ton de bonne humeur :
« Voici bientôt le printemps, monsieur Florence, nous ferons encore plus d’un bon tour dans la montagne ; j’espère que cette année vous viendrez plus souvent, car vous avez beau dire, vous aimez ce pays autant que moi…
– Hé ! je ne dis pas le contraire, Georges ; mais à ton âge, dans ta position… Enfin laissons cela !… Et puisque tu restes, eh bien, oui, tu as raison, nous irons plus souvent nous promener ensemble dans la montagne ; je suis toujours content d’être avec toi.
– À la bonne heure, dit-il en riant, voilà ce qui s’appelle parler ! »
Et durant plus d’une demi-heure la conversation roula sur les fleurs de nos montagnes, sur la belle vallée de la Sarre-Rouge, etc. On aurait cru que rien d’extraordinaire ne s’était dit.
Vers neuf heures, Georges se levant, après avoir secoué les cendres de sa pipe, me serra la main d’un air amical et s’écria :
« Monsieur Florence, vous êtes le meilleur homme que je connaisse ! Si jamais je vous faisais de la peine, il faudrait me pardonner, car ce serait malgré moi. »
Puis, sans attendre ce que j’allais lui répondre, il dit : « Bonsoir, madame Florence ; bonsoir, Juliette, » et sortit.
Alors ma femme, me regardant, murmura :
« Cela s’est bien passé !… mais avec ce garçon, il ne faut pas recommencer, Florence, il est encore plus dur que son père. »
Et quoique Juliette ne sût rien, je vis qu’elle était aussi comme épouvantée.
« Allons, dis-je en me levant, puisque tout s’est bien passé, il est temps de dormir. La première chose en ce monde, c’est de faire son devoir ; quand on ne réussit pas, cela ne vous regarde plus, la conscience est tranquille. »
Et nous allâmes nous coucher.
Le lendemain, jour de la Quadragésime, je n’eus qu’une minute de conversation avec M. Jacques ; j’allais partir pour la grand-messe, ma femme et Juliette étaient déjà sorties, et j’ouvrais la porte en bas, lorsque M. le maire, en habit des dimanches, parut sur le seuil.
« Montons, monsieur le maire, lui dis-je, il fait froid dans l’allée.
– Non ! le dernier coup va sonner. – Vous avez vu Georges hier soir ; vous lui avez parlé ?
– Oui, monsieur le maire, pendant plus d’une heure. J’ai dit tout ce qu’on peut dire, je n’ai rien oublié ; j’ai même ajouté plusieurs choses très fortes.
– Et qu’est-ce qu’il a répondu ? Qu’est-ce qu’il veut faire ?
– Il m’a répondu : « C’est assez… je reste ! »
– Il reste !… Et pourquoi ?…
– Il ne donne aucune raison… ça lui plaît de rester… il aime ce pays… voilà tout !…
– Ah !… » dit le vieux, en regardant à terre d’un air pensif.
Je voyais sur sa figure quelque chose de grave et même de triste. Tout à coup les cloches se mirent à sonner ; alors se réveillant de ses pensées, M. Jacques me tendit la main en disant :
« Je vous remercie, monsieur Florence, de la peine que vous vous êtes donnée pour moi.
– C’était de bon cœur, monsieur le maire, lui répondis-je ; j’aurais été bien heureux de réussir. »
Et nous sortîmes dans la rue pleine de neige : lui devant, à trente ou quarante pas, et moi derrière, après avoir refermé la maison, comme des étrangers qui suivent le même chemin.
En entrant à l’église, je l’aperçus déjà dans le banc des Rantzau, à côté de son frère. Je montai prendre ma place à l’orgue et la messe commença.
Depuis ce jour, Georges ne venait plus chez moi ; il me criait seulement en passant :
« Bonjour, monsieur Florence ! »
Je pense qu’il se méfiait de quelque chose, qu’il me croyait d’accord avec son père ; mais que sachant ma position difficile à la mairie, et les ménagements que j’avais à garder, il ne m’en voulait pas.
Je continuais aussi d’aller de loin en loin chez M. Jean faire de la musique, car après son invitation je ne pouvais m’en abstenir tout à fait. M. Lebel ne me plaisait pas, il était fier et me regardait toujours d’un air d’ennui, lorsque j’entrais. Il traitait nos plus beaux morceaux d’église de vieilles rengaines, et cela m’indisposait contre lui.
Ce jeune homme chantait des duos, des romances, en s’accompagnant d’accords plaqués, qui ne montraient pas une grande science de la fugue ni du contrepoint ; mais il avait une assez jolie voix, et sans ses mines hautaines, j’aurais été plus souvent l’entendre chez M. Jean.
Louise, elle, était toujours heureuse de me voir ; elle me paraissait triste et un peu pâle. Elle me reconduisait chaque fois à mon départ, jusqu’au bout de l’allée, en me serrant les mains, comme pour me retenir, en me disant avec une expression de prière :
« Ah ! monsieur Florence, venez, venez plus souvent ; venez, je vous en prie ; si vous saviez combien vous me faites plaisir ! »
Ces paroles et sa voix me donnaient à penser ; je me disais qu’elle n’était pas heureuse, que cela l’ennuyait de chanter avec M. Lebel ; je n’en étais pas sûr, mais ces réflexions me suivaient en quelque sorte malgré moi.
Ainsi se passa l’hiver.
Au commencement du printemps, mon fils Paul, qui venait d’obtenir une place de sous-maître à Dieuze, connaissant mon goût pour les bons livres, m’en envoya deux, que j’ai lus et relus depuis plus de cent fois.
C’étaient d’abord les Mélanges de morale et d’économie de Benjamin Franklin, président de la Pennsylvanie, dans les États-Unis d’Amérique ; ensuite le Discours de Georges Cuvier, membre de l’Institut, sur les révolutions de notre globe.
J’étais tellement heureux de m’asseoir au fond de mon petit cabinet en haut, pour lire ces deux ouvrages, que j’en oubliais tout le reste ; c’est à peine si je m’aperçus cette année-là du retour de la belle saison ; la côte, les jardins, les vergers avaient des fleurs depuis longtemps, que mes jeudis et mes dimanches se passaient encore tout entiers à cette lecture.
Quel bon sens avait ce Benjamin Franklin ! Est-ce qu’on peut voir rien de plus juste, de plus raisonnable que ses préceptes aux ouvriers ? Par exemple lorsqu’il dit :
« L’expérience tient une école dont les leçons coûtent cher ; mais c’est la seule où les imbéciles puissent s’instruire.
« Les bons ouvriers veulent tous se perfectionner dans leur état ; ils sentent tous le besoin de voyager ; mais pour voyager avec fruit, il ne faut jamais rien laisser passer sans le bien voir, et sans se demander : – À quoi cela sert-il ?
« Si tu ne voyages pas comme cela, autant rester dans ton village ; tu verras partout des arbres verts, des maisons blanches et des animaux à quatre pattes.
« Lorsque dans un village tu trouveras beaucoup de cabarets, sois sûr d’y trouver aussi beaucoup de fainéants.
« Quand tu ne rencontreras pas les paysans aux champs dès l’aurore, sois sûr qu’ils sont à boire jusque minuit.
« Quand tu verras beaucoup de jeunes filles pâles et maigres, c’est qu’il y a beaucoup de salles de danse et peu de travail.
« Quand tu verras les marchands faire des parties de plaisir pendant la semaine, gare aux banqueroutes !
« Quand tu entendras souvent sonner les cloches, mets beaucoup de liards dans ta poche, les mendiants ne manqueront pas.
« Un pays où les routes sont mal entretenues n’annonce rien de bon à celui qui cherche de l’ouvrage ; passe ton chemin.
« Où tu verras les paysans saluer les messieurs jusqu’à terre, ne t’arrête pas : il y a dans les environs un tyran de village ; si tu ne tombes pas sous sa griffe, ses valets te duperont.
« Où tu verras beaucoup d’avocats et de médecins, prends garde d’être malade ou d’avoir des procès.
« Si tu arrives dans un pays où les routes sont belles, où l’on ne voit pas de champs en friche, où les mendiants n’encombrent pas les carrefours, où les étrangers sont reçus cordialement, où les écoles et les hôpitaux sont les plus beaux bâtiments de la ville, arrête-toi là, mon fils, tu es dans un pays habité par de braves gens, qui ont la tête et le cœur bien placés.
« Si tu vois au contraire de pauvres cabanes autour d’un beau château, passe vite !… On y pleure souvent. »
On voudrait pouvoir citer ce livre d’un bout à l’autre !
Quant au Discours de Georges Cuvier sur les révolutions du globe, c’est tellement grand et tellement clair, qu’après l’avoir lu, j’en devins pensif pendant des semaines et des mois. Cela renversait toutes mes idées sur la création du monde en six jours. L’Éternel me parut alors encore mille fois plus sublime, puisqu’il n’avait pas créé le monde une seule fois, mais un grand nombre de fois, en le renouvelant de fond en comble dans sa terre, dans ses rochers, dans ses plantes, dans ses animaux, dans ses milliards d’astres, depuis la cime des airs, jusqu’au fond des abîmes, tantôt par le feu, tantôt par le débordement des mers, tantôt par celui des fleuves et des lacs, tantôt par les glaces ou d’autres moyens inconnus.
Et comme les plantes anéanties, les débris de toute sorte, les ossements des animaux disparus sont restés dans chaque couche de terre ou de sable, pour marquer ces révolutions prodigieuses, personne ne peut nier qu’elles aient eu lieu. Les preuves en sont encore là, chacun peut les voir.
Aussitôt je résolus de compléter mes collections de plantes par celles des différentes flores antédiluviennes dans notre pays. Le printemps était là, tout brillant de soleil ; et les montagnes de la Sarre-Blanche et de la Sarre-Rouge, déchirées par des centaines de petits torrents, qui découvrent les couches géologiques jusqu’à mille et douze cents mètres de profondeur au-dessous des sommets, me promettaient une riche moisson.
Depuis la construction des routes on ouvrait aussi de tous les côtés des carrières ; mes anciens élèves y travaillaient, j’étais sûr d’être bien reçu par eux.
Tout de suite une longue table de sapin fut disposée dans mon cabinet pour recevoir les trouvailles que j’allais faire. J’avais recouvré toute l’ardeur de ma jeunesse pour la science ; et le jeudi, de grand matin, à la fraîcheur, ma croûte de pain et ma petite fiole de kirsch dans le sac, ma boîte de fer-blanc pendue sous le bras, je partais comme à vingt ans. J’allais au loin, dans les gorges de la Sarre et du Blanc-Ru, suivant les ravins, les torrents desséchés, sous le soleil de midi ; car alors ce n’était plus à l’ombre des bois que je pouvais faire mes recherches, sous les mousses, les genêts et les bruyères, c’était dans les endroits arides, où chaque couche se montre selon sa nature : calcaire, sablonneuse ou granitique.
J’en suais à grosses gouttes ; et souvent, accablé de fatigue, voyant combien d’habits et de souliers j’usais dans cette rocaille, j’étais forcé de me traiter moi-même de vieux fou qui ne sait pas mesurer ses forces et qui s’abandonne à l’entraînement de ses passions.
Tout le pays savait que je cherchais des pierres ; et malgré l’amitié que me portaient les gens depuis tant d’années, en me voyant revenir avec mon grand chapeau de paille tout usé, le dos courbé, les jambes pliées, les mains, le cou et la figure hâlés comme un pain d’épice, ils se mettaient à rire et s’arrêtaient de faucher en me criant :
« Mon Dieu, monsieur Florence, qu’est-ce que vous cherchez donc à cette heure dans les rochers ? Qu’est-ce que vous font donc toutes ces petites pierres et ces cailloux ?… Venez donc vous asseoir, monsieur Florence ; tenez, reposez-vous là, rafraîchissez-vous. »
Ils m’arrangeaient un tas de foin, et me passaient le pot de lait caillé, qui rafraîchissait dans la source voisine ; cela me faisait du bien.
Pour les récompenser, je leur montrais mes pierres, en leur expliquant d’après les différentes empreintes de fougères, ou d’autres plantes des créations éteintes, à combien de milliers de siècles cette végétation se rapportait.
Ils m’écoutaient ; ils avaient l’air de me comprendre et finissaient par me dire :
« Vous êtes bien curieux, monsieur Florence ; qu’est-ce que nous fait tout ça ? Cent mille ans avant nous, cent mille ans après, ça revient au même !… Ceux de ce temps-là n’ont plus mal aux dents. »
Ils riaient et se remettaient au travail, sans penser plus loin.
De mon côté, les histoires du village, les procès-verbaux, les discussions de MM. Jean et Jacques Rantzau, tous ces événements qui me paraissaient si graves autrefois, n’avaient plus la moindre importance à mes yeux ; les soulèvements terrestres, les éboulements, les inondations, les cataclysmes absorbaient toute mon attention ; et c’est à peine si de temps en temps il m’arrivait encore de prêter l’oreille à ce que me racontait ma femme des affaires de ce monde.
Il paraît que Georges, ennuyé des remontrances de son père, qui voulait lui faire continuer ses études, ne rentrait plus régulièrement à la maison ; il ne voyait plus personne au pays ; il errait dans les bois et vivait comme une espèce de sauvage.
La seule chose qui lui restât encore de la famille, c’était l’âpreté des Rantzau pour leurs affaires d’intérêt ; il allait d’une coupe à l’autre, veillant à l’exécution du cahier des charges, et chassait impitoyablement bûcherons, ségares, schlitteurs, tous les employés de son père, lorsqu’ils osaient lui désobéir ou seulement lui répondre. Voilà ce que ce garçon était devenu depuis quelques mois. Tout le village criait contre lui, tout le monde le craignait ; on disait :
« C’est un Rantzau ; le plus dur, le plus mauvais des Rantzau. »
Dans mes instants de tranquillité pendant l’école, en réfléchissant à cela, j’en devenais tout triste, ne pouvant m’expliquer un pareil changement chez ce jeune homme ; car dans le fond Georges m’avait toujours paru bon, généreux ; sa dureté pour les pauvres gens me saignait le cœur.
Ma femme me parlait aussi quelquefois le soir de musique, de concerts, de grands dîners donnés par M. Jean ; un bruit vague de prochain mariage entre M. le garde général et Mlle Louise courait partout ; c’est toujours ainsi que cela commence ; les gens n’y pensaient pas et puis ils sont engagés. Rien n’était arrêté sans doute, mais le bruit s’en répandait, et j’en étais fâché pour Louise ; M. Lebel ne m’aurait pas convenu du tout à sa place, enfin à chacun son goût ; je me disais que les belles manières de M. le garde général et sa jolie voix l’avaient peut-être séduite.
En ce temps, un jour vers la fin de juillet, j’étais allé jusqu’aux carrières de marbre de Frâmont, dont l’exploitation se trouvait alors dirigée par Baptiste Lachambre, un de mes anciens élèves. Il avait mis de côté pour moi, dans le fond de la carrière, tous les débris ayant conservé quelques empreintes de plantes ou de coquilles.
Après avoir admiré ces fouilles profondes, la régularité des couches s’élevant les unes au-dessus des autres à plus de cinquante mètres et qui témoignaient clairement du séjour des eaux pendant des siècles, dans la haute montagne ; après m’être ensuite reposé longtemps à regarder les travailleurs soulevant des masses de marbre avec leurs crics et leviers, je m’étais remis en route vers une heure, ma boîte toute pleine de pétrifications curieuses. Le temps était très chaud, surtout sur le plateau découvert du Chemin-des-Bornes. Ma charge me pesait, je n’en pouvais plus, et je marchais lentement, appuyé sur mon bâton pour gagner la lisière du bois.
