Paul Féval (père)
LA REINE DES ÉPÉES
L’Assemblée nationale – 26 février au 21 mai 1852 sous le titre La Forêt-Noire
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE LES ARQUEBUSES
VIII Prodige de la diplomatie !
DEUXIÈME PARTIE LE CHÂTEAU DE ROSENTHAL
I Paysage, caractère et portrait.
TROISIÈME PARTIE LA REINE CHÉRIE
VI Le suicide d’un philosophe.
À propos de cette édition électronique
Sur le flanc gauche du Graben, cette belle et large rue qui suit la ligne des anciens fossés de Stuttgard et qui fait l’orgueil légitime de tous les sujets du roi de Wurtemberg, se trouve un quartier noir et peuplé outre mesure, dont les maisons grimpent, le long de petites rues étroites et tortueuses, jusqu’à la cathédrale. Dans les dictionnaires, on lit, à l’article Stuttgard, que la seule partie de la ville qui soit digne d’être visitée par le voyageur intelligent se compose de deux faubourgs, dont les maisons sont fort bien alignées. Il faut respecter l’avis des dictionnaires ; néanmoins, il est certains esprits qui, à Stuttgard, tout en considérant avec intérêt les grandes rues neuves ornées de restaurants à prix fixe et de magasins de bonneterie, n’ont pas honte de visiter aussi ces quartiers pauvres et dépourvus d’alignement, où se rencontrent les chers vestiges de la vie d’autrefois, où le passé renaît pour le rêveur, où l’imagination reconstruit, à l’aide d’une façade chancelante, d’une tourelle oubliée, d’une girouette de fer épargnée par miracle au sommet d’un pignon, tout ce merveilleux et sombre ensemble des cités gothiques.
C’est un vrai dédale que le quartier de l’Abbaye dans la capitale du Wurtemberg. D’autres villes d’Allemagne ont conservé des restes meilleurs et plus précieux, mais nulle part vous ne rencontreriez un écheveau de ruelles mieux emmêlé, un labyrinthe plus inextricable et plus bizarre.
La principale rue de ce quartier qui a nom Abten-Strass (rue de l’abbaye) et qui descend, à travers mille détours, jusqu’aux bords encaissés du Nesenbach, est bordée dans toute sa longueur de maisons qui présentent leurs pignons aux passants, et quand on y voit arriver devant soi une bande d’étudiants au cou nu, à la poitrine découverte, à la barbe pointue, aux cheveux longs flottant sur les épaules, on pourrait se croire en plein moyen-âge.
C’était vers le commencement de l’automne de l’année 1820. Le Graben était désert depuis longtemps ; la voix monotone et endormie du guetteur venait de crier deux heures après minuit, tandis que deux sons de trompe, lugubres et prolongés, accompagnaient le double coup frappé par le battant de l’horloge royale. Il faisait chaud, et pas un souffle de vent ne passait sur la ville assoupie ; les réverbères fumeux, placés à de trop larges intervalles, achevaient de brûler leur mauvaise huile et n’éclairaient guère que la tôle de leurs lanternes.
Il y avait bien une heure que l’homme du guet, qui dormait debout suivant l’ancienne tradition de son corps, n’avait rencontré âme qui vive.
Au coup de deux heures, un bruit lointain de pas se fit entendre au delà des limites du Graben, et l’écho apporta le son des bottes ferrées grinçant contre le pavé.
– Gute nacht ! grommela l’homme du guet par habitude.
Car ses pareils ne manquent jamais de souhaiter la bonne nuit aux honnêtes gens comme aux voleurs.
Personne n’était là pour lui rendre sa courtoisie. Les pas continuaient de retentir sur le pavé au loin, mais aucune figure ne se montrait dans la solitude du Graben.
Les nuits allemandes sont si pleines de fantômes que le bon guetteur continua paisiblement son somme, pensant bien que ces bottes ferrées invisibles et retentissantes chaussaient des pieds de revenants. Mais il s’éveilla tout à fait en arrivant à l’extrémité orientale du Graben, devant le grand restaurant du Mérite militaire dont les fenêtres demi-closes laissaient échapper de joyeuses lueurs et de gais murmures à travers leurs draperies rabattues.
L’eau vint à la bouche du vieux soldat du guet.
– Si l’on mettait dans une tasse tout ce qui reste là-haut au fond des verres, pensa-t-il avec mélancolie, je boirais un bon coup, et ces dignes seigneurs n’en souperaient pas plus mal !
– Que fais-tu là, Daniel ? dit une voix creuse derrière lui, tout à coup.
Le vieux guetteur se retourna et tressaillit en s’appuyant à la hampe de sa longue et inoffensive hallebarde.
La clarté douteuse du réverbère prochain lui montrait inopinément deux personnages dont aucun bruit n’avait trahi l’approche. Tout à l’heure, avant de penser à ce bon coup qu’il aurait pu boire, le vieux guetteur avait rêvé de fantômes. Les fantômes étaient-ils venus ?
Les deux nocturnes promeneurs se tenaient bras dessus bras dessous. Leurs visages et leurs tournures présentaient un plein contraste. Tous les deux portaient des costumes d’étudiant, mais ces costumes différaient autant que leurs personnes mêmes.
Car il y avait et il y a encore deux costumes dans les universités d’Allemagne : le costume sombre et le costume gai, le costume du mélodrame et le costume de la comédie, les habits du joyeux enfant qui s’amuse en travaillant ou qui travaille en s’amusant, comme vous voudrez l’entendre, et le déguisement lugubre du philosophe en herbe qui s’abrutit avec des sophismes et de la bière, qui pâlit sur l’ennui des rêvasseries politiques et qui conspire à vide vingt-quatre heures par jour comme les traîtres incorrigibles de nos bas théâtres.
L’Allemagne fut toujours la patrie de ces fous tristes et fatigants dont le moindre tort est d’être ennuyeux comme un in-quarto d’illuminisme germanique.
L’étudiant au costume sinistre était grand, maigre, blême et possédait une voix de basse-taille. Il portait la redingote allemande, raide sous les aisselles comme une armure de fer, les larges braies de la Souabe antique et la chemise ouverte. Il n’avait d’autre coiffure que ses cheveux inspirés, c’est-à-dire vierges de cette souillure que le peigne fait subir chaque jour aux perruques des civilisés.
Son camarade était gros, rond, court, joufflu ; il avait un petit dolman sur les épaules, de grosses bottes par dessus son pantalon collant, et sur sa tête une toque bariolée de diverses couleurs.
L’étudiant farouche se nommait Baldus. L’étudiant gai avait nom Bastian.
Et leur réunion offrait un symbole assez frappant de l’état des universités allemandes sous la Restauration. Les Universités se séparaient alors en deux classes : les Camarades et les Compatriotes. Les politiques, les philosophes, avaleurs de rois, se réunissaient dans une association immense qui comprenait tout le système universitaire allemand et qui portait le nom de Bur-schenschaft (famille des Camarades). Il est inutile de dire que les Camarades et leur « famille » n’étaient point d’accord entre eux sur les détails de doctrine : ce qu’ils voulaient, c’était jouer au jeu des révolutions ; ils étaient tous d’accord sur cet article capital.
Les autres étudiants, qui prétendaient étudier dans le sens pratique du mot, qui prétendaient se divertir aussi suivant le penchant de leur âge, formaient des associations particulières, moins vivement poursuivies par la police des souverains, mais qui n’avaient pas non plus les coudées très-franches. Ces associations portaient le titre commun de Landsmannschaft (famille des Paysans ou des Compatriotes).
C’étaient, en général, des associations d’études et de plaisirs. Il y avait bien quelques petits mystères, car l’étudiant d’outre-Rhin a pour Croquemitaine les mêmes tendresses que nos innocents francs-maçons de Paris ; mais enfin, les mœurs du Compatriote étaient tout autres que celles du Camarade. En politique, il ne connaissait que les chansons et n’assassinait presque jamais Kotzebue.
Pour trouver le vrai compagnon d’Université dans toute la poésie tendre et batailleuse de son caractère, il fallait violer le secret d’une famille de Compatriotes et se faire recevoir Renard ou Conscrit dans le sanctuaire des grandes pipes et des grandes épées. L’air y était épais, la bière lourde ; la gaieté ne s’y chauffait pas d’un bois précisément attique ; mais il y avait là de la franchise, de la jeunesse, du cœur et de l’honneur !
Au bas bout de la table, sur la plus méchante escabelle, vous avisiez le nouveau débarqué, timide et triste, regrettant encore l’aile de sa mère, mais ayant appris à dédaigner déjà tout ce qui était Philistin, c’est-à-dire tout ce qui n’était pas étudiant. Cet enfant naïf, ignorant, respectueux bon gré mal gré envers ses anciens, ce plastron, cette victime éternelle des anciennes plaisanteries scolastiques, nous l’avons nommé : c’était le Renard. – Un peu plus loin, le Renard enflammé montrait déjà les promesses de ses moustaches ; il avait mis un peu de hâle sur le rose trop féminin de ses joues ; il jurait rondement par le diable et avait conquis le second grade universitaire. – Puis venait la jeune Maison (Dieu sait où ils allaient pêcher leurs titres !) La jeune Maison avait oublié le village, la jeune Maison portait comme il faut le dolman fanfaron et les éperons d’acier. – Encore un semestre d’études, de bombances, de veilles et de duels, la jeune Maison devenait vieille Maison, puis Maison moussue, ce qui était le comble !
La Maison moussue avait droit au titre vénérable de Renard d’or.
Chacun pouvait franchir ces différents degrés, par le fait seul de sa présence aux cours et à la taverne : c’était une affaire d’ancienneté ; mais il y avait d’autres honneurs qui ne se gagnaient pas si facilement.
Au-dessus de ces compagnons, vieillis dans la poussière des cabarets et des écoles, il y avait de brillantes existences, dont la gloire, éclatant comme un coup de tonnerre, s’était faite en un jour. À ceux-là, on ne demandait point la date de leur entrée dans la famille, dont ils formaient l’état-major : c’étaient les Renommists ou les Crânes.
Pour arriver à cette noble position de Crâne, il fallait passer, par l’épreuve de l’un des trois scandal, à savoir : le bier scandal, le scandal pro patria et le scandal contrà (sous-entendu Philistinos).
Pris en ce sens, le mot scandal peut se traduire par combat à outrance. Le bier scandal était la lutte des schoppes jusqu’à ce que le vaincu, mort ou bien malade, tombât sous les pieds chancelants du vainqueur ; le scandal pro patria était le tournoi entre étudiants ; il avait lieu seulement par permission expresse des Anciens, et lorsque la ville était trop étroite pour contenir deux Crânes d’égale renommée. – Le scandal contrà se renouvelait plus souvent et atteignait presque toujours des proportions tragiques : c’était la croisade de messieurs les étudiants contre les officiers de l’armée, leurs ennemis naturels.
Enfin, au-dessus des Crânes eux-mêmes, on respectait, notamment à l’Université de Tubingue, dans le royaume de Wurtemberg, les Épées (Degen), consuls qui étaient élus au nombre de trois par l’assemblée des Maisons ou Anciens, et qui gouvernaient la république des Compatriotes.
Il y avait déjà du temps que Bastian, notre étudiant gras et gai, suivi de Baldus, notre étudiant triste et maigre, se promenait à la belle étoile.
Baldus était un Camarade politique, et si nous lui donnons un tout petit coin dans ce tableau, c’est que la vérité force le peintre à mettre le charbon parmi la verdure. Bastian était un Compatriote ; le bier scandal lui avait donné rang de Crâne. Bastian et Baldus étaient partis d’une taverne située au centre de la ville vieille pour se diriger vers le Graben. Tous deux avaient quelques pots de bière dans l’estomac et de la fumée de tabac plein la cervelle.
– Diable d’enfer ! disait Bastian, si tous les Camarades de l’Université de Vienne te ressemblent, frère Baldus, on doit s’y morfondre d’ennui, c’est une chose sûre !… Ici, nous dansons comme des perdus, nous courons à cheval entre Stuttgard et Tubingue, et, pour nous reposer, nous chantons le Gaudeamus en buvant du meilleur !… Mais parlons plus bas ; nous approchons du Graben, et si nous voulons savoir au juste quel est ce Philistin, il est bon de ne nous point faire arrêter au préalable par les patrouilles de la garde du roi… Le conseil des Anciens m’a confié une mission, je t’ai choisi pour m’aider : soyons prudents !
– Ce n’est donc pas parce que cet homme m’a fait chasser de ma patrie, dit Baldus avec amertume, que le conseil des Anciens s’occupe de lui ?
– Non, répondit Bastian ; c’est parce que cet homme a re-gardé Chérie à la promenade du soir, dans le jardin du roi.
– Et qu’importe cela ?… dit Baldus, qui s’arrêta indigné.
– Ce que cela importe ? s’écria Bastian avec une chaleur soudaine ; ce que nous importent l’honneur et le bonheur de notre petite reine ?… Diable d’enfer ! Ami Baldus, tu viens de loin et cela t’excuse… Mais si tu parles jamais de Chérie devant nos frères, souviens-toi de cet avis-là : ne demande plus ce qu’importe la moindre des choses qui la regardent !
– C’est donc un fétiche ? murmura Baldus.
– C’est Chérie, notre reine bien-aimée, répliqua le gros Bastian, qui était devenu presque sérieux. C’est notre gloire et c’est notre amour !… Si je te disais que nous sommes fous d’elle, se serait trop peu mille fois… Donc, si tu veux vivre en paix au milieu de nous, mon frère, adore notre Chérie ou fais semblant de l’adorer.
– Voici la seconde fois que tu me dis quelque chose de pareil, murmura Baldus en secouant ses longs cheveux. En sortant de la taverne, tu me disais : « Si tu veux vivre en paix au milieu de nous, frère, aime Frédéric ou fais semblant de l’aimer… » En somme, qu’est-ce que cette Chérie et qu’est-ce que c’est que ce Frédéric ?
On apercevait la lanterne de Daniel le guetteur, qui venait de s’arrêter devant le restaurant du Mérite militaire.
Bastian mit un doigt sur sa bouche.
– C’est la reine et c’est le roi ! répliqua-t-il à voix basse. Demain, à la fête des Arquebuses, tu les verras tous les deux… Autour de Chérie, il y aura cent épées… Frédéric n’en a qu’une, mais elle vaut les cent autres… Viens çà, Baldus, et retiens ta langue !
Ils s’avancèrent à pas de loup vers le pauvre Daniel et ce fut Bastian, l’étudiant gai, qui lui frappa sur l’épaule en disant :
– Que fais-tu là, vieux Daniel ?
– Daniel, répéta aussitôt Baldus avec emphase, saisissant avec avidité cette occasion de déclamer un peu. Puisque tu t’appelles ainsi, pauvre créature, à quoi penses-tu ?
– Je ne pense à rien, meinherr, répondit le guetteur sans hésiter.
– Daniel, Daniel, poursuivit Baldus, les autres dorment, toi tu veilles !… Les autres reposent, toi tu marches !… Pauvre paria d’une civilisation égoïste, te voilà loin de ta femme et de tes enfants, tout seul dans les rues abandonnées !… À quoi penses-tu, Daniel ?
Bastian allumait paisiblement son énorme pipe de porcelaine à la lanterne du guetteur.
– Eh bien ! Meinherr, c’est vrai, dit Daniel en se ravisant, je pensais à quelque chose… Je pensais que ma gorge s’est desséchée à crier les heures et le temps qu’il fait… Je pensais que j’avais envie de boire un bon coup.
Il leva la main vers le premier étage du restaurant et ajouta :
– Ce n’est pas l’embarras, si je leur demandais rasade par la fenêtre, je suis bien sûr qu’ils m’enverraient plutôt une bouteille qu’un verre, car ce sont de dignes seigneurs, ceux-là, entendez-vous !… Ils ne chantent peut-être pas les mêmes chansons que vous, et ils n’ont pas à la bouche des phrases dix fois longues comme ma hallebarde ; mais ils ouvrent volontiers leur bourse en passant auprès d’un vieux soldat et lui disent en bon allemand : « L’ami, voici pour boire à la santé de la vieille Allemagne ! »
– L’aumône ! murmura Baldus avec dédain.
– Il n’y a point d’aumône, mon maître, répliqua le vieillard, quand la main qui donne presse fraternellement la main qui reçoit… J’ai porté le mousquet, ils portent l’épée : que Dieu les garde !… À l’âge où je suis, je ne deviendrai jamais assez savant pour préférer bonne langue à bonne lame !
– Tiens ! dit Bastian, tu n’es donc plus le compère des étudiants, toi, vieux Daniel !
Le guetteur lui tendit la main, que Bastian secoua cordialement.
– Vous, dit-il en souriant, vous êtes le meilleur buveur de bière de toute la Souabe : je vous estime… Si fait, si fait, mon maître, j’aime les étudiants. Passé minuit, ce sont mes seuls compagnons de veille ; je ne rencontre plus qu’eux par les rues et j’écoute leurs pas joyeux en me disant : « Ils sont jeunes ! ». C’est si bon, la jeunesse !… Et tenez, au commencement de ce printemps, je me détournais tous les soirs de mon chemin pour voir quelque chose qui me réchauffait le cœur… C’était là-bas, dans le quartier de l’Abbaye, au coin d’Abten-Strass, devant cette vieille masure que vous appelez, vous autres, la maison de l’Ami… Vers dix heures, un jeune homme, presque un enfant, qui avait de grands cheveux blonds bouclés sous sa petite casquette, montait les rives du fleuve et suivait la rue en rêvant… Il s’arrêtait au même endroit toujours, il regardait toujours la même fenêtre derrière laquelle une lueur pâle se montrait… Il attendait : bien souvent la fenêtre ne s’ouvrait point. Mais quelquefois, quand l’air de la nuit était tiède et doux, les deux battants de la croisée grinçaient sur leurs gonds et une blonde tête d’ange apparaissait sur le balcon…
– Chérie !… murmura Bastian, qui s’était rapproché.
Baldus haussa les épaules avec colère.
– Oui, oui, Chérie !… répéta le vieux guetteur, qui souriait et se complaisait à ce souvenir : celle que vous nommez votre reine et qui est plus belle que toutes les reines !… Quand elle venait là, respirer l’air des nuits, le pauvre étudiant, au lieu de faire un pas en avant, se collait tout tremblant contre la muraille, s’il n’avait pas le temps de s’enfoncer sous l’auvent d’une porte… Je suis bien sûr que la reine Chérie ne se doute même pas qu’il l’aime comme les bons chrétiens adorent la Vierge, mère de Dieu… Et moi qui vous parle, je m’arrêtais dans ma route et je le regardais de bien loin, agenouillé dans l’ombre devant son idole, car il était heureux, et j’avais peur de l’éveiller de son rêve…
– Frédéric ? murmura Bastian, dont le regard interrogeait le guetteur.
Celui-ci ne répondit point et Daniel poursuivit d’un accent rêveur.
– Hier, à la promenade, il y en avait un autre homme qui regardait la reine Chérie… Je ne sais pas lequel est le plus beau, de l’étudiant aux blonds cheveux ou du soldat au brillant uniforme ; je ne sais pas lequel est le meilleur…
– Tu le connais donc, celui-là, Daniel ? demanda Bastian vivement.
Le vieux guetteur jeta un coup d’œil vers les fenêtres éclairées du Mérite militaire.
– Y a-t-il un homme dans Stuttgard qui ne le connaisse pas ? répliqua-t-il ; c’est le plus brave et le plus noble de nos soldats… Le caprice des chambellans, des conseillers et autres gens de cour l’avait éloigné de son pays, mais notre roi Guillaume l’a rappelé de l’exil…
– C’était à Vienne qu’il était, n’est-ce pas ? demanda encore Bastian, qui échangea un coup d’œil avec Baldus.
– Oui, à Vienne… Et l’empereur d’Autriche voulait le faire général, pour le garder auprès de lui ; et il a répondu à l’empereur : « Sire, j’aime mieux être soldat dans mon pays, qu’ailleurs maréchal d’empire ! » – Et tenez, s’interrompit le vieux guetteur au milieu de son enthousiasme, en prêtant l’oreille à un grand bruit qui se faisait derrière les draperies closes de la taverne, si vous voulez le voir, vous n’avez qu’à regarder ; car la fête est finie, et voici les officiers des chasseurs de la garde qui vont regagner leurs logis.
La porte du restaurant du Mérite militaire s’ouvrit sans trop de fracas, et un éventail lumineux se dessina sur le pavé de la rue. L’état-major des chasseurs de la garde sortit éclairé par les garçons de la taverne.
– C’est lui !… murmura Baldus entre ses dents serrées.
– C’est lui !… répéta Bastian.
– Holà ! cria une voix sur le trottoir.
– La voiture du colonel baron de Rosenthal !
Un coup de fouet retentit à l’angle en retour du Graben et une élégante calèche montra ses deux lanternes blanches.
Celui qui était en tête des officiers, et qui portait avec une merveilleuse noblesse un des plus brillants costumes de l’armée allemande, donna des poignées de main à la ronde.
– Diable d’enfer !… murmura Bastian, c’est tout de même un bien bel homme que ce Philistin-là !
– À vous revoir, messieurs et amis, dit le baron de Rosenthal en soulevant son chapeau à plumes. Je n’ai jamais mieux senti la bonté du roi qu’en ce moment, où il me permet de vous serrer les mains et de vous dire : « À vous revoir, messieurs et amis, nous ne nous séparerons plus ! »
Les chapeaux à plumes s’agitèrent au-dessus des têtes ; il y eut un hourra discrètement contenu en l’honneur du colonel, et la brillante calèche descendit au grand galop la montée du Graben.
L’état-major des chasseurs de la garde se dispersa dans toutes les directions ; personne n’avait aperçu nos deux étudiants, protégés par l’ombre des maisons.
– Bonne nuit, messieurs, leur dit le vieux Daniel, dont la taille se courba de nouveau, et qui reprit, appuyé sur sa hallebarde, sa marche somnolente le long des trottoirs du Graben.
– Maintenant, à la Maison de l’Ami ! murmura Bastian.
Et les deux étudiants s’engagèrent aussitôt dans ces rues tortueuses et enchevêtrées qui montent vers Abten-Strass.
Ici la scène change et nous entrons dans le pays des mystères. À peu près au milieu d’Abten-Strass, à l’angle d’une de ces ruelles sans nom qui tournent sur elles-mêmes et font de cet étrange quartier un véritable dédale, une haute maison s’élevait. Sa toiture pointue, surmontée de monstres volants, ses gouttières fantasques et les balcons gothiques qui saillaient à tous les étages lui donnaient une date certaine. Cette maison était vieille comme le vieux nom des ducs de Wurtemberg. La porte cochère, qui donnait sur la rue, était close ; au premier étage, on apercevait une lueur faible à travers l’étoffe des rideaux. Sur la ruelle, tout au bout de la maison, dans un enfoncement profond que surmonte une niche habitée par une petite Vierge de granit, une porte basse s’ouvrait.
Du dehors, le regard, en le plongeant sous cette voûte exiguë, apercevait vaguement comme des ténèbres visibles. C’était un reflet douteux et rougeâtre jouant sur les murailles rugueuses d’un long corridor.
Dans ce couloir, personne ne se montrait, et le passant curieux qui se fût arrêté par hasard devant cette poterne entr’ouverte eût longtemps fatigué ses yeux à percer le mystère de ces demi-ténèbres. Alentour, toutes les maisons étaient noires et silencieuses.
Des nuages épais et gris allaient lentement au ciel. La lune, attardée et achevant son dernier quartier, dépassait à peine la ligne de l’horizon et montrait son croissant mince et rougeâtre à l’extrémité orientale d’Abten-Strass.
Pas un souffle de vent ne bruissait dans ces ruelles où les tempêtes nocturnes trouvent de si sonores échos. Les pignons gothiques s’alignaient à perte de vue et penchaient en avant leurs hautes lucarnes, qui semblaient pendre au-dessus du vide.
L’oreille saisissait çà et là des bruits de pas lointains, et l’on ne voyait personne.
Il faut aller dans les vieilles villes d’Allemagne pour voir ces paysages urbains, si fantastiques et si bizarres aux rayons de la lune, qu’on se perd à déplorer, en les contemplant, la pauvreté de l’imagination des poètes.
Là, tout prête à ces vagues terreurs qui sont si chères à notre nature avide de l’inconnu, amie des choses surhumaines ; ce n’est plus le milieu vivant où nous respirons sous le soleil, c’est une mise en scène sombre, mystique, qui appelle les visions, et ne demande qu’à se peupler de fantômes.
On comprend là, bien mieux encore que dans la campagne allemande, le génie particulier de cette littérature qui cherche tous ses effets dans le noir et dont les plus vives lumières ne dépassent jamais la pâle clarté d’un rayon de lune.
On comprend ces légendes et ces ballades, ces morts ressuscités, ces vampires aux lèvres sanglantes, ces ondines blanches qui glissent dans la brume argentée.
On comprend aussi, par une intuition plus indirecte, cette exaltation froide des têtes germaniques, cette folie pénible et laborieuse, cette philosophie qui semble une gageure insensée, ces rêves malades qui sont des cauchemars !
Tout est sombre, tout est vaporeux ; cette atmosphère grise enveloppe la ville comme un linceul ; la lune qui rase l’horizon semble un grand œil unique et triste, ouvert pour regarder ces mélancoliques ténèbres.
L’airain chante les heures avec accompagnement de cor, au haut des vieilles cathédrales ; la voix monotone du crieur répète, comme un écho affaibli, le cri du temps qui passe ; puis vient le silence, pareil à la mort.
Je vous le dis, cette poésie, hardie et belle dans ses extravagances, ces systèmes audacieux, ces impiétés, ces superstitions, ces songes scientifiques qui laissent loin derrière eux les songes des chercheurs d’or au moyen âge, tout ce qui est enfin l’Allemagne intellectuelle, tout cela c’est l’ouvrage des nuits.
La lampe fumeuse travaille, et non point le soleil.
La science allemande, la philosophie allemande, ce sont de magnifiques brouillards que le grand jour dissipe.
Le génie est si beau, qu’il faut admirer même le fantôme du génie : admirons donc le génie de l’Allemagne.
*
* *
Trois heures de nuit venaient de sonner à l’église de l’Abbaye. Vers la partie basse d’Abten-Strass, sous un réverbère qui allait s’éteindre, deux ombres silencieuses passèrent. En même temps, ces étranges bruits de pas dont l’écho allait courant par la ville semblèrent se rapprocher de toutes parts.
Au fond des ténèbres éclairées de ce corridor qui suivait la petite porte à demi ouverte, on put entendre un léger mouvement. Un homme enveloppé dans un manteau et qui portait la casquette bavaroise rabattue sur les yeux, se montra tout au bout de la galerie et s’avança vers la porte.
Au lieu de franchir le seuil et d’entrer dans la ruelle, il s’arrêta derrière la porte et se blottit dans l’angle formé par l’épais montant de pierre.
Il s’adossa à la muraille ; son manteau s’entr’ouvrit et l’on put voir que sa main gauche s’appuyait sur une longue épée nue.
Il attendit ; les deux ombres qui montaient Abten-Strass tournèrent l’angle de la ruelle et vinrent droit à la porte.
Avant d’entrer, les deux ombres regardèrent soigneusement autour d’elles pour voir si nul œil indiscret n’était ouvert aux environs.
Les deux ombres étaient des étudiants qui portaient le dolman élégant, la toque voyante et l’étroit pantalon des membres de la famille des Compatriotes : dangereux costume pour courir des aventures de nuit.
C’étaient tous les deux de très-jeunes gens, qui ne pouvaient réussir à plaquer sur leurs joyeux visages cet air grave et mystérieux qui convenait à la circonstance.
– Je crois que c’est ici, murmura l’un d’eux ; il me semble bien reconnaître la Maison de l’Ami.
– Il fait noir comme dans un four, répondit l’autre ; maître Hiob devrait bien faire la dépense d’une lanterne pour éclairer la porte de son logis !
Celui qui avait parlé le premier longea la muraille et se prit à palper de la main l’extérieur des montants de pierre qui du haut en bas étaient chargés de sculptures gothiques ; des montants sa main glissa à la porte elle-même, armée de larges bandes de fer forgé que retenaient des clous à la tête biseautée et large comme un écu.
– Toutes les portes de ces prisons se ressemblent, grommela-t-il ; mais il est l’heure et j’aperçois de la lumière là-bas…
– À la grâce de Dieu ! répliqua son compagnon ; nous ne pouvons pas rester dehors comme des pleutres, entrons !
Ils entrèrent de front et reculèrent aussitôt d’un commun mouvement, parce que leurs mains étendues en avant venaient de rencontrer la lame nue d’une épée.
– Qui va là ?… prononça une voix sourde dans l’ombre.
– Tout beau ! s’écrièrent les deux jeunes gens à la fois.
– Je suis Karl ! ajouta l’un.
– Je suis Mikaël ! dit l’autre.
– Deux Renards !… gronda la voix ; j’en étais sûr !… On ne fera jamais rien de propre avec ces étourneaux !… Avancez à l’ordre, chacun à votre tour, et dites le mot de passe !
Karl fit un pas vers le sombre gardien et murmura à son oreille :
– Frédéric !
– C’est bon, dit le gardien, qui le prit par l’épaule et l’envoya se cogner contre le mur opposé. – À l’autre.
Mikaël se pencha et prononça à son tour le nom de Frédéric.
– Et que venez-vous faire dans la Maison de l’Ami ? demanda le gardien.
– Nous venons écouter ce que diront les Anciens, répondit Karl de cette voix que prennent les enfants pour réciter leur catéchisme.
La demande et la réponse étaient réglées par le Comment, ce code fameux des associations d’étudiants en Allemagne.
– Passez ! dit le gardien.
Les deux jeunes gens s’engagèrent en tâtonnant dans le corridor où la lumière avait complètement disparu. Pendant une minute, on entendit leurs pas incertains qui hésitaient sur les dalles ; puis un bruit soudain se fit, et le gardien, qui attendait ce moment, lâcha sa grande épée pour se serrer les côtes.
– Patatras !… fit-il, les voilà dans la cave !… Quand les Renards ne se cassent pas le cou à ce jeu-là, je ne connais rien de tel pour les former !
Des bottes ferrées sonnèrent sur le pavé de la ruelle, le gardien n’eut que le temps de reprendre son glaive. À dater de ce moment, ce fut une véritable procession. Des hommes qui, pour la plupart, cachaient leurs visages dans les plis de leurs manteaux, tournaient silencieusement l’angle d’Abten-Strass, franchissaient le seuil de la Maison de l’Ami, glissaient à l’oreille du gardien le mot Frédéric, et passaient.
Le gardien les comptait.
Il paraît que les premiers venus, ce pauvre Karl et ce pauvre Mikaël, étaient les seuls qui ne connussent point les êtres de la Maison de l’Ami, car il n’y en eut point d’autres à tomber dans la cave.
Tous suivaient d’un pas assuré le ténébreux corridor. Quand ils arrivaient au bout, on entendait un bruit qui ressemblait fort à celui que fait en s’ouvrant la serrure centenaire d’un cachot : une lourde porte roulait sur ses gonds grinçants, une échappée de lumière vive inondait un instant le corridor, puis la porte pesante retombait avec un fracas sourd et la nuit revenait.
Toujours la même chose.
Quand le gardien eut compté vingt-quatre, et que le dernier venu lui eut jeté en passant ce nom de Frédéric, qui ouvrait comme un talisman l’entrée de la Maison de l’Ami, le gardien ferma la porte basse à double tour et prit le même chemin que ceux qu’il avait successivement introduits.
À cet instant-là même, l’entrée principale de la Maison de l’Ami, l’autre, celle qui donnait sur Abten-Strass, s’ouvrait tout doucement et un petit vieillard en robe de chambre et en pantoufles se présentait pour être introduit. En dedans du seuil, il y avait un autre petit vieillard également revêtu d’une robe de chambre et chaussé de pantoufles, qui, en outre était coiffé d’un beau bonnet de coton bleu, rayé de blanc.
– Fidèle au rendez-vous, monsieur l’inspecteur ! dit le petit vieillard de l’intérieur à son hôte.
– Bonsoir, maître Hiob, bonsoir, répliqua l’inspecteur, ne me laissez pas dehors, je vous prie, car j’ai mes douleurs de reins, et les nuits se font fraîches.
– On n’entre dans la Maison de l’Ami qu’avec le mot d’ordre, prononça maître Hiob, qui sous son bonnet de coton blanc et bleu était un gai gaillard ; avez-vous le mot d’ordre, monsieur l’inspecteur ?
– Frédéric !… répondit celui-ci, qui fit un geste d’impatience.
Le flambeau que tenait maître Hiob faillit lui tomber des mains.
– Comment savez-vous ? commença-t-il en se rangeant pour laisser passer son hôte.
– Je sais, maître Hiob, cela suffit, répliqua l’inspecteur sèchement ; nos bons petits enfants sont-ils en séance ?
– Le dernier vient d’arriver.
– Leur avez-vous fait savoir adroitement que cet excellent baron de Rosenthal nous était revenu ?
– Oui, meinherr.
– Eh bien, maître Hiob, cet excellent baron a si rudement malmené les étudiants d’Autriche, que nous aurons quelque bon scandal à son occasion.
– Il n’y a point de bon scandal sans Frédéric, répliqua maître Hiob, et Frédéric n’est pas ici.
L’inspecteur, qui était également conseiller, banquier et receveur général, s’appelait Muller. Il eut un petit sourire machiavélique.
– Maître Hiob, dit-il en s’arrêtant sur la dernière marche du premier étage, mon illustre patron, le comte de Spurzeim, qui est le premier diplomate du monde, m’a donné quelques leçons… Le proverbe : On ne s’avise jamais de tout, est fait pour les gens du commun… Moi, je n’oublie que les choses dont il me plaît de ne pas me souvenir… J’ai envoyé un courrier de cabinet au village où ce jeune Frédéric a reçu le jour… Nous l’aurons, et si le scandal nous débarrasse de Frédéric et du colonel, je vous enverrai deux barils de marcobrunner, maître Hiob.
Il venait de s’engager dans le corridor du premier étage et passait devant une porte dont la peinture toute neuve et toute fraîche jurait énergiquement parmi les tons crasseux du reste des murailles.
L’inspecteur s’arrêta ; son visage ridé prit une expression de tendresse langoureuse.
– C’est là qu’elle respire !… murmura-t-il. Un homme n’est pas vieux à soixante ans, n’est-ce pas, maître Hiob ? et l’âge mûr a encore de beaux jours ; il faut que vous m’aidiez à supprimer ce Frédéric !
On entendit comme l’écho lointain d’un chant ; maître Hiob ne répondit que par un signe de tête franchement affirmatif, et les deux vieillards, pressant le pas, s’élancèrent ensemble vers l’extrémité du corridor.
Ce corridor répondait exactement à celui où nous avons vu naguère s’engager tous ces inconnus qui donnaient pour mot d’ordre au gardien de la petite porte le nom de Frédéric.
La chambre qui terminait le corridor répondait de même à cette pièce du rez-de-chaussée dont l’huis s’était successivement refermé en laissant échapper de vifs rayons de lumière sur les vingt-quatre compagnons.
Les deux vieillards entrèrent dans cette chambre qui terminait le corridor, et tout aussitôt les chants éclatèrent à leurs oreilles, comme s’ils eussent été au beau milieu de la réunion même.
C’était une maison très-curieuse que la Maison de l’Ami, et ces gens du rez-de-chaussée, qui cherchaient si ardemment le mystère, avaient eu en la choisissant la main heureuse.
Au centre de la chambre du premier étage, il y avait une sorte de tambour grillé, ressemblant à peu près à ces bouches de chaleur qui sont dans nos églises trop mondaine ; ce tambour était l’orifice d’un répétiteur acoustique : tout ce qui se disait au rez-de-chaussée, on l’entendait au premier étage.
Auprès du tambour, deux fauteuils attendaient l’inspecteur et maître Hiob, car il est bon d’être à son aise pour écouter. Ils s’assirent et maître Hiob souleva un peu les deux côtés de son bonnet blanc et bleu pour dégager le conduit de ses oreilles.
Pendant que nous y sommes, achevons de dire au lecteur tout ce qui se trouvait dans cette curieuse Maison de l’Ami.
Il y avait d’abord la femme de maître Hiob, discrète personne, assez vieille et très-laide, qu’on appelait dame Barbel.
Dame Barbel était chargée de garder un trésor renfermé dans cette chambre dont la porte peinte à neuf avait arrêté les pas du conseiller-inspecteur. Cette chambre ne ressemblait guère au reste de la maison. Une lampe-veilleuse l’éclairait. Ce n’était pas assez pour que l’œil pût saisir les détails exquis de son ameublement, encore plus élégant que riche ; mais la lumière confuse laissait voir les plis gracieux des draperies aux couleurs douces, la forme charmante des meubles en bois de rose et le luxe harmonieux des tentures.
Tout cela était jeune, tout cela était frais, et c’était merveille quand on venait à penser qu’une simple muraille séparait tout cela de la vieille maison poudreuse et enfumée.
Le contraste rendait ce réduit mille fois plus mignon. À le voir, on songeait involontairement aux miracles des féeries, à ces portes tournantes qui se trouvent dans d’affreux caveaux, que l’on ouvre en prononçant des paroles magiques, et qui montrent, derrière leurs noirs battants, tout un monde d’éblouissements et de prestiges.
La lampe-veilleuse était placée sur une table dont les dorures sculptées renvoyaient sa lumière en faibles étincelles ; la table touchait à un lit en bois de rose, simple de forme et entouré d’une fine draperie de mousseline.
Sur le lit, il y avait une jeune fille endormie.
Et c’était à la jeune fille surtout que nous pensions lorsque nous parlions de trésor, de féeries et de merveilles.
La lueur douce de la lampe tombait obliquement sur ses traits si réguliers et si charmants à la fois, qu’on eût dit l’incarnation du rêve des poètes.
Elle sortait à peine de l’enfance, cette jeune fille ; ses formes avaient encore cette grâce indécise du premier âge ; sa tête, couronnée de blonds cheveux sans liens et sans voiles, se renversait sur ses mains croisées ; elle semblait regarder le ciel à travers ses belles paupières closes.
Elle dormait et un songe animait son sommeil.
Ses lèvres s’agitaient ; un sourire errait parfois tout autour de sa bouche, plus fraîche que la première rose de mai.
Son souffle léger s’arrêtait par intervalles, et son corps, dont la pose virginale, devinée sous la couverture, eût tenté le chaste pinceau d’Ary Scheffer, tressaillit alors faiblement.
On eût dit qu’elle voulait fuir et qu’une invisible main la tenait enchaînée.
On eût dit… Mais à quoi bon se perdre dans ces vagues hypothèses ? Ses lèvres charmantes s’entr’ouvrirent et le secret de son cœur se perdit dans la mousseline diaphane qui planait comme un nuage au-dessus d’elle.
C’était un nom qui résumait le rêve de la jeune fille, un nom que tous les échos de la maison mystérieuse devaient, à ce qu’il semble, répéter cette nuit. Dans son sommeil, la jeune fille avait murmuré, tandis que le sourire abandonnait ses lèvres attristées :
– Frédéric !… Frédéric !…
La fête des Arquebuses du village de Ramberg est célèbre dans toute l’Allemagne du sud-ouest. Les fils de la Souabe antique sont grands amateurs d’exercices du corps. Ils ont, comme presque tous les Germains d’origine, d’énormes prétentions à l’adresse.
Ramberg est un gros bourg situé sur le Necker, à égale distance de Stuttgard et de Tubingue, dans la direction de la forêt Noire. Les maisons du village sont perchées au sommet d’une colline couverte de cette belle végétation qui fait de Wurtemberg le jardin de l’Allemagne, et les ruines de l’ancien château fort, résidence abandonnée des barons de Ramberg, élèvent encore au-dessus des maisons leurs murailles colossales drapées dans un sombre manteau de lierre.
Au pied de la colline coule le fleuve qui s’en va serpentant le long d’une délicieuse vallée.
L’université principale du royaume de Wurtemberg a son siége à Tubingue, qui est à peine séparée de Stuttgard par trois heures de marche. Au temps où se passe notre histoire, les étudiants avaient choisi Ramberg pour tenir leurs réunions de plaisir ou leurs batailleurs comices. Il y avait à Ramberg, comme à Stuttgard et à Tubingue, une Maison de l’Ami et derrière cette maison, qui était le domaine de l’université, une grande et belle taverne portait pour enseigne un animal d’espèce assez problématique, aux poils hérissés, à la queue large comme un plumet de tambour-maître, et entre les pattes duquel on lisait cette légende : AU RENARD D’OR.
Les habitants du bourg de Ramberg professaient un grand respect pour messieurs les étudiants. Ils se regardaient comme les vassaux indirects de l’université de Tubingue. Les réunions d’étudiants qui se renouvelaient sans cesse amenaient dans le pays le mouvement et l’aisance. Mais ces réunions amenaient aussi les agents de la police royale, et cela modérait la joie des bonnes gens de Ramberg.
En somme, paysans et paysannes vivaient partagés entre deux sentiments : l’amour de cette belle jeunesse qui fournissait au village son revenu le plus net, et la crainte des bagarres qui mettaient trop souvent le pays sens dessus dessous. On n’y jurait que par les étudiants, mais on tremblait au seul nom de la police ; et quand les officiers des régiments royaux prolongeaient leur promenade jusqu’à Ramberg et s’y arrêtaient pour faire collation, les Rambergeois se demandaient toujours si la dernière heure du village n’allait point sonner.
C’est que les échos de cette charmante colline avaient répété tant de chansons séditieuses ! c’est que les nymphes de ce paysage enchanté avaient inspiré aux poètes universitaires tant de satires contre les conseillers privés, tant de dithyrambes contre les ministres !
Paysans et paysannes étaient assurément innocents de tout cela ; mais quand la police allemande fait du zèle, tout le monde y passe.
Il y avait de vieux Rambergeois qui étaient prophètes et qui disaient qu’un jour venant les conseillers privés insultés, les ministres outragés, les chambellans vilipendés, ne laisseraient pas à Ramberg pierre sur pierre. On parlerait en ce temps de Ramberg comme de ces villes qui furent l’admiration du vieux monde et qui ne sont plus que des ruines. À la place de la maison commune, on verrait des bouquets d’érables et de hêtres, l’herbe croîtrait sur la place du tir à l’arquebuse, où tant d’illustres coups furent notés. Une forêt ou une lande, voilà tout ce qui resterait de ce charmant paradis, délice des bourgeois de Stuttgard et des étudiants de Tubingue, villa commune offrant ses treilles hospitalières à tout le monde, caressant également le civil et le militaire.
Tout cela parce que les conseillers privés sont susceptibles et que les étudiants sont fous.
Ce jour, 3 septembre 1820, c’était grande et double fête au village de Ramberg. Depuis deux semaines on avait envoyé des crieurs dans tout le Wurtemberg, la Bavière, le Tyrol et le pays de Bade, afin de convoquer les chasseurs adroits au tir de l’arquebuse, qui devait avoir lieu sur la place de l’Église. Le temps était superbe ; dès la veille au soir, les concurrents étrangers étaient arrivés leur arme sur l’épaule ; et à part les auberges qui étaient encombrées, il n’y avait guère de maison qui n’eût logé pour le moins trois ou quatre hôtes cette nuit.
Il y en avait deux pourtant : l’auberge du Renard d’or et la Maison de l’Ami, toutes deux fiefs directs de l’université de Tubingue.
Ceci regardait la seconde fête. – Cette seconde fête avait été fixée au même jour que le tir des arquebuses par une autorité qui n’était point celle du bourgmestre de Ramberg ; on ne l’avait pas annoncée si longtemps à l’avance. La nuit précédente seulement, dans toutes les villes et dans tous les bourgs du ressort de l’université de Tubingue où se trouvaient les étudiants en vacances, il s’était passé quelque chose d’absolument semblable à ce que nous avons vu naguère dans le vieux quartier de l’Abbaye, en la ville haute de Stuttgard. Partout le même mystère avait régné. À quoi bon ? nous n’en savons trop rien, mais il n’était point de bourgade où la réunion des Camarades ne se fût faite après minuit sonné.
De toutes ces réunions, la plus importante avait dû être celle de la Maison de l’Ami, dans Abten-Strass, puisque Stuttgard fournissait, à lui seul, la sixième partie des étudiants de Tubingue. Le discret maître Hiob et l’inspecteur Muller auraient pu nous dire quelles matières importantes on avait traitées dans ce conclave, où chaque membre s’engageait au secret sous les serments les plus redoutables. Il nous importe seulement de savoir qu’à Stuttgard, comme ailleurs, on avait convoqué le ban et l’arrière-ban des écoles pour le lendemain, 3 septembre, à la Maison de l’Ami de Ramberg.
Il s’agissait de disputer le prix de l’arquebuse, de fêter la rentrée solennelle et de procéder à l’admission des recrues que le nouvel an scolaire amenait.
Tel était le programme apparent ; mais c’eût été là, vous en conviendrez, une fête bien blonde et bien fade pour les Maisons moussues de Tubingue : aussi, d’un bout à l’autre du ressort, avait-on annoncé discrètement, en dehors du programme, qu’il y aurait un bel et bon scandal.
Quel scandal ? car certains Crânes voulaient qu’on leur mît le point sur l’i, – un scandal contrà de la plus recommandable espèce !
*
* *
Dès le matin, tout était en fièvre dans le village de Ramberg. L’église sonnait à volées et pavoisait son digne clocher, rond et lourd comme un bourgeois engraissé de bière ; sur la place on mettait la dernière main aux préparatifs du tir. À deux cents pas mesurés minutieusement on enfonçait les fourches de la première barre, à trois cents pas on dressait la seconde, à quatre cents pas la troisième, celle des raffinés et des maîtres. Aux côtés de chaque barre, des faisceaux d’armes étaient formés.
À droite et à gauche s’élevaient des estrades surmontées de bannières où se lisaient toutes sortes de devises en grand style, car les Allemands ont conservé le culte classique, malgré les écarts puissants de leurs poètes. Nous nous souviendrons toujours d’avoir déchiffré au fronton d’un théâtre prussien cette enseigne hyper-académique :
MUSAGETÆ HELICONIADUMQUE CHORO !…
Vis-à-vis des barres, à l’autre extrémité de la place, se dressait un grand mât, bariolé de rouge et d’or. La tête du mât disparaissait au centre d’une galerie de drapeaux ; quatre fils d’archal décrivant une légère courbe tombaient du sommet à la base ; ils étaient destinés à maintenir les oiseaux servant aux menus jeux qui précèdent le tir.
Au pied du mât, à hauteur de poitrine, une plaque de tôle ronde, divisée en six cercles concentriques, offrait à son milieu une aiguille d’acier présentant sa pointe.
Le coup plein ou maître coup devait enfiler la balle sur l’aiguille sans la tordre et sans la briser.
Tout ce que Ramberg contenait de jeunes filles et de jeunes gens était déjà sur la place où meinherr Mohl, à la fois menuisier et bourgmestre, activait l’achèvement des estrades. Il était en bras de chemise, et la sueur ruisselait de son front. Tant qu’il ne vit sur la place que des Rambergeois, il mania le rabot d’un sens assez rassis, mais lorsqu’il aperçut les premiers groupes d’étrangers déboucher derrière l’église, son visage changea.
– Mes amis, mes amis, dit-il à ceux qui l’entouraient, ne dites pas que je suis le bourgmestre… Tout à l’heure je vais aller mettre ma perruque et mon costume, et je représenterai dignement notre localité.
On s’occupait bien de maître Mohl et de son costume ! La place de Ramberg est une sorte de belvédère qui domine tout le paysage environnant ; sur toutes les routes, qui serpentaient comme de longs rubans d’or dans la vallée verte, inondée de soleil, on voyait au lointain des points noirs qui se mouvaient, qui avançaient : c’étaient de nobles cavalcades escortant des calèches découvertes, c’étaient des caravanes de paysans montés sur leurs chevaux de labour, c’étaient des voyageurs à pied, l’arme sur l’épaule, qui abrégeaient le chemin en chantant.
Et tout cela, belles dames et cavaliers, paysans et voyageurs, tout cela venait à Ramberg, au glorieux village de Ramberg, qui était en ce moment comme le centre de l’Allemagne.
C’est à des heures pareilles qu’on est fier d’être Rambergeois !
– Allons, Niklaus, disait maître Mohl, allons, mon fils, ton maillet est-il de liége ?… Enfonce-moi ce pieu, afin que je ne sois point damné par impatience !
Niklaus était en train de causer, et n’en allait pas plus vite.
– Combien y en a-t-il chez vous, Lisela, ma commère ? demandait-il à une belle grosse femme qui étalait au gai soleil son visage rubicond et souriant.
– Dix, mon compère Niklaus, et huit chez Lottchen, ma sœur.
– Et onze chez nous, reprit Niklaus.
Cinq ou six charpentiers cessèrent de raboter et de clouer, pour dire l’un après l’autre ou tous ensemble :
– Chez nous, six… Chez nous, neuf… Chez nous, quinze !
Maître Mohl essuyait son front baigné de sueur.
– Oh ! mes doux amis, mes doux amis ! suppliait-il, je souhaite que vous ayez chacun le double, car l’hospitalité est une vertu et chaque étranger vaut un florin par jour !… Mais vous ne voudriez pas me déshonorer, n’est-ce pas, mes bons enfants ? Enfonce ton pieu, Niklaus !… Assure ta banquette, Mauris… Consolide ce gradin qui ne tient pas, Michas… Et surtout, maintenant que voici les étrangers autour de nous, ne dites pas que je suis votre bourgmestre !
Niklaus, Mauris et Michas n’en perdaient pas un coup de langue.
Dans les maisons voisines, on entendait les musiciens, membres de l’orchestre, qui répétaient leur partie ; les échos des bosquets environnants renvoyaient les coups de feu des tireurs qui essayaient leurs armes, car ce nom de fête des Arquebuses est une appellation antique. Les prétendues arquebuses, au moment de la lutte, se changent en fusils de chasse pour les uns, en excellentes carabines pour les autres. Toutes les armes sont admises au concours, moyennant deux conditions : la première est un examen sous le rapport de la sécurité ; la seconde oblige le tireur qui se sert d’une arme particulière à la prêter, sur simple réquisition, à quiconque la réclame parmi ses compétiteurs déjà classés.
Les seules arquebuses qui se voient sur le lieu de la lutte sont deux énormes machines placées pour la forme aux deux côtés de la troisième barre, qui sont lourdes, presque impossibles à manier, et que l’homme le plus robuste aurait grande peine à mettre en joue.
C’était la première estrade de gauche que le bon maître Mohl, bourgmestre de Ramberg et menuisier de son état, achevait avec tant de zèle ; cette estrade appartenait à messieurs les étudiants. Comme la fille de maître Mohl avait épousé un aubergiste, comme messieurs les étudiants faisaient vivre les aubergistes de Ramberg, on ne peut dire combien maître Mohl, malgré son respect pour les autorités constituées, vénérait messieurs les étudiants.
Cependant le bruit et le mouvement augmentaient de minute en minute sur la place de l’Église : garçons endimanchés, jeunes filles parées de leurs habits de fête commençaient déjà la journée de plaisir, et ce plaisir était d’autant plus franc qu’il amenait les affaires. À chaque instant on entendait dans la foule des voix joyeuses qui constataient l’arrivée de nombreux étrangers.
– L’inspecteur Muller vient de descendre aux Quatre Nations, criait avec triomphe la servante joufflue de cet établissement ; l’inspecteur Muller, de Stuttgard !
– À l’Aigle rouge, répondait un garçon de cet hôtel ; on a retenu des lits pour le comte Spurzeim, conseiller privé honoraire, pour la comtesse Lenor, sa pupille, et pour son neveu, le noble baron de Rosenthal, colonel des chasseurs de la garde !
Ceci fit grand effet. Le comte Spurzeim passait pour être très-riche ; c’était une des illustrations du haut pays, et il avait occupé je ne sais quel poste important dans la diplomatie impériale ; la jeune comtesse Lenor était la perle de la cour, et quant au baron de Rosenthal, nous savons que son exil, causé par une méchante petite intrigue de cabinet, lui avait donné une popularité véritable.
Mais ces noms de gentilshommes et de hauts fonctionnaires, qui étaient lancés d’un bout de la place à l’autre, ne tinrent pas contre l’annonce de l’arrivée de messieurs les étudiants. Maître Mohl lui-même fit trêve à son ardent travail, pour écouter deux jeunes filles qui accouraient tout essoufflées de l’autre côté de l’église.
Ils étaient là, les fiers jeunes gens, dans la cour de la Maison de l’Ami ; ils s’étaient rencontrés au bas du coteau, sur la rive du fleuve, les uns venant de Stuttgard, les autres de Tubingue, les autres de Louisbourg et d’ailleurs, tous à pied, excepté les douze cavaliers qui escortaient la calèche à quatre chevaux de la reine Chérie.
– Et si vous saviez, disait la petite Luischen, comme elle est jolie, cette année, la reine !
– Et comme elle a de beaux chevaux ! reprenait Annette, et comme sa calèche brille aux rayons du soleil !
– Ils sont plus de trois cents ! dit Luischen en coupant, comme c’est l’usage, la parole à sa compagne ; il y en a qui se sont attelés à la calèche pour gravir le coteau.
– Et les autres étaient derrière, s’écria la petite Annette, saisissant le moment où Luischen reprenait haleine, et ils criaient : « Hourra pour notre reine Chérie ! »
Maître Mohl demanda son habit ; il ne pouvait pas rester menuisier un instant de plus !
– Mes bons enfants, dit-il, je vais aller mettre ma perruque… Ce que je vous recommande spécialement, c’est l’estrade de messieurs les étudiants… Et quand je vais reparaître tout à l’heure avec mon costume, ne bavardez pas sur mon compte, et n’allez pas dire aux étrangers : « Vous voyez bien ce maître Mohl, le bourgmestre, c’est lui qui était là, en menuisier, avec une chemise de grosse toile et le rabot à la main. »
La foule frémissante ne l’écoutait même pas. On attendait le coup de dix heures qui devait donner le signal officiel de la fête ; on regardait les tribunes se remplir lentement, et les bourgeois, armés de longues-vues, interrogeaient le lointain des routes, pour annoncer les premiers à voix haute et intelligible le nom des nobles arrivants.
Enfin, l’heure tant désirée tomba du clocher pavoisé. Une salve de mousqueterie éclata, tandis que l’orchestre rassemblé jetait dans les airs son premier accord. Au sommet du mât on hissait les trois bois de cerf et les trois lions couronnés de Wurtemberg.
En même temps, sous le royal écusson, se déployait une écharpe de soie et d’or, premier prix offert par Sa Majesté le roi Guillaume.
Le second prix, qui était un saphir monté en bague chevalière, avait été donné, comme chacun le savait bien, par la reine Chérie.
Le troisième prix enfin, dû à la municipalité rambergeoise, consistait en un baril de vin du Rhin, suspendu au mât par des rubans de mille couleurs.
Les tribunes étaient pleines, on ne traversait déjà plus la place de l’Église qu’avec une extrême difficulté, et maître Mohl venait de reparaître coiffé de sa perruque officielle, dont les marteaux retombaient sur son magnifique frac municipal.
– Allez, les arbalètes ! cria-t-il en mettant le pied sur les degrés qui conduisaient à son fauteuil d’honneur.
Quand il fut monté, il salua l’assemblée avec une grâce mêlée de tant de dignité, que personne n’aurait deviné ses récentes occupations. Et les arbalètes d’aller ! c’était en quelque sorte une petite pièce avant la grande.
Pendant que les arbalètes allaient, l’inspecteur Muller, gagnant son estrade, apercevait maître Hiob dans la foule au bras de dame Barbel, sa compagne, et lui faisait signe d’approcher.
Maître Hiob rejoignit son patron, et celui-ci lui dit à l’oreille :
– Est-ce fait ?…
– On a donné rendez-vous à monsieur de Rosenthal pour huit heures et demie… répondit maître Hiob.
– De la part de la petite ?
– Oui, monsieur l’inspecteur.
Ce fut tout : Muller tourna le dos, et maître Hiob reprit le bras de sa femme.
En tournant le dos, Muller se trouva face à face avec un petit vieillard encore plus poudré que lui, lequel tenait à son bras une ravissante jeune fille.
Ce vieillard était évidemment à Muller ce que Muller lui-même était à maître Hiob. Il le dominait, il l’écrasait.
Muller, tout inspecteur qu’il était, disparaissait littéralement devant la splendeur de ce vieillard.
Ce vieillard était un type, veuillez le croire sur notre parole ; quelque chose de fini, quelque chose de parfait : une figure effacée et grisâtre, aux traits immobiles, submergés sous une vaste coiffure à l’oiseau royal, une bouche qui voulait fermement être fine et qui cherchait le sourire de Voltaire, un œil éteint et couvert comme l’œil de monsieur de Talleyrand, un nez fallacieux comme le nez de monsieur de Metternich.
Un type sur notre honneur et notre salut ! le type tranché, le type choisi, le type trop peu connu de ces diplomates d’Allemagne qui font de l’art pour l’art, et qui passent leur vie à réaliser cet axiome du maître, lequel se moquait d’eux : « La parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée. »
Fiers petits hommes ! grands comiques qui pèsent de la moitié du poids d’un moucheron dans la balance des destinées européennes !
Muller courba l’échine comme s’il avait eu une charnière à la chute des reins.
– Monsieur le comte ! murmura-t-il… Madame la comtesse !…
– Bonjour, monsieur l’inspecteur, bonjour, dit le petit vieillard de ce ton que Muller prenait lui-même lorsqu’il disait : « Bonjour, bonjour, maître Hiob. »
Alentour, on murmurait :
– Voici le conseiller privé, comte Spurzeim, et la belle comtesse Lenor, sa pupille.
Ce nom de Spurzeim était prononcé avec beaucoup d’emphase. Personne n’aurait su dire précisément pourquoi monsieur le comte était un homme illustre, mais c’était un homme illustre.
– Monsieur l’inspecteur, reprit-il tandis que Muller exécutait devant Lenor une seconde courbette, figurez-vous que nous sommes devenus des sauvages… Nous ne savons plus rien, là-bas dans nos montagnes… S’il vous plaît, comment se porte la cour ?
Ce disant, il fit asseoir la jeune comtesse Lenor sur les gradins, et se plaça derrière elle avec son interlocuteur ; mais, au lieu d’attendre la réponse de ce dernier, il cligna de l’œil en le regardant, comme s’il eût voulu dire : « Il ne faut point que ma pupille vous entende ! »
En même temps, il prononça tout haut :
– Hermann, mets-toi là, debout derrière la comtesse.
Hermann était un domestique allemand dont la grosse figure avait des tendances à singer la figure maigre de son maître : même froideur, même discrétion, même morgue sceptique, un peu de niaiserie par-dessus tout cela.
Hermann se mit debout derrière la comtesse, et sa corpulence forma un rempart bien capable de protéger la conversation secrète de l’inspecteur et du conseiller privé honoraire.
– Ah çà ! reprit le comte en changeant de ton, un bruit assez étrange est venu jusqu’à nous, dans nos montagnes… Le ministère va sauter le pas !… Rosenthal ne m’a rien dit ; Rosenthal ne me dit rien… Mais puisque le voilà revenu, mes bons amis, gare à vous.
Muller fixa ses petits yeux gris sur ceux du diplomate en chef, et le sourire qu’ils échangèrent contenait toute la science de Machiavel… toute !
– J’ai le plus profond respect pour le colonel baron de Rosenthal, votre neveu… murmura Muller à la suite de ce regard.
– Est-il toujours question de son mariage avec la noble comtesse Lenor ?
– Toujours… répliqua le comte Spurzeim, qui ne put retenir une légère grimace. Ma goutte, vous savez, monsieur l’inspecteur… ajouta-t-il pour expliquer cette grimace.
– Ah ! monsieur le comte, fit Muller pathétiquement, vous parlez à un homme qui sait compatir aux souffrances chroniques… J’ai mes douleurs de reins… Mais, s’interrompit-il en baissant la voix, me serait-il permis de demander à Votre Excellence si elle voit ce mariage d’un bon œil ?
– D’un très-bon œil, monsieur l’inspecteur… répondit Spurzeim, qui fit une nouvelle grimace.
Muller comprit.
– En ce cas, dit-il avec un sourire content, Votre Excellence pourrait bien être des nôtres…
– Y pensez-vous, monsieur l’inspecteur ?… s’écria le plus fort diplomate du royaume de Wurtemberg. Rosenthal est mon neveu… je l’ai vu naître… je l’ai fait danser sur mes genoux alors qu’il était tout petit… Je…
Le conseiller Muller prit l’audace de lui pincer légèrement la cuisse.
Entre gens si discrets, la demi-expansion de ce geste valait pour le moins la grosse tape que nos soldats citoyens s’entre-donnent sur le ventre en se disant : « Farceur ! ah ! farceur ! »
Le comte Spurzeim ne se fâcha pas. Muller se frotta les mains et ajouta :
– Si Votre Excellence est avec nous, nous resterons en place et le mariage ne se fera pas.
Une grande clameur s’éleva dans la place. On couronnait le vainqueur au jeu de l’arbalète. Un instant, le vide s’opéra autour des barres, tandis qu’on élevait sur un brancard l’adroit triomphateur.
En ce moment, et sans que personne eût remarqué son approche, un personnage qui fixa sur-le-champ l’attention de tous parut au milieu de la place ; il était monté sur un magnifique cheval bai et suivi d’un piqueur également à cheval.
Nul dans la foule n’aurait su dire son nom : il portait le costume pittoresque des chasseurs de la forêt Noire, le chapeau à plume renversée, le manteau court sur une casaque attachée à la taille par un ceinturon de cuir, la culotte de chamois collante et les bottes molles, armées d’éperons d’acier.
Il maniait son cheval fougueux en écuyer accompli ; sa taille haute était remplie de vigueur et d’élégance.
Quand il sauta sur le sable de l’arène, en jetant la bride de son cheval à son piqueur, il y eut un mouvement dans la foule, qui s’avança, curieuse, pour le regarder de plus près. Quand il souleva les larges bords de son chapeau montagnard, un murmure d’admiration s’éleva.
C’était encore un jeune homme, il pouvait avoir trente ans à peine ; sa figure régulière et hardie s’encadrait dans une forêt de cheveux noirs bouclés ; son teint brun et trop pâle faisait harmonie avec l’ébène de sa fine moustache tombante ; il avait des yeux noirs brillants et calmes, de ces yeux qui appellent le danger et dont le regard ne se baisse jamais.
Sans s’inquiéter de ce que devenait son piqueur avec ses deux chevaux, l’inconnu alla tout droit vers la troisième barre, où se tenait le maître arquebusier dans l’exercice de ses fonctions.
Il fit le tour des faisceaux d’armes et sembla choisir de l’œil une carabine.
Les jeunes gens de Ramberg le regardaient avec une sorte de crainte ; les jeunes filles lui souriaient et pensaient déjà qu’il allait remporter le prix.
Mais ce n’étaient pas seulement les garçons et les jeunes filles de Ramberg qui s’occupaient du bel inconnu. Depuis le commencement de la fête, la comtesse Lenor était restée sur son banc de velours, immobile et froide comme une jolie statue. Au moment où le cavalier s’était montré tout à coup au milieu de la place la comtesse Lenor avait tressailli. Maintenant, ses joues pâles perdaient et reprenaient tour à tour un coloris léger, son sein battait, ses yeux ne voulaient plus quitter son éventail.
Hermann, le domestique allemand qui était derrière elle, s’était retourné à demi et avait fait un signe à son maître. Le bon petit comte Spurzeim, imité en cela par Muller, avait mis aussitôt le binocle à l’œil.
Puis les deux vieillards avaient échangé une œillade souriante et savante.
– Quand on joue contre les fous, murmura le diplomate fort, on marque toujours comme cela un point ou deux avant le commencement de la partie.
– Eh ! eh !… fit Muller, en principe, Votre Excellence a certainement raison… mais, dans l’espèce, il y a un peu de bien joué… C’est moi qui l’ai conduit ici, tout doucement par la main.
– Ah ! diable ?… murmura le comte avec un point d’interrogation.
Muller se mit à lui parler à voix basse ; et, tout en causant, ils gardaient leurs binocles braqués sur la troisième barre et les faisceaux d’armes.
– L’ami, disait en ce moment le chasseur de la forêt Noire au maître arquebusier, est-il encore temps d’entrer en concours ?
– Il est toujours temps, meinherr, quand on a l’œil bon et la main sûre.
Cette réponse provoqua un rire approbateur parmi les jeunes Rambergeois, qui s’étaient rapprochés et formaient décidément le cercle autour de l’inconnu. Les jeunes Rambergeoises la trouvèrent fort impertinente.
L’inconnu prit une lourde carabine et la retira du faisceau. Il fit jouer la batterie d’une main exercée, visa le canon et éprouva la crosse contre son épaule.
Ce faisant, et sans y penser, il s’était approché de l’estrade voisine, et, tandis qu’il laissait descendre la baguette dans le canon, sa botte s’appuya au premier siége de l’estrade.
– Holà ! mon maître, s’écria Niklaus d’un air insolent, ces banquettes-là ne sont pas faites pour les semelles de vos pareils !
L’inconnu le regarda. Son pied ne bougea pas. Il retira la baguette et la remit en place.
Les garçons de Ramberg murmurèrent.
– Si messieurs les étudiants venaient, dit Michas, il y aurait de quoi rire, et celui-là danserait comme il n’a jamais dansé de sa vie !
– Cette estrade est donc à messieurs les étudiants ? demanda le chasseur de la forêt Noire, dont le pied froissait comme à dessein le velours de la banquette.
– Oui, mon maître, répliqua Niklaus, et je les entends qui viennent !
– C’est bien, dit l’inconnu froidement. Et son pied changea de place sur la banquette en marquant une large traînée de poussière.
– Nous allons voir si c’est bien, mon maître ! gronda Niklaus d’un air menaçant.
À ce moment même, toutes les têtes se levèrent, tandis qu’un vivat retentissait dans toute l’étendue de la place.
– Chérie !… répétait-on dans la foule ; la reine Chérie !
Au sommet de cette même estrade dont l’inconnu venait de fouler aux pieds la première banquette, une jeune fille avait pris place sur une sorte de trône entouré de fleurs et de feuillage. Douze étudiants portant le costume de la famille des Compatriotes s’étaient rangés derrière elle, tenant en main les épées de l’université.
Elle était toute radieuse de jeunesse et de beauté, cette jeune fille ; une robe de mousseline blanche dessinait les délicieux contours de sa taille et une guirlande de roses blanches était dans ses cheveux blonds : cela faisait toute sa parure.
Mais le regard de ses grands yeux bleus était si doux ! mais il y avait tant de magie dans son empire, que pour elle la toilette était du superflu. Elle était jolie comme une de ces fées du Harz qui dansent aux rayons de la lune ; elle était gracieuse comme ces ondines qui passent, mollement balancées, dans les vapeurs du matin.
La comtesse Lenor avait levé les yeux, comme tout ce monde, pour voir ce qui attirait l’attention générale. À peine eut-elle aperçu notre jeune fille, qu’elle détourna la tête en souriant avec dédain.
Elle était bien belle aussi, la comtesse Lenor. Elle était du même âge à peu près que Chérie. Il est charmant de voir deux jeunes filles s’entre-sourire et s’aimer. Hélas ! c’est rare, et le dédain amer de la comtesse Lenor rentre dans la loi commune.
Là-bas, dans cette chambre mignonne, cachée comme un nid d’oiseau de paradis entre les murailles sévères et noires de la vieille maison d’Abten-Strass, nous avons vu déjà cette jeune fille à la beauté angélique et souriante, nous avons surpris en passant le secret de son rêve. Et maintenant que le soleil mettait des reflets d’or dans sa blonde chevelure, maintenant que le grand jour allumait l’étincelle de son œil calme et candide, nous ne savons point dire si elle était plus charmante dans la veille que dans le sommeil.
Le chasseur de la forêt Noire, au lieu de répondre à la menace de Niklaus, se tourna vers le haut de l’estrade et fit à la jeune fille un profond salut.
Chérie baissa les yeux et devint toute rose.
La comtesse Lenor, au contraire, dont le regard inquiet se fixait sur l’inconnu, pâlit subitement pendant qu’une larme tôt contenue venait jusqu’au bord de sa paupière.
L’inspecteur Muller pinça une seconde fois le genou de son noble voisin.
– Je vous dis, Excellence, qu’il a du plomb dans l’aile !… murmura-t-il en montrant du doigt l’inconnu.
L’Excellence fit un petit signe d’approbation et donna un coup de pied dans le mollet du gros Hermann, qui toussa en manière de réponse. Manifestement, tous ces diplomates de différents degrés machinaient entre eux quelque chose de bien caverneux !
Cependant Niklaus avait dit vrai : les étudiants venaient, et par-dessus les têtes de la foule on entendait l’harmonie lointaine de leurs chants.
– Mon maître, dit l’arquebusier à l’inconnu, ce doit être la première fois que vous tirez la carabine à Ramberg, car si vous y étiez venu seulement une fois, vous sauriez comme on traite chez nous messieurs les étudiants de Tubingue !
– Étudiants ou autres, je traite les gens comme il me plaît, répondit le chasseur de la forêt Noire, dont le regard hardi ne quittait point Chérie.
– Patience ! patience ! murmurait Niklaus, nous allons bien voir le reste !
On distinguait les versets latins du chant des étudiants, qui psalmodiaient leur plus bel hymne :
Fratres, gaudeamus
Juvenes dùm sumus ;
Post jucundam juventutem,
Post molestam senectutem,
Nos habebit humus ;
Igitur gaudeamus ![1]
Ils avançaient ; la foule s’ouvrait déjà pour leur donner passage.
L’arquebusier voyait désormais le chasseur d’un mauvais œil.
– Savez-vous seulement manier cela ? lui demanda-t-il brusquement et en portant la main sur la carabine.
L’inconnu retint l’arme et regarda en l’air, comme s’il eût cherché quelque oiseau volant au ciel.
La foule s’était rompue tout à fait et ouvrait maintenant une large voie : on pouvait apercevoir la cohorte des étudiants de Tubingue, marchant trois par trois et précédés de l’appariteur ou bedeau qui tenait en main la baguette d’ébène.
Suivant la coutume, le premier rang devait être occupé par trois Épées, comme on appelait les chefs élus pour l’année scolaire. Les bonnes gens de Ramberg connaissaient parfaitement ces illustres, et l’on entendait dans la cohue les noms de Frédéric, d’Arnold et de Rudolphe.
Frédéric le premier, car celui-là était le roi des Renommist et le Crâne le plus crâne dont jamais Tubingue eût pu se glorifier.
– Voici Arnold, se disait-on, et voici le grand Rudolphe !
Mais personne ne disait : « Voici Frédéric ! » car entre les deux Épées la place d’honneur était vide.
Arnold et Rudolphe étaient deux beaux jeunes gens à l’air gravement fanfaron, de vrais fendants d’école que le diable n’eût pas fait reculer d’une semelle.
Nous allions oublier de dire que l’appariteur ou bedeau qui marchait le premier, tête haute et perruque au vent, n’était autre que l’excellent maître Hiob, époux de dame Barbel, compère de l’inspecteur Muller et possesseur de cette mystérieuse maison d’Abten-Strass où nous avons entrevu le sommeil de Chérie.
– Place ! dit solennellement maître Hiob en arrivant auprès de l’inconnu.
Celui-ci ne le regarda même pas.
– S’il y avait quelque corbeau sur le clocher de votre église, dit-il en répondant au maître arquebusier, je vous montrerais d’avance comment je manie cela, bonhomme !
Il caressait le canon de la carabine.
Messieurs les étudiants, chose grave assurément, avaient été obligés de s’arrêter court, parce que l’inconnu bouchait l’espace qui était entre la barre et l’estrade. Messieurs les étudiants ne pouvaient passer.
– Qu’y a-t-il donc là ? criait par derrière la cohorte impatiente.
Arnold et Rudolphe toisaient déjà l’inconnu en fronçant le sourcil.
– Place ! répéta maître Hiob, qui eut la fâcheuse idée de poser sa baguette sur l’épaule du chasseur de la forêt Noire.
Le chasseur le regarda cette fois, le prit par le bras, sans effort ni colère, et l’envoya tomber les pieds en l’air entre les deux Épées de l’université.
