Bernard Feillet
L’ERRANCE
1997
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
À propos de cette édition électronique
Parole du Christ en croix :
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Seule parole que tout homme, dans la lumière ou dans la nuit, dans la foi ou dans l’absence de la foi, dans l’inconnaissance de Dieu, peut prononcer. Prière de la détresse humaine, quand Dieu n’est plus là, quand il se tait, quand il n’est plus perçu. Parole terrible quand elle monte du fond de l’humanité, comme un dernier reproche qui ne s’adresse à personne qui puisse l’entendre et qui ne sera suivi d’aucune interpellation.
Où étaient-elles donc la foi de Tibériade et la joie des Béatitudes, la communion fraternelle de la Cène et la surprise des miraculés ? Où était-il le souvenir de l’aveugle-né et de l’infirme de Bézatha ? Où se cachaient-elles les femmes pacifiées, la femme adultère et la Samaritaine du puits de Jacob ?
Parole ruinée quand les souvenirs se sont estompés et que les gestes de la miséricorde se sont évanouis ? Parole de Jésus doutant de toute sa vie, de son message et de ses miracles, de ses apôtres et de sa mère. Parole extrême de l’homme à l’extrémité !
Parole indéfiniment prononcée par les hommes de tous les temps, de tous les pays et de toutes les races, dès les commencements de l’humanité durant le Déluge, et si proche de nous à Stalingrad, à Hiroshima et dans l’abandon de tous les camps. Mais aussi, sans même que nous en ayons conscience, dans l’enfermement des plus grandes richesses.
Parole des nuits sans larmes, sans la moindre joie, sans souvenir et sans émotion. Parole aride qui n’a d’humaine que le désespoir.
Nous est-il possible, dans l’instant du Vendredi Saint, d’entrer dans ce passage de l’humanité, d’oublier la Providence et les actions de grâce, de désapprendre tous les Gloria et tous les Sanctus, de ne plus aimer Dieu et comme seule attitude d’être l’humanité dépouillée de tous ses vêtements, clouée à elle-même ?
Entendre ce cri du ventre, au-delà de toute prière, sans exaucement. Sans doute n’avons-nous pas assez souffert pour livrer ce dernier cri et puisque nous ignorons ce que nous réserve l’agonie, l’entendre et nous taire. Si Dieu ne répond pas, ne pas répondre à sa place. L’infini alors n’est plus en Dieu, mais dans la compassion humaine, en cet instant il est possible de ne rien espérer de Dieu, afin de ne pas nous tromper d’infini.
Que reste-t-il au croyant qui a renoncé à Dieu, mais que la foi n’a pas abandonné, si ce n’est de découvrir, dans l’intensité la plus profonde de l’humanité, la trace ouverte par celui qui, comme tout homme, est entré dans son agonie ? Et si nous nous sommes imaginé que nous l’avons connu dans le bonheur, peut-être nous sera-t-il encore possible de le saisir dans ce passage ?
Du fond de notre humanité nous nous adressons à Dieu. Nous ne le connaissons pas, mais nous sommes habités par un infini désir de le rejoindre. De ce désir nous ne doutons pas, dans l’ordre de la foi c’est notre unique certitude. Quand nous parlons de la foi, nous exprimons ce désir. Il nous habite et même nous transforme. Il fait de nous des êtres transfigurés par l’intensité de l’attente.
Si nous étions abandonnés à nous-mêmes nous pourrions nous y perdre. La solitude face à Dieu est insoutenable et, dans l’extrémité où elle nous porte, peut nous conduire au désespoir pour avoir éprouvé l’impossibilité d’atteindre le sujet de notre désir.
Entre Dieu et nous se tient l’humanité, la multitude des hommes qui du fond des âges ont tenté la même expérience du divin. Les hommes ont tout entrepris pour lui donner forme : ils ont inventé les rites et la prière, ils se sont donné des maîtres de vérité et des prêtres qu’ils ont choisis comme intermédiaires.
C’est à travers l’épaisseur de cet humus où tant de spirituels ont pris racine que chaque génération tente de faire germer une nouvelle tentative pour atteindre l’impossible. Tous ces efforts n’ont pas été vains et c’est peut-être une chance de notre temps d’en recueillir aujourd’hui le bénéfice.
Nous savons que nous n’atteindrons pas Dieu et que seul son mystère comme sujet de notre désir nous habite. C’est par ce désir que nous nous découvrons humains et proches de tous les hommes. Notre sauvegarde est de vivre de toute l’expérience spirituelle de l’humanité non pas pour atteindre Dieu mais pour vivre notre relation à lui, non pas dans l’ordre de la possession, mais sur le registre du désir.
Tout ce que nous sommes entre ici en œuvre. Car tout concourt à l’émergence du désir infini, le mal comme le bien, ce qui en nous est le plus charnel et ce qui est le plus spirituel. Le désir de Dieu se nourrit de tout, et même de nos désirs les moins clairs. Le propre du désir est d’être révélé par le désir.
Une humanité sans désir serait une humanité radicalement athée : elle aurait perdu le goût de l’infini. Dieu, dans son désir de l’homme, a fait de lui une créature désirante.
La mort s’inscrit dans ce désir, mais nous n’en connaissons pas le sens, car la mort est trop proche de Dieu. Elle nous met sur le point de savoir et d’atteindre le créateur du désir. Comment cette confrontation ne serait-elle pas redoutable ? Notre peur de la mort, ce que nous redoutons dans son annonce inéluctable, n’est pas tant la mort elle-même que la perte du désir. Car de notre désir nous sommes les vivants jouisseurs – y compris du désir de Dieu – mais, par la mort, nous avons peur de perdre le désir et Dieu même.
L’approche pacifiée de la mort est une longue initiation à la transformation du désir. Ils ont cru bien faire ceux qui ont voulu nous enseigner la négation du désir, sans être avertis de quelle peur ils tentaient à travers nous de se protéger eux-mêmes.
La négation du désir est une négation de la vie, mais l’amour de la vie est la grande initiation au désir. C’est dans cet amour que s’accomplit la transformation de l’être dans sa relation à tous les êtres. Si Dieu est au terme de cet accomplissement, l’histoire de tous les hommes et l’histoire de chacun n’ont pas d’autre chemin que l’apprentissage de l’amour : or nous ne savons pas aimer. Et en ce sens nous ne savons pas désirer. Aimer et désirer sont inséparables et nous l’éprouvons dans cette incapacité où nous sommes et de l’un et de l’autre pour en atteindre la perfection.
À la confluence du désir infini pour le mystère de Dieu et de tous les désirs de la vie se noue la grande œuvre spirituelle de notre existence. C’est pour l’accomplir que nous sommes au monde et c’est en elle que nous trouvons notre justification. Il appartient à chacun de la gérer à la fois soumis aux appels immenses de l’irrationnel et à la maîtrise raisonnée des passions. Cette confrontation est ce qui donne à notre vie tant d’intérêt et d’imprévu. Nous ne savons pas clairement ce qui nous guide, mais nous connaissons le bonheur éprouvé à cette découverte permanente de ce que nous sommes, toujours surpris d’exister, dans les situations les plus banales, avec tant d’intensité. Ce que nous redoutons encore dans la mort c’est de ne plus éprouver de passions, c’est ce qui nous inquiète quand nous méditons sur notre vieillesse. La fausse sérénité serait de ne plus avoir de passions, la juste sérénité est de se livrer à l’unique passion du divin et de découvrir qu’il nous a fallu tant d’expériences contradictoires pour nous en approcher, pour qu’elle devienne la force qui nous soutient et nous donne de traverser l’accessoire, non pas avec détachement, mais avec légèreté.
L’insoutenable légèreté de l’être – titre à la fois si juste et si faux – demande à être explorée : elle rend compte de ce qui nous donne d’être sublimes et dérisoires, elle nous invite à prendre la mesure de notre vie sous le regard du durable et de l’éphémère. Nous l’entendons comme un bel encouragement à être légers et graves, traversés de multiples désirs et habités de l’unique désir.
La prière est de nous tenir devant Dieu comme des êtres de désir. Il nous a faits ainsi et ne peut s’en étonner. Aussi, selon les âges de la vie, exprimons-nous devant Dieu les différents désirs dont nous sommes habités, tout en tentant de sélectionner les meilleurs, afin de ne pas porter atteinte à la qualité de la prière. Petit à petit l’expérience nous invite à restreindre le champ de notre demande et même à renoncer à toute demande pour nous tenir simplement devant Dieu pour traduire devant lui que nous n’attendons aucune réponse, si ce n’est celle qui naît de l’intensité de l’être qui se place au bord de l’attente infinie. À Dieu nous ne demandons plus que Dieu, car nous avons renoncé à toute autre demande, et quand il nous semble que Dieu a répondu à une prière que nous n’avions même pas formulée, notre seul bonheur n’est pas de dire qu’il nous a exaucés, mais de rendre grâce, comme pour maintenir ouverte la voie où nous espérons qu’au terme nous serons comblés.
Il ne saurait y avoir de prière sans désirs, mais l’avancée sur le chemin de la prière ne peut s’accomplir sans une purification du désir. Celui qui entreprend cette avancée va à la rencontre de lui-même tel qu’il est appelé à devenir en Dieu. Il n’y a pas d’autre attente comme exaucement de la prière que de devenir soi dans le mystère de Dieu. Cette genèse de notre être d’éternité porte en elle une première connaissance de l’infini de Dieu, connaissance qui ne porte pas sur Dieu certes, mais sur nous-mêmes communiant à son mystère. On peut alors comprendre que des êtres consacrent toute leur vie à la prière. On dit qu’ils prient pour le monde. Il serait peut-être plus juste de reconnaître que par la prière ils deviennent ce qu’ils ont à être et qu’ainsi ils transforment le monde.
Dans la prière commune, et notamment dans l’expression de la prière liturgique, les mots n’ont pas beaucoup d’importance : ils nous servent de support pour être ensemble attentifs au mystère de Dieu. Ils prennent aussi en compte les multiples facettes des désirs de l’assemblée. Il est bien rare que dans un psaume il n’y ait pas une demande ou une attitude qui ne corresponde à notre état d’âme. Mais les mots ne constituent pas la prière, ils accompagnent la transformation devant Dieu des êtres qui les prononcent. J’aime à penser que des moines qui, au cœur de la nuit pacifiée, expriment des chants de vengeance – comme on en trouve en certains psaumes – n’appellent pas Dieu à la vengeance, mais se rendent ainsi solidaires de tous les sentiments qui traversent l’humanité et portent devant Dieu les hommes les plus abandonnés. Ils sont présents à tous, afin que nul ne soit exclu de la grande supplication qui, du fond des âges, de dépassement en dépassement, accompagne la lente transformation de l’humanité vers son accomplissement en Dieu.
Jésus est passé par la douleur de sa mère, debout au pied de la croix, s’arrachant à nouveau de son corps, pour accomplir son propre destin. En cet instant de la Passion, la maternité n’est plus le lieu de la douce émotion : il fallait bien que Marie connut les premières douleurs de l’enfantement pour être capable d’en assumer les dernières. L’homme qui meurt appelle sa mère, comme Jésus a appelé la sienne pour qu’elle le fasse naître à son destin.
Et déjà en lui, submergé par la vieille fatigue de l’humanité, ce désir de s’allonger sur la pierre, parfumé par les mains des femmes, enfin longuement caressé pour ne pas quitter brutalement la terre. Toute la souffrance de sa vie a été déposée dans le tombeau, au matin elle se promène apaisée dans le jardin. Tout être qui connaît la grande souffrance de se découvrir si seul quand sa vie s’achève et que l’espérance s’est éloignée peut l’y rencontrer et découvrir qu’elle ressemble à la sienne comme une sœur.
L’attente de la Résurrection est une belle espérance, mais communier dans la souffrance est une certitude. Jésus s’est reposé dans les jardins, dans le jardin de Gethsémani il s’est abandonné à son agonie et dans le jardin du tombeau il a connu le calme. Et quand les femmes l’ont rencontré après sa mort, elles ont même cru que c’était le jardinier, comme s’il ne voulait pas ressusciter trop vite et s’attarder un peu pour une dernière promenade. Sa vie était accomplie, mais il n’avait pas envie de quitter la terre, il lui fallait flâner un peu pour s’habituer, se préparer à l’éternité.
Notre être d’éternité demeure encore pour nous insaisissable, mais il nous arrive de le rencontrer, sans le reconnaître, nous croyons que c’est un autre et c’est bien nous qui venons à notre propre rencontre. Cette rencontre est fugitive, dans ce lieu où nous sommes saisis d’infini. Elle s’accomplit dès l’enfance dans un instant de bonheur si fugace que nous cherchons toute la vie à le retrouver. Comment nous étonner d’être parfois si tristes et de nous surprendre à errer, comme un homme qui drague, dans le jardin de la Résurrection. De la Résurrection, nous ne connaissons que le jardin. Et nous ne savons rien d’autre que cet étonnement d’être là, sans connaître le chemin qui nous y a conduits.
Pourquoi entrer brutalement dans la foi en la Résurrection, comme s’il y avait un seuil à franchir, alors que Jésus s’est attardé, qu’il était devenu pour lui-même insaisissable et qu’il a demandé aux femmes de ne pas le toucher, de ne pas le retenir, puisqu’il était encore attaché aux limites de sa vie et qu’il était déjà saisi par la plénitude infinie du mystère de Dieu.
Dans le jardin, Jésus a connu que l’infini est dans la proximité et dans l’insaisissable. Alors qu’il nous suffise de nous tenir dans le jardin.
Avant d’être une affirmation de la foi, la Résurrection est une expérience spirituelle, et comme toute expérience décisive, elle est longue, difficile, progressive. Que serait d’ailleurs une affirmation qui ne serait fondée sur aucune expérience, et que serait une expérience qui ne serait pas la nôtre ? Il s’agit pour nous dans le déroulement de notre propre vie de découvrir ce que Jésus a découvert dans la sienne. La trace qu’il nous a laissée peut nous aider, mais elle ne peut nous suffire. Et comme aujourd’hui nous ne sommes pas entrés dans la mort, nous nous tenons avant le seuil de révélation, nous sommes en cours de découverte et ce n’est pas d’abord la proclamation de la Résurrection du Christ qui nous éclaire, mais plutôt ce que nous pouvons saisir de l’approche quotidienne qu’il en a fait : parce que cette approche est aussi la nôtre.
Jésus savait-il ce qui l’attendait au-delà de la mort ? C’est la question qui habite tout homme et dont il n’était pas dispensé, son agonie en témoigne et ce n’était pas une comédie. Au matin de Pâques il fut le premier surpris : il était entré dans la plénitude du mystère de Dieu pour une découverte infinie. Quand nous disons que Jésus est ressuscité, c’est de cette découverte dont nous parlons, mais pour nous elle s’annonce encore comme une promesse. Tout au long de notre vie nous tentons seulement d’en favoriser l’accomplissement.
La Résurrection est ainsi une expérience en cours, comment nous étonner qu’elle ne soit pas lumineuse ? Elle est une manière de saisir notre être inachevé, en cours d’accomplissement. Nous ne pouvons pas en faire un usage qui nous permettrait de porter un regard suffisant sur le monde ou sur la vie des autres : comme si nous savions et que nous étions les seuls à savoir. C’est une tension de l’être qui soutient notre attente et peut donner aux événements quotidiens une vibration qui les fait échapper à leurs contours. Ce que la Résurrection opère en nous, c’est que tout peut prendre place dans une vision plus vaste, que les limites demeurent, mais qu’elles ne nous enferment pas. Elle est l’entreprise même de l’existence, elle nous permet de lire notre vie comme une parabole évangélique que nous serions en train d’écrire. Tout contribue à lui donner corps et elle ne relève pas seulement de nos convictions, comme si la foi était une conviction qui puisse avoir prise sur l’inconnaissable, elle s’inscrit dans le désir et dans l’intuition que notre vie nous dépasse, comme si elle avançait en avant de nous.
Nous avons trop vécu en pensant que nous devions, au nom de Dieu, défendre des convictions et les enseigner aux autres, alors qu’il s’agissait d’abord d’un itinéraire, d’un parcours à accomplir, d’une œuvre à achever.
Si je devais dire quelque chose sur ma foi, pour être plus avancé dans la vie et plus proche de ma mort, je reconnaîtrais simplement que je me sens plus profondément croyant et que j’ai de moins en moins de croyances. Cette simple évidence me suffit pour être émerveillé : dans ma vie l’écho de l’infini prend parfois le nom de Dieu, et je suis pacifié.
La Résurrection de Jésus m’arrive comme un murmure auquel je prête une oreille complice, de l’ordre de la connivence plus que de la conviction. Je n’aime pas en débattre, car je préfère la laisser se prolonger au-delà de moi-même, qu’elle rejoigne l’appel de toute la vie qui s’annonce et qu’elle soit ainsi fondée dans l’existence.
Pour espérer ainsi, il faut que d’autres aient ouvert la trace : Jésus est un de ceux-là, mais il n’est pas le seul. Ceux qui ont fait partie de notre vie ont auprès de nous une présence plus charnelle et moins symbolique : ils ont été pour nous plus décisifs. Je ne sais pas comment nous pourrions vivre si nous n’étions pas précédés dans la mort par des êtres très proches dont le passage à travers nos jours est encore ouvert. Sans eux nous serions inexpérimentés, angoissés d’être livrés à notre seul parcours. Dans le souvenir de ce qu’ils furent se tient la dimension pacifiante de la mort. Pourrions-nous affronter la mort si nous n’avions pas connu leur amour, éprouvé avec eux la passion de la vie, si nous n’avions pu ensemble partager ce bonheur ?
Présence de tous ces êtres du temps, qui ne sont plus aujourd’hui sous notre regard et qui pourtant nous habitent, ils sont devenus notre seul lien avec l’éternité. De l’éternité nous n’avons pas d’autre connaissance que celle d’un souvenir qui se déploie au-delà du temps présent. Les morts nous mettent en disposition d’éternité.
À d’autres moments, nous nous demandons vraiment ce qu’ils sont devenus. Nous n’avons plus d’image et les souvenirs s’estompent. Aussi l’éternité n’est-elle pas un souvenir, c’est un secret. Il ne s’agit pas tant de percer le secret que de savoir où il se tient. Céder à la tentation de la foi, c’est prétendre dévoiler le secret, désirer le mettre en pleine lumière ; l’expérience spirituelle est de tenter d’en habiter la résidence.
Les souvenirs s’effacent et ne peuvent résister à l’usure du temps, sauf lorsque nous y tenons tellement que nous les réinventons. Le secret se tient derrière la mémoire et ne peut être détruit, il est le secret de l’être, il est l’être lui-même. Le secret est ce que nous devenons sans que nous le sachions, il est cette communion indicible entre notre être et le mystère de Dieu. Il est aussi en nous présence de la vie des morts, simple présence de plus en plus silencieuse quand le temps nous éloigne de l’instant où ils nous ont quittés, présence que ne dispersent plus les paroles.
Là où réside le secret, l’annonce du mystère de Dieu ne se distingue plus de ce que devient l’humanité dans l’être de chacun. Ne pas tenter de percer le secret, mais se laisser habiter par lui, car à travers nos vies la révélation n’est pas achevée, elle s’accomplit dans le temps. Celui qui est habité par le secret n’est plus impatient, il ne regrette plus sa jeunesse et son bonheur est d’accepter de vieillir doucement. Comment s’étonner que nous ne puissions plus rien dire sur l’infini qui s’annonce au-delà du temps et qu’aucune parole de foi ne puisse rendre compte du mystère de Dieu ? Dire que l’on croit en Dieu, c’est encore chercher Dieu hors de nous-mêmes. Nous sommes de Dieu et rien de lui n’est dicible si ce n’est pour traduire ce que nous éprouvons dans cet étonnement d’exister qui se confond avec l’étonnement d’être de Dieu.
La mort de la mère est un nouvel enfantement. La parole de l’Apocalypse : « Je ferai toute chose nouvelle » est une parole de mère à ses enfants. Et plus encore cette parole de Dieu et cette parole de mère : « J’essuierai toute larme de leurs yeux. » Certes, dit Dieu, je ne les empêcherai pas de pleurer, je ne les dispenserai pas de la souffrance, la blessure demeurera la blessure, mais j’essuierai leurs larmes. La souffrance inconsolable des mères est d’essuyer les larmes sans supprimer la peine. Quand ces paroles de Dieu arrivent jusqu’à nous, nous leur donnons d’être vraies, car la parole de Dieu n’est pas une parole de vérité si elle ne naît pas dans nos cœurs. Mais quand elle est reçue dans un cœur d’homme, elle cesse d’être retenue dans un livre clos. Elle redevient vivante comme au temps du prophète qui l’a prononcée pour la première fois.
Cette parole est vraie qui rejoint en moi la vérité de ma propre vie et l’espace qu’elle inaugure prolonge l’appel de mon être à devenir plus, à devenir moi. Chacun l’entend de manière unique et lui confère d’être plurielle dans la multitude des hommes. La trace de chacun lui ouvre la voie, ainsi elle se poursuit dans le temps. Toute l’expérience des hommes en élargit toujours davantage la portée et le sens. La parole évangélique est plus éprouvée aujourd’hui qu’au temps où Jésus l’a livrée. Ce n’est pas pour rien qu’elle a été entendue.
Je sais qu’elle est vraie quand l’appel de mon être – qu’il s’exprime dans le meilleur de mes aspirations ou de mon désespoir – trouve en elle un écho d’infini qui dépasse mes limites comme une annonce de celui que je suis en cours de dépassement, de croissance, d’accomplissement.
Cette parole accompagne les transformations et les mutations de ma vie. Elle change cette parole que l’on dit éternelle dans la longue trace du temps : elle ne me parlait pas autrefois comme elle me parle aujourd’hui, et il me faut toujours en renouveler l’écoute. Ce qui a pu être juste dans mon enfance est inscrit dans ma mémoire, mais ne peut prétendre pour autant à la même qualité pour aujourd’hui.
Jusqu’au jour où cette parole ne sera même plus nécessaire, quand la mort viendra interrompre le dialogue. Ceux qui entrent dans les heures de la mort et ne disent plus rien signifient, par ce silence comme il n’y en a pas d’autre semblable, que la mort est un dialogue interrompu. Dieu lui-même se tait et il n’est pas étrange, même si nous en sommes profondément déconcertés, d’être réduits au silence et de ne pouvoir prononcer aucune parole édifiante. Être silencieux auprès des mourants pour être plus proche d’eux, ne pas prétendre qu’il serait plus juste de rompre le silence, puisque ce silence est le signe de notre communion.
Comme il est dur de se quitter sans s’être tout dit. Dans les premiers temps on éprouve cette douleur : j’aurais aimé lui dire et je n’ai pas pu le dire. Comment pourrions-nous éviter cette douleur, puisqu’elle est la douleur de la mort, dans ce dialogue inachevé qui ne pouvait pas être conduit au terme. La mort c’est que le dernier mot n’est jamais prononcé.
Avec le temps, le dialogue reprend doucement, parfois sans paroles, et pourtant nous entendons qu’en nous-mêmes l’entretien se poursuit, qu’il ouvre un chemin. Après tout ce n’est pas si grave de n’avoir pu l’achever quand il nous semblait que c’était encore temps, puisque entre vivants nous en étions incapables et que le don que nous accorde la mort est de le poursuivre.
Heureusement qu’il y a la mort, elle nous permet d’atteindre ce qui était hors de notre portée : celui qui entre dans la mort ne casse pas la relation que nous entretenions avec lui, il la transforme. Nous nous découvrons différents – et nous le savons – parce que notre lien à la vie a changé. D’une part nous lâchons prise et de l’autre nous vivons plus intensément. La vie nous paraît plus importante, plus fragile aussi : elle impose sa nécessité comme le seul espace qui nous est donné pour devenir nous-mêmes.
La mort de celui qui a habité notre vie nous interdit toute fuite dans l’éternité. Elle nous rappelle que l’éternité n’est pas notre affaire, car ce n’est pas nous qui y avons accès. Cependant l’éternité n’est pas absente, nous y pensons, mais c’est au cœur de la vie. Celle-ci s’annonce plus vaste, d’autant plus vaste que sa limite est plus affirmée. La mort de l’autre accomplit en nous son œuvre de dépouillement. Et l’on se surprend à penser : heureusement qu’il y a la mort, pour que nous puissions être vivants. C’est l’insondable mystère de l’enfantement : nous sommes à nouveau mis au monde. La mort de l’autre, par la rupture de ce lien qui nous unissait à lui, nous fait naître à notre propre vie.
Si nous reconnaissons que nous sommes ainsi transformés, parce que nous éprouvons que la rupture n’est pas une séparation, nous sommes entrés dans l’univers de la présence. Une fois que nous avons accompli ce que nous avons à faire – notre petite tâche quotidienne –, nous apprécions différemment nos entreprises et nous nous demandons : de quelle présence ai-je été le créateur ?