Le soleil descendait du côté de la Lorraine ; le ciel au-delà des montagnes était rouge comme de la braise ; pas un insecte, pas même un grillon, – celui de tous qui se plaît le plus à la chaleur, – pas un ne bruissait sur la terre sèche et crevassée. La sueur me baignait le corps ; et je suivais le sentier aride, la tête penchée, sans avoir plus même la force de rêver, tant la chaleur m’accablait et me donnait d’éblouissements. Cela durait depuis une grande heure, lorsqu’enfin j’entrai dans l’ombre des sapins. Le sentier descendait alors à travers les ronces et les myrtilles ; j’entendais bourdonner au loin la rivière ; la cime des grands arbres était pourpre, les taillis au-dessous semblaient transparents ; et je descendais toujours, me réjouissant d’avance à l’idée de boire.
Telles étaient mes pensées et mon désir, lorsqu’au tournant du sentier j’aperçus, à trente pas au-dessous de moi, un homme assis au bord de l’eau, la tête couverte d’un large chapeau de paille roussi par la pluie et le soleil, les épaules carrées, et le grand bâton ferré entre ses genoux. La vue de cet homme m’inquiéta ; je regardai bien : c’était Georges ! Il était là comme assoupi dans l’ombre du feuillage. À quoi pensait-il ? Dieu seul le sait ! mais il fallait que sa rêverie fût profonde, car il ne m’avait pas entendu venir.
Je restai plus d’une minute à l’observer, ensuite je fis du bruit pour attirer son attention. Aussitôt il se retourna brusquement et regarda en l’air, ses grands cheveux crépus sur la nuque et le bâton serré dans la main ; ses yeux, sous le large bord du chapeau, brillaient comme ceux d’un loup.
« C’est vous, monsieur Florence ? cria-t-il au bout d’une seconde.
– Oui, Georges, c’est moi. J’arrive des carrières de Frâmont ; je suis bien las. »
Et je descendis. Il me tendit la main ; et comme je me penchais pour boire, il me dit :
« Attendez !… L’eau est trop froide… Vous êtes en sueur… voici du vin. »
Il détacha sa gourde, la plongea dans la source, puis il me l’offrit et je bus.
« Est-ce que vous voulez vous asseoir, monsieur Florence ? dit-il.
– Non, il faut que je marche, sans cela mes jambes se raidiraient, je ne pourrais plus avancer.
– Eh bien, donnez ! dit-il en m’enlevant ma boîte et la passant sur son épaule ; ça pèse bien vingt livres.
– Au moins, Georges ; ce sont des fossiles, si je n’y tenais pas tant, je les aurais vidés sur le Chemin-des-Bornes ; c’est trop lourd pour moi. »
Il m’écoutait tout rêveur. Nous avions repris notre route et je lui racontais la magnifique collection de pétrifications que j’étais en train de faire. Il ne répondait pas, et me dit seulement à la fin :
« Vous êtes bien heureux, monsieur Florence, vous aimez toujours quelque chose.
– Oui, j’ai d’abord eu mes fleurs, lui répandis-je, et puis mes insectes ; maintenant, j’ai mes fossiles. »
Je souriais, réjoui par l’ombre et par le vin que je venais de boire.
« Vous êtes heureux ! », reprit-il tout pensif.
Nous allions à travers les mille lueurs du soir tremblotant sur le feuillage. Ce qu’il disait de mon bonheur me faisait réfléchir, et tout à coup je m’écriai :
« Sans doute je suis heureux !… Je ne me plains pas, au contraire. Mais toi, Georges, à ton âge, avec ta fortune, ton instruction, voilà ce qui s’appelle une existence agréable.
– Moi, dit-il d’un ton bourru, je n’aime rien, et personne ne m’aime.
– Comment ? comment ? m’écriai-je en le regardant d’un air de reproche, personne ne t’aime ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Et ton père ! et ta mère ! et moi ! et tous tes amis !…
– Oui, je crois bien que vous avez de l’affection pour moi, fit-il, je ne dis pas le contraire, mais…
– Mais quoi ?
– Mais tout ça ne vaut pas l’attachement qu’on a pour une brave femme, pour de bons enfants…
– Ah ! voilà de singulières raisons, lui dis-je, étonné ; parce que j’aime ma femme et mes enfants, je ne peux pas en aimer d’autres ! Qu’est-ce qui t’empêche de te marier et d’avoir ces affections-là comme tout le monde ? Mon Dieu, les jeunes gens veulent tout avoir à la fois ; la vie est pourtant assez longue pour leur donner de la patience. »
J’étais étonné de son peu de bon sens, lorsqu’il dit :
« Je ne me marierai jamais… Je serai le dernier des Rantzau… quand une race produit des monstres, il vaut mieux la laisser finir.
– Des monstres !… De qui parles-tu donc, Georges ? lui dis-je stupéfait.
– Hé !… s’écria-t-il, vous le savez bien !… Je parle du vieux bandit qui cherche à nous ruiner ; qui nous en veut à mort, et qui n’aurait pas honte de donner sa fille, son propre sang, à ce misérable garde général, pour nous faire écraser de procès-verbaux, et nous réduire à la misère, mon père et moi. Est-ce que vous n’avez pas entendu parler de cela ?
– Oui, lui dis-je ; et toi-même tu m’en as déjà parlé ; mais je ne croirai jamais qu’un père sacrifie son enfant, sa fille unique, à sa haine, à sa vengeance ; c’est contre nature, c’est impossible.
– Impossible ?… Mais tous les jours cette espèce de comédien arrive ; tous les jours il fait de la musique ; tous les jours le vieux l’attend et lui fait de grands saluts. « Bonjour, monsieur le garde général… J’ai bien l’honneur, monsieur le garde général… Asseyez-vous, monsieur le garde général !… Louise… Hé… Louise… arrive bien vite !… Louise, où donc es-tu, Louise ? M. le garde général est là… »
Il criait, il imitait les saluts de M. Jean et les airs ridicules du garde général.
« Mais, lui dis-je avec douceur, si Louise aime ce jeune homme !…
– Louise !… s’écria-t-il en s’arrêtant et me regardant d’un air furieux, Louise aimer un pareil freluquet, un être minable, sec, le nez pointu, qui s’habille de blanc comme une femme, qui chante en roulant ses yeux au plafond, la main sur le cœur, allons donc, est-ce que vous perdez la tête ? Une Rantzau, une fille de bon sens… Allons donc !… allons donc !… »
Il levait les épaules et s’était remis à marcher. Et comme je le suivais tout pensif, au bout d’un instant il reprit :
« Quand elle meurt de chagrin ; mais tous les jours, quand l’autre arrive, elle se sauve ; il faut que le vieux coure après elle ; qu’il l’appelle, qu’il lui parle, pendant qu’elle fait semblant d’arroser ses fleurs au jardin, et qu’elle regarde par-dessus la haie, comme pour appeler au secours ! Vous ne voyez pas cela, vous !… C’est une honte, une abomination ; je voudrais descendre étrangler le vieux et jeter le comédien par la fenêtre… Ah ! si je les tenais… comme je les serrerais… C’est le vieux qui ne rirait pas… et l’autre, le beau merle… c’est lui qui ne sifflerait plus longtemps… Ah ! malheur !… »
Je le regardais du coin de l’œil, et je voyais ses mâchoires se serrer, son nez se courber, ses yeux reluire et son gros poing serrer le bâton ; je pensais :
« Oui… Oui… si tu les tenais, il ne ferait pas bon être à leur place ! »
Et puis j’avais des idées étranges ; je m’étonnais de sa colère terrible à propos de Louise, qu’il décriait tant autrefois. Et comme le silence était revenu :
« Tu crois donc qu’elle est malheureuse ? lui demandais-je.
– Malheureuse ! fit-il, dites qu’elle est malade, très malade ; elle dépérit, elle devient blanche comme de la cire ; elle si fraîche, si gaie, les yeux si vifs, les lèvres si roses l’année dernière en revenant du couvent ; elle ne vit plus, elle s’en va !… Mais, monsieur Florence, par charité, rien que par charité, vous devriez aller de temps en temps la voir !… Depuis que vous avez votre collection de fossiles, vous oubliez tout le reste. Elle était si contente de vous voir arriver ; ça la débarrassait un instant du chagrin d’être seule avec son père et le comédien ; elle avait le temps de respirer… Vous n’êtes pas fort, mais vous êtes un bon homme, et devant un honnête homme des êtres pareils sont gênés. Vous devriez bien encore aller faire de la musique d’église, chanter des kyrie, des alleluia…
– C’est bon, c’est bon, Georges, lui dis-je vraiment attendri et le cœur serré, j’irai et pas plus tard que demain après l’école ; j’irai, sois-en sûr. Comment les choses en sont venues à ce point ? Mais c’est terrible ce que tu me racontes.
– Ah ! dit-il, moi je vois tout… Et si cela continue !… »
Il n’ajouta pas un mot.
Nous sortions alors de la forêt, au même endroit où l’année précédente nous avions vu Louise se jeter dans la Sarre pour soutenir seule avec sa fourche la voiture de regain. Ce souvenir revint sans doute aussi à Georges, car il s’arrêta pour battre le briquet et regarda longtemps la rivière, sans rien dire ; ensuite nous continuâmes notre chemin. Mille idées me traversaient l’esprit. Il faisait nuit quand nous arrivâmes aux Chaumes. Sur le seuil de ma porte, Georges, me montrant la maison de M. Jean toute sombre et sans lumière au fond de la rue, me dit :
« Regardez comme on s’amuse là-dedans ! C’est l’oncle Jean qui rend sa fille heureuse !… Allons, bonne nuit, monsieur Florence ! »
Puis il s’éloigna. Je montai. On m’attendait depuis longtemps.
« Mon Dieu, Florence, me dit ma femme, en me débarrassant des fossiles, comme tu reviens tard !… Mlle Louise sort d’ici ; elle t’a attendu jusqu’à sept heures.
– Louise Rantzau ?
– Oui.
– Ah !… Qu’est-ce qu’elle me voulait ?
– Je ne sais pas… elle avait quelque chose à te dire… Elle reviendra demain. »
Nous soupâmes ; je n’en pouvais plus de fatigue et de sommeil. – Une heure après nous dormions tous à la grâce de Dieu.
La matinée du lendemain se passa dans le plus grand calme ; en cette saison de récoltes et de moissons, il ne me restait qu’un petit nombre d’élèves, la salle était presque vide. Les grandes voitures couvertes de gerbes passaient de temps en temps, jetant leur ombre aux fenêtres ; les enfants, dispersés dans les bancs, s’assoupissaient à la chaleur de juillet ; ils regardaient voler les mouches ; ils écoutaient les bruits du dehors : les éclats de rire des moissonneuses rentrant du travail, les aboiements des chiens, le sourd mugissement des bœufs, cela seul les empêchait de dormir, car on ne peut pas toujours épeler ni réciter le catéchisme.
Moi, dans ma chaire, je traçais mes exemples, je taillais mes plumes, rêvant tristement à la position de Louise, à toutes les satisfactions qu’elle m’avait données autrefois, à son heureuse mémoire, à son bon cœur, et puis à son départ pour le couvent de Molsheim, aux visites qu’elle nous faisait pendant les vacances, au bonheur qu’elle avait de nous apporter de petits présents.
Ces souvenirs m’attendrissaient. Je la plaignais d’avoir un père si dur, capable de la sacrifier au garde général, pour satisfaire son esprit de haine contre M. Jacques.
Le temps s’écoulait ainsi ; à chaque passage de moissonneuses on regardait ; la bonne odeur des récoltes entrait jusque dans la salle, et j’étais forcé de plaindre les enfants, retenus à l’école dans cette saison où l’on aime à courir, à se baigner, à vivre en plein air.
Enfin, sur le coup de onze heures, après avoir fait réciter la prière je donnai le signal du départ, et les élèves tout joyeux, leur petit sac sous le bras, sortirent en criant :
« Bonjour, monsieur Florence ! bonjour, monsieur Florence ! »
Ils étaient bien heureux de se dégourdir les jambes et d’aller avant le dîner visiter leurs sauterelles et leurs lacets, posés dans tous les buissons de la côte, près des ruisselets où viennent boire et se baigner les petits oiseaux.
J’avais serré mes papiers dans le tiroir, et de ma porte je regardais au loin dans la rue cette file de voitures arrêtées devant les granges ; les hommes levant les gerbes au bout de leurs fourches luisantes et les filles en haut, à la lucarne des greniers, les recevant dans leurs bras.
C’était un spectacle d’abondance qui réjouissait la vue, et je ne songeais plus en ce moment à Louise, lorsque je la vis arriver de loin, à l’ombre des vieux hangars, saluant toutes les bonnes gens qui la reconnaissaient. Elle était en cheveux ; sa maigreur me fit de la peine. Cela ne l’empêchait pas d’être toujours belle. Le grand nez des Rantzau, leur menton allongé lui donnaient quelque chose de fier et de hardi, quelque chose de noble, qu’on ne voit pas souvent au village ; mais elle était malade, très malade, et je me disais :
« Mon Dieu, est-ce donc là ma chère Louise, un tel changement en si peu de temps est-il possible ? »
J’en avais le cœur serré. Et quand arrivée près de moi elle me tendit ses doigts effilés, en murmurant :
« Monsieur Florence, j’avais un grand service à demander, j’ai tout de suite pensé à vous », tout ce que je pus lui répondre, ce fut :
« Montons, mon enfant, montons ! »
Nous montâmes dans la petite salle à manger, où ma femme et Juliette mettaient le couvert ; Louise leur dit quelques paroles à voix basse en passant, et comme je l’attendais sur le seuil de mon cabinet, elle entra et je refermai la porte.
Elle s’assit au coin de ma table, couverte de pétrifications, et moi dans mon fauteuil, le dos à la fenêtre donnant sur le jardin. Je la regardais tout inquiet, sa pâleur m’étonnait ; elle réfléchissait, sa joue maigre sur la main, regardant à terre.
« Eh bien, Louise, lui dis-je, tu es venue hier, j’étais absent.
– Oui, monsieur Florence, je suis venue. Avant de venir j’ai réfléchi ; ce que je vais vous dire est arrêté dans mon esprit ; c’est un grand service que je vous demande…
– De quoi s’agit-il, Louise ?
– Je veux entrer en religion.
– En religion… toi… Louise… toi… mon enfant !…, ne pus-je m’empêcher de m’écrier à demi-voix. – Tu veux te faire religieuse, renoncer à la vie, à la jeunesse, à tous les biens de ce monde ?… Oh ! tu n’y penses pas ! »
Elle essaya de répondre tout de suite, et ne le pouvant pas à cause de son émotion, elle sortit un petit mouchoir blanc de sa poche, et le mit sur ses yeux, le coude sur la table ; elle ne pleurait pas, mais elle tremblait.