Il y eut un grand frémissement dans la foule. De mémoire de Rambergeois, on n’avait jamais rien vu de semblable, et bien des Philistins avaient eu la tête cassée pour la vingtième partie d’une pareille audace ! Elle était si imprévue et si folle, cette insulte publiquement adressée au corps le plus batailleur de l’univers, qu’Arnold et Rudolphe, les deux Épées, restèrent ébahis et muets.
Pendant cela, le chasseur continuait de regarder tout autour de lui avec la sérénité la plus parfaite.
– Je ne vois point de corbeau, reprit-il comme si de rien n’eût été, en s’adressant toujours au maître arquebusier ; mais il me semble que j’aperçois là-bas un animal nuisible…
Il étendait le bras par-dessus la tête des étudiants.
– Où ça ? demanda l’arquebusier.
– Sur cette enseigne, répondit l’inconnu.
Il montrait du doigt, à perte de vue, par delà l’église et les dernières maisons de la place, l’enseigne du Renard d’or, qui brillait fièrement au soleil.
L’arquebusier demeura ébahi ; un frémissement parcourut les rangs des garçons de Ramberg, et les jeunes filles qui devinaient s’écrièrent en tremblant :
– Ne faites pas cela, meinherr ! au nom de Dieu, ne faites pas cela !
Une expression de bonne humeur vint au visage de l’inconnu.
– Rangez-vous, je vous prie, mes jeunes messieurs, dit-il en s’adressant aux étudiants.
Arnold d’un côté, Rudolphe de l’autre s’écartèrent d’un commun accord, bien qu’ils n’eussent point échangé une parole. Sur un geste impérieux de leur part, le gros des étudiants les imita.
– Sur votre vie, dit l’arquebusier en s’élançant vers l’inconnu, rendez-moi cette arme et allez au diable !
– Laissez-le faire, prononcèrent en même temps Rudolphe et Arnold, qui étaient pâles tous les deux.
Dans le village de Ramberg, la coutume était d’obéir à messieurs les étudiants ; le maître arquebusier regagna sa place en grondant.
Le chasseur de la forêt Noire abaissa son arme et visa.
– Oh ! meinherr, meinherr, criaient les jeunes filles, ayez pitié de vous-même et ne faites pas cela !
– Taisez-vous ! dit Arnold.
Les jeunes filles se turent.
– Étranger, reprit Arnold, qui tâchait de concentrer sa colère, mais dont la voix tremblait, savez-vous que le Renard d’or est l’enseigne de l’université de Tubingue ?
– On me l’a dit, mon jeune monsieur, répondit l’inconnu du bout des lèvres.
Le coup de carabine partit et ponctua en quelque sorte sa réponse.
Tous les regards étaient fixés vers la Maison de l’Ami. On vit le Renard d’or tomber comme si le tranchant d’un rasoir eût coupé la corde qui le retenait. Le chasseur de la forêt Noire rendit la carabine au maître arquebusier, tandis qu’un cri de terreur s’échappait à la fois de toutes les poitrines.
Si le chasseur de la forêt Noire avait voulu frapper un grand coup, le succès dépassait ses espérances. L’explosion d’une mine eût fait sauter le clocher de Ramberg, que l’émotion n’aurait pas été plus vive. Un tumulte extraordinaire régnait dans la foule. Les estrades s’étaient levées en masse ; la belle comtesse Lenor cachait son visage effrayé derrière les broderies de son mouchoir, et Chérie elle-même était plus pâle que les roses blanches qui couraient en guirlande dans sa merveilleuse chevelure.
– Hein, monsieur le comte ! hein !… murmurait l’inspecteur Muller avec triomphe à l’oreille du diplomate fort.
Celui-ci tournait ses pouces d’un air méditatif.
– Ce n’est pas mal, monsieur l’inspecteur, dit-il ; mais la diplomatie serait un jeu d’enfant si l’on avait toujours affaire à des fous de cette espèce.
En dehors des estrades, c’était un brouhaha qui allait sans cesse grandissant. Ceux qui avaient été témoins de cette provocation inouïe, jetée à la face de l’université, la racontaient avec un étonnement mêlé de terreur. On se pressait ; chacun voulait voir le dénoûment de cette redoutable aventure. L’inconnu avait pris, pour les jeunes filles surtout, la taille d’un héros, et les plus jolis yeux de Ramberg pleuraient déjà sur le sort de cet aventurier audacieux qui allait payer de sa vie un moment de bravade.
Car le doute n’était point permis, et pour quiconque connaissait, ne fût-ce qu’un peu, les mœurs universitaires, le chasseur de la forêt Noire était condamné à mort.
Les étudiants faisaient maintenant le cercle autour de lui et personne ne pouvait plus entendre les paroles échangées. Mais si l’on n’entendait pas, on voyait, et chacun constatait, avec une sorte d’admiration, que l’inconnu ainsi entouré d’ennemis ne perdait point son calme et fier sourire.
Rudolphe était à sa gauche, Arnold était à sa droite. Les pourparlers ne durèrent pas une minute.
– Je sais ce que vous êtes en droit d’exiger de moi, mes jeunes messieurs, dit le chasseur de la forêt Noire, qui entama lui-même l’explication. En cette saison, la nuit tombe vers sept heures, et ma soirée est prise à dater de huit heures et demie… En conséquence, si vous voulez que nous tirions l’épée aux flambeaux, comme c’est, dit-on, votre coutume, j’ai une grande heure à vous donner ce soir…
– Comment vous nommez-vous ? demanda Rudolphe.
– J’ai nom Albert, répliqua l’inconnu dont le sourire eut une petite nuance de sarcasme.
– À huit heures, dit Arnold, nous vous attendrons à la place même où est tombée l’enseigne de l’université… Si vous avez des amis, amenez-les ; si vous n’avez pas d’amis, venez seul, vous serez sous la sauvegarde de notre honneur, et je jure Dieu qu’on vous tuera loyalement !… Vous avez trêve jusqu’à ce soir, hormis le cas où vous tenteriez de fuir.
– À ce soir donc, mes jeunes messieurs, dit le chasseur de la forêt Noire, qui souleva son large chapeau et tourna le dos sans autre cérémonie.
Les assistants stupéfaits le virent s’éloigner à pas lents, et plus d’un remarqua qu’il trouva le loisir de lever un regard vers le sommet de l’estrade où cette délicieuse enfant qu’on nommait la reine Chérie pâlissait et rougissait tour à tour.
Une fusée volante partit du pied du mât ; l’orchestre sonna une vive fanfare, et, du haut des gradins, l’honnête bourgmestre Mohl lança solennellement ces mots :
– Allez, les arquebusiers !
On les avait oubliés, les arquebusiers, et le simple programme de la fête était désormais bien fade auprès de ce drame dont le prologue venait de se jouer devant tous ; mais les acteurs du drame, puisque drame il y a, étaient rentrés dans la coulisse, et la fête pouvait au moins servir d’intermède.
Il fallait donc se résoudre à suivre la fête. L’inconnu flânait autour de la place ; messieurs les étudiants étaient gravement assis sur leur estrade. – Allez, les arquebuses !
Depuis un temps immémorial, les étudiants de Tubingue avaient le privilége de gagner le prix aux joutes de Ramberg. Ceci était de fondation. Il y avait toujours à l’université des enfants du Schwartzwald qui soutenaient l’honneur du drapeau.
En France, les premiers tireurs du monde sont les chasseurs de Vincennes ; en Angleterre, ce sont les gardes écossais ; en Russie, ce sont les régiments du Don ; dans les Indes, ce sont les compagnies de métis ; il n’y a pas jusqu’à la Belgique qui n’ait ses premiers tireurs du monde, habillés en vert comme des laquais de bonne maison et portant je ne sais plus quel nom troubadour.
Dans l’Allemagne du sud-ouest, les premiers tireurs du monde sont les Tyroliens et les montagnards du Schwartzwald ou forêt Noire.
Les Suisses seuls ont encore plus de réputation qu’eux.
Les gens qui ont parcouru le monde prétendent que nos chasseurs de Vincennes feraient assez pauvre figure devant les montagnards du Schwartzwald ; mais les voyageurs sont sujets à mentir, et Chauvin, notre grand poète national, veut qu’on ne mette rien au-dessus des chasseurs de Vincennes !
Quoi qu’il en soit, les prouesses qui se font aux tirs d’Allemagne et de Suisse sont tellement miraculeuses, que le poète Chauvin nous taxerait de mensonge si nous tentions de les raconter. Répondons tout de suite à Chauvin, le poète, que les armes dont on se sert pour ces jeux ne sont généralement point des armes de guerre, et que s’il s’agissait de faire le coup de fusil sérieusement, nous tiendrions, comme lui, pour nos vaillants chasseurs.
Mais, en campagne, on ne peut pas se servir, comme devant la barre, d’une carabine, énervée en quelque sorte, et devenue sensible à ce point qu’on la fait partir en soufflant très-doucement sur la détente. Or il faut une carabine comme cela pour enfiler une aiguille à cinq cents pas.
La délicatesse de nos pistolets de tir n’est rien auprès de cette sensibilité exagérée qui distingue les carabines suisses, par exemple. Pour toucher cette détente sans la faire partir, le tireur suisse est obligé au préalable de se mettre le doigt à vif sur une meule, et encore si la blessure est légèrement cicatrisée, la détente part avant que le tireur l’ait sentie.
La civilisation des carabines n’est pas tout à fait aussi avancée dans la forêt Noire et dans le Tyrol ; cependant les raffinés de l’Oberland ne sauraient point apprécier la musculation douce et ferme à la fois de ces armes héroïques que l’art sans rival de notre Devisme perfectionne d’année en année.
La joute préliminaire était commencée ; on tirait pour être classé, c’est-à-dire pour avoir le droit de concourir à la lutte définitive.
Pour être classé, il fallait mettre du premier coup une balle dans le cinquième cercle, qui avait à peu près la largeur d’un double thaler. Comme l’épreuve n’était pas des plus malaisées, et que d’ailleurs, lorsqu’il s’agit d’un seul coup, le hasard est un peu le maître, il y eut un grand nombre d’heureux.
Vingt ou trente jeunes gens, déjà bien fiers de ce premier succès, vinrent se ranger derrière la troisième barre. Parmi eux, chose sans exemple, il n’y avait que deux étudiants : Arnold et Rudolphe. Les balles des Renommists et des Maisons moussues s’étaient égarées hors du cercle central. L’université avait mal tiré. On eût dit que cet outrage, qu’elle avait subi en face de tous, lui laissait encore la main tremblante.
Niklaus, Michas et bien d’autres avaient mis plus près du centre que les étudiants. Quant au chasseur de la forêt Noire, qui s’était servi de la bonne carabine avec laquelle il avait dépendu le Renard d’or, sa balle s’était enfilée sur l’aiguille aux applaudissements de l’assemblée tout entière.
Il grandissait, ce chasseur de la forêt Noire : les garçons commençaient à le regarder avec respect, les femmes le trouvaient beau comme Apollon.
À la deuxième épreuve, où chaque concurrent avait deux cartouches, l’université prit un peu sa revanche. Arnold et Rudolphe avaient visé comme si leur vie eût dépendu de leur adresse, et après tout, quoiqu’ils ne fussent pas sorciers comme ce diable de Frédéric, dont la balle ne déviait jamais d’un quart de ligne, c’étaient de glorieux tireurs ! Frédéric avait gagné le prix l’an passé, – où donc était Frédéric ?…
À deux lieues de Ramberg, dans un petit sentier qui suivait le cours sinueux du Necker, un jeune homme, presque un enfant, cheminait la tête nue et le dolman au vent.
Il paraissait bien las, et pourtant il ne ralentissait point sa marche.
Ses habits étaient couverts de poussière ; des gouttes de sueur perlaient à son front blanc et pur comme celui d’une jeune fille.
Il allait sous l’ombrage des grands arbres qui croisaient leurs branches au-dessus de sa tête ; ses yeux rêveurs et doux se perdaient au devant de lui dans le calme paysage. Il allait, essuyant parfois la sueur de ses tempes et interrogeant le soleil pour mesurer les heures.
Sa taille, qui était flexible et gracieuse au degré suprême, manquait encore un peu de carrure ; son pas élégant bondissait comme celui d’un enfant, et quand le sourire naissait sur la lèvre ombragée à peine d’un duvet plus doux que la soie, vous eussiez deviné bien vite que celui-là était encore à son premier rêve d’amour.
Cette poésie qui rayonnait en lui, c’était la poésie insoucieuse et timide du premier âge ; sur cette figure candide et charmante, il n’y avait rien de la fanfaronnade hardie qui était le masque uniforme de messieurs les étudiants de Tubingue.
Il était déjà plus grand et plus fort surtout que Chérubin, mais je crois que Chérubin lui eût rendu des points en espièglerie.
C’était un enfant, un doux et cher enfant qui devait rougir plus facilement qu’une jeune fille, et nous ne savons pas pourquoi nous allons à lui pour répondre à ceux qui demandaient où était Frédéric.
Frédéric, la première Épée de l’université de Tubingue ; Frédéric, le roi du scandal ; Frédéric, le crâne des Crânes.
– C’est long, dix heures de marche !… murmurait-il en suivant vaillamment son chemin. Pauvre bonne mère ! comme elle m’a embrassé, en me recommandant de prier Dieu et la Vierge chaque soir !… Chaque soir, je prierai Dieu et la Vierge pour qu’ils me fassent grâce de l’embrasser encore.
La route tourna brusquement ; la vallée du Necker s’ouvrit tout à coup devant lui en éventail, avec ses joyeuses prairies coupées par l’or des guérets.
Au delà de la vallée, il y avait un petit coteau, et sur le coteau, un lourd clocher perdu au lointain.
L’enfant s’arrêta et joignit ses mains sur son bâton de voyage.
– Ramberg ! murmura-t-il… Chérie !…
Un nuage vint à son front, et sa tête gracieuse s’inclina.
Il tira de sa poche un petit portefeuille et prit dans le portefeuille un guillaume d’or tout neuf, qui scintilla aux rayons du soleil.
L’enfant regarda le guillaume avec une sorte de tendresse, puis il le colla contre ses lèvres roses en riant comme un jeune fou qu’il était.
– Tant pis !… dit-il d’un air mutin ; si j’arrive trop tard, eh bien ! j’ai mon guillaume ; je ne ferai pas comme l’an passé où je n’ai pu glisser qu’un tiers de thaler dans la bourse de Chérie !
Il remit son guillaume dans le portefeuille, jeta en l’air son bâton, qu’il rattrapa à la volée, et prit sa course en criant : – Hopp ! hopp ! comme s’il avait eu un bon cheval entre les jambes.
Tout cela ne nous dit pas où était Frédéric, l’invincible Épée, le tireur sans pareil, le bourreau des Philistins !
À la seconde épreuve, Niklaus, Michas et les autres furent écartés comme d’habitude ; il ne resta en lice que les deux étudiants et le chasseur de la forêt Noire.
Sur deux balles, Arnold et Rudolphe avaient fait chacun un maître coup ; l’inconnu en avait fait deux.
Les jeunes filles de Ramberg avaient envie de crier hourra pour le chasseur de la forêt Noire.
Mais le silence s’établissait parmi la foule attentive ; chacun tâchait de s’approcher pour mieux voir la troisième et solennelle épreuve.
Chacun des concurrents reçut trois cartouches. Arnold mit son premier coup dans le rond, à deux lignes de l’aiguille, et ses deux autres balles firent maître coup.
– Bravo !… murmura tout bas la foule.
L’estrade des étudiants restait émue, silencieuses et sombre. La reine Chérie agita son mouchoir brodé en souriant.
Rudolphe prit sa carabine sur la barre et regarda l’inconnu avant d’ajuster. Il y avait tant d’insouciance et de froideur sur le visage de cet homme, que Rudolphe demeura un instant appuyé sur son arme.
– Allez !… dit l’arquebusier.
La carabine de Rudolphe se coucha ; il fit maître coup une fois, rechargea, tira et enfila de nouveau l’aiguille.
– Bravo ! crièrent une seconde fois les garçons de Ramberg ; encore un coup pareil pour l’honneur de l’université !
L’estrade des étudiants cherchait à garder le décorum, mais un frémissement sourd courait le long des banquettes. Quand Rudolphe mit en joue pour la dernière fois, quelques Renards impatients se levèrent. Rudolphe tira ; il toucha l’aiguille, mais de travers, et l’aiguille fut brisée.
– C’est égal ! c’est égal ! dit-on de toutes parts ; que l’autre fasse mieux !
Le chasseur de la forêt Noire, qui s’était donné le nom d’Albert, se prit à rire et vint s’accouder sur la barre.
– Je ferai mieux, répondit-il, et, croyez-moi, mes bonnes gens, vos luttes sont des jeux d’enfants… Autant de fois que vous le voudrez, j’enfilerai votre aiguille ; et si j’avais su que messieurs les étudiants de Tubingue tiraient si gauchement que cela, je n’aurais pas pris la peine d’user mes semelles sur la route de Ramberg !
Ce disant, et pendant qu’un murmure d’étonnement courait dans toute la place, l’inconnu ajusta trois fois et trois fois fit maître coup.
– Il a fait mieux ! il a fait mieux !… s’écrièrent les jeunes filles, car le bel inconnu s’était rendu favorable tout ce qui portait coiffes de dentelles et jupons bariolés.
– Il a fait mieux !… répétèrent les garçons avec une admiration chagrine.
– Et je dis, ajouta l’arquebusier en nettoyant la carabine du vainqueur, je dis que je donnerais quelque chose de ma poche pour voir une lutte entre ce grand gaillard-là et le jeune herr Frédéric !
C’était attaquer dans sa base la popularité naissante de l’inconnu. Ce nom de Frédéric, en effet, tournait la tête à toutes les fillettes de Ramberg.
– Ah ! ah ! fit Luischen en rougissant et en baissant les yeux, si vous parlez du jeune herr Frédéric !…
Et Lisela, et Brigitte, et Lotte, et Félicitas de répéter d’un air souriant et sournois :
– Ah ! ah ! le jeune herr Frédéric !…
Sur les banquettes des étudiants on se demandait à voix basse :
– Où est-il donc à cette heure ? pourquoi n’est-il pas venu ?
Où il était ? nous ne saurions le dire… Mais notre bel enfant rêveur courait comme un fou dans les sentiers de la plaine. Il n’aurait pas joué des jambes plus vaillamment s’il se fût agi de gagner une gageure à la course. Ses cheveux blonds flottaient sous sa petite casquette, son dolman fouettait au vent ; il coupait à travers champs, il franchissait les haies, rien ne pouvait arrêter son élan.
Le coteau de Ramberg se rapprochait ; il commençait à distinguer le drapeau sur le clocher court et trapu de l’église.
À cette vue, il jeta en l’air sa petite casquette et fit siffler son bâton triomphalement.
– Hopp ! hopp !
Sa course prit un élan nouveau. Il ne s’inquiétait plus de la sueur qui ruisselait sur ses tempes, ni de la poussière qui poudrait à blanc les longues boucles de ses cheveux.
Le bourgmestre Mohl, cependant, s’était levé avec cette dignité noble qui caractérisait chacun de ses mouvements.
– Y a-t-il quelqu’un qui puisse dire : Je ferai mieux ? demanda-t-il à haute et intelligible voix.
Personne ne répondit.
Le bourgmestre prononça la même formule par trois fois, puis il mit ses lunettes à cheval sur son nez charnu et déplia une petite pancarte.
– Il est onze heures, dit-il, et le règlement du concours de Ramberg, approuvé par le conseil privé (il s’arrêta pour saluer le comte Spurzeim, qui lui rendit un signe de tête bienveillant) porte, article 5 : « La lutte demeurera ouverte jusqu’à l’heure de midi. À la dite heure, le prix sera décerné au vainqueur. – Jusqu’à l’heure de midi, tout concurrent pourra se présenter, pourvu qu’au préalable il fasse autant de maîtres coups, se suivant les uns les autres sans lacune, que le vainqueur provisoire en a fait dans les trois épreuves. Cette condition étant remplie, le nouveau concurrent et le vainqueur provisoire lutteront suivant la règle, sous la protection de l’autorité. »
Cette lecture n’était qu’une simple formalité, car le bourgmestre et ses aides s’occupèrent immédiatement de la distribution des prix.
Dans le village de Ramberg, il n’y avait rien au-dessus de l’université ; en conséquence, le bon bourgmestre, quittant son estrade, traversa la place tout entière et se rendit solennellement vers cette jeune fille qu’on appelait la reine Chérie, afin de lui remettre l’écharpe qui devait être décernée au vainqueur.
Loin de puiser dans cet hommage un motif de consolation, les étudiants baissèrent la tête sur le passage du magistrat et répondirent de mauvaise grâce à sa politesse.
Il y a du sauvage chez l’étudiant d’Allemagne ; il ne sait pas mentir à sa mauvaise humeur, et quand on le jette sur le dos dans l’arène, il ne peut pas s’habituer à sourire. C’est le grand art des comédiens bien dressés ; c’est aussi le bel art des gentilshommes.
En thèse générale, les étudiants d’Allemagne ne sont ni gentilshommes ni comédiens.
Pendant que le bourgmestre gagnait, en soufflant, le sommet de l’estrade où trônait la reine Chérie, les deux Épées de l’université, Arnold et Rudolphe, se levèrent et reprirent, à la tête de la cohorte, le chemin de la Maison de l’Ami.
C’était une mauvaise journée. Ils étaient venus le sourire fanfaron aux lèvres, en chantant leurs hymnes bachiques, et ils s’en retournaient en silence, la tête basse.
Avant de quitter la place, Arnold avait touché l’épaule du chasseur de la forêt Noire, qui se balançait à cheval sur la barre, et lui avait dit : – À ce soir !
Le chasseur sifflait une tyrolienne ; il n’interrompit point sa musique, et fit un petit signe de tête affirmatif.
Depuis le Renard le plus rose jusqu’au plus barbu des Maisons moussues, il n’y avait pas un étudiant qui n’eût soif du sang de cet homme.
La reine Chérie, à qui ses gardes restaient fidèles, reçut l’écharpe des mains de maître Mohl ; après quoi le digne bourgmestre s’en alla porter le saphir qui formait le second prix à la belle comtesse Lenor. Le troisième prix, qui était un baril de vin du Rhin, resta en place et fut confié à la grosse Luischen.
Nous n’avons pas besoin de dire que l’intérêt de la fête était épuisé. On attendait midi avec impatience, non moins précisément parce que c’était l’heure de la distribution solennelle des prix, mais bien parce qu’une table immense se dressait dans les jardins de la maison commune et que le repas devait avoir lieu tout de suite après la cérémonie.
Or, en Allemagne, les estomacs des deux sexes sont de première qualité.
Au pied du mât, sous un dais de velours écarlate, la reine Chérie, Lenor et Luischen vinrent s’asseoir. Lenor et Chérie ne s’étaient jamais vues de si près ; Chérie fit à la jeune comtesse un salut respectueux et empressé ; la jeune comtesse, qui était fort bien élevée, lui rendit son salut et détourna la tête.
Nous savons déjà que la jeune comtesse avait ses raisons pour ne point aimer la reine Chérie.
Jamais, au grand jamais, on n’avait vu la noble université de Tubingue en si méchante humeur. Ils étaient là, tous les fuyards de la place de l’Église, simples Renards, Renards enflammés, jeunes et vieilles Maisons, Maisons moussues et Renards d’or ; ils étaient là tristes, soucieux, vaincus, dans la grande salle de la Maison de l’Ami ; ils fumaient avec mélancolie d’énormes pipes de porcelaine et buvaient lugubrement des pots de bière lourde.
Ils avaient ramassé l’enseigne du Renard d’or, abattue par la première balle du chasseur diabolique ; elle était là, l’enseigne déshonorée ; on l’avait suspendue à la muraille, vis-à-vis du râtelier aux glaives : chacun pouvait la regarder et puiser dans cette contemplation des idées de sanglantes vengeances.
Ils s’en prenaient à tout le monde de leur déconvenue, les pauvres jeunes gens : au chasseur d’abord ; à Chérie, l’ingrate, qui ne les avait pas suivis dans leur retraite ; à Frédéric enfin, qui avait manqué à l’appel, à Frédéric qui les avait abandonnés dans la joute des carabines, comme il devait leur faire défaut ce soir encore, sans doute, lors de la joute des épées.
Beaucoup, parmi les étudiants, étaient restés au cabaret pendant le concours. Bastian, notre gros et joyeux compère, avait profité de l’occasion pour entamer un bier scandal, ou combat mortel à la schoppe contre l’aubergiste de l’Aigle rouge. Baldus, le réfugié de l’université viennoise, avait rassemblé quelques bonnes gens et leur parlait l’hébreu de la politique philosophante.
Il avait fallu faire à ces indifférents l’histoire de cette déplorable matinée. Maintenant que le récit était achevé, vous eussiez vu en entrant dans la salle de la Maison de l’Ami tous les sourcils froncés, toutes les lèvres crispées, tous les grands cheveux tombants comme de longues branches de saule sur les fronts mélancoliquement inclinés. Tout cela, vous l’auriez vu à travers un nuage de fumée plus épais que les brumes ossianiques.
À part les vastes pipes de porcelaine, il y avait ce fourneau commun qui brûle éternellement dans les tavernes universitaires, à l’instar du feu sacré des anciens, ce fourneau qui a des tuyaux pour toutes les bouches et qui suffirait lui tout seul à rendre inhabitable, tant il vomit de vapeurs malsaines, la salle la plus large, la plus longue et la plus haute de l’univers.
– Après tout, dit Bastian, que cette tristesse étouffait, tu as gagné le second prix, et le second prix est la bague de Chérie… Tu as gagné le troisième prix, Arnold, et le troisième prix est le baril de vin du Rhin… Ce sauvage dont vous parlez, et que j’aurais voulu voir aura l’écharpe donnée par le roi !… la belle avance !… Que le diable l’emporte, et n’en parlons plus.
L’assemblée accueillit cette consolation d’un air sombre ; il y a des douleurs hargneuses qui ne veulent point être consolées.
– Eh bien ! s’écria Bastian d’un air solennel, vous faut-il une victoire éclatante pour effacer l’opprobre de votre défaite ?… Je vais vous montrer, moi, que l’université n’a pas été partout malheureuse ce matin…
Ce disant, il s’approcha d’une table toute couverte de cruches vides ; sous la table il y avait une sorte de paquet informe enveloppé dans un manteau ; Bastian souleva le manteau avec un redoublement de gravité.
– Voici le respectable maître Blaise, prononça-t-il lentement, qui m’a cédé le champ de bataille à la trente-deuxième schoppe… Gaudeamus igitur !…
Le respectable maître Blaise était couché tout de son long sur le carreau, la figure dans une mare de bière.
C’était un beau spectacle, et cependant les étudiants de Tubingue ne se déridaient point.
– Garde tes folies pour un autre jour, Bastian, dit Arnold ; il nous faut aujourd’hui quelque chose de plus rouge que la bière.
On vit briller tous les regards à ce mot qui caressait la colère commune ; les groupes divisés se rapprochèrent, et les Conscrits demandèrent, selon leur droit, que l’un d’eux fût tiré au sort pour remplacer l’Épée de l’université qui manquait à l’appel.
– Enfants, dit encore Arnold, je crois que personne n’aura lieu de se plaindre : nous nous étions rassemblés ici, sous prétexte de la rentrée générale, pour régler le scandal contrà qui doit avoir lieu entre nous et les chasseurs de la garde… L’insulte nouvelle que l’université vient de subir…
Ici la voix de l’orateur fut couverte par un hourra retentissant qui éclata au dehors.
– Au diable les rustres !… s’écria Rudolphe ; vont-ils venir célébrer la victoire du Philistin jusque chez nous ?
– Fermez les portes et les fenêtres, bedeau ! reprit Arnold.
Mais les joyeux cris du dehors passèrent à travers les fenêtres fermées.
C’en était trop, car la vertu de messieurs les étudiants de Tubingue n’était pas précisément la patience. Il y en eut plus d’un, parmi eux, qui jeta un regard d’envie vers le râtelier de l’Honneur : si les glaives de l’université eussent été à leur place ordinaire, on n’aurait pas attendu la tombée de la brune pour faire bagarre autour de la Maison de l’Ami.
Mais les glaives étaient aux mains des gardes de Chérie.
Cependant le tapage se faisait au seuil même de la maison. On frappa bientôt à la porte à tour de bras.
– Ouvrez ! ouvrez ! criait-on, tandis que d’autres voix plus lointaines clamaient :
– Hourra ! hourra pour le vainqueur !
Sans s’être consultés, les étudiants saisirent les escabelles, les cruches, les verres, tout ce qui pouvait faire arme, et s’élancèrent en tumulte vers la porte pour opérer une sortie.
La porte s’ouvrit : Arnold et Rudolphe, toujours en tête, brandirent leurs tabourets et se précipitèrent en avant ; mais ils s’arrêtèrent bien vite devant le spectacle inattendu qui s’offrit à leurs regards.
C’était le village tout entier, ou plutôt c’était tout le personnel de la fête qui avait quitté la place de l’Église pour venir à la Maison de l’Ami. Les paysans, les paysannes, les étrangers arrivés des villes voisines, tout le monde se pressait dans la rue trop étroite, tout le monde répétait l’unanime et joyeux refrain :
– Hourra pour le vainqueur !
Et le vainqueur était là, porté en triomphe par les villageois endimanchés, auxquels les douze gardes de Chérie, le glaive à la main, servaient d’escorte.
Arnold et Rudolphe demeurèrent comme ébahis au devant de leurs compagnons, qui ne voyaient rien encore et qui hurlaient comme des démons dans la grande salle.
Arnold et Rudolphe n’en voulaient point croire leurs yeux. Au lieu du large chapeau rabattu qui coiffait si odieusement cet affreux chasseur du Schwartzwald, le vainqueur portait sur l’oreille la petite casquette des étudiants ; il avait le col rabattu, il avait le dolman. Et encore, au lieu du sévère visage de l’inconnu, le vainqueur avait une figure toute jeune et toute souriante.
Et les Rambergeois affolés répétaient sur tous les tons le nom de leur idole :
– Frédéric !… Frédéric !… le jeune herr Frédéric !…
Dès lors, Arnold et Rudolphe lâchèrent leurs tabourets, jetèrent leurs casquettes en l’air et crièrent comme les autres du meilleur de leur cœur :
– Frédéric ! Frédéric !… hourra pour Frédéric !…
L’immense clameur du dehors, pénétrant à travers la porte comme le feu qui suit une traînée de poudre, éclata jusqu’au fond de la grande salle et fit trembler les voûtes de la Maison de l’Ami.
Tous les nouveaux arrivants, garçons et filles, se pressaient autour du seuil pour raconter aux absents la mémorable aventure.
– Oh ! mon jeune herr Arnold, disait Niklaus tout essoufflé, vous auriez bien donné une paire de rixdales pour voir cela, j’en suis sûr !
– Écoutez ! reprenait Michas. Il avait de la poussière jusque par-dessus ses cheveux. Midi était en train de sonner. Nous l’avons pris dans nos bras, le cher cœur, et nous l’avons apporté devant le mât…
– Et qu’il a bien retrouvé son haleine pour dire deux mots à maître Mohl !… interrompit la petite Lotte, qui cherchait à s’insinuer au milieu des étudiants.
– Pan ! pan ! pan ! pan ! pan ! pan !… fit Niklaus, six coups, six balles dans l’aiguille !
– Et il n’avait pas l’air d’y toucher !… nota la grosse Brigitte.
– Hourra !… fit-on autour de Frédéric, toujours porté en triomphe.
– Hourra !… répéta l’université enthousiasmée.
– Oui, oui, reprit Michas, hourra !… et le chasseur a dit : « Voilà un joli tour de force !… » Et il a repris sa carabine.
– Vous sentez bien, mes jeunes messieurs, interrompit Mauris, qu’entre deux gaillards comme ça, il ne s’agissait plus de lutter à la troisième barre…
– Ah bien ! ma foi, oui… s’écria Lotte, la troisième barre !… Ils ont marché côte à côte, comme deux amis, plus loin que d’ici la maison commune.
– Elle dit vrai !… appuya la foule.
– Ils se sont retournés, poursuivit la petite Lotte toute glorieuse, et le chasseur a tiré le premier.
– Bah !… fit Brigitte, cent pas de plus ou de moins, ce n’est rien pour eux… Le jeune herr Frédéric a fait maître coup après le chasseur !
Les femmes avaient assez parlé, ce fut du moins l’avis de Niklaus, qui saisit la parole avec autorité.
– Après ça, dit-il, le chasseur a proposé de tirer au commandement… On a tiré, on a enfilé l’aiguille… et toujours ! et toujours !… Si bien que le jeune herr Frédéric a jeté sa carabine en disant : « Voici, là-bas, deux arquebuses qui ne sont pas là pour des prunes ! »
– Bon Dieu !… interrompit Michas, dont la langue brûlait, le chasseur a été content, car ses bras sont bien gros deux fois comme ceux du jeune maître… Cette fois-là, il a vu partie gagnée !
– Et il a pris l’arquebuse de droite, interrompit encore Niklaus, la plus légère… il a mis en joue en geignant comme moi quand je soulève une poutre trop lourde… Boum !… un vrai coup de canon !… La balle s’est perdue…
– Boum ! s’écria Michas, le jeune herr Frédéric avait mis en joue l’autre arquebuse, – la plus lourde, – et la plaque en tôle qui servait de but a été brisée en morceaux comme si c’eût été une assiette de faïence… Et moi, j’ai dit : Hourra !
– Hourra ! hourra ! hourra !… répéta par trois fois la foule.
Frédéric était debout sur le brancard ; il agitait l’écharpe de soie brodée d’or au-dessus de sa tête, et une joie d’enfant éclairait son gracieux visage.
Arnold, Rudolphe et les autres percèrent la foule et vinrent le recevoir dans leurs bras. Il y avait quelque chose de souverainement touchant dans cet accueil. C’était bien là une grande famille ; tous ces jeunes gens au visage mâle et barbu, fêtant le triomphe de l’adolescent heureux, sans arrière-pensée comme sans jalousie, c’était tout simple peut-être, mais c’était charmant.
Frédéric passa des bras de Rudolphe dans ceux d’Arnold ; il ne pouvait suffire aux poignées de main et aux accolades.
Et les filles de Ramberg, promptes à s’attendrir, essuyaient leurs yeux qui pleuraient et qui riaient, en disant : – Oh ! les bons jeunes gens ! les bons jeunes gens !
Michas, Niklaus et Mauris se glissèrent en fraude parmi les étudiants et attrapèrent chacun une poignée de main de l’idole.
– Et maintenant, dit Arnold à l’oreille de Frédéric, voilà trop de gens ici pour que nous fassions nos affaires.
– Nous avons donc décidément des affaires ? demanda Frédéric.
– Les plus graves que nous ayons eues depuis longtemps ! répondit Arnold.
Frédéric se retourna vers la foule ; il mit un bon baiser sur la joue de la petite Lotte, qui promit de s’en souvenir toute sa vie, et fit tourner la grosse Brigitte sur elle-même comme une toupie, ce qui incontestablement était un grand honneur.
– Or çà, mes vrais amis, s’écria-t-il en s’adressant à la foule, les tables sont dressées et la soupe du bourgmestre vous attend.
– Nous voulons rester avec vous, meinherr Frédéric ! répondit la foule tout d’une voix.
C’était trop de tendresse ; meinherr Frédéric n’était pas de cet avis-là.
– Mes vrais amis, reprit-il, moi aussi, je voudrais passer ma vie avec vous ; mais tout à l’heure j’ai vu des chasseurs de la garde rôder autour du village, et vous savez bien que nous autres étudiants, nous avons l’habitude de chanter des couplets qui donnent la fièvre chaude aux soldats du roi…
Il y eut un mouvement d’hésitation dans la foule, mais quelques voix intrépides crièrent :
– C’est égal ! c’est égal ! restons avec le jeune herr Frédéric !
– À la bonne heure, dit ce dernier, faites donc comme moi, mes vrais amis… Et si les soldats viennent, ma foi, nous nous en tirerons comme nous pourrons !
Il entonna de sa jolie voix sonore et pleine une de ces chansons séditieuses que les poètes de l’université composent quand leur digestion de bière se fait péniblement. Il faut croire que ces chansons, qui au premier aspect semblent assez mauvaises, ont un charme secret, car pour les répéter en chœur les étudiants d’Allemagne se font exiler volontiers ou même se font cadenasser dans les cachots de quelque forteresse.
C’est chose triste à penser, car l’exil est bien dur, plus dur que le régime des forteresses ; mais on est bien forcé de punir les enfants imprudents qui jouent avec les allumettes chimiques, et si on les laissait faire, ces excellents jeunes gens, pour s’amuser, ils incendieraient le monde !
Le roi Guillaume de Wurtemberg avait donné, l’année précédente, une constitution à son peuple ; les prisons politiques étaient toujours pleines, et il y avait guerre ouverte entre l’armée et l’université.
Arnold, Rudolphe et les autres prirent le diapason et firent chorus avec Frédéric ; il n’y eut pas jusqu’au bon Bastian qui ne vînt prêter à ce chœur improvisé l’appui de son gosier profond comme la mer.
Les Rambergeois et les gens des villes voisines commencèrent à regarder tout autour d’eux avec inquiétude ; les plus prudents mirent bas tout respect humain et s’esquivèrent ; quelques fanfarons seulement chevrotèrent le commencement du couplet, et au quatrième vers, il y avait déjà de larges vides dans l’assistance.
Un appétit féroce pressa tout à coup l’estomac de ceux qui restaient.
– Eh bien ! meinherr Frédéric, dit Niklaus à la fin du couplet, nous allons aller manger la soupe, n’est-ce pas ?
– Et boire à votre santé, meinherr Frédéric ! ajouta Michas.
Trois secondes après, il ne restait personne sur la place, et toute cette foule s’était dispersée comme une volée d’étourneaux.
– A-t-il du talent, ce Frédéric ! murmura Bastian avec émotion.
Frédéric venait de rentrer le premier dans la grande salle de la Maison de l’Ami. Chacun prit place ; l’université, Conscrits et Anciens, se trouvait au grand complet. – Les glaives pendaient au râtelier de l’Honneur.
– Frère, dit Arnold en s’adressant à Frédéric, tu es notre première Épée, mais tu nous dois compte de tes actions, comme le dernier d’entre nous… Ce matin, tu as manqué à l’appel et tu as mis en péril l’honneur de l’université de Tubingue. Quel motif nous donneras-tu pour excuser ton retard ?
Une légère rougeur avait coloré le front de Frédéric, tout à l’heure encore si espiègle et si joyeux.
– Je n’ai rien à vous cacher, mes frères, répondit-il, et je vous dirai le motif de mon retard, bien qu’il soit futile et peu fait pour mériter votre indulgence… J’ai quitté ma mère hier matin, et j’avais tout le temps d’arriver à Ramberg avant l’ouverture des joutes… Mais il m’a pris une folle envie au milieu du chemin… J’avais quitté la ville de Horb depuis déjà deux heures, lorsque je me suis souvenu qu’entre Horb et Ramberg il n’y avait plus que de pauvres bourgades ; or, pour contenter l’envie que j’avais, il me fallait trouver un joaillier juif, comme il s’en rencontre seulement dans les villes… Je suis revenu sur mes pas malgré l’heure avancée, et je suis entré dans l’échoppe d’un juif de Horb, pour échanger ma petite chaîne d’or contre sa valeur en numéraire. Le juif m’a dit : « Votre chaîne d’or vaut trois rixdales, et je vous en donnerai quatre. – Mettez un guillaume et l’affaire est faite ! » ai-je répondu. L’envie que j’avais, s’interrompit Frédéric en rougissant plus fort, c’était justement d’avoir un guillaume d’or.
Les étudiants gradés échangèrent des regards en souriant.
– Mais, dit Arnold, ta chaîne valait bien quatre guillaumes.
– Cela ne fait rien, répondit Frédéric ; le vieux juif m’en a donné un tout neuf, et je n’ai jamais été si content de ma vie !… Vous sentez bien que je ne pouvais pas changer mon guillaume pour louer un cheval… J’ai repris ma course à pied, et je vous jure Dieu que je ne me suis pas amusé en chemin…
– Frédéric, dit Arnold en lui prenant la main, tu ne veux pas nous dire ce que tu comptes faire de ton guillaume ?
Frédéric était plus rose qu’une jeune fille à son premier aveu.
– Oh ! mes frères, répliqua-t-il en baissant ses paupières sournoises, cela ne sera pas bien longtemps un mystère… Mais était-ce donc pour cela, reprit-il en redressant son front mutin, que nous nous sommes enfermés si solennellement dans la salle de nos délibérations ?
– Non, Frédéric, répondit Arnold. Et tu as raison de nous rappeler à des sujets plus graves… Mes frères me donnent-ils la parole pour exposer notre situation ?
La parole lui fut donnée tout d’une voix.
– Il existe un homme, poursuivit Arnold, qui fut autrefois, à Stuttgard et à Tubingue, l’ennemi de nos devanciers… Cet homme, nous ne le connaissons pas, parce que je ne sais quelle intrigue de cour l’avait déjà exilé du royaume avant notre entrée dans l’université… Mais les récits de nos Anciens restent dans notre mémoire, et personne parmi nous n’a le droit d’ignorer que les étudiants de Tubingue doivent haïr le colonel baron de Rosenthal.
– C’est vrai, dit Frédéric, je savais cela.
– Dans son exil, reprit Arnold, Rosenthal a continué de faire à l’université une guerre implacable… Il y a ici un réfugié de Vienne qui pourrait raconter les excès de ce grossier soldat…
Tous les yeux se tournèrent vers l’étudiant Baldus, qui prit une pose d’orateur et se disposa à parler.
– Je sais ce que monsieur de Rosenthal a fait à Vienne, dit Frédéric. Continue, mon frère Arnold.
– Rosenthal a été appelé par le roi pour faire à Tubingue ce qu’il faisait à Vienne.
– J’ai reçu avant-hier une lettre qui me dit précisément cela.
– Une lettre de qui ?
– Je croyais que cette lettre était de l’un de vous.
Il y eut un moment de silence, et les membres de l’assemblée s’entre-regardèrent inquiets.
– Quoi qu’il en soit, reprit encore Arnold, Rosenthal est de retour depuis hier soir, et une personne ici présente, qui le connaît, l’a vu.
– Moi aussi, je l’ai vu, prononça froidement Frédéric.
– Oh ! firent plusieurs voix avec surprise. Tu le connais donc ?
– Oui, répondit Frédéric, je le connais.
Autre silence.
– Eh bien ! mon frère, dit Arnold, le dessein formel de Rosenthal est d’interdire nos réunions et de réduire à néant les libertés de l’université de Tubingue… Nos conseils rassemblés hier soir dans les Maisons d’Amis de Stuttgard, de Louisbourg et d’ailleurs, ont décidé à l’unanimité qu’il fallait faire un scandal contrà et supprimer ce Rosenthal !
– Cela me semble juste… dit Frédéric, qui paraissait plus froid à mesure que son interlocuteur s’animait davantage. Après ?
– Après ?… répéta Arnold étonné ; mais, en effet, il y a encore autre chose… Ce matin, l’université de Tubingue a été insultée grossièrement…
– Insultée au beau milieu de la fête !… grondèrent les étudiants, que la colère reprenait.
– Insultée devant tous !… prononça Arnold avec lenteur. Un inconnu a jeté bas l’enseigne du lieu de nos réunions.
Frédéric tourna son regard vers le pauvre Renard d’or qui pendait tristement à la muraille.
– Il avait reçu bien de la pluie, dit-il sans s’émouvoir ; ce sera une bonne occasion de le faire redorer.
Il y eut un murmure dans l’assemblée ; on n’était point habitué à voir traiter ainsi par-dessous la jambe ce qui touchait l’honneur de l’université.
– Tu ne comprends donc pas, mon frère Frédéric, dit Arnold sévèrement, que cela fait deux combats à mort ?
– Non, répliqua Frédéric, je ne comprends pas cela.
Tous les regards impatients se tournaient vers lui.
– Bastian, mon frère, dit-il, apporte-moi ma pipe et ma schoppe.
Bastian quitta aussitôt la place, comme un courtisan qui entend la parole de son roi.
On lui apporta, à ce Frédéric blond et rose, à cet enfant délicat et gracieux, la plus grosse de toutes les pipes qui pendaient à la muraille, la plus profonde de toutes les schoppes rangées par ordre de taille sur le dressoir.
Il but la schoppe d’un trait et alluma savamment la pipe monstrueuse.
– Savez-vous le nom de votre insulteur ?… demanda-t-il ensuite entre deux bouffées.
– Il nous a dit s’appeler Albert.
– Et il n’a pas menti, mes camarades… À quelle heure doit-il se rencontrer avec vous ?
– Ce soir, à huit heures.
Frédéric se renversa sur le dossier de son fauteuil de bois, et se prit à savourer voluptueusement les vapeurs de sa pipe.
– Il n’y a dans tout ceci, dit-il du bout des lèvres, qu’un pauvre duel et j’espérais mieux.
– Comment, un duel ! s’écrièrent cinquante voix ensemble ; n’y a-t-il pas d’abord cet Albert et ensuite le colonel ?
– Cet Albert vous a bien dit son nom, répliqua Frédéric en souriant, mais il ne vous a pas dit tous ses noms… Moi qui les sais, je vais vous les apprendre… Il s’appelle Albert-Auguste de Rosenthal, baron d’empire, colonel des chasseurs de la garde du roi…
On peut deviner l’impression que le nom de Rosenthal fit sur messieurs les étudiants de Tubingue. Parmi tous ces jeunes gens, il n’y avait que Baldus, le réfugié de Vienne, et son compagnon de nuit Bastian, à connaître le baron. Or Baldus et Bastian étaient restés à la Maison de l’Ami pendant la matinée. Personne n’avait deviné le colonel des gardes du roi sous le fantastique costume qu’il avait choisi pour paraître à la fête des Arquebuses.
Messieurs les étudiants étaient bien en colère contre l’inconnu qui les avait bravés si hardiment devant quatre mille personnes assemblées ; messieurs les étudiants détestaient de tout leur cœur le baron de Rosenthal, qui avait laissé dans la tradition de l’université un souvenir profond et terrible. Cette colère et cette haine, en se combinant, formèrent une belle et bonne rage qui se traduisit par des trépignements et par des cris.
Sur la tête d’une seule et même personne se trouvaient réunis plus de griefs qu’il n’en fallait pour mettre en branle dix fois les grandes Épées de l’université.
Durant quelques minutes, des conversations tumultueuses s’établirent partout dans la salle. Conscrits et Anciens, Renards et Maisons moussues tournaient leurs yeux avec envie vers le râtelier de l’Honneur, où brillait le triple rang des glaives.
– Il sait tout, ce diable de Frédéric ! murmurait Bastian. Il connaît tout le monde… A-t-il du talent ! a-t-il du talent !
– Mais savez-vous que c’est trop peu d’un coup d’épée pour venger tant d’injures !… disait Rudolphe, les poings fermés et les sourcils froncés.
– Il est venu ici tout exprès pour nous outrager, c’est clair !… reprenait Arnold.
Un grondement sourd et menaçant s’éleva dans la salle.
Le beau Frédéric était toujours renversé sur le dossier de son fauteuil. Le regard voilé de ses grands yeux bleus suivait avec une rêveuse paresse les spirales de fumée bleuâtre que le fourneau de sa pipe en porcelaine envoyait au plafond.
Il semblait être absolument étranger à ces fiévreuses émotions qui s’agitaient autour de lui. À dater du moment où il avait prononcé le nom de Rosenthal, pas une parole n’était tombée de ses lèvres.
Nous croyons qu’il se reposait tout bonnement avec délices des fatigues de sa longue course du matin.
Il y a sept lieues de pays entre la ville de Horb et Ramberg ; ajoutez à cela les quatre lieues que Frédéric avait faites pour aller vendre sa chaîne d’or, et vous conviendrez que, sous le grand soleil, toujours au pas de course, l’étape était bonne.
Au bout de deux ou trois minutes, cependant, son regard quitta le plafond pour se promener au hasard dans la salle. Il sourit avec une légère nuance de dédain et retint à demi un bâillement.
– Il ne faut pas qu’il sorte vivant du village de Ramberg ! disait en ce moment Arnold.
– Mais s’il n’allait pas venir au rendez-vous ?… s’écria Rudolphe.
– Oui, répéta-t-on de groupe en groupe, s’il n’allait pas venir !…
Frédéric quitta comme à regret sa posture commode et nonchalante.
– Ah çà, mes frères, dit-il en bâillant pour tout de bon cette fois, je trouve que voilà bien du bruit pour une misère !… Le baron a été condamné par votre respectable tribunal : il a mérité son sort, c’est parfaitement certain… L’exécution va se faire loyalement, et comme il convient, glaive contre glaive, à la lueur des flambeaux : je ne vois rien là dedans qui puisse vous faire bavarder comme de vieilles femmes… C’est simple, c’est net, cela va tout seul !… Quant à la question de savoir si le baron viendra ou ne viendra pas au rendez-vous, je prends sur moi de vous dire qu’il n’y a personne ici de plus brave que monsieur de Rosenthal.
– Diable d’enfer ! murmura Bastian, comme c’est débité !… A-t-il du talent ! a-t-il du talent !
– Vous avez beau me regarder avec de gros yeux, reprit Frédéric, c’est comme cela : monsieur de Rosenthal est un vaillant soldat, monsieur de Rosenthal est un galant homme… De plus, je vous dis cela pour le cas où je viendrais trop tard à la parade : Arnold, toi qui me remplacerais ; Rudolphe, toi qui remplacerais Arnold, méfiez-vous, je vous conseille, car monsieur de Rosenthal est la plus fine lame qui soit en Allemagne !
Pour expliquer cette phrase, il nous suffira de dire que dans tout scandal contrà, le premier assaut appartenait à la première Épée ; si la première Épée avait du malheur, la seconde venait à son tour ; si la seconde Épée restait également sur le terrain, c’était affaire à la troisième.
Le Philistin provoqué avait exactement les mêmes droits que les champions de l’école ; il pouvait se faire accompagner par un nombre illimité de seconds. S’il était tué, chacun de ses tenants avait le droit de ramasser son arme ; et une fois engagé, le vainqueur ne pouvait abandonner la partie qu’après avoir nettoyé complétement le champ de bataille.
Comme on le voit, ce n’étaient pas des jeux d’enfants, et le blond Frédéric en parlait bien à son aise.
Le Comment réglait en termes froids et précis ces combats acharnés où les champions se présentaient en quelque sorte assurés de mourir, comme les gladiateurs antiques.
Le Comment, ce terrible code, ne prévoyait même pas le cas où l’Épée de l’université pourrait faiblir avant de mourir.
Or Frédéric était la première Épée de l’université de Tubingue, et il n’avait pas encore vingt-deux ans. Pour avoir passé sur le corps de tant de gaillards barbus et moussus, pour avoir conquis si jeune ce grade vénérable, il fallait bien que le blond Frédéric, malgré son joli sourire et le regard tendre de ses yeux, fût endiablé depuis les pieds jusqu’à la tête.
Croyez qu’il avait fait ses preuves. À l’université de Tubingue, on ne s’élevait point par la faveur ou par le caprice ; quand messieurs les étudiants n’étaient pas à même de se procurer des Philistins pour un scandal contrà, ils s’exterminaient les uns les autres, dans ces batailles à huis clos connues sous le nom de pro patria scandal. Il était plus doux qu’un agneau, ce Frédéric ; mais il faut bien hurler avec les loups : Arnold, Rudolphe et vingt autres portaient de ses marques, et la chronique disait que dans un bier scandal fameux, il avait mis sous la table Bastian lui-même, lequel pourtant, à cause des vastes capacités de son estomac, avait mérité le rang et le titre de première Éponge de l’université.
Qu’on ne nous demande plus maintenant pourquoi le blond Frédéric était l’objet de tant d’amour et de tant de respect !
– Je vote, dit-il en se levant et en déposant sa pipe, pour que nous laissions là monsieur le baron, et pour que nous nous occupions de choses un peu plus sérieuses.
– Comment ! s’écria Rudolphe, quelque chose de plus sérieux qu’un scandal contrà ?
– Quelque chose de plus sérieux que notre vie et que notre honneur ? ajouta Arnold d’un ton de reproche.
– Je vous fais juges, dit Frédéric, qui souleva sa casquette et baissa la voix malgré lui. Il s’agit de Chérie…
À ce nom, vous eussiez vu tous les sourcils froncés se détendre et le sourire naître autour de toutes les lèvres.
– Chérie… répéta-t-on, et c’était comme un doux murmure ; notre reine Chérie !…
– Bastian, fais faire le cercle ! dit Frédéric.
Bastian se redressa aussitôt, fier du rôle important qui lui était confié.
– En avant, les Renards !… s’écria-t-il.
Frédéric, tête nue, s’était avancé jusqu’au centre de la Salle ; Bastian rangea les Conscrits en dedans du cercle, et les Anciens se placèrent alentour.
– Voilà, dit-il, c’est fait !
Frédéric semblait se recueillir en lui-même ; sa figure, intelligente et timide dans sa fierté, avait maintenant une expression sérieuse. Il était beau, et c’était bien vraiment le roi de tous ces jeunes gens qui l’entouraient, bouche béante, et attendaient avidement sa parole.
– Tous ceux qui sont là ont-ils été reçus membres de l’université de Tubingue ? demanda-t-il.
– Ils ont été reçus, ce matin, par le senior convent (conseil des Anciens) ; répondit Arnold.
– Alors, reprit Frédéric, d’autres leur ont dit les droits et les devoirs des fils de la Famille… Moi, je vais leur apprendre à quoi ils sont engagés vis-à-vis de notre reine, par le seul fait de leur admission dans nos rangs… Jeunes gens, écoutez-vous ?
– Nous écoutons, répondirent les Conscrits le rouge au front.
– Chapeau bas, s’il vous plaît ! prononça lentement Frédéric. Quand on parle des empereurs et des rois, on peut rester couvert : quand on parle de Chérie, notre fille et notre reine, il faut écouter tête nue !
– Chapeau bas !… chapeau bas !… murmura-t-on autour de la salle.
Et tout le monde se découvrit.
– Il y a quinze ans, dit Frédéric, Franz Steibel, étudiant de la noble université de Tubingue, fut tué en duel par le major autrichien Hensen… Guillaume de Wurtemberg n’avait pas pris encore le titre de roi, et les soldats de l’empereur étaient encore dans nos villes… Or, entre les soldats des rois ou des empereurs et les étudiants libres, vous savez bien qu’il y eut toujours du sang !
– Du sang ! répéta le chœur d’une voix sombre, toujours !
– Il va sans dire, reprit Frédéric, que le major autrichien Hensen eut, dès le lendemain, la poitrine traversée par une épée de l’université ; cela est dans l’ordre, passons.
» Quand la famille des Compatriotes se rendit au logis du pauvre Franz Steibel pour lui rendre les derniers honneurs, il y avait auprès du lit mortuaire un petit berceau où souriait une enfant endormie… Entre le lit et le berceau, entre la pauvre enfant et le cadavre, une femme était à genoux, pâle comme la mort, échevelée, immobile, muette.
» Franz Steibel avait vingt ans ; il était marié depuis deux années : c’était Hélène, la femme de Franz Steibel, qui pleurait, agenouillée auprès de son lit.
» Quand elle vit arriver les Compatriotes, elle se leva toute droite et dit avec un de ces sourires qui déchirent le cœur : « Vous qui étiez les amis de mon mari, je vous attendais ; soyez les bienvenus ! »
» Les Compatriotes entourèrent le lit en silence.
» Hélène prit le berceau, qu’elle mit entre leurs mains, puis elle dit encore : « Voici l’enfant, vous veillerez sur elle… Je puis mourir. »
» Elle se coucha en travers sur le corps de Franz et ne bougea plus…
Frédéric s’arrêta. Son souffle s’embarrassait dans sa poitrine ; il était pâle et il tremblait.
Un silence triste régnait dans la salle. On n’entendait que le bruit des respirations contenues. Les Anciens se souvenaient. Les Nouveaux avaient le cœur oppressé violemment : ils attendaient.
– Elle était morte, la pauvre Hélène ! poursuivit Frédéric d’une voix altérée. Elle allait avoir dix-huit ans ! La veille encore, il y avait tant de beauté sur son visage ! tant de bonheur dans son âme !… Elle était morte, Hélène Steibel, la femme de Franz, et il fallut faire deux funérailles !
Il passa la main sur son front, puis il rejeta ses cheveux en arrière et sa tête se releva.
– Les prêtres vinrent, dit-il, pour emporter le double cercueil : il ne resta dans la chambre que le berceau. Les étudiants prirent le berceau et le mirent sur deux épées nues. Ils le portèrent ainsi jusqu’au lieu où les tombes de Franz et d’Hélène Steibel étaient creusées l’une à côté de l’autre.
» Après que les prêtres eurent achevé leurs prières, les étudiants demeurèrent seuls autour des fosses qui n’étaient pas encore comblées. Ils se mirent à genoux, excepté la première Épée, qui resta debout et qui dit : « Frères, en notre nom et au nom de ceux qui viendront après nous dans la noble université de Tubingue, nous jurons que l’enfant de Franz Steibel sera notre enfant ! »
» Les Compatriotes étendirent leurs mains et répétèrent : « Au nom de Dieu ! nous le jurons !… »
Un frémissement ému glissa de rang en rang dans la grande salle de la Maison de l’Ami. Le sang généreux colorait tous ces jeunes visages. Tous les yeux humides brillaient.
Frédéric poursuivit d’une voix plus tremblante :
– Chérie ne s’était point éveillée durant le trajet de la maison de Franz au cimetière ; Chérie souriait toujours, endormie dans son berceau…
– C’était donc Chérie ?… s’écrièrent les Nouveaux, incapables de se contenir davantage.
Frédéric appuya sa main contre son cœur.
– C’était notre fille… prononça-t-il avec une émotion si forte, que sa voix était à peine entendue ; c’était notre reine… c’était notre belle Chérie !… Depuis lors, reprit-il en secouant la tête comme s’il eût gourmandé sa propre faiblesse, depuis lors, elle a grandi parmi nous, pendant que les générations d’étudiants se succédaient… Et, depuis quinze ans, pauvres ou riches, tous nos frères ont apporté leur offrande pour accomplir le serment de l’université… si bien que notre fille est riche, si bien que l’orpheline n’a jamais connu le malheur… Après avoir joué, enfant, dans les bras de nos devanciers, elle sourit, jeune fille, au milieu de nous, sans souci pour le présent, sans crainte pour l’avenir, car elle sait que l’université est sa mère !
Frédéric se tut et le murmure s’enfla autour de lui ; il n’y avait pas un cœur qui ne battît, pas une bourse qui ne fût pas prête à s’ouvrir.
Bastian s’essuya les deux yeux avec le coin de son dolman et s’en vint serrer la main de Frédéric, tandis qu’Arnold et Rudolphe disaient :
– Tu as bien parlé, frère !… Ce que tu as dit, nos cœurs le sentent !
– S’il a bien parlé !… s’écria Bastian, qui sanglotait, je le crois bien… Il a tant de talent !… tant de talent !
Frédéric avait pris sa casquette à deux mains et faisait le tour du cercle. Avant de commencer la quête, il avait tiré de sa poche son petit portefeuille, et le fameux guillaume d’or tout neuf était tombé dans la casquette.
– Voilà pourquoi je voulais avoir un guillaume… dit-il en passant devant Arnold et Rudolphe, qui l’embrassèrent les larmes aux yeux.
C’était l’enfant gâté. On ne résistait pas plus à son sourire naïf et gracieux qu’à la pointe fulgurante de son épée. Nous saurons bien juger s’il méritait d’être adoré ainsi.
Les rixdales, les ducats, les florins tombaient comme grêle dans la casquette. Chacun jetait son offrande en prononçant une bonne parole. Anciens et Nouveaux luttaient de générosité, et bientôt le ducat tout neuf de Frédéric disparut sous la récolte abondante. La casquette, remplie et gonflée, ne pouvait plus rien contenir.
– Merci pour elle, frères, dit Frédéric, quand il eut regagné sa place, vous êtes de bons petits pères, et votre fille sera riche encore cette année… Elle aura de belles robes de soie, de beaux voiles de dentelle, des fleurs et des parures qui ne pourront pas la faire plus jolie… Mais cela ne suffit pas, les belles robes, les dentelles et les fleurs…
Il s’interrompit, et sa charmante figure prit une expression de gravité vraiment paternelle.
– J’ai bien réfléchi, poursuivit-il en secouant la tête lentement ; non, cela ne suffit pas… Il faut encore autre chose !
– Quoi donc ?… fut-il demandé.
Frédéric était tout rêveur.
– Dites-moi, reprit-il brusquement, vous l’aimez bien, n’est-ce pas ?
– Comme la prunelle de nos yeux ! s’écrièrent les Anciens.
Bastian cherchait un mot plus fort, mais il ne put pas le trouver.
Quant aux jeunes Conscrits, ils n’osaient trop dire encore ce qu’ils ressentaient ; mais l’enthousiasme est contagieux de sa nature, et depuis le premier jusqu’au dernier, ils étaient déjà tous fous de Chérie.
– Pardonnez-moi de vous avoir demandé cela, continua Frédéric, moi qui sais que son bonheur est votre plus cher désir… Mais, ajouta-t-il d’un petit ton de moraliste qui lui allait à merveille, vous vous occupez trop de scandal contrà, de coups d’épée, de chansons politiques et d’autres sornettes, mes camarades… Quand on a l’épée à la main, on y va de bon cœur, et c’est bien… mais le reste du temps, croyez-moi, il n’y faut pas songer… Le reste du temps il faut songer à Chérie !
– À la bonne heure !… dit Arnold en souriant.
Les autres l’imitèrent, excepté Bastian, qui hocha la tête gravement et murmura :
– Il a raison… il a bien raison !… Au diable les épées ! Vivent les schoppes et vive Chérie !
– Vous souriez… dit Frédéric sans se déconcerter. La voilà femme, pourtant !… Elle a eu seize ans à la fête des Fleurs… Pour qu’une femme soit heureuse, mes frères, pensez-vous qu’il suffise de jeter des thalers et des ducats dans un chapeau ?
La question était précise et nettement posée.
– Hein !… fit Bastian, a-t-il du talent !
Les Anciens s’entre-regardèrent, et les Nouveaux pensèrent que ce blond chérubin, qui semblait être de leur âge, était décidément un garçon fort raisonnable.
Frédéric, cependant, baissait les yeux ; on eût dit que la parole hésitait maintenant sur ses lèvres.
Sa joue devint toute rose lorsqu’il reprit :
– Avez-vous pensé parfois à une chose : c’est que Chérie va bientôt aimer ?…
Il se fit un mouvement depuis les bancs des Conscrits jusqu’aux sommets où perchaient les Maisons moussues.
– C’est vrai !… c’est vrai, cela !… disait-on de toutes parts.
– Avez-vous pensé parfois, poursuivit Frédéric dont la voix s’altérait visiblement, que Chérie aime déjà peut-être ?…
Il y eut un silence étonné. Personne n’avait fait cette supposition.
– Qu’en sais-tu ?… demanda Rudolphe.
– Je n’en sais rien, mon frère… répliqua Frédéric.
– Alors, pourquoi parles-tu ainsi ?
– Parce que c’est possible… parce que c’est probable.
Nous ne savons comment dire cela ; il n’y avait pas un atome d’égoïsme dans le sentiment qui poussait ces jeunes gens. Nous ne sommes point de ceux qui excusent ou caressent leur fastidieuse marotte politique ; mais la sévérité la plus excessive ne saurait sans injustice méconnaître leur loyauté. Entre eux et Chérie, il n’y avait que des rapports de générosité sainte et de paternel amour d’une part, de l’autre que des sentiments de franche et sincère reconnaissance.
Mais, écoutez, ils étaient bien jeunes pour avoir une si charmante fille. La tendresse peut faire fausse route et s’égarer loin de son point de départ, quand nul ne prend souci de la surveiller… Et quel mal, après tout, si la tendresse reste pure ?
Elle était si belle, Chérie ! elle était si douce et si bonne !
Plus d’un, parmi les membres de la famille des Compatriotes, parlons plus franchement, beaucoup, presque tous, tous, peut-être, sans le savoir, sans se l’avouer, avaient eu quelque doux rêve.
Il y avait dans l’université de Tubingue une loi qui n’était point promulguée hautement ; mais la moindre infraction à cette loi eût été châtiée avec la dernière sévérité, chacun le savait bien. C’était la loi tacite, fondée sur la délicatesse et sur l’honneur, qui défendait de parler d’amour à Chérie.
Jamais, au grand jamais, un seul mot… Mais pourquoi insister là-dessus, puisque nous avons dit que ces jeunes gens avaient du cœur ?
La loi tacite était donc religieusement exécutée ; tout ce que nous voulons faire entendre, c’est que cette loi honorable qui fermait toutes les bouches, ne pouvait mettre un bandeau sur tous les yeux.
Frédéric venait de donner un corps à une pensée que tous les cœurs gardaient à l’état latent : « La voilà femme, elle a seize ans ; elle va aimer, elle aime déjà peut-être. »
Était-il défendu à chacun de ces jeunes gens d’ajouter dans le secret de son âme : « Si c’était moi ?… »
Si cela était défendu, nous devons avouer que Frédéric, tout le premier, manquait à la consigne.
– Admettons qu’elle aime, puisque nous sommes sûrs qu’elle aimera, reprit-il avec une énergie soudaine qui fit relever toutes les têtes à la ronde. Celui qu’elle aime, ou celui qu’elle aimera, il faut qu’elle l’épouse !
– Nous sommes prêts ! dirent naïvement quelques Anciens.
Tant il est vrai que la pensée commune était telle que nous l’avons exprimée.
Seulement, il ne leur tombait point sous le sens que Chérie pût aimer en dehors de la famille des Compatriotes ; et c’était en cela que le blond Frédéric, tout novice qu’il était, voyait plus loin qu’eux.
Il eut un sourire mélancolique.
– C’est bien, mes frères, répliqua-t-il, hésitant à dévoiler sur-le-champ toute sa pensée ; mais si la famille de celui qu’elle choisira s’y oppose ?
– On te dit : Nous sommes prêts !… ajouta le chœur d’une voix de tonnerre.
– Diable d’enfer ! ajouta Bastian, il faudrait qu’une famille fût bien pimbêche pour faire la petite bouche au vis-à-vis de Chérie !
– Moi aussi je suis prêt, murmura Frédéric avec émotion ; mais je crois que vous ne me comprenez pas encore… Il faut prévoir tous les cas : si celui qu’elle aime, ou qu’elle aimera, n’était pas un de nous ?…
– Comment dis-tu ?… fit Rudolphe.
Arnold haussait les épaules et Bastian grondait :
– Diable d’enfer !
L’assemblée était évidemment refroidie.
– Dame !… reprit Rudolphe le premier, que veux-tu, Frédéric ?… on ne peut répondre que pour soi !
– Si c’était un prince !… ajouta Arnold avec une légère pointe d’amertume.
– Si c’était l’empereur !… acheva Bastian, tout content d’avoir trouvé cela.
Et les autres de rire.
Frédéric frappa du pied ; ses sourcils délicats se froncèrent et l’on vit un éclair s’allumer dans son œil. Vous n’eussiez plus reconnu l’enfant doux et gai de tout à l’heure. C’était un homme, et un homme indomptable. Quand son front se redressa, on y vit luire comme un reflet de sa volonté souveraine.
– Mes frères, dit-il d’une voix changée et qui vibra jusqu’au dernier recoin de la salle, que ce soit un paysan ou un prince, que ce soit un pauvre étudiant ou l’empereur, il faut que Chérie soit heureuse !
Sa parole entraînante allait chercher l’enthousiasme au fond des cœurs ; c’était son âme tout entière, son âme chaude et noble qui semblait jaillir et s’épandre autour de lui.
On faisait silence, non point pour réfléchir ou pour résister à cette influence, mais pour écouter encore.
– Et cependant, dit une voix, si celui qu’elle aime, cette jeune fille, est notre ennemi ?
C’était Baldus qui avait parlé, mais Baldus arrivait de Vienne et n’était pas de la Famille.
– Si celui qu’elle aime est notre ennemi, répondit Frédéric, notre haine pour lui s’éteindra dans la tendresse que nous portons à Chérie… Nous sommes jeunes, nous sommes forts, rien n’est au-dessus de nous… Mes frères, sur le berceau de l’enfant, l’université a fait un serment qu’elle a tenu… Sur la tête bien-aimée de la jeune fille, il faut que l’université fasse un autre serment et qu’elle le tienne… Dites-vous encore : Nous sommes prêts ?
La réponse sortit à la fois de toutes les poitrines, et ce fut comme un formidable écho qui répéta :
– Nous sommes prêts !
– Jurons donc, reprit Frédéric, dont la voix se fit en même temps plus grave et plus douce, jurons que tout obstacle s’opposant au bonheur de Chérie sera brisé par nous… Et ne limitant notre serment qu’à la volonté même de Dieu, jurons que Chérie sera heureuse !
Toutes les mains s’étendirent, et après un silence plein de recueillement et d’émotion, on entendit tous les membres de la Famille prononcer en chœur d’une voix lente :
– En dépit de tout pouvoir humain et sauf la volonté suprême de Dieu, nous jurons que Chérie sera heureuse !
Puis la grande salle resta muette durant quelques secondes. Arnold et Rudolphe étaient allés prendre les mains de Frédéric.
Celui-ci tressaillit, et les vives couleurs qui naguère éclatèrent à son front pâlirent. Dans le silence, on entendait un pas léger, qui descendait l’escalier intérieur de la Maison de l’Ami.
Puis une voix fraîche et brillante s’éleva qui chantait, sur un air plein de gaieté, une chansonnette folle dont le refrain était ainsi :
Je suis la pupille
De messieurs les étudiants,
De bons enfants,
Trop jeunes pour avoir une aussi grande fille…
Je suis la pupille
De messieurs les étudiants.
– Chérie !… murmura-t-on de toutes parts, tandis que Frédéric tremblait comme un homme surpris en faute.
C’est qu’en effet il pensait avec une sorte de terreur : « Une seconde de plus, elle m’aurait entendu plaider sa cause !… »
Or Frédéric ne le voulait pas.
Ceux qui étaient auprès de la porte l’ouvrirent à deux battants, et Chérie, le sourire aux lèvres, belle comme le plus beau des anges, franchit d’un bond le seuil.
Chérie entra, sans sourciller, dans cette atmosphère enfumée qui eût fait tousser un grenadier. Que voulez-vous ? Chérie n’était point une petite marquise, et c’était là, en quelque sorte, son air natal.
Ce n’était pas non plus une lionne, au moins ! Chérie n’avait jamais souillé au contact d’un cigare le pur corail de ses lèvres. Seulement, elle passait intrépide au milieu de ces grandes pipes allumées qui avaient encensé son berceau.
Derrière Chérie venait sa gouvernante, dame Barbel, et derrière dame Barbel, le bon, l’excellent maître Hiob, dont nous ne saurions trop chanter les louanges.
Dans chaque ville de cycle, c’est-à-dire dans chaque ville contenant assez d’étudiants, au temps des vacances, pour qu’un Conseil de Famille s’y puisse réunir, il y a ce qu’on appelle une Maison de l’Ami.
Pour dérouter un peu les tracasseries de la police, messieurs les étudiants choisissent volontiers pour ami quelque ancien appariteur, quelque bedeau retraité qui puisse au besoin les couvrir de sa paisible renommée.
Les bedeaux en exercice sont presque toujours les espions des étudiants, et reçoivent pour cela des appointements de la police centrale ; mais les bedeaux réformés ne reçoivent plus rien, et messieurs les étudiants se les concilient aisément au moyen de ces petits cadeaux qui entretiennent l’amitié.
Il arrive ceci : dès que les bedeaux deviennent les amis de messieurs les étudiants, la police centrale recommence à les payer, voilà tout. De sorte que l’amitié de messieurs les étudiants est véritablement une providence pour ces pauvres bedeaux réformés.
