Paul Féval (père)
LES FANFARONS DU ROI
14 mars au 28 juin 1843 La Législature
sous le titre Les Chevaliers du firmament
Table des matières
III – LE COUVENT DA MAÏ DE DEOS
XI – ASCANIO MACARONE DELL’QUAMONDA
XII – LES CHEVALIERS DU FIRMAMENT
XIV – PROUESSES DES BOURGEOIS DE LISBONNE
XXIV – MADEMOISELLE DE SAVOIE-NEMOURS
XXX – TROIS COUPLES DE KING’S-CHARLES
XXXII – LA DERNIÈRE CHASSE DU ROI
À propos de cette édition électronique
Bien cher ami.
Nous étions jeunes tous tes deux et tu m’aidais déjà de ta science aussi bien que de ton goût si pur en fait d’art. Un soir, tu m’apportas un petit livre d’apparence respectable, au moins par l’âge, qui avait ce long titre :
RELATION des troubles arrivez dans la cour de PORTUGAL en l’année 1667 et en l’année 1668, où l’on voit la renonciation d’Alfonse VI à la couronne, la dissolution de son mariage avec la princesse Marie-Françoise-Isabelle de Savoye et le mariage de la mesme princesse avec le prince Dom Pedro, régent du royaume.
À PARIS, François Clousier, l’aisné, à l’image Nostre-Dame et chez Pierre Auboüin, à la Fleur de lis, près de l’hostel de monseigneur le Premier Président, MDCLXXIV, avec privilége du roy.
C’était l’histoire écrite au jour le jour et par un témoin oculaire de cette lamentable mascarade qui fut le règne du pauvre enfant, Alfonse de Bragance, première victime de l’empoisonnement systématique, pratiqué par la politique anglaise à l’égard de ce vaillant et malheureux pays, le Portugal.
J’avoue que j’hésitai à faire usage de ces documents si curieux, qui montraient jusqu’où la royauté peut tomber quand la plaie du favoritisme est attachée à ses flancs. Mais d’autre part, il y avait dans ces pages naïves une si jeune et belle figure de citoyen, dévoué à la royauté et à la patrie, que je pris la plume tout exprès pour mettre en lumière le dévouement douloureux du grand seigneur de très-illustre nom que ses amis et ses ennemis appelaient Le Moine et qui épargna au Portugal l’alternative d’une furieuse révolution ou d’une absorption complète par l’Angleterre.
L’Angleterre, grand peuple qui vit du mal d’autrui et qui en mourra, ne se tint pas, il est vrai, pour battue, et moins de cent ans après, on vit, sous un autre malheureux roi, le marquis de Pombal, autre favori d’hypocrite et sanglante mémoire, feindre la haine contre les Anglais tout en essayant d’introduire le protestantisme dans son pays catholique et tout en proposant à son roi pour héritier présomptif un prince du sang royal d’Angleterre.
Les ennemis du Portugal, à travers son histoire, furent les favoris d’abord, ensuite les Espagnols et enfin les Anglais, mais à bien considérer les choses, il faudrait retourner l’ordre et mettre les Anglais en première ligne par cette raison que les favoris, ces rongeurs de couronnes, furent toujours, en Portugal, soit ouvertement, soit sous le voile, des âmes damnées de l’Angleterre.
Le Portugal lui est commode : elle s’en sert, et si le Portugal dure encore, c’est qu’il a la vie brave et dure.
Après tant d’années, bien cher ami, je te rends ce livre que tu m’avais prêté. Puisse cette restitution être pour toi comme pour moi un bon, un cordial souvenir.
P. F.
Paris, 15 février 1879.
Vers la fin de mai de l’année 1662, à deux heures de relevée, un brillant cortège déboucha de la rue Neuve et envahit la place majeure de Ajuda qui était une des plus larges de la vieille ville de Lisbonne. C’étaient tous gens de guerre à cheval, splendidement empanachés, et faisant caracoler leurs montures au grand déplaisir des bourgeois qui se collaient à la muraille, en grommelant tout autre chose que des bénédictions.
Les gens du cortège ne s’inquiétaient guère de si peu. Ils avançaient toujours, et bientôt le dernier cavalier eut tourné l’encoignure de la rue Neuve. Alors, les trompettes sonnèrent à grand fracas, et le cortège se rangea en cercle autour d’un seigneur de mine arrogante, lequel toucha négligemment son feutre, et déroula un parchemin scellé aux armes de Bragance.
– Trompettes, sonnez ! dit-il d’une voix rude qui contrastait fort avec son élégante façon de chevaucher, n’avez-vous plus d’haleine ? Par mes ancêtres, qui étaient seigneurs suzerains de Vintimiglia, au beau pays d’Italie, sonnez mieux, ou je vous garde les étrivières au retour !
Et, se tournant vers ses compagnons :
– Ces drôles pensent-ils que je vais lire l’ordre de Sa Majesté le roi pour quelques douzaines de manants effarés, auxquels la frayeur a ôté les oreilles ? ajouta-t-il. Holà ! sonnez, marauds ! sonnez jusqu’à ce que la place soit remplie, et qu’il y ait, pour chaque pavé, une tête obtuse de bourgeois.
– Bien dit, seigneur Conti de Vintimille, s’écrièrent une douzaine de voix ; respect aux ordres de sa très-redoutée Majesté dom Alfonse de Bragance, roi de Portugal.
– Et obéissance aux volontés de son premier ministre ! ajoutèrent quelques uns à voix basse.
Les trompettes redoublèrent leurs étourdissants appels. De toutes les rues voisines une foule commença à déborder sur la place, et bientôt le souhait de Conti fut littéralement accompli : au lieu de pavés, on ne voyait plus qu’une moisson de têtes brunes et rasées sur le devant, suivant la coutume du peuple et des métiers de Lisbonne. Toutes ces figures exprimaient la terreur et la curiosité. En ce temps, un édit du malheureux roi Alfonse VI, proclamé à son de trompe par la bouche du seigneur Conti, son favori, ne pouvait être qu’une calamité publique.
Il se faisait un silence de mort dans cette foule qui augmentait sans cesse. Pas un n’osait ouvrir la bouche, et ceux que le flot poussait jusqu’aux pieds des chevaux du cortège, courbaient la tête et tenaient leurs yeux clones au sol. De ce nombre était un jeune homme à peine sorti de l’enfance, qui portait un ceinturon et une épée, sur le costume d’un ouvrier drapier. Le hasard ou sa volonté l’avait placé tout près de Conti, dont il n’était séparé que par un garde à cheval.
– Par mes ancêtres ! cria Conti aux trompettes qui continuaient de sonner, ne comptez-vous point faire silence, coquins que vous êtes.
Les malheureux, étourdis par leur propre vacarme, n’entendirent pas. Le front de Conti devint pourpre, il piqua des deux et frappa rudement l’un des trompettes au visage du pommeau de son épée. Le sang jaillit et les instruments se turent, mais un sourd murmure circula dans la foule.
– Seigneurs, dit Manuel Antunez, officier de la patrouille du roi, voilà ce qui s’appelle une excellente plaisanterie, n’est-il pas vrai ?
– Excellente ! répondit le chœur.
Le trompette, cependant, étanchait son sang avec ses mains. Il chancelait sur son cheval et était prêt à défaillir. Le jeune ouvrier drapier, dont nous avons parlé déjà, fit le tour du cortège et, s’approchant de lui, éleva au bout de son épée un mouchoir de fine toile, que le blessé saisit avidement. En dépliant le mouchoir, il vit au coin un écusson brodé ; mais, empressé d’appliquer la toile sur sa blessure, il n’y prit garde et se borna à tourner vers l’adolescent un regard de reconnaissance. Celui-ci regagna tranquillement sa place aux côtés de Conti.
– Écoutez ! écoutez ! dirent les deux hérauts de la couronne.
Conti se leva sur ses étriers et déploya lentement le parchemin ; avant de le lire, il jeta à la ronde sur la foule un regard de méprisante ironie.
– Écoutez, bourgeois… vilains… manants ! dit-il avec affectation. Ceci, par mes nobles ancêtres ! ne regarde que vous : « Au nom et par la volonté du très-haut et puissant prince Alfonse, sixième du nom, roi de Portugal et des Algarves, en deçà et au-delà de la mer, en Afrique, souverain de Guinée et des conquêtes de la navigation, du commerce d’Éthiopie, d’Arabie, de Perse, des Indes et autres contrées, découvertes ou à découvrir, il a été et il est ordonné :
« 1° À tous bourgeois de la bonne ville de Lisbonne, d’ouvrir leurs portes après le couvre-feu sonné : ceci par esprit de charité, et pour que les mendiants, voyageurs et pèlerins puissent trouver à toute heure et partout un asile ;
« 2° À tous lesdits bourgeois de ladite ville, d’enlever les contrevents et jalousies qui défendent nuitamment leurs fenêtres à l’extérieur, lesdits contrevents et jalousies étant des inventions de la méfiance, qui donneraient à penser qu’il existe dans la ville royale des malveillants et des larrons.
« Il a été et il est défendu :
« 1° À tous lesdits d’allumer ou de faire allumer comme c’est la coutume, des lanternes et des fanaux au-dessus de leurs portes : ceci par économie et pour ménager la bourse desdits bourgeois, qui sont les enfants du roi.
« 2° À tous lesdits de porter des torches par la ville, une fois la nuit venue, leur donnant licence d’en faire usage depuis le lever jusqu’au coucher du soleil ;
« 3° Enfin, à tous lesdits bourgeois de ladite ville de Lisbonne, de porter aucune arme de taille, ou d’estoc, ou à feu, leur permettant uniquement, pour leur défense et sûreté personnelles, de porter des épées solidement rivées à leur fourreau.
« En foi de quoi, ledit très-haut et puissant prince Alfonse, sixième du nom, roi de Portugal et des Algarves, en deçà et au-delà de la mer, en Afrique, etc., a signé les présentes qui, en outre, sont scellées de son sceau privé.
« Signé Moi, le roi.
« À tous ceux qui entendent : que Dieu vous garde ! »
Conti Vintimille se tut. Pas un mot ne fut prononcé dans la foule ; mais chacun n’en connut pas moins la profonde indignation de son voisin. L’outrage était aussi grand qu’inexcusable : on se servait de la formule antique et respectée de l’autorité royale pour insulter en plein soleil les sujets du roi. Lorsque Conti donna l’ordre du départ, le flot s’écarta avec une morne docilité.
– Allons ! s’écria le favori avec colère, j’avais espéré que les malotrus regimberaient. Vous verrez qu’ils ne nous donneront pas même l’occasion de prendre avec nos fourreaux, la mesure de leurs épaules !
Comme il finissait ces mots, la tête de son cheval heurta contre un obstacle. C’était le jeune ouvrier au mouchoir brodé, qui plongé dans une rêverie sans doute bien puissante, ne s’était point rangé comme les autres pour faire place au cortège ; un sourire narquois vint à la lèvre de Conti.
– Celui-ci payera pour tous, dit-il.
Et il frappa violemment l’adolescent du plat de son épée.
– Bien touché ! dit Manuel Antunez, l’officier de la patrouille.
– Je puis faire mieux, reprit en riant Conti, qui leva une seconde fois son arme.
Mais tandis que son bras était tendu, l’adolescent bondit en avant, et dégainant avec la promptitude de l’éclair, il étendit le cheval de Conti mort à ses pieds ; puis, frappant à son tour le favori en plein visage :
– À toi ! fils d’un boucher, dit-il, le peuple de Lisbonne !
Les gardes, ébahis, restaient immobiles de stupeur.
Quand Conti se releva écumant de rage, le jeune ouvrier s’était déjà perdu dans la foule, et il n’était plus temps de le poursuivre.
– Il m’échappe ! murmura Conti ; puis s’adressant au cortège, il ajouta :
– Vous avez entendu cet homme, seigneurs ?
Tous s’inclinèrent en silence.
– Il a dit fils d’un boucher, n’est-ce pas ?
– Seigneur, répondit un garde, c’est une calomnie insensée ; nous savons tous votre noble origine.
– À telles enseignes que j’ai bâtonné plus d’une fois son illustra père, pensa Antunez, qui reprit tout haut : Seigneur, mieux que personne, je puis attester l’infamie de ce mensonge !
– N’importe ! vous avez entendu, vous et la foule ; et si parmi vous ou parmi la foule, il est quelqu’un d’assez hardi pour soutenir le dire de ce jeune vagabond, je lui offre le combat singulier.
Le cortège s’inclina de nouveau, et nul ne répondit dans la foule. Après cette bravade inutile, Conti monta sur le cheval d’un garde et le cortège quitta la place ; mais avant de tourner l’angle de la rue Neuve, le favori se retourna, et, montrant le poing :
– Cache-toi bien ! dit-il à son ennemi devenu invisible, car, sur mon salut ! je te chercherai !
– Je me nomme, s’il plaît à Votre Excellence, murmura une voix à son oreille, Ascanio, Macarone, dell’Acquamonda…
Coati se retourna vivement. Un des hommes de la patrouille du roi, courbé au point de toucher du front la crinière de son cheval, était auprès de lui.
– Que me fait ton nom ? demandait-il brusquement.
– S’il plaît à votre seigneurie, mon nom est celui d’un honnête cavalier de Padoue, maltraité par la fortune, et…
– Cet homme est fou ! s’écria Conti.
Le cortège les avait devancés de quelques pas. L’Italien prit le cheval de Conti par la bride.
– Votre Excellence est bien pressée, dit-il : j’aurais pensé qu’elle eût aimé à connaître le nom de ce jeune impertinent…
– Tu le sais ? interrompit Conti. Cinquante ducats pour ce nom !
– Fi !…, de l’argent, à moi !
– Cinquante pistoles !…
– Votre Excellence me fait injure. Un cavalier de la noble cité de Padoue… cinquante pistoles !
– C’est juste, tu te dis gentilhomme : cent doublons !
– C’est moins léger. Tenez, doublez la somme, et nous nous entendrons.
– Soit ! dit avidement Conti, mais dépêche. Ce nom, il me faut ce nom !
– Eh bien, Excellence…
– Eh bien ?
– Je l’ignore.
– Misérable ! s’écria le favori, oserais-tu bien te jouer de moi ?
– À Dieu ne plaise ! J’ai voulu seulement me mettre en règle, et faire les choses avec méthode. On s’y prend ainsi à Padoue, et l’on a raison. Cela sauve les discussions. Maintenant, je baise les mains de Votre Excellence et me proclame le plus soumis de ses esclaves. Demain j’aurai le nom ; préparez les pistoles.
À ces mots, l’Italien s’éloigna et Conti rejoignit son cortège.
Après le départ de Conti, la foule resta quelques minutes sur la place, muette et immobile. Puis chacun regarda timidement son voisin : on craignait la présence des agents secrets de Conti. Après quelques hésitations, de rapides paroles s’échangèrent de tous côtés, et ces paroles étaient partout les mêmes :
– Ce soir, à la taverne d’Alcantara. N’oubliez pas le mot de passe.
Notre jeune ouvrier drapier, qui s’était perdu dans la foule et non pas caché, entendait ces mots de tous côtés autour de lui. Il prêtait l’oreille, espérant que quelque bourgeois moins discret prononcerait enfin le mot de passe.
C’était en vain, on s’encourageait mutuellement à ne point oublier : voilà tout.
La foule, cependant, s’écoulait lentement. Il n’y avait plus sur la place que trois personnages : un vieillard, nommé Gaspard Orta Vaz, doyen de la corporation des tanneurs de Lisbonne ; notre connaissance, Ascanio Macarone dell’Acquamonda, cavalier de Padoue, et l’ouvrier drapier.
– Mon fils, lui dit mystérieusement le vieillard, ce soir à la taverne d’Alcantara. N’oublie pas le mot d’ordre.
– Je l’ai oublié, dit le jeune homme, payant d’audace.
– Nous l’avons oublié, mon excellent seigneur, ajouta Macarone en s’approchant.
Le vieillard jeta sur l’ouvrier un regard de méfiance.
– Si jeune !… murmura-t-il.
– Eh bien, mon cher seigneur ? dit Ascanio ; ce coquin de mot d’ordre, je l’ai sur le bout de la langue.
– J’ai vu le temps, murmura le vieillard, en montrant du doigt la longue rapière et le feutre râpé du Padouan, où brillait une petite étoile d’argent ; j’ai vu le temps où le mot d’ordre était, dans Lisbonne : « La potence pour les espions et les spadassins. » Dieu vous garde, mon maître. Quant à toi, jeune homme, je te souhaite un plus honnête métier.
Le vieillard se retira. L’ouvrier avait croisé les bras sur sa poitrine et semblait rêver profondément, l’Italien l’observait ; il songeait au moyen de gagner ses quatre cents pistolet.
– Mon jeune maître, dit-il enfin, ne nous sommes-nous déjà point rencontrés quelque part ?
– Non.
– Peste ! il n’est pas bavard, grommela le Padouan. C’est égal, ils se nomment tous Hernan, Ruy ou Vasco. Je n’ai qu’à choisir entre les trois… Comment, non, seigneur Hernan ?
L’ouvrier s’éloigna sans tourner la tête.
– J’ai mal choisi, pensa Macarone ; c’était Ruy qu’il fallait dire. Holà, seigneur dom Ruy !… pas de réponse encore. Hé bien, donc, dom Vasco !… à la bonne heure ! il s’arrête.
Le jeune ouvrier s’était retourné en effet, et toisait le bravo d’un regard calme et fier.
– Tu as donc bien envie de connaître mon nom ? dit-il.
– Une envie désordonnée, mon jeune ami.
– On t’a promis de te le payer, n’est-ce pas ?
– Fi donc ! Ascanio Macarone dell’Acquamonda, – je me nomme ainsi, mon jeune maître, – cavalier de Padoue, – c’est mon pays natal, a, Dieu merci, le cœur trop haut placé et la bourse trop bien garnie…
– Tais-toi ! je m’appelle Simon.
– C’est un joli nom ; Simon qui ?
– Tais-toi, te dis-je. Va porter ce nom à Conti ; dis-lui qu’il me trouvera sans me chercher, et qu’alors il saura ce que vaut le bras d’un… d’un bourgeois de Lisbonne. Maître, au revoir !
L’Italien le suivit des yeux, tandis qu’il tournait l’angle de la place et montait la vieille rue du Calvaire, qui conduisait au quartier noble.
– Simon… pensa-t-il, Simon ! À tout prendre, ce n’était ni Vasco, ni Hernan, ni Ruy. J’aurais parié pour Hernan. Mais que dire à ce plébéien parvenu de Conti ? Simon ! c’est la moitié du nom ; il me devrait en bonne conscience deux cents pistoles, mais il ne l’entendra pas comme cela… Allons, je me trouverai ce soir à la porte de la taverne d’Alcantara. Il y aura là des choses bonnes à voir, et je gagerais mon fameux manoir dell’Acquamonda contre un maravédis, que j’y rencontrerai mon jeune maître Simon, qui est, pour le moment, le plus clair de mon patrimoine.
Dona Louise de Guzman, veuve de Jean IV de Bragance, roi de Portugal, tenait la régence, d’après les lois du royaume et en vertu du testament de son époux. L’histoire de la restauration portugaise est trop connue pour qu’on ignore combien cette forte et noble femme encouragea et soutint le duc Jean dans sa lutte contée les Espagnols. Son fils aîné, dom Alfonse, avait dix-huit ans. C’était un de ces princes que la sévérité céleste impose parfois aux nations de la terre : il était idiot et méchant.
Son éducation avait été rigide, trop rigide peut-être pour un esprit aussi débile. Son précepteur Azevedo, puis son gouverneur Odemira, deux hommes austères l’avaient tenu, longtemps après l’enfance, dans une étroite et continuelle sujétion. Il s’en dégageait, à l’aide de valets infidèles, race abominable et toujours foisonnante autour des princes. Par leurs soins il sortait la nuit ; le jour, on amenait près de sa personne des enfants de bas lieu, qui étaient vraiment ses égaux par leur brutalité et leur ignorance.
Ce fut ainsi que s’introduisirent au palais les deux frères Antoine et Jean Conti Vintimille. Leur père, boucher de profession, était originaire de Vintimiglia (État de Gênes), et demeurait à Campo Lido. Bien faits et robustes de corps, ils joutaient devant le roi et restaient le plus souvent vainqueurs dans les combats que se livrait cette populace enfantine, à laquelle des valets complaisants ouvraient les jardins du palais.
Alfonse les remarqua et se prit pour eux d’une affection folle. Le malheureux enfant admirait d’autant plus les exploits de force et d’adresse que lui-même, paralysé à la suite d’une chute qu’il avait faite à l’âge de trois ans, était presque aussi impotent de corps que d’esprit. Il grandissait cependant ; bientôt il atteignit l’âge d’un homme. Ses divertissements changèrent et prirent un caractère plus répréhensible ; mais loin d’oublier les Conti, il rapprocha de plus en plus Antoine de sa personne, jusqu’à en faire son premier gentilhomme et son favori-avoué. Quant à Jean, il le nomma archidiacre de Sobradella.
Jamais favori ne fut plus universellement redouté que cet Antoine Conti. Chacun le proclamait tout haut bon gentilhomme, bien qu’on connût du reste sa plébéienne origine ; chacun tremblait à son seul nom. S’il lui manquait quelque chose au monde, c’était l’appui de quelque véritable grand seigneur ; car, malgré tous ses efforts, il n’avait pu encore rallier à lui que les parvenus de la petite noblesse. Néanmoins il était tout-puissant, et il avait certes plus de courtisans à lui seul que l’infant dom Pierre, frère d’Alfonse, et leur mère dona Louise de Guzman, reine régente de Portugal.
L’infant était un bel adolescent de fort grande espérance ; il faisait en tout contraste avec le roi, et l’on disait volontiers dans le peuple que c’était pitié de voir un maniaque sur le trône, tandis que, tout près de ce trône, croissait un héros de sang royal. Mais la régente était sévère, on le savait ; bien qu’elle eût pour dom Pedro beaucoup de tendresse, elle aimait davantage encore la loi de légitime héritage, force et sauvegarde des trônes : Elle serait devenue l’ennemie de dom Pedro le jour où une pensée de trahison aurait pris place en son cœur. L’infant Lui-même d’ailleurs, bon frère et sujet loyal, était dévoué sincèrement et du fond de l’âme au service de son aîné.
La reine avait, pendant les premières années de la minorité d’Alfonse, dirigé l’État d’une main ferme ; mais, à mesure que le roi approchait de sa majorité, elle s’était éloignée peu à peu des affaires, sans pourtant abdiquer l’autorité souveraine. Retirée au couvent de la Mère de Dieu, elle ne revenait aux choses de ce monde que quand la cour des Vingt-quatre, les ministres État, les chefs-d’ordre ou les titulaires requéraient instamment ses conseils.
Par respect pour son noble caractère, par amour pour sa personne, on lui cachait la plupart des déportements de son fils aîné, qui allaient sans cesse augmentant. Elle le regardait, dans son ignorance, comme un adolescent faible d’esprit et peu capable de commander ; mais elle ne savait pas que la nuit de son esprit et la perversité de son cœur allaient jusqu’à la folie.
La proclamation insensée que nous avons vu faire sur la place, en plein jour, à son de trompe, n’était point, à cette époque, une chose extraordinaire. Chaque jour Lisbonne était témoin de quelque spectacle de ce genre, invention perfide de Conti, et divertissement du pauvre fou qui s’asseyait sur le trône. Mais c’était peu encore. Quand tombait la nuit, la ville devenait mille fois pire que la plus mal fréquentée des sierras de Caldeiraon.
Conti avait organisé une troupe nombreuse nommée la patrouille du roi, et divisée en deux corps qui se distinguaient par le costume. Le premier, qui portait la cotte rouge, avec taillades blanches, avait le nom de fermes (fixos). Il était composé de fantassins. Les soldats du second s’appelaient fanfarons (porradas) et portaient toque, surcot et haut-de-chausses bleu de ciel, parsemés d’étoiles d’argent. Au-dessus de leur toque brillait, en guise d’aigrette, un croissant aussi d’argent, tout comme s’ils eussent été des païens, adorateurs de Termagant ou de Mahomet. On les nommait encore tes goinfres à cause de leurs habitudes, et les chevaliers du firmament, en vue de leur costume ; c’était ce dernier titre qu’ils s’appliquaient eux-mêmes. Ce corps de goinfres ou de fanfarons se recrutait parmi les gens sans aveu de toutes les nations. Il suffisait, pour y être admis, de faire preuve de scélératesse endurcie.
Le jour, la patrouille du roi, fermes et fanfarons, portait l’uniforme des gardes du palais, avec une petite étoile d’argent à la toque pour seule marque distinctive. C’est dire assez que notre noble ami, Ascanio Macarone dell’Acquamonda, avait l’honneur de faire partie de ce recommandable corps, dont Conti s’était réservé le commandement suprême.
Or, grâce à cette patrouille, c’était souvent une étrange fête, la nuit, dans les rues de Lisbonne. À onze heures du soir, une heure après le couvre-feu, commençait la chasse du roi. Chose incroyable, si l’histoire de Portugal ne faisait foi, Fermes et Fanfarons se relayaient dans les rues et carrefours, comme se postent les chasseurs en forêt pour attendre le gibier ; et si quelque dame ou bourgeoise attardée rentrait au logis à cette heure néfaste, malheur à elle ! Les piqueurs sonnaient, les fermes donnaient comme les chiens au bois, et les fanfarons, le roi en tête, appuyaient le courre de toute la vitesse de leurs chevaux. Il n’y avait guère de famille qui n’eût à gémir de quelque ignoble insulte, et l’on est rancuneux dans la Péninsule !
Jusqu’alors pourtant, l’amour général pour cette illustre dynastie de Bragance, légitime et si récemment remontée au trône de ses pères, l’avait emporté sur le mécontentement. Les bourgeois murmuraient, menaçaient et patientaient.
Au commencement de cette année 1662, le mécontentement avait pris un caractère plus grave : les corps de métiers s’étaient réunis en sociétés occultes. On doit penser que l’édit royal, lu devant tous en place publique, ne dut point contribuer à calmer la colère publique. C’était un acte de tyrannie dont on ne trouverait point un second exemple dans les annales des autres nations.
Désormais, les maisons, ouvertes à cette troupe de malfaiteurs qui parcouraient de nuit la ville sous l’autorité du roi, n’auraient nulle défense contre le pillage ; on supprimait les lanternes et fanaux ; on supprimait jusqu’au port d’armes, chose inouïe en Portugal !
Aussi, tous les artisans et marchands de Lisbonne, gens paisibles d’ordinaire, ressentirent cruellement ce dernier coup. Rentrés chez eux, ils répondirent par un morne silence à la curiosité accoutumée de leurs femmes. La mesure était comble.
Le couvent de la Mère de Dieu de Lisbonne, situé vis-à-vis du palais Xabregas, résidence royale, était un vaste édifice, présentant un carré long à l’extérieur, et, à l’intérieur, un ovale ou cloître circulaire, formé par une double colonnade. La reine Louise, moitié souveraine et moitié récluse, avait fait construire une galerie couverte qui communiquait du couvent au palais de Xabregas. De Cette façon, elle pouvait consacrer à Dieu tous les instants que ne lui prenaient pas les soins de son gouvernement.
Elle habitait au couvent une chambre qu’on ne peut appeler cellule à cause de son étendue, mais dont l’ameublement sévère n’avait rien à envier aux retraites modestes des religieuses : un lit, quelques chaises, un prie-Dieu devant un crucifix, et l’image de saint Antoine, patron de Lisbonne, meublaient seuls cette pièce, dont les murailles, couvertes de vieux écussons où dominait la croix de Bragance, absorbait le terne rayon de lumière qui pénétrait à grand’peine par une haute fenêtre à vitraux.
C’est dans cette chambre que nous trouvons dona Louise de Guzman, mère du roi Alfonse, veuve du roi Jean et régente de Portugal.
À cette époque de 1662, les jours de la vieillesse étaient venus pour elle ; mais les années, en donnant un reflet d’argent à ses cheveux, n’avaient pu altérer la noblesse de son port ni la fière expression de sa physionomie. Elle était belle encore, de cette beauté qui ne brille de tout son lustre que sous un diadème. On devinait en elle la femme au cœur robuste, qui, au jour du danger, avait dégainé le glaive de son époux dont la main hésitait ; la femme qui avait conquis un trône, et qui s’était assise sur les degrés de ce trône en humble épouse, en sujette fidèle.
À ses côtés étaient deux femmes, dont l’une arrivée aux limites de l’âge mûr, mais conservant une remarquable beauté, offrait avec la reine une certaine ressemblance : c’était la même sévérité d’aspect, la même fierté de regard.
Elle se nommait dona Ximena de Vasconcellos y Souza, comtesse de Castelmelhor.
L’autre était une jeune fille de seize ans. Son gracieux visage disparaissait presque sous un demi-voile de dentelle noire. Elle regardait la reine à la dérobée ; alors ses joues devenaient pourpres, et son œil exprimait une vénération profonde mêlée de crainte et aussi d’amour. Dona Inès de Cadaval, fille unique et orpheline dus duc de ce nom, était la plus riche héritière du royaume. Sa parente, la comtesse douairière de Castelmelhor, qui était aussi de la maison de Cadaval, l’avait en tutelle depuis deux ans.
Dona Ximena était agenouillée près de la reine, qui tenait sa main pressée entre les siennes ; Inès s’asseyait sur un coussin, à leurs pieds.
– Ximena, disait la reine, qu’il y a longtemps que je désirais te revoir, ma fille ! Hélas ! toi aussi, te voilà veuve maintenant…
– Votre Majesté et le roi, son fils, ont perdu un sujet fidèle, dit la comtesse, qui tâcha de garder son air calme et grave, mais dont une larme sillonna lentement la joue : moi, j’ai perdu…
Elle ne put achever ; sa tête tomba sur sa poitrine. La reine se pencha et mit un baiser sur son front.
– Merci, merci, madame, dit la comtesse en se redressant ; Dieu m’a laissé deux fils.
– Toujours forte et pieuse ! murmura la reine ; Dieu l’a bénie en lui donnant des fils dignes d’elle… Parle-moi de tes fils, ajouta-t-elle ; se ressemblent-ils toujours comme au temps de leur enfance ?
– Toujours, madame.
– De cœur comme de visage, j’espère… c’était une étonnante ressemblance ! Moi qui tins dom Louis sur les fonts du baptême, je ne pouvais le distinguer de son frère : c’était la même figure, la même taille, la même voix. Aussi, ne pouvant reconnaître mon filleul, je me suis prise à les aimer tous les deux également.
La comtesse lui baisa la main avec une respectueuse tendresse, et dona Louise reprit :
– Je les aime, parce qu’ils sont tes fils, Ximena. N’est-ce pas toi qui as élevé dona Catherine, mon enfant chérie ? Tandis que les soins du gouvernement m’occupaient tout entière, tu veillais sur elle, toi, tu lui apprenais à m’aimer… Ce n’est pas vous qui me devez de la reconnaissance, comtesse !
En achevant ces mots, dona Louise passa sa main sur son visage. C’était encore là un sujet pénible pour cette grande reine, dont la vieillesse devait être si malheureuse. Catherine de Bragance, sa fille, venait de partir pour Londres, et s’asseyait maintenant aux côtés de Charles Stuart sur le trône d’Angleterre. On sait si cette union fut triste et remplie d’amertume pour Catherine. Peut-être quelque missive d’elle était-elle déjà venue annoncer à sa mère les chagrins de la jeune reine et les insultants dédains de son mari Charles II.
– Moi aussi, j’ai deux fils, reprit la reine en soupirant. Plût au ciel qu’ils se ressemblassent ! car mon Pedro est un loyal gentilhomme.
La comtesse ne répondit pas.
– L’autre aussi, l’autre aussi ! s’empressa d’ajouter la reine ; je suis injuste envers Alfonse, auquel je dois respect et obéissance, comme à l’héritier de mon époux. Il fera le bonheur du Portugal… Vous ne dites rien, comtesse ?
– Je prie Dieu qu’il bénisse le roi dom Alfonse, madame.
– Il le bénira, ma fille. Alfonse est bon chrétien, quoi qu’on dise, et…
– Quoiqu’on dise !… répéta la comtesse avec surprise.
– Tu ne sais pas cela, toi, reprit la reine, dont la voix commença à trembler. Il y a si longtemps que tu vis loin de la cour ! On dit… des avis secrets me sont venus… des calomnies, ma fille !… on dit qu’Alfonse mène une vie coupable ; on dit…
– Ce sont des mensonges !
– Oui, oui… et pourtant… Oh ! tu l’as dit, ma fille, ce sont des mensonges, des calomnies répandues par l’Espagne !
– Peut-être, dit timidement la comtesse, Votre Majesté aurait-elle pu approfondir ces bruits…
Elle se tut. La reine la regardait fixement. Il y avait du désespoir et de l’égarement dans ses yeux.
– Je n’ai pas osé ! murmura-t-elle avec effort. Je l’aime tant ! Et puis, c’est faux, je le sais… Le sang de Bragance est pur et ne fait battre que de vaillants cœurs, madame, entendez-vous ! Ils mentent, ils mentent, les calomniateurs et les infâmes !
Dona Louise prononça cas mots d’une voix brisée. Vaincue par son émotion, elle se laissa tomber en arrière et ferma les yeux. La comtesse et sa pupille s’empressèrent aussitôt autour d’elle.
– Laissez, dit la reine, on ne s’évanouit plus quand, depuis des années, on est faite à la souffrance. Pardon, comtesse, je vous ai attristée, ainsi que cette pauvre enfant… Mais cette pensée est si affreuse ! Je ne les crois pas, je ne veux pas les croire ; il faudrait que quelqu’un en la foi de qui j’ai pleine confiance, toi, par exemple, Ximena, toi qui n’as jamais menti, vînt me dire que mon fils a manqué, à ses devoirs de roi et de gentilhomme, qu’il a forfait à l’honneur ! Alors… mais tu ne me le diras jamais, n’est-ce pas ?
– À Dieu ne plaise !
– Non, car je te croirais, toi, Ximena, et je mourrais.
Il se fit un long silence, la comtesse, saisie d’une respectueuse pitié, n’osait interrompre sa souveraine. Celle-ci parut enfin se réveiller tout à coup, et, s’efforçant de sourire :
– En vérité, ma belle mie, dit-elle en s’adressant à dona Inès, nous vous faisons là une lugubre réception… Comtesse, vous avez une charmante pupille, et je vous remercie de l’avoir amenée à la cour du roi, mon fils. Si haute que soit sa naissance, nous tâcherons de ne point la mésallier.
Inès, dont le beau visage s’était couvert de rougeur, pâlit à ces derniers mots.
– Qu’est-ce à dire ? reprit la reine, le front de la senorita se couvre d’un nuage. Aurait-elle le désir d’entrer en religion ?
– S’il plaît à Votre Majesté, dit la comtesse, Inès de Cadaval est la fiancée de mon plus jeune fils.
– À la bonne heure ! Ne vous disais-je point, ma mie, qu’il n’y aurait point pour vous de mésalliance ? Cadaval et Vasconcellos ! Il n’est point aisé d’unir deux plus nobles races… Mais l’aîné de Souza ?
– L’aîné, madame, mon fils dom Louis est comte de Castelmelhor, et, ce qui mieux est, il a l’honneur d’être votre filleul… L’autre n’avait rien, et dona Inès l’a choisi.
– Comte de Castelmelhor ! c’est un fier titre, Ximena, et qui ne fut jamais porté par un traître… Mon filleul Louis doit être un noble cœur, n’est-ce pas ?
– Je l’espère, madame.
– Heureuse mère ! dit la reine en soupirant.
Ce mot lui rendit toute sa préoccupation. Avant qu’elle eût repris la parole, la cloche du couvent sonna l’office du soir, et les trois dames entrèrent à la chapelle. Chacun devine ce que dona Louise de Guzman demanda à Dieu ce soir-là, mais Dieu ne l’exauça point. Alfonse de Portugal était trop bien surveillé par son favori, pour avoir le temps de se repentir.
La nuit commençait à se faire sombre et les lumières s’éteignaient l’une après l’autre à tous les étages des maisons de Lisbonne. Le ciel était couvert et sans lune. N’eussent été quelques lanternes qui brillaient de loin en loin au seuil des riches bourgeois, malgré la récente défense portée par l’édit du roi, et quelques cierges brûlant sous les madones, la ville aurait été plongée dans une complète obscurité.
D’ordinaire, à cette heure, les rues étaient désertes ; c’est à peine si quelques filous faméliques se hasardaient à faire timidement concurrence aux nobles ébats de la patrouille royale : mais ce soir, on voyait de tous côtés des groupes nombreux marcher dans l’ombre. Tous suivaient la même direction. Un silence profond régnait parmi ces nocturnes promeneurs. Ils allaient d’un pas rapide, s’arrêtant parfois pour écouter, reprenant aussitôt leur course, sans détourner la tête, et cachant soigneusement leurs visages sous les capuces de leurs manteaux.
Ils traversaient la ville dans le sens de sa longueur en remontant le Tage. À mesure qu’ils approchaient du faubourg d’Alcantara, leur nombre augmentait, et ce fut bientôt comme une véritable procession. Plus leurs rangs se serraient, plus ils semblaient prendre de précautions. Aux carrefours, lorsque deux bandes se rencontraient, elles passaient l’une près de l’autre sans mot dire, et poursuivaient leur marche silencieuse.
La dernière maison du faubourg était un long et bas édifice bâti en pierres de taille et qui avait dû jadis servir de manège. Il était alors affermé par Miguel Osorio, tavernier, qui faisait doucement sa fortune à vendre des vins de France aux gentilshommes de la cour. Ceux-ci, en effet, passaient forcément devant sa porte chaque fois qu’ils se rendaient au palais de plaisance d’Alcantara, résidence habituelle d’Alfonse VI, et chaque fois qu’ils passaient, le tavernier pouvait compter sur une aubaine. Aussi Miguel était-il, en apparence du moins, le passionné serviteur de Conti, et de tous ceux qui approchaient la personne du roi. Il disait à qui voulait l’entendre que le Portugal n’avait jamais été si glorieusement gouverné.
Nonobstant ces opinions intéressées, Miguel ne dédaignait point de vendre son vin aux mécontents. Loin de là : quand il était bien sûr qu’aucun seigneur ou valet de seigneur n’était à portée de l’entendre, il changeait subitement d’allures et disait des choses fort attendrissantes sur le triste sort du peuple de Lisbonne. Conti n’était plus alors qu’un manant parvenu, auquel ses dentelles et son velours allaient comme la peau du lion à l’âne. Ce mignon roturier était la plaie du Portugal, et ce serait un jour de bénédiction que celui qui le verrait attaché haut et court au gibet de la courtine du palais.
Si Miguel venait à faire trêve à ses séditieux discours, on pouvait être certain qu’il avait flairé de loin un feutre à plumes ou un pourpoint brodé. Pour être juste, nous devons dire que jamais aubergiste n’eut un flair aussi subtil que le sien.
Ce fut devant la maison de cet homme que s’arrêtèrent les premiers groupes. Ils touchèrent la main du maître assis sur le pas de sa porte, prononcèrent un mot à voix basse et entrèrent. Ceux qui suivirent firent de même, et bientôt l’immense salle commune fut pleine à regorger.
À la même heure, dans l’une des rues de la basse ville, redevenue déserte, un homme allait, puis revenait sur ses pas, comme s’il se fût égaré dans ce sombre dédale, que l’absence de boutiques et la multiplicité des hôtels faisaient appeler le quartier noble. Derrière lui, à quelque distance, un autre personnage semblait avoir pris à tâche de l’imiter scrupuleusement. Quand le premier s’arrêtait, l’autre faisait de même ; quand celui-ci revenait sur ses pas, celui-là se hâtait de s’effacer sous quelque porte cochère, laissait passer son compagnon d’aventures, et recommençait aussitôt à le suivre.
– Il fait noir comme dans un four, pensait le premier. Depuis dix ans que j’ai quitté Lisbonne, et j’étais un enfant alors tout est changé : je ne m’y reconnais plus.
Le hasard ne m’enverra-t-il pas quelque passant ou même quelque voleur qui, en échange de ma bourse daigne m’enseigner le chemin !
– Mon jeune ami, se disait l’autre, vous ayez beau tourner et, retourner, je me suis promis à moi-même sous les serments les plus respectables, que vous me vaudriez quatre cents pistoles, et je ne manque jamais qu’aux serments que je fais à autrui.
Jusqu’alors Simon, l’ouvrier drapier, que le lecteur a sans doute reconnu aux paroles d’Ascanio Macarone, n’avait point pris garde à la présence de ce dernier ; mais, dans un de ses brusques détours, il se trouva face à face avec le Padouan.
– Le chemin de la taverne d’Alcantara ? dit-il.
– J’y vais, répondit Macarone en déguisant sa voix.
– S’il vous plaît, seigneur cavalier, nous ferons route ensemble.
– Avec ravissement, mon gentilhomme, car vous êtes gentilhomme, cela se voit du reste, et entre gentilshommes, – je le suis aussi, la courtoisie commande de ne se point refuser ces légers services.
– C’est mon avis, seigneur cavalier.
Simon prononça ces mots d’un ton sec, et enfonçant son capuce sur sa figure, il doubla le pas ; Macarone l’imita. Vingt fois il fut sur le point de rompre le silence, mais la crainte de se trahir l’arrêta.
L’Italien était un homme de trente-cinq à quarante ans, grand, maigre, mais bien proportionné. Ses membres souples et musculeux donnaient à penser que la nature les avait taillés tout exprès pour faire un danseur de corde. Il se donnait en marchant une allure théâtrale, drapait son manteau et mettait fréquemment le poing sur la hanche.
Simon était petit, comme presque tous les Portugais, mais son pas leste, presque bondissant, et la large carrure de ses épaules disaient assez que sa petite taille n’était point un symptôme de faiblesse. De temps à autre, le Padouan le considérait en-dessous. Peut-être se demandait-il combien le seigneur Conti payerait en sus du marché, pour un coup de stylet convenablement appliqué à cet audacieux inconnu ; mais la témérité, depuis le temps d’Horatius Coclès, a cessé d’être le vice dominant des Italiens ; il fit réflexion que le bout d’une bonne rapière relevait par derrière le bas du manteau de Simon, et se tint tranquille.
– À quoi bon le tuer ? se disait-il ; il ne m’a pas reconnu. S’il entre à la taverne, j’entre avec lui ; s’il est repoussé, je recommence à le suivre ; je le suis jusqu’à sa demeure et quand on a découvert la demeure d’un homme, on n’est pas bien loin de connaître son nom.
Ils arrivaient en ce moment au bout du faubourg ; la taverne d’Alcantara s’élevait devant eux. Elle était sombre, aucune lumière ne brillait aux fenêtres ; et l’honnête Miguel Osorio, toujours assis sur le pas de sa porte, fumait ses cigaries avec toute la dignité qui caractérise Espagnols et Portugais, s’acquittant de ce solennel devoir.
– Voilà ! dit le Padouan en montrant l’hôtellerie : entrez-vous ?
– Oui.
– Vous avez donc le mot de passe ?
– Non ; et vous ?
– Oh ! moi, je n’ai pas besoin du mot de passe. Vous allez voir… Miguel, satané coquin ! qui avons-nous aujourd’hui dans la grande salle ?
– Coquin ! s’écria Miguel tremblant de frayeur en reconnaissant la voix de Macarone. Qui ose appeler coquin le tavernier de la cour ? Il n’y a pour cela qu’un marchand de la haute ville, je parie ! Au large, manants, je ne reçois que des gentilshommes !
– C’est bien, c’est bien, brave Miguel, et comme nous sommes gentilshommes, tu vas nous préparer à souper dans la grande salle. Va !
Ce disant, Macarone prit Osorio par les épaules, le fit tourner sur lui-même et entra ; mais au moment où il allait passer le seuil de la salle, une main vigoureuse le saisit à son tour, et lui fit subir une opération analogue. Seulement, comme la secousse fut incomparablement plus forte, il s’en alla tomber à l’autre bout du corridor.
– Au revoir, seigneur Ascanio Macarone dell’Acquamonda, dit la voix moqueuse du jeune ouvrier drapier. Attendez-moi ici, s’il vous plaît : j’ai fermé la porte de la rue, et je vais fermer celle de la salle.
Simon entra aussitôt en effet, et referma la porte à double tour.
Ascanio se releva tout meurtri, et tâta ses membres l’un après l’autre.
– Il m’avait reconnu ! grommela-t-il. C’est une bonne idée que j’ai eue de ne pas jouer du couteau avec ce jeune enragé. Il a un poignet d’Hercule, et je tâcherai désormais de le surveiller à distance. En attendant, voyons s’il a dit vrai.
Il essaya d’ouvrir la porte extérieure : elle était fermée. Quant à la porte de la salle, il n’osa même pas toucher à la serrure ; mais approchant l’oreille du trou, il tâcha d’entendre ce qui se disait à l’intérieur ; ce fut en vain. Il reconnut qu’il y avait grand tumulte et que des voix confuses se croisaient en tous sens.
– Quel coup de filet ! pensa-t-il. Si cette maudite porte n’était pas fermée, j’emprunterais un cheval à ce misérable Miguel, et dans une heure, tous ces bourgeois, y compris mon jeune camarade, seraient en sûreté dans la prison du palais.
Au moment où Simon entra dans la salle qui servait de lieu de réunion aux corps de métiers de Lisbonne, la discussion était si vivement engagée qu’on ne prit pas garde à lui. Il traversa comme il put la cohue et vint s’asseoir au premier rang, vis-à-vis de la table où se trouvait seul Gaspard Orta Vaz, doyen de la corporation des tanneurs et président de l’assemblée.
La réunion était, comme nous l’avons dit, très-nombreuse. Groupés en cercle autour du président, les doyens de corporations formaient le premier rang. Derrière eux venaient les chefs d’ateliers, et derrière encor, les petits marchands et artisans salariés. C’était parmi les doyens de corporations que, dans son ignorance, Simon était venu se placer. Il avait jeté son manteau sur son bras, son costume, sans ressembler plus que le matin à celui d’un gentilhomme, lui donnait l’air d’un bourgeois aisé. Il avait mis un pourpoint neuf de drap de Coïmbre, à crevés et passades de velours ; une lourde chaîne d’or tombait sur sa poitrine.
Quand il jeta les yeux autour de lui et qu’il se vit entouré de longues barbes blanches et de têtes vénérables, il voulut faire retraite et gagner les rangs inférieurs ; mais il n’était plus temps. La trouée qu’il avait faite à grand renfort de vigoureux coups de coude s’était refermée derrière lui, et le tumulte qui s’apaisait peu à peu ne permettait pas d’espérer qu’il pût recommencer ce jeu avec succès. Il demeura donc à sa place et rabattit son chapeau sur ses yeux.
– Enfants ! disait le vieux président Gaspard, à qui on avait négligé de donner une sonnette ; enfants, écoutez les anciens !
– Mort aux valets de cour ! répondaient en chœur les apprentis et petits marchands. Mort au fils du boucher !
– Sans doute, sans doute, mais faites un peu de silence, reprenait le malheureux Orta Vaz. Je m’enroue, et pour peu que cela continue, je ne pourrai plus vous donner mes conseils.
Simon écoutait et hochait la tête.
– Est-ce bien sur ces vieillards impuissants et sur ces enfants bavards qu’il faudrait m’appuyer pour accomplir la mission que m’a imposée mon père à son lit de mort ? se demandait-il. Je n’ai pas le choix ; attendons, et la volonté de Dieu se fera.
– Mes amis et concitoyens, reprit Gaspard Orta Vaz, saisissant au vol un moment de calme, personne n’ignore que j’ai soixante-treize ans depuis la fête du glorieux saint Antoine, patron de l’Hôtel de Ville. Depuis onze ans et sept mois, j’ai l’honneur d’être le doyen d’âge de la corporation des tanneurs, apprêteurs, corroyeurs, fourreurs, peaussiers et mégissiers de Lisbonne. Ce sont des garanties, mes enfants ; quand on peut dire comme moi : Je suis ceci et cela, et en outre j’ai cinq ducats, depuis le premier janvier jusqu’à la Saint-Sylvestre, à manger tous les jours, on a le droit…
– Qu’est-ce à dire ! interrompirent en même temps cent voix courroucées ; parce que nous sommes pauvres, prétendrait-on nous enlever la parole ?
– Nous a-t-on appelés pour aider à remplacer la tyrannie de l’épée par celle du coffre-fort ?
– Par saint Martin !
– Par saint Gille !…
– Par saint Raphaël ! vous êtes un vieux fou, maître Gaspard Orta Vaz, malgré votre front chauve et les cinq ducats que vous mangez tous les jours !
Le vieux tanneur s’était levé ; il frappait dans ses mains et demandait du silence, sans doute pour rétracter ou expliquer ses paroles : mais il avait beau faire, l’agitation de l’assemblée augmentait au lieu de diminuer, et bientôt le vieillard, épuisé, retomba lourdement sur son siège. Alors on se tut, et l’un des doyens alla s’asseoir auprès de lui pour le remplacer dans ses fonctions de président.
– Laissez parler Balthazar, dit tout à coup une voix de stentor dans la foule compacte des derniers rangs ; Balthazar vous tirera d’affaire.
– Qui est ce Balthazar ? demanda le président.
– C’est Balthazar, répondit la même voix.
– Bien répondu ! bravo ! cria-t-on de toutes parts.
Et un immense éclat de rire fit trembler les murailles de la salle, tant il est vrai que rien n’est plus facile que de faire passer une assemblée populaire de la fureur à la gaieté, et réciproquement.
– Approche et parle, dit le président.
Aussitôt il se fit un grand mouvement, et une sorte de lourd colosse portant devant soi un tablier de toile, souillé de sang, s’avança vers la barre, renversant tout sur son passage.
– Voilà, dit-il en posant son pied sur les marches de l’estrade, voilà Balthazar !
– Bravo pour Balthazar ! cria encore la foule.
– Quant à ce que j’ai à vous dire, reprit le géant, ce n’est pas long, mais c’est malin. Tout à l’heure on parlait de Conti, le fils du boucher, disait-on. Il y a du vrai là-dedans, car je suis boucher, moi aussi, et j’ai eu l’avantage de servir chez son père, qui est mort de chagrin en voyant que le jeune homme ne voulait pas suivre, l’état… oh !… un bel état, mes garçons !
– Au fait, dit le président.
– C’est juste. Il s’agit de tuer quelqu’un, n’est-ce pas ? Pendant qu’on y est, moi je trouve que c’est dommage de s’arrêter. Conti est un gueux, mais le roi est un fou. Après Conti, un autre favori viendra.
– Il a raison ! appuyèrent quelques voix.
– Nous tuerons cet autre-là, reprit Balthazar ; mais après lui, un autre viendra encore, si bien que ça n’en finira pas. Le plus simple serait de tuer le roi.
Il se fit dans la salle un silence subit.
– Misérable ! s’écria Simon, qui bondit sur son banc, oses-tu biens parler d’assassiner le roi !
– Pourquoi pas ? demanda tranquillement Balthazar.
– Par le sang de Souza ! cette parole sacrilège sera la dernière que prononcera ta bouche ! reprit le jeune homme indigné.
Il s’élança vers le géant en brandissant son épée.
– Trahison ! trahison ! cria-t-on de toutes parts. C’est un espion de la cour ! à mort ! à mort !
Entouré de tous côtés à la fois, Simon fut, en un clin d’œil, terrassé et désarmé.
– Il a juré par le sang de Souza, disaient les plus acharnés, c’est sans doute un valet du nouveau comte de Castelmelhor, arrivé depuis hier à Lisbonne, de ce beau seigneur dont la première visite a été pour Conti.
– Mensonge ! voulut dire Simon ; le comte de Castelmelhor est un loyal Portugais qui déteste et méprise Conti comme pas un de vous…
Mais il y avait là plusieurs des fournisseurs de Conti ; car un marchand peut fort bien essayer le matin une paire de bottes ou une veste de velours à l’homme dont, le soir, il demandera la tête. Quelques-uns de ces fournisseurs avaient vu Louis de Vasconcellos y Souza, comte de Castelmelhor, introduit au petit le ver du favori, ce dont ils ne manquèrent pas de rendre témoignage. Cette circonstance mit le comble au danger de Simon ; sa mort était déjà résolue.
– À tout seigneur tout honneur, vous autres, dit un apprenti : le rôle d’exécuteur revient de droit à Balthazar.
Les maîtres et doyens avaient perdu tout pouvoir de modérer cette foule exaspérée. Il est douteux d’ailleurs qu’ils eussent un fort grand désir de sauver cet homme, qui, le lendemain, aurait pu livrer leur tête au bourreau. Ils restaient donc passifs spectateurs de cette scène. Quant au reste de la foule, elle accueillit avec transport la motion de l’apprenti.
Balthazar avait les honneurs de la séance et venait de se créer, sans trop le savoir, une notable popularité. On traîna Simon jusqu’à lui, et l’apprenti, présentant par la pointe la propre épée du malheureux jeune homme, fit un geste significatif.
Le boucher comprit ce signe et prononça une seconde fois sans sourciller, son flegmatique : Pourquoi pas ? Puis, saisissant l’arme, il en examina la trempe en connaisseur, hocha la tête comme pour dire que l’outil lui semblait convenable, et se mit en posture. Ceux qui tenaient Simon firent un pas en arrière ; le boucher leva l’épée.
À ce moment, Simon, dont la tête s’était affaissée sur sa poitrine, se redressa fièrement, et regarda en face son bourreau.
Balthazar laissa échapper l’arme, et se frotta les yeux.
– C’est différent, dit-il, c’est bien différent !
– Qu’a-t-il donc ? demandait l’assemblée, qui comptait sur une exécution et n’entendait point y renoncer.
– Il y a, répondit Balthazar, que c’est bien différent.
– Ramasse l’épée, Diego, dit une voix, et fais l’affaire ; cet homme ne sait tuer que des moutons : il a peur.
Deux ou trois apprentis s’avancèrent pour ramasser l’arme ; mais Balthazar les prévint, et se posant entre eux et Simon, il fit décrire à l’épée une ou deux douzaines de courbes si efficaces, qu’il y eut bientôt autour de lui un large cercle vide.
– Puisque je vous dis, mes maîtres, que c’est bien différent, répéta-t-il avec un calme imperturbable… Écoutez : si vous tenez à me voir couper une tête, cotisez-vous et fournissez-m’en une autre. Celle-ci est la tête d’un brave ; c’est rare ; personne ne touchera un seul de ses cheveux : ni moi, ni vous.
– Tu le connais donc ? demanda un ancien.
– Si je le connais ? Oui et non… Mais vous-mêmes, qui me faisiez fête tout à l’heure, me connaissiez-vous ?
– Réponds-tu de lui ?
– Quant à ça, oui, sur ma tête !
– Quel est son nom ?
– Je n’en sais rien.
– Cet homme se joue de nous, dirent les maîtres qui songeaient au lendemain avec terreur. Il s’entend avec ce jeune inconnu, et tous deux sont des agents du palais.
– Ce n’est que trop vrai ! murmura Gaspard Orta Vaz à l’oreille de son voisin ; j’ai rencontré ce matin le jeune drôle sur la place, en compagnie d’un Fanfaron du roi.
– Plus de doute ! Il faut s’emparer d’eux à tout prix !
Balthazar, ayant entendu cela, prît une position menaçante.
– Debout, jeune homme ! dit-il à Simon. Prends ton épée ; tu t’en sers comme il faut, je le sais. Moi, j’ai mon couteau… Deux contre mille, ce n’est pas beaucoup, mais ça s’est vu. En garde !
Les bourgeois s’encourageaient à fondre sur ces deux hommes, mais nul ne donnait l’exemple. Simon s’était relevé. L’aspect de son visage où se lisait le sang-froid le plus intrépide, augmentait l’hésitation de l’assemblée.
– Allons, mes maîtres, dit Balthazar au bout de quelques minutes, je vois que, pas plus que nous, vous n’avez envie de commencer. Essayons donc de nous entendre, Dites-moi, voulez-vous que je vous régale d’une histoire ? Cela vous aidera à passer une heure, et vos femmes pourront croire que vous avez fait quelque chose cette nuit. Mon histoire est toute neuve ; elle date de ce matin. Vous et moi nous y avons joué un rôle ; moi, celui de victime ; vous, celui de spectateurs peureux et inoffensifs : votre rôle habituel, mes bons maîtres. Quant au rôle du héros, je vous dirai tout à l’heure qui s’en est chargé.
Vous savez que ce matin Conti a fait sonner toutes les trompettes de la patrouille royale, afin de vous appeler sur la place, et de vous braver à la face du ciel. Ceux de vous auxquels la frayeur n’avait pas enlevé l’usage de leurs yeux ont pu voir le favori frapper de son épée un malheureux qui ne pouvait se venger… L’avez-vous vu ?
– Oui.
– Ce malheureux souffrait. Un homme s’est avancé, sous les yeux de Conti, et a tendu son mouchoir au pauvre diable de trompette, qui a pu étancher son sang et bander sa blessure.
– Cet homme est un brave, dit un des doyens, car il affrontait la colère du favori, et la colère du favori, c’est la mort. Quel est-il ?
– Vous le saurez. Quant au trompette, c’était moi… Oh ! calmez-vous. Qu’importe ce que j’étais ce matin ? Ce soir, je suis garçon boucher et tout à votre service. D’ailleurs, je vois ici le tailleur de Conti, son tapissier, son armurier ; pourquoi auriez-vous défiance de moi plutôt que de ces gens ? Conti les paye bien ; il me payait mal ; en le haïssant ils sont ingrats, en l’abhorrant, je suis juste, la balance est en ma faveur, passons. Quand le favori, après avoir fini de lire son insolente pancarte, a fait mine de se retirer, vous lui avez fait place ; vous vous êtes rangés comme eût fait un troupeau de ces moutons dont vous me parliez tout à l’heure. Un seul homme n’a pas bougé ; un seul homme a barré le passage à Conti, et quand le parvenu a voulu, suivant sa coutume, lever la main, il a trouvé son maître. Vous l’avez tous vu rouler dans la poussière ; vous avez tous entendu ces paroles : À toi, fils d’un boucher, le peuple de Lisbonne ! Ces mots et cet acte sont-ils ceux d’un agent du palais ?
– Non ! non ! cria la foule complètement retournée ; celui qui a frappé Conti est un brave ; celui qui l’a frappé au nom du peuple de Lisbonne est un vrai Portugais. Son nom ?
– Je vous ai dit déjà que je n’en sais rien. Mais qu’importe son nom ? celui qui a bravé la colère de Conti pour me venir en aide, celui qui a terrassé Conti au milieu de sa garde, pour vous venger, celui-là est devant vous, et le voilà !
Il touchait l’épaule de Simon.
– C’est vrai, dit un apprenti, je le reconnais.
Et tout, le monde de répéter :
– Je le reconnais, moi aussi, moi aussi.
– Je vous disais bien, mon compère, murmura Gaspard Orta Vaz à l’oreille de son voisin, que j’avais vu ce jeune inconnu quelque part.
– Vous prétendiez, répliqua le voisin, qu’il était en compagnie d’un Fanfaron du roi ?…
– L’ai-je prétendu ?… Je me fais vieux, mon compère.
– Et maintenant, reprit Balthazar, un dernier mot. Vous avez grand besoin d’un chef intrépide ; ce jeune homme a fait ses preuves, qu’il soit notre général !
Une acclamation unanime accueillit ces paroles, et il n’y eut pas une voix pour protester. Tout ce qu’il y avait de jeune dans l’assemblée se sentait pris d’enthousiasme pour ce vaillant inconnu, et les vieillards étaient bien aises de décliner, autant que possible, leur part de responsabilité.
Orta Vaz, reprenant son rôle de président, frappa dans ses mains et réclama le silence.
– Étranger, dit-il, tu as bien mérité des bourgeois et métiers de Lisbonne ; saurons-nous le nom de notre défenseur ?
– Simon, répondit celui-ci.
– Eh bien, dom Simon, veux-tu être notre chef ?
– Peut-être. Mais auparavant je ferai mes réserves. Et d’abord, voici mon sauveur, auquel je n’ai point tendu encore la main en signe d’action de grâce.
Balthazar leva sa large main pour saisir celle du jeune homme, qui fit un pas en arrière.
– Pas encore, dit-il. Tu as prononcé des paroles qu’il te faudra rétracter avant que nous soyons amis.
– Tout ce qui vous plaira, seigneur Simon, dit Balthazar d’un ton profondément soumis : je suis prêt.
– Tu as proposé d’assassiner Alfonse de Portugal ; tu vas jurer de le défendre.
– Pourquoi pas ? murmura le colosse ; puis, enflant sa voix de stentor, il s’écria : Je le jure !
– À la bonne heure ! Maintenant voici ma main, et je te remercie.
Balthazar s’empara de la main de Simon, et, au lieu de la serrer entre les siennes, il la porta jusqu’à ses lèvres. Simon le regardait avec surprise.
– Rassurez-vous, dit tout bas Balthazar, je ne vous connais pas ; mais à l’heure où vous aurez besoin d’un homme disposé à mourir sans demander pourquoi, pour vous, bien entendu, et non pas pour un autre, souvenez-vous de Balthazar.
En même temps, il tira de son sein le mouchoir de Simon, teint de sang et déchiré.
– Avec cela, continua-t-il, vous m’avez acheté tout entier, cœur et bras… Place à Balthazar vous autres !
Ce disant, il recommença à jouer des coudes et regagna le banc obscur où il avait siégé d’abord.