J’attendis plus d’une minute ; de l’autre main elle relevait ses beaux cheveux et les rejetait sur son cou. Le silence durait, j’étais devenu tout pâle, lorsqu’elle se remit et me dit :
« Il le faut !… J’ai réfléchi, bien réfléchi… Je n’ai jamais été heureuse qu’au couvent, avec les chères sœurs, loin du monde… Il le faut. »
Je voyais combien ces pensées l’agitaient ; moi-même j’étais tout bouleversé, et j’allais lui demander les raisons d’une décision aussi grave, lorsqu’elle ajouta :
« Je viens vous prier, monsieur Florence, au nom de l’amitié que vous m’avez toujours portée, de vouloir bien déclarer ma résolution à mon père… Moi, je n’ose pas… je crains… Il est si violent… »
Elle hésitait, quand, revenant tout à coup à moi, je lui dis :
« Écoute, tout ça n’est pas naturel ! D’abord, Louise, tu es malade ; ce n’est pas quand on est malade qu’il est permis de prendre des résolutions pareilles, c’est une injure à Dieu, entends-tu ? Lorsqu’on veut faire un sacrifice à Dieu, il faut être dans son bon sens ; et je dis, moi, que tu n’es pas dans un état de santé qui te permette de juger sainement du sacrifice que tu veux faire. Et puis il doit y avoir autre chose… dis-moi quoi ?… »
Elle se taisait.
« Tu ne veux pas me le dire, repris-je alors pendant qu’elle détournait les yeux, de plus en plus pâle et désolée, eh bien, je le sais… tout le village le sait : tu ne veux pas de M. Lebel pour mari, et tu prends cette résolution désespérée pour échapper à la volonté de ton père. Je consens à lui faire la déclaration que tu me demandes, mais ce sera simplement comme une menace, pour voir ce qu’il répondra, voilà tout !
– Non, monsieur Florence, ma résolution est sérieuse.
– C’est bon !… c’est bon !… m’écriai-je, je vois maintenant que Georges avait raison ; c’est une abomination, une véritable abomination. »
La colère m’emportait, je n’avais jamais été dans cet état, on devait m’entendre de la chambre voisine et même de la rue ; j’allais, je venais, m’étant levé plein d’indignation.
Au nom de Georges, Louise était devenue toute rose, ses joues pâles s’étaient colorées.
« Georges a parlé de moi ? fit-elle.
– Oui, il a dit qu’on voulait te forcer à commettre une mauvaise action ; mais que tu étais une Rantzau, et qu’on ne viendrait pas à bout de ta volonté ; que tu ne sacrifierais pas à la haine de ton père contre le sien, que tu ne ferais jamais de marchés pareils.
– Il a dit cela ?
– Oui, et il a eu raison ! Tout le pays, tous les honnêtes gens sont pour toi. Sois tranquille, j’irai faire la déclaration… Je verrai… Je n’ai pas peur ! Je dirai que tu pars… que tu ne reviendras plus… que tu seras murée dans un tombeau toute vivante… pour toujours… toujours !… Il faudra bien alors que ton père revienne à la raison.
– Mais, monsieur Florence, je vous assure que ma résolution est bien réfléchie, que je veux me consacrer à Dieu, et que…
– Allons !… Tu feras ensuite ce que tu voudras, lui dis-je de mauvaise humeur ; mais il faut d’abord que tu sois libre, il ne faut pas qu’on te donne à choisir entre le bon Dieu et M. le garde général ! Ce n’est pas ainsi qu’on se sacrifie… Non !… Dieu ne veut pas qu’on choisisse entre Lui et un autre qui vous déplaît, c’est une profanation ; ceux qui vous encouragent à de pareilles actions sont marqués pour la damnation éternelle, ils offensent Dieu dans sa majesté. Je t’ai déjà dit ça ! Et maintenant tu peux t’en aller ; nous allons dîner, retourne là-bas, à quatre heures, sans faute, j’irai chez ton père. »
Louise n’avait rien à me répondre ; elle me serra la main avec une grande émotion, en disant tout bas :
« Merci, monsieur Florence, merci !… Je savais que vous ne me refuseriez pas. »
Puis elle sortît ; et deux minutes après j’entrais dans la chambre voisine, où la table était mise. Ma femme et Juliette avaient tout entendu ; elles tremblaient et Marie-Anne me dit :
« J’espère bien, Florence, que tu n’iras pas chez M. Jean ? »
Mais alors je me fâchai et je lui répondis :
« J’irai !… Oui, j’irai !… Et je ne veux pas qu’on me fasse des observations inconvenantes. Ce n’est pas beau de la part d’une épouse soumise, de faire à son mari des observations semblables. Quand même je n’aurais pas promis, mon devoir serait d’y aller ! Est-ce qu’un homme comme moi, un instituteur respectable peut laisser dans la désolation une de ses meilleures élèves, qui ne l’a pas mérité ? Est-ce que je ne rougirais pas devant moi-même d’une pareille faiblesse ?
– Mais il te maltraitera, Florence !
– Lui !… qu’il essaye de me maltraiter, dis-je en fermant les poings ; qu’il essaye ! »
Jamais je ne me serais cru le courage d’aller affronter un homme si dangereux, dans sa propre maison ; j’avais toujours eu la plus grande prudence, mais l’indignation alors était trop forte, elle emportait tout.
Pendant le dîner je me confirmai dans ma résolution ; Juliette et ma femme se regardaient toutes pâles. Après le repas je rentrai dans mon cabinet pour réfléchir ; puis je descendis faire mon école, et à quatre heures je montai m’habiller, mettre une chemise blanche, ma redingote et mon chapeau, pour me présenter convenablement devant le barbare et l’influencer autant que possible par mon extérieur, car tous les hommes prennent en considération la bonne tenue de celui qui se présente.
M le garde général Lebel assistait à Sarrebourg aux nouvelles adjudications ; il devait revenir le soir, je n’avais donc pas de temps à perdre et je descendis au moment où la demie sonnait à l’église.
Ma femme et ma fille ne disaient plus rien ; mais en arrivant sur la porte en bas j’aperçus, au fond de la ruelle du presbytère, M. Jannequin qui lisait son bréviaire dans son jardin, tout en surveillant ses abeilles. Il interrompit aussitôt sa lecture et me fit signe de venir. La ruelle était déserte ; et M. le curé, me conduisant à l’ombre des grands arbres, commença par me faire des représentations sur la démarche imprudente que j’osais entreprendre, disant que M. Jean Rantzau ne me pardonnerait jamais ; qu’il était capable de m’étrangler ; qu’il pouvait demander ma destitution ; qu’un père de famille se devait d’abord aux siens, ainsi de suite.
Je l’écoutais, comprenant bien que ma femme était allée le prévenir ; et quand il eut fini, je lui répondis :
« Monsieur le curé, j’aurais peut-être bien fait de prendre vos conseils avant de donner ma parole, mais elle est donnée.
– J’en suis fâché, dit-il, car le cas est sérieux.
– Sans doute, monsieur le curé, mais j’ai promis, il faut que je tienne ma promesse. »
Il se tut un instant, et puis sans insister, il ajouta :
« Eh bien, monsieur Florence, puisque votre résolution est si ferme, allez !… Dieu veuille qu’il ne vous arrive rien de grave. »
Je partis indigné contre ma femme, et M. Jannequin se remit à lire son bréviaire.
Combien l’honnête homme a de peine à remplir ses devoirs, avec tous ces bons conseils de prudence et de sagesse ! C’est à quoi je réfléchissais en remontant la grande rue encombrée de voitures chargées de gerbes. Il faisait un temps magnifique, une de ces belles soirées de juillet chaudes et rouges, où tout ce qui respire cherche la fraîcheur ; les arbres, les haies, le long des petits vergers, étaient comme illuminés par le soleil couchant. Devant la maison de M. Jean stationnaient encore trois grands chariots attendant leur tour d’être déchargés. Le vieux hangar sombre était déjà hérissé de gerbes jusqu’au pignon, et les garçons, les domestiques en fourraient toujours dans les coins et recoins des greniers.
Quelles richesses possède une telle maison !… Que de bétail dans les écuries !… Que de fourrage dans les granges !… Que de vin dans les caves !… Ce n’est pas étonnant que tant de gens se présentent pour épouser la fille avec le reste.
Malgré moi ces réflexions me venaient en pensant au garde général.
Les moissonneurs, les domestiques, les servantes, presque tous de mes anciens élèves, au milieu de la presse me criaient :
« Hé ! monsieur Florence, un beau temps pour la rentrée des récoltes ! »
Mais j’étais tellement inquiet d’être mal reçu par M Jean, que je voyais à peine ces choses et que je répondais au hasard :
« Oui… Oui… mes amis, c’est un beau temps… Travaillez bien… Courage !… »
Et plus je m’approchais de la vieille bâtisse, dont les fenêtres et les volets en bas étaient fermés à cause de l’ardeur du jour, plus mon trouble augmentait. Sans ma promesse, j’aurais repris le chemin de l’école ; mais j’avais promis, et malgré mes craintes j’arrivai sur le seuil de l’allée, ouverte au large pour laisser aller et venir les servantes, qui prêtaient la main aux moissonneurs.
La première porte à droite était celle du bureau de M. Jean, où les débiteurs allaient lui demander du temps, renouveler leurs billets, porter leurs rentes, leurs fermages, leurs loyers. C’est là que M. Jean tenait ses livres ; et la porte étant entrebâillée je le vis tout de suite au fond de l’ombre, assis devant son petit bureau de noyer. Il me tournait le dos. Le jour chaud, entrant par les fentes des volets en traînées d’or toutes fourmillantes de poussière, éclairait dans ce coin sa grosse tête chauve, bordée de quelques touffes grises autour des oreilles, ses larges épaules et son dos rond. Il écrivait ; il alignait dans son registre les voitures de foin, de paille, les sacs de blé, d’orge et d’avoine, à côté de ses piles d’écus et de ses créances.
Je le regardais, n’osant plus souffler ; mais comme au bout de cinq ou six minutes un domestique entrait dans l’allée, ne voulant pas être surpris à regarder, je toussai doucement et je m’avançai le chapeau à la main, en disant :
« Monsieur Rantzau, j’ai bien l’honneur… »
Alors lui, se retournant à demi dans son fauteuil sans se lever, et me regardant de bas en haut, s’écria d’un ton rude :
« Ah ! c’est vous !… Eh bien, qu’est-ce qui se passe ? On m’a raconté que ma fille est allée vous voir hier, et avant-hier… »
Je vis tout de suite qu’on nous avait dénoncés, car les rapporteurs ne manquent pas au village, surtout près des gens riches, et je fus encore plus troublé.
« Eh bien, reprit-il, qu’est-ce que c’est ?
– Je suis chargé d’une commission bien pénible monsieur Rantzau, lui dis-je ; Louise m’a prié de vous prévenir qu’elle veut entrer en religion.
– En religion ?
– Oui, monsieur Rantzau ; elle veut se faire religieuse, elle veut retourner au couvent et se consacrer au Seigneur. »
Il était devenu tout blanc de colère et louchait d’une façon terrible ; moi, je bégayais :
« Vous comprenez, monsieur Rantzau, que je ne pouvais refuser à la meilleure de mes élèves, de… »
Mais il ne m’écoutait déjà plus, et se levant il courait dans l’allée, criant comme un loup :
« Louise !… Louise !… »
Puis rentrant, il se mettait à marcher autour de la chambre, la tête penchée, les mains sur le dos, sans plus faire attention à moi que si je n’avais pas été là. Ses grands souliers criaient sur le plancher, son nez se courbait, son menton se serrait.
Tout à coup il s’arrêta pour écouter ; des pas légers descendaient l’escalier ; alors il toussa. Je n’avais plus une goutte de sang dans les veines. Presque aussitôt Louise parut sur le seuil, tremblante comme une feuille. Elle me vit là, presque aussi tremblant qu’elle ; et le vieux, refoulant sa colère, dit en fronçant les sourcils :
« Qu’est-ce que je viens d’apprendre ? Tu vas chez ce maître d’école raconter ce que tu ne veux pas me dire à moi, ton père ? Tu n’as pas honte de dire des folies à cette vieille bête et à ses deux pies borgnes, qui ne manqueront pas de les répéter dans tout le village ! Est-ce que ça ressemble aux Rantzau, cette conduite-là ? M. Florence vient me dire bêtement que tu veux aller au couvent, que tu veux te consacrer au Seigneur ! Qu’est-ce que c’est que ça : – au Seigneur ?… »
Il avait une figure de mépris abominable en parlant du Seigneur, le vieux gueux ! et pourtant il ne manquait pas d’assister à la messe et aux vêpres tous les dimanches. C’est en ce moment que je reconnus sa vraie religion : la religion de l’orgueil, de l’avarice, de tous les faux biens de la terre !
« Voyons, cria-t-il, parle donc… Réponds-moi. »
Alors Louise, se redressant, lui répondit :
« Eh bien, oui, je veux retourner au couvent ! »
Et me regardant :
« Je demande pardon à monsieur Florence, dit-elle, des insultes qu’il vient de recevoir à cause de moi ; il n’a dit que la vérité. Je suis malheureuse ici… Je veux me consacrer au service de Dieu… Je veux revoir mes chères sœurs de Molsheim… Au moins, là, j’aurai le calme, la tranquillité de la paix. »
Sa voix frémissait, mais elle était ferme.
M. Jean, en l’écoutant les bras croisés, la regardait du haut en bas comme une mouche ; on aurait dit qu’il allait l’écraser d’un coup ; la sueur m’en coulait du front, sachant bien que je n’étais pas de force à la défendre. Mais au lieu de s’emporter, avec une véritable ruse de vieux loup, il commença d’abord par essayer de l’attendrir, en disant :
« Ainsi, voilà le prix de mes sacrifices et de mon amour pour mon enfant !… Voilà ma récompense !… »
Il levait les mains et semblait se plaindre de son malheur.
« J’avais une fille !… Pour cette fille, que j’aimais plus que ma propre vie, j’ai tout sacrifié !… J’aurais pu me remarier, mais je n’ai pas voulu lui donner une marâtre ; je suis resté veuf à quarante ans. J’ai passé mes jours et mes nuits à la rendre riche, à lui faire donner de l’instruction. Jamais, jamais il ne m’est arrivé de rien lui refuser ! Elle aimait la musique, elle a eu les meilleurs maîtres !… Elle voulait un piano, il est arrivé de Paris. Elle voulait des robes, des chapeaux à la mode, je les ai fait venir de Strasbourg !… Rien n’était trop cher pour elle… Elle m’aurait demandé mon dernier morceau de pain, elle l’aurait eu !… Je n’aimais qu’elle ; je me disais : – C’est Louise !… – et tout était dit. C’était ma gloire, mon bonheur, c’était tout !… Et voilà… voilà ma récompense !… »
Louise, toute blanche, ne disait rien ; et le vieux, voyant qu’il ne réussirait pas par ce moyen, s’écria brusquement :
« Alors, c’est décidé, tu veux te consacrer au bon Dieu ?
– Oui, dit-elle, c’est décidé.
Mais à peine avait-elle dit cela, que d’un coup de poing ouvrant les volets, et prenant sa fille par l’épaule, il la fit tourner comme une plume, et lui montra la maison en face, criant avec des grincements de dents épouvantables :
« Le bon Dieu… Ha ! ha ! ha ! Ton bon Dieu, tiens… le voilà !… C’est le fils du gueux, du bandit qui veut ma ruine, qui m’aigrit le sang depuis trente ans… le voilà, ton bon Dieu !… – Dis donc le contraire… Mens !… mens… puisque tu veux te faire religieuse !… »
Sa figure était terrible ; Louise, plus morte que vive, ne répondait pas.
« Est-ce vrai ? criait-il en la secouant, parle donc… Tu ne dis rien… c’est donc vrai ! »
À la fin, comme elle ne bougeait pas, il la lâcha.