Or maître Hiob était un bedeau en retraite. Il possédait au suprême degré la confiance de messieurs les étudiants. Sa demeure à Tubingue était la Maison de l’Ami ; le vieil hôtel d’Abten-Strass, habité par sa respectable femme, était encore la Maison de l’Ami à Stuttgard.
Ce n’était pas tout : dame Barbel avait la garde de Chérie depuis sa petite enfance.
Ce n’était pas tout encore : maître Hiob était, depuis la même époque, le banquier de Chérie, et les sommes versées annuellement par la famille des Compatriotes étaient confiées à sa probité scrupuleuse.
Messieurs les étudiants étaient généreux, nous pourrions même dire magnifiques envers leur enfant d’adoption ; maître Hiob recevait beaucoup d’argent ; il est sous-entendu que Chérie n’en savait point le compte, et nous sommes forcé d’avouer que les membres de la Famille n’étaient pas plus avancés que Chérie.
Ces fougueux Compatriotes, ardents à l’étude comme à l’orgie, ardents à la danse comme à la bataille, aimaient bien mieux payer que compter.
Ce n’est pas qu’ils fussent riches, au contraire, mais ils savaient le prix du temps… Maître Hiob ne se plaignait point de cela.
Et tout le monde était content. Chérie vivait dans l’aisance ; aucune parure ne manquait à sa beauté, aucunes leçons à l’activité de son intelligence ou à son aptitude pour les arts : que pouvait-on demander de plus ?
La caisse du bonhomme Hiob s’emplissait d’année en année ; cela ne faisait de mal à personne.
Les Anciens entourèrent Chérie, la casquette à la main, tandis que les Nouveaux se levaient sur la pointe des pieds, à la fois curieux et craintifs, car ils avaient entendu parler de Chérie jusqu’au fond de leur village, et sa présence leur faisait autant d’effet, pour le moins, que la présence d’une véritable reine.
Elle était bonne princesse, la reine, pas fière du tout, et jamais sourire plus avenant ne put égayer lèvres plus fraîches. Elle fit tout d’abord une belle révérence et dit :
– Bonjour, mes tuteurs !
Arnold et Rudolphe lui baisaient les mains.
– Bonjour, mes oncles ! reprit-elle en riant plus fort.
Et, à la ronde, elle distribuait des poignées de main à tous ceux qu’elle avait connus l’année dernière. Elle les appelait par leurs noms et demandait des nouvelles de ceux qui ne devaient point revenir.
Car c’était ainsi : les tuteurs de Chérie, ses oncles, comme elle les nommait, depuis que, selon la chanson, elle était trop grande fille pour avoir de si jeunes pères, changeaient tous les ans. Elle voyait passer ceux qui l’aimaient, puis ils s’en allaient un beau jour, perchés sur l’impériale d’une diligence, en lui envoyant de loin un dernier baiser avec un adieu.
Bien souvent ceux-là réprimaient une larme qui se balançait au bord de leur paupière ; car nous aurions beau le répéter cent fois, nous ne saurions jamais dire comme elle était aimée, la fille adoptive de l’université !
Mais le fouet du postillon retentissait ; les lourds chevaux frappaient du pied le pavé qui rendait des étincelles ; la diligence s’ébranlait. Ils partaient, ces amis d’une année, ils entraient dans la vie réelle et sérieuse où le souvenir de Chérie les suivait quelque temps, puis mourait.
Aussi, parmi toute cette gaieté de la jeune fille, il y avait un fond de mélancolie.
Chérie n’avait point de mère, et son pauvre cœur, si aimant, si plein d’effusion et de chaleur, se fatiguait en ces tendresses changeantes qui la rendaient heureuse un jour, pour s’enfuir bientôt comme des fantômes et laisser derrière soi l’amertume des regrets.
Ainsi le voyageur, égaré dans les grèves immenses qui entourent le mont Saint-Michel, perd son courage avant de perdre ses forces, parce qu’il sent les sables mouvants céder à son effort et manquer sous ses pas.
Quand Chérie aperçut Frédéric, qui restait immobile à la même place, le sourire s’envola de ses lèvres ; elle dit avec une sensibilité mêlée de tristesse :
– Bonjour, mes amis !
Puis elle se reprit encore et ajouta plus bas :
– Mes bienfaiteurs !…
Frédéric se détourna comme si Chérie lui eût dit personnellement une injure.
Mais déjà Chérie ne le regardait plus.
Elle était là, au milieu du cercle, entourée d’adorations et d’hommages ; on l’admirait, on la choyait, mais, et ceci vous donnera une idée du respect chevaleresque que leur bonne action même inspirait à ces jeunes gens, personne n’osait lui dire qu’elle était belle.
Frédéric tout seul se tenait à l’écart, et Chérie se disait :
– Il m’évite… Pourquoi ?
Frédéric avait profité de cet instant où l’université tout entière entourait la jeune fille, pour prendre à part maître Hiob, qui se tenait discrètement auprès de la porte.
– Voici pour elle… murmura-t-il en lui mettant dans les mains sa casquette pleine.
La casquette était si lourde que maître Hiob, pris à l’improviste, fut sur le point de la laisser tomber.
– Oh ! oh !… fit-il d’abord joyeusement.
Puis, rentrant soudain dans son rôle, il ajouta en dessinant une grimace :
– L’enfant grandit, meinherr Frédéric… les besoins croissent ; quant aux caprices, je n’en dis rien… mais Dieu sait si j’ai eu de la peine cette fois à nouer les deux bouts de l’année !
– Parlez plus bas, maître !… fit précipitamment Frédéric, qui frémissait à penser que Chérie pouvait entendre ; s’il faut davantage, on donnera davantage.
– Bon, bon, fit maître Hiob d’un accent grondeur. Des promesses… on ne fait pas bouillir la marmite avec des promesses !
Il paraît que du moins on achetait de la rente, car le vieux coquin avait au grand-livre de Vienne, par les soins de l’inspecteur-receveur général Muller, une inscription des plus respectables.
– J’ai pensé à tout cela, dit dame Barbel en s’approchant. Votre servante, mon jeune herr Frédéric ! l’an qui vient vous allez avoir une paire de moustaches… Ah ! ah ! vous poussez, vous autres, et cela nous renvoie !
– À quoi avez-vous pensé, dame ? interrompit Frédéric impatienté.
– J’ai pensé qu’on pourrait s’arranger autrement, dit dame Barbel avec un sourire aimable. Au lieu d’appeler les fonds au mois de septembre et à la pâque, si l’on faisait tous les mois une petite collecte ?…
Les yeux de la bonne dame brillaient d’avidité.
– C’est une idée, cela !… murmura l’ancien bedeau ; songez-y, meinherr Frédéric, puisque vous paraissez vous intéresser spécialement à la chère petite.
Frédéric eut démangeaison de jeter le digne couple par la fenêtre ; mais il tourna le dos en disant :
– J’y songerai.
Le regard de Chérie errait tout autour de la salle.
– C’est donc quelque chose de bien important qui vous retient ici, mes amis ? disait-elle avec distraction. Le repas est fini, on a remarqué votre absence, et j’étais toute seule, moi qui ne sais pas un mot de latin, pour représenter la savante université de Tubingue !
Bastian l’écoutait, bouche béante ; il faisait les yeux morts et se disait :
– A-t-elle du talent ! a-t-elle du talent !
Bastian était un bien bon garçon. Toute cette bière froide qu’il buvait en si grande abondance ne pouvait éteindre le volcan de son cœur : Bastian était amoureux, et s’il eût osé… mais il y avait les grandes Épées toujours prêtes à punir les audaces de ce genre, et Bastian n’avait guère de vaillance qu’à table.
Chérie, cependant, n’avait pas perdu un seul des mouvements de Frédéric. Il était le seul à qui elle n’eût point tendu la main, le seul à qui eût manqué son cordial et gracieux salut. Faut-il ajouter qu’elle ne s’occupait que de lui seul !
Elle attendait, elle craignait à la fois le moment où Frédéric allait s’approcher d’elle.
Mais Frédéric, en quittant maître Hiob, avait fait le tour du cercle d’un air soucieux pour aller s’asseoir tout à l’autre bout de la salle.
Le cœur de Chérie se serra. Mais elle était fière ; elle rappela sur ses lèvres son plus joli sourire.
– Manquerez-vous au bal comme au dîner ? demanda-t-elle gaiement ; je viens chercher ici des danseurs, pour ne point rester sur ma chaise, tandis que la jeune comtesse Lenor, qui est si belle, attirera tous les hommages.
– Coquette ! murmura Rudolphe.
– Vous savez bien que partout où vous serez, Chérie, ajouta Arnold, les hommages n’iront point à d’autres qu’à vous.
– Diable d’enfer !… pensa Bastian avec dépit ; si tout le monde, excepté moi, la bourre de douceurs, mon affaire est claire !
Il toussa bruyamment et s’écria :
– On s’en fiche pas mal, de la comtesse Lenor !… En voilà une pour qui je ne maigrirai pas !… Tandis que j’en connais d’autres… Enfin, n’importe, ajouta-t-il plus bas, on ne peut pas dire tout ce qu’on pense ici !
Il enfonça ses deux mains dans ses poches et se fit à lui-même un compliment flatteur sur le talent qu’il avait.
Mais quand on est en veine, on ne s’arrête pas en si bon chemin. Bastian avisa Frédéric qui rêvait, la tête appuyée sur sa main. Frédéric portait encore, nouée autour de ses épaules, la belle ceinture que le roi Guillaume avait donnée pour prix du tir à l’arquebuse.
Bastian ne fit qu’un saut jusqu’à Frédéric : il avait une idée… et du talent !
– Dis donc, murmura-t-il à l’oreille du jeune vainqueur, tu ne t’occupes pas de ces détails-là, toi, mais moi, j’y pense à ta place, parce que je suis ton meilleur ami… Cette écharpe est pour Chérie ?
Frédéric fit avec distraction un signe de tête affirmatif.
Bastian ouvrit une fenêtre ; la mélodie d’une valse de Weber arriva jusqu’aux oreilles de Frédéric comme un lointain écho.
– Entends-tu cela ?… demanda Bastian.
Frédéric passa ses doigts dans ses cheveux. Il souffrait et n’eût point su dire ce qui causait sa souffrance.
– Il est quatre heures sonnées, reprit Bastian, et ces bruits harmonieux viennent de la salle de bal… Un, deux, trois !… ça m’enlève, moi, cette valse, et je me sens vaporeux comme une sylphide… Un, deux trois !…
Il arrondit ses bras et balança son gros corps en trois temps.
– Mais ce n’est pas tout ça, reprit-il brusquement. Si tu veux donner l’écharpe à Chérie, si tu veux que Chérie en soit parée au bal, il n’est pas trop tôt… La voilà qui va partir.
Frédéric fit un geste de fatigue.
– Bien, mon ami, bien !… dit-il.
Maître Hiob et sa femme s’étaient mis dans un coin, le nez collé à la muraille, et supputaient avec zèle le contenu de la casquette.
– Après ça, dit Bastian, qui joua l’indifférence, si tu ne veux pas te déranger, donne-moi l’écharpe, je vais la lui porter.
Frédéric défit le nœud de l’écharpe que les belles mains de Chérie elle-même avaient serrée autour de ses épaules, et l’avaleur de bière s’en empara comme d’une proie.
Il ne demanda point son reste.
– L’orchestre nous appelle, disait en ce moment Chérie. Je veux vous emmener tous à la salle de bal, pour que la comtesse Lenor voie si ma cour est aussi nombreuse que la sienne !
Les désirs de Chérie étaient des ordres : la porte fut grande ouverte et le défilé commença.
En ce moment la jeune fille vit Bastian qui s’approchait d’elle l’écharpe à la main. Elle détourna la tête comme pour éloigner l’annonce d’un malheur.
– Voilà pour vous, reine Chérie, dit le gros étudiant, qui lui passa galamment l’écharpe autour du cou.
Chérie ne put retenir le cri de son cœur.
– Pourquoi ne me la donne-t-il pas lui-même ?… demanda-t-elle d’une voix tremblante.
Puis elle baissa les yeux, confuse et irritée contre elle-même.
– Qui ça ? fit Bastian, Frédéric ?… Ah ! ah ! diable d’enfer ! meinherr Frédéric a bien d’autres chats à fouetter !…
Il se rapprocha tout à coup et ajouta dans un gros soupir chaud et bruyant comme la vapeur qui s’échappe d’une locomotive : – Parce qu’il n’est pas comme moi, reine Chérie ! parce que… Ah ! s’il n’était pas défendu, sous les peines les plus sévères, de vous dire qu’on vous aime !…
Son regard tomba sur les glaives pendus au râtelier de l’Honneur, et il n’acheva pas.
– Allez, Bastian, dit Chérie, je vous suis.
Tous les étudiants avaient passé le seuil. Chérie arriva la dernière devant la porte et jeta un long regard sur Frédéric, qui avait sa tête entre ses mains.
– Il faut que je sache… murmura-t-elle, il faut que je sache pourquoi il m’évite ainsi !… Que lui ai-je fait pour qu’il me déteste ?
– Que lui ai-je fait, pensait Frédéric, pour qu’elle me haïsse et pour qu’elle m’évite ?… Tous nos frères ont eu leur part de son charmant accueil… Elle leur a parlé, affectueuse et souriante…
– Ils sont tous venus à moi, se disait encore Chérie, tous la main tendue et le sourire fraternel sur les lèvres… Lui seul est resté sévère et triste.
– Quand son regard est tombé sur moi, continuait Frédéric, perdu dans sa rêverie, elle a changé le nom d’ami en celui de bienfaiteur !
– Quand c’eut été son tour de venir, acheva Chérie, il a trouvé un prétexte… Il est allé vers maître Hiob… Oh ! il ne m’aimera pas… il ne m’aimera jamais !
Et au même instant, Frédéric concluait avec désespoir :
– Jamais ! jamais elle ne m’aimera !…
Chérie sortit, parce que la famille des Compatriotes, rassemblée sur la place, l’appelait ; mais, en sortant, elle se dit d’un air résolu :
– Je vais revenir et je saurai !
Frédéric était seul dans la grande salle. Cette fatigue qu’il ne ressentait point tout à l’heure parce que l’enthousiasme et la passion l’entraînaient, cette fatigue du voyage le reprenait plus lourde et plus accablante. En même temps, le silence qui succédait tout à coup à ces bruits dont la grande salle était naguère remplie l’invitait au sommeil ; les lointains échos de la valse se balançaient autour de ses oreilles et le berçaient.
Il se redressa un instant, comme s’il eût voulu s’éveiller et lutter contre les passes d’un magnétiseur invisible. Puis ses yeux battirent, lassés, et sa tête vacillante se renversa sur le dossier de son fauteuil.
Il dormait quand Chérie, qui était parvenue à s’échapper, rentra dans la salle. Chérie revenait toute pensive. Un instant elle s’arrêta devant la porte de la Maison de l’Ami, où il n’y avait plus personne.
Ses regards inquiets interrogèrent les alentours. On eût dit qu’elle allait commettre une action coupable, et certes, si elle avait aperçu quelqu’un aux environs, ne fût-ce qu’une fillette du village de Ramberg ou un simple paysan, Chérie ne serait pas entrée dans la Maison de l’Ami. Dieu sait pourtant qu’il n’y avait rien que de pur, rien que de bon dans le sentiment qui la poussait à cette heure. C’était le meilleur de son cœur qui lui parlait et qui lui disait : « Entre ! »
Nous ne connaissons pas encore Chérie, et tout à l’heure nous tenterons de lire au fond de son âme ; qu’il nous suffise de dire à présent qu’elle était comme nous tous, pauvres enfants d’Adam et d’Ève, entre le génie du bien et le génie du mal, entre le bon et le mauvais ange.
Hélas ! oui, Chérie, la douce fille au radieux regard, Chérie, la belle et bonne Chérie, avait un mauvais ange qui parlait tout bas à son oreille gauche et qui l’appelait vers le mal.
Mais, Dieu merci ! à la droite de son cœur, il y avait le bon ange qui veillait de la part de Dieu.
Or il ne se trouvait, dans cette partie du village, ni une fillette ni un garçon. Tous et toutes étaient à la danse, valsant comme des bienheureux et ne songeant guère à épier les actions de leur prochain. Chérie n’hésita plus ; elle entra, et ce fut d’un pas rapide, car elle se sentait en ce moment bien décidée.
Parfois le courage dure peu ; Chérie voulait profiter de cet instant de courage.
Elle referma la porte de la grande salle et s’avança vers Frédéric, qu’elle appela doucement.
Frédéric ne répondit point. Il était assis à contre-jour devant une fenêtre où se jouaient les rayons du soleil couchant. La lumière frappait violemment les yeux de Chérie et laissait dans l’ombre le visage de Frédéric.
Chérie ne voyait pas qu’il dormait.
Elle s’arrêta, étonnée de n’avoir point reçu de réponse, et déjà sa résolution s’en allait. Il eût fallu, pour bien faire, une explication soudaine : une demande, une réplique, de la franchise des deux côtés.
Mais qu’est-ce donc que l’amour entre deux tout jeunes gens ? le bel amour, le premier amour chanté par tant de lyres harmonieuses, qu’est-ce donc, sinon une source de réticences, de gaucheries et de malentendus ?
Réticences mignonnes, gaucheries charmantes, malentendus qui font couler de gracieuses larmes, tôt essuyées par le sourire, je ne dis pas ; c’est là l’ordre commun, parce qu’il y a un Dieu pour les enfants fous, et qu’à tout prendre, ce Dieu a meilleure raison d’être que le Dieu misérable chargé de garder le cou des ivrognes.
Mais parfois le drame triste se glisse à travers ces larmes gentilles, avant que vienne le sourire qui doit les sécher.
S’il est sans exemple de voir un ivrogne se casser la tête dans l’exercice de ses fonctions, on voit bien souvent, hélas ! ces enfants trop heureux gâter leur vie entière pour une parole prononcée qu’il fallait taire, pour un mot qu’ils taisent et qu’il fallait prononcer.
Et alors, c’est un deuil long, morne et inconsolable, car l’horizon est vaste à cet âge ; bonheur et malheur vivent longtemps.
Chérie ne répéta point son appel ; Chérie n’osait déjà plus.
Elle s’approcha de Frédéric sur la pointe du pied, dès qu’elle devina son sommeil ; elle s’arrêta devant lui en retenant son souffle et le contemplant endormi.
Il était bien pâle, Frédéric. Parmi la fatigue qui tirait son visage, il y avait bien de la tristesse. Mais qu’il était beau dans son repos !
Ses grands cheveux blonds, bouclés, faisaient comme un cadre à sa figure douce et fière ; sa tête se penchait sur son épaule, et ses lèvres entr’ouvertes laissaient échapper un souffle régulier et pur comme celui d’un enfant.
Chérie le regardait ; ses yeux étaient humides. Elle se tourna lentement vers l’autre extrémité de la salle où brillait cette rangée de longs glaives nus qu’on appelait le râtelier de l’Honneur.
Elle tressaillit ; une larme roula sur sa joue.
– Si jeune !… murmura-t-elle ; s’il m’aimait, je lui dirais : Je ne veux pas !
Frédéric s’agita faiblement dans son sommeil, comme on fait quand ce reste de conscience qui survit à l’engourdissement du repos sent ou devine vaguement la présence d’un étranger. On ne s’éveille pas, mais le corps bouge, l’esprit travaille et s’efforce, et le rêve commencé, profitant de tout cela, s’assimile en quelque sorte ce labeur intime et les mouvements extérieurs.
Frédéric rêvait ; ses lèvres entr’ouvertes tremblèrent. Chérie se pencha sur lui, curieuse et avide d’entendre.
Elle se pencha si près, que les boucles de ses cheveux cendrés frôlèrent la joue de Frédéric et se confondirent un instant avec ses cheveux à lui, d’un blond plus fauve et plus sombre.
Elle écoutait… Frédéric se prit à sourire, mais sa bouche n’articulait aucune parole.
– Il est heureux ! pensa Chérie, dont la voix avait une expression d’amertume ; et pourtant j’ai vu s’allumer l’éclair de son œil… j’ai vu tout son corps frémir quand le baron de Rosenthal a dit, après sa défaite : « J’aime mieux le second prix que le premier ! »
Il paraît que, dès le commencement de la fête, Chérie était plus avancée que ses oncles et tuteurs, messieurs les étudiants, puisqu’elle savait le nom du beau chasseur inconnu.
Souvenons-nous que celui-ci l’avait saluée alors qu’elle trônait au haut de son estrade, et que Chérie avait baissé les yeux en rougissant.
Cette phrase, dont Chérie avait si bien retenu chaque parole : « J’aime mieux le second prix que le premier, » était, assurément une déclaration en forme, puisque le second prix, la bague de saphir, était un don de Chérie.
Cette phrase, la comtesse Lenor ne l’avait point entendue, bien qu’elle fût aussi près des vainqueurs que Chérie. Pourquoi Chérie, toute seule, avait-elle pu en saisir le sens ?
Et maintenant que sa mémoire la lui répétait, cette phrase, le cœur de Chérie battait. Elle accusait l’indifférence de Frédéric, elle traduisait amèrement ce sourire errant autour des lèvres du dormeur… et ses yeux à elle brillaient, et la pensée de Frédéric n’était plus seule en elle, et sa tête se penchait sous le poids de sa rêverie…
Un bruit se fit au dehors. Chérie se redressa en sursaut et regarda par la fenêtre. Elle vit, dans l’allée d’arbres qui bordait la Maison de l’Ami, la comtesse Lenor au bras du baron de Rosenthal.
La comtesse Lenor avait une parure nouvelle, une parure de bal ; le baron avait mis bas ce déguisement de galante fantaisie dont il s’était affublé pour disputer le prix du tir. Il portait son brillant costume de colonel des chasseurs de la garde.
Lenor et lui échangeaient quelques paroles froides et distraites.
Immédiatement derrière eux marchait le comte Spurzeim, conseiller privé honoraire, qui s’appuyait au bras du fidèle et inévitable Hermann.
Monsieur le comte avait mis un œil de poudre à sa perruque, et sur son visage, rude comme parchemin, une nouvelle couche de gaillardise diplomatique.
C’était bien là un conseiller privé de la bonne école, très-fin, très-fort, très-dissimulé, très-astucieux, très-profond.
Il regardait d’un œil matois le jeune couple qui précédait et faisait des signes à Hermann, son domestique, dont l’honnête figure s’évertuait à prendre une expression de ruse infernale.
Comme nous l’avons dit, le soleil couchant dardait ses rayons à l’intérieur de la grande salle de la Maison de l’Ami. Par la fenêtre ouverte, on pouvait apercevoir, sur le premier plan et vivement éclairée, la figure de Chérie.
Le vide de la salle semblait sombre et faisait ressortir le teint éblouissant de la jeune fille. Derrière elle, au fond, dans les demi-ténèbres, les glaives nus renvoyaient çà et là, en étincelles mobiles, la lueur rougeâtre du couchant.
La comtesse Lenor passa, tête baissée ; elle semblait pensive ou plutôt, tranchons le mot, elle était de mauvaise humeur.
Le baron de Rosenthal, au contraire, tourna la tête vers la Maison de l’Ami et demeura comme ébloui à la vue de Chérie. Il inclina le front respectueusement, et levant le doigt de la main gauche où brillait le saphir, il l’effleura de ses lèvres.
Chérie chancela et fut sur le point de tomber… Ce pouvait être la colère causée par cet hommage trop hardi.
Le comte Spurzeim avait tout vu ; il enfonça ses doigts osseux dans l’épaule dodue d’Hermann et lui dit :
– C’est tissé, vois-tu bien, comme une toile d’araignée, et plus délicatement… Mon cher neveu est une mouche un peu grosse, mais il s’y prendra, je t’en donne ma parole d’honneur !
– Ah !… fit Hermann avec gravité ; monsieur le comte a tant de coquinerie dans l’esprit !
– Comment, drôle ! se récria le conseiller privé honoraire, de la coquinerie !
Mais il se ravisa, et un sourire triomphant rapapillota les rides de ses joues.
– C’est que c’est le mot !… prononça-t-il à demi-voix ; nous ne cherchons que plaies et bosses, nous autres !… Coquinerie ! coquinerie !… ma foi, le maraud a trouvé le mot !
Le baron de Rosenthal, Lenor, le vieux comte et son valet avaient tourné l’angle de la maison. Chérie resta un instant à la même place, abasourdie et comme atterrée.
Puis, elle courut tout à coup vers la fenêtre, tourna le dos au jour et se mit à peu près, sauf la distance, dans la position où devait être le colonel lorsqu’il l’avait saluée du dehors.
Ceci fut fait avec soin. Elle prit à deux ou trois fois ses mesures, et quand elle se vit bien dans la ligne visuelle occupée par le baron de Rosenthal au moment où il passait devant la fenêtre, elle regarda l’endroit où elle se trouvait naguère à ce même moment. Un soupir de soulagement s’échappa de sa poitrine.
– Il n’a pu le voir !… murmura-t-elle.
En effet, le haut dossier du fauteuil cachait complétement Frédéric du côté de la fenêtre.
Mais qu’importait à Chérie, et pourquoi cette joie ? Était-ce le bon ange ou le mauvais ange qui la soufflait à son cœur ?
Le sourire ne resta pas longtemps sur sa lèvre, et avant qu’elle eût repris sa place, son visage attristé exprimait déjà une sorte de repentir.
Elle contempla encore Frédéric ; ses mains se joignirent, et tout à coup elle s’agenouilla comme si elle eût obéi à quelque autorité mystérieuse.
Ses yeux humides se levèrent au ciel avec une expression de prière ardente et désespérée.
– Je suis folle, mon Dieu… murmura-t-elle ; il y a en moi un vertige !
Un instant les sanglots étouffèrent sa voix, puis elle reprit :
– Oh ! sainte Vierge ! s’il m’aimait !… s’il m’aimait !…
La riante vallée du Necker se voilait déjà sous les demi-teintes du crépuscule du soir, tandis que le sommet du coteau où s’asseyait le village de Ramberg étincelait aux derniers rayons du soleil.
La salle de danse et ses environs attiraient à eux tout le mouvement et toute la vie. Il régnait dans le reste du bourg un calme profond, un silence que ne comportaient point les jours ordinaires du travail.
Il en est ainsi quand une cité célèbre sa fête. De même que chez l’homme livré au plaisir, toute la chaleur et tout le sang se jettent vers les centres vitaux, le cerveau et le cœur, de même la ville égayée déserte ses faubourgs pour affluer sur la place publique.
Paris lui-même, – nous ne parlons point de Londres, qui ne sait pas ce que c’est qu’une fête, – Paris lui-même présente à certains jours ce spectacle curieux.
L’étranger peut se perdre dans les rues abandonnées, tandis que le passage est obstrué par la cohue tout le long des boulevards.
Ici le mouvement désordonné, le fracas, les rires, les cris aigres de l’enfance, les chants rauques des pères de famille ; là, le silence inaccoutumé, la solitude étonnée.
Le lendemain, après une nuit de lourd sommeil, le boulevard s’éveillera calme et triste, tandis que la vie aura reflué vers les faubourgs, ces grandes artères du travail.
De la fête, il ne reste rien qu’un peu de lassitude. La ville a eu sa congestion cérébrale ; on l’a saignée, elle s’est guérie, et la voilà qui vaque à ses affaires quotidiennes, encore un peu hébétée et engourdie.
Entre le bon bourg de Ramberg et la ville de Paris, il y a certes de la marge ; mais, du petit au grand, toutes les villes et toutes les fêtes se ressemblent. – Donc, autour de la Maison de l’Ami, à mesure que la journée s’avançait, c’était un silence plus grand, une solitude plus complète.
Maître Hiob lui-même, l’ancien bedeau et sa digne femme Barbel, ayant achevé de compter l’argent de la casquette, avaient gagné, bras dessus, bras dessous, la salle de danse.
Quand on possède, comme cet excellent couple, une conscience pure et tranquille, on aime à contempler les gais plaisirs de la jeunesse, sans préjudice du charme que l’on éprouve, selon le poète, à voir lever l’aurore.
Aucun bruit ne venait troubler le sommeil de Frédéric, et Chérie demeurait là, près de lui, toujours à genoux et comme écrasée sous le poids de sa rêverie.
Nous savons la naissance de Chérie ; on nous a dit l’histoire romanesque de son enfance, et nous devinons bien ce que furent ses premières années, choyées et gâtées par la tendresse enthousiaste des jeunes gens de l’école.
Ce qui ne se devine pas, c’est le secret d’une jeune fille ; il faut bien que nous connaissions enfin la reine Chérie et son secret.
C’était un caractère étrange, d’une douceur exquise et parfois d’une virile fermeté ; son cœur ressemblait à son visage, où la suavité des lignes n’excluait point la force, où l’intelligence brillait parmi la grâce. Sous ses cheveux blonds, si légers, si charmants, il y avait un front pensif ; sa bouche, qui savait si bien sourire, savait être sévère aussi, et ses grands yeux bleus candides, quand ses longs cils fauves se baissaient, devenaient d’un azur si foncé qu’on eût dit le regard d’une brune.
Depuis ce jour fatal où les étudiants, compagnons de son père, et qui ne savaient point le nom de cette pauvre petite enfant tout à coup abandonnée, l’avaient baptisée Liebchen (Amour, Mignonne, Chérie), elle n’avait eu pour entourage, à part les étudiants eux-mêmes, que dame Barbel et maître Hiob.
Dame Barbel la traitait bien, elle était payée pour cela ; l’ancien bedeau et sa femme regardaient Chérie comme leur poule aux œufs d’or ; ils n’avaient garde de la mécontenter. S’ils eussent été de bonnes gens, Chérie les aurait aimés, car son cœur ne demandait qu’à s’ouvrir ; mais il y avait dans sa nature une délicatesse clairvoyante, ou plutôt une sorte d’instinct qui l’éloignait du couple économe et vertueux à qui son enfance avait été confiée. Elle ne voulait point de mal à maître Hiob ni à sa femme, mais jamais il ne lui était venu à l’idée de les choisir pour confidents de ses petits chagrins ou de ses joies intimes.
À Tubingue, où s’étaient écoulés ses premiers ans, puis à Stuttgard, elle voyait les autres jeunes filles jouer ensemble et s’entr’aimer ; quelque chose la retenait quand l’envie lui venait de se mêler à leurs jeux. Et une fois qu’elle passa par-dessus cette réserve timide, elle devait se souvenir de cela toute sa vie, les enfants joyeux qu’elle abordait le sourire aux lèvres la regardèrent avec de grands yeux étonnés.
– Tiens ! dit un beau petit ange, voilà la fille élevée par charité !
Chérie s’en alla, les joues baignées de larmes, et ne voulut pas dire à dame Barbel ce qui lui était arrivé.
Ce fut la seule tentative que fit jamais Chérie pour entrer dans le monde, pour se mêler à ceux qui vivaient de la vie commune, pour s’asseoir enfin à ce grand banquet de la cité, où chacun, depuis l’enfant jusqu’au vieillard, a sa place, petite ou grande.
Lorsque Chérie fut ainsi repoussée, elle avait à peine six ans. Depuis lors, elle se tint pour bannie et accepta la proscription.
Le mot que nous employons ici est fort exagéré sans doute. À proprement parler, personne ne songeait à proscrire Chérie, surtout depuis qu’elle était jeune fille et que sa beauté sans rivale éblouissait tous les regards. Au contraire, il était de mode et de bon ton parmi les nobles dames de Stuttgard de s’occuper d’elle avec bienveillance ; on condescendait à reconnaître que sa vie était pure autant que le brillant éclat de ses yeux ; on lui souriait, en vérité, à la promenade et à l’église. Mais, vous savez, c’était ce sourire qui naît sur le passage de la comédienne en vogue, de la femme hardie qui, montée sur un cheval immobile de terreur, se laisse enlever par un ballon au-dessus des nuages, – ce sourire qui est cousin germain de celui qu’on donne à la girafe ou au singe du jardin des Plantes, – ce sourire que les princesses de théâtre acceptent comme un triomphe et qui tuerait une femme de cœur, – ce sourire, enfin, qui désigne avec bonhomie, qui insulte sans malveillance, qui montre au doigt purement et simplement.
Croyez que le monde est avare de ce sourire et qu’il ne le donne pas au premier venu. Nous savons des messieurs et des dames qui n’ont jamais pu l’obtenir.
Chérie n’en voulait pas, de ce sourire. Mais elle n’était point faite comme ceux qui protestent hautement contre l’ostracisme mondain. Elle avait sa fierté à elle, et sa fierté dédaignait la fierté commune. Il lui semblait que réclamer contre la sentence de ce tribunal, c’était le reconnaître. Chérie ne réclamait point. Elle passait, modeste et froide, parmi ce monde qu’elle se fût concilié d’un mot peut-être.
Elle était trop hautaine pour ne se point montrer affable et polie ; elle avait trop d’orgueil pour laisser voir jamais où saignait sa blessure.
Mais elle souffrait… Souvent, quand elle voyait passer d’autres jeunes filles au bras de leur mère, elle pleurait amèrement et longtemps. Une mère !… oh ! que celles-là devaient être heureuses ! Oh ! comme il leur était facile d’être bonnes, d’être sages et de ressembler aux anges !
Puis, le petit cheval noir de Chérie piaffait, impatient, dans la cour ; elle boutonnait, le long de sa taille svelte, le drap noir de son amazone ; le chapeau de feutre, où fouettait le voile vert, emprisonnait les boucles de sa chevelure, et la voilà partie, plus rapide que le vent, laissant derrière elle des tourbillons de poussière et souriant, et ne songeant plus à sa douleur guérie !
Toute seule dans ces riantes campagnes qui suivent le cours du Necker, toute seule, tantôt galopant dans les prés, tantôt assise dans les grandes herbes émaillées de fleurs ; toute seule avec elle-même, avec son esprit rêveur et avide de connaître, avec son cœur brûlant qui n’avait pas encore parlé ; toute seule, la belle entre les belles, l’admirée et la bien-aimée !
Les pâtres qui mènent leurs troupeaux dans ces fraîches prairies qu’arrose le fleuve la connaissaient bien, et venaient écouter sa chanson.
Parfois un officier de la garnison de Stuttgard, ou quelque gentilhomme des environs, se prenait à la suivre. Chérie n’était ni farouche ni revêche. Quand on saluait Chérie, que l’on fût paysan, soldat ou châtelain, elle répondait en souriant. Mais si l’officier ou le gentilhomme, je ne parle pas du paysan, voulait l’approcher de trop près, il y avait ce diable de petit cheval noir qui était fée. Il n’attendait jamais l’avertissement de la cravache mignonne que Chérie tenait à la main ; il secouait sa crinière noire et soyeuse, ses naseaux fumaient, et il partait des quatre pieds à la fois.
Suivez donc un oiseau qui s’envole ! le petit cheval noir de Chérie allait plus vite qu’un oiseau !
Et c’est alors qu’il fallait la rencontrer, la belle et chère enfant, sur le penchant de la montagne ou tout au fond des vallées ; la rapidité de sa course animait son front ; ses yeux brillaient de cet éclair hardi qui s’éteint avec la jeunesse ; ses cheveux dénoués flottaient avec son voile.
Sous l’ombre épaisse des grands arbres, en quelque lieu retiré, le mors avertissait le petit cheval noir, qui s’arrêtait court sur ses jarrets tremblants. Chérie sautait à terre et s’enfonçait, déjà rêveuse, dans le bosquet.
Maintenant ses paupières étaient baissées ; entre les franges de ses longs cils, son regard alangui glissait…
Que dire ? elle avait lu sur l’écorce rugueuse d’un vieil arbre le nom de deux amants. Elle avait essayé de railler et de sourire… Mais elle avait des larmes plein les yeux.
Pauvre belle Chérie !
C’est qu’en ce temps-là, Frédéric était déjà à l’université de Tubingue.
Mais tout à l’heure, nous allons parler de Frédéric. Chérie n’aimait pas encore, elle le criait bien haut à son cœur ; elle ne voulait pas aimer.
Elle se disait, tant les jeunes filles sages sont folles ! elle se disait : « Je resterai toujours comme je suis, toujours avec mes amis, toujours libre, toujours reine… »
Et un nuage passait sur le rayon d’orgueil qui avait illuminé son regard.
Hélas ! elle se souvenait de ce mot cruel qui avait fait tomber sa main tendue vers le monde inconnu : « C’est la fille élevée par charité !… »
Et il lui fallait alors l’espace, le mouvement désordonné, la course extravagante. Le petit cheval noir reprenait le galop par les monts et par les vallées.
Et le jour s’écoulait.
Mais chaque jour qui s’en allait ainsi laissait Chérie plus triste. L’élément joyeux disparaissait. Parmi la douleur réelle de Chérie naissait la vague mélancolie des jeunes filles.
Tout cela dans la solitude, car dès qu’un regard se fixait sur elle, Chérie se redressait vaillante ; nul ne la devinait : à ses amis comme à ses ennemis, elle voulait se montrer heureuse.
À ses ennemis par fierté, à ses amis par reconnaissance.
Car elle aimait de tout son cœur ces enfants généreux qui avaient essayé de remplacer auprès d’elle son père et sa mère. Il y a quelque chose d’invraisemblable dans cette tendresse ainsi divisée et répartie sur tant de têtes ; mais il est certain que Chérie se fût dévouée de tout son cœur pour quiconque faisait ou avait fait partie de l’université de Tubingue. Elle connaissait tous les étudiants par leurs noms, et jamais l’absence n’avait pu effacer un seul de ces noms dans sa mémoire.
Pour elle l’université était un être de raison, un ami collectif, et à part certaines petites préférences inévitables, chaque étudiant avait part égale dans son affection. Elle savait bien comme elle était tendrement aimée ; elle savait bien que si l’on découvrait sa tristesse, ce serait un deuil général, et Chérie voulait payer avec de la joie les bienfaits de ces jeunes tuteurs.
Aussi, nul parmi eux ne se doutait des pensées qui assiégeaient l’esprit de la belle reine. Quand elle les abordait, tout nuage disparaissait de son front, et son délicieux visage n’exprimait plus que l’insouciance et le bonheur. Elle était la gaieté de toutes les fêtes universitaires, l’entrain de toutes les réunions, l’orgueil de toutes les cérémonies. Et les étudiants, qui étaient fous d’elle, n’avaient garde de s’inquiéter touchant l’avenir de leur cher trésor.
Une fois, c’était à l’époque de la fin des vacances, parmi les jeunes gens qui arrivaient pour entrer à l’université de Tubingue, il y en avait un qui excita la raillerie générale, parce qu’il arrivait conduit par sa mère, une pauvre bonne femme, habillée en paysanne, qui pleurait toutes les larmes de son corps et semblait ne point pouvoir se séparer de son fils.
– Ils se moquent de toi, tu vois bien, enfant, disait-elle ; tu seras malheureux ici… reviens avec moi !
Le jeune homme, qui avait les yeux rouges de pleurs, lui rendait ses baisers, mais ne voulait point partir.
Chérie regardait tout cela, émue presque autant que le fils et la mère.
Elle alla prendre le jeune homme par la main.
– Il ne sera pas malheureux ici, bonne dame, dit-elle, car je serai son amie et je le protégerai.
La paysanne leva sur elle ses yeux humides et crut voir un ange de miséricorde. Elle ne s’informa point de ce qu’était Chérie ; elle eut confiance et lui livra son fils tout tremblant.
Chérie mena l’enfant vers les Anciens, tandis que la bonne femme s’en allait bien lentement, se retournant à chaque pas et envoyant de loin des baisers.
Chérie et son protégé arrivèrent au milieu du groupe respectable des Maisons moussues, en se tenant par la main, et ce fut sous les auspices de Chérie que Frédéric fit son entrée dans l’université de Tubingue. Car l’enfant craintif, l’enfant aux yeux mouillés de larmes, qui regardait partir sa mère en étouffant de gros soupirs, c’était Frédéric ; et vous n’eussiez point deviné, je vous jure, qu’en moins de six années, ce blondin tremblant allait conquérir à grands coups d’épée le titre enviable et redouté de roi des Crânes.
Ce n’était pas du moins Chérie qui devinait cela ; et pour que l’amour entrât pour la première fois dans son cœur, il fallait peut-être cette condition de faiblesse apparente. L’idée de protéger séduisit cette jeune fille qui n’avait jamais eu la joie d’obéir à sa mère, à qui rien n’avait révélé la dépendance de son sexe.
À vrai dire, elle avait été élevée à peu près comme un petit garçon au milieu de tous ces jeunes hommes. Le hasard avait mis en elle quelque chose de mâle que voilait heureusement la gracieuse douceur de sa beauté. Si Chérie avait eu des cheveux noirs, des sourcils d’ébène hardiment dessinés et ce poil follet qui entoure gaillardement la lèvre de plus d’une jolie femme, Chérie nous eût fait peur. Mais c’étaient de légères boucles dorées qui se jouaient sur son front, et le suave azur d’un ciel de printemps brillait doucement entre ses paupières.
Chérie ne permit point qu’on fit subir à Frédéric ces dures épreuves des premiers jours, qui sont la plaie de toutes les écoles. Chérie prit littéralement Frédéric sous son aile, et quand on lui demandait en riant la cause de cette sollicitude, elle répondait : – Je l’ai promis à sa mère.
Nous l’avons dit, c’était par surprise que le premier amour pouvait se glisser dans ce cœur tendre, mais ombrageux à l’excès. Mais aussi ce cœur, en face de la faiblesse, n’eût peut-être aimé qu’à demi ; pour grandir cet amour une fois né, il ne fallait rien moins qu’une sorte d’héroïsme.
Et voilà que l’héroïsme vint à point pour achever la défaite de cette pauvre Chérie ! voilà que l’enfant timide et larmoyant secoua, un jour de mauvaise humeur, sa blonde chevelure comme une crinière de lion, et démolit, pour moins que rien, une demi-douzaine de Maisons moussues.
Ce bras, frêle et potelé comme un bras de femme, était de force à soulever une montagne. Cet œil langoureux, quand il le voulait bien, lançait la foudre.
Vers la Pâque, les Anciens de l’université de Tubingue décidèrent dans leur sagesse profonde qu’il fallait mettre à la raison le Renard révolté ; il y eut un pro patrià scandal comme on n’en avait jamais vu, de mémoire universitaire. Vertubleu ! pas un glaive ne resta suspendu au râtelier de l’Honneur.
En résultat, on lacéra plusieurs douzaines de redingotes, on perdit plusieurs douzaines de palettes de sang, et maître Frédéric, sans blessure aucune, et frais comme une rose, fut nommé sur le champ de bataille première Épée de l’université.
Alors, Chérie se retira de lui. C’était la seconde phase – Vous connaissez cela, si vous avez aimé. – Chérie fuyait parce qu’elle avait peur. Quand on s’échappe ainsi, c’est que la fuite est vaine.
Chérie aimait, et, dans un cœur comme le sien, l’amour, c’était la destinée.
Notre blond Frédéric avait beau être un espadon de première force, il ne voyait goutte en ces mystères. Il avait aimé Chérie tout de suite, parce qu’elle était bonne, parce qu’elle était belle et parce que son cœur à lui ne demandait qu’à s’allumer. À mesure qu’il l’avait connue davantage, sa passion avait grandi et s’était exaltée par un mélange de respect et de reconnaissance. Personne n’ignore, en effet, la persistance des premières impressions : Frédéric ne pouvait oublier que Chérie lui était apparue tout d’abord comme une providence.
Tant que dura ce bon temps où le sourire de Chérie semblait partout le chercher, il fut heureux comme un élu du ciel ; mais dans son bonheur même, il y avait du doute, parce qu’il se disait toujours : – Comment se fait-il que notre reine m’ait justement choisi, moi, pauvre et inconnu, parmi tous ceux qui l’entourent et qui l’adorent ?
C’était un des traits du caractère de Frédéric, d’être timide à l’excès, malgré son audace folle.
À une heure donnée, et par fanfaronnade, il eût assurément escaladé les balcons de la fille du roi Guillaume ; mais il baissait les yeux devant un regard de Chérie, et si on l’eût défié de baiser la main de Chérie, le cœur lui aurait manqué certainement.
Beaucoup de braves enfants sont faits ainsi ; ils ne demandent qu’à se désespérer, et pour les forcer à voir leur bonheur, il faut leur ouvrir les yeux à deux mains.
Quand Chérie s’éloigna de lui, Frédéric tomba dans un découragement morne, il ne fit aucun effort pour regagner les bonnes grâces perdues de la jeune fille. Il ne se demanda point quel crime il avait commis ; il se dit tout bonnement : – J’étais fou, j’avais rêvé l’impossible.
Absolument comme ces pages des temps chevaleresques qui, dans un jour de délire, levaient leurs yeux jusqu’à la châtelaine.
Et, ne vous y trompez point, Chérie, non-seulement pour Frédéric, mais encore pour la plupart de messieurs les étudiants de Tubingue, était, ma foi ! bien plus qu’une châtelaine.
Les voilà donc, tous les deux dos à dos, Chérie et Frédéric, amoureux comme deux petits fous, et séparés par l’abîme de leur inexpérience. Si vous leur eussiez donné de vrais obstacles à franchir, ils se seraient réunis d’un seul bond ; mais ces petits fossés que creusent les méprises de l’amour, les fausses délicatesses, les malentendus, les mauvaises hontes, sont plus difficiles à sauter que les plus larges précipices.
Si les choses n’allaient pas ainsi, le Théâtre-Français tomberait en faillite, et la société des auteurs dramatiques se mourrait de faim canine.
Pendant que le pauvre Frédéric soupirait et se désolait, Chérie perdait ses belles couleurs, et chaque fois qu’il lui fallait sourire pour ne point attrister ses chers tuteurs, elle souffrait le martyre.
Les choses marchèrent ainsi durant de longs mois. Les vacances vinrent.
Frédéric partit pour aller voir sa mère.
L’absence est quelquefois un pont jeté sur ce diabolique fossé dont nous parlions tout à l’heure, car, après l’absence, il y a le retour, et l’instant du retour est entre tous propice.
Frédéric et sa bonne mère avaient si souvent parlé de Chérie ! et Chérie avait tant rêvé de Frédéric !
Hélas ! pourquoi Frédéric, le maladroit enfant, avait-il cédé à la fatigue ? pourquoi s’était-il endormi au moment même où Chérie revenait vers lui, décidée à rompre la glace ?
Chérie avait eu le temps de réfléchir ; le beau colonel avait eu le temps de passer sous la fenêtre… Heureux au jeu, malheureux en amour, dit le proverbe. Au jeu des arquebuses, Frédéric avait gagné la partie ; qui sait si le baron de Rosenthal n’allait point prendre sa revanche ?
Chérie n’avait pas dans le cœur un atome d’ambition égoïste. C’était une nature choisie, et son âme était belle autant que son visage ; mais Chérie était femme : la vengeance est le mets favori des femmes et des dieux.
Nous ne savons pas, nous autres hommes, à moins d’être nés au bon pays de Corse, quel ragoût savoureux est la vengeance !
Chérie avait à se venger, non point, comme ces affreux Corses, avec le poignard ou le mousquet, mais avec le bonheur et les sourires. On l’avait dédaignée… Dans cette orgueilleuse ville de Stuttgard, il y avait des épouses de margraves, des chevalières de Sainte-Élisabeth et des chanoinesses qui ne s’étaient point assez cachées pour la regarder comme une bête curieuse.
Tout en rêvant, Chérie tira de son sein une lettre, fermée par un cachet armorié : – Je serais baronne d’empire !… murmura-t-elle.
Comprend-on bien ? Chérie, la reine Chérie, la protégée de messieurs les étudiants, la petite fille dont on avait le droit de parler comme d’une danseuse de corde ou comme d’une écuyère rompue au saut des oriflammes… baronne d’empire !
Elle serait rentrée à Stuttgard l’égale de ses ennemies, tout en leur restant supérieure en beauté, en grâce, en esprit, en jeunesse.
C’est là de la vengeance moins noire que la vengeance corse, mais nous en pouvons garantir l’excellente qualité. C’est comme cela que les femmes d’esprit se vengent.
Chérie tourmentait la lettre entre ses mains. La lettre était du baron de Rosenthal, et Chérie l’avait trouvée le matin à son chevet, avant de quitter son réduit d’Abten-Strass.
La lettre était tendre, empressée, galante, presque respectueuse.
Après l’avoir lue, Chérie avait, en vérité, le droit de prononcer ces mots dans son rêve : – Baronne d’empire !
Et c’était de propos délibéré, nous pourrions même dire de force que Chérie tournait sa méditation de ce côté. En ce moment, il lui plaisait de faire de la sagesse, de se parler raison à elle-même, de discuter son avenir.
Elle cherchait là un refuge contre sa passion, qui l’effrayait.
Baronne d’empire !… La richesse, le luxe, les honneurs, sans parler de la victoire remportée sur les chanoinesses, sur les épouses de margraves et sur les conseillères, – c’était là certes un notable triomphe !
Mais le regard de Chérie tombait bien malgré elle sur Frédéric endormi, tout cet échafaudage ambitieux qu’elle avait laborieusement élevé croulait comme par magie, il ne restait rien en elle que son amour.
Cette lettre qui était la fortune, Chérie ne savait même plus l’avoir entre ses mains. Quand elle la retrouva, elle eut honte et la cacha précipitamment dans son corsage.
Puis elle se leva d’un brusque mouvement et secoua le bras de Frédéric, comme si un caprice irrésistible l’eût entraînée. Frédéric ouvrit les yeux : Chérie demeura interdite et sans parole.
Frédéric regarda autour de lui avec étonnement. Chérie se repentait déjà ; elle eût voulu chercher un biais, un moyen adroit pour entamer l’entretien.
On sait ce que valent ces adresses, en tout comparables à la diplomatie transcendante du conseiller privé honoraire comte Spurzeim.
Les amoureux aussi se figurent trop souvent que la langue nous a été donnée pour cacher notre pensée. Chérie se creusait la tête et imposait désormais silence à son cœur.
Frédéric, plus gauche qu’elle et mille fois plus timide, n’osait même plus la regarder.
Dans ces occasions, c’est toujours le sourire moqueur qui vient au secours de la jeune fille. Cela ne sert à rien, mais à quoi sert au poltron qui tremble de chanter comme un bienheureux, la nuit, dans le chemin désert ?
– Vous étiez là, Chérie ?… balbutia le pauvre Frédéric.
La jeune fille venait d’avoir une merveilleuse idée, et son imagination criait victoire ! En somme, que voulait-elle ? savoir définitivement et une fois pour toutes, si Frédéric l’aimait ; ces choses-là ne se demandent pas, il faut les deviner ou les surprendre.
Voyez quelle bonne ruse Chérie avait improvisée :
– Oui, j’étais là, Frédéric, dit-elle en mettant plus de raillerie dans son sourire ; vous songiez tout haut et je vous écoutais…
Frédéric devint pâle, et un frisson courut le long de ses membres.
– Ah ! fit-il avec un effroi visible, je songeais tout haut !…
À son tour, Chérie se sentit froid dans les veines. Pourquoi cette terreur qui se peignait sur le visage de Frédéric ?
Chérie allait donc apprendre ce qu’elle craignait tant de savoir !
– Qu’ai-je dit ? demanda Frédéric en détournant la vue.
Chérie hésita un instant ; puis elle répondit, en rassemblant son courage :
– Vous avez prononcé un nom.
– Quel nom ?…
– Un nom de femme.
Frédéric joignit les mains d’un air suppliant.
– Ô Chérie ! Chérie ! s’écria-t-il, pardonnez-moi !
Bien souvent, le matin, pendant les vacances, la bonne vieille mère de Frédéric venait s’asseoir à son chevet, et attendait son réveil en le contemplant toute fière et tout heureuse.
Bien souvent, quand Frédéric ouvrait les yeux, il voyait, penché sur son visage, le bon et tendre visage de sa vieille mère qui souriait, les paupières mouillées.
– Enfant, tu l’aimes donc bien ?… disait alors la paysanne.
Et Frédéric savait ce que cela signifiait. C’est qu’il avait encore prononcé dans son rêve, c’est que sa mère avait encore entendu le nom adoré de Chérie.
Ce qu’il pensa quand Chérie lui dit d’un ton de colère qu’elle avait surpris le secret de ses songes, chacun peut le deviner. Comme sa mère, Chérie avait sans doute entendu le nom que son cœur envoyait toujours à ses lèvres. Et il respectait si bien celle qu’il aimait, il plaçait son idole sur un autel si haut, qu’il trembla jusqu’au fond de son âme.
Chérie, de son côté, tremblait ; Chérie souffrait un mal cruel et poignant ; Chérie s’égarait dans des suppositions folles, dont la moins extravagante était à cent lieues de la vérité.
Quand l’imagination d’une jeune fille travaille et qu’on a fantaisie d’observer cet intime labeur, il faut d’abord mettre sous clef la logique et se jurer à soi-même, sous les serments les plus sacrés, qu’on ne suivra pas le droit chemin. Il faut se dire qu’on va entrer dans le plus capricieux de tous les labyrinthes, il faut oublier à plaisir tout ce qu’on sait, tout ce qu’on croit savoir, pour tâtonner sans boussole dans la nuit de cette route nouvelle.
Il n’y a point de milieu : la jeune fille entre dans le vrai du premier coup avec une sagacité qui tient du prodige, ou bien elle ferme les yeux tout exprès pour ne point voir la lumière, et s’égare volontairement à des distances fabuleuses dans la voie de l’erreur.
Le long de cette route, pavée de stratagèmes, où Chérie s’était engagée à l’encontre de son premier mouvement, à l’encontre même de sa nature forte et franche, elle devait infailliblement s’égarer.
Chérie regarda l’aveu de Frédéric à travers le sophisme de la situation qu’elle s’était faite ; elle était là en amante jalouse et délaissée ; ce rôle la saisit malgré elle. Frédéric, accusé d’avoir prononcé un nom de femme, restait devant elle tout pâle et tout frémissant ; donc Frédéric l’avait trahie…
Ses yeux s’aveuglaient ; elle oublia dans quelle position Frédéric et elle se trouvaient ; elle ne voulut point comprendre qu’entre elle et Frédéric il ne pouvait y avoir de trahison possible, puisque leur foi ne s’était échangée ni explicitement ni tacitement ; elle oublia tout et ne voulut rien voir, sinon le fantôme d’une rivale détestée.
Une douleur inconnue et navrante lui étreignit le cœur. Elle regarda Frédéric avec cette désolation de l’adieu suprême et sortit de la Maison de l’Ami sans prononcer une parole.
Frédéric resta tout abasourdi et n’essaya point de la suivre. L’engourdissement du sommeil pesait encore sur sa raison : il suivait son idée comme Chérie se laissait entraîner par la sienne, et se disait dans l’excès de sa timidité pastorale : – Elle a entendu son nom !… elle ne me le pardonnera jamais !
Chérie marchait à grands pas dans le sentier qui conduisait à la vallée ; elle ne savait pas où elle allait ainsi ; sa tête la brûlait et la fièvre lui montait au cerveau.
– L’ingrat !… l’ingrat !… murmurait-elle ; moi qui aurais tout donné pour son amour ! moi qui, pour être sa femme, pour vivre entre lui et sa mère dans sa pauvre cabane, aurais dédaigné un trône !… Oh ! maintenant, reprit-elle en s’arrêtant tout à coup et en redressant son beau front révolté, il faut que je sois riche, il faut que je sois puissante, afin de m’étourdir et afin d’oublier !… Elles sont heureuses aussi, peut-être, celles qui vivent par l’orgueil !… l’orgueil ne peut pas tromper comme l’amour !… Je veux monter si haut, qu’en regardant au-dessous de moi je ne puisse plus voir mes souvenirs !
Elle avait repris la lettre du baron de Rosenthal, elle l’avait ouverte, elle la lisait couramment, car le feu de ses yeux avait séché ses larmes.
– Il m’aime, dit-elle encore, il m’aime, celui-là !… Lui qui est entouré de tant flatteries et de tant d’hommages, il m’a choisie entre toutes !… Il est beau, lui aussi ! il est vaillant, il est noble et généreux !… Pourquoi donc ne pourrais-je pas l’aimer ?
Elle essaya de sourire, mais un sanglot monta dans sa poitrine.
Il y avait sur le bord du sentier une petite croix de pierre.
Chérie resta un instant absorbée ; puis la lettre du colonel baron de Rosenthal s’échappa de ses doigts. Au lieu de la relever, elle la repoussa du pied.
Elle s’assit sur les degrés de la croix, comme une pauvre Madeleine ; elle entoura la pierre de ses bras frémissants et la baigna de larmes.
– Mon Dieu, dit-elle à travers les sanglots qui l’étouffaient, vous n’avez pas voulu me donner cette joie suprême d’être aimée de lui… J’aurais été trop heureuse !… Eh bien, mon Dieu, je souffrirai sans me plaindre et je l’aimerai toujours !…
À l’heure où nous entrons dans la salle, la fête était au grand complet ; tous les retardataires étaient arrivés et personne ne manquait à l’appel. Nous retrouvons là nos bons amis du tir à l’arquebuse : Niklaus, Mauris, Michas, la petite Lotte, la vive Brigitte et Luischen, qui avait partagé avec Lenor et Chérie l’honneur de distribuer les prix.
Le conseiller privé honoraire comte Spurzeim, suivi du gros Hermann, son ombre, avait rejoint l’inspecteur-receveur général Muller, et tous deux grimaçant, clignotant, radotant, faisaient une bamboche de diplomatie amoureuse.
Le comte regardait sa nièce Lenor ; Muller dévorait des yeux Chérie, qui était belle à ravir et qui n’avait jamais eu aux lèvres un plus radieux sourire.
Ce que les deux vieillards pensaient l’un de l’autre, on le devine : ils se trouvaient mutuellement très-ridicules, et ils avaient tous deux raison.
Lenor valsait, sémillante et consolée, devinez avec qui ? avec le blond Frédéric en personne. Chérie appuyait sa belle tête, suivant la coutume allemande, sur l’épaule du baron de Rosenthal, et certes vous n’eussiez jamais deviné que tout à l’heure elle embrassait en sanglotant la croix de pierre du chemin.
Elle était ainsi, la jeune fille qui avait grandi au hasard de ses propres caprices, qui n’avait eu d’autre frein que sa conscience même, d’autre confident que sa rêverie.
Elle était ainsi, se courbant sans défense sous le poids du découragement, et l’instant d’après, se relevant plus vaillante et plus fière.
Elle était ainsi, oubliant les larmes à peine séchées, et jetant au destin son sourire comme un défi orgueilleux.
Elle était forte ; ses sensations étaient profondes ; le sentiment une fois né dans son cœur n’y devait mourir jamais, et sa raison exercée était au-dessus de son âge.
Mais, extérieurement du moins, il y avait en elle de l’enfant gâté. Cette liberté sans bornes où elle vivait depuis qu’elle se connaissait elle-même, favorisait ces soudaines évolutions d’esprit et de cœur qui ressemblaient à d’audacieux caprices.
Chérie était au bal, la reine Chérie, ne bravant personne, car la bravade c’est de la faiblesse, mais portant le front aussi haut que pas une noble dame.
Elle avait vu Frédéric, timide et pâle, solliciter, en sa qualité de vainqueur, la main de la comtesse Lenor, et le sourire n’avait point quitté ses lèvres.
Ce n’était pas tous les jours que Chérie se laissait abattre par le désespoir. Elle avait pleuré aujourd’hui, c’était pour longtemps.
Elle était là aux bras du héros de la fête, car le baron de Rosenthal partageait avec Frédéric la première place, malgré sa défaite. En ce moment, on s’occupait même beaucoup plus du baron de Rosenthal que de Frédéric.
Chacun reconnaissait en lui ce chasseur du Schwartzwald, cet inconnu qui avait prêté au début de la lutte une allure si mystérieuse et si dramatique. Son nom courait de bouche en bouche : c’était le baron, le grand baron que la voix publique désignait comme le nouveau favori du roi.
Il fallait la fête villageoise de Ramberg pour réunir, embrassés, le colonel des chasseurs de la garde et la pupille de messieurs les étudiants, la nièce du comte Spurzeim, conseiller privé et la première Épée de l’université ; mais la trêve du plaisir était signée et devait durer encore une heure.
C’était un de ces motifs suaves et lents que Mozart a jetés à profusion dans son œuvre immortelle. L’orchestre disait la valse connue sous le titre de Blondine, et de tous côtés les couples, entraînés par le balancement onduleux de la mesure, tournaient autour de la vaste salle. Il y avait de beaux cavaliers et de charmantes jeunes filles ; mais, au gré de tous, les deux couples les plus gracieux étaient sans contredit Lenor avec Frédéric, Rosenthal avec Chérie.
Personne ne se doutait qu’en ce moment ils jouaient, à eux quatre, cette éternelle et grande comédie du Dépit amoureux. En disant à eux quatre, du reste, nous nous exprimons mal, car Frédéric d’une part, Chérie de l’autre, étaient tout au plus complices involontaires.
Au contraire, Rosenthal et Lenor y allaient de tout leur cœur. Lenor faisait la coquette avec son jeune cavalier, qui était bien distrait et bien triste ; Rosenthal mettait en œuvre tout son brillant esprit, tout le charme de son éloquence pour séduire Chérie et peut-être pour se tromper lui-même.
Entre eux, le vieux comte n’avait plus besoin d’enfoncer des coins diplomatiques ; l’abîme se creusait désormais de lui-même.
Chérie n’essayait point de rendre Frédéric jaloux : Chérie ne se croyait pas aimée ; si elle luttait, c’était contre son propre cœur. De bonne foi, elle essayait de croire aux paroles de Rosenthal ; elle s’évertuait à se faire ambitieuse, à désirer malgré elle le luxe, la puissance, tout ce qui est la grandeur.
La valse a quelque chose qui entraîne et qui enivre. Chérie écoutait la parole brûlante de Rosenthal, et parfois elle se disait : – Peut-être !…
Mais quand elle s’était dit cela, elle n’osait plus regarder Frédéric.
Frédéric, lui, la regardait toujours. Son cœur était oppressé ; des larmes brûlaient sous ses paupières ; le sourire de Chérie entrait dans son âme comme ces instruments de torture inventés par la barbarie du moyen âge entraient dans la chair palpitante du condamné.
Il ne combattait point, lui ; il n’avait même pas cette ardeur factice et menteuse qui soutenait Chérie. Il allait, emporté par la voix de l’orchestre, et ceux qui eussent vu le fond de son cœur endolori auraient pensé à ce mort de la ballade allemande qui valse en soutenant une vivante dans ses bras.
Où était donc le sourire d’enfant joyeux qui rayonnait sur le visage de Frédéric le matin de ce jour-là même, pendant qu’il courait, le cœur léger, les cheveux à la brise, le long des bords fleuris du Necker ?
Son vœu le plus cher n’avait-il pas été d’arriver à temps pour disputer le prix de l’arquebuse ? Il avait combattu, il avait remporté la victoire.
Maintenant, pourquoi ses joues devenaient-elles à chaque instant plus livides ? Pourquoi ses yeux ardents et hagards s’enfonçaient-ils dans leurs orbites, entourés d’un cercle bleuâtre ?… Si Chérie l’avait regardé à ce moment, Chérie aurait eu peur, Chérie aurait cessé de valser, car jamais maladie foudroyante à ses premiers symptômes n’avait menacé plus évidemment ; Chérie aurait vu, puisqu’elle était femme et puisqu’elle aimait, le danger que les indifférents ne soupçonnaient même pas ; elle se serait élancée pour soutenir le pauvre enfant frappé au cœur. Et c’eût été, pour lui, la guérison, la vie.
Mais Chérie, emportée à l’autre bout de la salle, ne pouvait point voir Frédéric, et d’ailleurs, nous l’avons dit, elle n’osait, occupée qu’elle était à lutter laborieusement contre sa conscience.
À son insu, elle avait dans la lutte un auxiliaire puissant. Chérie n’ignorait rien de ce qui s’était passé dans la journée, et nous l’avons vue déjà, dans la Maison de l’Ami, glisser ses regards inquiets vers les glaives suspendus au râtelier de l’Honneur. Chérie savait qu’un combat mortel devait avoir lieu ; elle connaissait l’endroit choisi, elle savait l’heure.
Pendant qu’elle se disait, croyant entrer de bonne foi dans le chemin égoïste des heureux de ce monde : « Je veux oublier et je veux grandir ; je veux avoir, moi, pauvre fille, la fortune et la noblesse », sa pensée intime, la pensée qui la retenait sans qu’elle pût s’en rendre compte aux bras du baron de Rosenthal, c’était un vague espoir que l’heure passerait et que le baron n’irait point au rendez-vous.
Le rendez-vous manqué aujourd’hui pourrait se renouveler demain ; mais ce travail involontaire de Chérie n’admettait pas la réflexion. C’était son cœur qui s’efforçait malgré elle, tandis que sa raison révoltée intriguait en faveur de son intérêt.
Ce sont là peut-être des mots bien positifs et bien précis pour peindre des choses plus subtiles que le vent, plus légères et plus insaisissables que ces fils capricieux qui voltigent en l’air aux derniers beaux jours de l’automne ; mais sur quelle palette trouver des teintes assez diaphanes, dans quelle langue trouver des mots assez vaporeux pour dire les secrets mignons de l’âme ?… de l’âme d’une jeune fille surtout et d’une jeune fille allemande ?
Les indifférents demandaient lequel, de Rosenthal ou de Frédéric, céderait le premier ; les autres valseurs, y compris Bastian, première Éponge de l’université de Tubingue, avaient renoncé déjà depuis quelques minutes ; l’orchestre essoufflé peinait.
La galerie voyait bien que le jeune étudiant changeait de visage ; mais chacun attribuait sa pâleur à la fatigue, et l’on blâmait le puéril orgueil qui le faisait si longtemps disputer la victoire. En réalité, Frédéric était à la fois vaincu et entraîné par une fièvre terrible. Autour de lui les objets tournoyaient, il ne voyait plus la salle que comme un grand éblouissement qui l’enveloppait d’un cercle lumineux. Il allait au hasard, suivant la route tracée par ce cercle, et ses jambes, fermes comme l’acier, trouvaient une agilité plus grande à mesure que le transport lui montait au cerveau.
– Si vous me connaissiez, monsieur le baron, disait en ce moment Chérie à Rosenthal, vous comprendriez bien que vous avez été le jouet d’une mystification, et que je n’ai pas pu vous écrire…
Ce n’était plus ici une coquinerie du diplomate fort, c’était une petite infamie du simple inspecteur Muller. Aussi n’y retrouvons-nous point la belle finesse de monsieur le comte Spurzeim, qui unissait en lui seul l’adresse de Talleyrand à l’esprit de Voltaire, à l’astuce de monsieur de Metternich, et généralement à la rouerie de tous ces petits génies cassés, parcheminés, ridés, qui adorent le bon Dieu cornu de la philosophie païenne et de la vieille diplomatie.
Il n’y avait pas besoin de tout cela pour faire un faux, et il s’agissait d’un faux. Dans l’intérêt de sa politique et de ses ardeurs amoureuses, pour mettre en présence, l’épée à la main, Frédéric et les étudiants d’une part, le baron de Rosenthal de l’autre, Muller avait tout bonnement écrit ou fait écrire pour la reine Chérie. Cette lettre apocryphe pouvait servir de réponse au billet doux que le baron lui avait réellement décoché. Cette lettre accordait un rendez-vous.
Et c’était pour cela que le baron, déguisé en chasseur de la forêt Noire, après avoir salué la reine Chérie sur son estrade, avait dit à messieurs les étudiants qui le provoquaient : – Ma soirée est prise à dater de huit heures et demie.
Il faisait allusion au prétendu rendez-vous accordé par la lettre de l’inspecteur Muller.
Quand une explication commence ainsi, entre une honnête femme et un galant homme, elle se termine d’ordinaire par un double et profond salut, puis tout est dit. Les demandes et les répliques, en ce cas, sont marquées d’avance. Mais une explication qui a lieu en valsant prend des allures spéciales, et une explication qui se prolonge peut arriver à un dénoûment inattendu. Nous ne savons pas au juste ce que put dire le baron de Rosenthal ; mais la reine Chérie, qui avait repoussé si loin et de si haut ses premières ouvertures, ne pria point son danseur de la reconduire à sa place. Elle parlementa, et Rosenthal, qui était un don Juan de première force, regagna d’un bond tout le temps perdu.
À travers les bruits confus de la salle de bal, un écho faible et lointain vint aux oreilles attentives de Chérie : c’était l’horloge de Ramberg qui sonnait huit heures.
Ce fut comme un coup de baguette ; tous les étudiants disparurent à la fois. Les deux couples valseurs s’arrêtèrent : Frédéric, étourdi et tout blême ; Rosenthal, aisé, gracieux, et n’ayant pas l’air plus fatigué qu’au premier tour.
Frédéric resta un instant au milieu de la salle, après avoir rendu ses devoirs à la comtesse Lenor, puis il chercha de l’œil tout alentour ; un voile était toujours sur sa vue. On s’apercevait bien alors qu’il chancelait comme un homme qui va se trouver mal. Arnold et Rudolphe, qui étaient restés les derniers dans la salle, s’approchèrent de lui, le soutinrent chacun par un bras et l’entraînèrent vers l’une des portes, tandis qu’un murmure de surprise courait le long de toutes les banquettes.
– Tu t’es trompé, Frédéric, lui dit Arnold en passant le seuil, ton baron de Rosenthal ne viendra pas au rendez-vous.
Frédéric appuyait ses deux mains contre sa poitrine oppressée.
– Rosenthal ?… murmura-t-il, comme s’il eût oublié ce nom.
Ses deux compagnons le regardèrent alors et reculèrent épouvantés.
– Rosenthal ?… dit encore Frédéric.
Puis il ajouta au dedans de lui même :
– Ah ! oui… je me souviens ! celui qui la tenait entre ses bras tout à l’heure !… Ils étaient bien loin de moi, bien loin, mais je ne sais quel vent mystérieux m’apportait chacune de leurs paroles…
Il passa sa main sur son front baigné de sueur froide et se releva tout droit.
– Qu’on aille chercher les épées ! dit-il d’une voix éclatante ; si le baron ne vient pas à nous, nous irons au baron !
– Mais il vient de quitter la salle de bal… dit Rudolphe. Je ne sais plus où le trouver maintenant.
– Moi, je le sais, prononça lentement Frédéric ; moi, je vous y conduirai… Qu’on aille chercher les épées !
Au moment où huit heures sonnaient, au moment où les deux couples valseurs s’arrêtaient en même temps, Rosenthal s’était penché sur la main de Chérie, qui lui avait dit tout bas :
– Dans l’avenue d’érables qui descend à la vallée.
Et le baron avait quitté le bal. Quelques minutes après, Chérie l’avait suivi.
Quand le grand air frappa le front de Chérie, elle eut comme un réveil ; elle s’arrêta, elle regarda au dedans d’elle-même ; elle se dit, étonnée et pourtant heureuse :
– Mais tout cela c’est pour lui, mon Dieu !… Je me croyais sage, je me croyais ambitieuse… je pensais travailler, je pensais réfléchir, et je ne faisais qu’aimer… Cet homme est fort, cet homme est brave, et Frédéric est si jeune !…
C’était pour Frédéric, ce n’était que pour Frédéric ! Son cœur l’avait trompée. Elle s’était dévouée en tâchant d’être égoïste… Ses beaux yeux souriants se mouillèrent ; elle prit sa course vers l’allée des érables.
– L’heure est passée, murmura-t-elle encore. Soyez bénie, sainte Vierge. Peut-être que je l’ai sauvé d’un danger mortel !
Le baron marchait à quatre ou cinq cents pas au devant d’elle ; le baron était heureux comme un roi. Je ne sais pas si le baron aimait Chérie bien profondément et bien sincèrement ; mais si c’était un caprice, le baron, à cette heure, prenait son caprice pour de la passion.
Elle était si merveilleusement belle, cette Chérie ! Le baron ne pensait plus à Lenor ; le baron avait surtout parfaitement oublié messieurs les étudiants et leur rendez-vous.
– Oui, de par Dieu ! se disait-il, s’il faut l’épouser, cette adorable enfant, je l’épouserai des deux mains !… Mon cher oncle dira ce qu’il voudra ; au dix-neuvième siècle où nous sommes, le mot mésalliance n’a pas de sens… Et mon cher oncle serait assez mal venu à parler de mésalliances… Sans les mésalliances, Rosenthal n’aurait point d’oncle fait comme celui-là… Je suis amoureux, amoureux à en perdre la tête ! il me semble que j’ai encore là dans le cerveau la belle folie de mes vingt ans. De par Dieu ! si celle-là le veut, elle sera baronne de Rosenthal !
