Paul Féval
LA LOUVE
Tome I
(1855-1856)
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE – LA SAINT-JEAN
III – LE CIERGE DE LA SAINT-JEAN
À propos de cette édition électronique
Le soleil égayait déjà les bouquets de verdure étagés au versant de la colline : vieux charmes au troncs difformes et noueux ; grands bouleaux élancés hardiment et portant avec fierté leur tremblante couronne de feuillage, chênes robustes, châtaigniers arrondissant en voûte leurs branches touffues. Çà et là, au-dessus du couvert épais et solide comme un dôme, montaient des colonnettes de fumée qui se tordaient en spirales légères, bleuies par les rayons du levant.
Ce n’était pas la vapeur opaque et lourde que respirent à présent les cheminées de nos usines ; c’était le souffle timide de l’industrie en bas âge : chaque colonnette de fumée marquait la place d’une loge couverte en chaume, humble fabrique de ces sabots roses, recourbés à la chinoise, ventrus comme des vaisseaux de haut bord, qui sont la gloire de la forêt de Rennes.
Le comte de Rohan-Polduc, Notre Monsieur, comme on l’appelait dans les loges, disait que son manoir avait été bâti au IXe siècle de l’ère chrétienne par St Guéhéneuc, dit aussi St Winoch et St Guy, cadet de la maison ducale de Bretagne, comte de Porhoët, vicomte de Rennes et premier auteur du nom de Rohan. Si le bon gentilhomme se trompait, ce n’était pas de beaucoup, car le manoir semblait vieux comme le monde, avec ses tourelles étroites entassées confusément, son petit donjon tapissé de giroflées et ses poivrières aux toits pointus comme des bonnets de magicien. Les ardoises de la toiture, blanches de lichen, laissaient croître partout la joubarbe et la mousse qui pendait, longue comme une chevelure. Les murs, faits de blocs de granit, étaient vigoureux encore, mais, sous le noir manteau de lierre qui les enveloppait, on découvrait les rides du vieillard et les blessures du soldat : les crevasses, injures du temps ; les brèches, cicatrices glorieuses de la sape et de la mine.
Un fossé large et qui avait dû être profond, au temps où le manoir gardait des prétentions au titre de forteresse, faisait le tour des bâtiments ; il conservait juste assez d’eau pour servir aux ébats d’une troupe nombreuse d’oies et de canards. On avait cependant comblé la portion des douves qui faisait face à l’avenue, de sorte que les maîtres, les serviteurs et les troupeaux pouvaient entrer de plain pied dans le pâtis, situé en avant du saut-de-loup. Le saut-de-loup lui-même se traversait à l’aide d’un petit pont rustique aboutissant à une large brèche pratiquée dans le rempart.
Cette brèche avait son histoire.
En 1670, alors que le roi Louis XIV et le comte de Rohan-Polduc étaient jeunes tous les deux, le gentilhomme breton avait eu fantaisie de faire la guerre au plus puissant monarque de l’Europe. Rohan avait en lui du levain protestant comme presque tous ceux de sa race ; le sang ducal coulait dans ses veines et son chartrier contenait plus de vieux parchemins qu’il n’en fallait pour établir ses droits au trône de Bretagne. Louis XIV, qui avait des Rohan tant et plus à sa cour de Paris : Rohan-Soubise, Rohan-Guémenée, Rohan-Rochefort, et même ces Rohan-Chabot dont l’épopée comique prêta si bien à rire aux gazetiers du dix-septième siècle, Louis XIV ne se douta peut-être jamais qu’au fin fond de la forêt de Rennes il y avait un prince mal peigné qui prétendait lui disputer une portion de son royaume.
C’était le temps où madame la marquise de Sévigné, la charmante Bretonne, raillait avec tant d’esprit et si peu de patriotisme les pauvres sauvages Bretons. On aurait entendu de fiers éclats de rire à Versailles, si quelque prophète s’était avisé de prédire que le premier coup de tonnerre lointain annonçant la révolution à venir gronderait dans ce ciel brumeux, et que le premier couplet de la chanson « patriote » serait chanté par ces gentilshommes à crinières incultes et à mains calleuses, bons à la charrue comme à l’épée, pour qui la marquise tout aimable gardait ses plus dédaigneux sourires…
Elle était loin encore la révolution française. Honoré d’Albert, duc de Chaulnes, frère cadet du connétable de Luynes, gouverneur de la province de Bretagne et l’homme le plus gros de son siècle, envoya deux compagnies contre les paysans de Polduc, qui s’étaient retranchés dans les landes d’Auray. Il y eut bataille, et Rohan fut vaincu. Le duc de Chaulnes, mettant à profit cette occasion, confisqua l’immense domaine de Polduc dans l’évêché de Tréguier et assigna pour retraite au petit-neveu de la reine Anne cet antique manoir de Rohan, dont la muraille subit brèche de par le roi.
Il y avait longtemps que ces choses étaient passées. On était en 1705 ; le grand roi avait soixante-huit ans ; le duc de Chaulnes était mort, son successeur aussi, et Son Altesse Sérénissime le comte de Toulouse, second fils légitimé de Louis XIV, avait maintenant le gouvernement de la province de Bretagne. Rohan-Polduc, refroidi par l’âge, se tenait à l’écart dans sa maison amoindrie et vivait près de sa fille, une ange de beauté dont la vue lui inspirait sans doute des pensées de résignation et de paix.
À droite du pont rustique, le rempart tournait vers l’Occident et enveloppait des logis abandonnés que flanquait un balcon en forme de tourelle. Histoire guerrière pour la brèche, légende poétique pour le balcon. Cette partie du château avait un aspect de mélancolie solitaire. Depuis que César de Rohan, fils unique du vieux comte, était mort, personne n’avait franchi le seuil de sa demeure, et pourtant, derrière les draperies que le vent soulevait par les trous des châssis, on voyait bien souvent une lueur briller toute la nuit, une lueur pâle qui ne s’éteignait qu’au jour.
Il y avait une mystérieuse histoire de mariage, célébré dans la chapelle abandonnée à l’insu du vieux Rohan. Cela se racontait aux veillées, mais de témoin ayant assisté à ces noces secrètes, nul n’en aurait pu citer un seul.
* *
*
Donc, le 23 juin 1705, tout dormait encore au manoir. Une vapeur épaisse s’élevait au-dessus des douves changées en marécages ; les remparts et les corps de logis restaient noyés dans cette ombre, tandis que les plus hautes girouettes trempaient déjà leurs découpures dans la blonde lumière qui venait de l’Orient. Ce bizarre faisceau de donjons aigus, de pignons tailladés, de tourelles gothiques, semblait sortir de la nuit comme saint Guéhéneuc jadis l’avait fait sortir de terre.
D’habitude, à cette heure matinale, quand Rohan-Polduc ne découplait pas ses chiens courants, tout était solitude et silence autour de sa maison, mais aujourd’hui la route domaniale et les bas chemins étaient encombrés comme si c’eût été fête au bourg de Bouëxis-en-Forêt. On entendait rire et causer sous les taillis. Il y avait des gens à pieds, le bâton de houx à la main et portant sur leurs épaules de bonnes sacoches pleines ; d’autres venaient à cheval sur de petits bidets à tous crins, qui couraient l’amble, la tête basse, piétinant dans la poudre et laissant pendre les sabots de leurs cavaliers jusqu’au ras de terre ; d’autres enfin piquaient les bœufs paresseux de leurs charrettes chargées de gerbes ou de foin.
Tout cela cheminait dans des sentes profondes entre les haies d’épines noires et de prunelliers, où le genêt glissait çà et là ses gousses d’or. C’était la veille de la Saint-Jean, et les tenanciers du pays de Rennes ont gardé la coutume de payer leurs redevances à cette époque, pour le printemps, à la saint-Michel pour l’automne.
Piétons, cavaliers et richards en charrette se rencontrèrent en avant des douves et pénétrèrent de compagnie sur la pelouse ouverte qui aboutissait à la brèche. Personne ne s’avisa de soulever le marteau à tête de bélier, suspendu au battant droit du portail. On attendit. Les fillettes qui apportaient des bouquets d’aubépine s’assirent sans façon sur l’herbe mouillée, autour de leurs fleurs dressées en faisceaux ; les charrettes, dételées, furent rangées par ordre, tandis que les bœufs maigres et de chétive venue paissaient le gazon de la pelouse, déjà maintes fois tondue par les troupeaux de Rohan. Gars et métayers allumèrent leurs pipes et se chômèrent en cercle, comme on dit là-bas, debout, grand chapeau sur la tête, le bâton attaché à la boutonnière, graves, taciturnes et ne laissant échapper aucune marque d’impatience.
Pendant que les ménagères tricotaient la grosse laine, les jeunes filles babillaient, regardant du coin de l’œil la partie occidentale des remparts, autour desquels la brume semblait se condenser pour livrer une suprême bataille aux rayons vainqueurs du soleil. Elles se montraient au doigt un lourd balcon de granit dont le profil saillait au-dessus des murailles, et, tout bas, elles se disaient en frissonnant :
– C’est là !
Un son de trompe retentit au lointain dans la forêt. Les hommes prêtèrent l’oreille.
– M. l’intendant Feydeau s’est levé de bon matin aujourd’hui, dit Jouachin, un métayer à la barbe grise, qui ajouta en secouant la tête d’un air triste : J’ai vu le temps où le domaine de Rohan était si long et si large que, d’ici où nous sommes, on ne pouvait jamais ouïr que la fanfare de Rohan !
Un second son de cor plus rapproché éclata vers le midi. Le rouge monta au visage de Jouachin et il n’y eut pas un gars autour de lui qui ne fermât les poings en fronçant le sourcil.
– Rohan dort, prononça lentement le bonhomme ; les gens de France en feront tant et tant que Rohan s’éveillera !
Les fillettes ne s’occupaient que du balcon mystérieux.
– C’est là ! c’est là ! répétaient-elles ; une femme blanche et un cavalier tout noir…
– Chaque nuit que Dieu donne !
– Et ceux qui passent de l’autre côté de la douve entendent piaffer un cheval au fond des fossés, dans l’oseraie…
– Le cavalier est César de Rohan, le pauvre jeune monsieur décédé, voilà qui est sûr !
– Et la femme blanche est Jeanne de Combourg, sa fiancée, morte à vingt ans !
– Et la fenêtre qui s’ouvre ? demandait quelque voix timidement sceptique. Et le cheval qui piaffe dans l’oseraie ?
– Ah ! Seigneur Jésus ! sait-on expliquer ces choses de l’autre monde ?
– Le premier son de trompe, disait cependant Jouachin, est monté des fonds de la Sangle. Le second est venu de la Fosse-aux-Loups, et j’ai bien reconnu l’embouchure du piqueur de l’intendant Feydeau : ce n’est donc pas l’intendant Feydeau qui mène la chasse au fond de la Sangle.
– Lui ou d’autres, dit une voix aigrelette qui sortait du brouillard ; les gens de France s’amusent où ils veulent et quand ils veulent, chez nous !
– Yaumy ! le cousin Yaumy ! crièrent tous à la fois les fermiers de Rohan ; Yaumy, le joli sabotier !
– On ne voyait point encore le cousin Yaumy, caché par la brume et par cette oseraie où piaffait toutes les nuits le cheval fantôme. Il se montra enfin de l’autre côté de la douve qu’il côtoya pour entrer dans le pâtis.
Le cousin Yaumy n’était pas de belle taille, mais sa veste de toile feutrée recouvrait de larges épaules ; un bonnet de laine tombait jusque sur ses petits yeux endormis et malins. Il n’avait ni bidet ni charrette, et la sachée plate qu’il portait à la main aurait tenu dans la pochette de son gilet.
Yaumy, le joli sabotier, traversa la pelouse en se balançant sur ses jambes noueuses et s’avança jusqu’au centre du cercle. Sa pipe était toute bourrée, il l’alluma préalablement, puis il souhaita le bonjour avec politesse au cousin Jouachin, au cousin Josille, au cousin Mathelin, au cousin Julot, ainsi qu’à une demi-douzaine d’autres cousins dont les noms ne sont point parvenus jusqu’à nous. Il adressa un signe de tête protecteur aux cousines jeunes et vieilles, et regarda d’un air sournois la porte fermée du château.
En tout autre pays, ce regard eût présagé une question, mais le paysan de la haute Bretagne est prudent comme le Normand, son voisin ; il ne sait guère parler franc ni regarder en face : ceci à l’ordinaire. Dans les grandes occasions, quand une fois son bonnet a passé par-dessus les moulins, il faut lui fendre le crâne jusqu’aux dents pour le forcer à baisser les yeux ou le réduire au silence.
– Tu viens comme cela des fonds de la Sangle ? demanda Jouachin.
– Oui, oui, répliqua le joli sabotier, et il y a une bonne trotte !… hein ? en voilà-t-il un brouillard qui choisit sa place ? de l’autre côté des douves on ne voit pas seulement le bout de son nez ; là-haut, le temps est clair comme de l’eau de roche. Tout cela, c’est des gelées pour la Saint-Pierre et ça fait du mal au blé noir !
– Et aux fèves aussi ! appuya Mathelin, c’est sûr !
– Ma pauvre foi ! enchérit Julot, vous croyez que ça fait grainer le chènevis !
– Voilà qui est bon, interrompit gravement le vieux Jouachin ; Yaumy mon gars, ne nous fais pas languir ; on est en chasse là-bas par chez toi vers les fonds de la Sangle ?
– Le comte de Toulouse, notre gouverneur, est un beau jeune prince, répliqua Yaumy, qui jeta à la ronde un regard cauteleux.
Fillettes et métayères s’étaient levées pour écouter mieux, et d’instinct les fermiers de Rohan avaient rétréci leur cercle.
– C’est bien le moins que les beaux jeunes princes se divertissent, reprit Yaumy ; ça l’amuse de chasser, le comte de Toulouse ! ce n’est pas sa faute, s’il trouve le domaine de Rohan sur le chemin de son gibier.
– C’est donc le comte de Toulouse qui chasse là-bas ?
La voix de Yaumy prit des inflexions sourdes et ses yeux se tournèrent vers le balcon de granit où le soleil, perçant la brume, mettait de rougeâtres reflets.
– Il y a chasse et chasse, grommela-t-il ; chasse de jour, chasse de nuit… chasse en forêt, chasse à la maison… Priez Dieu que le comte de Toulouse se borne à chasser dans les taillis de Rohan !
Depuis quelques minutes on entendait un murmure vague et sans cesse grandissant, à l’intérieur du château : c’était comme le réveil du vieux manoir : des voix s’appelaient et se répondaient ; le pavé de la cour sonnait au choc des gros sabots pleins de paille ; le chenil aboyait et les chevaux de Rohan hennissaient au fond des écuries.
Au moment où toutes les bouches s’ouvraient pour réclamer l’explication des paroles énigmatiques de Yaumy, une clé gronda dans la serrure, puis on entendit la lourde barre de bois glisser hors de l’entaille pratiquée dans le mur ; le battant droit de la porte roula lentement sur ses gonds avec les cinq têtes de loup qui le chargeaient ; une femme de cinquante ans à peu près, coiffée d’un bonnet rond, collant, en étoffe de laine noire, d’où s’échappaient les mèches épaisses de ses cheveux déjà grisonnants, parut sur le seuil et sembla compter du regard la foule des vassaux.
Il n’y eut pas un paysan qui ne se découvrît, ne fût-ce qu’un petit peu ; métayères et fillettes firent ensemble la révérence, et tout le monde prononça d’une seule voix ce salut solennel :
– Bonjour à vous, dame Michon Guitan !
Dame Michon Guitan portait sa quenouille au côté comme un soldat vaillant qui ne se sépare jamais de son épée ; elle avait une camisole plate, ajustée jusqu’au menton et sur laquelle se rattachait la piécette carrée d’un tablier de toile bleue ; une jupe d’épluche, rayée de rouge et de noir, laissait voir ses bas de gros tricot, perdus dans d’immenses sabots roses fourrés de peaux de mouton.
C’était une belle paysanne dans toute la force du terme. Son air était grave et doux. Elle avait un peu de barbe au menton et un commencement de moustaches. Quand elle souriait, ce qui arrivait bien quelquefois malgré son importance, on voyait des deux côtés de sa bouche deux trous ronds ; qui semblaient pratiqués dans ses dents avec une vrille. Pour connaître la véritable origine de ces trous, il suffisait de regarder la ceinture du tablier de dame Michon Guitan, où une pipe courte et vénérablement noircie était passée. Cette pipe, contre le fourneau de laquelle venaient battre les grains de cuivre d’un long rosaire, suspendu au cou de dame Michon, produisait, quand elle marchait, une musique toute particulière.
– Bonjour à vous trétous ! dit-elle en inclinant, la tête gravement ; bonne Saint-Jean pour vous et pour vos maisonnées ! Est-ce que mon garçon Josselin n’est point avec vous ?
– Nous n’avons mie vu votre gars Josselin, dame Guitan répondit Jouachin.
– Faudrait donc pour ça, dit Yaumy d’un air innocent, que votre gars Josselin aurait couché dehors, puisqu’il n’y a pas plus d’une minute que le portail est ouvert.
– Je sais bien, ajouta-t-il à part lui et jetant un coup d’œil rapide vers le rempart occidental, je sais bien qu’il y a la petite porte qui donne sur l’oseraie, au bas bout de la douve…
Le cousin Yaumy avait de bons yeux, et pourtant, il ne vit rien que la brume étendue comme une nappe opaque sur toute cette partie du paysage. Cependant le niveau du brouillard s’abaissait peu à peu, et l’on apercevait confusément les plus grandes tiges des osiers qui se balançaient à la brise. Ces tiges partaient d’un pli de terrain formant le prolongement des anciens fossés, qui tournaient à l’ouest du manoir et allaient se perdre derrière les remparts, en passant précisément sous le fameux balcon. L’oseraie était séparée de la pelouse ou pâtis par une haie d’épine mal entretenue ; elle s’étendait sur une largeur de vingt ou trente pas, bordée par un talus sous lequel on découvrait des vestiges de maçonnerie ; puis le sol s’affaissait en une brusque descente et tombait ainsi jusqu’au fond de la vallée.
Un sentier à peine tracé courait le long de la douve et suivait cette pente de la colline à travers les touffes de ronces.
Dame Michon Guitan était là pour donner entrée aux tenanciers de Rohan, mais au lieu de s’effacer et de leur livrer passage, elle restait sur le seuil toute pensive. Après un silence elle mit sa main au-devant de ses yeux et, son regard, passant par-dessus les têtes de la foule, interrogea la lisière de la forêt.
À ce moment, un bruit se fit du côté de la douve ; c’était comme une porte ouverte avec lenteur et grinçant sur ses gonds rouillés. Les hautes tiges d’osier s’agitèrent. Tout le monde vit et entendit cela. Michon Guitan changea de couleur.
Personne ne bougea cependant, sauf le joli sabotier Yaumy, qui se coula derrière les charrettes jusqu’à la haie d’épines.
– Entrez, bonnes gens, entrez, dit Michon rapidement et d’une voix tremblante ; Rohan me ferait des reproches, s’il savait que ses fermiers attendent à la porte de sa maison.
Il était évident qu’elle cherchait à donner le change à la curiosité déjà éveillée ; mais elle avait trop tardé. On vit passer dans la brume éclaircie une forme humaine enveloppée d’une mante de couleur sombre et le visage couvert d’un long voile. L’apparition glissa hors de l’oseraie, et l’on eût dit que la brise l’emportait au versant de la montagne.
En même temps le galop d’un cheval s’étouffa sur l’herbe épaisse.
Cela fut rapide comme la pensée. Les tenanciers de Rohan restaient bouche béante et les fillettes se demandaient si ce n’était point un rêve.
Mais elles virent dame Michon Guitan, toute pâle, baiser à la dérobée la croix de son rosaire. La bonne femme fit signe aux fermiers d’entrer ; il semblait qu’elle n’eût plus de parole. Les fermiers obéirent en silence ; chacun d’eux pensait : – Le cousin Yaumy nous dira de quoi il retourne !
Qu’y avait-il ? une poterne ouverte de l’autre côté du rempart, le passage d’un être humain à travers l’oseraie, le galop d’un cheval invisible, enfin et surtout l’émotion de dame Guitan ; c’était plus qu’il n’en fallait. Ce brouillard, plus impénétrable que la nuit même, cachait un mystère. Pour savoir le mot de l’énigme, il n’y avait que le cousin Yaumy, blotti contre la haie.
Ménagères et fillettes, garçons et métayers calculaient que l’apparition avait dû passer à dix pas de lui au plus. Quand tout le monde eut franchi le seuil de la maîtresse-porte dont le battant se referma sur Michon Guitan, le cousin Yaumy se frotta les mains et se prit à rire tout doucement.
– Oui bien ! oui bien ! murmurait-il en se grattant la tête sous son bonnet de laine ; maître Alain me donnera quelque chose pour cela !
Il était tout gaillard, le joli sabotier, et il eût bien juré ses grands dieux qu’il n’y avait là personne pour le voir ou l’entendre. Aussi poussa-t-il un cri de frayeur en se sentant retenu par derrière, au moment où il quittait son poste d’observation pour gagner la brèche à son tour. Il se retourna vivement ; un jeune homme de haute taille, à la figure pâle et intelligente, couronnée de longs cheveux noirs, s’était dressé en face de lui de l’autre côté de la haie.
– Ah ! ah ! fit Yaumy, qui essaya de sourire, c’est vous, maître Josselin ?
Le jeune homme portait une veste taillée à la mode des paysans de la forêt de Rennes, mais en bon drap noir, et ses braies étaient de velours. Il enjamba la haie et appuya ses deux mains sur les épaules de Yaumy.
– La bonne dame Michon demandait tout à l’heure après vous, Josse, reprit Yaumy qui cherchait une contenance.
Maître Josselin le regardait entre les deux yeux.
– Écoute-moi bien, je veux te parler !
Il y avait, non point dans ces mots, mais dans l’accent du jeune homme, une menace si évidente, que Yaumy, robuste et habitué aux luttes campagnardes, se tint pour averti.
– J’écoute, répliqua-t-il en ramassant ses muscles et en pliant déjà les jarrets.
– Je veux te dire, reprit maître Josselin, que tu as perdu ta peine en venant espionner de ce côté-ci. Tu n’as rien vu !
– Dieu merci ! grommela le joli sabotier, je ne suis pourtant pas aveugle !
– Tu n’as rien vu ! répéta le jeune homme, dont les sourcils se froncèrent.
– Moi, je dis que j’ai vu ! s’écria Yaumy. Mon jeune maître Josselin, vous n’avez pas encore la poigne assez forte pour me faire peur. J’ai vu et reconnu la demoiselle.
Un éclair s’alluma dans les yeux de Josselin, dont, la joue resta pâle ; sa main gauche quitta l’épaule de Yaumy pour lui saisir violemment la peau de la gorge ; en même temps, sa main droite se plongea sous le revers de sa veste, d’où il tira un couteau de chasse, à la lame brillante et fraîchement aiguisée.
Le cousin Yaumy se laissa choir sur ses genoux.
– Tu n’as rien vu ! répéta pour la troisième fois Josselin.
– C’est pourtant Dieu vrai ! répéta cette fois le joli sabotier plus mort que vif ; je n’ai rien vu du tout ! mais du tout !
Josselin le repoussa du pied et prit lentement le chemin de la maîtresse porte.
C’était une salle de grande étendue, voûtée en arceaux, que soutenaient quatre paires de piliers de pierre rouge de Pont-Réan. Celle pièce, plus longue que large, tenait du vestibule et de la salle d’armes ; la principale porte donnait sur le perron de la cour intérieure et faisait face au maître escalier du manoir, dont la dernière marche s’enclavait dans le sol même de la salle. Au-devant de l’escalier, une draperie de toile d’argent, rapiécée en mille endroits, descendait de la voûte jusqu’aux carreaux.
Une seule fenêtre ogive, à petites vitres losangées de plomb et défendues par un grillage, éclairait cette salle qui était pourtant la plus utile et la plus fréquentée du manoir. Dame Michon Guitan s’y tenait volontiers sous l’énorme manteau de la cheminée ; c’était son domaine, et maître Alain Polduc, tout cousin de Rohan qu’il était, avait essayé vainement de l’en chasser. Il y avait eu compromis entre ces deux autorités rivales : maître Alain avait pris possession de la croisée et des alentours, dame Michon avait gardé le foyer avec ses dépendances. Maître Alain avait la lumière, mais il avait aussi le vent froid qui se glissait entre les fentes des châssis. Dame Michon, obligée d’allumer sa résine en plein midi, pouvait au moins se tenir les pieds chauds.
Le grand jour du dehors n’allait pas beaucoup au-delà de la table de chêne noir où maître Alain Polduc étalait ses registres. On pouvait encore cependant compter les nervures tremblées des premiers piliers et même blasonner, si l’on avait de bons yeux, le grand écusson de Rohan, Parti : de gueules à neuf macles accolées d’or, pour Rohan, et d’hermines plein pour Bretagne, avec cette devise si connue : Potius mort quam fœdari[1]. Les deux autres paires de piliers étaient déjà dans l’ombre, et, malgré le cierge de résine qui brûlait à la paroi du foyer, on avait grande peine à distinguer les plis rougis de la draperie d’argent.
Dame Michon et maître Alain étaient séparés par toute la longueur de la salle. On pouvait les considérer comme les deux premiers ministres des petits États de Rohan-Polduc ; dame Michon était femme de charge, maître Alain remplissait les fonctions d’intendant.
Il était arrivé un soir du pays de Tréguier, en Basse-Bretagne, crotté jusqu’à l’échine, affamé comme un loup, et se réclamant de je ne sais quelle parenté lointaine. En ce temps, chacun s’en souvenait bien, il avait la joue creuse, l’œil timide et discret, la bouche emplie de miel, les reins souples surtout. C’était le petit homme le plus humble et le plus doux de l’univers ; maintenant, sa joue était renflée, son œil regardait en face effrontément, sa voix tranchait, sa courte taille se redressait avec importance. Le hobereau famélique avait du foin dans ses bottes ; déjà il tournait à l’obésité financière et mettait à piller son pauvre noble cousin une raideur toute spartiate.
Le mal, c’est que trop souvent ces austères coquins réussissent à escroquer la confiance des hommes de cœur. Maître Alain comptait ses syllabes et parlait cinq ou six fois par jour de sa vertu farouche, ainsi que de son dévoûment ardent à la cause protestante. Rohan n’était pas éloigné de le regarder comme un saint. Il le consultait dans les grandes occasions et se reposait aveuglément sur lui pour les menus détails. Or ce que Rohan appelait menus détails, c’était l’administration même de ses domaines.
Ce matin, dame Michon avait, comme d’habitude, son cercle auprès du foyer ; maître Alain occupait le centre d’un groupe au-devant de la croisée. La plupart des tenanciers que nous avons vus arrêtés sur la pelouse se rangeaient autour de lui dans une attitude respectueuse. Maître Alain, assis dans une chaire de bois sculpté, compulsait les registres et inscrivait les rentes payées. Mais cela ne se faisait pas tout de suite ; il faillait auparavant un travail préparatoire, à cause de la diversité grande des monnaies courantes. Josselin Guitan, le beau jeune homme à la chevelure brune, qui, trois fois de suite, avait répété à notre cousin Yaumy : « Tu n’as rien vu, » était chargé de mettre d’accord les sous nantais, les croisettes d’Anjou, les liards de France, les doubles normands et rennais, les piécettes au mouton et les gros cuivres de Laval. Ce n’était pas une sinécure, et Josselin Guitan, debout, la craie à la main, devant une planche noircie, faisait des additions d’une aune pour la moindre redevance de quinze ou vingt écus. Il semblait, du reste, se donner tout entier à sa besogne, et vous auriez cherché en vain, dans son regard calme et froid, la trace de sa récente violence.
Chaque fois que la somme des fermages payés arrivait à former mille livres, Josselin traçait une croix blanche en haut de son tableau. Quand une discussion s’élevait entre les fermiers et l’intendant touchant le cours légal des pièces, leur titre et leur poids, Josselin croisait ses bras sur sa poitrine et fermait les yeux, en homme dont la pensée est loin de son occupation présente.
Dans l’âtre, deux gros tisons, couverts de cendres, fumaient sous la crémaillère où pendait le chaudron plein de bouillie d’avoine. Dame Michon était assise à la place d’honneur, au côté gauche de la cheminée ; auprès d’elle tournait, avec un cri périodique et gémissant, son rouet supporté par deux montants guillochés, à l’un desquels se balançait la petite bouteille d’huile, avec sa plume servant de pinceau. Tout en filant, dame Michon trouvait, moyen de faire encore trois autres choses, savoir : agiter doucement un berceau qui était à portée de sa main, dès que son rouet, bien lancé, pouvait fournir tout seul une certaine carrière, fumer sa pipe, pleine de tabac qui n’avait point payé la redevance aux gens du roi, et jouer de la langue énergiquement, comme une digne Bretonne qu’elle était.
Son auditoire se composait des serviteurs du château et des fermiers qui avaient achevé de régler leurs comptes avec maître Alain. Parmi eux se trouvaient le cousin Yaumy et Jouachin, le vieux métayer. On parlait à haute voix auprès de la fenêtre, dans le groupe officiel, présidé par l’intendant ; sous le manteau de la cheminée, on devisait discrètement, comme si c’eût été déjà l’heure intime de la veillée.
– Quoi donc ! disait dame Michon en prenant à témoin Jouachin, son compère, Rohan n’est-il pas assez grand seigneur pour qu’il y ait des légendes sur sa maison ?
– Depuis le temps de saint Guéhéneuc, répliqua Jouachin avec plus de complaisance que de conviction, il est question de cette lueur qui passe derrière les croisées de la tour de l’Ouest… Quand j’étais tout jeune, on parlait déjà de la femme blanche du balcon et de son chevalier noir.
– Peut-être, grommela Yaumy, que le balcon servait déjà du temps de saint Guéhéneuc. On sait ce qu’on sait !
Tous les yeux étaient fixés sur le joli sabotier, qui ajouta d’un air capable :
– Et l’on voit ce qu’on voit !
– Qu’as-tu vu, toi ? demanda la bonne femme en haussant les épaules ; si notre jeune monsieur César, que Dieu bénisse ! vivait encore… mais voilà ! les méchants qui l’ont tué voudraient bien faire disparaître sa sœur, à présent !
Son rouet, fouetté par un brusque mouvement, se prit à tourner si vite que son fil se rompit.
– Mauvais présage ! murmura Yaumy d’un accent railleur.
Michon Guitan le regarda de travers et se signa. Le berceau qu’elle oublia de balancer s’arrêta, et un petit cri d’enfant se fit entendre parmi les langes. Yaumy glissa une œillade sournoise vers la croisée ; comme il vit que maître Josselin ne regardait point de son côté, il se prit à sourire insolemment.
– Comme ça, dit-il, c’est à votre gars Josselin, cette belle petite fille-là dame Guitan ?
– À qui donc serait-elle ? répliqua la bonne femme d’un accent bourru.
– Faut-il vous aider à renouer votre fil, la mère ? C’est au gros bourg d’Ernée, on dit cela, que votre Josselin a pris femme ?
– Ici ou là, que t’importe ?
– On ne l’a jamais vue, la femme de votre Josselin. Moi, je voudrais la voir.
Dame Michon était rouge de colère ; sa pipe tremblait entre ses dents.
– M’est avis, murmura le joli sabotier, qui cligna de l’œil à la ronde, m’est avis qu’autant vaudrait chercher le trèfle à quatre feuilles ou bien le merle blanc !
La bonne femme ôta sa pipe de sa bouche et regarda Yaumy en face.
– Mon gars, Josselin n’est pas loin, dit-elle : pourquoi ne lui parles-tu pas ?
En ce moment on entendit la voix d’Alain Polduc qui répondait aux plaintes de quelques tenanciers :
– Mes bonnes gens, si j’étais le maître ici, j’aurais compassion de vous et de vos peines ; mais je ne suis que mandataire du comte de Rohan, notre seigneur.
– Hypocrite ! pensa tout haut dame Michon. Avant l’arrivée de cet homme-là au château, jamais fermier de Rohan n’avait pleuré misère !
– C’est la vérité ! appuya Jouachin.
– Le malheur est entré avec lui, reprit la femme de charge, le malheur pour les vassaux, le malheur pour le maître !… C’était un fier jeune homme que César de Rohan ! Et notre Valentine, vous souvenez-vous comme elle allait, joyeuse, par les sentiers de la forêt ? Ses beaux cheveux flottaient sur ses épaules et pas une de vous, fillettes, ne savait sourire si gaîment que la fille de notre maître ! Maintenant, César de Rohan est au cimetière de Noyal, et il n’y a qu’une pauvre croix de bois sur sa tombe… Maintenant, et depuis bien longtemps, nous cherchons en vain le sourire sur les lèvres de votre Valentine.
Dame Guitan laissa tomber sa tête sur sa poitrine, tandis que la voix de maître Alain Polduc s’élevait de nouveau à l’autre extrémité de la table.
– Vincent Julot, disait maître Alain avec un calme doucereux, si tu n’as pas payé ce soir, mon ami, demain je ferai vendre à l’encan ton attelage de charrue.
Un murmure s’éleva parmi les fermiers.
– Mes pauvres enfants, répéta gravement Alain Polduc, je ne suis pas le maître, et je fais les affaires de Rohan, mon noble cousin.
– C’est demain la Saint-Jean, dit Vincent Julot, j’avais gardé un quart d’écu pour acheter mon cierge.
– Les fermiers de Rohan, appuyèrent trois ou quatre voix, n’ont plus de quoi allumer la chandelle de la Vierge depuis que l’hérésie est dans le manoir !
– S’il n’y avait que les fermiers de Rohan à la paroisse, on ne brûlerait plus le fagot de la Saint-Jean !
Maître Alain poussa un gros soupir et inscrivit sur son registre, vis-à-vis du nom de Vincent Julot, cette note laconique : « Attelage à vendre. »
– Voulez-vous savoir, s’écria tout à coup dame Michon Guitan, qui releva la tête et jeta autour d’elle un regard égaré, si Rohan ne voit plus que par les yeux de cet homme-là, qui est son malheur, c’est une punition de Dieu, car Rohan a renié le nom de la vierge Marie et causé la mort de son propre fils !
Le cercle s’agita ; puis il se fit un grand silence. Jouachin toucha l’épaule de la bonne femme en murmurant :
– Ma commère, n’en dites pas plus que vous n’en voulez dire.
– Dieu me préserve d’accuser mon seigneur ! répliqua dame Michon dont l’émotion faisait trembler la voix ; mais le cœur déborde à la fin ! J’ai vu Rohan, autrefois, passer des heures entières auprès du berceau de ses deux enfants… Ah ! ah ? il les aimait bien tous deux ! et nous l’entendions souvent qui disait : – Je les aime deux fois, mon fils César et Valentine, ma fille ; une fois pour moi, une fois pour la sainte qui était leur mère… Écoutez ! Ses aïeux s’asseyaient sur le trône de Bretagne, et les Français lui ont pris les trois quarts de son héritage ; on ne peut pas lui en vouloir, s’il déteste les Français jusqu’à la mort. Quand son fils eut vingt ans et sa fille dix-huit, il leur dit « Voici l’âge des fiançailles qui va venir pour vous ; souvenez-vous que nos pères sortiraient de leur tombe, si Rohan s’alliait aux gens de France… » Il leur dit encore : « Au-dessous des gens de France, il y a les Bretons parjures. Les Français sont des ennemis, les Bretons vendus à la France sont des infâmes ! Mon fils et ma fille, je pleurerais sur celui d’entre vous qui se mésallierait avec la France ; celui d’entre vous qui s’oublierait au point d’entrer dans une famille bretonne déshonorée, mon fils et ma fille, je le maudirais ! »
– Et la mort vient vite, prononça Jouachin à voix basse, pour l’enfant que son père a maudit !
Les fillettes retenaient leur souffle ; le rouet de dame Guitan restait immobile ; l’enfant s’était rendormi dans son berceau.
– Rohan avait parlé trop tard, reprit la femme de charge ; notre jeune M. César recherchait déjà en mariage madame Jeanne de Combourg…
– Tout le monde sait cela, interrompit Yaumy, le joli sabotier.
– La fille du lieutenant de roi, ajouta dame Michon Guitan avec tristesse.
– Et notre demoiselle ? demanda Yaumy entre haut et bas : était-il trop tard aussi pour Valentine de Rohan ?
La main de dame Guitan chercha le manche de son rouet. Peut-être n’avait-elle pas entendu, car son regard chargé de rêverie se perdait dans le vide. Elle continua en baissant la voix et comme si elle se fût parlé à elle-même :
– J’ai connu un sonneur à Cesson-sur-Vilaine qui disait que Dieu a un livre où les cœurs sont inscrits deux à deux. César et Jeanne étaient mariés secrètement depuis plus d’une année ; ils avaient un fils… Écoutez ! Je me souviens de cela comme si c’était hier : le vent soufflait au dehors et la pluie battait contre les carreaux des croisées. Il faisait nuit. On frappa à la porte, et ce fut cet homme-là qui entra.
Son doigt, étendu convulsivement, montrait Alain Polduc, dont la tête demi-chauve se penchait sur son registre.
– Il demanda l’hospitalité, reprit dame Michon, et Rohan l’accueillit comme un gentilhomme. Quand il eut mangé à la table de notre seigneur et qu’il eut séché ses vêtements au feu de la cheminée, il dit à Rohan : mon cousin, je voudrais vous parler seul à seul… Or, sachez-le, mes bonnes gens, Combourg est aussi fier que Rohan. Jeanne de Combourg, en s’alliant à Rohan, avait méconnu, elle aussi, la volonté de son père qui a gardé la foi catholique. Nous l’avions cachée avec son enfant au berceau dans cette partie du manoir que nul n’habite, et toutes les nuits notre jeune maître César allait y rejoindre son fils et sa femme.
Bien des regards d’intelligence furent échangés autour du foyer ; chacun songeait aux deux ombres qu’on avait aperçues tant de fois sur le balcon de la tour de l’Ouest.
– Voilà déjà que nous ne parlons plus du temps de saint Guéhéneuc ! murmura Yaumy qui retrouva son sourire narquois.
Les fillettes et les ménagères se disaient :
– Puisque César et Jeanne la Belle ne sont plus là, pourquoi voit-on toujours l’apparition de la tour de l’Ouest ?
On croyait bien aux fantômes, en ce temps-là, puisqu’on y croit encore un petit peu de nos jours, au pays de Bretagne ; mais je ne sais pourquoi la croyance aux fantômes est toujours doublée de certains soupçons qui n’ont rien de surnaturel.
– Ils s’aimaient, sous le regard de Dieu, continuait cependant la femme de charge ; ils étaient beaux et tout jeunes ; le chapelain qui les avait unis disait sa messe à leur intention, et nous ajoutions tous un Oremus à notre prière du soir pour que Dieu mît fin à leurs peines, car Jeanne de Combourg avait la piété d’un ange et notre jeune M. César était resté fidèle à la vraie foi. La nuit dont je vous parle, Rohan nous fit sortir et resta seul avec cet homme-là qui est le malheur. Une demi-heure se passa. Puis, dans la salle où nous attendions, inquiets, nous vîmes entrer Rohan, la joue pâle et la prunelle tachée de rouge.
– Qui a donné à l’étrangère l’entrée de mon château ? demanda-t-il d’une voix étouffée.
Il savait tout ! Cet homme-là était derrière lui, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux baissés modestement. C’était lui qui avait trahi le secret de notre jeune maître. Comment l’avait-il découvert ? Dieu seul le sait… On alla chercher César de Rohan et sa femme, une pauvre belle créature blanche et frêle qui pleurait avec son petit enfant dans ses bras. Valentine, le cher et noble cœur, se jeta aux genoux de son père. Rohan ne lui avait-il jamais rien refusé en sa vie ; mais cette fois il la repoussa durement.