Moi, je ne me tenais plus sur mes jambes ; j’aurais voulu crier : – Sauve-toi… sauve-toi, mon enfant ! – mais je sentais quelque chose m’étouffer, me serrer la gorge.
Et lui, reprenant son air d’attendrissement au bout d’un instant, se remit à marcher.
« Oui, dit-il, pour ma fille j’ai tout sacrifié !… J’aurais trouvé cent partis riches au pays, je ne l’ai pas voulu ; mais grâce à Dieu, malgré le bandit qui demandait ma mort, j’ai prospéré dans mes biens. Un honnête homme, le plus honnête et le plus instruit du pays, est venu ; il m’a demandé la main de mon enfant… Quel honneur pour la famille !… J’ai consenti… J’ai donné ma parole… Toute la montagne sait que Jean Rantzau n’a qu’une parole !… Tout va bien… Tout est arrêté… Tout ce que j’ai perdu, je l’aurai : – J’aurai des petits-enfants ; nous vivrons dans la paix, dans la joie… Le gueux en face ne rira plus… Nous serons les premiers de la commune, de l’arrondissement ; ma fille sera la première dame, la plus considérée à dix lieues aux environs ; mon gendre restera chez nous, il sera le maître des Chaumes ; et l’autre, avec son fainéant, son coureur, son ivrogne, desséchera de colère ! – Je ne veux pas, moi, qu’on vienne me dire non, quand j’ai dit oui ! Tu m’entends ? »
La fureur le reprenait ; et la voyant qui se tenait droite contre la porte, les yeux à terre, mais hardie et décidée comme tous les Rantzau :
« Tu m’entends ! répéta-t-il avec rage. Ose donc refuser… Ose dire non !
– Eh bien, non ! » dit-elle, en le regardant en face.
J’en eus froid dans le dos.
Et comme elle disait non, la grosse main du barbare tombait sur elle et l’abattait à ses pieds, ses pauvres genoux frappaient la terre ; elle était écrasée, mais relevant la tête avec des yeux terribles, elle répétait :
« Non !… Jamais !… »
Il allait la frapper encore, lorsque je lui sautai sur le bras, en criant :
« Monsieur Rantzau, c’est votre enfant !…
– Ah ! tu viens te mêler de mes affaires, toi, s’écria-t-il Attends !… »
Et je me sentis enlevé dans ses deux grosses mains, comme dans un étau ; je sentis ma tête frapper le mur, et puis, je ne sais comment, j’arrivai dans l’allée et je tombai en arrière jusqu’au bas des marches, à demi mort d’épouvante.
Je me croyais perdu ; et tandis que j’essayais de me relever, mon chapeau volait dans la rue et la porte se refermait comme un coup de tonnerre. Alors regardant autour de moi, je vis tout le monde se sauver aux environs, et dans la maison j’entendis de grands cris : le vieux scélérat battait sa fille ! Ces cris m’arrachaient le cœur.
J’eus bien de la peine à me redresser, mes reins étaient comme brisés. Je m’assis sur une marche de l’escalier sans avoir même la force de gémir. Tous les moissonneurs et les domestiques étaient partis ; personne ne voulait avoir rien vu !
Au bout de quelques minutes, ayant repris haleine, je pus ramasser mon chapeau et marcher. Je retournai à la maison. De loin en loin une figure apparaissait aux lucarnes et se retirait aussitôt.
Par bonheur je n’avais rien de cassé dans le corps ; j’en remerciai Dieu et, me retrouvant à notre porte, je montai l’escalier, j’entrai dans notre petite chambre, et je m’assis sans me plaindre ni rien dire.
Mais tout de suite Juliette et ma femme avaient vu mon émotion profonde ; j’étais aussi blanc de poussière sur le côté gauche, où j’avais roulé, mon chapeau était déformé ; elles me regardaient toutes saisies, et ma femme s’écria :
« Florence, au nom du ciel, que s’est-il passé ?
– Ce n’est rien, lui dis-je, monsieur Jean m’a poussé dehors ; je suis tombé, et… »
Alors leurs gémissements éclatèrent. Marie-Anne s’écriait :
Je t’avais bien prévenu, Florence ; tu ne voulais pas me croire… Ah ! mon Dieu, quel malheur ! »
Et Juliette pleurait.
Bientôt quelques voisines vinrent s’informer. Le bruit se répandait déjà que j’allais être destitué, pour avoir insulté M. Jean. Les gémissements redoublèrent à la maison ; mais j’avais pour moi la conscience d’avoir rempli mon devoir ; et vers sept heures, au moment du souper, voyant ma femme et ma fille désolées, je leur dis de ne rien craindre ; qu’il existait encore une justice en ce monde ; que toutes les menaces de M. Jean et toute la puissance de M. le garde général ne pourraient me faire ôter ma place, parce qu’on serait bien forcé de m’entendre avant de prononcer, et que je serais soutenu par M. Jacques. Elles se calmèrent un peu, mais on pense bien que personne à la maison n’avait envie de manger, ni même de dormir.
Vers neuf heures nous entendîmes M. le garde général revenir à cheval de Sarrebourg, dans le silence de la nuit ; il allait bientôt tout apprendre et m’en vouloir autant que son futur beau-père.
Georges revint plus tard ; nous venions de nous coucher, et je racontais tout bas à ma femme ce qui s’était dit entre M. Jean et Louise, quand nous entendîmes son char à bancs passer au grand trot devant notre maison.
« Tiens, dis-je à Marie-Anne, le voilà qui revient de la vente des coupes ; s’il savait que Louise l’aime !…
– Tais-toi ! s’écria-t-elle épouvantée. Ne parle jamais de cela, Florence, nous serions perdus ! ».
Elle était toute tremblante.
Moi, j’avais mal aux reins, mais je ne sentais pas de grandes douleurs ; le lendemain seulement lorsqu’il fallut me lever pour tenir mon école, il me semblait ne pouvoir en venir à bout, tant la secousse avait été violente. J’aurais bien voulu garder le lit ce jour-là ; pourtant avec l’aide de ma femme je pus m’habiller et m’asseoir dans le fauteuil.
Quel malheur d’être pauvre et de n’avoir que son état pour vivre !
Ces choses sont passées depuis bien des années et rien que d’y penser j’en frémis encore. Je n’avais pas mérité de pareilles humiliations ; M. Jean n’aurait pas osé traiter de la sorte un homme riche, capable de se défendre : la justice sans la force n’est pas assez considérée dans ce monde.
J’étais à peine assis depuis un quart d’heure à la petite fenêtre du pignon qui donne sur la grande rue, et je rêvais aux misères de ce monde, quand Georges arriva tout au loin, avec son chapeau de paille à larges bords, sa blouse et son bâton à pointe de fer. Il paraissait pensif ; les gens en train de tirer le fumier des étables, de donner de l’air au bétail, ou de lâcher les poules dans les haies, s’arrêtaient tous à le regarder ; lui ne faisait attention à rien. Ma femme, qui préparait notre café au lait dans la cuisine, entra bien vite en disant :
« Florence, voici Georges qui vient chez nous. Il vient savoir ce qui se passe ; mais garde-toi bien de lui dire ce que tu m’as raconté hier… M. Jean l’apprendrait, et…
– Écoute, Marie-Anne, lui dis-je en me retournant, mêle-toi de tes affaires. Après avoir été roué de coups, j’ai un peu le droit de me plaindre ! »
L’indignation me possédait. Juliette, qui balayait la chambre, ferma les fenêtres et sortit avec sa mère, et dans le même instant Georges montait l’escalier ; il entra en me disant :
« Bonjour, monsieur Florence ; je vais aux scieries et j’ai voulu vous voir en passant.
– Assieds-toi, Georges, prends une chaise, moi je ne peux pas bouger.
– Oui, fit-il, l’oncle Jean vous a maltraité, je sais ça ! C’est un grand lâche ; ce n’est pas à moi qu’il serait venu s’attaquer ; c’est à un brave homme sans force et sans fiel qu’il s’en prend ; c’est sa pauvre fille qu’il assomme, lui ! Il n’y a pas de danger à courir au moins. Ah ! vieux gueux, il faut espérer que ton tour viendra, et que tu ne seras pas toujours le plus fort. »
Et comme je l’écoutais, pensant qu’il avait bien raison :
« Savez-vous ce qui se passe maintenant, monsieur Florence ? s’écria-t-il. Tout à l’heure, au moment où je sortais de chez nous, toute la maison en face était en l’air : l’oncle Jean lui-même courait à l’écurie seller un cheval et criait à son vieux Dominique : « Vite un médecin… En route… en route chez M. Bourgard, à Sarrebourg ! » et l’autre aussitôt est parti ventre à terre, sans même prendre le temps de mettre sa blouse… Vous comprenez, Louise est au lit, bien malade ; il l’a laissée hier sur place… elle peut en mourir !… »
En parlant, il me regardait, la figure bouleversée de colère et de douleur ; et moi je ne savais quoi dire, les cheveux m’en dressaient sur la tête. À la fin je m’écriai :
« Écoute, Georges, tu peux te vanter d avoir pour oncle un fameux barbare !
– Ne me parlez pas de lui, dit-il en serrant les dents, je serais capable de retourner là-bas tout de suite et de l’assommer !… C’est pour ça que je pars ; je ne me tenais plus ; j’ai mieux aimé courir que de risquer un mauvais coup.
– Et tu as bien fait, lui dis-je, c’est sa fille !… Personne n’a le droit d’entrer dans leur maison, excepté ton père, comme maire de la commune, accompagné d’un gendarme, ou de quelque autre fonctionnaire. Nous autres, nous devons rester tranquilles ; mais c’est terrible tout de même.
– Oui, c’est terrible ! fit-il en se remettant à marcher lentement tout pensif. Quel malheur que je n’aie pas été là hier, quel malheur !… »
Et me représentant la satisfaction que j’aurais eue de le voir entrer la veille, et prendre son oncle au collet, je trouvais aussi que c’était bien malheureux.
Nous rêvions à cela, lorsque tout à coup s’arrêtant il dit :
« Oui, c’est un fameux bandit !… Mais une chose que je voudrais bien savoir, une chose que je ne comprends pas, ce sont les raisons qu’il avait de battre sa fille jusqu’à la tuer ; vous comprenez, monsieur Florence, il devait y avoir des raisons graves !
– Ah ! lui dis-je, c’est qu’elle voulait se faire religieuse…
– Religieuse ! s’écria-t-il stupéfait ; Louise… religieuse !…
– Oui, elle voulait retourner au couvent de Molsheim, elle voulait renoncer au monde ; elle se trouvait trop malheureuse, et c’est moi qu’elle avait chargé de le dire à son père ; comme son ancien instituteur, tu comprends, Georges, c’est moi qu’elle avait choisi… »
Il me regardait jusqu’au fond de l’âme.
« Et c’est pour cela qu’il l’a battue ? dit-il au bout d’un instant.
– Ce n’est pas justement à cause de cela, » lui répondis-je tout troublé.
Ma femme, qui nous entendait de la cuisine, venait d’accourir, en me faisant des signes selon son habitude ; mais alors au lieu de l’écouter, la colère m’emporta, car on n’aime pas être conduit par sa femme comme un enfant, et je dis :
« Tu veux savoir le fin mot de l’histoire… Eh bien, c’est parce qu’elle t’aime !… Le vieux a dit qu’elle t’aime !… Il a poussé la fenêtre en criant : « Ton bon Dieu, tiens, le voilà !… le voilà !… c’est le fils du gueux en face ! »
– Il a dit ça… Vous l’avez entendu, monsieur Florence ? fit-il tout pâle.
– Si je l’ai entendu ? Il criait assez haut !…
– Et elle… qu’est-ce qu’elle répondait ?…
– Rien ! – Il la secouait en criant : « Réponds-moi donc… Mens… mens… si tu l’oses ! »
– Et elle ne répondait pas ?…
– Non, Georges, elle ne voulait pas mentir… C’était la vérité ! »
Je regardais ma femme pour lui dire : « Ça t’apprendras à venir toujours m’ennuyer ; maintenant fais-moi des signes tant que tu voudras ! » C’est aussi trop fort d’être pris par les gens pour un innocent, qui ne sait pas ce qu’il dit ni ce qu’il fait.
Georges était devenu tout rouge ; il nous regardait l’un après l’autre et puis tout à coup il s’écria :
« Eh bien oui, nous nous aimons !… Oui, je l’aime !… Ah ! ce n’est pas d’aujourd’hui, ni d’hier… Non !… toujours je l’ai aimée ! Même lorsque je croyais la haïr, parce qu’on m’avait élevé dans cette idée, je l’aimais déjà… Je criais contre elle, et j’en voulais à ceux qui me donnaient raison. Mais je me défendais… je cachais tout là !… dit-il en posant un doigt sur son cœur. Seulement, depuis la voiture de regain, vous vous rappelez, monsieur Florence, depuis ce jour-là, c’est fini, je ne pense plus qu’à elle !… »
Il avait des larmes dans les yeux ; il me tenait la main, et je voyais qu’il avait envie de m’embrasser.
« Ah ! dit-il, que j’étais malheureux !… que je m’en voulais d’aimer la fille de l’oncle Jean ; comme je me maudissais moi-même ; comme je me traitais de lâche ; comme je courais à droite et à gauche dans les bois, en me répétant : « Le vieux a volé ton père !… Le vieux ne pense qu’à ta ruine !… » Et je devenais méchant !… – Que voulez-vous, ça me suivait partout ; ça m’entrait tout doucement comme une vrille dans le cœur… Je n’en pouvais plus !… Je la voyais toujours : au bois, au village, derrière la haie de leur jardin, dans les blés, à sa fenêtre… À la fin j’ai vu qu’elle était comme moi, monsieur Florence ; sans nous chercher, sans nous dire un mot, sans nous regarder, sans avoir l’air de nous connaître, nous étions partout ensemble. – Oui, oui, nous nous aimons ! cria-t-il d’une voix terrible, en frappant le plancher de son bâton ; Louise m’aime !… Elle m’aime… et je l’aurai ! »
Il était devenu comme fou ; on aurait dit un de ces éperviers qui secouent leurs plumes le matin, en poussant leur cri de guerre. J’en étais épouvanté.
« Mais Georges, au nom du ciel, lui dis-je, ne crie pas si haut, tout le village va t’entendre !… Et puis tu dis : – Je l’aurai !… je l’aurai ! – mais le garde général ?
– Le garde général, s’écria-t-il en levant les mains d’un air de pitié ; le garde général… pauvre diable… qu’il vienne !… qu’il vienne !… Ah ! ah ! ah !
– Et l’oncle Jean ?
– L’oncle Jean a battu sa fille… Il veut la sacrifier à sa haine… Elle m’aime plus que lui… C’est moi qu’elle aime… Vous le savez bien… Vous l’avez dit…
– Sans doute !… Mais ton père, malheureux ? Tout est contre toi, tout !…
– Écoutez, monsieur Florence, dit-il brusquement, vous êtes un honnête homme, vous !… Parce que ces deux vieux se haïssent depuis trente ans, à propos d’une vieille baraque ; parce qu’ils se souhaitent la ruine ; parce qu’ils ne peuvent se voir sans frémir, nous devrions faire comme eux ; nous devrions continuer de père en fils à nous ruiner, à nous décrier, à nous mettre des bâtons dans les roues, à nous aigrir le sang, à nous détruire les uns les autres !… Vous croyez ça, vous, monsieur Florence ?… Vous trouvez ça juste ?…
– Non, Georges, non, je ne dis pas ça, bien au contraire ; mais…
– Il n’y a pas d’autre raison que le bon sens, dit-il ; Louise m’aime… je l’aime !… Eh bien, nous nous marierons ensemble, et nous serons heureux… C’est clair ça !… Que les autres fassent ce qu’ils voudront ; c’est leur affaire. »
En même temps il sortit. Je le rappelai :
« Georges ! »
Il remonta deux marches.