Seule importe, en définitive, la naissance de tout être à l’immensité. Pour nous comprendre et découvrir celui que nous sommes en train de devenir, pour dévoiler la permanence de notre être à travers les étapes de notre évolution, pour que s’apaise notre inquiétude sous les regards des autres, nous nous souvenons de ceux qui nous ont précédés. Avec nous, ils ont partagé le pain et le temps, ils ne s’assoiront plus à notre table puisque notre dernière fête a été de les déposer en terre : ils sont devenus nos êtres d’éternité. Leur présence, que l’absence révèle, est la source à laquelle s’abreuve notre soif d’éternel. Ils sont pour nous les hommes du lien essentiel.
Parce qu’ils ont été proches de nous, l’éternité qui est leur univers et qui n’est pas encore le nôtre ne nous est pas tout à fait étrangère. Qui peut dire dans quel lien charnel s’enracine notre espérance ? C’est un secret que chacun porte en lui et qui ne peut pas être dévoilé. Il est le fondement de l’espérance intime et il n’appartient qu’à ceux qui l’ont partagé.
L’homme est le seul vivant sur terre qui s’interroge sur l’infini. Parfois il le nomme Dieu, mais aussi selon sa culture, tout au long des âges, il le désigne autrement ou s’abstient de lui attribuer un nom. Il peut se contenter de se laisser traverser par une interrogation dont il ignore la réponse.
Mais en lui la question reste ouverte et c’est heureux car, comme le dit Blanchot : « La réponse est le malheur de la question. » Ce n’est pas seulement la question qui s’est trouvée abîmée par trop de réponses qui ont prétendu atteindre la perfection de la vérité, mais c’est l’homme lui-même dont la quête a été brisée.
Aujourd’hui, plus que jamais, l’interrogation sur l’infini est le lieu où se manifeste la communion humaine. Cette communion est la seule à être fondée sur l’essentiel puisque c’est en elle que l’homme se différencie de tous les autres vivants. Même l’interrogation sur la mort n’appartient pas qu’à l’homme : qui n’a pas vu l’angoisse de la mort dans le regard des animaux ?
L’interrogation sur l’infini l’avons-nous saisie ailleurs que dans le regard de l’homme ? Cette interrogation est si forte et si permanente qu’elle peut rendre dérisoires toutes les querelles. Ce qui est désespérant dans l’affrontement des religions et même à l’intérieur du christianisme – dans ce qu’on appelle le dialogue œcuménique – c’est qu’il est peu question de l’interrogation sur l’infini. Tout ce dont on parle, l’objet des discussions et des disputes d’ordre théologique, ne porte pas sur l’unique question qui habite tout homme et le rend proche de tout autre homme.
Ce que je demande à celui qui partage ma foi, comme à celui qui se réfère à une autre tradition religieuse que celle à laquelle j’appartiens, c’est de m’aider à approfondir la question sur l’infini. Il est difficile d’atteindre en chacun cette interrogation, aussi parlons-nous de dogmes, de rites, d’institutions religieuses, d’obligations et d’interdictions, de règles et de parcours obligés, mais de l’interrogation sur l’infini nous ne parlons pas.
Seule l’interrogation sur l’infini pourrait pourtant nous permettre de nous comprendre sur toutes les autres questions secondaires des religions et des doctrines. Nous nous sommes toujours battus entre religions sur ce qui n’était pas le plus important.
Ces débats mineurs – ces disputes de clercs – ont détourné du monde clos où Dieu est pris en otage les infidèles fidèles pour lesquels le mystère de Dieu ne peut être retenu pour la défense des religions. Ils s’en sont désintéressés car on y parlait de Dieu en toute certitude, du péché, du salut, de la damnation, mais de ce qu’ils pressentaient en eux comme unique, ce qui leur donnait d’être eux et pas un autre, de cela on ne parlait pas.
Ils n’attendaient pas une réponse pour tous, encore moins un encadrement religieux, ni un règlement à suivre, mais ils auraient voulu entendre la manière dont chacun tente pour lui-même de formuler l’interrogation qui le constitue.
On demandait à Cocteau : « Si la maison brûlait, qu’emporteriez-vous ? – J’emporterais le feu », avait répondu Cocteau. Ils sont partis avec le feu, ceux qui ont déserté les religions. Jésus disait : « Je suis venu apporter le feu sur la terre et je désire qu’il brûle. »
Aucune religion n’est une fin en elle-même. Elle est au service du feu qu’entretient l’interrogation essentielle. Peut-être est-ce le mystère de Dieu qui alimente ce feu dans le cœur de tout être ? Et nous n’avons sans doute pas d’autre moyen d’approcher ce mystère que de nous y brûler.
Les hommes du feu ne veulent pas en être protégés. Les hommes des religions sauront-ils les rejoindre, animés du même désir d’infini, pour retrouver la flamme qu’ils avaient eux aussi approchée dès l’origine ?
La chance des religions est de se laisser saisir par l’interrogation de toute l’humanité. Elles ne peuvent prétendre posséder toute la lumière, ni ignorer le feu du monde. Elles sont elles aussi au service du feu et ne peuvent l’éteindre en aucun homme pour préserver leur propre brasier. Le feu est un, mais il brûle en chacun de manière unique. Quelle sera dans le monde à venir la tache des religions et plus particulièrement celle de l’Église qui se recommande de Jésus-Christ ?
Aucune ne peut prétendre posséder la perfection de la vérité, ni se donner comme le meilleur chemin pour aller vers Dieu. Mais chacune peut faire entendre sa voix et proposer un chemin à celui qui cherche Dieu et souhaite partager avec d’autres croyants sa quête d’infini. Les religions sont riches d’une longue expérience mûrie au cours des âges par la vie, la parole et la prière de leurs fidèles et de leurs prophètes. Ces êtres alertés sont dans toute l’histoire de toutes les religions les témoins de la passion de l’humanité pour le mystère de Dieu ; en leur temps ils ont été les précurseurs spirituels qui ont donné naissance à des traditions nouvelles, ils ont été aussi les témoins de la trace. Sans eux, nous serions aujourd’hui bien démunis. Nous ne savons pas les définir, mais il nous arrive de les reconnaître tels que nous les désigne René Char : « Quelques êtres ne sont ni dans la société ni dans une rêverie. Ils appartiennent à un destin isolé, à une espérance inconnue. Leurs actes apparents semblent antérieurs à la première inculpation du temps et à l’insouciance des cieux. Nul ne s’offre à les appointer. L’avenir fond devant leur regard. Ce sont les plus nobles et les plus inquiétants. »
Pour autant leur vie n’a été que leur vie et la religion dans laquelle ils se sont reconnus n’était qu’une religion. C’est déjà immense, mais nul ne peut se référer au prestige et à l’autorité des religions pour déclarer que seule est vraie la religion que l’histoire a placée sur sa route.
Mais si une communauté religieuse reconnaît qu’elle n’a pas le dernier mot sur la vérité, qu’elle poursuit son chemin vers le mystère de Dieu, éclairée par la trace que des croyants d’espérance ont ouverte, qu’elle avance humble et patiente vers un infini qu’elle ne possède pas, alors sa présence est une merveilleuse participation à l’émergence du divin dans le cours de l’histoire de l’humanité.
Elle n’a plus à se défendre, ni à se justifier, ni à apporter la preuve – pauvre petite preuve ! – qu’elle tient directement son origine de Dieu lui-même : elle peut être simplement ce qu’elle est dans l’originalité de sa tradition, consciente de ses limites, riche de sa pauvreté.
Il est étonnant que l’Église qui a transmis l’évangile et qui l’a si fortement enseigné à ses fidèles comme une règle de vie ne s’applique pas à elle-même ce que Jésus disait : « Celui qui perd sa vie la gagne. »
Se perdre, pour l’Église, ce serait renoncer à vouloir d’abord exister comme la meilleure voie proposée par Dieu à tous les hommes. Ce serait se proposer, comme l’accompagnatrice attentive et discrète, à celui qui lui demanderait de l’aider à progresser dans la découverte du mystère de Dieu, au-delà de toute Église, au-delà de toute religion.
Cette attitude est de l’ordre de la contemplation. Porter son regard sur chaque être comme le lieu incomparable où s’enfante le mystère de Dieu. Tout être est la matrice du divin. C’est même la justification ultime de sa vie – quelles que soient les tâches auxquelles il a consacré toutes ses énergies – : faire naître Dieu au monde, faire grandir l’être de Dieu encore inachevé.
Si Dieu a créé l’homme, l’homme est créateur de Dieu. Non pas pour l’inventer, mais pour lui donner d’être plus. Au nom de l’existence de Dieu, on a caché ce secret aux hommes et les religions se sont employées à ce qu’il ne soit pas divulgué. Il est terrible de penser qu’on a enlevé à l’homme la reconnaissance de sa puissance créatrice. Dans le creuset de l’humanité, Dieu devient Dieu.
Quel serait le sens de tant de naissances et de tant de morts, si chacun des vivants pour le temps qu’il a passé sur terre n’avait pas seulement permis à l’humanité de s’accomplir, mais aussi à Dieu de devenir ? Tous les inconnus de l’histoire et les oubliés du temps, tous les évacués de la mémoire humaine, sont aujourd’hui constitutifs de l’être de Dieu. Chaque génération prend le relais de la précédente afin que l’œuvre se poursuive, et le temps qui se mesure en millions d’années trouve dans ce long enfantement du divin la justification de son incroyable patience.
Il ne m’est pas indifférent de m’inscrire dans cette continuité, quand je m’étonne d’être aujourd’hui, averti que demain j’aurai quitté la mesure du temps.
Les hommes jeunes qui meurent du sida nous parlent de la mort, car ils ne meurent pas de maladie comme les autres mourants, ils meurent de la mort. Ils avancent chaque jour plus profondément dans cette connaissance qu’ils ont de leur fin et qui grandit en eux, tout d’abord comme une annonce qui n’appartient qu’à eux, puis comme une manière plus authentique d’être présents aux autres à la fois plus proches, puisqu’ils sont plus vrais, et plus lointains car ils se placent déjà du point de vue de leur propre mort. Et s’ils parlent peu de la mort, c’est qu’elle est déjà là et que l’entourage est incompétent.
Le sida introduit dans la mort comme un chemin initiatique sur lequel l’initié à sa propre mort avance seul, de plus en plus dégagé, presque sans paroles et dans l’amenuisement du corps qui se retire, révélant ainsi le regard où se concentre toute l’expression humaine de l’inachevé, de la solitude et de la présence de toute l’humanité en un seul homme. Celui-ci est devenu lui-même, il est devenu tous les autres. Comment s’étonner que nous éprouvions alors le sentiment d’être inavertis, totalement ignorants et que le moment où nous sommes le plus juste, c’est quand nous ne disons rien.
Nous aurions aimé que les initiés du dernier jour nous laissent un message, et nous restons dans le regret, alors que le message nous a été livré : désormais il nous faut l’explorer. C’est l’entreprise du temps qu’il nous reste à vivre. Nous ne pouvons entendre le message de ceux qui ont eu la grande patience d’aller à la rencontre de leur mort qu’en entrant nous-mêmes dans cette initiation de notre propre mort. La vie nous a permis de nous rencontrer, mais c’est la mort qui révèle le sens de la rencontre.
C’est encore trop peu de nous souvenir de la qualité de ceux qui sont morts. Ce souvenir nous fait du bien, mais l’essentiel est d’explorer l’expérience intérieure à laquelle ils nous ont introduits. Devenir soi-même serait l’ambition unique et nécessaire de cette initiation. Être initié à sa propre vie est le message que nous laissent ceux qui, à nos sens, ont achevé la leur.
Ils ne nous ont pas livré ce message d’un seul coup, mais au long des jours qu’ils ont partagés avec nous, et nous sommes mieux capables aujourd’hui d’en découvrir le sens. Alors il nous est bon de parler entre nous de ceux qui sont morts, chacun révélant ce qu’il avait perçu, ce qu’il avait reçu. La vie est une conversation dont nous tentons de nous souvenir afin d’en décrypter le message. Nous parlons toujours de nous-mêmes quand nous parlons des morts. Comme nous sommes vrais dans ces conversations qui suivent l’enterrement : c’est un moment de vulnérabilité et d’abandon, nous ne savions pas que nous nous aimions tant. Celui qui, hier encore, nous était inconnu devient très proche, nous lui parlons comme à un ami de toujours, et peut-être même de manière encore plus libre, puisque nous ne sommes pas handicapés par la longue habitude de la pudeur, et que nous savons d’intuition que le prolongement de la mort est la vérité de chaque être.
C’est bien cela le message que nous avons reçu. Il réveille en nous une nostalgie qui ne nous a jamais quittés, celle d’être dépouillés du personnage que nous entretenons pour nous protéger du regard d’autrui. Celle de renoncer au rôle et à la livrée de notre fonction, pour être simplement ce que nous sommes quand dans les beaux moments de solitude nous cessons la représentation.
La mort des vieillards ne nous instruit pas de la même manière. Ils paraissent, à la différence des jeunes gens, ne plus rien savoir de la vie, parfois même se désintéresser de la mort. Quand ils nous ont quittés, nous poursuivons notre routine comme si de rien n’était. La mort des jeunes gens manifeste une passion tendre pour la vie : ils auraient voulu vivre encore, même si dans leur épuisement ils n’en ont plus le courage. Si leur vie est accomplie, leur tâche auprès de nous n’était pas achevée. C’est bien pourquoi il nous faut la poursuivre. La mort des jeunes gens nous rend responsables de nous-mêmes. Leur mort donne à notre vie la qualité d’un sursis pour l’essentiel. C’est aussitôt qu’il faut s’en aviser et y revenir longuement.
Leur garder une place auprès de nous, pour qu’ils puissent poursuivre la tâche qu’ils avaient entreprise : nous permettre de devenir nous-mêmes. La mort des jeunes gens nous rend plus libres : elle dégage la voie et les obstacles qui nous dominaient semblent insignifiants. Leur mort nous oblige à confronter nos choix au sens qu’elle nous a révélé. Sous nos yeux ces jeunes gens ont été dépouillés et révélés dans une vérité telle que nous sommes fascinés par cette vérité même qu’il nous semblait impossible de connaître et d’atteindre.
La tentation serait de nous laisser porter au désespoir, de ne plus nous supporter à cause de trop d’insignifiance. Ils ont accompli leur vie, tandis que nous ne serons achevés que dans la mort qui nous est destinée. La mort des jeunes gens nous serait insupportable si nous ne puisions pas dans le regret avec lequel ils ont quitté la vie, la grande patience et le bonheur de conduire à son terme notre propre vie. Pouvons-nous recevoir le regret qui a accompagné leur mort, comme une invitation à aimer la vie ?
S’il nous arrive de prier, non pas pour les morts, mais en communion avec eux, ce que nous espérons pour eux, nous l’attendons pour nous. « Fais que le temps de son enfance ressuscite dans son cœur » invoque R. M. Rilke, dans cette intuition si pacifiante que c’est l’enfant accompli qui se révèle dans la mort de tout homme. Ne serait-ce pas ce que nous cherchons toute notre vie : la vérité de l’enfance qui nous a échappée, que la mort des autres nous permet d’entrevoir, que notre propre mort nous permettra d’atteindre.
Si nous tentons de capter le message que chaque être nous livre, unique dans son destin et témoin d’une expérience qui n’appartient qu’à lui, même si celle-ci emprunte des voies apparemment communes, alors nous sommes déplacés au-delà de toutes les catégories et doctrines qui habituellement nous servent de repères. L’autorité des lois et des dogmes connaît ici sa limite, parce que l’individu est devenu lui-même l’autorité. L’individu est alors confronté à l’absolu et c’est de cette confrontation qu’il tient son autorité. Mais cette autorité n’est en rien une domination sur autrui ou une investiture pour formuler une parole commune qui s’imposerait à tous. C’est une autorité pour une parole singulière qui ne pourra être prononcée par aucun autre. Elle n’est décisive que pour lui, car elle annonce celui qu’il est destiné à devenir dans l’infini de Dieu, dans l’accomplissement de son être à partir duquel toute sa vie prend un sens qu’il avait mission de faire surgir, c’était sa vocation incomparable, la part d’absolu qui lui était attribuée et que nul ne pouvait réaliser à sa place.
Dans certaines scènes fugitives, et pourtant décisives, de l’évangile, Jésus porte son regard sur quelqu’un. Juste un instant du temps, aussi simple qu’une rencontre fortuite, et dont le souvenir nous est arrivé, car dans ce regard étaient réunies la simplicité du moment et la fulgurance d’une vision qui éclaire et annonce l’être d’éternité.
Un tel regard est unique, il ne sera pas banalisé, il ne se posera sur personne d’autre, il est créateur de destin. Il ne juge pas, il ne condamne pas, car c’est un regard de révélation qui confère, à celui qui accepte de le soutenir, l’évidence d’être reconnu comme un être incomparable.
Jésus était habité par le mystère de Dieu, il était de l’instant et en lui s’annonçait la plénitude de l’être tel qu’en Dieu il trouverait, au terme de sa vie terrestre, la révélation dont il ne connaissait encore que les prémices. Il ne se connaissait pas tel qu’un jour – s’il y a des jours dans l’éternité – il serait connu. Le face à face avec Dieu n’était pas déjà dans l’évidence de ce jour du temps. Comme tout homme – et c’est cela être un homme – il était dans l’inconnaissance de la plénitude de Dieu, habité seulement par la foi que cette plénitude lui serait révélée. Il n’était pas l’homme du face à face, mais celui de la vision. Le visionnaire n’est pas celui qui voit, mais l’homme qui espère voir Dieu. Sa vision n’a pas encore d’objet, elle va plus loin qu’il ne peut aller lui-même, elle le dépasse et le laisse en arrière, elle ne lui donne pas de voir, mais le met en disposition d’infini.
Le visionnaire est ainsi averti que Dieu est au-delà du mystère de Dieu dont il se sait habité. Sa vision, en ouvrant le champ de la contemplation, traverse l’évidence que Dieu est à distance. Plus elle pénètre dans cette évidence, mieux elle perçoit la distance, et plus le mystère de Dieu lui apparaît dans trop de lumière pour être contemplé. La vision du visionnaire le conduit à s’avancer dans la distance qui le sépare de Dieu et, plus il avance, plus Dieu lui paraît loin.
Comment donc peut-elle l’éclairer cette vision qui habite de plus en plus son univers et qui lui révèle – ce qu’il ne savait pas avant de se livrer à la vision – que la distance qui le sépare de Dieu est celle de l’immensité ? Quel profit peut-il en tirer si ce n’est, pour avoir espéré connaître Dieu comme la nécessité même de sa vie, de se rendre à l’évidence que, plus cette nécessité s’impose à sa vocation de visionnaire, plus Dieu est inconnaissable ?
Ainsi du désir de Dieu il est renvoyé à lui-même et à sa vocation de visionnaire au milieu des hommes, dans l’ignorance de Dieu que tous les hommes partagent entre eux et qui au-delà de toutes leurs différences les rend si proches et si humains. Cette évidence ne débouche pas sur le désespoir, mais sur l’amour de l’humanité, sur l’amour de tout homme sur lequel le visionnaire porte son regard.
L’extrémité dans laquelle la vision se perd – pour l’homme qui n’a pas perdu son humanité – ne conduit pas au désespoir, mais au bonheur de la proximité du regard. Parce qu’il ne voyait pas Dieu face à face, Jésus a regardé les hommes. C’est sur eux que son regard s’est posé, éclairé par l’intensité de la vision inachevée, donnant à la proximité de la rencontre humaine l’appel de la distance qui vient de l’infini. Le regard de Jésus était à la fois reconnaissance de toute une vie – comme ils se sont sentis aimés dans tout leur être le jeune homme riche, la femme au bord du puits, Zachée sur son arbre – et lumière dont la source était ailleurs, éclairant un avenir encore inconnu, mais immense.
Deux êtres se regardent, ils appartiennent à la même humanité, contemporains d’un même instant, présents en un même lieu. Ils ne sont pas de toujours et de partout, ils sont juste à cet endroit à ce moment-là : et ils se sont rencontrés. On est pris de vertige à l’idée qu’ils auraient pu rester chez eux, ceux qui ce jour-là ont rencontré, Jésus. Nu1 ne sait qui en a décidé ainsi, il nous suffit de savoir que la rencontre a eu lieu.
C’est parce qu’ils étaient des êtres limités par le temps, par l’espace, par leur appartenance à l’humanité qu’ils ont pu se rencontrer et c’est parce que Jésus était habité de la vision de l’infini à laquelle eux-mêmes n’étaient pas étrangers que la rencontre a été décisive pour l’éternité. Certes de l’éternité nous ne savons rien, mais ce que nous pressentons de l’importance de ces rencontres nous permet d’y croire.
Je me demande quelles ont été les rencontres décisives de ma vie, qui donc a posé sur moi son regard. Moi que Jésus n’a pas regardé, je n’étais pas de son temps : aurais-je soutenu son regard ? Oui sans doute, il regardait chacun dans sa dimension d’infini. Au fond nous ignorons de quel amour nous avons été aimés, et de quelle contemplation nous sommes nés. Par qui avons-nous été enfantés pour l’infini ? Il m’est doux de penser que ma mère le savait, et j’aime espérer qu’aujourd’hui elle le sait.
Quand je tente de comprendre ma vie, je me demande surtout quelle permanence demeure à partir de tant de choix, dont aucun n’était absolument nécessaire. C’est ainsi que cela s’est passé, sans que je sache aujourd’hui ce qui a été déterminant. J’ai évolué dans un contexte, marqué depuis l’enfance par une référence permanente à la famille où je suis né et à l’Église qui a encadré, et aussi éclairé mon éducation.
J’étais un adolescent pieux dont l’enfance n’avait pas été perturbée par la période de la guerre et de l’Occupation, encore que j’en garde une vieille habitude de me réjouir de ce que l’on a. J’ai hérité de mon père des principes de rigueur et de franchise, un sens du devoir associé à une scrupuleuse honnêteté. Exigences que l’éducation religieuse a tranquillement confirmées. En tout cela il n’y avait pas de failles pour que se présente l’hypothèse d’une autre vie, d’une autre société, d’autres références. C’était ainsi et c’était bien. Au fond j’ai été un enfant et un adolescent heureux, qui se savait aimé, et un jeune adulte inaverti des contradictions de la pensée et de l’existence, ignorant que la vie n’est pas comme on dit, marqué par la vérité indiscutable de ce qui était énoncé : la vie est une belle entreprise où l’on se doit d’être responsable – quand on a tant reçu et que les pauvres gens sont bien malheureux – ; Dieu nous aime et nous appelle, il suffit de suivre sa vocation : un optimisme simple en somme où rien n’était vraiment compliqué.
Jusqu’au jour où l’on découvre que tous les êtres ne se sentent pas également aimés de Dieu, que la mort pour certains est un scandale insurmontable, qu’ils ont même dans leur désespoir crié vers Dieu et que leur cri s’est perdu sans écho, alors plus rien n’est simple. Et devant tant de souffrance, confronté à une si grave colère, on se surprend à retenir les paroles de consolation facile qui vous venaient autrefois si spontanément aux lèvres. La souffrance invite au silence et, quand on commence à se taire, on découvre qu’on ne sait rien de rien et qu’on ne peut que se tenir là, attentif.
Ce n’est que petit à petit, bien après l’ordination sacerdotale, en raison de circonstances qui relevaient autant de l’affectivité que de la réflexion intellectuelle, et que l’on pourrait comparer à la lente dérive des continents, sans que les glissements puissent être appréciés au jour le jour, sans crise repérable, par petites touches où rien ne fut décisif, mais où les choix quotidiens sans en avoir l’air tiraient à conséquence, que j’ai réalisé que j’avais changé. C’est-à-dire que j’aimais autrement la vie et que mon rapport au mystère de Dieu n’était plus le même.
J’avais jusqu’alors vécu dans un bonheur naïf, moralement je n’avais jamais souffert. Dieu au nom duquel j’agissais et je parlais avec autorité, dans le cadre structuré de l’Église, s’est effrité. À moins que ce soit son mystère en moi qui ait grandi, tandis que Dieu lui-même devenait inaccessible, plus silencieux, moins intervenant. Désormais je savais que nul ne connait Dieu, mais je ne mesurais pas tout de suite l’importance de cette banale découverte. C’est petit à petit que le mystère du Dieu inconnaissable – que je découvrais aussi comme celui qui n’intervient pas et ne fait pas connaître sa volonté – a pris place en moi sans que pour autant je puisse dire que Dieu était ici plutôt que là.