– Toi que j’appelais mon fils et qui m’as déshonoré, dit-il à César, va-t’en, je te maudis !
Sans cet homme-là, il ne se serait trouvé personne pour ouvrir la porte. Ce fut lui qui leva la barre. L’orage était terrible au dehors, le vent brisait les branches des chênes de la forêt, le tonnerre secouait les vieilles murailles du château ; César de Rohan et sa femme sortirent ; ce fut cet homme-là qui referma la porte sur eux !
– Combien y a-t-il de croix ? demanda en ce moment, à l’autre bout de la salle, maître Alain, qui repoussa son registre.
Josselin Guitan se retourna vers le tableau et compta :
– Cinq, dix, quinze, vingt, trente… Il y a trente-cinq croix, dit-il.
– Trente-cinq mille livres à la Saint-Jean, pensa maître Alain, qui eut un sourire, trente-cinq mille livres à la Noël, Rohan possède encore sept mille pistoles de revenus !
Puis il y eut silence auprès de la croisée comme aux alentours du foyer. Le soleil, avançant dans sa course, frappait gaiement les vitraux. On entendait en forêt le son lointain et continu de la trompe.
Les doigts de dame Guitan se crispèrent sur la poignée de son rouet qui rendit une aigre plainte.
– Oh ! cet homme-là ! cet homme-là ! fit-elle, tandis que maître Alain souriait benoîtement aux trente-cinq croix tracées sur la planche noire.
– Je suis bien vieille, poursuivit-elle, mais il n’y a pas une nuit pareille dans mes souvenirs. Toutes les toitures de chaume furent enlevées entre la forêt et Vitré ; le tonnerre incendia le manoir de Tréla, le grand étang de Paintourteau rompit sa chaussée, et la Vilaine, débordée, couvrit cinq lieues de route. Les voyageurs perdus, on ne les compta point !… La paroisse de Noyal enterra deux pauvres jeunes gens, l’homme et la femme, qu’on avait trouvés serrés dans les bras l’un de l’autre au fond d’un ravin, et le vicaire vint dire à Rohan : « Voulez-vous mettre un marbre sur la tombe de votre fils unique ? »
Rohan regarda cet homme-là, ce Polduc, qui secoua la tête. Et Rohan ne voulut pas.
Le prêtre ajouta : « Il y a un petit enfant que le Ciel a conservé par miracle. »
Rohan fit seller son cheval ; il alla chercher l’enfant et resta deux jours absent du château. Les uns disent qu’il voua l’enfant dans un couvent de Rennes ; les autres, qu’il le cacha aux environs de la ville de Quimper. Personne n’en sait rien ; c’est le secret de Rohan ; et Rohan répète sans cesse : « Je n’ai pas d’héritier ! »
– Tout le monde ici ! ordonna maître Alain Polduc, qui venait de fermer son registre.
Peu à peu, les rangs s’étaient éclaircis autour de la croisée, à mesure que l’auditoire de dame Michon Guitan devenait plus nombreux. On s’empressa d’obéir à maître Alain, et chacun, gardant l’impression triste du récit de la femme de charge, revint vers le bureau de l’intendant. On regardait cet homme-là, comme dame Michon l’appelait, et, sur son visage détesté, les fermiers de Rohan découvraient je ne sais quelle menace fatale.
– Les comptes sont justes pour cette année, mes chers amis, dit maître Alain, qui épanouit sur ses lèvres son meilleur sourire ; maintenant, nous allons régler l’arriéré.
Ce ne fut qu’un cri dans toute la salle. L’arriéré avait pour cause ce grand désastre dont Michon Guitan venait de parler : la rupture des digues de Paintourteau et le débordement de la Vilaine. La récolte avait été ravagée, et cette réclamation inattendue n’était rien moins que la ruine pour la plupart des métayers. Le tumulte montait, parce que Alain, renversé sur sa chaise, souriait toujours et semblait provoquer la foule. Il ne disait mot, laissant grandir la clameur et tournant ses pouces comme un brave homme bien content. Les femmes pleuraient, les hommes allaient bientôt menacer.
– Au temps jadis, disait le vieux Jouachin, Rohan aidait ses vassaux au lieu de les écraser !
– Si notre jeune monsieur était en vie, reprenait une ménagère, il intercéderait pour nous.
– Et Valentine de Rohan, demandait une autre, sait-elle comment on traite les serviteurs de son père ?
Une voix s’éleva dans l’ombre à l’extrémité opposée de la salle et répondit :
– Rohan le sait-il lui-même ?
– Dame Michon a raison, s’écria-t-on de toutes parts ; Rohan ne sait pas, Rohan est un bon maître… Rohan, Rohan ! nous voulons voir Rohan !
Alain Polduc fit un geste dédaigneux pour réclamer le silence.
– Vous ne verrez pas Rohan, dit-il ; mon noble cousin n’a pas le temps de s’occuper de vous.
Dame Michon Guitan avait quitté sa place sous le manteau de la cheminée, elle marcha jusqu’à l’intendant, appuyée sur sa quenouille, dont elle se servait en guise de bâton, et vint se mettre debout en face de lui.
– As-tu donc intérêt à mentir, Alain Polduc ? prononça-t-elle assez haut pour que tout le monde pût l’entendre. Rohan viendrait, si la voix de ses vassaux arrivait jusqu’à lui.
– Femme, répliqua l’intendant qui fronça le sourcil, mêlez-vous de ce qui vous regarde !
– Tout ce qui regarde Rohan me regarde, Alain Polduc, poursuivit dame Michon.
Et se tournant vers les vassaux, elle ajouta :
– Les murs sont épais ici et Rohan se fait vieux ; appelez-le par son nom tous ensemble !
La voûte trembla au cri des tenanciers qui appelèrent par trois fois : Rohan ! Rohan ! Rohan !
Dame Michon écarta les rangs avec sa quenouille et traversa la salle dans toute sa longueur pour gagner la draperie d’argent dont les plis retombaient au-devant du maître escalier. Elle fit glisser la draperie sur sa tringle et chacun put voir, tout en haut des marches, un vieillard à longue barbe blanche qui descendait les degrés lentement.
Il se fit aussitôt un profond silence qui permit d’entendre dans la cour le sabot des chevaux battant le pavé sonore, le sauvage murmure des grands chiens accouplés et les mots consacrés du noble langage des veneurs. Métayers et ménagères firent la haie, tandis que les jeunes filles, rouges d’émotion, se rangeaient au bas de l’escalier avec leurs gros bouquets d’aubépine. Ce vieillard à barbe blanche, c’était Rohan, qui venait voir ce que lui voulaient ses vassaux.
On disait en manière de proverbe, aux États de Bretagne : « Hardi comme Cheffontaines, fier comme Rieux, beau comme Rohan. »
Gui III, comte de Rohan-Polduc, avait alors plus de soixante ans ; bien des malheurs avaient traversé sa longue vie ; mais il portait merveilleusement sa vieillesse, et, sans la barbe blanche qui bouclait sur sa poitrine, vous l’eussiez pris pour un homme dans la force de l’âge.
Il était de haute taille et sa figure avait cette régularité parfaite qui était comme un privilége de sa race ; le costume de chasse qu’il avait revêtu ce matin faisait ressortir le mâle dessin de ses membres. À Rennes, ni à Nantes, pas un tueur de loups n’eût porté mieux que lui la jaquette tailladée, la culotte de cuir et les bottes fortes armées d’éperons d’acier.
Encore, pour l’admirer à son avantage, fallait-il le voir à cheval. À Nantes, à Rennes, voire à la Cour de Paris, cette huitième merveille du monde, vous eussiez cherché en vain un cavalier de sa valeur.
Il descendit les degrés lentement et d’un air pensif. Il avait, au lieu d’épée, un coutelas dans sa gaine et tenait son fouet à la main ; son visage semblait pâli entre les boucles de ses longs cheveux blancs et les touffes neigeuses de sa barbe ; il n’avait point encore levé les yeux. Dans la salle, on n’entendait plus que le bruit des respirations contenues.
Sur l’avant-dernière marche, Rohan s’arrêta et son regard parcourut la foule, respectueusement inclinée.
– Bonjour, bonnes gens, dit-il ; j’ai entendu que vous m’appeliez, et me voilà ; que me voulez-vous ?
La foule s’agita au lieu de répondre ; personne n’osait plus.
– Eh bien ! reprit Rohan avec un sourire triste, est-ce que je vous fais peur ?
– Ils savent bien qu’ils sont dans leur tort, dit de loin Alain Polduc, qui était debout et découvert au-devant de sa table.
Yaumy, le joli sabotier, avait réussi à se glisser derrière lui, et lui parlait depuis un instant déjà.
– Grâce ! grâce ! firent quelques voix timides.
Les fillettes agitèrent leurs bouquets, dont l’amer et doux parfum emplissait la salle ; les ménagères étendirent leurs mains suppliantes et répétèrent : « Grâce ! grâce ! » tandis que les hommes restaient immobiles et tête baissée au second plan.
– Comme notre monsieur est pâle ! murmura le vieux Jouachin à l’oreille de dame Michon, sa commère. Je ne lui ai jamais vu cette flamme sombre dans le regard.
– Cet homme-là était auprès de son lit à son réveil, répliqua la bonne femme en tournant la tête à demi vers maître Alain Polduc.
Elle sortit des rangs et vint mettre le pied sur la première marche, se tenant ainsi debout, et la tête haute, en face du vieux seigneur.
– Grâce ! répéta-t-elle avec dédain. Pourquoi grâce ? demandez justice, et Rohan vous écoutera. Il n’y a que moi pour savoir parler à mon maître… Rohan ! veux-tu que tes vassaux aillent demander l’aumône de porte en porte ? le veux-tu ?
Le comte fronça le sourcil.
– Cette femme est folle ! s’écria maître Alain.
– Veux-tu qu’on dise partout, continua dame Michon, que Rohan a pris le dernier morceau de pain à ses serviteurs ?
– Non, répliqua le comte, je ne veux pas cela, bonne femme ; mais de quoi se plaignent-ils ?
– Parbleu ! grommela maître Alain en haussant les épaules, pour peu qu’on les écoute, ils se plaindront toujours !
– Ils se plaignent de vous, Rohan, mon cher seigneur, répliqua la femme de charge, qui prit la main du comte pour la baiser. Ils sont pauvres ; leurs loges tombent en ruines, leur foyer froid ne fume plus… Ils sont si pauvres qu’ils n’ont plus de quoi allumer le cierge bénit de la Saint-Jean !
– On s’est mis en chasse aux fonds de la Sangle, disait en ce moment le cousin Yaumy, qui parlait bas toujours à l’oreille d’Alain Polduc. Le comte de Toulouse déjeûne chez Feydeau, l’intendant royal, et il y a des tentes dressées à la croix de Mi-Forêt pour la dînée.
– Tout beau, Miraut ! criaient les piqueurs dans la cour. Bellement, Géraut, mon fillot !
Rohan était du prêche, pour le malheur de son âme, mais il n’en savait pas long en fait de dogme, et il aimait les vieilles coutumes de Bretagne. Il passa le revers de sa main sur son front. Tous les yeux s’étaient relevés sur lui avec anxiété, et chacun pouvait voir qu’il y avait en effet dans sa prunelle un rayonnement étrange ; la fièvre sans doute, car Rohan n’était pas de ceux qui s’animent au coup de l’étrier.
– Es-tu là, Josselin Guitan ? demanda-t-il tout à coup.
– Je suis là, notre monsieur, répondit le jeune homme.
Rohan étendit son fouet vers la table et montra les sacs d’argent amoncelés.
– Fais deux parts de cela, ordonna-t-il ; deux parts égales.
Alain Polduc n’avait pas entendu, tant il écoutait de bon cœur les paroles du cousin Yaumy. Celui-ci poursuivait disant :
– Il n’y a plus besoin de chercher, j’ai trouvé. J’ai vu Morvan de Saint-Maugon comme je vous vois. Il était entre minuit et une heure du matin ; la porte qui donne là-bas sur les douves s’est ouverte et le cheval de Morvan est resté dans l’oseraie.
– Saint-Maugon est gentilhomme du comte de Toulouse, murmura Polduc : on ne peut savoir s’il venait pour lui ou pour son maître.
– Cette nuit, j’ai rencontré Josselin Guitan qui courait au grand galop sur la route de Rennes. Le comte de Toulouse était à Rennes hier, et Josselin Guitan obéit à la demoiselle comme un esclave.
– Et tu es sûr qu’elle est sortie ce matin par la poterne de l’Ouest ?
– Sûr ! comme je suis sûr que le même Josselin Guitan m’a mis son couteau sous la gorge en m’ordonnant d’être muet… Mais je brave tout pour vous servir, mon bon maître.
– Veille toujours et compte sur moi.
En se retournant, maître Alain vit Josselin Guitan qui séparait en deux portions l’argent des fermages. Il regarda autour de lui ; l’espoir brillait sur tous les visages ; il devina.
– Mon noble cousin, dit-il en se rapprochant de Rohan, Dieu sait où nous trouverons, la saison qui vient, ce qu’il faut pour payer nos dettes.
– Je sais que je suis à présent un bien petit gentilhomme, répondit le vieux comte qui semblait dominé par une préoccupation profonde. Il y a plus d’un jour d’ici la saison prochaine. Qui vivra verra.
– Vos revenus sont tellement diminués…
– Nous vendrons un moulin, une ferme, un clos… Je n’ai pas d’héritier.
Un sourire glissa sur la grosse lèvre d’Alain-Polduc, qui pensait à part lui :
– Je vous en tiens un tout prêt, mon noble cousin !
Rohan continuait.
– Valentine, ma fille, épousera un gentilhomme paysan qui ne lui demandera rien outre sa sagesse et sa beauté.
– Et le nom de Rohan-Polduc s’éteindra sans éclat… commença maître Alain qui cherchait l’endroit sensible pour enfoncer le dard dans ce cœur engourdi.
Rohan lui saisit le bras et baissa les yeux, comme s’il eût voulu cacher l’éclair qu’il sentait jaillir de sa prunelle.
– Aimes-tu entendre le tonnerre ? demanda-t-il brusquement.
Puis il ajouta, en tâchant de sourire :
– Le ciel de Bretagne doit bien un coup de foudre à notre dernière heure, mon cousin. J’ai fait un rêve où j’ai vu le roi Louis pâlir sur son trône en écoutant le dernier soupir de Rohan !
– Voilà bien des jours, disait cependant dame Michon à son compère Jouachin, que notre monsieur n’est plus le même. Son œil est fixe, sa prunelle brûle. Il y a quelque terrible pensée dans l’esprit de Rohan !
– Que Dieu le garde surtout, murmura le vieux métayer, de s’attaquer aux gens de France !
L’attention du gros des tenanciers était tout entière à Josselin Guitan, qui achevait de séparer en deux parts égales l’argent des fermages. Maître Alain comprenait que toute objection était désormais impossible, mais il pensait : « Les actes d’un fou sont nuls et de nul effet devant la loi. »
– Voyez ! reprit il en changeant de ton et de batteries, j’allais oublier une chose qui a bien son importance aujourd’hui. N’ai-je point entendu dire que mon noble cousin avait fait faire le bois pour sa chasse, jusqu’à la croix de Mi-Forêt ?
– Les brisées font le tour de la croix, suivant rapport de mon veneur, répliqua le vieillard.
– Il y a de ce côté-là d’autres brisées, dit maître Alain, sur lesquelles il ne faut plus marcher. Vous pourriez rencontrer à la Mi-Forêt des gens avec qui vous ne frayez point : notre voisin Feydeau, l’intendant royal, votre beau neveu, Morvan de Saint-Maugon et monseigneur le gouverneur lui-même.
– Toulouse sur mon domaine ! s’écria, Rohan, dont la figure pâle se couvrit de rougeur.
– À la date d’hier, 22 juin 1705, répartit maître Alain doucereusement, la futaie de Mi-Forêt, mon noble cousin, ne fait plus partie de votre domaine.
– Vendue ! murmura Rohan dont la lèvre trembla ; c’est vrai ! chaque jour le cercle se rétrécit autour de ma maison qui chancelle ! Des fenêtres de mon manoir je verrai bientôt passer leur meute sous le couvert… Pourquoi Rohan vivrait-il quand la Bretagne est décédée ? Dieu fait bien ce qu’il fait ; Rohan n’a pas d’héritier !
– Voici deux parts de dix-sept mille cinq cents livres chacune, dit Josselin Guitan, qui avait achevé sa besogne.
Maître Alain détourna la tête pour ne point voir. Le front du vieux comte se redressa.
– Il y a moitié pour moi, dit-il, moitié pour mes tenanciers dans le malheur. Je veux que vous vous partagiez ceci, bonnes gens, et qu’il ne vous soit plus parlé du restant de votre dette.
– Béni soyez-vous, Rohan, notre seigneur ! s’écria-t-on de toutes parts ; que Dieu et la Vierge protègent la maison de Rohan !
– Dieu, c’est bien, dit Rohan, ne parlez pas de madame la Vierge.
– Ah ! ah ! fit Michon, qui avait les larmes aux yeux, je parle à la Vierge malgré toi et pour toi ! tu es bon comme ton père, monseigneur ! puisse ta fille être heureuse, maintenant que tu n’as plus de fils !
Le vieux comte sembla un instant ranimé par ces acclamations cordiales.
– Voilà que vous avez de quoi acheter des chandelles de cire, mes enfants, dit-il. Voyons ! ferons-nous une belle Saint-Jean cette année ? Où donc est Valentine ? N’a-t-elle point préparé le cierge de Rohan, le cierge gros comme un arbre ? Il y avait du bon dans la vieille chose.
– Le cierge est là, répondit dame Guitan, qui s’approcha d’une haute armoire située entre l’escalier et la cheminée, et tout est bon, mon maître, dans la Sainte-Église que servaient vos aïeux.
– Quant à notre demoiselle Valentine, glissa maître Alain, elle est sortie au point du jour, à cheval.
– À cheval ! répéta Rohan, au point du jour !…
– Voici le cierge, interrompit dame Michon, qui avait ouvert les deux battants de l’armoire.
Le cierge de Rohan avait seize pieds de haut, et le vieux comte n’avait point exagéré en disant qu’il était gros comme un arbre. Cette masse de cire parfumée était couverte de découpures, de rubans et de fleurs. C’est à peine si le vieux comte lui accorda un regard distrait.
– Pourquoi Valentine de Rohan ne sortirait-elle pas au point du jour, à cheval ? en se parlant à lui-même. Dieu merci ! je ne soupçonne pas ma fille, qui est mon dernier amour sur la terre.
– Retournez chez vous, bonnes gens, ajouta-t-il en prenant le bras de maître Alain Polduc, réjouissez-vous, si vous avez le cœur à la joie, et dites en passant qu’on rentre nos équipages de chasse. Nous voici revenus du bois.
La foule des vassaux s’éloigna lentement, non sans prodiguer encore au généreux seigneur un trésor d’actions de grâces et de bénédictions. Rohan ne les écoutait plus et disait à maître Alain en remontant, les marches du grand escalier :
– Dans le bois, à la croix de la Mi-Forêt, il y a une image de sainte Anne, qui est la patronne des Bretons ; la pelouse est unie et vaste…
– Unie comme un velours, interrompit maître Alain ; si bien que le comte de Toulouse y pourra mener le bal après la collation.
Le vieux comte s’arrêta au seuil du salon d’honneur.
– Que diraient-ils, mon cousin, demanda-t-il d’une voix sourde, si Rohan s’invitait à leur fête ?
Alain Polduc voulut répliquer ; le comte lui ferma la bouche d’un geste souverain.
– Et si Rohan paraissait au milieu d’eux, poursuivit-il, avec l’épée de Pierre de Bretagne son aïeul ?
Il poussa la porte du salon d’honneur. Derrière lui, la figure de maître Alain s’éclaira tout à coup vivement.
– Est-ce que je touche au but déjà ? pensait-il ayant peine à contenir sa joie, et, vais-je dater ma vie nouvelle, ma vie noble, riche heureuse, de ce bon jour de la Saint-Jean ?…
Dans la salle basse, Josselin Guitan et sa mère restaient seuls auprès du berceau où l’enfant dormait. Les bruits du chenil et, de l’écurie se taisaient ; la dernière charrette avait quitté le pâtis. Josselin se pencha au-dessus du berceau et déposa un baiser sur le front de l’enfant. Quand il se releva, il tendit sa main à la bonne femme, qui la serra dans les siennes en silence. Ils restèrent un instant à se regarder.
– Je me souviens de la figure que tu avais l’an passé à pareille époque, Josselin, mon fils, murmura dame Michon ; tu es devenu maigre et bien pâle depuis ce temps-là. Il faut du sommeil aux jeunes gens. Qu’as-tu fait, la nuit dernière ?
– J’ai cherché, répondit Josselin, je n’ai pas trouvé. Puisse notre demoiselle être plus heureuse que moi !
– Où donc est-elle allée ce matin ? demanda curieusement la bonne femme.
– C’est son secret, ma mère. Il y a dans la maison de Rohan un bon ange et un mauvais ange. La lutte est engagée entre eux. Moi, je fais ce que je peux pour le bon ange.
Il se dirigea vers l’armoire au cierge et répéta en baissant la voix :
– Je fais ce que je peux, mais je n’ai plus guère d’espoir !
– À quoi penses-tu donc, Josselin, mon pauvre Josselin ? demanda la femme de charge, qui le vit debout devant l’armoire dont il tenait les deux battants ouverts.
– Je pense, répliqua le jeune gars, que Rohan est toujours Rohan ! Il faudra quatre hommes pour porter le cierge jusqu’à l’église.
– À la Saint-Jean dernière, soupira dame Michon, notre jeune monsieur César le porta bien tout seul.
Josselin repoussa violemment les deux battants de l’armoire, qui se referma.
– Notre jeune maître César était plus fort que quatre hommes ! dit-il. Et meilleur !
La vieille Michon essuya une larme à la dérobée. Josselin vint s’asseoir au coin du foyer. Machinalement, il toucha du bout de son soulier ferré les deux tisons noircis qui semblaient étouffés sous la cendre et qui ne fumaient plus. La cendre tomba ; le courant d’air se fit et la flamme caressa gaiement le chaudron pendu à la crémaillère.
– Tu vois bien, fillot, dit la bonne femme qui regardait cela en souriant à travers ses larmes, tant qu’il reste une étincelle, on peut ranimer le feu.
Josselin secoua la tête.
– Il n’y a qu’une fille dans ce berceau ! murmura-t-il avec accablement.
– Tu renonces donc à découvrir le fils de notre jeune maître ? demanda Michon Guitan.
Au lieu de répondre, Josselin demanda :
– Ma mère, savez, vous ce qu’on dit à la ville ?
Dame Michon rapprocha vivement son escabelle.
– À la ville, reprit Josselin, on dit que le roi a cassé l’édit qui protégeait les gens de la religion, l’édit de Nantes, comme ils l’appellent. Le roi confisque les biens des protestants et les exile hors de France.
Dame Michon joignit ses mains sur sa poitrine et murmura :
– Ah ! si Rohan n’était pas Huguenot !…
– On dit, poursuivit Josselin, que Rohan a été dénoncé comme protestant par un serviteur de sa propre maison.
– Alain Polduc ! interrompit la femme de charge, pâle de honte et de colère.
– On dit enfin que, sans le comte de Toulouse, les soldats du roi seraient déjà au château de Rohan.
– Sans le comte de Toulouse ! répéta la femme de charge qui ouvrit de grands yeux, Rohan protégé par le comte de Toulouse !… j’y suis ! Morvan de Saint-Maugon aura intercédé pour nous…
– L’enfant s’éveille et sourit au nom de son père, dit Josselin, qui prit dans le berceau une adorable petite fille blanche et rose pour l’élever jusqu’à ses lèvres.
La petite fille, éveillée, souriait, en effet, et ses mains mignonnes se cramponnaient aux boucles brunes des cheveux de Josselin.
– J’ai bercé sa mère il y a dix-huit ans, murmurait dame Michon ; mais le berceau de sa mère était entouré de dentelles et de fleurs…
– Sais-tu, se reprit-elle, tandis qu’un nuage d’inquiétude passait sur son front, ils ont encore demandé aujourd’hui où tu as pris cette enfant-là ?
– Laissez-les dire, ma mère.
– Mais si quelque jour Rohan lui-même te le demandait ?
Le visage de Josselin devint plus grave. Il tenait l’enfant contre son cœur. Malgré lui, son regard se leva vers le ciel.
– Notre Valentine est une sainte, prononça-t-il tout bas ; un prêtre a béni son mariage, mais je mentirais à Rohan pour la première fois de ma vie, si Rohan me demandait cela.
– Va, s’écria dame Michon qui lui tendit les bras, j’ai de l’orgueil quand je t’écoute, Josselin, mon fils, et je remercie Dieu d’être ta mère !
Il y eut silence pendant lequel on put entendre le galop lointain d’un cheval battant la mousse de la forêt. Josselin se dégagea des bras de sa mère et prêta l’oreille.
– C’est elle ! murmura-t-il.
– Ma mère, reprit-il tout haut, maître Alain Polduc a-t-il fait comme les autres : a-t-il demandé d’où me vient cet enfant ?
Dame Michon sembla interroger ses souvenirs ; puis elle répondit :
– Jamais :
– Alors, c’est qu’il a peut-être deviné, pensa Josselin. S’il a deviné, malheur à lui !
– La voilà ! s’écria dame Michon, qui s’était rapprochée de la fenêtre.
Un cheval, lancé à pleine course, sortit du couvert et traversa la pelouse comme un tourbillon. Une jeune fille, admirablement belle, dont les cheveux en désordre flottaient au vent, sauta sur l’herbe ou plutôt tomba dans les bras de Josselin Guitan, qui s’était précipité dehors pour la recevoir. La sueur perlait à ses tempes ; elle était pâle de fatigue ou de frayeur.
– Ouvre la porte du bord de l’eau, Josselin, dit-elle rapidement, et d’une voix altérée ; mon mari me suit.
– En plein jour, notre demoiselle ! se récria le jeune gars ; Saint-Maugon ! un gentilhomme du comte de Toulouse dans la maison de Rohan !
– Plût à Dieu que ce fût le comte de Toulouse lui-même ! murmura Valentine dont les yeux trahissaient un véritable égarement ; ouvre la porte et hâte-toi, Josselin Guitan, si tu aimes ton maître !
La destruction va vite dans les logis abandonnés ; l’aile occidentale du manoir, depuis longtemps inhabitée, ne montrait plus que de grandes salles tristes et nues, aux plafonds troués, aux lambris fendus, sur lesquels tombaient les tapisseries en haillons, aux planchers moisis par la grêle et la pluie que le vent chassait à travers les châssis sans carreaux. Les serviteurs de Rohan se gardaient d’entrer jamais dans cette partie du château, car depuis la fin malheureuse du jeune monsieur on racontait aux veillées d’étranges histoires.
Des bruits inexplicables avaient été entendus, la nuit, dans les longs corridors pleins de poudre, et, sans parler de cette lueur mystérieuse que les passants attardés au fond du vallon voyaient briller parfois aux fenêtres de la tour de l’Ouest, les servantes peureuses affirmaient en se signant qu’elles avaient ouï des voix de l’autre monde et entrevu je ne sais quels fantômes…
La chambre où César de Rohan et la belle Jeanne de Combourg avaient caché le berceau de leur fils donnait précisément sur ce balcon de granit qui faisait saillie au-dessus du rempart. Rien n’y était changé depuis cette nuit où la colère implacable de Rohan avait surpris les jeunes époux ; l’alcôve, sans rideaux, laissait voir la couchette plate et pauvre, derrière le berceau d’osier qui avait servi à ce pauvre enfant orphelin de père et de mère qui était le dernier héritier mâle de Rohan-Polduc. Le livre d’heures de Jeanne était sur un guéridon auprès d’une broderie commencée, et, dans un coin, la carabine de chasse du jeune Monsieur César se rouillait contre la muraille.
Sous le balcon se creusait la douve verdoyante où la brise lustrait en passant le sommet onduleux de l’oseraie ; le rebord de la douve formait un mamelon couvert de sainfoin et de marguerites, dont la pente opposée redescendait vers le vallon, parmi les masses d’aubépines et de ronces en fleurs. Le taillis clair-semé où rougissaient les jeunes pousses de chêne entre le feuillage blanc des trembles et la verdure sombre des châtaigniers commençait à cinquante pas de là ; sur la droite fumaient quelques loges de sabotiers ; à gauche, un grand rocher chauve sortait de la fougère.
Juste en face du balcon, la rampe se creusait brusquement comme si un torrent se fût caché sous la feuillée, et l’on voyait au loin, par cette ouverture, la petite vallée de la Vesvre avec le velours de ses prairies, ses guérets où l’orge barbue allait bientôt jaunir et ses champs de sarrasin, humble et riante culture qui approvisionne la table du pauvre, tout en prêtant au sol stérile le joyeux aspect d’un parterre.
Le cours sinueux de la Vesvre était marqué par une ligne d’aunes, au-dessus desquels se dressaient çà et là de hauts peupliers.
Le soleil prodiguait à tout cela sa blanche lumière ; la brume avait disparu ; aux sons du cor qui montaient de la forêt, par intervalles, se mêlaient maintenant les mille bruits de la campagne éveillée : le mugissement des bœufs au pâturage, le babil de la basse-cour et la voix mélancolique du moulin de Rohan, perdu derrière les saules, au pied du coteau.
De la fenêtre on pouvait voir encore, masquée à demi par le profil du rempart, une petite chapelle gothique où le pauvre vieux chapelain de Rohan, mort depuis peu, avait allumé les cierges en tremblant, par une nuit d’automne, pour marier secrètement le fils et la fille de son maître : César à Jeanne de Combourg-Coëtquen, fille du marquis de Combourg, lieutenant de roi, et Valentine à Morvan-Maugon, chevalier, seigneur de Saint-Maugon, capitaine au régiment de La Ferté et gentilhomme ordinaire de Son Altesse Sérénissime le comte de Toulouse, gouverneur de Bretagne.
Valentine avait en ce temps-là seize ans. Sa jeunesse s’écoulait solitaire, car elle avait perdu sa mère de bonne heure, et le comte Guy, sans cesse égaré dans ses rêves, s’isolait non-seulement du monde, mais encore de sa propre famille.
Aux fêtes des États de Bretagne, on parlait de Valentine de Rohan comme d’une merveille. Rennes était une ville de plaisirs et la jeune noblesse s’y faisait frivole par opposition aux mœurs austères de la cour de Louis XIV. Mais la noblesse de Rennes ne connaissait guère que par ouï-dire Valentine de Rohan, qui jamais n’avait franchi le seuil d’une salle de bal ; on parlait d’elle sur la foi de quelques chasseurs qui se vantaient d’avoir rencontré par hasard dans la forêt « une jeune divinité, » pour parler leur langage, plus belle et plus farouche que Diane elle-même…
Il y avait à la cour du comte de Toulouse un capitaine de vingt ans, Breton de la vieille roche par sa naissance, Français par son indifférence politique ou son ambition. Les dames l’avaient gâté parce qu’il était beau, brave et léger de cœur. Il passait pour être la coqueluche des riches héritières et l’on disait qu’il aurait pu choisir sa fiancée parmi les filles des princes. Il s’appelait Morvan de Saint-Maugon.
Entre jeunes gens, entre militaires surtout, on établit parfois de sottes gageures. Après un déjeuner, où les officiers du régiment de La Ferté avaient goûté ce nectar évaporé qui allait naître à la gloire : le champagne, Saint-Maugon paria étourdiment qu’il ferait sortir du bois la belle Valentine, et que, grâce à lui, Rennes pourrait enfin admirer au grand jour cette fée mystérieuse.
Le pari fut tenu, et, Saint-Maugon partit.
Le lendemain, les officiers de La Ferté en étaient déjà au regret de leur gageure. Saint-Maugon, le beau Saint-Maugon, Saint-Maugon l’irrésistible ! contre une innocente fillette de seize ans ! C’était d’avance bataille perdue.
C’était bataille gagnée. Saint-Maugon fut deux jours absent, après quoi il paya l’enjeu au grand étonnement de ses camarades.
Nombre de questions lui furent faites ; il lui convenait apparemment de se taire. Malgré l’édit sur les duels, il donna un coup d’épée au cadet de la Guerche, qui avait poussé, à son sens, la curiosité un peu trop loin.
On n’avait jamais vu rêver Saint-Maugon, qui vivait tout en dehors entre les flacons et les éclats de rire. C’était un ambitieux, on le savait, un sceptique en toutes choses : on avait le droit de le croire ; que son but fût le plaisir ou la fortune, il passait pour n’être point scrupuleux sur le choix de la route à prendre.
Qu’était-il donc arrivé à Saint-Maugon ? À son retour, il changea de conduite, nous dirions presque de nature ; il se prit à chercher le silence et la solitude.
Si cette transformation n’eût point coïncidé avec son excursion en forêt, on aurait pu penser que c’était un calcul intéressé, une flatterie à l’adresse du comte de Toulouse, son maître. Ce prince avait, en effet, des vertus sérieuses et une vie privée qui défiait le contrôle ; ses ennemis ne trouvaient d’autre moyen de le calomnier que de prononcer tout bas le mot : hypocrisie. Mais comme il arrive souvent aux gens de mœurs austères, il était indulgent pour autrui, et s’était pris d’amitié pour Saint-Maugon, le jeune homme étourdi et dissolu ; sa conversion subite l’étonna et le charma. Saint-Maugon, devint décidément le favori du comte de Toulouse.
Mais d’où venait cette conversion ?
Les officiers de La Ferté disaient en riant que Notre-Dame de Mi-Forêt avait opéré un miracle.
C’est un pan de muraille moussue, ruine rustique, débris de quelque pauvre chapelle où la douce image de Marie sourit à l’Enfant-Jésus dans ses bras. Autour de la niche pendent des couronnes de chèvrefeuille et des guirlandes de graines de houx, vermeilles comme du corail. Au-dessus, les châtaigniers de cent ans font une voûte impénétrable.
C’était vrai ce que disaient en riant les officiers de La Ferté : Notre-Dame de Mi-Forêt avait fait un miracle.
Saint-Maugon avait vu sur les degrés de pierre qui se perdaient dans l’herbe une jeune fille agenouillée ; son cœur avant ses lèvres avait prononcé le nom de Valentine.
La jeune fille priait ; Saint-Maugon se cacha derrière les branches et la contempla tout ému. Quand la jeune fille, sa prière achevée, sauta, légère comme une sylphide, sur le petit cheval noir qui l’attendait, Saint-Maugon n’osa point se montrer. Il était timide pour la première fois de sa vie.
Il alla s’agenouiller à la place même où la mousse gardait l’empreinte des genoux de la jeune fille. Je ne sais s’il pria, – mais il ne se passa point autre chose pendant l’absence de deux jours que fit le capitaine Morvan de Saint-Maugon, à l’occasion de sa gageure avec les officiers de La Ferté, et le capitaine était converti.
Plusieurs mois s’écoulèrent ; Morvan ne revit pas une seule fois Valentine, qui veillait au chevet de son père malade. Il était neveu de Rohan à la mode de Bretagne, mais le poste qu’il occupait dans la maison du comte de Toulouse lui fermait les portes du manoir. Ses rêves lui montraient sans cesse la jeune fille en prières, avec sa robe blanche flottante et ses cheveux bruns bouclant sur un front d’ange…
Quand on le vit triste ainsi et fuyant le monde, on voulut le marier ; c’est le remède. La main de Jeanne de Combourg-Coëtquen fut demandée pour lui par le comte de Toulouse en personne. Le marquis de Coëtquen était trop courtisan pour que Son Altesse Sérénissime pût essuyer de sa part un refus. Jeanne ne fut point consultée, et le public regarda les fiançailles comme faites.
La première fois que le capitaine Saint-Maugon alla rendre ses devoirs à son accordée, il trouva devant la porte de l’hôtel de Combourg son cousin César de Rohan qui lui dit :
– J’en suis au regret, ami Morvan, mais il faut que nous nous coupions la gorge.
Morvan ne demanda même pas pourquoi. Comme la croix de la Mi-Forêt marque la moitié du chemin entre Rennes et le château de Rohan, il fut convenu que le lendemain matin, au petit jour… vous devinez le reste.
Au moment où ils se séparaient ainsi bons amis et complètement d’accord, une des croisées de l’hôtel de Combourg laissa passer une exclamation et il leur sembla que deux blanches ombres rentraient dans le noir d’une chambre où les lumières s’étaient éteintes.
Le lendemain, à l’heure dire, César de Rohan et son cousin le capitaine mirent l’épée à la main dans la clairière ; mais c’est à peine si leurs bonnes rapières eurent le temps de fouetter le vent. Deux cris joyeux retentirent derrière la chapelle en ruines où Saint-Maugon avait vu son bel ange agenouillé. Jeanne et Valentine s’élancèrent, et ce fut César qui dit à Saint-Maugon :
– Elles sont sœurs déjà, soyons frères.
Quoique Rohan fût calviniste, toute sa maison, à l’exception d’Alain-Polduc qui était tout uniment païen, restait attachée à l’antique foi des aïeux. La mère de César et de Valentine était morte catholique. Quand les deux jeunes couples se présentèrent au chapelain de feu la bonne comtesse, il refusa de les marier disant :
– Il faut la bénédiction du père après la bénédiction de Dieu.
Mais César pria et chacun savait bien qu’on abuserait du grand âge de Rohan pour livrer sa fille à quelque ennemi de l’Église.
Les deux mariages furent célébrés, et dans l’atmosphère sombre du manoir, un instant sourit ce double poème de la jeunesse heureuse.
Hélas ! il ne restait plus déjà qu’un seul des deux couples unis par la faiblesse du vieux chapelain. César et Jeanne étaient morts, et que de menaces autour de ceux qui survivaient !
Valentine allait avoir dix-neuf ans. Son visage, qui jadis savait si bien sourire, gardait l’empreinte précoce des larmes, mais elle avait cette beauté sculpturale au dessin fier, aux lignes de bronze, qui brave la fatigue, qui lasse la douleur, qui survit souvent à la jeunesse elle-même. Valentine de Rohan était belle de toute façon, selon la matière et selon l’âme. L’esprit illuminait les contours parfaits de ce front ; ses yeux noirs pensaient sous la courbe hardie des sourcils et la vive arrête de ses lèvres prenait dans le sourire des fiertés de jeune reine.
Valentine était grande, mais sa taille avait conservé la grâce du premier âge. On voyait bien que cette fleur de beauté devait s’épanouir et briller davantage, et pourtant, lorsque le vent jouait avec ses doux cheveux qui voltigeaient en boucles brunes sur l’albâtre veiné de ses tempes, lorsqu’une nuance plus rose montait de son cœur à ses joues, le peintre découragé eût jeté son pinceau, le poète impuissant aurait brisé sa plume.
* *
*
Josselin Guitan avait exécuté les ordres de sa jeune maîtresse. La porte du bord de l’eau, située précisément sous le balcon de la tour de l’Ouest, était ouverte. Point n’est besoin de dire que c’était dans la chambre au balcon que mademoiselle de Rohan avait coutume de recevoir son époux. Valentine venait d’y entrer. Elle était assise, la tête entre ses mains, quand Josselin revint, apportant le berceau que nous vîmes naguère auprès du rouet de dame Guitan.
– Faut-il attacher le signal ? demanda-t-il.
Valentine contemplait la petite Marie, dont la tête blonde disparaissait à demi dans les langes. Une larme lui vint aux yeux.
– Comme son sommeil est tranquille ! murmura-t-elle. N’y a-t-il pas dans ce doux sourire de quoi désarmer la colère de Dieu !
Elle passa le revers de sa main sur son front qui brûlait.