– À votre tour, mes maîtres, dit alors Simon en s’adressant à l’assemblée. Voici ma devise : Guerre à Conti ! respect au royal sang de Bragance ! l’acceptez-vous ?
Il y eut un instant d’hésitation.
– Nous respectons, nous aimons la souche royale, dit enfin un doyen de corps ; mais n’est-ce pas afin de conserver l’arbre qu’on élague les branches desséchées ?… Alfonse VI est incapable de gouverner.
– Alfonse VI est notre légitime souverain, s’écria Simon d’une voix forte ; des traîtres ont abusé de sa jeunesse, nous devons le délivrer et non le combattre. Guerre à Conti, amour au royal sang de Bragance !
– Soit, nous épargnerons le roi.
– Ce n’est pas assez ; vous le défendrez, je le veux !
– Soit, nous le défendrons.
– Alors, je serai votre chef.
L’assemblée prit aussitôt un caractère plus grave. Simon lui imposa plus d’une fois sa volonté, aidé en cela par le puissant organe de Balthazar, qui appuyait de loin ses motions. Il fut convenu que chaque bourgeois se fournirait secrètement d’armes de guerre, et, séance tenante, les chefs et officiers de quartier furent institués. Le jour commençait à poindre lorsque Simon donna le signal du départ.
– Plus d’assemblées, dit-il en finissant ; à quoi bon ? nous sommes d’accord. Je communiquerai avec les chefs de quartier seuls ; ils vous feront connaître mes volontés, et quand l’instant sera venu, honte à qui reculera !
La foule s’écoula en silence, comme elle était venue, et les anciens donnèrent de grandes louanges au vigilant Miguel, qu’on trouva endormi sur le pas de sa porte. Simon sortit le dernier ; il avait oublié le Padouan Macarone, et traversa le corridor les yeux baissés et l’esprit perdu dans ses réflexions. À peine avait-il dépassé le seuil extérieur que l’Italien sortit de l’enfoncement d’une porte et se mit à le suivre de loin.
– Ces rustres ne se savaient pas si près d’un bon gentilhomme, pensait Macarone. Au fait, je n’ai rien entendu, pas même le nom de mon jeune camarade ; et si je continue à jouer ainsi de malheur, Conti pourrait bien, au lieu de deux cents doublons, me faire donner pareil nombre de coups de plat d’épée.
Il suivait toujours Simon. Celui-ci traversa la ville entière et s’arrêta au bout du quartier noble, devant un hôtel de magnifique apparence.
– Oh ! oh ! se dit Macarone, serait-ce un serviteur du jeune comte de Castelmelhor ?
Simon heurta. Un valet vint ouvrir, qui, à la vue du jeune homme ôta précipitamment sa toque et se courba, jusqu’à terre. Le Padouan tendit le cou. À travers la porte entre-bâillée, il vit Simon traverser la cour, le feutre sur l’oreille, tandis que les écuyers et gentilshommes de Souza se découvraient sur son pas.
– Par mon patron ! s’écria-t-il au comble de la surprise, ce n’est rien moins que le comte de Castelmelhor lui-même ! Où diable ai-je mis le pied ?
Le feu comte de Castelmelhor, Jean de Vasconcellos y Souza, avait été l’un des plus fermes appuis de la maison de Bragance, lors de l’expulsion des Espagnols en 1640. Il était, à cette époque, l’ami intime du duc Jean, qui, après son avènement au trône, le combla de faveurs.
À la naissance de dona Catherine, fille du nouveau roi, Ximena, comtesse de Castelmelhor fut instituée sa gouvernante, et suivit son éducation jusqu’au départ de la jeune princesse pour la cour d’Angleterre. Malgré toutes ces causes d’union entre la cour et la maison de Souza, on vit en 1652, dix ans avant l’époque où commence notre histoire, le comte de Castelmelhor quitter subitement Lisbonne et se retirer avec ses deux fils à son château de Vasconcellos, dans la province d’Estramadure.
Dona Ximena, à l’instante prière de la reine, qui était pour elle une sincère amie, ne suivit point son mari et demeura près de Catherine de Portugal.
Ce subit départ du comte fut longtemps un sujet de conversation pour les oisifs du palais. Les uns disaient qu’il boudait le roi Jean, parce que ce prince lui avait refusé l’investiture du duché de Cadaval, vacant par la mort de Nuno Alvarez Pereira, dernier duc, refus d’autant moins équitable que Castelmelhor, outre ses services, avait des droits à l’héritage de Cadaval par sa femme, qui était Pereira. Les autres prétendaient que l’infant dom Alfonse (le roi actuel) avait insulté grossièrement le fils aîné de Souza en présence d’une nombreuse assemblée, et n’avait point voulu faire d’excuses. Les uns et les autres se trompaient. Le roi avait offert de lui-même au comte le duché de Cadaval ; mais celui-ci, modèle de noblesse et de générosité chevaleresque, avait répondu que ce duché devait rester l’héritage de sa pupille Inès, fille unique du feu duc, qui le donnerait en mariage à l’époux qu’elle se choisirait, et qu’il n’était pas homme à spolier l’orpheline que la loi mettait sous sa garde. Quant au second motif, il fallait être courtisan pour le mettre en avant puisqu’il était de notoriété que l’infant dom Alfonse insultait le premier venu, et n’était point malheureusement de ceux qu’on peut rendre responsables de leurs actes.
Il fallait d’ailleurs un motif plus grave à un homme comme le comte pour se retirer des affaires et déserter une cour où il était généralement aimé et respecté. Ce motif, c’était sa haine éclairée contre l’Angleterre et la connaissance profonde qu’il avait de l’odieuse politique de ce gouvernement.
À peine, en effet, le roi Jean avait-il repris possession du trône de ses pères, que la cour de Londres envoya un ambassadeur à Lisbonne, et tâcha de s’immiscer dans les affaires du pays. Cromwell gouvernait alors l’Angleterre sous le titre de protecteur. Ce monarque de fait, habile autant qu’un homme peut l’être et Anglais de cœur, suivait par instinct la politique des rois, ses devanciers : tout envahir, afin de mieux vendre. Il avait pris en s’asseyant à la place de Charles Ier assassiné, les allures de cette diplomatie perfide que l’Angleterre impose depuis des siècles à ses rois. Jean, séduit tout d’abord par ces avances d’un peuple puissant, les accueillit avec empressement, malgré les représentations du comte de Castelmelhor et de quelques sages conseillers ; il fit avec l’Angleterre des traités de commerce, avantageux en apparence et ruineux par le fait. Le comte s’y opposa de tout son pouvoir, jusqu’à protester en plein conseil contre les menées de l’ambassade anglaise. Ce fut inutilement. Ne voulant point sanctionner par sa présence ce qu’il regardait comme l’abaissement et la ruine du Portugal, il quitta Lisbonne avant la signature du traité et ne revit jamais la cour.
Il avait de son mariage avec dona Ximena Pereira deux fils jumeaux, Louis et Simon de Souza. Nous savons déjà que ces enfants, au physique, se ressemblaient d’une façon extraordinaire : ils étaient tous deux beaux et de noble mine. Au moral, Louis était un jeune homme grave et studieux, mais dissimulé ; Simon au contraire, se montrait vif jusqu’à l’étourderie. Avec l’âge ces deux caractères portèrent leur fruit. De la fougue première de Simon, il ne resta qu’une mâle franchise et une générosité saris bornes, tandis que dom Louis, cauteleux, plein d’astuce et dévoré d’ambition, cachait sous des dehors séduisants une âme qui n’était point celle d’un gentilhomme.
Les deux frères s’aimaient, c’est-à-dire que Simon avait pour Louis un dévouement affectueux et à l’épreuve, et que Louis, par habitude ou autrement, tenait son frère en dehors du cercle de haine jalouse et universelle qu’il portait à quiconque était son égal ou son supérieur. Un incident arriva, qui, sans porter atteinte à la tendresse de Simon, chassa tout sentiment fraternel du cœur de l’aîné de Souza.
Deux ans avant l’événement que nous avons rapporté aux précédents chapitres, dona Ximena, comtesse de Castelmelhor, quitta la cour de Lisbonne où sa présence n’était plus nécessaire, et vint rejoindre son mari au château de Vasconcellos. Elle amenait avec elle sa pupille dona Inès de Cadaval.
Inès était belle, nous l’avons dit, et les grâces de son esprit surpassaient celles de sa personne. La voir et l’aimer fut pour les deux frères une même chose. Tous deux, par des motifs différents, se firent mystère l’un à l’autre de ce sentiment nouveau.
Simon, timide, et poussant d’ailleurs la délicatesse jusqu’au scrupule, aurait cru profaner le secret de son cœur en lui donnant un confident ; Louis, devinant son frère et espérant le gagner de vitesse, voulait éloigner toute pensée de rivalité, afin d’épargner à ses propres démarches une surveillance jalouse et intéressée.
Il advint que ses calculs furent déjoués. Dona Inès préféra Simon, à qui elle fut promise par fiançailles solennelles, dans la chapelle du château de Vasconcellos. Dès lors une inimitié sourde germa et grandit dans le cœur de dom Louis. Il entrait dans son désir d’épouser Inès une forte dose de calcul. C’était une immense fortune que lui enlevait le succès de Simon, et il n’était pas homme à pardonner cela. Vaincu de ce côté, mais non sans espoir, car, après tout, le mariage n’était point encore célébré, il tourna ses pensées vers l’ambition et se posa ce problème ; trouver le chemin le plus court pour arriver à la puissance.
La santé du vieux comte s’affaiblissait de jour en jour. Le moment approchait rapidement où les deux frères, libres de leurs actions, pourraient choisir et leur place et leur rôle sur le théâtre de la vie. Jusqu’alors la volonté de Jean de Souza les avait tenus confinés à Vasconcellos ; mais avec le comte devait mourir toute autorité qui pût les y retenir encore.
Louis n’ignorait rien de tout cela et agissait en conséquence. Il s’informait et se tenait, autant que possible, au courant de tout ce qui se passait à la cour. Avec un nom comme le sien, de l’adresse et de l’audace, ce n’était pas, pensait-il, une mince fortune que celle qui l’attendait sous un prince du caractère d’Alfonse VI. Un obstacle se présentait : Conti, cet homme du peuple que le hasard et la folie du souverain avaient fait grand seigneur. Louis se demanda longtemps s’il lui faudrait le servir ou le combattre. Son naturel cauteleux lui fournit la réponse à cette question : il résolut de le tromper.
Malheureusement, il n’attendit pas longtemps l’occasion de mettre à profit ce résultat de ses réflexions. La maladie du comte traînait depuis bien des mois en longueur, mais une crise survint et précipita le dénouement.
Une nuit, les deux frères furent réveillés par des cris d’alarme.
– Le comte se meurt ! disait-on dans le château. Louis et Simon se précipitèrent dans la chambre de leur père. Le comte avait quitté son lit et s’était assis dans un antique fauteuil aux armes de Souza, auquel la tradition prêtait le funèbre privilège d’avoir reçu les derniers soupirs de tous les chefs de cette illustre maison, depuis l’Espagnol Ruy de Souza, qui vint de Castille au temps du roi Pelage.
Il était pâle et sans mouvement ; la mort pesait déjà sur son front. La comtesse, agenouillée près de lui pleurait et priait ; le chapelain du château récitait à l’oreille du mourant le suprême adieu de l’âme chrétienne à la terre. Les deux frères s’agenouillèrent parmi les serviteurs, et quand le prêtre eût prononcé le dernier verset de l’oraison mortuaire, ils s’approchèrent à leur tour. Leur présence parut ranimer le vieillard dont les yeux retrouvèrent une étincelle de vie.
– Adieu, madame, dit-il à la comtesse. Avant de mourir, Dieu me donnera, j’espère, la force d’accomplir un devoir, et il faut nous séparer.
Dona Ximena voulut protester.
– Il faut nous séparer, vous dis-je ; mes instants sont courts et comptés. Adieu ! Puissiez-vous être heureuse en cette vie et dans l’autre autant que vous le méritez !
La comtesse déposa un baiser sur la main déjà froide de celui qui avait été le bonheur de sa vie et se retira lentement. Sur un signe, les serviteurs et les gentilshommes du comte firent de même.
– Mon père, dit le vieillard au chapelain, vous reviendrez tout à l’heure ; je vous appellerai pour mourir. Laissez-nous.
Quand le prêtre eut quitté la chambre, Jean de Souza resta seul avec ses fils, qui s’agenouillèrent à ses côtés. Le vieillard les considéra un instant l’un après l’autre comme si la mort eût donné à son regard la puissance de lire jusqu’au fond de leur âme.
– Sois prudent, dit-il à Simon. – Sois vaillant, dit-il à Louis.
Puis, fermant les yeux et recueillant ses esprits :
– Vous êtes jeunes, poursuivit-il : un vaste avenir s’ouvre devant vous. Je vous laisse le nom de Souza tel que me le légua mon père, intact et glorieux. Si l’un de vous le souillait jamais… mais c’est impossible ! Il y a dix ans que j’ai quitté la cour, croyant n’y pouvoir demeurer sans forfaire à ma conscience. Peut-être eus-je tort. Le devoir d’un citoyen est de travailler toujours, même lorsqu’il sait que son labeur doit être inutile. Réparez ma faute, mes fils, si je commis une faute. Le Portugal est en danger : il a besoin de tous ses enfants. Allez à Lisbonne.
Il y a là, dit-on, un misérable valet qui est plus puissant qu’un grand seigneur. Cet homme exploite la faiblesse du roi. Écrasez cet indigne favori, mais sauvez le roi !
Sauvez le roi, le roi, entendez-vous, quoi qu’il advienne : souffrez pour lui, mourez pour lui !
La voix du vieillard vibrait comme aux jours de sa vigueur. Son regard brillait d’un éclat étrange. Il s’était redressé sur l’antique fauteuil où ses ancêtres, avant lui, avaient dicté sans doute leurs derniers ordres à leur famille ; car les Souza ne savaient point mourir dans leur lit : pour rendre l’âme, il leur fallait un champ de bataille ou ce siège traditionnel. Les deux jeunes gens l’écoutaient tête baissée et les larmes aux yeux. Louis sentait, à ces graves et nobles paroles, tout ce qu’il y avait en lui de bon sang remonter vers son cœur. Simon faisait tout bas, d’avance, le serment d’obéir à son père.
Le comte reprit :
– Des traîtres vous diront : Je suis tout-puissant, aide-moi, et tu partageras ma puissance ; fermez l’oreille, dom Louis. Des faux sages viendront ensuite : Le roi est incapable, diront-ils, le roi ne peut rien pour le bonheur, pour la gloire du Portugal ; Simon, tu as pour ton pays un ardent amour, n’écoute pas ces conseils perfides. Soyez tous deux fidèles, loyaux, inébranlables : souvenez-vous que vous êtes Souza.
Comte de Castelmelhor ! – Louis tressaillit et se leva, – et vous dom Simon de Vasconcellos ! posez vos mains sur mon cœur, qui dans quelques instants ne battra plus, et jurez de combattre les traîtres qui entourent le trône d’Alfonse VI.
– Je le jure ! dirent en même temps les deux frères.
– Jurez encore de veiller sur le roi, de protéger le roi, fut-ce au péril de votre vie.
– Je le jure, dit faiblement dom Louis.
– Puisse Dieu me fournir bientôt l’occasion d’accomplir mon serment, s’écria Simon avec enthousiasme : je le jure !
– Et moi je vous bénis, mes chers enfants, murmura Jean de Souza, dont la voix s’affaiblit tout à coup, comme si la mort eût mesuré au devoir qu’il voulait accomplir ses courts instants de répit.
– Mon père, mon bien-aimé père ! sanglota Simon en couvrant sa main de baisers.
– Adieu, Simon, dit encore le comte, tu seras loyal. Adieu, dom Louis, je prie Dieu que vous le soyez. Qu’on fasse venir mon chapelain, j’en ai fini avec les choses de ce monde.
Une demi-heure après, le vieux comte n’était plus. En exécution de ses ordres, sa veuve et ses deux fils partirent le mois suivant pour Lisbonne avec dona Inès de Cadaval.
L’impression qu’avait faite sur le cœur de dom Louis la vue de son père mourant fut courte et inefficace. Le jour même de son arrivée à Lisbonne, avant même d’être présenté au roi, il alla offrir ses hommages à Conti, et tâcha de sonder le caractère et les dispositions de cet homme. Il découvrit sans peine que son plus ardent désir était de se rattacher les noms de vieille et véritable noblesse. Il triompha en son cœur à cette découverte qui doublait tout d’un coup ses chances de réussite en lui donnant dès l’abord un moyen d’entrer en négociations avec le favori.
Le lendemain de bonne heure, le jeune comte de Castelmelhor et Simon de Vasconcellos montèrent à cheval pour se rendre au palais d’Alcantara, où Henri de Moura Telles, marquis de Saldanha, cousin de leur mère, devait les présenter au roi. Ils traversèrent la ville, suivis du nombreux cortège de gentilshommes qui convenait à leur fortune et à leur naissance. Le peuple s’arrêtait sur leur passage, disant qu’on n’avait point vu depuis longtemps deux jeunes seigneurs de si galante tournure, ni deux frères si parfaitement ressemblants.
– Ce sont les jumeaux de Souza, répétait-on de toute part, les fils du vieux Castelmelhor qui s’exila autrefois par haine des Anglais maudits : Dieu veuille que les enfants aient le cœur de leur père !
Au bout du faubourg d’Alcantara, leur escorte trouva le chemin barré par une litière sans armoiries, qui tenait toute la largeur de la porte. Les gentilshommes de Castelmelhor réclamèrent passage en déclinant, suivant l’usage, les noms et titres de leur maître. Une voix grondeuse répondit du fond de la litière :
– Au diable Castelmelhor, Castelreal, Castelbanal et tout autre hidalgo qui ajoute à son nom celui de sa masure ! ma litière ne bougera pas d’un pouce… Je sais un manant qui s’appelait Rodrigue, ni plus ni moins que ce beau dogue que m’a donnée M. de Montaigu, comte de Sandwich, et à l’heure qu’il est, ce manant se dit duc ou comte, ou marquis… que sais-je ?… de Castel-Rodrigo… c’est très-plaisant ! ma litière ne bougera pas d’un pouce.
– Voici un obstiné coquin, s’écria Simon de Vasconcellos ; poussez sa litière de côté ?
– Oui-dà mon jeune coq ! dit la voix. Ceux qui voudront y mettre la main trouveront peut-être que la litière est bien trop lourde pour la pouvoir pousser de côté… Pour en revenir à ce comte, ou marquis, ou duc, quelque chose comme cela, de Castel-Rodrigo, je l’ai exilé à Terceire, parce que son nom me déplaisait.
Le cadet de Souza avait mis pied à terre. Il se pencha à la portière de la chaise.
– Seigneur, dit-il, qui que vous soyez, ne vous attirez point, par votre faute, une méchante affaire. Nous voulons passer, nous passerons, et sur l’heure.
– Mon épée, Castro ! mes pistolets, Ménèses ! cria la voix qui tremblait de colère. Par Bacchus ! nous allons pourfendre ces traîtres ! Que n’avons-nous seulement ici notre cher Conti et une douzaine de chevaliers du Firmament !… C’est égal, en avant !
La litière s’ouvrit à ces mots, et un pâle jeune homme sortit en chancelant et en boitant. À peine dehors, il fit feu de ses deux pistolets, qui ne blessèrent personne, et se précipita l’épée nue sur l’escorte de Castelmelhor.
– Le roi ! Le roi ! ne frappez pas le roi ! crièrent en même temps Castro, Sébastien de Ménèses et Jean Cabral de Barros, l’un des quatre grands prévôts de la cour, qui sortaient à la fois de la litière royale.
Il était temps, Simon avait déjà fait sauter d’un revers l’épée d’Alfonse de Bragance, et lui criait de demander merci.
Les trois seigneurs, compagnons du roi, s’élancèrent pour le relever, et Simon, rempli d’un étonnement douloureux à la vue du triste maniaque qui tenait le sceptre portugais, se découvrit, croisa les bras sur sa poitrine et baissa les yeux. Castelmelhor mit précipitamment pied à terre et tomba aux genoux du roi.
– Que votre Majesté venge sur moi le crime de mon frère, dit-il avec une tristesse hypocrite, en présentant au roi son épée par la poignée.
– Ne suis-je point mort, Cabral ? demanda Alfonse. Sébastien de Ménèses, tu seras pendu, mon ami, pour n’avoir point été quérir le médecin du palais… Çà, comptons nos blessures.
– Votre Majesté n’en a point reçu, j’espère, dit Cabral de Barros.
– Crois-tu ? Je pensais que ce jeune rustre m’avait passé son épée au travers du corps. Puisqu’il en est autrement, tant mieux ! Poursuivons notre route vers Alcantara.
– Sire… voulut dire Castelmelhor.
– Que veux-tu ? Est-ce toi qui nous as désarmé ?
– À Dieu ne plaise !
– C’est donc ton frère ! Comment le nomme-t-on ? car, vous autres hidalgos, vous prenez des habitudes princières ; il ne vous suffit plus d’un nom pour une famille. C’est très-plaisant !
– Je me nomme dom Simon de Vasconcellos et Souza, dit Simon avec respect.
– Que disais-je ? en voilà un qui a deux noms pour lui seul ! c’est très-plaisant. Eh bien, dom Simon de Vasconcellos, etc., je t’ordonne de ne plus jamais te montrer à mes yeux. Va !
– Quant à vous, seigneur comte, poursuivit Alfonse, vous nous semblez agir avec le respect convenable ; nous vous pardonnons d’être frère de ce paysan mal appris, et nous prierons, Conti, notre cher camarade, de s’occuper de vous. Aimez-vous les courses de taureaux ?
– Plus que tout autre chose au monde, sire.
– En vérité ! c’est comme nous. Eh bien, comte, tu nous plais ; remonte à cheval et suis-nous.
Castelmelhor obéit aussitôt et n’osa même pas jeter un regard sur son frère qui s’éloignait lentement dans la direction opposée.
– Sois prudent, m’avait dit mon père, pensait Simon, et voilà qu’en deux jours je m’attire la haine du roi et celle de son favori, sans parler de cette conspiration bourgeoise dont je me suis fait étourdiment le chef. Pour Conti, c’est bien, je ne me repens pas, mais le roi !… hélas ! pouvais-je penser que ce malheureux prince poussât jusqu’à ce point la folie ? Pouvais-je penser qu’il se trouvât des serviteurs assez lâches pour l’aider en de semblables équipées ? Et mon frère, mon frère, qui m’a publiquement abandonné ! Tant mieux ! la volonté de mon père sera rigoureusement accomplie : pour le roi, si pauvre homme que soit le roi, je souffre et je travaille ; pour lui, je mourrai, s’il le faut !
Tout en rêvant ainsi, le cadet de Souza, dans lequel nos lecteurs ont reconnu depuis longtemps l’ouvrier drapier de la veille, s’enfonçait sous les bosquets touffus qui, dans la haute ville, bordent le cours du Tage. Des pensées consolantes vinrent faire trêve à son chagrin ; il se voyait l’époux d’Inès de Cadaval, sa belle fiancée, qu’il aimait et qui répondait à son amour.
– Au moins, se disait-il, rien ne peut m’arracher cet espoir ; elle me soutiendra dans ma vie d’obscur dévouement, elle m’encouragera aux heures de faiblesse, elle me comprendra et saura, si je meurs à la tâche, ce qu’il y eut en moi de loyal courage et de complète abnégation. Que m’importe, si d’autres insultent à ma mémoire ?…
Le roi, cependant, avait repris le chemin d’Alcantara, enchanté de son aventure, et se promettant de la raconter en détail à Conti.
En arrivant au palais, il demanda, comme c’était son habitude lorsqu’il était de belle humeur, son dogue Rodrigue et l’infant dom Pedro son frère.
– Sire, lui dit l’huissier de sa chambre, le secrétaire de vos commandements demande les ordres de Votre Majesté.
– Mes ordres ? Je lui ordonne de ne me les plus demander, répondit Alfonse, il m’ennuie. Vous verrez, seigneur comte, ajouta-t-il en s’adressant à Castelmelhor, que ce dogue Rodrigo est un bel animal. J’ai voulu le tuer l’autre jour parce qu’il boitait de la façon du monde la plus disgracieuse. Je n’aime pas les boiteux : ils ont l’air de se moquer de moi. Mais j’ai réfléchi, et, à l’heure qu’il est, je donnerais de bon cœur l’Alentejo et quelque autre chose, pour ne me point séparer de Rodrigue. Conti en est jaloux.
Castelmelhor s’inclinait et souriait, ce qui, dit-on, avec un roi bavard est la plus spirituelle manière de soutenir la conversation. Par une sorte d’instinct que possèdent les gens nés pour la cour, il se sentait grandir dans les bonnes grâces du roi, et apprenait à chaque mot de son maître quelque secret pour s’insinuer davantage. Alfonse avait passé son bras sous le sien ; ils traversèrent ensemble la longue galerie qui conduisait aux appartements privés.
– Sur mon âme, seigneur comte, s’écria tout à coup le roi, toi ou moi, nous boitons, c’est révoltant. Voyez !
Castelmelhor rougit. Le roi, par suite de l’accident dont nous avons parlé, ne pouvait faire un pas sans imiter les mouvements d’une embarcation tourmentée par le roulis. Le moment était souverainement périlleux pour un courtisan novice.
– Votre Majesté, répondit enfin Castelmelhor, vient de me dire qu’elle déteste les boiteux. Dois-je lui avouer après cela ?…
– Tu boîtes ?… Allons, mon mignon, je te sais gré de ta franchise. Ce doit être une vie fâcheuse que celle d’un boiteux ; mais tout le monde ne peut ressembler au beau Narcisse, et, à tout prendre, pour un boiteux, tu n’es pas encore trop mal tourné.
C’était grande pitié de voir ce pauvre enfant malingre, étique, presque difforme, parler ainsi à l’un des plus charmants cavaliers qu’eût vus la cour de Lisbonne ; mais s’il se trompait grossièrement, il le faisait de bonne foi : ses courtisans étaient parvenus à lui persuader qu’il était, au physique comme au moral, l’idéal de la perfection humaine. Castelmelhor se hâta de s’humilier devant la supériorité prétendue de son souverain.
– La beauté, murmura-t-il, est à sa place sur un trône, et ce serait un acte déloyal que d’envier à son roi les dons précieux que le ciel lui a départis.
– Mes seigneurs, s’écria le roi en se retournant vers la foule des gentilshommes qui l’attendaient à la porte de ses appartements, Bacchus m’est témoin que ce petit boiteux que voilà a plus d’esprit à lui seul que toutes vos épaisses cervelles réunies. Si mon très-cher Conti ne le fait pas assassiner avant huit jours, il pourra bien lui voler sa place… Vous pouvez baiser notre main, seigneur comte.
Et Alfonse, avec un atome de cette dignité qui ne peut entièrement abandonner les rois, congédia le nouveau courtisan.
Dom Louis avait besoin de se remettre : au lieu donc de continuer à faire antichambre, il voulut gagner les jardins pour recueillir ses idées. En se retournant, il aperçut Conti, dont l’œil fixé sur lui avait une expression de dépit jaloux et hostile. Castelmelhor avait, infuse, la science de la vie de cour. Il poussa droit au favori, le salua fort respectueusement, et dit :
– Plairait-il au seigneur de Vintimiglia de m’accorder un instant d’audience ?
– Pas à présent, répondit sèchement Conti.
– Je l’entends ainsi, répondit Castelmelhor, qui s’inclina de nouveau jusqu’à terre, mais dont la voix s’affermit et prit une nuance de fierté ; dans une heure, j’attendrai Votre Seigneurie dans telle partie du jardin qu’Elle lui plaira de m’indiquer.
Conti étonné de ce changement, releva son œil sur le jeune comte, qui soutint ce regard avec hauteur.
– Et si je ne voulais pas vous accorder ce rendez-vous, mon jeune seigneur ? demanda le favori.
– Je n’en solliciterais pas un second.
– En vérité ?
– Je suis l’aîné de Souza, seigneur Conti.
– Et comte de Castelmelhor, je le sais. Moi je ne suis qu’un pauvre gentilhomme ; mais le roi m’a fait chevalier-maître du Christ, gouverneur de l’Algarve, et président de la cour des Vingt-Quatre.
– Ce que le roi mineur a fait, la reine régente pourrait le défaire.
– Elle n’oserait.
– Il ne faut point compter, seigneur de Vintimiglia, sur la faiblesse d’une femme qui a conquis un trône.
Mais on nous observe. Où dois-je vous attendre dans une heure ?
– Au bosquet d’Apollon, dit Conti ; j’y serai.
Castelmelhor fit aussitôt sa révérence et se rendit aux jardins du palais.
– En un jour, gagner l’oreille du roi et celle du favori ! se disaient les courtisans étonnés. Malpeste ! ce campagnard en sait plus long que nous !
Conti, inquiet et préoccupé, avait traversé la foule des courtisans qui attendaient le bon plaisir du roi, et passé le seuil des appartements, où il avait à toute heure ses entrées.
– Enfin, je puis joindre Votre Excellence, s’écria Macarone, qui, en costume de garde du palais, faisait faction dans l’antichambre intérieure.
– Que me veux-tu ? dit rudement Conti.
– Je veux gagner les quatre cents pistoles que m’a promises Votre Munificence, répondit le Padouan.
– Tu m’apportes le nom que je t’ai demandé ?
– J’ai eu de la peine, bien de la peine et j’espère que Votre Excellence me récompensera tout comme si ma découverte n’était pas inutile…
– Inutile ? répéta Conti.
– En ce sens qu’elle vient trop tard, puisque vous savez le nom de notre homme aussi bien que moi.
– Je ne te comprends pas.
– Me suis-je trompé ? tant mieux ! Il me semblait pourtant que Votre Excellence s’entretenait tout à l’heure avec le jeune comte de Castelmelhor ?
– Eh bien ?
– Vous ne l’avez pas reconnu ? demanda le Padouan avec un étonnement véritable.
– Reconnu, qui ? le comte ! s’écria Conti. Tu es fou…
– Ma foi, dit froidement l’Italien, Votre Excellence a peu de mémoire ! Et si un homme m’avait fait à moi, qui ne suis qu’un pauvre diable, une marque semblable à celle qui décore votre visage…
– Pas un mot de plus, sur ta vie ! murmura Conti, qui pâlit de colère au souvenir de la scène de la veille. Puis il ajouta, comme en se parlant à lui-même : Le comte ! ce serait le comte !… Au fait, lorsque j’aperçus la figure de cet audacieux inconnu, il me sembla reconnaître vaguement… Oui, je me souviens à présent, c’était bien lui !
Au lieu d’entrer chez le roi, Conti se mit à arpenter l’antichambre à grands pas. Plus il réfléchissait, plus il se perdait dans l’explication de ce fait étrange ; dans quel but Castelmelhor avait-il pris ce déguisement ? pourquoi cette insulte gratuite et sanglante à lui, Conti, que redoutaient les plus puissants ? Et encore, l’insulte une fois admise, pourquoi cette demande d’entrevue, dans une heure, aux jardins du palais ?
– Ce fou d’Alfonse a dit vrai, prononça-t-il si bas que le Padouan ne put l’entendre. Si je laisse vivre cet enfant, il me perdra… Je ne lui en donnerai pas le temps !
Il vint se poser en face d’Ascanio Macarone et le toisa quelques instants en silence.
– Tu es un espion adroit, dit-il enfin ; es-tu un spadassin sans peur ?
– À Florence, répondit le Padouan qui mit le poing sur la hanche, j’ai servi le marquis de Santafiore, lequel avait un grand nombre de cohéritiers et cinq procès : j’ai tué cinq cavaliers en quatre mois, et j’ai quitté la ville pour éviter le gibet. À Parme, où je me retirai, la comtesse Aldea Ritti me donna mille piastres pour assassiner un sien cousin qui ne voulait pas l’épouser. En France, j’ai été valet de M. le duc de Beaufort ; mais là, les gens se défendent, et le métier est trop dangereux. Je suis venu à Lisbonne en passant par l’Espagne, où chemin faisant, j’ai envoyé en l’autre monde un jeune fat d’oydor qui voulait devenir le gendre d’un alcade malgré ce digne magistrat. Je n’ai rien fait encore en Portugal, et suis l’humble valet de Votre Excellence.
Macarone, à ces derniers mots, s’inclina profondément, retroussa sa moustache et caressa la garde de sa longue rapière.
– C’est bien, dit Conti, qui ne put s’empêcher de sourire. Par mes nobles ancêtres ! si tu manies aussi dextrement de moitié l’épée que la langue, tu dois être un merveilleux serviteur. J’aurai besoin de toi, peut-être. Ne quitte pas cette place ; et dans une heure tu recevras mes ordres.
Le favori tourna le dos ; Macarone attendit une seconde, espérant toujours qu’il mettrait la main à la poche ; mais voyant qu’il n’en faisait rien, il s’élança sur les pas de Conti et saisit sa main qu’il baisa avec transport.
– Je remercie le hasard, s’écria-t-il, qui m’a fait trouver un si noble maître ! Corbac ! je ne me sens pas de joie ! Quand vous me parliez, il me semblait entendre la voix du généreux marquis de Santafiore, mon ancien patron ; je croyais sentir encore ma main pleine des beaux ducats florentins de Sa Seigneurie !
À ce trait, Conti se dérida tout à fait.
– Tu es un rusé coquin, dit-il. Tiens, prends cet à-compte. Si je suis content de toi, tu ne regretteras ni le marquis de Santafiore, ni la comtesse Ritti, ni même M. le duc de Beaufort, qui fait trop bien ses affaires lui-même pour avoir besoin d’un maraud de ta sorte.
Il jeta sa bourse, et Macarone la saisit à la volée. Quand le favori eut quitté l’antichambre, Macarone se mit à inventorier le contenu de la bourse.
– Deux, quatre, six, murmura-t-il en faisant glisser les pistoles dans sa main ; décidément, ce fils de manant me traite un peu trop sans cérémonie… Huit, dix, douze, quatorze… on dirait qu’il oublie qu’il parle à un bon gentilhomme… seize, dix-huit… je l’en ferai souvenir !… vingt… Vingt pistoles seulement ! de par tous les diables ! il n’y a qu’un enfant de boutique pour s’imaginer qu’on puisse être insolent à si bon marché ! Oh ! oh ! vous changerez de façons, mon maître, ou loin de tuer Castelmelhor pour votre compte, je pourrais bien vous tuer pour le compte de Castelmelhor.
Le Padouan serra la bourse et reprit sa faction.
Le palais d’Alcantara, bâti aux portes de Lisbonne, au milieu du quinzième siècle par Alfonse, surnommé l’Africain à cause de ses nombreuses victoires sur les Maures, était célèbre pour la magnificence de ses jardins. Jean IV, après sa réintégration au trône de ses pères, les avait restaurés et embellis au point que les poètes du temps, race peu nombreuse en Portugal, mais d’autant plus emphatique, pouvaient les comparer, sans trop d’exagération, aux fameux jardins des Hespérides et autres parterres mythologiques. Suivant la coutume du temps, ils étaient ornés d’une grande profusion de divinités païennes ; le bosquet d’Apollon, lieu assigné pour le rendez-vous de Castelmelhor et de Conti, empruntait son nom à un groupe représentant le dieu de la poésie, muni de sa lyre, et entouré des neuf inévitables sœurs.
Longtemps avant que l’heure se fût écoulée, on aurait pu voir le jeune comte errer autour de ce bosquet. Il marchait rapidement et à pas saccadés, comme absorbé par ses méditations.
Sa préoccupation n’était point sans motif. Ce rendez-vous donné ou plutôt imposé au favori, était une sorte de défi qu’il fallait soutenir à tout prix. Mais comment ? Nouveau venu de la veille, sans autre appui à la cour que la bienveillance fortuite d’un roi imbécile et qui, à ce moment peut-être, l’avait oublié déjà, que faire contre un homme assis dès longtemps à la première place et résolu sans doute à ne reculer devant aucun moyen pour se maintenir au poste brillant qu’il avait conquis !
Aussi Castelmelhor ne prétendait-il point déclarer la guerre avant d’avoir proposé la paix. Son esprit, froidement réfléchi et audacieux à la fois, comprenait qu’il manquait à ce favori plébéien l’appui et l’amitié d’un grand seigneur de naissance, et, sur cette chance, il jetait hardiment tous ses espoirs d’avenir. Il ne se dissimulait nullement ce qu’avait de précaire la base de ses espérances, mais en suivant la route battue, il eût trouvé Conti toujours sur son chemin. Il lui aurait fallu attendre longtemps peut-être, ou se résigner à tenir un rang secondaire : or, cet orgueilleux enfant qui foulait dédaigneusement et avec réflexion sous ses pieds les rigides vertus de sa race, avait conservé entière dans son cœur l’indomptable fierté des Souza. Il pouvait souffrir un rival, en gardant l’arrière-pensée de le renverser, mais il ne voulait point de supérieur.
Il avait mûrement et longtemps balancé les inconvénients et les avantages de cette démarche. Ce n’était point un partage qu’il comptait offrir à Conti. Quelque précieuse que pût être pour le favori l’alliance d’un Souza, Castelmelhor comprenait qu’il est tel bien qu’on n’aliène à aucun prix. Il avait son projet, qui, en apparence, ne pouvait faire ombrage à Conti, et qui, néanmoins, mis à exécution, devait faire de lui, Castelmelhor, l’homme le plus puissant de Portugal après le roi, si fortune incalculable, haute naissance, talent et audace réunis sont une source certaine de puissance. Ce projet, il est vrai, détruisait d’un seul coup le bonheur de Vasconcellos, son frère : mais qu’importe le bonheur d’un frère à l’homme que possède la soif de parvenir !
Telles étaient les pensées de l’aîné de Souza, qui, plein de crainte et d’impatience à la fois, comptait les minutes en attendant l’heure de l’entrevue. Tandis qu’il tourmentait sa cervelle afin de préparer quelque argument nouveau pour le combat de ruses qui se préparait, le hasard lui forgeait une arme puissante et sur laquelle il n’avait pu compter jusque-là.
Balthazar, ce trompette de la patrouille, que nous avons vu jouer un rôle dans l’assemblée des métiers de Lisbonne à l’auberge d’Alcantara, n’avait point renoncé à ses entrées au palais, bien qu’il eût abdiqué sa dignité de clairon des Fanfarons du roi. Sa femme occupait un petit emploi d’intérieur ; il s’était dépouillé des signes distinctifs de sa nouvelle profession, et se promenait dans les jardins, guettant le moment favorable pour s’introduire au palais et arriver jusqu’à sa moitié.
Au détour d’une allée, il se trouva face à face avec Castelmelhor. L’ancien trompette se découvrit à la vue d’un gentilhomme, et allait passer son chemin, lorsque son œil rencontra par hasard le regard du jeune comte. Il poussa une exclamation de surprise.
– Le seigneur Simon en costume de cour ! se dit-il. Allons, j’en étais sûr. L’ouvrier drapier d’hier avait beau faire ; il ne me donnait point le change : j’avais deviné sous son pourpoint de drap l’homme habitué à porter la soie et les dentelles… Mais que fait-il ici ?
Balthazar revint sur ses pas et alla se placer au milieu de la route que suivait Castelmelhor.
– Salut à notre vaillant général ! dit-il.
Castelmelhor leva les yeux, et voyant un inconnu, tourna le dos avec humeur.
– Holà ! seigneur Simon, reprit Balthazar en le suivant, vous ne m’échapperez pas ainsi. Cet habit brodé a-t-il fait de vous un autre homme ? ou quelques heures de sommeil ont-elles suffi à vous ôter mémoire de vos amis de la veille ?
Au nom de Simon, le comte avait tressailli. Ce n’était pas la première fois qu’on le prenait pour son frère ; il n’eut donc pas de peine à retenir un léger mouvement de surprise, et se retourna vers Balthazar en souriant.
– Ta m’as donc reconnu, mon brave ? dit-il.
– Mon gentilhomme, s’écria gaiement Balthazar, ce n’est pas à moi qu’on en passe ! Et d’abord, depuis quand les ouvriers drapiers portent-ils des chiffons de cette sorte ?
Il tira de son sein le mouchoir du cadet de Souza, et l’agita au-dessus de sa tête d’un air de triomphe. Castelmelhor n’avait garde de comprendre ; il reconnaissait la broderie du mouchoir de son frère, mais comment ce mouchoir se trouvait-il au pouvoir de ce rustre ? Sans savoir où le mènerait le manège, un peu par curiosité et beaucoup par habitude de dissimulation, il résolut d’accepter le rôle que lui offrait le hasard, de ne point se faire reconnaître.
– Ah ! tu as gardé mon mouchoir ? demanda-t-il.
– Et je le garderai toujours, dom Simon ! c’est un gage entre vous et moi, entre le grand seigneur et le pauvre homme, un gage qui me dira, si je venais à l’oublier, qu’il est au monde un noble qui a eu pitié d’un vilain. Et croyez-moi, en sauvant la vie à ce noble, le vilain n’a pu acquitter encore qu’une faible partie de sa dette !
– Peste ! pensa dom Louis, ce brave garçon m’a sauvé la vie !… où diable mon frère a-t-il été se fourrer !
– Je suis heureux de vous avoir rencontré, reprit Balthazar. C’est une entreprise dangereuse que celle où vous vous êtes engagé. Conti a le bras long, et ceux qui l’ont attaqué jusqu’ici sont morts.
Dom Louis était tout oreilles. Ces derniers mots, qui se rapportaient parfaitement à sa propre situation, contenaient un terrible pronostic ; il pâlit.
– Qui t’a dit que je m’attaquais à Conti ? demanda-t-il vivement.
Puis, se souvenant de son rôle, il se hâta d’ajouter :
– Vois si je suis prudent ; j’ai pu me défier un instant de toi !
– Oui, prononça lentement Balthazar, vous êtes prudent aujourd’hui, mais vous ne l’étiez pas hier : il me semble voir en vous d’autres changements que celui du costume. Que m’importe ? Le danger est grand, je le répète, car le favori a des stylets bien affilés à son service, mais nous sommes nombreux, nous, et nous vous avons juré obéissance. Si vous vous hâtez de frapper, les autres tiendront leur serment ; que vous vous hâtiez ou non, moi je tiendrai le mien, et puisse Dieu permettre que le jour où le poignard de l’assassin menacera votre poitrine, Balthazar soit là pour mettre son sein entre le poignard et vous !
Castelmelhor écoutait, plongé dans une muette stupeur. Il comprenait vaguement, maintenant, qu’une conspiration s’ourdissait dans l’ombre contre le favori, et que son frère était le chef de cette conspiration.
– En deux jours ! se disait-il avec une inexprimable surprise. Dom Simon n’a pas perdu son temps, et il me faudra courir si je veux le gagner de vitesse ! Mon brave ami, reprit-il en s’adressant à Balthazar, je suis touché de ton dévouement ; sois sûr qu’il sera généreusement récompensé. En attendant que je puisse faire mieux, voici pour le service que tu me rendis hier…
Le comte avait tiré sa bourse et la tendait à Balthazar. Celui-ci se recula brusquement ; puis revenant d’un saut, il mit la main sur l’épaule de Castelmelhor et le regarda en face. Le résultat de cet examen ne se fit pas attendre.
Balthazar, doué d’une force extraordinaire, saisit le comte à bras-le-corps et le terrassa comme il eût fait d’un enfant ; puis, appuyant son genou sur sa poitrine :
– De l’or ! murmura-t-il ; dom Simon ne m’aurait pas offert de l’or ! Qui es-tu ?
Et avant que dom Louis eût le temps de lui répondre, il mit la main sous ses vêtements et en sortit un long poignard.
– Écoute, dit-il, si tu n’avais que mon secret, je te le pardonnerais peut-être ; mais tu m’as volé celui de dom Simon, il faut recommander ton âme à Dieu.
– Quoi ! tu m’assassinerais ainsi, dans le jardin du palais ! voulut dire Castelmelhor.
– Pourquoi pas ? répliqua froidement le trompette. Fais ta prière !
Il y avait un calme effrayant sur la figure de Balthazar. Dom Louis se vit perdu.
– Mais, malheureux, dit-il avec désespoir, je suis son frère, le frère de Simon de Vasconcellos.
– Simon de Vasconcellos ! répéta Balthazar, le fils du noble comte de Castelmelhor ! Oh ! tu dis vrai, sans doute en lui donnant ce nom ; tel père, tel fils ; mais toi, toi, son frère ! toi, l’aîné de Souza… Tu mens !
Il leva son poignard. Dom Louis était brave, mais cette mort indigne et obscure l’épouvanta.
– Pitié ! pitié ! cria-t-il d’une voix déchirante ; au nom de mon frère, pitié !
Balthazar passa la main sur son front d’un air égaré.
– Son frère ! murmura-t-il ; moi, répandre le sang de son frère ! Et si je laisse vivre cet homme, qui me répond de lui ! Que faire, que faire, mon Dieu ?
– Tiens, regarde, et vois si je mens ! reprit Castelmelhor en montrant son anneau, connais-tu l’écusson de Souza ?
– Non, dit Balthazar, mais ton blason ressemble en effet à la broderie du mouchoir de dom Simon. Relevez-vous, seigneur, je ne vous tuerai pas… pas aujourd’hui. Je ne vous demande pas même serment de ne rien révéler de ce que vous venez d’apprendre, car en l’apprenant, vous avez manqué à l’honneur, et je ne croirais pas à votre serment. Mais je veille sur vous, et si jamais vous poussiez l’infamie jusqu’à trahir votre frère, nous nous reverrions, seigneur, une fois, une seule fois, face à face, comme aujourd’hui, et, sur l’âme de mon père, dom Simon serait vengé !
Balthazar lâcha prise et s’éloigna lentement.
Comme il disparaissait sous l’ombre d’un massif, dom Louis vit s’avancer, du côté opposé, le seigneur Conti de Vintimille, escorté, suivant son habitude, d’une douzaine de Fanfarons du roi, habillés en gardes du palais.
Le comte de Castelmelhor eût désiré avoir quelques instants pour se recueillir après ce rude assaut ; mais il ne put faire autre chose que d’aller à la rencontre de Conti qui s’approchait rapidement. Le favori venait de passer une demi-heure avec le roi ; il avait pu voir qu’Alfonse était plus soumis que jamais à son influence, et ce fut d’un air dédaigneux et plein de suffisance qu’il aborda l’aîné de Souza.
– Mon jeune seigneur, lui dit-il, bien que je donne communément audience à ceux qui veulent m’entretenir dans mes appartements, et non ailleurs, il m’est venu fantaisie de ne point refuser cette entrevue que vous m’avez demandée assez cavalièrement ce matin. Parlez donc, mais soyez bref ; je vous écoute.
– Seigneur de Vintimille, répondit Castelmelhor du même ton, bien que j’aie pour coutume de ne point m’aboucher, avec d’autres gens que ceux de ma sorte, il m’est venu fantaisie de vous assigner cette entrevue que vous avez failli refuser ce matin. Soyez en repos, je serai bref, parce que je n’ai pas de temps à perdre.
– C’est une gageure ? s’écria Conti en riant ; vous avez voulu voir jusqu’où pouvait aller ma patience.
– J’ai voulu vous dire, seigneur, que vous marchiez sur une planche suspendue au-dessus d’un précipice, et qu’un geste de moi, (Castelmelhor frappa du pied,) pourrait briser la planche et vous lancer dans l’abîme.
– Est-ce tout mon jeune maître ? demanda Conti, qui ne put s’empêcher de frémir derrière son calme affecté.
Castelmelhor garda un instant le silence. Il avait rapidement changé dans sa tête son ordre de bataille. Le secret qu’il venait de découvrir lui fournissait une réserve puissante, et c’était maintenant par la crainte qu’il voulait agir sur le favori.
– Non, ce n’est pas tout, dit-il froidement. Ce que j’ai à vous communiquer, nulle autre oreille que la vôtre ne doit l’entendre. Faites éloigner ces hommes.
– Je crois savoir, comte de Castelmelhor, répondit Vintimille, qui le confondait toujours avec son frère, et voulait faire allusion à la scène de la place ; je crois savoir que votre épée est leste à sortir du fourreau. Ces hommes ne me quitteront pas.
Dom Louis laissa errer sur sa lèvre un sourire de mépris et dénoua le ceinturon de son épée, qu’il jeta au loin dans le parterre.
– Faites éloigner vos hommes, répéta-t-il.
Sur un geste de Conti, les Fanfarons du roi se retirèrent à distance.
– Maintenant, écoutez, reprit Castelmelhor, et n’interrompez pas. Vous avez pour vous l’aveugle affection d’Alfonse VI, c’est beaucoup ; mais vous avez contre vous la haine de la noblesse et du peuple : c’est davantage. Un mot prononcé devant la reine mère peut vous perdre, parce que la reine mère a l’amour du peuple et le respect des nobles ; ma mère, dona Ximena, est l’amie de Louise de Guzman : ce mot, si je veux, sera prononcé demain.
– Et si je veux, moi, dit Conti, dans une heure !…
– Je vous avais dit de ne me point interrompre : tâchez, désormais, de vous en souvenir. La noblesse, de son côté, n’attend qu’un signal pour se ruer sur vous. Ce signal, s’il est donné par moi, sera entendu ; car tout bon gentilhomme aime et respecte le sang de Souza à l’égal de celui de Bragance. D’un autre côté encore, le peuple… ne souriez pas, seigneur de Vintimille, c’est ici que le danger est menaçant et certain : le peuple conspire.
– Je le sais.
– Vous croyez le savoir. Vous pensez qu’il s’agit ici de quelque tumultueuse assemblée où une centaine de bourgeois couards se cotisent pour mettre en action la fable d’Ésope et crient : À mort le tyran ! sans qu’il se trouve un seul conjuré assez brave pour exécuter cette dérisoire sentence ? Vous vous trompez, seigneur de Vintimille. Le fabuliste n’aurait point trouvé matière à raillerie dans la conspiration dont je vous parle, car cette conspiration a une tête pour délibérer, et un bras pour agir. La tête…
– C’est vous, interrompit Conti.
– Non, pas moi, dit avec calme Castelmelhor, mais un plus redoutable. Le bras, c’est un bras robuste, seigneur de Vintimille ; et quand ce bras tiendra le poignard levé sur vous, comme tout à l’heure il le tenait sur moi, un décuple rang de vos grotesques chevaliers ne saurait pas garder votre poitrine !
Conti répliqua :
– Vous avez dit vrai, seigneur comte, sauf en un point. C’est vous qui êtes le chef de cette conspiration : comme tel, vous méritez de mourir et vous mourrez. Quand vous serez mort, la conspiration tombera d’elle-même, car le bras ne frappe plus quand la tête a été tranchée.
Castelmelhor hésita. L’erreur de Conti était évidente ; mais comment la lui faire apercevoir ?
– Vous ne dites plus rien ? reprit le favori. Croyez-moi, ce n’est pas à votre âge qu’il faut jouer sa tête sur ces chances compliquées des intrigues de cour où se perd l’expérience des vieillards.
– Je me tais, repartit enfin l’aîné de Souza, parce que je réfléchis que l’erreur ou l’entêtement d’un homme peut déjouer les plans les mieux combinés. Je vous tiens, seigneur de Vintimille ; vous ne pouvez m’échapper qu’en vous perdant vous-même, et vous allez vous perdre en croyant vous sauver. Je n’ai plus qu’un mot à dire, écoutez encore : cette conspiration, je l’ignorais il y a une heure ; je l’ai découverte, au péril de ma vie, ici même, car elle est vaste et ses agents vous entourent. Si je meurs, l’association verra en moi un martyr. Demain, ce soir peut-être, je serai vengé ; si vous m’aviez cru, au contraire, vous auriez vaincu la conspiration du peuple, dominé la noblesse et bravé le pouvoir de la reine mère.
Il y avait dans la voix du jeune comte une fermeté calme qui ne permettait pas de mettre en doute la vérité de ses paroles. Conti semblait indécis, Castelmelhor se sentit assuré de la victoire.
– Y aurait-il méprise ? pensait le favori, et ne serait-ce point lui qu’a suivi le Padouan ?… Seigneur comte, poursuivit-il tout haut, quel âge a Simon de Vasconcellos, votre frère !
– Mon âge.
– On dit que vous vous ressemblez de visage ?…
– Au point que vous avez pris, je le devine, Simon de Vasconcellos pour le comte de Castelmelhor, seigneur de Vintimille.
– C’est donc lui qui est le chef ?…
– Je puis vous le dire maintenant, car il ne restera point à votre merci. Enfin, nous nous entendons, n’est-ce pas ? faisons donc nos conditions. Vous êtes en mon pouvoir, vous le savez ; je pourrais vous demander la moitié de votre faveur et de vos honneurs pour rançon, ce ne serait pas trop… mais je tiens à sauver dom Simon, et n’exige de vous qu’un ordre du roi qui commande à dona Inès de Cadaval de me prendre pour époux.
– Et nous serons amis ? dit vivement Vintimille.
– Non pas… nous serons alliés. Vous pourrez vous appuyer sur moi pour regagner la noblesse, et vous tenir assuré que la reine mère n’entendra point parler de vous. Quant à la conspiration, je m’en charge, s’il vous plaît.
– Cependant…
– J’y tiens. Dom Simon sera envoyé sain et sauf au château de Vasconcellos, où il restera jusqu’à nouvel ordre en exil. Et maintenant, regagnons le palais, et vous me direz en chemin pourquoi vous m’avez forcé de quitter mon épée.
– Cher comte, s’écria le favori, vous m’y faites songer ; je vous dois à ce sujet réparation.
En tâchant de se donner les façons de la courtoisie chevaleresque, Conti détacha le ceinturon de sa riche épée et voulut l’attacher au côté de Castelmelhor ; mais celui-ci esquiva cet honneur douteux, et courant ramasser sa rapière, il boucla son ceinturon en disant :
– Il y a trois cents ans, seigneur de Vintimille, que Diego de Vasconcellos, mon aïeul, conquit cette arme sur les infidèles… Vous ne me dites pas ce que vous a fait l’épée de mon frère ?
Le front du favori se rembrunit.
– Votre frère, dit-il, m’a outragé publiquement.
– C’est un noble et audacieux enfant, pensa Castelmelhor dont un soupir souleva la poitrine. Il se souvient, lui, des dernières paroles de notre père ! Et comment vous a-t-il outragé ? ajouta-t-il tout haut.
– Par mes ancêtres ! s’écria Conti furieux, il m’a appelé fils de boucher.
– Il faut lui pardonner, seigneur de Vintimille, dit Castelmelhor avec un méchant sourire ; peut-être ne savait-il point les autres titres de ce digne homme.
Un éclair de haine illumina le regard de Conti, qui s’inclina cérémonieusement en murmurant :
– J’aurais sans doute mauvaise grâce, seigneur comte, à ne point accepter cette excuse, et je vous en suis reconnaissant autant que je le dois.
Ils montaient le perron du palais.
L’étonnement des courtisans fut au comble en voyant l’aîné de Souza s’appuyer familièrement sur le bras du favori. Le roi lui-même fut un instant frappé de cette circonstance.
– Voici, dit-il, notre très-cher Conti qui prend son successeur en croupe de peur de le perdre en chemin. C’est très-plaisant.
Puis, s’adressant aux courtisans :
– Messieurs, je vous engage à gagner l’amitié de ce bambin de comte, il me plaît, et j’exile… voyons, qui exilerai-je ? j’exile dom Pedro da Cunha, qui boîte, pour nommer le petit comte gentilhomme de ma chambre. Séverin, vous en expédierez ce soir les provisions. Dom Louis de Souza, nous vous donnons licence de baiser notre main royale.
Conti s’efforça de sourire et complimenta gauchement le nouveau dignitaire. Les autres courtisans se confondirent en félicitations exagérées. Castelmelhor coucha au palais cette nuit.
En traversant l’antichambre pour gagner son appartement, Conti trouva le beau cavalier de Padoue qui l’attendait de pied ferme.
– Misérable coupe-jarret, lui dit-il, je te chasse !
– Je n’ai pas bien compris Votre Excellence, balbutia Macarone ; elle a dit ?…
– Je te chasse !
– Votre Excellence n’y songe pas… commençait Macarone.
Mais Conti ne l’entendait plus. Sans faire attention au lieu où il était, il se frappait le front avec un dépit désespéré.
– Qui donc me vengera de ce Castelmelhor ! murmurait-il.
Le Padouan s’approcha doucement.
– Est-il à l’épreuve de ceci ? demanda-t-il en montrant à demi un stylet italien d’une longueur démesurée.
– Le tuer ? dit Conti en se parlant à lui-même, non ; mais le tromper et me servir de lui…
– Je puis donner un bon conseil tout aussi bien que frapper un bon coup, insinua l’Italien, qui remit son stylet dans sa manche.
– Peut-être ! s’écria Conti : tu m’as l’air d’un coquin adroit ; tu vas penser pour moi cette nuit.
Et saisissant le bras du Padouan, il lui raconta son entrevue avec Castelmelhor et la promesse qu’il lui avait faite d’un ordre du roi pour forcer la jeune héritière de Cadaval à lui donner sa main.
– L’ordre est expédié déjà, continua-t-il, ainsi qu’un autre que Castelmelhor m’a également extorqué.
– Est-elle bien riche, cette belle enfant ? demanda Macarone.
– Assez riche pour acheter la moitié de Lisbonne.
– Alors, vous avez bien fait…
– Tu railles, je crois ! une fois possesseur de cette fortune, Castelmelhor sera tout puissant.
– Votre Excellence ne me laisse point finir. Vous avez bien fait de donner cet ordre, mais il faut en empêcher l’exécution.
– Comment ?
– Attendez donc !… Il y aurait mieux que cela !… Je veux mille pistoles pour le conseil que je vais donner à Votre Excellence.
– Tu les auras… parle.
– Avec les trois cent soixante-quinze que Votre Excellence me doit, cela fera treize cent soixante-quinze… ou quatorze cents, afin d’éviter les fractions.
– Ton conseil, drôle ! ton conseil !
– Voilà !… il faut épouser vous-même la jeune héritière de Cadaval.
Conti bondit sur son siège à cette idée. Ce mariage avec Inès Pereira lui donnait des droits au duché de Cadaval ; il devenait d’un même coup le plus haut seigneur et le plus riche gentilhomme de la cour de Portugal.
– Ascanio ! s’écria-t-il d’une voix tremblante ; si tu me donnes un moyen de réaliser cet espoir, je te promets ton poids en or !
– Marché conclu, dit Macarone. J’ai mon idée ; je vais y réfléchir… et me peser.
Il prit congé de Son Excellence pour se livrer à cette importante occupation.
Il est bon de dire au lecteur, avant de clore ce chapitre, qu’au moment où finissait l’entrevue de Castelmelhor et de Conti, dans le bosquet d’Apollon, Balthazar avait montré à demi sa large carrure derrière la statue du dieu. Il était parvenu à gagner ce poste en s’aidant des branches d’un chêne-liége qui projetait ses rameaux autour du groupe mythologique, et de là il avait assisté à l’entretien. Renonçant à voir sa femme ce jour là, il se précipita sur la route de Lisbonne, et ne s’arrêta qu’aux portes de l’hôtel de Souza.
Dona Ximena et Inès de Cadaval, sa pupille, étaient seules dans un salon de l’hôtel de Souza. La noble veuve tenait entre ses mains un livre de prières, à fermoirs d’or, et interrompait de temps à autre sa lecture pour admirer les miniatures délicates dont quelque peintre excellent et inconnu avait chargé les marges. Inès brodait une écharpe de velours, aux couleurs de Vasconcellos. Elle était assise près d’une fenêtre, et son regard se tournait bien souvent vers la porte extérieure de l’hôtel, qui ouvrait ses deux battants au bout d’une vaste cour pavée en dalles de granit.
Le salon où se trouvaient les deux dames, avait comme le reste de l’hôtel, un aspect antique et tout seigneurial. On reconnaissait là cette fière maison qui prétendait faire remonter sa généalogie aux temps de la domination carthaginoise, et comptait parmi ses ancêtres, en remontant les siècles, des chefs ibères, des princes visigoths, des rois de Castille, d’Aragon et de Portugal.
Tout autour de la pièce régnait un cordon de ces portraits de famille, dont l’étrange beauté fut le secret des peintres de l’école espagnole. Au milieu, vis-à-vis de la porte d’entrée, s’élevait un trophée d’armes où la lance chevaleresque se croisait avec l’épée à deux mains, la zagaie et le cimeterre contourné des Maures de Grenade.
La tapisserie, en cuir de Cordoue, représentait, gravées, en or, sur un fond bleu obscur, des joutes, des fêtes et des batailles rangées. Au dessus de chaque personnage, on voyait son nom et son écu. Les panneaux de cette magnifique tenture étaient séparés par des colonnettes en demi-relief supportant alternativement la croix du Christ et celle qu’on voit aux armoiries de Bragance. Aux deux côtés de la pièce, deux larges cheminées, que surmontaient des glaces de Venise aux capricieux encadrements, étaient chargées de ces bizarres figures de porcelaine chinoise qui de nos jours, atteignent un prix fabuleux, et que l’immense commerce des Portugais leur permettait de se procurer aisément. Un grand lustre de Braga d’une couleur unique, mais éclatante, complétaient l’ornement de cette pièce.
Dona Ximena avait déposé son livre de prières et regardait Inès avec une tendresse de mère.
– En ce moment, dit-elle, comme si elle eût été sûre que la pensée d’Inès correspondait à la sienne, en ce moment ils sont auprès de sa Majesté.