Je m’étonne qu’une évidence aussi banale ait mis près de quarante ans à s’imposer à moi. Cette évidence est même devenue la seule certitude que j’avais sur Dieu, autour d’elle tout en moi s’est organisé et je me suis rendu compte que les conséquences n’en étaient pas banales : j’en ai eu le vertige. Ce n’est pas une image : le vide de l’inconnaissable me faisait peur et m’attirait. Désormais ce vertige ne me quitte plus, il m’attire toujours, il m’aspire – ce serait plus juste de le dire ainsi – et je n’en ai plus peur. C’est un vertige vers le haut, mais cette expression est une image, car si l’on médite sur le mystère de Dieu, il n’y a plus ni haut ni bas.
Je me rends bien compte que je ne peux pas parler du mystère de Dieu, ou poursuivre en moi-même une méditation silencieuse, sans que les mots et les images se précipitent pour combler ce que l’intelligence pourrait redouter comme un vide et que l’intuition mystique tente de reconnaître comme une transparence.
Celle-ci transfigure les êtres, elle leur donne de s’étonner d’exister pour un destin qui leur échappe, mais dont ils pressentent en eux les prémices. Dans le mystère de Dieu tout est commencement, annonce au cœur de l’inachevé, expérience de la limite, dans un dépassement permanent de toute limite. Ce n’est pas Dieu qui est ici connu, mais l’être révélé à lui-même par une lumière dont la source lui demeure cachée.
La qualité de l’existence – le bonheur comme le malheur – s’apprécie autrement. Nos attachements, l’importance donnée aux événements, ce qui nous fait souffrir, les moments de paix et de bonheur, nos passions et nos colères, tout nous parle de notre être habité par le mystère de Dieu, sans nous révéler qui est Dieu. Cependant nous approchons par tous ces sentiments et à travers les multiples choix quotidiens une perception de ce que nous sommes devant Dieu. Ce que nous connaissons de nous-mêmes est une approche obscure de ce que nous connaîtrons sans doute de Dieu, mais de manière incomparable.
L’approfondissement de notre vie nous rend moins prétentieux et plus proches du mystère de Dieu à la fois plus discrets et plus présents en nous-mêmes. La révélation est une perception silencieuse, ce n’est pas une parole qu’il serait possible d’entendre, mais comme une résonance, un écho, un prolongement d’une réalité si grande qu’elle ne peut nous arriver qu’atténuée, à la manière de la dernière vague de la mer qui vient au bord de la plage et quand elle se retire, il apparaît alors qu’elle est venue et la trace de celui qui s’aventure après son passage devient plus lisible.
Beaucoup se sont épuisés à vouloir connaître Dieu et ils se sont même imaginé qu’ils l’aimaient, selon ce qu’ils avaient appris de l’amour humain, d’une manière plus parfaite, bien sûr, plus totale. Peut-on aimer celui que l’on ne connaît pas ? Sans doute n’est-il possible que de désirer l’aimer : dire que l’on aime Dieu, c’est en fait exprimer que l’on aimerait l’aimer, que l’on est habité du désir d’aimer l’amour : d’aimer infiniment l’amour infini.
Je sens le péril qui guette celui qui voudrait formuler sur Dieu des généralités qui conviendraient à tous. Après tout il est possible que des êtres aient véritablement aimé Dieu. Pour ma part je constate que cette expression a perdu pour moi le sens que d’autres lui accordent. Je ne peux prétendre aimer Dieu, car Dieu est au-delà de ma capacité d’aimer. Je ne puis aimer que dans la proximité et encore de manière infirme. Le plus clair quand il s’agit d’aimer, c’est que je ne sais pas aimer. Peut-être est-ce de cette infirmité dont je parle quand elle m’apparaît avec d’autant plus d’évidence que je confronte mon désir d’aimer à l’infini de Dieu. Je ne prétends pas aimer Dieu, mais le mystère de Dieu qui m’habite me révèle que je ne sais pas aimer, ni Dieu – c’est impossible puisqu’il est Dieu –, ni mes semblables puisqu’ils ne sont pas totalement aimables. D’ailleurs toute la vie n’est-elle pas le long apprentissage pour être chaque jour un peu plus capable d’aimer.
De cette difficulté d’aimer – de cette incapacité même parfois – je tire plus d’encouragement, en abordant chaque jour nouveau, pour poursuivre la tentative de vivre, que de l’illusion de me croire vraiment capable d’aimer tous les êtres. Ce qui nous paraît impossible nous éclaire et nous soutient davantage que ce que nous prétendons être. Dans l’expérience de sa limite, dans son insuffisance même à atteindre ce qui lui paraît le meilleur de son humanité, l’homme se révèle comme homme et trouve le sens qu’il cherche sans jamais atteindre la perfection. Il ne se prend pas pour Dieu, il ne parle pas comme s’il était Dieu et surtout il ne fait pas parler Dieu à sa place. Quand je dis je t’aime, cela signifie que j’aimerais t’aimer. Je le dis aux hommes qui m’entendent et je le dis à Dieu – moi aussi, malgré tout – pour m’entendre le lui dire. La parole au cœur de l’insuffisance nous permet de garder ouvert le chemin du possible, si nous demeurons avertis que nous n’étreindrons pas l’impossible absolu.
J’ignore l’amour que Dieu me porte, car si je savais de quel amour Dieu m’aime je connaîtrais Dieu, et je connais l’insuffisance de l’amour que je porte aux autres. Cette inconnaissance et cette insuffisance ne sont pas pour ma perte. Elles sont indissociables et me permettent de revenir indéfiniment sur ma tentative d’aimer. J’aime penser que l’amour de Dieu a laissé en moi une trace que rien n’efface et que rien ne comble, et que ce manque si profondément gravé m’est une source de bonheur. C’est d’elle que me vient mon désir d’aimer les êtres de ma vie. De l’amour de Dieu pour moi, je n’ai pas d’autre signe que ce peu d’amour que je porte aux autres et cet amour si vaste dont je me sais par eux aimé.
Comment saurions-nous ce qu’est l’amour si nous n’étions pas aimés ? Hermann Hesse, dans la dernière parole de Goldmund à Narcisse, formule l’ultime interrogation sur l’amour. Il n’est possible de la reprendre qu’en pensant à tous ceux qui n’ont pas eu de mère, afin de ne pas exacerber le désespoir, en reconnaissant dans la mère le symbole d’appartenance à l’humanité : « Mais comment veux-tu mourir un jour, Narcisse, puisque tu n’as point de mère ? Sans mère on ne peut pas aimer, sans mère on ne peut pas mourir. »
Cette parole est immense et ce n’est pas par hasard qu’elle est livrée comme le testament d’un homme, qui a exploré toutes les voies de l’amour, à son ami qui n’a cherché que l’amour de Dieu. Ce qu’il y a de plus beau dans cette parole ultime c’est que Narcisse peut l’entendre, non pas parce qu’il sait que Dieu l’aime, mais parce qu’il aime Goldmund. Désormais Narcisse, averti de l’essentiel, sait que l’amour pour son ami et l’amour pour son Dieu sont un unique amour.
En ce sens tout amour est charnel, même ce que nous appelons notre amour pour Dieu, car notre corps est toujours impliqué quand il s’agit pour nous d’entrer en relation avec autrui. Ce que nous avons découvert dans la communion avec l’autre, notre semblable, nous permet de comprendre – du moins de pressentir – ce que nous cherchons dans la rencontre de Dieu. Tout l’amour qui nous a été donné, cet émerveillement de notre vie, où nous avons puisé la force d’exister et d’aimer en retour, nous met en disposition d’être attentifs à la source de tout amour. Nous ne puisons pas directement à cette source, elle est le jaillissement de l’origine, elle est aussi l’appel qui traverse notre humanité et que tout acte d’amour nous permet de saisir.
Avant toute religion et avant toute Église, les êtres qui s’aiment sont le sacrement de Dieu. Sans eux, Dieu serait totalement absent du monde et rien dans la création ne nous parlerait de lui. Nul n’est autorisé à prendre la parole sur Dieu – à plus forte raison à parler en son nom – si ce n’est au nom de l’amour qu’il éprouve réellement pour les hommes.
Le plus grand risque qui guette les hommes de religion est de construire leur vie directement sur l’amour qu’ils pensent éprouver pour Dieu. Ce n’est pas l’amour de Dieu qui permet de juger les hommes, c’est l’amour des hommes qui révèle le mystère de Dieu en tout être, et qui sans doute n’a pas d’autre voix pour se faire entendre.
Je pense ici à cette femme qui ne s’autorisait pas à communier le jour où elle m’avait demandé de dire la messe pour l’anniversaire de la mort de son fils aîné, parce qu’elle avait épousé un homme divorcé. Je tentais, comme vous l’auriez fait, de lui dire que l’amour qu’elle avait porté à son mari et à leurs enfants la libérait de toute interdiction, qu’il n’y avait même aucune interdiction. Dans sa grande sagesse, elle savait déjà tout ce que je pouvais dire, et que je disais en m’imaginant avoir une certaine autorité pour le faire, en y mettant tout mon cœur. Alors elle me dit, comme pour me consoler : « Ne vous en faites pas, quand ma voisine revient de communier, sans qu’elle s’en aperçoive, je touche le bord de son manteau et cela me suffit. »
Je n’ai rien d’autre à ajouter sur toutes les règles au nom desquelles on s’autorise à juger l’amour, à interdire d’approcher du sacrement de l’amour. Si ce n’est qu’à certains jours – et sans doute tous les jours – au lieu de monter à l’autel pour présider l’eucharistie, je ferais aussi bien de me tenir au fond de l’église pour saisir l’humanité qui passe et me laisser saisir par la présence divine qui l’habite.
Sans doute faudrait-il être tout à fait humble pour ne même plus se poser ce genre de question et faire tout simplement ce que l’on a à faire. Puisque nous y sommes, il faut tenter de répondre à la question si souvent posée : « Que signifie pour vous célébrer l’eucharistie ? »
Il me faut livrer ici ce que j’éprouve et me placer au cœur de cette convocation. Célébrer l’eucharistie est d’abord une expérience où je ne suis pas seul, livré à moi-même, mais proche de tous ceux qui sont présents, connus et inconnus, et où les absents, les vivants comme les morts, qui habitent la vie de chacun d’une manière si personnelle, sont entrés avec tous dans ce lieu où nous nous tenons.
C’est vivre un instant du temps, saisi dans sa nouveauté, qui n’a encore été donné à personne dans l’histoire du monde, et où il est possible de se découvrir dans l’attente de tous les possibles. Cet instant est chargé de la parole et des gestes, du bonheur et du malheur, de tous ceux qui avant nous ont tenté de s’y livrer au meilleur d’eux-mêmes, dans l’immense attente de découvrir la présence de Dieu.
Ainsi je me situe dans la trace que Jésus a inaugurée pour lui-même et pour ses disciples et je suis habité par la nécessité de la maintenir ouverte pour le temps qui est le nôtre, afin que cette aspiration du monde à la présence de Dieu reçoive de notre présence l’actualité de son accomplissement.
Jésus en avait pressenti l’urgence dans ce peu de temps qui lui restait à vivre. En reprenant son geste, nous savons qu’il ne nous sera pas indéfiniment donné de le réinventer, nous qui ne sommes que très provisoirement l’humanité contemporaine. Toute eucharistie est marquée par l’annonce de la mort, elle s’accomplit dans la limite des jours et dans la nécessité de répondre à l’urgence de la tâche de ce jour qui hier encore n’était pas né. Elle prend place dans le devenir de l’être.
Bien qu’enraciné dans une longue mémoire, dont il reçoit la force de tous ceux qui avant nous s’y sont engagés, cet acte est, dans la nouveauté de l’instant, totalement nouveau, créateur de ce que nous n’avons jamais encore vécu entre nous. Malgré le rite, il ne peut jamais être répété à l’identique : le rite est sans doute ce qui nous permet, par l’assurance de la continuité qu’il nous assure, d’être investis, prêtres du temps, par le désir de créer toute chose nouvelle.
Tous les hommes sont les prêtres du temps et l’assemblée chrétienne qui poursuit ce que Jésus a fait se donne à elle-même le signe de cette consécration. En son temps et dans cet instant décisif de sa vie Jésus a accompli ce qu’il ne pouvait manquer d’accomplir. À nous, aujourd’hui, de répondre à la même nécessité. Inspirée et fondée par l’acte de Jésus qui partage toute sa vie avec ses disciples en cet instant de la Cène, l’eucharistie que nous célébrons est désormais la nôtre. La présence qu’elle manifeste est celle de notre présence au monde et de notre attention singulière à la présence du mystère de Dieu en nous-mêmes, en tout être.
Dans l’eucharistie que nous célébrons, ce n’est pas Jésus qui dit : « Ceci est mon corps », c’est nous qui prononçons, à notre tour d’existence, cette parole de révélation. Nous ne créons pas la présence de Dieu, nous ne faisons pas venir Jésus parmi nous, mais nous recevons du geste symbolique qu’il a inventé l’intensité insaisissable du mystère de Dieu. Si Dieu est là, il est toujours présent, il n’y a pas d’avant et d’après, ni de lieu, ni de mesure, ni de moyen pour l’atteindre, encore moins d’assurance pour le tenir entre nos mains. Quand il s’agit de Dieu, il n’y a que Dieu. Mais quand il s’agit de nous, c’est toute l’épaisseur et la force de notre présence charnelle, nos gestes, nos paroles, nos sentiments et nos émotions, notre corps si distrait et si lourd qui traduisent que nous sommes devenus plus attentifs à la mystérieuse présence. Nous la disons mystérieuse cette présence, parce qu’elle est en chacun et qu’elle est entre nous, que personne ne peut en rendre compte comme d’une évidence, mais que nous n’imaginons pas notre vie sans l’évoquer.
Aussi n’ai-je pas d’autre expression pour éclairer ce que j’éprouve – en m’exposant à ne pas être compris – en ces moments si graves et pourtant si légers : la célébration de l’eucharistie est un geste poétique.
L’eucharistie réduite à l’expression du dogme peut exprimer ce qui s’y passe et justifier l’attachement que nous pouvons porter. C’est un acte qui symbolise toute la vie d’un homme et annonce sa mort. Il laisse ouvertes les voies de l’imaginaire qui permet à ce qui est vrai d’échapper à l’enfermement des cadres conceptuels. Il s’inscrit dans le champ de la conscience et y rejoint l’espace sans limite de l’espérance. Cet instant n’appartient ni au passé ni au présent, ni à l’avenir. Le temps ne peut le revendiquer pour l’inscrire dans son irréfragable déroulement. Nous échappons alors à la mesure du temps, dans la saisie unifiante de ce qui nous précède et de ce qui nous annonce, pour communier, en transcendant les âges de la vie et la définition des jours, à l’affirmation de l’être.
Cet acte a été posé par un homme qui rassemblait toute sa vie dans l’intensité de l’instant, comme le geste ultime de communion avec tous ceux qu’il avait aimés. Sans doute Jésus n’avait-il en cet instant aucune intention fondatrice, mais que ce geste ait été repris par ses disciples, fondateurs des premières communautés chrétiennes, signifie qu’ils en avaient saisi la portée et que désormais, dans le souvenir de celui qu’ils avaient connu et reconnu comme témoin de Dieu, ils s’en étaient découvert les dépositaires. Cet acte était d’une telle puissance spirituelle qu’il n’est pas étonnant qu’il ait été repris, qu’il ait été transmis de génération en génération, sans qu’à l’origine aucun mode de transmission n’ait été codifié, tant était forte pour les premières communautés l’évidence qu’il était vital et donc nécessaire de revivre ce que Jésus avait vécu avec ses disciples. L’intuition vitale précède toujours, dans la pureté des commencements, ce qu’il devient par la suite utile de formuler pour résister à l’usure de l’usage et du temps.
Je suis reconnaissant aux premières communautés chrétiennes et à celles qui leur ont succédé d’avoir sauvé cet acte de l’oubli. Elles nous ont permis de manifester, aujourd’hui, ce qui dans nos existences n’est pas dicible. Au point même, qu’après avoir trop usé des mots dans la réunion des croyants, j’éprouve un immense soulagement à me taire et à célébrer d’une parole et d’un geste ce que Jésus nous a laissé en mémoire de lui, sans pouvoir prévoir ce que nous en ferions. Un geste d’abandon, dépouillé par l’essentiel, accompagné de quelques mots qui se souviennent, réinventés pour un jour nouveau. Et si ce geste donne à quelqu’un d’être présent à lui-même, attentif à la présence de l’infini en toute existence, il ouvre à la présence du Christ et à la présence de Dieu.
La présence qui se révèle ici est celle de l’homme au meilleur de son être en communion au mystère de Dieu qui l’habite. Célébrée en un instant du temps, l’eucharistie relie le temps présent au temps passé, et par l’évocation nostalgique d’un instant très pur de l’histoire des hommes maintient l’avenir réceptif à l’immense. Saisis par le dépouillement de cet acte, où nous ne tenons entre nos mains qu’un peu de pain, depuis longtemps avertis que nous ne pouvons saisir Dieu, dans cet espace que libère le renoncement à toute possession, grandit la nostalgie de ce que fut Jésus, lui que nous n’avons pas connu, mais dont l’évocation réveille en nous le désir d’accomplir notre vie en espérant que l’intensité qui fut la sienne ne nous est pas fermée.
Jésus, le mystique de la nuit, qui ne connaissait des sacrements que le geste qui pacifie et la parole qui libère, a éprouvé la nécessité, la veille de sa mort, de réinventer le rite pascal de la religion d’Israël et d’y investir tout son être, comme signe ultime de communion avec ceux qu’il appelait ses amis. On ne peut imaginer qu’ils auraient pu manquer ce rendez-vous de la consécration d’une vie. Ce soir-là, ils ne pouvaient être nulle part ailleurs, leur présence était nécessaire à l’évocation de la Grande présence, comme il nous arrive d’éprouver que nous sommes nous aussi nécessaires à la survivance de cette lueur ou à l’éclat de cette fulgurance, comme Moïse au buisson ardent.
C’est encore trop peu de quitter ses sandales – comme le fit Moïse, parce que la terre où Dieu se manifeste est sainte –, célébrer l’eucharistie c’est choisir de se tenir nu devant Dieu et, dans une attitude de confiance sous le regard de l’autre, accepter d’être nu à ses yeux. Celui qui est nu se tait, il renonce à toute justification, il ne prétend rien, à l’image du serviteur souffrant il se sait misérable, mais il existe tel qu’il est et il se tient là. Célébrer l’eucharistie dispense d’affirmer sa foi et c’est encore une parole de trop que de s’y dire pécheur. Jeune prêtre, j’avais pressenti cela chez le prêtre alcoolique de La Puissance et la gloire, aujourd’hui je sais que cette attitude est vraie.
D’où vient ce bonheur que l’on peut éprouver dans la célébration de l’eucharistie ? Cette interrogation sur ce saisissement de gravité heureuse et sur cette caresse d’une si légère émotion n’est-elle pas déjà un message ? En cet instant nous sommes dispensés de trouver des réponses à toutes les questions qui nous viennent de notre confrontation à l’infini, de chercher à résoudre les contradictions de nos vies éclatées, qui connaissent si bien la douloureuse épreuve d’une impossible pureté où nous serions enfin unifiés, car il nous suffit d’être là, tels que nous sommes. En cet instant la chimérique sainteté ne nous est pas demandée, nous en sommes dispensés, car ce qui nous est proposé c’est de connaître la paix d’accepter ce que nous sommes, puisque nous sommes là et que de cela nous ne pouvons douter. L’impossible désir de la pureté de Dieu, si nous y renonçons, nous dispose au possible de notre vie. En cet instant, être là, nous tenir simplement à cette place d’évidence qui est la nôtre. C’est ainsi que cela pour nous s’est passé et c’est ainsi que nous avons à nous tenir là. La reconnaissance de ce bonheur et l’acceptation d’un si difficile parcours sont les deux clés qui nous permettent de pénétrer dans la vérité de notre présence, telle quelle. En cet instant ne rien oublier, ne rien nier, n’avoir honte de rien, ne se vanter de rien, ne rien prétendre, ne rien justifier, être là, c’est l’instant qui est pur, ce n’est pas nous. Toutes les contradictions de la vie et les balbutiements de la foi ne peuvent contredire notre présence, elle suffit à célébrer la Présence. C’est le moment même où aucune des blessures de l’existence – ne pas avoir su aimer, avoir mal aimé, avoir trop aimé – ne peut s’opposer à la communion de l’être.
La simplicité de la Présence nous apparaît d’autant plus que notre vie n’est pas simple. Si nous n’étions pas les hommes de la glèbe, les hommes du ruisseau et de la marge, les hommes de la poussière et de la cendre, si nous n’étions pas aussi ces visionnaires dont le regard se tourne vers les étoiles, ces loqueteux sublimes, la pureté du geste ne pourrait s’inscrire sur le fond contrasté de notre trame humaine. Même si cette situation est commune à tous, personne ici ne peut être réduit à la banalité, toute existence s’y révèle comme exceptionnelle, à cause de l’immensité du geste d’origine que Jésus n’a pas posé dans la banalité. Nous ne pouvons pas savoir ce que Jésus a réalisé au soir de la Cène, nous ne pouvons pas davantage définir ce que nous accomplissons en reprenant son geste, mais nous ne doutons pas que notre espérance est de rejoindre l’intensité qui fut la sienne en cet instant. S’il est bien un geste symbolique qui me donne confiance en cette élévation de l’être, alors que rien dans ma vie ne me permet de la revendiquer, c’est bien la célébration de l’eucharistie. En cet instant nous sommes convoqués à la présence.
Quand je célèbre ainsi – éprouvant ce bonheur qui me dépasse de présider la célébration ! en attendant que d’autres puissent tenir cette place, selon des modalités nouvelles, qui au demeurant sont secondaires –, il me semble que si j’ai gardé un intérêt pour la foi, un attachement à l’Église et que j’y ai tenu ma place tant bien que mal, en fin de compte disponible aux hommes et à Dieu, c’est grâce à ces instants. Ils m’ont permis de traverser le temps de l’errance et de poursuivre l’inlassable cheminement des jours et des jours, ainsi convoqué à ces rendez-vous de l’instant où j’étais au plus juste de moi-même, dans l’évidence que c’était là ma place. À mon sens, il n’y avait pas dans ma vie plus de Dieu avant qu’après – de toute manière Dieu ne s’apprécie ni ne se décline –, mais l’humanité me paraissait plus vaste et je me voyais moi-même inscrit dans le mystère de Dieu. La présence eucharistique, c’est la présence de l’homme à lui-même et au mystère de Dieu dans son être.
Il est si rare que nous soyons véritablement en présence. La présence habite bien avec l’ignorance qui nous empêche de saisir et de retenir ce que nous accomplissons. L’ignorance nous introduit à la permanence de l’infini dont aucun de nos actes – même les plus sacrés – ne peut rendre compte. L’ignorance qui préside à l’eucharistie nous introduit à l’infini qui traverse cet acte, elle nous permet d’être les acteurs de la création, non seulement en référence aux origines, mais en nous permettant de faire exister ce qui n’existe pas encore.
La communion qui s’établit entre ceux qui célèbrent l’eucharistie manifeste que la présence de Dieu est entre nous. La présence ne peut se saisir indépendamment des êtres en présence. Les symboles du pain et du vin expriment cette insaisissable présence. Il nous est possible de les toucher et d’être ainsi initiés au tact de la contemplation. C’est un geste simple qui rejoint celui de Thomas auquel Jésus dit « avance la main » et qui ajoute « ne sois plus incrédule, mais croyant ». Au cours de la célébration, par la présence même de l’assemblée, il est possible d’être simplement croyant. Il est possible d’avancer la main, comme nous y invite le beau geste de la communion. Et l’on peut entendre la voix qui s’est adressée à Thomas et qui l’a rejoint à la source de son incroyance : puisque tu n’étais pas là au matin dans le jardin de la Résurrection, puisque tu doutes de ma présence, puisque tu étais ailleurs, « avance la main ». Peut-être n’y a-t-il pas un geste du récit évangélique qui soit plus proche de la célébration eucharistique que cette invitation à avancer la main. C’est le moment où par le tact de la contemplation il nous est donné de communier au pacte d’éternité, la permanence de la présence au-delà du temps, mais saisie dans le temps.
En regardant ceux qui célèbrent avec lui, chacun peut alors découvrir qu’il est, comme eux, un être de lumière. La reconnaissance entre nous de la Grande présence nous permet de nous voir dans la lumière. Alors chacun prend place dans notre vie, il s’inscrit dans le destin de notre divinisation, nous sommes tous compromis par l’éternité, devenus merveilleusement associés pour l’infini. Et au rythme de la semaine, s’articule ainsi le temps et l’éternité, et la banalité de l’être s’en trouve éclairée, la dimension ultime de tout être annoncée. Cet acte est simple et grand : il ne faut pas en abuser et lui conserver la mesure de notre contemplation.