– Le fils de César, mon frère, a dormi à cette même place, se reprit-elle tandis qu’un frisson lui parcourait le corps : Un cher ange qui souriait aussi bien doucement !
– Je vois briller là-bas l’uniforme de M. de Saint-Maugon, à travers les branches, interrompit Josselin : faut-il mettre le signal ?
– Tout à l’heure. J’ai quelque chose à te dire. Ma course de ce matin a été inutile. Quand je suis arrivée, le gouverneur était en chasse déjà, et M. de Saint-Maugon chevauchait à son côté.
– Il n’y a rien à craindre ce matin, dit Josselin, qui baissa la voix ; Rohan est encore au manoir.
– Ah !… fit Valentine étonnée.
– Il a fait rentrer ses équipages de chasse.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il sait que le comte de Toulouse doit se rendre ce soir à la croix de Mi-Forêt.
– Qui le lui a, dit ?
– Maître Alain Polduc.
Les sourcils de Valentine se froncèrent.
– Voilà bien des nuits, reprit-elle, que Rohan parle tout haut dans la fièvre de ses rêves ; hier, il a soupesé dans sa main l’épée de Pierre de Bretagne ; je sais ce qu’il veut faire… S’est-il aperçu de mon absence ?
– Maître Alain Polduc lui a dit que vous étiez sortie à cheval au point du jour.
– Et mon père ?…
– Votre père est Rohan ; votre père a répondu : « Je ne soupçonne pas ma fille, qui est mon dernier amour sur la terre ! »
– Mets le signal ! ordonna Valentine d’un ton bref.
Josselin attacha une écharpe blanche à la saillie du balcon. La brise s’empara du tissu léger dont les plis se déroulèrent ; le feuillage s’agita de l’autre côté de la douve, et un beau jeune homme, portant galamment l’uniforme de La Ferté, s’engagea dans l’oseraie.
– Écoute-moi bien, prononça rapidement Valentine, tu vas te rendre auprès du prince et tu lui diras…
Elle sembla hésiter.
– Je sais ce que vous craignez, notre demoiselle, interrompit Josselin Guitan avec une émotion respectueuse ; fiez-vous à moi.
– Dieu te bénira, mon pauvre Josselin. Dis-lui donc la parole que j’ai tant de peine à prononcer… et n’oublie pas d’ajouter que tu viens de la part de mademoiselle de Rohan elle-même.
On entendit la porte du bord de l’eau tourner en criant sur ses gonds rouillés.
– Hâte-toi, dit Valentine, il y va de la vie !… Avant, de partir, place ta mère ici en sentinelle dans le corridor… Au revoir et merci !
Elle lui tendit la main sur laquelle le jeune gars s’inclina. Des bottes éperonnées sonnaient sur les dalles de l’escalier. Valentine se laissa choir à genoux devant le berceau. Elle était pâle comme une morte, et sa poitrine battait convulsivement.
– Enfant ! pauvre enfant ! murmura-t-elle d’une voix où il y avait des larmes, le fils de mon frère César n’a plus de père. La dernière goutte du sang de Rohan est dans tes veines. Enfant, pauvre enfant, pourquoi t’ai-je donné le jour !
On frappa doucement à la porte extérieure, Valentine essuya une larme en se relevant ; elle traversa la chambre d’un pas ferme et tendit son front calme au baiser de M. de Saint-Maugon, son mari qui entrait.
Morvan de Saint-Maugon portait bien un peu plus de vingt-deux ans sur son visage fatigué déjà par les désordres de sa vie, mais c’était un brillant soldat ; le mystère de son union avec mademoiselle de Rohan lui avait laissé les allures cavalières de l’homme qui n’a point engagé sa destinée ; mais ceux-là se trompaient qui croyaient que son caractère était resté frivole.
Saint-Maugon aimait sérieusement sa femme, nous pourrions dire qu’il l’aimait douloureusement ; car il avait peur de n’être pas aimé.
Un soir, après souper, pour tuer le temps, les officiers de La Ferté avaient été aux voix sur la question de savoir qui était parmi eux le plus favorisé par le destin ; les votes unanimes s’étaient portés sur Saint-Maugon, vainqueur de tous ses rivaux et possédant l’amitié d’un prince.
Saint-Maugon, pendant le scrutin joyeux, avait la tête entre ses mains ; il se releva tout pâle et dit :
– Je vous donne mon bonheur pour la pierre que vous m’attacherez au cou en me jetant au fond de la rivière !
Mais il prend parfois à ces heureux fantaisie de se plaindre, et d’ailleurs, en d’autres moments, Saint-Maugon poussait la gaieté jusqu’à la folie.
Valentine et lui étaient assis non loin du berceau. Valentine avait réussi à sourire. Saint-Maugon la contemplait avec un mélange d’admiration et de tristesse.
– Il y a longtemps que je ne vous ai vue, murmura-t-il en prenant sa main qu’il effleura d’un baiser.
– Trois jours ; répondit Valentine.
– Un siècle !… Monseigneur, depuis un mois ou deux, a pris tout à la fois le goût de la chasse, de la danse et de la table : c’est un revirement complet !
– Ah !… fit Valentine avec distraction. Elle ajouta, en relevant les yeux sur Saint-Maugon :
– Personne ne vous a vu traverser la douve ?
– Personne. Je n’ai rencontré âme qui vive sur ma route, sinon ce plaisant compère… vous savez, celui qu’on appelle le joli sabotier ?
– Yaumy ? fit la jeune femme qui tressaillit faiblement. Vous a-t-il reconnu ?
– Je ne sais : qu’importe cela ?… N’avez-vous rien autre chose à me dire, Valentine, après trois jours d’absence ?
Elle lui tendit la main et l’attira vers le berceau en disant au lieu de répondre :
– Vous n’avez pas encore embrassé votre fille :
Saint-Maugon fronça le sourcil malgré lui et déposa un baiser froid sur le front de l’enfant. Il souffrait ; deux ou trois fois sa bouche s’ouvrit comme s’il eût voulu faire une question, mais la parole rebelle semblait s’arrêter dans sa gorge.
– Morvan, dit la jeune femme, quoique vous ne m’interrogiez point, je vais vous répondre : vous ne vous êtes pas trompé : c’est moi que vous avez rencontrée sur la lisière de la forêt.
– Avez-vous donc des secrets pour votre mari, Valentine ! demanda Saint-Maugon avec tendresse.
– Des secrets trop lourds pour la faiblesse d’une femme, oui, répliqua mademoiselle de Rohan à voix basse. Pourquoi mon père n’a-t-il plus de fils ?
– Valentine ! Valentine ! s’écria Saint-Maugon au désespoir, votre souffrance vient de moi, et vous vous repentez d’être ma femme… Répondez, je vous en supplie, et ne craignez pas de me déchirer le cœur. À seize ans, et c’est l’âge que vous aviez quand je me crus le plus heureux des hommes, à seize ans on est presque un enfant ; peut-être fûtes-vous entraînée, peut-être César, notre pauvre frère, plaida-t-il auprès de vous ma cause avec trop de chaleur… Répondez, Valentine, si vous n’eussiez point été ma femme devant Dieu quand le comte, votre père, vous défendit de choisir parmi ceux qu’il appelle des Bretons déshonorés, m’auriez-vous donné votre main ?
– J’ai trois tendresses en ce monde, murmura Valentine, qui évitait l’œil ardent de Morvan : ma fille, mon père et mon mari.
Saint-Maugon se leva et fit le tour de la chambre à grand pas.
– Je n’ai que la troisième place ! prononça-t-il avec amertume.
Puis il ajouta :
– J’ai offensé Dieu beaucoup et souvent, ma jeunesse n’a pas été celle d’un chrétien, je suis puni… Ah ! je ne crains rien de vous, Valentine ; et je vous respecte encore plus que je vous aime… Mais c’est le martyre, voyez-vous, que d’aimer seul et de trouver devant soi une mère, une fille, pas d’épouse !
Il s’arrêta tout à coup devant la jeune femme qui avait les larmes aux yeux.
– Ne pleurez pas, reprit-il en tâchant d’assurer sa voix qui tremblait. On dit qu’en Espagne ou en Italie, la fortune n’est jamais rebelle à qui possède un bras fort et une vaillante épée. Si vous voulez, Valentine, je partirai pour l’Italie ou pour l’Espagne ; vous serez libre et vous n’entendrez plus jamais parler de moi.
Les deux larmes qui tremblaient aux paupières de mademoiselle de Rohan coulèrent lentement sur ses joues ; elle prit l’enfant dans le berceau et le mit entre les bras de Saint-Maugon. La petite Marie, éveillée en sursaut, mais souriant déjà, tendit ses jolies mains roses et tâcha de se pendre au cou de son père.
Celui-ci sembla hésiter ; un élan de tendresse passionnée l’entraînait vers l’enfant, mais un autre sentiment, inexplicable selon la raison, une sorte de jalousie bizarre et touchant à l’extravagance, le fit détourner la tête.
– Elle toujours elle ! dit-il en frappant du pied. Ah ! vous l’aimez bien, celle-là !
La tête blonde de Marie était déjà sur le sein de sa mère qui la pressait tout effrayée contre son cœur.
– Vous lui avez fait peur, murmura-t-elle en lissant les doux cheveux de l’enfant. M’enviez-vous donc ma pauvre joie ? Sans elle, je serais seule ici, et la maison de Rohan est bien triste ! vous ne savez pas cela, vous, Morvan ; vous êtes jeune, et votre vie est une victoire ; vous ne pouvez même pas deviner les découragements du vieillard vaincu. Vous êtes à Rennes, au milieu de cette cour brillante qui entoure le fils de Louis XIV, tandis que nous…
Elle s’arrêta comme si une idée subite eût traversé son esprit.
– C’est un noble cœur, n’est-ce pas, Morvan, que le comte de Toulouse ? reprit-elle d’un accent étrange.
– Assurément, répliqua Saint-Maugon étonné.
– Sa renommée est venue jusqu’en nos solitudes, continua Valentine toute rêveuse. Nos paysans, qui détestent les gens de France, parlent de lui avec respect… On dit qu’il est bon, généreux, brave comme un lion…
– Dit-on cela, madame ? fit Saint-Maugon. Je ne dois pas trouver ces louanges exagérées, moi qui suis l’ami et le serviteur de Son Altesse Sérénissime.
– Oui, oui, pensa tout haut Valentine, je sais que le comte de Toulouse est votre bienfaiteur.
Saint-Maugon changea de visage.
– Le comte de Toulouse aura sa page glorieuse dans l’histoire, dit il d’un air contraint. C’était presque un enfant quand il a commencé à vaincre sous les yeux du grand roi, son père… Le comte de Toulouse est un héros !
Les lèvres de Valentine s’agitèrent comme si elle eût répété cette dernière parole ; puis elle baissa les yeux et demanda :
– Il est tout jeune n’est-ce pas ?
– Tout jeune, répondit M. de Saint-Maugon.
Valentine ne prenait pas garde. L’irrésistible désir de savoir l’emportait.
– Tous ceux qui l’ont vu, continua Valentine, s’accordent à dire que son visage est comme le miroir d’un grand cœur.
– Ne l’avez-vous jamais vu, madame ? dit Saint-Maugon entre ses dents serrées.
– Jamais, répondit Valentine.
Saint-Maugon cachant son agitation sous une apparence glaciale, dit :
– Le comte de Toulouse est beau.
– Mais, ajouta-t-il en se levant brusquement, faites-moi la grâce de me donner le mot de cette énigme ? quel intérêt Valentine de Rohan, dame de Saint-Maugon, peut-elle porter à la générosité, à la bravoure, à la beauté de monseigneur le comte de Toulouse ?
La porte du corridor s’ouvrit à ce moment, et la tête effarée de dame Michon Guitan se montra.
– Rohan descend le grand escalier, dit-elle en pressant ses paroles. Il vous a déjà demandée deux fois, notre demoiselle.
La dernière question de Saint-Maugon avait fait tressaillir Valentine, qui venait de parler comme en un rêve, et dont le visage exprimait une douloureuse préoccupation.
– Embrassez votre fille, Morvan, dit-elle d’une voix très-altérée, passez par l’oseraie pour n’être point vu en traversant la douve, et que Dieu vous conduise !
Saint-Maugon la retint par le bras.
– On dit bien des choses en quelques secondes, Valentine, répliqua-t-il ; vous avez le temps de me répondre, si vous voulez.
Dans le regard qu’elle jeta sur lui Saint-Maugon vit de la détresse et de l’égarement.
– Écoutez ! s’écria dame Michon Guitan à la porte du corridor, la voix de Rohan doit arriver jusqu’à vous ; voici la troisième fois qu’il appelle notre demoiselle.
– Sur mon honneur, Morvan, dit Valentine en se dégageant, vous saurez tout demain, je vous le promets !
Elle mit sa fille dans les bras de dame Michon et traversa le corridor en courant. Saint-Maugon se laissa choir sur un siége et resta quelques secondes absorbé. Un chaos de pensées s’agitait dans son cerveau.
– Le comte de Toulouse est bien changé depuis un mois ! dit-il enfin sans savoir qu’il parlait. Je me souviens à présent ! Il m’a demandé plusieurs fois si Valentine de Rohan méritait sa réputation de beauté incomparable…
Une main toucha son épaule ; il se redressa et vit devant lui le visage sévère de la vieille Michon Guitan. Le regard de la bonne femme s’abaissait vers lui avec une dédaigneuse compassion.
– Ah ! ah ! fit Saint-Maugon dans le premier mouvement de surprise ; ai-je parlé ?
– Vous avez parlé, répliqua Michon.
Saint-Maugon tira sa bourse et fit couler dans sa main trois ou quatre louis d’or.
– Prenez ceci, bonne dame, dit-il, et continuez d’avoir soin de l’enfant.
Michon Guitan recula de plusieurs pas.
– Rohan nourrit ses serviteurs, répliqua-t-elle avec une fierté calme. J’aime l’enfant pour le sang de Rohan qu’elle a dans les veines. C’est grande pitié qu’elle ait pour père un si mince gentilhomme que vous. Gardez votre argent. Je ne dirai rien à Valentine de Rohan : Son frère est mort de douleur, elle pourrait bien mourir de honte !
– Sur mon âme ! s’écria Saint-Maugon, qui ne songea même pas à s’offenser de ces rudes paroles, je ne soupçonne pas Valentine !
– Bien vous faites, répliqua séchement la lionne femme.
– Dites-lui, reprit Saint-Maugon avec prière, dites lui que j’ai pressé notre chère petite Marie sur mon cœur ; dites lui que je l’aime… hélas ! dites-lui que je suis fou !
Il dévorait de baisers l’enfant qu’il avait repoussée tout à l’heure. Michon regardait cela d’un œil impassible.
Saint-Maugon s’élança vers la porte et disparut par l’escalier qui conduisait aux douves.
Michon remit l’enfant au berceau en disant :
– Rohan s’alliait autrefois à Rieux, à Goyon, à Clisson, à Valois… à Bourbon ! le comte de Toulouse est Bourbon. Dors, enfant, je donnerais les cinq doigts de ma main pour que ton père s’appelât Bourbon au lieu de s’appeler Saint-Maugon, et pour qu’il fût le maître au lieu d’être le valet !
Saint-Maugon sortait en ce moment par la poterne, la tête nue et les cheveux en désordre. Il allait au hasard, perdu qu’il était dans le trouble de ses pensées. Comme il tournait l’angle du rempart pour gagner le bouquet de hêtres où son cheval était attaché, il entendit prononcer son nom.
Maître Alain Polduc se promenait, les mains derrière le dos au bord des anciens fossés. Maître Alain n’était austère qu’avec Rohan et n’avait de grimaces rébarbatives que pour les vassaux de Rohan. Il suffisait de voir ce gros petit homme à la figure pleine et rougeaude, pour deviner que son rôle de puritain qu’il remplissait lui pesait ; mais ce rôle était son gagne-pain, et il le jouait de son mieux, en attendant l’heure désirée où le rideau tomberait sur le dénoûment de la comédie.
Nous pouvons affirmer que maître Alain n’avait point dirigé sa promenade de ce côté par hasard.
– Dieu me pardonne ! s’écria-t-il pourtant avec une joyeuse surprise, je ne m’attendais guère à rencontrer ici M. de Saint-Maugon !
– Monsieur… balbutia celui-ci, un accident de chasse…
Maître Alain l’avait parfaitement vu sortir de l’oseraie.
– Auriez-vous quelque blessure ? demanda-t-il vivement.
– Non, répliqua Saint-Maugon de plus en plus embarrassé, car il commençait à entrevoir les conséquences possibles de cette rencontre ; une chute… sans gravité aucune.
Le regard de maître Alain était fixé sur l’écharpe qui voltigeait encore aux barreaux du balcon.
– Vous me voyez ravi, capitaine, dit-il en se rapprochant. J’ai eu peur un instant… mais béni soit le hasard qui vous amène de nos côtés ! Je ne partage pas du tout, croyez-le bien, les préjugés de mon noble parent, et je me sens attiré vers vous d’une sympathie naturelle.
Saint-Maugon s’inclina en silence. Maître Alain poursuivit en s’échauffant :
– Ceci à cause de vous d’abord, qui portez comme il faut un des meilleurs noms de notre Basse-Bretagne, ensuite à cause de votre maître, notre jeune, illustre et vaillant gouverneur !
– Mon maître mérite tous les hommages, dit Saint-Maugon très-froidement.
– J’y pense, reprit Alain Polduc : est-ce dans la douve même que vous avez fait cette chute ? Non ? vous serez descendu là pour vous reposer, parce que l’herbe y est plus épaisse… J’aime cet endroit, moi, c’est sauvage, on n’y rencontre guère d’importuns…
Saint-Maugon ne pouvait pas être de cet avis.
– Et puis, continua maître Alain, dont le sourire avait, ma foi ! une petite pointe d’aimable raillerie, ces vieux murs ont quelque chose de poétique ! Vous voyez ce balcon de pierre où pend un chiffon (et Dieu sait qui a pu mettre là ce chiffon !), il n’y a pas d’endroit plus légendaire dans nos contrées ; on ferait des volumes avec les vieux récits du coin du feu qui se rapportent à ce balcon ! Mais c’est de notre gouverneur que je voulais vous parler. Quelle gloire, mon cher pays ! Vous permettez ? nous sommes tous deux de la Bretagne bretonnante. Quels exploits ! si jeune encore ! Vainqueur à Mons et à Namur ! vainqueur à Palerme, à Messine, à Alicante ! que sais-je, moi ? On ne compte déjà plus ses triomphes ! Vous qui l’approchez de très-près, son cœur a-t-il parlé, que vous sachiez ?
– Non, répliqua Saint-Maugon en faisant un mouvement pour prendre congé : pas que je sache.
Alain Polduc se mit à rire.
– Tout haut, peut-être, poursuivit, mais tout bas ?… Il est certains bruits, vous savez, qu’on entend mieux de loin que de près… Tenez, franchement, les équipages du fils de Louis-le-Grand parcourent bien souvent nos pauvres forêts depuis quelques semaines ! Encore aujourd’hui…
– Aujourd’hui, interrompit Saint-Maugon d’un ton de colère, Son Altesse Sérénissime n’a pas cru pouvoir refuser l’invitation de l’intendant royal.
– Un galant homme, ce bon M. Feydeau ! s’écria Polduc, et qui arrondit ses domaines à mesure que les nôtres maigrissent !… Quant au comte de Toulouse, ajouta-t-il, en jetant son chapeau sous le bras et en se donnant des airs de gentilhomme, mettons que le hasard seul l’amène dans nos taillis, je ne demande pas mieux ; pourtant les perles fines se trouvent au fond de l’océan ; les diamants sont, dit-on, les cailloux du désert. Nous avons ici, dans ce pays perdu, un diamant sans prix, une perle inestimable…
– Valentine de Rohan et le comte de Toulouse ne se sont jamais vus, interrompit étourdiment Saint-Maugon.
Polduc le regardait en ricanant.
– Devant témoins, peut-être, murmura-t-il mais autrement…
– Que voulez-vous dire ? s’écria le jeune capitaine, pâle d’indignation.
– Moi ! fit Polduc avec bonhomie, rien qui puisse vous offenser bien certainement ; qu’y a-t-il de commun entre vous et Mlle de Rohan, mon pays ! Et, après tout, vous savez mieux que moi pourquoi les équipages du prince gouverneur s’égarent si souvent dans nos taillis…
Ils arrivaient au bouquet de hêtres où Saint-Maugon avait caché son cheval avant de pénétrer au Manoir. Alain Polduc avait achevé sa besogne : il savait ce qu’il voulait savoir, et il avait piqué le cœur de son pays précisément à l’endroit sensible, double et précieux résultat qui devait porter fruit en temps et lieu. Maître Alain se taisait désormais.
Saint Maugon venait de s’arrêter à quelques pas de son cheval, qui battait du sabot sous le couvert. Il garda un instant le silence. Quand il parla enfin, sa voix altérée trahit l’effort qu’il faisait pour se contenir.
– Selon le bruit public, dit-il on se tournant vers maître Alain, vous mangez ici le pain de l’aumône.
Polduc voulut se redresser.
– Là, paix ! ordonna Saint-Maugon durement. Si je connaissais Rohan, je lui dénoncerais le mendiant qui insulte son bienfaiteur ; si je n’étais soldat et gentilhomme, je châtierais le mendiant moi-même. Vous êtes averti, vous serez prudent ; au cas contraire, j’ai mes valets.
Il détacha son cheval, sauta en selle et partit au galop.
Maître Alain Polduc n’était pas ce qu’on appelle un lâche, car, avant même de savoir que le dédain du jeune homme lui serait un bouclier, il n’avait pas reculé d’une semelle. Maître Alain Polduc était un homme de sang-froid, car pas un muscle de son visage ne tressaillit à cette insultante menace. Il regarda Saint-Maugon s’éloigner sans perdre son sourire.
– S’il avait fait mine de tirer son épée, se dit-il en raisonnant d’un sens rassis, comme un philosophe qu’il était, je lui aurais brûlé la cervelle. J’avais des témoins pour prouver son entrée clandestine au manoir, et Rohan m’eût donné du coup la moitié de sa fortune… À quoi sert cette épée de gentilhomme et de soldat, qui ne doit frapper que le soldat et le gentilhomme ?
Un sourire de souverain mépris était autour de ses lèvres.
– Moi, je ne suis pas fier, reprit-il ; on ne me prendra jamais à laisser vivre l’insecte qui pique, sous prétexte qu’il est trop vil ou trop petit !… Où es-tu, Yaumy ?
Les tiges des osiers s’agitèrent, et le joli sabotier montra sa tête cynique au fond de la douve.
Alain Polduc tira ses tablettes de sa poche et traça quelques mots au crayon ; il déchira ensuite la page, s’en servit pour envelopper un écu de six livres, et jeta le tout à Yaumy dans le fossé.
– Il faut que tu trouves l’intendant Feydeau, dit-il. Si tu me rapportes sa réponse avant une heure, tu auras un autre écu.
Yaumy saisit au vol la pièce d’argent, avec son enveloppe, et partit comme un trait.
Maître Alain fit le tour des douves pour rentrer au manoir par la maîtresse porte. Il marchait, suivant son habitude, d’un pas de promenade et les mains derrière le dos. Le long de la route, il se disait :
– La moitié de la fortune de Rohan ! je compte, pardieu, bien avoir le tout !… Mais qu’est-ce que Rohan ? une corde à mon arc. J’en ai d’autres… Eh ! eh ! je n’ai pas trop maigri en mangeant le pain de l’aumône. Le mendiant sera millionnaire avant de mourir !
Il passa le seuil du manoir en se frottant les mains.
Rohan avait appelé sa fille par trois fois.
Tous les serviteurs du manoir étaient réunis dans la salle basse où maître Alain Polduc avait reçu dans la matinée les redevances des tenanciers. Rohan n’avait plus sa maison montée comme aux beaux jours de sa puissance ; mais il lui restait assez d’officiers et de valets pour lui faire la haie dans son vestibule, quand il lui plaisait de sortir ou de rentrer en pompe. L’écuyer, le veneur, le sommelier, les piqueurs, les palefreniers, les jardiniers, les laboureurs et les pâtours, formaient encore une petite armée.
Rohan avait appelé sa fille par trois fois.
Quand il descendit le grand escalier, la porte de la cour fut ouverte à deux battants et montra son cheval noir, harnaché comme pour une bataille. Rohan lui-même était armé de pied en cap, non point à la manière des gentilshommes sujets de Louis XIV, mais suivant la mode surannée qui couvrait les combattants de cuir et de fer. On eût dit, à le voir, un soldat breton des compagnies de Mercœur, au temps de la Ligue. Rohan s’était habillé ainsi pour rendre visite au comte de Toulouse.
Là-bas, parmi ces courtisans à perruques immenses et à chapeaux plats empanachés, il allait faire naître plus d’un sourire et produire en même temps la surprise qu’exciterait en nous quelque portrait austère de Philippe de Champagne, surgissant tout à coup au milieu d’une de ces toiles sereines où Vandermeulen a groupé les lieutenants du grand roi.
Ici, dans la salle basse du manoir, le contraste était moins frappant, parce que les serviteurs de Rohan ne suivaient pas la mode de beaucoup plus près de lui. La maison était vieille et tenait aux vieux us ; hommes, meubles et murailles, tout parlait du passé.
Cela ne prêtait point à la plaisanterie ; il y avait je ne sais quoi de vénérable, dans celle immobilité obstinée qui voulait arrêter la marche du siècle, tournant le dos au présent amoindri, pour contempler avec religion dans le lointain des âges la figure géante des aïeux.
Elles tombent, ces digues vivantes, parce que telle est la loi de Dieu ; mais elles tombent avec bruit, comme les tours féodales dont la chute ébranle encore parfois nos campagnes, et qui jettent au loin en s’écroulant la poudre noire de leurs murailles dix fois séculaires aux murailles blanches et sans gloire de nos villas.
Rohan portait l’armure comme un chevalier ; sa barbe de neige descendait en touffes épaisses sur l’acier de sa cuirasse, et sa tête nue, couronnée de longs cheveux blancs, semblait attendre le casque à visière. Son visage était pâle, mais ses yeux brûlaient, et son exaltation avait évidemment grandi depuis la matinée. C’était comme une fièvre.
Les gens de la maison connaissaient bien cette fièvre dont les accès revenaient souvent.
Rohan avait eu cette fièvre la nuit où il chassa son fils. Personne n’avait jamais donné à cette fièvre le nom de folie à cause du respect profond qui entourait Rohan.
– Voici notre demoiselle ! dit dame Michon, qui arrivait essoufflée.
– C’est bien ! répliqua le comte avec le calme emphatique des gens que l’ivresse va saisir. Elle entendra mes ordres, et mes ordres seront exécutés. Je veux que le feu de la Saint-Jean soit allumé dans ma cour d’honneur. Je me suis éveillé joyeux ce matin et j’ai fait de beaux rêves.
Il y avait du froid dans les veines ; chacun présageait, sans savoir pourquoi, quelque bizarre tragédie.
Valentine de Rohan entra et ne parut point s’étonner du belliqueux accoutrement de son père. Elle s’approcha et tendit son front, où le vieillard déposa un baiser.
– Voilà une belle et bonne fille, dit-il en la regardant avec admiration. Ne vous excusez pas pour votre absence de ce matin, mademoiselle de Rohan ; vous faites à votre guise, et j’ai confiance en vous.
– Merci, mon père, balbutia Valentine, qui baissa les yeux.
– C’est fête aujourd’hui, c’est fête ! s’écria Rohan tout à coup ; je ne vois pas Polduc, mon cousin ; Polduc sait pourtant bien de quelle fête je parle !
Valentine appuya ses deux mains contre son cœur.
– Au moment du feu de joie, reprit le vieux comte, je veux qu’on place le cierge. Entends cela, Valentine. Et tout à l’entour, je veux des tables dressées… Pourquoi n’as-tu pas fait toilette, ma fille ? Par le nom de Rohan ! je te dis que, depuis le jour de ta naissance, tu n’as pas vu pareille réjouissance !
Un silence glacé suivait chaque parole du vieux seigneur. Pendant un de ces silences, Josselin Guitan, tout blême de fatigue, se glissa par la porte principale qui restait entrebâillée et tomba épuisé sur une escabelle.
Valentine et lui échangèrent un rapide regard.
À ce même moment, maître Alain entrait du côté de la cour.
– Approche Polduc mon cousin, fit joyeusement Rohan. As-tu entendu tout à l’heure la trompe de Son Altesse, comme ils l’appellent ?
– Les piqueurs du comte de Toulouse, répondit maître Alain, viennent de sonner la mort dans la forêt.
– La mort ! répéta Rohan dont la prunelle jeta un sombre éclair. Qu’ils sonnent ! qu’ils sonnent la mort !
– Mon père, dit Valentine doucement, vos mains tremblent et votre voix est bien changée !
Le comte se redressa de toute sa hauteur et fit signe à maître Alain, qui vint lui ceindre une énorme épée à garde de fer ciselé.
– Quand ceci sera dans ma main, dit-il avec un orgueil sauvage, ma main ne tremblera plus ! N’est-ce pas, Polduc mon cousin ?…
– Sainte vierge ! pria tout bas Valentine, ayez pitié de nous !
Le comte se pencha vers elle.
– Si je mourais aujourd’hui, par hasard, lui demanda-t-il en confidence, épouserais-tu volontiers notre cousin Polduc ?
Valentine fit un mouvement d’horreur.
– Bien ! Bien ! reprit le comte en riant, pourquoi mourrais-je aujourd’hui plutôt que demain ? S’il plaît à Dieu, nous nous réjouirons ce soir en famille. Viens avec moi Polduc, et montons à cheval.
– Pourquoi ne prenez-vous pas votre écuyer, mon père ? demanda Valentine éplorée.
– Polduc me servira d’écuyer, répondit le comte.
– Jusqu’à moitié chemin seulement, pensa maître Alain, car aujourd’hui j’ai bien de la besogne !
Rohan attira sa fille contre son cœur.
– Ta mère est une sainte dans le ciel, murmura-t-il en la serrant avec passion dans ses bras. Je n’ai plus que toi, ma fille, et je t’aime pour tous ceux que j’ai perdus ! Si tu ne me voyais pas revenir…
– Mon père ! s’écria Valentine en tombant à genoux, au nom de Dieu ne partez pas !
Les témoins de cette scène écoutaient, regardaient et retenaient leur souffle.
Rohan resta un instant le front penché, puis il se releva et gagna la porte en disant :
– Un beau feu de joie, un festin brillant et ta plus belle parure pour me recevoir au retour, ma fille !… Suis-moi, Polduc mon cousin.
Il descendit les degrés de la cour ; tous ses officiers et serviteurs l’accompagnèrent et firent cercle autour de lui pendant qu’il montait à cheval. Ce fut Polduc qui lui tint l’étrier.
Polduc pensait :
– Je vais savoir tout à l’heure combien peut valoir, en écus sonnants, la vie d’un fils de roi, grand amiral de France et gouverneur de la province de Bretagne !
Rohan était en selle. Tout le monde dans la cour se découvrit, tandis qu’il ramassait les rênes. Le cheval noir vint à la main et fit une courbette en passant devant la porte du vestibule. Rohan, qui semblait un autre homme depuis que son pied avait touché l’étrier, s’inclina noblement pour envoyer à sa fille un sourire avec un baiser.
– Celui-là est un Breton ! dit Josselin Guitan, qui s’appuyait tout pensif au montant de la porte.
– Tête et cœur de fer ! murmura Valentine.
Dame Michon demanda d’un air triste :
– Notre demoiselle, faut-il préparer le feu de joie, et faut-il dresser des tables à l’entour ?
– Faites suivant les ordres de Rohan, répondit Valentine, qui remonta le grand escalier.
Josselin la rejoignit derrière la draperie d’argent.
– Tu l’as vu ? demanda précipitamment Valentine.
– Je l’ai vu.
– As-tu réussi à lui parler ?
– Tout le monde l’aborde et lui parle.
– Tu l’as prévenu de ce qui doit arriver ?
– Vous me l’aviez ordonné notre demoiselle.
– Qu’a-t-il dit ?
– Rien… Il s’est pris à sourire.
– J’avais peur de cela ! s’écria Valentine avec découragement. Il est brave, il est orgueilleux… Et pour qui ne connaît pas Rohan, l’idée doit paraître folle !
– Oui, murmura Josselin, mais pour qui connaît Rohan…
– Terrible ! acheva Valentine.
Josselin Guitan secoua la tête et répéta « Terrible ! »
Il y eut silence. On entendait de l’autre côté de la draperie les valets de Rohan qui causaient entre eux et qui commentaient à leur manière le mystérieux départ du comte.
Dans la forêt, c’était une débauche de fanfares lointaines ; on eût dit la fête de Saint-Hubert.
– Alors, reprit Valentine à voix basse, le prince a dédaigné mon avertissement ?
– Tant s’en faut, notre demoiselle ! répliqua le jeune gars avec une visible répugnance.
– Que veux-tu dire ?
– Les propres paroles du prince sont dans ma mémoire ; si vous l’exigez, je vous les répéterai.
– Parle ! ordonna Valentine.
Josselin Guitan baissa les yeux et une rougeur légère vint à sa joue.
– Le prince a dit, prononça-t-il lentement : Je rends grâces à Valentine de Rohan, qui, est la belle des belles…
À son tour, Valentine rougit et baissa les yeux.
– Mais, poursuivit Josselin, qui répétait comme une leçon la réponse courtoise du fils de France, c’est un péril qu’on me dénonce, et je ne sais qu’une excuse pour un chevalier qui fuit le péril.
Josselin s’arrêta.
– A-t-il spécifié l’excuse ? demanda Valentine sans relever les yeux.
– L’ordre d’une dame, répondit Josselin.
La rougeur qui avait envahi les joues de mademoiselle de Rohan fit place à une pâleur plus mate.
– Où est le prince à cette heure ? interrogea-t-elle brusquement.
– Je l’ai laissé tout près d’ici, repartit le jeune gars, au ravin de la Fosse-aux-Loups.
– Tu vas retourner vers lui, tu vas lui dire que Valentine de Rohan l’attend.
– Est-ce un ordre balbutia Josselin d’une voix altérée.
– C’est un ordre ? répondit Valentine, qui releva son front hautain.
Le jeune gars s’inclina et fit un pas pour s’éloigner. Valentine le rappela.
– Josselin, dit-elle avec une sévérité mélancolique et douce, j’ai bien de la peine ; je n’espère pas vaincre en cette lutte mortelle, et ton dévoûment, pauvre Josselin, n’aura peut-être jamais de récompense… Je ne te demande plus qu’une chose, Josselin : ne te hâte pas de juger la fille de ton maître.
– Pour la première fois de ma vie, je vous désobéis, notre demoiselle, répliqua Josselin en mettant un genou en terre et les larmes aux yeux. Mon cœur vous juge et vous bénit !
Valentine lui tendit la main qu’il effleura de ses lèvres avec respect.
– Va, reprit-elle, dis à ta mère de coucher Marie, ma fille, dans le berceau qui servit à feu César de Rohan, mon frère, avant de me servir à moi-même ; dis-lui qu’elle porte le berceau dans le salon d’honneur où elle introduira le comte de Toulouse, s’il vient à mon assignation… Rohan m’a ordonné de me faire belle aujourd’hui : appelle en passant mes chambrières, je veux obéir aux ordres de Rohan… Va !
– Une dernière question, prononça timidement Josselin : par où faudra-t-il introduire le gouverneur ?
– Par la porte du bord de l’eau.
Josselin Guitan souleva la draperie d’argent et disparut.
L’instant d’après, les chambrières de Valentine lissaient et parfumaient sa merveilleuse chevelure. Elle était assise devant une lourde glace à pivot qui reproduisait en vain l’image de sa beauté sans rivale : elle ne se voyait pas. Ses chambrières la tournaient et retournaient, docile comme si elle n’eût point eu la conscience de leur travail.
Elle avait demandé sa plus brillante parure ; les diamants de l’écrin de famille allumèrent bientôt leurs feux à ses oreilles, à son front, sur sa poitrine et dans ses cheveux. Une robe de soie lamée emprisonna sa taille souple et fine.
Nous l’avons dit, rien n’était moderne dans la demeure de Rohan ; les jolies dames des États n’auraient point voulu du costume de Valentine. Elles eussent songé involontairement à leur bisaïeule, qui faisait bouche en cœur sur la toile encadrée d’or, en respirant depuis cent ans le parfum de la même rose. Mais sous ces atours, un peu surannés dans leur magnificence, la jeunesse de Valentine ressortait victorieuse et plus fière ; il y avait, parmi ses grâces charmantes, je ne sais quelle hauteur qui allait bien à l’élégant corsage mis à la mode par Anne d’Autriche. Tout en elle était noble, et vous l’eussiez prise, quand elle se leva, pour une jeune et radieuse reine, prête à monter pour la première fois les marches de son trône.
Elle accorda enfin un regard à son miroir et congédia ses femmes en leur disant :
– C’est bien !
Il y avait une demi-heure à peu près que Josselin était parti. Valentine, restée seule s’agenouilla devant son prie-Dieu ; elle essaya de réciter l’oraison de chaque jour, mais il y avait dans son esprit une pensée unique et navrante : c’était comme un de ses rêves obstinés que la fièvre ramène. Elle voyait d’un côté Rohan son père ; de l’autre Saint-Maugon, son mari : tous deux l’épée à la main ; Rohan attaquant le comte de Toulouse, Saint-Maugon obligé de le défendre.
Le soleil allait tombant à l’horizon, l’air était chaud, la brise molle balançait à peine les plus hautes cimes des arbres de la forêt. Valentine ouvrit sa fenêtre. C’était, au dehors, un silence profond ; la nature entière semblait, sentir l’approche du soir, et les mille bruits de la campagne se taisaient.
Le regard de Valentine interrogeait cette pente agreste qui descendait vers la vallée de la Vesvre où l’on voyait au loin les troupeaux allanguis par la chaleur. Un peu de poussière s’éleva comme un léger nuage au-dessus du taillis, de l’autre côté des douves. Le pas d’un cheval invisible résonna sourdement sous le couvert.
Valentine referma sa fenêtre, et appuya ses deux mains contre son cœur.
– J’aurai près de moi le berceau de ma fille, murmura-t-elle, pendant qu’un sourire mélancolique éclairait sa belle pâleur, et Dieu me protégera.
C’était un magnifique cheval blanc à tous crins qui avait soulevé dans le taillis ce petit nuage de poussière aperçu par Valentine. Le cheval était monté par un jeune veneur de riche taille, dont le costume de chasse se cachait sous un léger manteau d’azur. Josselin Guitan à pied et les cheveux inondés de sueur, courait au-devant du cavalier comme pour éclairer la route.
En arrivant à la lisière du taillis, Josselin s’arrêta.
– Monseigneur, dit-il, nous allons traverser un petit bout de pâture découverte ; il est temps de mettre pied à terre.
Le jeune chasseur ne se fit point prier. Pendant que Josselin attachait son cheval à un arbre, il lança le pan de son manteau par-dessus son épaule, de manière à cacher le bas de son visage, et rabattit en même temps son chapeau sur ses yeux.
Josselin sortit le premier du couvert pour jeter un coup d’œil le long des douves. Personne ne se montrait aux abords du manoir : Josselin fit un signe et le cavalier le rejoignit.
Ils traversèrent tous deux la pâture maigre, parsemée de bruyères, qui séparait le fossé des derniers arbres de la forêt, puis ils s’engagèrent dans l’oseraie et Josselin Guitan ouvrit la poterne située sous le fameux balcon de granit.
Si le comte de Toulouse venait chercher une aventure, il était servi à souhait. Au dehors, les rayons du soleil couchant éclairaient encore, il est vrai, les approches sauvages et solitaires du vieux manoir, mais dès que la petite porte se fut refermée, le prince et son conducteur se trouvèrent dans une complète obscurité.