– Dieu veuille que le roi les reçoive selon leurs mérites, murmura la jeune fille.
Puis elle ajouta plus bas encore :
– Dom Simon gagnera le cœur de Sa Majesté.
Dona Ximena l’entendit, et un sourire maternel dérida la tristesse accoutumée de son visage.
– Dom Simon ? répéta-t-elle en faisant un signe de caressante raillerie.
– Et dom Louis, s’empressa d’ajouter Inès, dont une délicate rougeur vint colorer la joue.
– Oh ! ne t’en défends pas, ma fille, reprit dona Ximena d’un ton grave et mélancolique ; que son nom vienne après celui de Dieu, le premier à ta lèvre : Je voudrais vous voir unis déjà. Le ciel a permis qu’un règne désastreux suivit en Portugal une ère de bonheur et de gloire : ceux qui sont jeunes auront sans doute une vie pleine d’amertume ; mais tu auras du moins, toi, le bras et le cœur d’un époux pour te protéger et t’aimer.
– Un bras vaillant, un cœur loyal, dit Inès en relevant la tête avec fierté ; vienne le malheur, je ne le craindrai pas, madame !
– J’étais ainsi autrefois, reprit encore dona Ximena ; nous nous aimions, Souza et moi, comme vous vous aimerez, mes enfants, d’une tendresse légitime et pure. Je fus heureuse… oh ! bien heureuse ! Maintenant Dieu m’a repris mon noble Castelmelhor, je suis veuve et je pleure.
Des larmes emplissaient en effet les yeux de Dona Ximena : mais bientôt sa force d’âme reprit le dessus, et ce fut d’un ton ferme qu’elle poursuivit :
– À cette heure, le marquis de Salhanda, notre cousin, doit les avoir présentés au roi. Je ne sais, mais je tremble. On fait de ce jeune prince de si déplorables portraits. Simon est impétueux…
– Ne craignez rien pour lui, ma mère, interrompit Inès ; il est impétueux, mais il est si passionnément dévoué à dom Alfonse de Portugal, son roi légitime ! Croyez-moi, mon cœur ne peut me tromper : nous allons le revoir heureux et fier…
Elle n’acheva pas ; une pâleur mortelle couvrit tout à coup son front, et sa main se posa sur son cœur pour en comprimer les battements précipités.
– Le voici, murmura-t-elle.
La comtesse se leva aussitôt et se pencha à la fenêtre.
Simon de Vasconcellos venait de passer le seuil de l’hôtel. Il traversait la cour à pas lents et la tête baissée. Un désespoir morne se lisait dans sa contenance. Les deux dames le regardèrent en silence : la comtesse fronça le sourcil ; Inès joignit les mains et leva les yeux au ciel. Après une minute d’attente, la porte du salon s’ouvrit, et Simon entra.
– Pourquoi ce retour si prompt, Vasconcellos ? demanda la comtesse.
– Madame, répondit Simon d’une voix étouffée, pour soutenir l’honneur du nom de Souza, il ne vous reste plus qu’un fils : j’ai encouru la disgrâce du roi.
Ximena prit un visage sévère.
– En effet, dit-elle, celui-là seul sera mon fils qui gardera pour son souverain respect et amour.
– Ma mère, ne voyez-vous pas qu’il souffre ? voulut dire Inès.
Mais la comtesse lui imposa silence d’un geste, et continua d’une voix solennelle :
– En l’absence de l’aîné de Souza, j’ai le droit de vous interroger et je suis votre juge. Quelle faute avez-vous commise, Simon de Vasconcellos ?
Le jeune homme se recueillit un instant et raconta la scène d’Alcantara, en atténuant autant que possible les torts du roi. Les deux dames l’interrompirent plusieurs fois par des exclamations de surprise et de douleur. Quand il eut fini, Inès prit la main de dona Ximena.
– Je savais bien, moi, dit-elle, qu’il n’était que malheureux !
Simon tourna vers elle un regard plein de reconnaissance et de tendresse. La comtesse gardait le silence.
– Et Castelmelhor, demanda-t-elle enfin tout à coup, qu’a-t-il dit ?
– Mon frère a suivi le roi au palais, répondit Simon.
– Peut-être a-t-il bien fait, pensa tout haut la comtesse, et pourtant, à son âge, baiser la main de l’homme qui vient d’insulter un frère !
– Cet homme est le roi, madame, interrompit Vasconcellos.
– Tu as raison ; j’ai tort… mais, vous-même, dom Simon, pourriez-vous pardonner à Sa Majesté ?
– Pardonner au roi ! s’écria Vasconcellos avec un étonnement qui peignait mieux que toute parole sa loyauté naïve et sans borne ; pardonner au roi, dites-vous ? Je suis à lui, madame, à lui jusqu’à la mort !
Inès regardait son fiancé avec admiration ; un subit enthousiasme éclaira le visage de la comtesse.
– Oh ! tu es bien son fils, toi ! dit-elle en ouvrant ses bras, et que Jean, mon époux, serait fier de t’entendre !
Simon tomba dans les bras de sa mère. Ce souvenir soudain de son père mort, jeté au travers de sa douleur récente, amollit son cœur et amena une larme à ses yeux.
– Senhora, dit-il à Inès en se relevant, ce matin j’avais un brillant avenir ; la vie se montrait à moi pleine de promesses de gloire et de fortune ; j’étais digne peut-être de prétendre à votre main. Ce soir, je suis un pauvre gentilhomme destiné à traîner loin de la cour une existence obscure et inutile. Je suis moins que cela, car j’ai fait un serment, et, pour moi, le jour du péril approche. Vous aviez promis d’être, la femme du brillant seigneur : le pauvre gentilhomme n’aura point la lâcheté de se prévaloir de cette promesse.
Vasconcellos s’arrêta ; il sentait sa force l’abandonner, et s’appuya au dossier d’un siège pour attendre la réponse d’Inès.
– Madame !… ma mère ! s’écria celle-ci dont la voix s’étouffait sous ses sanglots, vous l’avez entendu ! Suis-je donc si bas tombée à vos yeux, Vasconcellos ? Que vous ai-je fait pour m’attirer cet outrage ? Oh ! savais-je moi, ce que c’était que cet avenir dont vous me parlez ? et si parfois j’y pensais, était-ce pour un autre que pour vous ?… Mais parlez-lui donc, madame ! Dites-lui qu’il est injuste et cruel : dites-lui que s’il voulait repousser ma main, il fallait qu’il le fît hier ; et qu’aujourd’hui, en le voyant souffrir, j’ai le droit de refuser la parole qu’il veut me rendre, et de rester malgré lui sa fiancée !
Inès s’était mise à genoux et pressait les mains de la comtesse. Celle-ci regardait alternativement la jeune fille et Simon, qui, succombant à son émotion, avait perdu la parole et semblait prêt à défaillir.
– Vous êtes faits l’un pour l’autre, dit-elle enfin ; Inès, je te remercie, chère fille. Depuis longtemps mon cœur n’avait point goûté tant de joie ; et toi, Vasconcellos, rends grâce à Dieu, car il t’a envoyé une grande consolation.
Simon s’approcha et porta la main d’Inès à ses lèvres. Celle-ci prit d’abord un visage irrité ; mais, souriant tout à coup à travers ses larmes, elle cacha sa rougeur dans le sein de dona Ximena.
– Il faut nous hâter, mes enfants, reprit cette dernière ; les mauvais jours commencent pour nous. Qui sait quels obstacles pourraient, plus tard, s’opposer à votre union ? Demain, vous serez mariés.
– Demain ! répéta Inès effrayée.
– Demain ! s’écria Vasconcellos avec transport.
– Demain, dit derrière lui une voix basse et rude, il sera trop tard !
Les deux dames poussèrent un cri de terreur, et Vasconcellos se retourna en portant la main sur son épée. Balthazar était debout, immobile sur le seuil de la porte.
– Toi, ici ! s’écria Simon qui le reconnut aussitôt. Qu’y a-t-il ?
– Il y a, répondit tristement Balthazar, que je vous ai trahi et je veux tâcher de vous sauver. Après, vous me tuerez si vous voulez.
– Quel est cet homme, et que veut-il dire ? demanda la comtesse.
– Madame, dit Vasconcellos, je vous ai confié naguère que je fis un serment au lit de mort de mon père. Ce serment, vous ne pouvez connaître son objet. Cet homme m’était étranger hier ; en échange d’un léger service, il m’a déjà sauvé la vie. Ce qu’il veut me dire doit être un secret pour tous.
La comtesse prit la main d’Inès et se dirigea vers la porte. Sur le seuil elle se retourna :
– Je prie Dieu qu’il favorise vos projets, Vasconcellos, dit-elle, car vos projets ne peuvent être que ceux d’un fidèle sujet du roi.
– Au nom du ciel, qu’est-il arrivé ! demanda Simon, dès qu’il fut seul avec Balthazar.
– Je vous l’ai dit, répondit celui-ci, Conti sait tout, et cela par ma faute ! Il sait que vous êtes notre chef, il sait que c’est vous qui l’avez insulté hier. Si j’en avais su moi-même davantage, Conti ne l’eût pas ignoré…
– Qui a pu te porter à me trahir ?
– Le hasard et l’envie que j’avais de vous servir. J’ai pris pour vous le comte de Castelmelhor, votre frère ; je lui ai parlé comme j’aurais fait à vous-même. Le comte est plus fin que moi : il me laissait dire, si bien que j’ai tout dit…
– C’est un malheur ; mais de Castelmelhor à Conti, il y a loin, mon brave, dit Simon avec confiance.
– Pas plus loin, mon jeune seigneur, que de ma bouche à votre oreille en ce moment.
– Oserais-tu prétendre ?…
– Oh ! votre frère a fait ses réserves… Vous ne serez pas tué, dom Simon. Votre frère a stipulé qu’on se contenterait de votre exil.
– Mais tu mens ou tu te trompes, Balthazar ! C’est folie à moi de t’écouter plus longtemps.
– Vous m’écouterez pourtant, Vasconcellos, dit Balthazar en se mettant entre la porte et le cadet de Souza ; dussé-je employer la force, vous m’écouterez ! et je réparerai le mal que j’ai fait.
Simon se résigna, il prit un siège ; Balthazar vint se poser devant lui.
– Vous l’aimez bien, n’est-ce pas, cette noble enfant qui était à la place où vous êtes assis maintenant ? reprit-il d’un ton timide et presque à voix basse. Oh ! c’est là en effet la femme que doit choisir un homme comme vous, seigneur ; son front pur reflète la pureté de son âme, et la douce fierté de son regard dit tout ce qu’il y a de vertu dans son cœur. Je la chéris dom Simon, parce que vous l’aimez, et je donnerais ma vie pour épargner une larme à ce grand œil noir qui tout à l’heure se reposait sur vous avec tendresse.
– C’est de l’enthousiasme, cela, dit Vasconcellos en souriant.
– C’est de la démence, plutôt. Depuis hier, je me suis dit cela bien des fois, seigneur ; mais, que voulez-vous ! je vous aime comme si vous étiez à la fois, mon maître et mon fils. Votre frère souriait aussi quand, le prenant pour vous, je lui parlais de mon dévouement… Ne souriez plus dom Simon ; cela vous fait ressembler trop à ce Castelmelhor !
– Parlons sérieusement, en effet, dit le jeune homme, et souviens-toi de garder envers mon frère le respect convenable.
– Nous reviendrons tout à l’heure à votre frère, seigneur. Il s’agit maintenant de dona Inès de Cadaval qui, dans quelques heures, auparavant peut-être, va vous être enlevée.
– Inès enlevée ! s’écria Vasconcellos en pâlissant. Cet homme me rendra fou… Par pitié, Balthazar, explique-toi !
– Ne devinez-vous donc pas ce qui me reste à vous dire ? Votre frère convoite ardemment son immense fortune. Il a révélé votre nom à Conti.
– Mon frère, un Souza !… c’est impossible.
– Pour prix de sa trahison, poursuivit lentement Balthazar, Conti lui a promis un ordre du roi qui doit mettre entre ses mains l’héritière de Cadaval : j’étais présent au marché.
– Toi… tu as vu, tu as entendu cela !
– Je l’ai vu, je l’ai entendu.
Vasconcellos resta comme anéanti. Il voulait croire à l’innocence de son frère, mais l’assurance de Balthazar le confondait.
– Et maintenant, seigneur, reprit ce dernier, il n’y a pas de temps à perdre ; il faut, quand les gens du roi vont venir, qu’ils ne trouvent plus ici Inès de Cadaval, mais Inès de Vasconcellos y Cadaval, votre femme.
– Je te crois, je suis forcé de te croire, dit Simon en baissant la tête, car ce conseil est celui d’un ami… Oh ! Castelmelhor, Castelmelhor !
– Ce n’est pas le moment de gémir, seigneur ; vous avez, Dieu merci ! assez de besogne. Tout de suite, après la cérémonie, il vous faudra prendre la fuite.
– À quoi bon ?
– Ne vous ai-je pas dit que votre frère dans sa clémence a obtenu contre vous un ordre d’exil ? Or, vous savez comment les agents de Conti exécutent ces sortes de sentences, vous serez saisi et conduit à votre terre comme un criminel.
– Et il faut que je reste à Lisbonne, car j’y ai un devoir à remplir ! Tu as encore raison, Balthazar. Merci ! que Dieu pardonne à mon frère.
Une heure après cette entrevue, tout était en grand émoi à l’hôtel de Souza. Simon, sans révéler à sa mère la honteuse conduite de Castelmelhor, lui avait fait connaître qu’un péril prochain le menaçait lui-même et qu’il fallait que le mariage fut célébré sur-le-champ. Sa malheureuse aventure de la porte d’Alcantara et la folle colère du roi motivaient suffisamment d’ailleurs cette mesure. Inès avait consenti, et s’était retirée pour prier.
La comtesse, Balthazar, Vasconcellos et le chanoine-doyen de Notre-Dame de Grâce, qu’on avait mandé a cet effet, attendaient au salon. Dans la chapelle tout était disposé pour la cérémonie.
Inès parut enfin, appuyée sur ses femmes, pâle et si émue, que le bras de ses caméristes avait peine à la soutenir. À ce moment même, un grand bruit se fit dans la cour de l’hôtel qui, en un clin d’œil, fut remplie de cavaliers.
– Hâtons-nous ! s’écria Simon.
– Il n’est plus temps, dit Balthazar, et il faut fuir.
– Quoi !… l’abandonner ici, sans protection… Jamais !
– Il faut fuir, vous dis-je ; les coupe-jarrets du favori montent ; ils sont à vingt pas.
– Qu’ils viennent ! s’écria le jeune homme en tirant son épée.
On frappa à la porte du salon et une voix dit :
– Ouvrez, au nom du roi !
– Y a-t-il une autre sortie ? demanda Balthazar à la comtesse.
– Cette porte masquée donne sur les jardins de l’hôtel.
– Il faut fuir ! répéta une troisième fois Balthazar.
Et, saisissant Vasconcellos, il l’enleva de terre et l’emporta dans ses bras malgré sa résistance, comme si c’eût été un enfant.
Sur un ordre de la comtesse, la camériste d’Inès ouvrit la porte, et Manuel Antunez, l’âme damnée du favori, entra escorté de ses cavaliers. Il jeta son regard autour de la salle et parut déconcerté de n’y point voir Vasconcellos. Il n’y avait là qu’Inès évanouie, le prêtre de Notre-Dame de Grâce et dona Ximena de Souza.
– Qui vous amène ? demanda cette dernière, qui avait recouvré sa contenance hautaine et intrépide.
– Un ordre de Sa Majesté, répondit Antunez en dépliant un parchemin scellé du sceau d’Alfonse VI.
– S’il est un lieu où le bon plaisir de Sa Majesté soit une loi sacrée, dit la comtesse, c’est la demeure des Souza. Faites votre devoir, seigneur.
Antunez et ses chevaliers se regardèrent interdits.
– Senhora, reprit-il en hésitant, il s’agit de votre fils, dom Simon de Vasconcellos, ceci est une sentence d’exil…
– Mon fils n’est point ici, seigneur.
– On nous a devancés, murmura Antunez.
Et le dépit lui rendant son insolence, il se couvrit et prit un siège.
La camériste donnait ses soins à Inès de Cadaval, qui reprenait lentement.
– Seigneur, dit la comtesse avec un calme méprisant, il y a plus de serviteurs dans la maison de feu mon époux qu’il n’en faudrait pour vous faire tenir debout et découvert en présence de sa veuve, mais je respecte en vous le porteur d’un ordre de Sa Majesté. Au lieu de vous chasser, je me retire.
Dona Ximena prit à ces mots la main d’Inès, qui se leva chancelante et s’appuya sur le bras du prêtre ; tous trois traversèrent la salle, Antunez les laissa gagner la porte ; mais au moment où la comtesse allait disparaître, il se leva, se découvrit, et saluant avec une humilité moqueuse :
– À Dieu ne plaise, dit-il, que j’oublie mon devoir de cavalier envers vous, noble senhora ; mais puisque vous professez un si profond respect pour les ordres de Sa Majesté, veuillez prendre connaissance de celui-ci.
Il tendit un autre parchemin, également marqué du sceau du roi. C’était l’ordre intimé à dona Inès de Cadaval de donner sa main, dans le délai d’un mois, à Louis de Vasconcellos et Souza, comte de Castelmelhor.
Dona Ximena pâlit en lisant les premières lignes : quand elle arriva au nom de son fils aîné, le rouge de l’indignation lui monta au visage.
– Dieu sauve le roi ! dit-elle en repliant le parchemin. Je pense, seigneur, que votre mission est accomplie ?
Antunez, subjugué par cette dignité calme et à l’épreuve s’inclina sans mot dire et sortit.
– Allez, ma fille, allez, dit la comtesse, d’une voix entrecoupée ; suivez-la, mon père, je veux être seule.
Dès que dona Ximena fut seule, deux larmes, longtemps contenues, jaillirent de ses yeux. Elle se traîna, chancelante et s’appuyant aux meubles, jusqu’au portrait de Jean de Souza, qui était un de ceux qui pendaient aux lambris, et tomba sans force sur ses genoux.
– Mon Dieu ! dit-elle, faites que je me sois trompée ! faites que le soupçon qui torture et brise mon âme n’ait d’autre fondement que mes inquiétudes de mère ! Mais non ! oh ! non, ce n’est que trop vrai ! les réticences de Vasconcellos, lorsqu’il voulait hâter ce mariage, son embarras lorsque j’ai voulu l’interroger, tout me dit que Castelmelhor est indigne ! Simon n’osait m’apprendre cette honte ; son cœur généreux répugnait à accuser son frère !… son frère ! Ton fils, Jean de Souza, ajouta-t-elle avec violence en regardant le portrait de son mari, celui qui porte ton nom et attache à son flanc ta noble épée ! ton fils est un mauvais frère et un déloyal gentilhomme !
Elle se leva et parcourut la salle à grands pas.
– Et cet ordre du roi ! reprit-elle. Désobéir !… la veuve de Souza désobéir au fils de Jean de Bragance ! et cependant dois-je dépouiller Vasconcellos, le seul enfant qui me reste, de sa part de bonheur sur cette terre ! Dois-je souffrir que ma pupille soit sacrifiée ! Ils étaient si heureux ce matin ! Elle est si pure, lui, si noble ! leur union eût été si fortunée !… Que faire, mon Dieu ! prenez pitié !
Tout à coup elle s’arrêta, et comme si sa prière eût été soudain exaucée, une expression de radieux espoir éclaira la pâleur de son visage.
– La reine ! dit-elle ; dona Louise gouverne encore, dona Louise a le sceau de État et porte la couronne ! Cet ordre peut être révoqué par son ordre… Je vais aller me jeter aux genoux de la reine qui m’aime et qui nous sauvera !
Le lendemain matin, Ascanio Macarone, le beau cavalier de Padoue, avait mis la main sur l’expédient qu’il cherchait. Il en fit part à Conti, lequel accueillit son idée et lui donna non pas son pesant d’or, mais un très-notable à compte ; puis le Padouan sortit du palais et gagna la ville afin de prendre les mesures préliminaires qu’exigeait la mise à exécution de son plan.
– Votre Excellence, dit-il à Conti en le quittant, sera, grâce à moi, l’époux de dona Inès et duc de Cadaval, par-dessus le marché, ce qui vous fera cousin de Sa Majesté.
Nous retrouverons plus tard l’Italien, et le lecteur saura ce que c’était que son expédient.
En attendant, il nous faudra assister au lever de ce roi, plus malheureux encore que pervers, Alfonse VI, de Portugal, qui sans s’en douter, devait jouer un si grand rôle dans la réussite des desseins du rusé Padouan.
Il n’y avait, suivant le cérémonial de la cour de Lisbonne, personne dans la pièce où couchait le roi ; mais cette pièce donnait sur une vaste antichambre, dont la porte de communication restait toujours ouverte, et où veillait chaque nuit un des gentilshommes ordinaires. La porte extérieure était close ; au dedans et au dehors étaient couchés, en travers deux gardes du palais. Cette coutume avait été introduite par Jean IV, qui soupçonnait les Espagnols de le vouloir faire assassiner. Au delà de cette porte régnait une salle d’armes, dont les Fanfarons du roi faisaient le service.
Alfonse VI dormait ; il faisait nuit encore. Le hasard avait voulu que ce fut le tour de veille de dom Pedro da Gunha, et Castelmelhor, son successeur, avait dû le remplacer. Le jeune comte se promenait de long en large et à pas lents dans l’antichambre. Il était pâle et défait, comme on l’est au sortir d’une longue maladie. Était-ce la joie immodérée du succès, était-ce le remords qui avait ainsi pesé sur lui durant cette première nuit de veille ? Pas un instant le sommeil n’était venu solliciter sa paupière ; eût-il été dans son lit, il n’aurait point fermé l’œil. La fièvre le brûlait et il rêvait tout haut comme un homme en délire.
– Attends pour méjuger, mon père, murmurait-il en jetant autour de lui ses regards égarés, ne me condamne pas sans m’entendre. J’ai fait un serment, je m’en souviens ; je le tiendrai ! Qu’importe la manière dont je m’y prends pour le tenir ? Tu as dit : Veillez sur le roi, combattez le favori ; me voilà veillant au chevet du roi, et quant au favori, je l’ai combattu et vaincu déjà… Je le combattrai encore, je le vaincrai de nouveau… La ruse, dis-tu, n’est pas l’arme d’un gentilhomme ? La meilleure arme, mon père, est celle qui remporte la victoire… Tu prononces le nom de mon frère !
Ici Castelmelhor s’arrêta et tendit les deux mains en avant, comme pour repousser une vision obsédante.
– Mon frère ! continua-t-il, oui, je lui prends sa fiancée, c’est vrai, mais je lui rendrai sa fortune… Seigneur je vous en donne ma foi ; quand je serai grand et puissant, le plus grand et le plus puissant de tous, j’appellerai Simon près de moi, car je l’aime, et je veux qu’il soit un jour si près du trône qu’il n’y ait que moi entre le trône et lui.
– Qui ose parler dans l’antichambre royale ? demanda tout à coup la voix grondeuse et cassée d’Alfonse VI.
Castelmelhor s’éveilla violemment. La vision disparut, mais il resta au jeune comte une accablante fatigue de corps et d’âme.
– Gunha ! poursuivit le roi, Pedro da Gunha, vieux boiteux ! j’ai failli être assassiné par les Maures de Tanger, et tu seras pendu mon ami !
Castelmelhor n’osait répondre. Ce nom de Cunha était comme une suite de ce rêve plein de remords qu’il venait de subir, car c’était encore le nom d’une victime de son ambition. Le roi s’agita dans son lit, et reprit d’une voix courroucée :
– Sommes-nous trahi, abandonné, jeté dans quelque palais désert et sans issue, ou bien courons-nous le monde en mendiant notre pain comme fit, dit-on, le bon roi dom Sébastien, notre prédécesseur ?… Holà ! Pedro je vais lâcher sur toi mon seul fidèle serviteur, le chien Rodrigo, qui t’étranglera comme un mécréant que tu es !
Rodrigo, en entendant prononcer son nom, se mit à hurler d’une façon menaçante. Castelmelhor entra dans la chambre du roi.
– Enfin ! s’écria celui-ci ; tu as eu grand’peur, n’est-ce pas, vieux Pedro ?… Par la croix de Bragance ! il y a trahison ; vous n’êtes pas Pedro da Cunha.
Dom Louis s’arrêta et fléchit le genou.
– Il a plu à Votre Majesté, dit-il, de me nommer hier gentilhomme de sa chambre.
– Qui toi ?
– Louis de Souza, comte de Castelmelhor.
Le jour commençait à se faire. Alfonse mit sa main sur ses yeux, considéra un instant dom Louis, puis partit d’un bruyant éclat de rire.
– C’est ma foi vrai, dit-il, voilà ce bambin de comte, et Vintimille, notre ami de cœur, ne l’a pas encore fait assassiner. C’est très-plaisant… Eh bien, Castelmelhor, nous t’avions complètement oublié.
Il s’arrêta et reprit :
– Quel âge as-tu ?
– Dix-neuf ans, sire.
– Un an de plus que moi… tu n’es pas grand pour ton âge. Sais-tu piquer un taureau ?
– Je puis l’apprendre.
– Moi, je suis le plus brave picador de Lisbonne. Sais-tu te battre ?
– Sire, je suis gentilhomme.
– Moi aussi, petit comte, mais je ne le répète pas si souvent que vous autres… Il faut que je me batte avec toi, ce sera plaisant.
Et avant que Castelmelhor eût ouvert la bouche pour répondre, Alfonse avait passé son haut-de-chausses et saisi une paire d’épées courtoises suspendue à la muraille.
– En garde, seigneur comte, en garde ! s’écria-t-il bouillant d’une impatience enfantine. Une deux, parez !… à vous !
Et Alfonse, après avoir poussé trois bottes extravagantes coup sur coup, se mit à son tour en défense. Castelmelhor fournit ses trois passes, et eut le bon esprit de ne pas toucher le roi.
– On dirait que tu me ménages ! dit celui-ci en battant un appel de son pied nu ; attends ! Parez quarte, et forcez donc le flanc… Touché ! Cela s’appelle, bambin de comte, une flanconnade. Tu ne te frotteras plus à moi, n’est-ce pas ?
– Sans la rondelle, Votre Majesté m’eût traversé de part en part ! dit Castelmelhor.
– C’eût été plaisant.
Alfonse, grelottant de froid, se remit entre ses draps et comme le jour était levé tout à fait, il ordonna à dom Louis de faire ouvrir.
Les gentilshommes qui avaient licence d’assister au lever du roi entrèrent aussitôt. Conti marchait en tête. Tous s’arrêtèrent à distance ; le favori seul marcha jusqu’au lit du souverain, dont il porta la main à ses lèvres.
Il ne faut point s’attendre à ce que nous nommions ici les représentants de cette belle noblesse portugaise du dix-septième siècle, qui ne le cédait à la noblesse d’aucun pays. Tout ce qu’il y avait de grands seigneurs était pour ainsi dire exclu de la familiarité d’Alfonse VI. On ne voyait à sa cour ni Soto-Mayor, ni le chef de la maison de Castro, ni Vieyra da Sylva, ni Mello, ni Soure, ni Abrantès, ni da Costa, ni Saint-Vincent.
Ses courtisans étaient des bourgeois anoblis ou des faux nobles, comme Conti, ou bien encore quelques petits hidalgos faméliques qu’avait attirés l’espoir d’une fortune facile.
Le cadet de Castro, celui de Ménèses et une demi-douzaine d’autres auraient eu seuls le droit de figurer comme gentilshommes, au lever du fils de Jean IV.
Alfonse sentait fort bien cela, car il avait des éclairs de sagacité dans sa folie, et son esprit extravagant n’était pas dépourvu de finesse. Aussi n’épargnait-il point les brocarts à cette foule de seigneurs de contrebande, et il en était venu, par habitude, à mépriser souverainement les titres de noblesse.
Conti, suivant sa coutume, accapara tout d’abord le roi et s’asseyant à son chevet, se mit à l’entretenir à voix basse.
Pendant ce temps, les courtisans, qui flairaient la faveur naissante de Castelmelhor, l’accablaient de prévenances et d’offres de service.
Ce jour-là, Conti avait plus d’une chose à obtenir du roi. Un mot l’avait frappé surtout, dans ce que lui avait dit la veille Castelmelhor : « Ce que le roi a fait, la reine peut le défaire. » C’était vrai, et c’était terrible pour un homme dont la précaire puissance reposait tout entière sur la faveur d’Alfonse.
– Que ferons-nous aujourd’hui, mon ami ? demanda ce dernier.
– Nous ferons un roi, sire, répondit Conti en souriant.
– Un roi ?… que veux-tu dire ?
– Votre Majesté est majeure, et pourtant le sceau de État n’est point entre ses mains. Une autre main porte, de fait, le sceptre, une autre tête, la couronne. Vos bons serviteurs, sire, s’affligent de cet état de choses.
Alfonse garda le silence et ébaucha un bâillement.
– Qui sait, continua le favori, ce qui peut résulter de tout ceci ? La reine est rigide et n’approuve guère les nobles passe-temps de Votre Majesté ; le prince dom Pierre, votre frère, se fait homme ; il a su se concilier l’amour du peuple…
– Seigneur de Vintimille, interrompit le roi avec une sorte de sévérité, nous aimons dom Pedro, notre frère, nous respectons dona Louise de Guzman, notre royale mère. Parlez d’autre chose, s’il vous plaît.
Conti poussa un soupir hypocrite.
– Soit faite la volonté de Votre Majesté, murmura-t-il. Quoi qu’il arrive, j’aurai du moins rempli le devoir d’un fidèle serviteur, et je saurai mourir en combattant le mal que je n’aurai pu prévenir.
– Penses-tu donc qu’il y ait véritablement péril ? dit le roi en se soulevant à demi.
– Je le crains, sire.
Alfonse se laissa retomber et ferma les yeux.
– Pas moi, dit-il, mais tu m’ennuies. Apporte une feuille de parchemin et mon sceau privé. Je signerai en blanc, tu feras ce que tu voudras ; mais si la reine se plaint, tu seras pendu.
Conti leva sur le roi un regard étonné ; c’était la première fois qu’Alfonse lui faisait, à lui, cette menace, si banale dans sa bouche à l’égard de tout autre.
– Tu seras pendu, répéta le roi… Mais que ferons-nous aujourd’hui ?
– Il est arrivé hier soir quatre taureaux d’Espagne, sire.
– Bravo ! s’écria Alfonse en frappant dans ses mains ; voilà pour la journée. Et ce soir.
– Il y a longtemps que Votre Majesté n’a mené la grande chasse.
– Bravo, encore, bravo !… Entendez-vous ; messieurs ? Ce soir, grande chasse dans ma royale forêt de Lisbonne où les taillis sont des hautes et solides maisons de pierre, et le gibier de bons bourgeois et leurs bourgeoises. Mes habits, mes habits ! ce sera une belle journée, mes fidèles… Conti, quoi qu’il advienne, tu ne seras pas pendu, nous te permettons de baiser notre main. Où est ce bambin de comte ?
Castelmelhor fit un pas vers le lit du roi.
– Nous te nommons, pour cette nuit, notre grand veneur petit comte.
Un imperceptible sourire vint froncer à ces mots les lèvres de Conti.
– Par mes nobles ancêtres ! murmura-t-il ce nouveau grand veneur ne s’attend guère à la bête qu’il forcera ce soir ! S’il plaît à Votre Majesté, ajouta-t-il tout haut, le seigneur comte n’est pas chevalier du Firmament, et les règlements s’opposent…
– À cela ne tienne ! interrompit le roi. Sa réception aura lieu avant la chasse, et ce sera une joyeuse plaisanterie de plus.
Alfonse achevait de s’habiller. Conti sortit un instant et revint aussitôt, portant lui-même le sceau royal et une feuille de parchemin. Le roi signa et scella ; il est douteux qu’il se souvint de l’usage auquel son favori destinait ce blanc-seing : quatre taureaux d’Espagne, une dérisoire parodie des anciens us chevaleresques, et une équipée nocturne, c’était assez de joie pour lui faire perdre le peu de raison que la nature lui avait si parcimonieusement départi.
Dom Simon de Vasconcellos, épuisé par les émotions du jour précédent, avait dormi d’un profond sommeil. Quand il s’éveilla, le soleil était levé déjà depuis longtemps. Il ouvrit les yeux et crut rêver encore.
Des poutres noires et sales se croisaient au-dessus de sa tête ; il apercevait le ciel à travers une crevasse de la toiture. Autour de lui se montraient des objets non moins faits pour exciter la surprise d’un homme élevé jusque là au sein d’une magnificence presque princière : une table de bois à peine dégrossi soutenait des pots de terre et les restes d’un grossier repas ; à dix pas de lui, suspendu à un clou, se balançait un tablier de cuir couvert de taches de sang, et de la besace duquel sortait la longue lame d’un coutelas.
– Où suis-je ? murmura le fils de Souza en se frottant les yeux.
– Vous êtes auprès d’un serviteur dévoué, seigneur, répondit la rude voix de Balthazar, qui se montra lui-même un instant après ; et c’est plus que ne peut dire Sa Majesté dom Alfonse, dans son royal palais.
Simon fit effort pour se retrouver lui-même, et les brouillards du sommeil se dissipant peu à peu dans son cerveau, lui rendirent le souvenir des événements de la veille.
– Ce n’est donc point un rêve, dit-il avec amertume ; et voilà la retraite que Castelmelhor m’a laissée !
– Plût à Dieu qu’il n’eût pas fait pis, seigneur…
– Oui… dona Inès, n’est-ce pas ? Oh ! il faut que je la voie, que je sache…
– Tranquillisez-vous : vous aurez de ses nouvelles sans sortir d’ici. Hier soir, je suis retourné à l’hôtel et j’ai su que votre noble mère a renvoyé sans réponse ce brigand d’Antunez et sa suite. Votre fiancée ne sait pas même jusqu’où votre frère a poussé la perfidie.
– Qu’elle ne le sache jamais ! s’écria Simon ; que personne au monde ne le sache, entends-tu !
– Seigneur, répliqua Balthazar, quelqu’un l’a deviné… Dona Ximena de Souza sait qu’elle n’a plus qu’un fils.
– Dieu m’est témoin que j’aurais voulu lui épargne cette douleur, dit Vasconcellos ; mais le temps s’écoule, Balthazar, et nul ne veille sur ma fiancée ; je vais sortir.
– Sous votre bon plaisir, vous allez rester seigneur.
– Prétendrais-tu me retenir malgré moi ?
– Pourquoi pas ? prononça flegmatiquement Balthazar.
– C’est trop d’audace aussi ! s’écria Vasconcellos ; tu m’as servi, je le sais, je t’en remercie : mais vouloir me retenir prisonnier…
– Prisonnier, interrompit Balthazar, c’est le mot. Seigneur, il faudra que vous me passiez votre épée au travers du corps, avant de franchir ce seuil.
– Écoute, dit Simon impatienté, hier tu as usé de violence à mon égard, ton intention était bonne, mais aujourd’hui…
– Aujourd’hui encore, seigneur, mon intention est bonne, et si la violence est nécessaire, je serai forcé de l’employer. Mais auparavant, j’essayerai de la prière.
Il croisa les bras sur sa poitrine et continua :
– Ne vous ai-je pas dit, seigneur, que je vous aime à la fois comme mon maître et comme mon fils ? Pour mon maître, je puis mourir, pour mon fils, je dois penser et avoir de la prudence. Ne croyez-vous donc pas à mon dévouement, Vasconcellos ?
– J’y crois, répondit le jeune homme, cachant son émotion sous l’apparence de la mauvaise humeur ton dévouement est grand, mais il est tyrannique, et…
– Et je ne veux pas que les gens du favori s’emparent de vous comme d’une proie facile ! Non, c’est vrai… Mais vous-même, dom Simon, êtes-vous donc en cette vie si libre de tout devoir que vous ayez le droit de jouer ainsi votre liberté pour un vain caprice ? N’avez-vous pas juré la ruine du traître qui fait de notre roi un tyran ?
– Silence ! dit impérieusement Vasconcellos. Pas un mot contre le roi ! Tu as raison, j’ai juré ; ce souvenir que tu me rappelles est plus puissant que tes violences ou tes prières : je resterai.
– À la bonne heure ! moi, je vais laisser là pour aujourd’hui mon tablier de boucher et reprendre mon ancien uniforme de trompette de la patrouille royale. Soyez tranquille, seigneur, s’il se machine quelque trahison nouvelle contre vous ou dona Inès de Cadaval, je la découvrirai, et ce qu’un homme peut faire, je le ferai pour la déjouer.
Balthazar se disposa à sortir.
– Que font les bourgeois de Lisbonne ? demanda tout à coup Simon.
– Ils attendent vos ordres.
– Peut-on compter sur eux ?
– Jusqu’à un certain point.
– Sont-ils braves ?
– S’ils sont dix contre un, ils auront peur, mais ils frapperont.
Vasconcellos parut réfléchir.
– Je suis exilé, dit-il après un silence ; je veux obéir à la sentence du roi : mais j’ai fait un serment, et je veux aussi l’accomplir. Que les bourgeois de Lisbonne se tiennent prêts. Cette nuit, s’ils me secondent, ils seront délivrés du tyran subalterne qui les a si souvent abreuvés d’outrages ; cette nuit, nous attaquerons cette garde honteuse qui déshonore et souille la demeure du Souverain… Veux-tu porter mes ordres aux chefs de quartier ?
– De grand cœur.
Simon tira ses tablettes et écrivit plusieurs billets qu’il remit à Balthazar.
– Et maintenant, seigneur, au revoir, dit celui-ci ; je prévois que ma journée ne sera pas oisive, et je me hâte de la commencer.
À peine Balthazar, sortant de chez lui, mettait-il le pied dans la rue, qu’il aperçut de loin Ascanio Macarone. Celui-ci le vit également, et tous deux eurent à la fois la même pensée.
– Voilà l’homme qu’il me faut ! se dirent-ils.
Balthazar cherchait en effet un valet du palais, un de ces personnages habitués à tremper dans toutes les intrigues de haut et bas étage, car il avait besoin d’apprendre les nouvelles courantes, dans l’intérêt de Vasconcellos et de dona Inès. Ascanio Macarone, de son côté, était en quête d’un homme en même temps robuste et intrépide, osant tout, capable de tout exécuter ; ils ne pouvaient mieux rencontrer l’un et l’autre.
L’Italien continua de s’avancer d’un air indifférent, la tête au vent, la main sur la garde de son épée et le feutre sur l’oreille ; il fredonnait quelque refrain de ballet de maître Jean-Baptiste Lulli, surintendant de la musique du roi de France, et semblait penser à toute autre chose qu’à aborder Balthazar. Celui-ci lui donna en passant le salut qu’un militaire accorde à son camarade, et poursuivit son chemin.
– Par le violon de ce cher monsieur de Lulli, dont je chantais tout à l’heure une courante ! s’écria le Padouan, n’est-ce pas là mon bon compagnon le trompette Balthazar ?
– Lui-même, seigneur Ascanio.
– En conscience, on pourrait ne te point reconnaître il y a si longtemps qu’on ne t’a vu !
– J’étais avant-hier sur la grande place, dit Balthazar, en montrant sur sa joue la blessure que lui avait faite l’épée du favori.
– Et c’est cette égratignure qui t’a fait garder la chambre depuis, deux jours ? Peste ! auriez-vous fait un héritage, seigneur dom Balthazar, que vous puissiez prendre ainsi du loisir ?
– Et que s’est-il passé pendant ce temps au palais ? demanda Balthazar, au lieu de répondre.
Le Padouan frappa sur son gousset plein de pièces d’or.
– Bien des choses, mon brave, bien des choses ! répondit-il.
– Contez-moi donc cela, seigneur Ascanio, reprit Balthazar.
– Mon ami, tu me donnes l’occasion de faire ce que nous autres gentilshommes de la cour de France appelons un calembour… cela ne se conte pas, ajouta-t-il d’un ton précieux, en tirant une vingtaine de pistoles de sa poche : cela se compte ! M. de Voiture m’aurait envié celui-là.
– De l’or ! dit Balthazar, vous avez dû beaucoup travailler pour gagner tout cela ?
– Peuh ! une misère ! J’ai prêté un peu l’épaule à Vintimille, qui m’a mis à même, en retour, de faire une figure convenable à ma naissance… et toi, tu as toujours le diable dans ta bourse, mon pauvre compagnon ?
– J’ai cinq réaux, seigneur Ascanio, mais j’en dois six.
– J’ai su ce que c’était qu’un réal ; je l’ai oublié. Veux-tu gagner cinq quadruples ?
– Je n’ai jamais su ce que c’était qu’une quadruple, je l’apprendrai ; je veux bien.
– Sans savoir ce qu’il te faut faire en échange ?
– Combien font cinq quadruples !
– Vingt pistoles.
– Sans savoir.
– Voilà qui est parlé ! s’écria Macarone en riant.
Balthazar garda son imperturbable sérieux. Il était simple et ne connaissait point la ruse ; mais dans cette lutte de paroles, son sang-froid lui donnait un avantage évident sur l’Italien, bavard et étourdi. Depuis le commencement de l’entretien, il avait deviné qu’Ascanio avait en tête quelque projet patibulaire et devant se rapporter à l’homme que son dévouement, à lui, voulait couvrir.
Ascanio n’avait pas compté réussir aussi facilement ; il connaissait Balthazar et s’était souvent moqué de ce qu’il appelait ses préjugés ; néanmoins, il ne prit point de défiance. Profondément corrompu lui-même, il ne pouvait s’étonner de la corruption d’autrui. Seulement ce facile succès lui donna à réfléchir, et il pensa que Balthazar, moins dépourvu d’astuce qu’il n’en avait l’air, avait caché son jeu jusque-là. C’était un titre à son estime.
– Touche là, reprit-il. Je voudrais te prendre au mot et te mener les yeux bandés, comme dans les beaux récits de M. de la Culprenède, aux lieux où tu devras agir ; mais c’est impossible. Il faut que je te mette au fait. Il y a de par le monde une jeune senhorita qui a nom Inès de Cadaval… Écoute bien.
Cette recommandation était complètement superflue.
– Elle est jolie, poursuivit Ascanio, plus jolie que la rose à peine éclose, comme eût dit le charmant auteur de la Sylvie, un nourrisson des muses que j’ai fréquenté à l’hôtel de Soubise ; elle est pure et candide… je veux l’enlever.
– Tu veux l’enlever ? répéta froidement Balthazar.
L’Italien prit le bout de sa moustache entre l’index et le pouce, et le tordit en souriant d’un air de suprême impertinence.
– Mon brave, dit-il, je te paye, ne me tutoie pas. Oui, je veux l’enlever.
– Ah ! fit Balthazar, et c’est moi qui ?…
– Comme tu dis, c’est toi qui… Cela te convient-il ?
– Pourquoi pas ?
En prononçant ce mot favori avec son calme habituel, Balthazar releva son regard sur Ascanio. Il faut croire qu’il y avait dans ce regard quelque chose qui ne plut pas au beau cavalier de Padoue, car il fit un pas en arrière et prit un air soupçonneux.
– Veux-tu des arrhes ? demanda-t-il.
– Sans doute ; mais je veux aussi une explication. Il ne faut rien dire ou tout dire, seigneur Ascanio : il n’y a pas de milieu. Vous avez commencé, finissez.
– Tu n’espères pas, je pense, que je te dise le nom de mon puissant et très noble patron ?
– Si fait : on aime à savoir pour qui l’on travaille.
– Je l’ignore moi-même.
– Alors, seigneur Ascanio, je vais au palais de ce pas trouver Louis de Souza, comte de Castelmelhor, et lui dire que certain Padouan, valet de Conti, projette d’enlever la femme que ce même Conti a promise à ce même Louis de Souza, hier au bosquet d’Apollon.
– Comment ! balbutia Macarone au comble de la surprise, tu sais cela ?
– Ne pensez-vous pas que Conti, pour se disculper fera pendre le Padouan dont je parle, et que le pauvre Balthazar recevra plus de cinq quadruples pour sa récompense ?
– Je t’en donnerai dix.
Balthazar retint une exclamation de mépris qui se pressait sur sa lèvre, et dit avec simplicité :
– Vous avez, seigneur Ascanio, des arguments sans réplique. Où se fera le coup ?
– C’était pour marchander, pensa l’Italien ; il est plus intelligent qu’il n’en a l’air… Le lieu est incertain, ajouta-t-il tout haut, mais c’est pour cette nuit, pendant la chasse royale.
– Ah ! il y a chasse royale ? prononça lentement Balthazar ; alors nous travaillerons ce soir pour le roi ?
Le visage du Padouan prit une expression équivoque, tandis qu’il répondait :
– Tu as été bien longtemps à deviner cela, mon brave.
– Qu’importe, si j’ai fini par le deviner ? À ce soir, seigneur ; vous pouvez compter sur moi.
Balthazar tourna le dos et voulut se retirer, pensant qu’il n’aurait qu’un mot à dire à la comtesse pour prévenir le mal ; mais le Padouan lui saisit le bras :
– Halte-là, s’il vous plaît ! dit-il ; tu sais trop bien où trouver Castelmelhor, pour que je te quitte d’une semelle aujourd’hui.
Il appliqua un sifflet à sa lèvre et souffla de toute sa force. Aux deux extrémités de la rue parurent presque aussitôt des Fanfarons du roi.
– Ce n’est pas à ton intention, mon brave, que j’avais pris ces précautions, continua Macarone ; j’attendais ici un jeune gentilhomme que les espions de Conti ont suivi hier jusque dans cette rue, et que je suis chargé d’arrêter. C’est Simon de Vasconcellos, celui qui insulta Conti, tu sais ?
– Je sais… Mais prétendrais-tu me retenir prisonnier ?
– Quelque chose d’approchant, jusqu’à ce soir, pour que Castelmelhor ne se vienne point jeter entre nous et son frère.
Balthazar eut un instant l’idée de résister, mais le souvenir de Simon l’arrêta.
– Je succomberais sous le nombre, se dit-il, et je succomberais sans le sauver !
– Ne crains rien, reprit Ascanio, nous te ferons une agréable captivité. Tu auras pour prison la cantine des chevaliers du Firmament, et si cela peut t’être agréable, je t’enverrai ta femme pour te désennuyer.
– Tout cela change la question, dit Balthazar d’un air d’insouciance. Une journée est bientôt passée, et le bon vin a son prix. Je vous suis, seigneur Ascanio.
L’Italien ramena son captif au palais et tint sa promesse. Balthazar eut du bon vin et on lui envoya sa femme. On ne peut songer à tout, et le beau cavalier de Padoue oublia de défendre à cette dernière la sortie du palais. Aussi prit-elle bientôt le chemin de Lisbonne, chargée des lettres de Vasconcellos pour les chefs de quartier et d’un billet de Balthazar pour dona Ximena, comtesse de Castelmelhor.
Le premier soin d’Ascanio, en arrivant au palais, fut de se faire annoncer chez Conti, qui ordonna qu’on l’introduisît sur-le-champ.
– Votre Excellence, demanda le Padouan, a-t-elle fait sa part de besogne ? Aurons-nous chasse royale ce soir ?
– Ceci n’est pas une question, répondit le favori ; quand il y a une extravagance à faire, Alfonse est-il jamais en retard ? Mais toi, as-tu réussi ?
– Au-delà de mon espoir. J’ai trouvé un homme qui, lui tout seul, arracherait une proie défendue par dix combattants et qui saurait la garder quand dix combattants essayeraient de la lui ravir.
– C’est un phénix que cet homme.
– Vous le verrez à l’œuvre. Au milieu du tumulte, dona Inès disparaîtra. L’homme qui l’aura enlevée ne sera point un ravisseur, mais un libérateur qui l’amènera en sûreté sous la puissante protection de Votre Excellence…
– C’est merveilleusement combiné ! s’écria Conti. Je devine ton plan !
– Et le moins qu’elle puisse faire, dans sa reconnaissance pour son généreux sauveur qui n’exigera rien, mais qui laissera voir respectueusement sa flamme…
– Ce sera de lui donner sa main, dit Conti.
– Alors, salut à vous, seigneur duc de Cadaval ! s’écria emphatiquement le Padouan.
– J’en accepte l’augure, et tu n’auras pas à te repentir d’avoir prêté la main à ma fortune. La tienne est faite.
Ascanio se retira la joie au cœur, et se voyant déjà maître des richesses et dignités que la gratitude du favori ne pouvait manquer de faire pleuvoir sur lui.
Quand il fut sorti, Vintimille se prit à réfléchir. Voici quel fut le résultat de sa méditation :
– Cet aventurier de bas étage, murmura-t-il, tranche de l’indispensable ! Quand je serai duc de Cadaval, je l’embarquerai pour le Brésil, à moins que je ne trouve l’occasion de lui donner un logement à vie dans les cellules du Limoeïro. Voilà une affaire réglée.
Le Limoeïro était la Bastille de Lisbonne.
Il y avait au palais d’Alcantara une vaste salle qui, du vivant de Jean IV, avait servi aux conseils et séances des ministres État, réunis, pour les cas d’urgence, aux Titulaires et à la cour des Vingt-Quatre. Depuis la régence, ces assemblées se tenant sous la présidence de la reine, au palais de Xabregas, la salle dont nous parlons avait été affectée à un autre usage. Elle servait aux réunions solennelles et bouffonnes à la fois des chevaliers du firmament.
On croit savoir que la création de cet ordre dérisoire eut pour prétexte la terreur inspirée au roi enfant par Conti qui lui montrait la ville toute hérissée des poignards dirigés contre sa poitrine. Au siècle suivant un favori plus infâme, le sinistre Pombal se servit des mêmes craintes chimériques pour entraîner un roi encore plus fou à des excès plus détestables encore. Conti était de sang italien, Pombal était protestant en secret et vendu aux Anglais. Comme production de rois imbéciles et de ministres coquins, cet illustre petit pays de Portugal fut, en vérité, plus riche qu’il n’est gros.
Alfonse et ses courtisans faisaient tous partie de cet ordre burlesque aussi bien que le dernier soldat de la patrouille. Il est probable que le recrutement d’une pareille milice, nécessitant au moins au commencement, une apparence de mystère, Conti ou quelque autre flatteur du malheureux Alfonse avait songé, pour le distraire, à donner à chaque nouvelle réception une forme imposante et théâtrale.
Les Fermes ou soldats à pied étaient reçus en assemblée de leurs camarades ; les Fanfarons ou cavaliers n’étaient admis que devant toute la milice réunie. Enfin, les gentilshommes, qui devaient recevoir l’accolade du roi et avoir un parrain de nom noble, étaient reçus par-devant le haut chapitre, composé des dignitaires de l’ordre, assistés d’une députation de simples chevaliers. Alfonse était de droit grand-maître, mais Conti était le chef réel de cette troupe nombreuse, effroi des bourgeois de Lisbonne. Quant aux commandeurs et autres dignitaires, c’étaient, les uns, en très-petit nombre, des seigneurs de naissance, qui avaient, par ambition ou par faiblesse, accepté cette ignominie, les autres, des fils de bourgeois déguisés, comme Vintimille, en gentilshommes.
Ce n’est pas sans beaucoup de répugnance que nous nous sommes déterminés à mettre sous les yeux du lecteur cette honteuse parodie d’une chose éminemment noble et belle en soi : la chevalerie ; mais cette peinture est comme le complément nécessaire du tableau de la cour d’Alfonse ; elle servira ! non seulement à éclairer certaines parties de cette histoire, mais aussi à faire comprendre comment 80 ans plus tard, cette même cour, complice des violences de Pombal, put effrayer Voltaire lui même qui plaignit un jour les Jésuites martyrisés et donner au monde 50 ans par avance une image du hideux rêve de 93.
Le peuple est étranger aux révolutions ; ce sont les Conti et les Pombal, tyrans mécréants qui engendrent le mécréant bourreau Robespierre !
Aujourd’hui la comédie commença dans la chambre du roi. À la nuit tombante, au moment où l’on apportait les lumières, tous les courtisans arrachèrent à la fois, et d’un commun mouvement, les décorations qui couvraient leur poitrine. Alfonse lui-même mit bas le cordon du Christ et l’ordre de la Toison d’Or, que lui avait envoyé le vieux roi Philippe d’Espagne, son courtois ennemi. Un de ses gentilshommes lui jeta au cou un cordon tout resplendissant de pierreries et composé d’étoiles à cinq flammes, reliées par des croissants demi-pleins.
À ce signal, on vit briller sur toutes les poitrines une décoration en forme d’étoile, surmontée d’un croissant les cornes en l’air. Un héraut, vêtu du costume nocturne de la patrouille, que nous avons décrit au commencement de ce récit, éleva une bannière portant sur champ d’azur les insignes de l’ordre et dit :
– Messeigneurs de l’Étoile et du Croissant, le Soleil est vaincu. À vous le monde !
– Comment trouves-tu cela petit comte ? demanda tout bas Alfonse à Castelmelhor, le nouveau chevalier, qui se tenait debout près de son fauteuil.
– C’est un beau spectacle et une ingénieuse allégorie, sire.
– L’idée est de moi. Mais ce n’est rien ; tu vas voir !
À ces mots, le roi se leva. Ce triste souverain, qui ne savait pas garder sur son trône le sérieux qui convient à un homme, trouvait dans ces sortes d’occasions une dignité bouffonne et déplacée.
– Bien que ce ne soit ni la première ni la centième victoire que nous remportons sur notre insolent compétiteur, le soleil, dit-il gravement, nous en éprouvons une joie vive et sincère. Or, maintenant que le monde est à nous, il s’agit de gouverner avec sagesse, et nous allons nous rendre dans la salle de nos délibérations.
Les courtisans se rangèrent en haie, et le roi traversa la chambre d’un pas solennel, appuyé sur le bras de Castelmelhor. Le héraut agitait devant lui sa bannière. Sur la première marche de l’escalier, le roi s’arrêta.
– Seigneurs, dit-il, quelqu’un de vous a-t-il vu notre très-cher Conti ?
Personne ne répondit.
– C’est que, reprit Alfonse, voici ce bambin de comte qui remplit sa place à merveille. Je veux mourir si je sais pourquoi Vintimille ne l’a pas fait assassiner…
– C’est un oubli qui se peut réparer, dit entre haut et bas le cadet de Castro.
– Entends-tu cela, petit comte ? C’est très-plaisant. À ta place, je remercierais Castro de son avis.
Le roi descendit les degrés et s’arrêta encore devant la porte grande ouverte de la salle des délibérations. Il lâcha le bras de Castelmelhor.
– Seigneur comte, lui dit-il, nos règlements ordonnent que vous restiez dehors. On vous introduira quand il en sera temps.
Alfonse entra suivi de son cortège, et Castelmelhor se trouva plongé subitement dans la plus complète obscurité. Les portes de la salle s’étaient refermées.
Le jeune comte éprouva un mouvement de vague inquiétude, et sentit battre violemment son cœur, lorsque deux mains vigoureuses saisissant les siennes dans l’ombre, les tinrent serrées comme si elles eussent été prises dans un étau.
– Traître ! lâche ! menteur ! dit une voix si près de lui qu’il sentit sur son visage le souffle d’une haleine.
Il fit un effort pour se dégager, mais le bras qui le retenait jouissait d’une force évidemment supérieure ; il se contint, pensant que c’était là une épreuve faisant partie de la grotesque cérémonie où il lui faudrait jouer un rôle.
– Ton frère souffre, reprit la voix ; ta mère pleure ; ton père te voit et te maudit… et la fortune d’Inès t’échappe !
– Qui es-tu ? s’écria Castelmelhor confus et effrayé.
– Je suis celui dont le poignard a effleuré ta poitrine au bosquet d’Apollon. Aujourd’hui comme alors, ta vie est entre mes mains, et j’ai de nouveaux forfaits à venger… Ne tremble pas ainsi, Castelmelhor. Aujourd’hui, comme alors, j’épargnerai ta vie. Pauvre insensé ! tu as stipulé un prix pour trahir ton frère, et l’on t’enlève le prix de ta trahison !
– Qui que tu sois, explique-toi !
– Ce soir, quand tu auras consommé ton déshonneur, quand l’étoile de la honte brillera sur ta poitrine, esquive-toi, seigneur comte ; va frapper à la porte de la maison de tes pères, et tu verras si la femme dont les titres et les richesses ont tenté ton cœur avide est encore en ton pouvoir.
– Inès enlevée ! s’écria dom Louis en proie à l’agitation la plus violente.
– Pas encore, et tu pourrais la sauver.
– Qu’on introduise le postulant ! dit à l’intérieur la voix éclatante du héraut.
– Vite ! reprit Castelmelhor, réponds ; comment la sauver ? comment faire ?
– Quitte le palais, rends toi sur l’heure à l’hôtel de Souza…
– Ouvrez les portes ! dit encore la voix du héraut.
– Va ! il est temps encore.
Castelmelhor hésita une seconde.
– Va donc ! répéta la voix.
– Je ne te crois pas, murmura le comte ; prouve-moi…
Une clef joua bruyamment dans la serrure de la grand’porte, qui s’ouvrit aussitôt.
Le vestibule fut inondé de lumière. Castelmelhor put voir près de lui Balthazar, qui avait redressé sa grande taille et lui montrait la porte d’un geste plein de mépris.
– Entre, chevalier déloyal, dit-il, cœur dégénéré ! Un autre que toi veillera sur la fiancée de Vasconcellos !
Les trompettes de la patrouille firent entendre une fanfare, et deux chevaliers du Firmament vinrent prendre Castelmelhor, qui entra pâle et la mort au cœur. Balthazar entra, lui aussi ; il avait son costume de Fanfaron du Roi. Ascanio, qui se tenait au premier rang de la députation des cavaliers, lui fit un signe de bienveillante protection.
On se figurerait difficilement une décoration plus splendide que celle de la salle où fut ainsi introduit Castelmelhor. Alfonse, malgré la différence totale des mœurs, nous semble avoir eu quelques traits de ressemblance avec le bon roi René d’Anjou. S’il n’eût été constamment mal conseillé durant tout le temps de son règne, il aurait été, non pas un grand monarque ni même un monarque estimable, mais un de ces débonnaires et faibles souverains auxquels l’histoire, en les blâmant, accorde quelque sympathie.
Alfonse, comme René d’Anjou, avait en lui le sentiment intime du beau artistique. Il protégea chaudement les médiocres peintres qui florissaient alors à Lisbonne, et montra une intelligence remarquable dans la restauration qu’il fit des vieux monuments portugais. Sa musique, qu’il ne nommait point, comme les autres rois, sa chapelle, mais son bal, était composée d’exécutants choisis et appelés à grands frais de toutes les parties de l’Europe. Enfin, pour dernier trait de ressemblance, Alfonse faisait aussi des vers. Il est à peine besoin d’ajouter qu’il eût mieux fait de s’en abstenir.
Quoi qu’il en soit, des qu’il s’agissait de faire preuve de goût artistique, Alfonse devenait un autre homme. Trop étourdi pour songer à la dépense, il jetait l’or à pleines mains, et poursuivait sans sourciller l’exécution des plans les plus coûteux.
La salle où se tenait l’assemblée des chevaliers du Firmament semblait, en effet, le palais du dieu de la nuit. La voûte représentait le ciel, diapré de constellations diverses, et, immédiatement au-dessus du trône royal, un transparent, doucement illuminé, figurait un gigantesque croissant. Les insignes de l’ordre brillaient partout sur les tentures de velours azuré ; les meubles et les tapis offraient les mêmes représentations. Toutes ces étoiles, scintillant aux feux de cinq grands lustres et d’une multitude de candélabres, éblouissaient la vue. On se croyait transporté dans la retraite de quelque génie dont le pouvoir surpassait l’imagination de l’homme.
Au fond, un rideau de velours couvrait une niche où, en guise de saint, on avait placé Bacchus avec ses attributs païens. Ce rideau ne devait s’ouvrir que dans les circonstances solennelles.
Alfonse jouit quelque temps de l’étonnement de Castelmelhor à la vue de tant de magnificences ; puis, se renversant sur son fauteuil, placé au haut d’une estrade recouverte, comme tout le reste, de velours étoile, il dit :
– Approchez, seigneur comte, nous avons fait prévenir notre cher Conti, afin qu’il soit lui-même votre parrain… Mais comme tu es pâle ! À coup sûr, ce bambin a eu peur dans l’antichambre, où nous l’avons laissé sans lumière…
Un éclat de rire universel accueillit cette saillie d’Alfonse. Castelmelhor rougit d’indignation et ne répondit pas.
– Or çà, continua le roi, notre cher Vintimille prend les façons d’une tête couronnée : il se fait attendre. Qui de vous, seigneurs, veut être parrain à sa place ?
Personne ne bougea, tant on craignait la colère du favori. Mais le roi ayant répété sa demande, un simple chevalier sortit des rangs des Fanfarons et vint se placer au pied de l’estrade, où il exécuta une douzaine de courbettes consécutives avec un inimitable aplomb.
– S’il plaît à Votre majesté, dit-il en mettant son feutre sous le bras, je suis l’intime ami de ce très-cher seigneur Antoine Conti de Vintimille, et je me ferai un plaisir de le remplacer.
– Comment vous nomme-t-on, l’ami ? demanda le roi.
– Ascanio Macarone dell’Acquamonda, sire, pour servir Votre Majesté sur terre, sur mer, ailleurs, aussi bien contre les Maures que contre les chrétiens, et tout prêt à passer sa propre épée au travers de son propre corps, à cette fin de montrer la dix-millième partie de son ardent et incommensurable dévouement pour le plus grand roi du monde !