Croyez bien que je ne témoigne d’aucune insolence à l’égard d’une si longue tradition de l’Église et envers tant de théologiens qui n’ont cessé de l’approfondir, que je suis bien conscient d’avoir reçu l’ordination sacerdotale dans d’autres dispositions, mais petit à petit, de messe en messe, le discours raisonnable s’est effacé pour laisser place à une expérience dont je ne peux vraiment rendre compte, car elle s’enracine dans tout ce que je connais et qui m’échappe quand je tente de la saisir. Je ne peux que la pressentir comme immense, éprouvant au cours de la célébration qu’il est heureux d’être là. Au cours des années ce sentiment demeure, car je ne cherche pas à le saisir tous les jours : je me laisse convoquer par l’assemblée qui me demande ainsi d’être plus vaste que je ne le suis et que je ne le serais sans elle.
Je regrette que cette place privilégiée, attribuée au prêtre ordonné, ne soit pas partagée par tous : elle est le lieu d’une convocation si puissante à l’immense que l’on s’étonne d’être invité à tenir cette place, alors que, dans l’assemblée des fidèles, d’autres y trouveraient aussi la révélation de leur être. Encore une fois quand il s’agit d’approcher le mystère de Dieu, comme il faut être modeste et simplement émerveillé.
Récemment à l’étranger, j’avais été invité par une petite communauté de chrétiens pour parler avec eux de toutes ces choses qui nous passionnent. Ils me faisaient remarquer que l’expérience que je livrais était fortement associée, dans la manière même dont je la traduisais, à la fonction du célébrant. Mais ils n’étaient pas eux-mêmes sans expérience. Ils rejoignaient facilement la mienne et nous nous sommes découverts très proches les uns des autres en échangeant ce qui était pour nous si grave et si nécessaire. Depuis plus de vingt ans – après un long cheminement – ils célèbrent l’eucharistie sans désigner un célébrant, même quand un prêtre ordonné fait partie de l’assemblée – il s’en trouve souvent plusieurs – et c’est ensemble qu’ils font mémoire des paroles de Jésus. Être ainsi constitués en assemblée célébrante les a au cours des années encouragés dans la foi et rendus plus attentifs à la nécessité d’être présents à ce qu’ensemble ils accomplissaient. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils n’assistaient pas à la messe. J’ai trouvé que c’était très beau et que cela traduisait une grande confiance dans le mystère de Dieu habitant tout être, comme Jésus en était habité. Il m’a semblé aussi qu’ils faisaient preuve de courage, car il n’est pas si facile sur un point aussi important de transgresser les interdits de l’Église à laquelle nous appartenons et sans laquelle nous ne serions pas à même aujourd’hui d’inaugurer des attitudes nouvelles. Sans doute des communautés protestantes ont-elles depuis longtemps entrepris cet itinéraire que seuls quelques groupes restreints de catholiques explorent aujourd’hui. De toute manière il me paraît évident que rien de ce qui est entrepris au nom du mystère de Dieu, dans le souvenir de ce que fut Jésus, et dans l’amour partagé ne fait de tort au Royaume de Dieu. À chacun selon sa grâce !
Évidemment, l’institution de l’Église, toujours très sensible dans la défense de sa structure sacerdotale, peut se sentir menacée par de telles pratiques et céder à son penchant naturel pour les condamner, ou du moins pour mettre en garde ses fidèles sur les dérives qu’elles peuvent entraîner au détriment de l’unité de l’Église. Mais le plus souvent, quand l’autorité est informée, elle ne dit rien parce que, au fond d’elle-même, elle sait qu’elle n’a pas le monopole de la pratique évangélique et qu’il ne lui appartient pas « d’éteindre la mèche qui fume encore », d’autant qu’il s’agit plutôt ici d’un feu qui brûle dans le cœur de ceux qui reconnaissent Jésus à la fraction du pain, comme à Emmaüs.
Ce n’est pas par la rigueur de règles incontournables que la communion de ceux qui se souviennent de l’avoir reconnu demeurera vivante. La communion se fonde dans la qualité des êtres et dans la reconnaissance du mystère de Dieu qui les anime.
Ce que nous demandons à l’Église c’est de ne pas rendre Dieu impossible aux hommes, c’est de respecter les voies qu’ils explorent, de les aider à en découvrir le sens, d’accompagner tous ceux qui le lui demandent sur le chemin où ils cherchent Dieu.
Si l’institution de l’Église et, dans son ensemble, la majorité des fidèles sont si sensibles à toute modification des règles et des rites qui gèrent la célébration de l’eucharistie, c’est que, d’une part, tous en pressentent la portée symbolique et que, d’autre part, ils n’osent s’avouer que les intentions de Jésus, au moment où il accomplissait cet acte ne leur sont pas clairement connues.
L’ignorance engendre la rigidité et entretient la peur de toute initiative. On prétend sauver le dépôt sacré, on entretient, de bonne foi, l’illusion que les communautés chrétiennes ont toujours procédé ainsi, on ne se retourne pas sur l’histoire pour ne pas envisager le risque de modifier l’avenir.
Et pourtant c’est de l’avenir dont il s’agit. Comment garderons-nous vivante la mémoire de ce que Jésus a vécu, comment inventerons-nous, inspirés par son souvenir, mais à notre manière, la rencontre de l’humanité et du mystère de Dieu ?
La réponse ne sera pas collective, même si l’enjeu est commun, et que nul ne saurait l’élaborer seul. Dans ce rapport de l’individu à l’absolu de Dieu, chacun aura besoin à ses côtés de la présence de tous, toute religion sera fécondée par l’intuition du divin qui traverse toutes les autres, mais la réponse de chaque être sera unique. Il est né au monde pour cette différence inaliénable, d’un point de vue mystique elle est la justification de son existence. C’est ce que voulait dire Kierkegaard quand il affirmait avec force : « Il est interdit à un existant d’oublier qu’il existe. »
Vers l’âge de trente ans, cette parole est entrée dans ma vie, elle m’a illuminé : je mesure aujourd’hui à quel point cette découverte fut pour moi conséquente Elle s’est inscrite au plus profond de mon être, elle est devenue mienne. Elle a résisté à toutes les contradictions de mes fois successives, à toutes mes belles et mauvaises errances. Elle a pacifié mes erreurs et mes fautes – mon péché en somme –, réveillé ma torpeur, elle m’a rendu plus intense, invité à devenir moi-même. Sa lumière a toujours brillé, y compris dans ces moments de désespoir où je ne me supportais plus, quand je me croyais abandonné par une Église dans laquelle j’avais mis, sans doute, trop de confiance, comme un enfant qui refuse de grandir.
Mais surtout cette parole m’a donné à saisir ce que fut Jésus et ce que j’avais à être. J’ai lu l’évangile dans ce saisissement de ce qui pour moi était devenu l’essentiel, je me suis entendu, le dimanche, commenter le texte dans cette inspiration. À nouveau, j’étais né au monde et à Dieu : au cœur de la surprise permanente d’exister où j’ai puisé ma tendresse pour les êtres de ma vie, je serai désormais, comme Jésus, inaliénable devant Dieu.
Honnêtement, il ne s’agissait nullement d’une volonté de puissance, mais d’une attitude d’ouverture, et d’abandon à l’infini dont j’étais, pour la part qui m’en était confiée, l’unique dépositaire. Et s’il m’arrive, en cédant au langage commun, qui malgré sa limite livre toujours quelque chose de juste, d’affirmer que Dieu m’aime, je n’entends par cette expression rien d’affectif, ni de consolant, mais je reconnais ainsi que je suis investi de son mystère et qu’aucun être sur terre ne l’a été, ni ne le sera, comme il m’a été donné de l’être. Cette part singulière du mystère de Dieu qui nous constitue nous rend unique : si chacun ne la reconnaît pour lui-même et pour le monde, nul ne s’en chargera à sa place : c’est notre vocation. Il n’y a de vocation qu’essentielle, tout le reste, aussi important et décisif que ce soit, est circonstanciel.
C’est bien aux circonstances – et je ne m’en plains pas – que je dois de me dire chrétien et d’avoir été ordonné prêtre. Évidemment mon appartenance religieuse a tiré à conséquence dans le cours de ma vie, dans ma relation au monde et aux hommes, et elle a permis et connoté toute ma recherche vers Dieu. Tout le monde s’entretient avec cc genre d’évidence, si banale qu’il est bien inutile de la formuler, à moins qu’il ne soit justement urgent de s’en souvenir.
Jésus qui ne fut jamais chrétien, c’est aussi une belle évidence ! Et nous qui nous disons chrétiens, le serons-nous toujours, et l’humanité gardera-t-elle jusqu’au terme la mémoire de Jésus ? L’Église fera-t-elle son temps, pour disparaître au plus profond de l’histoire des civilisations ? Il n’est sans doute pas important de répondre à ces questions. Mais il est heureux de les poser et de les laisser sans réponse. Trop d’affirmation prétendrait savoir ce que l’humanité ignore sur son avenir, trop de négation anticiperait la fin des temps : il nous est simplement proposé d’être les acteurs contemporains d’une histoire d’hommes dont nous espérons que le terme est en Dieu.
Mais si Jésus n’a jamais été chrétien, je ne peux plus dire qu’être chrétien est le sens ultime de ma vie. En ce sens Jésus, par son exemple, me libère de mon appartenance au christianisme. Et puisque les circonstances m’ont permis de vénérer son nom et son enseignement, je suis reconnaissant au christianisme de m’avoir initié à son message d’amour entre les hommes, de liberté devant Dieu.
On peut trouver dans l’aventure du christianisme en général, et dans la communauté chrétienne à laquelle on appartient – s’il s’en est trouvé une sur notre passage – un bel accompagnement. Mais il ne s’agit que d’un accompagnement, ce n’est pas l’unique chemin, c’est un chemin parmi les chemins.
Je ne regrette pas d’y avoir passé tant de temps, il faudrait pour cela être sur qu’on l’aurait mieux investi ailleurs et c’est une bien vaine hypothèse. La vie s’est faite ainsi.
Je retiens cependant, après toutes ces interrogations qui peuvent paraître inutiles, que l’individu devant Dieu ne peut laisser à personne le droit de prononcer le dernier mot sur sa vie. Même si ce mot rejoint celui de Jésus en croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Il appartient à chacun de se prononcer et l’on ne peut s’en remettre aux prêtres, ni à quiconque.
Quand on répète à satiété que le XXIe siècle sera religieux, c’est justement le contraire qui m’apparaît. L’avenir n’est pas à la religion et les mourants qui se libèrent du temps nous le font savoir. Ils ne demandent plus les secours de la religion, ils ne le disent pas afin de ne faire de peine à personne, mais ils savent qu’elle n’est plus d’un grand secours, du moins ils le ressentent ainsi. De plus en plus souvent, quand un homme à la fin de sa vie me fait l’amitié de m’accueillir, surtout quand nous nous connaissons peu, il dit d’entrée : « J’espère que vous ne venez pas pour me confesser, je me confesse directement à Dieu, cela ne vous vexe pas, n’est-ce pas ? »
Quelle belle parole spirituelle, quelle belle confiance ! L’avenir de l’humanité sera marqué par la spiritualité, je le vis, par la religion, je ne le sens pas. Par les religions je l’espère, en tant qu’elles sont des courants spirituels. C’est la conversion que j’attends du christianisme.
Une vieille obstination du christianisme a été de convertir le monde, au point qu’il en a oublié de se convertir lui-même, en tant que religion, à la spiritualité de l’homme devant Dieu. Il a toujours cherché à se mettre entre les deux, comme la médiation obligée. Aujourd’hui le christianisme paye le prix de cette interférence. Il s’est montré trop prétentieux, pas assez pauvre, trop sûr de lui et de sa vérité.
Il ne s’est pas rien passé entre le christianisme et le monde en deux mille ans ! En partie grâce à la transmission du message évangélique, l’humanité s’est transformée. Jésus n’a pas été le seul à se lever comme prophète, d’autres – dans toutes les cultures et toutes les religions – ont livré une parole de vie et de paix. Tous, ils ont anticipé sur l’homme à venir, ils l’ont annoncé, et leur être, pour la part d’humanité qui était la leur, a été décisif. Sans doute n’ont-ils pu empêcher les hommes d’être les artisans de leur malheur, chaque fois que l’homme, dans sa fureur, a détruit l’homme. Mais sans eux, où en serions-nous ? Ils nous ont alertés, ils ont mis en éveil notre vigilance et ils nous ont donné le goût du bonheur de la dépossession. Ils nous ont rendu possible le mystère de Dieu et leur traversée dans l’histoire a laissé la trace d’un infini dont nous retrouvons en nous-mêmes l’ouverture, chaque fois que nous nous livrons à la nostalgie de leur présence.
Ces maîtres spirituels, ces grands initiés, ont transformé le monde, marquant définitivement l’histoire des hommes. Nous les connaissons grâce à leurs disciples et aux religions que ceux-ci ont plus ou moins fondées ou transformées.
Jésus, certes, n’a pas fondé l’Église : il était juif, cela lui suffisait. Mais surtout, il était l’homme de la présence de Dieu, il était l’homme de la communion fraternelle. Il n’avait pas d’autre projet que d’aller au terme de sa vie pour avoir entendu sur les bords du Jourdain la parole inaugurale : « Tu es mon fils bien aimé, tu as tout mon amour. » Avec tous il a tenté de partager cette révélation, de lui donner d’être vérifiée au cœur de toute relation avec les hommes, ses contemporains. Jésus n’a été que de son temps, c’est bien pourquoi, à notre tour d’existence, il nous faut être du nôtre.
Dépassant largement le cadre des religions d’autres hommes aujourd’hui poursuivent ce que fut, en leur temps, la démarche de ces prophètes dont le souvenir nous habite. Ils sont les initiés du monde contemporain, leur trace sans doute sera révélée plus tard. Il nous importe simplement de savoir qu’elle s’accomplit dans le secret.
Mais on peut aussi penser que c’est toute l’humanité qui progresse, sans toujours en être consciente, vers une découverte plus juste et plus exigeante d’elle-même et du caractère sacré de toute existence humaine. Cela n’est pas visible dans le malheur du monde, mais je le vois comme la seule évidence qui fonde notre existence. Nous avons vécu trop de guerres et trop d’horreurs et nous pensons aujourd’hui qu’il n’est plus possible de nous y résigner comme à une fatalité de l’histoire. Qui pourrait aujourd’hui accepter qu’on puisse exterminer des millions d’êtres humains au nom d’une politique ou d’une idéologie, qui pourrait renouveler de telles abominations sans que l’humanité se soulève ? On objectera tous les massacres et les exactions dont nous sommes tous les jours les témoins, je ne les nie pas, je ne les minimise pas, mais nous n’en prenons pas notre parti : l’homme a grandi en humanité. Rien de ce qui arrive quelque part dans le monde ne nous laisse indifférents. Chaque fois qu’un homme est massacré, nous sommes blessés, nous savons que c’est une part d’humanité qui est détruite.
Le progrès spirituel décisif est que l’humanité a pris conscience de son unité et qu’elle se découvre responsable du bonheur de tous contre le malheur.
Il est bien difficile de dire si, dans l’avenir, les hommes seront religieux, s’ils pourront être dénombrés – comme on se plaît à le faire – comme fidèles d’une religion, mais je vois l’humanité à venir toujours plus spirituelle, portant en elle-même l’interrogation essentielle : le respect de tout être et le goût de l’infini.
Je pense même que la désuétude des religions vient du fait qu’elles ne sont plus les seules à être les témoins de cette interrogation et qu’il leur est arrivé de se tromper d’exigences, mettant plus d’ardeur à défendre leurs synagogues, leurs églises ou leurs mosquées qu’à accompagner l’humanité dans sa quête spirituelle. L’opposition pourra paraître facile, et en bien des cas elle serait injuste, mais l’on peut dire, comme une approche du fonctionnement des religions, que les hommes demandaient une spiritualité et qu’on leur a donné des prêtres.
Entendons le mot prêtre au sens restreint, bien sûr, de permanent d’un culte, et reconnaissons, puisqu’il ne s’agit pas de faire le procès des autres, que dans notre Église catholique la défense de la structure sacerdotale a souvent pris le pas sur la valeur inaliénable de chaque individu devant le mystère de Dieu et sur la reconnaissance de la spiritualité dont chacun était animé.
L’Église n’a pas à renoncer à son identité, ce serait une perte immense pour elle et pour le monde – tant d’hommes et de femmes y ont donné toute leur vie et tant d’êtres y ont trouvé la lumière et la paix pour accomplir leur destinée. Mais l’Église ne peut préserver la singularité de sa présence dans l’histoire de l’humanité – avoir su garder et transmettre l’intuition évangélique, dans le souvenir vivant de ce que fut l’expérience spirituelle de Jésus –, au détriment de l’entreprise qu’il appartient à tout homme de conduire de manière singulière : naître à lui même et au mystère de Dieu.
Si pour trouver sa vie il faut la perdre, l’Église aussi doit tenir compte de ce conseil évangélique. Le devenir spirituel de l’humanité et en chaque être l’achèvement du mystère de Dieu qui lui est propre devraient apparaître aux yeux de l’Église plus nécessaires que sa volonté de survie à l’identique. Il ne devrait pas y avoir ici d’opposition : tout être qui devient ce qu’il est destiné à être apporte au monde – selon l’évocation de Saint John Perse – le don d’avoir été créateur de son vol : « D’une parcelle à l’autre du temps partiel, l’oiseau, créateur de son vol, monte aux rampes invisibles et gagne sa hauteur… »
Comme on aimerait que ce soit une attitude spontanée dans l’Église de contempler les oiseaux du ciel qui ne sèment, ni ne moissonnent, de lire leur trace dans le ciel, sans penser un instant qu’il vaudrait mieux pour eux d’être enfermés dans une basse-cour pour qu’ils soient mieux nourris. La comparaison est périlleuse, elle ne prétend pas nier que beaucoup ont trouvé dans la vie de la communauté chrétienne – et j’en suis – leur nourriture. Cette comparaison n’a de sens qu’à l’heure des contradictions entre la défense d’une institution et l’élargissement de la recherche du mystère de Dieu aux dimensions de toute l’humanité, entre le maintien des règles communes – en matière de morale et de dogmes – et l’intuition qu’un homme peut avoir que la nécessité vitale de sa croissance spirituelle doit emprunter d’autres voies.
Cela est vrai, d’abord et en urgence, pour ceux qui ont construit toute leur vie spirituelle à l’intérieur de la communauté chrétienne et qui, pour des motifs qui relèvent généralement de l’intelligence de la vérité et de l’affectivité de l’amour, découvrent un jour qu’ils sont à distance de ce qu’ils avaient appris, de ce qu’ils avaient pratiqué, de ce qu’ils avaient professé au nom de la foi.
Grâce à eux et avec eux, il serait beau que l’Église découvre le sacrement de la distance. Qu’elle découvre le silence qui conduit à la contemplation de la vie de l’autre, qu’elle entre dans la communion de l’immense quand cet autre échappe au cercle de la communauté, et qu’elle soit émerveillée par le dévoilement de ces espaces nouveaux qui ne sont pas les siens.
Si l’Église renonçait à son droit de regard, si elle ne prétendait pas à être la seule à détenir la vérité et à maîtriser les chemins de la perfection, comme elle serait nécessaire au monde pour l’accompagner dans ce qu’il devient au-delà de la frontière chrétienne, sans retenir aucun homme, sans vouloir en convertir aucun, mais en les aimant tous.
Par une telle attitude, l’individu se découvrirait moins seul, et l’humanité se découvrirait aussi responsable du mystère de Dieu. Tous les croyants du monde pourraient même exprimer envers l’Église leur reconnaissance d’avoir retenu son jugement à la limite de son expérience et d’avoir pris en compte ce qu’elle enseigne : Dieu a créé l’homme à son image.
Pour toute religion, sans s’arrêter aux différentes philosophies qui accompagnent ce concept, il est primordial – comme attention à une vérité première à laquelle toutes les autres sont subordonnées – de se souvenir de la création par Dieu de l’homme et de l’univers.
Toute religion se laisserait ainsi féconder par plus vaste qu’elle-même, car aucune ne peut prétendre être aux dimensions de l’univers, ni être assez vaste pour la liberté créatrice de l’homme.
Les religions seraient alors disponibles pour accompagner ceux qui leur en feraient la demande, à partir de la richesse de leurs traditions et du témoignage de leurs saints, pour qu’ils puissent, à leur tour d’humanité, devenir des hommes de Dieu et des frères universels.
Il me semble qu’il serait plus facile d’être chrétien dans une Église qui serait à la fois plus attentive à l’égard de chacun et plus désintéressée par rapport à sa propre entreprise. L’Église, elle aussi, comme le grain de blé tombé en terre : s’il ne meurt, il ne peut pas porter de fruit.
Chacun pourrait ainsi perdre la trace et la retrouver, reconnaître son appartenance à une communauté croyante et se garder de l’identifier au terme, encore inconnu, de son accomplissement. À certains moments, révélé à lui-même par sa liberté d’être, un homme pourrait être submergé de bonheur en découvrant qu’il n’est pas seul dans sa vision, qu’il n’est pas abandonné sur son chemin.
Me promenant dans les rues de Cordoue, allant d’ici de là, c’était de nuit, je suis arrivé devant le mur du couvent où Jean de la Croix a vécu. Je fus saisi d’émotion et de reconnaissance : sans me connaître un homme m’avait précédé, il n’avait rien fait pour moi, il avait en lui-même gardé une voie ouverte et cette voie ne m’était pas fermée. Et j’étais là, dans cette ruelle.
Avant le lever du jour, j’étais à nouveau dehors et je croisai un jeune carme ; il marchait vite comme un novice, je l’ai suivi – nous étions seuls dans la rue – et suis entré derrière lui à l’église où un prêtre âgé commençait la messe : j’étais troublé par ces correspondances qui m’éveillent à tant de souvenirs, à des traces plus profondes que le hasard d’une rencontre romantique, et je me surprenais à être heureux. Nous ne saurons jamais ce que nous sommes les uns pour les autres : ce prêtre qui célébrait à l’aurore presque seul, le novice qui répondait à la prière et moi qui me taisais, ignorant les répons en espagnol, communiant à leurs vies. En ce lieu, je n’étais pas un étranger. Quand je doute de ma vie, il m’arrive d’espérer avoir existé pour des inconnus, pour m’être trouvé au rendez-vous de l’indicible. Tous ceux qui nous avaient précédés dans cette ancienne église, où s’étaient célébrées tant de messes, n’étaient pas absents et je méditais sur ces liens par lesquels se tissent notre éternité. Je serais heureux d’y retrouver le novice qui portait l’habit de Jean de la Croix et le vieux prêtre.
C’est déjà beaucoup qu’ils existent et d’avoir partagé leur prière. Quand le passant pousse la porte d’une église, il arrive que quelqu’un se tienne derrière la porte : c’est un encouragement ou un appel à habiter ces lieux.
Rien de ce qui est fini – c’est-à-dire tout ce que je connais – ne peut traduire ce que je voudrais laisser entendre du mystère de Dieu. Pourrais-je méditer sur ce mystère, si je n’écrivais entre les lignes ce mot d’infini, toujours présent, jamais défini ? Si je ne l’évoquais, la vie serait sans doute différente. En ce qui me concerne la fracture entre la foi en Dieu et l’incroyance me paraît de plus en plus légère, insaisissable comme une manière d’être, et je me demande si je ne l’utilise pas souvent comme une facilité du langage. Pour des raisons que j’ignore, sans doute un long itinéraire, et peut-être par intuition de mon propre bonheur, j’ai opté pour Dieu. Qui pourrait s’en étonner, si cela m’aide à vivre et me rend plus intense, plus présent à ce que j’entreprends, plus vaste à l’égard des êtres que j’aime ? Et si c’était cela la foi en Dieu, pourquoi pas ?
Valéry décrivant Monsieur Teste, cet autre lui-même, qui ne se voulait ni philosophe, ni religieux, suggère qu’il était « un mystique sans Dieu ». Est-ce bien différent d’être mystique avec ou sans Dieu ? Le mystique dans la foi et le mystique dans l’incroyance savent l’un et l’autre que Dieu est inconnaissable.
Il y a des silences sur Dieu qui ne relèvent ni de la négation, ni de l’affirmation. Ces silences échappent à toutes les catégories du jugement, ils ne s’opposent pas à la foi du croyant, ils ne méprisent pas sa prière, ils peuvent même traduire une attention respectueuse à l’égard de son attente de Dieu. Devant celui qui au sujet de Dieu ne disait rien et dont la bienveillance pourtant ne m’interdisait pas d’en parler, souvent je me suis tu, incapable de poursuivre un discours qui nous séparait, alors que je pressentais entre nous une communion qu’aucune parole ne devait détruire, car elle était celle des « fils dépossédés ». Il n’avait pas de père, et moi je revendiquais Dieu comme père. Nous pouvions ensemble être proches, comme de la même famille : nous étions les enfants silencieux de l’absolu.