« Où vas-tu ?… Qu’est-ce que tu vas faire ?…
– Je vais déclarer la chose à mon père tout de suite.
– Mais tu ne parleras pas de moi…
– Non… non… soyez tranquille, dit-il en descendant ; ça me regarde seul ! »
Et il partit.
Malgré mon mal de reins, je ne pus m’empêcher d’aller regarder à la fenêtre. Il remontait lentement la rue, son gros bâton à la main et la tête penchée, puis il rentra hardiment chez eux.
Alors je vins me rasseoir tout inquiet ; et pendant le déjeuner, jusqu’au moment de l’école, je ne fis que me représenter ce qui se passait là-bas : le terrible orage qui dans ce moment même éclatait entre le père et le fils, aussi hardis, aussi durs, aussi tenaces dans leurs idées l’un que l’autre. Tantôt je me disais que le père, affaibli par l’âge et les fatigues, céderait ; tantôt qu’il ne lâcherait pas et jetterait son fils à la porte.
Ces deux idées allaient et venaient dans ma tête. Enfin vers sept heures, regardant encore une fois à la fenêtre et voyant la rue tranquille, je descendis faire ma classe du matin.
Pendant l’école je restai tout le temps dans ma chaire, et je vis avec plaisir que pas un de mes élèves ne paraissait content de ce qui m’était arrivé : leurs parents avaient tous donné tort à M. Jean ! et puis tous ces enfants m’aimaient, ils prenaient parti pour moi ; de temps en temps ils m’observaient pardessus leurs livres, mais aussitôt que je les regardais, ils baissaient les yeux, dans la crainte sans doute de m’humilier.
D’autres instituteurs les auraient peut-être vus rire, car les enfants sont remplis de malice à l’égard de ceux qu’ils ne reconnaissent pas tout à fait justes, mais moi j’eus la grande satisfaction de les trouver de mon parti, contre celui qui m’avait maltraité.
Tout se passa donc dans l’ordre ordinaire ; et mon école finie, je n’eus qu’à jeter un coup d’œil dehors, pour me convaincre qu’une grande agitation régnait au village. Depuis le matin, différentes nouvelles s’étaient répandues ; les voisins et les voisines parlaient sur leurs portes ; les femmes en bas criaient, les filles en haut écoutaient à leurs fenêtres. On commentait la maladie de Louise, le départ du vieux Dominique pour chercher un médecin ; on savait que Louise voulait retourner au couvent de Molsheim, pour ne pas épouser M. Lebel et que son père l’avait battue ; on savait tout et l’agitation augmentait.
J’entendais la grand-mère Bouveret, notre voisine, crier dans la rue :
« La pauvre enfant aime mieux s’enterrer vivante dans un couvent que d’épouser le rougeaud… et son père l’a battue !… Ah ! mauvais calotin, tu serais depuis longtemps au bout d’une corde s’il y avait encore une justice dans ce monde ; mais les hommes n’ont plus de cœur, pourvu qu’ils gagnent de l’argent, tout le reste leur est égal !… Et ce garde général Lebel, en voilà un beau merle pour Mlle Louise… Oui… oui… c’est du propre !… Attends,… on l’a faite pour toi, mauvais muscadin !… Depuis l’arrivée de cet aristocrate au pays, on ne parle plus que de procès-verbaux ; c’est lui qu’on devrait assommer et jeter à la porte, et non pas ce pauvre M. Florence, cet homme du bon Dieu, qui n’a jamais seulement osé claquer une puce ! »
Elle avait une voix criarde qui s’entendait d’un bout de la rue à l’autre, et levait son poing maigre en l’air, comme pour menacer la maison de M. Jean.
Son fils, Nicolas Bouveret, le menuisier, cherchait à l’apaiser, en lui disant :
« Taisez-vous, grand-mère, taisez-vous ; ne dites pas de ces choses-là ; nos messieurs l’apprendraient, et ça pourrait mal tourner pour nous !
– Je me moque bien d’eux ! criait-elle encore plus haut. Ce n’est pas eux qui m’empêcheront de rouir mon chanvre, de le filer et de conduire mes chèvres à la pâture… Qu’est-ce qu’ils peuvent me faire ? Est-ce qu’ils me donnent de l’ouvrage ? Est-ce que je leur dois de l’argent, moi ? Qu’on aille tout leur apporter, tant mieux ! Je dis que c’est une honte de forcer une jeune fille d’épouser un homme qu’elle n’aime pas. Je le dirais à Jean Rantzau lui-même ; il n’a qu’à venir, ce n’est pas Nanette Bouveret qui se gênera devant lui. ».
Elle continuait ainsi sans se lasser ; plus loin, d’autres, encouragées par cette vieille, criaient aussi ; le village était en révolution à cause de Louise ; et je vis alors pour la première fois que toutes les femmes se soutiennent contre les hommes !
Marie-Anne avait aussi repris courage, voyant bien que tout le pays était avec nous ; ses craintes tournaient en colère.
« C’est maintenant, Florence, disait-elle, qu’on reconnaît le doigt de Dieu. Ce vieil avare si dur, à force de mauvaises actions, s’est attiré tout le monde sur le dos. Qu’il vienne nous attaquer avec son M. Lebel ; qu’il vienne nous ôter notre place, la montagne descendra pour nous soutenir. »
L’exaltation la gagnait à force d’avoir eu peur, et j’étais forcé de la calmer, en lui disant que ma place à la mairie dépendait de M. Jacques seul ; que tous les maires choisissent ceux qui leur conviennent pour ce poste, sans avoir à donner aucune explication, et que je n’avais donc rien à craindre de M. Jean.
« Tant mieux, Florence, disait-elle, tant mieux !… Mais il t’a battu et je voudrais le voir sur la charrette ! »
Les femmes n’ont pas de modération ; le mieux est de ne pas leur répondre, car elles trouvent toujours des raisons pires les unes que les autres, et cela n’en finirait jamais. Je pris donc mon mal en patience, l’écoutant pendant tout le dîner s’emporter contre M. Jean et lui prédire sa perte prochaine, ce qui du reste ne pouvait lui faire aucun mal.
Les choses continuèrent de la sorte, en augmentant partout jusqu’au soir, et ma classe de l’après-midi fut interrompue bien des fois, par les propos violents des femmes qui passaient devant mes fenêtres, allant jusqu’à dire qu’il fallait enfoncer la porte du vieux Rantzau et délivrer sa fille. M. Jean le savait sans doute, car plus d’un des siens lui rapportait les paroles de ses ennemis ; mais cet homme orgueilleux n’était pas de ceux qui se laissent intimider par des menaces, ou qui renoncent facilement à ce qu’ils veulent : il le montra bien en ce jour.
À cinq heures, au moment de fermer mon école, la servante de M. Jacques vint me prévenir que M. le maire avait à me parler. Je partis tout de suite ; quelques voisins voulaient m’aider à marcher, mais je m’y rendis seul, en les remerciant.
La maison de Jean Rantzau était silencieuse, celle de M. Jacques aussi. J’entrai dans la salle à droite, où M. le maire me faisait quelquefois rédiger ses actes. Il était là seul, assis devant son grand bureau noir, une jambe à cheval sur l’autre, les joues longues et l’air défait ; on aurait dit qu’il avait vieilli de dix ans.
« Ah ! c’est vous Florence, dit-il. Tenez, regardez-moi ça ! »
Il me tendit un papier de son frère Jean, un papier timbré, invitant M. le maire à faire afficher le jour même l’annonce du mariage de M. Paul-Lucien Lebel, garde général des Eaux et forêts au village des Chaumes, avec Mlle Louise-Amélie Rantzau, fille unique de Jean Rantzau, propriétaire au même endroit.
J’étais devenu tout tremblant ; cela me paraissait impossible, abominable. M. Jacques me regardait avec ses grands yeux gris-jaune ; et comme je restais là, confondu, il me dit :
« Que pensez-vous de ça ?
– C’est terrible, lui dis-je.
– Oui, vous avez raison, fit-il ; mon frère, pour me ruiner, vend sa fille au garde général ; il sacrifie Louise à sa vengeance ! L’autre accepte tout, promet tout, il fera les procès-verbaux qu’on voudra ; il faut être un fameux misérable pour conclure des marchés de ce genre ; il faut avoir bien envie de s’enrichir… C’est triste… bien triste ! »
Je ne répondais rien.
« Vous pouvez écrire, monsieur Florence, dit-il, l’affiche sera posée ce soir même, tout le monde la verra. »
Je m’assis donc, et, les yeux troubles, j’écrivis l’affiche de ma plus grosse écriture, avec la date et le reste. M. le maire rêvait ; il avait sa tabatière et son mouchoir sur le bureau, sous la main, et regardait vers la fenêtre d’un œil vague. Quand j’eus fini, il jeta lui-même quelques grains de tabac sur l’écriture et se mit à relire l’acte, puis il me dit :
« C’est bien ça ! Posez le cachet de la mairie. »
C’est ce que je fis. Il signa ; et me rendant le papier :
« Oui, Florence, dit-il, c’est fort d’assister soi-même à des marchés honteux, passés en vue d’atteindre votre propre ruine, c’est fort, n’est-ce pas ? Eh bien, mon ami, ce n’est encore rien auprès de ce qui me reste à vous dire, non, ce n’est rien ! Mon Dieu, ce coup du frère Jean m’aurait forcé de renoncer à mon commerce de bois, voilà tout ! J’en ai bien assez !… J’aurais loué mes scieries et fait autre chose. Mais, s’écria-t-il, ce que vous ne croiriez jamais, Florence, ce que je n’ose dire qu’à vous, un véritable honnête homme, c’est que mon fils… Georges… aime la fille d’un brigand pareil !… »
Sa voix montait ; il avait une voix tonnante dans cette grande salle vide ; et moi je disais, ayant l’air de m’étonner.
« Comment, monsieur le maire… est-ce possible ?…
– Oui, s’écria-t-il, c’est possible, c’est vrai !… Lui-même, entendez-vous, lui-même ce matin est venu me faire cette déclaration. »
Et comme je baissais les yeux, n’osant le regarder, car ses joues se plissaient, ses mâchoires se serraient, et son grand nez touchait presque son menton à force d’indignation, il dit :
« Voilà ce qui m’attendait à la fin ! Mon fils veut épouser la fille de ce cafard, de cet être plat, qui m’a volé la maison de mon père, devenu vieux, sourd et coureur d’eau bénite ; la fille de cet abominable hypocrite, qui n’avait jamais à la maison qu’un mot à la bouche : « Oui papa !… Vous avez raison, papa !… C’est juste, papa !… » et qui flattait le pauvre homme dans ses idées dévotieuses, en disant toujours : « Amen, papa, amen !… » Ah ! le gueux, il savait bien ce que tout cela devait lui rapporter ! Tandis que moi, mille tonnerres, je ne pouvais pourtant pas faire ça ! cria-t-il en donnant un coup de poing furieux sur ça la table ; je ne pouvais pas dire du matin au soir : Oui papa !… Amen !… Dieu vous bénisse !… » Ça m’aurait retourné le cœur ; je ne pouvais pas !… Il a tout attrapé par ce moyen, et moi j’ai eu ric-à-rac ce qu’on ne pouvait pas m’ôter, ce que la loi forçait de me donner ; sans ça le cafard, qui parlait toujours de son droit d’aînesse, m’aurait dépouillé jusqu’à la chemise. »
Sa figure en disant cela était épouvantable ; et malgré tout, oui, je comprenais alors mieux sa haine, sa colère ; je sentais qu’il n’avait pas tout à fait tort.
« À vous, Florence, cria-t-il, je peux dire ça ! Je n’en ai jamais parlé qu’à mon fils ; mais vous êtes un ami, plus qu’un ami ! Voilà comment il m’a volé… »
Je ne disais rien, restant les yeux baissés et troublé jusqu’au fond de l’âme.
Après ce grand éclat il se calma un peu et dit en prenant une prise avec une sorte de rage :
« Oui !… Et maintenant mon fils aime la fille de ce bandit… Avez-vous jamais entendu parler d’un malheur pareil ?… Il l’aime !… Oh ! depuis longtemps, Florence, je m’en méfiais, je voulais le faire partir… Il l’aime !… Il veut l’épouser ! »
Sa colère recommençait, et je ne pus m’empêcher de dire, tout désolé :
« Mais, monsieur le maire, malgré tout, c’est pourtant une bonne fille, une excellente enfant…
– Hé ! s’écria-t-il en s’empoignant les cheveux avec désespoir, qui est-ce qui vous dit le contraire ? mais c’est la fille de Jean !… »
Alors, je ne dis plus rien, sa désolation me touchait ; et qu’est-ce que j’aurais pu dire ? des mots ! À quoi cela aurait-il servi ?
Il se tut longtemps ; et recommençant d’une voix étouffée :
« Oui, Georges m’a dit ça, fit-il ; et je lui ai donné jusqu’au soir pour changer d’idée, ou pour s’en aller d’ici… Douze heures !… Il renoncera, ou je n’aurai plus de fils !… Je serai seul, toujours seul !… »
La manière dont il disait ça m’arrachait presque des larmes, j’avais envie de sangloter.
« Il faudra qu’il m’arrive comme au grand-père qui est mort sans enfants, après en avoir eu douze ; moi je n’en ai qu’un, et je les perds tous à la fois ; je voudrais bien savoir où je l’ai mérité. »
Dans ce moment Georges passait devant les fenêtres, et M. Jacques, sans se détourner, dit :
« Le voilà ! »
La porte de l’allée s’ouvrit, puis celle de la chambre. C’était lui !… Il s’avança jusque près du bureau, et son père, d’une voix enrouée, lui demanda :
« Eh bien ?
– Eh bien, dit-il, j’ai réfléchi : c’est décidé… ça reste décidé… Je ne peux pas changer.
– Alors tu pars ?
– Non !…
– Tu veux rester dans ma maison, malgré moi ! dit le père, en le regardant avec de mauvais yeux.
– Je n’ai pas dit cela, répondit Georges d’un ton ferme. Vous êtes le maître chez vous, mon père ; si vous m’ordonnez de sortir, je sortirai ; mais je ne quitterai pas le village, j’irai m’établir à l’auberge et ça fera du scandale. »
Le vieux frémit !
Georges était rouge, sous sa petite barbe crépue, jusque derrière les oreilles ; il avait les yeux et le cou pleins de sang, mais il restait maître de lui ; son père, assis dans son fauteuil la tête penchée, réfléchissait ; et moi, car dans le fond j’aimais cet homme, ma poitrine, en voyant son chagrin épouvantable, ma poitrine éclatait ; j’avais mal !
« Ah ! dit-il lentement, quel malheur !… Parlez-lui donc, Florence ; dites-lui qu’il ne peut pas épouser cette fille… Que je ne peux pas aller la demander pour lui… Que c’est impossible !