Il se reprit et poursuivit avec un sourire équivoque.
– Après tout, si elle veut bien ne pas l’être, ce sera pour le mieux !… Le mariage est une chose bien sérieuse pour un colonel de chasseurs… Enfin, au petit bonheur ! nous allons déployer dans cette campagne tout notre talent militaire !
Il allait à grands pas, gesticulant et pensant tout haut. La nuit était noire et sans lune. Tout à coup, Rosenthal s’arrêta : il croyait voir, devant lui, dans les ténèbres, comme une rangée de fantômes.
– Qui va là ? demanda-t-il.
Personne ne répondit, et il pensa d’abord que ses yeux, éblouis par les récentes clartés du bal, l’induisaient en erreur.
Mais dans l’ombre qui emplissait les bas côtés de l’allée, un mouvement confus et mystérieux se faisait.
Rosenthal voulut retourner en arrière. Il s’aperçut que cette longue rangée de fantômes s’était arrondie et formait le cercle autour de lui.
Au moment où il ouvrit la bouche pour faire une nouvelle question, car la crainte était chose inconnue au colonel baron de Rosenthal, une lueur faible brilla en dehors du cercle, une torche s’alluma, découpant en silhouette les fantômes immobiles. Puis d’autres torches, en grand nombre, prirent feu tout à coup et passèrent à l’intérieur du cercle.
Alors le baron de Rosenthal vit devant lui Frédéric, Arnold et Rudolphe, debout et appuyés sur leurs longues épées nues.
Autour d’eux, les étudiants de Tubingue, immobiles et muets, portant sur l’épaule les glaives de l’université, s’étendaient sur toute la largeur de l’allée et fermaient partout le passage.
Le baron de Rosenthal était sans armes, seul au milieu de deux ou trois cents ennemis. S’il ne trembla pas le moins du monde, il n’en faut point faire honneur exclusivement à son courage, qui était du reste à l’épreuve ; il est bien certain que, malgré cet appareil tragique, le baron ne pensa pas un instant que messieurs les étudiants pussent avoir l’intention de l’assassiner.
Mais s’il ne s’agissait pas d’assassinat, l’affaire n’en était pas pour cela moins sérieuse. Ce n’était pas d’aujourd’hui que le baron connaissait l’université de Tubingue. Il avait été élevé à l’académie noble de Stuttgard, et plus d’une fois, en ce temps, il avait mesuré son épée contre les glaives de messieurs les étudiants. Il savait leurs lois un peu bien sauvages sur le chapitre du point d’honneur ; il savait que si leurs duels intimes étaient protégés par d’épais plastrons, ils se battaient poitrine nue dès qu’il s’agissait d’exterminer des Philistins et de célébrer le fameux scandal contrà.
Or, dans cette avenue déserte et reculée, au sein de cette nuit, au milieu de témoins ennemis, le combat n’était pas chose gaie.
Les porte-glaive se tenaient au premier rang, raides comme des piquets et fixant sur le colonel leurs regards avides. Par derrière, l’armée frémissante des Renards, rêvant plaies et bosses, avait peine à contenir son impatience. Enfin, au devant de tous, les trois Épées, les trois champions choisis, n’avaient pas l’air disposés à rompre d’une semelle.
Le baron n’eut pas de peine à reconnaître dans Arnold et Rudolphe ses deux adversaires du tir à l’arquebuse ; mais il fut obligé de regarder à deux fois pour retrouver dans Frédéric son jeune et audacieux vainqueur.
Celui-ci était un peu en avant des deux autres, comme son rang d’élection lui en donnait le droit. Il avait les deux mains en croix sur son épée et ses yeux enflammés dévoraient le colonel.
– Parle, Frédéric, dit Rudolphe.
– Je frapperai, murmura celui-ci d’une voix sourde, que d’autres parlent !
Arnold et Rudolphe échangèrent un coup d’œil, ils avaient tous les deux la même pensée.
– Il tremble la fièvre… dit Arnold à l’oreille de Rudolphe ; c’est impossible !
– Nous tirerons tous deux au sort à qui commencera, répondit ce dernier.
– Monsieur le baron, reprit Arnold en s’adressant à Rosenthal, ce n’est point ici que vous devriez être à cette heure.
– Puisque vous y êtes bien, mes jeunes messieurs ! repartit le baron sans sourciller.
– Monsieur le baron, poursuivit Arnold, vous qui portez si crânement le costume des chasseurs du Schwartzwald, vous savez ce qu’on fait quand le gibier s’échappe…
– On court après, interrompit le baron, qui eut un sourire. C’est vrai, mes chers messieurs, vous avez raison et je suis en faute… Mais vous qui êtes jeunes et peut-être amoureux, vous savez que l’amour donne des distractions… Admettez mon excuse, qui est l’amour, et prêtez-moi, s’il vous plaît, une épée, afin que nous finissions tout ceci en deux temps, comme de galants hommes !
Arnold ouvrait la bouche pour répliquer ; Frédéric fit un geste et il se tut.
– Monsieur le baron, dit Frédéric, et chacun se demanda qui parlait, tant sa voix était changée, ceci ne finira qu’avec votre vie, car nous sommes ici trois cents et vous êtes tout seul… Avant de prendre une épée, réfléchissez et voyez s’il ne vous convient point d’aller chercher vos amis et camarades, en tel nombre que vous voudrez, pour venger votre mort sur celui d’entre nous qui va vous tuer, comme sur vous sera vengée la mort des étudiants qui succomberont… Monsieur le baron, nous aimons les parties égales, mais quand un homme nous a insultés comme vous l’avez fait, et quand nous avons juré la mort de cet homme, nous jouons toutes sortes de parties !
– Monsieur Frédéric Horner, repartit le baron du même ton, nous sommes tous les deux du même pays, et je connais votre mère, qui est une digne et sainte femme… Pour l’amour d’elle, je vous dis, monsieur Frédéric, que votre main tremble, que vos jambes chancellent et que le plus sage serait d’aller vous mettre au lit.
Il faut quelquefois bien peu de chose pour faire tomber et s’éteindre la couleur dramatique d’une situation ; un mot suffit. Mais la parole du colonel avait cette fois frappé trop juste pour que sa trivialité même, toute calculée qu’elle pouvait être, n’ajoutât point à la colère des étudiants.
La main de Frédéric tremblait, c’était vrai ; ses jambes chancelaient sous le poids de son corps, si léger et si souple d’ordinaire, c’était encore vrai ; mais dans le trajet de la Maison de l’Ami à l’avenue des érables, Frédéric, abîmé dans sa douleur et rendu plus faible qu’un enfant par le désespoir qui l’écrasait, Frédéric avait avoué, les larmes aux yeux, à ses camarades son amour pour Chérie. Frédéric avait dit en outre ce qu’il avait entendu ou ce qu’il avait cru entendre au bal, et c’était ainsi que la famille des Compatriotes était arrivée juste au lieu du rendez-vous.
On sait quelle émotion profonde naît dans le cœur à la vue de la faiblesse soudaine de celui qu’on a coutume d’admirer comme étant le plus fort. Il y avait quelques heures à peine que Frédéric avait plaidé contre lui-même, en faisant jurer à tous les étudiants de respecter, quoi qu’il pût arriver, le choix de Chérie. Quand Frédéric avait dit, avec des sanglots dans la voix : « Je l’aime ! » un fougueux enthousiasme s’était emparé de tous ces jeunes gens ; ils pouvaient être rivaux entre eux, mais ils ne pouvaient pas être les rivaux de Frédéric, surtout de Frédéric pleurant comme une femme et demandant grâce.
Frédéric, la première Épée ! Frédéric, leur héros et leur roi !
Quand ils le virent ainsi malheureux et vaincu, leur tendresse pour lui s’exalta jusqu’au délire, et il n’y en eut pas un qui ne répétât dans son cœur le serment de mettre à mort le baron de Rosenthal.
Et voilà que celui-ci venait apporter au milieu de toutes ces colères son calme méprisant ! Voilà qu’il choisissait justement pour but de son outrageante pitié Frédéric chancelant et tremblant ! Voilà qu’il faisait du premier coup, – insulte mortelle entre toutes ! – une allusion grossière et sans voile à ce rendez-vous accordé par Chérie !
Il en avait menti, cet homme ! chacun le croyait du moins ; il calomniait Chérie en provoquant Frédéric ; la mesure était comble et chacun avait soif de son sang.
Les causes premières de la lutte étaient en quelque sorte oubliées ; les vieilles haines, l’audacieuse insulte du matin elle-même, se voilaient devant cet outrage nouveau. Les fers allaient se croiser pour Chérie. Il n’y avait là que deux rivaux : le baron de Rosenthal d’un côté, la famille des Compatriotes de l’autre, qui faisait abnégation d’elle-même et qui cédait en quelque sorte à Frédéric tout seul les prétentions et les droits de tous ses membres.
– Qu’on lui donne une épée !… dit Frédéric.
Trois porte-glaive s’avancèrent vers le baron ; ils tenaient leurs armes par la lame ; le baron prit la première venue, la fit ployer contre terre pour en essayer la trempe, et dit :
– Celle-ci me convient.
En même temps, il mit habit bas et jeta au loin son chapeau à plumes.
Derrière Frédéric, et à son insu, Arnold et Rudolphe tiraient au doigt mouillé pour savoir lequel des deux commencerait.
Parmi le silence qui accompagnait ces préparatifs, quelques-uns crurent entendre un bruit léger derrière la haie vive qui bordait l’avenue. Un oiseau effrayé peut-être, ou quelque chevreuil sortant du couvert.
Frédéric attendait, haletant et frémissant.
Rosenthal jeta sur lui un regard de compassion, et mit l’épée à la main.
– Mes chers messieurs, dit-il sans tomber encore en garde, je ne vais point chercher mes camarades et amis, parce que cette affaire me concerne tout seul… Comme il est possible, comme il est désormais probable que je resterai sur le sol de cette avenue, car, soit dit en passant, vos lois ne sont pas très-chevaleresques, mes chers messieurs, et n’ont point le défaut de favoriser vos adversaires ; comme, en un mot, j’ai peu de chance de me tirer d’ici, vous me permettrez bien de vous adresser les dernières paroles qui sont la consolation de tout condamné.
Il parlait ainsi d’un air libre, la tête haute et gardait aux lèvres son intrépide sourire.
– Je suis un soldat, continua-t-il, et non point un aventurier fanfaron qui vient provoquer au hasard des gens qu’il ne connaît pas… À mon arrivée à Stuttgard, on m’a dit de tous côtés que messieurs les étudiants de Tubingue avaient fait serment de me dévorer… J’ai quitté mon uniforme pour venir à la fête des Arquebuses, parce que cette partie de mon rôle était assez légère et peu digne de mes épaulettes de colonel… Je venais tout bonnement offrir à messieurs les étudiants l’occasion de satisfaire leur appétit… Une fois les choses arrangées, j’ai repris mon uniforme et mon nom, parce que, l’épée à la main, je ne déserterai jamais ni l’un ni l’autre… Ceci bien établi, mes chers messieurs, levez vos torches afin que nous nous voyions bien en face, et préparez vos dents : me voilà !
Il fit le salut des armes et se mit en garde résolument.
Frédéric poussa un long soupir de joie, sa torture était finie… Mais, au moment même où son épée impatiente descendait vers celle du baron, quatre porte-glaive qui étaient au milieu du cercle, faisant office de juges du camp ou de témoins, étendirent leurs lames nues entre les deux adversaires, et Arnold, faisant un pas en avant, s’écria :
– C’est moi qui suis tombé au sort !
– À la bonne heure !… dit le baron, qui fit un geste de contentement et se tourna aussitôt vers ce nouvel adversaire.
Les étudiants battirent des mains, et cent voix s’écrièrent :
– Écartez Frédéric !
Alors il se passa une scène étrange qui ne peut avoir sa vérité que dans la vieille Germanie, où les mœurs ont gardé pour un peu la sauvage simplicité du temps d’Arminius.
Frédéric se redressa de son haut ; il ne tremblait plus, il ne chancelait plus.
– Arrière ! s’écria-t-il de cette voix vibrante qui a déjà frappé nos oreilles dans la grande salle de la Maison de l’Ami. C’est moi qui suis la première Épée, c’est moi qui dois combattre le premier… Celui qui prend ma place me dégrade et me déshonore… Mon frère Arnold, est-ce toi qui veux me déshonorer ?
Arnold hésita.
– Écartez Frédéric ! écartez Frédéric !… répétaient les étudiants du second rang.
Car on voyait bien que la fièvre seule le soutenait à cet instant suprême et que son épée, trop lourde, allait s’échapper de sa main.
Rudolphe s’élança vers lui, et les porte-glaive l’entourèrent.
Mais personne n’osa le toucher, parce qu’il dit, en reculant d’un pas :
– Mes amis et mes frères, ayez pitié de moi !
Il promena, sur ceux qui l’entouraient, son regard triste où chacun devina des larmes.
– Mes frères et mes amis, reprit-il, vous voulez m’écarter du combat, parce que vous savez bien que je vais y succomber… Moi aussi, je le sais bien : c’est ma dernière espérance !…
Il joignit ses mains sur la garde de son épée, et sa voix devint suppliante.
– Vous qui m’aimez, continua-t-il, ne me prenez pas mon pauvre bonheur !… Toi, Arnold, toi, Rudolphe, vous tous, vous tous, mes frères… si j’appuyais le canon d’un pistolet contre mon front, si je vous disais : Je veux mourir, nul d’entre vous ne m’arrêterait le bras, car c’est la loi… Notre code a dit, dans sa sagesse, qu’il faut laisser la porte ouverte toute grande à celui qui veut sortir de la vie… Eh bien ! je vous le demande à genoux, mes frères, laissez-moi mourir pour Chérie !
Et comme tous ces jeunes gens, ébranlés par cet argument tiré de leur propre coutume, baissaient la tête en hésitant, Frédéric se redressa une fois encore :
– Si vous hésitez, je ne prie plus, mes frères, prononça-t-il en reprenant son épée, j’exige… et je vous dis, au nom du pacte qui nous lie : Laissez-moi, je veux mourir !
Arnold se couvrit le visage de ses deux mains et jeta son glaive ; Rudolphe, les larmes aux yeux, écarta la foule frémissante.
Et quand Frédéric, plus pâle qu’un cadavre, vint se mettre de nouveau en face du baron, la famille des Compatriotes balbutia d’une seule voix :
– Adieu, Frédéric !… adieu, notre frère !
Ce fut comme un gémissement.
Puis le silence se fit.
Au milieu de ce silence, on entendit le grincement des deux épées qui se croisaient. Le baron de Rosenthal avait dit avec une expression de regret :
– Je n’ai pas le droit de choisir mes adversaires…
Tout ceci, nous avons à peine besoin de le faire remarquer, s’était passé en quelques secondes. Il y avait là deux victimes désignées : Frédéric d’abord, qui, plus faible qu’un enfant, du moins c’était l’apparence, n’allait point résister à la première attaque de monsieur de Rosenthal ; ensuite monsieur de Rosenthal lui-même, pour qui le sang versé de Frédéric serait un arrêt de mort irrévocable.
Parmi la famille des Compatriotes, quelques-uns avaient pensé, en voyant l’air calme et presque dédaigneux du baron ; en saisissant, d’autre part, ce bruit léger qui s’était fait entendre derrière la haie, que le drame allait avoir quelque péripétie inattendue.
Les officiers des chasseurs de la garde, présents à la fête, en grand nombre, étaient là peut-être sous le couvert. Au premier choc des épées, peut-être qu’ils allaient se précipiter au secours de leur chef.
Et nous vous prions de croire que messieurs les étudiants n’avaient point peur de cela. Il s’annonçait assez maigre, ce fameux scandal contrà, proclamé d’avance avec tant de pompe, il tournait au lugubre et au noir. Ce n’était pas une de ces brillantes mêlées où l’université donnait tout entière, frappant d’estoc, frappant de taille et coupant en plein drap des uniformes !
C’étaient des funérailles.
En outre, car au plus fort même de leurs extravagances quelque bon sentiment perce toujours chez ces jeunes cœurs ; en outre, ils se disaient que dans le tumulte et au milieu de la mêlée, il serait bien facile d’enlever Frédéric. L’idée de voir tomber Frédéric, le vaillant et l’invincible, comme une victime sans défense, les révoltait et leur déchirait l’âme. Il n’y en avait pas un qui n’eût donné tout son sang pour une goutte du sang de Frédéric.
Les officiers de la garde pouvaient donc se montrer ; ils étaient attendus comme le Messie, et un long cri de joie allait les accueillir.
Mais les officiers de la garde n’étaient point sous le couvert. Le baron de Rosenthal était bien un soldat, comme il l’avait dit ; il prétendait mener seul sa querelle et n’engager que sa propre vie.
Sous le couvert, il n’y avait qu’une pauvre enfant, haletante et brisée : Chérie, qui étouffait ses sanglots et qui pressait sa poitrine à deux mains pour contenir le cri de sa détresse.
Chérie était là depuis longtemps déjà ; elle avait éprouvé au centuple les alternatives d’espérance et de douleur qui faisaient battre depuis le commencement de la scène le cœur de tous les étudiants.
Elle avait vu le baron de Rosenthal entouré de ces épées menaçantes ; puis Frédéric tout seul, avec la mort sur le visage, en face de ce colonel à la taille héroïque, aux bras d’athlète, au cœur de lion ; puis encore, Arnold s’élançant au devant du jeune homme et prenant sa place pour le combat.
Le reste lui avait échappé, car elle était trop loin pour entendre la voix faible de Frédéric réclamer le bénéfice barbare de la loi des écoles et le droit de mourir.
Ce temps d’arrêt, loin de porter son angoisse au comble, lui avait rendu l’espoir. Et avec l’espoir revenu, la voix de sa conscience s’était fait entendre ; elle s’était recueillie en elle-même, elle s’était dit, le rouge de la honte au front :
– J’ai pensé un instant, moi Chérie, à devenir la femme de cet homme qui est là, pressé de tous côtés par la mort, et en présence de ce danger horrible, inévitable, qui le menace, je n’ai eu de frayeur, je n’ai eu de sollicitude que pour son adversaire ! Si j’ai senti mon âme défaillir, si mes sanglots ont arrêté mon souffle dans ma poitrine, c’est que j’ai vu l’éclair de l’épée au-dessus du front de Frédéric !…
Chérie se disait cela ; Chérie était une âme pleine de droiture et d’honneur ; Chérie se reprochait sa conduite au bal comme un grand crime.
Et jamais peut-être elle n’avait compris si bien qu’à cette heure de quelle passion ardente et profonde elle aimait ce Frédéric ingrat.
Hélas ! si elle l’eût entendu implorer avec larmes le droit de mourir pour elle !…
Mais elle n’entendit rien. Elle vit seulement les rangs de la Famille se rouvrir, Arnold et Rudolphe, les deux plus chers amis de Frédéric, les deux plus braves après lui, parmi les étudiants, Arnold et Rudolphe, sur qui Chérie comptait comme sur elle-même, se retirer, tête baissée, et laisser le champ libre au jeune homme.
Un large espace séparait encore Chérie du lieu du combat, mais les yeux de l’amour sont perçants, et Chérie voyait, comme si elle eût été au centre du cercle, les traces du mal terrible qui accablait le pauvre Frédéric.
Quand le glaive de Rosenthal se leva, elle eut froid au cœur comme si le fer eût traversé sa propre poitrine. Elle vit en même temps le cercle des étudiants se rétrécir et les épées s’agiter d’elles-mêmes en quelque sorte dans les mains frémissantes.
Et son cœur traduisit tout cela, son cœur lut couramment dans la pensée de tous. Ils se disaient, Chérie l’entendait comme si leur voix eût parlé au dedans de son âme, ils se disaient : « Frédéric va mourir, mais comme nous allons le venger ! »
Le venger ! ô raillerie misérable et amère ! le venger après l’avoir laissé mourir !
Un nuage passa sur les yeux de Chérie. Elle eut une vision. Devant elle, dans la nuit, un cadavre s’étendait livide, avec des gouttes de sang rouge sur la poitrine, les yeux fermés… ces beaux yeux de Frédéric si tendres et si doux ! les cheveux épars dans la poudre… ces cheveux blonds moelleux, ces cheveux blonds brillants, ces cheveux qui flottaient et qu’elle aimait dans ses rêves !…
Elle poussa un grand cri, traversa la haie en y laissant des lambeaux de ses vêtements déchirés, elle se précipita dans les rangs des étudiants, qui s’ouvrirent à sa vue.
– Arrêtez ! arrêtez ! dit-elle, au nom de Dieu, arrêtez !
Elle ne savait rien que sa vision même ; elle n’avait rien vu de ce qui s’était passé ; ses yeux égarés étaient aveugles ; elle s’était élancée avec l’idée fixe de sauver Frédéric, elle ne vivait plus que dans cette idée.
Pour sauver Frédéric, il fallait mettre fin au combat, et qu’importait le prétexte ?
Ils étaient loin les reproches que lui faisait tout à l’heure sa conscience, et d’ailleurs ne peut-on être épouse sans aimer, épouse vertueuse et dévouée ? ne peut-on refouler ses souvenirs, vaincre son cœur et cacher son martyre ?
Sauver Frédéric d’abord, puis donner le reste de sa vie au malheur ! Ce sort-là, Chérie l’acceptait et l’appelait.
Elle savait, car Bastian avait causé avec elle dix minutes, et Bastian était plus indiscret qu’une femme, elle savait l’engagement pris à son égard par les membres de la Famille. Sans calcul aucun, poussée par sa détresse et par l’instinct de son amour, elle passa au travers des étudiants en ajoutant :
– Arrêtez ! arrêtez ! c’est lui que j’aime ! c’est lui que j’ai choisi pour époux !
Un long cri d’enthousiasme et de triomphe, auquel Chérie n’avait pas même fait attention, avait précédé ces paroles.
Trompant les craintes de tous et retrouvant au dernier moment sa jeune et redoutable énergie, Frédéric avait attaqué le colonel avec une violence inattendue. Celui-ci, qui comptait trop peut-être sur la faiblesse de son adversaire, n’avait point déployé toutes les ressources de cette science en fait d’escrime qui lui donnait la réputation de premier tireur d’Allemagne ; il avait rompu coup sur coup aux premières passes ; son pied gauche avait rencontré une motte de gazon et Frédéric le tenait renversé, le pied sur la gorge.
Le baron n’essayait même pas de se relever.
– Autant à présent que plus tard !… dit-il.
Et il ajouta en regardant Frédéric en face :
– Quand vous vous portez bien, mon pays, vous devez être une rude lame !
Frédéric avait entendu la voix de Chérie. Il restait immobile et comme pétrifié, tenant l’épée à un pouce de la gorge du colonel.
– Tue ! tue !… criaient les étudiants.
Et le colonel lui-même reprit :
– Mon pays, si nous devons recommencer, je vous préviens que je m’y prendrai autrement ; ainsi pas de générosité mal entendue !
Tous les membres de la Famille s’étaient massés autour de Frédéric et de son adversaire ; ils formaient comme un mur infranchissable au devant de Chérie.
Mais Frédéric était sourd à la voix de ses frères et à la voix du colonel. Il écoutait et il attendait.
– De qui parlez-vous, Chérie ?… demanda Rudolphe en dehors du cercle.
– Arrêtez ! répéta la jeune fille, tout entière à son idée fixe, et qui voyait toujours devant ses yeux la vision terrible : Frédéric terrassé, Frédéric mort… Je parle du baron de Rosenthal !
– Ah diable !… dit ce dernier, qui eut un sourire ; ceci est pour m’achever !
Il pensait que l’aveu de Chérie était pour lui le coup de grâce. Les étudiants, en effet, répétaient de toutes leurs forces :
– Tue ! tue !
Mais Frédéric releva son épée, et l’éclair de ses yeux s’éteignit.
– Au nom du diable ! s’écrièrent les étudiants exaspérés et fous, cela ne profitera pas au Philistin !
– Le Philistin a été renversé de bonne guerre !
– Le Philistin est à nous !
Rosenthal s’était remis sur ses jambes, mais il n’avait pas eu le temps de reprendre son épée. La foule vociférante, ivre de sa colère et de ses propres clameurs, s’élança sur lui en tumulte ; vingt glaives menacèrent à la fois sa poitrine.
Frédéric opposa son épée à celle de ses frères, puis, comme il se vit trop faible pour les arrêter ou pour les contenir, il se tourna vers Rosenthal et le couvrit de son propre corps en le tenant embrassé.
– Chérie ! Chérie ! dit-il en domptant l’angoisse terrible qui lui déchirait le cœur, je suis là, ne craignez rien ; j’ai entendu vos paroles… Chérie, ma poitrine est devant la sienne… Puisque vous l’aimez, Chérie, je le protégerai au prix de tout mon sang !
La voix de Frédéric se perdait dans le tumulte croissant. Il faut non-seulement la force d’âme, mais encore la vigueur physique pour dominer la tempête des passions révoltées, et Frédéric s’affaiblissait. Cet instant de répit que lui donnait la fièvre touchait à son terme.
Il sentait lui-même ses yeux se voiler, et sa pensée vacillait dans sa cervelle vide.
Les paroles de la jeune fille avaient été pour lui un coup de massue. Jusqu’alors, il n’avait eu que ces vagues désespoirs des jeunes cœurs qui aiment trop et doutent d’eux-mêmes. Ce nuageux malaise qui est au fond de toute nature allemande, cette inquiétude, ce chagrin, cette maladie de terroir, le tourmentaient et le faisaient malheureux, mais il n’eût point su assigner de cause réelle à sa détresse. Jusqu’alors, il était en quelque sorte dans la position de l’accusé qui vient s’asseoir innocent devant un tribunal, mais qui ne croit pas à la justice des hommes.
Maintenant, l’arrêt était prononcé : ce n’était plus désormais un supplice imaginaire qui pesait sur lui ; son avenir était brisé, sa jeunesse était morte, et cet arrêt c’était la propre bouche de Chérie qui l’avait prononcé.
Chérie aimait le baron de Rosenthal !
Au moment où Frédéric avait entendu cet aveu, tombé des lèvres de la jeune fille, la vie s’était arrêtée en lui ; son sang, refroidi tout à coup, avait glacé ses veines, et il avait remercié Dieu, parce que l’idée lui était venue qu’il allait mourir.
Mais c’était un enfant généreux, c’était une sainte et belle âme que n’avaient point fait déchoir les folies de l’école ; sa seconde pensée réagit contre la première ; il voulut vivre, ne fût-ce qu’un instant, pour payer à Chérie sa dette d’amour et accomplir son suprême devoir.
Il rassembla tout son courage et il se dit, ici comme dans la grande salle de la Maison de l’Ami : – Il faut qu’elle soit heureuse !
Et il opposa, comme nous l’avons vu, son épée au glaive de ses frères.
Ceux-ci étaient arrivés au paroxysme de la fureur ; ils méconnurent pour la première fois peut-être la voix de leur chef bien-aimé : comme ils avaient méconnu la voix de Chérie. Ils se ruèrent sur Rosenthal sans armes, et ces vingt épées qui faisaient autour de lui un cercle étincelant, cherchèrent à la fois un passage pour arriver à son cœur. La pointe des glaives rencontrait toujours le corps de Frédéric, qui se multipliait et faisait à son rival un bouclier impénétrable.
Le baron demeurait passif désormais ; le mépris qu’il faisait de la vie ne l’empêchait point de ressentir pour son jeune vainqueur une reconnaissance profonde. Il avait en lui ce qu’il fallait pour apprécier cette conduite chevaleresque. Mais ce qui était plus fort que sa reconnaissance et plus fort que son admiration, c’était la surprise où le plongeait le dévouement inattendu de Frédéric. Quelques minutes auparavant, les yeux hagards et brûlants de Frédéric semblaient lui dire : « Je te hais et je veux boire ton sang ! »
– Prenez garde, mon pays, ne put-il s’empêcher de dire, vos frères, comme vous les appelez, ont l’air d’avoir la male rage !… vous valez bien Abel, sur ma parole, mais je les crois pires que Caïn, et ils sont capables de vous tuer si vous leur barrez plus longtemps le passage.
En ce moment Baldus, l’étudiant de Vienne, qui avait des moyens à lui, comme tous les philosophes mystiques, se glissa derrière le baron et le saisit aux cheveux en brandissant un couteau-poignard.
– Limier ! dit-il en grinçant des dents, tu ne mordras plus personne !
Il visa sous l’omoplate gauche et lança son couteau ; mais le poing de Frédéric était tombé sur la tête de Baldus comme la foudre, et l’étudiant-philosophe roula sur le gazon.
– Pardieu ! mon pays, s’écria le colonel, qui s’était retourné, si vous pouvez seulement ramasser deux épées, nous allons faire faire du chemin à cette belle jeunesse !…
La main de Frédéric se colla sur sa bouche.
– Taisez-vous !… dit-il.
En même temps, il le repoussa en arrière et fit un pas vers les siens, qui reculèrent pour ne point le blesser. Le premier moment de rage avait fait place chez les étudiants à cette colère plus calme qui attend, patiente, qui ne se lasse pas. Quelques-uns d’entre eux s’étaient concertés : ils étaient convenus de suivre l’avis donné par le colonel lui-même et d’emporter Frédéric dans son lit.
Une fois cela fait, le champ était libre.
Frédéric à cet instant se tenait ferme sur ses jambes. Le mouvement rétrograde des étudiants avait permis à Rosenthal de ressaisir une épée, et Dieu sait qu’il éprouva un certain plaisir à serrer dans sa main la poignée de la bonne lame.
– Monsieur le baron, lui dit Frédéric en secouant la tête et en laissant errer sur sa lèvre un sourire mélancolique, je vous garantis que vous n’en aurez plus besoin.
– C’est possible, mon cher pays, répliqua Rosenthal, qui respirait à pleine poitrine comme un asphyxié revenu à l’air libre ; ne vous occupez pas de moi… j’ai pris cela pour me servir de contenance…
En même temps, il éprouvait le glaive contre terre, et malgré lui, sa riche taille se redressait orgueilleusement…
Quelques secondes s’étaient écoulées ; Frédéric restait toujours immobile et isolé au devant du baron de Rosenthal ; en face de lui, les membres de la Famille se rangeaient silencieux et sombres.
Au milieu du cercle, Chérie, pâle et tremblante, était soutenue par Arnold et Rudolphe.
Chérie était presque aussi changée que Frédéric lui-même. On eût dit que la même fièvre les accablait tous les deux. Chérie avait les cheveux épars et les vêtements en désordre. Il y avait de l’égarement, presque de la folie dans ses yeux, qui n’osaient point se tourner vers Frédéric.
Chérie mesurait avec épouvante le chemin qu’elle avait fait ; elle hésitait ; elle chancelait au bord de l’abîme.
Tout ce qui s’était passé se montrait à elle comme un rêve extravagant et douloureux. Elle n’en était plus à se reprocher les bizarreries de sa conduite, à regretter ses actes, qui depuis le commencement de cette journée démentaient ses résolutions ; elle se laissait aller, entraînée par l’irrésistible pente.
Il est dans la vie une heure presque aussi solennelle que la dernière heure elle-même, et remplie des mêmes intuitions prophétiques : c’est l’heure où la volonté domptée prend malgré elle la route de l’infortune et dit adieu à tous les espoirs aimés.
C’est l’heure du choix fatal et suprême, heure mortelle, agonie plus douloureuse que l’agonie qu’on souffre au seuil de l’éternité.
En ces moments, tout voile tombe, toute brume se dissipe, et les yeux dessillés s’étonnent de n’avoir pas vu plus tôt.
Chérie voyait ; Chérie se disait, en proie à une intolérable angoisse : – Peut-être qu’il m’aimait !
Si une seule des paroles de Frédéric eût trahi l’état de son âme ; Chérie se serait élancée dans ses bras. Mais justement Frédéric employait tout ce qui lui restait de force à cacher la profondeur de sa blessure ; Frédéric était là, vainqueur de son mal physique et de sa torture morale ; Frédéric redressait son front résigné ; Frédéric promenait sur les étudiants, ses frères, la sérénité triste de ses regards.
Il n’avait pas parlé encore, et déjà la foule était dominée.
– Les étudiants de la noble université de Tubingue, prononça-t-il lentement après un silence, ont des épées et dédaignent le poignard. Il n’y a pas d’assassins dans la noble université de Tubingue !… Rudolphe et Arnold, mes frères, dites comme moi ; que le lâche soit frappé trois fois du plat du glaive et chassé honteusement de nos rangs !
Le doigt de Frédéric désignait Baldus, l’étudiant viennois.
– Il n’est pas membre de la Famille, murmurèrent quelques voix.
– Nous disons comme toi, mon frère Frédéric, prononcèrent en même temps Arnold et Rudolphe.
Les trois Épées constituent le tribunal chargé d’appliquer la loi du Comment. L’arrêt étant rendu, Bastian et deux autres se saisirent de Baldus, le frappèrent par trois fois sur le dos avec le plat du glaive et le poussèrent hors des rangs.
– Sur mon honneur, pensa le colonel, ce sont d’honnêtes jeunes gens, après tout… Il ne s’agit que de les connaître !
Ceci ne l’empêchait point d’avoir toujours l’œil au guet, car il pensait bien que son affaire n’était point réglée.
– Si la noble université de Tubingue ne veut point d’assassins dans ses rangs, reprit Frédéric, pourquoi, tout à l’heure, y avait-il vingt glaives contre un homme sans défense ?… Le glaive qui frappe ainsi vaut-il mieux que le poignard ?
– Mon frère Frédéric, répondit Arnold qui s’avança vers lui, cet homme nous appartenait… cet homme nous appartient encore.
– C’est mon avis, dit Rudolphe, qui suivait son camarade.
Chérie restait désormais seule.
– Hourra ! crièrent les Compatriotes, il y a deux Épées contre une : le Philistin est encore une fois condamné !
– C’est le moment ! pensa le baron de Rosenthal, ces jeunes gens ont du bon, mais pas beaucoup… Voyons à tomber cette fois comme un gentilhomme !
Arnold imposa silence du geste à la foule des étudiants.
– Mon frère Frédéric, reprit-il, ce qui peut se comprendre dans le paroxysme de la colère ne vaut plus rien quand le calme est revenu, nous t’accordons cela, et au lieu de mettre à mort cet homme que tu as tenu renversé sous ton genou, je lui offre le combat en mon nom et au nom de l’université de Tubingue.
– C’est cela ! c’est cela !… cria le chœur. – Le Philistin doit être content de nous !
Rosenthal s’inclina en souriant et sans mot dire. On attendait la réponse de Frédéric.
– Et moi, prononça ce dernier d’une voix plus grave, je te donne un démenti en mon nom et au nom de la noble université de Tubingue !
Un murmure irrité accueillit ces paroles, et le glaive frémit dans la main d’Arnold.
Personne ne songeait à la pauvre Chérie, qui n’était plus la reine, hélas ! et qui restait là pensive, tête baissée.
Elle n’avait point la conscience de ce qui se passait autour d’elle.
– Nous t’aimons tous, mon frère Frédéric, dit Arnold en contenant sa voix ; nous te connaissons tous, et personne ne mettra sur le compte de ton cœur des paroles échappées au délire de la fièvre… Ta place n’est point entre cet homme et nous ; range-toi, mon frère Frédéric.
Ce disant, Arnold provoqua du geste le baron, qui ne se fit pas prier pour mettre au vent son épée.
Frédéric se baissa et ramassa le glaive qui était à ses pieds. Arnold et Rudolphe se regardèrent ; une sourde rumeur parcourait les rangs de l’école.
– Chérie ?… appela Frédéric d’une voix sonore.
La jeune fille tressaillit comme si on l’eût arrachée à un profond sommeil.
Elle promena ses yeux égarés tout autour d’elle et ne bougea point.
– Venez ici, Chérie, reprit Frédéric, dont la voix se fit grave et sévère ; entre vous et ceux qui vous entourent le pacte est rompu… Venez ici ; vous n’avez plus qu’un seul défenseur, car il a suffi d’un jour aux membres de la noble université de Tubingue pour oublier un serment solennel !
Chérie fit un pas comme malgré elle pour obéir.
– Chérie ! Chérie !…, s’écrièrent cent voix émues, car à ce moment chacun retrouva dans son cœur ce sentiment de tendresse exaltée qui liait tous les membres de l’université de Tubingue à la fille de Franz Steibel. Chérie, restez avec nous ! Chérie, nous vous aimons, ne nous aimez-vous plus ?
La poitrine oppressée de Frédéric refusait passage à son souffle. De tous ceux qui étaient là, c’était lui qui désirait le plus passionnément que la réponse de Chérie démentît ses dernières paroles. Mais, fidèle à la résolution stoïque qu’il avait prise, il éleva la voix encore et dit :
– Chérie, il faut choisir !
Il était d’un côté, l’université de l’autre. Chérie, dont la tête se perdait, suivit l’impulsion de son cœur, elle alla du côté où se trouvait Frédéric sans songer que Frédéric combattait à cette heure contre lui-même.
Frédéric poussa un profond soupir. Son espoir cessait de se débattre dans l’agonie ; son espoir n’était plus.
Il tendit sa main gauche à Chérie, et de la main droite il la couvrit de son épée.
– Mes frères, vous avez juré ce matin que Chérie serait heureuse… Ceux qui ont été avant nous dans l’université de Tubingue ont fait un autre serment, ils l’ont tenu… Je veux tenir comme eux le serment que j’ai fait… Je veux combattre, fût-ce même contre vous, pour le bonheur de Chérie !
Chérie passa ses deux mains sur son front ; elle semblait chercher sa pensée fugitive.
– Chérie ! Chérie !… répétaient les étudiants, nous abandonnez-vous pour suivre notre ennemi ?…
Chérie se disait :
– Comme il plaide la cause de mon malheur !… Ah ! s’il m’aimait, laisserait-il tomber son épée de ce côté de la balance ?…
Et derrière cette pensée amère, une autre naissait plus vague, mais non moins puissante : elle avait entre ses mains la vie d’un homme !
Rudolphe et Arnold avaient échangé quelques paroles à voix basse. Rudolphe avait des larmes dans les yeux, et il n’était pas le seul, car tous ces jeunes gens ressentaient, jusqu’au fond de l’âme, l’ingratitude de Chérie.
Frédéric était dans le vrai, ils le savaient bien ; Frédéric ne faisait qu’accomplir la lettre du serment solennellement prononcé ; mais à l’heure pleine d’enthousiasme où ils avaient juré, qui donc eût pu prévoir ce qui se passait maintenant ? Chérie la bien-aimée, Chérie l’idole adorée, les abandonnait et les trahissait.
Leur colère trouvait de l’aliment dans leur tendresse même, et s’ils étaient là menaçant toujours Rosenthal, c’est qu’ils ne pouvaient s’empêcher d’aimer encore Chérie.
Arnold et Rudolphe se prirent par la main.
– Reine, dit Arnold, employant pour la dernière fois ce terme de caressante familiarité dont les membres de la Famille se servaient pour désigner Chérie, Frédéric a raison et nous avions tort : un serment est un serment… Dites que vous aimez cet homme, et nous vous laissons à votre destinée !
Chérie regarda Rosenthal, qui était appuyé sur son glaive et qui contemplait tout cela d’un œil curieux, comme s’il eût été spectateur désintéressé. Elle regarda Frédéric, qui baissait les yeux, et deux larmes roulèrent lentement sur sa joue.
– Oui, prononça-t-elle d’une voix si basse qu’on eut peine à l’entendre, je l’aime !
– Adieu donc, Chérie ! murmura tristement Arnold ; que Dieu et votre père vous pardonnent !
Ce fut comme un signal ; les étudiants remirent le glaive sur l’épaule sans prononcer une parole et prirent le chemin de Ramberg.
Mais Frédéric se plaça au devant d’eux et leur barra la route.
– Mes frères, dit-il, tout n’est pas fini… Ce n’est pas là ce que nous avons juré…
– Diable d’enfer ! gronda Bastian qui larmoyait pour tout de bon, que te faut-il encore à toi ?
– Pour que notre serment soit accompli, dit Frédéric, pour que Chérie soit heureuse, il faut que l’époux de son choix lui donne son amour avec son nom… Attendez une minute encore, mes frères, car Chérie a parlé la première, et monsieur le baron de Rosenthal ne lui a pas répondu.
Au moment où Chérie avait prononcé ce mot : « Je l’aime ! » le baron, qui était à tout le moins un fort galant cavalier, s’était approché d’elle vivement et avait pris sa main pour la porter à ses lèvres. La main de Chérie, froide et comme inanimée, ne fit aucune résistance.
Les membres de la Famille s’étaient arrêtés à la voix de Frédéric.
– Je vois bien, dit Rudolphe amèrement, qu’il nous faudra nous-mêmes célébrer ses fiançailles avec un soldat du roi !
– Pardieu, reprit Arnold en essayant de railler, la cérémonie aura d’autres témoins que nous, car voici venir les violons de Ramberg, et je crois que toute la fête va descendre l’avenue !
On entendait, en effet, à quelque distance, une musique vive et joyeuse ; on voyait, à travers les arbres, des lumières s’approcher, et déjà le bruit des voix bavardes se mêlait au son des instruments.
Rosenthal mit sa main au devant de ses yeux pour essayer de voir à travers l’obscurité.
– Qu’il réponde tout de suite, disaient les étudiants, car nous voulons laisser le champ libre aux violons des accordailles !
Chérie ne pleurait plus ; elle fixait devant elle ses yeux mornes et sans regards. Vous eussiez dit une statue de pierre.
– Monsieur le baron, dit Frédéric, Chérie est notre fille à tous… Le père délaissé n’abandonne pas ses droits et demande, du moins, à l’étranger qui lui ravit sa fille : « L’aimez-vous ? » Sera-t-elle votre femme ?
Le baron venait de reconnaître, en tête des nouveaux arrivants son respectable oncle, le comte Spurzeim, appuyé sur la bonne grosse épaule d’Hermann. Il avait reconnu aussi sa belle cousine Lenor, qui souriait au bras d’un officier bavarois.
– Mon cher oncle dira ce qu’il voudra de la mésalliance ! pensa-t-il, mais je crois que je l’aime, et, ce qui est certain, c’est que dans tout l’univers je ne trouverais pas une plus belle baronne de Rosenthal… En troisième lieu, sans elle, depuis dix minutes au moins, j’aurais rejoint mes ancêtres.
– Vous ne répondez pas ?… dit Frédéric, dont les sourcils se fronçaient déjà menaçants.
Rosenthal baisa une seconde fois la main de Chérie, et, croyant bien qu’il allait la rendre pour le coup la plus heureuse des femmes, il répondit avec un ton plein de galanterie :
– Je vois d’ici venir le conseiller privé honoraire, comte Spurzeim, mon plus proche parent, et je l’attends pour lui présenter madame la baronne de Rosenthal.
Les nouveaux arrivants étaient alors à quelques pas seulement, et la musique rambergeoise faisait silence. Rosenthal avait regardé du coin de l’œil sa belle cousine Lenor, car cette résolution soudaine qu’il prenait n’était pas tout à fait exempte d’un petit esprit de vengeance. Il vit Lenor pâlir et chanceler : il eut regret peut-être de ce premier instant.
Pour se remettre, il tourna les yeux vers Chérie : la joie de l’une devait compenser le désespoir de l’autre. Les yeux de Chérie étaient sans larmes, mais sa figure exprimait une douleur si navrante que Rosenthal recula d’un pas.
Le comte Spurzeim arrivait à lui.
– Ma foi, mon oncle, dit Rosenthal avec un peu d’hésitation, vous allez me désapprouver sans doute…
– Baron, vous êtes majeur, interrompit le diplomate fort, et voilà tantôt huit ou dix ans que je vous ai rendu vos comptes de tutelle ; j’ai bien l’honneur d’offrir mon baisemain respectueux à madame la baronne de Rosenthal.
Il se retourna juste à temps pour recevoir Lenor, qui se jeta dans ses bras en pleurant.
Le diplomate fort lança un regard victorieux à son fidèle Hermann, et mit un baiser paternel sur le front de Lenor.
– Pauvre enfant ! murmura-t-il avec sensibilité. Moi, du moins, je ne te manquerai jamais !…
– Eh bien ! s’écria Bastian, qui ne pouvait rester longtemps dans les grandes émotions, voilà une petite comtesse bien lotie !… J’aime la tête de ce conseiller privé honoraire.
Rosenthal s’était avancé vers Frédéric.
– Mon pays, lui dit-il non sans un léger accent de tristesse, car les larmes de Lenor pesaient sur son cœur, vous m’avez sauvé la vie, comptez que je m’en souviendrai.
Il lui tendit la main. Le premier mouvement de Frédéric fut d’écarter la sienne ; mais il se ravisa et rendit au baron son étreinte en disant d’une voix ferme :
– Vous serez quitte envers moi, monsieur, si Chérie est heureuse.
Ce fut son dernier mot ; il rejoignit à pas lents ses frères qui s’éloignaient. En arrivant dans leurs rangs, il fit signe à Rudolphe et à Arnold de le soutenir. Il voulut parler, mais sa voix s’arrêta dans sa gorge, ses yeux se fermèrent ; il lutta un instant contre la fièvre triomphante et se laissa tomber sans mouvement entre les bras de ses compagnons.
Un mariage illustre, romanesque, les fiançailles de la reine Chérie et du baron de Rosenthal, c’était là un digne couronnement pour la fête de Ramberg ! Les villageois étaient franchement joyeux, car ils aimaient Chérie de tout leur cœur, et ils ne pouvaient pas penser qu’une pauvre jeune fille fût malheureuse en épousant un seigneur si beau, si jeune et si puissant. Au contraire, il leur semblait que Chérie avait eu le gros lot à la loterie de la destinée, et chacun y applaudissait des mains et de la voix.
Il n’y avait de triste dans toute l’assemblée que l’ancien bedeau Hiob, avec sa femme Barbel et le digne inspecteur Muller. Barbel et Hiob, les pauvres gens ! perdaient là un bien beau revenu. Quant à l’inspecteur Muller, ses cartes s’étaient retournées contre lui : Frédéric, sa bête noire, était plein de vie ; Rosenthal, son épouvantail, se portait fort bien, et Chérie lui passait, comme on dit, sous le nez.
– En avant les violons !… s’écria le vieux comte Spurzeim, qui rompit l’étiquette et ne put contenir plus longtemps l’élan de son aimable gaieté.
La musique éclata aussitôt et on reprit en dansant le chemin de Ramberg.
– Hein ! hein ! hein !… dit Spurzeim dès qu’il se trouva seul en face d’Hermann, son confident, ma belle nièce Lenor est-elle à moi cette fois-ci ?
Hermann hocha la tête affirmativement.
– As-tu vu l’effet de la diplomatie ?… reprit Spurzeim.
– Mais, dit Hermann, monsieur le comte m’avait annoncé un tout autre dénoûment.
– Voilà le beau ! s’écria le vieillard, voilà le fort ! voilà le miraculeux de la diplomatie !… La diplomatie est une science cornue, fourchue, dilemmatique et bricolante qui ne réussit jamais mieux que quand elle porte ses coups loin du but !… En politique, nous braquons nos mortiers sur Paris, et c’est Madrid ou bien Berlin qui est bombardé… Dans la diplomatie intime et de famille dont je suis l’instaurateur, on verra des effets semblables, non moins heureux… En attendant, Hermann, mon ami, tu partiras demain pour Stuttgard afin de commander ma corbeille de noce !
– Oui, monsieur le comte, répondit Hermann, mais regardez donc comme cette jeune fille est pâle et semble souffrir.
Il désignait du doigt Chérie, qui marchait au bras du baron de Rosenthal, muette et plus changée qu’une morte.
Spurzeim se frotta les mains avec enthousiasme.
– La diplomatie !… s’écria-t-il, la diplomatie !… Cette jeune fille et mon cher neveu, et la belle Lenor, et tous ceux qui m’entourent, depuis le premier jusqu’au dernier, sont entre mes mains comme des marionnettes dociles… Ils font ce que je veux et ce qu’ils ne veulent pas… Ils pleurent, ils se débattent, mais ils obéissent, parce que j’ai en main la baguette des enchanteurs modernes : la diplomatie !
Vers la fin de cette même soirée, deux lourds carrosses aux panneaux chargés d’armoiries descendaient vers la vallée du Necker. Chacun d’eux était précédé de valets à cheval qui portaient des torches. Le premier contenait Lenor et le comte Spurzeim, conseiller privé honoraire. Dans le second se trouvaient le baron de Rosenthal et la reine Chérie.
Depuis le départ des étudiants, Chérie n’avait pas versé une larme, il est vrai, mais elle n’avait pas non plus prononcé une parole.
Elle était comme stupéfiée, droite et raide dans un coin du carrosse, tandis que Rosenthal de son côté songeait.
On arrivait au fond de la vallée où le Necker déroulait le large courant de ses eaux. Au milieu de la campagne solitaire, sur la rive même du fleuve, les porteurs de torches aperçurent une grande masse sombre qui se mouvait silencieusement.
On put voir bientôt que c’était une troupe d’hommes cheminant avec lenteur dans la nuit.
Le premier carrosse passa, et la lueur de ses torches tomba sur les voyageurs muets.
Un cri s’échappa du second carrosse. Chérie se penchait hors de la portière. Elle avait reconnu ou plutôt deviné les étudiants de l’université de Tubingue.
– Mes amis ! ô mes amis ! criait-elle d’une voix où vibrait sa poignante douleur ; mes frères et mes bienfaiteurs, c’est moi, Chérie !… Adieu ! adieu !
Le cocher toucha ses chevaux, qui prirent le galop. Un silence profond répondait seul à la voix de Chérie.
– Adieu ! adieu !… répétait-elle désespérée. Un mot, par pitié, mes frères ! dites-moi que vous me pardonnez !
Le silence toujours. Les étudiants marchaient d’un pas mesuré, sans détourner la tête.
Les sanglots de la pauvre Chérie étouffèrent sa voix. Alors elle agita son mouchoir pour prolonger l’adieu.
Comme la bouche des étudiants de Tubingue avait été muette, leurs bras demeurèrent immobiles.
Et le carrosse passait ; il arrivait à la tête de la troupe.
La lueur des torches éclaira les premiers rangs, et Chérie vit Arnold et Rudolphe qui marchaient les premiers. Frédéric n’était point à son poste au milieu d’eux.
Elle se pencha davantage ; elle vit que derrière les deux Épées, il y avait quatre Compatriotes qui portaient un brancard, et sur le brancard, un homme étendu sans mouvement.
Un cri déchirant s’échappa de sa poitrine : elle avait reconnu Frédéric.
À ce cri, l’homme étendu sur le brancard se souleva péniblement.
Celui-là se mourait pour la fille ingrate et fugitive de Franz Steibel, et celui-là, tout seul pourtant, parmi les étudiants de Tubingue, éleva sa voix faible pour répondre à Chérie.
Le vent du soir l’apporta aux oreilles de la jeune fille, cet adieu sourd et brisé, comme le dernier soupir d’un homme à la mort :
– Adieu, Chérie !
Et Chérie retomba, privée de sentiment, au fond du carrosse, emporté vers le Schwartzwald par le galop de ses quatre chevaux.
Dans la partie orientale de la forêt Noire, à quelques lieues de Freudenstadt, sur le prolongement du Kniebis, dont le sommet, couvert de neiges éternelles, domine toute la contrée, un grand vieux château s’élève au milieu d’un sombre horizon de pins. Un château à murailles et à créneaux, qui a sa tour du midi et sa tour du nord, ses glacis escarpés, ses chemins couverts, son pont-levis sur des fossés profonds et son donjon pointu qui poignarde le ciel nuageux de la Souabe.
La forêt Noire est aussi fertile en merveilleuses légendes que le Harz lui-même. Les fantômes dansent sous ses pins énormes comme dans les cavernes de Pludenz, comme aux sommets granitiques du Finstermunz… La nuit, quand la brume s’élève vers la source du Danube, quand la lune tremble dans l’eau froide et calme des petits lacs, la troupe des ondines glisse le long des flancs de la montagne, et l’on entend dans les sentiers déserts le galop mystérieux de ce cheval à tous crins qui emporte les morts voyageurs… les morts de la poésie allemande, les morts qui vont vite !
D’étranges voix gémissent dans les cavernes où s’engouffre le vent ; les sapins, toujours verts, agitent leurs grands bras avec un craquement monotone ; au loin l’écho apporte le chant du bûcheron, dont la mesure est marquée par la cognée ; et là-bas, cette colonne de vapeurs qui s’échappe du toit de la cabane, et que blanchissent les rayons de la lune, ressemble à un spectre colossal dont la tête, enveloppée d’un suaire, va se perdre parmi les étoiles.
C’est la patrie du merveilleux, surtout cette portion du Schwartzwald qui appartient au royaume de Wurtemberg, et qui descend jusqu’au coude formé par le Necker, à la hauteur d’Eberbach.
L’autre versant de ces montagnes, enclavé dans le pays de Bade, est plus abrupte, plus pittoresque peut-être, mais se ressent déjà du voisinage trop immédiat des salons de conversation, du casino et des tables de roulette.
La poésie s’enfuit dès qu’elle entend croasser le jargon des gentlemen touristes ; la poésie ne peut pas vivre dans le voisinage de ces vilaines petites choses qui entretiennent la verve des historiographes de la mode. Quand les heureux dandies de la presse s’écrient chaque année avec un esprit toujours nouveau, mais sans daigner renouveler leur formule bien-aimée : « Paris est aux eaux ! » la poésie, un instant égarée dans la plaine, essuie ses beaux pieds d’albâtre et s’envole vers les âpres sommets, où l’anglomanie lourde et la distinction française ne pourront jamais la suivre.
Elle s’envole en fermant les yeux, pour ne point voir les couteliers de Birmingham, qui ont des berlines de prince et qui se font appeler mylord, pour ne point voir les lorettes parisiennes, déguisées en comtesses, éblouir les coiffeurs russes métamorphosés en princes ; – elle s’envole en se bouchant les oreilles pour ne point entendre cette voix de l’or déloyal qui grince sur le tapis vert sa chanson de sirène ; – elle s’envole pour laisser le champ libre à toute cette aristocratie mi-partie de bon cru, mi-partie frelatée, moitié chevaleresque, moitié industrielle, à toute cette jeunesse dorée qui montre le cuivre au moins par quelque bout et qui vient prendre possession, vers le commencement de l’été, du grand-duché de Bade.
Et tous ceux qui ne vont pas là pour jouer comme des coquins ou comme des idiots, la poursuivent cependant avec acharnement, la belle poésie envolée ; petites ladies au teint pâle, petites dames aux joues roses et souriantes, fiers cavaliers campés sur la hanche et retroussant leurs moustaches pacifiques, sont pris dès la frontière d’une poétique fièvre et ne rêvent plus que grands bois, fleuves profonds reflétant l’azur du ciel, pics escarpés, cascades écumantes.
Et ils vont partout avides, partout curieux, partout demandant au taciturne Germain sur la route : – Où est-elle ? où est-elle, cette poésie que nous n’avons jamais rencontrée au boulevard de Gand ni même au bois de Boulogne ?
Le Germain sourit et n’en dit pas davantage.
Nous-même, saurions-nous répondre ? Elle est là-bas la poésie, là-bas où vous n’êtes point ; si vous y allez, elle n’y sera plus. Non pas vous, oh ! non certes, belle dame, mais ceux qui vous suivent ; votre cour élégante, esclave du tailleur, ces messieurs si bien à cheval, ces héros de petits comités, ces sportsmen et ces poètes !
Hélas ! oui, ces poètes. Quand les poètes sont d’un certain acabit, quand ils sont de force à plonger un salon tout entier dans l’extase, ce sont eux surtout qui font fuir la poésie.
Je pencherais à croire que la poésie préfère aux poètes distingués le gros coutelier de Birmingham et ces marchands de poisson millionnaires eux-mêmes qui apportent sur le continent la peste de Londres.
Le pays de Bade sera bientôt, comme la Suisse, déshonoré ; ses villas blanches tomberont à ce degré de mépris où sont déjà les pauvres chalets.
Alors la fashion enragée franchira la chaîne du Schwartzwald, traversera l’Autriche après la Bavière, la Hongrie après l’Autriche, et s’en ira boire de l’eau chaude ou froide, danser la schottish et piquer la carte jusque chez le ban de Témeswar !
Ceci est l’avenir. En attendant, la forêt Noire wurtembergeoise ne connaît pas encore les raffinements de notre civilisation, c’est tout bonnement la patrie antique du charbon d’érable et du glorieux kirsch-wasser. Charbonniers et gentilshommes vivent de la vie de leurs pères ; peut-être y a-t-il excès de ce côté, car les charbonniers sont par trop noirs et les gentilshommes un peu trop arriérés.
Il est vrai qu’entre ces deux classes, une classe nouvelle naît et grandit tout doucement : c’est la petite bourgeoisie, qui achète à bon marché les biens des gentilshommes imprudents et les bras des charbonniers nécessiteux. Elle fait sa pelote là, comme partout ; elle bâtit au milieu de cette nature magnifique et triste des maisons blanches, lourdes, laides et incommodes ; elle décime les bois et convertit les splendeurs du paysage en thalers de vingt-quatre bons gros qu’elle compte et recompte avec bien du plaisir.
Il suffit d’un tout petit ver pour gâter le plus gros fruit du pommier ; les bourgeois du Schwartzwald verront la fin de ces forêts immenses qui semblent éternelles.
D’ordinaire, en face de tous ces vieux châteaux dont les murailles fières s’ébranlent et vont tomber en ruine, on voit jaillir du sol quelqu’une de ces maisons blanchâtres, robustes et trapues. Elles sont là qui attendent ; et, je vous le dis, dans leur laideur, elles ont je ne sais quel air de méchante raillerie. Quand on se place entre la maison, qui semble une excroissance fâcheuse aux flancs de la montagne, et le château noble qui porte si dignement son grand âge, on se prend à penser avec une suprême tristesse que le monde déchoit sur ses derniers jours, et que, suivant l’expression de Victor Hugo, ceci tuera cela.
C’est peut-être la loi de la nature. Et de quoi s’engraissent, en effet, les honteuses chenilles, sinon de la pure substance des fleurs ?
Notre vieux château, à nous, celui dont nous parlions aux premières lignes de ce chapitre, ne tombait point en ruine ; il s’asseyait carrément entre ses douves transformées en jardins, et pas une pierre ne manquait au capricieux ensemble de ses murailles.
Du haut des tours, la vue était libre ; aucune de ces maisons blafardes, verrues de la montagne, ne se montrait au devant de sa façade. Seulement, sur la droite, loin, très-loin, au centre d’une petite clairière, on apercevait le profil perdu d’une bâtisse carrée qui semblait toute neuve. Mais cette maison bourgeoise, bâtie avec un certain goût, au milieu d’une propriété considérable, ne s’en prenait point à l’orgueilleuse forteresse ; elle semblait se cacher humblement dans le beau paysage qui l’entourait et tourner le flanc avec discrétion au château qui, quelque cent ans auparavant, aurait été son suzerain.
La maison blanche s’appelait le Sparren (le Chevron), par allusion au commerce de celui qui l’avait fait bâtir. C’était un de ces négociants en bois qui contient des trains énormes au Necker, à l’Enz, à la Nagold ou à la Glatt, pour les porter au Rhin, lequel les conduit jusqu’à Mannheim ; ce brave homme, dont nous avons peu de chose à dire, était mort insolvable, et ses créanciers faisaient vendre son domaine.
Depuis quelques jours, beaucoup d’étrangers venaient dans le pays pour visiter le Sparren. Mais un bruit courait sourdement : on disait que trois charbonniers de la montagne, les frères Braun, voulaient acheter à bas prix la maison du défunt et qu’ils avaient juré de faire un mauvais parti à quiconque mettrait la surenchère. Or les trois frères Braun étaient la terreur de tout le canton ; chacun savait bien que leur cognée abattrait au besoin la tête d’un homme aussi facilement qu’une branche d’arbre. Les acquéreurs étrangers, toujours avertis dès leur arrivée, s’en allaient comme ils étaient venus.
La forteresse antique s’appelait le château de Rosenthal.
Au dedans et au dehors du château, tout parlait de la puissance de cette famille de Rosenthal, démembrement des Guelfes de Souabe, et dont l’ancienneté se perd, à la lettre, dans la nuit des temps. L’édifice principal ou corps de logis datait du quinzième siècle : c’était une construction bizarre dans sa lourde naïveté ; quelque troupe errante de ces maçons libres dont le quinzième siècle vit se former les associations, avait dû passer dans ces montagnes, par fortune ; car le donjon, piqué de côté, au midi du bâtiment central, présentait déjà quelques intentions hardies, et ses étroites fenêtres se terminaient par ces arcs renversés qui remplacèrent au siècle suivant les deux lignes brisées de l’ogive. Les remparts et les tours qui flanquaient primitivement cette seigneuriale demeure avaient été détruits et réédifiés dans un style plus moderne. Vers les derniers temps, on avait ajouté en dehors des murailles des communs d’une vaste étendue, qui rejoignaient les fermes et bâtiments d’exploitation forestière. Cela formait comme un village à qui la chapelle du manoir, véritable bijou d’architecture gothique, servait de paroisse.
Autour de tout cela, aussi loin que le regard pouvait s’étendre, la terre était le domaine de Rosenthal. Il n’y avait à rompre ce riche ensemble que l’enclave étroite et pointue où s’élevait la maison blanche de feu le marchand de sapins. Tout dernièrement, au temps des guerres avec la France, le père du baron de Rosenthal avait aliéné cette partie de son domaine pour lever un régiment de montagnards qu’il avait mené à l’empereur ; car si Guillaume de Wurtemberg, qui ne portait pas encore alors la couronne royale, restait en paix avec Napoléon, ses sujets, nobles, étudiants et paysans, combattaient volontiers sous la bannière des puissances coalisées.
Nous l’avons dit, les anciennes douves étaient transformées en jardins.
Vers l’ouest, au delà de ces frais parterres, des bosquets, disséminés dans de larges pièces de gazon, rejoignaient une forêt de pins par-dessus les hautes cimes desquels on voyait la tête blanche et coiffée de brouillard du mont Kniebis.
La forêt de pins s’arrondissait vers le nord, où une grosse roche de grès rouge, penchée au-dessus d’un torrent, coupait brusquement le passage. Le torrent faisait chute de la base de cette roche à la prairie plate et fertile qui entourait le manoir du côté du nord-est. En toute saison, les grands bœufs d’Allemagne, les chevaux libres et ces chèvres barbues qui semblent toujours des animaux sauvages égarés trop près de la demeure des hommes, animaient ce vaste tapis de verdure, car la forêt du côté du nord, le Kniebis vers l’ouest, protégeaient l’heureuse vallée contre les vents d’hiver, qui, dans tout le reste de la contrée, prolongent les frimas depuis le commencement de l’automne jusqu’à la fin du printemps. Au sud-est, enfin, sur le penchant de la montée qui allait rejoindre au loin un modeste affluent du Necker, c’était un paysage plus riant, coupé de bosquets de hêtres, d’érables et de sorbiers des oiseleurs, derrière lesquels tranchait le noir feuillage des sapins.
Tout cela était calme, tous ces aspects divers avaient un caractère commun d’immense étendue ; de quelque côté que l’œil se tournât, l’horizon se reculait, embrassant un espace énorme.
La grandeur a toujours sa tristesse : le château de Rosenthal et ses environs étaient tristes. Quand nous avons prononcé le mot riant, tout à l’heure, c’est par comparaison seulement et en songeant peut-être à ce mélancolique sourire qui serre le cœur presque autant que les larmes.
C’était au château de Rosenthal que la pauvre reine Chérie habitait depuis trois semaines. Elle avait, Dieu merci, assez de compagnie dans le sévère manoir ; et si elle regrettait sa petite chambre mignonne de la Maison de l’Ami, à Stuttgard, ce n’était pas faute d’être honorée, choyée et fêtée par les vassaux de monsieur le baron.
Voici, du reste, quel était le personnel du manoir :
D’abord, le conseiller privé honoraire comte Spurzeim, qui était établi là de fondation, parce qu’il avait servi de tuteur au baron, fils de sa sœur.
La chronique prétendait que ce mariage du dernier Rosenthal avec la sœur de Spurzeim était purement une mésalliance. Spurzeim portait le titre de comte, on ne savait trop pourquoi. Son origine était couverte de ces nuages fabuleux qui enveloppent la naissance des peuples. Il en était à peu près de même de sa fameuse carrière diplomatique. Nul n’aurait pu spécifier les postes brillants qu’il avait occupés dans les chancelleries étrangères.
Le crédit de Rosenthal lui avait valu son titre de conseiller privé. Il avait trempé très-adroitement dans cette conspiration de cour dont son neveu avait été la victime. C’était pour lui la moindre des choses que de trahir. Quand il avait passé vingt-quatre heures sans commettre une bonne petite infamie, il disait comme Titus : « J’ai perdu ma journée ! »
Sa biographie, qui avait paru dans l’Almanach de Stuttgard, et que ses ennemis l’accusaient d’avoir un peu rédigée lui-même, s’exprimait ainsi :
« Le comte est un esprit fin, délié à l’excès, sans préjugés, sans faiblesses. La longue habitude qu’il a des travaux diplomatiques, son admirable connaissance des choses et des hommes font de lui un caractère à part. C’est un homme du dix-huitième siècle, une tête à la Voltaire.
» On l’accuse d’être un sceptique. Il l’avoue hautement et s’en fait honneur ; mais il avoue aussi que la religion et certaines vieilleries morales sont bonnes encore pour brider le vulgaire.
» Le royaume de Wurtemberg possède en lui un homme d’État hors ligne, que les affaires n’ont point usé. Le portefeuille des relations extérieures lui est certainement dévolu dans un avenir prochain.
» Faut-il ajouter que, comme tous les diplomates célèbres, le comte a une conversation vive, spirituelle, étincelante ? que son entretien abonde en mots profonds et inattendus ? que son esprit clairvoyant et légèrement sarcastique, etc., etc. »
Dans un autre passage, l’autobiographe déclarait, avec une visible complaisance, que monsieur le comte avait au fond de sa nature une certaine scélératesse mignonne et féline, une certaine perfidie philosophique qui le faisait de plus en plus ressembler à monsieur de Voltaire. Partout on sentait que la prétention du bonhomme était d’être tortueux et glissant comme une anguille, de n’avoir ni foi ni loi, et de ne point reculer au besoin devant les actes qui effrayent le commun des consciences.
Ceci est un genre de badauderie singulièrement dangereux et moins rare qu’on ne le pense. Nombre de nigauds confondent la finesse avec la méchanceté, comme ils prennent le blasphème idiot pour un symptôme de force intellectuelle. Un nigaud ainsi fait est capable de tout.
Le comte n’avait jamais été riche. Son naturel astucieux et pointu l’avait entraîné dans des opérations si subtiles, que sa petite fortune se trouvait réduite à l’état le plus diplomatique. Il ne s’en apercevait point trop, grâce à la délicatesse de son neveu ; il était comme chez lui au château de Rosenthal. Vous eussiez dit, en vérité, le maître de la maison.
Son portrait trônait dans le salon, en costume de ville et en sourire à la Voltaire. Son portrait décorait la galerie en habit de cour, avec le regard voilé de monsieur de Talleyrand. Enfin son portrait, en grand uniforme diplomatique et orné de la propre grimace favorite du prince de Metternich, faisait l’orgueil de la salle à manger. Il avait eu le désir toute sa vie de posséder un quatrième portrait synthétique en quelque sorte, un portrait qui eût réuni la grimace du prince de Metternich au regard madré de Talleyrand, au sourire patelin et moqueur de Voltaire, mais il n’avait pas encore trouvé d’artiste assez habile ou assez osé pour entreprendre ce difficile travail.
Par rang d’âge, après le diplomate fort, venait la chanoinesse Concordia, baronne de Rosenthal, chevalière des ordres de Louise de Prusse, de Sainte-Élisabeth de Bavière, et tante germaine du colonel des chasseurs de la garde.
La chanoinesse Concordia se vantait de n’avoir encore que cinquante-six ans. C’était une figure allemande au premier chef, longue, osseuse, jaunâtre et empruntant quelque chose de chevalin au jeu violent de ses mâchoires trop développées. Elle avait dû être assez laide dans sa tendre jeunesse ; à l’époque où se passe notre histoire, cela ne paraissait pas beaucoup : l’âge efface et use ces masques redoutables. Désormais les cheveux ardents de la chanoinesse Concordia tiraient sur le gris ; ces dents menaçantes, qui relevaient jadis la pâleur de ses lèvres minces, étaient tombées. Elle n’avait plus cette démarche virile et dégingandée des beaux jours de sa force. C’était maintenant une respectable dame, haute et sèche comme un mât de cocagne, s’occupant avec fruit de sciences, de littérature et de politique.
La chanoinesse Concordia était l’auteur de plusieurs tragédies et de l’Essai sur les différences essentielles des blasons allemands et français, ouvrage dédié aux gens du monde.
Je ne sais pas pourquoi les gens du monde se donnent le tort de ne jamais accepter le patronage des livres qu’on leur offre ainsi avec tant de courtoisie.
Parmi la noblesse des environs, il y avait de petits cancans sur la chanoinesse Concordia : on disait qu’elle n’avait jamais voulu consentir à prononcer ses vœux définitifs, parce qu’elle espérait toujours épouser son allié le comte Spurzeim, qui avait été sa première et son unique inclination.
Cet amour datait d’une quarantaine d’années ; durant ce long espace de temps, la diplomatie du conseiller privé honoraire avait su l’entretenir sans jamais le satisfaire ni le décourager.
Vers ces derniers temps, la chanoinesse Concordia s’était vue enfin tout près d’atteindre ce but poursuivi depuis tant d’années. Au moment où le mariage du baron de Rosenthal avec sa cousine Lenor avait été décidé, le comte Spurzeim s’était rejeté brusquement et de bonne foi du côté de la digne chanoinesse ; mais l’exil de Rosenthal était venu rompre le mariage, et un nouvel espoir avait pu naître dans le cœur du diplomate fort. La comtesse Lenor était puissamment riche.
C’est ici que brilla dans tout son lustre l’esprit délié de monsieur le comte. Il n’était pas chez lui ; Rosenthal aimait et respectait sa tante ; il y avait un certain péril à mécontenter la chanoinesse Concordia, et cependant il fallait revenir sur les avances faites ou bien sauter le fossé.
C’était le moment des affaires de Grèce. Les agents barbares de la cour ottomane versaient à flots le sang des malheureux Hellènes. Missolonghi n’avait pas jeté encore ce cri d’angoisse et de triomphe qui mit debout la chrétienté ; mais de sourdes rumeurs parcouraient l’Europe, et tous ceux qui prétendaient à l’honneur douteux d’avoir un sens politique, embrassaient de loin le parti du Divan ou le parti des Trois Montagnes : ainsi appelait-on poétiquement le pays grec enfermé entre l’Ossa, le Pélion et l’Olympe.
La chanoinesse Concordia, femme savante et tragique, ne pouvait manquer d’être Grecque enragée, ne fût-ce que par considération pour Homère ; elle devait haïr la tyrannie ottomane : aussi prit-elle parti dans cette querelle avec une ardeur incroyable. Elle acheta le portrait d’Alexandre Ypsilanti, le portrait de Jacques Tombasis et le portrait du général Odyssée. Elle chercha, sans pouvoir se les procurer, les portraits de Dikaios et de Pahaseas ; elle mit sur sa pendule le buste héroïque de Constantin Canaris ; elle fit broder, dans la ruelle de son lit, la bannière d’azur à la croix d’argent, drapeau de l’insurrection.
Ce que voyant, le diplomate fort se frotta les mains et se fit Turc.
Tout fut dit : la querelle politique couvrit la retraite amoureuse. La croix des Hellènes ne pouvait pas évidemment s’allier au croissant de Mahomet !
La chanoinesse, qui, malgré ses petits ridicules, était bien le cœur le plus digne et le mieux placé du monde, regretta son bonheur perdu, mais ne retourna point sa cocarde. Elle ne se doutait guère, l’excellente dame, du marché d’or qu’elle faisait !