Le beau cavalier de Padoue prononça cette période sans reprendre haleine.
– Voilà, dit Alfonse, un plaisant original, et il ne fallait rien moins que cela pour compenser l’expression lugubre de la physionomie du petit comte. Comte, veux-tu de cet homme pour ton parrain ? Il parle bien.
– Est-il noble ? balbutia Castelmelhor.
– Que mes glorieux ascendants vous pardonnent cette question, dom Louis de Souza ! s’écria le Padouan en levant les yeux vers le ciel. Ce fut mon trisaïeul qui fit le roi François de France prisonnier à la bataille de Pavie, et le frère de ce vaillant soldat était chevalier de Rhodes, à telles enseignes qu’il sauva le grand maître Philippe de Villiers de l’Isle-d’Adam, dont les illustres seigneurs qui m’entourent n’ont point été sans entendre parler quelquefois par hasard.
– Bien trouvé, sur ma parole ! s’écria le roi. Dites-moi, seigneur Ascagne, n’êtes-vous point parent, du pieux Énée et de son fils, qui portait le même nom que vous ?
– J’ai toujours pensé, sire, répondit sérieusement Macarone, que c’était là une grave lacune dans les titres de ma famille. Le fait est qu’ils ne remontent que jusqu’au temps de Tarquin l’Ancien, cinquième roi de Rome : c’est un malheur.
– Allons petit comte, dit Alfonse, dans toute la chrétienté tu ne trouverais pas un meilleur gentil homme. Donne-lui l’accolade, et commençons.
Macarone quitta aussitôt le pied de l’estrade et s’avança vers Castelmelhor en tendant le jarret et imitant de son mieux les allures de crânerie affectée qu’il avait admirées à la cour de France où il avait été réellement laquais de quelque grand seigneur.
Le beau cavalier de Padoue avait fait somptueuse toilette. Sa main ne s’agitait qu’en soulevant un flot de dentelles, et le panache démesurément long de son feutre balayait le parquet à chaque pas. Son visage était radieux. Sa fortune subite et le fonds qu’il faisait sur les promesses de Conti lui avaient littéralement tourné la tête. Castelmelhor, le toisa d’un regard hautain. À la vue de cette mine de bravache, son premier mouvement fut de tourner le dos avec mépris : mais, trop avancé pour reculer, il tendit sa joue avec une répugnance visible qui réjouit fort Sa Majesté. Macarone se pencha d’une façon toute galante et donna l’accolade.
En levant les yeux, Castelmelhor put voir de loin le regard de Balthazar attaché sur lui avec une expression de mépris et de pitié.
Nous passerons sous silence une multitude d’épreuves bizarres que le postulant fut obligé de subir, ainsi qu’un long et paternel discours d’Alfonse, qui obtint, comme de raison, les applaudissements de l’assemblée.
L’impatience dévorait Castelmelhor, une sueur froide découlait de son front. Non-seulement il souffrait de cette série d’humiliations qu’on lui imposait devant cette foule où pas un, excepté le roi, n’était son égal ; mais il songeait aux paroles de Balthazar, et tremblait que toute cette honte ne fût en pure perte.
Macarone, au contraire, se complaisait dans son office ; il ne faisait grâce ni d’une formule ni d’une formalité. Or, il y en avait beaucoup, car ces cérémonies, destinées, comme nous l’avons dit, à divertir le roi, travestissaient à la fois les us et coutumes des associations secrètes d’Allemagne, d’Angleterre et d’Italie, et les anciennes traditions chevaleresques. On avait mêlé à tout cela des pratiques qui rappelaient l’origine de l’ordre, c’est-à-dire des assauts d’escrime, de barre, de lutte corps à corps, etc. C’était, on s’en souvient, par leur habileté dans ces exercices que les frères Conti, véritables instigateurs de ces bouffonneries, s’étaient insinués auprès du roi.
Castelmelhor, à bout de patience, contenait à grand’peine son dégoût, lorsqu’un incident vint mettre un terme à son martyre et lui épargner les dernières épreuves. Conti entra tout à coup dans la salle, traversa précipitamment la foule et s’élança vers l’estrade royale.
– Tout va bien, murmura-t-il en passant à l’oreille d’Ascanio.
Puis, franchissant les degrés, il mit un genou en terre et parla au roi à voix basse.
Alfonse le reçut d’abord d’un visage sévère, mais il paraît que le favori sut expliquer son absence d’une manière satisfaisante, car le front d’Alfonse se dérida tout à coup.
– Ainsi, tu as fait une battue préparatoire ? demanda-t-il en se frottant les mains.
– Que votre majesté me permette de lui parler en quelques mots de mon entrevue avec la reine sa mère, répliqua le favori.
– Demain, Vintimille, demain, tu me parleras de cela. Ce soir, il s’agit de la chasse ; y aura-t-il du gibier ?
– Le gibier est trouvé, sire, et je sais où le relancer.
– Quelle ramure ?
– Un cerf dix cors : la perle de Lisbonne, la perle du Portugal peut-être, mais il faut se hâter.
– Au diable la réception, alors !… Comte, nous te faisons grâce de la coupe des goinfres du roi, qui contient six pintes de France, et du saut de l’épée, que nous seul, en l’univers, savons fournir d’une façon passable. Avance ici !
Castelmelhor monta les degrés, toujours suivi du cavalier de Padoue, son parrain. Alfonse se leva et fit un signe à Conti, qui tira le rideau de velours dont nous avons parlé. La statue de Bacchus apparut splendidement illuminée.
– Seigneur comte, reprit le roi, vous jurez fidélité à Bacchus, fils de Jupiter et de Sémélé, notre joyeux patron ?
– Je le jure, dit dom Louis en essayant de sourire.
– Vous jurez de garder un secret inviolable sur tout ce que vous venez de voir et d’entendre.
– Je le jure, dit encore dom Louis.
– Vous jurez, et c’est le principal, de refuser le secours de votre épée à toute créature inférieure c’est-à-dire au sexe féminin que l’ancienne chevalerie n’avait pas honte de servir : c’est à savoir, dames, demoiselles, duègnes, bourgeoises, sans distinction de noblesse ou de roture, en tant qu’elle sera poursuivie dans la forêt de Lisbonne par vos frères, les chevaliers du firmament, fût cette femme votre mère ou votre fiancée ?
Conti attacha sur le malheureux jeune homme un regard sardonique. Castelmelhor recula et garda le silence.
– Jure pour lui, seigneur Turnus, Diomède ou tout autre nom héroïque : j’ai oublié le tien.
Ascanio se hâta de faire le serment demandé.
– Écrivez qu’il a juré, dit le roi au greffier chargé de rédiger procès-verbal de toutes ces misères.
Puis, saisissant l’épée d’Ascanio, il en déchargea un grand coup sur l’épaule de Castelmelhor, en riant à gorge déployée, et s’écria :
– Au nom de Bacchus, et de par monseigneur Silène, bambin de comte, je te fais chevalier !… En chasse seigneurs, tayaut ! tayaut !
Les trompettes exécutèrent un bruyant départ et la foule, le roi en tête s’écoula tumultueusement. Ascanio courut rejoindre Balthazar.
– Voici le moment d’agir, mon brave, dit-il ; suis-moi et tiens-toi prêt.
Balthazar le suivit en silence.
Castelmelhor était resté agenouillé sur l’estrade, étourdi, affolé, par ce qui venait de se passer. Mais lorsque les derniers sons de la fanfare eurent cessé de retentir à son oreille, il s’éveilla brusquement.
– Est-ce trop d’un trône, murmura-t-il, pour payer tant d’ignominies ! Alfonse ! Alfonse ! je serai ton favori d’abord, puis…
Il n’acheva pas, mais l’éclair d’orgueil qui brilla dans son regard eût été, pour un tiers, une traduction suffisante de sa pensée ambitieuse.
Au lieu de suivre la chasse royale, il fit seller un cheval et prit au grand galop le chemin de l’hôtel de Souza.
Nous avons laissé dona Ximena, comtesse de Castelmelhor déterminée à implorer les secours de la reine mère, pour faire révoquer l’exil de Simon de Vasconcellos et l’ordre qui forçait dona Inès de Cadaval à prendre Castelmelhor pour époux. Bien qu’elle eût pour coutume de se rendre tous les soirs au couvent de la mère de Dieu, résidence habituelle de Louise de Guzman, elle ne put mettre son dessein à exécution le jour même. Elle aimait tendrement ses deux fils : L’idée de voir dom Louis se couvrir de honte l’avait frappée au cœur d’un coup si violent, qu’une fièvre ardente la saisit.
Tant que dura la nuit, la veuve de Jean de Souza demeura en proie à de poignantes pensées. Cette entrevue avec la reine, qui lui était apparue comme une chance de salut, l’effrayait maintenant.
Dona Louise de Guzman avait, pour son fils aîné, un si profond amour ! son ignorance des déportements de ce pauvre prince était, grâce à sa réclusion, si entière ! Elle allait donc, elle, Ximena, l’amie et la confidente de sa souveraine, changer brusquement son repos en souffrance, et remplir d’amertume les derniers jours de sa vie !
Cette idée redoublait sa fièvre. D’un autre côté, qui, sinon la reine, pouvait la protéger contre le roi ? Ne trouvant aucun moyen de sortir de cette cruelle alternative, la comtesse sentait sa tête se perdre. Ses inquiétudes au sujet de Simon, calmées un instant par Balthazar, qui était revenu à l’hôtel pour annoncer la mise en lieu sûr du jeune homme, se présentaient à son esprit, plus vives et plus tenaces durant ces heures d’angoisses. Le jour la trouva éveillée, souffrant et méditant encore.
Enfin sa fièvre se calma. Elle adressa au ciel une fervente prière et s’affermit dans sa résolution d’aller se jeter aux pieds de la reine, tout en se promettant de ménager le cœur de cette malheureuse mère et d’épargner près d’elle Alfonse autant que possible.
Quand vint l’heure où elle avait coutume de se rendre au couvent de la mère de Dieu, elle se leva, et bien que faible encore, elle monta dans sa litière avec dona Inès.
D’ordinaire, dona Ximena, en descendant de sa chaise, était introduite sur-le-champ chez la reine ; mais, cette fois, les femmes de dona Louise lui refusèrent la porte. Cette dernière était depuis plus de deux heures en conférence avec deux de ses conseillers intimes et un messager du roi. La comtesse prit un siège dans le parloir qui précédait la chambre de la reine et attendit. Ce messager du roi n’était autre que Antoine Conti de Vintimille, qui avait rempli le blanc-seing à lui remis par Alfonse et venait signifier à la veuve de Jean IV que le roi, majeur depuis plusieurs mois, entendait désormais régner par lui-même et requérait que sa mère se démit solennellement de son autorité de régente pour lui confier le sceau et la couronne dans les formes voulues, en présence des grands de Portugal.
La reine, à la lecture du factum de son fils, avait été surprise d’abord, puis ravie. Depuis longtemps elle soupirait après le moment qui devait la décharger du poids des affaires publiques et lui permettre de se consacrer à Dieu tout entière. Néanmoins, dans une circonstance si grave, elle ne crut point devoir assumer sur elle seule la responsabilité de sa détermination, et envoya quérir son confesseur, dom Miguel de Mello de Torres, grand chantre de l’église cathédrale de Lisbonne, et le marquis de Saldanha, ses deux conseillers ordinaires.
Le marquis de Saldanha parent et ami du feu comte de Castelmelhor, était un vieillard austère et juste, mais dont l’intelligence, naturellement peu développée ou affaiblie par l’âge, n’était point à la hauteur de la tâche qu’allait lui imposer sa souveraine.
Dom Miguel de Mello, au contraire, était un prêtre aussi savant que sage, qui n’avait point été étranger à la résistance que Jean de Souza avait faite autrefois contre l’alliance anglaise, et dont la sagacité était souvent venue en aide à Jean IV dans les crises difficiles qui suivirent sa rentrée au trône de ses pères.
Saldanha aimait la reine au point de régler son opinion exclusivement sur sa volonté ; dom Miguel aimait assez son pays pour s’exposer à mécontenter temporairement sa royale maîtresse, lorsqu’il croyait, en le faisant, servir l’intérêt public.
Conti exposa de nouveau, devant ces deux conseillers, le bon plaisir du roi, et donna lecture du factum. Saldanha fut tout de suite d’avis qu’il fallait obtempérer aux désirs d’Alfonse, lequel avait droit de prendre en main les rênes du gouvernement, aux termes des lois et constitutions portugaises. Miguel de Mello combattit vivement cette opinion. Sans prétendre contredire les droits avérés d’Alfonse, il conjura la reine de convoquer les États du royaume, afin d’aviser à ce qu’il était bon et convenable de faire dans cette circonstance décisive.
– Sil m’était permis d’exprimer mon opinion en présence de Sa très-illustre Majesté, dit Conti, je ferais observer que cet avis, adopté, ne serait rien moins qu’un appel aux factions qui divisent le Portugal, et que dom Philippe d’Espagne lui-même ne donnerait pas un autre conseil.
– Seigneur Conti, répondit sévèrement dom Miguel, il est des circonstances où le conseil d’un mortel ennemi vaut mieux que celui d’un ami déloyal. S’il y avait à la cour d’Alfonse VI un personnage de moins, – ce personnage, c’est vous, seigneur, – mon avis serait que la reine remit, dès ce soir, son autorité aux mains du roi son fils.
Conti appela sur sa lèvre un sourire insolent et se prépara à répondre.
– Paix, seigneur, dit la reine.
Il y avait chez Louise de Guzman une dignité si vraie, si royale, que le favori baissa la tête aussitôt et garda le silence.
– Marquis de Saldanha, et vous, Miguel de Mello, reprit la reine, je vous remercie. Comme vos avis sont partagés et que j’ai en vous deux une égale confiance, je me déciderai d’après une autre inspiration.
Elle traversa la chambre d’un pas ferme et alla s’agenouiller sur son prie-Dieu, où elle demeura quelques minutes comme absorbée. Quand elle se leva, sa résolution était prise.
– Dom Miguel de Mello de Torres, dit-elle, nous vous donnons charge de convoquer pour demain, à l’heure de midi, l’infant notre fils, les ministres d’État, titulaires, conseillers, gouverneurs de châteaux et villes, seigneurs de terres, gentilshommes, ecclésiastiques, chefs d’ordre et prévôts de la bourgeoisie qui se trouvent actuellement dans Lisbonne. Devant tous ces dignitaires rassemblés, au lieu et place des états généraux du royaume, comme il est prescrit par les constitutions pour les cas d’urgence, nous énoncerons notre volonté.
Elle tendit sa main, que le marquis baisa respectueusement. Dom Miguel s’inclina en croisant ses bras sur sa poitrine ; tous sortirent, suivis de Conti. En traversant le parloir, le favori aperçut la comtesse Ximena et l’héritière de Cadaval.
– C’est jour de bonheur ! pensa-t-il, dona Inès est hors de l’hôtel de Souza et va traverser de nuit la forêt de Lisbonne… en pleine chasse ! Demain Alfonse sera le maître absolu du Portugal, et moi, je serai le maître d’Alfonse : ce soir je m’empare de la femme qui servira de dernier échelon à ma fortune, et je me venge en même temps de cet odieux Castelmelhor, qui menace de m’enlever la faveur du roi… C’est jour de bonheur.
Il remonta dans son carrosse, et reprit, ventre à terre, le chemin d’Alcantara.
Pour la comtesse, elle resta longtemps encore dans le parloir, espérant que la reine la ferait appeler. Mais dona Louise, absorbée par la grande résolution qu’elle venait de prendre, priait et méditait. Une de ses femmes vint cependant dire à la comtesse que la reine ne la recevrait point ce soir.
Les deux dames regagnèrent leur litière ; le couvre-feu était sonné et nulle lumière ne brillait plus dans les rues. Au loin, par la ville, on entendait un bruit étrange et qui eût été inexplicable à pareille heure, partout ailleurs qu’à Lisbonne ; c’était comme une fanfare de chasse, interrompue, puis reprise. Chaque fois que le cortège de la veuve de Souza passait devant une des rues qui mènent au faubourg d’Alcantara, quelques notes éclataient brusquement. La rue passée, on n’entendait plus rien.
Pour ceux qui connaissaient les mœurs de la cour, c’était là un avant-coureur terrible et trop significatif. Mais les gens de Souza arrivaient, comme leur maîtresse, du château de Vasconcellos ; ils écoutèrent avec distraction et ne se pressèrent pas. Ils étaient au nombre de douze, outre les porteurs, bien armés et montés, et croyaient n’avoir rien à craindre dans une ville paisible, à cette heure peu avancée de la nuit.
Cependant le bruit approchait rapidement : on pouvait maintenant distinguer les pas des chevaux. Au détour d’une rue, les cavaliers de Souza virent soudain, à cent pas en avant, une douzaine d’hommes à cheval, courant au grand galop, en agitant des torches. En même temps, quelques bourgeois, rendus de fatigue et de frayeur, passèrent entre la litière et la muraille en criant :
– Sauve qui peut… la chasse du roi !
Ce cri n’était que trop célèbre. Le cortège de Souza comprit enfin le danger et voulut rebrousser chemin. Il n’était plus temps. Les cavaliers, qui l’avaient aperçu, éteignirent aussitôt leurs torches en criant : Tayaut ! tayaut ! Au même instant une escouade de Fermes, ou gens de pied de la patrouille, arriva de l’autre côté de la rue, et la litière se trouva environnée de toutes parts.
Le premier choc des Fanfarons à cheval arrivant à toute bride mit le désordre dans la petite escorte ; mais c’étaient tous vieux et braves soldats, anciens compagnons d’armes du comte Jean ; ils se reformèrent promptement. Les quatre porteurs, quittant leurs bâtons, tirèrent l’épée, afin de défendre la portière de la chaise. La mêlée était vive, sanglante, et menaçait de se prolonger, car l’obscurité complète favorisait le petit nombre ; mais bientôt, des deux côtés de la rue, de bruyantes fanfares annoncèrent l’arrivée de nouveaux assaillants.
La comtesse, toujours ferme et intrépide, avait mis la tête à la portière.
– Que signifie cette indignité, seigneurs ? dit-elle.
– Tayaut ! tayaut ! répondit à quelque distance la voix aigre d’Alfonse VI lui-même.
– Vous ne savez pas à qui vous vous attaquez, reprit dona Ximena, je suis la comtesse de Castelmelhor.
– Oh ! oh ! s’écria le roi, ce bambin de comte ne nous avait pas dit qu’il fût marié. C’est trahison à son âge… Tayaut ! tayaut !
Et le combat continua, animé par les cris excitants du roi et des chefs de la patrouille.
Plusieurs des Champions de la comtesse étaient tombés ; les bras des autres commençaient à se lasser, lorsqu’un homme de taille gigantesque, et portant le costume des Fanfarons du roi, rompit leur ligne et, faisant sauter l’épée de l’un des laquais qui défendait encore le flanc de la litière, secoua violemment la porte et l’ouvrit. Il avança la tête à l’intérieur.
Dona Inès se rejeta en arrière avec horreur. La comtesse elle-même ne put s’empêcher de trembler.
– Laquelle de vous est la fiancée de Simon de Vasconcellos ? demanda le nouveau venu.
– Prétendriez-vous enlever l’héritière de Cadaval ? s’écria la comtesse.
– Pourquoi pas ? prononça froidement le Fanfaron du roi.
Dona Ximena se souvint d’avoir entend cette voix et ce mot quelque part ; mais dans ce moment de trouble et de terreur, elle n’essaya pas de rassembler ses souvenirs, et se mit en avant, pour faire à sa pupille un rempart de son corps.
– Pourquoi pas, répéta Balthazar, s’il n’y a que ce moyen de la sauver ? Hâtons-nous, mesdames, le temps presse, et je ne puis sauver que la fiancée de Simon de Vasconcellos.
– Qui êtes-vous ?
– Vous ne savez pas mon nom, car je vous ai envoyé un billet qui contenait un bon avis, et cet avis, vous l’avez méprisé, puisque vous voilà. Je pense bien que vous êtes la mère, vous qui venez de parler, mais on n’y voit goutte et je crains de me tromper. Répondez !
La victoire, cependant, était restée aux chasseurs nocturnes, et l’autre portière fut brusquement ouverte.
– Où est notre très-cher Vintimille ? disait Alfonse. Sonnez la mort, fanfares… C’est très-plaisant !
– Ma fille ! ma pauvre enfant ! s’écria la comtesse navrée.
Un bras puissant la repoussa de côté. Quand elle se retourna, Inès n’était plus dans la voiture.
Les torches avaient été de nouveau allumées. Il se faisait un assourdissant fracas de jurements, de cris, de fanfares et de gémissements. La comtesse se précipita à la portière, cherchant des yeux Inès de Cadaval. Voici ce qu’elle vit.
À vingt pas d’elle, un homme de grande taille, dont elle ne put découvrir le visage, tenait dona Inès d’une main et une longue épée de l’autre. Il était entouré d’une foule compacte qui riait, trépignait et cherchait à lui arracher sa proie.
– Pitié ! seigneurs, pitié ! cria la comtesse défaillante ; c’est ma fille : tuez cet homme qui m’a volé mon enfant !
Mais sa voix se perdait dans le tumulte.
Balthazar, nous avons déjà dit que c’était lui, repoussait tranquillement les efforts de ses camarades. Il prenait son temps et guettait le moment où la foule allait s’éclaircir. La comtesse regardait avec un effroi mortel tous ces hommes qui, la face rougie par la lueur des torches, semblaient autant de démons conjurés contre la pauvre Inès ; elle regardait toujours néanmoins et ne perdait pas tout espoir.
– Le roi, se disait-elle, le roi va venir.
– Belle dame, dit à ce moment Alfonse, qui s’impatientait à l’autre portière, ne nous montrerez-vous point votre charmant visage ?
Il voulut prendre sa main.
– Arrière ! s’écria dona Ximena retrouvant toute son énergie. Qui es-tu pour toucher la main de la veuve de Jean de Souza ?
– Seulement le fils de son ami Jean IV de Portugal, répondit Alfonse avec une ironique humilité.
– Le roi ! murmura la comtesse atterrée.
– Laissez passer le gibier du roi ! cria en ce moment la voix tonnante de Balthazar, qui bondit en avant.
Dona Ximena tourna la tête et ne vit plus Inès.
– Enlevée ! dit-elle, et c’est vous, vous, le roi ! Ah ! maudit sois-tu, indigne fils d’un grand prince !
Et, sa force l’abandonnant avec sa dernière espérance, elle tomba évanouie au fond de sa chaise.
Un grand tumulte se faisait à l’endroit où nous avons laissé Balthazar. Celui-ci, en effet, voyant que la foule, loin de diminuer, augmentait sans cesse autour de lui, prit son parti tout à coup et poussa le cri qu’avait entendu la comtesse.
En même temps, brandissant sa lourde épée, il s’élança au plus fort de la foule, qu’il perça en ligne droite, comme un boulet de canon percerait les pousses jeunes et serrées d’un épais taillis.
De temps à autre, chaque fois qu’un homme essayait de lui faire obstacle, il répétait son cri :
– Laissez passer le gibier du roi !
Et chaque fois que son arme levée tombait, l’obstacle tombait aussi.
Bientôt il se trouva dans une rue sombre et déserte.
Il n’y avait plus personne devant lui, mais un homme le suivait encore.
– Attends-moi donc, attends-moi donc, mon brave ! criait celui-ci. Les preux de l’Arioste, mon divin compatriote, n’étaient que des enfants auprès de toi. Oh ! la bonne comédie ! et comme tu les malmenais, mon excellent camarade !… Or çà, arrête un peu que je puisse souffler et rire à mon aise.
Balthazar faisait la sourde oreille et courait toujours.
– Arrête donc ! reprenait l’autre ; ne reconnais-tu point ton bon compagnon Ascanio Macarone, qui t’a promis vingt pistoles neuves et qui a grande hâte de te les compter ?… Arrête donc !
Balthazar ne s’arrêtait point. Ascanio commença à concevoir des soupçons, car son bon compagnon ne courait point dans la direction d’Alcantara, mais bien dans celle de la ville basse. Il redoubla d’efforts. Quelle que fût la vigueur de Balthazar, son fardeau retardait sa course et l’Italien l’eut bientôt atteint.
– As-tu perdu l’esprit, mon excellent camarade ? dit-il en se plaçant devant lui de manière à lui barrer le passage ; je crois que le combat de géants que tu viens de soutenir t’aura donné le transport. Tourne bride, coursier fougueux ; nous avons une longue traite à faire avant d’arriver au palais.
– Vous allez au palais, vous ? demanda tranquillement Balthazar, qui déposa son fardeau sur un banc de pierre pour reprendre haleine.
– Sans doute, avec toi, mon brave, répondit le Padouan.
Inès avait perdu connaissance, mais la fraîcheur de la pierre où Balthazar l’avait déposée lui fit reprendre ses sens.
– Ma mère… Simon ! sauvez-moi, murmura-t-elle.
– Tranquillisez-vous, senora, dit Balthazar, vous êtes désormais sous ma garde, et je suis le plus fidèle serviteur de Vasconcellos.
– Merci, oh ! merci ! dit encore Inès, dont les yeux se refermèrent.
– Ce colosse est un trésor ! pensa Macarone ; il frappe comme Hercule et ment presque aussi bien que moi… En route, mon brave, reprit-il tout haut.
– Seigneur Ascanio, répondit Balthazar, je ne suis pas le même chemin que vous.
– Je prendrai celui que tu voudras, mon camarade… en route !
– Je prendrai, moi, celui que vous ne prendrez pas, seigneur Ascanio.
– Plaisantes-tu ? s’écria celui-ci, dont les soupçons revinrent.
– Je plaisante rarement, et jamais avec les gens de votre sorte. Vous venez d’entendre ce que j’ai dit à cette jeune dame ; c’est la vérité.
Ascanio regarda en dessous Balthazar et crut qu’il n’était point sur ses gardes. Faisant glisser subtilement son stylet jusque dans sa main, il visa et lança son arme droit au cœur du trompette. Par malheur pour Macarone, ce dernier, malgré son air d’indifférence, n’avait pas perdu un seul de ses gestes, il fit un mouvement de côté ; le stylet alla s’enfoncer profondément dans les battants de chêne d’un portail voisin. Avant que l’Italien eût pu prendre la fuite, Balthazar lui appliqua sur le crâne un coup du plat de son épée, et le renversa, étourdi, sur le pavé.
Cela fait, il reprit son fardeau et sa course.
Le roi, cependant, était resté à l’endroit où nous l’avons laissé, auprès de la litière de la comtesse. Il avait avancé la tête à l’intérieur et reconnu que dona Ximena était seule. Quelques secondes après, Conti vint lui apprendre d’un air singulièrement confus et affligé, que la plus jeune des deux dames s’était échappée. Sous cette apparence chagrine, le favori cachait une joie qu’il avait peine à contenir ; il croyait l’héritière de Cadaval en sa puissance. Par le fait, ses mesures avaient été parfaitement prises, et l’expédient du beau cavalier de Padoue aurait dû réussir suivant toutes les probabilités. Par malheur, on avait compté sans Balthazar.
– Ami Vintimille, dit le roi en bâillant, la mère de ce bambin de comte dit que tu me déshonores, et moi, je crois que tu ne sais plus m’amuser.
Tous les différents postes qu’on avait embusqués dans les carrefours des rues comme s’il se fût agi d’une véritable chasse en forêt, se trouvaient alors réunis à cette halte générale, et Conti put voir que cette marque publique de défaveur amenait un sourire sur presque toutes les lèvres.
Il se consola en pensant à son duché de Cadaval. Inès, en ce moment, était sans doute en sûreté dans les appartements qu’il occupait au palais, et le fidèle Ascanio lui chantait les louanges du puissant seigneur de Vintimille, qui l’avait tirée de vive force des mains du roi, au péril de sa vie.
– Quand un pareil conte a-t-il manqué son effet sur le cœur d’une jeune fille ? se disait le favori. Je vais lui apparaître comme un héros, comme un dieu…
– Tu ne sais plus rien faire de bouffon, reprit le roi ; il y a un siècle que je ne t’ai entendu jurer par tes nobles ancêtres ; c’était très-plaisant.
– Votre Majesté a le droit de railler son dévoué serviteur, dit Conti, dévorant son dépit ; veut-elle que nous poursuivions la chasse ?
Le roi bâilla à se démettre la mâchoire ; c’était un terrible symptôme.
– Je veux dormir, dit-il. Tu es un bon serviteur, Conti ; mais tu n’es pas le fils de quelqu’un (hidalgo) et tu te fais ennuyeux… Ce bambin de comte a plus d’esprit dans son petit doigt que toi dans toute ta personne.
– Sire… voulut dire Conti.
– Tes nobles ancêtres ne t’ont rien laissé qu’un peu d’effronterie ; Jean, ton frère, valait mieux que toi ; mais il ne valait pas grand’chose… Va-t-en, et ne reviens plus, mon bon ami, j’ai assez de toi.
Conti s’inclina profondément. Les courtisans, partagés entre l’aversion qu’ils avaient pour le favori, et la crainte que le roi n’eût oublié le lendemain matin ce moment d’humeur, lui ouvrirent passage avec un froid respect.
– Demain, Alfonse régnera ! se disait Conti avec rage, en prenant la route d’Alcantara, et il me chasse ! J’ai travaillé pour un autre !
– Et maintenant, reprit le roi, qu’on m’amène ce bambin de comte, mort ou vif ! je le veux ! il m’amuse… Sûrement, cette dame qui est là dans ce carrosse ne peut être sa femme, puisqu’on me fit signer hier certain ordre. C’est sa mère, seigneurs, je l’ai deviné : il faut que la comtesse de Castelmelhor soit reconduite à l’hôtel de Souza avec tous les honneurs convenables, et qu’on lui fasse des excuses en notre nom royal : Ceci, à cause de ce bambin de comte qui aurait peut-être l’idée de se fâcher… Notre litière, et en route !
Dans la salle de l’hôtel de Souza, où déjà nous avons introduit le lecteur, le comte de Castelmelhor et Simon de Vasconcellos étaient réunis. Simon avait attendu Balthazar tout le jour. Ne le voyant point revenir, et ne pouvant plus maîtriser son inquiétude, il s’était enveloppé dans son manteau à la nuit tombante, et avait pris le chemin de l’hôtel de sa mère. Lorsqu’il arriva, la comtesse était partie. Sur une table était un billet tout ouvert, le billet que Balthazar prisonnier avait dépêché par sa femme à Dona Ximena. Simon le lut.
Il attendit une heure, seul, en proie à l’agitation la plus vive. Au bout d’une heure la porte s’ouvrit ; Castelmelhor entra.
Le nouveau favori était pâle, et son regard égaré accusait le désordre de sa pensée. À la vue de Simon, il recula comme frappé de la foudre.
– Vous ici ! murmura-t-il.
– Remettez-vous, dom Louis, dit Simon avec calme ; ce n’est pas de moi que vous avez à craindre des reproches. Où est notre mère ? où est Inès ?
– Vous me le demandez ? répondit Castelmelhor. On vient de me dire qu’Inès m’était enlevée, et je vous trouve ici…
– Enlevée ! répéta Vasconcellos.
– Ce n’est donc pas par vous ?
– Mon frère, dit Simon, dont la voix trembla, vous avez voulu me faire bien du mal ; Dieu veuille que ce mal ne retombe pas sur la tête de dona Inès !
– Qui vous fait supposer ?…
– Ce billet écrit à ma mère lui conseille de se tenir sur ses gardes, de veiller sur Inès, et surtout de ne point quitter l’hôtel… Ma mère est sortie. Vous-même, ne m’avez-vous pas dit tout à l’heure en parlant d’Inès : elle est enlevée ?
– C’est un faux rapport, sans doute ; un homme que je ne connais pas, un de ces misérables qui portent la livrée nocturne d’Alfonse…
– Vous êtes bien sévère pour ceux qui portent la livrée du roi, dom Louis, interrompit Vasconcellos.
En même temps il toucha du doigt l’étoile qui brillait sur la poitrine de son frère. Castelmelhor l’arracha vivement et la foula aux pieds. Simon secoua la tête.
– Une autre fois, dit-il, vous l’ôterez avant d’entrer sous le toit de nos pères. Mais que vous a dit cet homme ?
– Il m’a dit… c’était un mensonge ! cet homme est mon ennemi ; il a levé hier son poignard contre moi.
– Ah ! fit Simon en regardant Castelmelhor en face : et ne leva-t-il point le poignard contre vous parce que vous lui aviez volé son secret en prenant le nom de votre frère ?
Dom Louis baissa les yeux sans répondre.
– Cet homme, est votre ennemi, en effet, seigneur comte, reprit Vasconcellos, car il a jugé infâme qu’un frère mît sous ses pieds le bonheur de son frère, afin de s’en faire un échelon pour monter jusqu’à la fortune. Mais ce qu’il vous a dit est vrai ; cet homme ne sait point mentir.
– Alors, murmura Castelmelhor, Inès est perdue !
Vasconcellos demeura immobile près de la fenêtre, et dom Louis continua d’arpenter la chambre à grands pas. Ils ne se parlèrent plus. Des heures se passèrent ainsi, et la nuit était déjà fort avancée lorsqu’un carrosse s’arrêta devant la porte de l’hôtel. Le cœur des deux jeunes gens battit violemment. D’un mouvement instinctif et commun ils s’approchèrent l’un de l’autre, se prirent la main sans savoir et écoutèrent avec anxiété.
Le carrosse entra dans la cour, et bientôt des pas se firent entendre dans l’antichambre. La comtesse parut sur le seuil.
Elle était méconnaissable, ses yeux fixes et secs gardaient encore quelques traces de larmes ; sa physionomie exprimait le courroux le plus violent. Elle traversa la chambre d’un pas saccadé et saisit le bras de ses deux fils, qui n’osaient l’interroger.
– Dieu soit loué, dit-elle d’une voix entrecoupée, je vous trouve, je vous trouve tous les deux ! car tu es encore mon fils, Castelmelhor ; je te pardonne, eusses-tu traîné dans la fange le nom de ton père, je te pardonne ! Je n’ai pas trop de deux enfants pour venger mon outrage. Oh ! vous me vengerez, n’est-ce pas ?
– Nous vous vengerons ! dirent ensemble les deux jumeaux de Souza. Parlez, que vous a-t-on fait ?
– Ce qu’on m’a fait ? oui ! il faut que je vous le dise. Enfants, on a insulté votre mère publiquement, en présence d’une foule de misérables ameutés ; on a arrêté son carrosse, tué ou dispersé ses gentilshommes, enlevé sa pupille…
– Inès ! s’écria Simon ; c’est donc vrai ?… Qui a fait cela, madame ? qui donc a fait cela ?
– Mon nom que j’ai prononcé, le glorieux nom de votre père, enfants ! n’a excité que la risée et le mépris…
– Mais dites-moi donc qui a fait cela !… rugissait Simon, dont la pâleur était effrayante.
– Tu me demandes qui a fait cela ? Celui qui a fait cela, c’est Alfonse de Portugal ! dit la comtesse avec un éclat de voix.
Elle se laissa tomber épuisée dans les bras de Castelmelhor.
Au nom du roi, Simon se couvrit le visage de ses mains.
– Mon père ! murmura-t-il avec un accent déchirant.
Puis, la fureur l’emportant sur le souvenir de son serment, juré devant un lit de mort, il s’élança vers la porte et sortit sans prononcer une parole.
La comtesse, à ce moment, regarda autour d’elle d’un air étonné, comme si elle se fût éveillée d’un profond sommeil.
– Où va Simon ? demanda-t-elle d’une voix brève. Qu’ai-je dit ? Que va-t-il faire ? Puis se levant tout à coup : Je me souviens, j’ai parlé. Courez !… Oh ! arrêtez-le, Castelmelhor ! je le connais, il va tuer le roi !
Dom Louis essaya de la rassurer.
La comtesse regrettait amèrement déjà le mouvement de fiévreux délire qui l’avait portée à crier vengeance, vengeance contre le roi ; mais elle songea au cœur loyal et dévoué de son fils cadet et prit espoir.
– Ce n’est point par la violence que se doivent punir de semblables outrages, dit-elle ; ma vengeance est prête et ne fera point tache à l’écusson de Souza.
Lorsque Vasconcellos sortit de l’hôtel, sa tête était en feu ; il enfila au hasard une rue, courant comme un furieux. Des paroles sans suite s’échappaient de sa bouche. La ville était tranquille et déserte ; il pouvait être une heure du matin.
Simon allait toujours, marchant droit devant lui, sans savoir, sans penser. Il arriva ainsi au bout du faubourg d’Alcantara et atteignit les dernières maisons de la ville. Comme il passait devant la taverne de Miguel Osorio, la porte s’ouvrit brusquement et une foule nombreuse se précipita au dehors.
Simon s’arrêta et se pressa le front comme on fait pour ressaisir un souvenir fugitif et rebelle.
– Enfants, dit un de ceux qui sortaient, retournons chez nous, et pas de bruit.
– C’est cela, c’est cela, appuyèrent des voix nombreuses dans le noir.
– Fi ! s’écrièrent quelques autres, plus hardis et plus jeunes ; n’avez-vous point de honte, maître Gaspard Orta Vaz ! vous, le vénéré doyen des tanneurs de Lisbonne ! proposer la retraite quand on est à moitié chemin de l’ennemi !
Simon écoutait avidement ; son regard s’éclairait peu à peu, il se souvenait.
Il se souvenait que, la veille, il avait remis à Balthazar des billets qui portaient ordre aux chefs de quartier de convoquer les mécontents, en armes, à la taverne d’Alcantara. Sa vengeance était là, sous sa main ; elle lui apparaissait prompte, sûre et terrible.
– Mes enfants, reprit le vieux Gaspard, je suis aussi brave qu’un autre, à l’occasion ; mais à quoi bon aller se briser la tête contre les murs d’Alcantara ? Qui nous dirigerait ? Où est notre chef ?
– Le voici ! s’écria tout à coup Simon en s’élançant au milieu de la foule.
Nous prenons sur nous d’affirmer que l’apparition de ce chef, qu’on n’attendait plus et qui était comme un signal de bataille, fit sur les trois quarts et demi de ces excellents bourgeois une impression éminemment désagréable ; mais les apprentis et ouvriers, jeunes et ardents, poussèrent un cri de joie. L’élan fut donné. Les marchands, chefs et doyens de métier, durent suivre l’impulsion en apparence générale. Le vieux Gaspard Orta Vaz lui-même, qui avait, depuis le premier janvier jusqu’à la Saint-Sylvestre, cinq ducats à manger tous les jours, redressa sa courte taille et mit sur l’épaule sa hallebarde rouillée d’une façon passablement militaire.
– À la grâce de Dieu ? murmura-t-il ; le moins que nous puissions attraper dans cette bagarre, c’est un bon rhume de cerveau.
– En avant ! dit Simon.
La troupe se mit en marche.
– Te souviens-tu, Diego, dit un apprenti à un autre, de ce grand gaillard de boucher qui, l’autre jour à la taverne, voulait qu’on tuât le roi ?
– Je m’en souviens, Martin, répondit Diego.
– L’idée n’était pas trop mauvaise.
– Moi, je la trouve bonne.
– N’avons-nous pas encore entendu, ce soir, les fanfares de cette chasse diabolique ?…
– Et les cris des victimes…
– Et les insultes des bourreaux !… Le roi est fou, Diego.
– Fou et méchant, Martin.
– Je suis d’avis qu’il faut tuer le roi.
– Moi aussi.
– Moi aussi, répétèrent ceux qui avaient entendu les deux apprentis.
Et cela se propagea de rang en rang avec la rapidité de l’éclair.
Simon n’avait pas perdu une parole, son cœur tressaillit d’une joie cruelle ; il n’imposa point silence à ceux qui prononçaient de si terribles paroles.
La troupe des insurgés arriva devant le palais d’Alcantara. Il n’y avait point de sentinelles aux portes, et l’on entendait à l’intérieur les cris joyeux de l’orgie. C’était fête au palais, comme toujours après les chasses royales.
Les bourgeois de Lisbonne entrèrent sans bruit.
– Où est la chambre du roi ? demanda Simon à voix basse.
Le tapissier du palais qui était parmi les insurgés s’avança et offrit de le guider. Arrivé devant la porte, Simon se tourna vers la foule, et dit :
– À vous le favori et sa patrouille, mes maîtres ; à moi le roi !
– Seigneur Simon, répondit résolument un apprenti, n’espérez pas le sauver.
– Le sauver… moi ! s’écria Simon dont l’œil brillait d’un éclat étrange.
– Sa tête ou la tienne ! dit la foule en chœur.
Vasconcellos disparut, et la porte retomba sur lui. Il traversa le corps de garde vide et l’antichambre également déserte : gentilshommes et soldats étaient à table. Il tira son épée et entra dans la chambre du roi.
Alfonse, fatigué, pris d’un ennui subit et inaccoutumé, avait quitté la salle du banquet ; il dormait. Une lampe brûlait près de lui. Vasconcellos s’élança les sourcils froncés et l’épée à la main. Au mouvement qu’il fit, Alfonse s’éveilla.
– C’est toi, petit comte, dit-il en souriant, trompé par la ressemblance. Je rêvais que j’étais un bon roi… Je voudrais être un bon roi, petit comte.
La colère de Vasconcellos tomba comme par enchantement, à la vue de ce malheureux enfant, qui n’avait ni la vigueur ni l’intelligence d’un homme, et qui était son roi. Il fut pris de pitié et de respect à la fois.
– Une épée ! reprit Alfonse effrayé. Pourquoi cette épée, seigneur comte ?
– Je ne suis pas Castelmelhor, dit lentement Vasconcellos.
– Le roi ! la tête du roi ! criait la foule en dehors.
Prompt comme la pensée, Vasconcellos se précipita vers la porte qu’il ferma solidement.
– Que disent-ils ? s’écria Alfonse avec terreur. Quelles sont ces voix ?… Et tu n’es pas Castelmelhor !
– Je suis Simon de Vasconcellos, sire, que vous avez exilé sans motif, dont vous avez outragé la mère, dont vous avez ravi la fiancée.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura le pauvre enfant, ai-je fait tout cela ?… Mais tu vas donc me tuer, Vasconcellos !
– Le roi ! la tête du roi ! criait la foule impatientée, qui avait envahi le palais et commençait à heurter violemment la porte.
– Pitié ! oh ! pitié ! balbutia Alfonse en se cachant sous ses couvertures.
Vasconcellos leva les yeux au ciel, joignit les mains et prononça le nom de son père.
– Levez-vous, sire, dit-il ; je vais mourir pour Votre Majesté.
Alfonse obéit et se leva, tremblant : Vasconcellos le conduisit vers la porte et se mit devant lui, l’épée nue à la main, prêt à soutenir le choc des assaillants.
La porte retentissait sans cesse des coups qu’on frappait au dehors, et commençait à s’ébranler. La foule trépignait d’impatience et de colère ; le bruit augmentait à chaque instant. Tout à coup une clameur s’éleva.
– Le voilà ! disait-on, voilà notre Samson ! C’est lui qui va briser la porte et tuer le roi.
Puis il se fit un silence, et un dernier coup, furieux, irrésistible, jeta la porte en dedans.
– Vive Balthazar ! rugit la foule en se ruant à l’intérieur.
– Balthazar ! à moi ? cria Simon, auquel ce nom rendit quelque espoir.
En même temps il fit face à la foule, couvrant toujours le roi. Ce moment de péril suprême avait chauffé son enthousiasme jusqu’au délire ; il se sentait capable de combattre et de vaincre cette multitude. Les premiers qui voulurent l’attaquer tombèrent sous son épée, et leurs corps lui firent une sorte de rempart, derrière lequel il demeura inébranlable.
La foule s’arrêta étonnée.
– Tue ! tue ! criaient les derniers rangs.
Mais ceux qui se trouvaient en avant ne se pressaient point d’exécuter cet ordre. Cependant, honteux de se laisser arrêter par un seul homme, ils revinrent à la charge, et dix épées menacèrent à la fois la poitrine de Simon, qui, en un instant, fut couvert de blessures.
– À moi, Balthazar, à moi ! répéta l’héroïque jeune homme.
L’assourdissant tumulte avait empêché le trompette d’entendre le premier appel de Vasconcellos. Après avoir jeté bas la porte, il s’était tranquillement assis dans un coin du corps de garde et laissait faire ses compagnons.
Mais cette fois il entendit, et refoulant la presse de droite et de gauche, il arriva à temps pour empêcher Simon de recevoir le coup mortel.
– Arrière, dit-il.
Et joignant le geste à la parole, il repoussa les bourgeois jusqu’au-delà du seuil.
Ceux-ci étaient trop irrités pour abandonner leur proie, mais la force herculéenne et bien connue de Balthazar les tint en respect.
– Il nous avait promis la tête du roi, disaient-ils de ce ton que prennent les écoliers mutins vis-à-vis de leur maître.
– Et que voulez-vous faire de la tête du roi ? dit Balthazar avec un gros rire ; vous savez bien qu’il n’y a point de cervelle dedans !
Cette plaisanterie, parfaitement appropriée à l’auditoire dérida le front des plus récalcitrants, et comme personne n’avait sérieusement envie de se mesurer avec Balthazar, on saisit avec empressement cette occasion de parlementer.
– Au moins, dit Gaspard Orta Vaz, qui s’était tenu prudemment à l’écart pendant le conflit, comme il convenait à un tanneur de son importance, au moins aurons-nous la tête du favori ?
– Pas davantage, répondit Balthazar ; je me sens en veine de clémence et veux épargner ce pauvre diable de Conti, qui n’est plus à craindre, puisqu’un autre a la faveur du roi.
– Qu’aurons-nous donc ?
– En fait de têtes ?… ma foi, il y a cinq à six cents chevaliers du Firmament qui boivent et chantent dans la grande salle ; si vous vous sentez de force, attaquez-les, je vous les livre.
Les bourgeois hésitèrent.
– Cela ne vous sourit pas ? reprit Balthazar ; au fait, les Fanfarons du roi ont de longues épées et peuvent prendre l’alarme d’un instant à l’autre.
– Si nous nous en allions ? insinua l’honnête Gaspard Orta Vaz.
Balthazar avait déchiré le mouchoir de Simon, et tout en parlant, il étanchait le sang de ses blessures, qui se trouvèrent être sans gravité.
Les bourgeois se consultèrent un instant, et un apprenti prit enfin la parole.
– Si nous nous en allons, à quoi aura servi notre révolte ? demanda-t-il.
– C’est juste, dit Balthazar ; vaille que vaille, il faut vous trouver un résultat. Eh bien, vous emmènerez avec vous le seigneur Conti de Vintimille, et l’un de ses valets, le cavalier Ascanio Macarone dell’Acquamonda ; je me charge de vous les trouver. Nous les mettrons à bord de ce vaisseau qui est en partance pour le Brésil et ils feront le voyage d’Amérique… Êtes-vous contents ?
– Vive Balthazar ! cria la foule, pour paraître satisfaite ; nous avons vaincu nos tyrans !
Le roi et Vasconcellos restèrent seuls. Alfonse était blotti derrière son défenseur. Tant qu’avait duré le conflit, il n’avait osé ni bouger ni respirer. Quand le bruit des pas de la foule eut cessé de se faire entendre, il se redressa tout à coup et prit une pose de matamore.
– Voilà une rude affaire, dit-il, et nous les avons chaudement menés ! Je conterai tout cela à Ménèses et à Castro. C’est très-plaisant. Quant à Tavaro qui était cette nuit de service et qui a délaissé son poste, si tu veux jeune homme, je te donnerai sa place.
– Et c’est là notre roi ! pensa Vasconcellos avec douleur.
– Tu ne dis rien, reprit Alfonse ; je crois que tu n’as pas autant d’esprit que ce bambin de comte, ton frère. Va, mon ami, va quérir mes gentilshommes.
– Sire, dit enfin, Vasconcellos, j’ai une requête à mettre aux pieds de Votre Majesté.
– Quelle requête ?
– Il est une jeune fille qui m’avait donné sa foi…
– Et elle t’a planté là ? interrompit le roi. Ça ne m’étonne pas.
Simon rougit d’indignation.
– Sire, reprit-il, cette jeune fille me fut enlevée cette nuit.
– Par qui ?
– J’espérais que Votre Majesté allait me l’apprendre.
Le roi regarda un instant Vasconcellos en face. Il n’avait garde de comprendre. Au bout d’une seconde, il tourna le dos en bâillant.
– Voilà un pauvre garçon, s’écria-t-il, qui est ennuyeux comme la pluie !
– Au nom de tout ce que vous avez de cher et de sacré en ce monde, sire, reprit encore Simon, répondez-moi : N’avez-vous pas fait enlever cette nuit Inès de Cadaval ?
– Du tout ! dit vivement Alfonse, c’est la fiancée de ce bambin de comte, et je ne voudrais pas le chagriner quand il s’agirait d’un taureau d’Espagne sans défaut !
Simon ne savait que croire. Qui donc avait enlevé Inès ? et où la retrouver ? Alfonse s’approcha de lui :
– Mon ami, dit-il, si tu ne vas pas quérir mes gentilshommes, dis-moi quelque chose d’amusant.
Vasconcellos s’inclina respectueusement et sortit. Sur le seuil, il entendit Alfonse murmurer en se frottant les mains :
– Ces manants vont me débarrasser de Conti ; c’est très-plaisant : je leur pardonne en faveur de ce bon office.
Balthazar tint sa promesse. Ceci du moins était vrai, car il conduisit les insurgés dans la partie du palais où Alfonse avait donné un logement à Conti. On s’empara du favori, mais on ne put trouver le beau cavalier de Padoue. La foule reprit le chemin de Lisbonne, portant en triomphe le malheureux prisonnier, qui dut se livrer, chemin faisant, à de tristes réflexions touchant la faveur des rois et l’instabilité des choses humaines. Il regrettait surtout son duché de Cadaval et maudissait ce peuple dont le caprice faisait avorter le plus beau projet qui eût germé jamais dans la cervelle d’un parvenu.
Le vaisseau sur lequel on l’embarqua mit à la voile le soir même.
Quant aux bourgeois de Lisbonne, ils racontèrent à leurs femmes la terrible attaque du château d’Alcantara, où six cents chevaliers du Firmament tenaient garnison. Tout avait dû céder à leur courage ; et s’ils avaient épargné la vie du roi, c’est que ce prince leur avait solennellement promis de se mieux comporter à l’avenir.
Revenons un instant sur nos pas. Une fois que Balthazar se fut débarrassé de la poursuite d’Ascanio Macarone à l’aide d’un coup du plat de son épée sur le crâne, il se demanda ce qu’il allait faire de dona Inès, et resta fort embarrassé de son précieux fardeau.
Ne pouvant savoir combien la puissance de Conti était désormais près de sa fin, il n’osa ramener Inès à l’hôtel de Souza, où elle serait plus exposée que partout ailleurs aux poursuites du favori. D’un autre côté, sa propre demeure, à part même la présence de Simon, n’était point une retraite convenable pour l’héritière de Cadaval. Il interrogea dona Inès, mais celle-ci n’avait pas la force de lui répondre ; elle prononça seulement, d’une voix faible et à plusieurs reprises, le nom de la comtesse Ximena.
Enfin Balthazar, à force de réfléchir, se souvint que Vasconcellos, la veille, lui avait dit que c’était le marquis de Saldanha qui devait le présenter à la cour. Il prit sur-le-champ la route de l’hôtel de ce seigneur, et remit Inès entre les mains de dona Eléonore de Mendoça, marquise de Saldanha.
Cela fait, il se hâta de gagner sa demeure, où il avait laissé Simon ; mais Simon n’y était plus. Il se rendit à l’hôtel de Souza. Là, au lieu de répondre à ses questions, on lui demanda des nouvelles d’Inès. Balthazar ne voulut point ouvrir la bouche sur ce sujet en présence de Castelmelhor. Ce qu’il apprit du départ subit et de la colère de Simon lui indiqua où il devait le chercher désormais, et il arriva au palais d’Alcantara au moment où la foule irritée essayait en vain de briser les fortes clôtures de l’appartement royal. Nous avons vu ce qui s’en suivit.
Ce fut seulement lorsque Simon, ayant quitté la chambre du roi, se retrouva seul avec Balthazar qu’il apprit la retraite d’Inès et l’heureux dénoûment des traverses de la nuit. Transporté de joie et plein de reconnaissance pour cet ami d’un jour qui semblait chercher sans cesse les occasions de se dévouer pour lui, Simon le serra dans ses bras et lui demanda quelle récompense pourrait payer tant de services.
Balthazar avait reçu l’accolade de son jeune maître sans trop s’émouvoir, du moins en apparence ; mais quand Simon parla de payement, le sourcil du géant se fronça.
– C’est un mot semblable, dit-il, qui me fit reconnaître l’autre jour que j’avais affaire à Castelmelhor et non pas à Vasconcellos…
Il y avait dans ces paroles et dans le ton dont elles furent prononcées une dignité simple et sans emphase qui alla droit au cœur de Simon.
– Balthazar, dit-il, tu n’es pas, en effet, de ceux qu’on paie, mais de ceux qu’on aime et qu’on honore.
Il lui prit la main.
– Touche là, continua-t-il ; je te tiens pour un gentilhomme par le cœur. Que Vasconcellos soit heureux ou malheureux, tu seras son frère et son ami.
L’ancien trompette redressa sa haute taille et fit des efforts désespérés pour garder son impassibilité habituelle ; il n’y put réussir : deux grosses larmes jaillirent de ses yeux et roulèrent lentement sur sa joue. Il se pencha sur la main de Simon, qu’il baisa.
– Votre ami, murmura-t-il, votre frère ! non, oh ! non, seigneur, c’est trop… Mais votre serviteur, par exemple ! continua-t-il en se redressant tout à coup et avec un sorte d’exaltation ; mais votre garde du corps, le bouclier que la mort trouvera toujours entre sa main et votre poitrine… Oh ! oui, Vasconcellos, je veux être cela !
Quelques heures après, quand l’horloge du palais de Xabregas sonna midi, les huissiers de la chambre du conseil ouvrirent les deux battants de la grande porte, et ceux qui avaient droit d’entrer furent introduits.
Au fond de la salle, sous un dais aux armes de Bragance, était le trône royal, que dominait, dans sa niche tapissée de velours, un colossal crucifix d’argent massif. À côté du trône, et aussi sous le dais, était le fauteuil d’Alfonse ; à droite, en dehors du dais, le siège de l’infant dom Pedro, et le banc destiné aux seigneurs du sang royal ; à gauche, sur la même ligne que le siège de l’infant, le siège du principal ministre État (c’était alors dom César de Ménèses), et au-dessous le banc de ses collègues.
Des deux côtés de la salle, et formant angle droit avec les sièges et bancs que nous venons de nommer, s’élevaient, à droite, l’estrade ecclésiastique, où piégeaient les prélats, inquisiteurs, chefs d’ordres, titulaires, etc. ; à gauche, le banc noble, rempli par les seigneurs de terres, gouverneurs de châteaux et titulaires séculiers ; enfin, au milieu, les bancs de la bourgeoisie attendaient les prévôtés et élus du commerce de Lisbonne.
Tous ces sièges et bancs se remplirent successivement, et bientôt on n’attendit plus que les personnes royales.
Les huissiers frappèrent bruyamment leurs masses contre les dalles de marbre et annoncèrent le roi. Dona Louise de Guzman fit son entrée appuyée sur son fils aîné ; elle avait la couronne en tête. Derrière elle, le secrétaire d’État, Melchior de Rego de Andrade, portait les grand et petit sceaux dans une bourse, sur un coussin de velours. L’infant dom Pedro venait ensuite.
Alfonse était pâle encore des fatigues de la nuit, mais son visage exprimait l’insouciance la plus profonde ; il ne se souvenait point du blanc-seing qu’il avait donné la veille à Conti, et ignorait le but de cette solennelle assemblée.
– Seigneurs, dit dona Louise après avoir pris sa place au trône sous le crucifix ; nous vous avons convoqués en conseil général sur le désir manifesté par très-haut et très-puissant prince Alfonse de Portugal, le roi, notre bien-aimé fils.
Alfonse, qui s’était arrangé pour dormir, dressa l’oreille et regarda la reine avec étonnement.
– Ayant reconnu, poursuivit dona Louise, le bon droit de sa demande, et considérant qu’il a dépassé l’âge auquel notre loi fixe la majorité des héritiers du trône, nous allons remettre l’autorité entre ses mains.
– C’est très-plaisant, murmura le roi.
Miguel de Mello de Torres, confesseur de la reine et grand chantre de la cathédrale, qui siégeait aux bancs ecclésiastiques, se leva et salua profondément les personnes royales.
– Parlez, seigneur prêtre, dit la reine.
– S’il plaît à Votre Majesté, dit dom Miguel, le moment n’est peut-être pas favorable pour cet acte décisif. Le peuple n’est pas tranquille ; cette nuit même, une attaque séditieuse a été dirigée contre le palais d’Alcantara, résidence de Sa Majesté le roi.
– Je le sais : cette révolte est une des raisons qui me déterminent ; il faut la main d’un homme pour tenir le sceptre dans ces conjonctures difficiles.
– La main d’un homme !… murmura Mello de Torres en soupirant.
Mais il n’osa poursuivre et se rassit.
– Seigneurs, reprit la reine, quelqu’un de vous a-t-il des représentations à faire ?
Tout le monde se tut sur les bancs de la noblesse et du clergé.
– Et vous ? demanda encore la reine en s’adressant aux bourgeois.
– Que Dieu et la Vierge bénissent Votre Majesté, répondit une voix soumise, le roi, notre maître, et l’infant dom Pedro ! les bourgeois de Lisbonne ont-ils d’autres désirs que la volonté de leurs souverains ?
Celui qui parlait ainsi était le vieux Gaspard Orta Vaz, doyen des tanneurs, corroyeurs, peaussiers, apprêteurs, fourreurs, gantiers et mégissiers de Lisbonne.
– Je connais cette voix-là, dit brusquement Alfonse.
Gaspard se crut perdu ; il songea à l’échauffourée de la nuit et vit une accusation de haute trahison suspendue sur sa tête chauve ; mais le roi reprit aussitôt :
– Pardon, madame et très-honorée mère, quand ce bonhomme a parlé, j’ai cru entendre la voix du vieux Martin Cruz, qui est chargé d’affamée mes dogues pour les combats d’ours.
Et Alfonse se renversa sur son siège avec un parfait contentement de lui-même.
Une légère rougeur monta au visage de la reine, dont le regard parcourut furtivement l’assemblée, pour voir l’effet produit par cette indécente sortie. Toutes ces figures de courtisans restèrent impassibles. La reine se leva et prit des mains du secrétaire la bourse qui contenait les sceaux.
– Voilà, dit-elle en se tournant vers son fils, les sceaux dont j’ai été chargée par les états du royaume, en vertu du testament du roi, mon seigneur, qui est devant Dieu. Je les remets entre les mains de Votre Majesté et en même temps le gouvernement, que j’ai reçu avec eux des mêmes états. Dieu veuille que toute chose prospère sous votre conduite, comme je le souhaite.
Dona Louise prononça ces mots d’un ton ferme et grave. L’assemblée entière fut émue, et il n’y eut personne qui ne regrettât de voir le sceptre passer des mains de cette noble femme dans celles d’un enfant privé d’intelligence et entouré de conseillers pervers. Le vieux Gaspard Orta Vaz, croyant devoir enchérir sur la tristesse générale, poussa un sourd gémissement et essuya ses yeux secs à plusieurs reprises.
Alfonse avait écouté le discours de sa mère d’un air indécis et confus. D’ordinaire, dans toute occasion où il devait parler en public, Conti lui faisait sa leçon d’avance ; mais cette fois il fut pris au dépourvu.
– Je veux mourir, madame, dit-il enfin, s’il était besoin de me faire venir d’Alcantara et de déranger tous ces honnêtes seigneurs pour me donner cette bourse de velours cramoisi et les joujoux qu’elle semble contenir. Nonobstant cela, je vous rends grâce et me déclare votre respectueux fils.
– Dieu protège le Portugal ! murmura Miguel de Mello de Torres.
La reine crut devoir passer outre. Elle ôta de son front la couronne royale et la tint suspendue sur la tête de son fils. C’était le dernier acte de la cérémonie. Une fois la couronne mise sur la tête d’Alfonse, il était roi, et dona Louise perdait en même temps ses droits de tutrice et de régente.
Mais au moment où sa main levée s’abaissait, un bruit subit se fit entendre à la porte, et une voix de femme, une voix bien connue, parvint aux oreilles de la reine.
– Je veux voir Sa Majesté sur-le-champ, disait-elle.
Les gardes de la porte refusaient de livrer passage.
– Au nom de Dieu et du salut de votre peuple, reine, reprit la voix, qui arriva vibrante et sonore jusqu’au fond de la salle, je vous adjure de me donner entrée !
Dona Louise, inquiète, étonnée, fit un signe de la main et la porte s’ouvrit.
Une femme vêtue de deuil et la tête couverte d’un voile noir, traversa la salle d’un pas lent et ferme, et vint mettre un genou en terre sur la première marche du trône. Elle souleva son voile et le rejeta sur ses épaules. Le nom de la comtesse de Castelmelhor passa de bouche en bouche ; chacun fit silence dans l’attente de quelque événement extraordinaire.
– Relevez-vous, Ximena, dit la reine ; parlez vite si vous avez besoin d’implorer notre aide, car la dernière minute de notre puissance est venue, et voici la couronne qui va ceindre le front du roi notre fils.