– Je ne vous demande pas ça non plus, mon père, répondit Georges. Je vous ai dit : « J’aime Louise ; Louise m’aime !… Nous nous sommes défendus longtemps tous les deux ; mais c’est fini, nous nous aimons !… Vous ferez ce que vous voudrez… et l’oncle Jean aussi fera ce qu’il voudra ; mais si l’on force Louise d’en épouser un autre, foi de Rantzau, il arrivera de grands malheurs ! » Voilà ce que je vous ai dit, mon père, et ce sera ! Maintenant, voulez-vous que je quitte votre maison ?…
– Non ! dit le vieux sans bouger, ça ferait plaisir à l’autre ; reste !… Mais nous vivrons ensemble comme deux étrangers.
– C’est bien, mon père, » fit Georges.
Il allait sortir, lorsque la mère, la pauvre femme qui depuis tant d’années ne sortait jamais de sa cuisine, et qui même les grands jours de fête se tenait debout derrière la chaise de son mari, pour le servir, la pauvre mère entra comme une perdue, le tablier sur les yeux, poussant un cri déchirant :
« Rantzau ! »
Elle ne put en dire davantage : le vieux, sans tourner la tête ni la regarder, lui montra la porte ; elle rentra dans la cuisine en silence ; Georges la suivit lentement et la porte se referma. Le père, lui, restait là dans son fauteuil, penché, les yeux à terre.
Je compris alors les grandes douleurs humaines.
Au bout de quelques minutes, comme nous étions dans le silence, il se leva, alla vers l’armoire, et tira d’une corbeille la petite clef des affiches, en me disant :
« Venez, Florence ! »
Nous sortîmes ensemble jusqu’à la mairie ; il mit lui-même l’affiche dans le cadre et referma la grille. Ensuite, me souhaitant le bonsoir, il retourna chez lui, et j’allai chez nous.
Depuis l’apposition de cette affiche à la mairie, de jour en jour la maladie de Louise devenait plus grave et retardait le mariage. Des médecins arrivaient de toutes les communes environnantes, et tenaient conseil entre eux : c’étaient M. Bourgard, de Sarrebourg, homme d’une grande expérience et connu de tout le pays, M. Virlet, de Blâmont, M. Saucerotte, de Lunéville, enfin tous les meilleurs médecins à dix lieues des Chaumes.
On les regardait aller et venir, aucun bruit de leurs consultations ne se répandait au village.
M. le garde général venait de prendre un congé, soi-disant pour aller chercher ses papiers. C’était le garde à cheval Caille, de Saint-Quirin, qui le remplaçait.
L’automne alors était venu, avec sa grande mélancolie, ses grands coups de vent qui passent dans les bois et nous annoncent l’hiver.
Moi, j’allais tous les jours chez M. le maire après l’école, faire mon service de secrétaire communal. M. Jacques avait son rhumatisme et souffrait en silence, la jambe sur un tabouret, le coude sur son bureau et les yeux tournés vers la fenêtre, où tombaient à chaque coup de vent les feuilles jaunes de la vigne du pignon, et quelques brins de paille du hangar. Tout semblait s’en aller ; les grands peupliers qui longent la route faisaient entendre leur murmure sans fin.
Nous étions là tous les deux ; j’écrivais et lui rêvait, toussant quelquefois et disant d’une voix enrouée :
« Je me fais vieux, Florence, je me fais vieux !… J’ai trop travaillé !… et pour qui ?… »
À quoi je répondais :
« Ah ! monsieur le maire, vous aurez encore de beaux jours…
– Jamais, disait-il, jamais, c’est fini !… »
Georges, le soir, en revenant de visiter leurs coupes et leurs scieries, passait devant la fenêtre en détournant la tête ; le père et le fils n’avaient plus l’air de se connaître ; et la mère, toujours les yeux rouges, portait en haut ses repas au garçon. »
M. Jacques une fois, une seule fois me dit avec amertume :
« Florence, maintenant j’ai deux frères Jean : l’un dedans et l’autre dehors ! La maison n’est plus à moi ; je ne suis plus maître ici. »
L’indignation et la douleur perçaient malgré lui dans ses moindres paroles ; et toujours il finissait par dire :
« Ah ! si j’étais seulement couché sur la colline avec les anciens. Ils dorment eux, ils ne savent plus rien de ce monde ! »
Mais si M. Jacques souffrait, de l’autre côté de la rue c’était encore bien pire. Chaque fois que je passais, derrière le treillis du jardin, devenu transparent par la chute des feuilles, je voyais M. Jean, en longue camisole de laine grise, se promener dans les allées lentement, la tête nue. Qu’il fît du vent et de la pluie, qu’un dernier rayon de soleil tombât entre les arbres dépouillés, M. Jean se promenait toujours, ne pouvant vivre dans sa maison, où la vieille garde-malade Simone, la servante Rosette et les médecins étaient devenus maîtres.
Cet homme dur s’affaissait ; il se promenait le dos voûté ; son nez se recourbait, comme on raconte des vieux aigles, qui finissent ainsi par ne plus pouvoir ouvrir le bec et meurent de faim, punition naturelle de leur férocité et de leurs carnages.
En voyant cela, je pensais tristement :
« Ah ! tu l’as bien mérité, barbare, et tu le mérites encore tous les jours, par ton obstination à vouloir marier ta pauvre enfant, ta propre fille, ton propre sang, avec un être qu’elle ne peut voir. Ah ! tu mérites ton sort, et je ne te plains pas, l’orgueil et la haine méritent ce châtiment. »
C’est ce que je me disais.
Et dans ce temps, un soir, je le vis prier à l’église ; cette fois il priait bien, regardant la terre ; ce n’était plus de la comédie et je pensai : « Il faut que l’état de Louise soit bien grave : pour qu’un pareil homme prie, il faut des choses extraordinaires ! »
J’étais allé chercher après l’école un cahier de musique que j’avais oublié le matin à l’orgue ; et regardant de là-haut, dans notre petite église froide et sombre, cet homme terrible agenouillé, et priant tout seul, sa tête chauve sur ses mains jointes, au milieu du grand silence, ces idées me poursuivaient ; j’élevais ma prière à l’Éternel, pour le salut de ma chère élève, étant convaincu que sa position était presque désespérée.
Je ne me trompais pas ; en arrivant chez nous, la première chose que Marie-Anne me dit ce fut :
« Tu sais, Florence, que tous les médecins ont abandonné Louise, et qu’un autre grand médecin de Nancy, M. Ducoudray, doit venir ?
– Non, je ne le savais pas, lui répondis-je ; mais j’avais là quelque chose, un poids sur le cœur qui m’avertissait d’un danger : ce devait être cela. »
Et j’entrai dans mon cabinet, plus triste et plus rêveur encore que d’habitude.
Nous ne parlâmes pas de cela pendant le souper ; mais chacun y pensait, chacun faisait des vœux pour la pauvre enfant que nous avions vue si jeune, si belle, si douce, si bonne pour nous et pour les pauvres, et maintenant à la dernière extrémité !
Le soir, en me couchant, je priai pour elle ; et le lendemain le grand médecin arriva ; tous les autres se réunirent.
C’était à la fin de l’automne, le temps s’était remis au beau, après de grandes pluies ; les arbres n’avaient plus de feuilles ; on n’allait plus à la pâture, parce que les pieds des animaux défonçaient les prairies humides, et l’école était pleine d’enfants.
Tout le village savait ce qui se passait chez M. Jean ; tout le monde s’en inquiétait.
Or, l’école du matin étant finie, vers onze heures, je venais de remonter dans notre chambre et la table était mise, nous allions dîner, quand tout à coup Mlle Rosette, la servante de M. Jean, entra, criant d’une voix lamentable :
« Monsieur Florence, venez à la maison, on a besoin de vous ; M. Ducoudray, le médecin de Nancy, veut vous voir, il veut vous parler.
– À moi ? lui dis-je étonné. Vous vous trompez, Rosette ; qu’est-ce qu’un si grand savant peut avoir à dire au pauvre maître d’école des Chaumes ?
– Non ! non ! je ne me trompe pas, s’écria-t-elle. C’est M. Florence l’instituteur que ces messieurs demandent. Venez… venez vite ! »
Figurez-vous ma surprise ! – Ayant déjà mis ma camisole pour dîner, je décrochais ma capote derrière l’armoire, lorsque Marie-Anne entra en criant :
« Où vas-tu, Florence ? Prends garde… prends garde… M. Jean est là !… Tu sais comme il t’a traité !…
– Ah ! Marie-Anne, dit la servante désolée, ne craignez rien, notre pauvre monsieur, depuis la dernière consultation, n’est plus le même homme ; il tombe ensemble, il ne dit plus rien, tout le monde entre et sort. Monsieur Florence, au nom du ciel… »
Je n’entendis pas la fin de tout cela, et prenant mon chapeau je partis en courant. Dehors, je ralentis le pas pour me remettre, et j’arrivai là-bas, réfléchissant à ces choses étranges.
Comme Rosette l’avait dit, la porte de la maison était ouverte, entrait et sortait qui voulait. Plusieurs domestiques stationnaient autour des voitures, ils me regardèrent entrer ; et dans la grande salle du piano je vis les médecins réunis : quatre ou cinq vieux en capote, la cravate lâchée, les cheveux ébouriffés, parlant et se disputant entre eux sans gêne, comme de vrais savants qui ne s’inquiètent que de leurs affaires.
Au moment où je paraissais sur le seuil, M. Bourgard, de Sarrebourg, qui me connaissait dit :
« Le voilà ! »
Je les saluai, tout ému.
L’un d’eux, le plus grand, en habit noir et cravate blanche, la figure longue, avec un gros nez, une grande bouche, le front large et haut, et de grandes rides, l’air respectable comme un de nos inspecteurs de l’université, M. Ducoudray, de Nancy, me demanda très poliment :
« Vous êtes monsieur Florence, l’instituteur des Chaumes ?
– Oui, monsieur.
– Eh bien, monsieur, dit-il d’un air agréable et pourtant très sérieux, nous sommes dans un cas singulier, dont vous seul pouvez nous donner la solution. »
Et comme je voulais m’excuser, disant que j’étais un pauvre maître d’école, bien incapable d’éclairer des gens aussi instruits, il m’interrompit.
« Attendez ! fit-il. Laissez-moi vous expliquer ce dont il s’agit. – Vous savez sans doute, monsieur, que mes confrères ici présents sont plusieurs fois venus aux Chaumes, pour traiter la maladie de Mlle Louise Rantzau, tantôt seuls et tantôt en consultation ?
– Oui, monsieur, lui répondis-je.
– Ils ont cru devoir recourir à mes lumières, fit-il en continuant. J’ai vu la malade ; elle est gravement atteinte d’une douleur qui la mine, et qui la tuera certainement, si nous ne parvenons pas à en connaître la cause. J’ai beaucoup insisté pour obtenir d’elle des indications précises à ce sujet ; mais par un sentiment quelconque de crainte ou de pudeur, nous ne pouvons obtenir d’elle les renseignements indispensables. À la fin, monsieur, sur ma grande insistance, cette jeune et intéressante malade, en pleurant et se cachant la figure s’est écriée : « Non ! jamais… jamais je ne pourrai dire cela !… Demandez à M. Florence !… » Et puis elle a paru épouvantée de ce qu’elle venait de nous dire. Maintenant, monsieur, parlez, le sort de la pauvre enfant est entre vos mains ; que savez-vous des causes de cette maladie ? D’après vos indications nous allons diriger le traitement. Soyez clair, je vous prie, et n’hésitez pas ; vous êtes entre gens qui prennent sur eux toutes les responsabilités. »
J’étais devenu très pâle, et quand il eut fini, m’essuyant les yeux, car malgré moi des larmes me coulaient sur les joues, je dis :
« Eh bien, monsieur, quoi qu’il puisse m’arriver, quand je devrais perdre ma place et tomber dans la misère, à cause de ce que je vais vous dire, il faut que vous sachiez tout. Louise aime son cousin Georges Rantzau, qui l’aime aussi et qui donnerait sa vie pour elle ; mais les pères de ces deux jeunes gens, – deux frères pourtant ! – se détestent depuis des années ; ils se sont fait le plus grand tort ; ils ont divisé et scandalisé le pays par leur haine abominable, et jamais ils ne consentiront au mariage de leurs enfants, qui le savent et sont désespérés… Ma pauvre Louise est désespérée ; elle aime mieux mourir que d’épouser le garde général qu’on veut lui donner de force !… Voilà, messieurs, la vérité ; je vous le dis, c’est cela… vous pouvez me croire !
– Et nous vous croyons, dit alors le vieux médecin de Nancy, en regardant ses confrères. Vous le voyez, messieurs, je ne m’étais pas trompé, c’est le second cas de ce genre que je rencontre dans ma pratique : le sentiment de l’amour l’emportant même sur l’instinct de conservation !… Fidèle jusqu’à la mort !… »
Comme il finissait de dire cela, en me retournant je vis M. Jean ; il était entré par la petite porte du cabinet, il avait tout entendu. Mais c’était un homme tout autre que deux mois avant ; il n’avait plus que les os et la peau, il était voûté, jaune, se laissant aller, ne faisant plus attention à rien, le grand gilet ouvert, la chemise sans cravate, enfin un être en quelque sorte ruiné, sans souci de lui-même, comme on se représente les avares qui ont perdu leur trésor ; lui, il avait perdu son orgueil !
M. Ducoudray s’étant retourné pour lui dire :
« Vous venez d’entendre, monsieur ?
– Alors, fit-il, la langue épaisse, vous ne pouvez plus rien essayer ? Vous ne savez plus rien ? Vous…
– Nous savons, interrompit le docteur d’un ton bref, que votre pauvre enfant s’éteindra dans quelques semaines, aux premiers grands froids, si vous ne trouvez pas moyen de vous entendre avec votre frère, et de marier ces jeunes gens qui s’aiment !… Voilà ce que nous savons !… »
Et prenant son chapeau, avec un petit manteau gris, sur la table, il dit :
« Messieurs, la consultation est terminée, je crois que nous pouvons partir. »
Il sortit, les autres le suivirent ; et les domestiques aussitôt coururent chercher les chevaux à l’écurie, pour atteler.
Moi, j’étais aussi dehors, sur la porte, regardant ce mouvement, et rêvant à ce qui venait de se passer. M. Jean restait seul dans la salle ; je ne sais pas quelle figure il avait, mais il pouvait bien se frapper la poitrine et dire :
« C’est ma faute !… c’est ma très grande faute ! »
Et comme une heure sonnait, je rentrai bien vite casser une croûte de pain, avant d’entrer à l’école, où les enfants étaient déjà réunis, criant, sifflant et se réjouissant, tout étonnés de mon retard ; depuis vingt-cinq ans cela ne m’était jamais arrivé !
Aussitôt que je parus, l’ordre se rétablit ; mais on pense bien que je n’avais guère la tête à mes leçons. Tant de chagrin depuis bientôt deux mois m’avait aussi rendu malade ; je m’indignais contre le genre humain, je voyais tout en noir ; mon herbier, mes insectes, mes fossiles, tout était abandonné. Ce jour-là surtout après avoir appris le danger de Louise, je souffrais beaucoup ; et les questions, les observations de ma femme pendant le souper m’étaient insupportables.