– Rohan cherche bien loin ce qu’il a sous son toit, dit le comte de Toulouse dont la voix ne trahissait assurément aucune inquiétude ; on tuerait ici un prince de sang comme une mouche !
– Rohan se fait vieux et il a bien souffert, repartit Josselin sans se retourner. Avancez, s’il vous plaît, je vous attends au bas de l’escalier.
Toulouse, tâtonnant et trébuchant, arriva jusqu’à lui. Josselin le prit par le coin de son manteau et tous deux commencèrent à gravir les marches glissantes et rapides de l’escalier en forme de vis.
À mesure qu’ils montaient, les ténèbres devenaient moins profondes, et le prince put distinguer bientôt les murailles larmoyantes d’une voûte, où les toiles d’araignées énormes pendaient comme les vieilles hardes à la devanture d’un fripier.
– Ceci doit être le chemin du paradis, murmura-t-il en riant.
Josselin mit un doigt sur ses lèvres. On entendait un bruit de pas au bout du corridor. Ils s’arrêtèrent auprès d’une petite fenêtre-meurtrière, qui laissait voir par sa fente étroite l’ancienne cour d’honneur et le pâtis.
– Que font là tous ces gens ? demanda le comte de Toulouse en voyant les serviteurs et fermiers de Rohan s’agiter en foule sur l’herbe.
– Ils bâtissent le feu de joie de la Saint-Jean, répliqua Josselin ; avançons, notre route est libre.
Le prince jeta un dernier regard sur la pelouse, et l’idée lui vint que ce feu de joie de la Saint-Jean s’élevait un peu à son intention.
– M. de Rohan se réjouissait d’avance ! pensa-t-il tout haut.
– Rohan a bien souffert ! répéta Josselin qui marchait dans le corridor.
C’était une galerie haute d’étage qui traversait toute la partie abandonnée du château. Les pieds enfonçaient dans la poussière épaisse ; à droite et à gauche, les portes désemparées laissaient voir des chambres nues, ouvertes à tout vent : une véritable désolation !
Cela serrait le cœur, et Toulouse subissait malgré lui cette impression pénible qui se dégage de toute ruine. Au bout du corridor, une tapisserie de haute-lice, qui avait dû être digne autrefois d’orner une demeure royale, mais qui tombait maintenant en lambeaux, masquait une porte à deux battants en chêne noir sculpté. Josselin l’ouvrit et s’arrêta sur le seuil pour dire :
– Notre demoiselle, voici celui que vous attendez.
Puis il s’effaça, laissant le passage libre au prince.
Celui-ci ne se croyait pas si près du terme de son voyage. Le grand jour qui emplissait le salon d’honneur l’éblouit et poussa son étonnement jusqu’au trouble.
Le salon d’honneur de Rohan ne pouvait point passer pour splendide aux yeux de ce jeune homme qui avait foulé, enfant, les parquets du Louvre et les tapis de Versailles, mais il y avait là je ne sais quelle grandeur majestueuse et triste qui saisissait vivement, surtout au sortir des galeries désolées.
La salle était vaste ; quatre grandes fenêtres à cintre surbaissé, dont les châssis de pierre fermaient la croix tréflée, laissaient pénétrer les rayons du couchant à travers leurs vitraux chargés de sujets religieux ; le plafond, divisé en huit compartiments profondément encaissés, était sculpté de bout en bout et présentait à son milieu un pendentif supportant, au lieu de lustre, une rondache aux émaux accolés de Rohan et de Bretagne.
Une ligne de portraits représentant des chevaliers armés de toutes pièces, alternant avec leurs dames, raides sous le menu-vair ou l’hermine, faisait le tour des boiseries. Au dessous de chaque portrait, un écusson d’émail, chauffé sur cuivre, spécifiait l’alliance et s’entourait de longues banderolles entremêlées où couraient les gothiques caractères des devises.
Outre la porte par où le comte de Toulouse avait été introduit, deux autres issues s’ouvraient l’une sur le maître escalier, l’autre sur une terrasse entourée de grands ifs taillés en pyramides et qui descendait par un perron carré aux jardins du manoir.
Valentine, parée comme nous l’avons dit, était, assise à l’extrémité, la plus reculée du salon. Le berceau de Rohan où dormait pour la première fois la petite Marie était caché non loin d’elle par les rideaux de la dernière embrasure.
Valentine se leva quand le comte de Toulouse entra et lui dit d’une voix assurée :
– Soyez le bienvenu, monseigneur.
Le comte de Toulouse, troisième fils légitime de Louis XIV et de madame de Montespan, était alors dans toute la fleur de sa poétique et chevaleresque jeunesse. L’histoire n’a pas beaucoup parlé de lui parce que sa vie toute entière se passa en dehors des intrigues politiques. Son caractère formait un entier contraste avec celui du duc du Maine, son frère aîné, qui avait pris pour lui dans l’héritage de famille toutes les ambitions grandes et petites.
Autant, le duc du Maine était remuant, inquiet, fier de l’équivoque bonheur de sa naissance, autant le comte de Toulouse était simple, solide et loyal. Ce qui lui manqua pour arriver à la gloire, ce fut peut-être un défaut quelconque ; car la Renommée, cette folle, se détourne en bâillant de la vertu parfaite, et ne sonne jamais avec entrain sa fanfare que pour les héros suffisamment doués de défauts.
Une chose pouvait sauver le comte de Toulouse dans l’estime frivole du monde : il avait l’esprit tourné aux aventures ; mais il se maria tout jeune et fut, dit-on, un vertueux mari.
Singulier personnage de roman qu’un prince vaillant, sincère, fidèle, et qui, partant, manque absolument de couleur !
Toulouse s’inclina respectueusement dès le seuil. En se redressant, il rejeta son manteau et découvrit son galant costume de chasse en drap blanc, rehaussé d’un mince galon argent et azur. La course qu’il venait de fournir et aussi les émotions de son entrée au manoir avaient animé son teint naturellement un peu pâle. Sa chevelure blonde, presque aussi touffue que les perruques des courtisans de son père, s’étageait en grosses boucles le long de ses joues et jusque sur ses épaules. Ses yeux bleus souriants se fermaient à demi, blessés qu’ils étaient par la lumière soudaine.
Il tenait son manteau sur le bras gauche et à la main son chapeau chargé de plumes.
Il y avait au château de Marly un portrait de Louis XIV adolescent, œuvre d’un élève de Rubens. Le peintre tout en reproduisant les traits de son modèle, songeait au jeune Achille élevé parmi les femmes et tout fier sous l’armure qui a remplacé pour la première fois la molle tunique de lin. Il mit sous le fabuleux cimier du fils d’Anne d’Autriche un sourire naïf et charmé ; on eut dit une jeune fille qui joue à la vaillance hautaine. La flatterie du flamand avait été droit au but : Louis XIV garda toujours pour ce portrait allégorique une prédilection marquée. On dit que dans sa vieillesse il se plaisait à répéter : « Quand je songe que j’ai ressemblé à ceci ! »
Le comte de Toulouse qui avait tous les traits de son père, ressemblait encore un peu, bien qu’il eût quatre ou cinq années de trop, à l’Achille fleurdelisé de Marly. C’était une beauté presque féminine, et certes ce jeune homme à la taille élancée, aux grands yeux bleus timides et doux, avait plutôt l’air d’un bachelier que d’un capitaine.
Ce jeune homme avait prouvé pourtant et plus d’une fois déjà qu’il était soldat intrépide. Cet œil bleu si doux avait regardé la mort en face.
Valentine, qui s’était levée à son approche, lui montra un siége cérémonieusement. Toulouse prit sa main, qu’il porta jusqu’à ses lèvres, et resta debout en la forçant de se rasseoir.
Il resta un instant silencieux à la contempler.
– On m’avait dit, murmura-t-il enfin, on m’avait dit bien souvent que Valentine de Rohan était la plus belle fleur du jardin de Bretagne, et la Renommée, qui n’épargne personne, proclamait ses vertus encore plus haut que sa beauté…
Il s’arrêta. Valentine ne répondit point : ses paupières avaient abaissé leurs longues franges de soie ; elle était immobile comme une admirable statue.
– Quand je quittai Paris, reprit le prince, pour venir gouverner ce pays de Bretagne, je regardai autour de moi, cherchant celle dont on m’avait parlé tant de fois ; je croyais la trouver dans les fêtes brillantes que donnent mesdames de la noblesse : je ne l’y rencontrai jamais. Je ne me décourageai point. Je vins un jour au manoir de M. de Feydeau, l’intendant royal, pour me rapprocher du château de Rohan…
Les sourcils de Valentine se froncèrent.
– Le manoir de ce Feydeau appartenait jadis à Rohan, monseigneur, dit-elle.
– Je l’ai su depuis, répondit le prince. Je crois connaître tout ce qui intéresse Rohan ; je l’ignorais alors… Ce jour-là, je vis enfin la belle Valentine. C’était dans la forêt ; elle passait à cheval et moi, j’étais caché par le feuillage ; elle ne m’aperçut pas.
Valentine avait légèrement rougi.
– Depuis ce jour-là reprit encore le comte de Toulouse, mes équipages de chasse sont à demeure chez l’intendant royal, étonné de cette constance ; depuis ce jour-là je cherche la solitude, je suis triste ou joyeux sans motifs… Un seul entretien me plaît encore, c’est celui d’un de mes gentilshommes : le capitaine Morvan de Saint-Maugon.
À ce nom, Valentine releva les yeux malgré elle.
– Vous le connaissez ? demanda le prince.
Valentine s’inclina en signe d’affirmation.
– Et si l’entretien de Saint-Maugon me plaît, poursuivit le comte de Toulouse, dont les paroles tombaient lentes et plus douces, c’est que parfois il me parle de mademoiselle de Rohan.
Valentine ne répondit point encore, Toulouse continua :
– C’est par M. de Saint-Maugon que je connais les affaires de Rohan. Votre père a bien de la rancune dans le cœur !…
– Monseigneur, interrompit Valentine, poussant avec empressement l’entretien dans cette voie nouvelle, mon père a de la mémoire, et voilà tout. Les aïeux de Rohan étaient des princes, Rohan n’est plus qu’un pauvre gentilhomme ; les aïeux de Rohan avaient en tête la couronne de Bretagne, et les rois de France, vos aïeux à vous, ont emporté cette couronne à Paris dans les bagages de la duchesse Anne… La main de Rohan s’étendait sur cinquante paroisses, il avait vingt manoirs, il comptait dix mille vassaux : faut-il vous dire, monseigneur, le petit nombre de serviteurs qui lui restent ? Rohan, monseigneur, était, en ce temps-là, riche à faire envie aux souverains eux-mêmes…
Elle baissa la voix et son regard s’assombrit pendant qu’elle poursuivait :
– Qui sait maintenant si Rohan aura longtemps encore un toit pour abriter sa tête sexagénaire ?… Ne m’interrompez pas, monseigneur, car il faut que j’achéve ! La puissance de Rohan, ses manoirs, ses vassaux, sa richesse, qui lui a pris tout cela, sinon la France ! La France, répéta-t-elle en relevant son beau front irrité, la France qui vient chez nous vivre de notre vie et se désaltérer de notre sang !… Monseigneur, Rohan n’a plus rien sur la terre que son épée ; vous êtes le fils du roi de France : Rohan a pris son épée et vous cherche pour se venger !
– Le roi, mon père, a d’autres fils, murmura le comte de Toulouse ; en me tuant, Rohan croit-il assassiner la France ?
– Rohan n’assassine pas, monseigneur ! s’écria Valentine répondant seulement à ce dernier mot. Je puis vous dire ce que Rohan compte faire, car j’ai surpris le secret de ses nuits sans sommeil et j’ai entendu la confession qu’il croyait faire à Dieu seul. Des gens que vous regardez peut-être comme vos amis ont dénoncé à Rohan votre dessein de donner bal et collation ce soir au carrefour de Mi-Forêt, qui était, hier encore sur notre domaine. Il y a là une pauvre chapelle ruinée où reste debout une image de la Vierge, ornée de couronnes tressées par mes mains. Ce sont nos pères qui ont fondé cette chapelle : Rohan va s’y rendre et s’agenouiller devant sainte Marie ; il attendra l’heure où le fils de son ennemi tout-puissant, après avoir bu la dernière coupe, donnera le signal de la danse. Alors il s’avancera au milieu de vos gentilshommes qui tous portent l’épée, et lui, vieillard, seul contre cette foule de jeunes gens, il élèvera la voix pour appeler le gouverneur de Bretagne au combat à outrance… N’est-ce pas, monseigneur, que ceci ne peut point passer pour un assassinat ?
Le prince avait écouté mademoiselle de Rohan sans l’interrompre. Son regard fixé sur elle exprimait une grave admiration. Cette fière éloquence l’émerveillait et le subjuguait. Il étendit la main et montra la devise qui entourait l’écusson de Bretagne.
– La mort plutôt qu’une tache ! prononça-t-il tout bas.
– La mort ? répéta Valentine avec amertume, car le fils du roi de France ne pouvait répondre à ce défi extravagant qu’avec l’épée de ses serviteurs, nous savons cela.
Elle crut rêver quand elle entendit le comte de Toulouse lui répondre :
– Vous vous trompez, mademoiselle : Rohan était à la croisade avec les aïeux du roi ; nous sommes cousins par Dreux et Valois… Rohan et Bourbon peuvent croiser l’épée.
– On m’avait bien dit que vous étiez un chevalier, monseigneur ! murmura Valentine émue. Veuillez me pardonner, je viens de parler trop haut ; j’ai eu tort d’oublier un instant mon rôle de suppliante. J’aurais dû m’humilier à vos pieds, puisque je suis faible et que vous avez la puissance, et ne vous dire qu’un mot les mains jointes, le front courbé : Sauvez mon père !
Elle s’était levée à demi et le comte de Toulouse n’eut que le temps de saisir ses deux mains pour l’empêcher de fléchir les genoux.
À ce moment, sur la terrasse, au dehors, une ombre passa devant la dernière fenêtre du salon ; le jour baissait rapidement et les tourelles de l’Ouest faisaient écran aux lueurs du crépuscule du soir.
L’ombre disparut un instant, puis passa devant la seconde fenêtre, et bientôt, si Valentine et le prince avaient pris garde, ils eussent pu reconnaître aux vitraux de la troisième croisée, qui formait porte sur la terrasse, la figure inquiète et curieuse de maître Alain Polduc.
Ce modèle des intendants et des cousins avait l’air mortellement désappointé. Il errait les mains derrière le dos, le long de la façade, et, ne se doutant de rien, il allait tourner la clé du salon, lorsqu’il aperçut à quelques pas de lui le comte de Toulouse et Valentine, à travers les carreaux. L’étonnement le fit reculer, puis il se rapprocha, mais en rampant, cette fois, de la quatrième croisée au-devant de laquelle il aperçut la petite Marie couchée dans le berceau de Rohan.
– Oh oh ! grommela-t-il, je ne m’étonne plus si nous n’avons pas trouvé Son Altesse Sérénissime à la croix de Mi-Forêt ! Il s’agit de changer lestement nos batteries !… Mais l’enfant ? Pourquoi l’enfant est-il ici ?
Il se gratta le front et ajouta d’un air soucieux :
– Quand on a le malheur d’avoir une femme pour adversaire, on ne sait jamais à quoi s’en tenir !… Ah ! comme c’était bien plus aisé avec mon beau cousin César !
Valentine continuait dans le salon :
– Laissez-moi réparer ma faute et plaider près de vous la cause de mon père, monseigneur. Il a cruellement souffert. La raison chancelle parfois sous ce double fardeau de la vieillesse et du malheur ; les mauvais conseils exaltent la rancune, enveniment la haine. Rohan a été bien près autrefois d’abjurer son erreur. La femme de Rohan était catholique, son fils aussi ; sa fille est catholique…
– Dieu soit loué ! dit Toulouse vivement.
– Presque tous ses serviteurs, poursuivit Valentine, sont rentrés dans le sein de l’Église ; Rohan les a laissés libres, mais lui regarderait comme un déshonneur suprême d’abandonner sa foi proscrite. Hier seulement, la nouvelle de la révocation de l’édit de Nantes est arrivée jusqu’à Rohan. Il ne sait pas comme moi que vous avez mis jusqu’ici votre clémence entre lui et les exécuteurs de la loi ; en apprenant qu’il devait opter entre sa foi et sa patrie, il s’est écrié : – C’est le dernier coup ! Rohan va tomber, mais il tombera vengé !… Et il a pris ses armes, trop lourdes pour son bras tremblant…
Elle s’arrêta interdite parce que le regard du comte de Toulouse était sur elle et la blessait.
– Prince, murmura-t-elle, je ne saurais avoir honte de ce que j’ai fait. Je suis sous la protection de votre honneur.
Toulouse fut quelque temps avant de répondre, puis il dit :
– Je ne veux vous parler en ce moment que de mon respect sans bornes. Soyez remerciée, mademoiselle, et croyez que nul danger ne menace votre père.
– Vous êtes généreux, balbutia Valentine, et ma reconnaissance durera autant que ma vie !
– Mademoiselle, répliqua le comte de Toulouse avec une courtoisie douce, mais ferme, je ne veux pas de votre reconnaissance.
Maître Alain Polduc venait de quitter son poste derrière la croisée. Il descendit quatre à quatre les marches du perron. Son plan était tracé.
– Yaumy est un messager sûr, pensait-il en hâtant le trot de ses courtes jambes, et M. de Feydeau, qui doit avoir ma lettre depuis plus d’une demi-heure, a sans doute fait le nécessaire… allons à Saint-Maugon d’abord ! ensuite à Rohan ! après quoi, aux soldats du roi !… Vertubieu ! si la vieille maison de mon cousin ne croule pas du coup, on pourra dire qu’elle était solidement bâtie !
On s’étonne parfois de voir tomber avec fracas au souffle de l’orage quelque tronc robuste, chargé de rameaux verts. On s’étonne jusqu’au moment où l’œil découvre une trace noire et tortueuse à l’endroit même où le bois a éclaté. Le vent est fort, mais il y a là sous l’écorce un vil auxiliaire sans lequel le vent eût soufflé en vain :
Un ver patient qui a rongé le bois fibre à fibre.
Alain Polduc était le ver rongeur caché sous l’écorce de ce vieil arbre de Rohan qui avait supporté victorieusement l’effort de tant d’orages.
Nous l’avons vu naguère, dans l’oseraie de la douve confier au joli sabotier Yaumi un billet à l’adresse de l’intendant Feydeau. Voici ce que contenait ce billet :
« Monsieur mon respectable ami,
« Le fruit est mur et s’en va choir ; de sa chute il faut se donner des gants. Si vous voulez faire votre cour, je ne dis pas à Rennes, mais plus haut, à Paris, d’où vient toute faveur, entendez-vous avec M. le lieutenant de roi, et envoyez une escouade du régiment de La Ferté, vers l’heure de la collation, ce soir, à la croix de Mi-Forêt. Pour cause, cette escouade ne doit point être commandée par le capitaine Morvan de Saint-Maugon.
« Qu’il y ait, je vous prie, le quantum sufficit de gens de justice et d’exempts pour signifier l’acte de Révocation, qui n’a pas été rendu pour nous, mais qui nous sert si bien. À moins que le diable ne s’en mêle, le jour de la Saint-Jean, qui est demain, verra ici maison nette.
« Sur ce, monsieur mon respectable ami, etc. »
Yaumy, courant à toutes jambes pour gagner sa deuxième pièce de six livres, avait porté ce message à Feydeau, qui avait ses raisons pour ne point négliger l’avertissement. Alain Polduc le suivait de près. Aussi, à l’heure dite, toutes les mesures indiquées dans la lettre étaient prises.
On doit penser combien ce pauvre maître Alain dût être désolé, quand il vit ses bons soins à néant. Le principal acteur manquait au théâtre, le comte de Toulouse était absent de la collation.
Rohan, lui, attendait derrière les ruines de la chapelle, et faisait sa prière en attendant.
Il avait la conscience tranquille et croyait sincèrement que son entreprise était sainte.
Rohan n’était pas le premier Breton qui eût conçu l’idée de ce jugement de Dieu entre la France et la Bretagne. En l’année 1628, le 29 octobre, lendemain du jour où la ville de La Rochelle se rendit, le roi Louis XIII reçut un cartel de François-Vincent Prélart, chevalier, seigneur de Chatelaudren, huguenot de religion, qui le provoquait au combat singulier comme continuant la forfaiture de ses prédécesseurs, lesquels avaient traîtreusement confisqué les libertés et priviléges de la province de Bretagne. Ce Prélart tua le cadet de Bryas, envoyé pour l’arrêter, et put passer en Angleterre.
Rohan ne devait pas être non plus le dernier. Un de ses voisins de la forêt de Rennes, Nicolas Treuil, seigneur de la Tremlays, vint à Paris du temps de la régence de Philippe d’Orléans. Le duc était en chasse dans la forêt de Villiers-Cotterets ; Nicolas Treml, assisté d’un pauvre paysan qu’il nommait son écuyer, attendit le régent devant la grille du château, et au moment où le prince entrait, entouré de ses courtisans, il l’assomma presque d’un coup de son gros gantelet de buffle, lancé en manière de défi. Ce Nicolas Treml finit ses jours dans une prison d’État.
On aurait trouvé peut-être encore il y a peu d’années, à l’hôtel des Invalides, quelque vieux soldat ayant vu Georges Cadoudal, cet autre Breton qui se mit en tête de fermer le champ-clos autour de Napoléon, premier consul !
Les gens de Bretagne n’ont point usurpé leur réputation d’inébranlable constance. À l’heure où nous écrivons, il reste encore là-bas, vers les montagnes Noires et le long de ces rivages de l’Ouest incessamment battus par la tempête, des gentilshommes paysans, habillés comme au dix-septième siècle, qui rêvent tout éveillés l’indépendance de la Bretagne[2].
Maître Alain Polduc, voyant que le comte de Toulouse manquait, avait perdu courage. C’était tout à fait au hasard qu’il avait repris le chemin du manoir de Rohan où il devait trouver, à l’improviste, l’explication de l’absence du gouverneur. Ici, la chance tournait en sa faveur. Son cheval était tout sellé derrière le rempart ; il ne fit qu’un temps de galop jusqu’à la croix de Mi-Forêt où Saint-Maugon, remplaçant son maître absent, amusait l’impatience des belles dames et faisait les honneurs de la collation.
Dans le salon d’honneur, cependant, Valentine et le comte de Toulouse poursuivaient leur entretien sans défiance.
– Monseigneur, disait Valentine, ne parlons que de mon bien-aimé père. Quand je vous ai fait tenir ce message, je n’avais pas le choix des moyens, je voulais prévenir à tout prix une rencontre terrible…
– Je songe moi-même à votre respecté père, interrompit le jeune prince, dont le ton devenait de plus en plus sérieux, et dans ce que j’ai à vous dire il n’y a rien que la vertu la plus haute ne puisse entendre.
Valentine ne répliqua point ; il y avait dans son cœur un trouble qui l’étonnait et l’effrayait. Peut-être devinait-elle déjà, car les femmes devinent tout, même l’impossible, l’étrange proposition qui allait lui être faite.
– Mademoiselle, reprit le comte de Toulouse qui avança un siége et s’assit enfin auprès d’elle, je vous prie de vouloir m’écouter avec attention ; le projet dont je vais vous entretenir n’est pas né de l’enthousiasme de ce moment où je vous admire si pure ; j’y pense depuis longtemps, et s’il flatte le secret sentiment de mon cœur, il satisfait aussi ma raison… M. le duc de Maine, mon frère, a dû épouser une princesse du sang parce que les bontés du roi l’on fait asseoir sur les marches mêmes du trône ; moi qui ne suis et ne veux être qu’un soldat, je reste libre de choisir.
Valentine voulut l’interrompre, mais il lui ferma la bouche d’un geste à la fois suppliant et formel :
– Écoutez-moi, reprit-il en s’animant, vous m’avez dit que vous apparteniez à l’Église romaine, et ainsi le principal obstacle, le seul qui fût insurmontable se trouve écarté. J’aurai pour moi Mme de Maintenon qui m’aime… vous me parliez tout à l’heure de votre race déchue et des menaces de l’avenir ; tout ce que Rohan a perdu, Rohan peut le recouvrer : puissance et richesse… Et n’est-ce pas justice que tout cela lui soit rendu par un prince de cette royale maison à laquelle vous attribuez vos malheurs ?
– Je vous en prie… balbutia Valentine. Vous ne savez pas…
– Écoutez-moi ! répéta le comte de Toulouse avec feu. La France et la Bretagne ne font plus qu’un seul peuple, et pourtant il y a toujours un ferment de haine entre la Bretagne et la France. Ne serait-ce pas un beau rôle pour l’héritière de Rohan, un rôle digne d’elle, que de cimenter la réconciliation des deux sœurs ennemies ?
Il s’arrêta.
La belle tête de Valentine, pensive et triste, s’inclinait sur sa poitrine.
– Mademoiselle de Rohan, acheva le prince avec solennité, voulez-vous être la fille de Louis XIV et la femme du comte de Toulouse ?
Valentino devint pâle. C’eût été là sans doute une grande destinée, à supposer que le comte de Toulouse fût aussi maître de sa personne qu’il le pensait.
Y avait-il un regret dans le cœur de Mlle de Rohan ? je ne sais, mais elle était de cette race fière et forte qui produisait des reines.
La lune, prolongeant le crépuscule du soir, éclairait trois des fenêtres du salon ; la quatrième restait dans l’ombre des bâtiments en retour. Deux hommes qui avaient traversé la terrasse avec précaution s’arrêtèrent devant cette dernière fenêtre.
Les lèvres du comte de Toulouse touchaient en ce moment, la main pâle et froide de Valentine.
– Répondez-moi, dit-il en laissant, éclater sa tendresse jusqu’alors contenue : décidez de mon bonheur ou mon malheur !
– Eh bien ! fit tout bas un des deux hommes arrêtés devant la fenêtre ; mon pays, je vous avais promis que vous verriez ; voyez-vous ?
L’autre pressait à deux mains son front baigné de sueur glacée.
– Ma femme ! balbutia-t-il en chancelant comme si la foudre l’eût frappé : et mon maître !
Comme il laissait aller ses bras le long de son flanc, un reflet de lune réfléchi par les vitraux vint éclairer le visage livide et décomposé du capitaine Morvan de Saint-Maugon. Maître Alain Polduc était debout derrière lui et avait, au contraire, excellente mine.
– Que faire ? murmura Saint-Maugon sans savoir qu’il parlait.
Maître Alain se mit à rire et pensa :
– À Rohan maintenant !
Et il prit sa course à travers les jardins, sans plus s’occuper du poignard qu’il laissait dans le cœur de Saint-Maugon.
– N’aurai-je pour réponse que le silence ? demandait en ce moment le comte de Toulouse, dans le salon.
Mademoiselle de Rohan sembla s’éveiller d’un rêve et gagna lentement l’embrasure où le berceau était caché.
Saint-Maugon s’appuya contre le montant de la croisée ; il ne voyait plus rien, parce que le comte de Toulouse avait suivi Valentine.
Celle-ci ferma les rideaux de la croisée et découvrit le berceau.
– Monseigneur, dit-elle, Dieu vous donnera une épousé digne de vous. Moi, je suis mariée, et voici ma fille.
– Mariée répéta Toulouse en reculant.
Un bruit se fit sur la terrasse. C’était Saint-Maugon qui gagnait la porte-fenêtre en s’appuyant aux murailles comme un homme ivre. En même temps un grand concert de voix monta du vestibule.
– Qu’est-ce que cela ? s’écria Toulouse, qui mit d’instinct la main à son épée.
– C’est pour vous le signal de la retraite, monseigneur, répliqua Valentine. Mon père revient en sa maison, et l’heure du péril est passée pour lui. Vous n’avez nul besoin de votre épée ; vous êtes sous ma sauvegarde, suivez-moi.
Elle le guida au long du corridor en ruines qui conduisait à la porte du bord de l’eau.
– Quoi qu’il arrive, dit-elle en ouvrant la poterne, Valentine de Rohan sera reconnaissante… Adieu, monseigneur !
Un bruit sans cesse grandissant et fait de sourds murmures venait de la campagne. À bien écouter, on eût dit la marche régulière d’une troupe de soldats.
– Mariée !… répéta le comte de Toulouse, qui passa le revers de sa main sur son front.
Aux rayons de la lune qui brillait de nouveau, mademoiselle de Rohan crut voir une larme rouler lentement sur sa joue, tandis qu’il prononçait, lui aussi, l’adieu.
Comme elle rentrait dans le salon d’honneur, elle aperçut une ombre immobile au-devant de la porte-fenêtre.
– Vous ici, Morvan ?… s’écria-t-elle.
Elle ne pouvait pas voir la détresse terrible peinte sur les traits de Saint-Maugon ; comme il ne répondait pas, elle ajouta :
– Ne restez pas. N’entendez-vous point mon père qui arrive ?
Saint-Maugon montra du doigt la croisée près de laquelle avait eu lieu l’entretien de Valentine et du prince. Il fit un grand effort pour parler et dit d’une voix étranglée :
– J’étais là. J’ai tout vu !
La voix de Saint-Maugon était si changée que le cœur de Valentine se serra.
– Puissiez-vous voir le fond de ma conscience, Morvan ! répliqua-t-elle. Mais, au nom de Dieu ! éloignez-vous. J’entends mon père qui monte l’escalier.
Saint-Maugon eut un rire pénible.
– Je l’entends bien aussi, fit-il en prêtant l’oreille. Il monte… Le ciel est bleu. Vous n’aurez pas à braver la tempête comme votre frère César, la nuit où il fut chassé.
– Que parlez-vous de mon frère, Morvan ? demanda Valentine plus effrayée. César était votre ami…
– Rohan monte ! répéta Saint-Maugon, qui semblait compter les pas lourds du vieillard ; il vient pour vous maudire… moi, je pars, et vous ne me reverrez plus !
– Mon père ! s’écria Valentine, oh ! c’est vrai, j’ai désobéi à mon père deux fois, d’abord en vous donnant ma main, ensuite en essayant malgré lui de le sauver… mais vous, Morvan, que vous ai-je fait ?
Saint-Maugon traversa la chambre en se dirigeant vers le corridor de l’Ouest. Rohan n’avait plus que quelques marches à monter. Des lueurs rougeâtres passaient déjà sous la porte de l’escalier.
– Je me vengerai de mon maître, dit Saint-Maugon, de mon maître qui m’a pris mon bonheur !
– Sur mon honneur et mon salut ! s’écria Valentine qui comprit seulement alors la colère de son mari, tant elle était au-dessus du soupçon : le comte de Toulouse ne vous a point fait injure, et moi, je suis innocente !
Elle s’élança vers Saint-Maugon qui la repoussa et sortit en disant :
– Vous allez être punie cruellement… Que le Ciel vous pardonne, moi, je vous oublierai.
Le salon d’honneur fut tout à coup inondé de lumière. La porte de l’escalier s’était ouverte à deux battants et Rohan venait d’apparaître sur le seuil, suivi de ses serviteurs qui portaient des flambeaux. Il avait une épée nue à la main.
Alain Polduc marchait à son côté ; par derrière, les officiers et serviteurs, les tenanciers avec leurs familles, se pressaient dans le grand escalier : on les avait convoqués pour le feu de la Saint-Jean, et les tables étaient dressées sur la pelouse, autour de l’énorme bûcher que surmontait le cierge de Rohan. Les fillettes avaient leurs habits du dimanche et de gros bouquets au corsage ; les gars étaient enrubannés comme des mais ; la soirée était belle et douce.
Mais il n’y avait personne parmi les tenanciers de Rohan qui songeât au feu de joie, ni aux tables dressées ; le même poids pesait sur toutes les poitrines. On respirait dans l’air comme un vent de malheur.
Dame Michon Guitan franchissait péniblement les marches, appuyée sur son fils Josselin, qui ne répondait point à ses questions. La bonne femme baisait de temps en temps la croix de son rosaire et tâchait de surprendre les paroles échangées entre Rohan et maître Alain Polduc.
– Ayez pitié de nous, Seigneur, mon Dieu ! murmurait-elle, on a vu les soldats du roi qui traversaient les tailles… Rohan a péché contre Dieu et s’est révolté contre le roi !
Valentine vint au-devant de son père. Celui-ci, au lieu de la recevoir comme de coutume et de l’attirer sur son cœur, la tint à la distance de son bras tendu.
Et s’adressant à maître Alain, il demanda :
– Pourquoi aurait-elle voulu sauver le fils du roi ? demanda-t-il en s’adressant à maître Alain.
– Parce que, répondit Alain, Morvan de Saint-Maugon est le valet du fils du roi.
– Qu’importe cela ?
– Et que Valentine de Rohan, acheva maître Alain, est la femme de Morvan de Saint-Maugon.
Valentine ferma les yeux et croisa ses deux mains sur sa poitrine.
– Tu mens ! dit le comte. J’ai confiance en ma fille.
Le trouble de sa voix démentait déjà, ses paroles. Il regarda son épée nue et la jeta loin de lui.
– Rohan tombera, murmura-t-il, et Rohan ne sera pas vengé !
Un petit cri d’enfant partit de l’embrasure où était le berceau. Valentine s’élança vivement de ce côté ; maître Alain eut son rire méchant.
– Vous m’avez accusé de mensonge, mon noble cousin, dit-il, voici mes preuves : venez voir la fille de Saint-Maugon dans le berceau de Rohan !
Il entraînait, le comte vers la fenêtre. Josselin s’approcha de lui et lui serra violemment le bras.
– Regardez-moi bien, maître Polduc, prononça-t-il d’une voix basse, mais distincte : Je vous jure devant Dieu que vous mourrez de ma main !
Il se fit un tumulte dans le grand escalier des cris confus montèrent du vestibule ; on entendait ces mots répétés de toutes parts :
– Les soldats du roi ! voici les soldats du roi !
– À vos fourches ! s’écria Francin, le veneur, qui se précipita dans le salon par la porte-fenêtre donnant sur la terrasse, il y a des soldats plein l’avenue !
Le paysan Josille, perçant la foule, se montrait en ce moment au haut de l’escalier.
– Les soldats du roi entrent par la brèche ! dit-il. À vos fléaux !
Le comte n’écoutait pas ; il regardait le berceau. Les femmes tremblaient et se lamentaient. Sur un signe de Josselin, une vingtaine de métayers et de serviteurs vinrent se ranger au milieu de la chambre.
– Rohan, demanda le jeune gars, faut-il prendre les armes ?
Rohan ne répondit pas ; il regardait le berceau, le berceau où la pauvre petite Marie s’agitait, prise de frayeur.
– Ces choses arrivent parfois, murmura-t-il enfin, quand une race est condamnée !… Valentine, j’ai dit à cet homme qu’il mentait. Valentine, si je te perds, je n’ai plus rien au monde ! Valentine ! Valentine ! dresse-toi donc en face de cet homme et dis-lui avec moi : Tu mens ! tu mens !
La bouche de Valentine s’entr’ouvrit.
– Elle ne sera pas plus pâle pour mourir ! fit dame Michon avec angoisse.
Valentine n’eut pas la force de prononcer une parole ; elle chancela ; puis on la vit tomber agenouillée au-devant du berceau.
– Grâce ! cria la foule des vassaux d’une seule voix, grâce pour notre demoiselle !
Rohan se dressa de son haut.
– Grâce ? répéta-t-il. Qui a dit ce mot-là ? On fait grâce aux coupables ! Mademoiselle de Rohan est donc coupable ?…
– Valentine ! Valentine ! ma fille ! se reprit-il en un élan de tendresse ardente, plaide ta cause et défends-toi ! Tu n’as qu’une parole à dire pour confondre ce calomniateur !
– Grâce, mon père ! balbutia Valentine accablée.
– Grâce ?… répéta pour la seconde fois le comte.
Il marcha d’un pas saccadé jusqu’à l’écusson d’hermines, dont il arracha la devise.
– Nous étions des gentilshommes orgueilleux, dit-il ; Dieu punit l’orgueil !
Son pied se posa sur l’or des caractères gothiques, et il prononça lentement :
– Voici que mes deux enfants ont déshonoré deux fois le nom de mon père !
– Les soldats ! les soldats ! s’écria Josselin qui prêtait l’oreille aux bruits du dehors.
Les crosses des mousquets heurtèrent le chêne solide de la porte extérieure, et l’on entendit des voix qui criaient :
– Ouvrez, au nom du roi !
Personne ne bougea. La figure de maître Alain Polduc exprimait à la fois l’espoir et l’inquiétude.
– Depuis quand les portes de ma maison sont-elles closes ? demanda tout à coup le vieux comte. Ouvrez à deux battants ! je veux montrer à ces gens de France comment, nous autres Bretons, nous faisons justice chez nous !
La porte du vestibule, qu’on avait barricadée à l’approche des soldats, fut ouverte ; pendant cela, Rohan montait les trois marches du fauteuil en forme de trône qui était sous le grand écusson.
– Approchez, Valentine de Rohan, dit-il, et répondez à votre juge. Vous avez désobéi à votre père en épousant un Breton parjure. Avez-vous, comme on me l’a dit, trahi votre père en faisant tenir un message au comte de Toulouse ?
– Pour vous sauver, oui, monseigneur, murmura Valentine agenouillée.
Michon Guitan passa devant elle et monta deux marches du trône.
– Rohan, tu as tué ton fils ! dit-elle ; garde ta fille pour te consoler dans l’exil !
Le cliquetis des mousquets se faisait entendre au bas de l’escalier.
– Je n’ai plus de fille, répartit le vieux comte, et je ne veux pas de consolation pour mourir.
Le visage de maître Alain s’éclaira, parce que le premier soldat du régiment de La Ferté se montrait au seuil de la porte. Les serviteurs et tenanciers s’étaient rangés autour du trône.
Cette grande catastrophe de famille, dont le dénoûment sinistre avait lieu sous leurs yeux, faisait diversion à cet autre malheur qui venait du dehors. On savait bien pourtant que les soldats de France apportaient la proscription et la ruine. Mais ce père implacable était plus terrible que la ruine et que la proscription.
– Prends la fille du Français, dit-il à Valentine qui embrassait ses genoux. Je suis encore le maître ici pour quelques secondes, et je la chasse ! Et je te chasse !
Valentine obéit, en silence. Elle alla prendre l’enfant qu’elle pressa contre son cœur en sanglotant.
– Grâce ! grâce ! cria une dernière fois la foule navrée.
L’officier qui commandait les soldats de la Ferté s’avança tenant à la main l’acte de Révocation de l’Édit qu’il lut, la tête couverte avant de dire à haute voix :
– Comte de Rohan-Polduc, au nom du roi, vous avez vingt-quatre heures pour quitter la province de Bretagne et trois jours pour vider la terre de France.
Un grand silence se fit. Rohan s’était levé : il descendit avec lenteur les degrés de son trône.
– Ceux de mon sang, murmura-t-il, sont souverains ou sont proscrits… Prince ne daigne ! Bourbon a mis son pied sur la poitrine bretonne. Peut-être un jour Bourbon apprendra-t-il combien la pente est glissante du trône jusqu’à l’exil.
– Adieu, mes enfants, reprit-il en étendant la main vers ses serviteurs. Rohan était mal à l’aise dans cette retraite où son ennemi lui permettait de vivre en esclave. Proscrit ou souverain, il n’y avait pas de milieu. Rohan aurait dû s’en souvenir avant le roi de France !
Il se dirigea vers la porte du grand escalier ; les serviteurs et tenanciers firent un mouvement pour le suivre. Seuls, Michon Guitan et son fils Josselin hésitaient à s’éloigner de Valentine, qui restait comme pétrifiée au pied du trône.
Maître Alain s’approcha tout doucement de l’officier.