La comtesse ne se releva point.
– Je n’ai pas besoin d’aide, madame, prononça-t-elle si bas que la reine eut peine à l’entendre. Je ne viens pas implorer, mais accuser…
Puis, d’une voix sonore et forte comme celle d’un homme, elle ajouta :
– Reprends ta couronne, dona Louise de Guzman, car ton fils a forfait à tous ses devoirs de prince et de gentilhomme ; reprends ta couronne, car après avoir touché ton noble front, elle ne doit pas ceindre celui d’un lâche ravisseur et d’un assassin.
Un tumulte inexprimable suivit ces paroles. Les uns semblaient en voyant le trône ainsi ébranlé jusqu’en ses fondements, les autres prononçaient le mot de trahison. Tous parlaient à voix basse et gesticulaient avec feu. Alfonse seul, comme s’il n’eût point entendu, dardait ses yeux au plafond et bâillait à se démettre la mâchoire.
La reine était d’abord restée atterrée, mais bientôt le courroux lui rendit son énergie accoutumée. Elle imposa silence à tous d’un geste.
– Femme, dit-elle en prononçant chaque mot avec effort, ceux qui accusent le roi risquent leur vie ; tu prouveras ce que tu avances, ici, sur l’heure, ou, par la croix de Bragance, tu mourras.
– Je le prouverai ici, sur l’heure… Celui-là n’est-il pas un lâche, madame, qui insulte une femme sans défense ! Celui-là n’est-il pas un ravisseur, qui enlève à main armée une enfant aux bras de sa mère ? Celui-là n’est-il pas un assassin, qui aposte ses émissaires dans l’ombre et qui met à mort d’inoffensifs serviteurs, coupables seulement de défendre leur maître ? Alfonse de Portugal a fait tout cela !
– Qui te l’a dit ?
– Si on me l’eût dit, je ne l’aurais pas cru. Mais ces serviteurs assassinés, ce sont les miens, dona Louise ; cette fille enlevée, c’est ma fille : cette femme lâchement outragée, c’est moi !
Une pâleur livide avait couvert le front de la reine ; ses lèvres remuaient sans produire aucun son ; chacun de ses membres tremblait.
– Madame et très-honorée mère, demanda le roi, est-il nécessaire que je reste ici ? J’aimerais, s’il vous plaît, prendre congé ; afin de me rendre à mon palais d’Alcantara, où j’attends deux coqs de combat…
– Malheureux enfant ! dit la reine, qui se pencha jusqu’à son oreille, n’as-tu pas entendu ? Ne te défendras-tu point ?
– C’est la mère du petit comte, dit Alfonse sans s’émouvoir. Ses gentilshommes se sont bien défendus, et nous avons eu là un fort bel hallali.
– C’est donc vrai ! c’est donc vrai ! cria la reine hors d’elle-même, l’héritier de Bragance est donc un…
Elle n’acheva pas. Faisant sur elle-même un violent effort, elle parvint à reprendre sa contenance digne et hautaine.
– Seigneurs, dit-elle en remettant sur sa tête la couronne royale, nous sommes encore la reine, et justice sera faite.
– Nous supplions Votre Majesté, s’écrièrent en même temps plusieurs gentilshommes d’avoir égard…
– Silence ! Sur votre vie ! interrompit dona Louise avec violence. Toi, Ximena, relève-toi, à moins que tu n’aies encore, ajouta-t-elle amèrement, quelque accusation à porter contre le sang de tes rois !
La comtesse se releva en silence.
– Et maintenant, dom Alfonse, reprit la reine, qu’avez-vous fait de cette jeune fille ?
– Quelle jeune fille ? demanda le roi.
D’un regard, dona Louise renvoya cette question à la comtesse.
– Inès de Cadaval, répondit celle-ci.
– La fiancée de ce bambin de comte, ajouta Alfonse froidement.
À ce moment, un irrévérencieux éclat de rire se fit entendre à l’autre bout de la chambre.
Ecclésiastiques, gentilshommes et bourgeois tressaillirent ; car dans les rares occasions où dona Louise se laissait emporter par son courroux, sa nature se transformait pour un instant : elle poussait la sévérité jusqu’à la cruauté. Tout le monde tourna les yeux vers le point de la salle d’où était parti le bruit. Il y avait près de la porte deux hommes portant le costume de la garde d’Alfonse. Le coupable était l’un deux, et loin d’être effrayé par la faute qu’il venait de commettre, il continuait de rire à la barbe de l’assemblée.
Contre l’attente générale, la reine ne s’emporta point, son cœur était trop profondément blessé pour qu’elle pût accorder la moindre attention à ce misérable incident.
– Faites sortir cet homme, dit-elle seulement.
Le garde, au lieu de permettre aux huissiers d’exécuter cet ordre, s’échappa de leurs mains, et traversant lestement la salle, il ne s’arrêta qu’au pied du trône, devant lequel il s’inclina de cette façon galante que tout le monde, voire les laquais, possédait à la cour de France, mais qu’on ne savait point ailleurs.
– S’il m’était permis, dit-il avec emphase, d’élever la voix en présence de cette auguste assemblée, qu’on ne peut comparer qu’au conseil des dieux du paganisme, réuni sur le mont Olympe, et présidé, pendant l’absence du puissant Jupiter, par Junon, sa noble dame ; s’il était permis, dis-je, à un pauvre gentilhomme d’élever la voix…
– Écoutez ce bon garçon, s’écria joyeusement Alfonse ; je le reconnais ; il a une histoire très-plaisante sur ses glorieux ascendants… Parle, mon compagnon ; tu peux te vanter d’être le moins ennuyeux de nous tous, y compris la mère du petit comte, qui est pourtant, je parie, une respectable dame.
Par un instinct semblable à celui de l’homme qui se noie et qui s’accroche à des herbages capables à peine de supporter la centième partie de son poids, la reine se prit à espérer en ce mystérieux inconnu, et au lieu de réitérer son premier ordre, elle dit avec douceur :
– Nos moments sont précieux ; parlez si vous avez quelque chose à nous apprendre, mais soyez bref.
– Je tâcherai de me conformer aux volontés révérées de Votre très-illustre Majesté, répondit le beau cavalier de Padoue, qui salua de nouveau avec tout plein de grâce. Je n’ai qu’une chose à dire, mais elle est importante. La noble comtesse de Castelmelhor se trompe ; ce n’est point Sa Majesté le roi dom Alfonse qui a enlevé la jeune héritière de Cadaval.
– Dis-tu vrai ? s’écria la reine.
– Dieu m’est témoin que mon cœur est pur et sans artifice.
– Mais, dit Ximena, j’ai vu, j’ai entendu.
– Voilà justement le plaisant !… c’est-à-dire, – le ciel me préserve de prononcer en ce lieu, que je vénère à l’égal d’un temple des paroles inconsidérées ! – c’est-à-dire le surprenant ! Vous avez vu, noble comtesse, un homme portant la livrée royale enlever votre pupille ; vous l’avez entendu prononcer le nom du roi : c’était une ruse de cet infernal scélérat, de ce monstre vomi par la bouche la plus fétide du noir Tartare, d’Antoine Conti, en un mot.
– Ne me parlez plus de Conti, dit le roi, qui commençait à sommeiller : il m’ennuyait, voilà tout.
– Antoine Conti, reprit le Padouan, avait enlevé dona Inès pour lui-même, et j’en puis témoigner, puisqu’il avait voulu me contraindre, moi qui vais marquer d’un caillou blanc le jour où j’ai parlé à ma reine, à le seconder dans ses infâmes projets… Que mes glorieux ascendants lui pardonnent de m’avoir fait cette injure !
– Qu’on aille chercher ce Conti, dit la reine.
– S’il plaît à Votre majesté très-illustre, cet ordre ne sera point aisé à exécuter. Voici un honnête marchand, – il montrait Gaspard Orta Vaz, – qui s’est chargé, en bon citoyen qu’il est, d’embarquer Conti pour le Brésil, lui donnant, en guise de baiser d’adieu, un fort coup de sa vieille hallebarde sur les épaules.
Gaspard aurait voulu être à cent pieds sous terre ; il n’osait lever les yeux, se croyant l’objet de l’attention générale. Par le fait, personne ne songeait à lui.
La comtesse s’était agenouillée de nouveau.
– Je supplie Votre Majesté de me pardonner, dit-elle. C’est pour Inès que je suis venue. Mon insulte personnelle n’est rien, et la vie de mes serviteurs appartenait au roi de Portugal. Je rétracte, s’il est besoin, l’accusation que j’ai portée…
– Pas un mot de plus, comtesse ! dit la reine.
– De cette façon, s’écria le Padouan ravi, tout s’arrange, et je remercie la fortune de m’avoir mis à même de rendre à mes souverains ce signalé service.
La reine avait froncé les sourcils et semblait plongée dans ses réflexions. Alfonse dormait tout de bon.
Dona Louise de Guzman, dans toute l’assemblée, était peut-être la seule qu’eût surprise l’accusation de la comtesse. On lui avait caché avec soin, comme nous l’avons dit, les extravagances de son fils, et elle-même avait prolongé son erreur en refusant d’ajouter foi aux avis secrets qui lui arrivaient de toutes parts.
Aussi cette révélation la frappa au cœur. Les paroles de Macarone, qui d’abord avaient été une sorte de baume pour sa blessure, ne pouvaient lui laisser une impression durable.
Qu’importait, en effet, qu’Alfonse, eût ou non enlevé Inès de Cadaval ? Pour être innocent de ce rapt, en était-il plus capable d’être roi ? La question était de savoir si les rapports secrets qu’elle avait regardés jusque-là comme les produits de la malveillance ou de la trahison, étaient vrais ou faux, et le témoignage de dona Ximena, en qui elle avait une entière confiance, lui prouvait surabondamment leur vérité. La reine, aimait passionnément son fils ; peut-être par ce mystérieux et sublime instinct des mères, l’aima-t-elle davantage à ce moment où elle le découvrait plus misérable ; mais c’était une âme véritablement royale que la sienne, et la pensée de placer sur le trône de Jean IV un maniaque tour à tour imbécile et furieux, la révolta. Elle jeta sur Alfonse endormi un regard d’amer désespoir, et reprit la parole.
– Seigneurs, dit-elle, nous vous avions appelés pour assister au couronnement du roi notre fils ; Dieu qui nous a établie gardienne de son droit légitime, semble parler et conseille d’attendre. Nous vous donnons licence de vous séparer, en vous ajournant à l’époque où nous convoquerons les états généraux du royaume.
Personne n’osa répliquer, et l’assemblée se sépara dans un morne silence.
– Saldanha, dit encore la reine avant de sortir, vous nous répondez de la personne de dom Alfonse de Bragance. Qu’il ne puisse point quitter le palais de Xabregas.
Dona Louise reprit, appuyée sur le bras de l’infant, le chemin du couvent de la Mère de Dieu. Sur son ordre, Miguel de Mello de Torres et la comtesse de Castelmelhor la suivirent.
On doit penser que l’intention de la reine était en ce moment, de soumettre la question de succession aux états généraux assemblés ; peut-être cette mesure eût-elle épargné au Portugal le règne d’Alfonse VI. La Providence en avait décidé autrement.
À peine dona Louise fut-elle rentrée dans ses appartement du couvent de la Mère de Dieu, que sa force factice, résultat d’une volonté puissante, l’abandonna tout à coup. Seule avec son confesseur et celle que depuis bien longtemps elle nommait sa fille, elle laissa voir à nu la mortelle profondeur de sa blessure. Elle était tombée sur un siège en entrant, et l’œil fixe, les dents serrées, elle ne faisait pas un mouvement. Dona Ximena, debout, auprès d’elle, eût voulu calmer, au prix de sa vie, ce désespoir dont elle était la cause.
De temps à autre, Miguel de Mello tâtait le pouls de la reine et secouait la tête en silence.
Au bout d’une heure, l’œil de Louise de Guzman perdit un instant sa fixité et se tourna vers la comtesse. Un triste sourire parut alors sur ses lèvres.
– Ximena, dit-elle d’une voix si changée que le prêtre ne put retenir un geste d’effroi, te souviens-tu, ma fille ? Je t’avais dit un jour : Si jamais il manque à ses devoirs de roi et de gentilhomme…
– Pitié ! pitié ! murmura la comtesse navrée.
– Si jamais il forfait à l’honneur, poursuivit la reine, dont la voix faiblissait de plus en plus, ne me le dis pas, Ximena, car je te croirais… et je mourrais !
La comtesse se tordait les mains et embrassait les genoux de la reine.
– Tu me l’as dit pourtant, reprit encore celle-ci… oui, tu me l’as dit… j’ai cruellement souffert… Adieu, ma fille, je t’ai crue et je meurs !
Le prêtre et la comtesse s’agenouillèrent en pleurant, Dona Louise de Guzman n’était plus.
Le lendemain, Alfonse de Bragance fut solennellement couronné en la salle du palais de Xabregas, devant cette même assemblée qui avait assisté à sa honte de la veille. À ses côtés, et si près du trône que les franges du dais caressaient son front, était dom Louis de Souza, comte de Castelmelhor.
Alfonse ne semblait ni joyeux ni chagrin. Il bâilla bien des fois durant la cérémonie, et se dispensa d’assister au service funèbre de la reine, sa mère, alléguant pour prétexte qu’il y avait deux jours que ses taureaux d’Espagne ne l’avaient vu.
La plupart des grands seigneurs, à demi satisfaits par la disparition de Conti, suivirent le roi au palais d’Alcantara. Castelmelhor était bien, lui aussi, un favori, mais son illustre naissance faisait, en bonne jurisprudence courtisanesque, qu’on pouvait sans honte accepter ses caprices et se courber devant sa volonté.
Le roi le nomma, le jour même de son couronnement, ministre État et gouverneur de Lisbonne.
Quelques jours après la mort de la reine, tous les membres de la maison de Souza se trouvaient rassemblés dans cette salle de l’hôtel du même nom, où se sont passées plusieurs scènes de ce récit. La comtesse, dona Inès et Vasconcellos étaient en habits de voyage. Castelmelhor portait un magnifique costume d’apparat. Dans la cour plusieurs carrosses attendaient.
– Adieu donc, madame, dit Castelmelhor en baisant les mains de sa mère ; adieu, mon frère, soyez heureux.
– Dom Louis, répondit la comtesse, je vous ai pardonné. Maintenant que vous voilà puissant, soyez fidèle.
– Dom Louis, dit à son tour Vasconcellos, je ne vous ai point pardonné, moi, car jamais il n’y eut contre vous de colère dans mon cœur. Mais je vous ai jugé : si vous me cédez maintenant la main de dona Inès, c’est que vous vous croyez trop haut placé pour avoir encore besoin de sa fortune.
– Vasconcellos !… voulut dire dom Louis.
– Je vous connais, reprit celui-ci.
Et s’approchant tout à coup il ajouta à voix basse :
– Adieu, dom Louis ; je vais loin d’ici, bien loin, pour n’entendre point parler de vous. Mais si la voix du peuple de Lisbonne se faisait quelque jour assez forte pour arriver jusqu’à moi, et venait me dire que Souza suit les traces de Conti Vintimille, je reviendrai seigneur comte ; car j’ai fait un serment au lit de mort de mon père.
Castelmelhor s’inclina froidement et baisa la main d’Inès de Cadaval en la nommant sa sœur. Puis il sortit pour se rendre auprès du roi.
Les autres membres de la maison de Souza prirent place dans un carrosse, et le cocher fouetta les chevaux.
– Y a-t-il bien loin d’ici au château de Vasconcellos ? dit un étranger à l’un des valets de la comtesse qui suivaient à cheval.
– Six jours de marche.
– Pas davantage ?… je vais aller avec vous.
– À pied ? demanda le valet étonné.
– Pourquoi pas ? répondit froidement l’étranger.
À ce moment, le carrosse qui portait les deux dames et Simon s’ébranla et passa près des deux interlocuteurs.
Simon jeta par hasard un coup d’œil de leur côté. Il reconnut Balthazar.
– Que Dieu me pardonne mon ingratitude ! s’écria-t-il, j’allais oublier l’homme qui deux fois m’a sauvé la vie… et qui a fait plus que cela pour moi, ajouta-t-il en regardant Inès avec tendresse.
Le carrosse s’arrêta. Quand il s’ébranla de nouveau, Balthazar, joyeux et confus à la fois, était assis entre Simon et la comtesse, au grand étonnement de la livrée de Souza.
Sept années s’étaient écoulées. On était à la fin de l’hiver de l’an 1667. Dans l’antichambre de Sa Seigneurie Lord Richard Fanshowe, qui représentait à Lisbonne le roi Charles II d’Angleterre, nous retrouvons deux de nos anciennes connaissances, Balthazar et le beau Padouan, Ascanio Macarone dell’Acquamonda.
Balthazar n’avait point changé. C’était toujours le même visage, simple, franc, un peu naïf, supporté par un torse herculéen et des jambes qui ne déparaient point le torse. Il portait une livrée de drap rouge à revers d’azur, ce qui indiquait qu’il appartenait à milord-ambassadeur.
Ascanio, au contraire, avait sensiblement vieilli. Les boucles non-pareilles de ses magnifiques cheveux avaient passé du noir au gris pommelé ; ses longues mains blanches s’étaient ridées ; un vermillon coupé de veines blanchâtres, à l’instar du marbre des Pyrénées, remplaçait la fraîcheur veloutée de ses joues.
En revanche, il avait gardé son séduisant sourire et l’incomparable agrément de sa tournure. De plus, son costume avait gagné presque autant que son physique avait perdu. Il portait toujours le galant uniforme de la patrouille royale ; mais son pourpoint était de velours, ses culottes et son écharpe de soie la plus fine, et ses bottes molles, à éperons d’argent, disparaissaient presque sous un flot écumeux de dentelles. À sa toque brillait l’étoile blanche, signe distinctif des chevaliers du Firmament ; mais, au lieu d’être en clinquant, comme jadis, elle jetait des feux ni plus ni moins qu’une étoile véritable, parce qu’elle était formée de cinq pointes de diamants dont chacune valait bien cent pistoles.
C’est que le beau cavalier de Padoue avait monté en grade considérablement. Il n’était maintenant rien moins que le capitaine des Fanfarons du roi, et se vantait à tout venant de posséder l’entière confiance de son illustre patron, Louis de Souza, comte de Castelmelhor, favori du roi dom Alfonse. Ce prince tenait le sceptre comme un enfant négligent brise son jouet, et laissait Lisbonne livrée à une effrayante anarchie.
La plupart des charges, qui, en Portugal, sont triennales, étaient remplies par des créatures de Castelmelhor ; mais le peuple était contre lui, et la patrouille royale elle-même, dont il avait peu à peu diminué l’importance, le voyait de fort mauvais œil. Macarone, dont le lecteur connaît l’excellent caractère, flattait Castelmelhor, et criait volontiers avec ses camarades : À bas le favori !
Balthazar et lui s’étaient donc rencontrés dans l’antichambre de lord Richard Fanshowe, où Ascanio attendait, en se promenant de long en large, qu’il plût à Sa Seigneurie de le recevoir.
– Ami Balthazar, dit-il, j’ai un confus souvenir d’un tour damnable que tu me jouas autrefois, du temps de la feue reine, que Dieu bénisse au ciel, où je la souhaite ! Ce fut, mon camarade, une fort mauvaise plaisanterie ; mais je n’ai pas plus de rancune que de fierté… touche là, mon ami Balthazar !
Balthazar tendit sa lourde main et la referma sur les doigts effilés du Padouan.
– À la bonne heure ! s’écria ce dernier ; point de fiel entre nous ! Dis-moi, est-ce une bonne condition que tu as là chez milord ?
– Pas mauvaise.
– Tant mieux ! Je t’ai toujours porté un vif intérêt. Sa Seigneurie est généreuse ?
– Assez.
– Bravo ! Je suis ravi de te voir content. Ah çà ! qui donc est avec milord en ce moment ?
– Le Moine.
– Le Moine ! s’écria Macarone ; il vient aussi chez l’Anglais ?
– Oui.
– Et… connais-tu ce moine, ami Balthazar ?
– Non.
– C’est étonnant ! Tu n’es pas plus bavard qu’autrefois : Pas mal, assez, oui, non… ce n’est pas là une conversation, mon camarade. Que diable ! après sept ans de séparation, deux bons amis qui se retrouvent… Voyons ! assieds-toi là, près de moi, et causons.
Balthazar se laissa entraîner vers un siège et s’assit d’un air profondément indifférent.
– Pendant ces sept années, reprit le Padouan, tu as dû avoir des aventures. Conte-moi ton histoire.
– J’ai suivi dom Simon au château de Vasconcellos, dit Balthazar. Après cela, je suis revenu à Lisbonne.
– Ton histoire est fort intéressante, mon camarade, et ne contient point de longueurs. Ainsi, tu t’es séparé de dom Simon.
Balthazar fit un signe équivoque.
– Je ne sais s’il vit ou s’il est mort, répondit-il.
– En vérité !
– Quand il eut perdu sa jeune épouse, dona Inès de Cadaval, qui mourut il y a trois ans, la même année que la comtesse douairière, dona Ximena, le pauvre seigneur pensa devenir fou, et il y avait de quoi, car dona Inès était un ange. Il partit pour la France ; je le suivis mais je revins seul.
– Pourquoi ?
– Je revins seul.
– Toujours discret ! s’écria Macarone ; mais la discrétion est inutile avec moi, je devine. Dom Simon resta en France à cause de la noble Isabelle de Nemours-Savoie, qui est maintenant reine de Portugal.
– Je n’entendis jamais parler de cela.
– À d’autres, mon compère ! Vasconcellos était le chevalier de la princesse Isabelle ; s’il vit, il est le chevalier de la reine.
L’observateur le plus attentif n’eût pas vu s’animer un seul muscle sur le visage de Balthazar, qui se borna à répondre :
– Dieu veuille qu’il vive, seigneur Ascanio.
– Amen ! dit celui-ci ; je n’y mets point d’empêchement. Mais parlons de nous. Nous vivons dans un temps, ami Balthazar, où un bon garçon comme toi peut faire rapidement son chemin. Moi, qui te parle, j’ai fait le mien comme tu vois.
Ce disant, le Padouan fit ondoyer les plumes de sa toque, et joua négligemment avec la frange d’argent fin de sa ceinture.
– Oui, continua-t-il, maintenant je mène un train assez galant, un train en rapport avec ma noble naissance. Je suis un homme de cour, et le cher comte me tient en grande amitié.
– Quel comte ? demanda Balthazar.
– Le grand comte ! le frère de ton maître, Louis de Souza ! il n’y a qu’un comte à Lisbonne, de même qu’il n’y a qu’un Moine… Eh bien, mon enfant, il faut suivre mon exemple. Avant qu’il soit un an, tu porteras rapière à garde dorée et pourpoint de velours comme moi.
– Et qu’avez-vous fait pour gagner tout cela ?
– J’ai servi l’un, puis l’autre ; souvent tout le monde à la fois. Tu ne comprends pas ? je vais m’expliquer. À Lisbonne, maintenant, tout le monde conspire : bourgeois, prêtres et gentilshommes se donnent cet innocent plaisir. Compte sur tes doigts : il y a le parti de l’infant frère cadet du roi, celui de la reine, celui du comte, celui de l’Angleterre et celui de l’Espagne.
– Cela fait cinq partis, dit Balthazar, et vous en oubliez un sixième, seigneur.
– Lequel ? demanda le Padouan étonné.
– Celui de dom Alfonse de Bragance, roi de Portugal.
Macarone éclata de rire.
– On voit bien, s’écria-t-il, que tu reviens de loin, mon camarade ! Le parti du roi ! En conscience, l’idée est bouffonne… Poursuivons : le parti de la reine est nombreux ; il se compose de la majeure portion de la noblesse, parce que la reine est belle et que la noblesse est folle. Le parti du prince infant est faible, mais certains disent qu’il pourrait bien se confondre avec celui de la reine, et alors il faudrait en tenir compte. Le parti de Castelmelhor est composé de moi et de tous les fonctionnaires ; c’est un parti estimable : il dispose des revenus de État. Le parti de l’Angleterre se compose de moi et du peuple ; c’est un parti bien payé le lord Richard ne ménage pas trop les guinées… Enfin, le parti de l’Espagne se compose de moi et de la patrouille royale. Ce parti, non plus n’est point à dédaigner, à cause des pistoles de Madrid, qui sont larges, lourdes et d’un titre parfait.
– Ainsi, dit Balthazar, vous servez trois maîtres à la fois ?
– C’est peu, j’en conviens, répliqua Macarone avec modestie ; mais la reine et l’infant n’ont pas un doublon dans leur cassette.
– Et si par hasard, il me prenait envie de rapporter cette conversation à milord ?
– Tu ne ferais que me prévenir, mon excellent ami, dit Ascanio sans se troubler. Je viens ici pour vendre à milord les deux autres partis qui ont l’honneur de me posséder dans leur sein. Crois-moi, ta m’as trompé une fois, n’essaie pas de recommencer.
– Je n’ai garde, répondit Balthazar ; je plaisantais.
– Tes plaisanteries sont médiocres, ami ; c’est égal, j’ai besoin de toi… Veux-tu me prêter tes services ?
– Non.
– Veux-tu me les vendre !
– Oui… sauf le cas où Vasconcellos reviendrait et réclamerait mon aide, et en tant que ces services ne contrarieront point mes devoirs envers milord.
– Soit. Quant à Vasconcellos, je dépose mon estime sur sa tombe ; quant à Milord, loin de lui nuire, je prétends faire entrer sous son toit la joie et le bonheur.
Ici, Ascanio frisa sa moustache, arrondit ses bras, se dandina sur place et prit un air sentimental.
– Ô toi, dit-il, heureux Balthazar, qui respires le même air qu’elle, ne me comprends-tu point ?
– Non, dit encore Balthazar.
– Arrière les froids calculs de la politique ! s’écria Macarone en s’échauffant ; lâchons pour un moment le timon de État, et parlons de ce suave sentiment qui est la joie des immortels dans leurs palais du mont Olympe !
– J’y suis, interrompit Balthazar : vous soupirez pour la camériste ?
– Fi donc ! épris d’une camériste ! moi ! Les illustres Macaroni qui sont morts en Palestine au chevaleresque temps des croisades en frémiraient dans leurs tombeaux !… Mais il y a dans ce que tu dis quelque chose de vrai, cependant. Je suis subjugué… entends-tu ? subjugué !
– J’entends.
– Moi, l’invincible Ascanio, dont le cœur semblait cuirassé, j’ai senti la puissance de ce sentiment qui… En un mot, mon camarade, je songe à m’établir.
– C’est une idée louable, seigneur Ascanio.
– Et j’ai jeté les yeux sur miss Arabella Fanshowe.
– La fille de milord !
– La ravissante fille de milord ?
Balthazar ne put s’empêcher de sourire.
– Ce serait, pensa-t-il, un couple assorti !
– Eh bien ? fit Ascanio.
– Eh bien ? répéta Balthazar.
– Qu’en dis-tu.
– Rien.
– Ta réserve est éloquente : Tu m’approuves et tu consens à me servir ?
– Pourquoi pas ? Que faut-il faire ?
– Chut !
Le Padouan, se leva et fit le tour de l’antichambre ; sur la pointe des pieds, pour s’assurer que les portes étaient bien closes, et que nulle oreille indiscrète ne se tenait aux écoutes.
Ce devoir d’un prétendant délicat étant accompli, il revint vers Balthazar, et tira de la poche de son pourpoint un billet délicatement plié et attaché par un fil de soie rose. Avant de le remettre à Balthazar, il le baisa sur les deux côtés.
– Ami, dit-il, je te confie le bonheur de ma vie.
– Il est en bonnes mains, seigneur Ascanio, dit Balthazar qui prit la missive et la serra.
Mais, se ravisant, il ajouta :
– Peut-être vous plairait-il que la lettre fût remise sur-le-champ ?
– Tout de suite ! Voilà une pensée qui t’honore, Balthazar ; et, sois tranquille, tu n’auras pas obligé un ingrat.
À peine avait-il tourné les talons, que Macarone se précipita vers la porte du cabinet de lord Fanshowe. Il colla d’abord son oreille à la serrure, mais il n’entendit rien. Changeant alors de tactique, il mit son œil à la place de son oreille.
– Le Moine ! murmura-t-il, c’est bien le Moine ! Et toujours son capuchon sur les yeux. Pas possible de voir son visage… Cet homme doit avoir un bien grand intérêt à se cacher !
Il se releva et croisa ses bras sur sa poitrine. Son front était plissé, ses sourcils se rapprochèrent de plus en plus. Tous ses traits exprimaient le travail intérieur d’un homme, qui fatigue son esprit à chercher le mot d’une énigme.
– Sous un secret, reprit-il, il y a toujours de l’argent. Il y a parfois aussi des coups de poignard ; mais bah ! il faudra que je découvre le secret de ce révérend père.
Il remit l’œil à la serrure.
– C’est étrange ! pensa-t-il, il garde son capuchon même en présence de milord ! Ce personnage m’intrigue au dernier point. Partout je le rencontre : chez le roi, chez l’infant, chez le comte lui-même… et chez milord aussi ! cela passe les bornes. Et toujours ce masque de bure ! Pour avoir ainsi des rapports avec des hommes de partis si hostiles, il faut… Me ferait-il concurrence ?
Comme il se retirait, il entendit un bruit métallique de l’autre côté de la porte, et se hâta de coller une troisième fois son œil curieux au trou de la serrure.
– De l’or ! s’écria-t-il en serrant ses deux mains l’une contre l’autre.
L’Anglais avait ouvert un coffre placé en face de la porte. Il y plongea la main à plusieurs reprises, et la retira chaque fois pleine de larges pièces d’or. Le Moine restait immobile. Quand Richard Fanshowe eut puisé une somme suffisante, il prit la peine de la compter lui-même, et l’enfermant dans une riche et longue bourse, il la remit au Moine en s’inclinant.
– Il le salue par-dessus le marché ! grommela Macarone. Qui sait ? il va peut-être lui dire : Votre Révérence est bien bonne et je la remercie du fond de l’âme.
Lord Richard et le Moine marchèrent en ce menant vers la porte. Le Padouan n’eut que le temps de se jeter vivement de côté. La porte s’ouvrit.
– Je suis fort obligé à Votre Révérence, dit Richard Fanshowe, et je la prie d’agréer mes sincères remercîments.
– À demain, dit le Moine.
– Quand il plaira à Votre Révérence : je suis à ses ordres.
Le Moine sortit. Richard Fanshowe se frotta les mains d’un air satisfait. Quant au beau chevalier de Padoue, il demeura ébahi.
– Il a donné au moins cinq cents guinées, pensa-t-il, et c’est lui qui remercie ! Moi, on ne me traite pas comme cela !
Lord Richard Fanshowe rentra dans son cabinet sans apercevoir le Padouan, qui se faisait petit dans un coin.
– Il a l’air bien joyeux, se dit Macarone ; il est clair qu’il y a ici une intrigue dont je n’ai pas le fil. Est-ce un sixième parti qui se forme ?
En ce moment Balthazar reparut.
– Eh bien ? s’écria vivement le Padouan.
– J’ai remis la lettre.
– A-t-on daigné…
– Sans doute.
– Quoi ! la charmante Arabella a lu ces caractères tracés par la main du plus humble de ses esclaves ?
– Elle a fait mieux.
– Qu’entends-je ! s’écria Macarone en se levant ; dois-je espérer tant de bonheur ? Aurait-elle condescendu à faire une réponse ?
– Mieux que cela, dit encore Balthazar.
Le beau cavalier de Padoue prit une attitude théâtrale.
– Balthazar, soupira-t-il, parle vite, ou mon pauvre cœur va se briser !
– Miss Arabella consent à vous entendre et à vous voir.
– Déjà une entrevue ! Où ? quand ? réponds donc !
– Demain soir, dans les jardins de l’hôtel, et voici la clef de la grille.
– Pas possible ! s’écria Macarone en saisissant la clef ô hymen ! ô hyménée ! Ces Anglaises pensent à tout.
Il mit la clef dans sa poche et il ajouta très-froidement :
– Balthazar, mon digne camarade, c’est toi qui auras fait ce mariage, je me proclame ton débiteur pour la somme de cinquante réaux. Maintenant, un mot sur un autre sujet : le Moine est parti, tu sais ?
– C’est bien ; je vais annoncer Votre Seigneurie.
– Attends. Ce Moine m’intrigue, ne pourrais-tu savoir qui il est ?
– Pourquoi pas ?
– Et ce qu’il vient faire chez milord ? continua Macarone.
– Comme de juste.
– Je te récompenserais royalement, tu me connais… introduis-moi.
Balthazar obéit.
Lord Richard Fanshowe était un vieillard à la physionomie froide, et comme effacée. Ses cheveux rares, presque blancs, étaient plantés sur le derrière de la tête, et laissaient découvert un front démesurément haut, mais étroit et fuyant. Sa barbe, taillée suivant la mode anglaise de l’époque, avait ainsi que sa moustache tordue, conservé sa couleur naturelle, qui était un blond ardent et tirant sur le roux. Il avait un menton pointu, des lèvres minces et pâles ; la distance de son nez à sa bouche était hors de toute proportion avec le cadre de son visage. De petits yeux gris, à vue courte et sans cesse demi-clos, lançaient de cauteleux regards du fond de leur orbite creuse dont la saillie était dépourvue de sourcils.
Cet ensemble de traits était complété par un nez planté droit et se relevant perpendiculairement au plan de sa lèvre supérieure. Ce nez, britannique au premier chef, était un véritable nez de diplomate. Que l’œil sourît, que la bouche se fronçât, que la couleur blafarde des joues se changeât en vermillon par l’effet de la joie ou de la colère, le nez restait immobile et blanc comme un membre mort, mais parfaitement conservé. C’était un nez impénétrable.
Aussi lord Richard y tenait-il beaucoup, ce que le lecteur comprendra, s’il veut faire réflexion que ledit lord l’avait acheté dix guinées chez un chirurgien d’York, sa ville natale.
Le nez était en biscuit doublé d’or, et si merveilleusement conditionné, que Fanshowe s’applaudissait tous les jours d’avoir égaré celui que la nature lui avait primitivement départi.
Le reste de la personne de lord Richard était à l’avenant.
Les Anglais sont beaux d’ordinaire, pourtant ils ne sont point agréables à voir. Il y a souvent dans leur aspect une manière de repoussoir qui déplaît et chagrine ; sous leur teint frais, perce l’égoïsme, et leur chevalerie même est roide comme un chiffre.
N’étant pas séduisant quand il est beau, l’Anglais est odieux quand il est laid.
Lord Fanshowe exagérait ce privilège de sa nation. Son aspect inspirait l’aversion et la défiance. On devinait, derrière son disgracieux sourire, la dissimulation passée à l’état chronique. Pour s’habituer à l’expression cauteleuse de son regard, il fallait du temps à l’esprit le moins porté à la défiance.
Bien pénétré pourtant de la maxime fondamentale, unique, éternelle de la politique anglaise, il faisait un passable diplomate et possédait la confiance de Buckingham, qui lui-même tenait l’oreille de Stuart.
Au moment où le beau cavalier de Padoue fut introduit, Fanshowe écrivait une lettre. Il fit un signe au nouveau venu de prendre patience, et continua son travail.
Macarone répondit à ce geste par une courbette comme lui seul savait en faire à la cour de Portugal, et se laissa tomber dans un fauteuil avec toute l’aisance d’un Italien fourbi à Paris.
– Faites, milord, dit-il, faites. Je serais mortifié si vous faisiez des cérémonies avec moi.
Fanshowe leva sur lui son œil gris, demi-ouvert, et arrêta un instant sa plume. Son front se plissa légèrement. Une ride de dédain se creusa derrière sa moustache.
Macarone se prit à jouer avec les dentelles de sa manchette, et adressa à Sa Seigneurie un sourire plein de condescendance, qui semblait dire :
– Entre amis, il n’est pas besoin de se gêner.
– Ce drôle est original, pensa Fanshowe. Puis il se remit à écrire.
En écrivant, il oublia bientôt la présence du Padouan, et commença, comme c’est la coutume de bien des gens, à se dicter sa lettre à demi voix.
Macarone était tout oreilles, mais il ne put saisir que quelques bribes de phrases, dont le sens lui échappait entièrement. Il comprit seulement que milord s’applaudissait vivement de la tournure que prenaient les affaires, et comptait en arriver à ses fins.
Quand Fanshowe eut achevé sa lettre, il sonna, et Balthazar parut.
– Porte cet écrit à sir William, mon secrétaire, dit le lord. Quand il l’aura mis au net, tu le rapporteras. Que puis-je faire pour vous ? ajouta-t-il en s’adressant à Macarone.
– Vous pouvez faire beaucoup, milord, répondit le Padouan, qui poussa son siège et s’approcha de Fanshowe ; nous pouvons, vous et moi, faire beaucoup l’un pour l’autre.
Lord Richard tira sa montre.
– Je suis pressé, dit-il.
– C’est comme moi. Mais il ne s’agit pas ici de bagatelles ; veuillez me prêter attention. Je me nomme…
– Je vous connais, passons.
– Ce m’est un appréciable honneur que d’avoir attiré l’attention de Votre Grâce. J’ose croire que vous connaissez également mon ami, dom Louis de Vasconcellos y Souza, comte de Castelmelhor ?
Fanshowe s’inclina.
– C’est un noble seigneur, reprit Ascanio ; il est puissant et pourrait le devenir davantage, car il a de grands projets.
– Que m’importe ?
– Il vous importe de les déjouer, milord. Je sais par cœur, voyez-vous, votre politique, à vous, et celle de mon illustre ami et patron. Vous avez tous les deux un ennemi commun : la reine ; mais votre but ne peut être le même. Il vous faut à vous, milord, sur le trône de Portugal, un mannequin : Alfonse VI, par exemple ; à Louis de Souza, il faut…
– Que faut-il ? demanda Fanshowe.
– Pour le savoir, milord, il vous en coûtera mille guinées.
– C’est cher, pour un secret de comédie.
– L’auriez-vous surpris ?
– Je le savais avant vous… Avant Castelmelhor peut-être.
Macarone jeta sur le lord un regard incrédule, puis son œil se tourna, plein de désespoir, vers le coffre-fort où Fanshowe avait puisé les guinées du moine.
– N’avez-vous point autre chose à me dire ? demanda l’Anglais.
– Comme confident du noble comte, je suis réduit au silence, milord, dit tristement Ascanio ; mais comme capitaine des Fanfarons du roi…
Fanshowe lui imposa silence d’un geste. Il sonna de nouveau, et Balthazar montra son visage à la porte entre-bâillée.
En même temps, l’Anglais fit jouer la serrure de son coffre, qui s’ouvrit et laissa voir, aux yeux éblouis d’Ascanio, un énorme monceau de pièces d’or de toutes tailles.
– Appelez sir William, dit Fanshowe à Balthazar.
Balthazar sortit ; le lord compta cent guinées sur un coin de la table. Ascanio, muet de surprise, le regardait faire. Par un mouvement instinctif, sa main s’ouvrait et se refermait, comme pour palper cet or, dont la vue lui montait la tête.
À ce moment le secrétaire parut sur le seuil d’une porte qui communiquait avec les appartements privés de milord. Il tenait à la main la lettre copiée.
Ascanio tourna les yeux de son côté, et demeura stupéfait à sa vue. Il allait pousser un cri de surprise, lorsque le secrétaire mit un doigt sur sa bouche.
– Milord m’a fait appeler ? dit-il en marchant lentement vers Fanshowe : voici sa missive au net.
– Asseyez-vous, sir William, et écrivez au bas, en forme de post-scriptum :
« Ce soir, la reine Isabelle de Savoie-Nemours a disparu, enlevée par des soldats de la patrouille du roi.
» Cette troupe est aux gages de l’Espagne. Aucun soupçon ne peut planer sur le gouvernement de Sa Majesté le roi Charles, que Dieu tienne en joie et santé. »
Sir William obéit. Ascanio semblait stupéfait.
– Seigneur capitaine, reprit le lord d’une voix grave, l’Angleterre est une nation généreuse parce qu’elle est puissante. Loin de profiter de la fâcheuse situation du royaume de Portugal pour y établir sa domination, elle consacre tous ses efforts à diminuer les embarras de ce malheureux pays. La reine était une pierre d’achoppement au milieu des factions soulevées ; la reine retournera en France… à moins que, sur la route, quelque accident n’advienne. Nous aviserons ensuite aux moyens de parfaire notre œuvre en rendant le calme et le bonheur à ce pauvre pays, pour lequel l’Angleterre a une affection maternelle.
– Et qui enlèvera la reine ? demanda Macarone.
– Ce sera vous, capitaine.
– Milord a l’air bien certain de cela.
Fanshowe ne répondit point. Il relut attentivement la lettre et le post-scriptum, puis il signa le tout et appela Balthazar, auquel il remit le paquet scellé avec soin en disant :
– Monte à cheval et porte ceci en toute hâte au commandant Smith, dont le navire est en partance. Qu’il mette à la voile sur-le-champ, si le vent et la mer le permettent.
Puis encore, il se tourna vers Ascanio.
– Vous voyez dit-il.
– Je vois que vous annoncez comme faite une chose qui reste à faire, milord.
Fanshowe caressa la barbe jaune et rigide qui décorait son menton.
– Vous m’avez demandé mille guinées, reprit-il d’un ton bref et impérieux, en voilà cent… Ne les prenez pas encore. Je vous connais, capitaine, et n’ai point en votre bonne foi une confiance illimitée.
– Qu’est-ce à dire ? voulut s’écrier Ascanio, qui frisa sa moustache d’un geste belliqueux.
– Silence ! L’Angleterre est une nation généreuse, mais qui n’aime pas à payer en vain… Comment se nomme votre lieutenant ?
– Manuel Antunez.
Fanshowe prit la plume, la trempa dans l’écritoire et la tendit au Padouan.
– Écrivez, dit-il.
– Mais…
– Écrivez !
Macarone se mit en posture. Fanshowe dicta : « Le seigneur Antunez choisira vingt cavaliers résolus qu’il conduira ce soir, à huit heures, sur la place du palais de Xabregas. Un homme se présentera, dont il recevra et exécutera les volontés comme si j’ordonnais moi-même. Cet homme répondra au nom de sir William…
– Qui est ce sir William, interrompit Macarone.
– C’est moi, dit le secrétaire.
– Vous !… s’écria involontairement le Padouan.
Un signe rapide et péremptoire du secrétaire lui coupa la parole.
– Sir William, soit, grommela-t-il ; après ?
– « Il y aura une forte récompense, » dicta Fanshowe. Maintenant, votre signature.
– J’aurai les cent guinées ? demanda le Padouan avant de signer.
Fanshowe poussa la pile jusqu’à lui.
Macarone prit et signa.
– Maintenant, dit Fanshowe, vous êtes notre hôte jusqu’à demain matin. Quant à vous, William, courez à l’hôtel des chevaliers du Firmament.
– William !… murmura Macarone ; le diable, plutôt !
Le secrétaire s’enveloppa d’un long manteau qui cachait son visage et disparut.
Sur le seuil de la porte extérieure, il rencontra Balthazar qui enfourchait son cheval.
Balthazar piqua des deux et partit au grand galop ; mais au lieu de descendre vers le port, il enfila les rues de la ville haute et s’arrêta au seuil d’un sombre et vaste bâtiment, à la porte duquel il frappa.
Cet édifice était le couvent des bénédictins de Lisbonne. Le frère portier vint tirer le guichet.
– Le Moine ! dit Balthazar.
C’était assurément une façon étrange de demander quelqu’un en un lieu où il n’y avait que des moines.
Et pourtant la porte du couvent s’ouvrit aussitôt, comme si, parmi tant de moines, un seul avait eu droit à ce nom : LE MOINE.
L’homme que jusqu’ici nous avons appelé le moine, et qui n’était point connu à Lisbonne sous un autre nom, se trouvait seul dans une pièce de moyenne grandeur et presque nue, qui dépendait de l’appartement de Ruy de Souza de Macedo, abbé mitre des bénédictins de Lisbonne.
Par la faveur spéciale du Seigneur abbé, il ne menait point la vie des autres religieux. Il n’y avait point à la chapelle de confessionnal qui portât son nom écrit en lettres gothiques sur le chêne noirci de l’étroit frontispice. Jamais on ne l’avait vu célébrer le saint sacrifice de la messe ; et quand sonnaient vêpres ou matines, sa place au chœur restait vide bien souvent.
Il se promenait lentement et de long en large dans sa cellule au moment où nous y entrons. Sa bouche murmurait de temps à autre des mots inarticulés. Était-ce une prière à Dieu ? était-ce le résultat d’une préoccupation mondaine ?
Bien que le Moine fût un bon chrétien et servit Dieu comme il faut, nous penchons pour la seconde hypothèse, et le lecteur sera de notre avis, quand il saura que le révérend père, depuis sa visite à Fanshowe, avait rendu ses devoirs au roi, entretenu l’infant, et passé une heure en secrète conférence avec le comte de Castelmelhor.
Chez ces trois personnages, si haut placés, quoique diversement, il avait été accueilli avec un égal respect. Ce pauvre Alfonse lui-même avait fait trêve à ses imbéciles passe-temps pour lui demander sa bénédiction.
En quelque lieu que ce fût, en présence du roi lui-même, le Moine gardait l’énorme capuchon qui couvrait entièrement son visage. Nul ne pouvait se vanter d’avoir jamais distingué ses traits. On apercevait seulement, au fond du sombre entonnoir formé par sa cagoule, l’éclair ardent et dominateur de son œil noir et les mèches ondées de sa barbe blanche.
Quand il passait dans les rues, les gentilshommes s’inclinaient, les bourgeois portaient la main à leur feutre, et le peuple baisait le bas de son froc : les gentilshommes le craignaient ; il intriguait les bourgeois ; sur un geste de sa main, le peuple eût mis le feu à Lisbonne.
Or, le peuple avait singulièrement grandi en force et en audace pendant les sept années qui venaient de s’écouler.
Il était arrivé à Lisbonne ce qui arrive en toute cité aux jours de misère. La noblesse était restée debout ou s’était retirée dans ses domaines ; mais la bourgeoisie, décimée par la détresse, avait grossi la masse du peuple. Tel qui naguère faisait l’aumône, vivait à présent de charité.
La cour, dont les finances étaient au pillage, ne pouvait venir en aide au malheur public. Les couvents quêtaient beaucoup, donnaient davantage sans combler le trou de misère. Les grandes familles avaient peine à soutenir leur rang, et d’ailleurs, la plupart d’entre elles, froissées par le favori et mal en cour qu’elles étaient, avaient intérêt à précipiter le moment de la crise.
Aussi c’était pitié de voir le dénûment absolu où languissaient non-seulement les gens sans aveu, mais les petits marchands et les corps de métiers. Chacun, parmi ce qui restait de riches bourgeois, avait condamné la serrure de son coffre-fort. Les plus égoïstes, qui se proclamaient les plus prudents, avaient fermé la porte de leur boutique et congédié leurs ouvriers.
De ce nombre était, bien entendu, l’honnête Gaspard Orta Vaz, doyen de la corporation des tanneurs, apprêteurs, corroyeurs, peaussiers et mégissiers de Lisbonne. Ses ouvriers, réunis à ceux d’une foule de ses confrères, formaient d’innombrables troupes de vagabonds qui étaient de fait les maîtres de la ville. Leur maître, à eux, était le Moine.
Le Moine était roi de tout ce peuple, parce que tout ce peuple vivait par lui, par lui seul. Il l’avait acheté. Ses bienfaits de tous les jours remplaçaient la prospérité passée. Ses émissaires, qui étaient nombreux et infatigables, avaient des consolations pour toutes les infortunes, des soulagements pour toutes les misères.
Et quand ils avaient changé les larmes en joie, ils disaient :
– Cet or qui apaise votre faim, qui guérit vos blessures, qui sèche les pleurs de vos femmes, qui couvre la nudité de vos enfants, cet or appartient à notre seigneur qui est le moine. Soyez reconnaissants et attendez l’heure où il aura besoin de vous.
Et ce peuple, sans cesse désespéré et sans cesse rendu à la vie, se prenait d’un fougueux dévouement pour la main, toujours la même, qui s’ouvrait, bienfaisante, entre lui et la misère. Il aimait d’autant plus ici qu’il haïssait davantage ailleurs, et ne savait trouver, si loin que pussent porter ses regards, aucun autre objet à respecter ou à chérir.
Le roi était fou et cruel dans sa folie ; l’infant, retiré dans son palais, passait pour un noble jeune homme, mais n’avait point su s’entourer de ce prestige que donne d’ordinaire une infortune fièrement supportée. Il gardait un silence chagrin, opposait une froide apathie aux insultes continuelles du favori, et semblait absorbé dans l’admiration, pleine de tendresse chevaleresque et de profond respect qu’il portait à la jeune reine.
Cette malheureuse princesse elle-même, si vertueuse, si accomplie, était peu connue de la multitude. On maudissait Alfonse pour les indignes traitements qu’il lui faisait subir, mais après tout, elle s’était dépourvue en cour de Rome pour faire déclarer nul son mariage, et les respects de la noblesse avaient de quoi la consoler.
Enfin, Castelmelhor, le favori, était odieux au peuple comme l’est tout tyran subalterne. On avait oublié sa magnifique naissance ; on ne lui tenait point compte de ses brillantes qualités ; on ne voyait en lui que le favori, et c’est à peine si Vintimille lui-même, au temps de sa puissance, avait été aussi universellement détesté.
Aussi le peuple attendait, il attendait impatiemment que l’heure fût venue. Et alors, quel que pût être l’ordre émané de la bouche du Moine, le peuple comptait l’exécuter.
Cet étrange et absolu pouvoir s’augmentait encore de tout le mystère qui entourait le Moine. Nul n’avait vu son visage. Quand il répandait des bienfaits par lui-même, il entrait, consolait et disparaissait ; on connaissait seulement la forme de son froc ; on se souvenait des sons graves et pénétrants de sa voix ; on gravait ses paroles au fond du cœur, et le pacte mystérieux se trouvait resserré. Comment les divers partis qui divisaient le Portugal n’auraient-ils pas redouté un pareil homme ? Cependant aucun de ces partis ne lui était précisément hostile. Quelques-uns même servaient, sans s’en douter, son influence, et tous le ménageaient.
Nous avons vu Fanshowe lui ouvrir bénévolement ses coffres, et nous pouvons dire tout de suite que l’or de l’Angleterre formait la meilleure part de la somme presque incroyable qu’il fallait réaliser chaque jour pour nourrir ainsi tout un peuple.
Fanshowe avait, comme nous pourrons le voir, une entière confiance dans le Moine, qu’il croyait intéressé au succès de l’Angleterre. Castelmelhor, au contraire, qui, reprochable en plusieurs points, gardait du moins le mérite de vouloir, à tout prix, affranchir le Portugal de la domination anglaise avait ses raisons pour penser que le Moine haïssait autant que lui les Anglais et leur politique pestiférante. Cette aversion commune les rapprochait.
D’ailleurs, on ne connaissait pas plus la pensée du Moine que son visage. C’était un homme de paix, prêchant la concorde sans relâche, mais prévoyant la guerre et s’y préparant de longue main. Une fois la guerre allumée entre ces factions rivales, à qui porterait-il son secours ? chacun espérait pour soi ; mais, en définitive, nul ne savait.
Un seul n’espérait point en lui : c’était Alfonse de Bragance, qui n’espérait en personne, parce qu’il n’avait garde de se croire menacé. Ce malheureux prince avait considérablement fléchi depuis quelques années. Sa folie avait pris un caractère de tristesse profonde. S’il se réveillait parfois, c’était pour accomplir quelque extravagance perfidement conseillée. Ses chevaliers du Firmament étaient devenus une sorte de garde prétorienne qui joignait l’insolence à la trahison. Dans l’opinion de tous, il était notoire qu’Alfonse n’avait pas un seul sujet fidèle, disposé à le défendre au jour du péril.
L’opinion se trompait. Alfonse avait un adhérent, un seul, mais celui-là en valait mille et des milliers : c’était le Moine.
Ceux qui auraient été à même d’observer de près ce mystérieux personnage eussent vu que le lien qui l’attachait au roi ne partait point du cœur et avait toute l’inflexibilité d’un rigoureux devoir. Ils auraient découvert en même temps que ce devoir était sans cesse combattu dans son accomplissement par un sentiment difficile à vaincre, impossible peut-être. La vie du Moine était en effet un long combat, sans trêve ni relâche. Son cœur, d’accord avec sa raison, battait en brèche sa conscience. Il luttait franchement et de tout son pouvoir, mais désirait à peine remporter la victoire. C’était un dévouement imposé, fatal. On eût dit, que contre son gré, par excès d’honneur, il accomplissait la lettre insensée d’un serment qu’il aurait voulu mettre en oubli.
Car servir le roi, ce n’était point peut-être, à cette triste époque, servir le Portugal. Le Moine savait cela ; mais il demeurait ferme dans son silencieux et obstiné dévouement. Il espérait peut-être qu’Alfonse se redresserait quelque jours et s’appuyant sur lui chasserait de Lisbonne et du Portugal tous ces factieux qu’encourageait la faiblesse royale. Alors il eût appelé le peuple, son peuple à lui, le peuple qu’il s’était inféodé par ses bienfaits. Il lui eût montré l’ennemi comme on montre au dogue le sanglier qu’il doit terrasser. Il lui eût dit :
– L’heure est venue, faites la place au roi !
Mais à une proposition semblable, Alfonse, le valétudinaire enfant, eût frémi de tous ses membres. Il n’avait parlé haut qu’à la reine.
Le Moine savait encore cela ; il le savait mieux que toute autre chose ; car lorsqu’il venait à songer aux outrages qu’Isabelle de Savoie-Nemours avait reçus, un éclair d’indignation scintillait sous son froc, et il maudissait en frémissant le frein qui le retenait.
Deux choses pouvaient sauver le Portugal : l’avénement légitime de l’infant ou la dictature de Castelmelhor. Le Moine avait songé souvent à réaliser la première hypothèse. Il voyait alors la reine, débarrassée par la cour de Rome des liens qui l’unissaient à Alfonse, s’asseoir, reine par un nouveau choix, aux côtés de dom Pierre de Portugal.
Cette pensée remplissait son cœur de joie, mais aussi de tristesse, et si la joie l’emportait enfin, c’est qu’il se disait :
– Elle serait heureuse…
C’étaient là ses réflexions de toutes les heures. Elles l’occupaient encore au moment où nous le retrouvons parcourant à grands pas sa cellule.
Seul, et ne craignant point les regards indiscrets, il avait jeté en arrière sa cagoule.
C’était un jeune homme. La barbe blanche qui couvrait sa lèvre supérieure et son menton contrastait étrangement avec la chevelure noire qui tombait en boucles larges et lustrées sur ses épaules. Il y avait à son front quelques rides, mais ce n’étaient point de celles que creuse l’âge, et le feu tout juvénile de son regard disait assez qu’elles n’avaient pour cause que les soucis ou le malheur.
– L’Espagne d’un côté, murmurait-il en précipitant sa promenade ; l’Angleterre de l’autre… Au dedans, la guerre civile imminente ; un roi plus mort que s’il dormait dans la tombe, la trahison qui veille. Et la reine ! la noble Isabelle jetée hors du trône !…
Cette dernière pensée l’arrêta brusquement. Il ajouta néanmoins, comme pour écraser par un dernier argument un contradicteur imaginaire :
– Qui sait si la France ne voudra point venger un pareil outrage ?
Il allait conclure, lorsque plusieurs voix se firent entendre à la porte de sa cellule. On frappa.
Le Moine rejeta vivement son capuchon sur son visage et ouvrit. Une douzaine d’hommes de costumes divers, parmi lesquels se trouvaient quelques uniformes et des livrées aux couleurs de plusieurs nobles maisons, entrèrent.
Tous en passant le seuil, se découvrirent respectueusement et restèrent rangés près de la porte ; le Moine les salua de la main.
Le premier arrivé marcha vers lui et lui parla à voix basse. Il portait la livrée de Castelmelhor.
– Le seigneur comte, dit-il, a appris la présence à Lisbonne de son frère dom Simon. Il paraît s’inquiéter beaucoup de ce retour.
– C’est bien, répondit le Moine ; après ?
– Voilà tout.
Le valet de Castelmelhor passa et fut remplacé par un Fanfaron du roi.
– Seigneur, dit-il le capitaine Macarone veut se vendre, lui et la patrouille royale, à l’Angleterre.
– Que disent vos camarades ?
– Ils demandent combien on les payera.
– Rendez-vous de ce pas chez Castelmelhor, dit le Moine, et dénoncez-lui ce complot.
– Que me veut Votre Révérence ? dit un autre, qui portait le costume des paysans de l’Alentejo.
Le moine tira la bourse de Fanshowe et glissa deux guinées dans la main du rustre.
– Va au Limoeïro, lui dit-il ; j’ai demandé et obtenu pour toi la place de concierge de la prison.
– Mais Votre Révérence…
– Tu seras là en pays de connaissance. Le geôlier et tous les porte-clefs sont vassaux de Souza… Va.
Le paysan s’inclina et passa. Après lui, vinrent, un à un, des valets, et des bourgeois. Les uns des espions chargés de savoir ce qui se passait à la cour et dans la ville, les autres des émissaires chargés de distribuer des secours au peuple.
Le Moine eut plus d’une fois recours à la bourse donnée par Fanshowe. Quand le dernier de ses agents se fut retiré, la bourse était presque vide.
– Il faudra se décider à agir, pensa-t-il en pesant la bourse désenflée dans le creux de sa main. Mes propres ressources sont épuisées et l’Anglais peut tout découvrir d’un jour à l’autre… Accomplirai-je mon serment, ou sauverai-je le Portugal ?
On frappa de nouveau à la porte. Ce fut Balthazar qui entra.
– Quelles nouvelles ? demanda le Moine qui cette fois, ne prit point la peine de cacher la figure.
Pour toute réponse, Balthazar lui tendit la lettre que venait d’écrire Fanshove et qui était adressée à Sa Grâce lord Georges Villiers, duc de Buckingham, à Londres.
Le Moine saisit la lettre et en fit sauter le cachet.
La lettre de Fanshowe était ainsi conçue :
« Mon cher lord,
« J’ai reçu avec une satisfaction que je renonce à vous décrire la missive qu’il vous a plu de m’expédier par le patron Smith. C’est œuvre charitable que de songer ainsi aux pauvres exilés. Je vous remercie.
« D’après ce que vous me dites, sa très-gracieuse Majesté le roi Charles est satisfaite de mes services en ce pays reculé. J’en suis content et chagrin à la fois. Content, parce que ma seule passion en ce monde est de mériter les bonnes grâces de notre aimé souverain ; chagrin, parce que cette disposition prolonge mon séjour ici, et que je soupire et me dessèche de regrets, mon cher lord, loin de ce paradis qu’on appelle Londres, ciel brillant dont Votre Grâce est la plus brillante étoile, et dont sa très-gracieuse Majesté le roi Charles est le soleil.
« Buckingham, ne vous est-il point venu parfois désir d’être le premier quelque part, après avoir été le second à Londres ? En l’absence du roi des astres, l’étoile se fait soleil. Lisbonne aussi est une ville souveraine. Le trône va devenir vacant ; vous seriez bien sur un trône, Buckingham. Mais peut-être vous ne daigneriez pas. Que feriez-vous, en effet, privé des chants de notre cher Wilmot et des enchantements de Nell, notre reine à tous ?
« Moi, si vous ne vouliez pas quitter Londres, et si un plus digne ne se présentait point, je me dévouerais, mon cher lord. Je renoncerais en pleurant à l’espoir de revoir notre joyeuse Angleterre. Je m’enterrerais tout vif au palais d’Alcantara, au palais de Xabregas, ou dans toute autre masure décorée d’un nom interminable, regrettant Saint-James, regrettant Windsor, et me contentant du titre de vice-roi. »
– Cet homme est fou, murmura le Moine en interrompant sa lecture.
Balthazar qui se tenait devant lui, debout et découvert, ne se permit point de répondre.
Le Moine reprit la lettre.
« Voici ce qui se passe, continuait Fanshowe ; le roi dom Alfonse est assis sur son trône, en équilibre, pour ainsi dire, entre les partis qui l’entourent. Le premier qui soufflera dessus le renversera.
« Je n’ai pas besoin de vous dire, mon cher lord, que celui-là ne sera point votre ami et serviteur, Richard Fanshowe. Fi donc, à quoi bon ? Sa Seigneurie, le comte de Castelmelhor, bilieux portugais qui a le mauvais goût de haïr la noble Angleterre, se chargera de tirer les marrons du feu. Ce comte, parce qu’il a, dit-il, un atome de sang royal dans les veines se croit destiné au trône, à l’exclusion du frère d’Alfonse, un troubadour qui soupire pour la Française… »
– La reine, sans doute ? dit le Moine en regardant Balthazar.
Balthazar fit un signe affirmatif.
« … Ce petit dom Pedro, reprit le Moine en continuant sa lecture, est un chevalier des anciens jours. Son frère le maltraite, mais il ne veut pas détrôner son frère. Je l’approuve ; et vous, cher lord ?
« Reste la Française. Celle-ci a pour elle la noblesse, et derrière elle la France, cette nation odieuse… »
– Anglais ! dit ici le Moine du ton dont on prononce une injure, il a oublié que la France a fait l’aumône naguère à son très-gracieux souverain le roi Charles.