Je ne cesse d’être renvoyé au dépouillement et au silence de la foi par tous les incroyants de l’absolu que j’ai rencontrés. Je ne me sens pas très différent. Il me semble en définitive que la foi a besoin d’être fécondée par l’incroyance, et que les incroyants de l’absolu sont plus vrais quand ils questionnent les ouvertures de la foi.
Je ressens physiquement cette silencieuse confrontation, qui relève d’une certaine manière d’être au monde et échappe à toute rhétorique, quand je suis confronté à la présence des gens qui remplissent l’église pour un mariage ou pour un enterrement. Ils sont venus parce qu’ils étaient convoqués – non pas par Dieu, comme le dimanche, mais pour répondre à l’appel de la communion humaine. Tous, alors, dans l’église ont leur place, il est même nécessaire qu’ils soient tous là. Je me dis qu’il est dangereux d’évoquer l’infini du mystère de Dieu, dans la seule assemblée des croyants. Nous avons beaucoup perdu de l’exigence de la foi en cédant à cette facilité de célébrer Dieu entre croyants. Et je me demande même si la plus belle prière qui monte alors de mon cœur vers Dieu, et qui s’exprime dans la foi ne trouve pas sa source dans l’incroyance de l’assemblée.
J’ai choisi d’être croyant – j’espère qu’il ne s’agit pas d’une habitude, mais de l’attitude qui est pour moi la plus juste et qui rejoint par sa nécessité personnelle ce qu’il y a de plus honnête dans l’attitude de tous les autres hommes, à commencer par ceux qui sont les plus proches de moi.
À ce régime je me sens de moins en moins prêtre, tout en accomplissant les tâches de mon ministère. En fait il ne s’agit plus de tâches, mais d’une présence que facilite l’attente des autres à l’égard d’un homme qui d’une certaine manière a été désigné à leur attention.
Disons de moins en moins prêtre à titre personnel, comme si je pouvais revendiquer pour moi cette appellation, mais j’accepte, au nom du sacerdoce, de répondre à l’attente humaine de quelque rive qu’elle me parvienne, là où mon parcours m’a placé. Je crois que nous avons chacun notre place, mais qu’il a été donné à certains d’en avoir davantage conscience. C’est un immense privilège dont on ne peut tirer aucune prérogative, il nous renvoie à l’humilité, dans la nécessité de devenir soi-même. Le sacerdoce n’est pas le dernier mot de cette nécessité.
Qu’en est-il de si nombreux chrétiens qui s’interrogent sur leur appartenance à l’Église, sur leur adhésion aux dogmes qui structurent la communauté à laquelle ils se réfèrent, et qui se demandent s’ils ne sont pas en train de devenir chrétiens autrement ?
Il s’agit d’un retournement des relations de ces chrétiens avec l’Église. Auparavant ils étaient soumis à sa pensée, ils adhéraient à sa doctrine, ils tentaient de mettre leur vie en conformité avec ses préceptes. Bien plus, leur vision du monde dépendait de la place et de la fonction de l’Église dans l’histoire des hommes. C’est par rapport à elle qu’ils comprenaient l’histoire du peuple juif qu’ils appréciaient les autres religions, qu’ils jugeaient toute philosophie. Ils accordaient au Jésus de l’Église la première place dans l’histoire d’une humanité, celle-ci était interprétée en fonction de la révélation inaugurée avec Abraham et Moïse, achevée avec Jésus-Christ et ses apôtres, et dont l’Église était le seul garant et interprète authentique. L’Église était le dominant et ils étaient les dominés, ils se soumettaient à elle avec le sentiment qu’en dehors d’elle il n’y avait pas de connaissance plénière de la vérité. En un mot Dieu avait parlé définitivement par les prophètes et, par Jésus-Christ, il avait confié à l’Église d’assurer la transmission la mise en œuvre de sa révélation : tout était dit.
Et voilà que le rapport entre certains de ces fidèles et l’Église s’est renversé. Ils se sont affranchis de sa tutelle, ils l’ont questionnée et ont découvert qu’ils portaient en eux-mêmes d’autres questions qu’il leur appartenait de laisser sans réponses. Comme Jésus, ils se sont tenus seuls dans la cour du Grand prêtre. Ils ont découvert que la liberté intérieure était première par rapport à l’expression de la foi.
Cette interrogation et cette conviction en elles-mêmes n’étaient pas nouvelles. Mais jusqu’alors – le tournant se situe sans doute au milieu du siècle, après la Seconde Guerre mondiale – ceux qui tenaient cette attitude critique ne faisaient pas partie de l’Église ou s’en excluaient d’eux-mêmes, la laissant à ses convictions, dont il était entendu qu’elles étaient irréformables. Mais voilà que ces nouveaux chrétiens – qui connaissaient fort bien tout le système de pensée et de fonctionnement de l’Église, pour avoir été d’anciens chrétiens formés à toutes les vieilles pratiques et rompus à la logique de la scolastique décadente que l’enseignement musclé du catéchisme avait imposé – se sont mis à penser et à agir librement, dans une vision plus universelle de la vérité, mais qu’ils n’ont pas quitté l’Église pour autant.
Bien sûr les autorités de l’Église ont très vite perçu le danger – on a exclu quelques théologiens, ou du moins on les a réduits au silence, certains prêtres trop contagieux ont été isolés –, mais elles ne pouvaient pas éliminer les simples fidèles, ni les empêcher de penser, encore moins d’exister. Si l’on peut, au lever du jour, notifier à un théologien qu’il n’a plus sa place au soleil, les fidèles sont insaisissables.
Ces derniers ne sont plus placés en situation de dépendance, mais surtout ils ne se sont plus définis comme chrétiens en raison de leur adhésion à un Credo : ils ont privilégié une manière d’être, une attitude à l’égard du monde, ils ont cherché dans leur vie les traces de l’intuition évangélique, ils se sont livrés à l’attente du Dieu qui se tient à l’horizon de l’humanité. Comme le dit si bien Marcel Légaut, ils ont entrepris de comprendre et de vivre, pour leur part, ce que Jésus a vécu.
Se dire chrétien ou à la manière de Kierkegaard tenter de devenir chrétien, s’inscrit pour eux dans un itinéraire partagé avec tous les bouseux de la foi, une connivence de terroir. Ce mot superbe de connivence échappe au contour trop défini des concepts. Il exprime le lien qui unit des inconnus dans ce qu’ils ont de plus secret et de moins facilement repérable.
Je pense à ces hommes qui, au-delà de la quarantaine, après avoir reçu une stricte éducation religieuse, avoir exploré par un travail intellectuel la tradition de l’Église et s’être compromis dans ses entreprises, se découvrent à marée basse, quand la trace de la procession s’est effacée sur le sable, seuls devant la mer. Ils se demandent avec qui partager l’intuition évangélique qui les a depuis toujours maintenus en alerte. Ces hommes ne sont pas seuls pour construire leur vie et accomplir leur tâche. Ils sont le plus souvent, bien au contraire, très présents dans les responsabilités de leur entreprise, l’expression du politique, le réseau des liens sociaux, les vibrations de la culture. Mais s’ils cherchent une communauté chrétienne qui non seulement reconnaisse leur différence, mais qui aussi la sollicite, ils n’en trouvent pas. Et s’il leur arrive, un jour de fête, d’entrer dans une église pour rejoindre l’assemblée des croyants, pour s’associer à ceux qui se souviennent de Jésus-Christ et célébrer avec d’autres le mystère de la présence dont ils se savent toujours habités, ils sont à nouveau déconcertés par les certitudes simplifiantes du discours chrétien. Ils y manquent d’espace et se sentent saturés par le trop-plein de ceux qui se présentent comme les témoins de l’infini. Peut-être ne sont-ils pas assez modestes pour ne pas y attacher trop d’importance ? Mais peut-on être modeste, quand on estime que le mystère de Dieu s’en trouve, en soi-même, méconnu ou abîmé ?
En fait, l’assemblée du dimanche ne peut plus grand-chose pour eux et avec eux. Ce n’est sans doute pas très grave, si l’on veut bien admettre qu’un champ, plus large qu’autrefois, s’ouvre à ceux qui continuent à se passionner pour l’aventure du christianisme. Cette aventure est devenue trop vaste – grâce à l’Église d’ailleurs –, dans l’espérance des hommes, pour être partagée dans les cadres trop limités d’une Église catholique qui, du moins en France, n’est pas aujourd’hui au meilleur de sa créativité. Pour la plupart, ces hommes dont je parle ne rejoindront pas le protestantisme. Ils n’attachent pas assez d’importance aux confessions chrétiennes pour en changer.
Ils ne sont rien de défini. Ils font partie de ce réseau indéchiffrable de résistance contre toute occupation autoritaire de l’espace spirituel au nom de la religion. Ils se retrouvent et se reconnaissent partout où la parole est libre, pourvu que celui qui la livre y compromette sa vie. Des lieux les attirent, et il n’est pas rare que des communautés de moines ou de religieuses en aient permis l’éclosion – les institutions de l’Église n’ont pas fini de nous surprendre.
Je ne saurais nommer tous ceux qui ont si heureusement accompagné mon parcours : tous ces êtres qui ne savent pas combien ils ont été pour nous éclairants et décisifs, puisque nous ne le savons pas toujours nous-mêmes ou que nous le comprenons plus tard. Ce n’est pas tant ce qu’ils ont entrepris qui m’a marqué, mais plutôt la vérité de leur être. Je reconnais qu’ils ont sollicité en moi ce que j’avais de meilleur : ils ne m’ont pas conseillé, ils ne m’ont pas moralisé, ils m’ont éveillé à moi-même, parce qu’ils étaient, au sens de Kierkegaard, des chevaliers de la foi, qu’ils étaient modestes en se laissant juger, non pas par les complaisances de l’entourage, mais par ce terrible absolu qui les avait mis en état d’alerte. Ces êtres ne se définissent pas, et pourtant s’attirent. Ils créent autour d’eux la rencontre des passionnés de l’absolu et partagent « L’aventure personnelle, l’aventure prodiguée, communauté de nos aurores ». Les lieux où ils se tiennent sont habités par la présence révélée de chacun.
Ces lieux ont permis à beaucoup d’hommes et de femmes de garder et d’inventer des signes de reconnaissance avec la communion plus vaste de toute l’Église. J’ai pour ma part une grande gratitude à l’égard de tous ceux qui ont donné à ces lieux d’être vivants. Dans une période où j’étais seul et sans doute déprimé, je me rendais le dimanche à la messe, je pleurais derrière un pilier – à chacun son pilier. Mais à défaut de se convertir, c’est déjà beaucoup d’avoir encore assez d’espérance pour se dissimuler derrière un pilier dans une église.
Tout au long de ces longues et profondes transformations qui s’opéraient en moi, à l’instar de tous ces nouveaux chrétiens, je trouvais chez les jésuites de la rue Monsieur et au colloque des Sciences religieuses de Chantilly des amitiés austères, mais irremplaçables. Ces hommes de vérité me donnaient à penser. Auprès de Daniel Olivier, le spécialiste de Luther, dont j’avais suivi le séminaire d’habilitation au doctorat et qui m’avait très vite accepté comme interlocuteur, j’avais découvert que je pouvais moi aussi m’inscrire dans ce dialogue qu’il entretenait avec l’un des plus grands penseurs de l’histoire du christianisme. La lecture de Kierkegaard m’avait préparé à cette rencontre et le moment était sans doute venu de revendiquer ma propre existence, en me confrontant à la pensée d’autrui, non pas seulement pour connaître une œuvre, mais pour savoir ce que je pensais moi-même. Jusqu’alors je ne savais pas que la théologie était un dialogue entre soi et un plus grand que soi. Ils ne sauront jamais quel rôle ils ont joué dans notre vie ces hommes solitaires de la pensée dont les intuitions nous ont ouvert les chemins que nous n’aurions pu, livrés à nous-mêmes, ni pressentir et encore moins explorer. Quelques lignes de maître Eckart, qui de son temps fut si gravement suspecté, suffisent encore à nous bouleverser.
Je mesurais à quel point l’Église est riche d’intellectuels de premier plan et je me disais qu’ils joueront, comme d’autres avant eux, un rôle décisif dans l’évolution de la pensée théologique et, par conséquence, dans la rénovation de l’Église. Il en sera des théologiens comme des philosophes et des poètes, on se souviendra d’eux alors qu’on aura totalement oublié qui était de leur temps nonce apostolique à Paris – l’exemple n’est pas très bon, car on ne le sait déjà plus. On se souviendra d’eux à condition qu’ils ne renoncent pas à être des « théologiens », comme les poètes n’ont pas renoncé à la poésie.
Évidemment on ignorera aussi les noms de tous ces anonymes de l’espérance, qui se tiennent loin de l’Église, mais sont au cœur de l’attente des hommes. Pour aujourd’hui, il suffit de savoir qu’ils existent. Leur trace ignorée prépare l’avenir. Ils sont nés au Jourdain, et ce fleuve continuera à irriguer le monde. Quand le Fils de l’Homme reviendra, trouvera-t-il la foi sur terre ? Oui, la foi en une humanité appelée à la divinisation. Peut-être l’humanité devra-t-elle entre-temps – tout ce temps d’ici la fin des temps – inventer d’autres religions et les abandonner le long de ce long chemin ? Quand les prophètes se retrouveront, ils seront émerveillés d’avoir tous entretenu la vision finale d’une humanité unifiée en Dieu. Chacun, pour sa part, aura anticipé cet accomplissement, non seulement dans sa vision, mais dans sa propre vie, unie à celle de Dieu. Chacun, selon sa culture, se savait fils de Dieu, c’était son titre d’existence. Parmi eux Jésus.
Dans cette apocalypse, il est heureux de se reconnaître chrétien, pour nous encourager à ne pas manquer, dans la communion de toute l’humanité en Dieu, la fin de toutes les religions. Comme on ne vit pas au quotidien de vision d’éternité, encore que ce ne soit pas une faible lumière, il faut cultiver notre jardin. Ce choix n’a rien de candide, il est celui de la parabole du bon grain et de l’ivraie. C’est une rude entreprise. D’abord, il faut s’en tenir à son lopin de terre, selon la saison. Et pouvoir écrire à son ami lointain, confiant dans l’itinéraire de la caravane qui portera le message jusqu’à l’oasis au-delà du désert : « Moi aussi, aujourd’hui, j’ai taillé mes rosiers. »
Par rapport à tous ces hommes que j’ai évoqués, je me réjouis d’avoir encore un potager. J’ai dû au fait d’être prêtre de ne pas être privé d’une communauté de prière et de réflexion. Je me dis quelquefois que c’est grâce à cette fonction, où j’ai pu garder une certaine initiative, que je dois d’être encore pratiquant.
Sans rien négliger de la tâche à laquelle se trouve confronté un petit curé de campagne – elle correspond, cette tâche, à une démarche si émouvante de la part de ceux qui tentent de trouver, dans le bonheur, mais bien souvent dans le malheur, un signe de Dieu, que rien aujourd’hui dans ma vie ne me structure davantage que cette disponibilité – je voudrais partager la recherche de ceux qui persistent à tenter de devenir chrétiens, sans nier ce qu’ils sont devenus. Ce double registre de la tâche quotidienne et de la recherche sont loin d’être étrangers l’un à l’autre. Ils ne s’expriment pas de la même manière, encore que les différences soient surtout formelles, plus ou moins marquées d’affectivité ou d’intellectualité. Je suis pour ma part assez sensible à ces deux modes d’expression, et je n’y vois pas au fond une bien grande distinction.
Je célèbre beaucoup de baptêmes, j’y mets tout mon cœur et j’y trouve une petite consolation, moi dont le seul grand regret de ma vie est de n’avoir pas eu d’enfants. J’ai sans doute ainsi évité beaucoup de peine, ignoré de grandes joies, de toute manière cela ne m’a pas aidé à mûrir.
Déjà une attitude nouvelle par rapport au baptême est en train, sans qu’elle soit formulée, de se faire jour : la démarche que font les parents en demandant que leur enfant soit baptisé est fondée dans la tradition du christianisme, mais s’inscrit dans une histoire post-chrétienne. Je préfère cette expression à celle couramment utilisée de catéchuménale, qui laisserait supposer que cette démarche est un premier pas vers la découverte du sens plénier du baptême. Généralement il n’en est rien, cette démarche porte en elle-même sa propre justification.
Les parents demandent un signe de Dieu sur la vie de leur enfant. Ils sont souvent sensibles à la scène du baptême de Jésus sur le bord du Jourdain : ils aimeraient que leur enfant puisse lui aussi entendre un jour de la part de Dieu la parole : tu es mon enfant bien-aimé. Ils voudraient tant que cette parole soit vraie et ils n’en demandent pas plus : que cette parole soit une bénédiction de Dieu, une promesse de bonheur de sa part. Ils savent bien que nul ne peut dire si leur enfant sera croyant, encore moins s’il sera chrétien, mais ils l’inscrivent comme tel sur le livre de l’Église et cette inscription est d’une grande valeur symbolique : c’est le registre des âmes. Et ils signent – encore un moment important – pour ratifier la demande et souligner à quel point ils l’ont prise au sérieux. Démarche qui relève d’une nécessité sans nom, car elle ne s’implique pas dans la vie de l’Église, elle ignore ce que celle-ci entend par sacrement, elle n’est pas en relation avec la Résurrection du Christ, elle ne suppose pas l’adhésion à un Credo. L’eau, la lumière et le Notre Père retiennent le plus leur attention : ces rites disent la vie et ils disent Dieu. En célébrant un baptême que nous souhaitons vivre dans la communion de l’Église, nous sommes sortis des repères de cette Église. Aussi ces parents comprennent-ils que le baptême n’est pas un privilège des chrétiens, comme si les enfants baptisés étaient plus aimés de Dieu que tous les enfants du monde. Ils sont étrangers aux préoccupations d’autrefois sur le salut des enfants non baptisés, ce genre de question leur paraît même scandaleuse. Reconnaissons d’ailleurs qu’il n’y a plus que quelques vieux chrétiens pour s’y attarder.
Ces baptêmes ne fondent pas l’avenir de l’Église, mais ils généralisent une attitude selon laquelle on reconnaît que, du point de vue religieux, on a une origine chrétienne – une généalogie – et que la suite de l’existence se fera avec ou sans Dieu, sous le signe de l’imprévisible et, pourquoi pas, de la Providence.
Je trouve pour ma part que c’est déjà beaucoup et je tente d’entrer joyeusement dans cette fête et de participer un peu aux réjouissances qui suivent comme la reconnaissance d’un moment de bonheur.
Je n’impose aucune condition au baptême, je ne mets pas en doute la foi des parents, je ne suspecte pas leurs intentions. Et je pense, avec humour, qu’il n’y a pas si longtemps, en terre chrétienne, on refusait de sonner les cloches quand un enfant n’était pas baptisé aussitôt après sa naissance !
D’une Église pour tous, nous avons eu tendance – ce n’est pas un des effets les moins curieux du concile Vatican II – à vouloir constituer une Église de purs. Nous savons pourtant ce que la pureté de la foi a pu engendrer de malheurs dans notre histoire. Paradoxalement l’Église qui a une si longue mémoire a aussi la mémoire courte.
Qu’on ne me parle pas pour autant de religion populaire, avec condescendance. Rien n’est populaire ou n’appartient à l’élite des croyants, quand il s’agit des hommes et du mystère de Dieu. D’une certaine manière, ces baptêmes échappent à l’Église qui les célèbre, mais ils ne passent pas inaperçus au regard de Dieu, ou du moins accompagnent-ils le regard que les hommes portent vers lui.
La célébration des obsèques religieuses ne semble pas poser autant de questions aux responsables de la pastorale de l’Église. Et pour cause, la mort rend beaucoup de questions insignifiantes. On tâche bien sûr de faire pour le mieux, en s’associant à la peine de chacun, attentivement. On voudrait tellement faire plus, et on se sent si pauvre devant la douleur de la séparation, les souffrances d’une longue maladie, l’interrogation sur l’éternité qui véhicule toujours l’espérance inquiète de savoir si on se reverra.
C’est sans doute à ces moments-là que nous sommes le plus juste, si nous avons un peu d’humanité et un tout petit peu de religion. Notre attitude, en tant que communauté chrétienne, autour des obsèques, pourrait nous éclairer sur tout ce que nous avons à partager et à vivre avec tous ceux qui, à un moment ou l’autre de leur vie, font appel à l’Église. La peine humaine est notre meilleur maître en théologie : elle nous enseigne qu’il n’y a pas de vérité qui puisse ignorer la compassion. De ceux qui à longueur de vie sont présents dans les hôpitaux, quelles que soient la raison de leur présence et la responsabilité qu’ils y tiennent, qu’ils soient croyants ou incroyants, qu’ils lavent les malades ou qu’ils les soignent, de tous ceux qui s’entretiennent avec eux, et de ceux qui gardent le silence, nous avons à apprendre la compassion.
La compassion est silencieuse, elle ne cherche pas à imposer ses vues, elle est humble devant la souffrance, elle sait que l’homme est seul devant sa mort, mais elle le caresse encore jusqu’au dernier instant. Je sais que ce qui entoure l’agonie hospitalière peut nous mettre cruellement à l’écart des derniers instants. J’accepte qu’il puisse y avoir des raisons techniques pour soulager la souffrance qui rendent difficile la présence des proches. Mais je sais aussi qu’il n’y a pas d’impératif qui justifie, devant la mort, l’éloignement de ceux qui ont durant sa vie témoigné le plus d’amour à ce mourant. La compassion, qui tente de tout comprendre et de tout supporter, ne peut tolérer cela. Je ne veux porter aucun jugement dans un domaine où je n’exerce aucune responsabilité, d’autant que j’ai souvent été impressionné par la qualité et la gentillesse rencontrées auprès de tous dans ces lieux de souffrance.
Sans doute, notre monde occidental n’est-il pas encore suffisamment initié à la compassion. Nous discutons, nous apprécions, nous jugeons, nous faisons ce qui est le plus raisonnable. Nous nous efforçons d’être justes, de respecter les droits de chacun, de tenir nos responsabilités. Nous sommes honnêtes en somme et supportons mal de ne pas être en règle avec notre conscience. La compassion submerge tout code de bonne conduite. Elle rend misérable à la misère d’autrui. Elle ne se commande pas, mais nous pouvons l’accueillir doucement pour qu’elle prenne en nous sa demeure et que petit à petit elle nous habite. Elle est la figure vulnérable de la charité, dont parle saint Paul. Tout ce qu’il dit de la charité peut s’entendre de la compassion. Et pourtant il y a une différence. La charité se sent des devoirs, elle se sait obligée d’entreprendre, elle appelle des décisions et nécessite des choix. La compassion, même pas. Elle est communion à l’être qui souffre, elle est totalement désintéressée d’elle-même. Elle est la compassion. Il suffit de la laisser venir à soi, entrer chez soi, s’établir. Alors, elle habite notre être et nous découvrons qu’elle est la sœur de la mystique.
La mystique et la compassion sont les douces sœurs terribles qui perturbent toutes les institutions. Elles ne se rendent pas à la raison et surtout pas à la raison d’État. Elles ne laissent personne s’abriter derrière la fonction, si ce n’est pour comprendre qu’il peut être redoutable pour un être d’exercer des responsabilités et qu’une haute fonction est un bien grand péril. Le paradoxe est que cela est vrai des charges spirituelles. Avons-nous assez de compassion pour ceux qui les exercent ?
L’éclairage de la parabole de l’économe infidèle, qui remet leurs dettes aux débiteurs de son maître, avant d’être lui-même renvoyé de sa gestion, conviendrait bien pour saisir la position singulière de ceux qui ont reçu en gérance le bien spirituel des hommes. Ce bien ne leur appartient pas, il n’est qu’à Dieu. Mais ils peuvent en disposer en toute générosité, pour libérer chacun de sa dette, et le rendre libre. Ils prennent ainsi le risque de déstabiliser le pouvoir religieux dont on les avait faits les régents, mais ceux qu’ils auront libérés se tourneront avec reconnaissance vers le maître du domaine. L’intendant sera oublié, il aura été un serviteur inutile : des libertés nouvelles seront nées.
Il convient de renouveler souvent l’attribution des charges religieuses, afin que ceux qui les détiennent ne s’approprient pas les biens spirituels dont ils ont la gérance, et qu’ils finissent par en être économes, comme si ces biens leur appartenaient.
Pour donner un petit exemple, petit parce qu’il n’est pas long à suggérer, mais qui a tout d’un grand exemple pour les conséquences qu’il entraînerait, si le grand intendant de l’Eglise disait aux femmes : prends ton billet, supprime « interdit » et écris « appelée au sacerdoce ; de quel bien spirituel aurait-il disposé et qui aurait-il enrichi en supprimant la dette de l’interdiction ? Est-ce que le maître alors ne louerait pas cet intendant infidèle ?