Après le comte et la chanoinesse, venait Rosenthal, qui était, par le fait, le chef de la famille, mais qui ne se prévalait nullement de ce titre. Rosenthal était un homme foncièrement bon, brave jusqu’à outre-passer les témérités chevaleresques, généreux, aimant, dévoué quoique faible, mais ennemi de la réflexion, et partant facile à tromper.
Rosenthal avait l’esprit trop pénétrant pour garder à son digne oncle une confiance illimitée, mais il se laissait aller par fatigue et par mollesse ; il prenait les choses comme on les lui donnait, ne voyant jamais que l’apparence et prêtant le flanc à toutes les petites intrigues qui se nouaient autour de lui.
C’était un amour d’enfance qui liait Rosenthal à Lenor ; mais depuis la fête des Arquebuses au village de Ramberg, toutes relations entre les deux jeunes gens semblaient définitivement rompues. Rosenthal avait demandé au roi Guillaume la permission d’épouser Chérie, et de son côté Lenor avait accordé sa main à l’heureux comte Spurzeim. La réponse du roi s’était fait attendre, parce que Guillaume avait pour le baron de Rosenthal une affection véritable et qu’il soupçonnait un coup de tête ; mais enfin la réponse était venue, et la réponse était favorable.
Rosenthal paraissait enchanté ; Lenor faisait contre fortune bon cœur et ne pleurait guère qu’en cachette. Tout se préparait, au château, pour le double mariage ; jamais on n’avait cueilli tant de bouquets dans le jardin de Rosenthal, jamais dans le village on n’avait entendu tant de chansons.
Malgré le chagrin qu’elle avait de perdre un soupirant si ancien, la chanoinesse Concordia ne pouvait laisser échapper cette occasion de rimer un épithalame. Le mariage de Rosenthal avec Chérie lui semblait bien un peu aventureux, mais elle adorait son beau neveu, et d’ailleurs, ceux qui aiment les alexandrins se consolent, dit-on, de toutes choses en puisant à la source d’Hippocrène.
Tout le monde au château était donc content ou à peu près. Il ne nous reste plus à parler que de Chérie.
On se tromperait si l’on se représentait Chérie au château de Rosenthal comme une pauvre enfant timide et dépaysée au milieu de gens qu’elle sent au-dessus d’elle. Chérie était en effet une exilée, et Chérie, par l’âge, était presque une enfant. Un hasard romanesque, et que le calcul humain n’aurait pu prévoir, l’avait jetée tout à coup dans cette demeure seigneuriale, parmi des mœurs qui n’étaient point les siennes, parmi des habitudes qu’elle ne soupçonnait même pas, la veille de son départ de Ramberg.
Mais Chérie n’était point une paysanne. Peu importait son ignorance de tel ou tel détail d’étiquette ; Chérie avait vu le monde à sa façon, d’un peu loin, il est vrai, mais avec ce coup d’œil sûr qui rapproche les objets et qui perce les voiles ; son étonnement ne pouvait être ni de la confusion ni de la gaucherie.
Nous savons bien qu’une chose particulièrement intéressante est précisément cet embarras du gentil oiseau sauvage, enfermé tout à coup dans la volière civilisée ; mais nous ne pouvons pas faire Chérie autrement qu’elle n’était. La bizarrerie de son existence même l’avait habituée de bonne heure à regarder d’un œil intrépide toutes sortes d’aventures ; elle était aguerrie par le roman de ses premières années. Le grand ton du château de Rosenthal, la diplomatie du vieux comte, l’imposante dignité de la chanoinesse ne pouvaient absolument rien sur elle. Au milieu de toutes ces choses inconnues, elle avait été à sa place dès le premier jour, parce qu’elle était femme dans la plus haute acception du mot : c’est-à-dire fée !… c’est-à-dire intelligente et modeste à la fois, hardie sous sa décence de jeune fille, vaillante derrière sa douce timidité ; c’est-à-dire spirituelle, distinguée par un don de Dieu même, et possédant, de science infuse, toutes les grâces courtoises.
C’est là une portion de la beauté même ! on n’est pas belle au même degré que Chérie et de la même façon pour venir trébucher contre ces petits écueils où se prennent toujours les gros pieds des paysannes parvenues. Pour passer de sa retraite mignonne, où l’adoration de messieurs les étudiants la gâtait naguère et aurait pu la faire si ridicule, pour passer de plain-pied, disons-nous, de cette retraite dans un noble salon, Chérie n’avait pas besoin de se transformer, il lui suffisait de rester elle-même.
Sans rien emprunter à ses hôtes, elle était leur égale, tout naturellement, et demeurait vis-à-vis d’eux aussi exempte de gêne que de forfanterie.
Nous ne voulons point dire qu’elle fût à son aise et heureuse ; nous nous bornons à dessiner sous ce jour nouveau les lignes calmes et toujours belles de sa physionomie.
Heureuse ? Chérie ne pouvait pas l’être, car elle avait un cœur d’or, et dans ce cœur, le premier amour ne devait s’éteindre qu’avec la vie. À part même ces souvenirs tristes et doux qui la suivaient dans la veille comme dans le sommeil, Chérie, l’enfant libre comme l’air, habituée aux franches caresses de cette famille étrange, mais affectueuse, mais tendre, mais dévouée, qui l’adorait, Chérie ne pouvait pas être heureuse entre les murailles froides de la forteresse…
Elle était grave autrefois ; du moins l’avons-nous bien souvent rencontrée pensive et inclinée sous le fardeau aimé de ses rêveries. Mais c’était l’amour qui la faisait ainsi, l’amour et je ne sais quelle délicatesse d’esprit au-dessus de son âge. Au fond, Chérie était gaie, comme tous ceux qui vivent largement, comme tous ceux qui sont jeunes, qui sont forts et qui se regardent volontiers dans le miroir de leur conscience.
L’atmosphère qui l’entourait maintenant était glacée et sentait le renfermé. Le baron de Rosenthal, parfait gentilhomme et bon soldat, remplissait avec loyauté ses devoirs envers elle ; il avait promis de l’épouser, il se mettait en devoir de remplir sa promesse. Il la trouvait belle, vraiment belle à ravir, mais il ne la comprenait point, et son cœur se tournait, malgré lui, vers Lenor qui devenait pâle à force de pleurer son bonheur perdu.
Le baron de Rosenthal ressemblait à une foule de superbes garçons que vous connaissez tout aussi bien que moi ; il voyait sa situation fausse, le moyen d’en sortir ne se montrait point à lui, et il se laissait conduire tout bonnement par le hasard, trouvant le pis-aller passable et s’éveillant à de longs intervalles pour murmurer ce grand mot des apathiques : Peut-être…
Telle était du moins la conduite qu’il croyait et qu’il voulait tenir. Seulement, lui qui n’était pas un songeur, il s’attardait parfois le soir, sous les fenêtres de Lenor et se prenait, pour la première fois de sa vie, à trouver pitoyables sur le visage expressif de son vénéré oncle la grimace du prince de Metternich, le regard du prince de Talleyrand et même le sourire de Voltaire. Il se serait fâché si on lui eût dit qu’il était jaloux de son oncle, mais franchement il aurait eu grand tort.
La chanoinesse Concordia traitait Chérie avec une bienveillante condescendance. Deux ou trois fois, elle avait poussé l’amabilité jusqu’à prier Chérie de l’accompagner au piano, tandis qu’elle jouait des romances françaises sur le violon, qui est l’instrument des chanoinesses allemandes adonnées à la tragédie.
Quant au comte Spurzeim, il entourait de prévenances et de caresses, ceci pour cause, la fiancée de son cher neveu ; il avait donné à tous les subalternes du manoir l’ordre de prévenir les moindres caprices de Chérie, et faisait la presse parmi ses vassaux pour qu’il y eût toujours sur le passage de la jeune fille des paysans et des paysannes en costume d’opéra-comique et chargés d’énormes bouquets. Chérie, ne l’oublions pas, était la meilleure carte de son jeu amoureusement diplomatique.
Chérie n’avait donc, à proprement parler, qu’un seul ennemi au château de Rosenthal : c’était la charmante comtesse Lenor. Lenor voyait en elle, à juste titre, la cause de son malheur ; Lenor la fuyait et la détestait : et, justement, Lenor était la seule personne du château vers qui s’élançât le cœur de Chérie. Il y avait entre les situations extérieurement si différentes des deux jeunes filles une conformité réelle qui échappait à Lenor, mais que Chérie sentait vivement. Plus d’une fois, Chérie avait essayé de se rapprocher de Lenor, mais la jeune comtesse s’était détournée avec horreur, et Chérie était fière.
Le dîner de chaque jour présentait au manoir un aspect curieux et caractéristique au plus haut point. Il ne brillait pas par la gaieté, mais on y pouvait faire des observations profitables. Le chapelain récitait au début la prière rituelle, puis chacun prenait la place : Rosenthal entre la chanoinesse et Chérie, le comte Spurzeim après la chanoinesse, et Lenor après le comte.
Pendant le potage on parlait un peu des affaires du pays, et le comte lançait quelque anathème contre le défunt marchand de bois qui avait bâti une maison si près du manoir de Rosenthal. Il n’est pas inutile de dire que le vieux Spurzeim était l’héritier présomptif du baron, à supposer que celui-ci vînt à mourir sans descendance directe ; en suivant l’ordre de la nature, le diplomate fort avait certes bien peu de chances d’entrer jamais en possession de cet héritage, mais on ne peut pas savoir. Toujours est-il que la maison blanche appelée le Sparren l’offusquait et le gênait. Le moulin de Sans-Souci ne donna pas plus d’insomnies à Frédéric de Prusse, et ceux qui connaissaient le vieux Spurzeim devaient s’étonner qu’il n’eût pas encore tourné de ce côté les foudres de sa diplomatie.
Après qu’on avait parlé des étrangers venus pour visiter le Sparren, du mauvais vouloir des bûcherons et des menaces des trois frères Braun, menaces sur lesquelles le comte appuyait toujours avec une sorte de complaisance, on attaquait franchement la question gréco-turque. La chanoinesse Concordia déployait sur ce sujet ses connaissances géographiques et militaires : elle mettait en marche les armées, ouvrait la tranchée sous les murailles des villes, levait l’ancre des flottes et massacrait les janissaires.
Pendant cela, Rosenthal et Chérie échangeaient quelques rares paroles. Au lieu de soutenir les Turcs, comme c’eût été son devoir, le comte Spurzeim faisait la cour à Lenor, qui l’écoutait avec distraction.
Puis, quand les grâces avaient été prononcées, Lenor s’éclipsait en toute hâte, afin de ne point entendre Rosenthal offrir son bras à Chérie pour la promenade du soir. Chérie s’excusait et regagnait son appartement. La chanoinesse, victorieuse sur toute la ligne des forces ottomanes, allait prendre son violon et célébrait son triomphe. Le comte et le baron restaient en présence.
– Eh bien, mon neveu ?… disait Spurzeim en adoptant la physionomie d’un de ses trois portraits, selon la circonstance.
– Eh bien, mon oncle ?… répliquait Rosenthal.
Le bonhomme buvait sa dernière gorgée de moka. Rosenthal prenait son chapeau, et ainsi se terminait ce pénible entretien.
Le lendemain, cela recommençait.
Nous n’avons pas besoin de dire que cet agréable moment du repos commun formait comme une solution de continuité dans la vie de Chérie ; elle y paraissait aussi digne, aussi sérieuse, aussi poupée qu’une vraie petite baronne d’Allemagne, mais son esprit était ailleurs.
Chérie ne vivait que dans sa chambre. Les premiers jours, elle avait sellé un cheval et s’était élancée tout heureuse dans ces noires forêts qui grimpaient au flanc de la montagne ; mais elle s’était aperçue bien vite qu’un grand diable d’écuyer trottait derrière elle, par ordre du comte Spurzeim, et le cheval était désormais resté à l’écurie. Elle avait voulu se promener à pied dans le parc admirable qui entourait le château : une demoiselle de compagnie, raide et blonde comme une quenouille, que la sollicitude du comte attachait à ses pas, l’avait dégoûtée de la promenade…
Ceci n’était pourtant pas un obstacle insurmontable, car Chérie pouvait distancer la demoiselle et se perdre dans les sinuosités du parc : mais alors, autre galanterie du vieux comte : au détour des sentiers, des paysans et des paysannes portant des charges de bouquets venaient offrir leurs hommages à la future baronne et lui réciter d’intolérables compliments.
Chérie avait renoncé au parc comme elle avait renoncé à la forêt, et maintenant elle restait dans son appartement seule avec sa pensée.
C’était le matin et le dernier jour de la troisième semaine depuis la fête de Ramberg. Chérie venait de se lever, et, comme de coutume, sa première parole avait été pour demander : « Y a-t-il des lettres à mon adresse ? »
Il n’y avait point de lettres.
Chérie s’assit à son piano et ses doigts distraits coururent sur les touches. L’instrument se prit à chanter avec mélancolie et lenteur ce refrain si joyeusement répété autrefois :
Je suis la pupille
De messieurs les étudiants,
De bons enfants, etc.
Chérie tressaillit en écoutant cet air, et retira ses mains qu’elle croisa sur ses genoux. C’était sa pensée même qui venait de prendre une voix malgré elle, et de lui parler tout à coup.
Elle avait les yeux baissés et sa poitrine émue se soulevait par bonds précipités. Ses paupières battirent.
– Non ! s’écria-t-elle en repoussant son tabouret brusquement, je ne veux plus pleurer !
Et elle ne pleura pas ; ses paupières, relevées, montrèrent ses beaux yeux tristes mais sans larmes.
Il y avait devant sa fenêtre une terrasse triangulaire faisant partie des anciennes fortifications ; cette terrasse donnait sur la vallée et dominait tout le cours du Necker. Chérie avait demandé qu’on y plaçât un télescope : avec le télescope elle voyait une étendue de terrain considérable et pouvait découvrir à perte de vue le coteau arrondi où s’élevait le village de Ramberg.
Derrière le coteau, il n’y avait plus que des nuages, mais dans ces nuages, Chérie devinait le vieux clocher de Tubingue et la petite maison gothique, au devant de l’église, où elle avait pris par la main Frédéric, tout tremblant et tout pâle, pour le présenter à messieurs les étudiants.
Chérie était bien souvent sur cette terrasse, et son œil ne quittait guère la lentille du télescope ; là seulement elle se trouvait heureuse, parce que là seulement elle vivait entourée de ses souvenirs.
Ce matin-là, elle ouvrit la fenêtre et descendit sur l’ancien bastion où déjà glissaient les pâles rayons du soleil levant.
– Vingt et un jours !… murmura-t-elle, et pas un mot de lui !… Je sais pourtant qu’il n’est plus malade… Folle que j’étais ! un instant j’ai cru qu’il m’aimait… Et, folle que je suis ! s’interrompit-elle avec colère contre elle-même, ne suis-je pas trop avancée pour reculer ?… Que serait son amour, sinon une souffrance de plus ?…
Ainsi parlait-elle, la belle reine Chérie ; mais elle mit son œil au télescope braqué dans la direction de Ramberg, et son œil interrogea avidement la route qui se déroulait comme un étroit filet blanchâtre dans les sinuosités de la vallée.
Presque tous les hôtes du château reposaient encore ; les fenêtres étaient fermées, et pour tout bruit on entendait une sorte de grincement aigre dans la direction des appartements de la chanoinesse Concordia. La chanoinesse se levait en effet de bonne heure ; elle avait l’habitude de commencer sa journée par une petite étude de violon.
Du côté de la ferme, le mouvement et la vie régnaient déjà ; les étables ouvertes donnaient passage aux bœufs de travail et aux belles vaches laitières qui s’en allaient d’un pas grave, frappant alternativement leurs flancs de la queue et du museau, vers le pâturage voisin.
C’était une belle matinée ; la brume qui s’élevait de la plaine rougissait les rayons obliques du soleil levant et annonçait un jour pur. Au-dessus du château, les forêts de pins s’étageaient noires et tranchantes ; le château lui-même dressait ses vieilles murailles et ses tourelles à plus de cent pieds au-dessus du brouillard ; – puis c’était comme une grande mer de brume qui s’étendait à perte de vue, voilant le cours sinueux du Necker et tout le riant paysage de la plaine. Au delà de cette mer, les rayons du soleil doraient faiblement les coteaux lointains qui fermaient l’horizon.
Chérie demeura un instant silencieuse et pensive au seuil de la porte-fenêtre qui s’ouvrait sur l’ancien bastion ; son regard se noya dans le brumeux océan qui était à ses pieds.
À gauche de la terrasse où elle allait descendre, le corps de logis principal du château faisait retour et ménageait une courtine carrée sur laquelle donnaient, d’un côté l’appartement de la comtesse Lenor, de l’autre celui du baron de Rosenthal. La fenêtre de la chambre à coucher du baron était justement située vis-à-vis de la terrasse. On ne voyait point les croisées de la chambre à coucher de Lenor. Sans y songer, Chérie tourna ses regards vers la cour carrée : elle vit retomber le rideau de mousseline brodée qui se collait aux vitres de monsieur de Rosenthal.
– Pauvre baron !… murmura-t-elle.
Comme cette exclamation s’échappait de ses lèvres, elle entendit le bruit d’une autre fenêtre qui se refermait de l’autre côté de la cour.
– Et pauvre Lenor !… ajouta-t-elle.
Sa tête charmante s’inclina plus triste. Elle était en déshabillé du matin, vêtue d’une robe blanche flottante, et ses beaux cheveux blonds, sans liens, laissaient voltiger leurs boucles à la brise matinale ; on l’aurait pu prendre, dans ce pays des légendes et des poétiques traditions, pour une de ces fées amies qui hantent les vieux châteaux et qui balancent, quand vient le crépuscule, leurs formes vaporeuses au-dessus des créneaux antiques.
– Elle me déteste, dit-elle encore, moi qui l’aimerais de si bon cœur si elle voulait !… mais comment le voudrait-elle ? je suis venue ici pour son malheur… Sait-elle comme je souffre ?… si elle le sait, que lui importe ?
Elle s’acheminait vers le télescope braqué dans le brouillard ; machinalement elle mit son œil à la lentille et n’aperçut rien, sinon le champ circulaire qui était d’un blanc grisâtre.
– Ainsi est l’avenir, pensa-t-elle en laissant retomber ses mains croisées sur son peignoir, un voile impénétrable et lourd au delà duquel se cache l’inconnu !
Les troupeaux mugissaient dans l’herbe mouillée ; les pâtres entonnaient leur chanson ; du côté de l’ouest, de hautes colonnes de fumée commençaient à s’élever au-dessus de la forêt.
Tout s’éveillait ; Chérie s’était assise sur le parapet de pierre qui bordait la terrasse ; elle ne voyait plus rien de ce qui se passait autour d’elle. La rêverie qui plane toujours dans l’atmosphère allemande l’avait prise ; elle était loin, bien loin, avec ses souvenirs heureux. Parfois, le sourire venait ranimer ses lèvres légèrement pâlies ; parfois, ses yeux se baissaient plus tristes ; parfois encore, elle relevait la tête tout à coup, comme si son cœur révolté eût voulu rejeter hors de lui le poids qui l’oppressait.
Tout en rêvant, elle avait posé sa main sur le petit bout du télescope, qui bascula et releva son champ. Quand Chérie remit son œil à la lentille, le brouillard avait disparu pour elle, le télescope était braqué maintenant sur les coteaux vivement éclairés qui s’étageaient au devant de Ramberg.
Chérie poussa un cri et se rejeta tout à coup en arrière : elle venait d’avoir une vision. Sur le champ clair du télescope, deux jeunes hommes en costume d’étudiants lui étaient apparus, et dans l’un d’eux elle avait cru reconnaître Frédéric.
Quand on pense à quelqu’un sans cesse, on croit le voir partout ; mais y avait-il au monde deux tailles douées de cette élégance juvénile et gracieuse qui distinguait le roi des étudiants de Tubingue ?
Les deux jeunes hommes que Chérie avait vus descendaient précipitamment la pente de la colline et semblaient marcher tout droit vers le château de Rosenthal.
La vallée du Necker a bien six lieues de large, mais personne n’ignore qu’on perd facilement la notion de la distance quand le télescope est là pour égarer l’imagination en centuplant le pouvoir des yeux.
Chérie regarda devant elle, pour voir si les deux voyageurs n’entraient point dans l’avenue du château.
Au devant d’elle et dans les gazons semés de bouquets, il n’y avait personne ; et quand son regard voulut aller au delà, elle rencontra l’océan de brume immobile, immense, qui couvrait toujours la vallée.
– Folle que je suis !… murmura-t-elle en souriant et en se rapprochant du télescope.
C’était le télescope tout seul qui pouvait lui rendre sa vision et décider si elle avait été le jouet de son rêve.
Mais le mouvement que lui avait arraché sa surprise avait dérangé le massif instrument ; Chérie ne vit plus que le ciel dont l’azur brillant, chargé de vapeurs rosées, éblouit son regard.
Elle pensait :
– C’était lui !… je suis bien sûre que c’était lui !… la fatigue avait l’air de l’accabler… Il s’appuyait lourdement sur son bâton de voyage… Je ne l’ai vu qu’un instant, mais il me semble que son compagnon hâtait la lenteur de sa marche…
Tout en songeant ainsi, elle manœuvrait le télescope pour retrouver son premier point de mire, et son esprit travaillait bien plus encore que ses mains.
– Une fuite !… se disait-elle. Pourquoi fuirait-il ?… C’est un enfant qui n’a jamais eu la pensée de se mêler aux luttes politiques… Oh ! non, il ne fuit pas… Il vient peut-être… Sa mère habite les montagnes, il vient pour sa mère…
Elle s’arrêta et ajouta comme malgré elle :
– Pour sa mère ou pour moi !
Un sourire radieux éclaira sa beauté ; cette pensée la faisait heureuse si naïvement et si pleinement, qu’on eût cherché en vain sur son visage les traces de sa récente tristesse.
Le télescope, cependant, pivotait, parcourant les coteaux lointains et fouillant les moindres replis des sentiers qui descendaient de la vallée. La vision ne se montrait plus, les deux voyageurs étaient désormais introuvables.
Mais au lieu des deux voyageurs, Chérie rencontra tout à coup dans le champ du télescope une petite escouade de cavalerie qui galopait ventre à terre en se dirigeant aussi vers la forêt Noire.
Les cavaliers étaient sur la route même qui venait de Ramberg au château de Rosenthal ; Chérie pouvait voir scintiller aux rayons du soleil l’acier poli de leurs casques et les canons brillants de leurs carabines. C’étaient des dragons de la garde, conduits par un officier qui poussait son cheval avec fureur et qui désignait à l’aide de son épée un objet situé hors du champ de la lunette.
Le cœur de Chérie se serra ; elle devinait presque. Elle fit basculer le télescope vivement du haut en bas et retrouva enfin ses deux voyageurs qui couraient maintenant à toutes jambes en regardant derrière eux avec effroi.
– Frédéric !… s’écria-t-elle, Frédéric !…
Et sa main se tendit en avant, comme si elle eût voulu lui offrir secours.
Mais, cette fois encore, la vision ne dura qu’un instant ; le télescope, qui s’abaissait toujours pour suivre la course descendante des deux voyageurs, rencontra le niveau de la mer de brouillard.
Les deux fugitifs, le prétendu Frédéric et son compagnon, disparurent dans cet océan où les dragons du roi vinrent se plonger à leur tour au grand galop de leurs chevaux.
Désormais, le télescope était inutile ; Chérie se laissa choir sur le parapet. Elle ne vit point une fenêtre de l’étage supérieur qui s’ouvrait discrètement ; elle ne vit point la figure large et importante de l’honnête Hermann qui se montrait à demi derrière les rideaux entrebâillés.
Elle était tout entière à son idée fixe ; elle tâchait maintenant de croire qu’elle avait mal vu : ce ne pouvait être Frédéric, elle s’était trompée.
C’était si loin ce coteau, et le brouillard lui avait si vite bandé les yeux !
Tout à coup elle se prit à écouter attentivement. Le violon de la chanoinesse Concordia se lamentait toujours dans la partie la plus reculée du château ; mais, en même temps, on entendait des voix empressées qui criaient au bas des murailles :
– La voici pour le coup !… voici notre jeune dame !…
Chérie, effrayée, regarda par l’ouverture d’un créneau : elle vit, dans les fossés fleuris, une armée entière de paysans et de paysannes qui s’avançaient en bon ordre avec de monstrueux bouquets.
Une petite moue pleine d’espièglerie mutine remplaça l’inquiétude grave qui tout à l’heure altérait les traits de Chérie. Les bouquets, c’était son supplice : les vassaux du château de Rosenthal menaçaient de l’ensevelir sous leurs bouquets comme autrefois les Sabins retors ensevelirent, sous leurs prétendus bracelets, la fille coquette de Tarpéius. Chérie était traquée, Chérie était guettée ; ces grosses bottes de foin sans parfum qui croissent sous le climat froid de la forêt Noire, la poursuivaient par derrière et lui barraient le chemin par devant. Au retour de tout sentier par où elle passait, il y avait un bouquet à l’affût : des tulipes lymphatiques et grasses, des renoncules pommées comme des choux, des pivoines obèses et des brassées de ce pauvre lilas qui déteint sous le soleil d’Allemagne. Derrière ces fleurs, le compliment perfide et gluant se cachait comme le limaçon sous les feuilles humides de la laitue… le compliment qui décuple l’injure du bouquet !
La pauvre Chérie était aux abois ; elle ne savait où fuir ces bouquets qui se levaient avec l’aube et qui restaient debout tout rouges et tout contents après le crépuscule du soir ; elle pensait souvent que c’était une vengeance, adroite mais cruelle, de la comtesse Lenor, sa charmante ennemie.
– Sauve qui peut ! s’écria-t-elle en apercevant par le trou du créneau la procession des renoncules, des tulipes et des pivoines.
Elle ne fit qu’un saut jusqu’à sa chambre, où elle s’enferma à double tour.
À la porte du château, les pivoines, les renoncules et les tulipes rencontrèrent monsieur le comte Spurzeim en galant négligé du matin.
– Soyez les bienvenus, mes amis, dit-il aux paysans et aux paysannes ; ne ralentissez pas votre zèle, dussiez-vous défleurir tout le domaine… Songez que la future de mon neveu a besoin de distraction et qu’il faut la divertir !
Les paysans et les paysannes brandirent leurs paquets de verdure, en déclarant qu’ils faucheraient plutôt tout le pays pour être agréables à la fiancée de leur maître. Ils entrèrent pour présenter leurs hommages à Chérie, et le comte sortit dans les fossés. Il gagna la partie du rempart qui était sous l’appartement de Chérie et leva la tête sans faire semblant de rien.
Il est toujours bon de dissimuler avec adresse.
Monsieur le comte aperçut Hermann à la fenêtre de l’étage supérieur, il lui fit un signe mystérieux. Un signe mystérieux ne coûte pas plus qu’un signe ordinaire.
Hermann descendit aussitôt et rejoignit son maître dans les fossés, discrètement.
Hermann, il faut le dire, était bien changé à son avantage. Ces trois semaines lui avaient singulièrement profité : sa démarche était digne, son œil distrait et même un peu sournois ; il portait sa main sous le revers de sa livrée, et sa grosse bouche avait appris je ne sais quel sourire suffisant et matois qui allait bien au Sancho Pança du don Quichotte de la diplomatie.
– Fais semblant de ne pas me voir… dit le comte du plus loin qu’il l’aperçut.
Hermann se mit à ramasser des pâquerettes dans l’herbe et sifflota un petit air.
– Bien !… murmura le comte. Seulement c’est un peu chargé… Tu ramasses trop de pâquerettes et tu siffles trop longtemps… On ramasse une pâquerette en passant, on siffle le quart d’un couplet : cela suffit… Le mieux est l’ennemi du bien.
Hermann cessa de siffler et de cueillir des pâquerettes. Le comte se dirigea vers un bosquet voisin ; Hermann le suivit en décrivant des courbes déjà savantes.
– Bien ! dit le comte à travers le feuillage épais du bosquet. Seulement tu fais trop de zigzags : ce n’est pas naturel… On va un peu à droite, un peu à gauche, pour ne pas se donner le ridicule de suivre la ligne droite, et c’est tout.
Hermann s’était arrêté dans la position du soldat sans armes.
– Mouche-toi !… lui commanda le comte.
Hermann obéit.
– Trop fort !… trop fort !… grommela le diplomate. On se mouche pour prendre une contenance, et non point pour trompeter à l’univers entier : Me voilà, je suis ici, regardez-moi !
Hermann remit son mouchoir dans sa poche.
– Maintenant, reprit Spurzeim, bâille un petit peu en étirant tes bras et entre dans ce bosquet au hasard, comme si tu cherchais des nids de merle ou des noisettes.
Quand le docile Hermann fut dans le centre du bouquet d’arbres, monsieur le comte Spurzeim regarda tout autour de lui avec précaution.
– Je crois qu’il n’y a personne à portée de nous entendre, murmura-t-il.
– Pas un chat !… répondit Hermann.
– Regarde à gauche pendant que je regarderai à droite.
L’examen des environs ayant été fait avec soin, le comte revint vers Hermann, qui se tenait debout devant lui, le chapeau à la main.
– Tu étais à ton poste ? demanda le vieux Spurzeim.
– Oui, monsieur le comte, depuis une grande demi-heure.
– Fais-moi ton rapport.
– Quant à ça, monsieur le comte, mon rapport ne sera pas long.
– L’importance d’un rapport, dit Spurzeim sentencieusement, n’est pas toujours en raison directe de sa longueur… Qu’as-tu vu ?
– J’ai vu la demoiselle sortir de sa chambre, venir sur la terrasse et regarder au télescope.
Le comte prit un air recueilli.
– Halte !… fit-il ; donne-moi le temps de réfléchir.
Il se rongea le bout des doigts en prenant, pour cette fois seulement, la physionomie impassible du diplomate militaire Wellington.
– Après ? dit-il ensuite, tu peux continuer.
– C’est tout, répliqua Hermann.
Spurzeim haussa les épaules.
– Un rapport ne commence que quand il est fini ! dit-il en secouant son jabot.
L’univers entier sait bien que les diplomates ont coutume de trouver des mots étranges et remplis de profondeur. Depuis sa plus tendre jeunesse, le comte Spurzeim cherchait un mot que l’on pût opposer à la sentence fameuse de monsieur de Talleyrand : « La langue a été donnée à l’homme pour dissimuler sa pensée. » Il ne l’avait pas encore trouvé ; mais il rencontrait çà et là, comme on le voit, des maximes d’une valeur secondaire qui pouvaient le récompenser de ses efforts.
Ainsi, les alchimistes du moyen âge, en poursuivant la pierre philosophale, mettaient la main par hasard, tantôt sur l’émétique, tantôt sur la poudre à canon, tantôt sur quelque autre bonne chose.
Hermann sourit pour bien montrer qu’il avait compris, et Spurzeim fut content.
– Quel air avait-elle ? demanda-t-il.
– L’air de s’ennuyer, comme toujours… répondit Hermann.
– Ah çà ! elle s’ennuie donc décidément, cette belle enfant-là ?
– Elle s’ennuie beaucoup, monsieur le comte.
– Je tâche pourtant de me rendre agréable, dit Spurzeim en se grattant l’oreille avec la main gauche, comme fit notoirement le comte de Bernstorff, ambassadeur de Prusse au congrès de Carlsbad.
Hermann l’interrompit et lui répondit avec une pleine franchise :
– Monsieur le comte, vous l’ennuyez.
– Comment, maraud !… s’écria Spurzeim.
Hermann s’inclina respectueusement.
– Je fais mon rapport… dit-il.
– Allons, allons, c’est juste, fit le comte. L’histoire raconte que le valet d’Horace Walpole disait souvent à son maître qu’il était bête comme une oie… Je t’engage à ne pas aller jusque-là ; mais, pour le bien du service, il faut une certaine liberté de parole… Mon cher neveu, d’ailleurs, est plus jeune que moi, et c’est à lui qu’incombe naturellement la charge d’amuser sa future.
– Votre neveu l’ennuie… dit résolûment Hermann.
– Hé ! hé ! hé ! fit Spurzeim, le fait est que de nos jours, la jeunesse ne sait plus divertir les dames… Mais la toilette, mais le luxe qui entoure notre jeune fille ?
– Que voulez-vous, monsieur le comte… tout cela l’ennuie.
– Diable ! diable ! Ah çà ! cette enfant-là n’a pas un bon caractère… Les honneurs que je lui fais rendre par les vassaux… cette pluie de bouquets ?
Hermann leva ses deux bras au ciel.
– Vos bouquets l’ennuient plus que tout le reste, monsieur le comte !
Le comte joignit ses mains sur son estomac. Il se souvenait qu’au congrès de Troppau, un diplomate de sa connaissance avait fait ce geste significatif.
– C’est grave ! murmura-t-il, c’est excessivement grave !… Et Rosenthal ?
– Monsieur le baron, répondit Hermann, se couche fort tard depuis quelque temps, parce qu’il reste à regarder les fenêtres de la comtesse Lenor… En revanche, il se lève de très-grand matin, et le premier chant du coq le retrouve à son poste contemplant toujours les fenêtres de la comtesse Lenor… Partout où va la comtesse Lenor, monsieur le baron la suit…
Spurzeim chercha dans sa mémoire quel signe ou quel geste monsieur Pozzo di Borgo avait coutume de faire pour témoigner sa mauvaise humeur. Ne trouvant point ce détail précieux dans son souvenir, il se tapa tout bonnement la cuisse comme monsieur le comte de Nesselrode.
– Et ça continue depuis le matin jusqu’au soir, poursuivait Hermann. Et il paraît que monsieur le baron n’est pas comme mademoiselle Chérie, et que ce métier-là ne l’ennuie pas du tout !
– Ah çà ! dit le comte en fronçant le sourcil, je crois que le coquin a décidément le mot pour rire !
– Je fais mon rapport… répliqua Hermann avec bonhomie.
Spurzeim se rappela juste à point que monsieur Pozzo di Borgo avait l’habitude de se caresser le menton dans les circonstances difficiles ; cela lui fit plaisir et il se caressa le menton.
– Il faut presser, presser le mariage, pensa-t-il tout haut ; je ne veux pas perdre les trésors de diplomatie que j’ai dépensés dans cette affaire-là… Hermann !
– Monsieur le comte ?
– Abandonnons ce qui concerne la future de mon cher neveu et traçons une ligne de démarcation profonde afin de ne point mêler les dossiers, comme nous disons en chancellerie… As-tu vu les frères Braun ?
– Les frères Braun, répondit Hermann, ont derrière eux une centaine de sauvages, et ils sont bien déterminés à casser le cou de quiconque voudra surenchérir et leur enlever la maison du Sparren.
– Casser le cou !… répéta Spurzeim, qui avait fait le tour des grimaces diplomatiques et qui revint franchement au bon petit sourire de Voltaire. C’est peut-être bien fort !… Nous n’avons besoin que d’effrayer l’acquéreur… Mais on a vu historiquement des faits semblables, et la diplomatie, comme toute chose humaine, dépasser quelquefois le but… L’homme fort s’en lave les mains et dit : C’est malheureux !… Qu’as-tu appris sur l’acquéreur ?
– J’ai appris que monsieur le comte ne s’était pas trompé : l’acquéreur est bien ce maître Hiob, de Stuttgard, qui s’est logé au village de Munz avec dame Barbel, son épouse.
– Combien a-t-il offert ?
– Quatre-vingt mille thalers.
– Cent mille écus, argent de France !… s’écria le plus habile des diplomates.
Et il se frotta les mains tout doucement.
– Hermann, mon ami, reprit Spurzeim, traçons une seconde ligne de démarcation afin de garder toujours l’esprit libre et net… Nous passons du concret à l’abstrait : je vais te faire un petit bout de théorie… Talleyrand, mon illustre ami, avait formé ainsi plusieurs gaillards qui n’étaient pas, dans le principe, beaucoup plus dégourdis que toi. Tu commences à posséder un peu les principes élémentaires de la diplomatie… Continuons… La diplomatie appliquée à la vie intime s’adresse aux deux actes les plus importants de la vie. Quels sont ces deux actes ?
– Boire et manger, parbleu ! répondit Hermann après avoir suffisamment réfléchi.
– Hériter et se marier… rectifia Spurzeim avec emphase. Suis-moi bien : nous allons justement aujourd’hui travailler pour l’un et l’autre de ces actes : mariage et succession… Notre instrument diplomatique pour le mariage est cette jeune fille que nous avons amenée de Ramberg… Notre instrument diplomatique pour la succession est le trio malpropre des frères Braun… Comprends-tu bien ?
– Pour le mariage, oui, répondit Hermann. Pour la succession, je ne vois pas…
Spurzeim eut un sourire content.
– Il faut avouer que c’est d’une certaine subtilité, dit-il avec complaisance. Mais nous allons débrouiller cela… Ce maître Hiob, ancien bedeau de l’université de Tubingue, n’a pas, en réalité, un sou vaillant ; il était chargé par les étudiants de veiller aux intérêts de leur jeune pupille, et servait en quelque sorte de trésorier pour les dons volontaires que l’université destinait à la fille de Franz Steibel… Je possède toute cette histoire sur le bout du doigt. Pendant seize ans qu’a duré cette étrange tutelle, maître Hiob a reçu des sommes fort importantes dont on ne songeait jamais à lui demander compte ; la jeune fille vivait comme une princesse, c’était tout ce que voulaient messieurs les étudiants… Maître Hiob mettait de côté, maître Hiob chargeait mon ami Muller d’acheter de la rente, maître Hiob faisait sa pelote si bel et si bien, qu’il a pu offrir pour le Sparren un capital de quatre-vingt mille thalers. Voici un fait acquis. Un autre fait non moins incontestable, c’est que cette somme appartient à Chérie… Or, Chérie va devenir la femme de mon très-cher neveu ; Rosenthal sera donc propriétaire légitime des quatre-vingt mille thalers… Et comme je suis jusqu’à présent l’héritier unique de mon neveu Rosenthal…
Hermann avait suivi laborieusement les sinuosités ardues de cette argumentation ; il poussa un long soupir de soulagement et frappa ses deux mains l’une contre l’autre.
– C’est pourtant vrai !… s’écria-t-il.
Puis il ajouta par réflexion :
– Mais votre neveu se porte diablement bien, monsieur le comte. Il va se marier, et cet héritage-là me semble un petit peu chanceux !
Ce fut le propre regard de Talleyrand que Spurzeim choisit cette fois pour toiser son valet.
– Assez pour aujourd’hui, dit-il ; médite cette leçon, qui est bonne ; je ne suis pas mécontent de tes progrès… Continue d’être alerte et vigilant ; regarde à droite quand tu veux voir à gauche, et souviens-toi que l’œil a été donné à l’homme pour loucher.
Spurzeim s’arrêta, suffoqué par la joie. Cette phrase échappée à son improvisation était UN MOT, un de ces mots qui prennent place d’autorité dans l’histoire. Il fit coup sur coup quatre ou cinq gestes empruntés à quatre ou cinq diplomates différents, tous bien posés, tous ayant assisté pour le moins à un congrès historique ; puis il tira ses tablettes de sa poche et inscrivit son mot, afin de ne le point oublier. Qu’est-ce qui lui manquait pour être l’égal des aigles diplomatiques ? Un mot ! eh bien, désormais, il avait son mot.
Il pensa tout de suite à faire faire une seconde édition de sa biographie et rédigea, séance tenante, ce paragraphe :
« On dit qu’à la suite de ces conférences, le chargé d’affaires de ***, qui était alors le comte Spurzeim, esprit fin, délicat, nature sceptique et supérieure, ne croyant à Dieu ni au diable, un véritable cousin des encyclopédistes, sur le visage de qui on voyait, suivant le dire de ses contemporains, comme un reflet du sourire de Voltaire, fut placé au grand dîner d’adieu à côté du marquis de Wellesley, et que le noble marquis vantant, avec sa partialité militaire, le coup d’œil d’Alexandre, de César et de Frédéric II, le comte Spurzeim se plut à opposer à ces grands hommes Philippe de Macédoine, l’empereur romain Auguste et Louis XI de France.
» La discussion s’échauffa ; il y eut, pour et contre, des arguments de première force ; mais le comte Spurzeim mit fin à la petite guerre par un mot qui fit longtemps le désespoir de monsieur le prince de Talleyrand.
» – Milord, dit-il au futur duc de Wellington, en fait de regard les goûts sont différents, et vous savez qu’il ne faut point discuter les goûts… Mon avis est que l’œil a été donné à l’homme…
» – Pour voir… interrompit le loyal Anglais.
» – Pour loucher ! acheva le rusé Wurtembergeois… »
Spurzeim remit ses tablettes dans sa poche.
– Monsieur le comte n’a plus rien à m’ordonner ? dit Hermann.
– Non, mon ami, non, répliqua le comte… Je suis satisfait de toi et de moi… Les mariages auront lieu demain soir : nous n’avons plus que trente-six heures à passer, et ce serait bien le diable…
Le maître et le valet tressaillirent tous deux à la fois : le bouquet d’arbres où ils étaient confinait à la muraille du parc, et ils venaient d’entendre un bruit de pas derrière eux.
– Chut !… fit le comte ; nous avons peut-être parlé trop haut !
– Ce sont des gens qui passent au dehors dans la campagne, dit Hermann.
– Diable d’enfer ! s’écria une voix en ce moment, ce coquin de mur n’a donc pas une seule brèche !
– Mes jambes ne peuvent plus me soutenir !… répliqua une autre voix ; je crois que cette course forcée m’a rendu ma fièvre…
– Allons, mon frère, un peu de courage ! Mieux vaut encore la fièvre que les dragons !
La voix s’interrompit pour jeter un cri de triomphe.
– Bravo ! bravo ! Gaudeamus ! voici la brèche demandée ! Nous allons enfin pénétrer dans ce castel antique !
Quelques moellons roulèrent à l’intérieur du parc : Spurzeim et son fidèle valet, qui se tenaient cois, virent apparaître entre les buissons une tête rouge et bouffie.
– Qu’est-ce que c’est que cela ?… murmura le comte.
– Ceux-ci n’y mettent point de façons, dit Hermann, ils entrent sans se faire annoncer.
Après la tête bouffie, apparurent un dolman en lambeaux et couvert de poussière, puis de grosses jambes courtes qui s’accroupirent sur le haut de la brèche.
– Allons, mon frère, dit le nouvel arrivant, un dernier effort !
Il tendit la main de l’autre côté du mur, et un second personnage parut à son tour sur la brèche.
Celui-ci n’était pas beaucoup mieux couvert que le premier, mais ses cheveux en désordre, ses habits déchirés et poudreux ne pouvaient ôter à son visage son caractère de distinction calme et fière. C’était un tout jeune homme, à la figure pâle et amaigrie ; sa marche embarrassée indiquait de la souffrance.
Le gros garçon regarda tout autour de lui d’un air joyeux.
– Holà ! s’écria-t-il d’une voix de stentor ; à la boutique, s’il vous plaît !… N’y a-t-il personne dans ce vénérable séjour ?
Son compagnon s’était adossé contre un arbre et semblait près de céder à l’excès de sa fatigue.
– Ce ne sont pas des voleurs, au moins, murmura Hermann.
– Il me semble que j’ai vu ces figures-là quelque part… dit le vieux Spurzeim.
Le gros garçon joufflu se dirigea tout droit vers le bosquet.
– J’ai entendu des voix là dedans, dit-il. Ce petit bois doit être plein de châtelains !… Eh pardieu ! s’interrompit-il en apercevant Spurzeim derrière les arbres, voici ma fameuse tête de conseiller privé honoraire !… Dites-moi, noble vieillard, – je vous salue avec considération, – n’est-ce pas ici que demeure mademoiselle Chérie ?
C’était la première fois qu’on venait demander mademoiselle Chérie au château de Rosenthal. Le comte Spurzeim et son valet se regardèrent ; puis, pour mettre en pratique le grand principe de la diplomatie, le comte tira son foulard et se moucha ; Hermann fit de même, et le nouveau venu n’obtint pas d’abord d’autre réponse.
– Sais-tu, murmurait Spurzeim derrière son foulard, que ces deux gaillards-là ont bien mauvaise mine ?
– J’ai vu des bandits qui étaient plus proprement habillés, répliqua Hermann.
Par le fait, nos deux camarades arrivaient en déplorable état. On eût dit qu’ils s’étaient frottés à toutes les broussailles du canton. Le plus jeune, celui qui avait des cheveux blonds et dont la figure pâle exprimait la fatigue et la souffrance, avait perdu sa coiffure en chemin ; son dolman déchiré ne tenait plus guère sur ses épaules, et à travers sa redingote ouverte on voyait des gouttelettes de sang plein sa chemise. L’autre avait sa casquette et son dolman à peu près entiers ; mais son genou passait par une large déchirure qui fendait son pantalon du haut en bas.
Cela ne l’empêchait point d’avoir l’air très-content de lui-même et de se présenter comme un homme sûr de son fait.
– Je vous demande, répéta-t-il en caressant le vaste fourneau de sa pipe attachée à son cou par un cordon vert, je vous demande si c’est ici la demeure de mademoiselle Chérie ?
– Oui, répondit Hermann sèchement.
– Avance, Frédéric ! dit le gros garçon en se tournant vers son compagnon, n’aie pas peur… nous voici au bout de nos fatigues.
Frédéric restait appuyé contre son arbre, et ses regards, fixés sur le château, cherchaient à deviner déjà laquelle de ces gothiques croisées éclairait la chambre de Chérie.
– Et que lui voulez-vous, à cette demoiselle ? demanda Hermann, que son maître poussait en avant.
– Nous voulons l’embrasser, répondit le gros garçon.
Hermann fit un haut-le-corps.
– Ça vous étonne, domestique ? reprit le nouvel arrivant. Moi, je vous avoue que j’aimerais mieux m’entretenir directement avec ce conseiller privé honoraire qui est là derrière vous, et dont la bonne tête m’a frappé vivement il y a trois semaines… Oui, monsieur, ajouta-t-il avec volubilité en écartant de la main Hermann et en s’adressant au comte, j’ai eu l’honneur de vous voir aux fêtes de Ramberg… Je m’appelle Bastian et ce jeune homme a nom Frédéric… Je suis l’ami de Frédéric et Frédéric est mon ami : c’est notre position dans le monde… Quant à mademoiselle Chérie, nous sommes ses oncles.
– Ses oncles ! répéta Spurzeim.
– Ses tuteurs, si mieux vous aimez.
Hermann s’était replié sur son maître.
– Ce sont des étudiants, murmura-t-il.
– Je le vois parbleu bien !… Il faut nous défaire d’eux et lestement, car nous avons déjà bien assez d’embarras comme cela !
Bastian avait fait une pirouette sur lui-même ; il exécutait un moulinet assez fort avec son bâton de voyage et regardait tout autour de lui.
– Ce n’est pas mal ici, disait-il, pas mal du tout !… comment trouves-tu ce parc, Frédéric ?… le site est beau et c’est en bon air : à tout prendre, Chérie est assez bien logée.
Comme son compagnon ne répondait pas ; il appuya ses deux mains sur son bâton et le regarda en face. Dans cette position, il tournait le dos aux deux diplomates, le maître et le valet, qui délibéraient à voix basse.
– Ah çà ! parle donc, toi, Frédéric, dit-il d’un ton de reproche ; c’est étonnant comme tu as baissé, mon ami, toi à qui j’ai connu tant de talent !… J’aimerais mieux voyager avec un Renard !
– Laissez-moi faire, dit Hermann au comte, je vais arranger cela.
– Voyons, Frédéric, voyons, poursuivait Bastian qui lui secouait le bras, tu vas nous faire passer pour des gens du commun !
Hermann lui toucha l’épaule par derrière et Bastian se retourna.
– C’est encore vous, domestique !… s’écria-t-il.
– Monsieur, interrompit Hermann, mademoiselle n’est pas visible.
– Ah bah !… fit Bastian ; est-ce vrai, cela, monsieur le conseiller privé honoraire ?
Le comte inclina gravement sa tête poudrée.
– Une migraine… commença Hermann.
– Entends-tu ce qu’il dit, Frédéric ? s’écria Bastian qui tira sa botte à tabac pour bourrer sa pipe ; Chérie a la migraine !… Du diable si elle savait ce que c’est que la migraine, autrefois !… Veux-tu en bourrer une ?… Non ! est-ce que tu as la migraine aussi, toi ? Tu me laisses tout le poids de la conversation.
Il referma bruyamment la boîte et mit le tuyau de sa pipe dans sa bouche.
– Eh bien, domestique, reprit-il en cherchant son briquet, nous avons, Frédéric et moi, un remède contre la migraine… Emboîtez le pas, s’il vous plaît, et conduisez-nous chez mademoiselle notre nièce.
Il prit Hermann par les deux épaules et lui fit faire un demi-tour.
Le comte avait eu tout le temps de préparer ses effets ; il choisit ce moment pour intervenir, et se plaça en face de Bastian, qui mettait son amadou allumé sur le fourneau de sa pipe.
– Monsieur, dit-il en s’inclinant avec raideur, je n’aurais eu, pour ma part, aucune répugnance à vous recevoir…
– Attention ! interrompit Bastian, qui se tourna vers Frédéric, ceci me paraît être l’ultimatum.
– Mais, poursuivit le vieux comte avec le plus incisif de tous ses sourires à la Voltaire, vous n’ignorez pas que cette demeure appartient à mon neveu, monsieur le baron de Rosenthal…
– Qui est à Stuttgard !… interrompit joyeusement le gros Bastian.
– Qui est ici… répliqua Spurzeim.
– Tiens ! tiens !… fit Bastian un peu déconcerté. On nous avait dit pourtant…
Puis il ajouta par habitude :
– Parle donc, toi, Frédéric… que diable, c’est à ton tour !
– Mon cher neveu, poursuivit le diplomate d’un accent patelin, a le tort de ne pas beaucoup aimer messieurs les étudiants de l’université de Tubingue… Il serait peut-être prudent pour ceux-ci de rester le moins de temps possible sur ses terres… Particulièrement s’ils se trouvent dans certaine position…
Il s’interrompit et sembla hésiter.
– Quelle position ?… demanda Bastian avec inquiétude.
– Cher monsieur, répliqua le diplomate, vous devez connaître cette position infiniment mieux que moi… Les dragons de Sa Majesté sont bien montés et vous êtes à pied…
Bastian tressaillit et les belles couleurs de ses joues disparurent.
– Vous dites ?… balbutia-t-il.
– Je dis, acheva le vieux comte, que la frontière n’est pas loin, et qu’à un quart de lieue d’ici la montagne commence à être impraticable pour la cavalerie… Je n’ai, du reste, aucun conseil à vous donner, mes chers messieurs, et je suis bien votre serviteur.
Il s’inclina de nouveau et tourna les talons. Bastian, qui restait tout interdit, tenant à la main sa pipe en train de s’éteindre, le regarda s’éloigner et l’entendit crier à Hermann :
– Va vite prévenir mon neveu le colonel de l’arrivée de ces messieurs.
Hermann prit sa course.
Bastian jeta un coup d’œil vers la brèche qui lui avait servi d’entrée et grommela entre ses dents :
– Diable d’enfer ! voilà un vieillard essentiellement désagréable !… Moi, je ne comptais pas du tout sur le Rosenthal… On aura lâché de Tubingue des pigeons voyageurs, puisqu’ils savent déjà par ici que les dragons sont à notre poursuite… As-tu entendu ce qu’il a dit, toi, Frédéric ?
Le jeune étudiant sembla s’éveiller d’un rêve.
– Non, répondit-il.
– Le pauvre garçon baisse, baisse !… se dit Bastian ; il n’a plus du tout de talent !… Eh bien ! mon vieux, reprit-il tout haut, on nous a reçus ici à coups de pied ou peu s’en faut, et je crois que le plus prudent est de déguerpir avec la rapidité de l’éclair.
Frédéric fixa sur lui ses yeux mornes et tristes.
– Je veux la voir !… prononça-t-il lentement.
– Tu veux la voir ! tu veux la voir ! répéta Bastian avec impatience et en contrefaisant sa voix ; c’est bien facile à dire… Pardieu ! moi aussi, je voudrais la voir !
Il se prit à se promener à grands pas sur le gazon et croisa ses bras sur sa poitrine.
– Oh oui ! poursuivit-il, tandis que ses gros yeux réjouis prenaient une certaine expression de mélancolie ; pour cela j’ai fait sept lieues à pied, j’ai sauté des fossés dont mon pantalon se souviendra, j’ai traversé des haies qui gardent de ma laine…, car j’avais le diable au corps, car ma passion fougueuse grandissait dans la solitude au point que la pipe me semblait fade, la bière lourde et le vin du Rhin éventé !… Je souffrais, ô mon Dieu ! tous les tourments des amants célèbres ! – Mais il ne suffit pas de vouloir, continua-t-il tout haut ; ce vieux singe de conseiller privé honoraire a parlé de dragons. Le Rosenthal est ici… et je n’adore pas l’idée d’entrer en relations suivies avec ce militaire. T’en viens-tu ?
– Je veux la voir !… prononça Frédéric à voix basse et comme s’il eût répété un refrain.
Bastian fixa sur lui un regard de compassion.
– Il y en a que l’amour rend idiots, mais là, parfaitement ! grommela-t-il. Ça me fait de la peine de le voir baisser comme cela ! Voyons, Frédéric, mon bonhomme, reprit-il, quand tu auras radoté quinze cents fois cette bêtise-là « Je veux la voir ! je veux la voir ! » penses-tu que ça t’avancera beaucoup ?… Au fond, si j’ai peur du Rosenthal, ce n’est pas pour moi, je ne suis pas criminel d’État, ce n’est pas après moi que court la cavalerie… Mais dans ta position, quand on est poursuivi…
Frédéric lui mit la main sur l’épaule ; un rayon fugitif se ralluma dans ses yeux ; il se redressa et son front eut comme un reflet de cette volonté indomptable qui le faisait jadis le premier et le maître parmi ses compagnons.
– Je te dis que je veux la voir ! répéta-t-il une troisième fois avec une sorte de violence.
Bastian changea de ton.
– Eh bien ! moi, je te dis, reprit-il en mettant de côté son accent protecteur, que tu risques ton cou, mon bon frère Frédéric, et que ce n’est pas spirituel ! Quel était le programme des opérations quand nous sommes sortis de Tubingue ?… Gagner la frontière, voir Chérie en passant, mais en passant seulement ! Le temps de fumer une pipe et de boire une demi-douzaine de tasses à la santé de l’université… Du moment que Chérie est invisible pour cause de migraine ou autre, du moment que la cave inhospitalière nous refuse des flots de johannisberg, la partie est manquée et la fête remise indéfiniment… En conséquence, moi, je murmure : Bonsoir, les voisins, et je demande à contempler les beautés de la nature en dehors de cet enclos féodal !… T’en viens-tu ?
Au lieu de répondre, Frédéric s’assit sur l’herbe au pied de son arbre.
– Diable d’enfer !… s’écria Bastian, il paraît que j’en suis pour mes frais d’éloquence.
– Va-t’en si tu veux, dit Frédéric avec fatigue.
– Mais toi, mon bon frère ?…
– Moi, je reste !
– Longtemps ?…
– Je ne sais.
– Voyons… cinq minutes ?
Frédéric passa sa main sur son front.
– Tiens, Bastian, laisse-moi !… murmura-t-il.
– Mais que veux-tu faire ici ?
Frédéric garda le silence.
– Écoute, reprit Bastian, je me suis chargé de toi, car les autres savent bien que tu es devenu moins raisonnable qu’un enfant… Si je te donne une demi-heure, viendras-tu me rejoindre ?
– Oui, répliqua Frédéric machinalement et sans songer à ce qu’il disait, j’irai te rejoindre.
– Ta parole ?
– Ma parole.
– Eh bien ! je vais t’attendre dans la forêt… À bientôt !
Il jeta un dernier regard vers le château, et il lui sembla entendre les portes s’ouvrir et se fermer avec fracas. Il gagna précipitamment la brèche ; sur la brèche, il resta deux ou trois secondes en équilibre.
– Partir sans voir Chérie !… pensa-t-il, et sans goûter le marcobrunner de ces caves du moyen âge !… J’appelle cela un dévouement stupide !… Mais il me semble que je vois grouiller une armée de valets dans les fossés, et l’idée de fréquenter ce grand coquin de Rosenthal n’éveille en moi que des sensations pénibles !…
Il sauta dans le chemin creux et disparut en sifflant.
Un long soupir de soulagement souleva la poitrine de Frédéric ; il était seul, et il était aussi heureux d’être seul que si ce tiers importun l’eût laissé en tête-à-tête avec Chérie. Il avait besoin de solitude, il voulait descendre tout au fond de son cœur pour y puiser un à un ses chers et poignants souvenirs.
Frédéric était trop jeune, Frédéric n’était pas assez fort, sans doute, pour cet amour écrasant qui le domptait ; Frédéric aimait comme on subit la torture. Au temps où son amour était heureux, Frédéric souffrait déjà ; maintenant que son amour était sans espoir, Frédéric se mourait.
C’était un pauvre enfant trop faible pour ces luttes du cœur.
Dès qu’il s’agissait des batailles du glaive, c’était un héros ; mais le désespoir avait pénétré du premier coup, comme la pointe empoisonnée d’un poignard, jusqu’aux sources de sa vie.
Son âme était plus changée encore que son visage. Si ses joues brillantées avaient pâli, si le feu de son regard s’était éteint dans les larmes, son âme engourdie dormait et n’aspirait même plus au réveil. C’était un pauvre enfant qui s’affaissait volontairement sous le poids de sa détresse et qui pleurait lâchement comme une femme.
Il n’y avait plus rien pour lui, ni présent ni avenir ; le désir lui manquait comme l’espoir. Il se réfugiait dans l’inertie mortelle, comme les malades condamnés se réfugient dans l’opium.
Lui qui naguère était le premier, sans comparaison ni conteste, parmi cette jeunesse, ivre de vie, exubérante d’audace, de l’université de Tubingue, lui qui était le maître, le roi, l’Épée, il se laissait tomber sans se plaindre et sans le savoir au dernier rang de ses camarades.
Autour de lui on disait : « Ce n’est plus que l’ombre de Frédéric ! » et l’ombre de Frédéric n’entendait pas.
Vous avez vu passer parfois ces malheureux empoisonnés par l’ancienne médecine, complice entêtée de la maladie ; ces convalescents, comme on les appelle, sucés par la saignée barbare, vidés par le sauvage émétique, réduits à néant par Sangrado et sa science anthropophage : ils vont tout frileux, cherchant instinctivement le soleil du bon Dieu qui répare le crime de l’ignorance humaine ; ils vont redemandant à la nature inépuisable le sang qui est resté aux lèvres des vampires ; ils vont, excitant la pitié de tous : l’enfant qui les heurterait par mégarde en passant les ferait choir.
Ainsi passait, désormais, Frédéric dans la vie. Mais ce n’était pas, hélas ! le sang qui lui manquait ; c’était le cœur. Les rayons bénis du soleil de Dieu ne pouvaient rien pour ranimer son agonie.
Il aimait ; le mal qui le tuait était l’objet même de son adoration, et il ne voulait point se guérir.
Frédéric était assis sur l’herbe et sa tête s’appuyait au tronc moussu du chêne dont les branches robustes étendaient au-dessus de lui leur feuillage ; le jour avançait ; un vent tiède montait de la plaine.
Frédéric avait devant lui le parc immense, dont les gazons s’entremêlaient de pièces d’eau et de bouquets de verdure. Au centre du parc et sur un plan incliné, se dressait le noble château de Rosenthal, avec sa ceinture de douves fleuries.
Frédéric ne regardait ni le parc, ni les gazons riants, ni l’orgueilleux château ; mais tout cela influait sur lui à son insu et changeait son découragement amer en une sorte de paresse molle qui avait son charme et sa douceur.
– Ce que je veux faire ici ?… pensa-t-il tout haut après un long silence, le sais-je !… Il me fallait voir cela pour comprendre tout mon bonheur perdu… Il me fallait passer triste et seul parmi les enchantements de ce paradis pour deviner les joies qui me sont à jamais refusées… Vivre ici, dans ces montagnes qui sont ma patrie… vivre avec elle, lui donner toutes les heures de ma vie, tous les battements de mon cœur !… Passer mes jours à guetter chacun de ses désirs pour le réaliser bien vite ! Sécher ses belles larmes avec mes baisers d’époux et m’enivrer sans cesse de ses sourires… J’avais rêvé cela, c’est vrai, Seigneur mon Dieu !
Il appuya ses deux mains contre son front.
– Je l’aimais, murmura-t-il d’une voix brisée, je ne vivais que par elle !… Quand elle est partie, tout a été fini pour moi, j’ai bien senti cela ! Ma force, ma jeunesse, mon âme, tout ce qui était en moi, tout ce qui était moi s’élançait sur ses traces… Et c’était ainsi qu’elle devait nous recevoir !… reprit-il en laissant retomber ses deux bras sur l’herbe, le long de ses flancs. Elle nous avait abandonnés, elle devait nous renier !…
Un sourire amer vint autour de ses lèvres.
– Mais pourquoi parler ainsi ? poursuivit-il encore en inclinant sa tête sur sa poitrine. Pourquoi se plaindre et pourquoi se révolter ?… J’ai beau faire, pauvre malheureux que je suis, son image adorée sera toujours la maîtresse de mon cœur ; je ne la briserai point, je ne la chasserai point… Je les préférerai toujours, ces souvenirs qui me navrent, à l’odieux bonheur de l’oubli… J’aime mieux souffrir, pourvu que j’aime !
Sous le feuillage, les oiseaux chantaient, la brise qui passait parmi les fleurs arrivait tout embaumée. Frédéric avait fermé les paupières ; cet harmonieux repos de la nature le magnétisait comme la musique suave et lente qui appelle au sommeil les sultanes d’Orient. Ce n’était pas encore le sommeil pourtant, mais c’était déjà le rêve : ses souvenirs prenaient une forme ; il voyait Chérie avec sa robe blanche et sa tête nue, Chérie qui venait d’atteindre sa quinzième année. Non plus la jeune fille froide et fière qui semblait le fuir, mais la Chérie des premiers jours, sa protectrice, son amie, qui le cherchait partout, qui venait vers lui en courant, qui écartait à deux mains les boucles folles de ses cheveux blonds pour lui tendre son front d’enfant et lui dire de sa voix, plus douce que la voix des anges : « Bonjour, mon frère Frédéric ! »
Un bruit léger se fit ; Frédéric ouvrit les yeux et poussa un grand cri. L’image qu’il avait vue en songe était là devant lui, mais plus belle. Chérie le regardait avec ses grands yeux bleus, souriants et humides. Elle avait une robe de mousseline blanche dont le vent soulevait les plis transparents.
Elle se mit à genoux auprès du pauvre Frédéric, qui croyait rêver encore ; et comme ses cheveux, rejetés en avant par ce mouvement, inondaient son visage, elle les prit à deux mains pour dégager son front, où montait une teinte rosée, et le tendit aux baisers du jeune homme, en lui disant comme autrefois, de sa voix plus douce que la voix des anges : – Bonjour, mon frère Frédéric !
J’ai vu souvent le lis royal, le lis dans sa jeunesse et dans sa beauté, porter fièrement à la rosée du matin sa haute couronne de fleurs ; puis l’ardeur flétrissante du soleil de midi frappait sa tige, et ses corolles s’inclinaient une à une, tristes et comme humiliées ; puis encore la tige elle-même, la tige droite et flexible s’inclinait vaincue… Et le lis royal allait mourir.
J’ai vu l’orage bienfaisant déchirer la nuée et verser l’eau du ciel au pied du pauvre lis royal… Et c’était plaisir de contempler la résurrection du beau lis ! Une à une, ses corolles penchées se relevaient lentement ; sa tige se redressait plus droite et plus flexible ; et quand le nuage était passé, le lis royal, préparé pour une lutte nouvelle, semblait sourire orgueilleusement aux rayons du soleil.
Si Frédéric se mourait, c’était faute d’un peu de bonheur. Comme au lis royal que la sécheresse va coucher au milieu du parterre, pour revivre il ne lui fallait qu’une goutte de rosée. Ses lèvres effleurèrent le front de Chérie et son regard ranimé tout à coup brilla, et ses joues se colorèrent, et son cœur engourdi recommença à battre.
– Chérie ! Chérie ! murmura-t-il, ô reine Chérie ! combien vous êtes plus belle encore que mes souvenirs et que mes rêves !
– Voici le vingt et unième jour, Frédéric, dit la jeune fille au lieu de répondre, et aucun de vous n’a songé à m’écrire !
– Aucun de nous, excepté moi, Chérie !… J’étais encore bien malade quand j’ai tracé pour vous quelques lignes tremblantes…
– C’est vrai, interrompit Chérie qui baissa les yeux, vous êtes changé, Frédéric !
– Et depuis cette première fois, poursuivit le jeune homme, chaque jour j’ai repris la plume, malgré l’ordre du conseil des Anciens, malgré la volonté de mes frères.
– Vos lettres ne me sont pas parvenues, dit Chérie.
Une expression de doute était sur le visage de Frédéric.
La jeune fille réfléchissait. « Le baron de Rosenthal est incapable d’une pareille bassesse !… » pensait-elle.
Assurément ; mais les diplomates forts ne sont pas fiers, et c’était monsieur le comte Spurzeim qui avait mis dans la poche de son habit à la française les lettres de Frédéric.
– Mes amis sont donc fâchés contre moi ?… reprit Chérie d’un accent timide, puisqu’il vous a fallu, pour m’écrire, aller contre leur volonté.
Frédéric baissa la tête et ne répondit point.
– Quoi ! tous ceux qui m’aiment ? dit Chérie en l’interrogeant d’un regard avide. Arnold, qui m’a connue enfant !… Rudolphe, qui a tiré l’épée pour moi !… et tous les autres ?…
– Arnold, Rudolphe et tous les autres, répliqua Frédéric lentement, ont juré sur le glaive de ne jamais prononcer votre nom.
Une larme jaillit des yeux de la jeune fille.
– Pour faire le serment des glaives, Frédéric, dit-elle, il faut que l’université soit assemblée et que les trois Épées disent avant tous : « Je le jure !… » Vous qui êtes la première Épée, vous avez donc juré le premier ?
Frédéric eut un sourire.
– Mes frères m’ont retiré le glaive, Chérie, répondit-il ; je ne suis plus la première Épée de l’université de Tubingue.
– Pourquoi ?
– Parce que la loi du Comment est formelle et que j’ai dégelé deux fois contre mes frères : une fois dans l’allée d’érables qui est sous le village de Ramberg, pour sauver la vie de l’homme que vous aimez, Chérie… L’autre fois pour défendre votre honneur.
– Les deux fois pour moi !… murmura la jeune fille.
Puis elle ajouta tout à coup :
– Mon honneur !… vous avez parlé de mon honneur… Il faut vous expliquer, Frédéric !
Frédéric obéit avec répugnance.
– C’était huit jours après votre départ, dit-il ; l’université vint de Tubingue à Stuttgard et se rassembla dans la Maison de l’Ami… On parla de vous, Chérie, et l’université monta l’escalier qui conduit à votre chambre… à la chambre qui vous appartenait jadis, quand vous étiez notre fille, notre reine… J’étais bien faible encore et je n’avais pu assister au conseil, mais quelque chose me disait que mon poste était là, et quand nos frères arrivèrent devant votre porte, j’étais dans le corridor, adossé contre la muraille.
Arnold portait un marteau avec des clous ; Rudolphe tenait à la main un écriteau, et ceux qui suivaient soulevaient un grand voile noir au-dessus de leur tête.
Arnold cloua la porte de votre chambre contre ses montants et dit. « Cette porte est condamnée ; nul désormais n’en passera le seuil ! »
Cela me plaisait, je laissai faire.
Arnold étendit ensuite le voile noir au devant de la porte et le cloua du haut en bas en disant : « Que ce lieu soit triste et consacré au deuil comme si c’était une tombe ! »
Cela me serra le cœur, mais je laissai faire…
Frédéric s’arrêta pour reprendre haleine. La poitrine de Chérie était oppressée ; elle écoutait sans prononcer une parole.
Frédéric reprit d’une voit plus émue :
– Enfin Rudolphe déplia l’écriteau et voulut le fixer sur le drap noir. Je lus l’inscription qu’il contenait ; je m’élançai, et l’écriteau tomba déchiré en mille pièces.
– Que disait l’écriteau ? demanda Chérie avec agitation ; que disait-il ?
– Vous voulez le savoir ? prononça lentement Frédéric.
– Je le veux ! répliqua Chérie, qui croisa ses bras sur sa poitrine comme pour supporter mieux le coup qu’elle attendait.
– L’écriteau contenait ces mots, reprit Frédéric après un silence : « La fille de Franz Steibel, tué par un officier du roi, adoptée par les étudiants de Tubingue, a quitté les étudiants de Tubingue pour suivre un officier du roi. »
Chérie se couvrit le visage de ses mains.
– Y avait-il encore autre chose ?… murmura-t-elle à travers ses sanglots.
– Il y avait au-dessous deux épées en croix avec trois larmes dessinées, et au-dessous encore « ci-gît l’honneur de la reine Chérie ! »
La jeune fille se redressa et montra son visage baigné de pleurs.
– Oh ! fit-elle, il en a menti, celui qui a écrit cela !…
– Je foulai aux pieds les débris de l’écriteau, continua Frédéric, et je touchai de la pointe de mon glaive la poitrine de mon frère Arnold en disant : « Celui qui a écrit cela en a menti ! »
– Merci, Frédéric, dit Chérie, qui était assise au pied de l’arbre, à côté du jeune homme ; que Dieu vous récompense, vous qui êtes mon seul ami en ce monde !
– Ils vous aimaient bien eux aussi, Chérie, et s’ils ont été cruels envers vous, c’est que leurs cœurs étaient profondément blessés !… Mais que vous importe après tout maintenant ? Et tandis qu’il parlait ainsi, la voix de Frédéric prenait malgré lui un accent d’amertume. Que vous importe ?… vous vivez une vie nouvelle, et ceux qui vous entourent sont les amis de votre choix.
La jeune fille le regarda étonnée.
– Vous aussi, Frédéric, dit-elle, vous me jugez donc comme ils m’ont jugée !… Alors pourquoi m’avez-vous défendue ?
– Pourquoi me suis-je placé au-devant du baron de Rosenthal quand vous avez dit : « C’est celui-là que j’aime ?… »
– Je vous comprends, murmura Chérie avec tristesse, vous avez fait cela parce que vous avez un cœur généreux… Voilà tout, n’est-ce pas ?… Mais s’il en est ainsi, je vous ferai encore une question, Frédéric : Pourquoi êtes-vous venu au château de Rosenthal ?
Frédéric tressaillit, et Chérie eût voulu reprendre la parole prononcée, tant fut amère et soudaine l’expression d’angoisse qui vint se peindre sur le visage du jeune homme.
– Ô Chérie ! Chérie ! dit-il les larmes aux yeux, est-ce donc déjà le réveil ?… Hélas ! je ne savais plus déjà si c’était le domaine de Rosenthal qui m’entourait, et je ne voyais plus que vous, Chérie !… Mais vous avez bien fait de me rendre à moi-même, car le temps passe et le chemin est long d’ici à la frontière du pays de Bade.
Chérie l’interrogeait d’un regard inquiet.
– Avant de quitter ma patrie, pour toujours peut-être, continua Frédéric dont le front s’était redressé et qui tâchait de sourire, j’ai voulu embrasser ma vieille mère et lui dire un dernier adieu… C’est pour cela que je suis venu.
– Quitter votre patrie ! répéta la jeune fille à voix basse ; pourquoi vous exiler ainsi ?
Frédéric se leva et reprit son bâton de voyage.
– Chérie, dit-il, les dragons du roi sont à ma poursuite ; je suis proscrit !
– Vous, Frédéric ! s’écria la jeune fille, vous qui bouchiez vos oreilles pour ne pas entendre parler politique : je me souviens bien de cela !… Vous qui étiez tout entier aux études et aux plaisirs de votre âge… Vous, poursuivi par les soldats du roi !… vous, proscrit !