« … Mais, continuait la lettre, la Française est femme et n’a point de conseillers ; nous trouverons moyen de la renvoyer à Monsieur son frère.
« Suivez bien, milord : le comte jettera bas le roi. Tous les autres partis se rueront sur le comte, qui tombera ; c’est alors que votre humble ami et serviteur se mettra de la partie.
« … J’ai, de par Lisbonne, un ténébreux, auxiliaire qui me coûte fort cher à entretenir, mais qu’on ne saurait trop payer. Il n’a point de nom et se fait appeler le Moine. Je soupçonne que c’est quelque haut dignitaire de l’Église, qui veut se venger du mépris où Alfonse laisse la religion. En tout cas, il est à moi, à nous, milord, parce qu’il se croit sûr d’obtenir la suprématie ecclésiastique en Portugal, le jour où le Portugal sera Anglais. À l’aide de cet homme, je tiens le peuple. Un geste de ma main peut révolutionner Lisbonne. Une fois Alfonse terrassé que la lutte s’engage, j’anéantirai le vainqueur. Alors : God save the king ! et vive la foi protestante ! »
– J’en sais assez ! s’écria le Moine en froissant le papier, et je bénis Dieu de m’avoir inspiré la pensée de combattre cet homme avec ses propres armes ? Les Anglais maîtres du Portugal ! Oh ! non, tant qu’une goutte de sang restera dans mes veines !
Il prononça ces derniers mots avec énergie, mais bientôt sa tête s’affaissa sur sa poitrine.
– To save the king ! murmura-t-il. Fatale devise, qui est aussi la mienne depuis sept années. Sauver le roi ! oui, quand un roi juste lutte vaillamment contre la trahison c’est là un noble rôle ! Entre Stuart mourant et Cromwell vainqueur, j’aurais jeté avec joie mon cœur et mon épée. Mais avant le roi, n’y a-t-il pas la patrie ? Est-ce démence ou héroïsme que de laisser périr son pays pour soutenir un enfant maudit et déshérité du ciel ?
Il pressa son front brûlant entre ses mains et tomba à genoux devant un crucifix pendu au mur de sa cellule.
– Mon Dieu ! dit-il avec passion, éclairez-moi ou donnez-moi la force d’assister, sans devenir parjure, à la ruine du Portugal !
Balthazar était resté immobile à la même place. Il contemplait le Moine avec un respect mêlé de tristesse.
Le Moine demeura longtemps prosterné devant le crucifix. Il se passait sans doute en lui une lutte cruelle et acharnée, car tout son corps frémissait parfois, tandis que sa joue pâle se colorait d’une subite et fugitive rougeur.
Quand il se releva, un long soupir de soulagement ou de regret souleva sa poitrine. Son visage avait repris son calme ordinaire. Il joignit les mains, leva les yeux au ciel, et dit d’une voix lente et grave :
– Dieu sauve le Portugal ! Moi, j’ai fait un serment, et ma vie est au roi.
Balthazar avait espéré un autre résultat, sans doute ; car il laissa échapper un geste de désappointement.
– Seigneur, dit-il, vous n’avez pas tout lu.
Et, ramassant la lettre que le Moine avait jetée à terre, il l’ouvrit et la tendit à ce dernier.
Le Moine jeta son regard sur le post-scriptum, mais à peine eut-il parcouru les premiers mots que ses sourcils se froncèrent violemment.
– Dona Isabelle ! Enlevée ! s’écria-t-il, de par Dieu, cela ne sera pas !
Il se mit à parcourir la cellule à grands pas. Toute son incertitude semblait revenue. Mais cette fois, la lutte fut courte. Un autre sentiment venait en aide au patriotisme et lui donnait la victoire.
– Cela ne sera pas, répéta-t-il avec agitation. La guerre va commencer. Je serai seul contre tous, il me faut un drapeau… Bragance et Portugal ! Qu’importe un homme quand il s’agit d’une nation ?
Il s’arrêta devant Balthazar.
– Qui doit enlever la reine ? demanda-t-il.
– Les Fanfarons du roi.
– Je devine. J’ai cru reconnaître ce bouffon de Padoue dans l’antichambre de Fanshowe.
– Le Padouan est resté en otage chez milord… Un autre guidera la patrouille.
– Quel est cet autre ?
– Le secrétaire de milord.
Un sourire amer plissa la lèvre du Moine.
– Sir William ? dit-il. Et tu es bien sûr que c’est un nom d’emprunt sous lequel il se cache ?
– J’en suis sûr.
Le Moine s’assit et prit une feuille de papier sur la quelle il écrivit :
« Je requiers les ministres de Sa Majesté le roi d’Angleterre d’opérer le rappel de lord Richard Fanshowe, lequel s’est rendu coupable de trahison envers le roi notre maître, en donnant asile et cachant dans sa demeure un criminel banni du royaume par sentence royale.
« Fait au palais d’Alcantara, etc.
« LE PREMIER MINISTRE DE DOM PIERRE ROI. »
Le moine plia le papier et l’enferma dans l’enveloppe qui contenait naguère la missive de Fanshowe. Ensuite il examina l’adresse qu’il ne trouva pas opportun de changer, et scella l’enveloppe de son sceau.
Pendant cette expédition, Balthazar était toujours impassible.
– Tu peux porter tout cela au capitaine Smith, lui dit le Moine.
Balthazar s’inclina et sortit avec son obéissance ordinaire.
Une fois seul, le Moine relut la lettre de Fanshowe et la serra ; puis se dirigea vers la porte de sa cellule. Avant de sortir, il se ravisa, et, ouvrant de nouveau la lettre, il déchira le post-scriptum, qui avait rapport à Isabelle.
– Ceci est entre milord, sir William et moi, murmura-t-il en souriant sous son épaisse barbe blanche ; le comte de Castelmelhor n’a pas besoin de connaître nos secrets.
Il prit à son chevet un court poignard castillan, noir, aigu comme un dard d’abeille, et portant à ses trois faces trois profondes rainures. Il cacha cette arme sous son froc et sortit.
Louis de Souza, comte de Castelmelhor, était alors à l’apogée de sa puissance. Alfonse s’était littéralement fait son esclave et n’agissait que par sa volonté. Depuis sept ans il en était ainsi, Castelmelhor avait brusqué cette conquête royale. Dès le premier jour, pour ainsi dire, il lui avait imposé un sacrifice honteux et cruel : la ratification par lettres-patentes du bannissement de Conti Vintimille, chassé de Lisbonne par le peuple. Cette épreuve pouvait le tuer, mais une fois faite, elle fondait d’un seul coup son pouvoir. Alfonse, qui n’aimait rien, signa, sans sourciller, la sentence d’exil de son ancien favori, tout en jurant que ce bambin de comte avait de bizarres fantaisies.
Ce point emporté, le comte se sentit fort et ne craignit point d’abuser de sa force : il régna.
Son hôtel, ou plutôt son palais, ancienne demeure royale qu’il avait fait restaurer à grands frais, s’élevait sur la place du Campo-Grande. L’intérieur dépassait de beaucoup en magnificence les palais d’Alfonse, et c’était la coutume à Lisbonne de dire que Castelmelhor avait voulu surpasser les splendeurs de Paris et donner à sa demeure une renommée qui fît oublier celle du fameux palais cardinal.
Une foule de courtisans se pressait à toute heure dans ce somptueux édifice. Alfonse était le premier et le plus assidu de ces courtisans. Il avait ses appartements à l’hôtel Castelmelhor, et une chambre, la plus belle après celle du comte, portait le nom de Chambre du roi.
Le même jour où se passaient les événements que nous avons racontés, et à l’heure où le Moine quittait son couvent, le roi donnait audience à l’hôtel Castelmelhor. La cour tout entière y était rassemblée.
On voyait là Richard Fanshowe et don César de Odiz, marquis de Ronda, ambassadeur d’Espagne ; les Alarcaon, Sébastien de Ménèses et quelques gentilshommes qui s’étaient ralliés à Castelmelhor. Puis venaient des roturiers tenant charges, car, en cela, le comte, malgré son orgueil, avait été obligé de suivre les traces de Conti.
Parmi tous ces seigneurs et gens en place, quelques-uns à peine osaient porter à leur toque demi-cachée et réduite à une petitesse microscopique l’étoile des Chevaliers du Firmament. Cet ordre n’avait point les bonnes grâces du comte : ses beaux jours semblaient passés.
Alfonse, au contraire, demeurait héroïquement fidèle à cette marotte. Il regrettait dolemment et à tout propos ces belles chasses à courre qu’il menait nuitamment jadis dans sa bonne ville de Lisbonne, et tourmentait continuellement son favori pour obtenir de lui, ne fut-ce qu’une fois, ce plaisir.
Castelmelhor éludait cette prière sous différents prétextes. Il savait, d’une part, que la patrouille du roi lui gardait rancune, et il ne voulait point faire revivre son influence. D’autre part, il n’ignorait pas l’effervescence sourde et menaçante qui régnait parmi le peuple. Une étincelle pouvait mettre le feu à cet incendie qui couvait dans l’ombre. Qui sait si, dans l’état actuel des choses, les hurlements de la révolte n’eussent point répondu aux joyeux cris de la meute royale ?
Alfonse n’avait point gagné à prendre de l’âge. Loin de là, sa santé s’était affaiblie, en même temps que sa pauvre intelligence se voilait de plus en plus. Il pouvait à peine faire un pas, en boitant, hors de son carrosse, et c’était grande compassion que de voir cet être misérable se présenter seul pour champion de la patrie, en face d’une multitude de factions égoïstes ou perfidement dévouées à l’étranger.
On rencontre parfois, dit-on, dans les gorges des Cévennes, de pauvres enfants, chétifs, lépreux, dont le nom, jeté à la face d’un homme, devient une sanglante injure. Ils naissent souvent aveugles et, plus tard, le vent des montagnes leur ravit le sens de l’ouïe. Vous les voyez alors errer par les sentiers déserts ; la bise soulève les lambeaux qui les couvrent et montre leur effrayante maigreur : leurs pieds saignent, déchirés par les cailloux du chemin ; leur main tâtonne et saisit avidement les feuilles des arbres, pour satisfaire une faim qui n’a point de trêve. Ils n’ont ni toit ni famille. Leur père est mort ; ses ossements blanchissent au fond de quelque ravin. Leurs frères ne les connaissent plus. Eh bien ! ces victimes portent en elles un baume consolateur : la résignation. Elles ne regrettent point le soleil qu’elles n’ont jamais vu ; leur ouïe ne leur servait qu’à entendre le rugissement du vent dans la montagne : elles aiment mieux ne point entendre. On les voit descendre, en chantant un refrain monotone, la rampe rocheuse de quelque pic ; s’ils s’arrêtent, c’est pour tourner sur eux-mêmes et danser une danse incroyable et sans nom. Ils tournent, ils tournent, jusqu’à ce que le souffle leur manque ou que leur pied, guidé par la clémence divine, trouve, au lieu du sol, le vide d’un précipice sans fond, où finit leur martyre…
Ainsi était Alfonse. Sa folie lui sauvait la douleur. Il chantait et dansait sur le bord du précipice.
Ce jour-là surtout, il était tout joyeux. Ses souffrances physiques lui donnaient un peu de repos, et il tâchait d’utiliser de son mieux ce bien-être.
Castelmelhor qui se montrait parfois bon prince, avait consenti à se prêter au caprice royal, qui était de faire grande réception à l’hôtel. Tout ce qui avait entrée à la cour avait donc été convoqué.
Alfonse était assis sur une manière de trône, ayant à ses pieds deux jeunes dogues, petits-fils de ce fameux Rodrigo, qui a joué un rôle dans la première partie de cette histoire. Auprès de lui, Castelmelhor était nonchalemment étendu dans un fauteuil.
Chacun vint à son tour faire sa cour au roi. L’Espagnol fut accueilli par un gracieux sourire.
– Don César, lui dit Alfonse, je donnerais l’Estramadure, voire les Algarves, pour votre domaine d’Andalousie. Quels taureaux, don César, quels taureaux !
– Il m’en reste encore, répondit l’Espagnol, et tous, jusqu’au dernier, sont au service de Votre Majesté.
– C’est bien, dit le roi : en récompense, je vous ferai, moi, chevalier du Firmament.
Don César fit la grimace et se retira. Ce fut Fanshowe qui vint après lui.
– Je vous dispense du baise-main, milord, s’écria de loin Alfonse ; Maï de Deos, ajouta-t-il à demi-voix, ce dogue d’Anglais boite à faire frémir ! Je me pendrais si je boitais ainsi !… Milord, comment se porte notre petite sœur Catherine ?
– Sa Majesté la reine d’Angleterre est en bonne santé, sire.
– Et ce pendard de Charles, notre beau-frère ?
– Le roi, si c’est lui que Votre Majesté désigne par ces paroles, se porte comme il faut pour le bonheur de l’Angleterre.
– Oui-dà ! dit Alfonse ; eh bien, milord, cela m’est égal… Dites-moi, y a-t-il en Angleterre beaucoup de bossus aussi laids que vous ?
La face de l’Anglais devint livide.
– Votre Majesté, dit-il en essayant de sourire, me fait honneur en me traitant avec cette familiarité. J’ai peur de faire ici des jaloux.
Alfonse bâilla et fit un geste de fatigue.
Au moment où l’Anglais se retournait pour regagner son siège, il se trouva face à face avec le Moine, qui venait d’entrer.
– Quelles nouvelles ? dit Fanshowe à voix basse.
– Chut ! fit le Moine ; je vous répondrai demain, milord ambassadeur… Et Dieu sait quel titre il faudra vous donner demain !
Le front de Fanshowe se dérida ; son sourire narquois et cauteleux reparut sous les poils de sa moustache, tandis qu’un espoir passionné allumait, malgré lui, des éclairs dans sa prunelle.
Le Moine continua d’avancer lentement, la tête haute, mais le capuchon rabattu sur son visage, et traversa le flot des courtisans, qui s’écartèrent avec un respect mêlé de crainte, pour lui livrer passage. Arrivé devant le roi, il s’arrêta et croisa les bras sur sa poitrine.
– Que Dieu bénisse Votre Majesté ! dit-il.
– Seigneur Moine, répondit Alfonse, je vous rends votre souhait de bon cœur ; que Dieu bénisse Votre Révérence !
Pour la centième fois peut-être, les courtisans s’interrogèrent du regard et se demandèrent :
– Quel est cet homme ?
Tous firent la question ; aucun ne sut y répondre.
– Ami, dit Alfonse en se penchant du côté de Castelmelhor, n’aimerais-tu pas à savoir quel visage se cache sous le capuchon du révérend père ?
L’œil de Castelmelhor brilla de désir. Il se contint pourtant et répondit avec une apparente froideur :
– Les secrets du révérend père ne m’importent point, mais pour peu que cela plaise à Votre Majesté, je lui ordonnerai de se découvrir.
– Ce palais est à vous, seigneur, répondit le Moine ; mais cette salle porte le nom du roi ; je suis ici sous sa protection… Si vous ordonniez, je n’obéirais pas.
– Et si le roi lui-même vous ordonnait… commença fièrement le favori.
Le Moine darda son regard sur Alfonse qui tressaillit et perdit contenance comme un enfant sous l’œil sévère d’un mentor.
– Sa Majesté n’ordonnera pas, dit-il d’une voix basse et pénétrante.
Castelmelhor pâlit ; le Moine salua et alla s’asseoir sur un banc écarté, derrière le favori.
– Messieurs, s’écria le roi qui se sentait mal à l’aise sous le regard du Moine, on ne respire pas ici. Parcourons les jardins de l’hôtel… Donne-moi ton bras, Mello, et allons !
Le roi descendit en boitant les degrés qui rehaussaient son fauteuil, et traversa la salle.
– Milord, dit-il en passant près de Fanshowe, nous vous avons parlé de votre bosse avec une légèreté condamnable, mais nous n’avons rien dit de vos jambes. Vous nous tiendrez compte de notre retenue, j’espère, milord.
– Pardieu, milord ! s’écria don César de Odiz en caressant d’un regard moqueur les tibias de Fanshowe, Sa Majesté vous en veut !
– Votre Excellence, répondit Fanshowe, entendit-elle parler d’un malotru de l’antiquité qui se nommait Ésope ?
– Vaguement milord.
– Cet Ésope était un bossu de Thrace, qui vivait à la cour du roi Crésus, où il y avait de forts beaux garçons dont quelques-uns étaient ambassadeurs.
– Que m’importe cela ? demanda don César.
– C’est une histoire que je vous conte, seigneur. Ésope était très-laid. Les beaux garçons de la cour de Crésus, dont quelques-uns étaient ambassadeurs, se moquaient de lui.
– En vérité ?
– Oui, seigneur. Pour se venger, il leur faisait entendre, à l’aide de fables ingénieuses, qu’ils étaient des sots. Je parle des beaux garçons de la cour de Crésus, dont quelques-uns étaient ambassadeurs.
– Qu’est-ce à dire ? s’écria don César qui devina la conclusion de l’histoire.
En même temps, il toucha sa longue épée de Tolède ; mais Fanshowe lui envoya de loin un sourire railleur et disparut.
Tout le monde était sorti de la salle sur les pas du roi. Castelmelhor seul n’avait point bougé. Il était resté assis à la même place, et, involontairement, sa tête s’était penchée sur sa poitrine.
Il demeura ainsi longtemps, absorbé dans une méditation profonde et chagrine.
Tout à coup, il releva le front ; son œil était brillant de colère.
– Je ne vous obéirais pas ! murmura-t-il en frappant violemment son pied, contre terre ; il a dit cela ! qui donc ose me parler ainsi dans ma propre maison ? en présence du roi ! devant toute la cour assemblée ! quel est cet homme ? j’ai vu quelque part l’éclair qui jaillit de son œil… j’ai souvenir, un souvenir confus, d’avoir entendu sa voix autrefois…
À ces derniers mots, Castelmelhor tressaillit et se retourna.
Une main s’appuyait sur son épaule : c’était la main du Moine.
– Vos souvenirs ne vous trompent pas, seigneur comte, dit-il. Vous m’avez vu, vous m’avez entendu autrefois.
– Qui êtes-vous ? s’écria Castelmelhor.
– C’est mon secret, seigneur comte.
– Êtes-vous mon ami ? êtes-vous mon ennemi ?
– Je ne puis être ni l’un ni l’autre.
Le Moine se tut, Castelmelhor, de son côté, garda le silence. Ils restèrent ainsi, face à face, immobiles, comme deux lutteurs qui se mesurent de l’œil avant de commencer le combat.
La jeunesse de Castelmelhor tenait tout ce qu’avait promis son adolescence. Il était beau et le splendide costume qui recouvrait ses formes irréprochables empruntait une magnificence nouvelle à la fière façon dont il était porté : son aspect imposait ; son sourire séduisait, son regard hautain ou caressant, inspirait la crainte ou la tendresse.
C’était un courtisan, l’idéal du courtisan ; mais c’était plus encore, c’était un grand seigneur.
Pourtant, si on le regardait de près, on trouvait en lui quelque chose d’équivoque et d’indéfinissable qui faisait naître une mystérieuse répulsion.
Son sourire était franc, son front ouvert ; toute sa physionomie respirait la noblesse, mais il y avait derrière cette physionomie, pour ainsi dire, un second visage qui grimaçait et mentait. Sous sa franchise, on découvrait la fatigue d’un rôle appris et péniblement joué ; sous sa noble aisance perçait le calcul. Il y avait de l’astuce dans son sourire…
Enfant, je m’approchai une fois d’une belle touffe de roses qui jetaient à la brise des soirs leurs délicieux parfums. C’était merveille de les voir se balancer sur leur tige mousseuse ; elles oscillaient avec grâce, présentant tour à tour aux quatre points du ciel leurs corolles doucement veloutées. Je restais devant elles, les narines gonflées, l’œil avide, ambitieux de les cueillir.
Mais, du sein de la touffe de roses, entre les deux plus belles, une tête verdâtre s’élança, dardant une langue aiguë et bifurquée. Il y avait un serpent sous ces fleurs.
Il y avait, sous le masque brillant du favori, l’égoïsme odieux et glacial.
De loin ce n’étaient que charmes, grâces, parfums ; de près, entre deux sourires, on voyait apparaître la pointe empoisonnée du dard.
Le visage du Moine disparaissait entièrement sous son froc, mais on pouvait lire dans son attitude, une fierté pour le moins égale à celle de Castelmelhor, et un calme de beaucoup supérieur.
Tous deux étaient de taille au-dessous de la moyenne, comme la plupart des Portugais, mais toute la personne de Castelmelhor eût pu servir de modèle à un peintre d’académie, et l’allure ferme du moine donnait à penser que son froc recouvrait agilité et vigueur.
De sorte que si un combat corps à corps eût été chose possible entre un serviteur de l’Église et un ministre d’État, les chances n’auraient point semblé trop inégales.
Ce fut le Moine qui rompit le premier le silence.
– Seigneur, dit-il, j’ai vu dans vos paroles au roi un défi, j’y ai répondu avec quelque vivacité ; mais en entrant dans ce palais, mes intentions étaient pacifiques. Je venais réclamer de vous un instant d’audience ; vous plaît-il de m’écouter ?
Le comte avait fait sur lui-même un subit effort, et recouvré son aisance accoutumée.
– Que Votre Révérence me pardonne, dit-il en souriant ; j’ai agi comme un enfant boudeur qui se fâche lorsqu’on lui refuse l’objet de son caprice. J’ai eu tort, je le confesse, et j’espère que Votre Révérence voudra bien m’excuser.
Le Moine s’inclina.
– On dit, reprit Castelmelhor, dont la voix se fit douce et légèrement railleuse, que mon respectable oncle, Ruy de Souza de Macedo, abbé mîtré des bénédictins de Lisbonne, vous donne asile à bon escient, que vous soyez moine ou non, et connaît le mystère de votre vie. Cela me suffit, et je ne veux voir en Votre Révérence qu’un homme, ami de son pays, et dont j’ai reçu parfois de précieux renseignements sur les traîtres qui complotent secrètement la ruine du Portugal.
Le Moine s’inclina de nouveau.
– De quelle manière vous vous procurez ces renseignements, reprit encore le favori, je l’ignore ; mais que m’importe ?… Parlez, seigneur Moine, je vous écoute.
Castelmelhor avança deux sièges, offrit l’un d’un geste courtois, et s’assit lui-même sur l’autre. Le Moine resta debout.
– Seigneur, dit-il, mes instants sont comptés, et je n’ai point le loisir de m’asseoir.
En même temps, il tira de son sein la lettre de l’Anglais et la tendit au favori.
Castelmelhor la prit et la déplia lentement, en affectant une parfaite indifférence.
– Votre Révérence désire que je lise cet écrit ? dit-il, je suis à ses ordres.
Il jeta un nonchalant coup d’œil sur la missive. En dépit de tous ses efforts pour garder une contenance tranquille, son sourcil se fronça dès les premières lignes.
– Milord, murmura-t-il, se croit sûr de son coup !
Quand il arriva au passage qui le concernait, un éclair de fureur jaillit de son œil.
– Par le sang de Souza, misérable marchand de coton, s’écria-t-il, je te prouverai sous peu que tu n’as point menti en disant que je hais ta cupide nation ! Le premier acte de ma puissance sera de te chasser comme un laquais !
– Vous comptez donc vous faire encore plus puissant que vous ne l’êtes, seigneur comte ? interrompit la voix grave du moine.
Castelmelhor se mordit la lèvre.
– J’avais cru, poursuivit le Moine, qu’à moins de vous heurter au trône vous ne pouviez plus monter désormais.
– Vous vous trompiez, seigneur Moine, dit sèchement Castelmelhor. L’Anglais et tous ceux qui m’accusent de convoiter l’héritage de Bragance mentent par la gorge ! Je suis prêt à le prouver l’épée au poing.
– À quoi bon l’épée ? demanda le Moine avec simplicité. Pour prouver qu’on ne veut point monter, seigneur comte, il suffit de rester à sa place.
– Votre Révérence est de bon conseil, répliqua Castelmelhor, dont l’embarras était visible. Souffrez que je poursuive ma lecture.
Le portrait de l’infant, celui de la reine attirèrent un sourire sur la lèvre du favori ; mais ce sourire disparut, lorsque vint le passage relatif au Moine.
Castelmelhor le lut fort attentivement et à plusieurs reprises.
– Je pense, dit-il enfin, que c’est de Votre Révérence que prétend parler lord Fanshowe ?
– Vous ne vous trompez pas, seigneur.
– C’est étrange ! Et puis-je savoir par quel hasard ce message est tombé entre vos mains !
– Ce n’est point par hasard.
– Trêves de réponses ambiguës, seigneur Moine ! prononça durement Castelmelhor. À mon tour, je vous dirai : Je n’ai pas de loisir. Voulez-vous m’apprendre par quel moyen vous vous êtes emparé de cette lettre ?
– Non, répondit le Moine.
– À votre aise. Je vous dois un avis en échange de celui que vous m’avez donné tout à l’heure. Le voici : nous vivons dans un temps où le froc est une pitoyable armure, seigneur moine.
– Je le sais.
– Le capuchon peut cacher un visage, mais pour protéger une vie menacée…
– Contre un homme, interrompit le Moine, il suffit d’un bras fort et d’une arme bien trempée ; j’ai l’un et l’autre. Contre un parti… Priez Dieu, seigneur comte, de n’avoir jamais à lutter contre moi !
Castelmelhor s’était levé. Involontairement dominé par le calme du Moine, il voulut cacher son trouble sous une affectation de raillerie.
– Assurément, dit-il, je n’aurais garde d’attaquer Votre Révérence. La missive de milord me donne la mesure de vos talents. L’anglais vous suppose capable de révolutionner Lisbonne !
– Le temps marche, répliqua le Moine, et j’ai aujourd’hui plus d’un devoir à remplir. Je vous ai averti, seigneur, parce que dans votre âme dévastée par l’ambition, un sentiment est resté debout qui ressemble au patriotisme. Vous êtes Souza ! vous mentiriez à votre sang si vous ne détestiez pas l’Angleterre. S’il s’était agi d’ailleurs, du Portugal, seulement, je n’aurais rien dit, sûr, de n’être point écouté. Mais il s’agit aussi de vous, et, en vous défendant, vous défendrez le Portugal. J’ai compté sur votre égoïsme, non pas sur votre générosité. Que Dieu vous garde.
Le Moine, à ces mots se dirigea vers la porte.
Castelmelhor était d’abord resté stupéfait de cette brutale sortie ; mais au moment où le Moine touchait le seuil, il s’élança et le retint violemment par le bras.
– Que Votre Révérence me donne une minute encore, dit-il avec une fureur concentrée, je puis recevoir des conseils, même quand je ne les ai point demandés ; mais une insulte ! Vrai Dieu ! seigneur moine, vous vous êtes introduit dans ma maison avec une lettre de l’Anglais, une lettre où l’Anglais lui-même vous dénonce pour être son complice et son affidé ; une lettre où vous êtes désigné comme un stipendié de l’Angleterre ; et loin de courber le front, vous parlez haut ; loin de vous disculper, vous outragez !… Avez-vous donc oublié que je suis le premier dignitaire du royaume, et qu’un geste de ma main suffirait pour vous écraser ?
– Je n’ai rien oublié, répondit le Moine avec une roideur méprisante. Vous êtes le fils de Jean de Souza qui était un vaillant cœur et un fidèle sujet : mais Jean de Souza, du haut du ciel, vous renie, Castelmelhor, car vous êtes parjure, car vous êtes traître, car vous serez peut-être assassin !
Le visage du comte était d’une effrayante pâleur ; l’écume blanchissait ses lèvres convulsivement serrées.
– Tu mens ! s’écria-t-il en tirant son épée.
Le Moine s’appuya contre la porte, derrière laquelle on entendait les éclats de rire des courtisans épars dans la galerie.
– Défends-toi ! reprit Castelmelhor en proie à un véritable délire ; tu m’as parlé d’une arme, tu as une arme ! défends-toi !
Les éclats de rire et les voix des courtisans retentissaient de plus en plus distincts dans la galerie.
– Vous voulez voir mon arme, seigneur comte ? demanda le moine d’un ton de raillerie ; j’en ai plusieurs.
– Dépêche-toi, ou par le diable, je te cloue aux battants de cette porte !
Par un geste rapide comme l’éclair, le Moine, se faisant un gant de la manche épaisse et flottante de son froc, saisit l’épée par la lame et la brisa ; de l’autre main il terrassa le comte.
– Voici une de mes armes, dit-il en appuyant sur la gorge de Castelmelhor le petit poignard castillan que nous l’avons vu prendre à son chevet ; c’est la plus mauvaise.
Au lieu de frapper, il se releva et ouvrit les deux battants de la porte. Castelmelhor, un genou en terre, se trouva ainsi tout à coup en face d’une vingtaine de gentilshommes, riant et devisant dans la galerie.
– Qu’est-ce cela ? s’écrièrent-ils en redoublant leurs éclats de rire.
Le Moine se retourna vers Castelmelhor, et figura par trois fois au-dessus de sa tête le signe de la croix.
– Voici mon autre arme, seigneur comte, murmura-t-il, c’est la meilleure.
Puis il prononça d’une voix grave les paroles latines de la bénédiction.
Castelmelhor, frémissant de rage, restait prosterné et comme cloué au sol. Avant qu’il trouvât la force de dire un mot, de faire un geste, le Moine sortit comme il était venu, lentement et la tête haute.
Isabelle de Savoie-Nemours était de maison souveraine et tenait aux Bourbons par ses deux oncles, MM. de Vendôme et de Beaufort. Elle avait dix-huit ans à l’époque où sa main fut demandée pour le roi dom Alfonse de Portugal, par l’entremise du marquis de Sande.
C’était alors, en France, l’époque la plus brillante du règne de Louis XIV. La cour de Versailles, modèle d’élégante et fastueuse grandeur, étalait aux yeux de l’Europe jalouse ses gloires sans rivales, ses femmes d’historique beauté, ses magnificences. Tout y était grand, pompeux, incomparable : les guerriers se nommaient Turenne ou Condé : les poètes, Racine ou Molière ; les peintres, Lesueur, Mignard, Lebrun ; les magistrats, Harlay, d’Aguesseau ; les femmes, Sévigné, la Vallière. C’était la voix de Bossuet qui faisait retentir en chaire la parole de Dieu sous les voûtes de Notre-Dame ; c’était la poésie de Quinault que Lulli mettait en musique ; c’était, la main de le Nôtre qui dessinait les parterres de Versailles. Et tout cela, guerriers, poètes, femmes, artistes, magistrats, formait comme un resplendissant faisceau autour d’un centre qui était le Roi. Le roi était l’âme ; il rayonnait la vie et la lumière ; toutes ces gloires étaient des reflets de sa gloire.
Près de lui, l’admiration se changeait en culte. On le peignait en demi-dieu ; il fallait des poètes pour écrire son histoire. Son siècle tout entier murmurait à son oreille des chants adulateurs, et le monde tressaillit d’étonnement quand un prêtre lui envoya ces mots du haut de la tribune sacrée : – Dieu seul est grand !
Et ce mot pourtant, tout écrasant qu’il parût, était encore un prodigieux hommage, puisqu’il impliquait une comparaison !
La France était tranquille. La Fronde s’était évanouie un jour sous un regard de Louis, comme la brume épaisse des matinées s’enfuit devant un rayon de soleil. Le souvenir de cette guerre civile héroï-comique ne vivait plus qu’au fond du cœur de quelques vieux mécontents qui ensevelissaient leurs chagrines bouderies derrière les murailles grises de leurs manoirs. À la cour toute rancune s’était effacée, parce que le maître avait pardonné.
Ce n’était à Versailles tout neuf que chants de fêtes et récits héroïques ; puis, à la fin d’un bal, quand les violons du roi s’endormaient sur le final du dernier menuet, une joyeuse nouvelle courait de salle en salle.
Les gentilshommes se parlaient à l’oreille et se serraient la main. Les dames chuchotaient derrière leurs éventails aux miroitants reflets. Des sourires venaient de toutes les bouches, des éclairs de tous les regards.
Le murmure allait grandissant, et bientôt, autant que le permettaient le lieu et les personnages, il se faisait clameur.
– La guerre ! disait-on de toutes parts.
C’est que la guerre alors, c’était la victoire. L’Angleterre, l’Espagne, la Hollande, l’Autriche fléchissaient tour à tour le genou.
Après la victoire l’ovation ; et comme la victoire avait été éclatante, on faisait le triomphe splendide, on élevait, à l’aide du butin conquis, un arc monumental ou une gigantesque statue. L’histoire s’écrit aussi avec le granit et le bronze…
Isabelle avait passé sa première jeunesse au milieu de toutes ces grandeurs. Son père tenait état de prince du sang ; sa mère, Diane de Chevreuse, de la maison de Lorraine, avait eu les bonnes grâces d’Anne d’Autriche. Belle au point de briller dans cette cour où la beauté n’était qu’un titre vulgaire, ayant la dot d’une reine, et pouvant par éventualité devenir héritière de la couronne de Savoie, Isabelle était entourée d’adorations et d’hommages.
De nombreux prétendants sollicitaient sa main ; et quand le marquis de Sande arriva de Portugal, chargé de la demande d’Alfonse, il reçut dès l’abord une réponse tellement froide, qu’il dut croire sa mission terminée. D’un autre côté, Louis XIV se prononça, et dit que son bon plaisir était que mademoiselle de Savoie prît pour époux un des seigneurs suivant la cour.
Isabelle ne donna point son avis. Rieuse, légère, raffolant des pompes qui étaient sa vie, elle confondait dans une égale indifférence les courtisans qu’elle connaissait et le roi Alfonse qu’elle ne connaissait point.
Elle avait bien le temps de songer à ces bagatelles ! Pour l’occuper, il fallait quelque chose de vraiment extraordinaire comme par exemple ce qui lui arriva au bal de la cour où un bel étranger releva son gant, tombé à terre et le lui rendit très-respectueusement sans la regarder.
Il avait de beaux yeux pourtant, qui semblaient ne point savoir sourire. Son noble visage n’avait d’autre expression qu’une tristesse profonde et morne. Il passait au travers de toutes ces joies, il passait indifférent et morne.
C’était la première fois qu’Isabelle de Savoie n’était point regardée. Elle voulut savoir pourquoi. Elle apprit qu’une immense douleur avait frappé naguère ce jeune étranger au milieu d’un bonheur sans mélange. Il était Portugais et se nommait dom Simon de Vasconcellos et Souza. Inès de Cadaval, sa femme, était morte à 22 ans.
Or, Simon avait mis en elle tous ses espoirs. Cette mort l’anéantit, il perdit force et courage, il perdit jusqu’au souvenir du serment fait à son père mourant, il s’enfuit de Lisbonne et partit pour la France, indifférent désormais au sort d’Alfonse et à la destinée du Portugal.
Certains se complaisent en leur douleur ; ils aiment les souvenirs et trouvent de douces larmes en songeant à ceux qui ne sont plus. D’autres détestent les lieux témoins du bonheur passé ; ils luttent violemment contre leurs regrets, ils mettent le bruit entre eux et leur conscience, ils repoussent avec effroi le souvenir parce que le souvenir les navre et les tue. Ceux-là seuls sont à plaindre, car les premiers sont des résignés que Dieu console ou des rêveurs qui se complaisent en leurs larmes.
La douleur qu’on fuit et qui se cramponne à votre âme comme le noir souci d’Horace, voilà la seule et vraie douleur.
Celle de Simon était ainsi. Le malheureux voulut y faire trêve. Il vint à la cour de France. Le nom qu’il portait sonnait haut, surtout depuis la faveur de Castelmelhor ; il fut de toutes les fêtes et se jeta à corps perdu dans le tourbillon.
Mais le remède fut inefficace. Il n’y avait point de fracas qui pût dominer la voix de ses regrets. Sa tristesse restait là comme un poids qu’on ne peut soulever ni secouer.
C’est une bien petite histoire que l’aventure du gant, mais Isabelle, l’enfant adulée, remarqua ce pâle jeune homme qui lui avait rendu un devoir de courtoisie sans même lever les yeux sur elle.
Parmi les prétendants à la main d’Isabelle dont le désir exprimé par Louis XIV avait ressuscité l’espoir, se trouvait M. le marquis de Carnavalet, à qui la jeune princesse témoignait quelque bienveillance. Ce fut à lui qu’elle s’adressa pour satisfaire sa curiosité d’enfant. Elle l’interrogea au sujet de l’étranger, et M. de Carnavalet, prenant ombrage de ces questions, accosta un quart d’heure après dom Simon, pour lui chercher une querelle d’Allemand. Simon voulut savoir pourquoi il se battait, on le lui dit ; il donna un coup d’épée à M. de Carnavalet et n’y songea plus.
Mais le lendemain, il regarda mademoiselle de Savoie-Nemours, et quelque chose de singulier se passa en lui.
Il eut froid dans le cœur. Ses yeux le brûlèrent, comme il arrive aux enfants qui souffrent et ne veulent point pleurer.
– Inès ! murmura-t-il en portant la main à sa poitrine.
Et il s’enfuit, loin, bien loin, jusqu’à ce que le grand air et le froid de la nuit eussent glacé la sueur de son front.
Soit, qu’il existât entre ces deux femmes une ressemblance réelle, soit que son œil retrouvât partout l’image de celle qu’il avait perdue. Isabelle lui était apparue comme l’ombre d’Inès de Cadaval.
Simon de Vasconcellos eut peur et il eut aussi colère. Rentré à son hôtellerie au milieu de la nuit, il donna l’ordre à Balthazar son valet, de tout préparer pour le départ, qui eut lieu avant le jour. Il était venu en France chercher le repos, et il emportait à Lisbonne un surcroît de soucis.
M. de Carnavalet en fut pour son coup d’épée et n’obtint point la main d’Isabelle. Un peu de temps après, M. le marquis de Sande, ayant renouvelé la demande d’Alfonse VI, Louis XIV en référa à Mlle de Savoie-Nemours qui consentit à être reine de Portugal.
Mademoiselle de Savoie partit donc pour Lisbonne où le marquis de Sande la ramena en triomphe. Lorsqu’elle débarqua, il y avait sur la jetée, pour la recevoir, un brillant et nombreux cortège. Ce fut le prince infant, dom Pierre qui lui donna la main. L’infant était alors à peine sorti de l’adolescence. En voyant la jeune reine si belle, il envia le sort de son frère.
Mademoiselle de Savoie était reine. Elle voyait ses sujets, mais elle cherchait le roi, l’époux, le maître qu’elle avait accepté. Quand Alfonse parut enfin, elle fut prise de dégoût et d’épouvante.
Peut-être eut-elle la pensée de se révolter contre un sort odieux, mais il était trop tard.
Alfonse parut d’abord enchanté. Il jura par Bacchus qu’Isabelle était Vénus sortant de l’onde, et menaça Castelmelhor de le faire pendre, parce que ce dernier avait parlé à Isabelle sans mettre un genou en terre. Castelmelhor se prosterna, mais il jura dans son cœur une haine mortelle à la jeune reine.
Le troisième jour eut lieu la cérémonie du mariage. Isabelle, pâle, presque mourante, traversa d’un pas chancelant la grande nef de la cathédrale. Elle s’appuyait sur le bras de l’infant dom Pierre, qui, pâle, aussi, semblait également courbé sous le poids d’une souffrance.
Arrivée au milieu de la cathédrale, Isabelle poussa un cri étouffé. Elle venait d’apercevoir, dans l’ombre d’un pilier, le visage de Vasconcellos. Il lui sembla voir un ami de France en cet homme dont elle ne connaissait même pas la voix. Quand elle voulut lui donner un second regard, Vasconcellos avait disparu.
Alors, le cœur d’Isabelle se serra en arrivant à l’autel ses genoux plièrent machinalement ; elle tomba appuyée sur la tablette du prie-Dieu.
Le reste de la cérémonie fut pour elle comme un songe pénible et plein d’angoisse : elle se réveilla femme d’un être misérable, qui tenait le sceptre d’une main capable à peine de jouer avec un hochet d’enfant. L’infant s’était mis à l’écart. C’était un noble jeune homme auquel les conseils ambitieux et perfides n’avaient point fait faute, mais qui avait toujours rejeté loin de lui toute idée de rébellion. En cet instant, pour la première fois, il désira une couronne.
Près de l’infant, un homme enveloppé dans un vaste manteau et cachant avec soin son visage, se tenait. C’était Vasconcellos. Il y avait un grand et pur honneur dans l’âme de ce fils des chevaliers. Il était homme, cependant, et quelquefois les coupables pensées se glissent en nous par la porte de la générosité. Vasconcellos ne se défiait point de lui-même, parce qu’il ne découvrait au fond de son cœur qu’une respectueuse et fraternelle pitié pour cette pauvre jeune fille dont il devinait le désespoir. Il se souvenait de l’avoir admirée si brillante, et il la retrouvait si malheureuse ! Mieux que personne, il prévoyait le sort qui attendait la reine, au milieu de cette cour inféodée au favori, lequel était l’ennemi naturel de tous ceux qui avaient à l’affection du roi des droits naturels et légitimes.
Il savait de quels outrages avait été abreuvé l’infant, à qui on refusait tous les avantages dus à sa royale naissance ; il devinait les humiliations et les mépris qui menaçaient Isabelle, et qui devaient l’accabler dès que serait passé l’éphémère caprice d’Alfonse. Dom Simon pensa qu’il avait le droit de protéger.
Néanmoins, sa loyale conscience, dès ce premier moment, l’avertit de prendre garde, car il se résolut à ne jamais paraître en présence d’Isabelle qui ne devait même pas connaître son mystérieux protecteur. Le mariage accompli, la reine sortit, tête baissée, de l’église. Elle monta dans le carrosse royal au milieu des acclamations de la multitude, et se trouva en tête à tête avec son époux.
– Madame, lui dit le roi avec douceur, lequel préférez-vous, je vous prie, d’une danse d’ours ou d’un combat de taureaux sauvages du Lennox.
Isabelle ne répondit point, parce qu’elle n’avait pas entendu.
– Vous aimez bien les deux, n’est-ce pas, madame ma reine ? reprit le pauvre Alfonse. En vérité, vous allez être ici une heureuse femme ! Nous avons des bouffons d’Italie qui avalent des sabres empoisonnés et dansent un menuet sur un fil de laiton, à quinze toises du sol. Je vous donne ma foi royale qu’il en est ainsi que je vous le dis, madame.
Isabelle mit sa tête entre ses deux mains.
– Ne vous cachez point pour sourire, ma souveraine, reprit encore Alfonse ; vos souhaits seront ma joie. Maï de Deos ! nous avons bien d’autres choses encore, allez ! Des baladins de France qui marchent sur leurs mains et se courbent en arrière de façon qu’ils baisent leurs talons… Je ne vous mens point, Isabelle ! Des histrions qui chantent comme ces poissons de la fable, qu’on nommait, je pense… Qu’importe leur nom ? Ils avaient, je m’en souviens, des visages de femme… Entendîtes-vous parler de cela, Isabelle ?
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la pauvre femme.
– Je vous comprends, ma reine ! s’écria Alfonse ; vous avez grande hâte de voir… Mais je ne vous ai point tout dit encore : nous avons un singe africain qui gambade comme jamais créature de Dieu n’a su le faire, et dont chaque grimace vaut dix mille réaux. C’est ce bambin de comte qui a fait l’estimation… Comment trouvez-vous le comte ?
Isabelle pensait à la cour de Paris, à sa mère, à Vasconcellos ; elle se sentait mourir.
– Maï de Deos ! s’écria Alfonse en éclatant de rire, nous avons des gladiateurs gallois qui vous feront rire aux larmes. Ils se battent avec leurs têtes, comme des béliers, madame, et quand leur têtes se rencontrent, l’une d’elles, parfois toutes les deux, éclatent comme deux pots de terre, c’est très-plaisant !… Mais vous souriez en tapinois, ma souveraine, voyons regardez-moi : on dit que je ressemble à monsieur mon cousin Louis de France…
Ce disant, il usa d’une douce violence pour écarter, les mains de la reine et découvrit ses yeux en pleurs.
– Qu’est cela ? demanda-t-il, des pleurs ? les pleurs m’ennuient.
Et il s’étendit en baillant au fond du carrosse.
Ce fut le premier et le dernier tête-à-tête d’Alfonse avec la reine. Il la rejeta comme un jouet brisé, ou, pour employer son expression favorite en pareille circonstance, comme un taureau malade.
Le soir même, la jeune reine eut un appartement séparé.
Castelmelhor ne comptait pas sur tant de bonheur ; il vit qu’il n’aurait même pas besoin d’user de son influence acquise pour anéantir celle de la jeune femme : il était vainqueur sans avoir combattu. Néanmoins, il garda sa haine contre Isabelle, cause innocente de l’outrage public qu’il avait reçu, et ne perdit jamais aucune occasion de lui nuire et de l’humilier.
Comme les courtisans se modèlent sur le maître, et que le vrai maître était Castelmelhor, toute cette tourbe plébéienne en habits nobles qui entourait le roi, se croyait obligée de mépriser Isabelle et de le lui laisser voir. Le roi ferma les yeux d’abord puis enchérit sur les plus insolents. L’enquête en cour de Rome lui reproche des indignités.
Isabelle dépérissait lentement. Autour de ses grands yeux, un cercle azuré gardait la trace de ses larmes. Ses joues s’étaient amaigries, et les nombreux rivaux qui se disputaient autrefois ses sourires n’eussent certes point reconnu la reine de beauté des salons de Versailles.
Il y avait bien à la cour un homme dont la tendresse respectueuse et dévouée s’efforçait d’apporter à Isabelle consolations et repos. L’infant la protégeait de tout son pouvoir, mais son pouvoir était si faible ! Castelmelhor prolongeait au delà de toutes bornes la prétendue adolescence de dom Pierre, qui restait soumis à une sorte de tutelle. La jeune reine, d’ailleurs, habitait le palais d’Alfonse, et il n’était permis à l’infant de s’y introduire qu’en de rares occasions. Pourtant le dévouement du prince était pour Isabelle un précieux soulagement ; elle se prit à l’aimer comme un frère.
Sur ces entrefaites une catastrophe advint qui changea subitement la position d’Isabelle.
La veille de Noël, il prit fantaisie à Alfonse de faire une bombance dans l’intérieur du palais. La reine, jusqu’alors avait évité le spectacle de ces orgies ; cette fois, Alfonse lui ordonna de présider au banquet. La reine obéit. Vers le milieu du repas, au moment, où les têtes éclataient déjà au feu de l’ivresse, Castelmelhor se leva :
– Il manque quelque chose ici, dit-il.
Le festin était magnifique ; il y eut une protestation unanime.
– Que manque-t-il ? demanda cependant le roi.
– Il manque au nectar d’être versé par les mains d’Hébé.
Son regard insolent alla vers la reine immobile et muette. L’assemblée comprit et applaudit. Le roi réfléchit.
– Au fait, dit-il, nous sommes les dieux.
Et s’adressant à Isabelle, plus pâle qu’une statue, il ajouta :
– Reine, verse à boire aux dieux qui ont soif.
Isabelle prit le flacon sans mot dire et commença le tour de la table.
Si par hasard il se fût trouvé là, un homme qui eût conservé une étincelle d’honneur au fond de l’âme, il aurait, certes été saisi d’une respectueuse commisération pour cette femme, fière encore, et digne et admirable sous l’humiliation que lui infligeait son époux. Mais tous ces dieux étaient des laquais ivres. Chaque fois qu’Isabelle remplissait une coupe, un éclat de rire s’élevait.
Castelmelhor tendit son gobelet le dernier. Au moment où la reine approchait le flacon, il la saisit à l’improviste et fit bruyamment claquer ses lèvres sur la joue de sa souveraine.
Alfonse poussa un rugissement de joie.
– Bien joué, bambin de comte ! s’écria-t-il.
La reine devint si blanche, que ses veines parurent comme un réseau bleuâtre sur son front. Elle était douce, faible même, mais il y avait en elle une goutte du sang d’Henri IV.
Elle fit deux pas en arrière, et se redressant tout à coup :
– Seigneur, dit-elle, si Dieu m’eût donné un homme pour époux, je ne lui demanderais point votre vie qui est celle d’un lâche, mais j’implorerais sa pitié pour qu’il ne vous fît point fouetter par la main du bourreau !
À ces mots elle se retira lentement.
– Comte, dit le roi, tu es touché !
– Et Votre Majesté est publiquement outragée ! répondit Castelmelhor, qui cachait sous son air enjoué l’ardeur de son ressentiment.
– Toi… fouetté… par le bourreau ! c’est très-plaisant !
– Si Dieu lui eût donné un homme pour époux !… murmura Castelmelhor.
– Maï de Deos ! c’est vrai, elle a dit cela ! s’écria le roi : je suis un homme !… Par le sang ! par la mort ! je vais lui faire voir que je suis un homme ! malheur à elle !… Qu’on me l’amène !
Et comme tout le monde restait immobile, le roi répéta avec un redoublement de fureur :
– Qu’on me l’amène ! qu’on la traîne ici à l’instant !
– Pourquoi faire ! demanda froidement Castelmelhor.
– Pour que je lui prouve que je suis un homme ! s’écria le roi, dont la prunelle nageait dans le sang.
En même temps il tira son poignard en grinçant des dents et le ficha si rudement dans la table, que l’épaisse planche de chêne fut percée de part et part.
Mais cet effort le brisa, et il tomba épuisé sur son fauteuil.
– Castelmelhor, dit-il, va dans sa chambre et tue-la.
– Seigneurs, dit Castelmelhor au lieu d’obéir, veuillez nous laissez seuls ; Sa Majesté a désir de m’entretenir en particulier.
L’assemblée jeta un regard de regret sur les coupes à moitié vides ; mais ce n’était pas le roi qui avait parlé, c’était Castelmelhor, il fallait obéir.
– Sire, reprit le comte, dès que la foule se fut écoulée, Votre Majesté va trop loin. Le marquis de Sande est à Lisbonne, et avec lui est venu un Français, qui sans doute est chargé des pouvoirs de son souverain. Le Portugal n’est point de taille à se mesurer avec la France.
– Il y avait longtemps que tu ne m’avais ennuyé ! s’écria le roi en bâillant.
– Sire, mon devoir…
– Petit comte, va chercher les serviteurs de mes bassets royaux, et ne reviens pas : tu n’es pas en veine aujourd’hui.
– Encore un mot, sire…
– Peuh ! fit le roi avec ennui.
– Me donnez-vous carte blanche ?
– Sans doute ; à quel sujet ?
– La reine…
– La reine ! interrompit le roi, qui avait déjà oublié la scène du dîner ; que me parles-tu de la reine ?
– Elle a insulté Votre Majesté.
– Vraiment ? Au fait… c’est possible. Eh bien, fais-en ce que tu voudras, et va-t’en.
Castelmelhor sortit aussitôt.
Depuis qu’il était maître de l’oreille du roi il avait déjà considérablement affaibli la puissance des chevaliers du Firmament, qu’il avait même éloignés du palais et casernés dans un hôtel ; mais il se croyait néanmoins sûr de leur service à cause d’Ascanio Macarone, qu’il avait fait capitaine des Fanfarons ou cavaliers, et qui affectait pour lui un dévouement sans bornes.
Ce fut près du beau Padouan qu’il se rendit en quittant le roi.
Macarone reçut ordre de choisir dix Fanfarons parmi les moins scrupuleux, ce qui était énormément dire. Ces dix hommes devaient se poster à une heure après minuit dans la rue de la Conception, qui longe le couvent de ce nom, où la reine avait coutume d’accomplir ses devoirs religieux.
C’était, comme nous l’avons dit, la veille de Noël ; la reine devait, suivant toute apparence, se rendre à la messe de minuit. Castelmelhor, qui avait un puissant intérêt à éloigner cette princesse de la cour, saisissait avec ardeur cette occasion de commencer l’exécution du plan qui devait l’amener au but de ses désirs.
Macarone était un homme d’ordre ; il se fit répéter par deux fois ses instructions et se pénétra bien de son rôle. Son rôle consistait à enlever la reine et à la transporter au château fort de Soure, dans la province de Tra-os-Montes.
La reine, sans défiance et ayant besoin ce jour-là plus que jamais des consolations de la religion, sortit du palais à minuit et gagna en carrosse le couvent de la Conception. Vers une heure la messe finit ; la reine remonta en carrosse.
Au bruit des roues, une dizaine d’hommes qui occupaient le milieu de la rue se jetèrent dans l’ombre des maisons. Le carrosse avançait toujours.
– Taïaut, mes bellots ! dit Macarone à demi-voix.
Les dix fanfarons du roi s’élancèrent à la tête des chevaux. Macarone vint à la portière et regarda dans l’intérieur.
– Très-illustre dame, dit-il en faisant une exquise salutation, je suis chargé de vous conduire à votre maison des champs. Vous plait-il de partir seule, ou désirez-vous conserver la compagnie de ces deux charmantes demoiselles qui sont là devant vous, et dont je me déclare le soumis serviteur ?
La reine voulut demander à ses femmes ce que signifiait cet étrange discours, mais elle n’en eut pas le temps.
Quelqu’un veillait sur elle, à ce qu’il paraît, et ce quelqu’un avait sans doute des intelligences à l’hôtel des chevaliers du Firmament. Au moment où Macarone terminait sa harangue par un second salut, aussi suave que le premier, des pas de chevaux se firent entendre à l’autre bout de la rue.
– En route ! cria le beau cavalier de Padoue en changeant subitement de ton.
– Qui êtes-vous ? où me conduisez-vous ? dit la reine.
Les pas de chevaux approchaient rapidement. Il n’y avait que deux cavaliers, ce qui rassura Macarone ; mais l’un de ces deux cavaliers, solide sur un puissant andalous, ressemblait au géant Goliath sur sa colossale monture, ce qui fit réfléchir le même Macarone.
– Qu’est-ce à dire ? demanda d’une voix brève et hautaine le plus petit des deux cavaliers, qui cachait son visage sous un masque, mais dont le riche costume brillait à la lueur des torches des valets de la reine. Pourquoi arrêtez-vous ce carrosse, mécréants ?
Le plus grand des deux cavaliers, qui portait une livrée de couleur sombre, ne dit rien, mais il dégaina une rapière de taille majestueuse.
À la voix du premier cavalier, la reine avait vivement tressailli. Elle mit la tête à la portière.
– Passez votre chemin, seigneur, reprit le Padouan, et ne vous mêlez point des affaires d’autrui.
Le cavalier au brillant costume ne répondit pas, mais il porta la main à son flanc, son épée glissa hors du fourreau et une gerbe de fugitifs éclairs passa devant les yeux du Padouan. En même temps le nouveau venu poussa son cheval, sur le ventre d’Ascanio et attaqua le gros de l’embuscade. Le géant qui l’accompagnait ne resta pas en arrière. Il leva cinq ou six fois sa lourde épée, après quoi il la remit au fourreau, parce qu’il n’y avait plus d’ennemis à combattre.
Le Padouan seul restait et faisait le mort pour tâcher de savoir à qui il avait affaire ; mais le géant ayant fait mine de vouloir le fouler aux pieds de son massif cheval, notre pauvre ami, au risque de faire rougir dans leurs tombeaux ses glorieux ascendants, prit la fuite à toutes jambes. Les deux cavaliers étant ainsi restés seuls sur le champ de bataille, le valet se tint à l’écart et le maître s’approcha de la portière.
– Madame, dit-il, vous ne pouvez retourner au palais du roi. Peut-être ne vous fierez-vous point à un inconnu.
– Je vous connais, seigneur, interrompit la reine, dont la voix tremblait d’émotion.
Puis elle ajouta d’un ton si bas, qu’il fallait le silence d’une nuit solitaire pour que ses paroles fussent entendues :
– Et je me fie à vous plus qu’à tout autre en ce monde, Dom Simon de Vasconcellos.
Le cavalier s’inclina en signe de reconnaissance.
– Alors, madame, dit-il, que Votre Majesté daigne me suivre. Je lui ouvrirai pour cette nuit un saint asile, et demain elle aura une retraite au-dessus de laquelle planera une protection que personne ne brave.
Le carrosse se remit en marche, escorté par Vasconcellos et Balthazar. Il ne s’arrêta qu’à la porte du couvent de la Mère de Dieu.
Le lendemain, la promesse de Vasconcellos s’accomplit, Isabelle de Savoie eut une protection que personne ne bravait, en ce temps-là.
Dès le matin, le carrosse du marquis de Sande stationna à la porte du couvent. Un homme en descendit qui portait le cordon des ordres du roi de France. C’était M. le vicomte de Fosseuse, chargé des dépêches du roi Louis XIV, pour la cour de Portugal, et nanti de pouvoirs, à cette fin de représenter le roi à Lisbonne. Le vicomte eut une courte conférence avec la reine et se rendit aussitôt auprès d’Alfonse VI.
L’injure faite à la reine était flagrante ; on n’essaya point de la nier. Les demandes du Français furent justes et sa façon de les poser péremptoire ; on ne tenta point de les repousser.
À midi, la reine quitta le couvent da maï de Deos, et se rendit, escortée du marquis de Sande et de M. de Fosseuse, au palais de Xabregas, qu’on avait disposé pour la recevoir. Au-dessus de la principale porte du palais, un drapeau blanc, au centre duquel tranchait l’écusson d’azur aux trois fleurs de lis d’or, livrait ses plis flottants à la brise.
– Voici désormais votre égide, madame, dit M. de Fosseuse ; vous êtes sous la protection de la France.
Isabelle eut un mouvement d’orgueil et de joie en voyant ce blanc étendard que suivait partout la victoire. Elle se sentit à l’abri derrière le grand nom de sa patrie.
Le soir même de son installation au palais de Xabregas, la reine eut avec M. de Fosseuse une entrevue où furent appelés le marquis de Sande, quelques grands de Portugal, ennemis de la cour, et plusieurs prélats.
À la suite de cette conférence, un messager s’embarqua pour Civita-Vecchia, porteur de dépêches adressées à Sa Sainteté le Pape Clément IX. Ce messager devait être suivi de près par le P. Vieyra de Silva, confesseur de la reine, accompagné de Louis de Souza, député de l’Inquisition, et d’Emmanuel de Magalhaens, archidiacre de l’église métropolitaine de Porto, chargés des pleins pouvoirs d’Isabelle de Savoie, à cette fin de requérir déclaration apostolique de la nullité du mariage de cette princesse avec le roi dom Alfonse.
Dès lors, la position d’Isabelle changea du tout au tout. Elle eut un parti dans l’État. La haute noblesse mécontente et le clergé se firent un drapeau de son nom ; mais elle ne voulut point se mêler aux intrigues politiques, et resta confinée dans son palais, heureuse de n’avoir plus à subir les honteuses fantaisies d’Alfonse.
En quittant Lisbonne, M. de Fosseuse lui promit de lui envoyer deux demoiselles d’honneur françaises. Bientôt, en effet, elle vit arriver deux charmantes sœurs, Marie et Gabrielle de Saulnes, filles d’un vieux gentilhomme de l’Orléanais. Ces deux jeunes filles lui tinrent fidèle compagnie. Elles l’aimèrent parce qu’elle était malheureuse et bonne. Leur entretien vif et spirituel lui fit souvent passer de douces heures.
L’infant dom Pierre lui rendait maintenant de fréquentes visites. C’était un loyal jeune homme, dont le caractère trop malléable peut-être gardait les traces de la longue tutelle qu’il avait subie. Les mauvais traitements de toute sorte qu’on lui prodiguait n’avaient pu altérer son affection pour son frère, mais il haïssait profondément Castelmelhor. Pour la reine il professait une sorte de culte timide, enthousiaste et jaloux.
Après avoir jeté ce coup d’œil rétrospectif et nécessaire sur des événements passés, nous reprenons notre histoire au moment où le moine sortit en vainqueur du palais de Castelmelhor, où il s’était introduit pour communiquer au favori la fameuse lettre de lord Richard Fanshowe annonçant l’enlèvement de la reine comme un fait accompli.
Il était sept heures du soir environ. La reine s’était retirée dans la chambre du palais de Xabregas dont elle avait fait son oratoire. Près d’elle, ses deux demoiselles d’honneur françaises, assises sur des coussins de soie, Marie et Gabrielle de Saulnes passaient négligemment leurs aiguilles dans de délicates broderies. L’infant dom Pierre, debout à quelque distance, tirait d’une grande guitare portugaise d’assez chétifs sons, dont il accompagnait un refrain de France qu’il avait appris sans doute pour plaire à Isabelle. En l’écoutant, elle avait appuyé sa tête sur sa main, et songeait.
– Ne reconnais-tu point cet air ? dit tout bas Gabrielle de Saulnes à sa sœur Marie.
Marie avait des larmes dans les yeux.
– Qu’est-ce ? demanda la reine.
– C’est un souvenir, répondit la rieuse Gabrielle, s’il plaît à Votre Majesté. Le refrain que chante si bien Son Altesse le prince infant est familier aux oreilles de Marie.
Marie devint rose comme une cerise.
– Oui-dà ! dit la reine en souriant ; et d’où Marie connaît-elle cet air, ma mignonne ?
– De notre cousin Roger de Luces, madame, qui est cornette des chevau-légers du roi, s’il plaît à Votre Majesté, et fiancé de Marie.
– Cela me plaît, ma fille, dit la reine en soupirant : ne pleure pas, Marie, nous te rendrons la France et ton fiancé quelque jour… D’autres, ma mie, n’ont point cette douce espérance de revoir la patrie. Cessez de chanter, je vous prie, monsieur mon frère.