– Vous donnerez vos soins, s’il vous plaît, dit-il, à ce que rien ne soit dérangé, ni surtout gâté dans ce logis. Les soldats du roi sont de respectables personnes, mais ils se livrent parfois à certains excès qui entraînent de notables dommages…
– Puisque ce logis n’a plus de maître ?… objecta l’officier.
Alain Polduc cligna de l’œil et répondit :
– Mon jeune vainqueur, les logis ne manquent jamais de maîtres. Là-bas, à votre cour de Versailles, quand le roi meurt, on crie : Vive le roi ! Il y aura bientôt ici un honnête gentilhomme portant honnêtement le nom de Rohan-Polduc et qui vous invite, dès aujourd’hui, à venir goûter les vins de sa cave.
– Il l’a chassée, pensait Michon Guitan, mais, grâce à Dieu, il a oublié de la maudire !
Le vieux comte s’arrêta non loin du seuil.
– Mademoiselle de Rohan, dit-il d’une voix qui vibra comme un son de cor, je sors de la maison de mon père par cette porte, sortez par cette autre, afin que nous ne nous rencontrions point, et soyez maudite !
Dame Michon s’appuya, pour ne point choir, au bras de son fils qui tremblait convulsivement. Les serviteurs du manoir baissaient la tête. Les soldats de La Ferté eux-mêmes avaient eu un mouvement à ce dernier mot du vieillard impitoyable : Soyez maudite !
Chacun put entendre Valentine répondre de sa voix douce et brisée par les larmes :
– Soyez béni, mon père !
Elle sortit seule, résignée, belle comme la madone qui porte l’enfant divin dans son bras. Elle gagna le perron de la terrasse, tandis que Rohan, marchant d’un pas solennel et la tête haute, traversait le grand escalier au milieu de ses vassaux respectueux.
Valentine s’arrêta au revers des douves et se laissa choir sans force dans l’herbe mouillée.
– Enfant, dit-elle parmi ses sanglots déchirants, ton père t’abandonne, ton aïeul, du fond de sa ruine, te repousse et te maudit !… Enfant, pauvre enfant, Dieu te reste !
Elle mit un long baiser sur le front de la petite Marie, puis se redressant tout à coup :
– Dieu ! répéta-t-elle en levant ses yeux vers le ciel, – et ta mère !
Quinze ans s’étaient écoulés. Saint-Denis avait ouvert ses portes au royal cercueil de Louis XIV, et Louis XV, enfant, jouait sur le trône de son grand-aïeul. Philippe d’Orléans tenait la régence.
Les Bretons respectaient la glorieuse mémoire de Louis XIV ; ils aimaient le jeune roi Louis XV, pauvre bel enfant que le vice allait si tôt flétrir. Ils abhorraient Philippe d’Orléans, qui leur rendait la pareille de tout son cœur. Philippe d’Orléans s’était emparé de la régence au mépris des dispositions testamentaires du feu roi. Le duc du Maine dépossédé criait partout vengeance, et la duchesse, sa femme, se levait dès quatre heures du matin pour avoir le temps de conspirer avant le déjeûner. Le lieutenant de police tenait au bout d’un fil ce couple digne de la Fronde : bavard, étourdi, vaniteux, intriguant par besoin et prêtant sans cesse au régent des verges pour se faire battre. Malgré sa conduite prudente, le comte de Toulouse participait à la disgrâce de son frère. Dubois, n’osant point lui retirer son gouvernement, l’avait rappelé à Paris, sous un prétexte, pour mettre à sa place le maréchal de Montesquiou avec le titre nouveau de commandant pour le roi.
Ce maréchal de Montesquiou était insolent comme un simple soudard ; il voulut prendre les Bretons à rebroussepoil et ceux-ci se fâchèrent tout rouge. La guerre commença entre la Bretagne et le régent de France : guerre ouverte, aujourd’hui, à coups de faux tranchantes et de mousquets ; demain, guerre sourde à coups de pamphlets et de rapports d’espions : toujours guerre à mort ! On vit se relever dans les cinq évêchés l’ancienne bannière d’hermine ; les épées rouillées sortirent du fourreau, et, un instant, les gais petits soupers de la régence furent attristés par la frayeur qu’on avait de ces gens à peaux de biques et à sabots remplis de paille : les Compagnons du Silence, comme s’appelaient ceux de Tréguier, commandés par Bonamour ; les Brûleurs, réunis autour de Vannes ; les Chevaliers Bon Droit, qui avaient pour chef Maître-Pierre (surnom du vicomte de Koskaër), et enfin les Loups de la forêt de Rennes, conduits par leur chef mystérieux, que les uns disaient être une femme jeune et plus belle que le jour, les autres un misérable sabotier des fonds de la Sangle, lâche et cruel comme un chat-tigre.
Quoi qu’il en soit, ces diverses associations correspondaient entre elles et formaient un noyau de plus en plus formidable, sous le nom générique des chevalier de la Mouche-à-Miel ; la noblesse presque tout entière était entrée dans la forêt comme on disait alors en argot de conjurés. Ceci signifiait prendre les armes contre la cour. Cette folle conspiration de Cellamare était le prétexte ; on attendait la fameuse armada promise par Alberoni ; on comptait délivrer Louis XV captif et niveler les Pyrénées. Mais au fond il y avait autre chose : la haine contre la maison d’Orléans et la passion réveillée de l’indépendance bretonne.
Au commencement de l’année 1720, la chambre du roi ou cour prévotale, assemblée en la ville de Nantes, cita par-devant sa barre, comme accusés de lèse majesté, dix gentilshommes bretons, parmi lesquels se trouvait le vieux comte de Rohan-Polduc, se disant aîné de Rohan, chef de nom, chef d’armes, héritier de la couronne de Bretagne. Sur les dix, Rohan tout seul était entre les mains des gens de France. Quatre autres se présentèrent au jour de la citation ; on leur avait solennellement promis la vie sauve ; c’étaient MM. du Couëdic, de Pontcallec, de Mont-Louis et de Talhouët.
Le vieux Rohan-Polduc, prisonnier dans les cachots de la tour Lebât, à Rennes, fut délivré, on ne sait comme, la nuit même où il devait être dirigé sur Nantes.
Au mépris de la foi jurée, les quatre autres gentilshommes furent condamnés à la peine capitale et exécutés devant le Bouffay de Nantes. Le peuple fit des reliques de leurs habits et les dames nobles trempèrent la broderie de leurs mouchoirs dans le sang tombé sous l’échafaud.
De Saint-Pol-de-Léon jusqu’à la Loire, de Belle-Îsle-en-Mer jusqu’au mont Saint-Michel, un cri de réprobation s’éleva contre Montesquiou, instigateur de ce meurtre judiciaire. La conspiration de Cellamare avait échoué ; quarante mille soldats français couvraient la Bretagne, et cependant les ministres du régent eurent peur. Dubois manda le comte de Toulouse, retiré dans ses terres, et le supplia de vouloir prêter à la couronne le concours de sa popularité pour apaiser la mâle-rage qui prenait les bêtes fauves de la forêt symbolique.
* *
*
C’était au mois de mai de cette même année 1720, à une demi-lieue environ du vieux manoir de Rohan, qui avait changé de maître. La route charretière, conduisant de Saint-Aubin-du-Cormier au château de l’intendant Feydeau de Brou, passait au fond d’un ravin servant de lit à un petit ruisseau sans nom, affluent de la Vesvre. Il y avait un endroit où le ravin n’avait que la largeur de la route, jointe à celle du ruisseau ; le roc paraissait à nu des deux côtés, et formait aux deux monticules parallèles une base de granit noir qui semblait taillée en murailles par la main de l’homme.
Au-dessus du roc, à une quarantaine de pieds du niveau de la route, l’écartement des deux berges était si peu sensible encore qu’on avait pu les joindre en jetant de l’une à l’autre un tronc de chêne. C’était un grand et bel arbre, qui pliait bien un peu, quand deux voyageurs téméraires traversaient en même temps le ravin, mais qui, en réalité, aurait pu supporter sans se rompre le poids de dix hommes.
On n’avait fait que le coucher ; la moitié de ses racines était encore en terre, et le vaillant chêne, tout en servant de pont, végétait doucement et se couvrait chaque année de feuillée nouvelle. Il y avait du temps déjà que les choses étaient ainsi, et les vieillards, qui l’avaient toujours vu pendre au-dessus du vide, disaient que, depuis leur enfance, le chêne de la Fosse-aux-Loups avait bien grossi de moitié. On avait élagué les branches et aplani les nœuds de sa partie supérieure ; d’en haut, il présentait l’aspect d’un sentier bordé de buissons ; d’en bas, c’était comme un arceau de verdure lancé d’une colline à l’autre.
On arrivait au chêne de la Fosse-aux-Loups, qui se nommait aussi le Pont-Joli, par cette riante vallée de la Vesvre que nous avons aperçue déjà autrefois des fenêtres du vieux manoir. Au-delà du pont, la route charretière faisait un détour brusque et commençait à gravir la rampe méridionale du ravin ; c’était sur cette rampe que le chêne avait ses racines. La route, ne pouvant grimper à pic, décrivait un arc de cercle et venait tourner à cent cinquante pas de là, vers le sommet de la colline.
La rampe opposée avait comme une marge de petites bruyères fleuries, au-delà de laquelle s’étageaient en amphithéâtre des pins bossus, plantés rares, parmi quelques bouleaux au tronc d’argent.
Le terrain compris entre la route supérieure et le Pont-Joli formait le coin le plus pittoresque et le plus sauvage de la forêt de Rennes. Il y avait là, sur la droite, quand on regardait le pont, un moulin à vent en ruines dont la toiture blanche semblait sortir des broussailles. Une demi-douzaine de bouleaux, maigres et longs, qui étaient parvenus à percer le sol rocheux, n’empêchaient point de voir les deux collines s’ouvrir en éventail, à cinquante pas du défilé, pour montrer une bonne lieue de forêt en plaine : immense océan de verdure.
La fosse-aux-Loups proprement dite, qui avait donné son nom à tout ce quartier, ne se voyait point de là ; elle cachait ses noirs ombrages en retour de la colline opposée. À gauche du pont, le roc nu montait en gradins jusqu’au fourré ; à peine voyait-on poindre entre les pierres quelques pauvres touffes de ronces ou de genêts : mais, comme si la végétation, vaincue ici, eût voulu prendre là sa revanche, le fourré, qui était un ancien taillis de châtaigniers et de chênes, surlaissé depuis trente ans, offrait une masse de feuillage grasse, touffue, opulente et impénétrable à l’œil. Les derniers arbres de cette coupe, passant derrière les rochers, atteignaient l’endroit où la colline adoucissait sa rampe et rejoignait la route, au bord de la vallée.
À travers les bouleaux, sur la droite, on apercevait les girouettes du château de Feydeau, perdu au milieu de ses magnifiques futaies. À gauche, par-dessus les cimes des châtaigniers et des chênes qui descendaient la montée, on voyait les petites tourelles du manoir de Rohan se presser en faisceau et piquer les nuages.
Il était environ dix heures du matin. Le printemps breton est encore plus perfide que le printemps parisien. Le soleil se montrait par intervalles au milieux des nuées que pourchassait le vent du nord-ouest, et partout où le soleil n’avait point pénétré on voyait des traces de gelée blanche. Mais ce givre de mai, mortel à nos fleurs civilisées, ne peut rien contre la flore rustique. Sous ces cristaux tremblants, l’aubépine souriait, l’ajonc et les genêts ouvraient intrépidement leurs casques d’or pareils, l’anémone-silvie penchait sa cloche mélancolique, et la dure achillée, fléau charmant des prés armoricains dressait partout ses ombelles blanches, teintées d’un carmin léger.
Il n’y avait personne sur la route supérieure, personne au fond du ravin ni dans la vallée, aussi loin que le regard pouvait se porter. Rien ne bougeait sur ce plateau bizarre qui formait les abords du Pont-Joli ; aucun bruit provenant de l’homme ne se faisait entendre, et la chose paraîtra toute simple quand nous aurons dit que l’habitation humaine la plus proche était distante d’un grand quart de lieue à vol d’oiseau.
Le voyageur égaré dans cette solitude, après avoir jeté de tous côtés ses regards, eût désespéré certainement de trouver quelqu’un à qui demander sa route.
De loin, de bien loin, par-delà les bouquets d’arbres verts qui parsemaient le dos de la colline opposée, le vent du nord-ouest apporta un chant doux et presque indistinct. Peu après, on entendit un bruit sourd dans la vallée de Vesvre ; c’était comme un lourd carrosse broyant, dans sa marche pénible, les cailloux du chemin.
Une masse fauve, qui jusque-là était restée immobile et confondue parmi les tons bis du roc, à gauche du Pont-Joli, fit un mouvement comme pour se pencher au-dessus de la route.
En même temps, les broussailles remuèrent à droite du pont, dénonçant la présence d’un être vivant caché dans leur profondeur.
– Entends-tu ? dit une voix rauque sous les broussailles.
– J’entends, répondit la masse fauve avec précaution.
Cette masse était un homme, bien qu’elle n’en eût point l’air. À bien regarder, on voyait deux jambes grêles et osseuses sortir d’une peau de bique et fourrer leurs grands pieds dans d’énormes sabots ; la peau de bique était munie d’un capuchon, et pour surcroît, l’homme qui portait ce costume primitif avait un carré de peau de loup attaché sur le visage. Un rayon de soleil, qui glissa entre deux nuées, fit briller auprès de lui le canon noir d’u long mousquet et alluma une étincelle au milieu des broussailles.
Le chant mignon semblait approcher, de l’autre côté du ravin ; on pouvait distinguer déjà la fraîche voix d’une fillette.
– Est-ce que tu l’aperçois d’où tu es, Josille ? demanda la voix du buisson.
– Qui ça ? repartit l’homme à la peau de bique.
– La petite demoiselle Céleste ?
– La Cendrillon ? fit Josille en haussant les épaules ; je ne m’occupe pas de ça !
Au coude que formait la route en tournant le fourré de châtaigniers, parut un carrosse traîné péniblement par quatre chevaux à tous crins. C’était une pesante machine, étroite par en bas, large par en haut, qui allait cahotant et criant sur son essieu plaintif.
L’homme à la peau de bique arma son mousquet, et l’on put entendre également au fond de la brousse le bruit sec et double d’un chien de fusil qu’on relève.
Il y eut un silence. Le carrosse s’avançait au pas vers le Pont-Joli. Josille se coucha tout de son long sur la roche, ne laissant passer que sa tête masquée de fourrure et l’extrémité du son mousquet. Il assura le canon contre le rebord de la plate-forme et se prit à viser avec soin.
– Qu’y a-t-il dans le carrosse ? demanda son mystérieux compagnon qui ne pouvait voir encore, à cause des branchages du Pont-Joli.
– Chut ! répliqua Josille. Il y a les deux demoiselles d’un côté, de l’autre M. Feydeau de Brou, intendant de l’impôt, et M. Alain de Rohan-Polduc, sénéchal de Bretagne.
– C’est bon : fais coup double !
Josille ne demandait pas mieux. Le canon de son mousquet suivait le carrosse ; mais son doigt placé sur la gâchette ne bougeait point.
– Eh bien ! qu’attends-tu donc ? fit la voix des broussailles qui tremblait d’impatience.
– Eh bien ! répéta Josille avec dépit, le gibier de France est au bout de ma tuette… mais il y a là-bas au bord de l’eau, derrière les saules, juste en face du carrosse, une robe de toile blanche.
Avant qu’il eût achevé, une tête masquée de fourrure comme la sienne surgit hors du buisson de ronces, puis un corps revêtu d’une peau de bique qui semblait la sœur jumelle de la peau de bique de Josille.
– Baisse-toi, Vincent, baisse-toi ! dit tout bas celui-ci, ils vont te voir !
Vincent avait jeté un regard rapide par-dessus le pont.
– J’avais bien reconnu sa voix ! fit-il en se parlant à lui-même. C’est la pauvre petite demoiselle Céleste… Ne tire pas, Josille, et viens ça !
Josille obéissant fit le tour des racines du grand chêne et entra dans la brousse. Le carrosse venait de s’engager sous la voûte de feuillage. On entendait rire et causer les quatre personnes qu’il contenait.
Josille et Vincent, côte à côte, appuyant leurs mousquets contre terre, se remirent en joue.
– Qui prends-tu ? demanda Josille.
– Je prends le Polduc.
– À moi donc le Feydeau !
Il n’y avait plus là de robe blanche pour gêner leurs points de mire, et pas un braconnier, dans toute la forêt de Rennes, ne pouvait, se vanter de tirer plus juste que Josille ou que Vincent. Vincent visait à la tête de Polduc ; Josille tenait au bout de son arme la poitrine de l’intendant Feydeau. Ces deux éminents personnages n’étaient séparés de la mort que par l’épaisseur d’un cheveu.
– Nous allons tirer ensemble, murmura Vincent, au troisième coup… y es-tu ?
– J’y suis.
– Un ! compta Vincent, deux !…
Ils se retournèrent à la fois, étouffant dans leur gorge un cri de frayeur.
Une main venait de se poser sur l’épaule gauche de Josille, une autre sur l’épaule droite de Vincent. Derrière eux, il y avait un homme de haute taille, portant comme eux la peau de bique et le masque en fourrure de loup.
– Pas pour cette fois ! dit-il en les relevant tous deux à la force de ses bras.
– Mordienne ! fit Josille avec colère, j’avais le mien !
Vincent s’était dressé face à face avec le nouveau venu.
– De quoi te mêles-tu ? prononça-t-il entre ses dents serrées et d’un ton de menace.
– De mes affaires, répliqua froidement l’inconnu.
– Qui es-tu ?
– Une ancienne connaissance.
Josille et Vincent se regardèrent. Le carrosse commençait à gravir la montée et se cachait déjà derrière les arbres. Au fond du ravin, parmi les saules, la robe de toile blanche avait disparu, mais on entendait encore par intervalles et aux caprices du vent les échos lointains de la chansonnette.
– Alain Polduc est cause que mes deux petits enfants sont au cimetière, murmura Josille en serrant convulsivement le canon de son mousquet.
– Je sais cela, dit l’inconnu.
– Alain Polduc et Feydeau, son beau-père, reprit Vincent d’une voix étouffée par la rage, ont fait vendre le pauvre matelas où ma mère se mourait !
– Je sais cela, répéta l’inconnu qui restait impassible.
Il ajouta d’un ton de raillerie amère :
– L’intendant Feydeau possède la moitié du pays entre Rennes et Fougères ; Alain Polduc est vicomte de Rohan et sénéchal du roi pour la province de Bretagne !
– Est-ce pour cela que tu nous as empêchés de les tuer ?
– Non.
– Pourquoi ?
Le nouveau venu étendit la main vers le massif au-dessus duquel se montrait la toiture aiguë du moulin à vent. Par les fissures du toit crevassé, de minces filets de fumée s’échappaient.
– Parce qu’il y avait là quelqu’un, répondit-il pour ouïr vos deux coups de fusil.
– Qui donc ?
– La Sorcière.
– Oh !… fit Josille sans cacher sa frayeur, notre compte était bon !
Vincent secoua la tête d’un air incrédule.
– La Sorcière demeure là-bas sur la lande, grommela-t-il.
– La Sorcière est là ! prononça l’inconnu, dont la main étendue montrait toujours le moulin.
Josille frémissait sous sa peau de bique et Vincent lui-même avait tressailli.
– D’ailleurs, reprit l’inconnu paisiblement, ces gens-là, le sénéchal et l’intendant, doivent vivre encore. Il n’est pas temps d’en finir avec eux.
– Est-ce toi qui décideras quand l’heure sera venue ? demanda Vincent avec moquerie.
– Non, pas moi, mais celle que je sers.
– Tu sers donc une bien grande dame, mon compagnon ?
L’inconnu ôta son masque de fourrure et répondit :
– Je sers la Louve.
Sous le masque, il y avait un mâle et beau visage couronné de cheveux noirs bouclés. Vincent et Josille reculèrent en prononçant le nom de Josselin Guitan.
Il y avait alors dans le pays de Rennes trois personnages mystérieux, trois femmes qui occupaient à un degré très-haut et presque égal la curiosité publique. Ces trois femmes joueront dans notre récit des rôles tellement importants que nous devons les présenter tout d’abord au lecteur.
Leurs positions dans le monde étaient bien différentes. La première menait à Rennes un véritable train de princesse ; elle était la reine des fêtes du maréchal commandant pour le roi, et sur un signe de sa belle main, l’intendant royal eût, dit-on, jeté par les fenêtres, le cher contenu de son coffre-fort. Celle-là s’appelait la comtesse Isaure, la comtesse Isaure de Porhoët.
Cette héroïque maison de Porhoët était éteinte depuis des siècles. Tout le monde savait cela, mais personne ne songeait à vérifier la généalogie de la comtesse Isaure. Elle prodiguait l’or à pleines mains. Elle était merveilleusement belle, et Rennes tout entier, affolé par le regard de ses grands yeux noirs, l’adorait comme une idole.
La seconde était connue sous le nom de la Sorcière. Tout ce qu’il y avait de bûcherons, de charbonniers et de sabotiers dans la forêt de Rennes, tremblait à ce nom. Nul n’aurait su dire si elle était belle ou laide, jeune ou vieille, car elle portait toujours un de ces capuchons de bure qui servent dans les temps de pluie aux paysannes de la haute Bretagne, et son capuchon à elle était profond comme la fameuse cagoule du moine de Zurbaran. Quelques-uns l’avaient vue vers la chute du jour, au seuil d’une loge abandonnée vers les fonds de la Sangle ; d’autres disaient qu’elle avait pris la cabane d’un pâtour sur la lande de Saint-Au-bin-du-Cormier.
Un visage pâle, presque invisible dans l’ombre épaisse d’un capuchon noir, tel était le vague portrait que faisaient d’elle ceux qui prétendaient l’avoir consultée. Elle avait rendu des oracles qui étaient à la connaissance de tous. Elle avait prédit la fin malheureuse des quatre gentilshommes bretons décapités à Nantes, et sur l’échafaud même, le chef chevaleresque de la rébellion bretonne, Judicaël de Malestroit, marquis de Pontcallec avait murmuré, suivant la croyance commune : « La meunière me l’avait bien dit ! »
La meunière était un des sobriquets euphémiques donnés à la redoutable devineresse par la frayeur des bonnes gens. Ainsi faisaient les Grecs polis ou poltrons quand ils appelaient douces déesses les furies, filles de l’enfer. Ce sobriquet avait, du reste, sa raison d’être : la Sorcière, dans ses capricieuses pérégrinations, choisissait souvent pour retraite ces moulins à vent abandonnés, si communs sur les plateaux de la haute Bretagne.
Elle vivait seule. Ces êtres bizarres et presque surnaturels n’ont point de famille. Depuis un mois pourtant, il y avait une légende nouvelle qui courait le pays : des tondeurs de lande, attardés de l’autre côté de Saint-Aubin, avaient vu dans les décombres d’une métairie ruinée lors de la révolte du tabac une résine allumée après minuit passé. Ils n’avaient eu garde de s’approcher ; mais, de loin, en courant à toutes jambes, ils avaient distingué deux silhouettes au-devant de la résine, savoir : la meunière avec son grand capuchon et un vieillard dont la figure disparaissait parmi les touffes ébouriffées de sa chevelure blanche.
Que croire ? Le lendemain, il n’y avait âme qui vive dans la ferme ruinée. Ces gens qui courent la lande après l’heure de minuit sont ivres le plus souvent et n’ont point l’esprit en repos.
Quoi qu’il en soit, la Sorcière était pour les pauvres paysans de la forêt ce que la comtesse Isaure était pour la jeunesse noble de la capitale bretonne : le sujet de tous les entretiens.
La Louve, troisième personnage de notre mystérieuse trilogie, avait sur la comtesse Isaure et sur la Sorcière cet avantage d’occuper à la fois les paysans et les gentilshommes. On parlait de la Louve dans la forêt, qui était son vrai domaine, son camp, sa place d’armes ; mais on parlait aussi de la Louve aux États de Bretagne, et les oreilles du régent de France avaient entendu plus d’une fois prononcer ce nom.
La Louve était une puissance. Elle régnait sur les loups.
Les loups, vaste association dont le noyau primitif avait été formé par les anciens vassaux de Rohan, tenaient à présent la forêt tout entière et une grande partie du pays de Rennes, sur les deux rives de la Vilaine. Quelques années plus tard, quand M. de Bechameil, de gastronomique mémoire, remplaça en Bretagne l’intendant Feydeau, les sabotiers, charbonniers et bûcherons reprirent le masque de fourrure, et, sous la conduite d’un singulier personnage, qui s’était baptisé lui-même le Loup Blanc (son vrai nom était Pelo-Rouan du bourg de Bouëxis), enlevèrent d’un seul coup au nouvel intendant cinq fourgons chargés de petits écus de trois livres.
La Louve avait donc une armée, et l’on pouvait presque dire que le sort de la guerre civile était dans sa main. Ce qui se racontait de légendes à propos d’elle, non-seulement dans les pauvres loges de la lande ou de la forêt, mais encore dans les salons brillants de mesdames des États, dépasse toute croyance. On ne savait rien positivement, on tâchait de savoir et, selon l’éternelle coutume, on remplaçait la vérité inconnue par le roman fait à plaisir.
La Louve était un homme déguisé en femme, un grand coquin de sabotier ne rêvant que plaies et bosses, toujours prêt pour le massacre ou pour le pillage, – un gentilhomme plutôt, car un simple paysan n’aurait point eu sur ses pareils cette autorité absolue ; – une vraie femme, une vieille femme revêche et barbue qui rôtissait les pieds des gens du roi en fumant sa pipe et en égrenant son rosaire de cuivre, – une belle créature fière et triste comme l’archange déchu de Milton, dont le visage rayonne une lueur sombre au milieu de la nuit sans fin… La Louve était tout cela ; elle avait ces figures diverses et vingt autres.
Il y avait dans la forêt un souterrain profond, creusé par les druides aux temps de leur lutte suprême contre le triomphe chrétien. Ces cavernes avaient servi aux révoltés du temps de la Ligue, et à ces hardis tenants de l’indépendance bretonne qui se réunirent autour de Rollan-Pied-de-Fer, au commencement du règne de Louis XIV. Les gens du roi avaient fait bien des battues sous le couvert pour trouver l’entrée de ces grottes, qui toujours avaient échappé à leurs recherches. La tradition affirmait que leur principal orifice s’ouvrait non loin de la Fosse-aux-Loups ; on avait sondé le terrain à cinq cents pas à la ronde, et l’on n’avait rencontré en fait d’excavation qu’une demi-douzaine de terriers à renards.
Or, figurez-vous une immense galerie souterraine, arc-boutée sur pilastres de porphyre ou de jaspe, des cristaux qui pendent aux voûtes et jettent leurs bizarres guirlandes le long des parois taillées dans le roc ; figurez-vous des torches qui brillent à perte de vue, des perspectives interminables mourant au lointain dans un mystérieux demi-jour ; un grand murmure de voix humaines, la foule agitée comme une mer ; et quelle foule ! des visages masqués de fourrures, des corps vêtus de peaux velues et fauves : des hommes déguisés en bêtes sauvages !… et là-bas sur cette estrade éclairée vivement, un trône d’or ; sur le trône, une femme radieuse de jeunesse et de beauté, le diadème au front, l’épée nue à la main, en guise de sceptre, les épaules recouvertes d’un long et magnifique manteau d’hermine.
Ainsi avait travaillé l’imagination de quelque poète rennais. La foule qui encombrait ces galeries fantastiques, c’était l’armée innombrable des loups ; la femme au manteau d’hermine, c’était la Louve, et il se trouvait des gens pour admettre cette merveilleuse description.
Au point de vue de la lutte entre la Bretagne et la France, la position de la Louve était bien tranchée ; elle faisait naturellement cause commune avec les rebelles. La sorcière était soupçonnée d’espionnage au profit des gens du roi. La comtesse Isaure, également courtisée par les serviteurs de la France et par les gentilshommes mécontents, restait en dehors et au-dessus de la sphère politique.
Il n’y avait assurément aucun point de contact probable entre ces trois femmes : la comtesse Isaure, la Louve, la Sorcière, et cependant, je ne sais quel lien ténébreux les réunissait dans l’opinion commune. Le monde a parfois cette prescience inexplicable et certaine : beaucoup de gens, sans savoir pourquoi, avaient l’idée que ces trois femmes entretenaient des rapports cachés ; qu’elles se voyaient, nul n’aurait su dire où ; qu’elles avaient un intérêt commun, nul n’aurait su dire lequel, et que la puissance de chacune d’elles prenait sa source dans la nuit de cette étrange association.
Nous verrons bien si le monde se trompait, et nous ferons le possible pour surprendre ensemble quelque jour, ou plutôt quelque soir sans lune, dans le lieu choisi pour leurs secrètes conférences, la comtesse Isaure, la Louve et la Meunière.
Josselin Guitan était maintenant un beau gars de trente-cinq à trente-six ans, à la figure calme, ouverte et résolue. Il ne mettait plus au vent, à tout propos, son couteau de chasse affilé comme un rasoir, mais son couteau de chasse mieux affilé que jamais pendait à demeure sous le revers de sa peau de bique.
Josille, Josais ou Joson, car les trois se disent aux bords de la Vilaine, était un ancien fermier de Rohan que nous avons vu jadis au manoir.
Quand Vincent, le troisième loup, ôta son masque de peau, pour imiter ses compagnons, il découvrit la figure durement accentuée d’un jeune homme de vingt ans à peine, dont les cheveux rouges et crépus, mangeant la marge du front, tombaient sur des sourcils épais.
– Que Dieu vous bénisse, maître Josselin ! dit Josille le premier, vous devez venir de bien loin, car il y a longtemps qu’on ne vous a vu.
– Je viens de loin… Toi, Vincent, mon camarade, la petite demoiselle Céleste te rencontre trop souvent sur son chemin. Tu lui fais peur : tiens-toi pour averti !
– La route est libre, murmura le jeune gars.
– En descendant là-bas sous le pont, regarde-toi dans le ruisseau, mon camarade Vincent, et tu verras qu’il ne faut point encombrer le chemin des jeunes filles.
Josille se mit à rire et Vincent devint tout pâle.
– Est-ce la Louve qui vous a ordonné de me parler ainsi, maître Josselin ? demanda-t-il en essayant de sourire.
– Peut-être.
– On avait dit qu’elle était morte la Louve ! murmura encore Vincent, dont les yeux se baissèrent malgré lui.
– Quand la Louve mourra, prononça Josselin Guitan avec emphase, son dernier souffle ébranlera la forêt !
Vincent dit :
– Si elle n’est pas morte où se cache-t-elle ?
Josselin garda le silence. Il glissa un coup-d’œil vers le moulin, dont la toiture ne fumait plus.
– Si la Sorcière est là, comme on me l’a dit, pensait-il, et si c’est une vraie sorcière, j’en saurai plus long tout à l’heure…
– Vincent, mon garçon, reprit-il à haute voix, la Louve choisit sa retraite où elle veut et n’a de comptes à rendre à personne. La preuve que la Louve n’est pas morte, c’est que la Fosse-aux-Loups est pleine et la prison de la Tour-le-Bât vide. La preuve que la Louve n’est pas morte, c’est qu’à l’heure où je te parle on distribue là-bas, comme au bon temps, du tabac et de l’eau-de-vie.
– Du tabac ! s’écria Josille avidement, de l’eau-de-vie !
– Chut ! fit Vincent, qui pencha son oreille tout contre terre.
– Il y a cinq minutes que j’entends marcher dans le fourré, dit Josselin en haussant les épaules. À votre trou, les loups, si vous voulez avoir de quoi bourrer vos pipes et remplir vos gobelets !
Josille tournait déjà le rocher pour gagner les châtaigniers et descendre dans la vallée.
– Ne venez-vous point avec nous, maître Josselin ? demanda Vincent avec soupçon.
– Non, moi, je reste.
Vincent se rapprocha de lui.
– Vous êtes ici pour la Sorcière ? dit-il.
– Que t’importe ?
– Après la Louve, c’est, mon père qui commande là-bas, et mon père ne vous aime pas, maître Josselin.
– C’est que le joli sabotier a ses raisons pour cela, mon garçon !
– La Sorcière est vendue aux gens de France…
– On le dit.
– Vous qui savez tout, maître Josselin, quel animal cache-t-elle donc derrière son vieux mur ?
– M’est avis que c’est un vieux lion.
Vincent le regarda en dessous d’un air défiant et haineux.
Une voix tremblotante s’éleva sous le couvert, du côté où Josille venait de disparaître derrière la lisière des châtaigniers. On aurait presque pu deviner que la voix appartenait à un poltron qui chantait pour étourdir sa frayeur. Elle disait :
La boulangère a des écus
Qui ne lui coûtent guère ;
Elle en a, car je les ai vus.
J’ai va la boulangère ; j’ai vu,
J’ai vu la boulangère !
Josselin et Vincent rattachèrent précipitamment leurs masques. Presque au même instant, la chanson se termina par un cri de détresse. Évidemment le chanteur avait rencontré Josille. La vue de la peau de bique et du masque fauve lui avait renfoncé sa chanson dans la gorge.
– Bonsoir, mon petit camarade Vincent, disait en ce moment Josselin toujours calme et bonhomme. Quand le joli sabotier, ton papa, voudra me parler, qu’il te prenne avec lui, je tâcherai de suffire à deux.
Il tourna le dos et se dirigea lentement vers les ruines du moulin.
Comme Vincent s’ébranlait pour prendre la route suivie par Josille, les branches des châtaigniers s’agitèrent, et un pauvre garçon, pâle comme le Pierrot enfariné de nos foires, s’élança tête baissée sur la plate-forme. Il portait pour coiffure un bonnet de coton blanc ; son costume consistait en culottes blanches rattachées sur des bas blancs et que recouvrait une longue camisole en basin de la même couleur.
On ne pouvait guère juger sa physionomie en ce moment où la terreur l’écrasait ; mais son costume blanc comme neige dessinait des formes assez peu gracieuses, et les mèches d’un jaune tendre qui s’échappaient de son bonnet de coton encadraient une figure bouffie qui n’eût certes point charmé la boulangère aux écus.
– J’ai vu le diable ! balbutiait-il courant tout droit devant lui et en aveugle : une figure poilue ! Pourtant, je n’ai pas remarqué les cornes !… Aie !
Ce fut comme un cri d’homme qu’on égorge. Il venait de heurter Vincent qui l’avait rudement repoussé. Cela faisait deux diables. Gardant l’impulsion donnée, le pauvre hère continua sa course à travers la plate-forme, et sans Josselin Guitan, dont la main charitable l’arrêta au bord du ravin, il se fût lancé tête première sous l’arche du Pont-Joli.
– Miséricorde ! fit-il en voyant cette troisième tête de diable. Ah ! Magloire ! pauvre Magloire !
Et il tomba épuisé sur l’herbe, cachant son front baigné de sueur froide entre ses deux mains.
Vincent avait tourné le roc et rejoignait son camarade Josille dans le taillis. Josselin Guitan était entré dans le fort des broussailles qui entourait les ruines du moulin. Depuis longtemps déjà le carrosse n’était plus en vue. Un silence profond régnait sur la plate-forme et aux alentours.
Le pauvre garçon qui s’était donné à lui même le nom de Magloire restait la face contre terre, retenant son souffle pour écouter de toutes ses oreilles. Au bout de trois ou quatre minutes, il prit la parole pour dire d’une voix douce et si lamentable, qu’un cœur de pierre eût été attendri par ses accents :
– Messieurs mes chers amis, je vous prie de vouloir bien me prendre en pitié ; je n’ai point de mauvais desseins contre vous, et s’il vous plaît de visiter mes poches, je m’engage sous serment à ne vous opposer aucune résistance.
Il se tut pour attendre l’effet de ce discours adroit. Point de réponse.
Il en avait vu trois pourtant : un dans le fourré, un devant le rocher, et celui-là lui avait donné une rude bourrade, un troisième qui l’avait, saisi par le bras non loin du Pont-Joli. Pourquoi ne les entendait-il pas bouger ? Pourquoi ne parlaient-ils pas ?
Magloire se faisait ces questions, mais il n’osait pas ôter ses deux mains collées en manière de bandeau sur ses yeux. Peut-être les trois grands coquins velus et fauves étaient-ils là rangés autour de lui, guettant son premier mouvement pour l’occire.
Magloire était un jeune garçon boulanger du quartier des Lices, à Rennes, et Dieu sait que dans les basses rues de Rennes on racontait d’effrayantes histoires touchant ces loups de la forêt qui couraient sur deux jambes !…
– Messieurs mes bons maîtres, reprit-il avec une humilité croissante, je tiens à ce que vous me regardiez comme le plus soumis de vos serviteurs ; si vous aviez besoin d’un aide, je ferais peut-être votre affaire. Mais, je vous prie, ne me laissez point languir et dites-moi à quel prix vous m’accorderez la vie sauve.
Point de réponse encore. Les dents de Magloire claquèrent. Quelque chose lui disait qu’en ce moment les trois grands coquins mettaient ensemble le couteau à la main et penchaient leurs affreux visages sur sa nuque qui frémissait convulsivement. Il recommanda son âme à Dieu, éprouvant par avance la sensation que doivent donner trois lames froides qui entrent dans la chair…
Si le pauvre Magloire avait eu l’idée de soulever ses doigts avec précaution et de jeter un regard furtif à la ronde, il n’aurait vu aucun grand coquin rôder autour de lui, mais bien une tête de jeune fille naïve et souriante qui se montrait parmi les branchages du Pont-Joli. La jeune fille n’avait point aperçu Magloire ; ses grands yeux bleus étaient fixés sur le sentier qui courait le long de l’eau dans la vallée.
Il y avait là, sous le pont, un adolescent de belle mine, habillé pauvrement, mais à la mode des gentilshommes. Son feutre, qui avait trop de service, coiffait la plus riche chevelure du monde. Il portait son pourpoint râpé avec une grâce charmante, et s’en allait deci delà comme un bachelier de l’école buissonnière.
La fillette avait une robe de toile et un chapeau de paille sur le bonnet collant des paysannes de la forêt. De petits sabots roses comparables à la pantoufle de Cendrillon chaussaient ses pieds mignons. Elle portait à la main un gros bouquet de véroniques des champs. Nous avons entendu son nom déjà, elle s’appelait Céleste. L’adolescent se nommait Raoul.
Au moment où Raoul passait sous l’arche de verdure, il leva la tête par hasard, et Céleste rentra dans le taillis. Mais elle y mit tant de hâte que le bouquet de véroniques azurées et tout humides encore des perles du matin, s’échappa de ses doigts, glissa entre les branches du Pont-joli et vint tomber aux pieds de Raoul.
Magloire avait toujours le visage contre terre ; il ne vit rien de tout cela, ni le beau jouvenceau, ni la gentille fillette, ni le bouquet de véroniques perdu et trouvé.
Voici cependant ce que fit pour Magloire le bon génie qui veille sur les garçons boulangers : Magloire s’endormit de frayeur.
À son réveil, il se frotta les yeux et regarda tout autour de lui. Le soleil égayait le paysage ; la brise balançait doucement la cime des taillis ; Magloire avait au-dedans de lui-même je ne sais quel pressentiment pénible ; c’était comme la fatigue que laisse après soi le cauchemar.
– Ah ! çà ! pensa-t-il, recordons-nous un petit peu : mon noble ami, maître Raoul, m’a planté là dans la vallée de Vesvre, pour courir après une chanson. J’ai traversé un fourré noir comme de l’encre, et je me suis endormi à cette place, où j’ai rêvé que trois Loups voulaient me massacrer…
Il regarda tout autour de lui avec inquiétude.
– Si ce n’était pas un rêve, pourtant ! se reprit-il.
Et en effet, la vue des objets qui l’entouraient donna un corps à ses souvenirs. Il eut un frisson.