J’ai grande compassion pour ceux qui sont confrontés à de telles décisions, mais aussi pourquoi veulent-ils tout résoudre seuls, comme s’ils ne pouvaient pas compter sur la maturité spirituelle de tous les fidèles de l’Église ? Il n’y a pas un seul garant de la fidélité : la créativité spirituelle de tous les fidèles est la plus grande ressource de confiance en sa mission dont dispose l’Église, elle est à même d’aborder sans crispation et avec l’intelligence plurielle d’un peuple l’évolution de l’humanité.
Michelet ne vantait-il pas le peuple, avec le lyrisme du prophète : « Allez, plongez-vous dans cette mer de vie, de douleurs, et alors seulement vous comprendrez les livres ou vous vous en passerez. Vous n’aurez plus de ces faiblesses qui entravent l’invention, plus de faux dieux, ayant senti Dieu dans les masses. »
Un homme seul ne peut affronter la transformation du monde et tirer les leçons de cette évolution : il sera forcément sur la défensive et ne pourra que se référer au passé. Une des grandes responsabilités du peuple chrétien à l’égard du monde est d’aider les responsables de l’Église à sortir de leur isolement, en les mettant en communion avec les forces spirituelles qui animent ce monde.
Une étape décisive et urgente pour la vie de l’Église est que se rétablisse la confiance réciproque entre les responsables et l’ensemble du peuple chrétien. Il ne s’agit pas tant que les uns confient des responsabilités aux autres, mais que tous se découvrent tout d’abord responsables les uns des autres et qu’ils soient ainsi attentifs aux besoins du monde.
Plus qu’aucune institution l’Église est menacée, alors que sa diversité devrait l’en préserver, par la pensée unique. Pour ma part, je ne me suis jamais senti autant responsable de l’ensemble de l’Église qu’à partir du moment où j’ai découvert que je ne pensais pas comme les autres et que les autres ne pensaient pas comme moi. Grâce à eux, je ne pouvais prétendre détenir la vérité et ainsi, modestement, j’explorais la voie qui était la mienne. I1 faudrait vivre dans l’Église une communion assez forte pour qu’au lieu de nous exclure les uns les autres en raison de nos différences, nous puissions non seulement nous comprendre, mais nous encourager à enrichir la vérité commune par la vérité singulière de chacun, celle qui relève de son itinéraire, de son expérience, de sa confrontation au mystère de Dieu, de sa rencontre des hommes.
Le dynamisme que crée en chacun la recherche de la vérité est une tension heureuse vers l’unité, alors que la contrainte qu’impose la soumission à une vérité établie est une crispation malheureuse sur une des étapes du chemin vers cette unité.
Les responsables ont toujours peur que les fidèles dévient de la vraie foi dont ils s’estiment les seuls garants. Ils oublient facilement que sans la vitalité des fidèles qui les conduit à se tourner vers Dieu, à s’adresser à lui pour le meilleur et pour le pire, qui leur permet de rendre présents, à travers leur cœur et leur chair, les sentiments d’amour que Jésus a portés à tous les êtres, de se livrer comme lui à leur destin unique, leur orthodoxie serait une lettre morte. Ils oublient même qu’ils ont eux aussi été les fidèles et que tout ce qu’ils sont devenus était déjà là, avant qu’ils ne deviennent chefs des clercs. Ils ont perdu le souvenir de cette époque heureuse où ils livraient spontanément leurs sentiments et leur prière, sans se demander si cela convenait à leur fonction, puisqu’ils n’avaient pas de fonction, et où ils ne doutaient pas d’être épris de Dieu puisque personne n’attendait d’eux une attitude édifiante. En un sens, tellement occupés par leur fonction, ils n’ont plus en eux-mêmes la spontanéité qui leur permettrait de savoir s’ils sont toujours croyants. Ce risque, inhérent à la fonction de responsable religieux, de ne plus savoir qui on est d’un point de vue spirituel, ne menace pas seulement les garants désignés de l’orthodoxie, il compromet l’authenticité de tous ceux qui exercent une charge dans l’Église, qu’ils soient clercs ou laïcs.
Les communautés de femmes ont plus facilement que les hommes échappé à l’enfermement de la fonction. On leur demandait plus volontiers des services que d’exercer des responsabilités – il est pour le moment exclu qu’une femme puisse devenir responsable d’un diocèse. Elles ont été plus attentives au destin spirituel des êtres qu’à l’exercice d’une mission à l’égard de la société ou d’une tâche pastorale relevant du fonctionnement d’une institution religieuse. D’une manière générale la vie monastique ou dans une communauté religieuse – malgré ou à cause de la règle – achemine ceux qui s’y engagent vers la liberté intérieure. Comment pourrait-on d’ailleurs supporter tant de contraintes si on n’était pas libre devant Dieu ?
C’est pourquoi, lorsque le tournant de leur vie les a avertis, généralement à l’âge de la maturité, qu’ils étaient des hommes de Dieu avant d’être des hommes d’Église, de nombreux religieux – beaucoup plus librement que beaucoup de prêtres diocésains – ont quitté leur ordre pour poursuivre la voie qui les avait conduits – un temps – à traverser une institution d’Église. Cette démarche a été encore plus sensible chez les femmes, qui attachent moins d’importance à leur reconnaissance sociale que les hommes – toujours désireux de définir leur place dans la société. Elles savaient instinctivement depuis toujours et elles n’avaient pas perdu cette intuition dans leur vocation religieuse que leur unique vocation était d’aimer. Leur statut social ou religieux avait une importance secondaire par rapport à cette orientation fondamentale de toute leur vie.
Sans doute ne faudrait-il pas durcir les oppositions entre les hommes et les femmes, ni entre ceux qui s’attachent à une institution religieuse et ceux qui la quittent, ni même entre ceux qui continuent à se dire croyants et ceux qui se taisent à ce sujet, car en définitive il se passe en tous une transformation profonde, qui seule mérite intérêt, car elle est la promesse évangélique : l’amour vous rendra libre.
Le paradoxe est que l’Église avait cru compter sur des serviteurs, qui – pensait-elle – s’étaient engagés à la servir et qui lui avaient promis obéissance. Les termes du contrat étaient ainsi posés et nul ne songeait à tromper quiconque. Mais ceux qui avaient signé s’étaient en fait compromis pour autre chose : ils s’étaient enrôlés pour l’amour. Comme le mousse qui, dans la taverne, met une croix au bas de la feuille que lui présente le quartier-maître, non pas pour se soumettre à la règle de l’équipage, ni pour transporter la cargaison, mais parce qu’il veut voir la mer.
L’amour est imprévisible, il fait entrer et sortir, il est comme l’esprit, on ne sait ni d’où il vient ni où il va : il ne justifie rien, il ne condamne rien. Il englobe et dépasse tout. Il n’y a pas de commissaire-priseur pour l’adjuger. Son indépendance est telle que personne ne peut en avoir le monopole, ni prétendre lui être vraiment fidèle. Il n’y a de fidélité qu’à l’amour, et celle-ci est invérifiable et pourtant sans elle il est impossible d’inventer le bonheur.
Qui peut dire que les décisions qu’il a prises sont des choix qui relèvent du plus grand amour ? De l’amour sans doute, mais il y a aussi de petites amours et beaucoup d’amour-propre. Comment s’y reconnaître : pour chacun dans sa propre vie, c’est pratiquement impossible, mais dans le regard porté sur la vie d’autrui, c’est simple. Il suffit d’interpréter les grandes options de l’existence d’autrui, de la manière la plus favorable. Si la compassion initie au malheur d’autrui, la bienveillance accueille son bonheur. Et comment se fait-il que cette attitude heureuse soit si difficile et qu’il est plus doux de communier au malheur – que nous y trouvons plus de plaisir – que d’apprécier le bonheur ? Le bonheur est insolent à l’égard de l’esprit de domination que nous tentons – plus ou moins subtilement – d’exercer sur les autres. Je reconnais que dans ma vie j’ai été séduit par le malheur d’autrui – séduction n’est pas compassion. J’ai cru aimer, et je réalise aujourd’hui que j’aimais ma propre émotion. Je vivais par procuration le malheur qui n’était pas le mien, j’éprouvais l’intensité du tragique, à moindres frais. Dans une vie trop facile, je trouvais, sous l’apparence de nobles sentiments, l’extrémité qu’apporte la souffrance, sans en payer le prix.
Je me suis attaché à la vie de cet homme que sa mère avait laissé, sans un regard, à l’âge de quatre ans, devant la porte de l’Assistance publique. Adulte, il en était à jamais blessé, d’une blessure qui hantait ses rêves et donnait à son regard l’intensité perdue d’un amour désespéré. Il ne savait pas si elle était morte, elle venait encore la nuit le visiter, et dans cette ignorance il ne pouvait encore lui pardonner. Il la cherchait dans les cimetières et ne trouvait pas sa trace. La trace n’était nulle part ailleurs qu’en lui-même, elle n’était qu’à lui.
Je suis devenu plus libre à l’égard des normes et des enseignements transmis par l’Église quand j’ai commencé à me laisser émouvoir par la présence des êtres. Je recherchais la douce exigence des femmes et la complicité des hommes. Les uns et les autres habitaient mon cœur et atteignaient en moi les fibres sensibles de l’existence.
Une rencontre fut absolument décisive, elle fut unique, incomparable. J’y pense toujours avec la nostalgie inconsolée d’un grand bonheur que j’ai perdu, mais que sans doute je n’étais pas assez grand pour assumer. Dès les premiers temps de notre rencontre, j’ai souhaité que mes parents la connaissent, quant à elle, elle s’apprêtait à les aimer aussi. Ce fut un déjeuner très simple où il ne fut question de rien : de littérature, d’amis communs, de voyages dans des pays étrangers. Nous commencions à mieux nous connaître, nous sommes partis ensemble au désert, elle a tenté de m’initier à cette passion. Ce fut une dure épreuve : au désert on est seul. J’étais atteint par ce silence et cette immensité, mais déjà je pressentais que j’aimais la fiancée du désert et qu’il ne me la rendrait pas. Et moi, j’étais prêtre.
Pourtant, dans ma tête, j’élaborais des projets. J’étais incapable de garder ce secret qui pouvait changer toute la vie, du moins ce qui en constitue le tissu, car de toute manière, quels que soient les choix, on demeure unique en soi-même et devant Dieu. J’étais divisé et je pensais à cette parole de Nietzsche : « Je ne saurais avoir d’enfant d’aucune femme, si ce n’est de cette femme que j’aime, car je t’aime, ô éternité. » Cela suffit pour le côté sublime !
Nous nous retrouvions avec des couples amis, ils étaient attentifs. Je me confiais à mes parents, qui sont morts maintenant depuis longtemps : j’envisageais de l’épouser, leur dis-je, restant dans un domaine qui leur était familier, tout en les assurant que je voulais prendre un an de réflexion. Mon père me parla longuement du sacerdoce, du respect et de l’attachement qu’ils avaient pour mon engagement, du prix que j’y attachais. Puis il s’arrêta de parler et ajouta : « De toute manière, ta décision sera la nôtre et nous ferons tout pour t’aider. » Ma mère n’avait rien dit, elle eut cette parole de mère : « Est-ce qu’elle t’attendra un an ? » Aujourd’hui, où elle n’est plus, j’y pense avec une émotion si forte que sa présence m’habite encore. C’est la plus belle parole d’amour qui m’ait été livrée, venue de ma mère qui parlait si peu. J’étais pacifié.
Et puis avec le temps, non pas en raison du temps nu de l’habitude, mais par cette confrontation permanente à l’exigence d’aimer que je n’étais pas capable de soutenir, est venu le moment où elle m’a informé, comme elle faisait toute chose d’une manière décisive et indépendante, ce que d’ailleurs j’aimais le plus en elle, que c’était terminé : elle ne m’aimait plus. Elle me le dit doucement, avec tendresse, dans la simplicité de l’évidence. Je n’ai plus jamais éprouvé un tel amour : c’est merveilleux que cela ait été. J’aurai peut-être moins de mal à mourir, et il me semble que j’ai éprouvé ensuite plus d’amour pour les êtres. J’étais enfin prêt à affronter ma vie, libéré de la facilité avec laquelle j’avais joué pour ne pas souffrir, pour ne pas m’engager, comme un esthète du beau et de l’absolu, un amateur éclairé de l’existence. J’avais été pris en défaut de ne pas savoir aimer : à chacun sa conversion. J’avais découvert une belle évidence : il y a toujours un prix à payer pour être authentique. J’ai tenté de ne pas l’oublier, mais il me semble à certains jours que je suis bien négligent. En définitive, je penserais que seuls les êtres qui ont vraiment souffert – s’ils n’ont pas été détruits par la souffrance – sont authentiques.
J’espère, à partir de l’histoire de ce bel amour, rester bien modeste dans la suite des jours, car nous ne pouvons savoir ce que nous avons encore à vivre. Et quand autour de moi l’amour semble faire faillite, je ne désespère jamais de la vie des êtres. Sur l’éternité je suis plutôt discret, mais sur la vie je demeure émerveillé par l’invention permanente du bonheur. Je pense même qu’il n’y a pas de faillite de l’amour : tout ce qui a été vécu avec amour est inscrit pour toujours. Les couples peuvent se séparer, les êtres qui ont été très proches peuvent devenir étrangers l’un à l’autre, beaucoup de souffrance peut en résulter, mais rien de ce qui a été vécu avec amour ne peut être détruit. Il faudrait, au moment de la mort, ne pouvoir se souvenir que de cela, puisqu’il n’y a que cela qui dure. De tout ce que nous avons vécu n’entre dans l’éternité que le meilleur, les êtres que nous avons aimés nous accompagnent et nous aimerions leur dire : « Ce soir, tu seras avec moi dans le paradis. » Comme on aimerait qu’ils soient tous là pour l’entendre. Dix ans avant que sa vie ne s’achève, mon père devait subir, au matin, une opération si grave qu’il se pensait condamné. Au début de la nuit, il m’a dit : « Tu sais, maintenant je n’ai plus de principes. » Et il m’a demandé ma bénédiction. Entre nous, les années qui suivirent furent associées à cet instant anticipé : une autre lumière avait traversé notre relation.
Tardivement, j’ai appris l’essentiel : il n’y a que les êtres. Nous vivons ensemble, nous les aimons et ils meurent. Nous continuons à vivre, avertis, plus légers. Les contradictions de notre vie – surtout quand elles sont d’ordre intellectuel – ont moins d’importance. Nous éprouvons même un certain plaisir à les entretenir, comme on conserverait d’anciennes chaînes qui nous auraient entravés, pour nous souvenir qu’autrefois elles nous ont évité trop d’errance. Qu’éprouve le pape quand il meurt ? Est-il toujours aussi sûr de lui ? Il ne doit plus penser à rien et s’en remettre à Dieu. Jésus sur la croix, qui n’avait plus de religion ! Que restait-il : un cri vers Dieu, sa mère, Jean, quelques femmes, l’humanité crucifiée avec lui, la foule qu’il avait aimée : toute sa vie.
La mort de Jésus – comme la mort de tout homme – nous aide à aimer notre vie : son intensité tragique et sa simplicité. Je ne prétends pas à la sérénité, je m’en méfierais plutôt, elle me semble trop oublieuse de ce que nous avons si bien et si mal vécu et de ce que vivent aujourd’hui ceux qui nous entourent. Comme attitude de la maturité, je préfère la passion d’exister, car elle n’accepte pas que le dernier mot soit dit. Il reste encore tant à découvrir, tant d’êtres à rencontrer, tant d’émotions et de présence à partager. Il ne faut rien manquer du monde qui s’enfante sous nos yeux, y trouver sa part, y tenir sa place : une petite place nécessaire.
Découvrir sa nécessité, comme l’urgence annoncée chaque matin d’être au monde, dans l’évidence qu’aucune question ne sera résolue et qu’il nous appartient, en nous et chez les autres, de réveiller toujours la question. La question de l’homme et la question de Dieu bien sûr, y en a-t-il d’autres ?
Je transcris ici une page de Valéry, parce que je pressens qu’il livre ce que je cherche sur l’unité de toute l’existence, sans qu’il me soit donné de l’exprimer avec autant de justesse et surtout parce que je ne suis pas certain d’en comprendre aujourd’hui toute la portée, quand il fait dire à Socrate :
« Ô mort coéternel, ami sans défauts, et diamant de sincérité, voici :
Ce ne fut pas utilement, je le crains, chercher ce Dieu que j’ai essayé de découvrir toute ma vie, que de le poursuivre à travers les seules pensées ; de le demander au sentiment très variable, et très ignoble, du juste et de l’injuste, et que de le presser de se rendre à la sollicitation de la dialectique la plus raffinée. Ce Dieu que l’on trouve ainsi n’est que parole née de parole, et retourne à la parole. Car la réponse que nous faisons n’est jamais assurément que la question elle-même ; et toute question de l’esprit à l’esprit même, n’est, et ne peut être, qu’une naïveté. Mais au contraire, c’est dans les actes, et dans la combinaison des actes, que nous devons trouver le sentiment le plus immédiat de la présence du divin, et le meilleur emploi de cette partie de nos forces qui est inutile à la vie, et qui semble réservée à la poursuite d’un objet indéfinissable qui nous passe infiniment.
Si donc l’univers est l’effet de quelque acte – cet acte lui-même, d’un Être – et d’un besoin, d’une pensée, d’une science et d’une puissance qui appartiennent à cet Être, c’est par un acte seulement que tu peux rejoindre le grand dessein, et te proposer l’imitation de ce qui a fait toutes choses. C’est là se mettre de la façon la plus naturelle à la place même de Dieu. »
Ce texte rejoint la question que tout homme se pose, c’est-à-dire la question qui l’habite, non pas d’abord sur l’existence de Dieu, mais sur son être. La confrontation de l’homme et de Dieu est en chaque être toujours nouvelle, comme déplacée par l’accomplissement même de sa vie. Aucune réponse ne vient clore la question, celle-ci est ouverte en permanence comme l’écho qui revient à l’individu du grondement sourd venu du fond des âges et du murmure quotidien de la condition humaine. La question émerge par la découverte, en chaque individu, de ces espaces inconnus dans lesquels il s’avance – étonné d’être si singulier et si commun – qui sont l’indéfini de l’homme et l’inconnaissable de Dieu. Trop de foi ou trop d’incroyances – toute la prétention des certitudes – peuvent tenter de réduire la question au silence, elles n’en suppriment pas la permanence et le renouvellement en tout homme, confronté par sa vie et par sa mort à la limite insaisissable de son existence.
Les traditions religieuses et l’appartenance à une communauté de croyants peuvent, comme tout lieu de communication et de partage de l’expérience spirituelle, éclairer la recherche de celui qui questionne la relation de son être à l’être de Dieu. Elles ne peuvent lui apporter la réponse qui rendrait la question caduque. Non seulement parce qu’aucune vérité définie ne peut atteindre le secret de chaque individu qui questionne l’inconnaissable, mais aussi parce que tout être est en perpétuelle transformation et qu’en lui le mystère de Dieu se déplace, de connaissance en connaissance, vers un inconnu toujours plus vaste. Cette évidence s’impose à celui qui laisse toujours ouverte la question de l’infini. Aussi n’est-il pas possible de se juger soi-même et d’apprécier sa vie par rapport au mystère de Dieu, et à plus forte raison est-il impossible de juger la vie d’autrui en référence à Dieu.
Le mystère de Dieu ne peut servir de caution à aucune appréciation, à aucun jugement, à aucune louange ni condamnation, qui porteraient sur le secret de l’être dans sa relation à l’infini. Au sens ultime, il n’y a ni damnés, ni saints. Il n’y a que des êtres qui ont été durant leur vie interrogés par la question de l’infini, qui ont tenté d’approcher la réponse et qui n’ont pu l’atteindre. Quand leur vie a été accomplie, nous espérons que la réponse est venue à leur rencontre, mais nous ne pouvons prétendre avoir assisté à l’entretien. Tous nos jugements, parfois utiles pour ajuster notre comportement à l’égard des autres, ne sont que des appréciations le plus souvent superficielles et de toute manière intermédiaires. Dans un être, nous ne pouvons jamais atteindre le secret de l’infini. Que nous reste-t-il alors si ce n’est d’encourager son bonheur et de méditer avec lui ce qui échappe à tous ?
À l’égard de nous-mêmes, nous ne pouvons avoir ni trop d’estime, ni trop de mépris, ce serait oublier la question de l’infini. Nous espérons, pour nous et pour les autres, dans l’échange de l’ultime entretien, quand la réponse sera enfin donnée, que nous serons tous merveilleusement surpris. Dans l’ignorance où nous sommes du mystère de Dieu, nous oublions combien nos vies, presque à notre insu, en sont habitées.
Dans l’impossibilité où nous sommes d’atteindre Dieu, ce qui nous oblige à constater que Dieu n’est pas l’objet de la foi puisqu’il demeure hors de portée, nous pouvons cependant percevoir l’intensité, en nous-mêmes et entre nous, que l’évocation de son nom donne à notre vie.
Je ne cherche plus à saisir Dieu lui-même, ni à l’atteindre au-delà de moi dans la prière : j’ai renoncé à Dieu comme objet de la foi et comme le sujet parlant de l’entretien infini. Et cependant je désire vivre de l’intensité que l’évocation de son nom suscite entre nous. La foi est de nous entretenir de lui, et non pas de nous entretenir avec lui.
Ce terme d’entretien ne relève pas de la conversation, il demande d’être exploré comme maintenance de l’être en éveil, qui tente de saisir la trace, dans l’histoire de l’humanité et dans chaque existence, du passage de l’insaisissable. De Dieu, nous ne pouvons saisir que la trace inscrite dans l’accomplissement de nos vies. En termes d’expériences, il n’y a pas de Dieu, si nous ne sommes pas présents au monde pour nous entretenir de lui et sauvegarder en tout être l’humanité de son passage. L’entretien est tout aussi bien ce que nous disons que ce que nous taisons, ce que nous entreprenons et ce à quoi nous renonçons, il est la manifestation d’une relation créatrice d’être à être : le mystère de Dieu ne s’annonce pas en Dieu, mais il fait acte de présence dans la relation de l’être de l’homme à l’être de l’homme. Présentée ainsi la recherche de la foi, l’attention portée à l’intensité révélée par ce qui se passe entre nous, est une expérience que la métaphysique ne saurait définir comme une idée de Dieu indépendante de la condition humaine. Pour nous, il n’y a de Dieu que le Dieu de l’homme. C’est ainsi que j’aime méditer la place que Jésus peut tenir en cette intensité. Je rejoins ici ce que Valéry disait sur l’approche de Dieu par l’acte créateur de l’humanité. L’acte de foi n’est pas premier, il est précédé par l’acte de l’humanité créatrice qui par son entreprise indéfiniment renouvelée communie à l’acte créateur du divin.
Le péril qui guette l’assemblée des croyants, réunis pour énoncer une parole sur Dieu, est qu’au nom de la transcendance l’assemblée aime entendre une énonciation de Dieu qui lui paraît d’autant plus juste qu’elle lui est plus extérieure. Non pas pour dire que Dieu est inconnaissable, mais pour en affirmer une connaissance d’autant plus certaine qu’elle se donne comme un discours sur Dieu à partir de Dieu, et non à partir de l’homme.
J’attends de la communauté des croyants qu’elle renonce à me dire qui est Dieu, afin de laisser place à l’évocation de son mystère qui se dit entre nous. Cette entreprise est difficile, car nul n’échappe à la pente de dire Dieu, et qu’il faudrait pouvoir accepter que la révélation de Dieu ne soit pas en Dieu, mais entre nous.
Si nous ne pouvons pas nous dispenser de parler de Dieu dans l’assemblée de croyants, ne serait-ce pas parce que Dieu lui-même n’a rien dit ? J’accepte paisiblement ce silence, car je reconnais – telle est ma foi – que notre humanité vient de Dieu. C’est elle qui en chaque être parle de lui et lui donne d’habiter le temps. Quel apaisement, au cœur même du provisoire, de se reconnaître comme participants à l’être de Dieu pour le temps qui nous a été confié. Pour notre regard, il n’y a d’éternité que dans la permanence contemporaine du divin.
Notre regard se porte sur les autres, et le regard des autres se porte sur nous. Je veux bien accepter, sans m’en défendre, qu’ils perçoivent en moi l’intensité dont la source est en Dieu et me rendre vulnérable à leur contemplation, en retour je leur demande d’accueillir mon désir de reconnaître le mystère de Dieu dans leur vie. Je médite à nouveau la parabole de l’économe infidèle. À l’égard des autres nous sommes tous débiteurs de Dieu, ils peuvent à notre égard exercer leur créance et nous demander compte de la gérance du divin qui nous a été remise. Seuls, nous serions réduits à la mendicité. Le mystère de Dieu est entre nous le trésor de notre gérance. Ce trésor est inépuisable, nous pouvons y puiser sans limite pour partager avec tous les biens qui ne nous appartiennent pas. Quand s’achèvera notre gérance, tous ceux avec lesquels nous avons partagé le mystère de Dieu nous accueilleront dans les demeures éternelles, car ils sont déjà pour nous des êtres de lumière. La parabole de la gérance m’invite à pouvoir compter sur tout être comme compagnon d’éternité. La mort s’inscrit dans cette relation. Les êtres de mon quotidien sont déjà les compagnons de mon éternité. Ils en sont pour moi les garants. Par leur mort ils me laissent ce message que j’aimerais transmettre à mon tour quand le moment sera venu de quitter ma gérance.