C’était ainsi que la reine appelait l’infant. Il déposa aussitôt sa guitare et se rapprocha de la reine.
– Auriez-vous reçu de mauvaises nouvelles de Rome, madame ? demanda-t-il ; vous semblez plus triste encore que de coutume.
Isabelle ne répondit point, et il y eut un silence.
– Vous ne dites rien, monsieur mon frère ! s’écria tout à coup la reine avec un enjouement affecté ; ne savez-vous donc point quelque belle histoire qui puisse récréer un peu trois pauvres recluses ?
Les deux demoiselles de Saulnes approchèrent leurs coussins pour écouter mieux. Le prince, de son côté, fit un appel désespéré à sa mémoire, mais il ne trouva rien. C’est toujours en ces moments où il faudrait trouver ou se rappeler que l’imagination et le souvenir des gens timides se montrent rebelles.
– Prêtez attention, mes chères belles, reprit la reine ; monsieur mon frère va nous faire un récit.
– Hélas ! madame, dit l’infant, dont les traits exprimaient une véritable détresse, je ne sais rien, car j’ignore l’art de composer des histoires… Et pourtant, il se passe au milieu de nous des choses qui, racontées, auraient l’air de fables qu’on invente à plaisir… Entendîtes-vous jamais parler du Moine, madame ?
– Le Moine ? répéta Isabelle d’un air distrait.
– Le Moine ! dirent les deux sœurs en frissonnant.
– Le Moine, reprit l’infant ; l’homme qu’on désigne et qu’on reconnaît sous le nom du Moine dans une cité où il y a cinquante monastères ; l’homme dont nul n’a vu le visage ; l’homme dont l’aspect arrête la folie du roi mon frère, dont la voix fait tressaillir le traître Castelmelhor, et dont la main répand assez de bienfaits pour retenir la colère du ciel, suspendue sur le royaume de Portugal.
– C’est la première fois que vous nous parlez de cet homme, monsieur mon frère.
– C’est la première fois, en effet, madame. Pourquoi cela ? je ne saurais le dire, car il a droit à mon affection et à mon respect.
– Quoi ! s’écria étourdiment Gabrielle de Saulnes, vous le connaissez donc ? vous lui avez parlé ?
– Pourquoi cette question, ma fille ? dit la reine étonnée.
– C’est que le Moine est un homme si mystérieux, si redoutable ! J’ai entendu parfois les officiers de Votre Majesté s’entretenir de lui. Ils tremblaient en prononçant son nom. Une fois… mais je ne sais si je dois dire cela à Votre Majesté.
– Dis toujours, mignonne ; je suis femme et curieuse.
– Une fois, c’était au couvent de l’Espérance, où Votre Majesté, malade, m’avait envoyée entendre la messe, tandis que ma sœur veillait près de sa personne royale. Au milieu du saint sacrifice, je me sentis toucher le bras, et je faillis mourir de frayeur en voyant près de moi un religieux dont les traits disparaissaient sous un capuchon de taille démesurée. Je me rappelai les discours de vos officiers et je reconnus le Moine.
– Il t’avait touché le bras par mégarde ?
– Il m’avait touché le bras pour attirer mon attention. « Enfant, me dit-il, le ciel t’a donné une noble tâche. Veiller sur elle, la consoler, l’aimer ! Tu seras bénie là-haut comme ici-bas, enfant, si tu accomplis ce saint devoir. »
– Il t’a dit cela, murmura la reine.
– Oui, madame… Quand je me retournai, il n’y avait plus personne auprès de moi.
– Voilà qui est étrange, dirent en même temps Isabelle et l’infant.
– Étrange en effet ! s’écria Marie de Saulnes. Le lendemain, ma sœur Gabrielle resta près de Votre Majesté ; ce fut moi qui me rendis, pour entendre la messe, au couvent de l’Espérance…
– Eh bien ? fit la reine.
– Ma sœur s’est chargée de conter mon histoire : pareille aventure m’arriva.
– Mais je ne connais point cet homme, dit la reine.
– Vous êtes bien sûre de ne le point connaître, madame ? demanda l’infant d’un ton grave.
– Sur ma parole, monsieur mon frère, je ne l’ai jamais vu !
– C’est que, à moi aussi, le Moine a parlé de Votre Majesté. Il m’a dit de veiller sur vous… il m’a dit de vous aimer, madame, pour tous les outrages dont vous avait abreuvée le roi mon frère.
La reine cacha son trouble sous un sourire.
– Oui, reprit l’infant d’une voix lente, ses conseils furent toujours ceux d’un esprit grave et d’un cœur loyal. Après chaque insulte que j’ai reçue de mon frère, il est venu me consoler et fortifier mon âme contre les tentations de la vengeance. Quel qu’il soit, je l’ai dit, je lui dois reconnaissance… mais le mystère qui l’entoure m’inquiète. Je ne puis aimer cet homme.
L’infant se tut.
Peu à peu sous l’impression de cet entretien mystérieux, la physionomie des quatre personnes qui étaient réunies dans l’oratoire de la reine avait pris une teinte solennelle. La nuit était sombre : au dehors on entendait les sanglots du vent dans les arbres dépouillés des jardins ; au dedans, les antiques et hautes croisées gémissaient sous l’effort de la bise ; les deux jeunes filles, serrées l’une contre l’autre, avaient peine à dissimuler leur vague effroi.
À ce moment, la porte s’ouvrit, et chacun s’attendit presque à voir paraître le ténébreux personnage dont on avait évoqué le nom.
Mais l’huissier mit un terme à cette crainte en annonçant à haute voix :
– Le seigneur dom Simon de Vasconcellos et Souza !
Les cinq années qui avaient passé sur la tête de Vasconcellos n’avaient fait que remplacer par la mâle beauté de l’homme les grâces de l’adolescence. Il ressemblait du reste, trait pour trait, à son frère, le comte de Castelmelhor.
C’était, chez les deux jumeaux, la même taille, parfaite dans son médiocre développement, la même délicatesse de formes, la même hauteur de regard. Seulement la noble figure de Vasconcellos n’avait point cette arrière-expression, douteuse, indéfinissable, qui déparait la figure de son frère. Sa franchise, à lui, était de bon aloi ; son œil, où la passion semblait s’être éteinte dans la douleur, son front calme et résigné disaient assez que ce n’étaient point d’ambitieuses et coupables aspirations qui avaient amené la pâleur à sa joue.
Il était vêtu d’un brillant costume de cour, et portait, suivant la mode portugaise, les couleurs de sa maison. Ce costume augmentait tellement la ressemblance naturelle qui existait entre lui et son frère que la reine ne put s’empêcher de rougir en songeant aux indignes outrages de ce dernier.
Quant à l’infant, il recula de plusieurs pas, et se tint à l’écart.
– Ils se ressemblent, pensa-t-il, de cœur comme de visage, sans doute… Je ne sais lequel des deux je déteste le plus.
Vasconcellos traversa la chambre à pas lents et arriva jusqu’à la reine qu’il salua profondément. L’infant, qui ne la perdait pas de vue, remarqua avec un mouvement de colère que ce fut la reine qui présenta sa main d’elle-même. Vasconcellos l’effleura de ses lèvres et se releva aussitôt.
– Quel heureux hasard vous amène, seigneur ? dit la reine. Vous ne nous avez point habituée à jouir souvent du plaisir de votre présence.
– Madame, répondit Vasconcellos, avec un mélancolique sourire, ma présence vous apporterait peu de joie. Ma tâche est autre : je suis la sentinelle veillant au salut de Votre Majesté. Mon aspect est de sinistre augure, car il annonce le péril.
– Que voulez-vous dire ? s’écria l’infant en s’approchant ; madame la reine serait-elle menacée ?
– Oh ! je suis en sûreté, dit Isabelle. N’êtes-vous pas là, près de moi, dom Simon, vous qui fûtes mon constant protecteur ?
– J’ai fait jusqu’ici de mon mieux, madame, répondit Vasconcellos.
Puis, saluant l’infant avec respect, il ajouta :
– Son Altesse Royale pourra d’ailleurs vous prêter l’appui de son épée, car le danger qui vous menace ne vient point d’Alfonse de Portugal.
– Il y a donc réellement un danger ! s’écria le prince ; parlez, seigneur, de quoi s’agit-il ?
L’horloge du palais tinta ce coup unique et précurseur qui, dans presque toutes les anciennes sonneries, annonçait, deux ou trois minutes à l’avance, que l’heure allait se faire entendre.
– J’arrive à temps ! dit Vasconcellos. Seigneur, il s’agit de sauver la reine contre laquelle un infâme a tramé un complot qui va s’exécuter ce soir.
– Quel complot ?
– L’heure presse, seigneur, répondit Simon, et le temps n’est point propice pour une explication… Écoutez !
Un coup violent fut frappé à la porte extérieure du palais. Au même instant, l’horloge sonna huit heures.
– Vous êtes ponctuellement obéi, milord, pensa Vasconcellos, et c’est plaisir de faire la partie d’un joueur de votre force !
– Qu’est-ce là ? murmura la reine.
– Ce sont vingt soldats de la patrouille du roi qui viennent pour enlever Votre Majesté, répondit Vasconcellos.
– Vingt ! dites-vous, s’écria l’infant ; ils sont vingt ! Et nous ne sommes que deux !…
Il y avait de la défiance dans ces paroles. La reine dit en regardant Vasconcellos :
– Seigneur, j’ai foi en vous.
L’infant baissa les yeux.
– Merci madame, dit Vasconcellos.
On entendit un bruit de pas dans l’escalier, puis la voix des valets qui disputaient le passage. Les deux jeunes Françaises, saisies d’épouvante, s’étaient levées et se tenaient immobiles. Le regard de la reine tomba sur elles.
– Retirez-vous, mes filles, dit-elle. Allez dans la chapelle du palais ; là, du moins, vous serez à l’abri.
Les deux sœurs se prirent par la main, mais au lieu d’obéir, elles vinrent se mettre à genoux aux pieds de la reine.
– À Dieu ne plaise, dit Marie de Saulnes, que nous abandonnions Votre Majesté à l’heure du péril !
– Nous sommes filles de gentilhomme ! ajouta Gabrielle ; nous avons le droit de mourir avec votre majesté.
La reine leur donna un baiser.
Les pas approchaient rapidement ; on les entendait déjà dans la salle voisine. Vasconcellos fit signe à la reine de rester à sa place, et marcha vers la porte. L’infant voulut le suivre.
– Restez, seigneur, dit Vasconcellos, le temps approche où Votre Altesse Royale sera le seul espoir des Portugais, ne compromettez pas inutilement une vie précieuse.
Avant qu’il eût achevé, la porte s’ouvrit. Vasconcellos écarta d’un geste respectueux, mais ferme, l’infant, qui, l’épée nue, voulait défendre le passage de vive force, et se mit au-devant de lui. Il avait laissé son épée au fourreau.
Les chevaliers du Firmament, jetant de côté le dernier valet qui barrait encore l’entrée, se précipitèrent dans la chambre en tumulte, suivis de sir William, le secrétaire de lord Richard Fanshowe.
Vasconcellos, les bras croisés sur sa poitrine, était placé entre eux et la lumière ; ils ne l’aperçurent point d’abord ; mais Manuel Antunez, le lieutenant d’Ascanio, ayant voulu passer outre et s’approcher de la reine, le cadet de Souza le saisit rudement par l’épaule et le rejeta, meurtri, au milieu de ses compagnons.
– Que venez-vous faire en cette demeure, marauds ! dit-il d’une voix éclatante.
Les Fanfarons du roi s’étaient arrêtés stupéfaits, parce que ce mouvement de Vasconcellos avait mis son visage dans la lumière. Nul n’osait plus avancer. Sir William lui-même se tenait à l’écart et cherchait à se cacher.
Un nom, prononcé à voix basse, passait de bouche en bouche.
– Castelmelhor ! répétait l’un après l’autre les Fanfarons du roi.
Et telle était la terreur inspirée par le favori, que les plus rapprochés de la porte commencèrent à effectuer prudemment leur retraite.
Vasconcellos n’avait point compté sur cette méprise. Averti du danger qui menaçait la reine, il avait pris ses mesures en conséquence, et c’était à coup sûr qu’il avait dit : « Je réponds de Votre Majesté. » Mais ce mouvement rétrograde des chevaliers du Firmament lui donna à réfléchir ; le nom de Castelmelhor vint jusqu’à ses oreilles, et il devina la cause de cette panique soudaine.
Son intérêt était d’en profiter, car sa tâche de ce jour n’était point achevée. Il fit un pas vers la patrouille du roi, qui recula aussitôt.
– Qui vous a conduits ici ? demanda-t-il.
– C’est moi, seigneur comte, répondit piteusement Antunez, mais je croyais agir d’après les instructions de Votre Excellence, et je n’ai fait que suivre les ordres de mon supérieur, le capitaine Ascanio Macarone.
– Vous serez punis, reprit Vasconcellos de cette voix sèche et brève qu’affectait ordinairement Castelmelhor ; votre capitaine sera cassé, pour qu’on sache à l’avenir le respect qui est dû à la demeure de madame la reine et au drapeau de la France qui flotte au seuil de ce palais… Retirez-vous.
Tous se hâtèrent d’obéir.
– Arrêtez, reprit Vasconcellos en se ravisant ; vous avez, parmi vous, un homme qui ne porte point l’uniforme des Fanfarons du roi ; qui est-il ?
Il désignait sir William.
– C’est un Anglais, répondit Antunez.
– Que vient-il faire ici ?
Antunez hésita un instant.
– C’est, balbutia-t-il enfin, le secrétaire de milord ambassadeur d’Angleterre.
– Altesse, dit Vasconcellos, en se tournant vers l’infant, vous voyez si j’avais raison de vous dire que cette attaque infâme ne venait point du roi votre frère… Sortez, ajouta-t-il en s’adressant à Antunez. Vous, seigneur Anglais, restez.
Malgré cet ordre, sir William voulut faire retraite ; mais les Fanfarons du roi, sur un signe du prétendu Castelmelhor, le saisirent et l’amenèrent de force au milieu de la chambre, après quoi ils se retirèrent.
La reine et l’infant étaient restés spectateurs muets de cette scène.
L’infant se demandait quel lien unissait Vasconcellos aux Fanfarons du roi ; il se demandait comment Vasconcellos avait pu prévoir l’attaque et la repousser par la seule force de sa volonté pour ainsi dire.
Pendant qu’il réfléchissait ainsi, une autre scène se préparait, qui devait porter au comble son étonnement.
Vasconcellos, au lieu de revenir voir la reine, était resté au milieu de la salle en face de sir William, qui se tenait debout et enveloppé dans son manteau. Le cadet de Souza fut quelques secondes avant de reprendre la parole ; enfin, lorsqu’on eût entendu les lourds battants du portail extérieur se refermer sur les Fanfarons du roi, il leva lentement le bras, et saisissant le manteau de l’Anglais, il l’arracha de son visage.
– Altesse, dit-il à l’infant, qu’ordonnez-vous de ce traître, chassé du royaume par sentence royale et qui a rompu son ban ?
– Je ne connais point cet homme, dit l’infant.
Mais Vasconcellos ayant traîné William sous la haute lampe suspendue au-dessus du foyer, le prince ajouta avec un étonnement profond :
– Antoine Conti de Vintimille !
La reine leva sur l’ancien favori, dont elle avait entendu raconter souvent la puissance et les hardis méfaits, un regard surpris. Les deux demoiselles de Saulnes, qui s’étaient réfugiées derrière leur maîtresse, avancèrent avidement leurs têtes blondes et gracieuses des deux côtés du visage de la reine.
– Antoine Conti de Vintimille, répéta Vasconcellos avec une amertume profonde, l’homme qui a engagé le Portugal dans cette voie funeste qui mène à un abîme ; le démon qui s’est assis autrefois au chevet de son maître, notre seigneur ; l’impur empoisonneur qui a flétri l’esprit et le cœur de son roi ; l’assassin moral de Sa Majesté le roi Alfonse, votre frère et votre seigneur !
– Est-ce bien à toi de parler ainsi, demanda Conti en relevant la tête, Castelmelhor, toi qui m’as succédé ! toi qui m’as imité et dépassé !
– Regardez mieux, seigneur Conti, répondit le cadet de Souza ; je ne suis point Castelmelhor !…
– Est-il possible ! interrompit Vintimille en jetant autour de la chambre ses cauteleux regards, comme pour chercher ses acolytes absents.
– Je suis, poursuivit Vasconcellos, celui qui, au temps de votre puissance, vous frappa un jour au visage au milieu de vos infâmes gardes du corps ; je suis celui qui ameuta le peuple pour vous chasser de Lisbonne…
– Vasconcellos ! murmura Conti en courbant le front. Et je ne l’ai pas reconnu !
– Vasconcellos qui vous avait dit : Nous nous reverrons, seigneur Conti !
L’ancien favori fit un pas en arrière, et alla tomber, éperdu, aux pieds de l’infant, qui se recula avec dégoût. Alors Conti, affolé par la terreur, se traîna jusqu’aux genoux d’Isabelle.
– Grâce, Madame ! grâce ! Murmura-t-il.
– Épargnez-le, seigneur, dit la reine.
Les deux sœurs joignaient leurs mains et imploraient Vasconcellos du regard.
– Relève-toi ! dit ce dernier, je t’avais oublié. Pour que je me souvinsse de toi, il ne fallait rien moins que le danger de la reine… Ne regrette pas trop amèrement de m’avoir pris pour Castelmelhor. Sans cette erreur, tu aurais payé cher ton audacieuse trahison : regarde !
Il avait poussé Conti vers une fenêtre. Celui-ci put voir briller, aux rayons de la lune, derrière un mur en ruine qui longeait une aile du palais, les mousquets d’une trentaine de gens de guerre. L’infant, à son tour, s’approcha de la fenêtre ; il aperçut les soldats, et son dépit redoubla.
– Va t-en, valet d’Anglais, reprit Vasconcellos ; retourne vers ton maître. Dis-lui de continuer dans l’ombre ses ténébreuses machinations, jusqu’à ce que soit venue l’heure du châtiment… Mais qu’il ne touche pas à la reine ! quelqu’un de plus fort que lui veille sur elle.
Vasconcellos montra la porte. Conti traversa la salle d’un pas rapide et disparut.
– Merci, seigneur, dit la reine.
– Recevez aussi mes remerciements, seigneur, dit à son tour l’infant d’une voix où l’amertume et la colère le disputaient à une cérémonieuse courtoisie ; mais voici en un moment bien des merveilles ! Je comprends qu’on ait cru voir en vous Louis de Souza, votre frère ; je m’y suis souvent trompé moi-même autrefois, mais d’où vous vient, je vous prie, cette mystérieuse connaissance des intrigues de l’Angleterre ? depuis quand avez-vous le droit d’entretenir des gens de guerre à votre service dans Lisbonne ? que veut dire ?…
– Que Votre Altesse daigne me pardonner, interrompit Vasconcellos ; l’explication serait longue peut-être, et je la juge inutile…
– Moi, je l’exige, seigneur !
Vasconcellos s’inclina avec respect. Il prit dans ses tablettes un papier qu’il remit à l’infant.
Le billet contenait ces mots :
« Votre bonheur, en ce monde, dépend de Vasconcellos, fiez-vous à lui.
» LE MOINE. »
L’infant lut et relut le billet à plusieurs reprises. Ensuite il leva sur Vasconcellos un regard scrutateur, que celui-ci soutint avec calme et dignité.
– Je me retire, dit le prince après avoir réfléchi quelques instants encore ; je ne puis dire que j’aie foi en vous, seigneur, malgré la recommandation d’un homme que j’honore, qui m’a prouvé son dévouement ; mais dont un secret instinct m’éloigne.
Il baisa la main de la reine et se dirigea vers la porte. Comme il sortait Vasconcellos lui dit :
– Je prie votre altesse Royale de ne point quitter le palais. Sa Majesté aura sous peu d’instants besoin de l’entretenir.
Vasconcellos et la reine restèrent seuls. La reine demanda :
– Qu’avez-vous à me dire, dom Simon ?
– Madame, répondit Vasconcellos, je viens plaider près de vous une grande cause… Et d’abord, qu’il me soit permis d’adresser une question à Votre Majesté : Vous avez perdu, j’espère, depuis qu’une brutale tyrannie ne pèse plus sur vous, la pensée de vous réfugier dans un cloître ?
– Je sais… Le monde me crut l’épouse d’un roi ; que peut-on être après cela, sinon l’humble et solitaire épouse de Dieu ?
– On peut être une reine, madame.
– Je ne vous comprends pas, dom Simon.
– À mon tour, j’hésite, madame, reprit Vasconcellos avec effort ; car en ce moment je déserte une route longtemps et fidèlement suivie… et il me semble qu’en changeant de chemin, je trahis un devoir comme je mets en oubli un serment.
Il s’arrêta pour reprendre presque aussitôt.
– C’était un vaillant homme que mon père, pur, et fort. Je le vois encore cette nuit-là assis dans le fauteuil antique où nous nous mettons pour mourir, nous autres fils de Souza. Il était calme ; son front avait cette pâleur sereine qui n’appartient point à ce monde, et que Dieu fait descendre sur le visage du juste expirant. Nous nous agenouillâmes, car je n’étais pas seul : Castelmelhor était près de moi.
Mon père étendit sur nos têtes sa grande main blanche et décharnée ; son œil mourant scruta notre âme. Je pleurais ; dom Louis, mon frère, pleurait aussi : depuis ce temps je ne crois plus aux larmes.
Mon père nous dit : – Enfants, aimez le roi ; souffrez pour le roi ! mourez pour le roi !
Et nous jurâmes :
Dom Louis jura le premier ; moi, je mis la main sur mon cœur, et je dis : Puisse Dieu me mettre à l’épreuve !
J’étais sincère, madame, j’aurais voulu mourir pour le roi ! Mais où est le roi ? Et doit-on mettre le roi avant la patrie.
La reine écoutait toujours et se sentait le cœur serré sans savoir pourquoi. Vasconcellos reprit encore :
– Il ne faut point que le Portugal périsse, il faut que le Portugal ait un roi… dont l’intelligence puisse aider, le bras, et dont le bras soit de force à soutenir le poids d’un sceptre… Moi, je serai parjure, mais Dieu me pardonnera, et Jean de Souza, mon père, aura pitié de moi. J’ai demandé conseil à Dieu et à mon père, madame avant de venir vers vous.
Isabelle prononça tout bas :
– Je vous l’ai dit : j’ai foi en vous : que voulez-vous que je fasse ?
– Je veux que vous soyez la femme de dom Pierre de Bragance, infant de Portugal.
Isabelle demeura la bouche demi-ouverte, l’œil fixe, et ne put trouver la force de répondre.
– La haute noblesse vous aime, poursuivit Simon ; elle se ralliera à votre époux, et quand le moment sera venu, les traîtres qui minent le trône d’Alfonse trouveront derrière ses débris un autre trône qui sera encore un trône légitime.
Isabelle gardait toujours le silence ; Vasconcellos mit un genou à terre.
L’histoire n’a pas dit en termes exprès le secret de ces deux âmes. Vasconcellos resta longtemps prosterné, plaidant la cause de la patrie. Sa voix défaillit plus d’une fois parce que la reine pleurait. Dieu et son père pouvaient le regarder jusque dans le fond de son cœur.
C’était un cœur de 25 ans vaillant, ardent, mais net comme l’or qu’aucun souffle n’a terni.
Isabelle lui dit :
– Dom Simon, relevez-vous, l’Église m’a rendu ma liberté que j’avais perdue aux yeux des hommes. Je suis maîtresse de moi-même. J’ai songé un instant prendre le voile, et un instant aussi mes espoirs sont allés vers une autre destinée. J’ai pour l’infant dom Pedro les sentiments d’une sœur… Dom Simon, vous m’avez implorée au nom du Portugal, ce n’est pas mon pays… Répondez avec toute votre franchise à une question qui pourra vous sembler étrange ; avez-vous le désir d’être exaucé ?
Les mains tremblantes de Vasconcellos se joignirent et il répondit oui d’une voix à peine intelligible. Isabelle eut un douloureux sourire.
– Seigneur, dit-elle, votre volonté sera faite.
Quelques heures plus tard, vers minuit, la chapelle du couvent majeur des Bénédictins de Lisbonne était brillamment éclairée. Vis-à-vis de l’autel, un double prie-Dieu avait été disposé. C’était un mariage qui allait être célébré. L’abbé mitré Ruy de Souza de Macedo attendait les époux en personne, et s’était revêtu de tous les insignes de sa haute dignité ecclésiastique.
Bientôt deux carrosses sans armoiries s’arrêtent à la porte du couvent. La reine descendit du premier, escortée de ses deux demoiselles d’honneur ; le prince infant sortit du second : il était seul.
Au seuil de la chapelle, le mystérieux personnage que nous connaissons sous le nom du Moine se présenta pour assister l’infant et produisit par devant Ruy de Souza les titres provisoires et dispenses obtenus en cour de Rome.
Dom Pedro avait peine à contenir sa joie et ne pouvait croire à tant de bonheur, Vasconcellos, qu’il regardait comme son rival, avait mis la main d’Isabelle dans la sienne.
La cérémonie fut courte et sans pompe. Il n’y avait de spectateurs que les deux demoiselles de Saulnes, le Moine et quelques religieux.
Après la cérémonie, le Moine regagna sa cellule. Sa journée de travail n’était pas finie, quoique la nuit fût déjà fort avancée.
Il appela un convers et lui dit :
– Rends-toi sur le champ au palais Castelmelhor… non ! attends.
Et il ajouta à part lui :
– Je veux essayer du moins d’épargner cette honte à mon frère. L’Anglais suffira… Rends toi à l’hôtel de Sa Seigneurie lord Richard Fanshowe : demande son secrétaire William et dis-lui qu’il fasse part à son maître sur-le-champ d’une grande nouvelle : l’infant vient d’épouser la reine… Va !
Le message du Moine fut ponctuellement exécuté. Cette nuit-là même, sir William, secrétaire de Sa Seigneurie le lord ambassadeur, eut connaissance du mariage clandestin. Le premier mouvement de sir William, ou plutôt d’Antoine Conti, qui se cachait sous ce pseudonyme, fut d’éveiller son maître et de le prévenir ; mais il se ravisa et alla se mettre au lit, pour méditer plus à l’aise un plan de fortune que son esprit fertile venait d’ébaucher.
Conti avait une foi fort mince en l’habileté de lord Fanshowe. Ignorant et d’esprit grossier, mais fin par nature, l’ancien favori s’était instruit à l’école du malheur. Depuis son exil, il n’avait passé que fort peu de temps à Terceira, d’où il s’était bientôt échappé. Il avait vu le monde et avait appris à ses dépens la science des hommes.
Fanshowe lui semblait être un de ces trompeurs de comédie, comme il en avait vu à foison sur les théâtres de France. Son principal désir était de quitter le service de l’Angleterre, dont la lourde astuce n’allait point à ses habitudes de ruse plus déliée. Trop dépourvu de préjugés pour ne point subordonner toutes rancunes au désir de relever sa fortune, il brûlait de se rallier à Castelmelhor. Ce qui lui manquait c’était un prétexte : or il en avait deux au lieu d’un : le mariage clandestin et la présence de Vasconcellos chez la reine.
Dès le matin, Conti changea son accoutrement britannique contre un costume portugais, et s’en alla frapper à la porte du palais de Castelmelhor.
Malheureusement, l’algarade du Moine avait mis le comte en fort méchante humeur. Il avait défendu de laisser entrer personne au palais, et Conti, après une demi-douzaine de rebuffades, dut revenir tristement à l’hôtel de Fanshowe.
La première personne qu’il rencontra dans l’antichambre fut le beau cavalier de Padoue, qui attendait Balthazar, son gigantesque messager matrimonial, mais Balthazar ne venait point.
Conti passa, distrait, près de lui et omit de le saluer. Le Padouan n’était pas homme à laisser impuni un pareil solécisme de courtoisie.
Il renfonça gaillardement son feutre sur l’oreille gauche, et fit sonner sa rapière contre les carreaux de l’antichambre.
– Corbac ! voici un malotru de l’espèce la plus rare ! s’écria-t-il. Eh mais ! c’est le seigneur William Conti de Vintimille, auquel je baise les mains avec un contentement tout particulier.
Conti regarda autour de lui avec inquiétude.
– Silence ! murmura-t-il ; ne prononcez point mon nom, seigneur… Ici je suis sir William.
– Sir William soit, dit Ascanio, mais en changeant de nom, vous eussiez dû changer aussi de manières. L’insolence ne vous sied plus.
Conti ne répondit point ; pendant que le Padouan parlait, une idée subite avait paru le frapper.
Ascanio planta son feutre sur l’oreille et passa devant lui en disant :
– S’il vous plaît, place au capitaine des Fanfarons du roi !
À ce mot, Conti le regarda mieux, et vit en effet qu’il avait considérablement monté en grade. Cette découverte parut augmenter son désir d’entamer avec lui des négociations pacifiques.
– Seigneur Ascanio, dit-il, je vous prie d’agréer mes excuses. Je n’avais point vu les insignes de vos nouvelles dignités.
Il tendit la main au Padouan, qui croisa les siennes derrière son dos et continua de marcher vers la porte en disant :
– Appelez-moi seigneur dell’Acquamonda, s’il vous plaît. Jusqu’au revoir, mon brave.
– Seigneur dell’Acquamonda, jusqu’au revoir !
Ascanio se retourna et fit un salut plein de gracieuse condescendance.
– Votre Seigneurie, si je puis me permettre une question, reprit Conti, a-t-elle ses entrées au palais Castelmelhor ?
– Sans doute, plusieurs entrées, savoir : en ma qualité d’officier des chevaliers du Firmament, le matin et le soir ; en ma qualité d’ami intime de Son Excellence, à toute heure de la journée et de la nuit.
– C’est un beau privilège ! Eh bien, seigneur, si bas que je sois tombé, j’ai dans certaine bourse cent louis de France qui sont fort à votre service.
En deux bonds, Ascanio fut auprès de Conti.
– Cela vous convient-il ? continua ce dernier. Il s’agirait de m’introduire avec vous auprès du comte.
– Eh ! eh ! fit Ascanio, cela n’est pas absolument impossible. Je me sens disposé à faire quelque chose pour vous, et…
– Trêve de momeries ! interrompit sévèrement Conti ; je paye et n’aime point qu’on plaisante trop longtemps avec moi. Pouvez-vous me conduire à l’heure même ?
La porte du cabinet s’entrouvrit et laissa voir la tête blanchâtre de milord.
– Sir William, dit Fanshowe, je vous attends depuis une heure.
Et il referma la porte.
– Au diable le contre-temps ! s’écria Conti avec humeur. Seigneur Ascanio, il faut remettre l’affaire à ce soir, six heures.
– Impossible ! à six heures je ferai ma toilette.
– À sept heures, donc !
– Impraticable ! à sept heures, je serai près de ma noble fiancée.
– Détestable fou ! grommela Conti ! à quelle heure, donc ?
– Vers huit heures.
La sonnette de milord se fit entendre.
– Où nous trouverons-nous ? dit Conti impatienté.
– Dans le jardin de cet hôtel.
– Qui vous ouvrira la grille ?
– C’est mon secret, très-cher seigneur, dit Ascanio en souriant avec fatuité.
La sonnette de milord tinta un long et impatient appel, et nos deux dignes amis se séparèrent.
En attendant qu’ils se réunissent de nouveau, nous accomplirons un devoir trop longtemps différé, en présentant au lecteur miss Arabella Fanshowe, l’unique héritière de milord. C’est le cas, sans nul doute, de dire : Mieux vaut tard que jamais, quand il s’agit de faire une agréable connaissance.
Miss Arabella Fanshowe un type britannique non moins curieux à observer que le lord, son honoré père, était une personne blonde, longue et fade. Au temps de sa première jeunesse, elle avait dû faire une très-passable miss, mais elle avait alors trente-cinq ans, au dire des plus indulgents appréciateurs. La particularité de son visage était la saillie exagéré de sa mâchoire supérieure, qui montrait avec orgueil de larges dents d’une blancheur éclatante dont l’aspect causait une sensation de frayeur aux petits enfants.
À part ce trait caractéristique et national, miss Arabella était fort régulière, comme disent certaines dames de province. Elle avait de très-grands yeux d’un bleu déteint, au-dessus desquels jouait une paupière transparente, ornée de cils incolores ; son nez était pincé, son cou musculeux, ses épaules pointues, sa taille coupée en prisme tronqué comme un cercueil.
Au moral, miss Arabella ambitionnait un grand mariage et faisait des vers.
Judith anglaise au lieu de tuer Holopherne, l’aurait épousé. Miss Fanshowe, dévorée d’un zèle ardent pour les intérêts de sa patrie, avait résolu de jouer le rôle de Judith, rectifié dans le sens que nous venons d’indiquer.
Elle avait fait dessein d’atteler à son char tous les Portugais de marque, et de les livrer pieds et poings liés à l’Angleterre ; elle s’était promis, en quittant Londres, de conquérir le Portugal de compte à demi avec son père : projets louables et qui aboutirent du moins à lui procurer un époux d’illustre origine, comme nous pourrons le voir plus tard.
Ce jour-là, par l’entremise de Balthazar, elle avait permis au beau capitaine des chevaliers du Firmament de lui présenter ses hommages.
L’aurore la trouva à sa toilette, bien que l’entrevue ne dût avoir lieu qu’à la nuit. Sa camériste épuisa tous les secrets de son art pour la faire irrésistible : on doit dire qu’elle y réussit complètement : vers cinq heures, miss Arabella eût pu être prise à distance pour une poupée anglaise très-bien habillée, et à laquelle il ne manquait, pour faire illusion, que les ressorts.
– Comment me trouves-tu Patience ? dit-elle à sa camériste, presbytérienne de nom et de langage.
– Plus belle et plus brillante qu’il ne convient de l’être à une fille d’Adam, demoiselle, répondit Patience avec un soupir. Ah ! si le révérend Jédédiah Drake, qui est mon époux en la chair et mon père suivant l’esprit, savait que la plus choisie d’entre ses ouailles s’occupe ainsi des choses mondaines !… Mais le livre dit : « Parce que tu as péché, tu serviras les Philistins ; tu seras pendant longtemps leur esclave ! »
– Ainsi, tu me trouves belle ! s’écria miss Fanshowe, sans remarquer aucunement ce qu’avait de blessant la citation de sa camériste : j’espère qu’il en sera de même de cet insolent et présomptueux soldat, qui ose élever jusqu’à moi son regard. Castelmelhor m’a remarquée ; le puissant Castelmelhor ! Mais il est jeune et timide, il a peur sans doute d’essuyer un refus, s’il se déclare. Je veux exciter son émulation par l’exemple de ce grand seigneur de Padoue, dont la lettre n’est vraiment pas mal tournée.
– Vanité des vanités ! murmura Patience.
– Peux-tu parler ainsi ! Ne sais-tu pas quelle noble ambition m’anime ! Ah ! s’il m’était donné de faire ce superbe favori vassal de mes yeux et de l’Angleterre… Patience, mon nom vivrait dans l’histoire !
– La gloire du monde passe ! prononça sentencieusement Patience.
Arabella se fit servir une robuste tranche de bœuf et un flacon de bière forte, pour renouveler le principe éthéré de sa frêle existence. Quand elle eut dévoré ce qui aurait suffi largement au repas de quatre Françaises, elle se lut à elle-même une forte quantité de ses vers, puis elle descendit blafarde au jardin.
Le jardin était solitaire. Arabella, pour tromper son impatience, se mit à regarder la lune, récita encore quelques strophes froides à cette blanche reine des nuits, dont le teint a quelque chose d’anglais et qui a inspiré tant d’élégies britanniques.
Enfin, une clef tourna bruyamment dans la serrure rouillée de la grille, qui s’ouvrit et se referma avec fracas.
– Imprudent ! murmura Arabella. Que de bruit !
Des pas se firent entendre sur le sable de l’allée et le « grand seigneur » de Padoue tout brillant d’or et de velours vint tomber comme une bombe aux pieds d’Arabella.
Ascanio avait eu soin de jeter un mouchoir sous son genou, afin de ne point gâter le haut-de-chausses blanc qui dessinait sa jambe. À part cette précaution, qui dénotait un certain sang-froid, sa conduite fut de toute beauté.
– Divine Arabella ! murmura-t-il, d’une voix pleine d’émotion, suis-je encore sur cette terre, demeure abjecte des infortunés mortels, ou ai-je franchi les degrés de l’empyrée ? Quand je fais un retour sur moi-même, je crois être sur terre, car je ne suis qu’un homme ; quand je vous regarde, je pense être au ciel, car vous êtes une divinité !
En terminant ce madrigal, Ascanio voulut saisir la main d’Arabella ; mais cette jolie personne s’enfuit, semblable à une biche effarouchée par un hardi chasseur, et ne s’arrêta qu’au bout de trois pas.
Le cavalier de Padoue ramassa son mouchoir, traversa sur la pointe des pieds la distance qui le séparait d’Arabella, et replaça le mouchoir pour retomber à genoux.
– Nymphe sauvage, dit-il, est-ce ainsi que vous avez pitié de mon martyre ?
– Seigneur, répondit Arabella, avec une modestie rehaussée par un accent très-prononcé, je ne suis pas bien sûre d’agir avec prudence : l’heure avancée…
– Ô charmes ineffables d’une voix adorée ! soupira le Padouan. Dites, oh ! dites, que j’entende enfin ces paroles qu’on paye au prix de sa vie !
– Il parle comme un sonnet, se dit Arabella en poussant un soupir de regret. C’est égal, j’ai ma mission ici-bas, songeons à l’accomplir… Vous vous méprenez, seigneur, acheva enfin Arabella ; ce n’est pas pour vous que je vous ai fait venir.
Le Padouan mit incontinent son mouchoir dans sa poche et se releva.
– Et pour qui donc, idol mio ? demanda-t-il avec ironie.
– On m’avait dit… Vous offenserai-je en vous offrant ce brillant, seigneur ?
– Eh ! charmante miss, s’écria Macarone, vous faites là une question à laquelle répondrait un jeune enfant, non encore sevré du lait maternel ! m’offenser, moi ! Pourquoi cela ? Je porterai cette bague jusqu’à la mort et par delà, divine Arabelle !
Il pesa la bague et fit chatoyer le brillant.
– J’en trouverai cent pistoles, grommela-t-il, mais où veut-elle en venir ?
Arabella était embarrassée. L’impertinente familiarité du Padouan lui semblait aisance de courtisan. Elle se demanda s’il ne valait pas mieux le laisser agir pour lui-même que d’employer seulement son entremise, mais il fallait qu’elle fît, pour l’Angleterre, une importante conquête ; sa gloire était à ce prix.
– Veuillez m’écouter, seigneur, dit-elle ; j’ai cru m’apercevoir… qu’un des premiers gentilshommes de la cour…
– Un de mes bons amis, sans doute. Vous le nommez ?
– Louis de Souza.
– Le cher comte, le bambin de comte ! comme nous disons Sa Majesté et moi… Poursuivez, ravissante princesse.
– J’ai cru m’apercevoir qu’un jour… je ne l’ai vu qu’une seule fois, son regard s’arrêta sur moi d’une façon…
– Eh ! eh ! eh ! fit, Ascanio ; il a du goût !
– Le comte est jeune ; il n’aura point sans doute osé me déclarer ses sentiments…
Ascanio retint un éclat de rire, et prit un air de sérieuse protection.
– Charmante Arabella, dit-il, je comprends le reste, j’irai vers Castelmelhor, si vous l’exigez, car je suis votre esclave… et pourtant ce rôle ne convient guère à ma glorieuse naissance, non plus qu’à la haute position que j’occupe à la cour.
– Je ne me suis pas trompée ! pensa miss Fanshowe c’est un véritable gentleman !…
– Et puis, reprit Ascanio en s’échauffant, ce petit favori est-il bien digne de vous ! pauvre noblesse ! Et il branle dans le manche, cara mia !
– Comment ! s’écria miss Fanshowe ; il passe pour l’homme le plus puissant de la cour et pour le meilleur gentilhomme qui soit en Portugal.
Le Padouan éclata de rire, et s’écria :
– Corbac ! s’il est le plus puissant et le meilleur gentilhomme, pour qui me compte-t-on, moi, ma tout adorable ?
– Vous, seigneur ! dit Arabella.
– Moi-même, miss, Ascanio dell’Acquamonda, qui dispose des milices royales, qui possède une douzaine de châteaux dans l’antique Latium, et qui compte un héros d’Homère parmi mes glorieux ascendants ! d’Homère et de Virgile, madame !
Le beau cavalier de Padoue débita cette tirade avec une véritable majesté. Miss Fanshowe fut éblouie.
– Mais on m’avait dit, reprit-elle pourtant, que vous étiez un soldat de fortune.
Cette fois, Ascanio se saisit les flancs à deux mains, et se tordit dans un accès de convulsive hilarité.
– C’est vrai s’écria-t-il : je suis soldat comme Mars, et j’ai la fortune de Crésus !
– Seigneur, dit Arabella avec une timidité croissante, je vous prie de m’excuser…
– Eh ! douce âme, que voulez-vous que j’excuse ? répondit Ascanio. Tout ne vous est-il pas permis ? Mais revenons à cet heureux friponneau de Castelmelhor. Puisque vous y tenez, je lui dirai…
– Ne lui dites rien, seigneur ! s’écria précipitamment Arabella.
Le Padouan se campa sur la hanche.
– Nous avons changé d’avis ? demanda-t-il avec une fatuité inimitable.
– Oui, seigneur.
– Eh ! eh ! eh ! je n’en fais jamais d’autre… Alors revenons à ma propre flamme !
Arabelle ne répondit pas ; mais, Ascanio vit un sourire satisfait épanouir la forte mâchoire de son astre, qui montra une rangée de dents capables de le dévorer tout vif en un seul repas.
À cette vue, il tira de sa poche le fameux mouchoir qui servait pour se mettre à genoux. Juste à ce moment, la grille du jardin s’ouvrit sans bruit, et une ombre se glissa le long des bosquets.
– Oh ! oh ! fit l’ombre en apercevant Ascanio prosterné devant Arabelle ; qui avons-nous là.
L’ombre était le seigneur Conti de Vintimille, secrétaire de milord sous le nom de William.
– Le drôle n’aura pas mes guinées, pensa-t-il. À ce jeu, je gagne cent louis de France.
Il s’établit derrière un massif de feuillage d’où il pouvait tout observer sans être vu, et se tint coi. Il était du même avis que Balthazar, car il murmura en riant :
– Les deux font bien la paire !
– Donc, disait Ascanio, j’en étais, autant qu’il m’en souvienne, à vous exprimer l’espoir que vous ne seriez point davantage rebelle aux vœux d’un amour aussi délicat que tendre, aussi tendre que dévoué, aussi dévoué que sincère, aussi sincère…
– Seigneurie !… balbutia la tremblante Arabelle.
– Et maintenant, puisque nous voilà bien d’accord, je sollicite formellement votre main.
– Oh ! Seigneur !
– Qu’en dites-vous ! demanda brusquement Ascanio. Un mariage clandestin, tout ce qu’il y a de plus à la mode ! Il en pleut à la cour !
– C’est vrai, pensa Conti dans son coin.
– Y songez-vous, seigneur ?
– C’est entendu, nous partons demain soir, je vous enlève ; vous emportez quelques parures, vos bijoux… la moindre chose ! Je viendrai vous prendre à la grille du jardin, et après-demain, vous porterez le nom de mes aïeux… Princesse dell’Acquamonda, si vous voulez, ne vous gênez pas, l’empereur n’a rien à me… souhaitez-vous mieux ? Parlez ! mes glorieux ascendants m’ont laissé des droits sur Constantinople qui est actuellement aux mains des impurs sectateurs de Mahomet !
– Un trône !… murmura miss Fanshowe dont la folle tête éclatait.
– C’est convenu… à demain… Pour le moment, rentrez, je crains ces soirées fraîches.
Il la fit monter lestement les marches du perron, et la poussa sans cérémonie dans la maison, dont il ferma la porte sur elle.
– Ouf ! dit-il ensuite en s’essuyant le front ; rude corvée ! Laide, sotte et orgueilleuse… Oui, mais milord a des domaines de prince ; elle est unique héritière. Je chasserai le renard dans un bois du Northumberland.
Quant à miss Fanshowe, elle vint tomber entre les bras de Patience, l’épouse en la chair du révérend Jédédiah Drake.
– Un trône !… Constantinople ! dit-elle, la postérité saura mon nom !
Comme Ascanio descendait, joyeux et vainqueur, le perron de l’hôtel, il vit venir à lui l’ombre, qui l’arrêta au bas des degrés.
– Seigneur dell’Acquamonda, dit Conti, je n’ai point voulu troubler votre entrevue…
– Vous écoutiez ? interrompit Ascanio, évidemment satisfait.
– À peu près. Mais dépêchons maintenant, s’il vous plaît.
– Je suis à vos ordres, avez-vous apporté les cent louis.
– Sans doute, répondit Conti, mais je les garde.
– Vous irez donc tout seul au palais.
– Oui-dà ? alors demain, au lieu de miss Fanshowe, vous verrez venir au rendez-vous Balthazar…
Ascanio réfléchit un instant.
– Seigneur Conti, dit-il tout à coup, vous êtes plus intelligent qu’autrefois. Partons.
Ils franchirent tous deux la grille du jardin. Leur promenade nocturne fut rapide et ils arrivèrent bientôt au palais. Ascanio était en uniforme ; il fit passer Antoine Conti.
En entrant chez Castelmelhor, le beau cavalier de Padoue ne mit point bas cet air vainqueur qui était un de ses principaux charmes. Encore sous l’impression de son récent triomphe, il traversa la pièce d’un pas bruyant, porta négligemment la main à son feutre et fit un salut tel quel au comte, qui ne levait point les yeux sur lui.
– Seigneur, dit-il, je viens présenter à Votre Excellence un pauvre garçon de mes camarades, qui a vu des jours plus heureux et aurait besoin…
– Qu’il s’adresse à mon majordome, dit le comte avec distraction.
– Seigneur… voulut ajouter Ascanio.
Mais le comte, sortant de sa rêverie, jeta les yeux sur lui. Le Padouan se découvrit aussitôt, et ramenant ses bras entre ses jambes, fit la plus humble de toutes les révérences.
– Ah ! c’est toi ? dit le comte. Va-t’en.
Et Castelmelhor tourna le dos.
– Son Excellence a la bonté de me traiter avec familiarité, murmura le Padouan à l’oreille de Conti.
– Comte de Castelmelhor, dit ce dernier en s’avançant tout à coup et avec une sorte de dignité, cet homme vous induit en erreur. Je ne suis point son camarade, et il fut un temps où vous teniez à honneur d’être le mien. Je ne m’adresserai pas à votre majordome, parce que c’est à vous que j’ai désiré parler. Regardez-moi, seigneur. Ce que vous êtes, je l’ai été. Antoine Conti avait le droit d’espérer un accueil plus courtois de son confrère et successeur.
– Antoine Conti, répéta Castelmelhor avec indifférence… Que venez-vous faire à Lisbonne.
– Chercher fortune, seigneur.
– La fortune ne se trouve pas deux fois. Je n’ai point le loisir de vous écouter.
– Tant pis pour moi, seigneur ! et tant pis pour vous ! car c’était de Votre Excellence que j’attendais la fortune, le Moine m’avait donné de quoi la payer comme il faut.
– Le Moine ! s’écria Castelmelhor en tressaillant.
– Le Moine ! répéta Macarone à part lui ; je m’étais promis de découvrir le secret de ce révérend personnage.
– Je t’avais ordonné de sortir ! dit le comte en lui montrant impérieusement la porte.
Le beau Padouan appela sur ses lèvres le plus gracieux sourire pour accompagner le salut qu’il envoya à Son Excellence, puis il se hâta d’obéir. Conti fit mine de le suivre.
– Restez, dit Castelmelhor.
Conti revint et demeura debout devant le comte.
– Que savez-vous du Moine, demanda ce dernier après un instant de silence.
– Je sais qu’il est l’agent de lord Richard Fanshowe.
– Vous vous trompez. Est-ce tout ?
– Au contraire, ce n’est rien… Je sais que ses émissaires emplissent Lisbonne, et que les trois quarts de la ville sont à lui.
– C’est douteux, et mes valets le disent. Sont-ce là vos secrets.
– Non… Je sais une chose qui mettra fin à vos hésitations, seigneur, et portera malgré vous votre main jusqu’à cette couronne que vous convoitez depuis si longtemps.
– Qu’est-ce à dire ? s’écria Castelmelhor en se levant, m’accuse-t-on de conspirer ?
– J’ai été secrétaire de milord l’ambassadeur d’Angleterre, répondit Conti. Vous dirai-je mon secret, seigneur ? Il vient du Moine, et j’étais chargé de l’apprendre à milord ; mais je suis bon Portugais et j’ai pensé qu’il valait mieux vous l’apporter.
– Parlez, dit Castelmelhor.
– Et puis, poursuivit Conti, j’ai pensé aussi que Votre Excellence me payerait un prix meilleur.
– Que demandez-vous ?
– Rien, tant que vous serez comte de Castelmelhor ; vos places, vos titres, votre héritage, en un mot, quand vous serez roi de Portugal.
L’aîné de Souza réfléchit un instant.
– Vous aurez tout cela, dit-il enfin ; parlez.
– La nuit dernière, reprit aussitôt Conti, dans la chapelle du couvent majeur des Bénédictins, le prince Infant a épousé mademoiselle de Savoie-Nemours… la reine, si ce titre vous plaît mieux… et je vous garantis qu’elle espère bien ne le point quitter.
– Mais c’est crime d’État ! murmura Castelmelhor ; et c’est sacrilège ! ils sont à moi, tout obstacle disparaît…
– Que Dieu garde Votre Majesté très-sacrée ! interrompit Conti en s’inclinant jusqu’à terre. Entre le trône et vous, il n’y a plus rien.
Un subit éclair de fierté illumina l’œil de Castelmelhor qui repoussa violemment son siège et fit quelques pas dans la chambre.
– Roi ! pensa-t-il, roi !… Ce mariage, célébré au couvent majeur, qui est la retraite du Moine, annonce un complot sur le point d’éclater… Le temps presse, il faut agir.
Il s’arrêta et regarda Conti.
– Je puis compter sur cet homme, poursuivit-il, car il s’attache à moi comme à une dernière espérance.
– Quels sont vos ordres, seigneur ? dit en ce moment Conti. Je joue mon va tout.
– Le Moine d’abord ! s’écria Castelmelhor avec un éclat de haine. Je veux le saisir.
– Pas au grand jour, seigneur, car vous verriez Lisbonne entier se dresser devant vous !
– Soit ! Dans l’ombre.
– Quant à sa prison, je n’en sais point pour lui de sûre, reprit Conti. Au Limoëiro il a de nombreuses intelligences.
– S’il est trop difficile à garder…
Le comte fit un geste auquel Conti répondit par un sourire.
– Pour ce qui regarde les nouveaux époux, reprit Castelmelhor, je me charge de leur lune de miel.
Il s’assit de nouveau et prit sur son bureau plusieurs feuilles de papier blanc.
– Vous êtes à moi, Conti, dit-il tout en écrivant ; votre intérêt me répond de vous. Vous allez commencer votre rôle. Tenez !
Il lui remit un ordre signé de lui portant qu’on eût à obéir au seigneur Conti de Vintimille, secrétaire de ses commandements. Conti put à peine retenir sa joie, l’homme qui le faisait ainsi son lieutenant, et pour dire vrai, son premier ministre, allait être roi sous quarante-huit heures.
Castelmelhor choisit ensuite deux de ces feuilles de parchemin où l’on écrivait les ordres royaux, et les remplit avec rapidité.
– Faites atteler, dit-il à Conti, je vais me rendre chez le roi.
Conti sortit aussitôt. Lorsque Castelmelhor fut seul, il pressa son front avec force entre ses mains, comme s’il eût voulu contraindre ses idées à se coordonner en un plan lucide et sûr.
– C’est cela ! dit-il enfin. Tout est prévu ! Le but si longtemps et si ardemment souhaité ne peut m’échapper désormais. J’avais juré… Je serai parjure ! Est-ce trop cher payer une couronne ?
Il serra les deux feuilles de parchemin dans son portefeuille. À ce moment Conti rentra.
– Seigneur, dit-il, votre carrosse vous attend.
– Partons alors.
– Un mot encore… Je ne vous ai pas appris tout ce que je sais. Votre frère, est à Lisbonne.
Castelmelhor s’arrêta. Ses sourcils se froncèrent.
– On me l’avait dit, murmura-t-il. Vous l’avez vu ?
– Je l’ai vu… au palais de Xabregas : avec l’infant et la reine.
– Je souhaite, répliqua Castelmelhor avec amertume, de ne point trouver Vasconcellos sur mon chemin.
En prononçant ces derniers mots, sa voix avait pris une inflexion menaçante. Arrivé au bas des escaliers de son palais, il ajouta :
– Restez ici ; soyez prêt à toute heure et à tout quand je vous appellerai. Vous chargerez un officier de la garde, ce coquin de Padouan, par exemple, de l’arrestation du Moine. Je vous réserve une mission encore plus importante.
Il sauta dans son carrosse, et ses chevaux brûlèrent le pavé jusqu’au palais royal.
Alfonse en ce moment, était fort gravement occupé. Son royal beau-frère, Charles II, lui avait envoyé récemment trois couples de ces chiens microscopiques que Louis XIV, qui avait des titres pour toutes choses, appelait les épagneuls de la chambre, et dont la postérité est encore fort honorée sous le nom de King’s-Charles.
Le roi s’était pris, comme de raison, d’une subite et exclusive passion pour ces charmants petits animaux. Il s’enfermait dans ses appartements pour jouir de leur société plus à son aise, et passait des journées entières à contempler les joyeux combats de cette meute en miniature.
Il va sans dire que le roi, ainsi occupé, ne recevait point, sous quelque prétexte que ce fût, mais Castelmelhor n’était pas de ceux que pouvaient regarder de pareilles mesures. Gardes et valets le laissèrent passer sans rien dire, et les huissiers de la chambre ne prirent pas même la peine de l’annoncer.
Il entra. Le roi était couché tout de son long sur le tapis, et donnait son visage pour jouet aux six petites bêtes qui paraissaient prendre goût à ce passe-temps, et se ruaient à l’envi sur la chevelure royale.
Alfonse était si absorbé par ce plaisir d’excentrique espèce qu’il ne s’aperçut point de l’entrée de Castelmelhor. Il riait, rendait coup de tête pour coup de tête, prenait à belles dents les longues soies des oreilles, et faisait entendre de sourds grognements de satisfaction, en tout comparables au langage de ses partenaires.
Castelmelhor le contempla un instant en silence. Un sourire de mépris vint sur sa lèvre.
– Serait-ce un crime, murmura-t-il, que de pousser du pied dehors un de ces chiens ?
Mais il n’était pas venu pour faire des réflexions physiologiques. Il composa rapidement son visage, de manière à lui imposer une expression de bonhomie enjouée, et s’étendant à son tour sur le tapis, il plaça sa tête au milieu des chiens, qui reculèrent effrayés.
Le roi fronça le sourcil et regarda d’un air triste les bestioles effarouchées, autour de la tête inconnue de Castelmelhor.
– Ne pourrai-je donc avoir un moment de repos ! s’écria-t-il en se levant et en frappant du pied avec colère.
Ce mouvement donna une autre direction à l’effroi des petits chiens. Ils se réfugièrent derrière la riche chevelure de Castelmelhor, et voyant que ce nouveau venu était suffisamment débonnaire, ils se précipitèrent d’un commun accord sur lui, et reprirent avec ardeur le cours interrompu de leurs exercices.
Un instant, le roi fut jaloux, tant les épagneuls semblaient y aller de bon cœur ; mais bientôt l’aspect étrange de la figure de Castelmelhor, dont les cheveux, dépeignés et mêlés, couvraient le visage, changea son humeur. Il se mit à genoux, trépignant d’aise et excitant la meute lilliputienne, qui n’avait pas besoin de cela. À chaque fois que l’un des petits chiens saisissait une boucle de cheveux et tendait ses jarrets pour mieux tirer, c’étaient de bruyants transports de joie. Le roi ne se possédait plus.
Il faut que tout plaisir ait une fin. À bout de forces, Alfonse se leva bientôt en chancelant, et alla tomber demi-suffoqué sur un fauteuil.
– Ah !… ah !… ah !… s’écria-t-il, relève-toi. Tu vas me faire mourir ! Ah !… tu es un bon garçon, Louis ! C’est très-plaisant. Je ne me suis jamais tant amusé !
Castelmelhor obéit, et rejetant en arrière ses longs cheveux bouclés, il montra son visage souriant.
– Par le sang de Bragance ! dit Alfonse, pourquoi, bambin de comte, n’es-tu pas aimable comme cela tous les jours ? Aujourd’hui, tu vaux ton pesant d’or !
– C’est que je suis joyeux, sire, répondit Castelmelhor. Dites encore que je cherche à troubler les plaisirs de Votre Majesté ! Je viens de trouver le moyen de la débarrasser de tous les soins fastidieux, qui s’attachent au rang suprême.
Castelmelhor se sentit rougir en prononçant ces mots, auxquels ses projets d’usurpation donnaient un sens si perfide. Mais Alfonse ne s’en aperçut point, frappé qu’il était seulement par l’idée de ne plus s’occuper de rien qui eût l’apparence d’une affaire sérieuse.
– Quel moyen ? s’écria-t-il ; dis-nous vite ton moyen !
– Mon moyen… vous l’expliquer serait bien long, mais je puis vous donner un exemple. Vous n’aimez point signer certains actes…
– Oh ! non, non, non ! dit par trois fois le roi.
– Eh bien, j’ai fait graver une griffe qui représente à s’y méprendre le seing de Votre Majesté.
– C’est charmant, petit comte.
– Et ainsi du reste, sire.
– De sorte que tu ne me présenteras plus jamais ces vilains parchemins ?…
– Jamais, sire… et voici les derniers que signera Votre Majesté.
À ces mots, que Castelmelhor dit d’une voix émue, tant l’allusion était frappante et cruelle, il tira de son portefeuille les deux parchemins qu’il avait préparés.
Le roi pâlit à cette vue et recula, comme un enfant auquel on présente une potion amère et nauséabonde.
– C’est trahison, seigneur comte ! dit-il. Vous me promettez que je ne signerai plus, et au même instant vous me présentez ces actes ! allez-vous en !
Castelmelhor remit ses parchemins en poche.
– Comme il plaira à Votre Majesté, dit-il ; j’avais pensé qu’une chasse royale la divertirait…
– Une chasse royale ! s’écria Alfonse dont les yeux rayonnèrent de joie.
– Mais, continua Castelmelhor, les chevaliers du Firmament n’obéissent qu’au roi.
– Dis-tu vrai ? s’écria Alfonse ; ces ordres sont-ils pour une chasse royale ?
– Si votre Majesté veut en prendre connaissance…
Le roi fit un mouvement de terreur.
– Non, dit-il, mais je veux bien signer… Donne ! donne vite ! Oh ! bambin de comte, que je t’aime !
La main de Castelmelhor tremblait tellement qu’il ne pouvait ouvrir son portefeuille.
Alfonse le lui arracha des mains, saisit les deux parchemins et y posa les caractères informes qui lui servaient de signature.
Un long soupir souleva la poitrine de Castelmelhor.
– Ramasse ces paperasses, dit le roi ; c’est une odieuse chose !
Castelmelhor ne se fit pas répéter l’ordre. Il serra les deux actes et reprit son feutre pour sortir.
Il était au supplice. Chacune des paroles du roi lui déchirait le cœur. La vue de ce malheureux prince qui donnait tête baissée dans le piège réveillait en lui je ne sais quelle pudeur.
De ces actes qu’Alfonse venait de signer sans les lire, selon sa coutume, (car il y avait des années qu’il n’avait lu un ordre avant de le signer,) l’un était l’ordre d’arrêter, partout où ils se trouveraient, la reine et l’infant, coupables de lèse-majesté.
L’autre était son abdication pure et simple.
Castelmelhor balbutia encore quelques mots de respect et sortit en toute hâte. Il regagna son palais dans une disposition tout autre que celle où nous l’avons vu naguère. Encore sous l’impression de son entrevue avec Alfonse, sa conduite lui devenait odieuse ; il avait honte et dégoût de lui-même. Mais à mesure que le souvenir du roi s’éloignait, son ambition reprenait le dessus. Il se voyait ramenant le Portugal au rang d’où l’avait fait déchoir la triste folie d’Alfonse. Il chassait les Anglais, contenait les Espagnols et rendait au trône son lustre antique.
– N’est-ce pas là, se demandait-il, de quoi expier ce crime glorieux qu’on appelle usurpation ?
Quel coupable manqua jamais d’excuse vis-à-vis de lui-même ?
Antoine Conti fut appelé. Castelmelhor et lui tinrent une longue conférence et réglèrent les opérations du lendemain. La chasse royale d’abord, puis l’arrestation de la reine et de l’infant ; puis celle du Moine ; puis, peut-être, au fond d’un cachot bien sombre, le meurtre de ce personnage redoutable et mystérieux.
La nuit était fort avancée lorsqu’ils se séparèrent.
Conti se rendit, nonobstant cette circonstance, à l’hôtel des Fanfarons du roi, et fit lever le beau cavalier de Padoue, qui sauta de son lit en murmurant :
– Eh ! très-cher camarade, dit-il en apercevant Conti, ne cesserez-vous donc point d’abuser de ma condescendante bienveillance ?