– J’étais ainsi, c’est vrai, répondit le jeune étudiant qui voulait garder un air calme et dont la voix se brisait malgré lui dans sa poitrine ; j’étais ainsi, mais quand vous êtes partie, je crois bien que je suis devenu fou… Vous souvenez-vous, Chérie, de cette chanson satirique contre le roi et ses ministres, qui fit mettre le pauvre Goëtz dans une forteresse ?… Le roi ne m’a rien fait, et je ne connais même pas ses ministres, mais je me dis : Puisqu’on a mis Goëtz dans un cachot pour avoir chanté seulement cette satire, si moi je vais la clouer en plein jour à la porte du palais royal, on me tuera…
– Et vous l’avez fait ?… balbutia Chérie, qui était plus pâle que morte.
– Oui, je l’ai fait, répondit Frédéric : je voulais mourir.
La tête de Chérie s’inclina sur son sein.
– Mais vous savez, reprit le jeune homme, nos frères m’aimaient et, malgré mes torts envers eux, ils m’aiment encore… Ils m’ont parlé de ma pauvre mère qui n’a plus que moi en ce monde, et j’ai consenti à fuir… Hélas ! Chérie, s’interrompit-il, je mens, et que Dieu me pardonne !… J’aime ma mère de toute mon âme, et vous le savez bien, mais je restai sombre et froid à son souvenir… Je m’obstinais dans la pensée de la mort… Et si j’ai consenti enfin à prendre la fuite, c’est qu’une idée a traversé mon esprit, éblouissante et rapide comme l’éclair… c’est que je me suis dit : Sur cette route de l’exil, je trouverai le château de Rosenthal où elle est à présent, et quand je l’aurai vue encore une fois, il sera temps de mourir !
Frédéric se tut. Chérie restait immobile et la tête baissée. Frédéric attendait un mot de consolation ou de tendresse : ce mot, Chérie ne le prononçait point.
– Et maintenant, dit le jeune homme en faisant un effort pour assurer sa voix, je vous ai revue et je suis content, Chérie… Je vais voir ma mère, qui prie pour vous chaque jour, et je lui dirai que vous êtes heureuse… Adieu, Chérie, je souhaite du bonheur à celui que vous aimez, et je ne vous prie pas de me plaindre ; car moi, désormais, je ne souffrirai pas longtemps.
Il se pencha pour baiser la main de la jeune fille ; mais celle-ci releva tout à coup son visage inondé de larmes.
– Vous m’aimiez donc, Frédéric… mon pauvre Frédéric ? dit-elle en le retenant par la main.
– Si je vous aimais, Chérie ! s’écria celui-ci avec un élan de passion si ardente, que la jeune fille heureuse sourit à travers ses larmes.
– Et vous ne me le disiez pas !… reprit-elle.
– Tous les jours, je rassemblais mon courage, tous les jours je voulais tomber à vos pieds, mais il y avait comme une main de fer qui étreignait ma bouche dès que mes lèvres s’ouvraient pour vous parler d’amour.
– Et moi qui n’ai pas su vous deviner !… pensa tout haut Chérie dont les belles mains blanches s’appuyaient sur les épaules de Frédéric ; moi qui me faisais tout exprès froide et sévère dès que je vous apercevais de loin !… Ah ! Frédéric, mon pauvre Frédéric, le bonheur était là, sous notre main, et nous l’avons laissé s’envoler !
Frédéric avait l’air d’un homme qui voit le ciel s’ouvrir ; il écoutait avec ravissement, avec extase.
– Le bonheur !… répéta-t-il ; c’est vous qui avez dit cela, Chérie ?
La jeune fille pesa sur ses épaules en jouant, et Frédéric, cédant à ce mouvement, se mit à genoux devant elle.
Ils se regardèrent tous deux, souriants et les yeux humides ; tous deux émus jusqu’à l’angoisse et savourant en même temps tous deux cette grande joie des cœurs qui s’entendent.
– Moi aussi, je vous aimais… prononça lentement Chérie.
Frédéric ferma les yeux ; il n’avait plus de paroles ; il ne se sentait plus vivre qu’aux violents battements de son cœur. Tout à coup, sa joue devint plus pâle ; il chancela et sa tête trouva pour abri le sein de Chérie.
Il était là le pauvre enfant, trop faible contre cette félicité soudaine ; son souffle venait mourir entre ses lèvres. Chérie le contemplait tendrement, et tandis que ses belles mains toutes tremblantes se jouaient parmi les cheveux bouclés de Frédéric, il y avait dans son sourire un reflet de protection maternelle.
Elle n’avait que seize ans, mais elle se sentait la plus forte, et dans son âme elle se disait : Je veux qu’il soit heureux !
– Relève-toi, Frédéric, dit-elle tout à coup ; jusqu’à demain je suis encore la reine Chérie… et, si tu le veux, je ne serai jamais la baronne de Rosenthal !
– Est-ce possible ?… s’écria Frédéric. Il n’est pas trop tard, mon Dieu !
– S’il était trop tard, dit Chérie qui rejeta en arrière d’un mouvement de tête résolu les riches anneaux de sa chevelure blonde, te parlerais-je comme je le fais ?… Tu vois bien que je brûle mes vaisseaux, Frédéric ! Puisque nous nous aimons et que je ne suis pas mariée, pourquoi serait-il trop tard ?
– Là-bas, à Tubingue, balbutia le jeune homme, on a dit qu’il y avait eu fiançailles légales, par-devant le magistrat… et fiançailles valent mariage.
Le pied mignon de la jeune fille frappa le gazon avec impatience.
– Oh ! quant à cela, s’écria-t-elle, si vous êtes ainsi fait, Frédéric, mettez votre paquet au bout de votre bâton et allez pleurer à Bade ou ailleurs, tandis qu’ici, moi je serai au désespoir… Si vous avez perdu tout votre courage…
Les yeux de Frédéric brillèrent, et un éclat de fierté vint à son front.
– Bien ! s’écria Chérie, je crois que je vais retrouver mon Frédéric !
– Faut-il combattre ?… demanda le jeune homme, qui sentait renaître en lui son ardeur si longtemps engourdie.
– Oui certes, il faut combattre, et bravement ! répondit Chérie, mais pas avec l’épée, c’est trop facile… Les armes qu’il nous faut vaincre, c’est l’espoir, c’est la jeunesse, c’est la gaieté, c’est la grâce et la coquetterie… Regarde-moi, mon Frédéric, et dis si tu veux que je sois ta femme !
– Hélas ! balbutia le pauvre enfant, s’il ne fallait donner pour cela que ma vie !…
Chérie, pour le coup, se fâcha tout rouge.
– Eh ! que voulez-vous qu’on fasse de votre vie, monsieur ? s’écria-t-elle.
Elle s’interrompit en voyant le blond étudiant baisser les yeux avec tristesse.
– Ah Frédéric, murmura-t-elle, mon pauvre Frédéric ! quand je pense que j’ai eu peur de vous ! Folle que j’étais, je vous jugeais d’après je ne sais quelle idée romanesque et bizarre que je m’étais faite des hommes ; je vous élevais au-dessus de moi, je vous craignais et je vous fuyais… Mon Dieu ! je n’en sais pas beaucoup plus long que vous sur le monde ; je ne l’ai jamais vu et jamais je n’ai essayé à le deviner… Mais cependant, puisque vous ne voulez pas ouvrir les yeux, il faut bien que je vous conduise… Avez-vous confiance en moi ?
– Comme en un ange du ciel ! répondit le jeune homme.
– Voilà déjà que vous prenez meilleure figure, interrompit Chérie en souriant ; cela va venir, peut-être… Voyons, mon petit Frédéric, je vous ai connu autrefois l’air si fanfaron, la tournure si crâne, l’air si espiègle et si mutin : ne pouvez-vous retrouver tout cela ?
– Je tâcherai, dit Frédéric naïvement ; mais pourquoi faire ?
Et, sans qu’il y prit garde, la gaieté contagieuse de Chérie gagnait son esprit et son cœur ; il n’osait pas encore se livrer, car la timidité était sa maladie ; mais il sentait se réveiller en lui cette fougue de la jeunesse que le malheur avait matée… Et le progrès de cette guérison qui s’opérait à son insu se montrait sur son charmant visage, expressif et délicat comme celui d’une jeune fille.
C’est égal, même dans cette voie de convalescence, il eût bien mieux aimé que l’arme choisie pour la lutte fût une de ces longues et bonnes épées pendues, là-bas, au râtelier de l’Honneur.
– Écoutez-moi bien, reprit Chérie, je suis la fiancée de monsieur le baron de Rosenthal ; nous ne pouvons plus rompre désormais que par consentement mutuel… Moi, je consens d’avance ; il s’agit donc de le faire consentir.
Frédéric leva les yeux au ciel. Chérie haussa les épaules.
Comme il arrive toujours, elle devenait plus hardie à mesure qu’elle sentait son champion plus langoureux et plus timide.
– Pour obtenir le consentement de monsieur le baron, poursuivit-elle, il n’y a qu’une chose : c’est de le dégoûter de moi.
– Oh grand Dieu ! s’écria le pauvre Frédéric, si vous n’avez que ce moyen-là, Chérie ?…
– Merci du compliment, Frédéric, interrompit la jeune fille ; mais mon moyen est bon ; il est excellent, si vous jouez bien votre rôle.
– Quel rôle ?
– Êtes-vous prêt à tout ?
– À tout pour vous plaire, répondit Frédéric d’un air très-suffisamment décidé.
– À la bonne heure, s’écria la jeune fille enchantée ; asseyez-vous donc là, près de moi, et conspirons comme deux vrais camarades d’université… C’est ici la maison de la diplomatie. Dans cette maison, il y a un bandeau sur tous les yeux ; toutes les têtes sont à l’envers ; tous les cœurs souffrent : je ne sais quel mauvais génie a passé par là… Pour vaincre ce mauvais génie, que je connais et que vous ne connaissez pas, la première chose à faire est de m’obéir en tout.
– Je ne demande pas mieux.
– Voyons, si vous êtes bien obéissant !
Frédéric souriait maintenant comme Chérie. Il s’était mis sur l’herbe, auprès d’elle ; il lui tenait les deux mains et ne pouvait se rassasier de la voir. Assurément, il ne songeait plus guère à la chanson politique clouée sur la porte du palais royal, aux dragons qui le poursuivaient, ni à l’exil, ni à rien de ce qui n’était point Chérie.
– Mettez-moi à l’épreuve ! s’écria-t-il.
– Je vous ordonne de faire la cour galamment, assidûment, avec ardeur, avec passion… commença la jeune fille.
– À vous ?… interrompit Frédéric ; voilà un ordre qui n’était pas nécessaire !
Chérie le regarda en dessous, et dans ce coup d’œil il y avait bien un peu de dédain. Elle s’occupait de diplomatie depuis cinq minutes seulement, mais elle se sentait déjà forte, la délicieuse fille d’Ève, et la simplicité de Frédéric lui faisait compassion.
– À moi ? répéta-t-elle. Ah çà ! Frédéric, vous qui êtes si habile en escrime, est-ce que vous ne cherchez pas à tromper le fer de votre ennemi ?
– Pas souvent, répliqua Frédéric ; toutes ces feintes de salle sont des jeux d’enfant. Moi je pare tout uniment sur la première attaque, et je riposte droit… ça me réussit assez.
Chérie fit une petite moue ; sa tentative de démonstration métaphorique n’avait pas eu de succès.
– Eh bien, Frédéric, reprit-elle, je suis plus raffinée que cela ; je ne dédaigne pas du tout les feintes… C’est à la belle comtesse Lenor qu’il vous faudra faire la cour.
– Oh !… s’écria Frédéric scandalisé.
Chérie leva le doigt d’un air impérieux ; le jeune étudiant, pour marquer son obéissance, saisit ce doigt mignon et l’appuya contre ses lèvres.
– C’est convenu ? demanda Chérie.
– C’est convenu, répéta Frédéric, je ferai la cour à la belle comtesse Lenor.
– Et vous vous installerez ici bravement, quand même l’accueil ne serait pas des plus empressés ?…
– Je veux bien…, mais c’est que je ne suis pas seul.
– Tant mieux ! s’écria Chérie. Qui donc est avec vous ?
– Notre ami Bastian.
Chérie frappa ses mains l’une contre l’autre.
– Bastian ! dit-elle en riant de tout son cœur, le roi des pipes et du bier scandal !… Excellent ! excellent ! nous n’aurons pas besoin de lui souffler des folies, à celui-là… Il n’y aura qu’à le laisser faire, il se rendra insupportable tout naturellement.
Elle s’interrompit soudain et prêta l’oreille.
– Chut ! dit-elle, n’entendez-vous rien ?
– On marche derrière ce bosquet, répondit Frédéric.
Il fit un mouvement pour s’éloigner. Chérie le retint de force.
– Nous allons entrer en scène, murmura-t-elle, je n’ai pas grande confiance en votre aplomb, Frédéric, mais je serai brave pour deux.
On vit la tête poudrée du comte Spurzeim qui dépassait les derniers arbres du bosquet.
– Les voici ! les voici !… s’écria-t-il.
Rosenthal et Lenor se montrèrent derrière lui.
– Ne restons pas ainsi… murmura Frédéric, qui avait la rougeur au front ; car ils étaient toujours assis, l’un auprès de l’autre, sur l’herbe, au pied du chêne, et leurs mains restaient unies, malgré la présence des maîtres du château, qui s’arrêtaient immobiles à les regarder.
À la grande surprise du jeune homme, Chérie choisit justement cet instant critique pour jeter ses bras autour de son cou et l’embrasser en riant comme une folle.
– Bravo ! dit le comte Spurzeim, qui eut son petit rire sec.
Lenor détourna les yeux avec un suprême dédain. Rosenthal gardait le silence.
Chérie fit lever Frédéric, tout rouge et tout confus, et s’avança belle, souriante, sans honte ni embarras, vers le noble groupe en disant.
– C’est aujourd’hui fête au château de Rosenthal, monsieur le baron… Nous avons à dîner deux de mes chers tuteurs qui sont venus me voir, et je vous présente celui que j’aime le mieux parmi messieurs les étudiants de Tubingue.
C’était une vaste salle éclairée par trois fenêtres cintrées. La voûte, peinte à fresque par un vieux maître allemand, représentait le premier repas d’Énée et de ses compagnons sur la terre latine : on voyait là grand carnage de venaison, et ces fameux pains qui servirent de table, afin que fût accomplie la prophétie troyenne. La boiserie de noyer noir portait, du sol à la voûte, les naïves guirlandes de sa sculpture. Au centre de chaque panneau était suspendu un trophée de chasse.
L’écusson parlant de Rosenthal : de sinople semé de roses ou quintefeuilles d’or (Rosenthal signifie vallée des roses), brillait, supporté par deux Mores armés de casse-tête, au-dessus de la massive cheminée à manteau qui tenait presque tout un côté de la pièce.
En face de la cheminée, il y avait un de ces dressoirs qui sont l’orgueil de l’art allemand, un édifice tout entier, un chef-d’œuvre de menuiserie et de découpure, portant sur ses profondes tablettes assez de vaisselle d’argent et d’or pour occuper un jour tout entier les balanciers de la monnaie du roi.
À l’heure où nous entrons dans cette pièce, qui était la salle à manger du château, le soleil dépassait déjà le milieu de sa course, frappait obliquement les vitraux des croisées et réchauffait les teintes un peu effacées de la voûte. La boiserie sombre faisait saillir les trophées qui projetaient au loin leur ombre. Il y avait là partout une couleur uniforme et respectable qui eût fait tressaillir d’aise un ami du passé. Là, plus qu’en tout autre lieu du château, on était forcé de reconnaître que ces Rosenthal avaient dû être de hauts et puissants seigneurs.
La table, servie entre le dressoir et la cheminée, attendait les convives. Elle était en parfaite harmonie avec la magnificence sévère et rude de la salle ; la nappe damassée et de taille gigantesque allait d’un bout à l’autre ; mais comme il n’y avait pas assez d’hôtes au château pour remplir toutes les places marquées autour de l’énorme table, les assiettes et le service s’arrêtaient au milieu. Le reste n’était pas vide cependant : on y voyait, sur son piédestal habillé de satin, une corbeille de mariage d’un goût exquis et d’une richesse véritablement royale.
La cloche des repas vibrait encore ; les convives venaient d’entrer et entouraient la corbeille qui faisait l’admiration de tous. La dame de compagnie de la comtesse Lenor, l’écuyer de la chanoinesse Concordia, le bibliothécaire du vieux Spurzeim ne tarissaient pas en éloges.
Chérie, qui venait d’entrer en grande toilette, au bras de Frédéric, n’accorda aux magnificences de la corbeille qu’un coup d’œil distrait, presque dédaigneux.
– Elle croit que c’est pour la comtesse Lenor, se dirent la dame de compagnie, l’écuyer et le bibliothécaire en échangeant un regard d’intelligence. Quand elle va savoir que c’est pour elle !…
Comme ils parlaient ainsi, la comtesse Lenor passait justement le seuil de la porte qui donnait dans les appartements intérieurs. Elle détourna les yeux pour ne point voir la corbeille et gagna lentement la place qui lui était réservée au haut bout de la table.
Elle avait les yeux baissés et son beau front triste se couvrait de rougeur.
En ce moment, Rosenthal et le comte Spurzeim arrivaient à leur tour par la porte du jardin. Derrière eux il se faisait un grand bruit, et l’on entendait les éclats d’une voix provocante.
– C’est mon autre tuteur, Bastian, dit Chérie en s’avançant vers Rosenthal, le sourire aux lèvres.
– Diable d’enfer !… s’écriait le joyeux étudiant au dehors, je savais bien qu’on viendrait me chercher !… Je n’ai pas de rancune, mais je demande des excuses catégoriques et complètes pour l’accueil malséant qui m’a été fait ici ce matin.
Tous les regards s’étaient tournés du côté de la porte ; Spurzeim jouait avec son jabot et affectait l’indifférence ; Rosenthal baissait les yeux, et une nuance d’embarras se peignait sur le visage de Frédéric lui-même. Un sourire moqueur était autour des lèvres de Lenor, qui cherchait, mais en vain, à rencontrer les yeux de Rosenthal. Chérie seule conservait son air d’imperturbable gaieté.
Elle avait entamé la lutte d’un cœur vaillant, et maintenant qu’elle se savait aimée, l’empereur lui-même ne l’aurait pas fait reculer.
– Eh bien ! monsieur le baron, murmura-t-elle, faut-il que j’aille recevoir mon oncle Bastian ?
Rosenthal s’inclina de bonne grâce et fit un pas vers la porte au moment même où le gros étudiant paraissait sur le seuil avec sa redingote en lambeaux et sa grande pipe à la boutonnière.
– Entrez, monsieur, dit-il ; les amis de ma fiancée sont ici chez eux.
– C’est bien ce que je pensais, répliqua Bastian d’un air capable. Dites donc, vous, monsieur le conseiller privé honoraire, témoignez-moi donc un peu les regrets que vous avez…, le chagrin…, enfin une petite phrase polie, quoi !
– Je n’avais pas l’honneur de vous connaître, mon cher monsieur Bastian, répondit Spurzeim avec son plus séduisant sourire ; veuillez agréer mes excuses, et croire que bien sincèrement…
Bastian lui avait déjà tourné le dos. Le matin, en attendant Frédéric, il était entré dans un cabaret pour se bien assurer que le kirsch de la forêt Noire méritait sa vieille réputation. Il était superbe, et, Dieu merci ! Chérie n’avait pas besoin de lui souffler son rôle.
– C’est sombre ici, dit-il en promenant son regard autour de la chambre, mais je ne déteste pas cette vieille couleur de cathédrale… On mange consciencieusement au milieu de ces antiquités curieuses… Ah ! bonjour, bonjour, reine Chérie, s’interrompit-il avec effusion ; vous êtes crânement mignonne en duchesse, et je ne regrette pas le chemin que j’ai fait pour vous voir… C’est pour vous cette corbeille de noce ?
– Oui, mon cher monsieur, répondit le diplomate fort, qui tâchait évidemment de se rendre agréable.
– Fichtre ! c’est du cossu !… s’écria Bastian ; c’est stylé !
Rosenthal s’était approché.
– Je serais heureux si ma fiancée la trouvait à son goût, dit-il en interrogeant Chérie du regard.
Depuis le commencement de la scène, Lenor triomphait, car elle se sentait déjà vengée. Chérie regarda la corbeille par-dessus l’épaule.
– Pas mal… murmura-t-elle du bout des lèvres.
– Pas mal !… pensa Lenor. Cette créature est odieuse ! Une corbeille de princesse ! Le pauvre Rosenthal sera trop puni !
– Voyons, à table ! s’écria Chérie.
– Toujours ravissante !… dit Bastian attendri ; toujours cousue d’idées spirituelles !… À table ! quel joli mot !… Du talent ! du talent !
Rosenthal avait pris la main de Chérie.
– Nous attendons ma tante la chanoinesse, murmura-t-il.
– Ah ! fit Chérie ; c’est qu’elle n’est pas vive, la bonne dame !… et mes tuteurs ont faim.
Pour la première fois, une nuance de dépit se refléta dans les yeux du baron, que le vieux Spurzeim surveillait avec inquiétude.
– Ça m’aurait bien surpris, s’écria Bastian avec un gros rire, s’il n’y avait pas eu ici de tante chanoinesse… La voilà, je suis sûr que la voilà !… Tante chanoinesse, je vous offre mes civilités empressées !
Madame Concordia venait en effet d’entrer, précédée de son chapelain ; elle resta stupéfaite au devant du seuil, regardant tour à tour Frédéric et Bastian.
– Mon révérend, dit-elle enfin au chapelain, voyez comment cela se trouve bien que j’aie mis ma robe de velours, puisque voilà justement des étrangers au château de Rosenthal.
Le chapelain ne put faire moins que d’approuver du bout du bonnet, et Concordia exécuta deux révérences considérables en l’honneur des deux étudiants.
Chérie était maîtresse de la maison ; elle plaça Frédéric auprès de Lenor et Bastian à côté de la chanoinesse. Le chapelain récita la bénédiction latine, et le repas commença.
Il faut se souvenir de ce que nous avons dit touchant l’étiquette compassée et toujours uniforme qui régnait d’ordinaire dans la salle à manger de Rosenthal. On peut affirmer que ces voûtes nobles n’avaient jamais entendu que des paroles rigoureusement convenables : aussi, tous les convives, depuis la dame de compagnie jusqu’au bibliothécaire, tressaillirent-ils d’un commun mouvement lorsque Bastian s’écria, en prenant place :
– Diable d’enfer ! je crois que je vais avoir aujourd’hui un joli coup de fourchette !… Et vous, ma vénérable ?
La chanoinesse Concordia jeta sur lui un regard plein de sérénité ; elle ne s’était jamais éloignée beaucoup des tours de Rosenthal. Elle avait vu la cour, mais rarement et dans des occasions solennelles ; c’était la naïveté même. En outre, elle avait cette politesse sincère des grandes races et cette bienveillance innée qui se refuse à deviner l’impertinence.
– J’ai toujours eu, grâce à Dieu, répondit-elle avec un bon sourire, un excellent appétit, monsieur.
Tous ceux qui avaient tremblé pour ce mot : ma vénérable, si impudemment familier, durent se rassurer, car la digne chanoinesse pensa tout uniment que c’était quelque nouveau titre à la mode, et mangea son potage d’un cœur calme.
Rosenthal évitait les œillades moqueuses et provocantes de Lenor. Le vieux Spurzeim causait comme une pie et semblait vouloir abriter derrière son babil les excentricités de Bastian. Mais celui-ci avait la voix bien timbrée.
– C’est un moment à passer, se disait le diplomate fort ; puisque mon cher neveu ne l’a pas mis dehors par les épaules, il faut qu’il ait ses raisons pour cela… Nous aurons, je l’espère, plus de peur que de mal… D’ailleurs nous avons un de ces jeunes gens qui se conduit admirablement bien, et c’est déjà quelque chose.
On ne pouvait, en effet, accuser Frédéric de faire beaucoup de bruit. Le regard de Spurzeim se tourna vers lui comme pour le remercier de son excellente tenue ; mais, pour le coup, le sourire à la Voltaire, qui était à demeure sur les lèvres du bonhomme, s’évanouit brusquement. Il venait de voir Frédéric, penché tout contre l’oreille de Lenor, qui l’écoutait en rougissant.
Spurzeim tressaillit ; décidément sa route était pavée de lames de rasoir. S’il fut jaloux, point n’est besoin de le dire, mais il fut surtout terrifié par l’idée que le baron lui-même allait être jaloux ; car il connaissait l’état du cœur de Rosenthal mieux que Rosenthal lui-même, et tous ses espoirs se fondaient sur la rapidité du dénoûment matrimonial. Il savait bien que tout cela ne pouvait réussir qu’à la course et en quelque sorte par surprise ; désormais Frédéric lui faisait plus de peur que Bastian lui-même.
Heureusement pour lui, Rosenthal, confus et à la gêne, n’osait point regarder du côté de Lenor, dont il craignait l’œil triomphant et railleur.
– Eh bien, reine Chérie, s’écria Bastian à travers la table, je prendrais ma pension ici avec plaisir, moi… Vous ne devez pas vous plaindre !
– Je ne me plains pas… répondit la jeune fille en riant. Fritz, servez à boire à mon tuteur !
Bastian arrondit ses doigts sur ses lèvres et lui envoya un baiser reconnaissant.
– Madame, madame, disait tout bas Frédéric à l’oreille de Lenor, au nom de votre bonheur, croyez-moi… Ne cédez pas à une rancune indigne de vous !…
– Bon Dieu ! monsieur, répliquait Léonor, qui voulait jouer le dédain, mais qui déjà était indécise, que peut-il y avoir de commun, je vous prie, entre mademoiselle Chérie et moi ?
– Vous êtes une noble dame, elle n’est qu’une pauvre fille, répliqua vivement Frédéric, mais je ne sais point de cœur plus haut placé que le sien !
– Que diable peuvent-ils se dire ainsi ?… grommelait le diplomate fort.
– À votre santé, conseiller privé honoraire ! s’écria Bastian, qui vida son verre rubis sur l’ongle.
Mais il le tendit par-dessus son épaule au valet Fritz, qui l’emplit de nouveau. Spurzeim s’inclina gracieusement.
– À votre santé, vénérable dame, reprit Bastian, qui vida son second verre. Du talent, ce vin-là ! du talent !
– Me serait-il permis, monsieur, dit la chanoinesse, après l’avoir remercié fort sérieusement, de vous demander si vous êtes Grec ou Turc ?
– Plaît-il ? fit Bastian scandalisé. Je suis chrétien, diable d’enfer ! et natif de la rue Tulipe, à Stuttgard !
– Je me faisais l’honneur de vous demander, reprit la chanoinesse, si vos préférences politiques sont pour la Porte Ottomane ou pour les illustres et malheureux descendants des Hellènes ?
Bastian éclata de rire et s’emplit la bouche jusqu’au gosier.
– Moi, répondit la chanoinesse avec un commencement d’animation, mes opinions sont bien connues : je suis Grecque depuis la plante des pieds jusqu’à la racine des cheveux.
– Eh bien, vénérable dame, dit Bastian qui ne se lassait point de la contempler, je me fais Grec aussi pour l’amour de vous.
– Entendez-vous, comte ? s’écria Concordia enthousiasmée ; j’ai conquis une recrue pour la cause des fils de Miltiade et de Thémistocle.
– Est-ce que par hasard il serait Turc, le conseiller privé honoraire ? demanda Bastian, qui fronça le sourcil.
La chanoinesse prenait tout au grand sérieux ; elle répondit :
– Ah monsieur, c’est une tristesse pour moi… le comte approuve toutes les horreurs commises par la Sublime Porte.
– Ça m’affecte aussi, moi, sensiblement, ma bonne dame, dit Bastian. Ergo, buvons pour oublier nos chagrins… Esclave, ajouta-t-il en s’adressant à Fritz, mets la cruche à côté de moi, afin que je me serve à ma fantaisie !
Le valet Fritz hésita, tant ces mœurs étaient inconnues au château de Rosenthal ; mais Chérie lui fit un signe impérieux et il fallut bien obéir.
– À la bonne heure ! s’écria le gros étudiant qui emplit jusqu’aux bords le verre de la chanoinesse ; ma voisine, vous êtes une bonne âme, et je commence à vous trouver fort à mon gré !
– Monsieur… murmura Concordia, qui dans sa gratitude se leva à demi pour ébaucher une révérence.
– Eh bien, monsieur le baron, dit tout bas Chérie à Rosenthal, vous n’avez pas l’air content de voir ma famille ?
– Si fait, madame, répliqua le baron, si fait, assurément.
Spurzeim guettait son cher neveu ; il le voyait pâlir petit à petit et pensait : « Cela va se gâter ! »
– Sur mon honneur, madame, murmurait Frédéric, qui n’avait pas cessé de parler bas à la comtesse Lenor, elle est votre amie.
– Mon amie !… répéta l’orgueilleuse jeune fille avec mépris.
– Et l’amitié de Chérie, poursuivit Frédéric dont la voix s’affermit, honorerait une reine !
Lenor eut un sourire amer.
– Comment serait-elle mon amie, dit-elle en tournant la tête pour cacher sa rougeur, puisqu’elle m’a pris tout le bonheur que j’attendais ici-bas ?
– Le bonheur qu’elle vous a pris, madame, elle veut vous le rendre.
Lenor regarda Frédéric en face, tandis que le vieux Spurzeim, ébahi, pensait en les lorgnant tous deux : « Ah çà ! ils ne se gênent même plus !… Le diable est dans cette maison ! »
– Me le rendre !… répéta Lenor.
Puis elle ajouta, emportée par un méchant élan de jalousie : – Suis-je tombée si bas que je puisse accepter la compassion de mademoiselle Chérie ?
– Hélas ! madame, dit Frédéric, si vous voulez avoir compassion d’elle, Chérie vous remerciera de bon cœur !
– Puisqu’elle est victorieuse, qu’a-t-elle besoin de pitié ?
– Elle est comme vous, madame : elle souffre parce qu’elle aime…
– Monsieur le baron de Rosenthal !
– Non… un autre.
Pour la seconde fois, Lenor leva les yeux sur Frédéric. Elle le vit si beau dans sa douce tristesse, qu’elle ne lui demanda point le nom de celui que Chérie aimait.
Seulement, elle dit, gardant encore un doute : – Si elle souffre, pourquoi ce joyeux sourire à ses lèvres, pourquoi cette gaieté bruyante dans sa voix ?
– C’est qu’elle espère en vous, madame, répondit Frédéric, qui à son insu même était un diplomate bien autrement fort que Spurzeim ; c’est qu’elle joue un jeu hardi, mais qui ne blesse point sa conscience, car elle sait bien que monsieur le baron de Rosenthal se trompe lui-même et que son cœur est toujours avec vous.
Lenor rougit de plaisir, au grand dépit du vieux comte qui se tordait sur son siége et qui trouvait un goût de fiel à tous les plats.
– Madame, ajouta Frédéric simplement et d’une voix qui portait la persuasion dans l’âme, quand on vous a aimée une fois, peut-on aimer ailleurs ?
En ce moment il y eut un coup de foudre.
– Dis donc, toi, Frédéric, s’écria Bastian, qui était déjà rouge comme une tomate, quand tu auras fini de faire la cour à ta voisine, nous chanterons le Gaudeamus igitur, le Bibendum, ou le Trésor de Fanchon… veux-tu ?
Jugez ! Le chapelain, l’écuyer, la dame de compagnie et le bibliothécaire restèrent la fourchette en arrêt, la bouche béante. L’écuyer tranchant, qui découpait un cuissot de chevreuil, laissa tomber son coutelas ; le comte toussa énergiquement, la chanoinesse branla de la tête et mit ses conserves pour voir cette voisine à qui on faisait la cour.
Rosenthal avait enfin regardé Lenor ; il était pâle et ses sourcils se fronçaient violemment.
Il y eut un moment de silence ; on eût entendu voler une mouche dans cette grande salle où chacun retenait son souffle, croyant qu’il allait se passer quelque violente tragédie.
On était au château de Rosenthal, chez le colonel des gardes du roi ; il y avait là deux pauvres hères qui étaient venus on ne savait trop d’où et qui avaient été reçus on ne savait trop pourquoi, par grâce sans doute, et pour ne point blesser la fiancée du maître.
Soit dit en passant, c’était déjà une bien étrange histoire que ces fiançailles, et la vieille domesticité du château, tout en trouvant que Chérie était merveilleusement belle, s’habituait difficilement à voir en elle la future baronne de Rosenthal.
Or ces deux pauvres hères qui étaient venus, habillés Dieu sait comme, et gris de poussière de la tête aux pieds, s’étaient assis en conquérants à cette table où, de mémoire d’homme, nul n’avait pris place qu’en frac noir et en bas de soie, hormis les jours de grande vénerie.
L’un de ces deux intrus buvait comme un portefaix, sinon mieux, et semblait se croire à la taverne.
L’autre… mais que dire de plus fort que les paroles de Bastian lui-même ? Bastian accusait l’autre de faire la cour à la comtesse Lenor, absolument comme s’il se fût agi d’une petite grisette, égarée dans une débauche d’étudiants.
Spurzeim ferma les yeux pour ne point voir le tonnerre tomber. Il en fut pour ses frais ; le tonnerre ne tomba pas et chacun put remarquer cette circonstance plus étrange que tout le reste : c’est que la fière comtesse Lenor ne sembla pas même offensée.
Par exemple, le pauvre Frédéric devint plus rose qu’une cerise et perdit contenance, ni plus ni moins qu’une jeune fille surprise à ses premiers rendez-vous.
– Mon frère Bastian, balbutia-t-il en se faisant honte à lui-même, je crois qu’on ne chante pas ici ; ce n’est pas l’usage.
Bastian se tenait les côtes.
– Diable d’enfer ! s’écria-t-il en étouffant de rire, la drôle de figure que tu fais, mon frère Frédéric !… Moi, je trouve qu’il n’y a pas de quoi rougir… La petite comtesse est jolie comme un Amour, et je voudrais être à ta place.
Les lèvres de Rosenthal tremblaient. Le ridicule de sa situation l’écrasait. Il eût donné une année de son revenu pour que le comte parlât. Mais le comte n’avait garde.
La chanoinesse, qui avait trouvé ses conserves, jeta un regard tout bienveillant sur Frédéric et déclara, ne pouvant jamais songer à mal, que c’était un bien joli jeune homme.
– Quant à l’usage de la maison, reprit Bastian, voilà, par exemple, une chose dont je me moque !… Nous sommes ici chez Chérie, n’est-ce pas, et nous sommes les tuteurs de Chérie… Ergo, nous faisons tout ce qui nous passe par la tête !
Chérie adressa un signe caressant à Bastian et lui dit :
– Bien parlé, mon oncle !
Rosenthal avait déjà laissé trop faire, sans doute, pour songer maintenant à se révolter. Quand même il aurait eu cette idée-là, il lui vint un nouvel adversaire sur lequel assurément il ne comptait point. L’excellente chanoinesse, à qui Bastian avait libéralement fait part de son flacon, sentait une douce chaleur se répandre dans son être ; elle était gaie sans trop savoir pourquoi, et un sourire heureux épanouissait son visage.
– Nos nobles ancêtres chantaient volontiers pendant le repas, dit-elle, et nous avons eu grand tort de laisser tomber en désuétude ce respectable usage… Si quelqu’un veut dire une chanson, je ne me refuserai pas à en répéter le refrain.
– Eh houp ! cria Bastian enthousiasmé, du talent ! du talent !… la vénérable parle comme un livre !… Voyons, Chérie, il n’y a pas dans toute l’Allemagne un rossignol pareil à vous… Chantez-nous Papillon, si vous vous souvenez des gais enfants de Tubingue !
– Si je me souviens de mes amis et de mes frères !… Monsieur le baron, permettez-vous ?
– De grâce, madame, dit Rosenthal avec une froideur polie, n’oubliez pas que vous êtes ici l’absolue et souveraine maîtresse.
Chérie glissa un coup d’œil vers la comtesse Lenor comme si elle eût voulu demander encore une permission. Lenor baissa les yeux et se prit à sourire.
Alors un éclair de gaieté brillante illumina le visage de Chérie ; ce sourire, c’était comme la paix signée entre elle et cette pauvre belle jeune fille à qui, sans le vouloir, elle avait fait tant de mal. La voix de Chérie, sonore et douce, vibra tout à coup dans la salle, et ce fut comme un bon vent de joie qui réchauffa le cœur de tous les convives.
Sa chanson était ainsi :
Papillon, ma légère,
Ici-bas, on ne voit
Marquise ni bergère
Qui soit
Si bonne que toi, chère,
Dans ton petit doigt !
– Brava ! brava !… dit la chanoinesse en véritable amateur.
– Oui… murmura Lenor sans regarder Frédéric, vous devez bien l’aimer !
Bastian était en extase. Il buvait son grand verre à petits coups et répétait entre chaque gorgée :
– Du talent ! du talent !… ah ! diable d’enfer ! bien du talent !
Chérie poursuivit, la tête haute et le sourire sur les lèvres :
Le juif à la bourse qui sonne,
Le juif est venu
Me dire : « Veux-tu
De l’or et des bijoux, mignonne ?
Veux-tu la grandeur ?
M’a dit le seigneur ;
Je suis comte, à toi ma couronne. »
Moi, je réponds : Non,
Je suis Papillon,
Papillon qui toujours chante
Et qui s’en vante :
Grand merci, non, non,
Je veux rester Papillon !
Bastian reprit le refrain à tue-tête, et Chérie fit signe à Frédéric de l’appuyer. La chanoinesse, qui avait eu de la voix avant la révolution, fit chorus de bonne grâce.
Chérie commença le second couplet :
« Veux-tu brillante renommée ? »
M’ont dit à genoux
Les poètes, tous
De mon haleine parfumée.
Puis le général,
Sur son beau cheval,
M’a dit. : « Veux-tu mon armée ? »
Moi, je réponds : Non,
Je suis Papillon, etc.
Et Bastian de reprendre avec un enthousiasme nouveau :
Papillon, ma légère, etc.
Cette fois, la demoiselle de compagnie, l’écuyère et le bibliothécaire, encouragés par le bon exemple de la chanoinesse, crurent devoir donner un peu de voix. Le chœur se formait ; c’était mieux nourri.
Chérie acheva :
Mais j’ai rencontré, le soir même,
Un abandonné
Qui m’a dit : « Je n’ai
Trésor, esprit, ni diadème ;
Je n’ai que la fleur
De mon jeune cœur
Papillon, veux-tu que je t’aime ?…
Comment dire non
Sans perdre mon nom ?
On m’appelle étudiante,
Et je m’en vante ;
Je ne dis pas non,
Je suis toujours Papillon ![2]
– Qui m’aime me suive ! s’écria Bastian, qui entonna le refrain d’une voix de stentor.
En même temps il battit la mesure contre son verre avec son couteau. Pour le coup personne ne manqua à l’appel. On put entendre la voix diplomatique et chevrotante du comte Spurzeim, qui jetait quelques notes fausses dans l’ensemble, et la jolie Lenor, frappant, ma foi, son verre en mesure, fit gaillardement chorus.
Jamais homme ne fut si complétement abandonné que ce pauvre baron de Rosenthal.
– Eh houp ! eh houp ! criait Bastian hors des gonds. Gaudeamus, mes frères… du talent du talent !… Voilà une maison comme il faut, ou je ne m’y connais pas !
– Mon voisin, dit la chanoinesse avec effusion, vous êtes d’un agréable caractère.
Puis elle ajouta en élevant la voix :
– Fritz, va me chercher mon violon… Je crois que mon devoir est de faire aussi quelque chose pour réjouir les hôtes du château de Rosenthal.
Rien ne saurait peindre l’aimable et douce gaieté qui régnait dans la salle à manger du château de Rosenthal. C’étaient partout visages souriants et rouges, fidèles où se reflétait le contentement des âmes. Le courant était établi, la bouteille circulait parmi les rires, et il semblait qu’un joyeux vent fût venu dégeler l’atmosphère humide et froide du vieux manoir.
Le soleil jouait dans les vitraux comme s’il eût voulu embellir la fête. On causait bruyamment et à toute voix ; l’étiquette, scandalisée, avait pris la fuite. L’écuyer, la dame de compagnie et le bibliothécaire faisaient, en vérité, des gorges chaudes ; le chapelain venait de risquer un calembour. Hermann, qui était à son poste derrière son maître, regardait tout cela d’un air béat, parce qu’il avait trouvé moyen de faire une douzaine de visites au buffet, visites infructueuses !
Lenor et Frédéric s’entretenaient comme de vieux amis. Le comte Spurzeim, au moment où la chanoinesse demandait son violon, avait glissé à l’oreille d’Hermann, par un dernier effort :
– Dis à ce coquin de Fritz que je lui donnerai quelque chose s’il casse une ou deux cordes.
Mais le flot montait. Le diplomate fort, cherchant du courage au fond de son verre, perdit plante, comme les autres, et se mit à folâtrer pour tout de bon.
Quant à Chérie, elle était comme le centre d’où partaient les rayons de cette gaieté ; elle mettait tant de franchise à gourmander Rosenthal sur la triste figure qu’il faisait au milieu de l’allégresse commune, que le pauvre baron était à cent lieues de soupçonner une conspiration.
Il prenait la chose au mélancolique ; il disait : « Je suis engagé d’honneur ; cette jeune fille est ma fiancée ; je lui dois peut-être la vie, et rien dans sa conduite ne peut motiver une rupture. » Mais tout en se disant cela, il sentait gronder en lui une colère sourde. Plus la joie de ses hôtes devenait expansive, plus l’embarras de sa situation augmentait, et le moment vint où il eût tordu le cou aux deux étudiants avec un sincère plaisir : à Bastian, pour le tapage indécent qu’il faisait ; à Frédéric, à Frédéric surtout, pour cette rougeur qui naissait sur le front de Lenor et pour ces jolis sourires qui épanouissaient comme une rose la bouche de la jeune fille.
Il était furieux, il était jaloux, et cela se voyait si bien que le vieux Spurzeim se grisait de parti pris, par la frayeur qu’il avait de son cher neveu.
Mais c’était Bastian et la chanoinesse qu’il fallait voir. Ils étaient d’autant plus beaux que personne ne leur avait soufflé leur rôle et qu’ils y allaient bon jeu, bon argent. C’était maintenant une paire d’amis : Bastian trouvait que la vénérable était la perle des chanoinesses, et Concordia s’avouait à elle-même avec candeur qu’elle n’avait jamais rencontré de cavalier aussi agréable que le gros étudiant. Ils se trouvaient réciproquement d’autant plus aimables qu’ils parlaient tous deux à la fois et n’avaient garde de s’entr’écouter.
Bastian racontait avec feu les victoires bachiques qu’il avait remportées ; la chanoinesse défendait vigoureusement la cause des Hellènes contre la Porte Ottomane et incendiait la flotte turque avant le combat de Navarin.
– Je reviendrai ici deux ou trois jours par semaine, disait Bastian, et je vous amènerai de bons diables, qui ont tous du talent, pour débrouiller un peu les mystères de votre cave.
– Mon Dieu ! répondait Concordia, puisque vous êtes amateur de littérature, je puis bien vous avouer que j’ai composé un nombre considérable de tragédies dont le style tient le milieu entre la manière classique de Sophocle et les allures romantiques de Gœthe et de Schiller.
– Nickel ! s’écriait Bastian, vous pensez que Nickel est plus fort que moi… sérieusement ? Eh bien, madame, sur mon salut éternel ! je bois encore cinq cruchons après que Nickel a roulé sous la table.
La chanoinesse baissa les yeux d’un air modeste.
– Hélas ! monsieur, murmura-t-elle, ce sont de bien faibles essais !… D’ailleurs, je n’aime pas beaucoup à réciter mes propres œuvres ; je sais, voyez-vous, que c’est là un travers où tombent tous les poètes… Cependant, vous avez une manière si galante d’exiger…
– Allons ! conseiller privé honoraire, s’écria Bastian, je vous propose bier scandal à coups de vin du Rhin !
Le conseiller privé sablait à petites gorgées un verre de johannisberg.
– Eh gai ! gai !… murmura le comte, coquette Lisette, mes amours, toujours ! chacun boit à sa manière… deri dera, là !
Bastian le contemplait avec une admiration sérieuse.
– Dès là première fois que je l’ai vu, cet homme-là, pensa-t-il tout haut, j’ai dit : Voilà un homme qui a une bonne tête ! du talent ! du talent !
– Elle est intitulée Rhamsès, ou l’Énigme égyptienne, reprenait la chanoinesse avec complaisance. – Le théâtre représente un obélisque au faîte duquel une cigogne s’est perchée par hasard. – Au loin, on voit le Nil qui se retire avec une majestueuse lenteur, laissant sur les guérets son limon bienfaisant. – À droite du spectateur, de nombreux maçons, personnages muets, construisent une pyramide. À gauche, un sphinx propose des énigmes aux habitants de Memphis.
Il y a des poisons dont l’odeur seule tue ; Bastian n’écoutait pas du tout, cependant il bâilla.
– Le soleil se couche derrière l’obélisque, poursuivit la chanoinesse, et la lune est censée se lever au dos des spectateurs. – Rhamsès entre avec son confident Artabar, homme brun, taciturne et sournois.
SCÈNE PREMIÈRE.
RHAMSÈS, ARTABAR
RHAMSÈS, avec humeur.
Maudit soit le soleil ! maudite soit la lune !
Je n’ai plus de plaisir à voir l’autre ni l’une !
Grisis m’éblouit ; quant à la pâle Isis,
Je crois, cher Artabar…
– Le violon ! s’écria Chérie, qui vit entrer Fritz avec le mélodieux instrument ; voici le violon de madame la chanoinesse !
– Ergo, répondit Bastian, qui écrasa son verre contre la table, entonnons une chanson infernale et foudroyante qui fasse tourner cette voûte déteinte et danser ces solennelles murailles !
Une preuve certaine que la chanoinesse avait un délicieux caractère, c’est qu’elle interrompit, sans murmurer, la récitation de sa tragédie ; elle saisit le violon, qui grinça tout de suite entre ses mains exercées, et déclara qu’elle était prête à accompagner tout ce qu’on voudrait.
– Attention ! dit Bastian, qui prit une bouteille de johannisberg par le goulot, afin de s’en servir comme d’un bâton de mesure ; – et du talent !
Au moment où il entonnait, à la grande joie de tous, sa chanson infernale et foudroyante, monsieur le baron de Rosenthal se leva. Spurzeim, Lenor et Frédéric crurent que la mine allait faire explosion ; mais Rosenthal, gardant son calme héroïque, fit seulement signe à Chérie de le suivre et l’emmena dans l’embrasure d’une fenêtre.
– Madame, lui dit-il avec une courtoisie qui eût certes attendri le bon cœur de la jeune fille s’il ne se fût point agi de son bonheur, je n’ai point oublié ce que je vous dois et je vous prie de prendre mes paroles en bonne part.
– Ce préambule est fait pour effrayer, monsieur le baron, répliqua Chérie qui fixa sur lui ses grands yeux clairs et riants.
La chanson de Bastian était commencée : c’était dans la salle un tapage véritablement diabolique.
Les sourcils du baron se froncèrent malgré lui.
– De par Dieu ! murmura-t-il avec plus de tristesse encore que de colère, je ne pensais pas vivre assez pour voir la maison de mon père transformée en taverne !
– Vous dites ?… demanda Chérie qui avait toujours son regard ouvert et franc.
Rosenthal se mordit la lèvre. Sans exagérer en rien, nous pouvons affirmer qu’il eût mieux aimé voir en face de lui un ennemi mortel, outrageant à voix haute l’honneur de son nom. Mais il n’y avait là qu’une femme à qui il était redevable ; il attribuait tout ce qui se passait au hasard : c’était un soldat, celui-là, non point du tout un diplomate ; c’était surtout un gentilhomme, poussant à l’excès le culte de la reconnaissance et de l’hospitalité.
Nous le disons, bien peu de parvenus auraient su être ridicules à la manière de monsieur le baron de Rosenthal.
– Veuillez m’excuser, madame, répliqua-t-il avec douceur, si je ne répète point mes paroles… Je voulais vous demander seulement si messieurs vos tuteurs viendront souvent vous rendre visite.
Chérie avait envie de lui tendre la main et de lui dire : « Nous sommes des fous qui jouons une folle comédie… » Mais il n’était pas temps, et Chérie répondit sans hésiter : – Le plus souvent que je pourrai, monsieur le baron.
Son regard venait de se croiser avec le regard de chat du comte Spurzeim. Elle sentait vaguement qu’elle n’était pas à bout de peine.
L’embarras du pauvre Rosenthal croissait visiblement.
– Cependant, madame, balbutia-t-il, si vous avez comme cela trois cents tuteurs…
– Trois cents !… se récria la jeune fille en riant ; songez-vous ?
La figure de Rosenthal se rasséréna un peu.
– Les autres membres de l’université de Tubingue ne sont pas vos tuteurs ? dit-il vivement ; vous n’avez que ceux-là ?
– Mais si fait… repartit Chérie.
– Vous disiez ?…
– Je disais que j’en ai plus de trois cents !
– Ah !… fit Rosenthal qui recula d’un pas.
– Mais certainement !… Chaque année il vient trois cents étudiants nouveaux, j’entends l’un dans l’autre, à l’université de Tubingue… Mais comme voilà quinze ans que je suis la pupille de messieurs les étudiants, cela fait juste quinze fois trois cents tuteurs.
– Ah !… répéta Rosenthal atterré.
– Oui, monsieur… Et en supposant, ajouta Chérie avec sensibilité, que la mort m’en ait enlevé quelques centaines, ce qui n’est, hélas ! que trop probable, il m’en reste toujours quatre mille, nombre rond.
Rosenthal garda le silence.
– Est-ce tout ce que vous aviez à me dire, monsieur ?… demanda Chérie.
Rosenthal s’inclina ; il était littéralement abasourdi.
– En ce cas, monsieur, excusez-moi, reprit la jeune fille ; je vais faire les honneurs de votre maison.
Elle s’enfuit, toujours souriant et plus légère qu’une sylphide.
Faire les honneurs, grand Dieu ! les honneurs de la maison de Rosenthal ! Le baron avait été bien modéré quand il avait parlé de taverne ; c’était désormais une belle et bonne orgie, un bacchanal à faire dresser les cheveux.
Au moment où le baron se retournait, un nuage passa sur ses yeux : il venait de voir Frédéric baiser la main de Lenor. En même temps, une odeur âcre le saisit à la gorge : une haute spirale de fumée s’échappait de la grande pipe de Bastian.
La patience de Rosenthal était à bout ; mais comme il allait s’élancer vers la table, il se trouva nez à nez avec son oncle Spurzeim.
– Que voulez-vous, mon cher neveu ? lui dit ce dernier en lui barrant le passage, la chanoinesse a déclaré qu’elle ne détestait pas l’odeur du tabac !
Par le fait, Concordia jouait du violon au milieu d’une auréole de fumée.
Le comte toussa.
– Après tout, reprit-il, ce sont de bons jeunes gens… Chaque fois qu’on épouse quelqu’un, mon cher neveu, on se trouve en face d’une famille plus ou moins nombreuse, plus ou moins désagréable… Je ne vois pas pourquoi vous vous fâcheriez…
– Mais Lenor !… s’écria le baron.
– Plaît-il ?… fit le vieux comte avec un méchant sourire.
– N’avez-vous pas vu ?… poursuivit Rosenthal dont les lèvres frémissaient de colère.
– Quoi ?… demanda Spurzeim.
Et il ajouta après un silence :
– Ceci me regarde… Mon cher neveu, je trouve que vous prenez trop de souci de mes affaires… Croyez-moi, bornez-vous aux vôtres !
Il fit une pirouette, laissant Rosenthal chancelant et comme étourdi.
À l’autre bout de la salle, Frédéric, Lenor et Chérie formaient un petit groupe au milieu du tumulte général. Chérie avait les larmes aux yeux et pressait sur son cœur la main de Lenor.
– Si vous aviez voulu m’entendre, murmurait-elle, il y a longtemps déjà que vous seriez mon amie.
– J’étais si malheureuse !… répliqua la jeune comtesse avec émotion.
– Oh ! vous l’aimez bien, s’écria Chérie en l’attirant dans ses bras, et vous serez heureuse.
Les deux jeunes filles demeurèrent un instant embrassées ; puis Chérie essuya ses yeux lestement et s’échappa.
Sa voix décidée domina la bagarre.
– Allons ! mes tuteurs, s’écria-t-elle, on étouffe ici… Est-ce que vous ne voulez pas voir mes nouveaux domaines ?
– Si fait… répondit Frédéric.
– Venez, dit la chanoinesse à Bastian, j’ai fait placer mon buste en Melpomène à l’entrée de la grotte.
Bastian ne demandait pas mieux que de faire un petit tour. Le fameux violon fut accroché ; tout le monde se leva de table et prit le chemin de la porte.
– Voulez-vous m’offrir votre bras, monsieur le baron ? dit Chérie au moment où Rosenthal s’avançait avec Lenor.
Rosenthal ne put pas refuser, et ce fut Frédéric qui prit le bras de Lenor.
Le soleil descendait à l’horizon, le parc était vaste, et il ne restait plus guère qu’une heure de jour : il fallait se hâter ; les convives sortirent gaiement et un peu en désordre.
Au moment où la chanoinesse Concordia passait le seuil, comptant bien que son cavalier la suivait, le diplomate fort mit la main sur l’épaule de Bastian et lui dit :
– Deux mots, cher monsieur, je vous prie.
– Non pas, conseiller privé honoraire, répliqua Bastian qui voulut l’écarter pour passer outre ; après dîner, la promenade a de grands charmes pour mon estomac, et je ne vois plus rien sur la table.
– Hermann ! appela Spurzeim sans lâcher le bras du gros étudiant.
Hermann se présenta dans la position du soldat sans armes.
– Va me chercher, lui dit le comte, deux bouteilles de johannisberg… de mon johannisberg à moi… de ce johannisberg que monsieur le prince a eu la bonté de m’envoyer avec cette lettre si flatteuse qui…
– Oh ! la lettre, interrompit Bastian, je m’en bats l’œil !… mais je ne suis pas mécontent de me rincer la bouche avec le nectar du propre Metternich… Allez ! Hermann, mon ami, et apportez quatre bouteilles, pour n’être pas obligé de faire un second voyage… Monsieur le conseiller privé honoraire, je vous écoute.
Spurzeim fit deux ou trois petites grimaces préparatoires, exorde muet dont les diplomates d’une certaine force ne se privent jamais.
– Cher monsieur, dit-il ensuite en clignant de l’œil avec une étonnante finesse, je vous ai deviné.
– Bah !… fit Bastian.
– Oui, cher monsieur… vous êtes percé à jour !
– Pas possible !
– Vous aimez la future baronne de Rosenthal, ma nièce en expectative… Ne vous en défendez pas, cher monsieur : je vous approuve.
– Merci bien !… dit Bastian.
– C’est de ce sujet-là que je voulais vous entretenir.
Hermann venait de rentrer et le gros étudiant avait décoiffé un des longs flacons du vin du Rhin.
– Diable d’enfer !… s’écria-t-il en goûtant le contenu clair et limpide de la bouteille, Metternich, ce vieil ancêtre, a décidément du talent ! Entretenez, entretenez, je vous écoute !
Il s’était assis et bourrait de nouveau sa pipe, selon l’art.
– Cher monsieur, reprit le comte en s’asseyant auprès de lui, il me plaît que vous aimiez ma future nièce, parce que je suis sur le point d’épouser la comtesse Lenor.
– Si ça l’amuse, cette jeune fille, répliqua Bastian ; chacun son goût : je n’ai rien à dire.
– J’espère que cela ne la contrarie pas… Mais je me trouve dans cette position difficile d’avoir à redouter votre ami Frédéric…
Bastian éclata de rire.
– C’est vrai qu’il lui fait un énorme doigt de cour, s’écria-t-il, ce Frédéric chevaleresque et sentimental !… moi qui le croyais fou de Chérie !
– Et de redouter en même temps, poursuivit Spurzeim, mon propre neveu le colonel.
– Tiens ! tiens !… fit Bastian ; alors buvez !
Il emplit jusqu’au bord le verre du conseiller privé, qui le vida par distraction.
– Je suis bien sûr, continua-t-il en secouant la tête, que la scène d’aujourd’hui a complétement dégoûté mon neveu de son mariage avec Chérie.
– De quoi ?… s’écria Bastian ; quelle scène ?… c’était stylé pourtant !
– Vous n’avez pas vu quelle mine il faisait !
– Si nous avions été une cinquantaine de Compatriotes seulement, nous aurions chanté en chœur le Gaudeamus igitur, et la bicoque aurait croulé… Bibendum equidem !
Il entama la seconde bouteille ; malgré sa vaillance de buveur émérite, sa tête commençait à déménager ; le vieux Spurzeim lui-même devenait plus communicatif.
– Nos intérêts sont semblables, cher monsieur, continua-t-il ; vous pouvez m’aider, je peux vous servir… Voulez-vous entrer dans mes combinaisons diplomatiques ?
Il bondit sur son fauteuil en poussant un petit cri d’effroi, parce que Bastian venait de lui taper sur le ventre.
– N’ayez pas peur, papa ! dit le gros étudiant ; buvez un coup pour vous remettre, et voyons vos combinaisons.
– Si l’on vous mettait à même d’épouser Chérie ? demanda Spurzeim d’un ton insinuant.
– Ça ferait mon bonheur !… répliqua Bastian. Mais Frédéric et monsieur de Rosenthal…
– Ce sont eux qui vous barrent le chemin, n’est-ce pas ?… interrompit le comte, enchanté de cet éclair de raison. Eh bien ! ce sont eux aussi qui embarrassent ma route… Il suit de là que notre intérêt à tous deux est d’éloigner à la fois Frédéric et monsieur de Rosenthal.
Bastian le regarda en face curieusement ; il se souvint d’avoir vu cette figure-là chez bien des marchands d’estampes ; seulement, il se demandait, avec ce pénible travail des ivrognes, si la lithographie de deux sous qu’il avait devant les yeux représentait monsieur de Voltaire, monsieur de Metternich ou monsieur de Talleyrand ; car le diplomate fort, exalté par le johannisberg et la circonstance, prodiguait à la fois tous ses moyens : il souriait à la Voltaire, il grimaçait à la Metternich, il regardait à la Talleyrand.
– Vieux finaud ! grommela Bastian, c’est pourtant cela ! il a touché le joint… Du talent ! du talent !… Moi, d’abord, ma passion pour Chérie touche au délire le plus extravagant… Mais comment les éloigner ?
– Pour ce qui est de Frédéric, répondit le comte en approchant son siége d’un air mystérieux, rien de plus simple… Nous sommes ici dans la forêt Noire…
– Berceau des charbonniers, source du kirsch-wasser.
– J’ai justement une centaine de charbonniers qui sont mes vassaux et qui m’obéissent comme des automates… je n’ai qu’un mot à dire : mes charbonniers saisissent Frédéric et le transportent.
– Où ça ?
– Au diable… ou partout ailleurs !
Bastian souffla dans ses joues.
– Je trouve ça médiocrement gentil pour Frédéric ! marmotta-t-il.
– Quant à mon cher neveu, reprit le diplomate qui s’animait à vue d’œil, c’est plus spécialement votre affaire… Voulez-vous lui proposer un duel ?
– Mais du tout !… s’écria Bastian. Je suis plus brave qu’un lion du désert, c’est connu… mais les saintes lois de l’hospitalité !…
– J’entends !… interrompit le diplomate avec une nuance de dédain ; faisons mieux… Vous autres étudiants, vous êtes organisés ; je sais vos rubriques sur le bout du doigt… L’université de Tubingue n’est pas loin, on peut aller et revenir en quelques heures avec un bon cheval… Écrivez à vos camarades…
– Quoi donc ?
– Par exemple, que Frédéric est en danger.
– Hum ! fit Bastian, si les dragons du roi trouvaient sa piste !…
– Ou bien encore la reine Chérie, poursuivit le comte qui ne l’entendait point.
Bastian réfléchissait ; il demanda conseil au troisième flacon.
– Savez-vous, vieillard, dit-il avec gravité, que vous êtes un Machiavel ?
Le visage ratatiné du diplomate s’éclaira d’un vif rayon d’orgueil.
– Voyez l’effet, s’écria-t-il en gesticulant : vos compagnons partent de Tubingue comme la foudre, car je crois savoir que Frédéric et Chérie sont leurs favoris ?
– Quant à ça, ils les adorent !
– Ils arrivent dans la montagne avec leurs épées d’une aune… et, ma foi, s’ils y trouvent mon cher neveu…
– Vieillard, interrompit Bastian d’une voix creuse, vous êtes un Méphistophélès !
Spurzeim avait vu Méphistophélès dans une édition illustrée de Gœthe ; il prit aussitôt la physionomie de ce personnage infernal.
– Est-ce dit ?… murmura-t-il.
Bastian mit sa tête apoplectique entre ses mains ; il chancelait sur son siége et ses pensées tournoyaient dans son cerveau.
– Pensez donc, cher monsieur, lui disait le diplomate penché à son oreille comme le serpent tentateur, une fois débarrassé de Rosenthal, c’est le bonheur qui est devant vous !… Chérie, si belle, si charmante…
– Et qui sait toutes nos chansons ! balbutia Bastian attendri ; du talent à bouche que veux-tu !…
– Chérie, qui n’est pas si pauvre qu’on le croit !… ajouta Spurzeim de ce ton qui donne beaucoup à entendre ; je connais certains petits détails…
– Aurait-elle un oncle d’Amérique ?… demanda Bastian qui se dressa comme un ressort.
Spurzeim hocha la tête.
– Je ne m’explique pas, cher monsieur, dit-il.
Puis il appela le fidèle Hermann et lui ordonna d’apporter tout ce qu’il fallait pour écrire. Quant cela fut fait, il tendit la plume à Bastian et prononça solennellement :
– Chacun a une heure dans sa vie où il peut commander à la fortune… cette heure qui passe si vite est venue pour vous… Dans quelques minutes il sera trop tard.
Bastian essuya du revers de sa main la sueur qui coulait de son front. Spurzeim emplit son verre. Bastian ne pouvait pas sentir auprès de lui un verre plein sans le boire.
Il but et fit le geste historique de César, au moment de franchir le Rubicon.
– Allons ! s’écria-t-il de l’accent le plus dramatique qui se puisse entendre, vieux démon, tu l’emportes !… Puisque Chérie a un oncle d’Amérique, le sort en est jeté !
Sa plume lourde et boiteuse trébucha sur le papier. Il écrivit deux lignes ; Spurzeim lui évita le soin de cacheter sa lettre.
– À Tubingue ! s’écria-t-il en mettant la lettre dans les mains d’Hermann ; crève ton cheval, s’il le faut… Va !
Hermann sortit.
– Mon cher complice, dit le diplomate en se tournant vers Bastian, reste à trouver le moyen d’amener mon neveu et Frédéric, cette nuit même, dans la montagne… Nous avons, Dieu merci ! toute la soirée pour cela… Mais, chut ! les voici qui reviennent… sachons dissimuler.
Il prit un air riant et secoua son jabot avec grâce.
On entendait la voix des convives qui causaient et riaient dans le vestibule.
Bastian se leva tout chancelant.
– Sachons dissimuler !… répéta-t-il en essayant de croiser ses bras sur sa poitrine. Je suis un traître, un infâme, un scélérat. Prenons-en les allures !
Il rabattit sa casquette sur ses yeux et, au lieu de marcher à la rencontre des convives qui rentraient, il alla s’asseoir dans le coin le plus sombre de la salle.
Spurzeim le regardait avec compassion.
– Entre les mains d’un homme tel que moi, se disait-il, l’instrument le plus vil devient un levier puissant !
Puis il ajouta, en consultant sa montre, qui lui avait coûté très-cher, mais qu’il montrait à tous comme un témoignage de l’estime de l’empereur d’Autriche :
– Cinq heures !… Avant minuit les Épées de l’université peuvent être dans la montagne.
Combien de soirées tristes et chargées d’ennui Chérie avait passées dans ce grand salon du château de Rosenthal, dont les solennelles splendeurs ne faisaient qu’assombrir sa mélancolie ! Elle avait froid, elle se faisait petite au milieu de ces sévères portraits de famille dont les regards fixes la toisaient avec dédain. Elle se sentait seule et abandonnée ; son pauvre cœur grelottait, et c’était surtout au milieu de cette noble richesse qu’elle avait la conscience de son exil.
Mais, ce soir, tout était bien changé. Plus de tristesse et plus de regrets : Frédéric était là ; l’austérité de la vaste salle semblait sourire, et Chérie s’étonnait de n’avoir pas respiré plus tôt cette douce atmosphère de bonheur qui l’emplissait.
Elle allait, gaie, vive, pétulante, tourmentée par sa joie ; elle prenait çà et là une fleur à ses odieux bouquets présentés en cérémonie par les vassaux de Rosenthal et qui étaient naguère son supplice ; ces fleurs, tant dédaignées, elle en savourait le parfum avec amour.
Elle s’éveillait après une longue léthargie. Elle revoyait le beau jour après une nuit désespérée. Elle était heureuse ; elle eût voulu du bonheur pour tous.
Quand son regard se croisait avec celui de Frédéric, son âme entière passait dans ses yeux.
Tout n’était-il pas fini, puisque Frédéric lui avait dit : « Je t’aime ! » Que craindre encore ? quel malheur possible ?
Et n’était-ce pas une joie de plus, une joie bien grande, que de voir les beaux yeux de Lenor se fixer sur elle, reconnaissants et humides ; Lenor, qu’elle avait aimée déjà, alors même qu’elle la croyait sa mortelle ennemie !
Rosenthal, il est vrai, semblait souffrir ; mais cette souffrance ne devait-elle pas se changer en joie ? Chérie était bien sûre que Rosenthal n’avait jamais cessé d’aimer Lenor.
Frédéric avait enfin pris le ton de son rôle et le jouait en perfection. Il s’empressait autour de la jeune comtesse, qui se laissait faire la cour avec tout plein de grâce et de décence.
Pendant que Chérie présidait aux préparatifs du thé, chose presque aussi importante dans l’Allemagne du sud-ouest qu’en Angleterre même, les deux jeunes filles s’étaient un instant rapprochées, et Chérie avait dit à Lenor :
– Tout va bien ! la corbeille sera pour vous…
À part ces personnages principaux, tout le reste de l’assistance faisait assaut de bonne humeur. Spurzeim était content de lui plus que nous ne saurions dire ; il se proclamait avec ivresse le coquin le plus fourbe de l’univers ! Concordia causait avec son chapelain et n’avait pas perdu tout espoir de réciter sa tragédie à Bastian, ce cavalier de si bonnes manières. La dame de compagnie, l’écuyer, le bibliothécaire, tous les officiers de Rosenthal, ne s’étant jamais trouvés à pareille fête, jouissaient de l’aubaine du meilleur de leurs cœurs.
Il n’y avait de tristes que Bastian, vaguement tourmenté par ses remords au milieu même de son ivresse, et monsieur le baron de Rosenthal.
Celui-ci était plus que triste ; son regard sombre menaçait comme un ciel de tempête. Pour quiconque le connaissait, il était évident qu’il mettait toute sa force à comprimer sa colère et à se vaincre lui-même.
La promenade n’avait fait que continuer pour lui le supplice du dîner. Pendant toute la promenade, il avait vu Lenor au bras de Frédéric, tour à tour émue et souriante ; il n’y avait pas à s’y tromper, Frédéric et Lenor s’entendaient ; Frédéric lui parlait d’amour et Lenor ne le repoussait point. Rosenthal se souvenait de la fête de Ramberg, du bal aux flambeaux et de cette valse qui, pour la première fois, avait fait naître dans son cœur un sentiment de jalousie. Sa tête se montait. Frédéric était beau ; peut-être cette visite avait-elle été concertée entre lui et la jeune comtesse…
Le baron, irrité contre lui-même, car il sentait bien qu’il était la cause première de ses propres embarras, irrité contre Chérie qu’il allait épouser, contre Lenor qui ne pouvait plus être sa femme, contre Frédéric dont chaque sourire lui semblait une bravade, contre tout le monde enfin, puisque tout le monde était heureux et joyeux, le baron arrivait à une de ces belles et bonnes colères qui peuvent couver plus ou moins de temps, mais qui finissent par éclater à coup sûr et qui brisent tout quand elles éclatent.
Il avait été patient, précisément parce qu’il ne savait point faire les choses à demi. Pour lui, le milieu n’existait point entre l’inertie et la violence. Outre la position fausse qu’il s’était faite vis-à-vis de Chérie, il y avait donc pour le retenir la frayeur qu’il avait de lui-même.
Nous savons des gens trois fois heureux qui possèdent le don divin du flegme, et qui, au sommet des grandeurs aristocratiques, sans rien perdre de leur distinction ni de leur grâce, agissent avec le même sans-gêne que le gamin de Paris. La lymphe qui coule au lieu de sang dans leurs veines leur permet de frapper sans s’émouvoir et de jeter l’ennemi dehors avec le plus aimable des sourires. Ceux-là sont les maîtres dans le monde ; on ne se moque jamais d’eux.
Mais les sanguins, les pauvres sanguins, éternelles victimes de la civilisation et du décorum, passent leur vie à se garrotter eux-mêmes. Ils restent immobiles pour ne pas bondir, ils se taisent pour ne pas crier, si bien que le premier venu, les voyant paralysés au milieu de la route, croit pouvoir sans péril les pousser de côté… Et ils se laissent faire, les pauvres sanguins, les martyrs, les bonnes âmes ! Seulement, quelque jour de malheur, les voilà qui s’oublient et qui assomment quelqu’un bien malgré eux.
Rosenthal, sans se rendre compte encore de l’état de son esprit, en était à se demander comment il assommerait son rival. Toutes ses colères, en effet, se concentraient sur Frédéric, parce que Frédéric lui volait le sourire de Lenor.
Il n’avait pas dit une seule parole qui pût faire prévoir l’explosion de son courroux ; mais c’est tant pis, cela : les paroles sont des soupapes par où s’en va le trop-plein de la fureur.
Au milieu de ce salon où tout le monde riait et babillait, il n’y avait qu’une seule personne pour deviner ce qui se passait dans le cœur du baron ; cette personne-là était Frédéric lui-même, qui savait bien à quel prix seulement on peut jouer avec un homme de la trempe de Rosenthal, et qui attendait l’attaque de pied ferme.
Une voix résonna tout à coup aux oreilles du baron, une voix bien douce, mais qui en ce moment lui sembla tout imprégnée de sarcasmes amers.
– Dansez-vous, monsieur le baron ? lui demanda Chérie, qui était à ses côtés et qui le regardait avec son gai sourire.
La demoiselle de compagnie venait de s’asseoir au piano et jouait la ritournelle d’une valse.
Au lieu de répondre, Rosenthal tourna les yeux vivement vers la place que Lenor avait choisie en rentrant de la promenade ; Lenor était déjà levée et donnait sa main à Frédéric.
– Excusez-moi, madame, prononça le baron d’une voix étouffée.
Bastian appela Chérie.
– Allons, mon complice, dit le diplomate au gros étudiant qu’il avait été rejoindre dans un coin, vous voyez bien que voilà le paradis qui s’ouvre ! profitez de votre veine…
Comme si le hasard se fût mis de la partie pour irriter davantage la blessure de Rosenthal, ce fut la valse de Mozart qui déroula sous les doigts de la demoiselle de compagnie son harmonie lente et balancée.
– Il vous regarde ! murmura Chérie à l’oreille de Lenor, au moment où celle-ci allait partir au bras de son cavalier ; portez le dernier coup.
Elles échangèrent un regard d’intelligence ; car au bout de cette comédie mignonne, elles ne voyaient toutes deux que le bonheur. Quand Lenor passa, emportée par le mouvement de la valse, devant le baron, qui était bien pâle, son front rougissant s’appuya comme à dessein sur l’épaule de Frédéric.
Rosenthal pressa son cœur à deux mains ; s’il avait disposé du tonnerre, Frédéric eût été foudroyé sur place.
– Cela va bien… pensait Chérie, qui rectifiait le pas incorrect et chancelant de son tuteur Bastian.
À ce moment, il se fit un grand bruit au dehors de la salle ; on entendit des pas retentissants et des voix effrayées qui criaient dans le corridor.