Ainsi nous allons vers Dieu, le regard attiré par son immensité que seul peut évoquer le pluriel d’une humanité fraternelle.
L’humanité est la sauvegarde de la présence de Dieu dans le temps. C’est par elle qu’il est présent au monde et qu’il se révèle à chaque instant nouveau du temps qui poursuit son cours et qui l’accueille ainsi dans la grande mouvance où tout devient, se transforme et s’accomplit. Par l’accueil de l’humanité le mystère de Dieu échappe à l’éternité et entre dans le temps, accompagnant l’histoire des hommes, pour que s’achève en eux l’initiative de la création. L’humanité dans le temps est le lieu où se réalise le devenir de Dieu.
Aucune époque, aucune culture, aucun peuple, aucune religion n’ont le monopole du temps et du devenir du mystère de Dieu dans l’humanité. Mais à travers toutes ces médiations, l’absolu de Dieu entre en proximité avec les hommes du temps. Cette rencontre est marquée par le relatif de chaque époque, car le temps se succède à lui-même et rien de ce qui s’accomplit dans le temps ne porte le sceau définitif de l’absolu et de l’éternité. La révélation de Dieu n’est jamais Dieu lui-même, mais elle est la révélation dans le temps d’un mystère de Dieu indéfiniment exploré par une humanité qui dans les âges de son histoire poursuit la quête sans fin d’un absolu qu’elle ne peut atteindre.
Je préfère méditer sur la révélation de Dieu, non pas comme l’intervention directe de Dieu dans notre histoire, mais comme l’exploration par l’homme de la question de Dieu en tout homme. En Jésus-Christ nous ne connaissons pas Dieu directement, comme s’il parlait par sa voix, mais nous tentons d’être attentifs à l’interrogation sur Dieu dont il était habité. Dans l’histoire du christianisme, Jésus a été proposé à la foi des fidèles comme celui qui avait prononcé le dernier mot sur Dieu, porteur pour le monde de la réponse ultime, pour moi il reste le témoin privilégié de l’homme questionné par la question ultime.
En chaque homme, cette recherche est marquée par la singularité de sa vie, bien loin de la rendre dérisoire, elle lui confère la nécessité de l’unique. Tout être, en raison même de sa singularité, est un apport irremplaçable à la manifestation de Dieu.
Tout homme est à la fois nécessaire et unique, il est le lieu d’une révélation de Dieu dont il est le témoin original : le seul prophète. Mais certains hommes dans l’histoire humaine, par la manifestation extrême de leur qualité de prophète, nous permettent de saisir dans une plus grande lumière la révélation qui leur était en premier destinée. Ils en vivent dans une telle intensité que celle-ci permet aux autres hommes qui reçoivent leur message d’en entendre l’écho dans leur propre vie et d’être confortés dans l’écoute de la parole de révélation qui se prononce aussi en eux.
Quand Jésus, sur le bord du Jourdain, entend la parole qui lui est destinée « Tu es mon fils bien-aimé, en toi j’ai mis tout mon amour », il est seul à pouvoir l’entendre dans sa plénitude. Mais à travers l’écoute qui fut la sienne, cette parole rejoint l’expérience du mystère de Dieu qui se fait entendre de manière singulière en tout être. Celui qui y prête attention s’en trouve encouragé pour répondre à l’appel secret qui justifie son existence.
Ce que vit tout individu comme écoute de la parole unique, chaque courant spirituel, chaque religion qui se manifeste dans l’histoire de l’humanité sont le moment nécessaire d’une révélation originale, toujours inachevée, du mystère de Dieu. Face à Dieu personne n’est en rivalité : les prophètes ne sont pas concurrents. Chacun porte une parole qui participe à l’approche de tous. Il ne s’agit donc pas pour un prophète, comme pour une religion, de convaincre les autres qu’il possède la vérité, mais d’être fidèle à la vérité dont il est le témoin singulier. Ce qui fait dire à Paul Ricœur : « Au fond, j’espère être dans la vérité. J’espère aussi que mon adversaire est, d’une certaine façon que je ne connais pas, dans la vérité lui aussi. »
La vérité rend libre : elle invite chacun à suivre l’appel personnel qu’elle lui fait entendre en se révélant à lui, tout en reconnaissant la multitude des voix qui parlent en son nom au plus intime de tous les êtres.
Il n’est pas périlleux – encore que ce serait un beau péril – de nous livrer à notre propre foi, puisque nous ne sommes pas seuls dans cette découverte, et que nous appartenons à l’humanité où se manifeste la croissance du divin. Et il n’y a pas lieu d’être surpris que le terme de la foi nous échappe, puisque notre destin de croyant est lui aussi inachevé et que l’humanité elle aussi est en cours d’accomplissement. Prendre sa part à la croissance spirituelle de l’humanité, permettre à l’homme d’être plus humain pour l’homme, est une entreprise de révélation : elle donne au mystère de Dieu d’émerger de notre histoire. Tout ce qui détruit l’homme détruit Dieu en l’homme, mais aussi – ce qui donne à notre existence sa splendeur – tout accomplissement de notre humanité est une participation à l’achèvement de Dieu.
Penser tout être, situer tout geste au sein de l’humanité entière, nous permet de mieux comprendre ce que nous sommes et d’en saisir la limite, afin de ne pas nous tromper de références et de ne pas donner à nos institutions – même religieuses – une portée qu’elles n’ont pas.
En illustration de cette affirmation, nous pouvons confronter la signification du sacerdoce des religions – et plus précisément du sacerdoce catholique – à la portée du sacerdoce dont tout homme est investi par son humanité. Le sacerdoce que tout homme exerce par son humanité est premier par rapport au sacerdoce religieux. Il en est même le fondement. Rien de ce qui est religieux n’a de sens qui ne soit fondé dans une origine plus vaste que les religions. Cette origine fondatrice est l’humanité elle-même.
Je désigne par sacerdoce de l’humanité la médiation que tout être exerce par le simple fait d’exister entre le singulier et l’universel. Bien sûr, beaucoup d’hommes ne se sont jamais formulés à eux-mêmes l’exercice de cette médiation, ils ne sont pas conscients d’être les prêtres de l’humanité et ils ne s’interrogent guère sur la signification de l’humanité dans l’univers. Et pourtant ils exercent cette médiation et sont les dépositaires de cette signification. En ce sens l’homme est plus grand que l’homme, ou du moins il est plus grand que la conscience qu’il a de lui-même. Toute annonce du mystère de Dieu s’accomplit par la prise de conscience de l’homme par l’homme. Tout homme qui prend conscience de son humanité est le lieu de la révélation de Dieu. Celui qui découvre qu’il est unique et qu’il est le témoin de l’humanité entière révèle le Dieu unique qui est le Dieu de tous les hommes. Aussi quand une religion accapare pour elle-même le mystère de Dieu, qu’elle prétend en avoir le monopole ou la meilleure connaissance, elle s’éloigne de la source de la révélation de Dieu qui jaillit de la singularité de chaque être et de sa communion à tous les autres. Se soumettre à l’annonce d’un Dieu qu’enseignerait une religion, au détriment de la reconnaissance de la singularité de chaque être et de la mission inaliénable qui lui revient de faire exister Dieu en lui et pour le monde, serait une destruction du mystère de Dieu que l’on aurait cru affirmer.
En opposant Dieu à Dieu, Fernando Pessoa a saisi cette contradiction pour inviter la conscience individuelle, dans l’émergence de sa liberté, à entrer dans la dissidence : « Penser à Dieu c’est désobéir à Dieu », dit-il dans Le Gardien de troupeaux.
On pense à tous ces hommes qui se sont soumis à une image de Dieu qui n’était pas le Dieu de leur destin, et qui ont perdu le bonheur d’une révélation dont ils étaient les seuls dépositaires. On voudrait dire à chacun : ne renonce jamais à ton Dieu, tu perdrais ton bonheur et le mystère de Dieu en serait abîmé.
Est-il possible que la parole commune que tiennent les religions sur le mystère de Dieu soit reçue comme un soutien qui encouragerait chacun à la dissidence ? Et quand à l’heure de la mort les religions se taisent, la parole unique destinée à chacun émergerait de toute sa vie, en cet instant où la dissidence et la révélation s’embrassent pour l’éternité.
Des signes nous sont parfois donnés que cette vision n’est pas gratuite. N’est-ce pas déjà ce qui nous fascine dans le destin de Jésus qu’il rassemble d’un seul mot : « Le Père et moi, nous sommes un. » Et c’est ce qui nous bouleverse quand un jeune homme, arrivé lui aussi au terme de sa vie, peut dire de lui-même, dans l’expression de la foi qui lui appartient et dont nous ne saurions expliciter totalement le sens : « Je suis un nouveau prêtre. »
Le sens de la vie n’est pas un idéal abstrait qui pourrait se formuler pour tous, avec les mêmes mots, qu’ils soient empruntés au registre des valeurs, des vertus ou des doctrines. Le sens de la vie est une expérience unique où il est donné à chacun de découvrir et de réaliser qu’il est un prophète qui parle au nom de son existence propre et un médiateur entre l’humanité et l’infini qui l’habite. Le nouveau prêtre, qui aux heures décisives consacre ainsi toute sa vie, n’a pas été ordonné pour exercer les fonctions sacerdotales des anciennes religions, il est désigné pour n’être que lui-même et aider chacun à devenir lui-même. Il est l’exigeant témoin, dans une relation qui ne peut être que personnelle, que chacun doit inventer sa vie et qu’il peut y reconnaître le mystère de Dieu qui lui est destiné. Il est l’associé du destin de l’être. Ce peut être un prêtre sans religion, mais non pas sans foi. Son sacerdoce n’est pas un privilège, car tous y sont appelés. C’est la reconnaissance sacrée de son appartenance à l’humanité. Tout homme est prêtre pour tous les hommes.
Tout homme, en assumant sa vie, dans l’évidence fondatrice d’appartenir à l’humanité, réinvente l’homme. Cette évidence et cette créativité donnent à notre désir de vivre une dimension par laquelle aucune vie n’est petite et qui nous permet de survoler la banalité du quotidien.
À Noël, pendant des siècles, les chrétiens ont fêté, entre eux, la naissance du Christ. Ils ont ainsi donné un corps, par la célébration de la naissance d’un enfant, à leur conviction que Dieu habitait le monde des hommes. Dans une civilisation qui leur était hostile et où tous les démons du paganisme étaient leurs ennemis personnels, ils se sont affirmés contre toutes les autres religions comme les garants de la vérité accomplie que symbolisait la naissance d’un enfant reconnu comme l’unique dans toute l’histoire de l’humanité. Enfant unique d’un Dieu unique dont ils étaient les uniques témoins.
L’écho de cette fête est toujours aussi fort : Noël est la seule des fêtes chrétiennes qui résiste encore à l’érosion de l’oubli que génère la sécularisation du monde occidental – érosion à laquelle la fête de Pâques, parce qu’elle est essentiellement une célébration de la foi chrétienne, est violemment soumise. Noël est tout autant une fête de l’homme que la reconnaissance de la venue de Dieu au monde.
Il est des nuits où il est décisif de ne pas dormir, d’être éveillé : des nuits où chacun se présente tel qu’il est. Il suffit d’être, d’avoir été présent, de ne pas avoir manqué l’alerte. Il m’arrive de penser, la nuit de Noël, au berger inconnu, celui que rien ne préparait à être alerté cette nuit-là, celui qui n’avait, pour toute offrande, que son cœur trop lourd et qui, peut-être, est reparti le cœur aussi lourd. Mais il était venu, il avait été là, pour le rendez-vous essentiel.
Dans l’assemblée de ceux qui sont venus joyeusement fêter Noël, il y a toujours quelqu’un qui se demande ce qu’il fait là. Celui-là, il est le bienvenu, sa présence encourage chacun à être tel qu’il est, sur son chemin, avec sa peine inconsolable, son bonheur, son intensité, son attente : ce qui fait que chacun est un être unique qui restera, dans la mémoire de Dieu, un être inoubliable.
Je souhaite prier comme le berger inconnu, celui qui est surpris, qui n’est prêt à rien, celui qui est bêtement là, avec sa vie toute bête, dont il n’a même plus honte. Je souhaite prier comme le berger, qui ne sait pas ce qu’il croit, qui ne s’est jamais dit ce qu’il espère, qui n’attend pas grand-chose de la vie et qui, dans la surprise d’exister, entend une parole pour lui inattendue. Il ne la comprend pas et il s’en va vers un enfant qu’il ne reconnaît pas et il s’en retourne habité par un événement qu’il ne peut encore saisir. La prière du berger, c’est que tout être puisse être surpris, reconnu, demeurer étonné, et que cet étonnement ce soit l’adoration silencieuse de l’humanité tout entière.
En reconnaissant, par la célébration exceptionnelle de sa naissance, que Jésus est, dans l’histoire de notre humanité, un homme dont le destin fut unique et décisif pour l’approche du mystère de Dieu, nous sommes invités à porter le même regard sur le destin de tout homme. Il faudrait pouvoir recevoir la naissance de tout homme avec l’émerveillement et la reconnaissance que nous éprouvons devant un destin unique. Magnifier la naissance de Jésus nous permettrait alors de magnifier la naissance de chacun. Se dire chrétien, en vénérant ce que fut Jésus, dispose, non pas à sous-estimer les autres hommes, mais à en découvrir la grandeur. N’est-ce pas ce que Jésus entend quand il rend hommage à Jean le Baptiste : « Parmi les hommes, il n’en a pas existé de plus grand que Jean Baptiste ; et cependant le plus petit dans le Royaume des cieux est plus grand que lui. »
Une première voie s’ouvre à celui qui se reconnaît créateur de son destin dans le mystère de Dieu, pour un accomplissement à lui seul destiné. Au-delà de toutes les vicissitudes de l’existence, ce que je suis et ce que je deviens, c’est-à-dire l’être que je suis, est destiné à la croissance de l’être de l’homme et de l’être de Dieu, pour une part singulière que nul ne peut réaliser à ma place. Je suis né unique pour une œuvre unique.
Quand je médite la vie de Jésus, il ne m’est pas difficile d’identifier cette vérité dans sa vie, la foi la plus exigeante est de croire que cette affirmation est aussi ma vérité. La foi en soi est fondatrice de toutes les autres fois. La vie des autres me permet d’être attentif en eux à la grandeur de l’être, mais c’est en moi-même que je peux donner corps à cette grandeur. La foi en soi n’exclut pas le doute sur soi, ni même le dégoût de soi. Cette foi n’est pas une estime de soi – ce serait confondre la suffisance et la foi – elle est, en chacun, la contemplation de la lumière de l’être qui éclaire et réchauffe le monde. Quand je regarde le feu, longuement, assis devant la cheminée de mon presbytère de campagne, il m’arrive de ne penser à rien, si ce n’est que, en cet instant qui s’impose à moi, il n’y a jamais eu, dans toute l’histoire du feu, un seul feu dont les flammes étaient semblables à ce feu-là.
Une seconde voie s’ouvre à celui qui, dans l’évidence de la foi en l’homme, croit que l’humanité ne cesse de se transformer, de grandir dans l’entreprise de plus en plus affirmée de son unité, avertie que la vie est en péril, alertée sur sa responsabilité d’en être la conscience intelligente et aimante, afin que la terre demeure habitée et heureuse. Tout ce qui dans l’histoire de l’humanité contredit cette foi de l’homme en l’homme, de l’esclavage au totalitarisme, de la torture au meurtre, des massacres aux génocides jusqu’à la destruction au plus profond d’un être de sa liberté intérieure qui fait qu’un homme est un homme, en un mot le mal provoque un tel sentiment d’horreur et de désespoir que, dans un ultime sursaut de la conscience humaine, l’humanité régénérée par la puissance indestructible du refus devient plus humaine.
Si l’homme venait à perdre la foi en lui-même, aucune foi en Dieu ne serait possible. Dieu est le Dieu de l’homme et si l’homme est nié, il n’y a plus de Dieu. Ainsi les deux voies fondatrices de toute spiritualité, qu’elle s’exprime ou non dans la tradition d’une religion ou d’une philosophie mystique, sont la foi en soi et la foi en l’homme. Peut-être même n’y a-t-il qu’une source à tout courant spirituel : la foi en l’homme que l’individu découvre en lui-même et en tous les hommes. Expérience unique de la foi en soi, participation commune à la foi en tous. Alors dans cet émerveillement, toujours renouvelé, que l’homme est l’homme, dans le secret de chaque vie, dans l’appartenance aux grandes religions ou dans des cercles infimes, dans la mouvance des traditions les plus anciennes ou dans l’invention naissante de nouvelles attentes, en référence aux textes sacrés et aux auteurs mystiques ou dans la pure intuition de l’instant, l’humanité révélée à elle-même, par une vision unifiante qui la dépasse, peut célébrer que l’homme est l’homme de Dieu et que Dieu est le Dieu de l’homme.
Si nous pouvions, tout au long des jours, suivre la voie de la singularité de l’être qui est l’intensité de chacune de nos vies, si nous pouvions, en même temps, communier à la force unifiante qui nous traverse et nous ouvre à l’universalité, puisque tous les hommes sont l’humanité et que nous sommes l’un d’entre eux, alors nous pourrions habiter la tradition spirituelle qui est la nôtre, sans en récuser aucune, sans nous prétendre supérieur mais simplement averti, afin d’être pour notre part les créateurs du Dieu qui vient dans l’accomplissement de l’humanité.
Et quand je pense à l’incarnation de Jésus le Christ, c’est ainsi que j’imagine qu’il la concevait lui-même. C’est du moins ainsi que j’exprimerais ma foi en lui, dans l’émergence du mystère de Dieu, dans la singularité de mon être, dans ma communion à l’humanité. Jésus, l’un d’entre nous, unique comme tout être, nécessaire à tous, et sans doute plus que d’autres conscient d’être créateur de Dieu, en ce temps et en ce lieu qui étaient les siens. Le destin de Jésus n’est pas un destin différent de celui des autres hommes, mais en lui l’union de l’homme et du mystère de Dieu se révèle dans une plus grande lumière. Ce n’est pas qu’il était dans cette union différent de nous, c’est que nous n’avons pas assez confiance en notre destin pour reconnaître que nous sommes comme lui.
Peut-on penser que Jésus aurait été heureux que nous nous rassemblions pour célébrer sa naissance – lui qui n’a jamais rien dit des événements de Bethléem – si nous oubliions de naître à nous-mêmes ? Comme tout homme il est venu au monde, ignorant qu’il était né, entrant à son insu dans le long apprentissage de l’existence, pour se demander jusqu’à sa mort pourquoi il existait. Toute sa vie, il a tenté de répondre à la question dont nul homme n’est dispensé, puisque cette question est celle qui habite toutes les autres et permet à chacun de découvrir qu’il est un homme.
Celui qui s’étonne d’exister et qui laisse grandir en lui la question qui est née avec lui au jour de sa naissance pour l’accompagner jusqu’à sa mort devient contemplatif de l’homme et s’émerveille d’appartenir lui-même à cette humanité pour ce moment du temps qui est le sien. « Comment se fait-il que j’existe et que j’existe aujourd’hui, qui suis-je en cet instant de l’aventure humaine, confronté à la nécessité d’être moi, entraîné par le temps qui passe dans une histoire qui dure, d’autant plus seul que je ne saurais concevoir ma vie sans en appeler à celle de tous les autres, qui chaque jour me quittent et que je m’apprête à quitter un jour ? » La question ne sera jamais close, car toute amorce de réponse la renouvelle et lui donne de refleurir comme un rosier qu’on taille. Mais de la question, de printemps en printemps, jusqu’au dernier hiver, peut éclore une attitude. Reconnaître toute vie, s’émouvoir de la misère et partager le trouble, se réjouir du bonheur et réveiller la confiance dans le devenir de l’être, avec assez d’amour pour compenser le risque singulier de l’acceptation de l’autre. La grande vision de la singularité de l’homme dans la communion universelle de tous les hommes restera voilée par l’ombre portée de l’autre, comme l’inconnu. Aucune parole ne pourra rendre compte de sa vie, il est l’inconnu inconnaissable, que la louange et la condamnation laissent insatisfait, car personne ne peut suivre sa trace, de son être personne ne peut tout comprendre : il est le témoin de la limite.
Il n’est pas nécessaire de se référer au péché d’Adam et Ève, à ceux qui nous sont donnés comme les fondateurs de la transgression, et qui auraient mis au monde une humanité à jamais blessée, pour justifier Dieu de tous les malheurs de notre histoire. Car elle est trop belle la tentation du récit des commencements : « Vous serez comme des dieux », pour laisser à Adam et Ève le privilège de l’avoir entendue. Le récit de la chute, au commencement de l’étonnement d’être et du désir d’exister plus, est un récit superbe qui, d’une manière mythique, met en évidence, comme une parole décisive de l’homme adressée à son humanité, que nul homme ne sera jamais satisfait de la condition humaine. Il n’y a pas de tentation d’origine, parce qu’il y a une tentation permanente et c’est elle qui nous concerne : si le récit de la Genèse nous parle si bien, c’est qu’il parle aujourd’hui. Quand dans la prière du Notre Père nous demandons de ne pas être soumis à la tentation, j’espère que nous exprimons ainsi notre volonté de ne pas être détruits dans la confrontation de notre être au mystère de Dieu, mais que nous ne souhaitons pas la contourner. La tentation qui inaugure, dans le récit biblique, la première décision de l’homme, précède ce que nous devenons, elle est à la source, plus ou moins consciente de toutes nos décisions. Elle est la tentation fondatrice de notre humanité et nous ne demandons pas d’en être dispensés. Nous voulons entendre cette voix qui du fond des âges et aujourd’hui même nous invite à prétendre à être comme des dieux.
Le moins qu’on puisse dire, est que nous n’avons pas été aidés, tout au long de l’histoire du christianisme, à saisir la proposition de cette voix. L’élaboration de l’édifice théologique s’est même ingéniée à la faire taire en nous enfermant, dès l’origine, dans la situation de pécheurs, afin de mieux affirmer que, perdus avec Adam, nous sommes sauvés avec Jésus. L’image est belle et l’opposition des deux Adam, témoins de l’humanité, celui qui nous perd et celui qui nous sauve, nous a réduits au rôle de spectateurs de notre destin. Bien sûr, il nous est demandé de coopérer à notre salut, et même de payer à notre tour le prix du rachat, comme si la dette de l’humanité à l’égard de Dieu était inépuisable, mais l’essentiel s’est joué sans nous. Et ce qui est encore plus grave – d’une portée décisive pour permettre à l’Église chrétienne de revendiquer un statut privilégié à l’encontre de toutes les autres religions –, la faute d’Adam et le salut obtenu par Jésus concernent, selon cette théologie, toute l’humanité, sans qu’un seul homme puisse échapper à cette planification interprétative de son destin.
Quel univers théologique – j’entends par là la relation de notre humanité avec le mystère de Dieu – s’ouvrirait à nous, si à l’intérieur même du christianisme nous sortions résolument des catégories conceptuelles du péché originel, accompli à l’origine de l’humanité, et du rachat payé par la mort de Jésus-Christ afin que Dieu nous accorde le salut ? Est-il possible de poursuivre la tradition du christianisme sans utiliser – comme on le fait habituellement – les mots de péché originel, de rachat et de salut ? Ces mots sont si fortement ancrés dans le vocabulaire de base du catéchisme que tout enfant qui tente de donner une réponse édifiante à n’importe quelle question religieuse les utilise spontanément, pour se dispenser d’avoir à réfléchir. Et si même cet enfant ne parle pas de péché originel, il introduira dans sa réponse « nos péchés » – manière concrète, à son insu, d’actualiser le péché originel. Il aura alors le sentiment d’avoir donné une bonne réponse bien conforme à celle qu’on attend de lui.
Pour penser autrement il convient non seulement de préciser et de purifier le vocabulaire, mais il faut bien plus créer un vide qui ne permette plus le fonctionnement des automatismes des chrétiens trop bien-disants. Ce vide est celui que crée la confrontation au mystère de Dieu, sans qu’on ait recours à aucune religion pour tenter de combler ce vide, où s’amorce l’espace sans limite du désir de l’infini.