Conti, pour toute réponse, exhiba l’ordre de Castelmelhor qui faisait de lui le second personnage de l’État.
Ascanio se frotta les yeux et lut.
– Eh bien ! s’écria-t-il, très-honoré seigneur, ne vous avais-je pas dit que ma pauvre protection vous servirait à quelque chose ? Vous me voyez ravi de votre subite fortune. Je m’estime heureux d’être le premier à vous en féliciter.
Le Padouan avait dépouillé toute prétention familière. En débitant ce compliment avec la chaleur convenable, il s’inclinait de virgule en virgule. En guise de point final, il prit la main de Conti, qu’il porta, sans rire, à ses lèvres.
L’ancien favori, qui avait repris sa morgue d’autrefois, ne se montra point étonné de cet hommage. Il donna brièvement ses ordres à Macarone, touchant la chasse royale du lendemain, et lui laissa pressentir qu’une mission importante lui était réservée.
À cette même heure, le Moine veillait, lui aussi, dans sa cellule solitaire. Le sommeil le fuyait, mais son insomnie n’était point visitée par le remords. En divulguant le mariage secret de la reine, il avait mis pour ainsi dire, le feu aux poudres.
Il le savait ; il ne se repentait point. À mesure que la crise approchait, il sentait grandir son courage, et sa conscience lui disait qu’il avait accompli un devoir.
Tranquille, et plein de cette fermeté calme qui est la vaillance, il ceignait ses reins pour la lutte qu’il prévoyait devoir être acharnée. Si parfois un nuage venait à son front, c’est qu’il sentait quelle responsabilité il avait assumée sur sa tête.
Les premiers rayons du jour, le trouvèrent debout encore et méditant profondément.
Il releva le front et salua le jour naissant d’un fier regard.
– Sera-ce toi, murmura-t-il, qui éclaireras le salut du Portugal ?
Il s’agenouilla devant le crucifix de bois qui pendait à l’une des parois de la cellule, et adressa au ciel une courte et fervente prière.
Comme il se relevait, des pas retentirent dans le corridor, et presque aussitôt après on frappa à la porte de la cellule.
Les hommes de divers costumes et professions que nous avons vus déjà, entrèrent et saluèrent respectueusement. Il y en avait beaucoup plus qu’à l’ordinaire, et la classe du peuple était représentée par de nombreux députés.
– Votre Révérence ne nous a pas appelés, dirent ceux-ci en s’avançant, mais nous sommes malheureux, et le jour tant promis n’arrive point.
– Mes fils, répondit le Moine, le jour approche ; patience seulement jusqu’à demain.
– Demain ! répétèrent avec joie les gens du peuple.
Parmi eux, nos lecteurs auraient pu reconnaître quelques-uns de ces apprentis conspirateurs que nous lui avons présentés au commencement de cette histoire, réunis à l’auberge de Miguel Osorio, le tavernier du faubourg d’Alcantara. Mais ils étaient bien changés : la misère avait chauffé leur courage, et une sombre résolution brillait maintenant dans leurs regards.
– Demain, comme aujourd’hui, nous serons prêts, dirent-ils en se retirant.
D’autres entrèrent encore. Parmi eux, le Moine avisa la tête de Balthazar, qui dominait toutes celles de ses voisins, comme dans le panorama d’une ville la haute tour de la cathédrale domine les églises vassales. Balthazar portait sur ses épaules une pesante sacoche au ventre rebondi. Le Moine l’appela et fit signe aux gens du peuple de demeurer.
Balthazar et sa sacoche étaient envoyés par milord, qui n’ayant point vu le Moine la veille, lui faisait tenir de quoi fomenter le zèle de la multitude pour les intérêts britanniques.
Le Moine fit usage de ce subside sur-le-champ. Il distribua aux malheureux qui l’entouraient une large somme pour eux et pour leurs frères absents. Des bénédictions éclatèrent de toutes parts, en même temps que des promesses sincères. Elles devaient être tenues.
Les agents du Moine s’approchèrent alors ; l’un d’eux qui cachait sous un ample manteau le costume de porte-clefs du Limoëiro, fit un rapport qui excita vivement l’attention du Moine.
– Seigneur, dit-il, un homme que j’ai cru reconnaître pour l’ancien favori, Antoine Conti de Vintimille, est venu avant le jour à la prison, il a examiné avec soin tous les postes et mis là quelques-uns des chevaliers du Firmament.
– Comment les nomme-t-on ! demanda le Moine d’un air inquiet.
Le porte-clefs prononça quatre ou cinq noms.
– Le hasard nous sert ! s’écria le Moine. Ces hommes sont à nous. Néanmoins comme ils ne valent guère mieux que leurs confrères, charge de ma part dom Pio Mata Cerdo, le maître-geôlier, de les surveiller de près. Est-ce tout ?
– Non, seigneur. Antoine Conti a ordonné qu’on préparât pour ce soir la chambre royale.
C’était un large cachot situé au centre de Limoëiro, où, suivant la tradition, Jean II avait été retenu prisonnier par ses sujets révoltés. Cette chambre ne servait qu’aux criminels de sang royal.
– C’est bien, répondit le Moine sans manifester aucune surprise.
Après le porte-clefs vint ce valet à la livrée de Castelmelhor que nous avons vu déjà dans la cellule.
– Hier, dit-il, Son Excellence a conféré fort avant dans la nuit avec le seigneur Conti de Vintimille. Je n’ai rien pu surprendre de leur entretien, mais tandis qu’ils traversaient l’antichambre, ce mot : « le Moine, » a été prononcé.
– Que disait-on du Moine ?
– J’ai cru comprendre qu’on faisait dessein d’arrêter Votre Révérence.
– Ils n’oseraient, prononça lentement le Moine ; et d’ailleurs auront-ils le temps ?
– Prenez garde ! dit le valet en s’en allant.
Il ne restait plus dans la cellule que le Moine et Balthazar.
– Prenez garde ! répéta ce dernier. Le comte vous craint, seigneur, et vous savez ce dont il est capable.
– Au Limoëiro comme sur la grande place de Lisbonne ne suis-je pas le maître ? dit le Moine.
– Prenez garde ! murmura encore Balthazar d’une voix dont l’accent avait quelque chose de prophétique.
Le Moine répondit :
– À la volonté de Dieu !
Il sortit, impatient qu’il était de voir et de s’informer par lui-même.
L’aspect de la ville était morne, mais tranquille. Cependant toutes les boutiques étaient closes comme la veille d’une grande fête ou d’une grande calamité. Çà et là, sur le pas des portes, des groupes de bourgeois se formaient et se disputaient aussitôt.
Quand par hasard quelque femme se montrait au détour d’une rue, on la voyait se glisser rapide le long des maisons, et regagner hâtivement son gîte, comme un oiseau cherche son nid à l’approche de la tempête.
Les grandes rues du centre de la ville étaient désertes. Nulle tête curieuse aux fenêtres, nul bruit de métiers, nul mouvement, nul signe de vie pour rompre cette mort du silence et de la solitude.
Il y avait dans tout cela une singulière tristesse. Le Moine y céda peu à peu.
– Prenez garde ! murmura-t-il, prononçant involontairement ce mot qui résonnait encore à son oreille ; si c’était un pressentiment !
Il atteignit le bout de la rue Neuve et déboucha sur la grande place, où Conti, sept ans auparavant, avait proclamé à son de trompette l’édit burlesque d’où une révolution avait failli sortir.
La place était presque aussi pleine de foule que ce jour-là, et les éclats de voix qui retentissaient de toutes parts formaient un singulier contraste avec le silence des rues voisines.
C’était la même foule qu’autrefois, mais ses vêtements s’étaient usés sur les saillies de ses os dépouillés de chair. On ne voyait là que haillons, visages hâves et regards irrités sous de profondes orbites creusées par la maigreur. Cette cohue déguenillée était une vivante menace.
À la vue du Moine, toutes les têtes se découvrirent ; un espoir illumina tous les regards. Un murmure général apporta ces paroles à son oreille :
– Le moment est-il venu ?
Le Moine secoua la tête et passa.
– Révérend père, dit une voix près de lui, vous êtes bien véritablement le roi de cette multitude. J’admire votre habileté ; je m’incline devant elle… Vous étiez digne de naître Anglais, révérend père.
Le Moine se retourna et reconnut lord Richard Fanshowe, qui faisait, lui aussi, incognito, sa petite promenade d’observation.
– Sa très-gracieuse Majesté le roi Charles ne saura trop vous récompenser, reprit l’Anglais. C’est vous qui aurez été le vrai conquérant du Portugal. En vérité cette foule est amenée à un point merveilleux. Vous lui avez donné ce qu’il fallait pour ne point périr d’inanition, mais rien de plus, c’est parfait… Je veux mourir si je regrette les guinées de Sa Majesté. Vous les avez placées comme il faut et à bon intérêt. Révérend Père, ne pensez-vous point que nous arrivons au dénouement de la pièce ?
– Si fait, milord. Nous sommes au dernier acte.
– Pour ma part, dit gaiement l’Anglais, me voilà prêt à crier bravo !
– Vous en avez sujet, milord. Je ménage à Votre Grâce une surprise pour la péripétie finale.
– Une surprise ? dit Fanshowe en dardant sur le froc du Moine un regard soupçonneux.
Avant que ce dernier eût pu répondre, il se fit un mouvement dans la foule, qui s’ouvrit et laissa au milieu de la place un large passage.
Un cortège, composé du roi, de la cour et des chevaliers du Firmament en grand costume, débouchait par la rue Neuve.
Le roi marchait entre Castelmelhor et Conti.
– Place, drôles ! place à Sa Majesté ! criaient les Fanfarons du roi en repoussant la foule.
Bien des regards interrogèrent de loin le Moine, qui resta immobile.
Quand le roi passa près de lui, il s’inclina avec respect.
– Salut à Votre Révérence, dit gaiement le roi. C’est aujourd’hui fête à notre château d’Alcantara, nous vous y convions de bon cœur.
– J’accepte, sire, répondit le Moine.
Le temps était froid et sombre. La cavalcade des chevaliers du Firmament poursuivait sa route vers Alcantara. Cette troupe magnifique semblait avoir voulu, ce jour-là se montrer dans toute sa splendeur : les Fanfarons, montés sur de beaux chevaux noirs, déroulaient sur la route leurs brillants escadrons, dont chaque cavalier semblait un prince. Derrière eux venaient les Fermes, en bataillons serrés. Tout le long du chemin, les musiciens des deux corps exécutaient de vives et joyeuses fanfares. En tête des Fanfarons du roi, le beau cavalier de Padoue se pavanait. C’était plaisir de voir l’étoile de sa toque scintiller au loin. Fantassins et gens de cheval suivaient la mesure allègre de la musique, mais malgré toute cette joie extérieure, il y avait sur les visages une tristesse ; Alfonse seul, tout entier au plaisir du moment, avait une gaieté sans arrière-pensée.
La journée se passa au palais d’Alcantara, comme toutes les journées où le roi donnait fête. Ce furent des pugilats anglais, des tours de magiciens et un combat de taureaux. Rien de remarquable n’eut lieu, si ce n’est l’absence du Moine, qui, ayant oublié sans doute sa promesse, ne se montra point au palais.
En revanche, un intrus se glissa, inaperçu, parmi les chevaliers du Firmament, dont il avait pris le costume. À table, ce nouveau venu demeura taciturne et froid, se bornant à avaler quelques morceaux dans un coin sombre où il s’était placé. Ses voisins se dirent que si ce n’était point le diable en personne, c’était le seigneur comte lui-même, qui avait revêtu ce déguisement pour surprendre les secrètes sympathies de la patrouille du roi.
Mais cette opinion ne trouva point d’écho attendu que, dans une salle voisine, le seigneur comte était assis à la table royale, où Alfonse lui reprochait de minute en minute l’aspect maussade de sa physionomie.
Alfonse s’en donnait à cœur joie. Il buvait rasade sur rasade pour se préparer convenablement à la chasse qui devait avoir lieu.
– Petit comte, dit-il vers le milieu du repas, ton verre est toujours plein. Nous t’ordonnons de vider cette coupe à notre royale santé.
Castelmelhor voulut obéir, et porta le verre à ses lèvres, mais il ne put boire. Son front était d’une pâleur livide, il semblait prêt à défaillir.
– Eh bien ! s’écria le roi en fronçant le sourcil.
– Eh bien ! répéta à l’oreille de Castelmelhor la voix mordante de Conti.
Le comte fit sur lui-même un violent effort et vida la coupe d’un trait.
– Je bois à votre santé royale, sire, balbutia-t-il.
Le roi promena son regard autour de la table et remarqua seulement alors le trouble et la consternation qui se peignaient sur tous les visages.
– Maï de Deos ! s’écria-t-il, sommes-nous à un enterrement ?… Riez ! Je veux que chacun rie, et tout de suite, ou nous croirons qu’un complot se trame contre notre personne !
Un rire lugubre et forcé fit le tour de la table.
La plupart des courtisans qui entouraient la table, créatures de Castelmelhor, étaient instruits du complot. Les autres s’en doutaient. Néanmoins le vin avait enfin amené une gaieté factice, et lorsqu’on se leva de table, l’état des convives promettait une chasse des plus réjouissantes.
On se remit en marche au son des fanfares. Six chevaliers du Firmament, porteurs de torches enflammées, précédaient le roi. Au dernier rang s’était placé l’inconnu, qui avait partagé le repas de la patrouille royale. Il était monté sur un fort beau cheval qu’il conduisait en cavalier accompli.
La distance entre le palais et la ville fut rapidement parcourue, et bientôt la chasse se répandit par les rues excitée par les sons du cor et les cris assourdissants des chasseurs. L’office de veneur était tenu par le seigneur Ascanio Macarone dell’Acquamonda, qui s’en acquittait à merveille, mais son habileté n’était point récompensée. On ne relevait aucune piste et nul gibier n’avait été lancé encore.
Tout à coup, au moment où la chasse passait devant l’hôtel de lord Richard Fanshowe, les plus avancés parmi les Fanfarons du roi se prirent à crier : Taïaut ! taïaut ! En même temps, chacun put voir, à la lueur des torches, une forme blanche qui s’enfuyait à toutes jambes.
– Hardi ! s’écria le roi en s’élevant sur ses étriers, pour mieux voir ; hardi, mes bellots !
Le beau cavalier de Padoue s’éleva aussi sur ses étriers ; mais il retomba aussitôt en poussant un gémissement.
Cependant la chasse s’élança rapide, fougueuse, et bientôt le gibier, qui était une pauvre femme demi-morte de frayeur, fut forcé, c’est-à-dire se laissa choir sur la borne d’un carrefour.
Les cors sonnèrent aussitôt l’hallali, et les principaux chasseurs descendirent de cheval. Mais alors se passa une scène à laquelle on ne s’attendait point.
Ascanio Macarone se précipita aux genoux du roi avec tous les signes du plus violent désespoir.
– Sire ! s’écria-t-il, ayez pitié de moi ! ayez pitié de cette femme aussi vertueuse que belle !
– Approchez les torches, dit Alfonse en éclatant de rire, je veux voir le visage de ce drôle pendant qu’il va nous jouer la comédie.
– Je ne plaisante pas, sire ! Par les noms réunis de tous mes glorieux ascendants, je parle sérieusement. Écoutez-moi ! qu’on ne touche point à cette femme ! cette femme est sacrée !
– Voilà bien le maraud le plus réjouissant que je connaisse ! interrompit le roi, qui contemplait Ascanio avec admiration.
Le beau cavalier de Padoue, désespérant de se faire comprendre, s’élança comme un trait et arracha la pauvre femme aux mains des chevaliers du Firmament qui l’entraînaient vers le roi.
– Oh !… oh !… oh !… râlait le roi, suffoqué par les convulsions d’un rire homérique. Quel gibier ! quel gibier !
Les torches qu’on apporta en ce moment éclairèrent le long et blafard visage de miss Arabella Fanshowe, que soutenait le malheureux cavalier de Padoue. À la vue de ce groupe, le roi abandonna les rênes de son cheval pour se tenir les flancs.
– Bravo ! bravo ! disait-il en essuyant ses yeux pleins de larmes ; il a fait fabriquer cette maigre duègne tout exprès pour nous divertir !
– Ah ! sire, s’écria Macarone d’une voix pathétique, ne me ravissez pas mon trésor !
Alfonse, croyant toujours que le Padouan jouait une comédie concertée à l’avance, prit sa bourse dans la poche de son pourpoint et la lui jeta sans compter. Ascanio la saisit à la volée.
– Ce n’est point de l’or qu’il me faut, dit-il en ramassant la bourse avec soin ; que m’importe votre or !… Ah ! divine Arabella, quelle va être ta destinée !
En ce moment, l’unique héritière de milord ouvrit un œil mourant et jeta autour d’elle des regards effrayés.
– Où suis-je ? soupira-t-elle.
– Sur mon cœur, répondit Ascanio d’une voix pleine de sensibilité ; sur le cœur de ton époux.
– C’est cela ! s’écria le roi ; l’idée est bonne ! Les deux font la paire ! Il faut les marier ! nous allons faire la noce sur-le-champ.
À cette proposition bouffonne, l’antique esprit des chevaliers du Firmament se réveilla comme par magie. Une immense acclamation répondit aux paroles du roi.
Les deux futurs époux furent placés entre les six porteurs de torches, et la chasse, devenue procession, s’achemina vers la chapelle voisine.
Il n’y eut point d’impiété commise en la chapelle, sinon le mariage lui-même, célébré dans des conditions pareilles, sur l’ordre exprès d’un roi, privé de raison.
Cependant une autre scène d’un genre diamétralement opposé avait lieu en dehors de la chapelle.
Tous les chevaliers du Firmament avaient suivi le roi ; il ne restait dans la rue que trois hommes, dont l’un était l’intrus qui s’était glissé dans la journée parmi les gens de la patrouille. Il se tenait à l’écart et semblait attendre la sortie de la foule pour se joindre de nouveau au cortège.
Les deux autres, qui se croyaient seuls, s’entretenaient à voix basse.
– Votre Excellence, disait l’un d’eux d’un ton de reproche, faiblit au moment d’agir. Relevez-vous, seigneur comte, et songez au but que vous êtes sur le point de toucher.
– Ce pauvre prince m’aimait ! répondit Castelmelhor d’une voix qui accusait un accablement profond ; il avait foi en moi, Conti ! Ma trahison m’apparaît ignominieuse et infâme. Si encore c’était un maître ordinaire, un maître capable de se défendre… un homme enfin !
– Votre Excellence n’aurait plus pour excuse l’intérêt du Portugal.
– L’intérêt du Portugal ! reprit Castelmelhor ; puis-je me mentir à moi-même ? Je n’y ai point songé, Conti, car Alfonse a un frère…
– Allons, seigneur, s’écria brusquement Conti, le sort en est jeté ! Ces mélancoliques réflexions sont tardives. Vos ordres sont donnés… le navire attend dans le port.
– Démon ! murmura le faux chevalier du Firmament qui écoutait ; Castelmelhor allait se repentir peut-être !…
Le favori se redressa tout à coup et secoua brusquement la tête comme pour chasser d’importunes pensées.
– Que notre sort à tous s’accomplisse donc ! dit-il.
Le nouveau couple sortit à ce moment de la chapelle, suivi par les acclamations de l’assemblée.
– En chasse ! dit Alfonse.
La course folle recommença, mais elle prit subitement un tout autre aspect. Sur un signe de Conti, les torches furent éteintes. En même temps, les fanfares cessèrent de retentir. Il se fit un silence soudain et complet.
– Que signifie cela ? demanda le roi.
Nul ne lui répondit. Conti piqua de son poignard la croupe du cheval d’Alfonse, et le malheureux prince, saisi d’une enfantine frayeur, se sentit emporté avec rapidité le long des rues étroites et noires de la basse ville.
À mesure que le temps passait, le bruit des chevaux qui suivaient ses traces diminuait rapidement. Bientôt, il n’y eut plus derrière lui qu’une douzaine d’hommes supérieurement montés. Conti, qui le suivait de près, poussait incessamment son cheval.
– Où me mène-t-on ? disait de temps en temps la voix tremblante d’Alfonse.
Toujours le même silence. Les chevaux semblaient dévorer l’espace, et bientôt la taciturne cavalcade atteignit les rives du Tage.
À cet endroit, le faux chevalier du Firmament, qui, lui aussi, avait suivi cette course, poussa son cheval et le porta aux côtés de celui d’Alfonse. L’obscurité empêcha de remarquer ce mouvement.
On s’arrêta sur le bord du fleuve, et Conti sonna par trois fois du cor. À ce signal, un éclair sillonna le Tage en sautillant sur les crêtes des petites vagues, et une lanterne apparut, suspendue à la vergue d’un navire à l’ancre dans le port. Quelques minutes après, une barque, montée de quatre rameurs, toucha le rivage.
– Que se passe-t-il donc ? demanda encore le roi. J’ai envie de rentrer au palais, et… j’ai peur !
Il prononça ce dernier mot en frissonnant, car deux bras vigoureux venaient de l’enlever de la selle. On le déposa à terre et il se sentit entraîné sur la pente de la berge. Puis il fut enlevé de nouveau et placé dans la barque, qui gagna le large aussitôt.
C’était le faux chevalier du Firmament qui avait fait tout cela. Il s’assit près d’Alfonse au fond de la barque et prit sa main qu’il baisa. Le roi, succombant à sa frayeur, avait perdu connaissance.
– Seigneur, dit le faux chevalier au capitaine du navire en lui remettant Alfonse, je vous confie le soin de Sa Majesté. Qu’il soit traité en roi. Vous répondez de sa vie sur votre tête au comte de Castelmelhor.
Ce dernier était resté sur le rivage, attendant impatiemment le retour de la barque. Lorsqu’elle revint, il s’élança vers le chevalier du Firmament, et lui saisit le bras.
– Est-ce fait ? demanda-t-il vivement.
– C’est fait, répondit l’autre en dégageant son bras.
Puis, se retirant à quelques pas, il ajouta d’une voix haute et menaçante :
– Il y a sept ans, je t’avais promis de revenir, Louis de Souza ; me voici. Alfonse est mort, car pour un roi, descendre du trône c’est mourir. Mais, tu l’as dit tout à l’heure : Alfonse a un frère… Donc, longue vie au sang de Bragance, et Dieu garde le roi dom Pedro !
Castelmelhor resta pétrifié. Il avait reconnu la voix de Vasconcellos. Au bout de quelques secondes, retrouvant sa présence d’esprit, il voulut se précipiter et le saisir, mais Vasconcellos avait disparu.
Le Moine, comme nous avons pu le voir déjà plusieurs fois, était fort instruit de ce qui se passait dans la ville. À peine Alfonse était-il sur le navire, que le Moine le savait. Cette dernière circonstance ne surprendra que médiocrement ceux de nos lecteurs qui ont su percer le voile mystérieux dont s’enveloppait ce personnage.
Pendant que Castelmelhor, soucieux et brisé par les émotions de la journée, regagnait son palais, le Moine envoyait ses émissaires dans tous les quartiers de la ville, et convoquait le peuple pour le point du jour, sur la place du palais de Xabregas.
Bien avant cette heure, au milieu de la nuit, deux troupes nombreuses et bien armées sortirent de l’hôtel des chevaliers du Firmament. L’une était commandée par Antoine Conti, l’autre par le bel Ascanio, lequel avait une nuit de noces agitée.
Conti, avec sa troupe, se dirigea vers le palais de Xabregas. Le Padouan prit une autre route. Nous reviendrons à lui tout à l’heure.
Tout dormait au palais de Xabregas. Aucune lumière ne brillait aux fenêtres de la façade. De l’autre côté de la place, le couvent de la Mère-de-Dieu, lourde et noire masse de granit, se confondait avec l’ombre de la nuit. Conti et ses chevaliers du Firmament arrivèrent au seuil du palais sans que rien indiquât qu’on les eût aperçus.
– Cette fois, s’écria l’ancien favori, la Française, comme dit ce vieil hypocrite de Fanshowe, ne m’échappera pas ! Frappez, et ne craignez pas de briser le marteau !
La grande porte retentit aussitôt sous un déluge de coups.
– Ouvrez de par le roi ! cria Conti.
Les valets, éveillés en sursaut, coururent prendre les ordres de l’infant.
– Barricadez les portes ! dit la reine, peut-être il nous arrivera du secours.
Elle songeait à Vasconcellos en parlant ainsi. Le prince s’arma. Avant de quitter la reine, il dit :
– Madame, il ne m’appartient pas d’accuser sans preuves un homme en qui vous semblez avoir mis votre confiance, un homme qui m’a donné plus de bonheur que je n’en espérais en cette vie, mais…
– Prétendez-vous parler de Vasconcellos ? demanda la reine, dont le front se couvrit de rougeur.
– Je prétends parler de Vasconcellos, madame.
– Et vous doutez de lui ?
– En marchant à l’autel, je disais : Tant de bonheur donné par un ennemi doit recouvrir un piège.
– Vasconcellos est-il donc votre ennemi ?
– Vasconcellos est le frère de Castelmelhor, murmura dom Pierre d’un air sombre.
– Ah ! seigneur ! seigneur ! s’écria la reine avec indignation, vous êtes, vous, le frère de dom Alfonse.
Dom Pierre pâlit et sortit aussitôt.
– Enfant soupçonneux dit Isabelle en le suivant d’un regard irrité ; tout ce qu’il y avait de noble et de royal dans ce sang de Bragance est-il donc au fond du tombeau de Jean IV !
L’infant avait descendu les escaliers du palais. Les chevaliers du Firmament, à l’instant où il entrait dans le vestibule, attaquaient la porte avec des leviers. Il ouvrit le guichet et reconnut que le nombre des assaillants rendait toute résistance inutile.
– Qui ose ainsi violer le drapeau du roi de France ? demanda-t-il à travers le guichet.
– Nul drapeau ne peut couvrir les criminels de lèse-majesté, répondit-on du dehors. Au nom du roi, moi, Antoine de Vintimille, je vous somme d’avoir à ouvrir les portes sur-le-champ !
– Ouvrez les portes, dit l’infant à ses serviteurs.
Conti entra aussitôt, escorté de toute sa troupe. L’infant tira son épée et se mit dans une attitude de défense.
– Où est l’ordre du roi ? dit-il.
Conti lui présenta un parchemin déplié, que le prince parcourut d’un rapide regard. Après l’avoir lu, il jeta son épée, dont s’empara un des chevaliers du Firmament.
– Des traîtres ont trompé Sa Majesté mon frère, dit l’infant, mais il ne me convient pas de discuter sa volonté. Je vous suis, seigneur ; madame Isabelle vous suivra de même. Souffrez que j’aille la prévenir.
On fit monter la reine et l’infant dans le propre carrosse de ce dernier. Ce fut ainsi qu’on les conduisit au Limoëiro, où ils furent enfermés dans le cachot appelé la Chambre royale.
Pendant que cela se passait, le beau cavalier de Padoue faisait, lui aussi, une capture. Exécutant à la lettre les ordres qu’il avait reçus, il fit enfoncer la porte du couvent majeur des bénédictins, et força le premier frère qui se présenta à lui indiquer la cellule du Moine.
Le Moine dormait. Ascanio employa pour ouvrir sa porte le moyen déjà indiqué ci-dessus : une douzaine de coups de hache. Cette manière, toute expéditive qu’elle était, donna le temps au Moine de sauter en bas de son lit et de faire un peu de toilette. Il mit son froc. Il eut même le loisir de se munir d’un poignard et d’une bourse fort bien garnie.
– Révérend Père, dit Ascanio en entrant, vous me voyez mortifié de venir vous déranger à pareille heure. Veuillez, je vous prie, accepter mes excuses.
– Qu’y a-t-il ? demanda froidement le Moine.
– Il y a du nouveau, répondit Macarone en pirouettant sur lui-même, ce qui démasqua une dizaine de chevaliers du Firmament rangés dans le corridor. Lisez ceci.
Ce disant, il approcha un papier de la figure du Moine.
– Révérend père, continua-t-il, cet énorme capuchon vous empêche de voir, et il faut que vous preniez connaissance de mon ordre.
D’un geste brusque il rejeta en arrière le capuchon du Moine.
– Misérable ! s’écria celui-ci dont les yeux étincelèrent.
Macarone demeura stupéfait.
– Corbac ! murmura-t-il, je connais et ne connais pas cette figure-là ! Si je ne venais pas de quitter son Excellence… oui, ce sont bien ses yeux ! mais voici une barbe comme il n’en peut croître qu’au menton d’un capucin… Votre Révérence, après tout, ne serait-elle qu’un moine ?
Il leva le flambeau qu’il tenait à la main, donna un dernier regard sur le visage de son prisonnier et ajouta :
– La barbe est blanche et les cheveux noirs…
– Finissons ! dit le Moine avec impatience.
– Je suis le dévoué valet de Votre Révérence, et n’ai garde de mépriser ses ordres ! En route, mes fils !
Le Moine s’enveloppa dans sa robe et suivit les chevaliers du Firmament sans ajouter une parole. Macarone marchait à la tête de ses hommes, et songeait.
– La barbe est blanche ! grommelait-il. Je me passerai la fantaisie de tirer cela au clair.
Quant au Moine, il allait d’un pas ferme et n’avait point cette démarche inquiète du prisonnier qui épie l’occasion de s’évader. Il savait qu’on le conduisait au Limoeïro, et comptait sur les nombreuses intelligences qu’il avait dans cette prison.
Par malheur, les instructions du Padouan prévoyaient ce cas, et il les accomplit à la lettre.
Au moment de frapper à la porte de la prison, il fit arrêter sa troupe et jeta le manteau d’un des chevaliers du Firmament sur les épaules du Moine. Celui-ci voulut se débattre, mais vingt bras robustes le continrent et l’enveloppèrent dans le manteau, comme on emmaillotte un enfant. Cela fait, quatre hommes le chargèrent sur leurs épaules.
– Si le révérend père pousse un cri ou prononce une parole entre la porte extérieure de la prison et celle de son cachot, dit Macarone d’un ton de bonne humeur, vous passerez tous vos épées au travers de ce paquet : il ne dira plus rien.
Alors seulement le Moine sentit l’angoisse s’emparer de son cœur ; et ce fut une angoisse poignante ! Il se vit perdu sans ressources. Il devina que le cachot où on le conduisait serait, sous peu d’heures, son tombeau. Sa vaillante nature fléchit un instant sous ce coup de massue, mais bientôt elle se releva. Son courage se roidit ; son intelligence travailla.
Lorsque les chevaliers du Firmament le déposèrent au fond d’un cachot obscur et humide dont il ne savait ni la route ni la position, son indomptable sang-froid était déjà revenu.
Il se débarrassa du manteau et s’assit sur l’escabelle destinée aux captifs. Macarone ordonna à ses hommes de se retirer dans le corridor, et resta seul avec le Moine. Il avait à la main une torche.
– Maintenant, dit-il, je vais souhaiter la bonne nuit à Votre Révérence ; mais auparavant, qu’il me soit permis de toucher cette barbe vénérable qui sera bientôt celle d’un saint dans le ciel.
Il porta la main à la barbe du Moine ; celui-ci le repoussa avec une telle force que Macarone traversa en chancelant toute la longueur du cachot, heurta la porte entr’ouverte et ne s’arrêta qu’au mur opposé de la galerie. Le Moine s’élança sur ses pas, comme s’il eût voulu le frapper ; mais il n’alla pas plus loin que le seuil et se contenta de jeter un regard sur la face extérieure de la porte de son cachot.
– Numéro treize ! murmura-t-il.
Il rentra tranquillement, et, avec la pointe de son poignard, il grava ces deux mots, numéro treize, sur le large chaton d’une bague qu’il portait au doigt.
– Je veux être décapité, s’écria Macarone, puisqu’on ne peut pendre un gentilhomme tel que moi, s’il me reprend fantaisie de vous caresser jamais, seigneur Moine ! au lieu de me venger, je veux annoncer à Votre Révérence une nouvelle qui l’intéresse ; dans une heure, avant, peut-être, vous serez débarrassé des soucis de cette vie.
Le Moine ne répondit pas.
– Ainsi donc, continua le Padouan, commencez vos dernières patenôtres, il n’est que temps, et si vous rencontrez là-haut quelqu’un de mes glorieux ascendants, offrez-leur, je vous prie, mes civilités et respects.
Il sortit et fit jouer la clef dans la lourde serrure.
– Restez ! lui cria le Moine.
– Pas possible, mon Révérend, je suis pressé.
– Restez, vous dis-je ! répéta le Moine en faisant sonner dans sa main la lourde bourse dont il s’était muni.
Le chant de l’or fit sur Ascanio son effet ordinaire. Son œil brilla ; son sourire s’épanouit, et poussé par un invincible attrait, il passa de nouveau le seuil de la prison.
– Dépêchons, dit-il pourtant : je suis un jeune marié, on m’attend… que voulez-vous ?
– Je veux vous faire mon héritier, répondit le Moine.
– Cela prouve en faveur du discernement de Votre Révérence.
– Vous êtes un brave soldat, Macarone…
Celui-ci salua.
– Vous avez un cœur loyal et sensible…
Macarone salua encore.
– Et je suis sûr que vous exécuterez à la lettre la volonté dernière d’un homme qui va mourir.
Macarone prit à ces derniers mots une pose théâtralement solennelle.
– La dernière volonté d’un mourant, dit-il, est chose sacrée ; dussé-je y perdre un membre, je l’exécuterai !
– Vous n’y perdrez rien et vous y gagnerez une centaine de guinées à l’effigie du roi Charles, qui se trouvent dans cette bourse. Écoutez-moi. J’ai dans Lisbonne un ami… un parent que je n’ai pas vu depuis longtemps, mais à qui je voudrais laisser un souvenir.
– Vous le nommez ?
– Balthazar.
– Décidément ce Moine est de basse origine, pensa Macarone. Je connais ce Balthazar, ajouta-t-il tout haut ; il a été mon valet de chambre.
– Un grand garçon ?…
– Énorme ! Faudra-t-il lui donner deux guinées de votre part ?
– Moins que cela et davantage. Il faudra lui donner cette bague, qui ne vaut guère plus d’une pistole.
Le Padouan prit la bague et la pesa.
– C’est vrai, dit-il, elle ne la vaut même pas. Je lui remettrai cela quand je le verrai.
– Non pas, seigneur Macarone, répliqua vivement le Moine. Cette bague ne doit point rester si longtemps aux mains d’un étranger. Il faut la lui porter tout de suite.
– Cette bagne est donc bien importante ? demanda Macarone d’un air soupçonneux.
– Je mourrai content si je la sais entre ses mains.
– Cela suffit, seigneur, moine ? déclama le Padouan en levant les yeux au ciel. La volonté d’un mourant est chose sacrée.
Il tendit la main et reçut la bourse en disant :
– Au revoir, ou plutôt… adieu !
Castelmelhor ne dormit point cette nuit-là. Pendant que ses agents opéraient les deux captures que nous avons racontées au précédent chapitre, il en attendait le résultat avec inquiétude.
Plus d’une fois, pendant ces longues heures le souvenir d’Alfonse vint le troubler ; plus d’une fois, il vit la loyale et hautaine figure de Jean de Souza, son père. Mais il n’en était plus au temps où pareille vision l’arrêtait. Le plus fort était fait. Il avait vaincu le dégoût que lui causait cette lutte infâme contre un malheureux sans défense, qui était son bienfaiteur et son roi.
Le retour des chevaliers du Firmament lui apprit la réussite des deux expéditions. La reine, l’infant et le Moine étaient en son pouvoir.
Restait Vasconcellos, mais que pouvait Vasconcellos ?
Sûr désormais que le succès ne pouvait lui échapper, Castelmelhor fit convoquer la cour des Vingt-Quatre et les dignitaires, dont le concours remplaçait, en cas d’urgence, les états généraux réunis. Le palais de Xabregas était libre. Il indiqua pour point de réunion la salle ordinaire des délibérations.
– Seigneur, lui dit Conti au moment où il allait partir, le Moine est prisonnier, mais on a vu des captifs s’échapper et reparaître plus terribles que jamais.
– Cela est vrai, répondit Castelmelhor.
– Au contraire, reprit Conti, les morts ne quittent point leur tombeau.
– Fais ce que tu voudras, reprit Castelmelhor en montant dans son carrosse.
Il se rendait au Limoeïro.
La Chambre royale, où se trouvaient en ce moment l’infant et la reine, était située au centre de la prison. Elle avait la forme d’un pentagone et occupait les cinq sixièmes du premier étage d’une petite tour intérieure du beffroi. Le sixième restant, séparé de la chambre par un mur, formait un cachot infect, presque entièrement privé d’air et de lumière. C’était le numéro treize, qui servait de prison au Moine.
Celui-ci, après le départ de Macarone, se laissa tomber sur son escabelle, où il resta longtemps immobile.
Il avait bâti à la hâte tout à l’heure, un plan de salut ; il l’avait mis à exécution ; ce plan, pour la part qui dépendait de lui, avait réussi ; mais ce plan, maintenant qu’il l’examinait mieux, lui semblait puéril et insensé.
Comment compter sur la promesse de ce misérable bouffon, Ascanio Macarone ? En supposant même qu’il dût accomplir sa mission, que produirait-elle ? Balthazar était brave ; le Moine connaissait son dévouement, mais la subtilité n’était point son fort : comment espérer qu’il devinerait de prime saut une pareille énigme ? Il connaissait la bague ; il savait qu’elle appartenait au Moine, mais numéro treize, ne veut rien dire en aucune langue, et l’honnête Balthazar n’était point l’homme qu’il fallait pour découvrir la mystérieuse signification de ces deux mots.
Le Moine se disait tout cela, mais il espérait toujours, parce que Dieu a permis que cette suprême consolation n’abandonne point l’homme avant son dernier soupir.
C’était un incessant combat, plein de fatigues et d’épuisement, un combat où la victoire était une chimère, et la défaite un cruel martyre.
Car cette mort que le Moine attendait n’était point une mort ordinaire. Avec lui devait périr son œuvre inachevée. Avec lui tombait la Légitimité, ce noble soutien des États. Il avait laissé abattre et n’avait point eu le temps de reconstruire. Il avait souffert qu’Alfonse fût exilé, et Pierre captif, allait tomber faute d’un appui : son imprudente confiance venait en aide à la perfidie de l’usurpateur : le sang de Bragance allait déchoir du trône par sa faute.
Et comme il savait que toute usurpation est grosse de guerres civiles ; comme il savait que son pays, entouré d’États plus forts, convoité d’un côté par l’Angleterre, de l’autre par l’Espagne, avait besoin du courage de tous ses enfants pour rester libre, il se disait, non sans raison, que son agonie à lui était l’agonie du Portugal.
Alors, une amère douleur prenait son âme pour la torturer. Il parcourait son étroit cachot comme une bête fauve tourne dans sa cage. Il tâtait les murs, secouait la porte, et criait, appelant par leur nom les geôliers et les porte-clefs. Ces hommes il les connaissait, ils étaient à lui ; mais ni porte-clefs ni geôliers n’entendaient sa voix. Son cachot était loin de tout passage.
Les seules personnes qui prêtassent l’oreille à ses cris étaient les hôtes de la Chambre royale, la reine et l’infant, qui se disaient : Ici près, dans le cachot voisin, il y a un fou furieux !
Les premiers rayons du jour, vinrent augmenter son supplice. C’était l’heure à laquelle il avait convoqué le peuple. Le peuple l’attendait sur la place du couvent de Xabregas. Sans doute en ce moment mille voix l’appelaient et le demandaient…
En un moment où la fatigue le rendait à l’immobilité et au silence, il entendit à son tour un bruit de voix dans la prison voisine. Il tourna la tête. Un rayon de jour, passant par la fissure d’une muraille, frappa son regard.
Il se traîna jusqu’à cette place, qui formait l’angle de son cachot le plus éloigné de la porte, et colla son œil à l’ouverture. Il ne put rien voir ; le trou était plein de poussière et de débris. Tandis qu’il le déblayait avec la pointe de son poignard, les voix se reprirent à parler.
– Lui seul savait notre union, disait le prince, lui seul a pu nous trahir.
– Quand l’univers entier serait là pour l’accuser, répondit la reine d’un ton ferme, je me lèverais, moi, pour donner un démenti à l’univers, et je dirais : Non, Vasconcellos n’est point un traître !
– Isabelle ! murmura le Moine : Celle-là est une reine !
Il allait se faire entendre par l’ouverture, et crier qu’on appelât un geôlier, quand la porte de la chambre royale s’ouvrit. Le Moine à travers le trou agrandi, vit entrer Castelmelhor. Il redoubla d’attention.
Le comte traversa la chambre royale lentement et la tête relevée. Mais cette hauteur apparente était un masque dont il couvrait sa honte et sa confusion secrètes.
À son approche, l’infant détourna le visage. Isabelle, au contraire, regarda le comte en face. Celui-ci, arrivé près d’elle, salua et dit :
– Madame, je n’ignore point que ma présence doit vous être odieuse ; mais pour nous deux, le temps des dédains réciproques est passé. Je suis trop haut, madame, pour que le mépris puisse m’atteindre ; je suis trop fort pour avoir besoin désormais de cacher le respect que m’inspire votre noble caractère.
Il s’inclina de nouveau d’un air grave.
– Altesse, continua-t-il en s’adressant au prince, vous êtes coupable de lèse-majesté. Votre vie n’est pas protégée, comme celle de madame la reine, par la crainte qu’inspire le roi Louis de France…
– Je serai jugé par les états du royaume, répondit l’infant. Si je suis condamné, je marcherai au supplice sans murmure. Mais ce à quoi je ne puis me résigner, Castelmelhor, c’est à subir la présence d’un misérable tel que toi.
Le comte demeura impassible.
– Et si je venais vous offrir la liberté ? demanda-t-il.
– Dom Pierre la refuserait ! s’empressa de répondre la reine.
– Dom Pierre l’accepterait, reprit froidement Castelmelhor, car il est jeune ; un long avenir se déroule devant lui, et la mort est triste à vingt-deux ans, quand elle arrive, sans gloire, dans les ténèbres d’une prison.
Le Moine tressaillit à cette affreuse menace, qu’il savait devoir se réaliser. Quant au prince, il l’accueillit avec un sourire d’incrédulité.
– Qui oserait assassiner le frère du roi ? dit-il.
Castelmelhor fut quelques secondes avant de répondre. Puis, redressant tout à coup sa taille et se couvrant, il dit d’une voix forte et décidée :
– À mon tour, je demanderai qui ose prendre ici le titre de frère du roi ?… Il n’y a plus de roi, Pierre de Bragance.
L’infant et la reine relevèrent à la fois leurs regards étonnés.
– Ou plutôt, reprit Castelmelhor, le Portugal a changé de maître, et il n’y a plus que dom Simon de Vasconcellos et Souza qui ait le droit de se dire frère du roi.
– Vasconcellos ! répéta la reine.
– Je savais bien qu’ils étaient d’accord ! s’écria dom Pierre avec une sorte de joie. Je savais bien qu’ils se ressemblaient de cœur comme de visage : Tous deux traîtres, tous deux menteurs !
– Non ! non ! c’est impossible ! murmura Isabelle.
– Vasconcellos, reprit méchamment Castelmelhor n’a pu faire autrement que de servir son frère.
– Tu mens ! râla le Moine que cette scène torturait.
La reine courba la tête en silence.
En voyant ce mouvement, le Moine sembla perdre tout courage, et se laissa choir sur le sol.
– Mais laissons là dom Simon, qui est un digne frère, reprit encore Louis de Souza ; je ne suis point venu céans pour faire son éloge… vous savez maintenant, Pierre de Bragance, que vous n’êtes plus rien dans l’État. Votre dignité, reflet de la puissance fraternelle s’éteint avec cette puissance. C’est moi qui suis le roi.
L’infant, d’un geste convulsif, sembla chercher son épée absente.
– Votre épée vous servirait peu, continua Castelmelhor en souriant ; encore faut-il y renoncer, car le dernier acte d’Alfonse a été de vous l’enlever. Votre vie m’appartient. Vous êtes à moi ; suivant mon bon plaisir dans une heure vous serez un homme libre ou le cadavre d’un prisonnier… Ne donnerez-vous point, madame un bon conseil à votre époux !
La reine, à ce mot, sembla s’éveiller brusquement. Elle promena son regard stupéfié de Castelmelhor à l’infant.
– Je suis entré ici dans des intentions pacifiques, reprit le comte, et les insultes de dom Pierre n’ont point eu le pouvoir de changer ma détermination. Qu’il signe ce parchemin, et les portes de Limoëiro s’ouvriront devant lui.
Castelmelhor tendit à la reine un parchemin scellé du sceau de État.
– Un acte de renonciation au trône ! dit-elle après l’avoir parcouru.
Puis elle ajouta :
– Le conseil que je donne à mon époux, le voici : qu’il sache mourir !
Le Moine était toujours étendu sur le sol de son cachot. Dans sa chute, son capuchon s’était rejeté en arrière. L’étroit et pâle rayon qui pénétrait à travers la meurtrière tombait d’aplomb sur son visage où sa récente souffrance avait laissé des traces profondes.
Une clef tourna dans la serrure de son cachot, dont la porte s’ouvrit sans bruit. Un homme entra, qui jeta un regard rapide autour de lui. Son visage était couvert d’un masque. Il tenait à la main une épée nue.
Il ne vit rien d’abord ; mais quand son regard se fut habitué à l’obscurité, il aperçut le Moine, étendu et marcha vers lui. Il s’agenouilla, se pencha et le contempla une seconde en silence. Puis il prit à poignée la barbe blanche, qui avait si fort intrigué le cavalier de Padoue. La barbe se détacha, laissant à découvert un menton de jeune homme et une lèvre supérieure ornée de deux fines moustaches noires.
Le regard du nouveau venu étincela.
– Vasconcellos ! murmura-t-il, je l’avais deviné ! Ah ! c’est qu’on reconnaît, même après sept ans, la main qui vous frappa au visage… Sept ans ! sept ans d’exil dont il fut la cause !
Un sourd ricanement se fit entendre sous son masque et il ajouta :
– Je crois que je vais enfin me venger !
Tout à coup, le rire fit place à l’inquiétude.
– S’il était mort déjà ! dit-il.
Il jeta son épée et tâta la poitrine du Moine avant d’ajouter :
– Son cœur bat… il vit assez pour qu’on le tue !
L’homme masqué ramassa son épée ; mais avant de frapper, il découvrit le rayon de jour qui venait de la chambre royale, et, il appliqua son œil curieux à l’ouverture. Il vit Castelmelhor, l’infant et la reine.
– Oh ! oh ! dit-il, mon puissant patron joue là son rôle comme il faut, ce me semble ! Il ne se doute guère de ce qui se passe à trois pas de lui… S’il s’en doutait, se dérangerait-il ?
Il se retourna et mit la pointe de son épée sur le cœur du Moine. Le froid de l’arme fit ouvrir les yeux à ce dernier, qui les referma, se croyant le jouet d’une hideuse vision.
L’homme masqué se reprit à rire.
– Il croit rêver, grommela-t-il, ce sera son dernier cauchemar.
Ce disant, il réunit à loisir ses deux mains sur le pommeau de l’arme pour l’enfoncer mieux.
Il était si absorbé par cette occupation, qu’il ne prit point garde à un léger bruit qui se fit derrière lui. La porte du cachot était restée entre-bâillée. La franche et large figure de Balthazar parut sur le seuil.
– Numéro treize ! murmura-t-il. C’est ici !
Et il dirigea, à l’intérieur, l’âme d’une lanterne sourde qu’il tenait à la main.
Le Moine avait eu grand tort de ne point compter sur la fidélité d’Ascanio Macarone. C’était précisément là le messager qu’il lui fallait.
Un Portugais, en effet, se fût contenté de remettre religieusement la bague à qui de droit sans mot dire ; mais le beau cavalier de Padoue, outre une multitude d’autres qualités, pouvait se vanter d’être le personnage le plus loquace qui fût sous le ciel.
Il n’attendit point les questions de Balthazar pour lui raconter comme quoi il avait arrêté le Moine, ce qui, eut-il soin d’ajouter, était un secret État, comme quoi le Moine l’avait fait son héritier, etc. ; etc.
Il fut excessivement surpris et mortifié lorsque, au beau milieu de son récit, Balthazar, le poussant rudement de côté, partit avec la rapidité d’une flèche, en grommelant ces mots étranges :
– Numéro treize !
– Le pauvre diable est fou, pensa le Padouan.
Balthazar cependant atteignit en quelques minutes les abords de la prison. Au nom du Moine, les verrous tombèrent devant lui, mais toutes ses questions demeurèrent sans réponse. Nul n’avait vu le Moine.
Alors Balthazar se fit indiquer le numéro treize. Le geôlier lui donna une lanterne et lui souhaita bon voyage, disant que de mémoire d’homme ce cachot n’avait point servi.
Il était temps que Balthazar arrivât. Le jet de sa lanterne lui montra le terrible groupe que nous avons décrit au chapitre qui précède : le Moine étendu sur le sol, et un homme les deux mains sur la garde de son épée dont la pointe s’appuyait au cœur du Moine.
Balthazar bondit en avant. Un seul élan de ses robustes jarrets le porta auprès de l’homme masqué. Celui-ci se retourna, l’épée haute ; Balthazar était sans armes.
Mais Balthazar n’avait pas besoin d’armes. Il para d’un revers de sa rude main le coup que lui portait son adversaire, et lui jeta autour du cou ses longs bras, qui avaient l’élastique dureté de l’acier. L’homme masqué jeta un cri ; un seul ; puis on entendit comme un craquement d’os brisés.
Puis Balthazar lâcha prise, et un cadavre tomba pesamment sur le sol.
Le brave géant respira. Par un instinct fort naturel, il voulut voir quelle sorte de reptile il venait d’écraser. En conséquence, il arracha le masque.
Le visage qu’il découvrit était horriblement contracté par la mort ; il le reconnut néanmoins, et repoussa du pied le cadavre avec dédain.
– Antoine Conti ! murmura-t-il, c’est autant de pris sur la besogne du bourreau !
Derrière le mur, la scène de la chambre royale se poursuivait cependant, malgré la réponse héroïque d’Isabelle. Castelmelhor voulait éviter un meurtre. Il plaidait. À bout d’arguments, il dit enfin :
– Altesse, j’ai fait avec vous de mon mieux, il faut en finir. Derrière cette porte sont des gens qui me dispenseront de votre signature, voyez !
Il avait placé dans le corridor les coupe-jarrets les plus déterminés de la patrouille. Étant donc ainsi bien sûr de son fait, il ouvrit la porte d’un geste brusque, et répéta emphatiquement :
– Voyez !
L’infant et la reine tournèrent vers la porte ouverte un morne regard ; mais un étonnement inexprimable se peignit sur leur physionomie. Castelmelhor regarda à son tour ; une sourde malédiction s’échappa de ses lèvres.
Au lieu des gens armés qu’il avait postés à la porte, il vit le Moine debout sur le seuil, la tête haute et les bras croisés sur sa poitrine. Derrière lui apparaissait l’herculéenne carrure du brave Balthazar.
– C’est vous qui êtes en mon pouvoir, seigneur comte ! dit le Moine en marchant sur lui lentement.
– Toi ! s’écria Castelmelhor, écumant de rage ! encore toi !
Il tira son épée et fit un pas vers le Moine ; mais, sur un signe de celui-ci, Balthazar s’élança dans la chambre à la tête d’une douzaine d’hommes armés, commandés par le geôlier dom Pio Mata Cerdo lui-même.
Castelmelhor courba la tête ; il se sentit perdu.
– Je vous avais bien dit, Louis de Souza, reprit le Moine que vous deviendriez un assassin. Mon aspect vous étonne, n’est-ce pas ? Vos mesures étaient prises. À cette heure, je devrais être mort… mais Dieu protège le sang des rois, seigneur comte. Il ne reste qu’un cadavre de l’homme que vous aviez envoyé pour me tuer. Vous-même, vous êtes captif et vaincu. Dans une heure, par les fenêtres de cette prison, vous pourrez entendre la voix du peuple crier : Longue vie au roi dom Pedro de Bragance !
L’infant, à ces mots, s’approcha. Jusqu’alors la surprise et la joie l’avaient rendu muet.
– Seigneur Moine, dit-il, la couronne est à dom Alfonse, mon frère. Je n’y ai point de droits.
Le Moine arracha le parchemin que tenait encore Louis de Souza, et que ce dernier, accablé par sa défaite, ne chercha point à retenir.
– Alfonse a renoncé au trône, dit-il ; Dieu l’a permis. Vous êtes son légitime successeur, Altesse ; refuser serait reculer devant une tâche ardue : vous accepterez, parce que votre cœur est vaillant.
La reine, depuis le commencement de cette scène, couvrait le Moine d’un regard inquiet. Pendant que l’infant hésitait, combattu par l’attachement réel qu’il portait à son malheureux frère, Isabelle s’approcha du Moine et dit à voix basse :
– Est-il donc vrai que Vasconcellos est un traître, seigneur ?
– Sous peu d’instants, Votre Majesté ne conservera plus de doute à cet égard, répondit gravement le Moine.
Puis se tournant vers les hommes qui suivaient Balthazar.
– Le seigneur comte de Castelmelhor est prisonnier d’État, reprit-il. Sur votre tête, vous répondez de lui à Leurs Majestés… Sire, et vous, madame, ajouta-t-il, si votre bon plaisir est de vous rendre sur l’heure en votre palais, je me fais caution que nul danger ne menacera vos personnes royales.
Il s’inclina et sortit.
Faible encore par suite de la terrible nuit qu’il avait passée, il traversa néanmoins d’un pas rapide la distance qui séparait le Limoëiro du palais de Xabregas. Sur la place, entre le palais et le couvent de la Mère-de-Dieu, une foule immense ondulait et se pressait en murmurant. Elle attendait le Moine, qui manquait au rendez-vous donné.
Quand il parut enfin, une acclamation générale fit trembler le sol et crier les vitres des maisons environnantes.
– Le Moine ! le Moine ! criait-on ; place au Moine qui va faire justice et nous délivrer de nos oppresseurs !
– Castelmelhor est prisonnier, dit le Moine en se frayant péniblement un passage ; Alfonse a quitté le Portugal, et vous allez avoir un roi.
– Ce sera vous, n’est-ce pas, révérend père ? cria-t-on de toutes parts.
Et, à tout hasard, dix mille voix s’élevèrent en chœur pour clamer :
– Vive le roi.
Les Vingt-Quatre, les dignitaires et les députés de la bourgeoisie, convoqués par Castelmelhor, étaient rassemblés dans la salle des États depuis environ une heure.
L’inquiétude était peinte sur tous les visages. Par les fenêtres de la salle, les membres de l’assemblée voyaient la foule sur la place et tremblaient, car la foule était menaçante. C’étaient, pour la plupart, des créatures de Louis de Souza. Ils se sentaient sans force en l’absence de leur maître.
Au fond de la salle, une troupe nombreuse de chevaliers du Firmament, commandée par le seigneur dell’Acquamonda, étalait la pompe de son costume. Le Padouan s’était muni d’un mouchoir, afin de s’agenouiller devant Castelmelhor, au moment où l’assemblée lui conférerait la dignité royale.
Dans un coin, lord Richard Fanshowe jouait le rôle d’observateur. Chaque fois que le murmure de la foule arrivait jusqu’à ses oreilles, il se frottait les mains avec enthousiasme et croyait entendre Lisbonne entier chanter le God save Charles king ! en portugais.
L’acclamation fulminante poussée par le peuple à la vue du Moine fit sauter sur son banc chaque membre de l’assemblée.
– Voici venir mon fidèle bénédictin, se dit Fanshowe.
Presque au même instant le Moine entra. Il traversa la salle d’un pas ferme, et ne s’arrêta que près de l’estrade, devant le siège du président. Il déplia l’acte d’abdication d’Alfonse, et en donna lecture à haute voix.
– Le nom de son successeur ? demanda l’assemblée.
Le Moine gagna l’une des fenêtres, et fit un signe. Une seconde clameur, universelle, étourdissante, partit de la place et secoua les vitres de la salle. Le Moine aperçut un carrosse qui traversait la foule. À cette vue, il apaisa le tumulte d’un geste, et revint vers l’estrade. Là il saisit une plume, et remplit le nom laissé en blanc sur l’acte d’abdication.
– Seigneurs, dit-il en montrant du doigt la foule qui s’agitait sous les fenêtres, je suis le plus fort, j’ai le droit d’ordonner ; voulez-vous m’obéir ?
– C’est un trésor que ce Moine ! pensa Fanshowe.
Les membres de l’assemblée se consultaient.
– Eh bien ! reprit le Moine d’une voix menaçante.
La foule, impatiente de ne plus voir son maître, éclata en murmures. L’hésitation de l’assemblée prit fin subitement.
– Nous vous écoutons, révérend père, dit le président des Vingt-Quatre.
Le Moine monta les degrés de l’estrade, prit le coussin de velours où reposait la couronne royale que Castelmelhor avait eu la précaution de faire apporter, et la remis aux mains de Jean de Mello, président de la cour des Vingt-Quatre.
– Suivez-moi, seigneurs, dit-il ensuite.
L’assemblée se leva en masse et gagna les escaliers du palais.
– Que va-t-il faire ? se demanda Fanshowe avec un commencement d’inquiétude.
Au moment où le Moine, qui marchait en tête, arrivait au haut du perron du palais, l’infant et la reine descendaient de leur carrosse.
Le Moine déploya une seconde fois l’acte d’abdication et le lut au milieu d’un profond silence. Cette fois rien ne manquait : le blanc était rempli par le nom de dom Pedro de Bragance.
Lecture faite, le Moine prit la couronne des mains du président de la cour, et la posa sur la tête de l’infant.
– Longue vie au roi dom Pedro ! hurla la foule, enthousiasmée de cette pompe théâtrale.
– Sic vos non vobis !… murmura douloureusement milord, qui avait fait ses humanités.
– Seigneur Moine ! s’écria dom Pierre avec émotion, si vous n’étiez pas un serviteur de Dieu, le moins que je pusse faire pour récompenser votre dévouement serait de vous nommer mon premier ministre.
– À cela ne tienne, répondit le Moine.
Il dépouilla son froc et parut en brillant costume de gentilhomme.
– Vasconcellos ! dit le roi avec une surprise où il entrait quelque dépit.
– Dom Simon ! murmura Isabelle.
Lord Fanshowe exécuta une épouvantable grimace, et Macarone, fendant la presse, saisit le froc délaissé du Moine, qu’il baisa passionnément en disant :
– Corbac ! Excellence, si vous me permettez d’emporter ce saint habit, j’en ferai des reliques. Je me déclare le valet de leurs Majestés très-sacrées, et le vôtre avec un infini ravissement !
– Simon de Vasconcellos ; reprit dom Pierre après un silence, je ne retire point ma parole : vous êtes mon premier ministre.
– Je remercie Votre Majesté, et j’accepte, répondit le cadet de Souza. En conséquence, je déclare dissoute et licenciée la dérisoire milice appelée chevaliers du Firmament.
Le peuple battit des mains, Macarone jeta sa toque étoilée et la foula aux pieds en criant : Bravo !
– En outre, continua Vasconcellos, je notifie à lord Richard Fanshowe que j’ai écrit au ministre du roi son maître, pour exiger son rappel, motivé sur…
– Je partirai demain, seigneur, interrompit Fanshowe, qui se retira aussitôt à l’écart.
– Consolez-vous, milord, lui dit le Padouan. Nous partirons ensemble, vous, moi et mon épouse.
– Que m’importe ton épouse et toi ! s’écria Fanshowe d’un ton bourru.
– Père dénaturé ! répliqua le beau cavalier de Padoue. Mon épouse vous doit le jour !
– Arabelle ?… balbutia Fanshowe atterré.
– La sensible Arabelle, dont la tendresse m’a choisi entre mille, ce qui me procure l’honneur insigne d’entrer dans votre famille !
Milord ambassadeur laissa retomber ses deux bras le long de ses flancs ; ce dernier coup l’achevait.
Le roi avait donné en peu de mots son approbation aux mesures proposées par Vasconcellos. Celui-ci reprit :
– Je n’ai plus qu’une seule grâce à demander à Votre Majesté.
– Laquelle ? dit le roi.
– Le pardon de Louis de Souza, mon frère.
– Il aura la vie sauve.
– Merci ! Maintenant, sire, je remets entre vos mains la haute charge que vous avez daigné me confier. Mon devoir m’appelle ailleurs.
– Quoi ! vous nous quittez ! s’écria Isabelle.
Le roi lui-même parut surpris et affligé.
– Mon père me voit, madame, répondit Vasconcellos d’un ton de solennelle tristesse.
– Adieu, seigneur, murmura Isabelle, dont une larme vint mouiller la paupière.
– Adieu ! répondit Vasconcellos, qui fléchit le genou.
Il se releva, et, suivit du seul Balthazar, il traversa la foule, qui s’ouvrit silencieusement sur son passage.
Arrivé au bord du fleuve, il monta dans une barque qui le conduisit au navire où se trouvait Alfonse.
On leva l’ancre, Vasconcellos jeta un dernier regard sur Lisbonne.
Quand la ville disparut dans le lointain, il descendit à la cabine où dormait le pauvre roi détrôné. Il s’assit à son chevet, et levant au ciel, un regard tranquille, il dit.
– Père, Dieu méjugera. J’ai fait selon ma conscience et je suis à mon poste, jusqu’à la mort !
FIN
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :
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Juillet 2010
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