– Pensons à ma fiancée, murmura-t-il ; ça me distraira. Le vieux poète qui achète son pain sec chez nous, parle toujours d’échos, de solitude et du secret de son cœur. Voyons : Échos de ces solitudes ! je vous confie mon secret le plus cher : je suis le fiancé de Sidonie !
L’écho répéta fidèlement le nom de Sidonie, et Magloire poursuivit, emporté par sa poétique ardeur :
– Elle a de quoi, elle est la nièce du patron, pas mal bavarde, mais économe et faisant joliment un bout de cuisine. L’inclination que je nourris pour elle m’arrache à ma ville natale je cherche fortune pour mériter sa main ; je traverse les sombres forêts, je m’arrête dans des lieux écartés et sauvages ; je souffre la faim et la soif, sans me plaindre, n’ayant d’autre récréation que de graver son nom sur l’écorce des arbres !…
Ici Magloire s’interrompit et se dit :
– C’est drôle, ça ne me distrait pas du tout. Ce n’était pas la peine de partir deux pour être toujours seul… Où donc est passé mon ami le gentilhomme ?
Il se pencha au-dessus de la rampe et poussa un cri joyeux :
– Raoul ! monsieur Raoul ! appela-t-il.
Raoul grimpait comme un écureuil le long de la rampe et ne s’arrêtait que pour tendre les mains vers le taillis de châtaigniers. Magloire tournant, les yeux de ce côté, vit une forme blanche qui disparaissait derrière le feuillage.
– Bon ! bon ! murmura-t-il avec dédain, la demoiselle en sabots ! Au moins, Sidonie a des socques !
– Tu m’as appelé ? dit Raoul en montrant son visage inondé de sueur au niveau des broussailles qui garnissaient le bord de la rampe. A-t-elle passé par ici ?
– Non ; répondit Magloire avec humeur.
Raoul sauta sur le tertre. Sa figure toute jeune, aux traits délicats et fiers, était en feu ; ses magnifiques cheveux blonds tombaient épars sur le drap trop mûr de son pourpoint ; son feutre n’avait plus de forme, et ses chausses étaient si bien couvertes de poussière, qu’on n’en aurait point su dire la couleur. Magloire haussa les épaules, mais, en vérité, Magloire eut tort. Malgré son piètre accoutrement, maître Raoul, avec sa fine et riche taille, sa gracieuse tournure, sa figure hardie et franche, toute brillante de gaieté juvénile, sous laquelle perçait une petite pointe de rêverie, était bien le plus charmant cavalier que l’on pût voir.
– Elle était là tout à l’heure, dit-il en montrant le taillis, j’en suis sûr !
– Parole d’honneur, répliqua stoïquement Magloire, vous me faites de la peine !
Raoul s’essuya le front et poussa un gros soupir.
– C’est vrai, dit-il, j’en deviendrai fou !
– Il y a longtemps que c’est fait ! rectifia Magloire.
Raoul prêtait l’oreille aux bruits qui venaient du fourré. Un instant il hésita entre la bonne envie qu’il avait de continuer sa poursuite et la fatigue accablante. La fatigue l’emporta ; il se laissa choir épuisé sur l’herbe.
– Elle court mieux que vous, à ce qu’il paraît, dit Magloire.
– Une fée ! repartit Raoul, une vision qui passe, un oiseau qui vole !…
Magloire prit la balle au bond.
– J’en ai eu ici des visions ! dit-il tout bas ; j’en ai vu, de vilains oiseaux ! ah ! si je vous racontais tout ce qui m’est arrivé !…
– Sa chanson m’attirait toujours, poursuivit Raoul sans entendre. Il me semble que je la connais depuis le berceau… Ah ! quand j’étais enfant, je courais ainsi après le papillon brillant qui allait de l’églantine à la reine des prés, de la reine des prés aux tiges de chèvrefeuille, pendantes et balancées par la brise. Je croyais le saisir…
– Je t’en ratisse ! interrompit Magloire.
Raoul plongea sa main sous le revers de son pourpoint.
– Elle s’est enfuie, c’est vrai, pensa-t-il tout haut en retirant sa main pleine de fleurs, mais j’ai eu son bouquet !
– Joli bénéfice ! grommela Magloire.
– Tu ne comprends pas cela, toi !
– C’est le chat ! s’écria Magloire. Je suis le fiancé de Sidonie !
– Oses-tu bien comparer !
– De quoi ! de quoi ! comparer ? On la connaît votre demoiselle Céleste ! une pauvresse, élevée par charité !…
Raoul était pâle de colère.
– Mam’selle Cendrillon… voulut continuer Magloire.
Mais il n’acheva pas. Raoul, qui s’était levé d’un bond le tenait au collet et le secouait d’importance.
– À la bonne heure ! à la bonne heure ! monsieur Raoul ! balbutia le fiancé de Sidonie, votre Céleste est une princesse, c’est convenu…
Raoul le lâcha.
– Seulement, elle est bien déguisée, ajouta Magloire avec un reste de sarcasme.
Il rajusta sa camisole de bazin blanc et recula de deux ou trois pas.
– Je crois devoir vous excuser pour cette fois, monsieur Raoul, prononça-t-il d’un ton digne ; mais, s’il vous arrivait encore de ravaler l’objet de mon sentiment…
– La paix ! interrompit brusquement le jeune gentilhomme, assez de folies ; causons affaires. Je suis parti de Rennes pour courir des aventures : c’est ma vocation.
– Ô Sidonie ! pensa Magloire, ma vocation serait de faire un bon repas, cuisiné par vous !
– Je t’ai permis de me suivre, continua Raoul.
– Jolie faveur !
– J’ai mes projets que tu ne connais pas, ce sont de grands projets. Si j’ai quitté la ville…
– Parbleu ! interrompit Magloire, c’est que vous sentiez la justice à vos trousses ; vous vous êtes permis de tirer l’épée contre le guet… Et pour un inconnu encore !
– Un fier cavalier !
– Qui ne voulait dire ni son nom, ni sa demeure… En second lieu, vous avez quitté la ville aussi parce que vous n’aviez plus de crédit chez nous.
– Misère ! fit Raoul.
– Juste ! misère est le mot !
– J’ai quitté la ville, parce que Céleste est toute ma famille, tout mon espoir ; parce que je ne voyais plus Céleste à sa fenêtre parce que je savais que Céleste habitait le manoir de Rohan Polduc avec les demoiselles Feydeau…
– En qualité de chambrière, insinua Magloire.
– Tu mens ! s’écria le jeune gentilhomme, qui rougit jusqu’au blanc des yeux. Céleste est pauvre, je le sais bien, et je m’en réjouis, car, s’il plaît à Dieu, je la ferai riche en lui donnant mon nom, mais elle est libre comme l’air du ciel !… Écoute-moi, si tu peux, sans m’interrompre, j’ai quelque chose de grave à te proposer. Il y a un mystère dans ma vie.
– Vraiment !
– Tais-toi. Ce n’est point au hasard que je suis venu ici. Soit que je me fasse soldat, suivant mon envie, soit que je choisisse tout autre carrière, j’ai besoin d’un valet.
– Vous avez besoin d’une foule d’autres choses, maître Raoul.
– Sans doute ; mais…
– Vous avez besoin de chausses neuves, les vôtres sont trouées ; vous avez besoin d’un pourpoint et d’un feutre ; vous avez besoin de manchettes ; vous avez besoin de souliers…
– Sans doute, sans doute !
– En outre, vous avez eu ce matin besoin de déjeûner, et, vous avez par conséquent doublement besoin de dîner…
– Ami Magloire, interrompit Raoul, j’ai pensé à toi pour être mon domestique. Dans le monde, la première chose est de faire figure. Si je pouvais dire en te montrant : Voici mon domestique…
– Eh bien ! riposta Magloire en se redressant, je dirais cela tout aussi agréablement que vous : Voici mon domestique !
– Tu n’y songes pas ! fit Raoul en riant, je suis gentilhomme.
– Moi, je suis le fiancé de Sidonie ! répartit Magloire fièrement.
– Tu ne veux pas ? demanda Raoul.
– Non.
– Alors séparons-nous !
Magloire hésita ; le tertre lui sembla tout à coup plus sauvage, et il eut comme un arrière-goût de ce cauchemar qui lui avait montré les trois Loups.
– Maître Raoul, dit-il je n’avais pas encore songé à me donner un valet ; mais vous m’en avez fait naître l’envie ; si vous voulez, nous allons jouer la chose au doigt mouillé.
– Tu tricherais, coquin !
– J’en suis incapable.
– Jouons à la courte-paille et laisse-moi tenir.
– Soit ! fit Magloire.
Raoul arracha deux brins d’herbe. À son âge, quand on commence une partie on se croit toujours sûr de gagner. Il disposa ses deux brins d’herbe avec soin, tandis que Magloire tournait loyalement le dos.
– Voilà ! dit-il avec une certaine émotion. Magloire se retourna et avança la main pour choisir, mais se ravisant :
– Qui gagne ? demanda-t-il, la paille longue ou la paille courte ?
– La courte.
Magloire prit un des deux brins d’herbe. C’était le bon. Raoul laissa tomber ses deux bras contre ses flancs.
– Moi ! moi ! fit-il, comme s’il eût reçu un coup de massue, moi, le valet d’un apprenti boulanger !
– Dette de jeu ! s’écria Magloire, c’est sacré !
Il se mit à marcher sur le tertre la tête haute et la poitrine élargie.
– Jarnigodichon ! Fit-il en secouant les revers de sa camisole où il y avait encore un peu de farine, comme si c’eût été un jabot de dentelle, j’ai un valet, moi, un valet qui est gentilhomme !
Raoul restait accroupi à la même place et tenait encore à la main le brin d’herbe qui l’avait condamné. Magloire jeta en l’air son bonnet de coton pour le rattraper à la volée, puis il se mit à danser une bourrée de Basse-Bretagne.
– Jarni ! Jarnigodichon ! répéta-t-il, quand Sidonie saura que j’ai un domestique ! Voyons, comment vais-je l’appeler, mon valet ? Raoul n’est pas un nom de livrée. Sera-ce Frontin ? Sera-ce Champagne ? Champagne est joli mais, si je le nommais Lafleur ? J’aime Lafleur… va pour Lafleur !
Raoul l’écoutait stupéfait.
– Lafleur, coquin ! reprit Magloire, qui laissa tomber à dessein son bonnet de coton, dépêche-toi de me ramasser cela !
Raoul, confondu, pensa tout haut :
– Il m’appelle déjà coquin et il me tutoie déjà !
– Et que faut-il attendre, maraud ? répliqua aigrement Magloire. Depuis quand se gêne-t-on avec l’office ? Si je te tutoie, c’est une marque de confiance ; si je t’appelle coquin, maraud, croquant, bélître, c’est une caresse ! Faites attention à ceci, Lafleur. Quand je vous dirai : Vous, c’est que je ne serai pas content de toi !
Raoul couvait du regard certaine branche de châtaignier qui pendait hors du taillis et qui eût fait une bonne gaule. Ses doigts le démangeaient, Magloire avait fourré ses mains dans ses poches et s’adressait à lui-même cette question bien naturelle : – Qu’est-ce que je vais faire de mon domestique ?
Raoul réfléchissait laborieusement. La gaule de châtaignier était bien un moyen, mais en somme, il avait joué, il avait perdu, et Raoul était la loyauté même. D’ailleurs, la gaule de châtaignier lui aurait bien rendu sa liberté, mais elle ne lui aurait pas donné un valet.
– Savez-vous une chose, mon cher maître ? dit-il sans rire quand il eut bien réfléchi ; je mangerais volontiers un morceau.
– Parbleu ! répliqua Magloire, et moi donc !
Raoul déboucla, sans faire semblant de rien, le ceinturon de son épée.
– Avez-vous entendu ?… demanda-t-il d’un air inquiet.
– Entendu quoi ?
– Des pas ici, dans le fourré ?
Magloire se rapprocha vivement de lui. Il n’avait point le don de la vaillance, sa joue était déjà toute blême.
– Tu n’as pas voulu m’écouter tout à l’heure, dit-il d’une voix tremblante, j’ai vu à cette place même d’étranges choses !
– Ah ! ah ! fit Raoul imperturbable dans sa gravité, ce lieu est connu pour être très-dangereux ! Mon cher maître, prenez, je vous prie, cette épée qu’il vous appartient de porter désormais. Si nous sommes attaqués, comme je le crains, vous aurez le soin de nous défendre.
– Plus souvent ! se récria Magloire avec effusion ; si nous sommes attaqués, Dieu merci ! j’ai des jambes !
– Des jambes ! répéta Raoul scandalisé ; comment donc entendez-vous votre nouveau métier, mon maître ?
– Ma foi, répliqua Magloire, je n’y vois pas de malice, je prétends que mon valet me serve…
– Et qu’il vous nourrisse, peut-être ?
– Ça me ferait grand plaisir.
– Et qu’il vous habille ? et qu’il vous paie ?…
– Et surtout qu’il me défende ! ajouta Magloire sans se déconcerter.
On entendait distinctement le pas d’un cheval, entre les ruines du moulin à vent et le bord du ravin, dans un petit sentier couvert qui débouchait sur le tertre.
– Eh bien ! Magloire, mon ancien compagnon, présentement mon seigneur, dit Raoul, je crois que nous pouvons conclure un marché : je consens à vous habiller, à vous nourrir, à vous payer, à vous défendre… mais, comme tout cela fait partie du métier de maître, j’aurai le droit de vous appeler mon valet devant le monde.
À son tour, Magloire se prit à réfléchir.
– S’il est bien convenu que je ne ferai œuvres de mes dix doigts… commença-t-il.
– C’est convenu ! interrompit Raoul.
Et, comme l’apprenti boulanger hésitait encore, Raoul ajouta en montrant la tête du petit sentier :
– Dieu sait ce qui va nous arriver là tout à l’heure ! Nous sommes si près de la Fosse-aux-Loups !
– Tope ! s’écria Magloire ; vous serez le maître pour travailler et je serai le valet pour ne rien faire !
Il se glissa prudemment derrière Raoul, parce qu’un cavalier de haute taille, coiffé d’un feutre à plumes noires et enveloppé d’un long manteau de couleur sombre, venait de paraître à la tête du sentier. Magloire fit tout de suite l’observation que sa rapière était démesurément longue, et qu’il avait d’énormes pistolets dans ses fontes.
– Terrible mine ! balbutia-t-il.
– Beau chevalier d’aventure murmurait de son côté Raoul. Il a aussi vaillante tournure de jour que de nuit !
– S’il vous plaît, mes camarades, demanda le cavalier en saluant légèrement de la main, par où va-t-on au manoir de M. le vicomte de Rohan Polduc, sénéchal de Bretagne ?
Magloire regardait l’étranger par-dessus l’épaule de Raoul. C’était un homme de grande taille et d’apparence vigoureuse, malgré sa maigreur. Les traits de son visage fièrement dessinés manquaient un peu de chair. Les arêtes de son nez, recourbé en bec d’aigle, étaient presque tranchantes ; il avait le teint basané, la moustache noire comme une plume de corbeau ; ses yeux étincelaient sous l’arcade profonde de ses sourcils.
– Camarades ! camarades ! grommela Magloire, peu satisfait de son examen ; je n’aime pas ces gens qui vous appellent comme cela camarades du premier coup ! que diable ! nous n’avons rien gardé ensemble !
– Cette route qui tourne la montagne, dit Raoul répondant à la question de l’étranger, mène au château de M. l’intendant royal. Pour aller au manoir de Rohan, il vous faut suivre le bois et gagner le chemin de Bouëxis-en-Forêt.
Le cavalier s’inclina, mais au lieu de pousser son cheval, il mit sa main au-devant de ses yeux comme pour regarder plus attentivement nos jeunes gens.
– L’insolent ! fit Magloire entre ses dents. Ah çà ! il me semble que j’ai vu déjà quelque part cette figure de tranche-montagne !
Raoul souriait et semblait attendre.
– Eh mais ! s’écria le cavalier, qui mit pied à terre vivement et rejeta la bride sur le cou de son cheval, je ne me trompe pas ! c’est mon jeune défenseur de cette nuit !
Il s’avança vers Raoul et lui tendit la main.
– Mon vaillant champion, poursuivit-il gaîment, j’ai frappé ce matin à votre porte pour vous rendre grâces. L’oiseau envolé avait laissé la cage vide ! Voici, sur ma parole, un heureux hasard, et, s’il y avait seulement une auberge dans ce pays perdu, nous fêterions, cette fois, notre rencontre le verre à la main.
– Ce doit être un Gascon, pensa Magloire. Il dit cela parce qu’il n’y a point d’auberge.
Raoul, cependant, lui avait rendu son étreinte avec cordialité. Cette affaire du guet dont Magloire nous a déjà dit un mot, n’était pas une bien grande histoire. Le guet avait rencontré dans la haute ville, vers l’extrémité de cette vieille place des Lices où le connétable Bertrand du Guesclin fit jadis ses premières armes, un homme qui escaladait la terrasse d’un hôtel noble. Il était heure indue ; le guet avait arrêté l’homme. Celui-ci n’était point d’humeur à se laisser faire ; il y eut débat tout le long du chemin ; on rencontra maître Raoul qui rôdait, au clair de lune, sous les fenêtres de l’intendant Feydeau. Les sergents du guet n’étaient que trois : Raoul, voyant qu’on entraînait un gentilhomme, se mit de la partie et Magloire, éveillé par le bruit, assistait au combat de la fenêtre de sa soupente.
Le guet lâcha pied ; c’était la coutume, tous les vaudevilles l’affirment.
Le prisonnier remercia son libérateur et s’en alla paisiblement recommencer son escalade. Il avait, paraîtrait-il, grand intérêt à grimper sur cette terrasse de l’hôtel voisin de la place des Lices. Ce n’était point un larron. L’hôtel voisin de la place des Lices appartenait à la comtesse Isaure.
Raoul ne connaissait pas ce détail. S’il avait su en quel lieu le guet avait arrêté ce gentilhomme, peut-être ne se fût-il point mêlé de cette affaire.
– En l’absence d’une auberge, reprit le cavalier, nous allons faire comme nous pourrons : à la guerre comme à la guerre Quand je voyage, j’ai toujours quelques provisions en croupe, car il ne me plaît pas d’accepter l’hospitalité du premier venu.
– C’est sage, dit Magloire.
Depuis que l’étranger parlait de provisions, il ne lui trouvait plus si mauvaise mine. Le cheval noir, docile, était resté à la tête du sentier ; l’étranger mit le bras de Raoul sous le sien et l’entraîna en disant :
– Je marche depuis ce matin et j’ai bon appétit : voulez-vous partager mon repas ?
Comme Raoul ne répondait pas tout de suite, Magloire lui pinça le bras par derrière.
– C’est sans compliment, dit-il, ne faites pas de façons.
L’étranger lâcha les courroies d’une petite valise qui était sur la croupe de son cheval. Magloire s’empressa de lui prêter son aide pour tirer de la valise un pain à la croûte ferme et dorée, un saucisson de taille respectable et quelques autres vivres à l’avenant. Magloire mit le couvert sur l’herbe, sans oublier une belle grande gourde toute pleine.
– À table ! dit l’étranger en s’asseyant le premier.
Raoul l’imita. Magloire dévorait des yeux le menu de cette bombance improvisée. Personne ne songeait à l’inviter ; il commençait à trouver de nouveau que l’étranger avait une mauvaise figure.
– Ces aventuriers n’ont pas d’usage ! pensait-il.
Il s’approcha tout doucement et s’assit à son tour, en disant d’un air patelin :
– Comme cela, je serai plus à portée de vous servir, mes maîtres.
L’étranger arracha deux ou trois poignées d’herbe fraîche, et disposa dessus une tranche de jambon qu’il offrit à son hôte.
– Je voudrais savoir enfin, dit-il, le nom du brave chevalier qui m’a tiré de peine cette nuit ?
– L’avez-vous donc oublié ? demanda Raoul, qui rougit légèrement.
– Je connais votre nom de baptême… reprit l’étranger.
– C’est tout, interrompit Raoul avec un peu de sécheresse. Mon nom de baptême est, jusqu’à nouvel ordre, mon nom de famille. Cela ne m’empêche pas d’être gentilhomme !
Magloire s’était procuré par son industrie le tiers du beau pain tendre et un notable morceau de saucisson.
– Raoul tout court ! fit-il la bouche pleine, ça ne sonne pas tout à fait si bien que Rohan ou Montmorency ! Moi, je m’appelle Magloire Bodin, natif de la rue Vasselot… Et vous ?
Raoul voulut lui imposer silence.
– Laissez, fit l’étranger en riant. Je n’ai pas voulu dire mon nom à ces coquins d’hier, mais je n’ai rien à vous cacher, mon jeune camarade. Je m’appelle don Martin Blas et suis Castillan de naissance.
– En ce cas, vous avez bien fait de ne pas vous nommer, repartit Raoul ; depuis que la conspiration de Cellamare est découverte, il ne fait pas bon chez nous pour les Espagnols.
– C’est ce qu’on dit… Mais je ne suis qu’un pauvre gentilhomme voyageant pour ses affaires, et je ne m’occupe guère de celles de l’État.
Il déboucha sa gourde et reprit comme pour rompre l’entretien.
– Une santé à la dame de vos pensées, mon jeune maître !
Raoul prit la gourde en baissant les yeux.
– Car vous êtes engagé dans le servage du cœur, je parie, acheva don Martin Blas, dont le sourire se faisait pensif.
Magloire avait mangé d’un si grand appétit qu’il étouffait déjà.
– Moi, c’est mon cas, murmura-t-il, pensant que c’était là un titre pour avoir la gourde, je suis le fiancé de Sidonie.
– C’est l’âge ! prononça lentement don Martin Blas, qui jeta son feutre sur l’herbe et découvrit ainsi sa magnifique chevelure plus noire que le jais, où l’on voyait briller ça et là quelques fils d’argent. Pourquoi dire à ceux qui sont tout jeunes : Prenez garde ! L’homme serait égal à Dieu, si sa volonté pouvait balancer la destinée. On aime comme on meurt, nécessairement et fatalement. Heureux celui qui meurt, avant d’avoir aimé !
Il reçut la gourde des mains de Raoul et but une large rasade.
– Je vous attriste, mon jeune compagnon, poursuivit-il en secouant les boucles brillantes de ses cheveux. J’ai tort, mais tel que vous me voyez, j’ai aimé comme on meurt : douloureusement. Il y a longtemps de cela… bien longtemps ! C’est égal, il me semble parfois que j’aime encore, puisque je souffre toujours.
– Vous êtes jeune, mon gentilhomme, dit Raoul, qui le considérait avec étonnement.
– Là-bas, répondit don Martin, notre soleil nous mûrit vite, mais nous conserve longtemps. Je pourrais être votre père… à Votre bonne chance !
Il but une seconde rasade, reboucha la gourde et la jeta sur les genoux de Magloire, qui poussa un grognement de plaisir.
– J’ai bu à votre heureuse chance, mon jeune maître, continua-t-il. Vous m’avez tout l’air de courir le monde et de chercher fortune… Ai-je deviné ?
– Peut-être… Et vous ?
– Moi, je cherche autre chose.
Magloire avait mis le goulot de la gourde dans sa bouche et buvait à perdre haleine. Don Martin semblait réfléchir.
– Je connais à la cour de Madrid, dit-il en choisissant ses mots, un homme qui paierait au poids de l’or certains renseignements… N’y avait-il pas autrefois en ce pays une famille de Rohan-Polduc, se prétendant issue des princes souverains de Bretagne ?
– Certes.
– Existe-t-elle encore, cette famille ?
– Puisque vous allez chez M. le sénéchal, il porte le titre de vicomte de Rohan-Polduc…
– Ce n’est pas cela, dit don Martin en secouant la tête.
– Comment ! ce n’est pas cela ?
– L’homme dont je vous parlais, et qui est à la cour d’Espagne, ne cherche pas de renseignements sur M. le sénéchal, mais sur ceux qui portaient avant lui le nom de Rohan-Polduc.
– Avant le déluge ! grommela Magloire, qui fit claquer sa langue gourmande. Voilà, du vin qui est aussi bon que du cidre doux !
– Il y a quinze ans ou même davantage, dit Raoul faisant appel à ses souvenirs, le manoir de Rohan-Polduc était habité par un vieux seigneur dont les paysans de la forêt prononcent encore le nom avec un respect mêlé de terreurs.
Ce vieux seigneur avait un fils et une fille. On raconte à leur endroit une triste et longue histoire… La révocation de l’édit de Nantes vint ; le vieux seigneur était protestant ; il fut expulsé de ses terres. Un de ses parents, qui est maintenant M. le sénéchal, épousa la fille aînée de l’intendant Feydeau et se fit donner l’investiture des grands biens de l’exilé. Je vous dis cela en gros, comme on me l’a rapporté. Le vieux comte alla en exil tout seul ; son fils était mort, et il avait maudit sa fille…
Don Martin écoutait avec une attention singulière.
– La belle Valentine de Rohan ! reprit Raoul. Je ne sais trop en quoi monseigneur de Toulouse, gouverneur de Bretagne, qui était alors tout jeune, se trouvait mêlé à cette aventure. Il paraît qu’on ne vit jamais beauté plus parfaite que celle de madame Valentine.
– Que devint-elle ? demanda l’Espagnol.
Magloire manœuvrait pour s’emparer du jambon qui était hors de sa portée.
– Ma foi ! répliqua Raoul, je n’en sais pas si long que cela. Le vieux comte quitta la France, peut-être ; on n’entendit plus parler de lui ni de sa fille jusqu’au moment où nos gentilshommes entrèrent dans la forêt… Faut-il vous expliquer cette phrase mystérieuse ?
– Non, répondit l’Espagnol. Quand vos gentilshommes entrèrent dans la forêt, on entendit parler de cette Valentine ?
– On entendit parler de son père. Tous les anciens vassaux de Rohan se soulevèrent et prirent les armes depuis Vitré jusqu’à Rennes. Au combat qui eut lieu sous le bourg de Liffré, les gens du roi se saisirent d’un pauvre vieillard qui semblait atteint de folie. À Rennes, on le reconnut pour le comte de Rohan-Polduc. Il fut mis en accusation et condamné à mort, ainsi que bien d’autres.
– Et sa fille le sauva ? dit vivement l’Espagnol.
– Sa fille… répéta Raoul avec étonnement. Vous en savez plus long que moi, mon gentilhomme !
– Je ne sais rien, dit Martin Blas. Je tâtonne et je cherche… Poursuivez, je vous en conjure.
Raoul s’était levé ; l’Espagnol l’imita. Magloire, qui n’avait pas cessé un seul instant de manger, s’abattit sur les restes et, s’écria effrontément :
– Enfin, c’est à mon tour !
– Il est certain, poursuivit Raoul, qu’une femme s’introduisit dans la prison de la Tour-le-Bat, où le vieux Rohan était captif. Le porte-clés était un homme de la forêt ; les portes s’ouvrirent au milieu de la nuit…
– Et au seuil même du cachot de Rohan, acheva l’Espagnol, un écriteau fut trouvé qui portait en grosses lettres : LA LOUVE !
– Ah ! ah ! s’écria Raoul en riant, notre Bretagne est le pays des contes de la mère l’Oie, je vous préviens de cela ! Méfiez-vous des on-dit, ou vous ferez du chemin !
– Cependant la Louve existe, objecta Martin Blas qui gardait son sérieux.
Magloire faisait disparaître dans les poches de sa camisole les débris du déjeûner.
– Je crois bien que la Louve existe ! s’écria Raoul avec moquerie ; une femme de six pieds de haut et barbue comme un musulman !…
– On m’avait dit… commença Martin Blas.
– Je sais, je sais ! le diadème de perles dans les boucles soyeuses d’une adorable chevelure noire, le trône entouré de girandoles, le fameux manteau d’hermine et tout ce qui s’ensuit. Avant d’avoir l’âge de raison, toutes ces fables me donnaient la fièvre, et j’aurais sacrifié dix ans de ma vie pour voir les merveilles de la Fosse-aux-Loups !
– Maintenant que vous avez l’âge de raison, interrompit Martin Blas en changeant de ton, vous êtes devenu sceptique ? C’est la mode. Laissons là ces histoires qui ne nous regardent pas, et parlons un peu de vous, mon jeune maître.
Il lui prit la main affectueusement et ajouta :
– Est-ce que nous aurions envie d’entrer dans la forêt, pour employer le langage du jour ?
– Au contraire, répliqua Raoul, je veux être soldat du roi.
– Cherchez-vous des recruteurs dans ces halliers ?
– Si je vous disais mon histoire, vous vous moqueriez de moi, mon gentilhomme.
– Non, sur l’honneur !
– Et vous auriez peut-être raison, fit Raoul tout pensif.
– Il n’y a pas de peut-être, rectifia Magloire entre haut et bas, mais il va la lui raconter tout de même, son histoire !
– Je suis pauvre, commença en effet Raoul ; je n’ai point de parents ; j’habite à Rennes une chambrette dont la fenêtre s’ouvre vis-à-vis de l’hôtel de Rohan-Polduc.
– Où demeurent les deux demoiselles Feydeau, murmura Martin Blas.
– Dans ce grand hôtel de Rohan, poursuivit Raoul, il y avait une jeune fille, orpheline comme moi, et dont le petit réduit, perdu dans les combles, faisait face justement à mon humble croisée. Feydeau et Rohan-Polduc ne vont plus faire bientôt qu’une famille, car M. le sénéchal est en instance auprès du parlement pour adopter les deux sœurs de feu sa femme, afin qu’elles aient le droit de porter le nom de Rohan. Le parlement oppose je ne sais quelle difficulté légale, mais l’intendant Feydeau a des millions. La pauvre orpheline a été la compagne d’enfance des demoiselles Feydeau.
– Élevée par charité, quoi ! grommela Magloire.
– Avez-vous ouï parler, poursuivit Raoul en relevant la tête tout à coup, de cette noble dame qui est venue de Paris l’hiver passé, et qui éclaire comme un soleil les fêtes de la jeunesse bretonne ?
Martin Blas ne répondit point, mais ses yeux prirent une expression étrange.
– La comtesse Isaure, parbleu ! fit Magloire, une rien du tout !
– La comtesse Isaure, répéta Raoul, la reine des enchantements, celle à qui l’intendant royal donnerait son immense fortune pour un sourire !
Don Martin Blas fronça le sourcil.
– Je n’ai passé qu’une nuit à Rennes, prononça-t-il à voix basse, et je sais déjà que cette comtesse Isaure n’a pas la bonne renommée qui vaut mieux que ceinture dorée.
– Moi je ne sais pas cela, continua Raoul ; je sais que j’ai vu souvent la foule de nos gentilshommes la suivre et lui faire un cortège d’honneur ; je sais que j’ai vu le pavé des rues se joncher de fleurs sur son passage ; je sais que les plus fières, les plus nobles, les plus belles, sont jalouses de son radieux bonheur…
– À cet enthousiasme, dit Martin Blas, dont la voix prenait pour la première fois une nuance d’amertume, je devine que le cœur de mon jeune compagnon est fort embarrassé. D’un côté, il y a cette syrène, la comtesse Isaure, de l’autre la jeune fille dont j’ignore le nom…
– La Céleste, pardienne ! fit Magloire en le tirant par la manche, une fille de la campagne, une Cendrillon, une pauvresse !
Raoul releva son regard sur Martin Blas.
– Vous ne devinez rien, mon gentilhomme, dit-il presque sévèrement, et je ne vous raconterai pas mon histoire.
– Pourquoi cela ?
– Parce que vous ne la comprendriez pas.
Raoul tourna la tête et fit quelques pas vers le ravin. Les heures avaient marché ; le soleil commençait à descendre derrière le bois de châtaigniers.
– Il est temps ! pensait Raoul. La comtesse Isaure m’a dit : « Avant la chûte du jour… »
– Si vous voulez, chuchota Magloire à l’oreille de Martin Blas, je vous la dirai, moi, son histoire… et la mienne par-dessus le marché, et bien d’autres encore !
Don Martin le regarda pour la première fois avec attention. L’aspect de cette figure moitié nigaude, moitié futée ; fit naître un sourire sous sa moustache.
– Tu sais donc bien des histoires ? dit-il.
– Toute la noblesse de Rennes se fournissait chez mon patron, répondit Magloire.
Don Martin se rapprocha de Raoul, qui était debout, les bras croisés, au bord de la rampe, et qui regardait fixement la toiture blanchâtre du moulin. Don Martin pensait :
– Si je ne l’avais pas interrompu, peut-être aurais-je trouvé par lui celle que je cherche…
– Mon jeune maître, reprit-il tout haut et d’un ton affectueux, je crains de vous avoir blessé.
– Pas le moins du monde ! répliqua Raoul avec un reste de froideur.
– Donnez-m’en la preuve. Je ne vous demande plus vos petits secrets ; j’espère les connaître par la suite, en devenant votre ami. Ce qu’il me faut, c’est un renseignement.
– À vos ordres !
– Vous parliez tout à l’heure de la comtesse Isaure ; je viens de loin, et je suis chargé d’intérêts bien graves. Connaissez-vous assez la comtesse Isaure pour savoir où elle va quand elle ne passe point la nuit en son hôtel ?
– Est-ce que vous êtes venu de votre pays lointain tout exprès pour causer de la comtesse Isaure ? demanda Raoul, qui eut à son tour dans la voix une petite pointe d’ironie.
– Je suis venu pour cela, répondit don Martin sérieusement.
– Eh bien ! mon gentilhomme, reprit Raoul, je puis faire mieux que répondre à vos questions, mais service pour service. J’ai besoin d’être seul ici. Trouvez un prétexte pour me débarrasser de ce garçon pendant une heure, et je vous dirai où je me rendrais ce soir moi-même, si j’avais besoin de parler à la comtesse Isaure.
Suivant toute apparence, ce don Martin Blas ne mentait point en disant qu’il était venu d’Espagne tout exprès pour voir la comtesse Isaure ; ç’avait été, du moins, depuis la veille, son unique affaire. Il était arrivé sur le tard et s’était présenté à l’hôtel de la place des Lices comme porteur de différents messages venant de Madrid et de Paris. La comtesse n’était pas visible.
Don Martin, à bout d’instances, avait dû se retirer ; mais, comme un assiégeant qui veut reconnaître la place avec soin après les premières sommations inutiles, don Martin avait rôdé toute la soirée autour de l’hôtel. Les remparts de Rennes existaient encore en partie à cette époque ; un vieux pan de muraille tenant aux portes Mordelaises s’élevait derrière l’hôtel.
Du haut de cet observatoire, don Martin put voir, à l’heure de minuit, les croisées intérieures de l’hôtel s’illuminer tout à coup. Des ombres mouvantes se dessinèrent sur la mousseline brodée des rideaux. Ce n’était pas un bal, car on n’entendait point de musique, et les ombres projetées se mouvaient avec une grave lenteur. Il n’y avait là que des hommes, des conspirateurs peut-être.
Dieu sait qu’en Bretagne, au commencement du dix-huitième siècle, il y avait des conspirateurs partout.
Or, partout où deux conspirateurs se rassemblent, il se trouve un œil curieux pour les observer ; la conspiration appelle l’espionnage tout naturellement comme la guerre en rase campagne appelle les vautours et les loups. Don Martin Blas n’avait point trop l’air d’un espion, et pourtant il regardait de tous ses yeux, maudissant les rideaux importuns qui faisaient écran à son excellente vue.
Cette assemblée mystérieuse, qu’il entrevoyait comme au travers d’un nuage, s’agita pendant une demi-heure tout au plus, après quoi don Martin Blas ne vit plus que deux ombres humaines dessinées sur les rideaux : un homme de corpulence magistrale, une femme à la taille souple et gracieuse.
Il descendit de son observatoire, espérant trouver un lieu plus voisin et plus propice. Dans la rue, des pas se faisaient entendre au loin, et il vit passer successivement devant le lumignon de la vierge des Lices une douzaine de personnages enveloppés dans leurs manteaux et le chapeau rabattu sur les yeux. Quant à l’hôtel, son aspect était silencieux et sombre ; d’en bas, on n’entendait, on ne voyait rien.
Ce fut alors que l’Espagnol, revenant aux habitudes de son pays, eut l’idée d’escalader la terrasse, et que les archers le surprirent à moitié route. Après sa délivrance, due à l’aide de Raoul, don Martin revint, et, plus heureux cette fois, il put atteindre la plate-forme de la terrasse. Au bout de quelques pas, il reconnut parfaitement le salon qu’il avait aperçu des remparts. Le salon était encore éclairé, mais aucune ombre ne tachait plus la riche mousseline des rideaux. Le salon était vide.
Ce pauvre Martin Blas n’avait pas de bonheur ; au moment où il regardait cette salle brillante, mais déserte. Il entendit que la porte extérieure de l’hôtel s’ouvrait ; il se pencha vivement à la balustrade de la terrasse et put entrevoir une femme à cheval qui remontait la pente des Lices. Il eût donné cinquante pistoles en ce moment, de grand cœur, pour être dans la rue ; mais le temps de descendre, l’amazone avait disparu dans l’écheveau de petites rues tournantes qui séparait les Lices de la place Saint-Anne, et l’on n’entendait même plus sur le pavé le pas de sa monture. Don Martin Blas avait perdu sa peine.
Le lendemain au matin, de bonne heure, il frappa pour la seconde fois à la porte du fameux hôtel ; on lui répondit, comme la veille, que madame la comtesse n’était point visible.
– Madame la comtesse serait elle en voyage ? demanda-t-il.
Le valet, scandalisé de cette question indiscrète, lui jeta la porte au nez.
Si maintenant nous retrouvons don Martin Blas au Pont-Joli, demandant sa route pour aller au château de M. le sénéchal, c’est que sans doute il avait quelque autre petite chose à faire en Bretagne que de courir après cette mystérieuse comtesse Isaure.
– Le prétexte ne sera pas difficile à trouver, dit-il, répondant aux dernières paroles de Raoul qui l’avait prié d’éloigner Magloire, je vais donner quelque chose à ce garçonnet pour qu’il prenne la bride de mon cheval et le conduise à travers ces taillis.
Il pensait à part lui :
– Je ne serais pas fâché de causer un peu aussi avec ce jeune drôle !
Raoul approuva le moyen et reprit :
– Si je voulais parler aujourd’hui à la comtesse Isaure, j’irais où vous allez, mon gentilhomme.
– Au manoir de Rohan-Polduc ? demanda l’Espagnol étonné.
– Précisément, répliqua Raoul.
– Et comment savez-vous ?…
– Je ne sais rien, mais je suppose… Hier, en vous quittant, je regagnais mon logis pour faire mes dispositions de voyage, car je comptais partir au point du jour. J’ai entendu tout à coup derrière moi le pas d’un cheval, et à la lueur de la lanterne qui brûle aux pieds de Notre-Dame-des-Lices, j’ai reconnu la comtesse Isaure.
– En effet, murmura Martin Blas, elle est sortie de son hôtel à cette heure.
– Je l’ai suivie, car les abords de la ville ne sont pas sûrs, et si quelque malfaiteur se fût approché de la comtesse Isaure, c’eût été affaire à moi. Je l’ai suivie jusque par-delà le couvent de Sainte-Melaine et j’ai vu qu’elle mettait sa monture au trot dans le chemin de la Croix-Rouge. Or, le chemin de la Croix-Rouge ne mène guère qu’en ce lieu où nous sommes, à la Fosse-aux-Loups et au manoir de M. le sénéchal.
– Holà ! petit ! cria don Martin Blas, veux-tu gagner un écu de trois livres ?
– S’il n’y a pas trop d’ouvrage… répondit Magloire qui mit le bonnet à la main.
– Il s’agit de me conduire au château de Rohan-Polduc.
– Je ne sais pas beaucoup la route, pensa Magloire, qui ajouta tout haut : Je vous y mènerais les yeux bandés.