« Laisse-moi tranquille, lui disais-je, ne me parle pas !… Mon existence n’est-elle pas assez empoisonnée, sans entendre encore toutes ces vaines paroles ! »
Enfin, Marie-Anne et Juliette ayant replié la nappe, lavé la vaisselle et fini leur ouvrage, allèrent se coucher. Moi, dans mon cabinet, je rêvais près de ma lampe, me demandant si M. Jean aurait la barbarie de persister dans sa volonté jusqu’à la fin ; s’il verrait mourir son enfant, plutôt que de lui rendre au moins l’espérance, et si Dieu permettrait une si grande injustice.
Cela me paraissait impossible ; j’en étais révolté ; je maudissais cet homme et je lui souhaitais des châtiments proportionnés à sa méchanceté.
Vers onze heures, las de rêver à ces choses terribles, comme tout le monde dormait, je descendis fermer la porte de notre maison avant d’aller me coucher, selon mon habitude. La nuit était froide, des nuages couvraient le ciel, et sentant que cette fraîcheur me faisait du bien, je me mis à marcher le long de la rue, voyant au loin briller une lumière dans la maison de M. Jean : c’est là que reposait Louise !
La confiance qu’elle avait eue en moi plus qu’en tout autre, lorsqu’elle disait : « Demandez à M. Florence ! » cette confiance me touchait. Je me figurais qu’en me rapprochant à cette heure silencieuse, la pauvre enfant pouvait deviner ou sentir qu’un ami s’avançait vers elle, c’était une idée superstitieuse, mais cela m’attendrissait.
Bientôt arrivant au haut de la rue, je vis cinq ou six cordes de bois de chauffage entassées au coin de la maison du maire ; et derrière ce bois, un peu plus loin, j’aperçus de la lumière dans le bureau ; M. Jacques veillait donc aussi !… Il ne pouvait pas dormir non plus, lui !…
Je m’arrêtai près de ce tas de bûches, regardant en face la fenêtre de la chambre où je me représentais Louise abandonnée des médecins, sans un mot de consolation, sans un ami pour lui tenir la main dans ce moment terrible où la vie s’en va ; entre la vieille garde-malade, – qui tricote toujours au pied du lit des mourants, en écoutant leurs longs soupirs avec calme, pourvu qu’elle ait sa petite bouteille d’eau-de-vie sur la cheminée, et M. Jean assis là, le regard sombre, indigné de voir qu’on aimait mieux mourir que d’épouser son garde général.
Ces idées m’aigrissaient le sang ; et moi qui ne suis pas un méchant homme, qui n’ai jamais frappé de ma vie un enfant à l’école, je me souhaitais la force de châtier ce monstre de la nature, me disant que Georges ferait bien de l’exterminer.
Mais comme au bout de quelques minutes rien ne bougeait ; comme les deux lumières restaient immobiles dans l’ombre et que tout semblait devoir continuer ainsi jusqu’au matin, j’allais me retirer, quand un bruit attira mon attention.
On marchait chez M. Jean ; une seconde lumière parut à l’autre extrémité du bâtiment, puis elle s’éteignit ; un pas lourd se mit à descendre l’escalier, et la porte de l’allée en bas s’ouvrit avec précaution. Dans cette nuit noire, je ne voyais rien ; mais bientôt j’entendis quelqu’un traverser la rue et venir de mon côté. J’eus peur. – C’était peut-être M. Jean !… S’il allait me trouver là ! – J’entendis qu’on s’arrêtait… qu’on écoutait… Et tout à coup la grande taille de Jean Rantzau se dressa devant la fenêtre éclairée de M. Jacques. Il regardait, il se penchait pour voir à l’intérieur. Qu’est-ce qu’il voulait faire ? Je le croyais capable de commettre un crime ; mon cœur battait avec force. Il regarda longtemps et finit par toquer doucement à l’une des vitres.
Aussitôt une voix rude, celle de M. Jacques, qu’on reconnaissait très bien au milieu de ce grand silence, cria :
« Qui est là ?
– C’est moi, fit M. Jean ; ouvre ! »
La lumière s’approcha et la fenêtre s’ouvrit. Les deux frères, après trente ans de haine, se retrouvaient face à face : Jacques, la lampe en l’air, ses grands yeux écarquillés de surprise, ses cheveux gris ébouriffés, l’air dur ; et Jean, le front penché comme un malheureux.
« Que veux-tu ? fit brusquement M. Jacques.
– J’ai à te parler, » répondit Jean d’une voix humble.
Et comme son frère ne bougeait pas et le regardait, la mine hautaine, il ajouta tout bas :
« Jacques…, ma fille va mourir !… »
Jacques ne dit pas un mot ; il referma sa fenêtre et sortit ouvrir la porte de la maison ; puis ils entrèrent tous deux en silence comme des ombres. Un instant après, M. Jacques rouvrit sa fenêtre et tira les volets.
J’attendis encore un bon quart d’heure, prêtant l’oreille ; mais aucun bruit, aucune parole n’arrivant au-dehors, je repris le chemin de la maison, bien étonné de la scène étrange qui venait de se passer sous mes yeux. J’y rêvai toute la nuit ; ces deux figures, éclairées subitement au milieu des ténèbres, étaient comme peintes dans mon cerveau, et je me demandais :
« Qu’est-ce que cela signifie ?… Qu’est-ce qu’ils avaient à se dire ?… Qu’allons-nous apprendre maintenant ? »
Je finis par m’endormir.
Le lendemain, jeudi, jour de congé, vers huit heures, ayant déjeuné, la curiosité me poussa d’aller voir M. Jacques, espérant découvrir quelque chose sur sa figure.
Je partis donc. J’avais quelques actes de l’état civil à expédier. Comme j’arrivais dans l’allée, Mme Rantzau descendait l’escalier avec une pile de chemises sur son bras ; la porte de la grande salle en bas était ouverte, et sur le plancher s’étalait une grande malle de cuir, déjà pleine d’un côté d’effets de toute sorte, habits, gilets de flanelle, brosses, souliers enveloppés de journaux ; il ne restait qu’à remplir le gros couvercle à double fond, et la bonne femme continua son ouvrage.
M. Jacques, lui, en bras de chemise devant le petit miroir pendu à la fenêtre, finissait de se peigner la barbe.
Aussitôt qu’il me vit, il s’écria d’un ton brusque :
« Ah ! c’est vous !… J’allais vous faire appeler… Je pars !… Je vais à Sarrebrück… Un de mes hommes, là-bas, un gueux, vient de lever le pied ; il a fait banqueroute !… On ne trouve plus que des bandits, des misérables sur son chemin… Allez donc vous lier aux gens !… Canaille !… L’adjoint est prévenu…, il va venir… Ah ! le voilà !…
– Bonjour, monsieur le maire, dit le père Rigaud en entrant. Vous m’avez envoyé chercher ; qu’est-ce qui se passe ?
– Il se passe qu’on veut me voler, dit M. Jacques ; un gueux, un marchand de bois de Sarrebrück, a filé du côté de Hambourg ou du Havre, après avoir vendu mon bois et empoché l’argent… Voilà !… Il faut maintenant que je coure après lui, avec mon rhumatisme, et que je tâche de faire arrêter le bandit avant qu’il soit sur mer.
– Ah ! dit Rigaud, c’est bien triste des choses pareilles… Et quand pensez-vous revenir ?
– Est-ce que je sais ? cria M. Jacques furieux. Si je mets la main sur mon homme, il faudra nommer des syndics à la faillite, plaider, graisser la patte des uns et des autres… Qui dit Prussien, dit voleur ! Et si le bandit a passé en Amérique, comme tous les banqueroutiers allemands, il faudra repêcher à droite et à gauche ce qu’il aura pu laisser, voir s’il a touché tout l’argent, mettre des oppositions… Ces affaires-là ne finissent jamais… C’est le diable pour en tirer quelque chose. »
Ainsi parlait M. Jacques d’un air indigné. Nous ne disions rien, nous regardant tout stupéfaits.
Quand il eut passé les manches de sa capote, ouvrant le bureau, il dit à Rigaud :
« Vous allez me remplacer en attendant ; prenez le timbre de la mairie. Vous n’oublierez pas les publications pour la taxe des grains et le prix du pain. Vous signerez les bons du bureau des pauvres, les passeports et le reste. Florence vous mettra tout de suite au courant.
– Ah ! dit Rigaud, c’est pourtant bien ennuyeux de partir quand le temps menace ; voyez, la pluie commence déjà.
– Hé ! cria le maire, à quoi bon parler de ça ?… quand il faut, il faut !… »
Et prenant dans le secrétaire une grosse lettre cachetée aux quatre coins, il me dit :
« Monsieur Florence, mon beau-frère Picot, de Lutzelbourg, viendra ce soir ou demain : vous lui remettrez ça de ma part, vous m’entendez ?
– Oui, monsieur le maire.
– Ne l’oubliez pas !… C’est une affaire entre nous, une affaire sérieuse…
– Vous savez bien, monsieur le maire, que je n’oublie jamais rien. »
Alors regardant autour de lui, et voyant la malle faite, il en demanda la clef ; puis il se tâta les poches, jeta sur ses épaules le gros manteau de voyage à fermoir d’argent, s’enfonça sur les oreilles le bonnet de fourrure et sortit brusquement.
Sur la porte, le char à bancs attelé, avec sa grosse capote de cuir et ses rideaux à lunette, attendait ; la pluie commençait. Le domestique entra prendre la malle et la ficela derrière, tirant la bâche par-dessus.
Nous étions tous dans l’allée à regarder. La bonne mère Charlotte espérait au moins une embrassade ; mais M. Jacques était de si mauvaise humeur, qu’il n’y pensa pas et sortit, grimpant le marchepied et rassemblant les rênes dans ses mains, en criant :
« N’oubliez rien !… Hue !… »
Comme la voiture partait, Georges, son large feutre rabattu, le caban sur les épaules et le grand bâton à la main, sortait de l’allée ; il passa tout sombre, sans dire ni bonjour ni bonsoir à personne et remonta la rue pour se rendre au bois. Le vieux lui lança de côté un coup d’œil ; mais Georges continua son chemin sans tourner la tête, et la voiture passa près de lui, sans qu’il eût l’air de la voir.
M. Rigaud et moi nous attendîmes quelques instants encore que le plus gros de l’averse fût tombé, et nous nous rendîmes ensuite à la mairie tout pensifs.
Le départ de M. Jacques pour courir après son marchand de bois n’étonna personne ; c’était tout naturel, chacun en aurait fait autant à sa place. Marie-Anne et ma fille s’indignèrent même beaucoup le soir contre le gueux de Prussien qui forçait un pauvre vieux à se mettre en route par un si mauvais temps, malgré son rhumatisme, et je leur donnai raison.
Mais qu’on se figure la surprise des gens, lorsque le lendemain matin, au petit jour, on vit passer une seconde voiture couverte de paquets, semblable à l’autre, M. Jean au fond du soufflet, son gros carrick sur les épaules, le bonnet de peau de renard sur les yeux, le tablier du char à bancs relevé jusqu’au menton, regardant de tous côtés du coin de l’œil, et fouettant les chevaux à tour de bras, comme un être honteux qui se sauve et craint d’être vu.
Alors s’élevèrent de grandes rumeurs au village ; les gens accouraient des allées, des granges, des hangars ; des figures se penchaient à toutes les lucarnes, et de ma chambre où je m’habillais j’entendis la voix perçante de la grand-mère Bouveret crier comme une trompette :
« Voilà le vieux hibou qui s’envole !… c’est mauvais signe !… quand ces oiseaux-là partent, c’est signe de mort à la maison !… Ah ! bandit, tu te sauves maintenant, ton mauvais coup est fait !… Tu n’oses pas rester pour l’enterrement… Tu crains d’être assommé… Tu t’en vas… et la pauvre enfant reste seule avec la mort… Il n’y a plus de ressources et tu pars !… Et dire que pas un honnête braconnier ne tire sur cet oiseau de malheur !… Ah ! les hommes de ce temps sont bien lâches !… Hue !… Hue !… Criez… sifflez, vous autres… qu’il entende au moins qu’on le maudit, qu’on l’abomine, et qu’il ne revienne plus au pays. »
Et la vieille Nanette Bouveret, sa tignasse grise défaite, ses bras maigres et jaunes en l’air, les poings fermés, poussait des cris à vous faire dresser les cheveux sur la tête. La voiture était déjà loin, je ne sais si M. Jean pouvait l’entendre ; mais de tous les coins et recoins, dans les ruelles, sous les échoppes, on criait, on sifflait, les chiens aboyaient, tout était en révolution.
Ainsi s’échappa M. Jean ; et nous pensions tous, comme la vieille chanvrière, que c’était un mauvais signe ; une tristesse profonde s’empara de mon âme, je me disais :
« Florence, il n’y a plus d’espérance, sans cela le vieux ne s’en irait pas… C’est fini !… »
Je n’avais pas faim, je ne pouvais déjeuner ; et, rêvant aux grandes misères humaines, à cette pauvre Louise, à cette fleur de jeunesse et d’amour, sacrifiée à la haine d’un vieillard, je me disais que les lois de l’Éternel sont impénétrables ; je m’écriais en moi-même : « Que votre sainte volonté soit faite, ô Seigneur ! » sans pouvoir obtenir la résignation de mon cœur, car l’extinction de la beauté, de la jeunesse, de l’amour, de tout ce qui donne et fait aimer la vie, est en quelque sorte contre nature ; notre faible esprit ne peut le concevoir. – Et puis je pensais à Georges, et mon cœur se déchirait !…
Or, Marie-Anne étant sortie chercher des nouvelles, revint tout essoufflée à sept heures, en me disant :
« Florence, est-ce que tu n’as pas une lettre pour M. Picot.
– Oui, lui répondis-je ; elle est là, serrée dans mon tiroir.
– Eh bien ! dit-elle, va bien vite chez M. Jean ; M. Picot est arrivé hier soir pour le remplacer ; va lui porter la lettre, nous saurons ce qui se passe ; dépêche-toi, Florence ! »
C’était la curiosité qui faisait parler ma femme ; mais étant moi-même très inquiet, je me dépêchai de suivre son conseil. Ayant donc mis la lettre dans ma poche, je sortis au milieu de l’émotion générale.
Tout le monde me regardait passer ; quelques-uns, voyant que je me dirigeais vers la maison de M. Jean, voulaient m’arrêter et me poser des questions, mais je ne les écoutais pas, et je poursuivais mon chemin.
La première chose qui me frappa, ce fut le calme de cette grande demeure, où rien ne bougeait, tandis que dehors tout était en mouvement.
Je trouvai M. Picot, avec sa large capote de molleton et ses cheveux gris qui tombaient en boucles derrière la nuque, tranquillement assis devant le petit secrétaire de la salle en bas, en train d’écrire une lettre. Il semblait paisible, sa bonne figure honnête et franche respirait une sorte de satisfaction intérieure ; et, me voyant entrer, il dit en souriant :
« Ah ! c’est vous, monsieur Florence ; vous arrivez bien ! Je suis content de vous voir, asseyez-vous.
– Comment va Louise, monsieur Picot ? lui demandai-je tremblant, ne pouvant modérer mon impatience.
– Bien !… aussi bien que possible !… » fit-il en continuant d’écrire.
Puis, ayant fini sa lettre, tout en allumant la bougie pour la cacheter, il ajouta, ses gros yeux humides de larmes :
« Oui, tout va bien maintenant ; la pauvre enfant est remise de ses horribles secousses… Elle est encore faible, bien faible !… c’est tout naturel ; mais elle se remettra, mon cher monsieur Florence, dans quinze jours ou trois semaines, j’espère la voir sur pied.