Une option si radicale – qui ne prétend pas passer sous silence ce que je suis devenu par mon appartenance active à la belle entreprise du christianisme où j’ai rencontré tant de témoins éclairants – m’oblige à me demander à nouveau : « Qui est-il pour moi cet homme unique dans l’histoire du christianisme, mais surtout dans l’histoire de ma vie ? »
Il a tenu une place au cœur de toutes mes interrogations, ou plus exactement je lui ai donné cette place comme à celui qui non seulement répondait à toutes questions, mais qui était l’acteur nécessaire pour me conduire vers Dieu et rendre le chemin possible, au point qu’aucun autre chemin n’était envisageable. Les gestes posés par l’Église comme des actes de Jésus – les sacrements plus précisément – avaient alors pour moi la puissance des miracles qu’il aurait pu accomplir s’il se tenait vivant au milieu de nous. Toute ma vie était marquée par sa présence, présence si forte et si évidente que je suis resté bien longtemps sans me demander ce que j’entendais sous ce terme de présence. Le mot était beau et suffisamment vaste pour ne pas avoir besoin d’être précisé, il profitait du charme de ce qui est flou et échappait ainsi à toute vérification. Au moins la présence de Jésus était une valeur sûre, d’autant moins critiquable qu’elle ne pouvait pas être saisie. Elle pouvait donc prendre place sans être contredite dans l’imaginaire religieux et permettait à chacun de se promener avec Jésus sur le bord du lac de Tibériade.
J’ai cédé à l’imagination – dont je ne saurais nier la puissance évocatrice et le bonheur qui l’accompagne – de me voir avec Jésus, comme s’il était présent à mes côtés. Je me suis mis à la place des disciples, alors que même pour eux la présence de Jésus n’était pas encore transformée par l’éclairage qu’a projeté sur cette période de sa vie la lumière issue de la foi en la Résurrection. La présence de Jésus auprès de ses disciples est définitivement irrécupérable : elle n’appartient qu’à un moment de la vie de ces hommes que l’histoire a réunis en un temps et en un lieu donnés. Nous pouvons regretter de n’avoir pas été là, nous ne pouvons pas pour autant imaginer y être aujourd’hui. Et s’il m’est arrivé d’avoir été bouleversé, comme si mon corps allait quitter la terre, alors que mes yeux étaient troublés de larmes, en un moment intense d’émotion pour m’être tenu là où il s’était tenu, je n’aurais pu dire, lorsque je suis revenu à moi, que Jésus était présent. Mais j’aime me souvenir de ces instants uniques où j’ai pleuré comme un homme, saisi par un immense désir de pureté, habité d’une paix si limpide que la frontière entre la vie et la mort était abolie.
Je n’avais pas rencontré Jésus, mais je me suis découvert différent, invité, homme d’un autre temps et d’une autre époque, à rencontrer, à ce moment de mon existence, celle qui est ma Samaritaine, celui qui est mon aveugle de naissance, celui qui est mon ami Lazare. Nous ne revivrons pas à l’identique ce que Jésus a vécu, nous n’imaginerons pas qu’il se tient au milieu de nous, nous accepterons que nous ne sommes pas de son temps, afin d’explorer à notre tour la révélation de la relation humaine.
Ceux qui se sont souvenus, après sa mort, de ce que Jésus a fait et de ce qu’il a dit, qui l’ont écrit et nous l’ont transmis, nous ont livré l’image qui les habitait de Jésus ressuscité, même si leur récit semble décrire les événements quotidiens de son existence. Rien de ces textes n’échappe à la lumière dont ils les ont éclairés et qui jaillissait de leur foi en la Résurrection. Tout ce que nous savons de Jésus ne peut s’entendre qu’en son absence, sanctionnée par sa mort. Le récit de l’Évangile qui le rend si présent ne tire sa force que de l’absence qui les fonde.
Aussi ne cherchons pas aujourd’hui à compenser l’absence de celui dont nous imaginons réaliser la présence, nous qui, à la suite de ceux qui l’ont déposé au tombeau, tentons depuis des siècles de réinventer sa vie. L’aventure du christianisme est l’invention de Jésus-Christ du jour de sa mort à aujourd’hui.
Je ne sais si Dieu a voulu l’intervention de Jésus dans l’histoire de l’humanité – puisque je ne sais rien directement de la « volonté » de Dieu et que je doute même que cette expression ait un sens autre que celui de l’émergence de nos plus beaux désirs, mais je sais que nous autres chrétiens – si on peut dire – nous avons donné une place à Jésus dans la réalisation de notre histoire. Et que je lui ai donné une place dans la mienne. Ou plus exactement – mais comme il est douloureux ici d’être précis – je pense que j’ai tenté, dans une tentative indéfiniment renouvelée, de créer ma vie en retrouvant les traces du mystère de Dieu dont Jésus était habité. Aujourd’hui Jésus est mort et pour quelque temps encore je suis vivant. En définitive, ce n’est pas lui ma référence ultime, mais ma propre vie et celle de mes contemporains. Et au-delà de l’ultime, l’inaccessible mystère de Dieu. Aussi ne me demandez pas si je suis croyant, c’est une question que je ne me pose plus et – je le crains – qui a même cessé de m’intéresser. Il me suffit de me reconnaître habité. Oui, le désir de Dieu me suffit. Et cette parole qui rejoint mon attente silencieuse : « J’ai tellement désiré manger cette Pâque avec vous avant de souffrir. » Toute la vie d’un homme, en communion avec tous les hommes, en espérant que ce ne soit pas en vain.
Jésus n’a pas été encombré par la religion, la sienne était simple. Il fréquentait la synagogue et célébrait les fêtes de la tradition juive, il priait les psaumes et méditait le message des prophètes. Il n’appartenait pas à la caste des Lévites, il n’était ni prêtre, ni religieux, il n’était soumis à aucune obédience et les controverses des Pharisiens et des Saducéens ne le concernaient pas. Homme de prière et de bonté, c’était un homme de Dieu. L’amour du prochain et l’amour de Dieu éclairaient et dirigeaient toute sa vie : il n’avait besoin d’aucune autre règle. Il était croyant, il était bon, il était libre. Il cherchait le bonheur de chacun en faisant appel au meilleur de son être, son exigence était celle de la miséricorde Son regard exprimait le message des Béatitudes. De Dieu, il n’a presque rien dit, il le nommait Père et sa prière était d’être en communion avec lui : « Le Père et moi, nous sommes un. »
Celui qui aujourd’hui tente de vivre ainsi est disciple du Christ, toute autre référence est secondaire et n’a même pas beaucoup d’importance. Êtes-vous baptisés ? Êtes-vous mariés ? Connaissez-vous vos prières et dites-vous le Credo ? Avez-vous appris votre catéchisme et en gardez-vous quelques souvenirs ? Entrez-vous parfois dans une église pour prier ou pour y communier ? C’est très bien et c’est heureux si cela vous rend heureux, mais c’est peu de chose, car l’essentiel, si tel est votre chemin, c’est d’être disciples du Christ.
En ce sens, les disciples du Christ sont plus silencieux que les chrétiens, ils peuvent n’appartenir à aucune religion et ne pas avoir de mots pour formuler leur confiance en Dieu, mais comme Jésus lui-même ils sont de Dieu, et toute leur religion c’est celle de l’amour entre les hommes.
L’univers religieux sera transformé, quand les chrétiens ne jugeront pas les non-chrétiens, quand personne ne songera à convertir personne, quand le souci des chrétiens ne sera plus de faire entrer les autres dans L’Église, quand ceux qui n’en font pas partie ne se considéreront pas comme meilleurs que ceux qui vont à la messe, quand enfin la référence à la religion, quelle qu’elle soit, n’aura pas le dernier mot, et qu’alors tout être sera reconnu et aimé dans l’itinéraire de sa vie, habité d’un mystère qui n’appartient qu’à lui, dans un destin spirituel qu’il est seul à pouvoir accomplir et que nul ne peut apprécier, ni déterminer, à sa place. Quand tout homme sera contemplatif du mystère de tout homme. Dans ce regard le croyant pourra être éclairé par sa propre foi, non pour se considérer comme supérieur à l’autre ou détenteur d’une plus grande vérité, mais pour être émerveillé par le visage d’autrui, questionné au plus profond de son être, averti selon la parole superbe d’Emmanuel Lévinas que « rencontrer un homme, c’est être tenu en alerte par une énigme ».
Est-ce ainsi que je peux espérer avoir rencontré Jésus de Nazareth ? Ou du moins, puisque je ne prétends pas que nous nous sommes effectivement rencontrés, les traces de sa vie, telles qu’elles se poursuivent dans la mienne, s’ouvrent-elles sur l’immensité de l’interrogation qu’aucune réponse ne vient clore, et qui fut celle de sa vie et qui est aussi celle de la mienne : « Ma vie est-elle inscrite dans le mystère de Dieu ? » Jésus demeure une énigme, pour nous qui ne pouvons connaître le silencieux secret de sa contemplation. Mais sans doute, plus que d’autres, il nous tient en éveil. S’il nous arrive de perdre l’intensité qui naît en nous de la question essentielle, Jésus se présente encore à nous comme l’homme de la question de Dieu : Jésus, évidence d’un homme habité par le mystère de Dieu. Le souvenir de Jésus nous aide à ne pas douter que Dieu demeure en tout homme, à ne jamais désespérer qu’au-delà de sa mort tout homme demeure en Dieu.
Se laisser questionner par le mystère de Dieu, mis en éveil par ce que nous percevons de ce que fut Jésus, et cela d’autant plus que nous avons conscience que l’essentiel de son être nous échappe, est une heureuse et facile disposition du cœur. Et quand il nous arrive de rencontrer un être de lumière, dont la beauté intérieure et l’intelligence habitée immédiatement nous retiennent, la question essentielle s’impose encore à nous dans la clarté. Ces instants qui nous ont surpris et où nous avons cessé d’être distraits nous sont donnés sans effort de notre part et nous en vivons longtemps après, émerveillés de cet encouragement inattendu. Il nous avait suffi d’être là. Mais ces rencontres ne seraient rien – et peut-être même ne seraient qu’une illusion – si la question essentielle ne nous était pas posée par la rencontre de tout homme dont rien ne semble pouvoir retenir le regard et dont tout regard même spontanément se détourne. C’est là que nous attend la confrontation de la foi à la présence du divin dans l’humanité. Comme il serait facile de croire en Dieu en Jésus-Christ et comme cette foi serait insignifiante si nous ne traquions pas cette foi sur tout visage, en tout être. La foi en Dieu n’est pas de croire en Dieu, mais de poursuivre le mystère de Dieu en tout homme. On n’est pas croyant une fois pour toutes, mais il peut nous arriver de découvrir que nous le sommes face à l’énigme de l’autre. Si je ne peux pas dire à l’autre « je crois en toi », il n’y a plus de lieu où puisse s’inscrire la parole « je crois en Dieu ». L’autre est le lieu de ma foi. Comment s’étonner que la foi vécue soit si difficile ? Et que les confrontations à l’autre qu’impose la vie de chaque jour nous la rendent parfois quasiment impossible. Il est si rare que l’autre soit sublime ou simplement qu’il nous émeuve. Quand l’autre encombre la file d’attente aux caisses du supermarché, quand il occupe la place que nous avons convoitée, quand il vous fait obstacle, bref quand l’autre est de trop, j’éprouve un tel agacement et je suis parfois si agressif qu’à ces moments-là je ne suis pas du tout prêtre et bien loin de reconnaître en l’autre qu’il est le lieu de ma foi. Mais comme la foi est facile quand l’autre vient vers nous dans sa vulnérabilité, qu’il se livre avec confiance et nous sollicite dans ce que notre être a de meilleur. Oui, la foi est facile quand l’autre fait de nous un croyant. Et dans ces moments, je sais que c’est l’autre qui me fait prêtre. (Petit détail : c’est bien pourquoi je ne porte pas une croix à ma boutonnière, je ne souhaite pas m’imposer à l’autre comme prêtre, car j’attends de lui qu’il me révèle que je le suis.)
Que se passe-t-il quand je médite mon être de croyant en référence à ce que fut Jésus ? Comment l’évocation de son souvenir contribue-t-elle à faire de moi un croyant ? Certes, il ne s’agit pas à son égard d’une confrontation directe comme avec mes contemporains et ce serait un abus de langage, pour le moins, d’affirmer que j’ai croisé son regard ou qu’il m’a adressé la parole. À plus forte raison je ne donnerai pas un sens, au premier degré, à des expressions si souvent entendues, au point qu’on ose à peine se demander ce qu’elles signifient, du genre « Jésus m’aime » ou « Jésus m’appelle ».
Comment se fait-il que ces expressions soient si courantes, que je les aie moi-même utilisées si souvent et que je ne peux m’en débarrasser sans explorer l’interrogation qu’elles me posent ! À quel moment un dérapage s’est-il produit entre le sens qu’elles pouvaient avoir pour les compagnons de Jésus et le sens que leur a donné par la suite la multitude de ceux qui ne l’ont pas connu ?
Les compagnons de Jésus ne l’ont pas connu à la manière dont l’Église, après sa mort, a pris connaissance de lui. Ils avaient perçu que Jésus était un être d’exception et ils vivaient banalement avec lui. Ils connaissaient sa famille et partageaient avec lui tous les détails de la vie quotidienne, comme on partage naturellement l’existence entre camarades. En un mot, ils étaient intimes, et ce n’est pas ainsi que l’on vit avec Dieu. Aux yeux de ses compagnons, Jésus n’était pas Dieu, et lui-même n’a jamais revendiqué cette appellation. Trop de siècles de théologie et de proclamations de foi nous ont fait oublier que les affirmations du Credo étaient non seulement étrangères aux préoccupations des disciples qui partageaient la vie de Jésus, mais qu’ils ne les auraient pas comprises.
Nous sommes, pour notre part, enfermés dans une erreur de perspective. Nous projetons sur la vie quotidienne de Jésus avec ses disciples tout l’ensemble d’une construction liturgique et théologique qui n’a été élaborée que petit à petit après sa disparition et dont les premières traces écrites n’apparaissent que deux à trois dizaines d’années plus tard. En ce sens on nous demande d’être plus chrétiens que ne l’étaient de son vivant les disciples de Jésus.
Pour ma part je me contente, comme expression de ma foi, de m’en tenir à la découverte émerveillée des disciples qui vivaient au quotidien avec un homme de Dieu : il leur faisait découvrir de quelle présence de Dieu ils étaient eux-mêmes habités. Un homme dont la rencontre fut pour eux décisive et qui leur faisait saisir le sens de leur vie et de quel amour pour les autres, et de quel amour vers Dieu, ils étaient capables.
Leur foi n’avait rien de conceptuel, elle était un enchantement parce que Jésus leur faisait partager son propre bonheur. Leur foi se confondait avec la joie très simple de moments très simples vécus dans la compagnie de Jésus. Ils n’avaient pas la foi en somme, ils étaient dans l’évidence de l’instant. Ils vivaient de manière banale une merveilleuse aventure, une étonnante rencontre. En ce sens on peut dire que c’était divin, mais cette expérience se suffisait à elle-même et n’exigeait aucune autre référence. Ils ne savaient même pas que cette rencontre avec Jésus était un évènement unique dans l’histoire de l’humanité. Ils ne savaient rien en somme, ils n’avaient rien perçu de tout ce qui a été par la suite savamment élaboré : ils vivaient un instant qui ne se reproduirait plus jamais, avant l’aube du christianisme. Un instant très pur qui échappait déjà à la pesanteur du judaïsme et qui n’avait pas encore été contaminé par les ambitions du christianisme.
Cet instant est définitivement irrécupérable. Il nous est impossible de nous imaginer avec Jésus sur le bord du lac de Tibériade dans les années qui ont précédé sa mort. Même si nous avons été bouleversés, deux mille ans plus tard, de nous être tenus sur la rive. Cela nous est impossible puisque Jésus est mort, et cela nous est interdit par la foi de l’Église qui nous le donne à voir dans sa lumière de ressuscité. Il ne nous reste plus qu’à imaginer ce qu’était Jésus sous le regard de ses disciples, ces hommes et ces femmes qui l’ont accompagné.
Pour approcher de la relation que Jésus et ses disciples entretenaient entre eux, demeurons attentifs à la relation que nous vivons aujourd’hui avec les hommes de notre temps. Ce que nous partageons entre nous n’est pas radicalement différent du bonheur et de la difficulté que Jésus et ses disciples éprouvaient à vivre ensemble. Ce que nous sommes aujourd’hui les uns pour les autres, cette belle tentative, indéfiniment renouvelée, pour tenter de nous comprendre et de nous connaître, est une expérience si fondatrice dans l’invention de notre humanité qu’il ne faut pas tenter d’en ignorer les limites dans l’intention d’imaginer entre Jésus et ses disciples une relation tellement idéalisée, divine en quelque sorte, qu’elle ne serait plus une relation humaine.
Les relations qui s’établissent entre les hommes tissent la trame de la révélation du divin. Par les contraintes qu’elles génèrent et par la longue patience qu’elles demandent, ces exigences du quotidien et de la proximité nous rappellent qu’aucun homme ne peut être regardé comme Dieu lui-même. On pose son regard sur un homme, nul ne peut regarder Dieu. Mais ce qui se passe entre nous nous invite à rester attentifs à l’invisible présence. Aux yeux de ses disciples Jésus était trop visible pour que ceux-ci puissent en lui voir Dieu. Jésus ne se présentait pas ainsi devant eux, mais par l’épaisseur de son humanité éclairée il ne faisait pas obstacle, bien au contraire, au regard prolongé de la contemplation au-delà de lui-même. En Jésus ne voir que Jésus et tourner comme lui notre visage aveugle vers l’invisible, quand le regard n’est plus que l’orientation du regard.
En acceptant de ne pas voir Dieu, nous restons attentifs aux hommes habités par sa présence. Et Jésus lui-même avertit ses disciples qu’ils ne verront pas Dieu : « Celui qui me voit, voit le Père. » Les disciples savaient bien qu’ils ne voyaient que Jésus et qu’ils ne pouvaient pas en demander plus. J’accepte, moi aussi, de ne pas voir Dieu en Jésus.
J’y trouve pour ma part un grand bonheur et cela m’aide à me contenter de mon peu de foi. Je tente d’être un disciple d’avant la Résurrection. J’espère qu’un jour je connaîtrai Dieu comme Jésus l’a connu au-delà de sa mort, puisque c’est cette vision que j’appelle la Résurrection. Mais de cette vision de Jésus je ne sais rien, et je ne sais pas non plus si elle me sera accordée. Je ne sais même pas si cette vision a été donnée à Jésus. Mais je fais le choix d’imaginer Jésus en Dieu et ainsi encouragé, éclairé sans doute, j’espère que je serai moi aussi au-delà de ma mort révélé en Dieu avec l’humanité entière.
Tout cela m’est aujourd’hui caché, mais le mystère de Dieu dans ma vie fait partie de cette obscurité. Ce n’est pas une inconnaissance totale qui mettrait Dieu dans une distance absolue, ce n’est pas une inconnaissance sans Dieu et si j’ose ici livrer ce que j’éprouve sur la question essentielle de ma vie, j’avancerai comme l’expression infirme de l’appel mystique qui me traverse que c’est une inconnaissance en Dieu.
Aujourd’hui caché en Dieu pour être au-delà de la mort révélé en Dieu, je ne peux rien dire de plus sur ma foi. Si je me trouve ainsi démuni de toute expérience pour imaginer ce qu’était la foi de Jésus, heureusement je me sens proche de l’expérience des disciples pour lesquels Jésus – durant ces années de leur vie commune – était caché en Dieu. C’est bien ainsi, puisque cela leur a permis de vivre avec lui et que cela nous permet de vivre entre nous, car si nous étions déjà révélés en Dieu la vie serait invivable, d’ailleurs ce ne serait plus la vie et ce n’est même pas la peine d’y penser. Mais il n’est peut-être pas inutile de nous rappeler que ce qui est aujourd’hui impensable l’était tout autant du temps des contemporains de Jésus.
Caché en Dieu je m’attache à ce qu’était Jésus caché en Dieu, et je n’anticipe pas sur ce que j’espère connaître quand nous serons tous révélés en Dieu. Je vis mieux ainsi et je vis même plus, car rien ne me dispense – et surtout pas le mystère de Dieu – de tenter de devenir moi-même et de découvrir l’être d’autrui dans l’espérance d’une révélation aujourd’hui différée.
Et toujours il nous faut revenir à cette évidence, la méditer sans cesse : heureusement qu’il y a la mort. La mort de chacun de nous mortels, comme une évidence pour une autre évidence espérée. Et naturellement – comme il est juste cet adverbe – il est heureux que Jésus soit mort. Non pas que sa mort ait pu servir de monnaie d’échange dans une négociation avec Dieu concernant notre salut – une telle hypothèse théologique est dans sa formulation juridique insupportable –, mais parce que par le passage de la mort, Jésus qui était caché en Dieu a été pour nous manifesté en Dieu.
Une clé d’interprétation de notre propre humanité nous est ainsi donnée : ce que nous sommes est encore caché et sera un jour manifesté dans le mystère de Dieu. Nous ne pouvons certifier que cela se passera ainsi, mais notre existence nous apparaît sous un jour nouveau quand nous tentons de l’interpréter à cette lumière. Une clé d’interprétation n’est pas une certitude, c’est une invitation à tenter d’ouvrir ce qui semble clos. Spontanément nous nous livrons à une telle lecture quand nous essayons de comprendre la vie de Jésus, et quand nous nous souvenons de la vie de ceux que nous aimions et qui sont morts. Nous pensons à eux dans le mystère de Dieu et cela nous rend heureux. Et cela nous aide à espérer que nous ne serons pas nous-mêmes exclus de cette révélation.
La foi est de vivre non de la certitude, mais de l’espérance de ce qu’on espère. Espérer que l’on connaîtra Dieu rend l’opacité, que l’espérance traverse, moins opaque et le regard plus lumineux. Il vaut mieux ne pas préciser cela même qu’on espère puisque ce qui compte ce n’est pas tant ce qu’on espère que le fait même d’espérer et que chaque être approche à sa manière ce qu’il appelle son espérance. Elle n’est qu’à lui, même si elle se dit en termes communs, et de son espérance nul n’est tenu de rendre compte. Il suffit d’en vivre et d’y puiser l’énergie d’être créateur de bonheur.
J’aime le récit de l’Ascension. Il traduit que, pour la première fois, les disciples ont pris conscience qu’ils ne verraient plus Jésus, qu’ils ne vivraient plus avec lui, qu’il n’était plus question de revenir en arrière. La communauté naissante a pris appui sur ce constat pour affirmer qu’il allait bientôt revenir et que le temps était compté. Dans un premier temps les disciples sont entrés dans l’urgence du provisoire : les jours sont comptés, vivons pour être prêts au jour du grand retour.
Puis il a fallu se rendre à l’évidence : Jésus tardait à revenir, il a fallu s’organiser pour durer. La communauté est passée progressivement de l’urgence du provisoire à la lente permanence de la durée. C’est alors que la théologie de l’Église s’est constituée. Au fur et à mesure que s’estompait l’imminence du retour de Jésus, la prise de conscience que traduit le récit de l’Ascension s’est, elle aussi, estompée, elle est devenue moins centrale. Puisque le retour de Jésus n’était plus une justification suffisante pour permettre à la communauté de conserver son dynamisme, on est passé de l’attente du retour à l’affirmation que Jésus était toujours là.
Il m’a fallu du temps pour vivre heureusement ma différence et pour formuler, ce qui est pour moi aujourd’hui une intuition lumineuse – je veux dire par là une intuition qui m’éclaire sur ma vie et sur ce qu’il m’importe d’en faire et qui m’encourage dans la tâche que je poursuis à l’intérieur de l’Église : « Jésus n’est plus parmi nous. »
Est-ce grave ? Oui, c’est grave, comme tout ce qui leste notre vie et nous rend plus libres, en nous donnant à comprendre ce qui fonde notre liberté. À trop affirmer la présence de Jésus, nous risquions de ne plus être présents les uns aux autres, dans la reconnaissance de toutes nos différences.
En allant vers Dieu, dans la trace ouverte par Jésus, au cœur de l’aventure humaine, nous ne pouvons nous dispenser d’exister intensément, avançant vers ce mystère qui nous tient en alerte, et cela je l’appelle la grâce. Il est bon de retrouver des mots qui viennent de loin et qui ont été usés comme de vieilles marches par tant d’êtres avant nous qui ont tenté eux aussi de monter vers plus de lumière.
Est-ce une expression suffisante pour se dire croyant que de s’adresser ainsi à Dieu : « Tu existes, puisque je t’interroge » ?
Textes actuellement disponibles en librairies :
L’Arbre dans la mer – Édition Desclée de Brouwer, 2002
L’Étincelle du divin – Édition Desclée de Brouwer, 2005
A-t-on encore besoin d'une religion ? André Comte-Sponville, Bernard Feillet, Alain Rémond et Alain Houziaux. – Les éditions de l'Atelier, 2003
Auteur contemporain – Utilisation privée libre
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Mai 2008
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Édition papier, Paris, Desclée de Brouwer, 1997
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