– Tu me trouveras dans une heure à la croix de Mi-Forêt, dit Raoul.
Don Martin se remit en selle. Au moment où Raoul échangeait avec lui une poignée de main, don Martin Blas se pencha sur le garrot de son cheval et lui dit à voix basse :
– Mon jeune camarade, puisque vos espoirs sont au manoir de Rohan-Polduc, souvenez-vous, je vous prie, que j’aurai sous peu quelque crédit dans cette demeure, et usez de moi comme il vous plaira.
– En route ! ajouta-t-il sans attendre la réponse de Raoul.
Magloire prit le cheval par la bride et s’engagea dans la bruyère qui rejoignait la route supérieure. Il se retournait de temps en temps pour mesurer la distance parcourue. Quand il jugea que Raoul ne pouvait plus l’entendre, il entama, l’entretien d’un ton capable et assuré :
– Oui bien, dit-il, je peux vous raconter l’histoire de M. Raoul et toutes les histoires que vous désirerez connaître. Quant à ça, il y a histoire et histoire ; celle de M. Raoul ne signifie pas grand’chose ; mais la mienne propre est bien étonnante. Je suis le fiancé de Sidonie, dont la mère avait épousé en premières noces…
– Quelles relations peuvent exister entra la comtesse Isaure et ce jeune Raoul ? demanda Martin Blas.
– Il parle d’elle comme si c’était la reine, répondit Magloire ; la mère de Sidonie avait donc épousé…
Don Martin l’interrompit encore :
– Le sénéchal de Rohan-Polduc n’a-t-il point d’enfant ?
– Eh ! non, fit Magloire, puisqu’il veut adopter les jeunes demoiselles Feydeau, ses belles-sœurs… J’étais en train de vous dire que la mère de Sidonie…
– Parle-moi de cette famille de Rohan-Polduc, interrompit pour la troisième fois don Martin Blas, parle-moi de cette jeune fille qu’on appelle Céleste. Si tu m’apprends quelque chose, tu seras récompensé.
Décidément l’Espagnol ne voulait point savoir le nom du premier époux de la mère de Sidonie. Magloire défila tant bien que mal son chapelet de cancans. Don Martin Blas l’écouta d’abord avec attention, puis il se prit à rêver. Au bout de dix minutes ils étaient au plus épais d’un beau fourré de jeunes chênes. Magloire s’arrêta ne sachant plus quelle route suivre.
– Donne-moi la bride, lui dit Martin Blas, prends cette pièce de six livres et va-t’en au diable, je connais la forêt de Rennes mieux que toi !
Il piqua des deux et disparut derrière le feuillage.
Positivement, il connaissait beaucoup mieux la forêt que son guide, car il rejoignit sans tâtonner la route supérieure et ne s’arrêta qu’au sommet de la montée. De là on apercevait très-bien le manoir de Rohan, situé à un quart de lieue tout au plus. Martin Blas mesura la hauteur du soleil et sembla hésiter.
– J’ai le temps ! murmura-t-il en éperonnant son cheval.
Au lieu de se diriger vers le manoir, il descendit la route au galop, fit le tour des deux collines reliées par le Pont-Joli, et mit pied à terre de l’autre côté du ruisseau, tout au fond d’un ravin sombre et d’aspect sauvage que nous avons nommé bien des fois déjà : le ravin de la Fosse-aux-Loups.
Le pauvre Magloire se comparait pendant cela au petit Poucet égaré dans les bois par ses méchants frères. La fortune multipliait les épreuves sur ses pas peut-être pour le châtier d’avoir accepté les fonctions de guide, si fort au-dessus de ses moyens. Il s’assit au pied d’un arbre et tira de sa poche des bribes de pain et de jambon qu’il mangea mélancoliquement.
Raoul était resté seul sur le tertre. Dès que le pas du cheval se fut étouffé dans la bruyère, Raoul prit le petit sentier par où Martin Blas était arrivé. Au bout d’une centaine de pas, il quitta la voie tracée et tourna au plus épais des broussailles.
Le terrain montait brusquement. Raoul se trouva bientôt au centre d’un petit espace découvert qui dominait le tertre. À sa gauche et tout près de lui, les ruines d’un moulin à vent se cachaient à demi dans les ronces. Il regarda le tertre qui était désert, puis les ruines du moulin, silencieuses comme un tombeau. Il y avait autour de ses lèvres un sourire découragé.
– Pourquoi ne m’aurait-il pas raillé, cet homme ? murmura-t-il, puisque je suis tenté à chaque instant de me railler moi-même ! J’ai beau me dire que la vie n’est pas un conte de fées, je sens que je me perds malgré moi dans le pays des extravagantes visions !… La Sorcière ! je viens chercher la Sorcière ! Moi qui ai dix-neuf ans et qui suis un homme !… Qu’est-ce que c’est qu’une sorcière ? quelque paysanne ignorante et grossièrement rusée !… Et qu’ai-je besoin de la Sorcière pour endosser l’uniforme de soldat ?
À la suite d’un si beau raisonnement, il aurait dû reprendre le chemin de la ville et laisser la Sorcière abuser, à son aise, de la crédulité des sabotiers ; mais ces raisonnements sages ne font jamais reculer d’une semelle sur le chemin de la folie. Raoul cherchait une issue à travers les broussailles pour gagner les ruines du moulin ; ce qui l’arrêta, ce fut la voix douce et claire que nous avons entendue déjà dans la matinée, voix d’enfant qui chantait au loin le cantique naïf de la Chandeleur. Raoul se retourna vivement, il avait reconnu cette voix ; la Sorcière pouvait attendre.
Il ne vit rien d’abord sur le tertre qu’il venait de quitter, rien non plus sur la colline opposée ; mais le Pont-Joli se balançait doucement, et, il devina Céleste cachée derrière le feuillage du grand chêne, jeté en travers de la gorge. En effet, derrière les branches qui croissaient des deux côtés du pont, il aperçut bientôt, la robe blanche de Céleste qui allait lentement et la tête penchée ; elle chantait :
J’ai vu du saint Paradis
La porte ouverte grande :
L’enfant Jésus avait mis
Sa plus belle guirlande ;
La bonne Vierge à genoux
Faisait risette et joujoux…
Mon petit Seigneur si doux
Aura mon offrande !
À la fin de ce couplet, Céleste était au milieu du pont qui oscillait sous son poids léger. Les derniers rayons du soleil jouaient dans sa chevelure blonde. Elle ne savait pas même qu’elle chantait. Son front gracieux s’inclinait tout rêveur et ses petits doigts de fée disposaient en bouquet les tiges fleuries des nouvelles véroniques qu’elle venait de cueillir. La brise faisait onduler à la fois les boucles de ses cheveux et les plis flottants de sa robe ; le vieux chêne qui formait l’arcade du Pont-Joli la berçait entre ses deux rampes de verdure.
On entendait sur le bois le bruit de ses sabots : car Magloire n’avait point menti ; elle portait des sabots.
Un instant elle se pencha au-dessus du vide pour regarder la route, puis elle reprit sa marche et son noël :
J’ai vu l’étoile du soir
Regarder notre terre ;
L’enfant Jésus veut tout voir
Par les yeux de sa mère.
La bonne Vierge a des yeux
Qui cherchent les malheureux…
L’enfant Jésus dans les cieux
Aura ma prière !
En achevant le second couplet de son Noël, la jeune fille avait franchi la tête du Pont-Joli. Elle traversait le tertre en se dirigeant vers le sentier couvert. Raoul ne la voyait plus, mais il la sentait venir.
Au moment où elle sortait du sentier pour entrer dans la petite clairière qui précédait les ruines du moulin, Céleste s’arrêta ; elle se croyait seule.
– Les fleurs que j’ai mises aux pieds de Notre-Dame de Mi-Forêt, dit-elle, je ne les regrette pas ; mais la Sorcière saura bien que j’ai donné un autre bouquet…
– La Sorcière ! pensa Raoul, qui était aux écoutes.
– Elle sait tout, reprit Céleste pensive et un peu inquiète ; j’ai eu tort de laisser tomber mes fleurs… grand tort ! Et si la Sorcière me demande pourquoi j’ai fait cela, que dire ?
Raoul souriait dans sa cachette ; il entendit la robe de la jeune fille qui frôlait les rudes tiges des ajoncs. Elle faisait un détour pour s’approcher de ce terrible moulin qu’elle n’osait pas regarder en face. Les taillis de l’ouest se détachaient en noir sur le ciel couleur de feu. Le soleil ne lançait plus que de rouges étincelles à travers la feuillée ; le soir venait ; Céleste était en retard.
– Comme ces ruines doivent être effrayantes après la brune tombée ! murmurait-elle. Pas une âme aux alentours ! Si seulement je voyais quelqu’un là-bas, sur la route, il me semble que j’aurais moins peur.
Raoul crut l’occasion bonne et voulut en profiter. Il fit un pas hors de son abri, et dit de sa voix la plus douce :
– Mademoiselle Céleste…
La jeune fille poussa un grand cri et faillit tomber à la renverse.
– Seigneur Dieu ! dit-elle en faisant un mouvement pour s’enfuir. Monsieur Raoul ! Il ne manquait plus que cela !
– Il n’y a donc que moi dont la présence ne vous rassure pas, mademoiselle Céleste ? demanda Raoul tristement.
Il n’osait pas avancer. La fillette se détournait de lui, et semblait toute triste, elle si gaie tout à l’heure.
Raoul murmura :
– Si ma rencontre vous cause du chagrin, vous ne me verrez plus.
Dire que Céleste était au dessous de son âge par l’intelligence ne serait peut-être point s’exprimer bien, mais il est certain que son regard comme sa voix était d’un enfant. Elle ne baissa point les yeux et dit :
– J’aimerais mieux mourir que de commettre un péché.
– Un péché ! répéta Raoul tout surpris.
– Oui, fit-elle ; mentir est un péché ; de ne plus vous voir jamais, cela me causerait de la peine. Il y a si longtemps que je vous connais.
– Moi de même, dit Raoul, et c’est pourtant la première fois que je vous parle.
– Vous étiez encore enfant et moi j’étais toute petite, quand on m’amena dans une maison où vous étiez malade.
– C’est donc bien vrai, cela ? dit Raoul, je ne l’ai pas rêvé, il y avait une femme qui pleurait…
– Oui…, et qui dit : ces deux enfants là ne se reverront peut-être jamais !
– Je fus bien du temps sans vous revoir en effet… Si longtemps que j’eus peine à vous reconnaître.
– Moi, dit Céleste, je vous reconnus tout de suite, et un idée me vint qui me rendait heureuse : je crus avoir un frère… Depuis lors, quelqu’un m’a dit que je n’étais pas votre sœur.
Raoul voulut savoir qui était ce quelqu’un, mais la fillette secoua sa tête bouclée et répondit :
– Curieux !
Puis elle ajouta en devenant sérieuse :
– Ce quelqu’un dit encore que vous me défendrez, si on m’attaque, mais qui donc m’attaquerait ? Vous n’osez plus demander, et pourtant vous avez grande envie de savoir… Eh bien ! ce quelqu’un là, c’est une belle dame… et elle dit encore autre chose.
– Quoi donc ?
– Que je vous aimerai sans perdre la grâce de Dieu.
Raoul joignit les mains comme s’il eut remercié quelqu’un dans le ciel.
– Mais, reprit la fillette, les belles dames, peuvent bien se tromper et c’est ce que j’ai dit à la comtesse Isaure.
– Vous connaissez la comtesse Isaure ! demanda vivement Raoul qui marchait de surprise en surprise.
Céleste répondit :
– Un soir de l’autre semaine, les demoiselles Feydeau étaient à danser chez le lieutenant de roi. Moi, on m’avait laissée au logis, comme toujours, et je m’étais endormie sous la tonnelle, dans le jardin de l’hôtel de Rohan. Je sentis qu’on me baisait sur le front, et je m’éveillai. La belle comtesse était debout auprès de moi. Je me frottai les yeux : je croyais rêver encore.
– Est-ce vous qui m’avez embrassée ? lui demandai-je…
Elle se mit à rire et me répondit :
– Ce n’est pas la première fois.
Raoul écoutait bouche béante ; il pensait :
– C’est pour cela que je l’aimais tant, la belle comtesse !
– Elle s’assit auprès de moi, continua Céleste ; et ajouta toujours en riant ; « Fillette, il y a des bergères qui épousent des princes… »
– Hélas ! soupira le pauvre Raoul, si j’étais prince !
– Laissez donc dire, ce n’est pas fini… « Va trouver la Sorcière de la forêt de Rennes, qu’on appelle la Meunière, et prie-la qu’elle te dise ton passé avec ton présent et ton avenir. »
– Vous aviez dit, prononça Raoul timidement ; du moins, j’avais cru comprendre…
– Curieux ! fit pour la seconde fois Céleste ; eh bien ! oui ! la comtesse Isaure m’a parlé de vous, voici comme : Je regardais, sans savoir, le médaillon d’opale qu’elle porte dans ses beaux cheveux ; elle me dit tout à coup : « Le veux-tu, fillette ? » Je répondis : « Madame, qu’en ferais-je ?… » Elle sourit bien doucement, et sa main caressa ma joue. « Tu as raison, ma fille, reprit-elle, il ne t’en trouverait pas plus jolie ! » J’ouvris de grands yeux, et je demandai : « Qui donc, madame ? » Vous passiez justement sur le rempart ; elle étendit sa blanche main vers vous en murmurant : « Celui que tu aimeras pour son bonheur et pour le tien, si Dieu veut qu’une pauvre malheureuse mère soit payée de toutes ses peines… »
Raoul se redressa de toute sa hauteur.
– Le premier qui devant moi prononcera une parole contre la comtesse Isaure, dit-il le rouge au front et l’éclair dans les yeux, fût-il duc et pair ou prince du sang royal, fera connaissance avec mon épée !
La jeune fille le regardait avec une naïve admiration.
– La belle comtesse, murmura-t-elle, me quitta trop tôt ou trop tard. Elle m’avait bien dit que j’aimerais, mais elle s’en alla sans me dire si je serais aimée.
Raoul sourit et repartit :
– Elle le savait pourtant bien, car, moi aussi, je lui ai parlé, une fois, à la belle comtesse Isaure. C’était à la revue du commandant pour le roi ; elle me fit signe d’approcher par la portière de son carrosse ; je ne la connaissais point, mais un instinct secret me força d’obéir. La comtesse Isaure me regarda longtemps, puis elle me dit d’un ton que je n’oublierai jamais, dussé-je vivre cent ans : Cela vous portera bonheur de l’aimer !
– Elle ne prononça pas mon nom ? demanda Céleste.
– Vous étiez à une fenêtre de l’hôtel de Rohan ; les yeux de la comtesse Isaure suivirent mon regard, et son sourire vous désigna aussi clairement qu’aurait pu faire sa bouche.
– Ensuite ? demanda Céleste.
– Ensuite, elle me montra les rangs des soldats du roi en ajoutant : « Mon gentilhomme voici où serait votre place. »
Céleste eut un mouvement d’effroi.
– Soldat ! murmura-t-elle, les soldats s’en vont !
– Elle me dit enfin, poursuivit Raoul « Allez trouver la Sorcière de la forêt… »
– Tout comme moi ! interrompit la jeune fille.
– Non pas comme vous, Céleste. La Sorcière doit vous parler de votre passé, de votre présent, de votre avenir ; vous saurez tout ce que vous ignorez… Moi, personne n’éclairera la nuit qui m’entoure. La Sorcière ne doit me donner qu’un talisman pour faire mon chemin dans l’armée.
Il y avait en vérité un sourire sceptique sous sa moustache naissante.
– Croyez-vous à la Sorcière ? demanda Céleste plus bas.
– Non, répondit Raoul sans hésiter.
– Et pourtant vous êtes venu…
Un bruit léger se fit du côté des ruines du moulin. Les fraîches couleurs de Céleste s’évanouirent comme par enchantement. Raoul lui-même ne put retenir un mouvement d’inquiétude ; ils prêtèrent l’oreille. Le bruit ne se renouvela point.
– Est-il possible, dit Raoul, qu’une créature humaine puisse habiter ces ruines !
– Est-ce une créature humaine ?… répliqua Céleste, dont la voix tremblait.
Elle écouta encore, puis se rapprochant tout à coup de Raoul, elle lui dit à l’oreille avec mystère :
– La Meunière n’est pas seule là-dedans.
– Comment ?…
– Chut ! j’ai entendu souvent une voix grave et sourde qui semblait sortir des décombres… Une fois, à la brune, j’ai vu se dresser parmi les pierres un grand fantôme…
– Un fantôme :
– Un vieil homme tout maigre et tout blême, avec de longs cheveux blancs épars. J’aurais voulu fuir, mais je ne pouvais pas, et mes yeux se fixaient sur le vieillard malgré moi. Il marchait d’un pas chancelant ; sa barbe tombait jusque sur sa poitrine ; ses regards se perdaient dans le vide. Il m’aperçut ; il s’arrêta devant moi ; il me dit d’une voix qui glaça mon sang dans mes veines :
– Fais-moi place, jeune fille, je suis sur mes terres ; j’attends ici le Régent de France pour le tuer en combat singulier.
– Le Régent de France ! répéta Raoul, à cent lieues de Paris ! Il y a ici quelque mystère…
– En ce lieu où nous sommes, repartit la jeune fille ; tout est mystère… Mais la nuit approche, et vous voilà tout pâle… Si vous tremblez, vous qui êtes un homme, que vais-je devenir, moi, pauvre fillette ?
– Je ne tremble pas, dit Raoul.
– Alors vous avez bien du courage ! Quant à moi, je n’oserai jamais pénétrer dans ces ruines toute seule.
– Voulez-vous y venir avec moi ?
Céleste ne répondit point, mais elle dit en montrant du doigt l’angle oriental de la petite clairière.
– Par ici !
Raoul écarta les pousses de ronces avec son épée, et ils s’engagèrent tous deux au plus épais des broussailles. Le moulin en ruines se dressait au centre même de cet inextricable fourré ; sa toiture seule faisait saillie au-dessus du feuillage. Le corps de la tour restait dans l’ombre, et l’on voyait çà et là parmi les ronces noires de grandes pierres blanches qui ressemblaient à des tombes.
Un silence profond régnait dans les ruines. Au bout de quelques pas, Raoul et Céleste aperçurent la porte du moulin et au-devant de la porte une masse sombre qui restait immobile. La pauvre Céleste frémissait de tous ses membres.
– Près de moi vous n’avez rien à craindre, lui dit Raoul pour la rassurer.
– Près de vous, non, balbutia Céleste, mais si la Meunière allait nous séparer ?
Elle se fût bien gardée à cette heure terrible de l’appeler la Sorcière !
La masse sombre s’agita au-devant de la porte. Les deux enfants purent entendre une voix grave et douce qui disait :
– Pourquoi séparer ceux que la providence de Dieu a réunis dès le berceau ?
Cette masse sombre, c’était la Sorcière. Les paroles qu’elle avait prononcées n’étaient pas bien redoutables, et pourtant la pauvre fillette sentait que son cœur allait cesser de battre, tant elle avait de frayeur. Raoul la soutenait ; aux lueurs qui passaient encore à travers le feuillage épais comme une voûte, il voyait marcher vers lui lentement une femme de grande taille qui portait avec une sorte de majesté le costume des paysannes de la forêt : robe de bure noire, mantelet à pointes ajustées devant et derrière, dont le capuce avançait sur le visage, comme une cagoule de pénitent.
Lors même que l’obscurité eût été moins profonde, on aurait pu difficilement distinguer les traits de la Meunière sous ce vaste capuchon ; à l’heure qu’il était, on n’apercevait rien absolument.
– Vous avez bien tardé, mes enfants, dit cette même voix grave et douce qui avait parlé déjà ; approchez : je vous attendais.
Raoul et Céleste restaient immobiles. Nous pensons, pour l’honneur du sexe le plus fort, que Raoul était le moins effrayé des deux, et pourtant Céleste se remit la première.
– Bonne dame, dit-elle bien timidement, je voulais vous apporter une offrande, et je ne possédais rien… Je me suis attardée à cueillir un bouquet dans le vallon.
– Donne ton bouquet, ma fille, dit la Meunière, j’aime les fleurs des prés et les enfants qui craignent le mensonge.
Céleste tendit son bouquet en baissant la tête.
– Et toi, Raoul, reprit la Meunière, m’apportes-tu aussi quelque présent ?
– Elle l’appelle par son nom ! pensa la jeune fille étonnée.
– Moi, répondit Raoul avec embarras, je viens parce qu’on m’a dit de venir… Si j’avais su qu’il fallait apporter quelque offrande…
– Tu n’as rien sur toi que tu puisses donner ?
– Rien.
La voix de la Sorcière prit un accent de sévérité :
– Celui qui se dit gentilhomme, prononça-t-elle lentement, et qui veut être soldat, ne doit point mentir…
– Mentir ! répéta Raoul offensé.
La Meunière avança le bras et mit son doigt sur le pourpoint fermé du jeune homme.
– Il y a là quelque chose, dit-elle.
Raoul recula.
– Ce sont aussi des fleurs, ajouta la Meunière.
Céleste avait eu raison de craindre ; la Meunière devinait tout. Céleste tremblait comme une coupable.
– Ces fleurs, dit Raoul vivement, j’y tiens plus qu’à ma vie !
– Ah !… fit la Sorcière dont la main étendue désignait toujours la poitrine du jeune homme. Et tiens-tu autant à la croix d’or qui est sous les fleurs ?
– Comment savez-vous ?… s’écria Raoul stupéfait.
– Une croix d’or ! pensait Céleste, inquiète déjà sans le savoir, et surtout curieuse.
– Une croix qui te vient d’une femme, ajouta la Meunière.
Céleste joignit ses belles petites mains blanches sur son cœur blessé.
– Sorcière, répartit Raoul après un silence, j’ai eu froid, j’ai eu faim, j’ai souffert en ma vie tout ce que peut souffrir l’enfant pauvre et sans famille : jamais je ne me suis séparé de cette croix qui me vient d’une femme en effet… de la sainte femme qui était ma mère !
Céleste respira, et, tout au fond de l’âme, elle remercia Dieu ardemment.
– Tu arranges les choses à ton gré, jeune homme, disait cependant la Meunière. Cette croix était à ton cou ; d’autres que ta mère ont pu l’y attacher ; tu ne l’as point connue, ta mère.
Raoul ouvrit son pourpoint et porta la croix d’or à ses lèvres.
– Ceci me parle d’elle, répondit-il avec une émotion profonde, je la connais puisque je l’aime !
– Toi, pauvre Céleste, murmura la Meunière, dont la voix s’imprégna de mélancolie, tu n’as pas même une croix qui te parle de ta mère et qui te fasse aimer son souvenir !
– Oh ! je n’ai pas besoin de cela, bonne dame ! s’écria la jeune fille. Quelque chose me dit que Dieu me rendra ma mère chérie. Si vous vouliez seulement m’apprendre…
La Meunière changea de ton brusquement et l’interrompit disant :
– Sois tranquille, je t’en donnerai pour ton bouquet, fillette !
Puis, se tournant vers Raoul, elle ajouta :
– Toi, garçon, puisque tu es avare et puisque tu veux garder pour toi tes deux trésors, je me contenterai de ta reconnaissance.
– Elle pourra valoir quelque chose en temps et lieu, bonne femme, répliqua Raoul.
– En temps et lieu, nous verrons cela, garçon !
La Meunière rompit ici l’entretien d’un geste et prit la main frémissante de Céleste.
– À nous deux, dit-elle ; voici la lune qui vient nous voir ; ouvre tes doigts, mignonne, que je puisse lire la destinée.
La brise du soir se levait, et le feuillage, doucement, agité, livrait passage aux rayons de la pleine lune ; les débris du moulin prenaient une certaine grandeur sous cette lumière discrète et mobile. Quand une lueur plus vive passait sur les longues pierres blanches, vous eussiez dit des spectres couchés qui se retournaient dans leur sommeil.
Raoul avait fait un mouvement pour se mettre à l’écart.
– Restez, je vous en prie ! murmura Céleste toute pâle.
Raoul hésitait ; il cherchait sous le capuchon les traits invisibles de la Meunière.
– Reste si tu veux, garçon, dit celle-ci. Vous pouvez bien mettre aujourd’hui vos secrets en commun, puisque demain vous n’aurez plus qu’un seul cœur.
– Vrai Dieu ! s’écria Raoul enthousiasmé, voici de bonnes paroles ! Je voudrais avoir la fortune de l’intendant royal pour vous donner votre pesant d’or, brave femme !
– Reste si tu veux, répéta la Sorcière, mais si tu restes, tais-toi !
Elle se pencha sur la main de Céleste pour l’examiner attentivement.
– Passé, présent, avenir ! murmura-t-elle.
Passé : noble demeure, grand héritage. Présent : abandon, pauvreté, servitude. Avenir : puissance et richesse.
– N’allez pas me la faire trop riche ! s’écria Raoul.
– Puissance ! richesse ! répétait la jeune fille qui secouait sa blonde tête en riant. Richesse et puissance pour la pauvre Cendrillon ! Je ne crois pas cela.
– Silence ! fit impérieusement la Meunière, qui se dressa de son haut.
Elle attira Céleste vers une de ces grandes pierres qui jonchaient le sol et l’y fit asseoir auprès d’elle. Raoul restait debout à quelques pas.
– Jeune fille, reprit la Meunière presque solennellement, je vais te dire ton présent tel qu’il est, pour que tu aies foi en moi quand je te dirai ton passé tel qu’il fut, ton avenir tel qu’il sera. Tu es malheureuse dans la maison du sénéchal.
– Je ne me plains pas, répliqua Céleste doucement.
– Tu es malheureuse et tu paies trop cher l’hospitalité qu’on te donne. Celles qui vont acheter demain le droit de s’appeler mesdemoiselles de Rohan, les filles de l’intendant royal, te font sentir parfois cruellement ta misère.
– Je ne me plains pas, répéta Céleste, qui avait les larmes aux yeux.
– Et tu fais bien de ne pas te plaindre, car on te chasserait ! Autrefois, Agnès et Olympe te traitaient presque comme une sœur ; maintenant elles ont peur de ta beauté, je pense, car elles ont mis tes pieds dans des sabots, et caché ta taille sous une camisole de toile… Tu souris, orgueilleuse ! Elles ont eu beau faire, n’est-ce pas ? Raoul a deviné les pieds de fée dans leur lourde prison et ton cœur sous son enveloppe de bure… Voyons ! ton présent est-il ainsi que je l’ai dit ?
– Oui, répliqua Céleste ; vous avez dit vrai, bonne dame.
– Écoute-moi donc, fit la Meunière, qui sembla se recueillir, avant de continuer, d’une voix lente et légèrement altérée : – Tu as vu le jour dans un manoir antique qui porte le plus noble nom du pays de Bretagne. Ta mère était fille et femme de grand seigneur. Mais le malheur habitait ce fier château où tu es née. Il y eut bien des pleurs versés sur ton berceau. Un jour, ta mère fut abandonnée par son mari et chassée par son père.
– Ma pauvre mère ! interrompit Céleste. Mon cœur me crie que ma mère n’était pas coupable !
– Chassée et maudite ! acheva la Meunière dont la voix tomba, morne comme le découragement.
Un sanglot souleva la poitrine de Céleste.
– Ta mère te prit dans ses bras… poursuivit la Meunière.
Puis s’interrompant tout à coup :
– Mais je ne t’ai pas répondu, enfant, dit-elle ; tu as raison, ta mère n’était pas coupable ! elle était innocente vis-à-vis de son père, innocente vis-à-vis de son époux… Ta mère te prit donc et t’emporta dans ses bras, mettant sa confiance en Dieu seul. Elle ne savait pas avant ce jour-là, ta mère, ce qu’il y avait en elle de force pour souffrir ! En sortant du château elle s’assit sur l’herbe au bord du chemin et te réchauffa toute tremblante contre son cœur. Elle pleura, car elle était femme ; mais ses larmes se séchèrent bien vite.
– Enfant, te dit-elle à toi qui ne pouvais pas encore l’entendre, tu n’as plus que moi sur la terre ; ceux qui sont forts et qui te devaient protection t’ont délaissée : eh bien ! moi, je te protégerai ! on t’a déshéritée, je saurai te conquérir un héritage ; on te jette nue et faible dans la vie, je te couvrirai, je te soutiendrai !…
La voix de la Meunière vibrait sous son capuchon de bure. Raoul et Céleste tressaillirent jusqu’au fond du cœur, lorsqu’elle ajouta en se penchant vers la jeune fille :
– Enfant, tu seras aimée ! Enfant, tu seras heureuse ! Et tout ce que tu auras, enfant, ta richesse et ton bonheur, après Dieu, tu ne le devras qu’à ta mère !
– Celle-là était une noble femme ! dit Raoul en essuyant ses yeux mouillés.
– Ma mère, ma pauvre sainte mère ! balbutiait Céleste à genoux.
La Meunière se taisait ; aux rayons intermittents de la lune, on voyait sa poitrine battre sous la rude étoffe de sa mante.
– Mais, dit Raoul à qui la réflexion venait, est-ce dans sa main que vous avez vu tout cela, bonne femme ?
Céleste se releva et jeta sur la Sorcière un regard de soupçon. Celle-ci ne daigna pas répondre à la question de Raoul.
– Voilà pour ton passé, jeune fille, dit-elle avec toute sa gravité revenue. Quant à ton avenir, le voici.
– Oh ! je crois en vous, bonne dame ! s’écria Céleste caressante. Parlez-moi encore de ma mère ! Puisqu’elle m’aimait tant, pourquoi m’a-t-elle abandonnée !
– Elle a employé sa vie tout entière à travailler pour toi.
– Est-elle bien loin d’ici ?
– Trop loin de toi, car elle ne peut te serrer contre son cœur qui t’appelle !
Céleste songeait, malgré elle, à la comtesse Isaure et à ce mystérieux baiser qui l’avait éveillée dans les jardins de Rohan.
– L’ai-je vue jamais ? demanda-t-elle encore.
– Tu l’as vue, répliqua la Meunière.
Céleste pensait et se disait :
– La comtesse Isaure est trop jeune pour être ma mère.
– Donne-moi ta main, fillette, reprit tout à coup la Meunière, et ne m’interromps plus, si tu veux connaître l’avenir. L’heure passe.
Après quelques secondes de recueillement, elle poursuivit de cet accent solennel et assuré que prennent tous les prophètes.
– Jeune fille, tu la verras, ta mère, quand les jours de bonheur et de gloire seront venus, quand elle aura arraché ton noble héritage des mains du spoliateur, quand tu seras la femme d’un comte…
– La femme d’un comte ! s’écria Raoul en bondissant.
Ce comte-là n’avait qu’à se bien tenir, et d’instinct, la main de Raoul cherchait déjà son épée.
– Tout ceci est un songe ! pensait tout haut Céleste.
La Meunière avait croisé ses bras sur sa poitrine.
– J’ai dit ! prononça-t-elle sèchement : ce n’est pas moi qui fais la destinée !
Elle se leva et marcha vers Raoul en ajoutant :
– À votre tour, jeune homme !
Raoul lui tendit la main, moitié souriant, moitié craintif ; le scepticisme combattait en lui l’émotion.
– Bonne femme, dit-il en tâchant de railler, examinez-moi bien ces lignes ; si vous y découvrez une couronne de comte, je vous promets la moitié de mes domaines à venir !
La Sorcière repoussa sa main et répondit :
– Il ne s’agit point de cela entre nous.
– Ne me direz-vous pas ma bonne aventure ? demanda Raoul désappointé.
– Non.
– Ne me parlerez-vous point de ma famille ?
– Non.
– Au moins, ne m’apprendrez-vous pas ?…
– Rien ! fit la Sorcière d’un ton péremptoire. J’ai ma tâche tracée.
Elle tira un papier de son sein.
– On vous a envoyé près de moi chercher un talisman, dit-elle ; le voici !
Céleste ouvrait de grands yeux. Raoul prit le papier avec défiance : c’était une lettre ; il essaya de lire l’adresse aux rayons de la lune.
« – À M. le vicomte de Rieux, épela-t-il, colonel des chasseurs de Conti. »
– J’ai la taille, dit-il ; on m’aurait bien engagé sans cela !
– Vous allez retourner à Rennes tout de suite, continua la Meunière ; vous remettrez cette lettre en mains propres, demain, à la première heure. Le vicomte a besoin d’un cornette.
– Officier, moi ! balbutia Raoul ébahi.
– Oh ! s’écria Céleste, s’il est officier, il m’oubliera !
Raoul riait de tout son cœur.
– Si vous m’aviez dit, raisonnait-il ! « Le vicomte a besoin d’un fourrier, » encore passe ! Mais officier du premier coup, officiers du régiment de Conti !… Bonne femme, vous vous moquez de moi.
– Quand M. le vicomte de Rieux vous aura délivré votre commission de cornette, dit celle-ci paisiblement, il vous faudra des équipages.
– Je crois bien ! s’écria Raoul éclatant pour le coup. Voyez un peu ! je n’avais pas songé aux équipages !
La Meunière gardait son grand sérieux.
– Vous vous présenterez à l’hôtel de l’intendant royal avec cette lettre, dit-elle encore, et le caissier vous comptera trois mille livres.
– De mieux en mieux ! fit Raoul.
– Si c’était vrai pourtant ? dit à son oreille la douce voix de Céleste.
Raoul haussa les épaules, mais il commençait à croire.
– Maintenant, reprit la Meunière, il faut rentrer au manoir, où l’on a remarqué votre absence, ma fille ; vous, mon officier, allez trouver votre valet Magloire, qui vous attend à la croix de Mi-Forêt ; je n’ai plus rien à vous dire.
Raoul la retint comme elle s’éloignait.
– Tenez, bonne femme, s’écria-t-il, je ne crois guère aux sorciers quand je suis de sens rassis, mais me voilà comme un enfant qu’on a bercé de contes de fées ; je ne sais pas s’il y a quelque chose de sérieux en tout ceci et s’il faut vous remercier…
– Remerciez toujours ! murmura Céleste qui lui poussa le coude.
La Meunière était déjà près de la porte du moulin ; elle s’arrêta :
– J’oubliais, fit-elle. Demain, dans la soirée, cornette, quand même vous seriez de service, il faut que vous veniez au château de M. le sénéchal de Rohan-Polduc, on y aura besoin de vous.
– J’y viendrai, si je suis cornette, répondit Raoul.
Il ajouta tout bas, en se tournant vers Céleste :
– Si je ne suis pas cornette, ce qui me paraît excessivement probable, j’y viendrai tout de même.
Au moment où ils allaient s’éloigner, une voix rauque retentit dans les ruines.
– Sellez mon cheval ! dit-elle. Apportez-moi l’épée de monsieur Pierre de Bretagne, mon aïeul… Voici l’heure où va passer Philippe d’Orléans, régent de France !
– C’est là votre route, dit vivement la Meunière à Raoul en désignant le sentier par où les deux enfants s’étaient approchés des ruines. La vôtre est ici, ma fille, ajouta-t-elle en montrant à Céleste une allée qui rejoignait le grand chemin du manoir.
Son accent et son geste étaient si impérieux que les deux jeunes gens obéirent aussitôt, allant l’un à droite, l’autre à gauche. Comme ils disparaissaient derrière les arbres, la voix des ruines s’éleva de nouveau, criant :
– Mon cheval ! mon cheval ! mes armes et mon cheval !
La Meunière avait gagné la porte du moulin.
– Monsieur mon père, dit-elle, arrêtée sur le seuil, Philippe d’Orléans est passé depuis longtemps.
– Donc, répliqua la voix qui sembla s’éteindre, il faudra remettre encore à demain le grand combat de la Bretagne contre la France !
Tout au fond du ravin au-dessus duquel le Pont-Joli balançait son arche de feuillage, la route et le petit ruisseau tributaire de la Vesvre se côtoyaient l’espace d’une centaine de pas ; entre eux, l’angle d’un pré qui rejoignait les futaies de la plaine venait bientôt se ficher comme un coin aigu et vert. Le ruisseau, bordé de vieux saules, s’écartait lentement sur la gauche, tournant la rampe du nord ; la route, au contraire, prenait un circuit pour gravir la colline méridionale et l’arc de cercle qu’elle traçait enfermait à la fois le tertre et les ruines du moulin.
Au lieu de suivre son cours dans la plaine, le ruisseau faisait un coude brusque au bout de la prairie et restait collé à la base même du monticule dont il dessinait fidèlement les contours. On voyait au loin un mince filet d’argent se dérouler parmi la verdure sombre, puis tout à coup disparaître derrière les futaies.
C’était un autre défilé. Le lieu connu dans le pays sous le nom de la Fosse-aux-Loups commençait précisément à l’endroit où le voyageur, placé sur la route charretière, perdait de vue le ruisseau. Une colline, beaucoup plus haute que ne le sont d’ordinaire les coteaux du pays de Rennes, se dressait vers le nord, couverte de chênes énormes, parmi lesquels se montrait çà et là le roc gris.
On ne voyait nulle apparence de coupes dans ces bois séculaires, et aucune route tracée ne pénétrait dans leurs profondeurs.
Au temps où les paysans de Bretagne se révoltèrent, sous Louis XIV, contre le gouverneur, duc de Chaulnes, pour l’impôt du timbre et du tabac, les gens de France vinrent camper à quelque cinq cents pas de là, dans une belle prairie qui se trouvait sous le grand étang Muys. Tant que le jour dura, on n’aperçut pas un seul rebelle aux alentours ; la nuit venue, les gens de France firent tourner la broche et bouillir la marmite comme de bons soldats qu’ils étaient.
Quelques-uns entendirent bien comme un sourd fracas qui semblait descendre de la vieille digue en pierres sèches, au bas de l’étang, mais ils pensèrent que c’était l’eau frappant contre la bonde.
Les gens de France soupèrent gaîment, puis ils se couchèrent sur l’herbe. Le milieu de la nuit leur réservait un dur réveil. Ce bruit sourd qu’ils avaient entendu, c’était la pioche des gars de la Fosse-aux-Loups, occupés à crever la digue. Le froid de l’eau les tira de leur somme.
La prairie était un lac. Ceux d’entre eux qui savaient nager purent voir, aux deux côtés de la chaussée démolie, deux grands feux de joie, autour desquels les peaux de bique dansaient comme des diables incarnés.
Depuis lors, personne n’avait pris souci de rétablir la chaussée. L’étang du Muys formait un large bassin desséché à demi où croissaient déjà de grands arbres et au centre duquel une flaque d’eau de forme oblongue dormait dans un lit vaseux.
À la hauteur de l’ancienne digue, le ruisseau formait une mince cascade et tombait en écumant sur les cailloux, jusqu’à ce plan inférieur où les gens du duc de Chaulnes avaient été mis à mal par les paysans ; mais la belle prairie s’était changée en taillis ; les jeunes arbres croissaient au hasard, entremêlés de touffes d’ajoncs mesurant quinze pieds de hauteur.
Une fois égaré au fond de cet entonnoir, le voyageur aurait pu se croire à cent lieues de toute civilisation. Aussi loin que le regard pouvait se porter, il n’y avait plus qu’inculture et désordre. C’était une forêt vierge de la Bretagne druidique, avec ses roches chauves faisant tache dans le feuillage, et ses marécages violâtres aux eaux visqueuses, peuplées d’oiseaux criant plaintivement. Et pourtant nous n’avons fait que tourner la petite colline plantée d’arbres verts où s’appuyait l’extrémité du Pont-Joli. En partant du fond même de l’entonnoir, on n’eût pas marché dix minutes à travers les taillis dans la direction de l’ouest sans trouver les riants abords de la vallée de Vesvre.