Le baron avait appelé la foudre, c’était peut-être la foudre qui venait.
La valse continuait légère et gracieuse ; on eût dit que Lenor ne touchait pas terre et que Frédéric l’emportait dans ses bras. Chérie regardait en dessous Rosenthal, dont les lèvres tremblaient, crispées par la rage, et la folle se disait encore :
– Cela va bien !
Tout à coup, la porte du salon s’ouvrit avec fracas et le valet Fritz s’élança en s’écriant :
– Le château est cerné !… Les dragons du roi sont entrés de vive force… Si l’on veut cacher les étudiants, qu’on se hâte, car l’officier vient sur mes pas !
C’était la foudre. Le regard de Rosenthal scintilla comme si une flamme se fût allumée dans sa prunelle ; il respira fortement et ses bras se croisèrent sur sa poitrine.
Frédéric s’était arrêté, tenant toujours Lenor entre ses bras.
Chérie, pâle comme une statue d’albâtre, joignait ses mains frémissantes et cherchait à lire son arrêt sur le visage altier de Rosenthal.
C’était la foudre, pour elle surtout, pour elle qui venait d’irriter à plaisir l’homme qui tenait désormais entre ses mains le sort de son amant.
C’était la foudre, car le crime de Frédéric était de ceux que ne pardonnent jamais les puissances allemandes, incessamment menacées par la folie des écoles.
Chérie ne fit qu’un bond jusqu’à Rosenthal, dont elle saisit les deux mains.
– C’est lui qu’on cherche !… dit-elle d’une voix altérée.
Rosenthal ne répondit pas.
– Il a insulté le roi !… poursuivit Chérie, dont les yeux se mouillèrent.
– Ah !… fit Rosenthal, il a insulté le roi ?
– Ayez pitié, monsieur !… acheva Chérie dans un sanglot déchirant ; ayez pitié, au nom de Dieu !
Rosenthal l’écarta froidement, parce que ses yeux venaient de rencontrer le regard suppliant de Lenor.
Tout le monde, dans le salon, comprenait la gravité de la situation, mais personne ne la mesurait au juste, sinon Chérie, Rosenthal et les deux étudiants eux-mêmes.
Il s’agissait peut-être, du moins on l’espérait, de quelque escapade de jeune homme.
Bastian demeurait tout abasourdi à la place où la valse s’était arrêtée. Frédéric se tenait immobile, la tête haute. Le diplomate fort caressait son jabot tout doucement, et calculait déjà les avantages qu’il pourrait tirer de cet incident.
– Le capitaine Spiegel, des dragons de Sa Majesté, dit un valet à la porte, demande à parler au colonel baron de Rosenthal.
– Faites entrer, répliqua le baron.
Le capitaine Spiegel passa le seuil aussitôt, car il était sur les talons du valet ; son regard inquisiteur fit le tour de la chambre et il eut un sourire narquois en apercevant les deux étudiants.
– Qu’y a-t-il pour votre service, capitaine ? demanda le baron.
– Pour mon service, rien, colonel, répondit l’officier de dragons en faisant le salut militaire. Pour le service du roi, c’est autre chose… Et permettez-moi de vous dire qu’il ne fallait rien moins que cela pour me porter à franchir, sans invitation préalable de votre part, le seuil de votre château de Rosenthal.
– Passons, monsieur !… Que venez-vous chercher ici ?
– Je viens chercher le nommé Frédéric Horner, étudiant de l’université de Tubingue, coupable du crime de lèse-majesté.
Il y eut un mouvement de stupeur dans le salon ; la chanoinesse, qui était bien le meilleur cœur du monde, fit un pas vers l’officier pour intercéder en faveur de Frédéric. Tous les commensaux du château tremblèrent, et les domestiques, dont on voyait les têtes effrayées derrière la porte, se disaient : – Il s’agit de la vie !
Lenor soutenait Chérie, près de se trouver mal et qui balbutiait parmi ses larmes :
– C’est nous qui l’avons tué !… c’est nous qui l’avons tué !…
Le gros Bastian essayait de se cacher derrière le groupe formé par les deux jeunes filles, et le comte Spurzeim, qui s’était instinctivement rapproché de son neveu, pensait à part lui :
– Je crois que nous n’aurons pas besoin de mes vassaux de la montagne !
Seuls, parmi le trouble, Rosenthal et Frédéric étaient calmes, en face l’un de l’autre, au milieu du salon.
Frédéric était redevenu lui-même. Vous eussiez reconnu en lui l’enfant héroïque et intrépide des premières pages de ce récit ; sur son visage fier et rayonnant de beauté, il n’y avait plus trace de faiblesse. Il fixait sur le baron son regard limpide et tranquille, sans défi, mais sans frayeur.
Rosenthal, qui avait les yeux baissés, releva lentement ses paupières ; quand son regard rencontra celui de Frédéric, un éclair jaillit de sa prunelle.
Chérie se tordit dans les bras de Lenor, comme si un poignard lui eût traversé le cœur.
– Il est perdu !… murmura-t-elle en fermant les yeux.
Rosenthal s’était tourné vers le capitaine Spiegel.
– Je ne connais pas ce Frédéric Horner, prononça-t-il lentement.
Un long soupir s’échappa de toutes les poitrines. La main de Chérie se crispa convulsivement sur celle de Lenor.
– Comment ! comment ! balbutia Spurzeim à l’oreille de son neveu.
– Silence ! fit impérieusement Rosenthal.
– Pardon, colonel, dit l’officier de dragons sans cacher sa surprise, je crains d’avoir mal entendu…
– Je vous ai dit, monsieur, répéta Rosenthal d’une voix ferme, que je ne connais pas ce Frédéric Horner.
– Mais vous n’y pensez pas, mon neveu !… insista le vieux comte, qui passa derrière Rosenthal.
– Mon oncle, répliqua ce dernier d’un accent péremptoire, c’est ici ma maison et je suis le maître !
Spurzeim haussa les épaules et se tut.
Des larmes de reconnaissance et de joie coulaient sur les joues de Chérie.
– Quel cœur ! disait-elle à Lenor, tremblante d’émotion et d’orgueil. Oh ! vous le rendrez bien heureux, n’est-ce pas ?
Frédéric était toujours immobile, mais il avait le rouge au front et ses yeux étaient baissés maintenant.
– Si vous ne le connaissez pas, colonel, dit le capitaine Spiegel avec une certaine hésitation, puis-je, sans faillir au respect que je vous dois, vous demander quel est cet homme ?
Il étendait la main vers Frédéric.
– Cet homme, comme vous l’appelez, monsieur le capitaine, répondit Rosenthal en souriant, est mon parent et ami, le margrave de Buren.
– Eh bien ! grommela le capitaine, j’aurais juré que le margrave de Buren, qui est d’une famille bien respectable, ne se serait pas amusé à se faire chasser pendant toute une journée comme un chevreuil par les dragons de Sa Majesté ! – Mais du moment que vous dites une chose, colonel, ce n’est pas à moi de conserver un doute. Je ferai mon rapport à mes chefs… Il me reste à vous offrir mes excuses.
Il fit un grand salut et se dirigea vers la porte.
– Le service du roi excuse tout, capitaine, répliqua Rosenthal en faisant quelques pas pour l’accompagner.
À peine l’officier de dragons avait-il passé le seuil, que l’émotion de tous, longtemps comprimée, se fit jour. La bonne chanoinesse frappa ses mains l’une contre l’autre, en déclarant qu’elle placerait cette scène dans une de ses futures compositions dramatiques. Assurément, la magnanimité de Rosenthal ne pouvait souhaiter une récompense plus flatteuse.
Lenor et Chérie vinrent lui prendre les mains toutes les deux à la fois.
– Merci ! dirent-elles, vous êtes généreux et bon !
Rosenthal baisa froidement la main de Chérie et se détourna de Lenor, car l’émotion de la jeune comtesse lui faisait mal.
Pourquoi tant de joie ? Elle aimait donc bien ce Frédéric !
– Gaudeamus !… pensait Bastian ; je crois que je l’ai échappé belle !
– Monsieur le baron, dit Frédéric à Rosenthal en lui tendant la main, je n’espérais pas cela de vous, et je vous remercie.
Rosenthal prit la main qu’on lui tendait et la serra fortement.
– Monsieur Frédéric, répliqua-t-il d’une voix basse et concentrée, vous m’avez sauvé la vie il y a quelques jours ; aujourd’hui je vous rends la pareille : nous sommes quittes.
Frédéric s’inclina.
– Monsieur Frédéric, reprit Rosenthal en baissant la voix davantage, connaissez-vous cette croix de bois qui est au carrefour de la forêt, derrière la cabane des frères Braun, et qu’on nomme le Wunder-Kreuz ?
– C’est sur le chemin qui mène à la maison de ma mère, répondit le jeune homme.
– Eh bien ! monsieur Frédéric, ajouta Rosenthal avec un dernier serrement de main, minuit sonnant, je vous attendrai au Wunder-Kreuz, et j’apporterai deux épées…
Chérie et Lenor, qui s’étaient cachées dans l’embrasure d’une fenêtre voisine, parce que l’instinct de leur amour les avait averties, tombèrent effrayées dans les bras l’une de l’autre.
– J’y serai ! dit Chérie, qui se releva forte et fière.
La pauvre Lenor répéta en tremblant :
– J’y serai !
Le comte Spurzeim glissait à l’oreille de Bastian, qui commençait à le fuir comme la peste :
– Mon complice, nous n’aurons pas besoin d’un grand effort de génie pour les attirer dans la montagne !
Onze heures sonnaient à l’horloge du château de Rosenthal. La nuit était sombre ; la lune, à son déclin, passait toute pâle sous les grands nuages emportés par le vent. Quand son disque se montrait entre deux nuées, on voyait luire faiblement sur les feuilles des arbres l’eau de la dernière ondée qui n’avait pas eu le temps de sécher. L’herbe humide de la campagne se couvrait d’un brouillard bas et léger. Le château était plongé dans le silence ; tout y semblait dormir, et pas une lumière ne brillait le long de sa façade.
La poterne qui donnait sur les fossés fleuris s’ouvrit avec lenteur et précaution. Une femme voilée parut sur le seuil et jeta autour d’elle ses regards inquiets. Comme elle ne vit rien d’abord, elle referma sans bruit la poterne, traversa la douve et s’engagea dans le parc. À peine avait-elle fait quelques pas dans l’allée principale, qu’elle s’arrêta toute tremblante. Au devant d’elle, dans les ténèbres, une forme sombre se dessinait vaguement. Elle fit un mouvement pour rebrousser chemin ; mais derrière elle, une autre ombre surgit de la douve comme pour lui barrer le passage. Un cri d’épouvante s’étouffa sous son voile. Durant une seconde, elle resta indécise ; puis, rassemblant tout d’un coup son courage, elle se jeta dans le gazon épais qui bordait l’allée et se mit à courir au travers de l’herbe mouillée.
La première ombre, qui était un cavalier de haute taille, drapé dans son manteau, poursuivit son chemin d’un pas rapide ; la seconde avait une taille moins héroïque et son dos se voûtait sous le double collet d’une douillette de soie piquée. Pour achever de rompre avec le fantastique, nous dirons que cette ombre était suivie par un valet qui avait toute l’encolure d’un valet de comédie.
– Je suis sûr de l’avoir reconnue, dit la voix chevrotante du vieux comte Spurzeim, qui s’enrouait à l’humidité de la nuit, c’est ma nièce Lenor !
– Je crois plutôt, répondit Fritz, que c’est mademoiselle Chérie.
Fritz remplaçait, pour cette fois seulement, le fidèle Hermann, apprenti diplomate, employé à d’autres fonctions. Hermann, nous le savons, galopait sur la route de Tubingue.
– Il fait noir comme dans une cave !… grommela le comte, et je n’aime pas beaucoup ces excursions nocturnes, toujours fécondes en rhumes et en sciatiques… Mais le sort en est jeté !… cette nuit va voir de grands événements, et demain matin, si Hermann n’a pas manqué le coche, on pourra mesurer les effets prodigieux de mes combinaisons diplomatiques.
– Brrr !… fit le valet Fritz en soufflant dans ses doigts, la pluie a rafraîchi le temps, monsieur le comte. Peut-être qu’ils n’iront pas au rendez-vous.
Spurzeim s’était posé vis-à-vis de Fritz en homme qui veut prévenir un grand malheur.
– Plût à Dieu ! soupira-t-il en levant ses petits yeux gris au ciel. Mais il ajouta à part lui : – Heureusement que j’ai vu passer mon cher neveu, ainsi que l’autre qui semblait avoir des bottes de sept lieues… ils doivent être déjà au delà du Sparren… Ah çà ! s’interrompit-il en se tournant vers le château avec impatience, ce sac à vin du Rhin de Bastian se sera endormi !… va-t’en sous sa fenêtre, Fritz, et lance des petits cailloux dans ses carreaux… Si tes petits cailloux ne réveillent pas l’étudiant ivrogne, monte dans sa chambre, morbleu ! et tire-le hors de son lit par les pieds !
Fritz s’éloigna en grognant.
Si nous comptons sur nos doigts, nous trouvons debout le comte et son valet, Rosenthal qui a déjà dépassé le Sparren, et un autre, dont Spurzeim n’a pas dit le nom, mais qui est sans doute Frédéric, le pauvre Bastian qu’on va tirer violemment de son sommeil, et cette femme voilée qui court à travers l’herbe humide. C’en est assez pour que nous puissions dire que le château de Rosenthal ne dormait pas si bien qu’il en avait l’air.
Au moment où Fritz obéissait aux ordres de son maître, et comme le comte faisait les cent pas en frappant du pied pour se réchauffer, la poterne de la douve tourna de nouveau sur ses gonds, et une seconde femme, voilée comme la première, se glissa parmi les arbustes. De sorte qu’il ne restait plus guère au château que la digne chanoinesse avec son violon, l’écuyer, la dame de compagnie, le bibliothécaire et le chapelain. Tous les autres couraient la pretantaine, malgré le vent glacial, malgré la pluie menaçante, comme si le diable eût été maître des âmes dans cette nuit d’aventures. Soit effet du hasard, soit qu’il y eût accord entre elles, les costumes de ces deux femmes, qui étaient sorties l’une après l’autre du château avec précaution et mystère, se ressemblaient exactement ; chacune d’elles portait une robe et une mantille noires, chacune d’elles était coiffée d’un chapeau de couleur sombre où s’attachait un voile épais. En voyant passer la première, le comte et Fritz avaient bien pu discuter la question de savoir si c’était Chérie ou si c’était la comtesse Lenor, car les deux jeunes filles étaient à peu près de la même taille, et dans cette nuit profonde il était aisé de les prendre l’une pour l’autre. Du reste, le comte et Fritz ne pouvaient pas se tromper de beaucoup, puisque la seconde apparition donnait raison nécessaire à celui des deux qui avait tort.
La seconde apparition n’avait pas l’air d’être très-rassurée ; ce fut d’un pas incertain et timide qu’elle s’engagea dans l’allée principale. Comme elle ne rencontra personne qui fit obstacle à son passage, au lieu de quitter l’allée comme avait fait l’autre apparition, elle suivit tout uniment le chemin tracé, hâtant sa marche à mesure qu’elle avançait davantage. L’autre, la première, avait bien de l’avance. Forcée de couper court à travers les pièces de gazon, elle avait trouvé au bout de quelques minutes le mur d’enceinte du parc, qu’elle avait franchi par cette même brèche qui, le matin même, avait donné entrée aux deux étudiants fugitifs. Une fois dehors, elle s’arrêta et se prit à écouter… La campagne était silencieuse ; on n’entendait que le bruit des rafales qui passaient en gémissant dans les grands arbres du parc. La jeune fille s’assit sur une pierre adossée au mur et attendit.
– Elle connaît le chemin mieux que moi, pensait-elle, ce manoir est son berceau ; elle ne peut pas s’égarer sur son propre domaine… J’ai devancé l’heure ; elle va venir.
De ce côté, le parc était bordé par une route assez large et pas beaucoup plus mal entretenue que les chemins vicinaux de nos départements. C’était la route de Freudenstadt au village de Munz, et son prolongement atteignait la frontière de Bade en tournant les sommets du Kniebis.
Le village de Munz, pauvre et composé d’une centaine de familles vivant toutes des diverses industries forestières, était situé à une forte lieue du château de Rosenthal, dans la direction des montagnes. Le château et le village ne se voyaient point, parce qu’entre eux s’élevait la croupe ronde d’une colline couverte de sapins, et connue dans le pays sous le nom de Rouge (Roth), à cause de la couleur des rochers de grès qui formaient sa base. Le Wunder-Kreuz (ou Croix-Miracle), au pied duquel Rosenthal et Frédéric avaient pris rendez-vous pour cette nuit, se dressait au revers du Rouge, dans une vallée sauvage où venaient se couper les diverses routes de la montagne. À l’ouest de cette vallée, le mont Kniebis dressait à pic ses rampes escarpées et impraticables.
Il y avait bien dix minutes que notre jeune fille attendait, assise sur sa pierre, immobile et pensive ; un bruit léger se fit de l’autre côté de la muraille, à l’intérieur du parc. La jeune fille souleva son voile. À la lueur faible de la lune dont le disque, entouré de vapeurs, touchait déjà le profil des montagnes, nous eussions reconnu le doux et charmant visage de la reine Chérie.
– Lenor !… murmura-t-elle en se tournant vers la brèche, Lenor, est-ce vous ?
On ne répondit pas, mais le bruit continua ; le feuillage des buissons voisins s’agita et Chérie n’eut que le temps de se jeter de côté, parce qu’une forme humaine se montra sur la brèche. Ce n’était point Lenor. Chérie reconnut le cavalier de haute taille qui une fois déjà l’avait forcée à changer la direction de sa course, alors qu’elle suivait l’allée principale du parc. Le cavalier était drapé dans un ample manteau que relevaient par derrière les lames de deux épées.
Il resta un instant debout sur la brèche et sauta ensuite dans le chemin en murmurant :
– Il m’avait semblé la voir se diriger de ce côté… et tout à l’heure encore j’ai cru entendre une voix…
Il s’interrompit pour regarder tout autour de lui ; Chérie était cachée derrière la haie d’épines qui bordait la route.
– Personne !… reprit le cavalier avec tristesse ; si je l’appelle, c’est le moyen de la mettre en fuite… Et pourtant il faut que je lui parle.
Il hésita pendant une seconde, puis il prononça par deux fois le nom de Chérie. Celle-ci ne bougea pas. Le cavalier secoua la tête brusquement, comme pour chasser une préoccupation importune, et prit à grands pas le chemin de la montagne. Au bout de trois ou quatre enjambées, il avait déjà disparu dans l’ombre.
– Pauvre Rosenthal… murmura Chérie qui sortit de sa cachette, c’est pour lui aussi que je combats cette nuit !
Elle eut un frisson en pensant à ces deux longues épées qui relevaient le bord du manteau.
– Lenor ! Lenor !… dit-elle. Pourquoi Lenor ne vient-elle pas ?… Nous aurions dû être les premières au rendez-vous.
Sa tête se montait, car Frédéric avait pu prendre un autre chemin, et, en ce cas, le retard de Lenor était un danger mortel. Elle attendit deux ou trois minutes encore. Une seconde fois, elle appela ; puis, cédant tout à coup à son inquiétude, elle s’élança sur les traces du baron. Chérie regrettait maintenant de n’avoir pas répondu à son appel ; maintenant elle eût voulu le rejoindre, pour le supplier à deux genoux et lui demander la vie de Frédéric. Car l’imagination va vite dans la nuit et dans la solitude : Chérie, tout à l’heure si vaillante, venait de sentir un frisson, et un poids de glace était sur son cœur.
Ces épées… un éblouissement avait passé devant les yeux de Chérie : elle venait de voir Frédéric tout pâle, couché dans l’herbe froide, avec une blessure saignante au milieu de la poitrine. Elle courait de toute sa force ; elle avait peur d’arriver trop tard. Elle courait… Mais la lune avait disparu derrière les sommets du Kniebis et une couche plus épaisse de nuages chargeait le ciel orageux. Quand Chérie eut dépassé la maison du Sparren, qui s’élevait riante et gaie au milieu de sa petite clairière ; quand Chérie se fut engagée dans la forêt, la nuit était si obscure que le tracé de la route disparaissait à quelques pas.
La coutume parmi les bûcherons allemands est de commencer les coupes en marchant droit devant eux comme fait le sanglier, perçant sa trouée sous le couvert. Tout autour du Sparren, il y avait des coupes commencées par l’ancien propriétaire, de sorte que, çà et là, le long de la route, des éclaircies s’ouvraient toutes semblables à la route elle-même. Et il faisait si noir ! Chérie n’était pas bien loin du Sparren, puisqu’elle songeait encore à la petite maison si gaie sous les grands arbres, puisqu’elle en était encore à se dire : « Je vivrais bien heureuse sous ce toit modeste, si Frédéric était avec moi ! »
Mon Dieu, oui ! Chérie n’aimait ce grand beau château de Rosenthal que comme on aime, quand on a le cœur artiste, la ruine pittoresque autour de laquelle se groupe le paysage. Bien peu poussent l’amour de l’art jusqu’à choisir la ruine pour en faire leur demeure. Je ne sais, on est plus près l’un de l’autre dans une retraite exiguë, et la vie, toute jeune, a de meilleurs sourires entre les murailles neuves. Chérie, ne l’oublions pas, était l’enfant du pauvre Franz Steibel, qui n’avait point eu d’ancêtres aux croisades ; Chérie était la reine des étudiants de Tubingue ; Chérie, la bonne fille, n’aurait point été éloignée de prendre pour devise ce titre de vaudeville d’une philosophie si haute et si malement bafouée : Une chaumière et son cœur… Certes elle eût tenu sa place comme il faut dans le noble manoir, parce que Dieu, en la faisant belle entre toutes, lui avait prodigué tous les dons qui achèvent et couronnent la beauté. Mais en son cœur elle se disait, la reine Chérie, la pupille adorée de messieurs les étudiants : « C’est pour Lenor, le beau château ! » Ses désirs, à elle, descendaient vers la blanche maisonnette autour de laquelle il n’y avait point de remparts pour arrêter l’air libre et le soleil heureux. Chacun son goût, et ne murmurez pas ! Que deviendrions-nous s’il fallait à tout jeune ménage une forteresse du temps de l’empereur Barberousse ! On ne sait pas dire comment se mêlent dans nos rêveries la crainte qui oppresse, l’espoir qui console ; mais ils se mêlent. Chérie allait, souriant à ses espérances, frissonnant devant ses terreurs ; instinctivement, elle hâtait sa course et déjà elle avait fait bien du chemin lorsque son pauvre petit pied mignon heurta un obstacle placé en travers de la route. Elle s’éveilla de son double rêve et regarda tout autour d’elle. Hélas ! ce n’était plus la route tracée. Ses yeux, habitués aux ténèbres, virent devant elle une haute barrière de grands troncs élancés ; l’obstacle qui lui barrait le chemin était le dernier arbre jeté bas par la cognée du bûcheron. Elle avait pris, à son insu une de ces percées qui s’ouvraient le long de la route ; elle était en pleine forêt, et quand elle eut tourné deux ou trois fois sur elle-même, comme font imprudemment tous ceux qui s’égarent, elle était aussi complétement perdue que le naufragé abandonné sur un radeau et privé de boussole, qui flotte au milieu de l’immense Océan, sous un ciel sans étoiles.
Elle voulut revenir sur ses pas, mais de nombreuses percées coupaient celle où elle se trouvait, et ses efforts pour retrouver la route ne faisaient que l’égarer davantage. Et l’heure passait impitoyable ! Et peut-être qu’à ce moment même Frédéric et Rosenthal se rencontraient, l’épée à la main, au pied de la Croix-Miracle… Chérie sentait ses genoux plier sous le poids de son corps. À mesure qu’elle avançait, la forêt devenait plus sombre et plus sauvage. C’est à peine si elle apercevait le ciel tempêtueux à travers les cimes des arbres que fatiguait le vent du nord. Elle avait essayé d’appeler au secours, mais le sourd fracas de l’orage étouffait sa voix, et d’ailleurs, qui l’eût entendue ?
Chérie se laissa choir enfin sur le sol, éplorée et brisée ; elle se couvrit le visage de ses deux mains et sanglota comme un enfant. Mais la pensée qui toujours la poursuivait, la pensée terrible et navrante revint aiguillonner sa détresse : « Frédéric ! Frédéric !… » Le vent qui sifflait autour d’elle lui apportait ce grincement aigu des épées qui se croisent… Elle leva ses mains jointes au ciel, et sa prière désolée monta vers Dieu. En ce moment, une lueur faible scintilla au travers du feuillage, et son âme s’emplit de reconnaissance, comme si l’ardeur de sa prière eût provoqué un miracle. Chérie sauta sur ses pieds, le courage lui était revenu. Elle se dirigea le plus vite qu’elle put vers cette lueur qui brillait derrière le feuillage. C’était sans doute la chandelle de résine allumée dans la demeure de quelque bûcheron. À tout le moins, Chérie allait pouvoir demander son chemin. Elle avançait ; les arbres s’éclaircissaient peu à peu, mais aucune silhouette de maison ne se montrait, quoique la lueur semblât jaillir d’un trou carré en forme de fenêtre.
Quand Chérie eut dépassé les derniers arbres, elle vit enfin au devant d’elle une roche de cent à cent cinquante pieds de haut, contre laquelle se collait une hutte bâtie en troncs d’arbres. Elle s’arrêta frémissante ; elle n’avait plus besoin de demander sa route ; ce lieu lui était connu. Plus d’une fois, dans ses excursions capricieuses, elle avait visité cette partie de la forêt, dont l’aspect était particulièrement mystérieux et lugubre. La chronique des villages voisins attachait à ce lieu de funestes souvenirs. Les bûcherons, interrogés par Chérie, lui avaient raconté, avec de grandes marques de frayeur, plus d’une longue histoire de meurtre dont les environs de ce roc avaient été le théâtre. Et toujours le nom des trois frères Braun était prononcé, à la fin de ces histoires, par les bûcherons, qui se signaient et fuyaient… Le roc contre lequel s’adossait la cabane était une masse énorme de grès couleur de brique qui formait la base orientale du Rouge. La cabane servait d’habitation aux trois frères Braun.
Le premier mouvement de Chérie fut de fuir au plus vite, mais quelque chose de plus fort qu’elle-même la retint à la même place. Elle venait d’apercevoir, par l’ouverture carrée, qui était grande ouverte, Élias Braun, l’aîné des trois frères, occupé à aiguiser sa cognée sur un fragment de grès. Il chantait d’une voix sourde une ballade du pays, et la lumière de la résine qui frappait en plein son visage barbu montrait sous les grandes mèches de ses cheveux un sourire avide.
– Holà ! Hugo ! petit frère ! cria-t-il en éprouvant du doigt le tranchant de sa hache, ma cognée a désormais le fil et ce serait dommage de l’ébrécher contre un tronc de sapin !… Allons, petit frère, debout : voici l’heure où Werner va revenir !
On entendit un bâillement sonore et Chérie vit une masse énorme qui se mouvait confusément dans l’ombre de la cahute. C’était Hugo, le petit frère, qui s’étirait en sortant de son sommeil.
Hugo leva sur Élias son regard engourdi.
– Pourquoi repasses-tu ta cognée, demanda-t-il, puisque le graff a dit qu’il fallait seulement leur faire peur ?
Chérie savait parfaitement que dans cette partie de la forêt Noire le titre de graff (comte) n’était donné qu’au vieux Spurzeim, de même qu’on appelait Rosenthal le freyherr (baron).
– Le graff a dit cela hier, répliqua Élias en souriant ; je repasse ma cognée, petit frère, parce que j’ai vu le graff ce soir, pendant que tu dormais.
– Ah !… fit Hugo, qui se mit sur ses pieds et toucha presque du front, tant sa taille était haute, la toiture de la cabane ; le graff t’a ordonné ?…
Il n’acheva pas ; mais il montra du doigt le tranchant affilé de la hache.
Élias secoua ses grands cheveux en riant plus fort.
– Le graff ne parle jamais la bouche ouverte, tu sais bien, petit frère, répondit-il ; il m’a dit seulement que les deux vieilles gens avaient fait marché pour le Sparren.
Hugo ferma ses gros poings et sa figure sauvage prit une expression de menace.
– Voilà qui est bon ! grommela-t-il.
– Ce n’est pas tout, petit frère… Les vieilles gens vont porter cette nuit, au notaire de Freudenstadt, un papier qui vaut plus de cent mille florins.
– Le prix de la maison du Sparren ?… interrompit Hugo.
– Juste !… Werner est à Munz pour savoir la route qu’ils prendront, car le vieil homme est rusé comme un renard ! et sa femme deux fois plus que lui !
Chérie écoutait tout cela, plongée dans une sorte de stupeur ; elle n’en pouvait point croire ses oreilles. Un bruit sourd se fit entendre à l’intérieur de la cahute, et un troisième personnage se montra tout à coup entre Élias et Hugo. Chérie reconnut Werner, le second des frères Braun ; elle n’eut pas le temps de se demander comment il avait pu entrer par l’autre côté de la cabane, adossé au roc lui-même, car son attention fut violemment attirée par les premières paroles du nouvel arrivant. C’était un grand gaillard, taillé en Hercule, comme ses frères, chevelu, barbu, et portant la casaque des habitants de la forêt avec le bonnet de laine ; seulement, comme il était charbonnier de son état, il avait la figure plus noire que de l’encre.
– En route ! s’écria-t-il ; les vieilles gens vont passer le ravin dans dix minutes… Je les ai vus monter dans leur carriole, et c’est le bonhomme qui conduit, pour ne pas payer un postillon.
– En route !… répéta Hugo, qui saisit dans l’angle de la cabane un gourdin énorme ou plutôt une manière de massue.
Élias mit sa cognée sur son épaule.
– Petit frère, dit-il, tu ne viens pas avec nous ?
– Pourquoi cela ? demanda Hugo étonné.
– Ton poste est là-haut sur la montagne.
– Sur la montagne, interrompit Werner, il y a un feu de joie et tous les charbonniers du Rouge dansent alentour comme des damnés.
Hugo se frappa le front : – Allez donc vous deux faire peur aux vieilles gens, s’écria-t-il en appuyant sur ces mots : faire peur, et en laissant éclater un rire brutal. J’avais oublié l’étudiant… mais il n’y a pas de temps perdu et nous allons régler son affaire !
Les trois frères Braun se donnèrent la main, puis ce bruit sourd que Chérie avait entendu déjà lors de l’arrivée de Werner retentit de nouveau et les trois frères disparurent. Le flambeau de résine continuait d’éclairer la cabane déserte. Pour sortir de la cabane, il n’y avait pas d’autre issue apparente que la porte, et Chérie était debout devant la porte ; il fallait que le roc lui-même se fût ouvert pour donner passage aux trois frères. On eût dit qu’une barrière impénétrable était retombée sur eux ; Chérie n’entendait plus ni leurs voix ni le bruit de leurs pas. Elle était là, immobile et comme anéantie sous le poids d’un rêve affreux. Les paroles de meurtre bourdonnaient autour de son oreille : cet étudiant dont Hugo Braun avait parlé, c’était Frédéric, Chérie n’en pouvait douter ; sur la tête bien-aimée de Frédéric, les menaces de mort s’accumulaient… Et l’heure s’écoulait ! et Chérie demeurait écrasée désormais sous la conscience de sa faiblesse ! Elle ne savait plus, chaque pas heurtait un danger nouveau dans les ténèbres de cette terrible nuit. Le vent qui secouait avec une violence croissante les hautes cimes des arbres apporta tout à coup l’écho d’un chant lointain et rauque. En même temps, le sommet du rocher contre lequel s’appuyait la cabane des trois frères Braun s’illumina d’une lueur rougeâtre. Sur ce fond ardent une silhouette humaine se dessina en noir, et Chérie poussa un grand cri, appelant : – Frédéric ! Frédéric !
Le sommet du roc était loin ; la voix de Chérie se perdit dans le fracas de l’orage. Comme elle s’élançait pour rejoindre la vision, un cri qui semblait répondre au sien sortit des profondeurs de la forêt, déchirant, haletant, étranglé comme un râle d’agonie…
À trois cents pas de la cabane des frères Braun, dans la direction du midi, le sol de la forêt cédait tout à coup, et les arbres allaient s’étageant sur une pente abrupte et raide. Au bas de cette pente, la route de Munz à Freudenstadt passait.
Quelques minutes après que les trois frères eurent quitté leur cabane, on eût pu entendre au loin, sur la route, les cahots d’une carriole qui s’avançait au trot de chevaux du pays. Dans la carriole il y avait un homme et une femme : deux vieillards.
– Non, dame Barbel, disait l’homme, je n’ai pas eu tort de ne point allumer la lanterne… Dans ce diable de pays, ce ne sont pas les fondrières qui semblent le plus à craindre.
– Ta ! ta ! ta ! maître Hiob, répliquait la vieille femme, je ne crois pas un mot de toutes vos histoires de brigands… C’est bon dans les livres, cela, maître Hiob ; les oisifs s’amusent à ces contes de ma mère l’oie !… Et puis, si nous rencontrions des voleurs, ils seraient plus penauds que nous, puisque nous avons laissé notre petit avoir à Stuttgard.
– Tout cela est bel et bon, ma femme ; croyez ou ne croyez pas, je m’en lave les mains… Mais je vous dis, moi, que ces trois hommes sont des diables, et qu’ils ont juré de mettre à mort quiconque achèterait le Sparren !
La vieille femme eut un petit rire sec, coupé par les cahots de la voiture.
– Et vous vous laissez prendre à cela, Hiob, mon pauvre ami ? s’écria-t-elle. Vous ne savez donc pas l’histoire de l’intendant de Pfaffenheim, qui joua le rôle du malin Esprit pendant cinq ans pour éloigner les acquéreurs du château de son maître, et qui finit par acheter, pour un morceau de pain, le plus riche domaine du royaume de Bavière !… Allez, allez, nous connaissons cela ; chaque finaud qui veut acheter à bon compte commence par dégoûter les voisins de la marchandise. Voyez seulement à ne point nous verser dans quelque trou, maître Hiob, et je vous tiens garanti pour tout le reste !
Cette excellente argumentation n’avait aucun empire sur l’esprit de l’ancien bedeau. Sa femme avait pris pour elle toute la bravoure ; chaque fois qu’un bruit se faisait entendre sur la route, maître Hiob ne se cachait pas pour trembler comme un fiévreux. Mais l’avarice était en lui plus forte encore que la poltronnerie. Précisément parce que les trois frères Braun avaient jusqu’alors éloigné les acquéreurs, l’achat du Sparren était une affaire d’or. Maître Hiob avait eu la chair de poule en signant le contrat ; mais il l’avait signé ; son capital, doublé d’un seul coup, le consolait de ses terreurs.
En arrivant dans le pays, maître Hiob et sa femme Barbel avaient pris leurs quartiers dans le village de Munz. Une fois leur affaire faite, l’ancien bedeau n’avait plus songé qu’à regagner les latitudes civilisées, mais la peur le tenait bloqué à Munz ; il n’osait point braver les dangers de cette route, qui passait à quelques cents toises de la redoutable cabane des frères Braun. Un instant même, il avait eu l’idée de faire le grand tour par le duché de Bade et le cercle du Bas-Rhin pour retourner à Stuttgard. Mais une lettre qu’il avait reçue la veille et qui mettait dans ses affaires un embarras inopiné, avait dû changer sa résolution. La lettre était de l’inspecteur Muller, son excellent patron. L’inspecteur Muller était, nous le savons, receveur général et faisait la banque. On prétendait même que, grâce à l’entremise de maître Hiob, l’inspecteur Muller servait de providence aux étudiants de l’université qui voulaient bien lui payer cinquante pour cent d’intérêt par an. C’était chez l’inspecteur Muller que maître Hiob avait naturellement placé son pécule ; or ce pécule était assez rond, et l’inspecteur Muller en savait l’origine. Pendant longtemps, l’inspecteur avait nourri l’espoir de conférer à la reine Chérie le titre d’inspectrice. Il pouvait être fort tendrement amoureux, mais nous devons avouer que les économies de l’ancien bedeau, dont il connaissait la source, n’étaient pas étrangères à cette résolution. Une fois marié, il eût fait un procès pour réclamer le patrimoine que l’orpheline devait à la munificence de ses quatre mille tuteurs, et ce mariage d’amour se serait changé en union des plus raisonnables. Tel était le plan de l’inspecteur Muller, diplomate de ménage encore assez fort, bien qu’il fût loin de notre radieux Spurzeim. Le départ de Chérie l’avait brusquement éveillé de son rêve ; le mariage était désormais impossible. Restait le patrimoine, et c’était à ce sujet que l’inspecteur Muller avait écrit à maître Hiob une lettre importante. Maître Hiob, pour dissimuler sa fuite et contre l’avis exprès de dame Barbel, était parti de Munz à la tombée de la nuit. S’il avait évité jusque-là les fondrières que le bon sens de sa compagne redoutait bien plus que les voleurs, il fallait en rendre le mérite aux deux petits chevaux de montagne, car maître Hiob était forcé, au milieu de cette obscurité profonde, de s’en remettre exclusivement à leur instinct. Ils étaient maintenant, sa femme et lui, à moitié route ; aucun accident ne leur était encore arrivé.
– C’est comme l’affaire de l’inspecteur Muller, le scélérat maudit ! reprenait dame Barbel par une de ces transactions fourchues que son sexe tient en si grande affection. Si je portais, comme on le dit, les culottes de notre ménage, maître Hiob, il n’aurait pas de nous un rouge liard, ce vampire !
– Songez, dame Barbel, qu’il a une position, et qu’il pourrait nous causer bien de la peine !
– C’est justement pour la position qu’il a, maître Hiob… Nous le tiendrons par sa position, si vous voulez… Et quand on lui aura dit tout net, en bon allemand : « Monsieur l’inspecteur, si vous bougez, toute la ville de Stuttgard saura demain que vous prêtez à la petite semaine ! » monsieur l’inspecteur deviendra doux comme un agneau !
– Ne vaudrait-il pas mieux faire un sacrifice ?… murmura le bedeau conciliant.
– Jour de Dieu ! s’écria dame Barbel en frappant de son poing maigre le tablier de la carriole, j’aimerais mieux restituer le tout à la reine Chérie.
Maître Hiob fit un geste d’effroi :
– Ne parlez pas si haut, ma chère femme ! balbutia-t-il.
– Je suis faite comme cela !… riposta la vieille qui s’animait à vue d’œil ; et n’avez-vous pas peur que les loups et les chouettes aillent redire nos paroles à Stuttgard ?… Si vous ne voulez pas parler d’usure, parce que ce serait cracher en l’air, comme on dit, et qu’il vous en retomberait bien quelque chose sur le nez, gardez seulement, croyez-moi, la lettre de Muller… Que je perde mon nom si cette lettre-là ne vaut pas cent mille florins comme un pfenning !
La carriole s’arrêta tout à coup.
– Allons, maître Hiob, dit dame Barbel, allongez un coup de fouet à vos chevaux, si vous ne voulez pas que nous couchions ici !
Maître Hiob ne répondit pas. Dame Barbel sentit son bras trembler violemment contre le sien.
– Eh bien ! eh bien !… fit-elle, qu’avez-vous donc, maître Hiob ?
Les dents de l’ancien bedeau claquèrent :
– Seigneur Dieu ! balbutia-t-il, ayez compassion d’une misérable créature !
– Oh ! oh !… fit une grosse voix dans la nuit, – et dame Barbel, prise au dépourvu, sauta comme un ressort sur sa banquette, – c’est du bien volé, à ce qu’il paraît !
– Vous voyez, femme, vous voyez !… murmurait maître Hiob, affolé par l’épouvante.
Dame Barbel venait d’apercevoir dans l’ombre, à la tête des chevaux, deux grands fantômes noirs.
– Donnez le papier qui vaut cent mille florins, dit l’un d’eux, et nous vous laisserons continuer votre route.
– À vos pistolets, maître Hiob ! s’écria dame Barbel, qui était l’intrépidité même, et montrez que vous êtes un homme !
La poitrine de l’ancien bedeau rendit un gémissement, car il devina que c’était là son arrêt :
– Mes bons amis, essaya-t-il de dire, je n’ai ni pistolets, ni florins…
Mais à la menace de dame Barbel, un des fantômes noirs avait bondi en avant, et la phrase commencée du pauvre bedeau se termina par ce long cri d’agonie que Chérie avait entendu dans la clairière. La cognée d’Elias lui avait fracassé le crâne et dame Barbel était inondée de son sang. L’ancien bedeau étendit ses deux bras en avant et s’affaissa au fond de la carriole.
– Hiob ! s’écria dame Barbel, qui aimait véritablement son mari, Hiob, mon cher homme, êtes-vous blessé ?… Relevez-vous et défendez-vous pendant que je vais pousser les chevaux.
Elle avait saisi le fouet que le pauvre bedeau venait de laisser échapper ; celui-ci n’avait garde d’obéir ou même de répondre.
– La paix, harpie ! dit Élias Braun au moment où dame Barbel fouettait les deux chevaux, qui se cabrèrent : veux-tu qu’on t’en fasse autant qu’à ce vieux fou ?
– Et que lui a-t-on fait, Seigneur Dieu ? s’écria la bonne femme, qui fut frappée comme d’un trait de lumière, car jusqu’à ce moment elle ne se doutait de rien.
Malgré le sang qui avait jailli sur ses vêtements, elle pensait tout au plus que maître Hiob avait pu recevoir un coup de poing ou un coup de bâton. Ses mains tremblantes se prirent à tâtonner au fond de la carriole et rencontrèrent la tête ouverte du vieillard qui était mort.
– Hiob ! s’écria-t-elle en se jetant sur lui tout éplorée, Hiob, mon cher mari, vous ont-ils donc tué ?… Hiob, au nom de Dieu, prononcez une parole pour rassurer votre femme !
– Ça ne va donc finir, Élias ? demanda Werner, qui tenait toujours la tête des chevaux.
Élias essuya du revers de sa main la sueur froide qui lui coulait du front, car cette voix désolée lui remuait quelque chose au fond de sa poitrine.
– Allons ! la vieille, dit-il cependant, fais ce que ton mari aurait dû faire… donne la lettre et tu n’auras point de mal !
Barbel se leva toute droite.
– Il est mort !… murmura-t-elle ; Hiob est mort !… L’homme qui m’épousa quand j’avais quinze ans et qui m’a aimée jusqu’aux jours de ma vieillesse !
Élias penchait sa tête en avant pour voir à l’intérieur de la carriole ; Barbel le saisit aux cheveux en poussant des cris de rage folle et le front du bandit saigna labouré du haut en bas par les ongles de la vieille femme. Alors ce fut quelque chose d’horrible, une lutte inégale et barbare que l’obscurité de la nuit prolongeait. Élias frappait la vieille femme à coups de hache, mais les ténèbres égaraient le tranchant de son arme, et dame Barbel, arrivée au paroxysme de la fureur, se défendait avec ses dents et avec ses ongles comme une lionne. Élias blasphémait ; la vieille femme, râlant sourdement à chaque blessure, déchirait et mordait toujours. Il fallut, pour la jeter morte sur le corps de son mari, le couteau de Werner, qui vint la poignarder lâchement par derrière… Le silence se fit… Les deux bandits arrachèrent la veste du bedeau et prirent la seule lettre qu’il eût sur lui, la fameuse lettre valant cent mille florins. Puis Élias allongea un grand coup de fouet au cheval de droite pendant que Werner piquait de son couteau le flanc du cheval de gauche. Les deux animaux partirent à pleine course et la carriole se remit à cahoter durement sur les pierres du chemin. Élias et Werner demeurèrent un instant immobiles, écoutant de loin le roulement de ce char funèbre.
– Ceux-là n’achèteront pas le Sparren ! dit Werner.
Élias enfonça deux ou trois fois sa cognée dans la terre fraîche pour essuyer le sang.
– Le graff avait dit de leur faire peur… grommela-t-il, comme s’il eût essayé de plaider contre un vague remords. Pourquoi la vieille femme a-t-elle parlé de pistolets et de florins ?…
Anciennement on avait tiré de la pierre au sommet du Rouge, qui gardait une forme d’entonnoir comme un Volcan éteint ; les traces de l’exploitation, abandonnée depuis longtemps, se montraient encore çà et là ; on voyait l’entrée des puits demi-comblés et ces trous en forme de voûtes qui devaient donner passage dans les galeries. Au fond de l’entonnoir régnait une grande flaque d’eau qui déversait son trop-plein par une coupure taillée de main d’homme dans le roc vif. À l’époque des pluies, ou lorsqu’un orage crevait sur la montagne, cela formait un torrent qui descendait à grand fracas le plan pierreux du Rouge et s’en allait rejoindre la rivière non loin du Wunder-Kreuz, à quelques cents pas de la cabane des Braun. On appelait ce torrent le Raub. Le rocher à pic qui formait l’ados de cette cabane se prolongeait jusqu’aux lèvres de l’entonnoir. Les deux ou trois galeries, percées à son revers, prouvaient que les mineurs de l’ancien temps avaient cherché, là surtout, ces belles pierres de grès rouge qui donnent tant de couleur à certaines ruines de la Souabe occidentale. C’était au moment où la reine Chérie, égarée dans la forêt, s’arrêtait devant la cabane des trois frères. Tandis que tout le reste du pays était plongé dans les ténèbres, de violentes lueurs éclairaient le dedans de l’entonnoir. La flaque d’eau, protégée par les bords du cratère, restait unie comme une glace, malgré le vent qui faisait rage aux alentours ; la flamme ardente d’un foyer de bois résineux venait s’y mirer et comme une rivière d’étincelles au bas de la coupure qui livrait passage à la chute du Raub. Ce feu était allumé au bord de la mare, en un endroit où la végétation avait essayé de vaincre l’infécondité du sol rocheux ; il y avait là quelques pins rabougris, des sorbiers à la tige tourmentée et une douzaine de frênes malades dont les hautes branches étaient mortes. Tout alentour la pente de l’entonnoir se relevait aride et absolument nue. Dans cette maigre oasis, autour du feu qu’alimentaient sans cesse de nouvelles branches de sapin, un branle désordonné se mouvait : quarante ou cinquante montagnards, tous charbonniers ou charbonnières, noirs comme des démons, se tenaient par la main et formaient une ronde sauvage. Auprès du feu, il y avait un petit baril de kirsch qui révélait le secret de leur gaieté bruyante. Sous le masque de poussière de charbon qui couvrait leurs visages, on devinait la rougeur de l’ivresse ; leurs yeux allumés brillaient ; à la fin de chaque reprise de la ronde, un hurlement frénétique s’élevait de leurs rangs et portait à l’écho le hourra national. Par un contraste qui est dans toutes les joies allemandes, la ronde était une psalmodie lente et triste, moins triste cependant que le sens des paroles. La poésie de ce peuple s’embourbe toujours dans la philosophie ; ses chansons populaires ne sont pas idiotes à l’égal des nôtres, car il n’est aucun peuple au monde qui puisse, sur ce sujet, soutenir la lutte contre nous, mais elles déraisonnent gravement, comme si un professeur les eût bourrées d’antithèses à plaisir. Du haut en bas de l’échelle lyrique, c’est toujours le même procédé matérialiste et païen. Les étudiants ivres de bière s’écrient : « Réjouissons-nous pour mourir ! » Les paysans, abrutis par le kirsch, hurlent : « Puisque nous souffrons, buvons ».
C’était une belle jeune fille aux cheveux noirs dénoués, à la taille haute et libre, qui menait la ronde et chantait les couplets de l’hymne montagnard. Une écharpe bleue se nouait sur ses épaules demi-nues ; son corsage, lacé par devant, dessinait les lignes hardies de sa gorge, et, pour danser mieux, elle avait relevé sa jupe éclatante au-dessus du genou. La belle fille disait :
« Ceci est la chanson des malheureux. [3] Je suis jeune homme ; l’âge va venir d’être soldat : je quitterai mon père et ma mère, ma fiancée aussi.
» Quand je reviendrai, avec une manche vide, attachée à ma poitrine, je trouverai la tombe de mon père, et dans la mendiante du chemin je reconnaîtrai ma mère.
» Les enfants me diront : – Ta fiancée est la femme de ton ennemi.
» Buvons !
» Ceci est la chanson des malheureux. Je suis jeune fille ; le seigneur a vu mes cheveux blonds et l’azur de mes yeux… Adieu, ma mère !
» Quelques jours ont passé. J’étais fraîche et je souriais. Me voilà pâle ; ma mère ne m’a pas reconnue.
» Celui qui m’aimait a détourné de moi son regard.
» Le cimetière est plein de celles qui sont mortes à force de pleurer !
» Buvons !
» Ceci est la chanson des malheureux. Je suis mère ; l’aîné s’en est allé au delà de l’Océan. Sa sœur est à la ville et on ne prononce plus son nom autour de l’âtre.
» Il y a un pauvre enfant dans le berceau, un enfant présent de Dieu, qui est beau, qui sera bon et qui restera au village. Il ne faut qu’un peu de pain chaque jour pour qu’il soit un homme dans quinze ans.
» Je disais cela le printemps passé. Le berceau est vide et la tombe pleine. Hélas ! hélas ! l’enfant est resté au village !
» Buvons ! »
La belle fille chantait cela d’une voix admirablement douce et sonore. Chaque fois que le couplet finissait, montagnards et montagnardes accéléraient le mouvement de la ronde en répétant : « Buvons ! hourra ! buvons ! buvons ! » Puis la ronde entourait le baril de kirsch ; la belle fille emplissait une coupe de bois large et profonde ; ses lèvres roses s’y trempaient avidement et la coupe passait après cela de bouche en bouche. L’ivresse montait.
Au moment où le refrain du dernier couplet retentissait, enflé par l’écho de la rampe circulaire, une voix puissante domina tout à coup le chant des montagnards, en poussant un hourra formidable. Un homme était debout devant un de ces passages en forme de voûtes qui pénétraient à l’intérieur du roc. Il avait presque la taille d’un géant et s’appuyait sur une sorte de massue.
– Hugo ! s’écria-t-on de toutes parts, Hugo qui sort de chez lui !
Les rangs se rompirent, et la belle chanteuse s’élança sur le géant, qui l’enleva dans ses bras musculeux.
– Nous avons bu sans toi, Hugo, dit-elle.
Hugo lui mit sur le front un baiser robuste qui laissa une trace noire, car Hugo avait au visage autant de poudre de charbon qu’une ingénue de théâtre a de blanc et de rouge sur le satin éraillé de ses joues.
– Si vous avez bu sans moi, dit-il, je vais me rattraper… Emplis la coupe, Grète.
La jeune fille obéit en souriant, et le géant vida d’un seul trait l’énorme vase.
– Gretchen, ma mignonne, reprit-il en faisant claquer sa langue, tu as chanté comme une fauvette !… les autres couplets seront pour un autre jour… Attention, vous !… Il y a trois barils comme celui-là pour nous, si nous faisons de la bonne besogne !
– Et qui nous donnera les trois barils ? demanda l’un des charbonniers.
– Le graff, répondit Hugo.
Il y eut un murmure de contentement dans le cercle ; le graff était bon pour trois barils de kirsch-wasser.
– Et quelle besogne allons-nous faire ? demanda encore le charbonnier.
– Voilà ! répliqua Hugo Braun en se recueillant, car l’éloquence n’était pas son fort. Il s’agit de faire la chasse dans la montagne tout autour de la Croix-Miracle… En cherchant bien, nous trouverons un coquin d’étudiant qui rôde dans le pays comme un loup depuis hier.
– Comment est-il habillé, l’étudiant ? s’écrièrent plusieurs voix.
– Un dolman bleu et une petite casquette à visière tombante.
– Nous l’avons vu ! nous l’avons vu ! dit-on de toutes parts.
– Là-bas, dans la forêt ! ajoutèrent les uns.
– Le long du clos de Rosenthal ! firent les autres.
Et d’autres encore : – Sur la route du village de Munz ; une casquette à visière rabattue et un dolman déchiré…
– Eh bien ! mes bons enfants, reprit Hugo le petit frère, qui but une seconde tasse pour éclaircir sa voix, mettez-vous en quête tout de suite, et souvenez-vous bien que celui qui amènera le coquin d’étudiant dans notre cabane aura une demi-douzaine de rixdales pour sa peine.
– C’est le graff qui paye ?
– Toujours le graff.
On n’en attendit pas davantage. L’instant d’après, hommes et femmes grimpaient comme des chats le long des bords de l’entonnoir. La foule se dispersa dans toutes les directions, et bientôt il ne resta plus auprès du feu qu’Hugo Braun et la belle Gretchen.
– Hugo, dit la jeune fille, tu m’as promis que tu m’épouserais si nous avions de quoi payer le prêtre et acheter l’anneau de mariage.
– Oui, repartit le petit frère ; mais nous n’avons pas de quoi, Grète.
– Avec une demi-douzaine de rixdales, nous aurions de quoi, Hugo.
– C’est vrai !… Sais-tu où les prendre ?
– Je sais où est l’étudiant, repartit la jeune fille en baissant la voix.
Hugo brandit joyeusement sa massue.
– Tu seras une bonne femme, Gretchen ! s’écria-t-il, Conduis-moi ce soir ; moi, dans huit jours, je te conduirai à l’église.
Grète tendit sa main, que Braun secoua rudement et avec une sorte de solennité. C’étaient les fiançailles… Puis la jeune fille gravit d’un pas rapide la pente de l’entonnoir et se dirigea sans hésiter vers cette partie du Rouge qui servait d’ados à la cabane des trois frères, et où la reine Chérie avait cru voir quelques instants auparavant, à la lueur lointaine et vague du feu des charbonniers, la silhouette de Frédéric.
La route de Freudenstadt au village de Munz, après avoir traversé le ravin où Élias et Werner Braun s’étaient cachés pour attendre la carriole de l’ancien bedeau, tournait la base du Rouge, franchissait sur un pont de bois le torrent du Raub et venait passer auprès de la Croix-Miracle, dans la vallée du Kniebis. Tout le paysage environnant avait emprunté son nom à la croix ; on l’appelait généralement le Wunder-Kreuz, et il n’était point permis à un touriste de parcourir la forêt Noire sans admirer les sites merveilleux qui se groupaient alentour. Le versant occidental du Rouge, où le torrent précipitait ses cascades écumeuses, était aride et presque entièrement dépourvu de verdure ; entre les troncs clairsemés des sapins, on voyait partout la teinte sanglante du grès, qui formait comme la charpente osseuse de la montagne. À droite et à gauche, au contraire, la vallée fertile étendait ses prairies entremêlées de bosquets gracieux. Les petits affluents du Necker qui n’ont point de nom avant de se réunir, et qui serpentent comme un réseau de veines entre les montagnes, découpaient leurs filets bleuâtres sur le vert sombre du vallon. À l’ouest, le grand mont Kniebis étageait régulièrement ses sapins jusqu’à cette ligne tranchée où commencent les frimas. Là, toute végétation cessait, et c’était comme un chapeau d’hermine qui coiffait la tête du noir géant. Immédiatement derrière la Croix-Miracle, la base du Rouge amoncelait l’un sur l’autre d’énormes blocs de grès qui semblaient avoir été jetés là par une convulsion de la terre. Deux routes coupaient le chemin de Freudenstadt et formaient avec lui une étoile à six branches, disposées symétriquement. Entre les deux branches qui embrassaient le Rouge, le torrent franchissait par un dernier bond une hauteur de quinze à vingt toises, et lançait ses eaux, blanches comme l’écume du savon, à travers la prairie. Le Wunder-Kreuz lui-même n’était qu’une pauvre croix de bois située non loin des ruines d’une petite chapelle, et qui gardait au centre de ses quatre bras une niche vide, qui avait dû contenir des reliques de la terre sainte. La chronique disait que Philippe de Souabe, revenant de Jérusalem, avait rencontré là un saint ermite qui, par ses prières, lui avait rendu la jeunesse et la santé. En récompense, Philippe avait donné au saint ermite son reliquaire précieux. Par la suite des temps, après la mort de Philippe de Souabe, une chapelle avait été bâtie pour abriter le reliquaire. Et les vieillards disaient que leurs pères avaient vu la chapelle intacte avec ses fines dentelles, taillées dans le grès rouge, et ses vitraux qui brillaient au soleil comme des pierreries. Quand un chrétien se mourait dans le pays, qu’il fût juste ou qu’il fût pécheur, ses amis pieux l’apportaient sur un brancard au seuil de la chapelle. On priait Dieu de le guérir ou de le sauver. Parfois le moribond se levait comme si une force divine eût circulé tout à coup dans le froid de ses veines. Parfois il rendait son âme en louant le saint nom de Dieu. Alors le lit mortuaire passait le seuil de la chapelle, et les cierges s’allumaient sur l’autel pour le chrétien défunt. La nuit qui suivait, quelque chose de blanc comme un oiseau sans tache planait au-dessus du clocher, et chacun savait bien que c’était l’âme chrétienne qui déployait ses ailes pour monter aux pieds du Sauveur.
Une fois, au temps du grand Frédéric et de la grande Catherine, quand la philosophie léchait le talon des souverains avant de leur couper la tête, un philosophe courtisan vint dans le pays et acheta je ne sais quel petit Ferney qui lui donna titre de baron ou de marquis, à la façon de monsieur de Voltaire. La chapelle était sur le domaine du philosophe, on la mit bas afin de tuer la superstition infâme. Le philosophe étant allé se faire guillotiner en France par d’autres philosophes plus transcendants que lui, on éleva une croix de bois auprès de la chapelle afin de donner un asile au reliquaire retrouvé. Mais le siècle avait marché. Comme l’enveloppe du reliquaire était en argent et valait bien deux ducats, il se trouva un philosophe pratique pour prendre le reliquaire dans sa niche. Et la pauvre Croix-Miracle, ainsi dépouillée, ne garda que son nom. L’eau des orages pénétrait les pores de son bois vermoulu : elle chancelait sur sa base. Hier est venu un quatrième philosophe, qui a bâti un palais en plâtre sur les ruines de la chapelle, afin d’exploiter une source d’eau chaude, découverte au pied même de la croix. Cela s’appelle toujours la Croix-Miracle. On y joue le trente-et-quarante ; on y joue la roulette. De sorte qu’un banquier filou a recueilli l’héritage de Philippe de Souabe et de l’ermite pieux… Je vous dis que le siècle marche !
Nous ne pouvons faire agir et parler à la fois tous nos personnages, disséminés dans la montagne. Ces diverses scènes, qui passent l’une après l’autre sous les yeux du lecteur, avaient lieu en réalité contemporainement, et c’est à peine si une demi-heure s’était écoulée depuis que Chérie avait franchi la brèche du parc de Rosenthal. Les premiers arrivés à ce Wunder-Kreuz qui devait être, cette nuit, le rendez-vous général, furent le vieux comte Spurzeim et son complice Bastian. On avait littéralement tiré le gros étudiant hors de son lit par les pieds ; le comte s’était emparé de lui et l’avait entraîné bon gré mal gré vers la forêt. Autour du Wunder-Kreuz, l’obscurité était un peu moins profonde que sur l’autre versant du Rouge, où Chérie s’égarait en ce moment, parce que tout le pays se trouvait à découvert, et que rien n’interceptait la lumière réfractée qui tombait des nuages. On eût pu voir le diplomate et l’étudiant arriver à pas de loup sur la lisière de la forêt et regarder autour d’eux avec défiance.
– Ils ne sont pas encore arrivés, dit le comte ; nous avons le temps de causer un peu tous deux… Figurez-vous bien une chose, mon jeune camarade, c’est que vous êtes trop avancé pour reculer… Je vous tiens, je ne vous lâche pas !
– Mais que diable voulez-vous faire de moi ? demanda Bastian d’un ton de mauvaise humeur.
– Je ne vous dis plus que je veux vous faire épouser Chérie, répliqua le comte, qui redressait sa courte taille et qui avait en vérité un air d’empereur. Entre les mains d’un diplomate tel que moi, tous les hommes sont des instruments.
– Est-ce comme cela ? s’écria Bastian ; savez-vous bien, monsieur le comte, qu’un diplomate tel que vous ne serait pas très-difficile à casser en trois ou quatre morceaux ?
Spurzeim se prit à rire ; il étendit son doigt sec et maigre vers le sommet du Rouge, où se montraient les lueurs confuses du feu caché au fond de l’entonnoir.
– Si je poussais un cri, dit-il, vous verriez bondir cinquante sauvages le long de cette rampe, et cinquante cognées vous hacheraient comme chair à pâté !
Bastian n’était pas très-brave ; c’est rare parmi les étudiants allemands, mais cela se rencontre. Cette lumière, dont le foyer mystérieux restait invisible, lui faisait peur, et son imagination lui représentait parfaitement les cinquante sauvages tout noirs, avec leurs cognées coupantes comme des rasoirs anglais. Son ivresse était passée : il se trouvait dans le moment de la réaction et se sentait froid jusqu’à la moelle de ses os.
– Vous ne voulez pas me comprendre, poursuivit le comte d’un ton résolu. J’ai vu ma nièce Lenor sortir du château… Où va-t-elle ?… Je ne sais… Ma tête est montée, mon jeune camarade, montée excessivement !… C’est mon va-tout que je risque, et je ne reculerai devant rien… Hermann est revenu ; vos amis de l’université doivent être maintenant bien près d’ici…
– Je leur ai dit d’apporter leurs épées ! murmura Bastian, s’il arrivait malheur !…
– Un malheur, c’est le mot ! interrompit le vieux comte, dont le sourire à la Voltaire disparut cette fois dans la nuit. Nous autres diplomates, nous ne pouvons pas répondre des accidents… En politique comme en famille, nous agissons correctement ; c’est tout ce qu’on peut demander, car la correction n’est autre chose que la conscience même. Et ne savez-vous pas, mon jeune camarade, ajouta-t-il avec une certaine onction, qu’un galant homme, appuyé sur sa conscience, se moque des méfaits du hasard et des brutalités de la force majeure ?
– Mais monsieur de Rosenthal est votre neveu ! dit Bastian indigné.
– Soyez tranquille, son titre et son domaine, en cas de mésaventure, ne resteraient pas sans héritier !
Bastian devenait tout petit devant les combinaisons de ce bonhomme, qui grandissait à vue d’œil et dont la manie, jusqu’alors ridicule, prenait tout à coup des proportions terribles. Rien ne repousse et rien n’effraye comme ces bouffons qui tournent au tragique. Si le vieux comte eût été réduit à ses propres ressources, on aurait pu rire encore ; mais il ne s’agissait plus de ces griffes félines que les diplomates portent au bout des doigts : il y avait d’un côté les haches des gens du Schwartzwald, de l’autre les glaives de l’université. Quelque chose disait à Bastian que le meurtre était dans l’air, cette nuit, sous ce vent de tempête, au milieu de ces sombres solitudes.
– Ainsi, balbutia-t-il, ce sont deux assassinats que vous allez commettre froidement !
– Deux assassinats ! s’écria le comte qui parut très-scandalisé ; d’où sortez-vous, jeune homme ?… Ai-je la tournure d’un pleutre qui assassine ?… L’art véritable ne descend jamais à ces expédients grossiers… Si vous allez au fond des choses, vous verrez que la position prise par moi dans tout ceci est aussi simple qu’honorable. Deux jeunes gens, dont l’un est mon neveu, se provoquent mutuellement ; un rendez-vous est fixé, je l’apprends ; aussitôt toutes mes pensées se concentrent sur un seul objet : empêcher le duel… Pour arriver à ce but, je rassemble mes vassaux et je convoque les amis de l’adversaire de mon neveu… de telle sorte que la rencontre devient impossible… Je sauve la vie des deux jeunes imprudents…
– À coups de hache et à coups de glaive, vieux chat-tigre ! pensa Bastian.
– Est-ce ma faute à moi, poursuivit le diplomate fort, si, dans la pratique, cette généreuse idée n’a pas tout le succès désirable ?… Les étudiants de Tubingue abusent de leur nombre contre mon neveu… Les montagnards emmènent Frédéric Horner pieds et poings liés à Freudenstadt pour le livrer au capitaine Siegel… Ma foi, ce sont là, mon jeune camarade, des accidents malaisés à prévoir… On fait ce que l’on peut… si le diable s’en mêle, tant pis !
– Sur mon salut, comte, grommela Bastian, je crois que c’est vous qui êtes le diable.
Spurzeim eut grande peine à cacher la joie que lui causait ce compliment si flatteur.
– Non, non, mon jeune ami, répliqua-t-il avec modestie, le diable est encore plus méchant que moi… Puis se rapprochant et prenant les deux mains du gros étudiant malgré la répugnance manifeste de ce dernier, il ajouta confidentiellement : J’aime deux choses en ce monde exclusivement et passionnément : ma jolie nièce Lenor et le beau château de Rosenthal… j’entends avec les domaines qui en dépendent… J’aurai le château et j’aurai la jeune fille ; c’est une chose arrêtée, souvenez-vous de cela. Avez-vous vu, à gauche du parc, une maison blanche qui se nomme le Sparren ?… J’aime tant mon vieux château, que je l’ai prise en haine, cette maison toute neuve… L’homme qui l’a fait bâtir est mort à la tâche sans savoir quelle main mystérieuse amoncelait les malheurs sur sa tête… Bien des gens sont venus pour l’acheter et tous ont quitté le pays découragés et battus… Croyez-vous que je purgerais ainsi les environs du beau château, s’il n’était pas à moi déjà dans ma pensée, si je n’étais pas bien certain d’en devenir le maître ?… Vous êtes étonné ? s’interrompit-il tout à coup, vous éprouvez un double sentiment : l’admiration et la frayeur !… Sa voix prit une expression de fatuité enfantine, tandis qu’il poursuivait : C’est l’effet que je produis sur tous ceux qui sont admis à sonder les profondeurs de ma pensée.
Il lâcha les mains de Bastian, qui maintenant se demandait si ce vieil homme était idiot ou fou.
– Jeune homme, reprit le comte dont la voix s’enfla jusqu’à l’emphase, vous entrez dans la vie ; vous ne savez pas !… Regardez-moi bien, je suis ce que le vulgaire profane appelle un monstre, c’est-à-dire que ma pensée a déchiré le voile des préjugés et des superstitions… Avez-vous lu ma biographie, publiée en 1819 dans l’Almanach de Stuttgard ? L’homme éminent qui s’est chargé de reproduire les principaux traits de ma carrière a fait de moi un portrait fort ressemblant. Il dit en propres termes que je suis un esprit du dix-huitième siècle, un cousin de Voltaire, un fils adoptif de l’Encyclopédie : c’est imprimé !… Jeune homme, l’Almanach de Stuttgard ne va pas assez loin ; je suis du dix-huitième siècle comme le fruit est de l’arbre… ce qui est en moi, c’est la sève fermentée et condensée des grands systèmes philosophiques !… On dit que Voltaire revenait à Dieu quand la foudre grondait dans les nuages… Moi, me voilà au milieu de cette nuit de tempête, calme et froid, jeune homme, vous êtes forcé d’en convenir, et vous disant de ce ton léger qu’on prend pour raconter une historiette frivole : Je méprise et je brave toutes les vieilles idées qui sont la morale et la religion des hommes ; je dédaigne ces vilains mots de vice et de vertu, d’héroïsme et de crime, qui abrutissent le commun des mortels, et, me plaçant au-dessus de l’humanité trompée, comme l’aigle qui plane dans les nuages, je dis sans frayeur ni faiblesse : Il n’y a rien ici-bas que l’intérêt ; le désir est la règle ; Dieu n’existe pas… Je suis l’athée !…
Ce n’était pas un chrétien bien rigoureux ni bien fervent que Bastian, notre gros ivrogne ; ce n’était pas non plus un sot, et peut-être qu’au cabaret il se fût amusé comme il faut de ce vieil homme et de ses blasphèmes amphigouriques. En plein jour, Bastian eût très-certainement démêlé ce qu’il y avait de théâtral et de forcé dans l’audace de ce nouvel Encelade, qui escaladait le ciel la main au jabot, avec un œil de poudre à sa perruque.
Mais Bastian était un Allemand, et ces montagnes du Schwartzwald suent d’étranges terreurs. La Croix-Miracle s’élevait à son côté dans la nuit comme un long fantôme… La voix du torrent répondait par un murmure plaintif aux gémissements lointains du vent dans les arbres de la forêt… Bastian tremblait pour tout de bon ; l’obscurité lui cachait la burlesque grimace du blasphémateur et ne l’empêchait pas d’entendre le blasphème. Il fit le signe de la croix, oublié depuis longtemps, et chercha dans son souvenir les prières de son enfance. Spurzeim se frottait les mains tout doucement, bien assuré qu’il était d’avoir fasciné cet esprit vulgaire ; il se comparait, non sans un orgueilleux plaisir, à ces démons qui viennent tenter les ténors avec des voix de basse-taille, au cinquième acte des tragédies lyriques.
– Regarde, continua-t-il, mortifié de ne pouvoir faire jaillir une fusée en frappant du pied le sol, regarde si la terre s’entr’ouvre pour m’engloutir, regarde si les foudres de là-haut s’allument pour me réduire en poussière !… Enfant, j’ai mordu à la pomme mystique qui pend à l’arbre du bien et du mal !… C’est moi qui suis le Puissant ; cette nuit m’appartient, il faut m’obéir ou trembler !
Bastian marmottait tout ce qu’il pouvait retrouver des patenôtres enseignées par sa bonne mère. Il aurait volontiers promis sous serment de ne pas boire durant trois jours une gorgée de bière pour se trouver à cent lieues de ce vampire.
– Tu es à moi, reprit le comte ; mes yeux percent les ténèbres et je lis l’obéissance sur la pâleur de ton front !… Tes camarades, les étudiants de Tubingue, doivent avoir dépassé maintenant le château de Rosenthal ; il s’agit de les guider vers ce lieu et de leur monter la tête… C’est ton rôle ; en avant !
Bastian ne bougea pas.
– Eh bien !… répéta Spurzeim d’une voix qu’il voulait faire terrible.
À ce moment, le premier éclair déchira la nue et jeta sa lueur blafarde sur le paysage, qui sembla surgir tout à coup hors des ténèbres. La forêt, la vallée, les montagnes s’agitèrent durant une seconde d’un mouvement confus pour se replonger immobiles dans la nuit. En même temps, les échos du Kniebis renvoyèrent un sourd roulement de tonnerre. Les jambes de Bastian faiblirent ; il tomba sur son séant dans l’herbe.
– Ma foi, dit-il d’une voix altérée, c’est payer trop cher un bon dîner et deux ou trois chansons !… Si j’ai commis une faute en essayant d’enlever la reine Chérie à mon ami Frédéric, j’en fais cruellement pénitence… Appelez vos cannibales si vous voulez, monsieur le comte, et dites-leur de me manger… Quant à faire un pas, impossible !
– J’ai dépassé le but !… pensa Spurzeim, j’ai anéanti cette pauvre créature au lieu de la fasciner simplement… Pourtant, il faut bien un guide à ces étudiants qui arrivent… Allons, mon cerveau, un expédient !
Il se frappa le front avec un geste familier à tous les diplomates dans l’embarras, et de son cerveau, fécond comme le rocher de Moïse, une idée jaillit aussitôt.
– C’est cela ! s’écria-t-il ; il y a dans cette tête des ressources inépuisables… Allons, jeune homme ! ajouta-t-il en se penchant vers Bastian, puisque vous n’êtes bon à rien, prêtez-moi, du moins, votre casquette et votre dolman… Par une nuit semblable, avec ce costume, les étudiants me prendront pour un des leurs et je ferai mes affaires moi-même.