– Ah ! Dieu vous entende, monsieur Picot, vous me rendez la vie par cette bonne nouvelle !… Depuis la dernière consultation, je croyais Louise à la dernière extrémité !… C’est un miracle !…
– Oui dit le brave homme, un vrai miracle !… » Ensuite après avoir fait goutter la cire et mis le cachet se retournant vers moi, la figure joyeuse :
« Vous avez quelque chose pour moi, du beau-frère Jacques ?
– Oui, une lettre, la voici.
– Ah ! bon, bon, » fit-il en l’ouvrant et chaussant ses besicles de corne sur son nez. Il s’approcha de la fenêtre, et lut très attentivement ; puis revenant s’asseoir au secrétaire, et posant sa grosse main sur la lettre ouverte, il s’écria tout joyeux :
« Vous ne devineriez pas ce qu’il y a là-dedans, monsieur Florence ; je vous le donne en cent.
– Non, je ne sais pas deviner.
– Eh bien ! dit-il, c’est le consentement du beau-frère Jacques au mariage de son fils avec la fille de Jean…
– Comment !… m’écriai-je tout pâle, est-ce possible ?
– Lisez vous-même. »
Et je lus, les yeux troubles : « À ces conditions, je donne mon consentement au mariage de Georges avec Louise. »
Les conditions étaient que la maison du grand-père Martin serait constituée en dot à Louise, et que Jean lui restituerait à lui, Jacques, la quotité disponible dont leur père l’avait frustré au profit de son frère ; ladite quotité portant intérêts à raison de cinq pour cent, depuis l’entrée de Jean en jouissance !
Comme l’inquiétude me revenait en lisant ces conditions, et que, tout ébahi, je lui rendais la lettre, disant :
« C’est bien !… mais… mais, monsieur Picot… l’autre… l’autre n’acceptera jamais… »
Il se mit à rire, et, ouvrant un tiroir, il me tendit une autre lettre en silence. Du premier coup d’œil, je reconnus l’écriture de M. Jean : – Il acceptait tout !… – Et pour la première fois depuis longtemps mon cœur s’épanouit ; je me mis à crier :
« Ah ! maintenant je comprends la guérison de Louise… La bataille est gagnée !…
– Oui, dit M. Picot, les deux vieux entêtés sont en déroute !… Ils sont partis comme des déserteurs, plutôt que d’assister au bonheur de leurs enfants ; il aurait fallu se réconcilier, reconnaître qu’ils avaient eu tort de se haïr depuis trente ans, et d’empoisonner notre existence à tous, la mienne, celle de ma pauvre Catherine, leur sœur, celle de leurs enfants, de leurs amis et même des honnêtes gens de ce village… Il aurait fallu s’embrasser devant tout le monde !… L’orgueil, cet abominable orgueil qui est cause de toutes leurs misères, l’orgueil les a fait se sauver. Ce sont des barbares, de vrais barbares !… Enfin, voilà !… On se passera d’eux. Vous, monsieur Florence, vous remplacerez le père de Georges à la noce, – c’est la volonté de Jacques ! – et moi, je remplacerai le père de Louise. La fête n’en sera pas moins agréable ; au contraire, car ce ne serait pas déjà si gai de voir là un Attila au bout de la table, et un Gengis-Kan à l’autre bout ! »
Il riait ; moi j’avais envie de danser.
En ce moment, une sorte de tumulte s’éleva dehors, un bruit de pas, et M. Picot, se levant, dit :
« Ça doit être lui ! »
C’était Georges, parti de grand matin au bois, et que M. Picot avait envoyé chercher en toute hâte par les domestiques de son père. On avait eu de la peine à le trouver. M. Picot, ouvrant la fenêtre, lui cria :
« Par ici, Georges, par ici !… Arrive donc… on t’attend depuis longtemps. »
Georges, avec son grand feutre et ses hautes guêtres, restait là tout étonné.
« Entre… entre donc, lui dit M. Picot en riant ; l’oncle Jean est parti, nous sommes les maîtres de la maison. »
Et comme Georges entrait, en demandant :
« Eh bien ! me voilà !… De quoi s’agit-il, mon oncle ?
– Il s’agit de te marier avec Louise, lui dit M. Picot, en le regardant par-dessus ses lunettes. Hein !… qu’est-ce que tu penses de ça ? J’espère que nous ne ferons pas d’opposition, nous, puisque les deux vieux entêtés consentent… »
Il lui tendit les deux lettres ; mais Georges, d’un coup, était devenu pâle comme un mort, ses genoux pliaient ; et si moi, son pauvre vieux maître d’école, je ne l’avais pas soutenu dans mes bras, il serait tombé.
« Allons… allons… Georges, lui disais-je, voyons… à cette heure, vas-tu te trouver mal ?
– Ah ! fit-il, monsieur Florence, si vous saviez ce que j’ai souffert !… Je croyais Louise perdue… je venais… et maintenant…
– Diable ! dit M. Picot attendri, je t’ai peut-être annoncé la chose trop brusquement… J’aurais dû te faire prévenir… mais je voulais t’annoncer la bonne nouvelle moi-même !… J’espère que ça ne t’empêchera pas de m’embrasser, neveu ? »
Alors ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre ; puis ce fut mon tour ; ensuite Georges, s’asseyant, lut les deux lettres, tellement ému qu’il ne pouvait dire un mot, et nous regardait comme en rêve.
« Et Louise ! faisait-il, Louise !… Louise !…
– Ah ! oui, Louise ! dit M. Picot en riant : il faut aussi qu’elle consente ! »
Et ouvrant la porte à côté il cria :
« Louise, est-ce qu’on peut entrer ?… Est-ce qu’il est temps ?…
– Oui, entrez ! » répondit une voix faible.
Georges se précipita dans la chambre. Nous le suivîmes. Il était déjà aux pieds de Louise, assise, bien faible et pâle, dans un grand fauteuil, et vêtue de cette même petite robe bleue qu’elle portait le jour de la voiture de regain. La pauvre enfant avait voulu revêtir cette robe, qui lui rappelait son premier souvenir d’amour, et Mme Jacques Rantzau elle-même la lui avait mise. Elle tenait dans ses petites mains blanches la grosse tête crépue de Georges ; elle avait les yeux fermés, et deux larmes brillantes coulaient sur ses joues pâles. Je n’ai jamais eu l’idée d’un bonheur pareil. Georges sanglotait tout bas ; il poussait de petits cris comme un enfant. Sa mère, debout derrière le fauteuil de Louise, pleurait les mains sur sa figure ; la pauvre femme, après tant d’années de servitude, avait aussi un jour de bonheur.
À la fin, Georges se leva, la figure inondée de larmes, et ils s’embrassèrent longtemps.
M. Picot et moi, debout à côté d’eux, nous étions graves, recueillis, nous rappelant tous les deux des joies semblables dans le lointain de la vie ; de ces joies qui ressemblent, au milieu des douleurs sans fin de l’existence, des chagrins, des inquiétudes, à ces étoiles brillantes qu’on voit toujours luire derrière les nuages ; les nuages passent, sombres, tristes, ils vont, ils viennent, et l’on se dit : – l’étoile est là… toujours là ! – Aux moments les plus sombres, elle reparaît éclatante et limpide. Ainsi de l’amour et de son souvenir !…
Ai-je besoin maintenant de vous raconter le reste : le rétablissement de Louise, l’apposition de nouvelles affiches, les publications au prône et la célébration du mariage ? Ai-je besoin de vous peindre le père Florence, son gros bouquet à la boutonnière, jouant et chantant aux orgues avec un enthousiasme extraordinaire ? Et la grande table de noce, magnifiquement servie, entourée de joyeuses figures, riant, buvant, au milieu du cliquetis des verres et des bouteilles, pendant que la troupe de bohémiens, dans la salle voisine, exécute des airs, tour à tour attendrissants et joyeux ? Non ! toutes ces choses sont connues ; qu’est-ce qui n’a pas assisté à quelque noce, s’il n’a pas eu le bonheur d’en célébrer une pour son propre compte ?
Je ne parlerai donc pas de cela, ni du bonheur de Georges et de Louise dans cette occasion mémorable.
Ils ne voulurent pas rester dans la maison de M. Jean, et s’établirent dès le lendemain dans une jolie maisonnette au bout du village, le petit jardin derrière sur la Sarre. Cette demeure un peu retirée, avec ses persiennes vertes et son balcon, au bord de la rivière, leur plaisait mieux ; et puis Georges ne voulait pas chasser son beau-père de sa vieille maison, cela lui paraissait injuste.
C’est donc là qu’ils s’établirent.
Georges, heureux, redevint très bon ; il rétablit dans leurs places tous les bûcherons, les ségares et les schlitteurs qu’il avait renvoyés. – Il ôta ses gros souliers ferrés, son grand feutre râpé, ses vieilles guenilles, et s’habilla d’une façon cossue, selon les usages du pays et le goût de Louise.
Tous les jeudis j’étais invité chez eux, et je jouais sur le bon piano de Paris, qu’on avait transporté là, des airs d’Obéron, de la Flûte enchantée, ou de Robin des bois, qui nous aidaient à passer les après-midi de l’hiver. Louise et Georges chantaient ; moi je les accompagnais dans la joie de mon âme ; nous ne trouvions jamais le temps trop long.
Toutes ces choses sont naturelles, je pourrais me dispenser de les dire. Mais ce que je ne veux pas oublier, et qui vous paraîtra bien extraordinaire, c’est que les deux vieux étant revenus dans leurs maisons, quinze jours ou trois semaines après le mariage, ne s’aimèrent pas plus et ne se firent pas meilleure mine qu’avant.
Ils vieillirent vite ! Ils perdirent leur influence ! Tout s’en allait vers les jeunes gens, qui devaient succéder à tous les biens ; c’est là, sur la Sarre, que se portaient toutes les affaires ; c’est là qu’on allait emprunter, qu’on payait les rentes, les fermages, qu’on proposait l’achat des coupes ; enfin la vie se retirait des anciens et se portait vers la jeunesse : chose éternelle ! La mère de Georges était souvent avec ses enfants ; elle commençait à jouir d’une petite part de bonheur ; d’autant plus que M. Jacques se plaisait dans la solitude, et qu’il avait même donné sa démission de maire, pour être seul.
Au milieu de tout cela, vers la fin de l’automne suivant, brilla tout à coup un rayon de soleil pour ces deux vieux rois détrônés ; car c’est comme cela que je les ai toujours regardés, ces Rantzau ! C’est comme cela que je me suis toujours figuré les Clovis, les Childéric, les Childebert, dont nous sommes chargés d’enseigner la belle histoire aux enfants : – Tout pour moi, rien pour les autres ! – Voilà le fond de leur justice !… Quelquefois, mais rarement, ils laissaient une petite part à saint Christophe ou à saint Magloire, qui leur donnait l’absolution de leurs crimes, lorsque la colique venait à les prendre, et qu’ils voyaient reluire de loin les flammes de l’enfer !
Ces deux vieux monarques déchus apprirent qu’un descendant mâle venait de leur naître sur la Sarre ; ils tressaillirent de joie, mais sans quitter leurs palais pour aller le voir ; ils avaient peur de se rencontrer là-bas ! Il fallut donc que la vieille sage-femme Ména leur portât ce successeur de la bonne race.
Il paraît que la figure de ce nouveau Rantzau leur plut, car depuis ce moment tous les deux se le disputèrent ; ils se firent la guerre d’une nouvelle façon : le petit Jean-Jacques, comme on l’avait nommé, devait rester autant chez l’un que chez l’autre ; et tant qu’il était chez l’un, l’autre l’attendait avec impatience, regardant derrière ses rideaux. Et pour l’avoir un peu plus longtemps, chacun d’eux se procurait tout ce qui pouvait lui plaire ; ils avaient dans leurs armoires un magasin de bébés, de jouets et de confitures ! De sorte que Jean-Jacques, avant de savoir parler, était déjà leur maître, et que ces deux vieux orgueilleux se mettaient à quatre pattes pour le faire rire, et galopaient dans la chambre, le bambin sur le dos.
C’est ce que j’ai vu de mes propres yeux !
Quand Jean-Jacques poussait un cri, sans savoir encore lui-même ce qu’il voulait, tous les domestiques du grand-père Jean ou du grand-père Jacques étaient égarés d’inquiétude.
Ainsi la haine de ces deux hommes ne pouvait s’éteindre, même par l’union de leurs enfants ; après les avoir rendus misérables toute leur vie, cette haine terrible aurait encore fait le malheur de leur petit-fils, si Georges et Louise n’y avaient mis bon ordre.
Voilà ce que produit l’injustice des pères de famille qui favorisent un de leurs enfants au détriment des autres ! Cela montre combien sont insensés, et j’ose même dire dépourvus de cœur et de tout sens commun, ceux qui voudraient rétablir chez nous l’inégalité des partages, en donnant aux père et mère le droit de tester, sans autre loi que leur caprice ou leur orgueil ; de dépouiller ceux qui ne penseraient pas comme eux, au profit de celui qui crierait toujours : « Oui papa !… Vous avez raison, papa !… » Autant dire que de suite les frères se massacreraient entre eux, et que nos ennemis les Allemands n’auraient plus qu’à profiter de nos dissensions pour se précipiter sur nous et nous asservir. Tous les déshérités, et ce serait le grand nombre, n’iraient certainement pas se battre, pour défendre le bien des hypocrites et des égoïstes qui les auraient volés !
C’est par là que je finis, en m’excusant d’avoir parlé trop longtemps. Un mot encore.
Les frères Rantzau ne devinrent pas très vieux, comme leur père Martin et leur grand-père Antoine. Jean mourut le premier, à l’âge de soixante-quatre ans. Alors Jacques fut tranquille, mais son bonheur ne dura pas longtemps : deux ans plus tard il mourut à son tour. Maintenant ils dorment l’un à côté de l’autre sur la colline de la vieille église, d’où l’on découvre la vallée de la Sarre, avec ses prairies verdoyantes, et, dans le fond à gauche, les sapinières toutes noires montent jusque dans le ciel.
Tout près d’eux repose Mme Charlotte Rantzau.
Georges est l’homme le plus riche du pays ; par ses grandes spéculations sur les bois, depuis l’établissement du canal de la Marne au Rhin et du chemin de fer de Paris à Strasbourg, il a presque décuplé sa fortune. Il aime toujours Louise et Louise l’aime toujours. La bénédiction du Seigneur repose sur eux : ils ont des enfants en quantité !
Moi, je suis grand-grand-père et je vis de mes rentes !… C’est extraordinaire en France, un vieux maître d’école qui ne végète pas dans la misère, après avoir passé toute sa vie à instruire ses semblables, et pourtant rien n’est plus vrai : – je suis rentier !… – Mon fils Paul, devenu, par son travail, inspecteur des écoles primaires, me fait une rente !… Sans lui je serais bien malheureux, car les cent vingt francs de pension que me donne l’État et mes pauvres petites économies ne me suffiraient pas pour vivre honorablement.
C’est un bon fils !… Je le bénis, lui et les siens !…
Et maintenant, mes amis, avant de vous quitter pour toujours, je voudrais bien vous dire que je m’occupe encore d’histoire naturelle, malgré mes quatre-vingts ans ; mais Marie-Anne, de plus en plus prudente, me défend de parler de mon âge, elle dit que la mort pourrait m’entendre…
Adieu donc, vivez en paix dans l’honnêteté et la justice ; tout le reste n’est rien !…
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Août 2007
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