C’était l’abandon qui avait jeté comme un épais voile de tristesse sur ces lieux autrefois habités et si fertiles ; cette partie de la forêt n’avait plus de maître, depuis que Rohan-Polduc avait quitté son manoir. C’était peut-être aussi le souvenir de la nuit de malédiction. C’était surtout le terrible voisinage de la Fosse-aux-Loups…
Mais où était-elle, cette Fosse-aux-Loups dont le nom défrayait depuis si longtemps les récits des veillées ? Il y avait là une prairie changée en taillis, un étang desséché, deux montagnes arrondissant la concavité de leurs flancs couverts de futaies : était-ce là la Fosse-aux-Loups ?
Oui et non. C’était topographiquement le point de la forêt de Rennes désigné sous le nom de la Fosse-aux-Loups ; mais ce n’était point assurément ce souterrain étrange et mystérieux, comparable aux galeries creusées par les géants de la verte Érin, comparable à ces retraites ténébreuses où Calgacus abritait contre Rome envahissante la liberté de l’Angleterre barbare, comparable enfin aux grottes du roi Pelage, aux galeries d’Hercule qui sont au-delà de Tolède et à ce fameux souterrain de Montesinos que Michel Cervantes n’a point inventé ; ce n’était pas cette ville sombre aux mille voies inconnues qui, suivant la croyance populaire, s’étendait sous une bonne moitié de la forêt. C’en était seulement le vestibule.
Suivant la croyance commune encore, les souterrains de la Fosse-aux-Loups avaient trois issues : la première à l’étang de Muys, la seconde aux Deux-Moulins, sur le domaine de Treml, la troisième aux environs du manoir de Rohan-Polduc.
Les loups eux-mêmes n’auraient point pu trouver ces deux dernières issues, et quant à la première, il y avait un proverbe qui disait : Tant qu’on pourra couper une brassée de blosses dans la forêt, les gens du roi chercheront la fosse[3] ! Or la blosse, sorte de prunier sauvage, est aussi commune dans les brousses du pays rennais que la bruyère sur la lande ou le sainfoin dans les prairies.
À l’heure où Raoul et Céleste quittaient les ruines du moulin à vent, l’étang du Muys et ses abords présentaient un singulier spectacle : des feux étaient allumés çà et là au bord de la flaque d’eau, qui reflétait leur rouge lueur en même temps que les rayons blafards de la lune ; d’autres feux brillaient le long de l’ancienne chaussée : on en voyait encore plus bas, dans la prairie devenue taillis. C’était comme un camp, et l’œil pouvait distinguer, non loin de chaque foyer pétillant, une ou deux huttes en branches d’arbres calfeutrées et recouvertes de janiqué[4].
Autour de la flamme, des hommes à peaux de biques se rangeaient, accroupis par terre, et regardaient bouillir la marmite, suspendue à trois pieux. On entendait un murmure sourd et continu ; les Loups bavardaient en attendant le souper.
Il ne se passait guère de semaine sans que le maréchal de Montesquieu ne fît éclairer par ses espions cette partie suspecte de la forêt, à telles enseignes que les espions du maréchal restaient parfois en route et ne venaient point lui faire leur rapport.
La veille, les éclaireurs de la lieutenance avaient gravi peut-être les montées environnantes, et, du haut de quelque vieux chêne, leur regard avait plongé tout au fond de l’entonnoir ; ils n’avaient rien vu, sinon des halbrans dans les roseaux de la mare, ou quelque chevreuil ruminant à l’ombre d’un buisson. L’étang et ses alentours étaient un désert ; les espions avaient pu se retirer et dire au maréchal que tout allait bien derrière la vallée de Vesvre.
Et le maréchal dormait sans doute sur ses deux oreilles, ne se souvenant point que ce diabolique pays avait des dessous comme un théâtre, et que cette fée qu’on appelait la Louve pouvait, d’un coup de sa baguette, faire jaillir du sol une armée.
Il n’y avait rien la veille, rien encore dans la matinée de ce jour.
Vers une heure après midi seulement, les taillis s’étaient peuplés ; la hache avait joué ; les cabanes s’étaient dressées sur la brune, et à la nuit noire, on avait allumé les feux.
Et de tous les coins de la forêt des hommes étaient venus, le carré de peau de loup au visage, le mousquet sur l’épaule.
Pourquoi ? nul ne le savait ; la Louve avait rassemblé ses soldats, voilà tout.
À l’autre bout du pays armoricain, sous le Mené, il y a comme cela une lande où les sorciers de toute la Bretagne tiennent leur cour plénière ; chacun sait bien que tous les ans, durant la nuit de la Toussaint, ils se bâtissent une ville, non point avec de pauvres branchages, non point avec des ajoncs coupés, mais avec de belles pierres taillées dans le granit de Penmarch, où le quartz sème ses paillettes rosées ; une vraie ville grande comme Quimper, et qui a sur sa cathédrale un clocher plus haut que celui de Paimpol.
Eh bien ! quand l’aube se lève sur la lande du Mené, on cherche en vain la trace de ces merveilles authentiques ; tout a disparu, palais de granit et clochers percés à jour. Peut-être qu’au crépuscule du matin ce camp de Loups, presque aussi fantastique que la capitale des sorciers bretons, allait également disparaître.
On devisait autour des chaudronnées, et nous eussions reconnu dans les groupes la plupart des anciens vassaux de Rohan.
– La dernière fois que je l’ai vu, disait le vieux métayer Jouachin, qui avait amené là trois fils et cinq petit-fils, il cheminait du côté d’Antrain pour gagner la côte et s’en aller en Angleterre… Notre monsieur est mon aîné de sept ans ; cela le fait bien vieux, mes garçailles, et quand on passe la grande mer à cet âge-là, on ne revient point, c’est moi qui vous le dis !
– Mais vous ne l’avez pas vu s’embarquer, père Jouachin ?
Le vieillard secoua la tête.
– Vous souvenez-vous, murmura-t-il, quel fier cavalier c’était que le comte Guy de Rohan ? La veille du jour où il fut chassé de son manoir par les soldats du régiment de la Ferté, je le rencontrai qui menait un cerf dans les taillis de Boislève. Son veneur était à cinq cents pas derrière lui, et comme la murette de ma basse-cour lui barrait le passage, je tirai mon chapeau pour lui dire en riant : « Sautez une fois pour entrer, une fois pour sortir, monseigneur ! Il sauta une fois pour entrer aussi facilement que j’ouvre ma pétunière[5]. Il jeta un écu de six livres aux enfants qui jouaient dans la cour et sauta une seconde fois pour sortir en criant : « Dieu te bénisse, toi et ta maisonnée, Jouachin, mon brave homme ! »
Il y avait une grosse bouteille de terre, pleine d’eau-de-vie ; on but un coup à la ronde, et ceux qui avaient connu le comte Guy de Rohan répétèrent :
– Quant à ça, pour chevaucher, il n’avait pas son pareil de semblable à lui !
– Eh bien ! reprit le vieux Jouachin, quand je le vis là-bas, du côté d’Antrain, il chancelait sur sa selle comme un procureur qui a changé de bidet ; il avait le corps cassé en deux et sa pauvre tête branlait, donnant du menton contre sa poitrine… Ici ou là, mes petits enfants, en France ou en Angleterre, notre monsieur n’a pas dû bien longtemps durer, depuis le jour où je l’ai vu !
– Et sa fille ? demandèrent plusieurs voix.
– Il n’y avait personne avec lui, répondit Jouachin, qu’un gars qui allait pieds nus et qui lui montrait le chemin.
– Notre demoiselle s’est déguisée plus d’une fois, en jeune gars, dit une voix dans le cercle.
Le bonhomme Jouachin garda le silence, et la bouteille de terre fit un tour.
– Manteau noir et chapeau à plumail noir sur les yeux, faisait notre ami Josille auprès du foyer voisin. Son cheval est attaché à un arbre au revers de la chaussée.
– À quelle heure est-il venu ?
– Sur le tard.
– Est-ce que le joli sabotier le connaissait ?
– M’est avis que non, car il n’a pas voulu lui montrer l’entrée de la fosse.
– Et personne ne sait son nom ?
– Personne.
En prononçant ce dernier mot, Josille étendit la main vers le bout de la chaussée, où se mourait un feu isolé. Deux hommes qui causaient en se promenant sortirent de l’ombre. L’un de ces deux hommes, qui était de grande taille, portait en effet un manteau noir relevé par le fourreau de son épée ; son feutre se rabattait sur ses yeux et cachait son visage. L’autre était une manière de rustre endimanché qui tenait sa peau de bique sous le bras et montrait à découvert sa grosse tête coiffée d’un bonnet de laine.
Celui-là était court et trapu ; ses petites jambes semblaient s’arc-bouter en cerceaux pour supporter le poids de ses larges épaules. Nous l’avons vu en la salle basse de Rohan, dès les premières pages de cette histoire. Son compagnon et lui s’avancèrent dans leur promenade jusqu’au feu abandonné qui allait se consumant sous la cendre ; le groupe présidé par Josille faisait silence, afin de saisir au moins quelque parole au passage ; mais le joli sabotier parlait tout bas, et c’est à peine si son mystérieux compagnon desserrait les lèvres. Quand ils s’éloignèrent, Josille demanda :
– Quelqu’un de vous a-t-il vu le métayer Julot qui est allé en la grand’ville de Paris avec maître Josselin Guitan ?
– Il est là-bas avec la Michon, au bord de l’eau, répondit un Loup.
– Toi qui parles, pourrais-tu dire le nom de la bourgeoise qui a fait leurs affaires à la cour du régent ?
Le paysan hésita, chercha et finit par répondre :
– Madame Saint-Elme.
Josille frappa dans ses mains.
– Eh bien ! s’écria-t-il, c’est justement ce nom-là ! L’homme au manteau me faisait l’effet d’un espion de France ; je me suis coulé dans la taille pour savoir de quoi ils causaient, le joli sabotier et lui. Je n’ai pu entendre que cela : Madame Saint-Elme, mais je l’ai entendu !
Le joli sabotier et son compagnon étaient rentrés dans l’ombre ; ils marchaient côte à côte à l’extrémité de la chaussée, et ne se contraignaient plus.
– Je suis le maître ici, disait Yaumy, qui se redressait avec importance sur ses courtes jambes. Il faut bien quelque chose pour amuser ces bonnes gens : on leur parle de la Louve, mais la Louve, voyez-vous…
Il haussa les épaules au lieu d’achever. L’homme au manteau s’arrêta et croisa ses bras sur sa poitrine. Comme il était ainsi tête levée, un rayon de lune glissa sous le rebord de son feutre, éclairant les traits mâles et fièrement dessinés de l’Espagnol don Martin Blas.
– Alors c’est perdre son temps que de chercher la Louve ? dit-il.
– Non pas ! s’écria le joli sabotier en riant ; pour vous faire plaisir, mon gentilhomme, je vais vous la montrer, si vous y tenez.
Au bout de la chaussée, il y avait un petit rebord en forme de parapet qui regardait l’entrée du défilé, du côté de la vallée de Vesvre ; Yaumy dérangea quelques fascines amoncelées là comme au hasard et découvrit un long fauconneau de fer, monté sur pivot comme une caronade, et dont la gueule noire était braquée sur l’entrée du défilé.
C’était l’artillerie des Loups. Yaumy frappa sur la culasse, qui sonna le plein, car le vieux fauconneau était chargé jusqu’à la gueule, et dit avec emphase :
– Voici la Louve ! Elle mord !
Les heures passaient ; nombre de feux s’étaient éteints autour de la grande mare et le long de la chaussée ; l’aspect du camp avait changé ; tout ce qui ne faisait point saillie aux rayons de la lune rentrait dans l’ombre, et le paysage, éclairé naturellement par grandes masses, allait bientôt de nouveau ressembler à une solitude. On ne causait plus guère ; les marmites retournées avaient donné leur contenu épais au bon estomac des Loups ; beaucoup d’entre eux ronflaient déjà, étendus sur l’herbe, les pieds dans la cendre chaude.
La lune, qui montait au ciel et dont la lumière s’épurait à mesure que mouraient les lueurs du bivouac, enfilait la mare et mirait son disque blanc dans l’eau dormante. Tout à l’entour, les coteaux dessinaient sur le firmament laiteux les festons de leurs profils ; la brise tiède montait de la plaine ; un silence profond régnait dans la forêt. On n’entendait que le pas lourd et paresseux des sauvages sentinelles qui veillaient aux abords du camp.
Il y avait encore cependant, vers le centre de la mare, un foyer qui brûlait et des gens qui prolongeaient la veillée. C’était sous un bel aulne feuillu ; le cercle était présidé par dame Michon Guitan, qui avait mis elle-même le gruau dans les écuelles.
Dame Michon avait les cheveux tout blancs, et son rosaire à gros grains de cuivre carillonnait à sa ceinture comme au temps où elle était femme de charge de Rohan ; mais vous eussiez découvert en elle maintenant quelque chose de belliqueux et d’un peu farouche.
Dame Michon n’était plus tout à fait la discrète matrone, tournant son rouet paisible et fumant sa pipe tant que le jour durait, sous le manteau de la grande cheminée de la salle basse. Jadis elle ne faisait la guerre qu’à maître Alain Polduc, le majordome prévaricateur ; à présent on voyait bien qu’elle avait mis de côté ses habitudes pacifiques. Elle n’atteignait pas à la tragédie, malgré la dignité de son port et la sévérité de son regard ; c’était une véritable vivandière, capable de tremper, au besoin, la soupe pour toute une armée, et de lancer ensuite la marmite vide à la tête de l’ennemi.
À part l’élément honnête, la gouvernante des bandits de Gil Blas devait ressembler un peu à dame Michon Guitan devenue femme de guerre. Mais, chez la digne créature, l’élément honnête débordait : c’était toujours la bonne chrétienne, le dévoûment incarné, la fidélité absolue.
Elle était assise sur sa mante pliée, pour éviter le froid de l’herbe, qui ne vaut rien aux vieilles gens ; elle se tenait droite comme autrefois, et sa figure peignait encore la santé. Il n’y avait qu’elle de femme ; une trentaine de paysans se rangeaient autour d’elle : les uns étaient de sa marmite, les autres avaient abandonné leurs feux pour finir la veillée avec elle.
– L’eau-de-vie est bonne pour les hommes, disait-elle en portant à ses lèvres une fière écuelle de cidre dur, et quant à cela, Josselin Guitan, mon fils, va sur ses trente-cinq ans : je ne peux pas le tenir en lisière !
Elle inclina la tête à la ronde avec une courtoisie solennelle et vida son écuelle d’un trait.
– C’est égal, répliqua l’ancien veneur de Rohan, qui portait comme tous les autres la peau de bique d’uniforme, si maître Josselin est revenu chez nous depuis ce matin, il aurait bien pu trouver le temps de dire bonjour à sa vieille mère.
– Qu’en sais-tu, toi ? répliqua la bonne femme avec aigreur ; ceux qui taillent la besogne de Josselin Guitan comptent sur lui. Qui êtes-vous pour le juger ? Tous les jours que Dieu donne, je dis un Ave à sainte Marie pour la remercier de m’avoir fait sa mère.
Elle ajouta en se tournant vers un gars à tous crins couché nonchalamment auprès d’elle :
– C’était donc un feu follet que cette madame Saint-Elme, mon Julot ?
À ce nom de madame Saint-Elme, Josille et le vieux Jouachin, qui venaient d’arriver, dressèrent l’oreille. Le gars Julot se souleva sur le coude.
– Quoi donc ! fit-il, on en voit de drôles par là-bas ! Paris est plus grand que d’ici l’autre bout de la paroisse ! Il y a une rivière où la Vilaine danserait avec la Vesvre, avec la Vanve, avec le Couësnon aussi, et l’Ille, et la Seiche, et la Mayenne qui passe à Laval, et l’Orne qui est vers Alençon, et bien d’autres encore !
– Bah ! fit le cercle émerveillé.
Les voyageurs sont sujets à mentir, mais on les écoute toujours ; ce gars Julot, avec sa petite figure maigre, perdue dans ses énormes cheveux roux, était un voyageur.
– Faut pas dire : « Bah ! » reprit-il en homme sûr de son fait ; pour traverser la rivière dont je parle, on a des ponts de pierre de taille qui n’en finissent plus. Le palais du roi a cinq cents fenêtres ! J’ai entendu la messe à l’église Notre-Dame, dont les tours sont si hautes qu’on voit les hommes comme des mouches en haut dessus. C’est la vérité : je ne voudrais pas surfaire.
– Mais, interrompit Michon Guitan, madame Saint-Elme ?
– Madame Saint-Elme ? répéta Julot, bien ! j’ai ouï sous le Pont-Neuf un clocher qui jouait de la musique ; ça se nomme la Samaritaine. Et un soir que je passais par là pour écouter le clocher qui chantait : « Trempe ton pain, Marie, trempe ton pain, Marie, trempe ton pain dans la sauce » on me coupa ma bourse, où j’avais cinq pièces de six liards. Maître Josselin m’avait dit de ne pas aller voir la comédie, mais c’est si joli ! Figurez-vous ça : Le père veut que sa fille s’épouse avec un vieux qui a de l’argent ; la fille vient raconter ses embarras à la domestique, une flûtée commère ! La domestique lui dit : « N’ayez pas peur ! » Elle rencontre un valet pas mal voleur, à qui elle recommande bien de ne pas l’embrasser et qui l’embrasse tout le temps. Le valet va chercher son maître et une échelle ; le maître a une guitare ; il chante ; la jeune fille se met à la fenêtre ; on dresse l’échelle ; la jeune fille s’essuie les yeux avec son tablier et descend dans la rue en disant que ce n’est pas joli de quitter comme ça sa famille ! Et elle s’en va tout comme. Le père vient avec le vieux, et c’est à mourir de rire de les voir se lamenter ! Mais le valet ramène bientôt tout le monde : la suivante, la jeune fille et son maître, qui est l’unique héritier d’un seigneur espagnol plus riche que le roi ! On s’embrasse comme du pain, et tout le monde se met à danser, excepté le vieux, qui enrage sous sa perruque de filasse… Voilà ce que c’est que la comédie.
– Si c’est possible ! firent quelques voix dans le cercle où chacun écoutait bouche béante.
Le voyageur Julot avait déjà la conscience de son succès, et certes, il avait très-bien compris l’utilité morale du théâtre.
– Passez-moi la dame-jeanne, reprit-il en jetant à la ronde un regard de supériorité. Paris est Paris ! et ne faut pas rester par chez nous quand on veut connaître le monde !
– Mais sais-tu seulement, demanda le vieux Jouachin pourquoi maître Josselin et toi vous avez été à Paris ?
– Quant à ça, nenni répondit Julot sans hésiter. La madame Saint-Elme avait besoin de maître Josselin, voilà tout ce que j’ai deviné… Mais regardez là-haut, et voyez combien il y a d’étoiles ; on nous fit aller une fois, maître Josselin et moi, dans une maison toute en or où les femmes sont habillées avec je ne sais pas quoi qui ne les habille pas. Il y a dix fois plus de chandelles dans cette maison-là que vous ne voyez d’étoiles sur nos têtes.
– Ne te moque pas de nous, gars Julot ! interrompit sévèrement Jouachin.
– Vingt fois plus ! s’écria le voyageur, et du velours et des fleurs et des violons !… que tout reluit et chante là-dedans comme au paradis, aussi vrai que j’ai reçu le saint baptême ! Ah ! dame ! ah ! dame ! vous pouvez bien ne pas me croire, car ça me faisait comme si je rêvais ! Eh bien ! il y eut un beau seigneur qui s’approcha de maître Josselin et qui lui dit à l’oreille : « Le Régent a tout découvert, faites vos paquets et en route ! » Un autre seigneur me prit par le bras et me coula tout doucement : « Si tu veux me dire où se cache la Saint-Elme, je te donnerai cinquante louis d’or !… »
Julot s’arrêta pour allumer sa pipe ; son auditoire ne comprenait peut-être pas très bien ce récit confus où Julot lui-même semblait marcher dans un labyrinthe ; mais la curiosité n’en était que plus grande, et jamais conte de fées n’avait excité un pareil intérêt.
– Cinquante louis d’or, reprit Julot, cent vingt pistoles ni plus, ni moins ! j’ai manqué ma fortune ! mais trouver la Saint-Elme ! ah ! ouiche ! Autant aurait valu me demander dans quel trou de lande se cachent les Corniquets ou les Chats-Courtels[6]… Quoi donc ! le lendemain, maître Josselin me fit monter en carrosse, et nous arrivâmes dans un jardin où l’on monte par cent degrés de marbre blanc, des parterres où fleurissent tous les bouquets du monde, des ifs taillés en animaux féroces, des statues qui vomissent l’eau par la bouche et par les narines, si bien qu’en regardant ces gerbes au soleil, j’étais plus ébloui que dans la maison tout en or qu’ils appellent l’Opéra… Et là où je vous mène maintenant, c’est Versailles. On voulut nous empêcher d’entrer dans un pavillon où il y avait des gardes à la porte ; maître Josselin dit qu’il venait de la part de madame Saint-Elme et voilà que les gardes se mettent à cligner de l’œil et nous laissent entrer… Ce n’est pas vous qui verrez jamais un ministre ! Il y en avait un dans le pavillon… avec une robe rouge et un chapeau rouge, une grande croix sur la poitrine, et bavard ! il s’appelle Dubois, comme l’aubergiste de Liffré. J’aurais bien pu entendre, ce qu’il causait, mais Josselin Guitan me dit de me tenir à l’écart… Passez-moi la dame-jeanne !
Le voyageur Julot avait de la sueur au front ; il racontait de bon cœur et tant qu’il pouvait.
– Oh ! mais, s’écria-t-il avec une ferveur soudaine, c’est chez le ministre qu’il y a une cuisine ! J’avais déjà la tête chaude quand nous revînmes à Paris ; je disais à maître Josselin tout le long de la route : Quel métier donc que nous faisons comme cela ?… Bast ! maître Josselin parle quand il veut !
– Et quand il veut, il parle bien ! fit-on dans l’auditoire, tandis que chacun adressait un regard flatteur à dame Michon Guitan.
Il paraît que décidément ce maître Josselin était une manière de puissance.
– Toc ! toc ! toc ! reprit le voyageur. Julot en faisant sonner la dernière phalange de son médium contre la dame-jeanne ; c’était maître Josselin qui frappait comme cela à une petite porte de la cour des fontaines, au revers du Palais-Royal. « – Qui est là ? – C’est de la part de madame Saint-Elme. » Bon ! nous voilà dans un corridor noir au bout duquel grimpait un petit escalier ; après l’escalier un autre corridor, et puis, ma foi ! des chambres à n’en plus finir, toutes pleines de dames et de gentilshommes qui riaient à se tenir les côtes en voyant nos grands chapeaux et nos vestes rondes. J’entendais qu’on disait sur notre passage : « – Ce sont les deux rustauds de la Saint-Elme » D’un coup de mon bâton à gros bout j’aurais bien fêlé une demi-douzaine de têtes : mais Josselin Guitan ne voulut pas… Dans la dernière chambre nous trouvâmes cinq ou six messieurs et autant de dames qui mangeaient dans de la vaisselle dorée et qui buvaient du vin blanc, mousseux comme notre petit cidre. Mon ministre était là, joliment égayé, par exemple ! et aussi un bel homme plus qu’à moitié en ribotte que les autres appelaient votre altesse. « – Les voilà ! » dit le ministre en riant. Les dames nous regardèrent et il y en eut une qui mit son bouquet sous le nez de maître Josselin ; moi, j’eus un bon coup d’éventail sur l’œil gauche, et la plus mignonne des six princesses me parla…
– Qu’est-ce qu’elle te dit ? demanda-t-on curieusement.
– Elle me dit : « a-t-il l’air bête ! répliqua Julot. Son altesse était dans un coin avec maître Josselin ; les princesses me firent boire à la bouteille, moi qui vous parle, et je leur chantai la chanson des gars de Locminé…
– Alors, interrompit l’ancien métayer Jouachin, tu ne sais pas ce que disait à maître Josselin cet homme qu’on appelait Votre Altesse ?
– Il est bon, leur petit vin blanc qui mousse, répondit le voyageur Julot, mais j’aime mieux le cidre de Noyal qu’on laisse en fût jusque vers la Chandeleur et qu’on met ensuite en bouteille… Le monseigneur disait ce qu’il voulait ; moi, je buvais et j’entendis seulement qu’on parlait de la Saint-Elme et de la Bastille. Quand on nous fit sortir, je n’y voyais plus goutte. Il faut vous dire qu’on a mis partout des lanternes dans Paris pour que les gentilshommes voient clair à se couper la gorge quand la nuit est tombée. Ce n’est pas moi qui me serais jeté dans cette bagarre ! Tout à coup maître Josselin s’écria : « – Saint-Maugon seul contre trois !… »
– Saint-Maugon ! répéta la vieille Michon, dont la voix trembla ; vous avez rencontré Saint-Maugon à Paris !
Pour tous ceux qui avaient de l’âge dans l’auditoire de Julot, ce nom fut comme l’écho d’un passé déjà lointain : Josille, Jouachin et d’autres voulurent interroger, mais Julot répondit :
– Je dis ce que je sais, ne m’en demandez pas davantage. Il y eut des coups d’épée et du sang sur le pavé ; le guet arriva pour relever un gentilhomme percé d’outre en outre, et l’on nous mit à la prison du Châtelet… J’oubliais de vous dire que j’avais reconnu parmi ceux qui se battaient l’homme qui m’avait proposé cinquante louis d’or moyennant que je lui apprendrais le logis de la Saint-Elme.
– Était-ce celui-là que mon fils Josselin appelait Saint-Maugon ? demanda Michon Guitan.
– Je ne sais pas, répliqua Julot ; passez-moi la dame-jeanne.
Au milieu du silence profond qui régnait maintenant autour de la mare et dans les tailles voisines, on entendit les pas d’un cheval sur le terrain pierreux, marquant l’emplacement de l’ancienne chaussée.
– J’espère, grommela Jouachin, que le joli sabotier et son camarade ont eu le temps de causer !
– Où vont-ils ensemble, à cette heure de nuit ? pensait-on dans l’auditoire du voyageur julot.
Cette longue audience que le joli sabotier avait donnée à son hôte inconnu était bien faite pour exciter la curiosité générale. Depuis une demi-heure, ils avaient quitté la chaussée et se tenaient tous deux à l’écart dans le taillis pour que leur conversation n’eût point de témoins. On les vit s’avancer bientôt dans l’ombre à pas lents : le joli sabotier les mains dans ses poches et la pipe à la bouche, l’étranger tenant son cheval par la bride.
– Ne soufflez mot ! dit tout bas Josille, je vous promets que nous allons voir sa figure.
Il prit un éclat de souche et s’approcha du feu qui couvait, sous la cendre. Le voyageur Julot, pour vider son sac tout d’une fois et n’omettre aucune des merveilles de Paris, venait d’entamer, à son point de vue, une description de la rue Quincampoix, où s’agitaient les fiévreux de la banque de Law, mais le cercle de dame Michon n’était plus en humeur d’écouter ; la curiosité générale se concentrait sur le compagnon du joli sabotier. Josille guettait l’approche de l’étranger ; tout le monde dans le cercle avait compris son dessein ; on attendait. Au moment où l’étranger au noir manteau qui marchait un peu en avant, passait devant le foyer, Josille lança son éclat de souche au milieu des cendres et souleva ainsi une gerbe d’étincelles.
L’étranger rabattit vivement son feutre sur ses yeux ; mais il n’était déjà plus temps.
– Jésus Dieu ! s’écria Julot en laissant sa dame-jeanne. C’est cet homme-là qui voulait me donner cinquante louis d’or !
Dame Michon Guitan, tremblante et tout éperdue, s’était signée coup sur coup plusieurs fois.
– Ce n’est pas possible ! balbutiait-elle. Non, non ! ce n’est pas possible ! Je me fais trop vieille et mes pauvres yeux n’y sont plus !
Josille riait dans sa barbe du succès de son stratagème.
– Un beau brun ! fit-il. Ah ! ah ! les seigneurs de la cour de Paris viennent visiter comme cela notre cousin Yaumy ! Nous allons voir du nouveau, c’est sûr !
L’ombre était revenue plus profonde ; le sabot du cheval cessa un instant de résonner sur l’herbe, et chacun devina bien que l’étranger l’avait arrêté pour se mettre en selle. Il en était ainsi : le joli sabotier et lui échangeaient une poignée de mains et prenaient congé l’un de l’autre.
– Personne ne vous connaît dans le pays, mon gentilhomme, disait le sabotier ; la curiosité de nos gars ne peut vous porter préjudice.
L’étranger ne répondit point ; il toucha son cheval et prononça tout bas :
– Demain, une heure après la tombée de la nuit, aux portes Mordelaises !
Yaumi répliqua en riant :
– Ils auront payé pour nous les violons !
Le cheval partit au grand trot.
– Éteignez le feu et dormez, mes bonnes gens, dit le joli sabotier en repassant devant le foyer de dame Michon. Je viens de travailler pour vous.
Quelques minutes après, l’étang de Muys formait comme un grand trou noir entre les collines vaguement éclairées ; on n’entendait plus rien, sinon la brise de nuit qui murmurait dans les chênes.
Chez la Sorcière, on ne dormait pas. La lune glissait un rayon dans l’intérieur du moulin en ruines. À travers les pièces de la charpente on voyait les étoiles briller au ciel sans nuages. La mousse avait rongé les ardoises ; c’eût été pour la Meunière et pour son vieux lion, comme disait maître Josselin Guitan, une mauvaise retraite dans les nuits d’hiver. En cette saison de l’année, c’était un asile passable. La Meunière, d’ailleurs, et son vieux lion, ne se montraient point difficiles sur le choix de leur gîte.
Le plancher formant le premier étage du moulin n’existait plus ; il ne restait que les murailles mêmes de la tour et la charpente vermoulue supportant le toit à jour. Le sol était jonché de débris de solives recouvertes d’une épaisse couche de feuilles et de poussière. Dans un coin on avait étendu quelques bottes de paille. Le vieillard, dont la voix rauque s’était fait entendre au moment où Raoul et Céleste s’éloignaient était étendu sur cette paille.
La Meunière veillait, assise sur une poutre et adossée contre la muraille ; derrière elle, une mince chandelle de résine, maintenue par un bâtonnet fendu fiché entre deux pierres, achevait de se consumer en pétillant. Le vieillard s’agitait dans son assoupissement fiévreux et laissait échapper de confuses paroles. À part ce bruit, les ruines étaient muettes.
Au milieu du grand silence qui régnait au dehors, un son léger se fit dans les broussailles ; la Meunière, jusqu’alors immobile comme une sombre statue, se leva lentement ; et marcha vers la porte.
– Josselin Guitan, dit-elle à haute voix, tu as bien tardé !
Les broussailles cessèrent de s’agiter et Josselin Guitan ne répondit pas.
– Je sais que tu es là ! reprit la Meunière, avec autorité ; approche et montre-toi, si tu as le cœur d’un homme !
Dans la demi-obscurité qui régnait sous la voûte de feuillage, une ombre passa ; la Meunière recula d’un pas, et l’ombre franchit le seuil du moulin. C’était bien maître Josselin, tel que nous l’avons vu dans la matinée ; seulement sa figure inquiète et couverte de pâleur n’avait plus de masque.
Il jeta autour de lui un regard rapide : le vieillard tournait le dos ; la résine mourante éclairait la Meunière à contre-jour.
– Tu as cherché, dit-elle, tu n’as pas trouvé. Tu chercherais encore que tu ne trouverais pas davantage.
Au son de cette voix Josselin eut un tremblement par tout le corps.
– N’êtes-vous point Barbe, la Meunière ? murmura-t-il ; la vieille Barbe m’a dit plus d’une fois ma bonne aventure quand j’étais enfant. Je ne reconnais point sa voix.
– Tu es venu aujourd’hui jusqu’à ma porte, prononça la Sorcière au lieu de répondre : pourquoi n’es-tu pas entré ?
– J’ai, pris un cheval sur la lande, Barbe, ma bonne femme, et j’ai galopé jusqu’à Rennes pour trouver celle que vous savez bien. Je ne suis pas entré parce qu’on parle sur votre compte, Barbe…
– Comment parle-t-on ?
– Il y en a qui vous accusent de prendre l’argent des Français et de faire métier d’espionne dans le pays.
– L’argent est bon, de quelque main qu’il vienne, gronda la Meunière sous son grand capuchon. Si tu as de l’argent, je te dirai où est celle que tu cherches.
Josselin plongea sa main dans la poche profonde de sa peau de bique et la retira pleine d’écus de six livres qu’il déposa sur la poutre où naguère la Sorcière s’asseyait. Ensuite il dégaina son bon couteau de chasse et le ficha dans le bois au-devant des écus.
– Je n’ai que cela, dit-il. Écoute-moi bien, Barbe, ma bonne femme, tu sais que je n’ai jamais menti… l’argent est à toi, si tu me dis où je trouverai notre demoiselle ; si tu le dis à d’autres…
Il n’acheva point, mais son doigt étendu montra la lame brillante et affilée du couteau de chasse.
La Meunière arracha la baguette qui maintenait la chandelle de résine et se dirigea vers le tas de paille en faisant signe à Josselin de la suivre.
– Tu es un bon serviteur ! dit-elle en éclairant tout à coup le visage du vieillard endormi.
C’était une grande figure pâle et maigre, encadrée de cheveux blancs épars. Il y avait sur ses traits creusés profondément par l’âge, par la fatigue, par la douleur, je ne sais quelle exaltation chevaleresque. Ce vieux Breton vaincu, couché qu’il était sur le bord de sa tombe, devait rêver encore batailles et victoires.
Un cri s’échappa de la poitrine de Josselin, qui mit un genou en terre.
– Notre monsieur est bien changé depuis la dernière fois que je l’ai vu ! dit-il avec une pitié respectueuse.
Puis, saisi tout à coup d’une idée, il releva la tête en s’écriant :
– Notre demoiselle ne quitte jamais son père : elle est donc ici !
Ces dernières paroles s’étouffèrent dans sa gorge, parce que, en se retournant, il vit à la place même où la Meunière se tenait debout tout à l’heure une femme à la beauté grave et douce qui le regardait en souriant. Elle avait la tête nue et repoussait du pied la mante à capuchon désormais inutile.
Ses cheveux brillants et soyeux ruisselaient en ondes le long de son visage aux admirables contours.
La résine qu’elle avait soulevée mettait une étincelle au fond de ses grands yeux d’un bleu obscur. C’était là une beauté de reine et qui empruntait je ne sais quel mystérieux éclat aux ténèbres qui lui servaient de cadre. Josselin Guitan courba la tête et joignit les mains ; le dévouement dans certains cœurs, peut atteindre à un héroïsme condamnable, car il ne faut adorer que Dieu.
– Valentine de Rohan ! balbutia-t-il.
D’un geste elle lui imposa silence, car ce nom pouvait éveiller un terrible écho dans la forêt de Rennes.
– Ils ont mis à prix la tête de mon père, dit-elle. La vieille Barbe est morte l’autre soir, là-bas, sur la lande de Saint-Aubin-du-Cormier. J’ai pris sa mante de bure et le capuchon qu’elle rabattait sur son visage pour effrayer les superstitieux. Les gens de France me paient comme ils la payaient, et je leur donne des nouvelles de nos Loups ; avec l’argent du roi, je fais dire des prières à la chapelle de Bouëxis pour le salut de mon père et pour le bonheur de ma fille… Ami, je suis contente de te revoir… As-tu accompli ta mission ?
Elle présenta sa main à Josselin qui l’effleura de ses lèvres en disant :
– J’ai fait de mon mieux et je crois que j’ai réussi : le comte de Toulouse est en route pour la province de Bretagne.
– Il arrive demain, dit la jeune femme, qui semblait préoccupée, je sais cela et je m’en réjouis. Que dis-tu de madame Saint-Elme ?
Tandis qu’elle faisait cette question, il y avait comme un sourire autour de ses belles lèvres un peu pâlies.
– Je l’ai cherchée en vain, répliqua Josselin, mais il m’a suffi de son nom pour ouvrir toutes les portes, pour écarter tous les obstacles. Celle-là est plus puissante qu’une princesse, notre demoiselle ! Je crois que, si j’avais demandé en son nom la clé de la chambre voûtée où sont les finances du royaume, le Régent me l’aurait donnée !
– Peut-être… murmura Valentine de Rohan.
– N’est-il point l’heure ? demanda tout à coup le vieillard, qui se leva sur son séant et jeta autour de lui un regard égaré. Je ne veux pas qu’on me dise encore aujourd’hui : « Philippe d’Orléans est passé depuis longtemps. » Je veux veiller et l’attendre !
Valentine avait entraîné maître Josselin vers la partie la plus sombre des ruines. Au bout d’un instant, le vieillard chancela et retomba sur son lit de paille.
Quand Josselin Guitan eut fait son rapport et rendu compte de sa mission, Valentine demeura pensive.
– Tu as suivi ce don Martin Blas ? demanda-t-elle.
– Depuis Paris jusqu’à Rennes, où il est arrivé hier au soir, répliqua maître Josselin.
– Et tu l’as vu de tes yeux rôder autour de l’hôtel de la comtesse Isaure ?
– De mes yeux.
– Sais-tu ce qu’il vient faire en notre pays de Bretagne ?
– Il vient pour mettre à mort le comte de Toulouse, répondit Josselin sans hésiter.
Valentine tressaillit et le regarda étonnée.
– Pour le roi d’Espagne ? fit-elle.
– Non.
– Pour Dubois ou le Régent son maître ?
– Non.
– Pour qui donc ?
– Pour lui-même.
– Alors ce don Martin Blas est l’ennemi du comte de Toulouse ?
– Son ennemi mortel.
– Sais-tu pourquoi ?
– Oui.
– D’où vient que tu hésites à me le dire ?
Josselin Guitan hésita en effet. Il passa le revers de sa main sur son front, où perlaient des gouttes de sueur.
– Ce don Martin Blas, dit-il enfin pourtant avec une visible répugnance, avait une femme qu’il aimait.
La paupière de Valentine se releva vivement, puis se baissa.
– Le comte de Toulouse, poursuivit Josselin, était alors tout jeune. La calomnie, aidée par les apparences, abusa don Martin Blas. Il soupçonna sa femme et il fit serment de se venger du comte de Toulouse.
– Le comte de Toulouse a-t-il donc habité l’Espagne ? balbutia Valentine, qui avait à la joue une pâleur plus mate.
– L’histoire dont je vous parle ne se passait point en Espagne.
– Où se passait-elle ?
– En Bretagne.
Il y eut un silence.
– Don Martin Blas, continua Josselin, portait en ce temps-là un autre nom…
– Quel nom ? demanda Valentine d’une voix défaillante.
Elle appuya son beau front triste sur sa main, et ses yeux s’emplirent de larmes silencieuses, tandis que Josselin répondait :
– Il s’appelait Morvan de Saint-Maugon !
FIN DE LA LOUVE[7]
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Septembre 2010
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[1] La mort plutôt, qu'une souillure.
[2] En 1832, Monsieur le vicomte du L…, accusé de révolte à main armée, répondit au tribunal de Quimper que la duchesse Anne n'avait pu engager le peuple breton par son mariage, qui était un fait personnel : – que, d'un autre côté, le droit de nationalité ne se prescrivant point, les prétentions du roi des Français manquaient par la base même, et que lui, le vicomte du L…, se déclarait prêt à soutenir partout, comme toujours, les armes à la main, l'indépendance du duché de Bretagne.
[3] Digue à la dère brasse ed'blosse
Les patauds n'auront point la fosse.
[4] Petit ajonc épineux.
[5] Boite de corne de bœuf où les paysans bretons mettent leur tabac. – Autrefois elle renfermait leur poudre de petun.
[6] Lutins de Bretagne.
[7] La suite de la Louve, profondément modifiée et revue avec un soin scrupuleux, formera un volume séparé sous ce titre : Valentine de Rohan. (Note de l’éditeur)