Bastian n’essaya même pas de défendre sa défroque ; il se laissa décoiffer et dépouiller par le vieux comte, qui jeta le dolman sur ses épaules, couvrit sa perruque de la casquette et retourna en arrière à grands pas. Dès que Bastian fut seul, son épouvante grandit tout à coup et serra sa poitrine comme une main de fer. Ce qui venait de se passer là, près de lui, était-ce un cauchemar ou la réalité même ? Bastian avait comme tout le monde la notion claire et précise du bandit, du scélérat, de l’assassin ; mais ce fantastique vieillard, dont la voix de crécelle grinçait encore autour de lui dans l’ombre, ne rentrait dans aucune catégorie. Avant de faire peur, il faisait rire, et pendant qu’il faisait peur, on sentait vaguement que tout à l’heure il allait faire pitié. C’était à la fois un impudent coquin, qui parlait de ses méfaits avec science et méthode, un fou misérable qui divaguait, et un histrion de bas ordre qui jouait mal un triste rôle. À le bien prendre, c’était surtout un histrion : comédien de diplomatie, comédien d’impiété, comédien d’assassinat. Il avait l’air de reproduire fatalement en charge sa pensée, toute sérieuse qu’elle pouvait être ; c’était un vilain petit homme pour rire, soit qu’on le prît en diplomate, en athée ou en meurtrier. Seulement les épées ne rient point, les haches non plus, et cette folie avait eu le pouvoir de mettre en branle, au milieu de la nuit aveugle, les haches et les épées.
Le pauvre Bastian n’avait garde de se perdre dans cette analyse métaphysique ; mais il sentait vaguement ce que nous tâchons d’expliquer avec clarté. Sa lassitude allait tout de suite à la conclusion, et la conclusion était le danger mortel qui pesait à la fois sur Frédéric et sur Rosenthal. Peu importait que les prémisses fussent insensées, impossibles, bouffonnes, si la conclusion rigoureuse était terrible ! Bastian était au fond le plus honnête garçon du monde ; la chair de poule lui venait en songeant au rôle qu’il avait joué lui-même, au début de cette farce qui allait se dénouer dans le sang. N’était-ce pas lui qui avait écrit à ses camarades les étudiants de Tubingue ? Il se mit sur ses pieds ; la bonne pensée lui vint de chercher aux environs Frédéric ou Rosenthal pour les prévenir ; puis il se demanda si mieux ne valait pas courir au-devant de la famille des Compatriotes.
Tandis que Bastian se consultait ainsi, un bruit se fit au delà du pont jeté sur le torrent, dans les buissons qui bordaient la route de Munz. Toutes les excellentes intentions du pauvre étudiant s’évanouirent aussitôt ; son épouvante le ressaisit à la gorge ; il crut voir à travers l’obscurité cinquante charbonniers de six pieds de haut, armés de gigantesques cognées. Il prit sa course et disparut à toutes jambes à travers les rochers, au risque de se briser dix fois le cou. Le bruit léger approchait. Ce ne pouvait pas être certainement le pas de cinquante charbonniers foulant le sable du chemin ; vous eussiez dit bien plutôt des pas de sylphides. Deux voix douces et tremblantes s’élevèrent à la fois, qui ne pouvaient du reste laisser l’ombre d’un doute.
– Lenor !… murmura une de ces voix.
– Chérie ! répondit l’autre.
Et l’on put voir glisser dans les ténèbres qui couvraient le pont de bois deux ombres sveltes et gracieuses qui se tenaient par la main.
Chérie et Lenor étaient dans les bras l’une de l’autre au pied même de la Croix-Miracle. Elles venaient de se rencontrer dans la montagne.
– Mon Dieu, soyez béni ! disait Chérie ; nous sommes arrivées à temps, et puisque nous voilà toutes deux, leur combat est du moins impossible !
– Que je suis heureuse de vous avoir trouvée ! murmurait la jeune comtesse qui ne pouvait dominer encore le tremblement de sa voix. Tout le long du chemin, j’entendais des pas derrière moi, devant moi, autour de moi… Oh ! l’horrible nuit !
Elle se serrait frémissante contre la poitrine de Chérie. Celle-ci, plus forte, la soutenait.
– Et vous êtes venue, dit-elle, malgré la route si longue !… Merci, madame, merci pour eux que vous allez sauver !
– Moi qui vous détestais ! balbutia Lenor.
– Cela prouve que vous l’aimez bien, interrompit Chérie, et vous m’en êtes plus chère, madame.
– Ne m’appelez plus madame, s’écria la jeune comtesse en appuyant la main de Chérie contre son cœur ; je veux expier ma haine folle… je veux vous aimer comme si vous étiez ma sœur !
– Ma sœur !… répéta Chérie en l’attirant sur son sein ; il y a si longtemps, moi, que j’ai pour vous le cœur d’une amie !
Un instant elles restèrent embrassées, émues toutes deux et toutes deux souriant parmi leurs larmes ; la nuit couvrait le groupe charmant qu’elles formaient au pied de la vieille croix penchée. Dans cette obscurité profonde de la campagne où tant de pensées de mort s’agitaient, elles étaient, les deux belles jeunes filles, comme deux anges de paix envoyés par la miséricorde de Dieu… Vous ne l’eussiez pas reconnue, la comtesse Lenor. Plus d’orgueil en elle, plus de froideur ! Son âme s’élançait vers Chérie ; sa parole tombait de ses lèvres, toujours plus caressante et plus douce. Ce fut Chérie qui s’arracha la première à cette étreinte qui la faisait si heureuse ; sa voix prit soudain une expression de tristesse tandis qu’elle disait :
– Il faut nous séparer, ma sœur.
– Pourquoi ? s’écria Lenor ; n’est-ce pas ici qu’ils doivent se rencontrer ?
– J’ai entendu d’étranges paroles dans la montagne, répondit Chérie ; je n’en ai pu comprendre tout à fait le sens… mais je l’aime tant, ma sœur, que ma pauvre âme se déchire chaque fois qu’un danger le menace.
– Un danger !… répéta Lenor ; et Rosenthal ?
– Ce danger-là n’est pas pour monsieur de Rosenthal… Il va venir le premier, car j’ai aperçu Frédéric au sommet du Rouge tout à l’heure, et puisqu’il n’est pas ici déjà, c’est qu’il a dépassé sans le savoir le lieu du rendez-vous… Dieu veuille que je puisse le rejoindre !
– Vous m’abandonnez, ma sœur ?… murmura la jeune comtesse à qui son effroi revenait.
– Chut !… fit Chérie en prêtant l’oreille.
Un pas sonore et ferme retentissait sur les cailloux du chemin.
– C’est Rosenthal !… dit Lenor.
Chérie lui mit un baiser sur le front.
– Au revoir donc, ma sœur, dit-elle tout bas ; je vous laisse heureuse.
Elle disparut dans les ténèbres, tandis que la haute taille de Rosenthal se montrait à la tête du pont de bois.
– Qui est là ? demanda-t-il en s’arrêtant, car si léger que fût le pas de Chérie, il avait entendu le pas de sa fuite.
Soit par hasard, soit à dessein, Lenor garda le silence. Rosenthal s’avança en tâtonnant et aperçut la jeune fille immobile au pied de la croix. Il marcha droit à elle.
– Vous avez tort de vous cacher de moi, madame, dit-il ; je vous ai reconnue, ce soir, quand vous êtes sortie du château ; je vous ai reconnue une seconde fois à la brèche du parc, et je vous reconnais encore maintenant.
Lenor ouvrait la bouche pour le tirer de son erreur ; mais elle était femme, elle l’aimait. Pendant trois longues semaines elle s’était crue abandonnée et trahie ; c’était une occasion de lire à livre ouvert dans le cœur de Rosenthal. Lenor eut grand’peur ; mais les jeunes filles ont beau trembler, où est celle qui jamais recula devant une pareille épreuve ?
– Monsieur… balbutia-t-elle en déguisant sa voix de son mieux, je savais que vous deviez vous battre et je suis venue…
Or c’était seulement le son de sa voix qui aurait pu mettre fin au quiproquo, car les deux jeunes filles étaient de la même taille et portaient des costumes semblables. Par une nuit ordinaire, on aurait pu les confondre l’une avec l’autre, et les nuages qui s’amoncelaient au ciel interceptaient jusqu’à ces faibles lueurs qui éclairent les nuits ordinaires. Rosenthal, d’ailleurs, était prévenu ; il se croyait certain d’être en face de Chérie. Et comme c’était une chose délicate au plus haut point qu’il voulait dire à Chérie, son embarras ne lui laissait point le loisir de concevoir des soupçons. Il rendait grâce à ces ténèbres qui cachaient le trouble de sa physionomie. À la différence du commun des poltrons, l’obscurité lui donnait du courage.
– Cet intérêt que vous voulez bien me porter, madame, dit-il en cherchant ses paroles, m’est sans doute infiniment précieux… Cependant… vous êtes bonne, je connais votre excellent cœur, et j’espère que vous me pardonnerez ma franchise…
Il s’arrêta pour attendre une réplique ou un encouragement. Lenor n’avait garde ; son sein battait avec violence. Quand il se fût agi de sa vie, elle eût été incapable de prononcer un seul mot.
Rosenthal pensait, bourrelé par son remords : « Misérable fou, que je suis !… Pour un caprice, voilà que je vais briser l’âme de cette pauvre jeune fille !… Qui sait, peut-être m’aime-t-elle ? peut-être son existence ne sera-t-elle désormais qu’un long malheur !… » Et l’image de Lenor passait devant ses yeux, Lenor dont le sourire ému répondait au galant sourire de Frédéric. Il hésitait ; mais cette vision même était un aiguillon de plus.
– Ayez pitié de moi, madame, reprit-il ; je ne sais point de femme que l’on puisse vous comparer… Mais avant de vous connaître, j’aimais… Un amour d’enfance et de famille, un de ces amours profonds et doux que la mort seule peut éteindre… Celle que j’aimais en ce temps-là, j’ai peur de l’aimer encore.
La jeune comtesse posa ses deux mains sur son cœur :
– Et c’est à moi que vous venez dire cela !… murmura-t-elle d’une voix pleine de larmes ; car la joie pleure comme le désespoir.
– Madame, madame ! s’écria Rosenthal qui était au supplice, vous êtes belle, vous serez aimée, vous serez adorée !…
– Pas par vous, à ce qu’il paraît, monsieur ? repartit Lenor, trop heureuse pour jouer adroitement son rôle.
Cette réponse, qui sortait brusquement du diapason où doit se tenir la douleur d’Ariane délaissée, calma un peu les reproches amers que Rosenthal se faisait dans sa conscience. Il tira de son doigt la bague de saphir qu’il avait gagnée à la fête des Arquebuses et qui était comme l’anneau d’alliance entre lui et Chérie.
– Reprenez ceci, madame, dit-il, je n’en suis pas digne et j’aurais dû vous le rendre plus tôt.
Lenor tendit sa blanche main sans répondre. Rosenthal voulut la prendre et la baiser respectueusement, mais la jeune fille la retira. Elle devait être bien en colère…
– Vous êtes irritée contre moi, balbutia le pauvre baron d’un ton sentimental. Faut-il vous répéter, madame, qu’il y a en tout ceci de la fatalité ?… Je me suis trompé : vous voyant si digne d’être aimée, j’ai cru…
Il se creusait la cervelle pour trouver des consolations. Puis, emporté tout à coup par la loyauté de son caractère et par la passion véritable qui l’entraînait vers Lenor, il ajouta :
– Mais je ne suis plus maître de moi, madame… Pendant ces trois semaines, j’ai souffert tout ce qu’on peut souffrir !
– Et c’est à moi que vous venez dire cela !… répéta la jeune comtesse.
Mais, cette fois, l’accent n’était déjà plus le même. La première émotion du triomphe était passée, et parmi le recueillement de la joie sans bornes, une petite pointe de moquerie se montrait.
Elles sont ainsi, j’entends les meilleures. Et toute victoire n’a-t-elle pas son ivresse !
– Je vous dis cela, madame, répliqua Rosenthal avec chaleur, parce que c’est mon devoir d’honnête homme, parce que j’ai consulté mon cœur qui ne peut être entraîné, séduit, enchanté que par elle…
– De mieux en mieux !… murmura Lenor.
Nous sommes bien forcé d’avouer qu’elle se tenait à quatre pour ne pas se jeter au cou de Rosenthal.
– Je vous dis cela, poursuivait ce dernier, qui avait désormais brûlé ses vaisseaux, parce que je l’aime… parce que je l’aimerai toujours… parce que je suis à votre merci, madame… parce que vous avez reçu ma foi et que vous seule pouvez me rendre le droit d’être heureux !
Vers le sommet du Rouge, un fracas confus s’éleva comme si une grande foule d’hommes se dispersait sur le flanc de la montagne. En même temps, on aurait pu entendre au lointain comme l’écho affaibli d’un chant mâle et grave. Mais la tempête a de si inconcevables bruits ! elle sait donner à sa grande voix des intonations si bizarres ! C’était peut-être le vent sonore qui chantait parmi les arbres de la forêt : orgue immense aux cent mille tuyaux.
Rosenthal n’écoutait pas ; il était à genoux et la main de Lenor frémissait entre les siennes.
– Puisque vous parlez de merci et de pitié, disait la jeune fille, j’aurai pitié, mais à une condition…
– Laquelle ?… s’écria Rosenthal avec une vivacité qui aurait été peu flatteuse pour la véritable Chérie.
– Vous portez deux épées sous votre manteau, répondit la jeune comtesse ; je ne veux pas que vous fassiez usage de ces épées.
Rosenthal se releva et sa voix devint sombre.
– Vous ne m’avez donc pas compris ? prononça-t-il, tandis que dans son accent même on devinait ses sourcils froncés violemment et l’éclair brûlant de son regard ; je l’aime et je suis jaloux de cet homme !
Une rafale leur apporta si distinctement ces deux bruits : la course sur la montagne et le chant lointain, qu’ils furent bien obligés de prêter l’oreille.
– Qu’est-ce que cela ? demanda Lenor effrayée.
Quelques voix s’élevèrent dans la direction de l’entonnoir, où la lueur rougeâtre apparaissait toujours : elles s’appelaient et se répondaient. Les pas couraient en tous sens dans l’ombre. Tout à coup, un cri de terreur retentit de l’autre côté du pont de bois ; les planches résonnèrent, et un homme se montra courant à toutes jambes.
– Que Dieu ait pitié de moi ! murmurait-il ; tous les démons de l’enfer sont déchaînés cette nuit !
Il allait au hasard et en aveugle ; son pied s’embarrassa dans les cailloux du chemin, il trébucha, puis il vint tomber comme une masse inerte entre Rosenthal et Lenor.
– On ne meurt qu’une fois, balbutia-t-il sans essayer de se relever. Coupez-moi le cou avec vos cognées et n’en parlons plus !
– Mais c’est un de nos hôtes…, dit Rosenthal en se penchant vers Bastian ; car c’était Bastian, à qui l’excès de la terreur inspirait cette résignation sublime.
– Hein !… fit-il en dressant l’oreille ; est-ce que ce serait vous, monsieur le baron ?… Gaudeamus ! Gaudeamus ! s’écria-t-il lorsque Rosenthal lui eut répondu affirmativement. Je vous trouve enfin dans ce dédale hideux, plus noir que la bouteille à l’encre ! Tiens ! tiens ! je me reconnais : c’est ici que j’ai causé avec le vieil anthropophage… Or donc, laissez-moi souffler un peu, car je suis aux trois quarts défunt ; après cela je vous en apprendrai de belles !
Personne ne l’empêchait de souffler, mais il lui fut impossible de garder ce qu’il avait sur le cœur.
– Des haches larges comme des guillotines ! reprit-il ; des coquins endiablés qui bondissent là-bas, dans les buissons, comme des bêtes fauves !… Savez-vous que votre oncle est un tigre, monsieur le baron ! un sauvage ! une hydre altérée de sang !… Savez-vous que vous allez être assassiné cette nuit, ainsi que ce pauvre Frédéric ?
Lenor poussa un cri étouffé.
– Ah !… fit Bastian, il y a une dame ici !… C’est justement pour une dame que ce boa de vieux comte fait ses fredaines… pour une dame et pour un château !
– Si vous pouviez vous expliquer ?… commença Rosenthal.
– Vous, interrompit Bastian, c’est très-bien, vous voilà et vous êtes averti… Mais Frédéric, mon pauvre ami Frédéric !… Quand je pense que le vin du Rhin a pu me rendre un instant complice de cet amateur forcené du beau sexe et des successions ! de cet homme du dix-huitième siècle qui ne croit pas en Dieu, et qui accomplit correctement toutes sortes de turpitudes, en gardant la paix de la conscience et en souriant comme une lithographie à bon marché…
– Que disiez-vous de Frédéric ?… demanda le baron, pour qui tout ce bavardage incohérent était de l’hébreu.
– Frédéric !… répéta Bastien ; Dieu sait où il est à cette heure !… Frédéric a fait pour vous, monsieur de Rosenthal, ce que vous ne feriez peut-être pas pour lui… Quand je l’ai rencontré tout à l’heure, par miracle, de l’autre côté de la montagne, je lui ai raconté la chose en deux mots et j’ai ajouté : Sauve qui peut !… à la frontière !… Mais j’avais eu l’imprudence de lui dire que votre vie était menacée ; il s’est élancé dans la forêt, où l’on entendait grouiller les vassaux de monsieur le comte, et il s’est écrié : « À tout prix, je le sauverai ! »
Rosenthal frappa du pied avec impatience.
– Avez-vous juré de ne parler qu’en énigmes ?… s’écria-t-il. Comment ma vie peut-elle être menacée ?
– Écoutez !… fit Bastian ; ce sont les charbonniers qui hurlent dans les taillis… et peut-être ont-ils trouvé la trace de Frédéric, qui vous cherche… Quant à ce qui vous regarde, ne vous ai-je donc pas dit encore que les Épées de l’université sont dans la montagne ?
Lenor comprenait mieux que Rosenthal lui-même ; elle écoutait à la fois les révélations de Bastian et les rumeurs sinistres qui venaient de la forêt ; son cœur défaillait dans sa poitrine.
– Les Épées de l’université, dit Rosenthal, doivent savoir que je ne les crains pas… Mais sous quel prétexte messieurs les étudiants viennent-ils me chercher jusqu’ici ?
– Ah çà ! vous ne voulez donc pas m’entendre ? s’écria Bastien ; les charbonniers et leurs haches sont pour Frédéric ; les étudiants et les glaives sont pour vous… C’est une conspiration montée avec soin par un homme qui en fait son métier…
– Et vous prétendriez accuser mon oncle, le comte Spurzeim ?
– À moi, petit frère ! cria une voix de stentor dans les buissons qui couvraient la base du Rouge ; barre le passage, Hugo !… Le coquin d’étudiant ne peut nous échapper !
Rosenthal se débarrassa vivement de son manteau.
– Restez ici, madame, dit-il.
– Au nom de Dieu ! s’écria Lenor emportée par la terreur, ne vous éloignez pas !
Rosenthal s’arrêta, étonné, car la jeune fille n’avait pas déguisé sa voix. Mais une longue plainte s’éleva dans les halliers ; il n’était pas temps de s’expliquer. Rosenthal mit l’épée à la main, franchit d’un seul bond le torrent et s’élança au travers des buissons.
– Suivons-le, dit Lenor en saisissant le bras de Bastian.
– Y songez-vous, madame ?… s’exclama ce dernier.
Lenor lui lâcha le bras aussitôt, et sans ajouter une parole, elle courut vers le pont de bois afin de traverser le Raub à son tour. Ne pouvant faire autrement, Bastian ramassa la seconde épée que Rosenthal avait laissée tomber au pied de la croix, et suivit les traces de la jeune fille. Ils s’engagèrent tous deux dans les sentiers étroits et à peine tracés qui gravissaient tortueusement le flanc occidental du Rouge. Les jambes de la pauvre jeune comtesse chancelaient sous le poids de son corps, mais elle allait toujours, et si elle s’arrêtait parfois, c’était pour prêter l’oreille à ces bruits menaçants qui emplissaient les ténèbres. De temps en temps, sa voix faible s’élevait pour prononcer le nom de Rosenthal. On n’entendait plus rien dans les halliers ; la chasse humaine s’était éloignée.
– Hâtons-nous ! hâtons-nous ! disait Lenor. J’ai comme un pressentiment qui m’étreint le cœur.
Ils avançaient ; Lenor allait tout droit devant elle comme si un secret instinct l’eût guidée. Ils arrivèrent ainsi au milieu des roches nues qui s’amoncellent tumultueusement au sommet du Rouge et qui soutiennent les lèvres de cet entonnoir dont nous avons parlé déjà plusieurs fois.
En cet endroit, une lueur tremblante et confuse luttait contre les ténèbres ; le bûcher allumé par les charbonniers au fond du cratère n’était pas encore éteint. Ses flammes mourantes oscillaient avec lenteur, protégées contre le vent par la rampe circulaire, et prêtaient aux rochers immobiles des formes capricieuses et de brusques balancements. On eût dit des fantômes de géants menant leur danse muette et mesurée. Aux alentours, aucune créature humaine ne se montrait ; l’entonnoir lui-même était complétement désert. Lenor s’assit sur une pierre, elle n’avait plus de force et le souffle lui manquait. En ce moment, ce chant male et grave que nous avons entendu auprès de la Croix-Miracle éclata tout à coup de l’autre côté du cratère. Vous eussiez pu reconnaître, tant le chœur des exécutants s’était rapproché, la mélodie ronflante et même les paroles latines du Gaudeamus igitur :
Frères, réjouissons-nous
Pendant que nous sommes jeunes :
Après la douce jeunesse,
Après la triste vieillesse,
La terre nous prendra ;
Donc, réjouissons-nous !…
Mais la belle mélodie et la poésie matérialiste sonnaient au milieu de cette nuit comme un chant de guerre. À la fin du couplet, le silence régna de nouveau, et parmi le silence un hourra sauvage s’éleva du côté de la cabane des Braun.
– Dieu nous assiste !… murmura Bastian qui était pâle comme un mort.
Lenor n’avait plus de paroles… Désormais le dénoûment de ce noir imbroglio était entre les mains de Dieu seul. Les charbonniers avaient-ils leur proie ? et pourquoi ce silence menaçant qui succédait tout à coup à la chanson des Compatriotes ?… Une minute s’écoula… un long siècle pour la pauvre Lenor !… Puis, dans le demi-jour qui régnait parmi les rochers, une sorte de tourbillon passa, rapide comme l’éclair : des hommes, des femmes échevelées. – Hourra ! hourra !
Un homme, en costume d’étudiant, avec le dolman et la casquette, précédait d’une cinquantaine de pas cette meute hurlante et lancée à pleine course.
– Frédéric ! Frédéric !… cria une voix déchirante sur cette partie du rocher où s’adossait la cabane des frères Braun ; pitié pour Frédéric !…
Lenor et Bastian tournèrent les yeux de ce côté et reconnurent Chérie, qui était à genoux, les bras tendus en avant dans une attitude de supplication. Une autre voix s’élança de la partie opposée du cratère, une voix forte et impérieuse qui disait :
– Arrêtez !… sur votre vie, arrêtez !
Et la haute taille de Rosenthal se dessina sur le bord même de l’entonnoir… Mais les charbonniers n’entendirent pas ou ne voulurent pas entendre, car, loin de s’arrêter, ils précipitèrent leur course folle sur le versant oriental du Rouge, où bientôt après on put ouïr un grand cri de triomphe… Chérie se laissa choir la face contre terre. C’en était fait sans doute… Cependant, à cette sauvage clameur des charbonniers une autre clameur répondit. Un cercle d’ombres noires entoura soudain Rosenthal par derrière ; les épées brillèrent ; un cliquetis d’acier se fit, et parmi le tumulte ces paroles dominèrent :
– À mort, l’assassin de Frédéric !
Lenor se leva toute droite et comme galvanisée ; puis elle retomba sans mouvement sur le rocher.
Quand le fidèle Hermann arriva devant la porte de la maison de l’Ami, à Tubingue, il était environ sept heures du soir. Quelques étudiants se trouvaient déjà réunis dans la grande salle, mais la plupart étaient encore disséminés par la ville, et il fallut perdre une demi-heure pour rassembler le conseil des Compatriotes. Hermann exhiba la lettre que Bastian avait écrite dans son ivresse, sous la dictée du vieux comte. Cette lettre disait que Frédéric et Chérie étaient en danger. Les étudiants ne savaient que trop quelle sorte de danger pouvait menacer Frédéric, accusé du crime de lèse-majesté. Il n’en était pas de même de Chérie, et pourtant, à ce nom de Chérie, chacun se sentit frémir jusqu’au fond de l’âme. L’enfant prodigue est toujours le mieux aimé. Chérie, ingrate et fugitive, Chérie que tous les étudiants de Tubingue avaient maudite l’un après l’autre, Chérie était encore l’idole adorée. Un mot devait suffire pour éteindre cette grande colère, et vous eussiez vu messieurs les étudiants de Tubingue se lever tous à la fois, pâles, tremblants, agités d’un même sentiment de sollicitude et s’élancer vers le râtelier de l’Honneur.
Tous, depuis le Renard imberbe qui n’avait vu Chérie qu’une seule fois, le jour de la fête des Arquebuses, jusqu’au vieux camarade, jusqu’à la Maison moussue, qui avait eu deux ou trois ans pour apprendre à idolâtrer la reine. Il n’y eut qu’un cri : « En avant ! en avant ! »
Quelques minutes après, trente ou quarante étudiants couraient au grand galop sur la route de Tubingue à la frontière de Bade. Ceux-là étaient les heureux et les élus ; les autres n’avaient pu trouver de monture. S’il y avait eu cinq cents chevaux disponibles à Tubingue, cinq cents étudiants auraient brûlé le pavé de la route. Le long du chemin, Arnold et Rudolphe, qui marchaient en tête, essayèrent de faire parler Hermann ; mais ce digne valet avait déjà trop fait de progrès dans la science diplomatique pour se laisser aller à des indiscrétions. Il demeura ferme et muet comme un roc. Il est juste de dire qu’il ne savait rien du tout.
Pendant les deux premières heures, la cavalcade dévora l’espace. Le voyageur attardé, qui sentit la terre trembler sous ses pas avant de voir ce tourbillon passer dans l’ombre tempêteuse et profonde, dut songer aux courses fantastiques des ballades et croire que les démons des ténèbres étaient déchaînés cette nuit. Hermann, qui servait de guide, laissa Freudenstadt sur sa gauche et se dirigea vers la montagne par les chemins de traverse. Il y avait sur la lisière de la forêt une auberge isolée. Messieurs les étudiants mirent pied à terre en ce lieu, afin de s’engager dans les sentiers difficiles de la montagne. Il leur fallait encore une demi-heure de chemin pour gagner Wunder-Kreuz, où Hermann leur avait dit qu’ils trouveraient Bastian, Frédéric et Chérie.
Messieurs les étudiants avaient quitté l’auberge depuis dix minutes environ, et depuis le même espace de temps ils marchaient à pied dans des sentiers inconnus, lorsque Rudolphe appela Hermann, qu’il ne voyait plus auprès de lui. Hermann ne répondit point… Hermann avait pris ses jambes à son cou pour aller rendre compte à Spurzeim de sa mission diplomatique. Il y eut instant d’hésitation parmi les étudiants de Tubingue. Pourquoi cette fuite ? Valait-il mieux retourner en arrière pour prendre un guide à l’hôtellerie ? Valait-il mieux pousser en avant ? L’heure pressait ; peut-être qu’à ce moment même Frédéric et Chérie appelaient des sauveurs !… Arnold commanda tout à coup le silence ; on entendait sur la route le bruit lointain d’une voiture qui avançait.
– Attendons, dit Rudolphe, nous demanderons notre chemin à ceux qui viennent.
À gauche du chemin, les arbres de la forêt se dressaient comme une muraille impénétrable. À droite, c’était une grande clairière qui laissait voir le ciel. La voiture semblait venir lentement ; les chevaux allaient au pas, bien qu’ils suivissent la pente de la route. La voiture apparut enfin comme une masse sombre au coin de la clairière.
– Holà ! cria Rudolphe, le chemin du Wunder-Kreuz !
Il n’y eut point de réponse et la voiture avançait toujours. Quand elle fut tout près des étudiants, ceux-ci entrevirent à l’intérieur un homme et une femme qui paraissaient dormir. On ne dort guère cependant par les sentiers escarpés de la forêt Noire. Les deux chevaux, que nulle main ne guidait, voyant la route barrée, tournèrent court et entrèrent dans la clairière.
– Holà ! cria encore Arnold, réveillez-vous, mes bonnes gens, et dites-nous le chemin du Wunder-Kreuz !
Les bonnes gens ne répondirent pas plus cette fois que l’autre. Le bras de l’homme passait par-dessus le tablier où il semblait s’appuyer mollement. Comme la carriole achevait de tourner avec lenteur, Rudolphe saisit ce bras pour éveiller le dormeur. À peine eut-il touché la main qu’il poussa un cri terrible et lâcha prise.
Le bras retomba inerte sur le tablier, et les deux chevaux, effrayés par les cris de Rudolphe, prirent le galop en même temps. Rudolphe était entouré par les étudiants, qui demandaient :
– Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ?
– Ce bras n’appartient pas à un homme vivant, répondit Rudolphe d’une voix altérée ; ceux-là qu’emporte la carriole ne dorment point, mes frères, ils sont morts !
Après le premier instant de stupeur, toute la troupe s’élança dans la clairière, car la même pensée était venue à l’esprit de chacun : les noms de Frédéric et de Chérie s’arrêtaient sur toutes les lèvres… Il y avait dans la carriole un homme et une femme. Un meurtre venait d’être commis ; au dire de Rudolphe, ce bras de cadavre qu’il avait touché gardait encore un reste de chaleur… Étaient-ils arrivés trop tard ? Ils eurent bientôt parcouru la clairière en tous sens ; mais leur hésitation avait donné un peu d’avance à la carriole, et le pas des chevaux ainsi que le bruit des roues s’étouffant maintenant sur le gazon épais. La carriole avait disparu comme par enchantement ; il n’en restait plus trace, et les étudiants, le cœur pressé par un pressentiment sinistre, battaient en vain la prairie et les taillis environnants.
Arnold, Rudolphe et deux autres s’étaient aventurés jusque sous le couvert ; comme ils allaient retourner sur leurs pas pour rejoindre le gros des Compatriotes, Arnold serra vivement le bras de Rudolphe, qui s’arrêta pour écouter. C’était, dans le fourré voisin, comme le choc aigu et sec du briquet contre le caillou. Les quatre étudiants retinrent leur souffle et regardèrent de tous leurs yeux. Un second choc se fit et les étudiants virent l’étincelle jaillissante. Puis un point lumineux apparut dans la nuit ; les quatre étudiants, fumeurs intrépides, reconnurent la lueur faible et sombre de l’amadou qui prend feu. La lueur disparut pour un instant et brilla bientôt plus vivement, excitée par un souffle vigoureux. Un pétillement se fit ; la flamme fumeuse sortit d’un tas de feuilles, et deux figures barbues surgirent hors de l’ombre. À mesure que la flamme victorieuse chassait la fumée, les étudiants pouvaient distinguer mieux deux hommes de taille herculéenne, dont l’un portait une hache qui semblait souillée de terre et de sang ; l’autre avait un papier à la main.
– Allons, Werner, dit celui qui tenait la hache, voici une belle chandelle, je pense !… Puisque tu as appris à lire, vois comment ce chiffon peut compter pour cent mille florins !
Werner se mit à genoux et approcha le papier de la flamme.
– C’est écrit fin, grommela-t-il, et ces feuilles sèches me font mal aux yeux… C’est égal, je vais tacher de débrouiller ça…
Il se prit à épeler laborieusement :
« Mon cher maître Hiob… »
– C’était bien le nom du vieux coquin qui voulait acheter le Sparren !… interrompit l’homme à la cognée.
Arnold et Rudolphe se regardèrent à ce nom. – Werner continuait :
« Vous n’avez point fait réponse à ma dernière, dans laquelle je vous marquais que l’avoir de Chérie Steibel, placé sous votre nom, se montait maintenant à cent cinquante mille florins. Messieurs les étudiants de Tubingue et la jeune fille elle-même ne se doutaient guère de ce résultat. Vous savez quels étaient mes tendres sentiments pour Chérie Steibel, qui aurait pu, si elle l’avait voulu, devenir madame Muller… »
– Qu’est-ce que c’est que tout ça ? gronda Élias Braun.
Les quatre étudiants se faisaient in petto la même question. En ce moment, leurs camarades, qui s’étaient ralliés sur la route, les appelèrent par leurs noms à grands cris. Werner se releva et voulut cacher la lettre.
– Ils sont loin, dit Élias, et le sentier ne passe pas par ici… Achève-moi ça. Si le vieux graff nous a trompés, il aura son compte !
Le docile Werner continua :
« Cette affaire, où le cœur avait plus de part que l’intérêt, étant manquée, je vous préviens, mon cher maitre Hiob, que si vous ne m’admettez pas de bon gré au partage de la somme, je vous dénonce à messieurs les étudiants, dont vous avez trahi la confiance, m’offrant à eux pour être témoin à charge contre vous devant le tribunal criminel.
» Offrez, je vous prie, mes hommages à madame, et croyez-moi bien, mon cher maître Hiob, votre tout dévoué. »
» MULLER. »
– Après ?… dit Élias, dont les gros sourcils étaient froncés avec violence.
– C’est tout, répondit Werner.
Un blasphème s’échappa des lèvres d’Élias Braun.
– Et c’est pour ce chiffon de papier que nous avons deux fois versé le sang ! s’écria-t-il.
La parole s’étouffa dans sa gorge, qu’étreignait la robuste main de Rudolphe. Arnold avait le pied sur la gorge de Werner… ils devinaient maintenant le secret de la carriole funèbre, qui errait par les sentiers de la forêt, suivant le caprice des chevaux abandonnés.
– Arnold !… Rudolphe !… criaient au loin les Compatriotes.
Cette fois, rien n’empêchait plus les deux Épées de répondre. La troupe entière fut bientôt réunie autour des assassins. Ceux-ci n’avaient pas même essayé de se défendre ; on leur lia solidement les mains derrière le dos, quitte à prononcer plus tard sur leur sort, et on leur ordonna de marcher vers le Wunder-Kreuz.
Ceci se passait à peu près au moment où le baron de Rosenthal s’entretenait au pied de la croix avec la prétendue Chérie.
La route se fit d’abord silencieusement. Les membres de la Famille étaient sous l’impression du double assassinat et poussaient devant eux les frères Braun, qui allaient à contre-cœur et la tête basse. Au bout de quelques minutes, ils arrivèrent à la base du Rouge et ils commencèrent d’entendre tous ces bruits qui emplissaient la montagne : les voix rauques des charbonniers qui s’excitaient de loin ; la course invisible au fond des taillis parmi les rochers.
– Le Wunder-Kreuz est-il encore bien loin ? demanda Rudolphe à l’aîné des frères Braun.
– Non, répondit celui-ci.
– Tous ces gens qui courent dans la forêt et que nous ne voyons point, reprit Rudolphe, ne donnent-ils pas la chasse à l’étudiant Frédéric Horner ?
– Je ne sais pas le nom de l’étudiant, répliqua Élias.
– Mais tu sais bien que c’est un étudiant ? reprit Arnold.
– Oui, c’est un étudiant.
– Et ceux qui le poursuivent ont-ils l’uniforme des dragons du roi ?
– Les dragons du roi ont passé par ici, repartit Élias, mais ils sont maintenant au village de Munz… Ce sont les charbonniers de Rosenthal qui font leur besogne.
– Rosenthal ! répéta le chœur des étudiants, car ils attendaient tous ce nom ennemi.
– Silence, dit Arnold, qui ajouta en s’adressant aux deux bandits : – Rosenthal est-il à la tête de ses vassaux ?
Les deux frères semblèrent hésiter ; puis Werner répondit : – Quant à cela, le freyherr (baron) doit être aussi dans la montagne.
Alors les étudiants de Tubingue ne virent plus que la lutte prochaine, sorte de bataille rangée, où le freyherr, comme l’appelaient les Braun, le seigneur du pays, allait venir contre eux à la tête de ses vassaux rassemblés. Dans ces sauvages montagnes, il n’y a pas déjà tant de chemin à faire pour rétrograder jusqu’aux mœurs du quinzième siècle. Il ne faut point accuser ici l’imagination folle de messieurs les étudiants ; la chose était rigoureusement possible, et ce vieux château de Rosenthal, entouré de sombres forêts, rentrait à merveille dans la couleur de ces légendes où le seigneur injuste et cruel opprime toujours le bachelier aux cheveux blonds et la tendre fillette.
– Il faut que monsieur de Rosenthal sache où trouver ses adversaires ! s’écria Rudolphe en brandissant son épée ; il faut que Frédéric sache où trouver ses amis !… Les étudiants de Tubingue ne se cachent pas plus la nuit que le jour… Chantons le Gaudeamus, mes frères, et que le sommet du Kniebis nous entende !
Ils étaient tous jeunes et ardents, ils étaient tous sans peur. Pas un ne fit cette objection qu’en révélant leur présence aux ennemis qui restaient à couvert, ils perdaient l’avantage. Don Quichotte a de nombreux disciples dans les universités d’Allemagne, et l’aventure plaisait d’autant mieux à tous ces bons petits chevaliers qu’elle se présentait avec plus de périls et de mystères.
Le Gaudeamus éveilla les échos de la montagne et parvint jusqu’à la Croix-Miracle, où nous l’avons entendu pour la première fois. Élias et Werner écoutaient avec stupéfaction cette inutile bravade. Pendant que les étudiants chantaient à plein gosier, ils échangeaient, eux, quelques paroles rapides et combinaient un projet d’évasion. Le rendez-vous des charbonniers était au sommet du Rouge ; Élias et Werner le savaient. Au lieu de conduire les étudiants par la route battue jusqu’à l’étoile du Wunder-Kreuz, ils gravirent la montagne par des sentiers détournés. Quand la lueur faible qui montait du fond de l’entonnoir éclaira pour eux le faîte des rochers et la cime des arbres environnants, les étudiants cessèrent de chanter et s’arrêtèrent.
– Qu’est cela ?… demanda Rudolphe.
Au lieu de répondre, Élias et Werner élevèrent la voix en même temps et crièrent :
– À nous, Hugo ! à nous, petit frère !
Ce fut à ce moment que la pauvre Lenor appela Rosenthal, dont la silhouette venait de se détacher au-dessus du foyer presque éteint… Ce fut à ce moment que la cohue des charbonniers, poursuivant un homme revêtu du costume des étudiants, passa comme un tourbillon et que Chérie prononça d’une voix mourante le nom de Frédéric. Les deux jeunes filles venaient de mesurer à la fois la profondeur du danger. Chérie avait cherché en vain Frédéric aux environs de la cabane des frères Braun et sur les flancs du Rouge ; maintenant elle l’apercevait tout à coup, fuyant devant ces démons déchaînés qui brandissaient leurs haches en criant. Lenor, de son côté, savait ce que Rosenthal devait attendre des étudiants de Tubingue !
Le feu des charbonniers, près de s’éteindre, jeta une dernière lueur qui éclaira la scène, telle que nous l’avons montrée à la fin du dernier chapitre ; puis la flamme mourut et le sommet du Rouge rentra dans l’ombre. Il y eut un moment d’angoisse terrible ; des menaces et des blasphèmes se croisaient dans la nuit qui, sans doute, couvrait une lutte acharnée. Chérie s’était élancée à la suite des charbonniers de la forêt Noire, qui tournaient la montagne dans la direction du Wunder-Kreuz ; mais ses forces la trahirent ; au bout de quelques pas, elle s’affaissa sur elle-même auprès de Lenor agenouillée. Elles étaient toutes deux immobiles, les deux pauvres jeunes filles, retenant leur souffle pour saisir, au milieu du fracas confus qui se faisait autour d’elles, le premier cri d’agonie. De seconde en seconde, elles attendaient cette plainte suprême qui, pour Lenor, devait tomber des sommets voisins et lui dire : Rosenthal n’est plus ! qui, pour Chérie, devait monter des profondeurs de la vallée et annoncer que Frédéric avait succombé sous la cognée des sauvages montagnards. La voix de Frédéric s’éleva, en effet, mais non point pour rendre une plainte ; elle s’éleva parmi le tumulte confus comme l’appel clair et vaillant du cor qui sonne dans les bois.
– Où êtes-vous, monsieur de Rosenthal ? s’écria-t-elle.
Les deux jeunes filles tressaillirent dans les bras l’une de l’autre. La voix de Frédéric ne venait pas du Wunder-Kreuz, où la cohue des charbonniers hurlait en ce moment ; mais elle semblait sortir de ces rochers où s’adossait la cabane des frères Braun. Les étudiants de Tubingue avaient dû s’éloigner déjà du lieu où Rosenthal s’était montré aux dernières lueurs du feu, car sa réponse arriva aux deux jeunes filles comme un écho affaibli.
– Si vous êtes en danger, que Dieu vous aide, disait le baron, je ne peux plus rien pour vous !
Le sommet du roc montra en ce moment le grès rouge et déchiré de son arête ; une torche apparut derrière les capricieuses dentelures et se prit à courir sur le rebord même de l’entonnoir, laissant flotter au loin derrière elle sa chevelure de flamme et de fumée. La torche éclairait le pâle visage de Frédéric, qui allait comme le vent… Les deux jeunes filles élevèrent leurs mains jointes vers le ciel.
Le vent avait chassé les nuages dont les derniers couraient encore, comme des fuyards attardés, au-dessus du mont Kniebis ; des myriades d’étoiles pendaient au firmament, dégagé de toutes vapeurs, et brillaient de cet éclat plus vif que la tempête calmée semble prêter aux astres de la nuit, comme si ces purs diamants, semés sur l’azur du ciel, renouvelaient leurs feux au contact de la foudre. Le versant occidental du Rouge présentait un aspect étrange et surtout inattendu : vous eussiez dit qu’un coup de théâtre s’était fait parmi la sombre beauté de ces solitudes. À partir du milieu de la rampe, on voyait des torches étagées qui éclairaient d’abord le valet Hermann, entouré des serviteurs du château ; puis la cohorte des étudiants de Tubingue, le glaive sur l’épaule ; puis Frédéric et Rosenthal, qui se tenaient embrassés ; puis la jeune comtesse Lenor et Chérie, les mains unies, les yeux pleins de larmes heureuses. Entre ces derniers groupes et les étudiants, Élias et Werner, toujours garrottés, étaient accroupis sur le sol.
Tout en bas de la rampe, une vingtaine de charbonniers, hommes et femmes, portaient des rameaux de pins enflammés, dont la lueur ardente éclairait à revers la Croix-Miracle, la chute écumante du Raub et les ruines de la chapelle, fondée par Philippe de Souabe. Entre tous ces personnages, il y avait eu bien des paroles échangées, et pourtant la paix était faite. Que fallait-il pour débrouiller cet écheveau, emmêlé si péniblement par la diplomatie du vieux comte ? un peu de lumière. La lumière était venue et chacun s’étonnait maintenant de sa propre colère. Cependant, les montagnards rassemblés au pied de la Croix-Miracle étaient loin de se trouver au grand complet. Une heure auparavant, autour du bûcher allumé là-haut dans l’entonnoir, il y en avait au moins le double. Hugo Braun, le petit frère, manquait notamment à l’appel avec sa fiancée Gretchen, et l’on pouvait entendre que la chasse nocturne se poursuivait dans les halliers qui bordaient la vallée.
Tandis que Bastian donnait à messieurs les étudiants, d’un air moitié embarrassé, moitié important, l’explication un peu confuse de tout ce qui s’était passé, pendant que Rosenthal et Frédéric se serraient la main du meilleur de leur cœur et que les deux jeunes filles se recueillaient dans leur allégresse muette, la chasse se rapprochait et Dieu sait que l’homme ou la bête, objet de cette poursuite acharnée, devait être bien las ou bien lasse ! On entendait distinctement les charbonniers, qui s’excitaient entre eux de l’autre côté de la Croix-Miracle.
– J’y pense, s’écria tout à coup Rosenthal, exprimant une idée qui était sur les lèvres de Chérie, puisque vous vous êtes trouvé ici pour me sauver la vie, suivant votre habitude, ami Frédéric, qui donc poursuit-on là-bas dans le vallon ?
– C’est l’étudiant ! répondirent les charbonniers au bas de la montagne, le coquin d’étudiant !
Les membres de la famille des Compatriotes se comptèrent du regard et se prirent à rire : personne ne manquait dans leurs rangs.
– Diable d’enfer ! grommela Bastian qui se gratta l’oreille, j’ai peur pour mon dolman et pour ma casquette !
– Tayaut ! tayaut ! cria la voix de Hugo Braun, dont on devinait déjà la grande taille dans l’ombre, barrez-lui le passage ! Il est à nous cette fois, à moins qu’il n’ait fait un pacte avec Satan !
La casquette et le dolman bleu franchirent le ruisseau d’un bond désespéré et passèrent à droite de la croix, tandis que les cris des charbonniers redoublaient. Puis l’étudiant qui jouait le rôle de lièvre dans cette chasse mémorable, et qui le jouait parfaitement, se jeta tout à coup sur la gauche, gravit la rampe avec une agilité de chat et vint tomber épuisé à quelques pieds du groupe formé par Rosenthal et ses compagnons. Il était dans un état déplorable. Le dolman ne présentait plus qu’un lambeau informe, et la partie inférieure du costume était enduite de boue depuis les talons jusqu’à la ceinture. Quant au personnage lui-même, tout le monde a pu voir un renard forcé et rendu qui attend les dents de la meute. Le pauvre animal, pantelant, haletant, essaye de regarder derrière lui sans oser tourner la tête, ses yeux sanglants sortent de leurs orbites, tandis que ses côtes fument et que ses jambes tremblent…
– Ah ! ah ! s’écria Hugo Braun en s’avançant dans la lumière, je dis que nous avons gagné les florins du graff !… Il avait beau geindre et crier : « Ce n’est pas moi ! ce n’est pas moi ! » nous l’avons mené de la bonne manière !… A-t-il été battu, le coquin d’étudiant !… et il faut qu’il ait le diable au corps pour s’être relevé vivant de toutes les fondrières où il a fait le plongeon !…
Hugo s’arrêta court à la vue de ses deux frères garrottés. Le prétendu étudiant était couché par terre, où il tremblait en gémissant. Rosenthal avait un peu de pâleur au front et détournait les yeux de ce tableau.
Bastian fit le tour du cercle à pas de loup et s’approcha de l’homme-renard par derrière… Comprimant à grand’peine l’envie de rire qu’il avait, ce gros garçon impitoyable arracha prestement la casquette de l’inconnu et découvrit la titus dépoudrée du vieux comte Spurzeim, homme du dix-huitième siècle, esprit sans préjugés, cousin de l’Encyclopédie et l’un des diplomates les plus véritablement forts du royaume de Wurtemberg.
– Le graff !… gronda Hugo stupéfait en reculant de plusieurs pas.
– Le graff !… répétèrent les charbonniers et les charbonnières, qui n’en pouvaient croire leurs yeux.
La cohorte des étudiants éclata de rire, et Bastian, levant au bout d’un bâton la fameuse casquette, s’écria de ce ton plein d’emphase que prennent chez nous les affiches pour proclamer la déchéance des oignons brûlés, ou inviter le peuple spirituel entre tous à gagner quatre cent mille francs pour vingt sous :
– Prodige de la diplomatie ! ! !
C’était frapper un cadavre ; le malheureux Spurzeim resta immobile et comme abêti. Rosenthal fit un pas pour le relever.
– Monsieur le baron, dit Bastian, qui s’indemnisait de la terreur très-sérieuse que le bonhomme lui avait faite, je crois devoir vous répéter que votre oncle vénérable avait fait venir ici mes frères de Tubingue pour vous envoyer rejoindre vos aïeux.
– Je ne crois pas cela, dit Rosenthal.
Et la jeune comtesse indignée ajouta : – C’est impossible !
– De même que, poursuivit imperturbablement Bastian, il avait mis sur pied cette population malpropre et féroce, pour extirper notre ami Frédéric !… Diable d’enfer ! ne touchez pas à ce serpent à sonnettes !
Rosenthal s’était arrêté. – Est-ce vrai ?…, demanda-t-il aux charbonniers.
– Quant à cela, freyherr, répliqua Hugo Braun, qui regardait ses deux frères du coin de l’œil, le graff nous avait dit qu’il y avait un coquin d’étudiant qui voulait vous prendre votre fiancée… Et il avait promis de donner des florins à celui qui l’attraperait.
– Et que deviez-vous faire de l’étudiant ? demanda encore Rosenthal, qui à son insu prenait le ton sévère d’un juge.
– On devait l’emmener au village de Munz, répondit le petit frère Hugo, où sont les dragons du roi.
Rosenthal fit un geste d’énergique dégoût. Le vieux comte semblait avoir perdu tout à fait l’usage de la parole. Ses yeux éteints se ranimèrent un peu, parce qu’il vit approcher Hermann, son valet fidèle, et qu’il pensa bien que celui-là du moins allait témoigner en sa faveur. Hermann montra son visage gros et fleuri à la lueur des torches ; il avait le sourire aux lèvres, et dans ce sourire épais on aurait pu retrouver une réminiscence caricaturale de la grimace spirituellement diabolique de monsieur de Talleyrand. C’était pourtant le pauvre Spurzeim qui lui avait appris ce joli jeu de physionomie !
– Monsieur le baron, dit Hermann d’un accent discret, c’est moi qui suis allé, sur l’ordre de monsieur le comte, chercher à Tubingue messieurs les étudiants… Je dois déclarer que monsieur le comte se vantait à toute heure d’être votre héritier présomptif, et que le diable lui-même, si croire au diable n’est point une superstition, ne peut avoir en fait de morale des opinions plus avancées que monsieur le comte.
Ayant prononcé ces paroles avec modestie, l’excellent Hermann salua et se tut.
– Ah ! pensa le malheureux Spurzeim avec mélancolie, il n’a encore qu’un mois de leçons… quels progrès !
– Comte, dit Rosenthal, n’avez-vous pas un mot pour vous défendre ?
– Que monsieur le comte attende ! s’écria Rudolphe ; il y a d’autres accusations contre lui… En même temps, il fit lever Élias et Werner.
– Parlez ! leur dit-il.
Les deux brigands jetèrent autour d’eux leurs regards sournois.
– Le graff nous avait dit, murmura Élias d’une voix à peine intelligible, que le vieil homme et la vieille femme passeraient sur la route à onze heures de nuit…
Il faut constater que personne, excepté les étudiants de Tubingue, ne connaissait le triste sort de maître Hiob et de sa femme Barbel ; et cependant, au son de la voix d’Élias, Rosenthal et les deux jeunes filles se sentirent frissonner. Il y avait du sang dans le bredouillement sinistre qui râlait au fond de la gorge du bandit. Spurzeim se souleva sur le coude et regarda Élias en face avec inquiétude.
– Eh bien ? fit Rosenthal.
– À onze heures de nuit, reprit Élias, le vieil homme et la vieille femme sont passés dans leur carriole… Ils étaient venus pour acheter le Sparren… et le graff ne voulait pas que le Sparren fût vendu…
– Sur mon honneur, s’écria Spurzeim qui tremblait de tous ses membres, j’avais dit seulement qu’on leur fit peur !
– Le graff avait dit, grommela Élias en baissant la tête, qu’ils portaient sur eux un papier qui valait cent mille florins…
Un silence glacial régna du haut en bas de la montagne, et au milieu de ce silence on entendit comme le roulement sourd d’une charrette, arrivant au pas, derrière le détour du chemin.
– Et qu’est-il arrivé ?… s’écria le vieux comte éperdu, car la théorie du mal allait peut-être plus loin chez lui que la pratique.
Élias Braun ne répondit point ; il avait tourné les yeux vers le coude de la route où le bruit se faisait entendre. Sa main crispée s’étendit dans cette direction, puis il laissa retomber ses deux bras, et sa tête s’inclina sur sa poitrine…
Le long de la route, une carriole attelée de deux chevaux s’avançait lentement et comme à l’aventure. De temps en temps, les chevaux, que nulle main ne guidait, s’arrêtaient pour brouter l’herbe ou les basses branches des buissons. Puis ils reprenaient leur marche indolente et les roues de la carriole criaient sur leur essieu. Ils vinrent ainsi jusqu’au bas de la rampe où la route passait. Quand la lueur des torches éclaira l’intérieur de la carriole, un cri sourd s’échappa de toutes les poitrines. Spurzeim, dont les cheveux se hérissaient sur son crâne, ne demanda plus ce qui était arrivé… Les chevaux passèrent, tantôt broutant, tantôt reprenant leur marche somnolente, tantôt se mordant à la crinière et échangeant quelque caresse fatiguée… La carriole fit le tour de la Croix-Miracle, montrant une dernière fois les deux cadavres qu’elle emportait, puis elle disparut avec lenteur dans les ténèbres de la vallée…
Tout était tumulte au château de Rosenthal ; les domestiques, éveillés en sursaut, allaient et venaient par les grands corridors ; le chapelain, la demoiselle de compagnie, le bibliothécaire et l’écuyer se hâtaient vers le salon d’apparat, où, depuis bien longtemps, si nombreuse société ne s’était trouvée réunie. Le baron avait offert l’hospitalité à messieurs les étudiants de Tubingue. La chanoinesse Concordia était assurément la seule qui n’eût aucune notion des événements de cette nuit. Elle se levait en hâte parce qu’on lui avait dit que les étudiants de Tubingue étaient au salon. Bastian lui avait donné une haute idée de l’université. Parmi tant de jeunes gens aux cœurs généreux et chauds, elle était bien sûre d’ailleurs de recruter quelques partisans à la cause sacrée des Hellènes. Une grave question était de savoir si elle mettrait sa robe de moire ou sa robe de lampas à ramages, pour faire les honneurs au nom de Rosenthal. Quant à la robe de velours, il n’y fallait point songer, sous peine de faire naître dans l’esprit de Bastian et de Frédéric cette pensée que la chanoinesse n’était pas suffisamment montée en robes d’apparat.
Pendant que la digne chanoinesse hésitait entre le lampas et la moire, l’homme qui avait fait sourire ses rêves de jeune fille, l’homme qui avait fait battre son cœur décemment et modestement, une trentaine d’années en deçà, se trouvait dans une position bien affligeante. Hélas ! l’auriez-vous reconnu, ce brillant diplomate qui possédait naguère à lui tout seul le regard de Talleyrand, la grimace de Metternich et le sourire de Voltaire ? Il n’avait plus rien de tout cela ; il était assis sur le pied de son lit, dans sa chambre à coucher, les mains croisées sur ses genoux et le regard fixé dans le vide. Vis-à-vis de lui était son portrait, glorieux et pimpant, celui de ses portraits qui avait quelque chose de Wellington et de Pozzo di Borgo ; il n’osait pas même le contempler, tant il avait grande honte de lui ressembler désormais si peu. C’était un diplomate déchu dans toute la force du terme ! Et personne ne l’avait suivi dans son malheur ; il était là, seul, sombre, découragé. Auprès de lui, sur la table de nuit, deux pistolets tout armés et amorcés semblaient pronostiquer un dénoûment funeste. Outre les pistolets, il y avait une paire de rasoirs, et, comme si ce n’était pas assez d’agents de destruction, un couteau-poignard ouvert complétait cette panoplie du suicide.
– Allons, murmura-t-il d’une voix très-altérée, la mort est le seuil du néant !… Je ne suis pas de ceux qui croient à une autre vie !… Ce n’est après tout que l’affaire d’un instant… Je n’aurais jamais cru qu’il fût possible d’en finir avec autant de stoïcisme !
Il prit le couteau-poignard, qu’il remit sur la table, trouvant sans doute que le rasoir valait mieux. Quand il eut bien regardé le rasoir, il se décida pour les pistolets.
– C’est que je ne tremble pas !… murmurait-il émerveillé de son propre courage ; il y en a qui se presseraient et qui se précipiteraient les yeux fermés dans la mort… moi, je regarde tous ces instruments avec la curiosité d’un philosophe.
Son caractère revenait grand train ; il cherchait déjà au fond de ses souvenirs quelle figure historique et connue il était convenable de prendre dans une circonstance aussi solennelle. La porte de sa chambre s’ouvrit en ce moment, et le visage bouffi d’Hermann parut sur le seuil.
– Vous avez sonné ?… prononça le digne valet du bout des lèvres.
Spurzeim laissa de côté son poignard, ses rasoirs et ses pistolets pour le regarder curieusement.
– Oui, mon ami, répondit-il avec douceur, j’ai sonné… Je désirais te voir une dernière fois pour te témoigner toute ma satisfaction.
– Ah ! ah !… fit Hermann en riant, vous êtes content de moi !
– Bien, mon ami ! interrompit le comte d’un accent pénétré. Tu es insolent parce que tu me vois réduit à l’extrémité : c’est le cas ; je t’approuve !… Je ne peux pas te dire combien ta conduite, dans la montagne, m’a inspiré de considération pour ta personne !
Hermann était un peu interdit ; il ne savait plus sur quel pied danser.
– Quand j’ai commencé ton éducation, reprit le vieux Spurzeim, je n’espérais pas que tu ferais si vite des progrès pareils… Tu me semblais un peu rond, un peu lourd, un peu bonasse… mais quand on cache sous cet aspect charnu la véritable coquinerie, – le mot est de toi, tu t’en souviens, – cela produit un effet excellent ! Continue, mon ami Hermann ; tu sais déjà être ingrat et abandonner les malheureux : c’est le fond de la science !
– Ma foi ! monsieur le comte, balbutia Hermann déconcerté, si j’avais espéré vous sauver…
– Tais-toi !… interrompit précipitamment Spurzeim, ne gâte pas ton action !… Je suis perdu sans ressource : tu n’as absolument rien à craindre ni à espérer de moi.
– Sans cette affaire diabolique, reprit Hermann, l’affaire du vieux bedeau Hiob et de sa femme !…
Un tic nerveux agita la face de Spurzeim, qui lui imposa silence d’un geste.
– J’avais agi correctement… balbutia-t-il ; c’était un petit chef-d’œuvre d’arrangement et d’entente… Cela n’a pas réussi : n’en parlons plus.
Il se redressa et mit sa main dans son jabot avec fierté.
– Mon ami, dit-il en changeant de ton, tu connais mes idées sur la philosophie en général… Je vais mettre fin à mes jours, sans forfanterie comme sans peur… Ce n’est point une prouesse, ce n’est point une faute ; c’est, comme toutes les actions de la vie, une chose indifférente en soi, sous le rapport du bien et du mal.
Hermann se sentait pris d’une certaine émotion. Le froid courage de son maître en cet instant suprême l’émerveillait et l’attendrissait.
– Si on ne peut pas arranger cette maudite affaire, murmurait-t-il, et je ne sais pas trop comment on pourrait l’arranger, je suis bien sûr que monsieur le baron, votre neveu, vous donnerait les moyens de fuir.
Spurzeim secoua la tête lentement.
– Mon ami, dit-il avec un sourire en montrant le poignard, le rasoir et les pistolets, si une chose me fâche, c’est de n’avoir pas là deux ou trois variétés de poisons pour que mon choix soit plus libre… Une corde, cela se procure facilement…
La pendule de la cheminée sonna minuit.
– Va-t’en, mon bon Hermann, dit Spurzeim à son ancien valet ; ne reviens pas ici avant le jour. Tout ce que tu trouveras dans ce secrétaire est à toi : je te le donne pour tes fidèles services… Ne parle point de moi à mon neveu cette nuit : ce serait troubler son bonheur… Demain, tu seras bien forcé de lui dire quel a été mon sort, et je te prie de lui faire en même temps mes meilleurs compliments. Adieu, mon ami Hermann : je ne suis plus de ce monde.
Il désigna la porte d’un geste calme, mais péremptoire, et le gros valet s’éloigna les larmes aux yeux.
– Après tout, pensait-il en refermant la porte, il n’y a pas d’autre manière d’en sortir !… Mais c’est égal, ces philosophes sont de fameux gaillards, au fond !
Une fois seul, Spurzeim se frotta les mains tout doucement. Il posa son arsenal sur la tablette de la cheminée et se regarda successivement dans la glace avec la pointe du poignard au cœur, avec la lame du rasoir à la gorge, avec le pistolet au front… Rien de tout cela ne le fit sourciller, mais rien de tout cela ne le satisfit sans doute, car il croisa ses bras sur sa poitrine en murmurant :
– Il y a encore le Raub, qui est profond à la chute du Wunder-Kreuz !…
Il ouvrit son secrétaire et remplit ses poches de rouleaux d’or et de billets de banque. À la place de ces valeurs, il mit la vieille casquette de Bastian et les débris du dolman. Hermann, le légataire, avait raison : ces philosophes sont des gaillards !…
Spurzeim ouvrit sa fenêtre qui était au rez-de-chaussée et donnait sur les fossés fleuris. Sans doute il voulait contempler une dernière fois le bel azur du firmament… Mais l’air tiède et doux invitait à la promenade : Spurzeim jeta un manteau sur ses épaules, enjamba l’appui de la fenêtre et traversa le parc dans la direction du Wunder-Kreuz. Chemin faisant, il tâtait ses poches pleines avec un certain plaisir, ce qui ne l’empêchait pas de réciter des tirades encyclopédiques sur le droit que possède l’homme d’en appeler à la mort. Il ne s’arrêta qu’au bord du Raub, dont il contempla la chute écumante avec un sang-froid véritablement héroïque.
Hermann, cependant, accomplissait l’ordre de son maître ; il gardait le silence sur sa fatale résolution. Dans le grand salon de Rosenthal, personne ne se doutait de ce drame solitaire qui s’accomplissait au pied du Wunder-Kreuz. La salle était illuminée comme pour une fête ; la chanoinesse Concordia, qui avait décidément choisi sa robe de lampas à ramages, s’était d’abord donné beaucoup de peine pour comprendre les motifs du brusque changement survenu dans les dispositions matrimoniales de son neveu. Il était le fiancé de Chérie, et la chanoinesse entendait dire de tous côtés autour d’elle qu’il allait épouser la jeune comtesse Lenor. Chérie, de son côté, choisissait pour époux l’étudiant Frédéric Horner. Les doutes de la chanoinesse cessèrent quand Rosenthal, prenant Lenor par la main, vint lui faire-part officiellement de son mariage. La chanoinesse baisa sa nièce au front et dit : – Je donne mon consentement avec d’autant plus de plaisir, que ceci ressemble au dénoûment d’une de mes tragédies : Sylvio, qui devait épouser Rosemonde, se trouve être le mari de Stella, tandis que Théodebald, après avoir fait sa cour à Stella, allume pour Rosemonde le flambeau de l’hyménée…
Les étudiants de Tubingue entouraient Frédéric et Chérie. C’étaient des caresses et des transports sans fin. L’université retrouvait sa pupille plus belle, plus tendre et mille fois mieux aimée. Le bonheur de Frédéric avait peut-être plus d’un jaloux, mais la joie se montrait toute seule et c’était une véritable fête de famille.
– Lenor, dit Rosenthal en un moment où sa nouvelle fiancée et lui se trouvaient à l’écart, vous ne m’avez pas demandé d’explication sur ma conduite envers vous, durant ces trois semaines ?
– Non, répondit la jeune fille qui se prit à sourire.
En même temps, elle entraîna Rosenthal vers le groupe des étudiants, au milieu duquel se trouvait Chérie.
– Pourquoi ?… insista le baron.
Lenor ne répliqua point cette fois ; sa petite main blanche s’ouvrit un passage dans les rangs pressés de l’école et chercha la main de Chérie.
– Venez, ma sœur, dit-elle.
– Chérie !… balbutia Rosenthal avec un peu d’embarras dans la voix, m’avez-vous pardonné, et me permettrez-vous de vous appeler aussi ma sœur ?
En même temps, il tendait la main à Frédéric, qui la serrait cordialement.
– Vous pardonner… quoi ? demanda Chérie étonnée.
Le sourire de Lenor se faisait plus malin, en même temps que le souvenir du plus beau moment de sa vie mettait à son front une rougeur émue.
– Je viens d’improviser un court épithalame, dit la chanoinesse en dehors du cercle : j’y donne à mon neveu Rosenthal le nom gracieux de Tircis ; à ma nièce Lenor, l’aimable pseudonyme d’Amaranthe ; j’y désigne mademoiselle Chérie sous le nom de Galatée, et son futur époux sous celui de Ménélas…
– Monsieur le baron, avait répondu Chérie, si nous parlons de pardon, je crois que c’est à moi d’implorer le mien près de vous… Si je m’étais adressée directement à votre loyauté…
Rosenthal songeait toujours à cette mystérieuse entrevue de la Croix-Miracle, où il avait rendu la bague de saphir sans que la jeune fille la lui eût demandée. Chérie, de son côté, faisait allusion à cette comédie commencée si gaiement dans la salle à manger du château et qui avait failli avoir, sur le flanc du Rouge, un dénoûment si terrible.
– Soyez donc mon frère, puisque vous le voulez, reprit Chérie ; pour vous et pour ma sœur Lenor, je vous aimerai du meilleur de mon âme !
– Prouvez-le-moi, dit tout bas Rosenthal, qui se pencha sur sa main et resta ainsi pour cacher le trouble de son visage, tandis qu’il poursuivait : – Je suis riche ; permettez au frère de doter sa sœur…
La jeune fille rougit, et un murmure parcourut les rangs des Compatriotes.
– Monsieur le baron, répliqua Rodolphe avec hauteur, la fille des étudiants de Tubingue est riche aussi et n’a pas besoin de dot !
En même temps, il élevait au-dessus de sa tête la lettre de l’inspecteur Muller, qui reconnaissait à Chérie un capital de cent cinquante mille florins dont cent mille avaient servi à acheter la maison du Sparren.
– L’université peut être fière tant qu’elle voudra, s’écria Chérie en se jetant au cou de Rosenthal, moi, je suis reconnaissante et je vous dis : Merci, mon frère… Mais puisque vous ne pouvez pas me doter, maintenant que me voilà trop riche, je veux recevoir de vous mon anneau de mariage.
– Votre anneau ?… balbutia Rosenthal.
Il n’eut pas le temps d’achever. Lenor s’avança souriante, et glissa au doigt de Chérie la bague de saphir ; puis elle se tourna vers Rosenthal étonné et, cachant son beau front couvert de rougeur sur la poitrine de son fiancé, elle murmura :
– Voilà pourquoi je ne vous ai pas demandé d’explication.
– C’était vous, dit Rosenthal, là-bas, à la Croix-Miracle ?
– C’était moi qui vous écoutais, et qui ne serai jamais plus heureuse en ma vie.
Bien des années ont passé depuis lors dans le haut pays, entre Freudenstadt et le village de Munz ; les bonnes gens qui racontent cette histoire disent que le lendemain, Lenor, Chérie, le baron de Rosenthal et messieurs les étudiants de Tubingue, laissant Frédéric endormi, s’en allèrent au delà du bourg du Haupt, sur le versant du Kniebis, où s’élevait la cabane d’Élisabeth Horner. La pauvre vieille filait sur le pas de sa porte en songeant à son fils Frédéric, qui l’avait quittée un mois auparavant, bien pâle et souffrant de la tristesse d’amour. On la mit dans le carrosse du baron, entre Chérie, dont elle avait surpris tant de fois le nom sur la lèvre brûlante de son fils, et la jeune comtesse Lenor. Quand Frédéric s’éveilla, un grand bruit se faisait dans la cour du château de Rosenthal : c’étaient messieurs les étudiants de Tubingue qui arrivaient en chantant et portaient sur leurs épaules la bonne femme avec son casaquin de laine et sa coiffe de paysanne. Frédéric s’élança hors de sa chambre et vint tomber en pleurant dans les bras de sa mère, qui était demi-folle de surprise et de bonheur. Élisabeth Horner eut la meilleure place à l’église et la meilleure place à table ; Chérie l’entourait de caresses filiales ; quant au baron et à Lenor, on eût dit qu’ils étaient aussi leurs enfants.
Une avenue d’érables fut plantée qui menait de la porte du château au petit perron du Sparren. Les érables sont devenus de grands arbres, et la mousse ni l’herbe n’a pas eu le temps de croître dans l’allée.
Là où commence le repos heureux, il n’y a plus d’histoire ; nous dirons seulement que le fils aîné de Frédéric Horner et de Chérie est capitaine des chasseurs de la garde, et que Rosenthal a un beau garçon à l’université de Tubingue.
Tous les ans, il y a deux grands jours de fête : un jour à la maison blanche, un jour au vieux château, et c’est plaisir de voir comme les officiers du roi et messieurs les étudiants ont oublié leurs anciennes querelles.
L’addition fantastique de Chérie se trouve du reste justifiée. Toutes les générations de Compatriotes viennent se rencontrer à la fête, et c’est par milliers que la pupille de l’université de Tubingue compte ses tuteurs bien-aimés.
La reine Chérie a une fille de quinze ans, aux longs cheveux d’un blond perlé, aux grands yeux noirs pétillants et mutins… Mais ne commençons pas un autre roman !
Qu’il nous suffise de dire en finissant, pour rentrer dans le sujet même de notre récit, que la chanoinesse Concordia fit non-seulement deux épithalames sur le double mariage, mais encore une élégie dramatique, une héroïde, comme elle l’appelait elle-même, sur la mort prématurée du comte Spurzeim. On avait trouvé, en effet, au bord du torrent, la perruque et les manchettes du diplomate fort : c’était l’indice irrécusable d’un suicide. La chanoinesse compara ces manchettes et cette perruque aux sandales d’Empédocle, rejetées par le volcan de l’Etna.
Or, cette même nuit, justement, un voyageur à la mise décente passait à la frontière de Wurtemberg, au-dessus de Has-lasch, traversait le duché de Bade et pénétrait en France par le pont de Kehl. Quatre ou cinq jours après, ce voyageur entrait dans la capitale du monde civilisé, par la barrière de la Villette. Il employa une semaine entière à visiter les principaux monuments de Paris et à étudier les mœurs de nos populations si véritablement intelligentes. Le huitième jour, il monta sur les tours de Notre-Dame et jeta tout autour de lui un regard dominateur.
– Salut, Paris ! s’écria-t-il en se faisant un garde-vue de ses paupières, à la façon du prince de Talleyrand-Périgord : je te connais, j’ai deviné ton secret… Salut, ville du vin frelaté, patrie du chrysocale et du strass, des cachemires à cinquante francs et des festins à vingt-cinq sous !… J’ai fait de la diplomatie politique et j’y ai perdu mon patrimoine ; j’ai fait de la diplomatie de famille et j’y ai perdu mon latin… Chez toi, cité amoureuse de la fraude, cité folle du bon marché, je vais faire de la diplomatie de cuisine !… Les épiciers sont tes seigneurs, ô Paris ! je veux monter au rang d’épicier ! je veux m’appeler monsieur Mivard-Godard ; je veux te vendre du sucre saturé d’amidon, du café plein de châtaignes torréfiées, de la bougie de suif, du chocolat de fécule, du savon de résine, et les fruits les plus savoureux de la Provence, récoltés dans les vergers de Chaillot !… Je veux te faire manger du silex en poudre au lieu de sel ; je veux te prodiguer des sangsues illustrées déjà par plusieurs campagnes, mettre de la cendre de bois flotté dans le poivre de tes ragoûts, mettre du son dans la moutarde de tes bains de pieds ; et toutes ces bonnes choses, ô Paris ! ma conquête, je veux te les débiter à l’aide de poids philosophiques, dans des balances sans préjugés !…
Il dit, et sans perdre de temps, il alla commander du madère à Belleville, du champagne grand mousseux à la Petite-Villette, des saucissons de Bologne à la barrière du Combat. La Compagnie hollandaise lui fournit du bœuf de Hambourg, le marché de la Vallée lui donna des jambons de Bayonne. Il acheta de la cendre, du plâtre, des cailloux, de l’empois, du gros papier, enfin tout le nécessaire ; puis le nom de Mivard-Godard brilla en lettres d’or, sur une enseigne de verre, dans l’un des plus beaux quartiers de la capitale.
Son œuvre a naturellement prospéré, par le soin qu’il a eu de n’employer que des poisons lents dans ses mixtures. Il est riche, il a l’estime générale ; il a donné quelques billets de banque à une entreprise honorable pour qu’elle éditât sa biographie, où se trouve cette phrase que nous croyons avoir déjà vue quelque part : « Monsieur Mivard-Godard est une personnalité remarquable, un véritable homme du dix-huitième siècle, etc., etc. »
Nous ajouterons qu’il a fait faire son portrait par un peintre de quelque talent, et qu’une discussion s’est élevée entre lui et l’artiste, parce que ce dernier demandait cinq cents francs de plus pour appliquer sur les lèvres de monsieur Mivard-Godard le malin sourire de Voltaire.
FIN
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Mai 2010
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